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1912 


ANNALES 


DE    LA    SOCIETE 


JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 


Imprimerie  Pache-Varidel  &  Bron 

Lausanne,  Pré-du-Marché,  y. 


J.  J.  ROaSSERG 

Pastel  de  La  Tour 

Musée  d'Art  et  d'histoire  à  Genève 


ANNALES 


DE   LA   SOCIETE 


Jean-Jacques  Rousseau 


TOME  HUITIÈME 
1912 


1 C'^. 

A   GENÈVE                ^  l 

CHEZ  A.  JULLIEN,  ÉDITEUR 

Au    BoURG-DE-FoUR,    32 

PARIS 

LEIPZIG 

ioNORÉ  Champion- 

Karl  W.   Hiersemann 

Quais  Malaquais,  5 

KÔNIGSSTRASSE,  3 

Pq 


L'UNITÉ  DE   LA  PENSÉE 


DE  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU 


ANS  une  page  bien  connue  de  ses  Dialogues 
(Rousseau  juge  de  Jean- Jacques),  que  j'ai 
citée  dans  mon  Histoire  de  la  littéî^ature 
française,  Rousseau  défend  l'unité  de  son 
système  et  expose  l'idée  qu'il  s'en  fait  :  toute  son  œu- 
vre n'a  été  que  le  développement  du  plan  conçu  sous 
le  chêne  de  Vincennes. 

Il  n'a  pas  convaincu  la  critique,  et  on  ne  lui  a  rien 
disputé  plus  àprement  que  cette  prétention  à  l'unité 
S3'stématique,  à  la  cohésion  logique  des  idées.  M.  Fa- 
guet,  dans  son  Dix-huitième  siècle^  et  toutes  les  fois 
qu'il  en  a  eu  l'occasion,  M.  Jules  Lemaître,  dans  son 
récent  ouvrage,  l'ont  assez  fort  malmené  à  cet  égard  ; 
mais  je  ne  connais  pas  de  réquisitoire  plus  pressant, 
plus  rigoureux,  plus  subtilement  violent  que  les  deux 
articles  de  M.  Espinas  dans  la  Reinie  Internationale  de 
l'Enseignement  supérieur  (i8c)5). 

A  lire  ces  éminents  auteurs,  Rousseau  n'est  plus 
qu'incohérence  et  contradiction.  Le  Contrat  social  est 
inconciliable  avec  le  Discours  sur  l'inégalité,  inconcilia- 
ble avec  la  Nouvelle  Héloïse.  L'article  Econoinie  politi- 
que et  VEssai  sur  l'origine  des  langues  sont  contraires 
au  Discours  sur  l'inégalité.  La  Lettre  sur  les  spectacles 


2  ANNALES   DE   LA   SOCIETE  J.   J.    ROUSSEAU 

s'encadre  entre  deux  ouvrages  dramatiques  qui  la  dé- 
montent. 

Rousseau  est  tour  à  tour  un  individualiste  exaspéré 
ou  un  socialiste  autoritaire.  Il  suppose  l'homme  natu- 
rel féroce  après  l'avoir  proclamé  bon.  Il  se  prononce 
successivement  pour  l'éducation  publique  et  pour  l'é- 
ducation privée.  Il  déclare  la  société  tantôt  artificielle 
et  tantôt  naturelle,  tantôt  corruptrice  et  tantôt  bienfai- 
sante; il  en  fait  tantôt  un  mécanisme  et  tantôt  un  or- 
ganisme. Il  lance  l'anathème  à  la  propriété,  et  bientôt 
après  il  la  proclame  sacrée.  Il  peint  un  athée  vertueux, 
et  punit  de  mort  l'athéisme. 

Sans  cesse  il  détruit  ses  propres  idées  ;  il  n'y  a  par 
confiance  ;  il  rudoie  et  décourage  ceux  qui  veulent  les 
appliquer;  et  pour  son  compte,  il  les  rétracte.  Après 
avoir  organisé  le  despotisme  égalitaire  de  la  démocra- 
tie, il  se  rejette  tout  d'un  coup,  éperdu,  vers  le  despo- 
tisme arbitraire  de  la  monarchie  absolue. 

Il  n'y  a  chez  lui  qu'une  rhétorique  eifrenée,  une  agi- 
tation désorientée  et  ahurissante.  Ses  ouvrages  ne  ma- 
nifestent pas  la  méthode  d'un  penseur  soucieux  de 
s'accorder  avec  soi-même,  mais  une  «  technique  de 
poète  et  de  rhéteur»  (Espinas).  UEmile  est  nne  «mys- 
tification prolongée  »  (Espinas),  dont  le  faible  cerveau 
de  Kant  a  été  dupe.  Rousseau  est  un  charlatan,  ou  un 
fou,  tout  au  plus  un  pauvre  être  visionnaire,  jouet  de 
suggestions  et  de  représentations  incohérentes. 

Ces  critiques  qui  viennent  d'écrivains  pénétrants  et 
de  penseurs  distingués  sont  troublantes,  à  coup  sur. 
Elles  le  seraient  davantage  si  je  ne  me  rappelais  avec 
quelle  facilité  on  déniche  des  contradictions  dans  les 
systèmes  des  philosophes  les  plus  sérieux  :  l'insuflisance 


L  UNITE  DE  LA  PENSEE  DE  ROUSSEAU  5 

du  langage  humain,  même  emplo3'é  par  les  plus  grands 
esprits,  nous  facilite  le  petit  jeu  qui  consiste  à  choquer 
formules  contre  formules,  et  nous  permet  de  réussir, 
en  les  interprétant,  à  les  rendre  incompatibles. 

L'exagération  passionnée  des  attaques  nous  met  en 
défiance,  et  au  premier  examen  nous  y  apercevons  de 
graves  insuffisances  de  méthode.  On  réduit  chaque 
ouvrage  de  Rousseau  à  une  formule  simple  et  absolue. 
Le  Discours  sur  l'inégalité^  c'est  l'individualisme  anti- 
social. Le  Contrat,  c'est  le  socialisme  autoritaire.  La 
Nouvelle  Héloïse,  c'est  le  régime  patriarcal  aristocrati- 
que, le  Contrat^  c'est  le  régime  démocratique  égalitaire. 
Ce  petit  travail  fait,  sans  plus  s'occuper  des  œuvres, 
on  raisonne  sur  les  formules  qu'on  leur  a  substituées, 
et  par  une  opération  de  logique  pure,  on  y  fait  sortir 
des  contradictions.  Mais  n'y  a-t-il  rien  de  plus,  ou  d'au- 
tre, dans  chaque  ouvrage  que  dans  la  formule  qu'on 
traite  comme  son  équivalent  exact? 

Ou  bien  on  travaille  sur  les  concepts  abstraits  qui 
correspondent  aux  expressions  de  Rousseau,  et  l'on  ne 
cherche  pas  à  leur  substituer  les  faits  concrets  ou  les 
actions  particulières  dont  elles  sont  le  signe  général. 
On  transforme  ainsi  en  absurdité  saugrenue  une  re- 
marque de  sens  commun^. 

'  Rousseau  soutient  dans  son  II*  Dialogue,  dit  M.  Espinas  (p.  45g), 
«  que  si  l'homme  veut  obéir  à  ce  précepte  essentiel  de  la  morale —  de  ne 
se  mettre  jamais  en  situation  de  pouvoir  trouver  son  avantage  dans  le 
mal  d'autrui  —  il  doit  se  retirer  tout  à  fait  de  la  société.  Ainsi  l'idéal 
de  la  moralité  est  la  suppression  des  rapports  sociaux  !  Le  précepte 
moral  par  excellence  est  destructif  de  tout  l'ordre  social.  Nous  sommes 
ici  en  présence  d'une  pensée  qui  glisse  dans  l'incohérence  pathologi- 
que. »  Mais  ne  tombe-t-il  pas  sous  le  sens  commun  que  tant  que  la 
société  et  l'homme  seront  imparfaits,  tant  qu'il  y  aura  des  inégalités 
extrêmes,  une  exploitation  de  l'homme  par  l'homme,  quiconque  vivra 
dans  le  société  participera  à  l'injustice  universelle.   Le    rentier  tire  son 


4  ANNALES    DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

Ou  bien  on  isole  des  phrases,  et  l'on  donne  à  ces 
traits  arrachés  de  leur  place,  séparés  de  tout  ce  qui  les 
limite  et  les  éclaire,  des  sens  outrés  ou  faux.  Voyez, 
étudiez  de  près  en  vous  reportant  aux  œuvres  de  Rous- 
seau les  pages  270-271  du  volume  de  M.  Lemaître,  et 
demandez-vous  si  en  réalité  Rousseau  rétracte  son 
Contrat  social.  C'est  également  faute  d'avoir  tenu 
compte  du  contexte  que  M.  Espinas^  croit  relever  une 
contradiction  au  début  du  Discout^s  siw  l'inégalité  : 
Rousseau  commence  par  «  écarter  tous  les  faits  »  ;  il 
affirme  ne  pas  présenter  ses  vues  comme  des  «  vérités 
historiques  »,  et  tout  son  discours  prouve  cependant 
qu'il  entend  bien  nous  enseigner  quelles  furent  proba- 
blement les  étapes  successives  de  la  civilisation.  La 
contradiction  disparaîtra  si  l'on  remarque  que,  par  pru- 
dence et  par  respect,  Rousseau  appelle  faits  et  vérités 
historiques^  le  récit  de  la  Genèse.  Il  se  débarrasse  de  la 
Bible  qui  est  pour  le  croyant  l'histoire  vraie  de  l'hu- 
manité, attestée  par  Dieu  même;  et  il  expose  dans  des 
«raisonnements  hypothétiques»,  ime  esquisse  évolu- 
tionniste  de  l'histoire  humaine;  il  fait  de  l'anthropolo- 
gie et  de  la  sociologie  conjecturales;  il  fait,  ou  veut 
faire  de  la  science. 

Ou  bien  on  accepte,  comme  allant  de  soi,  sans  exa- 
men approfondi,  toutes  les  positions  de  questions  dé- 
favorables à  Rousseau,  h' Essai  sur  l'origine  des  langues 

revenu  de  l'Etat  qui  prend  l'argent  des  pauvres,  ou  des  bénéfices  indus- 
triels qui  sont  enlevés  aux  travailleurs.  Je  ne  prends  pas  une  jouissance 
sans  la  prendre  aux  dépens  de  quelqu'un.  Je  ne  brûle  pas  du  charbon 
de  terre  dans  mon  poêle  sans  profiter  de  la  misère  des  mineurs.  Aux 
esprits  épris  d'absolu,  la  fuite  au  désert  est  bien  la  seule  ressource- 
Si  Rousseau  pèche  ici,  ce  n'est  pas  par  illogisme,  c'est  par  excès  de  lo- 
gique. 

'  Revue  internationale  de  l'Enseignement,  p.  3'io. 


L  UNITE  DE  LA  PENSEE  DE  ROUSSEAU  D 

est  certainement  en  contradiction  avec  le  Discours  sur 
l'inégalité.  Mais  quelles  preuves  a  M.  Espinas  pour 
placer  celui-là  chronologiquement  après  celui-ci,  et  tout 
près  de  lui  ?  Quelques  citations  faites  par  Rousseau 
d'un  ouvrage  de  Puclos  paru  en  1754.  Quelle  valeur  a 
l'argument  puisqu'on  sait  d'ailleurs  que  le  texte  de  V Essai 
a  été  remanié  par  Rousseau  une  ou  deux  fois  au  moins? 
Les  citations  de  Duclos  ont  pu  entrer  seulement  dans 
une  de  ces  reprises.  J'ai  pour  ma  part  lieu  de  croire  sur 
certains  indices  positifs  que  VEssai  sur  l'origine  des 
langues  date  d'une  époque  oij  les  vues  systématiques 
de  Rousseau  n'étaient  pas  formées,  et  que  sous  son 
titre  primitif  (Essai  sur  le  principe  de  la  mélodie)^  il  ré- 
pondait à  l'ouvrage  de  Rameau  intitulé  Démoristration 
du  principe  de  l'hajnjionie  (1749-1750^^  Par  sa  matière 
et  sa  teneur,  VEssai  sort  du  même  courant  de  pensée 
qui  se  retrouve  dans  VEssai  de  Condillac  sur  l'origine 
des  connaissances  humaines  (1746),  et  dans  la  Lettre  de 
Diderot  sur  les  sourds  et  muets  (i  750-1 751).  Je  placerais 
donc  volontiers  la  rédaction  de  VEssai  de  Rousseau, 
au  plus  tard,  en  1750,  entre  la  rédaction  et  le  succès  du 
P*"  Discours. 

L'inconvénient  des  critiques  excessives  et  des  partis 
pris  passionnés,  c'est  qu'ils  nous  excitent  à  prendre, 
pour  y  répondre,  une  attitude  symétrique  et  inverse,  et 
à  parler  en  avocat  après  les  gens  qui  ont  parlé  en  mi- 
nistère public.  Je  tâcherai  de  résister  à  cette  tentation, 
et  sans  me  soucier  de  laisser  sans  réponse  ou  de  favori- 
ser certaines   parties  de   l'accusation,  j'essaierai  moins 

*  Le  ton  de  la  discussion  dans  cet  ouvrage  donne  lieu  de  croire  que 
la  rédaction  en  est  antérieure  aux  Observations  de  Rameau  sur  notre 
instinct  pour  la  mtisique  (1754)  où  Rousseau  était  vivement  pris  à  partie. 


O  ANNALES   DE   LA   SOCIETE  J.    J.    ROUSSEAU 

de  faire  apparaître  un  Rousseau  logique  qu'un  Rous- 
seau vrai. 

Quelle  sera  donc  pour  cela  la  méthode  efficace  et 
logique?  Il  y  a  des  règles  générales  que  je  rappelle  en 
deux  mots  pour  mémoire  :  peser  soigneusement  le  sens 
et  la  portée  des  textes,  y  considérer  l'esprit  plus  que 
la  lettre,  et  en  regarder  toujours  les  limites;  ne  pas 
imposer  à  l'auteur  des  conséquences,  si  bien  dédui- 
tes qu'elles  soient,  comme  partie  mtégrante  de  sa 
propre  pensée,  puisqu'il  les  aurait  peut-être  déclinées, 
et  surtout  ne  pas  substituer  à  cette  pensée  la  consé- 
quence qu'on  en  déduit;  distinguer  les  valeurs  inégales 
des  idées  qu'il  exprime,  et  ne  pas  traiter  comme  valeurs 
de  même  ordre  et  comparables  ou  réciproquement 
compensatrices,  un  chapitre  mûrement  pensé  et  la  bou- 
tade, le  cri  ou  la  plainte  d'une  lettre  familière  écrite 
sous  la  pression  d'une  circonstance  ou  dans  la  fièvre 
d'une  émotion  ;  ne  pas  introduire  sans  y  penser  dans 
notre  raisonnement  des  suppositions  arbitraires  sur  la 
signification  d'un  texte.  (Ainsi  quand  Rousseau  rudoie 
ou  décourage  cet  abbé  qui  veut  appliquer  VEmile,  il 
faudrait  savoir  qui  est  l'abbé,  avoir  sa  lettre  :  peut-être 
Rousseau  ne  prend-il  pas  son  correspondant  au  sérieux, 
peut-être  s'en  défie-t-il.  Ce  n'est  peut-être  que  de  l'abbé 
qu'il  doute,  et  non  des  idées  de  VEmile.  Le  plus  mé- 
diocre écrivain  qui  a  connu  le  succès  un  seul  jour,  sait 
bien  qu'on  a  parfois  des  admirateurs  ou  des  disciples 
qu'on  aimerait  mieux  ne  pas  avoir;  et  qu'on  frémit 
parfois  de  la  manière  dont  ceux  qui  nous  louent  nous 
comprennent).  Etc.  Etc. 

Outre  les  règles  générales  de  méthode,  il  faut  consi- 
dérer  quelle    méthode   particulière   doit   s'appliquer   à 


L  UNITÉ  DE  LA  PENSEE  DE  ROUSSEAU  7 

notre  sujet,  c'est  à  dire  à  Rousseau.  La  méthode  qui 
peut  servir  pour  Aristote,  pour  Descartes,  pour  Spi- 
noza, pour  Kant,  pour  Hegel,  pour  M.  Renouvier  ou 
M.  Bergson,  une  méthode  dialectique  et  abstraite  de 
discussion,  ne  convient  pas  ici. 

Nous  n'avons  pas  affaire  ici  à  un  système  qui  ait  été 
pensé  dans  l'abstrait,  par  un  esprit  appliqué  à  écarter 
de  ses  opérations  tout  ce  qui  ne  serait  pas  idée  pure 
et  acte  intellectuel,  autant  que  la  chose  est  possible  à 
l'homme.  Nous  n'avons  pas  affaire  à  un  système  qui 
ait  été  construit  méthodiquement,  pièce  à  pièce,  avec 
une  volonté  rigoureuse  et  claire  d'enchaînement  et  d'ac- 
cord logique,  avec  une  attention  ferme  à  ne  jamais 
porter  atteinte  au  principe  de  contradiction. 

Je  ne  crois  pas  plus  que  M.  Espinas  que  Rousseau 
ait  vu,  ait  organisé  tout  son  système  sous  le  chêne  de 
Vincennes,  et  que  toute  son  œuvre  ne  soit  que  l'exécu- 
tion d'un  programme  arrêté  dès  ce  moment  :  même 
dans  le  texte  de  la  lettre  à  M.  de  Malesherbes,  il  ne 
s'agit  que  d'une  illumination  qui  montre  une  direction, 
que  d'une  méditation  confuse  et  vaste  sans  méthode 
ni  plan. 

Ce  qu'on  appelle  le  système  de  Rousseau  est  une 
pensée  vivante  qui  s'est  développée  dans  les  conditions 
de  la  vie,  exposée  à  toutes  les  variations  et  à  tous  les 
orages  de  l'atmosphère,  soumise  à  toutes  les  altéra- 
tions et  perturbations  qui  peuvent  provenir,  les  unes 
des  agitations  sentimentales  de  l'homme,  les  autres  des 
excitations  ou  des  résistances  du  milieu. 

Représentons-nous  et  ne  perdons  jamais  de  vue,  qui 
fut  Rousseau  :  un  être  de  sensibilité  et  d'imagination, 
jouet  perpétuel   de   ses    illusions   et   de  ses  désirs,  tra- 


8  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

vaille  d'amour  propre,  voluptueux,  enthousiaste,  roma- 
nesque, curieux  d'aventures,  réfractaire  à  toute  dis- 
cipline, incapable  de  sacrifice,  impropre  à  Taction, 
plus  apte  à  Teffort  qui  renonce  qu'à  Teffort  qui  con- 
quiert, et  saisissant  par  le  rêve  les  jouissances  dont  son 
inertie  lui  fait  manquer  la  possession  réelle;  un  être 
candide,  orgueilleux  et  timide,  soupçonneux,  défiant, 
ombrageux,  à  la  fois  ravi  et  souffrant  du  monde,  de  la 
politesse,  de  toute  cette  brillante  vie  de  société  où  il  a 
été  introduit  sur  le  tard,  où  il  se  sent  gauche,  toujours 
mal  à  l'aise,  et  primé  par  l'aisance  élégante  des  sots 
qui  y  sont  nés. 

Retenons  surtout  deux  points  : 

1°  Cet  être  vibrant  est  toujours  dans  des  états  extrê- 
mes ;  il[ne  s'exprime  que  par  cris  ;  son  expression  est  par- 
tout outrée,  absolue,  intransigeante.  Tout  est  perdu  ;  tout 
ou  7'ien  ;  fripons  ;  coquins,  \o\\k  son  vocabulaire  accou- 
tumé. Tout  est  perdu  veut  dire  ouvre^  l'œil,  et  fripon  si- 
gnifie ce  qu'on  appelle  dans  le  monde  un  riche  honnête 
homme.  Comme  jamais  il  n'est  maître  de  lui,  comme 
jamais  son  intelligence  ne  s'abstrait,  pour  travailler 
seule,  du  tumulte  de  sa  vie  imaginative  et  sentimentale, 
il  ne  combine  pas  raisonnablement  ses  idées,  il  ne  les 
ajuste  pas  avec  réflexion  l'une  à  l'autre.  Elles  explosent 
successivement.  Il  fonce  tour  à  tour  en  tous  sens.  S'il 
a  été  trop  loin  dans  une  direction,  le  saisissement  qu'il 
éprouve  à  découvrir  l'autre  face  des  choses,  le  jette 
brusquement  sur  la  pente  contraire.  Sa  manière  d'ob- 
tenir la  note  moyenne,  c'est  de  juxtaposer  violemment 
deux  tons  francs. 

2'^  Il  ne  pense  jamais  ou  presque  jamais  par  curiosité 
intellectuelle,  par  un  besoin  de  connaissance  rationnelle 


L  UNITE  DE  LA  PENSEE  DE  ROUSSEAU  9 

OU  scientifique.  Toutes  ou  presque  toutes  ses  pensées, 
ses  constructions  de  pensées  sont,  à  l'origine,  l'expres- 
sion d'un  malaise  sentimental  ;  ses  doctrines  les  plus 
abstraites  sont  les  prolongements  de  ses  émotions,  qui 
elles-mêmes  sont  des  réactions  contre  des  réalités  dont 
il  est  froissé  ou  blessé.  On  n'en  peut  déterminer  le 
sens  précis  et  la  valeur  exacte  que  lorsqu'on  a  repassé 
de  l'idée  au  sentiment  et  du  sentiment  au  fait  social  ou 
domestique. 

Ces  observations  m'ont  conduit  à  ne  plus  chercher, 
comme  on  le  fait  d'ordinaire,  et  comme  je  l'ai  fait  autre- 
fois, si  le  système  de  Rousseau  enferme  ou  n'enferme 
pas  de  contradictions  au  point  de  vue  de  la  dialectique 
pure,  mais  si  depuis  le  dégagement  des  vues  qu'on  ap- 
pelle son  système,  vers  1752,  sa  pensée  a  suivi  certai- 
nes directions  constantes,  a  maintenu  et  lié  certaines 
affirmations  générales. 

Ce  serait  un  travail  sans  limites  que  de  suivre  dans 
le  détail  des  œuvres  l'application  de  la  méthode  que 
j'indique,  et  d'aborder  tous  les  points  où  l'on  a  cru 
prendre  Rousseau  en  contradiction  avec  lui-même.  Je 
dois  ici  me  borner  :  aussi  me  contenterai-je  d'indiquer 
avec  le  plus  de  précision  que  je  pourrai,  comment  je 
comprends  ce  travail  et  à  quels  résultats  principaux  il 
me  semble  devoir  conduire.  Ne  pouvant  faire  défiler 
tous  les  textes  sous  les  yeux  et  en  discuter  minutieuse- 
ment l'interprétation,  je  m'attacherai  à  voir  d'ensemble 
chaque  œuvre  ou  chaque  développement  de  Rousseau, 
en  tenant  compte  de  tous  les  correctifs  et  de  tous  les 
reculs  qui  s'y  constatent  et  en  tempèrent  immédiate- 
ment les  outrances.  Je  considérerai  moins  telle  ou  telle 
expression  littérale  qu'on  peut  rencontrer  que   la   ten- 


lO  ANNALES  DE  LA  SOCIETE  J.   J.  ROUSSEAU 

dance  générale  qui,  visiblement,  sensément,  sans  subti- 
lité ni  tour  de  force,  se  dégage  de  toutes  les  éruptions 
tumultueuses  du  style. 

Le  premier  Discours,  sur  la  question  de  l'Académie 
de  Dijon,  c'est  l'explosion  du  malaise  intérieur  de 
J.  J.  Rousseau,  l'expression  de  son  déséquilibre  et  de 
son  inadaptation  après  sept  ou  huit  ans  de  vie  pari- 
sienne. A  cette  société  trop  contente  d'elle-même,  il 
crie  son  amer  mécontentement.  Il  travaille  furieusement 
à  dissocier  les  idées  que  le  monde  et  les  gens  de  lettres 
français  ne  séparaient  jamais  :  civilisation  et  vertu, 
luxe  et  bonheur,  diffusion  des  lumières  et  progrès  mo- 
ral. Il  fuit  loin  du  présent  dont  s'enchante  le  Mondain, 
dans  le  rêve  d'une  antiquité  rude,  agreste,  héroïque. 
Sparte,  Rome  républicaine  lui  servent  à  souffleter  la 
corruption  brillante  de  Paris. 

Mais  aussitôt  se  manifeste  ce  qui  sera  le  rythme  ha- 
bituel de  sa  pensée.  Dès  que  l'émotion  s'est  apaisée  en 
s'exprimant,  l'intelligence  recouvre  sa  lucidité;  les  vi- 
ves intuitions  de  la  réalité  s'imposent  à  elle.  Rousseau 
fait  retraite,  et  conclut,  pour  limiter  le  mal  de  la  civili- 
sation, à  encourager  les  académies  et  à  donner  part  aux 
gens  d'esprit,  aux  savants  et  aux  philosophes  dans  le 
gouvernement.  Ainsi  relève-t-il  les  lettres  et  les  arts 
dont  il  vient  de  nous  détromper.  Sa  vraie  conclusion, 
s'il  la  tirait,  devrait  être  la  censure  et  le  mandarinat, 
le  consortium  despotique  d'un  consistoire  laïque  et  de 
l'Académie  des  sciences. 

Ce  discours  confus  et  trouble,  brûlant  de  sincérité  et 
gonflé  de  rhétorique,  donna  lieu  à  une  polémique  où 
peu  à  peu  Jean-Jacques  vit  ses  idées  s'éclaircir  et  se 
classer.  Il  y  fut  conduit  à  démêler  que   le   mal  social, 


L  UNITÉ  DE   LA   PENSEE  DE  ROUSSEx\U  I  I 

c'est  l'inégalité  :  l'inégalité  artificielle  qui  aggrave  les 
inégalités  naturelles;  l'inégalité  des  rangs;  l'inégalité 
des  biens;  en  dernière  analyse,  la  propriété.  Voilà  l'in- 
justice fondamentale,  la  source  de  toutes  les  corrup- 
tions et  de  toutes  les  misères,  qu'il  dénonça  dans  son 
second  discours. 

Pour  trouver  la  vie  naturelle,  innocente  et  heureuse, 
il  faut  donc  remonter  au-delà  des  gouvernements,  au- 
delà  des  hiérarchies  sociales,  au-delà  de  la  propriété, 
ce  qui  mène  au-delà  de  la  société  :  alors  les  hommes 
étaient  égaux  et  libres,  parce  qu'il  n'y  avait  pas  de  loi 
pour  consacrer,  éterniser,  consolider  en  droit  ou  perpé- 
tuer par  l'hérédité  les  faits  accidentels  d'oppression  et 
de  violence.  Alors  les  hommes  étaient  bons,  parce  qu'ils 
n'avaient  que  la  méchanceté  passagère  du  besoin  ou  de 
la  peur,  parce  qu'ils  n'étaient  pas  malfaisants  froide- 
ment, par  intérêt,  par  calcul,  par  droit,  pour  l'utilité 
du  lendemain  et  de  tous  les  siècles.  Ainsi  l'anarchie  des 
temps  primitifs,  où  il  n'y  avait  ni  société  constituée,  ni 
famille  stable,  voilà  l'état  de  nature  à  jamais  regretta- 
ble, l'idéal  que  l'homme  a  possédé  sans  le  comprendre, 
et  dont  il  est  déchu  depuis  d'innombrables  siècles. 

On  ne  saurait  être  plus  individualiste,  d'une  façon 
plus  absolue  et  plus  exaspérée  :  l'homme  de  la  nature 
vivait  isolé,  sans  liens  et  sans  lois,  et  il  était  bon  et 
heureux.  Mais  ce  serait  mutiler  et  fausser  le  second 
Discours  que  de  le  réduire  à  ces  termes  simples.  Il  faut 
remarquer  que  Rousseau  s'y  ressaisit  au  cours  même 
du  développement,  ou  en  se  relisant,  et  qu'il  rabat  lui- 
même  ses  outrances. 

Après  le  cri  fameux  qui  dénonce  la  propriété  comme 
un  brigandage,  immédiatement  après  cette  fusée  d'ima- 


T2  ANNALES   DE    LA   SOCIETE  J.    J.    ROUSSEAU 

gination  fiévreuse,  vient  un  passage  judicieux  et  calme 
où  la  nécessité  de  la  propriété  est  posée,  où  elle  est  le 
terme  d'une  lente  et  insensible  évolution^;  et  plus  loin 
une  distinction  de  tendance  modérée  est  faite  entre  la 
propriété  légitime  des  objets  personnels,  instruments 
de  travail  ou  de  jouissance,  et  l'appropriation  illégitime 
de  la  terre.  Nous  voici  donc  repassés  du  domaine  de 
l'absolu  et  du  rêve  dans  le  domaine  du  relatif  et  du 
réel. 

Si  Rousseau  trouve  à  jamais  déplorable  la  disparition 
de  l'état  de  nature,  on  n'a  pas  le  droit  d'en  conclure 
qu'il  veuille  y  ramener  l'humanité  actuelle  :  il  a  dit  le 
contraire  implicitement  et  explicitement. 

Si  nous  devons  nous  figurer  l'homme  de  la  nature 
d'après  certains  animaux  authropofotvnes,  d'après  l'o- 
rang-outang^^  pouvons-nous  supposer  que  Rousseau 
veuille  sérieusement  nous  faire  rétrograder  à  ce  type  ? 
N'y  a-t-il  pas  déjà  dans  cette  simple  évocation  de  l'o- 
7^ang-outang  le  germe  du  passage  du  Contrat  social  où 
Rousseau  accepte  le  long  travail  de  civilisation  «qui, 
d'un  animal  stupide  et  borné,  fait  un  être  intelligent  et 
un  homme  ?  ^  w 

N'est-il  pas  visible  que  l'hypothèse  préhistorique  de 
l'état  de  nature  n'est  pour  Rousseau  qu'une  nécessité 
intellectuelle  où  il  va  pour  atteindre  l'origine  de  l'iné- 
galité, mais  où  son  cœur  n'est  pas  vraiment  intéressé  ? 


1  Au  fond,  en  niant  que  la  société  soit  naturelle,  Rousseau  veut  dire 
qu'elle  ne  résulte  pas  de  la  nature  interne  de  l'homme,  mais  d"une  né- 
cessité externe.  Ce  sont  les  circonstances  qui  ont  fait  l'homme  civil.  II 
y  a  là  une  sorte  de  matérialisme  sociologique  qui  donne  tout  à  l'action 
du  milieu. 

2  Note  lo. 

3  I,  VIII, 


L  UNITE  DE  LA  PENSEE  DE  ROUSSEAU  I  3 

Le  moment  de  l'évolution  humaine  où  il  s'arrête  avec 
complaisance,  avec  une  sympathie  enthousiaste,  c'est 
la  vie  sauvage  ou  patriarcale,  la  vie  des  tribus  qui  vi- 
vent de  chasse  ou  de  pêche,  la  vie  des  peuples  pasteurs, 
avec  peu  de  lois,  presque  pas  de  classes,  et  surtout  pas 
de  différences  de  manières.  Ce  que  lui  fournissaient 
Rome  et  Sparte  dans  le  premier  discours,  les  sauvages 
d'Amérique  et  les  patriarches  de  la  Bible  le  lui  four- 
nissent maintenant  :  une  représentation  enchanteresse 
de  mœurs  simples  où  il  lui  semble  qu'il  eût  vécu  plus 
à  l'aise  que  dans  sa  rue  Grenelle-Saint-Honoré,  et  chez 
Madame  Dupin. 

Mais  à  quoi  bon  deviner  des  sentiments  qu'il  a  for- 
mellement exprimés?  Il  refuse,  dans  sa  note  9,  de  dé- 
truire la  société,  et  même  de  la  fuir.  Il  veut  vivre  dans 
la  société,  en  bon  citoyen,  soumis  à  l'autorité  légitime 
et  aux  lois  :  il  soupire  seulement  que  les  bons  princes 
et  les  sages  ministres  soient  si  rares!  Et  dans  la  note 
19,  il  repousse  au  nom  de  la  Justice  l'égalité  rigoureuse 
de  l'état  de  nature,  et  pose  le  principe  d'une  organisa- 
tion où  les  droits  de  chacun  seraient  proportionnés  à 
ses  services  effectifs.  Ainsi  la  société  pourrait  être 
mieux,  et  Rousseau  en  sait  le  moyen.  Ce  qui  con- 
duirait à  l'idée  de  réforme,  et  non  de  suppression. 
Mais  il  n'insiste  pas  sur  la  réforme,  il  n'est  pas  prêt  en- 
core. 

En  son  vrai  sens,  le  discours  sur  Vlnégalité  est  donc  à 
deux  branches  :  1°  La  société  est  mauvaise,  elle  l'a  été 
depuis  l'origine,  par  la  faute  des  hommes.  Toute  l'his- 
toire, et  la  préhistoire  même,  montrent  dans  l'état  so- 
cial l'oppression  des  faibles  par  les  forts.  2°  La  société 
est  nécessaire  :  elle  a  été   le  produit   fatal   des  circons- 


14  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

tances  ^  et  rhomme  actuel   ne   peut  vivre  sans   elle  et 
hors  d'elle. 

On  ne  saurait,  sans  fausser  l'ouvrage  et  rendre  le  per- 
sonnage de  Rousseau  inintelligible,  négliger  une  des 
deux  affirmations. 

La  société  est  un  état  déplorable  et  un  état  néces- 
saire :  Rousseau  en  est  là  en  1764,  dans  sa  réaction 
éperdue  contre  la  société  française. 

Son  voyage  à  Genève,  en  cette  même  année,  après  la 
rédaction  de  son  discours,  le  remit  dans  un  train  de 
sentiments  différents.  Il  quittait  une  brillante  aristo- 
cratie où  tout  le  froissait,  et  il  retrouvait  la  petite 
république  cordiale  et  saine  de  Genève  :  il  la  vit  à 
travers  la  joie  que  lui  donna  l'accueil  de  ses  compa- 
triotes. 

Des  sentiments  anciens  se  réveillèrent  en  lui.  Ses 
médiocres  épîtres  en  vers  nous  montraient  dès  1741- 
1742  un  esprit  républicain;  dès  ce  temps  il  aimait  les 
moeurs  égalitaires,  la  liberté  démocratique. 

Peut-être,  comme  il  nous  le  dit,  avait-il  eu  l'idée,  dès 
1743-1744,  à  Venise,  de  faire  un  ouvrage  de  politique: 
j'imagine  pourtant  que  le  dessein  de  ses  lustitutiojis  po- 
litiques ne  se  précisa  qu'après  1748,  et  que  ce  fut  V Esprit 
des  Lois  qui  lui  donna  le  désir  d'opposer  à  la  monar- 
chie aristocratique  et  hiérarchisée  du  Français  libéral, 
la  vraie  liberté,  la  liberté  égalitaire  de  la  cité  démocra- 
tique. 

La  révolte  de   1 750-1 752  contre  la  société   française, 


1  En  insistant  sur  ce  que  l'état  de  nature  aurait  pu  durer  indéfiniment, 

Rousseau  veut  seulement  exclure  l'idée  d'une  prédestination  de  l'homme 

à  la  vie  sociale;  elle  n'a  pas  été  un  effet  de  sa  nature,  mais  un  effet  du 

ê 
milieu.  Il  ne  s'y  est  pas  épanoui,  mais  transformé. 


l/UNITÉ   DE   LA   PENSÉE   DE    ROUSSEAU  l5 

la  formation  des  idées  systématiques  du  bonheur  de 
l'état  de  nature  et  de  la  misère  de  l'état  social,  ne  sup- 
primèrent pas  les  préférences  politiques  et  l'idéal  civil 
de  Rousseau  :  elles  les  absorbèrent,  les  assimilèrent; 
une  fusion,  ou  si  l'on  veut  un  raccord  se  fit  entre  la  ré- 
cente insociabilité  de  son  âme  douloureuse  et  les  con- 
victions républicaines  de  sa  raison  genevoise. 

Suivant  l'indication  de  la  note  9  de  Vlnégalité^  jamais 
il  ne  mettra  en  question  l'existence  de  la  société.  Dans 
la  prétendue  première  Lettre  sia-  la  pe?^tu  et  le  bonheiir'^^ 
il  exhortera  une  personne  inconnue  à  être  bon  citoyen  : 
il  établira,  avec  une  chaude  éloquence  et  une  belle  hau- 
teur de  vues,  la  dette  de  l'individu  envers  la  société. 
L'état  naturel  est  perdu  depuis  longtemps  :  tout  ce  que 
nous  sommes,  nous  le  sommes  par  et  dans  la  société. 
Le  ton  enthousiaste  de  ce  morceau  contraste  avec  l'ac- 
cent amer  du  Discours  sur  l'Inégalité  :  c'est  sans  doute 
que  Rousseau  n'écrit  pas  dans  les  mêmes  circonstances. 
Mais  pour  le  fond  des  idées,  la  différence  n'est  que 
d'une  recherche  spéculative  à  un  conseil  pratique.  Pour 
déterminer  la  conduite,  il  faut  se  placer  dans  le  présent, 
considérer  les  données  réelles  et  l'action  utile.  La  rai- 
son pure  peut  condamner  la  société  :  la  raison  pratique 
la  respecte. 

Dans  l'article  Economie  politique,  qui  fut  fait  pour 
V Encyclopédie^  la  propriété  est  déclarée  sacrée  :  il  n'en 
peut  être  autrement;  elle  est  la  base  de  l'état  social, 
qui  actuellement  est  indestructible.  Si  détestable  qu'en 
soit  l'origine,  elle  est  respectable  aux  individus  qui 
composent  le  corps  social.  L'égalité   naturelle   ne   peut 

1  Ecrite  entre  1745  et  1757,  probablement  après   1752  et  même  1754. 


l6  ANNALES    DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

être  rétablie  :  mais  la  loi  établit  une  égalité  nouvelle 
qui  en  est  l'équivalent,  le  seul  équivalent  possible. 

Le  raccord  est  nettement  fait  :  mais  il  est  visible  que 
l'article  sort  d'un  courant  de  pensée  antérieur  à  l'explo- 
sion de  1750.  L'hypothèse  de  l'état  de  nature,  si  elle 
n'est  pas  contradictoire  à  la  théorie  du  régime  démocra- 
tique de  la  volonté  générale,  n'y  est  pas  nécessaire  ni 
fondamentale.  Le  ton  aussi  indique  un  état  de  pensée 
calme  qui  oppose  l'ouvrage  aux  réactions  tumultueuses 
des  deux  discours. 

La  prétendue  première  Lett?^e  5«r  la  vertu  et  le  bon- 
heur et  l'article  Économie  politique,  parallèles  et  ratta- 
chés au  rêve  doctrinaire  des  deux  discours,  marquent  le 
moment  où  Rousseau  réorganise  sa  pensée  sous  la  do- 
mination de  son  amer  parti-pris,  et  y  réduit  les  vues  qu'il 
avait  antérieurement  acquises. 

A  partir  de  cette  époque,  les  ouvrages  nouveaux  qu'il 
fera  mêleront  l'idée  sociale  égalitaire  et  le  rêve  anti- 
social ou  extra-social  de  l'indépendance  primitive  et  de 
l'isolement  naturel  des  individus. 

A  partir  de  ce  moment,  le  problème  qui  se  posera 
pour  Rousseau  sera  le  suivant  :  comment,  sans  retour- 
ner à  l'état  de  nature,  sans  renoncer  aux  avantages  de 
l'état  de  société,  l'homme  civil  pourra-t-il  recouvrer  les 
biens  de  l'homme  naturel,  innocence  et  bonheur? 

Une  circonstance  fortuite  donna  à  Rousseau  la  ten- 
tation d'écrire  la  Lettre  sur  les  spectacles.  Il  y  reprit  le 
thème  du  premier  Discours  sur  un  cas  particulier  et 
frappant  :  il  démontra  la  liaison  du  théâtre  aux  moeurs, 
de  la  perfection  littéraire  à  la  corruption  sociale. 

On  simplifie  à  outrance  en  disant  que  Rousseau  y 
condamne  le  théâtre.  Il  le  condamne  pour  en  préserver 


L  UNITE  DE  LA  PENSEE  DE  ROUSSEAU  17 

Genève.  Il  ne  le  condamne  pas  jusqu'à  en  priver  Paris, 
si  bien  qu'on  ne  peut  lui  opposer  qu'il  a  fait  Narcisse  et 
qu'il  fera  Pjgmalion.  Le  théâtre  est  l'image  des  mœurs  : 
il  est  ce  qu'elles  sont,  et  renvoie  aux  individus  l'image 
de  la  conscience  publique  de  leur  nation. 

C'est  pour  cela  qu'il  ne  faut  pas  de  théâtre  à  Genève. 
Si  l'on  veut  conserver  les  mœurs  simples  de  la  petite 
cité  républicaine,  il  n'y  faut  pas  acclimater  le  théâtre 
parisien.  L'exportation  des  pièces  françaises  a  pour 
effet  nécessaire  la  diffusion  des  manières,  des  habitudes, 
des  vices  de  la  société  française.  La  communication  des 
arts  tend  à  égaliser  les  mœurs,  et  Genève  vivra  comme 
Paris,  dès  que  l'on  s'y  amusera  comme  à  Paris. 

Au  plaisir  luxueux  du  théâtre,  plaisir  exclusif,  plaisir 
de  privilégiés,  Rousseau  oppose  les  plaisirs  collectifs 
des  fêtes  démocratiques^,  où  tous  participent,  acteurs 
et  spectateurs  à  la  fois,  où  la  joie  de  l'un  n'est  pas  faite 
de  la  privation  de  l'autre. 

Ainsi,  comme  d'abord  Rome  et  Sparte,  comme  en- 
suite les  patriarches  et  les  sauvages,  Genève  fournit  à 
son  tour  le  symbole  de  l'idéal  social  que  Rousseau  op- 
pose au  siècle  des  lumières  et  à  l'hégémonie  civilisatrice 
de  la  France.  La  vie  â  Genève  est  moins  éloignée  de  la 
nature  qu'à  Paris  :  elle  est  donc  meilleure,  et  en  la  dé- 
fendant, on  défend  des  restes  de  l'état  primitif. 

Au  même  esprit  se  rattachent  les  trois  grands  ouvra- 
ges de  Rousseau,  si  divers  d'origines  et  de  caractè- 
res. 

L  La  Nouvelle  Hélo'ise  est  sortie  d'un  rêve  de  volupté 
redressé  en  instruction  morale.  Nous  pouvons  y  distin- 

1  L'idée  des  fêtes  de  la  Révolution  est  là  en  germe. 


/ 


15  ANNALES   DE   LA   SOCIETE  J.   .1.    ROUSSEAU 

guer  deux  parties,  une  partie  de  morale  individuelle,  et 
me  partie  de  morale  sociale. 

Dans  la  première,  Julie  aime  Saint-Preux  et  en  est 
aimée.  Amour  naturel,  innocent,  de  deux  êtres  jeunes  et 
sains  ^  La  société  —  incarnée  dans  le  baron  d'Etange 
—  condamne  cet  amour  :  un  préjugé  artificiel,  l'inéga- 
lité de  naissance  et  de  rang,  sépare  les  amants  que  la 
nature  unit.  Julie  épouse  M.  de  Wolmar.  Quelle  issue 
lui  laisse  alors  la  société?  Comme  à  M'"^  d'Epinay, 
comme  à  M"^*  d'Houdetot,  comme  à  tant  d'autres,  l'a- 
dultère, sur  lequel  le  monde  ferme  les  yeux  pourvu 
qu'on  évite  le  scandale.  Mais  Tadultère,  c'est  le  partage 
honteux,  la  trahison,  le  mensonge;  c'est  l'avilissement 
définitif  de  l'individu  par  la  société. 

Julie  se  sauve  par  la  conscience  appuyée  sur  la  reli- 
gion. Elle  rétablit  dans  sa  vie  la  loyauté,  la  franchise, 
par  le  renoncement.  D'innocente  fille,  elle  devient 
femme  vertueuse,  et  à  défaut  du  bonheur,  elle  retrouve 
la  paix.  Au  lieu  des  ivresses  de  la  passion,  elle  goûte 
des  affections  douces  et  profondes  dans  la  fidélité  conju- 
gale et  la  maternité.  Voilà  comment  l'individu  peut  ré- 
sister au  mal  social  qui  l'enveloppe  et  s'insinue  en  lui  ; 
voilà  comment  il  peut  restaurer  en  lui  l'équivalent  de 
l'innocence  et  du  bonheur  naturels. 

Dans  la  seconde  partie,  Rousseau  règle  les  rapports 
du  mari  et  de  la  femme,  de  la  maîtresse  de  maison  et 
des  domestiques,  du  patron  et  des  ouvriers,  du  grand 
propriétaire  et  des  paysans  du  voisinage.  La  bonne  vo- 
lonté de  Wolmar  et  de  Julie  les  porte  à  ne  jamais  pro- 

'  Julie  a  simplement  «  anticipé  »  sur  le  mariage,  cas  fréquent  dans  les 
registres  du  consistoire  de  Genève  :  qu'on  la  marie  à  Saint-Preux,  elle 
fera  une  bonne  et  fidèle  femme. 


L  UNITÉ  DE  LA  PENSEE  DE  ROUSSEAU  IQ 

fiter  des  avantages  sociaux  qu'ils  possèdent  pour  en 
acquérir  de  nouveaux  qui  aggravent  Tinégalité  :  chacun 
d'eux,  au  contraire,  par  la  justice  et  la  bonté,  introduit 
l'esprit  d'égalité  dans  le  régime  d'inégalité. 

La  Nouvelle  Héldise  est  donc  le  tableau  de  la  réforme 
de  rindividu  dans  sa  vie  intérieure  et  dans  sa  vie  de 
famille. 

II.  UEmile,  ce  «  traité  de  la  bonté  originelle  de 
l'homme  w,  est  une  méthode  pour  conserver  la  nature 
chez  l'enfant  et  la  fortifier  de  façon  qu'elle  ne  soit  pas 
étouffée  chez  l'adulte  par  la  vie  sociale. 

De  là  ridée  de  soustraire  d'abord  l'enfant  à  l'action 
de  la  société.  Etant  donnée  la  société  réelle  (en  France), 
il  n'y  a  pas  d'éducation  publique  qui  ne  soit  corruptrice, 
puisque  c'est  la  société  qui  a  fait  les  collèges  et  qu'elle 
les  emplit  de  son  esprit. 

De  là  l'idée  de  l'éducation  sans  livres,  sans  études  de 
littérature  ni  d'histoire,  puisque  l'histoire  et  la  littéra- 
ture sont  deux  images  de  la  misère  et  de  la  corruption 
de  l'homme  en  société. 

Et  de  là  vient  que  le  progrès  de  l'éducation  d'Emile 
reproduit  à  peu  près  le  progrès  de  l'humanité  que  ra- 
conte le  Discours  sur  l'Inégalité.  Emile  sera  Tenfant  de 
la  nature,  le  sauvage  ;  il  arrivera  par  degrés  à  la  pro- 
priété, à  la  vie  sociale,  à  l'intelligence,  à  la  moralité,  à 
la  religion,  à  la  culture  littéraire.  A  chaque  étape, 
Rousseau  fera  effort  pour  maintenir  chez  son  élève  la 
rectitude  du  sens  naturel  et  lui  conserver  le  bonheur 
de  la  vie  naturelle;  il  s'appliquera  à  transformer  en  lui 
les  instincts  innocents  en  bonté  réfléchie,  à  enraciner  en 
lui  l'esprit  de  liberté  et  l'esprit  d'égalité  qui  le  feront 
incapable  d'être  jamais  opprimé  ni  oppresseur. 


20  ANNALES    DE   LA   SOCIETE  J.  .1.    ROUSSEAU 

III.  Emile  et  la  Nowelle  Héloïse  ne  réformaient  que 
la  volonté  de  Tindividu.  Le  Contrat  social  réforme  ou 
interprète  les  institutions,  pour  que  l'égalité  et  la  liberté, 
ces  biens  primitifs  perdus  depuis  si  longtemps,  s'y  re- 
trouvent. Je  dis  :  réforme  ou  interprète^  parce  qu'en 
réalité  Rousseau  rédige  moins  un  plan  de  constitution, 
qu'un  programme  d'éducation  civique,  un  manuel  du 
citoyen.  Les  principes  du  Contrat  recommandent  moins 
certaines  institutions  qu'une  certaine  manière  de  com- 
prendre les  institutions,  quelles  qu'elles  soient  :  le  Con- 
trat social  serait  réalisé  sans  révolution,  le  jour  où,  dans 
la  conscience  du  chef  comme  dans  celle  des  sujets,  vi- 
vrait l'esprit  qui  a  dicté  le  Contrat.  Il  n'y  aurait  pas 
besoin  de  proclamer  la  république,  le  jour  où  le  roi. 
tyran  ou  sultan,  serait  républicain  et  exercerait  son  au- 
torité, si  je  puis  dire,  républicainement.  L'erreur  que 
certaines  discussions  du  Contrat  dénoncent,  contre 
Montesquieu,  c'est  qu'il  y  ait  des  institutions  intrinsè- 
quement et  nécessairement  libérales. 

La  différence  essentielle  de  V Emile  et  de  la  Nouvelle 
Héloïse  au  Contrat  est  que  dans  les  deux  premiers  ou- 
vrages, Rousseau  regarde  l'homme  privé  dans  sa  con- 
science et  dans  ses  rapports  domestiques,  tandis  que 
dans  le  dernier,  il  regarde  le  citoyen  et  les  relations  qui 
s'établissent  entre  les  membres  du  même  état. 

Il  n'y  a  pas  de  doute  que,  par  la  forme  littéraire,  le 
Contrat  ne  s'oppose  aux  deux  Discours,  à  la  Lettre  sur 
les  spectacles.,  à  la  Nouvelle  Héloïse,  et  même  à  VEmile  : 
visiblement  il  a  voulu  bannir  de  son  style  la  passion, 
l'éloquence  ;  il  a  poursuivi  une  manière  sèche,  précise, 
dogmatique,  scientifique,  décisive. 

C'est  que  le  Contî^at,  historiquement,  sort  de  ce  cou- 


l'unité   de   la    pensée   de   ROUSSEAU  2  I 

rant  de  pensée  dont  j'ai  parlé,  qui  est  antérieur  à  ijbo  : 
j'y  sens  d'un  bout  à  l'autre  l'influence  de  VEspyHt  des 
lois.  Voilà  où  aboutit  Rousseau  quand  il  veut  prendre 
la  manière  sèche  et  nerveuse  de  Montesquieu. 

Mais,  sur  le  fond  des  choses,  l'accord  du  Contrat  avec 
le  reste  de  l'œuvre  est  complet. 

Si  l'état  de  nature  est  à  jamais  perdu,  et  si  la  pro- 
priété est  l'origine  et  la  base  de  l'état  social,  la  société 
la  meilleure  est  celle  où  il  s'ajoutera  le  moins  d'inéga- 
lités artificielles  aux  inégalités  naturelles.  Donc  égalité 
des  citoyens,  souveraineté  de  la  loi,  soumission  de  tous 
à  la  seule  volonté  générale  ;  et  comme  la  force  réelle 
d'oppression  se  mesure  toujours  à  la  richesse,  précau- 
tions pour  prévenir  ou  diminuer  l'inégalité  excessive 
des  fortunes,  par  laquelle  l'égalité  civile  n'est  plus 
qu'une  fiction.  Le  Contrat  donc  donne  une  solution 
pratique  et  approximative  au  problème  de  l'inégalité. 

Comme  la  Lettre  à  D'Alembert,  le  Contrat  manifeste 
une  préférence  de  l'auteur  pour  les  petites  cités  où  les 
fortunes  sont  moins  inégales  et  les  mœurs  plus  pareil- 
les, où  il  y  a  un  esprit  commun,  où  les  citoyens  con- 
naissent et  gèrent  les  intérêts  publics.  Quoique  le  livre 
ait  une  portée  universelle,  et  soit  vrai  selon  l'auteur 
pour  tous  les  régimes  et  toutes  les  nations,  il  a  pour- 
tant une  application  plus  immédiate  et  plus  facile  à 
Genève.  Si  ses  théories  peuvent  se  réaliser  quelque 
part,  c'est  plutôt  à  Genève  qu'ailleurs,  dans  la  Genève 
idéale,  bien  entendu,  des  souvenirs  de  jeunesse  et  des 
illusions  du  retour  de  1754.  Dans  le  Contrat,  dans  la 
Lettre.,  Genève  est  moins  éloignée  de  la  nature  que  la 
France. 

La  Nouvelle  Héloïse  ignore  la  société  politique  :  c'est 


22  ANNALES   DE    LA    SOCIETE  J.    J.    ROUSSEAU 

peut-être  que  les  Vaudois  n'avaient  jamais  à  être  des  ci- 
toyens. Néanmoins  il  y  a  des  institutions  politiques,  un 
régime  légal  de  propriété,  qui  commandent  et  ordonnent 
la  vie  de  la  famille  Wolmar.  Julie  et  son  mari  agissent 
selon  l'esprit  du  ConU^at  :  n'ayant  pas  à  réformer 
l'Etat,  ils  se  réforment,  d'après  l'idéal  naturel,  de  façon 
à  ôter  aux  institutions  leur  pouvoir  oppressif  et  dégra- 
dant. Et  c'est  bien  ainsi  que  le  Contrat  nous  fait  entre- 
voir qu'on  peut  toujours  se  comporter  dans  une  société 
monarchique  et  dans  une  hiérarchie  de  privilèges. 

Enfin  le  Contrat  repose  sur  le  principe  de  la  soumis- 
sion des  individus  à  la  volonté  générale.  Mais  cette  vo- 
lonté générale,  on  le  sait,  Rousseau  en  postule  la 
bonté  :  il  ne  connaît  aucun  moyen  de  faire  que  la  vo- 
lonté du  peuple  soit  cette  volonté  générale  idéale,  et 
non  une  expression  de  l'égoïsme  d'une  majorité,  ou 
d'une  coalition  d'intérêts  particuliers. 

Mais  alors  que  reste-t-il,  pour  que  la  doctrine  du 
Contrat  ne  soit  pas  une  pure  chimère?  Il  reste  V Emile, 
c'est  à  dire  l'éducation.  La  république  de  la  volonté  gé- 
nérale ne  peut  être  que  la  république  des  bonnes  vo- 
lontés individuelles.  Le  Contrat  se  réalisera  progressi- 
vement, à  mesure  que  l'éducation  fera  entrer  dans  la 
vie  sociale  un  plus  grand  nombre  d^Emiles,  à  mesure 
que  s'opérera  la  restauration  de  l'homme  naturel  dans 
l'homme  civil.  Aucune  constitution,  pour  conserver  ces 
biens  inestimables,  la  liberté  et  l'égalité,  ne  peut  se 
passer  de  la  vertu  des  citoyens  :  c'est  à  dire  que  le 
Contrat  a  pour  complément  VEmile.  Et  inversement, 
dans  toutes  les  constitutions,  la  bonne  volonté  et  la 
vertu  des  citoyens  sont  efficaces  :  c'est  à  dire  le  Contrat 
a  pour  équivalent  la  Nouvelle  Héloise. 


l'unité   de   la   pensée   de   ROUSSEAU  23 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  toutes  les  contradictions  de 
détail  tombent;  mais  la  plupart  s'effacent  et  s'annulent 
dans  la  constance  de  la  direction  générale. 

Rousseau,  Jadis,  imaginait  le  contrat  entre  le  peuple 
et  le  chef  :  mais  il  s'est  aperçu  que  ce  mode  de  contrat 
suppose  une  hiérarchie  déjà  formée,  ou  une  conquête  ; 
cherchant  le  contrat  véritablement  originel,  primitif, 
constitutif  de  l'ordre  social,  il  a  dû  enfin  le  trouver 
dans  un  pacte  qui  unit  les  individus  égaux  en  corps  de 
nation  ;  du  peuple  au  chef,  il  n'y  a  pas  contrat,  mais 
mandat.  Faut-il  appeler  ce  changement  de  vues  contra- 
diction ?  ou  correction  ?  ou  développement  et  précision  ? 
C'est  le  passage  d'une  conception  banale  à  une  doctrine 
originale,  et  surtout  d'un  point  de  vue  historique  (con- 
jectural) à  un  point  de  vue  rationnel  (idéaliste). 
y  On  pourrait  avec  plus  de  vraisemblance  trouver  une 
opposition  entre  le  chapitre  de  la  Religion  civile  et  les 
idées  de  tolérance  que  Rousseau  a  souvent  exprimées. 
Je  vois  bien  comment,  par  quelles  circonstances  et  par 
quels  exemples  historiques,  ce  chapitre  s'explique.  Je 
vois  même  comment  on  pourrait  le  tourner,  l'interpré- 
ter, le  rectifier,  pour  l'adapter  à  la  doctrine  de  la  tolé- 
rance :  mais  il  ne  faudrait  pas  seulement  rabattre  du 
sens  violent  de  certaines  expressions,  il  faudrait  chan- 
ger les  termes  mêmes  les  plus  importants,  et  ce  ne  se- 
rait plus  la  pensée  de  Jean-Jacques.  Pensons  donc  que 
tantôt  il  a  été  prêcheur  de  tolérance  et  tantôt  organisa- 
teur d'intolérance,  à  moins  que  nous  ne  préférions 
douter  qu'il  ait  été  jamais  absolument  tolérant.  Peut- 
être  le  chapitre  de  la  Religion  civile  doit-il  être  retenu 
comme  un  avertissement  de  mesurer  toujours  stricte- 
ment  la  portée   des  déclarations   de   Rousseau,    et   de 


24  ANNALES   DE   LA    SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

considérer  partout  sa  tolérance,  sans  doute  comme  sin- 
cère et  positive,  mais  non  pas  comme  illimitée. 

La  contradiction  relevée  sur  l'éducation,  en  revanche, 
disparaît  sans  peine.  Traçant  dans  l'abstrait  le  plan  de 
l'Etat  idéal,  il  remet  à  la  société  le  soin  de  former 
rhomme  social,  c'est  à  dire  d'élever  les  enfants  :  donc 
l'éducation  est  publique  dans  l'article  Economie  politi- 
que. Se  demandant  plus  tard  comment,  dans  une  so- 
ciété donnée,  on  peut  faire  un  homme,  il  ne  voit  qu'une 
chance  de  réussir,  c'est  de  dérober  l'enfant  à  l'influence 
de  la  société,  et  de  ne  pas  le  livrer  aux  collèges  tels 
qu'ils  sont,  foyers  de  corruption  sociale  :  donc  l'éduca- 
tion est  privée  dans  Emile.  Mais  lorsque  Rousseau  lé- 
gislateur pourra  organiser  tout  l'Etat,  et  les  collèges, 
selon  ses  principes,  alors  la  réalité  pourra  se  confor- 
mer à  l'idéal,  la  pratique  à  la  théorie  :  donc  l'éducation 
sera  de  nouveau  publique,  dans  les  Considérations  sur 
le  gouvernement  de  Pologne.  Les  solutions  ont  changé 
parce  que  les  conditions  du  problème  changeaient. 

Il  faut  bien  regarder  la  nature  de  l'ouvrage  que 
Rousseau  compose,  le  caractère  de  la  fiction  ou  de  l'hy- 
pothèse initiale.  La  Critique  de  la  raison  purent  la  Cri- 
tique de  la  î^aison  pratique  sont  des  écrits  de  même 
ordre  ;  la  même  clef  les  ouvre.  Au  contraire,  le  Contrat, 
V Emile,  la  Nouvelle  Heloïse  sont  des  ouvrages  d'ordre  très 
divers  :  exposition  théorique,  roman  pédagogique,  ro- 
man de  passion  et  de  mœurs.  Le  Contrat  est  une  œuvre 
de  doctrine  abstraite,  située  tout  entière  dans  le  plan 
de  l'idéal.  La  Nouvelle  Héloïse  est  dans  le  plan  du  réel  : 
l'idéalisme  de  Rousseau  s'y  glisse  sous  forme  de  psy- 
chologie dans  les  caractères  des  personnages  qu'il  crée, 
mais  il  les  soumet  extérieurement  aux  conditions  de  la 


L  UNITE  DE  LA  PENSEE  DE  ROUSSEAU  20 

vie  ordinaire.  Emile  coupe  pour  ainsi  dire  les  deux 
plans  :  il  s'attache  à  la  réalité  par  la  considération  du 
monde  et  des  collèges,  d'où  se  tire  la  nécessité  de  l'isole- 
ment, et  cet  isolement  obtenu,  l'éducation  se  développe 
dans  l'idéal.  Ces  différences  de  structure  et  de  dessein 
commandent  des  différences  d'attitude  en  face  des  pro- 
blèmes moraux  et  sociaux  :  mais  au  travers  de  ces  diffé- 
rences, la  tendance  caractéristique  de  Rousseau  se  main- 
tient. 

L'incompatibilité  générale  qu'on  établit  entre  le  so- 
cialisme autoritaire  du  Contrat  et  l'individualisme 
anarchique  des  autres  œuvres,  n'est  qu'un  choc  de  for- 
mules. Si  l'on  repasse  de  la  logique  à  la  vie,  la  contra- 
diction s'efface.  Rousseau  est  individualiste,  réclame 
violemment  les  droits  de  l'individu,  dénonce  avec  une 
éloquence  virulente  l'injustice  tyrannique  des  lois  et  des 
gouvernements.  Mais  le  même  Rousseau  sait  bien  qu'il 
faut  vivre  en  société,  qu'il  faut  être  d'une  nation,  d'une 
patrie,  obéir  à  une  autorité,  à  des  règlements.  Il  se  ré- 
volte contre  l'organisation  sociale  qui  a  toujours  livré 
une  multitude  d'opprimés  à  la  discrétion  d'un  petit 
nombre  d'oppresseurs,  et  il  cherche  les  moyens  d'insti- 
tuer une  organisation  sociale  dans  laquelle  il  n'y  aura 
plus  ni  opprimés  ni  oppresseurs.  Tour  à  tour  il  s'enivre 
de  sa  colère  et  il  s'enchante  de  son  rêve.  Qu'y  a-t-il  là 
de  réellement  contradictoire  ? 

L'antinomie  de  la  liberté  et  de  Tégalité  —  cheval  de 
bataille,  pour  ne  pas  dire  dada^  de  certains  critiques  — 
n'est  réelle  que  si  on  considère  les  forts.  L'égalité  de 
tous  restreint  la  liberté  de  quelques-uns,  les  forts,  ceux 
à  qui  la  liberté  illimitée  donne  des  chances  illimitées 
de  succès  ou  de  jouissance.    Mais    si   on  considère  les 


■iG  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

faibles  —  et  ce  sont  les  faibles  que  Rousseau,  né  peu- 
ple et  demeuré  peuple,  aime  à  considérer  —  l'égalité 
est  la  garantie  de  la  liberté.  Elle  ne  vaut  rien  pour  le 
lion,  elle  est  précieuse  pour  les  chacals,  dirait  M.  de 
Gurel.  L'égalité  limite  les  chances  théoriques  et  accroît 
les  chances  pratiques  des  faibles.  L'égalité,  c'est  la  ligue 
des  faibles  pour  contenir  les  forts  ;  individus  ou  Etats, 
c'est  la  ligue  des  faibles  qui  leur  assure  le  maximum  de 
protection  et  de  liberté.  Le  fédéralisme  de  Rousseau 
n'est  que  la  traduction  en  droit  international  de  ses 
idées  de  démocratie  égalitaire. 

Mais  Rousseau  croyait-il  à  ses  idées  ?  Ne  les  a-t-il 
pas  en  plusieurs  occasions  rétractées  ? 

La  part,  une  fois  faite,  des  boutades  misanthropiques 
d'un  homme  fier  à  qui  le  zèle,  les  avances  et  les  com- 
pliments sont  suspects,  voici  ce  que  je  trouve  : 

Un  homme  timide,  effrayé  de  l'action,  hardi  dans  le 
rêve  et  dans  la  théorie,  et  qui  se  dérobe  aux  applica- 
tions; 

Un  esprit  imaginatif  et  constructeur  qui  garde  au 
travers  de  son  activité  idéale  des  intuitions  vives  et 
nettes  de  la  vie,  qui  sent  avec  effroi  la  complication  des 
problèmes  pratiques,  la  multiplicité,  l'entrecroisement, 
l'instabilité  des  données  dans  l'ordre  de  la  réalité,  et 
qui  frémit  dans  son  humanité  à  l'idée  des  conséquen- 
ces que  peuvent  avoir  les  erreurs  qu'on  commet  en 
travaillant,  comme  disait  la  grande  Catherine,  sur  la 
peau  des  hommes. 

De  là,  la  circonspection,  la  prudence,  la  modération 
conservatrice,  les  compromis  opportunistes,  les  cotes 
mal  taillées  entre  l'idéal  et  le  réel. 

De  là,  quand  il  s'agit  à.'Emile,  l'affirmation  qu'il  faut 


L  UNITÉ  DE  LA  PENSÉE  DE  ROUSSEAU  27 

en  prendre  tout  ou  rien'^  :  ce  tout^  c'est  l'esprit,  qui  dis- 
pense de  la  lettre.  Il  ne  faut  pas  choisir  dans  VEmile 
une  pratique  singulière  pour  défier  la  routine  des  con- 
temporains et  se  donner  un  renom  de  hardiesse  et  de 
liberté.  Il  ne  faut  pas  en  transporter  servilement  le  détail 
dans  la  pratique.  Il  faut  y  saisir  une  conception  du  but 
de  l'éducation,  du  rôle  de  l'éducateur,  de  la  nature  de 
l'enfant,  et  marcher  librement,  en  adaptant  la  méthode 
aux  données  réelles,  en  faisant  ce  qui  est  possible  selon 
la  position  de  la  famille,  ses  obligations  et  les  cir- 
constances. 

De  là,  quand  il  s'agit  de  politique,  l'attention  de 
Rousseau  à  tenir  compte  de  tout  le  passé  et  de  tout  le 
présent  des  Corses  et  des  Polonais,  des  institutions, 
des  mœurs,  de  l'esprit  des  deux  nations.  Il  ne  brusque 
rien,  il  ne  bouleverse  rien  ;  il  cherche  les  moyens  de 
redresser  doucement  toutes  les  parties  de  la  constitu- 
tion et  toutes  les  formes  de  la  vie  de  chaque  peuple.  Il 
est  le  moins  révolutionnaire  des  hommes. 

Ce  qu'on  appelle  ses  rétractations,  c'est  sa  persuasion 
que  la  politique  idéaliste  n'est  pas  aisée  à  réaliser  ;  que 
le  Contrat  social  est  très  difficilement  réalisable  dans 
une  vieille  et  grande  monarchie  comme  la  France,  moins 
difficilement,  mais  difficilement  encore  dans  une  petite 
cité  républicaine  comme  Genève.  On  se  moquerait  de 
lui  s'il  avait  cru  qu'il  suffit  de  promulguer  la  démocra- 
tie rationnelle  pour  la  faire  exister  :  on  lui  jette  la 
pierre  pour  avoir  vu  l'abîme  qui  sépare  la  théorie  de  la 
pratique.  Et  on  appelle  7^ét?^actation  les  cris  de  déses- 
poir qu'il  a  poussés  quand  il  a  vu  les  Genevois  substi- 

1  Lettre  à  l'abbé  M.,  Corr.,  édit.  Lefèvre,  t.  II.  SSg. 


28  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  .1.    .1.    ROUSSEAU 

tuer,  dans  un  régime  d'égalité,  la  t3'rannie  égoïste  d'une 
faction  à  la  saine  volonté  générale  du  corps  social. 

Je  dirai  un  mot  enfin  des  Confessions  :  sans  violence 
systématique,  on  peut  y  voir  un  effort  pour  montrer 
par  l'exemple  d'une  vie,  comment  chacun  de  nous  peut, 
dans  une  certaine  mesure,  revenir  à  la  nature,  rétablir 
en  lui-même  Tàme  naturelle  et  se  replacer  dans  les  con- 
ditions de  la  vie  naturelle.  Rousseau,  d'abord  dévié, 
altéré,  corrompu  par  la  société,  s'est  ressaisi  un  jour, 
a  restauré  en  lui  la  vertu  en  1752,  le  bonheur  en  1756, 
et  a  vécu,  depuis,  plus  en  homme  naturel  qu'en  homme 
civil,  non  sans  résistance  et  sans  vengeance  de  la  so- 
ciété qui,  ne  pouvant  le  refaire  méchant,  a  tenté  sou- 
vent de  le  faire  malheureux.  Entre  les  joies  de  son  en- 
fance et  de  son  adolescence,  tous  ses  moments  heureux 
de  l'âge  mùr  et  de  la  vieillesse  sont  des  abandons  à 
l'instinct  naturel,  des  jouissances  des  biens  naturels  : 
et  c'est  parce  qu'il  a  eu  la  chance,  qu'il  assure  à  Emile, 
d'être,  aux  premiers  temps  de  sa  vie,  livré  souvent  à  sa 
nature  et  à  la  nature,  que  la  société  n'a  jamais  pu  le 
gâter  tout  à  fait,  et  qu'il  a  pu  remonter  à  la  vertu  et  au 
bonheur. 

Voilà  comment  m'apparaît  l'œuvre  de  Rousseau  : 
très  diverse,  tumultueuse,  agitée  de  toute  sorte  de  fluc- 
tuations, et  pourtant,  à  partir  d'un  certain  moment, 
continue  et  constante  en  son  esprit  dans  ses  directions 
successives. 

Plus  d'un  lecteur  pensera  sans  doute  que  j'ai  moins  ré- 
solu que  confirmé  en  les  expliquant  quelques-unes  des 
contradictions  qu'on  reproche  à  Rousseau,  et  les  plus 
importantes.  C'est  possible  du  point  de  vue  de  la  logique 
pure.  Mais  mon  dessein  a  été  de  faire  sentir  que  le  point 


l'unité   de    la   pensée   de   ROUSSEAU  29 

de  vue  de  la  logique  pure  n'a  pas  de  valeur  ici,  qu'il  faut 
faire  descendre  toutes  ces  questions  de  la  sphère  de  la 
logique  pure  dans  le  monde  de  l'àme,  et  que  ce  qui, 
dans  l'abstrait,  peut  être  appelé  contradiction,  replacé 
dans  la   vie  intérieure,  n'a  plus  rien  de  contradictoire. 

Après  tout,  ces  attitudes  d'une  àme  large  et  passion- 
née qui,  saisie  tour  à  tour  de  deux  aspects  des  choses, 
les  affirme  successivement  avec  la  même  violence,  et 
ne  consent  pas  à  sacrifier  une  réalité  à  une  autre,  une 
vérité  à  une  autre,  ne  sont-elles  pas  préférables  à  l'é- 
troitesse  systématique  du  dialecticien  qui  ne  voit  qu'un 
principe  et  déroule  sa  déduction  unilatérale  sans  un 
regard  vers  la  réalité  et  la  vie  ?  Les  explosions  succes- 
sives de  Rousseau  illuminent  les  deux  côtés  opposés  de 
l'horizon.  11  fait  ainsi,  à  sa  manière  sentimentale,  l'é- 
quivalent de  ce  qu'avait  fait  Pascal  dans  son  affirma- 
tion simultanée  des  contraires,  de  ce  que  devait  faire 
Hegel  dans  sa  position  de  la  thèse  et  de  l'antithèse. 

Il  est  vrai  que  Rousseau  ne  fait  pas  d'ordinaire  la  syn- 
thèse, et  qu'il  ne  nous  laisse  pas  toujours  le  sang-froid 
nécessaire  pour  la  faire.  Et  je  touche  ici  à  la  vraie,  à  la 
profonde  et  ineffaçable  contradiction  de  Rousseau.  • 

Cet  homme  a  un  baromètre  sentimental  d'une  déli- 
catesse extrême  et  dont  les  variations  sont  brusques, 
incessantes,  énormes.  Tour  à  tour  exalté,  déprimé,  en- 
thousiaste, haineux,  rêveur  idyllique  ou  révolté  amer, 
il  envenime  ou  il  enflamme  de  sa  passion  toutes  ses 
idées.  Mais,  naturellement,  c'est  dans  ses  reprises  de 
bon  sens,  dans  ses  intuitions  réparatrices  du  réel,  que 
le  flot  de  passion  s'apaise  :  il  arrive  donc  par  nécessité 
que  chez  lui,  ce  qui  lutte,  ce  qui  condamne,  ce  qui  dé- 
nonce, ce  qui  indigne  et  soulève,  est  incomparablement 


3o  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J,    ROUSSEAU 

plus  fort,  plus  séducteur  que  ce  qui  retient,  modère  ou 
absout. 

Ses  déclarations  de  guerre  à  la  société,  ses  anathè- 
mes  à  la  propriété  et  aux  riches,  sa  proclamation  des 
haines  de  classe,  ses  appels  à  la  lutte  des  classes,  son 
âpre  accent  égalitaire,  sa  radicale  indiscipline,  son 
amour-propre  immense  jusqu'à  l'insociabilité,  font  une 
autre  impression  sur  les  lecteurs  que  ses  retours  de 
prudence  réaliste,  ses  considérations  des  possibilités, 
ses  conseils  de  discrétion  ou  de  résignation  et  toute  sa 
sagesse  d'application.  Ce  n'est  pas  uniquement  la  faute 
des  lecteurs  du  Discours  sur  l'inégalité,  si  on  n'y  en- 
tend pas,  dans  cette  orchestration  orageuse  des  senti- 
ments de  révolte,  la  petite  chanson  calmante  qui  dit  l'im- 
possibilité du  retour  à  Tétat  de  nature  et  qui  persuade 
la  soumission  aux  lois.  La  vraie  pensée  de  Rousseau 
se  dégage  pour  le  critique  de  sang-froid  qui  l'étudié  pa- 
tiemment :  mais  les  réactions  du  lecteur  sont  plus  brus- 
ques, plus  spontanées,  plus  rapides.  II  ne  se  forme 
pas  en  lui  une  image  réduite  et  fidèle  de  l'auteur  ;  son 
esprit  n'est  «  impressionné  »  que  par  les  reliefs  accen- 
tués et  les  lueurs  fulgurantes. 

Le  résultat,  c'est  que  l'écrivain  est  un  pauvre  homme 
rêveur  et  timide  qui  ne  s'approche  de  l'action  qu'avec 
effroi,  en  prenant  toutes  sortes  de  précautions,  et  qui 
entend  les  applications  de  ses  doctrines  les  plus  auda- 
cieuses de  façon  à  rassurer  les  conservateurs  et  satis- 
faire les  opportunistes.  Mais  l'œuvre,  elle,  se  détache 
de  l'auteur,  vit  de  sa  vie  indépendante,  agit  par  ses 
propriétés  intrinsèques  ;  et  toute  chargée  d'explosifs 
révolutionnaires,  neutralisant  les  éléments  de  modéra- 
tion et  de  conciliation  que  Rousseau  y  a  mis  pour  se 


l'unité   de   la   pensée   de   ROUSSEAU  3l 

satisfaire,  elle  exaspère,  elle  révolte,  elle  allume  les  en- 
thousiasmes et  irrite  les  haines,  elle  est  mère  de  vio- 
lence, source  d'intransigeance,  elle  lance  les  âmes  sim- 
ples qui  se  livrent  à  son  étrange  vertu,  dans  la  pour- 
suite éperdue  de  l'absolu,  d'un  absolu  qui  se  réalise 
aujourd'hui  par  l'anarchie,  et  demain  par  le  despotisme 
sociale 

Ce  contraste  de  l'œuvre  et  de  l'homme,  qu'on  appel- 
lera contradiction,  si  Ton  veut,  il  ne  faut  pas  essayer  de 
voiler  cela  :  car  cela,  c'est  Rousseau  même. 

Gustave  Lanson. 


1  Changement  de  point  de  vue  plutôt  que  contradiction,  au  fond. 
Car  l'anarchiste  n'est-il  pas  à  l'ordinaire  un  candidat  au  despotis- 
me ?  Jamais  on  ne  vit  officier  plus  indiscipliné  que  le  lieutenant  Bo- 
naparte. La  même  violence  de  personnalité  qui  fait  qu'on  rejette  le 
frein  des  lois  pour  soi,  mène  à  imposer,  dès  qu'on  le  peut,  le  frein  de 
sa  volonté  aux  autres,  si  bien  qu'anarchie  et  despotisme  sont  peut  être 
moins  des  absolus  contradictoires  qui  s'excluent  que  des  relations  suc- 
cessives qui  s'ordonnent  fort  aisément:  la  réalisation  simultanée  même 
n'est  pas  impossible.  Napoléon  faisait  des  lois  et  n'en  reconnaissait  pas,  et 
cela  au  même  instant  précis  (mort  du  duc  d'Enghien,  déchéance  des  Bour- 
bons d'Espagne,  etc.)  Et  combien  de  chacals,  dans  les  monarchies  cons- 
titutionnelles ou  les  républiques  parlementaires,  sont  toujours  portés  à 
se  croire  lions,  et  à  abolir,  dès  qu'ils  le  peuvent,  le  pacte  d'égalité  ? 
Psychologiquement,  cette  contradiction  est  le  pli  naturel  de  l'étofte 
humaine. 


L'INFLUENCE  DE  J.  J.  ROUSSEAU 
AU  XVIir  SIÈCLE' 


^^^ES  générations  successives  façonnent  sans 
cesse  les  oeuvres  de  génie  à  leur  mesure. 
J.  J.  Rousseau  n'a  pas  échappé  à  cette 
nécessité.    Les   lecteurs  du  XVIIP  siècle 

l'ont  aimé   à   travers   eux-mêmes.  Or  ils  n'étaient  pas 

exactement  ce  que  l'on  croit. 


Ils  attendaient  Jean-Jacques'  tout  d'abord,  ou  du 
moins  ils  désiraient  ce  qu'il  précise  et  ce  qu'il  exalte. 
Rousseau,  dit  Brunetière,  fut  une  «  cause  perturba- 
trice »  ;  les  mœurs  qu'il  troubla  étaient  parcourues  de- 
puis longtemps  par  de  profonds  remous. 

Tous  les  sujets  que  choisit  Rousseau  sont  exacte- 
ment des  sujets  d'actualité;  ce  sont  ceux  qu'imposent, 
pour  ainsi  dire,  les  curiosités  des  salons  et  les  engoue- 

1  Les  Annales  J.  J.  Rousseau  ont  pensé  qu'à  côté  des  études  qui 
apportent  des  documents  nouveaux,  il  convenait  de  publier  des  travaux 
qui  résument  les  résultats  acquis.  Presque  tous  les  faits  et  textes  qui 
appuient  ce  chapitre  ont  leurs  références,  pour  la  France,  dans  nos 
études  antérieures  et  dans  l'ouvrage  de  M.  E.  Champion;  pour  l'étran- 
ger, dans  les  livres,  brochures,  articles  les  plus  autorisés.  En  principe, 
nous  arrêtons  notre  XVIII»  siècle  à  lySg. 


34  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU  -U^aj^W.   . 

ments  académiques.  Les  deux  Discours  sont  des  ques- 
tions de  l'Académie  de  Dijon.  C'est  l'article  de  d'Alem- 
bert  dans  Y  Encyclopédie  qui  suscite  la  Lelty^e  sur  les 
spectacles  ;  la  polémique  de  Jean-Jacques  ne  fait  qu'y 
prolonger  des  querelles  obstinées  ;  depuis  Nicole,  Bos- 
suet  et  le  prince  de  Conti,  cinquante  ouvrages,  brochu- 
res ou  articles  allèguent  les  Pères,  la  morale  et  la  vie 
pratique  pour  justifier  le  théâtre  ou  le  vouer  aux  pires 
malfaisances.  De  1730  à  lySS  la  bataille  est  toujours 
.;^harnée;  en  1766,  Desprez  de  Boiss}'  commence  des 
Lettres  sur  les  spectacles  qui  seront  trois  fois  rééditées. 
La  Nourelle-Héloïse  est  un  roman  :  elle  s'accorde  avec  ^ 
cette  frénésie  romanesque  qui,  de  1740  à  1760,  publie  j  J^J^ 
ou  réédite  un  millier  de  romans;  c'est  un  roman  par^  ^j 
lettres;  la  Clarisse  et  la  Paméla  de  Richardson  sont  \  ■  K^ 
ainsi  des  aventures  épistolaires,  et  l'on  sait  qu'elles,y' 
firent  oublier  Marivaux  avec  Duclos,  M™^  de  Tencin 
avec  M'"^  de  Villedieu.  «  Du  temps  de  mon  père,  dit 
Jean-Jacques,  les  jeunes  gens  ne  parlaient  dans  leurs 
conversations  que  de  législation,  des  moyens  d'établir 
ou  de  réformer  les  sociétés  »  ;  les  fils  ont  gardé  les 
mêmes  goûts  que  les  pères  ;  avant  le  Contrat  social^ 
Grotius,  Pufendorf,  Jurieu,  Burlamaqui  sont  des  livres 
classiques,  Montesquieu  a  publié  en  1748  V Esprit  des 
Lois;  Gournay  meurt  en  1760.  Tous  ceux  qui  se  pas- 
sionnent pour  le  destin  des  sociétés  s'accordent  égale- 
ment pour  préparer  l'avenir  et  réformer  l'éducation. 
Locke,  M'"^  de  Lambert,  Rollin,  Crousaz  et  dix  autres 
ont  proposé  des  sagesses  ou  des  audaces  qui  sont  célè- 
bres ;  de  1750  à  1700,  Turgot,  la  Condamine,  Duclos, 
Bonnet,  Helvétius,  M'"*  de  Beaumont,  etc.,  publient 
quelques  trente  ouvrages,    articles   ou   brochures  pour 


l'influence  de  J.   J.    ROUSSEAU  33 

plier  les  esprits  jeunes  à  des  disciplines  qui   soient  fé- 
condes. 

L'influence  de  Rousseau  a  d'ailleurs  trouvé  d'autres 
prises  que  les  curiosités  des  polémiques.  Le  «  Rous- 
seauisme  »  a-t-on  dit,  est  moins  dans  la  matière  que 
d^s  la  manière  ;  «  il  n'a  rien  créé,  il  a  tout  enflammé». 
Avant  lui  pourtant,  il  y  avait  des  âmes  déjà  frémissan- 
tes et  des  lueurs  éclatantes  d'incendie. 

L'esprit,  disait,  en  1725,  le  Bernois  Murait,  est  «un  /) 
éternel  sujet  de  ridicule  pour  la  France».  On  commen-  // 
çait,  en  lySo,  à  penser  à  Paris  comme  à  Berne.  Les 
«  beaux»,  les  «  fats  »,  les  «  petits  maîtres»  et  les  gens 
du  «  bel  air  »  ne  traînent  plus  tous  les  coeurs  après  eux. 
«Vivre  sans  passions,  écrit  M"^®  de  Puisieux  (lySo), 
c'est  dormir  toute  sa  vie.  »  Helvétius  mène  ses  dialec- 
tiques vers  les  mêmes  conclusions  :  «  De  la  supériorité 
d'esprit  des  gens  passionnés  sur  les  gens  sensés  —  que 
l'on  devient  stupide  dès  qu'on  cesse  d'être  passionné». 
Les  héros  de  roman  sont  très  persuadés  de  ces  vérités. 
Dans  un  roman,  dit  Baculard  d'Arnaud  (lySi),  «on  ne 
veut  presque  point  d'esprit  ;  son  langage  est  trop  éloi- 
gné de  celui  du  cœur».  Le  coeur  a  des  joies  secrètes 
qu'ignorent  les  vaines  satiétés  de  la  galanterie  :  «  Lu- 
mière divine,  guide  sûr  et  éclairé,  doux  lien  des  cœurs, 
sentiment,  que  n'ai-je  plutôt  connu  tes  charmes... 
C'est  du  bon  ton  de  te  proscrire,  et  tu  es  la  source  de 
la  vraie  volupté.  »  Aussi  M.  de  Bastide  après  M.  de 
Bibiena,  Baculard  après  Thibouville,  M.  de  la  Place 
après  M"^^  Riccoboni  se  mettent  en  quête  des  vraies  vo- 
luptés. 

S'ils  n'y  gagnent  guère  l'indulgence  des  critiques,  ils 
y  conquièrent  du  moins  les  lecteurs   qui  relurent  sans 

\ 


36  ANNALES   DE    LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

lassitude  leurs  romans.  Ils  leur  apportaient  les  angois- 
ses délicieuses  que  nous  donnent  les  tempêtes  du  cœur  ; 
avant  les  Saint-Preux,  et  les  René  et  les  Indiana,  ils 
ont  été  frénétiques  et  désespérés.  Le  comte  de  Bar- 
bazan  aime  M"®  Dumesnil  qui  le  repousse,  car  un  autre 
a  conquis  son  amour  :  a  la  fureur,  le  dépit,  la  dou- 
leur, s'unissaient  pour  le  déchirer.  Il  la  menaçait,  il 
l'accablait  des  reproches  les  plus  durs  ;  un  moment 
après  il  lui  demandait  pardon  ;  ses  larmes  le  suffo- 
quaient, et  la  tendre  douceur  qu'il  trouvait  à  les  ré- 
pandre suspendait  son  tourment  pour  quelques  ins- 
tants». Le  destin  prodigue  à  ce  cœur  «aussi  violent 
que  tendre  »  ces  amères  délices.  La  comtesse  de  Bar- 
bazan  meurt.  Le  comte  est  libre.  Il  retrouve  M"^  Du- 
mesnil :  elle  est  mariée!  «Je  ne  puis  souhaiter  lai 
mort;  le  poison  qui  me  dévore  m'est  encore  cher;  jei 
trouve  une  sorte  de  douceur  funeste,  un  certain  charme 
indéfinissable  dans  le  seul  bien  d'aimer».  Mais  la  mort 
a  pitié  de  lui.  La  passion  ruine  son  corps  après  son 
àme.  Il  meurt.  C'est  un  «  malheur  bien  à  craindre 
qu'une  «grande  passion  pour  une  âme  trop  tendre  et 
trop  sensible  ».  C'est  un  malheur  pourtant  où  l'on  sa- 
voure des  émois  généreux  et  chers  :  Baculard  brûle  de 
les  faire  connaître.  M.  de  la  Bédoyère  a  épousé,  par 
amour,  une  actrice,  M"<^  Sticcoti.  Mais  le  blason  des 
la  Bédoyère  est  souillé  par  cette  aventure.  Le  père 
plaide  pour  qu'on  casse  le  mariage.  Baculard  connaît, 
comme  ses  contemporains,  le  débat  qui  fut  célèbre.  Il 
a  saisi  sa  plume  de  romancier.  «  La  situation  de  M.  de 
la  Bédoyère  m'a  donc  attendri;  mes  pleurs  ont  coulé; 
je  me  suis  senti  comme  emporté  par  des  mouvements 
pressants,  dont  je  n'ai  point  été  le  maître,  par  ces  trans- 


l'influence   de  J.    J.    ROUSSEAU  87 

ports  qu'on  peut  nommer  l'enthousiasme  du  sentiment, 
le  génie  du  cœur».  Le  génie  du  cœur  lui  a  fait  com- 
prendre rinvincible  attrait  des  orages  désirés.  «  Il  est 
des  voluptés  de  tout  genre,  des  douleurs  qui  ont  leurs 
charmes,  leurs  transports,  leurs  délices.  Qu'il  est  de 
plaisirs  pour  les  âmes  sensibles...  Que  les  yeux  d'une 
amante  sont  ravissants,  adorables,  lorsqu'ils  sont  cou- 
verts de  larmes  !  Le  cœur  s'y  baigne  tout  entier  et  avec 
une  volupté  inconnue  des  amants  ordinaires.  » 

Les  amants  qui  ne  sont  pas  du  commun  savent  goû- 
ter autre  chose  que  les  chères  tortures  des  passions  in- 
quiètes. Rousseau,  ce  n'est  pas  seulement  Saint-Preux 
séparé  de  Julie  et  qui  pense  au  suicide,  c'est  encore 
l'harmonie  mystérieuse  «  des  émotions  légères  et  dou- 
ces »  ;  c'est  la  vie  secrète  des  solitudes  et  du  silence, 
c'est  la  rêverie  et  la  mélancolie.  «  Un  des  sujets  favo- 
ris des  conversations  mondaines,  écrit  Saint-Preux, 
c'est  le  sentiment...  mais  c'est  le  sentiment  mis  en 
grandes  maximes  générales  et  quintessencié  par  tout  ce 
que  la  métaphysique  a  de  plus  subtil  ».  A  vrai  dire  les 
héros  de  roman  en  connaissent  un  autre,  avant  même 
l'aventure  du  «  précepteur  et  de  la  Suissesse». 

«On  en  lit  190  pages  en  fondant  en  larmes»;  c'est 
l'avis  de  M"^  Aïssé  quand  elle  parle  des  Mémoires  d'un 
Jiomme  de  qualité.  Les  héros  de  Prévost  ont  justifié  à 
l'occasion,  avant  Clarisse  ou  Paméla,  les  larmes  d'une 
tendre  demoiselle  Aïssé.  «  Le  cœur  d'un  malheureux, 
dit  Cleveland,  est  idolâtre  de  sa  tristesse...  je  continue 
d'écrire  pour  nourrir  ma  tristesse  et  pour  en  inspirer  à 
tous  les  cœurs  sensibles».  «Chère  et  délicieuse  tris- 
tesse... »  ce  n'est  pas  encore  Saint-Preux  qui  parle, 
mais  ce  serait  tel  personnage  de  M.  de  Bibiena  qui  pro- 


38  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

mène  au  Bois  de  Boulogne  «  sa  mélancolie  ordinaire  »  ; 
ce  serait  la  Cécile  de  M.  de  la  Place  qui  lève  vers  le 
ciel  des  yeux  humides,  ce  serait  Miledi  B.  et  son  père 
qui  nous  content,  en  1760,  des  aventures  où  se  précise 
déjà  curieusement  tout  ce  qui  fera  le  succès  du  roman 
de  Jean-Jacques.  «  La  tristesse  est  une  passion  qui  a 
ses  douceurs  ;  Tàme  s'y  livre  avec  une  sorte  de  volupté 
qui  Tarrache  à  tout  ce  qu'on  voudrait  lui  proposer  pour 
l'en  distraire».  Pour  ne  pas  s'en  distraire,  le  père  de 
Miledi  B.,  chassé  de  France  par  la  persécution  reli- 
gieuse, s'est  réfugié  en  Ecosse  après  la  mort  de  sa  femme. 
Il  habite  «  sur  le  bord  de  la  mer  une  grotte  pratiquée 
par  les  mains  de  la  nature,  dans  un  rocher  élevé,  et 
qui  semblait  fait  pour  le  cacher  à  tout  l'univers.  L'hor- 
reur de  ce  séjour,  la  sombre  mélancolie  qu'il  inspirait 
avaient  plus  de  charmes  pour  mon  père  que  le  paysage 
le  plus  riant  et  le  plus  varié...  une  vaste  mer  dont 
l'immensité  avait  je  ne  sais  quoi  d'effrayant...  de  hau- 
tes montagnes  qui  semblaient  se  perdre  dans  les  nues, 
de  sombres  forêts  où  les  rayons  du  soleil  n'avaient  ja- 
mais pénétré  ;  les  cris  sinistres  des  oiseaux  de  proie  ». 
Mais  bientôt  cette  Thébaïde  s'ouvre  sur  une  Arcadie. 
Miledi  B.  grandit  entre  les  mains  de  son  père  et  de  la 
nature.  Et  la  nature  l'emplit  de  langueurs  et  de  trou- 
bles ;  elle  s'aventure  au  delà  des  rochers  sourcilleux  et 
des  sombres  forêts.  Dans  une  prairie,  au  bord  d'un 
ruisseau,  cette  Chloé  rencontre  Daphnis  :  «  ô  nature, 
s'écria  mon  père  avec  un  profond  soupir,  tu  l'emportes 
sur  moi  ». 

Même  on  ébauche  dans  sa  vie  ce  que  l'on  demande 
aux  fictions  romanesques.  Théophile,  Saint-Amant, 
Tristan,    de   Villiers    et    d'autres    avaient    assurément 


l'influence   de   .1.   .1,   ROUSSEAU  3 9 

goûté,  dès  le  XVII"  siècle,  les  plaisirs  silencieux  du 
rêve  et  de  la  solitude.  Ils  étaient  gens  de  lettres  cepen- 
dant et  l'artifice  littéraire  pouvait  se  mêler  à  ce  qu'ils 
demandaient  à  la  nature.  Les  Mémoires  et  les  Corres- 
pondances du  XVIIP  siècle  pourraient  nous  apprendre 
qu'on  a  cherché,  avant  1 760,  les  voluptés  secrètes  du 
cœur,  sans  le  dessein  de  les  mettre  en  rimes.  M"*^  de 
Richelieu,  qui,  plus  tard,  s'attachera  à  Rousseau  de 
toute  son  âme,  a  vécu  le  meilleur  de  ses  joies  d'en- 
fance dans  les  bois,  les  landes  désertes,  les  ruines  et  les 
ronces  où  se  cache  le  monastère  du  Trésor.  Chez  M.  de 
Ternan,  M"^^  d'Epinay,  avant  de  connaître  Jean-Jac- 
ques, goûte  ((  les  plus  beaux  bois  du  monde,  des  pro- 
menades solitaires».  Le  prince  de  Croy  oublie  parfois 
les  intrigues  patientes  et  les  succès  galants  qui  font  le 
prix  de  la  vie  de  cour.  Il  va  chercher  à  son  Ermitage 
le  «  plaisir  aussi  pur  que  doux  de  l'aurore  »  et  celui  de 
dîner  au  clair  de  lune  tandis  qu'un  valet  sonne  du  cor 
dans  le  lointain.  En  1737,  l'abbé  Coyer  traverse  le 
Mont-Cenis  :  neiges,  sommets  farouches,  ciel  profond, 
horizons  infinis  le  plongent  «  dans  une  sorte  de  rêverie 
si  douce,  si  voluptueuse  »  que  le  souvenir  est  vivant 
encore  après  plus  de  quarante  ans. 


Ainsi  avant  la  Nouvelle-Héloise^  et  même  avant  1730, 
toute  sortes  de  lassitudes  et  d'engouements  préparent 
son  influence.  On  se  donne  aux  a  délices  du  sentiment» 
et  Ton  aspire  aux  «grands  ébranlements  de  l'âme».  Il  a 
suffi  parfois  de  les  suivre  pour  aimer  et  créer  sans  Rous- 
seau ce  que  Rousseau  n'a  fait  qu'accueillir  et  confirmer. 


40  ANNALES   DE   LA   SOCIETE  J.   J.    ROUSSEAU 

Jean-Jacques  n'est  plus  guère  pour  nous  le  philoso- 
phe qui  vanta  les  sagesses  des  Caraïbes,  les  vertus  de 
l'ignorance  et  le  devoir  d'allaiter  ses  enfants.  Mais  son 
souvenir  hante  invinciblement  les  joies  qui  nous  sont 
restées  les  plus  chères  ;  c'est  lui  que  nous  retrouvons 
sur  le  bord  transparent  des  lacs  et  dans  le  silence  har- 
monieux des  bois.  Nous  oublions  aisément  qu'il  mé- 
prisa les  bibliothèques  et  les  comédiens  et  qu'il  crut  au 
Vicaire  Savoyard  ;  mais  Clarens,  Vevey,  le  lac  de 
Bienne  et  les  promenades  solitaires  sont  immortelles. 
Nous  voulons  qu'il  ait  révélé  la  nature  :  ses  contem- 
porains n'en  ont  rien  cru. 

Les  peintres  ne  l'avaient  pas  attendu  pour  goûter 
autre  chose  que  les  géométries  des  jardins  français. 
«  Le  grand  paysagiste,  écrit  Diderot,  a  son  enthousiasme 
particulier,  c'est  une  espèce  d'horreur  sacrée.  Ses  an- 
tres sont  ténébreux  et  profonds  ;  ses  rochers  escarpés 
menacent  le  ciel  ;  les  torrents  en  descendent  avec  fra- 
cas ;  ils  rompent  au  loin  le  silence  auguste  de  ses  fo- 
rêts... Si  j'arrête  mon  regard  sur  cette  mystérieuse  imi- 
tation de  la  nature,  je  frissonne  ».  Les  frissons  roman- 
tiques furent  rêvés  avant  Diderot.  De  1708  à  1737  des 
théoriciens  comme  Piles,  Lacombe  et  Pernety,  se  trans- 
mettent les  règles  du  paysage.  Ils  s'attendrissent  sur  le 
«  paysage  pastoral  »  et  sur  les  Tempes  où  sourit  le 
mensonge  des  idylles  ;  mais  ils  s'exaltent  aussi  pour  le 
«paysage  héroïque»,  les  «accidents  extraordinaires... 
les  rochers,  les  torrents,  les  montagnes,  les  fabriques, 
quand  même  elles  seraient  gothiques  ou  qu'elles  paraî- 
traient à  moitié  ruinées  ».  L'œuvre  des  Watteau,  des 
Pater,  des  Lancret  eux-mêmes  et  celle  d'Eisen  ou  de 
Cochin  pourraient  illustrer  la   doctrine,  Joseph  Vernet 


^ 


L  INFLUENCE   DE  .1.    J.    ROUSSEAU  41 


surtout,  dès  lySo,  mit  à  la  mode  les  horreurs  sacrées, 
torrents  furieux,  antres  sombres,  montagnes  farouches, 
cascades  tragiques  et  mers  écumantes  où  roulent  les 
naufragés.  Il  a  travaillé  pour  le  profit  comme  pour  son 
art,  et  pour  le  plaisir  des  acheteurs  comme  pour  son 
plaisir  de  peintre.  Il  a  noté  naïvement  sur  son  carnet 
les  commandes  des  bourgeois,  gens  de  finance  et  gens 
du  monde  qui  méditaient  d'orner  leurs  salons:  «  deux 
paysages  avec  des  cascades,  rochers,  troncs  d'arbre, 
quelques  ruines...  une  tempête  bien  horrible...  des  cas- 
cades avec  des  eaux  troubles,  des  rochers,  troncs  d'ar- 
bre, et  un  pays  affreux  et  sauvage  ».  On  les  goûta  d'ail- 
leurs autrement  qu'en  peinture  et  dans  le  cadre  des 
panneaux  dorés. 

Kent  et  Brown  en  Angleterre,  de  1720  à  1740,  avaient 
substitué  au  jardin  de  Le  Nôtre  les  caprices  calculés 
des  Jardins  anglais.  Les  Français,  avant  Rousseau,  se 
lassèrent  eux  aussi  des  arbres  taillés  et  des  miroirs 
d'eau.  Huet,  Montesquieu,  l'abbé  Leblanc  et  d'autres 
se  sont  épris  de  la  «  nature  sans  déguisement  »  et  des 
âpres  solitudes  de  Fontainebleau.  Une  lettre  du  F.  Atti- 
ret  (1749),  un  livre  de  Chambers  (1757)  révélèrent  qu'au 
delà  des  mers  les  Chinois  savaient  se  ménager  les  sur- 
prises des  ((  passages  tournants,  scènes  changeantes, 
transitions  subites,  frappantes  oppositions  de  formes, 
de  couleur  et  d'ombre».  Ces  jardins  anglais,  chinois, 
anglo-chinois,  l'architecte  Blondel,  Tabbé  Laugier,  le 
poète  Gouges  de  Cessières,  d'autres  encore  les  accueil- 
lent et  les  dessinent  avant  Rousseau.  Leur  cœur  ne  se 
donne  qu'aux  bois  et  aux  champs  «où  le  fer  ni  la  main 
n'ont  osé  déranger  les  lois  de  la  nature».  Julie  d'E- 
tanges  dessine,  elle  aussi,    son   Elysée    pour   qu'on  y 


42  AXXALES    DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   .T.    ROUSSEAU 

trouve  non  les  froids  calculs  des  hommes,  mais  l'illu- 
sion de  la  nature  spontanée  et  vivante.  Pourtant,  tout 
le  mouvement  des  Jardins  anglais  se  prolonge  et  se 
précipite  sans  qu'on  songe  à  Jean-Jacques  ni  à  Julie. 
Les  lecteurs  de  la  Nonvelle-Héloïse,  les  critiques  qui 
l'ont  jugée,  les  dessinateurs  de  jardins,  les  théoriciens 
de  la  nature  «  romantique  »  qui  entassent  brochures  sur 
traités  et  cascades  sur  rochers,  n'ont  presque  jamais 
parlé  de  cette  chimère  agreste  où  Rousseau  s'attarde 
avec  délices.  Avant  lui,  comme  après  lui,  on  goûte  de 
plus  audacieuses  libertés.  L'El3'sée  est  une  solitude 
étroite.  Morel,  Girardin,  Hirschfeld,  Whately  et  vingt 
autres  révèlent,  bien  mieux  que  Julie,  tout  ce  que  la 
nature  renferme  de  voluptés  changeantes  et  profondes: 
roches  dressées,  cascades  orageuses,  futaies  séculaires, 
ruines  tragiques,  horizons  qui  s'enfuient,  moulins  qui 
se  penchent  sur  l'eau  rapide,  étangs  sous  les  clairs  de 
lune,  landes  et  «déserts»  où  frémissent  les  bouleaux 
dans  les  bru3'ères,  c'est  tout  cela  qu'on  aima  bien  plus 
que  les  sentiers  étroits  et  les  bosquets  jaloux  de  Clarens. 
Assurément  Saint-Preux  fit  la  fortune  soudaine  des 
Alpes  suisses.  C'est  par  la  Nouvelle-Héloïse  et  par  elle 
seule  qu'on  commence  à  goûter  les  «horreurs»  des 
cimes  sourcilleuses.  Tous  ceux  qui  vinrent  les  premiers 
à  Vevey,  à  Meillerie,  à  Neuchàtel,  à  Grindelwald,  nom- 
ment Rousseau  et  ses  héros;  les  témoignages  sont  una- 
nimes. Mais  il  y  a  rencontre  autant  qu'intluence.  L'a- 
venture de  Julie  au  pays  de  Vaud  fut  le  prétexte  et  non 
la  raison  profonde.  En  Suisse  même,  Jean-Jacques 
resta  toujours  pasteur  d'Arcadie.  Son  rêve,  ce  fut  le 
chalet  près  du  lac,  avec  l'ami  et  l'épouse  que  l'on  aime. 
Il  a  traversé,  sans   s'en   souvenir,   la  montagne  déserte 


l'influence    de  J.    J.    ROUSSEAU  /\.3 

et  les  neiges  éternelles.  Tout  de  suite,  on  dépassa  les 
pentes  vertes  et  les  vallées  souriantes  où  ses  chimères 
s'étaient  enfermées.  On  voulut  les  silences  souverains 
et  les  solitudes  exaltées  des  cimes  glacées.  Loin  de  Cla- 
rens,  de  Vevey,  du  lac  de  Bienne,  on  suivit  Deluc, 
Bourrit  et  surtout  Ramond.  On  leur  demanda  les 
ivresses  des  horizons  infinis,  des  neiges  sans  limites, 
des  cieux  plus  profonds  d'être  plus  limpides. 

Jean-Jacques  ne  fut  pas  non  plus  celui  qui  révéla  le 
goût  du  sombre  et  l'appétit  des  secousses  violentes. 
S'il  aima  Shakespeare,  et  s'il  fut  un  persécuté,  s'il 
chercha  des  retraites  sauvages,  ce  fut  pour  obéir  à  sa 
folie,  non  à  ses  désirs.  Saint-Preux,  sans  doute,  est  de 
ceux  que  leur  cœur  consume  et  qui  promènent  sur  le 
lac  nocturne  la  pensée  du  crime  d'amour  et  du  suicide. 
Mais  c'est  par  la  cruauté  des  destins,  non  par  la  pente 
même  de  sa  passion  ;  pour  lui  et  pour  Julie  le  bonheur 
est  dans  les  chalets  des  laitières,  dans  la  paix  domesti- 
que et  réglée  d'un  château  de  Clarens.  Si  Jean-Jacques 
fut  un  errant,  il  ne  fut  pas  non  plus  un  inquiet  ;  «  dro- 
momane»,  si  l'on  veut,  mais  ses  goûts  et  sa  pensée  ont 
toujours  cherché  les  mêmes  horizons  !  le  présent  lui 
suffisait  puisqu'il  peut  donner  le  bonheur  rustique  et 
la  sérénité  de  ces  tâches  qui  s'enferment  dans  les  ver- 
gers, les  vendanges,  les  veillées  où  l'on  teille  le  chan- 
vre ;  il  n'eut  besoin  ni  du  moyen-âge,  ni  de  la  cheva- 
lerie, ni  des  abbayes  ruinées,  ni  des  tombeaux.  On  y 
vint  sans  lui,  par  le  progrès  spontané  des  curiosités, 
par  les  Tombeaux  ou  le  Temple  de  la  mort,  de  Feutry, 
par  l'influence  grandissante  de  Shakespeare  et  du  «  feu 
sombre  »  de  l'âme  anglaise,  par  les  «  tristesses  sépul- 
crales »  des  Nuits  d'Young.  C'est  eux  que  l'on  nomme, 


44  ANNALES   DE   LA    SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

non  Rousseau,  quand  on  aspire  aux  terreurs  délicieuses 
et  aux  surprises  violentes  des  contrastes.  On  songe  à 
Rousseau  parfois  pour  les  «  fabriques  »  des  jardins  ro- 
mantiques. Mais  c'est  un  chalet  qu'on  lui  dédie,  ou  un 
ermitage,  non  les  ruines  qui  n'évoquent  que  les  temps 
«gothiques»,  non  les  tombeaux  qui  sont  pour  Hamlet, 
non  les  cavernes  qui  sont  pour  Young. 

Jean-Jacques,  le  «  tendre  Jean-Jacques  »,  n'inspira 
pas  au  XVIIP  siècle,  les  politiques  violentes  plus  que 
les  paysages  tourmentés.  On  a  répété  volontiers,  avant 
Taine,  comme  après  lui,  que  toutes  les  fureurs  de  la 
Révolution  grondaient  déjà  dans  le  Contrat  social.  Elles 
y  étaient  peut-être,  mais  le  XVIIP  siècle  ne  les  a  point 
vues.  De  ce  livre  redoutable,  c'est  à  peine  si  l'on  parle 
avant  1789.  «C'est  le  meilleur  de  ses  ouvrages»,  écrit 
un  correspondant  à  M.  de  Mopinot.  Mais  Mopinot  n'est 
pas  de  son  avis  ;  il  semble  bien  qu'on  jugea  comme 
lui.  Parmi  les  colères,  les  ironies,  les  exaltations  et  les 
ivresses  qui  accueillent  et  insultent  la  Noiivelle-Héloïse, 
ou  VEmile,  ou  les  Lettres  de  la  Montagne,  c'est  à  peine 
si,  de  loin  en  loin  on  s'arrête  à  causer  paisiblement  du 
Contrat  social.  «  On  retrouve  partout  la  base  et  les  dé- 
tails de  son  Contrat  social  y).,  écrit  Diderot.  C'est  pour- 
quoi, sans  doute,  on  lit  sans  inquiétude,  quand  on  le  lit, 
ce  livre  où  l'on  a  voulu  voirie  bréviaire  du  Terrorisme. 
Il  faut  dépouiller  cinq  cents  catalogues  de  bibliothèques 
du  XVIIP  siècle,  où  Ton  trouve  cent  quatre-vingt-cinq 
exemplaires  de  la  Nom^elle-Héloïse  pour  rencontrer  un 
exemplaire  de  ce  livre  que  l'on  tolérait  en  France  et 
qui  ne  fut  condamné  à  Genève  que  par  des  querelles 
de  politique  genevoise.  Sans  doute  Mirabeau,  Louvet, 
Brissot,  Buzot  et  tous   les  Girondins  furent  des  disci- 


l'influence   de  J.   J.    ROUSSEAU  46 

pies  de  Rousseau;  mais  ils  le  furent  comme  Tétaient 
à  la  même  date  le  paisible  Ducis  et  le  sage  Berquin.  Ils 
ont  rêvé  et  ils  rêvèrent  des  idylles  de  Clarens  et  des 
sagesses  domestiques,  non  des  massacres  pour  le  bien 
commun.  Quand  ils  citent  leur  maître,  ils  se  souvien- 
nent de  tout  ce  qui  n'est  pas  le  Contrat  social,  de  tout 
ce  qui,  dans  le  Contrat,  convient  des  sagesses  nécessai- 
res, des  transitions  légitimes,  de  la  puissance  invinci- 
ble des  traditions,  du  climat,  des  races.  Les  Jacobins 
et  les  terroristes  ont  eux  aussi  allégué  Rousseau.  Dans 
ce  Rousseau  qui  n'avait  guère  été  jusqu'à  la  Révolu- 
tion qu'un  maître  pour  le  cœur,  pour  la  vertu  et  pour 
le  rêve,  on  chercha,  quand  il  fallut  agir  et  combattre, 
des  raisons  pour  se  justifier.  Les  Jacobins,  qui  guillo- 
tinèrent les  Girondins,  en  trouvèrent  comme  eux.  Mais 
ils  en  trouvèrent  aussi  bien  dans  YEvangile  et  dans 
«Jésus».  Ils  s'avisèrent  à  Toccasion  que  les  erreurs  de 
Jean-Jacques  «  sont  aussi  dangereuses  que  son  génie 
est  sublime»  (Anacharsis  Clootz;.  Ils  écrivirent  une  bro- 
chure pour  démontrer  qu'il  était  «aristocrate».  Et  si 
leurs  discours  furent  à  l'ordinaire  respectueux,  il  n'}' 
eut  entre  leurs  actes  et  les  plus  certaines  convictions  de 
Rousseau  que  des  rencontres  accidentelles.  Pour  l'es- 
sentiel la  constitution  de  1798  et  la  politique  terroriste 
sont  la  négation  même  du  Contrat. 


Si  les  «  erreurs  »  révolutionnaires  sont  de  celles  où 
tout  le  monde  eut  sa  part,  il  en  est  d'autres  sans  doute 
que  l'œuvre  de  Rousseau  fit  plus  profondes.  Son  œu- 
vre n'a  pas  toujours  décidé   des    idées   ou   des  mœurs, 


46  ANNALES  DE  LA  SOCIÉTÉ  J.  J.   ROUSSEAU 

elle  les  a  souvent  précisées  ou  exaltées.  La  «  philoso- 
phie »  qui  triomphe,  après  1760,  c'est  celle  qui  tourne 
ses  regrets  et  ses  espérances  vers  les  vies  simples  et 
fidèles  aux  leçons  de  la  nature  ;  c'est  celle  qui  renie  les 
civilisations  mensongères  pour  se  confier  aux  instincts 
généreux  qui  sont  ceux  des  sauvages  et  des  peuples 
pasteurs.  Jean-Jacques  n'a  pas  créé  la  chimère.  Elle 
nait  dès  le  XVP  siècle,  dès  la  découverte  de  TAmé- 
rique  ;  les  romanciers  et  les  voyageurs  rêvent  des  Edens 
illusoires  où  la  nature  maternelle  se  prodigue  aux  pa- 
resses innocentes  des  hommes.  Le  XVIIP  siècle  re- 
prit le  thème  pieusement.  Toutes  les  Salentes  politi- 
ques et  sociales  qu'édifièrent  les  émules  du  Télémaque 
abritèrent  leurs  sérénités  sous  les  palmiers  et  les  coco- 
tiers. «  A  ce  seul  mot  de  sauvage,  dit  le  P.  du  Tertre, 
la  plupart  du  monde  se  figure  dans  leurs  esprits  une 
sorte  d'hommes  barbares,  cruels,  inhumains...  Il  est 
à  propos  de  faire  voir  dans  ce  traité  que  les  sauvages 
de  ces  îles  sont  les  plus  contents,  les  plus  heureux,  les 
moins  vicieux  ».  Le  P.  du  Tertre  avait  pour  complices 
maints  voyageurs  qui  venaient  de  loin  et  tous  ceux  qui 
visitaient  «  les  îles  »  de  leurs  cabinets.  Seulement  c'était 
un  divertissement  littéraire  et  un  artifice  de  polémique 
/\  autant  qu'une  conviction  géographique.  Après  Jean- 
I  Jacques,  malgré  les  sarcasmes  ou  les  scepticismes  qui 
s'acharnèrent,  le  sauvage  vertueux  et  les  délices  de  la 
vie  selon  la  nature  devinrent  une  foi  profonde  et  l'élan 
de  tous  les  cœurs.  Poètes,  romanciers,  pédagogues, 
pères  de  famille,  jeunes  époux  et  tendres  amants,  con- 
fondirent leurs  exaltations  avec  les  dialectiques  des 
théoriciens.  Le  sauvage  innocent  vécut,  pour  des  joies 
claires  et  des  amours  fidèles,  dans  les  îles  Mendoce  de 


L  INFLUENCE   DE  J.   J.    ROUSSEAU  47 

Marmoniel,  dans  les  O'Taïti  de  Delille,  chez  les  Chac- 
tas  de  Baculard,  dans  les  Florides  de  Loaisel  de  Tréo- 
gate,  dans  les  «  savanes  »  et  les  solitudes  indéterminées 
de  Mercier,  de  Bertin,  de  Luchet.  On  rêve,  non  plus 
les  Arcadies  pastorales  sous  des  cieux  que  l'on  sait 
incléments,  mais  les  huttes  qu'illumine  la  splendeur 
des  tropiques  et  les  fruits  que  prodiguent  sans  effort 
les  complaisances  des  forêts  vierges.  On  est  Hélène  et 
Makin  aux  îles  Madères,  le  paria  de  la  Chaumièt^e  In- 
dienne, Paul  et  Virginie  à  Tombre  des  bananiers,  ou 
cette  Zélie  dans  le  déserf^  qui  eut  trois  éditions  en  un 
an  et  qui  fut  trente  fois  réimprimée.  Même  on  prépare 
les  générations  futures  à  goûter  ces  sagesses  enivrantes. 
Gaspard  de  Beaurieu,  Delisle  de  Sales  et  d'autres,  élè- 
vent des  disciples  chimériques  dans  les  forêts  de  la  Da- 
lécarlie  ou  les  déserts  savamment  ménagés.  M.  Rous- 
sel ou  M.  Hangardt  ont  voulu  pour  leurs  enfants  ces 
heureuses  simplicités.  M"*  Roussel  a  vécu  jusqu'à  neuf 
ans  «  dans  les  bois,  presque  nue,  où  elle  se  nourrissait 
en  partie  de  genièvre  et  de  fruits  sauvages  ».  M.  Han- 
gardt a  formé  son  Emile  selon  les  stricts  principes  de 
Jean-Jacques.  Ce  fils  «devint  un  paltoquet  et  un  imbé- 
cile, nous  parlant  de  la  nature  à  chaque  instant  et  se 
servant  de  termes  à  faire  rougir,  sous  prétexte  de  ne 
rien  dissimuler.  » 

Il  y  avait  d'ailleurs,  dans  les  doctrines  de  V Emile  au- 
tre chose  que  des  chimères.  Jean-Jacques  ne  révéla  rien 
à  tous  ceux  qui  voulurent  assurer  l'avenir  en  élevant 
fortement  les  enfants.  La  fureur  de  pédagogie  qui  mul- 
tiplie, avant  VEmile,   les    théories    et   les   querelles  se 

1  Roman  de  M"'"  Daubenton. 


48  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  .(.    J.    ROUSSEAU 

prolonge,  après  1762,  sans  que  Jean-Jacques  en  appa- 
rence y  soit  pour  rien.  Pédagogues,  économistes,  jour- 
nalistes discutent  belles-lettres,  sciences  et  vie  physique 
sans  même  nommer  VEmile.  Avant  Rousseau  on  avait 
dit  copieusement  que  les  femmes  devaient  allaiter  leurs 
enfants,  que  Ton  oubliait  l'étude  des  choses  pour  l'é- 
tude des  mots,  que  l'abus  du  latin  rendait  les  jeunes 
gens  stupides,  qu'il  importait  d'ouvrir  les  yeux  sur  le 
monde  et  sur  la  vie,  et  que  les  voyages,  l'étude  des 
sciences,  de  la  «  ph3^sique  »,  de  l'histoire  ou  des  «  mé- 
tiers »,  valaient  mieux  que  les  synecdoques  et  les  ca- 
tachrèses,  les  amplifications  et  les  Despautères.  Mais 
VEmile  fit  soudain  retentissantes  les  querelles  qui  n'a- 
vaient ému  jusque  là  que  les  gens  de  métier  et  quel- 
ques curieux.  Par  une  coïncidence  décisive,  il  fallut,  en 
1762,  réorganiser  l'enseignement  que  le  départ  des  Jé- 
suites laissait  sans  maîtres  presque  partout.  Dès  lors, 
contre  les  traditions  de  la  «  ratio  studiorum  »,  contre 
les  collèges-couvents  où  l'on  parlait  latin  et  prouvait  en 
périodes  harmonieuses  que  «  les  jeunes  gens  doivent 
désirer  de  mourir»,  il  y  eut  autre  chose  que  des  doctri- 
nes, il  y  eut  l'opinion.  Une  Ecole  de  la  j>ertu  se  plaint, 
en  1772,  de  «l'abus  que  font  les  parents  des  principes 
d'éducation  de  J.  J.  Rousseau.  »  Les  collèges  et  les 
pensions  s'en  firent  complices  bien  souvent.  Quand  on 
ne  renie  pas  le  latin,  on  l'invite  à  s'effacer  derrière  le 
français,  l'histoire  et  les  sciences  ;  on  conduit  les  élè- 
ves à  la  promenade  et  au  «Jardin  du  Roi»;  on  veut 
l'éducation  en  plein  air  et  par  la  vie,  non  dans  ces 
«  halles  fermées  »  que  sont  les  classes.  On  cueille  des 
plantes,  ramasse  des  cailloux,  interroge  des  «  tireurs 
d'or  »,  franchit  les  rivières  à  la  nage,  suit  le  «  vertueux 


L  INFLUENCE   DE  .1.    J.    ROUSSEAU  49 

laboureur»  derrière  sa  charrue.  U Emile  a  libe'ré  l'édu- 
cation. 

On  prépare  ainsi  l'enfance  à  la  vertu  comme  au 
bonheur.  Les  doctrines  de  Jean-Jacques  sont  de  celles 
qui  formèrent  les  cœurs  plus  sûrement  encore  que  les 
cerveaux.  Ni  la  Nouvelle  Héloïse^  ni  V Emile,  n'ont  sou- 
dain révélé  à  des  générations  aveuglées  et  corrompues 
qu'il  y  avait  d'autres  joies  que  les  satiétés  du  plaisir  et 
les  ironies  du  scepticisme.  De  La  Bruyère  jusqu'à  Du- 
clos,  les  moralistes  s'obstinent  à  dénoncer  le  néant  de 
ces  âmes  creuses  qui  se  plaisent  à  lire  le  Sopha  et  à 
consulter  les  Bijoux  indiscrets.  Les  romanciers  leur  op- 
posent, dès  lySo,  des  vertus  héroïques,  des  tendresses 
dévouées  jusqu'à  la  mort.  Ils  nous  montrent  des  «  amants 
philosophes  »  par  qui  «  triomphe  la  raison  »  ;  ils  nous 
en  prodiguent  bien  d'autres  qui  consultent  pour  être 
énergiques  leur  cœur  avant  leur  sagesse.  Les  Clarisse 
et  les  Paméla,  la  demoiselle  Sticcoti  de  Baculard,  la 
Cécile  de  la  Place,  la  Fanny  Butlerd  de  M"^^  Riccoboni. 
sont  vertueuses  comme  l'est  Julie.  Mais  la  Nouvelle 
Héloïse  fit  de  ces  lassitudes  littéraires  et  de  ces  vertus 
de  roman  une  ferveur  ardente  et  triomphante. 

Ni  René,  ni  Chactas,  ni  Adolphe  ne  savent  vouloir  ; 
Julie  et  Saint-Preux,  au  contraire,  sont  de  ceux  pour 
qui  l'idéal  est  plus  fort  que  le  désir.  Rousseau  a  voulu 
l'apprendre  à  tous  ceux  qui  les  suivraient  de  leurs  fai- 
blesses à  leurs  héroïsmes.  La  Julie  sermonneuse  n'a 
pas  fait  sourire  ;  elle  a  raffermi  ;  elle  a  converti.  «  La 
femme  qui  a  lu  la  Nouvelle  Héloïse,  dit  M'"*  Roland, 
sans  s'être  trouvée  meilleure  après  cette  lecture,  ou  tout 
au  moins  sans  désirer  de  le  devenir,  n'a  qu'une  àme  de 
boue,   un  esprit  apathique».   M"^^  Roland,  sans  doute, 

4 


DO  ANNALES   DE   LA   SOCIETE  .T.   .1.    ROUSSEAU 

a  l'àme  droite  et  l'esprit  éclairé.  Bien  d'autres,  qui  fu- 
rent d'obscurs  lecteurs,  ont  aimé  Jean-Jacques  pour  se 
convertir.  «  J'ai  connu,  dit  Bernardin  de  Saint-Pierre, 
des  libertins  réformés  par  ses  divins  écrits  ».  On  lui 
écrit  du  moins  qu'on  se  réforme  et  qu'on  lui  doit  des 
lumières  soudaines  ;  on  revient  vers  sa  femme  et  son 
foyer  ;  on  renvoie  son  amant  pour  se  souvenir  de  son 
mari  ;  on  veut  aimer  sans  espoir  parce  que  celle  qu'on 
aime  est  épouse  et  que  la  vertu  vous  sépare  :  «  ma  Julie 
a  trouvé  un  homme  qui  l'aime  autant  que  vous  aimâtes 
jamais...  Croyez-vous  que  j'ignore  toujours  si  elle  paye 
de  quelque  retour  mon  intérêt  pour  elle  !  Et  qu'ai-je 
besoin  de  le  savoir!  w  On  doit  à  Jean-Jacques  les  éner- 
gies courageuses  qui  font  la  volonté  de  lutter  et  de  vi- 
vre :  «Je  songeais  à  la  mort...  quel  bien  ne  m'a  pas  fait 
votre  lettre  sur  le  suicide  !  »  On  lui  doit  des  biens  plus 
précieux  ;  car  le  danger  de  la  vie  est  moins  dans  ses 
tempêtes  que  dans  ses  lassitudes  sournoises  ;  on  lui 
doit  le  goût  des  joies  simples  qui  sont  sûres  et  des  plai- 
sirs modestes  qui  parfument  les  jours.  On  lui  doit, 
pour  la  meilleure  part,  d'aimer  les  ermitages  et  les 
«  chalets  »,  et  les  vendanges,  et  les  veillées  rustiques,  et 
les  repas  sur  l'herbe  et  les  «  folâtres  jeux»,  et  les  «ma- 
tinées â  l'anglaise»,  et  toutes  ces  «occupations  commu- 
nes »  à  quoi  les  «âmes  saines»  savent  donner  du  goût. 
Ce  sont  là  les  vertus  et  les  voluptés  que  les  disciples 
de  Rousseau  veulent  enseigner  aux  cœurs  rajeunis. 
«  Qu'on  ne  craigne  pas,  disait  Mistclet,  de  rendre  les 
âmes  trop  sensibles...  il  faut  enseigner  aux  jeunes  gens 
et  jeunes  filles  le  sentiment,  source  des  vertus».  Ces 
sources  pures  ruisselèrent  dans  les  romans  et  les  nou- 
velles   des   Mercier,   des    Baculard,   des  Loaisel.  Avec 


l'influence  de  J.   J.    ROUSSEAU  Si 

l'abus  des  passions  il  y  a,  dit  Baculard,  «  Theureux 
usage  des  passions  »  ;  «  la  dureté  de  cœur  n'est-elle  pas 
le  premier  des  crimes  aux  yeux  de  celui  qui  est  le  Dieu 
même  de  la  sensibilité».  C'est  l'avis  des  Mercier,  des 
Dorât,  des  Bernardin  de  Saint-Pierre,  des  Loaisel  de 
Tréogate  et  même  du  prudent  Mercure  :  «  La  sensibilité 
est  le  principe  le  plus  fécond  en  vertus  w.  On  Ta  cru 
du  moins  et  Ton  a  tenté  d'en  faire  la  preuve  ;  et  si  la 
doctrine  fut  périlleuse,  elle  ne  condamne  ni  les  coeurs 
qui  furent  sincères  ni  les  élans  qui  furent  féconds. 

Cette  influence  morale  fut  la  forme  la  plus  sûre  de 
l'influence  religieuse  de  Jean-Jacques.  Bien  des  choses 
avaient  préparé  la  religion  de  Julie  et  celle  du  Vicaire 
Savoyard.  Les  traités  d'Addison,  de  Locke,  de  Shaf- 
tesbury,  de  Marie  Huber  et  de  tous  les  déistes  protes- 
tants avaient  été  abondamment  traduits  dès  la  première 
moitié  du  XVIIP  siècle.  On  y  lisait  des  enseignements 
où  les  dogmes  précis  perdaient  tout  ce  que  gagnait  la 
religion  naturelle.  La  «  voix  de  la  conscience  »  y  par- 
lait plus  clairement  que  la  dialectique  théologique  ;  on 
s'habituait  à  contempler  plus  qu'à  discuter.  Et  les 
preuves  pittoresques  et  sentimentales  que  Fénelon  nous 
donnait  de  croire  s'étalaient  avec  une  naïve  complai- 
sance dans  les  Spectacles  de  la  nature  et  les  Exis- 
tence de  Dieu  prouvée  par  les  merveilles  de  la  nature, 
que  les  Pluche,  les  Nieuwentyt  et  vingt  autres  firent 
illustres.  Une  Ecole  de  la  raison  et  de  la  religion,  par 
un  citoyeji,  en  1773,  s'abritait  sous  les  sagesses  de 
Rousseau  ;  mais  elle  y  joignait  celles  de  Platon,  Cicé- 
ron,  Plutarque,  Fénelon,  Locke,  Duguet,  Doddrige, 
Bergier,  Astruc,  Ballexerd,  Helvétius,  Butfon  et  vingt 
autres.    Rousseau,   pourtant,    fut   celui   qui   décida  du 


5-2  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  ,1.   J.    ROUSSEAU 

triomphe.  11  donna  à  ses  etïusions  éloquentes  l'attrait 
du  scandale  et  de  la  persécution.  Il  fut  celui  qu'on  exi- 
lait de  France  en  Suisse,  de  Genève  au  Val-Travers,  et 
de  nie  Saint-Pierre  en  Angleterre.  Il  fut  celui  qu'on 
insultait  en  chaire  et  qu'on  réfutait  jusque  dans  les 
couvents  de  religieuses.  En  même  temps  il  faisait  la 
métaphysique  éloquente.  Il  apprit  à  l'intelligence  qu'elle 
pouvait  s'allier  le  cœur  et  qu'il  n'importait  guère  de  ne 
plus  comprendre  quand  on  était  entraîné.  Contre  lui, 
toute  la  théologie  traditionnelle,  tous  ceux  qui  défen- 
daient le  dogme  précis,  tous  ceux  même  qui  préfé- 
raient aux  raisons  du  cœur  les  raisons  de  la  raison, 
s'acharnèrent  avec  violence.  Ni  Bufifon,  ni  M'"^  de  Gen- 
lis  n'aimaient  la  religion  du  Vicaire.  D'innombrables 
traités  ou  brochures  en  dénoncèrent  les  erreurs  et  les 
crimes.  Mais  ce  fut  le  Vicaire  qui  triompha.  On  se  con- 
vainquit parfois  à  le  lire  qu'un  «  chrétien  ne  peut  être 
qu'un  vil  esclave  et  un  lâche  ».  On  se  persuada  plus 
sûrement  qu'on  pouvait  être  pieux  sans  s'inquiéter  de 
croire  très  exactement  ;  on  fut  déiste  comme  M"'^  Ro- 
land, comme  Brissot,  comme  bien  d'autres,  ou  l'on 
crut  à  la  piété  selon  les  Etudes  de  la  natiu^e  et  selon  le 
Génie  du  christianisme.  Rousseau  a  fait  la  fortune  de  la 
religiosité. 


Il  a  fait  plus  clairement  encore  la  fortune  de  senti- 
ments qui  devaient  imposer  à  la  littérature  et  aux 
mœurs  des  destinées  nouvelles.  Jean-Jacques  n'a  pas 
créé  le  goût  du  sentiment  ;  mais  il  l'a  fait  tyrannique. 
Avant  lui  on  se  persuade  que,  parmi  les  joies  de  la  vie. 


l'influence   de  J.   .1.   ROUSSEAU  53 

celle  de  s'émouvoir  est  légitime  et  profonde.  Après 
lui  on  sait  qu'elle  est  la  meilleure  et  même  la  seule. 
Avant  lui  on  se  doute  que  la  réalité  est  décevante  sou- 
vent et  médiocre.  Après  lui  on  se  persuade,  comme  il 
l'a  dit,  que  «  le  pays  des  chimères  est  le  seul  digne 
d'être  habité  ».  Avant  lui  on  publie  déjà  des  Mémoir^es 
et  des  Lettres  que  l'on  dit  vrais,  mais  ce  n'est  guère 
qu'une  convention  littéraire  ;  après  lui  Condorcet  se 
plaindra  «  de  cette  manie  de  parler  de  soi  sans  néces- 
sité qui  est  devenue  une  espèce  de  mode  et  presque  un 
mérite».  Souveraineté  du  «cœur»,  rêverie,  l3Tisme, 
c'est  le  plus  profond  de  l'âme  de  Rousseau,  et  c'est  la 
marque  décisive,  précise,  profonde,  de  son  influence. 

Nous  savons  ce  que  pensa  de  la  Julie  la  gent  litté- 
raire ;  elle  en  pensa  à  l'occasion  force  sottises.  M"^^  du 
Deffand,  Voltaire,  Buffon,  Marmontel,  La  Harpe,  et 
dix  autres,  s'évertuèrent  aux  sarcasmes  ou  aux  chica- 
nes tatillonnes.  Mais  le  «verbiage»,  «ennuyeux»  ou 
«  bourgeois»,  trouva  sans  effort  le  chemin  des  coeurs. 
On  le  dit  à  Jean-Jacques  avec  des  ardeurs  brûlantes 
d'initié.  A  Montmorency,  à  Motiers-Travers,  les  lettres 
arrivaient  par  centaines  où  l'on  avouait  les  délires,  les 
extases  et  les  ruissellements  de  larmes.  Le  roman  atteint, 
à  travers  la  province  et  les  médiocrités  de  leur  vie,  des 
peintres,  séminaristes,  pasteurs,  marins,  précepteurs, 
professeurs,  gueux  sans  métier  et  parfois  presque  sans 
asile.  A  Hennebont,  Vrès,  Saint-Jean  d'Angely,  la  Ro- 
chelle, à  la  butte  Saint-Roch  ou  la  rue  Saint-Antoine, 
on  lit  avec  des  frissons  et  des  convulsions.  «  C'est  un 
feu  qui  dévore  »,  on  s'arrête  pour  ne  point  s'évanouir  ; 
«il  faut  étouffer,  il  faut  quitter  le  livre;  il  faut  pleurer; 
il   faut  vous   écrire   qu'on  étouffe   et  qu'on  pleure».  A 


54  ANNALES   DE   LA    SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

chaque  page  «  le  cœur  se  fond  ».  «Cette  lecture  fit  sur 
moi  une  sensation  si  forte  que  je  crois  que  dans  ce  mo- 
ment j'aurais  vu  la  mort  avec  plaisir».  «Que  de  sou- 
pirs !  que  de  pleurs  !  »  et  parfois  que  de  «  hurlements». 
Le  monde  change  de  lace  :  Julie  «a  rendu  la  vie  à  mon 
cœur;  elle  m'a  appris  une  manière  toute  nouvelle  de 
considérer  les  choses». 

Ames  sensibles,  mais  médiocres  et  qui  n'ont  pas 
élargi  l'influence.  Elles  affirment  du  moins  que  l'opi- 
nion tout  entière  fut  atteinte  ;  la  vie  moyenne  changea 
ses  horizons  et  ses  espérances.  Rousseau,  d'ailleurs, 
trouva  tout  de  suite  ceux  qui  multiplièrent  son  pres- 
tige. Les  Lettres  de  deux  amatits  prêtèrent  à  vingt  ro- 
mans leurs  «baisers  acres»,  leur  bosquet,  leur  cadre 
agreste  et  leur  clair  de  lune.  Les  «  romantiques  »  les 
plus  dédaigneux  du  passé  avouent  tenir  Rousseau  pour 
leur  maître.  A  dix-huit  ans,  Mercier  se  résoud  à  vivre 
selon  le  système  de  Rousseau,  seul  avec  ses  propres 
forces  «sans  maître  et  sans  esclaves»,  [dans  la  solitude 
d'une  forêt.  Baculard  d'Arnaud  a  vaincu  les  défiances 
du  misanthrope  de  la  rue  Plâtrière  ;  il  a  pu  longuement 
lui  ouvrir  son  cœur.  Ni  Léonard,  ni  Loaisel  de  Tréo- 
gate  n'ont  eu  ce  glorieux  honneur.  Mais  les  héros  de 
Loaisel  ont  trouvé  dans  les  œuvres  le  secret  de  la  vie  ; 
c'est  la  lecture  de  Rousseau  qui  forme  Ermance.  Les 
Lettres  de  deux  amants  habitants  de  Ljon,  de  Léonard, 
se  modèlent  sur  la  Nouvelle  Héloïse  dans  leur  détail 
comme  dans  leur  titre. 

Par  eux  et  par  la  complicité  obstinée  de  l'opinion, 
tout  le  romantisme  de  la  solitude  et  du  rêve  envahit  les 
mœurs.  «  O  sentiment,  sentiment,  douce  vie  de  l'àme  !  », 
c'est  l'effusion   de  Jean-Jacques  ;    c'est  l'épigraphe  que 


l'influence   de  J.    J.    ROUSSEAU  55 

choisissent,  dès  1765,  des  Lettres  d'un  Jeune  homme. 
Dans  cette  vie  de  l'âme,  c'est  la  chimère  qui  éblouit  et 
qui  enivre.  Ermenonville  s'honore  d'un  «  autel  de  la 
rêverie  »;  on  rêve  dans  les  «  sentiers  tourneurs  »,  entre 
les  bras  d'un  saule  où  l'on  peut  s'asseoir  pour  pleurer 
«non  de  tristesse,  mais  d'une  sensibilité  délicieuse». 
On  promène  les  fantômes  palpitants  de  son  cœur 
«  parmi  les  ruines  d'un  vieux  château,  sur  le  sommet 
des  collines,  dans  les  détours  des  bosquets,  sous  les 
sombres  et  vastes  forêts».  On  se  nourrit  «des  médi- 
tations profondes»,  des  «recueillements  solitaires», 
qu'excitent  en  nous  «  le  doux  reflet  d'un  clair  de  lune». 
On  cherche  «  l'ombre  de  quelques  saules  penchés  sur 
le  bord  d'un  étang»  ou  l'abri  d'une  épaisse  forêt  «  dont 
l'antre  forme  au  loin  une  arcade  de  ténèbres  ». 

Sous  les  saules,  parmi  les  ruines  on  rencontre  la 
tristesse  fraternelle  de  la  mélancolie.  «  Sentiment  nou- 
veau »,  dira  plus  tard  V.  Hugo,  Il  date  exactement  de 
Jean-Jacques.  Ossian,  assurément,  y  eut  sa  part,  comme 
Hervey  ou  Gray.  Les  bardes  calédoniens  enseignèrent 
que  la  civilisation  «  émousse  »  le  prix  d'une  «  certaine 
latitude  vague  et  indéterminée  ».  On  goûta  dans  leurs 
exaltations  et  leurs  plaintes  «  ce  son  lent  et  doux  qui 
semble  venir  du  rivage  éloigné  de  la  mer  et  se  prolon- 
ger parmi  des  tombeaux».  Pour  les  lire,  on  s'assit  «  en 
face  d'un  tableau  agreste  et  mélancolique  »,  «  sur  un 
siège  de  verdure  ombragé  par  deux  peupliers  ».  Jean- 
Jacques,  pourtant,  a  enseigné  sinon  le  «  vague  des 
brouillards»  du  moins  le  «vague  des  passions».  On 
apprit  par  lui  la  volupté  de  souffrir,  les  inquiétudes  dé- 
licieuses des  désirs  sans  but  et  des  extases  qui  redou- 
tent de  se  préciser.  Ossian  évoqua  le  décor.  Rousseau 


56  ANNALES   DE    LA   SOCIÉTÉ  .1.    J.    ROUSSEAU 

y  apporta  cette  àme  qui  appelle  la  vie  et  la  redoute,  et 
qui  lui  «  supplée  »  par  l'ivresse  des  chimères  mélanco- 
liques. 

Les  romanciers  ont  poursuivi  cette  ivresse  obstiné- 
ment. c(  Quelle  sensation  voluptueuse  approche  du 
bonheur...  de  s'abandonner  à  cette  délicieuse  mélanco- 
lie dont  l'àme  aime  à  se  pénétrer».  C'est  la  «première 
des  voluptés»  ;  c'est  celle  du  moins  qui  enivre  les  hé- 
ros des  Baculard,  des  Léonard,  des  Loaisel  de  Tréogate, 
de  ces  romans  et  de  ces  nouvelles  qui  furent  célèbres 
et  qui  eurent  jusqu'à  quatre-vingts  éditions.  Mais  on 
voulut  aussi  vivre  vraiment  comme  les  Faldoni  ou  les 
Dolbreuse.  Il  y  a  des  personnes,  dit  Mistelet,  «  qu'on 
appelle  tristes,  bizarres,  mélancoliques».  Elles  entrent, 
comme  l'abbé  Ansquer  «  dans  une  confusion  d'idées, 
une  rêverie  profonde,  une  sombre  et  douce  mélanco- 
lie ».  Les  gens  de  lettres  se  hâtent  en  foule  vers  ces 
secrètes  et  profondes  douceurs.  Bernardin  de  Saint- 
Pierre  rédige  tout  un  chapitre  sur  le  Sentiment  de  la 
mélancolie.  Bertin,  Masson  de  Pezay,  Lezay-Marnezia, 
le  prince  de  Ligne,  Mercier,  M'"^  de  Staël,  épient  son 
visage  silencieux  et  pâle  dans  les  solitudes  de  Fontai- 
nebleau, dans  le  sillage  d'une  barque  qui  glisse  au  clair 
de  lune,  dans  les  crépuscules  de  la  lointaine  Crimée, 
parmi  les  splendeurs  des  décors  alpestres,  des  lacs,  des 
vallons  solitaires,  des  nuages  qui  se  mirent  dans  les 
eaux,  du  cri  lointain  des  oiseaux  nocturnes,  des  ténèbres 
et  du  fracas  des  torrents.  D'autres  leur  ressemblent  qui 
ne  furent  pas  des  gens  de  lettres  ou  ne  le  furent  que 
par  occasion.  Marlin,  simple  commis-voyageur,  n'oublie 
dans  ses  voyages  ni  les  «  délices  d'errer  seul  avec  ses 
pensées  sous  un  épais  berceau  >j.   ni  les   «  environs  an- 


l'influence   de  J.  J.    ROUSSEAU  iy 

fractueux  et  boisés  où  pourrait  se  plaire  une  tête  mé- 
lancolique ».  Dans  les  montagnes  d'Auvergne,  sous  les 
bosquets  baignés  de  lune,  près  des  étangs  solitaires  de 
Meudon,  le  comte  de  Montlosier,  M'^^  de  Sabran, 
M"'^  Roland,  mènent  l'amertume  de  leurs  âmes,  le  sou- 
venir de  l'amante  qui  est  morte,  le  souvenir  de  l'amant 
absent,  l'appel  confus  du  cœur  qui  s'éveille  vers  ce  que 
la  vie  promet  et  refuse. 

Ainsi  les  âmes  trop  pleines  s'abandonnent  à  la  pitié 
des  choses.  Elles  s'avouèrent  même  à  des  confidents 
moins  discrets.  Elles  s'autorisèrent,  pour  se  raconter, 
de  la  Nouvelle  Héloïse,  puis  des  Confessions.  h'Hélo'ise, 
disait  Laclos,  <(  va  au  cœur  parce  que  je  crois  le  fond  vrai  » . 
Les  lecteurs  en  furent  tout  de  suite  convaincus.  «  Cette 
femme  a-t-elle  vécu  ?  La  vérité  vous  est  chère.  Parlez- 
moi  sans  détours.  »  Jean-Jacques  put  nier  ou  se  taire. 
On  en  crut  non  ce  qu'il  niait,  mais  son  émoi.  On  pose 
des  cas  de  conscience  ;  on  sollicite  des  directions.  Et 
l'on  «  trempa  sa  plume  dans  ses  larmes  »  pour  lui  con- 
ter dans  les  lettres  qu'il  reçut  tout  un  cortège  pitoyable 
de  détresses,  d'aventures  douteuses,  de  consciences  ta- 
rées, d'amours  salis  et  d'orgueils  naïfs.  Les  écrivains  se 
confessent  parfois  à  leurs  lecteurs  comme  à  Jean-Jac- 
ques ses  correspondants.  Mercier  écrit  Mon  Bonnet  de 
Nuit,  et  c'est  bien  pour  une  part,  parmi  les  paradoxes 
de  politique  ou  de  littérature,  le  meilleur  de  lui-même 
qu'il  y  livre.  «  Ces  lettres,  dit  Léonard  de  la  Nouvelle 
Clémentine,  ne  sont  point  le  fruit  de  l'imagination.  Tous 
les  détails  en  sont  vrais  ;  l'événement  qui  les  termine 
est  arrivé  en  1772  ».  C'est  bien  en  1772,  que  Léonard 
pleura  celle  qu'il  aimait  et  que  les  tortures  morales 
firent  sombrer,  comme   la   nouvelle  Clémentine,  dans 


58  ANNALES   DE    LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

la  folie,  Loaisel  de  Tréogate  a  vécu  des  jours  chan- 
geants. Il  les  a  contés  copieusement,  tout  au  long  de 
ses  romans.  Il  est  né  dans  un  château  de  la  Basse-Bre- 
tagne, près  de  la  rivière  d'Aoust,  comme  son  Dolbreuse, 
ou  son  Milcourt.  Il  a  vécu  avec  frénésie  des  amours 
coupables  et  tumultueux  ;  il  a  renié  sa  famille,  vécu  de 
jeu,  de  dettes,  d'expédients,  d'emportements  exaltés  et 
de  désespoirs  traqués,  comme  son  Dolbreuse  et  comme 
celui  qui  conte  ses  Soir^ées  de  ^nélancolie.  «  Je  ne  sais 
écrire  que  ce  que  je  sens...  je  plains  celui  qui  n'écrit 
pas  d'après  son  cœur».  Et  il  a  laissé  son  cœur  s'épan- 
cher, sans  déguisement,  des  folies  de  jeunesse  aux  re- 
mords et  aux  sagesses  de  Tàge  mùr,  au  retour  vers  son 
Milly,  vers  la  vie  pacifique  et  les  sérénités  du  pays  na- 
tal. «  Je  vais  revoir  mes  foyers,  ce  vieux  château,  cet 
étang,  ces  murs,  cette  terrrasse  et  ce  jardin...  »  Avant 
1789  l'influence  de  Rousseau  a  suffi  pour  susciter  un 
fantôme  de  Chateaubriand  et  de  Lamartine. 


Le  génie  de  Rousseau  a  porté  plus  loin  que  la  Basse- 
Bretagne.  Ces  «mots  ailés»  dont  parle  Gœthe  ont  par- 
couru l'Allemagne  comme  la  France.  Mais  ils  l'ont 
conquise  autrement  et  pour  des  conséquences  qui  sont 
moins  claires. 

Le  milieu  d'abord  était  différent.  Voltaire,  sans  doute, 
Helvétius  ou  d'Holbach  avaient  Outre-Rhin  des  lec- 
teurs et  des  disciples.  La  «philosophie  des  lumières» 
s'était  engouée  des  clartés  que  Voltaire  opposait  aux 
ténèbres  de  l'ignorance  et  du  fanatisme.  Gottsched,  Gel- 
1er  ou  Wieland  prisaient,   comme  il  convenait,   les  sa- 


L  INFLUENCE   DE   J.   J.    ROUSSEAU  DQ 

ges  architectures  du  Temple  du  goût.  Nicolaï  ensei- 
gnait encore,  en  lyyS,  que  les  jeunes  filles  du  bel  air 
doivent  s'entendre  comme  à  Paris  aux  poésies  fugitives 
du  Mercure.  Mais  ces  lumières  et  ce  goût  n'étaient  ni 
domestiques,  ni  nationaux.  Ils  avaient  trouvé  de  bonne 
heure  des  sceptiques  et  des  adversaires.  Le  «  sombre 
génie  »  des  Anglais  avait  lui  aussi  ses  enthousiastes. 
Gellert  lui-même  ou  Wieland  lisaient  avec  transport 
«le  divin  livre»  de  l'a  immortel  Richardson»  ;  Lessing, 
Herder,  Klopstock,  Gœthe  et  dix  autres  s'exaltèrent 
pour  les  bardes  d'Ossian.  S'il  y  avait  en  France  une 
«  anglomanie»,  on  se  plaignit  Outre-Rhin  de  la  «  fu- 
reur anglicane  ».  A  travers  ces  influences  le  tempéra- 
ment national  avait  gardé  des  penchants  profonds  ;  il 
était  resté  méditatif  et  mystique,  hostile  aux  scepticis- 
mes  allègres  ;  il  ignorait  à  l'ordinaire  les  prestiges  du 
«bel  air»  et  du  «  bon  ton»;  il  avait  défendu  son  goût 
de  la  vie  bourgeoise,  appliquée  et  sérieuse,  ses  tendres- 
ses de  cœur  pour  la  campagne  et  la  rêverie  pacifique. 
Quand  les  Allemands  ouvrirent  VEmile  ou  la  Nouvelle 
Héloïse^  ils  ne  découvrirent  pas  ces  horizons  que  les 
bergerades  des  trumeaux  avaient  masqués  à  tant  de 
français  :  ils  se  reconnurent. 

En  même  temps  ceux  qui  lisaient  Rousseau  furent 
tout  de  suite  des  lecteurs  de  génie.  Les  disciples  de 
Jean-Jacques,  en  France,  s'appelaient,  au  XVIII^  siècle. 
Dorât,  Mercier,  Baculard,  Loaisel  de  Tréogate,  Masson 
de  Pezay  ou  même  Bernardin  de  Saint-Pierre  ;  ils  le 
suivirent  avec  une  docilité  appliquée  et  naïve  ;  quand 
ils  ne  le  copièrent  pas,  ils  le  travestirent  ;  ils  écrivirent 
presque  tous  si  mal  et  pensèrent  si  confusément  que 
leur  œuvre  fut  presque  tout  de  suite   oubliée.  En  Aile- 


6o  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

magne,  ceux  qui  s'éprirent  de  Rousseau  étaient  Jacobi, 
Herder,  Schiller,  Goethe,  ou  même  Pestalozzi  ^  Parce 
qu'ils  étaient  des  esprits  puissants  il  ne  leur  suffit  pas 
de  «frémir»  et  d'«  adorer»;  ils  réfléchirent  et  discu- 
tèrent. Basedow  et  Pestalozzi  doivent  à  VEjîiile  plus 
qu'ils  ne  Font  avoué  mais  moins  peut-être  qu'on  ne  Ta 
dit  ;  à  côté  de  la  pédagogie  théorique  ils  ont  fondé  la 
pédagogie  pratique  ;  ils  ont  fait  oeuvre  sociale  et  non 
plus  polémique.  Jacobi  lisait,  avec  VEmile^  Shaftes- 
bury,  Bolingbroke,  Butler,  Hutcheson  ou  Ferguson. 
Kant,  avant  de  lire  la  Profession  du  Vicaire,  s'était 
laissé  séduire  lui  aussi  par  les  leçons  de  Shaftesbur}^ 
d'Hutcheson,  de  Hume  ou  même  de  Montaigne.  Her- 
der résume  VEmile  et  lit  Rousseau  à  Kœnigsberg  deux 
heures  par  jour  ;  Goethe  emplit  ses  notes  du  souvenir 
de  ses  œuvres.  Mais  Gœthe  cite  tout  aussi  bien  Shakes- 
peare, Ossian  ou  Homère  et  les  lectures  de  Herder 
sont  innombrables.  Par  là  l'influence  de  Jean-Jacques 
est  sans  cesse  fuyante  et  ses  traces  les  plus  apparentes 
peuvent  être  parfois  illusoires. 

Les  romans  de  Sophie  de  la  Roche,  par  exemple, 
obéissent  aux  suggestions  de  la  Nouvelle  Hélo'ise  ;  le 
goût  de  la  vie  rurale,  les  joies  simples  des  jardins,  des 
promenades, .  des  ascensions,  viennent  de  Clarens  et 
non  de  Londres.  Mais  Richardson  a  séduit  lui  aussi 
Sophie,  plus  puissamment  même  que  Jean-Jacques,  et 
l'on  sait  mal  parfois  quel  est  le  partage  qu'il  faut  faire. 
On  a  cru  retrouver  dans  VAs^athon  de  Wieland  quel- 
ques-uns des  émois  qui  firent  la  fortune  de  la  Julie.  Et 
pourtant,  si  Wieland,  dans  sa  Préface,  cite  le  chevalier 

'  Nous  n'oublions  pas  que  Pestalozzi  est  zurichois.  Mais  il  est  impos- 
sible de  le  séparer  du  mouvement  pédagogique  allemand. 


l'influence   de  .1.    .1.    ROUSSEAU  6l 

de  Mouhy,  il  n'a  garde  de  nommer  Rousseau;  le  tra- 
ducteur français  s'en  souvient  mais  sans  songer  un  seul 
instant  à  rapprocher  l'aventure  de  Saint-Preux  et  celle 
d'Agaihon.  Pestalozzi  veut  renoncer  aux  «  choses  livres- 
ques »  et  se  vouer  aux  douceurs  de  l'agriculture.  Il 
songe  peut-être  au  château  de  Wolmar,  mais  plus  sûre- 
ment sans  doute  à  ce  Paj'san  philosophe  de  Hirzel  (1761) 
qui  eut  un  succès  retentissant.  Il  y  a  du  Rousseau  dans 
le  Don  Carlos  de  Schiller;  il  y  a  aussi  du  Voltaire  et 
du  Montesquieu.  «  Dans  les  hautes  herbes,  écrit  Wer- 
ther, couché  près  du  ruisseau  qui  tombe,  et  plus  rap- 
proché de  la  terre,  je  découvre  mille  petites  plantes  di- 
verses... »  ;  ce  n'est  pas  Rousseau  qui  révèle  à  Gœthe  ce 
«  petit  univers  parmi  les  brins  d'herbe  »,  mais  peut-être 
Gessner^  Et  même  quand  un  Herder,  ou  un  Schiller, 
ou  un  Gœthe  imitent,  ils  imitent  tout  de  suite  à  leur 
guise.  Ni  les  Brigands^  ni  Intrigue  et  amour,  de  Schil- 
ler, par  exemple,  n'expriment  fidèlement  les  doctrines 
des  Discours  ou  de  V Emile.  Ainsi  s'explique  que  les  cri- 
tiques allemands  ou  français  ne  s'accordent  guère  lors- 
qu'il s'agit  de  préciser  l'influence  de  Rousseau.  Ni  sur 
Basedow,  ni  sur  Pestalozzi,  ni  sur  Herder,  ni  sur 
Schiller,  ni  sur  Werther  on  n'a  su  fixer  des  conclu- 
sions qui  soient  stables. 

D'ailleurs  ce  sont  les  œuvres  mêmes  qui  se  contredi- 
sent ou  se  corrigent  bien  souvent.  Kant,  Schiller,  Her- 
der ont  admiré  Jean-Jacques  passionnément,  mais  ils 
l'ont  aimé  d'un  amour  qui  fut  inconstant.  Ils  se  sont 
donnés,  puis  repris.  A  partir  de  1784  les  idées  de  Kant 
s'opposent  nettement  à  celles  de  Jean-Jacques  ;  aux 
chimères  abstraites  elles  opposent  fermement  les  scru- 

>  Idylles.  En  attendant  Daphné  à  la  promenade. 


02  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

pules  de  l'histoire  et  de  l'anthropologie.  Herder  oublie 
ses  premières  ferveurs  pour  Tironie  ou  le  dédain.  La 
première  version  du  Comte  de  Fiesque  précise  déjà  la 
distance  qui  sépare  Schiller  des  rêveries  de  Jean-Jac- 
ques ;  le  lent  progrès  de  son  génie  unira  l'art  et  la  na- 
ture que  les  révoltes  de  Rousseau  avaient  violemment 
séparés.  Gcethe  a  toujours  gardé  en  lisant  Rousseau 
la  clairvoyance  de  sa  critique  ;  mais  tout  ce  qui  sépare 
Werther^  des  sérénités  de  son  âge  mùr  marque  vers  quels 
horizons  différents  il  a  marché  avec  une  volonté  sans 
cesse  plus  ferme. 

Pourtant,  si  l'influence  de  Rousseau  semble  se  dis- 
perser quand  on  cherche  à  la  préciser,  elle  n'en  reste 
pas  moins,  pour  l'Allemagne,  décisive  et  profonde.  Il 
suffit  d'écouter  ceux  qui  l'ont  subie.  L'Allemagne,  dit 
Herder,  l'accueillit  comme  un  envoyé  du  ciel.  On  s'ar- 
rache la  Nouvelle  Héloïse  ;  de  Bamberg,  comme  de 
Mayence,  on  écrit  à  Jean-Jacques  des  lettres  copieuses 
et  ferventes.  La  fiancée  de  Herder  apprend  le  français 
pour  lire  ce  «  saint  »  et  ce  «  prophète  ».  La  moitié  du 
monde,  avoue  Pestalozzi,  fut  agitée  par  V Emile.  Lessing 
et  Mendelssohn  gardent  une  réserve  déliante.  Mais 
Herder  salue  Jean-Jacques  comme  un  colosse  entre  les 
écrivains  et  le  mentor  de  son  siècle.  Le  seul  ornement 
de  la  maison  de  Kant  est  un  portrait  de  Rousseau  ; 
Campe  honore  son  buste  comme  celui  d'un  saint. 
Schiller  écrit  pour  sa  tombe  une  ode  exaltée.  «  Ses  li- 
vres, dit  Klinger,  sont  écrits  sous  l'inspiration  de  la 
vérité,  de  la  vertu  la  plus  pure;  ils  contiennent  une 
nouvelle  révélation  de  la  nature  ».  C'est  l'avis  de  vingt 
autres,  de  tous  les  romantiques  du  cSturm  und  Drang», 
de  Lenz,  Zimmermann,  etc. 


l'influence   de   J.    J.    ROUSSEAU  63 

C'est  que  Jean-Jacques,  s'il  n'o  pas  créé  leur  génie 
et  s'il  n'a  fait  ni  l'ardeur  de  leurs  espérances,  ni  la 
grandeur  de  leurs  desseins,  est  celui  bien  souvent  qui  les 
a  révélés  à  eux-mêmes.  Il  a  été  l'exemple  ;  il  a  été  celui 
qu'on  accepte  comme  le  chef  lorsque  l'élan  est  confus 
et  incertain  de  ses  destinées.  Campe  et  Pestalozzi  ont 
lu  VEmile  comme  une  révélation.  C'est  Rousseau,  dit 
Jacobi,  qui  m'a  ramené  dans  le  droit  chemin.  Kant  a 
parlé  comme  Jacobi  et  Schiller  a  pensé  comme  eux  : 
«  l'indignation  de  ma  dignité  d'homme  trouva  dans 
Rousseau  une  expression,  une  satisfaction,  un  but  ». 
Ils  ont  lu  Julie  et  le  Vicaire  Savoyay^d  et  le  Contrai 
Social  et  les  Confessions  pour  mieux  se  griser  des  ivres- 
ses qu'ils  portaient  en  eux.  Rousseau  a  été  l'écho  qui 
fait  rouler  les  voix  comme  un  tonnerre  jusqu'aux  plus 
lointains  horizons. 

L'influence  de  Jean-Jacques  en  Suisse  fut  incertaine 
et  mêlée.  A  Genève,  on  lit  la  Nouvelle  Héloïse  et  on  la 
parodie.  Les  jeunes  filles,  pour  qui  Jean-Jacques  ne 
voulait  pas  l'écrire,  trouvaient  des  loueuses  pour  l'em- 
prunter. M"^^  Girard,  dit  M'"^  de  Charrière,  «  a  le  style 
de  Rousseau  ».  Mais  de  trop  graves  problèmes  boule- 
versaient l'Etat  pour  qu'on  put  s'attarder  aux  loisirs 
des  Belles-Lettres  et  à  l'élégance  des  dialectiques.  Le 
Rousseau  qui  compta  pour  Genève  au  XVIIP  siècle,  ce 
fut  celui  du  Contrat  et  des  Lettres  de  la  montagne 
parce  qu'il  posait  le  problème  de  ses  destinées.  A  Neu- 
chàtel,  à  Lausanne,  à  Berne,  à  Zurich,  Rousseau  jus- 
tifia avec  éclat  tous  ceux  qui  luttaient  contre  l'influence 
française,  contre  les  corruptions  galantes  et  les  vanités 
du  bel  esprit,  les  Murait,  les  Haller,  les  Bodmer,  les 
Breitinger.    Il   fut  le   «  sublime  Rousseau  »  du  Journal 


64  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

Helvétique,  celui  que  chaque  semaine  ou  presque  dis- 
cute la  Société  helvétique^  celui  qui  gagna  avec  les  cœurs 
de  ses  amis  de  Genève  ou  de  Neuchâtel  ceux  de  Bour- 
guet,  Seigneux  de  Correvon,  Bridel.  Son  influence  s'as- 
socia à  celle  de  Haller,  de  Gessner,  d'Hervey,  de  Sha- 
kespeare, de  Richardson,  d'Ossian.  Comme  en  Alle- 
magne, il  «  affermit  l'existence  d'une  race,  d'une  pensée, 
d'une  poésie  étrangères  à  la  mode  parisienne  »  (G.  de 
Reynold). 

Nous  savons  mal  comment  on  lut  et  comprit  Rous- 
seau en  Angleterre,   en  Italie,  en   Espagne.   La  presse 

anglaise    accueillit   avec  faveur  l'Emile  et   la  Nouvelle 
.y 
j^y  ^n  Héloïse.  On  les  lit,  les  discute  et  les  aime.  L'arrivée  de 

>-     ,V    ,^     -Jean-Jacques  à  Londres  fut  un  événement.  «M.  Rous- 
,^yy  /  seau  fait  tous  les  frais  de   la  conversation  »  ;  le  prince 
I  "  héritier,  le  général   Conway,  lady   Aylesbury,  Wilkes, 

lui  rendirent  visite.  Garrick  donna  un  dîner  et  une 
représentation  en  son  honneur.  On  joue  le  Devin  à 
Drur}'  Lane.  Lady  Kildare  est  toute  disposée  à  confier 
à  Jean-Jacques  l'éducation  de  ses  enfants.  Day  élève  sa 
future  femme  selon  les  principes  de  VEmile.  Lord 
Nuneham  met  son  portrait  dans  ses  salons  et  son  buste 
dans  ses  jardins.  A  \Vlqotton,  il  reçoit  des  visites  res- 
pectueuses et  des  lettres  enflammées.  Mais  ce  sont  là 
peut-être  des  curiosités  d'opinion  qui  furent  passagè- 
res et  des  engouements  de  lettrés.  L'Angleterre  est  re- 
muée tout  entière  à  cette  date  par  les  prédications  des 
méthodistes  et  plus  occupée  du  salut  de  son  âme  que 
des  querelles  de  pédagogie  et  des  problèmes  de  l'amour 
à  trois.  En  Italie,  nous  savons  qu'on  traduit  Rousseau 
volontiers,  le  premier  Discours^  des  extraits  de  VEmile, 
de  la   Nouvelle   Héloise,   de    ses    Œuvres,    la   Lettre  à 


l'influence   de  J.   ,1.    ROUSSEAU  65 

Mgr  de  Beaumoiit^  Rousseau  juge  de  Jean-Jacques  et 
surtout  Pygmalion.  On  le  «  dévore  »  à  Florence,  comme 
à  Naples  ou  à  Palerme.  Quand  la  Révolution  éclata,  il 
fut  —  les  études  sur  ce  point  sont  précises  —  l'écrivain 
diabolique  ou  le  <<  divin  J.  J.  Rousseau»  qu'insultèrent 
ou  qu'exaltèrent  aristocrates  ou  républicains.  «  Notre 
Saint-Père  Rousseau  w,  écrit  l'un,  en  composant  un 
traité  d'éducation.  «  Oui,  dit  l'autre  en  écrivant  à  sa 
fiancée,  nous  irons  aux  Charmettes,  et  rendrons  au  bon 
Rousseau  un  hommage  qu'il  appréciera  bien  plus  que 
les  présents  des  rois  w.  Le  Contrat  Social  est  !'«  Evan- 
gile »  des  patriotes.  Tant  de  ferveurs  révolutionnaires 
prouvent,  bien  que  nous  les  connaissions  mal,  les  sym- 
pathies qui  vinrent  à  l'œuvre  avant  les  conquêtes  fran- 
çaises. En  Espagne,  il  y  eut  assurément  une  élite  pour 
lire  Jean-Jacques.  On  brûle  l'Emile  à  Madrid,  mais 
c'est  tout  juste,  écrit  à  Rousseau  un  ami,  pour  engager 
quelques  seigneurs  à  le  faire  venir  de  Paris.  Pourtant, 
tous  ceux  qui  s'irritent  de  l'absolutisme  et  s'indignent 
de  l'Inquisition,  lurent  surtout  Voltaire  et  V Encyclopédie; 
l'influence  de  Rousseau  ne  fut,  semble-t-il,  profonde 
qu'au  début  du  XIX^  siècle  avec  les  traductions  de 
Marchena. 


Au  total  Rousseau  fut  au  XVIIP  siècle  un  puissant  libé- 
rateur d'instincts.  A  l'effort  de  la  réflexion  critique,  il  op- 
posa les  séductions  invincibles  du  sentiment  et  de  la  foi; 
contre  la  discipline  et  la  contrainte  sociales,  il  exalta  les 
droits  de  la  libre  nature.  Ainsi  son  influence  ne  fut  ni 
inexplicable,  ni  isolée,  ni  universelle,  mais  pourtant  dé- 
cisive et  sans  doute  lointaine.  Car  les  instincts  sont  des 


66  ANNALES   DE    LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

forces  éternelles  qui  gardent  à  travert  les  hostilités  de 
la  mode  et  des  mœurs  des  forces  secrètes  et  qui  veillent 
toujours.  En  France,  avant  ïjbo  ou  1760,  plus  claire- 
ment encore  en  Allemagne,  on  aspire  aux  élans  du 
cœur,  aux  ivresses  qui  se  donnent  sans  calculer.  On 
trouve  pour  se  justifier  d'autres  garants  que  la  Nouvelle 
Héloïse;  on  cherche  ses  modèles  et  ses  prétextes  chez 
tous  ceux  dont  les  curiosités  de  la  mode  font  bien  vite 
des  complices  ;  Shakespeare,  Richardson,  Young,  Os- 
sian  et  dix  autres  révèlent  avant  Jean-Jacques,  ou  mieux 
qu'il  ne  sut  le  faire,  les  délices  du  «  sombre  w  et  des 
brumes  hantées  de  mystères.  Mais  ces  forces  des  ins- 
tincts sont  confuses  toujours  et  incertaines  de  leur  ave- 
nir ;  elles  attendent  pour  choisir  leur  route  le  hasard 
des  hommes  et  des  choses.  Ce  hasard  décida  sans 
Rousseau  parfois  ;  il  créa  sans  lui  les  jardins  romanti- 
ques, sans  lui  Tattrait  de  la  mer  et  des  cimes  glacées  ; 
souvent  aussi  il  associa  son  œuvre  à  des  curiosités  qui 
l'avaient  devancé,  à  l'espoir  de  pédagogies  plus  vivan- 
tes, au  goût  des  vies  simples  et  chaleureuses,  à  la  joie 
de  croire  sans  délibérer.  Pourtant  Jean-Jacques  fut  en 
France  le  seul  qui  sut  parler  avec  génie  ;  par  là  il  im- 
posa aux  lettres  et  aux  mœurs  sa  marque  propre  qui 
fut  profonde.  Avide  de  pastorales  et  de  jours  limpides, 
il  vécut,  par  la  faute  de  ses  nerfs  et  de  ses  destins,  pour 
rinquiétude,  les  angoisses  du  cœur,  l'isolement  et  le 
rêve;  pour  se  justifier,  il  se  confessa.  Il  fit  ainsi  notre 
romantisme  chimérique,  mélancolique  et  lyrique.  En 
Allemagne,  les  lumières  de  son  œuvre  se  perdirent  tout 
de  suite  dans  l'éclat  des  Herder,  des  Kant,  des  Schiller, 
des  Gœthe  et  de  tous  les  esprits  puissants  qui  les  reflé- 
tèrent. Il  ne   fut  guère  celui   qui   entraîne  ;  il  fut  celui 


l'influence   de  .1.    J.    ROUSSEAU  67 

qui  donne,  aux  uns  pour  conduire,  aux  autres  pour 
être  dociles,  des  certitudes  plus  ardentes  et  des  espoirs 
plus  confiants. 

Espoirs  illusoires  ou  féconds,  instincts  généreux  ou 
funestes  ;  en  Allemagne,  comme  en  France,  c'est  aux 
moralistes  et  aux  constructeurs  de  systèmes  qu'il  im- 
porte d'en  décider.  La  tâche  de  l'historien  s'achève  lors- 
qu'il a  su  fixer  les  faits. 

D.    MORNET. 


ROUSSEAU  ET  LE  XIX'  SIÈCLE 


'influence  de  Rousseau  s'est  fait  sentir 
pendant  le  XIX'^^®  siècle  tout  entier.  Son 
action  a  été'  immédiate   sur  les   hommes 


^25^2S37Tî^^  de  son  temps,  surtout  sur  quelques  esprits 
supérieurs,  dont  les  écrits  devaient  propager  cette  ac- 
tion dans  des  milieux  qui  ne  connaissaient  rien  de  lui 
ou  qui  peut-être  n'en  voulaient  rien  connaître.  Il  faut 
donc  distinguer  une  influence  directe  et  une  influence 
indirecte. 

Si,  durant  tout  le  siècle,  sa  personne,  aussi  bien  que 
ses  écrits,  va  susciter  de  profondes  sympathies  ou  des 
haines  violentes,  c'est  que  les  contradictions  de  sa  na- 
ture seront  toujours  une  énigme  psychologique,  et  que 
la  manière  dont  il  envisage  les  problèmes  éthiques  et 
sociaux  qu'il  a  posés  lui-même,  appellera  toujours  des 
jugements  divers  sur  ses  idées. 

Le  registre  des  visiteurs  des  Charmettes  en  fournit 
la  preuve.  Lorsqu'en  1861  George  Sand  fit  aussi  ce 
pèlerinage,  elle  trouva  les  pages  du  registre  «  pleines 
d'injures  grossières  ou  de  blâmes  stupides  contre  Rous- 
seau »,  «de  railleries  obscènes,  de  malédictions  stupi- 
des de  Tartufe  ou  de  réprimandes  de  cuistre»,  et  au 


70  ANNALES   DE  LA  SOCIETE  J.   J.    ROUSSEAU 

contraire  «  d'hommages  rendus  par  des  ouvriers  démo- 
crates et  socialistes  n.^ 

Rousseau  sera  toujours  un  homme  discuté.  Tantôt 
ce  seront  les  conservateurs,  les  orthodoxes,  tantôt  les 
libéraux,  les  libres-penseurs  qui  s'attaqueront  à  lui. 

Si  la  lutte  dure  toujours  au  sujet  de  sa  personnalité 
et  de  son  oeuvre,  c'est  que  toutes  deux  présentent  des 
caractères  absolument  typiques.  L'attitude  de  Rousseau 
en  face  de  la  philosophie,  de  l'orthodoxie,  de  l'esprit  con- 
servateur de  son  temps,  offre  de  l'analogie  avec  la  manière 
dont  on  s'est  placé  au  XIX^  siècle  pour  juger  ces  cho- 
ses. Il  est  facile  de  citer  toute  une  série  de  penseurs,  qui 
tous  n'ont  pas  subi  son  influence,  qui  tous  ne  sympa- 
thisent pas  non  plus  avec  lui  et  qui,  pourtant,  ont  pensé 
comme  lui  en  face  des  questions  religieuses  et  sociales. 
Et  ce  rapprochement,  qu'il  soit  dû  à  des  rapports  de 
caractère  ou  à  des  circonstances  spéciales,  explique- 
rait, confirmerait  même,  au  point  de  vue  de  l'his- 
toire intellectuelle,  l'importance  des  idées  de  Jean-Jac- 
ques. 

Si  donc  l'on  veut  déterminer  la  place  qu'il  occupe 
dans  le  XIX*^  siècle,  il  faut  étudier,  non  seulement  l'in- 
fluence directe  qu'il  a  exercée,  mais  aussi  son  influence 
indirecte,  et,  tout  en  insistant  sur  cette  double  action, 
il  faut  encore  démontrer  comment  des  esprits,  plus  ou 
moins  de  même  nature,  ont  contribué  à  confirmer  ses 
idées  par  leur  manière  d'agir  dans  des  situations  ana- 
logues. Enfin,  il  faut  parler  du  don  qu'il  eût  d'entrevoir 


*  A  propos  des  Cliarmcttes  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes,  i5  nov. 
i863.  J'ai  négligé,  lors  de  ma  visite  aux  Charmettes,  dans  l'été  1909,  de 
consulter  le  registre.  Je  ne  peux  donc  pas  dire  si  les  visiteurs  expri- 
ment encore  aujourd'hui  des  opinions  aussi  contradictoires. 


ROUSSEAU   ET   LE   XIX""'   SIÈCLE  7I 

tant  de  questions   qui   allaient    être   discutées    par  les 
générations  qui  l'ont  suivi, 

La  division  du  travail,  tant  dans  le  domaine  intel- 
lectuel que  dans  le  domaine  matériel,  établie  de  ma- 
nière à  spécialiser  la  personnalité  humaine,  au  détri- 
ment de  l'épanouissement  complet  de  la  vie,  telle  fut 
l'occasion  du  problème  qui  se  posa  à  l'esprit  de  Rousseau. 
Son  premier  principe  fut  donc:  «Rendez  l'homme  un». 
Et  pour  l'appliquer,  ce  principe,  il  fit  appel  aux  formes 
immédiates  et  spontanées  de  la  vie,  à  la  vie  émotion- 
nelle par  opposition  à  la  vie  intellectuelle,  à  la  vie 
libre  en  pleine  nature,  aux  états  d'àme  et  aux  désirs 
provoqués  par  le  courant  de  l'existence.  C'était  là  ce  qu'il 
entendait  par  «revenir  à  la  nature  ».  Il  n'avait  nulle- 
ment l'intention  de  repousser  toute  civilisation,  comme 
le  prouvent  les  œuvres  où  il  explique  ses  premiers  pa- 
radoxes. Il  demandait  seulement  que  la  civilisation  fût 
l'épanouissement  de  la  nature,  qu'elle  fût  conforme  au 
degré  de  culture  de  l'individu  ou  de  la  nation,  qu'elle 
fût  le  fruit  de  leur  travail  personnel.  Ce  furent  là  des 
idées  qui  visaient  au-delà  du  XVIIP  siècle. 

I 

Il  est  tout  naturel  que  Rousseau  ait  influencé  direc- 
tement la  littérature  française.  Chateaubriand,  dans  sa 
jeunesse,  s'enivra  de  ses  écrits,  il  lui  doit  ses  tendances 
religieuses  et  poétiques  ^  Et  le  fait  que  d'autres  influen- 
ces vinrent  s'ajouter  plus  tard  à  celle-ci,  le  fait  aussi 
que  le  jeune  romantique  fut   mis   lui-même  face  à  face 

*  Cf.  Giraud,  Les  origines  du  «  Génie  dit  Christianisme  v .  Compte-rendu 
de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  191 1,  p.  43. 


72  ANNALES   DE   LA   SOCIETE  J.    .1.    ROUSSEAU 

avec  la  grande  nature  et  s'instruisit  à  la  dure  école  de 
la  solitude  et  de  la  pauvreté  —  faisant  en  cela  des  expé- 
riences semblables  à  celles  de  Rousseau  —  ne  diminue 
en  rien  cette  influence  fondamentale.  Madame  de  Staël 
qui,  dans  sa  jeunesse,  écrivit  un  petit  livre  enthousiaste 
sur  Rousseau  —  montrant  bien  à  quel  point  elle  avait 
su  pénétrer  son  esprit  — ,  lui  doit  aussi  son  entrée  dans 
la  vie  romantique.  Lamartine  lui  voua  un  véritable 
culte  pendant  sa  jeunesse.  La  mère  du  futur  poète  eut 
beau  brûler  les  volumes  de  Rousseau  qu'elle  trouvait 
dans  la  chambre  de  son  fils^  l'action  de  Rousseau  sur 
lui  n'en  fut  pas  moins  profonde  et  durable.  Ses  poésies 
de  la  nature  s'en  ressentent  non  moins  que  ses  poèmes 
religieux.  Sur  Lamennais,  aussi,  l'enthousiasme  démo- 
cratique et  social  de  Rousseau  eut  son  action;  on  en  voit 
les  traces  lorsque,  tout  jeune,  combattant  le  rationalisme, 
il  se  fait  l'apologiste  de  la  foi  naïve,  accessible  aux  sim- 
ples d'esprit,  et  quand,  plus  tard,  au  nom  de  la  religion, 
il  réclame  la  réorganisation  sociale  déjà  annoncée  par 
Rousseau.  On  a  appelé  Les  Paroles  d'un  Croj-ant  «  le 
Contrat  social  mis  en  paraboles  »".  Il  y  a  cependant  un 
point  essentiel  où  Lamennais  (et  après  lui  tant  de  réfor- 
mateurs socialistes  du  XIX^  siècle)  rectifient  la  manière 
de  voir  de  Rousseau.  Lamennais  attache  une  grande  im- 
portance à  l'union  des  ouvriers  en  grandes  ou  petites 
associations.  Il  dit  aux  pauvres  :  «  Unissez-vous  les  uns 
aux  autres  et  appuyez-vous  et  abritez-vous  mutuelle- 
ment. Tant  que  vous  serez  désunis  et  que  chacun  ne 
songera  qu'à  soi,  vous  n'avez  rien  à  espérer  que  souf- 


'  Cf.  Annales  de  la  Société  J.  J.  Rousseau,  III,  p. 271,  283. 

^  Charles  Adam,  La  Philosophie  en  France,  Paris,  1894,  p.  io3, 


ROUSSEAU   ET   LE   XIX'^  SIECLE 


france  et  malheur  et  oppression.  Si  Ton  vous  demande  : 
Combien  êtes-vous?  Répondez  :  Nous  sommes  un,  car 
nos  frères,  c'est  nous,  et  nous,  c'est  nos  frères  »  ^ 
George  Sand  resta  toute  sa  vie  fidèle  à  l'enthousiasme 
que  la  lecture  des  œuvres  de  Rousseau  avait  provoqué 
chez  elle.  Ecoutons-la  plutôt  :  «  La  langue  de  Jean-Jac- 
ques et  la  forme  de  sa  déduction  s'emparèrent  de  moi  com- 
me une  musique  éclairée  d'un  grand  soleil.  »  Elle  retrou- 
vait en  lui  quelque  chose  qui  ressemblait  à  sa  propre 
nature.  René  Doumic  intitule  le  premier  chapitre  de 
son  livre  sur  George  Sand  :  Psychologie  d'une  fille  de 
Rousseau.  Dans  sa  vieillesse,  elle  exprimait  en  termes  ar- 
dents (voyez  l'article  déjà  mentionné  sur  les  Charmet- 
tes)  combien  elle  lui  devait,  elle  et  bien  d'autres  qui  n'ont 
pas  voulu  l'avouer  :  h  Quant  à  moi  je  lui  reste  fidèle, 
»  fidèle  comme  au  père  qui  m'a  engendrée,  car  s'il  ne 
»  m'a  pas  légué  son  génie,  il  m'a  transmis  comme  à 
»  tous  les  artistes  de  ma  troupe,  l'amour  de  la  nature, 
»  l'enthousiasme  du  vrai,  le  mépris  de  la  vie  factice  et 
»  le  dégoût  des  vanités  du  monde.  »  «  Les  plus  vigou- 
»  reux  génies,  comme  les  plus  doux  talents  de  notre 
»  époque,  auraient  beau  le  nier,  ils  lui  doivent  leur 
»  principale  initiation...  Rousseau  étendra  à  jamais  son 
»  influence,  même  sur  ceux  qui  ne  l'auront  pas  lu.  » 
Même  un  critique  qui  n'a  que  peu  de  sympathie  pour 
Rousseau,  qui  n'a,  pourrait-on  ajouter,  que  peu  d'en- 
tendement pour  sa  pensée,  se  voit  obligé,  un  demi- 
siècle  après  George  Sand,  de  confirmer  les  paroles  de 
celle-ci  :  «  Soit  par  lui-même,  soit  par  les  écrivains 
))  qui  ont  subi  son  influence,  il  agit  aujourd'hui  encore 

1  Paroles  d'un  Croyant,  Paris,  i833,  chap.  VII. 


74  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

»  sur  beaucoup  d'entre  nous,  même  à  notre  insu  K  » 
Dans  la  littérature  anglaise,  l'action  de  Rousseau  a 
été  à  peine  sensible.  Cependant  Southeyet  Wordsworth 
ont  subi  son  influence  -,  et  Byron  a  chanté,  en  des  stro- 
phes magnifiques,  l'auteur  de  La  Nouvelle  Héloïse^. 

Par  contre,  l'influence  qu'il  a  eue  sur  la  littérature 
et  la  vie  intellectuelle  de  l'Allemagne  a  été  d'une  extrê- 
me importance,  et  c'est  là  surtout  qu'on  peut  constater 
une  action  médiate  résultant  de  l'action  immédiate. 
Par  l'intermédiaire  de  Herder  et  de  Lessing,  de  Kant 
et  de  Fichte,  de  Gœthe  et  de  Schiller,  les  grands  fon- 
dateurs de  l'humanisme  allemand,  il  a  eu  une  impor- 
tance décisive  sur  la  vie  intellectuelle  du  XIX^  siècle. 
Ces  hommes  sont  les  véritables  promoteurs  des  doc- 
trines littéraires  prèchées  par  l'Ecole  romantique  et 
Rousseau  a  fortement  agi  sur  leur  développement. 

Là  aussi,  les  raisons  de  son  influence  sont  les  mê- 
mes :  la  spontanéité  opposée  à  la  réflexion  intellectuelle, 
la  vie  en  sa  totalité  par  opposition  à  la  vie  divisée,  la 
compréhension  du  simple  et  du  sublime.  C'est  par 
tout  ce  qu'il  a  été  pour  ces  hommes*,  —  et  pour  tout  ce 
qu'il  a  fait,  par  eux,  pour  le  développement  intellectuel 
européen  —  que  son  action  a  pu,  comme  l'ont  dit 
George  Sand  et  M.  Lemaître,  s'étendre  indirectement 
à  beaucoup  d'esprits  qui  ne  se  doutent  pas  de  ce  qu'ils 
lui  doivent. 

'  Jules  Lemaître,  Jean-Jacqxies  Rousseau,  p.  352. 

-  Cf.  Annales  J.  ./.  Rousseau,  III,  p.  270. 

■■  Childe  Harold,  III,  76-104. 

<  Cf.  pour  Kant,  mon  Histoire  de  la  philosophie  moderne  (trad. 
franc.  II,  p.  38-78),  où  j'ai  cherché  à  démontrer  qu'à  deux  époques 
différentes  Kant  a  subi  l'influence  de  Rousseau.  Cf.  encore  Rich.  Fester, 
Rousseau  und  die  deutsche  Geschichtsphilosophie,  Stuttgart  1890;  H.  v. 
Stein,  Die  Entstehung  der  neuen  yEstelik,  Stuttgart  1886,  p.  226. 


ROUSSEAU   ET    LE   XIX*-'   SIÈCLE  7 5 


II 


Au  point  de  vue  intellectuel,  on  se  trouve,  vers  le 
milieu  du  XIX*  siècle,  en  face  d'un  état  de  choses  qui, 
SOUS  bien  des  rapports,  fait  penser  au  moment  où  parut 
Rousseau.  Le  romantisme,  qui  avait  eu  une  si  forte 
influence  dans  les  domaines  de  Tart,  de  la  religion  et 
de  la  pensée,  était  sur  son  déclin  ou  en  train  de  se 
pétrifier.  C'est  le  temps  des  «  épigones  ».  Comme  à 
l'époque  de  Rousseau,  on  avait  besoin  d'un  retour  à  la 
nature.  En  même  temps,  on  proclamait  cette  idée  que 
tous  les  besoins  de  l'âme  pouvaient  et  devaient  trouver 
leur  satisfaction  dans  les  formes  du  raisonnement  systé- 
matique. Les  aspirations  et  les  efforts  que  fait  naître 
l'intuition  des  grands  problèmes  de  la  vie,  devaient  être 
considérés  comme  des  ébauches  de  ce  qui  apparaît  net- 
tement dans  Tordre  de  la  pensée  pure.  La  philosophie 
de  Hegel  marque  Tapogée  de  cette  conception.  Mais 
d'un  tout  autre  côté  cette  prétention  fut  émise  que  la 
vie  personnelle  pouvait  se  fondre  complètement  dans 
des  formes  intellectuelles.  Le  grand  essor  des  sciences 
naturelles  provoqua,  il  est  vrai,  une  réaction  contre  la 
spéculation  abstraite,  mais  en  même  temps,  il  amenait 
la  conviction  que,  grâce  aux  résultats  des  sciences  na- 
turelles, on  était  parvenu  à  définir  pleinement  les  rap- 
ports personnels  de  l'individu  avec  la  vie,  toute  aspira- 
tion, toute  foi.  En  réalité,  la  grande  question  soulevée 
par  Rousseau  était  précisément  de  savoir  si  l'expérience 
immédiate,  acquise  face  à  face  avec  la  nature  et  déposée 
dans  une  âme  profonde  et  sensible,  ne  serait  pas  d'une 
certaine  importance,  peut-être  même  le  véritable  élé- 


76  ANNALES   DE   LA    SOCIÉTÉ  .1.    .1.    ROUSSEAU 

ment  fondamental.  Par  «  nature  »  Rousseau  entendait 
justement  tout  ce  qu'il  y  a  d'original,  de  spontané,  de 
naïf  dans  la  vie  émotionnelle  ^ 

La  valeur  de  toute  culture,  de  la  culture  intellec- 
tuelle même,  dépend  du  fait  que  ses  racines  atteignent 
un  fond  de  «  nature  »  ou  puissent  aisément  s'en  nourrir. 
Les  points  de  vue  généraux  de  la  science  ne  suffisent 
pas  pour  expliquer  l'émotion  toute  individuelle  et  im- 
médiate que  la  vie  et  les  événements  de  la  vie  provo- 
quent dans  l'âme  humaine.  Les  résultats  de  la  pure 
déduction  ne  sont  pas  décisifs  s'ils  ne  s'associent  pas 
avec  les  résultats  obtenus  par   l'induction  individuelle. 

L'analogie  de  la  situation  générale  du  milieu  du 
XIX^  siècle  avec  celle  du  milieu  du  siècle  précédent,  fit 
surgir  des  problèmes  et  des  attitudes  analogues  chez 
ceux  qui  avaient  la  pleine  conscience  de  l'importance 
de  l'état  des  choses.  Et  il  y  avait  aussi  une  certaine 
affinité  de  tempérament  et  de  talent  entre  Rousseau  et 
les  penseurs  de  ce  temps-là.  En  voici  quelques  exemples 
typiques. 

Thomas  Carlyle  n'est  pas  proprement  un  disciple  de 
Rousseau.  Il  part  de  Gœthe,  de  la  poésie  et  de  la  spécu- 
lation allemandes  de  l'ère  romantique.  Mais,  sortant  de 
là,  et  poussé  par  sa  mélancolie  et  par  le  retentissement 
qu'avait  laissé  dans  son  àme  le  calvinisme  écossais,  il 
prit  vis-à-vis  de  la  civilisation  intellectuelle  et  matérielle 
au  milieu  de  laquelle  il  vivait,  une  attitude  analogue  à 
celle  qu'avait  prise  Rousseau  en  son  temps. 

En  face  de  la  science  qui,  dans  sa  forme  spéculative, 

'  Sur  sa  manière  de  concevoir  la  nature,  je  renvoie  à  mon  livre  sur 
Rousseau  et  sa  philosopliie,  3""  édition  allemande,  p.  101-104.  (Traduc- 
tion française  en  préparation.) 


ROUSSEAU   ET   LE   XIX*""   SIECLE  77 

réduisait  tout  à  la  logique  et  dans  sa  forme  naturaliste 
réduisait  tout  à  la  mécanique,  il  demande  qu'elle  fasse 
une  distinction  entre  le  vêtement  extérieur  de  l'exis- 
tence qui  doit  toujours  être  tissé  à  nouveau  et  le  noyau 
intime  qui  se  révèle  dans  l'âme  de  l'être  humain.  Il 
réclame  l'étonnement  et  le  respect  en  face  de  l'existence 
et  de  ses  forces.  «  L'homme  qui  ne  peut  s'étonner  et 
qui  ne  s'étonne  et  ne  s'incline  pas  continuellement  — 
qu'il  soit  président  d'innombrables  sociétés  scientifi- 
ques, qu'il  enferme  dans  son  cerveau  toute  la  mécanique 
céleste  et  la  logique  de  Hegel,  et  la  somme  des  travaux 
de  tous  les  observatoires  et  de  tous  les  laboratoires  — 
cet  homme  n'est  qu'une  paire  de  lunettes  derrière  les- 
quelles il  n'y  a  pas  d'yeux  ^  » 

Et  de  même  qu'il  opposait  aux  formes  de  la  science 
la  vie  intime  de  la  personnalité,  de  même,  dans  le  do- 
maine religieux,  Carlyle  plaçait  en  opposition  avec  tous 
les  dogmes  la  conviction  intime  et  subjective,  acquise 
dans  le  silence  et  peut  être  inexprimable. 

Comme  chez  Rousseau,  son  aspiration  vise  au-delà 
de  la  civilisation  et  des  idées  de  son  temps,  opposées 
entre  elles,  et  fait  entrevoir  une  nouvelle  culture  spiri- 
tuelle, accessible  par  l'épanouissement  des  facultés  les 
plus  intimes  de  la  nature  individuelle. 

Sur  plusieurs  points,  il  existe  un  contraste  frappant 
entre  Rousseau  et  Carlyle.  Carlyle,  par  exemple,  n'est 
pas  éloigné  de  vénérer  le  pouvoir  comme  légitime  en 
soi,  tandis  que  Rousseau  fait  de  la  doctrine  «  force  ne 
fait  pas  droit  «  le  principe  du  Contrat  social.  Mais  ils 
s'accordaient  dans  leur  conception  du  rapport  entre 
la  personnalité  et  la  civilisation. 

1  Sartor  resartiis,  Book  I,  chap.  10. 


78  ANNALES    DE   LA   SOCIÉTÉ   .1.    J.    ROUSSEAU 

L'attitude  d'Emerson  et  celle  de  Ruskin  sont  sem- 
blables à  celle  de  Caiiyle  ;  presque  tout  ce  que  nous 
venons  de  dire  de  lui  peut  aussi  s'appliquer  à  eux. 

Dans  les  pays  Scandinaves,  Kierkegaard  prend  une 
position  pareille  à  celle  de  Rousseau  et  de  Carlyle. 
Dans  son  paradoxe  :  «  La  personnalité  c'est  la  vérité  », 
il  oppose  comme  eux  l'aspiration  et  la  lutte  de  l'indi- 
vidualité, non  seulement  à  la  science  objective,  mais 
aussi  aux  institutions  de  l'Eglise  et  à  la  foi  traditionnelle. 

Lui  aussi  se  sentait  en  contradiction  absolue  avec  son 
siècle,  qu'il  accusait  d'avoir  oublié  ce  que  c'est  que 
d'exister  tout  de  bon,  «  A  quoi  me  servirait,  écrit-il 
tout  jeune  dans  son  journal,  à  quoi  me  servirait  de 
trouver  une  vérité  prétendue  objective,  si  elle  n'avait 
aucune  conséquence  importante  pour  moi  et  pour  ma 
vie.  »  Il  était  du  nombre  de  ces  penseurs  qu'il  a  quali- 
fiés lui-même  de  penseurs  «  subjectifs  ».  Un  raisonne- 
ment subjectif  dérive  de  la  vie  individuelle  et  l'imprègne. 
Il  ne  décompose  pas  l'existence  en  des  abstractions,  il 
ne  la  laisse  pas  se  perdre  non  plus  dans  des  idéaux 
fantastiques,  mais  il  travaille  à  conserver  et  à  rendre 
réelle  la  connaissance  gagnée  dans  la  pleine  réalité  de 
la  vie.  Le  penseur  subjectif  est  plutôt  artiste  qu'homme 
de  science.  Sa  pensée  et  sa  volonté  s'entremêlent,  et, 
comme  la  vie  par  ses  changements  et  par  tout  ce  qu'elle 
contient  de  borné  et  d'extérieur  s'oppose  à  une  concen- 
tration intime,  il  en  résulte  un  état  de  tension  entre 
la  vie  et  la  pensée,  qui  peut  entraîner  souffrance  et 
douleur.  De  là  l'extrême  pathétique  de  la  vie  du  pen- 
seur subjectif  '. 

'  Cf.  mon  livre  sur    Kierkegaard  philosophe,  trad.  allemande,  chap. 
UI,g6-7. 


ROUSSEAU   ET   LE   XIX^   SIECLE  79 

Kierkegaard  est  si  loin  d'avoir  été  intluencé  par 
Rousseau  que  s'il  l'eût  connu  de  plus  près,  il  aurait 
sûrement  ressenti  de  l'antipathie  à  son  égard,  et  cepen- 
dant la  position  qu'ils  occupent  l'un  et  l'autre  dans 
leur  temps  est  analogue,  de  même  qu'est  semblable 
leur  appréciation  du  problème  de  la  vie. 

On  pourrait  en  dire  autant  d'un  homme  qui  se  re- 
gardait lui-même  comme  l'antipode  de  Rousseau  et 
qui  se  serait  senti  aussi  l'antipode  de  Kierkegaard,  s'il 
l'eût  connu  :  Frédéric  Nietzsche.  Lui  non  plus  ne  trou- 
vait pas  que  le  savoir  rationnel,  que  la  connaissance 
intellectuelle  eussent  épuisé  le  problème  de  la  vie  ^, 
Son  antipathie  pour  Strauss  est  analogue  à  celle  de 
Rousseau  pour  Voltaire.  Dans  son  culte  pour  Dionysos, 
Nietzsche  trouva  l'expression  de  cet  excès  d'enthou- 
siasme, de  cette  émotion  accablante  qui  marque  aussi 
pour  Rousseau  l'apogée  de  la  vie.  De  même  qu'il  met 
Dionysos  au-dessus  d'Apollon  et  Apollon  au-dessus  de 
Socrate,  de  même  Nietzsche  met  la  vie  au-dessus  de 
l'art  et  l'art  au-dessus  de  la  science.  C'est  là  une  con- 
ception qui  rappelle  tout  à  fait  celle  de  Rousseau.  Et 
pourtant  Nietzsche  méprisait  le  pauvre  Jean-Jacques 
qui  était,  selon  lui,  un  des  pires  représentants  de  la 
«  morale  des  esclaves  ».  Il  le  range  au  nombre  de  ceux 
qu'il  appelle  Meine  UnmÔglichen  (Rousseau  y  est  du  reste 
en  bonne  compagnie).  Rousseau,  «  oder  die  Ruckkehr 
zur  Natur  in  impiiris  natm^alibus  »,  lui  faisait  horreur. 


*  Après  avoir  éprouvé  une  déception  dans  ses  relations  avec  deux  amis 
nationalistes,  il  dit  à  ses  deux  fidèles  amis,  M.  et  M"'  Overbeck:  «  Er 
musse  doch  immer  wieder  etwas  anderes  haben  ;  die  reine  Aufklârung 
genùge  ihm  nicht,  die  beiden  verstânden  davon  nichts.  0  C.  A.  Ber- 
nouilli,  Overbeck  und  Nietsche,  1908,  I,  p.  338. 


8o  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J,    ROUSSEAU 

Selon  Nietzsche  tout  ce  qui  provenait  de  Rousseau  sen- 
tait le  faux,  Tartificiel,  Tenflé  et  l'outré  ^ 

C'est  là  un  trait  intéressant,  commun  à  ces  penseurs 
du  XIX^  siècle,  que,  tout  en  ayant  de  l'analogie  avec 
Rousseau,  ils  n'en  sont  pas  moins  ses  antipodes  à  plu- 
sieurs points  de  vue.  C'est  malgré  eux  qu'ils  fournis- 
sent la  preuve  de  la  grande  valeur  des  idées  de  Rous- 
seau et  de  la  légitimité  des  problèmes  posés  par  lui  -. 

On  pourrait  aussi  trouver  dans  des  auteurs  tels  que 
Guyau,  William  James  et  Henri  Bergson,  des  argu- 
ments et  des  raisonnements  qui  ont  une  certaine  ana- 
logie avec  ceux  de  Rousseau,  sans  qu'il  semble  toutefois 
qu'il  y  ait  influence. 

Pour  Léon  Tolstoï,  au  contraire,  il  s'agit  non  seule- 
ment de  traits  de  ressemblance,  mais  aussi  d'influence 
positive.  Dans  sa  lettre  d'adhésion  à  la  Société  J.  J. 
Rousseau,  Tolstoï  disait,  en  1905:  «  Rousseau  a  été 
)•>  mon  maître  depuis  l'âge  de  i5  ans.  Rousseau  et 
))  l'Evangile  ont  été  les  deux  grandes  et  bienfaisantes 
»  influences  de  ma  vie.  Rousseau  ne  vieillit  pas.  Tout 
))  dernièrement  il  m'est  arrivé  de  relire  quelques-unes 
»  de  ses  œuvres,  et  j'ai  éprouvé  le  même  sentiment 
«  d'élévation  d'âme  et  d'admiration  que  j'ai  éprouvé  en 
»  le  lisant  dans  ma  jeunesse^.» 

Ce  que  Tolstoï  dit  là  est  confirmé  par  sa  biographie, 
rédigée  par  Birukof  et  revue  par  Tolstoï  lui-même. 
Dans  une  liste  des  livres  qui  ont  agi  sur  son  dévelop- 
pement, il  ajoute  pour  les  Confessions  et  VEmile^  qu'ils 


'  Gotterdàmmerung.  Streif^iige  eines  Uii^eitgemàsseii. 
^  Dans  un  livre  de  M.  Seillère,  mentionné  dans  \qs Aniiales  J.J.  Rous- 
seau, II,  p.   284,  il  est  même  question  du  Rousseauisme  de  Nietzsche. 
5  Annales  J.  J.  Rousseau,  I,  p.  7. 


ROUSSEAU   ET   LE   XIX'^   SIECLE  8l 

ont  été  d'une  influence  énorme,  épithète  qu'il  n'emploie 
ailleurs  que  pour  le  Sermon  sur  la  Montagne  et  pour 
David  Copperfield. 

«  J'ai  lu  Rousseau  tout  entier,  »  dit-il,  «  il  3^  avait 
un  temps  où  je  l'admirais  avec  plus  que  de  l'enthou- 
siasme... Il  y  a  des  pages  qui  me  sont  si  familières 
qu'il  me  semble  les  avoir  écrites.  » 

Les  rapports  de  Tolstoï  avec  les  cercles  littéraires  de 
St-Pétersbourg  offrent  des  analogies  avec  ceux  que 
Rousseau  entretient  avec  les  Encyclopédistes.  Et  tout 
comme  Rousseau,  il  abandonne  la  civilisation  de  la 
ville  et  se  retire  à  la  campagne,  pour  le  salut  de  son 
âme.  Tout  comme  Rousseau  encore,  Tolstoï  était  en 
présence  d'une  série  d'auteurs  et  de  publicistes  qui  se 
regardaient  comme  les  apôtres  de  la  vraie  civilisation, 
comme  les  guides  et  les  maîtres  de  l'humanité,  qui 
croyaient  posséder  la  culture  suprême.  Il  relève  chez 
eux  le  manque  de  critique  de  soi-même,  le  manque  de 
naturel  et  d'originalité.  Il  trouvait  plus  de  personnalité 
chez  les  hommes  qu'il  avait  rencontrés  pendant  sa  vie 
militaire.  Et,  en  face  du  grand  problème  du  but  et  de 
la  signification  de  la  vie,  de  ce  problème  qui  se  posait 
pour  lui  sous  une  forme  de  plus  en  plus  âpre,  les 
cercles  littéraires  restaient  indifférents.  Mais  ce  furent 
justement  des  méditations  sur  ce  problème  qui  lui  firent 
entrevoir  des  voies  nouvelles. 

L'opposition  de  Rousseau  et  de  Tolstoï  aux  cercles 
littéraires  de  leur  temps  n'est  pas  un  fait  isolé.  C'est 
un  phénomène  qui  se  répète  constamment.  C'est  le 
contraste  entre  les  deux  tendances  de  la  vie  de  l'esprit, 
la  tendance  centripète  et  la  tendance  centrifuge,  l'unité 
et  la  pluralité,  le  sentiment   intime  et  l'extériorisation. 

6 


82  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

Rousseau  s'était  placé  avec  enthousiasme  à  un  de  ces 
extrêmes  pour  en  faire  le  point  de  départ  de  ses  para- 
doxes. Lui  et  les  esprits  qui  lui  sont  apparentés,  sem- 
blent des  prophètes  qui  conjurent  leur  génération  de 
ne  pas  sacrifier  le  fruit  à  l'écorce,  la  vie  même  aux 
apparences  de  la  vie.  Il  y  a  pourtant  un  contraste  essen- 
tiel entre  Rousseau  et  Tolstoï.  L'idée  fondamentale  de 
l'éthique  de  Rousseau,  c'est  l'épanouissement  du  moi, 
l'expansion  qui  provient  de  l'affirmation  de  soi  (amour 
de  soi,  différent  d'amour-propre)  tandis  que  Tolstoï 
prêche  un  altruisme  absolu  et  cherche  à  renouveler 
l'éthique  du  Sermon  sur  la  Montagne.  Tolstoï  ne  met 
pas  de  distinction  entre  l'amour  de  soi  et  l'amour- 
propre.  «  Si  vous  travaillez  pour  vous  seuls,  pour  vo- 
tre avenir  personnel,  vous  savez  bien  que  ce  qui  vous 
attend  dans  l'avenir  c'est  la  mort...  Chacun  doit  se 
rappeler  qu'en  s'efTorçant  de  conserver  sa  vie,  il  perd 
la  vie,  ce  que  Jésus  répète  bien  souvent.  La  vraie  vie 
est  celle  qui  ajoute  quelque  chose  au  bien  accumulé 
par  les  générations  passées,  qui  augmente  cet  héritage 
dans  le  présent  et  le  lègue  aux  générations  futures. 
Pour  être  associé  à  cette  vie,  l'homme  doit  en  bon  fils 
renoncer  à  sa  volonté  personnelle  \  « 

Rousseau  est  bien  plus  individualiste  que  Tolstoï, 
mais  il  démontre  d'une  manière  intéressante  que  ce 
n'est  qu'après  une  comparaison  avec  les  autres,  avec 
leurs  conditions  de  vie  et  de  fortune,  que  l'amour  de 
soi  peut  devenir  l'amour  propre.  Si,  au  contraire,  l'épa- 
nouissement du  moi  a  libre  cours,  la  pitié  et  la  charité 
apparaissent   comme    l'aboutissement    de    l'affirmation 

>  Ma  Religion,  2«  édition,  pages  141-144. 


ROUSSEAU  ET  LE  XIX'^  SIÈCLE  83 

de  soi.  Cette  doctrine  fournit  à  Rousseau  une  base 
plus  solide  que  celle  sur  laquelle  s'appuie  Tolstoï  ^  Elle 
lui  permet  d'indiquer  par  voie  psychologique  la  possi- 
bilité d'une  harmonie  entre  l'amour  de  soi  et  l'altruisme, 
tandis  que  Tolstoï  par  son  interprétation  du  Sermon 
sur  la  Montagne  présente  l'altruisme  comme  une  force 
mystique.  De  là  vient  la  différence  mise  si  justement 
en  relief  par  M.  Benrubi  dans  son  étude  :  Tolstoï  conti- 
nuateur de  Rousseau^. 

L'essentiel  pour  Rousseau,  c'est  l'éducation  de  l'en- 
fant, tandis  que  Tolstoï  qui  s'était  mêlé  davantage  au 
monde,  espère  en  la  conversion  des  adultes.  Les  hom- 
mes de  Rousseau  sont  «  once-born  »,  ceux  de  Tolstoï 
((  twice-born.  » 


III 


Ce  n'est  pas  seulement  par  son  influence  sur  la  poésie 
et  par  son  attitude  vis-à-vis  du  problème  de  la  civilisa- 
tion, que  l'œuvre  de  Rousseau  a  été  de  la  plus  haute 
importance;  son  action  se  retrouve  dans  plusieurs  ques- 
tions philosophiques  plus  spéciales  et  aussi  dans  la 
manière  dont  elles  ont  été  discutées.  Il  ne  fut  pas  phi- 
losophe dans  le  sens  scientifique  du  mot  ;  mais  la  con- 
ception de  la  vie  humaine,  dont  il  se  fit  l'interprète 
chaleureux  dans  ses  écrits,  a  influé  sur  l'attitude  des 
philosophes  qui  l'ont  suivi. 

*  Cf.  mon  livre  sur  Rousseau  et  sa  philosophie,  3«  édition  allemande, 
pages  104-108. 

*  Annales  J.  J.  Rousseau,  III  p.  104  s.  Le  critique  norvégien  Chr. 
Collin  a  également  accentué  le  fait  que  Tolstoï  a  traité  de  nouveau  les 
problèmes  de  la  civilisation  posés  par  Rousseau.  Voir  son  Tolstoï  og 
Nutidens  Kulturkrise,  Christiania  191 1. 


84  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

a)  Il  faut  en  premier  lieu  tenir  compte  de  Tintluence 
qu'il  a  exercée  sur  la  psychologie,  et  surtout  il  faut  se 
rappeler  qu'il  s'est  fait  le  défenseur  d'une  vie  émotion- 
nelle primitive  et  indépendante,  par  rapport  aux  autres 
aspects  de  la  vie  de  Tâme.  Il  a  des  devanciers  soit  dans 
la  ps3'choJogie  anglaise,  qui  l'influença  par  l'intermé- 
diaire de  Diderot,  soit  dans  l'école  m3'stique  cartésienne 
(Malebranche,  Fénelon).  Mais  ce  fut  grâce  à  son  en- 
thousiasme ardent,  à  son  goût  pour  le  sublime  aussi 
bien  que  pour  l'idylle,  pour  la  beauté  spirituelle  {belle- 
â?7ie  en  opposition  à  bel-esprit)  comme  pour  la  beauté 
de  la  nature,  que  s'éveillèrent  en  lui  le  sentiment  et 
l'intérêt  pour  la  vie  émotionnelle.  C'est  à  juste  titre 
qu'on  fait  dater  de  lui  une  nouvelle  phase  de  cette  bran- 
che de  la  psychologie.  Au  cours  du  XIX«  siècle,  il  est 
vrai,  on  a  cherché  de  plusieurs  manières  à  réduire  la 
vie  émotionnelle  à  une  part  secondaire  de  la  vie  intel- 
lectuelle, tantôt  (comme  chez  Hegel)  à  une  manifesta- 
tion nébuleuse  qui  s'offre  sous  la  forme  de  l'immédia- 
tité  de  ce  qui  se  présente  dans  la  vie  intellectuelle  sous 
une  forme  claire  et  réfléchie;  tantôt  (comme  chez  Her- 
bart)  à  l'effet  de  l'action  réciproque  des  représentations. 
Mais  ces  tentatives  n'ont  pas  été  d'une  importance  du- 
rable. Dans  le  pragmatisme  moderne,  on  a  fait  valoir 
au  contraire  que  c'est  la  vie  émotionnelle  qui  décide  de 
la  vie  spéculative,  conception  qui  forme  un  contraste 
prononcé  avec  celle  des  philosophes  intellectualistes 
dont  nous  venons  de  parler. 

Rousseau,  non  seulement  insiste  sur  l'importance  de 
la  vie  émotionnelle,  mais  il  lui  donne  une  place  à  part 
parmi  les  autres  aspects  de  la  vie  de  l'esprit  et  en  fait 
un  objet  et  d'observation  et  de  jouissance.  De  là  la  sen- 


ROUSSEAU   ET   LE   XIX^    SIÈCLE  85 

îimentalité,  qu'il  avait  en  commun  avec  son  temps,  et 
qu'il  contribua  à  augmenter.  Mais  il  faut  remarquer 
que  cette  isolation  du  sentiment  est  en  contradiction 
avec  sa  propre  psychologie. 

Cette  vie  émotionnelle,  dont  dépendait  pour  lui  le 
bonheur,  ce  n'était  pas  l'état  aveugle  non  troublé  par 
les  pensées,  tel  qu'il  l'avait  exalté  dans  ses  premiers 
écrits,  c'était  une  vie  toute  de  sentiments  qui  gagnait 
en  intimité  et  en  force  par  sa  connection  avec  des  pen- 
sées dont  elle  était  tantôt  la  cause,  tantôt  l'effet.  Et  de 
même,  on  ne  pouvait  selon  lui  isoler  le  sentiment  de  la 
volonté,  car  (dans  ses  écrits  postérieurs)  il  insiste  sur 
la  base  instinctive  de  la  vie  de  l'àme,  l'aspiration  spon- 
tanée à  laquelle  il  donne  le  nom  d'amour  de  soi  et 
qui  peut  devenir  le  point  de  départ  d'évolutions  très 
diverses.  Lorsque  Schopenhauer  dans  son  concept 
«  Wille  zum  Leben  »  faisait  du  sentiment  et  de  la 
volonté  une  seule  et  même  chose,  il  était  d'accord  avec 
l'idée  de  Rousseau  (ceci  dans  les  moments  où  il  n'était 
pas  sentimental). 

L'influence  de  Rousseau  sur  la  psychologie  moderne 
s'est  en  grande  partie  exercée  par  l'intermédiaire  de 
Kant.  Mais  là  même  où  il  ne  joue  par  le  rôle  de  pré- 
curseur, on  a  pu  constater  qu'il  a  découvert  un  aspect 
spécial  de  la  vie  de  l'àme  et  qu'il  a  donné  l'impulsion 
décisive  pour  le  faire  reconnaître  et  comprendre. 

b)  Ce  qu'il  y  a  d'intéressant  dans  la  conception  éthi- 
que de  Rousseau,  c'est  la  manière  dont  il  démontre, 
dans  ses  écrits  ultérieurs,  la  possibilité  d'une  transfor- 
mation de  l'instinct  de  conservation  en  pitié,  charité  et 
justice.  Avant  cette  époque  (dans  son  Discours  5wr 
l'Inégalité)^  il  avait  au  contraire  admis  que  l'instinct  de 


86  ANNALES    DE    LA   SOCIÉTÉ  J.    J      ROUSSEAU 

conservation  et  la  pitié  étaient  deux  tendances  primi- 
tives, et  contraires  l'une  à  l'autre.  C'est  dans  cette  pre- 
mière phase  de  sa  conception  éthique  de  Rousseau  que 
Schopenhauer  trouva  une  confirmation  de  la  sienne 
basée  sur  le  caractère  primitif  de  la  pitié.  Ce  n'est 
certes  pas  à  Rousseau  qu'il  la  doit,  mais  bien  à  sa  pro- 
pre expérience  ;  elle  est  d'ailleurs  en  relation  intime 
avec  ses  idées  philosophiques  générales  qui  renforcent 
l'union  de  tous  les  individus  malgré  leurs  différences 
propres,  ce  qui  explique  comment  il  est  possible  de 
comprendre  la  souffrance  d'autrui. 

Cependant  Schopenhauer  jouissait  de  retrouver  ses 
idées  chez  Rousseau,  et  bien  que  parfois  il  parle  de 
lui  d'une  manière  dédaigneuse,  comme  par  exemple 
quand  il  pense  à  son  optimisme  ^  et  à  sa  foi  (sa  Pas- 
toreuthéologie)  —  il  le  place  très  haut  comme  philo- 
sophe moraliste  :  «  Ma  preuve,  dit-il  ',  s'appuie  sur 
l'autorité  du  plus  grand  moraliste  des  temps  modernes, 
car  le  plus  grand  moraliste  est  sans  contredit  J.  J.  Rous- 
seau, le  connaisseur  profond  du  cœur  humain,  qui 
puisait  sa  sagesse,  non  dans  les  livres,  mais  dans  la 
vie  et  qui  destinait  ses  doctrines,  non  à  la  chaire,  mais 
à  l'humanité.  —  Rousseau,  cet  ennemi  de  tous  les  pré- 
jugés, ce  fils  adoptif  de  la  nature,  qui  l'avait  doué  de 
la  faculté  de  moraliser  sans  être  ennuyeux  parce  qu'il 
touchait  la  vérité  et  émouvait  le  cœur.  » 

En  face  des  doctrines  postérieures  de  Rousseau, 
Schopenhauer  se  place  —  non  comme  psychologue, 
mais  comme  moraliste  —  à  un  point  opposé,  semblable 
à  celui  de  Tolstoï,  qui   lui-même  est  très  influencé  par 

'  Welt  als   Wille  und  Vorstelhtng,  II.  ch.  46. 
-Die  beiden  Gvimdproblem  der  Etitik,  p.   246. 


ROUSSEAU   ET   LE   XIX^   SIÈCLE  87 

le  philosophe  allemand.  Ces  doctrines  de  Rousseau, 
qui  mettent  en  rapport  intime  le  sentiment  et  la  vo- 
lonté, marquent  pourtant  un  progrès  acquis  à  toujours. 
c)  Cette  mise  en  relief  par  Rousseau  de  la  vie  de 
Tàme  immédiate  et  spontanée  devait  être  d'une  impor- 
tance toute  spéciale  au  point  de  vue  religieux.  En  op- 
position aux  rites  extérieurs  et  aux  doctrines  dogmati- 
ques, en  opposition  aux  livres  et  aux  discours,  il  mit 
l'émotion  du  cœur,  le  sentiment  que  produisent  les 
grands  et  les  menus  faits  de  l'existence,  le  bonheur  et 
la  souffrance.  Ce  fut  une  religion  libre  qu'il  enseigna. 
Et  comme  toute  religion  est  nécessairement  à  l'origine 
une  religion  libre,  née  des  expériences  spontanées  de 
la  vie,  c'est  par  là  que  Rousseau  contribue  à  renouveler 
la  vie  religieuse.  Il  nous  renvoya  à  la  source  d'où  doit 
sortir  nécessairement  toute  conception  sérieuse  de  la 
vie.  Il  soutint  que  les  idées  religieuses  ne  pouvaient 
être  que  l'interprétation  d'expériences,  et  par  cette 
théorie,  il  provoqua  l'examen  des  dogmes  transmis.  Il 
est  vrai  qu'il  passa  lui-même  vite  et  sans  difficulté  à  la 
dogmatique  —  non  pas  à  celle  de  l'Eglise,  mais  aux 
dogmes  de  la  religion  soi-disant  «  naturelle  »  — 
et  que  son  zèle  pour  défendre  cette  théologie  «  natu- 
relle »  ne  fut  pas  pure  de  tout  fanatisme.  Mais  par  son 
appel  à  la  nature,  il  vise  ici  comme  ailleurs,  au  delà  de 
l'opposition  contemporaine,  au  delà  de  la  foi  dogmati- 
que, et  au  delà  du  dédain  et  de  la  présomption  des 
Encyclopédistes. 

Au  cours  du  XIX®  siècle,  ces  mêmes  contrastes  se 
représentent,  mais  sous  des  formes  nouvelles.  L'ap- 
pel à  la  nature  se  fait  pourtant  toujours  entendre. 
Quand    Schleiermacher   soutient  que   la   vie   émotion- 


88  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   .1.    ROUSSEAU 

nelle  est  la  base  véritable  de  la  religion,  et  que  tous 
les  dogmes  ne  sont  que  des  interprétations,  il  tient 
cette  conception,  non  pas  directement  de  Rousseau, 
mais  de  l'éducation  des  frères  Moraves.  Et  c'est  ainsi 
que  le  problème  se  pose  à  nouveau.  On  pourrait  en  dire 
autant  de  la  philosophie  religieuse  de  Ludwig  Feuer- 
bach,  toute  imprégnée  de  sympathie  pour  la  vie  religieuse 
dans  sa  forme  primitive  et  spontanée.  Toute  la  psycholo- 
gie religieuse  moderne  est  due  à  un  retour  au  point  de 
vue  de  Rousseau  :  avec  l'aide  de  l'histoire  de  la  religion 
et  de  l'étude  de  la  vie  religieuse  contemporaine,  on  cher- 
che à  découvrir  les  motifs  psychologiques  qui  sont  à  la 
base  de  la  religion  et  qui  font  encore  sa  force  spirituelle, 
Rousseau  s'occupe  d'une  certaine  forme  d'expérience 
religieuse  et  de  foi  spéciale,  et  il  n'en  pourrait  pas  être 
autrement  puisque  la  description  en  est  tirée  de  sa 
propre  expérience.  C'est  ici,  de  nouveau,  l'affirmation 
de  soi  (amour  de  soi)  qui  sert  de  base.  L'amour  de  soi 
peut  engendrer  un  besoin  de  vivre  la  vie  pleinement, 
un  besoin  de  liberté  par  des  aspirations  au  delà  de  toute 
limite,  un  besoin  de  se  livrer  entièrement  à  l'admira- 
tion et  à  l'enthousiasme.  Ce  besoin  devient  alors  un 
sentiment  religieux,  tel  que  l'entend  Rousseau.  En  dé- 
pit des  désharmonies  de  sa  vie  et  de  la  gêne  où  il  se 
trouvait,  la  source  d'expansion  et  d'enthousiasme  ne 
tarit  jamais  en  lui.  Il  ne  se  doutait  pas  que  ce  tj^pe  de 
sentiment  put  ne  pas  être  le  seul  possible,  et  que  seule 
une  étude  comparative  aurait  pu  le  prouver.  Et  c'est  sur- 
tout à  cet  égard,  grâce  à  un  horizon  plus  vaste,  à  des 
connaissances  historiques  plus  étendues,  que  le  XIX® 
siècle  a  pu  rectifier  les  idées  de  Rousseau  et  suppléer  à 
ce  qu'elles  avaient  d'insuffisant. 


ROUSSEAU   ET   LE   XIX*^   SIÈCLE  89 

Le  type  psycho-religieux  que  dépeint  Rousseau  :  le 
type  expansif,  fait  penser  à  celui  que  les  auteurs  anglais 
et  américains  contemporains  ont  qualifié  de  o?ice-born 
(((  né  une  fois  pour  toutes  »),  en  opposition  au  type  qui 
se  développe  à  travers  des  crises  et  des  catastrophes  et 
qu'on  pourrait  qualifier  de  deux  fois  né  :  twice-born.  ^ 

C'est  une  chose  bien  caractéristique  que,  pour  l'é- 
poque des  «  lumières  »  aussi  bien  que  pour  celle  du 
romantisme,  le  premier  de  ces  deux  types  ait  été  le 
type  dominant. 

Ce  n'est  qu'à  travers  les  luttes  violentes  du  XIX*-'  siè- 
cle —  luttes  en  parties  amenées  et  en  parties  dévoilées 
au  cours  de  ce  siècle  —  quand  le  temps  des  grandes  espé- 
rances fut  passé,  que  l'attention  se  porta  sur  le  type 
désharmonieux.  C'était  l'attitude  recommandée  et  fa- 
vorisée par  l'Eglise.  La  psychologie  de  Rousseau  avait 
été  une  réaction  légitime  contre  l'étroitesse  d'esprit  de 
l'Eglise. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  la  psychologie  religieuse 
de  Rousseau,  c'est  encore  sa  théologie  qui,  à  ce  point 
de  vue,  est  intéressante. 

Tandis  qu'en  tout  ce  qui  concerne  le  sens  psycholo- 
gique de  la  religion,  il  était  dans  la  plus  grande  oppo- 
sition avec  Voltaire,  les  deux  adversaires  étaient  d'accord 
au  point  de  vue  de  la  théologie.  Ils  prétendaient  tous 
deux  qu'en  présence  de  tout  le  mal  qui  règne  dans 
l'univers,  il  est  impossible  de  supposer  un  Dieu  tout 
puissant  et  infiniment  bon.  Et,  sur  ce  point,  bien  des 
grands  penseurs  sont  arrivés  au  même  résultat,  sans 
qu'il   puisse    être    question   d'influence.    Le   problème 

'  William  James  a  caractérisé  d'une  manière  supérieure  cette  distinc- 
tion. Voir  mon  livre  Philosophes  contemporains,  page  189. 


go  ANNALES   DE    LA    SOCIETE  J.  J.    ROUSSEAU 

ayant  été  étudié  dans  les  mêmes  conditions  et  vu  de  la 
même  façon,  il  est  bien  naturel  que  les  résultats  aient 
été  analogues. 

Stuart  Mill  est  indigné  des  sophismes  par  lesquels  on 
prétend  justifier  la  Divinité  en  face  des  souffrances  et 
des  injustices  humaines,  mais  il  admet  la  foi  en  un  être 
divin,  auteur  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  la  nature, 
mais  dont  Faction  est  entravée  par  les  forces  maté- 
rielles. Par  notre  aspiration  éthique,  nous  pouvons  alors 
nous  regarder  comme  les  collaborateurs  de  la  Divinité.  ^ 

Charles  Renouvier  supposait  aussi  que  la  puissance 
de  la  divinité  était  limitée  et  ainsi  irresponsable  de  la 
désharmonie  qui  se  développe  dans  l'univers.  '  Renou- 
vier, du  reste,  est  un  grand  admirateur  de  Rousseau  ; 
à  plusieurs  points  de  vue,  il  a  subi  de  sa  part  une  forte 
influence,  surtout  en  ce  qui  concerne  l'étude  du  pro- 
blème religieux.  ^ 

Tout  porte  à  croire  que  non  seulement  des  philoso- 
phes théistes,  mais  aussi  des  laïques  sont  arrivés  par 
leurs  propres  expériences  à  ces  mêmes  résultats.  Il 
n'est  pas  rare  de  trouver  une  croyance  analogue  chez 
des  gens  qui  réunissent  la  netteté  de  la  pensée  à  une 
charité  généreuse  et  vivante.  La  charité  s'indigne  des 
efforts  qui  se  font  pour  voiler  ces  malheurs,  et  la 
pensée  pénètre  ces  sophismes.  C'est  un  signe  des  temps 
que  cette  foi  qui  se  manifeste  si  fréquemment,  et  c'est 
encore  à  Jean-Jacques  Rousseau  que  nous  pouvons  le 
rapporter. 

^  Histoire  de  la  Philosophie  moderne,  trad.  franc.,  II,  p.  451  ss. 

^Philosophes  contemporains,  trad.  franc.,  p.  86.  Cf.  Les  derniers  en- 
tretiens de  Ch.  Renouvier,  recueillis  par  Piat,  page  62  ss. 

3  V.  Esquisse  d'une  classification  des  doctrines,  I,  p.  276  ss.,  459, 
II,  p.  3o6. 


ROUSSEAU   ET   LE   XIX*^   SIÈCLE  9I 

d)  L'intérêt  qu'on  éprouve  à  suivre  les  transforma- 
tions et  les  développements  des  paradoxes  que  Rous- 
seau exposa  dans  ses  premiers  écrits  sur  le  rapport 
entre  l'état  de  nature  et  la  civilisation,  consiste  dans  le 
fait  que  peu  à  peu  il  s'éleva  à  une  conception  tout  à  fait 
moderne  de  l'évolution  dans  l'esprit  de  1'  «  épigénèse.  » 
La  protestation  qu'il  avait  élevée  au  nom  de  la  nature 
contre  la  civilisation,  il  la  modifia  plus  tard,  en  faisant 
une  distinction  entre  une  culture  qui  est  le  fruit  naturel 
du  développement  individuel  ou  social  et  celle  qui 
n'est  due  ni  à  une  croissance  naturelle  ni  aux  forces  de 
l'individu  lui-même.  Il  contestait  qu'une  civilisation 
put  passer  sans  effort  d'une  nation  à  une  autre.  Dans 
sa  pédagogie,  il  insiste  sur  la  différence  qualitative  qui 
se  manifeste  entre  les  différents  âges,  surtout  entre 
l'enfance  et  l'âge  adulte.  L'enfant  n'est  pas  un  adulte 
en  miniature.  L'enfance  est  au  contraire  une  forme 
d'existence  particulière,  qui  a  ses  exigences  et  qui  a  son 
droit.  A  peu  près  à  la  même  époque,  C.  F.  Wolf,  le 
célèbre  fondateur  de  la  théorie  anatomique  de  1'  «  épi- 
génèse »,  soutenait  que  la  transition  du  germe  à  l'or- 
ganisme développé,  s'accomplit  par  des  changements 
successifs  sans  que  les  stades  primitifs  ressemblent  né- 
cessairement aux  stades  ultérieurs.  La  croissance  est 
plus  qu'un  changement  de  dimensions. 

La  manière  dont  Rousseau  concevait  l'évolution  le 
fit  insister  sur  ce  qu'il  appelait  l'éducation  négative, 
qui  consiste  avant  tout  à  écarter  les  obstacles  à  un  dé- 
veloppement conforme  à  la  nature,  à  préserver  des 
influences  contrariantes  et  à  empêcher  que  les  problè- 
mes ne  se  posent  avant  l'achèvement  du  développement 
naturel . 


92  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    .T.    ROUSSEAU 

Rousseau  est  considéré  comme  le  fondateur  de  la 
pédagogie  moderne,  à  cause  de  la  manière  claire  et  sûre 
avec  laquelle  il  a  su  appliquer  cette  théorie  de  l'évolu- 
tion. Toutes  les  conceptions  pédagogiques  importantes 
qui  ont  été  exposées  au  cours  du  XIX*  siècle  provien- 
nent de  lui. 


IV 


Par  sa  critique  de  l'étroitesse  de  la  civilisation  mo- 
derne, Rousseau  a  posé  le  problème  social  qui  après  lui 
se  présente  de  nouveau  à  chaque  génération.  En  face 
des  effets  isolants  et  mécanisants  provoqués  par  la  di- 
vision du  travail,  il  prétend  que  tout  homme  doit  avoir 
la  possibilité  de  se  développer  pleinement  selon  ses 
facultés  individuelles.  La  valeur  d'un  homme  ne  dé- 
pend pas  seulement  du  fait  qu'il  forme  un  anneau  de 
la  chaîne.  C'est  ce  même  raisonnement  qui  amena 
Kant  à  poser  le  principe  qu'on  a  appelé  le  principe  de 
la  personnalité.  Tout  homme  doit  toujours  être  consi- 
déré comme  but  et  jamais  uniquement  comme  moyen. 
Ce  principe  est  sous-entendu  dans  le  socialisme  mo- 
derne de  Karl  Marx,  de  même  que  dans  les  tentatives 
actuelles  qui  visent  à  faire  du  principe  de  solidarité  la 
base  de  la  morale  ^ 

Il  va  sans  dire  que  Rousseau  ne  pouvait  pressentir 
les  voies  par  lesquelles  cette  théorie  se  réaliserait.  Il 
était  encore  l'adversaire  des  associations  sociales,  par 
crainte  que  la  liberté  et  le  naturel  en  fussent  étouffés. 
Les  associations  sociales  telles  que  les  confréries  et  les 

'  Voir  ma  Morale,  trad.  franc.,  p.   36o  (sur  Marx).    Léon   Bourgeois, 
dans  Essai  d'une  philosophie  de  la  solidarité,  Paris  1902,  p.  S8. 


ROUSSEAU   ET   LE   XIX^  SIÈCLE  g3 

corporations  n'étaient  pour  les  contemporains  que  des 
entraves,  des  formes  dégénérées  du  passé.  Turgot,  ce 
grand  admirateur  de  Rousseau,  qui  tenait  pour  sus- 
pectes toutes  les  associations  ^,  défendit  en  tant  que 
ministre,  toute  union  ouvrière,  défense  qui  fut  renou- 
velée pendant  la  Révolution.  La  croyance  eut  ici  un 
effet  entravant  sur  l'évolution  naturelle,  car  il  est  prouvé 
que  ce  n'est  que  par  les  associations  et  les  grandes 
unions  d'ouvriers  qu'on  a  réussi  à  obtenir  de  meilleures 
conditions  de  vie  pour  le  quatrième  état,  en  même 
temps  que  le  moyen  de  le  faire  participer  aux  bienfaits 
de  la  civilisation.  Comme  nous  l'avons  vu  plus  haut, 
Lamennais  avait  énoncé  cette  même  opinion  en  termes 
précis,  avant  le  mouvement  syndical  anglais  et  avant  le 
programme  du  Marxisme.  Et  cependant,  on  ne  peut  pas 
dire  que  l'évolution  sociale  ait  absolument  constaté  que 
les  scrupules  de  Rousseau  et  ceux  de  Turgot  fussent 
mal  fondés.  Le  grand  problème  du  droit  de  la  minorité 
en  est  la  preuve. 

Rousseau  n'est  donc  pas  socialiste  dans  le  sens  mo- 
derne du  mot,  bien  qu'il  se  prononce  en  faveur  d'une 
sorte  de  socialisme  d'Etat  dans  l'article  Economie  poli- 
tique de  VEncfclopédie.  Mais  il  est  le  précurseur  du 
socialisme  du  XIX"  siècle  par  la  manière  dont  il  envi- 
sage le  problème  de  la  civilisation  et  quand  il  démontre 
les  inconvénients  de  la  division  du  travail.  L'effet  des 
paroles  d'indignation  et  d'enthousiasme  dont  il  s'est 
servi  pour  parler  du  point  faible  de  la  civilisation  mo- 
derne a  dépassé  son  siècle.  Un  des  historiens  du  socia- 

•  Vie  de  Turgot,  par  Condorcet,  Londres,  p.  8i,  228  ss.  Il  est  intéres- 
sant de  voir  l'opinion  de  Turgot  sur  la  coterie  des  Encyclopédistes, 
p.  28. 


94  ANNALES   DE   LA    SOCIÉTÉ.I.    J.    ROUSSEAU 

lisme  moderne  ^  dit  à  cet  égard  :  «  Depuis  que  Luther 
avait  élevé  la  voix,  et  même  depuis  la  prédication  de 
l'Evangile,  jamais  des  paroles  ne  s'étaient  fait  entendre 
si  grandes  dans  leurs  conséquences,  paroles  qui  de- 
vaient éveiller  les  penseurs  et  les  poètes,  la  bourgeoisie 
aussi  bien  que  le  peuple,  paroles  qui  ont  été  la  source 
de  toute  la  littérature  qui  a  suivi,  révolutionnaire,  com- 
muniste ou  socialiste,  et  leur  influence  se  fera  sentir 
tant  que  la  terre  tournera  dans  l'espace.  » 

Il  serait  difficile  de  dire  si  c'est  l'influence  directe  ou 
l'influence  indirecte  de  ses  puissantes  paroles  qui  a  pré- 
valu pendant  le  XIX®  siècle.  Ici  encore,  c'est  en  grande 
partie  une  analogie  de  situation  qui  a  provoqué  des 
idées  analogues.  Mais  l'essentiel,  c'est  que  Rousseau, 
le  premier,  a  vu  nettement  le  grand  problème  dont  l'ai- 
guillon excite  toujours  les  idées  et  les  passions. 

Les  idées  et  le  mouvement  politique  du  XIX^  siècle 
nous  ramènent  encore  à  Rousseau.  Il  est  le  premier 
qui  ait  revendiqué  rationnellement  la  souveraineté  du 
peuple.  Le  mouvement  du  droit  naturel  qui  avait  déjà 
commencé  au  moyen-àge,  trouva  dans  le  Contrat  social 
sa  conclusion  définitive.  Tandis  que  tous  les  anciens 
docteurs  du  droit  naturel  *  avaient  admis  deux  contrats, 
l'un  qui  constituait  la  base  de  la  société  et  l'autre  qui 
transférait  le  pouvoir  à  un  gouvernement,  Rousseau 
supprima  ce  dernier  contrat  et  acheva  ainsi  la  théorie 
de  la  souveraineté  du  peuple. 

Cette  doctrine  de  Rousseau  a  été  attaquée  au  cours 
du  XIX^  siècle  de  deux  côtés  bien  différents. 

•  William  Graham,  Socialism  new  and  old,  London,  1890,  p.  55. 

'Abstraction  faite  de  Hobbes  qui,  contrairement  à  Rousseau,  veut  que 
le  contrat  de  l'institution  sociale  soit  absorbé  par  le  contrat  de  soumis- 
sion à  une  autorité. 


ROUSSEAU   ET   LE   XIX*   SIÈCLE  qb 

L'école,  qu'il  est  convenu  d'appeler  historique,  étroi- 
tement rattachée  à  l'école  romantique,  considérait  l'Etat 
comme  une  institution  divine  développée  au  cours  des 
temps  et  contre  laquelle  l'individu  ne  pouvait  pas  op- 
poser ses  expériences  accidentelles,  ses  idées  et  ses 
désirs.  L'Etat,  c'est  la  conscience  organisatrice  de  la 
société  en  face  de  laquelle  la  conscience  individuelle 
n'a  qu'une  importance  minime.  De  même  qu'on  ne 
peut  isoler  le  présent  du  passé,  de  même  on  ne  peut 
isoler  l'individu  éphémère  de  l'Etat  éternellement  vi- 
vant. Hegel  était  entièrement  d'accord  avec  l'école  his- 
torique en  tant  qu'il  ne  voyait  pas,  lui  non  plus,  dans 
les  individus  isolés  des  points  de  départ  vivants  de  la 
conscience  et  de  la  constitution  du  droit.  Il  loue  Rous- 
seau d'avoir  fait  de  la  volonté,  c'est-à-dire  d'un  prin- 
cipe idéal,  le  principe  de  l'Etat;  mais  il  lui  reproche 
d'entendre  par  «  volonté  »  soit  les  volontés  individuelles, 
soit  la  volonté  générale,  et  non  «  das  an  und  fur  sich 
Vernunftige  des  Willens  »^,  lequel  subsiste  toujours, 
que  l'individu  le  reconnaisse  ou  non. 

Non  seulement  les  conservateurs  ont  accusé  Rousseau 
d'individualisme,  mais  du  côté  socialiste,  ou  plutôt 
syndicaliste,  il  a  été  aussi  traité  d'anarchiste,  et  com- 
paré à  Stirner,  Reclus,  Kropotkine  et  Tolstoï.  Ces 
«  bourgeois  »  s'imaginent  que  l'individu  est  quelque 
chose  d'absolu  et  ils  ne  voient  pas  qu'il  n'a  d'impor- 
tance que  par  sa  force  productive.  Tandis  que  le  socia- 
liste veut  que  l'Etat  se  charge  de  toute  production  et 
qu'il  prenne  aussi  tous  les  individus  à  son  service,  le 
syndicalisme  espère  qu'une  libre  organisation  du  travail 

'  Die  Philosophie  der  Rechte,  Berlin,  i833,  |  258,  p.  3i4  ss. 


96  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

et  la  joie  de  travailler  qui  en  pourra  résulter,  rendront 
l'Etat  inutile  et  même  impossible.  Aussi  ce  dernier 
parti  attaque-t-il  Rousseau,  non  seulement  en  tant 
qu'anarchiste,  mais  aussi  parce  qu'il  croit  en  l'existence 
continue  de  l'Etat  \ 

Il  faut  avouer  que  le  Contrat  social  prête  à  la  criti- 
que. Rousseau  lui-même  n'en  était  pas  satisfait  : 
«  Quant  à  mon  Contrat  social,  dit-il  ^,  ceux  qui  se 
vantent  de  l'entendre  tout  entier  sont  plus  habiles  que 
moi  :  c'est  un  livre  à  refaire.  » 

Il  y  a  dans  le  livre  trois  différents  principes  qui  se 
heurtent  :  les  volontés  individuelles  dans  leurs  nom- 
bres, leurs  transformations  réciproques  et  leur  croise- 
ment, et  de  plus  la  volonté  fondamentale  qui  représente 
l'affirmation  de  soi  du  peuple  à  travers  les  âges.  C'est 
à  ceci  que  Rousseau  donne  le  nom  de  la  volonté  géné- 
rale, tout  en  la  distinguant  nettement  de  la  volonté  de 
tous.  Des  trois  principes,  le  premier  est  anarchiste,  le 
second  mécanique  et  le  troisième  mystique.  Rousseau 
n'a  pas  réussi  à  mettre  d'accord  ces  trois  principes,  et 
à  un  certain  point  de  vue  on  peut  bien  dire  que  jus- 
qu'à présent  aucune  politique  n'est  parvenue  à  établir 
un  accord  de  ce  genre.  Mais  il  est  évident  que  Rous- 
seau s'applique  à  faire  une  distinction  entre  l'intérêt 
du  peuple  qui  doit  subsister  à  travers  les  temps,  et  les 
individus  isolés  ou  les  générations  d'individus  dont  au- 
cun ne  peut  prétendre  au  droit  de  parler  une  fois  pour 
toute  au  nom  du  peuple.  Quand  il  dit  (II,  3,  6)  que  la 
volonté  générale  ne  se   trompe   pas,   il   s'appuie  sur  le 

'  Cf.  Challaie,  Le  syndicalisme  révolutionnaire  (Revue  de  métaphysi- 
que et  de  morale,  1907).  Guy  Grand,  Le  procès  de  la  Démocratie,  ib.  1910. 

'  Rapporté  par  Dussaulx,  De  mes  rapports  avec  J.  J.  Rousseau,  Paris, 
'798,  page  102. 


ROUSSEAU  ET  LE  XIX'  SIECLE 


97 


fait  que  ni  le  peuple  ni  la  société  ne  peuvent  désirer 
leur  propre  dissolution,  quelles  que  soient  les  illusions 
des  individus  et  des  générations  pris  isolément.  Mais 
d'autre  part  la  volonté  générale  se  manifeste  dans  les 
cas  particuliers  par  l'intermédiaire  des  individus  et  des 
générations  isolés,  et  c'est  là  justement  que  le  problème 
se  pose. 

Que  ce  problème  puisse  se  résoudre  ou  non,  Rous- 
seau a  raison  de  dire  que  la  foi  en  la  vitalité  et  en  la 
volonté  de  vivre  du  peuple,  est  la  base  tacite  de  toute 
politique  et  de  tous  les  arguments  politiques  ^  Et 
Rousseau  avait  pleinement  conscience  de  ce  fait  que 
la  vie  politique  ne  peut  à  aucune  époque  recommencer 
pleinement.  Il  insiste  expressément  sur  ce  que  le  passé 
et  les  conditions  d'existence  d'un  peuple  doivent  décider 
sa  constitution.  Aussi  se  refusa-t-il  aux  naïves  de- 
mandes de  plusieurs  pays  (Pologne,  Corse)  de  leur 
faire  une  constitution.  S'il  avait  passé  dix  ans  dans 
leur  pays,  répondit-il,  il  aurait  pu  peut-être  en  écrire 
l'histoire,  mais  même  dans  ce  cas  il  n'aurait  pu  lui 
faire  une  constitution*.  Rousseau  n'est  donc  pas  dé- 
pourvu de  sens  historique  comme  on  l'a  souvent  dit. 
Il  n'isole  ni  l'individu  ni  la  génération  particulière  de 
leurs  relations  historiques.  A  ce  point  de  vue,  il  peut 
être  considéré  comme  le  devancier  de  la  conscience 
historique,  dont  le  XIX^  siècle  a  été  si  fier.  Le  zèle  avec 
lequel,  au  cours  du  XIX^  siècle,  les  différents  pays  de 
l'Europe  ont  fabriqué  de  nouvelles  constitutions  en  une 

*  Cf.  l'excellente  discussion  sur  la  Démocratie,  dans  le  Bulletin  de  la 
Société  française  de  philosophie,  VII  (21  déc.  1906).  Ce  fut  en  grande 
partie  une  discussion  sur  Rousseau. 

-  Voir  mon  livre  sur  Rousseau  et  sa  philosophie,  trad.  allemande, 
3'  édit.  page  go. 


gS  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ   J.    J.    ROUSSEAU 

étrange  opposition  avec  «la  conscience  historique»,  a 
d'avance  été  critiqué  par  Rousseau.  Autant  il  s'éloi- 
gnait des  Encyclopédistes  quand  ils  prétendaient  qu'une 
culture  donnée  peut  être  transférée  sans  façon  d'un 
peuple  à  un  autre  peuple,  autant  il  était  peu  disposé  à 
croire  qu'un  peuple  pût  tenir  d'un  autre  peuple  sa 
constitution.  Dans  le  cours  du  XIX^  siècle,  sa  doctrine 
du  rapport  entre  la  civilisation  et  la  nature  a  été  con- 
firmée par  une  suite  d'expériences  fatales. 

Harald  Hoffding  ^ 


>   Traduit  du  danois  par  3/""  Dauielle  Plan. 


ROUSSEAU  ET  LE  MOUVEMENT 
PHILOSOPHIQUE  ET  PÉDAGO- 
GIQUE EN  ALLEMAGNE 


L  serait  téméraire  de  vouloir  faire  ressortir 
^^  dans  quelques  pages  l'immense  influence 
'■M  de  Rousseau  sur  l'ensemble  du  mouve- 
ment philosophique  et  pédagogique  en 
Allemagne.  Cela  dépasse  les  limites  d'un  article  et  Je 
dirai  même  les  forces  d'un  seul  auteur.  Nous  nous 
proposons  un  but  plus  modeste,  mais  non  pas  pour 
cela  plus  facile.  Nous  voudrions  indiquer,  dans  la  me- 
sure du  possible,  jusqu'à  quel  point  le  Rousseauisme 
a  fécondé  la  renaissance  de  la  philosophie  et  de  la  pé- 
dagogie en  Allemagne  et  favorisé,  par  là  même,  la  réa- 
lisation d'un  idéal  de  vie  supérieure. 

Quelle  est  la  quintessence  du  Rousseauisme  ou  plu- 
tôt :  quelle  est  l'intuition  fondamentale  de  Rousseau  ? 
En  nous  appuyant  sur  les  résultats  d'un  travail  anté- 
rieur et  sans  prétendre  être  en  possession  de  la  seule 
interprétation  authentique  de  l'œuvre  de  Rousseau, 
nous  croyons  répondre  à  cette  question  en  disant  que 
le  vrai  bonheur  du  genre  humain  consiste,  selon  Rous- 
seau, dans  l'enrichissement  intérieur  de  la  vie.  Il  est 
vrai  que  cette  intuition   a  été  vécue  et  même  exprimée 


100  ANNALES    DE   LA   SOCIETE  J.    J.    ROUSSEAU 

par  d'autres  réformateurs  avant  Rousseau.  Elle  a  été 
exprimée  avec  la  plus  grande  puissance  dans  le  Ser- 
mon  swr  la  Montagne.  Mais  le  grand  mérite  du  ci- 
toyen de  Genève  est  qu'il  a  proclamé  cette  vérité  dans 
un  moment  où  l'humanité  en  avait  grandement  besoin, 
à  une  époque  oii  l'insincérité  s'emparait  de  plus  en  plus 
des  esprits  et  où  l'extériorisation  de  la  vie  prenait  des 
proportions  vraiment  redoutables. 

Or,  je  crois  que  c'est  grâce  à  cette  découverte  que 
Rousseau  est  devenu  le  plus  grand  promoteur  du  mou- 
vement philosophique  et  pédagogique  de  l'Allemagne 
moderne.  En  Allemagne,  on  était  mieux  qu'ailleurs 
préparé  à  comprendre  Rousseau.  Pour  s'en  convaincre, 
il  suffit  de  se  souvenir  que  la  tendance  à  rapporter  tout 
à  l'existence  intérieure  a  été  de  tout  temps  le  trait  le 
plus  caractéristique  de  la  pensée  allemande.  Le  mot 
de  Meister  Eckhart  :  Dein  Wesen  stafjipfe  nieder  ! 
c'est-à-dire  :  écrase  en  toi  ton  moi  mesquin,  affranchis- 
toi  de  toute  animalité  !  ce  mot  peut  être  appliqué  à 
tous  les  vrais  représentants  de  la  pensée  allemande.  Ils 
croient  tous  que  la  vérité  pure  est  au-dedans  de  nous, 
que  les  oeuvres  extérieures  ne  sont  rien,  qu'il  n'y  a 
qu'une  seule  oeuvre  véritable  —  l'œuvre  intérieure.  Mais 
il  semble  qu'au  dix-huitième  siècle  cette  manière  de 
voir  les  choses  a  subi  une  sorte  d'éclipsé.  En  Allema- 
gne, de  même  que  dans  les  autres  pays  occidentaux, 
on  était  tellement  enivré  du  progrès  de  la  civilisation, 
qu'on  faisait  de  ce  progrès  la  mesure  de  toutes  choses 
et  que  le  conventionnel,  l'apparence  trompeuse  et  fri- 
vole, semblait  étoulfer  toute  vie  intime.  La  culture  de 
r  ((  Aufklârung  »  paraissait  régner  en  despote. 

C'est  précisément  à   cette  époque  que    les   livres  de 


ROUSSEAU   EN   ALLEMAGNE  10  I 

Rousseau  sont  tombés  entre  les  mains  d'un  des  admi- 
rateurs les  plus  résolus  de  T  «  Aufklârung  »  :  Kant.  On 
connaît  la  célèbre  page  où  le  philosophe  de  Kœnigsberg 
décrit  la  révolution  que  Rousseau  effectua  dans  sa  con- 
ception du  sens  de  la  vie.  Il  fut  un  temps  où  Kant 
croyait,  avec  la  plupart  de  ses  contemporains,  que  la 
dignité  de  l'espèce  humaine  consistait  dans  le  progrès 
purement  intellectuel  et  où  il  méprisait  le  peuple  igno- 
rant. «  Rousseau  m'a  tiré  de  mon  erreur,  dit  Kant.  Je 
vois  combien  cette  prétendue  supériorité  est  vaine. 
J'apprends  à  connaître  le  véritable  prix  de  l'homme,  et 
je  me  croirais  beaucoup  plus  inutile  que  les  travailleurs 
vulgaires  si  je  ne  croyais  que  ce  qui  donne  une  valeur 
à  tout  le  reste  des  choses,  c'est  la  considération  des 
moyens  pour  restituer  à  l'humanité  ses  droits.  » 

C'est  donc  grâce  à  Rousseau  que  Kant  s'est  retrouvé 
lui-même.  Et  l'on  peut  dire  que  l'influence  de  Rousseau 
a  été  décisive  pour  tout  l'ensemble  de  l'œuvre  de  Kant. 
Non  pas  que  celui-ci  se  soit  contenté  de  reproduire 
servilement  les  doctrines  rousseauistes.  Il  y  a  souvent 
des  divergences  importantes  entre  les  deux  penseurs. 
Kant  a  corrigé  à  plusieurs  reprises  Rousseau.  L'accord 
n'est  pas  parfait  entre  les  théories  historiques,  politico- 
sociales,  religieuses  et  pédagogiques  des  deux  philoso- 
phes. Non  moins  grande  est  la  différence  entre  leurs 
méthodes.  Mais,  malgré  ces  différences,  il  y  a  une  pa- 
renté intime  entre  la  pensée  de  Kant  et  celle  de  Rous- 
seau. 

Cette  parenté  se  manifeste  d'abord  dans  la  théorie  de 
la  connaissance.  Rousseau  exprime  plus  d'une  fois,  dans 
VEmile,  l'aversion  qu'il  éprouve  pour  le  dogmatisme 
des  «  philosophes  »  et  des  métaphysiciens.  Il  se  révolte 


102  ANNALES   DE   LA    SOCIETE    J.    J.    ROUSSEAU 

contre  la  prétention  des  intellectualistes  de  vouloir  saisir 
Tessence  des  choses.  Des  questions  telles  que  :  «  Le 
monde  est-il  éternel  ou  créé  ?  Y  a-t-il  un  principe  uni- 
que des  choses  ?  Y  en  a-t-il  deux  ou  plusieurs  ?  et  quelle 
est  leur  nature  ?  »  laissent  Rousseau  complètement  in- 
différent. Il  a  horreur  des  idées  générales  et  abstraites. 
Le  seul  moyen  de  saisir  la  réalité  vivante  est,  selon 
Rousseau,  de  consulter  la  «  lumière  intérieure  »,  de 
rentrer  en  nous-mêmes.  C'est  en  faisant  cela  qu'il  trouve 
qu'il  n'}^  a  pas  de  réalité  indépendante  de  nous,  que 
notre  activité  est  créatrice  de  réalité.  Nous  ne  sommes 
pas  purement  passifs  dans  l'usage  de  nos  sens.  «  Qu'on 
appelle  la  force  par  laquelle  notre  esprit  rapproche  et 
compare  les  sensations,  attention,  méditation,  réflexion, 
ou  comme  on  voudra,  dit  Rousseau  ;  toujours  est-il 
vrai  qu'elle  est  en  moi  et  non  dans  les  choses,  que 
c'est  moi  seul  qui  la  produit,  quoique  je  ne  la  produise 
qu'à  l'occasion  de  l'impression  que  font  en  moi  les 
objets.  » 

Ne  croirait-on  pas  entendre  Kant  ?  En  quoi  consiste  en 
effet  la  «  révolution  copernicienne  »  de  Kant  ?  N'est-ce 
pas  dans  l'effort  qu'il  a  fait  pour  démontrer  qu'il  n'y  a 
pas  d'objet  sans  sujet,  que  la  connaissance  que  nous 
avons  de  la  réalité  est  conditionnée  par  la  nature  intel- 
lectuelle de  l'homme,  que  pour  connaître  la  réalité  nous 
devons  aller  du  dedans  au  dehors,  bref,  que  la  connais- 
sance est  un  acte  de  l'esprit  ?  Si  oui,  alors  on  devra 
dire,  avec  M.  Delbos,  que  c'est  «à  Rousseau,  plus  peut- 
être  qu'à  Hume,  que  conviendrait  l'expression  fameuse, 
qu'il  réveilla  Kant  de  son  sommeil  dogmatique  »  —  ce 
réveil  ayant  eu  lieu  dans  les  années  1 762-1 763.  C'est 
surtout  de  Rousseau  que  Kant  a  appris  à  apprécier  à 


ROUSSEAU   EN   ALLEMAGNE  I03 

la  fois  la  grandeur  et  les  limites  de  la  pensée  humaine. 
Le  point  de  vue  copernicien  est  commun  à  tous  les 
deux  penseurs.  L'un  et  l'autre  croient  que  beaucoup 
de  principes  que  nous  considérons  comme  objectifs  sont 
en  réalité  subjectifs,  c'est-à-dire,  renferment  les  condi- 
tions sous  lesquelles  nous  concevons  et  comprenons 
l'objet.  Il  est  vrai  que  nous  ne  trouvons  chez  Rousseau 
ni  les  «  formes  de  l'intuition»,  ni  les  «  catégories  »  dont 
parle  Kant.  Mais  nous  trouvons  bien  chez  lui  l'idée  de 
l'activité  synthétique  de  l'esprit,  et  c'est  cela  qui  est 
essentiel.  Rien  de  plus  faux  que  de  vouloir  faire  de 
Kant  et  de  Rousseau  de  purs  subjectivistes.  L'autono- 
mie pour  laquelle  ils  luttent  n'est  pas  l'indépendance 
du  sujet  empirique,  mais  plutôt  la  spontanéité  de  l'es- 
prit. L'apriorisme  de  Kant  et  de  Rousseau  est,  en  un 
certain  sens,  un  activisme  ;  il  signifie  que  la  connais- 
sance est  un  acte  de  l'esprit.  Kant  et  Rousseau  re- 
jettent le  sensualisme  parce  que  les  sensations  nous 
donnent  une  connaissance  purement  subjective. 

Non  moins  caractéristique  est  la  lutte  de  Rousseau 
et  de  Kant  contre  toute  connaissance  transcendante. 
Ils  croient  qu'il  est  impossible  à  l'homme  de  saisir  par 
l'entendement  l'essence  des  choses  ou,  comme  dit 
Kant,  «  la  chose  en  soi  ».  Ils  sont  convaincus  de  l'im- 
possibilité de  démontrer  par  l'entendement  l'existence 
de  Dieu,  l'immortalité  de  l'âme  et  la  liberté.  Ils  re- 
poussent à  la  fois  le  scepticisme  et  le  dogmatisme.  Ils 
parlent  de  l'insuffisance  de  l'intelligence  et  se  révoltent 
contre  l'orgueil  des  «  philosophes  »  qui  prétendent  tout 
connaître,  tout  pénétrer.  On  ne  peut  s'empêcher  de 
penser  à  certains  passages  de  la  Profession  de  foi  du 
Vicaire  savoyard,   quand   on  lit   la  pénétrante  critique 


104  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

que  Kant  fait  des  paralogismes  de  la  psychologie  ra- 
tionnelle, des  antinomies  de  la  cosmologie  rationnelle 
et  de  la  théologie  spéculative,  en  nous  montrant  que  la 
première  repose  sur  des  sophismes  quand  elle  croit 
saisir  l'essence  de  l'âme,  que  la  deuxième  s'embarrasse 
dans  des  contradictions  inextricables,  quand  elle  croit 
expliquer  Tessence  du  monde  et  qu'enfin  la  troisième 
fait  des  efforts  inutiles  et  vains  quand  elle  essaie  de 
prouver  l'existence  de  Dieu.  Mais  faut-il  conclure  de  là 
que  Rousseau  et  Kant  soient  des  adversaires  de  toute 
métaphysique  ?  Nous  ne  le  croyons  pas.  Ce  que  Rous- 
seau combat,  c'est  la  métaphysique  ontologique.  Il  ne 
renonce  pas  à  toute  connaissance  de  l'absolu,  comme 
le  font  les  agnostiques  de  la  trempe  de  Spencer.  S'il 
rejette  les  procédés  de  l'entendement,  c'est  parce  qu'il 
croit  qu'il  vaut  mieux  consulter  sur  les  choses  suprêmes 
de  la  vie  ce  qu'il  appelle  le  «  sentiment  intérieur  ». 
C'est  en  appliquant  cette  méthode  qu'il  trouve  que 
Dieu,  l'immortalité  de  l'àme  et  la  liberté  sont  les  choses 
les  plus  certaines  du  monde,  qu'elles  constituent  même 
la  base  de  toute  notre  vie  morale.  De  même  que  Rous- 
seau, Kant  n'est  pas  un  adversaire  de  toute  métaphy- 
sique. L'influence  de  Rousseau  n'est  pas  sans  impor- 
tance à  cet  égard.  «  Je  suis  convaincu,  écrit  Kant  à 
Mendelssohn  en  1766,  que  le  vrai  bonheur  permanent 
du  genre  humain  dépend  de  la  métaphysique,  et  cela 
surtout  depuis  quelque  temps,  depuis  que  je  crois  avoir 
saisi  sa  nature  et  la  place  qu'elle  occupe  dans  les  con- 
naissances humaines.  »  De  même,  il  avoue  plus  tard 
que  ce  qui  l'a  obligé  à  rejeter  le  savoir  dogmatique, 
c'est  surtout  son  désir  de  conserver  la  foi.  Kant  n'est 
donc    pas    du    tout   enclin    à  renoncer  au   monde   des 


ROUSSEAU  EN  ALLEMAGNE  Io5 

noumènes.  Ce  qu'il  veut,  c'est  plutôt  examiner  si  nous 
ne  pouvons  pas  avoir  une  connaissance  immédiate  in- 
dépendante de  notre  raison  théorique.  Et  c'est  dans 
cette  recherche  que  l'influence  de  Rousseau  a  été  bien- 
faisante. C'est  surtout  grâce  à  Rousseau  que  Kant  a  été 
amené  à  parler  du  pj^imat  de  la  raison  pratique  et  à 
chercher  au-dedans  de  notre  cœur  le  principe  de  la  vraie 
morale.  «  A  Rousseau  Kant  dut  sans  aucun  doute,  re- 
marque M.  Delbos,  d'éprouver  plus  vivement  qu'il  fal- 
lait ressusciter  la  moralité  véritable  pour  être  à  même 
d'en  trouver  la  véritable  explication  ;  il  lui  dut  d'en- 
trevoir qu'un  lien  plus  solide  et  plus  intime  que  celui 
des  déductions  métaphysiques  ordinaires  pouvait  rat- 
tacher la  conscience  humaine  aux  croyances  dont  elle 
réclame  le  soutien.  >> 

On  fait  tort  à  Kant  et  à  Rousseau  quand  on  inter- 
prète leur  autonomie  morale  dans  un  sens  subjectiviste. 
Rien  de  plus  contraire  au  subjectivisme  que  «  le  prin- 
cipe immédiat  de  la  conscience  »  de  Rousseau  ou 
«  l'impératif  catégorique  »  de  Kant.  Le  sentiment  dont 
parle  Rousseau  est  exactement  le  contraire  de  ce  que 
nous  appelons  égoïsme  et  même  «  sentimentalisme  ». 
c(  Rousseau,  dit  Renouvier,  s'est  énergiquement  pro- 
noncé contre  l'eudémonisme  et  contre  le  système  qui 
fait  de  l'intérêt  ou  du  plaisir  le  mobile  unique  des 
actes.  Il  a  formulé  l'opposition  entre  h  le  principe  inné 
de  justice  et  de  vertu  et  le  penchant  naturel  à  se  pré- 
férer à  tout».  Il  a  rattaché  cette  opposition  à  l'exis- 
tence d'une  loi  universelle  de  justice  et  d'ordre,  dont  la 
conscience  porte  témoignage.  Il  a  enfin  expliqué  le  de- 
voir par  la  liberté,  établi  la  responsabilité,  subordonné 
le    bonheur    et    regardé    le  mal   comme    l'ouvrage    de 


I06  ANNALES    DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

l'homme.  Si  c'était  là  la  philosophie  du  sentiment,  la 
doctrine  de  Kant  en  serait  une  aussi.  »  Dans  VEmile, 
ainsi  que  dans  ses  autres  écrits,  Rousseau  s'insurge 
contre  ceux  qui  rapportent  tout  à  l'intérêt  particulier. 
«  La  conscience  est  la  voix  de  l'àme,  les  passions  sont 
la  voix  du  corps  »,  dit  le  Vicaire.  Les  célèbres  passages 
dé  la  Critique  de  la  liaison  pratique^  où  Kant  caractérise 
le  devoir  comme  ce  qu'il  y  a  de  plus  divin  en  nous  et 
où  il  dit  que  ce  qui  nous  élève  au-dessus  des  autres 
êtres,  c'est  notre  faculté  de  contempler  le  ciel  étoile  sur 
nos  têtes  et  la  loi  morale  au-dedans  de  nous  —  ces 
passages  rappellent  l'esprit  et  presque  la  lettre  des  pages 
de  VEîîiile  où  Rousseau  chante  l'hymne  à  la  conscience 
et  où  il  célèbre  l'homme  comme  le  roi  de  la  terre  qu'il 
habite  grâce  à  sa  capacité  de  contempler  l'univers,  d'ai- 
mer et  de  faire  le  bien.  Il  est  vrai  que  Kant  parle  du 
mal  radical  et  d'une  inclination  naturelle  vers  le  mal. 
Mais  on  peut,  en  un  certain  sens,  dire  que  chez  Rous- 
seau aussi  le  mal  est  quelque  chose  de  très  réel,  qu'il 
est  même  inhérent  à  la  nature  libre  de  l'homme.  D'autre 
part,  Kant  n'hésite  pas  à  dire  que  c'est  l'état  de  civili- 
sation qui  cause  le  plus  le  péché  véritable  et  qui  y 
prédispose.  Quoi  qu'il  en  soit.  Kant  non  seulement 
considère  Rousseau  comme  le  Newton  de  la  nature 
morale  de  l'homme,  mais  encore  il  croit  lui-même  à  la 
bonté  primitive  de  la  nature  humaine.  La  conviction 
de  l'excellence  de  la  personne  humaine  pénètre  toute 
son  œuvre.  A  cet  égard  encore,  l'influence  de  Rousseau 
a  été  bienfaisante.  «  L'idée  de  la  dignité  de  l'homme 
en  tant  qu'être  doué  de  personnalité,  dit  M.  Hotîding, 
idée  qui  n'abandonna  plus  Kant  à  aucune  période  de 
son   évolution   postérieure    et   qui    nous    en   montre    la 


ROUSSEAU  EN  ALLEMAGNE  IO7 

continuité  —  Kant  la  doit  à  l'influence  de  Rousseau.  » 
La  parenté  entre  les  deux  penseurs  se  manifeste  aussi 
dans  le  domaine  pédagogique.  Le  problème  de  l'éduca- 
tion a  sans    doute   préoccupé    Kant   déjà   pendant   ses 
années  de  préceptorat.  Mais  c'est  surtout  après  la  lec- 
ture  de  VEmile  qu'il  a  commencé  à  exposer  ses  idées 
pédagogiques.    A   partir   de    17.62  il  revint   sans  cesse, 
dans  ses  écrits   et  dans  ses  cours,  sur  les  questions  de 
l'éducation.    L'influence    de    Rousseau    est    frappante, 
surtout  dans   le   petit    Traité  sur  l'éducation.  Comme 
Rousseau,   Kant  croit  que  le   grand  secret  de  l'éduca- 
tion consiste  à  développer  du  dedans  toute  la  perfection 
que  la  nature  de  l'homme  comporte.  Malgré  les  restric- 
tions qu'il  apporte  aux  idées  de   Rousseau,  il  croit  lui 
aussi  à   la   supériorité  de  l'éducation   négative,   qui  se 
borne  à  aider  le   développement  spontané   des   germes 
qui  sont  dans   l'homme,    sur   l'éducation   positive,  qui 
impose  du  dehors  des  manières  d'être  et  d'agir  artifi- 
cielles.   «   La  première   éducation,  dit   Kant,   doit  être 
purement    négative,    c'est-à-dire    qu'on    ne    doit    rien 
ajouter  aux  précautions  qu'a   prises   la  nature,  mais  se 
borner  à    ne  pas  détruire  son   œuvre.  »    Et  ailleurs  : 
«  Les  germes  qui  sont  dans  l'homme  doivent  toujours 
se  développer  davantage  ;  car  il  n'y  a  pas  dans  les  dis- 
positions naturelles  de   l'homme   de  principe   du  mal. 
La  seule  cause  du  mal,  c'est  qu'on  ne  ramène  pas   la 
nature  à  des  règles  :   il  n'y  a  dans  l'homme  de  germes 
que  pour  le  bien.  »  Non  moins   caractéristique  est  le 
passage  suivant  des  Fragments  :  «  On  dit  dans  la  mé- 
decine  que  le  médecin  n'est  que  le  serviteur  de  la  na- 
ture; il  en  est  de  même  du  moraliste.  Ecartez  les  mau- 
vaises  influences  du  dehors  ;   la  nature   saura  trouver 


I08  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

d'elle-même  la  voie  la  meilleure.  »  De  même  que 
Rousseau,  Kant  insiste  sur  la  ne'cessité  d'habituer  l'en- 
fant à  s'aider  toujours  lui-même,  à  se  servir  de  ses 
propres  forces,  à  faire  soi-même  tout  ce  que  Ton  veut 
faire.  Avec  Rousseau,  Kant  croit  que  la  tâche  princi- 
pale de  l'éducation  consiste  à  exercer  les  facultés  de 
l'esprit  de  l'enfant  plutôt  qu'à  lui  donner  des  connais- 
sances toutes  faites.  Il  faut  tirer  des  enfants  eux-mêmes 
les  connaissances  qu'ils  doivent  acquérir.  Pour  tous  les 
deux,  en  résumé,  le  dernier  but  de  l'éducation  intellec- 
tuelle n'est  pas  de  faire  de  l'enfant  un  dictionnaire 
vivant,  mais  plutôt  de  former  son  caractère. 

Enfin,  l'influence  de  Rousseau  sur  Kant  est  certaine 
aussi  dans  le  domaine  politico-social.  Kant  s'est  efforcé 
à  plusieurs  reprises  de  rectifier  les  jugements  de  ses 
contemporains  sur  les  théories  politico-sociales  de 
Rousseau.  Il  croyait  qu'en  considérant  l'évolution  de  la 
pensée  de  Rousseau,  depuis  les  deux  Discours  jusqu'à 
YEmile,  on  pourrait  le  mettre  en  accord  avec  lui-même 
et  avec  la  raison.  Pour  ce  qui  est  des  théories  politico- 
sociales  de  Kant,  on  peut  dire  qu'elles  présentent, 
malgré  les  différences  de  détail,  un  caractère  profondé- 
ment rousseauiste.  Kant  est  démocrate,  parce  qu'il 
croit  que  c'est  dans  une  démocratie  que  l'individu 
pourra  le  mieux  développer  toutes  ses  facultés  et  deve- 
nir une  personnalité.  A  l'exemple  de  Rousseau,  Kant 
proteste  énergiquement  contre  l'institution  et  les  privi- 
lèges de  la  noblesse  héréditaire  parce  que  celle-ci  en- 
trave l'égalité  naturelle.  De  même,  il  repousse  le  ser- 
vage parce  que  celui-ci  rend  impossible  toute  véritable 
vie  intérieure.  Kant  aussi  parle  d'un  contrat  social, 
quoiqu'il  ne  considère  pas  celui-ci  comme  un  fait  histo- 


ROUSSEAU   EN   ALLEMAGNE  I  09 

rique,  mais  plutôt  comme  une  idée  ou  règle  de  la  rai- 
son, d'après  laquelle  on  peut  juger  si  une  loi  est  juste 
ou  non.  Même  pour  ce  qui  est  du  passé  et  de  l'avenir 
de  l'humanité,  on  peut  parler  d'une  parenté  entre 
Kant  et  Rousseau.  Kant,  en  effet,  admet  rh3'pothèse 
d'un  état  primitif  d'innocence,  et  quand  il  dit  que  le 
but  de  l'histoire  est  la  réalisation  de  la  forme  parfaite 
de  gouvernement,  il  ne  fait,  au  fond,  qu'exprimer,  en 
termes  de  politique,  l'idéal  moral  de  Rousseau.  Inutile 
enfin  d'ajouter  que  s'il  lutte  pour  la  paix  perpétuelle, 
pour  la  fédération  des  Etats  libres,  c'est  parce  qu'il  est 
persuadé  que  sans  la  suppression  des  armées  perma- 
nentes qui  ravalent  l'homme  à  l'état  de  machine, 
sans  le  respect  réciproque  des  droits  des  Etats  entre 
eux,  bref  sans  la  moralisation  de  la  politique,  pas  de 
véritable  respect  de  la  dignité  humaine,  pas  de  vie  in- 
térieure. 


Si  de  Kant  nous  passons  à  ses  disciples  immédiats, 
nous  trouvons  que  chez  eux  aussi  l'eiibrt  vers  l'intério- 
risation se  manifeste  avec  une  intensité  de  plus  en  plus 
grande  et  que  l'iniluence  de  Rousseau  à  cet  égard  est 
incontestable. 

Herder,  un  des  plus  grands  représentants  de  l'Alle- 
magne classique,  est  allé  faire  ses  études  à  Kœnigsberg 
au  moment  même  où  Kant  était  en  train  de  lire  VE?7iile, 
la  Nouvelle  Hélo'ise  et  le  Contrat  social.  On  connaît  la 
célèbre  page  des  Briefe  '{tir  BefÔr^deriing  der  Himianitàt 
(lettre    49)    dans    laquelle    Herder    a    consacré    le    sou- 


IIO  ANNALES   DE   LA   SOCIETE  J.   J.    ROUSSEAU 

venir  des  leçons  qu'il  entendit  entre  1762  et  1764  à 
Kœnigsberg  et  oij  il  nous  raconte  avec  quel  enthou- 
siasme Kant  lisait  Rousseau.  L'enthousiasme  du  maître 
gagna  bientôt  son  disciple.  A  Kœnigsberg,  Herder  étu- 
diant commençait  et  finissait  la  journée  par  une  lecture 
de  Rousseau.  Herder  s'est  en  quelque  sorte  retrouvé  en 
Rousseau.  «  C'est  moi-même  que  je  veux  chercher 
pour  ne  plus  me  perdre,  s'écrie  le  jeune  Herder;  viens, 
Rousseau,  et  sois  mon  guide.  Rousseau  est  un  saint, 
un  prophète  ;  peu  s'en  faut  que  je  ne  lui  adresse  des 
prières.  »  Il  est  vrai  que  Herder  n'a  pu  s'empêcher  plus 
tard  de  critiquer  Rousseau  (n'a-t-il  pas  d'ailleurs  fait  la 
même  chose,  et  d'une  manière  plus  sévère,  envers 
Kant  ?)  ;  mais  on  peut  dire  qu'il  a  complété,  corrigé  et 
continué  Rousseau  plutôt  qu'il  ne  l'a  réfuté.  Herder  a 
toujours  été  un  adversaire  convaincu  de  l'intellectua- 
lisme de  r«Aufklârung)),  et  il  a  fait  constamment  appel 
au  sentiment  intérieur  comme  source  de  toute  véritable 
connaissance?  Hettner  n'a  pas  tout  à  fait  tort  de  consi- 
dérer l'humanisme  de  Herder  comme  une  application 
du  retour  à  la  nature  de  Rousseau  à  tout  l'ensemble 
de  la  vie  humaine.  Qui  sait  si  Herder,  sans  l'idée  du 
retour  à  la  nature  de  Rousseau,  aurait  été  amené  à 
rechercher  la  nature  intime  de  la  poésie,  de  la  religion 
et  de  l'histoire,  en  remontant  aux  origines  de  l'existence 
et  de  la  civilisation  ?  Et  n'y-t-il  pas  du  Rousseauisme 
dans  le  parallélisme  que  Herder  établit  entre  le  déve- 
loppement interne  de  l'individu  et  celui  de  l'humanité? 
C'est  en  vrai  disciple  de  Rousseau  que  Herder  consi- 
dère comme  le  but  véritable  de  l'éducation  le  dévelop- 
pement interne  de  toutes  les  facultés  de  l'individu  et 
qu'il  croit  que  le  vrai  progrès  en  histoire  consiste  dans 


ROUSSEAU   EN   ALLEMAGNE  1  I  I 

la  formation  interne  de  toutes  les  facultés  de  la  nature 
humaine  ^ 

Un  des  plus  proches  parents  de  Rousseau  parmi  les 
premiers  disciples  de  Kant  est,  sans  aucun  doute,  /.  G. 
Fichte.  De  même  que  Kant,  Fichte  a  lu  et  admiré 
Rousseau  avec  passion.  Comme  lui  il  s'est  efforcé  à 
plusieurs  reprises  de  rectifier  les  jugements  de  ses  con- 
temporains sur  les  doctrines  de  Rousseau.  Ainsi,  il 
défend  Rousseau  contre  les  attaques  des  empiristes  : 
«  L'esprit  humain,  réveillé  par  Rousseau,  a  accompli 
une  œuvre  que  vous  auriez  considérée  comme  la  chose 
la  plus  impossible  du  monde,  si  vous  étiez  capables 
d'en  saisir  l'idée  :  il  s'est  mesuré  lui-même  en  entier.  » 
Et  ailleurs  il  répond  à  ceux  qui  considéraient  l'état  de 
nature  de  Rousseau  comme  une  chimère  :  «  Pourquoi 
vous  obstinez-vous  à  chercher  nos  idées  dans  le  monde 
réel  :  l'état  de  nature  aurait  dû  exister.  »  Il  Justifie  le 
pessimisme  de  Rousseau  en  montrant  l'abîme  qui  exis- 
tait entre  l'idéal  que  Rousseau  s'est  fait  de  l'homme  et 
la  misère  morale  et  sociale  de  son  temps.  L'interpréta- 
tion que  Fichte  donne  du  retour  à  la  nature  de  Rous- 
seau me  paraît  digne  d'intérêt,  a  Quand  Rousseau,  dit 
Fichte,  parle  d'un  retour  à  l'état  de  nature,  il  n'entend 
pas  par  là  dépouiller  l'homme  de  toute  culture  intel- 
lectuelle, mais  surtout  le  rendre  indépendant  des  be- 
soins des  sens.  »  Tout  en  se  rendant  compte  de  la  con- 
fusion qui  existe  chez  Rousseau  entre  l'état  de  nature 
et  l'idéal,  et  tout  en  s'efforçant  de  dépasser  et  de  cor- 
riger Rousseau,  Fichte  ne  considère  pas  celui-ci  comme 

1  Pour  ce  qui  est  de  l'influence  de  Rousseau  sur  Gœthe  et  Schiller, 
voir  notre  étude:  Gœthe  et  Schiller  continuateurs  de  Rousseau,  dans  la 
Revue  de  Métaphysique  et  de  Morale,  mai  191  2. 


112  ANNALES   DE   LA    SOCIETE  J.    J.    ROUSSEAU 

un  décadent,  mais  plutôt  comme  un  régénérateur. 
«  Rousseau  fait  la  même  chose  que  nous,  il  s'efforce 
de  faire  marcher  l'humanité  en  avant  et  de  favoriser  par 
là  même  son  progrès  vers  son  but  le  plus  élevé.  » 

En  effet,  la  parenté  entre  Rousseau  et  Fichte  con- 
cerne les  points  essentiels  de  leurs  doctrines.  Tous 
les  deux  croient  fermement  à  la  bonté  originelle  de 
Thomme.  Fichte  va  même  jusqu'à  considérer  la  foi  en 
l'origine  divine  de  l'homme,  la  croyance  à  sa  liberté,  à 
la  perfectibilité  indéfinie  et  au  progrès  éternel  de  notre 
espèce  comme  le  trait  le  plus  caractéristique  du  peuple 
allemand.  Il  condamne  la  civilisation  purement  intel- 
lectuelle et  subordonne  l'entendement  au  sentiment  in- 
térieur. 

Dans  la  théorie  de  la  connaissance,  Fichte  ne  fait  qu'a- 
chever l'œuvre  de  Kant  et  de  Rousseau  quand  il  carac- 
térise le  moi  comme  activité  pure  et  quand  il  s'efforce 
d'expliquer  l'objet  par  le  sujet.  L'être,  la  réalité,  est 
pour  Fichte  le  produit  de  l'action  intérieure.  De  même 
que  Kant  et  Rousseau,  Fichte  rejette  le  dogmatisme 
parce  que  celui-ci  se  place  en  dehors  du  moi  et  de  la 
conscience  et  opère  sur  des  concepts  formels  et  vides. 
Inutile  de  remarquer  que  l'activisme  de  Fichte  n'a  rien 
à  voir  avec  le  subjectivisme.  Le  «  moi  »  dont  il  parle  n'est 
/^  pas  du  tout  l'individu  empirique,  mais  la  spiritualité 
en  général,  la  Ichheit^  la  raison  éternelle  qui  est  chez 
tous  la  même.  Et  cette  raison  n'est  pas  la  raison  théo- 
rique, mais  la  raison  pratique.  Fichte  a  réalisé  entiè- 
rement le  pjnmat  de  la  raison  pratique  sur  la  raison 
théorique. 
\y  Non  moins  grande  est  la  parenté  entre  l'activisme 
moral   de   Fichte   et  celui  de   Rousseau.   «  Vivre,  c'est 


ROUSSEAU  EN   ALLEMAGNE  I  I  :> 

agir,  »  dit  Rousseau.  Et  Fichte,  de  son  côté  :  «  Agir  ! 
Agir  !  c'est  pour  cela  que  nous  existons.  »  Le  premier 
article  de  foi  des  deux  penseurs  est  :  «  Je  suis  un  être 
capable  d'action  libre.  »  Fichte  fait  même  de  cette  con- 
viction la  base  de  toute  sa  philosophie  pratique  et  Ton 
peut  soutenir  que  Timpératif  catégorique  de  Fichte  : 
<(  N'agis  jamais  contre  ta  conscience  !  »  rappelle  plus  le 
principe  immédiat  de  la  conscience  de  Rousseau  que 
l'impératif  de  Kant. 

La  conception  de  la  vie  sociale  comme  une  associa- 
tion d'êtres  libres  n'est  qu'une  conséquence  du  mora- 
lisme de  Fichte.  Puisque  l'État  se  constitue  par  la 
volonté  générale  des  citoyens,  sa  tâche  principale  doit 
être  de  garantir  la  liberté  de  chaque  individu  afin  que 
celui-ci  puisse  remplir  sa  plus  haute  destination  sur  la 
terre.  C'est  pourquoi  aussi  il  pose  avec  Rousseau  et 
Kant  le  principe  de  souveraineté  populaire. 

L'influence  de  Rousseau  sur  Fichte  se  manifeste  aussi,  ■>{ 
jusqu'à  un  certain  point,  dans  la  distinction  des  cinq 
périodes  de  l'histoire  de  l'humanité  dont  il  est  question 
dans  les  Grund^uge  des  gegenwdrtigeii  Zeitalters.  De 
même  que  Rousseau  parle  d'un  état  de  nature  primitif, 
d'un  état  de  fausse  civilisation  et  d'un  état  de  vraie  ci- 
vilisation, de  même  on  peut  réduire  les  cinq  périodes 
de  Fichte  à  trois  périodes  principales  :  la  période  de 
l'instinct  rationnel,  la  période  du  péché  complet  (la  ci- 
vilisation de  l'aAufklârungw)  et  la  période  de  l'art  ra- 
tionnel. En  tout  cas,  Fichte  est  d'accord  avec  Rousseau 
quand  il  combat  la  civilisation  purement  intellectualiste 
du  dix-huitième  siècle  et  qu'il  attend  une  nouvelle  pé- 
riode qui  rendra  possible  la  véritable  Kultur.  Et  je 
crois  que  Rousseau  n'hésiterait  pas  à  accepter  la  défi- 

8 


114  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

nition  suivante  de  Fichte  :  «  J'entends  par  Kultur 
l'exercice  de  toutes  les  forces  en  vue  de  la  pleine  liberté, 
de  la  pleine  indépendance  de  tout  ce  qui  n'est  pas  notre 
moi  profond,  notre  vrai  moi  intérieur.  » 

Cette  définition  de  la  civilisation  est  en  quelque  sorte 
la  clef  de  la  pédagogie  de  Fichte. 

On  connaît  l'immense  importance  que  Fichte  attribue 
à  l'éducation  dans  ses  Discoures  à  la  nation  allemande. 
C'est  dans  une  régénération  morale,  dans  une  éduca- 
tion nouvelle,  que  Fichte  trouve  le  seul  moyen  de  re- 
lever sa  patrie  humiliée  à  léna,  et  même  de  renouveler 
radicalement  l'humanité.  Et  cette  éducation  n'est  autre 
que  celle  préconisée  par  Pestalozzi.  Mais,  comme  l'a 
déjà  remarqué  M.  Lévy-Bruhl,  si  Fichte  se  réclame  de 
Pestalozzi,  c'est  de  Rousseau  surtout  qu'il  s'inspire. 

La  pensée  pédagogique  de  Fichte  est  en  effet  un 
aspect  de  son  activisme.  La  tâche  de  l'éducation  con- 
siste à  développer  du  dedans  les  facultés  de  l'enfant. 
L'éducation  ne  peut  rien  donner  à  l'enfant  qui  ne  soit, 
du  moins  potentiellement,  en  lui.  Chaque  progrès  in- 
tellectuel et  moral  de  l'homme  doit  être  le  produit  du 
travail  intérieur  de  ses  propres  facultés,  de  ses  propres 
sentiments.  Le  principe  fondamental  de  la  pédagogie 
de  Fichte  est  le  principe  de  l'activité  spontanée  (Selbst- 
tâtigkeit).  Ici,  comme  partout,  il  répète  incessam- 
ment :  «  Agir,  agir  !  c'est  pour  cela  que  nous  existons.» 
Il  ne  faut  pas  remplir  la  mémoire  de  l'enfant,  en  lui 
inculquant  des  connaissances  toutes  faites  ;  c'est  l'acti- 
vité propre,  l'indépendance  de  l'esprit  qu'il  s'agit  d'ex- 
citer. La  connaissance  viendra  par  surcroît,  elle  n'est 
pas  le  but.  Ce  que  l'éducation  doit  viser  à  former  ce 
sont   des   hommes,   des    personnalités    morales  et  non 


ROUSSEAU   EN   ALLEMAGNE  I  I  D 

pas  des  spécialistes.  L'occupation  matérielle  doit  être 
considérée  comme  quelque  chose  d'accessoire  ;  car, 
sans  le  désintéressement  intellectuel,  pas  de  désinté- 
ressement moral.  Les  travaux  manuels  sont,  d'après 
Fichte,  un  des  meilleurs  moyens  pour  favoriser  le  dé- 
veloppement spontané  des  facultés  de  l'enfant.  En  un 
certain  sens,  Fichte  complète  Rousseau  :  c'est  quand 
il  parle  de  l'importance  de  l'éducation  pour  la  collec- 
tivité. L'éducation  doit  être  organisée  de  telle  façon 
que  chaque  individu  se  sente  comme  un  membre  du 
tout,  qu'il  apprenne  à  obéir  à  ses  lois,  à  travailler 
pour  les  buts  de  la  collectivité,  et  à  remplir  ses  devoirs 
nationaux  et  cosmopolites.  Pour  atteindre  ce  but, 
Fichte  recommande  une  sorte  d'application  sociale  des 
procédés  de  Rousseau  dans  V Emile  :  il  exige  qu'on  tire 
les  enfants  de  l'atmosphère  dégénérée  de  la  société 
actuelle  et  qu'on  les  réunisse  dans  des  instituts 
spéciaux. 


Essayons  maintenant  de  caractériser  les  idées  direc- 
trices de  la  pédagogie  de  Pestaloi^i.  Cela  va  nous  aider 
en  même  temps  à  mieux  apprécier  la  doctrine  de  Fichte 
et  même  celle  de  Rousseau. 

C'est  un  fait  incontestable  que  Pestalozzi  s'est  inspiré 
à  plusieurs  reprises  des  idées  de  Rousseau.  On  connaît 
le  passage  du  Scîuvanengesang  où  il  décrit  la  révolution 
que  la  lecture  de  YEmile  produisit  dans  son  esprit  rê- 
veur. Les  livres  de  Rousseau  ont  été  lus  par  Pestalozzi 
quand  il  était  étudiant  à  Zurich  et  au  moment  même 
où   il   commençait  à  chercher  des   moyens   de   tarir  la 


1  l6  ANNALES  DE  LA  SOCIÉTÉ  J.  J.   ROUSSEAU 

source  de  la  misère  morale  et  matérielle  dans  laquelle 
se  trouvaient  alors  les  différentes  classes  du  peuple.  Et 
il  a  cru  trouver  dans  les  idées  de  Rousseau  un  moyen 
radical.  Pestalozzi  voit  en  quelque  sorte  en  Rousseau 
le  Christophe  Colomb  du  monde  enfantin.  C'est  ainsi 
qu'il  écrit  en  1826  :  «  Avant  Basedow  avait  paru  Rous- 
seau, comme  une  nature  supérieure,  comme  du  centre 
du  mouvement  de  l'ancien  et  du  nouveau  monde,  en 
fait  d'éducation,  saisi  tout  puissamment  de  la  nature 
toute  puissante,  sentant  mieux  que  personne  combien 
ses  contemporains  étaient  éloignés  de  ce  qu'il  y  a  d'é- 
nergique et  d'actif  dans  la  vie  physique  aussi  bien  que 
dans  la  vie  intellectuelle;  il  brisa  avec  une  force  d'Her- 
cule les  chaînes  de  l'esprit,  rendit  l'enfant  à  lui-même, 
et  l'éducation  de  l'enfant  à  la  nature  humaine.  » 

«  La  nature  fait  tout  »,  «  l'homme  de  la  nature  », 
((  le  chemin  de  la  nature  »,  «  le  livre  de  la  nature  », 
«  conforme  à  la  nature  »  —  voilà  les  expressions  favo- 
rites de  Pestalozzi.  La  foi  dans  la  bonté  originelle  de 
l'homme,  dans  la  dignité  humaine  constitue,  pour  ainsi 
dire,  l'âme  de  l'éducation  de  Pestalozzi.  Il  regarde 
toutes  choses  du  point  de  vue  de  l'ennoblissement  in- 
térieur. La  vraie  éducation  consiste,  selon  Pestalozzi, 
à  développer  ce  qui  est  donné  dans  la  nature  intime  de 
l'enfant,  c'est-à-dire  ce  qu'il  y  a  de  divin  en  lui.  Il  con- 
sidère toute  éducation  comme  fausse  qui  prétend  im- 
poser du  dehors  à  l'enfant  des  facultés  et  des  connais- 
sances. On  croirait  entendre  Julie  quand  Pestalozzi 
dit  :  ((  L'éducation  est  l'art  du  jardinier  sous  la  surveil- 
lance duquel  fleurissent  et  croissent  des  milliers  d'ar- 
bres. Il  n'ajoute  rien  à  l'essence  de  leur  croissance  ; 
l'essence  de  leur  croissance  se  trouve  en  eux-mêmes.  » 


ROUSSEAU   EN   ALLEMAGNE  I  I  7 

Avec  Rousseau,  Pestalozzi  se  révolte  contre  le  système 
d'éducation  qui   se  contente    de  donner  à   l'enfant  des 
connaissances  toutes  faites,  au  lieu  de  le  mettre  en  état 
de  les  acquérir  lui-même.    Ce  qu'il  faut  donner  à  l'en- 
fant, ce  sont  des  aptitudes  (Fertigkeiten)  plutôt  que  des 
connaissances.  «  Pestalozzi,  dit  un  des  premiers  élèves 
d'Yverdon  (Guimps \  visait  plus   à   développer  harmo- 
nieusement les  facultés  qu'à   les   appliquer  à  l'acquisi- 
tion de  la  science   positive,  à  préparer   le  vase  qu'à  le 
remplir.  »  Pestalozzi  n'hésiterait  pas  à  dire  avec  Rous- 
seau :  f(  En  sortant  de    mes  mains,   mon  élève  ne  sera 
ni  magistrat,  ni  soldat,  ni  prêtre,  mais  il  sera  avant  tout 
un  homme.  »    «  Celui   qui  n'est  pas  un  homme,  c'est- 
à-dire  un  homme  dont  les   forces    intérieures   ne  sont 
pas  harmonieusement  développées,  dit  Pestalozzi,  celui- 
là  est  privé  de   l'élément  essentiel  qui  lui  permettra  de 
remplir  sa  destination   propre.  »  Et  Pestalozzi  ne  fait 
que  compléter  ou  continuer  Rousseau  quand  il  dit  que 
cette  éducation  de  l'homme  intérieur  est  un  droit  et  un 
devoir  de  tous  les  hommes,  même  des  plus  inférieurs. 
De  même,   je  crois  que   Pestalozzi   ne   se   met  pas  en 
opposition  avec  Rousseau  quand  il  dit   que  la  famille 
est  le  meilleur  terrain  pour  donner  une  véritable  édu- 
cation à  l'enfant.    Dans  VEniile,   dans  la  Nouvelle  Hé- 
Idise,  etc.,  Rousseau  insiste   sur  la  grande  importance 
de  la  famille  pour  l'éducation.  L'isolement  d'Emile  est 
un   moyen  dont  Rousseau   s'est  servi   pour  réaliser  sa 
doctrine,   mais  qu'il   ne  songe  même  pas  à  imposer  à 
chaque  éducateur. 

Pestalozzi  est,  de  même  que  Rousseau,  un  adversaire 
convaincu  de  l'intellectualisme.  Lui  aussi  croit  qu'il 
ne  faut  pas  remplir  la  tête  des  enfants  de  mots.  Il  s'agit 


Il8  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  .1.    J.    ROUSSEAU 

avant  tout  de  leur  donner  Toccasion  d'acquérir  le  plus 
possible  d'intuitions  expérimentales.  De  même,  il  re- 
jette toute  éducation  qui  se  contente  de  cultiver  seule- 
ment l'intelligence  en  négligeant  ce  qui  est  le  plus  im- 
portant —  la  culture  du  sentiment  et  de  la  volonté.  Le 
chef-d'œuvre  de  toute  véritable  éducation  est  la  forma- 
tion d'un  bon  cœur.  De  là  aussi  la  grande  importance 
qu'il  attache  à  l'éducation  religieuse  et  morale.  Sur  ce 
point  aussi,  je  crois  que  Pestalozzi  complète  Rousseau 
plutôt  qu'il  ne  le  contredit.  Car  Pestalozzi  rejette  toute 
<(  religion  de  tête  »,  tout  enseignement  du  catéchisme 
dogmatique.  La  véritable  religion  est,  selon  lui,  la  re- 
ligion du  cœur,  et  le  meilleur  moyen  de  la  donner  à 
l'enfant,  c'est  l'exemple.  Et  ici  encore,  c'est  la  famille 
qui  est  le  meilleur  terrain.  C'est  par  l'analogie  des 
rapports  entre  père  et  fils,  ainsi  qu'entre  les  autres 
membres  de  la  famille,  que  l'enfant  peut  acquérir  la 
meilleure  éducation  religieuse. 

Nous  sommes  loin  de  prétendre  que  l'accord  entre 
Rousseau  et  Pestalozzi  soit  parfait.  La  doctrine  de 
Pestalozzi  est  éminemment  le  fruit  de  l'expérience 
personnelle.  Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  Pesta- 
lozzi a  vécu  les  doctrines  de  Rousseau.  Il  n'est  pas 
l'imitateur  mais  plutôt  le  continuateur  et  même  le  plus 
grand  réalisateur  de  la  pédagogie  de  Rousseau. 

Pestalozzi  n'est  pas  le  seul  des  grands  pédagogues  de 
langue  allemande  qui  se  soit  inspiré  de  Rousseau.  En 
même  temps  que  Pestalozzi,  ou  peut-être  avant  lui, 
c'est  Basedojp,  le  fondateur  du  philanthropinisme, 
qui  s'efforça  d'appliquer  les  doctrines  de  VEmile.  Il  se- 
rait sans  doute  exagéré   d'attribuer  à  la  seule  influence 


ROUSSEAU   EN   ALLEMAGNE  II9 

de  VEmile  la  réforme  de  renseignement  en  Allemagne 
au  XVIIP  siècle.  Tout  ce  qu'on  peut  dire,  c'est  que 
l'œuvre  de  Rousseau  a  éminemment  fécondé  cette  ré- 
forme. Et  Jean-Paul  Richter  n'a  pas  tout  à  fait  tort 
d'appeler  Basedow  «  l'éditeur  spirituel  et  le  traducteur 
de  Rousseau  en  Allemagne  ».  Basedow  a  su  tirer  profit 
non  seulement  des  idées  de  Rousseau,  mais  aussi  et 
surtout  de  l'impulsion  puissante  provoquée  par  VEmile. 
Malgré  les  divergences  qui  existent  entre  Basedow  et 
Rousseau  et  en  dépit  des  faiblesses  de  la  réforme  phi- 
lanthropiniste,  il  faut  reconnaître  que  celle-ci  a  continué 
l'œuvre  de  Rousseau  en  tant  que  l'instruction  fut  su- 
bordonnée à  l'éducation  et  en  tant  qu'on  s'efforçait 
d'élever  des  hommes  auxquels  rien  d'humain  ne  doit 
être  étranger. 

Sal\mann^  un  des  représentants  les  plus  sympathi- 
ques du  philanthropinisme,  a  écrit  un  roman,  Konrad 
Kiefer,  qui  ne  voulait  être  qu'une  adaptation  de  VEmile 
aux  circonstances  de  l'Allemagne  de  son  temps.  Dans 
son  établissement  de  Schnepfental,  il  appliquait  pres- 
que à  la  lettre  les  principes  de  Rousseau.  L'influence 
bienfaisante  de  Rousseau  se  manifeste  aussi  dans  son 
Ameisenbiichlein^  surtout  en  ce  qui  concerne  l'impor- 
tance de  l'exemple  du  maître  pour  l'éducation. 

Un  autre  représentant  du  philanthropinisme,  J.-H. 
Campe,  le  gouverneur  de  Guillaume  de  Humboldt  et 
l'auteur  d'un  Robinson  allemand,  se  considérait  lui- 
même  comme  un  fervent  disciple  de  Rousseau. 

Un  souffle  de  vrai  Rousseauisme  pénètre  aussi  la 
Lepa?ia,  le  traité  pédagogique  du  plus  grand  humoriste 
de  l'Allemagne  classique,  Jean  Paul  Fr.  Richter.  UE- 


120  ANNALES   DE   LA   SOCIETE  J.   J.    ROUSSEAU 

mile  est,  selon  Jean  Paul,  supérieur  à  tout  ce  qui  a  été 
écrit  jusqu'alors  sur  l'éducation.  Cependant  Jean  Paul 
n'est  pas  un  admirateur  aveugle  de  Rousseau.  Il  ne 
soutient  pas  que  tous  les  principes  de  la  pédagogie  de 
Rousseau  soient  justes.  C'est  plutôt  l'ensemble  de  la 
doctrine,  Vesprit  de  l'éducation  qui  anime  VEmile,  dit 
Jean  Paul,  qui  a  ébranlé  et  purifté  en  Europe  les  établisse- 
ments scolaires  jusqu'aux  chambres  des  enfants,  «Dans 
aucun  ouvrage  pédagogique  précédent  l'idéal  et  l'obser- 
vation ne  se  trouvent  aussi  richement,  aussi  joliment 
réunis  que  dans  VEmile.  Rousseau  est  devenu  un 
homme,  puis  aisément  s'est  fait  enfant,  et  c'est  par  là 
qu'il  a  sauvé  et  révélé  la  nature  enfantine.  » 

La  tâche  de  l'éducation  consiste,  selon  Jean  Paul,  à 
favoriser  le  développement  interne  de  l'homme  idéal 
(Idealmensch)  qui  est  caché  dans  chaque  enfant,  et  cela 
doit  être  fait  par  un  homme  qui  est  devenu  lui-même 
libre.  Jean  Paul  ne  rejette  l'éducation  négative  que  quand 
on  l'entend  mal,  c'est-à-dire  quand  on  croit  devoir  aban- 
donner l'enfant  à  lui-même.  Mais,  en  un  certain  sens, 
on  peut  dire  que,  selon  lui  aussi,  la  vraie  éducation  est 
purement  négative.  On  ne  peut  s'empêcher  de  penser  à 
l'image  du  «  jardinier  w  dans  la  Nouvelle  Héloïse^  quand 
Jean  Paul  écrit  :  «  L'homme  idéal  arrive  ici-bas  dans 
un  anthropolithe  (homme  pétrifié)  ;  la  tâche  de  l'éduca- 
tion consiste  précisément  à  écarter  l'écorce  de  pierre 
de  quelques  membres,  afin  que  les  autres  puissent  se 
libérer  d'eux-mêmes.  »  Donc  pas  de  véritable  éducation 
sans  la  foi  dans  la  bonté  originelle  de  l'homme.  De 
même  que  les  œufs  des  oiseaux  n'ont  besoin  que  de  cha- 
leur, et  non  pas  de  nourriture,  pour  devenir  des  pous- 
sins, de  même  il  suffit  de  procurer  à  l'enfant  une  atmo- 


ROUSSEAU    EN   ALLEMAGNE  121 

sphère  de  chaleur  et  de  joie  pour  qu'il  réalise  sponta- 
nément l'homme  idéal  qui  est  en  lui.  Comme  Rousseau, 
Jean  Paul  veut  qu'on  endurcisse  les  enfants,  et  cela 
non  pas  en  vue  d'un  prolongement  de  la  vie,  mais  pour 
rendre  le  corps  vigoureux  en  sorte  qu'il  puisse  obéir  à 
l'esprit.  Inutile  enfin  d'ajouter  que  l'éducation  intellec- 
tuelle ne  consiste  pas,  selon  Jean  Paul,  à  donner  des 
connaissances  toutes  faites,  mais  à  exercer  les  facultés  de 
l'enfant  et  surtout  à  former  le  cœur  de  l'homme  inté- 
rieur. De  là  la  grande  importance  qu'il  attache  à  l'édu- 
cation religieuse. 

Herbart,  que  ses  disciples  considèrent  comme  le 
fondateur  de  la  »  pédagogie  scientifique  »  et  que  l'on  a 
appelé,  non  sans  raison,  le  meilleur  philosophe  parmi 
les  pédagogues,  ainsi  que  le  meilleur  pédagogue  parmi 
les  philosophes,  s'est  vu  obligé  de  dépasser  Rousseau. 
Et  il  est  probable  que  Rousseau  ne  sympathiserait  pas 
beaucoup  avec  la  philosophie,  en  particulier  avec  la 
psychologie  franchement  intellectualiste  de  Herbart.  Il 
est  même  certain  que  le  système  d'éducation  de  Her- 
bart dépasse  en  solidité  tout  ce  qui  a  été  écrit  jusqu'à 
lui  sur  ce  sujet.  Mais  la  doctrine  pédagogique  de  Her- 
bart subsisterait  alors  même  que  sa  philosophie  devien- 
drait insoutenable.  Or,  si  nous  essayons  de  saisir  l'esprit 
de  cette  pédagogie,  nous  trouvons  que  celle-ci  est,  dans 
une  certaine  mesure,  une  continuation  de  la  doctrine 
de  Pestalozzi.  Non  seulement  l'idée  fondamentale  de 
la  pédagogie  de  Herbart,  à  savoir  que  la  pédagogie  est 
une  psychologie  appliquée,  se  trouve  déjà  exprimée  avec 
netteté  chez  Pestalozzi  :  Herbart  avoue  lui-même  qu'il 
s'est   inspiré  à  plusieurs  reprises  du  grand  rêveur  d'Y- 


122  ANNALES   DE   LA    SOCIETE  J.   J.    ROUSSEAU 

verdon.  Herbart  aussi  considère  comme  le  but  principal 
de  l'éducation  le  développement  interne  de  l'homme 
idéal.  La  grande  différence  entre  les  deux  pédagogues 
réside  dans  l'importance  exagérée  que  Herbart  attribue 
à  l'instruction  pour  réaliser  le  but  suprême  de  l'éduca- 
tion —  un  caractère  moralement  fort  (sittliche  Charak- 
terstdrke).  Tandis  que  Pestalozzi,  en  vrai  disciple  de 
Rousseau,  exige  qu'on  agisse  directement  sur  la  volonté 
et  le  sentiment  de  l'enfant,  Herbart,  au  contraire,  croit 
atteindre  le  même  but  par  la  voie  de  l'entendement. 
Mais,  si  on  y  regarde  de  près,  on  voit  que  Herbart 
combat  surtout  l'instruction  dépourvue  de  tout  élément 
éducateur.  Il  veut  que  toute  instruction  contribue  à 
former  le  caractère  :  c'est  ce  qu'il  appelle  ei^^iehender 
Unterricht.  Ce  sont  les  facultés  de  l'enfant  qu'il  s'agit 
de  développer  par  l'instruction.  Lui  aussi,  il  croit  que 
la  véritable  culture  est  la  culture  formelle.  De  même 
que  Pestalozzi  et  Rousseau,  Herbart  attache  une  grande 
importance  à  l'activité  propre  de  l'enfant,  quoique  la 
spontanéité  ne  joue  pas  chez  lui  un  aussi  grand  rôle 
que  chez  ses  grands  devanciers.  Je  ne  puis  enfin  m'em- 
pêcher  de  voir  une  certaine  parenté  entre  la  doctrine 
de  la  «  multiplicité  de  l'intérêt  »  de  Herbart  et  la  pensée 
de  Rousseau  d'après  laquelle  il  s'agit  avant  tout  d'é- 
veiller chez  l'enfant  le  goût  et  l'intérêt  pour  les  sciences, 
de  lui  montrer  comment  il  doit  les  étudier  dès  que  ce 
goût  sera  plus  développé. 

La  grande  influence  que  Guillaume  de  Humboldt  a 
exercée  sur  l'enseignement  primaire,  secondaire  et  uni- 
versitaire en  Allemagne  nous  oblige  à  dire  quelques 
mots  sur  sa  parenté  avec  Rousseau.  Disciple  de  Campe 


ROUSSEAU   EN   ALLEMAGNE  123 

et  grand  admirateur  de  la  Révolution  française,  G.  de 
Humboldt  n'a  pu  s'empêcher,  pendant  son  séjour  à  Pa- 
ris, de  faire  un  pèlerinage  au  tombeau  de  Rousseau  à  Er- 
menonville. De  même  que  Rousseau,  Humboldt  attache 
une  grande  importance  à  l'éducation  de  l'individu. 
L'éducation  doit  tendre  surtout  à  développer  harmo- 
nieusement les  facultés  de  l'individu,  à  faire  de  lui  une 
véritable  personnalité,  un  caractère  ferme.  On  peut  dire 
que  Humboldt  étend  la  conception  de  l'éducation  néga- 
tive de  Rousseau  à  l'Etat.  De  même  que  le  but  de  l'é- 
ducation individuelle  est  de  former  l'homme  intérieur, 
de  même  l'Etat  doit  avant  tout  favoriser  la  culture  in- 
térieure des  citoyens,  plutôt  que  les  succès  matériels 
et  extérieurs.  Rien  donc  d'étonnant  si  Humboldt  a  eu 
une  grande  admiration  pour  Pestalozzi  et  s'il  s'est 
efforcé,  avec  le  baron  de  Stein,  d'introduire  en  Prusse 
son  système  d'éducation. 


Nous  ne  pouvons  terminer  ce  travail  sans  indiquer, 
au  moins  brièvement,  la  continuité  de  l'influence  rous- 
seauiste  parmi  les  autres  représentants  du  mouvement 
philosophique  en  Allemagne. 

Ce  qui  est  d'abord  certain,  c'est  que  l'un  des  traits 
les  plus  caractéristiques  du  Rousseauisme,  la  conception 
de  la  connaissance  comme  une  activité  de  l'esprit,  est 
commun  à  tous  les  autres  continuateurs  de  Kant  en 
Allemagne. 

Hegel,  par  exemple,  caractérise  l'absolu  comme  l'é- 
volution spontanée  de  l'esprit.  Le  processus  de  l'évolu- 
tion est,  pour   Hegel,  en  quelque  sorte,   un  processus 


I  24  ANNALES   DE   LA    SOCIETE  .T.   J.   ROUSSEAU 

d'intériorisation,  en  d'autres  termes,  un  effort  de  la 
nature  pour  s'élever  de  l'extériorité  pure  vers  l'intimité 
de  l'esprit.  C'est  l'esprit  qui  devient  nature  pour  de- 
venir un  esprit  réel  et  conscient. 

Pour  Schelling  aussi,  l'activité  de  l'esprit  est  la  véri- 
table créatrice  de  l'être.  La  philosophie  de  la  nature 
est,  selon  lui,  l'histoire  de  l'esprit  qui  se  fait,  ou  bien, 
comme  il  dit  ailleurs,  la  nature  est  l'odyssée  dans  la- 
quelle l'esprit,  après  plusieurs  égarements,  en  dormant, 
retrouve  sa  patrie,  c'est-à-dire  se  retrouve  lui-même. 

De  même,  Schleiei^macher  considère  le  moi  comme 
une  puissance  créatrice  de  réalité  :  le  moi  ne  fait  que 
refléter  sa  nature  dans  la  conception  qu'il  se  fait  du 
monde.  «  L'esprit  est  pour  moi,  dit-il,  le  premier  et 
l'unique,  car  ce  que  je  connais  comme  monde,  est  sa 
plus  belle  œuvre,  son  propre  miroir.  » 

Quant  à  Schopenhauet^  le  titre  même  de  son  ouvrage  : 
Le  monde  comme  l'olonté  et  représentation,  indique  la 
grande  importance  qu'il  attache  à  l'activité  de  l'esprit 
pour  la  connaissance.  C'est  après  avoir  conçu  la  volonté 
comme  l'essence  de  l'esprit  humain,  qu'il  parvient  à 
connaître  le  monde  comme  volonté.  La  connaissance 
de  notre  moi  est,  pour  Schopenhauer,  la  clef  pour  la 
connaissance  de  la  nature  intime  des  choses.  L'objet 
est  identique  à  l'image  que  le  «  sujet  »,  c'est-à-dire  l'es- 
prit humain  se  fait  de  lui.  C'est  en  ce  sens  que  «  le 
monde  est  ma  représentation.  » 

Cependant,  la  conception  de  la  connaissance  comme 
une  activité  de  l'esprit  n'est  pas  le  seul  signe  de  pa- 
renté entre  ces  kantiens  et  Rousseau.  L'influence  di- 
recte ou  indirecte  de  Rousseau  se  manifeste  aussi  sur 
d'autres  points. 


ROUSSEAU  EN  ALLEMAGNE  125 

Ainsi,  je  ne  pense  pas  exagérer  en  disant  qu'il  y  a 
chez  Schelling  une  sorte  de  réminiscence  du  retour  à  la 
nature  de  Rousseau.  M.  Boutroux  parle  quelque  part 
d'une  dialectique  de  Rousseau  :  thèse  —  état  de  nature  ; 
antithèse  —  état  de  civilisation,  décadence;  synthèse 
—  état  de  régénération.  «  Guidée  à  l'origine  par  la  na- 
ture, par  l'instinct,  principe  de  vie  —  c'est  ainsi  que 
M.  Boutroux  interprète  la  dialectique  de  Rousseau  — 
rhumanité  avait  péché,  en  mangeant  le  fruit  de  l'arbre 
de  la  science,  de  l'intelligence  orgueilleuse  qui  se  croit 
souveraine.  Désormais  elle  était  vouée  à  la  mort  si  elle 
ne  se  convertissait  et  ne  rentrait  dans  la  voie  de  la  na- 
ture. Rétablir  en  toutes  choses  la  primauté  du  senti- 
ment, de  l'intuition,  de  la  perception  immédiate,  et 
régler  sur  ce  principe  l'usage  de  l'intelligence,  là  était 
le  salut.  »  Or  il  me  semble  qu'il  y  a  quelque  chose  de 
cette  dialectique  dans  la  philosophie  de  l'histoire  de 
Schelling,  quand  celui-ci  parle  d'un  état  primitif  de 
l'humanité  (Ui^volk),  où  les  choses  se  trouvaient  dans 
un  état  parfait  de  réciprocité  ;  de  même  quand  il  con- 
çoit l'évolution  de  l'humanité  et  du  monde,  non  pas 
comme  un  progrès  purement  extérieur,  mais  plutôt 
comme  «  un  retour  au  point  d'où  chacun  est  sorti, 
c'est-à-dire  à  l'identité  intime  avec  l'absolu,  w 

Hegel  aussi  a  lu  et  admiré  Rousseau  passionnément 
pendant  sa  jeunesse.  «  Rousseau,  Schiller  et  Fichte  le 
remplissent  de  la  volonté  de  travailler  à  un  nouvel  ordre 
de  la  société,  qui  repose  sur  la  conscience  de  la  dignité, 
de  la  bonté  et  de  la  puissance  créatrice  de  l'humanité.» 
(Dilthey).  Luther,  Rousseau  et  Kant  :  Hegel  voj'-ait  dans 
ces  trois  noms  les  étapes  de  l'histoire  moderne.  Il  con- 
sidérait Spinoza,  Shaftesbury,  Rousseau  et  Kant  comme 


126  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

les  penseurs  qui  ont  tiré  de  leur  propre  cœur  Tidée  de 
la  moralité.  Plus  tard,  Hegel  considère  Rousseau 
comme  le  premier  penseur  moderne  qui  ait  posé  le 
principe  :  «  L'homme  est  volonté,  et  il  n'est  libre  qu'en 
tant  qu'il  veut  ce  que  sa  volonté  est.  «Il  est  vrai  qu'il 
y  a  des  divergences  profondes  entre  le  panlogisme  ri- 
gide de  Hegel  et  l'antiintellectualisme  de  Rousseau,  de 
même  qu'entre  leurs  théories  sociales  et  politiques. 
Hegel  a  d'ailleurs,  plus  tard,  critiqué  sévèrement  Rous- 
seau. Mais  cela  ne  doit  pas  nous  empêcher  de  constater 
la  parenté  qui  existe  entre  leurs  dialectiques.  C'est 
ainsi  qu'en  1794  Hegel  parle  d'un  état  primitif  des 
choses,  où  il  existait  unité  parfaite  entre  la  nature  et  la 
conscience,  que  cette  harmonie  a  été  ensuite  abolie  et 
que  le  vrai  progrès  consiste  dans  un  rétablissement  de 
cette  unité.  Non  moins  intéressant  me  paraît  l'effort  de 
Hegel,  dans  sa  Philosophie  de  l'histoij^e  pour  démontrer 
comment  l'infini  se  transforme  en  fini,  comment  le  fini 
contient  dans  l'homme  pécheur  la  complète  négation 
de  l'infini,  et  comment  le  processus  de  l'histoire  consiste 
précisément  dans  un  retour  du  fini  dans  l'infini. 

L'antipode  de  Hegel,  Schopenhauer^  est  à  la  fois  un 
admirateur  et  un  adversaire  de  Rousseau.  Rien  de  plus 
antipathique  pour  Schopenhauer  que  la  foi  de  Rous- 
seau dans  la  bonté  originelle  de  l'homme.  Contraire- 
ment à  Rousseau,  il  voit  dans  l'égoïsme  le  ressort  de 
toutes  les  actions  de  l'homme.  Mais  d'un  autre  côté, 
lorsqu'il  s'agit  de  fonder  la  morale  de  la  pitié,  il  n'hé- 
site pas  à  s'appuyer  sur  Rousseau  et  à  l'appeler  «  le 
plus  grand  connaisseur  du  cœur  humain  qui  ne  puisait 
pas  sa  sagesse  dans  les  livres  mais  dans  la  vie  »,  le 
«disciple  de  la  nature,  auquel  elle  a  donné  la  faculté  de 


ROUSSEAU   EN   ALLEMAGNE  I  27 

faire  la  morale  sans  être  ennuyeux  parce  qu'il  atteignait 
la  vérité  et  touchait  le  cœur.  »  Et  je  crois  que  Telfort 
vers  l'intériorisation  de  la  vie  est,  malgré  les  apparences, 
incontestable  chez  Schopenhauer  aussi.  Sa  théorie  de 
la  négation  de  la  volonté  renferme  quelque  chose  de 
plus  profond  qu'on  ne  le  croit  d'habitude.  Autrement, 
l'admiration  de  Tolstoï,  ce  fervent  disciple  de  Rousseau, 
pour  Schopenhauer  serait  inexplicable.  Pour  compren- 
dre ce  que  Schopenhauer  entend  par  négation  de  la  vo- 
lonté, il  faut  considérer  ce  qu'il  entend  par  alTirmation 
de  la  volonté.  Affirmer  la  volonté,  signifie  pour  lui  être 
esclave  du  corps,  rapporter  tout  aux  besoins  de  notre 
moi  mesquin,  ne  pas  voir  le  principe  d'individuation, 
bref  agir  en  égoïste.  Au  contraire,  la  négation  de  la 
volonté  consiste  précisément  à  savoir  être  maître  des 
besoins  du  corps,  surmonter  en  nous  l'égoïsme,  recon- 
naître l'identité  métaphysique  de  tous  les  êtres,  en  un 
mot  trouver  dans  la  sainteté,  dans  la  vie  intérieure,  le 
vrai  bonheur. 


Nous  devons  renoncer  ici  à  faire  ressortir  ce  qu'il  y 
a  de  Rousseauisme  chez  les  autres  représentants  du 
mouvement  philosophique  et  pédagogique  en  Alle- 
magne. Qu'il  nous  soit  permis  de  terminer  par  un 
coup  d'œil  rapide  sur  les  tendances  du  temps  présent. 

L'Allemagne,  de  même  que  tous  les  autres  pays  civi- 
lisés, traverse  actuellement  une  grave  crise  morale. 
Malgré  l'immense  progrès  de  la  civilisation,  ou  plutôt 
à  cause  de  ce  progrès  même,  un  vide  intérieur  tour- 
mente de  plus  en  plus  les  âmes.   Tout  le  monde  est  à 


125  ANNALES   DE   LA   SOCIETE  J.   J.    ROUSSEAU 

la  recherche  d'un  équilibre  stable.  Nous  n'avons  pas 
ici  à  examiner  l'efficacité  des  moyens  qu'on  nous  pro- 
pose. Nous  constaterons  seulement  qu'il}'  a  une  grande 
part  de  Rousseauisme  dans  tous  ces  efforts  de  renais- 
sance. 

En  philosophie,  par  exemple,  la  lutte  contre  l'omni- 
potence de  la  science,  contre  l'intellectualisme,  contre 
le  mécanisme  biologique  et  psychologique,  contre  le 
subjectivisme,  contre  le  déterminisme,  bref  contre  le 
naturalisme  sous  toutes  ses  formes.  Nous  avons  essayé 
d'indiquer  ailleurs  jusqu'à  quel  point  les  efforts  d'un 
Nietzsche  et  d'un  Encken,  le  lauréat  du  prix  Nobel  de 
1908,  présentent  une  illustration  de  ces  tendances  et 
méritent,  par  conséquent,  d'être  considérés  comme  une 
importante   continuation  de  l'œuvre  de  Rousseau. 

Dans  le  domaine  religieux  aussi,  on  peut  parler  d'un 
Rousseauisme.  Qu'il  nous  suffise  de  rappeler  les  efforts 
des  théologiens  éminents,  tels  que  Harnack  et  Trœltsch, 
pour  tirer  le  christianisme  de  l'état  d'engourdissement 
ecclésiastique,  pour  remplacer  la  lettre  par  l'esprit, 
l'autorité  absolue  de  l'Eglise  par  une  intériorité,  la- 
quelle doit  se  constituer  librement  et  individuellement 
en  s'appuyant  sur  l'esprit  et  la  tradition. 

Ai-je  besoin  de  montrer  jusqu'à  quel  point  l'immense 
progrès  du  mouvement  démocratique  en  Allemagne 
présente  une  réalisation  des  théories  sociales  et  politi- 
ques de  Rousseau  ? 

Enfin,  le  besoin  d'un  retour  à  la  nature  se  manifeste 
d'une  manière  éclatante  dans  le  mouv en\Qnx pédagogique 
de  l'Allemagne  contemporaine.  Il  est  impossible  de  ne 
pas  penser  à  Rousseau  quand  on  lit  les  protestations  et 
les  projets  de  réforme  d'hommes  tels  que  le  D"^  Lietz, 


ROUSSEAU   EN  ALLEMAGNE  I  2q 

Bertold  Otto,  Wyneken,  E.  Haufe,  A.  von  Waldberg, 
P.  Gûssfeldt,  A.  Kalthoff,  A.  Bonus,  Ludwig  Gurlitt  et 
même  Paul  Natorp,  Fr.  Paulsen,  Wilhelm  Rein,  Rudolf 
Lehmann  et  Wilhelm  Munch.  Malgré  les  différences  qui 
existent  entre  ces  représentants  du  mouvement  pédago- 
gique actuel  en  Allemagne,  tous  sont  animés  du  désir 
d'écarter  tout  ce  qu'il  y  a  d'artificiel,  de  faux,  de  routi- 
nier, bref  d'antinaturel  dans  le  système  actuel  d'éduca- 
tion. C'est  ce  qu'on  peut  dire  de  la  lutte  contre  l'idolâtrie 
de  la  culture  intellectuelle,  contre  l'enseignement  pure- 
ment passif  et  reproductif,  contre  l'éducation  positive, 
contre  la  spécialisation,  contre  les  punitions  et  les  ré- 
compenses, contre  les  examens,  contre  l'enseignement 
religieux,  contre  la  distinction  de  classes  sociales  en 
matière  d'éducation,  etc.  Ce  qu'on  veut,  c'est  former 
des  personnalités  fortes,  libres,  simples,  capables  de 
supporter  et  de  surmonter  les  obstacles  du  dehors  et 
de  s'élever  à  une  vie  intérieurement  riche.  Ils  proposent, 
par  conséquent,  qu'on  respecte  l'enfance  dans  l'enfant, 
qu'on  tienne  compte  de  l'individualité  de  l'enfant,  qu'on 
introduise  les  travaux  manuels  et  en  général  qu'on 
donne  à  l'enfant  l'occasion  d'agir  physiquement  et  mo- 
ralement, en  un  mot  que  l'école  d'instruction  soit  rem- 
placée par  l'école  d'éducation. 


On  voit  que  l'influence  de  Rousseau  en  Allemagne 
est  loin  d'être  terminée.  On  peut  même  dire  que  le 
mouvement  de  renaissance  qui  se  manifeste  actuelle- 
ment dans  tous  les  domaines  de  la  vie,  est  en  même 
temps  une   renaissance  du  Rousseauisme.   Cependant, 

0 


l3o  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

nous  ne  voulons  pas  anticiper  sur  l'avenir.  Personne  ne 
peut  dire,  dès  à  présent,  où  ce  mouvement  aboutira. 
Ce  que  M.  Bergson  dit  de  la  vie  en  général  s'applique 
aussi  à  la  pensée  humaine  :  «  devant  l'évolution  de  la 
vie,  les  portes  de  l'avenir  restent  grandes  ouvertes.  » 
Mais  nous  croyons  que  ce  qui  précède  nous  permet  de 
conclure  que  l'influence  de  Rousseau  a  été,  jusqu'ici, 
éminemment  bienfaisante  pour  les  efforts  d'ennoblisse- 
ment intérieur  de  la  vie  en  Allemagne.  Rien  donc  de 
plus  injuste  que  de  vouloir  identifier  le  Rousseauisme 
avec  l'anarchisme,  le  subjec  tivisme,  le  sentimentalisme, 
etc.,  comme  le  font  les  détracteurs  intransigeants,  farou- 
ches et  aveugles  du  citoyen  de  Genève. 

I.  Benrubi. 


J.  J.  ROUSSEAU  EN  ANGLETERRE 
AU  XIX'  SIÈCLE 


ANS  ses  Refîections  on  the  Révolution  in  France 
(i  790),  Burke,  tout  en  appelant  Rousseau  un 
«  excentrique  observateur  de  la  nature  hu- 
maine n.  n'avait  pas  essayé  de  lui  refuser  la 
pénétration.  Il  parlait  de  lui  sans  sympathie,  comme 
d'un  individu  qui,  pour  le  plaisir  de  jouer  de  cet  amour 
du  merveilleux  qui  est  inhérent  à  Thomme,  souhaitait 
des  circonstances  extraordinaires  «  suscitant  des  coups 
nouveaux  et  imprévus  en  politique  et  en  morale.  » 
Mais  un  reproche  de  légèreté  était  le  pire  qu'il  fît  au 
philosophe  genevois,  qui.  prétendait-il,  avait  lancé  des 
paradoxes  politiques  et  sociaux  comme  un  narrateur, 
désireux  d'exciter  l'attention  d'auditeurs  oisifs,  évoqué 
des  géants  et  des  fées  pour  satisfaire  la  curiosité  de 
son  public.  Et  Burke  a  l'indulgence  de  dire  :  «  Je  crois 
que  si  Rousseau  était  encore  en  vie  et  dans  un  de  ses 
moments  lucides,  il  serait  indigné  de  la  fureur  fana- 
tique de  ses  disciples,  qui...  sont  de  serviles  imitateurs 
et  montrent  une  foi  aveugle  jusque  dans  leur  incré- 
dulité. » 

Mais  lorsque  les  événements  se  furent  précipités  et 
que  Burke  en  vint  à  écrire  les  phrases  flamboyantes  de 
sa  fameuse  Letter  ta  a  Member  ofthe  National  Assembly 


l32  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

(1791),  rinfluence  de  Rousseau  sur  les  événements  que 
Burke    déplorait   si   véhémentement    s'était    beaucoup 
élargie  et  approfondie.   Il   vit  que  c'était  le  sang  même 
de  Rousseau  qui  coulait  dans   les  veines  des  membres 
de  l'Assemblée  Nationale  de  France  :  «  C'est  lui  qu'ils 
étudient,    écrivait-il ,    lui    qu'ils    méditent ,    lui    qu'ils 
scrutent    pendant   tout  le   temps    que   leur  laissent  la 
laborieuse  malfaisance  de  leurs  jours  et  les   débauches 
de  leurs  nuits.  Rousseau  est  le  canon  de  leur  Saintes- 
Écritures,  il  est,  dans  sa  vie,  leur  t3^pe  de  Polj'clitus, 
il  est   leur  modèle   de   perfection.  »    Burke   se   sentait 
obligé   de    dénoncer,    avec   son   incomparable    richesse 
d'éloquence    pittoresque,   le  caractère  dangereux  de  la 
fascination  qu'exerçait  l'auteur  des  Lettres  de  la  Mon- 
tagne et  des  Confessions.  Mis  face  à  face  avec  celui  qu'il 
considérait  comme  le  véritable  démolisseur  des  dieux, 
comme  le  destructeur  de  tout  ce  qui  rendait  la  vie  en 
Europe  digne  d'être  vécue,  il  sentit  qu'il  était  de  son  de- 
voir de  dévoiler  le  caractère  malfaisant  des  séduisants, 
des  exquis  plaidoyers  du  révolutionnaire  de  Genève.  Il 
déclara  que  la  venu,  telle  que  Rousseau  la  présentait 
n'était   pas    du   tout  la  vertu,  mais   «un  vice   égoïste, 
flatteur,  séducteur,  vaniteux,  »  C'était  là,  pour  les  An- 
glais,  une  théorie   nouvelle  qui,    il   est   vrai,    avait  été 
parfois  timidement   mise  en  avant  par  certains   adver- 
saires de  Rousseau,  mais  n'avait  encore  jamais  été  dé- 
libérément et  logiquement  affirmée  par  un  grand  maître 
de  l'éloquence   anglaise.    Burke  parlait  non  seulement 
avec  l'immense  prestige  que  lui   donnait  sa   situation, 
mais  comme  un  homme  qui  avait  subi  le  charme   per- 
sonnel de  Rousseau  et  qui  l'avait  étudié  de  son  vivant, 
sans  parti  pris  et  même  avec  sympathie  et  admiration. 


ROUSSEAU  EN  ANGLETERRE  AU  XIX^  SIÈCLE  l33 

La  grave  censure  du  philosophe  sortait  avec  onction 
des  lèvres  d'un  homme  que  l'on  savait  avoir  été  en 
communication  presque  journalière  avec  celui-ci  durant 
son  séjour  en  Angleterre.  La  parole  de  Burke  faisait 
autorité  pour  une  grande  partie  du  public  anglais,  lors- 
qu'il déclarait  qu'il  avait  fini  par  se  convaincre  que 
Rousseau  «  n'avait  pas  d'autre  principe,  pour  guider 
son  cœur  ou  son  entendement,  que  la  vanité.  »  Il  ne 
niait  pas  le  charme  des  écrits  de  Rousseau,  ni  ne  pré- 
tendait déprécier  son  incomparable  talent,  mais  il  le 
déclarait  un  détraqué  et  un  excentrique,  qui  mettait  sa 
gloire  à  présenter  sous  un  jour  brillant  des  vices  obscurs 
et  vulgaires.  Il  appelait  les  Confessions  —  sur  lesquelles 
le  monde  britannique  s'était  penché  avec  des  transports 
d'adulation  émue,  —  l'histoire  «  d'une  vie  qu'avec  un 
geste  de  défi  sauvage  Rousseau  jette  à  la  face  de  son 
Créateur.  »  Dans  sa  violence,  Burke  allait  jusqu'à  parler 
de  Rousseau  comme  d'un  homme  qui,  de  son  propre 
aveu,  ne  possédait  pas  une  seule  vertu. 

Il  est  hors  de  doute  que  cette  diatribe,  placée  bien 
en  évidence,  par  le  premier  des  orateurs  anglais,  dans 
un  ouvrage  que  lurent  tous  les  hommes  instruits  de 
la  Grande-Bretagne,  sapa  la  réputation  de  Rousseau 
parmi  nos  concitoyens  et  amena  la  chute  graduelle  de 
sa  renommée  en  Angleterre  pendant  tout  le  cours  du 
XIX^  siècle. 

L'attaque  contre  Rousseau  que  contiennent  certaines 
pages  fulminantes  de  la  Letter  to  a  Member  of  the  Na- 
tional Assembly  est  outrée  et  injuste.  Nous  la  lisons 
maintenant  avec  une  certaine  indignation  tempérée  par 
un  certain  amusement.  Elle  aurait  dû  être  affaiblie  par 
la  manière   ridicule  dont  Burke  parlait  de  la  France  et 


l34  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

des  Français,  en  qui  il  ne  voyait  guère  qu'un  ramassis 
furieux  de  maîtres  de  danse,  de  maîtres  de  violon  et 
de  valets  de  chambre.  Mais  il  y  avait  en  Angleterre, 
grâce  à  la  réaction  de  terreur  causée  par  la  Révolution 
française,  bien  des  gens  qui  n'étaient  que  trop  disposés 
à  accepter  ce  grossier  travestissement  de  la  réalité.  Et 
Burke,  avec  son  talent  de  parole  et  la  connaissance  qu'il 
avait  de  ses  compatriotes,  savait  comment  Jouer  de  leurs 
inquiétudes  et  de  leurs  ignorances.  Il  avait,  en  tous  cas, 
le  don  des  affirmations  tranchantes,  et  quand  il  déclarait 
solennellement,  comme  poussé  malgré  lui  par  une 
conviction  intime,  que  les  écrits  de  Rousseau  menaient 
directement  à  la  honte  et  au  mal,  en  théorie  et  en  pra- 
tique, il  y  avait  des  milliers  de  gens  qui  n'étaient  que 
trop  prêts  à  croire  à  ses  prophéties. 

Nous  pouvons  noter  aussi  que  Burke  est  le  premier 
critique  anglais  de  quelque  valeur  qui  ait  émis  l'idée 
que  l'exquis  art  littéraire  de  Rousseau  avait  ses  limites. 
Ses  remarques  valent  la  peine  d'être  citées  tout  au  long, 
parce  qu'elles  renferment  le  germe  de  l'attitude  d'esprit 
des  Anglais  à  l'égard  de  Rousseau  pendant  tout  le  XIX* 
siècle  : 

«  Je  me  suis  souvent  demandé  comment  il  se  fait  que 
Rousseau  soit  tellement  plus  admiré  et  plus  suivi  sur 
le  continent  que  chez  nous.  Cette  extraordinaire  défé- 
rence tient  peut-être  en  partie  à  quelque  secret  charme 
de  langage.  Certainement  nous  remarquons,  et  jusqu'à 
un  certain  degré  nous  sentons,  chez  cet  écrivain,  un 
style  plein  de  feu,  de  vie  et  d'enthousiasme,  en  même 
temps  que  nous  le  trouvons  lâche,  diffus,  et  d'une  com- 
position qui  pèche  contre  le  vrai  bon  goût  en  ce  que 
toutes  les  parties  d'un  morceau  sont  assez  également 


ROUSSEAU  EN  ANGLETERRE  AU   XJX^  SIÈCLE  l35 

travaillées  et  développées,  sans  choix  suffisant,  et  sans 
subordination  des  unes  aux  autres.  Il  est  généralement 
trop  tendu,  et  sa  manière  est  peu  variée.  Nous  ne  pou- 
vons faire  fond  sur  aucun  de  ses  ouvrages,  quoiqu'ils 
contiennent  des  observations  qui  parfois  dénotent  une 
connaissance  assez  pénétrante  de  la  nature  humaine.  » 

Les  attaques  de  Burke  contre  leur  idole  ne  furent 
pas  acceptées  tranquillement  par  les  whigs  et  par  l'aile 
radicale  de  ce  parti,  qui  contenait  la  plupart  des  intel- 
lectuels du  temps.  On  constata  que  Burke  s'exprimait 
avec  une  violence  excessive  et  que  son  émotion  était 
causée  en  bonne  partie  par  des  craintes  politiques  que 
ne  partageaient  pas  les  plus  éclairés  de  ses  concitoyens. 
On  démontra  facilement  que  l'opposition  faite  à  Rous- 
seau par  le  grand  orateur  était  fondée  sur  la  prédilec- 
tion de  celui-ci  pour  le  régime  aristocratique,  sur  sa 
crainte  des  innovations,  sur  son  horreur  pour  la  poli- 
tique abstraite,  plutôt  que  sur  un  examen  sérieux  et 
philosophique  de  l'œuvre  de  Rousseau.  Son  réquisi- 
toire suscita  bien  des  répliques  indignées,  dont  la  plus 
forte  fut  celle  de  Sir  James  Mackintosh  dans  ses  fa- 
meuses Vindiciae  Gallicae.  Avec  moins  d'éloquence  que 
Burke,  mais  avec  plus  de  savoir,  Mackintosh  niait  que 
Rousseau  fût  responsable  des  excès  de  la  Révolution, 
et  émettait  l'idée  que  le  Contrat  social  n'était  guère  fa- 
milier à  Burke.  Le  défenseur  de  Rousseau  lui  donnait 
une  place  dans  l'immortelle  phalange  des  sages  «  qui 
ont  délivré  et  émancipé  l'esprit  humain  »,  et  lui  assu- 
rait la  gloire  éternelle  à  côté  de  Locke  et  de  Franklin. 

Tout  ce  qui  était  généreux,  tout  ce  qui  était  enthou- 
siaste dans  l'opinion  publique  anglaise  prenait  encore 
le  parti  de    Rousseau  ;    mais   l'attaque    en   règle   d'un 


l36  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

homme  aussi  universellement  considéré  que  Burke  fut 
la  cause  de  défections  toujours  plus  nombreuses.  Au 
début  cependant,  celles-ci  ne  se  produisirent  que  parmi 
les  membres  les  plus  timorés  et  les  moins  intellectuels 
de  la  communauté.  Burke  avait  attaqué  en  Rousseau 
le  politicien  et  le  moraliste,  mais,  bien  qu'il  fût  évident 
qu'il  n'avait  pas  davantage  de  S3aiipathie  pour  lui 
comme  auteur  d'ouvrages  d'imagination,  sa  diatribe  ne 
réussit  guère,  au  début,  à  affaiblir  le  charme  qu'exer- 
çaient les  écrits  sentimentaux  et  purement  littéraires 
de  Rousseau.  Rien  ne  montrait,  en  1800,  que  la  Nou- 
velle Héloise  eût  perdu  son  attrait  magique  pour  ses 
lecteurs  anglais,  bien  qu'on  puisse  douter  qu'ils  fussent 
aussi  nombreux  alors  qu'ils  l'avaient  été  vingt  ans  plus 
tôt.  Ce  fameux  roman  avait  été,  en  Angleterre,  le  pré- 
curseur direct  de  l'école  des  romanciers  romantico-sen- 
timentaux.  Mais  cela  nous  ferait  remonter  trop  haut 
d'examiner  en  détail  son  influence  sur  Holcroft,  dont 
le  Hugh  Trevor  date  de  1797  ;  sur  le  Hermsprong  de 
Bage  (1796);  sur  M'"^  Inchbold,  dans  son  Nature  and  Art 
(1796),  et  sur  Charlotte  Smith.  Mais  il  faut  se  rappeler 
que  ces  romanciers  populaires  ont  vécu  assez  avant 
dans  le  XIX**  siècle  et  que,  longtemps  après  le  début  de 
notre  ère  littéraire,  on  lisait  encore  beaucoup  leurs  ro- 
mans, qui  étaient  chaudement  approuvés  par  des  pen- 
seurs avancés.  En  outre  nous  avons  en  William  Godwin 
(i 756-1 836),  que  l'on  appelait  autrefois  l'Immortel  God- 
win, le  plus  parfait  exemple  qu'offre  la  littérature  an- 
glaise d'un  romancier  suscité  et  soutenu  par  sa  dévo- 
tion aux  principes  de  Rousseau.  Son  Caleb  Williams 
(1794)  compte  encore  parmi  les  petits  classiques  an- 
glais, et  son  Fleetjpood  (1804)  nous  montre  un   roman 


ROUSSEAU   EN  ANGLETERRE   AU   XIX^  SIÈCLE  iSy 

à  la  Rousseau  écrit  encore  au  XIX'^  siècle.  Mais  avec 
ces  noms  se  termine,  en  fait,  la  liste  des  romanciers  di- 
rectement inspirés  par  la  Nouvelle  Hélo'ise  et,  à  un 
beaucoup  moindre  degré,  par  VEmile.  La  venue  de 
Walter  Scott  leur  porta  le  coup   de  grâce. 

L'admiration  excessive  des  Anglais  pour  les  œuvres 
d'imagination  de  Rousseau  commençait  déjà  à  baisser, 
ou  plutôt  à  se  démoder.  Le  Diary  of  a  Lover  of  Li- 
terature,  ce  remarquable  ouvrage  de  Thomas  Green 
(1769-1825),  nous  permet  de  nous  faire  une  idée  des 
opinions  de  la  critique  pendant  les  premières  années  du 
XIX^  siècle.  Il  parut  en  1810,  mais  il  reflète  les  senti- 
ments d'une  époque  légèrement  plus  ancienne.  Les 
vues  qu'il  représente  sont  celles  d'un  penseur  indépen- 
dant et  de  transition,  étranger  à  toutes  les  coteries 
littéraires,  et  qui  lisait  beaucoup  dans  son  ermitage 
d'Ipsvi^ich  ;  on  y  retrouve  la  manière  de  penser  de 
l'Anglais  moyen,  instruit,  des  années  1795  à  i8o5.  Nous 
y  voyons  qu'il  y  avait  dans  ce  temps-là,  en  Angleterre, 
des  gens  cultivés  qui  n'hésitaient  pas  à  déclarer  formel- 
lement que  Rousseau  était  a  sans  exception  le  plus 
grand  génie  et  le  plus  admirable  écrivain  qui  eût  jamais 
vécu  ».  C'est  là  une  manière  de  voir  que  le  sage  Green 
ne  saurait  partager  ;  mais  il  fait  une  très  curieuse  con- 
fession qui  jette  une  vive  lumière  sur  les  opinions  de 
la  meilleure  partie  du  public  anglais  en  1800.  Son 
Lover  of  Literature  dit  de  Rousseau  :  «  C'est  un 
homme  qui  m'a  jeté  alternativement  dans  les  plus  vio- 
lents transports  de  délices  et  de  dégoût,  d'admiration 
et  de  mépris,  d'indignation  et  de  pitié  ».  Il  montre  avec 
beaucoup  de  pénétration  les  conditions  particulières  de 
la  «  sensibilité  détraquée  »  de  Rousseau,  et  dit  que  sa 


l38  ANNALES   DE   LA    SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

colère  contre  ceux  qui  font  le  mal  brûle  «  comme  un 
feu  consumant  ».  L'analyse  que  fait  Green  du  génie  de 
Rousseau  est  fine  et  ardente,  mais  cela  ne  l'empêche 
pas  de  voir  des  taches  dans  le  soleil  —  et  c'est  ainsi 
que,  dès  le  début  du  nouveau  siècle,  nous  trouvons  à 
côté  d'une  critique  hautement  élogieuse  les  vagues 
commencements  d'une  désapprobation  naissante. 

Il  faut  bien  noter  que  les  premières  objections  for- 
mulées par  des  Anglais  contre  l'influence  de  Rousseau 
portaient  sur  ses  idées  politiques.  Elles  visaient  non 
pas  la  Nouvelle  Héloïse,  ou  VEmile,  ou  les  Confessiojis^ 
mais  le  Contrat  social.  En  s'appuyant  sur  ce  livre  on 
se  prévalait  du  nom  de  Rousseau  pour  justifier  les 
horreurs  de  la  Révolution  française,  les  jacqueries,  les 
massacres  de  septembre.  Les  gens  sérieux,  dont  Burke 
avait  autrefois  éveillé  les  soupçons,  se  persuadaient  de 
plus  en  plus  que  c'était  la  doctrine  de  Rousseau  qui 
avait  mené  Louis  XVI  à  l'échafaud.  L'ouvrage  lui- 
même  n'avait  jamais  eu  beaucoup  de  lecteurs  en  An- 
gleterre, mais  il  avait  sa  légende.  Il  était  censé  avoir 
servi  à  consacrer  les  violences  de  la  Révolution,  et  les 
Anglais  commençaient  à  s'écarter  avec  horreur  d'un 
nom  ainsi  taché  de  sang.  Cette  opinion  fut  exposée 
d'une  manière  frappante  dans  le  premier  numéro  de  la 
Revue  d'Edimbourg.,  où  Jeffrey,  dans  un  article  sur  le 
livre  de  Monnier  :  De  l'injluence  attribuée  aux  philoso- 
phes, mettait,  avec  une  onctueuse  gravité,  ses  lecteurs 
en  garde  contre  les  «  orgueilleuses  et  audacieuses 
maximes  »  de  Rousseau,  qui  avaient  une  tendance  na- 
turelle à  être  dangereuses.  Les  idées  du  Contrat  social 
étaient  représentées  par  le  critique  whig  comme  ébran- 
lant les  fondements  du  devoir  civique  et  comme  ensei- 


ROUSSEAU   EN   ANGLETERRE   AU    XIX*"   SIÈCLE  I  39 

gnant  aux  sujets  de  tout  gouvernement  établi  qu'ils 
étaient  des  esclaves,  et  qu'il  dépendait  d'eux  de  s'af- 
franchir. Quelle  que  fût  en  1802  l'influence  de  Rous- 
seau —  et  elle  était  sur  son  déclin  —  la  Revue  d'Edifn- 
bourg  la  déclarait  avec  solennité  «  indiscutablement 
pernicieuse.  » 

Quant  aux  politiciens  anglais  du  type  tory,  ils  re- 
gardaient maintenant  Rousseau  avec  une  méfiance 
croissante.  Ils  recherchaient  les  causes  premières  des 
événements  contemporains,  et  c'est  Rousseau  qu'ils 
trouvaient  au  bout  de  leurs  investigations.  Ils  lui  en 
voulaient  d'autant  plus  qu'ils  étaient  encore  sous  le 
charme  de  son  style  et  de  sa  sensibilité.  On  commen- 
çait à  le  regarder  avec  plus  de  sévérité  que  d'autres 
philosophes  plus  nettement  révolutionnaires,  Condor- 
cet  par  exemple,  comme  étant  plus  présomptueux  et 
moins  logique,  plus  «  imprévoyant  »,  pour  employer 
l'expression  d'un  de  ses  premiers  critiques  anglais.  En 
Angleterre,  le  renversement  de  la  monarchie  n'avait 
que  peu  de  partisans,  et  les  écrits  politiques  du  terri- 
ble incendiaire  ne  pouvaient  trouver  bon  accueil  que 
dans  les  pays  où  l'on  désirait  croire  que  les  rois  allaient 
dégringoler  de  leurs  trônes.  Ces  idées-là  avaient  pu 
plaire  avant  que  la  grande  Révolution  eût  fait  son  œu- 
vre en  France  ;  mais  l'Angleterre,  secouée  un  moment 
d'espérances  don-quichotiques,  avait  pris  une  autre 
route,  vers  laquelle  Rousseau  ne  l'avait  pas  dirigée  et 
où  il  ne  pourrait  jamais  l'accompagner.  Il  apparaissait 
comme  un  démagogue  et  un  perturbateur  de  la  paix 
publique,  comme  un  apôtre  de  bouleversements,  de  cri- 
ses et  d'agitation.  En  Angleterre,  tout  le  monde,  ou 
presque,  était  las  de  ces  idées  et  soupirait  après  une  dé- 


140  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

tente,  et  son  prestige  commençait  à  baisser.  Nous  cons- 
tatons donc  que  c'est  indiscutablement  au  point  de  vue 
politique  que  se  manifesta  la  première  opposition  à 
Rousseau. 

Le  caractère  personnel  du  philosophe  genevois  était 
encore  peu  connu.  Il  fut  révélé,  sous  certains  aspects 
peu  favorables,  par  diverses  collections  de  mémoires  qui 
commençaient  à  voir  le  jour.  Ceux  de  Marmontel,  pa- 
rus en  i8o5,  trouvèrent  beaucoup  de  lecteurs  en  Angle- 
terre, et,  dans  un  célèbre  article,  Jeffre}'  les  recom- 
manda à  un  nombreux  public.  Les  anecdotes  qu'ils 
rapportent,  si  amusantes  et  souvent  si  piquantes,  paru- 
rent au  critique  écossais  et  à  ses  lecteurs  britanniques 
plus  fâcheuses  pour  Rousseau  que  cela  n'avait  été  l'in- 
tention de  Marmontel,  qui,  lui,  appartenait  à  une  géné- 
ration antérieure  et  plus  relâchée.  A  partir  de  i8o5,  il 
se  forma  peu  à  peu,  en  Angleterre,  une  conception  d'un 
Rousseau  plein  de  vanité  cruelle,  implacable,  calom- 
niateur et  manquant  totalement  de  cette  droiture  et  de 
cette  franchise  brutale  dont  John  Bull  se  pique  avec 
une  intime  satisfaction.  Mais  la  splendeur  de  ses  écrits 
demeurait  incontestée.  En  1809,  la  Reime  d'Editnbourg 
disait  du  Contrat  Social  :  «  Il  contient  de  profondes 
observations  et  beaucoup  de  pensées  brillantes  et  éle- 
vées, à  côté,  il  faut  le  reconnaître,  de  beaucoup  de  cho- 
ses qui  ne  sont  que  de  la  théorie  inapplicable  et  dou- 
teuse». On  ne  lisait  pas  beaucoup  les  Confessions,  mais  le 
pointilleux  Jeffrey  n'hésitait  pas,  en  1806,  à  les  recom- 
mander comme  étant,  à  certains  égards,  le  plus  intéres- 
sant des  livres.  Et,  en  1807,  Capel  Lofft  déclarait  : 
«  Si  j'avais  cinq  millions  d'années  à  passer  sur  la  terre, 
je  lirais  Rousseau  chaque  jour  avec  un  plaisir  croissant  ». 


ROUSSEAU   EN   ANGLETERRE  AU   XIX®   SIÈCLE  141 

Cela  nous  entraînerait  trop  loin  d'examiner  comment 
la  Pantisocratie  des  jeunes  poètes  lakistes  coïncida  avec 
rinfluence  directe  de  Rousseau.  Du  reste,  ce  mouve- 
ment appartient  au  XVIIP  siècle,  puisqu'il  était  fini 
en  1794.  Mais,  en  tant  qu'il  procédait  des  enseigne- 
ments de  Rousseau,  la  réaction  qui  le  suivit  ne  fut  pas 
favorable  à  des  écrits  qui  semblaient  maintenant  pres- 
que odieux  aux  Lakistes.  Wordsworth  rompit  irrévo- 
cablement avec  Rousseau,  à  qui  n'aurait  pas  fait  grand 
plaisir  ce  qu'il  dit  du  Règne  Saturnien  dans  The  Excur- 
sion (achevée  en  i8ob).  Southey  s'en  voulut  très  tôt  et 
ne  se  pardonna  jamais  d'avoir  pu  croire  que  le  Millenium 
viendrait  de  Genève.  Mais  le  meilleur  exemple  du  revi- 
rement d'opinion  qui  suivit  les  juvéniles  extases  des 
poètes  lakistes,  se  trouve  peut-être  dans  les  pages  de  The 
Friend  (1809-10),  où  Coleridge  raille  «Rousseau,  ce  rê- 
veur de  sentimentalités  et  ce  tisseur  de  toiles  d'araignées 
métaphysiques,  fuyant  la  lumière  comme  une  taupe, 
mais  prêtant  l'oreille  à  tous  les  chuchotements  de 
l'opinion  publique,  professeur  d'orgueil  stoïque  dans 
ses  théories,  mais  victime  d'une  vanité  morbide  dans 
ses  sentiments  et  sa  conduite  ». 

Cependant  cette  critique  ne  pouvait  être  donnée  en- 
core comme  l'expression  d'un  sentiment  général  de 
désapprobation.  En  novembre  1809,  la  très  conserva- 
trice Quarteî^ly  Revieiv  parlait,  sans  l'ombre  d'un 
blâme,  de  a  l'effrayante  fidélité  »  biographique  des  Con- 
fessions'^.  En    181 2,    le  même   sévère   périodique,   qui 


*  J'apprends,  grâce  à  l'obligeance  de  l'éditeur  actuel  de  la  Quarterly 
Review,  que  l'auteur  de  l'article  était  James  Pillans  (1778-1864),  le  ré- 
formateur pédagogique  écossais,  le  «  chétif  Pillans  »  de  la  satire  de  Byron 
dans  English  Bards  and  Scottish  Reviewers. 


142  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

était  alors  le  juge  le  plus  redouté  du  goût  intellectuel 
britannique,  consacrait  plusieurs  pages  à  un  examen 
moral  de  Rousseau,  et  sa  conclusion  n'était  nullement 
défavorable.  L'auteur  de  cet  article,  John  Herman 
Merivale  (i  779-1844:,  déclarait  que  les  théories  morales 
de  Rousseau  étaient  «  aussi  inapplicables  que  le  serait 
un  système  politique  inventé  par  un  homme  qui  aurait 
toujours  vécu  dans  un  état  de  sauvage  indépendance  », 
et  il  insinuait,  mais  sans  aigreur,  que  quelques  parties 
de  la  Nouvelle  Héloïse  trahissaient  «  un  certain  manque 
de  goût  et  de  sentiment  moral  ».  Il  parle  des  Confessions 
en  termes  hésitants,  qui  font  croire  qu'il  ne  les  avait  pas 
lues  avec  grande  attention.  En  somme,  jusqu'ici,  nous 
ne  trouvons  point  de  différence  entre  Topinion  des  An- 
glais et  celle  des  Français  placés  dans  la  même  situa- 
tion. Shelley  lui-même,  dans  ses  Proposais  for  an  As- 
sociation (18 12),  blâme  la  tendance  de  certains  écrits 
politiques  de  Rousseau  du  même  ton  conventionnel 
que  les  critiques  continentaux. 

Mais  un  renouveau  de  faveur,  court  et  restreint 
quoique  splendide,  allait  se  produire,  le  dernier  dont 
dût  jouir  en  Angleterre  la  réputation  de  Rousseau.  Il 
faut  remarquer  à  quel  cercle  se  limita  le  culte  ésotérique 
de  son  génie.  Ce  fut,  non  pas  une  explosion  d'enthou- 
siasme national,  mais  la  glorification,  par  esprit  de 
bravade,  d'une  puissance  qui  déclinait  déjà;  non  pas 
l'expression  d'une  sympathie  générale,  mais  l'effort  d'un 
groupe  de  révolutionnaires.  Il  fut  excité,  sans  doute, 
par  l'attitude  des  critiques  officiels  qui  affectaient  de 
considérer  l'influence  de  Rousseau  comme  finie.  La 
Quarterly  Revieiv  avait  dit  en  i8i3  :  «  Comme  il  est 
probable  que  nous   ne  nous  retrouverons  pas  de  quel- 


ROUSSEAU  EN  ANGLETERRE  AU   XIX^  SIÈCLE  143 

que  temps  dans  la  compagnie  de  cet  homme  extraordi- 
naire, nous  désirerions  prendre  congé  de  lui  aimable- 
ment ».  Et  bien  qu'elle  n'ait  pas  pu  garder  cette  atti- 
tude digne  et  qu'elle  ait  recommencé  l'attaque  en  avril 
1814,  ce  fut  là  le  ton  qu'on  adopta  envers  Rousseau,  de 
qui  on  parla  comme  d'un  homme  fini  que  l'on  n'allait 
pas  tarder  à  oublier. 

La  publication  de  la  volumineuse  Correspondance  de 
Grimm,  qui  trouva  beaucoup  de  lecteurs  en  Angleterre, 
amena  les  Anglais  à  parler  du  caractère  et  des  écrits 
de  Rousseau,  et,  dans  les  remarques  faites  sur  lui  en 
i8i3  et  1814,  nous  constatons  que  l'enthousiasme  à  son 
sujet  avait  rapidement  baissé.  Le  mépris  de  toutes  les 
habitudes  françaises  de  penser  et  de  vivre,  qui  succéda 
immédiatement  à  la  pénible  et  lassante  période  des 
guerres  napoléoniennes,  se  fait  particulièrement  sentir 
dans  l'attitude  des  Anglais  envers  Rousseau,  que  l'on 
considérait  comme  la  source  directe  de  tous  les  tour- 
ments révolutionnaires  dont  avait  souffert  l'Europe.  La 
Quarterlf  Review  d'avril  1814  porte  sur  Rousseau  un 
jugement  dont  il  faut  citer  ici  une  partie,  car  on  peut 
le  considérer  comme  l'acte  d'accusation  original,  le  point 
de  départ  de  l'opinion  défavorable  qui  fut  de  plus  en 
plus,  pendant  les  cinquante  années  suivantes,  celle  des 
Anglais  rassis  et  conservateurs.  Les  premières  lignes 
donnent  un  avertissement  nouveau,  qui  devait  aller 
s'affirmant  toujours  davantage,  tandis  que  la  fin  répète 
un  éloge  qui,  en  18 14,  était  conventionnel,  mais  deve- 
nait déjà  plus  rare  et  allait  bientôt  disparaître  : 

«  Un  écrivain  qui  fait  profession  d'instruire  l'huma- 
nité est  obligé  de  donner  des  préceptes  de  morale. 
Mais  c'est  en  enflammant  les  passions  et  en  effaçant  la 


144  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.   ROUSSEAU 

ligne  de  démarcation  qui  sépare  la  vertu  du  vice,  que 
Rousseau  entreprend  d'enseigner  aux  Jeunes  femmes  à 
être  chastes  et  aux  jeunes  gens  à  respecter  les  lois  de 
l'hospitalité.  Conformément  à  son  propre  exemple,  son 
héroïne  est  toujours  à  parler  de  la  vertu,  même  au  mo- 
ment où  elle  en  viole  le  plus  gravement  les  préceptes. 
Mais  dogmatiser,  ce  n'est  pas  être  innocent.  Cepen- 
dant, malgré  tous  ses  défauts,  ce  célèbre  ouvrage  con- 
tient de  nombreux  passages  d'une  éloquence  étonnante. 
Jamais  peut-être  on  n'a  dépeint  les  conflits  de  l'amour 
avec  des  couleurs  plus  vives  et  plus  séduisantes  que 
dans  la  lettre  écrite  par  Saint-Preux  tandis  qu'il  erre 
parmi  les  rochers  de  Meillerie». 

Malheureusement,  on  ignore  le  nom  de  l'auteur  de 
cet  article. 

Mais  le  charme  ne  devait  pas  être  rompu  sans  qu'un 
vigoureux  effort  ne  fût  fait  pour  rendre  à  Rousseau  sa 
suprématie  de  jadis.  Il  vint  d'un  groupe  de  brillants 
écrivains  libéraux,  qui  n'avaient  pas  accepté  le  torysme 
des  classes  gouvernantes,  chérissaient  plus  que  jamais 
les  principes  discrédités  de  la  Révolution,  et  accro- 
chaient leur  attrayante  et  enthousiaste  réforme  esthéti- 
que à  l'extase  voluptueuse  de  la  Nouvelle  Héloise  et  à  la 
sensiblerie  chimérique  de  V Emile.  Déjà  dans  The  Round 
Table,  en  1814,  Hazlitt  avait  recommandé  les  Con- 
fessions comme  «  le  plus  précieux  »  de  tous  les  écrits 
de  Rousseau.  Il  allait  maintenant,  avec  son  Libej- 
Amoris  (i823),  donner  celui  de  tous  les  livres  de  valeur 
écrits  en  Angleterre  au  XIX^  siècle  qui  reproduirait  le 
plus  fidèlement  la  manière  du  maître  genevois.  Deux 
ans  plus  tard,  après  avoir  fait  une  étude  approfondie 
des  œuvres  de  celui-ci,  Hazlitt  publiait  son  essai  intitulé 


ROUSSEAU  EN  ANGLETERRE  AU   XIX''  SIÈCLE  I4D 

On  the  character  of  Rousseau,  que  n'a  surpassé,  dont  ne 
s'est  même  approchée  aucune  étude  sur  le  grand  écri- 
vain, jusqu'à  la  monographie  de  Lord  Morley. 

Hazliît  dénonce  le  pernicieux  effet  des  attaques  de 
Burke,  tout  en  reconnaissant  que  celui-ci,  en  se  plaçant 
à  son  point  de  vue  de  tory,  avait  le  droit  d'agir  comme 
il  l'avait  fait.  Il  est  parfaitement  vrai  que  «  le  génie  de 
Rousseau  avait  rasé  jusqu'au  sol  les  tours  de  la  Bas- 
tille »  ;  mais  Hazlitt,  révolutionnaire  intellectuel,  est 
fier  de  le  proclamer.  Il  admet  cependant  que  les  espé- 
rances exagérées  qu'avaient  fait  naître  des  livres  tels 
que  le  Çoyitrat  Social  avaient  été  suivies  d'un  inévitable 
désappointement.  Toutefois,  ce  n'était  pas  la  faute  de 
Rousseau,  mais  celle  de  ses  optimistes  et  absurdes  dis- 
ciples, si  l'Europe,  et  en  particulier  l'Angleterre,  «  ne 
croyait  plus  à  l'homme  social».  Les  admirateurs  exta- 
siés de  ses  visions  inspirées  s'étaient  attendus  à  ce  que 
Rousseau  apportât  le  Millenium,  et,  dans  le  désappoin- 
tement que  leur  avaient  causé  les  excès  de  la  Révolu- 
tion française,  ils  s'étaient  retournés  avec  ingratitude 
contre  le  pur  rêveur  et  l'utopiste,  qui  avait  représenté  les 
choses  comme  elles  devraient  être,  et  non  pas  comme 
il  n'était  humainement  pas  possible  qu'elles  fussent  ja- 
mais. Hazlitt  déclare  que  tous,  ennemis  aussi  bien  qu'a- 
mis, regardent  avec  admiration  les  écrits  de  Rousseau, 
comme  contenant  «  le  vrai  levain  révolutionnaire  »  ; 
mais  qu'il  faut  beaucoup  de  perspicacité  politique  et 
une  rare  puissance  d'imagination  pour  se  rendre  compte 
qu'à  travers  un  bouleversement  et  un  égarement  mo- 
mentanés ce  levain  travaille  à  produire  une  harmonie 
finale  et  une  beauté  bienfaisante.  Au  cours  de  ses  écrits, 

Hazlitt  cite  fréquemment  Rousseau,   et   toujours   avec 

10 


146  ANNALES   DE   LA    SOCIÉTÉ  J.    .1.    ROUSSEAU 

admiration.  Il  est  le  plus  éclairé  et  le  plus  profond  de 
ses  critiques  anglais  d'autrefois. 

Pendant  Tété  de  l'année  1816,  les  deux  jeunes  poètes 
d'Angleterre,  ou  peut-être  d'Europe,  qui  montraient 
alors  le  plus  remarquable  génie,  tirent  la  connaissance 
l'un  de  Tautre  et  résolurent  immédiatement  de  voyager 
ensemble.  C'est  en  Suisse  qu'ils  se  rencontrèrent, 
enivrés  de  la  beauté,  nouvelle  pour  eux,  qui  les  entou- 
rait. Byron  s'installa  dans  la  villa  Diodati,  près  de  Ge- 
nève, et  Shelley  et  lui  se  plongèrent  dans  la  Nouvelle 
Héloïse^  à  l'ombre  du  Mont-Blanc.  En  juin,  ils  se  mi- 
rent en  route  pour  faire  autour  du  lac  une  excursion  qui 
se  changea  en  pèlerinage.  On  peut  lire  dans  les  Lettrées 
de  Shelley  le  récit  enthousiaste  de  la  visite  des  deux 
poètes  à  Meillerie.  Si,  à  Lausanne,  il  s'abstint  de  cueil- 
lir de  l'acacia  et  des  roses  dans  le  jardin  de  Gibbon,  ce 
fut  «  par  crainte  d'outrager  le  nom  plus  grand  encore 
et  plus  sacré  de  Rousseau,  dont  il  adorait  les  impéris- 
sables créations  au  point  de  n'avoir  plus  de  place  dans 
son  cœur  pour  les  choses  périssables  ».  Tout  en  se 
promenant  au  bord  des  rives  du  Léman  enchanté,  les 
deux  amis  <(  lisaient  Julie  tout  le  long  du  jour  ».  Ils  vi- 
vaient avec  les  personnages  de  l'admirable  roman  dans 
un  perpétuel  transport  de  mélancolie.  L'enthousiasme 
de  Byron  s'exprima  dans  les  fameuses  stances  du  troi- 
sième livre  de  Childe  Harold,  qui  commencent  ainsi  : 
«  C'est  ici  que  ce  sophiste,  qui  fut  son  propre  bourreau, 
l'ardent  Rousseau...» 

Nous  trouvons  une  preuve  remarquable  du  complet 
déclin  que  subit  plus  tard  le  prestige  de  Rousseau  en 
Angleterre,  dans  le  fait  que  l'éditeur  des  œuvres  de 
Byron,  en  1899,  s'étonne  que    Byron  et   Shelley  «  non 


ROUSSEAU   EN   ANGLETERRE   AU   XIX*'   SIÈCLE  1  47 

seulement  aient  fait  leurs  dévotions  devant  l'autel  de 
Rousseau,  mais  aient  pris  plaisir  à  suivre  pieusement 
la  trace  des  pas  de  Saint-Preux  et  de  Julie  ».  Il  en  est 
si  absolument  ébahi  qu'il  ne  peut  que  s'écrier  :  «  Cha- 
que époque  a  ses  préférences  »,  Les  préférences  de  la 
génération  de  iSqg  n'étaient  certainement  pas  pour 
Rousseau,  mais  c'est  presque  dépasser  les  limites  du 
bon  goût  que  de  s'élever,  comme  le  fait  cet  éditeur  de- 
vant les  transports  de  Byron,  contre  les  «  inqualifiables 
divagations  »  de  Rousseau.  Le  poète  n'en  Jugeait  pas 
ainsi  lorsque,  dans  un  ravissement  de  plaisir,  il  visitait 
tous  les  lieux  où  se  déroule  la  Nouvelle  Héloïse.  A  By- 
ron, les  longues  amours  de  Saint-Preux  et  de  Julie  pa- 
raissaient «infiniment  passionnées,  et  cependant  pas 
impures)),  et  il  proclamait  avec  feu  que  leur  créateur 
était  le  seul  prophète  de  la  Beauté  Idéale.  Les  cinq  ou 
six  stances  dont  nous  avons  parlé  plus  haut  sont  si  con- 
nues qu'elles  sont  devenues  banales.  Nous  ne  leur  attri- 
buons plus  guère  de  valeur  poétique;  nous  voyons 
qu'en  tant  que  vers  aucune  d'elles  n'est  bonne  et  que 
plusieurs  sont  nlauvaises.  Mais  ce  passage,  dans  son 
ensemble,  garde  pour  nous  tout  son  intérêt.  C'est  une 
expression  parfaitement  logique  de  l'admiration  sans 
bornes  qu'éprouvait  Byron  pour  Rousseau,  et  en  parti- 
culier pour  «  la  page  brûlante,  si  trouble  qu'elle  puisse 
paraître  »  qui  célèbre  l'amour  dévorant  de  Julie  et  de 
Saint-Preux. 

Plus  loin,  dans  le  même  poème,  Byron  s'élève  à  de 
beaucoup  plus  grandes  hauteurs  de  style.  L'invocation 
à  Clarens,  dans  le  dessin  de  laquelle  on  peut  nettement 
distinguer  le  résultat  de  ses  récents  rapports  avec  Shel- 
ley,    est    probablement    l'hommage   le   plus    passionné 


148  ANNALES   DE    LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

qu'un  grand  écrivain  ait  jamais  rendu  à  l'œuvre  d'un 
autre  : 

Toutes  choses  ici  sont  siennes,  depuis  les  noirs  sapins 

Qui  sont  son  ombre,  là-haut,  et  le  rugissement 

Des  torrents  auxquels  il  prête  l'oreille,  jusqu'aux  vignes 

A  travers  lesquelles  son  vert  sentier  descend  vers  le  rivage 

Où  les  vagues  inclinées  viennent  à  sa  rencontre,  et  Tadorent, 

Et  baisent  ses  pieds  en  murmurant.  Et  le  bois, 

Le  bouquet  de  vieux  arbres,  dont  les  troncs  sont  moussus, 

Mais  dont  les  feuilles  sont  fraîches,   et  jeunes   comme  la  joie,  le 

bois  se  dresse  où  il  se  dressait. 
Lui  offrant,  à  lui  et  aux  siens,  une  solitude  peuplée. 
Une  solitude  peuplée  d'abeilles  et  d'oiseaux 
Et  de  choses  aux  formes  féeriques  et  aux  mille  couleurs, 
Qui  l'adorent  avec  des  pensées  plus  douces  que  des  mots, 
Et,  innocentes,  ouvrent  leurs  ailes  joyeuses, 
Intrépides,  et  pleines  de  vie. 

C'était  là  un  défi,  jeté  par  le  plus  puissant  poète  du 
temps,  et  exprimé  en  termes  idolâtres,  un  défi  que  ne 
pouvaient  manquer  de  relever  ceux  qui  s'opposaient,  en 
Angleterre,  à  l'influence  de  Rousseau.  Et  Byron  ne  s'en 
tint  pas  là.  Ecrivant,  en  juillet  1816,  à  la  villa  Diodati, 
son  fameux  Sonnet  to  Lake  Leman^  il  cite  en  première 
ligne  le  nom  de  Rousseau  sur  la  courte  liste  des  «  héritiers 
de  l'Immortalité».  C'est  son  enthousiasme  pour  la  Nou- 
velle Héloise  qui  inspira  directement  son  Priso7ier  oj 
Chillon.  En  1S17,  Byron,  conversant  avec  Stendhal, 
discutait,  pour  le  repousser,  le  désir  de  sa  mère  de 
trouver  une  ressemblance  entre  lui  et  Rousseau.  Ce  qui 
l'empêchait  d'accepter  cette  idée  et  de  prétendre  être  une 
nouvelle  incarnation  du  philosophe,  c'était  uniquement  le 
quelque  chose  de  trouble  qu'il  distinguait  dans  le  carac- 
tère de  Rousseau  et  qui  ne  s'accordait  pas  avec  le  fou- 
gueux idéal  de  1816.  11  préférait  qu'on  trouvât  qu'il 
ressemblait  à   <(  un  vase  d'albâtre  éclairé  par  dedans  ». 


ROUSSEAU  EN  ANGLETERRE  AU   XIX^  SIÈCLE  1 49 

Mais,  toute  sa  vie,  le  souvenir  de  Jean-Jacques  le  hanta. 
Il  pensait  au  Ran:{  des  vaches  en  écrivant  The  Uvo  Fos- 
caris  (1821),  et  à  la  «  pervenche  »  dans  le  14'"^  chant  de 
Don  Juan  (décembre  i823j.  Quand  Byron  mourut  à 
Missolonghi,  c'était  le  plus  récent  et  le  plus  passionné 
des  admirateurs  de  Rousseau  qui  disparaissait. 

Le  ravissement  des  deux  poètes  sentimentaux  ne  pou- 
vait pas  passer  sans  soulever  de  protestation.  En  1816 
ce  fut  une  autorité  en  matière  de  roman,  un  représen- 
tant typique,  et  cependant  modéré  et  sensé,  du  senti- 
ment britannique,  Walter  Scott  lui-même,  qui  éleva  la 
voix  contre  la  sentimentalité  des  disciples  de  Rousseau. 
Parlant  du  troisième  livre  de  ChildeHarold^  dans  la  Qiiar- 
terly  Revieiv^  il  reproche  sévèrement  à  Byron  son  éloge 
exagéré  de  Rousseau.  Il  dit  que,  quant  à  lui,  «  il  a 
presque  honte  d'avouer  qu'il  n'a  jamais  pu  sentir  l'inté- 
rêt ou  découvrir  le  mérite  de  la  Nouvelle  Héloïse^  dont 
l'ennui  n'excuse  pas  l'immoralité  raffinée  ».  —  Il  est 
impossible  d'exagérer  l'importance  de  ces  paroles  de 
Walter  Scott  au  moment  précis  où  lui-même  publiait 
l'étonnante  série  de  ses  propres  romans,  qui  allaient 
tuer  chez  ses  compatriotes  leur  goût  pour  tous  les  ou- 
vrages d'imagination  du  genre  de  ceux  qu'avait  écrits 
Rousseau.  Walter  Scott  repousse  tout  aussi  vivement 
l'influence  politique  de  Jean-Jacques,  et  appelle  celui-ci 
le  «  premier  apôtre  »  de  cette  Révolution  française  qu'il 
condamne  énergiquement.  «  Quant  à  la  niaiserie  de 
Rousseau  »  sur  la  question  de  l'égalité  politique  «  il  n'y 
a,  Dieu  merci,  plus  besoin  à  cette  heure  de  s'y  arrê- 
ter ».  C'était  là,  en  vérité,  un  son  de  cloche  bien  diffé- 
rent des  bruyants  éloges  de  Byron  et  Shelley. 

L'apparition,  en  1818,  dts  Mémoires  et  Co7iversations 


l5o  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

de  Madame  d'Epinay  porta  un  coup  sérieux  à  une  ré- 
putation déjà  bien  diminuée.  On  discuta  beaucoup  cet 
ouvrage  en  Angleterre,  et  Jeffrey  attira  l'attention  spéciale 
de  ses  lecteurs  sur  les  révélations  qu'il  apportait  au  su- 
jet de  «  l'excentricité  de  la  folie  et  du  vice  »  de  Rousseau. 
Cela  produisit  un  pénible  effet.  Les  critiques  anglais 
firent  ressortir  que  Jean-Jacques,  que  Ton  avait  exalté 
comme  un  phénomène  d'une  beauté  morale  presque  di- 
vine, semblait,  au  contraire,  avoir  réclamé  pour  «  la  ré- 
compense du  génie  et  de  l'art  d'écrire  de  belles  choses, 
l'exemption  de  tout  devoir  moral  ».  Jeffre}' excitait  l'in- 
dignation de  ses  lecteurs  contre  «  l'égoïsme  enraciné 
et  répugnant  »  de  Rousseau,  et  citait  avec  approbation 
le  mot  de  Diderot  :  «  Cet  homme  est  un  forcené.  » 

La  publication  par  Madame  Necker-de  Saussure,  en 
1820,  des  Œuvres  inédites  de  Madame  de  Staël  fit  en- 
core baisser  «  l'égoïste  et  ingrat  »  Rousseau  dans  l'es- 
time des  Anglais.  On  louait  toujours  sa  a  chaleur  d'ima- 
gination »,  mais  on  trouvait  son  style  très  inférieur  à 
celui  de  Madame  de  Staël.  La  Revue  d'Edimbourg  pro- 
clamait la  pénible  découverte  qu'elle  venait  de  faire,  que 
l'amour  de  Rousseau  pour  l'humanité  était  purement 
théorique  et  ne  «  s'adressait  à  aucun  être  vivant  »,  et 
elle  parlait  en  rougissant  des  faits  «  scandaleux  et  indé- 
cents »  concernant  la  vie  privée  de  Rousseau,  dont  un 
nombre  toujours  plus  grand  venait  à  la  lumière. 

Ce  travail  de  dénigrement  continua  par  la  publica- 
tion du  Voyage  en  Suisse^  de  Sismondi  (1822),  qui  fut 
beaucoup  lu  en  Angleterre.  Sismondi  parlait  avec  mé- 
pris, et  même  avec  aigreur,  du  caractère  moral  de  Rous- 
seau. Ses  critiques  anglais  firent  remarquer  que,  quoi- 
que républicain,  il  savait  s'élever  au-dessus  des  partis- 


ROUSSEAU   EN   ANGLETERRE   AU   XIX"   SIÈCLE  l5l 

pris  politiques.  Sismondi  appelait  les  Co?ifessions\di  plus 
admirable,  mais,  en  même  temps,  la  plus  vile  de  toutes 
les  productions  du  génie.  Jeffrey  lit  de  nouveau  preuve 
d'éloquence  en  attaquant  la  personne  de  Rousseau, 
dont  nul  en  Angleterre  ne  prenait  plus  la  défense.  C'é- 
tait à  peu  près  au  moment  où  l'on  se  mettait  à  atti- 
rer spécialement  l'attention  sur  l'abandon,  par  Rous- 
seau, de  ses  enfants  naturels,  chose  que  l'on  savait  de- 
puis longtemps,  mais  qui  commençait  alors  à  scandaliser 
les  Anglais.  En  outre,  l'indifférence  de  Rousseau  pour 
les  faits  et  la  logique  irritait  les  politiciens  anglais  et 
écossais  de  la  nouvelle  école  bien  plus  que  leurs  pré- 
décesseurs, et  Ton  reprenait,  en  y  ajoutant,  les  invecti- 
ves de  Burke. 

Il  y  avait  cependant  encore,  en  Angleterre,  quelques 
admirateurs  particuliers  de  Rousseau,  s'il  n'y  en  avait 
plus  guère  de  publics.  Carlyle  avait  trop  d'originalité 
pour  ne  pas  comprendre  la  valeur  de  l'attitude  en  his- 
toire du  philosophe  genevois,  et  pour  ne  pas  éprouver 
une  réelle  sympathie  pour  sa  personne.  Cependant  il 
lui  arriva  de  faire  (en  i823)  une  allusion  sinon  hostile 
du  moins  quelque  peu  dédaigneuse  aux  mœurs  de 
«  John-James  »,  comme  il  appelait  Jean-Jacques. 

Le  dernier,  presque,  des  panégyristes  de  Rousseau, 
avant  Morley,  fut  le  vieux  poète  républicain  Walter  Sa- 
vage Landor,  dont  l'admirable  Malesherbes  and  Rous- 
seau^ qui  passa  presque  inaperçu,  parut  en  1828  dans  la 
3me  série  des  Imaginary  Co7iversatio7is.  Cet  intéressant 
écrit  n'était  certainement  pas  encore  composé  lorsque 
Landor  passa  en  revue,  en  1824,  ses  oeuvres  inédites  :  il 
doit  probablement  dater  de  1826.  Il  apportait  une  ex- 
pression tardive  de  l'enthousiasme  de  la  génération  pré- 


ID2  ANNALES   DE   LA   SOCIETE  J,   J.    ROUSSEAU 

cédente,  tout  à  fait  conforme  à  Pattitude  de  Hazlitt  et 
de  Byron.  Il  n'attira  aucune  attention,  car  à  ce  mo- 
ment-là l'Angleterre  avait  entièrement  perdu  de  vue  ses 
préférences  de  jadis  pour  l'action  de  l'individu  oppo- 
sée aux  besoins  de  l'Etat.  Ce  pays  manifestait  aussi  un 
intérêt  croissant  pour  la  science,  accompagné  d'une 
méfiance  croissante  de  la  rhétorique,  et  ces  deux  ten- 
dances se  dressaient  contre  ce  qu'il  y  avait  de  relâché 
en  apparence  dans  les  idées  et  le  style  de  Rousseau.  Le 
Discours  sur  l'origine  de  l'inégalité,  qui  avait  enchanté 
la  génération  précédente  des  libéraux  anglais,  était 
maintenant  soumis  à  un  nouvel  examen  et  rejeté  avec 
impatience  comme  «  un  tas  de  fariboles  dangereuses  » 
appuyées  d'une  argumentation  faible  et  même  ridicule. 
En  outre,  les  études  anthropologiques,  sorties  de  l'en- 
fance, préoccupaient  des  esprits  sérieux,  qu'exaspérait  la 
fantaisiste  théorie  de  Rousseau  sur  la  pureté  des  socié- 
tés sauvages  et  l'âge  d'or  de  l'innocence  primitive.  De 
plus,  comme  Morley  l'a  montré  beaucoup  plus  tard,  la 
culture  superficielle  des  lettres  et  surtout  le  goût  des 
recherches  scientifiques  augmentèrent  rapidement  en 
Angleterre  depuis  l'année  1823  environ.  Et,  en  même 
temps,  le  caractère  britannique  repoussait  avec  colère 
l'idée  qu'un  philosophe  suisse,  dont  la  personne  était 
discréditée,  pût  se  permettre  d'attaquer  la  science  et 
les  lettres. 

Ainsi,  la  prise  que  l^ousseau  avait  eue  sur  l'admira- 
tion des  Anglais  cédait  de  toute  part.  Son  influence 
était  semblable  a  un  bonhomme  de  neige  au  soleil  :  elle 
fondait  et  dégouttait  de  chaque  membre  et  de  toutes  ses 
parties.  Mais  ce  qui,  probablement,  contribua  plus  que 
tout  le  reste  à  enlever  à  Rousseau  la  sympathie  des  An- 


ROUSSEAU   EN   ANGLETERRE   AU   XIX^   SIECLE  ID5 

glais,  et  à  ses  ouvrages  l'attention  du  public,  ce  fut  le 
code  de  morale  sévère  qui  succéda  par  réaction  à  la 
grossière  immoralité  des  règnes  de  Georges  III  et  Geor- 
ges IV.  Nous  devons  nous  arrêter  un  instant  devant  un 
phénomène  moral  et  religieux  qui,  plus  que  tout  autre 
chose,  fut  fatal  au  prestige  de  Rousseau. 

Le  trait  essentiel  du  nouveau  mouvement  religieux, 
c'étaient  ses  exigences  à  l'égard  de  certains  points  de 
conduite,  dont  l'Eglise  d'Angleterre  avait  bien  reconnu 
l'importance,  mais  à  qui  l'on  accordait  maintenant  une 
prééminence  excessive.  On  assista  tout  à  coup  à  une 
extraordinaire  floraison  d'ardeur  religieuse,  on  prêcha 
à  la  jeunesse  la  pénitence,  le  repentir  et  l'éloignement 
du  monde,  on  se  lança  dans  une  activité  qui  faisait 
passer  dans  le  domaine  pratique  et  effectif  ce  qui  jus- 
que là  avait  été  surtout  théorique.  Il  y  eut  un  vaste  ré- 
veil du  sentiment  du  péché,  une  impulsion  nouvelle,  et 
même  morbide  et  exagérée,  donnée  au  précepte  chré- 
tien de  «  dépouiller  le  vieil  homme  qui  est  corrompu 
par  les  convoitises  trompeuses  et  de  revêtir  l'homme 
nouveau  créé  selon  Dieu  dans  une  justice  et  une  sain- 
teté véritables  ».  Cette  conviction  du  péché,  et  cette 
humble  acceptation  de  la  justice,  devaient  s'accompa- 
gner d'une  conduite  contrite,  modeste  et  convenable, 
de  manière  que  non  seulement  on  ne  fît  aucun  tort  aux 
âmes,  mais  que  l'on  n'offensât  personne.  Telles  étaient 
les  pensées  qui  occupaient  les  esprits  actifs  et  sanctifiés 
des  premiers  «  évangéliques  »  de  cette  époque;  et  le 
grand  chef  de  ce  mouvement,  Charles  Simeon  (1736- 
i836),  s'efforçait  plus  qu'aucun  des  autres  d'en  faire 
une  application  pratique  aux  études  et  aux  lectures  de 
la  jeunesse. 


ID4  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

Nous  ne  nous  faisons  presque  plus  aucune  idée  de 
l'influence  extraordinaire  qu'eurent  en  Angleterre,  entre 
1820  et  1840,  la  prédication  et  l'action  des  principaux 
«  évangéliques  ».  Il  est  certain  que  les  jeunes  étudiants 
de  Cambridge  qui  entourèrent  Simeon  à  partir  de  18 10, 
étaient  bien  plus  nombreux  et  non  moins  actifs  que 
ceux  qui,  vers  i833,  se  groupèrent  à  Oxford,  autour  de 
Newman  et  de  Pusey.  Et  dans  les  deux  cas  les  disci- 
ples, élevés  à  l'école  de  l'enthousiasme,  se  dispersè- 
rent bientôt  pour  répandre  la  flamme  de  leur  zèle  d'un 
bout  à  l'autre  du  Royaume-Uni.  Dans  la  préface  de  son 
fameux  livre  Helps  to  Composition  —  une  de  ces  œu- 
vres qui  marquent  une  date — ,  Simeon  proposait  hardi- 
ment trois  épreuves  auxquelles  soumettre  n'importe  quel 
ouvrage  littéraire.  Le  lecteur  devait  se  demander:  Ce 
livre  tend-il  tout  entier  à  abaisser  le  pécheur?  à  exalter 
le  Sauveur  ?  à  pousser  à  la  sainteté  ?  Un  ouvrage  qui 
perdait  de  vue  l'un  quelconque  de  ces  trois  points  de- 
vait être  condamné  sans  merci.  La  simplicité  et  la  nou- 
veauté des  «évangéliques  »,  le  ridicule  qu'ils  jetaient 
sur  ce  qu'on  appelait  «  la  dignité  de  la  chaire  »,  leur 
zèle  actif,  haletant,  à  prêcher  à  toutes  les  classes  de  la 
société  ce  qu'ils  considéraient  comme  une  foi  purifiée, 
leur  donnaient  un  remarquable  pouvoir  sur  les  natures 
jeunes  et  généreuses.  Ils  étaient  riches,  ils  étaient  puis- 
sants, ils  assiégeaient  les  sommets  de  la  société,  et  l'on 
peut  dire  sans  exagération  qu'ils  changèrent,  pour  un 
temps,  tout  le  caractère  extérieur  de  la  vie  de  société  an- 
glaise. 

L'œuvre  que  tirent  les  «  évangéliques  »  en  accentuant 
l'énergie  de  la  réaction  contre  la  grossièreté  de  l'époque 
pré-victorienne,  est  bien  oubliée  en  Angleterre  et  n'a  ja- 


ROUSSEAU   EM  ANGLETERRE   AU   XIX*  SIÈCLE  I  55 

mais  été  du  tout  comprise  sur  le  continent.  Pour  ne 
parler  que  de  ce  qui  touche  au  sujet  qui  nous  occupe, 
c'est  de  là  que  viennent  la  pruderie  et  1'  «  hypocrisie  » 
dont  la  critique  européenne  accuse  avec  tant  d'unani- 
mité notre  littérature  et  notre  manière  de  penser  sous 
le  règne  de  la  reine  Victoria.  Il  est  peut-être  inutile  de 
discuter  une  accusation  si  universellement  portée  contre 
les  idées  anglaises,  et  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  le  faire. 
Mais  il  est  nécessaire,  en  ce  qui  concerne  Rousseau,  de 
montrer  qu'une  génération  qui  se  révoltait  contre  la 
grossièreté  du  langage  et  considérait  comme  un  péché 
contre  Dieu  toute  indécence  en  art  ou  en  littérature,  ne 
pouvait  pas  trouver  de  charme  aux  Confessions  ou  à  la 
Nouvelle  Héloïse.  Il  ne  sert  à  rien  de  parler  d'  «  hypo- 
crisie »  :  les  livres  de  ce  genre  déplaisaient,  tout  sim- 
plement, aux  lecteurs  anglais,  et  voilà  tout. 

Un  seul  exemple  suffira  pour  montrer  combien  le 
changement  avait  été  rapide.  Sir  James  Edward  Smith 
(1759-1828)  était  un  botaniste  éminent,  qui  voyagea 
beaucoup  et  écrivit  beaucoup  de  lettres.  En  i832  on 
publia  ses  Mémoirs  and  Con^espondence^  ouvrage  plein 
de  vie,  qui  eut  beaucoup  de  lecteurs.  Mais  Smith,  qui 
avait  vu  la  fin  du  XVIII^  siècle,  avait  été  un  ardent 
admirateur  de  Rousseau,  et  cela  sautait  aux  yeux  dans 
ses  lettres.  Les  critiques  de  i832,  parlant  de  son  ou- 
vrage, durent  chercher  à  excuser  sa  «  chanté  »,  et  ex- 
pliquer sa  partialité  pour  Rousseau  par  le  fait  que  ce- 
lui-ci était  un  botaniste.  Ce  livre  causa  une  véritable 
émotion,  presque  un  scandale.  Un  critique  déclara  fran- 
chement que  «  si  Sir  J.  E.  Smith  avait  rabattu  quelque 
chose  de  son  extravagant  éloge  de  Rousseau,  sa  répu- 
tation à  lui  n'en  aurait  pas  souffert  ».  La  Revue  d'Edim- 


l56  ANNALES   DE   LA    SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

bour^  se  montra  très  sévère,  et  exprima  le  regret  que 
le  digne  botaniste  ne  se  fût  pas  rendu  compte  que  «  la 
tolérance  religieuse  n'implique  pas  la  tolérance  de  l'im- 
moralité »,  et  que  «  la  licence  de  la  pensée  est  aussi 
nuisible  à  la  liberté  civile  que  la  licence  en  conduite  ». 
Un  autre  critique  de  la  même  époque  dit  carrément 
que  «  les  vices  et  les  opinions  de  Rousseau  sont  d'un 
aspect  si  repoussant,  que  les  vertus  qui  les  accompa- 
gnent ne  servent  qu'à  les  rendre  encore  plus  odieux  ». 
Ainsi  Rousseau,  qui,  en  1800,  était  considéré  en  An- 
gleterre, même  par  ses  ennemis,  comme  le  plus  en- 
chanteur des  écrivains,  était,  en  i835,  tombé  dans  l'o- 
pinion publique  au  point  d'être  regardé  comme  mépri- 
sable, indigne  d'être  cité  par  les  gens  qui  se  respectaient 
et  d'être  lu  autrement  qu'en  cachette.  On  ne  parlait 
plus  guère  de  lui,  excepté  pour  l'outrager.  La  carrière 
de  Rousseau  ne  rentrait  pas  dans  le  domaine  de  Hallam 
en  tant  que  critique  :  cependant  cet  historien  ne  peut 
pas  résister  à  la  tentation  de  se  moquer  du  Coutr^at  So- 
cial^ dans  le  deuxième  volume  de  sa  Literatiu-e  of  Etti^ope 
(i838),  où  il  qualifie  la  thèse  de  Rousseau  de  «  men- 
songe »  et  de  «  calomnie  ».  Nous  voyons  un  historien 
aussi  grave  et  sérieux  que  Burton  profiter  de  ce  qu'il 
écrit  une  Life  of  Hume  (1846)  pour  y  montrer  Rousseau 
sous  le  jour  le  plus  odieux  et  sans  un  mot  de  sympa- 
thie. Herman  Merivale  le  jeune,  estime,  en  i85o,  que 
rinfiuence  de  Rousseau  a  été  a  simplement  malfai- 
sante »  ;  mais  il  est  heureux  de  penser  que  sa  réputa- 
tion est  f(  passée  de  mode  ».  M'^'' Jameson,  la  plus  émi- 
nente  des  critiques  d'art  du  temps,  ayant  été  amenée, 
en  octobre  i853,  à  formuler  une  remarque  ambiguë  sur 
\es  Confessions,  elle  se   hâte  de   s'excuser  en   ajoutant: 


ROUSSEAU  EN  ANGLETERRE  AU  XIX^  SIECLE  I  Dy 

«  Ceci  soit  dit  sans  toucher  ici  à  la  question  de  l'immo- 
ralité qui  déligure  cet  ouvrage».  Il  serait  aisé  de  multi- 
plier les  exemples  de  ce  genre,  mais  difficile,  en  vérité,  de 
trouver,  chez  un  écrivain  anglais  du  milieu  du  siècle,  un 
mot  de  quelque  importance  à  la  louange  de  Rousseau. 
Après  cela,  et  jusqu'à  la  monographie  de  Morley,  il  n'y 
a  presque  plus  rien  à  relever.  Rousseau  disparut  de  l'ho- 
rizon et  l'on  ne  pensa  plus  à  lui.  Il  ne  fut  plus  connu 
que  des  rares  personnes  qui,  dans  cette  période  d'étroit 
insularisme  britannique,  puisèrent  leur  inspiration  à 
des  sources  étrangères.  Mais  nous  avons  appris  der- 
nièrement qu'il  y  eut  deux  grands  auteurs  qui,  retirés 
au  fond  de  leur  propre  bibliothèque,  s'abandonnaient  à 
la  fascination  du  grand  Genevois.  Le  9  février  1S49, 
George  Eliot  écrivait,  dans  une  lettre  particulière  à  un 
ami  :  «  Si  quelque  sage  personne  me  démontrait,  en 
m'étourdissant  de  preuves,  que  les  vues  de  Rousseau 
sur  la  vie,  sur  la  religion,  sur  le  gouvernement,  sont 
misérablement  fausses,  que  lui-même  a  été  coupable 
de  quelques-unes  des  pires  bassesses  qui  dégradent 
l'homme  civilisé,  cela  ne  signifierait  rien  pour  moi.  Je 
pourrais  admettre  tout  cela  :  il  n'en  resterait  pas  moins 
vrai  que  le  génie  de  Rousseau  a  fait  passer  dans  toute 
ma  personne  intellectuelle  et  morale  la  secousse  élec- 
trique qui  m'a  éveillée  à  de  nouvelles  perceptions...  Le 
puissant  souffle  de  son  imagination  a  tellement  vivifié 
mes  facultés  que  j'ai  pu  concevoir  sous  une  forme  plus 
définie  des  idées  que  mon  âme  n'avait  jusque  là  que 
vaguement  entrevues.  Le  feu  de  son  génie  a  si  bien  fon- 
du ensemble  mes  vieilles  idées  et  mes  vieux  préjugés, 
que  je  me  suis  trouvée  prête  à  créer  de  nouvelles  com- 
binaisons. » 


l58  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

Plus  remarquable  encore  est  le  témoignage  que 
M.  Cook  apporte  dans  sa  Life  of  Ruskin{igii)  sur  l'at- 
titude de  cet  illustre  écrivain.  C'est  en  1849,  juste  au 
moment  où  George  Eliot  sentait  son  esprit  vivifié  par 
l'influence  de  Rousseau,  que  John  Ruskin,  âgé  de 
trente  ans,  fit  un  pèlerinage  aux  Charmettes.  L'esprit 
de  révolte  politique  qui  a  mis  sa  marque  sur  ses  der- 
nières années,  commençait  à  s'agiter  en  lui,  et,  pour  la 
première  fois,  il  sentit  qu'il  existait  des  affinités  entre 
sa  propre  nature  et  celle  de  Rousseau.  Ce  sentiment 
ne  fit  que  croître  avec  les  années.  En  1862,  il  écrivait  : 
«  Je  ne  connais  aucun  homme  à  qui  je  ressemble  plus 
complètement  qu'à  Rousseau.  Si  l'on  me  demandait 
duquel  de  tous  les  hommes  de  quelque  renom  qui  ont 
vécu  je  me  sens  le  plus  près,  je  répondrais  sans  une  hési- 
tation :  de  Rousseau.  J'en  juge  par  la  Nouvelle  Héloïse, 
les  Confessions^  ses  écrits  politiques,  et  sa  vie  à  l'Ile 
Saint-Pierre».  En  1866,  Ruskin  ajoutait  :  «Je  m'aper- 
çois toujours  davantage  de  l'intense  ressemblance  qu'il 
y  a  entre  Rousseau  et  moi».  Et  enfin,  dans  ses  Pt^e- 
terita  (1886),  il  reconnaît  ouvertement  sa  dette  de  toute 
sa  vie  envers  Rousseau.  Nous  pouvons  donc  considérer 
la  marque  de  Rousseau  sur  Ruskin  comme  étant  la 
principale  influence  exercée  au  XIX^  siècle  par  le  génie 
de  l'écrivain  genevois  sur  la  littérature  anglaise;  mais 
elle  était  due  à  d'intimes  affinités,  souterraine,  et,  en 
un  sens,  secrète.  Sans  Rousseau,  en  vérité,  il  n'y  aurait 
pas  eu  Ruskin.  iMais  nous  commençons  seulement  à 
le  reconnaître. 

Quant  à  un  culte  avoué  de  Rousseau,  même  à  une 
étude  attentive  et  minutieuse  de  son  ccuvre,  il  n'y  en 
eut  point  jusqu'à   ce  que  M.  John  Morley  publiât,  en 


ROUSSEAU   EN   ANGLETERRE   AU   XIX^   SIECLE  I  D() 

1873,  sa  brillante  monographie.  Ce  livre  fameux,  si  re- 
marquable par  son  sérieux  et  son  équité,  par  son  en- 
thousiasme sans  excès,  par  son  absence  d'idées  pré- 
conçues, par  l'harmonie  et  la  clarté  de  ses  diverses 
parties,  est  la  seule  exception  à  l'abandon  de  Jean-Jac- 
ques par  les  Anglais  du  XIX^  siècle.  Il  ne  permet 
plus  qu'on  nous  reproche  notre  ignorance  insulaire. 
Il  égale  ce  qui  a  été  écrit  de  mieux  sur  Rousseau 
dans  d'autres  pays.  Il  est  devenu  classique.  Sans 
cesse  réimprimé,  il  est  resté  le  manuel  par  excel- 
lence des  Anglais  qui  veulent  étudier  Rousseau.  Nous 
n'avons  pas  à  attirer  ici  l'attention  sur  ses  remarquables 
qualités,  non  plus  que  sur  le  fait  qu'il  présentait  et 
présente  encore  des  lacunes  que  son  éminent  auteur 
n'a  pas  cherché  à  combler  à  l'aide  des  dernières  recher- 
ches qui  ont  été  faites  sur  Rousseau.  Il  est,  en  parti- 
culier, impossible  de  ne  pas  regretter  que  Lord  Morley 
n'ait  pas  connu  les  documents  relatifs  aux  incidents  du 
séjour  de  Rousseau  en  Angleterre,  si  savamment  édi- 
tés et  si  clairement  ordonnés  par  M.  L.-J.  Courtois.  Mais 
Lord  Morley,  plongé  dans  ses  devoirs  d'homme  d'Etat, 
semble  depuis  longtemps  avoir  perdu  tout  intérêt  pour 
le  sujet  sur  lequel,  voici  bientôt  quarante  ans,  il  a  jeté 
tant  de  lumière. 

Ce  qui  est  assez  curieux,  c'est  que  le  livre  de  Morley, 
bien  qu'il  ait  eu  un  très  grand  succès  de  vente,  n'ait 
guère  réussi  à  ranimer  en  Grande-Bretagne  l'intérêt 
pour  l'étude  de  Rousseau.  Les  lecteurs  se  contentèrent 
d'accepter  les  affirmations  et  les  opinions  de  l'auteur, 
sans  beaucoup  chercher  à  les  contrôler  ou  à  y  ajouter. 
Les  traductions  anglaises  des  œuvres  de  Rousseau  con- 
tinuèrent à  être  peu  nombreuses  et  peu  remarquables, 


l6o  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  .1.    J.    ROUSSEAU 

et  un  nuage  de  réprobation  continua  à  peser  sur  la 
Nouvelle  Héloise  et  les  Confessions.  On  les  tenait  pour 
des  oeuvres  immorales,  et  ennuyeuses  dans  leur  immo- 
ralité. 

Toutefois,  pendant  les  dix  dernières  années  du  siè- 
cle, un  certain  renouveau  d'intérêt  s'est  manifesté  de 
diverses  manières.  En  iSqd,  les  Studies  in  ihe  Fî^ance  of 
Voltaiî^e  and  of  Rousseau  révélèrent  en  M""*  Frederika 
Macdonald  une  rousseauiste  dont  l'enthousiasme  dépas- 
sait en  véhémence  celui  de  tous  les  autres  disciples  du 
maître.  Cependant  ces  Studies  furent,  au  début,  assez 
peu  remarquées,  et  les  recherches  de  M'^  Macdonald,  — 
qui  viennent  d'aboutir  à  son  New  Criticism  de  J.J.  Rous- 
seau (1906),  livre  violent  et  outré,  mais  savant  et  ori- 
ginal, et  à  sa  Humane  Philosophy  (1908),  —  appartien- 
nent au  XX^  siècle.  Il  faut  espérer  que  ces  ouvrages 
encourageront  une  nouvelle  phalange  de  travailleurs  à 
laver  l'Angleterre  du  reproche  qui  s'est  attaché  à  son 
nom  depuis  un  siècle,  d'être  desséchée  par  le  cynique 
abandon  où  elle  laissait  Rousseau,  tandis  que  tout  le 
reste  de  l'aire  où  l'Europe  bat  sa  moisson  littéraire 
était  humecté  par  la  rosée  d'une  critique  vivifiante. 

Edmund  Gosse  ^ 


1   Traduit  de  l'anglais  par  M.  Alfred  Mercier. 


J.  J.  ROUSSEAU  ET  LA  SUISSE 

Rousseau  et  les  écrivains 
du  dix-huitième  siècle  helvétique. 


ARMi  les  grands  écrivains  français,  la  pre- 
mière originalité  de  Rousseau,  et  la  plus 
essentielle,  c'est  de  ne  pas  être  Français, 
mais  Genevois  ». 
C'est  ainsi  que  débute  le  Jean-Jacques  Rousseau  Ge- 
nevois^ de  notre  regretté  Gaspard  Vallette.  Certes,  avant 
qu'eût  paru  cet  ouvrage  en  grande  partie  définitif,  on 
avait  dit  et  répété  que  Rousseau  était  entré  comme  un 
étranger  dans  la  littérature  française,  qu'il  y  avait  ap- 
porté des  éléments  nouveaux,  en  dehors  de  la  tradition 
nationale,  et  qu'il  y  avait  fait  révolution.  En  lui,  on 
avait  vu  tour  à  tour  un  Germain,  un  Anglo-Saxon,  un 
romantique,  un  protestant,  un  calviniste,  un  Genevois, 
un  Suisse  enfin.  Pour  expliquer  l'origine  de  cet  homme 
unique,  isolé,  de  ce  phénomène,  de  ce  paradoxe,  on 
avait  eu  recours  à  d'heureux  rapprochements,  à  d'ingé- 
nieux parallèles,  à  des  comparaisons  lointaines;  mais, 
la  plupart  du  temps,  on  s'était  contenté  des  mêmes  argu- 
ments, des  mêmes  preuves,  des  mêmes  citations  et  de 
lieux  communs.   Aujourd'hui  encore,  le  problème  des 


*  Paris-Genève,  191  i,  p.  i. 

11 


102  ANNALES   DE  LA  SOCIÉTÉ  J.   J.   ROUSSEAU 

origines  intellectuelles  de  Jean-Jacques  n'est  pas  résolu; 
même  après  le  livre  de  Gaspard  Vallette,  l'auteur  de  V Iné- 
galité, de  la  Lettf^e  à  d'Alembert  et  de  la  Nouvelle  Hé- 
loïse  semble  un  cas  exceptionnel  et  fortuit  de  «  généra- 
tion spontanée».  Mais  l'histoire  littéraire  ne  connaît  pas 
de  «  génération  spontanée  ». 

Que  Rousseau  soit  Genevois,  d'abord  Genevois,  sur- 
tout Genevois;  que  Genève  demeure  sa  vraie  patrie,  le 
coin  de  terre  où  s'enfoncent  ses  racines,  la  chose  peut- 
être,  à  l'heure  actuelle,  considérée  comme  démontrée 
incontestablement.  Seulement,  une  question  nouvelle 
se  pose  :  qu'est-ce  que  Genève?  Une  minuscule  répu- 
blique, une  petite  ville  avec  un  lambeau  de  territoire, 
quelque  vingt  mille  habitants.  Ville  glorieuse,  l'une  des 
capitales  intellectuelles  de  l'Europe  dès  le  seizième  siè- 
cle; république  héroïque  en  qui  s'incarne  une  idée,  une 
conception  de  la  vie  morale,  sociale  et  religieuse  :  on 
n'y  contredira  point.  Mais,  encore  une  fois,  Genève 
n'en  reste  pas  moins  un  «  milieu  »  trop  restreint,  d'a- 
bord pour  expliquer  à  elle  toute  seule  et  entièrement 
son  citoyen,  ensuite  pour  ne  point  se  rattacher  elle- 
même  à  un  plus  vaste  ensemble. 

Cet  ensemble,  ne  manquera-t-on  pas  de  me  répon- 
dre, c'est  le  protestantisme,  ce  sont  les  pays  protes- 
tants. Que  le  protestantisme  révèle  partout  oij  il  existe 
des  caractères  qui  lui  sont  propres,  on  l'admettra  sans 
peine  ;  mais,  ceci  reconnu,  le  protestantisme  est  trop 
complexe,  et  trop  abstrait  aussi,  pour  que  l'on  ne 
songe  pas,  lorsqu'il  s'agit  d'un  homme,  à  le  préciser,  à 
le  particulariser.  Les  pays  protestants  sont  nombreux 
et  divers  :  quel  est  celui  d'entr'eux  auquel  Genève,  par 
ses  institutions,    sa    politique,   son   histoire,  son   com- 


J.   J.   ROUSSEAU  ET  LA   SUISSE  l63 

merce  et  ses  mœurs,  et  le  sol  même,  intimement  se 
rattache?  C'est  la  Suisse  réformée;  —  bientôt  nous  di- 
rons même  :  la  Suisse  tout  court  et  tout  entière. 


On  peut  distinguer  deux  périodes  dans  l'histoire  de 
Genève  :  la  période  épiscopale  et  savoyarde,  —  la  pé- 
riode suisse  et  calviniste.  Genève,  à  l'extrémité  du  lac 
Léman,  à  Tendroit  où  le  Jura  semble  se  confondre  avec 
les  Alpes,  occupe  une  situation  intermédiaire  :  elle  se 
trouve  être,  à  la  fois,  la  porte  de  la  Savoie  et  la  porte 
de  l'Helvétie.  D'ailleurs,  dès  les  plus  lointaines  origi- 
nes, elle  entretient  des  relations  ininterrompues  avec 
le  pays  des  Ligues  :  elle  est  un  entrepôt  pour  des  cen- 
tres industriels  et  manufacturiers  comme  Saint-Gall, 
Zurich,  Bàle,  Fribourg.  C'est  ainsi  que,  peu  à  peu, 
durant  tout  le  XV^  siècle,  elle  se  rapproche  des  Con- 
fédérés, d'autant  plus  que,  s'agrandissant  elle-même, 
elle  aspire  à  une  autonomie  analogue  à  celle  dont 
jouissent  les  cités  que  nous  venons  de  nommer.  Un 
parti  suisse  est  créé  à  Genève  par  la  réaction  con- 
tre les  empiétements  des  ducs.  Le  6  février  iSig,  des 
lettres  de  combourgeoisie  sont  échangées  avec  Fribourg; 
Le  25  février  i526,  une  alliance  est  solennellement 
conclue  avec  Fribourg  et  Berne.  A  cette  date,  Genève 
entre  dans  l'histoire  suisse,  dans  l'évolution  suisse,  pour 
n'en  plus  sortir^...  En  1D84,  l'année  même  du  traité 
perpétuel  avec  Zurich,  les  piquiers  et  les  hallebardiers 

»  Cf.  Dierauer,  Histoire  de  la  Confédération  suisse,  trad.  A.  Raymond, 
Lausanne,  t.  III,  1910,  p.  269. 


164  ANNALES   DE  LA  SOCIÉTÉ  J.  J.   ROUSSEAU 

en  marche  sur  les  routes  vaudoises,  chantent  dans  leur 
rude  dialecte  alémannique  : 

Aux  frontières,  nous  tenons  deux  villes, 
Les  deux  cornes  du  taureau  suisse  : 
Constance,  qui  menace  l'Allemagne, 
Genève,  qui  menace  la  France;  ' 

En  1602,  l'Escalade  est  fêtée  dans  la  partie  réformée 
de  la  Louable  Confédération  comme  une  victoire  na- 
tionale. 

L'isonomie  conquise,  grâce  à  Tappui  de  Berne  et  de 
Fribourg,  Genève  se  dote  aussitôt  elle-même  d'une 
constitution  dont  les  rouages  compliqués  sont  emprun- 
tés aux  constitutions  des  villes  suisses  :  patriciat  bour- 
geois, hiérarchisé,  «  étage  »,  comme  le  dit  si  bien 
M.  Eugène  Ritter",  beaucoup  plus  nombreux,  d'ail- 
leurs, et  beaucoup  moins  fermé  qu'à  Berne  ou  Zurich, 
par  exemple,  mais  identique  :  Petit  Conseil,  Grand 
Conseil,  Conseil  des  Soixante,  Conseil  des  Deux-Cents, 
des  citoyens,  des  bourgeois,  des  natifs,  des  habitants. 
Rousseau,  comme  Gessner  à  Zurich,  comme  Albert  de 
Haller  à  Berne,  est  «  membre  du  souverain  »  et  l'on 
sait  qu'il  s'en  targue.  D'ailleurs,  plus  on  approche  du 
XVIIP  siècle,  plus  Genève  est  entraînée  dans  la  sphère 
d'influence  de  la  puissante  politique  bernoise.  Dès  la 
Réforme  et  jusqu'à  la  Révolution,  elle  n'a  qu'un  désir 
toujours  contrarié  :  entrer  dans  le  Corps  fédéral,  en- 
voyer des  représentants  aux  Diètes,  devenir  à  son  tour 
un  canton.   La   Réforme  même,  le  Consensus  tigurimis^ 

'  Der  Scliweii^er  Stier.  Scliweit:yerisclie  Volkslieder,  éd.  Tobler,  Bi- 
bliothek  altérer  Schriftwerke  der  deut.  Scliwei:^,  Frauenfeld,  1884,  II, 
1 10. 

-  La  famille  et  la  jeunesse  de  J .  J.  Rousseau,  Paris,  1896,  p.  5i. 


J.   J.    ROUSSEAU   ET   LA   SUISSE  l65 

la  seconde  Confession  helvétique  unissent  la  république 
de  Calvin  aux  républiques  de  Zwingli,  de  Berthold  Hal- 
1er,  d'Œcolampade,  consacrent  l'hégémonie  calviniste 
sur  les  nouvelles  Eglises.  L'Académie  de  Calvin  ne 
cesse  ses  échanges  intellectuels  avec  les  académies  de 
Lausanne,  de  Berne,  de  Zurich,  avec  l'Université  de 
Bàle.  C'est  à  Genève  que  les  jeunes  Suisses  allemands 
vont  séjourner,  commerçants,  pour  apprendre  le  fran- 
çais, théologiens  ou  jurisconsultes,  pour  achever  et  cou- 
ronner leurs  études.  De  la  sorte,  une  pensée  commune 
s'établit.  Et  de  fait,  dès  le  XVP  siècle,  il  n'est  pas  un 
historien,  pas  un  géographe,  pas  un  chroniqueur, —  de 
Josias  Simler  à  Faesi  et  au  général  de  Zurlauben,  — 
qui  ne  consacre  un  chapitre  aux  fastes  de  Genève,  des 
pages  à  la  description  de  la  ville  et  de  sa  campagne,  à 
l'étude  de  ses  mœurs,  à  l'analyse  de  sa  constitution,  — 
celle  de  1768,  la  plus  admirée  après  la  constitution  de 
Berne.  Ouvrons  les  Poi^traiis  des  hommes  illustres  de  la 
Suisse,  notices  par  Léonard  Meister,  estampes  de  Pfen- 
ninger^  ou  les  Tableaux  de  la  Suisse  de  Zurlauben^  : 
nous  y  trouvons  les  biographies  et  les  portraits  d'Abau- 
zit,  de  Barbeyrac,  de  Bonnet,  de  Calvin,  de  Diodati,  de 
Le  Fort,  de  Necker,  de  Jean-Alphonse  Turrettini,  de 
Vernet,  —  de  Jean-Jacques  enfin. 

Mais  c'est  seulement  à  titre  d'alliée  perpétuelle  de 
Berne  et  de  Zurich,  que  Genève  fait  partie,  au  XVIIP 
siècle,  de  la  Suisse.  Elle  a  une  tout  autre  physionomie 
que  Zurich,  Berne,   Bâie,  ou  même   que   Lausanne  et 


»  Helvetiens  berûhmte  Mànner,  Zurich  et  Winterthur,  1782,  3  vol.  (en 
même  temps  en  français). 

2  3  vol.  in-fol.,  Paris,  1777-80;  5  vol.  in-fol.,  Paris,  1780-88,  ou  i3  vol. 
in-4'',  Paris,  1784-88. 


l66  ANNALES    DE    LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

Neuchàtel,  villes  pourtant  romandes  comme  elle.  Elle 
est  à  la  périphérie,  sur  son  rocher,  en  avant,  isolée,  tout 
juste  en  communication  avec  le  Pays  de  Vaud  par  son 
lac  :  quand  elle  appelle  à  son  secours  les  contingents 
aux  bannières  flammées,  il  faut  que  ceux-ci  s'embar- 
quent à  Morges  sur  des  galères,  comme  s'il  s'agissait 
d'occuper  une  île.  Nous  devons  donc  éviter  ici  une  exa- 
gération et  un  malentendu.  Nous  ne  songeons  point  à 
faire  de  Jean-Jacques  un  «  Helvétien  conscient»,  dans  le 
sens  actuel  du  terme.  Les  Cantons,  il  les  connaissait  à 
peine,  ayant  tout  juste  traversé  Fribourg,  Berne  et  So- 
leure;  il  ne  savait  point  l'allemand;  lorsqu'il  lui  arrive 
de  citer  la  «  landsgemeinde  »,  Tell,  les  vainqueurs  de 
Morat,  il  le  fait  comme  n'importe  quel  théoricien  politi- 
que :  Rome,  Sparte,  les  héros  de  Plutarque,  l'enthou- 
siasmaient bien  davantage.  Il  est  a  citoyen  de  Genève  »  : 
c'est  tout,  —  mais  c'est  assez. 

Car  c'est  uniquement  parce  qu'il  est  Genevois  que 
Rousseau  est  Suisse.  La  condition,  d'ailleurs,  est  suffi- 
sante. Confédération  bizarre  et  disparate,  la  vieille  Hel- 
vétie  veut  être  définie,  dans  sa  pensée  comme  dans  sa 
constitution,  fédérativement.  Etre  Suisse,  agir  en  Suisse, 
penser  en  Suisse,  c'est  vivre  d'une  certaine  manière  qui 
n'est  pas  la  manière  française,  anglaise,  italienne  ou  bien 
allemande;  c'est  subir  des  instincts  particuliers,  éprou- 
ver des  besoins  particuliers,  se  former  des  conceptions 
particulières.  Etre  Suisse,  c'est  être  religieux  d'abord, 
admettre  les  idées  les  plus  hardies,  les  révolutions  les 
plus  complètes,  mais  ne  jamais  sacrifier  les  droits  de 
Dieu,  la  morale  chrétienne;  c'est  aimer  la  nature  et, 
dans  la  nature,  les  lacs,  la  haute  montagne;  c'est  me- 
ner ou,  tout  au  moins,  préconiser  une  existence  saine. 


J.   J.    ROUSSEAU   ET   LA   SUISSE  167 

normale,  volontiers  austère,  dépourvue  de  luxe,  de  mol- 
lesse, de  «  politesse  »  ;  c'est  naître  soldat,  libre,  répu- 
blicain, —  ou  se  figurer  qu'on  l'est;  c'est  préférer  aux 
vastes  et  riches  empires  les  petits  Etats  obscurs  et  pau- 
vres, trouver  dans  la  cité,  dans  la  vallée,  dans  le  can- 
ton, un  foyer  restreint  mais  intense;  c'est  haïr  et  crain- 
dre l'étranger,  même  quand  on  le  sert  par  nécessité 
ou  par  habitude;  c'est  être  philanthrope,  éducateur; 
particulariste,  individualiste  en  des  milieux  communau- 
taires, c'est  être  accoutumé  à  réfléchir  dans  la  soli- 
tude, mais  à  ne  point  agir  seul,  ni  pour  soi  seulement, 
mais  avec  les  autres  et  pour  les  autres,  en  des  associa- 
tions de  toutes  sortes;  c'est  sentir  en  soi  une  propension 
sans  cesse  réfrénée  au  lyrisme,  à  l'enthousiasme,  à 
l'abstraction,  à  l'absolu,  à  l'utopie  même,  —  propension 
tempérée  par  le  bon  sens  pratique,  de  la  patience,  de 
la  prudence,  de  la  timidité,  par  le  goût  des  sciences 
exactes,  des  observations  minutieuses,  de  l'histoire;  c'est 
l'indépendance  du  jugement  jointe  au  respect  de  l'au- 
torité et  à  l'esprit  public.  Ajoutons  enfin,  au  XVIIP  siè- 
cle, des  aspirations  vagues  qui,  en  se  précisant,  devien- 
dront des  exigences  impérieuses.  Subordonnons  à  ces 
éléments  que  nous  retrouverons  partout  et  chez  tous, 
toutes  les  différences,  toutes  les  divergences,  toutes  les 
oppositions,  toutes  les  contradictions  ethniques,  politi- 
ques, confessionnelles:  voilà  comment  l'on  était  Suisse; 
voilà  comment,  pourquoi  et  jusques  à  quel  point  l'était 
Jean-Jacques. 


Nous  ne  pouvions  nous  dispenser  de  ces  préliminai- 
res. Nous  n'avons  plus  maintenant  qu'à  laisser  les  faits 


l68  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

parler  pour  nous.  Nous  allons  tout  d'abord  suivre  ra- 
pidement le  mouvement  général  des  esprits  en  Suisse 
au  XVIIP  siècle  et  définir  en  même  temps  l'helvétisme; 
nous  montrerons  en  second  lieu  que  Rousseau,  dans 
ses  grandes  œuvres  et  ses  qualités  maîtresses,  est  en- 
touré, en  Suisse,  de  précurseurs  ;  nous  dirons  briève- 
ment de  quelle  manière  les  plus  fameux  Helvétiens  l'ont 
compris,  l'ont  interprété,  utilisé,  et  ce  qu'ils  ont  accepté 
ou  refusé  de  lui;  nous  ferons  voir  enfin  que,  si  Jean- 
Jacques  est  l'annonciateur  et  le  père  du  romantisme, 
ces  Helvétiens  le  sont  également  avant  lui,  avec  lui,  au- 
dessous  de  lui.  Ce  qui  nous  permettra  de  conclure. 

I 

Pour  bien  suivre  et  bien  comprendre  le  mouvement 
des  esprits  dans  les  pays  helvétiques,  au  XVIII^  siècle, 
il  est  nécessaire  d'indiquer  quel  était,  dans  ses  grandes 
lignes,  l'état  politique  et  social  de  la  nation. 

Vue  du  dehors,  la  Suisse  apparaît  comme  une  entité 
distincte,  définie  et  homogène  :  les  nombreux  témoi- 
gnages des  voyageurs  en  font  foi.  Mais  à  l'intérieur, 
dans  le  cadre  des  étroites  limites,  rien  n'est  plus  dis- 
parate, incohérent,  hétéroclite  :  on  dirait,  sur  la  même 
trame  rude  et  solide,  d'un  de  ces  tissus  bizarres,  aux 
couleurs  criardes,  comme  les  aimaient  alors  les  riches 
paysans.  Cette  confédération  d'Etats,  à  peu  près  dé- 
pourvue de  gouvernement  central,  de  défense  nationale 
et  de  droit  public,  est  une  Europe  en  raccourci.  Et  d'a- 
bord, les  XIII  Cantons:  les  uns  sont  des  démocraties 
pures,  d'autres  des  bourgeoisies  corporatives,  d'autres 
enfin,  des  aristocraties  militaires,  des  oligarchies  de 
«  familles  régnantes».   Ces  cantons  ont  des  sujets  dont 


J.    J.    ROUSSEAU   ET   LA   SUISSE  1 69 

ils  se  nomment  eux-mêmes  les  «  princes».  Le  Pays  de 
Vaud  est  domaine  de  Berne  ;  Berne  et  Fribourg  possè- 
dent des  territoires  en  commun;  certains  bailliages  relè- 
vent de  trois,  de  cinq,  de  huit  ou  de  douze  cantons  à 
la  fois.  Dans  ces  pays  sujets,  quelques  vieilles  cités  ont 
gardé,  sous  contrôle,  leur  autonomie  municipale.  Puis, 
voici  les  Protégés,  comme  la  république  de  Bienne, 
cette  bourgade,  ou  la  république  de  Gersau,  ce  village. 
A  la  périphérie,  les  Alliés  :  le  Valais  et  les  Grisons 
sont  eux-mêmes  des  confédérations  de  vallées  avec  de 
vastes  dépendances,  comme  la  Valteline  ;  la  princi- 
pauté de  Neuchâtel  et  l'évêché  de  Bàle  sont,  en  revan- 
che, de  petites  monarchies  tempérées  ;  le  prince-abbé 
de  Saint-Gall  gouverne,  lui,  des  milliers  de  vassaux 
du  fond  de  son  couvent,  lequel  est  situé  au  centre 
d'une  ville  libre,  à  peu  près  comme  aujourd'hui  le  Va- 
tican dans  Rome.  Et  nous  savons  ce  qu'est  Genève, 
puritaine  et  théocratique.  Donc,  point  d'unité  politique. 
Point  d'unité  non  plus  de  race,  ni  de  langue  :  les  can- 
tons demeurent  essentiellement  alémanniques,  mais 
la  plupart  de  leurs  alliés  et  sujets  sont  des  Latins  qui 
parlent  le  français,  le  rhéto-roman,  des  dialectes  lom- 
bards. Enfin,  depuis  la  Réforme,  une  déchirure  reli- 
gieuse profonde  et  qui  a  saigné  encore  en  17  12.  Voilà 
pour  la  Suisse  elle-même.  Quant  à  ceux  qui  l'habitent, 
ils  révèlent  plus  d'unité  que  ne  le  laisserait  supposer  la 
constitution  politique.  Sous  les  différences,  un  type  so- 
cial existe  indéniablement,  façonné  par  la  nature  qui, 
elle,  est  une^  par  l'histoire,  et  par  des  instincts,  des  be- 
soins, des  intérêts,  des  conditions  d'existence  identi- 
ques. La  population  est  en  majorité  agricole,  mais  aussi 
fortement  industrielle  et  commerçante  :  sur  environ  un 


170  ANNALES    DE    LA   SOCIETE  J.    J.    ROUSSEAU 

million  huit  cent  mille  habitants,  le  tissage  à  domicile 
en  occupe  à  lui  seul  près  de  deux  cent  mille  ;  les  fabriques 
et  les  manufactures  abondent.  Zurich,  Genève,  Saint- 
Gall  et  Bàle  sont  déjà  les  centres  du  trafic.  Les  mar- 
chandises traversent  à  dos  de  mulets  les  chaînes  al- 
pestres; elles  se  dispersent  vers  le  nord,  les  Pays-Bas 
et  l'Angleterre,  par  la  navigation  fluviale.  Le  Suisse  est 
donc  laborieux,  il  est  également  prolifique  :  de  néces- 
sité qu'elle  était  autrefois,  l'émigration  est  devenue  une 
habitude,  un  abus,  un  danger  nationale 

Celte  émigration  est  essentiellement  militaire.  Soi- 
xante-quinze mille  Suisses  servent  sous  presque  tous 
les  étendards  de  l'Europe;  de  ce  nombre,  plus  de  la 
moitié  est  à  la  solde  des  rois  de  France,  Mais  le  service 
de  France  n'est  pas  considéré  comme  mercenaire.  Les 
soldats  helvétiens  gardent  leur  langue,  leurs  drapeaux, 
leurs  chefs  naturels,  leurs  juges  et  leurs  lois;  le  roi 
est  l'allié  des  cantons,  leur  médiateur  dans  les  que- 
relles civiles  ou  religieuses,  il  leur  a  conféré  d'impor- 
tants privilèges  commerciaux  en  échange  de  leurs  trou- 
pes; et  puis,  il  distribue  à  foison  aux  patriciens  pensions, 
croix,  brevets,  titres  de  noblesse.  Son  influence,  l'in- 
fluence française,  est  donc,  on  le  comprend,  prépondé- 
rante. Avec  elle  s'infiltrent  partout  des  habitudes  con- 
traires au  caractère  national,  des  moeurs  et  des  idées 
étrangères,  le  goût  du  jeu  et  des  femmes,  le  luxe,  l'ir- 
réligion, l'esprit  monarchique'. 

Cependant,  la  Suisse  n'est  pas  aussi  dégénérée  qu'on 
se  le  figure.  Il  y  a,  au  XYIII^^  siècle,  un  progrès  sensible 
dans  tous  les  domaines,  sur  l'âge  précédent.  La  nation 

'  Pour  tous  détails,  cf.  les  Tableaux  de  la  Suisse. 
-  Cf.  à  ce  sujet  le  témoignage  de   Rousseau  lui-même  iLettre  au  ma- 
réchal de  Luxembourg.) 


J.  J.    ROUSSEAU  ET  LA  SUISSE  I7I 

vaut  mieux  que  sa  politique  et  ses  gouvernements;  beau- 
coup de  patriciens  valent  mieux  que  leur  caste  :  aussi 
bien,  est-ce  des  aristocraties  que  vont  sortir,  et  les  ré- 
novateurs, et  les  grands  patriotes.  Rousseau  est  presque 
la  seule  exception,  bien  que  lui  aussi  «  fasse  membre 
du  souverain  ».  D'ailleurs,  comparé  au  paysan  de  France 
ou  d'Allemagne,  le  Suisse  est  libre.  Certes,  il  ne  s'agit 
point  de  cette  liberté  moderne,  synonyme  de  souverai- 
neté politique  :  le  Suisse  est  libre,  parce  qu'il  n'est  tail- 
lable,  ni  corvéable  à  merci,  parce  qu'il  porte  les  armes, 
parce  qu'il  paie  un  minimum  d'impôts,  parce  qu'il  a  le 
droit  de  faire  connaître  ses  opinions,  parce  qu'on  se 
préoccupe  déjà  de  l'instruire  ;  il  est  libre  parce  qu'il 
est,  en  théorie  du  moins,  républicain,  ou  plutôt  «  sujet 
d'une  république»,  comme  on  disait  alors.  La  maxime 
politique  communément  acceptée  est  la  suivante:  «Le 
peuple  doit  être  libre,  mais  non  pas  gouverner.  »  D'ail- 
leurs, à  cette  époque,  quel  contraste  frappant  entre  la 
rive  vaudoise  du  lac  Léman  et  la  rive  savoyarde!  Qu'on 
relise,  pour  s'en  convaincre,  entre  autres  preuves,  la 
Nouvelle  Hélo'ise. 

Mais,  précisément,  parce  qu'il  est  libre  de  droit,  sinon 
de  fait;  parce  qu'il  se  sent,  malgré  la  bigarrure  politi- 
que de  sa  patrie,  une  conscience  nationale  et  qu'il 
aspire  à  l'unité;  parce  qu'il  voit  les  dangers  qui  le  me- 
nacent dans  son  existence  même  :  l'émigration,  l'in- 
fluence étrangère,  —  la  Suisse  du  XVIII""  siècle  s'é- 
meut, secoue  sa  torpeur,  ouvre  les  yeux,  se  met  à 
penser,  à  parler,  à  réagir,  agir  enfin!  De  là  tout  ce 
mouvement  d'esprits  qu'il   nous  reste   à  caractérisera 

1  Cf.  Baechtold,    Geschichte  der  deut.  Litevatur  1.  d.  Schwei:^,  Frauen- 
feld,   18S7,  —  et  Mœrikofer,  Die  schweis^erische  Lit.  des  18.  J.,  Leipzig, 


172  ANNALES    DE   LA    SOCIETE    J.    .1.    ROUSSEAU 


Le  luxe  et  les  mœurs  étrangères  —  pour  parler 
comme  au  XVIIP  siècle  —  ont  été,  en  Suisse,  la  consé- 
quence immédiate  et  naturelle  des  guerres  de  Bourgo- 
gne :  le  butin  de  Grandson  est  un  symbole.  Aussi  la 
réaction  remonte-t-elle  jusques  à  cette  lointaine  époque. 
Déjà  des  chroniqueurs  comme  Valérius  Anshelm  et 
Jean  Stumpf  s'indignent  de  la  corruption  générale  ; 
déjà,  comparant  l'Helvétie  nouvelle  à  l'ancienne,  ils 
font  de  la  dernière  un  tableau  idyllique  et  convention- 
nel. L'un  des  dogmes  de  Zwingli,  c'est  la  simplicité, 
l'austérité  même  d'une  vie  toute  patriarcale;  aussi  bien 
l'illustre  Réformateur  ne  cessera-t-il  de  s'élever  avec 
violence  contre  le  service  mercenaire,  le  «  Reislaufen». 
Durant  tout  le  XVP  et  tout  le  XVIP  siècle,  à  Genève, 
à  Fribourg,  à  Berne,  à  Zurich,  plus  les  influences  exté- 
rieures s'étendront,  plus  se  feront  sévères,  inutilement 
du  reste,  censures,  édits,  lois  somptuaires.  Car  la  réac- 
tion est  essentiellement  «  vertuiste  »  :  elle  sort  des  mi- 
lieux conservateurs,  ecclésiastiques;  elle  manque  d'ail- 
leurs d'intelligence;  elle  s'acharne  autant  contre  le 
progrès,  la  culture  intellectuelle,  que  contre  le  vice; 
elle  est  enfin  nettement  gallophobe.  Voici  Jean-Jacques 
Breitinger,  l'antistès  de  Zurich  :  ses  fameuses  Pensées 
sur  la  Comédie^  sont  un  impérieux  réquisitoire  contre 
le  théâtre  au  nom  de  la  Bible  et  de  l'Evangile;  voici  le 
Bernois    Jacob  de  Graviseth  dont  VHeutélia-  —  ana- 

1861.  —   G.  de  Rcynold,  Histoire  litt.  de  la  Suisse  au  XVIII'  s.,   Lau- 
i^anne,  2  vol.,  1909  et  1912. 

'  Bedencken  von  Comœdten,  Zurich,  1624. 

2  i658. 


J.   J.    ROUSSEAU   ET   LA   SUISSE  I  yS 

gramme  du  mot  Helvetia  —  est  une  description  satiri- 
que, amère  et  souvent  grossière,  de  la  Confédération 
dégénérée  ;  voici  encore  l'épigrammatiste  Grob  qui 
crible  de  petits  traits  acérés  les  patriciens  portant  per- 
ruque comme  à  Versailles  et  les  patriciennes  vêtues  à 
la  mode  de  Paris;  voici  enfin  deux  pasteurs  :  l'un, 
Gotthard  Heidegger,  dans  sa  Mythoscopia  romantica'^, 
s'en  prend  aux  romans,  à  presque  tous  les  livres,  et 
l'autre,  Jean-Henri  Tschudi,  prêche  dans  ses  Eiîtretiens 
mensuels^^  contre  la  danse,  le  duel,  la  «  politesse  »,  tou- 
tes les  mauvaises  habitudes  importées  de  France  dans 
les  vallées  alpestres.  Ces  hommes  représentent  le  vieil 
esprit  suisse  dans  sa  forme  gothique  ;  ils  ont  un  certain 
caractère  fait  de  réalisme  pittoresque  et  de  vigueur  po- 
pulaire; mais  leur  attitude,  purement  négative,  est  con- 
damnée à  demeurer  stérile. 

Elle  est  stérile,  en  effet,  parce  qu'elle  n'oppose  rien 
de  positif  aux  mœurs  étrangères,  à  la  culture  française, 
aux  idées  nouvelles.  Les  Suisses,  au  début  du  XVni" 
siècle,  ne  savent  point  encore  puiser  en  eux-mêmes 
assez  de  force  pour  résister  à  la  poussée  qui  a  rompu 
leurs  frontières.  Ils  cherchent  des  alliés  au  dehors  :  ils 
découvrent  l'Angleterre,  —  cette  Angleterre  protestante 
et  puritaine  comme  eux,  comme  eux  libre,  et  presque 
républicaine,  avec  laquelle  ils  sont  en  relation  d'échan- 
ges intellectuels  et  commerciaux  depuis  la  Réforme, 
avec  laquelle  ils  se  sentent  en  un  mot  des  affinités  se- 
crètes. Ouvrons  les  discours  académiques  du  Gene- 
vois Jean-Alphonse  Turrettini^  dont   l'influence  fut  si 

1  Zurich,  16.98;  2"  éd.,  1732, 

2  Monatliche  Gespràche,,  Zurich,  1714-25. 

3  Orationes  academicœ,  Genève,  1737,  discours  IV-VII  et  X. 


174  ANNALES   DE   LA   SOCIETE  J.   .1.    ROUSSEAU 

profonde  sur  toute  l'Helvétie  huguenote  :  nous  y  trou- 
vons, en  beau  latin  d'école,  l'exposé  de  toute  une  mé- 
thode d'études   et  d'éducation,  méthode  expérimentale 
et  pratique,  à  la  manière  anglo-saxonne;  nous  y  trou- 
vons en  outre  une  hostilité  mal  déguisée  à  l'égard  des 
lettres,  des   sciences  et   des   arts   purs,   tels   qu'on   les 
concevait  en  France  au  XVIP  siècle;  —  Fréron  n'a-t-il 
point  d'ailleurs  prétendu  que   Rousseau  a  plagié  Tur- 
rettini  dans  le  Premier^  Discours  ^  ?  Mais  plus  significa- 
tif est  encore  ce  Béat  de  Murait  dont  on  a  voulu  faire  à 
tout  prix  un  cosmopolite,   lui,   le    «  nationaliste  »   par 
excellence,  l'adversaire  irréductible  de  l'étranger!  Quel 
est,  en  effet,  le  sens,  quelle  est  la  morale  de  ses  Lettres 
célèbres  ?  «  Suisses,  mes  compatriotes,  vous  avez  le  plus 
grand   tort   d'imiter    les    Français,  —   Lettres  sur  les 
Français;  —  si  vous  ne  pouvez  faire  autrement,  imitez 
plutôt  les  Anglais,  —  Lettf^es  sur  les  Anglais;  —  mais 
le  meilleur  conseil  que  l'on  puisse  vous  donner,  c'est  de 
vivre  de  votre  vie,  de  rester  chez  vous,  loin  des  villes,  à 
la  campagne,  au  sein  même  de  la  nature,  —  Lettre  sur 
les  voyages;  —  fidèles  à  la  foi  de  vos  pères,  —  Lettre 
sur  l'esprit  fort"».  Ajoutons  enfin   que  les   premières 
«  gazettes  morales  »  destinées  à  fronder  les  vices,  les  ri- 
dicules, les  travers  des  bourgeois   de  Zurich  et  des  pa- 
triciens de  Berne,  sont  inspirées  directement  du  5;7ec/a- 
teur  d'Addison  :  nous  voulons  parler  des  Discours  des 
Peintres  de  Bodmer  et  de  ses  amis,  de  la  Petite  feuille 


>  Lettres  sur  quelques  écrits  de  ce  temps,  V,  4,  175 1.  Cf.  la  note  de 
M.  Eugène  Ritter  dans  les  Annales,  III,  197. 

*  Les  Lettres  de  Murait,  Genève,  1723,  éd.  moderne,  incomplète,  par 
Eug.  Ritter,  Berne  et  Paris,  1897;  la  Lettre  sur  l'esprit  fort,  dans  l'éd. 
de  1728. 


J.   J.    ROUSSEAU  ET  LA  SUISSE  I7? 

du    vendredi  ^    d'Altmann    et    de     ses    collaborateurs. 

Il  y  a  dans  ces  oeuvres,  —  principalement  dans  Mu- 
rait, le  premier  en  date  des  grands  écrivains  suisses,  — 
autre  chose  que  simple  réaction  :  les  éléments  de  toute 
une  doctrine,  doctrine  littéraire,  historique,  pédagogi- 
que et  morale.  A  partir  de  lySo  environ,  ces  germes 
vont  magnifiquement  éclore. 

Trois  hommes,  avant  Rousseau,  dominent  tout  leur 
pays  et  toute  leur  époque  :  les  Zuricois  Bodmer  et 
Gessner,  le  Bernois  Albert  de  Haller. 

On  sait  que  Bodmer  fut,  avec  son  alter  ego  Breitin- 
ger,  le  chef  de  l'Ecole  suisse  ou  zuricoise  opposée  à 
Gottsched  et  à  l'Ecole  saxonne,  le  maître  de  Klopstock 
et  de  Wieland.  Mais  ce  serait  bien  mal  le  comprendre 
que  de  voir  en  lui  un  critique  seulement.  C'est  en  tant 
qu'Helvétien  qu'il  a  voulu  agir  sur  l'Allemagne  entière 
et  sa  petite  patrie  est  demeurée  son  grand  amour.  Il  a 
désiré  de  l'affranchir  de  toute  sujétion  intellectuelle, 
la  remettre  sur  le  chemin  de  la  tradition,  lui  donner 
surtout,  avec  des  moyens  d'expression,  des  armes  effi- 
caces pour  lutter  contre  les  influences  étrangères;  il  s'est 
efforcé  de  créer,  au-dessus  des  divisions  religieuses, 
ethniques  et  locales,  un  sentiment  national,  une  con- 
science nationale.  Mais,  cette  conscience  nationale,  où 
la  retrouver,  sinon  dans  le  passé,  —  dans  l'histoire 
héroïque,  —  et  dans  la  nature?  Malgré  l'imprécision 
du  vocabulaire,  ce  «  retour  à  la  nature  »  possède  en 
Suisse  un  sens  précis,  il  correspond  à  des  réalités  tan- 
gibles. Il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de  relire  les  Idylles 
de  Gessner  et  les  Alpes  de  Haller  et  d'en   dégager  les 

1  Diskurse  der  Mahler,  Zurich,  1721-23;  Bernisches  Freytagsbldttlein, 
Berne,  1722-24. 


176  ANNALES   DE   LA    SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

idées  maîtresses^;  mais  il  faudrait  les  relire  après  les 
Lettres  de  Murait  et  en  même  temps  que  V Histoire  des 
Suisses,  de  Jean  de  Mûller,  et  que  la  Nom'elle  Héloïse. 
La  nature  alpestre,  c'est,  pour  parler  comme  le  doyen 
Bridel,  la  «  vraie  Suisse  »,  la  source  de  toutes  les  vertus 
civiques,  le  berceau  des  héros,  le  temple  de  la  liberté  ; 
une  mystérieuse  filiation  fait  des  Tell  et  des  Winkelried 
les  arrière-neveux  des  bergers  de  cette  Arcadie  rêvée 
par  Gessner  à  l'image  de  la  campagne  zuricoise.  De  là, 
toute  une  conception  de  l'Helvétie,  tout  un  plan  de 
rénovation,  tout  un  programme  d'action  pratique  et 
positive. 

C'est  pourquoi  nous  vo3^ons,  dès  le  milieu  du  XVIIP 
siècle,  les  Suisses  passer  de  la  théorie  à  la  pratique, 
sortir  de  leurs  vergers  arcadiens,  descendre  des  sommets 
alpestres  pour  rentrer  dans  les  villes,  au  milieu  de  leurs 
concitoyens  dégénérés.  Ils  vont  s'efforcer  d'agir,  et  par 
des  moyens  qui  nous  sembleraient  mesquins  après  tant 
de  beaux  songes,  si  nous  ne  connaissions  le  carac- 
tère national  fait  de  hardiesse  dans  la  spéculation  et, 
dans  la  réalisation,  de  gros  bon  sens.  Ils  savent,  en 
effet,  mieux  que  personne,  que  c'est  lentement,  pa- 
tiemment, par  les  petites  choses  que  l'on  parvient  aux 
grandes.  Ainsi  Haller  ne  dédaigne-t-il  point  de  rem- 
plir à  Berne  des  charges  subalternes;  après  avoir  dé- 
fini dans  ses  trois  romans  politiques  les  trois  meil- 
leures formes  de  gouvernement,  il  s'en  va  défricher  des 
marais,  labourer  des  coteaux,  surveiller  l'exploitation 
des  mines,  corriger  des  règlements  d'école.  Quant  à 
Bodmer,  cet  illustre  critique  s'absorbe   dans  la  compo- 

•  l,es  Alpes  de  Haller  dans  le  Versudi  schwei:{.  Gedichtcn,  Berne,  17^2  ; 
les  Idylles  de  Gessner,  lySG  et  1772. 


J.   J.    ROUSSEAU  ET   LA  SUISSE  I  77 

sition  de  grammaires,  de  vocabulaires,  de  récits  histo- 
riques à  l'usage  des  enfants  de  sa  ville  natale.  Pratique- 
ment, en  effet,  «  retour  à  la  nature  w  signifie  travaux 
agricoles,  et  «  retour  au  passé  »  enseignement  de  l'his- 
toire. Car  les  Helvétiens  ont  tous  compris  que  cette 
oeuvre  de  régénération,  qu'il  est  urgent  d'entreprendre, 
doit  être,  avant  tout,  et  même  uniquement,  œuvre  pé- 
dagogique. 

Depuis  longtemps,  Bodmer,  ses  amis  et  ses  disci- 
ples, —  parmi  lesquels  le  jeune  Wieland,  alors  fixé 
à  Zurich,  — ■  discutaient,  échangeaient  des  idées,  cor- 
respondaient avec  Haller  à  Berne,  Iselin  à  Bàle,  lors- 
que parut  en  1758  une  brochure  anonyme  intitulée: 
Songes  d'un  Confédéré  sur^  les  moyens  de  î^ajeuni?^  une 
Co?ifédération  caduque'^.  L'auteur  de  cette  brochure  n'é- 
tait autre  que  François-Ours  de  Balthasar,  patricien 
lucernois,  magistrat  catholique,  ancien  élève  des  jésui- 
tes, ancien  officier  au  service  de  France.  Ce  que  Bal- 
thasar préconise,  c'est  une  école  d'hommes  d'Etat  et  de 
patriotes,  une  sorte  de  séminaire  où  l'enseignement  du 
droit,  de  la  géographie  et  de  l'histoire  alternerait  avec 
les  travaux  des  champs  et  les  exercices  militaires;  lui 
aussi,  courageusement,  s'élève  contre  la  désunion,  le 
particularisme,  les  modes  étrangères,  le  «  service  étran- 
ger». Son  opuscule  eut  dans  tout  le  pays  un  retentisse- 
ment immense  :  elle  marque  une  date;  d'ailleurs,  cette 
année  1758  devait  être  singulièrement  féconde  en  essais 
de  ce  genre,  puisqu'elle  vit  paraître,  en  même  temps 
que  les  So7ig-es^  le  Plan  d'une  Académie  de  la  raison  et 
du  cœur^  rédigé  par  Wieland  à  l'instigation  de  Bodmer, 

1  Patriotische  Tvdume  eities  Eidgeuossen,  etc.,  Freystadt  (Bâle),  1758. 

2  Pla)i  einer  Académie  ^uv  Bildung  des  Verstandes  u.  Heri^ens,  lySS. 

12 


178  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

et  le  traité  du  médecin  Zimmermann  sur  VOrgueil  na- 
tional^, traité  dont  la  conclusion  est  cette  phrase  signi- 
ficative :  «  Le  seul  orgueil  national  juste,  légitime  et 
raisonnable  est,  dans  une  république,  l'amour  de  la 
patrie  »,  c'est  à  dire  «  la  conscience  qu'un  peuple  a  de 
sa  dignité  morale...  »  Tous  ces  efforts  épars  aboutirent, 
on  le  sait,  à  la  fondation,  en  1766,  à  Schinznach,  de  la 
Société  helvétique. 

La  Société  helvétique,  dont  les  parrains  furent  Hirzel, 
Iselin  et  Gessner,  n'eut  qu'un  but  :  propager  en  Suisse 
un  patriotisme  basé  sur  le  sentiment  de  l'unité  natio- 
nale, et  le  propager  par  des  moyens  surtout  intel- 
lectuels et  pédagogiques.  Rappeler  les  noms  de  ses 
membres,  c'est  nommer  l'élite  du  pays.  Elle  a  peu  créé, 
beaucoup  parlé,  suffisamment  agi.  Quelques  exemples 
suffiront  pour  nous  convaincre  de  l'étendue  de  son  action. 
S'il  lui  fut  toujours  interdit  de  réaliser  le  projet  de  Bal- 
thasar,  c'est  l'un  de  ses  membres,  le  pasteur  Martin 
Planta,  qui  fonda  le  fameux  Institut  de  Haldenstein, 
près  de  Coire.  Elle  encouragea  Pestalozzi;  elle  encou- 
ragea Tschifféli,  l'initiateur  du  mouvement  agricole,  le 
président  de  la  Société  économique  de  Berne.  Les  offi- 
ciers qui  en  faisaient  partie  organisèrent  une  association 
militaire  suisse,  ils  ébauchèrent  le  plan  d'une  armée  fédé- 
rale. En  1777,  Iselin  fonda  la  Société  d'utilité  publique. 
C'est  pour  répondre  ù  un  vœu  de  ses  collègues  que  La- 
vater  composa  ses  Schweiierlieder,  premier  essai  de 
poésie  nationale.  Jean  de  Muller  exécuta  le  plan  d'une 
histoire  suisse,  et  l'on  sait  quel  génie  il  mit  dans  cette 
œuvre.  Partout  enfin,  la  Société  hehétique  sut  répandre 

>  Von  dem  Nationalstol:[e,   \'  éd.,  Zurich,  1-58. 


J.  J.    ROUSSEAU  ET  LA   SUISSE  1  79 

un  esprit  de  progrès,  de  tolérance  religieuse,  d'amitié 
patriotique  :  sa  gloire  demeure  d'avoir  rêvé  ce  qu'est 
aujourd'hui  la  Suisse  ^ 


Telle  est  la  courbe  du  mouvement  intellectuel  en 
Suisse  au  XVI P  et  surtout  au  XVIIP  siècle,  la  grande 
époque,  Tàge  classique.  A  l'origine,  ce  mouvement 
est  nettement  conservateur  et  gallophobe  ;  il  est  vrai, 
l'on  combat  beaucoup  moins  la  France  elle-même  que 
les  déformations  que  les  Suisses,  par  leur  faute,  ont  fait 
subir  à  l'influence  française.  Ce  que  l'on  repousse,  en 
effet,  c'est  la  mode,  c'est  le  luxe,  c'est  la  fameuse  <<  po- 
litesse »,  mais  c'est  aussi  la  littérature,  en  premier  lieu 
le  théâtre.  Les  centres  de  réaction  se  trouvent,  cela  va 
sans  dire,  dans  les  villes  protestantes,  —  Zurich,  Ge- 
nève, —  et  les  régions  germaniques.  D'une  manière 
générale,  c'est  le  vieux  fond  helvétique  qui  résiste  et 
qui  se  défend.  Peu  à  peu  cependant,  grâce  aux  «  hom- 
mes nécessaires»,  l'attitude  générale  se  modifie:  on 
songe  moins  à  l'étranger  qu'à  soi-même,  à  un  a  natio- 
nalisme »  sans  lendemain  qu'à  une  réforme  intérieure, 
politique  et  morale.  Les  esprits  se  font  libéraux,  de 
conservateurs  qu'ils  étaient  auparavant,  quelques-uns 
vont  même  jusqu'à  envisager  une  révolution:  c'est  alors 
que  les  alliés  d'autrefois  se  séparent  pour  se  déclarer  la 
guerre.  Car  la  Suisse  n'échappe  point,  et  ne  pouvait 
échapper,  à  l'influence  de  ce  que  l'on  peut  appeler  «  l'es- 
prit du  temps».  Elle  subit  les  contre-coups  de  ce  qui  se 

1  Cf.  Morell,  Die  helvetische  Gesellschaft,  Winterthur,  1864. 


l8o  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.  J.    ROUSSEAU 

passe  hors  des  frontières.  Elle  emprunte  à  son  profit  des 
éléments  aux  sciences  naturelles,  au  «  retour  à  l'anti- 
que »,  à  la  «  philosophie  »,  au  cosmopolitisme,  à  la  lit- 
térature anglaise,  à  Jean-Jacques  enfin  ;  ces  éléments, 
elle  les  amalgame,  elle  se  les  assimile,  elle  les  «  helvé- 
tise  ».  Et  nous  avons  cette  conception  idéale  de  la  Suisse, 
de  ses  Alpes,  de  ses  habitants,  de  ses  institutions  et  de 
son  histoire,  —  cette  conception  que  nous  avons  nom- 
mée précisément  Vhelvétis?ne.  Elle  est  commune  à  tous 
les  grands  penseurs,  à  tous  les  grands  patriotes,  et  nous 
la  retrouverons  dans  Rousseau. 


II 


Comme  Rousseau  est,  en  effet,  à  sa  place  dans  ce 
mouvement  général  des  esprits,  au  milieu  de  ces  Suis- 
ses qu'il  domine  de  toute  la  hauteur  de  son  génie!  Nous 
sommes  peut-être  victime  d'une  illusion  d'optique,  mais 
il  nous  semble  qu'ébaucher,  comme  nous  venons  de  le 
faire,  l'histoire  de  l'helvétisme,  c'est  déjà  démontrer 
comment  et  pour  quelles  raisons  le  Genevois  s'j^  ratta- 
che. Il  s'y  rattache  par  des  liens  visibles,  et  il  n'est  pas 
une  de  ses  grandes  œuvres  qui  ne  trouve  d'humbles 
complémentaires  dans  la  littérature  helvétique  au  XYIIh' 
siècle. 

Et  d'abord,  il  nous  paraît  incontestable  que,  pour 
expliquer  et  comprendre  la  Lettre  à  d'Alembert^  —  si 
ce  n'est  le  Premier  Discours^  —  il  faut  connaître  le 
mouvement  de  réaction  contre  l'influence  française. 
Les  arguments  de  Rousseau  contre  les  sciences  et 
les  arts  sont  déjà  dans  l'antistès  Breitinger,  dans 
Tschudi,    Heidegger,   dans  tel   dialogue  des  Discours 


J.   J.    ROUSSEAU   ET   LA   SUISSE  I<Sl 

des  Peintres  entre  un  rossignol  et  une  alouette  \  dans 
la  quatrième  Lettre  sur  les  Français  de  Murait,  dans 
VEvaJidre  et  Alcimma  de  Gessner,  et  même  dans  les  qua- 
trième et  sixième  «  oraisons  »  de  Turrettini.  Ces  rap- 
prochements peuvent  sembler  par  eux-mêmes  assez 
peu  signicatifs  ;  ils  le  sont  davantage,  après  tout  ce  que 
nous  venons  de  dire,  car  il  s'agit  moins  de  paradoxes  de 
«philosophes»  que  de  l'expression,  — empruntée  si  l'on 
veut  au  Spectateur  d'Addison  en  ce  qui  concerne  Bod- 
mer,  à  Delisle  et  à  Marivaux  en  ce  qui  concerne  Gess- 
ner, ou  à  d'autres  encore,  —  d'un  état  d'esprit  général  en 
Suisse,  et  surtout  que  d'une  attitude  prise  vis-à-vis  de  la 
culture  française. 

Mais,  si  le  Pj^emier  Discours  est  une  œuvre  sponta- 
née, personnelle,  la  Lettre,  à  d'Alembert  est  un  acte 
réfléchi,  un  acte  de  civisme  genevois  et  suisse.  A  son 
égard  nul  doute  n'est  possible.  Le  Jean-Jacques  Rous- 
seau qui  les  a  composées  n'est  plus  l'individualiste  er- 
rant et  déraciné,  c'est  le  «  citoyen  de  Genève  ».  c'est 
l'Helvétien  conscient.  Aucun  biographe,  aucun  critique 
—  même  M.  Gaspard  Vallette,  —  ne  nous  semble  avoir 
assez  insisté  sur  le  long  séjour  que  Rousseau  fit  à  Ge- 
nève en  1764;  ce  séjour  a  été  définitif.  A  Genève,  et 
surtout  durant  ses  promenades  à  travers  la  campagne 
et  sur  le  lac,  Jean-Jacques  s'est  formé,  dans  son  imagi- 
nation, une  conception  tout  idéale  de  sa  ville  natale  et 
de  la  Suisse,  conception  à  la  fois  poétique,  politique  et 
morale.  Il  a  compris  que  sa  mission  devrait  être  la  dé- 
fense et  l'illustration  de  cette  conception  même,  sa  dé- 
fense d'abord  contre  tous  les  dangers.    C'est    pourquoi 

»  P.  III,  dise.  22. 


l82  ANNALES    DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

l'on  retrouve  autre  chose  encore,  dans  la  Lettre  à  d'A- 
lembert,  qu'une  critique  impitoyable  du  théâtre  fran- 
çais :  on  y  trouve  le  tableau  de  la  vie  genevoise,  de  la 
vie  des  «  montagnons  »  ;  on  y  trouve  l'énumération  des 
spectacles  et  des  fêtes  qui  peuvent  convenir  aux  petites 
républiques,  la  définition  d'un  théâtre  moderne  et  natio- 
nal. Or,  ce  théâtre,  la  Suisse  le  possédait  déjà  :  à  l'épo- 
que de  la  Réforme  et  de  l'humanisme,  il  avait  été  d'une 
richesse  extraordinaire  ;  il  avait  célébré  les  patriarches 
de  la  Bible,  Guillaume  Tell,  les  héros  et  les  fastes  de  la 
nation  ;  il  avait  été  une  arme  de  combat,  parfois  bru- 
tale, durant  les  querelles  religieuses  ;  puis,  il  était  de- 
venu la  satire  du  patriotisme  dégénéré  et  des  mœurs  cor- 
rompues, des  vices  importés  de  l'étranger  ;  au  XVP  siè- 
cle, il  est  tombé  lui-même  en  décadence.  Mais  il  sub- 
siste toujours  comme  l'une  des  formes  de  l'existence 
publique  et  collective.  Au  XVIIP  siècle,  les  paysans 
d'Uri  continuent  de  représenter  le  vieux  «  Jeu  de  Tell  ». 
C'est  d'ailleurs  à  Jean-Georges  Sulzer,  de  Winterthur, 
que  revient  le  mérite  d'avoir  défini,  dans  l'article  Drame 
de  sa  célèbre  Théor^ie  générale  des  Beaux-Arts^  ce  que 
Rousseau  n'avait  fait  qu'indiquer  :  «  Je  ne  crois  pas  me 
tromper,  dit-il,  si  j'accorde  à  ces  drames  populaires  une 
influence  très  sensible  sur  les  esprits.  Il  est  même  pos- 
sible de  donner  à  ce  genre  une  forme  encore  plus  artis- 
tique et  une  portée  morale  plus  étendue...  Il  ne  faut 
pas  voir  en  ces  quelques  idées,  comme  on  le  dit  trop 
souvent  à  propos  du  théâtre  populaire,  les  imaginations 
d'un  songe-creux;  au  moins  pour  les  pays  qui  ont  le 
bonheur  de  ne  pas  vivre  sous  un  gouvernement  trop 
absolu.  '  »  Le  théâtre  rêvé  par  Sulzer  et  par  Rousseau, 

>  Allgemeine  Théorie  der  schonen  Kûnste,  Leipzig,  1771-74. 


J.   J.    ROUSSEAU  ET  LA  SUISSE  l83 

c'est  \e  festspiel  de  la  Suisse  contemporaine.  Ajoutons 
enfin  que  Suizer,  comme  Rousseau,  aime  la  musique 
qui  joue  un  si  grand  rôle  dans  la  vie  de  tous  les  peu- 
ples germaniques  :  la  musique  guerrière  ou  religieuse, 
le  chant,  le  lied. 


Ce  fut,  on  le  sait,  l'Allemand  helvétisé  Michel  Huber 
qui  révéla  le  premier  à  Jean-Jacques  la  poésie  de  Salo- 
mon  Gessner.  Jean-Jacques,  enthousiasmé,  lui  répon- 
dit :  «  Je  sens  que  votre  ami  Gessner  est  un  homme 
selon  mon  cœur.  » 

Gessner  est  un  précurseur  direct  de  Rousseau  sur 
lequel,  d'ailleurs,  —  le  Lévite  d'Ephî^aïm  en  est  la 
preuve,  —  il  a  exercé  une  certaine  influence.  En  effet, 
le  Genevois  retrouvait  dans  les  Idylles^  non  seulement 
l'Arcadie  heureuse  et  solitaire  vers  laquelle  l'entraînait 
sans  cesse  sa  nostalgie,  non  seulement  des  paysages  et 
des  êtres  «  selon  son  cœur  »,  mais  surtout  sa  propre 
doctrine  :  la  bonté  originelle  de  l'homme,  le  «  retour  à 
la  nature  »  opposée  à  une  civilisation  corrompue.  Car, 
ce  qui  caractère  l'églogue  du  poète,  si  on  la  compare 
aux  vers  pastoraux  d'un  Fontenelle  ou  d'un  Hagedorn, 
par  exemple,  c'est,  non  seulement  un  besoin  de  re- 
pos et  de  calme,  mais  véritablement  la  nature  opposée 
à  la  civilisation  :  un  parallèle  s'impose  donc,  celui  en- 
tre Vlnégalité  d'une  part,  les  Idjdles  et  Daphnis  d'autre 
part. 

Qu'est-ce  que  VIdylle  de  Gessner,  sinon,  dans  un  ca- 
dre champêtre  et  vaguement  mythologique,  une  leçon 
de  morale  naturelle  ?  Ses  bergers  et  ses  bergères  vivent 


184  ANNALES  DE  LA   SOCIÉTÉ  J.   J.   ROUSSEAU 

d'une  vie  presque  animale,  sans  besoins  et  sans  soucis. 
«  Laissant  donc  tous  les  livres  scientifiques  qui  ne  nous 
apprennent  qu'à  voir  les  hommes  tels  qu'ils  se  sont 
faits,  dit  Jean-Jacques,  et  méditant  sur  les  premières  et 
plus  simples  opérations  de  l'âme  humaine  ;  j'y  crois 
apercevoir  deux  principes  antérieurs  à  la  raison,  dont 
l'un  nous  intéresse  ardemment  à  notre  bien  être  et  à 
la  conservation  de  nous-mêmes,  et  l'autre  nous  inspire 
une  répugnance  naturelle  à  voir  périr  ou  souffrir  tout 
être  sensible,  et  principalement  nos  semblables.  » 

Ces  lignes  extraites  de  Ylnégalité  contiennent  la  psy- 
chologie rudimentaire  des  heureux  pasteurs  de  Gessner. 
Ils  ne  demandent  qu'à  aimer,  à  jouir  tranquillement  et 
sans  peine  ;  ils  sont  compatissants  et  fidèles  avec  naïveté. 
Ils  veulent  ignorer  le  luxe  inutile,  même  lorsqu'il  se 
présente  à  eux,  comme  dans  Evandre  et  Alchnma  ou 
dans  Ménalque  et  le  chasseiœ  Eschire.  Ils  n'ont  besoin, 
ni  de  guerriers,  car  un  épieu  leur  suffit  contre  les 
loups,  ni  de  tribunaux,  car  ils  ne  connaissent  pas  l'in- 
justice :  le  chêne  de  Palémon  est  un  monument  éternel 
à  leur  honnêteté.  Or,  parce  qu'ils  sont  honnêtes,  ils 
n'ont,  dans  les  rapports  qu'ils  entretiennent  entre  eux, 
en  aucune  façon  besoin  de  morale,  car,  déclare  Rous- 
seau, «  il  est  facile  de  voir  que  la  morale  de  l'amour 
est  un  sentiment  factice  né  de  l'usage  de  la  société.  » 
Leur  morale  donc,  leur  religion,  ils  trouvent  tout  cela 
dans  la  nature.  Ils  le  trouvent  sans  raisonner,  mais  en 
contemplant.  Et  ils  s'attendrissent,  ils  ne  cessent  de 
s'attendrir  : 

V.  Nature  !  nature,  comme  tu  es  belle  !  belle  de  ta 
beauté  ingénue  que  l'art  des  hommes  insatiables  n'a 
jamais  défigurée.  Heureux  le  berger,   heureux  le  sage 


J.    J.    ROUSSEAU   ET   LA   SUISSE  iNb 

qui,  loin  des  foules,  jouit  au  sein  de  campagnes  riantes, 
de  chaque  volupté  que  provoque  et  donne  tour  à  tour 
la  nature  !  A  l'écart,  et  en  silence,  il  accomplit  des  ac- 
tions plus  héroïques  que  le  conquérant  ou  le  prince,  ces 
hommes  que  l'on  admire  pourtant  bouche  bée...  O  fous  ! 
qui  nommez  rudesse  les  mœurs  de  l'aimable  inno- 
cence... tissez-vous  des  toiles  d'araignée  de  bonheur 
que  chaque  vent  déchire  !...  Vous  qui  régnez  sur  le 
pays;  vous  qui,  des  tours  de  vos  palais,  contemplez  la 
terre  avec  un  regard  insolent  ;  vous  qui  pensez  avec  or- 
gueil :  «Tout  cela  est  à  moi;  ce  peuple,  il  est  à  moi, 
seigneur  devant  qui  tous  tremblent  »,  répondez  :  Pour 
qui  tant  de  plaisir  semble-t-il  s'exhaler  du  calme  pay- 
sage, des  fertiles  prairies,  de  la  belle  nature  tout  en- 
tière?... Pour  vous  monarques?  ou  bien  pour  le  pau- 
vre berger?  ^  » 

Ce  n'est  point  impunément,  si  bon  Helvétien  que  l'on 
soit,  qu'on  oppose,  même  en  des  idylles,  la  nature  à  la 
civilisation:  cette  tirade  empruntée  à  Daphnis  le  démon- 
tre, comme  elle  nous  démontre,  avec  bien  d'autres  pa- 
ges de  Gessner,  qu'au  milieu  des  plus  innocentes  pas- 
torales on  trouve  les  germes  d'un  esprit  révolutionnaire. 
Nous  ne  sommes  donc  pas  si  loin  qu'on  le  suppose  de 
la  violente  diatribe  démagogique  qui  termine  le  Dis- 
cours  sur  l'Inégalité. 


Le  Contrat  social  est,  avec  la  Lettre  à  d'Aletnbert  et  la 
Nouvelle  Héloise^  le  plus  suisse  de  tous  les  livres  de 
Rousseau.  Il  est  aussi  le  plus  genevois  :   M.  Vallette  a 

»  Daphnis,  1.   II. 


l86  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

démontré  par  les  faits  que  la  constitution  genevoise 
idéalisée  a  inspiré  cette  œuvre.  Mais  la  constitution  ge- 
nevoise, c'est  une  constitution  suisse,  analogue,  avons- 
nous  déjà  dit,  aux  constitutions  de  Berne  et  de  Zurich, 
et  c'est  dans  le  système  général  du  patriciat  helvétique 
qu'elle  rentre.  Bien  plus,  les  revendications  de  la  bour- 
geoisie de  Genève  sont  les  revendications  mêmes  de 
toutes  les  autres  bourgeoisies,  —  revendications  encore 
timides,  purement  théoriques  et  qu'on  ose  à  peine  for- 
muler, crainte  de  représailles  comme  celles  qui  suivi- 
rent la  conspiration  de  Henzi  à  Berne  et  l'émeute  de 
Chenaux  à  Fribourg.  Il  nous  faudrait  rappeler  toute 
l'histoire  politique  et  sociale  de  la  Suisse  au  XVIII*=  siè- 
cle. Ce  que  nous  pouvons  dire  ici,  c'est  qu'il  y  avait 
alors,  dans  le  droit  public  des  villes  patriciennes,  un 
désaccord  entre  les  principes  et  les  faits.  En  principe, 
la  bourgeoisie  tout  entière  était  souveraine;  de  fait,  la 
souveraineté  n'appartenait  qu'à  un  nombre  restreint  de 
«  familles  régnantes  ».  La  transition  de  la  démocratie 
municipale  à  l'oligarchie  s'était  accomplie  lentement 
et  peu  à  peu  durant  tout  le  XVP  siècle  :  à  Fribourg  et 
à  Berne,  par  exemple,  on  ferma  les  registres,  ce  qui  re- 
venait à  ne  plus  recevoir  de  nouveaux  citoyens  et  à  sup- 
primer les  droits  réservés  primitivement  à  la  collecti- 
vité. De  là,  des  abus  qui  frappent  même  un  aristo- 
crate comme  Haller,  ce  Haller  qui  consacre  à  la  ré- 
forme du  patriciat  tout  un  roman  politique  :  Fabius 
et  Catofi,  L'opposition  qui  se  dessine  contre  les  empié- 
tements des  oligarchies,  —  opposition  dont  le  Contrat 
social  est  précisément  la  manifestation  la  plus  éclatante, 
—  est  bien,  si  l'on  veut  révolutionnaire,  mais  elle  s'ap- 
puie sur  des  raisons  conservatrices,  puisqu'elle  s'appuie 


J.   .1.    ROUSSEAU   ET   LA   SUISSE  I07 

sur  le  passé  :  Jean-Jacques  n'a  fait  que  systématiser  les 
revendications  populaires,  comme  il  a  systématisé,  uni- 
versalisé les  principes  même  des  républiques  helvéti- 
ques. La  république  est  supérieure  à  la  monarchie, 
mais  la  meilleure  forme  de  la  république  demeure  l'a- 
ristocratie ouverte,  élective  ;  la  république  convient 
surtout  aux  petits  pays  simples  et  pauvres  ;  elle  ne  sau- 
rait subsister  sans  la  vertu  ;  les  pires  ennemis  de  la  na- 
tion sont  le  luxe  et  l'ingérence  étrangère  ;  pour  avoir 
des  citoyens,  il  faut  former  et  discipliner  la  jeunesse  : 
tout  cela  nous  le  retrouvons  dans  Balthasar,  Haller, 
Bodmer,  Iselin,  dans  les  nombreux  discours  politiques 
prononcés  aux  assemblées  de  r//(?/z^e^/5c/zt?  Gesellschaft^; 
nous  le  retrouvons  également,  d'ailleurs,  dans  Montes- 
quieu. Mais  l'idée  suisse  par  excellence  qui  hantait  l'es- 
prit de  Rousseau,  c'était  l'idée  fédérative  :  elle  est  ex- 
primée dans  le  Conty^at  social^  dans  l'extrait  du  Projet 
de  paix  perpétuelle,  dans  les  Considérations  sur  le  gou- 
pernement  de  la  Pologne  et  dans  le  manuscrit  remis  par 
Jean-Jacques  au  comte  d'Antraigues  et  malheureuse- 
ment perdu. 

Et  puis,  c'est  surtout  par  son  patriotisme,  par  son 
civisme  républicain  que  Rousseau  est  Suisse.  Son 
amour  de  la  cité  rend  ce  son  particulier  qui  vibre,  par 
exemple,  dans  le  traité  de  Zimmermann  sur  V Orgueil 
national,  dans  V Histoire  de  la  j'ille  de  Zurich  ^  de  Bod- 
mer, dans  les  deux  satires  composées  par  le  jeune  Hal- 
ler contre  les  Bernois  dégénérés,  dans  les  Songes  d'un 
Confédéré  de    Balthasar,  dans  les  Songes  patriotiques 


>   Verhandlungen  derhelvet.   Gesellschaft,  1763-97. 

■''  Geschichte  der  Stadt  Zurich.  Fur  die  Realschulen,  Zurich,  1773. 


l88  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

d'Isaac  Iselin^  Amour  inquiet,  violent,  utopiste,  tout 
imprégné  d'héroïsme  antique;  amour  éclairé  cependant, 
et  qui  cherche,  découvre  et  préconise  le  remède. 

Ce  remède,  c'est  l'éducation.  Nous  arrivons  ainsi  à 
VEmile. 

La  réforme  de  l'éducation,  bien  avant  VEmile^  préoc- 
cupe le  XVIIP  siècle,  et  si  Jean-Jacques  a  un  précur- 
seur, c'est  l'Anglais  Locke.  Cependant,  depuis  long- 
temps aussi,  les  mêmes  idées  obsèdent  les  Helvétiens  ; 
elles  les  obsèdent  d'une  façon  particulière  :  ils  son- 
gent moins  à  l'enfant  lui-même  qu'au  futur  citoyen, 
moins  à  la  famille  qu'au  pays.  De  là  un  mouvement 
pédagogique  qui  date  de  lySo  et  qui  remonte  même 
plus  haut  :  à  l'historien  bernois  Lauffer,  au  Genevois 
Turrettini.  C'est  dans  le  cercle  de  Bodmer  et  de  ses  dis- 
ciples qu'il  se  forme.  Bodmer  a  un  porte-parole  en  la 
personne  du  jeune  Wieland  qui  publie,  aux  frais  de 
son  maître,  en  1754,  un  Plan  d'une  nouvelle  méthode 
d'éducation  privée  remanié  et  complété  en  lySS  sous  le 
titre  de  Plan  d'une  académie  de  la  raison  et  du  cœur. 
Sur  ces  entrefaites,  paraît  la  brochure  de  Balthasar 
dont  la  conséquence  est  la  fondation  de  la  Société  hel- 
vétique. Bodmer,  Iselin,  Wieland,  d'autres  encore 
n'ont  qu'un  désir:  réaliser  cette  école  d'hommes  d'E- 
tat, ce  <(  séminaire  »  qu'imagine  le  patricien  de  Lu- 
cerne.  Après  bien  des  tentatives,  Martin  Planta  et 
Ulysse  de  Salis  fondent  l'Institut  de  Haldenstein.  Cer- 
tes, plus  tard,  sur  tout  ces  hommes  VEmile  va  exercer 
son  influence,  mais  il  ne  leur  apprendra  rien  de  nou- 
veau :  il  précisera,  il  complétera,  il  élargira  leurs  idées. 

'  Philosofhische    und  patriotische   Tràume,   Baie,    1755-58;    Tràume 
etnes  Menschenfreundes,  Bâle,  1776. 


J.  J.    ROUSSEAU  ET  LA  SUISSE  1 8q 

Tous,  d'ailleurs,  d'accord  sur  le  principe  et  le  but,  ne 
le  sont  pas  sur  les  moyens  :  Iselin  et  Planta,  à  l'exem- 
ple de  Basedow,  veulent  l'enseignement  libre  et  font 
appel  à  l'initiative  privée  ;  les  Zuricois  s'adressent 
à  l'Etat  ;  Tschiiféli  pense  régénérer  la  jeunesse  sur- 
tout par  les  travaux  agricoles.  Il  serait  donc  faux  de 
croire  que  les  trois  grands  éducateurs  de  l'Helvétie  : 
Pestalozzi,  Fellenberg  et  le  P.  Girard,  procèdent  uni- 
quement de  r£'m//e  et  n'ont  d'autre  devancier  que  Rous- 
seau. c(  Tout  Suisse,  a-t-on  souvent  répété,  porte  en 
lui  un  maître  d'école  »  ;  en  ce  sens  encore,  l'helvétisme 
du  Genevois  se  révèle  à  nos  yeux  ^ 


Il  serait  superflu  de  s'arrêter  longuement  à  démon- 
trer comment  et  pourquoi  la  Nouvelle  Hélo'ise  est  une 
oeuvre  suisse  :  la  Nouvelle  Héloïse  est  une  oeuvre  suisse 
par  le  sujet,  par  le  décor,  par  les  tendances  générales. 
Elle  l'est  surtout,  on  ne  l'a  guère  remarqué  jusqu'à 
présent,  par  l'exacte  peinture  qu'elle  nous  donne  de 
l'existence  que  menait  alors,  dans  ses  petits  manoirs 
champêtres,  l'aristocratie  suisse  et  en  particulier  la  no- 
blesse vaudoise.  Les  témoignages  nous  manquaient 
jusqu'à  présent;  mais  voici  que  M.  Philippe  Godet  a 
réédité  ces  exquises  Lettres  de  Lausanne  de  Mme  de 
Charrière  ^,  que  M.  et  Mme  de  Sévery  ont  publié  les 
lettres  inédites  de  Catherine  de  Charrière,  née  de  Chan- 
dieu,  de  Louise  de  Corcelles,  née  de  Saussure,  d'autres 

1  Cf.  O.  Hunziker  dans  Praxis  der  scliwei^.  Volks-  und  Mittelschide, 
Zurich,  1887,  97  s.,  162  s.,  244  s. 

2  Genève,  Jullien,  1907. 


ipO  ANNALES    DE   LA    SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

encore.  ^  Le  petit  monde  que  ces  livres  nous  révèlent, 
comme  c'est  bien  le  monde  de  Julie  d'Etanges,  de  Claire 
d'Orbe,  de  Wolmar  !  comme  ces  châteaux  de  Tlsle,  de 
Sévery,  de  Corcelles  ressemblent  à  la  demeure  de  Cla- 
rens  !  Le  cercle  est  restreint,  un  peu  trop  replié  sur  lui- 
même  ;  le  pays  est  tranquille  ;  on  a  le  temps  de  vivre 
et  de  méditer.  On  est  religieux,  certes,  mais  avec  une 
pointe  de  scepticisme  et  de  «  philosophie  ».  On  subit 
peu  rinfluence  de  Paris,  davantage  celle  de  l'Angleterre; 
on  reste  entre  soi,  on  ouvre  ses  salons  —  ou  plutôt  son 
salon  —  à  quelques  Bernois,  à  quelques  Genevois,  à 
quelques  étrangers  très  vite  acclimatés  et  très  vite  con- 
quis. Les  sentiments  ont  de  la  fraîcheur  sans  mièvrerie, 
sans  affectation.  On  est  curieux  et  cependant,  malgré  la 
manie  des  bouts  rimes  et  des  comédies,  fort  peu  intellec- 
tuel. On  aime  la  nature,  cette  vue  admirable  du  lac  et 
des  Alpes,  cette  campagne  vaudoise  aux  lignes  un  peu 
molles.  Catherine  de  Charrière  écrit  :  a  Nous  venons 
de  nous  promener,  puis  de  voir  danser  à  la  grange. 
Esther  était  la  reine  du  bal.  Elle  a  dansé  des  souabes, 
toute  seule,  au  milieu  de  la  grange...  »  Et  ceci  encore  : 
u  Nous  avons  pris  le  thé  au  verger,  le  plus  doucement 
et  le  plus  joliment  du  monde,  au  milieu  des  foins  qu'on 
faisait.  »  Et  ceci  enfin  :  «  Je  trouvais  hier  Mex  char- 
mant. La  salle  des  platanes  est  jaune  et  mordorée  et 
tout  le  bosquet,  pénétré  de  soleil,  resplendit  de  mille 
couleurs.  Il  y  a  des  fruits,  de  la  crème,  tout  respire 
l'abondance  ;  les  vaches  sont  dans  la  campagne...  » 

Tous  ces  Suisses,  en  effet,  nous  apparaissent  comme 
les  ancêtres,  les  frères  ou  les  fils   de  Jean-Jacques  par 

*  La  vie  de  Société  dans  le   Pays  de    Vaud  au  XVIII*  siècle,  2   vol. 
Lausanne,  Bridel,  1911-12. 


J.   J.    ROUSSEAU   ET   LA   SUISSE  I9I 

le  sentiment  de  la  nature.  Ce  sentiment  est  un  carac- 
tère national,  indélébile.  On  le  retrouve  à  toutes  les 
époques  :  dans  les  «  chants  de  guerre  »  des  contingents 
en  marche  vers  Sempach,  Morat,  Waldshut  ou  Mari- 
gnan,  —  dans  ces  rudes  chants  épiques  qui  empruntent 
leurs  comparaisons  homériques  à  la  vie  agricole,  à  la 
vie  montagnarde  ;  dans  la  peinture  du  XIV*  et  du  XV* 
siècle,  dans  ces  fonds  de  tableau  d'un  Maître  à  TCEillet, 
d'un  Pries,  d'un  Manuel  Deutsch  où  l'on  voit  des  lacs 
aux  eaux  roses,  des  collines  bleues,  des  bouleaux  qui 
frémissent,  des  glaciers,  des  nuages  dans  un  ciel  pâle  ; 
et  même,  lorsque  après  la  Réforme,  cette  peinture  est 
entrée  en  décadence,  au  milieu  des  lourdes  composi- 
tions mythologiques  d'un  Bock  ou  d'un  Joseph  Heintz 
le  paysage  s'insinue  encore,  telle  une  phrase  sincère  dans 
une  déclamation  redondante.  La  curiosité  des  humanis- 
tes les  pousse  vers  les  Alpes  terribles  et  mystérieuses  : 
Conrad  Gessner  et  Josias  Simler  rédigent  des  traités 
sur  le  Valais,  le  mont  Pilate,  la  fabrication  du  fromage, 
les  durs  travaux  des  bergers;  Thomas  Flatter,  dans  ses 
mémoires,  consacre  des  pages  émues  au  souvenir  de  sa 
rude  enfance  de  gardeur  de  chèvres,  là-haut,  tout  au 
fond  de  la  vallée  du  Rhône.  On  sent  dans  les  écrits  du 
Réformateur  Viret  l'odeur  de  la  terre  vaudoise.  Au 
XVIP  siècle,  âge  de  décadence,  de  médiocrité,  d'ou- 
bli de  la  nature,  ce  sentiment  subiste  jusque  dans  la 
pitoyable  histoire  suisse  du  pasteur  Plantin,  ou  les  vers 
informes  d'un  Rebmann.  Et  puis,  au  XVIIP  siècle,  il 
s'épanouit  :  Murait  se  réfugie  à  la  campagne,  sa  vraie 
patrie  ;  Haller  révèle  la  montagne,  il  monte  sur  les 
glaciers,  il  redescend  chargé  de  gentianes  et  de  cris- 
taux. Gessner,  comme   un   romantique,  célèbre  l'hiver 


192  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

dont  la  neige  étincelle  au  soleil  et  les  automnes  bru- 
meuses, quand  les  champs  sont  couverts  de  colchiques. 
Des  descriptions  lyriques  ont  sauvé  de  l'oubli  la  Soli- 
tude de  Zimmermann.  Lavater  s'attendrit  lorsque  la 
lumière  blanche  de  l'aube  pénètre  dans  la  chambre 
obscure  où,  seule,  une  mouche  trouble  le  silence  par 
son  bourdonnement  ;  une  «  horreur  sacrée  »  le  saisit  en 
face  de  la  chute  tonnante  du  Rhin.  Ce  qui  subsiste  du 
doyen  Bridel,  ce  sont  ses  «  courses  à  pied  »  dans  les 
montagnes  vaudoises, dans  le  Jura  ou  l'Argovie.  Jean  de 
Mûller  interrompt  le  récit  d'une  bataille  pour  décrire  le 
paysage,  son  œuvre  s'ouvre  sur  un  splendide  et  bref  ta- 
bleau des  Alpes.  Salis-Seewis  retrouve  le  lied  populaire 
et  telle  de  ses  élégies  annonce  le  symbolisme.  Et  puis 
voici  l'admirable  Horace-Bénédict  de  Saussure...  Si  donc 
nous  voulons  trouver  des  équivalents  aux  descriptions 
célèbres  de  la  Nouvelle  Héloïse  et  des  Confessions,  c'est 
à  ces  hommes,  c'est  aux  Suisses,  c'est  à  un  Haller,  un 
Gessner,  un  de  Saussure,  qu'il  les  faut  demander. 

Ce  sentiment  de  la  nature,  chez  Rousseau  et  ses 
émules  d'Helvétie,  est  d'une  qualité  bien  particulière. 
Il  ne  s'éveille  que  devant  certains  spectacles,  il  a  ses 
préférences  et  il  choisit.  Il  s'exalte  surtout  au  bord  des 
lacs  et  devant  les  montagnes.  Il  a  besoin  de  détails  et 
d'accidents  qui  le  fixent  ;  il  est  au  fond  réaliste.  «Jamais 
pays  de  plaine,  quelque  beau  qu'il  fût,  ne  parut  tel  à 
mes  yeux,  »  dit  Jean-Jacques.  Laissons  maintenant  con- 
clure Charles-Victor  de  Bonstetten,  dans  son  petit  livre 
sur  La  Scandinavie  et  les  Alpes  ^  «  Ce  qui  relève  la  vue 
de  nos  lacs,  c'est  d'y  voir  resplendir  la  profondeur  du 
ciel,  et  d'y  trouver  comme  sur  une  toile  légèrement  on- 

»  Genève-Paris,  1826,  p.  80-81. 


J.   J.    ROUSSEAU   ET   LA    SUISSE  igS 

doyante  la  peinture  de  quelque  portion  de  son  rivage... 
Dans  les  grandes  plaines  dénuées  d'arbres,  l'horizon, 
au  lieu  de  s'agrandir,  s'étrécit  comme  celui  de  la  haute 
mer,  et  l'on  est  presque  effrayé  du  sentiment  d'abandon 
qui  vient  s'emparer  de  vous  dans  ces  espaces  sans 
objets.  » 

III 

De  ces  rapprochements  il  serait  hasardeux  de  con- 
clure que  tous  les  Suisses  contemporains  ou  succes- 
seurs de  Jean-Jacques  eussent  été  ses  admirateurs  et 
ses  disciples.  On  peut  appartenir  à  la  même  famille 
sans  professer  la  même  doctrine  et  les  liens  du  sang  ne 
sauraient  exclure  des  différences  et  mêmes  des  hostili- 
tés. Disons  toutefois  que,  dans  l'ensemble,  les  Suisses 
ont  aimé  Rousseau,  et  surtout  qu'ils  l'ont  compris, 
grâce  à  leur  bon  sens,  d'une  manière  plus  calme  et  plus 
pratique  que  les  Français,  par  exemple  :  preuve  en  soit 
la  façon  dont  les  trois  grands  éducateurs,  Pestalozzi, 
Fellenberg  et  le  P.  Girard,  ont  interprété  VEmile^  en 
ont  appliqué  les  principes. 


L'adversaire  le  plus  acharné  et  le  plus  irréductible  du 
Genevois,  c'est  le  Bernois  Albert  de  Haller.  Haller, 
l'une  des  plus  grandes  figures  de  son  siècle,  après  avoir 
quelque  temps  professé  des  idées  libérales,  après  avoir 
subi  une  longue  et  douloureuse  crise  de  conscience, 
prend  parti  en  faveur  de  l'orthodoxie  religieuse  et  po- 
litique, et  il  se  met  au  service  du  patriciat  de  Berne 
auquel  il  appartient  par  droit  de  naissance  et  dont  il 
devient    en    quelque    sorte   le    grand    homme   breveté, 

13 


194  ANNALES   DE  LA   SOCIÉTÉ  J.   J.   ROUSSEAU 

patenté,  officiel.  Sa  renommée,  c'est  une  fonction  de 
l'Etat  et  il  remplit  son  devoir  supérieur  en  luttant 
de  toutes  ses  forces  contre  les  «  philosophes.  »  Jean- 
Jacques  n'est  pas  un  «  philosophe  »,  mais,  aux  yeux  de 
Haller,  il  apparaît  comme  bien  plus  dangereux  encore, 
car  il  sape  les  bases  mêmes  de  la  constitution  ;  il  est, 
en  outre,  Genevois,  et  le  gouvernement  de  Berne  a  par- 
tie liée  avec  celui  de  Genève.  Haller,  donc,  montre  con- 
tre lui  son  zèle.  Déjà  le  Discoures  sur  les  sciences  et  les 
arts  l'a  irrité,  effrayé  d'autant  plus  qu'il  est  le  premier 
à  en  reconnaître  l'éloquence  persuasive,  h' Inégalité  est, 
à  ses  yeux,  blasphématoire  :  il  redoute  moins,  en  effet, 
l'irréligion  de  Voltaire  que  le  christianisme  hétérodoxe 
de  Jean-Jacques.  La  Nouvelle  Héloïse,  qu'il  ne  peut 
s'empêcher  d'admirer,  lui  semble  un  roman  pernicieux 
à  cause  de  son  charme  même,  ha  Lett7'e  à  l'archevêque  de 
Paris  l'indigne  :  l'auteur  est  un  scélérat.  Quant  au  Con- 
trat social^  réfuté  longuement  dans  Fabius  et  Caton  où 
Jean-Jacques  apparaît  sous  le  masque  du  sophiste  Car- 
néade,  c'est  le  crime  d'un  empoisonneur  public:  il  fau- 
drait emprisonner  Rousseau  et  ne  pas  lui  accorder  la 
liberté  «  qu'il  ne  donnât  caution  de  ne  plus  écrire  que 
sous  la  censure  d'un  corps  sensé  de  théologiens.  »  Haller 
est  bien  pour  quelque  chose  dans  le  décret  qui  expulse 
Jean-Jacques  de  l'Ile  Saint-Pierre.  Il  pourchasse  l'in- 
fluence de  ce  dernier  partout  où  il  la  rencontre,  ou  croit 
la  rencontrer.  A  Berne  il  tient  à  distance  Julie  de  Bon- 
deli  et,  s'il  fait  sans  cesse  opposition  à  la  Société  helvé- 
tique, c'est  qu'il  voit  en  elle  un  foyer  de  «  rousseauis- 
me  ^  » . 

'  On  trouvera  les  jugements  de  Haller  sur  Rousseau   dans  le    Tage- 
buch  seiner  Beobachtungen,  Berne,  1787,  t.  1  (recueil  des  articles  publiés. 


J.   .1.    ROUSSEAU   ET    LA   SUISSE  igB 


Haller  est  le  seul  écrivain  qui  fasse  preuve  d'intran- 
sigeance vis-à-vis  de  Jean-Jacques.  Jean-Georges  Sul- 
zer,  l'un  des  «  Suisses  de  Berlin  »^  l'un  des  protégés  du 
grand  Frédéric,  partage, —  l'athéisme  excepté, —  les  idées 
de  son  souverain.  Cet  esprit  sec  devait  être  inaccessible 
à  l'éloquence  et  à  la  poésie  ;  il  a  d'ailleurs  réfuté,  ou 
exécuté,  très  dédaigneusement,  en  quelques  lignes,  le 
Pî^emier  Discours  ^,  mais  son  opposition  ne  va  pas 
plus  loin.  Wégelin,  un  autre  Berlinois,  a  évolué  : 
avant  d'émigrer  dans  la  capitale  prussienne,  alors 
qu'il  se  trouve  sous  l'influence  directe  et  personnelle 
de  Bodmer,  il  est  un  disciple  et  un  prosélyte  fervent  de 
Rousseau;  il  traduit  en  allemand,  en  1761,  la  Lettre 
sur  les  spectacles  avec  des  commentaires  qui  visent, 
eux,  Saint-Gall,  sa  ville  natale,  et  qui  sont  d'un  intérêt 
très  particulier  ^  ;  après  le  Contrat  social,  il  rédige,  en 
1763,  tout  un  petit  livre  sur  la  fameuse  constitution  de 
Sparte  et  sur  les  moyens  de  la  moderniser^.  Mais,  sitôt 
établi,  comme  professeur  d'histoire,  dans  un  milieu 
hostile  à  son  grand  homme,  il  brûle  ce  qu'il  vient  d'a- 
dorer.Wégelin  est,  d'ailleurs,  historien,  et  les  historiens 
ne  sont  pas  très  favorables   à  un  novateur   dont  la  doc- 

par  Haller  dans  les  Atitiales  de  Gœttirigue),  dans  la  correspondance  avec 
Zimmermann,  Neues  Berner  Taschenbudi  1899,  24g  s.,  enfin  dans  i^a- 
bius  II.  Cato,  Berne-Gœttingue,  1774  (trad.  franc.,  Lausanne  1782.) 

1  Pensées  sur  l'origine  et  les  différents  emplois  des  sciences  et  des  beaux- 
arts,  Berlin,   1757. 

2  Herrn  Rousseau  Burgers  in  Genf,  Patriotische  Vorstellungen  gegen 
die  Einfiihrung  eines  Schaubiihne  filr  die  Comœdie...  Nebst  dem  Schrei- 
ben  eines  Biirgers  von  Sanct-Gallen  an  Herrn  Bodmer,  Zurich,  1761. 

3  Politische  und  Moralische  Betrachtungen  ûber  die  spartanische  Ge- 
seti^gebung  des  Lykurgiis,  Lindau,  1763. 


igÔ  .VJVNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

trine  est  surtout  basée  sur  des  abstractions.  L'exemple 
de  Jean  de  Mûller  est  caractéristique  à  cet  égard  :  Mul- 
1er  ^,  tout  de  feu  pour  Rousseau  tant  qu'il  vit  dans  le 
cercle  étroit  des  théologiens  de  Schaffhouse,  l'aban- 
donne à  mesure  que  sa  science  historique  se  fait  plus 
complète  et  plus  profonde;  il  le  reniera  dès  qu'il  se 
sera  fixé  à  Genève,  auprès  des  Tronchin,  dans  l'intimité 
de  Charles  Bonnet.  Le  médecin  Zimmermann  chan- 
gera également  à  peu  près  de  la  même  manière  :  en 
1762,  il  prend  la  défense  de  Rousseau  vis-à-vis  de  Hal- 
ler  et  il  s'attire  de  sévères  réprimandes  devant  les- 
quelles il  s'efforce  de  se  ménager  une  retraite  hono- 
rable *  ;  à  la  fin  de  sa  vie,  il  est  devenu  un  admirateur 
de  Frédéric,  comme  Sulzer,  comme  Wégelin,  comme 
Mùller  lui-même  ;  or,  cet  engouement  de  beaucoup  de 
Suisses  pour  le  roi-philosophe  fera  le  plus  grand  tort 
au  prestige  de  Jean-Jacques  et  à  l'esprit  républicain  ; 
c'est  ainsi  que,  de  démocrate  fougueux  qu'il  était 
dans  sa  jeunesse,  Zimmermann  finira  dans  la  peau 
d'un  monarchiste.  Néanmoins,  il  a  subi  très  fortement 
l'influence  de  Rousseau  auquel  il  n'a  cesse  de  s'in- 
téresser comme  médecin  et  comme  psychologue  :  il 
lui  a  consacré  dans  son  livre  De  la  solitude  les  plus 
belles  pages,  et  les  plus  pénétrantes,  qui  aient  été  écri- 
tes alors  en  Helvétie  sur  le  Genevois  ^. 

Isaac  Iselin,  de  Bàle,  l'  «  Ami  des  hommes  suisses», 
élève  modéré  et  prudent  des  Physiocrates  et  de  Dupont 
de  Nemours,  a  gardé,  lui,  une  attitude  impartiale,  stable 


1  Cf.   Henking,  J.  v.   Millier,  Stuttgart  et  Berlin,   1909;   en  cours  de 
publication. 

2  Cf.  les  lettres  publiées  dans  \e  Neues  Berner  Taschenbuch  de   1S99. 
■'  Ueber  die  Einsamkeit,  éd.  1785,  Leipzig,  II,  189  s. 


J.  J.   ROUSSEAU  ET  LA   SUISSE  1 97 

et  sereine.  Sa  philosophie,  basée  sur  des  faits  et  des  sta- 
tistiques, n'a  rien  d'abstrait,  ni  d'exclusif;  elle  est  uni- 
quement morale  et  pratique.  Dans  le  second  livre  de  son 
Histoire  de  l'humanité  ^^  ce  précurseur  de  Herder  réfute 
longuement  Vlnégalité  et  réduit  à  l'absurde  l'hypothèse 
de  r  «  état  de  nature  »  ;  mais  il  discute  sans  passion,  avec 
courtoisie,  et  il  traite  Rousseau  d'  «écrivain  sublime  ». 
Si  ces  deux  esprits  ne  pouvaient  être  d'accord,  ils  étaient 
en  revanche  capables  de  se  comprendre  :  l'enthousiaste, 
l'utopiste  Iselin  est  parent  de  Jean-Jacques  par  le  cœur, 
et,  s'il  ne  croit  pas  à  la  bonté  originelle  de  l'homme,  il 
croit  à  sa  perfectibilité  indéfinie. 


Les  disciples  intégraux,  les  véritables  prosélytes  du 
Genevois,  ses  fils  selon  l'esprit,  c'est  moins  à  Genève 
qu'à  Zurich  qu'on  les  trouve. 

Rousseau  a  rallié  à  lui  toute  l'Ecole  zuricoise,  c'est- 
à-dire  Bodmer  et  ses  élèves.  La  vie  de  Jean-Jacques 
Bodmer  *  (car  il  s'appelait,  lui  aussi,  Jean-Jacques  !) 
contient  toute  la  vie  de  Rousseau.  Lorsque  ce  dernier 
commença  d'écrire  et  de  faire  parler  de  lui,  le  critique 
avait  plus  de  cinquante  ans  ;  il  jouissait  en  outre  d'une 
renommée  qui  s'étendait  jusque  aux  confins  de  la  lan- 
gue allemande,  il  était  l'auteur  d'ouvrages  célèbres,  et 
voici  qu'il  se  convertit  brusquement,  entièrement,  à  ce 
nouvel  Evangile...  Il  est  vrai  de  dire  que  ses  idées  in- 
times, ses  affinités,  son  oeuvre  antérieure,  son  patrio- 
tisme helvétique,  les  Anglais  et  surtout  ce  Milton  puri- 

1  Ueber  die  Geschichte  der  Menschheit,  Francfort  et  Leipzig,  1764,  t.  1, 
livre  2. 

2  1698-1783.  Cf.  G.  de  Reynold,  Hist.  litt.,  t.  II,  ch.  viii. 


198  ANxXALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

ritain  et  démocrate  avaient  préparé  sa  conversion.  Que 
fit  donc  Jean-Jacques  ?  Il  détacha  Bodmer  de  l'Allema- 
gne pour  le  ramener  tout  entier  vers  la  Suisse;  il  le 
transforma  en  pédagogue,  en  maître  d'école,  et  même 
en  politicien,  lui  qui,  timide  et  impropre  à  l'action, 
avait  si  peu  le  tempérament  d'un  homme  politique  ! 
Bodmer  voulut  à  toute  force  être  le  «  citoyen  de  Zu- 
rich. »  Il  se  mit  à  fréquenter  les  assemblées  des  Deux- 
Cents  auxquels  il  appartenait  comme  patricien,  il  y  pro- 
nonça des  discours  presque  démagogiques,  il  poussa 
même  l'audace  jusqu'à  proposer  une  constitution  libé- 
rale; il  alla  si  loin  qu'il  effraya,  vieillard  de  quatre-vingts 
ans,  ses  partisans  mêmes  !  Il  suivait  avec  passion  les 
événements  de  Genève  :  1'  «  ingrate  patrie  de  Rous- 
seau »  est,  à  ses  yeux,  «  une  école  de  politique  vrai- 
ment moderne  »  ;  il  applaudit  à  l'écroulement,  pierre 
par  pierre,  de  l'oligarchie  calviniste.  Littérairement, 
l'influence  de  Jean-Jacques  le  ramena,  vers  la  fin  de 
ses  jours,  à  l'Antiquité  et,  constatation  curieuse,  la 
Lettre  à  d'Alembert  fit  de  lui  un  dramaturge,  d'ailleurs 
pitoyable.  Pour  créer  le  théâtre  national  défini  par  Rous- 
seau, et  pour  défendre  ses  idées  sociales,  il  se  mit,  en 
eftet,  à  composer  des  «  drames  politiques  »  inspirés  de 
l'histoire  suisse,  parmi  lesquels  un  Guillaume  Tell  qu'il 
se  proposait  de  soumettre  à  l'approbation  du  Maître  \  Il 
avait  déjà  publié  la  Noachide  et  de  ridicules  «  patriarca- 
des  »  :  il  traduisit  en  allemand,  en  1782,  le  Lévite  d'E- 
phraïm  et  il  est  plaisant  de  voir  ce  Zuricois  imiter 
une    imitation   d'un    autre   Zuricois  :    Gessner  !  '  Bien 


'  Schwei:(erische  Schaiispielc,  \-j~b.  Cf.  Reynold,  op.  cit.,  ch.  vi. 

'  Der  Levit  vou  Ephraim  ans  dem  Franjôsisciten  des  Rousseau,  Zurich, 

1782. 


J.  J.    ROUSSEAU  ET   LA   SUISSE  1 99 

plus,  il  se  livra  lui-même  à  une  active  propagande.  Il 
convertira,  sans  difficulté,  Gessner,  le  docteur  Hirzel, 
—  r  «  inventeur  »  de  Jacob  Gujer,  le  «  sublime  Klein- 
jogg  »  ;  —  il  convertira  Jean-Henri  Fuessli,  le  futur 
ministre  de  la  république  helvétique  «  une  et  indivisi- 
ble», qui  se  fera  mettre  au  ban  de  sa  caste  et  presque 
exiler  pour  avoir  rendu  visite  à  Rousseau  et  qui  rédi- 
gera avec  Lavater  le  Moniteur  ^,  revue  toute  pleine  de 
la  nouvelle  doctrine  ;  il  convertira  les  Hess,  les  Tobler, 
les  Schinz,  les  Hottinger,  les  Schulthess,  combien  d'au- 
tre encore!  Enfin,  surtout,  il  nouera  des  relations  per- 
sonnelles avec  Rousseau  par  l'intermédiaire  de  Léonard 
Usteri. 

La  correspondance  d'Usteri  et  de  Rousseau  a  été 
publiée  par  les  soins  de  MM.  Paul  Usteri  et  Eu- 
gène Ritter  ^.  Elle  est  significative.  Elle  s'étend  du  lo 
juillet  1761  au  i^'  février  1765.  Usteri  révèle  Zurich  à 
Jean-Jacques  :  il  achève  de  lui  faire  connaître  les  Idyl- 
les de  Gessner;  il  lui  parle  de  Bodmer  et  de  son  oeuvre, 
il  lui  apprend  l'existence  du  «sublime  Kleinjogg»,  il  lui 
raconte  la  courageuse  campagne  menée  par  Fuessli  et 
Lavater  contre  un  bailli  concussionnaire,  Grebel.  Tant 
et  si  bien  que  Rousseau,  alors  à  Motiers-Travers,  prend 
la  résolution  d'aller  s'établir  à  Zurich,  cette  Salente,  et 
il  annonce,  dans  une  lettre  lyrique,  le  2  septembre 
1762,  son  départ  à  son  correspondant.  On  juge  de  l'effet 
de  cette  nouvelle  !  Malheureusement,  les  Zuricois  mi- 
rent trop  de  zèle  à  préparer  l'arrivée  de  leur  grand  hom- 
me et  celui-ci,  devenu  méfiant,  finit  par  se  dérober. 


1  Dev  Eritmerer,  Zurich,  1765-66. 

-  Correspondance  de  J.  J.  Rousseau  avec  Léonard  Usteri,  Genève-Zu- 
rich, 1910 


200  ANNALES  DE  LA  SOCIETE  J.   J.  ROUSSEAU 


Léonard  Usteri  n'admire  point  cependant  de  fa- 
çon aveugle  son  illustre  ami.  Il  lui  tient  tête,  sur- 
tout lorsque  la  question  religieuse  est  en  jeu.  Et 
ceci  est  caractéristique  :  les  Suisses,  avons-nous  dit, 
acceptent  parfois  des  «philosophes»  et  de  Rousseau  les 
idées  les  plus  subversives  en  matière  sociale  et  politi- 
que, mais  ils  ne  cèdent  rien  de  l'orthodoxie  religieuse, 
de  la  morale  chrétienne  :  Bodmer  est  seul  à  pénétrer 
jusqu'aux  portes  du  rationalisme  ;  quant  aux  autres,  le 
déisme  du  Vicaire  savoyard  leur  paraît  trop  avancé  en- 
core. D'ailleurs,  si  Jean-Jacques  a  pour  lui  les  femmes, 
—  une  Julie  de  Bondeli,  —  et  les  jeunes  gens,  l'âge 
mûr  et  l'expérience  ne  lui  sont  point  très  favorables. 
Et  puis,  plus  la  Révolution  approche,  plus  elle  menace 
la  Suisse,  plus  les  esprits  se  détachent  de  sa  doctrine. 
Voici  par  exemple  Lavater  :  Lavater  ressemble  à  son 
combourgeois  de  Genève  par  un  individualisme  qui  s'a- 
nalyse sans  cesse,  qui  n'admet  point  de  contrainte  offi- 
cielle, qui  n'obéit  qu'aux  lois  de  la  conscience;  il  lui 
ressemble  en  outre  par  sa  juvénile  ardeur  et  l'éloquence 
dont  il  fait  preuve  dans  son  Bailli  injuste  ou  plaintes 
d'un  patriote'^ ^  pamphlet  dirigé  contre  Grebel,  le  préva- 
ricateur. Mais  Lavater  est  un  chrétien,  un  pasteur,  un 
prêtre.  Il  attend  la  régénération  de  la  Suisse  et  du 
monde  par  Dieu,  par  l'Evangile,  par  une  religion  vécue, 
agissante,  enseignante,  militante.  Non  le  Dieu  abstrait 
du  déisme,  non  la  Bible  bucolique  du  XVIIP  siècle, 
non  l'Evangile   sec  des   prédicants  officiels,   non  la  re- 

'   Der    ungerechte   Landvogt,   oder  Klagen  eines  Patrioten,    Zurich, 
176a. 


J.    J.    ROUSSEAU   ET   LA   SUISSE  201 

ligion  policière  de  TEtat  ou  la  religion  naturelle  du 
Vicaire  savoyard;  mais  la  parole  d'un  Christ  présent, 
presque  visible.  La  Révolution  qu'il  rêve  sera  avant 
tout  intérieure;  c'est  le  conseil  de  saint  Jean  :  «  Mes 
petits  enfants,  aimez-vous  les  uns  les  autres».  En  ou- 
tre, Lavater,  écrivain  aujourd'hui  illisible,  est,  comme 
homme,  bien  supérieur  à  Rousseau  ;  il  vécut  en  ascète 
et  mourut  presque  en  martyr,  après  avoir  protesté  de 
toutes  ses  forces  contre  les  excès  des  Jacobins  et  des 
armées  du  Directoire,  après  avoir  souffert  la  déportation 
et  l'exil.  Et  cependant,  ce  Lavater,  en  qui  s'incarne, 
durant  Tannée  terrible  1798,  la  conscience  nationale,  de- 
meure encore  et  toujours,  et  malgré  tout,  un  admirateur, 
un  disciple  de  Rousseau  qu'il  a  visité  à  Motiers-Tra- 
vers  en  novembre  1764  —  et  qu'il  aurait  voulu  con- 
vertir. 

IV 

Si,  maintenant,  nous  essayons  de  définir  d'un  mot 
le  genre  de  parenté  qui  unit  Jean-Jacques  et  les  Suis- 
ses, nous  pouvons  dire  qu'ils  sont  tous  des  romanti- 
ques, ou  du  moins  des  précurseurs  du  romantisme. 

Il  est  admis  que  Rousseau  est  le  «  père  du  roman- 
tisme ».  Mais  les  germes  du  romantisme,  la  plupart  des 
idées  dont  le  mouvement  s'inspirera  plus  tard  en  France, 
existaient  bien  avant  le  XIX^  siècle  à  l'étranger.  Le  ro- 
mantisme ne  saurait  tenir  dans  une  formule,  car  il  est 
trop  vaste  et  trop  complexe;  pour  le  comprendre,  il  le 
faut  étudier  historiquement,  il  faut  remonter  jusqu'à  ses 
lointaines  et  obscures  origines.  Ce  large  fleuve  est  formé 
d'un  très  grand  nombre  d'affluents  qui  sortent  tous  de 
petites  sources.  Il  y  a  une  grande  part  de  vérité  dans  la 


■202  ANNALES  DE   LA  SOCIETE  J.   J.    ROUSSEAU 

théorie  de  M'"^  de  Staël,  qui  partage  les  littératures  en 
littératures  du  Nord,  ou  romantiques,  et  littératures  du 
Midi,  ou  classiques.  En  effet,  tous  ces  indices  qui,  en 
France  et  en  Allemagne,  au  XVIIP  siècle,  annoncent 
un  art  nouveau,  se  rattachent,  soit  à  l'influence  anglaise, 
soit  à  rinfluence  helvétique.  Ceci  est  une  question  de 
fait.  Certes,  la  priorité  appartient  à  l'Angleterre,  dont 
la  poésie  a  été  l'inspiratrice  de  la  poésie  et  de  la  critique 
suisses.  Mais  il  est  curieux  de  constater  cette  coïnci- 
dence significative  :  Béat  de  Murait  est  l'un  des  pre- 
miers, le  premier  peut-être,  à  révéler  à  la  France  la 
Grande-Bretagne,  ses  mœurs,  son  théâtre;  Bodmer  est 
le  premier  à  révéler  en  Allemagne  la  poésie  anglaise,  le 
Paradis  perdu  qu'il  traduit^,  défend  et  commente, 
Shakespeare  dont  il  pressent  le  génie;  il  s'entoure  enfin 
à  Zurich  de  tout  un  cercle  d'adaptateurs,  il  fonde  des 
revues  toutes  pleines  d'imitations  anglaises.  Ces  affini- 
tés entre  l'esprit  suisse,  l'esprit  genevois,  l'esprit  de 
Rousseau,  —  et  l'esprit  anglais,  s'expliquent  historique- 
ment par  les  relations  que  les  deux  pays  entretiennent 
depuis  la  Réforme.  Mais  il  y  a  plus  encore  :  il  y  a  du 
romantisme  intrinsèque  dans  l'œuvre  de  l'Ecole  zuri- 
coise.  h' Art  poétique  de  Breitinger*  renferme  déjà  des 
conceptions  plus  libres  et  plus  modernes  que  les  pures 
théories  classiques  :  la  part  prépondérante  de  l'imagi- 
nation créatrice  opposée  à  la  raison  et  aux  règles,  par 
exemple;  mais  c'est  encore  peu  de  chose.  Plus  «roman- 
tique »  est  la  théorie  du  «  merveilleux  chrétien  »  que 
Bodmer  fonde  sur  le  Paradis  perdu  d'abord,  et  sur  la 


'  Zurich,  1732. 

-  Critische  Dichtkunst,  1740. 


J.   J.    ROUSSEAU   ET   LA   SUISSE  2o3 

Bible  elle-même,  enfin  sur  la  Divine  Comédie^  :  son 
Traité  du  merveilleux  ^  rappelle  certain  chapitre  du 
Génie  du  christianisme  qu'il  annonce.  Mais  l'œuvre 
essentielle  de  Bodmer,  c'est  sa  découverte  du  moyen- 
âge  germanique,  c'est  sa  critique  médiévale.  Il  ne  s'a- 
git point  ici  d'une  mode  passagère,  ni  d'une  passion 
d'érudit  :  Bodmer  étudie  le  moyen-âge  en  homme 
qui  a  retrouvé  la  tradition  de  son  pays  et  de  sa  race. 
Quel  savant  de  France  et  de  Navarre  eût  été  assez  au- 
dacieux pour  préférer  les  troubadours  aux  classiques 
du  XVII^  siècle,  pour  égaler  la  Chanson  de  Roland  à 
VIliade  ?  c'est  pourtant  ce  que  fait  le  Zuricois  pour  les 
minnesingers  et  les  Nibelungen^.  Il  a  d'ailleurs  la  prio- 
rité, puisque  c'est  à  partir  de  1784  qu'il  commence  ses 
recherches.  Quoi  de  plus  romantique  enfin  que  le  senti- 
ment de  la  nature,  —  cette  religion  de  la  nature  que 
nous  révèlent,  non  seulement  la  Nouvelle  Héloïse,  mais 
encore  les  Alpes  de  Haller,  certaines  Idylles  de  Gess- 
ner,  les  Lettres  de  Murait,  la  Solitude  de  Zimmermann? 
Ce  n'est  plus  de  la  simple  description,  mais  du  véritable 
lyrisme.  Les  Suisses  étaient  en  majorité  des  protestants 
qui  ne  craignaient  pas  de  s'inspirer  de  leur  religion, 
qui  éprouvaient  des  inquiétudes  morales  et  religieuses: 
Albert  de  Haller  a  connu  le  «  mal  du  siècle»,  il  a  eu  sa 
«  nuit  de  Joubert  ».  Ils  étaient  des  républicains,  des  in- 
dividualistes, ils  avaient  un  idéal  de  liberté  qui  s'est  ré- 
vélé même  en  matière  de  goût.  De  là,  cette  place  qu'ils 


1  Ueber  das  Dreyfache  Gedicht  des  Dante.  Dans  les  FreymUthige 
Nachrichten,  Zurich,  24  et  3  i  août  1763. 

-  Zurich,  1740. 

3  Bodmer  retrouve  les  Nibelungen  en  i-bb,  par  l'intermédiaire 
d'Obereit,  et  les  publie  à  Zurich  en  1757. 


204  ANNALES   DE   LA  SOCIÉTÉ  J.   J.   ROUSSEAU 

ont  conquise  à  Pavant-garde  et  qui  nous  permet,  précur- 
seurs du  romantisme,  de  les  ranger  autour  de  Rousseau^ 
père  du  romantisme. 


Nous  pouvons  maintenant  conclure  : 

Nous  tenons  d'abord  à  nous  défendre  d'avoir  voulu 
placer  Jean-Jacques  Rousseau  sous  une  cloche  de  verre. 
Rousseau  dépasse  Genève,  il  dépasse  la  Suisse,  car  il 
appartient  à  tout  son  siècle  et  à  toute  l'Europe.  Il  a  subi 
d'autres  influences  encore  que  celles  de  son  milieu  d'o- 
rigine. Il  fut,  avant  tout,  lui-même. 

Néanmoins,  nous  croyons  que  la  connaissance  exacte 
de  Genève  et  de  la  Suisse  est  indispensable  à  qui  le 
veut  bien  comprendre.  Car  cet  homme,  qui  semble 
hors  de  toute  tradition,  lorsqu'on  l'envisage  comme 
un  écrivain  français  seulement,  reprend  sa  place  natu- 
relle dans  la  tradition,  lorsqu'on  l'envisage  comme  un 
Genevois,  comme  un  Suisse.  Il  a  pris  dans  l'ambiance 
d'un  milieu  restreint,  un  peu  égoïste,  les  idées  couran- 
tes, des  idées  la  plupart  du  temps  conservatrices  et 
même  «  réactionnaires  »  à  l'origine  :  il  les  a  poussées  à 
l'absolu  avec  son  impitoyable  logique,  il  les  a  univer- 
salisées; en  un  mot,  il  les  a  faites  siennes. 

G.  de  Reynold. 
Genève,  mars  iqi2. 


LA  PERSONNALITÉ  RELIGIEUSE 
DE  J.  J.  ROUSSEAU 


IS^Sf^f, 


^j^MP^S^e an-Jacques  Rousseau  est  un  génie  reli- 
^^^  1^/1  gi^^x*  Là  est  le  centre  de  sa  personnalité, 
fe^^  ^^  1^  source  vive  de  sa  pensée,  le  secret  de 
iâ^^^&J.  sa  prodigieuse  influence.  Cette  vérité  est 
à  nos  yeux  l'évidence  même.  Pourtant  elle  a  été  long- 
temps mise  en  doute.  Aujourd'hui  encore  il  est  deux 
groupes  d'esprits  qui  ne  peuvent  l'admettre. 

Pour  les  uns  la  religion  est,  de  son  essence,  collec- 
tive. Elle  est  constituée  par  l'Eglise  et  par  le  dogme. 
De  ce  point  de  vue-là,  il  est  certain  que  Jean-Jacques 
est  loin  d'être  au  titre.  Il  a  fait  le  trajet,  aller  et  retour, 
d'une  confession  à  l'autre  pour  être,  en  fin  de  compte, 
condamné  par  l'une  et  l'autre.  Sa  situation  fut  celle 
d'un  hors  la  loi.  Et  ceux  qui  considèrent  qu'en  religion 
la  loi  est  tout,  ne  lui  reconnaissent  qu'une  vague  et  in- 
consistante «  religiosité  ». 

Aux  yeux  des  autres,  les  croyances  n'ont  de  valeur 
que  pour  autant  qu'elles  sont  mises  en  pratique  :  c'était 
ridée  de  Rousseau  lui-même.  Or  il  faut  bien  reconnaî- 
tre que  l'auteur  des  Confessions  est  aussi  éloigné  que 
possible  de  la  perfection  morale  exigée  d'un  disciple 
correct  du   Christ.    Un  homme  qui  a  abandonné  ses 


206  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

cinq  enfants,  pour  faire  ensuite  de  belles  théories  sur 
les  devoirs  d'un  père,  peut-il  être  considéré  comme 
ayant  une  valeur  religieuse?  Est-il  en  droit  de  se  poser 
en  réformateur?  L'objection  est  forte.  Il  faut  le  recon- 
naître. 

Si  forte  que,  de  par  le  monde,  il  existe  encore  quel- 
ques bons  protestants  qui  ne  seraient  pas  loin  de  rati- 
fier la  condamnation  de  VEmile.  Mais  leur  nombre  dé- 
croît. Le  procès  a  été  revisé.  Genève  s'est  rétractée.  Au 
moment  où,  en  1878,  on  célébrait  le  centenaire  de  la 
mort  de  Rousseau,  le  professeur  Auguste  Bouvier  pro- 
nonça un  éloquent  discours  qui  fut  une  véritable  réha- 
bilitation ^  L'orateur  rappelait,  en  l'approuvant,  —  sauf 
l'exagération  de  la  phrase  —  la  parole  du  condamné  : 
«  Si  les  ministres  avaient  connu  et  aimé  la  religion,  à 
la  publication  de  mon  livre,  ils  auraient  poussé  de  con- 
cert un  cri  de  joie,  ils  se  seraient  tous  unis  à  moi  qui 
n'attaquais  que  leurs  adversaires  ».  Parlant  au  nom  de 
V Union  nationale  évangélique^  M.  le  pasteur  M.  Doret 
s'exprimait  dans  le  même  sens.  Il  reconnaissait  en  par- 
ticulier à  Rousseau  le  grand  mérite  d'avoir  «  saisi  le 
véritable  fondement  de  la  foi  individuelle  et  replacé 
l'apologie  du  christianisme  sur  son  véritable  terrain, 
celui  du  sens  intime-  ». 

Depuis  1878,  la  pensée  protestante   n'a   cessé  d'évo- 
luer dans  le  sens  des  idées  religieuses  de  Rousseau  et  il 


'  Rousseau  jugé  par  les  Genevois  d'aujourd'hui,  Genève,  Jules  Sandoz, 
1879,  r-  '99  ^^  suiv. 

2  Jean-Jacques  Rousseau,  sa  vie,  ses  idées  religieuses.  Deux  conféren- 
ces par  M.  Doret,  pasteur,  Genève,  Chcrbuliez,  1878,  p.  104.  Cinq  ans 
après  le  Centenaire,  en  i883,  M.  Charles  Borgeaud  publiait  sa  thèse  de 
doctorat  J.  J.  Rousseau's  Religions  philosophie.  Ce  beau  travail  conserve 
aujourd'hui  sa  valeur. 


PERSONNALITÉ  RELIGIEUSE  DE  J.   J.    ROUSSEAU  lOJ 

est  naturel  que  la  mémoire  de  Rousseau  lui-même  en 
ait  bénéficié.  De  plus  en  plus  nombreux  sont  les  esprits 
qui  voient  en  lui  un  précurseur.  Et,  récemment,  l'or- 
gane le  plus  autorisé  du  calvinisme  genevois  publiait, 
à  propos  de  l'ouvrage  de  Gaspard  Vallette,  un  article 
aboutissant  à  montrer  que  l'auteur  de  VEmile  «  est  à 
l'entrée  de  l'avenue  de  la  pensée  religieuse  moderne, 
comme  il  est  à  l'entrée  de  toutes  les  avenues  où  che- 
mine l'humanité  de  notre  temps ^  ». 

Nul,  à  coup  sur,  ne  songe  plus  à  aller  chercher  les 
éléments  d'une  théologie  dans  la  Profession  de  foi  du 
Vicaire  savoyard.  Rousseau  lui-même  ne  l'eût  pas 
voulu.  Ne  disait-il  pas  que,  si  l'on  convoquait  un  con- 
grès pour  établir  les  principes  d'une  religion  naturelle, 
il  faudrait  en  exclure  les  théologiens  ?  Ce  que  nous  lui 
devons,  c'est  une  orientation  nouvelle  du  sentiment  re- 
ligieux. Son  influence  dépasse  la  sphère  superficielle 
des  idées.  Il  a  provoqué,  ou  tout  au  moins  annoncé. 
une  révolution  de  la  sensibilité,  et  c'est  bien  l'action  la 
plus  décisive  qu'un  homme  puisse  avoir  sur  ses  sem- 
blables. Lui-même  a  «  senti  avant  de  penser»,  comme 
il  le  dit  au  début  des  Confessions.  Toutes  ses  idées 
peuvent  se  ramener  aux  raisons  du  cœur,  puisqu'à  l'en 
croire,  «  la  raison  prend  à  la  longue  le  pli  que  le  cœur 
lui  donne  ». 

Pour  juger  de  Rousseau  et  de  son  influence,  on  doit 
donc  s'arrêter  au  sentiment  plus  qu'à  l'idée,  à  la  person- 
nalité plus  qu'à  la  théorie.  Si  l'on  voulait  analyser  la 
psychologie  religieuse  de  l'auteur  de  Confessions^  il  fau- 
drait reprendre  toute  son  œuvre,  raconter  toute  sa  vie 

Semaine  Religieuse  du  21   février  1912.  Article  de  M.  Ch.  Gd. 


'208  ANNALES   DE   LA  SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

et  accroître  d'un  très  gros  livre  une  littérature  déjà 
énorme.  On  nous  excusera,  dans  cette  rapide  et  bien 
insuffisante  esquisse,  de  ne  marquer  que  par  quelques 
jalons  très  espacés  la  route  qu'il  a  parcourue.  D'autres 
plus  compétents  n'ayant  pu  se  charger  de  cette  tâche 
difficile,  nous  avons  dû  nous  rendre  aux  bonnes  raisons 
qui  nous  ont  été  données.  La  religion  de  Rousseau  ne 
pouvait  être  passée  sous  silence  dans  ce  volume  du 
Centenaire,  destiné  à  présenter  la  synthèse  de  sa  pen- 
sée. 

I 

Le  rôle  prépondérant  du  sentiment  religieux  se  ma- 
nifeste à  toutes  les  époques  décisives  de  la  vie  de 
Rousseau.  Il  serait  intéressant  d'étudier  l'hystérie  gé- 
niale de  Jean-Jacques  à  la  lueur  des  récentes  théories 
de  la  psycho-analyse  de  Freud.  Il  a  fourni  lui-même 
les  éléments  de  cette  étude  en  se  confessant  avec  tant 
de  complaisance  et  en  avouant  en  particulier  certai- 
nes aberrations  de  l'instinct  sexuel  classées  aujour- 
d'hui sous  la  rubrique  «masochisme».  Son  tempéra- 
ment est  érotico-mystique.  En  le  constatant,  nous  n'en- 
tendons nullement  porter  un  jugement  de  valeur  sur 
sa  foi  religieuse.  La  qualifier  de  »  morbide  »  ne  nous 
avancerait  pas  à  grand  chose.  A  ceux  qui  abusent  de 
cette  étiquette  commode  pour  condamner  les  idées  qui 
ne  leur  plaisent  pas  et  se  décerner  à  eux-mêmes  un 
brevet  de  bon  sens,  il  faudrait  sans  cesse  rappeler  les 
conclusions  auxquelles  était  arrivé  William  James  ^,  en 
suivant  sa  méthode  strictement  empirique  : 

'  L'Expérience  Religieuse,  traduction   Abauzit,  Paris,  Alcan,  Genève, 
Kùndig,  p.  21  à  23. 


PERSONNALITÉ   RELIGIEUSE   DE  J.    J.    ROUSSEAU  209 

Un  tempérament  de  névropathe,  quand  il  s'accompagne  d'une 
haute  capacité  intellectuelle,  peut  jouer  un  rôle  important  dans  le 
développement  de  tel  individu,  dont  on  va  disant  qu'il  frise  la  fo- 
lie, qu'il  est  toqué,  déséquilibré;  grâce  à  son  tempérament,  il 
pourra  devenir  un  homme  marquant,  exercer  une  influence  sur 
ses  contemporains...  La  combinaison  d'une  intelligence  supérieure 
et  d'un  tempérament  de  névropathe  —  qui  se  réalise  de  temps  en 
temps,  parmi  toutes  celles  que  présentent  les  facultés  humaines  — 
constitue  chez  un  individu  la  condition  la  plus  favorable  pour 
devenir  un  de  ces  génies  agissants  qu'on  inscrit  dans  les  diction- 
naires biographiques.  De  tels  hommes  ne  s'en  tiennent  pas  à  la 
simple  critique,  ni  à  la  pure  intellection;  leurs  idées  les  possè- 
dent, il  faut  qu'ils  les  impriment,  bonnes  ou  mauvaises,  dans  les 
esprits  de  leurs  contemporains  ? 

Aucun  organisme  ne  peut  procurer  à  son  possesseur  la  vérité 
totale.  Nous  souffrons  presque  tous  de  quelque  infirmité,  sinon 
de  quelque  maladie;  et  nos  infirmités  même  nous  peuvent  être 
d'un  secours  inattendu.  Dans  le  tempérament  de  névropathe, 
nous  trouvons  la  facilité  aux  émotions,  qui  est  la  condition  néces- 
saire de  la  perception  morale;  nous  trouvons  l'intensité  de  senti- 
ment et  la  tendance  à  prendre  tout  au  sérieux,  qui  sont  l'essence 
même  de  l'énergie  morale  et  de  l'activité  pratique;  nous  trouvons 
enfin  l'amour  des  idées  méthaphysiques  et  des  intuitions  mysti- 
ques, qui  emportent  l'âme  bien  loin  du  monde  sensible  et  de  ses 
intérêts  vulgaires.  N'est-il  pas  tout  naturel  que,  grâce  à  ce  tempé- 
rament, nous  puissions  pénétrer  dans  ces  recoins  mystérieux  de 
l'univers,  dans  ces  régions  de  vérité  religieuse,  où  ne  parviendra 
certes  jamais  l'épais  bourgeois  au  système  nerveux  robuste,  qui 
vous  fait  sans  cesse  tàter  ses  biceps,  et,  bombant  fièrement  sa  poi- 
trine, se  glorifie  d'avoir  une  santé  à  toute  épreuve  ? 

Si  vraiment  il  existe,  au-dessus  des  réalités  sensibles,  un  do- 
maine supérieur  d'où  puisse  découler  l'inspiration  religieuse,  il 
n'y  aurait  rien  d'impossible  à  ce  qu'une  des  principales  conditions 
pour  la  recevoir  fût  d'être  névropathe. 

Nous  avons  tenu  à  citer  cette  page  qui  nous  paraît  être 
la  meilleure  définition  de  la  nature  psychologique  de 
Rousseau  et  de  son  inspiration  religieuse.  Son  tempé- 
rament passionné,  ce  qu'on  appelle  son  «déséquilibre», 
les  écarts  de  sa  sensibilité  exaspérée,  lui  ont  permis 
précisément  de  s'élever  quelquefois,  par  bonds,  au-des- 

14 


2IO  ANNALES   DE   LA   SOCIETE  J.   J.    ROUSSEAU 

SUS  de  la  couche  de  brouillards  qui  voilait  la  lumière 
aux  tranquilles  habitants  des  plaines.  Il  était  toujours, 
lui,  ou  plus  bas  ou  plus  haut  qu'eux. 

Il  n'y  a  pas  en  nous  de  cloisons  étanches.  Nous  n'a- 
vons qu'un  cœur  pour  y  loger  toutes  nos  passions,  les 
plus  troubles  et  les  plus  pures.  Faut-il  s'étonner,  qu'à 
certaines  heures  elles  se  mélangent  d'une  manière  in- 
quiétante? Prenons  Jean-Jacques  aux  Charmettes.  C'est 
l'heure  fraîche  et  grise  qui  précède  l'aurore.  On  ne  voit 
rien  distinctement  encore,  on  pressent  un  monde  en- 
dormi qui  va  émerger  à  la  lumière.  Tout  s'éveille  à  la 
fois  dans  le  vagabond  Rousseau:  l'ardente  curiosité  de 
l'esprit,  cette  tendre  affection  pour  «  Maman  »  qui  est 
une  nuance  si  singulière  de  l'amour,  le  sentiment  de  la 
nature  et  l'adoration  de  Dieu.  Il  vit  pleinement  par 
toutes  les  puissances  de  ses  sens  et  de  son  âme.  Et  il 
combine,  avec  une  inconscience  heureuse,  les  émotions 
les  plus  diverses. 

Dans  une  des  pages  les  plus  connues  des  Confessions 
(livre  VI),  il  nous  raconte  ses  promenades  matinales, 
durant  lesquelles  il  priait,  «  élevant  son  cœur  à  l'Auteur 
de  cette  aimable  nature  dont  les  beautés  étaient  sous 
ses  yeux».  Et  il  ajoute  :  «Je  n'ai  jamais  aimé  à  prier 
dans  la  chambre  :  il  me  semble  que  les  murs  et  tous 
ces  petits  ouvrages  des  hommes  s'interposent  entre  Dieu 
et  moi».  Rousseau  tout  entier  est  là  déjà  :  aversion 
pour  tout  ce  qu'il  y  a  d'artificiel  dans  la  vie  de  l'homme 
civilisé,  passion  de  la  solitude  au  sein  de  la  nature  in- 
violée, sentiment  du  divin*.   Il   faut  que  l'homme,  dé- 

1  Sur  la  parenté  du  sentiment  de  la  nature  et  du  sentiment  religieux 
chez  Rousseau,  voir  Harald  HôtTding,  Rousseau  und  seine  Philosophie, 
Stuttgart,  Fromans,  p.  i23. 


PERSONNALITÉ   RELIGIEUSE   DE  .T.   .1.    ROUSSEAU  211 

formé  par  les  tares  sociales,  retourne  à  la  nature  pour 
y  retrouver  Dieu  et  s'y  retrouver  lui-même,  dans  sa  pu- 
reté originelle. 

Après  ces  moments  de  pieuse  extase,  Jean-Jacques 
s'en  va  surprendre  a  Maman  »  dans  son  lit  et  il  l'em- 
brasse «avec  innocence)),  à  ce  qu'il  nous  assure.  Inno- 
cence d'une  espèce  bien  particulière  qui  lui  permit  de 
partager  fraternellement  avec  un  domestique  les  faveurs 
d'une  femme  dont  le  cœur  était  aussi  large  que  l'esprit, 
à  tel  point  qu'«elle  eût  couché  tous  les  jours  avec  vingt 
hommes  en  repos  de  conscience  et  sans  même  en  avoir 
plus  de  scrupules  que  de  désirs  ». 

yime  ^Q  Warens  avait  le  don  de  propager  autour  d'elle 
le  repos  de  sa  conscience  ou,  si  l'on  veut,  la  sérénité 
de  son  inconscience.  C'est  au  sein  d'une  paix  édénique 
que  Rousseau  sent  son  intelligence  s'éveiller  et  qu'il 
cueille  avec  avidité  les  fruits  de  la  connaissance,  com- 
blant par  des  lectures  désordonnées  les  lacunes  de  son 
éducation.  Le  sentiment  du  péché  ne  le  trouble  en  rien. 
Sa  vie  aventureuse  semble  avoir  effacé  en  lui  toute  trace 
de  «  scrupule  protestant  ».  S'il  a  des  élans  religieux,  il 
n'est  pas  chrétien.  Il  ne  le  sera  jamais  qu'à  demi. 

A  ce  moment-là,  il  passe  par  une  crise  de  neuras- 
thénie. Des  idées  noires  le  hantent,  à  tel  point  qu'il 
se  croit  près  de  sa  mort.  C'est  de  cette  époque,  sans 
doute,  que  date  la  Prière  reproduite  dans  son  texte 
intégral  par  les  soins  de  M.  Théophile  Dufour,  au 
premier  volume  des  Annales'^.  Pensant  comparaître 
bientôt  devant  le  souverain  juge  ^,  Rousseau  a  fait  son 

1  p.  224  et  suivantes. 

2  La  crainte  de  la  damnation  l'avait  poursuivi  dans  son  enfance.  Pour 
savoir  s'il  serait  damné  ou  non,  il  jetait  des  pierres  contre  un  arbre,  ce 
qui  était  une  manière  de  jouer  à  pile  ou  face  son  salut  éternel. 


212  ANNALES   DE   LA  SOCIETE  J.   J.    ROUSSEAU 

examen  de  conscience.  Il  confesse  ses  fautes.  «  O  mon 
Dieu,  s'écrie-t-il,  pardonnez  tous  les  péchés  que  j'ai 
commis  jusqu'à  ce  jour,  tous  les  égarements  où  je  suis 
tombé...  Ma  conscience  me  dit  combien  je  suis  coupa- 
ble :  je  sens  que  tous  les  plaisirs  que  mes  passions 
m'avaient  représentés  dans  l'abandon  de  la  sagesse, 
sont  devenus  pour  moi  pires  que  l'illusion  et  qu'ils  se 
sont  changés  en  d'odieuses  amertumes...  Je  suis  péné- 
tré de  regret  d'avoir  fait  un  si  mauvais  usage  d'une  vie 
et  d'une  liberté  que  vous  ne  m'aviez  accordées  que 
pour  me  donner  les  moyens  de  me  rendre  digne  de  l'é- 
ternelle félicité  ». 

La  prière  se  termine  par  de  solennels  engagements 
que  Rousseau  prend  pour  la  réforme  de  sa  vie  morale. 
On  y  voit  déjà  apparaître  sa  tendance  pragmatiste.  A 
coup  sûr,  quoiqu'elle  ait  été  écrite  auprès  de  la  femme 
qui  avait  provoqué  sa  conversion,  on  ne  saurait  y  dé- 
couvrir, quoi  qu'on  en  ait  dit,  aucune  trace  de  catholi- 
cisme^, si  ce  n'est  que  Jean-Jacques  a  pris  l'habitude 
de  dire  vous  au  bon  Dieu,  comme  les  catholiques,  au  lieu 
de  lui  dire  tu,  comme  les  protestants.  Avec  bien  plus  de 
raison,  M.  Sayous  avait  vu  là  un  prône  genevois.  Dans 
les  accents  de  cette  éloquence  grave,  périodique  et  un 
peu  redondante,  on  peut  discerner  les  balbutiements 
du  génie  littéraire  de  Rousseau.  La  première  belle  page 
qu'il  ait  écrite  est  une  prière,  ce  qui  est  bien  significa- 
tif. Il  faut  ajouter  qu'il  est  difficile  de  constater  immé- 

'  Dans  sa  suggestive  é\.\idc,  M agny  et  le  yiétisme  romand,  M.  Eugène 
Ritter  montre  que  l'influence  de  M"""  de  Warens  n'a  pas  été  purement  ca- 
tholique. Elle  se  souvenait  des  enseignements  reçus  dans  sa  jeunesse. 
«  Magny  et  M'""  de  Warens,  dit  M.  Ritter,  ont  été  les  intermédiaires  par 
lesquels  un  écho  des  idées  de  Spener,  le  chef  du  mouvement  piétiste 
allemand  à  la  fin  du  dix-septième  siècle,  est  arrivé  jusqu'à  l'auteur  de 
y  Emile.  » 


PERSONNALITÉ  RELIGIEUSE  DE  J.   J.    ROUSSEAU  21  3 

diatement  dans  la  vie  de  Jean-Jacques  les  effets  des 
saintes  résolutions  qu'il  avait  prises  en  une  heure  d'in- 
quiétude. La  crise  qu'il  traversa  alors  ne  fut  que  passa- 
gère. 

II 

Autrement  profonde  et  décisive  fut  la  crise  à  forme 
foudroyante  qui,  sur  la  route  de  Vincennes,  terrassa 
Rousseau,  et,  dans  un  éblouissement,  lui  révéla  à  la 
fois  son  génie  et  sa  vérité  ^  Vinet,  à  ce  propos,  n'avait 
pas  craint  de  prononcer  le  mot  de  «conversion».  Il  faut 
l'entendre  au  sens  que  lui  donne  la  psychologie  mo- 
derne. 

On  s'est  trompé  aussi  lourdement  au  sujet  de  cette 
conversion  de  Rousseau  que  de  celle  de  Pascal.  N'a-t- 
on pas  réédité,  de  nos  jours  encore,  l'absurde  légende 
du  paradoxe  sur  l'effet  pernicieux  de  la  civilisation, 
suggéré  par  Diderot  à  Rousseau  et  exploité  ensuite 
systématiquement  par  un  rhéteur  voulant  faire  figure 
de  personnage  original  ?  Une  grande  œuvre  qui  a  exer- 
cé une  action  si  formidable  sur  la  pensée  humaine 
peut-elle  s'expliquer  par  un  mensonge  initial  ?  Ne  doit- 
on  pas  chercher  autre  chose  ? 

La  brusque  éclosion  du  génie  révolutionnaire  de 
Rousseau  me  fait  songer  à  certains  cataclysmes  de  la 
nature  alpestre.  Sous  la  surface  lisse  et  froide  d'un  gla- 
cier, une  poche  se  forme,  grossie  par  les  eaux  qui,  goutte 
à  goutte,  filtrent  à  travers  les  crevasses.  De  jour  en  jour 

>  Ainsi  que  l'a  fait  observer  M.  Eugène  Ritter  {Annales,  t.  VII,  p.  97), 
Ignace  de  Loyola  a  vécu  une  heure  toute  semblable,  au  cours  d'une 
promenade  près  de  Manrèse.  Comme  il  s'était  assis  au  bord  d'une  ri- 
vière, une  brusque  clarté  se  fit  en  lui.  Et  sa  vocation  lui  fut  révélée. 


2  14  ANNALES    DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

la  poche  grossit  sans  que  rien  au  dehors  révèle  sa  pré- 
sence. Elle  est  bientôt  un  lac  intérieur  contenu  par  une 
paroi  de  glace  sans  cesse  amincie.  Une  dernière  goutte 
rompt  l'équilibre.  La  paroi  cède.  La  masse  d'eau  se 
précipite  en  tombant  vers  la  vallée,  brisant  tout  ce  qui 
lui  résiste,  emportant  dans  sa  course  rocs  et  sapins. 
Telle  m'apparaît  la  conversion  de  Rousseau,  et  toute 
son  œuvre  qui  en  découle  directement,  cette  œuvre 
d'une  puissance  telle  qu'elle  frappe  M.  Jules  Lemaitre 
lui-même  «  d'une  sorte  d'horreur  sacrée.  » 

Dans  son  Rousseau  genevois^  Gaspard  Valette  a  exac- 
tement déterminé  la  nature  et  les  résultats  de  cette  crise. 
M.  Gerhard  Gran  était  arrivé  de  son  côté  à  des  conclu- 
sions semblables,  ainsi  qu'en  témoigne  la  remarquable 
étude  sur  la  Ctnse  de  Vincennes  que  les  Atifiales  ont 
reproduite  dans  leur  tome  VIL  ^ 

*  Avant  la  publication  de  l'étude  de  M.  Gran,  nous  avions  de  notre  côté 
abordé  cette  question  au  mênae  point  de  vue  dans  un  article  intitulé 
la  Conversion  de  Rousseau  (Foi  et  vie,  i"  janvier  191 1).  Notre  exposé, 
auquel  nous  nous  référons  ici,  coïncide  en  partie  avec  celui  de  M.  Gran. 
Il  s'en  écarte  cependant  sur  un  point  essentiel.  Avec  raison,  M.  Gran 
explique  la  conversion  de  Rousseau  par  une  soudaine  irruption  de  sa 
vie  subconsciente.  Cela  est  conforme  aux  méthodes  de  la  psychologie 
actuelle  et  en  particulier  de  William  James.  Mais  M.  Gran  va  plus  loin 
que  James  dans  l'interprétation  de  ce  phénomène  de  la  conversion.  Il 
le  réduit  à  son  élément  subjectif  et  semble  exclure,  si  nous  l'entendons 
bien,  toute  possibilité  d'intervention  d'une  puissance  extérieure.  Autre 
est  la  position  de  James.  Voici  comment  le  psychologue  américain  s'ex- 
prime au  début  de  son  chapitre  sur  la  conversion  :  «  Quand  l'âme,  après 
une  lutte  intérieure  où  dominait  le  sentiment  de  sa  faiblesse  et  de  sou 
malheur,  trouve  le  bonheur  et  l'harmonie  dans  l'intuition  des  réalités 
religieuses,  nous  appelons  ce  passage,  lent  ou  rapide,  une  conversion. 
Cette  définition  n'implique  pas,  mais  n'exclut  pas  non  plus  l'intervention 
directe  d'une  puissance  divine  dans  la  régénération  morale  que  nous  sai- 
sissons sur  le  fait.  »  (Expérience  religieuse,  traduction  Abauzit,  page 
160.) 

Du  point  de  vue  de  la  psychologie  expérimentale,  James  estime  n'a- 
voir pas  besoin  de  l'hypothèse  de  cette  intervention  divine.  Par  contre, 
personnellement,    il    l'admet    à    titre    de    surcroyance.     «  Le   converti, 


PERSONNALITÉ  RELIGIEUSE  DE  J.   J.   ROUSSEAU  21  5 

Les  impressions  religieuses  des  Gharmettes  s'étaient 
dissipées.  Rousseau  ne  vivait  plus  en  contact  avec  la  na- 
ture. Il  n'était  plus  lui-même.  Il  s'efforçait  de  se  con- 
formier  et  de  devenir  Parisien.  Bien  maladroitement,  il 
serinait  les  antiennes  encyclopédiques  et  faisait  de  son 
mieux  pour  imiter  les  grâces  légères  de  la  société  fran- 
çaise. Sa  conversion  eut  —  comme  toutes  les  conver- 
sions —  pour  effet  de  l'arracher  à  sa  vie  fausse,  et  de 
le  rejeter  en  plein  courant  de  sa  vie  vraie.  Il  eut  lui- 
même  le  sentiment,  comme  il  le  dira  plus  tard  dans  ses 
Rêveries^  qu'à  cette  heure  solennelle,  «  le  sort  de  son 
âme  était  en  jeu  ».  Le  salut  pour  lui  était  de  «  secouer 
le  joug  dogmatique  des  philosophes  du  jour»  et  d'avoir 
cette  audace  inouïe  d'être  lui-même,  distinct  et  diffé- 
rent, lui  seul  contre  tous.  C'est  dans  une  expérience 
religieuse  ayant  le  caractère  d'une  «  révélation  »  qu'il 
trouve  la  force  de  se  confier  en  son  génie  et  de  s'op- 
poser à  toutes  les  puissances  du  siècle.  Ce  génie  mê- 
me fut  une  obéissance  à  un  ordre  intérieur,  obéis- 
sance   héroïque   qui  étonne    d'un    homme    jusqu'alors 

nous  dit-il,  arrive  à  se  rendre  compte  que  ce  moi  supérieur  fait  par- 
tie de  quelque  chose  de  plus  Grand  que  lui,  mais  de  même  nature  :  quel- 
que chose  qui  agit  dans  l'univers  en  dehors  de  lui,  qui  peut  lui  venir 
en  aide,  et  s'offre  à  lui  comme  un  refuge  suprême  quand  son  être  infé- 
rieur a  fait  naufrage  »  (ibid.,  p.  424). 

Sans  vouloir  imposer  à  qui  que  ce  soit  cette  croyance,  James  a  le 
sentiment  que  l'intuition  du  converti  n'est  pas  illusoire.  «  Tout  ce  que 
je  sais,  tout  ce  que  je  sens,  dit-il,  tend  à  me  persuader  qu'en  dehors  du 
monde  de  notre  pensée  consciente,  il  en  existe  d'autres  où  nous  pui- 
sons des  expériences  capables  d'enrichir  et  de  transformer  notre  vie;  ei 
bien  qu'en  somme  la  vie  humaine  reste  distincte  de  ces  énergies  supra- 
mondaines,  il  y  a  pourtant  des  moments  où  elles  s'infiltrent  en  elle.  En 
étant  fidèle,  dans  la  mesure  de  mes  forces,  à  cette  surcroyance,  il  me 
semble  assainir  mon  cœur  et  mon  esprit  »  (ibid.,  436). 

Nous  partageons  cette  «surcroyance»  et,  en  étudiant  la  vie  de  Rous- 
seau, il  nous  semble,  y  discerner  à  plusieurs  reprises  l'intervention 
«  d'un  plus  Grand  que  lui.  » 


2l6  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

faible,  irrésolu,   sans    constance,  sans  volonté  morale. 

Voilà  bien  Rousseau  converti,  c'est-à-dire,  au  sens 
propre  du  mot,  orienté  dans  une  direction  nouvelle, 
sans  qu'il  y  ait  eu  de  sa  part  repentir  profond  de  ses 
fautes  passées,  ni,  par  conséquent,  régénération  morale 
complète.  Malgré  ses  défaillances  criminelles,  il  suivra 
sa  voie  jusqu'au  bout.  Avec  quel  sérieux  tout  calviniste 
il  cherche  dès  le  début  à  conformer  non  seulement  sa 
pensée,  mais  sa  vie  à  la  règle  qui  lui  a  été  imposée!  En 
bon  protestant,  il  commence  par  faire  son  examen  de 
conscience.  Il  repousse  toutes  les  tentations  qui  assiè- 
gent sa  Jeune  gloire,  il  résiste  à  la  troublante  beauté  de 
Mme  de  Chenonceaux,  il  refuse  la  pension  que  le  roi 
veut  lui  offrir.  Son  travail  de  copiste  le  fera  vivre  dans 
l'austère  simplicité  de  l'âge  d'or.  «  Plus  d'épée,  nous 
dit  M.  Vallette,  plus  de  montre,  plus  de  bas  blancs,  de 
dorure,  de  coiffure  élégante,  et  bientôt,  sacrifice  suprê- 
me, plus  de  linge  fin.  Une  perruque  rude,  toute  simple, 
un  gros  habit  de  drap.  Voilà  pour  le  dehors.  »  Il  sem- 
ble que  Rousseau  tienne  à  honneur  de  se  soumettre  aux 
lois  somptuaires  de  sa  cité.  Et,  de  fait,  sa  conversion, 
en  le  ramenant  à  sa  nature  vraie  que  sa  vie  en  Savoie 
et  à  Paris  avait  modifiée  en  surface,  a  pour  effet  de  lui 
rendre,  à  l'état  pur,  son  caractère  genevois. 

Devenu  l'homme  à  la  mode,  il  se  cache  dans  son  coin, 
rabroue  les  fâcheux,  refuse  les  présents,  tourne  le  dos 
aux  gens  trop  polis  et  prétend  n'en  faire  qu'à  sa  tête. 
«Il  a  de  l'humeur  comme  un  dogue»,  dit  Duclos.  Et  si 
lui-même,  observe  M.  Vallette,  «  juge  cette  attitude  extrê- 
mement contraire  à  sa  nature,  nous  pensons,  nous,  qu'il 
dut  en  trouver  aisément  le  secret  dans  le  fond  incons- 
cient de  sa  nature  d'avenaire  genevois  ».  Les  Parisiens 


PERSONNALITÉ  RELIGIEUSE  DE  J.   J.    ROUSSEAU  217 

n'en  reviennent  pas.  Cet  original  les  amuse  prodigieu- 
sement. Les  plus  bienveillants  le  traitent  d'ours,  comme 
Mme  d'Epinay.  Pour  les  autres  il  est,  ou  bien  un  fou, 
ou  bien  un  charlatan,  ou  bien  encore  un  charlatan  à  de- 
mi fou.  Et  c'est  l'opinion  que  professent  encore  en 
France  des  critiques  autorisés.  Pour  nous,  Genevois, 
nous  avons  si  bien  l'habitude  de  rencontrer  des  fous  de 
ce  genre-là  que  toute  notre  indulgence  leur  est  acquise. 
L'humeur  de  dogue  de  Rousseau  n'est,  à  nos  yeux,  que 
la  légitime  self-défense  d'une  personnalité  forte. 

Rousseau  n'a  malheureusement  pas  décrit  avec  une 
précision  suffisante  tout  ce  qu'il  a  éprouvé  durant  cette 
crise  mémorable.  Il  nous  en  a  laissé  des  récits  faits  à 
distance,  et  d'une  teinte  poétique,  dans  les  Confessiotts^ 
la  seconde  lettre  à  Malesherbes  et  le  second  Dialogue. 
Deux  documents  pourtant  nous  donnent  un  témoignage 
plus  immédiat  et  dont  il  faut  tenir  compte.  C'est  avec 
raison  que  M,  Vallette  les  a  mis  en  relief.  Le  premier, 
la  Parabole  (lySo),  a  été  écrit  par  Mme  d'Epinay  d'après 
une  conversation  avec  le  philosophe  genevois.  Le  se- 
cond, le  morceau  sur  la  Révélation  avait  longtemps  pas- 
sé pour  une  œuvre  de  vieillesse.  Les  récents  travaux  de 
MM.  Eugène  Ritter  et  Théophile  Dufour  l'ont  replacé 
à  sa  véritable  date,  entre  lySo  et  1753.  ^  Et  cette  recti- 
fication de  date  m.odifie  ce  qu'on  avait  dit  jusqu'ici  sur 
le  développement  religieux  de  Rousseau.  Les  études 
d'Ernest  Naville  et  de  Louis  Thomas  doivent  être  mo- 
difiées sur  ce  point.  Ce  qu'ils  avaient  mis  au  terme  de 
l'évolution  religieuse  de  Jean-Jacques  doit  être  placé  au 
début.  Rousseau  ne   devint  pas   chrétien  à  la  onzième 

»  On  sait  que  ce  fut  en    lySo   que   l'Académie   de  Dijon  couronna   le 
premier  Discours. 


2l8  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

heure,  comme  le  bon  larron.  Il  l'était  déjà  par  le  senti- 
ment au  lendemain  de  sa  «  conversion  ». 

Il  est,  à  vrai  dire,  assez  difficile  de  se  rendre  compte 
de  ses  sentiments  réels  d'après  ces  deux  écrits  qui  sont 
d'une  forme  entortillée  et  laborieusement  allégorique. 
On  sent  l'extrême  difficulté  que  Rousseau  éprouve  à 
exprimer  ses  intuitions  religieuses,  si  neuves,  et  qui  ne 
pouvaient  être  transcrites  dans  la  phraséologie  apprise. 
C'était  un  langage  nouveau  à  créer.  Il  était  impossible  que 
Rousseau  y  parvînt  d'emblée.  Ses  ennuyeuses  allégories 
ne  traduisent  que  bien  incomplètement  sa  pensée.  Pour- 
tant dans  V Allégorie^  sous  une  forme  fictive,  il  décrit, 
semble-t-il,  avec  plus  de  précision  qu'il  ne  le  fera  dans 
les  Confessions,  ce  qu'il  éprouva  lorsqu'un  rayon  de 
lumière  vint  tout  à  coup  frapper  son  esprit  et  lui  dévoi- 
ler «  ces  sublimes  vérités  qu'il  n'appartient  pas  à  l'hom- 
me de  connaître  par  lui-même  et  que  la  raison  humaine 
sert  à  confirmer  sans  servir  à  les  découvrir  ». 

Un  nouvel  univers  s'offrit  pour  ainsi  dire  à  sa  contemplation  ;  il 
aperçut  la  chaîne  invisible  qui  lie  entre  eux  tous  les  êtres  ;  il  vit 
une  main  puissante  étendue  sur  tout  ce  qui  existe  ;  le  sanctuaire 
de  la  nature  fut  ouvert  a  son  entendement  comme  il  l'est  aux  in- 
telligences célestes,  et  toutes  les  plus  sublimes  idées  que  nous 
attachons  à  ce  mot:  Dieu,  se  présentèrent  à  son  esprit.  Cette  grâce 
fut  le  prix  de  son  sincère  amour  pour  la  vérité  et  de  la  bonne  foi 
avec  laquelle,  sans  songer  à  se  parer  de  ses  vaines  recherches,  il 
consentait  à  perdre  la  peine  qu'il  avait  prise  et  à  convenir  de  son 
ignorance  plutôt  que  de  consacrer  ses  erreurs  aux  yeux  des  autres 
sous  le  beau  nom  de  philosophie.  A  l'instant,  toutes  les  énigmes 
qui  l'avaient  si  fort  inquiété,  s'éclaircirent  à  son  esprit.  Le  cours 
des  cieux,  la  magnificence  des  astres,  les  rapports  de  convenance 
et  d'utilité  qu'il  remarquait  entre  eux,  le  mystère  de  l'organisation, 
celui  de  la  pensée,  en  un  mot,  le  jeu  de  la  machine  entière,  tout 
devint  pour  lui  possible  à  concevoir  comme  l'ouvrage  d'un  être 
puissant,  directeur  de  toutes  choses  ;  et  s'il  lui  restait  quelques 
difficultés  qu'il  ne  pût  résoudre,  leur  solution  lui  paraissant  plutôt 


PERSONNALITÉ  RELIGIEUSE  DE  J.   J.    ROUSSEAU  219 

au-dessus  de  son  entendement  que  contraire  à  sa  raison,  il  s'en 
fiait  au  sentiment  intérieur  qui  lui  parlait  avec  tant  d'énergie  en 
faveur  de  sa  découverte,  préférablement  à  quelques  sophismes 
embarrassants  qui  ne  tiraient  leur  force  que  de  la  faiblesse  de  son 
esprit. 

Deux  points  surtout  sont  à  retenir  dans  cette  page. 
Rousseau  fait  appel  à  ce  sentiment  intérieur  qui  devien- 
dra le  fondement  invariable  de  sa  philosophie  reli- 
gieuse. Il  l'oppose  à  l'intellectualisme  des  philosophes 
et  à  leurs  sophismes  orgueilleux.  En  second  lieu  nous 
voyons  qu'ici  encore  le  sentiment  religieux  de  Jean-Jac- 
ques s'allie  intimement  au  sentiment  naturiste.  Sa  ré- 
vélation n'est  pas  d'ordre  purement  moral.  Elle  s'ac- 
compagne d'une  vision  de  l'univers.  Elle  coïncide  exac- 
tement avec  la  définition  que  le  Dr.  R.  M.  Bucke  nous 
a  donnée  et  qu'il  appelle  «  la  Conscience  cosmique  »  ^  : 

Les  caractères  de  la  conscience  cosmique,  c'est  avant  tout  la 
conscience  du  cosmos,  c'est-à-dire  de  la  vie  et  de  l'ordre  du  mon- 
de ;  c'est  en  même  temps  une  illumination  intellectuelle  qui  suf- 
fit seule  à  faire  passer  l'individu  dans  une  nouvelle  sphère  d'exis- 
tence, et  fait  de  lui  le  représentant  d'une  espèce  nouvelle  ;  c'est 
encore  un  état  indescriptible  d'exaltation  morale  et  d'allégresse, 
un  aiguisement  du  sens  moral,  aussi  manifeste  et  plus  important 
que  l'illumination  de  l'intelligence  ;  c'est  enfin  ce  qu'on  pourrait 
appeler  un  sentiment  de  l'immortalité,  la  conscience  d'une  vie 
éternelle  ;  je  ne  dis  pas  la  conviction  d'une  vie  future,  mais  la 
conscience  d'une  éternité  présente. 

La  conversion  de  Rousseau  n'a  rien  de  commun  avec 
celle  de  Pascal.  Son  centre  n'est  pas  dans  la  conscience 
morale.  Elle  a  bien  ce  caractère  indiqué  par  Bucke 
d'une  illumination  intellectuelle  qui  suffît  seule  à  faire 
passer  Vindividu  dans  une  nouvelle  sphère  d'existence  et 

1  My  Quest  foi-  God,  London  1897,  I,  268  et  suiv.  (cité  par  James, 
Expérience  religieuse.,  p.  337.) 


220  ANNALES  DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

fait  de  lui  le  T-eprésenta?it  d'une  espèce  7iouvelle.  Avec 
quelle  exactitude  cette  phrase  s'applique  à  Rousseau  ! 
Pourtant  un  élément  chrétien  se  mêle  à  sa  conversion 
dont  le  résultat  sera  de  lui  donner  le  courage  de  «  con- 
fesser Dieu  en  face  des  philosophes.  »  Et  V Allégorie  se 
termine  par  une  vision  du  Christ.  Quoiqu'il  soit  vêtu 
comme  un  artisan,  Jésus  a  un  aspect  imposant  et  doux. 
Son  maintien  modeste  a  quelque  chose  de  sublime  où 
la  simplicité  s'allie  à  la  grandeur.  Une  voix  retentit  dans 
les  airs  et  annonce  :  «  C'est  ici  le  fils  de  l'homme;  les 
cieux  se  taisent  devant  lui,  terre,  écoutez  sa  voix  ».  Et 
lui-même,  d'un  ton  de  tendresse  qui  pénètre  l'âme,  dit 
ces  mots  :  «  O  mes  enfants,  je  viens  guérir  et  expier  vos 
erreurs  ;  aimez  celui  qui  vous  aime  et  connaissez  celui 
qui  est.  On  sent  que  le  langage  de  la  vérité  ne  lui  coûte 
rien,  parce  qu'il  en  a  la  source  en  lui-même.  » 

Ainsi,  dès  l'époque  de  sa  conversion,  la  pensée  reli- 
gieuse de  Rousseau  aboutit  à  la  glorification  de  la  per- 
sonne du  Christ  et  de  son  enseignement.  M.  Vallette 
observe  avec  raison  que  VAllégorie  est  une  première 
ébauche  de  la  Profession  de  foi  du  Vicaire  savoyard. 
On  y  distingue  également  trois  étapes  :  doute  philoso- 
phique respectueux,  religion  naturelle,  christianisme 
enfin,  non  pas  dogmatique,  mais  moral  par  la  base  et 
sentimental  par  l'expression  poétique.  Parlant  de  ce 
songe  allégorique,  Sainte-Beuve  disait  déjà  que  Rous- 
seau fut  «  chrétien  d'instinct,  de  sentiment  et  de  désir.  » 
Et  il  ajoutait  :  «  Ce  n'est  pas  jouer  sur  les  mots  que 
de  dire  qu'au  milieu  de  son  siècle  et  entre  les  philoso- 
phes ses  contemporains,  Rousseau  a  été  relativement 
chrétien.  » 

Nous  savons,  certes,  ce  que  ce  christianisme  eut  d'in- 


PERSONNALITÉ   RELIGIEUSE   DE  J.   J.    ROUSSEAU  221 

complet.  Les  théologiens  n'y  retrouvent  pas  trace  du 
«  péché  originel  ».  Il  est  certain  que  rien  n'est  moins 
chrétien  que  l'idée-mère  de  toute  l'œuvre  de  Rousseau  : 
l'homme  est  bon  sortant  des  mains  de  la  nature. 
Rien  n'est  plus  contraire  non  plus  à  la  vérité  scientifi- 
que. Nous  savons  bien  aujourd'hui  que  l'homme  sor- 
tant des  mains  de  la  nature  est  une  brute  sanguinaire. 
Dans  certains  crânes  de  nos  premiers  aïeux,  on  recon- 
naît des  trous  béants  faits  par  des  haches  de  silex.  L'i- 
dylle édénique  de  Rousseau  est  la  plus  inconsistante 
des  chimères. 

Mais  la  fausseté  de  ses  prémisses  fait-elle  nécessaire- 
ment tomber  ses  conclusions?  En  aucune  façon.  C'est 
le  procédé  de  démonstration  qui  est  vicieux.  L'intuition 
était  juste  et  féconde.  Au  sein  d'une  société  toute  faus- 
sée d'artifice,  à  ces  hommes  en  perruques  poudrées,  à 
ces  femmes  en  robes  à  paniers,  il  était  bon  et  conforme 
à  la  morale  chrétienne  de  prêcher  le  retour  à  une  vie 
plus  simple,  plus  normale,  plus  naturelle,  comme 
Tolstoï  l'a  fait,  avec  autant  d'éloquence  et  moins  de  suc- 
cès, aux  hommes  d'aujourd'hui. 


IV 


Toute  émotion  qui  remuait  Rousseau  jusque  dans 
les  profondeurs  de  son  être,  provoquait  en  lui  un  ré- 
veil du  sentiment  religieux.  Ainsi  à  Montmorency  sa 
passion  malheureuse  pour  M'^*"  d'Houdetot.  Déçu  par 
l'amour,  il  cherche  un  refuge  dans  un  amour  infini  et 
qui  ne  trompe  pas.  Et  c'est  bien  lui  qui,  dans  les  der- 
nières pages  de  la  Nouvelle  Héloïse,  parle  par  la  bou- 
che de  Julie,  avec  un  accent  exalté  :  «  Ne  trouvant  donc 


222  ANNALES   DE  LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

rien  ici-bas  qui  lui  suffise,  mon  àme  avide  cherche  ail- 
leurs de  quoi  la  remplir;  en  s'élevant  à  la  source  du 
sentiment  et  de  Têtre,  elle  y  perd  sa  sécheresse  et  sa 
langueur,  elle  y  renaît  et  s'y  ranime,  elle  y  trouve  un 
nouveau  ressort,  elle  y  puise  une  nouvelle  vie;  elle  y 
prend  une  autre  existence  qui  ne  tient  point  aux  pas- 
sions du  corps,  ou  plutôt  elle  n'est  plus  en  moi-même; 
elle  est  toute  dans  Têtre  immense  qu'elle  contemple,  et 
dégagée  un  moment  de  ses  entraves,  elle  se  console  d'y 
rentrer  par  cet  essai  d'un  état  sublime  qu'elle  espère 
être  un  jour  le  sien  » . 

Et  c'est  ainsi  que  prie  Rousseau  lui-même,  sans  de- 
mander à  Dieu  aucun  bien  particulier,  ni  même  aucun 
secours  moral  direct.  Ses  prières  sont  des  contempla- 
tions qui  relèvent  à  un  «  état  de  bonheur,  de  force  et 
de  liberté^  ».  Il  a  passé  l'âge  où  le  cœur  «  libre  encore, 
mais  ardent,  inquiet,  avide  de  bonheur  qu'il  ne  connaît 
pas,  le  cherche  avec  une  curieuse  inquiétude  et  croit  le 
trouver  où  il  n'est  pas  ».  Si  de  telles  illusions  peuvent 
le  séduire  encore,  elles  ne  l'abusent  plus.  Il  ne  les  suit 
qu'en  les  méprisant.  «J'aspire,  dit-il,  au  moment  où, 
délivré  des  entraves  du  corps,  je  serai  moi  sans  contra- 
diction et  sans  partage  ».  C'est  dans  ses  instants  d'ex- 
tase mystique  qu'il  se  sent  redevenir  lui-même,  pleine- 
ment, par  la  conscience  de  l'union  de  son  être  avec 
l'Etre  divin.  Il  se  rend  compte  d'ailleurs  que  ces  grands 
élans  de  l'âme  ne  sont  pas  sans  danger,  car  la  tâche 
immédiate  de  l'homme  est  de  marcher  droit  sur  le  ter- 
rain solide  de  la  vie  pratique.  Les  «  contemplations  su- 
blimes );  auxquelles  il  s'élève   parfois  ne   sont    que   des 

'  Profession  de  foi  du  Vicaire  savoyard. 


PERSONNALITE   RELIGIEUSE   DE  J.    J.    ROUSSEAU  2  2:> 

«  récréations  ».  Entendons  ce  mot  dans  son  sens  le  plus 
haut.  Au  contact  du  divin,  sa  personnalité  la  plus  haute 
est  créée  à  nouveau.  Dans  une  joie  surnaturelle,  il  re- 
prend des  forces  pour  soutenir  le  poids  de  sa  dure  vie. 
Ainsi  sa  religion  n'est  pas  une  inquiétude,  mais  un  ré- 
confort. Elle  n'a  rien  «de  rude  ni  d'anguleux^».  Lais- 
sant aux  méchants  le  Dieu  vengeur,  elle  ne  s'adresse 
qu'à  un  Dieu  de  clémence  et  de  bonté. 

Si  troublée  que  soit  extérieurement  l'existence  de 
Rousseau,  il  a  une  âme  demeurée  calme  en  ses  profon- 
deurs et  qui,  chaque  fois  qu'elle  peut  se  retrouver  elle- 
même,  à  l'abri  des  orages  des  passions,  revient  d'un 
mouvement  instinctif  à  un  état  de  paix  heureuse.  On 
le  voit  aussi  éloigné  que  possible  de  Pascal  et  de  sa 
conception  tragique  du  monde.  Ses  misères  personnel- 
les ne  lui  laissent  guère  de  trêve,  mais  elles  sont  à  ses 
yeux  fortuites.  Il  a  eu  peu  de  chance.  Il  a  rencontré 
sur  sa  route  beaucoup  de  méchants  ou  d'aveugles  qui 
l'ont  persécuté  parce  qu'ils  ne  l'ont  pas  connu.  Si  mal- 
heureux qu'il  soit,  il  ne  voit  pas  l'inévitable,  l'infinie 
détresse  de  l'homme.  L'homme  est  né  bon,  et  par  con- 
séquent heureux.  S'il  a  perdu  le  bonheur,  c'est  une  er- 
reur de  sa  part,  et  une  erreur  réparable. 

Les  malheurs  personnels  de  Rousseau,  a-t-on  dit, 
sont  venus  surtout  de  son  orgueil.  Il  est  orgueilleux 
sans  doute.  Mais  l'est-il  autant  qu'on  l'a  prétendu?  La 
phrase  du  début  des  Confessions  a  fait  à  sa  mémoire 
un  tort  incalculable.  Il  songeait  en  l'écrivant  à  ses  en- 
nemis les  Philosophes.  Se  comparant  à  eux,  il  se  ju- 
geait meilleur  qu'eux.  Il  leur  faisait  un  geste  de  défi, 

'  Lettre  de  Julie  citée  plus  haut. 


224  ANNALES   DE   LA   SOCIETE  J.   J.    ROUSSEAU 

drapé  dans  les  plis  de  sa  toge  de  vertueux  citoyen  de 
Genève.  Dans  l'intimité,  nous  le  voyons  tout  autre.  Sa 
correspondance  nous  montre  que  l'orgueil  fut  en  lui 
intermittent  et  céda  parfois  la  place  à  de  sincères  mou- 
vements d'humilité.  A  bien  des  reprises,  il  avoue  que, 
tout  en  voulant  et  en  aimant  le  bien,  il  a  le  plus  sou- 
vent fait  le  mal.  Il  le  déclare  publiquement  dans  sa 
Lettre  à  V Archevêque  de  Paris  ^  En  1 764,  il  écrit  à 
M.  Philippe  Cramer  :  «  Il  faut  censurer  mes  fautes  et 
corriger  mes  erreurs,  j'en  ai  fait  beaucoup,  mais  il  faut 
aimer  mes  sentiments  parce  qu'ils  sont  bons  et  honnê- 
tes ».  Et  n'est-ce  pas  la  vérité?  Se  sentant  bon  de  na- 
ture, mais  faible  de  volonté,  il  éprouve  bien  qu'il  a 
besoin  d'un  appui  et  il  en  fait  l'aveu  à  Vernes  (lySS)  : 
«J'ai  de  la  religion,  mon  ami,  et  bien  m'en  prend;  je 
ne  crois  pas  qu'homme  au  monde  en  ait  autant  besoin 
que  moi  ». 

A  mesure  qu'il  avance  dans  la  vie,  une  lente  trans- 
formation morale  s'accomplit  en  lui.  Sa  conscience 
s'affine.  Elle  devient  plus  ouverte  au  repentir.  Ce  n'est 
pas  sans  raison  que  MM.  Emile  Faguet  et  Bernard 
Bouvier  ^  ont  insisté  sur  les  remords  qu'il  a  eus  de  l'a- 
bandon de  ses  enfants.  Les  témoignages  abondent  : 
rappelons  l'aveu  public  du  premier  livre  de  YEmile^ 
répété  dans  les  Confessions  et  les  Rêveries^  et  confirmé 
par  de  nombreux  passages  de  la  correspondance,  a  II 
ne  pouvait,  dit  M.  Faguet,  entendre  parler  d'enfants, 
être  interrogé  sur  la  question  s'il  avait  eu  des  enfants. 


>  «  Je  suis  demeuré  toujours  le  même,  simple  et  bon,  mais  sensible  et 
faible,  faisant  souvent  le  mal  et  toujours  aimant  le  bien  ». 

■  Dans  les  dix  conférences  qu'il  vient  de  faire  sur  Rousseau  à  l'Aula 
de  l'Université  de  Genève. 


PERSONNALITÉ  RELIGIEUSE   DE  J.    J.    ROUSSEAU  225 

voir  des  enfants  sans  entrer  dans  de  noires  mélanco- 
lies». Et,  vers  la  fin  de  sa  vie,  il  laisse  échapper  ce 
cri  si  émouvant  :  «  Oh,  si  j'avais  encore  quelques  mo- 
ments de  pures  caresses,  qui  vinssent  du  cœur,  ne  fut- 
ce  que  d'un  enfant  en  jacquette!...  »  Il  paraît  bien  cer- 
tain que  le  sentiment  de  culpabilité  que  Rousseau  a  eu 
jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  pour  ce  qu'il  a  justement  appelé 
son  crime^  a  contribué  à  purifier  et  à  approfondir  sa  vie 
intérieure. 

On  ne  voit  pas  pourtant  que  ce  sentiment  lui  ait 
jamais  inspiré  le  désir  de  réparer  ses  torts  en  tentant 
des  démarches  —  inutiles  peut-être  —  pour  retrouver 
les  enfants  qu'il  disait  regretter  tant.  Plutôt  cherchait- 
il  à  se  tranquilliser  par  la  pensée  qu'il  valait  encore 
mieux  pour  eux  vivre  dans  un  état  obscur  et  sans  con- 
naître leur  père  que  partager  les  amertumes  de  sa 
vie.  Ne  peut-on  pas  lui  appliquer  à  lui-même  les  paro- 
les qu'il  prête  à  Julie  :  «  Mon  repentir  même  est  exempt 
d'alarmes  ;  mes  fautes  me  donnent  moins  d'effroi  que 
de  honte;  j'ai  des  regrets  et  non  des  remords  »  ? 

Apologiste  de  la  conscience,  Rousseau  est  certes  loin 
d'être  un  inconscient.  Cependant  il  n'a  pas  assez,  ni  pour 
lui-même,  ni  pour  l'homme  en  général,  le  sentiment  du 
péché  pour  éprouver  la  nécessité  d'une  rédemption.  II 
ne  met  pas  son  unique  espoir  dans  la  Croix.  Plutôt 
compte-t-il  sur  l'indulgence  du  Père  céleste  en  qui  il  se 
confie.  Et  l'on  conçoit  que  ceux  qui  voient  dans  la  ré- 
demption l'essence  même  du  christianisme  puissent  se 
refuser  à  le  considérer  comme  un  chrétien  authentique, 
malgré  l'éclatant  hommage  rendu  par  lui  à  Jésus- 
Christ. 


15 


22()  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 


A  coup  sûr  Jean-Jacques  est-il  encore  plus  pro- 
testant que  chrétien.  Son  mysticisme  se  résout  en  mo- 
rale. L'  ((  état  d'oraison  »  que  Julie  a  décrit  n'est  pas 
pour  elle  l'essentiel  de  la  foi  religieuse.  «  11  faut  pre- 
mièrement, dit-elle,  faire  ce  qu'on  doit,  et  puis  prier 
quand  on  le  peut».  Et  il  faut  croire  ce  qui  aide  à  faire 
ce  qu'on  doit.  Laissant  la  subtile  interprétation  des 
dogmes  qu'elle  se  soucie  peu  d'entendre,  Julie  s'en 
tient  aux  j'ét^ités  de  pratique  qui  l'instruisent  de  ses  de- 
voirs. 

C'est  également  le  principe  essentiel  enseigné  par  le 
Vicaire  savoyard  à  son  jeune  disciple.  «  Le  premier 
fruit  que  je  tirai  de  mes  réflexions,  lui  dit-il,  fut  d'ap- 
prendre à  borner  mes  recherches  à  ce  qui  m'intéres- 
sait immédiatement,  à  me  reposer  dans  une  profonde 
ignorance  sur  tout  le  reste  et  à  ne  m'inquiéter  jusqu'au 
doute,  que  des  choses  qu'il  m'importait  de  savoir». 
L'intelligence  pure  n'atteint  pas  «  aux  vérités  de  prati- 
que w,  seules  essentielles.  Il  faut  recourir  en  dernier 
ressort  à  la  lumière  intérieu?^e,  à  Vassentiment  intérieur^ 
termes  synonymes  employés  fréquemment  par  Rous- 
seau. Ce  jugement  intime  est  notre  sauvegarde  natu- 
relle contre  les  sophismes  de  notre  raison. 

Ayant  donc  mis  de  côté  les  vaines  curiosités  de  l'es- 
prit et  les  dogmes  imposés  par  une  autorité  extérieure, 
le  Vicaire  poursuit  l'examen  des  connaissances  qui  in- 
téressent sa  vie  morale.  «J'ai  résolu,  dit-il,  d'admettre 
pour  évidentes  toutes  celles  auxquelles,  dans  la  sincérité 
de  mon  cœur,  je  ne  pourrai  refuser  mon  consentement, 


PERSONNALITE  RELIGIEUSE  DE  J.   J.   ROUSSEAU  227 

pour  vraies  toutes  celles  qui  me  paraîtront  avoir  une 
liaison  nécessaire  avec  les  premières  et  de  laisser  toutes 
les  autres  dans  l'incertitude,  sans  les  rejeter  ni  les  ad- 
mettre, et  sans  me  tourmenter  à  les  édairciv  quand  elles 
fie  mènent  à  rien  d'utile  dans  la  pratique.  » 

Sur  ce  point  essentiel  Rousseau  n'a  jamais  varié.  Il 
y  insiste  chaque  fois  qu'il  aborde  un  sujet  religieux.  Sa 
correspondance  en  témoigne  en  maints  endroits  : 
«  Quoique  je  sois  trop  bon  chrétien  pour  être  jamais 
catholique,  écrit-il  à  la  marquise  de  Créqui,  je  ne  m'en 
crois  pas  moins  de  la  même  religion  que  vous,  car  la 
bonne  religion  consiste  beaucoup  moins  dans  ce  qu'on 
croit  que  dans  ce  qu'on  fait  w.Et  à  un  inconnu  qui,  en 
1769,  lui  a  soumis  ses  doutes  :  «Je  pense  que  chacun 
sera  jugé  non  sur  ce  qu'il  a  cru,  mais  sur  ce  qu'il  a  fait, 
et  je  ne  crois  point  qu'un  système  de  doctrine  soit  né- 
cessaire aux  œuvres,  parce  que  la  conscience  en  tient 
lieu.  »  ^ 

Rousseau  reconnaît  d'ailleurs  que,  dans  nos  opinions, 
il  y  a  un  élément  volontaire.  Nos  croyances  sont  le  re- 
flet de  nos  secrètes  inclinations,  l'expression  de  notre 
personnalité  intime.  Si  bien  que  l'on  peut  souvent  ju- 
ger d'un  homme  d'après  ses  sentiments  purement  spé- 
culatifs. Celui  qui,  en  toute  sincérité,  obéit  aux  impul- 
sions de  son  cœur  et  de  sa  conscience  ne  peut  errer.  En 
matière  de  foi,  il  n'y  a  que  les  formules  qui  trompent, 
w  Elles  sont  autant  de  chaînes  d'iniquités,  de  faussetés, 
d'hypocrisie  et  de  tyrannie  w.   La   vérité   absolue  nous 

•  Cette  longue  lettre  écrite  par  Rousseau  sur  la  table  d'une  auberge  à 
Bourgoin,  à  une  des  époques  les  plus  troublées  de  sa  vie,  nous  paraît 
être  l'expresson  la  plus  complète,  en  même  temps  que  la  plus  directe 
et  la  plus  simple,  de  la  conception  religieuse  à  laquelle  il  aboutit  à  la 
fin  de  sa  vie.  Voir  Tédition  Musset-Pathay,  t.  XXII,  p.  124  et  suiv. 


2  28  ANNALES   DE    LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

est  inaccessible.  Mais  les  croj'ances  naïves  des  gens  du 
peuple  en  approchent  de  plus  près  que  les  spéculations 
prétentieuses  des  philosophes  et  des  théologiens.  «  J'ai 
lu,  raconte-t-il  au  livre  XII  des  Confessions^  qu'un  sage 
évêque  dans  la  visite  de  son  diocèse  trouva  une  bonne 
femme  qui.  pour  toute  prière,  ne  savait  que  dire  :  O  / 
Il  lui  dit  :  Bonne  Jîière  continue'{  de  prier  toujours  ainsi  ; 
votre prièi^e  vaut  7nieux  que  les  nôtresï).  Et  Jean-Jacques 
ajoute:  «Cette  meilleure  prière  est  aussi  la  mienne  ». 
Ce  0/  n'est-il  pas  le  résumé  de  sa  théologie?  Le  grand 
mérite  de  Rousseau  est  d'avoir  en  un  temps  d'extrême 
sécheresse  dogmatique,  rendu  au  sentiment  religieux  sa 
spontanéité,  en  brisant  la  camisole  de  force  qui  l'étouf- 
fait.  C'était  le  début  d'un  Réforme  nouvelle  qui  n'est 
pas  achevée.  Jean-Jacques  dont  les  innombrables  des- 
cendants sont  si  différents  les  uns  des  autres,  est  l'an- 
cêtre des  pragmatistes  d'aujourd'hui,  «  le  pragmatisme 
fait  homme  »,  a-t-on  dit  avec  raison.  ^ 

Mais  si  chacun  doit  être  «  jugé  non  sur  ce  qu'il  a  cru, 
mais  sur  ce  qu'il  a  fait»,  que  vaut  la  religion  de  Rous- 
seau lui-même,  mesurée  à  la  valeur  de  sa  vie  ?  Gardons- 
nous  des  jugements  rigoristes  et  absolus.  Il  n'est  pas  de 
croyance,  si  pure  soit-elle,  qui  préserve  l'homme  de  ses 
faiblesses  en  lui  conférant  une  miraculeuse  immunité. 
Il  suffit  qu'une  foi  vécue  soit  un  principe  d'amélioration. 
Or  la  vie  de  Rousseau  a  été  une  lente  et  pénible  ascen- 
sion morale.  Il  était  parti  de  si   bas.  Où  est-il  arrivé? 

Prenons-le  dans  ses  dernières  années.  Suivons  Ber- 
nardin de  Saint-Pierre  à  la  rue  Platrière.  Gravissons 
l'escalier  de   la  pauvre  maison  où  Jean-Jacques  vit  du 

'  Voir  sur  ce  sujet  Albert  Schinz,  Jean-Jacques    Rousseau,  a  Fore- 
runner  of  Pragmatism,  Chicago,  The  opcn  Court  publishing  Company. 


PERSONNALITÉ   RELIGIEUSE  DE  J.   J.    ROUSSEAU  229 

produit  de  son  métier  de  copiste.  Le  voici  à  sa  table 
de  travail  en  redingote  et  bonnet  blanc.  Deux  petits  lits 
de  cotonnade  rayée  de  bleu  et  de  blanc,  une  commode, 
une  table  et  quelques  chaises  forment  tout  le  mobilier. 
Thérèse  est  assise  et  coud  du  linge.  Un  serin  chante 
dans  sa  cage  suspendue  au  plafond.  Il  y  a  dans  l'en- 
semble de  ce  petit  ménage  «  un  air  de  propreté,  de  paix 
et  de  simplicité  qui  fait  plaisir.  » 

Rousseau  a  le  sentiment  que  sa  tâche  est  accomplie 
et  qu'il  a  gagné  le  droit  au  silence.  Cet  homme  qui, 
parti  de  si  bas,  a  connu  tous  les  enivrements  de  la 
gloire,  vit  sans  regrets  dans  Tobscurité.  «Je  suis  fils 
d'ouvrier  et  ouvrier  moi-même,  dit-il,  je  fais  ce  que  j'ai 
fait  dès  l'âge  de  quatorze  ans.  »  Et  à  Goldoni  qui  croit 
devoir  s'apitoyer  sur  son  sort  :  a  Comment  !  Vous  me 
plaignez  parce  que  je  m'occupe  à  copier?  Pensez-vous 
que  je  ferais  mieux  d'écrire  des  livres  pour  des  gens 
qui  ne  savent  point  lire  et  de  fournir  matière  d'arti- 
cles à  des  journalistes  malins?  J'aime  la  musique  avec 
passion,  je  copie  d'excellents  originaux.  Cela  me  fait 
vivre,  cela  me  divertit,  et  c'est  grandement  suffisant 
pour  moi.  »  Rousseau  était,  sans  doute,  trop  orgueil- 
leux pour  avoir  de  petites  vanités.  Qu'il  a  été  peu  hom- 
me de  lettres  !  Il  peut  se  passer  du  succès.  Ses  joies 
les  meilleures  luirestent.  Par  les  beaux  jours,  son  plai- 
sir est  de  fuir  Paris,  «  la  ville  oii  il  pue  et  où  on 
n'aime  pas  »,  a  dit  Sainte-Thérèse.  A  mesure  qu'il  ap- 
proche de  la  campagne  son  visage  devient  plus  gai  et 
plus  serein.  Comme  au  temps  de  sa  jeunesse  il  trouve 
Dieu  dans  les  champs.  Etant  monté  un  dimanche  au 
Mont-Valérien,  il  dit  à  son  ami  :  «  Ah  !  qu'on  est  heu- 
reux de  croire  !  » 


•iSo  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

Le  limon  des  passions  s'est  déposé.  Troublée  par  la 
vie  mauvaise,  Tàme  de  Rousseau  revient  à  sa  pureté 
native^.  Dans  les  intervalles  lucides  que  lui  laissent  ses 
idées  fixes,  il  est  paisible,  résigné,  confiant,  plein  de 
douceur  pour  tous  ceux  qui  l'approchent.  Et,  quand  le 
délire  de  la  persécution  le  reprend,  c'est  en  Dieu  qu*il 
cherche  un  refuge.  Dans  un  accès  de  délire,  il  s'en  va  à 
la  cathédrale  de  Notre-Dame  pour  déposer  sur  Tautel 
le  manuscrit  des  Dialogues  avec  une  lettre  où  on  lit 
cette  requête  :  ce  Protecteur  des  opprimés,  Dieu  de  jus- 
tice et  de  vérité,  reçois  le  dépôt  que  remet  sur  ton  au- 
tel et  confie  à  ta  providence  un  étranger  infortuné,  seul, 
sans  appui,  sans  défenseur  sur  la  terre  ».  Pourtant 
Rousseau  qui  n'a  jamais  cru  aux  miracles,  n'ose  espérer 
qu'il  s'en  produise  un  à  son  profit.  Si  sa  démarche  doit 
être  vaine,  il  saura  accepter,  et  il  ajoute  :  «  Puisque 
tout  doit  rentrer  dans  l'ordre,  un  jour,  il  suffit  d'atten- 
dre... J'attends  avec  confiance,  je  me  repose  sur  ta  jus- 
tice et  me  résigne  à  ta  volonté  ».  Se  croyant  abandonné 
et  pourchassé  par  les  hommes,  le  malheureux  a  encore 
une  sauvegarde.  Et  ne  peut-on  pas  penser  que  c'est  là 
ce  qui  le  préserva  de  sombrer  tout  au  fond  de  l'abîme 
de  la  folie,  sans  cesse  ouvert  sous  ses  pas? 

Pour  estimer  la  valeur  qu'eut  pour  Rousseau  sa  foi 
religieuse,  on  ne  doit  pas  juger  les  actes  de  sa  vie  à  la 
mesure  de  Pharisiens.  Songeons  plutôt  à  ce  qu'il  serait 
devenu  s'il  n'avait  eu  en  lui  cette  force  de  régénération. 
N'ayant  pas  connu  sa  mère,  abandonné  par  un  père 
dénaturé,  perverti  par  la  première  femme  qu'il  aima, 
il  est  tombé  très   bas,   sans  doute,    mais  c'est  miracle 

•  M.  Jules  Lemaitre   le   reconnaît  lui-même  :   «  Son  âme  s'est  puri- 
fiée, a-t-il  dit,  à  mesure  que  ses  maux  et  sa  folie  augmentaient  ». 


PERSONNALITÉ   RELIGIEUSE   DE  .[.   .1.    ROUSSEAU  23  I 

qu'il  ne  soit  pas  tombé  plus  bas  encore,  c'est  miracle 
qu'il  ait  pu  se  relever  et  accomplir  sa  tâche.  Il  fallait 
bien  qu'il  y  eût  en  lui  une  noblesse  d'àme  innée.  L'ex- 
trême misère  de  l'homme  est  en  lui,  et  son  extrême 
grandeur,  et  tout  l'entre-deux. 

Il  faut  en  prendre  son  parti.  Ce  n'est  pas  toujours 
par  les  «  gens  de  bien  »  que  le  monde  avance.  L'espr't 
souffle  où  il  veut.  Il  lui  plaît  parfois  de  s'incarner  en 
des  indignes.  Depuis  l'instant  où,  sur  la  route  de  Vin- 
cennes,  un  rayon  de  lumière  vint  le  frapper,  Rousseau 
a  toujours  eu  le  sentiment  de  garder  le  contact  avec  un 
plus  Grand  que  lui,  qui  lui  dictait  ce  qu'il  avait  à  dire. 
On  peut  bien  interpréter  comme  l'on  veut  cette  source 
d'inspiration,  mais  non  pas  méconnaître  la  force  prodi- 
gieuse qu'elle  a  conférée  à  un  homme  obscur,  peu  ins- 
truit, peu  honorable.  Ce  chétif  a  osé  se  dresser,  seul, 
contre  toutes  les  puissances  de  son  temps.  Et  il  en  a  eu 
raison.  Il  a  été  un  prophète  puisque  l'avenir  a  accom- 
pli sa  parole.  «  Avec  Rousseau,  a  dit  Gœthe,  c'est  un 
monde  qui  commence  ».  Et  qu'un  monde  soit  né 
dans  cette  âme  solitaire,  n'est-ce  pas  assez  pour  recon- 
naître en  elle  la  présence  du  divin  ? 

Paul  Seippel. 


LE 


MANUSCRIT  FAVRE 


DE  UÉMILE 


Je  tiens  à  exprimer  àiM.  Pierre-Maurice  Masson,  professeur  à  l'Univer- 
sité de  Fribourg,  ma  très  vive  reconnaissance  pour  les  directions,  les  con- 
seils, qu'il  a  bien  voulu  me  donner,  me  faisant  largement  profiter  de  son 
expérience  et  de  sa  connaissance  spéciale  de  tout  ce  qui  concerne  Rous- 
seau. M.  Masson  prépare  une  étude  intitulée:  La  Profession  de  foi  du  Vi- 
caire savoyard,  édition  critique  d'après  les  manuscrits  de  Genève,  Netichâ- 
tel  et  Paris,  avec  une  introduction  et  un  commentaire  historiques.  Aussi, 
en  faisant  mon  choix  parmi  les  textes  inédits  du  manuscrit  F.,  j'ai  laissé 
de  côté  ceux  qui  se  trouvent  dans  la  Profession  de  foi. 

J'ai  aussi  pu  mettre  beaucoup  à  contribution  la  parfaite  obligeance  et 
la  compétence  de  M.  Louis-J.  Courtois,  auteur  d'un  intéressant  mémoire 
sur  Le  séjour  de  Jean-Jacques  Rousseau  en  Angleterre  {i  j66-i  jô/.) 
Lettres  et  documents  inédits.  Annales  Jean-Jacques  Rousseau,  tome 
VI,  1910. 


EXAMEN  DU  MANUSCRIT 


I.  DESCRIPTION  DU  MANUSCRIT 


A  feuille  de  papier  dans  laquelle  est  en- 
veloppé le  manuscrit  Favre,  dit  manus- 
crit F.,  porte  sur  la  face  intérieure  les 
annotations  suivantes  : 


Fragments  de  manuscrits  de  l'Emile,  autographe  de  J.  J.  Rous- 
seau, interressants  en  ce  qu'ils  montrent  la  manière  dont  Rousseau 
composait.  Ces  manuscrits  ont  été  donnés  à  Monsieur  Favre  par 
son  cousin  Moultou  héritier  des  dépositaires  des  manuscrits  de 
J.  J.^,  mai  1825 -. 

Cette  note  est  écrite  par  Guillaume  Moultou  (1767- 
i832),  fils  de  Paul  Moultou  (1730?-! 787),  le  fidèle  ami 
de  Rousseau.  Celui  à  qui  il  fit  ce  précieux  cadeau  est 
Guillaume  Favre,   connu  aussi  sous  le  nom  de  Favre- 


Bertrand  (i 770-1851),  érudit  genevois^ 
crit  a  dès  lors  passé  à  ses  descendants. 


et  ce    manus- 


1  Une  note  placée  au-dessus  de  ces  lignes  et  qui  est  de  la  main  de 
Guillaume  Favre  porte  ;  Ecriture  de  M,  Guillaume  Moultou. 

-  Cette  date  est  de  la  main  de  Guillaume  Favre. 

s  On  a  publié  de  lui  après  sa  mort  des  Mélanges  d'histoire  littéraire, 
avec  une  notice  par  J.  Adert,  Genève  1 856,  2  vol.  in-8».  Voir  aussi  Sainte- 
Beuve,  Causeries  du  lundi,  t.  XIII,  p.  231-248  (23  février  1857). 


236  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

Au  dessous  se  lit  une  note  de  l'écriture  d'Alphonse 
Favre  (i 8 15-1890),  fils  de  Guillaume: 

Deux  cent  soixante-deux  feuillets,  plus  un  feuillet  de  l'écriture 
de  M.  Paul  Moultou. 

Ce  feuillet,  non  numéroté  et  placé  en  tête  du  manus- 
crit, contient  la  copie  partielle  de  deux  passages  inédits 
du  manuscrit,  f°  i5o'"°  et  i5o'°.  Il  s'y  trouve  quelques 
erreurs  de  lecture. 

Le  manuscrit  est  folioté  de  i  à  262.  Cette  foliota- 
tion,  faite  par  Alphonse  Favre,  n'est  pas  absolument 
exacte  ;  il  y  a  un  feuillet  non  numéroté  entre  le  124  et 
le  125  (124^/5);  deux  feuillets  portent  le  numéro  23i 
(23 1  et  23 1  bis).  Il  y  a  donc  réellement  264  feuillets  de 
la  main  de  Rousseau.  La  foliotation  ne  tient  pas  compte 
de  deux  feuillets  perdus;  l'un  entre  les  f°*  126  et  127 
comprenait  le  texte  suivant:  «partie.  Si  l'enfant...» 
jusqu'à  la  fin  du  IIP  livre  \  l'autre  entre  les  f°^  198 
et  199^. 

Le  manuscrit  est  formé  de  1 1  cahiers  plus  une  feuille 
volante,  f°  229. 

Le  cahier  folioté  de  i  à  49  doit  être  considéré  à  part. 
Nous  y  reviendrons  plus  tard. 

Les  10  autres  cahiers,  texte  de  V Emile,  sont  d'épais- 
seur variable;  les  cahiers  i,  2,  3,  4,  sont  cousus  ensem- 
ble, de  même  les  cahiers  5,  6,  7;  les  cahiers  2,  3,  4,  sont 
numérotés  de  la  main  de  Rousseau;  les  autres  cahiers 


'  P.  179,  1.  8,  à  p.   180,  dernière  ligne. 

Nos  références  au  texte  imprimé  renvoient  au  lome  II  des  Œuvres 
complètes  de  J.  J.  Rousseau,  édit.  Hachette,  i3  vol.  in-i  6. 

2  Le  f"  ig8  se  termine  par:  On  en  fait  une  loi  de  l'honnêteté  (p.  SSy, 
1.  i8).  Le  f"  199  commence  à  :  tirer  les  conséquences  générales.  La 
femme  a  plus  d'esprit...  ;  les  premiers  mots  correspondent  à  une  variante 
de...  réduire  en  système,  (p.  j^5q,  1.  6.) 


LE   MANUSCRIT   FAVRE   DE   l'ÉMILE  287 

ne  sont  pas  numérotés.  Deux  pages  sont  numérotées 
par  Rousseau:  4  (f.  5i'"°)  et  8  (f.  b3^°);  d'après  notre 
texte  actuel  elles  auraient  dû  être  numérotées  3  et  7.  Il 
est  cependant  peu  probable  qu'il  ait  disparu  une  page 
au  début,  à  moins  que  ce  ne  soit  une  page  de  couver- 
ture ^ 

Les  dimensions  du  papier  sont  variables  : 

fos  i_5o  260  X  200  mm. 

5i-8o  245  X  180 

81-93  253  X  192 

94-103  256  X  194 

104-126  264  X  192 

127-132  263  X  195 

i33-i38  263  X  i85 

i39-i5o  260  X  190 

i5i-i74  245  X  180 

175-198  240  X  192 

199-262  23o  X  173 

Le  manuscrit  est  généralement  bien  conservé,  à  part 
les  bords  de  quelques  feuillets  et  une  énorme  tache 
d'encre,  contemporaine  du  manuscrit,  sur  le  f°  198'°. 
Elle  est  heureusement  confinée  à  une  marge  où  fort 
peu  de  chose  était  écrit. 

Revenons  au  cahier  formé  des  feuillets  i  à  49.  Il 
porte  au  haut  de  la  première  page:  «  Table  d'Emile ^» 

Les  folios  I  à  33  ont  leur  marge  extérieure  en- 
taillée de  manière  à  laisser  voir  la  série  des  lettres  de 
l'alphabet  écrites  en  majuscules  romaines  pour  consti- 
tuer un  répertoire.  Cette  table  n'est  du  reste  qu'une 
ébauche.    Elle    ne   se    rapporte  qu'aux  deux   premiers 

1  Le  manuscrit  présente  aussi  dans  les  marges  des  numérotations  au 
crayon,  références  à  des  éditions  de  1820  et  de  1826.  Il  n'y  a  pas  lieu 
d'en  tenir  compte;  elles  sont  de  date  très  récente. 

*  Sur  cette  table  faite  en  1762,  cf.  Annales,  VII,  118-120. 


238  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

livres  pour  lesquels  elle  est  même  fort  incomplète.  C'est 
un  travail  inachevé  fait  par  Rousseau  d'après  son  ma- 
nuscrit de  VEtfiile^  qui  se  trouve  à  la  Bibliothèque  de 
Genève  (Mf.  2o5).  A  la  suite  de  la  «  Table  »,  les  f°*  32^'^ 
à  47''°  sont  blancs.  Au  f°  47^°  on  lit  sur  la  partie  gau- 
che de  la  page  : 

Billets  sur  M.  Robin. 

un  de  trois  pour  le  Ch""  de  Lorenzi.     ...     3 

un  pour  Mad«  d'Houdetot i 

un  de  deux  pour  Mad^  de  Verdelin     ...     2 

et  à  même  hauteur  sur  la  partie  droite  : 

Envois  dont  j'ai  chargé  M.  Robin 

douse  à  moi 12 

5  à  l'hôtel  de  Luxembourg     .       5 
I  à  M.  Duclos I 

Le  f*'  49'"°  contient  en  deux  colonnes  inégales  une 
liste  de  43  noms  parmi  lesquels  Rousseau  lui-même  : 
«Moi»;  le  nom  de  Mad^  Sellon  qui  figure  en  double  est 
barré  une  fois,  celui  de  M.  de  Malesherbes  est  aussi  barré, 
ce  qui  réduit  la  liste  à  41  personnes.  3o  noms  sont  ac- 
compagnés d'un  signe  en  forme  de  croix  avec  double 
trait  vertical,  écrit  d'une  encre  beaucoup  plus  foncée, 
représenté  ici  par  une  astérisque  ;  les  noms  transcrits 
entre  parenthèses  sont  biffés  dans  le  manuscrit. 

*  M.  de  Gauffecourt.  '  Mad«  Sellon 
(M.  de  Malesherbes).  [10]  '  Le  Pr  :  de  Conti 

*  Mad«  d'Houdetot.  '  Made  la  Ce  de  Boufflers 

*  M.  Roguin.  *  M.  le  M»'. 

[5|  *  M.  d'Epinay  '  Made  la  Ma'e. 

*  Made  Lambert  *  Mad^  la  D.  de  Montm  : 

*  M.  de  la  Live.  [i5]    *  Mad^  la  D.  de  Boufflers 

*  Made  Dupin.  *  M.  Du  Bettier. 


LE   MANUSCRIT   FAVRE   DE   L  EMILE 


2ic) 


*  M.  d'Azaincourt 
M.  Coindet 

*  M.  de  Margency 
[20]  *  Made  de  Verdelin. 

M.  Mathas. 

*  M.  de  Francueil. 

*  M.  Duclos 

*  M.  de  Sevelinge. 
[25]   *  M.  de  la  Tour 

*  Made  de  Crequi 

*  M.  d'Alembert 
Mlle  Le  Vasseur 
Moi 

[3o]  *  Made  de  Chenonceaux 


Le  Ch«''  de  Lorenzy 

*  M.  Wattelet. 

*  M.  Guerin. 

*  M.  de  Carrion 
[35]  *  M.  de  Mauleon. 

(Made  Sellon). 
M.  Gravelot 
M.  Hoûel 

M.  de  la  Condamine 
[40]      M.  Clairault 

M.  l'abbé  Trublet 
M.  le  Curé  de  Groslai 
Le  P.  Berthier  ' 


Le  f°  49  ^°  porte  : 
M.  d'Angirard  fils  aine  rue  coquilliére  à  Paris. 

Passons  au  texte  même  de  VEmile. 

Les  feuillets  sont  partagés  en  deux  colonnes  de  lar- 
geur égale  ;  le  papier  porte,  sauf  dans  la  Professioji  de 
foi  du  Vicaire  savoyard,  l'empreinte  du  pli  que  Rous- 
seau lui  avait  donné  pour  .délimiter  les  marges.  Le 
texte  franchit  parfois  cette  limite.  Dès  la  première  ré- 
daction, Rousseau  a  quelquefois  employé  les  trois 
quarts  de  la  page,  rarement  la  page  entière. 

Au  recto  des  feuillets,  Rousseau,  aune  ou  deux  excep- 
tions près,  a  toujours  commencé  sa  première  rédac- 
tion sur  la  moitié  de  droite  de  la  page.  Au  verso,  il 
écrit  tantôt  sur  la  moitié  de  droite,  tantôt  sur  celle  de 
gauche.  Il  n'a  aucune  habitude  régulière,  bien  qu'en 
général  il  conserve  pour  plusieurs  feuillets  consécutifs 
la  même  manière  de  faire. 

Le   manuscrit  est  extrêmement  chargé  de  ratures  et 


'  Les  numéros  entre  crochets  indiquent  l'ordre  des  noms  dans  le  ma- 
nuscrit; la  deuxième  colonne  commence  à  M.  de  la  Condamine. 


240  ANNALES   DE    LA   SOCIETE  J.    J.    ROUSSEAU 

de  corrections  brèves  ou  longues  sur  la  variété  et  l'in- 
térêt desquelles  nous  reviendrons  plus  tard.  Rousseau 
a  eu  souvent  de  la  peine  à  faire  rentrer  dans  ses  mar- 
ges les  développements  qu'il  ajoutait  à  son  texte  ;  il  a 
dû  utiliser,  après  coup,  des  espaces  dispersés  restés  vi- 
des, parfois  même  sur  une  page  différente,  et  relier 
les  divers  fragments  par  un  système  compliqué  et  mi- 
nutieux de  signes  de  renvoi. 

Tout  en  composant,  il  se  réservait  de  nombreux  espa- 
ces blancs  pour  y  insérer  quelque  développement  nou- 
veau, déjà  rédigé  ou  ébauché  dans  son  esprit.  Ces  blancs 
ont  subsisté  en  partie  lorsque  l'espace  réservé  s'est 
trouvé  trop  grand  pour  le  texte  à  y  introduire.  D'autres 
fois  l'espace  réservé  était  trop  restreint  et  l'écrivain  a 
dû  resserrer  et  comprimer  son  écriture. 

Au  premier  aspect  du  manuscrit,  on  est  frappé  de 
voir  des  pages  entières  barrées  de  plusieurs  traits  croi- 
sés en  diagonale.  C'est  le  procédé  que  Rousseau,  en  fai- 
sant la  copie  de  son  manuscrit,  emploie  pour  indiquer  les 
parties  transcrites.  Celles  qu'il  abandonne  à  ce  moment 
ne  sont  pas  barrées.  C'est  ainsi  du  moins  qu'il  a  opéré 
pour  la  plus  grande  partie  de  son  texte,  à  savoir  pour 
les  quatre  premiers  cahiers,  f°*  5o''°-i2G'°,  correspon- 
dant aux  trois  premiers  livres;  et  plus  loin,  f°^  i54'°- 
i83^°(p.232,  1.5  à  p.3o6,  l.i5),  etf»^  241  ^"-243'°  (p. 422, 
1.25  à  p. 426,  1.20).  On  constate  d'ailleurs  d'assez  fré- 
quentes irrégularités  dans  l'emploi  de  ce  procédé;  à  côté 
de  certaines  parties  barrées  en  diagonale,  il  ajoute  : 
Pas  pris. 

Il  y  a  beaucoup  de  passages  où  le  texte  est  biffé  ho- 
rizontalement mot  par  mot  et  ligne  par  ligne,  ou  par 
des  traits  plus  ou  moins  verticaux  qui  annulent  un  pa- 


I.E   MANUSCRIT   FAVRE    DE    L  EMILE  24I 

ragraphe.  Ces  suppressions  ont  été  opérées  non  pas  au 
moment  de  la  copie,  mais  au  cours  de  revisions  anté- 
rieures du  manuscrit  même. 

Le  manuscrit  F.  présente  des  passages  et  des  mots 
isolés  écrits  au  crayon  ^  L'écriture  en  est  grande  et  lâche. 
Il  semble  qu'on  voit  Rousseau,  se  promenant  dans  la  fo- 
rêt, méditant  sur  quelque  paragraphe  du  cahier  manus- 
crit qu'il  tient  à  la  main;  il  fait  à  son  texte  quelque  cor- 
rection, il  écrit  en  marge  quelque  note,  dont  il  ne  tien- 
dra pas  toujours  compte.  Il  rédige  même  un  passage 
et,  de  retour  à  la  maison,  il  le  récrit  à  l'encre  en  re- 
couvrant le  texte  au  crayon  d'une  écriture  plus  serrée, 
de  sorte  que  la  tin  du  texte  au  crayon  reste  à  découvert, 
tandis  que  le  commencement  apparaît  confus  sous  les 
lignes  à  l'encre  -  (planche  VII i. 


II.  EXAMEN  DU  TEXTE 

La  comparaison  du  manuscrit  F.,  soit  avec  lui-même 
à  travers  les  transformations  que  Rousseau  lui  a  fait 
subir,  soit  avec  le  texte  imprimé,  fait  constater  des  va- 
riations et  des  divergences  innombrables.  On  peut  les 
classer  sous  quatre  rubriques  principales  : 

A.  Lacunes:  passages  du  texte  imprimé  qui  ne  se 
trouvent  pas  dans  le  manuscrit  F. 

B.  Inédits  :  passages  du  manuscrit  F.  qui  ont  été 
effacés  ou  abandonnés  par  l'auteur  sans  être  effacés. 


1  F"*  loC",  HT",  iSS"",  188"",  igC",  igS"",  21 1""",  21 3'". 

2  F"  141  '"',  p.  209,  1.  1  5-2 1. 

16 


242  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

C.  Variantes  :  modifications  opérées  sur  le  manuscrit 
F.  et  divergences  entre  le  manuscrit  F.  et  le  texte  im- 
primé par  suite  de  modifications  postérieures:  interver- 
sions. 

D.  Notes  marginales. 

Aux  trois  premières  subdivisions  A,  B,  C,  correspon- 
dent dans  le  présent  travail  des  Appendices  qui  présen- 
tent un  choix  d'exemples. 


A.  Lacunes. 

Le  texte  de  l'Emile  a  été  considérablement  augmenté 
par  Rousseau  postérieurement  au  manuscrit  F.  Sans 
même  tenir  compte  des  innombrables  additions  très 
brèves  ou  d'intérêt  secondaire,  j'ai  relevé  plus  de 
240  lacunes,  passages  du  texte  imprimé  qui  manquent 
dans  ce  manuscrit.  A  ce  nombre,  il  faut  ajouter  les  no- 
tes ;  elles  sont  toutes  postérieures  au  manuscrit  F.,  à 
part  celles  de  la  page  204  sur  l'amitié  qui  reproduit 
avec  quelques  différences  et  en  le  développant  un  court 
fragment  retranché  du  texte  du  manuscrit. 

La  longueur  de  ces  passages  varie  d'une  ligne  à  plu- 
sieurs pages.  L'étude  en  est  très  attachante.  On  vou- 
drait pouvoir  relever  toutes  les  merveilles  de  style  et 
d'imagination,  les  aperçus  ingénieux  et  profonds,  les 
impressions  parsonnelles  et  aussi  les  exemples  littérai- 
res ou  historiques,  les  citations  d'auteurs  célèbres  dont 
Rousseau  a  enrichi  son  texte.  L'Appendice  A  en  indi- 
que une  partiel 

'  On   en   trouvera  aussi  quelques-uns    à  l'Appendice  C,   qui    peuvent 
être  considérés  comme  des  variantes  de  passages  du  manuscrit. 


LE   MANUSCRIT   FAVRE    DE   L  EMILE  24J> 

On  y  trouve  des  développements  nouveaux  qui  se 
sont  présentés  à  l'esprit  de  l'auteur  à  mesure  qu'il  creu- 
sait davantage  son  sujet,  considérations  d'ordre  prati- 
que relatives  aux  enfants  et  à  l'éducation  (^5  bis,  9,  10, 
II,  12,  14,  25,  90},  considérations  théoriques  sur  la  na- 
ture humaine  et  sur  l'éducation  (2,  4,  18,  19,  21,  22,  24, 
3i,  33,  34,  42,  40,  48,  91),  exposé  de  principes  ou  obser- 
vations d'ordre  général  (17,  39,  55,  87,  89,  94,  99,  io5). 

Telle  de  ces  additions  peut  paraître  un  hors-d'œu- 
vre  (3o)  et  telle  autre  une  digression  due  à  la  com- 
plaisance de  l'auteur  pour  un  morceau  réussi  (84).  D'au- 
tres nous  révèlent  un  véritable  changement,  même  une 
contradiction  dans  la  pensée  de  Rousseau  (56,  57,  58, 
59,  qu'il  faut  rapprocher  les  uns  des  autres.) 

On  y  trouve  aussi  quelque  éloquente  addition  à  un 
développement  qui  excite  l'émotion  de  l'écrivain  (16, 
5o,  54,  61,  68,  70,  71)  et  enfin  de  nombreux  traits  qui, 
sous  une  forme  brève,  concise,  ciselée,  donnent  à  la 
pensée  un  relief  plus  accentué  ou  l'illustrent  d'une  fa- 
çon pittoresque  (5,  6,  i5,  20,  27,  32,  37,  43,  46,  49, 
86,  88,  1 10,  III,  112,  1 14.) 

Il  faut  relever  en  particulier  le  passage  douloureux 
sur  le  reniement  des  devoirs  paternels  (7)  et  le  rap- 
procher de  celui  que  je  cite  aux  Inédits,  cf.  App .  B.  (3) 

Enfin  je  note  que  les  deux  passages  significatifs  sur 
le  protestantisme  (69,  98)  ne  figurent  pas  dans  le  ma- 
nuscrit F.  et  que  le  54  doit  être  pris  en  considération 
pour  en  fixer  la  date. 

Le  texte  de  certaines  lacunes  du  manuscrit  F.  existe 
en    brouillons    partiels    dans    d'autres    manuscrits    de 

'  Les  chiffres  entre  parenthèses  correspondent  aux  numéros  des  mor- 
ceaux cités  dans  chaque  appendice. 


244  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  .1.   .1.    ROUSSEAU 

Rousseau:  25  (le  fragment  sur  la  petite  vérole,  p.  loi), 
5o  bis  et  83  se  trouvent  dans  le  manuscrit  de  Neuchâtel 
7842,  P  3 1-32  qui  porte  :  A  placer  dans  le  traité  de  Vé- 
diication  ;  de  même  62  et  84  dans  un  manuscrit  de  la 
Nouvelle  Héloïse.  (Chambre  des  députés,  n"  1496  au 
verso  des  derniers  feuillets  du  VP  livre). 


B.  Passages  inédits. 

Quelques-uns  des  passages  propres  au  manuscrit  F. 
ont  été  supprimés  ou  remplacés  par  Rousseau  au  mo- 
ment de  son  premier  travail  de  rédaction.  D'autres  ont 
subsisté  plus  longtemps  et  ont  été  encadrés  d'un  trait 
qui  les  isole  du  contexte  ou  effacés  au  cours  d'un 
travail  de  revision.  D'autres  enfin,  non  effacés  dans  le 
manuscrit,  ont  été  simplement  abandonnés  lorsque 
Rousseau  a  copié  le  manuscrit  F.,  copie  qui  est  le  ma- 
nuscrit de  la  Chambre  des  Députés.  Il  dut  alors  sou- 
mettre son  texte  à  une  critique  minutieuse,  car  à  de 
rares  exceptions  près,  aucun  de  ces  passages  ne  se 
trouve  dans  cette  copie. 

Fréquemment  aussi  les  marges  contiennent  de  sim- 
ples notes  mémento^  sans  rapport  avec  le  contexte,  par 
lesquelles  Rousseau  fixe  une  pensée  qui  traverse  son 
esprit,  consigne  quelque  observation  ou  se  livre  à  quel- 
que boutade  dont  parfois  il   reprendra  le  sujet  ailleurs. 

Les  passages  inédits  sont  de  longueur  et  d'importance 
diverses.  On  en  trouvera  quelques-uns  à  l'Appendice  B. 

Le  plus  important  de  tous  est  celui  qui  servait  d'in- 
troduction à  y  Emile  (ij. 

Un  autre  morceau  qui  a  disparu  également  servait  de 


LE   MANUSCRIT   FAVRE   DE   L  EMILE  24D 

conclusion  à  l'ouvrage,  et  l'on  pourra  juger  que  VEmile 
n'a  rien  perdu  à  sa  suppression  (37;.  Rousseau  a  retran- 
ché aussi  un  important  hors-d'œuvre  sur  le  caractère 
des  Français,  trouvant  sans  doute  qu'il  faisait  longueur 
(36).  Ce  morceau  lui  avait  été  inspiré  par  la  lecture  des 
Lettres  sur  les  Français  et  les  Anglais  de  Béat  de  Mu- 
rait. On  trouve  ailleurs^  dans  ses  écrits  la  trace  de  l'in- 
térêt que  ce  livre  lui  avait  inspiré. 

Dans  un  texte  qui  comprend  3  pages  du  manuscrit, 
Rousseau  avait  longuement  exposé  ses  idées  spiritua- 
listes  sur  la  matière  et  la  substance  spirituelle  en  les 
confrontant  avec  un  texte  d'Helvetius  et  joignait  à  cet 
exposé  la  note  :  NB.  à  bien  examiner^  qui  montre  quel- 
que hésitation  sur  l'opportunité  ou  la  valeur  de  ce  qu'il 
vient  d'écrire.  Nous  sommes  donc  médiocrement  étonnés 
s'il  a  abandonné  tout  ce  développement  et,  le  prenant 
comme  point  de  départ,  l'a  remplacé  par  des  considé- 
rations nouvelles  beaucoup  plus  brèves  -. 

Parfois  le  morceau  supprimé  a  été  remplacé  par  un 
texte  plus  développé  et  plus  clair  (4). 

Dans  quelques  passages  supprimés,  nous  trouvons 
semble-t-il  la  trace  d'expériences  personnelles  de  l'au- 
teur (5, 20). 

Dans  le  même  ordre  d'idées  nous  avons  déjà  rappro- 
ché du  passage,  ajouté  plus  tard  sur  la  violation  des  de- 
voirs paternels,  le  charmant  morceau  sur  les  affections 
de  famille  que  Rousseau  n'a  pas  maintenu  •'. 

1  Nouvelle  Héloise,  T.   IV,  p.  160,  i63,  i65. 

2  II  faut  rapprocher  ce  passage  de  certaines  parties  de  celui  que  Rous- 
seau a  introduit  dans  la  Profession  de  foi  du  Vicaire  savoyard,  cf.  Ap- 
pendice A  (5i).  Pour  le  texte  et  l'étude  de  ce  passage,  je  renvoie  à  l'étude 
M.  Pierre-Maurice  Masson  ;  voir  ci-dessus,  p.  233. 

^  Appendice  A  (7). 


24' >  ANNALES    DE    LA   SOCIÉTÉ  .1.    J.    ROUSSEAU 

Notons  aussi  la  disparition  d'un  intéressant  passage 
concernant  et  justifiant  en  quelque  mesure  le  suicide  (8)^ 

Ces  passages  inédits  figurent  dans  les  marges,  ou  dans 
le  texte,  parfois  encadrés  d'un  trait  qui  les  isole. 

Quant  aux  parties  du  texte  même  que  Rousseau  a 
abandonnées,  il  n'en  est  guère  dont  la  substance  n'ait 
passé  dans  la  version  définitive  et  le  ton  général  de  l'ou- 
vrage n'en  a  pas  été  modifié. 

Au  point  de  vue  de  la  justesse  de  l'idée  ou  de  la  déli- 
catesse de  l'expression  on  peut  regretter  et  on  s'expli- 
que   diflicilement    la   disparition   de    certains   passages 

(6,    lO,   21). 

C.  Variantes. 

Ici  je  me  propose  de  donner  quelques  exemples  des 
états  successifs  du  manuscrit  lui-même,  de  relever  aussi 
certains  passages  où  le  texte  définitif  du  manuscrit  dif- 
fère du  texte  imprimé  et  qui  tiennent  ainsi  à  la  fois  de 
la  lacune  ex.  de  Vinédit. 

Dans  un  passage  bien  connu  des  Confessions^  Rous- 
seau dit  :  ('  Mes  manuscrits,  raturés,  barbouillés,  mê- 
lés, indéchiffrables,  attestent  la  peine  qu'ils  m'ont  coû- 
té... »  ^  Cette  description  s'applique  fort  bien  au  ma- 
nuscrit F.  à  part  le  mot  indéchiffrable  qui  n'est  exact 
que  dans  un  petit  nombre  de  cas,  car  au  travers  du 
fouillis  que  présentent  certains  passages,  il  faut  recon- 
naître que  les  corrections  sont  faites  avec  exactitude  et 
que  les  signes  de  renvoi,  destinés  à  souder  des  passa- 

'  Cf.  Nouvelle  Héloise.  Partie  III,   Ictiixs  XXI  et  XXII   et  Correspon- 
dance. T.  XII,  p.  227  et  sui\  . 
-  Œuvres  complètes,  t.  VIII,  p.  80. 


LE    MANUSCRIT   FAVRE   DE   L  EMILE  247 

ges  souvent  très  distants,  sont  indiqués  avec  une  grande 
précision. 

Il  serait  intéressant  de  dégager  le  texte  premier  des 
remaniements  qu'il  a  subis.  Il  faudrait  pour  cela  tou- 
jours pouvoir  distinguer  les  unes  des  autres  les  correc- 
tions immédiates  faites  par  Técrivain  au  moment  même 
où  il  compose  son  texte  et  les  corrections  subséquentes 
produits  d'une  revision  du  passage  ou  du  manuscrit  tout 
entier.  Or,  cette  distinction  est,  dans  beaucoup  de  cas, 
impossible  à  établir  :  en  effet  la  correction  subséquente 
se  présente,  sauf  lorsqu'elle  est  faite  dans  un  blanc, 
toujours  en  surcharge  ou  en  marge;  la  correction  immé- 
diate peut  aussi  se  présenter  de  cette  manière  et  dans 
ce  cas  on  ne  peut  distinguer  de  façon  certaine  l'une 
de  l'autre  que  si  l'on  a  affaire  à  des  corrections,  ou 
à  des  additions  si  importantes  qu'elles  ne  peuvent  guère 
être  que  le  résultat  d'un  travail  postérieur  à  la  première 
rédaction. 

La  correction  immédiate  ne  se  reconnaît  de  façon  cer- 
taine que  dans  deux  cas:  i°  lorsqu'im  mot  ou  un  mem- 
bre de  phrase  ou  même  des  phrases  entières,  biffés,  ont 
été  immédiatement  remplacés  par  d'autres  à  la  suite  ; 
2"  lorsqu'un  mot  ou  des  membres  de  phrase  en  sur- 
charge ou  en  marge  ayant  remplacé  des  parties  biffées, 
on  constate  que  la  suite  du  texte  ne  s'accorde  pas  au 
point  de  vue  du  sens  ou  de  la  grammaire  avec  les  mots 
biffés.  Certains  des  exemples  qu'on  trouvera  dans  l'Ap- 
pendice C  sont  caractéristiques  de  ces  deux  sortes  de 
corrections. 

Entre  la  multitude  des  variantes  que  le  manuscrit  F. 
présente,  nous  avons  choisi  un  petit  nombre  d'exem- 
ples où  l'on  saisit  sur  le  vif  le  travail  de  l'écrivain. 


24^*  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

Lorsque  Rousseau  se  reprend  et  se  corrige,  c'est  bien 
plus  par  souci  de  la  forme,  ou  par  une  modification  de 
sa  sensibilité  que  par  suite  d'un  changement  dans  sa 
pensée  même.  Ainsi,  dans  certains  passages,  son  pre- 
mier travail  présente  une  incroyable  multiplicité  de 
tâtonnements  de  détail.  Les  corrections  immédiates 
abondent  grandes  ou  petites. 

La  phrase  ^  ((  ou  plutôt  de  son  époux  ;  qu'elle  lui 
garde  la  même  fidélité  qu'il  aura  pour  elle  et  dans  deux 
ans,  il  le  sera,  je  le  jure  »  a  été  l'objet  de  tant  d'essais 
que  les  mots  »  dans  deux  ans»  se  trouvent  sept  fois  écrits 
et  effacés  à  des  places  et  avec  des  contextes  différents. 

L'Appendice  C  présente  une  série  d'exemples  analo- 
gues ;  parfois  le  manuscrit  F.  aboutit  à  peu  de  chose 
près  au  texte  définitif  (i  et  pi.  II);  ailleurs  il  en  reste 
encore  très  éloigné  (2,  12).  Rousseau  écrit  jusqu'à  qua- 
tre fois  dans  la  même  page  le  même  paragraphe  (4). 

Il  arrive  aussi  qu'un  paragraphe,  peu  retouché  dans 
notre  manuscrit  quoique  de  style  médiocre,  ait  été 
allégé  dans  les  manuscrits  suivants  (17)  ou  modifié  par 
des  additions  et  des  suppressions  (5  bis). 

Ailleurs  une  description,  d'abord  sommairement  in- 
diquée, s'amplifie  dans  l'imagination  du  poète  et  s'enri- 
chit de  traits  et  d'impressions  nouvelles  (8  et  pi.  VI); 
et  combien  sont  intéressants  aussi  les  états  successifs 
de  la  peinture  du  paysage  qui  sert  de  cadre  à  la  Profes- 
sion de  foi  du  Vicaire  savoyard  (p.  236,  1.  18  du  bas),  et 
de  même  tout  ce  que  l'écrivain  a  ajouté  après  coup  au 
morceau  où  il  présente  son  élève  adolescent  (p.  1 3 1 ,  1. 1 3 
à  p.i32,  1.28;  pi.  V). 

•  I"o  24(1'''',  p.  421,1.  iJ  du  bas. 


LE   MANUSCRIT    FAVRE   DE   L  EMILE  2^(.) 

Parfois  c'est  le  psychologue  qui  ajoute  quelques  tou- 
ches à  ses  observations  sur  la  nature  humaine  (ii)  ou 
atténue  quelque  trait  trop  vif  (i5)  ou  trop  absolu  (i6). 
Parfois  c'est  le  penseur  qui  s'e'meut  sur  quelque  ques- 
tion vitale  (14),  et  il  faudrait  citer  ici  dans  la  Professioji 
de  foi  du  Vicaire  savoyard^  le  passage  p.  246,  1.  19  à 
p.  24g,  1.  3i,  composé  dans  le  manuscrit  F.  de  pièces 
et  de  morceaux  ajoutés  après  coup,  transposés,  rema- 
niés^. 

Telle  considération  générale  a  été  développée  et  mo- 
difiée (3,  18). 

A  propos  de  récits  où  Rousseau  se  met  en  scène,  on 
trouve  dans  le  manuscrit  F.  tel  détail  précis  qu'il  a  plus 
tard  supprimé  (7)   ou   telle   exagération  qu'il  a  rectifiée 

(7  ^^"^)- 

Les  passages  que  VEmile  a  empruntés  au  Conti^at  so- 
cial se  trouvent  dans  le  manuscrit  F.  avec  les  modifica- 
tions qui  ont  été  nécessitées  par  les  raccords  entre  les 
deux  ouvrages.  Ils  présentent  cependant  quelques  cor- 
rections immédiates  et  subséquentes  qui  pourraient  faire 
supposer  qu'ils  ont  été  copiés  dans  VEmile  d'après  un 
manuscrit  plutôt  que  d'après  le  texte  imprimé.  Ce  serait 
à  vérifier. 

Je  dois  mentionner  ici  l'expression:  Pour  aupj^ès  d'elle 
(p.  3 10,  dernière  ligne)  à  propos  de  laquelle  on  a  sou- 
vent supposé  que  le  texte  des  éditions  de  VEmile  pré- 
sentait quelque  erreur.  Le  manuscrit  F.  tranche  cette 
question  controversée.  Il  ne  présente  aucune  variante 
et  ces  termes  suspects  sont  écrits  très  nettement  au 
milieu  d'une  ligne  et  sans  rature  (f^  184'°). 

1  Voir  la  note  p.  233. 


2D0  ANNALES   DE    LA    SOCIETE  J.    J.    ROUSSEAU 

Je  n'entreprends  pas  de  noter  ici  toutes  les  interver- 
sions que  Rousseau  a  opérées  dans  l'ordre  de  son  ex- 
posé. Elles  sont  fréquentes  et  soigneusement  indiquées. 
Un  certain  nombre  d'entre  elles  ont  été  faites  postérieu- 
rement à  notre  manuscrit. 


D.   Notes  marginales. 

Pour  se  retrouver  dans  le  dédale  de  ses  corrections, 
pour  renvoyer  d'une  page  à  une  autre,  souvent  fort  dis- 
tante, un  développement  qu'il  veut  déplacer,  pour  ne  pas 
oublier  plus  tard  quelque  expression  ou  quelque  idée 
qui  lui  vient  à  l'esprit  alors  qu'il  s'occupe  d'un  tout 
autre  sujet,  pour  se  remémorer  des  améliorations  qu'il 
aura  à  réaliser,  Rousseau  jette  en  marge  une  foule  d'an- 
notations diverses. 

Quelques-unes  de  ces  notes  accompagnent  des  signes 
de  renvoi  variés  :  N.B.  ceci  quelque paî^t  plus  haut.  —  cj' 
derrière.  —  ^  feuillets  après,  et  réti^ogradei  8  feuil- 
fets.  —  renvoi  du  goût  ci-derrière.  —  retoui^ne^  7  feuil- 
lets'^ —  A^.  B.  ailleurs.  —  Ecoutons,  etc.  au  cahier.  — 
retourne:{  au  cahier.  —  transposer.  —  Vautre  page.  — 
cy-devant.  —  Bon.  —  bo7i  tout.  —  recto  suivant  —  Passe'{ 
ceci.  —  le  quadre^  —  Il  emploie  même  un  terme  de  mu- 
sicien :  da  capo.,  pour  indiquer  qu'il  faut  se  reporter  au 
paragraphe  qu'il  avait  placé  en  tête  de  son  chapitre  : 
Des  Voyages.,  et  que  ce  paragraphe  doit  être  transporté 
plus  loin. 

'  Feuillets  a  remplacé  pages  ;  exemple  de  minutie. 
-  Pour  insérer   dans  le  texte  un  morceau  qui  se  trouve  plus  loin  et 
qu'il  a  encadré. 


LE   MANUSCRIT   FAVHE   DE   l'ÉMILE  25i 

Certaines  notes  indiquent  brièvement  un  changement 
à  faire  ou  le  sujet  d'un  développement  à  ajouter.  Mais 
Rousseau  n'a  le  plus  souvent  tenu  compte  ni  dans  le 
manuscrit  même,  ni  plus  tard  de  ces  avis  qu'il  se  don- 
nait à  lui-même  ou  que  peut-être  quelque  ami  lui  avait 
suggérés:  Prière  à  la  fin.  —  A  mieux  coordonner  et  ôter 
les  répétitions  de  cette  page  et  de  la  suivante.  —  à  bien 
examiner.  —  Obéissance,  mutinerie,  châtimens  à  insérer 
ici.  —  A^.  B.  ajouter  ambition,  domination.,  haine.,  inté- 
?^êt  K  —  A^.  B.  que  les  hommes  plaignent  peu  les  douleurs 
de  l'accouchement  '. 

Le  discours  d'Emile  à  son  précepteur  au  retour  de 
son  voyage^  commençait  ainsi  : 

Plus  je  réfléchis,  mon  bon  ami,  sur  le  cours  de  la  vie  humaine 
plus  je  ris  de  voir  des  mortels  l'employer  presque  entière  à  se  pré- 
parer à  vivre  ;  quand  je  songe  que  le  tiers  de  la  mienne  est  déjà 
passé  je  suis  rebuté  de  donner  une  si  grande  importance  à  la  du- 
rée des  deux  autres  tiers. 

Rousseau  a  supprimé  ce  paragraphe,  l'a  entouré  d'un 
trait  qui  l'isole  du  reste  et  il  a  écrit  en  marge  la  note 
suivante  : 

N.B.  retranscrire  tout  ce  discours  et  le  mettre  mieux  en  ordre, 
mieux  raisonné,  y  faire  entrer  plus  de  choses  contre  ce  qu'il  n'y  a 
plus  de  lois  ni  de  patrie.  Ce  discours  peut  être  rendu  fort  beau. 

Ce  beau  dessein  a  été  abandonné,  Rousseau  s'est  borné 
à  quelques  corrections  de  détail,  à  quelques  additions 
et  quelques  suppressions  sans  importance. 

On  trouve  fréquemment  en  marge  des  projets  pour 
des  notes  que  l'auteur  se  proposait  d'ajouter  à  son 
texte  : 

*  Se  place  p.  184,  dernière  ligne. 

2  Placé  à  côté  du  paragraphe  :  Pourquoi  les  rois,  p.  194. 

3  F'  256",  p.  444. 


2D2  ANNALES    DE    LA   SOCIETE  J.   J.    ROUSSEAU 

Note  sur  les  aveugles  qui  n'ont  pas  peur  des  esprits  il  n'est  ja- 
mais nuit  pour  eux  >. 

Autre  note  sur  l'ordre  surnaturel  et  les  fantômes.  Malgré  nous 
nous  croyons  à  l'action  des  esprits  sur  les  corps  '. 

Pourquoi  les  soldats  ne  le  sont  pas  -  [impitoyables  comme  les 
prêtres  et  les  médecins]. 

Etat  civil  entre  les  h:  état  de  nature  entre  les  sociétés.  Remède 
confédération.  Règles  des  confédérations.  On  a  fait  trop  ou  trop 
peu  D'où  resuite  l'état  de  guerre  ■'. 

Il  se  proposait  aussi  de  faire  passer  en  note  certains 
paragraphes   de  son  texte,  les  uns  brefs,  par  exemple  : 

encore  une  vive  impression  de  celui-ci  [du  toucher]  nous  réveille- 
T-elle.  (en  note  cela)*. 

les  autres  plus  étendus,  ainsi  le  passage  qui  est  cité 
App.  B  (lo). 

Enfin  beaucoup  de  ces  notes  ont  été  mises  en  œuvre 
dans  le  manuscrit  F.  au  cours  des  revisions  successives  : 
Fin  à  faire.  —  la  boule  de  Tripoli,  leçons  de  mon  pèi^e. 
—  A^.  B.  traits  à  chercher.  —  N.  B.  métier  du  grand 
seigneur  et  des  magistrats  de  Zurich  ■'.  —  A^.  B.  Parler 
de  la  beauté  de  l'Evangile  ". 

Il  y  a  des  cas  où  ces  notes  n'ayant  pas  été  utilisées 
dans  le  manuscrit  F.  l'ont  cependant  été  dans  les  ma- 
nuscrits suivants. 

1  po  ^2'°,  à  côté  de  p.   104,  \.  16. 

*  F"  i3G'»,  se  place  page  201,  1.  12  du  bas. 

^  F'  25 1",  se  place  p.  438,  1.  10.  Cette  note  a  été  partiellement  uiilisce 
dans  un  court  développement,  f"  251"",  p.  438,  1.  7  du  bas. 
4  p»  gpo  se  place  après  la  veille,  p.  io3,  1.  10. 

*  Placée  f"  lap"  à  la  suite  de:  en  son  pouvoir,  p.  166,  1.  16,  cette  note 
se  trouve  développée  dans  le  texte  1"  124  bis  "et  *",  p.  173,  1.  3o  en  ce 
qui  concerne  le  grand  seigneur  et  l'  124  bis  ~"  p.  174,  1.  17  très  briève- 
ment en  ce  qui  concerne  les  magistrats  (conseillers)  de  Zurich. 

"  Se  place  p.  279,  dernier  paragraphe.  Cette  note  marginale,  encadrée 
d'un  trait,  est  enclavée  comme  un  cartouche  entre  les  paragraphes 
ajoutés  en  marge  qui  la  développent.  Ce  développement  même  est  en- 
core incomplet  dans  le  manuscrit  V.  et  Rousseau  y  a  fait  postérieure- 
ment de  nombreuses  additions  et  d'importantes  et  admirables  modi- 
fications. 


LE   MANUSCRIT   FAVRE   DE   l'ÉMILE  2  53 

Ici  la  géométrie  et  l'algèbre  '.  —  Ici  la  comparaison  des  coquilles 
sur  le  bord  du  rivage  ^.  —  L'esprit  qui  ne  forme  ses  idées  que  sur  des 
raports  vrais  est  un  esprit  juste  celui  qui  se  contente  de  certains 
raports  apparens  et  trompeurs  est  un  esprit  faux^.  —  N.  B.  Cul- 
ture du  naturel,  père,  mère,  nourrice  *. 

Faire  que  le  jeune  homme  parle  lui-même  •'. 

Parfois  il  semble  que  par  une  note,  il  se  pose  quelque 
objection  : 

S'il  faut  initier  l'enfant  dans  les  mistéres  de  Copernic". 

Les  marges  du  manuscrit  F.  présentent  de  nombreux 
fragments  qui  n'ont  aucun  rapport  avec  le  texte  même 
de  la  page.  Parmi  ces  fragments  on  trouve  des  brouil- 
lons plus  ou  moins  complets  de  passages  qui  viendront 
plus  tard.  Il  est  sans  intérêt  de  les  citer  tous  ;  le  nom- 
bre en  est  d'ailleurs  trop  grand''. 

1  F'  io6'%  se  place  p.  iSy,  1.  21.  Il  est  probable  qu'il  en  existait  un 
brouillon. 

2  F»  ii2'^''  correspondant  à  p.  148,  1.  8,  tandis  que  le  texte  par  lequel 
cette  note  est  développée  se  trouve  maintenant  p.  142,  1.  11.  Elle  exis- 
tait peut-être  quelque  part  en  brouillon. 

3  p»  126'°.  Cette  courte  annotation  en  marge  est  devenu  le  paragra- 
phe: L'esprit  qui  ne  forme...  moins  d'esprit,  etc..  p.  lyb,  1.  17-23. 

*  F°  I SS".  Se  place  p.  2o3,  1.  6  du  bas.  Représenté  dans  le  texte  imprimé 
seulement  par  :  Après  avoir  cultivé  so)i  naturel  en  mille  manières. 

5  p"  i5y"-o  Rousseau  faisait  d'abord  passer  son  récit  de  la  troisième  per- 
sonne à  la  première  à  :  Ce  qu'il  y  avait  en  moi  de  plus  difficile  ..  p.  235, 
1.  34  et  il  avait  placé  à  cet  endroit  dans  la  marge  la  phrase  qui  prépare  ce 
changement  de  personne:  Vous  seîite:;^  bien,  cher  concitoyen,  que  ce  mal- 
heureux fugitif  ,  c'est  moi  même.  Lorsqu'il  s'est  décidé  à  opérer  ce  chan- 
gement de  personne  plus  tôt,  il  a  adapté  un  signe  de  renvoi  à  cette 
phrase  pour  la  reporter  plus  haut  à  sa  place  définitive  et  il  a  écrit  en 
marge  la  note  que  je  cite  ;  mais  il  n'a  pas  effectué  dans  son  texte  les 
modifications  que  ce  déplacement  entraînait  et  les  a  renvoyées  au  mo- 
ment de  la  copie. 

6  F°  108*°,  p.  141,  1.  17;  donc  après  le  développement  sur  l'astrono- 
mie. 

^  Exemples  :  F"  80'^°  deux  brouillons  utilisés  8o'°.  —  80""  un  brouil- 
lon utilisé  8v".  —  81'"  deux  brouillons  utilisés  83  ■■°  et  83'°.  —  SS'"  un 
brouillon  qui  se  rapporte  à  l'histoire  qui  commence  Sô",  p.  ^o:Je  m'é- 
tais chargé...  —  Sg"  un  brouillon  utilisé  io5".  —  209''°  un  brouillon 
utilisé  2  12''''. 


254  ANNALES   DE   I.A   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

On  trouve  aussi  des  observations,  des  boutades  qui 
n'ont  pas  été  reproduites  à  l'impression.  Nous  en  don- 
nons quelques  exemples  que  nous  aurions  pu  classer 
aussi  dans  les  inédits. 

Le  seul  avantage  qu'il  [l'enfant]  tire  des  maux  qu'on  lui  a  fait 
souffrir  est  de  mourir  sans  regretter  la  vie  dont  il  n'a  connu  que 
les  tourmens  '. 

Je  m'étonne  que  les  géomètres  n'ayent  point  encore  imaginé  des 
échelles  de  perspective,  par  lesquelles  dans  une  rue  ou  dans  un 
paysage  on  put  sur  la  mesure  des  grandeurs  apparentes  connoître 
les  grandeurs  réelles  aussi  exactement  que  dans  un  plan  -. 

On  dit  qu'il  étoit  dur,  il  devoit  l'être  il  étoit  prince  ". 

II  n'y  a  pas  d'h  :  qui  ne  voulut  changer  de  condition  il  n'y  en  a 
pas  un  qui  voulut  changer  d'espèce  et  je  ne  doute  pas  que  si  les 
animaux  étoit  en  état  de  choisir  chacun  ne  s'en  tint  à  la  sienne. 
Quoique  plus  foible  le  mouton  même  ne  voudroit  pas  être  loup 
et  nul  animal  ne  voudroit  être  h  :  voyez  dans  plutarque  le  dialo- 
gue des  animaux  id  circé.  C'est  une  suite  de  l'amour  de  soi  insépa- 
rable de  tout  être  sensible^. 

Ce  que  l'histoire  met  en  faits  et  en  maximes,  la  poésie  le  met  en 
images  et  en  sentimens  ''. 

Elle  [la  raison]  détermine  tant  qu'on  reste  dans  l'indifférence, 
mais  elle  n'a  nulle  force  contre  le  moindre  penchant  ''. 

Les  femmes  doivent  peu  lire  et  beaucoup  observer  '. 

Si  j'ose  vous  supposer  en  guerre  avec  vos  sens,  fille  chaste,  par- 
donnez-le moi,  ce  n'est  pas  pour  outrager  vôtre  vertu,  c'est  pour 
la  rendre  plus  respectable'*. 

III.  CONCLUSION 

Les  chapitres  qui  précèdent  et  les  exemples  qui  les 
illustrent  dans  les  Appendices  démontrent  suflisamment 

1  f<  65",  se  place  p.  45. 
-  F»  96  """j  se  place  p.  1 1 1 . 
3  F"  127",  se  place  p.  181. 

*  F"   i36",  se  place  p.  201. 

*  F»  iSg"^",  se  place  p.  204. 
«  F"  178",  se  place  p.  294. 
'  F»  i85*",  se  place  p.  314. 

*  F"  209  "",  remplace  par:  Avec  le  tempérament...  dif^ne  d'elle,  p.  374, 
1.9  a  12. 


LE   MANUSCRIT   FAVRE   DE   L  EMILE  2DD 

que  le  manuscrit  F.  est  antérieur  aux  autres  manus- 
crits connus  de  VEmile^.  En  eftet  le  texte  imprimé 
présente  de  très  importants  développements  qui  n'exis- 
tent pas  encore  dans  le  manuscrit  F.,  et  d'autre  part 
il  se  trouve  dans  celui-ci  une  foule  de  passages  inédits 
qui  n'ont  pas  été  copiés  par  Rousseau  dans  le  manus- 
crit de  la  Chambre  des  députés.  Les  états  successifs  du 
manuscrit  F.  lui-même  font  reconnaître  un  état  primi- 
tif que  Rousseau  a  amené  par  des  corrections  et  des 
additions  successives  à  se  rapprocher  graduellement  de 
celui  qu'il  a  adopté  plus  tard.  Son  antériorité  est  donc 
bien  établie. 

Mais  avons-nous  à  faire  ici  à  la  première  version  de 
V Emile?  On  peut  répondre  hardiment  que  c'est  bien 
la  première  rédaction  d'ensemble  que  Rousseau  ait  en- 
treprise. 

Le  manuscrit  F.  fournit  de  ce  fait  deux  preuves  in- 
ternes qui  paraissent  décisives. 

Première  preuve  :  Au  f"'  53'",  Rousseau  a  écrit  en 
marge  la  note  suivante  qui  est  sans  rapport  immédiat 
avec  le  contexte^  : 

1  L'âge  de  la  nature  12  [ans] 

2  L'âge  de  raison    .  i5 

3  L'âge  de  force  .    .  20 

4  L'âge  de  sagesse  .  25 


•  Ms.  de  la  Chambre  des  députés;  copie  de  la  Profession  de  foi,  Bibl. 
de  Genève,  Mf.  224;  ms.  de  VEmile,  Bibl.  de  Genève,  Mf.  20b. 

-  Elle  est  placée  en  marge,  au  dessous  du  paragraphe  qui,  avec  de 
nombreuses  variantes,  correspond  à  celui  qui  commence  :  Pour  former 
cet  homme  rare,  qii  avons-nous  à  faire  (p.  8)  et  à  côté  de  celui  qui  cor- 
respond avec  variantes  à  :  On  ne  songe  qu'à  conserver  son  enfant  (p.  9), 
les  paragraphes  intermédiaires  n'existant  pas  dans  le  manuscrit  F. 


256  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J,   J.    ROUSSEAU 

après  un  interligne  un  peu  plus  grand  : 

I   L'âge  de  bonheur 

tout  le  reste  de  la  vie. 

nouvel  interligne  plus  grand  encore  : 

Prière  à  la  fin. 

Voilà  donc,  semble-t-il,  comment  Rousseau  avait 
entrevu  le  plan  de  son  traité,  division  par  âges  et  non 
par  livres.  Or  le  manuscrit  F.  ne  porte  aucune  mention 
de  livres,  mais  les  subdivisions  qu'il  comporte  corres- 
pondent aux  livres  du  texte  imprimé. 

Rousseau  a  séparé  le  texte  du  Livre  I  de  celui  du  Li- 
vre IP  par  un  trait  horizontal  qui  barre  toute  la  page. 
Il  faut  remarquer  qu'au  début  du  Livre  II  le  texte 
imprimé  dit  :  C'est  ici  le  second  tei^me  de  la  vie^  et  cette 
phrase  manque  dans  le  manuscrit;  qu'au  début  du 
Livre  III  le  texte  imprimé  dit  :  Voilà  le  troisième  état 
de  l'enfance  et  le  manuscrit  dit  :  Voilà  le  second  état  de 
l'enfance-.  Donc  le  manuscrit  s'en  tient  à  la  subdivision 
par  âges;  le  premier  âge  correspond  à  deux  subdivisions 
du  texte  imprimé. 

La  fin  du  Livre  II  est  pareille  dans  les  deux  textes'. 
Le  manuscrit  présente  ici  encore  un  trait  horizontal  et, 
au-dessous  le  titre  :  Ag-e  d'intelligence.  Le  texte  qui  suit 
est  pareil.  On  y  lit  quelques  lignes  plus  bas  :  A  doiise 
ou  treise  ans  un  enfant  a  presque  la  force  d'un  h[omme]... 
('ette  division  correspond  donc  approximativement  à  ce 
que  Rousseau  a  appelé  dans  la  note  marginale  2  L'âge 
de  raison  i5 . 

'  La  tin  du  Livre  I  manque  dans  le  manuscrit,   ainsi   que   le    premier 
paragraphe  du  Livre  IL 
î  P.   i35,  L  i3  du  Livre  III. 
3  P.  i33.  F"  io5  ". 


LE   MANUSCRIT  FAVRE   DE   L  EMILE  2D7 

La  fin  du  Livre  III  correspond  à  un  feuillet  perdu 
du  manuscrit. 

Le  début  du  Livre  IV  est  semblable  dans  les  deux 
textes  et  commence  dans  le  manuscrit  tout  au  haut 
■d'un  feuillet.  Il  y  avait  donc  là  une  division,  mais  sans 
aucun  titre. 

Les  derniers  paragraphes  du  Livre  IV  sont  pareils 
dans  les  deux  textes.  Rousseau  a  laissé  en  blanc  les 
trois  quarts  d'une  page  et  reprend  au  haut  de  la  page 
suivante  le  texte  de  début  du  Livre  V.  Il  a  donc  aussi 
introduit  ici  une  division. 

Si  donc  le  manuscrit  F.  se  tient  encore  strictement 
.à  l'idée  de  la  note  marginale  du  f"  53  '",  l'auteur  n'a  pas 
■encore  pris  un  parti  sur  le  titre  définitif  à  donner  à  ses 
subdivisions. 

Seconde  preuve  :  Ce  n'est  qu'au  cours  de  sa  rédaction 
que  l'idée  est  venue  à  Rousseau  de  créer  un  personnage, 
de  donner  à  Emile  une  existence  propre  que  l'écrivain 
raconte  comme  celle  d'un  personnage  réel.  C'est  seule- 
ment au  f"  114'",  p.  i5i\  que  le  nom  d'Emile  se 
trouve  écrit  sur  la  ligne  même  du  texte  et  encore  la 
place  a  été  laissée  en  blanc  pendant  quelque  temps.  Il 
en  est  de  même  dans  le  dialogue  qui  suit".  Il  apparaît 
pour  la  première  fois  écrit  du  premier  coup  au  f"  i  lô*^", 
p.  i53^. 

Il  paraît  donc  évident  que  nous  avons  affaire  au  pre- 

1  Mais  notre  E ni i le  plus  rustiquement  élevé. 

-  F°  1 14",  p.  i52. 

3  II  est  intéressant  de  remarquer  qu'en  revisant  son  manuscrit  et 
même  en  le  recopiant,  nulle  part,  avant  cette  page  i5i,  sauf  dans  le 
dialogue  entre  Jean-Jacques,  Robert  et  Emile,  p.  67,  Rousseau  n'a 
substitué  le  nom  d'Emile  au  terme  général  d'élève.  Si  on  le  trouve 
dans  le  texte  imprimé  avant  la  page  i5i,  ce  n'est  que  dans  des  frag- 
ments ajoutés  postérieurement  au  manuscrit  F. 

17 


2^8  ANNALES   DE    LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

mier  texte  d'ensemble  de  VEmile.  Cependant  à  étudier 
de  près  le  manuscrit,  on  est  frappé  par  le  grand  nombre 
de  parties  qui  présentent  plutôt  l'aspect  d'une  copie  que 
d'un  premier  jet  ;  ces  pages  peuvent  être  très  chargées  de 
ratures  et  de  corrections,  mais  celles-ci  sont  venues  se 
greffer  sur  un  texte  qui  avait  été  écrit  de  prime  abord  avec 
une  décision  et  une  sûreté  qui  paraissent  exception- 
nelles chez  Rousseau,  ou  dont  Técriture  est  si  fine,  si 
serrée,  les  interlignes  si  petits  qu'on  ne  conçoit  pas 
Rousseau  se  hasardant  à  improviser  de  cette  manière. 
Les  corrections  immédiates  n'y  sont  pas  plus  fréquentes 
qu'elles  ne  le  seraient  lorsqu'un  écrivain  cherche  à 
amender  son  texte  en  le  copiant.  On  y  trouve  parfois 
des  fautes  qui  ne  peuvent  s'expliquer  que  par  des  er- 
reurs de  copiste  ^ 

Pour  la  Profession  de  foi  du  Vicaire  savoj-ard^  Rous- 
seau, contrairement  à  son  habitude,  n'a  pas  plié  son 
papier  et  ne  s'est  pas  réservé  de  grandes  marges.  Il  a 
écrit  son  texte  sur  les  deux  tiers  ou  les  trois  quarts  de 
la  page.  Cette  petitesse  de  l'espace  réservé  aux  correc- 
tions nous  est  une  preuve  de  plus  de  l'existence  de 
brouillons-. 

'  La  netteté  de  l'écriture  est  particulièrement  frappante  dans  certaines 
anecdotes,  p.  ex.  f»  86 '"-88",  p.  90,  1.  7  du  bas  à  p.  94,  1.  6;  de  même 
dans  les  pages  sur  le  sens  commun  et  sur  le  charme  d'une  belle  enfance, 
dans  une  grande  partie  du  portrait  de  l'élève  parvenu  à  la  limite  de 
l'enfance:  1°  io2"-io5'»,  p.  I2g-i35,  bien  que  dans  ce  morceau  on 
constate  beaucoup  de  corrections  et  d'additions  ;  de  même  encore 
f»  124  6js '"-126  ">,  p.  174,  dernière  ligne  à  p.  179,  1.  7;  f»  i3i  "-iSS '", 
p.  189,  1.  16  du  bas  à  p.  iq3,  1.  li  ;  f»  i3()  "'-137''",  p.  201,  1.  4  à  p.  2o3,  1.  8; 
f"  1 39 "-143  '•,  p.  204,  1.  4  du  bas  à  p.  2  i3,  dernière  ligne;  f*  1 88 '"-190", 
p.  333,  1.  14  à  p.  338,  \.  14  du  bas;  de  même  encore  dans  le  dialogue 
entre  la  bonne  et  la  petite  et  dans  les  pages  qui  suivent;  f"  i95"'-i98'", 
p.  350-357. 

'  La   copie  est   évidente  pour  les  f"*  164'"- 166'".  p.    258,  I.  5  à  p.  264 
I.  18:  Ce  point  est  important...  tout  quitter.  Rousseau  l'indique  du  reste 


LE   MANUSCRIT   lAVRE   DE   L  EMILE  2D() 

Les  blancs  dont  nous  avons  parlé  plus  haut  comme 
réservés  par  Rousseau  au  moment  de  sa  première  ré- 
daction, paraissent  avoir  été  souvent  comblés  par  lui  au 
moyen  de  textes  déjà  rédigés  quelque  part  en  brouillon. 
Par  exemple,  le  texte  p.  69,  1.  i3  à  p.  76,  1.  14.  est 
représenté  dans  le  manuscrit  F.  par  trois  parties  :  la 
première  :  Il  r  a  deux  sortes  de  mensonges...  son  âge, 
p.  69,  1.  i3  à  p.  70.  1.  12.  et  la  troisième  :  Voilà  une 
faible  idée...  Je  dis  donc,  p.  73,  1.  10  à  p.  76.  1.  14,  se 
trouvent  textuellement  dans  le  manuscrit  F.  écrites  avec 
une  grande  netteté  et  fort  peu  de  corrections  immédia- 
tes. Entre  ces  deux  parties  se  trouvent  4  pages  blan- 
ches qui  correspondent  aux  pages  70,  1.  14  à  73,  l.  19. 
et  le  texte  de  cette  lacune  du  manuscrit  F.,  se  trouve 
partiellement  à  l'état  de  brouillon  dans  le  manuscrit  de 
la  Chambre  des  députés,  f"*  57-59.  Il  semble  donc  bien 
qu'il  y  avait  là  toute  une  série  de  pages  blanches  dont 
le  texte  a  été  arrêté  par  étapes  dans  l'esprit  de  Rous- 
seau et  que  seules  ont  figuré  dans  le  manuscrit  F.  les 
parties  rédigées  antérieurement  en  brouillon. 

Le  manuscrit  F.  contient-il  quelques  renseignements 
sur  le  moment  précis  où  il  a  été  composé?  Je  n'ai  rien 

lui-même  par  une  note  :  S'il  est  vrai  que  le  bien  soil  bien.  Lettre  5''  à 
Sophie  (manuscrit  de  Neuchâtel  7890);  de  même  pour  le  dialogue  entre 
l'Inspiré  et  le  Raisonneur,  £»•  169  "-170",  p.  272-274:  Nous  avons  mis  à 
part...  qu'il  existe  ;  de  même  pour  plusieurs  paragraphes  à  la  suite  jus- 
qu'à la  fin  de  la  Profession  de  foi. 

Dans  la  Profession  de  foi,  Rousseau  mentionne  encore  deux  fois  ses 
brouillons  par  des  notes:  écoutons  etc.  au  cahier,  f*  159'*  et  retourne^ 
au  cahier  f"  160".  Entre  ces  deux  notes,  le  manuscrit  présente  le  mor- 
ceau :  ccowfons  le  sentiment...  p.  246,  1.  19,  jusqu'à  p.  247^  1.  11,  avec 
quelques  lacunes  et  quelques  variantes,  dont  une  fort  importante  de  la 
fin  du  morceau  sur  Nieuwentit  ;  tout  le  texte  de  p.  240,  1.  11  à  p.  246, 
1.  19,  manque.  —  Le  cahier,  antérieur  à  notre  manuscrit  ou  simultané, 
le  renfermait  probablement. 


200  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  .T.    .1.    ROUSSEAU 

trouvé  de  concluant  à  cet  égard.  Cependant  il  y  a  quel- 
ques faits  à  relever  : 

Le  22  octobre  lyBS,  Rousseau  écrit  à  M.  Vernes  : 
«  Je  n'ai  point  lu  le  livre  de  l'Esprit...  j'entends  de  si 
terribles  choses  de  l'ouvrage...  etc.  » 

Or  l'ouvrage  d'Helvetius  De  l'Esprit  est  mentionné 
trois  fois  dans  le  manuscrit  F.  : 

F"  I  5 1  '".  Rousseau  en  reproduit  un  passage  précédé 
de  la  mention  :  Citation  d'Helvetius^  et  suivi  de  ces 
mots  :  De  l'Esprit^  p.  32. 

¥°  162'"°,  note  marginale  :  Ici  sur  la  liberté  voye^  de 
l'esprit,  p.  36. 

Ces  deux  passages  se  trouvant  en  marge  pourraient 
avoir  été  ajoutés  postérieurement  à  la  première  rédac- 
tion. 

Mais  nous  trouvons  un  autre  passage,  f"  81  '°,  qui  sem- 
ble appartenir  à  la  rédaction  première  :  Si  V auteur 
de  l'esprit  eut  fait  ces  distinctio7is  je  doute  qu'il  eut  ré- 
duit au  seul  sentiment  toutes  les  opérations  de  l'entende- 
ment humain. 

Rousseau  a  ensuite  effacé  ce  passage,  ce  qui  est  sans 
importance  pour  la  question  qui  nous  occupe.  Mais  sa 
présence  dans  notre  texte  suffit  à  prouver  que  Rousseau 
avait  lu  le  livre  d'Helvetius  et  par  conséquent  que  notre 
manuscrit  F.  est  postérieur  à  lySS. 

Il  est  vrai  que  l'apostrophe  à  Helvetius^:  Ame  abjecte, 
c'est  ta  triste  philosophie...  n'apparaît  pas  dans  le  ma- 
nuscrit F.,  tandis  qu'on  la  trouve  avec  beaucoup  de  cor- 
rections dans  le  manuscrit  de  la  Chambre. 

Mais  cette  lacune  ne  peut  rien  prouver,  pas  plus  que 

«  p.  249. 


LE   MANUSCRIT   KAVRE   DE   l'ÉMILE  26 1 

Ton  ne  pourrait  conclure  que  le  manuscrit  F.  est  anté- 
rieur à  l'année  lySS,  du  fait  qu'une  allusion  au  Dis- 
cours sur  l'Inégalité  ne  s'y  trouve  pas  ^ 

Il  paraît  donc  probable  que  le  manuscrit  F.  est  pos- 
térieur à  la  lettre  de  Rousseau  à  Vernes  de  lySS. 

Faut-il  attacher  quelque  importance  à  une  note 
écrite  en  marge  du  f°  igS'"*',  surmontée  de  deux  traits 
horizontaux,  juxtaposée  à  un  texte  ^  avec  lequel  elle  ne 
peut  avoir  aucun  rapport  et  dans  lequel  Rousseau  n'a 
introduit  aucun  changement?  Cette  note  est  écrite  d'une 
écriture  très  grande  et  très  nette  :   a  P^  :  d'ici.  ||  Lux. 

Peut-on  la  lire  :  «  à  partir  d'ici.  Luxembourg.  »  ? 

Cette  note  doit-elle  nous  faire  penser  aux  lectures  de 
VEmile  que  Rousseau  faisait  à  la  maréchale  de  Luxem- 
bourg en  1760"?  Dans  ce  cas,  il  faudrait  croire  que  la 
lecture  avait  commencé  sur  un  autre  manuscrit,  copie 
du  nôtre,  mais  qu'à  partir  de  ce  point,  la  lecture  de- 
vançant la  copie,  Rousseau  avait  dû  revenir  à  son 
brouillon. 

Quelque  incomplète  que  soit  cette  étude,  elle  suffira 
néanmoins  à  montrer  qu'il  n'y  a  pas  de  différence  fon- 
damentale entre  cette  première  version  et  VEmile  tel 
que  Rousseau  l'a  publié.  Le  plan  général  était  déjà 
conçu,  les  principes  d'éducation,  alors  révolutionnaires, 
étaient  déjà  arrêtés;  l'idéal  physique  et  moral  pour 
l'homme  et  pour  la  femme  n'a  subi  aucune  modification 
essentielle.  Le  ton  de  l'ouvrage  n'est  guère  devenu  plus 
agressif  contre  la  société,  contre  les  institutions,  contre 


>  P.  164. 

î  P.  346,  1.  i3. 

•"■  T.  VIII,  p.  383,  Confessions,  livre  X. 


2b-2  ANXAI.ES    L)K    I.A   SOCIKTK  .1.    .1.    ROUSSEAU 

les  usages  reçus,  contre  les  puissants  de  ce  monde.  A 
ce  point  de  vue,  les  passages  retranchés  et  ceux  qui  ont 
été  ajoutés  se  compensent  à  peu  de  chose  près  ;  cepen- 
dant, dans  la  Profession  de  foi  du  picaire  savoyard^  les 
philosophes  sont  attaqués  moins  directement  dans  no- 
tre manuscrit  qu'ils  ne  l'ont  été  plus  tard. 

A  partir  de  la  première  rédaction  du  manuscrit  F., 
Rousseau  a  affirmé  de  façon  toujours  plus  vigoureuse 
sa  croyance  en  un  Dieu  tout  puissant,  juste  et  bon,  qui 
est  le  Dieu  des  chrétiens.  Le  besoin  de  rendre  témoi- 
gnage h  ses  propres  convictions,  son  dégoût  des  solu- 
tions matérialistes  et  de  leurs  conséquences,  son  assu- 
rance et  son  enthousiasme  me  semblent  grandir  et  se 
manifestent  par  tout  ce  qu'il  a  ajouté  à  son  texte  primi- 
tif, en  partie  dans  les  marges  de  notre  manuscrit^  et 
en  partie  dans  ses  revisions  subséquentes^. 

Sans  doute  aussi  il  a  modifié  ses  opmions  sur  le  sort 
des  méchants  après  la  mort  [App.  G.  14)  et  dans  une 
certaine  mesure  sur  l'éducation  des  femmes  (App.  G. 
16).  Ge  sont  là  des  points  accessoires,  le  fond  reste  le 
même.  La  pensée  de  Rousseau  était  déjà  mûre  lorsqu'il 
a  commencé  à  rédiger. 

'  La  première  phrase  de  l'Emile  (cf.  App.  C.  i);  —  la  comparaison  avec 
l'homme  qui  voit  pour  la  première  fois  une  montre  ouverte,  p.  246, 
1.  11-17;—  le  premier  hommage  h  la  Divinité  bienfaisante,  p.  24g, 
1.  16-2  I  ;  —  la  beauté  de  la  liberté  humaine,  p.  2.^2,  1 .  i6-36;  —  la  con- 
science, p.  262,  I.  g-3o  ;  —  la  justice  de  Dieu,  p.  257,  1.  10-16  et  l'hum- 
ble discours  à  l'Etre  des  êtres,  p.  257,  1.  23-26,  auquel  il  a  plus  tard  en- 
core ajouté  les  trois  dernières  lignes.  C'est  aussi  dans  une  marge  que 
se  trouve,  déjà  admirable,  l'ébauche  du  morceau  sur  l'Evangile  et  Jésus, 
p.  280,  1.  2,  à  p.  281,  1.  12,  amorcé  par  une  note  :  .V.  B.  parler  de  la  beauté 
de  l'Evangile.  A  part  le  développemer.t,  p.  280,  1.  i5-34,  notre  manus- 
crit donne  tout  l'essentiel;  les  remaniements  et  les  additions  que  Rous- 
seau y  a  apportés  plus  tard  montrent  le  prix  qu'il  y  attachait. 

-  Voir  la  série  des  lacunes  principales  de  la  Profession  de  foi  du  vi- 
caire savoyard.  {App.  A  .TI-7I.) 


I.E   MANUSCRIT   FAVRE   DE   I.'ÉMILE  263 

Si  ce  manuscrit  ne  modifie  pas  notre  jugement  sur 
Rousseau  comme  penseur,  il  nous  met  en  contact  direct 
avec  l'homme.  Nous  surprenons  en  lui  des  impressions 
fugitives  et  d'autres  plus  durables  qui  prennent  corps; 
nous  y  trouvons  même  des  reflets  de  sa  vie;  nous  le 
voyons  s'attendrir  en  imagination  sur  les  douceurs  et 
les  beautés  de  l'amour  paternel  et  puis  il  sent  qu'il  s'est 
interdit  à  lui-même  ces  effusions  et  il  les  remplace  par 
une  tragique  confession  de  son  indignité. 

Enfin  nous  assistons  au  patient  et  dur  labeur  par  le- 
quel l'écrivain  a  donné  à  sa  pensée  sa  forme,  son  vê- 
tement et  sa  parure.  Voir  jaillir  les  manifestations  pri- 
mesautièresde  sa  verve,  les  réflexions  qui  traversent  son 
esprit;  vivre  avec  lui  les  minutes  ou  les  heures  d'an- 
goisse où  il  cherche,  tâtonne  péniblement,  mécon- 
tent à  juste  titre  de  tel  développement  lourd,  de  telle 
formule  plate  dont  il  a  peine  à  se  dégager  ;  puis  le  voir, 
victorieux,  prendre  un  vol  superbe  et  traduire  par  l'é- 
criture les  sensations  de  son  âme  éprise  de  la  nature, 
les  sentiments  de  son  cœur  qui  a  souffert  et  qui  s'émeut 
aux  souffrances  humaines,  et  les  inspirations  de  son  gé- 
nie qui  lui  montre  pour  l'humanité  un  idéal  si  différent 
de  celui  auquel  aspirent  ses  contemporains;  c'est  là  le 
grand  charme  de  l'étude  de  ce  manuscrit. 


APPENDICES 


A.  Liste  des  principales  lacunes. 


1.  Le  titre,  la  citation  de  Sénèque  et  la  Préface.  P.  i-3. 

2.  Trois  sortes  d'éducations,  de  la  nature,  des  hommes,  des. 
choses;  but  de  l'éducation;  conflit  entre  la  nature  et  la  société. 
P.  4-7  :  On  façonne...  l'un  et  l'autre. 

3.  Lycurgue  et  Platon.  P.  7  :  Quand  on  veut...  t'a  dénaturé. 

4.  Comparaison  de  l'ordre  social  et  de  l'ordre  naturel;  la  condition 
humaine;  l'homme  abstrait.  P.  8-9  :  Dans  l'ordre  social...  l'exer- 
cer à  la  sentir. 

5.  Les  têtes  façonnées  au  dehors  par  les  sages-femmes,  au  de- 
dans par  les  philosophes.  P.  9-10  :  On  dit  que...  plus  heureux- 
que  nous. 

5  (bis).  Le  maillot.  P.  11  :  On  prétend...  se  retourne. 

6.  L'Europe  changée  en  désert.  P.  12:  Cet  usage...  changé  d'habi- 
tants. 

7.  Devoirs  des  pères.  P.  16-17  •  Sitôt  qu'il  n'y  a  plus...  jamais  con- 
solé. 

8.  Rousseau  se  donne  un  élève  imaginaire  ;  conditions  à  rem- 
plir par  le  gouverneur;  médecine;  hygiène.  P.  17  :  Plus  on jr 
pense...  élevé  lui-même .  P.  21  :  Quelqu'un  dont...  ses  vieux  jours. 
P.  21-24  •  *^^  "^  '"^  chargerais  pas...  d'autre  explication. 

g.  Choix  de  la  nourrice;  sa  nourriture.  P.  25  :  Le  choix  de  Ur 
nourrice...  qu'un  pour  lui.  P.  25-27  :  et  puisque  soti  régime... 
contradiction  à  cela. 

10.  Premières  sensations,  bruits,  mouvement,  cris.  P.  3i-33  : 
Les  premières  sensations...  ou  sont  affectés. 

11.  Premiers  emportements.  P.  34-35.  Cette  disposition  des  en- 
fants... ne  les  pas  contrarier. 

12.  Distractions;  sevrage;  hochets;  nourriture;  formation  du 
langage;  mauvaises  habitudes  d'élocution.  P.  38-43  :  Au  reste 
quand  ils  pleurent...  jusqu'à  la  fin  du  livre  l. 

i3.  Infans  et  puer.  P.  43  :  C'est  ici...  d^autres  noms. 
14.  Accidents.  P.  44-45  :  S'ils  continuent  alors...  soit  de  leur  côté. 
i5.  Bonheur  changé  en  misère.  P.  48:  Les  grands  besoins...  d'être 
méchant. 


LE   MANUSCRIT  FAVRK   DE   l'ÉMILE  26b 

16.  La  mort  rend  seule  la  vie  supportable.  P.  48  :  L'ignorant  qui... 
trop  à  conserve?-. 

17.  Inconvénients  de  la  prévoyance.  P.  49  :  Quelle  manie...  im- 
porte à  chacun  de  nous. 

18.  Formules  de  politesse.  P.  53-54  '•  Gardez-vous  surtout...  l'ac- 
ception qu'il  y  joint. 

19.  Raisonner  avec  les  enfants  est  un  cercle  vicieux.  P.  57-58  : 
Raisonner...  frein. 

20.  Mémoire  des  enfants.  P.  67  :  car  les  enfans.»..  qu'on  leur  a  fait. 

21.  Le  mensonge  chez  l'enfant.  Enseigner  aux  enfants  la  piété,  la 
charité  par  l'exemple.  P.  70  :  Hors  d'état  de  lire...  il  ne  se  gâte 
point.  P.  71-73  :  Le  détail...  pénible  d'y  réussir.^ 

22.  Mémoire  et  raisonnement.  P.  76-77:  Leur  mémoire  elle-même... 
qu'ils  y  peuvent  donner. 

23.  La  langue  suit  les  vicissitudes  des  mœurs.  P.  77  :  différence 
qui...  co77îme  elle. 

24.  Apprendre  par  cœur  Le  Corbeau  et  le  Renard.  P.  80-86  :  Non, 
si  la  nature...  reformidet. 

24  (bis).  L'élève  n'épiera  pas  les  mœurs  de  son  maître.  P.  90  :  // 
n'épiera...  à  d'autres. 

25.  L'art  d'être  ignorant.  Exercices  du  corps,  hygiène,  maladies, 
inoculation,  etc.  P.  95-102  :  En  montrant  à  quoi...  comme  nous 
avons  appris. 

26.  Le  toucher  supplée  à  l'ouïe.  P.  109  :  Comme  le  toucher...  dis- 
cours. 

27.  Avantage  de  marcher  nu-pieds.  L'Escalade  de  Genève.- 
P.  109  :  Eveillés  à  minuit...  été  prise. 

28.  Causes  des  erreurs  de  la  vue.  P.  tio-iii  :  Le  sens  de  la  vue... 
plus  éloigné. 

29.  La  géométrie.  P.  116-117  :  J'ai  dit  que  la  géométrie...  plus  a 
manger. 

30.  Le  goût  de  la  viande;  citation  de  Plutarque.  Trop  manger. 
P.  125-128  :  Une  des  preuves...  cet  amusement-là. 

3i.  Notions  successives  :  Nécessité,  utilité,  morale.  P.  137  :  Ses 
progrés  dans  la  géométrie...  convenable  et  bon. 

32.  L'homme  épris  de  connaissances.  P.  142  :  Quand  je  vois  un 
homme...  retourne  à  vide. 

33.  Eviter  l'ennui.  Les  sottes  questions.  P.  142  :  Voici  le  temps... 
commence  à  raisonner. 

34.  Pas  de  comparaisons  avec  d'autres  enfants.  Méfaits  des  livres. 
P.  i55  :  Du  reste.,  jamais...  même  à  cet  âge? 

*  Ces  passages  correspondent  aux  deux  feuillets   78   et   79  laissés  en 
blanc  dans  le  manuscrit. 


-266  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

35.  Le  droit  positif:  la  monnaie.  P.   160-161  :  Nulle  société...  ont 
bien  cotiçii. 

36.  Mention  du  Discours  sur  l'Inégalité,  P.    164:  Il  n'est  pas  de 
mon  sujet...  un  autre  écrit. 

37.  La  simplicité  primitive.  P.  i65  :  Les  principes...  sans  vertu. 

38.  Approche  des  révolutions.  P.   166  :  Nous  approchons...  vous 
deviendrez  alors? 

3g.  Le  travail,  devoir  de  l'homme    social.    P.    166-167:  Uhonime 
et  le  citoyen...  oisif  est  un  fripon. 

40.  Question  d'Emile  sur  l'inégalité  des  conditions.    P.  174  :  Si 
jusqu'ici...  inutile  à  tout. 

41.  Portrait  d'Emile.  P.  ijq-iSo:  partie.  Si  l'enfant...  précédentes? 
(fin  du  livre  III).' 

42.  Passions  conservatrices  et  passions  destructives.  P.  182  :  Nos 
passions  naturelles...  à  soiî  préjudice. 

43.  Méchant  ou  sot?  P.  196  :  Alors  il  faut...  cette  alternative. 

44.  Modération  des  jouissances.  Apparence  extérieure.  P.  200  :  Si 
d'abord  la  multitude...  ceux  qui  l'approchent. 

45.  Le  spectacle  du  monde  d'après  Pythagore.  P.  207  :  Le  spec- 
tacle... pas  les  pires. 

46.  Le  dessous  du  masque.  P.  207  :  qu''il  voie...  qui  les  couvre. 

47.  Les  peuples  heureux  n'ont  pas  d'histoire.  P.  208  :  cette  étude... 
le  genre  humain.  De  plus. 

48.  Pas  de  maximes  pour  la  jeunesse,  mais  des  règles  particuliè- 
res. P.  210  :  La  philosophie...  particulières. 

49.  Antoine  et  Auguste.  P.  214  :  Le  temps  approche...  celle  d'Au- 
guste. 

3o.  L'intérêt  de  l'espèce  prime  celui  de  l'individu.  P.  224  :  c'est  là 

le  preinier...  pour  les  médians. 
3o  [bis].  Premier  contact  de  l'homme  avec  la  nature.    Formation 

de  l'idée  de  matière  et  de  substance.  P.  227-228  de  sentiment... 

appartiennent. 
5i.  Le  moi,  la  matière,  les  sensations,  le  mouvement.  P.  240-246: 

Portant  donc  en  moi...  qu'emporte  le  vent. 

52.  Eternité  des  lois  naturelles.   P.  246  :  Si  les  corps...  assujettie. 
?3.  Unité  et  harmonie  de  l'univers,  preuves  d'vnie  intelligence  or- 
donnatrice. P.  247  :  //  n'y  a  pas  un  être...  qui  pensent. 

34.  Grandeur  de  l'homme.  Apostrophe  à   Helvetius.    P.  248-249  : 
et  il  s'approprie...  plus  que  d'être  homme. 

53.  Rapports  de  la  volonté  et  du  jugement.  La  liberté.  P.  23i-252  : 
Je  ne  cannois...  compter. 

•  Ce  passage  correspond  à  un  feuillet  qui  manque  dans  le  manuscrit. 


I.E   MANUSCkll    lAVRK   DE    l'kMII.K  267 

36.  La  bonté,  acte  perpétuel  de  la  puissance.  P.  233  :  or  la  bonté 
est...  ce  qui  est  bien.  Donc. 

57.  La  récompense  ne  peut  que  suivre  la  victoire.  P.  234  :  On  di- 
rait, aux  murmures...  parcourue. 

58.  Pourquoi  les  bons  seront  récompensés.  P.  233  :  Je  ne  dis 
point...  constant  à  lui-même. 

59.  Des  peines  éternelles.  P.  253-236:  Toutefois  j'ai  peine...  ajou- 
ter au  tJiien. 

60.  Eternité  de  l'Etre  suprême.  P.  236  :  el  qu'il  serait  même...  claire 
absurdité. 

61.  Ravissement  d'esprit.  P.  237  :  Le  plus  digne  usage...  de  ta 
grandeur. 

62.  Notions  morales  indépendantes  de  la  notion  d'intérêt.  P.  259  : 
Tout  nous  est  indifférent...  soit  protégé. 

63.  Horreur  du  mal;  le  bonheur  d'autrui.  P.  23o  :  //  nous  im- 
porte... on  en  souffre. 

64.  Les  miracles  doivent  être  prouvés.  P.  270-271  :  leurs  mira- 
cles... n'en  point  faire.  P.  271:  car,  puisque...  dialléle?  Cette 
doctrine  venant  de  Dieu. 

65.  Livres  religieux  écrits  en  langues  inconnues.  P.  275  :  Dans 
les  trois  révélations...  de  les  savoir. 

66.  Intervention  d'un  ange.  P.  279  :  Pressés...  d'en  employer. 

67.  La  révélation.  P.  279  :  si  fêtais  meilleur...  —  me  déterminer. 
Et  :  Je  rejette...  à  cela  près. 

68.  Jésus  comparé  aux  sages  de  l'antiquité.  P.  280  :  Quand  Pla- 
ton... tous  les  peuples. 

69.  Qualité  du  protestantisme.  P.  284:  elle  est  très  simple...  le  mieux. 

70.  Certitude  de  l'existence  de  Dieu.   P.   284  :  Mon  fils...  jamais. 

71.  Influence  délétère  des  philosophes.  P.  284-285  :  Fuye:^  ceux... 
n'est  pas  la  vérité. 

72.  Intérêt  à  faire  le  bien.  P.  288  :  C'est  alors  seulement...  ou  uu 
insensé. 

l'i.  Le  mariage  et  l'âge  nubile.  P.  290  :  en  attendant...   maturité. 
74.  Retarder  l'âge  nubile.   P.   270-291  :  cela  est  si  vrai...  primitive 

innocence. 
yS.  Respect  de  la  chasteté.  Manière  de  combattre  les  passions. 

P.  298  :  car  tant  qu'on...  vous  ne  voudre^. 

76.  Usage  du  monde.  P.  3oi  :  Comme  il  y  a  un  âge...  pour  l'en 
garantir. 

77.  Caquet  des  ignorants.  Silence  des  hommes  instruits.  P.  Sog  : 
Emile  est  trop...  il  se  tait. 

78.  La  contenance  révélatrice,  P.  3io  :  Ne  vous  trompe^...  de  Ro- 
mains. 


268  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.  J.    ROUSSEAU 

79.  Citation  de  Duclos  sur  la  politesse.  P.  3ii-3i2:  <■  Le  plus  mal- 
heureux... jusqu'ici. 

80.  Emile,  homme  de  bon  sens,  désireux  de  tout  faire  bien. 
P.  3i2-3i3  :  //  ue  sera  point...  leur  estime.  ■' 

81.  Gens  de  goût.  Belles  personnes.  P.  3i3  :  //  ne  s'en  suit  pas..~. 
la  beauté. 

82.  Faux  goût.  Luxe.  P.  3 14  :  Les  hommes...  il  est  faux. 

83.  Sobriété  et  simplicité  du  goût.  P.  3i5-3i7  :  C'est  peu  de 
chose...  beaux  établissemens. 

84.  Ce  que  serait  ma  vie  si  j'étais  riche.  P.  317-327  :  Mon  prin- 
cipal objet...  lui  confirmer. 

85.  Faiblesses  et  ruse  de  la  femme.  P.  33i  :  Alors  ce  qu'il  y  a.... 
bien  dédommagés. 

86.  Hercule  et  Samson.  P.  33i  :  était  à  elles...  Cet  empire. 

87.  Conséquence  de  l'infidélité  de  la  femme.  P.  332  :  La  rigidité... 
ne  répondra  pas  à  cela. 

88.  Les  collèges.  P.  334  •  Elles  n'ont  point...  en  niaiseries. 

89.  L'éducation  des  femmes  doit  être  relative  aux  hommes.  P.  336  : 
De  la  bonne  constitution. ..  leur  bonheur  même.  —  Et:  Mais, 
quoique...  aux  deux  sexes. 

()0.  Avantage  de  l'exercice  corporel  pour  la  femme;  abus  des  corps 
de  baleine.  P.  337-338  :  Par  l'extrême  noblesse...  de  la  santé. 

91.  De  la  contrainte  à  imposer  aux  filles.  Inconstance  de  leurs 
goûts.  P.  340  :  Justifie^  toujours...  et  laborieuses.  P.  340-341  :  à 
dompter...  seconder  la  nature. 

92.  De  la  mode.  P.  343-344  :  L'éducation  des  jeunes  filles...  meil- 
leur goût. 

93.  Des  maîtres  masculins.  P.  346  :  et  qu'on  ne  vit  pas...  unique 
occupation. 

94.  Punir  quiconque  dépasse  les  dogmes.  P.  333  :  Quiconque...  in- 
tolérant. 

95.  Danger  de  l'ignorance  complète  de  la  femme.   P.  354  •  J'^  "^ 
blâmerois...  en  doit  penser. 

96.  La  vérité  une.  M>1«  de  l'Enclos.  Connaissances  utiles  à  la 
femme.  P.  357-359  :  La  vertu  est  une...  réduire  en  système^ 

97.  Filles  et  femmes  en  France  et  chez  les  anciens.  P.  359  :  En 
France...  donnent  le  ton. 

98.  Liens  de  famille  plus  solides  dans  les  pays  protestants.  P.  36o  :: 
Je  }i' avancerai...  des  couvens. 

99.  La  chasteté,  le  respect  de  son  corps.  P.  363-304  :  Dans  quel- 
que siècle...  jugement  si  sévère. 

'  (^c  passage  correspond  à  un  feuillet  qui  manque  dans  le  manuscrit. 


LE    MANUSCRIT   FAVRE   DE   l'ÉMILE  269 

100.  Propreté  et  pureté  de  Sophie.  P.  367  :  Enjîn  l'attention...  elle 
est  pure. 

loi.  Esprit  de  Sophie.  P.  367  :  sans  être  brillant...  qui  lui  parlent. 

102.  Caractéristique  de  Sophie.  P.  374  :  Avec  le  tempérament... 
digne  d'elle. 

io3.  Le  jardin  d'Alcinoùs.  P.  3gi-3g2  :  dans  le  jardin...  de  notre 
marche. 

104.  Coquetterie  et  jalousie.  P.  400-403  :  Loin  même  qu'elle  sem- 
ble... être  écartés. 

io5.  La  vertu.  P.  416  :  La  vertu  n'appartient...  pour  bien  faire. 

106.  Emile  bon  plutôt  que  vertueux.  P.  416  :  En  f élevant...  que 
pour  lui. 

107.  Les  caractères  des  peuples  s'effacent:  P.  424-426  :  Il  faut 
avouer...  à  savoir. 

108.  Choix  d'un  gouvernement.  P.  427  :  Or.  après...  en  être  pro- 
tégé. 

109.  Partialité  des  auteurs.  P.  43o  :  surtout  de  la  partialité...  ces 
gens  là.  —  El  :  la  seule  chose...  humanité. 

iio.  Egoïsme  des  fils.  P.  43i  :  car  il  est...  aime  le  fils. 

111.  Richesse  apparente  des  grandes  villes.  P.  441  :  la  richesse... 
peu  d'effet. 

112.  Dépopulation  et  consommation.  P.  441  :  en  ce  que...  négatif. 
1x3.  Avantages  des  liaisons  avec  des  étrangers  de  mérite.  P.  443  : 

//  lui  rapporte...  dans  le  sien. 
114.  La  liberté.  P.  44?  :  La  liberté...  à  Paris. 


270  ANNALES    DE   LA   SOCIÉTÉ  .1.   J.    ROUSSEAU 


B.  Choix  de  passages  inédits. 


Je  ne  donne  pas  ici  une  édition  critique  des  passages  inédits, 
j'en  présente  quelques-uns  seulement  que  j'ai  choisis  à  cause  de 
leur  intérêt  intrinsèque.  Pour  en  rendre  la  lecture  plus  aisée,  je 
ne  me  suis  pas  astreint  à  suivre  les  particularités  et  les  irrégulari- 
tés ni  de  l'orthographe  ni  de  la  ponctuation  de  Rousseau. 

Je  cite  ces  morceaux  dans  la  version  définitive  du  manuscrit  F., 
sans  indiquer  les  divers  états  par  lesquels  ils  ont  passé;  j'indique 
exceptionnellement  quelques  variantes  et  je  rétablis  entre  paren- 
thèses les  mots  biffés,  mais  nécessaires. 


Les  hommes,  les  animaux,  les  plantes,  tous  les  corps 
organisés  naissent  petits,  délicats,  flexibles,  et  prennent 
avec  un  accroissement  insensible  plus  de  force  et  de 
solidité.  Durant  ce  premier  accroissement,  à  peine  leur 
espèce  est-elle  déterminée  ;  ils  n'engendrent  point  ;  ils 
ne  donnent  point  de  fruits;  ils  ne  sont  bons  à  rien;  ils 
semblent  occuper  sur  la  terre  une  place  inutile.  Qu'en 
eùt-il  coûté  de  plus  à  la  nature  pour  les  produire  tout 
formés  et  leur  donner  dès  leur  naissance  la  force  et  la 
maturité  qu'ils  atteignent  si  lentement?  Irons-nous  avec 
plus  d'ineptie  encore  que  de  témérité  rabaisser  jusqu'à 
nous  l'auteur  des  choses  et  lui  prêter  nos  petites  vues  ? 
Non.  Mais  nous  élever  quelquefois  aux  siennes  dans 
l'usage  de  nos  facultés,  c'est  remplir  un  des  devoirs 
qu'il  nous  prescrit;  sans  chercher  dans  ses  œuvres  les 
fins  qu'il  se  propose,  c'est  voir  celles  qu'il  veut  nous 
montrer, 

'  Introduction.  F"**  5o  "■  et  •",  5i  '". 


Llï    MANUSCRIT   FAVRE   DE   L  EMILE  27  I 

Ce  qui  est  tel  que  la  nature  Ta  fait  est  offert  par  elle 
à  l'homme  qu'elle  a  formé  comme  ce  qui  lui  est  le  plus 
convenable.  Mais  à  mesure  que  l'homme  s'éloigne  de 
son  état  naturel,  ses  besoins  se  multiplient,  ses  goûts 
changent,  l'empire  de  l'opinion  bouleverse  tout  l'ordre 
du  monde;  rien  ne  nous  est  plus  bon  comme  il  est;  il 
faut  que  tout  prenne  de  nouvelles  formes  pour  se  plier 
k  nos  caprices  et  à  nos  nouveaux  besoins  ^  Il  nous  faut 
de  jeunes  plantes  pour  les  transplanter  dans  nos  jar- 
dins, de  jeunes  arbres  pour  les  greffer,  les  contourner 
à  notre  mode,  de  jeunes  animaux  pour  les  dresser  à 
notre  service,  pour  les  apprivoiser  sous  nos  mains,  pour 
les  dévorer  à  notre  heure  ;  c'est  avant  que  les  corps 
organisés  soient  formés  pour  leur  usage  que  l'homme 
a  soin  de  les  former  pour  le  sien,  et  voilà  le  but  que 
nous  offre  la  nature  dans  le  progrès  de  leur  accroisse- 
ment; elle  ne  se  "contente  pas  de  nous  les  rendre  utiles 
selon  ses  vues;  elle  nous  met  en  état  d'augmenter  cette 
utilité  selon  les  nôtres. 

Ainsi  l'homme  s'approprie  tout;  mais  ce  qui  lui  im- 
porte le  plus  de  s'approprier,  c'est  l'homme  même: 
•^car  depuis  que  chacun  a  besoin  de  tous,  il  faut  une 
disposition  respective  qui  forme  chaque  individu  pour 
tous  les  autres  et  tous  [f"  5o'°]  les  autres  pour  lui.  Na- 
turellement chacun  ne  regarde  que  lui-même  et  l'homme 
de  la  société  doit  toujours  s'occuper  d'autrui.  Cet 
homme   n'est  donc  plus   l'homme  de   la   nature,   c'est 

'  En  marge,  effacé  :  l'homme  de  la  société  n'est  donc  point  l'homme  de 
la  nature  ;  il  le  faut  autrement  fait  et  qui  est-ce  qui  fera  pour  lui  ce  nou- 
vel être  si  ce  n'est  l'homme  même? 

2  contente...  selon  les  nôtres;  ajouté  en  marge. 

^  En  marge  effacé  :  L'homme  de  la  nature  a  disparu  pour  ne  plus  re- 
venir. 


1272  ANNALES   DE    LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

l'homme  privé,  l'homme  domestique,  l'homme  que  les 
hommes  ont  dressé  pour  eux. 

^Mais  l'art  qui  peut  déguiser,  plier,  étouffer  même  la 
nature  ne  peut  la  changer  tout  à  fait.  Il  éteindrait  plu- 
tôt le  germe  de  nos  passions  que  de  leur  donner  une 
direction  aussi  contraire  qu'il  le  faudrait  pour  nous 
rendre  vraiment  civils,  c'est  à  dire  pour  nous  donner 
cette  urbanité  de  cœur  qui  fait  préférer  les  autres  à  soi- 
même.  Vous  pouvez  arracher  un  végétal,  un  arbrisseau, 
vous  le  ferez  aisément  mourir,  mais  si  vous  le  plantez 
en  sens  contraire,  aurez-vous  pour  cela  des  feuilles  en 
terre  et  des  racines  en  l'air?  Non,  si  l'arbrisseau  ne 
périt  pas,  le  côté  des  feuilles  prendra  racine  et  le  côté 
des  racines  se  feuillera.  La  loi  de  la  végétation  sera  gar- 
dée en  dépit  de  vous.  Il  en  est  de  même  de  l'esprit  hu- 
main. Quand  l'homme  songe  aux  autres  en  apparence, 
il  ne  songe  en  effet  qu'à  lui  seul  :  plus  il  feint  de 
s'oublier  pour  eux,  plus  il  les  trompe.  L'amour  propre, 
le  moi,  les  préférences  reviennent  toujours  en  dedans 
pour  lui. 

-Cependant  nous  voilà   tellement  enchaînés,   oppri- 

'  En  marge:  Comme  on  n'étoujfc  jamais  parfaitement  la  nature,  l'homme 
social  reste  toujours  imparfait. 

-  En  marge  de  ce  paragraphe  et  de  celui  qui  suit,  se  trouve  un  autre 
texte  avec  lequel  ils  présentent  certaines  parties  communes  et  qui  a  été 
écrit  plus  tard  : 

Rien  n'est  moins  nécessaire  pour  cela  qu'une  éducation  formelle;  il 
suffit  d'être  né  dans  la  société  pour  devenir  sociable.  (Naissant),  (vivant 
dans  l'ordre  social),  nous  sommes  enchainés,  altérés,  dénaturés,  dès  no- 
tre naissance,  nous  ne  sommes  pas  même  libres  par  la  pensée;  elle  reste 
asservie  sous  le  joug  de  l'opinion.  Au  milieu  des  préjugés  des  peuples  [?], 
l'homme  qui  se  défigure  le  plus  est  celui  qu'on  abandonne  le  plus  à  lui- 
même.  N'avoir  point  d'éducation,  c'est  en  avoir  une,  mais  la  plus  mau- 
vaise de  toutes  qui  est  celle  du  monde;  et  il  n'y  a  rien  désormais  qui 
demande  un  si  grand  art  que  de  ramener  l'homme  à  la  nature. 

Après:  la  plus  mauvaise,  variantes  biffées:  et  de  toutes  celles  qu'on 
peut  donner  à  un  enfant,  la  plus  diff  (A)  le  plan  d'éducation  le  plus  dif- 


LE    MANUSCRIT   FAVRE   DE   l'ÉMILE  27 3 

mes,  accablés  d'institutions  sociales,  nous  voilà  telle- 
ment livrés  aux  autres  dès  notre  naissance  que  nous 
n'avons  plus  rien  de  libre  que  la  pensée  ;  la  pensée 
même  est  asservie  sous  le  joug  de  l'opinion;  quand  il 
serait  possible  qu'un  homme  conservât  ses  manières  de 
voir  et  de  sentir  primitives  au  milieu  de  tant  de  préju- 
gés, il  ne  serait  pas  sûr  pour  lui  de  se  montrer  tel  qu'il 
est  ;  il  serait  forcé  d'être  faux  par  prudence  pour  n'être 
pas  traité  tout  au  moins  comme  un  insensé. 

Ainsi  parmi  nous  chaque  homme  est  un  être  double; 
la  nature  agit  en  dedans,  l'esprit  social  se  montre  en 
dehors.  Tout  ce  que  nous  faisons  semble  se  rapporter 
aux  autres  et  se  rapporte  toujours  à  nous.  Si  chacun 
pouvait  sans  faire  le  bien  qu'il  fait  obtenir  le  même 
effet  pour  lui-même,  il  serait  fort  à  craindre  que  le 
monde  moral  ne  tombât  dans  une  triste  léthargie  ou  ne 
restât  tout  à  fait  en  proie  aux  méchants. 

j^po  5jroj  Ceux  qui  concluent  de  là  que  rien  n'est 
changé  dans  nous  que  l'apparence,  et  qu'au  fond  l'homme 
de  la  société  n'est  que  l'homme  naturel  sous  le  masque 
se  trompent.  Car  quoiqu'on  ne  puisse  renverser  l'ordre 
de  la  nature  ou  l'altérer,  on  donne  à  la  tige  de  l'arbrisseau 
une  direction  oblique  et  à  l'homme  des  inclinations 
modifiées  selon  l'état  de  choses  dans  lequel  il  s'est 
trouvé,  selon  l'institution  civile  dans  laquelle  il  vit. 
Nous  ne  sommes  pas  précisément  doubles,  mais  com- 
posés, tantôt  entraînés  par  les  passions  et  réprimés  par 
les  lois,  tantôt  poussés  par  l'opinion  et  retenus  par  la 
nature  :  nous  ne  sommes  bien  ni  pour  nous  ni  pour  les 

Jicile  â  suivre  est  incontestablement  celui  qui  se  rapproche  le  plus  (B)  // 
n'y  a  point  de  plan  d'éducation  plus  pénible  à  suivre  que  celui  qui  s'é- 
carte le  moins  de  la  nature  (C).   Nombreuses  ratures  de  détail. 

IS 


2  74  ANNALES   DE   LA    SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

autres,  nous  unissons  les  vices  de  l'état  social  aux  abus 
de  l'état  de  nature,  les  préjugés  des  conditions  aux  er- 
reurs du  raisonnement,  nous  sommes  paysans,  bour- 
geois, rois,  gentilshommes,  peuple,  nous  ne  sommes 
ni  hommes  ni  citoyens. 

Quand  l'homme  empiète  une  fois  sur  les  soins  de  la 
nature,  elle  abandonne  l'ouvrage  et  laisse  tout  faire  à 
l'art  humain.  Les  mêmes  plantes  qui  prospèrent  dans 
des  lieux  déserts  meurent  dans  nos  jardins  quand  on  les 
y  néglige.  L'animal,  une  fois  rendu  domestique,  perd 
son  instinct  avec  sa  liberté  sans  jamais  le  recouvrer 
avec  elle;  il  en  est  ainsi  de  notre  propre  espèce;  nous  ne 
pouvons  plus  nous  passer  des  institutions  qui  font  nos 
malheurs.  L'homme  de  la  nature  a  disparu  pour  ne 
jamais  revenir  et  celui  qui  s'éloigne  le  plus  d'elle  est 
celui  que  l'art  néglige  le  plus.  Il  n'a  d'autre  éducation 
que  celle  du  monde,  la  pire  que  l'on  puisse  avoir ^ 

jpo  5j  voj  Mais  ce  retour  de  l'homme  à  lui-même  se- 
rait-il bon  dans  un  ordre  de  choses  qui  n'a  plus  rien  de 
naturel  et,  lorsque  tous  nos  rapports  changent,  ne  con- 
vient-il pas  que  nous  changions  aussi  ?  Cette  question 
me  paraît  importante;  il  faut  bien  l'examiner  avant  que 
d'oser  la  résoudre.  Ce  sont  les  réflexions  que  cet  exa- 
men m'a  suggérées  qui  font  la  matière  de  cet  écrit. 

Dans  les  pays  plus  grossiers,  le  mal  qu'on  fait,  on  se 
le  reproche,  mais  ^dans  les  lieux  où  règne  la  philoso- 

'    Cette   dernière    idée   est   reprise  du   texte  en  marge  cité  ci-dessiis, 
p.  272,  note  I. 
î  p»  bb—,  en  marge.  A  reporter  p.  12,  à  côté  des  lignes  2%27. 
Rousseau  avait  d'abord  écrit  :  à  Paris  où  abonde. 


LE  MANUSCRIT  FAVRE  DE  L  EMILE  27:^ 

phie  on  est  fiers  d'agir  et  de  penser  autrement  qu'ail- 
leurs, on  ne  se  contente  pas  de  mal  faire,  on  pense  que 
le  mal  qu'on  fait  est  un  bien. 


Ceux  qui  n'ont  point  réfléchi  sur  le  cœur  de  l'homme 
ne  sont  frappés  que  de  l'importunité,  du  tracas,  des 
pleurs  des  enfans;  je  le  crois  bien,  ils  ne  savent  plus  ce 
que  c'est  qu'être  pères  :  la  douce  illusion  de  la  nature  n'a 
jamais  fasciné  leurs  yeux  :  au  sourire  d'un  enfant  leurs 
entrailles  ne  se  sont  jamais  émues;  sa  petite  main  n'a 
jamais  caressé  leur  visage  ;  ils  n'ont  jamais  vu  l'œil 
d'une  mère  se  [f''  Sy'"^]  baisser  sur  celui  qui  tient  à  son 
sein  et  son  bras  en  serrer  un  autre  à  côté  d'elle.  O 
gens  durs  !  entrez  dans  la  chambre  d'une  véritable  mère 
au  milieu  de  sa  famille  et,  si  vous  en  ressortez  sans  être 
émus,  je  n'ai  plus  rien  à  vous  dire. 


Pour  le  présent,  les  choses  que  j'ai  à  supposer  d'a- 
vance ne  sont  pas  les  qualités  que  le  gouverneur  doit 
avoir,  mais  les  [f<J  60'""]  conditions  qu'il  doit  exiger  et 
ces  conditions  se  bornent  à  deux,  savoir  qu'on  lui  re- 
mette son  élève  dès  sa  naissance  et  qu'il  en  soit  le  maître 

'  F<"  56 "-57'"».  Ce  morceau  a  été  remplacé  par  :  Le  tracas  des  en- 
fans...  pères  et  maris,  p.  i3,  1.  25. 

Pourquoi  Rousseau  a-t-il  laissé  tomber  ce  morceau  charmant?  Est-ce 
à  cause  d'un  retour  sur  lui-même,  sur  sa  faute  à  l'égard  de  ses  en- 
fants ."'  Cela  paraît  probable,  car,  non  content  d'omettre  ce  passage,  i! 
a  ajouté  (postérieurement  au  manuscrit  F.)  celui  qui  contient  l'aveu 
douloureux  et  à  peine  voilé  de  ses  remords,  cf.  App.  A,  7. 

2  F<"  59"-6o'^°.  Ce  morceau  a  été  remplacé  par  le  développement: 
Quelqu'un  dont  je  ne  connais...  au  profit  de  ses  vieux  jours,  p.  17-21. 


•27^^  ANNALES  DE   LA  SOCIETE  J.   J.   ROUSSEAU 

absolu  jusqu'à  l'âge  de  vingt  ans,  à  quoi  une  troisième 
condition  qu'on  doit  sous-entendre  est  qu'on  ne  les  for- 
cera point  de  se  séparer  aussi  longtemps  qu'ils  se  con- 
viendront l'un  à  l'autre.  Aces  conditions  je  crois  qu'un 
homme  sage  et  vertueux  peut  se  charger  d'un  enfant 
et  en  répondre  en  tout  ce  qui  dépend  de  l'humanité. 

Viens  donc,  digne  et  grand  citoyen,  permets  que,  t'of- 
frant  avec  respect  mes  idées,  je  consulte  avec  toi  sur  les 
devoirs  que  tu  t'imposes  et  sur  les  moyens  de  rendre 
semblable  à  son  guide  l'orphelin  dont  te  voilà  chargé. 


Je  suis  persuadé  qu'une  chose  qui  nous  étrécit  l'âme 
et  contribue  à  nous  rendre  petits  et  vicieux  est  que  nous 
ne  mettons  pas  assez  de  solennité  dans  les  actions  im- 
portantes de  notre  vie.  Je  n'appelle  pas  solennité  ce  qui 
se  fait  en  cérémonie  à  la  face  des  hommes,  mais  dans 
une  présence  infiniment  plus  auguste  qui  est  celle  de 
leur  créateur. 

Prendre  Dieu  à  témoin. 


Il  paraît  que  les  enfants  pensent  et  sentent  dès  leur 
naissance  mais  leurs  sentiments  et  leurs  idées  ne  se 
rapportent  qu'au  moment  présent,  la  liaison  d'identité 
successive  manque   encore,  ils   sont  pour  ainsi   dire  à 

1  p.,  5o'".  Ce  paragraphe  écrit  à  la  suite  du  fragment  4  a  été  encadré 
par  Rousseau  d'un  trait  dans  lequel  se  trouve  aussi  comprise  en  marge 
l'annotation  :  Prendre  Dieu  à  témoin. 

-  F.  62"'.  Se  place  p.  33,  dernière  ligne,  après:  dont  il  ext  accompagné. 
Ce  paragraphe  écrit  dans  la  colonne  du  texte  est  encadré  par  un  trait 
et  accompagné  de  la  note  :  ND.  ailleurs. 


LE  MANUSCRIT  FAVRE  DE  h  EMILE  277 

chaque  instant  d'autres  êtres  ;  la   mémoire  est  tardive, 
la  prévoyance  ne  vient  qu'après  tout. 

^  1 
/    • 

Amis  de  la  vérité,  détiez-vous  de  ces  manières  de  Phi- 
losophes brillantes  et  sentencieuses,  qui  ne  sont  que  trop 
à  la  mode  aujourd'hui.  Armez-vous  de  patience,  évitez 
les  systèmes.  Suivez  pié  à  pié  la  nature,  c'est  ainsi  que 
vous  parviendrez  à  la  connaître. 


On  a  rarement  le  droit  de  se  donner  la  mort,  mais  il 
est  souvent  ordonné  de  l'aller  [f°  67  '«]  chercher  et  très 
souvent  permis  de  l'attendre.  Si  l'on  n'étoit  pas  sûr  de 
mourir  une  fois,  la  vie  coûterait  trop  à  conserver,  mais 
aussitôt  qu'elle  est  un  vrai  mal,  elle  n'est  plus  un  mal 
nécessaire  puisque  le  mal  qui  la  termine  est  inévitable 
et  qu'en  guérissant  l'autre,  il  peut  devenir  un  bien.  Il 
en  est  du  droit  de  mourir  comme  de  la  bisque  des 
joueurs  ;  l'occasion,  le  moment  en  fait  l'avantage  et 
presque  toujours  c'est  en  perdre  le  prix  que  de  tarder  à 
s'en  prévaloir  jusqu'à  la  fin  de  la  partie. 

//  faut  doit  être  le  mot  le  plus  connu  des  enfants,  car 
il  est  l'expression  de  la  nécessité.  Je  peux  doit  être  inu- 

1  po  63".  Se  place  p.  35,  avant-dernière  ligne,  après;  mie  supposition 
absurde.  Encadré  avec  la  note:  NB.  ailleurs. 

'  F»  67 '"°  et '°.  A  été  remplacé  par:  L'ignorant  qui  ne  prévoit  rien... 
elle  coûteroit  trop  à  conserver,  p.  48,  1.  34  et  suiv. 

3  p.  ^2".  Se  place  après;  de  le  renverser,  p.  59,  1.  8. 


27^  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

site  dans  leur  bouche  et  étranger  à  leur  oreille,  car  ils  ne 
doivent  ni  penser  que  personne  soit  obligé  de  céder  à 
leur  volonté,  ni  se  croire  eux-mêmes  obligés  de  céder 
à  celle  d'autrui. 

Note  en  marge: 

Il  faut,  je  veux,  je  ne  veux  pas;  bêtise  des  pères  et  des 
maîtres;  mesure  du  possible  inconnue  aux  enfants. 

10  ^ 

Quoi  donc,  faudra-t-il  souffrir  tout  le  mal  que  feront 
les  enfants?  Non,  mais  ne  pouvez-vous  l'empêcher  sans 
avoir  besoin  de  le  leur  défendre?  N'êtes-vous  pas  plus 
fort  qu'eux?  Je  suis  pourtant  sur  que  cette  objection  fri- 
vole frappera  beaucoup  les  gens  superficiels  qui,  mettant 
toujours  leur  élève  à  la  place  du  nôtre,  verront  dans  ses 
emportements  durant  les  courts  moments  qu'on  le  laisse 
en  liberté  de  quoi  les  effrayer  s'ils  l'y  laissaient  tou- 
jours, et  ne  verront  pas  que  ces  emportements  mê- 
mes sont  le  dédommagement  qu'il  se  donne  de  la 
contrainte  ou  ils  l'ont  tenu,  au  lieu  que  celui  qui  reste 
toujours  libre  ne  suit  que  les  mouvements  de  la  nature 
et  se  livre  à  peu  d'excès. 

Dans  la  marge: 

En  note.  Que  peut-on  dire  de  ces  pères  extravagants 
qui,  après  avoir  cruellement  châtié  un  enfant,  le  forcent 
encore  à  demander  pardon,  à  baiser  la  verge,  à  faire  tou- 
tes les  indignes  bassesses  qui  lui  peuvent  avilir  l'âme  ou 
l'enflammer  d'un  esprit  de  haine  et  de  vengeance  que 

1  po  -j2  '".  Se  place  après  :  tii  châtimoit  ui  réprimande,  p.  5y,  1.  6  du 
bas. 


LE   MANUSCRIT   FAVRE   DE   l'ÉMILE  279 

rien  ne  saurait  éteindre,  comme  s'ils  avaient  peur  qu'il  ne 
fût  pas  assez  indigné  de  leurs  cruautés  [?]  s'ils  n'y  joi- 
gnaient l'injustice  et  le  mépris  ?  Quelle  insultante  dérision 
de  parler  de  pardon,  de  grâce  après  le  châtiment.  Sur 
cette  conduite  absurde  et  barbare,  quelles  étranges  idées 
veut-on  que  se  fassent  ces  pauvres  malheureux  de  la  jus- 
tice, de  la  peine  et  du  pardon.  A  moins  que  ces  enfants 
n'aient  des  âmes  abjectes  et  rampantes,  je  ne  sache  point 
de  moyen  de  plus  sûr  de  les  rendre  à  jamais  mutins, 
cruels,  vindicatifs,  indomptables. 


1 1 


[a]  La  première  éducation  est  purement  négative,  elle 
consiste  à  garantir  le  cœur  du  vice,  et  l'esprit  de  l'er- 
reur. 

[b]  Je  ne  saurais  trop  le  répéter,  ne  transposez  point 
les  âges,  tenez  votre  enfant  à  sa  place,  traitez-le  en  en- 
fant et  non  pas  en  homme,  si  vous  voulez  qu'il  soit  hom- 
me un  jour. 

[c]  Celui  qui  raisonne  avec  un  enfant  est  plus  enfant 
que  lui. 

[d]  Souffrez  qu'il  vous  questionne  sur  des  faits,  ja- 
mais sur  des  raisonnements. 

[e]  Que  s'il  nuit  aux  autres,  ils  se  défendront  et  qu'ils 
ne  pourront  se  défendre  sans  lui  nuire  à  son  tour. 

[f]  Mais  donnez-lui  cet  avis  seulement  par  rapport  à 
lui  et  point  en  maxime  générale,  comme  qu'il  n'est  per- 
mis de  nuire  à  personne  etc.  jusqu'à  l'âge  de  raison  tout 


1  p«  ^310  correspond  à  p.  60  à  partir  de  Je  n'entends  pas.  En  marge, 
plusieurs  notes  sur  la  conduite  à  tenir  envers  les  enfants.  La  note  a 
seule  a  été  utilisée  et  développée  p.  6i,  I.  i3-i5. 


200  ANNALES  DE  LA  SOCIETE  J.  J.   ROUSSEAU 

doit  se  rapporter  à  lui  ;   il  ne  doit  être  question  que  de 
lui  seul  au  monde. 

12  1. 

Je  ne  vois  pas  pourquoi  tandis  qu'une  femme  fait  des 
nœuds,  il  faut  qu'un  grand  sot  de  bel  esprit  s'amuse  là 
de  ses  niaiseries,  afin  qu'on  ne  puisse  dire  lequel  est  le 
plus  inutile  du  propos  de  Thomme  ou  du  travail  de  la 
femme. 

En  note. 

Excepté  le  blason  ;  et  il  se  peut  que  Tétude  du  bla- 
son soit  propre  aux  enfants,  moins  parce  que  ce  sont 
des  signes,  que  parce  que  ce  sont  des  signes  de  rien 
(mais  je  demande)  à  quoi  cette  étude  est  bonne. 


.4». 

Après  un  long  paragraphe  inédit  où  Rousseau,  en  prenant  l'huile 
et  l'eau  pour  exemple,  explique  sa  méthode  pour  que  l'élève 
acquière  par  lui-même  ses  notions  sur  le  poids  relatif  des  corps, 
il  ajoute  pour  justifier  son  système  : 

On  me  dira  qu'il  est  difficile  qu'un  enfant  qui  ne  fait 
que  ce  qui  lui  plaît  s'occupe  assez  longtemps  de  la 
même  chose  pour  en  tirer  quelque  instruction,  et  quant 

1  p»  ^3  «o.  En  marge.  Se  place  à  côte  de  ;  Une  autre  considcratiou... 
p,  61,  1.  8  du  bas. 

2  F»  8r".  Note  en  marge.  Se  place  p.  78,  1.  3o,  après:  Je  n'en  connais 
point  de  telle. 

3  F°"  go"  et  89'°.  Se  place  p.  102,  \.  4  après:  spécifiques.  Tout  ce 
morceau  sur  la  méthode  d'enseignement  renferme  de  très  nombreuses 
transpositions  d'ensemble  et  de  détail.  Dans  le  premier  texte,  l'exemple 
de  rélève  qu'on  veut  former  à  la  course  précédait  le  morceau  sur  les 
jeux  de  nuit. 


LE   MANUSCRIT    FAVRE   DE    l'ÉMILE  28  I 

aux  moyens  que  je  propose,  on  ajoutera  qu'il  est  bien 
difficile  [f°  89'"]  de  faire  toujours  sortir  de  la  chose 
même  l'intérêt  que  l'enfant  doit  avoir  d'en  bien  juger. 
En  répondant  aux  objections  par  des  exemples,  je  crois 
cependant  mieux  exposer  mes  idées  et  mieux  montrer 
si  j'ai  tort  ou  raison. 

Je  reviens  avec  grand  plaisir  à  mes  exemples,  car  je 
n'ai  pas  de  meilleur  moyen  de  me  faire  entendre.  Ils 
seront  la  partie  de  cet  ouvrage  la  plus  méprisée 
(des  gens  de  lettres)  et  la  plus  utile  (aux  précepteurs). 

i5  \ 

Beaux   petits  Messieurs   français,  si  ^  ,  si  sa- 

vants, vous  amuseriez  longtemps  les  dames  de  votre 
caquet  avant  de  trouver  rien  de  semblable  à  moins 
qu'on  ne  vous  l'eût  dicté. 

*(Le  plaisir)  l'honneur  d'enseigner  aux  autres  meil- 
leur que  l'émulation. 

Or  ce  plaisir  *  peut  naître  de  deux  sentiments  diffé- 
rents savoir  la  vanité  de  briller  ou  le  désir  d'être  utile, 
(il  peut  naître  à   la  fois  de  tous  les  deux),  et  l'un  n'est 


1  po  8gro_  ei^  marge.  Cette  boutade  suit  une  première  ébauche  du 
morceau  sur  le  comte  de  Gisors.  Rousseau  a  repris  et  achevé  ce  mor- 
ceau au  f"  io5  '"  et  '",  p.  i35  sans  y  recopier  sa  boutade. 

2  Un  blanc  laissé  pour  une  épithète  à  trouver. 

^  Fragments  décousus  qui  se  rattachent  à  l'exemple  de  l'enfant  indo- 
lent et  paresseux  que  le  précepteur  veut  former  à  la  course. 

*  F"  go'".  Phrase  encadrée  en  marge  du  texte  p.  112,  1.  i3,  avec 
lequel  elle  n'a  guère  de  rapport. 

5  F*  90".  En  marge  au-dessous  de  la  phrase  précédente:  Vhonneuy... 
dont  cette  note  est  le  développement. 


•li^2  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

^uère  moins  naturel  que  l'autre.  Il  dépend  donc  d'un 
maître  intelligent  de  faire  pénétrer  le  cœur  de  l'enfant 
par  celui  de  ces  deux  sentiments  qui  mérite  la  préfé- 
rence et  qui  tient  moins  à  l'opinion. 

^  Il  faut  toujours  préférer  pour  mobile  la  gourman- 
dise à  la  vanité  parce  que  la  première  est  un  penchant 
de  la  nature  tenant  immédiatement  aux  sens  et  que  la 
seconde  est  un  ouvrage  de  l'opinion  sujet  à  des  consé- 
quences beaucoup  plus  dangereuses. 

17  ^ 

La  physique  générale  nous  donne  les  lois  du  mou- 
vement et  des  figures,  elle  s'arrête  pour  ainsi  dire  à  la 
surface  des  corps.  L'anatomie  nous  explique  le  méca- 
nisme sensible  des  corps  organisés  soit  animaux  soit 
végétaux;  la  science  qui  juge  des  rapports  intimes  de 
tous  les  corps  et  nous  apprend  à  les  connaître  par  leurs 
substances  s'appelle  chimie.  Plus  nous  avançons  plus 
la  carrière  s'étend  devant  nous  ;  bientôt  nous  allons 
nous  perdre  dans  un  gouffre  d'études  sans  fin  et,  ou- 
bliant notre  premier  choix,  de  matière  en  matière  nous 
examinerons  tout  à  la  hâte  nous  voudrons  tout  con- 
naître et  nous  ne  connaîtrons  rien. 

Pour  satisfaire  utilement  la  curiosité  il  faut  lui  donner 
un  frein  à  quelque  âge  qu'on  puisse  être.  Pour  savoir  quel- 
que chose  il  ne  faut  pas  tout  apprendre,  il  ne  faut  pas  sur- 
tout vouloir  (apprendre)  enseigner  aux  enfants  la  science 
mais  seulement  à  l'étudier.  N'allez  donc  pas  vous  embar- 


•  F*"  go'".  En  marge  du  texte  p.  112,  1.  10  du  bas  et  suiv. 
-  F"  1 12"^".  Ces  considérations  générales  ont  été  abrégées  et  complétées 
par  un  exemple  pratique  :  J'ai  déjà  dit...   leçon   de  bon  sens.  P.    148. 


LE   MANUSCRIT   FAVRE   DE   l'ÉMILE  283 

quer  dans  les  détails  qu'autant  qu'il  est  nécessaire  pour 
bien  expliquer  les  faits  ;  que  deux  ou  trois  vérités  lumi- 
neuses mènent  l'enfant  à  toutes  les  autres  quand  il  vou- 
dra les  approfondir.  Que  l'expérience  précède  toujours  et 
que  la  règle  suive.  Mais  gardez-vous  de  trop  généraliser 
ces  règles.  Les  conclusions  par  induction  sont  la  première 
source  de  presque  toutes  nos  erreurs.  Ne  lui  apprenez 
pas  à  établir  des  principes  généraux  mais  à  s'en  défier. 
Ce  qui  mène  à  la  vérité  n'est  pas  tant  la  science  des 
règles  que  celle  des  exceptions.  ^  Les  propositions  gé- 
nérales exigent  une  expérience  coordonnée[?]  La  philo- 
sophie en  maximes  ne  convient  qu'à  la  vieillesse.  Toute 
la  philosophie  de  l'enfance  ne  doit  être  qu'en  faits  par- 
ticuliers. 

C'est  un  travail  terrible  pour  un  homme  sage  qu'une 
conversation  avec  un  enfant.  En  vérité  je  ne  sais  pas  com- 
ment font  ceux  qui  sont  toujours  prêts  à  rire  et  à  causer 
avec  eux  ;  j'admire  que  leur  cerveau  puisse  tenir  à  cette 
contention  perpétuelle.  Jeune  maître,  si  tu  sais  ton  mé- 
tier et  si  tu  l'aimes,  ne  t'épuise  pas  de  fatigue  et,  après 
avoir  longtemps  poliçonné  avec  ton  élève,  va  délasser 
ton  esprit  avec  les  philosophes. 

19». 

Si  l'on  me  demande  comment  il  se  peut  que  la  mo- 
ralité de  la  vie  humaine  naisse   d'une  révolution  pure- 

•  Note  en  marge  :  toiijoins  les  propositions  générales.  Les  exceptions  ne 
sont  pas  de  son  âge  ou  dn  moins  on  ne  doit  pas  Varyêter  à  les  connaître  ; 
il  suffit  qu'il  sache  qu'il  y  en  a. 

2  F°  113"%  en  marge,  à  côté  du  paragraphe:  Premièrement  songe:(  bien... 
p.  i5o. 

3  F°  laS"".  Se  place  après  :  oit  nous  voilà  parvenus,  p.  184,  1.  19. 


284  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

ment  physique,  je  répondrai  que  je  n'en  sais  rien.  Je 
me  fonde  partout  sur  l'expérience  et  ne  cherche  pointa 
rendre  raison  des  faits.  J'ignore  quels  rapports  peuvent 
régner  entre  les  esprits  séminaux  [et]  les  affections  de 
l'âme,  entre  le  développement  du  sexe  et  le  sentiment 
du  bien  et  du  mal  ;  je  vois  que  ces  rapports  existent.  Je 
ne  raisonne  pas  pour  les  expliquer  mais  pour  en  tirer 
parti. 

20  ^. 

Le  plus  saint  de  tous  les  contrats,  l'amitié  même 
n'est  qu'un  échange. 

En  étendant  de  (sic)  nos  affections  sur  nos  semblables, 
nous  avons  besoin  qu'ils  étendent  les  leurs  sur  nous  et 
suppléent  à  ce  que  nous  aliénons  pour  eux  du  soin  de 
nous-mêmes  ;  en  prenant  l'intérêt  de  leur  conservation, 
nous  leur  confions  celui  de  la  nôtre;  il  n'y  a  point  de 
véritable  attachement  qui  ne  soit  ou  ne  devienne  à  la 
fin  réciproque  ;  ce  que  chacun  porte  ailleurs  de  l'amour 
de  soi  lui  doit  être  rendu  par  d'autres,  sans  quoi  l'or- 
dre de  la  nature  serait  troublé,  l'équilibre  serait  rompu 
et  ces  épanchements  du  cœur  qui  sont  faits  pour  lier 
la  société  des  hommes  ne  serviraient  qu'à  leur  destruc- 
tion. 

21  '. 

Certainement  l'histoire  civile  et  morale  des  peuples 
serait  infiniment  plus  curieuse  et  plus  instructive  que 
l'histoire  politique  et  militaire  des  chefs  qui  les  gouver- 

•  F"  i38'",  en  marge.  Se  place  p.  204,  après:  attentif  aux  signes  de  cet 
attachement.  —  Ce  paragraphe  a  été  remplacé  dans  le  texte  définitif  par 
une  note 

*  F"  141  '  .  Se  place  après  :  rarement  voir,  p.  210,  I.  33. 


LE   MANUSCRIT    FAVRE   DE    l'ÉMILE  285 

nent.  Ce  n'est  même  que  par  la  première  qu'on  peut 
éclaircir  l'autre  et  distinguer  dans  tous  les  changements 
arrivés  sur  la  terre  l'ouvrage  de  la  fortune  de  l'ouvrage 
des  hommes. 

22  ^ 

d'où  je  conclus  par  un  raisonnement  facile  et  toujours 
d'accord  avec  l'expérience  que  ce  qu'on  appelle  raison 
d'état  fait  la  misère  publique  et  que  le  pays  où  les  lois 
sont  les  plus  sages  est  infailliblement  le  plus  mal  gou- 
verné. 

Voilà  le  sommaire  de  ces  premières  instructions  qu'on 
ne  doit  pas  ainsi  donner  en  maxime  générale  mais  qu'il 
faut  diriger  suivant  cet  esprit. 

Et  en  marge  : 

L'ordre  civil  maintient  la  paix  entre  les  citoyens, 
mais  c'est  de  lui  que  naissent  toutes  leurs  discordes,  il 
empêche  deux  particuliers  de  se  battre,  mais  il  les  fait 
entre  égorger  par  milliers. 

23*. 

Note.  Je  n'ignore  pas  qu'à  la  place  de  ces  auteurs 
morts  j'aurais  pu  nommer  de  mes  contemporains,  de 
cette  manière  j'aurais  prodigué  d'un  même  trait  à  Tun 
la  flatterie,  à  l'autre  le  mépris,  (du  moins  autant  qu'il 
eût  dépendu  de  moi)  et  l'on  eût  appelé  cela  de  l'esprit 


'  F"  I40''*.  Les  deux  paragraphes  qui  suivent  ont  été  remplacés  par 
un  autre  développement  :  doit  il  suit  que  les  ordres  distingués...  cœur 
hïiviain,  p.  206-207. 

-F"  145 '■°,  en  marge.  S'adapte  à  :  n'être  pas  Cotin?  P.  216, 1.  12. 


286  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

^au  lieu  que  ceci  est  assez  plat  uniquement  parce  qu'il 
n'est  pas  méchant.  Ce  n'est  pas  la  pensée  qui  fait  l'es- 
prit, c'est  sa  malignité.  (Voilà  pourquoi  je  hais,  je  fuis, 
je  méprise  les  gens  d'esprit). 

•2  3  bis  '. 

Premièrement  on  ne  doit  point  prendre  une  bûche 
pour  son  élève,  et  puis  on  ne  doit  point  traiter  son 
élève  comme  une  bûche. 

24'. 

L'homme  est  faible,  petit,  afin  que  l'univers  dure. 
Si  rhomme  avait  de  plus  grandes  forces,  bientôt  il  dé- 
truirait tout. 

Reprenons  la  succession  des  connaissances  humaines 
pour  chercher  comment  se  doit  acquérir  la  plus  impor- 
tante de  toutes.  J'ai  dit  que  ce  qui  change  la  sim- 
ple appréhension  des  objets  en  idées  c'est  quand,  à  l'i- 
mage absolue  de  l'objet,  se  joignent  des  rapports  qui  le 
déterminent.  La  considération  particulière  des  rapports 
des  choses  étend  les  idées  et  produit  la  réflexion,  enfin 
quand  la  réflexion  va  jusqu'à  rassembler  tous  les  rapports 

'  Ici;  //  me  plaît  d'autant  plus  de  n'eu  point  avoir,  bift'c  et  remplacé 
par  :  6  bonnes  gens  n'ayojis  point  d'esprit,  bifte  à  son  tour. 

2  F"  146'°.  Se  place  après:  clairement,  p.  219,  1.  3o.  A  été  remplacé 
par  la  phrase  :5z  votre  élève...  pas  même  ainsi.  Tout  ce  morceau  a 
subi  de  nombreuses  retouches. 

3  F°  148'°,  en  marge,  parallèlement  à  quelques  traits  décousus,  inédits 
également,  se  rapportant  au  caractère  de  son  élève.  A  reporter  après  : 
leurs  illusions  et  leur  jeu,  p.  224,  1.  35. 

*  F°  i5o".  A  reporter  après;  le  construire ^  p.  226,  1.  12  du  bas. 


LE   MANUSCRIT   FAVRP:   DE   L  EMII.E  2Ç>'J 

connus  en  un  système  général,  alors  elle  devient  contem- 
plation et  de  la  contemplation  naissent  les  sublimes 
idées  de  l'ordre  et  celle  du  beau  qui  n'est  que  l'apparence 
des  rapports  bien  ordonnés  pour  une  fin  commune  dans 
la  chose  dont  il  s'agit. 

Il  suit  de  là  que  l'esprit  humain  ne  saurait  s'élever  à 
la  contemplation  de  l'univers  et  de  l'ordre  admirable 
qu'on  y  voit  régner  qu'après  avoir  longtemps  examiné  la 
structure  des  parties  et  le  concours  des  rapports  d'où 
naît  le  système  total  réuni  dans  une  seule  idée.  Pour 
sentir  qu'une  suprême  intelligence  régit  cette  machine 
immense,  il  faut  être  en  état  d'apercevoir  au  moins  par 
quelque  côté  le  jeu  mutuel  des  parties,  les  proportions 
de  leurs  masses,  de  leurs  forces,  de  leurs  mouvements 
et  de  connaître  quelques-unes  des  lois  par  lesquel- 
les chaque  pièce  concourt  à  la  conservation  du  tout. 
Tout  cela  ne  demande  pas  tant  une  étude  savante  et 
profonde  qu'un  développement  graduel  des  facultés  de 
l'esprit  humain  qui  ne  se  fait  que  peu  à  peu,  dans  un 
certain  ordre  et  dans  une  certaine  suite  d'années. 


26K 


et  quiconque  a  pris  l'habitude  de  se  payer  de  mots 
s'en  payera  toute  sa  vie.  Qu'est-ce  que  Dieu  ?  Question 
qu'on  fait  aux  enfants  et  à  laquelle  les  philosophes  ont 
bien  de  la  peine  à  répondre.  Les  enfants  y  répondent 
pourtant  mais  par  les  mots  qu'on  leur  dicte;  on  les 
exerce  aussi  à  marmoter  des  prières,  des  réponses  de  ca- 
téchisme, et  l'on  appelle  cela  les  élever  dans  la  religion. 
Soit,    mais    pourquoi   des    perroquets   n'y   seraient-ils 

1  F"  i52'".  A  reporter  après  :  ne  le  savoir  jamais,  p.   228,  1.  0,  du  ba&„ 


•288  ANNALES   DE  LA  SOCIÉTÉ  J.    J     ROUSSEAU 

pas  élevés  de  même?  il  n'}'  en  a  point  à  qui  Ton  n'ap- 
prît à  dire  le  pater  tout  aussi  dévotement  que  peut  le 
dire  un  enfant  de  six  ans  ;  ou  cessez  d'élever  vos  per- 
roquets en  impies,  sans  foi,  sans  religion,  ou  trouvez 
bon  que  mon  Emile  n'apprenne  la  sienne  que  quand 
il  pourra  la  savoir  autrement  qu'eux. 

26  bis  ^ 

Gomment  concevrai-je  que  tous  ces  gens-là  soient 
damnés  pour  n'avoir  pas  cru  en  Dieu  né  et  mort  il  y  a 
quatre  mille  [sic]  ans  dans  une  petite  ville  appelée 
Jérusalem  qui  leur  est  inconnue,  dans  un  petit  pays  ap- 
pelé la  Palestine  qu'ils  ne  connaissent  pas  même  et 
dont  les  propres  habitants  anciens  et  modernes  nient  la 
divinité. 

27  ^. 

il  les  verra  donnant  les  noms  de  procédés  de  bien- 
séance et  d'honneur  à  des  singeries,  et  tout  fiers  d'avoir 
trouvé  quelque  chose  à  mettre  à  la  place  de  la  vertu. 

28 -^ 

Une  des  choses  qui  rendent  les  sociétés  de  Paris  le 
plus  insupportable  c'est  l'extrême  arrogance  des  fripons 
publics,  vous  les  voyez  prendre  un  air  hautain  dans  les 
assemblées,    trancher,    prononcer  d'un  ton  de  maitre, 

1  p«  1^1  >-.  Biffé  dans  le  manuscrit.  A  reporter  p.  276,  dernière  ligne, 
après  Mahomet. 

-  F"  184",  en  marge.  A  reporter  face  au  texte  :  //  n'est  donc  point  dis- 
puteur,  p.  3og,  L  2  5. 

3  F"  186'°,  en  marge,  à  la  suite  de  la  fin  du  Livre  IV',  mais  sans  rap- 
port avec  le  contexte. 


LE   MANUSCRIT   FAVRE  DE   l'ÉMILE  28(J 

élever  la  voix,  imposer  silence  aux  honnêtes  gens.  On 
voit  à  leur  maintien  combien  ils  sont  contents  d'eux 
mêmes,  combien  ils  sont  fiers  d'être  des  fripons. 

29  ^ 

En  voyant  leurs  bruyants  plaisirs,  il  se  dira  :  Voilà 
ce  qui  prouve  leur  misère,  auraient-ils  besoin  de  tant 
d'amusements  s'ils  étaient  heureux?  Le  bonheur  n'aime 
point  les  distractions,  il  aime  à  jouir  de  lui-même. 

3o^ 

Je  me  trompe  en  disant  qu'il  iaut  les  [les  filles]  con- 
traindre, il  ne  faut  que  laisser  aller  leur  goût  sans  le 
corrompre,  il  les  mène  à  tous  leurs  devoirs,  mais  ce 
qu'il  faut  faire  pour  empêcher  leur  goût  de  se  dépraver 
ressemble  tellement  à  la  contrainte  que  ce  n'est  pas  la 
peine  de  disputer  sur  le  mot. 

En  marge  : 

Elles  ont  une  finesse  incroyable  pour  obtenir  ce  qu'el- 
les désirent  et  pour  faire  entendre  ce  qu'elles  veulent 
sans  le  demander. 

3i^ 

Fondé  sur  toutes  ces  raisons,  je  ne  serais  pas  éloigné 
■d'approuver  qu'on  imposât  quelquefois  aux  jeunes  filles 

'  F"  184",  en  marge,  juxtaposé  à  p.  009,  1.  2. 

-  F"  igo'".  Se  place  p.  340,  1.  26,  après  :  jamais  rien.  Ce  développe- 
ment sur  la  gêne  des  filles  suivait  primitivement  celui  sur  les  goûts  en- 
fantins propres  à  chaque  sexe,  p.  338,  1.  36. 

3  F"  191  '■°.  A  été  biffé  et  remplacé  en  marge  par  :  Que  les  filles  soient... 
que  tous  les  penchans...  p.  342,  1.  1-8; 

19 


290  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  ,1.    J.    ROUSSEAU 

plus  de  gêne  qu'elles  n'en  doivent  avoir  selon  mes  prin- 
cipes, non  pour  les  tyranniser  par  cette  contrainte  mais 
pour  leur  donner  occasion  d'exercer  leur  adresse  natu- 
relle en  éludant  la  loi  sans  désobéir.  Les  hommes  vont 
se  récrier  contre  moi,  je  le  sens  bien  ;  eux  qui  font  un 
crime  aux  femmes  de  leur  ruse,  n'approuveront  pas 
trop  qu'on  la  fomente  et  les  femmes  qui  se  gardent  bien 
de  convenir  qu'elles  en  ont  croiront  que  c'est  se  moquer 
d'elles  que  d'en  faire  une  qualité.  Les  uns  trouveront 
ma  précaution  très  superflue  et  les  autres  très  déplacée. 
Tous  s'accorderont  à  me  condamner  avec  raison  peut- 
être.  Il  ne  me  siérait  pas  d'être  aussi  aiïirmatif  ici  que 
dans  l'éducation  des  hommes;  qui  est-ce  qui  connaît  les 
femmes?  je  les  connais  moins  que  personne;  je  dis  mon 
avis  et  mes  raisons,  au  surplus  je  puis  me  tromper  et 
j'en  serais  peu  surpris,  je  me  trompe  souvent  dans  des 
choses  plus  claires. 

En  cette  occasion  deux  ^motifs  m'entraînent  dans  le 
sentiment  que  j'ose  avancer.  La  première  est  que  selon 
mon  opinion,  la  finesse  est  un  talent  naturel  aux  fem- 
mes et  dans  la  persuasion  où  je  suis  que  tous  les  pen- 
chants...' 


.■>2 


L'étude  des  femmes  doit  être  de  connaître  les  hom- 
mes, leur  talent  de  les  gouverner. 


'  Rousseau  avait  d'abord  écrit  :  considérations,  ce  qui  explique  le  fé- 
minin :  La  première,  maintenu  deux  lignes  plus  loin. 
'  Ici  le  texte  du  manuscrit  rejoint  celui  de  l'imprimé. 
F*  198'",  en  marge,  à  côté  de  p.  356,  1.  3. 


LE  MANUSCRIT  FAVRH  DK  I.  EMILE  291 

33  ^ 

Telle  est  la  Sophie  d'Emile  et  la  mienne,  ou  plutôt 
celle  de  la  nature  perfectionnée  par  l'éducation.  Jus- 
qu'ici je  n'ai  fait  que  suivre  mes  idées,  mais  pour  l'hon- 
neur de  la  vertu  du  sexe  et  de  notre  siècle,  je  dois  dé- 
clarer que  ce  qui  me  reste  à  dire  n'est  point  de  mon 
invention,  mais  est  réellement  arrivé  dans  une  province 
voisine  de  France  il  n'y  a  pas  plus  de  quarante  ans.  Sans 
en  avoir  été  le  témoin  occulaire,  je  le  tiens  d'une  autorité 
que  je  respecte  et  qui  ne  m'en  laisse  pas  plus  douter  que 
si  je  l'avais  vu.  C'est  une  folie,  il  est  vrai,  mais  il  n'y  a 
qu'une  Sophie  qui  en  soit  capable  et  je  ne  puis  mieux 
honorer  la  maîtresse  d'Emile  qu'en  la  faisant  passer 
sous  son  nom. 

34^ 

Les  savants  eux-mêmes  ne  voyagent  point  pour  s'ins- 
truire, ils  voyagent  par  ordre  de  la  cour;  on  (les)  envoie, 
on  les  défraye,  ils  sont  paj^és  pour  voir  tel  ou  tel  objet, 
ils  volent  leur  argent  quand  ils  en  regardent  d'autres.  Ils 
sont  trop  honnêtes  gens  pour  perdre  leur  temps  et  faire 
ce  qu'on  ne  leur  prescrit  pas. 

35  ^ 

Et  qu'on  ne  prenne  pas  ce  changement  de  relation 
dans  un  même  Etre  comme  une  subtilité  de  spéculation 

'  F"  206'",  en  marge,  après  :  aussi  rebours  que  celui-là,  p.  371,  1.  i3. 
Ce  morceau  n'a  pas  été  continué  et  nous  ne  saurons  jamais  quelle  est 
la  folie  que  Rousseau  avait  pensé  à  raconter. 

-  F"  243",  en  marge;  remplacé  par  :  Nous  avons,  dit-on,  des  savans 
qui  voyagent  pour  s'instruire  ;  c'est  une  erreur;  les  savans  voyagent  par 
intérêt  comme  les  autres.  P.  226,  1.  21. 

'  F"  248'".  Se  place  après  :  comme  souverain.  P.  434,  I.  i  i  du  bas. 


2g2  ANNALES   DE    LA   SOCIETE  J.    J.    ROUSSEAU 

sans  exemple  dans  la  pratique.  C'est  ainsi  que  dans  le 
parlement  d'Angleterre  la  grande  chambre  se  tourne  en 
certaines  occasions  en  grand  comité  pour  mieux  discu- 
ter les  affaires,  et  devient  simple  commission  de  cour 
souveraine  qu'elle  était  l'instant  précédent  :  tellement 
qu'elle  se  fait  ensuite  rapport  à  elle-même  comme  cham- 
bre des  communes  de  ce  qu'elle  vient  de  régler  en 
grand  comité  et  délibère  de  nouveau  sous  un  titre 
de  ce  qu'elle  a  déjà  résolu  sous  un  autre. 

Nous  rechercherons  quelle  est  la  nature  de  l'acte 
d'élection  par  lequel  le  peuple  nomme  son  chef,  s'il 
est  bien  vrai  que  cet  acte  soit  un  véritable  contrat  qu'il 
passe  avec  ce  chef  ou  bien  si  ce  n'est  point  plutôt  une 
simple  commission  qu'il  lui  donne  (et  dont  ce  chef  doit 
rendre  compte). 

Je  me  suis  souvent  demandé  pourquoi  de  tous  les 
peuples  de  l'Europe  celui  qui  est  le  plus  doux,  le  plus 
humain,  le  plus  aimable,  s'est  attiré  toujours  si  cons- 
tamment l'aversion  des  autres;  et  pourquoi  ne  haïs- 
sant aucune  autre  nation  le  Français  seul  est  haï  de 
toutes.  Pour  moi  je  crois  que  c'est  parce  qu'on  ne  juge 
le  peuple  entier  que  par  sa  capitale  et  que  Paris  fait  de 
toutes  manières  [f"  253'"]  grand  tort  à  la  France.  Si 
ceux  qui  viennent  dans  cette  grande  ville  voir  des  ma- 
nières singeresses  de  ses  habitants,  si  ceux  qui  s'indi- 
gnent de  leur  vanité  hautaine  qui  les  fait  se  regarde)- 
comme  les  modèles  de  l'univers,  *si  ceux  enfin  qui  vont 
les  prendre  en   haine  dans   leur  capitale   allaient  vivre 

'  F""  253  "'-254'"'.  Se  place  après  :  que  malfaisans.  P.  442,  \.  8 
-  Si  ceux  enfin...  je  doute,  écrit  en  marge. 


LE   MANUSCRIT   FAVKE   DE    l/ÉMlLE  298 

dans  les  provinces  où  toutes  ces  grandes  prétentions 
sont  ignorées,  je  doute  qu'aucun  d'eux  en  rapportât  cet 
injuste  préjugé  qui  coûte  si  cher  à  la  nation  sans  qu'elle 
s'en  doute  (et  qui  fait  verser  tant  de  sang  français  sans 
que  les  Français  eux-mêmes  en  sachent  rien). 

J'ai  vu  dans  la  précédente  guerre  la  Touraine  et  l'Or- 
léanais pleins  de  prisonniers  de  guerre  de  plusieurs 
pays.  Je  les  ai  vus  tous,  officiers  et  soldats,  bénir  le  sort 
qui  leur  donnait  pour  prison  le  plus  doux  climat  de  la 
terre  et  pour  gardes  les  plus  hospitaliers  des  humains. 
Je  les  ai  vus  à  leur  rappel  s'affliger  de  leur  liberté  recou- 
vrée et  pleurer  en  quittant  leurs  ennemis.  Je  ne  crains 
pas  de  les  attester  tous  de  la  vérité  de  ce  que  j'avance  et 
j'ose  bien  assurer  que  si  quelqu'un  d'entre  eux  a  quitté 
la  France  avec  joie,  ou  quelque  attachement  bien  tendre 
le  rappelait  dans  sa  patrie,  ou  c'est  un  homme  féroce  et 
mal  né. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  étonnant  est  que  les  Parisiens 
sont  humains,  bienfaisants  eux-mêmes,  d'un  bon  naturel 
à  tous  égards  (autant)  que  peuvent  l'être  les  habitants 
d'une  grande  ville,  mais  leurs  bonnes  qualités  s'aper- 
çoivent Mes  dernières,  leurs  défauts  commencent  par  re- 
pousser, leur  politesse  affectée  et  vaine  ferme  le  cœur  à 
leurs  caresses,  et  quand  une  fois  le  préjugé  les  con- 
damne, la  raison  vient  trop  tard  les  justifier. 

L'abord  d'un  Français  qui  a  pris  les  airs  du  monde 
est  peut-être  ce  qu'on  peut  imaginer  de  plus  choquant 
et  de  plus  insupportable.  La  vanité,  la  fatuité  perce 
au  travers  de  ses  habits,  de  sa  coiffure,  de  ses  discours, 
de  son  moindre  geste.  Il  affecte  de  parler  d'une  certaine 

*  Dans  le  texte  :  leur. 


2Q4  ANNALES  DE   LA  SOCIETE  J.  J.  ROUSSEAU 

manière,  de  préférer  de  certains  sons,  de  donner  de  cer- 
tains accents  à  certaines  lettres  :  ce  que  les  étrangers  ne 
peuvent  remarquer  et  qui  est  très  vrai,  c'est  que  les 
inflexions  de  la  voix,  les  articulations  des  lettres  et  les 
manières  de  prononcer  ne  sont  pas  moins  sujettes  à  la 
mode  que  les  phrases  et  les  expressions  mêmes.  ^Un 
homme  de  la  cour  serait  au  désespoir  s'il  croyait  respirer 
comme  un  homme  de  la  ville  et  celui-ci  ne  le  serait  pas 
moins  s'il  ne  respirait  pas  aujourd'hui  comme  on  respi- 
rait hier  à  la  cour.  Enfin  comme  la  plus  importante 
alfaire  d'un  homme  bien  élevé  est  de  se  distinguer  tou- 
jours tantôt  par  Taftectation  de  ses  manières  [f°  2S4'"]  et 
tantôt  par  une  simplicité  qui  n'est  qu'une  autre  affecta- 
tion et  que,  comme  la  plus  importante  affaire  du  peuple 
est  d'imiter  ceux  qui  se  distinguent*,  les  premiers 
fuyant  sans  cesse  et  les  autres  les  poursuivant  toujours, 
il  n'y  a  pas  un  moment  oij  les  manières  restent  stables 
et  où  Taffectation  reprenne  pour  ainsi  dire  haleine. 

Les  Français  et  surtout  les  jeunes  gens  plus  affectés 
et  plus  vains  que  les  autres  ne  comprendront  jamais 
combien  tout  cela  les  rend  déplaisants  aux  yeux  des 
étrangers.  Car  comme  ces  airs  ne  sont  point  choquants 
pour  ceux  qui  les  ont  vus  et  qui  les  estiment,  les  Fran- 
çais se  trouvent  réciproquement  ainsi  bons,  aimables; 
au  contraire  ils  se  raillent  de  la  simplicité  grossière  des 
étrangers  et  des  provinciaux  qui  ne  savent  rien  de  tou- 
tes ces  belles  choses  et  qui  même  n'en  font  aucun  cas. 
Or  il  est  bien  difficile  de  ne  pas  se  rendre  odieux  à  un 
homme  qu'on  tourne  en  ridicule  uniquement  parce 
qu'il  n'est  pas  un  fat. 

>  Un  homme...  hier  a  la  cour,  écrit  en  marge. 
-  Dans  le  texte  :  disti?isroit. 


LE   MANUSCRIT   FAVIΠ  DE    L  KMILK  29b 

S'il  y  a  dans  le  monde  des  hommes  de  sens  et  de  mé- 
rite, c'est  en  France;  mais  l'extérieur  n'est  pas  pour  eux. 
Il  faut  les  attendre  et  ne  s'en  pas  tenir  au  premier  coup 
d'œil,  ils  valent  bien  la  peine  qu'on  ne  les  juge  pas 
comme  ils  jugent  les  autres.  Après  avoir  été  longtemps 
la  dupe  de  ces  jugements  précipités,  j'ai  si  souvent  été 
contraint  de  les  rétracter  que  je  suis  devenu  plus  cir- 
conspect et  je  conseille  à  tout  étranger  qui  vit  avec  des 
Français  d'en  faire  de  même. 

Quel  supplice  j'éprouvais  autrefois  allant  passer 
quelques  jours  dans  des  maisons  de  campagne  de  me 
trouver  tout  d'un  coup  à  table  au  milieu  d'une  foule 
d'agréables  occupés  uniquement  à  montrer  ^qu'ils  sa- 
vaient les  airs  du  jour.  A  mon  premier  repas  je  me  pro- 
mettais bien  de  n'en  pas  faire  d'autre  avec  tous  ces  sin- 
ges; cependant  à  ce  premier  repas  même  étonné  d'en- 
tendre [f°  234'°]  sortir  de  leur  bouche  quelques  propos 
raisonnables,  je  me  rendais  plus  attentif;  peu  à  peu  je 
me  familiarisais  avec  eux;  bientôt  j'étais  tout  étonné  de 
trouver  dans  ces  prétendus  singes  des  hommes  de  mé- 
rite ;  insensiblement  ils  quittaient  leurs  prétendus  airs 
ou  je  ne  les  remarquais  plus,  et  je  ne  me  séparais  en- 
fin qu'à  regret  de  la  même  société  que  j'avais  d'abord 
prise  en  haine.  Depuis  ce  temps  l'expérience  m'a  rendu 
plus  facile.  Je  supporte  la  bonne  compagnie  et  son  mau- 
vais ton.  J'ai  presque  toujours  lieu  de  m'en  applaudir. 
Et  voilà  comment  je  me  suis  convaincu  que  c'est  uni- 
quement par  son  extérieur  dédaigneux  et  vain  que  le 
Français  se  rend  haïssable,  et  que,  quand  il  a  le  temps 
de  se  faire  connaître,  il  manque  rarement  de  se  faire 
aimer. 

1  Au  singulier  dans  le  texte  :  qu'il  savait. 


296  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 


2-  1 


Tel  est  Emile  aj'ant  atteint  la  maturité  de  l'âge  et  de 
la  raison  et  tel  doit  être  à  peu  près  selon  moi  l'homme 
nourri  dans  l'ordre  de  la  nature  mais  élevé  pour  la  so- 
ciété. Il  n'aura  pas  reçu  des  qualités  qui  éblouissent  le 
vulgaire,  il  n'aura  point  acquis  de  talents  particuliers^ 
il  ne  se  sera  point  formé  pour  tel  ou  tel  emploi,  mais  il 
possédera  les  instruments  qui  servent  à  tous. 

Texte  biffé  : 

Un  sens  droit,  un  cœur  honnête,  un  esprit  juste,  une 
âme  saine,  sans  préjugés  d'aucune  espèce,  sans  habitu- 
des vicieuses,  sans  passions  qui  le  tyrannisent*.  Il  con- 
naîtra trop  bien  l'état  de  l'homme^  pour  se  tourmenter 
d'inutiles  projets  et  sacrifier  la  jouissance  de  ce  qu'il 
possède  à  l'insatiable  désir  d'avoir  davantage*.  Il  ne  sera 
point  ceci  ou  cela,  il  ne  sera  qu'homme;  il  ne  sera  rien, 
mais  il  sera  propre  à  tout;  il  n'aura  qu'un  seul  mérite, 
un  seul  art  mais  qui  supplée  à  tout  et  le  seul  qui  man- 
que à  ceux  qui  en  ont  tant  d'autres  ;  c'est  de  voir  sa 
place  et  de  s'y  tenir.  Quoi  qu'il  puisse  être  dans  l'avenir. 


'  F"  262'".  Se  place  après  :    (7  en  est  tons,  derniers  mots  de  l'Emile, 

p.  252. 

2  En  marge,  biffe  :  Un  corps  (robuste)  (agile  et  sain)  bien  constitue, 
des  membres  (souples I  (agiles)  (adroits  et  souples)  agiles,  des  organes 
(bien)  exercés. 

^  En  marge,  biffe  :  et  )i'avilira  pas  asse:;  l'homme. 

*  En  marge,  biffé  :  //  connaîtra  trop  bien  la  vanité  de  l'opinion  pour 
sacrifier  son  repos  à  la  vaine  gloire  et  aux  jugemens publics.  Il  pensera 
trop  modestement  de  l'esprit  humain  pour  être  jamais  dogmatique  et  pré- 
somptueux ;  il  ne  sera  ni  superstitieux  ni  impie,  il  ne  sera  ni  savant  ni 
ignorant,  il  (nej  connaitra  que  ce  qu'il  lui  est  bon  de  cnnnaitre  et  je  ne 
tour...  inachevé. 


LE   MANUSCRIT   FAVRE   DE   l'ÉMILE  297 

quoi  que  la  fortune  lui  donne  ou  lui  ôte,  ce  qu'il  a 
dès  à  présent.^  ce  que  rien  ne  peut  lui  ôter,  c'est  2b  ans 
de  la  vie  passés  dans  le  bonheur  et  dans  la  sagesse. 
N'eût-il  acquis  que  cela,  je  n'aurais  pas  perdu  mon 
temps  :  j'ai  fait  un  homme.  J'espère  qu'il  remplira  son 
devoir  sur  la  terre,  pour  moi  j'ai  rempli  le  mien. 


2y8  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  .1.   .1.    ROUSSEAU 


C.   Choix  de  variantes. 


Pour  donner  une  version  claire  du  texte,  je  transcris  le  texte 
définitif  du  manuscrit  F.;  la  reproduction  des  états  successifs  doit 
être  cherchée  dans  les  notes. 

Le  rappel  de  note  placé  devant  un  mot  indique  que  le  moi 
ou  les  mots  suivants  sont  écrits  en  surcharge;  la  note  correspon- 
dante donne  la  version  première,  et,  lorsqu'il  y  a  eu  plusieurs 
corrections,  elle  donne  les  versions  successives  en  les  distinguant 
par  une  majuscule  (A,  B,  etc.j 

Le  chiffre  accolé  à  une  barre  verticale  renvoie  à  une  note  qui 
donne  un  ou  plusieurs  mots  biffés  et  remplacés  non  en  surcharge 
mais  sur  la  ligne  même  par  une  correction  immédiate. 

La  parenthèse  dans  le  texte  indique  un  mot  biffé. 


Le  manuscrit  F",  nous  permet  d'assister  à  la  genèse  du  fameux 
préambule  de  l'Emile. 

Sur  la  moitié  droite  de  la  page,  iPl.  I)  Rousseau  a  débuté  ainsi  : 

[i]  Entrez  dans  un  jardin  soigné  pour  le  plaisir  du 
maitre.  Vous  y  verrez  des  arbres  'sous  mille  'formes 
excepté  la  leur  et  cultivés  exprés  pour  n'avoir  ni  fruits 
ni  ombrages  Les  h  :  *  ne  veulent  rien  tel  que  Ta  fait  la 
nature,  pas  même  Thomme.  ^jil  le  faut  'dresser  pour 
eux  comme  un  cheval  de  (leur)  manège,  il  le  faut  con- 
tourner (pour  eux;  à  leur  mode  comme  un  arbre  de 
leur  jardin. 

'  F"  52-.  P.  3,  1.  i8. 

2  sous...  ombrages  remplace  :  cti  espalier,  en  hiiissou,  en  parasol,  en 
éventail,  en  boule,  pas  un  seul  sous  sa  forme  naturelle. 

3  figures  bi:{arres. 

•1  Abréviation  usuelle   pour  hommes,  de  même   que  f  :    pour   femmes. 
*  il  le  faut  contourner  à  leur  mode  comme  un  arbre  de  leur  jardin,  (les  6 
derniers  mots  en  surcharge.) 
"  élever. 


LE  MANUSCRIT  FAVRE  DE  L  EMILE  299 

Parallèlement  à  ce  préambule,  se  trouvent  des  additions  impor- 
tantes dont  on  peut  faire  l'histoire. 

Rousseau  a  écrit  en  marge  à  28  millimètres  du  haut  de  la  page 
deux  lignes  qu'il  a  effacées'  et  à  la  suite  : 

[2]  une  terre  à  nourrir  les  productions  d'un  autre,  un 
arbre  à  porter  les  fruits  d'un  autre.  Ml  mutile  'son 
chien,  son  cheval,  (son  chat),  son  esclave,  il  bouleverse 
tout  il  défigure  tout  *il  aime  la  difformité,  les  mons- 
tres \ 

Pour  être  tout  à  fait  exact,  notons  que  la  fin  du  [2]  :  il  mutile... 
les  monstres,  doit  avoir  été  écrite  après  le  [3]  puisque  c'est  dans  le 
[3]  qu'il  a  adopté  l'emploi  du  pronom  il  au  lieu  de  on. 

Après  les  monstres,  se  trouve  un  signe  de  renvoi  qui  relègue  a 
la  suite  du  paragraphe  [2]  le  paragraphe  [i]  qui  était  primitivement 
le  préambule  de  Rousseau.  —  En  effet,  au  cours  de  ses  correc- 
tions, une  inspiration  nouvelle  jaillit  dans  sa  pensée  :  En  marge, 
dans  l'espace  de  28  millimètres,  au  dessus  du  [2],  il  écrit  : 

[3]  Tout  dégénère  entre  les  mains  de  l'homme,  "le 
chef  d'œuvre  de  la  nature  en   est  le  destructeur  il  force 

Ce  dernier  verbe  se  soude  directement  à  :  une  terre,  premiers 
mots  du  [2|. 

Puis,  dans  un  nouvel  essor,  il  écrit  plus  haut  encore  dans  la 
marge  à  quelque  distance  au-dessus  du  [3]  : 

1  on  défigure  tout,  on  bouleverse  tout,  on  force.  Il  avait  d'abord  écrit  : 
nous  les  défigurons  tout,  nous  bouleversons  tout,  nous  cultivons  da>ts  un 
pays  les  productions  d'un  autre. 

2  il  mutile...  les  monstres...  Cette  phrase  est  la  synthèse  d'un  essai  in- 
cohérent, surchargé  de  ratures  et  finalement  bifté  :  nous  —  on  —  on  ne 
voit  —  coupe  —  coupe  les  oreilles  —  à  son  chien  la  queue  à  son  cheval, 
on  mutile  tous  les  animaux,  et  —  les  domestiques  —  hommes  mêmes  — 
son  semblable.  —  Les  animaux  il  les  mtitile  —  il  mutile  les  animaux  — 
plantes  —  les  animaux  —  greffe  transplante  les  végétaux  —  il  confond 
les  — 

'■  les  animaux. 

■i  non  par  nécessité,  mais  par  fantaisie. 

*  Ici  un  autre  essai  incohérent  biffé  :  il  les  elevc  —  rassemble  autour 
de  lui.  —  aime  à  voir  que  —  s'en  entoure  il  les  admire  —  son  caprice  a 
donné  partout  la  loi,  —  il  n'est  content  que  quand  son  caprice  a  donné. 

^  En  surcharge  :  le  chef  d'œuvre...  destructeur. 


300  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

[4]  Tout  est  bien  sortant  des  mains  de  la  nature  et 

Il  se  ravise  encore  et  donne  à  sa  phrase  sa  forme  définitive  : 

[4]  Tout  est  bien  sortant  des  mains  de  l'auteur  des 
choses  et 

L'ordre  que  je  crois  reconnaître  dans  la  rédaction  successive 
des  diverses  parties  de  ce  morceau,  ressort  avec  évidence  des  faits 
suivants  : 

Les  deux  lignes  dont  se  compose  le  [3]  sont  exceptionnellement 
rapprochées  l'une  de  l'autre,  indiquant  que  l'écrivain  n'avait  pas 
d'espace  libre  au-dessous,  il  en  est  de  même  des  deux  lignes  dont 
se  compose  le  [4].  —  Ces  deux  fragments  sont  inscrits  dans  l'in- 
tervalle de  28  millimètres  au-dessus  du  [2]. 

Le  [4]  s'arrête  au  milieu  de  la  ligne,  et  le  reste  de  la  ligne  est 
rempli  par  un  trait  horizontal;  comme  ce  fragment  se  termine 
par  :  et,  la  majuscule  initiale  du  (3]  n'aurait  eu  aucune  raison  d'être 
si  le  [4]  avait  préexisté. 

Enfin  il  y  a  de  notables  différences  dans  les  teintes  des  encres 
employées  pour  les  paragraphes  [2],  [3]  et  [4]. 

Mais  ce  n'est  pas  là  tout  le  mal  que  Rousseau  s'est  donné  dans 
ce  laborieux  développement  du  début.  Le  f"  Sn»  qui  fait  face  au 
texte  que  nous  venons  d'étudier  tf'^  52 n>)  présente  encore  de  nom- 
breux tâtonnements'  (Planche  II), 

Le  manuscrit  F.  aboutit  pour  ce  morceau  du  début  à  peu  de 
chose  ^  près  au  texte  qui  est  devenu  définitif. 

'  Dans  la  moitié  de  gauche  de  la  page  (cf.  PI.  II)  :  bouleverse  —  change 
les  productions  —  confond  les  saisons  —  //  confond  —  transporte  —  il 
trans — mêle  et  confond  celles —  les  —  des  climats  —  les  élémens  les  sai- 
sons,—  il  plante  sur  sa  table  des  fleurs  naturelles  et  des  fleurs  de  verre 

—  il  transporte  les  plantes  les  animaux  toutes  les  productions  de  la 
terre  —  il  trans  plante  porte  —  force  les  animaux  les  plantes  à  vivrc 
hors  de  leur  climat  il  dénature  si —  transplante  au  loin  —  change  —  met 

—  veut  dans  un  pais  les  productions  —  //  transplante  —  trans  —  les 
plantes  les  animaux  toutes  les  productions  de  la  terre  —  ;/  disperse  les 
animaux  les  plantes  —  il  confon 

Dans  la  moitié  de  droite  de  la  page:  il  ne — la  nature  — les  arbres  — 
bois  —  avoient  des  tètes  pour  lui  donner  de  l'ombre  il  la  leur  àte 

Ses  parcs  sont  plantés  de  longues  perches  Ses  jardins  n'ont  que  des  ar- 
bres nains  de  nielles  [?]  partout 

il  ne  veut  plus  que  —  de  tête  à  ses  arbres,  il  en  fait 

-  Il  faut  cependant  noter  deux  divergences.  Première  partie  du  frag- 


LE   MANUSCRIT   FAVRE   DE   l'ÉMILE  3o  I 


O  mère  tendre  ^qui  sus  t'écarter  du  chemin  et  à  qui 
la  nature  parle  encore  ^  cultive  la  dans  le  fruit  de  tes 
entrailles  afin  qu'il  apprenne  d'elle  a  te  "* rendre  tout 
ce  qu'elle  te  fait  sentir  pour  lui.  ^fais  de  bonne  heure 
une  enceinte  autour  de  l'ame  de  ton  enfant  "cette  en- 
ceinte un  jour  sera  ton  fplus  doux)  azile,  'un  autre  en 
peut  marquer  le  circuit,  ^mais  c'est  à  toi  ^de  planter 
la  barrière. 


On  peut  ^^ élever  un  h:  pour  lui-même  ou  pour  les  au- 
tres ;  il  y  a  donc  deux  éducations,  celle  de  la  nature  et 

ment  [i]  :  Entre\...  ni  ombrages,  indiquée  dans  le  manuscrit  F.  comme 
recopiée,  a  disparu  dans  le  texte  définitif. 

Deuxième  partie  du  fragment  [i]  :  Les  h:...  leur  jardin.  L'emploi 
du  pluriel  a  subsisté  dans  le  manuscrit  et  n'a  été  remplacé  par  le  singu- 
lier que  dans  la  copie. 

1  po  52'-'>.  p.   3j  dernière  ligne. 

-  qui  sus...  encore,  remplace  :  eyi  qui  le  goiit  des  vains  plaisirs  n'a  pas 
etoujje  la  voix  de  la  nature. 

3  cultive  la...  entrailles,  remplace  :  Hâte  toi  de  la  cultiver  dans  (A) 
prends  soin  qu'elle  ne  périsse  pas  dans  (B)  celui  qui  t'est  (A)  elle  te 
rend  (B)  cher,  tandis  qu'il  est  tant  (A)  tems  (B). 

*  Rendre...  pour  lui,  remplace  :  letidre  (A)  rendre  un  jour  (B)  tout  ce 
que  tu  ressens  pour  lui  (A  B)  chérir  a  son  tour  (C)  sentir  pour  toi  tout  ce 
que  tu  sens  pour  lui  (D). 

*  place. 

6  Cette...  marquer  :  adjonction  et  correction  en  marge. 

7  Un...  marquer  remplace  :  je  tacherai  (A)  vais  (B)  d'en  tracer  (A' 
marquer  (B). 

^  En  surcharge. 

'••  d'élever. 

lu  po  ^2'°.  P.  4-7.  Ce  morceau  a  été  remplacé  par  le  développement  : 
On  façonne  les  plantes  par  la  culture...  l'une  publique  et  commune  l'au- 
tre particulière  et  domestique  (ces  derniers  mots  communs  aux  deux  ver- 
sions). 

^^  former  (A)  Jormer  (B). 


.■)02  ANNALES   DE   LA   SOCIETE  .1.   J,    ROUSSEAU 

celle  de  la  société  ^par  l'une  on  "formera  l'homme  et 
par  l'autre  le  citoyen.  Ces  deux  éducations  sont  elles 
'semblables?  Cela  peut  être  mais  il  ne  faut  pas  supposer 
ce  qui  est  en  question.  Ce  qu'on  voit  d'abord,  c'est  que 
de  ces  deux  ^différens  objets  viennent  deux  formes  gé- 
nérales d'^institution  ""'Tune  publique  et  "commune  l'au- 
tre particulière  et  domestique. 

4^ 

Exemple  de  quatre  et  même  cinq  versions  successives  d'une 
même  idée  sur  une  seule  page  : 

a  et  b)  On  en  sort  encore  par  un  chemin  tout  'opposé^ 
lorsqu'une  femme  ne  fait  pas  de  son  enfant,  son  enfant 
mais  son  idole,  qu'elle  veut  le  tirer  de  son  état  d'h  :  et 
le  rendre  impassible  comme  un  Dieu  ^''sans  songer 
qu'elle  fait  tout  le  contraire  par  ses  soins  indiscrets  en 
le  rendant  délicat  et  foible  en  le  *  préservant  des  (quel- 
ques) petites  incomodités  de  son  âge.  Lorsque  pour  le 
garantir  des  petits  maux  de  son  âge  elle  ^'accumule 
de  loin  sur  sa  tête  mille  maladies  mortelles  sans  son- 
ger combien  c'est  une  pusillanimité  barbare  de  prolon- 

'  Par...  citoyen  en  marge. 
-  élèvera. 
'■'•  la  même. 

*  En  surcharge. 
^  éducation. 

*  savoir  l'institution. 
"'  ici  l'autre  biffé. 

«  F' 57".  P.  14,  1.  n. 
"  contraire. 

'"  sans  songer  qu'elle  fait   tout   le  contraire  en   (A)    lorsqu'elle  (B)  pro- 
longeant la  molesse  de  l'enfance  sous  les  travaux  des  hommes  faits  (A). 
'»  garantissant. 

•'  le  laisse  sans  force  et  sans  défense  pour  soutenir  ceux  qui   l'attaque- 
ront étant  grand  (A)  accumule  sur  sa  tête  (B)  lui  prépare  de  loin  des  (C)- 


LE   MANUSCRIT   FAVKK   DK    l'ÉMILE  3o> 

ger  la  molesse  de  l'enfance  sous  les  ^fatigues  des  h  : 
faits.  Thetis  pour  rendre  son  fils  invulnérable  le  plon- 
gea tout  entier  dans  l'eau  froide  du  Stix  'le  sens 
allégorique  de  cette  fable  se  présente  naturellement. 
Combien  de  mères  pitoyables  ''font  tout  le  contraire. 

c)  on  en  sort  encore  par  un  chemin  tout  *  opposé 
lorsqu'une  femme  fait  de  son  enfant  son  idole,  qu'elle 
met  tous  ses  soins  à  '^veiller  que  rien  ne  le  blesse  à  le 
garantir  des  injures  ''de  l'air,  de  la  rigueur  des  saisons, 
qu'elle  veut  ^  le  dérober  à  toutes  les  incomodités  de 
son  âge  et  de  son  espèce  et  le  rendre  impassible  comme 
un  Dieu,  sans  songer  qu'elle  fait  au  ^fond  tout  le  con- 
traire ^1  qu'en  le  ^''préservant  d'un  rhume  (elle  lui  prépare 
"|des  maladies  mortelles  étant  grands). 

d)  On  en  sort  encore  par  un  chemin  tout  contraire 
lorsqu'une  femme  ^^accable  son  enfant  de  soins  mal  en- 
tendus, 

e)  On  en  sort  encore  par  un  chemin  tout  ^^ opposé 
^*lors  qu'au  lieu  de  négliger  ses  soins  de  mère  une  femme 

'  périls  qui  l'attaqueront  étant  grand. 

^  donner  à  cette  fable  iitt  sens  allégorique. 

2  refuseront  de  rendre  leur  fils  impassible  à  ce  prix. 

*  contraire. 

*  le  préserver. 

*  de  toute  incomodité. 

'  tirer  de  son  état  d'h  : 

*  au  fond,  en  surcharge. 

9  que  les  petits  maux  de  l'enfance  qu'elle  prétend  (A)  de  ce{B). 

'"  garantissant  des  petites  incomodités  (A)  maux  (B)  de  l'enfance  (A). 
son  âge  (B). 

•'  de  loin. 

"  prodigue  à  so)i  enfant  des  soins  excessifs  et  mal  entendus  (A)  avec 
ses  précautions  indiscrètes  veut  soustraire  son  enfant  à  toute  incomo- 
dité (B). 

'3  contraire. 

'*  quand  les  soins  indiscrets  d'une  mère  ne  font  pas  de  so)i  enfant  un  [W- 
une  femme  (B)  quand  une  (C). 


3o4  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    .1.    ROUSSEAU 

les  porte  à  l'excès  lors  qu'elle  fait  de  son  enfant  son 
idole  ^jqu'elle  veut  le  soustraire  "ià  toutes  les  peines 
de  son  espèce,  qu'elle  augmente  et  nourrit  sa  foiblesse 
pour  l'empêcher  de  la  sentir  ^et  que  pour  le  soustraire 
aux  loix  de  la  nature  ^elle  écarte  de  lui  des  atteintes  pé- 
nibles (qu'il  sentira  tôt  ou  tard  et)  auxquelles  il  fau- 
droit  l'endurcir,  sans  songer  combien  elle  accumule 
Mans  l'avenir  d'accidens  et  de  périls  sur  sa  tête  '"■pour 
quelques  incomodités  dont  elle  le  ^préserve  un  moment, 
et  combien  c'est  une  pusillanimité  barbare...* 


Après  faites  la  chanté,  qui  appartient  à  un  développement  placé 
en  marge,  Rousseau  a  ajouté  au  moyen  d'un  renvoi  : 

ce  mot  si  beau  si  chrétien,  et  si  peu  en... 

il  n'a  pas  terminé  sa  phrase  et  l'a  immédiatement  biffée,  au  même 
signe  de  renvoi  se  trouve  adaptée  une  autre  phrase  : 

aimez  les  autres  et  ils  vous  aimeront;  servez  les  et 
ils  vous  serviront  soyez  leur  frère  et  ils  seront  vos  en- 
fans. 

'  s\-i«s  (A)  et  (B). 

-  aux  incomod . 

^  et  que...  endurcir  en  marge.  Ici  série  d'essais  biftés  ou  non,  dit'h- 
ciles  à  raccorder  :  qu'elle  veut  le  soustraire  à  toutes  les  peines  de  son 
espèce  (A)  aux  soucis  (B)  peines  (C),  de  son  — le  rendre  impassible  comme 
un  Dieu  (A)  comme  un  Dieu  (B)  parce  qu'il  n'est  qu'un  enfant. 

*  elle  l'eut  le  garantir  (A)  écarte  de  lui  (B)  préserver  (C)  des  peines  (A) 
de  toutes  les  peines  (B)  de  son  espèce  auxquelles  il  faudrait  l'endurcir. 
—  qu'elle  fait  préciséme  —  elle  écarte  de  lui  toutes  (A)  des  atteintes 
(B)  auxquelles  —  // —  dont  —  //  faudra —  elle  —  on  ne  saurait  le  garan- 
tir —  de  cet  enfant. 

^  de  maladie  (A)  de  maux  et  de  misères  (B). 

®  pour  le  reste  de  sa  vie. 

'  garantit  quand  il  est  à  peine  en  état  de  les  sentir  (A)  dans  un  âge  (B). 

"  Ici  le  texte  imprimé  coïncide  à  peu  de  chose  de  près  avec  celui  du 
manuscrit. 

3  F°74'".  P.  63,  1.  14. 


LE   MANUSCRIT   FAVRE   DE   I.'ÉMILE  3o5 

5  bisK 

Le  hazard  ne  seroit  plus  hazard  s'il  ne  produisoit 
quelquefois  le  pour  ainsi  que  le  contre.  S'ensuit  il  de 
là  que  l'enfant  est  un  sage  et  que  l'astrologue  est  un 
prophète.  J'aimerois  autant  dire  que  des  dés  sur  lesquels 
on  a  gravé  divers  mots  et  dont  les  jets  forment  par  ha- 
zard une  sentence  sont  des  dés  de  beaucoup  d'esprit. 
On  laisse  e'chaper  vint  -mille  sotises  on  tient  regis- 
tre de  vint  bons  mots  et  bientôt  on  en  vient  à  croire 
que  l'enfant  ^n'en  dit  que  de  tels.  Dieu  garde  de  mal 
tous  les  gens  fêtés  dans  le  monde  et  dont  le  mérite  n'est 
pas  autrement  établi. 

Vous  craignez  dites-vous  que  les  travaux  du  corps  ne 
l'abrutissent  et  que  ses  bras  ne  s'exercent  aux  dépends 
de  sa  tète,  qu'il  ne  soit  bientôt  plus  qu'une  brute,  un 
automate,  une  machine  qui  va  comme  on  la  mène  sans 
connoissance  et  sans  jugement. 

En  marge  : 

pour  lui  former  un  jugement  sain  donnez  lui  des  sens 
judicieux. 

Ce  médecin  étoit  un  h  :  caustique  appelle  M.  Grossi*^. 

'  F*  80".  Se  place  p.  74,  1.  3,  après  aucune  vérité.  La  fin  de  ce  mor- 
ceau présente  une  lacune  et  une  variante. 

-  millions  de 

'■'•  est  un  prodige 

*  F"  84"'.  Rousseau  a  effacé  cette  phrase  et  l'a  immédiatement  rem- 
placée à  la  suite  par  le  texte  tel  qu'il  est  resté  p.  87,  1.  20. 

5  F*  S;'".  P.  91,  1.  6  du  bas. 

6  Cf.  t.  VIII,  p.  145.  (Confessions,  Livre  Vj. 

20 


bob  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

7  bis  ^ 

Presque  en  sortant  de  nourrice  je  fus  mis  à  la  cam- 
pagne en  pension  chez  un  ministre  appelle  M.  Lam- 
bercier  ou  je  passai  plusieurs  années. 

8". 

J"ai  donné  aux  fragments  qui  composent  ce  morceau  célèbre 
des  numéros  qui  représentent  l'ordre  dans  lequel  ils  se  suivent 
topographiquement  et  non  pas  chronologiquement.  Les  fragments 
|i]  et  [2]  sont  écrits  dans  la  colonne  même  du  texte,  les  suivants 
sont  écrits  dans  la  marge  et  séparés  les  uns  des  autres  par  des  traits 
horizontaux;  je  les  ai  numérotés  dans  l'ordre  où  ils  se  suivent  à 
partir  du  haut  de  la  page. 

[1]  Une  belle  soirée  on  va  se  promener  dans  un  lieu 
favorable^!  ou  l'horizon  bien  découvert  laisse  voir  à 
plain  le  ^soleil  ^couchant  et  l'on  observe  les  objets 
qui  rendent  reconnoissable  le  lieu  de  son  coucher. 
Le  lendemain  ^'\  pour  respirer  le  fraix  on  [f"  107'*°]  re- 
tourne au  même  lieu  avant  que  le  soleil  se  lève  on  le 
voit  s'annoncer  de  loin  par  les  traits  de  feu  qu'il  lance 
au  devant  de  lui,  ^l'incendie  augmente,  l'orient  paroit 
tout  en  flammes''. 

[2]  ^il  y  a  bien  peu  d'hommes  qu'un  spectacle  aussi  su- 

ï  F*  92^".  P.  106,  1.  14. 

2  F"  107""'".  P.  i38,  L  8  du  bas  (Planche  VL) 

•'  pour  bien  voir. 

*  coucher  du. 

5  couchant...  coiiclier,  en  marge. 

«  on  se  lève  avant  jour. 

7  l'éclat. 

8  Ici  un  signe  qui  renvoie  au  fragment  [8]  ;  puis  viennent  quelques- 
mots  biffés  :  l'astre  paroit  (A)  se  montre  (B)  enfin,  suivis  d'un  signe  de 
renvoi  au  fragment  [3]. 

"  J'ai  dû  maintenir  ce  fragment  pour  présenter  le  texte  complet  de  la 
première  ébauche  de  ce  morceau.  En  réalité  Rousseau  en  a  bifté  cer- 
tains mots  et  conservé  d'autres  et  avec  des  surcharges  il  en  a  fait  son 
texte  définitif  [2  bis]. 


LE   MANUSCRIT  FAVRE   DE   l'ÉMILE  Soy 

perbe  et  en  même  tems  si  délicieux  laisse  de  sang-froid. 

Ces  deux  phrases  constituent  la  première  ébauche  à  laquelle 
Rousseau  a  successivement  ajouté  en  marge  les  traits  nouveaux 
qui  ont  donné  à  cette  page  son  incomparable  éclat. 

Je  reproduis  ici  les  fragments  en  marge  en  les  numérotant  a 
partir  du  haut  de  la  page. 

Le  [3]  commence  par  une  ligne  d'écriture  extraordinairement 
fine,  illisible  par  suite  de  l'usure  du  bord  supérieur  de  la  page, 
puis  vient  : 

[3]  une  douce  fraich.. .  la  verdure  a  ^  pris  durant  la  nuit 
une  vigueur  nouvelle,  le  jour  naissant  qui  l'éclairé,  les 
premiers  rayons  qui  la  dorent  la  montrent  couverte 
d'un  brillant  raiseau  de  rosée,  qui  refléchit  à  l'œil 

[4]  la  verdure  animée  par  la  fraîcheur  de  la  nuit-  offre 
à  l'œil  un  ^éclat  plus  vif.  Le  jour  naissant  qui  'Téclaire. 
les  premiers  rayons  qui  la  dorent 

[5]  la  lumière  et  (toutes)  les  couleurs,  tous  les  oiseaux 
■■^en  chœur  se  reunissent  et  saluent  de  concert  le  père  de 
la  vie,  en  ce  moment  pas  un  seul  ne  se  tait.  (Mais)  leur 
(rama[ge]) 

[6]  que  c'est  une  bêtise  de  prétendre  qu'un  enfant  soit 
ému  comme  nous  du  spectacle  de  la  nature 

[7]  gazouillement"  foible  encore  est  plus  'lent  et  plus 
doux  que  dans  le  reste  de  la  journée,  il  se  sent  de  la 
langueur  ^d'un  paisible  réveil .   ^jle  concours  de  ^"tous 

*  Signe  renvoyant  à  un  mot  illisible, 
î  brille. 

"  nouvel  éclat. 

*  la  couvre. 

^  en  chœur...  saluent  de  a  remplacé:  en  chœur  se  reunissent  et  forment 
un  (A)  se  réunisseyit  (B). 
6  encore  lang[oureux']. 
'  dou  (A)  confus  et  plus  (B). 

*  du  réveil. 

9  //  resuite  de  toutes. 
*"  ces  impressions. 


3o8  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    .1.    ROUSSEAU 

ces  objets  porte  aux  sens  une  impression  de  fraicheur 
qui  semble  pénétrer  jusqu'à  Tame.  il  y  a  la 

[8]  ^  à  leur  éclat  on  -attend  l'astre  longtems  avant  qu'il 
se  montre,  à  chaque  instant  on  croit  le  voir  ^paroitre  "'on 
le  voit  enfin,  ^un  point  brillant  part  comme  un  éclair 
et  remplit  à  l'instant  tout  l'espace*']  le  voile  des  ténè- 
bres tombe  et'l  s'évanoui.  l'homme  ^reconnoit  son  sé- 
jour et  le  ^trouve  embelli 

[2*"'*]  il  y  a  là  une  demie  heure  d'enchantement  au- 
quel nul  homme  ne  résiste  un  spectacle  si  grand,  si 
beau  si  délicieux  ne  laisse  personne  de  sang-froid. 

Examinons  les  additions  au  texte  premier.  Remarquons  d'abord 
que  le  fragment  [6]  a  été  le  premier  inscrit  par  Rousseau  dans  la 
marge,  qu'il  n'a  aucun  rapport  avec  le  lever  du  soleil,  mais  se  rap- 
porte au  paragraphe  qui  suit  notre  morceau,  et  qu'il  a  considéra- 
blement gêné  l'écrivain  pour  inscrire  ses  nouveaux  développe- 
ments. 

Voici  semble-t-il  comment  l'imagination  de  Rousseau  a  tra- 
vaillé : 

Trois  mots  lui  suffisent  d'abord  pour  faire  lever  le  soleil:  Vastrese 
montre  enfin,  et  les  impressions  suggérées  par  ce  phénomène  sont 
résumées  en  deux  lignes  [2]. 

Puis  le  poète  s'éveille,  il  peint  la  verdure,  les  premiers  rayons 
[4].  Mal  satisfait,  il  écarte  ce  fragment  sans  l'effacer  et,  très  gêné 
par  les  fragments  déjà  inscrits,  il  complète  sa  peinture;  la  verdure, 
la  rosée,  la  lumière  jouent  devant  ses  yeux  [3],  les  oiseaux  inter- 
viennent [5,  7];  il  note  pour  finir  l'émotion  humaine  [7],  corri- 
geant avec  bonheur  la  sécheresse  du  [2]  par  un  nouveau  texte 
\ibis]. 

1  ici  un  signe  qui  renvoie  à  la  tin  du  fragment  [ij. 

■-  croit  voir. 

'  paraître.. .  enfin  en  surcharge. 

*  on  le  voit  (A)  l'apprecoit  (sic)  (B)  enfin. 

*  un...  comme  remplace  son  premier  rayon  paroii. 

*  le  voile  de  la  nuit  tombe  et  s'abat,  se  dissipe.  La  verdure  humectée  étale 
—  quel  spectacle  il. 

'  s'abat  devant  lui. 

8  En  surcharge  :  ...  [mot  illisible]  et. 

»  voit. 


LE   MANUSCRIT   FAVRE   DE   l'ÉMII.E  3og 

Mais  ce  n'est  pas  tout.  L'apparition  même  du  père  de  la  vie  lui 
paraît  bien  pauvrement  décrite  et,  non  sans  de  nombreuses  re- 
touches, il  écrit  l'admirable  fragment  [8]. 

Cette  fois  le  texte  a  atteint  dès  le  manuscrit  F.  sa  forme  défini- 
tive. 

Rousseau  avait  de  plus  inscrit  en  marge  deux  idées  assez  mal 
rédigées  qu'il  n'a  pas  développées  : 

il  faut  que  ceux  qui  osent  comparer  le  coucher  du 
soleil  à   son  lever  n'aient  jamais  vu  Tun  et  l'autre 

contrariété  entre  la  disposition  d'un  homme  harassé 
de  fatigue  qui  va  voir  à  la  hâte  le  lever  du  soleil  avant 
de  s'aller  coucher  et  celle  des  objets  qui  le  frapent  qui 
tous  ne  respirent  qu'un  doux  réveil  et  le  retour  à  la  vie. 

D'un  roi  -de  France  la  fortune  ^sait  faire  un  maitre 
d'école,  un  vil  mendiant  du  plus  grand  capitaine  de  son 
siècle 

10*. 

voila  ce  qui  ''transforme  en  vices  les  passions  de  tous 
les  êtres  bornés    et  même  des  anges  car  il  faudroit... '' 

II'. 

Le  morceau  sur  la  vanité  des  plaisirs  mondains  et  les  apparen- 
ces trompeuses  du  bonheur  se  présente  dans  le  manuscrit  F.,  d'a- 

1  F°  121".  P.  ;66,  1.  I,  après  :  le  monarque  devient  sujet. 
'  de  France,  en  surcharge. 
3  peut. 

*  F*  i3i".  P.  189,  1.  4  du  bas.  —  Ce  passage  est  bien  connu  pour 
avoir  été  modifié  par  un  carton  dans  l'édition  originale.  Voici  les  diffé- 
rentes variantes  de  ce  passage  ;  Ms.  de  la  Chambre^  autres  manuscrits 
et  éd.  sans  cartons  :  des  anges,  s'il  y  en  a.  Ed.  originale  11^  2o3  :  s'ils  en 
ont.  —  Ed.  de  Genève  1780  :  s'il  y  en  a. 

^  peut  transformer. 

*  La  suite  coïncide  avec  le  texte  imprimé. 
'  F*  i35"et  i36". 


:)I0  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

bord  peu  développé,  puis  Rousseau  y  ajoute  quelques  touches 
nouvelles  sans  lui  donner  encore  dans  ce  manuscrit  tout  le  bril- 
lant et  la  finesse  dont  il  le  revêtira  plus  tard.  Les  parties  ajoutées 
au  texte  primitif  sont  : 

et  je  n'examine  pas...  l'amusent ^  —  Brille-t-il  seul... 
des  femmes-.  —  et  quand...  fidélité". —  Quand  on  a  souf- 
fert... autour  de  son  cœur*.  —  Si  d'abord...  l'approchent  \ 
—  On  croit...  signes  extérieurs". 


12'. 

'L'ingratitude  seroit  plus  rare  si  ^les  bienfaits  ^''gra- 
tuits étoit  (sic)  ^^plus  ^"communs  ^^on  aime  ce  qui  nous 
fait  du  bien,  c'est  un  sentiment  si  naturel  l'ingratitude 
n'est  pas  dans  le  cœur  de  Th  :  mais  l'intérêt  y  est,  il  y 
a  moins  d'obligés  ingrats  que  de  bienfaiteurs  intéressés. 
Si  vous  me  vendez  vos  ^*dons  je  marchanderai  sur  le 
prix.  ^^C'est  d'être  gratuits  qui  les  rend  inestimables. 
Le  cœur  ne  veut  recevoir  de  loix  que  de  lui  même  en 
voulant  Tenchainer  on  le  dégage,  on  l'enchaine  en  ^"le 


'  p.  KjS,  1.  7,  postérieur  au  manuscrit  F. 

-  P.  198,  1.  24,  ajouté  en  marge  du  manuscrit  F. 

3  P.  198.  1.  9  du  bas,  postérieur  au  manuscrit  F. 

*  P.  199,  1.  20  du  bas,   ajouté   dans   un   blanc  et  dans    la   marge  du 
1°  iSô"  et  dans  celle  du  i35"'. 

^  P.  200,  1.  5,  postérieur  au  manuscrit  F. 

«  P.  200,  1.  26  à  p.  201,  1.  3,  ajouté  en  marge  du  manuscrit  F. 

^  F"  i38'°.  Remplacé  par  ;  lingratititdc...  l'oublie,  p.  204,  1.  19-32. 

*  L'ingratitude  (A)  les  ingrats  (B). 

"  la  bienfaisance  exigeante  (A)  bienfaiteurs  exigeans  (B). 

•0  à  usure. 

"  moins. 

12  commune . 

"  en  marge  :  car  (bifl'é)  on  aime...  intéressés. 

>*  bienfaits. 

15  Qu'ils  soient  vraiment. 

'6  lui. 


LE   MANUSCRIT  FxWRE   DE   l'ÉMILE  3  I  I 

laissant  Mibre.  Qu'un  -h  :  adroit  ''vous  lance  un 
*don  malgré  vous  comme  un  harpon  sur  une  baleine, 
^tant  qu'il  laisse  devuider  le  cable,  tant  qu'il  vous 
laisse  débattre  "à  votre  aise  et  '^jne  vous  fait  point 
[sentir]  la  blessure,  vous  ^  restez  sans  peine  autour  de 
lui,  mais  dés  ^qu'il  commence  à  tirer  la  corde  alors  vous 
vous  efforcez  de  fuir. 

Rousseau  a  tenté  de  modifier  les  vers  assez  faibles  d'Amyot  et  le 
manuscrit  F.  nous  donne 

O  Jupiter  car  de  toi  ^^tout  de  bon 

Je  ne  connois  ^-seulement  que  ^^ce  nom 

Au  sujet  de  la  vie  à  venir,  des  récompenses  des  justes  et  des 
châtiments  des  méchants,  Rousseau  a  profondément  modifié  son 
texte,  et  semble-t-il,  ses  idées. 

Le  morceau  qui  se  trouve  p.  254-256,  Mais  quelle  est  cette  vie... 
ajouter  au  mien,  est  seulement  ébauché  dans  le  manuscrit  F. 

On  n'y  trouve  pas  les  passages  suivants  :  Toutefois  je  conçois... 
m'y  livrer^'-'. —  Je  ne  dis  point...  Dieu  constant  à  lui-méme^*^. — Toute- 
fois j'ai  peine...  ajouter  au  mien^\ 

1  toute  sa  liberté. 

2  bienfaiteur. 

2  En  surcharge. 
*  bienfait. 

5  En  surcharge  et  bifl'é  :  tant  que  vous  ne  sente:^  point  la  blessure. 

6  en  liberté. 

^  En  surcharge  :  si  vous  ne  sente^  (A)  tant  qu'il  ne  vous  (B). 

8  reste:{  volontiers  autour  de  lui  (À)  ne  songe^  point  à  le  fuir  (B). 

9  que  vous  sente:^. 

10  po  j53ro_  p_  22g. 

11  rien  sinon  (A)  Dieu  tout  bon  (B) . 

12  rien  de  toi. 
'8  ton. 

"  F°  163'".  P.  254-256.  Je  ne  relève  pas  ici  les  variantes  de. détail. 

1*  P.  254,  1.  10  du  bas. 

i«  P.  255,  1.  19. 

"  P.  255,  1.  10  du  bas. 


.M  2  ANNALES   DE    LA   SOCIETE  J.    J.    ROUSSEAU 

Ce  dernier  morceau  est  donc  venu  postérieurement  au  manus- 
crit F.  atténuer  la  dureté  de  la  phrase  qui  le  précède  :  Que  ni'im- 
porte  ce  que  deviendront  les  médians,  je  prends  peu  d'intérêt  â  leur 
sort.  Et  même  se  borne-t-il  à  l'atténuer?  ne  la  contredit-il  pas? 
Ne  témoigne-t-il  pas  d'un  progrès  et  même  d'un  changement  pro- 
fond dans  la  pensée  de  Rousseau  et  ne  faudrait-il  pas  voir  quelque 
négligence  de  correction  dans  le  fait  qu'il  n'a  pas  fait  disparaître 
cette  contradiction  ?  Voir  App.  A,  59. 

Le  passage  sur  l'inégalité  des  sexes  est  très  incomplet  dans  le 
manuscrit  F.  Il  y  manque  les  passages  relevés  App.  A,  85,  86,  87, 
et  nous  trouvons  ici  les  traces  du  travail  de  Rousseau  en  plein  air, 
trahi  par  l'emploi  du  crayon. 

C'est  au  cravon  qu'il  écrit  en  marge  : 

il  lui  [à  la  mère]  faut  pour  les  [les  enfants]  faire  ai- 
mer *de  leur  père  de  la  sagesse  et  des  moeurs  car  quel 
autre  garant  'a  t  il  que  ses  enfans  sont  à  lui  que  Testime 
qu'il  a  pour  leur  mère 

passage  qu'il  remplacera  dans  les  manuscrits  postérieurs  par  la 
phrase  :  elle  seule  les  lui  fait  aimer  et  lui  donne  confiance  de  les 
appeler  siens  (p.  332,  1.  11). 

11  tente  une  correction  de  la  phrase  //  lui  faut...  (\.  6),  barre  au 
crayon  le  mot  lui,  et  ajoute  : 

que  tous  ses  soins  tous  ses  sentimens,  toutes  ses 
inclinations  s'y  raportent 

variante  qu'il  abandonnera  plus  tard. 

Dans  son  texte  à  l'encre,  il  avait  écrit  après  éteinte  (1.  i3l  : 

Que  disent  a  cela  ceux  qui  s'obstinent  à  confondre  les 
sexes  et  à  vouloir  que  la  f.  soit  h  ?  Que  les  f.  ne  font  pas  tou- 
jours des  enfans,  que  plusieurs  n'y  font  pas  rant  de  fa- 

I  F"  188""  ".  P.  332-333. 

>a. 

'  peut-il  avoir. 


LE   MANUSCRIT   FAVRE   DE   L'EMILE  3x3 

çons  pour  les  faire,  qu'un  tems  vient  ou  elles  n'en  font 
plus  et  ou  elles  peuvent  vacquer  aux  mêmes  travaux  que 
Mes  h:,  que  plusieurs  d'entre  elles  sont  aussi  robustes 
qu'eux  et  plusieurs  d'entre  eux  aussi  délicats  qu'elles, 
etc 
Au  crayon  il  ajoute  en  marge  : 

N'est-il  pas  bien  'étrange  qu'avec  tout  cela  on  s'opi- 
niàtre  ^a  vouloir  faire  vivre  la  f  :  en  homme. 

Il  barre  cette  phrase  mais  il  se  sert  de  cette  rédaction  pour  faire 
au  crayon  à  l'une  des  phrases  du  texte  à  l'encre  que  nous  venons 
de  citer  la  correction  : 

vouloir  faire  vivre  la  f.  en  h  ? 

Tout  cela  a  disparu  des  rédactions  suivantes. 
Il  semble  qu'on  voit  Rousseau  au  travail. 

Après  tout,  où  est  la  grande  nécessité  qu'une  femme 
sache  lire 


Je  ne  citerai  pas  un  h  :  qui  va  voir  sa  maitresse  un 
auteur  dont  on  va  jouer  la  pièce  Une  fille  qu'on  va  ma- 
rier Un  dévot  qui  médite  une  vengeance  laissons  l'em- 
portement des  passions.  Sans  grands  désirs  sans  gran- 

•  nous. 

"  singulier. 

^  avec  tout  cela. 

*  F°  190".  P.  339.  1.  4  du  bas.  Rien  dans  le  manuscrit  F.  n'atténue  la 
brutalité  de  ce  texte,  Rousseau  en  a  subséquemment  modifié  la  portée 
en  écrivant  ;  Après  tout,  ait  est  la  nécessité  qu'une  fille  sache  lire  et  écrire 
de  si  bonne  heure? 

5  F°  216",  Je  tie...  ennuyer,  en  marge,  a  été  remplacé  par  :  Tel  passe... 
de  même,  p.  382,  1.  4  du  bas  à  383,  1.  4.  Je  ne  mentionne  pas  quelques 
variantes  sans  intérêt. 


.^14  ANNALES   DE   LA   SOCIETE  J.   J.    ROUSSEAU 

des  craintes  on  veut  encore  abréger  le  tems,  on 
aspire  même  au  moment  de  s'ennuyer.  Je  prends 
pour  exemple  cette  multitude  d'oisifs  qui  vont  huit  ou 
dix  fois  par  semaine  de  paris  à  Versailles  et  de  Versail- 
les à  Paris  et  je  suppose  qu'ils  ne  mettent  qu'une  heure 
à  chaque  voyage.  Je  suppose  encore  qu'ils  fussent  les 
maitres  d'ôter  cette  heure  de  la  journée  en  sorte  qu'à 
l'instant  qu'ils  partent  d'une  des  deux  villes  ils  arri- 
vassent à  l'autre  et  que  l'intervalle  fut  suprimé,  je  dis 
qu'il  n'y  en  a  peut  être  pas  un  qui  n'acceptât  l'offre 
et  qui  ne  crut  avoir  beaucoup  gagné.  Or  qu'auroit  il  ga- 
gné, je  vous  prie?  d'abréger  sa  vie  de  36o  heures  par  an, 
c'est  à  dire  tous  les  24  ans  d'une  année  entière,  comparez 
maintenant  ce  sacrifice  à  son  objet  et  concluez.  La  jus- 
tesse qui  peut  manquer  à  cet  éxample  que  je  choisis 
parce  qu'il  est  plus  sensible,  est  tellement  compensée 
par  cent  mille  autres  ^que  nul  h.  de  bonne  foi  ne  dis- 
putera là-dessus. 

iS-. 

Au  sujet  des  difficultés  qu'offre  l'étude  des  principes  du  droit 
politique,  le  manuscrit  et  l'imprimé  diffèrent  beaucoup. 

Le  manuscrit  F.  indique  non  pas  trois  difficultés,  mais  quatre. 

La  première  est  semblable. 

Voici  le  texte  des  deux  suivantes,  formé  de  considérations  que 
Rousseau  a  ensuite  fondues  en  une  seule  difficulté  et  dont  il  a 
supprimé  une  partie  : 

La    seconde    difficulté    est    d'éclaircir  la    vérité   sans 
crainte  et  sans  risque,  et  cela  ne  se  peut  guéres  se  (sic) 

1  En  marge  :  que...  dessus,  remplace:  qu'il  faudroit  pousser  la  mau- 
vaise foi  jusqu'à  l'impudence  pour  (me)  chicaner  sur  ce  point. 

-  F"  246".  P.  430.  Je  ne  mentionne  pas  quelques  variantes  sans  in- 
térêt. Cf.  App.  A,  109. 


LE   MANUSCRIT   FAVRE   DE   l'ÉMILE  3i5 

faire  dans  les  livres  imprimés  surtout  par  des  auteurs 
aussi  lâches  et  aussi  intéressés  que  le  sont  ^ceux  à  qui 
l'on  permet  d'écrire.  Mais  ces  questions  se  traittent  sans 
danger  entre  un  gouverneur  et  son  élève.  Cette  difficulté 
est  donc  nulle  encor  entre  nous. 

La  troisième  (difficulté)  vient  des  préjugés  de  l'en- 
fance et  des  maximes  dans  lesquelles  on  a  été  élevé. 

Addition  en  marge  : 

Les  peuples  n'ont  à  donner  ni  chaires,  ni  pensions 
ni  places  d'académie,  les  princes  au  contraire"  ont 
des  honneurs  pour  les  grands  et  des  cachots  pour  les 
deffenseurs  de  l'humanité.  Jugez  de  la  doctrine  qu'on 
peut  apprendre  dans  les  livres  dans  les  collèges  dans 
les  universités  dans  toutes  les  sociétés  littéraires 
Assurément  si  cette  difficulté  est  foible  ou  nulle  pour 
quelqu'un  (au  monde)  c'est  pour  Emile.  A  peine  sait-il 
ce  que  c'est  que  gouvernement,  ^on  peut  conter  une 
quatrième  difficulté  mais  comme  je  ne  dois  pas  la  ré- 
soudre, je  ne  veux  pas  la  proposer.  Si  donc  les  matières 
de  gouvernement  peuvent  jamais  être  approfondies  ;  en 
voici  le  cas  ou  jamais. 

Léopold  Favre. 


'  toits  les  nôtres. 

'  au  contraire  douteux. 

^  on  peut...  proposer  en  marge. 


3l6  ANNALES  DE  LA  SOCIÉTÉ  .1.   J.    ROUSSEAU 

Table  des  planches. 

I.   F**   So'".    Début    de   rintroduction   inédite.   Voir 
App.  B,  1.  —  Fac-similé  au  "/12. 

II.  Fragment  du  f*^  bi^'\  Tâtonnements  se  rapportant 
au  texte  du  f°  52'°  (PI.  III).  Voir  App.  C,  1 .  — 
Fac-similé  au  ^Vi2. 

III.  F°  62'"°.  Début  de  VEmile,  p.  3.  Voir  App.  C,  i. 

IV.  F**  89'°:  pages  94,  1.  26;  102,  1.   29;    iii,   1.   Sy. 

Folio    caractéristique.    Interversions,   lacunes, 
inédits,  renvois.  —  Fac-similé  au  7io- 

V.  F*^'  loS"";  pages  i3i,  1.  i3;  i32,  1.  21  et  1.  34-39. 
Voir  ci-dessus  p.  248.  —  Fac-similé  au  7io. 

VI.  F*^  107'°;  pages  i38,   1.   5  du  bas;    iSg,  l.  5  du 
bas.  Voir  App.  C,  8.  —  Fac-similé  au  ^Vis. 

VII.  Fragments  du  f'^  141'":  p.  209,  1.  i3-34.  Fac- 
similé  d'écriture  au  crayon.  Voir  ci-dessus, 
p.  241. 

VIII.  Fo  221'"".  Ce  f°  comprend  le  texte  :  p.  388,  1.  36; 
p.  389,  1.  22  ;  un  brouillon  pour  le  f°  227^": 
p.  398,  1.  11  du  bas  à  5  du  bas  ;  le  texte  : 
p.  398,  1.  4  du  bas  à  p.  399,  1.  18. 

TX.  V'^  262*°.  Dernière  page  de  VEmile,  partiellement 
inédite.  Voir  App.  B,  37. 


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BIBLIOGRAPHIE 

COMPLÉMENT  POUR  LA  BIBLIOGRAPHIE 
DE  L'ANNÉE  1910 


ALLEMAGNE 


Ludwig  Speidel.  Personlichkeiten,  Biographisch-literarische  Es- 
says,  1910,  bei  Meyer  und  Jessen,  Berlin,   in-8,  xxni-38o  pp. 

P.  45-57  :  Jean-Jacques  Rousseau  (article  daté  du  7  juillet  1878.) 


[Valrey].  Programme  de  la  Révolution  de  J~<^g,  Nice,  imprime- 
rie Honoré  Robaudi,  1910,  in-8,  96  pp. 

Le  sous-titre  indique  :  «  Petit  résumé  des  écrits  politiques  de 
Jean-Jacques  Rousseau,  qui  sont  le  programme  de  la  Révolution 
de  1789,  et  suivis  des  idées  de  quelques  auteurs  qui  ont,  après  la 
Révolution  de  1789,  réclamé  comme  lui  les  droits  de  l'homme.  » 

ÉTATS-UNIS  d'aMÉRIQUE 

John  Grier  Hibben,  Ph.D.  LL.  D.  The  Philosophy  of  the  Enlight- 
ment,   New- York,   Ch.    Scribner's    Sons,    1910,   viri-3o6  pp. 

P.  36-160:  Rousseau.  L'auteur  groupe  autour  de  l'épisode  de  la 
«morale  sensitive  et  matérialisme  du  sage  »,  les  tendances  maté- 
rialistes des  débuts  philosophiques  de  Rousseau.  Il  abandonne 
bientôt  les  Encyclopédistes  et  le  sensualisme  de  Condillac[?]  pour 
opposer  à  un  rationalisme  froid  et  à  une  conception  mécanique 
de  l'homme,  les  droits  du  sentiment.  L'auteur  s'efforce  de  montrer 
très  clairement  que  Rousseau  a  voulu  baser  toute  sa  philosophie 
sur  le  sentiment,  tandis  que  les  éléments  rationalistes  qu'on 
Trouve  par  exemple  dans  \  Emile,  et  surtout  dans  la  Profession  de 
foi  sont  des  intrus.  Rousseau  n'a  pu  s'empêcher  de  les  admettre, 
mais  ils  vont  contre  sa  conception  fondamentale;  donc,  par  leur 
présence  dans  son  œuvre,  ils  montrent  la  fragilité  de  cette  œuvre. 
La  thèse  de  Rousseau  est  que,  par  le  sentiment,  nous  atteignons 
une  sphère  de  vérité  à   laquelle  l'analyse  purement  intellectuelle 


3l8  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

ne  monte  pas  (p.  141).  Il  y  a  réellement  chez  Rousseau  un  élé- 
ment de  mysticisme  qui  le  rend  naïvement  indifférent  aux  droits 
de  l'argumentation  rationnelle.  Pour  Hibben,  «  le  sentiment,  après 
tout,  est  une  fonction  de  l'intelligence»  (p.  149).  Sa  philosophie 
mit  Rousseau  en  contradiction  non  seulement  avec  la  philosophie, 
mais  aussi  avec  les  idées  sociales  de  son  temps  :  l'organisation 
politique,  sociale,  religieuse,  empêche  la  manifestation  du  «  sen- 
timent »  (Discours).  Mais  le  Contrat  social  contredit  implicite- 
ment les  Discours,  puisque  dans  ceux-ci,  il  demande  que  les  sen- 
timents naturels  soient  abandonnés  à  eux-mêmes  pour  se  déve- 
lopper spontanément,  et  que  dans  celui-là  il  explique  comment 
il  faut  par  un  contrat  social,  c'est-à-dire  artificiellement,  diriger 
ce  développement  de  l'homme  naturel  (p.  148-149.) 

Conclusion  :  Rousseau  a  échoué  dans  sa  tentative  de  fonder 
une  philosophie  sur  le  sentiment.  Mais  il  a  réussi  à  assurer  une 
place  au  sentiment  dans  toute  philosophie  qui  veut  être  digne  de 
ce  nom.  Et  c'est  de  lui  que  Kant  a  tiré  son  inspiration  de  la  Rai- 
son pratique  comme  complément  de  la  Raison  pure  [iSj-g]  [Ques- 
tion :  La  même  contradiction  signalée  par  l'auteur  entre  le  senti- 
ment chez  Rousseau  et  les  éléments  rationalistes,  n'existe-t-elle 
vraiment  plus  entre  la  Raison  pure  et  la  Raison  pratique  de  Kant? 
M.  Hibben  n'a-t-il  pas  dit  lui-même  :  «  le  sentiment,  après  tout,, 
est  une  fonction  de  l'intelligence  »  :] 

Quant  à  la  personnalité  de  Rousseau,  l'auteur  développe  le 
point  de  vue  dès  longtemps  consacré  par  Morley,  chez  les  anglo- 
saxons  :  «  Rousseau  est  capable  d'éprouver  de  nobles  sentiments, 
mais  tout  aussi  capable  d'actions  ignobles  »(  154).  «  Chez  Rousseau 
la  vertu  est  une  chose  qui  doit  être  admirée,  mais  pas  pratiquée  » 
(i55). 

Dernier  chapitre:  Les  influences  du  rationalisme,  p.  281-3.  Les 
principes  politiques  du  gouvernement  de  Locke  furent  transmis 
à  la  postérité  entre  autres  par  le  Contrat  social  :  seulement  «  tan- 
dis que  Locke  désire  le  gouvernement  d'un  état  de  nature,  Rous- 
seau voudrait  que  le  gouvernement  ré-établit,  non  pas  «  le  vérita- 
ble état  de  nature,»  mais  au  moins  un  nouvel  ordre  social  »  1282).. 
[A.  S.J 

The  Elementary  School  Teacher,  University  of  Chicago  Press, 
vol.  X,  n"  5,  (janvier  1910),  p.  228-239:  S.  Chester  Parker, 
Rousseau  in  Relation  to  Contemporary  Practice. 

C'est  le  troisième  article  d'une  série  sur  les  idées  que  nos  écoles- 
modernes  ont  héritées  du  passé  [Our  Inherited Practice  in  Elemen- 
tary Schools).  Le  premier  traitait  du  développement  de  linstruc- 


BIBLIOGRAPHIE  3  l  Cf 

tion  religieuse  à  l'école.  Le  deuxième  décrivait  l'influence  du 
«  maître  de  danse  »  dans  l'éducation  du  dix-huitième  siècle,  trans- 
formant aussi  rapidement  que  possible  l'enfant  de  naissance  no- 
ble en  homme  et  femme  du  monde.  Le  troisième  appuie  sur  l'in- 
fluence de  Rousseau  pour  rompre  avec  cette  éducation  artificielle. 
Il  y  eut,  sans  doute,  le  rôle  joué  par  la  mode  ;  mais  l'effet  de  l'ap- 
pel chaleureux  pour  l'éducation  naturelle,  contenu  dans  V Emile,  ne 
fut  pas  éphémère.  L'auteur  veut  ignorer  les  discussions  de  VEmilc 
où  les  idées  de  Rousseau  n'ont  pas  passé  dans  la  pratique  (par 
exemple  si  l'enfant  est  né  bon  ou  méchant,  si  l'enfant  doit  être 
élevé  loin  de  la  société.)  Parmi  les  idées  adoptées  il  signale: 
le  maître  doit  étudier  l'enfant  qu'il  veut  élever,  car  les  carac- 
tères sont  diff"érents;  le  maître  doit  tenir  compte  des  traits  ca- 
ractéristiques particuliers  à  chaque  âge  (avant  5  ans,  de  5- 12, 
i2-i5,  i5-20  ans)  ;  le  maître  doit  tenir  compte  des  besoins  de 
chaque  âge,  non  seulement  en  vue  de  l'homme  futur  (beaucoup 
d'enfants  meurent  et  ne  seront  jamais  hommes),  mais  de  la  vie  qui 
a  ses  droits  à  chaque  âge  —  réaction  contre  l'usage  de  traiter  l'en- 
fant en  adulte,  et  de  l'élever  par  des  livres.  Puis  l'auteur  passe  a 
la  pratique  proposée  par  Rousseau  :  l'activité  physique  du  petit 
enfant  ne  doit  pas  être  empêchée  ;  l'éducation  du  garçon  dans  la 
nature;  et  faire  raisonner  l'enfant  sur  des  objets  concrets  et  sai- 
sissables  à  son  développement  intellectuel.  —  Basedow,  Pesta- 
lozzi,  Froebel,  disciples  de  Rousseau.  —  A  remarquer  cette  chose 
si  rare  chez  un  anglo-saxon  :  l'auteur  déclare  très  hautement  que 
le  fait  que  Rousseau  n'ait  pas  peut-être  mis  en  pratique  ses  théo- 
ries n'a  aucune  importance  pour  la  valeur  de  ces  dernières  (is  a 
minor  issue).  —  Article  pas  trop  original  et  pas  trop  mis  au  point. 
[A.  S.] 


Giorgio  Del  Vecchio,  prof,  nella  R.  Universitâ  di  Messina.  Tra  il 
Burlamachi  e  il  Rousseau,  nota  critica  (Estratto  da  La  Cul- 
tura  Contemporanea,  A.  II,  N.  4),  Ortonaa  Mare,  Officine  gra- 
fiche  Vincenzo  Bonanni,  1910,  in-8,  7  pp. 

Reproduction  (au  sujet  de  laquelle  nous  n'avons  point  été  con- 
sultés du  reste)  de  la  note  écrite  pour  nos  Annales,  VI,  353,  sur 
un  article  de  M.  D.  Rodari. 


Noël  Suisse,  édition  Alax,  Corraterie   12,  Genève,  1910  :  Gaspard 
Vallette,  Jean-Jacques  Rousseau  et  l'Horlogerie  genevoise.- 


320  BIBLIOGRAPHIE 


BIBLIOGRAPHIE  DE  L^ANNEE  1911 


ALLEMAGNE 

J.  J.  RoussEAus  Emil  oder  iiber  die  Er^iehung,  ùbersetzt,  mit  Bio- 
graphie und  Kommentar  von  Dr  E.  von  Sallwùrk,  Geh.  Rat., 
a.  G.  Mitglied  der  Akademie  der  Wissenschaften  zu  Heidel- 
berg,  zvi'eiter  Band,  vierte  Auflage,  Langensalza,  Hermann 
Beyer  &  Sohne  (Beyer  &  Mann),  herzogl.  Siichs.  Hofbuch- 
hàndler,  191 1,  in-8,  vi-4i8pp. 

Second  volume  de  l'ouvrage  signalé  ici-même,  t.  IV,  p.  283. 

Jean-Jacques  Rousseau.  Der  Dorpvahrsager,  Ein  Singspiel,  Ver- 
legt  bei  Ernst  Rowohit  in  Leipzig,  191 1,  in-8,  43  pp. 

Traduction  allemande  de  Cari  Dielitz,  revue  par  Paul  Prina, 
«  dramaturge  des  théâtres  réunis  de  la  ville  de  Leipzig.  »  Une  in- 
troduction, de  M.  P.  Prina  également,  refait  avec  beaucoup  de 
soin  l'histoire  du  petit  opéra  de  Rousseau  jusqu'à  nos  jours.  Cette 
charmante  plaquette  que  l'on  a  eu  l'heureuse  idée  d'orner  d'une 
reproduction  de  l'estampe  bien  connue  de  Moreau  le  Jeune,  a  été 
éditée  à  l'occasion  d'une  reprise  du  Devin  sur  la  scène  du  Nou- 
veau théâtre,  à  Leipzig,  le  21  mars  1911  [A.  F.] 

Collection  Yvette  Guilbert.  36  Chansons  anciennes,  arrangées  et 
harmonisées  par  Gustave  Ferrari,  vol.  III,  Chansons  de  tous 
les  Temps,  B.  Schotts's  Sôhne,  Mainz-Leipzig,  Augener  Ltd., 
London,  Schott  Frères,  Bruxelles,  Max  Eschig,  Paris,  s.  d. 
I1911],  un  cahier  gr.  in-8,  36  pp. 

Deux  chansons  de  ce  répertoire  d'Yvette  Guilbert  ont  été  extraites 
des  Consolations  des  misères  de  ma  vie  :  Aime^,  vous  ave:^  quin'^e 
ans  (p.  24),  et  Tavois  pris  mes  pantouflettes  (p.  27). 

O.  Kart.-edt,  ReUtor  in  Bad  Schmiedeberg  (Bez.  Halle).  Rous- 
seaus  Pàdagogik  mit  besonderer  Beriicksichtigung  ihrer  Qiiel- 
len  und  ihrer  Fortwirkung  in  der  Gcgenwart,  Gerder  und 
Hodel,  Pâdagogisches  Verlagsbuchhandlung,  Berlin,  iqii, 
in-8,  72  pp.  (Zur  Fortbildung  des  Lehrers,  Heft  3o). 

Ce  travail  d'une  forme  très  condensée  et  un  peu  trop  scolasti- 
que  peut-être,  examine  loyalement  et  scrupuleusement  «comment 


bibliographif;  32  i 

j'auteur  d'Emile  se  présente  à  nous  à  la  lumière  de  la  science  et 
des  idées  actuelles».  Après  avoir  recherché  les  sources  des  idées 
de  Rousseau,  soit  en  France,  soit  en  Angleterre,  soit  dans  sa  vie 
et  dans  son  caractère,  il  recompose  la  genèse  de  son  système, 
pour  aboutir  à  un  examen  critique  de  VEmile  et  de  la  pédagogie 
rousseauiste.  On  voit,  dans  les  derniers  paragraphes,  comment 
l'action  de  cette  pédagogie  se  poursuit  jusqu'à  nos  jours.  L'au- 
teur de  cette  brochure  ne  semble  pas  peu  familiarise  avec  la  litté- 
rature du  sujet,  et  peut,  à  ce  point  de  vue  servir  d'excellent 
guide.  [A.  F.] 


P.  J.  MoBius.  /.  J.  Rousseau,  mit  einem  Titelbild,  dritte,  mit  der 
zweiten  gleichlautende  Ausgabe,  Leipzig,  Verlag  von  J.  A. 
Barth,  191 1,  in-8,  xxiv-3i2  pp.  [Ausgewàhlte  Werke  von  P.  J. 
Môbius,  Band  L) 

Heinrich  Morf.  Aus  Dichiiing  und  Sprache  der  Romanen,  Vortràge 
und  Ski^^en,  zweite  Reihe,  Strassburg,  Verlag  von  Karl  J. 
Trûbner,  191 1,  in-8,  xi-SSy  pp. 

P.  196-219:  Jean-Jacques  Rousseau.  Il  y  a  une  sorte  de  tour  de 
force  à  dresser  ainsi  en  une  vingtaine  de  pages  un  tableau  com- 
plet de  la  vie  et  de  l'œuvre  de  Rousseau,  de  telle  façon  que  rien 
d'essentiel  n'en  échappe  au  lecteur  ordinaire,  et  qu'en  même 
temps  tout  y  paraisse  nouveau  ou  marqué  d'une  empreinte  per- 
sonnelle au  bibliographe  saturé  de  lectures  rousseauistes.  Nous 
aimerions  que  ce  morceau  classique  par  la  sobriété,  la  clarté, 
l'énergie  souvent  lapidaire  de  l'expression,  devînt  le  portique  d'une 
anthologie  commémorative  offerte  par  l'auteur  à  ses  compatriotes. 

Le  détail  et  l'ensemble  concourent  ici  à  produire  le  maximum 
d'eflfet  dans  le  plus  petit  espace  possible.  Ce  n'est  point  une  vieille 
histoire  plus  ou  moins  indifférente  que  le  critique  (faut-il  dire  le 
conférencier?)  raconte,  mais  une  histoire  qui  a  partout  son  pro- 
longement ou  son  écho  dans  la  nôtre,  et  qui  s'adresse  partout  aux 
préoccupations  les  plus  essentielles  du  lecteur  allemand:  je  n'en 
veux  pour  preuve  que  ce  bref  et  inattendu  rapprochement,  p.  2o5, 
entre  la  vue  pessimiste  de  la  civilisation  qui  se  dégage  des  Dis- 
cours, et  les  prophéties  du  comte  de  Gobineau.  Mais  ce  qui  peut- 
être  saisit  davantage,  à  ce  point  de  vue  de  !'«  actualité  »,  c'est  la 
gradation  savante  et  presque  formidable  observée  dans  le  défilé 
des  grandes  œuvres,  qui  place  tout  au  sommet  le  Contrat  social, 
a  l'inverse  de  ce  qu'enseigne  la  biographie  de  Rousseau,  et  qui  mon- 
tre la  portée  capitale  de  ce  petit  ouvrage  écrit  le  regard  fixé  sur  Ge- 

21 


322  ANNALES   DE   LA  SOCIÉTÉ  J.   J.   ROUSSEAU 

nève.  M.  M.  n'hésite  pas  à  y  voir  «un  monument  considérable  dans 
l'histoire  des  peuples  d'occident  »,  dont  la  doctrine  —  celle  de 
la  souveraineté  populaire  —  ne  cessera  de  «  répandre  comme  un 
phare  sa  lumière  sur  les  destinées  politiques  changeantes  des  peu- 
ples modernes».  En  regardant  de  plus  haut  encore,  M.  M.  juge 
que  «  s'il  est  vrai  que  la  grande  tâche  des  temps  modernes  soit  la 
découverte  de  la  conscience  sociale,  on  en  est  redevable  à  Rous- 
seau en  première  ligne.»  Et  il  cite  Kant  à  l'appui.  Ainsi  parcou- 
rant de  proche  en  proche  les  conséquences  de  l'œuvre  de  Rous- 
seau, M.  M.  les  découvre  successivement  comme  des  sommets 
lumineux  dans  sa  conclusion.  Ses  lecteurs  suisses  apprécieront 
particulièrement  le  passage  où  il  compare  éloquemment  l'entre- 
prise du  Genevois  Rousseau  à  celle  des  Zurichois  Bodmer  et  Brei- 
tinger,  tous  trois  attaquant  de  deux  côtés  différents  la  toute  puis- 
sante culture  française  du  XVIIIe  siècle  et  contribuant  chacun 
pour  sa  part  à  la  libération  intellectuelle  des  pays  germaniques. 
[A.  F.] 

Paul  Schneider,  Oberlehrer  in  Boxhagen-Rummelsburg.  Rous- 
seaiis  Kenntnis  der  Kindesnatur,  vom  Standpunkte  der  expe- 
rimentellen  Pàdagogik  beurteilt,  Langensalza,  H.  Beyer  & 
Sôhne  (Beyer  und  Mann),  1911,  in-8,  44  pp.  [Pàdagogisches 
Magasin,  Heft  444). 

Les  jugements  relatifs  à  la  valeur  pédagogique  des  écrits  de 
Rousseau  varient  à  l'extrême,  et  le  but  de  ces  pages  est  de  juger 
impartialement  de  la  question,  en  examinant  à  la  lumière  de  la 
pédagogie  expérimentale  :  i*  la  méthode  employée  par  Rousseau 
pour  étudier  la  nature  de  l'enfant  ;  2°  ses  conceptions  relatives  au 
développement  physique  de  l'enfant  ;  3°  celles  relatives  à  la  vie 
mentale  infantile.  Le  résultat  de  cette  enquête  (claire  et  juste- 
ment conduite)  est  entièrement  favorable  à  Rousseau.  L'auteur 
conclut  qu'il  est  pour  le  moins  injuste  de  refuser  à  Jean-Jacques, 
comme  l'a  fait  récemment  le  professeur  E.  Meumann  dans  son 
traité  de  pédagogie  expérimentale,  le  mérite  d'avoir  posé  la  péda- 
gogie sur  son  véritable  terrain,  qui  est  la  connaissance  de  l'enfant, 
et  d'avoir  saisi  la  nature  enfantine.  [Ed.  C] 


Màn^,   eine  Wochenschrift,   Munich    10   janvier   191 1,   p.  90-91: 
Bonus,  Rousseau  und  Nieti^sche  [Glossen]. 

L'auteur  de  cette  note  signale  quelques  analogies  entre  le  «  so- 
litaire  de   Sils-Maria  »    et   le   «  solitaire  de  Montmorency  »  :  tous 


HIBLIOGRAI'HIK  323 

deux  apôtres  de  révolutions  (en  sens  inverse),  tous  deux  se  con- 
fessant pour  mieux  se  glorifier,  tous  deux  pris  d'abord  au  grand 
sérieux,  puis  atteints  ou  sur  le  point  d'être  atteints  par  le  ridicule. 

[A.  F.l 


Màr^,  eine  Wochenschrift,   Munich,    lo   janvier    191 1,   p.   53-58: 

Otto  GoRBACH,  Référendum. 
Ibid.,   14   avril    191 1,   p.   92-94:   Otto  Gorbach,  Rousseau  und  die 

Tories  [Glossen]. 

A  la  fin  du  premier  article,  M.  G.  constatait  que  l'introduction 
du  Référendum  dans  les  grands  Etats  de  l'Europe  et  de  l'Améri- 
que, serait  une  éclatante  justification  des  critiques  faites  par  J.  J. 
Rousseau  au  système  représentatif.  Dans  sa  seconde  note,  il  s'é- 
gaye  un  peu  lourdement  de  retrouver  les  passages  du  Contrat  so- 
cial cités  par  lui  dans  la  bouche  d'un  orateur  de  la  Ghambre  des 
Lords,  Lord  Gromer,  à  un  moment  où  les  conservateurs  anglais 
préconisaient  l'introduction  du  référendum  populaire,  pour  faire 
pièce  au  gouvernement  libéral.  |A.  F.] 


Zeitschrift  fiir frain^osische  Spraclie  und  Litteratur,  Bd.  XXXVIl, 
Heft  5-7  (ler  mai  191  il,  p.  226-239:  Ludwig  Geiger,  Rousscaus 
Bekenntnisse  in  ihrer  ersten  Fassung. 

Deutsche  Rundschau,  37  Jahrgang,  Heft  9,  Juni  1911,  p.  403-413: 
Ludwig  Geiger,  Rousseaus  Bekenntnisse  in  ihrer  ersten  Fas- 
sung. 

Le  même  article  sous  deux  formes  dilférentes,  l'une  pour  les 
spécialistes,  l'autre  pour  le  grand  public.  Il  s'agit  d'une  étude  sur 
la  version  primitive  des  Confessions  publiée  dans  le  tome  t.  TV 
de  nos  Annales.  A  ce  propos,  M.  G.  veut  bien  rendre  un  bon  té- 
moignage à  notre  entreprise,  ce  dont  nous  le  remercions  d'autant 
plus  que  cette  entreprise  avait  tout  d'abord  attiré  ses  critiques. 

M.  G.  essaye  d'interpréter  les  différences  entre  le  texte  primitif 
et  le  texte  définitif,  soit  transpositions,  modifications  déformes, 
phrases  ou  fragments  de  phrases  ajoutés  ou  supprimés.  Tout  cela, 
outre  la  préoccupation  du  style,  qui  est  dominante,  lui  parait  ins- 
piré par  le  souci  d'écarter  les  éloges  personnels,  comme  d'ailleurs 
aussi  ce  qui  donnerait  de  Rousseau  une  idée  trop  défavorab4e. 
par  le  souci  enfin  d'écarter  ou  d'adoucir  ce  que  Rousseau  avait 
à  dire  de  peu  agréable  de  ses  amis,  voire  même  de  ses  ennemis. 

M.   G.  constate  que   la  version  primitive   n'ajoute  que  peu  de 


324  ANNALES   DE   LA  SOCIÉTÉ  J.   ^.   ROUSSEAU 

renseignements  à  ceux  de  la  version  définitive  :  quelques  noms 
de  plus  seulement  sont  mentionnés  ici  et  là.  En  revanche,  on  n'a- 
perçoit pas  que  Rousseau,  dans  la  seconde  version,  ait  cherché  a 
corriger  ses  erreurs  ou  ait  changé  les  faits.  M.  G.  trouve  dans  ce 
texte  primitif  la  confirmation  d'une  idée  favorite  :  savoir  qu'une 
œuvre  perd  généralement  plus  qu'elle  ne  gagne  dans  une  seconde 
rédaction.  [A.  F.] 

Pàdagogische  Reforin.  Zugleich  Organ  der  Hamburger  Lehrmit- 
tel-Ausstellung,  XXXV  Jahrgang,  n»  8,  Hambourg,  22  février 
191 1  :  H.  Grosche-Barby,  Einige  Anmerkungen  aus  Rous- 
seaus  u  Etnil  n  ^jur  Einrichtung  der  Arbeitsschule. 

Pour  diriger  l'éducation  des  apprentis  selon  les  idées  nouvelles, 
c'est-à-dire  pour  développer  en  eux  l'homme  total,  M.  G.  B.  ne 
voit  rien  de  mieux  que  de  recourir  à  la  pédagogie  de  VEmile  qui 
n'a  pas  d'autre  objet.  Curieuse  indication  d'une  synthèse  de  l'é- 
ducation «  générale  »  et  de  l'éducation  «  professionnelle  »  à  notre 
époque  fA.  F.] 

Pan,  Halbmonatschrift  herausgegeben  von  W.  Herzog  und  P. 
Cassirer,  Berlin,  iter  Jahrgang,  n°  11  a,  3  avril  191 1,  p.  364- 
370  :  Wilhelm  Herzog,  Kleist  itiid  Rousseau. 

M.  H.  explique  par  l'étroite  parenté  des  tempéraments  la  sym- 
pathie, voire  l'attrait  immédiat  que  Rousseau  inspire  au  drama- 
turge allemand,  et  se  sert  de  cette  parenté  pour  mieux  caractéri- 
ser Kleist  |A.  F.] 

Dr  M.  MuTTERER.  Uti  peintre  rousseauiste  alsacien  :  Georges-Fré- 
déric Meyer.  Extrait  de  la  Revue  alsacienne  illustrée,  vol.  XIH, 

n"  2  (191 1),  Strasbourg,  in-4",  8  pp. 

Cette  notice  ornée  d'un  certain  nombre  de  reproductions  des 
planches  de  V Iconographie  de  J.  J.  Rousseau,  par  le  comte  de  Gi- 
rardin,  vient  heureusement  préciser  et  compléter  les  indications 
fournies  par  notre  distingué  confrère,  soit  dans  son  monumental 
ouvrage,  soit  dans  la  lettre  publiée  ici-même,  t.  V,  p.  273-275. 
Une  ou  deux  petites  erreurs:  p.  3,  n.  3,  V Itinéraire  n'est  pas  de 
René,  mais  de  Stanislas  de  Girardin;  p.  7,  n.  i,  la  planche  repré- 
sentant Rousseau  et  la  vue  du  pavillon  qu'il  habitait  à  Ermenon- 
ville, n'a  pas  été  «  imitée  »  par  Naudet,  mais  Le  Livre  et  le  t.  V 
des  Annales  l'ont  reproduite   d'après   la  gravure   de   Naudet,  qui 


BIBLIOGRAPHIE  32  5 

fait  d'ailleurs   pendant   au  portrait  de  Thérèse  Levasseur  par  le 
même.  [A.  F,l 

Zeitschrift  fiir  den  deutschen  Unterricht,  Leipzig  und  Berlin, 
25.  Jahrg.,  5/6  Heft,  mai-juin,  p.  291-299:  Oberlehrer  Dr  Phi- 
lip Simon  in  Berlin-Wilmersdorf,  Schillers  Gedicht  «  Rous- 
seau. » 

Par  une  ingénieuse  analyse,  l'auteur  de  cette  note  montre  que 
la  véritable  source  du  poème  de  Schiller,  ce  n'est  pas,  comme  on 
l'a  dit,  les  Denhviirdigkeiten  de  Sturz  (cf.  Annales,  IV,  281),  mais 
un  morceau  de  Jacobi  dans  son  ouvrage  Ueber  die  berïihmtesten 
vier  Gelehrten  unseres  Philosophischen  Jahrhunderts,  Rousseau, 
Lambert,  Haller  und  Voltaire.  Ce  morceau  a  paru  pour  la  pre- 
mière fois  dans  le  Mercure  allemand  de  1778.  Le  poème  serait 
de  la  fin  de  la  même  année.  [A.  F.] 

Der  alte  Glaube,  Evangelisch-Lutherisches  Gemeindeblatt,  12. 
Jahrg.,  no  38,  23  juin  191 1,  col.  904-907  :  J.  Curt  Stephan,  Jean- 
Jacques  Rousseau. 

L'auteur  de  cet  article  conclut  que  «  l'histoire  universelle  re- 
tient le  nom  de  Rousseau,  mais  qu'il  n'a  pas  été  une  personnalité, 
un  vainqueur  »  [A.  F.] 


ANGLETERRE 

J.  J.  RoussKAV.  EfJiile  or  Education,  translated  by  Barbara  Foxley, 
M.  A.,  London,  publ.  by  J.  M.  Dent  &  Sons,  Ltd.,  and  in 
NeM^-Yorkby  E.  P.Dutton  &G",  s.  d.  (i9ii),gr.  in-i6,  x-444pp. 
(Collection  de  VEverymah's  Library,  edited  by  Ernest  Rhys.) 

Jean-Jacques  Rousseau.  The  Minor  Educational  Writings,  selec- 
ted  and  translated  by  William  Boyd,  M.  A.  B.  Se,  Lecturer 
in  Education  in  the  University  of  Glasgow,  Blackie  and  Son 
Limited,  London,  Glasgow  and  Bombay,  191 1,  in-i6,  iv- 
159  pp. 

L'idée  de  réunir  en  un  volume  facile  à  manier  tout  ce  que  Rous- 
seau a  écrit  sur  l'éducation  en  dehors  de  VEtnile  nous  paraît  heu- 
reuse et  fait  honneur  à  la  méthode  d'un  professeur  de  science  pé- 


3*26  ANNALES   DE   LA    SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

dagogique.  Les  documents  rassemblés  de  la  sorte  par  M.  B.  sont 
le  Projet  d'éducation  de  M.  de  Sainte-Marie,  un  extrait  de  l'article 
Economie  politique,  la  lettre  3  de  la  cinquième  partie  de  la  Nou- 
velle-Héloïse,  la  grande  lettre  au  prince  de  Wirtemberg,  des 
extraits  de  la  lettre  du  g  février  1770  à  l'abbé  M.  et  des  Considé- 
rations sur  le  gouvernement  de  Pologne,  auxquels  on  a  joint  en  ap- 
pendice la  lettre  de  Mm=  d'Epinay  à  Grimm  relatant  sa  conversa- 
tion avec  Rousseau,  et  une  liste  chronologique  des  écrits  de  Rous- 
seau sur  l'éducation  ou  des  principales  références  à  ses  œuvres  et 
à  sa  correspondance.  [A.  F.]. 

William  Bovd,  M.  A.,  B.  Se,  D.  Phil.  Lecturer  in  Education  in 
the  Universit}-  of  Glasgow.  The  educational  Theory  of  Jean- 
Jacques  Rousseau,  London,  New- York,  Bombav  and  Calcutta, 
Longmans,  Green  &  Co,  igii,  in-8,  xii-368  pp. 

Exposé  très  clair  et  instructif  de  la  doctrine  éducative  de  Rous- 
seau, et  des  circonstances  dans  lesquelles  celle-ci  a  vu  le  jour  : 
Chap.  I,  Ce  que  Rousseau  a  appris  de  sa  propre  enfance.  II,  Jeu- 
nesse de  Rousseau.  III,  Discours  sur  les  Sciences  et  les  Arts. 
IV,  Discours  sur  l'Inégalité.  V.  La  préparation  de  l'Emile.  VI,  La 
nature  et  la  Société  dans  ses  derniers  écrits.  VII,  Les  deux  idéaux 
éducatifs  (éducation  nationale,  éducation  individuelle).  VIII,  La 
dernière  phase.  IX,  Influence  de  Rousseau  et  appréciation  critique. 
Cet  exposé  est  aussi  objectif  que  possible,  bien  que  l'auteur,  dans 
sa  préface,  ait  cru  devoir  nous  avertir  qu'il  ne  prétendait  pas  à 
l'impartialité,  car  il  lui  est  impossible  de  dissimuler  l'admiration 
que  lui  inspire  la  noblesse  du  caractère  de  Jean-Jacques  et  la  pui- 
sance  de  sa  pensée.  Cela  ne  l'empêche  pas  d'ailleurs  de  reconnaî- 
tre les  erreurs  que  contient  VEviile,  mais  en  dépit  de  celles-ci, 
cette  œuvre  marque  la  renaissance  de  la  pédagogie.  [Ed.  C] 

Charles  E.  Vaughan,  M.  A.  The  University,  Leeds.  Rousseau  and 
his  enemies,  being  the  substance  of  a  Lecture  delivered  before 
the  Philosophical  and  Literary  Society  of  Leeds  on  February 
7>hj  1911,  Leeds,  Richard  Jackson,  Commercial  Street,  s.  d. 
[1911],  in-8,  32  pp. 

De  Burke  à  J.  Morley,  en  passant  par  Carlyle,  les  Anglais  ne 
nous  ont  point  habitués  aux  jugements  mesurés  et  sympathiques 
sur  Rousseau.  Mm^  Macdonald,  mais  en  sens  inverse,  manque 
aussi  de  mesure  ;  toutefois  son  apologie  tumultueuse  a  eu  cela  de 
bon  d'imposer  à  l'attention  du  public  des   faits  nouveaux  et  im- 


BIBLIOGRAPHIE  327 

portants.  C'est  en  partie  sur  ces  faits  que  M.  V.  s'appuie  pour 
esquisser  sur  le  caractère  de  Rousseau  un  jugement  vraiment  équi- 
table et  nuancé  de  sympathie'.  Il  n'entend  pas  déguiser  les  fautes 
de  Rousseau;  mais  il  invite  ses  compatriotes  à  considérer  «  l'autre 
aspect  du  portrait»  ;  ils  verront,  leur  promet-il,  que  «l'effet  géné- 
ral n'est  pas  sombre,  mais  illuminé  par  les  éclairs  d'une  lumière 
étrange  et  surnaturelle».  Pour  lui,  il  n'hésite  pas  à  s'incliner  de- 
vant cet  homme  qui  a  réussi  à  s'élever,  partiellement  au  moins 
vers  un  haut  idéal.  Les  conclusions  de  M.  V.,  après  le  scrupuleux 
examen  de  la  cause,  dégagent  l'émotion  solennelle  d'un  véritable 
acte  de  réhabilitation.  [A.  F.] 


AUTRICHE 

Zeitschrift  fur  die  ôsterreichischen  Gymnasien,  Vienne,  26"'^  Jahrg., 
191 1,  p.  699-708  :  A.  MicHAELis,  Rousseau  und  Jean-Paul,  eine 
vergleichende  Studie. 

Travail  soigné  qui  met  en  lumière  une  fois  de  plus-  la  parenté 
de  ces  deux  romanciers  de  la  pédagogie,  d'ailleurs  de  très  inégale 
valeur  littéraire  [A.  F.] 


BELGIQUE 

[J.  J.  Rousseau].  L'Emile  de  J.-J.  Rousseau,  seule  édition  autori- 
sée, avec  une  introduction,  des  sommaires,  des  notes  et  des 
commentaires,  par  Edward  Peeters  (E.  D.  D.  Y.),  officier 
d'académie,  directeur  de  la  Revue  internationale  et  polyglotte 
«Minerva»,  Ostende,  Nouvelle  bibliothèque  pédagogique', 
s.  d.,  4  vol.  gr.  in-i6,  à  pagination  continue,  i255  pp. 

Cette  publication  ne  manque  pas  d'une  certaine  originalité.  D'a- 
bord, c'est  la  première  édition  belge  de  l'Emile,  du  moins  l'éditeur 

*  M.  V.  n'est  cependant  d'accord  avec  M""  Macdonald,  ni  sur  le  fait 
des  enfants  de  Rousseau,  nié  par  celle-ci,  ni  sur  l'interprétation  des  fac- 
similés  où  elle  reconnaît  la  main  de  Diderot.  Toutefois  dans  une  carte 
postale  que  nous  avons  sous  les  yeux,  M.  V.  reconnaît  sa  propre  erreur 
sur  le  second  point  et  fait  très  élégamment  amende  honorable  à  M"'  Mac- 
donald. 

-  Cf.  Annales,  VI,  3 19. 

3  3D>t  volume:  Ad.  Moens-Patfoort,  édit.,  Bruges. 


328  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ   J.   J.    ROUSSEAU 

l'affirme;  puis  c'est  une  édition  «  autorisée»,  entendez  autorisée 
par  le  clergé  catholique,  et  par  là  encore,  nous  croyons  bien  qu'elle 
est  la  première  de  son  espèce.  Cette  autorisation  a  été  obtenue 
au  prix  d'un  assez  gros  sacrifice,  l'abandon  de  la  Profession  de 
foi  du  Vicaire  savoyard;  mais  il  ne  faut  pas  chicaner  sur  les 
moyens  quand  il  s'agit  d'introduire  le  chef-d'œuvre  pédagogique 
de  Rousseau  dans  des  milieux  qui  jusqu'ici  le  traitaient  en  suspect. 
Et  puis,  l'entreprise  est  conduite  avec  une  réelle  sympathie,  une 
admiration  intelligente  pour  l'ouvrage.  Celui-ci  est  commenté  et 
annoté  par  un  pédagogue  consciencieux  et  instruit,  auquel  on  ne 
saurait  guère  reprocher  que  la  bizarrerie  de  son  langage  (qu'est-ce 
que  «  cursiver  »  certains  passages?)  Pourquoi  ne  nous  associerions- 
nous  pas  au  vœu  qui  termine  l'introduction  :  «  Et  maintenant  que 
cette  première  édition  belge  du  chef-d'œuvre  du  pédagogue  fran- 
çais prenne  son  essor,  et  fasse  Dieu  qu'elle  puisse  contribuer,, 
pour  si  peu  que  ce  soit,  à  l'avancement  de  la  science  de  l'éduca- 
tion en  Belgique  1  >  [A.  F.] 


La  Vie  intellectuelle,  Bruxelles,  tome  VII,  n'^  6,  i5  juin  191 1^ 
p.  385-400:  Georges  Rency,  Jean-Jacques  Rousseau,  à  propos 
d'un  livre  récent. 

Le  livre  récent,  c'est  le  J.  J.  Rousseau  genevois,  qui  ne  sert  en 
effet  que  de  prétexte  à  une  notice  biographique  sur  Jean-Jacques. 
On  y  cite  beaucoup  Michelet,  Sainte-Beuve,  Brunetière,  B.  de 
Saint-Pierre,  le  prince  de  Ligne,  à  l'invitation  duquel  on  regrette 
que  Rousseau  n'ait  pas  répondu,  et  l'on  a  l'air  d'y  douter  que  le 
compagnon  de  Thérèse  ait  eu  les  cinq  enfants  dont  il  s'accuse. 
[A.  F.l 

DANEMARK 

Tislskueren,  redigeret  af  Poul  Levin,  Gyldendalske  Boghandel^ 
Nordisk  Forlag,  Copenhague  et  Christiania,  octobre  ign, 
p.  287-310:  Gerhard  Gran,  Rousseau  og  hans  Gjennetnbrud. 

Chapitre  extrait  de  l'ouvrage  de  M.  Gran  sur  Rousseau  [Anna- 
les, VII,  184)  ;  il  y  traite  le  même  sujet  que  dans  l'article  paru  ici- 
même  l'année  dernière,  sur  «  la  crise  de  Vincennes  »,  et  à  peu  près 
dans  les  mêmes  termes.  [A.  F.] 


BIBLIOGRAPHIE  029 


ÉTATS-UNIS  D'AMÉRIQUE 

Publications  of  the  modem  Language  Association  of  Avierica, 
septembre  1911,  p.  476-495  :  Gilbert  Chinard,  Influence  des 
récits  de  voyages  sur  la  philosophie  de  J.  J.  Rousseau. 

A  rencontre  de  la  théorie,  reprise  fréquemment  depuis  Marmon- 
tel  à  Lemaître,  que  Rousseau  attaque  la  civilisation  «  pour  se  sin- 
gulariser», M.  Ch.  croit  à  la  sincérité  du  second  Discours,  parce 
Rousseau  a  toujours  aspiré  à  la  vie  simple  (St-Pierre)  et  «  parce 
que  nous  ne  pouvons  admettre  que  Rousseau  ait  passé  toute  sa 
vie  en  un  mensonge  perpétuel  »  (477).  Quant  à  l'origine  des  idées 
de  retour  à  la  nature,  M.  Ch.  remplace  la  théorie  de  «  l'inspiration 
subite  »  proposée  par  Rousseau  lui-même  (course  à  Vincennes), 
par  celle  d'«une  réminiscence,  un  souvenir  inconscient  de  lectu- 
res antérieurement  faites.  »  (477  et  494).  La  littérature  du  sauvage 
qui  s'était  «  développé  en  marge  de  la  littérature  proprement  dite  », 
Rousseau  la  connaissait  ;  il  cite  lui-même  quelques-unes  de  ses 
sources  dans  les  notes  du  Discours  sur  l'Inégalité.  M.  Ch.  cite 
cinq  noms  surtout,  et  sans  du  reste  faire  en  général  des  rappro- 
chements précis  tels  qu'en  demande  l'érudition  moderne,  déve- 
loppe la  ressemblance  de  leurs  idées  avec  celles  de  Rousseau.  Ces 
cinq  hommes  sont  Montaigne  et  Fénelon  d'abord  (rapprochements 
si  ressassés),  Lescarbot,  Le  Hontan  et  Lafiteau  ensuite.  M.  Ch. 
néglige  de  faire  la  différence  entre  sources  de  Rousseau  et  précur- 
seurs de  Rousseau.  Il  se  sert  de  formules  vagues  :  Rousseau 
«doit  avoir  lu»  ceci  et  cela.  Et,  chose  bizarre,  M.  Ch.  choisit 
pour  les  examiner  de  près  des  auteurs  dont  nous  ne  pouvons  ap- 
paremment savoir  si  Rousseau  les  a  lus,  tandis  qu'il  laisse  de  côté 
l'examen  de  ceux  précisément  qui  devaient  être  féconds  en  rap- 
prochements, puisque  Rousseau  dit  lui-même  les  avoir  lus.  (M.  Ch. 
l'indique  lui-même,  p.  479-80,  en  disant:  «aveu  précieux  à  rete- 
nir»). Ignorance  complète  de  la  bibliographie  du  sujet.  Cet  article 
est  regrettable  pour  son  auteur  auquel  il  a  pris  du  temps,  pour  le 
lecteur  qu'il  ne  renseigne  guère,  et  pour  la  revue  qui  l'a  public 
et  dont  il  fera  médire.  [A.  S.] 

FRANCE 

J.-J.  Rousseau.  Les  Confessions,  extraits  suivis  illustrés,  noti- 
ces et  annotations  par  Henri  Legrand,  agrégé  de  l'Université, 
Bibliothèque  Larousse,  Paris,  s.  d.  (191 1),  gr.  in- 16,  219  pp. 
six  gravures,  dont  trois  hors-texte. 


33o  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  .1.    J.    ROUSSEAU 

Cette  édition,  très  agréablement  présentée,  avec  notes,  por- 
traits, autographe,  etc.,  permettra  au  lecteur  pressé  d'acquérir  à 
peu  de  frais  une  idée  très  suffisante  de  l'autobiographie  de  Rous- 
seau. On  y  a  fait  un  choix  des  pages  les  plus  remarquables,  re- 
produites d'après  l'édition  Poinçot  et  on  les  a  reliées  entre  elles 
par  des  notices  analytiques,  permettant  de  suivre  le  fil  du  récit  ; 
de  cette  façon  l'intérêt  du  détail  ne  fait  pas  perdre  de  vue  le  mou- 
vement général  de  l'ouvrage. 

J.-J.  Rousseau.  Du  Contrat  social.  Les  Rêveries  d'un  promeneur 
solitaire.  La  Renaissance  du  Livre,  Ed.  Mignot,  éditeur, 
78,  Boulevard  Saint-Michel,   Paris,  s.  d.  [191 1],  in-i6,  282  pp. 

J.-J.  Rousseau.  Lettres  écrites  de  la  Montagne.  La  Renaissance  du 
Livre,  Ed.  Mignot,  éditeur,  78,  Boulevard  Saint-Michel,  Pa- 
ris, s.  d.  [1911],  in-i6,  218  pp. 

J.-J.  Rousseau.  Les  Co;j/e55ioH5,  tome  premier  (deuxième,  troisième 
et  dernier),  La  Renaissance  du  Livre,  Jean  Gillequin  et  Cie, 
éditeurs,  78,  Boulevard  Saint-Michel,  Paris,  s.  d.  [iqn],  3  vol. 
in-i6,  233,  221  et  217  pp. 

J.-J.  Rousseau.  Emile,  tome  premier  (deuxième  troisième  et  der- 
nier). La  Renaissance  du  Livre,  Jean  Gillequin  et  Cie,  édi- 
teurs, 78,  Boulevard  Saint-Michel,  Paris,  s.  d.  [191 1],  3  vol. 
in-i6,  2i3,  2i5  et  211  pp. 

Jean-Jacques  Rousseau.  Lettres  inédites  à  Mme>  Boy  de  la  Tour  et 
Delessert,  comprenant  les  Lettres  sur  la  Botanique,  publiées 
pour  la  première  fois  d'après  le  texte  original,  par  Philippe 
Godet  et  Maurice  Boy  de  la  Tour,  avec  trois  portraits  et 
deux  vues.  Paris,  Plon-Nourrit  et  Cie,  Genève,  A.  JuUien, 
édit..  191 1,  in-8,  xi-248  pp.,  5  planches  hors-texte. 

Ce  beau  volume  n'est  pas  l'exacte  reproduction  de  la  publica- 
tion faite  par  M.  Ph.  Godet  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes,  et 
que  nous  avons  signalée  en  son  temps  {Annales.  V,  p.  3o5).  Aux 
quarante-huit  lettres  de  la  collection  Bartholdi,  les  éditeurs  ont 
ajouté  :  1°  les  huit  Lettres  sur  la  Botanique,  adressées  à  Madeleine 
Delessert,  publiées  jadis  par  Du  Peyrou,  mais  revues  et  complétées 
d'après  les  originaux,  et  replacées  dans  l'ordre  chronologique;  — 
20  une  lettre  inédite  du  24  mai  [1773]  à  Mme  Delessert,  conservée 
dans  le  dossier  des  Lettres  sur  la  Botanique  ;  3"  vingt-trois  lettres 
de  Mmes  Bov  de  la  Tour  et  Delessert  à  Rousseau,  en  partie  seule- 
ment publiées  par  M.  Henri  de  Rothschild;  4°  en  appendice,  le  re- 


BIBMOGRAPHIK  33  I 

levé  du  compte  de  Rousseau  dans  le  grand  livre  de  la  maison 
Boy  de  la  Tour,  à  Lyon,  de  1762  à  1772,  d'après  l'original  con- 
servé par  M.  M.  Boy  de  la  Tour,  à  Métiers  ;  —  5°  enfin  deux  ta- 
bles de  noms  de  plantes  dressées  pour  l'herbier  de  M"e  Delessert 
(herbier  faisant  partie  de  la  collection  Bartholdi.) 

L'annotation  très  soignée  de  ces  divers  documents  a  beaucoup 
perfectionné  le  travail  primitif  de  M.  Godet.  Signalons  en  parti- 
culier, p.  21  et  suiv.,  la  confrontation  des  diverses  versions  des 
Sentimens  du  public  sur  mon  compte.  P.  vi,  n.  3  de  V Introduc- 
tion, les  éditeurs  s'excusent  de  n'avoir  pu  maintenir  l'orthographe 
des  originaux,  ni  pour  les  Lettres  sur  la  Botanique,  ni  pour  les 
lettres  du  dossier  Bartholdi,  ce  que  nous  persistons,  en  effet,  à 
trouver  fort  regrettable.  L'illustration  documentaire  du  volume 
mérite  une  mention  spéciale  pour  sa  richesse  et  son  élégance  : 
deux  portraits  de  M^e  Boy  de  la  Tour,  un  de  Madeleine  Delessert 
(à  un  âge  malheureusement  fort  lointain  de  celui  qu'elle  eut  aux 
yeux  de  Rousseau);  un  dessin  des  premières  années  du  XIX^  siè- 
cle représentant  la  chambre  de  Rousseau  à  Môtiers;  enfin  une 
vue  de  la  rue  principale  de  Môtiers,  avec  la  maison  de  Rousseau 
au  premier  plan,  peinte  à  l'aqviarelle  par  Louis  de  Marval,  à  la  fin 
du  XVIII=  siècle.  Il  n'est  pas  tout  à  fait  exact  de  dire  qu'w  on  ne 
possède  guère  d'autre  vue  bien  authentique  du  village  de  Môtiers- 
Travers  »  au  temps  de  Rousseau.  Les  dessins  de  Ghàtelet,  faits 
d'après  nature  en  1777,  ne  sont  point  des  documents  négligeables, 
quoique  l'artiste  ait  jugé  à  propos  de  tourner  la  maison  histori- 
que de  manière  à  présenter  la  galerie  à  front  de  la  rue  principale. 
Dans  ces  dessins,  la  rue  est  prise  en  sens  inverse  de  l'aquarelle 
Marval,  avec  la  cascade  de  Môtiers  dans  le  fond.  Godefroy  a  gravé 
l'un  d'eux,  comme  on  sait,  pour  les  Tableaux  de  La  Borde  '.  La 
perspective  y  est  moins  bonne  que  dans  le  dessin  original  con- 
servé par  le  marquis  de  Girardin  et  que  M.  L.  Pinvert  a  reproduit 
en  tête  de  sa  brochure  sur  Auguste  Bachelin  (voyez  Annales,  II, 
p.  283).  [A.  F.l 

J.-P.  Brissot.  Mémoires  [i  j54-i  jg3),  publiés  avec  Etude  critique 
et  Notes  par  Cl.  Perroud,  Paris,  Alphonse  Picard  et  fils  édit., 
s.  d.  (191 1),  2  vol.  in-8,  Li-3g7  et  401  pp. 

Il  est  facile  de  comprendre  comment  l'idée  de  rééditer  les  Mé- 
moires de  Brissot  est  venue  à  l'esprit  du  savant  éditeur  des  Mé- 

1  Cette  planche  des  Tableaux  de  La  Borde  a  été  également  gravée  à 
l'aqua-tinte  par  Oberkogler  et  publiée  à  Augsbourg,  dans  le  Négoce  de 
l'acad.  Imp.  des  Arts  (tirage  non  mentionné  par  V Iconographie  Girardin.) 


332  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  .1.   .1.    ROUSSEAU 

moires  et  des  Lettres  de  Mme  Roland  (cf.  Annales,  II,  283  et  VI. 
344).  A  vrai  dire,  ce  nouveau  texte  n'est  point  un  texte  critique, 
au  sens  strict  du  mot,  puisque  M.  P.  n'a  point  eu  entre  les  mains 
le  manuscrit  original  disparu,  mais  c'est  la  partie  du  texte  publié 
en  i83o-i832  par  F.  de  Montrol,  que  l'on  peut  considérer  comme 
authentique.  M.  P.  l'établit  avec  force  dans  V Etude  critique  qui 
lui  sert  d'introduction.  Et  ceci  nous  est  d'autant  plus  précieux  que 
les  Mémoires  de  Brissot  sont  d'un  homme  presque  aussi  pénétré  de 
Rousseau  que  M^e  Roland  elle-même.  Il  suffit  pour  s'en  convaincre 
de  parcourir  les  premiers  chapitres,  notamment  le  curieux  Por- 
trait de  Phédor,  alias  Brissot,  où  Brissot  se  compare  sans  cesse 
soit  à  Saint-Preux,  soit  à  Rousseau  lui-même.  En  outre  les  Mé- 
moires de  Brissot  contiennent  nombre  de  renseignements  directs 
ou  indirects  sur  Rousseau  et  ses  amis,  que  nous  signalerons  rapi- 
dement. 

P.  88-gi  :  Palissot   rencontré   en   juin    1784   se  repent  «d'avoir 
traduit  ridiculeusement  sur  la  scène  le  grand  citoyen  de  Genève»; 

—  147  :  Brissot,  durant  son  second  séjour  à  Paris  (1777-1778),  rêve 
de  voir  Rousseau  et  n'ose  lui  écrire  ;  —  211  :  Voltaire,  peut-être 
par  haine  pour  Rousseau,  attaque  l'ouvrage  de  Marat  intitulé  De 
Vhomme  (1775),  qui  se  termine  «  par  une  magnifique  invocation  à 
l'auteur  d'Emile  »;  —  249-254  :  séjour  à  Lyon  précédant  le  voyage 
en  Suisse  (1782);  logement  en  face  de  «  ce  coteau  charmant  de 
Fourvière,  dont  Jean-Jacques  a  fait  un  tableau  si  charmant»  ;  ren- 
contre de  l'avocat  Servan  et  l'impression  produite  sur  lui  par  la 
publication  contemporaine  des  Confessions  ;  —  270  :  Divernois 
imprimeur  de  Rousseau  à  Genève  ;  —  277-279  :  le  pasteur  Vernes 
parle  «  avec  respect  de  Rousseau,  avec  douleur  de  leurs  querelles  »  ; 
souvenirs  du  séjour  de  1754  (promenade  au  bord  du  lac,  Thérèse); 

—  288-292  :  Du  Peyrou  et  sa  femme,  témoignages  sur  le  rôle  de 
Thérèse,  confirmés  par  l'anglais  Kirwan,  ami  de  Hume  et  d'un 
«  ministre»  de  Schewsbury  qui  «  voyait  souvent  Rousseau»  (très  in- 
téressant) ;  —  296-297  :  pèlerinage  à  l'Ile  Saint-Pierre;  —  3oo  :  id.. 
à  Môtiers-Travcrs  ;  souvenirs  sur  Rousseau;  —  325-326  :  Linguet 
et  sa  femme  irrités  contre  Rousseau;  —  356:  Charles  Burney» 
adaptateur  du  Devin  :  —  367  :  le  pédagogue  David  Williams,  criti- 
que de  Rousseau  dans  son  Cours  de  leçons  sur  l'éducation  ;  —  II. 
5  :  M"f  Delessert  chante  en  1784  devant  Brissot  la  romance  de 
Rousseau  :  Au  fond  d'une  sombre  vallée  ;  —  48  :  rencontre  de 
M«n=  d'Houdetot  et  déception  ;  —  217  :  Brissot  manque  d'être  la- 
pidé à  Orléans  en  1787,  pour  avoir  osé  faire  l'éloge  de  Rousseau. 
[A.  F.] 


BIBLIOGRAPHIE  333 

Hippolyte  Buffenoir.  Les  Charmettes  et  Jean-Jacques  Rousseau, 
édition  définitive,  Paris,  Emile-Paul  édit.,  Aix-Les-Bains, 
imp.  A.  Gérente,  Chambéry,  lib.  Reynaud,  ion,  gr.  in-i6, 
i36  pp. 

C'est  le  bi-centenaire  de  Rousseau,  comme  en  avertit  la  couver- 
ture, qui  nous  vaut  cette  «édition  définitive  «du  petit  guide  histo- 
rique et  sentimental  de  M.  B.,  dont  la  première  édition  remonte 
à  iqo2.  La  nouvelle  s'est  accrue  de  quelques  détails  extraits  no- 
tamment du  Voyage  en  Italie  d'Arthur  Young  et  d'un  chapitre 
nouveau  sur  r«  Apothéose  à  Chambéry,  4  septembre  igio  »,  dans 
lequel  se  trouvent  reproduits,  tout  ou  parties,  les  discours  pro- 
noncés lors  de  l'inauguration  du  monument  Mars-Vallet,  et  le 
poème  de  M.  B.  publié  dans  le  Patriote  Républicain  de  Chambéry. 
L'illustration  de  la  brochure  s'est  également  enrichie,  en  particu- 
lier d'une  jolie  reproduction  à  la  sanguine  du  soi-disant  portrait 
de  Mme  de  Warens  par  Largillière.  [A.  F.| 

Victor  Cherbuliez,  de  l'Académie  française.  L'Idéal  romanesque 
en  France  de  16 10  à  181 6,  Paris,  Hachette  et  G'e  édit.,  191 1, 
in-8,  vi-3oo  pp. 

Ch.  V,  p.  121-161  :  Le  cœur  sensible  (La  Nouvelle-Héloïse). 
Nous  avons  rendu  compte  de  ce  chapitre  d'un  ouvrage  posthume 
quand  il  a  paru  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes.  Voyez  Annales, 
VII,  175. 

Charles  Collé.  Journal  historique  inédit  pour  les  années  ij6i  et 
1762,  publié  sur  le  manuscrit  original  et  annoté  par  Ad. 
VAN  Bever  avec  la  collaboration  de  A.  Boissy.  Portraits  d'a- 
près Jeanrat  et  Carmontelle,  Paris,  Mercure  de  France,  191 1, 
in-8. 

Le  Journal  de  Collé  formait  onze  volumes  manuscrits  qui  fu- 
rent déposés  à  la  Bibliothèque  du  Louvre.  Une  partie  en  avait  été 
publiée,  avec  toutes  sortes  d'altérations  et  falsifications,  par  A. 
Barbier  en  i8o5,  par  H.  Bonhomme  en  1868.  Après  l'incendie  de 
la  Bibliothèque  du  Louvre  en  mai  1871,  il  semblait  bien  que  force 
fût  de  se  contenter  désormais  de  ces  mauvaises  éditions.  Mais  sur 
les  onze  volumes  manuscrits,  deux  avaient  été  prêtés  avant  que  Bar- 
bier n'eût  repris  son  édition,  et  n'avaient  jamais  été  rendus,  ce  que 
déploraient  et  Barbier,  et,  soixante-cinq  ans  plus  tard.  Bonhomme. 
C'est  un  de  ces  volumes  que   MM.  van  Bever   et   Boissy  ont   re- 


334       ANNALES  DE  LA  SOCIÉTÉ  .1.  .1.  ROUSSEAU 

trouvé  chez  un  brocanteur  en  province,  ce  qui  prouverait  qu'il 
peut  y  avoir  du  bon,  au  moins  très  accidentellement,  à  ce  que 
des  volumes  prêtés  ne  soient  pas  rendus  !  —  Ce  volume,  qui 
était  devenu  la  propriété  de  M.  Henri  Monod,  contient  les  années 
17Ô1-62.  Je  n'ai  pas  à  en  apprécier  le  plus  ou  moins  d'intérêt  géné- 
ral, mais  seulement  à  y  relever  ce  qui  a  trait  à  Rousseau.  —  P.  Sy- 
38.  Février  1761.  Collé  note  avec  malveillance  l'apparition  de  la 
Noiivelle-Héloïse,  «  roman  comme  on  ne  l'est  point  »,  dont  le 
prix  lui  parait  excessif.  —  71-76.  Avril  1761.  Il  rapporte  complai- 
samment  un  libelle  de  Voltaire  contre  Rousseau  (le  Rescritde  Veyn- 
pereur  de  la  Chine]  à  l'occasion  du  Projet  de  paix  universelle  de 
«  ce  diable  de  citoyen  de  Genève.  »  —  277-283.  Juin  1762.  A  pro- 
pos de  la  condamnation  de  VEmile  par  le  Parlement,  violente 
diatribe  contre  Rousseau,  qui  «  n'a  nul  génie,  nulle  invention, 
nulle  création»,  qui  «  écrit  avec  beaucoup  d'éloquence  et  de  cha- 
leur »,  mais  qui  «  a  l'esprit  faux  et  sans  suite.  »  —  283-293.  Collé 
rapporte  un  singulier  libelle  contre  Rousseau,  Prédiction  tirée 
d'un  vieux  manuscrit,  dont  il  déclare  ignorer  l'auteur,  et  qui  se- 
rait ou  de  Ch.  Borde,  ou  plutôt  de  Voltaire.  —  298-299.  L'affaire 
Rousseau  empêche  la  représentation  de  La  mort  de  Socrate,  tra- 
gédie de  Sauvigny.  [L.  P.| 

J.  Churton  Collins,  professeur  de  littérature  anglaise  à  l'Univer- 
sité de  Birmingham.  Voltaire,  Montesquieu  et  Rousseau  en 
Angleterre,  traduit  de  l'anglais  par  Pierre  Deseille,  Paris, 
librairie  Hachette  et  C'<ï,  1911.  in-8,  viii-253  pp. 

Traduction  de  l'original  anglais  qui  fut  déjà  signalé  et  analyse 
dans  nos  Annales,  V,  p.  287.  Ce  serait  sans  doute  trop  demander 
que  dans  un  travail  de  ce  genre  on  ait  tenu  compte  des  rectifica- 
tions de  notre  collaborateur.  Mais  on  déplorera  sans  scrupule  que 
cette  traduction  soit  écrite  dans  une  langue  aussi  négligée  et  que 
les  noms  propres  y  soient  fréquemment  défigurés  :Walmar,Abanzit, 
Mme  Je  Vadelin,  Peyron  (tout  court  pour  Du  Peyrou),  Multon 
(pour  Moultou),  l'abbé  Troublet,  Ray  (pour  Rey).  P.  234,  ce  n'est 
pas  F. -H.  Rousseau  qu'il  faut  lire,  mais  Jean  Rousseau  (cf.  Anna- 
les, VI,  p.  17,  n.  7).  fA.  F.| 

Jules  Delvaili.e,  agrégé  de  philosophie,  docteur  es  lettres.  La 
Chalotais  éducateur,  Paris.  V.  Alcan.  édit.  191 1,  in-8. 

P.  53.  Les  théories  de  Rousseau  eurent  une  action  à  peu  près 
nulle  sur  l'organisation  véritable  et  pratique  de  l'éducation  publi- 


BIBLIOGRAPHIE  335 

que.  —  98,  note  2.  Un  souvenir  de  VEssai  d'éducation  nationale  de 
La  Chalotais  dans  les  Considérations  sur  le  gouvernement  de  Po- 
logne. [Le  rapprochement  semble  assez  peu  concluant.] —  107.  Al- 
lusion dans  VEssai  au  paradoxe  de  Rousseau  sur  l'inutilité  des 
sciences.  —  Souvenirs  ou  réfutation  de  VEmile,  p.  122,  i23,  126. 
r36.  [L.  P.] 

Marguerite  Dupont-Chatelain,  Les  Encyclopédistes  et  les  femmes  : 
Diderot,  d'Alembert,  Grimm,  Helvétius,  d'Holbach,  Rousseau, 
Voltaire,  ouvrage  orné  de  deux  planches  gravées  [dont  un 
portrait  de  Mme  de  Warens],  Paris,  H.  Daragon  édit. 
MDCCCGXI  [1911],  in-8,  169  pp.  (Bibliothèque  du  Vieux 
Paris). 

P.  8-j-i3i  :  Jean-Jacques  Rousseau  (1712-1778).  On  peut  se  dis- 
penser d'analyser  ce  travail  superficiel  et  banal. 

Emile  Faguet,  de  l'Académie  française.  Vie  de  Rousseau.  Paris. 
Société  française  d'imprimerie  et  de  librairie,  s.  d.  [191 1], 
in-i2,  417  pp. 

En  présentant  sa  Vie  de  Rousseau  sous  le  titre  général  :  Le  bi- 
centenaire, M.  F.  n'a  pas  voulu  seulement  marquer  le  caractère 
d'opportunité  de  cette  biographie,  mais  sans  doute  annoncer  un 
tableau  de  cette  vie  aussi  exact,  aussi  complet  qu'on  peut  le  faire 
aujourd'hui,  un  récit  qui  tienne  compte  de  toutes  les  recherches 
d'érudition,  qui  établisse  quels  sont  leurs  résultats  certains  deux 
cents  ans  après  la  naissance  de  Rousseau.  Peut-être  a-t-il  voulu 
faire  entendre  encore  que  cette  biographie  n'était  que  l'introduc- 
tion nécessaire  à  une  série  d'études  générales  qui  n'auraient  plus^ 
pour  objet  le  caractère  de  Jean-Jacques,  mais  sa  pensée,  ses  œu- 
vres, son  influence.  Ainsi  M.  F.  serait  entré  dans  cette  «  troisième 
phase  »  dont  il  parlait,  après  la  mort  d'Edouard  Rod,  à  propos  de 
ceux  qui  lisent  Rousseau  et  s'engagent  dans  l'intimité  de  sa  pen- 
sée. Les  rousseauistes  —  je  n'entends  pas  seulement  ceux  qui  for- 
ment un  parti  autour  de  la  mémoire  de  Jean-Jacques,  pour  la  dé- 
fendre de  toute  attaque,  la  justifier  de  tout  reproche,  car  c'est  ce 
sens  que  M.  F.  donne  au  mot  de  «  rousseauiste  »  (p.  208)  —  les^ 
rousseauistes  donc,  c'est-à-dire  ceux  qui  se  font  une  étude  spé- 
ciale, d'après  les  sources  et  les  documents  authentiques,  de  la 
vie  et  de  l'œuvre  de  Rousseau,  et,  avec  les  rousseauistes,  ceux  qui 
ont  lu  simplement  et  loyalement  Rousseau  avant  de  le  juger,  et 
ceux  enfin  qui  désirent  aujourd'hui  connaître  exactement  les  cir- 


>bb  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   .1.    ROUSSEAU 

constances  de  sa  vie,  tous  doivent  lire  le  livre  excellent  de  M.  F. 
11  est  très  riche,  très  sûr,  très  vivant.  Point  de  préface,  point  de 
références  encombrantes,  point  ou  presque  point  de  notes  au  bas 
des  pages.  Et  l'on  sent  pourtant  constamment,  sous  le  mouvement 
vif,  rapide,  parfois  précipité  du  récit,  des  dessous  très  solidement 
établis.  Peu  d'argumentation,  pas  de  digressions.  Les  faits  ame- 
nés par  le  train  de  la  vie,  comme  s'appelant  les  uns  et  les  autres, 
dans  leur  ordre  logique  et  leur  enchaînement  réel,  quand  ce  n'est 
pas  dans  leur  succession  chronologique.  Les  citations  strictement 
nécessaires,  non  pas  amenées  en  vue  de  l'effet  ou  pour  forcer  la 
conviction  du  lecteur,  mais  pour  éclairer  les  sentiments  des  per- 
sonnages, pour  dégager  les  mobiles  vrais,  et  surtout  pour  mettre 
en  lumière  toutes  les  faces  d'une  situation,  toutes  les  causes 
externes  et  internes  qui  font  agir  Rousseau  en  un  moment  donné. 
«J'aime  mieux  Rousseau  que  ses  ennemis,  mais  le  vrai...»,  cet 
aveu  du  biographe  n'est  pas  seulement  une  confidence  jetée  en 
passant,  mais  c'est  comme  la  règle  constante  de  son  exposition.  Il 
tend  à  la  vérité,  par  une  sympathie  toujours  contrôlée.  S'il  est  gé- 
néreux, il  est  encore  plus  clairvoyant.  Il  débrouille  avec  une  rare 
habileté  la  confusion  des  sentiments  au  milieu  desquels  Rousseau 
s'agite  pendant  l'année  1757,  parce  qu'il  a  reconnu  l'importance 
capitale  du  séjour  à  l'Hermitage  pour  tout  le  reste  de  sa  carrière. 
On  reconnaît  qu'il  a  été  guidé  par  les  habiles  enquêtes  faites  avant 
lui,  mais  la  composition  magistrale  de  ces  quatre  chapitres  :  Affaire 
Diderot;  Aff'aire  d'Hoiidetot  ;  Affaire  d'Epinay ;  Suite  des  trois 
affaires,  atteste  qu'il  n'a  pas  fait  un  pas  sans  tout  examiner,  et 
qu'arrivé  au  bout,  il  domine  le  tout.  De  l'histoire  de  la  composi- 
tion des  Mémoires  de  Mme  d'Epinay,  qu'il  résume  d'après  les  dé- 
couvertes précieuses  de  M^e  Macdonald  (Madame  et  non  pas  Ma- 
demoiselle) sans  adopter  d'ailleurs  des  «  conclusions  extravagan- 
tes »,  M.  F.  tire  cette  leçon,  qui  est  et  doit  demeurer  une  règle 
valable  pour  tous  les  rousseauistes,  dans  tous  les  sens  du  mot  : 
«  11  ne  faut  tenir  littéralement  aucun  compte  des  prétendus  Mé- 
tnoires  de  Madame  d'Epinay.  »  Il  les  définit  et  définitivement  : 
'(  un  roman-pamphlet.» 

M.  F.  ne  laisse  aucun  personnage  entrer  en  relations  avec  Rous- 
seau, qu'il  ne  suive  leur  commerce  de  visites  ou  de  lettres,  jus- 
qu'à la  dernière.  Parmi  ces  épisodes,  qui  se  succèdent  ou  s'en- 
chevêtrent sans  qu'on  perde  jamais  des  yeux  l'essentiel,  à  sa- 
voir l'évolution  du  caractère  de  son  héros,  le  biographe  expose 
par  les  textes,  mis  à  leurs  dates  et  reproduits  dans  les  propor- 
tions strictement  nécessaires,  l'histoire  des  sentiments  récipro- 
ques  de  Rousseau   et   de  Voltaire,    ces   deux    «  monomaniaques 


FilBI.lOGRAPHlK  3S'J 

de  la  persécution.  »  Cette  méthode  impartiale  montrera  d'elle- 
même  lequel  fut  le  plus  digne,  lequel  le  plus  coupable,  et  M.  F. 
semble  exprimer  la  pensée  de  son  lecteur  autant  que  la  sienne, 
quand  il  dit  enfin,  à  propos  du  Sentiment  des  citoyens  (p.  3ii)  ; 
«  L'auteur  de  la  Pucelle,  défenseur  de  la  religion  et  des  bonnes 
mœurs,  et  un  homme  partisan  de  l'abolition  de  la  peine  de  mort 
demandant  que  Jean-Jacques  fût  brûlé  vif,  cela  ne  peut  pas  entrer 
dans  l'esprit  de  Rousseau.  Peut-être  même,  si  efl rayant  coquin 
que  Rousseau  sût  qu'était  Voltaire,  Rousseau  ne  put  consentir  à 
croire  que  le  prince  de  la  littérature  de  son  siècle,  à  soixante-dix 
ans,  fût  descendu  à  ce  degré  d'abjection,  » 

Dans  cette  Vie  de  Rousseau,  certaines  analyses  de  situations  mo- 
rales saisissent  et  pénétrent  réellement  l'esprit  par  leur  franchise 
et  leur  clarté.  Ainsi  la  description  des  vrais  sentiments  de  Rous- 
seau pour  Mme  de  Warens,  qui  aboutit  à  cette  conclusion  imprévue  : 
«  Il  faut  qu'on  sache  bien  que  Rousseau  n'a  jamais  aimé  Mme  de 
Warens  que  de  souvenir.  »  Ainsi  encore  la  mise  en  lumière  des 
causes  diverses  qui  expliquent,  en  1767,  à  la  fin  du  séjour  de 
Rousseau  en  Angleterre,  son  exaspération.  «  Le  lecteur,  occupé 
de  Rousseau  en  Angleterre  ne  songe  pas,  ou  ne  songe  pas  assez 
que  Rousseau  est  attaqué  et  calomnié  avec  férocité,  au  înême  mo- 
ment, par  ses  ennemis  de  Genève  et  de  Ferney»  (p.  354).  Et  M.  F. 
termine  ce  chapitre  désolant  par  l'une  de  ces  vues  d'ensemble, 
l'un  de  ces  vols-d'oiseau  inattendus  et  nécessaires,  qui  élèvent 
soudain  le  lecteur  à  une  hauteur  où  tout  se  concilie  et  s'explique. 
Tous  les  faits  épars  se  ramassent  en  un  brusque  raccourci  :  «  Trois 
époques  climatériques  dans  la  vie  de  Rousseau  :  1742,  qui  l'amène 
à  Paris  et  en  fait  un  homme  de  lettres  quelconque,  s'essayant  à 
tout  et  prenant  des  paradoxes  à  la  pipée;  1757,  qui  le  jette  hors 
de  l'Hermitage.  enfiévré  de  colère  et  d'amour,  et  en  fait  un  homme 
de  génie,  poète,  orateur,  romancier,  sociologue  romanesque,  etc.: 
1765,  qui  le  jette  hors  de  son  pays,  à  jamais  ulcéré,  incapable  dé- 
sormais de  penser  à  autre  chose  qu'à  lui  contre  tous  les  hommes, 
et  à  tous  les  hommes  contre  lui  ;  et  du  reste  plus  homme  de  génie 
que  jamais.  Tel  il  était  en  1767.  »  (p.  359). 

On  peut  sans  doute  relever  des  erreurs  de  détail  dans  cette  bio- 
graphie de  417  pages.  Certaines  affirmations,  certaines  omissions 
appellent  la  discussion.  Par  exemple,  M.  F.  ne  paraît  pas  attri- 
buer au  séjour  à  Genève,  en  1754,  son  importance  ni  ses  consé- 
quences réelles  dans  l'évolution  des  sentiments  de  Rousseau. 
D'une  manière  générale,  il  ne  fait  pas  la  part  suffisante  aux  im- 
pressions que  Rousseau  a  emportées  de  Genève,  et  auxquelles 
il  est  toujours  revenu,  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie.  C'est-à-dire  que  la 


338  ANNALES    DE   LA    SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

Vie  de  Rousseau  de  M.  F.  ne  saurait  dispenser  de  lire  le  J.  J^ 
Rousseau  genevois,  de  Gaspard  Vallette.  Parfois  M.  F.  s'amuse  à 
secouer  l'esprit  par  l'expression  outrée,  excessive  d'un  jugement 
vrai.  Ses  paradoxes  sont  toujours  instructifs.  Ce  sont  des  coups  de 
lumière,  qui  illuminent  et  n'aveuglent  pas.  Mais  voici  une  affir- 
mation bien  étonnante  :  «  Le  fanatisme  anti-catholique,  la  fréné- 
sie anti-romaine,  la  catholicophobie  dont  Rousseau  fut  toujours 
atteint...  »  Rousseau  fut  un  assez  bon  catholique,  au  moins  dans  la 
forme.  Il  ne  devint  pas  même  catholicophobe  après  son  retour  à 
la  confession  protestante.  Ce  qu'il  avait  appris  à  détester  dans 
l'Hospice  des  catéchumènes  de  Turin,  c'est  le  catéchisme,  les  for- 
mules dogmatiques,  et  cette  aversion,  qui  remplit  la  Profession  de 
foi  du  Vicaire  savoyard,  reparaît  assez  dans  les  Lettres  de  la 
montagne,  où  il  dit,  dès  la  première  lettre,  en  parlant  d'un  pays 
où  la  foi  et  le  culte  seraient  simples:  «  La  monotonie  de  certains 
sons  articulés  n'y  sera  pas  la  piété.  »  Les  impressions  répugnantes 
du  séjour  à  l'Hospice  de  Turin  s'étaient  bientôt  effacées.  On  ne  voit 
pas  que  Rousseau  ait  jamais  confondu  le  catholicisme  avec  les 
convertisseurs  de  Turin,  ni  même  avec  ses  maîtres  du  séminaire 
d'Annecy.  Il  ne  faudrait  rien  dire,  qu'on  soit  rousseauiste  ou  non, 
qui  permît  aux  mangeurs  de  curés  de  réclamer  Rousseau  pour 
leur  patron. 

Ce  qu'il  faut  relever  dans  la  Vie  de  Rousseau,  parmi  tant  de  mé- 
rites divers  et  si  peu  de  partis-pris,  c'est  ce  qui  en  fait  l'originalité 
véritable.  Deux  grandes  idées  s'en  dégagent,  qui,  sans  être  nou- 
velles ni  l'une  ni  l'autre,  acquièrent,  je  ne  dirais  pas  par  la  seule 
adhésion  de  M.  F.,  mais  bien  par  la  beauté  de  ses  démonstra- 
tions, une  force  et  une  autorité  singulières.  Il  voit  en  Rousseau, 
jusqu'à  son  établissement  à  Paris,  un  homme,  instinctivement 
bon  sans  doute,  mais  réellement  dénué  de  tout  sens  moral.  Sa 
vie  morale  active,  consciente,  commence  seulement  après  la  tren- 
taine. Elle  commence  par  une  première  poussée  d'orgueil,  tandis 
qu'il  réussit  si  aisément  et  si  vite  dans  le  monde  des  philosophes 
et  des  fermiers  généraux,  orgueil  qui  décuplera  avec  le  succès  des 
Discours.  Mais  alors,  tandis  que  Rousseau,  s'affranchissant  des  con- 
ventions mondaines  et  des  obligations  sociales,  veut  réformer  sa 
conduite  d'après  les  principes  qu'il  vient  de  proclamer,  cette  vie 
morale  s'enrichit  soudain  et  s'approfondit  par  le  sentiment  d'un 
crime  accompli  à  la  légère,  par  le  remords  et  le  regret  de  l'aban- 
don de  ses  enfants.  Après  avoir  été  impitoyable  pour  la  stupide, 
r«  idiote»  Thérèse,  qu'il  rend  en  grande  partie  responsable  des 
soupçons  continuels  et  toujours  plus  inquiets  que  Rousseau  nour- 
rissait à  l'égard  de  ses  amis  et  qui  lui  inspirèrent  tant  de  démar- 


BIBLIOGRAPHIE  33f) 

ches  absurdes  et  néfastes,  M.  F.  conclut  :  «  L'abandon  de  ses  en- 
fants par  Rousseau  a  coupé  sa  vie  en  deux.  Avant,  il  n'avait  au- 
cun sens  moral  et  ne  savait  même  pas  ce  que  c'est...  après  il  con- 
nut le  sens  moral...  L'infîuence  de  M"«  Le  Vasseur  sur  Rousseau 
fut  double  et  fut  très  grande  :  elle  l'a  rendu  fou  et  honnête 
homme.  » 

La  seconde  des  idées  directrices  de  la  Vie  de  Rousseau,  c'est 
que  l'orgueil  de  Rousseau  et  l'effroi  de  sa  faute  ont  pris  les  carac- 
tères de  la  folie  depuis  les  derniers  mois  du  séjour  à  l'Hermitage. 
Sa  manie  de  la  grandeur  —  grandeur  de  vertu  et  non  de  génie  lit- 
téraire —  et  sa  manie  de  la  persécution  —  l'idée  fixe  du  complot 
—  datent  d'alors.  «  1756-1757  est  un  moment  décisif  dans  sa  triste 
vie.  Et  de  plus,  s'il  n'y  eut  pas  le  moindre  complot  contre  lui  en 
1756-1757,  il  y  en  eut  un  depuis  et  permanent...  Les  d'Epinay,  les 
Diderot,  les  Grimm,  le  surveillèrent  comme  pas  à  pas  et  trempè- 
rent plus  ou  moins  dans  tout  ce  que  l'on  fit  contre  lui...  Et  ce  fut 
cette  guerre,  que  Rousseau  sentait  bien,  qui  lui  fit  cette  blessure 
éternelle,  sans  cesse  envenimée  par  MUe  Le  Vasseur,  où  devait 
succomber  sa  raison  »  (p.  238). 

Il  y  a  comme  une  source  cachée  d'émotion,  de  sympathie,  de 
pitié  dans  ce  livre  qui  paraît  l'oeuvre  d'un  esprit  si  clair,  si  déta- 
ché, si  maître  de  lui.  Si  les  deux  grandes  erreurs  et  surtout  les 
deux  grands  malheurs  de  Rousseau  dans  la  conduite  de  sa  vie 
furent  sa  liaison  avec  Thérèse  Le  Vasseur  et  son  établissement  à 
l'Hermitage,  M.  F.  trouve  à  ces  deux  fautes  des  circonstances 
atténuantes  dans  des  qualités  bonnes  de  Rousseau  :  •<  Que  la  bonté 
soit  pour  presque  tout  dans  la  faiblesse  de  Rousseau  pour  sa  com- 
pagne, c'est  ce  qui  est  pour  moi  évident  »  (p.  142).  Et  si  impartial, 
si  juste  qu'il  soit  dans  tout  le  récit  des  «  affaires  »  de  l'Hermitage, 
le  biographe  excuse  Rousseau  de  n'avoir  pas  compris  que  l'homme 
de  génie  ne  peut  qu'être  seul  :  «  Il  souffre  de  la  solitude  comme 
d'une  prescription  imméritée,  alors  qu'elle  est  toute  naturelle  » 
(p.  4i5). 

On  le  voit,  c'est  le  caractère  de  l'homme  qui  remplit  ce  beau 
livre.  Sur  ses  vingt-cinq  chapitres,  les  vingt  premiers  racontent 
sa  vie  jusqu'à  la  période  des  chefs-d'œuvre.  A  peine  si,  ici  et  là, 
un  mot  du  biographe  trahit  son  admiration  pour  l'écrivain.  L'é- 
nigme de  la  vie  de  Rousseau  est  dans  sa  conscience.  M.  F.  achève, 
à  la  dernière  page,  le  portrait  moral  de  Rousseau  sur  ce  mot  : 
«  l'un  des  plus  malheureux  mortels  qui  aient  cherché  en  gémis- 
sant. )) 

Maintenant  c'est  assez  parlé  de  ses  fautes  et  de  sa  folie.  Il  le 
fallait  sans  doute  pour  aborder  plus  librement  l'œuvre  du  mora- 


340  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J      ROUSSEAU 

liste,  de  Tartiste,  du  politique  et  du  sociologue.  Les  racines  de 
son  génie  plongent  d'ailleurs  jusqu'au  fond  de  son  cœur  tour- 
menté. Eloquence,  poésie,  nature,  humanité,  bonheur  vainement 
poursuivi  pour  lui-même  et  offert  aux  hommes  comme  la  rançon  de 
sa  vie,  toute  l'œuvre  de  Rousseau  est  inspirée  par  ses  souflrances 
et  son  besoin  d'amour.  Il  semble  que  M.  F.  se  promette  d'en  faire 
à  son  tour  la  démonstration.  Nous  saluons  d'avance  avec  grati- 
tude la  série  de  livres  qu'inaugure  avec  tant  d'éclat  et  de  fermeté 
la  Vie  de  Rousseau.  [B.  B.] 

E.  Faguet,  de  l'Académie  française.  En  Usant  les  beaux  vieux- 
livres,  Paris,  Hachette  et  C'^  édit.,  191 1,  in-i6. 

P.  20Q-221.  J.  J.  Rousseau.  Souvenirs  de  vie  rustique.  Commen- 
taire des  pages  sur  le  séjour  à  l'Ile  St-Pierre,  «  morceau  étonnant 
de  Rousseau  vieilli...  qui  prouve  que,  chez  lui,  si  la  raison  a  flé- 
chi, le  génie  ne  fléchit  jamais.  »  [L.  P.] 

Henry  Roujon.  Dames  d'autrefois,  deuxième  édition,  Paris,  Ha- 
chette et  Ci=  édit.  191 1,  in-8,  3o6  pp. 

P.  129-133:  Mme  de  Larnage  [k  propos  du  travail  de  M.  L.  Au- 
renche  paru  dans  nos  Annales,  t.  III,  p.  69.) 

P.  1 35-1 38.  Sophie  (celle  du  roman  de  Rousseau  et  de  sa  suite 
projetée)  ;  cf.  Annales,  IV,  p.  348,  l'article  En  marge  du  Temps 
du  21  janvier  1907. 

Stendhal.  Œuvres  postliumes.  Journal  d'Italie,  publié  par  Paul 
Arbelet.  Paris,  Calman-Lévy  édit.,  1911.  in-ifi. 

P.  f)2.  Beyle,  en  181 1,  interroge,  à  Montbard,  le  jardinier  de 
Buffon  qui  «  a  vu  Jean-Jacques  se  mettre  à  genoux  sur  la  porte  du 
cabinet  où  Buffon  travaillait  dans  le  silence  ».  —  m.  Explication 
du  caractère  de  Rousseau.  —  118.  Beyle  nourri  de  VHéloise.  Ce 
volume  est  composé  d'inédit  et  de  fragments  déjà  publiés.  Tous 
les  passages  ci-dessus  avaient  déjà  été  publiés.  fL.  P.| 

A.  ToRNEZY.  La  légende  des  »  Philosophes  ».  Voltaire,  Rousseau, 
Diderot  peints  par  eux-mêmes,  Paris,  Perrin  édit.,  191 1,  in-8, 
459  pp. 

P.  3  (Introduction).  Causes  du  succès  de  Rousseau.  — 8i-ii5. 
Les  amours  romanesques  de  Rousseau.  Rousseau  et  les  habitants 


BIBLIOGRAPHIE  341 

de  la  Chevrette.  (L'auteur  a  consacré  naguère  plusieurs  notices  à 
Charlotte  de  Lucé,  sœur  de  Mme  d'Houdetot).  —  i33-i46.  Rous- 
seau et  Voltaire.  —  198-255.  Rousseau  et  Diderot;  le  drame  de  la 
Chevrette.  —  2g2-3i2.  Le  théisme  de  Rousseau.  —  398-399.  Sa 
mort.  —  409-419.  Son  influence  politique.  Le  Contrat  social  et  la 
Constitution  de  1791.  La  notion  d'égalité.  —  428-433.  Influence 
religieuse.  Rousseau  et  Robespierre.  —  436.  Influence  restreinte, 
sur  quelques  théoriciens,  en  1848.  —  437-442.  Influence  de  nos 
jours;  l'anticléricalisme.  —  Il  faut  faire  attention  au  titre.  Quand 
on  dit  «les  philosophes»,  on  entend  généralement  le  groupe  des 
Encyclopédistes,  dont  Diderot  était  le  chef,  que  Voltaire  cajolait 
et  que  Rousseau  finit  par  exécrer.  Ici,  l'auteur  désigne  Voltaire, 
Rousseau  et  Diderot,  considérés  comme  les  plus  importants  arti- 
sans de  la  société  nouvelle  et  les  principaux  auteurs  de  la  Révolu- 
tion. Le  mot  légende,  les  guillemets  ironiques  qui  encadrent  le  mot 
philosophes  signifient  qu'ils  furent  de  faux  sages  et  des  hommes 
peu  recommandables  dans  leur  privé.  Une  place  à  part  est  faite 
à  Rousseau  qui,  malgré  ses  erreurs,  commande  la  sympathie 
(p.  89),  même  «un  certain  respect»  (p.  i36).  —  Une  originalité  de 
cet  ouvrage,  c'est  que  l'auteur  utilise  chemin  faisant  des  lettres 
inédites  qui  ont  passé  en  vente  publique,  moyen  ingénieux  de  je- 
ter, quelquefois  avec  un  peu  d'artifice,  de  la  variété  dans  un  sujet 
connu.  J'en  ai  compté  soixante-quinze,  dont  seize  de  Voltaire  et 
dix  de  Rousseau,  (p.  85,  io5,  io6,  107,  145,  242,  248,  298,  3oi, 
3o6.  Adde,  p.  109,  une  lettre  curieuse,  relative  à  la  lapidation  de 
Môtiersl.  L'wami»  à  qui  est  adressée  la  lettre  citée  p.  107,  du 
20  octobre  1765,  est  M.  de  Graflenried.  Nous  avons  signalé  en  son 
temps  la  vente  de  cette  lettre  :  Annales,  V,  p.  33 1.  [L.  P.] 

[Valrev].  Résume  de  l'Emile  ou  de  l'Education,  ouvrage  écrit  ily 
a  i5o  ans  par  J.-J.  Rousseau,  Nice,  imprimerie  Honoré  Ro- 
baudi,  191 1,  in-8,  i55  pp. 

Réimpression  d'un  ouvrage  paru  en  1902,  à  Nice,  imprimerie 
spéciale  du  Petit  Niçois,  145  pp.,  in-8.  Dans  sa  préface,  l'auteur, 
qui  est  une  fervente  de  Rousseau,  annonce  l'intention  de  vulgari- 
ser VEmile,  dont  toutes  les  personnes  qui  ont  des  enfants  de- 
vraient connaître  au  moins  les  principaux  passages.  Souhaitons 
qu'elle  atteigne  son  but.  [A.  F.] 

Pierre  Villey,  maître  de  conférences  à  l'Université  de  Caen.  L'in- 
fluence de  Montaigne  sur  les  idées  pédagogiques  de  Locke  et  de 
Rousseau,  Paris,  Hachette  et  C'^  édit,  loii,  petit  in-8,  xii-270. 


.■»4-  ANNALES   DE   LA   SOCIETE  .1.   .1.    ROUSSEAU 

C'est  une  chance  inespérée  qu'un  sujet  aussi  rebattu  soit  enfin 
traité,  non  plus  superficiellement,  mais  à  fond,  par  un  con- 
naisseur des  idées  de  Montaigne  et  un  érudit  rompu  aux  meil- 
leures méthodes  de  l'étude  des  sources.  M.  P.  Villey  est  bien 
connu  par  son  monumental  ouvrage  sur  les  Sources  et  l'évolution 
des  Essais.  Il  prépare  deux  volumes  sur  l'influence  de  Montaigne 
en  France  et  en  Angleterre  d'où  sont  détachées  les  deux  études 
qu'il  nous  présente  en  attendant.  Dans  son  chapitre  sur  Rousseau, 
il  suit  pas  à  pas  les  traces  de  l'influence  de  Montaigne  et  de  Locke 
depuis  le  Projet  d'éducation  de  M.  de  Sainte-Marie  jusqu'à  V Emile, 
en  passant  par  le  Discours  sur  les  sciences,  la  polémique  qui  s'en 
est  suivie  et  le  Discours  sur  l'inégalité.  Dans  le  premier  de  ces 
ouvrages  «  dépourvu  de  toute  originalité  »,  Rousseau  se  montre 
déjà  le  disciple  de  ses  devanciers.  Pour  les  deux  Discours,  M.  P. 
V.  fait  une  distinction  essentielle  :  le  Discours  sur  les  sciences  lui 
parait  devoir  beaucoup  à  Montaigne,  notamment  «  l'impulsion  »  ; 
le  Discours  sur  l'inégalité  au  contraire,  ne  doit  que  bien  peu  aux 
Essais  :  cela  tient  à  ce  que  Rousseau  a  besoin  de  transformer  son 
paradoxe  en  système  et  d'appuyer  ce  système  sur  des  faits  histo- 
riques bien  établis.  L'étude  de  M.  P.  V.  se  rencontre  heureuse- 
ment sur  ce  point  avec  celle  que  M.  Morel  publiait  naguère  dans 
nos  Annales  et  qu'il  n'a  connue  qu'après  coup.  Enfin  l'étude  mé- 
thodique de  la  pédagogie  de  VEmile  (principes  généraux,  culture 
physique,  enseignement  intellectuel  et  pratique,  éducation  morale, 
etc.)  fournit  à  M.  P.  V.  l'occasion  de  montrer  Rousseau  utilisant 
les  idées  de  Montaigne  et  Locke,  mais  d'une  manière  parfaitement 
originale  et  souvent  en  réagissant  contre  elles.  De  tout  son  travail 
ressort  précisément  cette  vérité  que  l'originalité  de  Rousseau  par 
rapport  à  Montaigne  est  beaucoup  plus  grande  que  celle  de  Locke. 
L'étude  de  M.  P.  Villey  joint  la  solidité  à  l'agrément:  elles  est  ra- 
pide, dégagée,  quoique  elle  ne  perde  pas  de  vue  un  instant  les  textes  ; 
l'auteur  sait  prendre  toutes  les  précautions  qu'il  faut  avant  d'affirmer 
ou  de  démontrer;  et  toujours  il  se  garde  des  exagérations  et  des 
emballements  auxquels  le  culte  de  Montaigne  pourrait  l'entraîner. 
C'est  ce  dont  nous  autres  rousseauistes  nous  devons  surtout  le 
remercier.  Ajoutons  encore  que  M.  P.  V.  établit  avec  ferce  que 
Rousseau  a  connu  Locke  par  la  traduction  de  Coste,  et  probable- 
ment par  la  cinquième  édition  de  cette  traduction  (p.  xi).  [A.  F.] 


Revue  d'histoire  littéraire  de  la  France,  juillet-septembre  191 1, 
p.  553-365  :  Lviigi  Foscolo  Benedetto,  A  propos  d'un  roman 
de  George  Sand. 


BIBLIOGRAPHIE  340 

Curieuse  tentative  d'interpréter  Jacques  comme  une  sorte  de 
suite  de  la  Nouvelle  Héloïse,  et  les  personnages  de  ce  roman 
comme  des  répliques  des  personnages  de  Rousseau.  On  voit  par 
là  que  J.  J.  Rousseau  «  n'a  pas  seulement  déterminé  chez  G.  Sand 
un  certain  état  d'âme,  en  favorisant  son  idéalisme  social  et  sa 
conception  romantique  de  l'amour,  mais  qu'il  lui  a  en  outre  fourni 
des  personnages  et  des  situations  romanesques  ».  [A.  F.j 

Progrès,  revue  mensuelle  illustrée,  juin  191 1,  p.  277-386  :  G.  Bou- 
clé, professeur  à  la  Sorbonne,  Le  Socialisme  de  Jean-Jac- 
ques. 

Aux  approches  du  deuxième  centenaire  de  la  naissance  de 
Rousseau,  M.  B.  pense  qu'il  est  opportun  d'interviewer  le  grand 
homme  dans  sa  tombe  sur  ce  qu'il  pense  de  nos  plus  récents 
«  progrès  »,  notamment  du  socialisme  et  de  la  lutte  des  classes. 
Or  Rousseau,  lui  sembJe-t-il,  s'annonce  comme  socialiste  ou  pré- 
pare le  socialisme  par  sa  confiance  dans  la  raison  humaine  pour 
reconstituer  artificiellement  la  Société;  —  par  sa  dialectique  his- 
torique, qui  en  fait  jusqu'à  un  certain  point  un  précurseur  du  so- 
cialisme scientifique  de  Marx  et  Engel  ;  —  par  l'opposition  qu'il 
établit  entre  les  classes,  glorifiant  non  pas,  à  la  vérité,  l'ouvrier 
des  fabriques,  mais  le  petit  artisan  libre  d'une  part  et  surtout  le 
paysan  (socialisme  agricole);  —  par  sa  dénonciation  éloquente 
des  privilèges  du  rang  et  de  la  richesse  au  nom  de  l'identité  fon- 
damentale de  r  «  homme  »,  dénonciation  qui  atteint  en  particulier 
Toute  législation  comprise  comme  un  instrument  d'oppression  des 
classes  non-privilégiées.  M.  B.  insiste  en  terminant  sur  «le  halo  de 
sentiment  »  dont  ces  idées  sont  enveloppées  et  qui  n'a  pas  man- 
qué de  favoriser  leur  action.  \K.  F.] 

jEsculape,  revue  mensuelle  illustrée,  juillet  191 1,  p.  oS-iSq  : 
Docteur  Lucien  Libert,  interne  des  Asiles  de  la  Seine,  licen- 
cié es  sciences,  Jean-Jacques  Rousseau  devant  la  médecine 
contemporaine. 

G'est  à  dire  principalement  devant  les  docteurs  Ghâtelain,  Mô- 
bius,  Régis,  Sérieux  et  Gapgras,  car  d'autres,  notamment  des  doc- 
teurs F.  Girardet,  O.  Adler,  G.  Vorberg,  Héresco,  Labonne,  Ca- 
banes même,  il  n'est  pas  question.  M.  L.  se  rallie  finalement  au 
diagnostic  de  MM.  Sérieux  et  Capgras  qui  font  de  Rousseau  un 
interprétateur  du  type  résigné.  [A.  F.] 


344  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

Revue  de  Paris,  i3  septembre  191 1,  p.  SôS-Sqô  :  André  Martin- 
Decaen  :  Marie-Thércse  Levassent,  «  veuve  de  J.-J.  Rous- 
seau ». 

Cette  étude  rectifie  et  complète  fort  heureusement  l'article  de 
M.  Lenôtre  sur  La  fin  de  Thérèse  Levasseur  (cf.  Annales,  VII, 
172),  d'après  les  archives  du  marquis  de  Girardin,  du  baron  Mo- 
rand, de  M.  Baudon,  notaire  au  Plessis-Belleville  (ces  dernières 
déjà  longuement  interrogées  par  M.  Lenôtre).  Les  archives  Morand 
mettent  en  lumière  le  rôle  de  M.  Chariot,  commissaire-priseur, 
protecteur  de  Thérèse  sous  la  Révolution,  dont  il  a  été  question 
naguère  à  propos  de  l'intervention  de  Doubrowsky,  secrétaire  de 
l'ambassade  russe  à  Paris  (et  non  Dombrow^sky,  comme  écrit 
M.  M.-D.  ;  cf.  Annales,  V,  277  et  VII,  84).  Les  archives  Girardin 
confirment  ce  que  l'on  savait  déjà  du  zèle  de  René  Girardin  pour 
la  veuve  de  Rousseau  et  de  l'ingratitude  criante  dont  il  a  été  payé- 
A  cet  égard,  la  pétition  de  Thérèse  à  l'Assemblée  nationale,  dont 
M.  M.-D.  reproduit  le  texte  d'après  l'original  conservé  aux  Archi- 
ves, est  peut-être  le  comble  de  l'atrocité.  Passons  :  tant  de  turpi- 
tudes ont  été  suffisamment  dévoilées.  [A.  F.] 

Pierre-Maurice  Masson,  Rousseau  contre  Helvétius.  Extrait  de  la 
Revue  d'Histoire  littéraire  de  la  France,  janvier-mars  191 1, 
Paris,  A.  Colin  édit..  191 1,  in-8,  22  pp.' 

L'auteur  entreprend  de  rectifier  et  de  «  mettre  au  point  »  les 
idées  précédemment  exposées  par  M.  Albert  Schinz  dans  un  ar- 
ticle de  la  même  revue  (1910,  p.  225-261)  que  nous  avons  analysé 
(Annales,  VII,  181).  M.  Schinz  avait  édifié  —  assez  pénible- 
ment —  cette  hypothèse  :  la  dissertation  de  Rousseau  sur  l'activité 
du  jugement  insérée  après  coup  dans  la  Profession  de  foi  du  Vi- 
caire savoyard  pour  réfuter  le  sensualisme  d'Helvétius.  Hypothèse 
«  insoutenable  »,  dit  M.  P. -M.  Masson,  et  qu'il  faut  abandonner. 
«  Ce  n'est  point  pour  réfuter  Helvétius  que  Rousseau  s'est  mis  à 
écrire  la  Profession  du  Vicaire.  »  —  Cependant  tout  ne  s'écroule 
pas  dans  les  conclusions  de  M.  Schinz  :  il  avait  deviné  juste  en 
signalant  dans  les  premières  pages  de  la  Profession  un  passage 
interpolé  par  Rousseau  et  dirigé  contre  le  premier  Discours  du 
livre  De  l'Esprit  :  hypothèse  confirmée,  nous  apprend  M.  P. -M. 
Masson,  par  un  premier  brouillon  de  VEmile  qui  existe  à  Genève 

•  Le  tirage  à  part  ajoute  un  P. -S.  qui  n'est  pas  dans  l'article  de  la 
Revue  d'histoire  littéraire. 


BIBLIOGRAPHIE  34^ 

dans  une  bibliothèque  particulière  :  toute  la  discussion  sur  la 
théorie  matérialiste  de  la  connaissance  (tout  le  morceau  présumé 
interpolé)  en  est  absente.  —  P.  io5-ii3.  L'auteur  donne  le  texte 
complet  des  annotations  de  Rousseau  au  livre  De  l'Esprit,  texte 
qui  n'avait  pas  encore  été  publié  intégralement.  [L.  P.| 

Journal  de  Médecine  interne,  i3«  année,  n"  28,  10  octobre  igii  : 
Prosper  Merklen,  Jean-Jacques  Rousseau  et  Desessartj,  con- 
tribution à  Vhistoire  de  l'élevage  des  nourrissons. 

M.  M.  n'a  pas  l'air  de  se  douter  qu'une  étude  sur  le  même  sujet 
a  été  publiée  par  le  docteur  D'Espine  (cf.  Annales,  V,  Sog)  où  l'on 
démontre,  pièces  en  main,  que  le  premier  livre  de  l'Emile  a  été 
composé  avant  l'apparition  du  Traité  de  l'éducation  corporelle  des 
enfants  en  bas  âge  et  que  par  conséquent  l'accusation  de  plagiat 
lancée  par  Desessartz  contre  Rousseau  ne  repose  sur  aucun  fon- 
dement. A  plus  forte  raison  ne  peut-il  être  parlé  de  la  «collabora- 
tion »  de  Desessartz  à  VEmile.  Au  reste,  M.  M.  reconnaît  après 
le  docteur  D'Espine,  les  divergences  nombreuses  et  essentielles 
des  deux  théoriciens.  [A.  F.]. 


La  Revue  (ancienne  Revue  des  Revues),   i^r  juin  191  r,   p.  597-608  : 
Ernest  Seillère,  Amours  d'intellectuels. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  T.  G.  intitule  Elève  de  Rousseau 
une  chronique  extraite  de  cette  étude  et  parue  dans  le  Temps  du 
16  août.  Thérèse  Heyne  mariée  au  naturaliste  G.  Forster  et  aimée 
—  platoniquement  —  par  Wilhelm  Mever,  peut  passer  pour  la 
caricature  allemande  du  trio  Julie-St-Preux-Wolmar.  comme 
Marie  Phlipon  épousant  d'enthousiasme  le  quadragénaire  Roland, 
représente  en  une  certaine  mesure  la  caricature  française  de  Julie. 
M.  S.  crayonne  avec  esprit,  d'après  de  récentes  biographies,  cette 
Roland  allemande,  à  laquelle  manque  toutefois  l'auréole  de  l'é- 
chafaud.  [A.  F.] 

Foi  et  Vie,  Paris,  i"  janvier  191 1  :  Paul  Seippel,  La  conversion  de- 
Jean-Jacques  Rousseau. 

C'est  ainsi  que  M.  S.  désigne  la  crise  à  laquelle  est  due  le  pre- 
mier Discours,  crise  toute  mystique,  dit-il,  et  qu'il  faut  interpréter 
comme  une  «  conversion  »  au  sens  que  la  moderne  psychologie 
religieuse  lui  a  donné.  D'accord  avec  M.  Vallette  (et  M.  G,  Gran,. 


346  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

cï.  Annales,  VII,  i  et  sq.),  M.  S.  reconnaît  dans  cette  crise  moins 
un  point  de  départ,  que  l'aboutissement  de  tout  un  long  travail 
antérieur.  [A.  F.] 


HOLLANDE 

Jean  Jacques  Rousseau.  Emile  of  over  de  Opvoeding,  onverkorte 
Vertaling,  metVoorrede,  historische  en  kritische  aanteekenin- 
gen  van  den  Schrijver,  naar  het  Fransch  door  S.  H.  ten  Cate 
herzien  door  J.  K.  Rensburg,  (vertaler  van  Dante),  met  Por- 
tret  van  den  Schrijver,  Gebr.  E.  &  M.  Cohen,  Amsterdam, 
191 1,  in-8,  V111-451  pp.,  un  portrait  frontispice. 

Traduction  des  quatre  premiers  livres  seulement. 

Jean-Jacques  Rousseau.  Emile  of  over  het  We^en  der  Opvoeding, 
uit  het  Fransch  bewerkt  door  Is.  Querido,  [Wereld  Biblio- 
theek,  uitgegeven  door  de  Maatschappij  voor  Goede  en  Goed- 
koope  Lectuur,  Amsterdam,  no  149-150],  s.  d.  [191  ij,  in-8, 
200  pp. 

Adaptation  quelque  peu  prétentieuse   des   deux  premiers  livres 
<ï  Emile. 


HONGRIE 

Rousseau  Jânos  Jakob.  Emtl  vagy  a  nevelesrol  [Emile  ou  de 
l'Education],  Francziabôl  forditotta  Schopflin  Aladâr.  Bu- 
dapest, Franklin-Tàrsulat,  191 1,  in-8,  iv-710  pp. 

C'est  ici  la  troisième  édition  de  V Emile  en  langue  magyare.  La 
première  traduction  hongroise,  due  à  M.  Ignace  Fûhrer,  parut  en 
1875;  bien  qu'écrite  en  une  langue  défectueuse,  elle  comblait  une 
lacune,  et  fut  si  demandée,  faute  d'une  meilleure  traduction, 
qu'une  nouvelle  édition  devint  nécessaire  et  parut  en  1895.  Mais 
le  souci  de  la  forme,  que  Rousseau  avait  à  un  si  haut  point,  cette 
limpidité  du  style  qui  caractérisent  la  prose  du  grand  écrivain,  ne 
se  retrouvent  en  aucune  manière  dans  la  traduction  de  Fùhrer.  Il 
était  par  conséquent  très  désirable  que  la  littérature  hongroise  fût 
dotée  enfin  d'une  bonne  traduction  de  V  Emile.  C'est  ce  qu'à  voulu 


BIBLIOGRAPHIE  347 

faire  la  Société  d'édition  Franklin,  à  Budapest,  en  confiant  a 
M.  Aladâr  Schôpflin  le  soin  de  traduire  à  nouveau  en  hongrois 
l'ouvrage  de  Rousseau.  Disons  tout  de  suite  que  cette  traduction 
nouvelle  est  de  beaucoup  supérieure  à  celle  qui  l'a  précédée.  Elle 
est  l'œuvre  d'un  écrivain  qui  s'entend  à  manier  sa  langue  et  qui 
connaît  d'autre  part  assez  bien  le  français  pour  en  pénétrer  tou- 
tes les  finesses.  C'est  un  travail  sérieux  et  consciencieux  qu'il 
vient  d'accomplir;  il  y  a  mis  toute  sa  science  et  il  a  su  rendre  en 
maints  passages  la  pensée  de  Rousseau  dans  une  langue  colorée, 
animée  et  puissante. 

En  maints  passages,  disons-nous,  mais  pas  toujours;  cette  œu- 
vre donne  parfois  au  lecteur  l'impression  que  le  traducteur  n'a 
pas  eu  le  temps  de  polir  suffisamment  son  ouvrage  et  que  le  pre- 
mier texte  jeté  sur  le  papier  nous  est  donné  tel  quel,  sans  la  moin- 
dre retouche.  C'est  à  la  négligence  que  nous  devons  attribuer  les 
fautes  de  plumes  ou  d'impression,  les  omissions  de  notes  ou  de 
phrases  qui  se  rencontrent  ça  et  là  dans  l'ouvrage  (p.  ex.  p.  266, 
1.  12  et  i3,  p.  272  1.  18,  p.  365,  1.  19).  Telles  phrases  aussi  auraient 
pu  recevoir  une  rédaction  plus  légère  et  être  simplifiées.  En  di- 
vers endroits  il  eût  été  facile  de  rendre  plus  fidèlement  le  sens  du 
texte  original.  Et  puis  à  la  p.  61,  n'aurait-il  pas  fallu  mettre  sur 
les  lèvres  de  l'enfant  qui  s'essaie  à  parler  des  mots  appartenant  à 
la  langue  dans  laquelle  est  écrite  la  traduction  ?  On  voit  aussi  le 
vicaire  tantôt  tutoyer  son  élève,  tantôt  lui  dire  vous. 

Bref  cette  traduction,  excellente  dans  son  ensemble,  devra  être 
revue  avec  soin  lors  d'une  nouvelle  édition.  Les  fautes  qui  la  dé- 
parent une  fois  corrigées,  elle  deviendra  le  véritable  Emile  hon- 
grois. [G.  R.] 

TôLDES  Bêla.  A  socialimus  [Le  socialisme].  Publié  sous  les  auspi- 
ces de  l'Académie  hongroise  des  sciences.  Budapest,  1910. 

Un  éminent  économiste,  M.  Bêla  Foldes,  professeur  d'écono- 
mie politique  à  l'Université  de  Budapest,  publie  sous  ce  titre,  en 
deux  volumes,  une  histoire  des  idées  et  des  théories  socialistes, 
spécialement  au  XIX^  siècle.  Dans  le  chapitre  IV  du  premier  vo- 
lume (jusqu'à  la  Révolution  française),  il  parle  de  Rousseau  comme 
étant  l'un  des  grands  initiateurs  du  socialisme  (p.  58  à  62).  Ce  qui 
constitue  selon  lui  la  grandeur  de  Rousseau,  c'est  qu'il  croyait  de 
toutes  ses  forces  au  bien  absolu,  à  la  possibilité  de  sa  réalisation. 
En  Rousseau  éclatent  toutes  les  passions  d'un  siècle  orageux.  Il 
est  certain  qu'en  ce  qui  concerne  la  société  et  la  propriété  privée, 
Rousseau  a   proclamé   des  doctrines  qui  font   partie  de  l'arsenal 


348  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   .1.    ROUSSEAU 

socialiste,  bien  qu'il  n'ait  voulu  donner  à  ses  vues  qu'une  valeur 
abstraite  et  théorique.  Il  porte  sur  l'inégalité  de  la  fortune  un  ju- 
gement sévère;  celui-là  seul  sert  dignement  l'Etat  qui  travaille  de 
ses  deux  mains.  [L.  R.] 


Revue  de  Hongrie,  Budapest,  i3  mars  loii,  p.  283-296  :   Dr  Louis 
Racz,  /,  /.  Rousseau  et  son  ami  Hongrois. 

L'ami  hongrois  de  Rousseau,  c'est  Sautersheim.  La  bibliogra- 
phie publiée  par  le  Dr  L.  R.  dans  le  dernier  volume  de  nos  Anna- 
les prouve  que  ce  personnage  intrigue  depuis  longtemps  les  éru- 
dits  hongrois.  Le  Dr  L.  R.  met  ici  à  la  portée  du  public  de  langue 
française  le  résultat  de  leurs  recherches.  Ce  Sautersheim  serait  le 
fils  d'un  bourguemestre  de  Bude,  Joseph-Emmanuel  Sautermeister 
de  Sautersheim,  en  fonction  de  1741  à  1764.  C'est  lui  qui.  sous  le 
nom  d'Ignace  Sautermeister,  serait  encore  inscrit  dans  les  regis- 
tres de  l'année  1764  comme  secrétaire  des  archives  de  la  chambre 
royale,  quoiqu'il  fût  parti  pour  l'étranger.  Le  Dr  L.  R.,  après  avoir 
groupé  et  reproduit  tous  les  témoignages  que  l'on  possède  sur  ce 
personnage,  se  félicite  de  la  bonne  opinion  que  Rousseau  conserva 
de  lui,  malgré  ses  faiblesses,  et  refuse  de  ne  voir  en  lui  qu'un  vul- 
gaire aventurier,  comme  on  l'a  souvent  représenté.  [A.  F.] 


ITALIE 

\.  Brunelli.  //  contrattualismo  du  G.  Giacomo  Rousseau,  éd. 
Unione  Tip.  Ed.  1911. 

Il  nous  a  été  impossible  de  nous  procurer  cet  ouvrage  signalé 
par  un  compte-rendu  du  Popolo  Romano  du  9  août  191 1. 

Arluro  Fari.nelli.  //  romanticisnio  in  Gcrmania.  le^ioni  introdut- 
tive,  con  cenrii  bibliograjici  sul  corso  intero,  BaTi,Gius.  Laterza 
&  figli,  191 1,  in-<S,  IX-216  pp. 

Quoi  qu'on  en  ait  dit  (Revue  d'histoire  littéraire  de  la  France, 
191 1,  p.  729),  Rousseau  n'occupe  qu'une  assez  petite  place  dans  ces 
«  leçons  introductives  »  du  professeur  de  l'Université  de  Turin. 
Encore  M.  F.  est-il  plus  frappé  de  ce  qui  contredit  que  de  ce  qui 
rappelle  le    romantisme   de   Rousseau  dans   le   romantisme  aile- 


BIBLIOGRAPHIE  849 

mand  (p.  i5-i6).  «  On  ne  peut  nier,  dit-il,  que  même  chez  les 
premiers  romantiques  allemands  il  n'y  ait  une  certaine  affinité 
avec  l'âme  inquiète,  très  inflammable,  très  sensible  de  J.  J.  Rous- 
seau; mais  quelle  différence  dans  la  pensée  et  dans  les  tendan- 
ces! »  A  l'égard  de  la  civilisation,  de  la  culture,  de  l'histoire,  de 
l'éducation,  de  la  religion  et  du  mystère,  tout  autre  est  l'attitude 
des  Schlegel  et  des  Novalis.  Il  est  regrettable  que  les  idées  de 
M.  F.  sur  ce  point  se  bornent  à  l'aperçu  sommaire  d'une  vaste 
synthèse.  Rappelons  qu'un  jeune  savant  et  penseur  français,  M.  E. 
Vermeil,  se  prépare  à  juger  avec  autorité  la  question  d'un  tout 
autre  point  de  vue  (cf.  Annales,  VII,  i83)  [A.  F.] 


Giorgio  Del  Vecchio,  prof,  nella  R.  Université  di  Messina.  Il  fe- 
nomeno  délia  Giierra  et  l'idea  délia  pace,  seconda  edizione 
riveduta  e  accresciuta,  Torino,  Roma,  Milano,  Firenze,  fra- 
telli  Bocca  editori,  iQii,  gr.  in-8,  99  pp.  (estratto  dalla  i?/- 
vista  di  Diritto  Internationale,  anno  V,  fasc.  I-II). 

Enrichi  sous  sa  nouvelle  forme  ^  de  précieuses  notes,  ce  savant 
mémoire,  qui  passe  en  revue  les  différentes  théories  de  la  guerre  : 
ascétique,  impérialiste  et  absolutiste,  empirico-politique  et  juri- 
dique, met  en  lumière  (p.  64  et  suiv.),  après  M.  Lassudrie-Duchesne 
^cf.  Annales  III,  273)  le  rôle  d'initiateur  joué  par  Rousseau  dans 
l'évolution  des  idées  modernes  sur  ce  sujet,  hélas  !  toujours  brû- 
lant. [A.  F.l 

NORVÈGE 

Samtiden,  Kristiania,  Ashehoug,  191 1,  III  :  G.  Gran,  Av  det  mo- 
derne Aandsarbeide. 

Rousseau  au  XX^  siècle,  à  propos  d'ouvrages  récemment  parus. 

SUISSE 

Fritz  KûNZLER.  Die  Ermitage-Zeit  als  ein  Markstein  in  Rousseaus 
Leben  [Thèse  de  doctorat  de  l'Université  de  Zurich].  Solo- 
thurn,  Buch-und  Kunstdruckerei  Vogt  &  Schild,  191 1,  in-8, 
i38  pp. 

1  Une  première  édition  a  paru  à  Sassari  en  1909,  prem.  stab.  tip.  ditta 
Giuseppe  Dessi,  in-8,  62  pp.  Une  traduction  hollandaise  a  paru  sous  ce 


350  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

Le  Séjour  à  l'Hermitage  est  une  thèse  de  doctorat  qui  répond  à 
quelques-unes  des  plus  difficiles  conditions  du  genre.  D'une  hypo- 
thèse ingénieuse,  par  lui  inventée  à  propos  d'un  fait  particulier, 
l'auteur  fait  sortir  une  thèse,  c'est  à  dire  une  affirmation  plus 
large,  dont  il  veut  étendre  l'autorité  sur  tout  un  ensemble  de  faits 
du  même  ordre.  Au  service  de  sa  démonstration,  il  met  une  dia- 
lectique obstinée,  une  connaissance  scrupuleuse  des  sources,  des 
dons  de  poète,  le  goût  du  symbole  et  l'art  du  dramaturge. 

Voici  l'hypothèse  :  les  agitations,  les  querelles  et  les  ruptures 
qui  marquent,  après  la  félicité  des  débuts,  les  derniers  mois  du 
séjour  de  Rousseau  à  l'Hermitage,  ont  pour  origine  véritable  le 
différend  avec  Diderot  au  sujet  de  ce  passage  du  Fils  naturel  :  «  il 
n'y  a  que  le  méchant  qui  soit  seul.  »  Et  voici  la  thèse  :  Toute  la 
carrière  de  Rousseau,  de  l'homme  et  de  l'écrivain,  depuis  le  prin- 
temps 1757,  s'explique  par  l'obsession  grandissante  d'une  idée 
fixe,  qui  est  le  principe  de  sa  folie.  Il  veut  se  justifier  contre  l'ac- 
cusation que  porte  contre  lui,  vertueux  et  solitaire,  cette  sentence 
équivoque  et  fatale  comme  un  oracle  antique  :  «  Il  n'y  a  que  le 
méchant  qui  soit  seul  ». 

Trois  chapitres  doivent,  à  travers  des  répétitions,  des  retours, 
des  parenthèses  sans  cesse  renaissantes,  conduire  le  lecteur  à  la 
conviction.  Ils  sont  placés  dans  un  ordre  qui  paraît  d'abord  sin- 
gulier, et  même  inquiétant  :  I.  Les  derniers  échos  (Nachklànge)  du 
séjour  à  l'Hermitage,  dans  les  Dialogues,  les  Confessions,  les  qua- 
tre Lettres  à  Malesherbes,  VEmile,  la  Nouvelle  Héloïse,  la  Lettre  à 
d'Alembert,  c'est  à  dire  que  M.  K.  commençant  par  l'un  des  der- 
niers ouvrages  de  Rousseau,  progresse  en  reculant,  pour  constater 
l'action  constante,  évidente  ou  occulte,  de  l'idée  fixe;  —  II.  Pré- 
lude (ou  prologue,  Vorspicl)  du  séjour  à  l'Hermitage.  C'est  Rous- 
seau, avant  Paris  et  à  Paris,  prédisposé  par  son  penchant  pour  la 
solitude,  à  interpréter  à  faux  la  sentence  de  Diderot  ;  —  III.  Le 
Séjour  à  l'Hermitage,  avec  au  centre  Rousseau  aux  prises  avec 
Diderot,  ou  plutôt  mis  en  face  de  la  sentence  menaçante  et  en- 
trant avec  elle  en  une  lutte  qui  le  conduira  jusqu'au  désespoir. 

On  voit  que  l'auteur  adopte  une  méthode  scolastique,  et  non 
pas  historique,  ni  psychologique.  Il  fonde  sa  démontration  sur  les 
Dialogues,  de  tout  temps  reconnus  comme  un  parfait  spécimen 
de  folie  lucide.  Et  il  veut  que  nous  y  trouvions  l'explication,  la 
clef  du  vrai  Rousseau!  Ce  renversement  hardi  de  la  marche  habi- 

titre  ;  Het  Verschijnsel  van  den  Oorlog  en  het  Denkbeeld  van  der  Vrede 
(vertaald  door  C.  R.  C.  Herckenrath),  Haarlem,  DeErven  F.  Bohn,  191 1, 
in-8,  44  pp.  (extrait  de  la  revue  On:^e  Eeuw,  i  l'année). 


BIBLIOGRAPHIE  35  F 

tuellement  suivie  par  ceux  qui  se  proposent  d'expliquer  le  carac- 
tère et  la  pensée  d'un  homme,  donne  un  air  d'originalité,  de  nou- 
veauté aux  résultats  qu'atteint  M.  K.,  Il  s'y  laisse  prendre  lui- 
même,  et  il  se  trompe,  car  le  plus  souvent,  ou  bien  il  découvre  ce 
qui  a  été  vu  souvent  avant  lui  (par  exempls,  p.  5i,  ce  caractère  de 
l'éloquence  de  Rousseau,  qu'elle  le  séduit  lui-même,  qu'elle  le 
suggestionne,  qu'elle  l'entraîne  au-delà  de  sa  pensée,  parfois  jus- 
qu'à des  contradictions,  souvent  jusqu'au  paradoxe)  ;  ou  bien,  sé- 
duit par  l'attrait  d'une  solution  réellement  inédite,  il  lui  arrive 
d'interpréter  arbitrairement  les  faits  (par  exemple  dans  la  cin- 
quième partie  du  chap.  I,  où  il  prétend  montrer  que  si  Rousseau 
a  rompu  avec  Tronchin,  avec  Genève,  avec  Voltaire,  c'est  l'effet 
d'une  lettre  du  docteur,  celle  du  4  avril  1757,  dont  une  malheu- 
reuse allusion  à  sa  misanthropie  devait  provoquer  en  son  cerveau 
malade  l'effroi  de  la  redoutable  sentence). 

Les  dangers  sont  grands,  même  pour  un  bon  esprit  et  bien 
informé,  d'une  thèse  qu'il  a  adoptée  et  qui  finit  par  l'égarer.  Ainsi 
M.  K.  non  seulement  met  en  doute  l'affirmation  positive  des  Con- 
fessions au  sujet  de  cette  visite  de  Saint-Lambert  à  l'Hermitage,  dans 
laquelle,  n'ayant  pas  trouvé  Rousseau  chez  lui,  il  s'entretint  deux 
heures  de  temps  avec  Thérèse  ;  mais  encore,  il  ne  veut  pas  voir 
l'énorme  différence,  à  laquelle  les  Confessions  nous  rendraient  at- 
tentifs si  cela  était  nécessaire,  qui  sépare  de  la  phrase  :  «  J'avais 
un  Aristarque...  »,  dans  la  préface  de  la  Lettre  à  d'Alembert,  le 
passage  de  V Ecclésiastique  :  «  Si  vous  avez  tiré  l'épée  contre  votre 
ami..,  »  que  Rousseau  ajouta  en  note  environ  trois  mois  plus 
tard.  Et  de  ces  «  erreurs  »  qu'il  relève  dans  les  Confessions,  là 
même  où  leur  témoignage  est  certain,  M.  K.  tire,  toujours  au  profit 
de  sa  démonstration  générale,  des  conclusions  sur  l'état  d'esprit 
où  était  Rousseau  en  les  écrivant.  Il  va  même,  après  qu'il  a  re- 
connu le  caractère  mensonger  des  Mémoires  de  Mme  d'Epinay 
(p.  99),  définitivement  condamnés  par  les  découvertes  de  Mme 
Macdonald,  jusqu'à  se  servir  de  ces  Mémoires  (p.  107)  pour  ren- 
forcer ses  propres  arguments.  Dans  toute  cette  année  1757,  ne 
voyant  plus  qu'un  Rousseau  affolé  par  le  mystérieux  :  «  Il  n'y  a 
que  le  méchant  qui  soit  seul...,  »  il  oublie  les  intrigues  et  les 
commérages  de  Thérèse  et  la  passion  désespérée  de  Rousseau 
pour  Madame  d'Houdetot.  Ainsi  procède  l'auteur  dramatique  qui 
élimine,  en  vue  d'une  action  rectiligne  et  précipitée,  tous  les  faits 
de  la  réalité  qui  la  pourraient  détourner  ou  retarder;  l'auteur  qui, 
dans  la  peinture  de  la  vie  morale,  ramasse  et  condense  les  mille 
mouvements  des  volontés  contradictoires,  en  un  ou  deux  sentiments 
hostiles,  nets,  impérieux  et  meurtriers. 


3d2  annales   de   la   SOCIETE  J.   .1.    ROUSSEAU 

Cette  faculté  poétique,  qui  s'allie  chez  M.  K.  aux  dons  du  dia- 
lecticien, transforme,  à  son  insu  peut-être,  une  simple  métaphore 
en  un  mythe,  et  fait  naître  d'un  symbole  un  être  mystérieux  et  vi- 
vant. Telle  la  sentence  du  Fils  naturel  :  «  Il  n'y  a  que  le  méchant 
qui  soit  seul.  »  Elle  acquiert  une  force  nuisible  (p,  60);  on  la  voit, 
comme  une  formule  magique,  qui  enferme  l'esprit  de  Rousseau 
en  un  cercle  infranchissable.  Il  en  a  peur  (p.  75).  Il  n'ose  pas  la 
prononcer.  C'est  quand  il  se  refuse  à  la  prononcer,  qu'il  est  préci- 
sément contraint  de  lui  obéir.  Elle  prend  peu  à  peu  la  figure  d'un 
spectre.  C'est  l'efllroi  de  cette  vision,  du  «  spectre  du  déshonneur,  '> 
qui  pousse  irrésistiblement  Rousseau  sur  la  voie  de  la  démence 
(p.  i37). 

M.  K.  s'est-il  rendu  compte  à  quel  point  il  se  laissait  aveugler 
lui-même  par  cette  fantasmagorie  ?  «  Je  dois  avouer,  dit-il,  que  la 
question  mise  au  concours  par  l'Académie  de  Dijon,  en  1749,  me 
paraît  comme  une  formule  d'enchantement  {ein  Zauberwort)  pro- 
noncée au  lieu  et  à  l'heure  propices,  tant  son  effet  fut  magique 
sur  la  destinée  de  Rousseau  »  (p.  49).  Vraiment,  un  homme  qui, 
depuis  de  longues  années,  s'occupe  de  Rousseau  (voir  V Introduc- 
tion) peut-il  penser  que  c'est  le  hasard  qui  a  fait  de  lui  un  «  réfor- 
mateur du  monde  »  (p.  45)?  Hasard,  formule  magique,  oracle  fa- 
tidique, sentence  redoutable,  spectre  du  déshonneur,  que  tout  cet 
appareil  de  métaphores  et  d'hyperboles  est  déplacé,  trompeur,  en- 
fantin !  Vraiment,  la  formule  :  solitaire-méchant,  serait  le  «  leit- 
motiv »  des  Confessions}  Les  quatre  Lettres  à  Malesherbes  n'au- 
raient d'autre  inspiration  profonde  que  le  fiévreux  et  maladif  désir 
de  Rousseau  de  se  justifier  d'être  un  méchant  parce  qu'il  préfère  la 
solitude  à  la  société  ?  Ou  bien  vous  répétez,  en  choisissant  des  pro- 
cédés de  démonstration  et  des  formes  de  langage  abstraites  qui  sont 
impropres,  cette  vieille  vérité  que  Rousseau,  quand  il  condamnait 
la  société  pour  prôner  la  solitude  et  la  liberté  des  champs,  obéis- 
sait à  une  impulsion  profonde  de  sa  nature,  à  son  instinct,  à  ce 
qu'il  y  avait  de  plus  intime  et  irraisonné  en  lui  ;  ou  bien,  vous  ne 
voyez  dans  l'auteur  de  la  Lettre  sur  les  spectacles  qu'un  cerveau 
déjà  irrémédiablement  malade,  qui  a  reçu  d'une  sentence  mal 
comprise  un  premier  choc,  et  qui,  à  travers  son  obsession  grandis- 
sante et  enfin  victorieuse,  réalise  sa  vocation  de  fou  complet  dans 
le  dernier  de  ses  ouvrages  achevés,  les  Dialogues  de  Rousseau 
juge  de  Jean-Jacques'. 

Prise  dans  le  sens  littéral  et  excessif,  la  thèse  de  M.  K.  se  ré- 
fute elle-même,  car  si  le  premier  accès  de  cette  folie  date  de  1756 
(p.  90),  il  est  donc  antérieur  au  Vae  sali  du  Fils  naturel.  Et  M.  K. 
déclare  (p.  821  qu'à  ses  yeux,  si  même  Rousseau  se  fût  expliqué  à 


BIBLIOGRAPHIE  333 

fond  avec  Diderot  sur  le  sens  véritable  de  ce  Vaesoli,  leur  brouille 
eût  pu  être  retardée,  mais  non  évitée.  «  La  lésion  cérébrale  était 
faite  »,  dit  M.  Faguet  en  quatre  mots.  Mais  M.  Faguet  le  dit  à 
propos  de  toutes  les  «  affaires  »  qui  ont  bouleversé  le  cœur  et 
l'esprit  de  Rousseau  pendant  l'année  lySy.  Ainsi  considéré,  le  sé- 
jour à  l'Hermitage  est  bien  réellement  une  époque  capitale  dans 
la  carrière  de  Rousseau.  Il  représente  une  crise  fatale,  si  l'on  veut, 
en  ce  sens  qu'il  donne,  au  lendemain  de  la  «  réforme  »  par  où  Rous- 
seau croyait  assurer  son  bonheur  et  sa  dignité,  la  douleur  et  l'or- 
gueil pour  compagnons  éternels  à  son  isolement.  Dès  lors,  tout  con- 
courra à  exaspérer  cette  douleur  d'être  méconnu  de  ceux  qu'il  a  ai- 
més, et  cet  orgueil  d'une  vertu  qui  doit  l'élever  au-dessus  d'eux  tous. 
En  poussant  jusque  dans  le  détail  la  critique  du  livre  de 
M.  K.,  j'ai  voulu  réellement  rendre  hommage  à  son  effort  et  an- 
noncer en  lui,  sans  être  aujourd'hui  d'accord  avec  lui,  un  col- 
laborateur qui  pourra  servir  utilement  les  études  rousseauistes. 
J'ai  voulu  aussi  faire  sentir  à  tous  ceux  qui  se  laisseraient  séduire 
comme  lui  par  l'attrait  des  solutions  logiques  et  exclusives,  com- 
bien ces  procédés  mécaniques  sont  insuffisants.  Le  fatalisme  d'une 
formule,  un  verbalisme  évocateur  de  puissances  mystérieuses  et 
inexorables,  n'expliquent  rien.  Ils  laissent  échapper  la  vérité  mo- 
rale, en  même  temps  qu'ils  dégradent  le  génie  de  Rousseau.  C'est 
dans  les  profondeurs  de  sa  conscience  que  nous  devons  descendre 
pour  le  comprendre.  Le  malaise,  puis  la  honte  d'avoir  abandonné 
ses  enfants,  la  crainte  que  ce  secret  ne  soit  divulgué,  la  colère 
contre  ceux  qui  l'ont  trahi,  bientôt  le  regret  d'une  faute  irrépara- 
ble, enfin  le  sentiment  obscur  et  réel  qu'il  en  est  justement  châtié, 
voilà,  dans  ses  éléments  divers  et  sa  cause  unique,  le  tourment 
qui  trouble  sa  raison,  et  une  fois  que  sa  raison  lassée  a  renoncé  à 
la  lutte,  voilà  le  secret  si  lourd  à  porter  pour  le  promeneur  soli- 
taire. [B.  B.] 

Louis-John  Courtois.  Le  séjour  de  Jean-Jacques  Rousseau  en  An- 
gleterre {iy66-i yôy),  Lettres  et  documents  inédits,  imprime- 
rie Pache-Varidel  et  Bron,  à  Lausanne,  191 1,  in-8,  3i3  pp. 
(Thèse  de  doctorat  de  la  Faculté  des  Lettres  de  l'Université 
de  Genève,  no  21).  (Extrait  du  tome  VI  des  Annales  de  la  So- 
ciété J.  J.  Rousseau). 

Marko  Krstitsch,  aus  Paune,  SQvhien.  Rousseaus  pâdagogisclie 
Ansichten  im  Lichte  der  gegenvàrtigen  Er^iehungswissens- 
chaft.  (Thèse  de  Doctorat,  Université  de  Zurich).  Zurich, 
Dissert. -Druckerei  Gebr.   Leemann  &  Co,  191 1,  in-8,  148  pp. 

23 


354  ANNALES   DE   LA    SOCIÉTÉ    J.    J.    ROUSSEAU 

Travail  consciencieux,  dans  lequel  sont  examinées  l'une  après 
l'autre  les  diverses  affirmations  pédagogiques  de  Rousseau,  que 
l'auteur  met  en  parallèle  avec  divers  résultats  obtenus  par  des 
auteurs  contemporains.  [Ed.  C] 

Gaspard  Vallette.  Jean-Jacques  Rousseau   genevois,  Pa.v[%,  Plon- 
Nourrit,  Genève,  A.  Jullien,  édit.,  191 1,  in-8,  xxx-454  pp.^ 

Ce  «  beau  et  grand  livre  »,  comme  l'appelle  M.  Faguet,  livre  dont 
notre  Société  a  eu  la  primeur,  qui  a  grandi  en  quelque  sorte  avec 
elle,  sous  la  plume  genevoise  la  plus  finement  trempée  de  son 
comité,  et  qui  restera,  pour  Genève,  le  livre  du  Jubilé  de  1912,  a 
la  triste  fortune  d'y  paraître  voilé  d'un  crêpe.  Il  porte  la  même 
date  que  la  tombe  prématurée  de  son  auteur. 

En  me  demandant  ce  compte  rendu  à  un  moment  où  nul  ne 
pouvait  prévoir  son  deuil,  la  rédaction  des  Annales  répondait, 
m'a-t-on  dit,  à  un  désir  de  Gaspard  Vallette  lui-même.  Je  n'ai  pas 
d'autre  titre  à  conserver  un  mandat  que  les  circonstances  rendent 
particulièrement  honorable  et  je  ne  puis  le  justifier  qu'en  m'en 
acquittant  comme  s'il  devait  encore  me  lire,  c'est-à-dire  avec  le 
seul  souci  de  satisfaire  ce  besoin  de  vérité  qui  a  fait  le  fond  et  la 
force  de  son  caractère.  «  Vitam  impendere  vero->^,  disait  Jean-Jac- 
ques. Cette  noble  devise,  que  le  philosophe  a  essayé  si  sincère- 
ment de  prendre  pour  règle  de  sa  vie,  fut  aussi  celle  de  l'ami  que 
nous  pleurons.  Et  c'est,  j'en  suis  convaincu,  à  cette  affinité  mo- 
rale, au  moins  autant  qu'à  l'attrait  du  génie  littéraire,  qu'il  faut 
faire  remonter  le  courant  de  sympathie  féconde,  sans  lequel  son 
Jean-Jacques  Rousseau  genevois  n'eût  pas  vu  le  jour. 

Gaspard  Vallette,  le  plus  naturellement  écrivain  des  Genevois 
de  ce  temps,  n'était  pas  homme  à  commencer  un  gros  livre. 
M.  Philippe  Godet,  qui  l'a  si  bien  connu  et  compris,  croit  devoir 
faire  une  exception  pour  celui-ci.  Je  me  demande  si,  même  ici, 
l'exception  est  nécessaire  et  si  l'œuvre  n'est  pas  née  spontanément, 
comme  toutes  celles  de  l'auteur,  du  besoin  qu'il  avait  de  penser 
la  plume  à  la  main.  En  tout  cas,  il  faut  noter  que,  comme  les 
Rejlets  de  Rome,  elle  a  été  précédée  d'une  série  de  conférences. 
Faites  dans  l'hiver  de  1897,  la  publication  en  fut  annoncée  à  la 
première  séance  de  la  Société  Jean-Jacques  Rousseau.  Ces  «cau- 

1  Des  chapitres  détachés  de  cet  ouvrage  ont  tout  d'abord  paru  dans  la 
Bibliothèque  universelle  de  Lausanne  (cf.  Annales,  VI,  p.  36i),  dans  la 
Semaine  littéraire  de  Genève,  22  et  3o  juillet  igio  (J.  J.  Rousseau  ge- 
nevois, Conclusion),  dans  le  Journal  de  Genève,  22  novembre  19 10 
(Rousseau  et  l'empreinte  genevoise.) 


BIBLIOGRAPHIE  353 

séries  ingénieuses  et  pour  beaucoup  nouvelles  »  que  rappelait  le 
rapport  du  président,  n'ont  pas  paru.  Peut-être  ne  devaient-elle  pas 
paraître.  Elles  sont  devenues  livres  et  chapitres  et,  de  l'aveu  des 
meilleurs  juges,  une  des  plus  importantes  contributions  de  notre 
temps  aux  études  que  la  Société  s'est  donné  pour  tâche  de  favo- 
riser. 

Ce  qui  est  neuf  dans  ce  Jean-Jacques,  ce  n'est  pas  ce  que  sug- 
gère une  interprétation  superficielle  du  titre.  Le  philosophe  de 
Genève  s'est  caractérisé  lui-même  trop  souvent  pour  qu'on  ait 
rien  à  apprendre  à  ses  lecteurs  en  rappelant  ses  origines.  Toute 
la  critique  française,  allemande,  anglaise,  recherchant  ce  qui  a 
fait  l'originalité  de  Rousseau,  a  conclu  que  c'est  d'avoir  été  un 
des  maîtres  de  la  pensée  humaine,  sans  cesser  d'être  essentielle- 
ment, foncièrement  genevois.  Ce  qu'on  n'avait  pas  fait,  et  ce  qui 
importait,  c'était  de  montrer  à  la  fois  Genève  dans  Rousseau  et  ce 
que  c'est  que  Genève.  Vallette  a  su  le  faire. 

«Né  à  Genève  le  28  juin  1712,  Rousseau  est  Genevois.  Il  l'est 
par  cent  cinquante-sept  ans  d'ascendance  genevoise  dans  la  bran- 
che paternelle  et  par  cent  seize  ans  d'ascendance  genevoise  dans 
la  branche  maternelle;  par  les  seize  années  d'enfance  qu'il  passa 
à  Genève  ;  par  l'éducation  qu'il  y  reçut  dans  un  milieu  plus  forte- 
ment marqué  qu'aucun  autre  de  l'empreinte  nationale,  plus  imbu- 
qu'aucun  autre  de  l'esprit,  de  la  tradition  et  de  l'orgueil  genevois. 

»  La  chose,  s'il  s'agissait  de  Lyon,  de  Marseille  ou  de  Rouen, 
aurait  son  intérêt  indéniable,  mais  non  pas  une  importance  capi- 
tale, pour  comprendre  et  expliquer  le  génie  de  l'écrivain  ou  le  ca- 
ractère de  l'homme. 

»  Ce  qui  donne  à  cette  naissance  et  à  cette  première  édu- 
cation de  Rousseau  une  signification  si  décisive  et  une  portée  si 
considérable,  c'est  que  Genève  est  encore,  au  début  du  dix- 
huitième  siècle,  quelque  chose  de  distinct,  d'unique,  de  para- 
doxal. » 

Deux  hommes,  dans  le  monde  intellectuel,  ont  successivement 
incarné  Genève  :  Calvin  au  seizième  siècle,  Rousseau  au  dix-hui- 
tième. Le  second  procède  du  premier,  ou  plus  exactement,  la  cité 
de  l'esprit,  dont  le  cerveau  de  Rousseau  a  tour  à  tour  concentré, 
réfléchi,  diffusé  la  pensée,  était  issue  par  filiation  directe  de  celle 
de  Calvin.  Faute  d'avoir  tenu  compte  de  cette  descendance,  on 
s'est  souvent  mépris  sur  toutes  deux.  De  la  Genève  mosaïque  et 
guerrière  du  seizième  siècle,  boulevard  de  la  Réforme,  séminaire 
de  martyrs,  héroïque  par  devoir,  intolérante  par  nécessité,  est 
issue,  par  une  évolution  aujourd'hui  connue,  à  la  faveur  d'une 
longue  paix  et  sous  la  double  impulsion  de  Robert  Chouet,  le  phi- 


356  ANNALES   DE   LA  SOCIÉTÉ  J.  J.    ROUSSEAU 

losophe  magistrat,  et  de  Jean-Alphonse  Turrettini,  le  théologien 
philosophe,  une  Genève  nouvelle,  qui  a  reçu  des  puritains  anglo- 
saxons  le  principe  moderne  de  la  liberté  de  conscience,  qui  a  tiré 
du  libre  examen  ses  conséquences  logiques,  qui  a  revendiqué 
les  droits  souverains  du  peuple  et  commencé  pour  son  compte  la 
grande  révolution.  C'est  la  Genève  de  Rousseau. 

Rares  sont  les  écrivains  qui  ont  apprécié  sans  parti  pris  les 
hommes  et  les  choses  de  l'époque  calvinienne.  Les  problèmes 
qu'elle  a  soulevé  sont  restés  trop  actuels  et  la  connaissance  exacte, 
précise,  des  documents  authentiques,  seule  base  d'un  jugement 
solide,  est,  pour  ce  temps,  trop  récente.  Jusqu'à  la  seconde  moitié 
du  dix-neuvième  siècle,  chacun  est  resté  libre  de  donner  à  Calvin 
la  physionomie  que  des  opinions  personnelles  lui  faisaient  voir 
et,  de  nos  jours  seulement,  on  a  commencé  à  le  juger,  ici  et  là, 
dans  des  camps  opposés,  avec  plus  de  souci  de  l'équité  que  de  la 
conséquence.  A  son  égard,  Vallette  est  demeuré  longtemps  sous 
l'influence  de  la  tradition  voltairienne,  d'origine  romaine,  ra- 
jeunie après  Voltaire  par  les  exagérations  apologétiques  des  pu- 
blicistes  du  Réveil  et  par  les  ripostes  virulentes  de  certains  de 
leurs  adversaires.  Il  s'en  est,  je  crois,  rendu  compte,  mais,  ayant 
abordé  l'histoire  de  son  pays  par  le  dix-huitième  siècle,  il  n'a  pas 
eu  le  temps  de  remonter,  dans  son  étude  consciencieuse  des 
sources,  jusqu'au  seizième.  Et  ce  qu'on  peut  reprocher  à  son 
tableau,  qui  est  de  maître,  qui,  pour  tout  ce  qui  touche  le  premier 
est  complet,  définitif,  c'est  un  horizon  trop  restreint,  trop  peu 
éclairé  du  côté  du  second.  Telle  erreur  de  fait,  qu'il  faut  relever, 
provient  d'une  information  défectueuse,  ou  tendancieuse,  sur 
cette  époque.  Voici  celle  qui  m'a  le  plus  frappé.  Acceptant,  sans 
autre  recherche,  du  travail  d'un  débutant,  qui  le  tenait  de  quelque 
dictionnaire,  que  l'idée  de  la  souveraineté  du  peuple  remonte, 
quant  aux  modernes,  aux  théoriciens  de  la  Ligue,  l'auteur  de 
Rousseau  genevois,  pour  montrer,  au  de  là  de  Locke  et  d'Althu- 
sius,  l'ascendance  du  système  politique  formulé  dans  le  Contrat 
social,  se  contente  de  dire  que  cette  doctrine  avait  été  déjà  expri- 
mée, au  seizième  siècle,  par  les  Jésuites.  Ce  qui  est  oublier,  au 
détriment  de  sa  propre  cause,  et  François  Hotman  et  Théodore 
de  Bèze  :  le  Franco-Gallia  et  le  traité  du  Droit  des  Magistrats, 
de  iSyS  et  de  1574,  qui  ne  doivent  assurément  rien  aux  Jésuites. 

La  Genève  de  la  Réforme  a  répondu  à  la  Saint-Barthélémy  en 
proclamant  la  première,  à  la  barbe  des  puissants  de  la  terre,  par 
la  parole  et  par  la  plume  de  ses  professeurs  et  de  ses  écrivains, 
que  les  droits  de  la  nation  sont  supérieurs  à  ceux  du  prince,  que 
les  Etats  du  royaume  sont  par  dessus  les  rois.   En  publiant  les 


BIBLIOGRAPHIE  SSy 

textes  qui  établissent  sa  témérité  vengeresse,  la  critique  contem- 
poraine a  montré  à  quel  point  il  faut  tenir  compte  des  influences 
héréditaires,  quand  on  étudie  la  Genève  de  la  Révolution. 

De  la  cité  protestante  et  libérale  du  XVIIIe  siècle,  le  livre  de 
Gaspard  Vallette,  où  l'on  trouve  résumée  et  utilisée  de  main  de 
maître  toute  la  littérature  du  sujet,  nous  fait  un  portrait  remar- 
quablement fidèle  et  d'un  relief  frappant.  L'étude  simultanée 
de  l'histoire  intellectuelle  de  la  patrie  de  Rousseau  et  de  l'in- 
dividualité puissante  dont  cette  histoire  est  la  clef,  éclaire 
à  la  fois  l'homme  et  l'œuvre  d'une  vive  lumière.  Pour  la  pre- 
mière fois  la  part  de  Genève  dans  la  genèse  de  la  pensée  et 
dans  la  formation  du  caractère  de  Rousseau  apparaît  clairement. 
Et  l'on  voit  que  cette  part  est  immense.  Le  Genevois  qui  nous  la 
montre  le  fait,  cela  se  comprend,  avec  fierté  et  avec  amour,  mais 
aussi  avec  tant  de  scrupule  d'être  exact,  tant  de  souci  d'être  im- 
partial que  le  critique  le  plus  sévère  ne  saurait  le  lui  reprocher. 
En  expliquant  par  sa  patrie  le  plus  illustre  de  ses  compatriotes,  il 
ne  méconnaît  nullement  les  influences  étrangères  qui  se  sont  tour 
à  tour  exercées  sur  lui  et  n'entend  pas  non  plus  sacrifier  la  part 
du  génie  individuel  à  l'influence  de  la  race  et  du  milieu.  Il  s'en 
est  défendu  lui-même:  «  En  montrant  comment  et  combien  Rous- 
seau a  été  Genevois  —  par  ses  défauts  et  par  ses  lacunes  autant 
que  par  ses  qualités  et  par  ses  dons  —  nous  indiquerons  aussi 
comment  et  de  quelle  hauteur  il  a  dépassé  Genève,  par  la  force 
de  son  génie  et  par  la  beauté  prestigieuse  de  son  éloquence, 
donnant  seul  à  ce  fond  local  une  valeur  générale  d'humanité 
qu'aucun  autre  Genevois  de  naissance,  ni  avant  lui,  ni  après  lui, 
n'a  jamais  su  lui  conférer.  » 

On  a  relevé  bien  souvent  la  grande  jeunesse  de  Jean-Jacques,  à 
l'époque  de  sa  fuite  de  la  maison  paternelle,  et  le  fait  capital  de 
l'abjuration  qui  devait  le  faire  presque  aussitôt,  à  seize  ans,  mem- 
bre d'une  société  très  différente  de  la  première,  arguant  de  cet  âge 
pour  mettre  en  doute  la  profondeur  et  la  pérennité  de  l'empreinte 
originelle  sur  un  cerveau  soumis  de  si  bonne  heure  à  tant  d'in- 
fluences contraires.  C'est  l'objection  initiale  que  Vallette  est  amené 
à  combattre.  Il  le  fait,  dans  ses  premiers  chapitres,  en  présentant 
une  étude  nouvelle  de  la  biographie  de  Rousseau  jusqu'à  l'époque 
de  son  retour  dans  sa  ville  natale  et  à  la  religion  protestante,  en 
1754.  Les  pages  consacrées  à  cet  événement,  beaucoup  plus  im- 
portant qu'on  ne  l'a  cru  pour  l'histoire  de  la  pensée  du  citoyen 
de  Genève,  sont  particulièrement  neuves  et  suggestives.  «  Séparé 
de  Genève  par  sa  fuite,  et  détaché  d'elle  par  sa  longue  absence  et 
par  l'eff'et  même  des  lois,   il  y  est  revenu  spontanément,  par  son 


358  ANxXALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  .1.   J.    ROUSSEAU 

libre  choix,  par  un  acte  de  volonté  réfléchie  et  décisive.  Libre  de 
choisir  entre  deux  pavs,  deux  religions,  deux  lois,  deux  mentali- 
tés opposées,  il  a  résolument  opté,  dans  la  pleine  maturité  de 
l'âge  et  du  talent,  pour  la  petite  cité  indépendante,  républicaine, 
protestante  et  morigénée  que  le  hasard  ou  la  Providence  lui  avait 
donnée  pour  berceau.  Voilà  ce  qu'il  ne  faudrait  jamais  oublier, 
quand  on  parle  de  lui.  » 

Comment  Rousseau,  résolu  à  revenir  dans  sa  patrie,  dès  le  prin- 
temps de  1755,  pour  un  établissement  définitif,  fut-il  détourné  de 
ce  projet  mûrement  conçu,  fermement  arrêté  dans  son  esprit  ? 
Son  biographe  genevois  nous  l'explique  en  nous  rappelant  d'a- 
bord l'accueil  froidement  poli  que  le  gouvernement  aristocrati- 
que fit  au  Discours  sur  l'inégalité,  dédié,  non  au  Conseil,  mais  à  la 
République,  c'est-à-dire  aux  citoyens,  et  surtout  l'arrivée  impré- 
vue et  à  demeure  sur  la  scène  genevoise  d'un  acteur  que  Rous- 
seau ne  pouvait  ni  ignorer,  ni  applaudir  :  Voltaire. 

«  La  mort  de  Montesquieu  (lo  février  lySS)  laissait  la  place 
libre  à  deux  grandes  personnalités  intellectuelles  et  littéraires  : 
Voltaire  dans  le  plein  éclat  d'une  gloire  grandissante,  Rousseau, 
dans  l'aurore  d'une  gloire  naissante,  dont  personne  ne  pouvait 
encore  prévoir  la  durée  et  l'éclat.  Entre  ce  conscrit  des  lettres, 
brusquement  célèbre,  et  ce  général  illustre,  la  partie  n'était  pas 
égale.  Rousseau  eut  le  mérite  de  reconnaître  d'emblée  qu'il  n'y 
avait  pas  place  à  la  fois  pour  Voltaire  et  pour  lui  dans  la  «  parvu- 
lissime  »  république.  Il  comprit  très  bien  et  très  vite,  à  la  fois  que 
la  bataille  s'engagerait  et  qu'il  n'était  pas  de  taille  à  la  gagner  sur 
le  terrain  de  l'influence  directe  et  du  prestige  personnel.  » 

C'est  ainsi  que  Rousseau,  redevenu  par  un  acte  de  libre  volonté 
Genevois,  protestant  et  citoyen,  et  chasse  au  même  instant  de 
chez  lui  par  Voltaire,  entre  en  lutte  pro  domo,  c'est  le  cas  de  le 
dire,  avec  son  grand  adversaire  et  qu'en  face  du  châtelain  des 
Délices  et  de  Ferney,  prince  des  lettres  et  de  la  philosophie  d'une 
société,  partagée  entre  le  catholicisme  et  la  négation  religieuse, 
mais  tout  entière  monarchique  et  très  dissolue,  il  va,  citoyen  ja- 
loux de  ce  titre,  proclamer  et  propager  dans  le  monde  la  pensée 
"  genevoise,  protestante,  républicaine  et  puritaine.  » 

Après  avoir  montré  Genève  dans  la  formation  de  Jean-Jacques. 
Vallette  est  tout  naturellement  conduit  à  montrer  Genève  dans 
son  œuvre.  Il  le  fait  encore  une  fois  avec  une  maîtrise  parfaite  de 
son  double  sujet.  La  Lettre  à  dWlembert,  qui  est  en  réalité  la  dé- 
claration de  guerre  à  Voltaire,  lui  fournit  l'occasion  d'un  parallèle 
entre  les  deux  belligérants  où  le  plus  adroit,  le  plus  heureux, 
souffre  assez  fort  du  contraste.  Ces  pages  brillantes,  qu'accompa- 


BIBLIOGRAPHIE  SBg 

gnent  quelques  silhouettes,  finement  tracées,  de  la  haute  société 
locale  qui  fréquente  aux  Délices,  sont  de  celles  où  la  verve  caus- 
tique de  l'auteur  a  pu  se  donner  carrière.  Gaspard  Vallette  fut  un 
maître  de  l'ironie.  Voltaire  et  les  siens  s'en  ressentent.  Peut-être 
s'en  ressentent-ils  un  peu  trop.  Mais  on  doit  reconnaître  qu'ils  se 
sont  délibérément  privés  du  droit  de  s'en  plaindre. 

Pour  la  Nouvelle  Héloïse,  l'affirmation  du  livre  de  Vallette  ne 
se  soutient  que  si  l'on  élargit  le  terme  de  «  roman  genevois»,  dont 
le  romancier  lui-même  s'est  servi,  en  l'interprétant,  comme  le  fait 
son  critique,  dans  le  sens  large  de  roman  suisse.  Ceci  concédé, 
la  démonstration,  déjà  fort  avancée  par  la  critique  antérieure, 
s'achève  pour  ainsi  dire  d'elle-même.  «  Sentiment  intime  de  la 
nature,  goût  passionné  de  la  campagne  et  de  la  vie  rustique, 
paysage  alpestre,  enthousiasme  pour  la  montagne,  voilà  ce  que  la 
Nouvelle  Héloïse  apportait  de  nouveau  et  de  distinct  au  roman 
français  du  dix-huitième  siècle.  Il  faut  y  ajouter  encore  le  souffle  de 
protestantisme  qui  traverse  toute  l'œuvre,  comme  il  remplit  l'âme 
et  dirige  la  conduite  de  presque  tous  les  héros  du  roman.  »  Tout 
cela  est  manifestement  originaire  de  Suisse  et  plus  particulière- 
ment de  cette  partie  de  la  Suisse  que  baignent  les  flots  bleus  du 
Léman. 

Dans  le  Contrat  social  l'inspiration  genevoise  saute  aux  yeux. 
Le  système  politique  idéal  qu'on  y  trouve  exposé  est  celui  de  la 
constitution  genevoise,  interprétée  dans  le  sens  des  revendica- 
tions de  la  bourgeoisie  en  lutte  avec  le  patriciat.  Les  formules  cé- 
lèbres touchant  l'égalité  naturelle  et  le  pacte  primitif  sont  emprun- 
tées à  Burlamaqui,  professeur  à  l'Académie  de  Calvin.  C'est  ce 
dont  on  peut  se  convaincre  en  étudiant  l'histoire  de  l'enseigne- 
ment du  droit  dans  l'Université  de  Genève,  et  ce  qu'ont  rappelé  ré- 
cemment MM.  Rodari  et  Del  Vecchio. 

On  a  objecté  à  la  paternité  de  Burlamaqui,  que  l'apprenti  graveur 
ne  s'est  jamais  assis  sur  les  bancs  de  l'Ecole  novatrice  où  le  disciple 
de  Puffendorf  et  de  Barbeyrac  a  organisé,  pour  les  pays  de  langue 
française,  l'enseignement  du  droit  naturel.  Vallette  a  pu  répondre 
victorieusement  que  les  Principes  du  Droit  naturel,  et  les  Princi- 
pes du  Droit  politique,  qui  ne  sont  autre  chose  que  la  substance 
des  cours  professés  par  Burlamaqui  de  1723  à  1740,  parurent  quel- 
ques années  seulement  avant  l'époque  où  Rousseau,  rentrant  dans 
sa  patrie,  y  reprit  ses  droits  de  citoyen  et  qu'on  le  voit  cité  pres- 
que aussitôt  dans  la  préface  du  Discours  sur  f  Inégalité.  Un  docu- 
ment nouveau  me  permet  d'ajouter  que  la  renommée  des  leçons 
de  droit  naturel  de  Burlamaqui  avait  devancé,  à  Paris  même,  la 
publication  de  son  premier  volume.  Le  chancelier  d'Aguesseau, 


.-tbO  ANNALES   DE  LA  SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

qui  le  reçut  de  l'auteur,  lui  répondit  en  le  remerciant  :  «  J'avais 
déjà  lu  une  partie  de  l'ouvrage  que  vous  m'envoyez,  Monsieur, 
dans  une  copie  manuscrite  qui  m'en  avait  été  prestée  et  j'ai  été 
fort  aise  de  voir  que  vos  amis  vous  aient  engagé  enfin  à  en  faire 
part  au  public.  J'y  ai  trouvé  les  véritables  sources  du  Droit  natu- 
rel et  la  meilleure  institution  qui  ait  encore  paru  pour  initier  les 
jeunes  étudiants  dans  une  science  dont  ils  trouveraient  les  fonde- 
ments dans  leur  propre  cœur  s'ils  savaient  les  y  chercher.» 

Lorsque  Burlamaqui  mourut,  au  printemps  de  1748,  son  ami  le 
professeur  d'Histoire  ecclésiastique,  Amédée  Lullin,  rédigea  son 
éloge  funèbre  qu'il  voulait  prononcer,  selon  l'usage  ancien,  dans 
le  grand  auditoire  de  l'Académie.  La  séance  fut  annoncée.  Mais 
le  manuscrit,  dans  lequel  Lullin,  utilisant  les  papiers  du  défunt, 
rappelait  ses  maîtres  en  science  politique,  Grotius,  Puffendorf, 
Barbeyrac,  et  faisait  connaître lappréciation  ci-dessus  du  chance- 
lier d'Aguesseau,  paraît  avoir  éveillé  des  susceptibilités  ou  des 
craintes  au  sein  du  Conseil.  Le  premier  syndic,  par  ordre,  empê- 
cha l'auteur  d'en  donner  lecture,  sous  prétexte  que  l'usage  des 
panégyriques  avait  été  défendu  par  plusieurs  arrêts. 

Il  n'est  pas  impossible  que  Rousseau  ait  eu  quelque  information 
de  l'incident,  très  oublié  de  nos  jours,  mais  qui  a  dû  faire  quel- 
que bruit  à  l'époque,  et  qu'il  en  ait  été  confirmé  dans  sa  résolu- 
tion de  dédier  son  Discours  sur  Vinégalité  à  la  République  et  non 
au  Conseil  de  Genève. 

En  exposant  ses  vues  sur  l'éducation  et  les  principes  de  sa  phi- 
losophie religieuse,  l'auteur  de  V Emile  reste  fidèle  à  la  tradition 
qui  veut  que,  dans  tout  Genevois,  il  y  ait  un  pédagogue  qui  som- 
meille, ou  un  théologien,  et  souvent  les  deux  à  la  fois.  Cependant 
il  faut  reconnaître  que  le  génie  individuel  de  Rousseau  s'est  affirmé 
ici  plus  large  et  plus  haut,  plus  universel  et  moins  nettement  mar- 
qué de  l'empreinte  originelle  qu'il  ne  l'est  partout  ailleurs  dans 
son  œuvre.  Malgré  cette  constatation,  et  ne  retenant  à  cause 
d'elle  pour  son  étude  que  le  chapitre  capital,  Vallette  aborde  la 
Profession  de  foi  du  vicaire  savoyard,  en  se  demandant  ce  que 
Rousseau  apportait  de  Genève  à  la  France  dans  le  domaine  de  la 
religion.  Sa  réponse  est  qu'il  en  apportait,  avec  les  pages  les  plus 
sublimes  de  la  littérature  française  au  XVIII«  siècle,  ce  qu'on  a 
appelé  plus  tard  le  libéralisme  religieux,  émancipé  du  dogme,  et 
sa  conclusion  qu'en  condamnant  VEmile,  à  l'exemple  du  Parle- 
ment de  Paris,  le  Conseil  de  Genève  et  la  Vénérable  Compagnie, 
qui  n'a  pas  protesté,  n'ont  pas  su  reconnaître  la  vraie  pensée  pro- 
testante. Devant  l'histoire,  «  le  bûcher  de  l'Emile,  c'est  la  reli- 
gion  de  Genève  qui   se  renie  elle-même  dans  son  plus  éloquent 


BIBLIOGRAPHIE  36l 

défenseur  »,  On  a  relevé,  on  relèvera  ces  termes,  et  l'on  a  observé, 
—  c'est  M.  Philippe  Godet,  —  que  l'Eglise  de  Genève,  même  celle  du 
XVIIIe  siècle,  n'a  jamais  soutenu,  comme  l'auteur  d'Emile,  l'ex- 
cellence de  la  nature  humaine  et  par  conséquent  ne  pouvait  don- 
ner son  approbation  à  la  doctrine  du  Vicaire  savoyard  qui,  en  der- 
nière analyse,  paraît  renverser  une  des  bases  de  la  religion  chré- 
tienne, la  nécessité  du  salut  par  Jésus-Christ.  Rien  n'est  plus  fondé 
en  ce  qui  concerne  l'Eglise  de  Calvin.  Cependant  il  faut  prendre 
garde,  en  une  matière  aussi  grave,  de  ne  faire  dire  ni  au  Vicaire 
savoyard,  ni  à  Gaspard  Vallette,  plus  qu'ils  n'ont  voulu. 

En  attribuant  au  premier  «  la  folle  conception  de  la  bonté  na- 
tive de  l'homme  »,  M.  Philippe  Godet  le  commente,  il  le  recon- 
naît lui-même,  en  faisant  appel  à  toute  l'œuvre  de  Rousseau.. 
C'est  ainsi  qu'on  est  en  droit  d'agir  avec  les  systématiques,  avec 
les  théoriciens,  toujours  conséquents,  toujours  concordants.  Jean- 
Jacques  est-il  de  ceux-là?  Il  a  soigneusement  évité  de  mettre  dans 
la  bouche  de  son  vicaire  la  négation  du  péché  originel,  formulée 
ailleurs  et  qu'on  lui  oppose.  Ne  peut-on  admettre  qu'il  a  agi  en 
cela  de  propos  délibéré? 

Les  pages  immortelles  que  l'auteur  de  YEviile  a  consacrées  à  la 
défense  de  la  foi  éclairée,  dont  il  croit  qu'il  est  l'heure  de  procla- 
mer hautement  la  légitimité  devant  la  raison  pratique,  ne  sont 
pas  dans  son  idée  l'exposé  d'un  système,  c'est  un  plaidoyer.  En- 
tre la  vieille  orthodoxie  étroite,  autoritaire,  intolérante,  immobile, 
qui  ne  veut  pas  tenir  compte  de  la  raison  humaine,  et  l'athéisme 
fanfaron,  suffisant,  claironnant  et  à  son  tour  intolérant,  qui  ne 
veut  pas  tenir  compte  du  cœur  humain,  il  s'efforce  d'éclairer  un 
chemin  d'espérance,  qui  peut  être  suivi  par  chacun  en  toute  sin- 
cérité, de  montrer  que  l'essentiel  de  la  vie  morale  et  religieuse 
est,  non  pas  le  dogme,  mais  l'action,  et  qu'une  âme  droite  peut 
trouver  la  paix  en  avouant  son  ignorance  des  questions  qu'elle  ne 
peut  résoudre  et  en  pratiquant  le  sommaire  de  la  foi  chrétienne  : 
<(  Aimer  Dieu  par  dessus  tout  et  son  prochain  comme  soi-même.» 

Assurément  ce  n'est  pas  là  la  formule  d'une  confession  de  foi. 
Mais  l'Eglise  de  Genève,  depuis  Jean-Alphonse  Turrettini,ne  con- 
naît plus  d'autres  formules  que  celles  de  l'Evangile,  librement  in- 
terprétées par  la  conscience  individuelle  du  chrétien,  et  l'on  peut 
dire  que  c'est  bien  l'idée  genevoise  de  l'époque.  Les  déistes  an- 
glais ont  été  les  maîtres  de  Rousseau  dans  l'étude  où  il  s'est  plongé 
à  leur  suite.  Mais,  sur  leurs  pas,  il  est  arrivé  au  scepticisme,  et  la 
solution  désespérante  d'un  Hume  a  été  insupportable  à  son  âme 
genevoise.  Il  en  est  sorti  en  revenant  par  le  «  sentiment  intérieur», 
et  au  nom  de  ce  sentiment,  qu'il  déclare  supérieur  à  la  raison. 


-)t)2  ANNALES    DE   LA   SOCIÉTÉ  J.    J.    ROUSSEAU 

a  ce  qui  est  resté,  à  ce  qui  devait  rester  en  lui,  de  la  foi  de  ses 
pères. 

C'est  dans  ce  sens,  je  crois,  qu'il  faut  comprendre  Vallette  quand 
il  parle  de  la  religion  de  Genève.  Et  quand  il  dit  :  «  L'œuvre  de 
Rousseau,  c'était  la  pensée  protestante  sous  son  aspect  religieux 
aussi  bien  que  politique,  professée  et  proclamée  à  la  face  du 
monde  latin,  avec  une  force  et  une  beauté  qu'elle  n'avait  pas  re- 
vêtue encore  et  qu'elle  n'a  plus  retrouvées  »,  cela  doit  s'entendre, 
limitativement,  de  cette  partie  de  l'œuvre  du  grand  écrivain  qu'il 
reproche  à  la  Genève  officielle  d'avoir  jetée  au  bûcher  :  UEmile 
€t  le  Contrat  social. 

Quand  on  évoque  le  nom  de  Genève  dans  le  monde  latin,  on 
n'est  pas  accoutumé  à  faire  des  distinctions.  On  pense  invariable- 
ment à  la  Rome  protestante  du  XVIe  siècle.  La  cité  de  Calvin, 
personne  morale  taillée  à  coups  d'ordonnances  à  l'effigie  de  son 
réformateur,  apparaît,  selon  l'image  traditionnelle,  rigide,  angu- 
leuse, conséquente  et  ciselée  dans  un  bloc.  Or,  dès  le  XVIII«  siè- 
cle, il  y  a  deux  Genève.  Le  livre  suivant,  consacré  à  la  lutte  qui 
commence  avec  le  bûcher  de  1762,  nous  les  montre  en  face  l'une 
de  l'autre  et  bientôt  aux  prises.  L'une,  héritière  légitime,  mais 
évoluée,  de  celle  du  XVIe  siècle,  est  la  ville  de  Rousseau,  où  s'a- 
gite la  démocratie  du  Conseil  général  et  des  citoyens  «  représen- 
tants ».  L'autre  est  la  Genève  aristocratique  du  Petit  Conseil  et  du 
parti  «négatif»,  où  Voltaire  exerce  une  influence  singulière  et 
néfaste.  Dans  les  Lettres  de  la  Montagne,  manifeste  de  la  pre- 
mière à  la  seconde,  Rousseau  a  tellement  élevé  et  généralisé  le 
débat  que  ces  lettres  genevoises  restent  le  chef-d'œuvre  de  la  po- 
lémique moderne,  les  Provinciales  de  la  démocratie  politique  et 
du  libéralisme  religieux. 

«  Au  don  naturel  du  raisonnement  dialectique  et  de  l'opiniâtre 
combativité,  Rousseau  joint  une  ironie  railleuse,  tantôt  fine  et 
tantôt  amère,  une  éloquence  qui  émeut  l'esprit  et  une  passion 
concentrée  qui  enflamme  le  tout.  Tous  ces  dons  réunis  —  et, 
dans  le  dernier,  Rousseau  lui-même  reconnaissait  un  trait  gene- 
vois —  font  de  lui  un  polémiste  incomparable.  L'impression  gé- 
néraleest  celle  d'une  force  irrésistible  qui  vous  saisit,  vous  étreint 
et  vous  domine.  Le  lecteur  est  d'abord  ému,  séduit,  conquis  par 
l'apologie  personnelle  de  Rousseau,  injustement  et  illégalement 
condamné,  puis  il  est  bien  vite  emporté  et  finalement  subjugué 
par  la  puissance,  qu'aucun  autre  écrivain  peut-être  n'a  atteinte  en 
français,  de  cette  passion  raisonnante  ou  de  cette  raison  passion- 
née, qui  entraîne  tout  avec  elle,  quand  elle  passe  de  la  défensive 
à  l'offensive.  Cette  polémique   ne  se   contente  pas,  comme  celle 


BIBLIOGRAPHIE  363 

d'un  Voltaire,  de  bafouer  l'adversaire  ef  de  le  couvrir  de  ridicule 
à  force  d'esprit  et  d'impertinence.  Elle  prend  au  sérieux  les  argu- 
ments qu'elle  combat.  Elle  les  expose,  les  discute,  les  réfute  point 
par  point,  et  pied  à  pied,  avec  une  conscience,  une  précision,  par- 
fois une  minutie,  qui  trahissent  le  protestant  et  l'horloger.» 

On  ne  trouvera  nulle  part  une  plus  juste  et  plus  frappante  ca- 
ractéristique de  Rousseau  polémiste. 

Le  dernier  livre  de  l'ouvrage  est  consacré  à  l'étude  psychologi- 
que du  caractère  de  Rousseau,  dont  le  relief  et  la  profondeur  ap- 
paraissent d'autant  plus  nets  qu'on  se  place  au  point  de  vue  de 
l'auteur.  A  la  lumière  d'une  critique  à  la  fois  très  intuitive  et  très 
érudite,  il  nous  montre  dans  le  grand  sensitif  tout  ce  qui  était  de 
Genève  et  tout  ce  qui  dépassait  Genève.  «  Toute  opinion  chez 
Rousseau,  —  disait  Sayous,  —  lui  vient  d'un  sentiment».  Vallette 
ajoute  et  prouve  «  que  les  idées  de  Rousseau  ne  sont  jamais  que 
des  sentiments  transposés  en  système.  » 

La  sensibilité  affinée  au  plus  haut  point,  la  puissance  incompa- 
rable de  sympathie  et  d'évocation,  qui  sont  en  Rousseau  et  qui 
contiennent  le  secret  de  son  action  sur  le  monde,  peuvent-elles 
être  un  don  de  son  pays?  Vallette  ne  le  prétend  nullement.  Mais 
il  remarque  que  Rousseau  lui-même  a  insisté  sur  le  tempérament 
ardent,  sensible  et  passionné  que  le  Genevois  dissimule  sous  un 
caractère  flegmatique  et  froid,  et  il  ajoute  que  le  fond  du  tempé- 
rament commun  à  Jean-Jacques  et  à  ses  concitoyens  fut  exalté  en 
lui  par  une  imagination  qui,  elle,  est  tout  à  fait  étrangère  à  l'es- 
prit genevois. 

De  cet  esprit,  l'orgueil  et  la  sincérité,  ces  deux  sentiments  fon- 
ciers de  Jean-Jacques,  comme  ils  furent,  sous  d'autres  formes, 
ceux  de  Calvin,  sont  caractéristiques,  si  caractéristiques  qu'on  les 
retrouve,  chez  son  biographe  lui-même,  avec  une  saveur  d'ata- 
visme huguenot  qui  ne  trompe  pas.  La  juste  fierté  de  pouvoir 
montrer  le  génie  des  siens  dans  un  des  hommes  qui  ont  le  plus 
puissamment  agi  par  la  pensée  sur  le  monde  moderne,  a  engagé, 
soutenu  Vallette  dans  son  œuvre.  Et,  bien  que  cette  œuvre  soit  la 
défense  d'une  thèse  brillante,  elle  se  distingue  par  la  haute  pro- 
bité littéraire,  par  la  sincérité  absolue  dans  le  travail  dont  on 
constate,  d'un  bout  à  l'autre,  le  souci  dominant  chez  l'auteur.  Le 
premier,  il  a  pu  utiliser  pour  un  ouvrage  d'ensemble  l'admirable 
instrument  de  recherche  que  constitue  aujourd'hui  la  collection 
des  Annales,  dont  il  fut  un  des  créateurs,  et  c'est  ainsi  que  sa  do- 
cumentation spéciale  est  tout  près  d'être  parfaite. 

A  son  enquête  diligente  un  seul  de  ses  devanciers  a  échappé  : 
M.  Georges  Renard,  qui,  dans  deux  études  successives,  publiées 


364  ANNALES  DE  LA  SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

à  Paris  et  à  Lausanne,  a  formulé  avant  lui  quelques-unes  de  ses 
thèses.  Vallette  a  lui-même  reconnu  cette  lacune  de  son  livre  et, 
dans  une  seconde  édition,  eût  certainement  fait  amende  honora- 
ble à  son  éminent  précurseur. 

On  l'a  dit  de  diverses  manières,  et  il  faut  que  cela  soit  dit  dans 
les  Annales,  désormais  on  ne  pourra  plus  écrire  sur  Jean-Jacques 
Rousseau  sans  avoir  lu  Gaspard  \'allette.  Son  livre  est  entré  dans 
l'histoire  littéraire.  Ses  compatriotes  sont  fiers  de  la  place  qu'il 
y  occupe  aux  yeux  des  critiques  les  plus  compétents.  Pour  en  pé- 
nétrer le  véritable  sens,  il  faut,  je  crois,  tenir  compte,  beaucoup 
plus  qu'on  ne  s'attend  à  le  faire  lorsqu'on  apprécie  un  livre  de 
critique,  du  lieu  et  du  temps  où  il  a  paru. 

Gaspard  Vallette  comme  Jean-Jacques  Rousseau,  le  disciple 
comme  le  maître,  fut  un  Genevois  du  type  le  plus  pur.  Or  au- 
jourd'hui les  Genevois  de  cette  race,  et  avec  eux  ceux  qui  les 
aiment,  souffrent  d'une  crainte  qui  les  frappe  au  cœur.  La  Ge- 
nève de  leurs  pères  n'est  plus.  Celle  de  leurs  enfants  n'est  pas  en- 
core. Et,  dans  la  cité  de  demain,  qui  grandit  dans  un  vertige, 
sous  la  poussée  irrésistible  d'une  population  immigrée  sans  atta- 
ches avec  son  passé,  ils  ont  peur  que  la  personnalité  historique 
péniblement  conquise,  jalousement  gardée  par  tant  de  générations 
d'ancêtres,  ne  se  mue  en  quelque  chose  d'inférieur,  qui  ait  le 
corps  d'une  ville  opulente  et  qui  n'ait  plus  l'âme  d'une  cité.  Cette 
anxiété  est  particulièrement  ressentie  par  les  intellectuels,  par 
ceux  qui  savent,  par  ceux  qui  pensent.  Ils  sentent  le  besoin  de 
crier  à  la  masse  affairée  qui  monte  autour  d'eux  comme  une  mer: 
Ecoute,  discerne,  souviens-toi.  Les  uns  s'efforcent  d'enseigner  à  la 
foule  les  grandes  traditions  du  seizième  siècle,  de  faire  voir  à 
tous,  comprendre  à  tous,  comment  la  cité  qu'ils  habitent  est  glo- 
rieusement liée  par  son  histoire  et  par  ceux  qui  l'ont  faite  aux 
plus  puissantes  nations  d'Europe  et  d'Amérique,  comment  elle 
est  devenue  une  capitale  de  la  pensée  moderne,  qu'il  est  du  de- 
voir de  chacun  de  vouloir  digne  de  son  nom.  C'est  ainsi  que 
le  quatrième  centenaire  de  Calvin  a  été  fêté,  en  190g,  avec  en- 
thousiasme, même  par  des  Genevois  qui  sont  très  loin  d'être  des 
Calvinistes,  et  qu'il  est  devenu  l'occasion  d'un  monument  interna- 
tional érigé  à  l'œuvre  mondiale  de  la  Réforme  calvinienne.  D'au- 
tres s'attachent  aux  souvenirs  moins  lointains  du  dix-huitième 
siècle,  évoquant  l'époque  de  Rousseau,  dont  le  second  jubilé  sera 
célébré  cette  année,  dans  sa  ville  natale,  avec  une  unanimité  que 
la  commémoration  séculaire  de  sa  mort  n'a  pas  obtenue  en  1878. 

En  se  donnant  pour  but  de  montrer  le  Genevois  dans  l'écrivain 
dont  le  meilleur  historien  contemporain  de  la  littérature  française 


BIBLIOGRAPHIE  365 

a  dit  :  «  On  le  trouve  à  l'entrée  de  toutes  les  avenues  du  temps 
présent,  »  Gaspard  Vallette  entendait  prendre  sa  part  de  la  tâche 
commune.  Son  livre  est  destiné  à  ses  concitoyens,  aux  habitants 
d'hier  et  de  demain  de  la  cité  menacée,  au  moins  autant  qu'au 
public  lettré  du  vaste  monde.  C'est  pourquoi  il  ne  faut  pas  le  ju- 
ger comme  un  livre  de  critique  pure.  Au  point  de  vue  exclusive- 
ment objectif,  pour  un  portrait  sans  épithète,  l'action  successive 
des  milieux  où  Rousseau  a  vécu  la  majeure  partie  de  son  existence 
tourmentée,  des  hommes  supérieurs  qu'il  a  connus  et  fréquentés, 
des  femmes  qu'il  a  aimées  à  tant  de  titres  divers,  eût  dû  être  mar- 
<juée,  dans  ce  livre,  autrement  que  par  des  parenthèses  et  par  des 
renvois.  Cette  action  a  été  manifestement  nécessaire  pour  déve- 
lopper chez  Rousseau  ce  qui  dans  son  génie  a,  comme  le  dit  son 
biographe,  dépassé  Genève.  Si  Vallette  a  limité  son  étude  à  Rous- 
seau Genevois,  c'est  qu'il  n'entendait  aviver  de  ce  portrait  moral 
et  intellectuel  que  les  traits  dont  un  Genevois  était  seul  capable 
de  rétablir  le  relief  et  de  montrer  l'origine.  Il  pensait  que  ce  tra- 
vail devait  être  fait  dans  un  double  dessein  :  aider  la  critique, 
mieux  informée,  à  mieux  juger  Rousseau  et  dire  à  ses  compatrio- 
tes comment  Genève,  par  Rousseau,  a  continué  d'agir  sur  le  monde. 
Pour  s'en  acquitter,  le  critique  qu'était  Gaspard  Vallette  est  de- 
venu historien.  Et  comme  il  avait  au  plus  haut  degré  le  scrupule 
de  la  vérité,  il  lui  en  a  coûté  un  effort  considérable.  Il  l'a  fait  à 
une  époque  de  sa  vie  où  le  souci  de  sa  santé  lui  commandait  im- 
périeusement de  ménager  ses  forces.  Ce  livre,  où  l'on  s'accorde  à 
reconnaître  la  plus  importante  et  la  meilleure  production  de  sa 
plume,  son  livre,  est  aussi  un  acte,  il  faut  qu'on  le  sache,  c'est  le 
testament  d'un  patriote.  [Ch%  B.] 


Nos  Centenaires,  édition  Atar,  Genève,  deuxième  fascicwle,  s.  d. 
[1911],  gr.  in-8,  pp.  57-108. 

Ce  fascicule  entièrement  consacré  à  Rousseau  est  orné  d'une 
cinquantaine  d'illustrations,  dont  un  grand  nombre  ont  une  va- 
leur documentaire,  portraits,  vieilles  estampes,  fac-similés  des 
titres  des  éditions  originales  (pourquoi  pas  aussi  de  l'écriture  de 
Rousseau?),  etc.,  etc.  Le  tout  s'adressant  au  grand  public  genevois, 
est  bien  propre  à  lui  faire  comprendre  l'intérêt  du  jubilé  de  1912. 

P.  57-99  :  Gaspard  Vallette,  Jean-Jacques  Rousseau,  sa  vie  et 
son  œuvre,  la  pièce  de  résistance  de  la  publication,  le  Jean-Jac- 


366  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  .1.    J.    ROUSSEAU 

ques  Rousseau  genevois  du  même  auteur,  réduit  aux  proportions 
d'un  tableau  rapide  et  brillant,  et  par  cela  même  faisant  mieux 
valoir  si  possible  sa  logique  vigoureuse  et  son  harmonieux  déve- 
loppement. 

P.  ioi-io3  :  H.  Denkinger,  Les  fêtes  de  Rousseau  à  Genève  en 
lygS  et  i'/g4,  morceau  facile  et  superficiel  pour  ceux  qui  ont 
entendu  la  causerie  faite  sur  le  même  sujet  par  M.  Ed.  Chapuisat, 
à  l'assemblée  générale  de  la  Société  J.  J.  Rousseau  [Annales,  VII, 
209.) 

P.  104-108:  Alexis  François,  La  Société  Jean-Jacques  Rousseau. 
On  a  essayé,  dans  ces  lignes  rapides,  de  montrer  l'importance 
pour  Genève  de  l'association  fondée  en  1904  par  le  professeur 
Bernard  Bouvier.  On  y  expose  ce  qui  a  été  fait,  et  ce  qui  reste  à 
faire,  notamment  la  grande  édition  critique  des  Œuvres  de  Rous- 
seau, dont  la  justification  financière  est  placée  sur  la  conscience 
des  Genevois,  enfin  le  bénéfice  moral  qu'en  attendant  la  Société 
J.  J.  Rousseau  représente  pour  la  patrie  du  philosophe.  On  rap- 
pelle aussi  la  Société  des  Amis  de  Jean-Jacques  fondée  à  Genève 
sous  la  Révolution  «  pour  la  conquête  de  l'Egalité  »  et  qui  n'a  de 
commun  avec  sa  continuatrice  que  le  patronage  du  grand  souve- 
nir. [A.  F.] 


REVUE  DES  BIBLIOGRAPHIES 


Annales  Jean-Jacques  Rousseau,  1909  (suite). 

Revue  critique,  12  janv.  (L.  R.).  —  Zeitschrift  fiir  fran:^.  Spra- 
che  und  Literatur,  Bd.  XXXVII  iReferate  undRezensionen),  p.  41, 
1er  mars  (M.  J.  Minkwitz).  —  Egyetentes  Philologiai  Kô^louy 
[Bulletin  universel  de  philologie],  Budapest,  nov.  1911,  p.  762 
(L.  Racz,  analyse  des  tomes  I-V.) 

Annales  Jean-Jacques  Rousseau,  1910. 

Journal  de  Genève,  i"  juin  (G.  Vallette).  —  Semaine  littéraire, 
24  juin  (G.  Vallette,  Vie  en  Suisse.)  —  Neue  Ziircher  Zeitung, 
10  juillet  (G.  Vallette).  —  Bibliothèque  universelle,  Lausanne,  juin 
191 1  ([Ph.  Godet],  Chronique  suisse.) 


BIBLIOGRAPHIE  36'J 

Frankfurter  Zeitung,  27  août  (J.  Schmid).  —  Herrig's  Archiv, 
juillet  191 1,  p.  5ii  ([H.  Morf]).  —  Deutsche  Literatiirt^eitung, 
9  sept.  (Ph.-A.  Becker,  analyse  des  tomes  II-VI). 

Revue  critique,  18  nov.  (L.  R.) 

Svremenna  Misl  [La  Pensée  contemporaine],  Sofia,  3o  sept. 
(Ossip-Lourié,  Lettre  de  Paris). 

Allievo,  Rousseau  filosofo  e  pedagogista. 
Cœnobium,  Lugano,  déc.  191 1. 

Beuglé,  Socialisme  de  Jean-Jacques. 
Figaro,  24  juin  (A.  B[eaunier],  A  travers  les  Revues.) 

Champion,  Rousseau  et  la  Révolution  française  (suite). 

Bibliothèque  universelle,  Lausanne,  avril  191 1  (R.  F.)  —  Revue 
de  Synthèse  historique,  t.  XXII,  p.  106,  fév.  191 1  (R.  Girard.) 

Ch.  CoUins,  Rousseau  en  Angleterre  (trad.  française). 

Revue  historique,  t.  CVII,  p.  428,  juillet-août  191 1  (H,  H[au- 
se]r.) 

Courtois,  Rousseau  en  Angleterre. 

Les  Feuillets,  Genève,  sept.  191 1  (L.  Delieutraz,  J.  J.  Rousseau 
en  Angleterre,  d'après  un  ouvrage  récent.) 

Dide,  J.  J.  Rousseau  (suite). 

Revue  de  synthèse  hist.,  t.  XXII,  p.  877,  juin  191 1  (I.  Benrubi.) 
—  Revue  du  mois,  10  juin,  p.  y36[D.  Mornet).  —  Revue  historique, 
mars-avril  191 1,  p.  401.  —  Mercure  de  France,  i«r  mars  (J.  de 
Gourmont).  —  Zeitschrift  fiir  fran^.  Sprache  und  Literatur, 
Ed.  XXXVIII  (Referate  und  Rezensionen),  p.  53,  i"  oct.  (G.  Bal- 
densperger).  —  La  Suisse  libérale,  Neuchâtel,  11  août  (A.  Schinz, 
A  la  veille  d'un  bi-centenaire).  —  Revue  de  Fribourg,  février  191 1 
(P. -M.  Masson,  J.  J.  Rousseau  genevois). —  La  Libre  pensée,  Lau- 
sanne, II  mars. 

Faguet,  Vie  de  Rousseau. 

Feuille  d' Avis  de  Vevey,  i6oct.(L.Vennat,  Chronique  parisienne.) 


,368  ANNALES  DE  LA  SOCIÉTÉ  J.   J.   ROUSSEAU 

François,  Romantique  (suiteK 

Revue  critique,  8  avril  (F.  B[aldensperger]).  —  Revue  de  philolo- 
gie française,  191 1,  p.  53  (F.  Baldensperger). 

Geiger,  Rousseaus  Bekenntnisse. 

Hamburger  Nachrichten,  23  juin.  —  Hannoverscher  Courier, 
25  juin. 

Gran,  Jean-Jacques  Rousseau  (suite). 

Journal  de  Genève,  2  mai  (G.  V[a.\\QXXé\,  Rousseau  vu  de  Nor- 
vège). —  Revue  germanique,  191 1,  p.  632  (L.  P.) 

Hensel,  J.  J.  Rousseau  (suite). 
Kant-Studien,  Berlin,  191 1,  Ed.  XVI,  p.  3i6  (H.  Maas). 

Jules  Lemaitre,  J.  J.  Rousseau  (trad.  polonaise.) 

Kurjer  Wars^^awski,  Varsovie,  5  janvier  (D[ebicki]).  —  C^as, 
Cracovie,  3  juin. 

Martin-Decaen,  Marie  Thérèse  Levasseur. 

Kônigsberg-Hartungsche-Zeitung,  7  nov.  (Rousseaus  Geliebte). 
—  Frankfurter  Zeitung,  25  oct.  (Rousseaus  Geliebte).  —  Hanno- 
verscher Courrier,  26  oct.  (Rousseaus  Geliebte).  —  Le  Temps, 
23  sept.  (R.  R.,  La  veuve  de  Jean- Jacques).  —  Gil  Blas,  Paris, 
17  sept.  (La  veuve  de  Jean- Jacques).  —  Corriere  délia  Sera, 
•6  oct.  (P.  Croci,  La  Vedova.) 

Merklen,  Rousseau  et  Dcsessart^. 
La  France  médicale,  10  déc.  (M.  D.) 

Mornet,  Sentiment  de  la  Nature  (suite). 
Herrig^s  Archiv,  Bd.  CXXVI,  avril  191 1  (Sakmann). 

Plan,  J.  J.  Rousseau  aviateur  [snile). 

Libéria  di  Padova,  29  janv.  (M.  R.,  La  Naviga^^ione  aerea  nella 
.mente  di  G.  G.  Rousseau).  —  Ga^etta  dello  Sport,  Milan,  i3  jan- 


BIBLIOGRAPHIE  869 

vier  (L.  Agostini).  —  Sclnvei^er-Werkmeister  Zeitung,  Zurich, 
26  janv. 

Rodet,  Idées  politiques  de  Rousseau  (suite). 
Revue  de  synthèse  hist.,  t.  XXII,  p.  108,  fév.  191 1  (R.  Girard). 

J.  J.  Rousseau,  Lettres  à  Mmes  Boy  de  la  Tour  et  Delessert, 
édit.  Godet  et  Boy  de  la  Tour. 

Journal  des  Débats,  27  oct.  (A.  Hallays,  En  flânant).  —  Journal 
de  Genève,  20  février  (G.  V[allette],  Une  correspondance  inédite  de 
J.  J.  Rousseau).  —  Semaine  littéraire,  Genève,  25  février  (G.  Val- 
lette,  Vie  en  Suisse).  —  Ga:;ette  de  Lausanne,  19  mars  (Ph.  M[on- 
nier]). 

J.  J.  Rousseau,  Correspondance  avec  Usteri, 
édit.  Usteri  et  Ritter  (suite). 

La  Révolution  française,  14  sept.  (C[laude]  P[erroud]). 

Tornezy,  Légende  des  philosophes  (suite). 

Revue  critique,  6  mai  (L.  Roustan).  —  Revue  historique,  mai- 
juin  1911,  p.  178  (H.  Hauser). 

Vallette,  Rousseau  genevois  (suite). 

Revue  historique,  t.  CVII,  p.  402,  juillet-août  191 1  (A.  Guilland). 

—  Journal  des  Débats,  20  oct.  (A.  Hallays.  En  flânant).  —  Revue 
universitaire,  i5  nov.  (G.  Rudler).  —  La  Revue,  Paris,  i5  avril.  — 
Revue  critique,  6  mai  (L.  Roustan).  —  Revue  du  mois,  10  juin, 
p.  786  (D.  Mornet).  —  La  Révolution  française,  i4août  (M.  Rouff). 

—  Les  Feuillets,  Genève,  mars  1911,  p.  112  (G.  de  Reynold). — 
Tribune  de  Genève,  6  avril  (J.  Mézel).  —  Le  Progrés  de  la  Haute- 
Savoie,  Annemasse,  18  mars  (Philinte).  —  Patrie  suisse,  Genève, 
18  janv.  (J.  Cougnard).  —  Express  de  Mulhouse,  28  fév.  (Philinte, 
Causerie  de  la  semaine).  —  Revue  de  Fribourg,  février  191 1  (P. -M. 
Masson,  /.  J.  Rousseau  genevois).  —  Mercure  de  France,  i"  mars 
{i.  de  Gourmont). 

Villey,  Influence  de  Montaigne  sur  Rousseau. 
Revue  des  Etudes  rabelaisiennes,  191 1,  p.  333  (J.  Plattard). 


CHRONIQUE 


Extrait  des  procès-verbaux  des  siiANCHs  de  Comité. 

Séance  du  2^  juin  igi  i.  —  Le  Comité  prend  en  considération 
une  lettre  de  M.  Chapuisat,  qui  propose  d'envoyer  une  circulaire 
de  propagande  à  toutes  les  personnes  vivantes  citées  par  M.  Rit- 
ter  dans  sa  grande  généalogie  de  la  famille  Rousseau.  Comme 
préliminaire  à  l'organisation  du  jubilé  de  1912,  deux  commissions 
sont  nommées,  l'une  pour  l'exposition  iconographique,  composée 
de  MM.  Alfred  Cartier,  A.  François,  F.  Raisin,  F.  Gardy,  Ch.  Bas- 
tard,  Hector  Maillart,  A.  Bovy,  l'autre  en  vue  d'organiser  des 
conférences,  formée  de  MM.  Bernard  Bouvier,  G.  Vallette  et  Cha- 
puisat. 

Séance  du  3i  octobre  igii.  —  Le  Conseil  administratif  de  la 
Ville  de  Genève  a  accepté  l'adjonction  à  l'article  9  des  statuts,  vo- 
tée par  l'Assemblée  générale.  Suit  un  échange  de  vues  sur  la  pré- 
paration des  fêtes  du  jubilé.  M.  Albert  Malsch,  secrétaire  du  Dé- 
partement de  l'Instruction  publique,  est  nommé  membre  de  la 
commission  des  conférences  en  remplacement  de  M.  Vallette, 
décédé. 

Séance  du  14  novembre  igi  i.  —  Après  les  rapports  des  Com- 
missions du  jubilé,  le  trésorier  fait  un  tableau  assez  sombre  de  la 
situation  financière,  à  la  suite  duquel  on  décide  d'arrêter  toutes 
les  dépenses  des  Archives.  M.  Ritter  propose  de  s'adresser  à  la 
Société  auxiliaire  des  Sciences  et  des  Arts  pour  lui  demander  une 
subvention  en  faveur  des  Annales. 

Séance  du  6  février  igi2.  —  Le  président  est  félicité  du  succès 
des  belles  conférences  qu'il  fait  dans  l'Aulade  l'Université  au  nom 
de  la  Société  J.  J.  Rousseau.  Le  Conseil  administratif  de  la  Ville 
de  Genève  accepte  de  prendre  sous  son  patronage  l'exposition 
iconographique  du  jubilé.  La  famille  Vallette  a  fait  don  aux  Ar- 
chives de  45  volumes  et  1 1  brochures  ayant  appartenu  à  feu  G.  Val- 
lette. Le  cercle  des  Arts  et  des  Lettres,  de  Genève,  s'est  chargé 
d'organiser  la  représentation  du  Devin  du  Village  et  du  Pygma- 
lion  sur  un  théâtre  de  verdure,  pour  le  compte  de  la  Société  J.  J. 
Rousseau.   Une  notice  de  M.  François  sur  l'activité  de  la  Société 


072  ANNALES   DE   LA   SOCIETE  J.   J.    ROUSSEAU 

J.  J.  Rousseau  a  paru  dans  le  second  fascicule  de  Nos  Centenai- 
res publiés  par  la  maison  Atar. 

Séance  du  25  avril  1Q12.  —  La  Société  auxiliaire  des  Sciences 
et  des  Arts  a  accordé  un  subside  de  1000  francs  pour  l'impression 
des  Annales.  M.  Ritter  communique  le  programme  de  la  commé- 
moration prévue  par  l'Institut  national  genevois,  qui  viendra  s'a- 
jouter à  celle  de  la  Société  J.  J.  Rousseau.  Rapports  divers  et 
échange  de  vues  sur  la  préparation  du  jubilé,  établissement  d'un 
budget  spécial,  principalement  pour  la  représentation  théâtrale. 
Le  trésorier  constate  que  les  cotisations  annuelles  sont  mieux  ren- 
trées depuis  quelque  temps. 


Assemblée  générale  du  2  mai  igi2. 

Le  président  explique  que  l'Assemblée  a  été  légèrement  avan- 
cée cette  année  à  cause  de  la  célébration  du  deuxième  centenaire 
de  la  naissance  de  Rousseau. 

Le  rapport  présidentiel  rend  tout  d'abord  hommage  aux  dispa- 
rus :  Marc  Debrit,  G.  Vallette,  L.  Usteri,  Aug.  Bleton.  Malgré  les 
vides  causés  par  la  mort  ou  les  démissions,  l'efl'ectif  de  la  Société 
est  en  augmentation  :  il  atteint  298  membres,  chiffre  qui  devra 
s'arrondir  au  moment  du  centenaire.  Le  rapport  parle  encore  des 
Annales,  des  publications  rousseauistes  de  l'année,  de  l'allocation 
de  la  Société  auxiliaire  des  Sciences  et  des  Arts,  enfin  des  fêtes 
qui  se  préparent  pour  le  mois  de  juin.  Le  Comité  compte  se  pro- 
curer sur  place  des  ressources  extraordinaires,  afin  de  ne  rien 
distraire  pour  cette  commémoration  des  revenus  habituels  de  la 
Société.  Il  a  déjà  reçu  d'une  généreuse  rousseauiste  une  subven- 
tion de  1000  francs. 

Le  rapport  du  trésorier  résume  par  les  chiffres  suivants  la  situa- 
tion financière  au  3i  décembre  191 1. 

Recettes     .     .     .     fr.     8397  3o 
Dépenses  ...»      4731  00 

Solde  créancier.      fr.    3666  3o 

Sur  la  proposition  des  vérificateurs  des  comptes,  la  décharge 

est  votée  par  l'Assemblée;  puis  les  deux  rapports  sont  approuvés. 

jM.  Albert  Dunant  approuve  vivement  l'idée  de  ne  pas  toucher 


CHRONIQUE  373 

aux  ressources  ordinaires  pour  le  jubilé  et  de  recourir  à  une  sous- 
cription restreinte. 

L'élection  du  Comité  pour  1912-1914  fait  sortir  les  noms  sui- 
vants : 

MM.  Bernard  Bouvier,  Eugène  Ritter,  Alfred  Cartier,  Alexis 
François,  L.-J.  Courtois,  H.  Fazy,  Philippe  Godet,  Henri  Morf, 
Lucien  Pinvert,  Léopold  Favre,  Charles  Gautier. 

M.  Ed.  Chapuisat  présente  à  M.  Bernard  Bouvier  les  remercî- 
ments  de  l'assemblée  pour  la  série  de  dix  conférences  qu'il  a  faites 
à  l'Aula  de  l'Université  pour  la  Société  J.  J.  Rousseau,  et  qui  ont 
été  suivies  par  un  très  nombreux  et  fidèle  public. 

M.  François  expose  ce  que  sera  l'exposition  iconographique  du 
Musée  Rath,  l'un  des  principaux  moyens  choisis  par  le  Comité 
pour  atteindre  le  grand  public,  ce  que  l'on  y  verra  et  quelles  col- 
lections y  seront  représentées,  notamment,  celles  de  M.  le  doc- 
teur Maillart-Gosse,  à  Genève  et  de  M.  Louis  Perrier,  Conseiller 
fédéral,  à  Neuchâtel. 

Sur  la  proposition  de  M.  Emile  Rivoire,  la  Société  participera 
à  l'Exposition  nationale  suisse,  à  Berne,  en  1914. 


Etat  des  Archives  J.  J.  Rousseau  au  3i  décembre  1911  :  1159  nu- 
méros; augmentation  de  l'année  :  i85,  dont  70  acquis  par  la  So- 
ciété J.  J.  Rousseau,  le  reste  dû  aux  dons  de  Mme  Ormond,  MM.  A. 
Roussy,  G.  de  Seigneux,  L.-J.  Courtois,  A.  François,  Alex.  Jul- 
lien,  F.  Kircheisen,  F.  van  Gunten,  Ed.-L.  Burnet,  Bernard  Bou- 
vier, L.  Braschoss,  F.  De  Crue,  E.  Rivoire,  G.  Vallette,  F.  Raisin, 
O.  Karmin,  E.  Ritter,  G.  de  Reynold,  à  Genève;  P. -M.  Masson, 
à  Fribourg;  F.  Kûnzler,  à  Soleure  ;  Ph.  Godet  et  M.  Boy  de  la 
Tour,  à  Neuchâtel  ;  J.  Volmar,  à  Saint-Gall  ;  G.  Charlier,  à  Bruxel- 
les ;  A.  Moretti,  à  Ajaccio  ;  J.  Delvaille,  au  Mans;  L.  Dumur,  H. 
BufTenoir,  J.  Viénot,  à  Paris;  Fr.  Domenc,  à  Marseilles  ;  A.  Cas- 
tellant,  aux  Charmettes  s.  Largny  ;  Ch.  François,  à  Lyon  ;  V.  Bel- 
court,  à  Chambéry  ;  A.  Ackermann,  à  Saint-Pétersbourg;  M.  Ro- 
sanov,  à  Moscou;  Ph.-Aug.  Becker,  à  Vienne;  J.  Novak,  à  Pra- 
gue; L.  Racz,  à  Sarospatak;  V.  Olszewicz,  à  Varsovie;  G.  Del 
Vecchio,  à  Bologne;  G.  Gran,  à  Christiania;  les  éditeurs  E.  Wie- 
gandt,  à  Leipzig;  Marquardt,  à  Berlin;  Trùbner  à  Strasbourg  ; 
Constable,  à  Londres  ;  Larousse,  Hachette,  Flammarion,  à  Paris  ; 
les  imprimeurs   Pache-Varidel   et  Bron,   à  Lausanne  ;   la  Faculté 


374  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

des  Lettres  de  l'Université  de  Genève;  la  Bibliothèque  publique 
et  universitaire  de  Genève. 

Parmi  les  acquisitions  les  plus  importantes,  mentionnons  le 
dossier  complet  des  papiers,  circulaires,  brochures,  lettres,  se  rap- 
portant au  monument  Pradier,  formé  par  le  président  du  Comité, 
Fazy-Pasteur  ;  la  photographie  de  la  supplique  de  Thérèse  Levas- 
seur  à  Catherine  II,  faite  par  les  soins  de  M.  Edouard  Odier,  mi- 
nistre de  Suisse,  à  Saint-Pétersbourg  :  plusieurs  éditions  des  œu- 
vres complètes,  entre  autre  celle  de  Fauche,  Neuchâtel  1775,  avec 
la  suite  des  œuvres  postumes,  en  tout  20  volumes,  et  l'édition 
factice  de  M,  M.  Rey,  Amsterdam,  1762-1764,  8  volumes,  etc.,  etc. 

Pendant  l'année  191 1,  les  Archives  J.  J.  Rousseau  ont  été  fré- 
quentées par  55  personnes  différentes,  représentant  i34  présences 
de  lecteurs  et  o32  voulûmes  et  documents  communiques  (statisti- 
que de  F.  Aubert,  sous-conservateur  des  manuscrits  de  la  Biblio- 
thèque.) 


GASPARD  VALLETTE 

(1865-1911) 

C'est  un  ouvrier  de  la  première  heure,  l'un  des  plus  dévoués  à  la 
tâche  commune,  que  la  Société  Jean-Jacques  Rousseau  a  perdu 
le  6  août  igii.  Gaspard  Vallette  fut  membre  de  notre  Comité  dès 
l'origine  (1904);  il  faisait  partie,  avec  notre  vénéré  maître  Eugène 
Ritter  et  notre  président  M.  Bernard  Bouvier,  de  la  Commission  de 
publication.  Dans  le  premier  volume  des  Annales,  il  donnait  un  ar- 
ticle sur  la  Sépulture  de  J.  J.  Rousseau  au  Panthéon;  dans  le  tome 
III,  il  publia  un  document  important  sur  la  Condamnation  de 
Rousseau  à  Genève,  à  savoir  une  lettre  inédite  de  Paul  Moultou  à 
Salomon  Reverdil,  appartenant  aux  Archives  J.  J.  Rousseau  (ms 
R.  18)  et  que  Vallette  a  annotée  avec  le  soin  le  plus  intelligent.  I! 
a  également  fait  sa  part  de  la  Bibliographie,  où  figurent  plusieurs 
compte-rendus  signés  de  ses  initiales. 

Enfin,  toujours  assidu  aux  séances  du  Comité,  il  y  apportait  le 
précieux  concours  de  son  ferme  bon  sens  et  de  l'intérêt  le  plus 
éclairé  pour  l'objet  de  nos  études.  Le  «  citoyen  de  Genève  »  lui 
inspirait  un  sentiment  d'une  espèce  particulière,  où  il  entrait,  avec 
beaucoup  de  sympathie  instinctive,  une  clairvoyance  qui  n'enten- 
dait point  abdiquer.  Ce  sont  là  de  bonnes  dispositions  pour  juger 


CHRONIQUE  375 

Rousseau.  Il  est  impossible  d'être  équitable  envers  lui,  si  l'on  ne 
ressent  le  mystérieux  attrait  de  cette  nature  extraordinaire  ;  mais 
encore  faut-il  que  la  froide  raison  maintienne  l'équilibre  du  juge- 
ment et  sauvegarde  le  libre  arbitre.  Peut-être  n'a-t-on  pas  assez 
remarqué  —  et  sera-t-il  permis  à  un  Neuchâtelois  de  dire  —  que 
les  érudits  genevois  ont  su  presque  toujours  se  préserver  à  la  fois 
de  l'engoûment  sentimental  et  de  l'antipathie  farouche  qui  ont 
si  souvent  égaré,  en  sens  contraires,  ceux  qui  prétendaient  pein- 
dre Jean-Jacques. 

On  peut  dire  que  la  collaboration  de  Vallette  aux  Annales  eût 
été  plus  active  et  plus  suivie  si  Rousseau  l'eût  moins  absorbé  :  il 
concentrait  tout  son  effort  sur  son  grand  ouvrage,  Jean-Jacques 
Rousseau  genevois,  paru  à  la  fin  de  1910,  et  dont  la  préparation  ne 
lui  laissait  guère  de  loisir  pour  les  recherches  plus  spéciales  aux- 
quelles il  eût  appliqué  volontiers  sa  curiosité  pénétrante  et  sagace. 
Ce  n'est  pas  à  nous  qu'est  réservée  la  tâche  de  parler  de  cette 
étude  si  patiemment  conduite  ^  Nous  ne  voulons  ici  que  rendre 
hommage  au  collègue  et  à  l'ami,  et  donner  quelques  renseigne- 
ments sur  sa  carrière. 

Il  est  issu  d'une  vieille  famille  de  huguenots  cévenols,  réfugiée 
à  Chêne  lors  de  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes.  Son  père  était 
pasteur  à  Jussy,  quand  y  naquit  Charles-Gaspard,  le  i3  mai  i865. 
Il  dut  une  bonne  part  de  sa  culture  à  ce  père  épris  des  lettres  an- 
ciennes, qui  le  stimulait  à  l'étude  et  lisait  avec  lui  chaque  matin, 
avant  les  heures  de  classe,  quelque  auteur  grec  ou  latin.  Sa  mère, 
née  Duvillard,  dont  ceux  qui  l'ont  connue  n'oublieront  jamais  la 
bonté  simple  et  profonde,  avait  aussi  un  goût  très  vif  pour  les  let- 
tres, les  arts,  toutes  les  choses  nobles  et  belles.  Intellectuellement 
et  moralement,  Gaspard  Vallette  avait  de  qui  tenir. 

Il  fit  à  Genève  d'excellentes  études,  qu'il  couronna  par  une 
licence  en  lettres  et  une  licence  en  droit.  Il  s'en  fut  séjourner  en- 
suite à  Munich,  puis  à  Paris.  Il  adorait  voyager,  et  visita  tour  à 
tour,  à  diverses  époques,  l'Italie,  la  Hollande,  l'Angleterre.  Il  col- 
labora de  bonne  heure  au  Journal  de  Genève,  à  la  Galette  de  Lau- 
sanne, enseigna  pendant  trois  ans  (iSgS-iSgS)  la  littérature  fran- 
çaise au  Collège  supérieur  de  Genève.  Mais  bientôt,  repris  par  le 
journalisme,  il  entre  comme  rédacteur  en  chef  à  la  Suisse,  qui  ve- 
nait de  se  fonder.  Dès  ce  moment,  il  devient  le  fécond  critique  et 
chroniqueur  dont  les  lecteurs  de  nos   principaux  journaux  et  re- 

'  Il  en  donna  la  primeur  aux  étudiants  neuchâtelois,  sous  forme  de 
cours,  pendant  le  semestre  d'été  1908,  où  il  voulut  bien  suppléer  celui 
qui  écrit  ces  lignes. 


376  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.  J.    ROUSSEAU 

vues  ont  pu  apprécier  la  droite  raison  et  l'intransigeante  probité. 

Ce  dernier  mot  résume  la  haute  valeur  morale  de  notre  ami. 
Nous  n'avons  pas  connu  d'écrivain  plus  incapable  du  moindre  flé- 
chissement de  conscience,  plus  obstiné  à  dire  la  vérité  telle  qu'elle 
apparaissait  à  son  esprit  franc  et  lucide.  Il  a  honoré  le  journalisme 
par  la  sincérité  courageuse  de  sa  plume,  comme  aussi  par  la  belle 
tenue  d'une  langue  précise,  nerveuse,  directe,  vêtement  transpa- 
rent d'une  pensée  qui  n'avait  rien  à  cacher,  qui  ignorait  toute 
compromission  et  tout  charlatanisme. 

Outre  les  innombrables  pages  de  critique  littéraire  et  artistique, 
semées  dans  la  Bibliothèque  universelle,  la  Semaine  littéraire  et 
nos  grands  journaux,  il  nous  a  donné  quelques  volumes  qui  attes- 
tent la  variété  de  ses  goûts  et  la  solidité  de  sa  culture.  Sa  belle 
étude  sur  Mallet  du  Pan  et  la  Révolution  française  (iSgS)  fut  le  dé- 
but d'un  talent  dont  la  maturité  nous  réservait  Jean-Jacques  Rous- 
seau genevois  ;  mais,  entre  ces  deux  ouvrages,  se  placent  les  Cro- 
quis de  route,  les  Promenades  dans  le  passé,  les  Reflets  de  Rome^ 
livres  charmants  où  Vallette,  sans  se  départir  jamais  de  cette  pré- 
cision consciencieuse  qui  est  un  besoin  de  son  esprit  positif,  s'a- 
bandonne à  sa  verve  caustique,  à  la  fantaisie,  au  rêve,  aux  discrè- 
tes confidences,  et  nous  permet  de  pénétrer  dans  l'intimité  de  son 
cœur. 

Que  cet  honnête  homme  fût  un  homme  de  cœur,  aucun  de  ceux 
qui  l'ont  approché  ne  l'ignorait.  Les  franches  colères,  les  ironies 
généreuses  de  cet  Alceste  genevois  auraient  suffi  à  trahir  une  sen- 
sibilité délicate  et  profonde  :  il  ne  l'étalait  jamais,  la  dissimulait 
de  son  mieux,  mais  ses  amis  la  sentaient  toujours  présente,  en 
éprouvaient  constamment  la  fidélité. 

Sa  mort,  hélas  !  en  fut  le  plus  saisissant  témoignage.  Nous  qui 
avons  vécu  près  de  lui  les  derniers  jours  de  sa  vie,  nous  avons 
suivi  l'agonie  de  son  cœur  à  jamais  brisé  par  le  départ  de  l'ami 
cher  entre  tous.  Vallette  n'aurait  pu  survivre  à  Philippe  Monnier 
sans  se  survivre  à  lui-même. 

Neuchâtel,  février  1912. 

Philippe  Godet. 


—  Nous  avons  à  déplorer  le  décès  de  quatre  membres  de  la  So- 
ciété J.  J.  Rousseau  : 

Auguste  Bleton,  secrétaire  honoraire  de  l'Ecole  des  Beaux- 
Arts,  à  Lyon,  auteur  d'une  excellente  notice  sur  /.  J.  Rousseau  et 
iV/"e  Serre  parue  en  1892,  dans  la  Revue  du  Lyonnais. 

Marc  Debrit,  directeur  honoraire  au  Journal  de  Genève,  à  Genève. 


CHRONIQUE  377 

Paul  DuPROix,  professeur  de  pédagogie  à  l'Université  de  Genève, 
Paul  UsTERi,  ancien  professeur  à  l'Ecole  cantonale  de  Zurich, 
mort  le  7  avril  1912,  dans  sa  quatre-vingtième  année,  auquel  on 
doit  tant  de  publications  érudites,  faites  en  collaboration  avec 
M.  Eugène  Ritter,  notamment  la  Correspondance  de  Rousseau 
avec  Léonard  Usteri  (cf.  Annales  VII,  190).  Nous  avons  eu  l'hon- 
neur de  le  compter  au  nombre  des  collaborateurs  de  nos  Annales. 

—  La  carte  de  membre  annuel  pour  1912  représente  le  portrait 
gravé  d'après  le  buste  en  perruque  de  Houdon,  par  P. -G.  Lan- 
glois,  en  1793. 

—  M.  H[ippolyte]  B[uffenoir]  ayant  demandé  dans  Vlnterme- 
diaire  des  chercheurs  et  curieux  du  20  octobre  191 1  (lxiv^  vol. 
col.  476)  ce  qu'était  devenu  le  portrait  de  Rousseau  peint  par  Gé- 
rard pour  le  duc  d'Orléans,  vers  1824,  G.  Dehais  a  répondu  dans 
V Intermédiaire  du  20  novembre  (ibid.,  col.  647),  en  signalant  la 
lithographie  du  dit  portrait  par  Mauzaisse  {Iconographie  Girar- 
din,  no  1012.) 

—  Encore  une  réplique  du  Rousseau  en  perruque  de  Houdon  ! 
Elle  faisait  partie  naguère  de  la  collection  Pierre  Decourcelle  et  a 
été  reproduite  dans  les  Arts,  revue  mensuelle  des  musées,  collec- 
tions, expositions,  publiées  par  l'éditeur  Goupil,  à  Paris,  livraison 
de  mars  191 1,  p.  6.  Le  texte,  p.  26-27,  n'indique  pas  la  matière  et 
se  borne  à  dire  qu'il  porte  la  date  de  1779. 

—  Le  i3  mai  191 1  a  été  vendu  à  l'Hôtel  des  Ventes,  à  Paris,  un 
portrait  de  Rousseau  au  pastel,  par  La  Tour,  provenant  de  la  suc- 
cession Bartholdi-Delessert.  Cette  assez  médiocre  réplique  des 
portraits  bien  connus  de  Genève  et  Saint-Quentin,  mise  à  prix 
pour  25.000  francs,  a  été  adjugée  pour  i8.5oo.  Voici  du  reste  l'opi- 
nion d'un  bon  juge,  M.  Daniel  Baud-Bovy,  conservateur  du  musée 
de  Genève,  qui  a  vu  ce  pastel  lors  de  l'exposition  :  «  Très  inférieur 
à  celui  de  Saint-Quentin,  à  celui  de  Genève.  Des  parties  qui  me 
semblent  retouchées,  un  ton  grisâtre  partout  répandu  et  mono- 
tone, surtout  un  défaut  grave  et  inexplicable  du  dessin  :  l'œil 
droit  beaucoup  plus  haut  que  le  gauche  et  divergent.  L'ensemble 
est  terne,  presque  indigne  de  La  Tour.  » 

—  La  Revue  des  autographes  (Paris,  Vve  Gharavay),  décembre 
191 1,  a  reproduit  une   lettre  inédite   d'Etienne  Dumont  à  David 


378  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   .1.    ROUSSEAU 

d'Angers,  datée  du  17  octobre  1828,  où  il  parle  du  projet  d'élevej 
à  Genève  une  statue  de  Rousseau  en  bronze,  par  Pradier.  II  fait 
à  son  correspondant  des  ouvertures  pour  le  cas  où  Pradier  se  dé- 
roberait. Ce  document  peut  être  joint  au  dossier  considérable 
concernant  la  statue  de  Pradier,  qui  se  trouve  aujourd'hui  dé- 
posé aux  Archives  J.  J.  Rousseau. 

—  A  la  vente  de  la  bibliothèque  Mont-Germont,  vendue  à  Pa- 
ris en  mai  191 1,  une  édition  des  œuvres  de  Rousseau,  publiée  à 
Londres  en  lySS,  avec  vingt-trois  vignettes  de  Marillier,  a  été 
adjugée  à  14,800  francs. 

Un  exemplaire  de  l'édition  de  Genève,  1782,  in-40,  sur  grand  pa- 
pier fort,  avec  les  illustrations  de  Moreau,  Le  Barbier  et  Cochin, 
du  tout  premier  tirage,  est  cotée  800  francs  dans  un  catalogue  de 
G.  Privât,  à  Dijon,  octobre  191 1. 

Enfin  le  catalogue  no  268  de  Lucien  Gougy,  à  Paris,  met  en 
vente  au  prix  de  200  francs,  un  exemplaire  de  l'édition  de  P.  R. 
Anguis,  Paris  1825,  «  en  papier  vélin  avec  les  figures  sur  papier 
de  Chine,  avec  la  lettre  grise,  provenant  de  la  bibliothèque  de 
M.  Jules  Lemaître,  portant  de  nombreuses  soulignures  et  notes 
manuscrites  au  crayon  de  sa  main.  » 

—  L'original  de  la  lettre  de  Rousseau  à  Duchesne  du  3o  octo- 
bre 1761  (édit.  Hachette,  n»  288),  a  été  mis  en  vente  au  prix  de 
18  livres,  18  schillings  dans  le  catalogue  no  268  de  MM.  Maggs 
frères,  à  Londres,  sous  le  n»  476. 

—  Deux  lettres  autographes  de  Rousseau  ont  été  vendues  aux 
enchères  à  Amsterdam,  le  19  mai  191 1  (catalogue  Frederik  Muller 
&  C"e,  nos  2874  et  2875)  : 

l'une,  «  L.  A.  S.  en  français,  à  Mad.  la  Baronne  de  Warens  à 
Chambéri.  Sans  lieu  ni  date,  3  pages  in-4,  avec  l'adresse  »  est 
l'original  du  no  12  de  l'édition  Hachette;  on  y  relève  quelques  me- 
nues variantes  ; 

l'autre,  «  L.  A.  S.  en  français,  Motier,  29  sept.  1763,  i  page  in-8  », 
aurait  trait  à  la  Profession  de  foi  du  Vicaire  savoyard.  On  n'en  in- 
dique pas  la  destination. 

—  L'original  de  la  lettre  de  Rousseau  à  Duchesne  du  12  mars 
1762,  3  p.  in-4",  1-  S-  s.,  a  passé  dans  une  vente  de  l'Hôtel  des 
Commissairos-Priseurs,  à  Paris,  le  29  mai  191 1,  de  même  que  l'o- 
riginal de  la  lettre  à  Davenportdu  21  mars  1767,  2  p.  in-40,  1.  a.  s. 
(Catalogue  Noël  Charavay,  no  ig3  et  194.) 


CHRONIQUE  379 

—  Le  4  mai  1911,  dans  une  vente  aux  enchères  Je  l'Hôtel  de  la 
rue  Drouot,  à  Paris,  ont  passé  deux  lettres  autographes  de  Rous- 
seau (nos  i3i  et  i32  du  catalogue  Noël  Charavay)  : 

la  première,  «  L.  aut.  (à  Mm<-'  d'Epinay),  s.  d.,  i  p.  in-40»,  est 
en  réalité  l'original  du  billet  à  Mme  de  Créqui  qui  fait  depuis  long- 
temps partie  de  la  correspondance  (édit.  Hachette,  no  63)  ; 

la  seconde  lettre,  «  L.  a.  s.  Renoti,  à  l'abbé  Baurin,  à  Sirizin  ; 
vendredi  soir,  '/s  P-  in-80  »  est  l'original  du  billet  du  8  septembre 
1769,  publié  par  G.  Vallier  en  i883  dans  le  Bulletin  de  V Institut 
national  genevois,  t.  XXVI. 

—  Dans  une  vente  d'autographes,  qui  a  eu  lieu  à  Leipzig,  du  3 
au  6  mai  191 1,  a  passé  l'original  d'une  lettre  inédite  de  Rousseau, 
datée  A  Paris  le  i3.  déc.  1754,  2  p.  in-40,  sous  cette  mention: 
<i  A  Monsieur  De  Luc  chef  Mrs.  Jean  et  Marc  Liotard  et  G.  Go- 
din,  à  Londres,  Bishop  Gâte  Street.  »  (No  710  du  Catalogue  Auto- 
graphen  Sammlungen  D^  Cari  Geibel,  Leipzig,  Cari  Her^v.  Her- 
tenried,  Wiven,  erste  Abteilung.) 

—  Le  Bulletin  d'autographes  à  prix  marqués,  n°  418  (juin  191 1), 
publié  par  Noël  Charavay,  a  mis  en  vente  sous  le  no  70478  et  au 
prix  de  3o  francs,  une  lettre  autographe  de  Marmontel  à  Voltaire, 
7  décembre  [1766],  3  p.  in-40,  adresse,  cachet  camée,  dont  il  cite 
le  passage  suivant  fort  caractéristique  : 

«  Votre  lettre  à  Rousseau  est  un  modèle  de  bonne  plaisanterie  ; 
la  raison  avec  ce  ton  là,  sera  toujours  désolante  pour  lui  ;  il  est 
impossible  qu'un  grave  charlatan  n'en  soit  pas  déconcerté.  On 
croit  ici  qu'il  va  retourner  triomphant  à  Genève  et  que  le  peuple 
le  nommera  dictateur  perpétuel.  Je  m'en  réjouis  d'avance  pour  les 
bonnes  scènes  que  cette  révolution  va  nous  donner.  » 

—  Dans  les  lettres  de  Voltaire  à  MM.  de  Florian,  publiées  par 
M.  F.  Caussy  dans  la  Revue  Bleue  du  K'  avril  191 1,  nous  relevons 
le  passage  suivant  d'une  lettre  du  26  décembre  1776,  qui  montre 
dans  quelles  dispositions  d'esprit  l'auteur  du  Sentiment  des  ci- 
toyens apprit  l'accident  de  Ménilmontant  et  la  nouvelle,  d'ailleurs 
inexacte,  de  la  mort  de  Jean-Jacques. 

«  Jean-Jacques  a  très  bien  fait  de  mourir.  On  prétend  qu'il  n'est 
pas  vrai  que  ce  soit  un  chien  qui  l'ait  tué  ;  il  est  guéri  des  bles- 
sures que  son  camarade  le  chien  lui  avait  faites  ;  mais  on  dit  que, 
le  12  décembre,  il  s'avisa  de  faire  l'Escalade  dans  Paris  avec  un 
vieux  Genevois  nommé  Romilly  ;   il  mangea  comme  un  diable,  et 


38o  ANNALES  DE  LA  SOCIÉTÉ  .1.  J.   ROUSSEAU 

s'étant  donné  une  indigestion,   il   mourut  comme  un  chien.  C'est 
peu  de  chose  qu'un  philosophe.  » 

—  Dans  son  Essai  d'une  Bibliographie  de  Sylvain  Maréchal 
(extrait  de  la  Revue  historique  de  la  Révolution  française,  juillet- 
septembre  191 1),  Chalon-sur-Saône,  imprimerie  E.  Bertrand,  191 1, 
in-8,  12  pp.,  M.  Otto  Karmin,  docteur  en  philosophie,  mentionne 
(p.  2)  la  brochure  suivante  : 

Le  tombeau  de  J.  J.  Rousseau,  stances,  par  M.  P.  Sylvain  M***, 
à  Ermenonville,  et  se  trouve  à  Paris,  chez  Cailleau,  1779;  8  pp. 
in-80. 

—  Dans  la  Correspondance  de  Gérard  de  Nerval,  publiée  récem- 
ment par  M.  Jules  Marsan,  Paris,  Mercure  de  France,  191 1,  in-8, 
on  remarque,  p.  262-263,  une  lettre  non  datée  où  G.  de  Nerval  en- 
tretient Alexandre  Dumas  d'un  projet  de  drame  intitulé  La  mort 
de  Rousseau.  Cette  mort,  c'est  le  suicide  légendaire  au  moyen 
d'un  pistolet. 

—  A  propos  du  compte-rendu  que  nous  avons  publié  l'année 
dernière  (p.  175)  d'un  article  de  M.  Buffenoir  sur  Une  fête  à  Mont- 
morency en  Vhonneur  de  Jean-Jacques  Rousseau,  notre  confrère, 
M.  Cl.  Perroud,  veut  bien  nous  communiquer  les  notes  qui  sui- 
vent : 

1°  Je  n'ai  pas  sous  la  main  le  numéro  des  Annales  révolution- 
naires qui  contient  le  travail  de  M.  Buffenoir;  mais  je  crois  qu'il 
aurait  pu  ajouter  d'autres  références  pour  cette  fête  du  25  7bre 
1791,  et  notamment  le  récit  qui  parut  dans  le  Patriote  français 
du  28  septembre  (et  qui  était  probablement  de  Bosc,  l'ami  des 
Roland),  ainsi  que  le  récit  des  Révolutions  de  Paris,  no  1 16,  p.  583- 
585.  Comment  se  fait-il,  d'ailleurs,  qu'on  dise  dans  les  Annales, 
«  un  nommé  Corsas...  »,  comme  s'il  s'agissait  d'un  inconnu  ?  Cor- 
sas, le  futur  conventionnel,  décapité  le  7  octobre  1793,  était  le 
fondateur  et  le  rédacteur  du  Courrier  des  83  départements. 

20  Les  Révolutions  de  Paris,  n»  94,  17-24  juillet  1790,  publia  une 
liste  de  souscription  pour  l'érection  d'une  statue  à  Rousseau,  et 
j'y  relève  le  nom  de  «  Bosc,  secrétaire  de  l'Intendance  des  postes, 
3  livres;  M.  Roland,  inspecteur  des  manufactures,  à  Lyon,  et  IVIa- 
dame  son  épouse,  6  livres.  » 

30  Dans  le  même  journal,  no  lvii  (7-14  août  1790),  je  relève  le 
petit  fait  que  voici  :  «  MM.  Lermina,  Voronikain,  Joseph  Bosc, 
Jean  Tailhaud,  Orchet,  Gilbert  et   Romme,  étant  réunis  à  Erme- 


CHRONIQUE  38 1 

nonville  auprès  du  tombeau  de  J.  J.  Rousseau,  ont  fait  entre  eux 
la  somme  de  27  livres  pour  leur  souscription  à  l'érection  d'une 
statue  à  cet  ami  de  la  liberté...  » 

Je  transcris  le  texte  tel  quel,  avec  ses  fautes  d'impression.  Ler- 
mina  (ou  plutôt  Larminat)  était  un  ami  de  Bosc.  Voronikain  m'est 
inconnu.  Joseph  Bosc  était  un  frère  de  l'ami  de  Roland,  — depuis 
membre  des  Cinq-Cents.  Jean  Tailhaud  était  un  neveu  de  Romme  ; 
depuis  maire  de  Riom,  et  député  aux  Cent-Jours.  Orchet  (lisez 
Otchet)  était  le  jeune  comte  Paul  Stroganov,  dont  Romme  avait 
été  le  précepteur  en  Russie,  qu'il  avait  amené  en  France  et  in- 
troduit dans  le  monde  révolutionnaire.  Gilbert  et  Romme,  lisez 
Gilbert  Romme,  depuis  célèbre  comme  membre  de  la  Convention, 
et  un  des  «derniers  montagnards»  [Cl.  Perroud]. 

—  A  propos  de  l'article  sur  le  mot  Romantique  paru  dans  le 
tome  V  de  nos  Annales,  MM.  André  Morize  et  L.  Delaruelle  ont 
publié  dans  la  Revue  d'histoire  de  la  France,  igii,  p.  440  et  940 
des  exemples  du  mot  employé  par  des  auteurs  français  dès  le 
XVIIe  siècle  (1675  et  1694).  L'influence  anglaise  est  déjà  visible 
dans  l'un  d'eux. 

—  Le  Journal  de  Genève  a  publié  sous  ce  titre  :  Genève  révolu- 
tionnaire décrite  par  un  voyageur  saxon,  ijq3,  dans  ses  numé- 
ros des  25  juillet  191 1  et  jours  suivants  une  traduction  fragmen- 
taire de  la  relation  de  Christian  August  Fischer  intitulée  Ueber 
Genf  und  den  Genfer-See,  Berlin,  1 796,  bei  Friedrich  Vieweg  dem 
Aelteren  in-8,  180  pp.  Cette  relation  contient,  p.  11 8- 128  de  l'origi- 
nal, un  récit  détaillé  de  la  fête  de  Jean-Jacques  Rousseau  à  Ge- 
nève, le  28  juin  1793,  traduit  dans  le  Journal  de  Genève  du  2  août 
1911. 

—  Le  journal  Das  Seeland,  de  Bienne,  a  reproduit  dans  ses  nu- 
méros des  2  et  I  5  septembre  191 1,  un  chapitre  intitulé  Die  Bie- 
lerinsel,  Rousseau  und  Voltaire,  paru  jadis  dans  un  petit  livre  : 
Schwei^erischer  Weisheitspiegel,  eine  prosaisch-poetische  Zugabe 
pim  alten  Bohnenlied,  Burgdorf,  E.  Langlois,  1845.  L'exhumation 
d'un  aussi  plat  factum,  qui  glorifie  Voltaire  aux  dépens  de  Rous- 
seau, ne  s'imposait  peut-être  pas. 

—  Le  Philibert  Berthelier,  de  Genève,  a  exhumé  et  reproduit 
dans  ses  numéros  des  3o  septembre  et  samedis  suivants  le  mé- 
moire publié  par  H. -F.  Amiel  à  l'occasion  du  centenaire  de  1878  : 
J.  J.  Rousseau,  caractéristique  générale. 


382  ANNALES   DE   LA    SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

—  Sous  ce  titre:  La  fête  à  Rousseau,  M.  Ed.  Ch[apuisat]  a  pu- 
blié dans  le  Journal  de  Genève  du  lo  juillet  191 1,  un  résumé  de  la 
causerie  qu'il  avait  faite  à  la  précédente  assemblée  générale  de  la 
Société  J.  J.  Rousseau  (cf.  Annales,  VII,  p.  209.) 

Cet  article  qui  faisait  allusion  à  la  prochaine  célébration  du  bi- 
centenaire de  la  naissance  de  Rousseau,  a  été  le  point  de  départ 
inattendu  d'une  petite  polémique  locale.  Un  journal  catholique, 
r Indépendant  genevois,  29  juillet  191 1,  ayant  déclaré  que  ses  corré- 
ligionnaires  s'abstiendraient  de  fêter  «  un  pornographe  »,  d'autres 
feuilles,  le  Philibert  Berthelier,  le  Peuple  genevois,  le  Libéral  ge- 
nevois, ont  relevé  l'injure  et  rétorqué.  Le  19  août,  nouvelle  diatribe 
de  VIndépendant,  intitulée  la  Rousseaulâtrie,  qui  prolongeait  en- 
core quelques  jours  cette  tempête  dans  un  verre  d'eau. 

—  Dans  la  Tribune  de  Lausanne  du  24  juin,  M.  W.  Heubi  com- 
pare A  propos  de  Rousseau,  les  deux  récents  ouvrages  de  MM.  J. 
Lemaître  et  E.  Faguet. 

—  Sous  ce  titre  sensationnel  :  Un  disciple  de  Rousseau  che^f  les 
Arabes,  \e  Journal  des  Débats  du  10  septembre  191 1,  a  reproduit 
un  passage  de  ÏAlmanach  littéraire  de  1787,  dans  lequel  il  est 
question  d'un  jeune  Français  qui,  vers  1770,  s'était  mis  en  tête  de 
prêcher  aux  habitants  de  l'Arabie  une  religion  selon  les  idées  de 
Rousseau. 

—  Dans  le  Figaro  du  3o  juin  191 1,  M.  Henri  Roujon,  s'inspirant 
du  livre  de  M.  Faguet,  consacre  à  Pauvre  Jacques  une  chronique 
écrite  sur  le  ton  léger  et  sceptique  qui  lui  est  familier. 

—  Dans  le  supplément  du  dimanche  de  la  Vossische  Zeitung,  de 
Berlin,  25  juin  191 1,  a  paru  un  important  article  du  Dr  R.  Sa- 
linger,  sur  David  Hume  imd  Jean-Jacques  Rousseau. 

—  Dans  le  Journal  des  Débats,  du  2  août  1911,  M.  P.  Ginisty  a 
écrit  un  Au  jour  le  jour  intitule  Ross  Hall  sur  le  séjour  de  Rous- 
seau en  Angleterre. 

—  Dans  l'Avenir,  journal  de  l'Ariège,  du  jeudi-dimanche  1-4  juin 
191 1,  le  Dr  Paul  Voivenel,  a  écrit  une  chronique  sur  Le  cas  Jean- 
Jacques  Rousseau,  le  cas  pathologique  s'entend,  tel  qu'il  occupe 
depuis  longtemps  les  psychiatres. 


CHRONIQUE  383 

—  On  n'est  pas  peu  surpris  de  voir  J.  J.  Rousseau  longuement 
cité  par  M.  Maurice  Spronck  dans  la  Liberté  du  5  juillet  191 1, 
comme  un  «  prodigieux  exemple  »  de  littératiirite,  c'est-à-dire 
d'écrivain  se  donnant  à  lui-même  le  spectacle  ou  le  divertisse- 
ment de  ses  pensées. 

—  Dans  le  journal  catholique,  La  jeune  fille  contemporaine,  Pa- 
ris, 25  février  191 1,  M.  Maurice  Eloy  consacre  une  «  causerie  litté- 
raire »  de  trois  pages  aux  Ennemis  de  Rousseau,  MM.  J.  Lemaître, 
H.  Lasserre,  Delfour,  Lecigne,  qui,  dit-il,  ont  voulu  faire  «  une 
œuvre  de  salubrité  publique.  » 

—  Le  journal  Fiir's  Heim,  de  Zurich,  28  juin  191 1,  a  reproduit 
le  texte  (traduit  par  M™'  Anna  Burg)  et  les  illustrations  de  l'arti- 
cle SUT  Jean-Jacques  en  Savoie  [Jean-Jacques  Rousseau  in  Savoyen], 
publié  dans  la  Patrie  suisse,  du  7  décembre  1910  (cf.  Annales, 
t.  VII,  p.  200). 

—  U Ecole  laïque,  de  Toulouse,  26  février  191 1,  a  communiqué 
à  ses  lecteurs  la  substance  du  petit  livre  de  M.  G.  Compayré  sur 
J.  J.  Rousseau.  L'auteur  de  l'article,  S.  S.,  ayant  qualifié  Rous- 
seau de  «  maniaque  »  et  affirmé  son  suicide,  M.  Amédée  Blondeau 
s'est  attaché  à  le  réfuter  dans  les  numéros  des  26  mars  et  2  avril 
du  même  journal,  sous  ce  titre  :  La  mort  de  Jean- Jacques  Rousseau. 

—  Le  Giornale  d'Italia,  de  Buenos-Ayres,  du  i3  août  191 1,  a 
reproduit  l'article  de  G.  Pagliara  sur  La  prima  commedia  di  J.  J. 
Rousseau,  déjà  signalé  dans  nos  Annales,  V,  3i3. 

—  Le  7  mars  191 1,  M.  Bernard  Bouvier,  président  de  la  Société 
J.  J.  Rousseau,  a  fait,  sous  le  patronage  du  Cercle  de  lecture 
de  Hottingen,  à  Zurich,  une  conférence  sur  les  Confessions  de 
J.  J.  Rousseau.  Compte-rendu  dans  le  Neues  Winterthurer  Tag- 
blatt,  du  16  mars. 

—  Dans  le  courant  de  février  191 1,  M.  L.-J.  Courtois  a  fait  sous 
les  auspices  du  Département  de  l'Instruction  publique,  une  confé- 
rence sur  J.  J.  Rousseau,  l'homme  et  l'œuvre,  qu'il  a  répétées  dans 
les  communes  suivantes  du  canton  de  Genève  :  Meyrin,  7  février, 
Laconnex,  14  février,  Cologny,  21  février,  Petit-Lancy,  28  février. 

—  M.  Henri  Guy,  professeur  à  l'Université  de  Toulouse,  a  inau- 
guré une  série  de  leçons  faites  à  l'Institut  français  en   Espagne 


384  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

sur  Le  roman  français  au  XIX'  siècle,  par  une  conférence  sur 
r«  influence  de  J.  J.  Rousseau  ».  Compte-rendu  dans  La  Epoca 
de  Madrid,  2  mai  191 1. 

—  Le  3  décembre  1911,  M.  Maximilien  Buffenoir,  professeur  au 
lycée,  a  fait  à  Pontarlier,  sur  La  Nouvelle  Héloïse  de  J.  J.  Rous- 
seau, une  conférence  patronée  par  la  Société  des  Amis  de  l'Ins- 
truction. Compte-rendu  dans  La  Dépêche  républicaine  de  Fran- 
che-Comté, du  7  décembre. 

—  Le  29  janvier  191 1,  M.  Georges  Rency,  directeur  de  la  Vie 
intellectuelle,  a  fait  à  Liège,  sous  les  auspices  des  «  Amitiés  fran- 
çaises», une  conférence  sur  .1.  J.  Rousseau.  Compte-rendu  dans 
VExpress  de  Liège  du  3o  janvier  191 1. 

—  Le  26  octobre  191 1,  notre  confrère,  M.  Théodore-A.  Chris- 
ten,  a  fait  devant  le  Club  littéraire  allemand  de  Cincinnati,  une 
conférence  sur  Rousseau  et  Vorigine  du  Référendum  et  de  l'Initia- 
tive, montrant  que  Rousseau  est  le  véritable  père  de  ces  deux  ins- 
titutions fort  discutées  en  ce  moment-ci  en  Amérique.  Compte- 
rendu  dans  The  Cincinnati  Enquirer,  du  27  octobre. 

—  La  Sentinella  Bresciana,  du  12  février  191 1,  a  publié  de  longs 
extraits  d'une  conférence  sur  La  liberté  et  l'Etat,  faite  par  l'avo- 
cat Arturo  Reggio,  à  Brescia.  L'œuvre  de  J.  J.  Rousseau  y  occu- 
pait une  grande  place. 

—  Au  quatrième  congrès  international  de  philosophie,  qui  a  eu 
lieu  à  Bologne,  en  avril  191 1,  M.  Rudolf  Stammler  a  fait  une 
communicatton  intitulée  Die  Rechtsphilosopliie  des  Jean  Jacques 
Rousseau.  Un  résumé  en  a  paru  dans  les  Actes  du  congrès  et  a  été 
tiré  à  part,  5  pp.  in-40. 

—  Notre  confrère,  le  professeur  de  droit  G.  Del  Vecchio,  nommé 
récemment  à  l'Université  de  Bologne,  a  annoncé  pour  ses  débuts, 
durant  l'été  1911,  un  cours  spécial  sur  ce  su']et  :  Interprétation 
critique  des  idées  politiques  de  J.  J.  Rousseau. 

—  UOfficial  Register  of  Harvard  University,  du  11  juin  1910, 
annonçait  comme  devant  être  donné  durant  l'année  1911-1912, 
par  le  professeur  extraordinaire  de  français  Irving  Babbit,  dans  le 
département  de  la  littérature  comparée,  un  cours  sur  Rousseau  et 
son  influence. 


CHRONIQUE  385 

—  Le  21  mars  iqii,  le  Devin  du  Village  a  été  représenté  sur  la 
scène  du  Nouveau  théâtre,  à  Leipzig,  d'après  un  arrangement  du 
compositeur  viennois  Robert  Ground.  Articles  de  circonstances 
dans  les  Dresdner  Neueste  Nachrichten,  23  mars  191 1  [Zwei  Erst- 
auffiihrungen)  et  la  Vossische  Zeitung,  21  mars  1911  {Jean-Jacques 
Rousseau,  der  Musiker.) 

—  Les  pèlerinages  littéraires  aux  lieux  illustrés  par  Rousseau 
sont  réprésentés  en  191 1  par  les  articles  suivants  : 

Dans  V Express  de  Bienne,  19  juillet  191 1,  une  chronique  de  -d: 
Warum  die  Flucht  Jean-Jacques  Rousseaus  auf  die  Peterinsel? 

Dans  la  Suisse  libérale,  de  Neuchâtel,  i5  juin  191 1,  une  «lettre 
à  Tiberge  »  de  Gt.  intitulée  Le  Jardin  du  philosophe  (c'est-à-dire 
Ermenonville). 

Dans  le  Tage-Blatt,  de  Schaffouse,  i^'"  novembre  191 1,  la  re- 
production de  l'article  de  K.-E.  Schmidt,  Am  Grabe  Jean-Jac- 
ques (cf.  Annales,  VII,  224.) 

—  Le  Paris-Journal,  du  4  septembre  191 1^  a  pensé  amuser  ses 
lecteurs  en  reproduisant  Les  pensées  des  visiteurs  du  Musée  Jean- 
Jacques  Rousseau,  à  Montmorency,  c'est-à-dire  quelques-unes 
des  réflexions  plus  ou  moins  saugrenues  qui  accompagnent  les 
signatures  sur  le  registres  des  visiteurs. 

—  L'inauguration  du  monument  de  Grétry,  à  Montmorency,  le 
17  décembre  191 1,  a  été  l'occasion  pour  les  orateurs,  notamment 
pour  M.  J.  Steeg,  ministre  de  l'Instruction  publique,  d'évoquer 
longuement  le  souvenir  de  Rousseau.  Voyez  notamment  le  Rap- 
pel du  19  décembre. 

—  L'inauguration  du  monument  de  Trie-Château  (cf.  Annales, 
VI,  p.  38i)  a  été  précédée  d'une  campagne  de  conférences  dans 
plusieurs  localités  du  département  de  l'Oise.  Le  1 5  janvier  1911, 
M.  Auguste  Gaud  a  ouvert  le  feu  à  Trie-Château,  en  racontant  à 
ses  auditeurs  le  séjour  de  Rousseau  dans  cette  ville  (voir  VEcho 
républicain  de  Senlis,  du  29  janvier).  Le  22  janvier,  MM.  Paul 
Painlevé  et  J.  Ernest-Charles  ont  parlé  au  théâtre  de  Beauvais, 
avec  le  concours  du  groupe  parisien  des  Mimi-Pinson  de  M.  G. 
Charpentier.  La  République  de  l'Oise  du  24  janvier  a  rendu  compte 
de  cette  cérémonie.  Dans  son  numéro  du  21  janvier,  elle  l'avait 
préparée  par  un  article  de  M.  Auguste  Gaud  sur  Jean-Jacques 
Rousseau  et  le  Devin  du  village.   Enfin,  le   i3  février,  MM.  Aug. 

25 


386  ANNALES   DE   LA   SOCIÉTÉ  J.   J.    ROUSSEAU 

Gaud,  H.  Quignon,  et  Martin-Mamy  se  sont  fait  entendre  à  Chau- 
mont  en  Vexin,  les  deux  derniers  parlant  de  J.  J.  Rousseau  éduca- 
teur et  de  J.  J.  Rousseau  et  V Amour.  Comptes-rendus  dans  la  Ré- 
publique de  l'Oise,  du  i5  février,  VAction  républicaine  du  19  fé- 
vrier, VEcJio  Républicain,  de  Senlis,  du  26  février. 

L'inauguration  même  a  eu  lieu  le  dimanche  3o  juillet  en  pré- 
sence de  M.  Chaumet,  sous-secrétaire  d'Etat  aux  postes  et  télé- 
graphes. Orateurs  :  MM.  Bouffandeau,  député,  Bruyé,  maire  de 
Trie-Château,  Aug.  Gaud  et  G.  Laguerre.  Le  monument  dû  au 
ciseau  du  sculpteur  Gréber  est  adossé  à  la  mairie.  Il  représente  la 
Vérité  nue  et  tenant  en  main  un  miroir  qu'elle  élève,  assise  sur  la 
margelle  du  puits  légendaire  —  et  dans  un  coin,  Rousseau,  à  sa 
table,  semble  en  être  inspiré.  Des  récits  plus  ou  moins  complets 
de  la  fête,  accompagnés  d'extraits  ou  d'analyses  des  discours  ont 
été  publiés  par  la  République  de  l'Oise,  du  3  août,  le  Temps  du 
ler  août,  etc.  Comme  articles  de  circonstance,  on  peut  citer  celui 
du  Temps,  3o  juillet:  Le  solitaire  de  Trie-Château,  par  G.  D.,  et 
celui  du  Journal  de  Genève,  2  août:  Jean-Jacques  à  Trie-Château. 

—  La  transformation  des  vieux  quartiers  de  Lausanne  vient 
d'entraîner  la  démolition  de  la  maison  historique  de  François- 
Frédéric  de  Treytorrens,  professeur  de  philosophie,  où  Rousseau, 
en  1732,  donna  le  fameux  concert  dont  il  est  parlé  dans  les  Con- 
fessions. Cette  maison  était  le  no  16  de  la  ruelle  qui  conduisait  des 
Escaliers-du-Marché  à  la  place  de  la  Madeleine.  Elle  a  appartenu 
successivement  à  la  famille  de  Treytorrens,  puis  à  la  Famille  Se- 
crétan.  Photographie  dans  la  Patrie  suisse  du  10  mai  191 1,  et 
dans  la  Vie  musicale,  de  Lausanne,  du  i^r  septembre. 

—  On  a  pareillement  détruit  en  iQii,  pour  la  remplacer  par  un 
gratte-ciel  à  l'américaine,  la  maison  que  le  joaillier  François  Mus- 
sard,  parent  et  ami  de  Rousseau,  s'était  fait  bâtir  à  Passy,  où 
Jean-Jacques  passa  tant  d'agréables  moments  et  où  il  composa 
«  en  six  jours»  le  Devin  du  village.  La  demeure  avait,  paraît-il, 
conservé  intacte  sa  physionomie  jusqu'à  ces  derniers  temps. 
Woytz  V Excelsior  àxi  11  mai  191 1. 

—  Les  sabots  de  Jean-Jacques  dont  il  a  été  plusieurs  fois  ques- 
tion (cf.  Annales,  V,  339  etVI,  382),  ont  été  récemment  découverts 
chez  un  M.  Rémezy,  à  Paris,  par  un  choniqueur  du  Pe/;7  7'ar;i/e«, 
Jean-Claude,  qui  en  a  entretenu  les  lecteurs  de  ce  journal  le  21  dé- 
cembre 191 1.  Ces  reliques  seraient,  paraît-il,  à  vendre. 


ERRATA  DU  TOME  VII  (191 1). 


P.  54,  1.  2  en  rem.  :  A  reste,  lise:^  :  Au  reste. 

P.  61,  1.  5  en  rem.  :  aurons  soins,  lise^:  aurons  soin. 

P.  117,  1.  6  en  rem.  :  J.  J.  Rousseau,  lise^  :  (Etoit  signé:)  J.  J.  Rous- 
seau. 

P.  i58,  1.  23  :  Férand,  lise3[  :  Féraud. 

P.  170,  1.  8  :  diligeamment,  lise:^  :  diligemment. 

P.  175,  I.  20  :  Cherbulliez,  lise^  :  Cherbuliez. 

P.  181,  1.  25  :  Avis,  lise:^  :  ami. 

P.  i83,  1.  2  en  rem.  :  un  produit  authentique  du  calvinisme, //se^  ;  un 
produit  authentique,  non  seulement  du  luthéranisme,  mais  encore  du 
calvinisme. 

P.  210,  1.  4:  Berlin,  lise3[  :  Marbourg. 

P.  211,  1.  6  en  rem.:  Baretli,  lise^  :  Baretti  (il  s'agit  de  Guiseppe 
Marc  Antonio,  1719-1789.) 

P.  21 1,  1.  5  en  rem.  :  through,  lise:{  :  though. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages 

L'unité  de  la  pensée  de  Jean-Jacques  Rousseau,  par  Gustave 

Lanson  I 

L'influence  de  J.  J.  Rousseau  au  XYIII*  siècle,  par  D.  iVloR- 

NET 33 

Rousseau  et  le  XIXe  siècle,  par  Harald  HôFFDiNG.      ...  69 
Rousseau  et  le  mouvement  philosophique  et  pédagogique 

en  Allemagme,  par  L  Benrubi 99 

Rousseau  en  Angleterre  au  XIX^  siècle,  par  Edmund  Gosse  i3i 
J.  J.  Rousseau  et  la  Suisse  :  Rousseau  et  les  écrivains  du 

dix-huitième  siècle  helvétique,  par  G.  de  Reynold     .  161 
La  personnalité  religieuse  de   J.    J.    Rousseau,    par   Paul 

Seippel -ioS 

Le  manuscrit  Favre  de  VEmile,  par  Léopold  Favrk  .      .     .  233 

Examen  du  manuscrit  :       L  Description  dû  manuscrit  235 

IL  Examen  du  texte    .      .     .  241 

IIL  Conclusion 254 

Appendices  :  A.  Liste  des  principales  lacunes     .      .     .  264 

B.  Choix  de  passages  inédits     ....  270 

C.  Choix  de  variantes 299 

Table  des  planches 3i6 

Neuf  planches  hors-texte. 

BIBLIOGRAPHIE 

Complément  pour  la  bibliographie  de  l'année  1910    .      .     .       317 

Bibliographie  de  l'année  191 1 32o 

Allemagne,  p.  320  —  Angleterre,  p.  325  —  Autriche, 
p,  827  —  Belgique,  p.  827  —  Danemark,  p.  828  — 
Etats-Unis  d'Amérique,  p.  829  —  France,  p.  829  — 
Hollande,  p.  846  —  Hongrie,  p.  846  —  Italie,  p.  848 
—  Norvège,  p.  849  —  Suisse,  p.  849. 

Par  B[ernard]  B[ouvier],  Ch[arle]s  B[orgeaud], 
Ed.  C[laparède],  A.  F[rançois],  L.  P[iiNVERT],  L. 
R[acz],  a.  S[chinz]. 

Il  est  parlé  des  ouvrages  de  P.  Arbelet,  840  —  L.  F. 
Benedetto,  842  —  Ad.  van  Bever,  383  —  A.  Boissy, 


SgO  TABLE   DES   MATIÈRES 

333  —  Bonus,  322  —  C.  Bougie,  343  —  M.  Boy  de  la 
Tour.  33o  —  W.  Bovd,  325,  326  —  J.-P.  Brissot,  33 1 

—  J.  Brunelli,  348  —  H.  Butfenoir,  333  —  S.  H.  ten 
Cate,  346 —  V.  Gherbuliez,  333  —  G.  Ghinard,  329  — 
Ch.  Gollé,  333  —  J.  Gh.  Gollins,  334  —  O-  Corbach, 
323  —  L.  J.  Gourtois,  353  —  J.  Delvaille,  334  —  G. 
Del  Vecchio,  319,  349  —  H.  Denkinger,  366  —  P. 
Deseille,  334  —  C.  Dielitz,  32o  —  M.  Dupont-Ghâte- 
lain,  335  —  E.  Faguet,  335,  340  —  A.  Farinelli,  348  — 
G.  Ferrari,  320  —  B.  Foxley,  325  —  A.  François,  366 

—  L.  Geiger,  323  —  Ph.  Godet,  33o  —  G.  Gran,  328, 
349 —  J.  Grier  Hibben,  317 —  H.  Grosche-Barby,  324 

—  W.  Herzog,  324  —  O.  Kartaedt,  32o —  M.  Krstitsch, 
353  —  F.  Kùnzler,  349  —  H.  Legrand,  329  —  L.  Li- 
bert,  343  —  A.  Martin-Decœn,  344  —  P. -M.  Masson, 
344  —  P.  Merklen,  345  —  A.  Michaelis,  327.  —  P.  J. 
Môbius,  321  —  H.  Morf,  32i  —  M,  Mutterer,  324  — 
S.  Ch.  Parker,  3i8  —  Ed.  Peeters,  327  — A.  Perroud, 
33i  —  P.  Prina,  32o  —  I.  Querido,  346  —  L.  Racz, 
348  —  G.  Rency,  328  —  J.  K.  Rensbourg,  346  —  H. 
Roujon,  340 —  E.  von  Sallwûrk,  32o —  P.  Schneider, 
322  — A.  Schopflin,  346  —  E.  Seillère,  345  —  P.  Seip- 
pel,  345  —  Ph.  Simon,  325  —  L.  Speidel,  317  — 
Stendhal,  340 —  J.  G.  Stephan,  325  —  B.  Toldes,  347 

—  A.  Tornezy,  340  —  G.  Vallette,  319,  354,  365  — Val- 
rey,  317,  341  —  Ch.  E.  Vaughan,  326 —  P.  Villey,  341. 

Revue  des  bibliographies 366 

CHRONIQUE 

Extrait  des  procès-verbaux  des  séances  du  Comité    ...  371 

Archives  Jean-Jacques  Rousseau 373 

Gaspard  Vallette  (1865-1911),  notice  nécrologique,  par  Phi- 
lippe Godet 374 

Chronique  générale 376 

Auteurs,  orateurs,  artistes  cités:  H. -F.  Amiel,  38i 

—  I.  Babbitt,  384  —  A.  Bleton,  376  —  A.  Blondeau, 
383  —  Bosc,  38o  —  Bouffandeau,  386  —  B.  Bouvier, 
383  —  Bruyé,  386  —  M.  Buffenoir,  384  —A.  Burg, 
383  —  Ed.  Chapuisat,  382  —  Th.  A.  Christen,  384  — 
Cochin,  378 —  O.  Corbach,  323  —  L.-J.  Courtois,  383 

—  L.  Delaruelle,  38i  —  G.   Del  Vecchio,  384  —  Et. 


TABLE   DES   MATIÈRES  SqI 

Dumont,  877  —  M.  Eloy,  383  —  J.  Ernest-Charles, 
385  —  Ch.  A.  Fischer,  38i  —  A.  Gaud,  385,  386  —  Gé- 
rard, 377  —  P.  Ginisty,  382  —  Gréber,  386  —  R. 
Ground,  385  —  H.  Guy,' 383—  W.  Heubi,  382—  Hou- 
don,  377  —  Jean-Claude,  386  —  O.  Karmin,  38o  —  G. 
Laguerre,  386  —  P.  G.  Langlois,  377  —  La  Tour, 
377  _  Le  Barbier,  378  —  S.  Maréchal,  38o  —  Maril- 
lier,  378  —  Marmontel,  379  —  J.  Marsan,  38o —  Mar- 
tin-Mamy,  386  —  Mauzaisse,  377  —  Moreau,  378  — 
A.  Morize,  38i  —  G.  de  Nerval,  38o  —  G.  Pagliara,  383 
—  P.  Painlevé,  385—  Cl.  Perroud,  38o  —  J.  Pradier, 
378 —  H.  Quignon,  386  — A.  Reggio,  384  —  G.  Rency, 
344 —  H.  Roujon,  382  —  R.  Salinger,  382 — K.-E. 
Schmidt,  385  —  M.  Spronck,  383  —  R.  Stammler, 
384  —  J.  Steeg,  385  —  P.  Usteri,  377  —  G.  Vallier, 
379  —  P.  Voivenel,  382  —  Voltaire,  379. 


Errata  du  tome  vu  (1911) 387 


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%^     t. 


PQ  Société  Jean- Jacques 

2042  Rousseau,  Genevii 

A2S6  Annetles 


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