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1
ARTES SCIENTIA VERITAS
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iMmes.
ARTES SCIENT1A VERITAS
ANNAM
ET
INDO-CHINE FRANÇAISE
V
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DU MEME AUTEUlt
LES ANNAMITES
SOCIETE — COITI'MES — RELIGIONS
_r r
I volume in-8 u , avec 43 photogr., 1900 7 fr. 50
(A. GIIALLAMEL, Éditeur).
ÉLÉMENTS DE GRAMMAIRE ANNAMITE
(Ouvrage dédié à M. le Général Brière de l'isle) 1 volume in-8°,
3 e édition, 1901 3 fr.
(A. GIIALLAMEL, Éditeur).
Méthode d'enseignement mutuel Franco -Annamite (Schneider, éditeur,
Hanoï, 1894).
Étude de la langue Taï (Schneider, éditeur, Hanoï, 1895).
Colonel E. D1GUET
DR L'INFANTERIE COLONIALE
ANNAM
ET
INDO-CHINE FRANÇAISE
I. — Esquisse de l'histoire annamite
H. — Rôle de la France en Indo-Chine
Ouvrage dédié à M. Gaston DOUMERGUE
Ministre du Commerce,
ancien Ministre des Colonies.
PARIS
Augustin Cil ALL AMEL, Editkuh
Rue Jacob, 17
Librairie Maritime et Coloniale
1908
Traduction et reproduction même partielles interdites.
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INTRODUCTION
Dans un livre publié au mois de septembre de Tannée der-
nière, j'ai essayé de dépeindre le peuple annamite qui constitue
plus des trois quarts de la population de l'Indo-Chine. J'ai
décrit son organisation sociale telle qu'elle existait avant l'in-
tervention de la France dans ce pays, ses coutumes, sa manière
de vivre, j'ai guidé le lecteur au milieu de l'imbroglio de ses
idées religieuses, je me suis introduit avec lui dans ses pagodes
et j'ai évoqué quelques-unes de ses vieilles légendes. C'était
un livre de vulgarisation destiné, non pas à faire faire un pro-
grès quelconque à l'ethnographie, mais tout simplement à
répandre parmi ceux qui s'intéressent à l'Extrême-Orient les
connaissances que j'ai acquises, tant par mes lectures que par
mon observation personnelle, sur une des races les plus inté-
ressantes du monde entier.
L'accueil favorable qui a été fait aux « Annamites » dans la
presse et dans le monde savant m'a encouragé à publier
« Annam et Indo-Chine Française », qui peut en quelque
sorte lui servir de complément. Sa première partie est une
esquisse de l'histoire annamite, très rapidement exposée au
début jusqu'à l'intervention de la France, puis décrite avec
plus de détails en traitant de la conquête de la Cochinchine
et de celle du Tonkin. Au sujet de cette dernière, il m'a
paru intéressant de mettre en lumière la méthode sûre et
rationnelle avec laquelle peu à peu, au cours des six phases de
VI INTRODUCTION
cette occupation, nous avons su assouplir nos moyens de péné-
tration pour arriver en 18% à la pacification complète de
toutes les régions troublées jusqu'alors.
Dans la seconde partie j'ai essayé de donner une idée exacte
du rôle de la France en Indo-Chine. J'ai décrit la situation
politique qui résulte pour elle des traités conclus avec la
Chine, l'Annam, le Siam, etc., l'organisation du gouverne-
ment général de l'Indo-Chine et des gouvernements locaux des
cinq pays qui la composent, le fonctionnement de ses ser-
vices généraux. J'ai montré ce qui a été fait pour l'extension
de l'influence française par l'instruction publique, par les
œuvres de bienfaisance créées en Indo-Chine et par leur pro-
pagation dans les pays nvoisinants. J'ai donné un aperçu du
développement économique que nous avons imprimé au pays
et de l'organisation budgétaire que nous y avons instituée.
Enfin, pour conclure, je me suis demandé quels sont les
moyens à employer pour conserver cette magnifique colonie
qui nous a coûté tant d'efforts et qui fait l'admiration de tous
ceux qui la visitent. Les convoitises qu'elle excite sont grandes
et nous ne devons négliger aucun sacrifice pour défendre un
bien aussi précieux. L'accord franco-japonais, signé le 10 juin
1907, est venu, il est vrai, ajourner les menaces dont elle était
l'objet, puisque « les deux gouvernements ayant un intérêt
à voir l'ordre et un état de choses pacifiques garantis, notam-
ment dans les régions de l'Empire Chinois voisines des terri-
toires où ils ont des droits de souveraineté, de protec-
tion ou d'occupation, s'engagent à s'appuyer mutuelle-
ment pour assurer la paix et la sécurité dans ces régions ».
Mais si ce traité écarte momentanément toute crainte d'agression
delà part du Japon, nous ne devons pas oublier, ainsi que nous
le montrerons plus loin, que la Chine est en voie de réorga-
nisation et que dans une dizaine d'années elle sera une puis-
sance militaire redoutable. J'ai dit quelques mots des mesures
INTRODUCTION VU
à prendre pour la défense de l'Indo-Chine sur terre et sur mer
contre ses ennemis extérieurs, mais j'ai insisté tout particu-
lièrement sur l'attitude toute nouvelle que doit prendre la
France vis-à-vis des Annamites, si elle veut reconquérir leur
affection qu'elle a laissée lui échapper. Le dilemme est inéluc-
table : ou bien nous perdrons V Indo-Chine, ou bien nous ren-
drons aux Annamites, dont il nous faut l'amitié' à tout prix,
le rang social qui leur revient comme individus, l'exercice
réel de l'administration et de la justice de leurs concitoyens,
et la tranquillité que leur a enlevée notre système fiscal.
Et telle est ma conclusion.
E. DlGUET.
PREMIÈRE PARTIE
ESQUISSE
DE L'HISTOIRE ANNAMITE
CHAPITRE I er
AVANT I/INTERVENTION DE LA FRANCE
L'Annam, royaume vassal de l'empire chinois
(d'environ 3800 avant J.-C. à 114 avant J.-C).
Pour faire connaissance avec le peuple annamite il nous a semblé
utile de remonter jusqu'aux origines, un peu fabuleuses, de son his-
toire et de donner un aperçu de son développement, jusqu'à l'époque
actuelle. Nous le verrons ainsi successivement lié avec la Chine
par des liens de vassalité, ensuite, pendant les dix premiers siècles
de notre ère, soumis à la domination des gouverneurs de cet empire,
puis, reprenant sa liberté à la faveur de révolutions sanglantes, et
enfin, une fois débarrassé de l'oppression chinoise, partant à la
conquête de nouveaux pays et descendant le long de la côte d'Annam
pour absorber le Ciampa et le Cambodge et en faire des provinces
annamites, allant ainsi, grâce à sa prodigieuse vitalité, faire la tache
d'huile jusqu'aux grands lacs du Mékong.
En voyant ce peuple, après dix siècles d'asservissement, songer
encore à son émancipation et la poursuivre avec courage et témé-
rité, nous nous ferons une idée de la vigueur et de la persistance
de son amour de la liberté. En le suivant dans ses conquêtes har-
dies nous lui reconnaîtrons une humeur belliqueuse que son appa-
rence pacifique et soumise ne fait pas soupçonner ; mais par la même
occasion nous ne manquerons pas de nous expliquer certains de
_ 4 —
ses défauts tels que la duplicité et la ruse qui naissent dans l'op-
pression d'un long asservissement.
Il est difficile de préciser les limites de l'Empire Chinois au
xxix e siècle avant notre ère, c'est-à-dire à l'époque quasi-fabuleuse
ou le peuple annamite commence à avoir une existence vague-
ment reconnue par les historiens. On sait simplement que
l'Empire chinois occupait les deux grands bassins du fleuve Jaune
et du fleuve Bleu, et qu'il existait sur ses confins des régions excen-
triques, habitées par des peuples presque entièrement ignorés des
Chinois et auxquels ils avaient donné la dénomination commune de
Qui (diables). Nous voyons parla que l'orgueil chinois, qui qualifie
de nos jours de diables tous les peuples étrangers, remonte à la
plus haute antiquité.
Parmi les quatre tribus vivant sur les confins de l'Empire et dont
l'emplacement était vaguement indiqué sur les cartes chinoises par
le caractère Qui, se trouvait la race des Giao Chi (croisés-doigts
de pied) qui n'est autre que la race annamite. Ce nom très carac-
téristique lui venait d'une particularité physiologique qu'elle est
seule à posséder avec quelques Chinois du Sud, les Malais et les
Manillais, et consistant en un écartement exagéré du gros orteil
du doigt de pied voisin auquel il est pour ainsi dire opposable
comme le pouce à l'index. 11 n'est pas rare en effet de voir un
Annamite utiliser cette conformation spéciale, soit pour ramasser
par terre un objet très petit avec son pied nu, soit pour tenir
adroitement avec ses doigts de pied un objet à façonner.
Les Giao Chi habitaient le pays constitué à peu près par les val-
lées du Si Kiang et du fleuve Rouge, c'est-à-dire les contrées
actuellement désignées sous le nom de Yunnan, Quang Si, Quang
Tong et Tonkin.
C'est, disent les Annales, au xxix e siècle avant notre ère qu'un
prince chinois du nom de De Minh, envoya son second fils, Lôc
Tue, régner sur cette immense région à laquelle il donna le nom
de Xich Qui (rouges-diables) ou Royaume des Diables Rouges. Le
premier roi de ce pays prit le nom de Kinh Duong et fonda cette
dynastie des Hong Bang qui devait régner sur le pays des Giao Chi
pendant plus de deux mille ans.
— 5 —
Pendant le cours de ces vingt siècles les Annales Annamites
affectent un caractère légendaire et les faits précis sont fort rares.
Hung, petit-fils de Kinh Duong, donna à son royaume le nom de
Van Lang (policé-turbulent) ou Royaume des turbulents policés,
dénomination qui semble indiquer que ce prince eut tout au moins
la volonté de donner à ses sujets, d'humeur un peu indépendante,
des institutions régulières. Il établit sa capitale dans le voisinage
■ de Son Tây et divisa le pays en quinze provinces.
Sous la dynastie chinoise des Ha qui englobe les xxi e , xx e et
xix e siècles avant notre ère, les Annales Chinoises comptent le
Royaume de Van Lang comme formant une des neuf provinces de
l'Empire et lui donnent le nom de Duong Châu.
Plus tard, sous la dynastie chinoise des Chu, le même pays est
compris parmi les neuf provinces concentriques sous le nom de
Phiên (frontière).
Ces deux faits montrent que les Chinois considéraient toujours le
Van Lang comme faisant partie de l'Empire ; mais ce qui indique
bien que ce royaume lui-même reconnaissait son état de vassalité,
c'est que vers Tannée H 00 avant J.-C, il en voyait des ambassadeurs
porter des présents au Fils du Ciel qui leur fit don d une boussole
pour faciliter leur retour.
Au in e siècle avant J-.C, le royaume de Van Lang comprenait
les peuplades fixées dans le delta du fleuve Rouge. Les conditions
faciles de leur existence au milieu de ces terres fertiles, les relations
de voisinage que leur procuraient les communications sur mer avec
la Chine et l'émigration chinoise qui en était résultée avaient peu a
peu amené chez ces peuples une organisation civilisée et le royaume
avait été divisé en provinces avec une administration centrale
émanant d'une capitale située dans la région de Son Tây.
Au contraire les montagnards Thaï qui habitaient les hautes
régions du Nord, privés de toute communication avec le dehors,
n'avaient subi aucun perfectionnement. Ils constituaient, un royaume
qui comprenait probablement le Yunnam, le Koueï Tchéou et la
Province de Cao Bang actuelle et dont le nom était Thuc ou Ba
Thuc.
Le roi de ce pays recherchait depuis longtemps l'alliance de son
— 6 —
voisin du Sud, mais celui-ci ne craignait pas d'afficher un certain
mépris pour les barbares de la montagne. Aussi un beau jour, an
257 avant J.-C, An Duong, roi des Thuc, vexé des airs de supé-
riorité que prenait à son égard le roi du Van Lang, envahit son
royaume et réunit les deux pays sous sa domination, sous le nom
de Royaume de Au Lac. Il fît ériger dans le pays de Bac Ninh une
citadelle dont les remparts s'enroulaient en forme de spirale et qui
fut appelée Cô Loa Thanh (vieux-coquillage-citadelle). Ainsi le
chef de la deuxième dynastie annamite était de race Thaï.
C'est à cette époque que régna en Chine le grand empereur Tan
Thi qui détruisit à la fois la puissance des seigneurs féodaux et des
lettrés. Il employa à l'œuvre vigoureuse de la reconstitution de
son empire des moyens qui ont jeté sur sa mémoire une juste répro-
bation, car il ne craignit pas de faire brûler tous les livres et mas-
sacrer tous les lettrés.
Mécontent de sentir au sud du Céleste Empire un royaume
presque indépendant, il voulut y affermir son autorité et y envoya
une armée sous les ordres des généraux Triêu Da et Nham Ngao,
qui s'établirent d'abord à Canton puis vinrent menacer la capitale
du royaume de Au Lac jusque vers Phu Lang Thuong. L'empereur
Tân Thi étant mort sur ces entrefaites ainsi que Nham Ngao, le
général chinois Triêu Da s'empara du royaume de Au Lac pour son
propre compte, puis, établissant sa capitale a Canton, il fonda le
grand royaume de Nam Viêt (Midi-séparé), qui comprenait, outre
le royaume de Au Lac (ancien royaume de Ba Thuc et de Van
Lang), les provinces actuelles du Quang Si et du Quang Tông,
puis plus tardlePhuoc Kiên et l'île de Hai Nam, dont il fit la con-
quête. Triêu Da régna 71 ans sur cet immense royaume qui étendait
ses rivages sur la mer de Chine, de Formose à Tourane, et était
peuplé par des Thaï et des Giao Chi. Son règne fut heureux et
prospère, et malgré son origine étrangère il fut considéré comme un
prince originaire du pays. Son arrière-petit-fils, qui fut son deuxième
successeur, ayant épousé une femme chinoise, celle-ci n'hésita pas
à trahir son pays d'adoption et à offrir à l'Empereur de Pékin son
entremise pour lui faciliter l'envahissement du Nam Viêt.
Quatre armées venues par terre et une flotte vinrent mettre le
— 7 —
siège devant Canton, sa capitale, et malgré la courageuse défense
du vieux maréchal Lu Gia, en Tan 111 avant J.-C, le royaume fut
incorporé à l'Empire.
Il fut divisé en neuf provinces, dont deux dans le Quang Tông
actuel, deux dans la Quand Si, une dans le delta tonkinois, une à
Thanh Hoa, une à Quang Nam et deux dans l'île de Hai Nan.
Depuis cette époque jusqu'en 931 de notre ère, le pouvoir resta,
sauf de courtes interruptions, entre les mains de gouverneurs chi-
nois.
L'Annam, province chinoise
(de 111 avant J.-C. à 931 après J.-C).
Pendant ces onze siècles de domination, l'Empire Chinois est loin
d'exercer sur les Giao Chi une autorité incontestée et de maintenir
dans le pays une paix permanente, mais son influence se fait sentir
de jour en jour. Les insurrections elles-mêmes contribuent à faire
pénétrer chez ces peuples encore barbares l'influence du peuple
civilisateur, car elles sont généralement suivies d'un long campement
des troupes chinoises dans le pays et d'une véritable colonisation
militaire.
Les gouverneurs généraux ont quelquefois des semblants de
dynasties. C'est ainsi que les Hoang administrent le pays pendant
quatre générations, entre le n e et le iv e siècle de notre ère. Quel-
ques-uns se montrent de véritables hommes de gouvernement,
mais ils sont l'exception. La plupart ne songent qu'à pressurer le
peuple conquis et à lui faire rendre le plus d'argent et de produits
précieux qu'il est possible. Leurs maladresses sont la cause de
nombreuses rébellions. C'est ainsi qu au i cr siècle de notre ère, la
grande héroïne annamite Trung Trac lève l'étendard de la révolte.
Le gouverneur chinois, assassin de son mari, est mis k mort, et
les Annamites, électrisés par son courage, chassent les Chinois et la
reconnaissent pour leur reine. Malheureusement cette belle épopée
— 8 —
guerrière ne devait rendre le pays aux Annamites que pour trois
ans, de l'année 39 à Tannée 42. Le général Ma Viên reconquit le
pays, et la pauvre reine, toujours accompagnée de sa sœur Trung
Nhi, se fit tuer glorieusement à la tête de ses troupes.
L'Annam retomba pour un siècle et demi sous la férule des gou-
verneurs généraux qui ne se faisaient pas faute de traiter ses pauvres
habitants en serfs taillables et corvéables à merci.
En Tannée 186, TEmpire Chinois était tiraillé entre les trois
dynasties des Han, des Thucet des Ngô qui se disputaient le trône.
C'est à la faveur de ces divisions qui affaiblissaient la couronne que
Si Vuong put se faire proclamer roi d'Annam. Il fut élevé plus tard
au rang des génies pour avoir introduit en Annam la littérature
chinoise et la morale confucianiste. Après sa mort, un général chi-
nois ne tarda pas à ressaisir la domination de ce malheureux pays
et une nouvelle période d'asservissement s'ouvrit de Tannée 226 à
Tannée 540.
La dynastie chinoise qui régnait sur les provinces méridionales
de la Chine et sur le gouvernement du Giao Châu, ainsi qu'on
appelait alors Tancien royaume de Nam Viêt, s'inquiéta bientôt de
Timmense étendue de ce territoire. Elle procéda en Tan 240 aune
scission entre la partie septentrionale qui comprenait les deux pro-
vinces actuelles du Quang Si et du Quang Tông et la partie méri-
dionale qui n'était autre que le Tonkin actuel, prolongé jusqu'à Tou-
rane. La limite qui fut établie entre les deux gouvernements était
sensiblement la frontière actuelle du Tonkin. Elle était toute con-
ventionelle puisqu'elle ne tenait compte ni des divisions géogra-
phiques, ni des dissemblances des races. De part et d'autre, le pays
était habité alors comme aujourd'hui par des Thô et des Nung.
Ces peuples ont conservé les mêmes traditions, la même manière
de vivre, et la même langue thaï. L'influence de 18 siècles d'admi-
nistration chinoise, l'infusion du sang des soldats, des vagabonds
et des déportés, ont légèrement modifié le type dans le sens chinois
au nord de la frontière, tandis que l'influence annamite se faisait
sentir au sud.
C'est au iv e siècle que vient prendre place dans l'histoire de TAn-
nam un petit peuple qui, pendant plusieurs siècles, se mêlera dune
— 9 —
manière importante aux luttes qui se dérouleront le long de la
mer de Chine. C'est le peuple du Lâm Ap ou Ciampa qui fera sen-
tir son voisinage par des incursions au Tonkin et jusqu'à Canton.
Les représailles de la Chine commencèrent en 353 par l'envoi d'un
prince de la dynastie chinoise à la tête d une armée nombreuse qui
envahit le Lâm Ap et détruisit ses fortifications.
A partir de ce moment et pendant plusieurs siècles, aux incur-
sions maritimes des Ciampois succèdent des invasions terribles,
conduites par les envoyés impériaux ou les Gouverneurs généraux
chinois de TAnnam.
En 541, nous assistons à un nouveau réveil du sentiment national
annamite. Les chefs indigènes chassent les Chinois et reconstituent
le royaume de Nam Viêt qui peut durer une soixantaine d'années
grâce au désordre qui règne à la cour de Chine. Trois rois de la
dynastie antérieure des Ly se succèdent sur le trône.
Mais en 602 une armée considérable réoccupe le pays, et en 618 la
Chine crée le gouvernement d , Annam (paix-sud) ou du Midi pacifié \
qui comprend le Tonkin et la côte d'Annam jusqu'à la province de
Quang Nam.
En 722, un chef indigène, Mai Thuc Loan, se fait proclamer roi
sous le nom de Hac De (l'empereur noir), et fait alliance avec le
Lâm Ap (Ciampa) et le Chon Lap (Cambodge). Il remonte le long
de la côte avec trois cent mille hommes ; mais la victoire finale reste,
encore une fois, aux mains du général envoyé par la Chine et du
Gouverneur de l'Annam.
Une invasion malaise venue des îles Philippines est également
repoussée en 767. Le général chinois fait bâtir la citadelle de La
Thanh pour résister aux nouvelles incursions.
Au commencement du ix e siècle, le royaume de Ciampa, toujours
entreprenant, a osé porter ses frontières jusqu au delà du Nghê An.
Une nouvelle expédition lui fait rendre gorge après un terrible mas-
sacre de ses troupes.
Cependant, les gouverneurs chinois, non contents de pressurer le
peuple annamite, en vinrent à mécontentera leur tour les peuplades
sauvages qui vivaient dans les montagnes, sur les confins du
royaume. L'un d'eux ayant imposé des corvées trop pénibles aux
— 10 —
Moïs, ceux-ci servirent de guides aux habitants du royaume de
Nam Chiêu pour envahir le pays.
Le royaume de Nam Chiêu était une principauté qui s'était fondée
au début du vm c siècle dans la haute vallée du fleuve Rouge et
qui comprenait le Yunnam actuel, habité par des tribus de race
thaï et lolo. Cette principauté avait remplacé les anciens royaumes
lolo qui avaient existé au commencement de l'ère chrétienne. »
Après des alternatives de lutte et de bonne entente avec les gouver-
neurs chinois, le roi de Nam Chiêu avait fini par être reconnu par
la Chine comme Seigneur du Yunnam. Il allait bientôt descendre
la vallée du fleuve Rouge pour venir jouer un rôle prépondérant
dans les affaires du gouvernement du Giao Châu (Annam).
Comme nous l'avons déjà constaté, les administrateurs chinois
se montraient généralement fort maladroits avec le peuple conquis
qu'ils considéraient comme taillable et corvéable à merci. Une pré-
fecture avait été créée à la fin du viii c siècle à Phong Châu, vers
l'embouchure de la rivière Noire, afin d'administrer les populations
thaï et moi* des montagnes qui bordent sa vallée et celle du fleuve
Rouge. C'est son chef nommé Ly Trac qui, par ses exigences mala-
droites, mécontenta les Moi* et les amena à demander du secours au
roi du Nam Chiêu. Celui-ci ne se fit pas prier et descendit bientôt
le long de la vallée du fleuve Rouge avec les hordes Yunnannaises.
En 860, il réussit même à s'emparer de la capitale et il fallut
recourir à l'envoi d'une armée de 30.000 Chinois pour repousser les
envahisseurs ; mais ceux-ci revinrent assiéger de nouveau la capi-
tale l'année suivante. Le pays tomba enfin aux mains des Nam
Chiêu et les gouverneurs chinois eurent la honte de leur laisser le
pouvoir pendant dix ans (860-870). Enfin Cao Bien, envoyé spécial
des Duong, réussit à chasser les envahisseurs, se proclama roi
d' Annam et bâtit la superbe citadelle de Dai La. Parmi les fortifi-
cations dont il couvrit le pays, nous citerons la citadelle de Phuc
Hoa (province de Cao Bang).
Mais bientôt après, Cao Bien ayant été appelé au gouvernement
de Thuc, les Nam Chiêu revinrent encore s'installer dans la capi-
tale. Les Duong ne purent s'en débarrasser qu'en envoyant à leur
roi Tu Phap une princesse impériale et en faisant empoisonner les
trois généraux qui allèrent la chercher.
— 11 —
Ainsi, les Annamites voyaient de toutes parts le flot des invasions
venir battre les murs de leur capitale, ils constataient que les gou-
verneurs chinois étaient impuissants à leur en interdire l'accès, ils
sentaient leur pays épuisé par toutes ces luttes soutenues au profit
de l'étranger, ils savaient la Chine elle-même en proie aux luttes
fratricides. Le moment était venu de secouer le joug qu'ils subis-
saient depuis onze siècles. L'insurrection éclata partout à la fois et
chassa devant elle les Chinois en 931 .
Le peuple annamite avait donc rejeté le pouvoir oppresseur de
l'étranger, mais il en garda une empreinte qui ne devait plus jamais
s'effacer. La civilisation et les coutumes de la Chine ont pénétré
dans le cœur des Annamites avec sa littérature et sa morale con-
fucianiste, et tant qu'un autre peuple n'aura pas su faire goûter une
autre littérature et une autre morale, ils conserveront pour la Chine
une admiration exclusive. C'est à nous Français qu'il appartient,
par une lente et insensible pénétration intellectuelle et morale, de
leur enlever le bandeau qu'ils gardent obstinément devant les yeux
et qui leur cache ce qu'il y a de beau et de grand dans nos œuvres
littéraires, artistiques, scientifiques et philosophiques.
Le royaume d'Annam indépendant sous les dynasties des Dinh
(968 à 980), des Le antérieurs (981 à 1010), des Ly postérieurs
(1010 à 1226), des Tràn (1226 à 1402) et des Hô (1 402 à 1407)
jusqu'à V occupation chinoise de 1407 .
Le pays d'Annam avait été divisé en treize départements par les
gouverneurs chinois. Aussi chacun des chefs de district voulut-il
profiter de l'émancipation du pays pour proclamer son indépen-
dance, et la guerre civile succéda aux guerres avec les Ciampois et
aux révoltes contre l'autorité chinoise. Il fallut qu'en 968, Dinh,
ancien bouvier des montagnes de Ninh Binh, vînt renverser ces
treize tyrannaux et fondât la première dynastie annamite de notre
— 12 —
ère. Il établit sa capitale dans les environs de Phu Nho Quan et
réorganisa l'administration et la justice du pays auquel il donna le
nom de Dai Cu Viêt. Il fut assassiné au bout de quelques années
de règne et eut comme successeur Le Hoan, le général en chef de
l'armée, qui fonda la dynastie éphémère des Le antérieurs et se
signala en repoussant l'armée chinoise envoyée h la conquête du
pays. Bientôt après, en Tan 1010, le pouvoir passa aux mains de la
dynastie des Ly postérieurs, dont le fondateur, fils d'un bonze et
généralissime de l'armée, établit sa capitale h Thang long, situé à
remplacement actuel de Hanoï et qui avait Dai La Thanh comme
citadelle. Ses successeurs montrèrent de brillantes qualités d'admi-
nistrateurs et de guerriers : les armées chinoises furent plusieurs
fois tenues en échec, et les généraux annamites, allant de succès en
succès sur l'armée ciampoise, descendirent le long de la côte jus-
qu'au Quang Nam. (
Au moment où le royaume d'Annam venait de se fonder, les
peuplades qui habitaient les régions montagneuses du nord conti-
nuaient depuis plusieurs siècles soit à guerroyer les unes contre
les autres, soit à porter la guerre dans les provinces méridionales
de la Chine. On avait même vu à la fin du vm c siècle la famille des
Hoang entraîner à sa suite toutes les tribus Thô de la frontière
jusqu'au Hou Nan. Il est vrai que ces conquêtes étaient toujours
éphémères et toujours suivies k bref délai du rétablissement de l'au-
torité chinoise ou annamite.
Parmi les tribus de la race thai qui habitaient la région de Cao
Bang, se trouvait celle des Nung qui occupait le pays de Quang
Uyen, comprenant les plateaux des Ba Châu et le Chau de Ha Quang
jusqu'à la source du Song Bang Giang. C'est sous le règne de Thai
Ton (1028-1058), de la dynastie annamite des Ly, que se fonda et
disparut le royaume éphémère des Nung de Quang Uyên. En 1039,
Nung Ton Phuc se proclame empereur de Truong Sanh et est battu
et décapité par le roi annamite. Son fils Nunc Tri Cao auquel le
châtiment de son père n'avait pas servi de leçon, se déclare quelques
années après roi de Dai Lich. Il est vaincu également par les troupes
royales. Néanmoins, afin d'en finir avec cette rébellion, le roi le
reconnaît comme chef de la région de Quang Uyên, mais cet acte de
— 13 —
bienveillance ne gagne pas le cœur du bouillant chef nung. En 1052,
poussé par une soif intarissable de conquêtes, il envahit le Quang
Si et le Quang Tông et se proclame empereur de Dai Narn (grand
empire du Sud). Ses succès sont si glorieux que le roi d'Annam lui
a envoyé des secours. Mais les revers succèdent bientôt aux vic-
toires et le général chinois Dich Thanh a enfin raison de son adver-
saire. Nung Tri Cao, battu, est obligé de se réfugier dans le phude
Dai Ly, de la province de Yunnam (1053).
Trois ans après, un envoyé de l'empereur allait le chercher dans
sa retraite, et après l'avoir décapité rapportait sa tête à son maître.
La famille était anéantie, et c'est ainsi que se terminait une fois de
plus cette rébellion des tribus de race thaï de la frontière. Nous
avons donné dans Les Annamites, à propos de la pagode Ky Sâm,
les curieuses légendes de cette épopée, qui constitue le mouvement
de rébellion le plus important qui ait jamais ensanglanté les régions
frontières.
En 1225, le pouvoir, qui était exercé par une femme, ChiêuHoang,
tomba entre les mains de son mari, Trân Canh, qui la répudia et
fonda ainsi la dynastie des Trân. Sans négliger la défense de son
royaume contre les Ciampois et les Chinois dont il repoussa victo-
rieusement les attaques, il marqua son passage sur le trône par de
sages réformes et des travaux d'utilité publique importants, comme
l'élévation de hautes digues le long des fleuves.
Sous le règne de Nhàn Tông, l'Annam fut menacé par une ter-
rible invasion. Koulibaï ou Nguyên Thaï Tô, le fameux envahisseur
mongol, venait de renverser la dynastie chinoise des Tông; Furieux
de voir le roi d'Annam refuser de reconnaître la dynastie mongole,
il chargea son fils Thoat Hoan, le fameux guerrier Ma Nhi et
Toa Dô, d'envahir le pays par terre et par mer. Pendant que les
deux premiers battent le généralissime annamite Tran Quôc Tuân et
s'emparent de la capitale Thang long, le chef mongol Toa Dô,
débarqué au Nghê An, menace de venir faire sa jonction avec les
premiers, mais le brave prince Nhân tông électrise ses généraux et
ses soldats qui refoulent les deux armées. Une seconde invasion
tentée quelques années plus tard se termine également par une
défaite dans les environs de Haï Phong, au cours de laquelle Ma
Nhi est fait prisonnier.
— 14 —
Sous les successeurs de Nhân tông, les incursions des Ciampois
continuent et deviennent de plus en plus audacieuses. Ils en arrivent
jusqu'à ravager le pays sous les murs mêmes de la capitale.
Les derniers rois de la dynastie régnent sous l'influence presque
tyrannique du généralissime Le Qui Ly, qui profite du répit que
lui laissent momentanément les corsaires ciampois pour faire des
réformes budgétaires destinées à enrichir le trésor et construire des
forteresses pour résister aux envahisseurs. Tay Dô (ouest- capitale)
est bâti à l'entrée des montagnes du Thanh Hoa, tandis que Thang
Long (Hanoï) prend le nom de Dông Dô (est-capitale), puis Da
Ban s'érige dans la province de Son Tây . Entre temps, Le Qui Ly
a usurpé le trône sous le nom de Hô Qui Ly et donné au royaume
le nom de Dai Ngu. Mais en 1406 une formidable invasion chinoise
se rue sur le pays en deux masses qui s'y introduisent par le Yun-
nam et le Quang Si et balayent sur leur passage toutes les forteresses,
toutes les armées et toutes les flottes qu'elles rencontrent.
Après une résistance opiniâtre de Ho Qui Ly et de son fils qui
régnait en même temps que lui, les généraux chinois Truong Phu
et Môc Thanh sont partout victorieux.
La Chine ressaisit une dernière fois les rênes du gouvernement
et domine encore le pays pendant vingt et un ans.
§4
Nouvelle occupation chinoise (1407 à 1428), guerre de V indépen-
dance (1418 à 1428). — Dynastie des Le postérieurs (1428 à
1527). — Dynastie usurpatrice des Mac (1527 à 1592). —
Rétablissement des Le postérieurs, les rois fainéants (1600 à
1791) qui régnent sur VAnnam pendant que leurs maires du
palais gouvernent, les princes Trinh au Tonkin et les seigneurs
Nguyên en Cochinchine. Conquête définitive du Ciampa par les
Annamites (1650). — Absorption du Cambodge par les Anna-
mites (1658 à 1 758).
Les gouverneurs envoyés par la dynastie des Minh semblent
— 15 —
d'ailleurs se douter que leur pouvoir sera éphémère, car ils sont
surtout préoccupés de faire produire au pays son maximum de ren-
dement. Pendant que les fonctionnaires augmentent la quotité de
l'impôt personnel et foncier en divisant la population en groupes
de dix familles formant un giap et de dix gi&p formant une com-
mune, et en faisant mesurer les rizières, les Chinois venus à la
suite des armées envahissantes mettent toutes les industries et le
commerce du pays en coupe réglée. L'Annamite est redevenu
le serf taillable et corvéable. Aussi, lorsque Le Loi cherche à
secouer encore une fois le joug de l'étranger, trouve-t-il pour le
seconder de nombreux partisans. Après avoir lutté pendant dix
ans, il peut enfin reconduire les Chinois jusqu'à la frontière du
Tonkin en 1428. Le Loi, rendu très populaire par la bienveillance
qu'il sut avoir pour le peuple, rallia sous ses bannières tous les
patriotes, et s'empara successivement de toutes les citadelles où les
Chinois s'étaient enfermés.
Cette année 1428 marque une date mémorable dans l'histoire
annamite, car elle est celle de son émancipation définitive de la
domination chinoise et de la fondation de la seconde dvnastie des
Le qui gardera le trône jusqu'à la fin du xvm c siècle.
C'est surtout sous le quatrième monarque de cette lignée, Le Tu
Thanh, dont le titre dynastique était Thanh Tông, que le royaume
d'Annam connut les bienfaits d'une sage administration, et sut en
même temps affirmer la puissance de ses armes en châtiant sévè-
rement les insolences de ses turbulents voisins. Au dedans, ce
roi réorganise la division du pays en 13 xu, ou provinces, et crée les
6 hô, ou ministères d'Etat; il refond le Code pénal et réforme ren-
seignement, fait creuser des canaux et favorise la création de nou-
velles rizières. Au dehors, il porte la guerre jusque sous les murs
de Binh Dinh, la capitale du Ciampa, où il extermine et capture
l'armée tout entière. Le Ciampa est démembré et sa région sep-
tentrionale forme désormais la province annamite de Quang Nam.
Il châtie aussi une incursion venue du royaume de Nam Chiêu
(Yunnam) et s'empare également de leur capitale. Mais ses succes-
seurs furent très loin d'avoir la même valeur et la même fermeté, et
leur faiblesse permit à une race d'usurpateurs de s'emparer de la
—.16 —
couronne pendant presque tout le cours du x\T* siècle et du pouvoir sur
certaines provinces jusqu'à la fin du xvu e .
En 1527, Mac dang Dong* après avoir fait assassiner successive-
ment deux rois Le, dont il était le premier ministre, s'empare du
trône et fonde cette dynastie des Mac. Celle-ci ne réussit à se main-
tenir au pouvoir que grâce à des luttes continuelles qui laissèrent
le pays dans un état d'agitation constant jusqu'en 1592.
C'est ainsi que sous le deuxième roi de cette dynastie, Mac dang
Dinh (1530 à 1510), en 1553, un roi Le est restauré et le Tonkin
reste divisé en deux parties, Tune soumise au Mac qui occupe
encore la capitale, et l'autre restée fidèle aux Le. On voit régner
d'un côté Le duy Ninh (1533 à 1540), Le Huyen (1540 k 1557),
Le duy Bang (1557 k 1572) et Le Duy Dam (1572 à 1600), et de
l'autre Mac Phuc Hai (1541 à 1546) Mac Phuc Xguyen (1546 à
1561) et Mac Mau Hiêp (1561 à 1592). Puis en cette année 1592
on assiste k l'expulsion de Dong Kinh (Hanoï), de ce dernier roi
Mac.
Pendant toute cette période la lutte entre les deux maisons avait
été acharnée. C'est k Nguyên Kim que la maison des Le dut sa res-
tauration sur le trône. C'est lui qui, réfugié dans la province de
Thanh Hoa, avait réorganisé son armée et réussi k asseoir sur le
trône le jeune roi Le Duy Ninh en lui donnant comme capitale Tây
Kinh (Thanh Hoa). En récompense de ses services il fut nommé
Chua ou seigneur du royaume, institution qui rappelle les maires
du palais des rois mérovingiens. Gouvernant au nom du roi il réus-
sit k rétablir son pouvoir sur les deux provinces du Ngê An et du
Thanh Hoa. Il mourut empoisonné en 1546.
A sa mort, son gendre Trinh Kiêm hérite de son titre de chua et
continue la lutte contre les Mac qui régnent sur le Nord et l'Ouest
du Tonkin et ont encore pour capitale Dông Kinh. Le général Mac
Kinh Dièn tient la campagne contre Trinh Kiêm qui succombe k la
peine en 1570. Son fils Trinh Tungqui lui succède montre la même
ardeur k la lutte. Les Mac résistent cependant k ses assauts, mais la
mort de leur vaillant défenseur Mac Kinh Kiêm, porte k leurs suc-
cès un coup fatal. Enfin en 1592, après un combat acharné, la capi-
tale de l'Est, Dong Kinh est enlevée d'assaut par Trinh Tung, et Mac
Mau Hiêp expie sa défaite dans le supplice du pal.
- 17 —
Les Mac se réfugient alors dans leur province d'origine, Hai
Dzuong à Co Trai, et gardent sous leur domination les provinces
de Thai Nguyên et de Cao Bang. Leur princes Mac Hoan (1592)
et Mac Kinh Chi (1592 à 1593) n'ont qu'un règne très éphémère. A
partir de ce moment les Mac sont réduits à la principauté de Cao
Bang et l'histoire ne relate que leurs noms: Mac King Cung (1593
à 1624 ou 1625), Mac King Khoan (1623 à 1626 ou 1638), et Mac
King Hoan (1638 à 1660 ou 1677).
On voit encore, près du marché de Cao Binh, à dix kilomètres
au N.-O. de la ville actuelle de Cao Bang, les ruines d'une grande
citadelle qui fut le dernier refuge de la dynastie.
Pendant ce temps le jeune Nguyên Hoang, fils de Nguyên Kim,
et qui avait été envoyé par Trinh Kiêm comme gouverneur des
provinces de la côte où Dang Trong (côté-dedans) s'était revêtu
lui aussi du titre de chua à la mort de son beau-père, et obtint même
ensuite du roi fainéant de la maison des Le le titre de vuong
(prince).
C'est ainsi que régnèrent en même temps sur le pays d'Annam
quatre dynasties : celle des Le qui continue à régner nominalement
sur l'Annam tout entier, celle des Trinh qui gouverne le Tonkin
avec le titre de chua ou seigneur, celle des Nguyên qui gouverne
la Cochinchine (Annam Central actuel) avec le titre de vuong ou
prince et Hué pour capitale, et enfin la dynastie usurpatrice des
Mac qui dispute aux Le le pouvoir suprême.
C'est au cours du xvu e siècle que les premiers missionnaires
catholiques et les premiers commerçants portugais et hollandais
s'introduisirent en Annam. Pendant la première partie de ce siècle
les Tonkinois et les Cochinchinois se font la guerre et c'est de cette
époque que date la muraille qui forme la limite du Ngê An au sud.
Mais bientôt ils se ressaississent et, abandonnant ces luttes intes-
tines, ils se retournent contre leurs ennemis de l'extérieur, les Ton-
kinois contre les Mac qu'ils chassent enfin de Cao Bang en 1705,
les Cochinchinois contre le Ciampa qu'ils conquièrent définitive-
ment vers 1650.
Ce malheureux royaume était enfin absorbé par l'Annam qui, à
la puissance de ses armes, joignait une prodigieuse force d'exten-
sion due à sa grande natalité.
— 18! -
Mais derrière cette victime il y avait encore un royaume à en-
gloutir, c'était le royaume Khmer ou Cambodge, qui comprenait la
Cochinchine française actuelle, le Cambodge et les provinces de
Battambanget d'Angkor. Sa puissance avait été grande et la magni-
ficence des ruines de son ancienne capitale Angkor atteste tou-
jours à l'heure qu'il est sa splendeur passée ; mais la famille qui
régnait alors sur ce malheureux pays, livrée aux intrigues et aux
crimes de toute sorte, devait le mener promptement à l'anéantisse-
ment.
L'Annamite, avec son esprit remuant, ambitieux, envahisseur et
habitué qu'il était aux conquêtes, épiait les faiblesses de son voi-
sin.
En 1658, sous prétexte d'une violation de frontière, une armée
d'Annamites et de Ciampois livre bataille a Baria au roi de Cam-
bodge qui est fait prisonnier et reconnaît la suzeraineté de l'Annam.
Les événements se précipitent, facilitant l'invasion annamite, et les
années qui suivent marquent les dernières étapes de l'envahisse-
ment du pays par l'étranger. Ce sont d'abord les vagabonds de la
côte d'Annam qui viennent s'établir à Bien Hoa. Puis, à la suite
d'une révolte, les Annamites pacifient le pays et fixent la résidence
des deux rois du Cambodge, le premier à Oudong et le deuxième à
Saigon. En 1680, c'est un général cantonnais partisan de la dynastie
chinoise des Minh qui quitte son pays pour échapper au joug des
Mandchous et vient avec 7.000 hommes s'établira Bien Hoa et aux
environs de Mytho. L'un de ses lieutenants se révolte quelques
années après et c'est pour les Annamites une nouvelle occasion
d'intervenir avec fruit : le premier roi est fait prisonnier, le
deuxième se tue et l'empereur d'Annam fait couronner le fils du
deuxième roi sous la tutelle d'un commissaire général de l'Empire
qui continue la colonisation des provinces conquises à l'aide des
vagabonds de la côte d'Annam.
Après les provinces de l'Est ce sont bientôt celles de l'Ouest qui
vont se détacher du Cambodge. En 1715, le chinois Mac Cuu s'em-
pare de Ha Tien et en fait don au roi de Hué. Au milieu du siècle
les Annamites poussent leurs conquêtes jusqu'à Chaudôc pendant
que les citadelles de Rachgia et de Ca Mau sont construites.
— 19 —
Ainsi il avait suffi de cent années pour que cette race annamite
étendît sa tache d'huile sur tout le territoire de la Gochinchine
actuelle et en 1758 le nouveau roi qui fut imposé au Cambodge
n'avait plus qu'à ratifier le fait accompli.
Il est hors de doute que si les événements n'étaient pas venus trou-
bler cette marche en avant, le Cambodge tout entier n'aurait pas
tardé à être incorporé à l'Empire. Mais l'attention des Annamites
allait être détournée de leurs conquêtes par les dissensions intes-
tines, qui devaient préluder à l'occupation française de leur pays.
§s
Révolte des Tay Son [4177-1801). — Reconstitution de l'Empire
d'Annam sous la dynastie des Nguyên [1801). — Révolte des
Tay Ping [1856). — Difficultés qui amènent notre intervention
en Gochinchine en 1859.
A la suite de désordres à la Cour de Hue qui avaient mécon-
tenté le peuple et suscité des plaintes à la cour impériale des Le,
le Chua du Tonkin, Trinh, crut le moment venu de renverser ses
rivaux du midi, les Nguyên, et une armée tonkinoise vint ravager la
côte d'Annam. C'est alors, en 1777, que deux frères, Nguyên Van
Nhac et Nguyên Van Huê, levèrent l'étendard de la révolte sur
lequel ils inscrivirent « Tây Son Thuong Tac » (ouest-montagnes-
hautes-guerre) ou Guerre des hautes montagnes de l'Ouest, à
laquelle on donne souvent le nom de Révolte des Tây Son.
Au cours de cette lutte, les Tonkinois, qui avaient pu tout d'abord
s'emparer de Huê, furent battus. Les princes de la maison Nguyên
se réfugièrent à Saigon et l'un des chefs de la révolte, Nhac, se fit
couronner roi de Huê, pendant que son frère cadet, Huê, s'emparait
de Ré Cho ou Hanoï, capitale du Tonkin.
11 s'y faisait proclamer successivement seigneur à la mort du
Chua de la dynastie des Trinh et roi à la mort de l'empereur de la
dynastie des Le. Ainsi les Tây Son avaient placé leur deux chefs
sur les trônes de Ké Cho et de Huê. Il ne leur restait plus à réduire
— 20 —
que la Basse Cochinchine où étaient réfugiés les princes de la dynas-
tie desNguyên, parmi lesquels Nguyên Ành qui devait régner plus
tard sous le nom de Gia Long.
La lutte se termina en 1783 par l'envoi d'une armée importante
sous le commandement du roi du Tonkin, Huê, qui avait pris le
nom de Long Nhuong. Nguyen Anh, qui était réfugié à Mytho,
sentit la résistance impossible et s'enfuit au Siam.
11 ne resta que cinq ans en exil grâce au dévouement de Mgr
Pigneau de Behaine, évêque d'Adran, vicaire apostolique en Cochin-
chine, qui réussit à faire venir de Pondichéry quelques officiers des
armées de terre et de mer, Chaigneau, Vannier, Ollivier et
Dayot. .
C'est grâce à leurs efforts intelligents que le jeune prince put,
après avoir quitté la cour du Siam, venir débarquer à Ca Mau,
prendre Saigon en 1789, Hué en 1801 et Ké Cho en 1802. L'empire
d'Annam était reconstitué entre les mains d'un seul homme qui
pouvait ainsi prendre comme chiffre le nom de Gia Long ou « Sou-
veraine extension ». Son règne fut heureux et florissant, et il sut ne
jamais oublier ce qu'il devait aux officiers français dont le concours
lui avait donné la couronne impériale. La Révolte des TâySon avait
donc eu ce résultat imprévu de reformer l'unité nationale entre les
mains de la dynastie cochinchinoise des Nguyên.
Minh Manh, fils de Gia Long et qui lui succéda en 1820, était
loin d'avoir la largeur de vues de son père. Nos officiers durent
quitter le pays pour échapper aux tracasseries dont ils étaient
l'objet et les persécutions religieuses recommencèrent pour se con-
tinuer sous les règnes suivants. Thiêu Tri succéda à son père,
régna de 1841 à 1848 et céda le trône à son fils Tu Duc. Pendant
la première moitié du xix e siècle les régions montagneuses du Haut
Tonkin avaient joui d'une paix relative après les guerres terribles
qui les avaient dévastées pendant des siècles. A la faveur de cette
tranquillité les commerçants chinois avaient peu k peu descendu
les fleuves et étaient venus s'installer dans les centres tels que Ha
Giang et Tuyên Quang sans qu'aucune mesure fût prise contre cette
infiltration d'un élément dangereux. Mais ce n'est pas seulement à
l'aide d'une conquête pacifique que les Chinois devaient venir s'im-
planter dans le pays.
— 21 —
En 1856, la Rébellion des Tây Ping, étouffée en Chine, trouva un
exécutoire favorable dans les provinces limitrophes du Tonkin qui
avaient regagné une situation prospère à la faveur de cette période de
paix. Aussi, un de leurs chefs, Ngô Lôn, les entraîna-t-il à la conquête
des provinces de Tuyên Quang, Cao Bang, Lao Cai et Thai Nguyên,
qu'ils mirent au pillage avec la dernière sauvagerie. Leur chef fut
tué et battu dans la province de Bac Ninh et eut pour successeur
Luu Vinh Phuoc qui devait devenir au moment de la conquête
française notre adversaire le plus célèbre comme chef des Pavillons
Noirs. Ce terme venait de ce que les Tay Ping étaient organisés en
quatre bannières, noire, rouge*, blanche et jaune, qui avaient pour
missions respectives de tuer, de brûler, d'approvisionner l'armée et
d'organiser les régions conquises. Pendant que Luu Vinh Phuoc, qui
avait sa résidence à Ha Giang, organisait le pays et étendait sa domi-
nation jusqu'à Hung Hoa et vers Cao Bang, son lieutenant, Hoang
Sinh Anh, le chef de la bannière jaune ou des Pavillons jaunes se
révolta contre lui. La lutte qui s'ensuivit ensanglanta la Rivière
Claire et donna naissance à de nouveaux pillages dont la malheu-
reuse province de Tuyên Quang fut encore le théâtre. Les pauvres
habitants de race Thô ou Man qui échappèrent à ces hécatombes
n'eurent d'autre ressource que de se réfugier, les uns au fond de
leurs cavernes, les autres au plus haut des montagnes.
Comme on le voit, l'autorité du roi Tu Duc ne s'étendait au
Tonkin que sur le delta du fleuve Rouge, tandis que les hautes
régions étaient tiraillées entre les Pavillons Noirs et les Pavillons
Jaunes. Encore le Delta lui-même était-il ensanglanté par les persé-
cutions religieuses et nos bâtiments de guerre étaient-ils obligés de
croiser sur les côtes du golfe du Tonkin pour essayer de protéger
les chrétiens par la menace de leurs canons. Lorsque la duplicité
ou l'insolence des mandarins dépassaient les bornes, nos officiers
de marine leur infligeaient de sévères leçons. Mais une fois le
moment de terreur passé et les excuses faites, ils recommençaient
de plus belle.
Le meurtre de Mgr Diaz., évêque espagnol de l'ordre des Domi-
nicains, vicaire apostolique au Tonkin, fut la goutte d'eau qui fit
déborder le vase. La France et l'Espagne se décidèrent à agir de
— 22 —
concert contre la cour d'Annam, et l'amiral Rigault de Genouilly
se présenta le 31 août 1858 devant Tourane avec plusieurs bateaux
de guerre et des transports chargés de troupes françaises et espa-
gnoles. Une fois la baie en notre pouvoir, les difficultés d'une
opération sur Hue se présentèrent à l'amiral qui, abandonnant son
premier projet, se dirigea sur Saigon le 2 février 1859 en laissant
une garnison à Tourane. Le 17 du même mois, Saigon tombait en
notre pouvoir.
CHAPITRE II
CONQUÊTE DE LA COCHINCHINE
Notre première intervention au Tonkin
1
Conquête de la Basse Cochinchine par la France (1859-1867). —
Lutte d'influence entre VAnnam et le Siam au Cambodge avant
rétablissement de notre protectorat. — Mission d J études de Bou-
dard de Lagree au Yunnan (1866). — État troublé du Tonkin
sous le roi Tu Duc qui demande l'appui de la Chine. — Arrivée
de M. Dupuis en 1872.
L'amiral Rigault de Genouilly et l'amiral Page qui lui succéda
avaient assuré notre domination à Tourane, mais au moment de la
guerre de Chine, force nous fut de l'abandonner. A Saigon, le capi-
taine de vaisseau d'Ariés resta avec 700 hommes qui eurent fort à
faire pendant une année pour défendre notre base d'opération contre
les entreprises de l'armée annamite.
Celle-ci, forte de 20.000 hommes et retranchée dans les lignes de
Kihoa, tentait de faire brèche dans notre ligne de défense qui s'éten-
dait sur les deux villes de Saigon et de Cholon, distantes de quatre
kilomètres.
Le traité de Pékin mit fin à cette lutte épuisante et rendit dispo-
nibles les forces de l'amiral Charner. 3.000 hommes venus du Pet-
chili apportèrent un précieux renfort à notre petite garnison de
Cochinchine. Les lignes de Kihoa furent enlevées le 25 février
1861 et l'armée annamite dispersée.
— 24 —
La lutte se réduisit ensuite à des escarmouches, et deux ans après
un des derniers patriotes annamites, Quang Dinh, était vaincu à son
tour et la cour de Hué reconnut le 15 avril 1863 notre souverai-
neté sur les trois provinces orientales de la Basse Cochinchine.
Pendant les règnes de Gia Long et de Minh Manh la lutte entre
l'empire d'Annam et le Cambodge avait repris toute son intensité.
Elle se compliqua de plus d'une guerre acharnée contre le Siam qui
élevait depuis longtemps des prétentions sur les derniers vestiges
du malheureux royaume Khmer. A la fin du xvm° siècle, à la suite
de l'invasion d'un Malais qui avait mis le Cambodge à feu et à sang,
le petit roi Ang Eng s'était réfugié à BangKok. Les Siamois profi-
tant alors de la révolte des Tày Son qui agitait le pays d'Annam
amenèrent au Cambodge le jeune roi en installant un régent près de
lui et des gouverneurs siamois à Battamhang et Ang Kor : c'est là
l'origine des prétentions du Siam sur ces deux provinces.
Plus tard Ang Chan, fils et successeur du précédent, effrayé par
la protection vraiment envahissante de ses amis les Siamois, se
réfugia à Gia Dinh (Saigon), en Cohinchine, et les Siamois en profi-
tèrent pour occuper Ou Dong et Phom Penh. L'entremise de Gia
Long permit au jeune roi de reprendre possession de ses états,
mais bientôt après, en 1835, l'armée siamoise envahissait encore le
Cambodge qui avait une fois de plus recours à la protection des
Annamites pour mettre en déroute les envahisseurs. Cette lutte
d'influence par les armes et par la diplomatie continua jusqu'en
1847, date à laquelle les deux pays finirent par reconnaître comme
leur commun vassal le roi Neac Ong Duong, le père de Norodom.
C'est la trêve des armes, mais pour les Siamois les intrigues poli-
tiques continuent, Le roi Mongkuk invite le roi du Cambodge à lui
confier son fils aîné afin qu'il vienne prendre à Bangkok l'empreinte
siamoise, puis, lorsque Napoléon III envoie au Siam et au Cam-
bodge M. de Montigny avec une mission diplomatique, il s'em-
presse de passer avec lui un traité d'amitié perpétuelle. Mais,
comme pour donner à cet acte un démenti immédiat, il empêche
par des moyens déloyaux l'envoyé français de parvenir à la cour
du Cambodge.
Enfin le vieux roi Ang Duong, sentant sa fin prochaine, fit venir
— 25 —
son fils Norodom qui monta sur le trône à sa mort en 1860. Il n'y
a pas lieu de s'étonner que les enseignements qu il avait reçus à
Bangkok dussent l'amener plus tard à essayer de nous trahir.
Quoi qu'il en soit, à son avènement, notre récente conquête de la
Cochinchine instituait la France protectrice de son pays aux lieu et
place dé l'Annam.
En 1863, l'amiral de la Grandière, gouverneur de la Cochin-
chine, signa avec lui un traité qui ratifiait nos droits sur son
royaume, et le 20 juin 1867 il s'emparait pacifiquement des trois
provinces occidentales de la Cochinchine.
C'est ici que se placent les événements qui devaient amener la
France à intervenir au Tonkin.
En 1866, l'amiral gouverneur dirigeait vers le Yunnam, sous le
commandement du capitaine de frégate Doudart de Lagrée, une
mission d'études qui devait explorer le cours du Me Kong.
En envoyant cette mission il avait en vue d'étudier les communi-
cations de la Cochinchine avec les provinces méridionales de la
Chine par le Me Kong et en même temps de rechercher leurs in-
dustries et les richesses de leur sous-sol ; mais obligés, dès leur
sortie du Cambodge, de remonter péniblement le fleuve sur d'étroites
pirogues, les explorateurs se rendirent compte bientôt qu'il leur
fallait chercher mieux que la route du Me Kong. Une fois entrée
au Yunnam, la mission prit bientôt la voie de terre pour se diriger
sur Lin Ngan.
Après avoir traversé les villes de Szemao et Talang elle arriva au
fleuve Rouge à Yuan Kiang. Là, Francis Garnier obtint l'autorisa-
tion de descendre le fleuve ; mais les nombreux rapides qu'il dut
franchir l'empêchèrent d'atteindre Manhao et Mon tzé. Il n'en
démontra pas moins avec une sagacité remarquable que c'était là
la voie par laquelle les produits du Yunnan et du Setchuen devaient
arriver à la mer. Il fallait donc que cette vallée du fleuve Rouge ou
Song Koi appartint à son pays. Et ce patriote aux rêves audacieux
devait déjà entrevoir la brillante conquête à laquelle il allait bientôt
participer si puissamment.
Cependant le roi Tu Duc se débattait au milieu de difficultés
sans nombre, parmi lesquelles la conquête de la Cochinchine par les
— 26 —
Diables d'Occident et leur intrusion intempestive au Tonkin n'était
pas une de ses moindres préoccupations. Du côté des hautes régions
du Tonkin la situation ne s'améliorait pas.
Luu Vinh Phuoc qui gouvernait toujours le Haut Tonkin de sa
résidence de Ha Giang avait été appelé à Lao Cai par un chef chi-
nois du nom de Hoang than Loi et en avait chassé les Pavillons
Jaunes en 1870.
Tu Duc se tourna alors vers la Chine et lui fît acte de vassalité
en demandant son appui contre les bandes rebelles en même temps
qu'il demandait aux chefs Tay Ping leur soumission à l'Annam. Des
garnisons de réguliers chinois furent installées dans les citadelles
annamites, et Luu Vinh Phuoc fît sa soumission et fut investi du
titre de de doc, ou général de l'armée annamite avec la mission de
réorganiser l'administration de la région de Lao Cai. Un autre chef
des Pavillons Noirs, Diêp thanh Lanh, s'installa à Ha Giang et cher-
cha à rétablir Tordre dans la province de Tuyên Quang ; mais les
anciennes bandes tenaient toujours la campagne et une révolution
musulmane survenue au Yunnam jeta encore sur le Tonkin un sur-
croît de fauteurs de désordres.
§2
Notre première intervention au Tonkin. — Épopée de Francis Gar-
nier (1873). — Convention Philastrc (1874). — Nouvelle inter-
vention de la France qui envoie en 1879 le commandant Henri
Rivière. — Désastre du Pont de Papier le 19 mai 1883.
Voilà donc quels étaient les embarras dans lesquels se débattait
ce malheureux pays, lorsqu'en 1872, M. Jean Dupuis remonta le
fleuve Rouge avec une flottille pour aller faire du commerce au
Yunnam. A son retour à Hanoï en 1873, il se prit de querelle avec
les autorités annamites et finit, à la suite de discussions qu'il sen-
tait insolubles, par occuper militairement avec les Chinois qu'il
avait ramenés, une grande partie de la ville en enfermant les man-
darins dans la citadelle. Ce furent ces conflits qui amenèrent l'ami-r
— 27 —
rai Duperré, gouverneur de la Gochinchine, à envoyer au Tonkin
un officier pour y procéder à une enquête.
Francis Garnier partit donc de Saigon avec deux canonnières et
83 hommes d'infanterie de marine. Dès son arrivée à Hanoï il s'em-
ploya à défendre les intérêts du commerce français au Tonkin, mais
il s'aperçut bien vite qu'aucune négociation n'était susceptible
d'aboutir en présence de la fourberie des mandai ins annamites. Il
leur proposa donc un traité de commerce sous la forme d'un ulti-
matum dont la teneur était la suivante :
« A partir du 15 novembre le fleuve Rouge restera ouvert au
commerce français, espagnol et chinois, toutes les douanes anna-
mites seront supprimées et les négociants ne relèveront plus que
de l'autorité française . » C'était la guerre .
C'est alors que ce jeune et bouillant officier de marine se lança
sans arrière-pensée avec sa poignée de braves à la conquête des plus
riches provinces du Delta Tonkinois. La citadelle de Hanoï, défen-
due par 7.000 Annamites, fut rendue à une troupe de 180 marsouins
et marins. En six semaines, secondé par des officiers entreprenants
et des troupes intrépides, il s'empara de toutes les places fortes.
Nam Dinh et ses S. 000 défenseurs ouvrit ses portes à 30 hommes
résolus. Ninh Binh, suivant son exemple, se rendit à une poignée
de marins.
On croit rêver lorsqu'on lit de pareils prodiges et on demande si
ces hommes n'étaient pas des héros de légende. Pour les Anna-
mites ils étaient bien la reproduction vivante de ces génies guer-
riers qu'ils honorent dans leurs pagodes et qu'ils ont coutume de
parer des vertus les plus belles : courage indomptable, loyauté
absolue, force surhumaine, succès ininterrompu. C'était assez pour
que ce peuple crédule ne vît plus en ses ennemis que des êtres sur-
naturels devant lesquels tous les obstacles devaient tomber. Des
armées d'indigènes catholiques devenaient nos partisans et nous
aidaient à assurer nos succès. La cour d'Anna m tremblait, mais
elle faisait venir de Lao Cai le chef soumissionnaire Luu Vinh Phuoc
qui descendait à Son Tay et venait se joindre aux troupes qui en-
touraient. Hanoï. Francis Garnier était en train de négocier un
traité qui eût été des plus glorieux pour la France lorsqu'il fut tué
en repoussant une attaque ennemie contre la citadelle de Hanoï.
— 28 —
Pour notre malheur et celui des indigènes qui avaient mis en
nous leur confiance, la liquidation de cette belle épopée fut dévo-
lue à celui qui l'avait le plus ardemment critiquée, le lieutenant de
vaisseau Philastre, inspecteur des affaires indigènes en Cochinchine.
Officier intelligent et travailleur, il s'était admirablement assimilé
les mœurs et les coutumes annamites et rendait des services émi-
nents comme administrateur. Mais il était tombé dans une telle
admiration de nos nouveaux sujets qu'il se laissa aller, en signant
la Convention de 1874, jusqu'à méconnaître les intérêts de la France
et consentit à une piteuse reculade. Le premier effet de l'applica-
tion de cet acte diplomatique fut d'abandonner à la vindicte des
lettrés, nos pires ennemis, les malheureux catholiques qui avaient
eu foi en notre étoile et nous avaient prêté leur appui.
L'abandon des citadelles que nous avions conquises avec un
entrain si glorieux, la dévastation et l'incendie des chrétientés,
regorgement de nos anciens auxilliaires, tel était le dénouement
inattendu de cette brillante campagne.
Nous obtenions sur l'Annam un semblant de protectorat, mais
nous lui offrions un don gratuit d'armes, de munitions et de bateaux
et nous lui faisions remise de l'indemnité de guerre se montant k
six millions.
L'Annam consentait à ouvrir trois ports au commerce de toutes
les nations : Hanoï, Haïphong et Qui Nhon, et nous pouvions y
entretenir des Résidents avec une garde de cent soldats. Enfin le
fleuve Rouge était ouvert au commerce jusqu'à la frontière du
Yunnam.
Quant aux intérêts financiers de M. Dupuis ils étaient complète-
ment sacrifiés et la- confiscation de son matériel par les autorités
annamites le ruina sans retour. Il est pénible de constater que cet
explorateur qui avait si énergiquement fait faire un grand pas au
commerce* français ne trouva même pas auprès de nos gouverneurs
de l'époque l'appui qui lui eût été nécessaire pour obtenir la resti-
tution de ses biens.
Mais cette Convention de 1874 elle-même, si avantageuse qu'elle
fût pour l'Anam, devait être bientôt considérée par le roi Tu Duc
comme un document sans importance. En effet, la navigation des
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jonques chinoises était favorisée aux dépens des barques euro-
péennes, les pirates infestaient les côtes, et pour maintenir Tordre
Tu Duc ne craignait pas de continuer à solliciter l'intervention de
l'empereur de Chine dont il s'était déclaré le vassal. De plus, les
troupes chinoises se réinstallèrent dans les places fortes, pendant
que nos soldats restaient enfermés à Hanoï et Haïphong, entourés
par des bandes de Réguliers chinois, de Pavillons Noirs et de
malandrins de toute espèce. Nos gouverneurs de Cochinchine signa-
laient cette situation à la Métropole depuis plusieurs années lors-
qu'en 1879, M. Le Myre de Villers, après avoir protesté vainement
auprès de la cour de Hue, obtint enfin l'envoi au Tonkin d'un corps
expéditionnaire .
Le capitaine de vaisseau Henri Rivière qui en prit le comman-
dement réédita aussitôt l'exploit de Francis Garnier, prenant d'as-
saut la citadelle de Hanoï. Ce coup de force destiné à humilier les
orgueilleux mandarins annamites n'était pas du goût du Céleste
Empire qui avait établi sur l'Annam un véritable protectorat.
Les protestations du marquis de Tseng, embassadeur de Chine à
Paris, ne furent d'ailleurs accueillies par M. de Freycinet, notre
ministre des Affaires Etrangères, que par l'invitation à la Chine
d'avoir à se mêler de ses affaires. Le gouvernement chinois n'in-
sista pas et continua même à élaborer avec notre ministre de
France à Pékin un projet de traité pour l'établissement d'une zone
neutre entre le Tonkin et la Chine, pendant qu'à notre insu il fai-
sait passer la frontière à de nouveaux Réguliers, à des armes et à
des munitions qui vinrent renforcer et ravitailler l'armée annamite
et les troupes chinoises déjà installées dans les citadelles du
Tonkin.
Le commandant Rivière ordonna la prise de la citadelle de Nam-
Dinh qui coûta la vie au lieutenant-colonel Carreau. Le comman-
dant d'infanterie de marine Badens mit en fuite l'armée annamite
qui occupait la place et l'occupa avec son bataillon (23 mars 1883).
Cependant les Pavillons Noirs se rapprochaient d'Hanoï et resser-
raient de plus en plus leur investissement.
Le commandant Rivière résolut de faire une sortie, et le 19 mai
une compagnie d'infanterie de marine avec les compagnies de débar-
— 30 —
quement du Villars et de la Victorieuse et trois pièces de cam-
pagne se mirent en route sur Son Tây, sous les ordres du chef de
bataillon Berthe de Villers. Cette petite colonne fut arrêtée au Pont
de Papier où son chef fut mortellement blessé. Le commandant
Rivière qui accompagnait la troupe fut atteint à son tour en déga-
geant sous une grêle de balles un canon tombé dans un fossé.
Autour de lui, quatre officiers, des soldats et des marins étaient
tombés. Tous furent après leur mort décapités et mutilés. Un
monument marque encore remplacement de cet épisode qui allait
être le signal d'une intervention plus énergique de la France au
Tonkin.
CHAPITRE III
CONQUÊTE DU TONKIN
M
En 1883. — Commencement de Vexpédition du Tonkin. — Phase
de la guerre contre la Chine {1883 à 1885). — Formation d'un
corps expéditionnaire. — La Chine déclare la guerre à la France.
— Prise de Son Tay. — En 1884 : Prise de Bac-Ninh,de Hung-
Hoa et de Tuyên Quang. — Guet-apcns de Bac Lé. — En 1885 :
Succès de l'amiral Courbet à Formose et aux Pescadores. —
Prise et retraite désastreuse de Lang-Son. — Débloquement de
Tuyên Quang. — Traité de Tien Tsin reconnaissant notre protec-
torat sur l Annam.
L'émotion causée en France par ce désastre fut assez grande pour
décider les pouvoirs publics à entreprendre une expédition. M. Har-
mand fut nommé commissaire général du Gouvernement français
au Tonkin, le général Bouet prit la direction des opérations mili-
taires et le commandement du corps expéditionnaire, composé de
3.700 hommes environ, pendant que l'amiral Courbet s'emparait
avec son escadre des forts de Thuan An, et nous donnait ainsi l'entrée
de la rivière de Hue.
Sur ces entrefaites, l'Empereur d'Annam, Tu Duc, était mort et
avait été remplacé par Hiêp Hoa, sous la régence de Nguyên Van
Thuong qui négocia avec M. Harmand un traité avantageux pour
la France et aux termes duquel, notamment, son protectorat s'éten-
dait sur l' Annam. Des résidents français étaient installés dans toutes
les provinces.
— 32 —
Mais le temps des traités n'était pas encore venu et la lutte conti-
nuait plus acharnée que jamais entre nos troupes et les Pavillons
Noirs, de plus en plus soutenus par les Réguliers chinois.
En vain le général Bouet, admirablement secondé par le comman-
dant Coronnat, son chef d'état-major, avait livré les deux combats
de Vong et de Phung, sur la route de Son Tay : cette place' semblait
toujours irréductible.
Au général Bouet succéda pendant quelques mois le colonel Brchot,
qui fut lui-même remplacé à la (in d'octobre dans la direction des
opérations militaires par l'amiral Courbet. La Chine ne voulant pas
reconnaître le traité signé par M. Harmand venait de déclarer la
guerre à la France et par suite tous les pouvoirs furent concen-
trés entre les mains de l'autorité militaire. Le premier .soin de l'ami-
ral fut de diriger sur Son Tây deux colonnes conduites par les colo-
nels Bichot et Belin. Cette place forte, qui était le centre le plus
important de la résistance, fut brillamment enlevée d'assaut parles
9.000 hommes du corps expéditionnaire, le 19 novembre 1883.
L'hostilité de la cour d'Annam, soigneusement excitée par la
Chine, se manifestait par l'empoisonnement de l'empereur Hîêp Hoa,
signataire d'un traité avantageux pour la France, et son remplace-
ment par son parent Kiên Phuc, mis sur le trône en décembre
1883, sans l'assentiment de notre résident de Hue, M. Cham-
peaux.
Malgré le beau succès qu'il venait de remportera Son Tay, l'ami-
ral Courbet fut remplacé dans le commandement des troupes et ne
garda que le commandement de l'escadre. Le général de division
Millot, arrivé au Tonkin lé 11 février 1884, avec les généraux de
brigade Brière de l'Isle et Négrier, prit le commandement des
troupes.
• Le corps expéditionnaire, organisé en deux brigades, s'éleva dès
lors au chiffre respectable de 16.000 hommes, et se trouva en
. mesure d'attaquer, successivement les citadelles du Delta où les
Annamites avaient concentré leurs moyens de défense. Le 7 mars
1884, la première brigade quittait Hanoï sous les ordres du général
Brière de l'Isle, passait le canal des Rapides, au delà du marché de
Chi, le 11, et arrivait le 13 devant la citadelle de Bac Ninh. Elle
— 33 —
avait mis six jours à parcourir un immense circuit pour éviter les
défenses accumulées sur les 24 kilomètres qui séparent Hanoï de
Bac Ninh et que Ton parcourt maintenant en chemin de fer en 1 h. 13.
Mais au moins ses troupes espéraient-elles participer à l'attaque de
la citadelle qui devait être combinée avec celle de la deuxième bri-
gade. Le général de Négrier qui la commandait, parti de Hai Duong
pour venir donner la main à la première, était arrivé un jour à
l'avance et avait pris la citadelle, cueillant ainsi pour lui seul tous
les lauriers que promettait cette capture. De Bac Ninh, la première
brigade continuait sa route sur Yen Thê qui était enlevée presque
sans coup férir le \ 7, puis sur Thai Nguyên qui tombait entre les
mains du général Brière de Tlsle le 18.
La première brigade quitta de* nouveau Hanoï le 8 avril pour aller
mettre le siège devant la citadelle de Hung Hoa, qui fut évacuée
par Luu Vinh Phuoc le 13, en même temps que la petite citadelle
de Don Vang était occupée par le bataillon Coronnat où je servais
comme lieutenant. Revenue ensuite à Hanoï, la brigade occupait
sjans combat les citadelles de Phu Ly le 29 avril, de Ninh Binh le
3 mai, puis de Nam Dinh où s'installait le général Brière de
l'Isle.
Pendant ce temps, la brigade de Négrier marchait sur Tuyên
Quang. Les Réguliers chinois reculaient devant la colonne et pres-
crivaient aux populations de faire le vide devant nos troupes en
évacuant et en incendiant leurs villages. Les centres urbains de
Tuyên Quang, de Phu Doan et de Ha Giang furent rasés, les mai-
sons en briques et les pagodes elles-mêmes furent démolies, et cette
malheureuse province fut transformée en un véritable désert devant
la marche de nos troupes qui occupèrent la citadelle de Tuyên Quang
sans coup férir au mois de juillet. Au mois d'octobre, Luu Vinh-
Phuoc avec ses Pavillons Noirs et les réguliers du Yunnan, qui
formaient une force de 4.000 hommes, vint mettre le siège devant la
citadelle, et se livra jusqua la mi-novembre a des attaques presque
journalières, que supporta vaillamment la petite garnison comman-
dée par le brave lieutenant-colonel Dominé. Le 19 novembre, le
colonel Duchesne, à la tête d'une colonne de secours, battit l'armée
assaillante et ravitailla la place ; mais une fois qu'il eût le dos tourné,
— 3i -
le siège reprit de plus belle et la vaillante petite garnison continua
à faire des prodiges de valeur.
C'est le 23 juin 1884 qu'avait lieu le guet-apens de Bac Lé, qui
faillit nous coûter la destruction de la colonne Dugenne. La conduite
des Chinois fut dans cette circonstance aussi hypocrite qu'à l'ordi-
naire. Li Hong Chang, le vice-roi du Petchili, désireux de s'entendre
avec les étrangers, avait négocié avec le capitaine de frégate Four-
nier un traité aux termes duquel les troupes chinoises évacueraient
le Tonkin, à condition que la France respecterait les frontières méri-
dionales de la Chine. Malheureusement, ce traité fut désavoué par
le parti xénophobe, et le colonel Dugenne, qui montait occuper
Langson sur la foi des traités, se heurta à des bandes chinoises très
fortes et bien établies à Bac Le, et perdit le huitième de son effectif
en voulant forcer le passage quand même.
C'est grâce k l'intrépidité du sous-lieutenant Bailly, de l'infan-
terie de marine, qui traversa les lignes chinoises pour établir son
appareil optique sur un mamelon, que Hanoï put être prévenu et
envoyer le général de Négrier au secours de la colonne.
L'amiral Courbet se chargea de venger cette insulte. Il occupa
les ports de Kelung et de Tamsui dans l'île de Formose, détruisit
l'arsenal de Foutchéou à l'embouchure de la rivière Min, et dispersa
la flotte chinoise. Ce résultat fut obtenu en 8 jours grâce aux hautes
qualités de l'amiral et à. l'intrépidité de son escadre et des troupes de
terre et de mer.
L'amiral se faisait fort, en portant la guerre dans le Petchili,
d'amener la Chine k demander grâce, mais il reçut Tordre de borner
son ambition k occuper Formose et y employa aussitôt tous ses
efforts avec l'aide du contre-amiral Lespés et du lieutenant-colonel
Duchesne, puis lorsque le gouvernement se décida k considérer le
riz comme contrebande de guerre, il établit une croisière, attaqua les
Pescadores et se rendit maître du port de Makung.
C'est là qu'au moment où il préparait une nouvelle campagne
contre les ports du Nord, il apprit la signature des préliminaires de
la paix et reçut l'ordre de suspendre les hostilités et d'évacuer For-
mose et les Pescadores.
La Chine s'était sentie menacée et venait k résipiscence. Les
— 35 —
efforts de l'amiral Courbet n avaient donc pas été sans résultat, mais
ses vues étaient plus hautes et il aurait voulu voir la Chine plus
sévèrement punie de sa duplicité. Aussi fut-il profondément affecté
par la décision du gouvernement. Un travail acharné et constant,
la conscience d'une lourde responsabilité et l'amère déception de se
voir contraint d'abandonner des avantages conquis au prix de tant
d'efforts, avaient profondément altéré sa santé. 11 fut atteint par le
choléra et mourut le 14 juin 1884, en rade de Ma Kung, à bord du
Bayard.
Le ministre de France en Chine, M. Patenôtre, avait obtenu des
mandarins annamites qu'en échange des provinces méridionales du
Tonkin qu'on restituait à l'Annam, un Résident français habiterait
avec une escorte dans l'intérieur même de la citadelle de Hue. Le
résultat immédiat de cette nouvelle concession fut la mort du roi
Kiên Phuc qui avait apposé son sceau à ces dispositions jugées trop
avantageuses pour la France. Mais la cour ayant osé installer sur le
trône son successeur Ham Nghi, sans même en informer notre rési-
dent, le lieutenant-colonel Rheinard, le général Millot lui adressa un
ultimatum. La mission envoyée par lui fut reçue au palais par le
roi et les mandarins et notre protectorat fut reconnu officielle-
ment.
Pendant ce temps, au Tonkin, les bandes de pirates, si elles n'étaient
plus ouvertement renforcées par l'armée chinoise, continuaient à
compter dans leurs effectifs un certain nombre de Réguliers et à
recevoir les encouragements des régents de Huê. Le général en chef
Brière de l'Isle, qui venait de succéder au général Millot, envoya
contre les pirates qui ravageaient la vallée du Loc Nam les
colonnes Négrier et Donnier, qui enlevèrent en octobre les forteresses
de Kep et de Chu. Au commencement de 1883, le général de Négrier
battait brillamment une troupe de 12.000 Chinois à An Chau. Enfin,
deux brigades formées sous les ordres du général de Négrier et du
colonel Giovanninelli furent dirigées sur la citadelle de Lang Son
qu'elles prirent aux Chinois après plusieurs combats et l'enlèvement
des lignes de Ki Lua.
De là, le général Brière de l'Isle emmenant la brigade Giovanninelli
se porta au secours de la place de Tuyên Quang, où le lieutenant-
colonel Dominé, avec quelques centaines d'admirables soldats, tenait
— 36 —
en échec une armée de 15.000 Chinois depuis plus de trois mois.
Déjà le tiers de la garnison avait été mis hors de combat ; les brèches
du rempart étaient nombreuses et la petite garnison s'était réfugiée
dans le réduit où elle continuait son opiniâtre résistance aux assauts
ennemis, lorsque la brigade de secours arriva, et après une dure
victoire remportée à Hoa Moc les 1 er et 2 mars 1883, sur les Pavil-
lons Noirs, put donner la main à l'héroïque garnison qu'elle sau-
vait.
Cependant le général de Négrier avait dépassé Lang Son et donné
lâchasse à l'armée chinoise jusqu'à la porte de Chine de Nam Quan.
Il crut pouvoir aller encore au delà et enlever Bang Bo le 24 mars;
mais le franchissement de la frontière par nos troupes avait infligé
aux Chinois une humiliation qui leur donna un regain de courage.
Le général Sou Kong Pao, connu plus tard sous le nom de Maréchal
Sou, fit, à la tête de forces considérables, un retour offensif acharné,
et la colonne dut battre en retraite sur Ki Lua où elle essaya encore
de tenir tête à l'ennemi. Le général de Négrier, blessé, passa le
commandement au lieutenant-colonel Herbinger, et celui-ci, qui se
trouvait très loin de son chef et n'avait pas été mis au courant de la
situation, se sentit écrasé par une responsabilité à laquelle il n'était
pas préparé. 11 ordonna une retraite qui dégénéra en panique et
causa des pertes importantes d'argent et de matériel. En effet, faute
de moyens de transport, on dut abandonner le trésor et une grande
partie des bagages et du ravitaillement de la colonne. Le nouveau
chef de la colonne était un ancien professeur de l'Ecole de Guerre. II
avait dû maintes fois y développer l'importance du service de sûreté
et notamment du contact qui doit être maintenu avec l'ennemi ;
mais, pris au dépourvu, il ne sut pas mettre en pratique cette pré-
caution élémentaire. S'il avait laissé un détachement aux abords de
Lang Son pour surveiller l'ennemi, il se fût rendu compte que les
Chinois ne nous poursuivaient pas et se contentaient de s'installer
tranquillement dans la place. Le général de Négrier, grièvement
blessé, ne put malheureusement pas faire intervenir sa haute
autorité pour empêcher la retraite de prendre le caractère d'un
désastre.
— 37 —
Quoi qu'il en soit, la nouvelle de cette défaite, transmise au mini-
stère par le général Brière de l'Isle sous une forme trop alarmante,
causa en Erance un tel énervement, qu'elle entraîna la chute du cabi-
net Ferry. Et cependant notre situation en Extrême-Orient n'était
nullement compromise, puisque la Chine, sous l'impression des succès
de l'amiral Courbet, venait de signer le traité de Tien Tsin. Cet
acte, élaboré par M. Patenôtre et le mandarin Ly Hong Tchang,
relevait TAnnam de la suzeraineté du Céleste Empire, prévoyait la
délimitation des frontières et réglait les rapports de bon voisinage entre
la Chine et le Tonkin.
Guet-apens de Hué contre le général de Courcy (1885). — La rébel-
lion éclate partout et le corps expéditionnaire riposte sur tous les
points. — Phase dès colonnes en coup de lance (1885 à 1888).
Comme suite aux dispositions de ce traité, une délégation de
mandarins vint sur le fleuve Rouge présider au départ des troupes
impériales.
Le Parlement français, rendu inquiet par la retraite de Langson,
avait voté les crédits nécessaires à l'entretien d'un corps expédition-
naire de 30.000 hommes, et le gouvernement avait envoyé le géné-
ral de Courcy comme commandant en chef et représentant de la
France. Il voulut être reçu à la cour d'Annam avec tous les honneurs
dus au représentant d'un état suzerain et vint à Hué dans ce but,
accompagné d'une escorte de zouaves et de chasseurs à pied. Le
4 juillet 1885 au soir, au milieu d'une fête donnée en son honneur
à la résidence, on entendit un coup de canon dont le bruit venait de
la citadelle. C'était le signal du guel^-apens qui avait été ménagé à
nos troupes par les mandarins. L'Hôtel de la Résidence fut enve-
loppé et les soldats annamites se précipitèrent sur les cantonnements
qu'occupaient nos troupes dans la citadelle. Mais les assaillants
avaient compté sans les habiles dispositions qu'avait prises d'avance
le colonel Pernot de l'infanterie de marine, qui, toujours méfiant de
la duplicité des mandarins annamites, avait depuis longtemps pris
— 38 —
l'habitude d'envoyer ses soldats explorer les détours de la citadelle,
soi-disant pour se promener, mais en réalité pour se pénétrer de la
topographie des lieux, et pouvoir, le cas échéant, servir de guides à des
troupes d'attaque.
C'est grâce à cette intelligente précaution que les troupes françaises,
guidées par nos marsouins, purent aisément repousser les assaillants et
occuper la citadelle. Le roi Ham Nghi, patronné par le régent Tân
Thàt Thuyêt, qui avait organisé le guet-apens, s'enfuit dans les mon-
tagnes de l'Annam et se réfugia tout d'abord à Cam Lô. L'autre
régent Nguyên Van Truong, chef du parti des lettrés, homme fort
intelligent, resta à Hué et, désavouant le complot, invita les Anna-
mites à se soumettre à la France. Telle fut du inoins la comédie
qu'il joua, car, en réalité, il continua à entretenir des relations avec
les fugitifs, et fut déporté a Tahiti au mois de septembre de la même
année.
Le nouveau roi Dong Khanh (accord consenti), fils adoptif de
Tu Duc, fut proclamé le 14 septembre 1885. Tân Thât Thuyêt et
Ham Nghi continuèrent à fomenter la révolte et s'installèrent dans
la haute vallée du Song Giang. Pour résister a l'insurrection qui
devenait générale, des troupes furent installées dans tous les postes
de la côte et des colonnes furent organisées sur tous les points du
territoire de l'Annam. Au sud de Hue eurent lieu des colonnes dans
le Binh Dinh et le Phu Yen, dirigées par les commandants Prud-
homme, Dumas et Chevreux, et dans le Quang Nam par les com-
mandants Boilève et Cavelot. De plus, on fit partir du Tonkin une
grosse colonne sous les ordres du commandant Mignot, avec mission
de suivre la côte et de prêter son concours a chaque poste pour
déblayer le terrain autour de lui. Cette colonne participa à l'attaque
du repaire de Diên Lêu sur le Song Ma, sous la direction du lieute-
nant-colonel Boilève, contre le chef pirate Cai Mao, et à plusieurs
opérations qui partirent de Vinh sous la conduite du lieutenant-
colonel Metzinger. Elle arriva à Hué en mars 1886.
En octobre 1886, l'ex-régent Tuyêt qui allait être le grand chef
de la rébellion, se rendit en Chine et en ramena par le Yunnam et le
Song Ma des bandes chinoises fortes et bien aguerries. Une véritable
forteresse fut établie à Ba Dinh, au milieu des rizières, et les efforts
— 39 —
des lieutenants-colonels Doods et Metzinger vinrent s'y briser le
18 décembre 1886 et le 6 janvier 1887. La position ne fut enlevée
que le 20 janvier, après un véritable siège conduit par le colonel
Brissaud. Les Annamites, exaltés par un souffle ardent de patrio-
tisme, résistèrent jusqu'à la dernière extrémité.
Sur ces entrefaites, le Cai "Mao, aidé du De Soan qui avait été
battu sur le SongCa (avril 1887) par le commandant Langlade, avait
repris une nouvelle audace et rétabli son ancien repaire de Diên Lêu
d'où il descendait faire des razzias dans les plaines du Thanh Hoa.
Mais ces deux chefs de bandes furent bientôt poursuivis par le colo-
nel Metzinger à Diên Lêu et Niên Ky, et enfin chassés de ce dernier
repaire en août 1887.
Au sud de l'Annam, dans le Binh Thuân, des insurrections impor-
tantes avaient été vigoureusement réprimées en 1886. Depuis le
mois de juin; nos troupes poursuivaient la rébellion avec acharne-
ment, aidées de colonnes de police. Lune d'elles opérait dans le
Quang tri, sous la direction personnelle du roi Dong Khanh.
Pendant que ces opérations se déroulaient le long de la côted'An-
nam, amenant chez la population une fatigue très grande et un
désir d'apaisement, le général de Courcy était rentré en France en
janvier 1886 et avait cédé son commandement au général Warnet.
Puis, dans le courant de la même année, Paul Bert avait pris la
direction de la Colonie, pendant que le général Jamont prenait le
commandement des troupes. Enfin le gouverneur, mort en novembre
de la même année fut remplacé par M. Bihourd.
Quittons la côte d'Annam pour faire un tour d'horizon sur les
différents points du Tonkin où la rébellion tenait tête à nos armes.
En 1885, de grosses colonnes combattaient l'insurrection sur tous
les points du Delta tonkinois : le colonel Mourlan opérait au nord du
canal de Phu Ly entre le fleuve Rouge et le Day, le général Munier
et le commandant Braccini entre le canal des Bambous et le Tra
Ly, le général de Négrier et le colonel Donnier dans le Bay Say, le
commandant Neny dans le Phu NamSac, le capitaine Falcon et le
commandant Faure dans la province de Hai Duong. Enfin, au mois
d'août 1885, le colonel Brionval organisait dans les environs de
Keso une série de colonnes partielles sous les ordres des capitaines
— 40 —
Didamian et Amstut et du lieutenant Diguet qui avaient pour mission
de châtier des villages rebelles dont la plaine était parsemée.
Grâce à ce déploiement de forces, Tannée 1885 ne fut pas perdue
pour la pacification et le peuple annamite sembla comprendre
bientôt que les Français étaient décidés à rétablir Tordre et qu'ils
en avaient les moyens. Il cessa dès lors de donner aux bandes pirates
les mêmes encouragements et le même appui. En 1886, des colonnes
de faible effectif continuèrent à donner des coups de lance à
travers le quadrilatère formé par le fleuve Rouge de Hanoi a
Hung Yen, le canal des Bambous, le Thai Binh et le canal des
Rapides.
L'effet de ces colonnes, qui opérèrent surtout dans la région du
Bai Say, fut de faire reculer la rébellion, dont le principal chef était
le Doc Tich, jusque dans les environs de liai Duong.
En 1888, apparut dans cette région un nouveau chef pirate, le Doi
Van. 11 parcourut les rives du canal des Rapides et y commit de
nombreux méfaits, entre autres le massacre du détachement Tessan-
dier Laubaréde à Quan Bô. Les colonnes Spitzer, Monguillot et
Servières le pourchassèrent sans réussir à le réduire.
Quittons le Delta central ponr remonter vers le Nord-Est. Dans
le massif du Dong Triêu, des bandes nombreuses étaient cantonnées.
Leur poursuite fit Tobjet des colonnes Nény sur Quinh et Mai Xu
en avril 1885, de la colonne Brissaud sur le Song Ki en juin 1886,
et de la colonne Dugenne qui créa le poste de Yen Châu en octobre
1886.
En remontant encore le long de la côte du Golfe du Tonkin vers
TEst, nous trouvons la baie d'Along dont les nombreuses îles, et
en particulier la plus grande, la Cac Ba, étaient le repaire de bandes
de pirates. La Cac Ba ainsi que les postes de Ac Koi et Tien Yen
sur la côte du Tonkin furent occupés par le capitaine de vaisseau
de la Bodinière de Beaumont de janvier à juillet 1886, et la ville de
Moncay le fut elle-même en décembre.
Non loin de là, la commission de délimitation, qui opérait sous la
direction de M. Saint- Chaffray et après lui sous celle de M. Dillon,
avait à souffrir constamment de la perfidie des mandarins de la com-
mission chinoise. Deux fois en 1886 elle fut attaquée par des ban-
dits à la solde des autorités chinoises : la première attaque eut pour
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victimes les lieutenants Geil et Henry, la seconde l'interprète Haïtce,
qui fut assassiné près de Mon Cay.
Suivons maintenant la frontière de Chine en partant de ce point vers
l'ouest.
En décembre 1885, Lang Son avait été réoccupé parle comman-
dant Servière, qui partit de là en suivant la frontière et occupa
Dong Dang et That Khê le même mois. Cao Bang fut occupé le
30 octobre 1886 par le général Mensier qui fit installer par le lieute-
nant-colonel Servière des postes à Nuoc Hai, Mo Sat et Tra Linh en
janvier 1887, à Phuc Hoa en juillet, etàTrung Khanh Phu en octobre
de la même année.
En décembre 1887, le lieutenant-colonel Servière fondait les
postes de Bao Lac et de Bac Mé, puis venait faire sa jonction avec la
colonne Michaud aux lacs Ba Bê, et revenait ensuite par Chora à
Cao Bang où il recevait la soumission du chef chinois A Coc Thuong,
qui devait plus tard tenir contre nous la campagne dans le Dong
Quang.
Plus à l'ouest, la colonne Michaud part en 1886 de Tuyên Quang,
pour occuper Bac Mue et Vinh Thuy sur la rivière claire, et Chiem
Hoa sur le Song Gam, puis à la fin de Tannée nous nous avançons
jusqu'à Ha Giang.
Au centre du Tonkin, le massif du Nui Tarn Dao, qui s'étend
entre le Song Dai à l'ouest, le Song Ca Lo au sud et le Song Con
à Test, était aussi un repaire inviolé pour de fortes bandes qui fai-
saient des incursions jusqu'à Bac Ninh et sur la route même de Hanoï.
En 1885, plusieurs colonnes furent dirigées contre elles : ce furent
la colonne Mourlan en juillet, qui installa un poste à Lien Son sur
le Song Dai, une colonne sur Dong Ve et une colonne sur Phu Hay.
L'année suivante d'autres colonnes fondèrent les postes de Huong
Son et de Cai Vong.
Non loin de là, le Yen Thê était aussi dans un état d'agitation
continuelle. Depuis la prise de la citadelle de ce nom. en mars
1884, les bandes pirates n'avaient pas évacué la région, et pour les
contenir le colonel Dugenne avait dû fonder sur le même emplacement
le poste de Tin Dao en décembre 1885.
Pour attaquer le mal dans sa racine il s'efforça de joindre le Cai
- 42 —
Kinh, chef pirate chinois dont le quartier général était le massif
montagneux de Bac Son (près Pho Binh Gia), auquel on a maladroi-
tement donné son nom. Il tenta donc en 1887 de l'atteindre par
Than Moi et Van Linh, mais il dut v renoncer. Enfin en décembre
1888, quatre colonnes partant de ThaiNguyên, Lang Son, That Khê
et Tin Dao allèrent occuper des points qui menaçaient la position
et devaient servir de base d'opérations. Sur ces entrefaites, le chef
pirate Gai Kinh fut mis à mort par ses propres partisans.
Partant du Delta tonkinois, remontons maintenant vers le N.-O.
la vallée du fleuve Rouge jusqu'au poste frontière de Lao Cai.
L'occupation de la vallée du fleuve Rouge s'est faite par bonds
successifs : le premier fut le combat important de Than Mai en
octobre 1885, dirigé par le général Jamont, et auquel prirent part
de nombreuses troupes. Le second fut celui de Than Quan, près de
Yen Bai, en février 1886, dirigé par le général Jamais, le troisième
fut la belle colonne du colonel de Maussion qui entra a Lao Gai au
mois de mai de la même année.
L'année suivante le commandant Pelletier quittait ce poste et
poussait dans la direction de la haute Rivière Noire jusqu'à Phong
Thô qu'il atteignait le 1 er février 1887.
Notre principal ennemi dans ces combats de Than Mai et de Than
Quan dont nous venons de parler avait été le Bo Giap. Après ces
échecs il s'installa au milieu des lagunes de Run Gia dans le Huyen
de Yen Lâp et y créa le repaire de Tien Dong qui fut détruit à deux
reprises différentes dans le courant de l'année 1886.
Il s'enfonça alors au sud du fleuve Rouge et s'installa à Dai Lich
(d'où le colonel Brissaud le délogea en janvier 1887), puis à Deo Hat
près de Dong Banh et de la plaine de Nghia Lô.
En 1888, deux colonnes furent dirigées contre le col du Deo Hat,
de Ba Khê et de Trai Hut. Pendant que la colonne venue de Trai
Hut sous les ordres du commandant Bosc était assaillie par toute
la bande du Bo Giap, celle de Ba Khé, conduite parle commandant
Berger, occupait la position. Dans cette circonstance comme dans
presque toutes les opérations de cette époque nous commîmes la
faute de ne pas rester sur nos positions et de nous retirer après la
victoire. Malgré cela, le Bo Giap comprit que la situation n'était pas
sûre pour lui et évacua le pays le 28 avril 1888.
— 43 —
L'occupation définitive du Tanh Hoa Dao (région de Nghia Lô)
eut lieu en 1889 et fut consacrée par la fondation des postes de Nghia
Lô et Tu Le.
Etudions maintenant le rôle joué parle chef Dieu Van Tri, sous
les ordres duquel une partie des bandes du Bô Giap étaient allées
se placer après Than Mai et qui dès lors tint les deux hautes vallées
du Fleuve Rouge et de la Rivière Noire et s'y montra contre nous
un ennemi redoutable.
Avant la marche du commandant Pelletier sur Phong Thô, ce
chef rebelle nous avait opposé une sérieuse résistance dans l'occupa-
tion du Chiêu Tân, région située au sud de Lao Cai. Un autre chef
héréditaire du pays, le Quart Phong, ennemi personnel de Dieu Van
Tri, fut notre allié dans cette lutte. Il occupait en 1886 le poste de
Thanh Huyen, entre le fleuve Rouge et la Rivière Noire, dont il fut
chassé par Dieu Van Tri, mais il revint à la charge avec une petite
colonne française qui réoccupa ce point ainsi que Thanh Qui et
Binh Lu. Retour de Dieu Van Tri qui reprend Binh Lu, puis nou-
velle colonne française qui le lui enlève de nouveau et lui inflige
de plus un échec à Hiêu Trai (près Van Bu). Mais sitôt que la
colonne a le dos tourné l'ennemi reprend ses avantages. Une troi-
sième série de colonnes dut venir à la rescousse et les capitaines
Olive et Janet reprirent Binh Lu et battirent Dieu Van tri à Thanh
Qui et à Lang Tien. Notons encore une fois l'effet absolument insi-
gnifiant de ces colonnes en coups de lance, derrière lesquelles les
choses reviennent à leur état primitif. Le moment était venu de
profiter de notre expérience pour ne plus abandonner nos conquêtes
à mesure qu'elles étaient faites. C'est vers l'année 1888 que les
colonnes commencèrent à laisser des traces de leur passage en fon-
dant des postes militaires qui constituaient pour l'avenir des points
d'appui sérieux.
En 1888, deux colones opérèrent encore dans la haute Rivière
Noire : l'une, sous les ordres du Colonel Pernot, marche de Phong
Thô sur Diên Bien Phu, bat Dieu Van tri à Bach Tan Trai et à
Chinh Nua, et arrive à Diên Bien le 26 janvier, l'autre sous les
ordres du commandant Oudry, part de Bao Ha et vient faire sa
jonction avec la première à Son La.
— 44 —
La colonne Pernot avait eu pour résultat de décourager la résis-
tance de Dieu Van Tri et de montrer nos armes dans un pays où
l'influence siamoise tentait de s'infiltrer. Elle permit aussi à M. Pavie
notre consul à Luang Prahang, de faire reconnaître par le général
Phia Surissa nos droits sur les vallées de la Rivière Noire et du
SongMa. L'occupation effective de Diên Bien eut lieu le 21 décembre
1 888 sur l'ordre du commandant Pennequin qui prit le commande-
ment de la région de Son La.
Il fallait maintenant obtenir la soumission de Dieu Van tri, dont
nos colonnes incessantes n'avaient fait jusqu'ici qu'ébranler la
puissance.
Souverain incontesté d'un fief dont le chef-lieu était Lai Châu
sur la Haute Rivière Noire, en possession d'une autorité considé-
rable que détenait sa famille depuis deux générations sur tout le
pays environnant, doué personnellement dune intelligence et d'une
énergie remarquables, le seigneur des Thais blancs pouvait encore
nous porter des coups dangereux. M. Pavie et le commandant Pen-
nequin comprirent que nous avions tout à gagner à en faire, au
prix de concessions raisonnables, un auxilliaire de nos armes. C'est
à l'habile entremise de ces deux éminents pionniers de la colonisa-
tion française que nous devons la soumission définitive de cet adver-
saire redoutable. Dieu Van Tri restait le chef de son ancienne
principauté avec le titre de Quan Dao et recrutait pour la garde de
la frontière du Laos une troupe de 300 partisans armés et entrete-
nus aux frais de la colonie.
Enfin sur la Basse Rivière Noire notre première installation avait
été le poste de Bat Bach, fondé à son confluent avec le Fleuve Rouge
dans les premiers mois de 1885. La même année on installa plu-
sieurs postes entre ce point et Cho Bo et, pour relier le Fleuve
Rouge au SongMa, le général Brissaud fonda plus au sud les postes
de Mai Châu, Phu Le et Yen Lang.
Ainsi entre 1885 et 1888 nous venons de voir le corps expédi-
tionnaire se débattre contre des ennemis qui se levaient dans toutes
les directions. Ses coups sont bien assénés et font reculer l'ennemi,
mais la retraite de celui-ci n'est que momentanée parce que nous
n'avons pas le temps d'assurer nos succès en occupant les positions
— 45 —
conquises, et aussi, il faut bien le dire, par ce que notre expérience
n'est pas encore affermie.
Nous avons vu plus haut que M. Paul Bert était arrivé au Tonkin
en 1886 avec le général Jamont. Il s'était de plus entouré d'un
certain nombre de collaborateurs qui formaient une véritable mis-
sion. Nous étudierons rapidement ci-dessous quelles ont été les
grandes lignes de sa politique pendant les quelques mois qu'il put
consacrer aux affaires de la colonie.
Ses rapports avec le roi Dong Khanh furent des plus cordiaux
mais malheureusement ce jeune prince était trop notre ami pour con-
server la moindre autorité sur le pays. Le Go Mat, ce conseil qui
inspirait la politique de la cour de Hué, continua à rester tout
puissant et à user à notre égard de la même duplicité.
Le nouveau Résident général, effrayé de toutes les haines qu'il
sentait s'accumuler autour du nom de français, essaya par tous les
moyens d'orienter notre administration vers la bienveillance. Il
diminua les corvées, subventionna les régions que la guerre, les
inondations ouïes incendies avaient appauvries, fournit des pensions
aux indigènes blessés dans les rangs de notre armée, fonda un
hôpital indigène, répara les digues et protégea les missionnaires et
les indigènes catholiques en même temps qu'il montrait la plus
grande tolérance pour les idées religieuses des indigènes. Pour com-
battre l'orgueil et l'hostilité des lettrés annamites il fonda l'acadé-
mie tonkinoise. Dans le but de relâcher les liens qui unissaient les
mandarins à la cour de Hué, il créa au Tonkin une sorte de vice-
roi annamite sous le titre de Kinh Luoc. L'instruction publique
commença à s'organiser sous l'impulsion de M. Dumoutier. Enfin
Paul Bert créa les chambres de commerce de Hanoï et de Haïphong.
Mais le travail acharné auquel il s'astreignit sous un climat qu'il
ne faut pas affronter pour la première fois quand on touche à la
cinquantaine, ne devait pas tarder à avoir raison de sa santé. Il
succomba à un accès de dysenterie en novembre 1886.
Il fut remplacé par M. Bihourd qui lui-même ne resta que quelques
mois dans des fonctions de Résident général.
C'est en 1887, après sa magistrature, que se place une réforme
importante dans l'administration de notre nouvelle colonie. L'unité
— 46 —
indo-chinoise est créée, réunissant sous la seule autorité d un Gou-
verneur Général, la Cochinchine française et les Protectorats du
Tonkin, de l'Annam et du Cambodge. Ce haut fonctionnaire, qui a
presque les attributions d'un Vice-Roi, a la gérance d'un budget
général qui englobe les recettes et les dépenses des services géné-
raux de Tlndo-Chine : Postes et Télégraphes, Douanes et Régies,
Travaux Publics.
M. Constans, ministre plénipotentiaire en Chine, occupa ce poste
pendant quelques mois, puis fut remplacé en avril 1888 par
M. Richaud, qui lui-même n'exerça ces hautes fonctions que pen-
dant une année.
A la suite de la vigoureuse action de nos colonnes militaires
poussées le long de la cote d'Annam comme dans le Delta et sur
les frontières du Tonkin, l'année 1888 avait amené chez le peuple
annamite un moment de lassitude. Mais le mécontement et l'oppo-
sition n'avaient pas désarmé chez les hauts mandarins. Le Co Mat
avait sollicité de M. Bihourd le rétablissement dans leurs fonctions
des mandarins renvoyés par nous et l'évacuation par nos troupes de
l'Annam central qui, d'après le traité de 1884, devait rester à la
couronne. Le roi Dong Khanh adressa une réclamation à ce sujet au
Gouvernement français par l'intermédiaire de M. de Lanessan. Ses
protestations restèrent d'ailleurs lettre morte et le mécontentement
qui s'ensuivit à la cour s'était traduit par de nouveaux encourage-
ments à la rébellion.
Au commencement de 1889, le roi Dong Khanh mourut d'un
accès pernicieux et fut remplacé par le candidat indiqué par
M. Rheinard, résident général à Hué. C'était un prince de la famille
des Nguyên, fils du roi Duc qui n'avait régné que quelques jours.
Ce jeune roi de dix ans prit le nom de règne de Thanh Thai (Boa-
heur absolu et succès universel) et monta sur le trône d'Annam le
1 er février 1889. On lui donna un Conseil de régence dans
lequel on ne fit entrer que des mandarins d'un loyalisme éprouvé
à Tégard de la France.
— 47 —
§3
Avènement de Than Thai en 1889.
Phase de l'occupation militaire (1889 à 1891).
La mort du roi Dong Khanh avait inspiré au gouvernement la
crainte d'un soulèvement général ayant pour objet le rétablissement
sur le trône du prince dépossédé Ham Nghi, et un léger renfort,
une C ie commandée par le capitaine Diguet, fut envoyé de Saigon
à Tourane pour parer à toute éventualité, mais l'Annam avait
effectivement recouvré sa tranquillité et ne montra aucune velléité
de la troubler.
On savait que le jeune roi en fuite et l'ex-régent Thuyêt se tenaient
cachés dans la vallée de Song Giang, et la préoccupation de tous
était alors de découvrir leur retraite. Une colonne dirigée vers cette
région en mars 1888 avait échoué dans ses recherches, et les deux
fugitifs vivant dans les bois, tels des bêtes traquées, passaient leur
misérable existence à fuir d'un repaire à un autre.
Enfin, en novembre 1889, l'ancien roi Ham Nghi fut capturé par
le capitaine Boulangier et le lieutenant Lagarrue et envoyé en
Algérie où il fut interné. J'eus l'occasion d'aller lui rendre visite à
son passage à Saigon où il occupait à la caserne un modeste loge-
ment d'adjudant. 11 avait conservé, malgré son existence précaire
et misérable, des allures de distinction et même de hauteur.
Il habite maintenant un superbe palais à Alger et jouit de la
pension fort honorable que. lui octroie la France.
La région du Tonkin qui préoccupait le plus le commandement
au commencement de 1889 était celle du Nui Tarn Dao sur le Song
Cau, où de fortes bandes chinoises étaient toujours solidement
installées sur la ligne reliant les positions de Cho Chu et de Cho
Moi. Une importante colonne fut organisée par le général Borgnis-
Desbordes qui s'empara le 17 janvier 1889 de Cho Moi, et le
17 février suivant de Cho Chu. Les deux chefs de ces bandes étaient
Bac Ky et Luong Tarn Ky. Le premier se retira de Cho Moi à Ké
Thuong où il fut laissé sans être inquiété jusqu'en 189S. Le second
se retira à Linh Danh, et loin de le poursuivre plus avant on lui
rendit Cho Chu Tannée suivante.
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En avril 1889, M. Richaud, gouverneur général, rappelé en France
à la suite d un désaccord avec le gouvernement, mourut subitement
du choléra entre Singapour et Colombo. Son successeur fat
M. Piquet, ancien directeur de l'intérieur a Saigon. C'est sous son
administration que Ton vit les troupes régulières obligées de rester
enfermées dans leurs postes pendant que des colonnes de miliciens
parcouraient le pays à la poursuite des bandes pirates. Cette méthode
aussi anormale que dangereuse avait d'ailleurs été mise en pratique
dès Tannée précédente. Elle s appuyait sur la crainte de voir les
troupes régulières agir sans s'être entourées de renseignements suf-
fisants, et leur substituait l'action de troupes placées dans la main
des résidents qui, par leur situation, étaient plus directement en
rapport avec les indigènes et pouvaient, par suite, être mieux ren-
seignés. Mais elle avait l'inconvénient de donner la direction d'opé-
rations militaires à des fonctionnaires qui n'étaient pas préparés à
un tel rôle. Les postes de la province de Haï Duong furent passés
à la garde civile, et le Tông Dôc de la province se mit à la tête d'une
colonne de police destinée à poursuivre le Doi Van et le Doc Tich.
Ce système aboutit à de graves revers, tels que l'enlèvement du
poste de Yen Lêu par le Doc Tich, l'échec du Résident à Trai Son,
puis du Tông Dôc qui dut être dégagé des coups du Doi Van par le
capitaine Pariguet aux Pins Parosols. Quoi qu'il en soit, les deux
chefs pirates, harcelés, finirent par faire leur soumission.
D'un d'eux, le Doc Van, après avoir repris la campagne et s'être
retiré dans le Yen Thê où il eut affaire aux colonnes Picquet et
Dumont, fut exécuté à Hanoï en novembre 1889.
Dans la région du Thanh Hoa Dao, entre le fleuve Rouge et la
rivière Noire, la disparition du Bô Giap n'avait pas entraîné celle de
ses bandes. Le lieutenant-colonel Pennequin dut aller leur donner
la chasse et leur infligea un échec à Ban Co en novembre 1889. Mais
elles restèrent dans le pays et continuèrent à inquiéter nos garnisons
de Nghia Lo et Tu Le. Ce dernier poste dut même être évacué. Le
lieutenant-colonel revint rétablir l'ordre, et grâce à sa politique
pleine de finesse et à son sens des affaires indigènes, il sut remettre
les choses au point et rallier à nous une population mécontentée
par les exactions d'un chef indigène. En même temps, il infligeait
- 49 -
un nouvel échec aux pirates en leur enlevant le repaire de, Lang
Buong le 27 décembre 1889. Depuis ce jour, si des bandes pénétrèrent
encore dans la région on peut affirmer qu'elles n'y furent pas appe-
lées par la population.
La région de Mon Cay a toujours été une des plus troublées au
Tonkin. En 1888, après les colonnes Dugenne, elle avait joui cepen-
dant d une certaine tranquillité ; mais le 29 décembre de cette année,
la citadelle fut prise par une bande. Le commandant Baudard opéra
pendant tout l'hiver dans le massif situé entre Moncay et Tien Yen,
et ramena dans la région une paix relative jusqu'en 1892.
Dans la région de Cao Bang, dont l'occupation avait été faite en
1886 par le général Mensier et le colonel Servière, la tranquillité'
ne pouvait être que de courte durée, Car les chefs chinois que nous
avions dépossédés de leur prébende n'attendaient que le moment
opportun" pour la ressaisir. Us s'étaient retirés dans les rochers des
Ba Châu, dans les cirques du Luc Khu et dans la région de Ngan
Son. Quelques petites opérations eurent lieu en 1 886 et 1 887 à Nakéo,
à Tra Linh, à Mo Sat et à Phuc Hoa, et eurent pour effet de «rendre
la tranquillité au pays jusqu'à la fin de 1888.
C'est alors que l'ancien régent Thuyêt, dont l'influence s'éten-
dait du Thanh Hoa à Cao Bang, excita de nouveau l'ardeur des
bandes chinoises de la frontière. En 1889, elles s'installèrent à An
Lai (à 16 kilomètres au nord-est de Cao Bang), d'où elles furent
délogées par deux colonnes parties de Cao Bang et Quang Uyên,
puis poursuivies par le lieutenant-colonel Servière dans les Ba Châu
et dans le Luc Khu. C'est à la suite de ces opérations que fut fondé
le poste de Soc Giang le 31 octobre 1889.
Les pirates se tinrent tranquilles pendant quelque temps, mais
leur séjour dans la région donna lieu, dans les années qui suivirent,
jusqu'en 1892, à des colonnes dirigées par nous contre leurs
repaires.
Sui le moyen Fleuve Rouge, la région de Hung Hoa n'avait pas
échappé en 1889 aux entreprises de Thuyêt. Il y fut tout à coup
représenté par le De Kiêu qui s'établit dans les lagunes de Rung
Gia et vint inquiéter nos troupes jusque sous les murs de Hung Hoa.
Le lieutenant-colonel Pennequin organisa des colonnes de police
4
— 50 -
pour le réduire. En 1891 apparut le Doc Ngu qui massacra la gar-
nison de Cho Bo et surprit le poste de Yen Lang. Le lieutenant-
colonel Pennequin reçut la mission d'en finir avec ce pirate dange-
reux et se mit à sa poursuite : il subit d'abord un très grave échec
à Niên Ky, puis, profitant de ce que les bandes du Doc Ngu étaient
composées de deux éléments bien distincts, annamite et muong, il
sema habilement parmi eux des éléments de discorde, et le Doc
Ngu fut mis à mort le 7 août 1892 par les muong de la bande.
La soumission du De Kieu et du Quan Ao, son beau-frère, s'en-
suivirent, et le pays environnant recouvra un calme qu'il n'avait pas
connu depuis plusieurs années.
Dans le Thanh Hoa, l'influence de Thuyêt se fit sentir en octobre
1889, par l'intermédiaire de Dé Soan, qui vint y rallumer la rébellion.
L'attaque du poste de Nong Gong par le chef montagnard Tam Ba
Thuoc mit le feu aux poudres et nécessita la mise en mouvement de
trois colonnes successives. L'une d'elles, commandée par le lieute-
nant-colonel Lelevre, livra au chef pirate deux durs combats dans
les environs de Van Lai et eut son chef blessé. Après ces opérations
les garnisons de troupes régulières ne furent plus laissées en Annam
qu'à Huê, Thuan An et Tourane.
Le Yen Thé, à partir de la disparition du chef chinois Cai Kinh,
resta occupé par des bandes annamites sous les ordres des chefs
De Nam, Ba Phuc, puis De Tham. En 1889, le poste de Tinh Dao
fut abandonné, et sa garnison transférée à Bo Ha sur le Song 1
Thuong. La piraterie se ralluma autour des postes de Cao Thuong
et de Huu Thuê. C'est alors qu'eurent lieu les colonnes Dumont et
Picquet contre le Doi Van. Puis pendant les cinq années suivantes,
le commandement, impuissant à déloger les pirates de leur camp
retranché, admirablement organisé au fond des forêts, dut consti-
tuer contre eux des colonnes importantes. La première, sous les
ordres du général Godin, prit Cao Thuong (janvier 1889) et fonda
Nha Nam sur un emplacement voisin de Tin Dao. La deuxième,
sous les ordres du colonel Frey, fit le siège du fort de Huu Thuê et
l'occupa le 11 janvier 1891. La troisième, sous les ordres du géné-
ral Voyron, s'empara du camp retranché du De Nam. La quatrième
eut lieu en 1 894 contre le De Tham, qui était parvenu à s'emparer
— 51 —
de MM. Chesnay et Loggiou, et obtint de la part du Protectorat
un traité très avantageux.
Revenons maintenant aux bandes du Haut Fleuve Rouge. Après la
soumission de Dieu Van Tri, elles eurent pour chef Hoang Tanh
Loi et se divisèrent en deux groupes, l'un sur la rive droite avec
Hoang M an comme chef secondaire, et l'autre sur la rive gauche
sous les ordres de Nguyên Triêu Trong. Celui-ci était installé en
1890 au repaire de Kê Dinh qui fut enlevé en janvier 1891 par le
commandant de Beylié. Les bandes se retirèrent ensuite au repaire
de Movio d'où elles furent encore débusquées par le lieutenant-
colonel de Beylié. Elles s'y réinstallèrent et en furent de nouveau
chassées en janvier 1892 pour aller se retrancher à Ngoi Cai; mais
ce repaire fut détruit quelques jours après. Elles remontèrent alors
au Phong Niên jusqu'au moment où le lieutenant-colonel Penne-
quin prit le commandement du quatrième territoire.
Sur la rive droite, les bandes de Hoang Man occupaient le Phong
Du et furent l'objet, en 1891 et 1892, des poursuites des capitaines
Lasalle et Cassin de la Loge qui les attaquèrent à Ké Ket et à Ké Hot.
Dans le massif de Dông Triêu, en 1888, les bandes furent con-
centrées entre les mains du chef chinois, Luu Ky, véritable repré-
sentant au Tonkin d'une entreprise commerciale de piraterie, ayant
ses bureaux et ses marchés en Chine. Après avoir subi de leur part
quelques petits échecs dans nos différents postes ou au cours de nos
reconnaissances, il nous devint nécessaire de conduire contre ces
bandes des opérations d'ensemble. Elles débutèrent par l'attaque du
repaire de Deo Gia par le lieutenant-colonel Servière. Luu Ky se
retira dans la plaine de Phu Lang Thuong et dans le Bao Day où il
fut rejoint en 1889 par plusieurs colonnes.
En janvier 1890, de retour au Deo Gia, Luu Ky parvint à captu-
rer à Ben Châu les frères Roques qui ne furent relâchés que contre
une forte rançon. Aussitôt après, le commandant Prétet occupa le
Deo Gia et y installa un poste.
En 1891, le colonel Dominé occupa Trai Son et l'île des deux
Songs, puis subit un échec dans le Nui Cao Bang. Enfin, à la fin
de la même année, le colonel Terrillon fit à ces bandes une chasse
méthodique qui eut pour résultat de les repousser dans le Bao Day
et sur le Song Ba Che, et de dégager ainsi les abords du Delta.
— r»2 —
84
Arrivée de M. de Lanessan en 1891 - — Sa politique. — Création
des territoires militaires. — Phase de la Pacification des
régions frontières par l'Administration militaire (1891-1895).
Pendant que ces opérations militaires se déroulaient, le gouver-
nement général avait reçu un nouvel hôte. M. Picquet avait donné
sa démission en 1891 et avait eu pour successeur M. de Lanessan,
député de la Seine, qui arriva au Tonkin avec le général Reste,
nommé général en chef, et le contre-amiral Fournier, commandant
la marine. Les études qu'il avait faites précédemment en Indo-
Chine et un grand sens des choses coloniales préparaient le nouveau
gouverneur général à ses hautes fonctions. Dès son arrivée, il pro-
céda à une réforme qui devait avoir les effets les plus heureux sur
la pacification de nos régions montagneuses, la création des terri-
toires militaires.
Il avait compris que tant que nous bornerions notre action à
donner des coups de sonde à travers les régions troublées et en y
envoyant des colonnes qui ne faisaient que passer, tant que nous nous
contenterions de nous fixer dans ces régions par des postes mili-
taires, sans entrer en relations avec la population par l'administra-
tion du pays, nous épuiserions nos forces en une œuvre stérile.
En créant les territoires militaires, sous le commandement de
colonels, et divisés eux-mêmes en cercles commandés par des chefs
de bataillon, il dotait d'une administration très économique un pays
trop pauvre pour subvenir aux charges d une organisation compli-
quée. En mettant entre les mains de l'autorité militaire l'adminis-
tration du pays, il lui donnait les moyens de se renseigner utile-
ment auprès des autorités indigènes sur lesquelles elle pouvait
prendre le plus grand ascendant.
M. de Lanessan s'attacha aussi à augmenter et à améliorer nos
voies de communication terrestres et le pays fut bientôt sillonné de
— 53 —
routes qui, tout en favorisant les relations commerciales, permet-
taient aux troupes de se porter plus facilement et plus rapidement
en un lieu troublé et devaient par suite concourir à la pacification
du pays. Leur construction entreprise un peu hâtivement eut le
tort cependant d'imposer de lourdes charges à la population.
Dans Tordre administratif il rendit aux mandarins annamites une
grande partie de l'autorité* que nos Résidents, chefs de province, leur
avaient enlevée et ne réserva à ceux-ci que la surveillance de leurs
actes, l'impulsion générale à donner à leur administration et la
recherche ainsi que la répression de la petite piraterie. Cette
méthode d'administration a l'avantage d'être conforme aux traités
conclus avec l'Annam, et est de nature à nous attirer la sympathie
de nos protégés: elle permet, en effet, à l'élite du peuple vaincu de
prendre part à la direction des affaires, et lui donne, par suite, une
consolation de son état de vassalité. Elle utilise, tout en les canali-
sant les qualités indiscutables que possèdent les mandarins anna-
mites pour l'administration. Elle fait supporter à des individus de
la race conquise une part des responsabilités qui incombent à la
nation protectrice dans les mesures qui constituent une charge pour
le peuple. C'est pour avoir voulu s'écarter de ces principes que la
Cochinchine, comme le faisait observer récemment son lieutenant-
gouverneur M. Rodier, traverse en ce moment une sorte de crise
causée par Y administration directe dont elle a abusé en écartant le
concours des indigènes éclairés, et en démolissant l'admirable
édifice de la commune annamite.
La piraterie, quoique bien refoulée, n'avait pas encore désarmé.
Un tour d'horizon autour de notre frontière de Mon Cay à Lao Cai
nous permettra de nous rendre compte des progrès accomplis.
A l'ouest de Mon Cay, dans la région du Song Ba Che, les bandes
chinoises s'étaient installées en nombre au commencement de 1892.
C'est alors qu'eurent lieu les opérations des capitaines Messier de
Saint-James et Freystatter, à Lang Con et à Lang Ra.
A la mort deLuuky, dans le Dông Trcêu, une partie de ses parti-
sans vinrent dans la région de Tien Yen installer le repaire de Bin
ho qui fut bientôt détruit par le commandant Courot. Le même
repaire, réinstallé par le chef Tien Duc, fut enlevé de nouveau en
— 54 —
novembre par le lieutenant-colonel Courot lui-même, qui fît repas-
ser en Chine les pirates et installa sur place le poste de Ly Sai.
Ce nettoyage porta ses fruits pendant une année entière, mais
au commencement de 1891, un petit chef de bande appelé Lo Man
fut chargé par le haut négoce chinois d'exécuter sur notre territoire
quelques entreprises lucratives. Les Chinois n'étaient pas sans avoir
remarqué que l'enlèvement d'un Européen leur rapportait plus
d'argent que celui d'un poste, puisque le gouvernement s'était mis
sur le pied de payer des rançons de trente à cinquante mille piastres.
Lo Man commença par installer à Keo Dzo un repaire qui [fut détruit
au mois d'avril puis réinstallé aussitôt.
De là il exécuta un premier enlèvement au cours d'une surprise
du poste de Mon Cay et emmena en Chine M m0 Chailley et sa
fille. La bande prit aussitôt une importance considérable, provenant
sans doute de ce que les capitalistes chinois qui l'entretenaient
avaient trouvé l'affaire excellente, et Lo Man enleva bientôt après, à
Port-Wallut, la famille Lyaudet, composée du père, de la mère et
d'une petite fille. Le gouverneur général commença à se lasser de
payer des rançons qui n'étaient que des encouragements donnés à
la piraterie, et obtint la reddition de cette famille par voie diplo-
matique. Quant à Lo Man, après un court séjour en Chine, il revint
installer un puissant repaire au mont Pan Ai.
Dans le Dong Triêu, nous avons vu que le chef chinois Luu Ky
avait été relégué vers le Bao Day. Le voisinage de la route man-
darine de Hanoï à Lang Son lui donna l'occasion d'opérer plusieurs
enlèvements d'Européens et de se livrer à de fructueuses embuscades
tendues aux convois. Mais l'attaque du convoi où le commandant
Bonneau et le capitaine Charpentier trouvèrent la mort coûta
aussi la vie a Luu Ky le 9 juillet 1892. La bande se divisa en deux
parties qui allèrent successivement se réfugier dans le massif de
Bac Son, improprement appelé Cai Kinh [(au S.-O. de Lang Son).
La première devait rester sous les ordres de la veuve de Luu Ky
jusqu'en 189i, puis prendre comme chef Hoang Tai Ngan. Elle se
retira tout d'abord au repaire de Luong Day, puis elle dut l'évacuer à
la suite de plusieurs combats qui lui furent livrés en 1892 par le
colonel Servière.
- 55 —
Les postes de Tri Le et de Van Linh furent créés de chaque côté
du repaire et la bande se réfugia à Lung Lat avec un poste avancé
vers la ligne de chemin de fer à Len Day. Ce dernier repaire fut
pris Tannée même de sa création, et en janvier 1894 le repaire prin-
cipal tomba entre les mains du colonel Galliéni. Le chef Hoanh Tai
Ngan fut tué au cours de la poursuite qui s'ensuivit.
En continuant notre tour d'horizon vers l'ouest sans nous arrêter
à Lang Son, qui n'a jamais été le refuge de bandes pirates impor-
tantes, nous arrivons à That Khê, où les bandes furent soutenues et
encouragées en 1892 par les mandarins de Quang Si.
Leur tactique était de nous créer le plus d'embarras possibles
afin de nous rendre moins exigeants à la commission (Tabornement.
Après les échecs de Bac Phiêt et de Na Lan en août 1892, les bandes
de pirates chinois renforcés de Réguliers prirent, comme objectif, le
poste de That Khê, dont leur chef A Kanh Sinh était l'ancien
seigneur, et en coupèrent les communications avec l'intérieur du
Tonkin. Il fallut pour la dégager que le colonel Servière vint de
Lang Son et leur donnât la chasse jusque dans le cercle de Cao Bang.
Là aussi, ils trouvèrent à qui parler dans la personne du comman-
dant Famin qui, avec une activité inlassable et une habileté con-
sommée, les traqua dans les Ba Chau, où furent livrés au mois de
novembre les combats de Lung Noi, du Song.Quay Thuan, de Keo
Mac et de Lung Po. Après quelques mois de tranquillité la campagne
fut reprise en fin 1893 par le commandant Lamary, qui livra aux
bandes les combats de Gia Heo et de Na Luong.
Enfin le lieutenant-colonel Vallière entreprit d'étendre notre
influence de proche en proche en partant de Cao Bang et en mar-
chant vers l'O. Il s'empara tout d'abord de vive force de deux
repaires du massif de Lung Sung (à l'ouest de la route Soc Giang à
Mo Sat) et de celui de Phia Ma, puis redescendit vers le S.-O. et
commença l'occupation méthodique du pays jusqu'au sud de Cho
Ra.
Pour compléter la constatation de nos progrès vers 1895 il nous
faut maintenant jeter un coup d'œil vers le S.-E. Aussitôt après
l'évacuation du massif de Bac Son (montagne du Nord) par les ban-
des, le colonel Galliéni, commandant le premier territoire militaire,
— 56 —
s'efforça en s'appuyant sur la population d'étendre notre influence
vers les régions encore soumises à celle des pirates. La création des
territoires militaires nous avait permis de faire connaître aux popu-
lations des montagnes les bienfaits d une sage et bienveillante
administration. Peu à peu les bandes perdaient leur crédit et nous
nous étendions vers l'O. dans la direction de Kê Thuong et Cho
Moi. Le nœud de communication de Cuc Duong au S. du premier
point et à TE. du deuxième fut occupé en novembre 1894 par le
capitaine Rémond, puis le commandant Tournier occupa Tong Hoa
Phu à la suite du combat de Na Ma, et enfin en mars 1895 le com-
mandant Gérard s'avança jusqu'à Na Ri et Ban Tinh, tout près de
Kê Thuong.
Ainsi la pacification faisait de jour en jour la tache d'huile, et au
début de l'année 1895 notre domination incontestée s'étendait sur la
route qui part de Bo Gai sur la frontière du Quang Si pour descendre
vers le sud en passant par Nguyen Binh, Cho-Ra, Tong Hoa Phu,
Bac Kan et Na Ri. Le seul obstacle à la libre communication entre
Thai Nguyen et Cao Bang était donc le chef pirate Bac Ky, à l'é-
gard duquel nous observions une sorte de trêve depuis 1889.
L'occasion de la rompre nous fut donnée par un attentat commis
par ses compagnons sur deux Français, et le colonel Galliéni ne la
laissa pas échapper. Une colonne fut organisée par lui le 24 avril
1895 et en quelques semaines le chef pirate fut chassé de Kê Thuong
et les communications furent dégagées comme par enchantement
entre Gho Moi et Tong Hoa Phu. Ce résultat brillant avait été
obtenu à l'aide de quatre colonnes dont les bases d'opération étaient
respectivement Cho Moi à l'O. pour le commandant Moreau, Ban
Tinh au S. pour le commandant Gérard, Na Ri à l'E. pour le lieu-
tenant-colonel Ciamorgan, et Tong Hoa Phu au N. pour le lieutenant-
colonel Vallière.
Aussitôt le pays évacué par les bandes de Bac Ky, il fut organisé
administrativement sur le modèle des territoires militaires ainsi que
les contrées qui s'étendaient vers Bac Kan et Chiêm Hoa. Cette
organisation qui rejoignait le deuxième territoire au troisième sans
solution de continuité, isolait la région encore occupée par Luong
Tarn Ki de la frontière de Chine et c'était là un résultat important.
— 57 —
Si nous continuons vers l'O. notre étude de la pacification, nous
trouvons entre Ha Giang et Lao Kay une région qui est restée pen-
dant longtemps en dehors de notre influence. Le poste de Yen Binh
Xa, fondé en septembre 1887, avait été bientôt supprimé puis rétabli
en 1893. C'était un premier jalon posé dans la direction de Hoang
Thu Bi, mais qui laissait au nord une vaste région encore inexplorée.
C'est en 1894 que le colonel Servière l'occupa définitivement en
fondant les postes de Hoang Thu Bi et de Xing Man.
Poussons maintenant notre examen en descendant vers le S.-O.
Nous avons laissé Hoang Man dans le Phong Du en 1892. En
janvier et février 1893, le lieutenant-colonel Pennequin reprit la
chasse contre lui et le battit dans plusieurs rencontres dans les
montagnes qui environnent la belle vallée de Tu Le. La population
de Phong Du, armée par ses soins, se chargea ensuite de chasser
elle-même les bandes pirates qui furent forcées de se retirer à l'ouest
de Bat Xat.
L'autre bande de Hoang Thanh Loi, sous les ordres de Nguyên
Triêu Trong, attaquait à la même époque, le 31 mars, le petit poste
de Muong Mai, qui, mal situé et défendu par une poignée de tirail-
leurs et de partisans, sous les ordres du lieutenant Perrignon, ne
dut son salut qu'à l'arrivée de la compagnie du capitaine Canivet
qui le dégagea. Nguyên Triêu Trong passa le Fleuve Rouge et se
retira alors au repaire de Lang Mac, non loin de Pho Rang. Le lieu-
tenant-colonel Pennequin organisa une opération pour le débusquer,
et le 20 avril le repaire fut attaqué par deux colonnes, l'une sur les
ordres directs du lieutenant-colonel et composée de la compagnie
Diguet du 2° Tonkinois, du peloton Fesch de la Légion et d une
section d'artillerie, l'autre commandée par le commandant Prétet et
composée de la compagnie Delval du 2 e Tonkinois et d'un peloton de
légion. Après un combat qui dura jusqu'à la nuit les pirates aban-
donnèrent la position.
Les bandes de Hoang Thanh Loi, à la fin de l'année 1893, se
retirèrent toutes les deux dans le canton de Tu Long. Nous avons
vu que le colonel Servière procéda en 1 894 à son occupation par la
création du poste de Hoang Thu Bi.
Chassées de cette région les bandes revinrent vers le Chiêu Thanh
— 58 —
que nous n'avions pas encore songé à organiser administrativement.
elles y trouvèrent un refuge assez sûr et essayèrent même d'appro-
cher de nos postes de Tu Le et de Van Bu. Elles furent surveillées
dans le courant de Tannée 189i par de petites colonnes fournies par
les Cercles de Van Bu (commandant Bertin) et Nghia Lô (capi-
taine Diguel) et qui eurent avec elles quelques rencontres
à Ma Dinh, Ta Phinh, Kim Noi (où la colonne Bullier fut
surprise) et Pa Chè. Des colonnes plus importantes opérèrents
ensuite pendant l'hiver 9i-9o, sous les ordres des commandant
d'Aubignosc et Gouttenègre, du général Servière et du lieutenant-
colonel Vimard. Enfin, après avoir eu des engagements très sérieux
avec la colonne légère du capitaine Bailly, les bandes repassèrent
en Chine et vinrent s'installer en face de nos postes de Hoang Thu
Bi et de Xin Man qu'elles attaquèrent sans succès au mois d'avril.
«5
Phase de l'Association de la population armée à l'achèvement de
la pacification des régions frontières (1895-1896).
En somme, si l'on jette un coup d'œil d'ensemble sur notre œuvre
de pacification du Tonkin, on se rend compte que nous avons su
profiter peu à peu des enseignements de l'expérience et affiner de
jour en jour nos moyens d'action. Au début, en effet, nous ne son-
geons qu'à répondre aux coups par d'autres coups, frappant un peu
à tort et à travers : nous manquons de temps et de monde pour
poursuivre l'ennemi dans une direction et nous installer à sa
place parce que nous avons à répondre aussitôt à d'autres attaques
sur d'autres points du territoire. C'est la période des colonnes en
coup de lance (1885-1888). La leçon ne profite pas parce que l'en-
nemi panse ses blessures quand nous avons le dos tourné et revient
à la charge le lendemain.
Puis, entre 1887 et 1888, nous commençons à nous cramponner
au terrain conquis, nous fondons des postes sur les positions enlevées
aux bandes pirates et, nous servant d'eux comme points d'appui,
— 59 —
nous poursuivons l'œuvre d'assainissement par l'action de nos armes
sans songer encore à entrer en relation étroite avec la population
des régions montagneuses que nous occupons et cette faute permet
en 1889 et 1890 à notre ennemi acharné, l'ex-régent Thuyêt, de
rallumer la révolte sur tous les points du territoire du Tonkin et de
TAnnam. C'est la période d'occupation militaire qui dure de 1888 à
1891.
Enfin, par la création des territoires militaires, nous entrons en
communion d'idées avec la population. L'officier se double d'un
administrateur et peut tirer des fonctionnaires indigènes dont l'avenir
est entre ses mains, des services plus dévoués et des renseignements
plus complets sur la situation politique du pays et l'esprit de la popu-
lation. C'est la phase delà pacification par l ' administration militaire.
Mais si nous sommes mieux renseignés, nous ne pouvons pas être
partout et la nature accidentée du pays donne un abri facile aux
pirates qui continuent à installer leurs nids d'aigles dans les rochers
et en descendent au moment propice pour razzier les villages paisibles,
attaquer les postes ou les convois et se livrer à des enlèvements
lucratifs. Faut-il étendre indéfiniment le réseau de nos postes et dis^
séminer par suite nos forces sur le territoire pour faire face aux
bandes sur tous les points ? Il ne peut en être question.
Le temps est venu pour nous de nous apercevoir que la confiance
réciproque est née de nos relations avec la population et qu'elle
nous offre par suite un instrument merveilleux pour la défense du
sol sur tous ces points. Le montagnard des hautes régions est fatigué
de se voir rançonner par les bandes, il commence à sentir que fina-
lement nous avons toujours le dessus. Déjà quelques essais timides
d'armement de la population ont donné de bons résultats. Le général
en chef Duché min et le colonel Galliéni, commandant du premier
territoire, entrent résolument dans cette voie et bientôt toute la
frontière du Quang Si est munie d'une barrière de villages armés.
Cette expérience qui avait trouvé au début des détracteurs crai-
gnant de donner à nos protégés des verges pour nous battre, a
maintenant réussi au delà de toute espérance. Nos partisans, orga-
nisés par communes et par cantons et armés de fusils 74, sont
maintenant la meilleure garantie de l'intégrité de la frontière.
Nous entrons dans la phase de Y association de la population armée
— 60 —
à la répression de la piraterie. Solidement établis dans nos postes,
administrant la population et pouvant par suite compter sur des
renseignements sûrs de la part de nos fonctionnaires indigènes,
nous pourrons désormais mener nos opérations avec plus de méthode
et par suite refouler peu à peu les chefs de bande chinois de l'autre
côté de la frontière, ne laissant derrière nous que cette région toujours
inquiétante de Cho Chu et du Nui Tarn Dao ou Luong Tarn Ki et le
De Tham continuent à troubler le pfiys.
Au mois de septembre 1893 il devenait urgent d'attaquer la bande
de Lo Man qui s'était installée sur le mont Pan Ai, dans le cercle
de Mon Cay, sur une très forte position et où Ton croyait trouver
la famille Lyaudet toujours prisonnière. Le colonel Chaumont forma
deux colonnes sous les ordres du lieutenant-colonel Riou et du
commandant Mondon. Pendant que la seconde tombait dans une
embuscade, la première réussissait à occuper la position de Mai Lu
Lang. Certain papier trouvé quelques jours après sur un chef tué
dans une embuscade établissait la complicité des autorités chinoises
avec la bande pirate. C'était le projet de contrat à passer avec le
Protectorat pour Féchange des prisonniers contre une rançon. Les
autorités chinoises qui avaient favorisé l'entreprise devaient toucher
20 °/ de rançon. Cette intéressante découverte nous permit de
réclamer encore plus énergiquement l'entremise du gouvernement,
et, grâce aux efforts du maréchal Sou, qui opérait dans le Quang
Tông, la famille Lyaudet fut délivrée un mois après.
Le repaire de Pan Aï était tombé entre nos mains le 21 août et la
bande était repassée en Chine.
Dans la province de Thai Nguyên, la présence du De Tham et de
Luong Tarn Ky continue à être un élément de désordre. En septembre
1895 les partisans du premier vont piller des villages jusque dans
le voisinage de Phu Lang Thuong et malgré la soumission de Luong
Tam Ky, le général en chef se décide à agir et le colonel Galliéni
est chargé d'occuper le Yen thê. 11 forme les colonnes Hoblinger,
Rondony et Roget qui prennent les forts du De Tham. Celui-ci
s'enfuit poursuivi par le commandant Roget vers Quinh Dong. La
soumission de ce chef pirate, poursuivie pendant toute Tannée 1896,
n'aboutit pas et au mois de juillet il semble s'être allié avec le sou-
— 61 —
missionnaire Luong Tam Ky pour continuer en commun l'exploita-
tion des populations paisibles de la région jusqu'à la fin de 97, moment
où il fait à son tour sa soumission.
Une autre partie des territoires remis à l'administration civile
fait aussi parler d'elle, c'est le Dông Triêu. Au mois de décembre
1895, le lieutenant-colonel Riou, chargé de la poursuite de la bande
du Doc Thii) l'attaque avec une colonne de 300 hommes munie d'artil-
lerie et réussit à la disperser. .
Pendant les années 1895 et 1896, la piraterie sévit encore dans
dans les troisième et quatrième territoires entre Bao Lac et Lao
Cai. Tout d'abord en 1895, l?s chefs pirates A coc Thuong, Mac Que
An et Le Chi Tuân, pillent le cercle de Ha Giang. Une colonne de
partisans poursuit le premier sous la conduite du chef Thuong Van
Tho. Le commandant Briquelot empêche les deux autres de mena-
cer Ha Giang, mais il faut des forces plus considérables pour en
venir à bout.
Au mois de janvier 1896, le lieutenant-colonel Vallière forme
trois colonnes sous les ordres du lieutenant-colonel Audéoud et des
commandants Nouvel et Betboy dans le but de refouler les bandes
au nord de la ligne Ha Giang, Bac Me, Bao Lac.
A ce moment le chef pirate HoangCau, qui tenait aussi la campagne
dans la région de Ha Giang, s'étant dirigé vers le sud, le comman-
dant Brenot, commandant du Cercle de Bac Quang, veut s'opposer
à son mouvement et dirige une reconnaissance contre Tham Thuy,
mais il essuie un échec complet et est obligé de battre en retraite sur
Bac Mue, après avoir éprouvé de graves pertes.
Les trois colonnes débouchent dans le TongBaXa attaquent Khan
Coc qu'elles enlèvent, puis débloquent le poste de Ban Micb, investi
depuis trois mois. Les bandes pirates remontent vers le N. et le
colonel Vallière s'efforce de leur opposer une barrière au S. En
février, le colonel Audéoud enlève sans coup férir les positions de
Coc Rau et de Ban Van, puis poussant une pointe vers le N.-E., il
attaque le massif du Lung Mên avec de l'artillerie et prend posses-
sion des ouvrages pirates. Pendant ce temps, le commandant Nouvel,
avec le chef de partisans Thuong Van Tho, occupe le plateau de Quan
Ba (au N.-E. de lia Giang), qui était en possession de A Coc Thuong
depuis un an.
— 62 —
En août 1896, le commandant Nouvel, commandant le Cercle de
Ha Giang, déloge le chef Le Chi Tuân de Lung Than et le refoule
en Chine.
Les pirates d'A Coc Thuong se sont réfugiés dans le Dông Quan,
mais les Méos de cette région montagneuse ne tardent pas à vouloir
secouer leur joug et offrent au capitaine Messier de Saint-James,
commandant le secteur de Bao Lac, de lui donner leur appui. Celui-
ci, puissamment aidé par le Quan Phu de Bao Lac (actuellement
Quan dao) et ses partisans, déloge la bande de Meo Vac et s V
installe à sa place. Les pirates, traqués par nos partisans à Mèo Vac
et à Sa Phinh, se réfugient à Lung Cam, à trois kilomètres de Phô
Bang. A Coc Thuong fortifie solidement cette position et y est assiégé
par les partisans du Dông Quan jusqu'au mois d'août, époque à
laquelle il abandonne la lutte et se réfugie en Chine. Puis il fait trois
mois après sa soumission au général Sou.
Au mois d'octobre, le commandant Nouvel, voulant occuper Tien
Phong sur la frontière au nord de Meo Vac, se butte a la résistance
des Réguliers chinois qui refusent d'évacuer le poste dominé par trois
petits fortins. Un poste provisoire français est installé en face et est
appelé Chang Poung, qui n'est qu'une prononciation défectueuse de
Tien Phong. Depuis lors, ce poste provisoire est devenu un poste fort
bien construit qui, après avoir été conjugué du poste chinois voisin,
a été abandonné par nous au mois d'août 1905.
Pendant que ces opérations se déroulaient dans les régions de
Ha Giang et de Bao Lac, plus à l'O., le chef Mac Que An, lieute-
nant de Le Chi Tuân, avait au mois de février 1896, traversé le Song
Chay et investi le poste de Lang Co Lum, commandé par l'adju-
dant Dubois. Le commandant Bailly, après avoir délogé les pirates
du col de Ma Que, fît pénétrer la nuit dans le poste un renfort
d'Européens avec des vivres et provoqua la dispersion de l'ennemi
en petites bandes.
Le mois suivant, une nouvelle bande de 200 hommes entrait au
Tonkin sous les ordres de Hoang Man et venait rejoindre Mac Que
An. Le commandant Bailly prenait position a Luc An Châu et le
commandant Betboy se mettait à la poursuite de Mac Que An et de
Nguyên Triêu Trông. La poursuite continue en avril sous la direc-
— 63 —
tion du colonel de Badens qui dirige les deux colonnes Betboy et
Bailly. Enfin, au mois de mai, le général de Badens, continuant à
pourchasser les pirates, les débusque deMuongChuanet deNamLuoc.
Le lieutenant-colonel Vimard, commandant le quatrième territoire,
vient lui donner la main. La colonne Bailly attaque la position de
Ba Lam et les pirates, en s'enfuyant devant elle, viennent tomber
sur la colonne Betboy qui les met en déroute. Le lieutenant-colonel
Vimard continue la poursuite jusque sur Lung Mo, mais au mois
de juin les mêmes bandes sont revenues à leurs emplacements
antérieurs et poussent même jusqu'à deux kilomètres du poste de
Vinh Thuy. Au mois d août Hoang Man est dans le quatrième terri-
toire. Les capitaines Maurandy et Colonna lui donnent la chasse.
Il remonte vers le nord après le combat de Pho Rang et rentre en
Chine au mois de septembre où il rejoint à Song Phong (près Lao
Cai) les partisans de Nguyên Triêu Trong.
Pendant ce temps Mac Que An passe le commandement de sa
bande à son lieutenant Van con Hinh qui de Ban Quen (à l'ouest
de la route de Yen Binh xa à Luc an Chau) se porte à Lan Tinh
d'où, après plusieurs engagements, il se retire à Lang Ve. De là, en
octobre, il se dirige vers le S.-O., occupe Ban Diem et Xa Man et
tâche de rejoindre Hoang Man en traversant le Fleuve Rouge ;
mais il n'y réussit pas et se retire en Chine dans les environs de
Song Phong, sous l'œil bienveillant des autorités chinoises.
A la même époque une bande envoyée de Chine par Hoang Man,
sous les ordres d'un certain An Hue, se dirige vers le village de Ban
Manh. Le commandant Virgitti et le capitaine Colonna lui infligent
une défaite à Ban Thuong, puis au mois de novembre la colonne Kolb
la force à repasser en Chine.
En décembre, une nouvelle bande de 300 pirates, commandée
par Ly A Vinh, lieutenant de Mac Que An, pénètre dans le qua-
trième territoire, à Ma Long Tang, au nord-est de Lao Cai, mais pour-
suivie par les capitaines Lhermite et de Bechevel et le lieutenant
Lemoine, puis par les commandants Ecorsse et Virgitti, elle est
obligée de repasser la frontière.
Pendant les quatre premiers mois de 1897, on signale encore
quelques petites incursions des bandes chinoises dans le 4 e territoire,
— 61 —
mais les autorités chinoises paraissent enfin vouloir nous aider dans
notre œuvre de pacification et il n'en faut pas plus pour que celle-
ci soit définitivement établie dans les territoires militaires.
Un règlement venait en effet d être élaboré pour l'exécution d'une
police mixte sur la frontière sino-annamite et pour l'application de
l'article premier de la « Convention complémentaire de commerce
du 20 juin 189;î ». D'après ce document, la frontière était divisée
en trois parties correspondantes aux provinces du Quang Tông,
du Quang Si et du Yunnam. Dans chacune de ces parties, le
service de la police frontière est dirigé par une commission
mixte composée d'un commissaire français et d'un commis-
saire chinois. Chacun d'eux a autorité sur les commandants
des postes frontières de sa nationalité, conjugués chacun avec
des portes militaires placés en face d'eux de l'autre côté de la
frontière. Les officiers commandant les postes conjugués doivent se
renseigner mutuellement sur la présence des rassemblements de
pirates qui leur sont signalés. I^es commissaires des deux pays
donnent des ordres et instructions, d'un commun accord, aux postes
sous leurs ordres, au sujet des mesures de police à prendre contre
les rassemblements signalés. Les commandants de ces postes
doivent se communiquer réciproquement leurs instructions. Dans
le cas où une bande pirate passe la frontière, avis en est donné
par le poste le plus voisin appartenant au pays d'où elle vient à
son poste conjugué, afin que la poursuite soit continuée par les
postes du pays où elle va.
Grâce à la sagesse de ce règlement qui, en somme, a été appliqué
dans ses grandes lignes, la grande piraterie avait complètement
déserté la frontière depuis 1897. Malheureusement elle continua à
sévir dans la province de Thai Nguyên et dans les cercles de Bac
Kan et de Yen Thê, où la présence du De Tham, de Ma Man et
du chef soumissionnaire Luong Tarn Ky, lui donnerait un aliment
constant.
A part cette région centrale du Tonkin, les années qui s'écoulent
de 1897 à 1900 ne sont troublées que par des affaires sans gravité que
f Ton peut qualifier d'incidents de frontière.
— 65 -r-
§6
Phase de la police mixte franco-chinoise (1897 à 1905). — Sujets
d'inquiétude pour la tranquillité intérieure du pays.
Ainsi, l'Empire du Milieu, qui tout d'abord n'avait vu en nous que
des diables étrangers, pris subitement du mal de conquête, auxquels
il suffirait d'une résistance de quelques années pour leur faire lâcher
prise, avait suivi d'un œil étonné notre conquête méthodique de
Tlndo-Chine. Il venait de nous voir tout d'abord répondre un peu
à tort et à travers aux coups qui nous étaient portés, puis entrer
successivement dans la phase de l'occupation militaire du pays faite
pied à pied, dans celle de l'organisation administrative des régions
frontières et enfin dans celle de l'association de leur population à
l'œuvre de pacification en lui distribuant des armes. Des voisins
qui agissaient avec une méthode aussi sûre n'étaient certes pas à
négliger, et les Célestes s'étaient décidés à s'associer à nous pour
une œuvre commune de police de la frontière. Nous entrions donc
dans la phase de lu police franco-chinoise de la frontière.
Les incidents de frontière les plus importants eurent lieu en 1901,
dans le deuxième territoire militaire.
Au mois d'avril, une bande pourchassée par le maréchal Sou
incendie le poste de Lung Lan, au N.-O. de Bao Lac, et oblige sa
petite garnison commandée par le lieutenant Debain à se disperser.
Le capitaine Trioreau vient à son secours de Dong Van et fait repas-
ser la bande en Chine. Ajoutons que ce coup de main était bien
tentant pour une bande voulant nous infliger un échec, carie poste
était installé dans une situation déplorable au point de vue de sa
défense.
Au même moment une bande de 500 hommes entre dans le Cercle
de Cao Bang, près de Soc Giang, et attaque le petit poste de
Nuoc Hai, défendu par 13 linhCo, mais elle échoue dans sa ten-
tative et recule devant l'arrivée d'un peloton de légion envoyé de
Cao Bang au secours du poste. La bande se retire dans le massif du
LungSung, après avoir incendié le marché de Tap Na. Le lieutenant-
colonel Riou, commandant le territoire, constitue des groupes mobiles
chargés de procéder autant que possible à une sorte d'investissement
5
— 66 —
du massif du Lung Sung. Refoulés de Bo Gai les pirates reviennent
sur Trung Trang vers le S. , mais ils rencontrent à Ta Xa un détache-
ment qui les repousse dans le massif. Fuis ils cherchent à sortir de
ce chaos de rochers presque inhabité et où par suite ils ne peuvent
trouver aucune ressource. Ils parviennent à franchir le Song Bang
Giang et à se jeter dans le massif du Luc Khu placé sur la rive
gauche. Le lieutenant Dubois, commandant le poste deNamNhumg,
part en reconnaissance pour leur couper les routes du S. 11 est rejoint
à Na Giang par le lieutenant-colonel Riou au moment où il était engagé
avec une partie de la bande. Les pirates battent en retraite vers
le N. Le capitaine Ibos poursuit une autre partie de la bande et l'atteint
vers San Sien. Cette incursion avait duré du 22 avril au H mai.
En 1902 un petit chef pirate soutenu par les sociétés secrètes
opère dans la zone frontière du Quang Si, entre la ville chinoise de
Long Ghâu et notre frontière du cercle de Gao Bang. C'est Hoang
BaoChai, qui, pour augmenter la terreur qu'il inspire aux pauvres
habitants de cette région, se fait suivre d'un panier d'oreilles coupées
à ceux dont il a eu à se plaindre. Il se risque rarement sur notre
territoire, mais cependant, pour montrer aux gens du Tonkin qu'il
ne nous craint pas, il assassine le lieutenant Weisgerber de la légion
étrangère, sur la route frontière entre Talung et Na lan, au mois de
février 1902, et au mois de juin de la même année il incendie le
marché de Talung, à cent mètres du poste du même nom. Hoang
Bao Chai a expié en 1903 tous ses forfaits, et sa tête a été apportée
au poste de Talung par le mandarin de Thuy Khau ainsi que celle
de neuf de ses acolytes.
Faut-il signaler une attaque du convoi de Cao Bang à Dong Dang
survenue le 29 août 1902 au col du Lung Kun et dont les auteurs
étaient au nombre d'une douzaine ? De pareils incidents sont plutôt
du domaine de la police que de celui des opérations militaires. Leurs
auteurs n'ont plus pour but de renverser l'ordre de choses établi
mais bien de s'enrichir par le brigandage.
C'est encore dans cette catégorie qu'il faut ranger la bande qui a
été poursuivie par les troupes du cercle de Ha Giang au mois de
mars 1903 et qui venait de Cho Chu, résidence de notre soumis-
sionnaire Luong Tarn Ky.
— 67 —
Enfin on peut citer un dernier incident de frontière qui s'est
passé en avril 1903. Une bande de 50 pirates tentant d'enlever le
poste de Bac Phong Tinh dans le cercle de Mon Cay.
Il ne nous reste plus aucun ennemi déclaré, si petit qu'il soit, et
contre lequel nous ayons à faire usage de nos armes d'une façon
immédiate ; mais nous avons trois objets sur lesquels notre surveil-
lance ne doit à aucun moment se relâcher. Le premier est la rébel-
lion au QuangSi, qui pourrait amener sur notre frontière des bandes
considérables que nos effectifs de plus en plus réduits des territoires
militaires auraient de la peine à arrêter. Encore ce péril a-t-il beau-
coup diminué dans ces deux dernières années.
Le second objet qui doit tenir en éveil notre attention de tous les
instants est la Triade ou Société des Trois Points [Tam Diêm], dont
les centres de propagande sont en Chine, mais dont les agents sont
nombreux sur notre territoire et particulièrement dans le cercle de
Cao Bang. A la fin de 1902 son action dans cette région et dans
celle de That Khé avait pris une telle extension que certaines
communes avaient adhéré en masse à la Société et s'engageaient
par suite à prêter leur appui contre nos armes aux bandes pirates
qui auraient réussi à franchir la frontière. Cet état de choses deve-
nait alarmant et, après de longues enquêtes, quelques dizaines
d'agents provocateurs choisis parmi les plus actifs furent envoyés
en exil à Poulo Condor par mesure administrative au mois de jan-
vier 1903. 11 était grandement à souhaiter que la loi française sur
les Sociétés secrètes fût promulguée dans la colonie. Cette étape a
été franchie à la fin de l'année 1904.
Le troisième objet de notre méfiance constante doit être la con-
duite de nos deux chefs soumissionnaires Luong Tam Ky et De Tham,
dont les quartiers généraux sont Cho Chu dans la province de
Thai Nguyên et Phu Lang Thuong sur la ligne du chemin de fer
de Langson. Si leur présence sur les confins mêmes du Delta tonki-
nois n'est plus pour notre autorité une menace directe depuis qu'ils
ne peuvent plus donner asile, ravitailler et soutenir des chefs pirates
dangereux, tout le monde sait cependant que les vagabonds chinois
qui ont un mauvais coup sur la conscience trouvent souvent chez
eux un refuge discret et bienveillant, et qu'un courant ininterrompu
de contrebande d'opium, dont des convois sont souvent protégés par
— 68 —
des Chinois armés, est établi entre différents points de la frontière
chinoise et Cho Chu. Il paraît dangereux d'entretenir dans une
région aussi centrale un de nos anciens ennemis, qui nous a donné
maintes preuves de sa duplicité, et de lui donner une sorte de fief
qui peut devenir un jour venant un foyer d'insurrection d'autant
plus menaçant qu'il est resté en relations continuelles avec la Chine.
Et que dire du De Tham ? Sa présence à Phu Lang Thuong, tout en
présentant les mêmes dangers à cause de l'ascendant qu'il a su con-
server sur la population environnante, est de plus un défi con-
stant jeté à la face de notre administration, dont il se moque ouverte-
ment.
Heureusement, cette générosité un peu débonnaire ne constitue
dans l'ensemble de notre œuvre qu'une légère fêlure qui ne menace
pas sérieusement la solidité de l'édifice. Nos protégés ont pour nous
juger des éléments d'appréciation qui sont tout à la gloire de la
France. Ceux de Cochinchine ont vu a l'œuvre depuis 1860 nos
amiraux gouverneurs et cette brillante pléiade d'administrateurs
qui ont su sous ce climat débilitant donner à la France la plus
belle de ses colonies et lui bâtir une capitale que l'on appelle la
perle de l'Extrême-Orient. Leurs frères du Tonkin ont assisté au
développement de la méthode sûre et rationnelle appliquée par nous
pour parcourir les six étapes de la pacification de leur pays. Enfin,
ils sont témoins des efforts si énergiques déployés chaque jour par
nos colons pour le mettre en valeur au point de vue économique.
Si, comme nous le montrerons plus loin, l'œuvre entreprise par
la France en Indo-Chine a encore besoin d'être améliorée au point
de vue de nos rapports avec les indigènes, si la défense de son terri-
toire n'est pas encore assurée d'une façon suffisante, il n'en est pas
moins vrai qu'elle dénote de la part de notre pays une aptitude
colonisatrice remarquable. Les crédits votés par le Gouvernement
n'ont pas été gaspillés, le sang de nos soldats n'a pas été
perdu, car la France a maintenant une Inde Française digne de rem-
placer celle des Dupleix et des La Bourdonnais. Elle a fait sortir de
terre comme d'un coup de sa baguette magique des villes merveil-
leuses comme Saigon et Hanoï, des travaux gigantesques comme le
pont Doumer.
DEUXIÈME PARTIE
ROLE DE LA FRANCE EN INDO-CHINE
CHAPITRE I er
SITUATION POLITIQUE DE L'INDO-CHINE
§1
Considérations générales.
La population des plaines, des deltas du Mékong, du Fleuve
Rouge et de la côte d'Annam, c'est-à-dire l'immense majorité des
habitants de l'Indo-Chine, est uniquement composée d'Annamites,
de ce peuple intelligent, à l'humeur aventureuse, au caractère
souple et docile, mais capable aussi, lorsqu'il rencontre des chefs
habiles et entreprenants de secouer le joug de l'étranger, fidèle à la
tradition de ses ancêtres, respectueux de toute culture intellectuelle,
aimant les lettres mais inapte aux travaux scientifiques, doué enfin
d'une civilisation assez affinée d'origine chinoise et d'une religion
tellement compliquée que les prêtres seuls en connaissent les
arcanes. Quant aux montagnards, par leur origine chinoise et par
la situation de leur habitat au milieu du pays annamite, ils sont
tous plus ou moins imprégnés de la même forme de civilisation.
Leurs coutumes et leurs idées religieuses puisent à la même source,
leurs langues sont soumises à des règles analogues. Enfin, si leur
degré de civilisation est très variable, aucune de leurs peuplades,
sauf peut-être celles des Moï qui habitent la chaîne annamitique, ne
mérite le qualificatif de sauvage ou de barbare que les Chinois et
les Annamites leur octroient si peu généreusement.
Nous avons parcouru rapidement dans la l re partie de cet
ouvrage l'histoire du peuple annamite jusqu'à notre établissement
dans son pays. Il nous reste à voir dans cette deuxième partie quel
a été le rôle de la France dans l'organisation de sa conquête, com-
ment elle a observé les traités qui la liaient au Céleste Empire et
— 72 —
à l'Annam, quelle direction elle a donnée à la politique du pays,
quelles modifications elle a apportées aux institutions annamites
dans Tordre administratif, judiciaire ou militaire, quelle impulsion
elle a donnée à l'activité économique, enfin quelle organisation
budgétaire elle a établie en Indo-Chine. Et nous serons tout natu-
rellement amené à dire notre humble avis sur les mesures qui ont
été prises par l'administration française et à énoncer sous forme
de conclusion les réformes qui pourraient être entreprises avec profit
pour l'avenir de notre colonisation en Indo-Chine.
Traités qui définissent les relations politiques de la France
avec l'Annam. — Manière dont la France les a observés.
Voyons tout d abord quels sont les traités sur lesquels reposent
les relations entre la France et l'empire d'Annam. Nous avons vu
en étudiant l'histoire de la conquête que le premier fut signé le
15 mars 1874 par M. Philastre. Ce malencontreux document recon-
naisait la souveraineté du roi d'Annam et l'indépendance absolue de
son pays avec cette seule réserve qu'il devait conformer sa politique
extérieure à celle de la France, qui le garantissait contre toute
attaque du dehors. Il prévoyait l'entretien à Hué d'un Résident
français ayant la mission de veiller à l'observation du contrat. Cet
instrument diplomatique, quoique ne reconnaissant à la France
qu'un protectorat très restreint, malgré la remise de l'indemnité de
guerre et le don gracieux d'armes et munitions qu'il stipulait, et en
dépit du massacre de nos partisans qu'il devait déchaîner, avait le
tort aux yeux du Céleste Empire de ne pas reconnaître sa suzerai-
neté sur l'Annam, qui remontait à la plus haute antiquité. Aussi
fut-il dénoncé par le marquis de Tseng, ambassadeur de Chine.
Cette puissance ne tarda pas d'ailleurs à entrer ouvertement en lutte
avec la France.
Un second traité fut signé le 23 août 1883 entre M. Harmand,
commissaire général du gouvernement français au Tonkin, et le roi
d'Annam Hiêp Hoa, aux termes duquel l'Annam ne pouvait plus
— 73 —
avoir de relations diplomatiques avec aucune puissance étrangère que
par l'intermédiaire de l'Etat Protecteur, la France. D'autre part, le
roi ne conservait plus qu'une autorité nominale sur le Tonkin,
auquel on adjoignait les trois provinces côtières de Thanh Hoa,
Nghé An et Ha Tinh, pendant qu'on attribuait au sud celle du Binh
Thuan à la Gochinchine.
Mais après la signature du traité de Tien Tsin entre la France et
la Chine, un nouveau contrat fut élaboré à Hué par M. Patenôtre
et le nouveau roi d'Annam, Kiên Phuoc, le 6 juin 1884. Ce docu-
ment, tout en consacrant d une façon définitive le principe du Pro-
tectorat de la France avec des dispositions différentes pour le Ton-
kin et TAnnam central, rendait à ce dernier les quatre provinces que
le traité de M. Harmand lui avait enlevées. Les articles 3, 6 et 7
sont à citer en entier parce qu'ils marquent bien la distinction éta-
blie entre les deux systèmes de Protectorat, et aussi, parce qu'à
notre avis, ils délimitent avec sagesse la part d'ingérence que notre
Gouvernement n'aurait jamais dû dépasser sous peine de faire de
l'administration directe en un Protectorat, c'est-à-dire de commettre
un non-sens :
« Article 3. — Les fonctionnaires annamites, depuis la frontière
« de la Gochinchine jusqu'à celle de la province de Ninh Binh, con-
« tinueront à administrer les provinces, sauf en ce qui concerne les
« douanes, les travaux publics et en général tous les services exi-
« géant une direction unique ou l'emploi d'ingénieurs ou d'agents
« européens.
« Article 6. — Au Tonkin, des Résidents seront placés par le Gou-
« vernement de la République dans les chefs-lieux où leur présence
« sera jugée utile. Ils seront sous les ordres du Résident Général de
« Hué. Ils habiteront la citadelle et en tout cas dans l'enceinte
« même réservée au mandarin : il leur sera donné, s'il y a lieu, une
« escorte française ou indigène.
« Article 7. — Les Résidents éviteront de s'occuper des détails de
« l'administration intérieure des provinces. Les fonctionnaires indi-
ce gènes de tout ordre continueront à gouverner et à administrer sous
« leur contrôle, mais ils devront être révoqués sur la demande des
« autorités françaises ».
— 74 —
La Convention du 30 juillet 1885, signée par le général de
Couny, à la suite du guet-apens de Hué, imposa à TAnnam un
Protectorat aussi direct que celui du Tonkin ; mais Paul Bert qui
prit quelque temps après les fonctions de Commissaire Général
revint à l'esprit du traité de 188t en cherchant à isoler le Tonkin de
la Cour d'Annam. Dans ce but il réussit à faire signer une ordon-
nance royale par laquelle le roi déléguait ses pouvoirs sur les pro-
vinces du Tonkin k un haut fonctionnaire annamite auquel il don-
nait le titre de « King luoc » ou contrôleur royal. Dans la réalité,
cette délégation de pouvoirs entre les mains d'un mandarin dont la
nomination ou la révocation était soumise à l'assentiment du Rési-
dent Général français, équivalait à l'abandon du Tonkin entre
les mains de la France. D'autre part, Paul Bert n'abandonnait pas
les dispositions de la convention de 1 88o puisqu'il laissait des Rési-
dents français dans les provinces de l'Annam central, se conten-
tant de leur donner par sa circulaire du 30 août 1886 une autorité
moins directe qu'à ceux du Tonkin sur les mandarins anna-
mites.
La création de l'unité indo-chinoise, qui eut lieu le 17 octobre
1887, eut pour effet d'aggraver encore la tendance du gouvernement
français à considérer les deux pays, Tonkin et Annam central, comme
devant être soumis au même régime de protectorat, et, dans la pra-
tique, nos Résidents portèrent de plus en plus leur ingérence dans
les détails de l'administration provinciale, réduisant peu à peu les
mandarins annamites au rôle peu brillant de simples agents d'exé-
cution et de renseignement. Enfin, M. de Lanessan, qui fut nommé
Gouverneur Général de l'Indo-Chine par décret du 21 avril 1891
avec des pouvoirs très étendus, comprit heureusement d'une manière
toute différente la position que devait prendre l'administration
française vis-à-vis du peuple protégé. Comme nous l'avons vu en
étudiant l'histoire de notre établissement au Tonkin, il restitua
aux fonctionnaires indigènes le gouvernement et l'administration
des provinces, il fit rentrer les Résidents dans leur rôle normal,
rôle de contrôle et de haute surveillance des actes du chef de pro-
vince, près duquel ils étaient placés, rôle d'organisation de la police
et de la répression de la petite piraterie. Cette politique indigène
— 75 —
avait le grand avantage d'utiliser les réelles qualités administra-
tives que possèdent les Lettrés en les faisant participer à l'adminis-
tration du pays, de donner satisfaction au désir de la population,
heureuse de voir les plus distingués des siens s'occuper de ses
affaires. Elle avait aussi l'heureux résultat de faire partager aux
mandarins annamites la responsabilité de toutes les mesures impo-
pulaires et de toutes les charges qu'entraîne notre domination par
la force même des choses. 11 est à craindre que plus nous nous
éloignerons de cette politique prudente, plus nous susciterons le
mécontentement, tant chez les Lettrés que chez le Peuple, et cela,
pour le plaisir un peu enfantin de toucher au mécanisme de leurs
institutions.
8 3
Traités qui définissent
les relations politiques de la France avec la Chine.
Le premier traité qui soit intervenu entre la France et la Chine,
au sujet des relations de voisinage à définir sur la frontière Tonki-
noise, fut signé par M. Fournier le H mai 1884 ; mais le guet-apens de
Bac Lé dont nous fûmes victimes presque aussitôt fut pour lui un
sujet d'annulation immédiate. Parle second, œuvre de M. Patenôtre,
daté du 9 juin 1883, et approuvé par le Roi le 17 juillet de la même
année, la Chine renonce à ses droits de suzeraineté sur l'Annam et
reconnaît notre protectorat au Tonkin. Il contient en germe la créa-
tion d'une commission de délimitation de la frontière des deux
pays.
Par la convention commerciale du 25 avril 1886 et la convention
additionnelle du 26 juin 1887, la Chine ouvre au commerce fran-
çais les deux villes de Long Châu, située au confluent du Song
Bang Giang et du Song Ki Kong dans la province du Quan Si, et
de Mong Tsé, au Yunnam, avec annexe à Man hao. Le même jour,
26 juin 1887, une convention de délimitation mettait fin aux tra-
vaux de la commission mixte qui avait fixé d'un commun accord la
frontière sino-annamite.
— 76 —
Enfin le 20 juin 1895 intervenait la convention complémentaire
de commerce, qui substituait à la ville de Man hao celle de Ho
Kuéou, ouvrait encore au commerce une troisième ville du Yunnam,
Sze Mao, et autorisait la France à entretenir des agents consulaires
à Tong Hing, en face de Mon Cay. Elle était accompagnée d'un
règlement pour l'exécution de son article premier concernant la
police mixte à installer sur la frontière. Nous avons vu, en étudiant
l'histoire de la conquête, quel a été Y heureux effet de cette associa*
tion des deux nations dans un but commun de pacification.
Après le traité de Simonosaki (octobre 1895) qui mit fin à la
guerre sino-japonaise, les puissances européennes virent dans l'affai-
blissement de la Chine une occasion favorable pour en obtenir des
concessions. En 1898, la baie de Kiao Tchaou fut accordée à l'Al-
lemagne par un bail de 99 ans, et dans les mêmes conditions, Port-
Arthur et Taliênwan à la Russie. L'Angleterre, pour la simple
satisfaction de faire comme les autres, exigeait la cession de Vei
Hai Wei. Enfin la France, par une convention du 10 avril 1898, fut
mise en possession de la baie de Quang Tcheou Wan située au
nord de l'île de Hai Nan et reçut la promesse que celle-ci ne serait
jamais donnée à une autre puissance, ainsi qu'aucune partie des
trois provinces du Quang Tong, du Quang Si et du Yunnam. Cette
dernière clause a d'ailleurs été violée peu de temps après par la
cession à l'Angleterre de la presqu'île de Koun Lown qui complète
d'une façon si heureuse la formidable installation de cette puissance
dans l'île de Hong Kong située en face.
Quant aux limites de notre nouvelle possession, elles ont été
fixées par la convention de délimitation du 14 novembre 1899. Le
territoire de Quang Tcheou Wan, placé sous l'autorité du Gouverneur
Général de l'Indo-Chine par le décret du 5 janvier 1900, a été l'objet
de toute la sollicitude de M. Doumer qui y a fait faire de superbes
installations pour les services civils et la garnison.
Nos deux derniers Gouverneurs Généraux MM. Doumer et Beau
n'ont pas cessé, depuis 1896, d'entretenir avec la Chine une poli-
tique de bonne entente qui a largement contribué à faciliter notre
situation en Extrême-Orient, en même temps qu'elle a étendu
l'influence française dans les régions voisines de l'Indo-Chine. C'est
— 77 —
par Tenvoi de riz qui fut fait à plusieurs reprises aux provinces
chinoises qui en manquaient, qu'ils ont su gagner à notre pays la
sympathie de nos voisins. C'est par la création d'écoles et d'hôpi-
taux français qu'ils nous ont fait favorablement connaître d'eux. On
ne saurait trop les féliciter d'avoir si bien compris que notre inté-
rêt bien entendu en Extrême-Orient, est de marcher avec le Céleste
Empire la main dans la main .
§4
Politique de la France au Cambodge.
Nons avons vu, dans la première partie de cet ouvrage, que
l'amiral de la Grandière, gouverneur de la Cochinchine avait signé
en 1863 avec le roi Norodon un traité qui ratifiait nos droits sur
son royaume. Mais le Protectorat, ainsi établi, avait le grand défaut
de laisser à ce prince, peu soucieux des intérêts de ses sujets, une
autorité dont il abusait. Son attitude, vis-à-vis de notre gouverne-
ment, était fuyante et équivoque. En 1884, M. Thomson, alors Gou-
verneur de la Cochinchine, trouva qu'il était grand temps d'inter-
venir dans les affaires du Cambodge d'une façon plus directe et il
élabora un nouveau traité qui fut signé par le roi le 17 juin et
approuvé par le parlement français le 17 juillet de l'année suivante.
La France prenait en mains la direction du budget du royaume,
l'exécution des réformes de tout ordre qu'elle jugerait utile d'entre-
prendre, le contrôle des administrations indigènes par des Résidents
français, installés dans les principaux centres, et le gouvernement
effectif du pays qui est confié au Résident Supérieur, installé à Pnom
Penh. Quant au roi, il ne lui reste que les sceaux qui constituent le
symbole de son autorité, mais avec lesquels il ne pourra que con-
tresigner les décisions prises par le Protectorat, et une liste civile
de 300.000 piastres. Quelle que fût l'incapacité du monarque auquel
on voulait enlever la direction des destinées de son peuple, on con-
viendra qu'un bouleversement aussi radical du système antérieur
constituait un de ces sauts trop brusques dont la politique ne s'ac-
commode jamais.
— 78 —
Les événements se chargèrent d'ailleurs de démontrer qu'il eût
mieux valu procéder par étapes successives pour arriver au but qu'on
voulait atteindre, car le mécontentement produit par l'apparition
du nouveau traité, et qui semblait entretenu par le souverain lui-
même, fut tel que son application, même partielle, dut être ajour-
née jusqu'en 1891. Quelques années plus tard, le Résident Supé-
rieur, M. de Verneville, considérant le roi comme désormais inapte
à conserver même le symbole de la puissance royale, lui avait fait
enlever les sceaux. Il fallut l'intervention du Gouverneur Général,
M. Doumer, pour les lui faire rendre en 1897. Il profita d'ailleurs
de son voyage à Pnom Penh pour achever la réalisation des der-
nières réformes dont l'application était toujours restée en suspens.
L'ordonnance royale du 11 juillet 1897, fixait la nouvelle organisa-
tion du gouvernement. Celui-ci est constitué par les six ministres
cambodgiens et présidé par le Résident Supérieur français. Les déci-
sions du conseil des ministres sont signées par le roi et contresi-
gnées pour exécution par le Résident Supérieur. Ce haut fonction-
naire a d'ailleurs sous ses ordres, dans chaque groupe de provinces,
un Résident chargé d'exercer un contrôle très étroit sur les fonction-
naires cambodgiens. L'organisation judiciaire est également modifiée
et fait passer les étrangers et notamment les Chinois, des tribunaux
indigènes à la juridiction française. L'esclavage pour dettes est aboli.
Les jeux, qui était presque une institution d'Etat, sont interdits.
Enfin les Français sont admis à posséder des terres soit par achat,
oit par l'octroi de concessions faites par le Gouverne ment.
Norodom I er est mort en 1905 et a été, conformément aux insti-
tutions du royaume, remplacé sur le trône par l'ancien Obarach,
le second roi, son frère cadet, qui règne sous le nom de Sisowath.
L'incinération- du corps du monarque défunt a eu lieu en 1906 et
le nouveau roi a pu être enfin couronné. Le loyalisme qu'il a tou-
jours professé à l'égard de la France peut nous être un sûr garant
de l'avenir de notre Protectorat au Cambodge.
— 79 —
§5
Politique de la France au Laos.
Traités avec le Siam et l'Angleterre.
Le Laos est un pays qui est arrosé dans toute sa longueur du nord
au sud par le magnifique fleuve Mékong et confine au N.-E. au
Tonkin, à TE. à l'Annam Central, au S. au Cambodge, à l'O. au
Siam et à la Birmanie, au N. à la Chine.
Cette situation intermédiaire entre le Siam d'une part et TAnnam
de l'autre, a été depuis des siècles une cause de conflits. Nous avons
vu, au cours de notre esquisse de l'histoire, que les Siamois avaient
profité de ce que notre attention était détournée de ce pays pour
l'occuper méthodiquement jusqu'aux frontières mêmes du Tonkin.
Ce fut M. Pavie, notre consul à Luang Prabang qui, en 1888,
signala ce danger le premier et arrêta les envahisseurs dans leur
marche progressive. Mais le mouvement continua d'un autre côté
et en 1893, encouragés par notre inaction, les Siamois étaient arrivés
jusqu'à 80 kilomètres de Hué. Il était temps d'agir avec énergie
contre cet empiétement systématique. Aussi des colonnes furent-elles
envoyées de Cochinchine au Laos. Elles occupèrent quelques points
d'appui et refoulèrent progressivement les envahisseurs sur la rive
droite du Mékong. C'est au cours de ces expéditions que nos enne-
mis, obligés de céder à nos armes, usèrent de fourberie en procé-
dant à l'arrestation du capitaine Thoreux et en faisant assassiner
lâchement l'inspecteur de milice Grosgurin. En 1893, deux canno-
nières françaises, l'Inconstant et la Comète, qui remontaient la Mei
Nam furent reçues à coups de canon par les différents forts qui s'y
échelonnent et arrivèrent à Bang Kok après avoir bravé la flotte
siamoise et les lignes de défense accumulées sur leur route. Cette
attaque pouvait être considérée par nous comme un guet-apens, car
le traité de 1856 nous donnait le droit de pénétrer dans la Mei Nam.
Aussi le gouvernement Français, à bout de patience, adressa-t-il le
20 juillet 1893 un ultimatum exigeant l'évacuation immédiate par
les troupes siamoises de toute la rive droite du Mékong. Le Siam
après avoir manifesté d'abord sa volonté de garder des droits sur
— SO-
les régions de la rive droite, situées au Nord du 18 e degré de lati-
tude, et en particulier sur tout le royaume de Luang Prabang,
céda devant la menace d'une rupture diplomatique et M. Le Myre
de Vilers signa avec le gouvernement siamois, le 3 octobre 1893,
un traité de paix. Le Siam renonçait à toute prétention sur les
régions situées sur la rive gauche du Mékong et s'engageait à n'en-
tretenir aucune force militaire dans les provinces de Battambang et
de Siem Reap ainsi que sur la bande de 25 kilomètres de large bor-
dant la rive droite du Me Kong. Il s'interdisait aussi la circulation
de tout bateau armé dans les eaux du Fleuve et du Grand Lac.
Enfin, comme gage de la fidèle exécution de ces dispositions, la
France était autorisée à installer à Chantaboun et au petit port de
Pac Nam, situé à l'embouchure de la rivière du même nom, un petit
corps d'occupation composé de deux compagnies de tirailleurs
annamites, un peloton d'Infanterie de Marine et une section d'artille-
rie. A la vérité ce point était fort mal choisi, car il était situé à
16 heures de mer de Bang Kok et n'était relié à la capitale par au-
cune route praticable. Il eût mieux valu créer la même installation à
l'île de Ko Si Chang, située à l'embouchure même de la Mei Nam,
d'où on aurait pu surveiller l'entrée de la rivière et menacer plus
directement le cœur du pays. Aucune compensation ne nous était
d'ailleurs donnée pour nos dépenses d'occupation et la province de
Chantaboun versait son impôt dans les caisses du trésor comme
toute autre région du royaume. L'entretien du corps d'occupation,
qui coûtait donc assez cher à l'Indo-Chine, n'avait comme seul
avantage que d'être pour les Siamois une humiliation intolérable.
Pendant ce temps l'Angleterre avait conquis la Birmanie en 1885,
avec l'intention de pénétrer en Chine à l'aide d'un chemin de fer.
Obligée de renoncer à la vallée de l'Iraouaddy qui amenait son iti-
néraire a traverser l'Himmalaya, elle étudia un autre tracé dans la
direction de Sze Mao. Elle établit en 1892 son protectorat sur les
Etats Shans et provoqua la réunion d'une commission mixte à la-
quelle prirent part MM. Pavie, pour la France, et Scott, pour l'An-
gleterre, chargée d'étudier la création d'un Etat Tampon entre les
possessions anglaises et françaises. Mais cette solution ne put abou-
tir et le statu quo fut maintenu jusqu'en 1896. Un traité fut alors
— 81 —
conclu entre la France et l'Angleterre qui définissait très nettement
leurs situations respectives au nord du Siam et leurs zones d'in-
fluence à l'intérieur même de ce royaume.
Au Nord, la Birmanie et le Laos Français sont séparés par le
cours du MéKong. Au Sud les deux puissances contractantes s'in-
terdisent réciproquement toute action individuelle dans la partie
centrale du Siam, formée de la vallée de la Mei Nam, et qu'ils con-
sidèrent comme un Etat Tampon entre elles. Elles se réservent d'y
exercer une action commune en cas de nécessité. La partie du Siam,
située à l'Est de cette région, et la partie du Laos, située sur la rive
droite du MéKong, constituent la zone d'influence réservée à la
France et dans laquelle elle conserve toute sa liberté d'action. La
partie du Siam située à l'Ouest, comprenant la vallée de la Salouenet
la presqu'île de Malacca sont dans les mêmes conditions laissés sous
l'influence Anglaise, Cette déclaration signée à Londres le 5 janvier
1896 a été confirmée par la convention signée à Londres le 8 avril
1904 et qui a donné une solution aux questions coloniales en sus-
pens entre les deux puissances.
Le 7 octobre 1902, M. Delcassé, notre Ministre des Affaires Etran-
gères, signa avec le Siam un nouveau traité aux termes duquel la
France évacuait Chantaboun, abandonnait le bénéfice de la zone
neutre dans laquelle le Siam, d'après le traité de 1893, ne pouvait
avoir ni fortifications ni troupes et abandonnait une partie de ses
protégés. En retour de ces trois concessions, elle n'obtenait qu'une
rectification de la frontière du Cambodge lui adjoignant les pro-
vinces de Bassac et de Melouprey. Cette convention fut considérée
par le groupe colonial de la Chambre comme une reculade par
rapport au traité antérieur et il fut décidé qu'elle ne serait pas rati-
fiée par le Parlement. Elle est par suite devenue caduque le 31 mars
1903.
Un nouveau traité Franco-Siamois a été signé par M. Delcassé le
13 février 1904, dont les dispositions étaient plus acceptables, sans
toutefois représenter la limite des prétentions que nous aurions pu
avoir. La frontière est rectifiée de manière à donner à la France
les provinces de Bassac, Melouprey et Muong Krat. Le gouverne-
ment siamois renonce à toute prérogative de suzeraineté sur les terri-
6
— 82 —
toires de Luang Prabang situés à l'Ouest du Mékong. Au Sud, c'es^
ce fleuve qui constitue la frontière entre les deux puissances contrac^
tantes. Les troupes entretenues dans le bassin siamois devront êtr
de nationalité siamoise et commandées par des officiers siamois.
Dans les provinces de Siem Reap, Sisophon et Battambang, voisines
du Cambodge, le gouvernement siamois ne pourra entretenir que les
troupes de police nécessaires au maintien de Tordre et exclusi-
vement recrutées surplace parmi les indigènes. Elles seront instruites
par des officiers français. Pour les grands travaux tels que la cons-
truction des chemins de fer à exécuter dans le bassin siamois
du Mékong, il devra y avoir entente avec la France, toutes les
fois qu'ils ne pourront pas être exécutés par un personnel et des
capitaux siamois. Des concessions seront données à la France en
plusieurs points importants situés sur le cours du Mékong et sur la
rive siamoise. Les deux gouvernements s'entendront pour la cons-
truction le long de ce fleuve des lignes ferrées nécessaires. Ils faci-
literont la construction d'un chemin de fer entre Pnom Penh et
Battambang. Plusieurs articles règlent la question des protégés
français et des juridictions auxquelles ils rassortissent, ainsi que les
Français établis au Siam. Les Asiatiques, nés dans un pays soumis
à la France ou protégé par elle, seront reconnus comme protégés
français, ainsi que leurs enfants, mais à l'exclusion de leurs petits-
enfants. Enfin, les troupes françaises occupant Chanlaboun devront
quitter ce point aussitôt que la délimitation de la frontière aura été
arrêtée par une commission mixte.
Ce traité, bien qu'avantageux à certains égards, ne pouvait cons-
tituer une solution définitive, car il laissait aux deux puissances con-
tractantes des sujets de mécontentements. Du côté siamois on nous
voyait d'un mauvais œil prendre pied sur le golfe de Siam avec le
port de Muong Krat et couper la route de Luang Prabang à Bang Kok
par la possession de l'enclave de Dan Sâï, d'autant plus que ces
deux points étaient habités par des populations purement siamoises.
De plus l'orgueil siamois souffrait cruellement de nous voir exer-
cer sur son territoire et dans sa capitale même un droit de juridic-
tion sur certains asiatiques protégés français. Le Siam brûlait du
désir de suivre le Japon dans son émancipation et de voir aboli le
le régime humiliant de Vexterritorialisalion.
— 83 —
Du côté français, l'occupation par le Siam des anciennes provin-
ces cambodgiennes de Battambang, Siem Reap (Ang Kor) et Siso-
phon étaient pour la nation protectrice une humiliation intolérable
et un dommage matériel considérable. Les trois provinces ont en
effet une population de 250.000 habitants et paient des impôts assez
élevés.
Par un traité qui vient d'être signé à Bang Kokle 23 mars 1907,
tous ces desiderata viennent de recevoir satisfaction. En le signant
la France renonce du même coup à toute velléité future d'empiéte-
ment, qu'aurait pu amener, le cas échéant, l'attitude toujours un
peu hostile du Siam à notre égard. Elle renonce à la zone d'influence
que constituait pour elle la rive droite du Mé Kong et aux avan-
tages que lui donnait la convention de 1896 signée avec l'Angleterre.
Elle renonce dans un autre ordre d'idées à l'influence considérable
qu'elle pouvait exercer, même à BangKok, par suite de sa protection
sur un grand nombre de Chinois.
Dans l'état actuel de la politique asiatique, ce renoncement est
un acte de sagesse qui ne doit nous laisser aucun regret. Le traité
du 23 mars 1907 se distingue par une franchise sans arrière-pensée.
Il donne l'impression d'un marché fait avec une bonne balance et
de bons poids. Espérons que les Siamois apporteront la même fran-
chise dans leurs rapports avec nous et nous donneront chez eux la
place qui nous revient.
Nos nationaux sont encore en infime minorité dans les services
publics tandis que les Anglais, les Belges, les Danois, les Alle-
mands et les Japonais y sont légion.
CHAPITRE II
ORGANISATION DU GOUVERNEMENT GÉNÉRAL.
DES GOUVERNEMENTS LOCAUX ET DE
LEUR ADMINISTRATION.
s 1
Gouvernement local et administration de la Cochinchine.
L'organisation administrative de la Cochinchine rencontra au
lendemain de la conquête une difficulté capitale. Il fallut remplacer
les mandarins qui avaient pris la fuite par des administrateurs
nommés au pied levé et qui étaient tout naturellement très igno-
rants des choses indigènes. L'amiril Bonnard, le premier gouver-
neur de la colonie, nommé en novembre 1861, eut la main heureuse
dans la désignation d'un certain nombre d'officiers aux fonctions
à! Inspecteurs des affaires indigènes. Quant à l'administration cen-
trale installée à Saigon, elle fut copiée sur celle de nos vieilles colo-
nies avec une Direction de l'Intérieur créée en 1864 et un Conseil
Privé créé en 1869.
Jusqu'en 1873, l'Inspecteur qui était placé à la tête d'un Arron-
dissement avait rempli à la fois les fonctions administratives et ju-
diciaires et ce système avait l'avantage de procéder des coutumes
annamites elles-mêmes. On crut utile de séparer ces attributions en
trois parties distinctes d'ordre judiciaire, administratif et financier.
Un décret organisa le corps des Affaires Indigènes de la manière sui-
vante: à Saigon des inspecteurs chargés d'aller procéder dans les
arrondissements à un contrôle et à des enquêtes, le cas échéant,
sur les actes des fonctionnaires ; dans les arrondissements un admi-
nistrateur-juge relevant du Procureur général, un administrateur
placé sous les ordres du Directeur de l'Intérieur et un administrateur
— 86 —
percepteur correspondant avec le trésorier-payeur. Les jeunes gens
ou les officiers qui se destinaient à ce corps des Affaires Indigènes
suivaient le cours du Collège des Stagiaires dont l'inspecteur Luro
fut l'éminent fondateur. Outre les beaux émoluments que la colo-
nie payait aux administrateurs, elle versait chaque année à leur
(laisse de prévoyance une certaine somme et le total des annuités et
des intérêts était remis entre leurs mains au bout de douze ans de
services effectifs.
Sous le gouvernement des amiraux qui dura jusqu'en 18/9, grâce
à leur habile et sage direction, secondée par un corps d'aministra-
teurs très distingués, la Gochinchine était devenue une florissante
colonie. M. le Myre de Villers, le premier gouverneur civil, réalisa
des réformes, dont quelques-unes peuvent sembler critiquables. Il
fondit en un seul corps les administrateurs et les commis de la Di-
rection de l'Intérieur qui n'avaient, ni la même origine, ni la même
préparation à remplir leurs fonctions, et supprima le Collège des sta-
giaires qui avait déjà donné au personnel administratif d'excel-
lentes recrues et était entrain de se perfectionner de jour en jour. Il
remplaça les administrateurs-juges, qui avaient le mérite de con-
naître la langue annamite et les coutumes indigènes, par des
magistrats de carrière ignorant tout des choses et des gens du pays.
Outre les rouages administratifs que nous venons de décrire, la
Gochinchine possède une représentation à la Chambre des Députés
de la Métropole et un Conseil Colonial, tous deux élus par le suffrage
universel. Voici ce qu'il faut entendre par le suffrage universel de
la colonie : Les Annamites n'étant que des sujets et non des citoyens
français, en sont exclus. Il ne reste donc comme électeurs que les
deux ou trois mille français qui habitent la colonie et les quelques
centaines de Malabares venus des établissements français de l'Inde.
Parmi les premiers, les 3/4 sont fonctionnaires des diverses admi-
nistrations, quant aux seconds leurs voix sont faciles a influencer.
Ce système conduit à cet étrange résultat d'envoyer à la Chambre
un député, élu par un nombre infime de français, et de faire élire
une assemblée législative qui vote les recettes et les dépenses de la
colonie par une majorité de fonctionnaires payés par la même
colonie. Cette organisation a l'inconvénient de diminuer l'autorité du
— 87 —
gouverneur de la Cochinohine, qui est trop dans la dépendance' dé
ses propres subordonnés.
La mainmise partielle du Conseil Colonial sur l'administration
et sur le budget de la colonie a été considérablement amoindrie par
la réalisation de l'Unité Indo-Chinoise et par la création du budget
général, qui sont l'œuvre de M. Doumer. Le gouverneur de la
Çochinchïne, devenu lieutenant gouverneur soiis les ordres du gou-
verneur général de l' Indo-Chine, ne conserve que la préparation du
budget local qu'il soumet à l'approbation du conseil colonial et
dont il assure ensuite l'exécution. Ses arrêtés doivent être pris en
conseil privé dont la composition est la suivante : Le lieutenant-
gouverneur président, le général commandant les troupes de la
Cochinchiné, le commandant de la marine, le procureur général,
le chef du Service administratif, deux conseillers titulaires, trois
suppléants nommés par décret tous les quatre ans et deux membres
indigènes. Ce conseil se transforme le cas échéant en conseil
du contentieux administratif.
*
§2
Gouvernement local et administration au Cambodge.
Avant notre intervention, le Cambodge avait comme gouverne-
ment un roi assisté de cinq ministres et un obarach ou second roi,
n'ayant aucune autorité, mais héritier présomptif de la couronne*
Ang Duong, le père de Norodom, divisa le pays en 55 provinces
dont les chefs étaient sous ses ordres directs.
Le Protectorat Français a divisé le royaume en onze grandes pro-
vinces dont les chefs sont placés sous le contrôle d'un Résident
Français. Ceux-ci sont, comme nous l'avons vu, placés sous les
ordres du Résident Supérieur qui préside le Conseil des Ministres^
Ils président le Conseil de Résidence, qui est appelé à délibérer sur
les budgets régionaux.
Le haut fonctionnaire, placé à la tête du Protectorat, prépare et
assure l'exécution du budget local et est investi, auprès du roi du
Cambodge, des attributions de représentant de la France. Il soumet
— 88 —
le budget à un Conseil de Protectorat dont il est le président et qui
comprend en outre le délégué du service judiciaire, le chef du ser-
vice des Travaux publics, le chef du service des Douanes et Régies,
deux délégués de la chambre consultative mixte de commerce et
d'agriculture du Cambodge, deux notables indigènes, et le chef de
cabinet du Résident Supérieur, secrétaire du Conseil.
L'organisation judiciaire comprend des Tribunaux Indigènes, des
Tribunaux de Résidence, une Cour Supérieure et enfin le Conseil
des Ministres qui remplit le rôle de Cour de Cassation.
Gouvernement local et administration au Laos.
Le Laos doit à la médiocrité de son sol, à l'insouciance et à l'indo-
lence de ses habitants et à la difficulté des communications de son
immense territoire d'être resté le frère pauvre dans la famille indo-
chinoise.
Aussi ce pays ne jouit-il jusqu'ici que d'une organisation rudi-
mentaire. Les impôts très faibles qui y sont perçus sont loin de
pouvoir couvrir les dépenses que nécessite son administration et sa
garde, et le budget général est obligé de lui allouer tous les ans une
forte subvention.
C'est M. Pavie qui a guidé les premiers pas de notre intervention
au Laos. Pendant quinze années de son existence, ce vaillant explo-
rateur a sillonné en tous sens ces régions si pittoresques mais par-
fois insalubres, dirigeant avec son adresse et sa bonhomie si con-
nues ces phalanges d'officiers distingués qui se disputaient l'hon-
neur de faire partie des « Missions Pavie » . Son nom est resté là-
bas comme le synonyme de droiture et de bonté, et la France y sera
aimée pendant longtemps encore pour y avoir été représentée tout
d'abord par un tel homme.
Le Laos avait été divisé depuis 1 895 en deux commandements supé-
rieurs du Haut et du Bas Laos, ayant leurs centres respectifs àLuang
Prabang et à Khong. Cette séparation en deux parties d'un pays
absolument un au point de vue géographique comme au point de vue
- 89 —
ethnique ne répondait à aucun besoin. Aussi un décret du 19 août
1899, inspiré par les propositions de M. Doumer, a-t-il unifié le Laos
en un Protectorat, ayant à sa tête comme les autres états de l'Union
Indo-Chinoise, un Résident Supérieur et sa capitale à Viên Tiane.
Les postes administratifs sont occupés par des commissaires du
gouvernement, placés sous les ordres de ce haut fonctionnaire.
§ 4
Gouvernement local et administration au Tonkin.
La réforme la plus importante apportée au fonctionnement de
l'administration au Tonkin a été la suppression des fonctions
de « Kinh Luoc ». M. Doumer s'aperçut en 1897 que le titulaire
de cette charge, Hoang Cao Cai, n'apportait pas dans son adminis-
tration du Tonkin toute l'intégrité désirable. C'était là un fâcheux
exemple dont les Annamites n'ont pas besoin, et le Gouverneur
Général se montra indulgent et politique en faisant nommer Hoang
Cao Cai Régent de l'Empire d'Annam. Dans le même ordre d'idées
M. Doumer rappela à plusieurs reprises aux mandarins annamites
que la concussion sous toutes ses formes serait sévèrement punie
et qu'ils ne devaient pas accepter de cadeaux de leurs administrés
et de leurs justiciables.
C'est l'ordonnance royale du 26 juillet 1897 qui supprima les
fonctions de Kinh Luoc. Dès lors ce fut le Résident Supérieur qui
en eut les attributions. Il a sous ses ordres les résidents chefs de
provinces. Ceux-ci, au lieu de contrôler les actes de l'administra-
tion des tông doc ou tuân phu, gouverneurs indigènes des provinces
selon les termes du traité de 1884, en assurent eux-mêmes le gou-
vernement et ne se servent des mandarins que comme d'agents
exécutant leurs ordres de détail et chargés de leur fournir les ren-
seignements nécessaires. Mais, non contents de déposséder de leurs
attributions les gouverneurs annamites nous avons été jusqu'à
attenter à l'autorité des phu (préfets) et des huyên (sous-préfets).
Afin de pouvoir administrer directement jusqu'au fond des pro-
vinces, nous avons créé des postes, appelés délégations, dans les
— 90 —
centres éloignés du chef-lieu, et nous y avons installé des adminis-
trateurs, des commis ou des gradés européens de la garde indigène
sous le titre de délégués. Il paraît bien imprudent de détacher loin
des centres de jeunes fonctionnaires, n'ayant pas encore l'expé-
rience et la pondération qu'exige le gouvernement du peuple, ou
des gardes principaux qui manquent de préparation à une telle
fonction et auront une tendance à mener la population comme leur
section de gardes civils. Pourquoi donc imposons-nous à l'Annamite
un mode d'administration qui le froisse dans son amour-propre et
qui le gêne dans ses affaires? C'est que nous craignons que les man-
darins livrés à eux-mêmes ne fassent de la concussion. Et d'abord
est-on bien sûr que le peuple annamite ne préférerait pas payer ses
mandarins et être administré selon ses coutumes et ses aspirations
et par les siens que de payer, tout aussi cher d'ailleurs, pour être
administré par des étrangers qui ont naturellement une moins
grande compétence à mener ses affaires. En somme, les manda-
rins, sauf de rares exceptions, ne demandent à leurs administrés
que le casuel nécessaire à élargir dignement leur existence. Qui
nous empêche d'augmenter leur solde de manière à combler cette
lacune et de poursuivre ensuite la concussion avec la dernière sévé-
rité. L'administration française gagnerait à n'être plus représentée
que par des inspecteurs de province qui seraient plus souvent à
cheval ou en bateau qu'au chef-lieu. La seule manière efficace de
contrôler est celle qu'emploient les fonctionnaires du « Civil Ser-
vice »> des Indes Anglaises. Ils se transportent avec leur secré-
taire et tout le confort auxquels ils sont accoutumés en différents
points de leur circonscription et font savoir aux habitants que
toute réclamation et toute demande sera entendue par eux et sans
témoins. Et comme ils ne sont accompagnés d'aucun fonctionnaire
sous leurs ordres, les habitants viennent en foule leur dévoiler les
injustices dont ils ont pu être victimes.
Le Résident Supérieur soumet les questions budgétaires à un
Conseil de Protectorat du Tonkin dont il est le président et dont
les autres membres sont : le général commandant les troupes sta-
tionnées au Tonkin, le commandant de la Marine, le chef des ser-
vices administratifs, le chef du service judiciaire du Tonkin, le
— 91 —
représentant du contrôle financier, un délégué de chacune des
chambrés de commerce de Hanoï et de Hai Phong, un délégué
de la chambre d'agriculture du Tonkin, deux notables indigènes
et deux suppléants nommés chaque année par le Gouverneur Géné-
ral, le chef de cabinet du Résident Supérieur, secrétaire.
Le conseil peut être transformé en conseil du contentieux admi-
nistratif par le remplacement de deux membres indigènes par deux
magistrats désignés par le Gouverneur Général. Il connaît des
affaires concernant TAnnam comme de celles concernant le Tonkin.
Gomme le Lieutenant Gouverneur de la Gochinchine, le Rési-
dent Supérieur du Tonkin est placé sous les ordres du Gouverneur
Général de l'Indo-Chine. Il n'en a pas moins l'initiative des mesures
d'administration générale et de police. Il est chargé d'assurer dans
toute l'étendue du Protectorat l'exécution des lois, décrets et
arrêtés du Gouverneur Général et le maintien de l'ordre public. Il
a sous ses ordres directs le personnel des services locaux, pour les-
quels il fait à celui-ci des propositions d'avancement et de récom-
penses. Sa haute surveillance s'étend au personnel de toijs les ser-
vices, sauf les services militaires, des Postes et Télégraphes et des
Douanes et Régies.
§ S
Gouvernement local et administration de l'Annam.
Pendant la minorité de Tanh Thai, le gouvernement impérial
avait été dirigé par un conseil de régence et un conseil secret ou
comat. En 1897, au moment où le jeune souverain atteignit sa
majorité, M. Doumer profita de l'occasion pour procéder à l'élabo-
ration d'une nouvelle constitution de l'empire. Il lui fit signer, le
27 septembre, une ordonnance qui supprimait le Conseil de Régence
et transformait le Comat en Conseil des Ministres. Le Résident Supé-
rieur en Annam, en avait la présidence et les anciens Régents
devenaient les présidents des ministères les plus importants.
De plus, les Français étaient reconnus aptes à posséder des terres
sur le sol de l'Annam, et le gouvernement français pouvait leur
— 92 —
accorder en concession les biens vacants et sans maître. Enfin le
Protectorat fut chargé de la gestion du budget qui était resté jusque
là entre les mains des mandarins annamites.
Un Conseil de Protectorat de VAnnam a également été institué
par arrêté du 8 juin 1900 avec une composition analogue à celui
du Tonkin : le Résident Supérieur, président, le directeur des tra-
vaux publics, le commandant des troupes de TAnnam, le chef du
service des Douanes et Régies, un délégué du directeur du contrôle
financier, un délégué de la chambre mixte d'agriculture et du com-
merce de T Anna m, deux membres du comat désignés par le Rési-
dent Supérieur, et le chef du cabinet du Résident Supérieur, secré-
taire.
Enfin, le Résident Supérieur est, par délégation du Gouver-
neur Général, le représentant de France auprès de la cour d'An-
nam.
En Annam comme au Tonkin, M. Doumer a rétabli en 1898, les
commissions covsultatives de notables indigènes, que Paul Bert avait
créées en 1886 et dont l'institution était tombée en désuétude. Cette
manière d'entrer directement en relations avec les délégués de la
population, n'est évidemment pas du goût des mandarins, qui
peuvent y voir un acte de méfiance et de dédain à leur adresse. Elle
peut cependant être admise comme moyen de contrôle utile aux
autorités françaises, mais il serait désirable que le nombre des délé-
gués fût porté au chiffre de un par canton K
§6
Organisation du gouvernement de l'Indo-Chine.
Au moment de la conquête du Tonkin, les divers Etats de l'Indo-
Chine étaient répartis en deux groupes : le Protectorat de l'Annam-
1. Par arrêté du 1 er mai 1907, M. Beau a réglementé ie fonctionnement des Commis-
sions provinciales, qui donnent leur avis sur la préparation des budgets provinciaux
et sur les travaux publics à entreprendre. Leurs membres sont élus par les chefs et
sous-chefs de canton et les principaux notables. Elles délibèrent hors de la présence
de l'administrateur, qui se contente do leur soumettre les questions à étudier.
De plus, par un autre arrêté du 4 mai, il a été créé une Chambre Consultative, dont
— 93 —
Tonkin, administré par un Résident Général relevant du Ministère
des Affaires Etrangères, et le Gouvernement de la Cochinchine qui
entretenait un Résident Général au Cambodge et dont le Gouver-
neur était sous les ordres du Ministère des Colonies.
L'unité indo-chinoise fut créée par décret du 17 octobre 1887,
sous l'autorité du Gouverneur Général de l'Indo-Chine. Le Lieute-
nant-Gouverneur de la Cochinchine, le Résident Général du Cam-
bodge et le Résident Général de FAnnam-Tonkin, relevèrent tous
de sa haute direction, sans cependant que son action pût s'exercer
sur eux d'une façon matérielle. Le Gouverneur Général était assisté
d'un Conseil Supérieur et relevait du Ministre des Colonies.
Une autre étape fut franchie en 1889. Le décret du 9 mai de cette
année supprima les Résidents Généraux de l'Annam-Tonkin et du
Cambodge et ne laissa plus subsister, outre le Lieutenant-Gouver-
neur de la Cochinchine, que trois Résidents Supérieurs au Tonkin, en
Annam et au Cambodge.
Enfin, comme nous l'avons plus haut, une nouvelle Résidence
Supérieure a été créée au Laos en 1897.
Les attributions du Gouverneur Général avaient été successive-
ment étendues et augmentées par les décrets du 12 novembre 1887
et du 21 avril 1891. Son.autorité était celle d'un vice-roi, revêtu de
la confiance absolue du Gouvernement, pouvant entreprendre des
expériences avec la plus large initiative et ne devant être jugé que
sur les résultats obtenus. 11 lui manquait encore les moyens pra-
tiques pour faire sentir son action sur les cinq pays dont il avait le
gouvernement. C'est à M. Doumer que devait revenir l'honneur
d'avoir organisé d'une façon effective l'unité indo-chinoise par la
création du budget général et la reconstitution du Conseil Supérieur
de l'Indo-Chine.
Au moment de son arrivée dans la colonie il trouva le Gouverneur
Général administrant directement le Tonkin et n'exerçant qu'une
la mission est d'éclairer le gouvernement sur les vœux de la population relativement
à certaines questions importantes qui seront soumises à ses délibérations. Elles
est divisée en 3 sections : la première représente la population rurale, la deuxième
la population urbaine, la troisième les montagnards. Seuls les membres de cette
•dernière section ne sont pas élus mais désignés par les chefs de province. Cette
exception ne semble nullement justifiée et il est à croire qu'elle ne sera pas maintenue.
— 94 —
autorité nominale sur le Lieutenant Gouverneur de la Cochinchinè
et les Résidents Supérieurs. Il fit tout d'abord combler cette lacune,
estimant que son rôle était de « gouverner partout et n'administrer
nulle part ». Après quoi il procéda à la création du Conseil Supé-
rieur et des différents services généraux de l'Indo-Chine, qui
devaient lui servir à exercer sur ces services une action personnelle
dans les différents pays de l'Union ; enfin il obtint par le décret du
31 juillet 1898, la création du Budget Général.
Voici quels sont les rouages du mécanisme du Gouvernement Géné-
ral :
Le Gouverneur Général, dépositaire des pouvoirs du Gouverne-
ment de la République et représentant tous les Ministères de la
Métropole, avec lesquels il correspond, donne son impulsion à tous
les services de la colonie, par l'intermédiaire, soit des directeurs
généraux techniques, soit des chefs des cinq Protectorats ou Gouver-
nements Locaux placés sous ses ordres.
Il est assisté par un Secrétaire Général, spécialement chargé des
affaires civiles, des rapports avec les administrations locales et de
l'ordonnancement du budget général. Ce haut fonctionnaire est
appelé à remplacer le chef de la Colonie, en cas d'absence ou de
départ.
L'autorité de celui-ci est renforcée et étayée par le Conseil Supé-
rieur, dont le rôle est d'arrêter en séance plénière et annuelle le
budget général et les budgets locaux, et de donner son avis sur les
mesures importantes k lui soumises par le Gouverneur Général. Il
se compose du Lieutenant-Gouverneur de la Cochinchinè et des Rési-
dents Supérieurs, des Directeurs des différents services généraux,
des Présidents des chambres de commerce et d'agriculture et de deux
grands fonctionnaires indigènes. Outre la cession ordinaire, le Con-
seil Supérieur peut être réuni pour étudier des questions importantes
et urgentes. Il délègue de plus une commission permanente qui
statue sur les questions financières de service courant.
Le chef de la colonie a près de lui un cabinet qui se divise en
bureaux politique, administratif, militaire, du personnel et du secréta-
riat.
Les services militaires sont concentrés dans la main d'un général
— 95 —
de division, commandant supérieur des troupes du groupe de V Indo-
Chine et ayant sous ses ordres les généraux commandant les divisions,
le général commandant l'artillerie, l'Intendant, le Médecin Inspec-
teur, Directeur du Service de santé.
Les services maritimes étaient scindés en deux parties, l'une com-
prenant, la Division Navale de Cochinchine et l'Arsenal de Saigon,
et l'autre comprenant la Station Locale du Tonkin. Nous verrons
plus loin que ces deux commandements on été réunis en un
seul.
Le service judiciaire a pour chef le Procureur Général de la Cour
d'appel de Saigon. Celle-ci comprend trois chambres, dont deux
siègent à Saigon et une à Hanoï.
La Direction du Contrôle Financier exerce sa surveillance sur les
finances de la Colonie et sur l'exécution de tous les budgets.
La Direction Générale des Douanes et Régies veille à la perception
des droits de douane et des contributions indirectes. Au Tonkin et
en Cochinchine, le service est sous les ordres d'un sous-directeur,
en Annam et au Cambodge, d'un chef de service.
La Direction Générale des Postes et Télégraphes est représentée
dans chaque pays de Tlndo-Chine par un chef de service.
La Direction Générale des Travaux Publics est devenue avec la
construction des chemins de fer un des service les plus considérables
de la colonie. Elle comprend des services techniques, tels que celui
des chemins de fer, des ports maritimes et des directions locales
dans les différents pays. Ce service exécute des travaux pour le
compte du budget général, des budgets locaux et même des budgets
provinciaux.
La Direction de V Agriculture et du Commerce comprend les ser-
vices zootechnique et vétérinaire, des forêts, des mines et météoro-
logique. Elle entretient les jardins d'essai et d'acclimation, dresse
les statistiques et coordonne les renseignements nécessaires aux agri-
culteurs.
Le Service de la Trésorerie est dirigé par. un Trésorier Payeur
Général ayant sous ses ordres, dans chaque pays de l'Union, des
Trésoriers Payeurs Particuliers, et dans chaque province un per-
cepteur.
CHAPITRE III
FONCTIONNEMENT DES PRINCIPAUX
SERVICES GÉNÉRAUX DE L'INDOCHINE
Fonctionnement actuel du service judiciaire en Indo-Chine.
Nous avons vu plus haut qu'à la tête du service judiciaire de
l'Indo-Chine se trouve placé le procureur général de la cour
d'appel. Celle-ci comprend trois chambres. L'ensemble des deux
chambres siégeant à Saigon se compose d un président, d'un vice-
président et d'une douzaine de conseillers. Elles statuent en appel
sur tous les jugements rendus par les tribunaux de première ins-
tance et justices de paix à compétence étendue de la Cochinchine
et du Cambodge, et par les tribunaux des consulats français de
Chine, du Japon et du Siam. Elles jugent les crimes commis par des
Français dans ces pays étrangers. Elles examinent, toutes chambres
réunies, les pourvois en cassation. Au parquet de Saigon sont
attachés le procureur général, deux avocats généraux et des sub-
stituts et attachés.
La troisième chambre siège à Hanoï. Elle comprend un vice-
président et trois conseillers. Son parquet est dirigé par un avocat
général.
En Cochinchine, les Annamites comme les citoyens français, sont
justiciables des tribunaux français. Il existe dans chaque arrondis-
sement, soit un tribunal de première instance, ayant un président
et un procureur de la République, soit une justice de paix à com-
pétence étendue.
A Saigon , le tribunal de première instance comporte deux chambres,
l'une connaissant des affaires où sont mêlés des Européens, l'autre
des affaires indigènes. Son président siège également au tribunal de
— 98 —
commerce avec deux juges et trois suppléants choisis par les électeurs
de la chambre de commerce.
Au Cambodge, il n'y a qu'un tribunal avec juge-président et pro-
cureur à Pnom Penh et des tribunaux de résidence dans les différents
postes administratifs.
Enfin, il existe dans le ressort judiciaire que constituent la Gochin-
chine et le Cambodge, des cours criminelles à Saigon, Mytho, Vinh
Long, Long Xuyen et Pnom Penh. Elles sont composées d'un con-
seiller à la cour d'appel, président, de deux juges français pris
dans le tribunal où la Cour siège et de deux assesseurs annamites,
pour juger les crimes commis par les indigènes. Lorsque leurs
auteurs sont européens ils sont jugés par la cour d'assises de
Saigon qui se compose de trois magistrats et de quatre assesseurs
français.
Le Tonkin forme avec l'Annam un deuxième ressort. Outre la
troisième chambre de la cour d'appel, il comprend deux tribunaux
de première instance à Hanoï et Haï Phong, dont la compétence ne
s'étend qu'aux Européens et Asiatiques étrangers. Il en est de même
des justices de paix à compétence étendue de Namdinh (Tonkin) et
Tourane ( Annam) . Dans tout le Tonkin et l'Annam les Résidents
chefs de province et les Commandants de territoire exercent les
fonctions de juges de paix à compétence étendue, mais ne connais-
sent que des affaires européennes ou concernant des Asiatiques
étrangers, ou les affaires civiles des indigènes qui se réclament de
la juridiction française. Les affaires indigènes sont toutes de la
compétence des tribunaux d'arrondissement [phu et huyênj et des
tribunaux du juge provincial [quan an] de chaque province qui
fonctionnent suivant l'ancienne procédure annamite.
Au Tonkin et en Annam, pays de protectorat, nous avons laissé
subsister celle-ci dans ses grandes lignes, tout au moins en théorie.
Le Quan Phu ou Quan huyen continue comme par le passé
à rendre un jugement emportant la peine de tant de coups de truong
[bâton] ou de roi [rotin] mais cette peine est d'ores et déjà commuée
en tant de mois ou d'années de travail pénible. On ne peut que se
féliciter d'un pareil résultat et les indigènes sont très reconnaissants
à notre intervention protectrice de la suppression des châtiments
— 99 —
corporels auxquels une loi barbare les assujettissait. Le jugement
est ensuite envoyé au quan an qui doit le réviser et rendre une
nouvelle sentence. En fait, dans la pratique, ce mandarin provincial
ne rend un jugement important qu'après avoir consulté l'Adminis-
tra teur-résident, chef de province. De là ce jugement, après une
étape au parquet général, aboutit à une commission d'appel, où
des jurisconsultes, plus versés dans la connaissance des lois françaises
que des mœurs indigènes, exposés par leur ignorance de la langue
annamite à des interprétations inexactes ou incomplètes, sont for-
cément conduits à des erreurs d'appréciation en contradiction avec
l'idée que nos sujets se font de la justice.
Quant à la justice relative aux Européens (auxquels sont assimilés
les Japonais) et aux Chinois, elle est rendue par des tribunaux
français et suivant la loi française. Ces tribunaux connaissent égale-
ment des affaires civiles lorsque les parties en cause se réclament
de leur juridiction. Dans les centres où la magistrature n'est pas
représentée, l'Administrateur chef de province est juge de paix à
compétence étendue. Il juge les affaires civiles jusqu'à concurrence
de 150 francs et les affaires correctionnelles, et instruit les affaires
criminelles. Ses jugements sont transmis au Procureur Général qui
fait reviser les jugements civils et correctionnels et transmet les
instructions criminelles à la cour d'assises.
Nous venons de voir qu'en Cochinchine, pays d'annexion, tous,
Européens, Asiatiques étrangers et indigènes sont soumis aux tri-
bunaux et aux lois françaises. La justice est rendue partout par des
magistrats de carrière auxquels jusqu'ici a parfois manqué la con-
naissance des choses et du langage du pays. De cette inexpérience
a découlé la nécessité des interprètes et les graves dangers de leur
inévitable intervention. Intermédiaires obligés entre le plaideur et
la justice, comment ne seraient-ils pas amenés à des abus et à des
complaisances ? Quelle que soit sa volonté de bien faire, le juge,
ainsi séparé par la force des choses du véritable aspect de la vérité,
est quelquefois amené à des décisions que l'indigène ne peut s'expli-
quer et qui sont loin de lui inspirer confiance dans notre justice.
C'est ainsi que l'on est amené à se demander si le progrès qui
marche, dit-on, si lentement n'a pas été poussé ici trop vite au
— 100 —
point de manquer son but. Certes, nous devons tendre à améliorer
la civilisation de nos protégés et de nos sujets, mais il ne faut pas
oublier que les mœurs ne se refont pas du jour au lendemain et que
les lois, qui en sont la sanction, doivent elles-mêmes se transformer
avec prudence et au fur et à mesure des progrès constatés. Là où,
par exemple, des peines presque féroces sont infligées pour des
fautes avec lesquelles elles ne sont pas proportionnées, il serait
aisé d'apporter un adoucissement ou de l'obtenir du gouvernement
de l'Annam. Pour ne citer qu'un cas, il nous paraît exorbitant qu'une
jeune fille soit punie de 80 coups de bâton pour avoir accordé ses
faveurs à un amoureux. De pareilles sévérités, qui sont maintenues
dans toute leur rigueur dans certains pays thô comme Cao Bang,
n'ont comme résultat que de pousser les délinquantes à effacer la
trace de leur péché par tous les moyens. Les avortements et les
infanticides sont aussi nombreux que les filles mères, car aucune
d'elles ne consent à endurer les châtiments qui l'attendent si sa faute
devient publique.
C'est ainsi que l'œuvre des années, sinon des siècles, devrait
amener l'acceptation d'un état nouveau pénétrant peu à peu les
vieilles institutions sociales, qui tendraient au contraire à se resserrer
et à se raidir jusqu'à la rupture, si l'on prétendait précipiter outre
mesure leur transformation.
C'est ainsi qu'à Rome, la justice des préteurs a fait au cours des
âges, par un travail quotidien, fléchir les rigueurs du jus civile, et
que, partis de la Loi des XII tables, les jurisconsultes et les législa-
teurs ont abouti Corpus juris.
C'est ainsi qu'à son tour le droit romain a pénétré en Gaule, non
pas en se substituant brutalement aux coutumes locales, mais en
s'infiltrant doucement de peuplade en peuplade, de commune à com-
mune à l'aide d'adaptations successives.
C'est ainsi que ce droit romain lui-même s'est fondu dans l'œuvre
législative de la Révolution française, qui fut si bien acceptée parce
qu'elle était à son heure un heureux compromis et aussi parce qu'elle
laissait subsister sur tous les points non tranchés les usages et
règlements locaux.
C'est ainsi qu'au contact d'une civilisation qui pourra lui sembler
supérieure à la sienne, l'indigène pourra sentir le besoin de modifier
— 101 —
ses institutions. Laissons-lui l'initiative de ces changements ou
laissons venir à nous ceux qui se sentiront attirés vers nos institu-
tions en conférant la naturalisation à ceux qui s'en rendront dignes
par leurs services et leur valeur morale. En un mot laissons l'assi-
milation s'opérer d'elle-même dans la suite des siècles, mais
gardons-nous d'essayer de la provoquer par des mesures adminis-
tratives.
En résumé le code annamite peu à peu modifié et amélioré, des
magistrats annamites pour les Annamites, des magistrats français
pour les Français, des tribunaux mixtes pour juger les affaires où
les deux éléments sont intéressés, telle, nous semble-t-il, doit être
la formule qui résumerait notre système de juridiction. 11 est vrai
que notre imprévoyance a tari en Gochinchine le recrutement des
bons mandarins et que, par suite, ce principe ne pourrait y recevoir
son application du jour au lendemain. Il nous appartient de com-
bler cette lacune par un choix scrupuleux du personnel judiciaire
indigène et une surveillance destinée à empêcher les abus.
Que si notre confiance n est pas assez grande dans les magistrats
indigènes, il nous sera facile de surveiller plus ou moins étroitement
leurs actes et de réprimer sévèrement tout écart. Un des moyens de
contrôle les plus pratiques est de soumettre les jugements importants
à une commission d'appel, mais là encore il ne faut pas retomber
dans les mêmes erreurs. La commission d'appel instituée à Hanoï
par décret du 1 er novembre 1901 était composée de conseillers à la
cour et de mandarins annamites. Un nouveau décret a transformé
cette juridiction en une quatrième chambre de la cour d'appel de
Tlndo-Chine dans laquelle deux assesseurs indigènes seront adjoints
aux conseillers. L'association de l'élément indigène à l'élément euro-
péen marque une heureuse tendance mais il est à craindre que le
nombre des annamites introduits dans cette assemblée ne soit pas
suffisant pour y compenser, avec l'autorité qui serait nécessaire,
l'incompétence des magistrats français en matière d'affaires indigènes.
Il nous eût semblé préférable de composer cette commission avec
des magistrats indigènes réunis sous la présidence d'un fonctionnaire
européen choisi parmi ceux qui se sont signalés dans leur carrière
administrative par leur connaissance des mœurs et de la langue du
pays.
— 102 —
§2
Fonctionnement actuel des services militaires.
Organisation des troupes du groupe de VIndo-Chine.
Améliorations désirables.
Les troupes qui ont la garde de l'Indo-Chine sont placées sous
les ordres d'un général de division qui porte le titre de comman-
dant supérieur des troupes du groupe de VIndo-Chine. Son quar-
tier général est à Hanoï et son état-major comprend quatre bureaux
et un service géographique.
Les troupes comprennent, au Tonkin :
1° La l pe division à 2 brigades composées chacune de régiments
européens et de régiments de tirailleurs tonkinois.
2° Des troupes non embrigadées : le 4 e régiment d'artillerie
coloniale, une compagnie d'ouvriers d'artillerie, une compagnie du
Génie, un peloton de remonte et une section de télégraphistes.
En Cochinchine :
1° Une brigade, comprenant un régiment d'infanterie coloniale
et un régiment annamite.
2° Des troupes non embrigadées : le 5 e régiment d'artillerie colo-
niale,une compagnie d'ouvriers d'artillerie et une compagnie du génie.
Il est fortement question depuis la signature de l'accord franco-
japonais, de réduire encore les troupes de l'Indo-Chine. Les promo-
teurs de ces mesures mettent en avant le système de la défense des
colonies par la diplomatie. Ils semblent avoir perdu de vue que la
diplomatie elle-même n'a de valeur que lorsqu'elle s'appuie sur des
forces matérielles.
Outre les corps de troupes, le général commandant supérieur a
sous ses ordres les grands services militaires de l'artillerie, de
l'intendance et de santé. Les services de l'artillerie sont placés
comme les troupes de cette arme sous l'autorité d'un général com-
mandant l'artillerie. Ils sont répartis entre les deux directions d'ar-
tillerie de la Cochinchine et du Tonkin ,qui ont leurs sièges respec-
tifs à Saigon et à Hanoï. Chacune d'elles, placée sous les ordres
— 103 —
d'un colonel directeur est chargée de la garde, de l'entretien et de
la réparation des armes et munitions et en outre de la construction
et de l'entretien des bâtiments et des postes militaires permanents.
En un mot, elles réunissent les attributions des services qui
incombent en France aux directions d'artillerie et du génie. Elles
se subdivisent en sous-directions placées sous les ordres d'officiers
supérieurs et en annexes dirigées par des capitaines d'artillerie.
Le service de santé de l'Indo-Chine a comme chef un médecin
inspecteur des troupes coloniales, directeur du service de santé de
l'Indo-Chine, résidant à Hanoï. Deux médecins principaux de pre-
:wiière classe exercent sous son autorité les fonctions de sous-direc-
"teurs à Hanoï et à Saïgon. Des médecins du même corps dirigent
les formations sanitaires, reparties dans les différents postes et por-
tant suivant leur importance les dénominations d'hôpitaux, d'infir-
meries-ambulances, d'infirmeries de garnison ou de salles de visite.
Ils sont aidés dans leur service par des infirmiers européens et
indigènes qui sont recrutés dans les différents corps des troupes
coloniales.
Le corps des commissaires coloniaux vient d'être remplacé par
un corps de l'Intendance des troupes coloniales dont l'organisation
se rapproche autant que possible de celle du corps de l'Intendance
militaire.
Nous disposions encore en 1906 au Tonkin d'un effectif de
12.000 hommes environ de troupes européennes et de 15.000
hommes de troupes indigènes, soit au total 27.000 hommes sur le
pied de paix. 11 faut y ajouter pour obtenir les effectifs du pied de
guerre 2.000 réservistes européens, 10.000 réservistes indigènes et
7.000 gardes civils, soit 19.000 hommes. On arrive ainsi à un total
approximatif de 46.000 hommes. Si on consacre 5.500 hommes à
la défense de la frontière de Chine, on peut espérer que ces troupes
aidées dans leur tâche par les partisans que nous avons armés,
pourraient arrêter pendant quelque temps l'envahisseur. On vient de
procéder à l'organisation de deux groupes destinés à défendre notre
frontière du côté de la Chine, le premier faisant face au Quang Si
et au Quang Tông, le second faisant face au Yunnam. Il serait fort
désirable que les troupes qui sont appelées à'entrer dans ces for-
— lOi —
mations fussent placées à tous les points de vue sous l'autorité
des commandants de ces groupes au lieu d'être détachées des régi-
ments du delta. Un moyen de réaliser ce desideratum serait que
chacun de ces groupes autonomes fût composé d'un bataillon
européen formant corps et d'un régiment indigène à trois batail-
lons. Les indigènes entrant dans la composition de ce dernier
pourraient être fournis partie par les régiments de tirailleurs
tonkinois du Delta, partie par le contingent des populations de la
haute région. Le mélange des éléments annamites et montagnards
que nous préconisons ici est justifié par le succès d'une expérience
qui a été faite dans les territoires militaires en 1904 et 1905. Un
contingent des races thô, nung, man, meo et lolo a été introduit
dans les compagnies de tirailleurs tonkinois tenant garnison dans
les postes de la zone frontière. Les montagnards ainsi incorporés
se sont montrés supérieurs aux Annamites par leurs qualités de
vigueur, d'endurance et d'entraînement, mais ils se se sont affinés
à leur contact et ont acquis l'esprit de corps, les qualités militaires
dont nos tirailleurs ont fait preuve sur les champs de bataille du
Tonkin, et l'esprit de subordination qui fait du troupier annamite
le soldat du monde le plus facile à commander. La constitution de
compagnies mixtes a encore cet avantage de placer l'Annamite,
qui, étant dépaysé dans la haute région, ne peut avoir aucune
accointance avec les Chinois, et présente par suite autant de garan-
ties de loyalisme que le Français lui-même, côte à côte avec le
montagnard, qui, au contraire de par son habitat est appelé à avoir
des relations de l'autre côté de la frontière, et peut le cas échéant,
entretenir des intelligences avec l'ennemi. De plus, le montagnard
se montre très flatté de se trouver placé sur un pied d'égalité abso-
lue avec l'homme de la plaine qu'il se reconnaît supérieur pas l'in-
telligence et le savoir, et d'être appelé, lui aussi, à faire partie des
troupes régulières qui ont la charge de défendre la frontière. Enfin
on ne peut songer à constituer, avec les habitants de la haute
région seuls, les corps indigènes qui entreront dans la composition
des groupes du Quang Si et du Yunnam parce que sa population
est insuffisante pour fournir un pareil contingent.
. Le chiffre de 5,500 hommes que nous avons indiqué ci-dessus
— 105 —
i pouvant être appelé à la défense de la frontière de Chine
représente précisément l'effectif des deux régiments indigènes à
trois bataillons et de deux bataillons européens. Ce prélèvement,
une fois fait, il resterait encore pour la garde des places fortes, la
constitution d'un corps mobile destiné à opérer au Tonkin et la
garde de l'Annam central un effectif d'environ 40.000 hommes.
Ces ressources semblent suffire à protéger notre colonie du Nord
contre un débarquement, à la condition expresse que nos troupes
indigènes nous restent loyalement fidèles et que la population elle-
même soit de cœur avec nos armes. Nous verrons plus loin, au
cours de notre conclusion, que nous ne pourrons compter d'une
façon certaine sur le concours dévoué des Annamites que le jour
où nous leur aurons manifesté par des actes notre volonté d'appe-
ler la classe éclairée à participer d'une manière effective à l'exer-
cice de l'administration et de la justice et de remanier dans un
sens moins vexatoire et moins compliqué notre régime fiscal.
Eu Cochinchîne nous disposions en 1906 sur le pied de paix
d'un effectif de 4.600 hommes de troupes européennes et de
5.300 hommes de troupes indigènes, soit un total approximatif de
10.000 hommes. Si on y ajoute 4.000 réservistes indigènes qui
viendraient porter ce chiffre a 14.000 sur le pied de guerre, on se
trouve en présence d'un sérieux déficit. En effet, la seule garde
des places fortes de Saigon et du cap Saint-Jacques dont la réu-
nion forme le point d'appui de la flotte en Cochinchine et dont les
périmètres totalisés donnent le chiffre de 20 kilomètres, exige un
effectif de 20.000 hommes : c'est donc 6.000 hommes qu'il faut
trouver. Mais comme nous l'avons dit plus haut, nos effectifs
de 1906 viennent au contraire d'être sérieusement réduits tant au
Tonkin qu'en Cochinchine.
Pour terminer cette étude de l'organisation militaire de notre
colonie nous dirons quelques mots des améliorations que nous
jugeons utile d'y apporter.
I. — Renforcement du corps d'occupation. — Au premier rang
de celles-ci nous plaçons pour mémoire le renforcement du corps
d'occupation d'après les effectifs préconisés par le Comité consul-
tatif de défense des colonies et que nous avons indiqués plus haut
— 106 —
et la constitution des 2 groupes de défense de la frontière de
Chine d'après les bases que nous venons de poser.
II. — Diverses mesures de natuke a augmenter la valeur et
LE LOYALISME DE NOS TROUPES INDIGÈNES.
A. Relèvement de la solde des sous-officiers européens qui servent
dans ces troupes, à taide du rétablissement de l'indemnité spéciale
qui leur a été enlevée, — Il est en effet indubitable que les indi-
gènes doivent être encadrés par nos meilleurs sous-offiiciers.
Comme d'autre part il est impossible de leur donner un avance-
ment ou des distinctions honorifiques plus avantageuses qu'à ceux
des troupes européennes, le seul moyen de les attirer dans les
troupes indigènes où le service est plus pénible est de leur offrir
une situation pécuniaire meilleure.
B. Relèvement de la solde des tirailleurs, — Le vieil adage « Pas
d'argent, pas de Suisses » est de tous les temps et de tous les
pays. Si nous voulons des soldats indigènes attachés à leur régi-
ment et aimant leur métier, il faut subvenir largement à leurs
besoins. Puisque nous les tenons éloignés de leur foyer pendant
trois ans en Cochinçhine et cinq ans au Tonkin, nous sommes ame-
nés à tolérer près de nos camps militaires la présence de leur
femme et de leurs enfants. Et dès lors nous sommes moralement
obligés de subvenir à l'entretien de cette famille. La solde men-
suelle de six ou sept piastres que nous leur donnons actuellement
est notoirement insuffisante.
C. Institution en Cochinçhine du tirage au sort comme système
de recrutement. — Pour justifier cette mesure absolument con-
traire aux usages annamites, nous sommes obligés de signaler la
faute que l'administration française a commise en s 'immisçant dans
le fonctionnement de la commune annamite. Cette intrusion a eu
pour, résultat de diminuer considérablement l'autorité des notables
qui la dirigeaient et étaient notamment chargés de désigner les
hommes à recruter pour l'armée. A l'heure qu'il est, ils sont
forcés de choisir les soldats parmi les sujets les plus pauvres qui
sont aussi les plus malingres et à leur faire des promesses d'ar-
— 107 —
gent qu'ils ne tiennent pas ou à les amener à la commission de
recrutement par la force. De là des désertions nombreuses qui
s'élèvent jusqu'à 16 % de l'effectif. Un tirage au sort fait au grand
jour aurait le double avantage de satisfaire le besoin de justice
dont les indigènes sont avides et de fournir au contingent la
moyenne même de la population comme intelligence et comme
vigueur.
Ce mode de recrutement, qui semble désormais s'imposer en
Cochin chine, n'a pas sa raison d'être au Tonkin où la commune
annamite a gardé son autonomie et où d'ailleurs l'état civil n'est
pas encore institué.
Mais là, rien ne nous empêche d'exiger que, conformément à la
loi annamite, les sujets qui nous sont présentés au recrutement
soient choisis dans la classe des inscrits au lieu de l'être dans celle
des non inscrits parmi les vagabonds et les misérables. Cette amé-
lioration du contingent nous permettrait d'avoir un cadre de sous-
officiers sortant de la classe des lettrés et relèverait du même coup
le niveau moral de nos troupes indigènes.
D. Amélioration de la valeur de nos sous-officiers indigènes par
le maintien et Vextension des écoles d'enfants de troupe. — Ces
écoles, placées dans tous les centres sous la surveillance d'un offi-
cier et d'un sous-officier européens bien choisis, ont déjà donné
d'excellents résultats et fourniront les meilleurs éléments de nos
cadres indigènes. Leurs élèves qui auront grandi et étudié dans un
milieu français et militaire seront pour nous des collaborateurs
dévoués et précieux.
E. Création d'écoles de sous-officiers indigènes. — Cette institu-
tion, tentée à Sept Pagodes en 1905 à titre d'essai, est appelée à
augmenter l'instruction de nos cadres indigènes.
F. Nomination, à titre exceptionnel au début, d'un certain nombre
d'officiers indigènes. La création d'un adjudant indigène par com-
pagnie en 1904, a été une très bonne mesure. Si elle n'a pas donné
les excellents résultats qu'on aurait pu en attendre, c'est que leur
nomination n'a pas eu lieu progressivement à mesure que des sujets
qualifiés à tous les points de vue auraient mérité cette distinction.
- 108 —
Il n'en est pas moins vrai que, outre les services rendus par ces
vieux sous-officiers, leur élévation à ce grade a stimulé le zèle de
tous les sergents, qui s'endormaient jusque-là sur leur bâton de ma-
réchal. Il semble qu'on puisse aller plus loin dans la même voie en
appelant quelques-uns de nos sous-officiers, choisis parmi les plus
distingués, les plus lettrés et les plus dévoués, à porter les galons
d'officier. L'expérience a été tentée en Cochinchine dès la création
des tirailleurs annamites. Elle a échoué parce que le choix s'est
porté sur de bons sous-officiers, sans doute, mais sans tenir aucun
compte de leur origine, de la situation de leur famille, de leur ins-
truction en caractères et de leur éducation. Sachons éviter de retom-
ber dans les mêmes erreurs et nommons à titre exceptionnel
quelques sujets d'élite au grade de sous-lieutenant. Il sera facile,
par quelques mesures sages et avisées, d'éviter les froissements qui
pourraient se produire entre eux et nos sous-officiers français. Cette
création est, plus que tout autre, de nature à nous attirer l'affection
de nos soldats indigènes, qui verront là de notre part le sincère
désir de les rapprocher de nous.
G. Nominations dans le mandarinat militaire des meilleurs sujets
après r accomplissement de leur service militaire. — Nos tirailleurs se
plaignent constamment qu'une fois rentrés dans leurs foyers après
leur service militaire terminé, ils sont l'objet du dédain de leurs con-r
citoyens, auxquels ils ne peuvent montrer aucun titre indiquant
l'accomplissement de leur service militaire et le grade qu'ils ont
atteint dans l'armée. Les institutions annamites conféraient aux
anciens soldats certains grades dans le mandarinat militaire qui
leur procuraient la considération de leurs compatriotes. Pourquoi
donc renonçons-nous à donner à ceux qui nous ont servis avec
dévouement une satisfaction qui ne nous coûte rien et flatte tant
leur vanité ? Il serait très facile lorsqu'un gradé ou tirailleur atteint
ses quinze ans de services, de le proposer à l'autorité supérieure
pour un grade de mandarinat militaire correspondant au grade qu'il
occupe au moment de sa libération, à condition toutefois qu'il eût
donné toute satisfaction à ses chefs par sa manière de servir.
La demande serait transmise par les autorités hiérarchiques et
accordée par le Gouverneur Général par délégation de Tempe-r
— 109 —
reur d'Annam. Les officiers indigènes pourraient être nommés cai
dôi du 5 e degré, 2 e classe ; les adjudants suât dôi du 6° degré, 2 e
classe; les sergents dôi truong du 7 e degré, l re ou 2 e classe; les
caporaux et brigadiers, ngu truong, du 8 e degré, l ro ou 2 e classe;
et les simples tirailleurs ou canonniers ha hô, du 9 e degré, 1™ ou
2° classe. Après dix ans de services seulement on pourrait conférer
aux intéressés le degré correspondant au grade inférieur k celui qu'ils
occupaient dans l'armée ; après cinq ans de services ils ne pour-
raient prétendre qu'au degré correspondant au grade placé à deux
échelons au-dessous du leur.
III. — Approvisionnement en munitions. — Au point de vue de
l'approvisionnement en munitions il y a lieu de combler le plus tôt
possible le déficit considérable qui a été signalé parle rapport de
M. Deloncle chargé de mission en Indo-Chine, et celui de M. Le
Hérissé, rapporteur du budget des Colonies en 1905. Peut-être
serait-il moins coûteux d'envoyer de France les ingrédients néces-
saires à la fabrication des cartouches, et de créer des cartoucheries
dans la colonie.
IV. Mitrailleuses. — Il serait à désirer que les mitrailleuses
actuellement en service en Indo-Chine fussent remplacées à bref
délai par un modèle complètement mis au point, que notre artillerie
fût dotée d'un canon de 75 mm. à tir rapide et d'un canon de mon-
tagne perfectionné.
V. — Sanatoria. — La question des sanatoria est une question
vitale pour nos troupes européennes. En Cochinchine pendant l'an-
née entière, et au Tonkin pendant la moitié de l'année, nos soldats
sont soumis k une température d'étuve, qui les déprime moralement
et physiquement, compromet leur santé et cause parmi eux d'assez
nombreux décès. On a recherché depuis plusieurs années des
emplacements favorables à rétablissement de sanatoria, où la grande
majorité de nos troupes européennes pourrait séjourner en perma-
nence. Des camps y seraient établis dans des 'conditions d'hygiène
et de confort telles que nos soldats pussent y passer une grande
partie de leur séjour colonial. Pour les troupes de Cochinchine on
a étudié cette installation au plateau de Lang Bian qui présente les
— 110 —
deux altitudes de 1000 et de 1.500 mètres et sera relié à Saigon
par le chemin de fer. On ne peut que souhaiter de voir ces projets
réalisés le plus tôt possible.
Pour les troupes du Tonkin, c'est le plateau du Tran Ninh qui a
été choisi, mais la question est encore plus loin de sa solution que
celle du sanatorium du Lang Bian.
§ 3
Fonctionnement actuel des services maritimes.
Etablissements de la marine et de l'industrie privée pouvant
concourir à la défense. Arsenal de Saigon.
Il existait jusqu'à ces derniers temps en Indo-Chine deux com-
mandements distincts de la marine, l'un en Cochinchine, et l'autre
au Tonkin. Un décret de 1906 a mis fin à cette anomalie en créant
la division navale de V Indo-Chine sous les ordres d'un contre-amiral.
Les bâtiments qui la composent sont : un cuirassé, d'escadre deux
canonnières cuirassées, 4 canonnières non cuirassées de l ro classe
4 canonnières non cuirassées de 2 e classe et un aviso. Les défenses
mobiles comprennent en Cochinchine : un contre-torpilleur, 12 tor-
pilleurs, 8 torpilleurs vedettes et 4 sous-marins ; au Tonkin : un
contre -torpilleur et 6 torpilleurs de l re classe. La défense mobile
de notre colonie du Nord commence à s'installer à Port-Courbet,
sur la côte qui borde la baie d'Along.
On ne peut que se féliciter de voir réalisée la constitution en
Indo-Chine d'un commandement naval autonome, indépendant du
commandant de la Division Navale de l'Extrême Orient, et placé
sous l'autorité du Gouverneur Général au même titre que le
commandant supérieur des troupes.
La Division Navale de l'Extrême Orient qui est appelée à coopérer à
la défense de la colonie est placée sous les ordres directs du ministre
de la marine. Elle comprend des croiseurs et des cannonières.
Les établissements de la marine comprennent : un arsenal à
Saigon et des ateliers de réparation à Hai Phong. L'arsenal de
Saigon qui suffisait jusqu'ici aux besoins des Divisions Navales de
l'Indo-Chine et de l'Extrême Orient, doit être mis à même dans le
— ni —
plus bref délai possible de parer aux éventualités d'une guerre contre
une puissance maritime amenant dans les eaux de la mer de Chine
d'importantes forces navales. Il doit être aménagé en vue de la
réparation de plus d un grand bateau à la fois. Son grand bassin de
radoub de 158 mètres de long et son petit bassin sont insuffisants
et la nécessité s'impose de construire d urgence un deuxième grand
bassin et plus tard un troisième. Un grand dock flottant a bien été
commandé à l'industrie mais l'exemple de l'ancien dock flottant
qui coula à Saigon il y a de nombreuses années et ne put être ren-
floué incite à ne considérer cet organe que comme un complément
très utile, mais présentant beaucoup moins de garanties qu'une
forme sèche. Il y a lieu aussi d'agrandir et de compléter les ateliers
de l'arsenal de Saigon, de les éclairer à l'électricité et de faire venir
un plus grand nombre de machines outils. L'arsenal doit être mis
à même de construire des sous-marins du type Lynx, des submers-
sibles du type Aigrette et des cannonières de rivière. Il devrait tout
au moins construire tous ses bateaux de servitude tels que chalands,
chaloupes et bateaux citernes, le bon marché de la main-d'œuvre
indigène nous permettrait de réaliser par ces travaux faits sur
place d'importantes économies. L'ouvrier annamite montre une
grande habileté manuelle et s'assimile facilement le fonctionnement
des mécanismes les plus compliqués, mais il est porté à la paresse
et a besoin par suite d'être constamment stimulé. De là la nécessité
d'augmenter beaucoup l'effectif des surveillants européens qui est
très insuffisant.
En cas de guerre, un certain nombre d'établissements de l'indus-
trie privée pourraient rendre à la marine d'importants services. Tels
sont la maison Graf, les ateliers Charlety, la Société Levallois-
Perret, la fonderie Dupont et Bron, et la compagnie de navigation
des Messageries Fluviales de Cochinchine.
Le stock de matériel d'armement des navires et de matières con-
sommables est logé encore dans des magasins trop exigus malgré
la construction assez récente de deux magasins à fers. En 1904, le
stock de charbon a été porté de 13.000 à 40.000 tonnes, M. Deloncle
souhaitait dans son rapport de le voir porter au chiffre de 100.000
tonnes. 11 faisait observer que les briquettes de Hongay contenant
— 112 —
du charbon japonais, nécessaire pour assurer leur consommation, on
ne peut compter sur cette ressource en temps de guerre avec cette
puissance. Il émettait le vœu que le stock de réserve des vivres
permette d'approvisionner pour quatre mois nos forces navales appe-
lées à être réunies dans la mer de Chine. Il considérait enfin comme
très désirable l'autonomie du port de Saigon, qui dépend actuelle-
ment du port de Toulon et doit souvent, de ce chef, attendre de longs
mois l'exécution d'une commande.
Nous ne pouvons que le suivre encore dans les desiderata qu'il a
formulés dans son rapport au sujet du recrutement des indigènes
pour la marine de guerre. Nous obtenons actuellement à grand'
peine et aux prix de sacrifices pécuniaires sérieux, le contingent qui
nous est nécessaire pour augmenter l'équipage de nos canonnières.
M. Deloncle préconise la levée du contingent nécessaire dans les
villages maritimes. Peut-être y aurait-il lieu de tenir un plus grand
compte de la répulsion qu'inspire à l'indigène l'internement sur un
navire de l'Etat et la régularité immuable de l'existence qu'il est
contraint d'y mener. Il semblerait alors plus équitable, si Ton
adopte le tirage au sort pour le recrutement de l'armée, de prendre
simplement les plus mauvais numéros pour la marine. L'indigène,
toujours un peu fataliste, se soumettrait de bonne grâce à la dési-
gnation du sort.
CHAPITRE IV
EXTENSION DE L'INFLUENCE FRANÇAISE
§1
Instruction publique. Anciens examens littéraires.
Organisation nouvelle de l'enseignement. École Pavie.
Ecole française d'Extrême-Orient,
Les Annamites attachent à l'instruction une très grande impor-
tance. L'accès aux grades du mandarinat et aux charges pnbliques
n'est possible qu'aux lauréats des concours littéraires, dont les
études ont été couronnées par l'obtention des titres de bachelier ou
tu taij licencié ou eu nhon, docteur ou tien si.
Il y a trois sortes d'examens. Les plus faciles sont les examens
semestriels qui ont lieu au chef-lieu de chaque province et sont pré-
sidés par le dôchoc ou directeur de l'enseignement. Les candidats y
sont envoyés par les giao thu et les huan dao qui font d'abord une
sélection parmi les étudiants de leurs circonscriptions respectives.
Ils ne comportent qu'une seule séance qui dure depuis le lever
du jour jusqu'à minuit. Les sujets comprennent: une composition
sur l'interprétation d'un passage des ngu king ou des tu thu, deux
compositions en vers, un discours sur un passage des quatre livres,
enfin une quatrième composition sur trois sujets au choix du candi-
dat et qui sont : une communication royale, une lettre de félicita-
tions des mandarins au roi, et une dissertation sur un sujet quel-
conque. Parmi ces quatre genres de sujets les candidats peuvent
n'en traiter qu'un seul ou les traiter tous les quatre. Toute compo-
sition notée « excellente » octroie à l'étudiant qui en est l'auteur,
l'exemption delà milice ou de la corvée pendant. une année. Ces
examens semestriels ne donnent aucun titre universitaire.
Au contraire, les examens régionaux ou huong thi. appelés aussi
triennaux, servent à désigner les bacheliers et les licenciés. Ils ont
lieu tous les trois ans au dixième mois dans la capitale universi-
8
— 114 —
taire de chaque grande région de l'empire, à Hué pour FAnnam, et
à Nam Dinh pour le Tonkin. Les candidats sont examinés à l'avance
par les huan dao, les giao thu et les dôc hoc. Ces derniers ne pré-
sentent à l'examen que ceux de leur province, qui leur paraissent
aptes à y réussir et sont notés par leur commune comme étant de
bonne vie et mœurs. De hauts mandarins envoyés par le ministère
des rites composent le jury. Examinateurs et candidats sont enfer-
més dans le Camp des Lettrés, qui est entouré de sentinelles et ne
peuvent communiquer avec le dehors pendant toute la durée des
séances. Les uns sont juchés sur de hauts miradors dominant le
camp, et les autres accroupis dans de petites niches en paillottes
qu'ils se sont fait construire pour leur usage. L'entrée et l'appel
nominal ont lieu à minuit, et les étudiants terminent leur nuit sur
une natte étendue dans leur petite case. Au jour, une affiche est éle-
vée qui porte le sujet des épreuves de la séance. Les compositions
sont ramassées k minuit. Les séances ont lieu à quelques jours d'in-
valle les unes des autres. Elles portent sur des sujets analogues à
ceux des examens semestriels. Sous le régime annamite, il suffisait
d'obtenir la note « excellent » pour les quatre épreuves pour être
reçu d'emblée licencié, et la note « bien » ou « passable » pour être
reçu bachelier. Ce dernier grade conférait l'exemption des examens
semestriels et la dispense perpétuelle de la corvée et de la milice.
Les examens du doctorat ou hôi thi ont lieu également tous les
trois ans, mais à la capitale. Les compositions sont les mêmes qu'aux
examens régionaux mais les sujets en sont plus difficiles. L'examen
comporte deux degrés. Les candidats, admissibles à la suite du
hôi thi, passent ensuite le dinh thi ou examen de la cour qui a lieu
dans le palais impérial. Les premiers classés sont nommés docteurs
du premier degré et peuvent être d'emblée nommés à la fonction de
quan an ou juge provincial, les suivants sont nommés docteurs du
deuxième degré et ne peuvent prétendre qu'à un emploi de tri phu
ou préfet.
Depuis quelques années les épreuves des examens régionaux com-
prennent des compositions françaises. L'obligation de connaître
notre langue, ainsi imposée par nous, à tous les candidats aux fonc-
tions de l'administration indigène était, à notre avis, d'une utilité
— us —
fort discutable. Elle a évidemment l'avantage de faciliter les rela-
tions entre les mandarins et les Résidents chargés de les contrôler,
lorsque ceux-ci ne connaissent pas la langue du pays, maïs n'aurait
aucune raison d'être s'ils la connaissaient, ce qui semble éminem-
ment" préférable. Elle a, d'autre part, le tort d'écarter des fonctions
publiques toute une catégorie de lettrés qui ne sont plus d'âge à
apprendre avec succès une langue étrangère et parmi lesquels
peuvent se trouver des sujets d'élite.
En Cochinchine, où la plupart des institutions annamites ont
sombré devant cette manie d'assimilation à outrance, il n'est plus
question d'examens littéraires.
. Nous allons d'ailleurs passer en revue l'organisation actuelle de
l'enseignement public dans les diverses grandes régions de l' Indo-
Chine.
Pour apprécier l'œuvre de la France en Cochinchine nous ne
saurions citer de meilleur jugement que celui de son ancien Lieute-
nant Gouverneur, M. Rodier, qui chercha chaque fois qu'il en eut
l'occasion à arrêter la colonie dont il avait la direction sur la dangereuse
pente de « l'assimilation » sur laquelle elle est si fortement enga-
gée. Dans un remarquable discours qu'il prononça à une des der-
nières sessions du Conseil Colonial, il qualifia de vaine et chimé-
rique la tentative d'assimilation morale et intellectuelle poursuivie
depuis vingt ans en Cochinchine. Il constata avec peine que les
produits hybrides de cette éducation ne sont ni Français ni Anna-
mites. Pas Français, parce qu'ils n'ont pu digérer les notions de
notre morale, de notre science et de notre littérature, qui auraient
besoin pour pénétrer jusqu'à leur mentalité, si différente de la nôtre,
de leur être enseignées par des professeurs les comprenant et les
connaissant bien. Pas Annamites, parce que nous les avons frustrés
des moyens qui leur permettaient de se tenir en communication
avec la pensée de leurs ancêtres en abolissant l'enseignement des
caractères chinois. M. Rodier n'hésite pas à conclure qu'il faudrait
revenir à cet enseignement. Nous avons actuellement en Cochin-
chine, tant dans les collèges provinciaux: que dans les écoles can-
tonnales, seize mille élèves indigènes. 11 nous paraît tout à fait
inutile de leur apprendre à tous le Français tandis qu'il est indis-
— 116 —
pensable de leur enseigner à tous les caractères sino-annamites. Si
on ne trouve pas en Gochinchine assez de professeurs de caractères
qu'on en fasse venir du Tonkin, auquel on enverra en retour des
professeurs indigènes de français.
Outre les écoles provinciales et cantonnales, on a créé dans chaque
province une école de filles et dans certains centres, tels que Saigon,
Bien Hoa et Thu Dau Mot, des écoles professionnelles qui fourni-
ront d'habiles contre-maîtres à nos industries dans un avenir
prochain. Les écoles de Saigon sont le collège Chasseloup Laubat
et l'école municipale des filles. Les élèves boursiers indigènes sont
répartis entre le collège Chasseloup Laubat et les collèges de Bien
Hoa et Mytho.
Dans les autres pays de l'Indo-Chine, l'administration française
avait jusqu'à ces dernières années peu encouragé l'enseignement de
la langue française. Au Tonkin, il existait pour les indigènes quatre
écoles à Hanoï et une au chef-lieu de chaque province. Ces établis-
sements scolaires étaient dirigés par des instituteurs français et
annamites mais les résultats obtenus étaient peu satisfaisants.
M. Beau, Gouverneur Général actuellement en fonctions, a amé-
lioré cet état de choses au cours de ces quatre dernières années. Pour
l'instruction des enfants européens on a transformé l'école munici-
pale de Hanoï en Collège et fondé un cours commercial à Hai phong.
On a ouvert de plus des écoles mixtes dirigées par des instituteurs
à Hanoï et dans les centres où le besoin s'en est fait sentir. L'ensei-
gnement y est dirigé d'une façon pratique. Les langues vivantes et
en particulier la langue annamite y tiennent une grande place. Ces
tendances auront l'heureux effet de préparer pour l'avenir de jeunes
français à l'œuvre d'extension coloniale que la France a entreprise
en Extrême-Orient.
Mais c'est surtout de l'année 1906 que datent les grandes
réformes de l'enseignement en Indo-Chine. Un décret du 14
novembre 1905 avait déjà créé la direction générale de V Instruction
Publique. Afin de procéder à l'organisation de l'enseignement
indigène en s'entourant de toutes les garanties possibles, le gou-
verneur général a institué un conseil de perfectionnement de rensei-
gnement indigène, composé des personnalités ayant le plus de corn-
— H7 —
pétence et d'expérience en la matière et des comités locaux de
renseignement dans chacun des cinq pays de l'Union. Il a été
ouvert un concours public pour la rédaction de manuels d'ensei-
gnement destinés aux écoles indigènes. Une médaille de l'Instruction
publique a été créée en vue de récompenser les instituteurs indigènes
des écoles publiques.
L'enseignement indigène a été divisé en trois degrés, chacun
d'eux comprenant une section chinoise et une section annamite :
Celui du 1 er degré (section chinoise) comprend l'étude des carac-
tères chinois usuels et de la morale traditionnelle. Le manuel qui
servira à cet enseignement sera rédigé dans les mêmes termes que
des classiques chinois, mais en éliminant les caractères d'un emploi
rare et en y introduisant des exemples empruntés à l'histoire
moderne. La section annamite se servira du même manuel rédigé
en quoc ngu et aura de plus comme livre de lecture un autre
manuel contenant des notions rudimentaires sur l'Indo-Chine, l'ad-
ministration, les coutumes et les règles de la politesse, l'arithmé-
tique, l'explication des phénomènes naturels, l'hygiène, etc. Un
examen de fin d'études sanctionnera cet enseignement. Celui-ci est
à la charge des communes qui doivent entretenir un instituteur pour
60 élèves.
L'enseignement du 2 e degré est donné dans les écoles des phu et
des huyên. La section chinoise aura à étudier un manuel en carac-
tères sur l'histoire de la Chine, un autre sur l'histoire de l'Annam
et sur l'administration, la législation, le régime fiscal de l'Indo-
Chine, etc. La section annamite étudie un manuel en quoc ngu sur
l'histoire et la géographie des cinq parties du monde, de la France
et de l'Indo-Chine, un autre donnant des notions de calcul, d'arpen-
tage, de culture, d'hygiène et sur les phénomènes naturels, enfin
une grammaire élémentaire de la langue annamite.
Cet enseignement sera sanctionné par un examen de fin d'études
qui aura la forme d'un concours provincial et et sera passé chaque
année au chef-lieu de chaque province.
L'enseignement du 3 e degré est donné dans les écoles officielles
instituées au chef-lieu de chaque province. La section chinoise étu-
die : 1° la morale et la littérature classiques ayant pour base l'étude
— H8 —
des cinq canons (ngu king) et autres ouvrages classiques de la
littérature chinoise, 2° l'histoire et l'administration annamite, fondée
sur l'étude des Annales et Biographies et sur un résumé du règle-
ment des six ministères. La section annamite étudiera plus spécia-
lement l'histoire, la géographie et les sciences. Dans l'enseigne-
ment de l'histoire une place importante sera faite à l'histoire diplo-
matique et constitutionnelle, et dans celui de la géographie, à la
géographie économique. L'enseignement scientifique comprendra
des notions de mathématiques, de physique, de chimie, d'histoire
naturelle, d'anatomie et de médecine pratique.
Les meilleurs élèves de ces écoles vont terminer leurs études dans
les (( écoles complémentaires indigènes ». Celle de Hanoï prépare
des interprètes et des instituteurs, celle de Nam Dinh prépare des
agents pour les Travaux publics, le cadastre, les chemins de fer,
les Postes et Télégraphes, le Commerce, l'Industrie et l'Agricul-
ture. L'Ecole Professionnelle de Hanoï a été réorganisée et ouverte
aux élèves européens.
L'enseignement supérieur n'a pas été oublié dans cette réorgani-
sation. Il a été iustitué en Indo-Chine sous le nom Y Université
un ensemble de cours d'enseignement supérieur à l'usage des étu-
diants originaires de la colonie et des pays voisins. Cette institution
a pour but de répandre en Extrême-Orient par l'intermédiaire de
la langue française la connaissance des sciences et des méthodes
européennes et de former des agents indigènes pour les diverses
administrations de la colonie. Elle comprend cinq écoles supérieures
ayant leur siège à Saigon ou à Hanoï, quelques-unes dans ces
deux villes à la fois. On y étudie respectivement : 1° le Droit et
l'Administration, 2° les Sciences, 3° la Médecine, 4° le Génie Civil,
5° les Lettres.
Une école à laquelle a été donné le nom du sympathique explo-
rateur Pavie a été fondée à Hanoï en 1905 pour l'instruction des
fils de mandarins chinois. Ses élèves, après deux années passées
à notre contact, seront à leur retour chez eux les meilleurs propa^
gatturs de notre influence et de nos idées,
Nous citerons enfin comme étant destinée à faire le plus grand
honneur à l'œuvre française en Extrême-Orient, Y Ecole Française
— 119 —
d' Extrême-Orient fondée par M. Doumer et placée tout d'abord
sous l'habile direction de M. Finot. Cette institution, malgré la
date récente de sa création, a déjà au par les intéressants travaux
de ses savants membres, attirer sur elle de hauts témoignages
d'approbation. L'inventaire des monuments du Cambodge et des
monuments Chanis et les travaux de linguistique chinoise et thibé-
taîne notamment, sont des travaux qui se recommandent à l'atten-
tion parce qu'ils concourront à pénétrer le problème si intéressant
et si difficile de l'origine et des migrations des races asiatiques.
§2
Œuvres philanthropiques fondées en Indo-Chine. — Œuvres
sanitaires. — Vaccine. — - Ecole de médecine indigène. —
Maternités et écoles de sages-fer.
C'est surtout en Cochinchine que les œuvres philantropiques ont
pris depuis quelques années une extension vraiment considérable
et c'est en grande partie à l'assistance privée que l'on doit les insti-
tutions de bienfaisance qui viennent soulager les misères physiques
de la population indigène. L'administration n'a d'ailleurs pas failli
à sa tâche de direction, d'encouragement et de secours pécuniaire.
A Cholen, M. Drouhet, l'administrateur-maire a pris l'initiative de
provoquer chez les Chinois et les Annamites de la ville un courant
d'idées charitables et il a pu fonder en 1899, grâce aux cotisations
de l'assistance privée une Association Maternelle doublée d'une
École de Sages-femmes et de Médecins Accoucheurs Indigènes. Cette
institution fonctionne, depuis lors, sous l'impulsion d'un conseil
directeur. Celui-ci délivre des diplômes aux élèves sortant de l'école et
fait circuler des brochures, qui répandent dans la population quelques
notions d'hygiène pratique. Le nombre des entrées à l'association
Maternelle de Cholen est passé de 431 en 1904 a 610 en 1905 et à
890 en 1906. Pendant ces trois mêmes années le nombre des enfants
nés viables, a été de 335, 526 et 796. La mortalité dans l'établis-
sement a diminué de 2,08 %, à 1,14 et à 0,75. Mais l'heureuse
influence des nouvelles méthodes d'accouchement s'est aussi
répandue au dehors, et dans la ville de Cholen on a pu constater
— 120 —
que le pourcentage de la mortalité infantile a fléchi de 1898 à 1906
de 68 °/ à 32 °/ , c'est-à-dire de plus de moitié. Enfin ces superbes
résultats ne sont pas les seuls qu'ait produit cette œuvre philanthro-
pique. Tous les ans, des sages-femmes sortent de l'école et retour-
nent dans leur province propager les méthodes européennes et com-
battre les ineptes pratiques des anciennes Ba mu. 13 élèves sont
sorties munies du diplôme en 1905, 17 en 1906, 27 autres suivent
les cours cette année.
Cet exemple a été suivi dans d'autres centres, et notamment à
Bên tré où une maternité a également été créée. Des cliniques gra-
tuites ont été ouvertes aux indigènes à Vinh Long, Go Cong, Châu
Dôc, etc. Les lépreux, qui auparavent se répandaient dans les
marchés pour y vivre de la charité publique, sont maintenant ras-
semblés dans une léproserie qui a été fondée dans une île du
Mékong. Un asile de vieillards a été créé à Cholen ainsi qu'une
école pour les jeunes aveugles. A Châu Dôc une société s'est for-
mée pour subvenir à l'entretien d'un hôpital indigène, concurremment
javec les subventions des communes.
L'administration supérieure n'est pas restée étrangère à la créa-
tion de ces institutions de bienfaisance, auxquelles elle a accordé
des encouragements et des subventions. Elle a créé l'Institut Anti-
rabique de Saigon. Elle a de plus fondé en 1905 une Ecole Pratique
de Médecine Indigène destinée à former des infirmiers vaccinateurs
et des accoucheuses indigènes, les premiers à l'hôpital de Cho Quan
et les secondes à la Maternité de Cholen. Les élèves de cette école'
y font trois stages de six mois pendant trois ans, puis vont se
mettre à la disposition des administrateurs sous la direction du
médecin attaché au chef-lieu de la province, s'il en existe un. Les
infirmiers apprennent à vacciner, à donner les premiers soins aux
malades et aux blessés et des conseils d'hygiène aux habitants.
Les sages-femmes ou Ba mu, apprennent à pratiquer un accouche-
ment selon les méthodes françaises et à donner les soins néces-
saires à la mère. Le jour où la colonie sera dotée d'un nombre de
ces matrones diplômées, suffisant pour en établir une dans chaque
gros village, le nombre des enfants viables sera doublé et les ,
terres en réserve auront des bras pour les cultiver, et la Cochin-
chine sera de plus en plus le grenier de l'Extrême-Orient.
— 121 —
Au Tonkin un petit nombre de provinces ont créé des postes
de médecins de colonisation dirigeant un hôpital indigène et don-
nant gratuitement leurs soins à la population. Si les œuvres de
bienfaisance n'ont pris dans aucune autre partie de l'Indo-Chine la
même extension qu'en Cochinchine, l'administration a créé cepen-
dant au Tonkin des iBuvres utiles telles que le Service Vaccinogène*
et Bactériologique de Thaï Ha et de nombreux lazarets.
Le Gouverne tu eut Général a d'ailleurs pris certaines mesures qui
sont appelées à donner des résultats utiles. La création de VÊfioU de
Médecine Indigène de Hanoï a été le premier pas fait dans cette
voie. Cette institution a pour but de former un corps de médecins
indigènes capables d'assurer le service de santé dans toute l'Indo-
Chine avec les médecins français. Ce ne sont plus de simples infir-
miers qui ne peuvent que prêter leur concours au médecin européen,
comme les élèves de l'école pratique de Saigon, mais bien des
médecins exerçant eux-mêmes quoique sous le haut contrôle de
praticiens français. De plus l'administration supérieure prévoit la
création d'une 'centaine de postes de médecins de colonisation et se
propose de faire appel au concours de jeunes médecins de la métro-
pole.
Ces sages mesures nous font entrevoir dans un avenir prochain
l'organisation rationnelle d'un Service Médical de Colonisation dont
les bases pourraient être les suivantes : au chef-lieu de chaque pro-
vince un médecin chef de l'hôpital indigène et du service médical
de colonisation de la province ; dans chaque arrondissement phu
ou huyên un médecin indigène diplômé de l'école de Hanoï ayant
sous sa direction des infïrmiers-vaccinateurs et des accoucheuses
indigènes.
Œuvres de propagation de l'influence française en Extrême-Orient.
Hôpitaux. Bureaux de postes et télégraphes, —
Services maritimes subventionnés.
Mais il ne suffit pas de faire aimer la France à l'intérieur de nos
1. L'insLitut vaecinogène a disLribuu pour lus d«us drnui-ius années plus d'un mil-
lion de doses de vaccin aux i médecins vaccin a leurs qui parcourent constamment le
Tonkin et l'Anna m.
— 122 —
Possessions et Protectorats, il faut encore étendre son influence au
dehors, au milieu des populations avoisinantes. Cette politique a
été celle de MM. Doumer et Beau. Tous deux ont pensé que l'ar-
gent dépensé en Chine ou au Siam, soit pour aider nos légations
et consulats k accomplir leur mission d'une façon plus fructueuse,
soit pour créer, soutenir et entretenir des institutions de bienfai-
sance ou d'utilité publique telles que hôpitaux, écoles, bureaux de
postes et télégraphes, lignes maritimes ou chemins de fer, n'était
pas de l'argent perdu.
Il existe maintenant des écoles françaises subventionnées par le
budget général et quelquefois même entretenues par lui à Canton
et Pac Hoi sur la cote du Quang Tông, à Hoi Kow dans l'île de
liai Nam, à Long ChAu et Ou Châu au Quang Si, à Yunnam Senet
Mong tsé au Yunnam et k Bangkok au Siam.
Des hôpitaux indigènes pourvus de médecins français ont été
fondés k Canton, Yunnam Sen, Mongtsé, Tchong King (au fond du
Setchouen) et Bang Kok. D'autres postes médicaux existent à
Sse Mao au Yunnam, Long Châu au Quang Si, Hoi Kow, Pac Hoi
«iu Quang Tông, Bang kok et Oubone au Siam.
Des bureaux de postes et télégraphes s'échelonnent le long des
côtes de la mer de Chine et dans le fond des provinces les plus
reculées. On en trouve k Tientsin, Shanghai, Canton, Hoi Kow,
Pac Hoi, Tchong King, Yunnam Sen et Montze.
De nombreuses subventions du budget général de lTndo-Chine
facilitent les communications maritimes avec les pays environnants :
un service postal existe entre Haiphong et Hong Kong avec escales
à Pac Hoi, Hoi Kow et Quang Tcheou Wan, un autre de Hong Kong
k Canton et k Ou Tcheou Fou, au-delk de la limite du Quang Si,
un autre de Shang Hai k Han Kéou et Itchang en remontant le
Yantsé, un autre de Bang Kok k Singapour, un autre de Saigon k
Poulo Condore et Singapour.
Enfin, le service postal des Messageries Maritimes entre Saigon
et Haiphong est devenu hebdomadaire grâce au doublement par
l'Indo-Chine de la subvention primitive.
CHAPITRE V
DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE
DE L'INDOCHINE
Travaux publics. — Construction des routes, canaux
et chemins de fer.
Les travaux d'utilité publique les plus importants sont la cons-
truction ou l'ouverture des voies de communication, routes, voies
navigables ou chemins de fer.
A. — Routes. — En Cochiiichine, les routes n'ont qu'une impor-
tance secondaire puisque la population dispose pour ses transports
et sa circulation des nombreux cours d'eau qu sillonnent en tous
sens le delta du Mékong et que l'on a pu appeler des « routes qui
marchent ». Ils présentent en effet cette heureuse particularité, due
à ce que la marée se fait sentir jusqu'à Pnom Penh même, de cou-
ler soit dans un sens, soit dans l'autre, suivant que les eaux
montent ou descendent. Aussi l'Annamite, qui n'aime pas l'effort
inutile, préfère-t-il se laisser aller au fil de l'eau, que de s'imposer
les fatigues d'un voyage par terre. Il n'existe de réseau routier
qu'aux environs de Saigon et des centres administratifs et dans les
provinces orientales de la Gochinchine, où les rivières ne sont pas
soumises au même régime, et dont le relief du sol est plus accen-
tué. On peut citer notamment la belle route de Saigon à Tây Ninh
et à la frontière du Cambodge et la route mandarine qui se dirige
tout d'abord de Saigon vers Baria.
Elle se prolonge tout le long de la côte d' Annam jusqu'au Ton-
kin, empruntant quelquefois le rivage même de la mer. Assez mal
— 124 —
entretenue dans certaines contrées, elle a dû être solidement
reconstruite dans les régions les plus habitées de son parcours. Sur
cette grande artère viennent s'embrancher des routes de pénétra-
tion vers le Laos, qui permettent à notre administration d'entrer en
relations avec les peuplades sauvages de la chaîne annamitique. Il
faut citer parmi elles la route de Phan Ranh au plateau du Lang
Biang qui a été désigné comme devant être plus tard le sanatorium
de la Cochinchine, la route de Hué à Savannaket par Quang tri, la
route de Vinh à Xiên Khoanh sur le plateau du Tran Ninh, où l'on
projette de créer le futur sanatorium du Nord.
Au Tonkin, des routes en terre battue, munies de ponts en
maçonnerie ou en bois existaient déjà avant l'occupation française.
Les rivières du delta étaient toutes bordées sur leurs deux rives de
digues d'un haut relief destinées à la fois à empêcher les inonda-
tions et à permettre la circulation. Des routes mandarines reliaient
les grands centres. Celle de Saigon venait aboutir à Hanoï et repar-
tait de là vers Lang Son et Gao Bang. Dès l'année 1886, l'autorité
française se préoccupa d'entretenir les voies existantes et d'en ouvrir
de nouvelles. En 1892, M. de Lanessan exigea encore un gros
effort de la population dans le même sens. Depuis lors, le réseau
routier n'a pas cessé de s'améliorer de jour en jour. Une route car-
rosable a été ouverte de Hanoï à Gao Bang par Thai Nguyen et
Bac Kan, une autre de Viétri à Tuyen Quang, une autre de Lang
Son à Cao Bang. Celle-ci, d'après un plan d'ensemble élaboré par
l'État-Major des troupes de l'Indo-Chine, doit être prolongée tout
le long de la frontière sino-annamite. Enfin, une route reliera
Hanoï à Cho Bo sur la Rivière Noire et suivra le cours de cette
rivière.
Au Laos, les routes sont fort peu nombreuses. Encore celles qui
existent sont-elles de construction toute récente et fort mal entre-
tenues : celle de Vinh à Xiên Khoanh entreprise en 1903 et 1904 a
été abandonnée avant son achèvement et tend à devenir imprati-
cable, faute d'entretien de la partie exécutée. Celle de Savanaket à
Hué par Quang Tri est désormais carrossable sur toute la partie
laotienne, mais n'a pas été continuée à partir de la frontière de
F Anna m. Une troisième voie de communication est en ce moment
— 123 —
à l'étude. Elle a été indiquée par la mission du capitaine Billes
comme pouvant être un tracé de chemin de fer dont le coût serait
de 30 millions. Elle suit le cours du Ngan San et du Song Giang
en Annam et celui de la Se Bang Fai au Laos et aboutit sur le
Mékong en face de La Khon. Elle traverse la chaîne annamitique
au col de Meu Gia dont l'altitude est de 435 mètres. On étudie en
ce moment une rectification qui ferait passer le tracé par le Gui
Hop. Pour le moment ces deux tracés ne sont suivis que par des
pistes de contrebandiers.
Enfin, le chemin de Vinh à Pak Hin Boun par Ha Trai, dont les
pentes sont trop raides, qui manque de ponts et a été défoncé par
les éléphants de la Société de Transports Laotienne aurait grand
besoin d'être rectifié et réparé.
A l'intérieur du Laos, de Pac Hin Boun à Vien Tiane il n'existe
que le mauvais sentier de la ligne télégraphique, très souvent
obstrué.
Les communications terrestres entre Vien Tiane, Xiêng Khouang
et Luang Prabang sont inabordables, pendant cinq mois de l'an-
née.
On voit par cet exposé que la situation des voies de communica-
tions au Laos aurait grand besoin d'être améliorée, tout au moins
par la réfection des routes déjà ouvertes et l'achèvement de celles
qui ont été entreprises.
Il faut signaler enfin que, tant au Tonkin qu'en Cochinchine, les
voies terrestres commencent depuis quelques années à être utili-
sées par des lignes de tramways. Des sociétés particulières cons-
truisent même des chemins de fer régionaux comme celui de Nam
Dinh à Haïphong.
B. — Voies navigables. — L'ouverture des voies navigables est
une question vitale pour la Cochinchine. Avant notre occupation
des canaux existaient déjà qui facilitaient les transactions, tels que
le grand canal du Vinh Tê qui relie le Mékong au golfe dé Siam
de Ghâu doc à Hâ Tien, le canal de Rach Gia, le canal de Gho Gao,
etc. Malheureusement pendant une certaine période de notre domi-
nation, leur entretien a été négligé à tel point que la navigation y
— 126 —
devenait difficile. C'est en 1898 que des entreprises de dragage ont
été faites pour approfondir les voies d'eau existantes et en creuser
de nouvelles. Cette œuvre utile s'est continuée depuis, pour le plus
grand bien de la colonie. Des canaux agricoles sillonnent mainte-
nant les provinces de Cantho, Rach Gia, Mytho, Tanan, Bac Lieu
et autres. Les provinces riches telles que Cantho et Châu Dôc n'hé-
sitent pas à s'imposer des dépenses de dragages qui vont à un mil-
lion pour une seule d'entre elles. En 1904 les dragages de Cochin-
chine ont été adjugés pour une période de huit années à la Société
Française industrielle d' Extrême Orient. Ses premiers travaux ont
été l'amélioration du Rach Mang Thit, du canal de Tra On et du
Rach Lap Vo. Viennent ensuite le creusement du canal de déri-
vation de YArroyo Chinois et l'approfondissement du canal de Cho
Gao qui réunit Saigon au Mékong. Ces travaux qui vont se pour-
suivre progressivement sur tout le territoire de notre riche colo-
nie, sont appelés a donner a son développement économique un
essor de plus en plus puissant.
Dans le delta du Tonkin les nombreux bras du Fleuve Rouge
constituent un réseau de routes fluviales qui est tellement serré
que le voyageur aperçoit parfois les voiles des jonques annamites
tout autour de son horizon. La construction des canaux n'est pos-
sible qu'aux abords immédiats de la mer. Elle sert à dessaler les
bandes de vase que la mer abandonne sur certains points de la
côte. Dans l'intérieur, le lit des rivières, bordé de chaque côté par
de hautes digues depuis des siècles, s'est exhaussé peu à peu en rai-
son du colmatage et est devenu plut haut que le niveau de la plaine
environnante. De là l'impossibilité d'ouvrir des canaux dans ces
régions. D'autre part cette situation est un danger perpétuel pour
le pays, constamment tenu sous la menace d'une inondation.
Certains esprits se demandent s'il ne vaudrait pas mieux répandre
méthodiquement les eaux du Fleuve Rouge dans tout le pays qui
bénéficierait ainsi du colmatage et en même temps verrait son sol
enrichi de l'engrais alluvionnaire, que de voir les fleuves s'exhaus-
ser et devenir de plus en plus menaçants d'année en année. Une
solution rationnelle se présente, c'est d'établir dans le delta supé-
rieur des prises d'eau permettant de distribuer les eaux du fleuve
— 127 —
daps de grands canaux d'irrigation. Ces dérivations serviraient à
diminuer le débit du fleuve lorsqu'il serait trop abondant et à
mettre en réserve de grandes quantités d'eau qui pourraient fertili-
ser les hautes terres lorsque la saison sèche les prive de toute
humidité.
Au Laos, les seules voies de communication fluviale sont le
Mékong et ses affluents. Malgré les nombreux rapides dont son
lit est encombré en certains endroits, il présente cependant de
grandes ressources pour les transports commerciaux. Le cours du
fleuve se compose d'un certain nombre de biefs, séparés les uns des
autres par des seuils parsemés de nombreux rapides. Le bief infé-
rieur va de la mer à Kratié et est navigable en toute saison aux
bateaux à vapeur de 50 mètres de long, calant un mètre et chargés
de 100 tonnes. Ces bateaux peuvent même remonter jusqu'à l'île
de Khône aux hautes eaux. Pendant la saison des eaux moyennes,
avant et après les crues, les bateaux de 15 à 20 tonnes sont arrêtés
à Kratié et leur cargaison transbordée en pirogue. Aux basses
eaux les rapides de Sambor qui s'échelonnent sur 45 kilomètres ne
peuvent être franchis qu'en pirogue. Cet obstacle pourra se tourner
par l'établissement d'une ligne ferrée de 28 kilomètres qui ira de
Thmacred à Sambor. — Le second bief s'étend de Sambor à Khone.
Une voie ferrée de 5 kilomètres déjà construite permet d'éviter les
chutes de Khone. Son prolongement dans les deux sens est en voie
de construction et permettra d'aboutir en toute saison en eau pro-
fonde. — Le 3 e bief est situé entre Khone et Keng y a Peut et
mesure 200 kilomètres. 11 aboutit aux rapides de Kemmarat qui
s'échelonnent sur un parcours de 130 kilomètres. Grâce à des tra-
vaux de balisage récents il peut être considéré comme praticable aux
hautes eaux. Il sera nécessaire de recourir à la construction dune
voie ferrée, car malgré la réussite de quelques voyages heureux
effectués aux basses eaux, ces entreprises restent toujours pré-
caires. — Le 4 e bief s'étend de Savannaket à Vien Tiane. 11 a un
parcours de 515 kilomètres navigable en toute saison. De Vien
Tiane à Luang Prabang les bateaux à vapeur de faible tonnage et
de faible tirant d'eau peuvent effectuer le voyage aux hautes eaux.
Le Lagrandière a pu notamment remonter jusqu'à la frontière de
Yunnam.
— 128 —
On voit donc que sauf un transbordement nécessaire à Khone, le
Mékong est entièrement navigable aux vapeurs à la saison des hautes
eaux jusqu'à la frontière du Yunnam, c'est-à-dire sur une longueur
de 2600 kilomètres. Si Ton veut faire les quelques sacrifices qu'exi-
gera la construction de tronçons de voies ferrées, dans les inter-
valles qui séparent les biefs navigables, on aura fait de la vallée du
Mékong une voie de communication praticable en toute saison et
on aura détourné vers Saïgon le courant commercial qui s'écoule
vers Bang Kok par la Mei Nam.
C. — Voies ferrées. — La troisième espèce de voies de commu-
nication, celle dont on a nié longtemps l'ulilité en Indo-Chine où
l'on se contentait des « routes qui marchent », est le chemin de
fer. C'est à M. Doumer que revient l'honneur d'avoir entrepris le
grand réseau de lignes ferrées qui mettra l'Indo-Chine en valeur.
Le 14 septembre 1898 le Conseil supérieur, auquel il avait soumis
ses projets, émettait l'avis que les lignes à construire dans le plus
bref délai possible étaient :
1° Le chemin de fer de Haïphong à Hanoï et à Lao Cai.
2° La ligne de pénétration en Chine de Lao Cai à Yunnam Sen.
3° La ligne de Hanoï à Nam Dinh et Vinh.
4° La ligne de Tourane à Hué et Quang Tri.
5° La ligne de Saïgon au Khanh Hoa et au plateau de Lang Bian.
6° La ligne de Mytho à Vinh Long et Can Tho.
Le 25 septembre de la même année une loi autorisait le Gouver-
nement Général de l'Indo-Chine à emprunter 200 millions, avec
garantie de l'Etat Français pour les employer exclusivement à la
construction de ces lignes, dont le développement total n'atteignait
pas moins de 1.700 kilomètres.
Depuis 1906, la première ligne est terminée. Elle active la
circulation et le commerce le long du Fleuve Rouge et avec le
Yunnam, en même temps qu'elle facilite la construction de la
deuxième. La troisième est livrée à la circulation depuis les pre-
miers mois de 1905. La quatrième n'est terminée que de Tourane à
Hué. La cinquième est livrée à l'exploitation dans la section Saï-
gon-Pham Rang, sur un parcours de 132 kilomètres. C'est de
— 129 —
Pham Rang (321 kîl. de Saïgon), que partira l'embranchement
vers le plateau de Lang Biang. Enfin, la sixième, considérée comme
moins urgente, en est encore à la période d'études.
Pour la construction de la ligne de Haïphong à Lao Cai et de ce
dernier point à Yunnam Sen, le gouvernement général a été amené
a passer avec la Société de construction des chemins de fer du Yun-
nam un contrat dont les termes essentiels sont les suivants : « La
concession de toute la ligne de Haïphong à Yunnam Sen est
octroyée à la société pour une durée de 75 ans. Le gouvernement
s'est engagé à lui livrer en 1905 la ligne Haïphong-Lao Cai (soit
385 kilomètres) gratuitement, et elle doit à son tour faire à ses
frais la ligne Lao Gai- Yunnam Sen (soit 468 kilomètres). Les béné-
fices que pourra donner l'exploitation des deux tronçons seront
totalisés et partagés entre le gouvernement et la société. » Celte
ligne de Lao Cai à Yunnam Sen est en bonne voie d'exécution.
Les autres lignes sont exploitées par la Société des chemins de fer
indo-ckinois.
Si au réseau Doumer qui comprend 1514 kilomètres actuellement
construits, on ajoute la ligne de Hanoï à Lang Son (160 kilomètres)
et celle de Saigon a Mytho (70 kilomètres), qui existaient avant son
arrivée, et enfin la ligne du Yunnam (468 kilomètres), on arrive à
un total de 2212 kilomètres de lignes ferrées qui serait prochaine-
ment terminées. Presque toutes ces lignes en exploitation donnent
des excédents considérables. Il ne reste plus à construire que la
ligne de 95 kilomètres de Mytho à Cantho et à terminer les tron-
çons de Hué à Quan Tri et de Saigon à Phan Rang.
Il restera alors : 1° à souder entre eux les tronçons du trans
indo-chinois de la Côte en reliant Khanh Hoa avec Tourane au Sud
et Quang Tri avec Vinh au Nord. La construction de ces deux
lignes de 300 kilomètres chacune permettra d'aller en chemin de
fer de Saigon à Hanoï, distantes l'une de l'autre de t600 kilo-
mètres, 2° à relier Saigon à Pnom Penh et plus tard à Battambang
par Pursat, 3° à pénétrer au Laos en embranchant sur le trans
indo-chinois des lignes ferrées à savoir : A. De Qui Non à Attopeu
pouvant joindre ensuite Bassac ou Strung Trang. B, de Quang Tri
à Savannaket pour mettre en communication le grand bief de
Savannaket a Vién Tiane sur le Mékong avec le port de Tourane.
— 130 —
C. De Vinh à Xieng Khoang et à Luang Prabang. Cette dernière
ligne donnerait accès au plateau de Tranninh, qu'elle mettrait en
communication avec le Tonkin par le chemin de fer de Vinh k
Hanoï. Le problème du sanatorium où les troupes du Tonkin pour-
raient au moins en grande partie passer la saison chaude serait dès
lors résolu. De plus, le jour où cette région fertile et saine serait
reliée à la côte par une voie ferrée, les colons entreprenants pour-
raient venir s'y établir sans crainte pour leur santé, et on peut
entrevoir dans un avenir, assez lointain, il est vrai, le plateau de
Tran Ninh donnant asile à des stations d'altitude analogues à celle
de Simla dans les Indes.
Mais une question de la plus grande importance s'est posée. Ne
vaudrait-il pas mieux, au lieu de construire les lignes de Qui
Nhon et de Quan tri au Mékong, entreprendre l'établissement
d'un autre trans indo-chinois qui traverserait le Laos du Sud au
Nord. Ce tracé aurait l'avantage de comporter beaucoup moins de
difficultés d'exécution que les lignes qui traversent la chaîne anna-
mitique. Au point de vue économique, il résoudrait mieux la ques-
tion puisqu'il parcourrait la partie la plus populeuse du Laos et
relierait entre eux les différents biefs navigables de ce fleuve. Enfin,
au point de vue stratégique, il doublerait le trans indo-chinois de
la côte pour relier la Cochinchine au Tonkin par Pnom Penh,
Xieng Khoang et Vinh. Le chemin de fer de la côte peut être bom-
bardé de la mer en beaucoup de points. La destruction de quelques-
uns de ses travaux d'art suffira pour le rendre inutilisable pendant
des semaines et rendre ainsi très précaires nos communications
entre le Sud et le Nord. Ajoutons de suite qu'il faudra encore de
nombreuses années avant que l'Indo-Chine ne dispose des res-
sources nécessaires à la réalisation d'une œuvre, aussi coûteuse, qui,
pour bien longtemps encore ne peut être envisagée que sous la
forme d'un rêve séduisant.
La construction des chemins de fer de Tlndo-Chine qui au début
a rencontré des détracteurs n'en a plus maintenant. Tout le monde
peut se rendre compte de visu de l'empressement avec lequel les
Annamites utilisent les chemins de fer. Les wagons de quatrième
classe, dans lesquels ils sont parqués avec leurs paniers de légumes,
— 131 —
leurs volatiles qui piaillent et leurs cochons qui grognent, sont tou-
jours littéralement combles. Tous les marchés qui s'échelonnent le
long de nos lignes ont vu leurs affaires accrues considérablement.
Pour quelques sous les gens qui ont quelques denrées à vendre
peuvent se transporter chaque jour à la localité la plus voisine,
dont c'est le jour de marché. Malgré la modicité du prix du par-
cours pour les indigènes, les recettes ont dépassé les prévisions au
delà de toute espérance. C'est dire qu'au point de vue économique
la réussite est complète.
La création d'un réseau ferré a aussi ouvert à beaucoup de
jeunes annamites, connaissant notre langue, des débouchés que l'ad-
ministration ne peut suffire à leur procurer. Elle leur a donné des
emplois de chefs de gare, d'employés de bureau, de surveillants,
de mécaniciens, etc. L'indigène montre dans ces différents emplois
une réelle aptitude au commandement (gâtée, il est vrai, par une
certaine morgue), une ponctualité et un sentiment du devoir qu'on
est étonné de trouver chez celte race d'allure enfantine, une grande
aptitude à s'assimiler les choses nouvelles, et enfin une adresse très
réelle a tous les travaux manuels. Dans la construction des tra-
vaux d'art, si la direction est toujours restée dans des mains euro-
péennes, le travail manuel a toujours été opéré par des mains anna-
mites. Ce sont elles qui ont doté l'Indo-Chine d'une quantité de
ponts, dont quelques-uns sont des ouvrages d'art d'une importance
considérable. 11 faut citer en première ligne le pont Doumer à
Hanoï, qui a 1680 mètres de long et dont les vingt culées ou
piles reposent sur des fondations descendant à trente mètres au-
dessous du niveau des plus basses eaux, le pont Thanh Thai sur
la rivière de Hué, et le pont de Binh Loi sur la rivière de Saigon,
sur lequel passe le trans indo-chinois, ceux de Haïphong, de Lang
Son, de Hai Duong, de Vietry, de Lao Cai et de Thanh Hoa.
Outre ces grands travaux concernant les voies de communica-
tion, le Gouverneur Général s'est préoccupé de l'amélioration de nos
ports de Haïphong et de Tourane. En ce dernier point, on procède a la
construction d'un superbe appontement à l'Ilot de l'Observatoire
et on a mis en adjudication la drague nécessaire pour établir une
communication entre la rivière de Tourane et cet îlot, près duquel
— 132 —
mouillent les grands navires. Une voie ferrée de 60 centimètres de
large relie depuis le 29 avril 1907 l'Ilot de l'Observatoire et le port
important de Faïfoo. Des quais du port de Haïphong ne tarderont
pas à être livrés à l'exploitation . Des travaux d'amélioration des
voies d'accès de ce port ont été poursuivis de manière à faire du
Cua Nam Triêu, l'entrée provisoire des navires d'un tirant d'eau
moyen. D'autre part il a été reconnu que le bras de Lac Huyên est
celui qui s'envase le moins facilement et qui présente les garanties
les plus sérieuses au point de vue de la défense côtière. Il faut sou-
haiter que la drague entame le plus tôt possible la barre de Lac
Huyên. Les sacrifices pécuniaires qu'entraînera le creusement d'un
chenal pour les grands navires seront largement compensés par le
développement économique que prendra le port de Haïphong, le
seul port du Tonkin, et par les garanties de sécurité données à la
défense de la colonie.
§2
Situation du commerce
dans les différentes régions de l'Indo-Chine.
Donnons tout d'abord une idée du commerce général de l'Indo-
Chine avec l'extérieur et particulièrement avec la Métropole.
Si l'on prend l'année 1904 comme année typique, la commerce
extérieur de l'Indo-Chine est représenté
par 185.013.000 fr. pour l'importation
et 1S2.796.000 fr. pour l'exportation,
soit 32.217.000 de différence en faveur de l'importation.
D'autre part le commerce extérieur entre l'Indo-Chine et la
Métropole seule donne :
86.600.000 fr. pour l'importation de France
40.901.000 fr. pour l'exportation en France.
Soit 45.609.000 fr. de différence en faveur de l'importation.
Ces chiffres montrent qu'il n'y a pas équilibre entre les importa-
tions et les exportations, surtout en ce qui concerne le commerce avec
— 133 —
la métropole. L 'Indo-Chine achète beaucoup plus en pays étranger et
surtout en France qu'elle ne vend. Il s'ensuit que les bateaux qui
lui apportent ses marchandises d'achat manquent en grande partie
du fret de retour. Il y a là un grave inconvénient au bon fonction-
nement des échanges, auquel il importe de remédier en favorisant
en France l'achat de certains produits de la colonie. On peut espé-
rer que l'exposition de Marseille en mettant sous les yeux du
public commerçant un échantillonnage complet des productions
annamites, aura eu l'heureux effet de combler l'écart signalé plus
haut.
Si nous voulons maintenant donner une idée de l'essor prodi-
gieux qu'a pris notre commerce entre la Métropole et la colonie
dans les 15 dernières années, il nous suffira de mettre sous les
yeux du lecteur les moyennes des importations d'une part, et des
exportations d'autre part pour des séries de 4 années successives.
Importations françaises Exportations
Année de moyenne de 1893 à 1896 24.494.000 11.452.000
_ _ _ 1897 à 1900 52.358.000 25.148.000
_ _ _ 1901 à 1904 98.046.000 35.035.000
De tous les produits indo-chinois, le plus important est incontes-
tablement le riz, qui est pour l'Annamite ce que le pain est pour le
Français. On trouve des rizières sur toute la surface du pays, mais
surtout dans les immenses plaines du delta du Mékong et du Don-
nai en Cochinchine, dans les belles plaines du delta du Fleuve
Rouge et du Thai binh au Tonkin et dans quelques deltas de
moindre importance que forment les rivières de la côte d'Annam
On peut évaluer les superficies cultivées en rizières en Cochin
chine et au Tonkin à un million et demi d'hectares pour la pre-
mière et à un million d'hectares pour le second. Mais tandis
qu'au Tonkin la presque totalité des terrains disponibles a déjà
été employée à la culture intensive de la précieuse céréale, tandis
qu'au Tonkin les habitants du Delta pullulent dans certaines pro-
vinces jusqu'à dépasser 350 âmes par kilomètre carré, ne laissant
par suite qu'une faible partie de la récolte disponible pour l'expor-
tation, au contraire en Cochinchine il reste encore à mettre en
— 134 —
valeur d'immenses déserts marécageux ou Plaines des Joncs que les
Annamites viendront peu à peu habiter et cultiver et qui double-
ront au moins la production du pays. La Gochinchine est après la
Birmanie le pays qui exporte le plus de riz du monde entier,
800.000 tonnes dans les bonnes années.
En 190i, l'Indo-Chine a exporté 965.100 tonnes de riz, dont :
870.800 tonnes provenant de Cochinchine, du Cambodge et de
Battambang ,
92.700 provenant du Tonkin,
2.100 provenant de l'Annam.
Ce stock a été expédié :
En France pour 224.000 tonnes
Pays d'Europe 34.000 —
Colonies françaises 19.000 —
Hong Kong 345.000 —
Chine et Japon 76.000 —
Autres pays d'Asie 84.000 —
On voit par ces chiffres que c'est en Extrême-Orient que nous
trouvons nos meilleurs clients. La Chine, le Japon, les Philippines
pour quelque temps encore, les Indes Néerlandaises nous offrent
des débouchés très sûrs. En Europe, le chiffre très respectable de
nos exportations n'a pas beaucoup de chances d'augmenter, car on
donnera toujours la préférence aux beaux spécimens de riz que
produisent l'Italie, Java, le Japon et la Birmanie.
Les marchés importants de l'intérieur de la Cochinchine sont les
ports de Mytho, Rach Gia et Camâu, mais c'est à Cholen que tout
le paddy qui n'est pas consommé dans la colonie vient se concentrer
pour être livré aux nombreuses rizeries échelonnées le long des
rivières avoisinantes. Saigon et Cholen, distants de quatre kilomètres
l'un de l'autre sont les deux gros centres commerciaux de la
Cochinchine,
Rach Gia, placé sur la côte du golfe de Siam et relié au Mékong
par un beau canal, s'est développé beaucoup dans ces dernières
années comme centre rizicole. Ha Tien, situé plus au nord et pourvu
d'un port sûr et d'accès facile, s'est vu déserté par les affaires par
— 135 —
suite de l'ensablement progressif du canal de Vinh Tê qui le relie
■ Chau Dôc. Sa prospérité reviendra après le passage de la drague.
A part le commerce des bois de construction qui viennent de
Chaudôc, Mytho et Sadee et du bois à brûler que le chemin de fer
de Bien Hoa amène des provinces orientales, les transactions sont
généralement réduites dans les provinces au troc des objets néces-
saires mt besoins de la population indigène.
Les exportations de Cochinchine consistent en riz, poissons salés,
coton, poivre, cardamone, gomme-gutte, indigo, cornes, peaux, soie,
coprah, etc. Les importations consistent en farines, vins et liqueurs,
tissus, huiles, savons, ouvrages en fer, machines, quincaillerie,
articles de Paris.
En Annam, au commerce de riz et au troc que nous venons de
signaler, vient s'ajouter celui du poisson salé. Signalons dans cet
ordre d'idées l'installation à Cam Ranh de la société de Barthélémy
et de Pourtalès qui y a installé des usines pour la préparation des
salaisons et des saumures, ainsi qu'un dépôt de charbon pour
l'approvisionnement de la navigation côtière.
Les Annamites font du commerce avec les Moi de la chaîne anna-
mitique. 11 faut souhaiter que leurs relations s'accentuent de plus
en plus, afin que ces sauvages, rétifs à toute civilisation, finissent par
être absorbés par la race annamite. L'administration doit encourager
cette pénétration pacifique, dont le résultat plus ou moins lointain
sera de remplacer une population improductive par une race métisse,
apte à faciliter nos communications avec la côte d'Annam et le
Laos.
Les exportations comprennent la soie grège et filée, les tissus et
déchets de soie, le coton égrené, la canelle, la cardamone, les bois
précieux, etc.. Les importations consistent en produits de consom-
mation, en ouvrages de fer et articles de luxe.
Au Tonkin la production du riz arrive à peine à nourrir sa popu-
ation dont la densité à certains points du delta dépasse celle des
régions les plus peupléee de l'Europe. L'exportation de cette denrée
est donc sans grande importante. Elle se fait par le port de Haïphong
et tout le long de la frontière de Chine. Le troc des denrées de
consommation indigène est très actif et se fait dans des multitudes
— 136 —
de marchés, qui se tiennent tous les cinq jours sur toute l'étendue
du Delta et de la Haute région. L'ouverture des voies ferrées a
donné à ce petit commerce un nouvel essor et les trains sont pris
d'assaut tous les jours par des foules d'hommes et de femmes allant
écouler leurs produits. Les trois grandes villes commerciales du
Tonkin sont : Hanoi, Nam Dinh et Haïphong. Outre les maisons
européennes qui ouvrent leurs importants comptoirs dans ces trois
places, les deux premières ont, à côté de la ville française, une grande
cité annamite et chinoise où s'ouvrent des marchés grouillants de
monde et des multitudes de rues bordées de boutiques de toute
espèce. Leurs noms indiquent la profession exercée par leurs habi-
tants et on lit sur les plaques indicatrices : rue du Cuivre, rue des
Bambous, rue de la Poterie, rue des Cercueils, rue du Coton, rue de
la Soie, etc. Rien de plus commode pour l'étranger qui a des achats
à faire. Veut-il se procurer de la soie? et, sans connaître la ville, il
se fera conduire par son pousse-pousse dans la rue de la Soie, où
allant de boutique en boutique, il finira par trouver l'objet qui lui
convient.
Les principales productions du Tonkin sont le riz, dont on fait
deux récoltes par an, l'une en mai, l'autre en novembre, la soie dont
l'industrie est très répandue chez les indigènes et qui constitue un
important produit d'exportation, le coton, la canne à sucre, le café, le
thé etc.. Les forêts abondent en essences précieuses mais difficile-
ment exploitables. Le sous-sol est appelé à un bel avenir et on trouve
notamment sur la côte un bassin houiller dont la superficie mesure
près de 1000 kilomètres carrés.
Au Cambodge, le commerce de riz et le troc habituel s'augmentent
des transactions provenant des pêcheries du Grand Lac. De grandes
quantités de poisson salé et de saumure sont vendues en Cochin-
chine par les pêcheurs du Cambodge. Les principales productions
du pays sont : abaca ou chanvre de Manille, bétel, bois, cacao,
caféier, cannelle, cardamone, coton, indigo, maïs, mûrier, nénuphar,
ortie de Chine, poivre, sucre de palme et tabac.
Au Laos, les habitants ne font de commerce qu'avec le Laos
Siamois et Bang Kok. Les courants commerciaux au Nord passent
par Paklay, Outaradit et la Mei Nam, au centre et au Sud par Oubone
— 138 —
à Soctrang et une briquetterie mécanique installée à Vinh Long par
des Européens n'ont pas prospéré. Les scieries de long qui existent
dans les différents centres sont très florissantes. On trouve aussi
dans les provinces de petites industries locales telles que la fabri-
cation des nattes à Châu Doc, des engins de pêche à Rach Gia et des
paniers à Thu Dau Mot et Bien Hoa. Le nuoc marn de l'île de Phu
Quoc et de Baria sont renommés chez les Annamites. La fabrication
de cette sauce de poisson, du poisson sec et salé et de la saumure
constituent Tunique occupation de la population maritime de Hâ
Tien et Baria. On trouve dans diverses provinces des carrières de
pierre de Bien Hoa, de granit et de sable qui prospèrent. Enfin l'in-
dustrie séricicole est assez florissante à Cu Lao Giêng (île du Mékong
située dans la province de Long Xuyên) entre les mains des sœurs de
Portrieux,et dans trois villages de la province de Châu Doc.
En Annam, on trouve à Tourane la « Société des Docks et Houil-
lères » qui exploite la mine de charbon de Nang Son et a établi des
docks à Tîlot de l'Observatoire. Ses affaires sont assez florissantes pour
lui permettre de relier ses différents établissements au port de Fai Fo
par une ligne à voie étroite. On peut citer encore une usine installée
à Phu Phong, dans la province de Binh Dinh, pour la filature et le
tissage de la soie, une scierie mécanique installée à Bên Thuy, et
enfin une exploitation fondée à Bông Miêu sous la raison sociale de
« Société des Mines d'Or de Bông Miêu », enfin une usine établie
dans les environs de Hué pour la fabrication de la chaux hydrau-
lique et du ciment.
Au Tonkin, on voit prospérer dans les villes industrielles telles
que Hanoi, Nam Dinh ou Hai Duong, des distilleries, une verrerie,
des filatures, des scieries, des fabriques de céramique, etc..
D'autre part, l'industrie minière est en train de prendre un grand
essort au Tonkin : la production des houillères de Quang Yen et de
Dông Triêu, de Ha Tou, exploitée par la société française des char-
bonnages du Tonkin, et de Hon Gay, donnent de jour en jour un
rendement plus considérable.
Les recherches des prospecteurs se portent en foule depuis 1903
vers les métaux précieux tels que l'or, l'argent, létain et le wolfram, et
les anciennes mines chinoises sont soumises à de nouvelles études.
— 139 —
Des demandes de recherches en périmètre réservé ont été faites dans
les provinces de Bac Kan, de Hanoi, de Hai Duong, de Hung Yen
et de Hoa Binh, mais c'est surtout le cercle de Gao Bang qui a
attiré les investigations des sociétés minières.
Cette région, comme beaucoup de contrées de la zone monta-
gneuse du Tonkin, est constituée de formations calcaires et schis-
teuses, avec d'assez nombreux pointements de porphyre, mais ce qui
la distingue des autres, au point de vue de la richesse minière de son
sous-sol, c'est l'existence du massif du Phia Ouac, situé à 50 kilo-
mètres à l'ouest de Cao Bang et dont la composition géologique,
riche en granulite, annonce l'existence de minerais d'or, d'argent,
d'étain et de fer. Actuellement tout le massif est couvert de con-
cessions et de périmètres de recherches dont le centre est marqué
par un poteau indicateur. Leur nombre est si grand qu'un plaisant
a pu dire « que le pays se reboisait avec des poteaux centres de
périmètres ». La mine de Tinh Toc (pierre-tombée), ancienne mine
chinoise, est exploitée par un français depuis 1899. Son rendement
en étain, au moment où il n'était obtenu que par des moyens rudi-
mentaires, c'est-à-dire jusqu'en 1905, atteignait deux tonnes de
minerai par mois. — La mine de Beau Site, que les indigènes
appellent Bo Sich [mine-étain], est entrée dans la période d'exploi-
tation en 1903. L'étain s'y trouve mélangé au wolfram. Cette exploi-
tation qui appartient à la « Société des Mines du Haut-Tonkin »,
donnait en 1905 de deux à quatre tonnes de minerai complexe par
mois. — La mine de Ganymède qui donne les mêmes produits a été
ouverte en juin 1905. — La mine Marie, au village de Binh Duong
près de l'ancien poste de Tong Tinh, appartient au « Syndicat Fran-
çais Indo-chinois ». Elle donne plus de wolfram que les précédentes,
mais manque un peu d'eau pour ses lavages. — Toutes ces conces-
sions sont entre les mains de sociétés qui se sont décidées à faire
des sacrifices pour amener l'eau dans leurs mines et y monter les
machines perfectionnées qui ont manqué jusqu'en 1905.
Outre les petites quantités d'or en paillettes qui se trouve mélangé
à l'étain dans les mines dont nous venons de parler, ce minerai
existe dans la vallée du Song Hiên en assez grande proportion pour
être l'objet de recherches spéciales. Citons la mine de Tinh Da entre
— 140 —
la source du Song Hiên méridional et l'ancien poste de Pac Boc et
celle de Phu Noi, en aval de ce dernier point. De plus les autorités
indigènes signalent deux mines d'or dans la délégation de Dong Khê,
l'une dans la comrtiune de GiangNgô, llautre sur la route même de
Dong Khê et au Sud de ce poste. Dans les environs immédiats de Cao
Bang on trouve plusieurs gisements de lignite qui seraient d'ailleurs
inutilisables pour le traitement des minerais et sont par suite sans
avenir.
Enfin, il a existé jusqu'en 1888, près de l'ancien poste de Mo Sat
[mine-fer] une mine de fer exploitée par le chinois Liou Tan Tou,
un chef pirate qui exerçait un commandement très important dans
la région. Aucune exploitation régulière n'a pu être reprise depuis,
la région étant désormais déboisée et la lignite de Cao Bang étant
trop sulfureuse pour traiter le minerai.
En somme la région située à l'ouest et au sud-ouest de Cao-Bang
est sans contredit la plus intéressante de tout le Tonkin au point de
vue minier. Si l'on en juge par le nombre considérable d'ingénieurs
et de colons qui sont venus la visiter depuis Tannée 1903 et par les
sociétés qui se sont formées pour mettre en exploitation quelques-
unes des concessions accordées, il est permis d'espérer que dans
quelques années le développement économique de la région de Cao
Bang aura amené la construction d'une voie ferrée pour la relier au
Delta.
§ 4
Développement de l'Agriculture
dans les cinq grandes régions de l'Indo- Chine.
La Cochinchine, ce « grenier de l'Extrême-Orient », ainsi qu'on
l'a souvent appelée, laisse cependant en friche de vastes territoires,
d'immenses plaines marécageuses dont les animaux féroces sont les
seuls habitants. C'est la Plaine des Joncs qui s'étend au nord de la
province de Mytho, ce sont les plaines inondées et incultes que l'on
rencontre dans les provinces de Cantho, de Bac Lieu, de Tanan, de
Vinh Long, de Rach Gia. Partout l'appropriation à la culture des
— m —
terres en friche se poursuit. Partout on creuse des canaux agricoles
pour assécher le sol, et la population annamite, toujours si vivace,
s'accroit à mesure pour aller peupler toutes ces plaines plantées de
joncs et les transformer à la sueur de son front en belles et plantu-
reuses rizières. Mais malgré cette extension de la population et de
la culture, il reste et restera encore longtemps des terres incultes où
les générations futures pourront déployer leur activité. On peut
supputer que la population de la Gochinchine est appelée à être
doublée dans cinquante ans et à produire un rendement en riz double
du stock actuel.
Chose curieuse, beaucoup de colons des provinces de l'ouest ont
abandonné les cultures riches, telles que celle du café, pour s'adon-
ner à celle moins aléatoire du riz. La seule province de Gantho
compte une quarantaine d'agriculteurs français sérieux et travail-
leurs. A Thu Dau Mot on cultive la canne à sucre, le tabac et les
arachides avec succès. A Trang Bang (province de Tay Ninh) on
est revenu au tabac que les vexations douanières avaient fait aban-
donner. Enfin, les poivrières Hong Chong, près de Ha Tien, donnent
des produits qui font prime sur les marchés de France, par suite de
la demi-détaxe des droits de douane.
En Annam les colons français mettent en valeur 50.000 hectares de
concessions. Il faut signaler au Khanh Hoa la plantation d'un
Annamite naturalisé Français qui fait travailler pour son compte
un grand nombre de familles Moï. Cet exemple mérite d'être encou-
ragé, parce qu'il tend à l'absorption des sauvages de la chaîne anna-
mitique. Comme au Tonkin, au Cambodge et au Laos, l'élevage
des bêtes à corne serait une des exploitations les plus fructueuses
s'il n'était pas constamment menacé par des épizooties dévastatrices.
La peste bovine, que l'administration décore souvent du nom de
septicémie hémorragique, fait des apparitions fréquentes dans toute
l'Indo-Chine. Il est grand temps que les vétérinaires indigènes
sortent de nos écoles et aillent propager dans les campagnes des
méthodes qui peuvent permettre de mettre le bétail en partie à
l'abri du fléau. Les thés de l'Annam ont acquis depuis quelques
années une certaine notoriété et donnent lieu à des transactions
prospères.
— 142 -
Au Tonkin, depuis plusieurs années, l'attention des administra-
teurs s'est portée avec juste raison vers les travaux d'hydraulique
agricole qui sont si appréciés du peuple annamite. Daus toutes les
provinces, des crédits ont été affectés à ces travaux, auxquels la popu-
lation a concouru avec empressement en fournissant des coolies
gratuits. Des canaux ont asséché des arrondissements entiers dans
les régions de l'intérieur, tandis que d'autres, creusés dans les ter-
rains bas qui avoisinent les rivages de la mer, servaient à les des-
saler, d'autres encore ont pour but de colmater des lagunes et des
marécages.
Notons aussi que l'ouverture des voies ferrées à la circulation des
indigènes va permettre à la population trop dense du delta de peu-
pler les régions du moyen Tonkin où elle est très clairsemée.
Malgré la répugnance des Annamites pour les climats des mon-
tagnes boisées dont ils craignent les émanations fébrifères, les
plus pauvres d'entre eux sont amenés peu à peu à y aller tenter la
fortune. Ils commencent par aller couper des bois et des bambous
le long du fleuve Rouge pour en former des trains qu'ils viennent
vendre dans le Delta, puis il y trouvent un petit coin de rizière à
leur convenance et s'y installent avec leur famille. Et voilà com-
ment se fera peu à peu la colonisation de la haute région par les
Annamites. On ne saurait trop encourager cet exode.
Voyons maintenant quel a été le succès des entreprises agricoles
de nos compatriotes. D'assez nombreuses concessions ont été données
à des Français, mais malgré les efforts sérieux dépensés par nos
compatriotes depuis de nombreuses années, fort peu d'entre elles
ont donné les résultats qu'on en attendait. Il faut en chercher la
cause dans la difficulté de trouver et de fixer la main-d'œuvre indi-
gène. L'Annamite est très fortement attaché à son foyer et il
redoute de s'employer chez un Français, qui exigera de lui un travail
réglé et soutenu. Il aime à travailler à ses heures et à se reposer le
plus souvent possible. Celui qui appartient à une famille honorable
et estimée dans son village n'ira jamais se mettre au service d'un
européen. Il n'y a guère que les vagabonds, les gens sans feu ni
lieu qui consentent à quitter le groupe si consistant que forme la
commune. Dès lors il ne faut pas s'étonner qu'ils ne fournissent
— 143 —
qu'un travail irrégulier et précaire. De plus, si le colon a recours
à des moyens de répression trop sévères, ils disparaissent dans la
grande masse, où il est bien difficile d'aller les retrouver.
Certains colons ont essayé du métayage, qui, lui, permet de
s'adresser à des gens ayant une famille et partant plus recomman-
dables, mais là encore, quoiqu'à un degré moindre, ils ont ren-
contré des difficultés. Le métayer emploie toutes sortes de ruses pour
ne pas payer et, lorsque la situation devient trop tendue, il disparaît
à son tour.
La mauvaise volonté de l'indigène à payer le loyer de sa terre a
d'ailleurs le plus souvent une excuse très sérieuse. C'est qu'à la
vérité il en est quelquefois le véritable propriétaire. Et voici com-
ment : après les troubles causés par la grande piraterie et les expé-
ditions qu'elle a amenées de notre part, le moyen Tonkin s'est
trouvé presque complètement dépeuplé. Une partie de sa popula-
tion était tombée sous les coups des pirates et l'autre s'était enfuie
vers le delta. C'est alors que le gouvernement, dans le but fort
louable de ramener et la vie et la confiance dans ces régions rui-
nées, encouragea les colons entreprenants à y prendre des con-
cessions. Ceux-ci reçurent ainsi des terrains allant quelquefois jus-
qu'à 20 ou 30.000 hectares sur lesquels ils essayèrent d'attirer
des métayers. Le calme étant revenu, les anciens habitants des
villages abandonnés revinrent habiter sur leurs terres. De là des
tiraillements continuels entre l'ancien propriétaire et le nouveau,
qui prétend lui demander un loyer pour la terre qui lui appartenait
jadis. L'administration, en présence des nombreuses difficultés sou-
levées, a trouvé un compromis qui est accepté par les parties.
C'est de faire racheter leurs biens par les communes qui en
revendiquent la possession, la somme à payer étant fixée au prix
des dépenses utiles faites par le concessionnaire pour la mise en
valeur des terres.
De plus, dans le but de réprimer dans la mesure du possible la
violation des engagements pris par les indigènes envers leurs
employeurs européens, la Cour d'appel de l'Indo-Chine réunie en
assemblée générale le 26 juillet 1906, a disposé que, pour se rap-
procher le plus possible de l'article de la Loi annamite, qui punit
— 144 —
l'indigène lorsqu'il manque à ses engagements envers un autre
indigène :
« Tout indigène ou asiatique assimilé qui, engagé sur une exploi-
tation agricole, aura sans motif légitime abandonné le service de
son engagiste européen, indigène ou asiatique assimilé, qui lui a
fait des avances en numéraire, non productrices d'intérêts, sans
avoir rempli les obligations en vue desquelles ces avances lui ont
été faites, sera puni de 8 jours à 9 mois d'emprisonnement. Il devra
être justifié de ces avances par leur inscription sur un double livret
dont l'un restera entre les mains de F engagiste et dont l'autre sera
remis à l'engagé; les remboursements effectués par ce dernier y
seront aussi mentionnés. »
La Direction de l'Agriculture, des Forêts et du Commerce est un
puissant adjuvant pour le développement des entreprises agricoles.
Il existe dans chaque province des jardins d'essai qui sont sous sa
direction technique. Des champs d'essai ont également été installés
dans quelques régions pour y faire certaines cultures telles que le
jute, la canne à sucre, le maïs, le tabac, etc.
Au Cambodge on cultive, outre le riz, le coton, le poivre, le
tabac, le palmier à sucre, l'indigo, le maïs, le mûrier, etc. On
récolte dans les montagnes de la cardamone, etc.
Au Laos, l'élevage peut donner d'excellents résultats et il pré-
sentera une grande ressource lorsque les voies de communication
seront d'un accès plus facile. Une station agricole a été créée en
1904 sur le plateau du Tran Ninh, où l'on a pu planter des arbres
fruitiers de France. On cultive au Laos le riz ordinaire, le riz nêp
qui y est particulièrement riche en alcool, le tabac, le coton, le
pavot à opium. On y trouve aussi la cardamome et l'ortie de Chine.
Le cocotier y pousse en abondance sans que ses fruits soient com-
plètement utilisés. Des moyens de transport à prix modérés pour-
ront dans l'avenir faciliter leur utilisation.
En résumé nous pouvons considérer dans son ensemble le déve-
loppement économique qui a été imprimé à F Indo-Chine sous la
direction de la France sans avoir à rougir de notre œuvre. Notre
pays n'a pas failli à son mandat de nation protectrice, car il a fait
entrer à sa suite l'Empire d'Annam dans la voie du progrès. Il lui
— 148 —
reste encore pour parfaire ce beau résultat à convier le peuple con-
quis à une association plus intime à nos entreprises. Pour cela, il
faut lui ouvrir, encore plus largement que nous ne l'avons fait jus-
qu'ici, des écoles professionnelles où seront enseignées scientifique-
ment nos méthodes industrielles et agricoles. En ce faisant nous
nous préparerons d'utiles collaborateurs, nous ouvrirons un nouveau
champ à l'écoulement des produits de la métropolole et nous canali-
serons normalement les énergies de la classe intelligente du peuple
annamite qui encombre nos administrations ou est prête à grossir
la masse des lettrés, mécontents des situations trop subalternes que
nous leur laissons dans la direction des affaires du pays.
lô
CHAPITRE VI
ORGANISATION BUDGÉTAIRE DE L. INDO-CHINE
Fonctionnement du budget général et des budgets locaux.
Jusqu'en 1898, date de la création du budget général de l'Indo-
chine, la situation financière de la colonie et en particulier du
Tonkin et de TAnnam avait toujours été assez précaire. En 1887
**n budget autonome avait été créé pour l'Annam-Tonkin, mais dès
l'année 1890 il présentait déjà un déficit de 13.100.000 francs qui
<lut être comblé par une subvention de la Métropole. En 1892, le
Parlement fut encore obligé de voter un crédit de douze millions
pour permettre à l'Annam-Tonkin de liquider sa situation. A comp-
ter du 1 er janvier 1892, les dépenses militaires furent rattachées au
budget colonial de la Métropole. Mais les finances de la colonie
continuèrent à manquer d'équilibre et le budget de 1895, ayant
encore présenté un fort déficit par suite de mauvaises récoltes, le
Parlement autorisa le 10 février 1876 le Tonkin à contracter un
emprunt de 80 millions de francs. Cette mesure a mis fin aux
embarras financiers dans lesquels se débattait la colonie depuis la
création de son autonomie budgétaire, mais la période de prospé-
rité économique n'a été ouverte que par la création du budget
générai.
C'est M. Doumer qui en 1898 créa le budget général de l'Indo-
Ghine. Il pensa avec juste raison que certaines dépenses de souve-
raineté ou de politique générale, ou touchant à des intérêts écono-
miques communs h tout notre empire indo-chinois, devaient être
dans la main du représentant de la France, chargé par elle d'en
diriger les destinées. C'est ainsi que les dépenses relatives à la
défense de la colonie, à l'administration de la justice française, à
— 148 —
l'extension du commerce et de l'influence française en Extrême-
Orient, aux travaux des chemins de fer ou aux voies de communi-
cation reliant deux pays de l'Union, à la navigation maritime et
fluviale, furent incorporées au budget général ; tandis que les dépenses
locales, telles que frais d'administration française et indigène, cons-
truction et entretien des voies de communication intérieures et des
bâtiments, instruction publique, police, assistance publique, devaient
tout naturellement être laissées à la charge des budgets locaux de
chaque pays. Quant aux ressources qui devaient alimenter chacun
de ces budgets, il fut décidé que le budget général bénéficierait de
toutes les recettes produites par les contributions indirectes, tan-
dis que les budgets locaux continueraient à percevoir comme par le
passé les impôts directs de toute nature.
Ce système budgétaire, on peut l'affirmer hautement après une
expérience de 9 années, a eu pour effet de cimenter l'union des
diverses parties de l' Indo-Chine par la création, rendue possible,
de ces directions générales, qui ont imprimé aux divers services
l'unité de vues indispensable à la bonne marche des affaires. Un
autre résultat, aussi précieux, de cette institution a été de doter
notre grande colonie asiatique de ce réseau de voies ferrées et de
canaux qui assurereront sa mise en valeur. Enfin, cette initiative
de M. Doumér a donné à i'Indo-Chine les moyens d'étendre dans
tout l'Extrême-Orient le rayonnement de l'influence française et
d'être ainsi comme une sorte de mandataire de la Métropole auprès
des populations asiatiques.
C'est en 1899 que les finances de l'Indo-Chine ont été restaurées.
Malgré les dépenses faites pour doter la colonie d'un grand outil-
lage économique et pour décharger la Métropole d'une partie des
dépenses militaires qu'elle lui imposait, malgré le paiement de la
première annuité de l'emprunt autorisé par la loi du 25 décembre
1899, pour une somme de deux cents millions à employer à la cons-
truction d'un réseau ferré, soit une somme de plus d'un million et
demi de francs, l'excédent des recettes sur les dépenses n'a pas été
moindre de 1.160.327 piastres pour le seul budget général. Les
budgets locaux ne furent pas moins florissants et oet état de choses
n'a pas cessé de se continuer jusqu'à l'année 1901 incluse. Depuis
— 149 —
lors, sauf un léger excédent en 1903, le bilan des budgets géné-
raux a marqué un déficit croissant d'année en année.
Voici d'ailleurs le tableau des budgets généraux de l'Indo-Chîne
de l'année 1899 à l'année 1906 :
Excédents Déficits
1.160.327
392.375
505.280
Années
Montant des prévis.
en pus très
1899
17.100.000
1900
19.300.000
1901
21.000.000
1902
23.850.000
1903
25.000.000
1904
27.630.000
1905
27.230.000
1906
31.312.000
21.350
38.509
1.742.148
3.520.394
286.494
Les chiffres ci-dessus montrent que depuis sept ans il a été
demandé aux contributions indirectes une augmentation de recettes
d'une moyenne de 2 millions de piastres chaque année, mais qu'à
partir de 1903 on semble avoir atteint la limite des ressources bud-
gétaires puisque les années 1904 et 1905 donnent des déficits assez
considérables. C'est ce dont notre ministre des colonies a sans
doute été frappé puisqu'il a prescrit de limiter désormais les
dépenses aux capacités contributives du pays. 11 y a tout lieu
d'espérer que si l'on ramène le budget à un chiffre établi sur
des bases aussi sages, son équilibre sera facile à réaliser. Des excé-
dents considérables viendront dans les bonnes années, alimenter
la caisse de réserve qui doit lui permettre de faire face aux déficits
qu'entraînent les mauvaises récoltes ou les sinistres.
La situation financière de l'Indo-Chine, qui pourrait sembler
précaire si l'on ne considère que le chiffre du passif de 1905 qui
s'élevait à 3.520.394 piastres est cependant loin d'être aussi mau-
vaise qu'elle avait paru l'être tout d'abord. En effet, ce passif se
compose pour sa plusgrosse part d'unesommede2. 997. 568 piastres,
représentant le solde de la subvention de l'Indo-Chine dans les
dépenses de construction du chemin de fer du Yunnam.
|, Ce chiffre « été ramené à 27,516,238 piastres de dépenses,
— 150 —
Mais il faut tenir compte de ce fait que la caisse de réserve du
budget général possède encore un actif de 5.423.830 piastres, dépas-
sant le passif d'une somme de 1.903.436 piastres.
Quant aux opérations du budget de 1906, qui menaçaient de se
solder avec un déficit de 2,680.000 piastres, grâce aux mesures
prises pour la diminution des dépenses, au bénéfice du change de
la piastre, etc., elles se soldent en réalité par un déficit de 286.494
piastres. La caisse de réserve du budget général possédera donc
par suite encore un actif d'environ 1.700.000 piastres.
Les débuts de l'année 1907 sont d'ailleurs très rassurants. Les
recettes du mois de janvier sont supérieures de 464.000 piastres
aux recettes de janvier 1906. Cette augmentation notable est due à
un accroissement des droits d'exportation du riz résultant de la
bonne récolte de la Cochinchine et d'une récolte assez bonne au
Tonkin. 11 y a tout lieu de supposer qu'aux mauvaises années
que vient de traverser l'Indo-Chine, va succéder une ère de pros-
périté.
En arrêtant le budget pour Tannée 1907, le Conseil supérieur
de l' Indo-Chine s'est inspiré des directives du ministre en atté-
nuant les prévisions de recettes d'une somme de 1.600.000 piastres
et en réduisant les dépenses d'une somme correspondante.
Les budgets locaux pour l'année 1907 sont arrêtés aux chiffres
suivants :
Pour la Cochinchine 5 . 105 . 833 piastres
Pour le Tonkin 5.896.130 —
Pour l'Annam. 2.894.150 —
Pour le Cambodge. 2.505.875 —
Pour le Laos 1.083.734 —
Soit au total pour les 5 budgets locaux : 1 7 . 485 . 722 —
Outre les budgets locaux il existe également dans les provinces
des différents pays de l'Union, des budgets provinciaux. Ces budgets
entretenus par certaines taxes spéciales telles qu'une partie du
rachat des corvées servent aux chefs de province à parer à certains
travaux d'intérêt local.
§2
Des impôts directs.
Les impôts directs qui constituent les recettes des budgets locaux
de chaque pays de l'Union Indu chinoise sont perçus à l'aide de
rôles d'impôts, de marchés, de baux ou fermages et d'ordre de
recette. Ils comprennent diverses catégories :
!• L'impôt foncier européen, concernant les terrains qui ne sont
pas possédés par des sujets ou protégés annamites, à savoir les
Européens et les Chinois.
2" L'impôt des patente». Au Tonkin il comprend 10 i
varie de 300 piastres à p. 50. En Cochinchine, les patentes com-
prennent un droit fixe et un droit proportionnel dans les villes de
Saigon et de Cholen. Au Laos, toute boutique doit acquitter un
droit fixe de 2 piastres.
3° Les droits d'immatriculation des Asiatiques étrangers ou
impôt de capitalion, concernant les Chinois. Au Tonkin, ils com-
prennent cinq classes dont les tarifs varient entre 88 p. et 1 p. 5. Les
ouvriers des exploitations agricoles ou minières et en général de
toutes les entreprises dirigées par des colons européens sont toujours
inscrits dans la dernière catégorie. En Annam les tarifs sont les
mêmes. En Cochinchine ils varient de 400 p. à 1 p. pour six caté-
gories. Au Cambodge le droit d'immatriculation pour les Chinois et
les Indiens est de 88 p., 33 p. et 7 p. suivant la classe. Au Laos
ils paient uniformément 6 p.
4° L'impôt foncier annamite, qui frappe en premier lieu les
rizières, divisées en trois classes suivant leur fertilité et payant au
Tonkin respectivement 1 p. 50, 1 p. 10 ou p. 80, en Cochinchine
1 p. 50, 1 p. et p. 50, et en second lieu les terrains de cultures
divisés en quatre catégories, suivant la richesse de ces cultures. La
première comprend le tabac, le bétel, les aréquiers, la canne à
sucre, le pavot à opium, et paie au Tonkin 2 p. par mâu de 3.G00
— 152 —
mètres carrés. La deuxième concerne le mûrier, le thé, le coton, la
ramie, etc., et paie p. 50. La troisième concerne le maïs, les
patates, légumes, arbres fruitiers et les terrains d'habitation et
paie Op. 30. La quatrième comprend les terrains incultes, mares et
salines et ne paie que Op. 10.
En Cochinchine, les cultures diverses paient 2 p. 76, Op. 96 ou
p. 48 suivant la classe.
Au Cambodge l'impôt foncier est remplacé par une série de
taxes portant sur les produits de la terre, paddys, palmiers à sucre,
poivre, cardamones. Au Laos il n'y a pas encore d'impôt fon-
cier.
En Annam il est institué sur les mêmes bases qu'au Tonkin et
divisé en deux espèces. Les rizières de quatre catégories sont impo-
sées de 1 p. 50 à p. 60 par mâu et les terrains divers de six caté-
gories de 1 p. 50 à p. 10 par mâu.
6° L impôt personnel annamite, qui vise tous les Annamites âgés
de 18 à 60 ans. Au Tonkin, la population de chaque commune est
divisée en quatre classes pour chacune desquelles le taux de cette
imposition est différent : -4) Les « inscrits » , dont la classe devrait com-
prendre tous les hommes valides, ne comprennent en réalité que les
hommes originaires du village et y possédant des propriétés. Leur
impôt personnel est au Tonkin de 3 piastres. B) Les « non inscrits »
qui paient p. 50. C) Les « dispensés » qui paient p. 40. Ce sont
les pères et fils des mandarins, maires et adjoints des communes,
gardiens de pagode, étudiants, etc. D) Les « exemptés » qui
reçoivent une carte gratuite. Ce sont les mandarins en fonctions ou
titulaires d'un brevet mandarinat, employés subalternes de l'admi-
nistration indigène, employés du gouvernement français, chefs et
sous-chefs de canton, bonzes, infirmes, etc.
Au Tonkin et en Annam l'impôt foncier annamite et l'impôt
personnel annamite sont perçus sur des rôles où ne figurent que les
communes. C'est la commune considérée comme personne morale
qui est chargée de collecter les impôts dans l'étendue de son terri-
toire. Il appartient à l'administration de faire les recensements
nécessaires pour contrôler les déclarations des maires et fixer 1^
— 153 —
*
quotité de l'impôt total due par la commune sous les deux rubriques
« impôt foncier » et « impôt personnel ». Les communes tiennent
en vue de leur perception trois registres, qui sont : le dinh bô ou
registre d'inscription de la population, le diên bô ou registre d'in-
scription des terrains et le dia bô ou registre de description des ter-
rains.
En Cochinchine l'impôt personnel annamite et de 1 p. par homme
valide.
Au Cambodge l'impôt personnel des Cambodgiens et des Chams
est de 2 p. 50 pour les inscrits de 21 à 50 ans, p. 80 pour ceux de
51 ans à 60 ans, 1 p. 20 pour les domestiques de 21 à 50 ans et
p. 50 pour ceux de 51 ans à 59 ans. Celui des Annamites résidant
au Cambodge est de 3 p. 10 pour les hommes valides et 2 p. 10 pour
les domestiques.
Au Laos l'impôt personnel est de 2 p. pour les Laotiens, les
autres indigènes et les Annamites.
6° L'impôt par famille, qui n'est en vigueur que dans les pays
d'administration rudimen taire tels que les 3 e et 4 e territoires mili-
taires du Tonkin et dans les parties montagneuses de certaines
provinces civiles. Dans ce système, chaque famille acquitte une
imposition variant entre 3 p. 50 et 1 p. 50, suivant qu'elle cultive
des rizières de plaine ou des rizières de montagne ou qu'elle s'adonne
au commerce.
1° Le rachat des corvées. Sous l'administration annamite les
impôts étaient presque exclusivement fournis en nature. Si la popu-
lation versait peu d'argent dans les caisses de l'Etat, en revanche
elle était toujours sous la menace d'une réquisition de l'autorité
mandarinale pour exécuter pour le compte de l'Etat des travaux
d'utilité publique, des transports à dos d'homme, ou des corvées de
toute nature. Les citadelles du Tonkin, les digues qui bordent les
fleuves du delta du Tonkin et les voies navigables telles que le
Canal des Rapides ou celui des Bambous sont des vestiges de ce
système. Nous avons continué ces errements jusqu'à ces dernières
années, en exigeant d'abord 30 journées de prestations que nous
avons réduites progressivement jusqu'à dix, rachetables à raison de
p. 15 l'une. Les corvées en nature constituent un régime vexa-
— 151 —
toire et impopulaire qu'il faut faire disparaître complètement. Les
populations ne s'y soumettent qu'avec la plus grande répulsion,
parce qu'elles y voient une source d'injustices pour la classe pauvre
obligée de fournir de force les corvées qui incombent à la classe
aisée. Dans la pratique, en effet, les notables de chaque commune,
auxquels l'autorité supérieure réclame un nombre fixe de journées
de travail, se gardent bien de désigner leurs parents et amis, et ce
sont toujours les déshérités qui paient pour les autres. En Annam,
les corvées ont été complètement supprimées ainsi qu'en Cochin-
chine et au Cambodge. Au Laos les indigènes doivent 20 journées
de prestations, rachetables à raison de p. 10 la journée.
8° L'impôt sur les barques de rivière, qui est payé par toutes les
jonques et sampans, numérotés à cet effet et enregistrés au chef-lieu
de chaque province.
9° Les redevances de port d'armes. Tout indigène désireux de pos-
séder une arme doit se faire délivrer un permis, qui donne lieu à la
perception d'une taxe.
1 0° Les taxes urbaines qui sont variables suivant les centres urbains
auxquels elles s'appliquent.
11° Les droits d'affermage de marchés, bacs, abattoirs, etc.
Il existe au chef-lieu de chaque province un agent du trésor qui
porte le titre de percepteur et qui est chargé d'encaisser toutes les
recettes inhérentes aux différents budgets et notamment les impôts
directs qui lui sont versés directement par le maire de chaque com-
mune et de payer également les mandats qui lui sont présentés au
titre des divers budgets.
Si on additionne le montant des divers budgets locaux qui sont
alimentés par les impôts directs on trouve une somme d'environ
44 millions de francs. La population entière de l'Indo-Chine étant
d'autre part évaluée à 19 millions d'habitants, il en résulte que la
moyenne de la quotité de l'impôt direct par habitant est sensiblement
de 2 fr. 30.
— 15S —
Contributions indirectes, douanes et régies.
C'est l'administration des Douanes et régies, avec ses 1300 em-
ployés, qui est chargée de percevoir et de centraliser les droits de
douane et les différentes taxes et contributions indirectes constituant
la plus grosse part des recettes du budget général de l'Indo-Chine.
On peut répartir ces diverses taxes sous trois rubriques distinctes :
1° Les droits de douane, perçus dans les ports et sur les frontières
à l'importation et à l'exportation. Pour la fixation /de ces droits,
l'administration divise nos importations en deux catégories : d'un
côté, les marchandises qui ne sont pas susceptibles d'être importées
de France et qui par suite ne doivent pas être taxées de droits trop
élevés, de l'autre, celles qui peuvent venir de la Métropole et pour
lesquelles les importations étrangères doivent être frappées de droits
assez élevés pour favoriser la production française. Les premières
ont donné en 1903 un total de 95 millions environ. Ce sont des pro-
duits chinois consommés par les indigènes, ou des produits pour
lesquels la France est tributaire de l'étranger, tels que le pétrole, la
houille, etc. On peut espérer que le développement économique de
notre colonie lui permettra peu à peu de produire elle-même un
certain nombre de produits qu'elle achète en Chine et dans les pays
voisins. C'est ainsi que l'essor que prendra l'élevage nous dispen-
sera de nous procurer au dehors les animaux vivants. 11 en est de
même pour les industries de la poterie, des tissus de coton et de
soie, des allumettes, de la verrerie, de la tabletterie, de la vannerie,
des plantes tinctoriales et médicinales etc. Les droits dont est frap-
pée leur importation ont donc pour effet d'encourager le progrès écono-
mique de la colonie.
Les produits de la deuxième catégorie, qui viennent d'Europe
s'élevaient en 1903 à 117 millions parmi lesquels 12 millions seule-
ment étaient originaires d'autres pays que la France. Ce résultat
est déjà satisfaisant mais il peut s'améliorer encore si nos produc-
teurs consentent à s'enquérir des besoins des indigènes et à
— 156 —
baisser leurs prix dans une certaine mesure pour faire concurrence
aux étrangers.
Outre les droits de douane il existe encore un certain nombre de
taxes accessoires : taxe de statistique, droits de phare et d'ancrage
pour les grands bateaux, taxes de navigation pour les bateaux au-
dessous de 160 tonneaux, droit d'entrepôts sur les huiles minérales,
droit de flottage, droit de plombage sur les colis transitants.
2° Sous cette seconde rubrique il faut placer les trois régies de
Vopium, de V alcool et du sel. Nous les étudierons séparément.
A. Opium. — En ce qui concerne l'opium, l'administration des
douanes et régies a la charge d'acheter cette drogue à l'état brut,
dans l'Inde ou au Yunnam, de la rendre consommable dans sa bouil-
lerie de Saigon, puis de la vendre au public ou aux débitants dans
ses propres bureaux. 11 peut paraître bizarre de voir ainsi une nation,
qui s'est donné le mandat d'en guider une autre vers une meilleure
civilisation, charger ses fonctionnaires de débiter au peuple protégé
un produit nuisible. La seule excuse du gouvernement dans cette
opération, est qu'en vendant cette drogue très cher, il atteint ce
résultat doublement avantageux de remplir les caisses du trésor
public et de dégoûter les opiomanes d'une passion aussi ruineuse que
funeste.
Le pavot à opium est cultivé au Tonkin dans la zone qui avoisine
le Yunnam et dans certaines parties du Laos. Il y a tout intérêt de
la part de l'administration à acheter aux cultivateurs leur récolte
afin de les encourager dans cette culture et de diminuer ainsi les
sommes que nous sommes obligés de payer à l'étranger pour ces
achats.
L'entrée de l'opium de Chine au Tonkin donne lieu à une contre-
bande assez active, sur lequelle les préposés des douanes exercent
une surveillance de tous les instants. L'administration des terri-
toires militaires, aidée des commandants des postes frontières, prête
son concours le plus énergique aux agents de cette administration
pour l'arrestation des délinquants.
B. Alcool. — Etudions maintenant la régie de l'alcool. Les alcools
- 157 -
européens paient un droit de 2 fr. 50 par litre et les alcools indi-
gènes fr. 25 par litre d'alcool pur. Le gouvernement donne le
monopole de la fabrication à un certain nombre de distillateurs qui
doivent alimenter la consommation de la région où ils se trouvent
et qui opèrent sous la surveillance des agents du fisc. Malheureu-
sement, l'alcool fabriqué est de couleur brune, alors que l'Anna-
mite fabriquait lui-même un produit incolore, de plus il na pas le
même arôme. Ainsi, l'indigène, au lieu d'avoir à sa disposition une
eau-de-vie qu -il fabriquait à sa convenance avec le riz de son propre
champ, est obligé d'aller acheter très loin et très cher un liquide
qu'il ne trouve pas bon et ne lui rappelle pas l'alcool qu'il avait
coutume d'offrir à ses ancêtres. Le résultat est qu'il en boit moins ou
qu'il en fabrique clandestinement. Dans le premier cas, si la morale
y trouve son compte il n'en est pas de même du fisc dont les recettes
diminuent. La seconde alternative a pour effet de diminuer les res-
sources du budget si la fraude n'est pas découverte, ou d'attirer sur
les délinquants des peines hors de proportion avec la faute dans le
cas contraire. En effet, le malheureux chez lequel les douaniers
découvrent un alambic ou une trace quelconque de fabrication d'al-
cool est condamné à 500 francs d'amende au minimum. Or, pour la
grande majorité des cultivateurs c'est la ruine, c'est l'écroulement
de toute une vie de travail, c'est la vente des biens et la dispersion
de la famille. Aussi, lorsque les agents des douanes pénètrent dans
un village avec la hâte que nécessite leur désir de surprendre les
fraudes, lorsqu'ils s'introduisent dans le domicile des habitants pour
en fouiller les coins les plus intimes, l'indigène affolé par la menace
qu'il sent suspendue sur son avenir, ignorant de nos règlements
compliqués, ne voit pas, comme il le devrait, dans ces Français des
fonctionnaires qui accomplissent leur devoir, mais des étrangers qui
violent son domicile et ont juré sa perte. Parfois, il ameute ses
voisins, bat le tam-tam du village, et tout le monde accourt k la
rescousse pour lui prêter main-forte. Et voilà un acte de rébellion
que les paysans paieront cher. Le respect dû à l'administration fran-
çaise aura été assuré, mais la rancune aura pris racine dans le cœur
des habitants sévèrement punis, et il faudra des années de bons trai-
tements pour les reconquérir à notre cause. Pourquoi s'obstiner à
— 158 —
maintenir un mode de perception qui produit de tels résultats ? Ne
serait-il donc pas possible d'apprécier la recette que chaque province
apporte au budget du fait de la taxe sur les alcools et de faire payer
à chaque commune une taxe proportionnelle à sa population pour
avoir le droit de distiller à sa guise de l'alcool sur son territoire ?
Craint-on devoir les populations réclamer contre cette augmentation
plus apparente que réelle de leurs impositions ? Que l'administra-
tion les consulte et le résultat du plébiscite ne peut faire de doute.
Le meilleur mode de perception des impôts est celui qui inspire au
contribuable le minimum de répugnance. Le seul énoncé de ce prin-
cipe d'économie politique devrait nous dicter notre ligne de con-
duite.
C. Sel. — La troisième grande régie est celle du sel qui a été
instituée en 1897. Les salines sont exploitées librement par des par-
ticuliers qui sont tenus d'en faire la déclaration, à charge de vendre
à l'administration toute leur récolte. Celle-ci vend ensuite le sel au
consommateur en majorant le prix d'une taxe de fr. 04 le kilo-
gramme. Ici encore le mode de réglementation n'est pas encore tout
à fait au point, car dans certaines régions les salines ont été aban-
données. Il y a lieu de penser cependant que cette contribution sera
supportée volontiers par les indigènes à condition que les dépôts
de ravitaillement soient judicieusement installés et que les formalités
à la vente soient supprimées. /
3° Nous rangeons sous la troisième rubrique certaines contribu-
tions indirectes portant sur les pétroles, les allumettes, les bois
flottés et les tabacs, et dont les tarifs sont d'ailleurs assez faibles.
Le mode de perception de ces taxes est tel qu'il permet à tout agent
du fisc d'arrêter à tout instant un indigène pour vérifier sa pacotille.
La population, ignorante de nos règlements et portée à se croire
toujours en faute, ne se livre plus qu'avec crainte aux transactions
courantes. Elle ne se plaint pas de payer, mais elle voudrait savoir
exactement pourquoi et combien il faut payer, quels sont ses droits
et ses devoirs. Le moyen de lui donner satisfaction paraît être de
reporter toutes les recettes sur les trois grandes régies qui font l'objet
— 159 —
de notre deuxième rubrique et de supprimer toutes les autres contri-
butions dont notis venons de parler.
Les autres impôts indirects sont du ressort de l'administration de
l'enregistrement. Ils ne portent que sur les actes passés par les
Européens et ne sont pas applicables aux actes passés sous l'empire
de la loi annamite.
En résumé, les impôts indirects qui constituent les plus grosses
recettes du budget général sont les deux grandes régies de l'opium
et de l'alcool.
Le Ministre des Colonies s'est ému tout récemment du carac-
tère peu moral de ces monopoles et a prescrit l'étude de mesures
tendant à leur abolition et à la création d'impôts nouveaux destinés
à combler l'énorme déficit qu'amènerait la suppression des ressources
qu'ils produisent.
Nous ne pouvons qu'accueillir avec reconnaissance la promesse
d'une réforme qui aura le double résultat de relever le prestige de
la France aux yeux des indigènes et de mettre fin à des procédés
fiscaux qui nous ont attiré bien des inimitiés.
En ce qui concerne le monopole de l'alcool, nous avons donné
plus haut la solution du problème : paiement par les communes
d'un droit de distillation proportionnel au chiffre de leur popula-
tion.
Quant au monopole de l'opium , la réforme à opérer nous semble
devoir se faire par étapes successives et après les études approfon-
dies que comporte une question aussi complexe.
CHAPITRE VII
CONCLUSION
DES MOYENS A EMPLOYER
POUR CONSERVER L'INDOCHINE
§ *
Menaces extérieures pour notre domination en Indo-Chine.
Les événements de la guerre Russo-Japonaise nous ont fait sau-
ter aux yeux les dangers sérieux qui menacent notre domination en
Indo-Chine. Le rapport du général Kodama, apocryphe ou non, a
mis en lumière d'une façon très nette ce fait indéniable, que si nous
ne prenons pas les mesures les plus sérieuses pour parer aux événe-
ments qui nous menacent, notre superbe colonie nous sera enlevée
au moment même où l'achèvement de son réseau ferré la mettrait en
«tat d'être encore plus florissante.
L'Indo-Chine a été dotée jusqu'ici de forces militaires suffisantes
pour résister à un soulèvement de la race conquise ou aux incursions
de bandes de pirates, ou même aux attaques de la Chine, armée à
la mode ancienne, mais un fait nouveau a surgi en Extrême-
Orient :
Le Japon était considéré jusqu'ici comme un pays dont l'éducation
militaire était en bonne voie, mais auquel il faudrait encore un cer-
tain temps pour s'assimiler les méthodes de guerre et le maniement
% des engins de toute espèce qui constituent le matériel militaire. On
savait que la race guerrière des Nippons devait produire de bons
soldats, mais on regardait comme impossible que dans l'espace de
cinquante ans, elle eût pu former un état-major général et un corps
d'officiers capables de mener une campagne contre une nation euro-
péenne. Aussi, sans préjudice de la malechance qui semble avoir
11
— 162 —
accompagné les entreprises des Russes sur terre et sur mer, et,
il faut bien l'avouer, de leur manque de préparation, de décision et
d'habileté, avons-nous été obligés de saluer l'apparition dans le
monde d'une nouvelle grande puissance militaire et maritime.
Et voilà le fait nouveau qui est venu modifier l'équilibre des forces
en présence en Extrême-Orient.
Si l'on admet que l'accord Franco- Japonais nous mette pour quelque
temps à l'abri des attaques des Nippons, il n'en faut pas moins tenir
compte de ce fait que la victoire japonaise amène après elle une
conséquence d'une portée incalculable pour l' Indo-Chine : c'est le
réveil chez le colosse chinois, qui semblait assoupi dans l'ignorance
de sa force latente, du sentiment militaire et du sentiment natio-
nal.
On sait que les Saints et les Génies que les Célestes vénèrent
avec le plus de dévotion, de ferveur et de foi, sont les guerriers, qui
par leur courage et leur habileté dans lart militaire, ont su le mieux
défendre le sol de leur patrie contre les envahisseurs étrangers, ou
protéger le trône de leurs empereurs contre les assauts de la rébel-
lion. 11 est impossible de ne pas voir une race guerrière dans un
peuple dont l'admiration et le culte va tout d'abord aux gloires mili-
taires.
Et le culte de Confucius, dira-t-on ? Le culte de Confucius est un
culte discret auquel le peuple ne prend d'ailleurs aucune part. C'est
le culte des lettrés, des fonctionnaires, le culte officiel et obligatoire
dont les hauts mandarins sont les prêtres. Il n'a rien de comparable
aux manifestations populaires et spontanées auxquelles donnent lieu
les processions des Génies Guerriers.
On peut objecter encore que les grades du mandarinat militaire
sont dévolus en Chine à ceux qui se montrent les plus adroits à tirer
de l'arc ou à manier la lance. Il est vrai que le métier des armes a
manqué depuis l'avènement de la dynastie Mandchoue, de tout pres-
tige, mais il ne faut voir là qu'un état de choses volontairement
institué par un gouvernement qui avait tout à craindre du réveil du
sentiment militaire. En choisissant les chefs de l'armée parmi les
illettrés, il a cherché à en ruiner le prestige aux yeux de ce peuple qui
honore les lettres, et son but a été atteint : rendre l'armée méprisable
— 163 —
et pur suite inoffensive. Mais au fond de son cœur le Chinois a con-
servé le culte des Guerriers Antiques.
Depuis l'intervention internationale des Puissances au Petchili en
1900, 11' vice-roi de cette province, Yuan Chi Kai, a entraîné son
Mys dans une voie nouvelle : c'est la réorganisation de l'armée sous
la direct ion d'instructeurs japonais, c'est-à-dire suivant les méthodes
européennes déjà adaptées à la race jaune. Les novateurs se sont
rendu compte que les armées provinciales étaient vouées à l'impuis-
sance et ont commencé l'organisation d'une armée nationale. Dans
ce but on a créé, en 1303, le « lien ping chou », un conseil supé-
rieur Ji; la guerre ayant une autorité réelle, contrôlant et dirigeant
à la fois le ministre de la guerre lui-même et les vice-rois, en ce
qui touche aux questions d'ordre militaire. L'empire a été divisé
en 18 régions militaires correspondantes aux 18 provinces. Dans
chacune de ces circonscriptions, on projette de créer successive-
ment deux divisions mixtes comprenant chacune deux régiments
d'infanterie à 3 bataillons, un régiment de cavalerie à 3 escadrons,
un régiment d'artillerie à 9 batteries, un bataillon du génie et un
bataillon du train, soit au total 12.000 hommes par division, et
430.000 hommes pour les 36 divisions. Les Chinois espèrent avoir,
vers 1 920, une armée d'un effectif de paix égal au nôtre et possédant
une organisation copiée sur celle de l'armée japonaise. Cette armée
remplacera peu ù peu l'armée de la bannière verte qui se compose
des diverses troupes de style archaïque qui subsistent encore dans
chaque province de l'Empire, comme pour servir de repoussoir aux
belles unités constituées à l'européenne. Quant à l'armée des hait
bannières, qui se compose d'un contingent de 2;i0. 000 mandchous et
dont le but est de défendre la dynastie régnante, il est fort probable
qu'elfe sera soumise à son tour à une réorganisation et constituera
un ou deux corps d'armée dans la région de Pékin. Une division de
cette armée existe déjà à Pao Ting Fou et d'autres se forment en
plusieurs points du Petcbili.
Comme éléments de l'armée nationale dont nous avons parlé plus
haut, il existait déjà en 1905 : 1° Sous les ordres de Yuan Chi Kaï,
le créateur de l'armée du Nord, 4 divisions de l'Anhouei', du Huan,
du Chantoung et du Petchili, formant un effectif de plus de 100.000
— 164 —
hommes. 2° Sous les ordres de Tchan Chi Tong dans le moyen
Yangtsé, à Outchang, 4 autres divisions formant un effectif de
50.000 hommes. 3° A Nankin, 2 autres divisions dont l'effectif est
de 25.000 hommes. On peut déjà supputer qu'à l'heure qu'il
est, la Chine dispose d'une armée constituée à l'européenne,
d'un effectif dépassant 200.000 hommes. Ces troupes ont exécuté,
en 1905 et 1906, des grandes manœuvres qui démontrent très nette-
ment que ce serait folie que de continuer à refuser aux Chinois des
aptitudes militaires très sérieuses.
Le corps d'officiers était à créer de toutes pièces. Aussi les écoles
militaires qui existaient déjà ont-elles reçu un grand développement.
Outre les anciennes écoles de Han Keou, Tien Tsin et Nankin, on a
décidé, en 1905, d'ouvrir une école du 1 er degré par province, 4 écoles
du 2 e degré à Pao ting fou, Ou Tchang, Singan Fou et Nankin.
On créera à Pékin une école supérieure de guerre, une école spéciale
militaire pour les fils de famille riche et distinguée, une école d'ar-
tillerie et de génie, et même une école de musique militaire. D'une
manière générale, les candidats officiers doivent être de bonne
famille et lettrés. La durée des cours est de quatre ans, pendant
lesquels on leur enseigne en même temps que les sciences militaires,
la géographie, l'histoire, le calcul et la topographie. Quelques-uns
apprennent aussi une langue étrangère.
De plus, des milliers d'officiers ou sous-officiers chinois font
des stages dans les troupes ou écoles japonaises, en même temps
que de nombreux militaires japonais instruisent les troupes chinoises.
Enfin des émissaires japonais parcourent les provinces les plus recu-
lées du Céleste Empire, répandant par le journal et par la parole, la
renommée des exploits accomplis sous les plis du drapeau du Soleil
Levant.
Outre les anciens arsenaux qui existaient déjà à Tien Tsin, Shang
hai, Nankin, Han Yang, Foutcheou, etc., on a décidé de créer
d'autres centres de construction à Pin Siang dans le Kiang si, et
peut-être à Pao ting fou. En attendant de pouvoir se suffire à eux-
mêmes dans la constitution de leur armement, les Chinois font de
grosses commandes en Europe.
En somme, la réorganisation est très active et très complète. Les
1
163 ■
nouveaux corps de troupes dressés et habillés à l'européenne, que
nous ;i vous vus sur la frontière du Tonkin, venant du Hou Nan et du
Hou Pé, ii'ont plus aucune ressemblance avec les hordes de Régu-
liers qui constituaient jusqu'ici l'armée de la frontière. Ce sont des
soldats propres, disciplinés, rompus à la manœuvre, commandés par
des officiers qui semblent avoir les qualités de l'officier européen.
Quant au* qualités militaires du chinois, nous savons quelle est la
résistante des pirates de cette race que nous avons eus à combattre
sur les frontières du Tonkin et qui, privés de toute ressource, mal
vêtus, mal nourris, savaient exécuter des marches forcées par tous
les temps, et se montraient de bons soldats sous le feu.
Quoi qu'il en soit, ces projets de réformes fondamentales, qui ne
sont nullement du goût de la vieille impératrice, auraient fort bien
pu ne pas aboutir, grâce au morcellement de l'Empire en une sorte
agglomérat de vice-royautés. On aurait pu penser que les vice-rois,
menacés dans leur toute puissance par une centralisation gênante,
auraient dû devenir pour ce nouvel état de choses autant d'adver-
saires dangereux. Mais, une brise vivifiante souille de l'Est sur le
patriotisme du colosse chinoiset les succès des Japonais, remportés
sur une puissance européenne , ont réveillé chez lui le vieux guerrier
qui sommeillait sous la robe du lettré. Voilà pourquoi rien ne vien-
dra arrêter la réorganisation militaire du Céleste Empire,
Ainsi, nous constatons d'une part la qualité des éléments dont
dispose la Chine au point de vue physique comme au point de vue
moral et d'autre part la ferme volonté d'en tirer un bon parti, qui
semble animer ses gouvernants, et le réveil du sentiment militaire
qui anime l'âme chinoise. Nous en tirons cette conséquence que
dans quelques années nous aurons comme voisine immédiate de
notre Indo-Chine, une puissance militaire d'une force imposante, et
plus loin, à une distance de 8 jours de mer avec une sentinelle avan-
cée, Formose, placée à 5 jours seulement de Haï Phong, une autre
grande puissance militaire et maritime qui s'appelle l'Empire du
Soleil Levant.
En admettant que les Nippons, trouvant, en Corée et en Mand-
chourie, un exutoire suffisant pour leur besoin d'expansion et fidèles
à l'accord qu'ils viennent de signer avec nous, ne songent plus aux
— 166 —
belles rizières de T Indo-Chine, il est évident que le guerrier chinois,
tout frais équipé et dont les muscles bien exercés seront tendus pour
la lutte, piétinera d'impatience derrière la frontière du Tonkin et
brûlera du désir d'essayer ses armes toutes neuves contre ce soldat
français qui l'a mis à la porte du Tonkin en 1885.
Les événements de Tannée 1906, dont le développement a ensan-
glanté les rues de Shang Haï, viennent encore ajouter aux considé-
rations qui précèdent un nouveau sujet de perplexité. Les Chinois,
sous l'inspiration japonaise, voient avec une mauvaise humeur de
plus en plus marquée les Européens installés sur leur territoire dans
des concessions où ils prétendent faire la loi, ou occupés à construire
des lignes de chemin de fer pour la mise en valeur de leur pays. Un
esprit nouveau semble souffler sur les côtes du Céleste-Empire. Il a
pour devise « La Chine aux Chinois ».
Mais ce n'est pas tout. Menacés au Nord sur notre frontière sino-
annamite, menacés à l'Est et au Sud sur nos côtes, nous avons
encore à l'Ouest un voisin dont l'hostilité toujours en éveil est prête
à favoriser toute entreprise japonaise ou chinoise ayant pour objet
la ruine de notre prestige en Extrême-Orient. C'est le Siam, le rival
séculaire de l'Annam pour la possession du Cambodge et du Laos,
qui est devenu pour notre domination en Indo-Chine un antagoniste
envieux de nos succès, acharné à notre perte et furieux de ne pouvoir
la consommer tout seul. Les Japonais ont bien senti tout le parti
qu'ils pouvaient tirer de cet état d'esprit et depuis quelques années
ils se sont attachés à pénétrer au Siam sous toutes les formes. Ils
se sont introduits dans l'armée comme instructeurs et dans les diffé-
rents services publics comme employés. Sous leur impulsion Chu la
long Korn a réorganisé son armée, créé une vingtaine de régiments
d'infanterie et quelques batteries d'artillerie. Les manœuvres, l'uni-
forme, le fusil lui-même, tout est emprunté au Japon. Enfin, à l'heure
qu'il est, notre voisin de l'Ouest est en mesure de mettre en ligne
sur la frontière du Cambodge un corps mobile de 1 5 à 20.000 hommes.
Si l'on songe que la garnison de guerre de la Cochinchine ne s'élè-
vera qu'à une dizaine de mille hommes on comprend qu'une pareille
menace, venant s'ajouter aux autres, soit de nature à nous inspirer
de graves inquiétudes.
— 1H8 —
l'ennemi et de rendre son débarquement très précaire. D'ailleurs si
l'ennemi arrive à remonter les rivières ou à tourner leurs défenses,
il se trouvera encore en présence d'un système de défense assez
sérieux pour l'arrêter. Au Nord de la ville l'Arroyo de l'Avalanche
constitue un fossé dont il sera facile d'interdire le passage. A l'Est
la rivière de Saigon et au Sud TArroyo Chinois présentent des
obstacles encore plus importants. Reste donc le front Ouest dont la
défense par des ouvrages de fortification permanente est en bonne
voie d'organisation.
La défense de la Cochinchine est complétée par un centre impor-
tant de défense mobile maritime composé de torpilleurs et de sous-
marins. Il sera également nécessaire de créer quelques postes de
refuge pour la défense mobile en certains points remarquables du
réseau fluvial voisin de la côte et à Poulo Condore.
La situation de cette île à quelques heures du Gap, attirera cer-
tainement l'attention de l'escadre chargée d'opérer le blocus de nos
côtes, comme présentant pour elle une bonne base d'opérations, un
abri et un refuge pour ses navires. Elle cherchera à s'en emparer
pour en faire un point d'appui provisoire. C'est pourquoi il serait bon
d'y construire dès le temps de paix les ouvrages permanents qui
permettraient d'en interdire l'approche à l'ennemi.
Nous n'avons pas parlé du rôle de notre escadre de l'Extrême-
Orient au début des hostilités. Sa faiblesse, comparée à la flotte
ennemie, lui imposerait probablement la retraite vers le port de
Saigon. Elle s'y réfugierait jusqu'au moment de la reprise de l'offen-
sive, qui sera déterminée par l'arrivée des escadres venues de la
Métropole.
Après Saigon, le second objectif de nos ennemis sera le Tonkin,
qui peut être menacé à la fois sur ses côtes par le Japon et sur sa
frontière du Nord par la Chine. Dans l'état actuel de nos voies de
communication, il est malheureusement impossible de faire con-
courir les mêmes troupes à la défense de nos deux colonies du Nord
et du Sud. Il se passera encore plusieurs années avant que les diffé-
rents tronçons existant du trans indo-chinois soient soudés entre
eux de manière à permettre la communication complète entre Saïgon
et Hanoï. Encore cette ligne côtière, exposée aux entreprises de
l'ennemi, ne sera-t-elle toujours que d'un usage précaire.
— 16!> —
Nous sommes donc amenés à considérer la défense du Tonkin
comme devant être indépendante de celle de la Cochinchine. Des
débarquements peuvent être tentés a Vinh, à Thanh Hoa, à l'em-
bouchure du Day, mais en tous ces points les transports ennemis et
les navires de guerre qui les protégeraient se trouveraient le long
d'une côte dénuée de tout abri et où les mauvais temps sont fréquents.
Ces opérations trouveraient des circonstances plus favorables à
Haïphong et à Hon Gay, d'où l'ennemi pourrait facilement marcher
sur Hanoi, et ii Tien Yen d'où il pourrait se porter vers Lang Son
pour y donner la main à un corps chinois franchissant la frontière.
Il ne semble pas utile de prévoir un débarquement japonais a Canton,
car il est inadmissible que les Anglais tolèrent sans intervenir une
telle opération en un point si voisin de Hong Kong.
D'autre part sur la frontière de Chine, nous avons vu que
nous devons nous attendre à une attaque sérieuse. Il appartiendra
au Commandant Supérieur des troupes de faire face, d'une part à
cette attaque en faisant renforcer les troupes des deux groupes du
Quang Si et du Yunnan et d'autre part aux corps de débarquement
a mesure qu'ils se présenteront ; mais certains points du territoire
doivent être organisés à l'avance afin de pouvoir servir de points
d'appui aux troupes de défense. C'est ainsi que Lang Son, Cao Bang,
Ha Yang et Lao Cai semblent devoir être des points de résistance
de première ligne, que Yen Bay, Tuyên Quang, Thai Nguyên et
Lang Son pourraient être fortifiés de manière à servir de base à des
mouvements offensifs vers la frontière, qu'une série de positions
défensives seraient à préparer dans le delta et qu'enfin un réduit de
la défense devrait être choisi et organisé. Sera-ce Hanoi ou Haïphong
ou un point à désigner vers le mont Bavi ? Rien n'est encore décidé
à ce sujet, mais il semblerait cependant logique de placer ce réduit
à notre port d'embarquement, Hai Phong. N'avons-nous pas montré
plus haut que la période de défensive qui nous est imposée au début
par notre faiblesse locale doit être suivie d'un retour offensif au
moment où nos escadres viendront reprendre la maîtrise de la mer,
nous amener des renforts et isoler nos ennemis de tout secours
maritime. Mais que nous servirait alors d'avoir conservé intacte
une parcelle de notre territoire, si elle était éloignée du point d'où
— 170 —
nous viendront les secours et séparée d'elle par un pays occupé par
l'ennemi. Il semblerait donc préférable de placer le réduit de la
défense il Hai Phong, qui sera toujours en communication avec la
baie d'Along où viendra mouiller notre escadre. C'est en ce point
que doit être organisé le camp retranché dans lequel viendront
se réfugier les défenseurs du Tonkin. C'est en ce point que doivent
être accumulés les approvisionnements de toute espèce, et c'est
lui aussi qui doit servir de base secondaire de la flotte. Il a d'ailleurs
été substitué au port de Hon Gay qui devait tout d'abord remplir ce
rôle.
Une autre question importante se pose et celle-ci est d'ordre à la
fois économique et stratégique. Le port de Hai Phong est séparé de
de la haute mer par trois bras de mer qui ne permettent pas l'accès
des gros navires surtout k marée basse. Ce sont le Lac Huyên à l'Est,
le Cua Nam Trièu au milieu et le Cua Cam à l'Ouest. Le premier a
l'avantage de communiquer directement avec la baie d'Along et dé
forcer les bâtiments qui le suivent à raser l'île de la Cac Ba. C'est
de cette situation que devrait découler, d'une part le choix du Lac
Huyên comme devant être le bras à approfondir ainsi que l'ouver-
ture d'une coupure dans l'île de Ha Nam pour rendre le port de Hai
Phong accessibles aux grands bateaux, et d'autre part la nécessité
de construire sur le front Est de l'île de la Cac Ba les batteries
nécessaires pour interdire à l'ennemi le passage du Lac Huyên.
Nous avons vu plus haut quelles étaient les grandes lignes de
la défense terrestre du Tonkin. Il nous reste maintenant à indiquer
sommairement par quels moyens pourra s'effectuer la défense des
côtes. Elle se fera à laide d'une défense fixe et d'une défense mobile.
La première sera assurée par des lignes de torpilles judicieusement
placées. La défense mobile commence h installer son centre à Hon
Gay. C'est de là que ses torpilleurs, ses sous-marins et ses submer-
sibles pourront rayonner au milieu du labyrinthe que forment les
îles de la baie d'Along et de la baie de Fai si Long. Les navires
ennemis n'y trouveront qu'un refuge précaire lorsque chaque rocher
de ces archipels pourra être soupçonné de dissimuler l'arme mortelle
qui se prépare à venir sournoisement les frapper au cœur.
Un autre centre de défense mobile pourrait être créé à Tourane à
— 171 —
300 kilomètres plus au Sud sur la côte d'Annam, un troisième à Cam
Ranh à 290 kilomètres plus bas et qui ne sera séparé de celui du Cap
St Jacques que par 170 kilomètres. Ces distances n'ont rien d'exa-
géré puisque le rayon d'action des submersibles est de 400 kilo-
mètres et celui des contre-torpilleurs de 800. Il sera nécessaire
d'augmenter le nombre de nos canonnières cuirassées, qui rendraient
de grands services dans la surveillance de nos côtes, de créer des
centres de ravitaillement secondaires pour permettre aux torpilleurs
et aux submersibles, surpris par un mauvais temps, de venir s'y
ravitailler avant de rejoindre leur centre de défense mobile, d'établir
un certain nombre de postes de refuge. Ceux du golfe du Tonkin
pourraient être placés par exemple à Tien Yen, à la Cac Ba et à
l'embouchure du Dai ou à Vinh.
Une précaution s'impose encore pour rendre plus difficiles les débar-
quements de l'ennemi sur les côtes du Golfe du Tonkin, c'est de
lui interdire l'accès de la baie de Quang Tchéou Wan dont il aurait
tout avantage à faire, dès le début des opérations, un point d'appui
provisoire de sa flotte. Il faut donc y prévoir pour plus tard, après
l'exécution des travaux plus urgents, quelques batteries appropriées
pour la défense des passes.
La côte d'Annam offre aux débarquements ennemis plusieurs
points favorables tels que Vinh, les baies de Tourane, de Qui Nhon,
de Hone Cohe et de Cam Ranh. Il est impossible de songer à forti-
fier les abords de tous ces points vulnérables. Il semble suffisant de
fortifier solidement Tourane qui est sans contredit le plus important
et donne accès par voie de terre à la capitale annamite Hué, et d'in-
terdire Cam Ranh à l'ennemi par quelques batteries. Les troupes
qui débarqueraient entre ces deux points, à Qui Nhon ou à Hone
Cohe, seraient obligés de passer ensuite par Tourane ou Can Ranh
pour se diriger soit vers le Tonkin, soit vers la Cochinchine.
Le système défensif maritime devra être complété par des postes
de surveillance échelonnés le long de la côte et communiquant par
télégraphe électrique ou optique avec les ouvrages fortifiés et avec
les centres de défense mobile. La télégraphie sans fil pourra égale-
ment rendre d'importants services pour communiquer les rensei-
gnements obtenus sur les allées et venues des navires ennemis. Des
— 172 —
postes radio-télégraphiques vont être installés incessamment dans
les phares de la côte d'Annam.
Voici exposé dans ses grandes lignes le système défensif que nous
pouvons opposer aux entreprises du Japon et de la Chine. Nous
avons vu plus haut que le Siam pouvait, non pas nous attaquer seul,
mais faire sur notre frontière du Cambodge une importante diver-
sion. Dans l'état actuel de notre organisation, nous serions dans
l'obligation de lui opposer une partie de la garnison du point d'appui
Saïgon-Cap St-Jacques qu'il peut être dangereux de dégarnir. Aussi,
sommes-nous amenés à penser que la création d'un régiment Cam-
bodgien et d'un groupe de trois batteries, s'impose pour parer aux
éventualités venant du côté du Siam.
Quant à la défense mobile des côtes du golfe de Siam, elle aurait
son centre soit à Hà Tien, soit à l'Ile de la Baie.
Nous avons déjà laissé entrevoir que nos moyens de défense, qui
peuvent être suffisants pour attendre trois ou quatre mois l'arrivée
de nos escadres et de nos renforts, ne pourront résister à la pression
des deux ou trois cents mille hommes qui peuvent nous être oppo-
sés, que si toutes les énergies sont bandées comme un ressort vers la
résistance opiniâtre qui est notre seul salut pendant ce laps de temps.
Si nous avons pu atteindre ce but, nos escadres arrivant de France
reprendront aisément la maîtrise de la mer et les ennemis débar-
qués se trouveront pris entre nos troupes renforcées par les trans-
ports venus de la métropole et nos navires de guerre qui empêche-
ront leur rembarquement. Ce sera l'offensive succédant à la défen-
sive et, fussions-nous un contre deux, si la population nous aidé et
que nos tirailleurs marchent loyalement avec nous, notre succès est
possible. Ce sont ces deux conditions qu'il faut réaliser à tout prix
et nous allons étudier dans le § suivant le moyen d'y parvenir.
Réformes à faire sans hésitation ponr appliquer sincèrement la
politique d'association qui doit noua faire regagner les sympa-
thies des Annamites. — L'Indo-Chine Franco-Annamite.
A l'heure qu'il est nos protégés ne feraient aucun effort pour éviter
de changer de maîtres. Ils préféreraient fort probablement entre
deux suzerains, celui de qui les rapproche leur origine, leur civilisa-
tion, leur religion, leur langue et dont la domination aurait de plus
quelque chance de les blesser moins dans leurs traditions et leur
amour- propre.
Le problème est donc le suivant : Nous ne pouvons garder l'Indo-
Chine qu'avec l'appui loyal et unanime du peuple annamite. Nous
n'aurons cet appui que si la comparaison qu'établiront nos protégés
entre nous et de nouveaux conquérants est sans conteste à notre
avantage. Il faut qu'ils se disent que jamais aucun peuple ne leur
donnera un joug plus léger et moins humiliant que notre Protectorat.
Pour cela il faut entrer résolument et sans retard dans la voie que
nous ont tracée nos derniers ministres des Colonies, en préco-
nisant lu politique d'association. Il faut faire la conquête morale du
peuple annamite. Il faut combler le fossé que nous avons creusé de
nos propres mains entre les deux races. Il faut descendre du haut
de notre orgueil de conquérants et voir chez nos protégés des
hommes libres et non des esclaves. Il faut cesser de juger une race
sur la lie de sa population, qui consent à nous fournir nos domes-
tiques et à nous traîner dans des petits véhicules à deux roues, ou
bien, pour être logiques avec nous-mêmes, admettre que notre race
soit également jugée sur ses plus mauvais éléments.
De grandes réformes doivent être accomplies dans le régime
douanier comme dans le régime administratif.
Il paraît urgent d'améliorer le mode de perception des impôts
indirects et de supprimer les visites domiciliaires des agents des
Douanes dont la forme est souvent si vexatoire qu'à elle seule elle
suffirait pour nous faire détester de la population annamite.
— 174 —
Quant au régime administratif actuellement en usage au Tonkin et
en Annam, qui sont des pays de Protectorat, le voici : Chaque province
est administrée par un Résident français qui porte le titre de Chef
de Province, assisté d'un administrateur adjoint, de délégués qui
le représentent dans les centres éloignés du chef-lieu, de commis,
d'un percepteur, d'un inspecteur et de gardes de milice, etc.,.
Parallèlement à ce personnel européen il existe aussi un personnel
de fonctionnaires indigènes : il y a un tông dôc ou un tûan phu,
qui porte le titre de gouverneur de la province, mais qui en réalité
n'est que l'exécuteur des ordres et quelquefois le conseiller du
Résident, un quan an ou juge provincial qui ne prononce ses juge-
ments importants qu'après avoir consulté le Résident, des phu et
des huyên qui reçoivent le plus souvent des ordres directs, soit du
Résident, soit d'un de ses délégués. Il y a en un mot deux admi-
nistrations, Tune toute puissante, l'autre subordonnée à la pre-
mière dont elle n'est que la doublure et l'humble assistance, sans
qu'il lui soit réservé aucune part d'initiative.
Nous avons donc foulé aux pieds de la façon la plus catégorique
les traités qui ont placé un Résident à côté du chef de province
dans le but de s'assurer que son administration était loyale envers
la France. Nous avons enlevé sans vergogne à ces hauts manda-
rins leurs véritables attributions pour les remplir en leur lieu et
place. Mais avons-nous au moins ménagé leur amour-propre en
les plaçant à un rang honorable et en ayant pour eux les égards
correspondant à leur grade? Non. La vérité est que la façon dont
ils sont traités par les Européens est de nature à leur faire perdre
la face aux yeux des indigènes ; la vérité est que le moindre Fran-
çais, une fois débarqué en Indo-Chine, se drape dans sa dignité de
conquérant et, quelle que soit la modestie de sa condition, regarde
de haut un mandarin annamite.
Que doivent penser ces hauts fonctionnaires dont les prédéces-
seurs ne sortaient que suivis d'un cortège de satellites courant
derrière leur cheval et abrités sous leurs parapluies d'honneur? Ils
pensent que nous sommes injustes et maladroits. La haine s'accu-
mule dans leur cœur contre ces Français qui leur prennent au
mépris des traités leur charge et la considération qui y est attachée.
— 173 —
Il est souverainement maladroit de notre part d'empêcher la classe
des lettrés d'accéder au gouvernement des provinces dont elle
s'acquittait si bien avant l'occupation française. M. de Lanessan le
leur avait rendu en 1891 en ne laissant aux Résidents qu'un rôle
de haute surveillance et pendant trois ans la classe des lettrés a
ouvert son cœur à l'espérance de diriger enfin l'administration des
provinces, le peuple s'est senti plus fier de voir à sa tête des gens
sortis de son sein. Puis tout à coup le ciel s'est obscurci de nou-
veau et l'Annamite s'est senti retombé dans l'humiliante condition
qui lui est réservée.
On peut se demander quelle est la conception qui nous a amenés
proiît
d'administration directe et d'assimilation d'un
peuple dont la mentalité est si éloignée et qui possède une civili-
sation beaucoup plus ancienne que la nôtre. N'avions-nous pas
l'exemple de l'Empire romain qui est resté un maître en matière
de colonisation. Rome envoyait ses proconsuls conquérir et admi-
nistrer ses Provinces sans leur donner d'instructions sur les
méthodes à employer a priori. Ils adoptaient une réglementation
expérimentale appropriée à chaque région et au caractère des races
subjuguées, conservaient l'autonomie communale des cités et fai-
saient une place prépondérante à l'aristocratie, ils maintenaient
scrupuleusement les lois et l'administration de chaque pays ainsi
que les institutions qui n'étaient pas en opposition directe avec les
intérêts de Rome. Au-dessus des administrateurs et des juges indi-
gènes, se tenait le proconsul romain rattachant par des liens plus
ou moins tendus le pays conquis à la métropole conquérante,
tenant dans ses mains les forces qui assuraient la sûreté publique
et dirigeant ses grands travaux publics et la gestion des finances.
Une fois par an, le gouverneur parcourait le pays et séjournait
dans les centres importants afin de solutionner les questions qui
sortaient des compétences des magistrats indigènes et de contrôler
les actes de leur administration. En un mot, Rome se contentait
de la possession des Provinces qu'elle considérait toujours comme
terres étrangères et qu'elle ne cherchait jamais à assimiler à l'Em-
pire. Voilà quelles étaient les méthodes qui ont servi aux Romains
à assurer la conquête du monde. Voici maintenant quel est le
résultat de nos procédés administratifs ou fiscaux :
— 176 —
Les Annamites ne nous aiment pas et ne répugneraient pas,
semble-t-il, a changer de maîtres. Ils ne se révolteront pas parce
qu'ils n'ont personne pour réunir les bonnes volontés en un fais-
ceau, mais s'il ne s'agissait que d'aider l'étranger en nous oppo-
sant la force d'inertie, on peut se demander, avec une certaine
inquiétude, si nous pourrions compter sur eux et si nos tirailleurs
eux-mêmes, travaillés par la classe des lettrés marcheraient avec
nous.
En admettant même que le groupement des alliances nous mette
à un moment donné à l'abri d'une intervention japonaise, chinoise,
ou autre, nous est-il possible de supporter la pensée que nos pro-
tégés ne nous restent soumis que faute d'occasion de se libérer de
notre domination ?
Au point de vue de l'intérêt même de notre occupation
comme au point de vue de la justice et de l'observation de la
parole donnée, comme enfin au point de vue des principes
d'humanité et de générosité dont nous avons toujours été les
champions, notre devoir est de réaliser immédiatement les
réformes qui sont de nature à faire la conquête morale de nos
protégés. Nous devons unir nos efforts pour atteindre ce but
patriotique et humanitaire. Dans Tordre social, montrons plus
d'égards pour les individus, donnons à ceux qui occupent une
fonction la considération qui y doit correspondre, cessons
surtout dans les articles de certains journaux de rendre res-
ponsable toute une race des méfaits de quelques mauvais
sujets. Dans Tordre fiscal remplaçons la plupart des impôts
indirects, vexatoires et impopulaires, par des impôts directs
produisant le même revenu pour le fisc. Dans Tordre adminis-
tratif, revenons à l'observation des traités ; laissons les Anna-
mites s'administrer et se juger librement eux-mêmes et
n'exerçons notre souveraineté qu'à Taide d'un haut contrôle.
Le véritable chef de province doit être le tông doc ou le tuân
phu auquel nous donnerons une solde lui permettant de tenir
une situation honorable avec tous les égards dus à son rang.
— \n —
Qu'il administre sa province suivant son inspiration et cor-
responde directement avec ses phu et ses hayên. Que le quun
an rende ses jugements librement. Un Résident, inspecteur de
chaque province, aura assez à faire à parcourir le pays pour
s'assurer que les mandarins gardent le loyalisme qu'ils doivent
a la France et ne pressurent pas le peuple parla concussion. Il
aura sous ses ordres le percepteur qui restera au chef-lieu de
la province et la moitié des effectifs de milice actuellement
existants. L'autre moitié sera mise à la disposition des man-
darins provinciaux sous le nom de linh co.
Je ne me dissimule pas que de pareilles réformes soulèvent de
graves questions de personnel. Elles nécessitent une grande dimi-
nution d'électifs. Il est évident par exemple que le nombre des
fonctionnaires des douanes qui est de 1300, pourrait être réduit
dans les mêmes proportions que les taxes indirectes dont ils ont a
poursuivre la perception. De même le nombre des administrateurs
et des commis de résidence serait considérablement réduit. Ce
sont là des questions de personnes très intéressantes. Elles sont de
nature à émouvoir la sollicitude de nos gouvernants qui auraient à
chercher des compensations pour les intérêts lésés. Toutefois ces
considérations soat d'un ordre secondaire quand il s'agit de l'inté-
rêt, de l'existence même de notre domaine colonial.
Mais ces mandarins, dira-t-on. qui auront dans la main l'admi-
nistration des provinces, n'auront-ils pas la tentation de susciter
un soulèvement général? Je n'en crois rien car ils auront une
situation ima indépendante que sous l'administration annamite
elle-même et seront les derniers à vouloir en changer. D'autre
part l'armée m- -«-ait-elle pas là pour parer à toute éventualité de
ce genre.
Si gf&ee à ces importantes réformes nous voulons bien
ouvrir h l'Annamite l'accès des plus hautes fonctions el lui
montrer les égards qui lui sont dus. en même temps que nous
mettrons en valeur par des travaux publics le sol de son pays,
le conviant à participer à nos travaux, si. en un mol. nous
— 178 —
pratiquons la « politique d'association » au lieu de celle de
« vexation et d'humiliation », nous pouvons espérer trouver en
lui un protégé prêt à nous aider, le cas échéant, de tous ses
efforts dans la défense de la liberté que nous lui aurons spon-
tanément rendue. Marchant avec nous la main dans la main,
il retrouvera alors contre nos ennemis communs les beaux
élans qu'il a maintes fois montrés pour reconquérir son indé-
pendance.
En un mot, puisque nous n'avons pas eu la générosité de
convier nos protégés à participer à notre œuvre civilisatrice,
puisque nous n'avons pas eu l'honnêteté de leur laisser dans
le gouvernement de leur propre pays la part qui leur revient
de par les traités, ayons au moins le bon sens de reconnaître
qu'il est de notre intérêt bien entendu d'être pour eux des
protecteurs tels qu'ils ne puissent pas en désirer de meilleurs.
Notre attitude actuelle à l'égard du pauvre Annamite pourrait
prêter à un caricaturiste l'idée de nous peindre sous les traits
d'un gendarme qui débite d'un geste noble et dédaigneux à un
client humblement prosterné de l'opium et de l'alcool qui lui
font faire la grimace. Il faudrait que désormais la France ne
puisse plus être représentée autrement que guidant d'une main
le peuple annamite ôur lequel elle jette un regard de bonté
fraternelle tandis que de l'autre elle tient haut et ferme le
flambeau de la civilisation.
Et pour symboliser cette image dans une formule, cessons
de vouloir une Indo-Chine exclusivement française en faisant
une ridicule abstraction de ses 19 millions d'habitants anna-
mites, mais adoptons nettement la formule de V Indo-Chine
Franco- A nnamite .
Si l'Indo-Chine n'est pas franco-annamite, elle redeviendra
chinoise.
OUVRAGES ET DOCUMENTS CONSULTES
La Quinzaine coloniale.
Arthur Girallt. — Principes de colonisation et de législation
coloniale.
Annales chinoises et annamites.
Capitaine d'ÛLONNE. — La Chine novatrice et guerrière,
Deloncle, député, chargé de missions en Indo-Chine en 1905.
Son rapport.
1,6 Hébisse, député, Rapporteur du budget des colonies en 1905.
Son rapport.
Paul Doumer. — Indo-Chine française.
;
TABLE DES MATIERES
DE
« ANNAM ET INDO CHINE FRANÇAISE »
PREMIÈRE PARTIE
ESQUISSE DE L'HISTOIRE ANNAMITE
CHAPITRE I
AVANT L INTERVENTION DE LA PHANCK
§ 1. — L'Annam, royaume vassal de l'Empire chinois (de 2800 à 111 avant
Jésus-Christ) 3
§2. — L'Annam, province chinoise (de 111 avant J.-C. à 931 après J.-C). 7
3. --Le royaume d'Annam indépendant sous les dynasties des Dinh
(968 à 980), des Le antérieurs (981 à 1010), des Le postérieurs (1010 à
1226), des Trân (1226 à 1402) et des Hô (1402 à 1407) jusqu'à l'occupa-
tion chinoise de 1407 {{
§4. — Nouvelle occupation chinoise ^1407 à 1428). Guerre de l'Indépen-
dance (1418 à 1428). Dynastie des Le postérieurs (1428-1527). Dynastie
usurpatrice des Mac (1527-1592). Rétablissement des Le postérieurs.
Les rois fainéants (1600 à 1791) qui régnent sur l'Annam pendant que
leurs maires du Palais gouvernent, les princes Trinh au Tonkin et les
seigneurs Nguyên en Cochinchine. Conquête définitive du Ciampa par
les Annamites (1650). Absorption du Cambodge par les Annamites
(1658 à 1758) 14
$ 5. — Révolte des Ta y Son (1777 à 1701). Fondation de l'empire d'An-
nam sous la dynastie dos Nguyên (1801). Révolte des Tay Pinh (1856).
Difficultés qui amenèrent notre intervention en Cochinchine en 1859. 19