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Full text of "Apologie du christianisme au point de vue des moeurs & de la civilisation"

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Brigham  Young  University 


DANIEL   C.  JACKLING    LIBRARY 

IN   THE 

FIELD   OF   RELIGION 


APOLOGIE  DU  CHRISTIANISME 


AU   POINT   DE   VUE 


DES  MŒURS  &  DE  LA  CIVILISATION 


VII 


LA  OrESTION  SOCIALE  ET  L'ORDRE  SOCIAL 


ou 


LNSTITUTIONS  DE  SOCIOLOGIE 


^V/é^^R.  p.  Albert  Maria  WEISS 


DE  L  ORDRE  DES  FRERES-PRÊGHEURS 


M 


AU    POINT    DE    VUE 


DES  MŒURS  &  DE  LA  CIVILISATION 

Traduite  de  rallemand  sur  la  2®  édition 

PAR 

L'Abbé  Lazare  GOLLIN 

PROFESSEUR  A  L'ÉCOLE   SAINT-FRANÇOIS-DE-SALES   DE  DIJON 

Avec  la   collaboration   de   M.    J.    MI  G  Y,   professeur   à   Dijon 


VII 


U  Wmm  SOCIALE  et  lordre  miai 


ou 


INSTITUTIONS  DE  SOCIOLOGIE 


DELHOMME   ET   BRIGUET,    ÉDITEURS 


PARIS 
88,  rue  de  Rennes, 


LYON 

3,  avenue  de  l'Archevêché,  3 


SetUe  traduction  française  autorisée  et  revue  par  l'auteur 


7r 


k.m  Y 


^GrtlA^.. 


-ny-r 


INTRODUCTION 


i.  Manque  d'intelligence  pour  les  grands  devoirs  politiques  et  les 
questions  sociales.  —  2.  Fautes  et  obligations  des  théologiens 
catholiques  relativement  à  la  question  sociale.  —  3.  Le  devoir  de 
l'heure  actuelle  est  la  rénovation  de  la  société.  —  4.  La  science 
sociale.  —  5.  Importance  de  la  science  sociale  en  face  du  socia- 
lisme. —  6.  Vers  quel  avenir  marchons-nous?  —  7.  Moyens  de 
succès. 


Si  nous  avions  le  pouvoir  de  réaliser  à  notre  fi;ré  cha-    ,1--.^^°'^'^® 

^  ^  u'mtelligeûce 

cun  de  nos  désirs,  et  de  faire  présent  à  la  génération  ac-  KSpomi- 
tuelle  d'une  de  ces  choses  dont  l'absence  lui  est  préju-  quSns^so- 
diciable,    nous  ne   choisirions  pas   en  dernier  lieu  la  ^'^'®^' 
perspicacité  politique  et  l'intelligence  du  bien  commun. 
Le  manque  de  l'une  et  de  l'autre  fait  souffrir  notre  épo- 
que plus  que  de  mesure.  Plus  nous  entendons  parler 
politique,  plus  le  mot  d'état  vient  frapper  nos  oreilles, 
moins  nous  rencontrons  ce  qui  fait  le  grand  politique  et 
l'homme  d'état. 

Ce  n'est  pas  pur  hasard  que  nous  n'avons  plus  des 
orateurs  publics  comme  Burke  et  Pitt,  des  historiens 
comme  Thucydide  et  Tacite,  ou  même  seulement  com- 
me Niehbur  et  Macaulay.  La  cause  en  est  tout  entière 
dans  la  tendance  et  dans  la  direction  intellectuelle  de 
l'époque.  Un  Ranke  n'a  d'intelligence  que  pour  les  in- 
trigues de  cour  et  les  subtilités  diplomatiques.  Soup- 
çonnant à  peine  l'existence  de  ce  qu'on  appelle  le  Peuple, 
il  ignore  complètement  celle  de  la  Société.  Il  est  facile  , 
après  cela,  de  comprendre  à  quels  développements  his- 
toriques ces  hypothèses  peuvent  donner  naissance. 

Il  en  est  de  même  dans  les  autres  domaines  de  la 


6  INTRODUCTION 

science  et  de  la  vie.  Trop  fréquemment  l'économie  poli- 
tique n'est  qu'un  désert  aride,  où  Ton  marche  des  jour- 
nées entières,  à  travers  d'incommensurables  plaines  de 
chiffres,  et  de  maigres  broussailles  de  prétendues  lois 
et  de  formules  vides,  sans  pouvoir  trouver  l'oasis  d'une 
grande  pensée  sociale.  La  presse  actuelle,  nous  préfé- 
rons la  passer  sous  silence.  Le  droit  social,  le  droit  po- 
litique, le  droit  international,  sont  traités  presque  exclu- 
sivement au  point  de  vue  des  intérêts  de  clocher,  par 
les  parlements  qui  en  font  des  questions  de  parti.  Le 
plus  grand  travail  législatif  moderne  lui-même,  le  projet 
d'un  code  civil  allemand,  ne  tient  non  seulement  aucun 
compte  des  besoins  sociaux  de  l'époque;  mais,  par  sa 
propension  aux  plus  pures  tendances  dissolvantes  et 
capitalistiques  de  l'école  de  Manchester,  il  ne  suit  ni 
plus  ni  moins  qu'une  voie  anti-sociale.  Et,  ce  qu'il  y  a 
de  plus  affligeant,  c'est  qu'aujourd'hui,  à  la  fin  du 
XIX'  siècle,  il  se  trouve  des  jurisconsultes  qui,  pour  le 
défendre  contre  ce  reproche,  soutiennent  que  le  droit 
privé  n'a  pas  pour  but  de  s'occuper  de  la  société  ;  des 
jurisconsultes  qui  osent  combattre  l'idée  on  ne  peut  plus 
importante  de  la  tache  sociale  du  droit  privé,  et  qui  en- 
lèvent ainsi  au  monde  toute  espérance  devoir  triompher 
des  vues  salutaires  (1)  ;  des  représentants  de  cette  opi- 
nion restrictive  du  droit  et  de  son  interprétation  qui, 
pour  parler  comme  Gneist,  «  a  paralysé  et  fractionné 
l'état  tout  entier  »  (2).  Les  hommes  d'état  eux-mêmes 
donnent  plus  d'une  fois  l'exemple  aux  esprits  peu  culti- 
vés, en  traitant  les  points  les  plus  importants  du  droit 
public  et  de  la  morale  publique,  avec  une  étroitesse  et 
une  bassesse  de  vues  qui  choquent  l'homme  du  vulgaire. 
A  quoi  bon  leur  faire  remarquer  qu'un  des  périls  les 
plus  pressants  de  l'époque  est  le  libre  cours  laissé  à  la 


(1)  Zusammcnstellung  der  giUachtlichen  A.eusse?mngen  zu  dem  Entivurf 
eines  bilrgerlichen  Gesetzbuches.  Gefertigt  im  Reichs-Justizamt.  Ber- 
lin 1890, 1,  619. 

(2)  Gneist,  Rechtsstaat  (1)  157. 


INTRODUCTION  i 

tendance  absolutiste  du  droit  public  et  à  la  tendance 
individualiste  du  droit  privé,  en  d'autres  termes  au  Li- 
béralisme ?  Pourquoi  dire  que  la  législation  doit  sacrifier 
sans  pitié  son  inclination  pour  le  partage  inégal  des 
charges  et  des  obligations,  et  pour  l'étouffement  du 
sentiment  de  l'unité  et  de  l'action  commune  ?  Pour- 
quoi en  un  mot  cette  tendance  qui  la  porte  vers  un  mor- 
cellement violent  de  la  société?  A  quoi  bon  crier  qu'il 
est  grand  temps  de  faire  sortir  d'un  isolement  inten- 
tionnel l'économie  politique,  la  jurisprudence  et  la  poli- 
tique ?  A  quoi  bon  faire  toucher  du  doigt,  que  la  liberté 
accordée  à  l'usure,  aux  accaparements,  aux  «  rings -f), 
au  morcellement  des  propriétés  ;  que  la  permission  de 
jouer  à  la  bourse,  et  de  fonder  des  sociétés  dans  un 
but  de  spéculation  ;  que  le  manque  de  protection  des 
faibles  contre  l'excès  d'une  concurrence  effrénée  ;  que 
la  liberté  sans  limites  ébranlent  le  crédit  général,  cor- 
rompent la  morale  publique  et  mettent  la  société  dans 
un  élat  constant  de  surexcitation  nerveuse  et  de  con- 
vulsion? Autant  de  choses  qui  impressionnent  si  peu 
ces  hommes  d'état,  qu'on  serait  presque  tenté  de  croire 
qu'ils  désirent  tous  ces  maux,  afin  de  mieux  continuer 
leur  politique  de  perplexité  et  de  frivolité,  et  de  pou- 
voir se  bercer  d'autant  plus  commodément  dans  leur 
balançoire,  que  les  partis  se  chicanent  davantage  entre 
eux.  C'est  seulement  si  le  fils  d'un  ministre  se  brûle  la 
cervelle,  par  désespoir  d'avoir  ruiné  sa  famille,  ou  si  un 
de  ces  grands  Messieurs  voit  ses  économies  disparaître 
dans  ]e  krach  d'une  banque  ;  c'est  seulement  quand  des 
considérations  de  droit  privé  et  des  intérêts  personnels 
les  touchent,  qu'ils  commencent  à  ouvrir  les  yeux  pen- 
dant quelques  heures. 

Ainsi  nous  avons  donné  l'explication  de  cette  situa- 
tion affligeante. 

Placés  en  dehors  de  toute  connexion  avec  la  société, 
nous  ne  sentons,  ni  ne  pensons  plus  avec  elle.  Depuis 
que  l'Etat  a  fait  de  nous  ses  pensionnaires,  pour  ainsi 


8  INTRODUCTION 

dire,  tous  nous  sommes  atteints  par  les  terribles  paro- 
les que,  dans  un  moment  d'irritation,  le  baron  de  Stein 
a  lancées  contre  l'odieux  mécanisme  de  la  bureaucratie  ! 
«  Ce  sont  des  lettrés  stipendiés,  sans  intérêt,  sans  pro- 
priété, et  rien  de  plus.  Qu'il  pleuve  ou  que  le  soleil  brille  ; 
que  la  prospérité  publique  monte  ou  baisse  ;  qu'on  dé- 
truise les  vieux  droits,  les  droits  traditionnels,  ou 
qu'on  les  laisse  subsister  ;  qu'on  fasse  de  tous  les  pay- 
sans des  manœuvres  ;  qu'on  remplace  la  sujétion  en- 
vers le  seigneur  par  le  servage  à  l'endroit  des  juifs  et 
des  usuriers,  c'est  le  moindre  de  leurs  soucis  ».  Et  le 
baron  de  Stein  a  raison.  Tout  cela  ne  nous  inquiète  pas, 
parce  que  nous  ne  savons  ni  nous  associer  pour  le  tra- 
vail, ni  pâtir  en  commun.  C'est  pourquoi  l'intérêt  que 
nous  pourrions  retirer  d'une  telle  situation  s'est  éva- 
noui, et  avec  lui  a  disparu  le  coup  d'œil  qui  nous  per- 
mettrait de  l'envisager.  Nous  manquons  d'intelligence 
pour  les  intérêts  du  tout.  Là  où  le  cœur  est  devenu  étroit, 
là  aussi  l'œil  a  perdu  de  son  acuité.  Aussi  que  se  pro- 
duit-il? C'est  qu'en  dépit  de  tous  les  progrès  dont  nous 
nousgloritions,  nous  continuons  toujours  de  vivre  com- 
plètement selon  l'esprit  du  Rationalisme  et  du  vieux  Li- 
béralisme, considérant  chaque  événement  du  passé  et 
chaque  devoir  du  temps  présent,  comme  des  apparitions 
isolées  dans  le  monde,  et  n'ayant  qu'un  seul  but,  celui 
de  nous  être  utiles  à  nous  personnellement  et  au  parti 
auquel  nous  appartenons. 

Ainsi  nous  envisageons  les  personnes,  le  droit  con- 
cernant la  propriété,  toutes  les  libertés,  pour  lesquelles 
nous  n'avons  pas  assez  de  paroles,  la  question  sociale, 
les  questions  de  mariage  et  d'école,  le  droit  privé,  le 
droit  public  lui-même,  ainsi  la  législation  dans  toute 
son  étendue.  Mais  que  toutes  ces  choses  aient  des  rap- 
ports avec  des  réalités  qui  les  dépassent  de  beaucoup  ; 
qu'avec  chacune  d'elles,  on  arrache  ou  on  ajoute  une 
pierre  au  grand  édifice  du  monde  ;  que  le  tout  doive 
s'effondrer  si  on  ébranle  ou  démolit  les  parties  isolées 


INTRODUCTION  9 

qui  le  constituent  ;  que  l'ordre  du.  monde  ait  déjà  été 
troublé  plus  d'une  fois  parce  qu'on  ne  voulait  pas  croire 
à  cette  dépendance  nécessaire  (1),  c'est  à  peine  si  nous 
y  pensons.  Il  nous  manque  sinon  l'idée,  du  moins  la 
notion  précise  des  grands  rapports  qui  doivent  exister 
entre  les  individus  et  le  tout  ;  il  nous  manque,  en  un 
mot,  le  sentiment  et  l'intelligence  de  l'importance  d'une 
société  fortement  unie. 

Un  exemple  frappant  de  tout  ceci,  sans  parler  d'au- 
tres tendances  économiques  qui  nous  touchent  de  bien 
plus  près,  est  le  système  protectionniste  dans  la  forme 
sous  laquelle  Frédéric  List  l'a  développé.  Nous  citons 
ce  nom  parce  que,  parmi  tous  les  autres  économistes 
marquants,  il  fut  celui  qui  caressa  le  plus  l'idée  d'un 
organisme  embrassant  l'humanité  tout  entière.  Néan- 
moins, il  a  basé  son  enseignement  sur  ces  principes  : 
un  peuple,  au  début  de  son  développement  économique, 
doit  revendiquer  tant  qu'il  est  faible  la  liberté  complète 
pour  l'écoulement  de  ses  produits  ;  puis,  quand  ce  peu- 
ple a  grandi  et  s'est  fortifié,  au  point  de  pouvoir  se  suf- 
fire à  lui-même  par  sa  propre  activité  industrielle,  c'est 
alors  qu'il  doit  fermer  son  commerce  aux  étrangers  par 
le  protectionnisme  ;  enfin,  c'est  seulement  lorsqu'il  est 
devenu  si  puissant  qu'il  n'a  plus  à  craindre  la  concur- 
rence étrangère,  qu'il  peut  de  nouveau  ouvrir  ses  bar- 
rières. 

Quelle  adresse  merveilleuse  dans  cet  égoïsme  !  Quel 
talent  d'exploitation,  que  de  faire  publiquement  abs- 
traction complète  de  toute  obligation  sociale  des  peuples 
pris  isolément,  et  de  l'égalité  de  tous  !  Quelle  aberration 
de  n'y  point  penser,  peut-être  !  Comme  si  tous  les  peu- 
ples avaient  été  créés  pour  se  laisser  donner  des  lois 
par  un  peuple  idéal  !  des  lois  qui  leur  seraient  préjudi- 
ciables à  tous  et  avantageuses  à  lui  seul  !  Mais  ces  sub- 
tilités sont  trop  fines  pour  avoir  des  chances  de  succès. 

(1)  Tocqueville,  V ancien  régime  et  la  Révolution^  (7),  123  sq.  145. 


10  INTRODUCTION 

Elles  nous  montrent  jusqu'où  est  tombée  la  pensée  que 
tous  les  membres  de  l'humanité  dépendent  les  uns  des 
autres,  sont  obligés  à  des  services  réciproques,  par 
conséquent  la  grande  pensée  de  la  solidarité  univer- 
selle, et  du  caractère  organique  de  la  société  tout  en- 
tière* 
e/obTgaSns  Réveillcr  cette  importante  idée,  la  faire  revivre  dans 
cS-  les  cœurs,  est  un  des  devoirs  les  plus  impérieux  de  l'é- 


des      théolo 

giens 

ques  relative- 


ment   à    la  poque.  C  est  une  dette  dont  doivent  s  acquitter  tous  ceux 

question    so-  .  .    ,  ,  .•  j  •  •    t  t    l 

ciaie.  qui  Ont  a  cœur  la  conservation  de  ce  qui  existe,  et  la 

restauration  de  ce  qui  est  tombé  :  hommes  d'état,  re- 
présentants des  peuples,  jurisconsultes,  publicistes, 
théologiens.  Et  ceux-ci  ne  doivent  pas  venir  au  dernier 
rang,  car  nous  n'hésitons  pas  à  avouer  qu'en  cette  ma- 
tière, nous  aussi,  nous  avons  plus  d'une  négligence  à 
réparer.  C'est  ajuste  titre  que  nous  accusons  l'ensei- 
gnement et  la  philosophie  du  droit  des  siècles  derniers, 
d'avoir  séparé  le  droit  de  la  morale  et  de  la  religion,  et 
d'avoir  ainsi  posé  la  base  du  morcellement  et  de  l'isole- 
ment que  nous  venons  de  blâmer  ;  mais  nous  avouerons 
volontiers  qiie,  d'un  autre  côté,  nous  nous  sommes  trop 
détournés  du  droit,  que  nous  l'avons  trop  abandonné  à 
lui-même,  comme  une  force  à  tout  jamais  déchristiani- 
sée. Par  bonheur,  la  théologie  morale  ne  nous  permet 
pas  d'éviter  complètement  l'étude  du  droit  privé,  quoi- 
qu'en  cette  matière,  nous  puissions  apporter  une  atten- 
tion plus  grande  au  droit  commercial  et  au  droit  d'é- 
change. Mais  nous  admettons^  sans  restriction  aucune, 
que  longtemps  nous  avons  bien  trop  négligé  le  droit  pu- 
blic, dont  plus  d'une  partie,  comme  le  droit  criminel  et 
le  droit  de  procédure  nous  touche  de  si  près,  et  surtout 
le  droit  politique,  le  droit  international  et  le  droit  social. 
Encela,  nous  devons  suivre  les  exemples  de  nos  grands 
vieux  théologiens,  de  saint  Thomas  en  particulier,  dont 
le  coup  d'œil  politique,  et  l'habileté  à  mettre  en  relief 
les  rapports  de  chaque  question  de  morale  privée  avec  le 
bien  public^  produisent  une  admiration  qui  grandit  cha- 


INTRODUCTION  1  1 

que  jour,  à  mesure  qu'on  le  cultive  davantage.  Celte 
tâche  est  aussi  plus  facile  au  chrétien  catholique  qu'à 
n'importe  qui.  Il  faudrait  que  quelqu'un  eut  abandonné 
complètement  son  Église,  s'il  avait  laissé  s'échapper  de 
son  esprit  les  idées  d'unité,  de  disposition  organique  et 
d'obligation  commune,  liant  le  genre  humain  tout  entier. 
Mais  il  faut  de  plus  nous  représenter  ces  idées  dans  toute 
leur  clarté  et  dans  toute  leur  justesse,  à  nous  d'abord, 
puis  à  tous  ceux  sur  lesquels  nous  pouvons  avoir  quel- 
que influence. 

C'est  là  une  des  grandes  tâches  que  le  spectacle  de  la 
question  sociale  nous  recommande  à  un  double  titre. 
On  peut  se  demander  s'il  ne  serait  pas  opportun  de  fon- 
der, dans  quelque  Université,  une  chaire  d'apologétique, 
dans  le  but  spécial  de  s'occuper  de  la  question  sociale, 
et  de  traiter  cet  important  sujet  avec  toute  la  profondeur 
que  l'exige  la  situation  actuelle.  Mais  ce  qui  est  encore 
plus  important,  c'est  de  rendre  les  idées  dont  il  s'agit, 
tellement  universelles,  de  les  mettre  si  bien  à  la  portée 
de  chacun,  qu'elles  s'incarnent  en  nous  tous  et  qu'elles 
dominent  toutes  nos  paroles  et  toutes  nos  actions.  C'é- 
taient elles  qui,  jadis  dans  des  jours  meilleurs,  ani- 
maient nos  grands  papeS;,  et  leur  inspirait  cette  force 
réformatrice  et  unifiante,  dont  l'histoire  donne  d'écla- 
tants témoignages.  Ce  ne  fut  pas  leur  adresse  diploma- 
tique qui  leur  assura  l'influence  dont  ils  jouirent,  mais 
leur  coup  d'œil  politique,  leur  action  sociale,  leur  esprit 
éminemment  catholique.  Grâce  à  Dieu,  nous  pouvons 
nous  glorifier  de  voir  en  Léon  XIII  un  pape  qui,  sur  ces 
matières,  rappelle  les  jours  les  plus  beaux  de  l'Eglise. 
Dieu  veuille  toujours  donner  à  cette  Eglise  des  pasteurs 
(ivs  que  l'exigent  les  besoins  des  temps  ! 

Une  nécessité  qui  s'impose  à  l'heure  actuelle,  c'est  de  vofr'dirheuîê 
comprendre  à  nouveau  que  l'humanité ,  en  tant  que  for-  féiovauof  de 
mant  un  tout,  ne  peut  se  maintenir  saine  et  vigoureuse, 
autrement  que  par  le  droit  et  le  devoir,  la  morale  et  la 
religion,  le  sacrifice  et  l'action  d'ensemble  de  chacun 


1 2  INTRODUCTION 

des  membres  qui  la  composent.  Depuis  un  siècle,  elle 
ne  fait  qu'entendre  les  mots  de  liberté,  d'indépendance 
et  d'autonomie.  Le  Libéralisme,  son  ennemi,  a  exploité 
complètement  à  son  profit  cette  période  pendant  laquelle 
il  a  régné  en  maître.  Lui-même  doit  le  reconnaître.  11 
s'est  engraissé  aux  dépens  de  la  société  dont  il  n'est  plus 
resté  quele  squelette,  et  voilà  que  ce  squelette  se  désa- 
grège de  plusieurs  côtés,  et  commence  à  tomber  en 
morceaux.  Pour  le  coup,  il  est  temps,  et  grand  temps 
de  mettre  un  terme  à  ses  envahissements  et  de  réparer 
les  ravages  qu'il  a  causés,  si  toutefois  ils  sont  encore  ré- 
parables. 

Ces  ravages,  on  les  comprend  tous  aujourd'hui  sous 
le  nom  de  «  Question  sociale  ».  Sans  peut-être  s'en  dou- 
ter, les  hommes  ont  choisi  le  mot  qui  rend  le  mieux 
la  maladie  de  notre  époque.  Oui,  tout  souffre,  non  seu- 
lement la  vie  économique,  la  vie  politique  et  la  vie  mo- 
rale, mais  la  société  elle-même.  Et  on  est  pareillement 
dans  le  vrai,  quand  on  dit  que  le  devoir  le  plus  pressant 
de  l'époque  est  «  la  solution  de  la  question  sociale  ».  ïl 
ne  s'agit  pas  seulement  de  rétablir  la  justesse  des  rap- 
ports économiques,  et  de  rendre  saines  les  situations 
politiques  ;  il  ne  s'agit  pas  seulement  du  renouvellement 
de  la  famille  et  de  l'éducation  ;  il  ne  s'agit  pas  seulement 
de  relever  la  morale  et  la  religion,  quoique  toutes  ces 
nécessités  se  fassent  sentir,  mais  il  s'agit  de  régénérer 
la  société. 
ce'sTchlfe^^'^'  Ces  mots  :  «  Question  sociale '>^  sont,  nous  le  savons, 
tombés  en  déconsidération.  Mais  la  faute  n'en  est  pas 
seulement  aux  sociahstes,  coupables  de  les  avoir  cons- 
tamment sur  les  lèvres.  Elle  retombe  peut-être  encore 
davantage  sur  ces  savants  qui,  pendant  toute  leur  vie, 
ont  pris  à  tâche  d'introduire  dans  le  domaine  des  autres 
sciences,  la  sociologie  comme  étant  la  base  ou  le  dernier 
mot  de  toutes  les  branches  du  savoir.  Cette  entreprise, 
il  est  vrai,  n'est  pas  complètement  nouvelle  ;  elle  n'est 
qu'une    résurrection  des   tendances  bien    connues  de 


INTRODUCTION  \  3 

Hobbes  et  de  Rousseau.  Les  modernes,  Comte,  Herbert 
Spencer  et  ses  disciples,  Post,  Glumplowicz  et  beaucoup 
d'autres,  se  distinguent  de  leurs  devanciers  seulement 
en  ce  qu'ils  mélangent  dans  le  ferment  des  hypothèses 
les  plus  risquées  de  la  philosophie  du  droit,  inventées 
par  ces  derniers,  tout  ce  que  l'Évolulionisme  panthéis- 
tique  de  Hegel,  le  Matérialisme  de  Darwin,  l'Ethnologie 
moderne  et  l'Histoire  de  la  civilisation,  ont  émis  de  plus 
monstrueux  et  de  plus  indigne  de  l'homme.  Ainsi  est 
née,  de  cette  prétendue  science  sociale,  une  caricature 
de  ce  qu'on  appelait  jadis  la  Philosophie  de  l'histoire. 
C'est  un  amalgame  scientifique  exhalant  une  odeur  de 
gibier  faisandé,  et  dans  lequel  on  flaire  une  origine 
anglaise,  vu  les  crudités,  les  bizarreries  et  les  ingénieu- 
ses fadaises  qu'il  contient. 

Nous  ne  nierons  cependant  pas  le  mérite  de  cette  ten- 
dance. En  jetant  dans  un  vase  tout  ce  que  notre  époque 
sait  et  ne  sait  pas,  et  en  remuant  cette  cuisine  de  sor- 
cière, en  présence  de  laquelle  le  monde  demeure  inter- 
dit, selon  le  mot  de  Bastian,  elle  a  au  moins  produit  un 
bien,  celui  de  dirigerlesregards  vers  de  larges  horizons. 
Auparavant,  le  monde,  dans  son  étroitesse  de  vues,  ne 
cherchait  que  trop  volontiers  et  trop  exclusivement  les 
causes  des  maux  dont  souffre  la  société,  et  les  moyens 
de  guérison,  dans  un  rayon  trop  limité.  Nous  savons 
particulièrement  gré  à  Herbert  Spencer  d'avoir  appuyé 
d'une  façon  si  expresse,  dans  son  Introduction  à  la 
science  sociale,  sur  la  dépendance  intime,  qui,  dans  la 
vie  sociale,  existe  entre  les  faits  les  plus  éloignés.  Car, 
en  réalité,  on  ne  peut  jamais  assez  attirer  l'attention  de 
ce  côté.  Qui  sait  si  ce  n'est  pas  une  fausse  doctrine  ayant 
pris  naissance  en  Angleterre,  qui  manifeste  actuelle- 
ment ses  effets  dans  les  lois  que  Tltalie  se  donne,  ou 
dans  les  mesures  économiques  qui  minent  la  Hongrie? 
Souvent  des  choses  purement  intellectuelles  ont  une 
grande  influence  sur  la  réglementation  des  questions 
matérielles.  Personne  ne  doute  que  la  sanctification  du 


\  4  INTRODUCTION 

dimanche,  la  hausse  et  la  baisse  de  la  morale  publique, 
l'empire  sur  soi,  la  chasteté,  la  tempérance,  la  diminu- 
tion du  luxe,  la  manière  d'envisager  l'argent,  le  revenu 
et  l'usure  sont  de  la  plus  grande  importance  pour  l'a- 
mélioration ou  le  dépérissement  des  situations  écono- 
miques. C'est  un  mérite  qui  revient  incontestablement 
à  ce  nouveau  courant  intellectuel,  d'avoir  attiré  l'atten- 
tion sur  les  biens  sociaux^  ou,  comme  dit  Carey,  sur  la 
simplicité  et  l'unité  des  lois  de  la  nature,  points  impor- 
tants sur  lesquels  le  monde  passe  la  plupart  du  temps 
sans  les  remarquer. 

Cette  tendance,  il  faut  l'avouer  aussi,  s'est  efforcée  de 
faire  ressortir  davantage  le  motd'«  organisme  ».  Mais 
la  preuve  qu'elle  était  bien  peu  pénétrée  du  sens  de  ce 
mot,  nous  est  donnée  par  Eisenhart  etSchaeffle.  Comme 
on  le  sait,  ces  deux  hommes  l'ont  rendu  presque  ridicule 
en  exécutant  l'image  du  corps  humain,  jusque  dans  ses 
plus  petits  détails.  Ils  ont  montré  par  là  que,  par  «  or- 
ganïsme  »,  ils  comprenaient  seulement  une  organisation 
extérieure  et  non  la  vie  intérieure.  Tout  dépend  de  là 
cependant.  Par  société,  nous  devons  entendre  toute  l'hu- 
manité qui  vit  actuellem.ent,  celle  qui  a  déjà  disparu  de 
la  scène  du  monde,  et  celle  qui  viendra  un  jour  nous 
remplacer.  Il  est  on  ne  peut  plus  juste  de  rattacher  à 
cette  idée  l'histoire  universelle,  depuis  l'origine  du 
monde  jusqu'à  la  fin,  aussi  bien  que  l'ensemble  des 
hommes  qui  peuplent  aujourd'hui  la  terre.  Rien  n'em- 
pêche que  les  doctrines  et  les  actes  des  générations  qui 
ont  vécu  il  y  a  un  siècle,  aient  eu  plus  d'influence  sur  la 
physionomie  de  la  situation  actuelle,  que  les  hommes 
qui  sont  aujourd'hui  à  la  tête  du  mouvement  et  qui  don- 
nent le  ton.  Et  si  le  succès  des  idées  que  nous  essayons 
de  répandre  aujourd'hui,  n'est  pas  très  considérable  en 
apparence,  ce  n'est  pas  une  raison  pour  nous  découra- 
ger, car  il  peut  parfaitement  se  faire  qu'elles  portent 
leurs  fruits,  quand  nous  aurons  déjà  depuis  longtemps 
disparu  du  nombre  des  vivants. 


INTRODUCTION  ]  5 

Mais  si  d'un  côté,  nous  devons  étendre  l'idée  de  so- 
ciété, dans  le  temps  et  dans  Tespace,  aussi  loin  qu'il  y 
a  des  hommes,  qu'il  y  en  a  eu  et  qu'il  y  en  aura,  d'un 
autre  côté  il  faut  nous  restreindre  et  ne  compter  qu'avec 
l'humanité  réelle.  La  sociologie  s'arrête  là  où  les  choses 
ne  se  passent  plus  d'une  manière  humaine,  où  l'on  nous 
entretient  d'idées  fantastiques  dont  on  ne  peut  dire  si 
elles  sont  le  fruit  d'hallucinations.  Loin  de  nous  cepen- 
dant la  pensée  de  nier  l'influence  de  puissances  supé- 
rieures invisibles,  et  surtout  l'action  de  Dieu  sur  la  so- 
ciété. L'homme  n'est  pas  tellement  maître  de  lui-même 
ni  de  l'histoire,  qu'il  puisse  tout  faire  par  ses  propres 
forces.  Dans  son  activité  toute  entière,  et  dans  tous  les 
développements  de  sa  culture,  il  dépend  autant  de  Dieu 
et  de  la  nature  que  lui-même,  être  actif  et  libre,  estle 
maître  de  ses  actes  et  de  son  histoire.  Comme  nous  le 
verrons  plus  loin,  c'est  par  l'action  d'ensemble  de  ces 
trois  causes  que  s'explique  l'origine  de  l'état  et  la  mar- 
che de  l'histoire  du  monde.  Une  marque  de  la  direction 
divine  est  précisément  que  rien  ne  se  fait  sans  l'homme, 
et  rien  par  l'anéantissement  de  l'homme  ;  qu'au  contraire 
tout  se  fait  par  l'intermédiaire  de  l'homme  libre.  Par  là 
s'expliquent  la  formation  et  la  tâche  de  la  société. 

Avec  cette  évolution  panthéistique  effrénée  et  sinistre, 
en  vertu  de  laquelle,  comme  on  l'a  dit  avec  raison,  l'hu- 
manité devient  un  polypier  ;  avec  cet  échaffaudage  histo- 
rique dont  le  chancelier  Millier  a  donné  l'exemple,  lui 
qui  considérait  l'histoire  comme  un  simple  magasin  de 
faits  destinés  à  être  exploités  par  la  politique,  le  monde 
ne  peut  marcher.  Supposé  qu'on  arrête  un  plan  de  science 
sociale,  capable  de  procurer  une  vraie  utihté,  cette 
science  doit  compter  avec  les  hommes  réels,  leurs  apti- 
tudes réelles,  les  formes  réelles  de  leur  activité  libre,, 
avec  l'histoire  réelle,'  le  droit  réel,  la  famille  réelle,  l'état 
réel,  avec  les  obligations  réelles  de  sociabilité,  de  soli- 
darité^ de  morale  et  de  religion. 

De  tous  ces  points,  le  droit  réel  nous  paraît  être  le 


1 6  INTRODUCTION 

plus  important.  Une  science  sociale  qui  n'a  comme  point 
de  départ  ni  les  faits  historiques,  ni  les  institutions  tra- 
ditionnelles existantes,  ni  d'exactes  notions  de  droit,  ou 
bien  une  science  sociale  qui  les  évite,  mérite  à  peine  une 
minute  d'attention.  Nous  ne  comprenons  vraiment  pas 
comment  des  hommes  qui  s'occupent  de  politique  so- 
ciale, des  conservateurs  pleins  de  bonnes  intentions, 
croient  pouvoir  suffire  à  leur  tâche,  s'ils  font  abstraction 
des  formules  sacrées  du  droit,  ainsi  que  des  idées  et  des 
organisations  héréditaires,  ou  s'ils  s'imaginent  attein- 
dre d'autant  plus  facilement  leur  fin,  qu'ils  se  déclarent 
davantage  contre  le  droit,  la  tradition  et  les  désirs  du 
peuple  fondés  sur  l'histoire.  C'est  pourquoi,  plus  nous 
devons  désirer  que  tous  ceux,  dont  le  devoir  est  de  con- 
tribuer, parla  parole  et  par  l'action,  à  la  transformation 
des  choses,  portent  leurs  regards  au  delà  de  la  sphère 
étroite  de  l'individu,  des  partis  et  de  l'État,  c'est-à-dire 
sur  l'humanité  tout  entière  et  son  histoire,  plus  aussi, 
il  est  nécessaire  d'insister  sur  l'importance  de  tenir 
compte,  dans  le  renouvellement  de  la  société,  des  parti- 
cularités autorisées  et  des  traditions  de  toutes  les  sphères 
quelles  qu'elles  soient,  classes,  corporations,  commu- 
nes, districts,  états,  pourvu  que  la  chose  soit  possible. 
Dieu  veuille  préserver  le  monde  d'une  transformation, 
ou  pour  mieux  dire  d'une  révolution  telle  que  celle  dont 
le  Socialisme  a  conçu  le  plan,  d'une  disparition  de  tout 
souvenir  du  passé,  d'un  nivellement  qui  ne  laisse  plus 
subsister  aucune  différence,  bref  d'une  rénovation  à 
côté  de  laquelle  le  talent  niveleur  delà  Révolution  fran- 
çaise n'était  qu'un  jeu  d'enfant  !  Malheureusement,  il  y 
a  déjà  des  siècles  qu'on  travaille  à  cette  idée  du  radica- 
lisme. L'introduction  du  droit  romain  au  XV^  siècle  en 
marque  l'apparition  ;  et  elle  fut  poussée  avec  une  telle 
énergie,  que  jamais  nous  n'en  effacerons  complètement 
les  traces. 

Dans  la  dernière  moitié  du  siècle  dernier,  l'huma- 
nité fit  un  pas  de  plus  sur  la  route  alors  suivie.  Voulant 


INTRODUCTION  1 7 

établir  un  nouvel  ordre  de  choses,  et  particulièrement 
un  droit  constitutionnel  dans  le  monde  entier^  elle  cher- 
cha des  modèles  chez  tous  les  peuples  ayant  quelque 
teinture  de  civilisation,  même  en  Chine,  mais  avec  une 
préférence  marquée  en  Angleterre.  Maintenant,  cet  im- 
mense domaine  ne  suffît  plus  à  la  prétendue  civilisation 
de  l'époque;  c'est  pourquoi  l'Histoire  des  civilisations 
comparées^  et  principalement  la  Science  du  droit  font 
des  recherches  sur  les  tribus  les  plus  sauvages,  sur  les 
prétendus  peuples  de  nature,  sur  les  créations  d'une 
imagination  plus  sauvage  encore,  sur  les  hommes  pri- 
mitifs et  sur  les  hommes-singes,  pour  y  puiser  des  do- 
cuments concernant  l'organisation  d'une  nouvelle  So- 
ciété. 

Vu  tout  cela,  nous  devons  donc  nous  cramponner  à 
oOut  ce  qui  nous  reste  encore  de  souvenirs  nationaux, 
'Our  les  conserver  et  les  rajeunir.  11  n'est  pas  néces- 
aire  d'approuver  les  jugements  réprobateurs  exagérés 
t  non  justifiés,  qu'on  a  portés  sur  le  droit  romain,  pour 
omprendre  que  l'appréciation  exacte  de  ce  qui  appar- 
ent à  la  réorganisation  de  notre  vie  sociale,  ne  peut 
apprendre  que  dans  notre  droit  domestique,  lequel 
oit  de  nouveau  trouver  son  contrepoids  dans  l'idée 
unité  telle  que  la  comprend  le  droit  romain  (1).  Dieu 
uille  que  le  Code  universel  projeté  tienne  compte  de 
t  appel  de  l'époque,  et  ne  nous  arrache  pas  irrévo- 
jiblement  les  derniers  vestiges  de  l'existence   natio- 
nixle  1  Si  la  chose  se  passait  en  grand  ici,  comme  elle 
»  est  passée  jadis  dans  le  code  Wurtembergeois,  l'unité, 
4ui  certes  a  ses  avantages^  serait  trop  chèrement  payée. 
l'our  que  cette  œuvre,  dont  la  partie  esf  si  considéra- 
».  i,  produise  les  bons  résultats  qu'elle  peut  avoir  et 
i   ur  la  patrie  et  pour  la  société,  comme  le  disait  déjà 
ibaut,  il  y  a  quatre-vingts  ans,  elle  doit  être  travail- 
1     avec  une  force  allemande,  dans  un  esprit  allemand, 
e    enfermer  en  elle  le  sentiment  vivant  de  nos  pères  pour 

(1)  Holtzendorff,  Encyklopœdie,  (3),  9,  16  sq.  333,  339,  402,  445. 

2 


i  8  INTRODUCTION 

le  juste  et  pour  l'injuste,  pour  les  besoins  du  peuple, 
pour  la  simplicité  et  la  force  antique  et  vénérable  des 
lois.  Mais  cela  se  réalisera  seulement  lorsqu'on  aura 
tenu  compte  de  l'exigence  de  Savigny,  à  savoir  que  le 
droit  n'est  pas  seulement  le  produit  d'une  sagesse  pu- 
rement législative,  formé  selon  les  caprices  de  l'arbi- 
traire, mais  un  produit  organique  de  l'histoire  et  du 
sain  esprit  des  peuples,  uni  dans  la  dépendance  la  plus 
étroite  avec  la  morale,  la  civilisation  et  surtout  la  reli- 
gion. C'est  pourquoi  ce  travail  si  important  de  législa- 
tion projetée  nous  invite,  d'une  manière  pressante,  nous 
Allemands,  à  sauver  les  précieux  restes  de  notre  his- 
toire et  de  notre  tradition,  et  à  réveiller  de  nouveau  en 
nous  l'ancien  esprit  de  persévérance  et  de  gravité  mo- 
rale et  religieuse  qui  l'a  inspiré. 

Mais  abstraction  faite  de  ce  motif  particulier,  nous 
avons,  comme  tous  les  autres  peuples,  dans  la  situation 
actuelle  du  monde  et  dans  le  danger  intérieur  qui  les 
menace  tous,  des  raisons  plus  que  suffisantes  pour  son- 
der du  regard  la  nécessité  de  ce  devoir.  S'il  fut  un  temps 
où  le  monde  a  vu  clairement  qu'il  ne  pouvait  devenir 
sain  et  fort  qu'en  restant  attaché  à  la  tradition,  en  con- 
solidant ce  qui  manque  de  stabilité  et  en  restaurant  le 
bien  national  dissipé,  c'est  certes  bien  le  nôtre. 

11  n'y  a  donc  qu'une  seule  vraie  science  sociale,  celle 
qui  respecte  l'histoire  et  la  tradition  ;  qui  s'efforce  de 
conserver  avec  un  soin  jaloux,  et  de  faire  valoir  tout  ce 
dontledroitautorise  l'existence  ;  qui  établit  comme  cen- 
tre de  toute  organisation  sociale  et  politique,  l'homme 
libre  et  personnel,  l'homme  créé  par  Dieu  pour  le  ser- 
vice delà  totalité;  qui  respecte  toutes  les  lois  de  la  mo- 
rale et  de  la  religion  au  même  degré  que  celle  du  droit .; 
qui  cherche  à  répondre  à  toutes  les  questions  de  la  vie 
extérieure,  de  la  culture,  de  l'éducation,  de  la  civilisa- 
tion, et  non  en  dernier  lieu  aux  questions  économiques 
subordonnées  à  la  triple,  ou  plutôt  à  l'unique  règle  du 
droit,  de  la  morale  et  de  la  religion. 


INTRODUCTION  j  9 

La  science  sociale  élant  comprise  ainsi,  on  ne  voit  pas  po^rtan^ de°!â 
pourquoi  on  lui  adresserait   des  reproches,  on  se  défie-  enTceduï 
rai t  d'elle.  Les  socialistes,  il  est  vrai,  parlent  aussi  de 
société  et  travaillent  à  l'édification  d'une  société  cons- 
truite d'après  leurs  idées  ;  mais  la  vraie  société  a  aussi 
peu  à  faire  avec  la  société  rêvée  par  eux,  que  l'Église 
avec  les  grands  couvents  de  l'Internationale  et  de  la 
Franc-Maçonnerie.  De  même   que  pour  résister  à  ces 
deux  puissances,  il  n'y  a  pas  de  meilleur  moyen  que- 
l'adhésion  à  l'Église,  de  même  la  rénovation  de  la  socié- 
té, d  après  des  principes  chrétiens,  est  le  seul  remède 
que  nous  ayons  contre  le  Socialisme. 

L'humanité  ne  peut  vivre  si  elle  ne  se  compose  que 
d'individus  isolés,  si  elle  est  dans  l'état  de  démembre- 
ment où  le  Libéralisme  l'a  jetée.  Les  efforts  des  socia- 
listes pour  refaire  un  état  social  sont  on  ne  peut  plus 
justifiés  ;  néanmoins  on  ne  peut  méconnaître  que  leur 
intention  serait  de  le  refaire  d'après  des  vues  et  des  mo- 
dèles qui  favorisent  le  moins  le  relèvement  d'une  société, 
car  leur  idéal  est  l'alliance  maçonnique  internationale. 
Mais  cela  ne  nous  empêche  pas  de  reconnaître  que  leurs 
revendications  sont  fondées  ;  et  c'est  précisément  pour 
cette  raison  que  nous  travaillons  de  toutes  nos  forces  à 
rendre  claires  les  notions  fondamentales  de  la  vraie  so- 
ciété. 11  y  a  dans  leurs  rangs  des  milliers  d'adhérents 
qui  font  cause  commune  avec  eux,  les  uns  complète 
ment,  les  autres  à  moitié,  les  uns  volontairement,  les 
autres  par  contrainte,  parce  qu'ils  croient  qu'en  dehors 
de  leurs  sphères,  personne  ne  se  préoccupe  de  ces  ques- 
tions et  de  l'appel   des  temps.    Or  ces  égarés  peuvent 
parfaitement  revenir  à  de  meilleurs  sentiments,   s'ils 
voient  qu'ailleurs  aussi  on  est  préoccupé  delà  nécessité 
de  renouveler  la  société,  et  qu'on  poursuit  ce  plan  d'une 
manière  plus  réfléchie,  avec  la  perspective  de  le  réaliser 
dans  le  calme. 

Mais  ne  voyons-nous  pas  les  choses  trop  en  rose?     quera\xmr 
Pouvons-nous  concevoir  l'espérance  qu'un  jour  la  situa-    nous!'"^"^' 


20  INTRODUCTION 

tion  sociale  s'améliorera  ?  Le  Socialisme  n'est-il  pas 
déjà  devenu  trop  puissant,  trop  confiant  en  ses  propres 
forces,  trop   aigri,  trop    rebelle  à  tout  enseignement, 
pour  espérer  encore  le  convertir?  Vers  quel  avenir  mar- 
chons-nous ?  Vers  un  avenir  sombre,  c'est  hors  de  doute. 
Le  nombre  de  ceux  qui  ont  perdu  tout  espoir  est  déjà 
considérable,   et  il  s'accroît   chaque  jour  de  plus  en 
plus.  Même  un  optimiste  comme  Herbert  Spencer  parle 
déjà  du  retour  à  l'esclavage  (1).  Kunowski  écrit  tout  un 
livre  sur  ce  chapitre,  et  nous  fait  un  tableau  de  cet  état 
futur  (2).  Inutile  de  dire  un  mot  des  utopistes  qui  par- 
lent dans  le  même  sens,  tantôt  nous  prodiguant  leurs 
encouragements  comme  Bellamy,    tantôt  nous  criant 
gare  comme  Gregorovius.  Chose  digne  de  remarque,  les 
esprits  les  plus  circonspects  eux-mêmes,  manifestent 
une  grande  anxiété  sur  ce  point.    Chateaubriand  a  dit 
déjà  depuis  longtemps  :  «  Les  rois  s'en  vont  et  il  ne 
reste  plus  que  de  pâles  fantômes.  La  royauté  doit  céder 
la  place  à  la  démocratie  »  (3).  On  nierait  en  vain  qu'un 
souffle  démocratique  anime  notre  époque,   et  que  ce 
souftle  se  répand  toujours  de  plus  en  plus  (4).  Plusieurs 
croient  pouvoir  déjà  calculer  le  moment  où  la  Révolu- 
tion régnera  en   maîtresse.    Et  qu'arrivera-t-il  alors  ? 
Beaucoup  se  représentent  les  événements  tels  que  Dos- 
tojewskij  lésa  dépeints  dans  son  épouvantable  roman. 
Le  monde  entier  deviendra  la  victime  d'une  peste  terri- 
ble, affreuse,  telle  qu'on  n'en  a  jamais  vu.  Tout  périra 
sauf  quelques  rares  élus.  Les  hommes  seront  atteints  de 
rage  et  de  folie.  Personne  ne  se  considérera  plus  prudent 
et  plus  impeccable  que  celui  qui  tombera  victime  de  la 
contagion.  Tout  sera  pêle-mêle;  personne  ne  se  com- 
prendra plus,  et  chacun  pensera  posséder  seul  la  vérité. 
On  s'entr'egorgera,  on  lèvera  des  armées;  mais  dans 


(1)  Laveleye,  Le  socialisme  contemporain  (5)  388. 

(2)  Kunowski,  Wird  die  Socialclemokratie  siegen'î  (6)  102  sq. 

(3)  Honegpjer,  Culturgeschichte  der  neuesten  Zeit  V,  141. 

(4)  Bluntschli,  Lehre  vom  modernen  Staat  (5)  liï,  383  sq. 


INTRODUCTION  21 

leur  marche,  ces  armées  se  détruiront  et  se  dévoreront. 
La  cloche  d'alarme  retentira  tout  le  jour  ;  on  convoquera 
les  hommes,  mais  personne  ne  saura  ce  qu'il  fait,  ni  ce 
qui  est  arrivé  ;  tout  sera  incompréhensible.  Les  affaires 
elles-mêmes  chômeront,  parce  que  chacun  se  considé- 
rera trop  intelligent  et  trop  élevé  pour  s'y  donner,  sans 
compter  qu'il  n'y  entendra  rien.  Les  gens  assemblés  en 
troupes  courront  de  tous  côtés,  s'accuseront,  frappe- 
ront et  tueront  tout  ce  qu'ils  rencontreront.  Partout 
l'incendie,  partout  la  famine  sur  les  ruines  accumulées 
par  l'incendie,  et,  comme  couronnement,  la  peste  (1  ). 

Ce  serait  vraiment  une  perspective  affreuse  pour  la 
société.  Or,  quels  moyens  avons-nous,  humainement 
parlant,  pour  prévenir  de  tels  malheurs  ?  Ecoutons  un 
des  coryphées  du  Libéralisme,  un  homme  qui,  par  ses 
sentiments  et  sa  situation,  nous  offre  toutes  les  garan- 
ties désirables  pour  ne  pas  dénigrer  le  monde  moderne, 
nous  voulons  dire  l'homme  d'état  hongrois,  le  baron 
Eœtvœs.  «  Nous  ne  pouvons  douter  un  seul  instant, 
dit-il,  que  nos  efforts  sociaux  doivent  avoir  pour  effet 
la  disparition  de  notre  civilisation.  Les  plus  ardents  dé- 
fenseurs de  Tordre  social  s'évertuent,  quand  il  s'agit  de 
l'état,  à  émettre  des  principes  capables  de  conduire  à  la 
révolution  sociale  (2).  Partout  nous  nous  mouvons  en- 
core dans  le  cercle  des  idées  chrétiennes  ;  une  seule 
chose  fait  exception,  c'est  l'état  (3).  Il  y  a,  entre  lui  et 
l'ordre  social  fondé  sur  des  idées  chrétiennes,  la  même 
opposition  qu'entre  la  civilisation  ancienne  et  la  civili- 
sation chrétienne  (4).  On  a  séparé  le  droit  de  la  morale, 
séparé  de  la  rehgion  les  principes  sur  lesquels  l'état 
repose  et,  par  cette  séparation,  on  a  prétendu  avoir 
rendu  possibles  les  progrès  de  la  science.  Le  fait  que 
les  états  s'efforcent  d'assujettir  l'Église,  parce  qu'il  leur 
semble  voir  dans  son  indépendance  un  danger  pour  leur 

(i)  Dostojewskij,  Schuld  und  Siihne,  Epilog.  2. 

(2)  Eœtvœs,  Der  Einfluss  der  herrschQnden  Ideen,  I,  321. 

(3)  I6id.,I,  322.  -  (4)  Ibid.,  I,  323. 


22  INTRODUCTION 

propre  sécurité,  prouve  précisément  qu'entre  le  Chris- 
tianisme et  l'Etat  actuel,  il  y  a,  c'est  vrai,  une  profonde 
opposition  (1),  mais  que,  vu  les  circonstances,  une  sépa- 
ration amicale  et  juridique  n'est  pas  même  possible. 
L'Etat  ne  peut  être  fondé  sur  des  principes  qui  soient  en 
contradiction  avec  ceux  sur  lesquels  repose  notre  orga- 
nisation sociale,  et  même  notre  civilisation  tout  entière. 
Le  maintien  ou  la  destruction  de  cette  dernière  dépend 
donc  de  ce  que  nous  reconnaissions  qu'actuellement, 
nous  sommes  arrivés  à  un  point  où  le  progrès  dans  la 
voie  qu'on  suit  n'est  plus  possible,  sans  rompre  avec  les 
idées  chrétiennes  qui  ont  formé  la  base  sur  laquelle  no- 
tre civilisation  s'est  développée  jusqu'alors  »  (2). 

Telles  sont  les  lignes  que  le  perspicace  politique  écri- 
vait en  1854.  A  cette  époque,  le  mariage  était  encore 
chrétien,  l'école  et  l'éducation  se  trouvaient  encore  aux 
mains  de  l'Eglise,  la  question  de  l'usure  était  encore  en- 
visagée au  point  de  vue  chrétien,  l'Église  et  l'Etat  mar- 
chaient encore,  du  moins  en  apparence,  la  main  dans 
la  main.  Aujourd'hui,  nous  avons  le  mariage  civil  et  les 
registres  de  l'état  civil  ;  l'école  est  laïcisée  ;  l'Église  n'a 
plus  le  droit  de  dire  un  mot  en  matière  d'éducation  ; 
l'usure  est  tolérée  par  les  lois  ;  l'Église  est  même  asser- 
vie et  paralysée  dans  l'exercice  de  son  activité  purement 
ecclésiastique,  dans  la  prédication,  dans  les  missions. 
Quelle  digue  avons-nous  à  opposer  à  la  tempête  qui  s'a- 
vance ?  La  question  de  savoir  si  oui  ou  non  le  fléau  pour- 
suivra sa  route,  si  la  civilisation  chrétienne  périra,  si  la 
Révolution  sera  victorieuse,  n'est-elle  pas  déjà  résolue? 
de^sil^cès?^"^  Eh  bien  non  !  nous  ne  le  croyons  pas.  Le  plus  grand 
des  malheurs  pourrait  encore  être  évité,  si  nous  voulions 
nous  faire  une  idée  bien  nette  des  causes  du  mal,  et  si 
nous  avions  le  courage  de  mettre  la  main  à  l'œuvre  pour 
le  guérir.  Mais  pourrons-nous  jamais  en  arriver  là  ?  Oui, 
à  deux  conditions.  La  première,  c'est  que  le  libéralisme, 

(1)  Eœtvœs,  Der  Einfluss  der  herrschenden  Ideen,  I,  324, 

(2)  Ibid.,  I,  326  sq. 


INTRODUCTION  23 

la  plus  rebelle  de  toutes  les  erreurs,  qui,  par  haine  pour 
le  surnaturel,  préfère  voir  le  monde  se  précipiter  dans 
l'abîme,  plutôt  que  de  se  rallier  à  lui,  disparaisse  ou  soit 
tellement  affaibli,  qu'il  n'ait  plus  aucune  importance, 
car  nous  n'espérons  jamais  une  conversion  sérieuse  de 
sa  part.  La  seconde,  c'est  que  le  parti  conservateur  ar- 
rive à  une  plus  grande  clarté  sur  le  point  dont  il  s'agit, 
que  tous  ses  représentants  soient  moins  timides,  plus 
persévérants,  plus  unis,  et  plus  étroitement  liés  à  la  re- 
ligion et  à  l'Eglise. 

Mais  si  les  choses  restent  dans  Tétat  où  elles  sont 
actuellement,  il  est  difficile  d'éviter  que  le  Socialisme, 
ou  quelque  malheur  encore  plus  terrible  ne  triomphe. 
Nous  le  dissimuler  serait  inutile.  Sans  doute,  la  miséri- 
corde divine  peut  y  mettre  obstacle  ;  mais  il  n'y  a  qu'elle. 
Or,  pouvons-nous  et  devons-nous  espérer  une  interven- 
tion exfraordinaire  de  sa  part  ?Et  lors  même,  selon  la 
marche  régulière  des  choses.  Dieu  n'aide  l'homme  que 
d'une  manière  humaine.  Demander  des  miracles  serait 
presque  un  crime.  Pour  que  le  corps  de  la  société  ma- 
lade jusqu'à  la  mort  se  rétablisse,  il  lui  faut  encore  as- 
sez de  forces  pour  permettre  aux  remèdes  d'exercer 
leur  efficacité.  Or  les  forces  d'un  corps  social  sont  le 
droit,  là  morale  et  la  religion.  Nous  nous  rendrions 
donc  coupables  de  folie  et  de  présomption  en  voulant 
allendre  le  salut,  sans  nous  mettre  immédiatement  et 
sérieusement  à  l'œuvre,  sans  rendre  au  droit,  à  la  mo- 
rale et  à  la  religion,  leur  souveraineté  sur  toutes  les 
sphères  delà  société,  et  sans  rétablir  ainsi  ce  qui,  pour 
la  société,  forme  le  seul  contrepoids  à  sa  dissolution  : 
son  union  avec  le  royaume  de  Dieu. 


PREMIÈRE    PARTIE 

LA  VIE  PUBLIQUE  SOUS  L'INFLUENCE 
DES  IDÉES  MODERNES 


PREMIERE  CONFERENCE 


l'état  absolu. 


1.  Rien  de  nouveau  sous  le  soleil.  —  2.  La  divinité  de  l'Etat  dans 
Tantiquité.  —  3.  Byzantinisme.  —  4.  Absolutisme  d'état  au  moyen- 
âge.  —  5.  Origine  du  moderne  absolutisme  d'état. —  6.  Réalisation 
de  cet  absolutisme.  — 7.  L'état  absolu  dans  son  développement 
le  plus  moderne.  —  8.  L'état  absolu  a  fait  son  temps;  son  rôle 
estjoué. 


Aujourd'hui,  il  n'est  peut-être  pas  d'expressions  que 
nous  ayons  plus  souvent  sur  les  livres,  les  uns  pour  les 
louer,  les  autres  pour  les  blâmer,  que  celles  d'idées  mo- 
dernes. 

Chaque  fois  que  la  conversation  tombe  sur  ce  sujet, 
les  premiers  sont  tentés  de  faire  peu  de  cas  des  temps 
passés,  et,  comme  on  dit  vulgairement,  de  chanter  sur 
tous  les  tons  les  louanges  du  présent.  Les  seconds  pro- 
fitent volontiers  de  l'occasion  pour  entrer  dans  une  co- 
lère outrée,  et  déplorer  les  tristes  circonstances  dans 
lesquelles  nous  vivons.  Convaincus  que  jamais  les 
choses  n'ont  été  aussi  mal  que  maintenant,  ils  perdent 
ainsi  le  courage  de  combattre  les  idées  régnantes.  Tous 
feraient  bien  de  se  rappeler  la  parole  de  Salomon  :  «  Il 
n'y  a  rien  de  nouveau  sous  le  soleil,  et  personne  ne  peut 
dire  :  voilà  une  chose  nouvelle  ;    car  elle  a  déjà  existé 


1 .  —  Rien 
d  e  nouveau 
sous  le  soleii. 


26         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

dans  les  siècles  qui  nous  ont  précédé,  seulement  on  ne 
s'en  souvient  plus  »  (1). 

Ce  n'est  pas  précisément  à  tort  qu'un  de  nos  proverbes 
allemands  prétend  que  «  rien  n'est  aussi  nouveau,  que 
ce  qui  est  tombé  dans  l'oubli  ».  Plus  d'une  fois,  il  nous 
arrive  d'appeler  «  modernes  »  des  choses  surannées; 
nous  en  avons  plus  d'un  exemple  aujourd'hui.  Mais 
peut-être  que  parmi  ces  nouveautés  qu'on  se  plaît  à 
considérer  comme  le  résultat  des  temps  modernes,  il  en 
est  plus  d'une  dont  le  vieux  Zinkgref  pourrait  dire  avec 
la  noble  vigueur  qui  le  caractérise  :  «  Rien  de  nouveau 
sous  le  soleil  ;  vieilles  comédies,  nouveaux  acteurs  ».  Et 
quand  même  le  principe  souffre  des  exceptions,  on  peut, 
la  plupart  du  temps,  considérer  une  nouveauté  comme 
la  conséquence  éloignée  d'une  chose  connue  déjà  depuis 
longtemps,  ou  une  autre  application  de  cette  chose. 
Ceci  est  particulièrement  vrai  d'une  pensée  qu'on  aime 
à  citer  comme  une  des  plus  grandes  inventions  des  temps 
modernes,  la  pensée  de  l'état  moderne  absolu. 

Cependant,  il  serait  difficile  de  nommer  une  seule  idée 
évoquée  maintenant  par  cette  pensée,  dont  on  ne  trouve 
des  vestiges  dans  l'antiquité.  Les  principes  que  l'en- 
semble est  tout,  que  l'individu  n'est  rien,  que  la  prospé- 
rité nationale  doit  primer  toute  autre  considération  et 
tout  autre  droit,  que  la  loi  émane  de  la  volonté  géné- 
rale, ou  des  principes  similaires,  forment  les  bases  de 
l'antique  droit  d'état.  Quoique  combattus  par  quelques 
savants  isolés,  en  particulier  par  Aristote  et  Cicéron,  ces 
principes  dominaient  la  vie  publique  beaucoup  plus  que 
maintenant,  et,  nous  l'espérons,  beaucoup  plus  qu'on  ne 
le  verra  jamais.  La  différence  entre  l'état  d'autrefois  et 
l'état  d'aujourd'hui  consiste  en  ce  qu'autrefois,  on  se 
représentait  la  plupart  du  temps  cet  excès  de  pouvoir 
comme  incarné  dans  une  seule  personne,  tandis  que 
maintenant  on  l'attribue  à  la  collectivité.  D'ailleurs,  c'é- 

(1)  Eccl.,  I,  10  et  11. 


l'état  absolu  27 

tait  déjà  le  cas  en  Grèce  et  à  Rome,  Quant  à  la  nature  de 
ce  pouvoir,  noire  temps  s'est  égaré  dans  les  vues  qui 
charmèrent  les  esprits  aux  époques  les  plus  mauvaises 
de  l'antiquité. 

11  est  impossible  de  pousser  plus  loin  l'idée  du  droit  vinûé'de^^é- 
absolu  et  de  la  divinité  de  l'autorité  de  l'état,  que  celle  uju^'é!  ''"* 
qui  existait  jadis  en  Orient.  En  Perse,  florissait  dans 
toute  sa  vigueur  la  loi  que  «le  droit  est  la  volonté  et  l'or- 
dre du  roi  (1),  et  que  celui-ci,  une  fois  sa  détermination 
prise,  ne  peut  pas  plus  la  changer  que  Dieu  ne  peut  ré- 
voquer un  acte  de  sa  volonté  (2)  ».  D'après  cette  manière 
de  concevoir  la  puissance  royale,  on  donnait  au  roi  le 
titre  de  «  Seigneur  »  et  de  «  Dieu  (3)  »,  et  on  lui  rendait 
les  mêmes  honneurs  qu'aux  divinités  (4)  ;  on  se  pros- 
ternait devant  lui  (5). 

Les  Grecs  avaient,  comme  on  le  sait,  une  horreur  in- 
surmontable pour  une  telle  glorification  des  personnes, 
quoique  relativement  à  l'état  abstrait,  ils  ne  fussent  pas 
moins  esclaves  que  les  Perses  et  les  Égyptiens,  dont  les 
Juifs  disaient  avec  mépris:  «  Pas  un  d'entre  eux  n'est 
devenu  libre  (6)  ».  Mais  à  peine  leur  patrie  vit-elle  la 
toute-puissance  concentrée  dans  une  seule  personne, 
qu'ils  offrirent  le  même  spectacle  que  les  Orientaux. 
Alexandre  le  Grand  se  fît  lui  aussi  appeler  «  maître  »  de 
l'univers  (7),  exigea  les  honneurs  de  l'adoration  (8),  et 
se  serait  volontiers  attribué  là  dignité  divine  (9),  s'il 
n'eut  craint  une  violente  opposition  de  la  part  de  quel- 
ques hommes  respectables,  qui  ne  voulaient  pas  faire 
cause  commune  avec  les  courtisans  et  les  flatteurs. 

Il  n'en  fut  pas  autrement  chez  les  Romains.  Auguste, 


(1)  Hérodot.,  3,  31,  4.  —  (2)  Daniel,  VI,  lo. 

(3)  Aristot.,  De  mundo  6  (Paris.  III,  637,  29). 

(4)  Isocrat.,  Panegyr.  (5)  151.  —  Plato,  Rép.,  3  p.  398  a. 

(5)  Herodot.,  7,  136,  1.—  Xenoph.,  Cyrop.,  8,  3,14.  —Justin.,  6,2. 

(6)  Joseph.  Flav.,  C.  Aplon,  2,  11.  —  (7)  Justin.,  12,  16. 

(8)  Arrian.,  4,  9,  9  ;  10,  5;  H,  8;  12,  2.  —  Plutarch.,  A/eo?.,  54,  1. 

(9)  Arrian.,  4,  10,  2.  1.  —  Curt.,  8,  5.  7. 


28         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

il  est  vrai,  fut  choqué  de  ces  honneurs  et  les  déclina  (1)  ; 
le  hideux  Tibère  qui  les  avait  tolérés  au  début  de  son 
règne,  les  proscrivit  bientôt,  s'apercevant  que  c'était  un 
crime  (2)  ;  mais  lorsque  l'ivresse  de  régner  sur  un  monde 
tout  entier  eut  dépouillé  Caligula  et  Néron  de  toute  pu- 
deur, des  honneurs  divins  furent  exigés  pour  les  empe- 
reurs, et  le  refus  de  les  rendre  puni  comme  un  crime 
de  haute  trahison  (3).  Qu'à  l'époque  où  l'empire  romain 
tombait  en  décadence,  où  religion  et  caractère  avaient 
sombré,  les  païens  aient  flatté  (4)  les  empereurs  et  les 
impératrices  du  titre  impie  de  dieux  et  de  déesses  (5)  ; 
que  les  statues  de  ces  divinités  d'un  nouveau  genre  fus- 
sent plus  honorées,  et  leurs  temples  plus  fréquentés  que 
ceux  des  dieux  haïs  (6),  c'est  une  chose  facile  à  com- 
prendre. Les  chrétiens  cependant  préférèrent  prier,  sa- 
crifier et  mourir  pour  les  empereurs  et  pour  l'état,  plu- 
tôt que  de  souiller  le  nom  de  Dieu,  en  l'appliquant  par 
flatterie  à  la  personne  d'un  Commode  ou  d'un  Hélioga- 
bale  (7).  Même  des  hommes  comme  Pline  le  Jeune,  qui 
désapprouvaient  pour  leur  personne  l'usurpation  de  la 
dignité  divine  (8),  n'hésitaient  pas  à  considérer  les 
chrétiens  comme  dignes  de  mort,  parce  qu'ils  ne  se 
courbaient  pas  devant  la  divinité  de  l'empereur  (9). 
j.j^^-^yzao-  De  la  Rome  païenne,  les  empereurs  transportèrent  les 
vieux  principes  dans  leur  nouvelle  résidence  de»  rives 
du  Bosphore.  Grâce  à  la  servilité  des  Grecs  dégénérés, 
ces  principes  trouvèrent  un  terrain  tout  préparé  qui  leur 


(1)  Sueton.,  Aug.,  53.  —  Tertulliaii.,  Apolog.,  34. 

(2)  Tacit.,  Annal.,  4,  37. 

(3)  Sueton.,  Caligula,  21,  24.  —  Tacit.,  Annal.,  15,  23  ;  16,  6,  22, 
31  ;  Cfr.,  4,  36  ;  8.  6\  de  sacros.  écoles.^  i,  2;2  C.  de  rébus  cred.^  4,  1  ; 
13,  §6.,  De  jurejur.,  12,  2. 

(4)  Virgil.,  Georg.,  3,  16;  Eclog.,  i,  6  sq.  —  Horat.,  Ep.,  2,  1,  15 
sq.  ;  Ovid.,  Herold.,  13,  159  ;  Fast.,  4,  951  sq. 

(5)  Numen,  domiims,  divus,  diva,  divina. 

(6)  Philostrat.,  Aj)ollon.,  1,  15,  3. 

(7)  Justin,  Apolog.,  1.  17.  -  Tatian.,  C.  Grœc,  4.  —  Theoph.,  Ad 
Autolyc,  1,  11.  —  Tertull.,  Apolog. ,30  sq.  ;  Ad.Scapul.  2. 

(8)  Plinius,  Panegyr.,  2.  —  (9)  Plinius,  Ep.  10,  98. 


l'état  absolu  29 

permit  de  se  développer,  et  de  produire  cet  arbre  em- 
poisonné auquel  la  nouvelle  ville  donna  un  nom  à  jamais 
ineffaçable.  Or,  un  tel  arbre  ne  prospère  que  sur  un  sol 
pourri. 

A  près  de  longues  années,  l'état  était,  comme  on  aime 
à  dire  en  termes  adoucis,  devenu  chrétien.  Mais  il  ne 
renonça  pas  à  ces  revendications  impies  concernant  les 
honneurs  divins.  Au  contraire,  il  trouva  dans  le  chris- 
tianisme un  nouveau  moyen  pour  affirmer  que  rien  sur 
terre  ne  pourrait  le  dépouiller  de  sa  toute-puissance, 
pas  même  l'institution  fondée  par  Dieu  lui-même.  Il 
voulait,  disait-il,  la  prendre  généreusement  sous  sa  pro- 
tection, à  condition  toutefois,  d'être  ici-bas  son  Sei- 
gneur et  son  Dieu  visible.  Ces  empereurs  despotes,  qui 
travaillaient  au  développement  de  l'arbre  hideux  du  By- 
zantinisme  par  la  brutalité  romaine,  l'hypocrisie  grec- 
que et  le  servilisme  oriental  ;  ces  empereurs  qui  avaient 
noms  Arcadius,  Théodore  IT,  Justin,  Justinien,  se  cons- 
tituaient les  défenseurs  de  la  foi  chrétienne  dans  leurs 
lois,  et  ne  rougissaient  pas  de  tenir  un  langage  comme 
s'ils  eussent  été  le  Dieu  du  ciel  lui-même.  La  preuve 
qu'ils  n'avaient  pas  abandonné  l'ancienne  outrecuidance 
païenne  est  dans  ces  expressions  dont  ils  faisaient  usage  : 
((  Nous,  très  saints  empereurs  »,  (1)  —  «  notre  divinité 
ordonne  »  (2) —  «  notre  parole  divine  le  veut  ainsi  »  (3) 
—  ((  tel  est  l'ordre  divin  que  nous  vous  adressons  »  (4). 
Ils  faisaient  prêter  serment  en  leurs  noms  (5).  Où  d'au- 
tres seigneurs  qui  auraient  pensé  en  hommes  eussent 
dits  :  «  Quiconque  contredira  à  nos  commandements 
sera  passible  d'une  punition  »,  voici  le  style  qu'ils 
emploient  :  u  celui  qui  résiste  à  nos  bienfaits  divins,  com- 
met un  crime  de  lèse  divinité  (6)  ».  Tandis  qu'un  Trajan 

(i)  Sacratissimi  Imperatores  :  3,  C.  de  quadr.,  7,  37. 

(2)  Nostra  divinitas  :  3,  §  2,  C.  de  summa  irinit.,  j,  1  ;  numen  :  IJ. 
C.  de  sacros  ecclef^.,  1,2. 

(3)  Divinum  verbum,  2,  C.  de  mandatis  princip.,  i,  13. 

(4)  Divinum  prseceplum,  3,  §  3,  C.  de  siimma  trlnit.,  1,1. 

(o)  41,  C.  de  transact.,  2,  4.  —  (6)  5,  C.  de  divers,  rescript.,  1,  23. 


30         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

lui-même  avait  déclaré  que  le  prince  n'est  pas  au-dessus 
de  la  loi,  mais  que  la  loi  est  au-dessus  du  prince  (1)  ; 
tandis  qu'un  Alexandre  Sévère  avait  légué  à  ses  succes- 
seurs cette  sentence  que  :  a  rien  n'est  plus  conforme  à 
la  dignité  impériale  que  de  vivre  selon  la  loi  (2),  Justi- 
nien  dit  que  :  «  Dieu  a  soumis  toute  loi  à  la  puissance 
royale^  parce  qu'il  a  donné  celle-ci  aux  hommes  com- 
me une  loi  vivante  (3).  Et  Chrysostome,  et  Maxime  le 
savant  et  saint  confesseur,  et  le  pape  Martin  I,  et  beau- 
coup d'autres  grands  hommes,  sont  despreuves  vivantes 
que  ce  n'étaient  pas  là  des  phrases  creuses,  mais  des 
opinions  exprimées  très  sérieusement.  Ils  ont  payé  par 
l'exil,  les  coups  ou  la  mort,  le  préjugé  que  le  culte  du 
Dieu  du  ciel  surpassait  toute  obligation  envers  ces  divi- 
nités terrestres.  Malheureusement,  il  y  avait  parmi  les 
Grecs  toujours  assez  de  mercenaires  pour  sacrifier  la 
cause  de  Dieu  à  leur  ambition . 

C'est  ainsi  que  le  despotisme  et  la  lâcheté  produisi- 
rent, dans  l'Église  d'Orient,  ce  chancre  héréditaire  qui 
eut  pour  première  conséquence  de  la  séparer  d'avec  le 
corps  du  Christ,  et  pour  seconde,  de  l'anéantir  complè- 
tement sous  l'oppression  du  croissant  et  sous  le  knout 
du  césaro-papisme. 
1  ttsmedïiat  ^"  Occidcut,  Ics  pcuples  n'étaient  pourtant  pas  capa- 
aumoyenâge.  ]3i[gg  (|'yj^  [ç.\  servilismc.  Théodosc  n lui-même,  lorsqu'il 
publia  l'édit  de  Ravenne,  de  concert  avec  Valentinien  IH, 
se  vit  obligé  de  dire  que  la  loi  prime  la  puissance  roya- 
le (4).  Mais  plus  tard,  les  princes  chrétiens,  les  empe- 
reurs allemands  en  particulier,  eurent  à  peine  connais- 
sance de  l'ancien  droit  d'état  romain  en  Italie,  qu'ils 
s'empressèrent  de  céder  aux  charmes  séducteurs  de  la 
puissance  absolue  qui  envahissaient  tout.  Et  ceci  exista 
longtemps  avant  le  rétablissement  du  droit  romain.  On 


(1)  Plinius,  Panegyr.,  65  ;  Cfr.  Plutarch.,  Adprincipem  ineruditum, 
4,  l. 

(2)  C.  de  testaments,  6,  23.    —  (3)  Authent.  Coll.,  8,  6,  nov.  tOo,  2. 
(4)  4.  C.  delegg.,  1,  14.  ■ 


l'état  absolu  3\ 

est  donc  injuste  à  l'endroit  de  ce  dernier,  si  Ton  fait  re- 
tomber sur  lui  seul  tous  les  malheurs  des  temps  moder- 
nes. La  façon  violente  et  soudaine,  dont  il  fut  introduit, 
eut  pour  conséquences  de  graves  inconvénients,  c'est 
vrai^  mais  ces  inconvénients  furent  compensés  par  le 
nombre  des  bons  effets  qu'il  eut  dans  le  droit  privé.  Le 
domaine  dans  lequel  il  causa  de  graves  malheurs  fut 
celui  de  la  vie  publique;  il  l'avait  d'ailleurs  déjà  fait 
depuis  longtemps. 

A  ce  point  de  vue,  il  faut  considérer  comme  de  vrais 
fléaux  les  expéditions  qui  eurent  lieu  contre  Rome. 
Tandis  que  les  villes  italiennes  luttaient  contre  le  des- 
potisme impérial,  les  légistes  italiens  l'entretenaient  à 
chaque  nouvelle  visite.  Ils  ne  se  faisaient  aucun  scrupule, 

—  et  cela  dans  des  temps  où,  par  respect  pour  Dieu,  le 
pape  lui-même  se  nommait  domnus  et  non  dominiis  (1) 

—  d'appeler  l'empereur  «  le  maître  de  l'univers  »,  le 
«  Dieu  sur  terre  »,  le  «  Dieu  présent  et  incarné,  à  qui  on 
accordait  hommage  et  adoration  comme  au  Dieu  du 
ciel  (2)  ».  Les  empereurs  Hohenstaufen  se  montrèrent 
tout  particulièrement  accessibles  à  ces  doctrines.  C'est 
à  cela,  et  non  au  fanatisme  des  papes,  ni  aux  empiéte- 
ments du  clergé,  qu'il  faut  attribuer  ces  luttes  terribles 
qui  finalement  conduisirent  TEmpire  à  sa  ruine. 

A  la  sortie  du  moyen-âge,  les  redoutables  tyrans  ita- 
liens allèrent  encore  plus  loin  ;  et  ce  sont  leurs  principes 
que  Machiavel  réunit  dans  son  manuel  classique  de  la 
pohtique  des  temps  modernes.  On  sait  quel  fut  le  succès 
de  ce  livre.  LaRéforme  arriva  juste  à  point  pour  fournir 
un  champ  d'essai  à  sa  doctrine  sur  l'état.  Il  est  certain 
que  la  séparation  de  l'Église  n'aurait  pas  eu  lieu  dans  la 
proportion  où  elle  se  fit  et  n'aurait  pas  duré  aussi  long- 
temps, si  l'absolutisme  d'état  n'avait  pas  découvert  en 
elle  un  moyen  'favorable  pour  la  réalisation  de  ses  des- 
seins. 

(1)  Mabillon,  InEp.  72,  S.  Bernard,  Du  Gange,  s.  v. 

(2)  Gierke,  Dasdeiitsche  Genossenschaftsrecht,  III,  o63,  n°  122. 


32        VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

gine  d^  m-  Toutefois,  CGci  ne  veut  pas  dire  que  les  princes  catho- 
usme^d'Sr  liques  n'aienl  jamais  sacrifié  à  cette  doctrine.  Ce  furent 
eux  précisément  qui,  poussés  par  le  désir  de  tirer  de 
leur  situation  de  défenseurs  de  l'Eglise,  un  profit  sem- 
blable à  celui  que  retiraient  leurs  frères  protestants,  de 
l'oppression  dans  laquelle  ils  la  tenaient,  lui  donnèrent 
cette  extension  que  nous  voyons  aujourd'hui. 

Pour  l'Espagne,  ce  fut  Philippe  11  qui  ouvrit  la  voie. 
En  Italie,  cet  art  atteignit  son  plus  haut  point  avec  Victor 
Amédée  II,  de  qui  l'on  disait  non  sans  raison,  que  «  son 
cœur  était  aussi  riche  en  crevasses  et  en  abîmes,  que 
son  pays  d'origine  ».  Mais,  sur  cette  voie,  c'est  à  la 
France  que  revient  la  première  place.  A  partir  de  Phi- 
lippe le  Bel,  les  monarques  français  ont  travaillé,  avec 
une  persévérance  sans  exemple,  à  rétablir,  dans  la  chré- 
tienté, la  prépondérance  royale  byzantino-romaine.  Ce 
que  Philippe  avait  commencé  avec  une  brutalité  unique 
dans  l'histoire,  Louis  XI  le  continua  avec  un  manque  de 
bonne  foi  inimitable,  et  Louis  XIV  y  mit  le  couronne- 
ment avec  un  bonheur  et  une  finesse  d'esprit  remarqua- 
bles. L'état  devint  une  machine  bureaucratique,  les 
citoyens  des  sujets,  les  nobles  des  courtisans,  la  constitu- 
tion d'état  un  informe  chaos  de  ruines  sans  cohésion  et 
sans  force,  chaque  charge  et  chaque  emploi  un  mono- 
pole vénal  de  la  couronne.  Obligée  de  s'opposer  à  un  tel 
système,  l'Eglise  succomba  comme  partout  où  ceux  dont 
elle  défendit  la  liberté  l'abandonnèrent  à  ses  propres 
forces.  En  France,  le  fait  fut  d'autant  plus  remarquable 
que,  dans  le  sein  du  clergé  français,  il  n'y  avait  que  trop 
de  membres  qui,  dans  leurs  efforts  pour  se  dérober  à  la 
suprême  puissance  ecclésiastique,  favorisaient,  par  un 
orgueil  national  mal  placé,  et  souvent  par  suite  d'égards 
personnels,  les  empiétements  démesurés  de  l'état. 

Louis  XIV  savait  bien  pourquoi  il  cachait  ses  fins  sous 
le  manteau  du  Gallicanisme.  Un  appel  au  patriotisme 
fait  oublier  tout  le  reste  aux  Français.  C'est  ainsi  qu'on 
se  jeta  spontanément,  et  même  d'un  air  triomphant, 


L  ÉTAT    ABSOLU  33 

dans  un  esclavage  qu'on  décora  du  titre  de  «  libertés  gal- 
licanes ». 

Grâce  à  l'influence  que  Louis  XiV  avait  donnée  à  l'es- 
prit français,  sa  création  pénétra  partout,  en  subissant 
toutefois  les  modifications  voulues  par  la  diversité  des 
peuples.  En  Prusse,  elle  prit  la  forme  du  despotisme  mi- 
litaire, en  Autriche,  celle  du  Joséphisme  grognon,  dans 
la  petite  Allemagne  celle  d'église  nationale,  avec  le  choix 
entre  l'encrier  ou  la  cravache.  C'est  précisémentici,  que 
l'absolutisme  trouva  le  sol  le  plus  favorable,  dans  la 
multitude  des  petits  despotes  princiers  et  plébéiens  qui, 
depuis  longtemps,  gardaient  au  cœur  la  douleur  de  leur 
effacement.  Ainsi  grandit,  pour  la  honte  et  le  malheur 
de  l'Allemagne,  la  violence  exercée  par  de  petits  gou- 
vernements maladroits,  ou,  ce  qui  est  la  même  chose, 
l'esprit  bourgeois,  conséquence  aussi  souvent  que  prin- 
cipe du  démembrement  général.  Plus  le  pays  est  misé- 
rable, plus  les  villes  sont  petites,  plus  les  revendica- 
tions à  Tomnipotence  et  à  la  souveraineté  sont  démesu- 
rées, et  plus  est  révoltant  l'attachement  à  une  puissance 
étrangère  qui,  par  ses  exemples,  favorise  et  accroit  les 
désirs  de  contrainte.  D'accord  avec  le  droit  étranger,  la 
Réforme  était  déjà  allée  au  devant  de  cet  esprit  et  de 
l'Humanisme.  Elle  fit  disparaître,  en  outre,  le  rempart 
de  la  liberté,  c'est-à-dire  une  puissance  ecclésiastique 
indépendante.  Elle  ouvrait  à  la  toute-puissance  de  ces 
tyranneaux  le  domaine  de  la  religion,  et  en  fit  un  champ 
de  bataille.  Elle  amena  avec  elle  l'ère  des  persécutions 
et  de  la  justice  criminelle  la  plus  terrible. 

Vinrent  ensuite  la  finesse  et  l'habileté  françaises, 
moins  repoussantes  que  le  gantelet  d'un  la-nsquenet. 
C'est  donc  le  greffage  d'un  droit  étranger,  le  despotisme 
français  et  italien,  la  Réforme  et  l'esprit  de  clocher  des 
petits  gouvernements,  cinq  sources  également  mau- 
vaises, qui  ont  produit  ce  qu'on  se  plait  à  nommer,  la 
pensée  d'état  moderne,  ou  (la  langue  allemande  n'a  pas 
un  seul  mot  pour  désigner  cela)  l'absolutisme  d'état. 


34         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 


6.  —  Réa- 


lisâtTon^dê       La  Révolution  française,  à  son  tour,  favorisa  forte- 
d'éiarmodTr-  ment  cet  esprit  de  l'ancien  despotisme,  en  détruisant 
les  deux  grands  obstacles  qui  s'étaient  toujours  opposés 
à  son  complet  développement  :  les  derniers  vestiges  de 
la  puissance  de  l'Eglise  et  l'organisation  sociale.  La  sé- 
cularisation et  la  dissolution  de  l'empire  allemand  apla- 
nirent le  terrain  pour  construire  le  nouvel  édifice.  Dé- 
sormais on  put  aller  de  lavant  pour  réaliser  depuis  sa 
base  la  nouvelle  pensée  d'état.  Napoléon  P'',  avec  son 
génie  puissant,  donna  aussi  l'impulsion  en  ce  sens,  on 
pourrait  presque  dire  le  coup  de  pied  décisif.  Dans  les 
siècles  précédents,  Frédéric  Karl  de  Moser,  —  presque 
le  seul  homme  qui,  avec  son  respectable  père  et  le  noble 
JustusMœser,  s'opposa  à  la  corruption,  — avait  déjà  dit 
dans  son  écrit  :  «  Maîtres  et  serviteurs  «^  que  les  princes 
vivaient  sous  Tinfluence  de  deux  puissances  qui  les  en- 
traîneraient forcément  à  l'absolutisme  :  la  courtisanerie 
et  le  militarisme.  Or,  ces  deux  puissances  furent  orga- 
nisées par  Napoléon  P',  comme  école  propre  du  gouver- 
nement. Aussi  donnent-elles  leur  empreinte  à  notre  siè- 
cle, la  première  à  sa  première  moitié,  la  deuxième  à  sa 
seconde.  Argent,  soldats,  fonctionnaires,  décrets,  nivel- 
lement universel,  deviennent  le  mot  d'ordre.  Tout  ce  qui 
s'opposa  à  l'accomplissement  de  ces  cinq  grands  buts 
fut  considéré  comme  hostile,  soupçonné  et  poursuivi 
avec  un  acharnement  sans  trêve  ni  merci,  l^a  plupart 
des  ordonnances  concernant  la  constitution  sociale  et 
économique,  bien  qu'elles  fussent  encore  vigoureuses 
et  bienfaisantes,  malgré  quelques  défectuosités,  furent 
renversées  de  fond  en  comble  au  lieu  d'être  rajeunies. 
Les  corporations,  ces  bases  indispensables  à  toute  vie 
sociale  saine,  et  à  toute  vraie  vie  politique,  furent  dis- 
soutes. Les  empiétements  les  plus  arbitraires  sur  le  do- 
maine de  la  foi  et  sur  la  constitution  de  l'Eglise,  reçu- 
rent le  nom  de  «  droits  de  la  couronne  ».  Quiconque  en 
appelait  à  sa  conscience,  quiconque  refusait  de  plier  les 
genoux  devant  l'idole  nationale,  courait  le  danger  d'être 


l'état  absolu  35 

banni  comme  traître  à  la  patrie,  d'être  poursuivi  comme 
coupable  d  attentat  contre  les  droits  royaux.  L'école  de- 
vint le  champ  de  manœuvre,  et  l'Eglise  larène  où  quicon- 
que voulait  obtenir  une  place  en  vue  dans  la  bureaucra- 
tie, dut  donner  des  preuves  de  son  adresse.  Une  armée 
de  fonctionnaires  d'autant  plus  obséquieux  qu'ils  étaient 
moins  bien  payés,  un  déluge  de  lois  se  renouvelant  cha- 
que année,  une  surveillance  de  police  à  laquelle  étaient 
soumis  jusqu'aux  secrets  les  plus  saints,  tout  cela  pro- 
tégé par  une  forêt  de  baïonnettes,  parut  devoir  donner 
une  garantie  suffisante  pour  le  maintien  d'ordonnances 
qu'auparavant  on  croyait  faire  respecter  et  rendre  dura- 
bles uniquement  par  la  religion,  par  une  moralité  fondée 
sur  la  religion,  par  le  sentiment  du  droit,  du  devoir  et 
de  la  liberté,  de  même  que  par  l'indépendance  du  carac- 
tère (1). 
Les  souverains  absolus  et  leurs  conseillers  purent    J-rK^^^^ 

^  absolu     dans 

s'apercevoir  que  de  telles  situations  ne  sont  pas  de  Ion-  pemenfSSs 
gue  durée.  Mais  comme  ils  ont  toujours  le  triste  privi-  "^<^'*®''°^- 
lège  d'être  exempts  d'étudier  et  de  penser,  ils  en  vien- 
nent toujours  trop  facilement  à  croire  que  la  logique  et 
l'étude  de  l'histoire  ne  sont  bonnes  que  pour  ceux  qui 
en  font  leur  gagne-pain.  Ils  l'ont  payé  assez  cher  en 
n'apprenant  rien  de  la  terrible  Révolution,  cette  leçon 
qui  cependant  a  été  donnée  exprès  pour  eux. 

Les  autres  hommes  non  plus  ne  sont  pas  exempts  de 
reproche,  car  eux  non  plus,  n'ont  rien  appris  de  la  Révo- 
lution. L'époque  s'est  débarrassée  des  princes,  mais  elle 
a  conservé  et  même  aggravé  les  causes  qui  ont  amené 
leur  chute.  A  la  place  de  la  personne  de  ces  princes, 
s'est  introduite  la  vague  idée  d'état,  comme  dans  l'es- 
prit de  notre  génération,  une  divinité  impersonnelle  a 
remplacé  le  Dieu  personnel.  Or,  de  même  que  cette  divi- 
nité impose  des  charges  incomparablement  plus  lourdes 
et  émet  des  revendications  beaucoup  plus  grandes  que 

(1)  Gfr.  Walter,  Deutsche  Rechtsgesch.  (2)  I,  447, 


36         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

l'ancien  Dieu,  celui  qu'on  appelle  le  bon  Dieu,  de  même 
aussi  l'état  moderne  abstrait,  panthéistique,  ne  connaît 
plus  de  mesures  à  ses  exigences.  Désormais  nous  som- 
mes retombés  complètement  dans  la  situation  des  Grecs 
et  des  Romains. 

C'est  avec  raison  que  Biuntschli  dit  que  ces  expres- 
sions de  Welcker  :  «  l'état  est  la  plus  magnifique  créa- 
tion à  laquelle  Dieu,  la  nature  et  l'homme  aient  travaillé 
de  concert  ;  il  est  le  chef-d'œuvre  le  plus  admirable,  l'ac- 
tion morale  la  plus  grande  qui  ait  paru  sous  le  soleil  »  (1),, 
contiennent  une  exagération  qui  rappelle  l'antique  pen- 
sée d'état  païenne  (2).  Si  seulement  ce  n'était  pas  pire  !... 
Mais  les  modernes  conceptions  de  ce  genre  dépassent 
encore  de  beaucoup  celles  des  païens.  Les  jurisconsultes 
romains  faisaient  aussi,  c'est  vrai,  du  bien  de  l'état  la 
fin  dernière  à  laquelle  devaient  tendre  toutes  les  lois,  et 
de  la  volonté  de  la  puissance  suprême,  la  base  dernière 
d'une  loi  définitive.  Mais  il  ne  leur  venait  pas  à  l'esprit 
de  confondre  l'organisation  accidentelle  de  l'état,  avec 
la  divinité  éternelle  elle-même.  Or  chez  nous,  un  juris- 
consulte comme  Zœpfl,  qui  cependant  connaît  assez  le 
moyen-âge  pour  avoir  des  idées  plus  saines,  trouve  qu'il 
n'y  a  rien  de  choquant  à  soutenir  que  l'état  est  absolu- 
ment indépendant  et  autonome  (3),  universel  et  éter- 
nel (4).  S'il  est  tel,  il  vaut  mieux  dire,  et  c'est  plus  com- 
préhensible, que  l'état  est  Dieu. 

Aussi  est-ce  le  langage  de  Hegel  qui  a  érigé  toute  cette 
doctrine  en  système.  <(  L'état,  dit-il,  est  l'idée  morale 
réalisée,  l'essence  de  la  morahté  parvenue  à  avoir  cons- 
cience d'elle-même,  le  tout  moral,  la  volonté  divine  pré- 
sente, incarnée,  universelle,  l'infini  et  l'absolument 
raisonnable,  l'esprit  devenu  réel,  vivant,  agissant  et  se 
développant  (5),  le  tout-esprit.  En  d'autres  termes,  c'est 

(1)  Welcker,  in  Rotêeck  und  Welcker,  Staatslexicon,  XII,  368. 

(2)  Biuntschli,  m  Staatswœrterbuch,  IX,  614. 

(3)  Zœpfl,    Grundr.,  d.  gem.   deutsch.  Staatsrechtes  (5)  §  8,  d,  I,  13, | 

(4)  IbkL,  §  31,  1,  I,  55. 

(5)  Hegel,  Philos,  des  Rechtes,  §257,  258,270,  331. 


L  ÉTAT    ABSOLU  37 

la  puissance  absolue  sur  terre  (1),  le  Dieu  terrestre  (2), 
le  Dieu  réel  (3).  Ici,  non  seulement  l'état  ne  tient  pas  la 
place  de  Dieu,  il  est  Dieu  lui-même  ;  il  remplace  Dieu, 
il  chasse  Dieu,  le  Tout-esprit  insaisissable,  comme  étant, 
lui  état,  le  seul  Dieu  saisissable  et  vivant.  Ici,  l'état  de- 
vient autonome  dans  toute  la  force  du  terme  ;  il  a  sa  fin 
en  lui-même  ;  il  est  même  la  seule  fin  suprême  à  laquelle 
tout  doit  s'adapter,  extérieur  et  intérieur,  action  et 
conscience,  liberté  et  morale. 

Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  qu'on  nous  représente 
maintenant  l'état  comme  la  source  unique,  la  règle  illi- 
mitée de  tout  droit,  le  principe  et  même  le  seul  posses- 
seur de  tout  bien.  D'après  les  idées  chrétiennes  et  alle- 
mandes, on  disait  autrefois,  dans  les  temps  de  liberté 
d'esprit:  «  Le  droit  est  établi  pour  qu'aucune  parole 
d'autorité  ne  le  brise  (4)  ».  Aussi  criait-on  à  la  puis- 
sance suprême  :  «  Autorité,  réfléchis  bien,  Dieu  est  ton 
maître,  et  tu  es  son  serviteur  (5).  »  Maintenant  l'état 
est  absolu.  Il  est  sa  propre  fin.  11  n'est  soumis  à  aucune 
puissance  plus  élevée  que  lui.  Il  n'est  responsable  envers 
personne.  Il  donne  des  lois  ;  mais  il  n'est  régi  ni  par  la 
loi  de  la  morale,  ni  par  la  loi  de  la  religion.  De  sa  na- 
ture, il  est  sans  religion,  sans  confession  (6),  il  est  le 
maître  suprême  et  unique  de  tout  droit.  Il  possède  sur- 
tout le  droit  le  plus  grand  et  la  puissance  la  plus  élevée. 
Devant  la  volonté  de  l'état  qui,  de  son  autorité  privée 
sauvegarde  ses  intérêts,  il  n'est  aucun  intérêt  privé  ou 
public  qui  puisse  tenir  (7).  Tandis  qu'autrefois,  chacun 
était  roi  et  monarque  dans  sa  propre  maison  (8),  et  que 
les  sujets  vivaient  aussi  paisiblement  que  les  rois  dans 

(1)  Hegel,  Philos,  des  Redites,  §  331. 

(2)  Hegel,  Philos,  des  Redites,  §  272,  Zusatz  (Vm,  354). 

(3)  Hegel,  Philos,  des  Redites,  §  2o8,  Zusatz  (Vm,  320). 

(4)  Graf  urid  Uietherr,  Deutsche  Reditsspridiwœrter,  i,  54,  p.  3. 

(5)  Graf  und  Dietherr,  Deutsche  Rechtssprichwœrtei\  9,  201,  p.   515. 

(6)  BluTiLschli,  Ldire  vom  mod.  Staat,  III,   214;   Staatsivœrterbuch, 
V,  569  ;  vm,  580. 

(7)  Lasson,  Rechtsphilosophie,  316. 

(8)  Graf  und  Dietherr,  Deutsche  Rechtssprichwœrter,  9,  77,  p.  497. 


38         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

leurs  demeures(l),  maintenant  un  philosophe,  qui  passe 
pour  libéral,  déclare  que  l'état  doit  savoir  à  toute  heure 
où  chaque  citoyen  se  trouve,  ce  qu'il  fait  (2),  et  que 
chaque  citoyen  doit  porter  avec  lui  son  passeport  et  sa 
photographie,  comme  un  étranger  et  un  criminel  dange- 
reux (3).  11  est  dit  dans  l'Écriture  que  la  terre  appartient 
au  Seigneur;  mais  les  constitutions  nouvelles  portent 
que  la  terre  appartient  à  l'état  (4).  Jadis  on  croyait  que 
l'état  existait  pour  l'homme  (5),  maintenant  on  enseigne 
que  la  croyance  que  l'état  a  pour  but  de  rendre  l'homme 
heureux  est  un  grossier  Eudémonisme  (6).  Pour  le  coup, 
tout  cela  n'est  plus  romain  ;  qu'on  me  pardonne  l'ex- 
pression, c'est  du  chinois  tout  pur.  Il  n'y  a  que  les  Chi- 
nois qui  soient  rivés  à  l'état,  au  point  que  celui-ci  vive 
pour  eux,  et  qu'eux  ne  puissent  vivre  sans  lui  ;  il  n'y  a 
que  les  sujets  de  cet  empire  qui,  dans  les  malheurs  pu- 
blics, perdent  la  tête  comme  s'il  s'agissait  d'un  trem- 
blement de  terre  (7),  et  se  donnent  la  mort  en  masse, 
spectacle  que  d'ailleurs  nous  offre  déjà  l'ancienne  Rome. 
absoi7alSt  Avec  ccla,  à  notre  humble  avis  du  moins,  il  nous  sem- 
s2S  rôKst  ble  que  l'absolutisme  d'état  est  arrivé  aux  limites  ex- 
trêmes du  possible.  Avec  ce  développement  qu'il  a  pris, 
l'état  absolu,  ou,  selon  l'expression  favorite,  l'état  mo- 
derne est  arrivé  au  bout  de  sa  tâche.  Cette  tâche,  ce 
n'est  pas  Dieu  qui  la  lui  a  imposée,  c'est  lui-même  qui 
se  l'est  donnée  ;  mais  il  doit  l'exécuter  sous  la  conduite 
de  l'Eternel^  et  la  faire  servir  à  la  réalisation  du  plan 
divin  dans  le  monde.  11  a  voulu  devenir  son  maître,  pro- 
pre^ indépendant,  et  comme  on  aime  à  le  dire,  sa  propre 
fin  ;  or,  il  s'est  avili,  car  il  est  devenu  un  instrument 

(1)  Graf  und  Dietherr,  Deutsche  Rechtssprichwœrter,  9,77,  p.   496. 

(2)  Fichte,  Grundl.   d.  Naturr.,  2,   Theil,   3,   Abschn.   (G.    W.,  lil, 
302). 

(3)  Fichte,  Grundl.  d.  Naturr,  2,  Tfi.  3,  Abschn.  (G.  W.  III,  295  sq.). 

(4)  Mœser,  Patriot.  Phant.,  (Abeken),  I,  221  ;  III,  319. 

(5)  C.  Imperialis,  23.  C.  Denupt.,  5,  4.  C.  Et  nomen,  1,  §  14.  C.  De 
caducis,  6,  51. 

(6)  Lasson.  Rechtsphilosophie,  319,  673. 

(7)  Wuttke,  Geschichte  des  Heidenthums,  II,  132  sq. 


LÉTAT    ABSOLU  39 

pour  arriver  à  des  fins  qui  sont  complètement  contraires 
à  sa  nature,  el  profondément  au-dessous  de  sa  dignité. 
En  se  mettant  à  la  tête  des  prétendues  idées  modernes, 
l'état  croyait  s'ériger  en  maître  du  mouvement,  mais  il 
s'est  seulement  fait  le  bélier  avec  lequel  ses  chefs  ont 
ouvert  une  brèche  dans  Tordre  social  existant.  Sans  le 
secours  de  l'état,  il  n'eut  pas  été  possible  de  renverser 
les  murs  de  fortifications  de  l'édifice  social,  que  le  moyen- 
âge  avait  construit  avec  tant  d'art  et  tant  de  talent,  ni  de 
briser  les  os  de  l'organisme  encore  solide  de  la  société 
historique.  En  second  lieu,  et  avant  tout,  il  a  fallu  sa 
force  pour  enchaîner  et  paralyser  le  plus  dangereux  des 
adversaires  des  idées  modernes,  l'Eglise.  11  s'est  dévoué 
à  cette  cause  à  laquelle  il  s'est  consacré  tout  entier,  et 
malheureusement  ses  efforts  ont  été  couronnés  de  suc- 
cès. Il  s'est  appliqué  avec  un  zèle  non  moins  grand  à  la 
troisième  partie  de  sa  tâche,  la  centralisation  de  toutes 
les  forces  de  la  société.  Il  crut  hâter  l'accomplissement 
de  ses  vues,  en  confisquant  à  son  profit  tout  ce  qui  fait 
partie  du  domaine  commun  de  l'humanité,  même  ce  qui 
ne  le  concerne  que  de  loin  :  police  des  halles  et  des  mar- 
chés, soin  des  indigents  par  le  travail  et  les  aumônes, 
école,  éducation,  famille,  culte,  autorité  ecclésiastique, 
et  il  n'a  fait  qu'exécuter  des  plans  étrangers.  Ce  que  Ca- 
ligula  désira  vainement  voir,  —  l'empire  sous  la  forme 
d  une  seule  tête,  afin  de  pouvoir  l'abattre  d'un  seul 
coup  (1)  —  est  désormais  réalisé.  Sans  ce  travail  préli- 
minaire de  Louis  XIV,  il  n'eut  pas  été  possible  à  la  Ré- 
volution française  d'anéantir,  comme  elle  l'a  fait,  la 
vieille  société  tout  entière.  Mais  nous  craignons  bien 
que  l'état  moderne  n'ait  fait  le  même  travail  pour  tout 
l'ordre  actuellement  existant,  et  qu'il  ne  devienne  aussi 
facile  au  Radicalisme  et  au  Socialisme  de  réaliser  leurs 
vues,  comme  le  fit  la  Révolution  sur  un  moindre  théâtre. 
Pour  se  défendre,  les  dépositaires  du  pouvoir  invo- 

(1)  Sueton.,  Calirjula,  30. 


40         VTE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

quenl  encore  parfois  le  droit  divin.  Mais  ils  attendront 
en  vain  que  leur  titre  de  a  monarques  par  la  grâce  de 
Dieu  »,  leur  soit  un  bouclier  protecteur,  depuis  qu'ils 
ont  déclaré  la  puissance  de  l'état  essentiellement  di- 
vine. 

Les  peuples  ne  le  savent  que  trop  bien  ;  aussi  font-ils 
bon  marché  de  cette  invocation.  La  Révolution  française 
obligea  Louis  XVI  à  supprimer  ce  titre  que  Louis  XIV 
avait  rendu  odieux  et  méprisable  en  jouant  à  l'idole. 
Le  pauvre  fantôme  de  roi  ne  se  nomma  plus  «  roi  par  la 
grâce  de  Dieu  »,  mais  «  roi  des  Français  ».  Par  cet 
acte,  il  s'était  livré  aux  Français  ;  on  sait  ce  qu'ils  en 
firent. 

Il  n'y  a  donc  pour  l'état  et  pour  le  dépositaire  de  la 
puissance  de  l'état  qu'une  seule  alternative,  ou  de  rele- 
ver de  la  grâce  de  Dieu,  mais  complètement  et  sérieuse- 
ment, ou  de  se  livrer  à  la  merci  du  peuple.  Un  des  plus 
grands  princes  nous  a  laissé  ces  paroles,  lorsqu'il  l'eut 
compris  :  «  Oui?  il  vaut  encore  mieux  tomber  entre  les 
mains  du  Seigneur,  qu'entre  les  mains  des  hommes  (I)  ». 

(1)11  Reg.,  XXIV,  14. 


SECONDE  CONFÉRENCE 

LE    DROIT    DE    LA    RÉVOLUTION 


i.  Nature  et  principe  suprême  de  la  politique.  —  2.  Le  droit  de  la 
Révolution.  —  3.  La  Révolution  est  la  conséquence  nécessaire  des 
principes  de  l'état  absolu.  —  4.  La  Révolution  considérée  comme 
la  révolte  de  la  nature  contre  un  droit  faux.  —  5.  La  Révolution 
considérée  comme  une  lutte  universelle  et  internationale  d'affran- 
chissement contre  l'état  absolu.  —  6.  La  vraie  nature  de  la  Révo- 
lution.—  7.  L'Absolutisme  et  le  Terrorisme  font  partie  de  la  nature 
de  la  Révolution.  —  8.  Manque  de  sécurité  du  droit  dans  la  Révo- 
lution. —  9.  Raison  et  résultat  du  droit  de  la  Révolution. 


Rien  n'existe  ici-bas  qui  n'ait  eu  un  principe  d'exis-     L-Nature 

,       .  1          in  •         •  1        et  principe  su- 

tence  ;  et  quiconque   désire  comprendre  1  histoire  et  la  prême  de  la 

,  .  politique. 

situation  actuelle,  dans  le  but  d'en  tirer  profit  pour  plus 
tard,  doit  chercher  à  connaître  les  causes  prochaines  et 
éloignées  des  événements  qu'elles  contiennent.  L'his- 
toire n'apprend  rien,  parce  que  cette  vérité  évidente  est 
trop  négligée.  C'est  pourquoi  on  reste  comme  stupéfait 
et  interdit  en  présence  de  ces  événements.  Tl  semble  que 
ce  soit  des  météores  qui  tombent  soudain  du  ciel,  et 
que  le  monde  n'a  jamais  été  témoin  de  causes  et  d'effets 
semblables.  De  là  aussi  la  raison  pour  laquelle  la  politi- 
que en  particulier,  souvent  si  peu  clairvoyante  dans  tou- 
tes les  finasseries,  fait  preuve  d'être  rusée  comme  un 
renard,  quand  elle  est  tombée  sur  une  piste  sûre,  et 
aveugle  comme  une  taupe  dans  tout  ce  qui  demande 
l'acuité  du  regard  et  la  pénétration  de  rintellig.ence. 

La  politique,  —  et  par  là  nous  entendons  la  politique 
courante,  celle  qu'on  rencontre  dans  la  pratique,  —  est 
la  sœur  jumelle  du  rationalisme.  Celui-ci  n'a  d'yeux  que 
pour  les  fins  les  plus  prochaines,  les  fins  qu'il  peut  im- 
médiatement saisir  avec  la  main;  par  contre,  il  n'en- 
lend  rien  aux  causes  générales  et  dernières,  ni  aux  effets 
de  même  nature.  11  en  est  de  même  de  la  diplomatie. 


42  VIE    PUBLIQUE    ET   INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

Ici,  on  ne  compte   qu'avec  le  moment  présent.  Quand 
un  diplomate  a  conjuré  un  danger  pour  une  année,  rem- 
porté sur  ses  adversaires  un  succès  d'un  jour,  il  est 
parvenu  au  summum  de  ce  qu'on  attendait  de  lui  et 
mérite  une  décoration.  Mais  que  l'année  suivante  le  dan- 
ger se  renouvelle  cent  fois  plus   grand,  que  demain  le 
succès  se  change  en  revers,  s'en  émeut-on  dans  les  sphè- 
res diplomatiques?  Non  !  Ce  sont  là  des  questions  oiseu- 
ses ;  c'est  être  trop  à  cheval  sur  les  principes.  Que  les 
savants  s'occupent  de  ces  vétilles  dans  leurs  cabinets, 
rien  de  mieux  ;  mais  le  diplomate  est  trop  au-dessus 
d'elles  pour  leur  donner  un  moment  d'attention.  11  voit 
les  choses  à  un  point  de  vue  beaucoup  plus  élevé,  c'est 
pourquoi  tous  les  avertissements  qu'on  lui  donne  sur 
leurs  conséquences  possibles,   lui  apparaissent  comme 
des  scrupules  enfantins  et  des  conseils  de  pédants,  tou- 
tes les  difficultés  de  droit,   comme  des  fils  par  dessus 
lesquels  on  passe,  s'ils  ne  font  pas  trébucher.  Le  politi- 
cien grand  style  est  comme  le  capitaine  d'un  steamboat 
du  Mississipi  ;  il  faut  qu'il  puisse  se  vanter  d'avoir  sur- 
passé tous  ses  collègues,  ou  de  les  avoir  fait  sombrer. 
Il  lâche  toute  la  vapeur  et  joue  gros  jeu.  Pourvu  que  le 
bateau  puisse  contourner  tel  récif,  la  partie  est  gagnée  ; 
après,  advienne  que  pourra  !  Tous  ces  personnages  ont 
pour  principe  les  paroles  de  Louis  XV  :  «  Après  nous  le 
déluge  !  ». 
â.-Ledroit       En  les  prononçant,  Louis  XV  n'était  pas  moins  pro- 

de  la  Révolu-       ,   ,  V.         ,  ^  ^ 

tion.  phete  que  Caïphe  au  premier  Vendredi-Saint.  Le  déluge 

est  venu  en  effet  et  par  la  force  des  choses  et  en  vertu 
d'un  certain  droit  (1).  Nous  insistous  sur  ce  dernier 
mot,  parce  qu'il  peut  être  mal  interprété.  Si  nous  l'ex- 
primons, ce  n'est  pas  pour  justifier  la  Révolution,  mais 
pour  établir  les  responsabilités  de  ceux  qui  en  furent  les 
auteurs.  Oui,  à  supposer  que  l'état  absolu  eut  raison, 
la  Révolution  avait  autant  de  droit  que  lui,  pour  ne  pas 

(1)  V.  plus  bas,  n°  9. 


LE   DROIT   DE    LA    RÉVOLUTION  43 

dire  davantage.  Sans  doute  nous  ne  pouvons  légitimer 
ni  l'un  ni  l'autre,  mais  nous  ne  pouvons  pas  non  plus 
concevoir  comment  les  défenseurs  de  l'état  absolu  osent 
dire  un  mot  contre  le  droit  de  la  Révolution.  Oui,  il  faut 
reconnaître  une  idée  de  droit  dans  la  Révolution  et  ses 
auteurs.  Ceux  qui  la  firent  n'étaient  pas  tous  des  hom- 
mes mauvais.  Parmi  ses  défenseurs,  nous  trouvons  des 
cœurs  vraiment  portés  au  bien  de  l'humanité  et  enthou- 
siastes pour  la  liberté,  tels  Klopstock,  Schiller,  Kant, 
Fichte,  Fox,  Payne,  Alfîeri,  Gœrrès,  Stolberg,  sans 
compter  Washington  et  Franklin.  Il  fut  peu  d'esprits 
qui  comprirent  d'aussi  bonne  heure  que  Rurke  et 
Guillaume  de  Humboldt  ce  que  la  Révolution  avait  de 
dangereux  et  de  pernicieux.  Sans  cela,  eût-il  été  possi- 
ble que  le  nouveau  mouvement  ait  trouvé  si  peu  de  ré- 
sistance, renversé  si  vite  le  colosse,  et  produit  après  lui 
une  (ransformation  du  monde  aussi  complète  que  celle 
qu'il  opéra?  C'est  une  preuve  que  la  Révolution  ne  pré- 
para ni  le  terrain  ni  les  esprits,  mais  qu'elle  les  trouva 
tout  prêts.  Ce  ne  furent  pas  seulement  quelques  hommes 
qui  firent  l'époque  de  la  Révolution,  mais  ce  furent  les 
idées  de  l'époque  qui  enthousiasmèrent  les  hommes  et 
trouvèrent  de  l'écho  dans  leur  cœur. 

C'est  pareillement  un  exemple  de  la  différence  entre 
la  morale  publique  et  la  morale  privée.  Des  milliers  de 
personnes  eussent  prêché  en  vain  le  droit  de  la  Révolu- 
tion, si  elles  l'eussent  simplement  donné  comme  étant 
leur  conviction  personnelle  ;  mais  comme  l'opinion  pu- 
blique et  la  morale  publique  étaient  depuis  longtemps 
pénétrées  de  la  pensée  fondamentale  qu'une  transfor- 
mation s'imposait  de  droit,  il  ne  fallut  que  quelques 
hommes  pour  faire  triompher  cotte  pensée. 

Et  quelle  est  cette  pensée  fondamentale?  Comment     3.-LaRé- 

^  ^  volution  est  la 

est-elle  née  ?  Nous  le  savons  déjà.  C'est  1  état  absolu    conséquence 

''  nécessaire  des 

qui  l'a  créée;  c'est  lui  qui  l'a  implantée  sinon  dans  le  Péta^/bsoiu! 
cœur,  du  moins  dans  la  tête  des  hommes,  et  il  en  est 
lui-même  l'expression.  S'il  est  vrai  que  la  république 


44  VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODEIINES 

ai  t  pour  base  la  pensée  qu'il  n'y  a  pas  de  force  publique 
en  dehors  de  la  communauté,  ou,  plus  clairement,  que 
tout  droit  public  doive  être  ramené  à  la  communauté 
comme  à  sa  cause  première,  à  sa  source  et  à  son  sou- 
tien (1  ),  alors  Tétat  absolu  est  nécessairement  républi- 
que, alors  il  doit  se  transformer  en  république  dès  qu'il 
a  réalisé  son  principe  premier  et  suprême.  La  Révolu- 
tion doit  son  origine  à  l'état  absolu.  C'est  aussi  certain 
que  Hobbes  a  découvert  la  doctrine  d'État  exposée  par 
Rousseau,  aussi  certain  que  ces  deux  hommes  n'en  font 
qu'un,  bien  que  le  premier  ait  prêché  le  despotisme  ab- 
solu, et  le  second  la  liberté  absolue. 

Non  seulement  le  principe  qui  autorisait  l'état  absolu 
à  exister  et  à  exercer  son  omnipotence,  c'est-à-dire  le 
principe  qu'il  porte  en  lui  son  droit,  dont  il  est  le  maître 
et  le  créateur,  a  fondé  le  droit  de  la  Révolution,  du  moins 
contre  lui,  mais  la  manière  dont  il  a  exercé  sa  puissance 
devait  aussi  amener  la  Révolution.  La  sagesse  politique 
que  Machiavel  a  créée,  Richelieu  corrigée  et  Louis  XIV 
complétée,  poursuivit  le  but  de  réunir  tout  droit  et  toute 
puissance  dans  une  seule  personne,  en  lui  donnant  non 
seulement  ce  qui  lui  revenait  en  réalité,  mais  aussi  ce 
qui  appartenait  aux  autres  membres  du  Tout,  et  même 
ce  qui  formait  le  droit  d'autres  membres  qui  n'étaient 
pas  de  son  ressort.  Plus  il  y  eut  absorption  de  ces  der- 
niers, alors  que  les  droits  primitifs  du  pouvoir  d'état 
étaient  encore  complètement  dans  l'ombre,  plus  se  for- 
ma facilement  chez  les  peuples  l'idée  qu'en  général  tous 
les  droits  exercés  par  la  puissance  suprême  étaient  nés 
de  l'appropriation  de  droits  étrangers.  On  s'habitua 
donc  à  considérer  la  base  du  droit  public,  non  comme 
une  possession  du  droit  propre,  mais  comme  une  sous- 
traction et  une  usurpation  de  ce  qui  appartenait  à  d'au- 
tres. 

L'état  absolu  ne  négligea  aucune  occasion  de  fortifier 

(1)  Bluntschli,  LeJcrc  vom  mod.  Staat,  lïl,  297  ;  Staatswœrterbuch, 
Vm,  602. 


LE    DROIT    DE    LA    RÉVOLUTION  45 

celte  opinion,  en  traitant  la  question  de  droit  comme 
une  question  de  puissance,  en  faisant  sonner  le  glaive 
et  en  brandissant  le  sceptre.  Ce  qui  combla  la  mesure, 
ce  fut  que,  d'après  la  recette  donnée  par  Machiavel,  et 
persuadé  de  la  supériorité  de  son  talent  diplomatique,  il 
affectait  tantôt  les  dehors  d'Hercule  avec  la  peau  du 
lion,  tantôt  ceux  d'Ulysse  avec  la  peau  du  renard.  Dans 
leur  patience,  dont  il  n'abusait  pas  sans  raison,  les  peu- 
ples eussent  sans  doute  été  longtemps  encore  les  témoins 
de  ce  spectacle.  Mais  ils  finirent  bientôt  par  se  fatiguer 
de  ce  jeu  d'intrigues  en  vertu  duquel  il  utilisait  les  uns 
contre  les  autres,  classes,  villes,  noblesse,  clergé, 
partis  politiques  tantôt  en  les  flattant,  tantôt  en  les 
menaçant,  tantôt  en  leur  donnant  quelque  chose  et  en 
leur  prenant  le  triple  de  ce  qu'il  avait  donné,  toujours  en 
les  exploitant  et  en  les  trompant.  Par  tous  ces  moyens, 
il  croyait  les  tenir  en  échec;  il  ne  pressentait  pas  que 
rien  n'aigrit  plus  les  masses  et  ne  les  rend  plus  hostiles 
que  lorsqu'elles  voient  la  manière  perfide  dont  on  a 
abusé  d'elles.  Ainsi,  dans  la  colère  où  elles  étaient,  il  ne 
leur  fut  pas  difficile  de  se  convaincre  que  les  prétendus 
droits  publics  de  l'état  absolu  n'étaient  que  des  droits 
dont  il  les  avait  dépouillées.  Ne  durent-elles  pas  se  dire 
alors  qu'elles  avaient  le  droit  de  se  tenir  sur  la  défen- 
sive? 

A  ceci  s'ajoutait  encore  une  autre  chose.  Ce  fut  un     4.-.LaRé- 
malheur  que  sur  la  voie  que  nous  venons  de  décrire,  le  sw'éréecommê 
droit  se  détachât  de  sa  base  et  de  sa  source  éternelle,  de  la  nature  con! 
Dieu.  Ce  fut  un  malheur  de  confondre  le  droit  avec  la  f^ux. 
force,  d'ériger  la  force  en  droit,  de  justifier  toute  trans- 
formation arbitraire  du  droit,  sous  prétexte  d'ordre  ou 
de  puissance,  pourvu  que  quelqu'un  soit  en  possession 
de  la  force.  Mais  le  pire  peut-être  de  tout,  fut  de  consi- 
dérer le  droit  comme  formantune  contradiction  expresse 
avec  la  nature.  L'état  absolu  fut  encore  la  cause  pour 
laquelle  on  alla  si  loin. 

Depuis  Hugo  Grotius,  la  science  du  droit  avait  suivi 


46  VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

celte  direction  funeste,  que  l'état  moderne  lui  avait  tra- 
cée, c'est-à-dire  qu'elle  avait  séparé  le  droit  de  la  Reli- 
gion, séparé  aussi  le  droit  de  la  morale,  depuis  ïhoma- 
sius,  et  avait  cherché  par  contre  à  se  baser  exclusive- 
ment sur  la  nature.  Comme  conséquence  de  cela,  il 
naquit  une  véritable  passion  pour  la  nature,  laquelle 
s'empara  peu  à  peu  des  esprits.  Tout  ce  qu'on  ne  put 
pas  ramener  au  prétendu  droit  de  nature  ne  fut  pas  re- 
connu comme  droit.  Plus  la  vie  publique,  en  particulier 
celle  des  classes  élevées,  était  contraire  à  la  nature,  plus 
fut  grand  l'enthousiasme  que  l'époque  ressentit  pour  la 
nature  qu'on  ornait,  cela  va  sans  dire,  selon  son  propre 
goût.  C'est  de  là  que  provient  cette  prédilection  que  nous 
avons  encore  aujourd'hui  pour  les  idylles  et  le  soi-disant 
état  de  nature  (1  j.  Or,  l'état  absolu  chercha  précisément 
sa  force  en  affichant  la  prétention  que  lui  seul  était  la 
source  de  tout  droit  positif  et  public,  que  tout  ce  qu'il 
était,  tout  ce  qu'il  possédait,  tout  ce  qu'il  ordonnait, 
était  droit  purement  et  simplement. 

Pour  se  permettre  un  jeu  si  dangereux  en  présence 
de  la  disposition  des  esprits  que  nous  venons  de  dépein- 
dre, il  fallut  une  puissance  qui,  d'un  côté,  méprise 
complètement  la  vie  réelle,  et  d'un  autre  côté  croit  pos- 
séder assez  de  force  pour  maintenir  toujours  haut  et 
ferme  ses  revendications,  que  les  hommes  murmurent 
ou  non,  qu'ils  manifestent  ou  non  telles  et  telles  inten- 
tions. 11  est  évident  que  les  peuples  voyant  la  façon 
criante  dont  l'état  abusait  de  sa  puissance,  à  cette  épo- 
que, durent  se  dire  que  ni  les  chambres  étoilées,  ni  les 
chambres  noires,  ni  les  lettres  de  cachet,  ni  le  trafic 
avec  les  sujets,  ni  l'extension  intolérable  des  régales, 
ni  cent  autres  mesures  oppressives  n'avaient  leur  base 
dans  la  nature.  Il  était  donc  inévitable  qu'ils  se  repré- 
sentassent le  droit  et  la  nature,  le  droit  naturel  et  le 
droit  de  l'état  régnant,  comme  des  contradictions  irré- 
conciliables. 

(1)  Vol.  m,  2,  16,  sq. 


LE    DROIT    DE    LA    RÉVOLUTION  47 

Il  faut  se  représenter  cette  tension  excessive  des  rap- 
ports sociaux,  préparée  depuis  un  siècle  et  demi,  pour 
comprendre  l'influence  inouïe  qu'a  exercée  le  philoso- 
phe de  Genève.  Les  applaudissements  qu'il  avait  déjà 
recueillis,  lorsqu'il  fît  paraître  son  écrit  sur  «  tïnégoUté 
des  condiliofis  »,  dans  lequel  il  émettait  le  principe  que 
toute  civilisation  est  une  corruption  de  la  nature,  dé- 
voilaient à  ce  fin  connaisseur  d'hommes,  quelle  corde  il 
lui  fallait  toucher  pour  récolter  sûrement  les  approba- 
tions de  la  foule.  C'est  alors  qu'il  publia  le  «  Contrat 
sociahy  qui  devint  le  programme  de  la  Révolution.  La 
pensée  que  droit  et  nature  sont  deux  choses  opposées 
l'une  à  l'autre,  forme  le  filet  rouge  qui  traverse  cet  ou- 
vrage du  commencement  à  la  fin.  «  C'est  vrai,  dit  Rous- 
seau, nous  ne  pouvions  pas  éternellement  rester  dans 
l'état  de  nature,  nous  ne  pouvions  pas  toujours  demeu- 
rer sauvages.  De  l'élat  de  barbarie  et  d'isolement,  il 
nous  a  fallu  passer  à  l'état  de  société.  Mais  pour  cela, 
il  a  fallu  renoncer  à  tous  les  droits  qui  nous  venaient  de 
la  nature.  C'est  donc  à  la  seule  condition  que  chacun 
renonce  aux  droits  qu'il  a  de  par  la  nature,  que  nous 
pouvons  vivre  ensemble.  Par  nature,  tous  les  hommes 
sont  égaux  ;  dans  la  société  au  contraire  règne  l'inéga- 
lité. Par  nature  chacun  a  un  droit  à  tout  posséder  ;  dans 
la  société  s'est  introduite  la  propriété  et  avec  elle  la 
diversité  de  possession.  Tout  cela  est  contre  nature; 
mais  ainsi  le  veut  le  droit.  Oui,  dit-il,  avec  une  ruse 
calculée,  s'il  y  avait  un  peuple  de  dieux,  il  se  gouver- 
nerait démocratiquement,  c'est-à-dire  d'après  le«  prin- 
cipes de  l'équité  naturelle  ;  mais  un  gouvernement  si 
parfait  ne  convient  pas  à  des  hommes  »  (  1  ) . 

Qu'y  eut-il  alors  de  plus  naturel,  que  les  peuples  ex- 
cités par  ce  fin  aiguillon  se  soient  levés  comme  un  seul 
homme  et  aient  dit  :  Eh  bien  !  nous  verrons  si  la  liberté 
n'est  pas  pour  nous  !...  Ne  sommes-nous  pas  des  dieux 

(1)  Rousseau,  Contrat  social^  I,  1,  2  ;  III,  4. 


48         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

en  quelque  sorte?  Pourquoi  ne  nous  prêcher  que  notre 
indépendance  envers  l'Église?  Devons-nous  donc  sacri- 
fier notre  liberté  à  l'état?  Et  pourquoi  cela?  Pour  ce 
qu'on  appelle  droit?  Pour  l'inégalité  criante  dont  nous 
sommes  les  victimes?  Pour  les  lourdes  charges  qu'on 
nous  impose  au  nom  du  droit?  Et  sur  quoi  repose-t-il 
donc  ce  droit? L'état  absolu  dit  que  c'est  sur  sa  volonté 
et  sur  sa  puissance.  Oui,  désormais  nous  saurons  que 
c'est  une  question  de  puissance.  C'est  juste  le  contre- 
pied  de  la  nature.  Or,  la  nature  est  sainte,  inviolable, 
elle  ne  se  laisse  pas  renier.  11  nous  faut  donc  revenir  à 
elle.  Qu'avons-nous  à  perdre  en  chassant  ce  prétendu 
droit?  Sus  donc  à  ce  droit  faux  et  luttons  pour  le  retour 
de  la  nature  !... 

C'est  ainsi  que  commença  la  Révolution,  et  ces  débuts 
eurent  pour  base  l'apparence  séduisante  de  la  revendi- 
cation d'un  droit.  Sa  légitimité  parut  claire  à  la  généra- 
tion, en  ce  qu'elle  s'élevait  comme  la  négation  du  droit 
public  existant  ;  et  c'est  l'heureuse  idée  qu'on  eut  de 
lui  donner,    dans  sa  lutte  contre  le  droit,   un  mot  de 
guerre,  si  cher  qu'était  le  mot  nature^  qui  lui  fit  exercer 
sur  les  esprits  cette  influence  qui  nous  semble  presque 
incompréhensible  aujourd'hui. 
voiutiôn^^con-       Par  là  s'cxpliquc  comment  la  Révolution  put  opérer 
unefuueïïS-  daus  l'humauité  une  transformation  si  rapide  et  si  com- 
^ternauonale"  plètc  à  l'intéricur  commc  à  l'extériear.  Si  nous  exami- 
menr°'Srê  nous  sculcment  les  effets  intérieurs  qu'elle  produisit  en 
France,  nous  n'avons  qu'un  mot  pour  caractériser  l'œu- 
vre qu'elle  a  accomplie  :  c'est  une  œuvre  de  Titans. 
Dans  les  quelques  années  qui  furent  accordées  aux  chefs 
du  mouvement,  tout  fut  renouvelé  :  la  constitution  du 
pays,  la  hiérarchie  des  employés,  l'organisation  des 
affaires,  l'administration,  la  justice  civile  et  criminelle, 
l'économie  politique  et  sociale,  la  police,  l'instruction, 
l'armée.  Il  ne  resta  pas  une  pierre  de  l'ancien  édifice. 
Ceci  nous  montre  mieux  que  tout  le  reste  ce  qu'était  la 
puissance  dont  se  vantait  l'état  absolu.  En  basant  son 


l'état  absolu. 


LE    DROIT    DE    LA    RÉVOLUTION  49 

droit  uniquement  sur  la  force,  en  appliquant  cette  quan- 
tité énorme  de  mesures  de  prévoyance  et  de  contrainte, 
pour  prouver  qu'il  ne  reconnaissait  pour  droit  que  la 
force  extérieure,  et  qui  devaient  nécessairement  trahir 
sa  faiblesse  et  sa  peur  ;  en  justifiant  la  doctrine  funeste 
que  son  droit  ne  reposait  que  sur  la  contrainte,  et  n'allait 
pas  plus  loin  que  sa  puissance,  il  devait  en  être  de  celui- 
ci  comme  d'un  château  de  cartes  que  renverse  le  pre- 
mier souffle  de  vent. 

Les  hommes  de  la  Révolution  eux-mêmes  ne  s'étaient 
pas  représentés  leur  situation  aussi  facile.  Dans  l'assem- 
blée de  1789,  ceux  qui  pensaient  à  un  bouleversement 
complet,  formaient  certainement  un  nombre  très  res- 
treint. Ils  y  furent  conduits,  lorsqu'une  fois  ils  eurent 
découvert  la  complète  incapacité  de  l'état  et  leur  propre 
puissance  ;  alors  ils  le  frappèrent  à  mort  avec  ses  pro- 
pres armes.  Si  le  droit  n'était  que  contrainte,  dès  lors 
l'état  avait  perdu  son  droit,  dès  lors  il  n'y  avait  plus  de 
droit,  dès  lors  c'était  à  eux  qu'incombait  la  tâche  de 
faire  un  autre  droit.  De  là  l'idée  qui  s'empara  immédia- 
tement des  esprits,  savoir  que  tout  l'ordre  actuel  de 
choses  avait  cessé,  qu'il  fallait  enlever  les  derniers  res- 
tes des  ruines,  et  reconstituer  de  toutes  pièces  un  droit 
nouveau.  Consulté  sur  la  question  du  droit  qui  avait 
eu  force  de  loi  jusqu'à  cette  époque,  Barère  répondit 
publiquement  qu'il  ne  fallait  pas  perdre  de  temps.  Et  on 
alla  de  l'avant.  C'est  ainsi  que  nous  comprenons  l'acti- 
vité législative  de  la  Révolution  qui,  bouleversant  tout, 
embrassant  tout,  fit  qu'au  bout  de  peu,  la  face  de  la  terre 
fut  renouvelée. 

Mais  nous  comprenons  aussi  l'action  universelle  et 
internationale  de  la  Révolution  au  point  de  vue  exté- 
rieur. A  peine  était-elle  réalisée  en  France  qu'elle  offrait 
déjà,  le  19  novembre  1792,  aide  et  fraternité  à  tous  les 
peuples  qui  voulaient  conquérir  leur  liberté,  et  décla- 
rait, le  17  décembre  de  la  même  année,  libres  et  asso- 
ciés à  elle  tous  les  peuples  qui  admettraient  ses  princi- 


50         VIE    PUBLIQUE    ET   INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

pes.  Nous  connaissons  le  succès  de  cette  déclaration  ; 
nous  savons  comment  les  anciens  états  sans  défense 
virent  bientôt  leurs  armées  dispersées,  et  combien  peu 
de  temps  il  fallut  pour  que  l'Europe  se  couvrit  d'une 
société  nouvelle  formée  à  l'image  de  la  société  française. 
Tout  cela  serait  inexplicable  si  la  Révolution  n'avait  pas 
possédé  une  force  intérieure  terrible,  et  si  elle  n'avait 
pas  trouvé  un  accueil  favorable  dans  les  esprits,  motifs 
aussi  pour  lesquels  elle  exerça  une  influence  plus  grande 
que  tous  les  moyens  extérieurs  de  défense  employés  par 
les  États. 

Comme  force  de  résistance  à  lui  opposer,  ceux-ci  n'en 
trouvèrent  pas  de  plus  grande  que  de  s'en  rapporter  ici 
à  la  volonté  autocrate  prussienne,  là  au  droit  autonome 
de  la  maison  de  Sardaigne,  ou  à  l'autorité  absolue  du 
duché  de  Bade-Durlach.  Mais  contre  un  rempart  de 
mots  aussi  nébuleux,  le  mot  nature  fut  comme  un  pro- 
jectile écrasant.  Partant  du  cœur  des  individus,  il  pas- 
sait au  cœur  des  peuples  et  volait  sur  l'état  détesté. 
C'était  le  combat  que  la  nature  longtemps  foulée  aux 
pieds  livrait  pour  son  affranchissement.  Mais  celte  na- 
ture qui  luttait  con  tre  la  puissance  abusive  déployée  par 
l'état  absolu,  et  contre  les  idées  fausses  du  droit, 
était-elle  la  vraie  ou  la  fausse  nature  ? 
jj^|-^™«  En  tout  cas,  elle  n'était  évidemment  pas  la  nature  qui 
doit  son  origine  à  Dieu,  car  la  rage  révolutionnaire  ne 
se  dirige  pas  moins  contre  cette  dernière  que  contre  la 
tyrannie.  L'état  absolu  lui  aussi  avait  agi  de  même.  En 
asservissant  l'Eglise,  en  voyant  avec  satisfaction  le 
clergé,  le  culte,  la  foi,  et  Dieu  lui-même  couverts  de  rail- 
lerie et  de  mépris  par  les  beaux  esprits,  tournés  en  ri- 
dicule, traités  d'anachronismes  par  la  civilisation  de 
l'époque  ;  en  jouant  lui-même  le  rôle  de  Dieu  visible,  il 
s'en  rapportait  constamment  à  son  droit  divin  et  à  l'au- 
torité de  Dieu,  en  vertu  de  laquelle  il  régnait.  Or  il  est 
facile  à  comprendre  que  le  mépris  de  Dieu  par  les  re- 
présentants du  pouvoir  engendra  la  haine  du  nom  de 


Révolution. 


LE    DROIT    DE    LA    RÉVOLUTION  5i 

Dieu  chez  les  peuples.  On  ne  voyait  en  lui  que  le  protec- 
teur de  la  tyrannie,  et  dans  ses  serviteurs  que  des  ins- 
truments de  cette  tyrannie.  Après  donc  qu'on  eut  déclaré 
la  tyrannie  abolie,  et  prôné  que  la  vertu  et  l'amour  des 
hommes  ne  régneraient  sur  terre,  que  lorsqu'il  n'y  au- 
rait plus  de  prêtres,  on  en  vint  finalement  à  abolir  Dieu 
lui-même,  et  à  remplacer  son  culte  par  celui  de  la  Rai- 
son. On  sait  ce  que  fut  la  déesse  Raison,  au  milieu  de 
quels  blasphèmes  et  de  quels  égarements  son  culte  fut 
célébré.  Ceci  nous  permet  de  nous  faire  une  idée  de  la 
nature  qui  animait  les  héros  de  la  Révolution  :  c'était  la 
nature  du  Régent  et  de  ses  roués  ;  c'était  la  nature  des 
frivoles  courtisans  de  Louis  XV  ;  c'était  la  nature  de  Vol- 
taire. 

Ce  fut  la  même  nature  qui  inspira  aux  égorgeurs  et 
aux  démolisseurs  ces  douces  paroles  d'amour  des  hom- 
mes et  d'humanité,  ces  orgueilleuses  parades  de  vertu, 
qui  soulevaient  le  dégoût  des  cœurs  restés  nobles.  Au 
nom  de  la  douceur,  Saint-Just  disait  que  les  familles 
royales  n'étaient  que  des  oiseaux  de  proie  qui  se  nour- 
rissaient de  chair  humaine.  Au  nom  de  la  justice.  Cou- 
thon  criait  aux  députés  qui  voulaient  sauver  Louis  XVI 
ces  paroles  terribles  :  «  Nous  avons  déjà  perdu  trois 
heures  à  nous  occuper  d'un  roi.  Sommes-nous  républi-  • 
cains?  Non  !  nous  sommes  des  esclaves  ».  Au  nom  de 
la  tolérance  et  de  l'amour  des  hommes,  on  répétait  les 
paroles  bien  connues,  qu'il  n'y  aurait  rien  de  bien  sur 
terre  tant  qu'on  «  n'aurait  pas  pendu  le  dernier  roi  avec 
les  entrailles  du  dernier  prêtre  ».  Au  nom  de  la  simpli- 
cité et  de  la  tempérance  républicaine,  Danton  fit  les  spé- 
culations de  bourse  qu'on  connaît^  et  tint  ces  banquets 
dignes  de  LucuUus,  renouvelés  par  Gambetta.  Au  nom 
de  la  liberté,  de  l'égalité  et  de  la  fraternité,  eurent  lieu 
les  noces  républicaines,  les  noyades  et  les  massacres  en 
masse.  C'était  de  la  pure  hypocrisie  assaisonnée  de  bel- 
les phrases  sur  la  vertu.  Aujourd'hui  nous  la  compren- 
drions à  peine,  si  nous  ne  savions  pas  que  depuis  long- 


52         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE   DES    IDÉES    MODERNES 

temps  les  types  de  Tartuffe,  les  maîtres  dans  l'art  de  la 
dissimulation  et  des  pieuses  apparences,  les  saints  aux 
paroles  doucereuses  et  aux  cœurs  pleins  de  fiel,  les  rail- 
leurs de  la  foi,  au  nom  de  laquelle  ils  vendaient  des 
miracles,  nous  voulons  dire  les  Jansénistes,  avaient  ac- 
climaté ce  monstre  dans  la  société  et  à  la  cour  en  parti- 
culier. Sous  leur  apparence  de  sainteté  et  dans  leur  bi- 
gote jactance,  les  révolutionnaires  donnèrentdes  preuves 
qu'une  nature  purement  janséniste  les  animait. 

D'ailleurs,  il  n'est  pas  nécessaire  de  montrer  par  de 
nombreux  exemples  que  la  nature,  pour  l'amour  de  la- 
quelle la  Révolution  a  réalisé  l'anéantissement  de  tout 
ordre  social,  n^a  rien  à  faire  avec  la  nature  chrétienne 
et  humaine.  Les  révolutionnaires,  ainsi  que  tous  leurs 
amis  et  disciples,  n'ont  jamais  fait  un  mystère  que  la 
nature  à  laquelle  ils  consacrèrent  leurs  efforts  était  une 
nature  d'une  espèce  toute  particulière.  Leur  enthousias- 
me pour  la  nature  provenait  justement  de  ce  que  la  na- 
ture était  de  leur  invention  :  on  est  toujours  mieux 
disposé  en  faveur  de  ce  qu'on  produit  soi-même,  qu'en- 
vers ce  qui  est  l'œuvre  du  tout  et  de  la  communauté. 
Leur  nature  est  la  nature  même  de  Rousseau,  c'est-à- 
dire  cette  nature  qui  est  en  opposition  complète  avec  le 
droit  et  la  civilisation,  cette  nature  qui  ne  peut  que  dé- 
générer et  qui  doit  s'être  seulement  conservée  pure  dans 
quelques  représentants  de  l'humanité  primitive,  dans 
les  prétendus  enfants  de  la  nature  pure,  qui  fut  la  mode 
à  cette  époque,  qui  appartient  aujourd'hui  plus  que  ja- 
mais au  bon  ton^  et  qui  est  requise  comme  condition 
préliminaire,  quand  quelqu'un  aspire  au  nom  d'homme 
savant  selon  les  idées  modernes. 

Ainsi,  c'est  doncle  sens  du  mot  nature  qui  est  devenu 
la  marque  distinctive  entre  les  hommes  et  la  ligne  de 
séparation  entre  eux.  Celui  qui  ose  parler  de  sauvages, 
c'est-à-dire  celui  qui  voit  dans  certaines  tribus  barbares 
des  restes  dégénérés  d'une  civilisation  primitive  plus 
avancée,  et  les  invoque  comme  des  preuves  delà  dégéné- 


LE    DROIT    DE    LA    RÉVOLUTION  53 

rescence  de  la  nature,  celui-là  est  considéré  partout 
comme  un  homme  qui  possède  à  fond  les  civilisations 
ancienne  et  chrétienne.  Quelqu'un  veut-il  montrer  qu'il 
est  parvenu  au  sommet  de  la  civilisation  moderne?  Il 
n'a  qu'à  faire  chez  les  cannibales  des  recherches  sur 
les  vrais  commencements  de  notre  nature,  et  la  preuve 
sera  décisive. 

Nous  n'étudierons  pas  ici  la  valeur  de  cette  manière 
d'envisager  les  choses  ;  nous  établirons   seulement  le 
fait  qu'entre  l'une  et  l'autre  conception,  il  y  a  la  même 
opposition  qu'entre  la  santé  et  la  maladie,  et  que  déjà 
longtemps  avant  les  conquêtes  de  la  science  moderne, 
et  avant  la  Révolution,  l'humanité  était  tombée  sur  les 
traces  de  cette  nature  qu'on  oppose  aujourd'hui  au  Chris- 
tianisme et  à  sa  doctrine.  C'est  à  cette  époque  que  paru- 
rent ces  descriptions  idylliques  d'un  état  de  nature  pure, 
descriptions  sur  lesquelles  nous  avons  déjà  attiré  précé- 
demment l'attention.   Hobbes  et  Rousseau  se  mirent 
aussi  de  la  partie  ;  seulement,  fatigués  de  la  galanterie 
de  la  cour,  ils  en  imaginèrent  une  en  quelque  sorte  plus 
rude  et  plus  bourgeoise  que  celles  des  poètes  élégants 
alors  à  la  mode.  Personne  ne  contestera  cependant  que 
leur  nature,  et  par  conséquent  la  nature  de  la  Révolu- 
tion, soit  la  digne  sœur  jumelle  de  cette  nature  de  la 
cour,  qui  faisait  à  Marly  et  à  Trianon  des  orgies  si  sévè- 
rement condamnées  par  les  orateurs  des  clubs.  Au  fond 
les  deux  natures  sont  les  mêmes;  seulement  l'éducation 
de  la  moderne  nature  républicaine  ou  révolutionnaire  a 
été  négligée. 

Ainsi,  on  peut  donc  dire  que,  dans  son  essence,  la 
Révolution  n'est  pas  autre  chose  que  la  tentative  faite 
pour  mettre  à  la  place  d'un  droit  arbitraire  une  nature 
fantaisiste,  ou  pour  opposer  au  droit  sans  limite  d'une 
puissance  excessive  le  droit  illimité  d'une  nature  sans 
frein  et  sans  discipline. 

Il  est  en  effet  hors  de  doute  que  la  Révolution  n'a  ni  suiuiûo^e'^^et 
le  pouvoir  ni  la  volonté  de  mettre  des  limites  aux  reven-  L^pTrueTe 


54         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES   IDÉES    MODERNES 

RévoiSuon!'^  dications  excessives  de  Fétat  absolu.  Elle  ne  fait  que  les 
transmettre  à  un  autre  possesseur.  D'une  seule  personne 
ou  de  quelques  représentants,  elle  les  fait  passer  sur 
le  tout  ;  elle  ne  fait  que  remplacer  l'autorité  du  tyran, 
selon  sa  propre  expression,  par  la  souveraineté  du  peu- 
ple, sans  toutefois  l'adoucir.  La  Révolution  ne  connaît 
pas  la  modération  ;  elle  ne  veut  d'ailleurs  pas  la  connaî- 
tre ;  mais  elle  ne  le  pourrait  quand  même  elle  le  vou- 
drait. «  Quand  une  fois  tous  les  citoyens  d'un  état,  sans 
exception,  ont  la  perspective  de  pouvoir  posséder  le  pou- 
voir, dit  Platon,  qui  avait  eu  l'occasion  de  faire  quelques 
remarques  à  ce  sujet,  ce  sont  toujours  les  hommes  qui 
ont  le  moins  de  valeur,  qui  élèvent  les  plus  grandes 
prétentions,  et  qui  font  le  plus  mauvais  emploi  de  ce 
pouvoir  une  fois  qu'ils  l'ont.  Or,  cette  possibilité  que 
tous  ont  d'arriver  au  souverain  pouvoir,  et  qui  ne  peut 
jamais  se  réaliser^  est  précisément  la  raison  pour  la- 
quelle il  faut  prendre  les  mesures  les  plus  sévères  pour 
protéger  l'ordre  général.  Ainsi,  l'excès  de  liberté  entraî- 
ne toujours  après  lui  l'excès  de  servitude  (1)  ».  La  Ré- 
volution ne  veut  rien  abdiquer  de  l'excès  de  puissance 
que  lui  a  transmis  l'état  absolu,  c'est  dans  sa  nature  (2). 
Précisément  parce  qu'elle  s'en  rapporte  à  la  nature 
comme  à  la  source  de  tout  bien,  elle  se  croit  obligée  en 
conscience  de  défendre  comme  un  dépôt  sacré  les  der- 
nières parcelles  de  la  plénitude  du  pouvoir  dont  elle  veut 
s'emparer.  L'état  absolu  qui  considère  sa  puissance  et 
sa  volonté  comme  l'unique  fondement  du  droit  pouvait 
lui,  du  moins,  en  abandonner  quelque  chose;  mais  la 
Révolution  croirait  trahir  la  nature,  s'il  lui  venait  même 
la  pensée  de  justifier  son  absolutisme.  C'est  pourquoi 
nous  trouvons  constamment  chez  ses  philosophes,  chez 
Hobbes  et  Rousseau,  de  même  que  dans  sa  constitution, 
la  protestation  solennelle  que  les  droits  du  peuple  sou- 
verain sont  indivisibles,  inaliénables,  immuables.   Ce 

(1)  Plato,  Rep.,  8,  562,  d.  sq. 

(2)  Zachariœ,  Vierzig  Bûcher  vom  Staate^  (2),  II,  8ô. 


LE    DROIT   DE    LA    RÉVOLUTION  55 

n'est  que  logique,  car  si  nous  voulons  désigner  de  son 
vrai  nom  ce  que  Ton  comprend  toujours  ici  par  le  mot 
ambigu  de  nature,  ce  n'est  pas- autre  chose  que  le  Tout- 
Dieu  panthéistique.  La  Révolution  n'a  pas  d'autre  Reli- 
gion que  le  panthéisme.  La  puissance  dont  elle  dispose 
est  la  toute-puissance  du  Tout-Dieu  à  laquelle  rien  ne 
peut  échapper,  et  dont  les  parties  qui  la  composent  ne 
se  perdent  pas  plus  que  l'atome  dans  ses  révolutions  au 
sein  de  la  nature.  C'est  pourquoi  tout  sans  exception 
doit  appartenir  à  la  puissance  que  la  Révolution  veut 
exercer.  C'est  pourquoi  elle  ne  doit  rien  abandonner  de 
cette  puissance,  car  Dieu  ne  peut  pas  se  livrer  lui-même. 

En    conséquence,  la  société  révolutionnaire  est  litté- 
ralement, comme  le  dit  Rousseau,  un  peuple  de  dieux. 

Ainsi  s'explique  pourquoi  la  souveraineté  du  peuple 
est  une  tyrannie  si  redoutable. 

Le  régime  de  la  Terreur  ne  fut  point  un  événement 
fortuit  que  firent  naître  les  personnes  qui  exerçaient  le 
souverain  pouvoir;  mais  il  est  dans  la  nature  de  la  Révo- 
lution  elle-même.  Jusqu'à  présent,  le  Tout-Dieu  pan- 
théistique n'a  trouvé  que  deux  fois  dans  l'histoire,  une 
expression  adéquate,  dans  Molochle  Dieudu  feu  et  dans 
le  Terrorisme.  Un  fait  très  caractéristique,  c'est  que  l'un 
des  admirateurs  les  plus  enthousiastes  de  la  Révolution 
l'appelle  : 

«  Le  temps  où  Tesprit  du  monde  » 

«  Rebaptise  dans  les  flammes  sa  fille  dont  la  beauté  a  été  souillée  » 
«  Et  qui  s'appelle  Tamour...  »  (1). 

Parmi  toutes  les  lois  que  fit  la  Révolution,  il  n'en  est 
aucune  qui  découle  plus  directement  de  sa  nature  intime 
que  la  loi  martiale  du  21  octobre  1789,  que  la  loi  qui 
faisait  de  l'espionnage  une  obligation,  et  que  la  loi  du 
17  septembre  1793,  préparée  par  un  des  plus  grands  ju- 
risconsultes de  France,  loi  qui  ordonnait  de  s'emparer 
de  tous  les  suspects,  mais  qui  désignait  comme  tels  tous 

(1)  Alfred  Meissner,  Gedlchte,  (5)  122. 


56         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

ceux  qui  d'après  leur  caractère,  leur  extérieur,  leurs 
paroles  et  leurs  actes  pouvaient  être  regardés  comme 
ennemis  de  la  liberté,  et  même  tous  ceux  qui  n'étaient 
pas  en  mesure  de  donner  des  preuves  de  civisme.  Ce  qui 
caractérise  la  différence  entre  l'ancienne  tyrannie  et  la 
tyrannie  réelle  de  la  prétendue  liberté  révolutionnaire, 
c'est  le  changement  que  subirent  à  cette  époque  quelques 
vers  du  Brutus  de  Voltaire,  quand  la  pièce  fut  jouée  en 
public.  Primitivement  ils  étaient  : 

«  Arrêter  un  romain  sur  de  simples  soupçons  » 
«  C'est  agir  en  tyrans  nous  qui  les  punissons  ». 

L'autorité  révolutionnaire  les  fît  corriger  en  leur  don- 
nant une  application  actuelle  : 

«  Arrêter  des  tyrans,  sur  de  simples  soupçons  » 
«  C'est  agir  en  romains  nous  qui  les  punissons  ». 


5.—  Man 


que'dl  sécS-       Cc  trait  indique  ce  qui  sauve  le  monde  de  la  puissante 
dansiaRévo-  inducnce  dc  la  Révolution  ;  et  c'est  une  vieille  observa- 
tion que  le  poète,  que  nous  avons  déjà  cité  plus  haut^ 
a  revêtue  de  ces  paroles  : 

«  Semblable  à  Saturne,  la  Révolution  » 
«  Dévore  ses  propres  enfants  (1)  ». 

De  fait^  elle  engloutit  aussi  bien  ses  créateurs  que  ses 
créatures.  Platon  a  déjà  constaté  «  qu'une  révolution 
conduit  à  une  autre  révolution  (2).  Le  manque  de  sécu- 
rité du  droit,  l'éternel  changement  de  toutes  les  insti- 
tutions et  de  toutes  les  situations  publiques  appartient 
aussi  essentiellement  à  sa  nature  que  la  violence.  Si  le 
droit  ne  repose  pas  sur  une  base  plus  élevée,  immuable, 
sur  la  volonté  éternelle  de  Dieu  et  sur  la  nature  telle 
que  Dieu  l'a  créée,  et  d'après  laquelle  il  a  toujours 
ébauché  ses  lois  ;  si  c'est  au  contraire  la  prétendue  na- 
ture dont  l'homme  juge  à  propos  de  faire  parade  selon 
le  bon  plaisir  du  moment,  qui  doit  être  la  source  des 
décisions  législatrices,  alors  celles-ci  changeront  à  cha  - 

(1)  Alfred  Meissner,  Gcdichte,  (5),  175. 

(2)  Plato,  Leg.,  1,  798,  b.  sq. 


LE    DROIT    DE    LA    RÉVOLUTION  57 

que  instant.  11  est  clair  que  la  nature  d'un  Mirabeau  est 
très  différente  de  celle  d'un   Marat  ;  il  est  clair  que  la 
nature  doit  donner  des  prescriptions  toutes  différentes 
selon  qu'elle  a  pour  pontife  Robespierre  ou  Gambetta  ; 
il  est  clair  que  tous  les  dilettanti,  les  aventuriers,  les 
mécontents,  les  banqueroutiers,  les  criminels,  les  cor- 
recteurs du  monde  et  ses  démolisseurs,  les  optimistes 
et  les  pessimistes,  les  vociférateurs  et  les  écrivains,  les 
doctrinaires  et  les  contempteurs  de  la  science,  de  la 
tradition  et  de  la  modération,  qu'on  voit  surgir  à  de 
telles  époques,  ne  pourraient  trouver  aucune  institution 
capable  de  tenir  devant  eux.   «   En  pareilles  circons- 
tances, dit  Thucydide,  dans  sa  remarquable  descrip- 
tion de  la  Révolution,  on  en  vient  à  changer  arbitrai- 
rement l'acception  des  mots.  L'audace  irréfléchie  passe 
pour  un  courage  à  toute  épreuve,  la  lenteur  prudente 
pour  une  lâcheté  déguisée,  la  modération  pour  un  pré- 
texte à  la  timidité,  une  grande  intelligence  pour  une 
inertie.  L'emportement  aveugle  devient  la  caractéristi- 
que de  l'homme  de  cœur,  la  circonspection  un  spécieux 
subterfuge.  L'homme  le  plus  irascible  est  regardé  comme 
le  plus  sûr;  celui  qui  ose  lui  tenir  tête  est  déclaré  sus- 
pect. C'est  faire  preuve  de  finesse  que  d'attirer  ses  en- 
nemis dans  le  piège,  et  surtout  de  l'éluder.  Prend-on 
des  mesures  pour  se  passer  de  ces  artifices  ?  on  est  taxé 
de  trahison  et  de  pusillanimité.  Rien  ne  vaut  plus  d'é- 
loges que  de  prévenir  une  perfidie,  ou  d'y  exciter  celui 
qui  n'y  songeait  pas.  Les  liens  du  sang  sont  moins  forts 
que  l'esprit  de  parti,  parce  que  celui-ci  inspire  plus  de 
dévouements  à  toute  épreuve.  De  telles  associations  en 
effet  ne  sont  pas  formées  sous  l'égide  des  lois,  mais  plu- 
tôt contre  elles,  et  dans  un  but  coupable  ;  elles  ne  repo- 
sent pas  sur  la  crainte  des  dieux,  mais  sur  la  complicité 
du  crime.  Accueille-t-on  les  ouvertures  d'un  adversaire? 
c'est  par  mesure  de  prudence,  et  non  par  générosité. 
On  attache  bien  plus  de  prix  à  se  venger  d'une  offense 
qu'à  ne  l'avoir  pas  reçue.  Les  serments  de  réconciliation 


58         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

qu'on  prête  quelquefois  n'ont  qu'une  force  passagère, 
arrachés  qu'ils  sont  à  l'embarras  des  partis  ;  mais  que 
l'occasion  soit  donnée,  et  le  premier  qui  reprend  cou- 
rage en  voyant  son  rival  sans  défense  l'attaque  plus  vo- 
lontiers par  trahison  qu'à  visage  découvert....  Ceux  qui 
ont  le  pouvoir  entre  leurs  mains  prennent  pour  mot 
d'ordre,  ceux-ci  l'égalité  des  droits,  ceux-là  une  aristo- 
cratie tempérée  ;  et  sous  le  masque  du  bien  public,  ils 
ne  travaillent  qu'à  se  supplanter  mutuellement.  Ils  don- 
nent un  libre  cours  à  leur  audace  et  à  leurs  vengeances, 
sans  nul  souci  de  la  justice  ou  de  l'intérêt  commun, 
sans  autre  règle  que  leur  caprice.  Une  fois  au  pouvoir, 
ils  s'empressent,  à  l'aide  de  sentences  iniques  ou  à  force 
ouverte,  de  satisfaire  leurs  inimitiés  actuelles.  Ni  les 
uns^  ni  les  autres  ne  respectent  la  bonne  foi  ;  mais  ceux 
qui,  au  mépVis  des  lois  divines,  réussissent  à  commet- 
tre quelque  noirceur,  palliée  d'un  nom  honnête  sont  les 
plus  estimés  (1).  » 

Après  les  considérations  que  nous  venons  de  faire, 
nous  pouvons  bien  souscrire  à  ce  qu'un  des  poètes  révo- 
lutionnaires pris  parmi  le  petit  nombre  de  ceux  qui  mé- 
ritent d'être  mentionnés,  crie  aux  champions  du  pouvoir 
absolu  : 

«  Avec  le  mensonge  et  la  tromperie,  » 

«  Avec  les  traités  que  vous  rompiez,  » 

«  Avec  les  serments  que  vous  ne  teniez  pas,  » 

«  Joyeux  vous  engraissiez  le  champ  » 

«  Plus  que  de  mesure,  n'est-il  pas  vrai  ?  » 

«  Vous  espériez  sans  doute  en  retirer  » 

«  Des  fruits  doux  et  beaux  ». 

«  La  semence  a  levé Mais  quel  est  cet  éclat?  « 

«  Vous  semblez  maintenant  affolés  de  terreur  ». 

«  C'est  qu'au  lieu  d'épis  vous  récoltez  des  glaives  (2)  ». 

Mais  cela  ne  suffit  pas  pour  faire  admettre,  ni  pour 
justifier  la  Révolution.  Nous  avons  dit  précédemment, 
qu'en  faisant  son  apparition,  la  Révolution  avait  invo- 
qué son  droit  d'autant  plus  haut  qu'elle  était  née  de 

(1)  Thucydide,  lU,  82  (Traduction  Bétant,  1878). 

(2)  Ibsen,  Poésies  (Passarge),  91. 


LE    DROIT    DE    LA    RÉVOLUTION  59 

Fabsolutisme  d'état.  Or  le  droit,  elle  ne  l'avait  pas  par 
elle-même,  encore  moins  par  Dieu  qui  ne  la  reconnais- 
sait pas  ;  mais  seulement  par  l'état  absolu  qui  la  fît  né- 
cessairement. En  d'autres  termes,  celui-ci  ne  doit  pas 
se  plaindre  d'elle  ;  mais  elle,  à  son  tour,  n'a  aucun  droit 
de  le  mettre  en  pièces.  Dans  la  main  de  Celui  qui  régit 
le  monde,  elle  est  tout  aussi  bien  que  l'état  absolu  un 
instrument  pour  l'exécution  des  plans  éternels  de  la 
Providence  divine.  Dieu  n'a  pas  plus  fait  la  Révolution 
que  l'enfer  ;  c'est  ce  qu'il  y  a  de  terrible  en  elle.  L'état 
moderne  est  aussi  une  monstruosité  ;  cependant,  d'a- 
près son  origine,  il  est  de  droit  divin.  La  Révolution  est 
d'autant  plus  haïssable  qu'elle  n'a  rien  de  Dieu  en  elle. 
C'est  pourquoi  l'état  conserve  toujours  son  droit,  quand 
même  il  en  abuse  ;  car  l'infidélité  des  hommes  n'est  pas 
imputable  à  Dieu.  Mais  la  Révolution,  n'aura  jamais  de 
droit  venant  de  Dieu  qui  ne  la  veut  pas.  Cependant  elle 
doit,  bien  qu'à  regret;,  servir  à  réaliser  l'ordre  divin. 
Dieu  se  plait  à  châtier  les  hommes  de  sa  propre  main  ; 
mais  pour  les  peuples,  la  politique  divine  a  ceci  de  par- 
ticuher,  qu'elle  confie  le  châtiment  d'une  nation  à  d'au- 
tres nations,  et  la  plupart  du  temps  à  des  nations  pires 
que  celles  qui  sont  l'objet  de  leurs  vengeances.  Ainsi, 
Israël  fut  livré  à  Assur  et  à  Babylone,  les  Perses  aux 
Grecs,  les  Romains  aux  Vandales,  les  Chrétiens  aux  Ma- 
hométans.  Les  vainqueurs  en  prennent  souvent  un  sujet 
d'orgueil  pour  eux-mêmes  et  d'humiliation  pour  les 
vaincus.  Mais  en  agissant  ainsi,  ils  ne  font  que  pronon- 
cer leur  condamnation  et  leur  jugement  à  l'avance,  en 
reconnaissant,  par  ce  fait  même,  l'existence  d'une  jus- 
tice rémunératrice  plus  élevée.  Depuis  plus  de  deux 
mille  ans,  Dieu  dit  par  la  bouche  de  son  prophète: 
«  Assur  est  la  verge  et  le  fouet  de  ma  fureur  ;  j'ai  rendu 
sa  main  l'instrument  de  ma  colère.  C'est  par  la  force  de 
mon  bras  que  j'ai  fait  ces  choses,  et  c'est  par  ma  propre 
sagesse  que  j'ai  enlevé  les  bornes  des  peuples,  pillé  les 
trésors  des  princes,  et,  comme  un  conquérant,  arraché 


60        VIE    PUBLIQUE    ET   INFLUENCE   DES    IDÉES    MODERNES 

les  rois  de  leurs  trônes.  Mais  quand  Assur  aura  accom- 
pli son  œuvre,  j'abaisserai  son  orgueil,  et,  sous  sa  vic- 
toire, il  se  formera  un  feu  qui  le  consumera  (1  ). 

Dieu  ne  dit  pas  qu'il  se  fait  une  gloire  de  châtier  lui- 
même  ces  instruments  dégénérés.  D'ailleurs  ce  serait 
inutile.  Ils  se  déchirent  entre  eux  au  milieu  de  leurs 
excès,  ils  se  choquent  les  uns  contre  les  autres,  d'une 
manière  si  violente  et  si  déraisonnable  qu'ils  se  rédui- 
sent en  poussière.  11  y  a  plus  de  trois  mille  ans  que  Joa- 
tham  adressait  ces  paroles  aux  habilants  de  Sichem  : 
«  Si  vous  aviez  traité  comme  vous  le  deviez  Jérobaal  et 
sa  maison,  et  que  vous  ne  lui  ayez  point  fait  d'injustice, 
qu'Abimélech  soit  votre  bonheur,  et  puissiez-vous  être 
aussi  le  bonheur  d'Abimélech  î  Mais  si  vous  avez  agi 
contre  toute  justice,  que  le  feu  sorte  d'Abimélech,  qu'il 
consume  les  habitants  de  Sichem,  et  que  le  feu  sorte  des 
habitants  de  Sichem  et  dévore  Abimélech  (1)  ». 

La  menace  s'est  accomplie.  Elle  s'est  également  ac- 
comphe  dans  chaque  {^évolution.  11  n'en  peut  être  au- 
trement. Ce  qui  porte  son  droit  uniquement  en  soi,  doit 
aussi  l'exécuter  en  soi.  La  Révolution  est  fière  de  ne 
pas  tenir  son  droit  de  Dieu,  mais  seulement  d'elle-mê- 
me. Une  telle  origine  lui  marque  et  sa  course  et  sa  fin. 

(1)  Is.,X,  5,  sq.  —  (1)  Juges  IX,  19,  20. 


i 


TROISIEME  CONFÉRENCE 

LE    LIBÉRALISME. 


1.  La  nature  du  Libéralisme.  —  2.  L'origine  du  Libéralisme.  —  3. 
Idée  qu'il  faut  se  faire  du  Libéralisme.  —  4.  Attitude  du  Libéra- 
lisme envers  FEglise.  —  5.  Le  Libéralisme  sur  le  terrain  de  la  mo- 
rale. —  6.  Le  Libéralisme  sur  le  terrain  de  la  politique.  —  7.  Le 
Libéralisme  dans  l'économie  nationale.  —  8.  Le  Libéralisme  com- 
me ennemi  du  surnaturel.  —  9.  La  perfidie  retombe  sur  son  au- 
teur. 


Où  deux  se  querellent,  un  troisième  se  réjouit.  Quand     i  -Lana- 

df  r  ,  1      X     1        1  •  ture  du  Libe- 

es  armées  se  préparent  au  combat,  la  terre  anxieuse  raiisme. 

se  tait  et  le  ciel  retient  son  haleine,   par  pitié  pour  les 

malheurs  que  les  passions  des  hommes  vont  causer.  Un 

seul  être,  dit  le  poème  anglo-saxon, 

((  Élève  alors  sa  voix  rauque  :  c'est  le  noir  corbeau  » 

«  Qui  sautille,  guette,  écoute,  et  attend  sa  pâture  de  cadavres  ». 

Nous  avons  assisté  au  combat  gigantesque  de  Tétat 
absolu  et  de  la  révolution.  Aucun  des  deux  adversaires 
n'en  a  profité.  Ils  se  sont  portés  mutuellement  des  coups 
mortels;  mais  l'avantage  a  été  pour  un  autre.  C'est  le 
Libéralisme  qui  s'est  emparé  de  tout  le  butin.  Pendant 
le  combat^  cet  oiseau  de  malheur  reposait  dans  son  nid 
bien  chaud  ;  mais  lorsqu'il  s'est  agi  d'inspecter  le  champ 
de  bataille,  de  dévaliser  les  morts  et  de  cacher  leurs 
dépouilles,  il  a  paru  pour  la  première  fois  aux  yeux 
des  peuples  étonnés.  C'était  au  Congres  de  Vienne.  A 
cette  époque,  il  n'était  encore  qu'un  chétif  animal  qui, 
par  l'activité  qu'il  déployait,  était  d'une  certaine  utilité 
dans  les  travaux  de  déblaiement.  Sa  mine  affamée  et 
sa  petitesse  le  faisaient  considérer  comme  un  être  inof- 
fensif et  insignifiant,  incapable  d'entraver  n'importe 
quelle  entreprise.  Mais  à  mesure  qu'il  se  repaissait  de 
la  chair  des  cadavres,  il  croissait  en  taille.  Bientôt  il 


62         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

devint  cet  oiseau  géant  dont  les  sombres  ailes  couvrent 
maintenant  la  terre  tout  entière.  Ce  qui  grandissait  en- 
core plus  que  lui,  c'est  sa  faim  dévorante.  Chaque  jour 
il  demandait  une  nouvelle  proie.  Tant  qu'on  la  lui  donna, 
il  fut  l'animal  le  plus  docile  qu'on  puisse  imaginer.  La 
lui  faisait-on  attendre  seulement  une  heure?  Il  devenait 
si  intraitable  que  pour  ne  pas  être  dévorés  par  lui,  ses 
gardiens,  ministres  et  princes,  lui  sacrifiaient  tout. 
Quand  ils  n'eurent  plus  rien  à  lui  offrir,  la  bête  affamée 
les  engloutit  avec  leurs  trônes  et  leurs  hermines,  comme 
le  Béhémoth  furieux  engloutit  le  torrent  et  tout  cequ'il 
contient.  Bientôt  on  dut  se  convaincre  qu'il  n^y  avait 
pas  à  essayer  de  le  changer,  parce  que  telle  était  sa 
nature. 
ST.  _  L'o-  De  fait,  le  libéralisme  est  dans  l'histoire  quelque  chose 
blniisnJe.  d'aussi  siuistrc  que  le  corbeau  sur  le  champ  de  bataille. 
11  a  recueilli  la  succession  qu'ont  laissée  les  formidables 
luttes  et  les  terribles  bouleversements  auxquels  l'an- 
née 1815  mit  fin  provisoirement.  Si  on  ne  connaît  pas 
sa  vraie  nature,  le  temps  peu  édifiant,  qui  sépare  le  Con- 
grès de  Vienne  de  l'année  1870,  demeure  aussi  mal 
compris  qu'il  l'est  d'ordinaire.  De  même  qu'un  incen- 
die qui  n'a  plus  rien  à  dévorer  cesse  ses  ravages,  ainsi, 
pendant  cette  époque,  la  Révolution  avait  cessé  de  sé- 
vir en  apparence.  Napoléon  avait  cru  qu'il  n'avait  qu'à 
fondre  son  esprit  avec  l'esprit  de  l'ancien  régime,  l'es- 
prit de  l'ancienne  tyrannie  absolue,  pour  régner  en 
paix  et  s'attribuer  les  avantages  de  l'un  et  l'autre  systè- 
me. En  cela,  il  est  le  premier  qui  ait  posé  la  base  du  li- 
béralisme. Mais  il  administra  d'une  manière  trop  bru- 
tale, et  s'arrêta  trop  aux  détails  extérieurs  pour  que  ses 
desseins  aient  pu  réussir. 

Il  fallait  donc  d'autres  esprits  plus  rusés  et  encore 
moins  honnêtes  que  lui,  or  ils  étaient  nombreux.  Assa- 
gis par  le  sort  de  leur  devancier,  ils  se  mirent  à  l'œuvre 
avec  plus  de  circonspection  que  lui.  Le  but  qu'ils  pour- 
suivirent fut  le  même  que  le  sien  ;  mais  ils  avaient  appris 


LE    LIBÉRALISME  63 

que  ce  but  ne  pouvait  pas  être  atteint  par  la  voie  de  la 
force,  parce  que  l'état  était  trop  faible  et  la  Révolution 
trop  forte.  Ils  prirent  donc  la  voie  des  accommode- 
ments, des  intrigues,  de  l'improbité  prudente,  afin  de 
donner  à  l'état  la  possibilité  de  continuer,  sans  change- 
ment aucun,  son  rôle  d'autrefois,  car  ils  tenaient  ferme 
pour  que  rien  ne  fut  retranché  de  ce  rôle.  En  effet,  pour- 
quoi serait-il  le  dieu  vivant  sur  terre  ?  Pourquoi  se 
serait-il  fait  droit,  monde  et  histoire,  s'il  avait  toujours 
des  enseignements  à  recevoir  de  l'histoire?  Quant  à  re- 
venir à  sa  tâche  véritable,  il  n'en  était  pas  question. 
Bien  loin  d'avouer  que,  par  des  excès  de  pouvoir,  il 
avait  été  le  propre  artisan  de  son  sort,  il  était  au  con- 
traire convaincu  que  la  cause  de  sa  chute  était  d'avoir 
déployé  trop  peu  de  puissance,  et  de  n'avoir  pas  encore 
assez  centralisé  les  ressorts  qui  font  mouvoir  l'huma- 
nité. A  son  sens,  il  devait  s'approprier,  et  d'une  façon 
absolue,  trois  choses  en  particulier  :  l'Eglise,  la  vie  in- 
tellectuelle et  toutes  les  branches  de  l'industrie,  du  com- 
merce et  de  la  propriété,  bref,  toute  la  vie  économique 
de  la  Société.  Accaparer  ces  trois  moyens  de  compléter 
sa  puissance,  fut  donc  le  but  qu'il  se  proposa  désormais, 
et  qu'il  poursuivit  avec  le  plus  opiniâtre  acharnement. 
La  Révolution  semblait  étouffée  ;  mais  les  idées 
qu'elle  avait  jetées  dans  les  esprits,  l'idée  si  captivante 
de  liberté  en  particulier,  continuaient  de  vivre.  On  com- 
prend que  cette  dernière  était  d'autant  plus  chère  à  l'hu- 
manité que  l'oppression  extérieure  était  plus  considéra- 
ble. Désormais,  le  mot  de  iibe?'lé ioimle  même  rôle  que 
le  mot  nature,  au  siècle  précédent.  En  face  de  lui,  l'état 
se  trouva  de  nouveau  dans  une  situation  désespérée.  U 
avait  cependant  appris  déjà  bien  souvent  qu'il  ne  fallait 
pas  mépriser  les  idées  fixes  des  hommes,  qu'il  fallait 
compter  avec  elles,  ou  les  remplacer  par  de  meilleures. 
Mais  l'état  n'était  guère  porté  vers  la  première  alterna- 
tive. 11  ne  pensait  pas  plus  modérer  ses  prétentions,  qu'il 
ne  lui  venait  à  l'esprit  de  se  réconcilier  complètement 


3.  —   Idée 
qu'il  faut    se 


64         VIE    PUBLIQUE    ET   INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

avec  les  principes  du  Christianisme,  seul  moyen  par  le- 
quel on  puisse  opposer  une  digue  efficace  aux  idées  ré- 
volutionnaires. 11  ne  lui  resta  donc  pas  d'autre  solution, 
sinon  d'accepter  ces  idées  comme  un  moyen  de  sauver 
sa  puissance  compromise.  Telle  fut  l'origine  du  libéra- 
lisme. 

Le  libéralisme  est  donc  la  tentative  faite  pour  sauver 
Siisme''.^'^^'  l'état  absolu  et  l'amener  à  son  plein  développement,  en 
introduisant  dans  son  sein  les  principes  de  la  Révolution. 
Par  nature,  il  est  donc  une  contrainte  extérieure  despo- 
tique qui  s'étend,  non  seulement  comme  dans  l'ancien 
état,  à  la  vie  publique  et  politique^  mais  à  tout  sans  ex- 
ception, à  la  vie  sociale  dans  la  famille,  dans  les  relations 
industrielles  et  commerciales,  et  qui  pénètre  même  jus- 
que dans  l'intérieur,  dans  la  pensée  et  dans  la  conscien- 
ce. Seulement,  il  est  rare  que  le  libéralisme  exerced'une 
manière  ouverte  cette  tyrannie  contre  l'esprit;  la  plupart 
du  temps,  il  se  sert  de  moyens  cachés,  qu'il  sait  appli- 
quer selon  les  méthodes  d'intrigues  et  d'insinuation  qui 
lui  sont  familières,  comme  il  sait  se  servir  de  l'opinion  et 
de  la  voix  publique  en  invoquant  le  principe  d'émancipa- 
tion intellectuelle. 

11  y  a  en  second  lieu  dans  la  nature  du  libéralisme 
l'adhésion  aux  conquêtes  intellectuelles  de  la  Révolution. 
Ce  n'est  pas  en  vain  que  les  révolutionnaires  avaient  lutté 
et  répandu  leur  sang.  Ils  n'ont  pu  réaliser  le  dessein 
qu'ils  avaient  d'implanter  leurs  idées  dans  le  monde  tout 
entier  ;  mais  voici  le  moment  où  ce  dessein  va  s'accom- 
plir. Pendant  leur  vie,  ils  n'ont  eu  que  des  succès  exté- 
rieurs, car  à  celte  époque,  les  esprits  étaient  encore  at- 
tachés, du  moins  intérieurement,  aux  idées  de  l'ancien 
régime.  Dans  l'intervalle  a  grandi  une  génération  nou- 
velle qui  ne  connaît  plus  rien  du  Dieu  de  ses  pères,  de 
ce  Dieu  qui  les  avait  sauvés  d'Egypte.  Dans  l'esprit  de 
ces  hommes  nouveaux,  les  idées  révolutionnaires  domi- 
nent si  complètement  que,  si  Rousseau  était  sorti  du 
Panthéon  pour  parcourir  les  sphères  les  plus  élevées  et 


LE    LIBÉRALISME  65 

les  plus  orgueilleuses  de  Paris,  il  eut  certainement  trou- 
vé dépassées  ses  espérances  les  plus  audacieuses.  Un 
seul  libraire  de  Paris  avait  vendu,  dans  un  espace  de 
huit  années,  de  1817  à  1824,  24,500  exemplaires  des 
œuvres  de  Rousseau  et  3 16^ 000  de  celles  de  Voltaire,  (1) 
si  grand  était  le  désir  de  se  familiariser  avec  le  véritable 
esprit  de  la  Révolution,  si  vaste  le  cercle  de  ceux  qu'il 
dominait.  A  cette  époque,  il  élait  parvenu  à  une  espèce 
de  dictature  intellectuelle.  I^artout  on  s'en  rapportait  à 
lui,  ou,  selon  l'expression  reçue,  à  l'opinion  publique, 
comme  à  la  décision  d'un  tribunal  suprême,  contre  la- 
quelle il  n'y  avait  rien  à  objecter. 

Chacun  comprend  cependant  que  la  disproportion 
entre  l'esprit  qui  animait  la  société  d'alors  et  la  pres- 
sion extérieure,  était  trop  grande  pour  qu'il  ne  fut  pas 
nécessaire  de  faire  de  temps  en  temps  des  concessions 
à  l'opinion  publique.  Cette  condescendance  et  cette 
complaisance  sont  une  troisième  marque  du  libéralisme. 
Elle  ne  fait  pas  essentiellement  partie  de  sa  nature  ;  elle 
n'en  est  qu'une  suite  nécessaire.  Cependant  elle  a  été  si 
so,uvent  invoquée,  que  la  générosité  à  l'endroit  de  la 
coutume,  des  choses  saintes  et  commandées,  et  surtout 
à  l'endroit  de  la  vérité,  de  la  conscience  et  de  la  foi, 
parut  à  l'œil  superficiel  de  la  foule,  comme  le  caractère 
propre  de  cette  tendance.  Ainsi  s'explique  le  nom  de  li- 
béralisme qui  lui  fut  donné.  Singulière  désignation  qui 
rappelle  le  proverbe  :  «  il  est  facile  dejailler  de  larges 
courroies  dans  le  cuir  d'autrui,  et  d'être  généreux  avec 
l'argent  des  autres  ». 

Vu  la  confusion  qui  règne  généralement  dans  les 
idées,  il  est  assez  facile  d'expliquer  ainsi  l'origine  du 
nom  de  libéralisme.  Comme  nous  l'avons  vu  précédem- 
ment^ il  en  était  déjà  de  même  au  temps  de  Thucydide. 
Et  nous  trouvons  identiquement  la  même  chose  dans 
les  dernières  perturbations  de  la  république  romaine  : 

(1)  Honegger,  Cidturgeschichte  der  nenern  Zeit,  V,  304. 


66         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

«  Nous  avons  même  perdu  les  véritables  noms  des  cho- 
ses, s'écriait  au  Sénat,  le  jeune  Caton,  dans  son  discours 
contre  Catilina  ;  nous  appelons  libéralité  les  largesses 
faites  avec  le  bien  d'autrui,  courage,  Taudace  du  crime. 
C'est  là  précisément  ce  qui  a  mis  la  République  à  toute 
extrémité.  Eh  bien  1  puisque  nos  mœurs  le  veulent  ainsi, 
que  l'on  fasse  donc  de  la  libéralité  avec  la  fortune  des 
alliés,  delà  clémence  envers  les  voleurs  du  trésor  (1)  ^). 

Tel  c'était  autrefois,  tel  ce  fut  à  l'époque  dont  nous 
parlons.  L'océan  de  l'opinion  publique  mugissait  ;  les 
idées  révolutionnaires  faisaient  rage  ;  il  leur  fallait  des 
victimes,  et  la  société  ne  pouvait  ni  ne  voulait  se  pré- 
cipiter dans  l'abîme.  C'est  pourquoi  elle  jeta  par  des- 
sus bord  tout  ce  dont  elle  croyait  pouvoir  se  passer  et, 
dans  cette  cargaison  sacrifiée,  se  trouvaient,  au  pre- 
mier rang,  les  biens  intellectuels  et  les  biens  surnatu- 
rels. 

Par  là  s'explique  également  ce  manque  de  principes 
qui  est  une  des  marques  les  plus  accentuées  de  cette 
tendance.  Aussi  la  plus  belle  période  de  floraison  du 
libéralisme  est  le  temps  des  compromis,  des  pointilla- 
ges,  des  accommodements,  des  arrangements  à  l'amia- 
ble. Les  meilleurs  eux-mêmes  souffraient  souvent  de 
cette  maladie  sans  le  savoir.  Quand  aujourd'hui,  nous 
parcourons  les  écrits  d'un  Sailer,  d'un  Haller,  d'un 
Gœrres  ou  des  plus  éminents  théologiens  de  cette  pé- , 
riode,  nous  sommes  étonnés  de  voir  combien  ils  ont 
payé  tribut  à  leur  époque.  Mais  les  matadores  propre- 
ment dits  des  écoles  libérales,  Benjamin  Constant,  La- 
mennais, Strauss,  sont  on  ne  peut  plus  fiers  de  cet  amal- 
game religieux  dans  lequel  on  peut  faire  étalage  d'éru- 
dition et  de  traits  d'esprit,  et  dans  lequel  l'indépendance 
de  la  pensée  n'est  pas  nécessaire.  Leurs  théories  res- 
semblent à  un  chaudron  de  sorcières  dans  lequel  le  sacré 
et  le  profane,  l'ancien  et  le  nouveau,  Tbistoire  et  le  ro- 

(1)  Sallust.,  Catil,  52. 


LE    LIBÉRALISME  67 

man,  sont  jetés  pour  former  un  breuvage  enchanteur. 
En  cela,  ils  ne  font  qu'imiter  le  modèle  que  la  Révolution 
leur  a  fourni. 

Convaincue  qu'une  religion  est  indispensable  à  la  so- 
ciété, la  Convention  voulut  en  fonder  une  nouvelle,  plus 
en  harmionie  avec  l'époque,  une  religion  dans  laquelle, 
l'Ancien  et  le  Nouveau-Testament  seraient  abolis.  Pour 
les  remplacer,  on  introduirait  une  nouvelle  Bible  formée 
du  Coran,  du  Talmud  et  des  écrits  de  Luther  et  de  Cal- 
vin ;  au  lieu  d'honorer  les  Saints,  on  invoquerait  les  hé- 
ros anciens  et  modernes.  Ce  plan  fut  réalisé  plus  tard 
par  les  théophilanlhropes  sur  une  étendue  beaucoup 
plus  vaste.  Aujourd'hui  ces  idées  nous  choquent  et  nous 
nous  en  détournons  avec  dégoût;  mais  jadis,  à  l'aurore 
du  libéralisme,  elles  étaient  indispensables  au  bon  goût, 
et  on  les  décorait  du  nom  de  romantiques . 

Tel  fut  aussi  l'esprit  de  cette  époque  qu'on  appelle  la 
Restauration,  et  qu'on  n'a  pas  décrié  sans  motif.  Elle 
mérite  bien  en  effet  la  défiance  avec  laquelle  on  la 
considère.  Après  tous  les  enseignements  réitérés  de 
l'histoire,  tous  les  excès  de  l'ancienne  puissance  gou- 
vernementale, toute  la  succession  des  idées  révolution- 
naires, continuer  d'abuser  des  mots  si  chers  de  liberté 
et  de  droit,  en  les  recommandant  aux  hommes,  fut  un 
manque  de  bon  sens  qui  devait  provoquer  une  juste  in- 
dignation. En  un  tour  de  main,  l'absolutisme  s'empara 
de  tout  ce  que  la  Révolution  s'était  approprié  injuste- 
ment, en  particulier  de  tout  ce  qu'elle  avait  volé  à  l'É- 
glise. Personne  ne  pensa  à  une  restitution  ;  personne 
ne  parla  plus  ni  des  propriétés  ni  des  droits  de  l'Église. 
Au  contraire,  quand  on  lui  eut  tout  pris,  on  fit  passer  le 
mot  d'ordre  suivant  :  «  Il  y  a  assez  longtemps  que  le 
monde  est  plongé  dans  le  trouble  ;  nous  avons  besoin 
de  paix  ;  il  nous  faut  la  paix  à  tout  prix  ;  nous  prendrons 
soin  de  vous,  mais  à  la  condition  que  vous  veuillez  la 
paix.  Pour  protéger  votre  foi  et  votre  culte,  nous  nous 
unirons  encore  plus  étroitement  à  vous  que  par  le  passé, 


4.—  Atti- 
tude du  Libé- 
ralis/ne  envers 
l'Édise. 


68         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

mais  à  la  condition  que  vous  ne  renouvellerez  aucun 
des  anciens  griefs  capables  de  troubler  la  paix.  D'ail- 
leurs, pourquoi  ne  pas  supporter  de  bon  cœur  ce  nou- 
veau sacrifice?  Est-ce  que  la  paix  n'est  pas  tout  à  votre 
avantage  ? 

C'est  l'Église  qui  devait  payer  les  frais  de  cette  paix 
malsaine,  prêchée  partout  maintenant.  Plus  furent 
grands  les  sacrifices  que  le  libéralisme  exigea  d'elle, 
plus  il  fut  généreux  dans  son  relevé  d'inventaire.  De 
son  côté,  l'Église  fut  aussi  condescendante  que  possi- 
ble, parce  qu'elle  avait  besoin  de  la  paix  pour  continuer 
son  œuvre  delà  conversion  des  peuples  au  Cbristianis- 
me.  Mais  parce  qu'elle  ne  déposa  pas  d'elle-même  son 
dernier  droit  et  sa  dernière  vérité  sur  l'autel  du  libéra- 
lisme ;  parce  qu'elle  était  encore  là  debout,  qu'il  fallait 
compter  avec  elle  et  lui  témoigner  certains  égards,  le 
motif  fut  suffisant  pour  la  rendre  victime  de  sa  colère. 
Partout  elle  fut  considérée  comme  l'ennemie  commune, 
et  toute  la  haine  de  l'époque  se  dirigea  contre  elle.  La 
combattre  fut  considéré  comme  le  premier  devoir  des 
temps  modernes.  Ce  fut  là  le  seul  trait  d'union  qui  réu- 
nit dans  une  action  commune  des  puissances  qui,  jus- 
que-là, s'étaient  déchirées  entre  elles,  et  qui  les  rendit 
amies,  comme  jadis  Pilate  et  Hérode. 

L'histoire  nous  montre  cette  lutte  sous  deux  formes 
différentes.  Jusqu'à  la  Révolution  de  juillet,  et  aux  évé- 
nements de  Cologne,  l'Église  fut  partout  comme  étouf- 
fée sous  la  vile  oppression  de  la  bureaucratie.  La  cen- 
tralisation, dont  elle  est  la  conséquence,  avait  déjà  pris 
un  développement  souverainement  malsain  au  siècle 
précédent.  La  Révolution  qui  avait  absorbé  toute  la  vie 
organique  des  membres  individuels,  pour  faire  du  tout 
une  masse  informe,  se  donnait  l'apparence  de  parer  à  ce 
mal,  mais  en  réalité  elle  le  poussa  jusqu'aux  dernières 
limites  (1).   Comme  de  juste,  la  restauration  libérale 

(1)  Gfr.  Tocqueville,  L'ancien  régime  et  la  Révolution,  {!),  297,  301, 
sq. 


LE    LIBÉRALISME  69 

appliqua  cette  conquête  avec  un  fanatisme  qui  touchait 
à  la  folie.  Elle  fut  l'âge  d'or  de  la  surveillance^  des  me- 
sures de  police  et  de  la  bureaucratie. 

Le  but  que  poursuivit  particulièrement  ce  système, 
fut  d'appliquer  son  art  à  l'Eglise.  Où  l'influence  de  Met- 
ternich  s'exerça  directement,  le  Joséphisme  se  développa 
pour  créer  un  banc  de  torture  dont  le  fonctionnement 
était  silencieux  et  sûr.  Parfois,  la  machine  agissait  d'une 
manière  plus  bruyante  et  plus  violente,  là  où  Bunsen  et 
ses  semblables  la  dirigeaient.  Ces  hommes  d'Etat  n'a- 
vaient pas  d'autre  objectif  que  l'Eglise  ;  c'est  tout  au 
plus  si  en  dehors  d^'elle  quelques  démagogues  et  quel- 
ques étudiants  les  inquiétaient.  Ces  politiques,  dont  le 
regard  n'effleurait  que  la  surface  des  choses,  ne  voyaient 
pas  dans  le  lointain  le  péril  qui  menaçait  le  monde  et 
leurs  châteaux  de  cartes.  Mais  quand  Gentz  lui-même 
voit  dans  la  gymnastique  un  abcès,  et  une  monstruosité, 
quand  les  hommes  d'état  de  l'Europe  tout  entière  se 
réunissent  à  Karlsbad,  pour  constituer  un  tribunal  cen- 
tral d'inquisition  contre  les  associations  d'étudiants, 
tribunal  qui  reconnaît  tout  simplement  passibles  de 
l'emprisonnement  dans  une  forteresse  les  auteurs  de 
quelque  farce  inoffensive,  on  peut  facilement  se  faire 
une  idée  de  la  rigueur  extrême  avec  laquelle  ces  minis- 
tres libéraux  surveillèrent  l'Eglise  et  chacune  des  mani- 
festations de  sa  vie.  On  la  croyait  à  peine  digne  d'é- 
gards ;  il  n'y  a  donc  rien  d'étonnantqu'on  ne  lui  reconnût 
aucun  droit.  A  peine  avait-on  fait  un  traité  avec  elle, 
qu'on  rompait  ce  traité,  ou  qu'on  dénaturait  un  concor- 
dat par  des  additions  arbitraires.  Non  seulement  on  exi- 
geait le  plus  strict  accomplissement  de  tout  ce  à  quoi 
elle  avait  souscrit  librement,  mais  aussi  de  tout  ce  à 
quoi  on  l'avait  obligée  contre  tout  droit,  et  de  ce  qu'elle 
ne  pouvait  jamais  admettre. 

A  partir  de  J830,  cette  machine  compliquée  com- 
mença, en  raison  de  la  façon  violente  dont  on  s'en  était 
servi,  à  refuser  son  service  contre  l'Église.  C'est  pour- 


70        VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

quoi,  là  du  moins  où  Ion  se  rendit  quelque  peu  compte 
du  changement  de  la  situation,  on  prit  un  autre  système 
qui  répondait  davantage  à  l'esprit  de  l'époque,  et  qui 
promettait  les  mêmes  avantages,  ou  de  meilleurs  encore. 
C'est  alors  que  parut  la  période  des  prétendues  libertés. 
L'humanité  ne  supportait  plus  la  tutelle  dans  laquelle 
elle  se  trouvait,  et  l'Église  n'avait  plus  rien  qu'on  puisse 
lui  prendre  et  jeter  comme  moyen  d'apaisement  à  la 
tempête  mugissante  de  la  Révolution.  L'état  moderne 
dut  donc,  bon  gré  mal  gré,  se  relâcher  dans  les  mesures 
de  violence  qu'il  avait  employées  jusqu'alors.  A  côté  de 
cela,  le  rude  assujétissement  de  l'Eglise  finit  par  deve- 
nir choquant.  Peu  à  peu  il  augmenta  la  sympathie  des 
esprits  envers  elle  et  la  force  de  résistance  dans  son 
sein.  Alors,  l'état  voulut  favoriser  ses  vues  avec  l'appa- 
rence de  la  générosité.  Après  que  l'Eglise  eut  perdu  tout 
droit  et  toute  propriété,  après  qu'elle  se  fut  liée  par  des 
traités  ;  après  que  par  une  multitude  d'ordonnances,  on 
lui  eut  tracé  chaque  pas  qu'elle  devait  faire,  qu'on  l'eut 
baillonnéeet  empêchée  de  respirer  librement,  on  voulut, 
dit-on,  relâcher  ses  liens.  Désormais,  des  deux  côtés, 
on  s'en  tiendrait  aux  lois  et  aux  conventions.  Elle  pour- 
rait faire  ce  que  bon  lui  semblerait^  l'état  ne  s'occupe- 
rait plus  d'elle  ;  il  se  déchargerait  du  devoir  de  la  pro- 
téger et  de  toute  autre  obligation  à  son  endroit.  Étant 
libre  envers  l'état,  comme  l'état  serait  libre  envers  elle, 
elle  devrait,  en  conséquence,  laisser  à  chaque  individu 
la  liberté  la  plus  complète.  La  Religion,  dirent  Renja- 
min  Constant  et  son  ami  Alexandre  Vinet,  sera  une 
affaire  personnelle,  qui  ne  pourra  subir  aucune  in- 
fluence. Désormais,  l'Église  ne  devra  jamais  revendi- 
quer comme  un  droit  l'obéissance  à  sa  parole,  ou  l'ad- 
hérence à  sa  communauté.  La  Religion  est  chose  qu'il 
faudra  laisser  à  la  discrétion  de  chacun.  Que  des  per- 
sonnes veuillent  former  spontanément  une  communauté 
religieuse^,  ce  sera  une  Église.  Mais  admettre  une  Église 
qui  ait  son  droit  ailleurs  que  dans  la  liberté  personnelle 


LE    LIBÉRALISME  71 

de  l'homme,  qui  puisse  invoquer  d'une  manière  impé- 
rieuse, contre  les  individus,  une  puissance  d'un  ordre 
supérieur,  voilà  qui  est  inadmissible. 

Ces  idées  reçurent  le  nom  de  séparation  de  l'Eglise  et 
de  l'État,  ou  d'Église  libre  dans  l'État  libre.  En  réalité 
c'était  donner  à  l'Église  la  liberté  de  l'oiseau  en  cage,  la 
déclarersansdroitetsansprotection,  dépendante  du  bon 
plaisir  del'état,  soumise  à  la  bonne  volonté  des  individus^ 
et  vouloir  lui  faire  trouver  bon  d'être  ainsi  livrée  dis- 
soute et  morcelée, à  son  époque  ennemie.  Venait-elle  à  se 
plaindre,  ou  à  réclamer  un  de  ses  droits  ?  Elle  était  alors 
l'éternelle  mécontente,  la  perturbatrice  bien  connue 
depuis  longtemps,  avec  laquelle  était  impossible  une  ac- 
tion d'ensemble  réglée  par  des  lois.  Alors  c'était  un  re- 
tour au  premier  système  de  bâillonnement  qui  précé- 
demment avait  sévi  dans  plusieurs  endroits,  mais  qui^ 
cette  fois,  fut  appliqué  sur  une  grande  échelle  et  dans 
tous  les  pays. 

Après  1870,  ce  fut  le  Cullurkampf,  qui  ne  contribua 
pas  peu  à  mettre  un  terme  à  cette  période  du  libéra- 
lisme, et  à  faire  place  à  une  ère  nouvelle. 

On  ne  pourrait  se  faire  une  idée  complète  du  libéra-     s-Leu- 
iisme,  SI  1  on  ne  considérait  que  1  action  qu  il  a  déployée  le  terrain  de 

^  ^  ^  "^       "^  la  morale. 

contre  l'Eglise.  Il  ne  fut  pas  moins  généreux  dans  le 
domaine  moral,  principalement  où  il  s'agissait  de  mo- 
rale publique,  de  vérité  publique,  et  de  droit  public. 
Ijci,  en  vrai  fils  de  la  Révolution  qu'il  était,  il  se  montra 
d'une  effronterie  incroyable.  Les  principes  que  celle-ci 
avaient  proclamés  dans  sa  a  Déclaration  des  droits  de 
[homme  »,  il  les  adopta  dans  toute  leur  teneur,  mais 
d'une  manière  si  décidée,  qu'un  jurisconsulte  moderne 
n'hésite  pas  à  soutenir  qu'aujourd'hui  personne  ne  peut 
plus  douter  de  leur  vérité  (i). 

Des  «  devoirs  de  V homme  »,  le  libéralisme  en  parla 
aussi  peu  que  la  Révolution.  Lorsque,    à  l'Assemblée 

(1)  Richter,   Staats  und  Gesellschaftsrecht  der  franz.  RevoL,  l,  51». 


72        VIE    PUBLIQUE    ET   INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

nationale,  Grégoire  proposa  d'en  faire  le  sujet  d'une 
délibération,  il  éclata  une  véritable  tempête,  et  sa  pro- 
position fut  rejetée  par  570  voix  contre  430.  11  aurait 
eu  le  même  succès  dans  n'importe  quelle  assemblée  li- 
bérale, car  il  appartient  à  l'essence  du  libéralisme  de 
considérer  chaque  individu  coaime  une  unité  isolée.  On 
pourrait  le  nommer  aussi  bien  individualisme,  égoïsme 
et  égotisme  que  libéralisme.  Selon  lui,  chaque  homme 
est  un  monde  complet,  un  autocrate  irresponsable,  ne 
faisant  que  ce  qui  lui  plaît^  un  égoïste  qui  ne  se  croit 
obligé  envers  personne.  11  est  impossible  d'abuser  d'une 
manière  aussi  grossière,  on  pourrait  dire  aussi  brutale, 
des  mots  de  droit  et  de  liberté.  D'après  le  libéralisme, 
chacun  possède  la  liberté  de  conscience,  la  liberté  des 
cultes,  la  liberté  de  pensée,  mais  il  n'a  pas  l'obligation 
d'agir  d'après  sa  conscience,  de  croire  et  de  penser  juste 
et  raisonnablement.  Avec  son  droit  et  sa  propriété,  le 
libéralisme  peut  faire  ce  que  bon  lui  semble  ;  il  n'a  be- 
soin de  tenir  compte  ni  des  autres,  ni  de  la  communauté 
dont  il  fait  partie.  11  ne  peut  se  faire  une  idée  ni  du  de- 
voir social  ni  du  droit  privé  que  Gierl^e  appelle  la  limite 
immanente  du  droit.  Son  droit  va  jusqu'où  s'étend  sa 
puissance.  Par  droit  de  naissance,  il  est  l'unique  domi- 
nateur et  souverain.  Le  libéral  conséquent  avec  ses 
principes  doit  toujours  regardercomme  un  empiétement 
faitsur  son  domaine,  la  participation  que  d'autres  pour- 
raient avoir  à  sa  puissance  ;  car  ils  lui  enlèvent  une 
partie  des  droits  qu'il  aurait  pu,  pense-t-il,  exercer  sur 
eux.  En  fait,  l'idée  kantiste  de  droit  prétend  qu'un  droit 
étranger  enlève  toujours  quelques  parcelles  du  droit 
propre.  La  doctrine  christiano-germanique,  qu'il  n'y  a 
ni  droit,  ni  liberté  absolue,  que  tout  droit  a  ses  limites 
naturelles  dans  les  obligations  envers  la  communauté 
et  les  individus,  que  la  liberté  ne  va  que  jusqu'où  l'on 
en  blesse  pas  un  droit  plus  élevé,  lui  est  abominable  et 
incompréhensible. 

Bref,  quel  que  soit  le  terrain  sur  lequel  nous  suivions 


LE    LIBÉRALISME  73 

le  libéralisme  :  histoire  de  la  civilisation,  science  mora- 
le, droit,  morale,  politique  ou  religion  ;  quels  que  soient 
ses  maîtres  que  nous  interrogions  :  Hobbes,  Rousseau, 
Adam  Smith,  Kant,  Darwin,  Herbert  Spencer,  la  con- 
clusion, qui  en  résulte  toujours,  est  que  son  idéal  n'est 
ni  l'homme  vivant  en  société^  ni  l'homme  placé  sur  le 
même  pied  d'égalité  que  ses  semblables  et  ayant  des 
obligations  envers  eux^  ni  l'homme  soumis  à  des  puis- 
sances plus  élevées,  mais  l'homme  considéré  comme 
un  numéro,  comme  une  abstraction,  l'homme  libre  de 
toute  obligation  envers  Dieu  et  envers  les  hommes, 
l'homme  appuyé  sur  lui  seul,  en  un  mot  l'homme  sau- 
vage, absolument  comme  aux  jours  de  la  Révolution. 

Mais  si  nous  repassons  en  détail  toutes  ces  libertés 
avec  lesquelles  le  libéralisme  a  peu  à  peu  transformé  la 
vie  publique,  nous  en  trouverons  à  peine  une  qui  n'ait 
déjà  été  proclamée  par  la  Révolution.  Pour  mettre  à 
exécution  la  liberté  de  penser,  d'écrire  et  d'imprimer, 
proclamée  par  la  Déclaratmi  des  droits  de  rhomme,  la 
Révolution,  poussée  par  un  écrit  rédigé,  dit-on,  par  Mi- 
rabeau, adopta  avant  tout,  la  complète  liberté  de  la 
presse  et  de  la  pensée.  La  conséquence  fut  qu'en  peu  de 
temps,  on  usa  huit  fois  plus  de  papier  qu'auparavant,  et 
que  Marat  lui-même  se  plaignit  amèrement  du  dérègle- 
ment et  de  la  nullité  de  la  littérature  du  jour.  La  Con- 
vention reconnut  enfin  la  nécessité  d'imposer  des  limi- 
tes à  cette  hberté.  Mais  comme  le  fléau  une  fois  déchaîné 
prenait  des  proportions  toujours  de  plus  en  plus  in- 
quiétantes, le  Directoire  se  vit  obligé  de  faire  les  sévères 
ordonnances  du  5  septembre  1797,  qu'on  a  appelé  la 
Saint-Rarthélemy  de  la  presse. 

11  n'en  fut  pas  autrement  avec  la  liberté  du  théâtre 
que  la  Révolution  avait  introduite,  et  qu'il  fallut  bien- 
tôt entraver  solidement. 

Le  libéralisme  ne  pouvait  rien  offrir  de  nouveau  avec 
tout  ceci,  pas  plus  qu'avec  la  proclamation  de  la  li- 
berté des  cultes,  et  l'intolérance  exercée  en  son  nom, 


74         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

car  ici  également,  il  avait  la  Révolution  pour  modèle. 

Par  les  ordonnances  du  24  décembre  1789  et  du 
27  septembre  1791 ,  la  Révolution  avait  déclaré  l'égalité 
des  droits  entre  les  juifs  et  les  autres  citoyens,  tandis 
qu'au  contraire,  elle  molestait  fortement  les  chrétiens 
restés  fidèles  à  leurs  convictions.  Or,  ces  deux  choses, 
le  libéralisme  les  a  conservées  exactement,  malgré  son 
nom  et  ses  principes. 

Bref,  nous  voyons  que  partout  et  toujours,  le  libéra- 
lisme a  imité  la  Révolution.  Autant  celle-ci  s'est  épuisée 
en  inventions  nouvelles,  autant  il  a  été  infécond,  il  ne 
s'est  jamais  démenti  un  seul  instant;  toujours  il  a  su  pro- 
fiter du  travail  d'autrui.  Nous  serions  vraiment  très  em- 
barrassés, s'il  fallait  citer  une  seule  institution  qu'il  a 
puisée  dans  son  sein,  à  l'époque  de  sa  domination  la  plus 
absolue,  sous  Louis-Philippe  et  sous  Napoléon  lll.  En 
mesures  de  violence  concernant  l'école,  il  est  allé  beau- 
coup plus  loin  que  la  Révolution,  c'est  vrai  ;  mais  celle-ci 
en  avait  pourtant  déjà  posé  les  premiers  principes.  De- 
puis cinq  ans,  déclare  Saint-Just,  l'enfance  appartient  à 
l'état.  D'après  la  loi  du  1  9  décembre  1793,  l'instruction 
devait  être  libre  et  obhgatoire.  La  plus  haute  vertu  d'un 
bon  maître  était  la  vertu  civique,  la  dernière  fin  de  l'ins- 
truction, de  favoriser  la  propagation  du  civisme,  ce  qui 
voulait  dire  que  l'école  était  un  instrument  politique 
aux  mains  de  l'état.  Ici  encore,  le  libéralisme  n'est  donc 
que  le  disciple  de  la  Révolution. 

Un  des  plus  graves  reproches  qui  atteignent  la  société 
moderne,  qu'elle  soit  absolutiste,  révolutionnaire  ou  li- 
bérale, —  car  ici,  il  n'y  a  pas  de  différence  essentielle, 
—  est  qu'elle  considère  tout  ce  qui  est  d'un  ordre  plus 
élevé:  religion,  vérité,  culture,  éducation,  morale, 
comme  des  moyens  pour  l'état,  de  parvenir  à  ses  fins 
particulières.  De  là  provient  la  conception  kantiste  d'état 
constitutionnel,  une  des  doctrines  favorites  de  l'école  li- 
bérale. Personne  n'a  exprimé  cela  d'une  manière  plus 
claire  et  plus  incisive  que  Guillaume  de  Humboldt  dans 


LE    LIBÉRALISME  75 

son  écrit  à  Dalberg  intitulé  :  «  Essai  pour  déterminer 
les  limites  de  la  puissance  de  l'état  ».  D'après  lui,  les 
obligations  intellectuelles  et  morales  de  l'humanité,  les 
opinions,  la  morale,  le  mariage,  la  religion,  ne  concer- 
nent pas  le  moins  du  monde  l'état  libéral.  Dans  toutes 
ces  questions,  l'individu  peut  faire  ce  qui  lui  plait  ;  l'état 
ne  sauvegarde  que  ses  propres  intérêts,  et  laisse  les  par- 
ticuliers à  leur  sort.  Si  quelqu'un  croit  être  lésé  dans 
ses  droits,  qu'il  réclame  le  secours  de  l'état,  sinon,  celui- 
ci  ne  s'en  inquiète  point.  Tout  cela  paraît  être  très  libé- 
ral, mais  favorise  singulièrement  l'arbitraire  dans  la 
puissance  de  l'état,  car  il  ne  renonce  à  aucune  de  ses  re- 
vendications ;  au  contraire,  il  ne  les  élève  que  trop,  au 
nom  de  la  politique  qui  nécessairement  intervient  ici. 
Selon  le  libéralisme,  droit  et  morale  sont  deux  choses 
complètement  différentes.  Par  exemple,  ce  n'est  pas 
pour  moraliser  l'école,  que  l'état  l'attire  à  lui,  mais  c'est 
simplement  pour  des  raisons  politiques  qui  lui  permet- 
tront de  poursuivre  ses  fins.  Les  âmes  des  enfants  sont 
le  moindre  de  ses  soucis.  Comment  se  trouveront-elles 
de  l'éducation  qu'il  donne?  Il  ne  s'en  inquiète  nullement  ; 
c'est  l'affaire  de  ceux  qui  peuvent  y  avoir  quelque  inté- 
rêt. De  là  vient  qu'on  ne  peut  élever  aucune  objection 
contre  son  activité,  soit  pour  des  raisons  morales,  soit 
pour  des  raisons  religieuses  ;  il  garde  ce  qu'il  appelle 
son  droit,  et  laisse,  comme  disait  Richelieu,  les  chiens 
aboyer  à  la  lune.  Et  il  en  est  ainsi  de  toutes  les  questions. 
Partout  le  libéralisme  est  un  rusé  diplomate.  Sur  le  ter- 
rain de  la  politique  extérieure,  il  parle  d'Église  libre  dans 
l'état  libre,  de  non-intervention,  de  faits  accomplis  ;  sur 
le  terrain  de  la  poHtique  intérieure,  il  proclame  la  liberté 
sur  toute  la  ligne  ;  sur  celui  de  la  politique  sociale,  il  est 
partisan  du  laisser  faire,  du  laisser  passer,  belles  paroles 
qui  en  réalité  sont  calculées  pour  bercer  dans  la  sécu- 
rité et  isoler  toutes  les  forces,  tous  les  individus,  et  per- 
mettre à  l'état  absolu  d'atteindre  ses  fins  sans  obstacle 
aucun. 


76        VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

béfaiïïiifsur       Cet  individualisme,  dont  le  libéralisme  se  glorifie  avec 
ilpouuîie^'  tant  d'orgueil^  est  donc  évident  en  morale  et  en  reli- 


gion. 


11  en  est  de  même  sur  le  terrain  de  la  politique.  Ici, 
le  libéralisme  a  suivi  complètement  les  doctrines  de 
Rousseau.  L'ordre  social  organique  du  moyen  âge,  em- 
prunté à  la  constitution  de  l'Église  catholique,  ne  pou- 
vait pas  lui  causer  une  grande  joie,  c'est  tout  naturel. 
La  doctrine  atomistique  et  mécanique  de  Rousseau  lui 
allait  mieux.  Or  celle-ci  n'est  autre  que  la  doctrine  de 
l'Église  entendue  dans  le  sens  protestant,  et  transportée 
dans  la  société.  Tandis  que,  selon  la  doctrine  catholique, 
les  individus  sont  unis  en  groupes  d'une  certaine  éten- 
due et  indépendants  ;  tandis  que  ces  groupes  concourent 
à  former  un  tout  vivant,  comme  le  corps  est  formé  de 
l'ensemble  des  membres,  dans  le  protestantisme,  un  in- 
dividu est  égal  à  un  autre,  chacun  s'unit  au  tout  sans 
intermédiaire,  chacun,  comme  on  l'a  dit,  est  comme 
le  freiherr,  le  notable  et  le  sérénhsime   immédiat   du 
Christ.  Rousseau  comprenait  de  même  l'origine  de  la 
société.  D'après  lui,  tous  les  hommes  sont  égaux  par 
nature.  Pour  former  un  état,  ils  se  réunissent  ensemble, 
en  vertu  d'un  contrat.  Chaque  atome  contribue  donc  di- 
rectement à  former  le  tout,  à  l'endroit  duquel  toutes  les 
parties  sont  égales,  de  même  qu'elles  entrent  en  relation 
avec  lui  sans  l'intermédiaire  d'un  tiers.  Ce  fut  la  pensée 
queSieyès  exposa  dans  sa  célèbre  brochure.  «  Un  mil- 
lion de  citoyens,  dit-il,  ont  mille  fois  plus  de  valeur  qu'un 
état  de  mille  sujets  ».  Selon  cette  doctrine,  chacun  n'est 
qu'un  chiffre  qui  compte  seulement  pour  lui  seul,  et  le 
tout  est  la  somme  de  tant  et  tant  d'unités.  Que  l'œil 
soit  plus  important  qu'un  doigt  de  pied,  que  l'index  qui 
se  compose  de  trois  phalanges  ait  plus  d'importance 
que  trois  ongles,  c'est  chose  qu'il  ne  voit  pas.  La  Révo- 
lution non  plus  ne  le  vit  pas.  C'est  pourquoi  elle  intro- 
duisit le  suffrage  universel,  les  plébiscites,  la  prépondé- 
rance des  majorités,  bref,  le  règne  des  chiffres,  autorité 


LE    LIBÉRALISME  77 

unique  devant  laquelle  l'état  moderne  s'incline  avec 
respect.  C'est  pourquoi  elle  brisa  l'ancienne  constitu- 
tion historique  des  provinces  et  des  états  de  France, 
jeta  dans  une  urne  tous  les  débris  qui  s'élevaient  à  vingt- 
cinq  millions,  tira  un  même  nombre  de  numéros,  et 
fabriqua  là-dessus  la  nouvelle  division  en  départements, 
arrondissements,  cantons  et  communes. 

Le  libéralisme  a  fait  de  même.  Sa  fameuse  organisa- 
tion des  circonscriptions  électorales,  dont  il  n'est  pas 
peu  fier,  est  une  des  preuves  qui  attestent  l'idée  qu'il  se 
fait  de  la  société.  C'est  précisément  par  celles-ci  et  par 
d'autres  constitutionssimilaires,  purement  mécaniques, 
qu'il  a  dépouillé  la  société  d'une  vie  saine,  d'une  repré- 
sentation naturelle,  et  qu'il  a  permis  au  petit  nombre 
de  ceux  qui  possèdent  la  puissance  de  pouvoir  régner 
sans  peine  sur  la  masse  immense,  tandis  que  les  indi- 
vidus au  contraire,  ne  possèdent  aucun  moyen  par 
lequel  ils  puissent  se  faire  valoir  aux  yeux  de  la  tota- 
lité. Or,  la  constitution  des  états  et  le  régime  féodal  si 
décriés  obviaient  à  ces  inconvénients.  Maintenant,  pour 
attirer  l'attention  sur  eux,  les  particuliers  n'ont  plus 
que  les  moyens  violents,  le  trouble,  les  clameurs  elles 
partis  artificiellement  formés.  C'est  par  là  spécialement 
que  le  libéralisme  a  préparé  la  voie  au  socialisme,  dont 
l'idéal  est  que  tous  les  hommes  appartiennent  à  la  com- 
munauté, que  tous  disposent  de  tous  et  de  tout  selon 
leur  fantaisie  ;  mais  que  personne  ni  dans  les  hautes 
sphères,  ni  dans  les  petites  ne  puisse  revendiquer  pour 
soi  des  intérêts  et  des  droits. 

Sur  le  terrain  politique,  le  libéralisme  se  montra  blrTiumê 
donc  comme  l'intermédiaire  entre  la  Révolution  et  le  ilcMuSe' 
socialisme.  Il  l'est  encore  davantage,  relativement  à 
l'économie  politique  et  à  la  question  sociale.  De  ce  côté 
non  plus,  il  n'a  pas  fait  preuve  d'indépendance.  Les 
Physiocrates,  les  pères  de  l'économie  nationale  qui 
règne  actuellement,  appartiennent  aussi  aux  ancêtres 
de  la  Révolution,  cela  va  sans  dire  ;  mais  les  économis- 


78         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

tes  libéraux  dépendent  aussi  d'elle.  Ces  hommes  dont 
le  libéralisme  est  fier,  et  qu'il  considère  comme  les 
pionniers  de  ses  idées  économiques,  Ricardo  et  Cob- 
den,  ne  sont  que  les  disciples  d'Adam  Smith,  qui,  avec 
Rousseau,  a  puisé  toute  sa  science  dans  le  sein  mater- 
nel de  la  Révolution  :  tels  jadis  Romulus  et  Rémus  fu- 
rent allaités  par  une  louve.  Quand  Rousseau  eut  réalisé 
le  principe  de  l'Individualisme  dans  l'Etat,  et  que  Smith 
se  fut  chargé  de  l'étendre  à  l'économie  nationale  avec  sa 
doctrine  du  laisser  faire  et  du  laisser  passer,  comme 
nous  l'avons  déjà  vu,  Kant  appliqua  le  principe  dans 
la  politique  intérieure  et  dans  le  droit  privé. 

Quiconque  ne  ferme  pas  volontairement  les  yeux  à  la 
vérité  que  les  deux  systèmes,  qui  ont  conquis  au  libé- 
ralisme la  souveraineté  dans  le  domaine  économique, 
sont  sortis  delà  Révolution,  ne  s'étonnera  pas  non  plus 
qu'il  ait  emprunté  à  cette  dernière  les  armes  avec  les- 
quelles il  a  porté  les  plus  grands  coups  à  l'ancienne  or- 
ganisation sociale,  coups  par  lesquels  il  a  renouvelé  la 
face  de  la  terre  et  aplani  la  voie  au  socialisme  :  l'aboli- 
tion des  corporations  et  des  corps  de  métiers,  la  liberté 
industrielle  et  commerciale,  les  atteintes  portées  contre 
le  droit  de  succession,  le  partage  et  l'instabilité  des 
propriétés  foncières,  le  bannissement  du  développement 
historique  dans  les  droits  transmis  par  héritage  (1).  En 
ce  qui  concerne  ces  prescriptions  qui  sont  les  siennes, 
la  Révolution  a  déjà  fait  les  expériences  inséparables  de 
leur  application.  t]lle  fut  assez  prudente  pour  vouloir 
modérer  selon  son  pouvoir  leurs  effets  pernicieux,  en 
les  limitant  sévèrement  ;  mais  les  mesures  qu'elle  prit, 
la  loi  sur  le  maximum  par  exemple,  furent  aussi  vaines 
que  violentes. 

Si  le  libéralisme  avait  été  capable  de  recevoir  un 
enseignement,  il  eut  pu  en  tirer  un  très  sage  de  tout 


(1)  Richter,  Staats-und  Gesellschaftsrecht  der  franz.   RevoL,  1,  104 
sq.,  i37sq.  ;  11,432  sq. 


LE    LIBÉRALISME  79 

ceci.  Mais  bravant  les  avertissements  d'une  histoire 
qu'il  avait  sous  les  yeux,  il  a  morcelé  la  société  tout  en- 
tière ;  il  en  a  fait  un  chaos  d'atomes  sans  cohésion, 
pensant  qu'avec  ses  mots  de  progrès,  de  liberté  de  cons- 
cience, il  avait  suffisamment  fait  pour  que  l'humanité 
se  considérât  comme  un  peuple  de  frères.  Oui,  les  frè- 
res se  sont  trouvés,  et  ils  se  serrent  d'autant  plus  les 
uns  contre  les  autres  que  le  libéralisme  a  réduit  la 
communauté  en  poudre.  En  présence  de  cette  frater- 
nisation, le  libéralisme  disparaît  lui-même  comme  la 
poussière  au  souffle  du  vent.  Par  son  Individuahsme, 
cette  création  dont  il  était  si  fier,  il  a  préparé  sa  ruine. 

On  peut  donc  dire  qu'il  est  dans  le  monde  peu  de  cho-    s  -Leubé- 

,  .  1       Ti  T  ralisme  com- 

ses  avec  lesquelles  on  puisse  comparer  le  libéralisme,  meennemidu 

^     ^  ^  surnaturel. 

Comment  le  nommer?  Ecole,  système,  parti,  secte? 
Dans  quelle  catégorie  le  ranger?  Est-ce  parmi  les  partis 
religieux,  politiques,  ou  philosophiques  ?  Il  est  tout  cela, 
et  il  n'est  rien  de  cela,  comme  son  père  Talleyrand  était 
à  la  fois  évêque  et  mari,  diplomate  et  écrivain,  français 
et  ami  des  ennemis  de  sa  patrie,  républicain,  bonapar- 
tiste, légitimiste,  bref  tout  ce  qu'on  veut,  sans  avoir  de 
caractère  bien  déterminé.  Il  veut  tout  renouveler  :  reli- 
gion, politique,  philosophie,  éducation,  économie  poli- 
tique, société,  formation,  culture.  Il  promet  d'enchaîner 
tous  les  esprits,  et  en  réalité  tous  ont  place  sous  son 
large  manteau  :  les  athées,  les  juifs,  et  avant  tout  les 
serviteurs  d'isis.  C'est  pourquoi  il  n'est  pas  quelque 
chose  de  bien,  et  ne  satisfait  que  ceux  qui  font  volontiers 
les  généreux  avec  le  bien  d'autrui.  De  là,  le  fait  que  ses 
partisans  les  plus  convaincus  se  recrutent  dans  la  foule 
de  ceux  qui  vivent  aux  dépens  des  autres  :  les  capitalis- 
tes oisifs,  les  noceurs  criblés  de  dettes,  les  banquerou- 
tiers de  la  fol,  de  la  morale  et  de  l'argent.  Il  ne  peut  se 
maintenir  qu'en  louvoyant  et  en  changeant  constam- 
ment de  position.  11  est  comme  le  Protée  de  la  Fable. 
Darwin  n'a  certainement  pas  tiré  de  l'ichtyosaure  et  du 
gorille  primitif  sa  doctrine  sur  les  transformations  suc- 


80         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

cessives,  mais  du  libéralisme  ;  car  on  n'a  jamais  rien 
vu  sur  terre,  qui  fut  aussi  apte  que  lui  à  revêtir  toutes 
les  formes.  11  est  tout  ce  qu'on  veut  et  s'oriente  d'après 
le  vent  qui  souffle.  Pourvu  qu'il  y  voie  son  avantage  il 
peut  être  aussi  bien  païen  que  turc,  mormon  que  chinois; 
il  jure  aussi  facilement  par  le  fétichisme  que  par  le  boud- 
hisme  ;  il  ne  s'enthousiasme  pas  moins  pour  la  Révolu- 
tion que  pourle  despotisme  absolu,  et  quand  l'heure  sera 
venue,  peut  être  applaudira-t-il  aux  succès  du  socia- 
lisme. On  peut  tout  lui  demander,  sauf  une  chose  :  le  ca- 
ractère ;  on  peut  traiter  en  tout  avec  lui,  excepté  sur  un 
point  :  la  haine  contre  une  vérité  immuable,  une  loi  iné- 
branlable et  le  seul  rempart  que  celles-ci  aient  sur  la 
terre  :  l'Eglise. 

Cette  haine  envers  l'Eglise,  en  d'autres  termes  envers 
la  doctrine  que  le  surnaturel  a  quelque  chose  à  faire  en 
ce  monde^  forme  le  seul  point  sur  lequel  se  trouvent 
unis  tous  les  représentants  du  libéralisme.  On  pourrait 
même  dire  que  c'est  le  seul  article  de  foi  par  lequel  ils 
jurent.  Le  trésor  de  vérité,  les  moyens  de  salut,  les 
droits  qui  forment  le  dépôt  que  le  Christ  a  confié  à  son 
Eglise,  sont  la  mine  où  ils  vont  puiser  les  concessions 
et  les  sacrifices  qu'il  fait  à  l'esprit  de  l'époque.  On  attri- 
bue à  l'un  des  plus  remarquables  généraux  allemands, 
prince  prussien  bien  connu,  cette  parole  :  qu'il  ne  re- 
doutait aucun  danger  pour  la  patrie,  tant  qu'il  y  aurait 
encore  beaucoup  de  vieux  fonds  de  magasin  à  jeter  aux 
loups.  Avec  la  perspicacité  qui  lui  était  propre,  le  grand 
chef  d'armée  a  parfaitement  décrit  la  politique  du  libé- 
ralisme. Autre  chose  serait  de  savoir  s'il  a  fait  preuve 
de  cette  perspicacité  dans  la  politique.  Comme  général, 
il  devait  savoir  mieux  que  personne,  que  l'ennemi  vic- 
torieux ne  se  laisse  pas  arrêter  par  les  parcelles  de  bu- 
tin qu'un  adversaire  en  fuite  sème  sur  sa  route,  comme 
un  enfant  par  des  cerises.  Le  vainqueur  est  sûr  de  pos- 
séder ce  qu'il  laisse  derrière  lui.  Il  n'a  qu'une  chose  en 
vue  :  anéantir  l'armée  des  fuyards.  Plus  il  voit  la  route 


LE    LIBÉRALISME  81 

couverte  de  débris  captivants,   plus  il  est  certain  que 
rennemi  est  au  désespoir  et  en  pleine  déroute. 

Telle  est  aujourd'hui  la  situation  du  libéralisme.  Avec 
ce  qu'il  sacrifie  du  christianisme  et  du  surnaturel,  il  ne 
laisse  que  trop  voir  au  socialisme  son  anxiété  et  son  af- 
follement.  Les  temps  sont  passés  où  celui-ci  pouvait  se 
contenter  de  tels  procédés.  Mais  en  les  employant^  le 
libéralisme  l'a  fait  grandir  et  l'a  rendu  audacieux.  Main- 
tenant, il  est  parvenu  à  son  complet  développement  et 
il  a  conscience  de  sa  force.  11  ne  compte  plus  avec  l'É- 
glise, parce  que  le  libéralisme  lui  a  constamment  appris 
que  c'en  était  fait  d'elle.  Le  seul  ennemi  qu'il  ait  en  vue, 
le  seul  qu'il  poursuive,  avec  d'autant  plus  d'acharne- 
ment que  celui-ci  jette  plus  généreusement  sous  ses 
pieds,  foi,  morale,  vérité  et  droit,  c'est  le  libéralisme. 

Ainsi,  la  perfidie  retombe  toujours  sur  son  auteur,  et 
trop  souvent  sur  la  fine  diplomatie  et  ses  plus  grands 
représentants.  D'après  la  loi  si  simple  donnée  par  Dieu, 
on  ne  triomphe  de  l'erreur  que  par  la  vérité,  et  de  l'a- 
narchie que  par  la  conformité  aux  lois  ;  mais  non  en  se 
mettant  au  service  du  mensonge  et  de  la  révolte.  Le 
libéralisme  a  cru  être  plus  prudent  et  trouver  un  avan- 
tage plus  considérable  en  faisant  une  contre- révolution. 
11  croyait  parla  détrousser  la  Révolution  et  s'attribuer 
les  fruits  qu'elle  avait  produits  ;  il  pensait  chasser  Satan 
par  Beelzébud,  et  pouvoir  les  envoyer  tous  deux  au  feu 
contre  le  surnaturel,  afin  de  rester  la  seule  puissance 
sur  terre,  quand  ils  se  seraient  anéantis  réciproquement. 
En  agissant  ainsi,  il  a  creusé  son  propre  tombeau  et 
contribué  à  développer  les  forces  de  son  bourreau,  le 
socialisme.  Actuellement  encore^  ces  deux  puissances 
sontaux  prises.  Qu'arrivera-t-il  de  cette  lutte?  Nous  ne 
pouvons  le  dire.  Ce  que  nous  savons  seulement,  c'est 
que  les  indécis  succomberont  sous  les  braves  ;  mais  que 
le  surnaturel  survivra  au  libéralisme  et  au  socialisme, 
à  l'absolutisme  et  à  la  Révolution,  à  tous  ses  ennemis, 
au  monde  entier. 


QUATRIÈME  CONFERENCE. 

LE    SOCIALISME. 

d.  —  Le  Socialisme  fossoyeur  du  Libe'ralisme.  —  2.  Le  Socialisme 
comme  tentative  de  conduire  les  masses  populaires  au  combat 
contre  Tordre  social.  —  3.  Le  Socialisme  est  une  secte  positive- 
ment révolutionnaire.  —  4.  Le  Socialisme  est  le  fruit  et  l'ennemi 
né  du  Libéralisme.  —  5.  Le  Socialisme  est  l'ennemi  du  Libéralis- 
me comme  système  politique  ;  mais  il  est  l'ami  du  Libéralisme 
comme  école.  —  6.  Le  Socialisme  ennemi  de  l'Etat  absolu  est 
cependant  son  promoteur  le  plus  décidé.  —  7.  Le  Socialisme  est 
une  imitation  de  toutes  les  exagérations  de  la  révolution.  —  8. 
Le  Socialisme  est  Tétat  de  l'avenir,  l'héritier  universel  et  la  mise 
en  scène  des  idées  modernes.  —  9.  Gravité  de  l'avenir. 

1 -Leso-       C'est  toujours  chose  triste  à  voir  qu'un  convoi  funè- 

cialisme   los-  J  ^ 

bérausme.^'"  brc.  A  SOU  dspcct,  Ic  chréticn  croyant  qui  dit  avec  saint 
Paul:  «  Je  désire  la  mort  pour  être  avec  le  Christ  », 
devient  grave  ;  et  le  libre-penseur  se  sent  mal  à  l'aise^ 
bien  qu'il  croie  que  tout  finisse  avec  la  vie. 

a  Tristement  lu  cloche  tinte,  » 

«  Lugubres  sont  les  accents  du  chœur;  » 

((  Les  chants  de  joie  se  taisent.  » 

Mais  le  sentiment  le  plus  poignant  qu'excite  ce  con- 
voi, c'est  quand  il  emporte  à  sa  dernière  demeure  un 
riche  avare,  ou  un  prodigue  débauché,  indifférent,  fan- 
faron, et  que  la  foule  qui  l'accompagne  est  unanime  à 
lui  faire  cette  oraison  funèbre  :  «  Il  est  mort  comme  il 
a  vécu ,  le  monde  est  débarrassé  de  sa  personne,  et  il  n'y 
a  rien  perdu  ».  Alors  on  peut  dire  en  toute  vérité  de  la 
cloche  qui  sonne  le  glas  funèbre  : 

«  Elle  a  été  consacrée  pour  être  » 

«  En  ce  jour  la  cloche  du  condamné.  » 

Telle  est  l'impression  que  nous  produit  la  lecture  de 
la  prophétie  dans  laquelle  Karl  Marx  appelle  le  socia- 
lisme ((  l'expropriation  des  usurpateurs  parles  masses 


LE    SOCIALISME  83 

populaires,  le  glas  du  libéralisme  »  (1).  Il  est  vrai  que 
nous  n'en  sommes  pas  encore  arrivés  à  la  complète  réa- 
lisation (le  cette  parole  ;  mais  peu  s'en  faut.  Le  libéra- 
lisme saigne  par  mille  blessures  que  son  adversaire  lui 
a  faites;  et  il  y  a  peu  d'espoir  qu'il  s'en  remette.  Si, 
selon  toute  vraisemblance,  il  doit  succomber  à  ces  bles- 
sures ;  si  les  prolétaires  qu'il  a  produits  doivent  être  un 
jour  ses  fossoyeurs,  comme  dit  Liebknecht,  nous  pou- 
vons toujours  bien  dire  à  l'avance,  sans  posséder  le 
don  de  prophétie  de  Marx,  que  les  funérailles  seront 
telles  que  chacun  pensera  alors  à  la  cloche  funèbre. 
L'expression  des  deux  chefs  les  plus  en  vue  du  socialisme 
est  on  ne  peut  plus  juste  :  Le  socialisme  est  la  ten- 
tative faite  pour  forcer,  par  le  moyen  des  masses  le 
libéralisme  à  abdiquer  la  souveraineté  excessive  qu'il 
s'est  arrogée.  C'est  l'explication  la  plus  complète  et  la 
plus  exacte  qu'on  puisse  donner  de  son  intention  der- 
nière. 

Il  est  d'abord  la  tentative  d'entraîner  les  masses,  le     2._Leso- 
peuple  proprement  dit,  à  la  lutte  contre  l'ordre  social.  mSauve'dê 

•ri  1  .  t  t  p  >       1    ■«     j  •  conduire    les 

En  cela,  se  retrouve  sa  nature  et  sa  torce,  c  est-a-dire  masses  popu- 

,         .  -,  1    .,  T    <•  1       (  1  laiesaucom- 

le  signe  par  lequel  il  se  distm£;ue  de  tous  les  mouve-    bat  contre 

11111  T       T^  l'ordre  social. 

ments   semblables  des  époques  précédentes.  La  Révo- 
lution ne  fut  rien  moins  qu'un  soulèvement  du  peuple 
en  grand.  Ceux  qui,  sous  elle,  s'emparèrent  du  pouvoir, 
formaient  partout  une  fraction  de  peuple  presque  im- 
perceptible. Elle  était  une  oligarchie  ;  et  ses  chefs  furent 
des  avocats,  des  bourgeois  et  parfois  des  aristocrates. 
Maintenant,  c'est  le  peuple,  ce  sont  les  masses  qui  sont 
conduites  en  bloc  au  combat  et  à  la  victoire.  Maintenant, 
c'est  la  démocratie  qui  vise  à  la  souveraineté  ;  c'est  l'o- 
chlorratie  qu'il  s'agit  de  fonder  dans  toute  la  force  du 
terme.  Suppression  complète  de  toutes  les  différences 
entre  les  classes,  nivellement  universel,  établissement 
d'une  règle  générale  en  tout  sans  exception  ;  suppres- 

(1)  Marx,  Bas  KapUal  (4)  I,  729  ;  Vorrede,  p.  XII. 

(2)  Protocole  du  Congres  de  Halle,  1890,  p.  169. 


84         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES   IDÉES    MODERNES 

sion  de  toutes  les  limites  de  classes,  de  nations,  d'états, 
pour  en  arriver  à  l'Internationalisme  et  au  Cosmopoli- 
tisme, tel  est  le  but  de  cette  tendance.  Rousseau  serait 
au  comble  de  la  joie,  s'il  voyait  à  quel  point  des  socia- 
listes ont  adopté  ses  idées.  Les  gâte-métier  de  la  Révo- 
lution ont  fractionné  à  nouveau  la  société  en  états  indé- 
pendants ;  maintenant  il  faut  la  réduire  en  poudre,  en 
former  une  pâte,  faire  cuire  cette  pâte  dans  le  grand 
incendie  du  monde,  pour  en  former  un  gâteau  capable 
de  faire  périr  tous  les  dragons  de  Rel  et  Léviathan  lui- 
même. 
ciausme^ïst       ^'où  il  résultc  quc  ceux-là  comprennent  peu  le  so- 
smvementîé-  cialismc  qui,  selon  une  expression  reçue,  ne  lui  attri- 
voiutionnaire.  j^^^^^j^  qu'uuc  importance  négative,  et  prétendent  qu'il 
combat  seulement  l'excès  de  puissance  du  capital,  et  ne 
cherche  qu'à  conquérir  une  situation  tolérable  pour  les 
classes  ouvrières  opprimées.  La  plupart  du  temps,  ce 
n'est  qu'un  prétexte  grâce  auquel  il  recrute  des  adhé- 
rents. Même  là  où  il  ne  professe  pas  explicitement  ces 
principes,  ceux-ci  forment  néanmoins  un  des  points  de 
son  programme.  On  ne  lui  fait  donc  pas  tort,  quand  on 
dit  que  cette  tentative  est  son  véritable  point  de  départ. 
Ce  n'est  pas  seulement  la  défense  qu'il  a  en  vue,  mais 
l'attaque.  Il  vise  non  pas  à  l'amélioration  de  la  société, 
mais  à  sa  destruction  et  à  sa  réédification  d'après  d'au- 
tres principes.  Pour  le  moment,  il  ne  songe  ni  à  son  sou- 
lagement propre,  ni  à  celui  des  siens.   Au  contraire, 
il  dit  clairement  qu'un  tel  but  n'est  ni  celui  qu'il  veut, 
ni  celui  qui  lui  plaît,  mais  qu'il  désire  plutôt  voir  la  si- 
tuation s'aggraver.  Il  accueille  avec  joie  tout  cequipeufc 
y  contribuer,  afin  d'atteindre  plus  sûrement  sa  lîn,  qui 
est  l'anéantissement  de  tout  ordre  existant  (1).  z 

Après  cela  le  monde  peut  lui-même  répondre  à  la 
question  s'il  est  important  de  tuerie  socialisme  ou  d'es-  f 
sayer  de  l'apprivoiser,  soit  par  voie  d'apaisement,  soit 

(1)  Vers,  der  Berl.  Socialdem.  {Vorwœrts,  7  Juli  1891,  Beil.) 


LE    SOCIALISME  85 

en  lui  jetant  quelques  vieux  fonds  de  boutique,  selon 
Tancienne  méthode  pratiquée  par  le  libéralisme.  Au 
point  où  les  choses  en  sont,  de  telles  concessions  ne  font 
qu'augmenter  l'enthousiasme  et  fortifier  les  convictions 
de  ceux  auxquels  on  cède.  On  n'a  qu'à  lire  les  feuilles 
socialistes  pour  s'en  convaincre.  A  peine  un  théologien 
ou  un  économiste  a-t-il  laissé  échapper  une  expression 
dans  laquelle  il  dit  que  le  socialisme  contient  plus  de 
vrai  que  le  libéralisme,  qu'aussitôt,  ivres  d'une  joie  en- 
fantine, elles  entonnent  leur  Te  Deum,  assez  court  pour 
être  appris  par  cœur  par  les  masses^  car  il  ne  contient 
que  ces  mots  :  «  Les  conversions  au  socialisme  augmen- 
tent ».  Propose-t-on  dans  une  chambre  lamélioration 
delà  situation  des  ouvriers  ?  Aussitôt  elles  s'écrient: 
«L'état  en  vient  peu  à  peu  à  la  réalisation  du  programme 
socialiste  ».  «   Mais,  disent-elles  chaque  fois  en  termi- 
nant, cela  ne  ralentit  pas  notre  marche.  Ce  ne  sont  pas 
des  lambeaux  que  nous  voulons  ;  il  nous  faut  le  tout. 
Nous  ne  laisserons  pas  gâter  nos  plans  par  des  étran- 
gers ;  nous  voulons  les  exécuter  nous-mêmes.  Nous 
voulons  le  vrai  socialisme  :  nous  saurons  éviter  les  trom- 
peries  que  le  libéralisme  voile  sous  l'apparence  des 
bons  services  qu'il  veut  nous  rendre  ;  nous  ne  voulons 
pas  tirer  les  marrons  du  feu  et  que  ce  soit  lui  qui  les 
mange  ».  Nous  ne  faisons  pas  de  compromis,  dit  Liebk- 
necht  ;  nous  maintenons  haut  et  ferme  notre  caractère 
révolutionnaire  (i). 

En  face  d'un  tel  ennemi,  le  libéralisme  est  impuissant.     4.-LeSo- 

■•■  cialisme     est 

Pour  se  tirer  d'affaire,  il  n'a  qu'un  seul  moyen  que  nous  ['^^^""^X'ubé- 
connaissons  déjà  :  capituler  sur  les  détails,  lui  livrer  ''^"'°'®- 
l'accessoire^  et  tout  ce  qui  n'a  pas  grande  valeur,  afin 
de  sauver  le  principal.  Mais  la  fin  première  du  socia- 
hsme  est  précisément  de  renverser  la  souveraineté  du 
libéralisme  et  de  l'anéantir  complètement.  Cette  fin, 
il  la  poursuit  avec  la  ténacité  et  la  lucidité  d'esprit  qu'on 

(1)  Protocole  du  Congrès  de  Halle,  1890,  p.  96. 


86         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

doit  lui  reconnaître.  Quiconque  veut  apprendre  à  con- 
naître à  fond  les  fautes  et  les  faiblesses  du  libéralisme, 
n'a  qu'à  lire  les  écrits  de  Proudhou  ou  de  Lassalle  con- 
tre Julien  Schmidt  et  Schultze-Delitzsch,  ouïe  Capital àQ 
Marx  ^ila  Femme  de  Bebel.  D'ailleurs,  il  y  a  longtemps 
que  cette  tendance  à  critiquer  fortement  les  situations 
instables  de  l'époque  existe  ;  le  remarquable  discours 
de  Catilina  en  est  déjà  une  preuve  brillante  (1). 

Le  socialisme  contemporain  sait  bien  qu'il  doit  son 
origine  au  libéralisme.  Il  sait  aussi  que  la  réussite  de 
ses  plans  dépend  de  l'anéantissement  de  cet  ennemi. 
Louis  Blanc  s'est  exprimé  de  la  façon  la  plus  claire  à  ce 
sujet.  Selon  lui,  les  deux  maux  qui  rendent  intenable  la 
situation  des  basses  classes,  et  à  l'extirpation  desquels 
elles  doivent  consacrer  toutes  leurs  forces,  sont  l'indi- 
vidualisme et  la  concurrence  sans  limite.  Or,  ce  sont 
précisément  ces  idées  et  cette  organisation  que,  dans  le 
domaine  économique,  le  libéralisme  traite  comme  une 
question  de  vie  ou  de  mort  pour  sa  cause.  La  force  du 
socialisme  actuel  se  trouve  et  se  trouvera  tant  qu'il  y 
aura  un  libéralisme,  en  ce  qu'il  peut  opposer  aux  mots 
d'ordre  chimériques  de  self  help  et  de  laisser  passer, 
employés  par  l'école  de  Manchester,  un  mot  énergique 
et  conforme  à  la  nature,  le  mot  d'union. 

C'est  ce  qui  fait  qu'entre  ces  deux  tendances,  un  ar 
rangement  n'est  pas  possible  et  ne  le  sera  jamais,  car 
relativement  au  choix  des  moyens,  elles  se  contredisen 
comme  oui  et  non.  Le  libéralisme  n'éprouvera  certai- 
nement aucune  scrupule  de  conscience  à  se  rallier  ai 
socialisme,  au  cas  où  celui-ci  serait  vainqueur  ;  mais  c( 
ne  sera  pas  une  véritable  conversion.  Nous  craignons 
même  beaucoup  que  ce  moyen  n'apaise  pas  la  colèr 
du  socialisme,  car  il  n'est  pas  seulement  une  verge 
comme  tout  fruit  du  péché  ;  mais  il  est  aussi  la  négatioi 
du  libéralisme. 

(1)  Sallust.,  Catilina,  20.] 


LE    SOCIALISME  87 

La  haine  du  socialisme  contre  le  libéralisme,  et  la    ciaûl^e 


5.— LeSo- 

est 
l'ennemi  du 


crainte  de  ce  dernier  sont  d'autant  plus  grandes,  que    LibMsme 

11  .-  I  1      j  1  T  j       comme  systè- 

les  deux  systèmes  se  rapprochent   davantage  1  un  de  meponuque; 
1  autre  par  leurs  idées  tondamentales,  leurs  vues  der-   ami  comme 

^  école. 

nières,  en  un  mot  leur  nature.  Quand  des  frères,  des 
parents,  des  enfants,  des  gens  qui  ont  les  mêmes  vues 
et  poursuivent  les  mêmes  buts  ;  quand  des  parents  unis 
par  le  sang  entrent  en  contestation  au  sujet  de  la  sou- 
veraineté, la  lutte  est  beaucoup  plus  ardente  que  là  où 
ce  sont  des  étrangers  qui  combattent.  La  cause,  pour 
laquelle  les  socialistes  sont  si  fort  aigris  contre  le  libé- 
ralisme, vient  de  ce  que  celui-ci  ne  veut  rien  lâcher  de 
son  influence  politique  et  économique,  sur  la  société, 
influence  dont  il  a  abusé  et  dont  la  dissolution  de  tout 
ordre  a  été  le  résultat.  Par  contre,  le  socialisme  accepte 
les  principes  du  libéralisme  concernant  la  religion,  la 
vérité,  la  morale  et  le  droit.  Il  ne  combat  le  libéralisme 
que  comme  système  politique  ;  en  tant  qu'école  il  se 
soumet  volontiers  à  lui,  et  passerait  par  le  feu  pour  la 
réalisation  de  ses  doctrines.  Mais  laissons  de  côté  pour 
le  moment,  la  partie  morale  et  religieuse  du  socialis- 
me ;  nous  y  reviendrons  plus  tard  pour  la  traiter  plus 
en  détails. 

En  économie  politique,  le  socialisme  ne  connaît  pas 
d'autre  doctrine  que  celle  d'Adam  Smith,  à  savoir  que 
le  travail  est  l'unique  base  de  toute  production  et  lame- 
sure  abstraite,  originelle,  de  toute  valeur,  ainsi  que  le 
principe  plus  étendu  de  Ricardo  qu'entre  l'intérêt  .du 
travail  et  du  capital,  il  n'existe  pas  seulement  une  inéga- 
lité occasionnelle  et  due  à  l'exploitation  personnelle, 
mais  une  inégahté  résultant  de  la  nature.  Quant  à  la 
question  de  savoir  comment  rebâtir  la  nouvelle  société, 
le  sociaHsme  y  répond  tout  à  fait  dans  le  sens  de  Rous- 
seau et  du  libéralisme.  Chez  lui,  il  n'est  pas  question 
d'organisation  organique,  car  il  se  priverait  de  sa  plus 
grande  force,  s'il  donnait  à  des  groupes  spéciaux  la  possi- 
bilité de  poursuivre  leur  avantage  propre  contre  l'excès 


88         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

de  puissance  du  tout.  11  lui  importe  souverainement  que 
tous  ceux  qui  ont  des  buts  semblables  soient  morcelés 
isolés,  et  livrés  sans  défense  à  la  société.  Ce  n'est  que 
lorsque  chacun  demeure  pour  soi  seul  dans  le  cadre  du 
tout,  sans  autre  soutien  et  sans  autre  appui  que  la  vo- 
lonté de  la  totalité  ;  ce  n'est  que  lorsque  tout  lien  solide 
est  rendu  impossible  entre  les  individus,  que  l'état  so- 
cialiste peut  agir  à  sa  guise,  et  se  mettre  à  l'abri  contre 
l'énergique  résistance  des  mécontents. 

Relativement  à  l'organisation  intérieure  de  l'état  fu- 
tur, le  socialisme  est  donc  autant  que  le  libéralisrne, 
sinon  plus,  le  partisan  de  l'individualisme  et  l'ennemi 
do  toute  espèce  de  corporation,  corps  de  métiers  ou  as- 
sociations. 
6.-LeSo-  Aussi  cst-il  tout  clair  que,  dans  la  question  qui  con- 
nemide  l'étal  ccme  la  formc  d'état  du  gouvernement,  le  socialisme  ne 

absolu,  est  ce-  ,  .  ,,        ,  . 

pendant   son  puissc  ôtrc  Quc  l'enncmi  de  1  ordre  existant.  Il  n\  a  pas 

promoteur   le     *  ^  .         . 

plus  décidé,  d'adorateur  de  Tabsolutisme  et  de  la  centralisation  de 
la  puissance  de  l'état  plus  convaincu  que  lui.  Oui,  en 
cette  matière  il  dépassera  de  beaucoup  son  devancier  et 
il  y  sera  obligé.  11  commencera  par  porter  la  centralisa- 
lion  beaucoup  plus  loin  que  l'état  moderne.  Celui-ci,  il 
est  vrai,  l'a  déjà  accomplie  en  grande  partie.  11  a  préparé 
la  voie  au  socialisme  en  faisant  rentrer  dans  le  droit  po- 
litique toutes  les  questions  du  domaine  économique,  en 
unissant,  comme  il  s'exprime  lui-même  aujourd'hui,  la 
société  à  l'état,  en  dépouillant  celle-ci  de  toute  action 
propre,  et  en  ne  lui  laissant  d'activité  que  par  lui  et  pour 
lui.  Si  ce  pas  n'était  pas  fait,  le  socialisme  serait  beau- 
coup moins  dangereux  ;  il  serait  un  parti  purement  so- 
cial et  économique,  et  en  soi,  il  aurait  aussi  peu  à  faire 
avec  l'état  et  la  politique  qu'autrefois  le  Physiocratisme. 
Cependant  le  socialisme  est  encore  loin  de  se  conten- 
ter de  ce  travail  préparatoire.  La  prétention  qu'il  émet 
à  vouloir  nationaliser  le  sol,  à  faire  du  capital  et  de  tout 
moyen  de  production  la  propriété  de  la  société,  et  même 
à  supprimer  toute  propriété  privée  pour  la  changer  en 


LE    SOCIALISME  89 

propriété  collective,  indique  une  triple  voie  sur  laquelle 
la  centralisation  peut  encore  aller  très  loin. 

Enfin,  il  ne  peut  s'arrêter  là  ;  il  doit;  s'il  est  logique, 
travailler  à  faire  disparaître  complètement  la  société 
économique  dans  l'état.  Il  lui  fautpar  conséquent  trans- 
former en  exigence  contraire  la  théorie  émise  autrefois 
par  Louis  Blanc  et  Lassalle,  savoir  que  l'état  devait  prê- 
ter secours  à  la  société.  D'après  le  socialisme,  la  société 
est  l'unique  puissance  qui  ait  droit  à  l'existence;  elle 
seule  est  juge  si  elle  veut  tolérer  ou  non  l'état  comme 
puissance  politique  ;  elle  seule  peut  déterminer  dans 
quelles  mesures  et  à  quelles  fins  elle  lui  présente  son 
concours. 

Mais  plus  la  centralisation  fera  de  progrès,  plus  aussi 
montera  l'absolutisme.  De  cette  nouvelle  organisation 
de  la  société  résultera  nécessairement  une  foule  d'affai- 
res purement  administratives.  Or,  d'après  l'organisation 
de  l'état  socialiste  futur,  celles-ci  ne  peuvent  pas,  comme 
au  moyen  âge,  s'occuper  des  membres  individuels,  ni 
des  sociétés,  puisque  la  fin  du  socialisme  est  de  faire 
disparaître  les  derniers  vestiges  d'une  organisation  or- 
ganique, et  d'entraver  par  là  la  libre  formation  de  grou- 
pes plus  petits. 

La  puissance  de  l'état  sera  donc  l'unique  puissance 
qui  régira  tout,  sans  exception.  Mais  plus  celle-ci  travail- 
lera à  se  rendre  libre,  plus  s'étendra  le  cercle  de  son  ac- 
tivité, plus  aussi  les  lois  devront  être  conçues  d  une  fa- 
çon draconienne  et  exécutées  sans  pitié.  Nous  en  avons 
déjà  un  petit  exemple  dans  les  lois  terribles  portées  sous 
la  Révolution,  contre  les  accaparements  de  grain,  les  ré- 
serves de  provisions,  mais  particulièrement  dans  la  loi 
sur  le  maximum.  A  cette  époque,  l'état  était  encore  loin 
de  se  considérer  comme  synonyme  de  la  société.  En  ou- 
Iro,  il  bornait  sa  sollicitude  aux  moyens  de  subsistance 
delà  petite  France.  Cependant,  après  qu'il  eut  tout  ac- 
caparé, il  se  vit  forcé  d'édicter  ces  prescriptions  violen- 
tes qui  allèrent  jusqu'à  la  plus  odieuse  violation  du  droit 


90  VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

de  propriété,  et  jusqu'à  la  menace  de  la  peine  de  mort, 
pour  le  plus  léger  détournement  de  farine  ou  de  blé.  Mais 
qu'adviendra-t-il,  si  c'est  l'état  qui  remplace  la  société? 
si,  d'un  seul  siège,  il  dirige  la  vie  commerciale  et  indus- 
trielle du  monde  entier?  si  c'est  lui  qui  doit  procurer 
chaque  jour  du  travail  à  tous  les  ouvriers,  leur  livrer  chez 
eux,  leur  pain,  leurs  souliers,  leur  feu  ?  Qu'une  machine 
aussi  gigantesque  ne  puisse  être  maintenue  en  mouve- 
ment qu'au  prix  des  peines  les  plus  grandes  ;  que  l'indi- 
vidu soit  constamment  en  danger  d'être  saisi  par  elle, 
au  moindre  petit  mouvement  et  écrasé,  c'est  tout  clair. 
Il  va  sans  dire  que  cette  disposition  doit  conduire 
aussi  à  une  augmentation  de  bureaucratie  dont  nous 
avons  à  peine  l'idée.  Car  non  seulement  la  fourniture  des 
moyens  d'existence,  de  production  et  de  travail,  la  di- 
rection de  la  production  et  la  répartition  de  son  revenu, 
sont  alors  la  chose  de  Vétat  ;  mais  aussi  toutes  les  affai- 
res commerciales  et  industrielles,  jusque  dans  les  plus 
petits  détails.  Celles-ci  ne  sont  plus  négociées  par  les 
particuliers,  au  moyen  d'argent,  mais  par  l'état,  et  cela 
par  décompte  ou  par  surtaxe,  d'après  les  indications  ré- 
digées par  lui,  tout  à  l'avantage  du  bien  commun.  Pour 
la  vente  comme  pour  l'achat  le  plus  insignifiant;  pour 
une  affaire  de  quelques  minutes,  il  faudra  un  employé 
de  l'état,  chargé  d'établir  la  balance  du  compte.  Si  j'a- 
chète un  morceau  de  pain  chez  le  boulanger;  si  je  fais 
coudre  un  bouton  chez  le  cordonnier,  il  nous  faudra 
tous  deux,  lui  comme  moi,  nous  présenter  devant  l'au- 
torité pour  faire  enregistrer  le  plus  ou  le  moins  sur  nos 
quittances  (1).  Quelle  armée  d'employés  sera  nécessaire 
alors,  quels  désagréments  résulteront  de  tout  cela,  il 
n'est  aucune  imagination  qui  puisse  se  le  représenter, 
pas  même  celle  des  socialistes  les  plus  portés  au  mer- 
veilleux. 
ciliie^est       ^^^'  ^^"^  avons  touché  le  côté  faible  du  socialisme, 

une  imitation 
de   toutes  les 

delà  Révolu-       (1)  Michaelis,  Ein  Bllckin  die  Zukiinft,  cap.  4,  p.  39,  sq. 
tien. 


LE    SOCIALISME  91 

le  point  propre  à  nous  inspirer  une  certaine  assurance, 
malgré  tant  d'inquiétudes  hélas  !  trop  fondées.  D'ail- 
leurs, le  socialisme  n'a  jamais  caché  qu'il  se  considérait 
comme  l'héritier  et  le  successeur  de  la  Révolution.  Il  ne 
se  lasse  pas  de  s'avouer  révolutionnaire,  de  couronner 
de  l'auréole  des  saints,  et  d'appeler  ses  modèles  tous 
les  héros  de  la  Révolution  (1).  Au  Congrès  de  Halle, 
Domela-Nieuwenhuis  fit  publiquement  l'éloge  de  Marat, 
cet  homme  si  noble  et  si  méconnu  (2).  De  même  Liebk- 
necht  renouvela  l'affirmation  exprimée  par  Bebel,  au 
Reichstag  allemand,  le  25  mai  1871  (3),  et  souvent  ré- 
pétée depuis,  savoir  que  le  socialisme  se  considérait 
comme  solidaire  avec  la  Commune  de  1871  (4).  Ces 
déclarations  et  d'autres  semblables  nous  inspirent  plus 
de  tranquillité  que  d'inquiétude,  car  elles  nous  prouvent 
que  l'enthousiasme  et  l'idéalisme  vraiment  enfantins 
que  manifeste  le  mouvement  nouveau,  ne  sont  pas  seu- 
lement quelque  chose  d'occasionnel,  mais  le  fond  de  sa 
pensée.  La  vieille  Révolution  elle-même  nous  apparaît 
comme  un  bouleversement  dû  à  des  cerveaux  brûlés, 
des  brouillons,  des  fantasques,  qui  ne  connaissaient  lii 
limites  ni  mesure,  qui  croyaient  avec  la  meilleure  bonne 
foi  qu'on  pouvait  transformer  le  monde,  comme  on  se 
l'imagine  dans  son  cabinet,  et  qui  tuèrent  en  peu  de 
temps,  par  leurs  exagérations,  les  idées  pratiques  et  uti- 
lisables qu'ils  pouvaient  avoir.  C'est  un  des  motifs  prin- 
cipaux pour  lesquels  l'incendie  s'est  éteint  si  vite. 

Quand  on  suit  le  cercle  d'idées  des  socialistes  d'au- 
trefois et  des  socialistes  d'aujourd'hui,  on  ne  peut  se 
défendre  de  la  consolante  impression  qu'on  a  à  faire  au 
même  esprit  que  celui  que  nous  venons  de  considérer 
comme  formant  le  caractère  distinctif  de  la  Révolution. 
Les  luttes  pour  la  journée  de  travail  normale,  que  Marx 


(\)  Protocole  du  Congrès  de  Halle,  1890,  p.  57,  96. 

(2)  Protocole  du  Congrès  de  Halle,  1890,  p.  21. 

(3)  Blum,  Die  Lûgen  imserer  Socialdemocratie,  330. 

(4)  Congrès  de  Halle,  p.  165. 


92         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES   MODERNES 

a  soulevées  par  ses  recherches  (1  ),  rappellent  une  longue 
série  de  théories  fantaisistes  avec  lesquelles  on  croyait 
déjà  pouvoir  améliorer  le  monde.  Marx  fut  assez  prudent 
pour  n'en  point  parler,  afin  de  ne  pas  trahir  la  faiblesse 
de  son  parti,  laquelle  se  manifeste  déjà  dans  l'histoire 
de  cette  question.  ïl  est  donc  bon  de  considérer  l'état 
des  choses  pour  apprendre  à  connaître  la  véritable  na- 
ture du  socialisme.  Ainsi,  Thomas  Morus  qui  fixe  la 
journée  normale  à  sept  heures,  croit  en  outre  que  sou- 
vent toutes  ces  heures  n'auraient  pas  besoin  d'être  em- 
ployées. Campanella  descend  jusqu'à  quatre  ;  Vairasse 
pense  qu'il  faut  en  admettre  huit.  Helvetius  en  accepte 
de  sept  à  huit,  ainsi  que  Rousseau  ;  Cabet  en  veut  sept 
en  été  et  cinq  en  hiver.  Bref,  on  voit  que  c'est  une  lice 
où  la  fantaisie  personnelle  peut  se  donner  libre  carrière, 
et  que  les  socialistes  ne  résistent  pas  au  plaisir  de  faire 
des  excursions  peu  coûteuses  au  pays  de  Cocagne. 

Ceci  s'applique  particulièrement  au  succès  qu'ils  se 
promettent  de  l'exécution  de  leurs  plans.  Le  bon  Bella- 
my  s'est  acquis  un  nombre  inouï  de  lecteurs  par  ses 
descriptions  de  l'état  socialiste,  qui  toutes  se  terminent 
ainsi  :  «  Ce  nouveau  monde  socialiste  est  un  paradis 
d'ordre,  d'équité  et  de  bonheur  (2).  Le  long,  le  triste 
hiver  de  notre  génération  est  passé,  l'été  est  venu,  l'hu- 
manité a  brisé  son  cocon,  le  ciel  apparaît  à  nos  yeux  (3)  ». 
Un  commentaire  sans  importance  de  l'encyclique  de 
Léon  XIÏI,  probablement  rédigé  par  Liebknecht,  finit 
par  ces  mots  :  «  La  démocratie  sociale  ne  peut  pas  faire 
delà  terre  un  paradis  par  la  patience,  mais  par  une  lutte 
joyeuse  »  (4).  Si  on  ne  pensait  pas  que  ces  descriptions, 
en  style  de  sultan  et  de  pacha  des  mille  et  une  nuits, 
sont  destinées  à  fanatiser  la  troupe  des  croyants,  et  à  la 
lancer  aune  guerre  d'extermination,  il  faudrait  cesser 


[i)  Marx,  Kapital,  (4),  I,  226,  sq. 

(2)  Beliamy,  Rilckblick,  Cap.,  22  (Gizycki,  183). 

(3)  Beliamy,  Hûckblick,  Cap.,  26,  p.  237. 

(4)  Vonvœrts,  3  ium  iS9i. 


LE    SOCIALISME  93 

de  prendre  plus  longtemps  au  sérieux  des  gens  qui  amu- 
sent leurs  lecteurs  avec  des  niaiseries  d'enfants.  Ils 
rient  certainement  eux-mêmes  de  ce  qu'ils  préconisent, 
car  ils  sont  un  peu  moins  naïfs  que  le  bon  père  Enfantin. 
Mais  ils  ne  comprennent  pas  que  la  réaction  se  produira 
d'autant  plus  promptement,  que  le  sombre  avenir  de  fer 
formera  un  contraste  plus  frappant  avec  l'âge  d'or  qu'ils 
promettent  à  leurs  adhérents. 

Liebknecht,  en  homme  prudent  qu'il  est,  a  condamné     s.-LeSo- 

tij-  •  ti''tip£  ',        i     cialisme   est 

toute  discussion  concernant  1  état  rutur,  comme  étant  leiat de l'ave- 

nir    l'héritier 

des  radotafifes  de  vieilles  femmes  (1  ).  Il  avait  ses  raisons  uniVerseï  etia 

^  ^  .  ^     '  mise  en  scène 

pour  cela.  Nous  n  examinerons  pas  en  détail  son  orga-  J^^^'*^^^^  ""^^ 
nisation  intérieure,  avant  qu'il  ait  vu  le  jour.  Il  nous 
suffit  de  savoir  comment  il  sera  composé  en  gros  et  dans 
ses  parties  essentielles.  Or,  nous  n'avons  aucun  doute 
à  ce  sujet,  après  les  considérations  que  nous  venons  de 
faire.  Ce  serait  une  grave  erreur  que  de  voir  dans  le 
socialisme  une  simple  secte  économique,  ou  seulement 
un  parti  dangereux.  Ce  serait  encore  plus  funeste,  si 
l'on  voulait  considérer  indistinctement  tous  ses  parti- 
sans comme  des  gens  qui  ne  se  plaisent  que  dans  des 
idées  fantaisistes,  comme  Campanella  et  tant  d'autres 
auteurs  de  prétendus  états  imaginaires,  dont  il  n'y  a 
pas  lieu  de  s'inquiéter  delà  réalisation  des  plans  chimé- 
riques. Un  tel  dédain  pourrait  avoir  de  fâcheuses  con- 
séquences. 

Nous  venons  de  voir  qu'il  se  mêle  beaucoup  d'imagi- 
nation dans  les  descriptions  des  socialistes.  11  nous  faut 
voir  maintenant,  s'ils  réussiront  à  réaliser  leurs  idées. 
Ils  en  feront  certainement  l'essai  si  les  circonstances 
leur  sont  favorables  ;  si  elles  leur  sont  contraires,  ils  le 
feront  de  plus  belle.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  faut  prendre 
au  sérieux,  et  très  au  sérieux,  un  parti  qui  affirme  publi- 
quement être  obligé  de  créer  une  organisation  révolu- 
tionnaire secrète  (2)^  puisqu'une  solution  pacifique  de 

(i)  yo?'î(;a?r;s,  le'^  janvier  1891. 

(2)  Laveleye,  Le  socialisme  contemporain,  (5),  277. 


94         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

la  question  sociale  n'est  pas  possible  ;  un  parti  qui  prône 
le  meurtre  et  l'incendie  comme  moyens  de  propagan- 
de (1)  ;  un  parti  qui  considère  l'autorité  des  maîtres  et 
la  puissance  de  l'état  comme  un  défi  jeté  à  la  rage  des 
esclaves  et  à  la  colère  des  peuples  (2).  En  attendant, 
nous  n'avons  à  faire  qu'à  un  parti,  à  une  secte,  à  une 
école,  c'est  vrai  ;  mais  à  un  parti  fortement  organisé  et 
discipliné,  à  une  secte  qui  a  rarement  rencontré  sa  pa- 
reille en  fait  de  fanatisme  et  de  zèle  pour  la  propagande, 
à  une  école  dont  la  force  consiste  en  ce  que  chez  elle, 
toutes  les  idées  modernes  sont  érigées  en  système.  Or, 
à  supposer  que  ce  parti  réalise  ses  plans,  il  n'y  a  pas  de 
doute  qu'il  donne  naissance  à  une  puissance  unique 
dans  le  monde,  et  qui  veuille  posséder  à  elle  seule  le 
souverain  pouvoir. 

Le  socialisme  est  l'héritier  de  toutes  les  idées  moder- 
nes. Jusqu'à  présent,  on  les  a  seulement  considérées 
comme  le  privilège  de  quelques  classes  isolées  ;  mais 
lui  veut  les  appliquer,  elles  et  leurs  bienfaits,  à  tous  sans 
exception,  particulièrement  aux  classes  les  plus  des- 
héritées. C'est  pourquoi  il  veut  unir  en  lui  ce  qui  jus- 
qu'ici a  été  séparé,  l'absolutisme  dans  la  puissance,  le 
libéralisme  dans  la  pensée  et  la  révolution  dans  l'action. 
L'état  futur  doit  réaliser  tout  cela  dans  une  unité  indi- 
visible^ également  pour  toutes  les  classes.  L'état  socia- 
liste doit  donc  être  la  mise  en  scène  de  toutes  les  idées 
modernes.  L'époque  les  proclame  si  excellentes,  qu'elle 
n'a  aucune  raison  de  redouter  une  nouvelle  transfor- 
mation des  choses.  Si  elle  tremble  de  les  voir  passer  en 
acte,  avec  toutes  leurs  conséquences,  c'est  un  mauvais 
signe  pour  elles,  d'un  côté,  et  pour  la  sincérité  du 
monde  d'un  autre. 

9  ■•—    Cra- 

vite' de  l'ave-       Cependant,  il  ne  faut  pas  en  vouloir  au  monde,  s'il 

nir 

prend  peur  des  fruits  que  produira  cette  semence  de 
dragons.  Notre  cœur  frémit  aussi,  quand  nous  voyons 

(d)  Winterer,  Le  socialisme  international  de  1885  à  1890,  p.  158. 
(2)  Pessimistenbrevier,  173. 


LE    SOCIALISME  95 

avec  quel  orgueil  et  quelle  arrogance  l'esprit  des  idées 
modernes  fernaente  et  lutte  pour  la  réalisation  de  ses 
fins.  Qui  est-ce  qui  ne  jeterait  pas  un  coup  d'œil  anxieux 
sur  l'avenir,  quand  il  lit  ce  manifeste  :  «  Merci  de  cette 
civilisation,  qu'elle  soit  christiano-germanique  ou  russe; 
nous  ne  pensons  qu'à  une  chose  :  extirper  complète- 
ment tout  ce  qui  lui  est  conforme  »  (1).  Qui  pourrait  de- 
meurer indifférent  à  cette  menace  :  «  Le  bouleversement 
est  inévitable.  Sera-t-il  violent?  Cela  dépend  delà  pers- 
picacité de  ceux  qui  possèdent  et  de  leurs  hommes  d'af- 
faires. Ils  peuvent  faire  que  l'évolution  soit  paisible  ; 
mais  ils  peuvent  aussi  la  rendre  amère,  l'empoisonner, 
et  avec  cela  amener  une  catastrophe  qui  fasse  des  héca- 
tombes humaines.  Qu'ils  choisissent;  ils  auront  le  sort 
qu'ils  se  seront  préparés  »  (2).  Qui  ne  frissonnerait  pas 
en  lisant  des  principes  comme  ceux  qui  sont  contenus 
dans  ces  vers  de  Néruda? 

«  Comme  des  lions  captifs,  nous  nous  ruons  » 
«  Sur  les  barreaux  de  fer  de  notre  cage.  » 
((  Nous  voudrions  nous  élancer  jusqu'au  ciel,  » 
<(  Et  la  terre  nous  retient  prisonniers.  » 

«  Pardonne,  ô  mère  !  tu  deviens  trop  étroite  pour  nous,  » 
«  0  terre  I  En  dépit  des  obstacles  et  des  freins,  )> 
((  Nous  voici  !  Déjà  l'éclair  nous  sert  de  messager,  » 
«  Et  la  vapeur  donne  des  ailes  à  nos  pieds.  » 

«  Nous  voici  !  Déjà  notre  esprit  se  révolte.  » 

«  Le  désir  fiévreux  qu'il  a  de  tout  savoir,  » 

«  L'impulsion  indomptable  qui  l'anime,  )> 

«  Menace  presque  de  nous  faire  sauter  la  poitrine.  » 

«  Nous  voici,  nous  voici  !  Déjà  se  brisent  « 
«  Les  chaînes  qui  nous  enserrent  ;  » 
«  Déjà,  lions  d'esprit,  nous  ébranlons  la  cage  ;  » 
((  Et  cette  cage,  nous  la  ferons  sauter.  »  (3) 

Approchons-nous  des  jours  où  Satan,  échappé  de  son 
cachot,  viendra  séduire  les  peuples  aux  quatres  extré- 
mités du  monde,  et  rassembler  Gog  et  Magog  pour  le 


(1)  Vorwœris,  17  juin  1891.  —  (2)  Vorwœrts,  12  juin  1891. 
(3)  Scherr,  Bildersaal  der  Weltliteralur,  111,  296,  sq. 


96         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

combat  (1  )  ?  C'est  ce  que  nous  ignorons.  Mais  une  chose 
que  nous  devons  avouer,  c'est  que,  dans  cette  situation, 
la  seule  assurance  que  nous  ayons  repose  dans  celui 
qui  mènera  les  siens  à  la  victoire  au  milieu  de  la  der- 
nière tempête.  En  tout  cas,  dans  le  moment  actuel, 
s'appliquent  parfaitement  au  monde  les  paroles  qui 
suivent  :  «  celui  qui  est  injuste  peut  encore  faire  plus 
de  mal  ;  celui  qui  est  impur  peut  se  souiller  encore  da- 
vantage ;  le  juste  peut  pratiquer  davantage  la  justice, 
et  le  saint  se  sanctifier  encore  plus  (2)  ». 

(1)  Apocal.,  XX,  7.  —  (2)  Apocal.,  XXII,  il. 


Appendice. 
Les  idées  religieuses  et  moj^ales  du  socialisme, 


\.  C'est  un  mensonge  de  dire  que  le  Socialisme  n'a  rien  à  faire 
avec  la  religion.  —  2.  La  religion  considére'e  comme  affaire  pri- 
vée. —  3.  Athe'isme  du  Socialisme.  —  4.  La  religion  darwiiiiste 
du  Socialisme  et  son  humanité  matérialisie.  —  5.  La  tendance 
révolutionnaire  du  Socialisme  dirigée  particulièrement  contre  l'E- 
glise. —  6.  Mariage  et  morale  dans  le  Socialisme.  —  7.  Le  véri- 
table esprit  du  Socialisme. 


Un  des  principes  que  les  socialistes  émettent  le  plus     i.  -cest 

X  VI  '    -t    I  1          />  ..un  mensonge 

sou^?ent  pour  cacher  leurs  véritables  tins  aux  esprits  dedirequeie 
crédules  est  celui-ci  :  Le  socialisme  est  un  mouvement  "en  à  faire 

avec  la  reli- 

purement  économique,  qui  n'a  pas  plus  à  faire  avec  les  »'o°- 
questions  de  religion,  qu'avec  les  questions  de  médecine 
ou  de  musique  (1  ).  C'est  pousser  un  peu  loin  la  modes- 
tie, et  la  rendre  suspecte.  D'autres  comme  M.  de  Voll- 
mar  admettent  au  moins  encore,  qu'à  côté  de  situation 
et  d'organisation  économiques,  il  s'agit  aussi  de  situa- 
tion et  d'organisation  sociales  et  juridiques.  Par  contre, 
lui  aussi  dit  que  la  question  sociale  ne  touche  pas  à  la 
religion,  parce  que  celle-ci  n'a  aucune  intluence  sur  la 
vie  économique  et  sociale  d'un  peuple  (2).  Tous  préten- 
dent donc  que  religion  et  socialisme  sont  deux  choses 
qui  n'ont  rien  à  faire  l'une  avec  l'autre,  quand  même 
elles  ont  entre  elles  certains  rapports  communs  (3).  S'il 
en  est  ainsi,  pourquoi  le  socialisme  s'occupe-t-il  alors 
tant  de  religion  ?  D'où  vient  qu'il  s'occupe  encore  plus 
de  religion  que  de  questions  économiques  ? 

Depuis  la  fin  de  la  persécution  bismarkienne,  les  spé- 
cialités de  la  presse  socialiste  ont  presque  disparu  de 

(1)  Stern,  Thesen  ûber  den  Socialismus,  (4),  20. 

(2)  Mûnchener  Post,  4  juin  1891.  —  (3)  Id.  22  mai  1891. 


98         VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

l'ordre  du  jour,  sauf  quand  elles  ont  pour  objectif  de 
pousser  au  mécontentement.  Ceux  qui  au  contraire  ont 
soi-disant  lutté  les  premiers  pour  alléger  la  misère  des 
classes  asservies,  se  sont  transformés  en  missionnaires 
qui  ne  font  que  prêcher  une  religion  nouvelle  plus  élevée, 
conforme  aux  besoins  de  l'époque,  et  ils  ambitionnent 
le  titre  d'austères  prédicateurs  de  morale.  L'Empereur 
d'Allemagne  s'est  ajuste  titre  attiré  la  reconnaissance 
de  l'époque,  en  donnant  au  socialisme  la  liberté  de  jeter 
le  masque  dont  il  s'affublait  autrefois,  quand  il  était 
opprimé,  et  en  lui  permettant  de  dévoiler  sa  vraie  nature. 
2. -Lare-       Lc  socialismc  compte  trop  sur  ce  principe  qu'il  pro- 

ligion    consi-  L  i  1  1         1  r 

affaire p?S  ^lamc  Constamment,  que  la  religion  est  une  affaire  pri- 
vée. Il  serait  difficile  de  calculer  les  pages  de  papier  qu'il 
a  barbouillées,  les  discours  qu'il  a  prononcé  pour  prou- 
ver qu'avec  ces  théories,  il  n'ôte  rien,  ni  à  l'influence  de 
la  religion,  ni  au  respect  qui  lui  est  dû  ;  mais  qu'il  lui  a 
plutôt  rendu  et  la  liberté  et  la  place  qui  lui  convient.  Or, 
ce  procédé  lui  fait  atteindre  juste  le  contraire  du  but  qu'il 
vise.  Le  monde  connaît  depuis  longtemps  le  principe, 
par  l'expérience  qu'il  en  a  faite.  Est-ce  que  les  loges  ne 
s'en  sont  pas  toujours  servi  comme  d'une  enseigne  ? 
Est-ce  que  l'état  moderne  ne  l'a  pas  proclamé?  Cepen- 
dant, qui  voudrait  en  conjecturer  qu'ils  soient  religieux? 
Qui  se  ferait  illusion  sur  la  signification  qu'aurait  la  pro- 
clamation que  la  loyauté^,  la  fidélité  à  la  parole  donnée, 
la  véracité  sont  choses  privées  !  Plus  le  socialisme  se 
perd  donc  en  mots  de  cette  nature,  plus  il  se  dépouille 
de  la  sympathie  de  ceux  qui  croient  sincèrement  à  la  lé- 
gitimité de  sa  cause,  parce  qu'ils  se  disent  tout  naturel- 
lement qu'il  doit  avoir  bien  du  temps  de  trop,  et  qu'en 
détinitive,  la  misère  qu'il  déplore  ne  doit  pas  être  aussi 
grande  qu'il  le  crie. 

D'ailleurs,  les  compagnons  entre  eux  avouent  sans 
pudeur  qu'ils  considèrent  comme  des  gens  comiques, 
ceux  qui  discutent  sur  le  vrai  sens  de  ce  principe,  car 
chacun  devrait  comprendre  que,  dans  la  société  socialis- 


LE    SOCIALISME  99 

te,  la  religion  périra  d'elle-même  (1).  Personne  n'a  le 
droit  d'exercer  de  pression  sur  les  sentiments  des  parti- 
culiers qui  croient  encore  en  Dieu.  Provisoirement,  il 
faut  garder  le  principe  que  la  religion  est  une  affaire  pri- 
vée, d'autant  plus  que  l'agitation  parmi  les  populations 
des  campagnes  serait  entravée,  si  on  proclamait  publi- 
quement que  la  souveraineté  de  Dieu  sur  le  cœur  ne  gêne 
pas  le  vrai  socialiste  (2).  «  A  quoi  bon  canoter  dans  l'im- 
mensité du  ciel  et  déclarer  la  guerre  au  Dieu  qui  règne 
là-haut,  dit  Liebknecht  avecdédain?  Conquérons  d'abord 
l'état,  puis  la  religion  ne  nous  offrira  aucun  danger. 
Sans  doute,  il  faut  aussi  lutter  contre  cette  dernière, 
mais  pas  aussi  ouvertement  que  contre  l'état.  11  faut  mo- 
biliser Técole  contre  l'église,  le  maître  d'école  contre  le 
curé.  Notre  parti  est  un  parti  de  science.  Or  la  science 
est  ennemie  de  la  religion.  Que  la  science  se  préoccupe 
de  ce  qu'il  y  ait  de  bonnes  écoles,  c'est  le  meilleur  moyen 
à  employer  contre  la  religion.  Pour  moi,  je  le  confesse 
sans  arrière  pensée,  je  suis  athée;  mais,  pour  le  moment, 
je  dois  déclarer  que  parmi  nos  exigences,  il  n'y  en  a 
aucune  qui  soit  plus  pratique  que  ce  principe  :  la  religion 
est  affaire  privée  (3)  ».  Mais  que  le  parti  des  travailleurs 
se  propose  comme  fin  dernière  la  séparation  de  l'église 
et  de  l'état;  qu'il  considère  la  déchristianisation  delà  so- 
ciété comme  un  progrès  d^  la  civilisation,  c'est  chose 
bien  connue,  dit  le  Vo?'wœ?' t s  Wi-mème  (4). 

Ceci  veut  dire,   en  d'autres  termes,  qu'il  faut  bien     3.- Aihé- 

T..  ,  ,  «l'i  1  .    isme  du  socia- 

savoir  distinguer  entre  ce  que  les  socialistes  proclament  nsme. 
au  dehors  et  le  but  qu'ils  poursuivent  en  réalité.  Le  so- 
cialisme cherche  à  faire  des  prosélytes  en  les  trompant 
sur  sa  véritable  intention.  «  Nous  n'abolissons  ni  Dieu 
ni  la  religion,  dit  Bébel  ;  mais  quand  le  socialisme  ré- 
gnera,  ajoute-t-il,  la  religion  disparaîtra  d'elle-mê- 
me (5)  ».  Nous  nous  plaçons  au  point  de  vue  de  la  cul- 

(1)  Vorwserts,  7  avril  4892.  —  (2)  Vorwœrts,  24  juillet  1891 . 

(3)  Protocole  du  Congres  de  Halle,  1890,  p.  175  sq. 

(4)  Vorwœrts,  23  juin  1891.  —  (5)  Bebel,  La  Femme,  (8),  179. 


100      VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE   DES    IDÉES    MODERNES 

ture  actuelle  du  monde.  Longtemps  avant  nous  la  Bour- 
geoisie a  répandu  l'athéisme  ;  nous  avons  donc  adopté 
les  idées  régnantes,  en  nous  basant  sur  notre  conviction 
scientifique,  et  nous  nous  considérons  comme  obligés 
de  les  propager  dans  un  rayon  plus  vaste,  de  les  faire 
pénétrera  travers  les  masses  (1). 

Selon  cette  science  socialiste,  tout  ce  que  le  christia- 
nisme enseigne  est  traité  avec  un  mépris  qui  ne  répond 
que  trop  exactement  au  degré  de  culture  des  compa- 
gnons. Rigault  déclarait  en  1871,  que  s'il  était  préfet 
de  police  pendant  vingt-quatre  heures,  il  commencerait 
par  lancer  un  mandat  d'arrêt  contre  le  citoyen  Dieu  ; 
et  s'il  ne  voulait  pas  se  présenter,  il  le  condamnerait  à 
mort  et  le  ferait  exécuter  en  effigie  (2).  Sur  un  registre 
de  la  Commune,  un  prêtre  fut  inscrit  comme  se  donnant 
pour  le  serviteur  d'un  certain  nommé  Dieu  (3).  Dans  les 
feuilles  sociales  démocrates,  on  n'appelle  Jésus-Christ, 
le  Fils  de  Dieu,  le  Rédempteur  de  l'humanité,  que  le 
fils  du  charpentier  de  Nazareth  (4).  Dans  ces  cercles, 
Strauss  lui-même  passait  pour  un  homme  incomplet, 
un  réactionnaire,  un  personnage  sans  liberté,  un  de  ces 
prétendus  libres-penseurs  dont  l'esprit  ne  fait  que  tour- 
ner avec  opiniâtreté  dans  les  ornières  de  la  foi  (5).  La 
doctrine  de  l'enfer,  on  s'en  moque  comme  d'une  lé- 
gende de  Lucifer  et  de  ses  compagnons  (6).  Dans  son 
érudition  qui  sent  l'indigestion  scientifique,  Lafargue 
travaille  le  récit  biblique  sur  le  Paradis  et  sur  la  chute, 
pour  en  faire  un  brouet  qui  ne  sert  qua  dégoûter  de 
ce  parvenu  fanfaron  (7).  M.  de  Vollmar  se  moque  de 
la  Providence  comme  d'un  mot  stupide,  car  tout  est 
soumis  au  changement  (8).  C'est   d'après   ces   idées. 

(1)  Winterer,  Le  Socialisme  de  1878  à  1880,  p.  58. 

(2)  ScheiT,  Das  rothe  Quartal  48. 

(3)  Ibid.,  84.  —  (4)  Milnchener  Post,  25  mars  1891. 

(5)  Stern,  Halbes  und  ganzes  Frcldcnkerthum,  5. 

(6)  Mûnchener  Post,  8  avril  1891. 

(7)  ISeue  Zeit,  IX,  II,  225  sq. 

(8)  Mûnchener  Post,  10  juillet  1891. 


LE    SOCIALISME  101 

que  les  socialistes  chaatent  aussi  dans  leurs  réunions  : 

«  Seuls  le  hasard,  le  sort  aveugle,  » 
«  Partage  les  biens  d'ici-bas.  »  (1) 

La  plupart  du  temps,  dans  la  vie  ordinaire,  l'expres- 
sion d'incrédulité  prend  chez  les  classes  ouvrières  une 
physionomie  plus  rude  que  dans  la  société  soi-disant 
cultivée,  où  l'on  est  lié  extérieurement  par  certains 
égards,  même  quand  intérieurement  on  a  rompu  avec  la 
foi.  C'est  ainsi  que  le  recueil  de  chants  socialistes  ensei- 
gne aux  compagnons  à  assaisonner  leurs  fêtes  de  chants 
tels  que  celui-ci  ; 

«  Je  demande  Tenfer  au  diable,  » 

«  Et  je  ne  veux  pas  aller  au  ciel.   »  (2) 

^  Dans  une  réunion  des  décorateurs  et  des  badigeon- 
neurs  tenue  à  Munich,  le  président  W.  Schweizer  récol- 
tait une  riche  moisson  d'applaudissements  pour  avoir 
récité  les  vers  bien  connus  de  Heine,  qui  sont  regardés 
à  bon  droit  comme  le  Credo  du  socialisme. 

«  Nous  en  avons  assez  de  la  noire  misère  !  » 

«  Ce  que  nous  réclamons,  c'est  d'être  heureux  sur  terre.  » 

«  Le  ciel,  nous  le  laissons  à  Fange  et  à  Toiseau  »  (3). 

Cependant,  les  socialistes  ont  cet  avantage  qui  leur     4.-Lare- 

,        .  .  ;     ,  ligiOD  (larvvi- 

est  commun  avec  les  membres  de  plusieurs  sociétés  se-  oiste  du  so- 

A  ^  ^  cialiste,  et  son 

crêtes,  de  pouvoir  jurer  sur  leur  conscience  qu'ils  ne  féSt'lf  ""^" 
sont  ni  athées,  ni  sans  religion.  Ceci  augmente-t-il  l'é- 
nergie et  la  droiture?  C'est  ce  que  nous  ne  chercherons 
point  à  savoir  ;  mais  il  est  des  circonstances  où  ils  peu- 
vent en  retirer  quelque  utihté.  C'est  pourquoi  on  leur 
apprend  que  le  socialisme  est  lui-même  une  religion  (4) . 
Sans  doute,  c'est  là  une  doctrine  dont  l'importance  ne 
deviendra  évidente  qu'à  un  certain  nombre  d'esprits 
avancés  et  choisis  parmi  eux  ;  mais  il  est  à  remarquer 
qu'on  cherche  à  rendre  les  compagnons  de  plus  en  plus 

(1)  Kegel,  Soclaldemokrat.  Lledcrbuch,  58. 

(2)  Kegel,  Socialdcmokrat.  Liederbuch,  88  sq. 

(3)  Mûnchener  Post,  13  août  1891.  —  (4)  Ibid.,  30déc.  1890. 


J  02      VIE    PUBLIQUE    ET   INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

miirs  pour  leur  permettre  d'en  saisir  toute  la  portée. 
C'est  à  cette  fin,  que  dans  leur  réunion,  qu'ils  tiennent 
au  jour  de  la  ]Nati\'ité  de  Notre-Seigneur,  ils  chantent 
dans  leur  Marseillaise  de  Noël  : 

«  Lève  les  yeux  !  Dans  le  ciel  pur,  une  étoile,  » 

((  Le  Socialisme,  te  sourit.  » 

«  Le  Rédempteur,  c'est  toi,  » 

«  Et  sa  cabane  est  la  tienne.  »  (i) 

C'est  certes  une  singulière  religion.  D'après  elle,  la 
science  n'a  pas  encore  prouvé  l'existence  d'un  être  di- 
vin (2).  Son  ciel  est  sur  la  terre  (3).  D'après  le  dogme 
qu'elle  enseigne,  tout  finit  avec  la  mort  (4).  Le  prolétaire 
ne  doit  donc  pas  aspirer  après  sa  délivrance  dans  Vau- 
delà  ;  mais  dans  Y  au  deçà  (5).  Ni  les  vicissitudes  de  l'a- 
venir, ni  la  perspective  consolante  d'une  vie  qui  ne  passe 
point,  dans  Vert  delà,  ne  peuvent  satisfaire  le  pauvre, 
l'homme  de  basse  condition  (6).  D'ailleurs,  il  n'a  besoin 
ni  de  Dieu,  ni  de  l'éternité,  car  il  se  tirera  bien  d'affaire 
avec  le  temps  et  sa  propre  force  (7).  Toute  sa  religion 
consiste  dans  l'humanité  libre  (8).  C'est  par  là  seule- 
ment que  grandira  cette  forte  génération  dont  l'avenir 
a  besoin.  Le  christianisme,  dit  cette  rehgion,  exige  la 
confiance  en  Dieu,  source  de  toute  faiblesse  ;  Thumanité 
au  contraire  produit  la  confiance  personnelle  (9).  Ga- 
gner tous  les  hommes  à  cette  humanité,  en  particulie 
les  membres  du  parti,  leurs  femmes,  leurs  filles,  tel  es 
le  devoir  qui  incombe  à  chaque  compagnon.  Avant  tout, 
il  faut  viser  à  l'émancipation  des  femmes.  Par  elles,  le 
mouvement  socialiste  obtiendra  d'importants  avanta- 
ges ;  et  les  hommes  commenceraient  ainsi  sans  distinc- 


(1)  Kegel,  Socialdemokrat.  Liederhuch,  82. 

(2)  Mûnchener  Post,  2  juin  1891. 

(3)  Bebel,  La  Femme  (8),  188.  —  (4)  Ibid. 

(5)  Socialdemokrat,  6  avril  1882  (Winterer^  Le  péril  social,  29K 

(6)  Mûnchener  Post,  14  janvier  1891. 

{!)  Kegel,  Socialdemokrat.  Liederhuch,  10.  —  (8)  Ihid.,  19. 
(9)  Dietzgen,  Die  Religion  der  Socialdemokratie,  (5),  27. 


LE    SOCIALISME  103 

tion  de  confession  et  de  nationalité  à  mener  une  exis- 
tence digne  de  l'homme  (i). 

Naturellement,  il  ne  faut  pas  se  représenter  cette  hu- 
manité moderne  d'après  des  idées  chrétiennes,  mais 
d'après  celles  de  Darwin.  Celui-ci  est  l'apôtre  de  la  nou- 
velle rehgion.  «  Par  lui,  dit  Bebel,  nous  savons  que  l'hom- 
me n'est  qu'un  animal,  un  animal  pensant,  arrivé  au 
dernier  degré  de  l'évolution  »  (2).  Le  grand  matéria- 
liste Vogt  lui  aussi  a  découvert  la  vérité  importante  que 
l'homme  n'est  qu^un  composé  de  ses  parents,  de  la  nour- 
rice, du  lieu,  de  l'époque,  de  l'air  et  du  temps  (3).  C'est 
depuis  ce  moment  seulement  que  nous  comprenons 
l'homme  et  l'histoire.  C'est  seulement  d'après  cette  con- 
ception historique  matérialiste,  qu'il  a  été  possible  de 
donner  une  base  scientifique  au  socialisme  (4).  Marx  lui 
aussi  ne  doit  sa  grandeur  qu'à  la  conception  matéria- 
liste de  l'histoire,  conception  par  laquelle  il  nous  a  fait 
connaître  l'homme  comme  créateur  delà  religion  (5). 

Mais  tout  socialiste  aspire  à  se  hisser  à  la  hauteur  de  ^  s.-Laten- 

*■  dance  revolu- 

Karl   Marx,  attendu  qu'il  se  place  au  même  point  de  sSamediî 
vue  :  «  La  science,  dit  Liebknecht,est  pour  nous  le  ter-  '^îfèri'menT 
rain  sur  lequel  nous   sommes  invincibles,   comme  la  se?^'"®  ^^°'" 
terre  l'était  pour  le  géant  de  l'antiquité.  La  science  est 
mère  du  socialisme.  Si  nous  l'abandonnons,  nous  som- 
mes perdus.  Sur  le  terrain  de  la  science  et  de  la  réalité 
nous  sommes  invincibles,  et  nous  triompherons  de  tous 
nos  ennemis  »  (6). 

Seulement,  cette  science  est  aussi  d'un  genre  à  part. 
«  La  vraie  science,  —  au  sens  où  la  comprennent  le  so- 
cialisme et  le  libéralisme,  —  est  déjà  depuis  longtemps 
devenue  révolutionnaire,  enseigne  M.  de  Vollmar;  elle 
renverse  toutes  les  prétendues  autorités  ;  elle  est,  de 

(1)  Miinchener  Post,  17  déc.  1890. 

(2)  Bebel,  La  Femme,  (8),  59,  110. 

(3)  Miinchener  Post,  23  avril  1891. 

(4)  Socialdemokrat,   22  février  1883  (Winterer,  Le  péril  social,  30). 

(5)  Neue  Zeit,  IX,  II,  658,  660. 

(6)  Protocole  du  Congrès  de  Halle,  1890,  p.  180, sq. 


104      VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

concert  avec  la  justice,  — la  justice  libérale  et  socia- 
liste, —  une  ennemie  mortelle  du  droit  et  de  la  loi  »  (1) 
«  En  face  de  cette  science,  dit  Dietzgen,  tout  s'efface,  la 
foi  en  Dieu  et  aux  demi-dieux,  à  Moïse  et  aux  prophè- 
tes, la  foi  au  pape,  à  la  Bible,  la  foi  à  l'empereur,  à  son 
Bismarck  et  à  son  gouvernement  ;  bref,  la  foi  à  l'auto- 
rité (2). 

Ces  idées  révolutionnaires  se  dressent,  comme  nous 
l'avons  déjà  vu,  en  première  ligne  contre  l'état,  et  en 
seconde  ligne  contre  l'Église,  c'est  tout  naturel.  «  L'É- 
glise, déclare  Liebknecht,  n'est  qu'un  soutien  et  un  ins-  , 
trument  de  la  séparation  des  classes,  et  par  conséquent  ' 
la  base  de  la  production  capitaliste,  avec  son  esclavage 
et  son  exploitation  (3)  ».  «  Le  socialiste,  dit  Riidt,  ne 
doit  donc  pas  rompre  avec  les  curés  et  leurs  niaiseries^ 
simplement  parce  que,  étant  révolutionnaire,  il  se  place 
au  point  de  vue  de  la  science  ;  mais  il  doit  lutter  contre 
eux  par  principe,  et  d'une  façon  toute  spéciale  (4).  De 
là,  l'injonction  faite  aux  socialistes  de  se  séparer  de  l'é- 
glise nationale  (5).  Malheureusement,  pense  Kokowski , 
aujourd'hui,  il  n'est  pas  opportun  de  marcher  contre 
l'Église  d'une  façon  décisive.  Mais  il  faut  combattre  toute 
rehgion  et  toute  profession  de  foi  en  général.  Quant  aux 
moyens  extraordinaires  d'agitation,  il  faut  considérer  et 
l'époque  et  la  situation.  Or  elles  ne  sont  pas  favorables 
à  cela  pour  l'instant.  Provisoirement^  l'agitation  doit  se 
borner  à  ne  plus  envoyer  à  l'Église  (6),  et,  ajoute  Metz- 
ner,  à  dégager  le  plus  possible  la  jeunesse  de  la  foi  aux; 
dogmes  (7),  car  tous  les  prêtres  sont  devenus  des  men- 
songes vivants  (8). 

Comme  c'est  naturel,  les  socialistes  ne  s'arrêtent  pas 
aux  moyens  négatifs  pour  ruiner  l'influence  de  l'Église. 

(1)  il/imc/iener  Pos^,  25  juillet  1891. 

(2)  Dîetzgen,  Religion  der  Socialdemokratie,  (5),  33. 

(3)  Protocole  du  Congrès  de  Halle,  1890,  p.  110,  sq. 

(4)  Ibid.,  1890,  p.  191,  sq.  —  (o)  Vorwœrts,  12  avril  1891. 
(6)  Protocole  du  Congrès  de  Halle,  1890,  p.  196.  —  {7)Ibid.,  p.  195. 
(8)  Mûnchener  Post,  29  juillet  1891. 


LE    SOCIALISME  105 

Mais  les  moments  favorables  pour  exécuter  des  actions 
plus  décisives  sont  rares,  et  les  hommes  ayant  les  apti- 
tudes requises  pour  de  telles  besognes  ne  sont  pas  faciles 
à  enrôler.  Ah  !  la  Commune  !  C'en  était  un  temps,  celui- 
là  !  ...  Oui,  elle  avait  bien  raison  de  lutter  contre  la  do- 
mination des  curés  (1).  Mais  en  dehors  de  Paris,  qui 
étouffera  le  monstre  clérical  (2)  ?  En  attendant,  il  faut 
que  le  monde  mûrisse  pour  cette  œuvre,  car^  ditRigault, 
le  mot  d'ordre  de  notre  Révolution  est  :  «  mort  aux  prê- 
tres (3)  !  Bebel  se  console  en  pensant  qu'une  voie  plus 
douce  pourrait  peut-être  conduire  au  même  résultat.  Si, 
dans  l'état  de  l'avenir,  on  forçait  le  prêtre  à  travailler 
dans  la  société,  alors  viendrait  peut-être  le  temps,  où  il 
verrait  que  le  suprême  sommet  qu'il  puisse  atteindre, 
c'est  d'arriver  à  être  un  homme  (4). 

Que  si2;nifîe  ce  mot  d'homme,  dans  le  lan£ra2;e  du  so-     e.  -  Ma- 
cialisme  et  de  Bebel  en  particulier?  Tout  le  monde  le    raie  dans  le 

^  socialisme. 

sait  ;  il  est  l'équivalent  de  mari.  Ou  si  nous  voulons  par- 
ler plus  exactement,  il  signifie  que  chacun  devra  con- 
tracter un  mariage  socialiste.  Mais  ce  sont  là  des  ques- 
tions sur  lesquelles  il  n'est  pas  opportun  d'écrire... 

Les  socialistes  entrent  dans  une  irritation  extrême, 
quand  on  leur  reproche  qu'ils  veulent  dégrader  le  ma- 
riage et  l'abolir.  Us  se  tirent  alors  d'affaire  avec  la  même 
droiture  que  lorsqu'ils  prétendent  avoir  de  la  religion  . 
Il  est  faux,  disent-ils,  que  la  démocratie  sociale  ne  con- 
naisse pas  de  mariage.  Seulement,  chez  eux,  le  mot  ma- 
riage est  compris  autrement  qu'ailleurs.  Il  est  faux, 
continuent-ils,  que  le  socialisme  abolisse  le  mariage 
pour  toujours  ;  l'abolition  du  mariage  n'est  pas  du  tout 
un  principe  chez  lui.  Sans  aucun  doute,  les  unions  ma- 
trimoniales pourraient  être  indissolubles,  si  les  situa- 
tions économique  et  sociale  s'amélioraient  (5)  ;  mais 
pour  le  moment,  le  divorce  est  la  seule  solution  possible 

(i)  Lissagaray,  Histoire  de  la  Commune,  (2),  427.  —  (2)  Ibid.,  280. 

(3)  Scherr,  Bas  rothe  Quartal,  76. 

(4)  Bebel,  LaFemme,  (8),  i80.  —  (5)  Mûnehencr  Post,  6  août  1891. 


106      VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

à  une  situation  qui  deviendrait  profondément  immorale 
en  raison  d'un  mensonge  intérieur.  Bref  le  divorce  n'est 
ni  plus  ni  moins  qu'un  moyen  de  guérir  la  pourriture 
sociale  (1).  Il  ne  peut  pas  être  question  de  contrainte 
dans  le  mariage  (2).  Qui  a  donné  le  droit  à  la  religion 
d'asservir  ainsi  une  vie  tout  entière  (3)? 

Les  socialistes  ébranlent  donc  plus  que  jamais  le  lien 
du  mariage.  Ils  profitent  de  toutes  les  occasions  pour 
faire  d'acerbes  tirades  sur  la  tristesse  des  rapports  ma- 
trimoniaux qui  existent  au  sein  de  la  société  libérale 
instruite  d'aujourd'hui,  ou,  comme  ils  s'expriment  sou- 
vent eux-mêmes,  dans  Tétai  des  classes.  Ils  percent  as- 
surément un  des  plus  mauvais  abcès  de  la  civilisation 
moderne  ;  mais  la  seule  question  est  de  savoir  si,  avec  la 
situation  qu'ils  veulent  introduire  ils  guériront  la  pour- 
riture ou  l'augmenteront.  Poser  seulement  la  question, 
c'est  naturellement  les  mettre  en  fureur.  Avec  le  socia- 
lisme, la  vie  de  famille  aurait  tout  à  gagner.  Oui,  le  so- 
cialisme peut  certainement  procurer  un  vrai  bonheur  à 
la  famille,  et  réaliser  la  pureté  du  mariage,  sinon  d'une 
façon  absolue,  ajoutent-ils  par  précaution,  du  moins 
d'une  manière  capable  d'être  érigée  en  règle.  Dans  les 
mariages  qui  ne  seront  plus  comme  jusqu'à  présent, 
conclus  pour  des  motifs  économiques,  continuent-ils  en 
vrais  darwinistes  et  matérialistes  qu'ils  sont,  la  préoc- 
cupation première  sera  la  sélection  rationnelle  concer- 
nant la  descendance  (4).  Cette  seule  prétention  des  so- 
cialistes nous  fait  déjà  demander  comment,  en  cette 
matière,  ils  osent  jeter  la  pierre  au  libéralisme. 

D'autres,  comme  Bebel,  s^expriment  en  termes  que 
nous  ne  pouvons  reproduire  ici  (5).  Qu'en  serait-il,  si 
l'opportunité  leur  était  offerte  de  réaliser  leurs  vœux 


(1)  Mûnchener  Post,  3  juillet  189i. 

(2)  Stern,  Thesen  ûber  den  Socialismus,  (4),  25. 

(3)  Mûnchener  Post,  9  août  1891. 

(4)  Stern,  Thesen  ûber  den  Socialismus,  (4),  25  sq. 

(5)  Bebel,  La  Femme  (8)  192. 


LE    SOCIALISME  107 

les  plus  chers  ?  La  Commune,  que  le  socialisme  nomme 
sa  sœur,  en  a  donné  des  preuves  suffisantes.  C'est  ainsi 
que  le  14  mai  1871,  dans  une  réunion  publique  tenue 
dans  l'église  Saint-Nicolas  des  Champs,  une  émancipée 
monta  en  chaire  et  fit  un  discours  sur  ce  sujet,  que  les 
enfants,  dans  le  mariage,  sont  avec  les  gouvernements 
le  plus  grand  mal  qu'il  y  ait  sur  terre,  et  que  les  fem- 
mes mariées,  comme  il  y  en  a  encore  en  Allemagne  et 
en  Angleterre,  sont  aussi   ennuyeuses  que  dispendieu- 
ses (1).  Un  autre  orateur  féminin  cria  du  même  endroit 
à  ses  auditeurs  :  «  Le  mariage  est  la  plus  grande  erreur 
de  la  société  actuelle.  Se  marier  et   être  esclaves  sont 
synonymes.  Voulez-vous  être  esclaves  »  ?  Non  !  Non  ! 
fut  la  réponse  générale  (2). 

Après  de  telles  expressions  et  d'autres  semblables; 
après  la  déclaration  que  l'idéal  d'un  mariage  socialiste, 
dans  l'état  futur,  est  le  mariage  en  harmonie  avec  les 
idées  de  Fourier  et  de  Tolstoï  (3),  il  est  inutile  d'insister 
pour  savoir  quelles  sont  les  autres  idées  morales  des 
socialistes.  Ils  se  conduisent  ici  avec  une  telle  pruderie, 
et  de  telles  apparences  de  sainteté,  qu'ils  rejettent  même 
VA  ve  Maria,  comme  étant  préjudiciable  à  la  morale  (4). 
Mais  ce  n'est  qu'une  hypocrisie  révoltante  dans  la  bou- 
che de  gens  qui  déclarent,  d'un  autre  côté,  que  le  socia- 
lisme est  dans  la  science  ce  que  le  roman  naturaliste 
est  dans  la  littérature.  Le  maître  en  cette  matière  est 
Emile  Zola.  11  est  parfaitement  au  point  ;  malheureu- 
sement beaucoup  lui  ont  déclaré  la  guerre  ;  mais  nous 
tenons  ferme  pour  lui  (5). 

Avec  Zola  le  socialisme  recommande  particulière- 
ment Goethe,  par  la  sentimentalité  ondoyante  duquel, 
on  peut  parfaitement  apprendre  à  nourrir  la  perfection 
de  l'esprit  et  la  flamme  du  génie,  en  offrant  des  libations 


(1)  Scherr,  Bas  rothe  Qiiartal,  85. 

(2)  Scherr,  Bas  rothe  Qiiartal,  86.  —  (3)  Neue  Zeit,  IX,  II,  35  sq. 
(4)  Mùnchener  Post,  13  nov.  J891.  —  (5)  Ibid.,  23  avril  1891. 


108      VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

à  la  sensualité  {i  ).  Et  pour  que  les  moins  civilisés  eux- 
mêmes  s'élèvent  hardiment  à  ce  degré,  dans  toute  la 
conscience  de  leur  droit  scientifique  et  poétique,  on 
leur  inculque  au  plus  profond  du  cœur,  dans  leurs  as- 
semblées, la  morale  de  Herweg,  par  ces  chants  socia- 
listes: 

('  Dans  ta  misère  profonde,  » 

«  Oh  !  ne  t'enchaîne  pas  par  le  mariage  !  » 

«  Pour  une  heure  de  berger,   » 

«  Celui  qui  aime  va  à  la  mort.  »  (2). 

«  Car,  dit  Bruno  Wille,en  glorifiant  le  double  suicide 
d'Anzengruber,  comme  l'une  des  plus  belles  comédies 
allemandes,  c'est  toujours  l'antique  et  nouvelle  justice 
que  l'amour  se  fait  à  lui-même,  dans  les  cas  où  une 
cruelle  et  niaise  institution  humaine  veut  dompter  la 
nature  »  (3).  Stern,  le  prédicateur  spinosiste  du  socia- 
lisme, pense   qu'il  est  grand  temps  de  chasser  cette 
fausse  honte  qui  nous  a  fait  rougir  jusqu'à  présent  de 
beaucoup  de  choses,  et  d'en  finir  avec  l'horreur  que  le 
moyen  âge  avait  de  la  chair,  en  les  appréciant  à  leur 
juste  valeur,  parce  que  en  réalité,  ce  sont  des  vols  com- 
mis au  préjudice  du  beau,  et  des  absurdités  (4).  Pour 
les  mesures  sévères  concernant  la  licence  des  mœurs, 
le  projet  de  loi  sur  le  concubinage  par  exemple,  il  n'y  a 
que  les  curés,  les  hypocrites  et  les  faux  dévots  qui  pour- 
raient s'en  réjouir  ;  mais  l'art  et  la  littérature  seraient 
bâillonnés,   et  l'esthétique  serait  condamnée  à  périr, 
s'ils  visaient  à  enseigner  la  morale  catholique  au  lieu  de 
s'en  tenir  à  la  nature  (5). 
riJbî7^eyrtt       Tel  cst  Ic  véritable  tablcau  du  socialisme,  peint  par 
lui-même,  autant  qu'il  est  possible  de  se  fier  à  ses  allé- 
gations, car  la  chose  n'est  pas  si  facile  dans  un  parti  qui 


(1)  Stern,  Religion  der  Zunkunft,  36. 

(2)  Kegel,  Socialdemokrat.,  Liederbuch,  65. 

(3)  Fo?'i/;a??ts,  21  juillet  1891   {Supplément). 

(4)  stern,  Religion  der  Zukmifl,  36,  sq. 

(5)  Mûnchener  Post,  6  mars  1892. 


du  Socialisme. 


» 


LE    SOCIALISME  109 

renie  tout  membre  dont  l'action  ou  la  parole  sont  gê- 
nantes pour  lui  ;  dans  un  parti  qui  dit  à  propos  de  ses 
propres  principes  :  ce  qui  est  une  vérité  aujourd'hui  est 
une  absurdité  demain  (1).  En  attendant,  laissons  les  so- 
cialistes mettre  de  l'ordre  dans  leurs  difficultés  inté- 
rieures et  dans  leurs  contradictions.  A  supposer  que 
nous  ayons  à  faire  avec  des  hommes  et  non  avec  des 
enfants  bégayants,  nous  croyons,  malgré  leur  incons- 
tance et  leur  manque  de  sincérité,  qu'il  faut  prendre 
leurs  mots  comme  ils  sont  et  comme  on  les  interpréte- 
rait de  toute  autre  personne. 

Après  tout  ce  que  nous  venons  de  voir,  bien  naïf  se- 
rait celui  qui  croirait  encore  que  le  socialisme  n'a  qu'un 
but,  améliorer  le  sort  des  basses  classes  ;  bien  borné 
serait  celui  qui  le  considérerait  comme  un  parti  éco- 
nomique. Il  est  au  contraire  une  secte  qui  n'épargne 
rien  de  ce  que  l'humanité  a  de  sacré  et  de  cher  ;  il  est 
une  erreur  doctrinale  qui  voudrait  faire  sauter  de  leurs 
gonds  Dieu  et  la  nature,  le  ciel  et  la  terre,  si  c'était  pos- 
sible. La  parenté  entre  le  socialisme  et  le  nihilisme  n'é- 
chappe à  personne.  On  ne  peut  mieux  caractériser  ses 
desseins  qu'un  poète  roumain,  Sherbanescu  l'a  fait  dans 
ces  vers  : 

«  Je  sens  rugir  dans  mes  entrailles,  » 
«  Une  douleur  mortelle,  infernale  ;  » 
«  Et  il  n'est  pas  de  remède,  » 
«  A  son  action  dévorante.  » 

«  Volontiers  comme  un  païen,  » 

«  Je  lancerais  d'une  main  robuste,  » 

«  Avec  la  rapidité  de  re'clair,  » 

«  La  terre  déserte,  à  la  face  du  Seigneur  Dieu  »  (2). 

Par  bonheur,  l'homme  a  ses  limites  qu'il  ne  peut 
franchir.  Qu'il  se  débatte  comme  il  veut,  il  montre  d'au- 
tant mieux  la  vérité  de  ces  paroles  :  «  Je  sais  quelle  est 
sa  présomption  ;  je  sais  que  sa  force  ne  répond  pas  à  sa 


(1)  Liebknecht,  Pro^oco/e  du  Congrès  de  Halle,  1890,  p.  200. 

(2)  Scherr,  Bildersaal  dcr  WeltUteratiir,  I,  o36. 


HO      VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES   MODERNES 

vanité,  et  que  ses  efforts  pour  s'élever  ont  été  beaucoup 
au  delà  de  son  pouvoir  »  (1).  Creusez  donc  la  terre, 
creusez  votre  propre  nature,  à  la  façon  des  génies  inquiets 
des  montagnes  ;  comme  les  géants,  entassez  les  monts 
sur  les  monts^  afin  d'arracher  le  soleil  au  ciel  ;  avec  les 
titans ,  cherchez  à  faire  sauter  de  ses  gonds  l'ordre 
éternel  du  monde  que  Dieu  a  établi,  vous  verrez  cer- 
tainement se  réaliser  cette  parole  :  a  11  n'a  pas  même  été 
ébranlé  ». 

(\)  Jerem.,  XLVIH,  30. 


CINQUIÈME  CONFÉRENCE. 

LA  SITUATION   DU  MONDE. 


1.  La  situation  du  monde  est  une  preuve  de  Texistence  d'une  Pro- 
vidence divine  qui  le  régit.  —  2.  Les  charges  publiques  sont  la 
ruine  des  peuples.  —  3.  Militarisme  permanent.  —  4.  La  situation 
politique  publique  est  la  résurrection  de  l'e'tat  de  nature  de 
Hobbes.  — 5.  La  situation  critique  du  monde  au  point  de  vue  éco- 
nomique. —  6.  La  situation  inte'rieure  du  monde  au  point  de  vue 
juridique,  moral  et  religieux.  —  7.  Les  sept  planètes  des  idées 
modernes,  et  le  soleil  autour  duquel  gravite  le  monde. 


Quelqu'un  voudrait  nier  aujourd'hui  qu'une  puissance  tionlumjïdë 
supérieure  préside  aux  destinées  des  peuples,  que  Dieu  d^Stence 
pourrait  le  convaincre  d'insincérité  par  des  paroles  qu'il  dênœ  Se 
a  cent  fois  répétées.  Le  moindre  changement  survient-il  "^"''^  '^^'^* 
dans  la  régularité  des  saisons  ?  Immédiatement  nous 
disons  du  ton  le  plus  convaincu  :  cela  ne  peut  durer 
ainsi.  Et  nous  aurions  raison,  à  supposer  que  ce  soient 
les  hommes  seuls  qui  gouvernent  le  monde  avec  leur 
puissance  et  leur  perspicacité.  Malgré  cela,  les  anoma- 
lies persistent  ;  malgré  toutes  les  prétendues  impossibi- 
lités, le  monde  continue  de  se  traîner  péniblement,   et 
c'est  la  preuve  la  plus  claire  de  l'existence  d'une  pro- 
vidence divine  qui  le  régit.  Car,  comme  on  aime  à  le 
dire,  ce  n'est  pas  ainsi  que  vont  des  choses  humaines. 

Mais  ce  qui  est  surtout  vrai,  c'est  que  les  peuples     a.  _  Les 
mènent  la  vie  dure.  On  pourrait  presque  croire  que  la  biiqS  sont 

.  .  T    •  Il  'a   ruine   des 

toute-puissance  divine  conserve  aux  choses  leur  cours  peuples. 
actuel,  dans  le  seul  but  de  faire  éprouver  aux  hommes 
«  la  différence  entre  l'assujétissement  à  Dieu  etl'assujé- 
tissement  aux  puissances  de  la  terre  »  (1).  En  effet,  les 
fardeaux  qui  pèsent  sur  eux  sont  accablants.  D'après 
une  statistique  attribuée  à  Dering,  secrétaire  de  l'am- 

(1)  II,  Parai.,  Xn,  8. 


112      VIE    PUBLIQUE    ET   INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

bassade  anglaise  à  Rome  (1),  les  impôts,  dans  les  sept 
plus  grands  états  européens,  s'élevaient  à  11.031.062. 
160  marcs,  en  1882,  soit  36  marcs  40  par  tête.  En  1888, 
ils  sont  monlés  à  1 2.052.021 .620  marcs,  soit  37,  72  par 
tête.  De  1 882  à  1 888,  les  frais  pour  larmée  et  la  marine 
ont  atteint  23  pour  cent.  A  la  fin  de  1887,  ils  s'élevaient 
pour  la  France  à  794.785.620  de  marcs,  à  623.677.200 
pour  l'Allemagne,  à  351.624.540  pour  l'Autriche- 
Hongrie,  à  514.400.500  pour  la  Grande-Bretagne,  à 
799.084.080  pour  la  Russie,  à  342.843.860  pour  l'Italie, 
à  163.044.120  pour  l'Espagne.  Dans  un  espace  de  sept 
années  de  paix,  de  1882  à  1888,  ces  sept  puissances 
n'ont  pas  dépensé  moins  de  19.594.316.040  marcs  pour 
les  armées  de  terre  et  de  mer.  La  France  en  a  dépensé 
4.608.702.880,  l'Allemagne  2.807.970.920,  l'Autriche- 
Hongrie  1 .674.209.560,  la  Grande-Bretagne  3.267.442. 
440,  la  Russie  4.541.399.960,  l'Italie  1.652.712.720, 
l'Espagne  941.877.560. 

Depuis,  les  charges  ont  sensiblement  augmenté,  et  il 
n'y  a  pas  la  moindre  perspective  qu'elles  diminuent  de 
sitôt.  Au  contraire,  les  impôts  ne  suffisent  plus  à  cou- 
vrir les  besoins  périodiques  et  réguliers,  de  sorte  qu'en 
temps  de  paix,  il  faut  combler  les  vides  par  des  em- 
prunts. Ces  emprunts  conduisent  naturellement  à  faire 
<le  nouveaux  impôts  plus  grands,  parce  qu'il  faut  couvrir 
les  intérêts  sans  cesse  grandissants  ;  et  nous  nous  trou- 
vons ainsi  dans  la  situation  d'un  cultivateur,  qui  s'est 
imposé  des  dépenses  auxquelles  il  ne  peut  plus  faire 
face  qu'en  vendant  et  ses  bois  et  ses  champs.  L'année 
suivante,  reviennent  les  mêmes  nécessités,  mais  comme 
il  n'a  plus  les  mêmes  recettes  que  l'année  précédente,  il 
lui  faut  de  nouveau,  ou  vendre  un  morceau  de  sa  pro- 
priété, ou  contracter  de  nouvelles  dettes,  et  c'est  ainsi 
qu'il  s'enfonce  graduellement.  Il  est  possible  que,  par  un 
plus  grand  déploiement  de  forces^,  ses  recettes  montent 

(1)  NeueZeit,  IX,  II,  23  sq. 


LA    SITUATION    DU    MONDE  j  1  3 

quelque  peu,  et  qu'une  récolte  exceptionnellement 
bonne  le  soulage  dans  une  certaine  mesure,  mais  cette 
récolte,  il  ne  peut  l'espérer  régulièrement,  et  les  forces 
humaines  ont  leurs  limites.  11  va  donc  irrémédiablement 
à  la  ruine.  Il  n'en  est  pas  autrement  dans  la  vie  publi- 
que. Nous  ne  pouvons  nier  que  nos  charges  sont  notre 
ruine.  En  1890,  la  dette  publique  de  la  France  s'élevait 
à  31.645.821.000  francs,  celle  de  l'Autriche-Hongrie  à 
2.772.000.000  florins,  celle  de  la  Grande-Bretagne  à 
690.663.838  livres,  celle  de  la  Russie  à  1.581.600.000 
roubles,  valeur  métallique,  et  à  2.784.600.000  roubles 
en  papier  monnaie,  et,  en  1888,  le  déficit  du  budget, 
dans  lesseptgrandsétats  européens,  étaitde  424.605.544 
marcs. 

Si  seulement  tout  cela  avait  une  utilité  réelle,  on  pour- 
rait supporter  le  terrible  fardeau  !  Mais,  de  toutes  ces 
sommes  monstrueuses,  c'est  la  minime  partie  qui  est 
dépensée  pour  favoriser  le  bien  public  et  le  développe- 
ment intellectuel  de  Thumanité.  D'après  les  calculs  de 
Dering,  à  la  fin  de  1888,  la  France  ne  dépensait  pour 
l'instruction  publique  que  3,16  marcs  par  tête, la  Grande- 
Bretagne  3,08;,  l'Allemagne  2,20,  l'Autriche-Hongrie, 
1,64,  l'Italie,  1,08,  l'Espagne  0,88,  laHussie  0,64.  L'ad- 
ministration publique  n'absorbait  non  plus  qu'une  toute 
pietite  partie  des  revenus  publics  ;  en  France  3.564.240 
marcs,  en  Allemagne  5.346.540,  en  Autriche-Hongrie, 
2.952.720,  en  Italie  2.012.660.  Toutle  reste,  à  peu  d'ex-, 
ceptions  près,  servait  à  couvrir  les  dettes  de  l'état  et  les 
dépenses  occasionnées  parle  militarisme  (1).  On  dirait 
que  les  hommes  se  sont  donnés  le  mot  pour  travailler  à 
l'accomplissement  de  la  prophétie  :  «  Les  travaux  de 
tant  de  peuples  et  de  nations  seront  réduits  à  néant  ;  ils 
seront  consumés  parles  fiammes  et  ils  périront  entière- 
ment (2)  ». 

En  dépit  de  toutes  les  belles  harangues  sur  la  philan- 

(1)  Cf.  Schœnberg,  Handb.  dcr  pol.  Ockon,  (3),  IIÏ,  46  sq. 

(2)  Jérém.,  LI,  58. 


3.  —  Mili- 
larisme  per- 
manent. 


H  4      VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

Ihropie  et  la  civilisation,  l'Europe  s'est  mise  sur  un  pied 
de  guerre,  tel  que  le  monde  n'en  n'a  jamais  vu  de  sem-- 
blable.  Comparées  à  lui,  de  quelle  importance  sont  en 
effet  les  troupes  que  Minos  et  Xerxès  rassemblaient  des 
extrémités  de  l'Asie?  En  1890,  les  forces  de  l'armée  al- 
lemande s'élevaient  à  2.400.000  hommes,  non  compris 
la  réserve  qui  compte  certainement  bien  900.000  hom- 
mes. En  France,  elles  s'élevaient  à  3.200.000  hommes, 
et  avec  la  réserve  à  4.125.000.  En  Autriche-Hongrie 
elles  comptaient  1.375.000  hommes,  auxquels  il  faut 
ajouter  445.000  hommes  de  la  landsturm,  en  Italie 
1.220.000  hommes  et  1.630.000  avec  la  milice  territo- 
riale, en  Russie  2.392.000  hommes  sans  parler  de  la 
landsturm  et  de  l'armée  de  réserve. 

Supposé  qu'une  guerre  éclate  entre  ces  puissances  il 
y  aurait  donc  quinze  millions  de  combattants  mis  en 
campagne. 

Et  avec  quelles  armes  meurtrières,  la  guerre  sera  faite 
désormais  !  Depuis  bien  des  années,  l'humanité  use  ses 
forces  intellectuelles  à  inventer  toujours  de  nouveaux 
moyens  pour  détruire  le  genre  humain.  L'invention  d'un 
fusil  en  pousse  une  autre  ;  une  amélioration  est  surpas- 
sée par  une  nouvelle.  Nous  en  sommes  déjà  venus  à 
ce  point,  qu'avec  une  balle,  nous  pouvons  atteindre  un 
ennemi  à  3.000  mètres.  Les  gros  canons  peuvent  à  peine 
se  mesurer  avec  les  petits;  et  le  monde  se  trouve  ici  en 
face  d'une  nouvelle  tâche,  celle  de  procurer  aux  engins  de 
guerre  la  portée  la  plus  longue  possible.  Une  seule  balle 
de  nos  fusils  abat  cinq  hommes  placés  l'un  derrière!| 
l'autre.  Celui  qui  cherche  un  abri  derrière  un  mur,  oi 
derrière  un  arbre,  peut  être  transpercé  comme  s'i| 
était  en  rase  campagne.  Nous  ne  brisons  plus  les  jam- 
bes, nous  les  perçonsaussi  nettement  qu'une  balle  tra- 
verse une  feuille  de  papier. 

Ces  armes  à  la  main,  les  peuples  ont  le  pied  levé  poui 
marcher  les  uns  contre  les  autres.  Sur  les  frontières  ilj 
y  a  des  centaines  de  mille  hommes,  prêts  à  s'élancer  au' 


LA    SITUATION    DU    MONDE  115 

moindre  signal.  Les  relations  pacifiques  entre  deux  peu- 
ples sont  à  peine  possibles.  La  France  s'est  séparée  du 
monde  par  un  mur  chinois  de  i  60  forts,  sans  parler  des 
redoutes.  La  f/etite  Bavière  fait  des  manœuvres  dans  les- 
quelles oO.OOO  soldats  se  trouvent  réunis.  Par  contre, 
c'est  peu  de  chose,  quand  la  Russie  et  la  France  font, 
des  manœuvres  de  150.000  hommes.  La  nuit,  un  corps 
d'armée  tout  entier  est  mis  soudain  sur  pied  de  guerre, 
l'alarme  est  donnée  aux  garnisons,  et  personne  ne  sait 
si  c'est  pour  un  essai  de  mobilisation,  ou  une  marche 
sérieuse  contre  l'ennemi.  Comme  dit  l'Evangile,  on  ne 
parle  que  de  guerres  et  de  bruits  de  guerre.  Chacun  sait 
qu'aujourd'hui  les  hostilités  seraient  commencées,  si, 
pour  ceux  qui  détiennent  le  pouvoir  en  France,  la  décla- 
ration de  guerre  n'était  leur  chute  et  la  victoire  de  la 
république  rouge,  si,  pour  l'Allemagne,  ce  n'était  pas 
l'explosion  de  la  Révolution  sociale.  Les  choses  en  sont 
à  ce  point,  que  la  crainte  du  socialisme  est  la  seule  ga- 
rantie de  paix  à  cette  heure  où  Bebel  fait  cette  déclara- 
tion :  «  Nous  pouvons  donc  enfin  nous  mesurer  !   »  Et 
cette  situation,  nous  la  nommons  paix,  et  nous  remer- 
cions Dieu  chaque  fois  que  le  discours  du  trône  d'un 
empereur,  que  le  toast  porté  par  un  ministre,  ou  l'assu- 
rance donnée  par  un  des  chefs  du  sociahsme,  nous  font 
concevoir  l'espérance  que  cette  paix  durera  encore  huit 
jours. 

Nous  savons  par  avance,  en  effet,  avec  quelle  fureur'   4.-  lasi- 

1  1  '    •     •  t  i    1  1  é  r        tuation  polili  • 

les  peuples  se  précipiteront  les  uns  sur  les  autres.  Le  que  publique 
tableau  que  Hobbes  a  fait  jadis  du  soi-disant  état  de  recuonderé- 

.  .  tat   de  nature 

nature,  et  qui  de  nos  jours  a  été  repeint  par  les  Darwi-  ^^  Hobbes. 
nistes,  avec  une  imagination  encore  plus  rude,  est  de- 
venu presque  l'expression  littérale  du  sentiment  qui 
anime  les  hommes  entre  eux.  Tous  sont  ennemis  les 
uns  des  autres.  Chaque  société  est  devenue  un  Lévia- 
than,  un  dragon  vomissant  des  flammes,  qui  veut  tout 
engloutir  et  menace  de  tout  renverser.  Nous  ne  considé- 
rons plus  la  paix  comme  l'état  naturel  de  l'humanité, 


116      VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

mais  la  guerre,  la  guerre  d'anéantissement.  Individus 
et  états  ne  sont  lenus  en  bride  que  par  l'égoïsme  et  par 
la  peur.  L'utilité  de  chacun  est  devenue  l'unique  règle 
du  droit.  Parce  que  personne  ne  se  sent  sûr,  tous  aban- 
donnent  leurs  droits  aux  mains  d'une  puissance  su- 
prême qui  est  toute  prête  à  pourvoir  à  leur  sécurité.  A 
cette  condition,  elle  s'attribue  la  puissance  la  plus  illi- 
mitée, sur  le  corps  et  sur  l'âme,  sur  la  fortune  et  sur  la 
liberté.  On  supporte  volontiers  l'absolutisme  le  plus  ex- 
traordinaire, pourvu  qu'il  parle  de  sécurité. 

Mais  plus  sont  grands  les  sacrifices  qu'il  faut  endurer 
à  l'intérieur,  plus  est  vive  la  haine  contre  les  étrangers. 
Comme  aux  plus  mauvais  jours  de  l'antiquité,  l'étran- 
ger est  devenu  un  barbare  et  un  ennemi.  Par  suite,  Pa-  j 
mour  de  la  patrie  qui,  certes,  a  aussi  ses  bons  côtés, 
dégénère  en  abcès   qui   absorbe  toutes  les  mauvaises 
humeurs  d'un  peuple  et  vicie  l'organisme  tout  entier. 
Aujourd'hui,  le  patriotisme  n'est  pour  ainsi  dire  pas 
autre  chose  qu'un  orgueil  collectif,  une  coquetterie  na-  j 
tionale,  une  haine  commune  contre  tous  ceux  qui  n'ont 
pas  vu  le  jour  sur  un  même  sol  ;  bref,  c'est  le  résumé 
de  tout  ce  qui  rend  un  peuple  malade.  Delà,  l'injustice, 
l'exclusivisme,  les  susceptibilités  dont  nous  sommes  les 
témoins  ;  de  là,  l'impossibilité  de  faire  entendre  raison 
aux  peuples  dans  toutes  les  questions  où  le  patriotisme 
élève  la  voix.  On  a  dit  autrefois  des  Espagnols,  qu'ils 
méprisaient  tous  les  peuples,  et  que  les  Français,  avaient 
seuls  l'honneur  de  mériter  leur  haine.  Aujourd'hui,  on 
peut  dire  de  toutes  les  nations,  qu'elles  se  méprisent 
réciproquement  et  qu'elles  réservent  leur  haine  pour 
celles  dont  elles  craignent  la  supériorité. 

Cette  espèce  de  séquestration  nationale  a  donné  nais- 
sance au  funeste  principe  de  nationalité,  qui  prépare 
la  ruine  des  états  actuels.  A  l'exception  de  la  France  et 
de  la  Russie  qui  se  moquent  de  ce  principe,  tous  les  au- 
tres états  sont  menacés  de  périr  par  lui.  Car  la  somme 
d'égoïsme  qui  se  cache  derrière  ce  mot,  rend  les  hom- 


LA    SITUATION    DU    MONDE  117 

mes  incapables  de  voir  la  vérité  et  de  se  tenir  dans  les 
limites  du  droit.  C'est  pourquoi  tous  les  orateurs  publics 
qui  exploitent  ce  principe  ont  si  beau  jeu  ;  c'est  pour- 
quoi succombe  quiconque  prend  la  parole  pour  plaider 
la  cause  de  l'ancien  droit  historique,  de  la  validité  des 
traités,  de  la  loyauté  et  de  la  circonspection,  parce  qu'il 
revêt  toujours  les  apparences  d'un  ennemi  de  la  patrie, 
d'un  traître  à  la  nation,  d'un  transfuge. 

Mais  ce  principe  est  appliqué  d'une  façon  encore  plus 
brutale  contre  ceux  qui  n'appartiennent  point  à  la  mê- 
me nationalité.  Malgré  qu^elle  se  targue  d'avoir  déve- 
loppé le  droit  des  peuples,  notre  époque  a  presque  sup- 
primé tous  les  principes  sur  lesquels  il  repose  ;  ou  ces 
principes  sont  comme  lettre  morte.  Personne  ne  parle 
plus  de  charité  des  peuples  les  uns  envers  les  autres, 
sans  se  rendre  ridicule.  Dans  tous  les  cas  où  se  présente 
quelque  opportunité  soit  de  nuire  à  l'honneur  d'un  peu- 
ple étranger,  soit  de  lui  enlever  une  partie  de  son  in- 
fluence, on  s'y  croit  autorisé  sinon  obligé.  Tout  déshon- 
neur qui  tombe  sur  nos  voisins,  nous  le  saluons  avec 
des  transports  de  joie  ;  tout  crime  qui  est  commis  chez 
eux,  nous  le  racontons  avec  satisfaction,  comme  preuve 
de  la  fange  où  grouillent  ses  moeurs,  de  la  décadence 
de  sa  situation  publique.  Comparées  avec  celles-là,  nos 
fautes  propres  disparaissent  complètement,  et  nous  ne 
sommes  même  pas  éloignés  de  les  célébrer  comme  des 
vertus. 

Si  seulement  il  n'y  avait  que  les  individus  qui  agis- 
sent ainsi  dans  la  vie  privée  !  Mais  c'est  dans  la  politique 
et  dans  la  diplomatie  que  cette  conduite  est  portée  à  son 
comble.  Parler  de  diplomatie  aujourd'hui,  dans  le  sens 
propre  du  mot,  c'est  commettre  un  anachronisme.  Sa 
plus  belle  période  fut  le  règne  du  libéralisme.  Aujour- 
d'hui, les  diplomates  ne  sont  que  les  émissaires,  les  es- 
pions des  camps  retranchés  ou  des  citadelles  qu'on 
nomme  états.  D'après  cela,  leur  rôle  a  complètement 
changé  aussi.  Détourner  des  cartes,  des  plans,  des  pa- 


1  1 8      VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES  J 

piers,  falsifier  des  bulles,  intercepter  des  instructions 
particulières  et  des  dépêches,  s'approprier  les  secrets 
d'état,  par  corruption^  par  fraude,  par  espionnage,  par 
l'entremise  de  femmes,  telle  est  la  partie  la  plus  inofPen- 
sivede  leurs  occupations.  Des  hommes  comme  ïgnatiew 
et  Kaulbars  n'ont  pas  même  jugé  nécessaire  de  retran- 
cher du  code  diplomatique  l'intention  positive  de  violer 
gravement  le  droit  des  gens,  quand  l'occasion  s'en  pré- 
sentait. En  vérité,  la  multitude  de  policiers  secrets  que, 
les  états  déploient  pour  surveiller  les  diplomates  n'est 
pas  du  superflu. 

Vu  les  circonstances,  il  serait  tout  simplement  risible 
de  parler  encore  aujourd'hui  de  la  solidarité  des  peu- 
ples. Chaque  nation  considère  comme  son  propre  avan- 
tage le  tort  fait  aux  autres.  Des  criminels  qui  ont  con- 
tribué à  troubler  le  repos  d'un  pays  étranger,  sont 
toujours  sûrs  d'être  accueillis  amicalement  partout  où 
ils  vont.  Ce  que  l'autorité  d'une  nation  voisine  entre- 
prend est  suspecté,  raillé,  méprisé,  taxé  de  folie  ;  cha- 
que mesure  d'ordre  est  critiquée,  chaque  loi  trouvée  mal 
faite,  et  cela,  quand  même  on  s'exposerait  au  danger  de 
diminuer  encore  davantage,  dans  sa  propre  patrie,  le 
respect  du  devoir  et  de  l'autorité  déjà  tombé  si  bas. 
Même  là  où  il  s'agit  d'entreprises  dans  lesquelles  deux 
états  ont  des  intérêts  communs,  soit  qu'il  s'agisse  de 
combattre  le  socialisme,  ou  de  faire  une  battue  contre^ 
les  loups  qui  envahissent  les  frontières,  le  patriotisme 
d'un  des  deux  peuples  se  révolte  à  Tidée  d'y  participer, 
uniquement  parce  que  l'invitation  a  été  faite  par  l'autre. 
tion'~rfuq"ué  ^^  tclles  dispositious  conduisent,  cela  va  sans  dire, 
pomrde'*%ue  ^  uu  malaisc  toujours  croissant  dans  la  situation  éco-. 
nomique,  qui  est  déjà  loin  d'être  brillante.  L'augmen- 
tation inouïe  des  charges  militaires  rend  nécessaire 
aussi  un  accroissement  constant  dans  les  dépenses. 
Sans  une  action  commune  des  gouvernements,  il  est 
inutile  de  songer  à  une  amélioration  sérieuse  de  la  situa- 
tion sociale.  Mais  il  ne  faut  pas  compter  sur  cette  action. 


économique. 


LA    SITUATION    DU    MONDE  119 

D'un  côté,  ceux  qui  font  empirer  le  mal,  par  la  spé- 
culation et  l'exploitation,  trouvent  toujours  protection 
quelque  part,  et  des  occasions  de  continuer  leurs  agis- 
sements pernicieux,  quand  on  leur  a  imposé  des  limites 
dans  un  état.  D'un  autre  côté,  il  reste  partout  à  l'ennemi 
commun  de  l'ordre  social,  au  socialisme  et  au  nihilis- 
me, assez  d'issues  pour  échapper  aux  attaques  d'unions 
internationales,  ou  pour  en  triompher. 

Mais  sur  ce  terrain,  notre  situation  publique  contri- 
bue encore  plus  directement  à  augmenter  le  mal.  Si  la 
Russie  utilise  son  amitié  avec  la  France  dans  le  but  de 
lui  faire  un  emprunt  pour  des  fins  soi-disant  militaires, 
mais  en  réalité  pour  couvrir  les  frais  de  sa  dette  cou- 
rante, on  comprend  cette  manœuvre  au  point  de  vue  de 
l'économie  russe.  Mais  qu'un  état  comme  la  France  em- 
ploie la  pression  politique  pour  déterminer  ses  sujets  à 
engager  leurs  capitaux  dans  cette  roue  de  Sisyphe,  dont 
personne  ne  retire  de  gain,  sinon  le  vampire  des  peu- 
ples, les  bourses,  c'est  chose  incroyable.  Cependant  ceci 
ne  fait  que  répondre  à  notre  situation  générale.  N'y  a-t- 
il  pas  toujours  des  naïfs  qui  demandent  et  attendent  sé- 
rieusement que  les  élats  prennent  des  mesures  rigou- 
reuses contre  ces  établissements  d'exploitation  ?  Mais 
les  états  le  peuvent-ils  ?  Tous  dépendent  eux-mêmes 
des  grands  rois  de  la  bourse  ;  et  forcés  par  la  nécessité, 
ils  doivent  faire  cause  commune  avec  eux  pour  ne  pas. 
laisser  tomber  le  crédit  de  l'état  épuisé.  Oui;  il  y  a  des 
états  qui,  dans  le  but  honteux,  —  et  même  par  plaisir 
pour  la  spéculation,  —  de  tirer  du  gain  de  leurs  sujets 
ou  de  joueurs  étrangers,  emploient  le  crédit  qu'ils  pos- 
sèdent à  de  funestes  opérations  de  bourse.  C'est  de  cette 
façon,  qu'en  peu  de  temps,  nous  avons  assisté  successi- 
vement à  la  ruine  des  rentes  argentines,  portugaises  et 
brésiliennes,  sans  parler  de  la  catastrophe  des  lots  turcs 
de  triste  mémoire.  Toutes  les  expériences  que  le  monde 
a  faites  avec  le  système  de  Laws,  la  compagnie  du  Missis- 
sipi,  le  krach,  la  faillite  Bontoux,  les  banques  Spitzedeo 


120      VIE    PUBLIQUE    ET   INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

et  cent  autres  pertes  plus  petites,  ne  suffisent  encore  pas 
à  inviterles  hommes  à  la  circonspection,  quand  on  leur 
présente  un  gain,  si  grand  et  si  inexplicable  qu'ils  doi- 
vent se  dire  :  ce  n'est  point  naturel.  Mais  les  états  pen- 
sent si  peu  à  se  mettre  en  mouvement  pour  garantir  les 
hommes  contre  la  ruine,  qu'il  s'en  trouve  toujours  par- 
mi eux  quelques-uns  qui  se  servent  de  ces  vaines  pro- 
messes comme  d'un  moyen  pour  utiliser  à  leur  profit  la 
plus  troublante  de  toutes  les  passions. 

A  tout  cela  s'ajoute  la  peu  rassurante  situation  inter- 
nationale. Grâce  à  la  haine  politique  qui  fait  rêver  les 
peuples  de  se  réduire  mutuellement  à  rien,  ceux-ci  n'ont 
pas  d'autre  aspiration  que  de  s'anéantir  aussi  au  point 
de  vue  économique.  Est-ce  que  leur  hostilité  réciproque 
les  empêcherait  de  voir  qu'en  raison  de  la  dépendance  des 
rapports  économiques,  ils  s'exposent  eux-mêmes  au 
danger,  en  minant  un  autre  peuple  ?  Leur  mauvais  vou- 
loir est-il  si  grand  qu'ils  se  précipitent  de  gaieté  de  cœur 
dans  l'abîme,  pourvu  qu'ils  y  entraîaent  leur  adversaire? 
Peut-être  les  deux  hypothèses  sont  vraies.  En  tout  cas, 
c'est  une  folie  politique  et  économique  sans  pareille  que, 
ne  trouvant  pas  bon  pour  le  moment  de  régler  par  les 
armes  la  guerre  des  peuples,  on  essaie  de  s'user,  en  at- 
tendant, au  point  de  vue  économique.  Que  les  nations 
de  l'Europe  se  fassent  la  guerre  sur  ce  terrain,  c'est  une 
des  choses  les  plus  incompréhensibles  que  l'histoire  ait 
enregistrée.  D'ailleurs,  la  situation  économique  del'Eu- 
ropeauraitvitefaitdedevenirintenable,  sanscette guerre 
d'affaires.  Depuis  longtemps  déjà,  —  depuis  que  nous 
sommes  convaincus  que  le  progrès  seraitimpossible  avec 
les  anciennes  idées  sur  l'argent,  —  toute  notre  politique 
économique  oriente  la  production  uniquement  au  point 
de  vue  delà  spéculation.  Tant  qu'il  y  eut  des  débouchés 
lointains  pour  écouler  notre  production,  tant  qu'il  y  eut 
en  particulier,  pour  notre  spéculation,  des  forces  étran- 
gères plus  faibles  que  nous  pouvions  doublement  exploi- 
ter, et  parce  qu'elles  produisaient  à  très  bon  compte,  et 


LA    SITUATION    DU    MONDE  121 

parce  qu'elles-mêmes  ne  pouvaient  pas  faire  écouler 
leurs  marchandises,  il  nous  était  facile  de  réaliser  des 
gains  gigantesques.  Alors  aussi,  il  était  complètement 
inutile  de  glisser  un  mot  de  vérité  sur  la  valeur  de  l'ar- 
gent, de  dire  que  s'il  n'avait  pas  changé  sa  vieille  et  éter- 
nelle nature,  il  pouvait  du  moins  le  faire.  La  facilité  qu'il 
offraitpourtirerdu  gain,  aux  distances  les  plus  éloignées, 
et  la  grandeur  du  revenu  que  la  spéculation  rapportait, 
avaient  élevé  à  la  hauteur  d'un  dogme  inébranlable,  d'un 
dogme  auquel  croyait  aussi  la  Juiverie  de  la  Réforme,  et 
le  libéralisme  des  bourses,  d'un  dogme  dont  les  impro- 
bateurs  étaient  hués,  raillés,  persiflés,  le  principe  que 
l'argent  était  désormais  devenu  productif  lui-même,  et 
que  pour  le  rendre  productif,  il  y  avait  des  moyens  aussi 
sûrs  que  faciles,  inconnus  du  moyen  âge. 

Mais  ces  voies  commencent  déjà  à  devenir  très  diffi- 
ciles et  très  étroites  ;  et  selon  toute  apparence,  elles  de- 
viendront bientôt  impraticables.  Jusqu'ici,  l'Europe 
était  supérieure  aux  pays  étrangers,  au  point  de  vue 
économique.  Mais  ces  temps  sont  passés.  L'Amérique 
est  fatiguée  de  l'Europe.  «  Nous  sommes  assez  forts 
pour  nous  aider  nous-mêmes,  et  pour  nous  défendre 
contre  le  monde  entier  »,  proclamait-elle  naguère, 
par  la  bouche  de  Monroë.  a  INous  sommes  les  maîtres, 
et  nous  pouvons  donner  des  lois  au  monde  entier  », 
disait-elle  dans  le  bill  Mac-Kinley.  Déjà  l'Europe  com- 
mence à  ressentir  les  suites  de  ces  affirmations,  et  de 
la  manière  la  plus  douloureuse.  En  peu  de  temps,  nous 
autres  Européens,  nous  avons  fait  du  Japon  un  concur- 
rent souverainement  dangereux.  Nous  lui  avons  envoyé 
nos  meilleures  forces  pour  former  son  peuple  à  l'indé- 
pendance économique  ;  et  c'est  avec  un  sentiment  d'or- 
gueil que  nous  prenons  ses  meilleurs  sujets  comme  élè- 
ves. Grâce  à  ses  aptitudes,  cette  nation  est  devenue 
complètement  indépendante  de  nous,  et  qui  sait  si  dans 
peu  de  temps,  elle  ne  deviendra  pas  pour  nous  un  redou- 
table adversaire,  même  sur  les  marchés  européens?  La 


122      VIE    PUBLIQUE    ET   INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

Chine  a  déjà  commencé,  et  il  ne  manquait  plus  à  notre 
sagesse  économique  que,  sans  se  soucier  des  expérien- 
ces que  les  Américains  ont  faites  en  attirant  des  ouvriers 
chinois  dans  leur  pays,  elle  voulut  trouver  des  forces  de 
travail  à  meilleur  marché,  et  anéantit  ainsi  les  ouvriers 
du  pays,  ou  les  jetât  dans  les  bras  du  socialisme.  Puis, 
arrive  soudain  comme  un  éclair  dans  l'azur  du  ciel,  la 
nouvelle  que  les  sept  colonies  australiennes  de  l'Angle- 
terre se  sont  concertées  pour  former  une  Australie 
d'après  le  modèle  de  l'Amérique,  et  veulent  désormais 
une  politique  parfaitement  une  et  indépendante.  Provi- 
soirement, elles  se  placent  sous  l'autorité  d'un  gouver- 
neur général  nommé  par  l'Angleterre.  Combien  de  temps 
s'écoulera  avant  qu'elle  se  sépare  complètement  de  l'Eu-, 
rope,  l'avenir  le  montrera.  Le  Canada  est  déjà  sur  cette 
voie  ;  son  nom  de  Dominion  of  Canada  l'indique.  Sa 
séparation  d'avec  l'Angleterre  n'est  plus  qu'une  question 
de  temps.  Son  union  avec  l'Amérique  est  alors  inévita- 
ble. Les  Etats  du  Sud-africain  manifestent  l'intention 
de  faire  le  même  pas.  La  Russie  veut  nous  fermer  la 
porte  du  pain,  et  nous  affamer  avant  de  tomber  sur  nous. 
Et  puis,  le  jour  est-il  bien  éloigné  où  l'Empire  des  Tndes 
avec  les  innombrables  moyens  dont  il  dispose,  se  fermera 
à  l'Europe,  ou  même  viendra  augmenter  les  forces  de 
la  Russie? 

Les  circonstances  extérieures  étant  telles,  il  nous  fau- 
moDde  au     ^^'^^^  uuc  sauté  robustc  et  une  grande  force  intérieure 
furîdiquemo-  pour  uous  réjouir  de  notre  situation,  et  pour  jeter  avec 

Tt\\    Pt    FPll^ 

gieux.  assurance  un  coup  d'œil  sur  l'avenir.  Malheureusement 
cette  situation  intérieure  porte  l'inquiétude  à  son  com- 
ble. Elle  est  si  affligeante  au  sein  des  états,  qu'on  n'ose 
presque  plus  blâmer  les  bons  de  se  retirer,  et  de  laisser 
la  lice  aux  mains  des  combattants  qui  n'inspirent  pas 
grande  confiance.  Partout  le  fractionnement  et  le  man- 
que d'union,  partout  une  lutte  à  mort  entre  les  parties 
et  le  déchaînement  des  plus  mauvaises  passions,  les  pas- 
sions politiques.  Les  gouvernements  eux-mêmes,  sans 


6. —  La  si- 
tuation   inté- 
rieure du 


LA    SITUATION    DU    MONDE  123 

principes  arrêtés,  sans  autre  but  que  celui  de  garder  la 
prépondérance  cherchent  à  se  maintenir  en  utilisant  ce- 
lui-ci contre  celui-là.  La  perturbation  publique  n'est  qu  e 
la  conséquence  du  manque  de  principes^  et  du  manque 
de  conviction  et  de  caractère  dont  souffrent  les  indivi- 
dus. 

Au  point  de  vue  du  droit  et  de  la  morale,  la  situation 
n'est  pas  meilleure.  L'intelligence  du  droit  s'est  retirée 
des  masses.  Et  comment  la  conserveraient-elles,  quand 
la  jurisprudence  a  fait  du  droit  un  objet  de  domination 
et  de  vénalité?  Comment  les  puissances  régnantes  pro- 
tégeraient-elles le  sentiment  du  droite  comment  auraient 
elles  le  courage  de  surveiller  sévèrement  le  droit  privé, 
au  point  de  vue  des  exigences  du  droit  naturel  et  de  la 
morale,  alors  qu'elles  ont  mis  le  droit  public  en  contra- 
diction avec  les  exigences  de  la  conscience?  Longtemps 
encore  après  la  mise  en  pratique  des  idées  modernes,  les 
masses  restèrent  fidèles  à  l'ancien  esprit,  malgré  la 
honte  et  le  mépris  qui  les  environnaient,  malgré  le  ta- 
lent déployé  pour  miner  chez  elles  le  sentiment  naturel 
[pour  le  droit.  Mais  elles  furent  obligées  de  céder.  Par- 
tout le  bien  et  la  probité  sont  sans  protection.  Le  mal 
[au  contraire  trouve  toujours  des  défenseurs,  et  qui  plus 
|[est,  des  défenseurs  publics.  Plus  la  discipline  extérieure 
est  serrée,  plus  la  situation  publique  prend  un  caractère 
militaire,  plus  aussi  les  dépositaires  du  pouvoir  cher- 
•chent  à  nuire  aux  peuples,  en  fermant  les  yeux  sur  tou- 
ftes  les  atteintes  portées  à  la  liberté  morale.  Ensuite, 
quand  la  licence  est  montée  à  une  telle  hauteur  qu'elle 
commence  à  devenir  universellement  dangereuse,  on 
crie  au  secours,  sans  savoir  qui  peut  donner  du  secours 
ou  bien,  dans  les  congrès,  on  fait  de  beaux  discours, 
[dans  lesquels  on  expose  combien  il  serait  désirable  d'ap- 
porter de  l'amélioration  à  une  aussi  triste  situation. 
Ainsi  pendant  que  la  liberté  grandit  d'une  façon  déme- 
surée, on  enlève  pour  ainsi  dire  à  l'individu  la  faculté 
de  penser  bien  et  juste. 


124      VIE    PUBLIQUE    ET   INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

Veut-on  se  convaincre  de  la  mesure  dans  laquelle 
toute  considération  pour  la  morale  et  même  pour  la 
probité,  a  disparu  de  notre  vie  publique?  On  n'a  qu'à 
voir  dans  quelles  mains  les  peuples  mettent  la  garde  de 
leurs  intérêts  les  plus  chers.  Si  les  Italiens  ne  se  lèvent 
pas  comme  un  seul  homme,  quand  un  Garibaldi,  un 
Coccapieller,  un  Sbarbaro,  se  chargent  de  leurs  droits  : 
si  les  Irlandais  tolèrent  un  l^arnell  comme /^«^rf^r  de  leur 
sainte  cause  ;  si  un  peuple  aux  sentiments  aussi  nobles 
et  aussi  délicats  que  les  Français,  acclament  un  Gam- 
betta,  un  Boulanger,  on  voit  bien  que  notre  époque  est 
complètement  indifférente  à  ce  qui  fait  le  fond  d'un 
homme  ou  d'une  cause,  pourvu  qu'on  obtienne  le  succès 
extérieur  d'un  jour. 

A  quoi  bon  parler  de  ce  courant  dévastateur  de  l'exem- 
ple qui  coule  de  haut  en  bas  ?  La  civilisation  moderne  et 
le  rang  que  donne  la  puissance,  la  richesse  dont  jouissent 
les  prétendues  hautes  classes,  n'auraient  peut-être  pas 
produit  cette  haine  et  cette  animosité  dont  sont  remplies 
les  classes  inférieures,  si  les  riches  et  tous  ceux  sur  qui 
les  regards  du  peuple  s'arrêtent  scrutateurs,  n'avaient 
pas  abusé  si  inconsidérément  de  leur  situation  pour  ré- 
pandre l'impiété  parle  luxe,  l'injustice,  l'immoralité  et 
la  séduction. 

Enfin,  si  nous  touchons  aux  questions  religieuses 
nous  découvrirons  les  racines  du  mal.  La  cause  de  toute 
corruption  vient  précisément  de  ce  que  la  religion, 
quand  bien  même  elle  n'est  pas  niée  complètement, 
est  du  moins,  par  principe,  exclue  de  toute  influence 
sur  la  situation  publique.  Si  on  l'admet  encore  quelque 
fois,  c'est  uniquement  comme  servante  de  l'état,  pour 
servir  de  police  à  sa  solde  et  sous  son  inspection.  Ainsi 
dépréciée  et  traitée  avec  mépris  en  haut,  elle  devient 
odieuse  et  inefficace  en  bas.  On  se  plaint  alors  qu'elle 
n'ait  plus  d'influence  !  Mais  veut-elle  seulement  exercer 
sa  puissance  sur  un  homme  privé  ?  Immédiatement  on 
dirige  contre  elle  tout  l'appareil  des  lois  pénales,  et 


LA    SITUATION    DU    MONDE  125 

quand  celles-ci  ne  suffisent  plus,  on  les  renforce  par  des 
lois  d  exception.  Qu'elle  ne  trouve  aucun  égard  dans  la 
presse  ;  que  toute  attaque  contre  ses  doctrines  et  ses 
institutions  soit  laissée  impunie  ;  que  la  foi  et  rattache- 
ment envers  elle  soient  arrachés  des  cœurs  par  principe 
et  par  calcul,  c'est,  dit-on,  une  chose  contre  laquelle  on 
ne  peut  rien,  car  ainsi  le  veut  la  liberté  moderne. 

Quant  à  la  politique  officielle,  ce  n'est  qu'une  raillerie 
constante  de  la  religion.  Pour  préparer  un  échec  à  une 
puissance  chrétienne,  —  nous  employons  le  mot,  parce 
qu'il  est  encore  usité,  —  des  nations  chrétiennes  ne  rou- 
gissent pas  de  prêter  leur  secours  au  Croissant,  et  ce 
qui  est  pire  encore,  à  la  politique  des  loges.  Un  gou- 
vernement catholique,  —  il  passe  du  moins  pour  tel,  — 
qui  revendique  le  protectorat  des  missions  d'Orient, 
poursuit  chez  lui  les  missionnaires  et  les  religieux  à  qui 
sont  assignés  ces  pays,  et  se  voit  pas  son  alliance  avec 
l'ennemi  héréditaire  de  Rome,  leCésaro-papisme  schis- 
matique  mis  hors  d'état  de  protéger  les  chrétiens  de 
Terre-Sainte,  à  supposer  qu'il  veuille  faire  quelque  chose 
pour  les  protéger. 

Bref,  on  ne   peut  aujourd'hui    parler  sérieusement 
d'états  chrétiens.  Le  christianisme,  et  au  fond  la  religion 
naturelle  elle-même,  n'ont  pour  ainsi  dire  rien  à  faire 
avec  notre  politique  intérieure  et  extérieure,   excepté 
les  cas  où  l'on  peut  utiliser  les  services  de  l'Eglise  aux 
fins  de  l'état.  Que  la  foi  et  la  religion  contribuent  à  con- 
solider les  situations  politiques,  c'est  là  une  vérité  qui 
n'est  accessible  qu'à  un  petit  nombre  d'hommes  d'état. 
Mais  qu'elles  doivent  former  la  base  de  toute  vie  d'é- 
tat saine,  chose  admise  de  tout  temps,  pourrions-nous 
dire,  voilà  ce  qu'ils  nientde  la  façon  la  plus  catégorique. 
Le  principe  seul  est  déjà  considéré  par  eux  comme  une 
atteinte  portée  à  l'honneur  de  l'état  moderne. 

C'est  pour  cela  qu'aujourd'hui,  la  situation  du  monde    septpiTnèt^f 


des  idées  mo- 


est  réputée  incurable,  et  le  monde  incorrigible.  Si  on  ne  demes,  et  lê 

X  A<        1  1  1        /      •  •  1 ,  soleil    autour 

veut  pas  reconnaître  la  cause  du  mal,  et  si  on  considère  dur,acigravite 

le  monde 


12t)      VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

comme  un  ennemi  quiconque  indique  cette  cause,  ce 
n'est  pas  cela  qui  mène  bien  loin. 

Telle  est  la  situation  dans  laquelle  nous  nous  trou- 
vons. 11  n'est  pas  de  moyen  plus  facile  de  passer  pour, 
un  ennemi  de  la  société  que  de  révéler  la  vraie  cause  de 
notre  déplorable  situation.  Or  cette  cause  n'est  pas  au- 
tre que  celle-ci  :  le  monde  et  tous  les  états  se  sont  éloi- 
gnés de  Dieu  et  de  la  religion,  c'est-à-dire  du  service  de 
Dieu.  On  ne  peut,  disent  déjà  les  anciens,  gouverner 
une  maison,  un  bourg,  une  ville  sans  justice  ;  mais  on 
ne  peut  jamais  maintenir  la  justice  si  on  ne  l'édifie  pas 
sur  la  morale,  et  si  on  ne  base  pas  la  morale  sur  la  reli- 
gion. En  celte  matière,  le  christianisme  n'a  rien  ensei- 
gné de  nouveau  ;  il  n'a  fait  que  confirmer  la  doctrine 
des  anciens. 

Dans  cet  enseignement,  avec  lequel  le  monde  n'avait 
pas  mal  marché  pendant  des  siècles,  l'époque  moderne 
a  cru  y  trouver,  à  sa  plus  grande  joie,  un  dommage  at- 
teignant l'état  et  le  libre  développement  de  l'humanité. 
Aussi  a-t-elle  cherché  à  remplacer  l'ancienne  foi  par  les 
idées  modernes,  pour  donner  la  preuve  effective  qu'elle 
s'entendait  mieux  à  ses  affaires  que  la  rehgion.  C'est 
ainsi  que,  depuis  iMachiavel,  elle  a  remplacé  la  foi  par  la 
libre  pensée,  la  loi  morale  par  la  morale  libre,  le  droit 
par  la  violence.  Comme  le  Paradis  espéré  ne  s'ouvrait 
toujours  pas,  Rousseau  et  la  Révolution  ajoutèrent  trois 
mots  d'ordre  plus  étendus  :  nature,  liberté,  égahté.  Par 
le  principe  de  nationalité,  le  libéralisme  acheva  le  saint 
nombre  sept  moderne.  Désormais,  le  monde  pouvait 
avoir  cette  consolation,  que  s'il  ne  marchait  pas  encore 
sur  une  route  plane  au  pays  du  bonheur,  la  faute,  en 
tout  cas,  n'en  était  point  au  petit  nombre  des  moyens 
inventés  pour  remplacer  l'ancien  Dieu.  Fondé  sur  cette 
heureuse  persuasion,  il  semble  jouir  de  la  paix  la  plus 
complète.  Qu'il  ne  se  trouve  pas  en  voie  d'amélioration, 
il  Tavoue  bien  ;  mais  que  la  cause  en  soit  précisément  la 
route  qu'il  a  prise,  il  ne  le  croit  pas  ;  il  ne  veut  pas  mê- 
me qu'on  le  lui  dise.  C'est  ainsi  que  soupirant  sur  l'a- 


LA    SITUATION    DU    MONDE  127 

mère  falalilé  et  déplorant  le  sort  tragique  des  grandes 
entreprises,  il  fait  venir  de  temps  en  temps  un  forgeron 
pour  planter  ça  et  là  quelques  clous,  quand  la  machine 
ne  peut  plus  marcher  ;  puis  il  continue  son  chemin,  fort 
de  la  protection  des  dieux  qu'il  s'est  fabriqué.  Arrive 
que  pourra  !  dit-il,  avec  une  placidité  douteuse.  Si  nous 
roulons  dans  l'abîme,  nous  pourrons  du  moins  nous 
glorifier  d'avoir  fait  notre  devoir  jusqu'au  bout,  d'être 
restés  fidèles  à  la  lâche  que  nous  avions  entreprise,  et 
d'avoir  péri  honorablement. 

Que  cette  consolation  sente  l'orgueil,  cela  ne  fait  pas 
de  doute.  Qu'elle  soit  honorable,  c'est  une  autre  ques- 
tion. 11  serait  plus  honorable  de  se  rendre  compte  de 
l'erreur  fondamentale  d'où  provient  le  décousu  de  notre 
situation,  lequel  aboutira  inévitablement  à  une  disloca- 
tion complète.  Si  les  planètes  qui  sont  au  ciel  allaient 
leur  voie  chacune  à  sa  guise,  ne  se  heurteraient-elles  pas 
bientôt?  Ne  se  désuniraient-elles  pas?  Leur  course  ne 
ressemblerait-elle  pas  à  celle  des  choses  de  la  terre?  La 
seule  raison  pour  laquelle  elles  vont  paisiblement  le 
chemin  qui  leur  est  assigné, c'est  qu'elles  tournent  autour 
du  soleil  d'après  des  lois  fixes.  Pour  que  l'ordre  puisse 
régner  dans  nos  affaires  publiques,  il  nous  faut  un  centre 
spirituel  qui  domine  tout  sans  exception,  et  dont  l'impul- 
sion se  fasse  sentir  partout.  Le  sociahsme  lui  aussi  a 
compris  cela.  C'est  pourquoi,  au  milieu  des  sept  planètes 
des  idées  modernes,  il  met  l'internationalité  comme- 
astre  souverain  et  moteur. 

Rendra-t-il  le  monde  heureux  avec  cela?  Nous  ne  sa- 
vons. Toujours  est-il  que  par  son  plan,  il  s'est  montré 
plus  prudent  que  tous  les  docteurs  et  tous  les  chefs  po- 
litiques du  libéralisme.  Le  Christianisme  et  même  l'in- 
telligence saine  de  l'homme  dans  l'ancien  paganisme, 
nous  disent  que  nous  sommes  toujours  en  péril  de  nous 
égarer  si  nous  nous  fions  aux  étoiles  filantes.  Ils  nous 
disent  aussi  qu'il  n'y  a  qu'un  seul  moyen  pour  maintenir 
le  monde  en  ordre  et  le  conduire  à  sa  fin  sur  la  vraie  voie  : 
l'obéissance  au  vrai  soleil  des  esprits,  la  loi  de  Dieu. 


SIXIÈME  CONFÉRENCE 

SOLIDARITÉ    DANS    LA   RESPONSABILITÉ    DES 
IDÉES    MODERNES. 


1.  Les  accusations  réciproques  des  représentants  des  ide'es  moder- 
nes et  leur  faute  commune.  —  2.  L'esprit  du  temps  est  avant 
tout  fait  par  les  penseurs,  les  maîtres  publics  et  les  écrivains.  — 

3.  Responsabilité   de  la  presse,  de  la  litte'rature   et  de  l'art.  — 

4.  Faute  de  Fétat  et  des  maîtres  de  la  situation  publique.  — 

5.  Toutes  les  classes  sans  exception  ont  une  responsabilité  com- 
mune. —  6.  De  simples  mesures  extérieures  à  l'égard  des  idées 
modernes,  sans  une  aversion  intérieure  pour  elles,  ne  font  qu'aug- 
menter le  mal.  —  7.  Perspectives  qu'a  le  monde. 


i.-Lesac        Que  la  «[énératioR  actuelle,  avec  tous  les  éléments  qui 

cusations   re-  "^  o  t. 

reSeïtants  ^^  composcnt,  desccude  d'Adam  et  d'Eve,  chaque  jour 
"^derntf  T'  ^ous  cu  foumit  Ics  prcuvcs  les  plus  diverses.  Une  des 
commune!  plus  convaincantcs  est  la  répétition  continuelle  du  der- 
nier événement  dont  le  paradis  terrestre  fut  le  témoin. 
Nos  premiers  parents  transgressèrent  d'abord  en  com- 
mun le  précepte  de  Dieu  ;  mais  lorsqu'il  s'agit  de  la  res-  \ 
ponsabilité,  chaque  partie  fut  innocente  et  rejeta  la  faute 
sur  l'autre.  C'est  là  une  vieille  histoire  éternellement 
nouvelle.  Quand  on  ouvre  la  Bible  à  cet  endroit,  il  sem- 
ble presque  qu'on  y  lise  l'exposition  de  la  conduite  que 
tiennent  parfois  le  libéralisme  et  le  socialisme  en  face  de 
leur  conscience  et  en  face  de  Dieu. 

Dans  son  célèbre  ouvrage  sur  la  démocratie  sociale, 
Hans  Blum  répète  et  complète  la  prédication  persuasive 
que  son  maître  Treitschke  faisait  naguère  aux  travail- 
leurs altérés  de  révolte.  «  Pour  ces  basses  classes,  dit-il 
il  faut  une  religion.  Comment  des  gens,  qui  compren- 
nent si  peu  l'évolution  des  lois  de  la  vie  moderne  peu- 
vent-ils, sans  foi  religieuse,  sans  la  foi  de  ce  qui  est  le 
plus  incompréhensible  est  le  plus  sûr,  parvenir  à  lapai: 
et  au  bonheur  ?  Quand  les  grands  philosophes  et  lei 


SOLIDARITÉ    DANS    LES    IDÉES    MODERNES  129 

grands  auteurs  allemands,  Kant^  Fichte,  Schiller,  n'ont 
pas  pu  vivre  ni  mourir  sans  religion  ;  quand  Gœthe  lui- 
même,  avec  son  aimable  douceur,  parle  de  l'amour  de 
Dieu  pour  les  classes  les  plus  basses  ;  quand  un  esprit 
aussi  libre  penseur  et  aussi  audacieux  dans  ses  recher- 
ches que  Lessing,  nous  fait  entendre  des  paroles  tou- 
chantes, pleines  d'une  humble  piété,  est-ce  que  par 
^  hasard  les  pauvres  seraient  trop  bons  ou  trop  savants 
pour  se  passer  de  religion  ?  Jamais  on  ne  refusera  le 
titre  d'esprits  cultivés  aux  prétendus  princes  de  notre 
littérature  et  de  notre  philosophie,  pas  plus  qu'aux 
grands  fondateurs  de  notre  empire  allemand,  Bismarck, 
Moltke,  Guillaume  I,  bien  qu'ils  fussent  animés  de  senti- 
ments profondément  religieux.  Qu'ils  soient  donc  bien 
convaincus,  les  pauvres,  que,  toute  réforme  sociale  ne 
leur  sera  pas  aussi  utile  que  la  pratique  de  l'ancien  ada- 
ge :  «  Travaille  et  prie  » .  Celui  qui  trouble  la  foi  pieuse 
de  l'homme  de  basse  condition ,  agit  comme  un  criminel 
envers  la  société.  C'est  pourquoi,  la  haine  qu'il  faut  jurer 
au  socialisme,  n'est  pas  une  demr-haine,  ni  une  haine 
conditionnelle,  mais  une  haine  complète,  sans  trêve  ni 
merci  (1)  ».  Ainsi  parle  le  libéralisme. 

Mais  le  socialisme  n'est  pas  embarrassé  non  plus, 
quand  il  s'agit  de  parler  contre  le  libéralisme  ;  nous  en 
avonsdéjàvuplusieursexemples précédemment.  «  N'est- 
il  pas  risible,  dit  Liebknecht,  de  prétendre  que  le  socia- 
lisme exige  l'apostasie  des  principes  du  christianisme? 
Il  a  rompu  avec  ce  dernier,  c'est  vrai,  mais  cette  rupture 
n'est  pour  ainsi  dire  pas  son  œuvre  ;  elle  est  plutôt  delà 
société  bourgeoise.  La  seule  différence  est  que  la  démo- 
cratie sociale  ne  joue  pas  à  l'hypocrisie  comme  les  hobe- 
reaux »  (2). Grâce  au  manque  de  sincérité  qui  existe  dans 
la  vie  ordinaire,  grâce  à  la  dissimulation  qui,  comme  le 
dit  si  bien  le  socialisme,  n'est  souvent  inspirée  que  par 
des  égards  pour  Madame  la  belle-mère,  ou  pour  une 

(1)  Blum,  Die  Lûgen  unserer  Soclaldemokratie,  363,  sq. 

(2)  Worwœrts,  8  avril  I89J. 


130      VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

tante  à  succession  (1),  la  civilisation  libérale  actuelle 
tout  entière  est  vermoulue  (2).  Quand  seulement  on  la 
gratte,  la  barbarie  apparaît  aussitôt  (3).  Elle  n'est  qu'un 
mince  clinquant  appliqué  sur  une  surface  creuse,  et  la 
recherche  égoïste  des  jouissances  qu'elle  recouvre  (4). 
Par  ses  trois  moyens  les  plus  propres  à  abêtir  le  peu- 
ple :  l'école,  la  presse  et  la  caserne,  elle  exerce  l'm- 
fluencelaplus  malsaine  sur  toute  la  génération  (5).  C'est 
pourquoi  il  faut  l'extirper  radicalement  de  la  société 
qu'elle  a  produite  ;  le  plutôt  sera  le  meilleur. 

En  réalité,  la  situation  est  la  même  que  jadis  dans  le 
Paradis.  Adam  avait  raison  de  se  plaindre  d'Eve,  et  Eve 
n'avait  pas  tort  d'accuser  Adam.  Tous  les  deux  étaient 
également  coupables  devant  Dieu.  Ainsi  en  est-il  aujour- 
d'hui. Dans  tous  les  reproches  dont  s'accablent  récipro- 
quement les  partis  et  les  difîérentes  classes  de  la  société, 
il  y  a  beaucoup  de  vrai,  ce  n'est  pas  douteux.  Car  ici 
aussi  s'appliquent  les  paroles  de  l'ApÔtre:  «  Tous  ont 
péché  et  sont  privés  de  la  gloire  de  Dieu  (6)  ». 
^2.^-i>s-       Avant  tout,  ceux-là  ont  péché  et  n'ont  pas  le  droit  de 
?rlv{i  se  glorifier,  à  qui  Dieu  a  confié  la  plus  belle  de  toutes 
Sr  pu!  les  taches,  la  tâche  d'être  les  chefs  intellectuels  de  leur 
Saint'"    peuple  et  de  leur  époque.  Ils  ont  reçu  en  partage  la  plus 
noble  de  toutes  les  vocations,  mais  aussi  la  responsabili- 
té la  plus  lourde.  Si  les  penseurs,  les  savants,  les  philo- 
sophes, les  historiens,  les  maîtres  pubhcs,  ceux  qui  se 
sentent  appelés  à  travailler,  à  éclairer  l'humanité,  par  la 
parole  et  par  la  plume,  réfléchissaient  seulement  sur  la^ 
grandeur  du  dépôt  qui  leur  est  confié,  ils  s'efforceraient 
davantage  de  faire  honneur  à  leur  mission.  Au  lieu  de 
cela,  ils  se  plaignent  constamment  de  ce  que  le  monde 
ne  sait  ni  les  apprécier,  ni  les  honorer  comme  ils  le  mé- 

(1)  Stern,  Einfluss  der  socialen  Zustœnde  auf  aile  Zweige  des  Cultur- 

lebens,  20.  .    ,      ,r    7^  •  ^  tt/-  «/^ 

(9)  Liebknecht,  Wissen  ist  Macht,  Macht  ist  Wissen,  20. 

3   Ibid.,  11.  -  (4)  Worwœrts,  5  juillet  1891. 
(«)  Liebknecht,.  Wissen  istMachl,  Macht  ist  Wissen,  25. 
(6)  Rom.,  m,  23. 


SOLIDARITÉ    DANS    LES    IDÉES    MODERNES  131 

ritent.  Est-ce  faire  honneur  à  une  situation  si  haute, 
que  de  diriger  son  enseignement  d'après  le  principe  : 
<(  Je  chante  les  louanges  de  celui  qui  me  donne  du  pain 
à  manger  »  ?  Est-ce  un  homme  d'honneur  que  l'écrivain, 
le  maître,  qui  se  laisse  aller  à  tous  les  vents  comme  la 
girouette  d'un  clocher?  Mérite-t-il  d'être  placé  en  senti- 
nelle avancée,  celui  qui  flatte  toutes  les  passions  de  la 
foule  ou  qui  les  éveille? 

Actuellement,  on  n'entend  qu'un  cri  de  détresse  à 
travers  le  monde.  Il  est  impossible  de  régir  l'époque, 
dit-on.  L'enfant  méprise  la  parole  du  maître,  le  peuple 
ne  respecte  plus  ni  la  loi  ni  l'autorité,  une  liberté  illu- 
soire porte  l'adolescence  à  l'insubordination,  chaque 
année  il  est  plus  difficile,  même  dans  la  caserne,  de 
dresser  les  nouvelles  recrues  à  l'obéissance  militaire 
et  au  règlement.  Mais  ce  serait  un  miracle  s'il  en  était 
autrement  !  L'impulsion  est  donnée  du  haut  des  chaires 
de  nos  écoles  supérieures,  et  par  les  héros  de  notre  litté- 
rature. Quiconque  ambitionne  la  gloire  d'être  une  gran- 
deur intellectuelle  se  fait  l'écho  de  ces  derniers,  et  cher- 
che à  les  surpasser  là  où  c'est  possible.  La  presse 
grande  et  petite  s'applique  à  populariser  chaque  jour  les 
enseignements  de  ceux  qui  donnent  le  ton.  Enfin  Tarmée 
de  ceux  qui  dispensent  l'instruction,  parmi  lesquels 
bon  nombre  s'estiment  au  moins  à  l'égal  des  profes- 
seurs d'université,  distillent  goutte  à  goutte  ces  idées 
dans  l'intelligence  des  petits.  Pourrait-il  en  résulter  au- 
tre chose  que  ce  dont  nous  sommes  témoins  ?  Quand  on 
parle  de  la  Bible  et  du  catéchisme,  le  sourire  sur  les 
lèvres,  peut-on  lire  le  livre  de  la  loi  àgenoux,  entre  deux 
chandelles  allumées?  Si  celui-là  seul  passe  pour  savant, 
qui  armé  de  l'eau-forte  de  la  critique,  —  le  meilleur 
marché  de  tous  les  liquides,  comme  on  le  sait,  —  dé- 
compose tout  ce  qui  lui  tombe  sous  la  main  :  la  parole 
de  Dieu,  sa  miséricorde  et  sa  justice,  les  actions  et  la 
sainteté  du  Maître,  la  Providence,  le  gouvernement  du 
monde  ;  si  l'homme  chez  qui  la  fortune  ne  tient  pas  lieu 


132      VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

de  tout,  n'a  pas  d'autre  moyen  pour  se  faire  une  répu- 
tation que  de  s'élever,  comme  on  dit,  à  la  hauteur  de 
cette  culture  moderne,  comment  peut-on  se  plaindre 
alors  que  le  monde  semble  considérer  comme  condition 
première  d'instruction,  cet  esprit  qui  ne  respecte  plus 
rien,  qui  critique  tout,  qui  se  croit  supérieur  à  tout? 
L'homme,  enseigne  d'une  voix  unanime  la  sagesse  du 
monde,  depuis  Kant  et  Fichte,  ne  doit  ni  croire,  m  agir 
en  s'appuyant  sur  une  autorité  étrangère.  11  doit  être 
lui-même  et  son  propre  législateur  et  sa  propre  raison 
de  croire.  Et  quand  une  fois  on  lui  a  enseigné  à  ne  plus 
respecter  l'autorité  divine  sur  les  domaines  sacres  de  la 
foi  et  de  la  morale,  à  considérer  la  hiérarchie  de  1  Eglise 
comme  une  usurpation  des  curés,  comme  une  raillerie 
de  la  civilisation  de  l'époque,  peut-il  honorer  la  hiérar- 
chie de  la  bureaucratie,  comme  une  dérivation  de  la 
toute-puissance    divine?  Peut-il  Ôter  ses  souliers  sans 
dire  mot,  devant  l'autorité  du  sergent  de  ville  ou  du 
scribe  de  sa  commune,  comme  jadis  Moïse  en  présence 
du  buisson  ardent? 

Nous  ne  pouvons  nous  empêcher  dédire  que  c  est 
presque  faire  preuve  d'irréCexion  que  de  se  plaindre  de 
l'esprit  de  l'époque,  et  de  ne  pas  mettre  en  accusation 
ceux  qui  l'ont  fait.  Où  cela  mène-t-il?  On  tombe  sur  les 
petits  et  sur  les  faibles  d'esprit,  de  ce  que  moitié  cons- 
ciemment, souvent  d'une  manière  tout  à  fait  incons- 
ciente   ils  répètent  ce  que  les  esprits  prétendus  forts  et 
grands  leuront  dit  depuis  longtemps.  C'est  une  injustice. 
Ou  il  faut  tolérer  ceux-ci,  ou  faire  rendre  compte  à  ceux- 
là   et  ce  qui  est  encore  plus  important,  les  mettre  dans 
l'impossibilité  de  continuer  à  répandre  la  semence  qm 
produit  de  si  mauvais  fruits. 
3   _  La       Mais  ce  que  les  savants  et  les  maîtres  n'exposent  que 
rrpt^si,  dans  un  cercle  relativement  restreint,  «^^ux  qm  se  sont 
^r^J^^  consacrés  à  la  littérature  frivole  etlégère,lesbellettristes, 
les  journalistes,  le  propagent  dans  le  monde  des  hautes 
sphères  et  dans  les  couches  populaires  les  plus  basses  i 


SOLIDARITÉ    DANS    LES    IDÉES    MODERNES  133 

Aeux  s'associent  les  artistes  dont  l'infliience  surlapro- 
pagation  des  idées  modernes  devient  de  jour  en  jour  plus 
grande,  grâce  aux  nouveaux  moyens  de  production  et 
au  nombre  considérable  de  savants  et  d'ignorants,  qui 
puise  toute  son  instruction  dans  des  gravures  moins  pé- 
nibles à  suivre  que  la  lecture  d'un  roman.  Quiconque 
veut  connaître  exactement  les  idées  de  l'époque,  savoir 
comment  elles  ont  pénétré  dans  le  peuple,  et  comment 
elles  ont  trouvé  une  si  grande  expansion,  doit  suivre  de 
près  ces  productions  intellectuelles.  En  leur  donnant  la 
moindre  attention,  on  a  vite  fait  de  ne  plus  s'étonner  de 
la  situation  morale  de  notre  société. 

On  s'effraie  aussi  avec  raison,  de  l'ordure  qui  pénètre 
dans  le  peuple  par  la  littérature  de  colportage,  les  feuille- 
tons, les  feuilles  populaires  et  les  affiches.  La  littérature 
socialiste  elle-même,  quicependantjugesi  sévèrement  la 
bellettristique  libérale,  prend  part  aussi,  dans  la  mesure 
de  ses  forces,  nous  l'avons  vu  plus  haut,  à  ce  travail 
d'égoutier.  Quelqu'un  qui  le  jugerait  bon  et  nécessaire, 
pourrait  se  convaincre  du  degré  de  dextérité  auquel  elle 
est  parvenue  en  cette  matière,  en  lisant  un  roman  de 
Christian  Fltiggen,qui  a  paru  dansla  «  Mlinchener  Post  » 
pendant  Tété  de  1891 . 

Mais  ces  officines,  qui  empoisonnent  le  bas  peuple, 
produisent-elles  autre  chose  que  celles  qui  travaillent 
pour  le  soi  disant  public  de  choix,  d'après  ce  principe  : 
((  L'art  est  affranchi  des  chaînes  de  la  pudeur  et  de  la 
morale  »  ?  Est-ce  que  les  théâtres  populaires  représen- 
tent d'autres  pièces  que  celles  qui  passionnent  au  «  Théâ- 
tre libre  » ,  une  partie  de  la  société  triée  sur  le  volet?  Ce 
n'est  pas  sans  raison  qu'on  se  plaint  du  mépris  que  la 
Uttérature  socialiste  fait  du  mariage  ;  mais  dépasse-t-elle 
ce  qui,  depuis  des  siècles,  est  représenté  sans  pudeur 
en  présence  des  cours  et  de  la  noblesse,  dans  les  pièces 
les  plus  goûtées  de  Molière  jusqu'à  celles  d'Alexandre 
Dumas?  Dépasse-t-elle  ce  qu'ont  répété  à  satiété  des  ro- 
mans sans  nombre  que  tous  les  manuels  rangent  parmi 


134      VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

les  chefs-d'œuvre  de  la  littérature  classique  universelle? 
On  s'effraie  à  bon  droit  de  la  grossièreté  et  de  la  vio- 
lence aveclesquelles  les  écrivainsdu  socialisme  cherchent 
à  rendre  moins  sensible  le  manque  de  vérité  et  d'esprit; 
mais  en  définitive,  ils  ont  appris  cet  art  dans  les  pièces 
les  plus  vantées  et  les  plus  lues  de  notre  littérature,  si- 
non dans  les  «  Brigands  »  de  Schiller^  du  moins  dans 
celles  d'Ibsen  et  de  Gerhard  Hauptmann.  Que  la  partie 
instruite  de  la  société  moderne  s'y  prenne  comme  elle 
voudra,  s'il  est  un  domaine  sur  lequel  elle  ne  réussira 
jamais  à  nier  sa  coopération  aux  maux  de  l'époque,  c'est 
bien  celui  de  la  littérature  et  de  l'art.  Un  des  plus  zélés 
propagateurs  des  idées  socialistes,  Max  Kegel  a  publié, 
pour  les  faire  pénétrer  dans  les  hautes  sphères,  un  élé- 
gant petit  livre  :  «  Rayons  poétiques  ».  Il  va  de  soi  qu'il 
est  orné  de  gravures  selon  le  goût  de  l'époque,  et  sur 
lesquelles  on  nous  épargnera  de  plus  amples  détails. 
Eh  bien,  àcôtédepoèmesde  Herwegh,  dePfau,  dePrutz, 
de  Kegel,  de  Heine,  d'Arthur  Fitger,  deBiichner,  deSal- 
let,  deLenau^  d'AnastaseGriJn,  d'Alfred  Meissner,  d'An- 
dorf,  de  Freiligrath,  de  Tite  Ulrich,  de  Béranger;  à  côté 
d'autres  poètes,  sur  les  tendances  desquels  tout  le  monde 
est  ûxé,  ce  livre  contient  aussi  de  copieux  extraits  de 
Schack,  de  Lingg,  de  Stieler,  de  Geibel,  de  Vischer,  de 
Gœthe,  de  Chamisso,  de  Godefroid  Keller,  de  Brachvo- 
gel,  de  Hans  Hopfen^  de  Scheffel  et  particulièrement  de 
Bodenstedt.  La  solidarité  n'est-elle  pas  évidente? 

Que  cela  n'aille  pas  plus  loin,  ne  puisse  et  ne  doivei 
pas  y  aller,  dit  un  article  publié  par  Stern  dans  la] 
«  Deutsche  Schriftstellerzeïtimg  »,  nous  sommes  tousj 
d'accord  sur  ce  point.  Et  si  tel  ou  teln'apasle  coura-i 
ge  d'exprimer  son  avis,  tous  cependant  sont  convaincus, 
que  notre  journalisme  est  rongé  par  la  vermine,  ma- 
lade, pourri  jusque  dans  ses  racines.  La  presse  emploie 
toutes  ses  forces  à  faire  disparaître  le  dernier  reste  de 
considération  qu'elle  possède. Elle  le  fait  d'une  manière 
de  plus  en  plus  insensée.  Son  sac  se  gonfle  sans  cesse 


SOLIDARITÉ    DANS    LES    IDÉES    MODERNES  135 

de  nouvelles  fautes.  Elle  corrompt  tout  :  l'opinion  publi- 
que, la  politique  et  les  partis  politiques  ;  elle  corrompt 
l'art,  le  goût,  la  science  ;  elle  corrompt  tout  sentiment 
pour  la  morale,  la  bienséance,  le  droit.  Elle  est  l'in- 
fatigable complice  de  tous  les  coups  de  banque  ou  de 
bourse,  de  toutes  les  filouteries,  de  tous  lesentremette- 
ments  ;  et  elle  exerce  cette  corruption  avec  l'audace  la 
plus  incroyable  et  l'effronterie  la  plus  éhontée.  Elle  n'a 
qu'un  haussement  d'épaules  de  regrets,  pour  celui  qui 
n'y  voit  pas  la  plus  magnifique  floraison  de  la  civilisa- 
tion, le  plus  éclatant  triomphe  de  notre  évolution  libre. 
Mais  malheur  à  celui  qui  ose  la  combattre  !  Celui-là  est 
l'Antéchrist.  En  face  de  lui,  elle  ne  connaît  aucun  égard, 
aucune  bienséance,  aucune  retenue.  Elle  l'anathéma- 
tise,  elle  le  poursuit  et  lui  inflige  en  présence  du  monde 
entier  la  marque  ignominieuse  d'ennemi  de  la  patrie. 
La  décadence  de  la  presse  est  arrivée  à  son  comble  ;  elle 
ne  peut  afler  plus  loin  (i).  Tel  est  le  jugement  porté 
par  cette  revue,  jugement  qui  rappelle  de  la  manière  la 
plus  frappante  ce  que  Marat  disait  du  journahsme  au 
temps  de  la  Révolution  (2). 

Est-il  bien  vrai  que  tout  le  monde  soit  d'accord  sur  ce     4,  -  Fau- 

1,.        .  .    .  ,  te  de  l'état  et 

point,  comme  on  1  indique  ici  ?  C  est  ce  que  nous  ne  desmaîtresde 

*^  ^  -^  la  situation 

pouvons  malheureusement  pas  affirmer  catégorique-  p^ii"q«e. 
ment.  Il  semblerait  souvent  qu'en  cette  matière,  une 
puissance  supérieure  ait  maudit  l'humanité.  Les  petits  • 
reconnaissent  le  danger  ;  les  grands  se  le  dissimulent. 
Les  personnes  privées,  dontla  voix  est  sans  importance, 
voient  le  mal  dans  toute  son  étendue  ;  celles  qui  des 
hauteurs  qu'elles  occupent  pourraient  regarder  dans  la 
plaine  ;  celles  dans  les  mains  desquelles  se  trouvent  et 
le  sort  de  la  société  et  leur  propre  sort,  sont  comme 
frappées  d'aveuglement.  Et  si  parfois  elles  entrevoient 

(d)  Stern,  Einfluss  der  socialen  Zustœnde  auf  aile  Ziveige  des  Cultiir- 
lebens,  33  sq. 

(2)  Richter,  Staats.  und  Gesellschaflsrecht  der  franz.  Révolution,  I, 
lo6  sq. 


136      VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

les  choses  dans  leur  véritable  lumière,  elles  se  détour- 
nent aussitôt  de  la  vérité.  N'ont-elles  donc  pas  la  force 
de  la  regarder  en  face  ?  N'ont-elles  donc  pas  la  force 
intellectuelle  suffisante  pour  maîtriser  les  événements  ? 
Craignent-elles  leur  devoir  qui  est  de  pratiquer  la  vérité 
reconnue?  Qui  donnera  une  réponse  exacte  à  toutes  ces 
questions  ?  Ce  qu'on  peut  dire  sans  crainte,  c'est  que, 
par  son  silence  et  son  principe  du  laisser-aller,  l'auto- 
rité assume  une  grande  responsabilité,  et  se  rend  cou- 
pable d'une  lourde  faute  par  sa  participation  aux  maux 
publics.  Ceci  soit  dit  non  pour  la  rabaisser,  car  celui 
qui  parle  ainsi  a  une  grande  estime  de  la  puissance  pu- 
blique. Plus  sa  force  est  grande,  plus  elle  est  inexcusa- 
ble de  fermer  les  yeux.  L'état  absolu  n'est  pas  aussi 
prude  là  où  il  peut  trouver  une  occasion  d'exercer  son 
influence.  Pourquoi  garde-t-il  une  retenue  si  choquante, 
là  précisément  où  il  a  une  tâche  difficile  et  féconde  à 
remplir,  une  tâche  dont  la  négligence  se  fait  chèrement 
expier?  Peu  lui  importait  jadis  de  voir  son  rôle  assi- 
milé à  celui  d'une  nourrice  ou  d'un  veilleur  de  nuit; 
et  maintenant  il  lui  arrive  d'être  pris  soudain  d'un  scru- 
pule d'honneur  et  de  conscience,  et  de  consentir  à  limi- 
ter son  rôle  de  tuteur  à  une  attitude  qui  consiste  à  atten- 
dre les  événements  ?  Mais  le  proverbe  dit  :  «  On  sème 
les  vices  qu'on  ne  blâme  pas  ;  celui  qui  n'empêche  pas 
le  loup  de  tuer  est  un  ennemi  des  brebis  ».  Si  ce  pas- 
teur est  en  outre  le  propriétaire  du  troupeau,  il  est  son 
propre  ennemi. 

La  faute  l'atteint  encore  d'une  manière  beaucoup 
plus  immédiate.  Quiconque  connaît  notre  époque  ne 
peut  s'empêcher  de  constater  que  le  mal  a  imprimé  un 
trait  particulier  au  caractère  de  l'humanité  actuelle. 
Nous  ne  nions  pas  que  l'influence  des  doctrines  et  des 
principes  pervers  soit  grande  ;  nous  l'avons  dit  tout  à 
l'heure,  et  nous  avons  donné  aux  coryphées  de  l'opinion 
publique  la  part  du  lion  dans  la  mauvaise  situation  où 
nous  sommes.  Mais  on  ne  doit  cependant  pas  être  injuste 


SOLIDARITÉ    DANS    LES    IDÉES    MODERNES  137 

au  point  de  les  rendre  responsables  de  tout  le  mal  qui 
existe.  Avant  d'en  arriver  à  des  principes  faux,  quel- 
qu'un agit  mal  pendant  longtemps.  Ce  n'est  qu'après, 
qu'il  invoque  ceux-ci  pour  justifier  ses  actions  coupa- 
bles, lien  est  beaucoup  qui,  comme  les  socialistes,  se 
rient  des  doctrines  de  la  philosophie,  ou  les  condamnent 
avec  une  grande  sévérité,  et  qui  cependant  font  leurs 
délices  de  régler  leur  vie  d'après  elles.  La  société  se  fait 
un  véritable  plaisir  d'enfreindre  les  lois,  de  bouleverser 
l'ordre,  de  tout  dévaster,  de  porter  le  trouble  partout. 
Ces  passionnés  du  néant,  comme  Auguste  Foll en  appe- 
lait un  jour  Ruge  et  ses  amis  radicaux,  ne  poursuivent 
pas  de  but,  n'appliquent  aucun  principe.  Elles  veulent 
simplementmontrerleurforce^quin'est  pas  assez  grande 
pour  bâtir  et  produire,  mais  qui  suffit  cependant  pour 
démolir.  Ce  sont  de  véritables  Erostrates,  qui  se  croient 
grands,  parce  que  le  monde  tremble  devant  eux.  Ce  sont 
des  gens  comme  Karl  iMohr  et  ses  compagnons,  dont 
tous  les  elTorts  consistent  à  faire  preuve  d'audace  devant 
l'humanité.  Ibsen  lui-même,  cette  nature  rabougrie 
de  guerrier  farouche,  ne  s'entend  pas  mal  à  cet  esprit, 
quand  il  dit,  au  nom  de  notre  génération  : 

((  Oui,  s'il  m'arrive  d'accomplir  quelque  chose  de  grand,  » 
«  C'est  évidemment  une  action  digne  de  la  nuit  »  (1). 

Bref,  tout  ce  qui  est  en  état  de  commettre  des  crimes 
le  fait.  L'enfant  cherche  à  gagner  ses  premiers  éperons 
par  son  arrogance  contre  FEglise  et  ses  lois  ;  le  criminel 
et  le  banqueroutier  se  préparent  longtemps  d'avance,  à 
provoquer  l'admiration  de  l'époque  par  un  dernier  cri- 
me, au  moment  où  ils  seront  pris.  Comment  cela  se  fait- 
il?  La  réponse  est  bien  simple.  Notre  politique,  notre 
vie  publique  ont  ouvert  la  voie.  Depuis  que  le  droit  a  été 
séparé  de  la  religion  et  de  la  morale,  il  est  devenu  une 
question  de  puissance.  11  n'a  d'autres  limites  que  la 
force.  Celui  qui  fait  preuve  de  la  plus  grande  violence  a 

(1)  Ibsen,  Gedichte  (Passarge)  21. 


138      VIE    PUBLIQUE    ET   INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

tout  pour  lui.  Un  diplomate  de  rancienne  école,  mar- 
chant à  pas  comptés,  a  perdu  toute  considération.  Au- 
jourd'hui, il  lui  faut  proclamer  qu'il  médite  tel  ou  tel 
acte  de  violence  ;  il  lui  faut  marcher  botté,  éperonné, 
en  plein  jour,  au  but  qu'il  se  propose.  Puis,  après  cela, 
il  peut  faire  ce  qu'il  veut.  Il  sera  le  héros  de  l'époque, 
tant  qu'il  réussira.  Plus  il  traite  avec  mépris  toutes  les 
ficelles  du  droit,  tous  les  scrupules  de  conscience  des 
âmes  faibles  et  des  esprits  étroits,  plus  aussi  sa  gloire 
monte  à  l'égal  de  celles  d'un  grand  homme. 

Les  états  ne  procèdent  pas  autrement,  sauf  qu'ils  le 
font  en  grand.  Nous  nous  étonnons  de  la  stupidité  tur- 
que avec  laquelle  notre  époque  se  courbe  devant  l'abso- 
lutisme ;  mais  par  ses  expropriations  brutales,  ses  an- 
nexions, ses  sécularisations,  l'état  moderne  a  inspiré 
une  telle  stupéfaction  aux  esprits,  qu'il  n'est  personne 
parmi  ceux  qui  gémissent,  ou  sont  irrités  de  la  pression 
qu'il  exerce,  qui  ne  se  courberait  pas  docilement,  plein 
d'admiration,  devant  la  violence  exercée  par  lui.  Sur 
cette  voie,  l'état  ne  peut  que  continuer.  S'il  entrait  au- 
jourd'hui dans  la  politique  de  paix  et  de  nivellement  ju- 
ridique, c'en  serait  fait  de  sa  considération  et  par  consé- 
quent de  son  existence.  Avant  tout,  il  lui  faut  avoir  cons- 
tamment un  pied  sinon  sur  la  nuque  de  l'Eglise,  du 
moins  sur  son  pied.  Par  contre^  il  doit  faire  si  bonne 
contenance  en  face  des  autres  états  que  le  monde  en 
tremble.  Celui  qui  a  le  plus  grand  nombre  de  canons  est 
évidemment  dans  le  droit. 

Enfin,  il  doit  user  d'oppression  à  l'égard  de  ses  sujets 
et  les  tenir  constamment  hors  d'haleine.  Ce  n'est  qu'à 
cette  condition  qu'ils  reconnaîtront  une  plus  grande 
puissance  à  son  autorité.  Ainsi,  la  politique  intérieure, 
comme  la  politique  extérieure  est  devenue  une  incar- 
nation de  la  violence.  C'est  comme  dans  la  mer,  les  plus 
gros  mangent  les  plus  petits.  Décidément,  dit-on,  l'épo- 
que n'est  pas  favorable  aux  petites  existences  ;  elles 
n'ont  pas  d^autre  moyen  que  de  compenser  la  force  du 


commune . 


SOLIDARITÉ    DANS    LES    IDÉES    MODERNES  139 

lion  parla  ruse  du  renard.  Sans  cela,  tout  concourt  à  une 
seule  fin,  le  développement  delà  grandeur  et  de  la  puis- 
sance. Il  faut  que  tout  devienne  grand  ;  grand  les  états, 
grandes  les  villes.  Le  grand  Berlin,  le  grand  Vienne,  la 
Grande-Bretagne,  sont  des  mots  d'ordre,  grâce  auxquels 
quelqu'un  peut  vite  se  rendre  populaire.  Mais  que  le 
monde  en  soit  ruiné,  comme  jadis  pour  la  construction 
de  la  grande  Rome  de  Néron,  c'est  un  détail.  L'huma- 
nité ne  connaît  que  deux  choses  qui  soient  dignes  de 
son  admiration  :  la  masse  volumineuse  et  la  violence. 

Tels  sont  les  exemples  que  donne  la  vie  publique^  et 
chacun  les  suit  selon  la  mesure  de  ses  forces. 

D'après  ce  tableau,  quel  est  celui  qui  oserait  nier  sa  s.-tou- 
part  de  responsabilité  dans  la  corruption  générale  ?  Oui,  sans  exception 
tous  les  hommes  sont  plus  ou  moins  responsables.  Res-  ponsabmté 
ponsables  sont  les  esprits  forts^  les  libres-penseurs,  les 
héros  de  l'esprit  et  ceux  qui  font  Topinion  publique. 
Responsables  aussi  sont  les  croyants  qui  se  tiennent 
timidement  dans  leur  coin,  qui,  comme  ils  disent,  ne 
veulent  pas  affronter  le  monde,  et  qui  sont  persuadés 
qu'on  respectera  mieux  la  foi  ou  du  moins  leur  personne, 
s'ils  s'affublent  de  quelques  lambeaux  que  leur  jette  le 
libéralisme.  Responsables  sont  tous  ceux  qui  contri- 
buent pour  leur  part  à  ruiner  l'autorité,  l'autorité  reli- 
gieuse en  particulier.  Et,  sur  ce  point,  qui  est  exempt  de 
reproches  ?  Il  n'est  pas  un  savant,  pas  un  maître  d'école 
qui  ne  se  serve  de  la  religion  pour  augmenter  sa  gloire. 
Il  n'est  pas  un  homme  d'état,  pas  un  gouvernement,  pas 
une  dynastie,  pas  un  prince  qui  n'ait  à  se  reprocher 
quelques  velléités  de  montrer  sa  puissance  contre  l'É- 
glise. Quel  est  l'homme,  quelle  est  la  classe  d'hommes 
qui  n'a  pas  contribué,  selon  ses  forces,  à  faire  du  princi- 
pe du  socialisme  :  ((  La  religion  est  une  affaire  privée  », 
le  plus  commun  de  tous  les  principes  ?  N'y  a-t-il  pas 
déjà  longtemps  que  tout  le  corps  des  officiers,  et  tout  le 
corps  des  employés  ne  juge  et  ne  vit  que  par  lui  ?  Heu- 
reux encore  si  ceux-ci  étaient  assez  tolérants  pour  le 


140      VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

laisser  s'appliquer  dans  la  vie  réelle  !  Les  jurisconsultes 
déclarent  que  le  droit  ne  peut  s'occuper  ni  de  morale  ni 
de  religion  ;  les  hommes  d'état  exigent  qu'on  prenne  la 
puissance  pour  le  droit  et  l'accessoire  pour  le  nécessaire; 
les  artistes  désirent  qu'on  délivre  le  beau  des  chaînes 
de  la  morale  ;  les  viveurs  réclament  d'un  autre  côté, 
qu'on  délivre  la  morale  des  liens  de  la  religion  et  de  la 
conscience  ;  les  philosophes  enseignent  que  l'homme  est 
son  propre  Dieu^  son  unique  législateur  ;  les  savants  de 
toute  espèce  prêchent  que  Thomme  moderne  ne  porte 
plus  de  chaînes,  que  tout  dogme,  toute  opinion  qui  ne 
varie  pas,  est  un  anachronisme,  que  la  liberté  et  le 
changement  de  conviction  sont  la  condition  indispensa- 
ble pour  être  à  la  hauteur  de  la  vraie  culture  de  l'époque. 
Les  politiciens,  les  députés,  les  chefs  de  parti  et  les  ora- 
teurs proclament  dans  toutes  les  réunions,  aux  électeurs 
du  petit  peuple,  qu'il  n'y  aura  pas  de  bonheur  sur  cette 
terre,  tant  que  les  exigences  indispensables  de  l'époque 
ne  seront  pas  complètement  réalisées,  à  savoir  lahberté 
de  pensée,  la  liberté  de  la  presse,  la  liberté  de  conscience 
et  la  liberté  des  cultes.  Les  excitateurs  et  les  brouillons 
disent  qu'il  faut  sans  cesse  revenir  sur  ces  exigences, 
jusqu'à  ce  qu'elles  soient  enfin  passées  dans  la  pratique 
de  la  vie.  Où  trouver  un  homme  qui  n'a  pas  eu  de  part 
à  cela,  qui  n'a  rien  reçu  de  ces  idées?  Où  trouver  un 
homme  qui  ne  soit  pas  responsable  du  principe  :  «  La 
religion  est  une  affaire  privée  »? 

A  ceci  s'ajoute  la  vie  extérieure,  la  vie  réelle.  Les  idées 
socialistes  gagnent  le  dessus  dans  une  proportion  ef- 
frayante. Chaque  période  électorale  voit  grandir  le  nora-j 
bre  de  ceux  qui  s'y  attachent  ouvertement.  D'où  cela 
peut-il  venir?  La  propagande  socialiste,  dit-on,  est  pous- 
sée avec  une  activité  qu'on  ne  saurait  imaginer.  A  la  fin 
de  septembre  1890,  les  socialistes,  d'après  un  article  de| 
Bebel,  avaient  plus  de  soixante  feuilles  politiques  avec] 
254.000  abonnés,  plus  de  quarante  et  une  feuilles  d'asso-j 
ciations  avec  201 .000  abonnés,  et  plusieurs  autres  feuil-' 


SOLIDARITÉ    DANS    LES    IDÉES    MODERNES  141 

les  scientifiques  et  amusantes  avec  128.000  abonnés  (1). 
Faut-il  s'étonner  si  toutes  ces  publications  font  des  ra- 

jj  vages?  Evidemment  ce  sont  des  chiffres  qui  donnent  à 
penser,  mais  c'est  aussi  un  prosélytisme  que  la  bonne 
cause  ferait  bien  d'imiter.- 

Cependant,  il  nous  semble  qu'avec  tout  ceci,  on  soit 
encore  loin  d'avoir  tout  dit.  En  dehors  de  leurs  sphères 
propres^  les  socialistes  ont  aussi  beaucoup  d'auxiliaires 
qui  font  la  propagande  en  leur  faveur.  Si  ceux-ci  ne 
préparaient  pas  le  terrain  et  ne  cultivaient  pas  les  ger- 
mes, il  serait  bien  plus  difficile  aux  vrais  socialistes  de 
répandre  leurs  idées.  Mais  souvent  ils  n'ont  qu'à  récolter 
la  moisson  que  les  autres  ont  semée,  cultivée,  et  amenée 
à  sa  maturité.  Qui  travaille  plus  à  la  diffusion  des  idées 
socialistes,  ou  de  ceux  qui  disent  que  tous  les  hommes 
sont  nés  pour  le  travail^,  ou  de  ceux  qui,  selon  l'ancienne 

1  vue  païenne,  traitent  comme  indigne  de  considération 
sociale  quiconque  estobhgé  de  gagnerson  pain  à  la  sueur 
de  son  front?  Qui  les  répand  plus  que  ceux  qui  ne  con- 
sidèrent personne  comme  membre  de  la  société,  sinon 
celui  qui  limite  tout  son  travail  à  la  jouissance  et  à  la 
consommation,  que  ceux  qui  parlent  sans  cesse  d'excur- 
sions, de  théâtres,  de  beautés,  de  chevaux  et  de  chiens? 
Quels  sont  ceux  qui  sont  plus  dangereux  pour  la  société, 
ou  des  travailleurs  qui  ne  seraient  pas  fâchés  de  voir  à 
leur  table  autre  chose  que  les  éternelles  pommes  de  terre, 
ou  des  Gambettas  grands  et  petits,  qui  ne  connaissent 
qu'un  évangile,  Brillât-Savarin,  qui  n'ont  qu'un  article 
de  foi,  et  qui  considèrent  l'invention  d'un  nouveau  mets 
plus  utile  pour  le  genre  humain  que  la  découverte  d'une 
nouvelle  étoile?  Il  est  difficile  de  discuter,  c'est  vrai, 
avec  les  socialistes  pauvres,  qui  semblent  pris  de  cram- 
pes épileptiques,  quand  on  leur  dit  que  la  terre  n'est 
qu'une  vallée  de  larmes,  qu'il  faut  rendre  habitable  par 
la  patience,  la  résignation,  la  modestie  et  le  regard  d'es- 

(I)  Protocole  du  Congrès  de  Halle,  1890,  p.  3o. 


142       VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

pérance  jeté  sur  un  au-delà  meilleur.  Mais  d'où  vient  la 
haine  de  ceux-ci  contre  la  doctrine  chrétienne  de  la  pé- 
nitence, du  sacrifice,  du  renoncement,  sinon  de  cette  sa- 
gesse Hbérale  au  nom  de  laquelle  Gœthe  a  condamné  la 
doctrine  de  la  Croix  et  du  Crucifié  comme  étant  une 
école  de  laideur,  bonne  tout  au  plus  pour  mourir,  au 
nom  de  laquelle  Spinoza  enseigne  que  la  vraie  philoso- 
phie n'a  qu'une  chose  en  vue  :  s'accommoder  à  la  vie  ? 
Et  ces  milliers  de  personnes  qui,  en  face  de  la  misère, 
malgré  tous  les  murmures  des  masses,  déploient  un  luxe 
tel  qu'on  pourrait  croire  qu'elles  veulent  provoquer  par 
leur  arrogance  et  leur  dédain,  la  colère  de  ceux  qui  sont 
moins  favorisés  de  la  fortune,  ne  sont-elles  pas  aussi  les 
apôtres  du  socialisme,  et  peut-être  les  plus  actifs  ? 
6.  -  De       Ainsi  tous  travaillent  à  miner  les  fondements  de  la 

simples  mesu- 
res extérieu-  société  ;  aiusi  tous  seront- enraiement  coupables  si  elle 

YQS  à    1  égard  '  ^  ^  "  ^  *^ 

"^^dltnUne'  éclatc  aujourd'hui  ou  demain.  Prise  d'un  aveuglement 
Senterie  mat  incompréhensible,  notre  époque  s'est  persuadée  que  tant 
qu'on  maintiendrait  avec  énergie  l'ordre  extérieur,  tant 
qu'on  s'occuperait  suffisamment  de  la  police  et  de  la 
force  armée,  Texistence  de  la  société  serait  assurée.  C'est 
une  grande  illusion,  et  pour  deux  raisons.  C'est  d  abord 
une  erreur  de  croire  que  la  misère  écrasante  et  les  au- 
tres nécessités  extérieures  ont  seules  tendu  la  situation 
comme  elle  l'est.  Il  fut  un  temps  où  la  situation  publique 
était  bien  plus  difficile  à  supporter  qu'elle  ne  l'est  main- 
tenant. Le  sort  des  travailleurs  en  particulier  est,  depuis 
quelque  temps,  relativement  meilleur  qu'autrefois  ;  en 
tous  cas,  il  est  bien  supérieur  à  celui  d'une  foule  de  pe- 
tits employés  qui  le  regardent  d'un  œil  d'envie.  Cepen- 
dant chaque  jour  confirme  la  vérité  de  ces  paroles  : 

u  n  y  a  beaucoup  de  mécontents,  oui  beaucoup,  » 

«  Qui  méditent  de  nouveaux  projets,  qui  reposent,  » 

«  Tout  armés,  et  qui  vers  le  milieu  de   la  nuit  » 

«  S'élancent  de  leur  couche.  L'oreille  tendue,  » 

«  Us  écoutent  anxieux  dans  la  nuit  silencieuse,  » 

«  S'ils  n'entendront  pas  le  canon  d'alarme.  ». 

«  Le  monde  tout  entier  ressemble  à  une  vaste  mine  (1)  ». 

(1)  Prutz,  Moritz  von  Sachsen  I,  2. 


SOLIDARITÉ    DANS    LES    IDÉES    MODERNES  j  43 

Mais  la  poudre  avec  laquelle  cette  mine  est  chargée  n'est 
pas  à  proprement  parler  la  misère  du  temps  ;  c'est  l'es- 
prit de  l'époque.  Les  idées  modernes  voilà  ce  qui  fer- 
mente et  qui  menace  de  faire  sauter  les  canaux  dans 
lesquelles  elles  coulent.  Quiconque  contribue  à  leur 
fermentation  a  sa  part  de  responsabilité  dans  ce  tra- 
vail qui  peut  ruiner  l'ordre  du  monde. 

Il  est  donc  complètement  vain  de  vouloir  apaiser  la 
tempête  par  des  mesures  de  violence.  Comment  peindre 
assez  la  perversité  de  ceux  qui,  parleurs  paroles  et  plus 
encore  par  leurs  actes,  apportent  constamment  des  ma- 
tières inflammables  destinées  à  faire  sauter  lamine?Que 
diredeceux,qui,pour  conjurer  l'explosion, couvrent  cette 
mine  d'une  police  et  d'une  force  armée  qui  va  toujours 
croissant?  Est-ce  avec  ces  moyens  qu'ils  l'empêcheront 
de  sauter? 

«  Comment  les  affamés,  les  mendiants,  les  vaincus  de  la  vie,  » 
((  Ceux  qui  ne  possèdent  rien  dans  le  monde  de  Dieu,  )> 
<(  Ceux  qui  n'espèrent  plus  que  la  mort,  » 
«  Comment  peuvent-ils  observer  )> 
«  Le  pre'cepte  divin  de  la  paix,  » 
«  Si' vous  le  foulez  aux  pieds  ?»  (1). 

C'est  là  que  se  trouve  la  cause  du  mal.  Les  idées  mo- 
dernes ont  chargé  la  mine.  La  vie  qui  s'oriente  d'après 
elles  est  le  brandon  qui  les  allume.  Avec  des  mesures 
de  police  extérieures,  avec  des  palliatifs  superficiels,- 
avec  des  accommodements  diplomatiques,  on  ne  les  em- 
pêchera pas  d'éclater.  Il  n'y  a  d'autre  moyen  que  de  vider 
leur  contenu  pernicieux.  Le  monde  ne  peut  devenir  sain 
qu'en  mettant  à  la  place  des  idées  modernes  les  antiques 
lois  de  Dieu  dont  la  valeur  ne  passe  point,  le  respect 
sacré  de  l'autorité,  observé  par  devoir  de  conscience,  le 
règne  de  la  vraie  morale,  de  la  vraie  piété  et  de  la  vraie 
religion.  Mais  tant  que  nous  tous,  sans  restriction  au- 
cune, non  pas  avec  des  demi-mesures,  mais  dans  une 

(1)  Prutz,  Moritz  von  Sachsen  1,  2. 


144      VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE    DES    IDÉES    MODERNES 

intention  bien  déterminée,  nous  ne  romprons  pas  com- 
plètement avec  l'esprit  du  temps,  nous  ne  nous  oppose- 
rons pas  à  la  corruption  qu'il  a  introduite,  nous  serons 
responsables  si  Tordre  du  monde  se  brise  en  morceaux. 
7.  — Pers-       Au  poiut  OÙ  Ics  choscs  cu  sont,  nous  avons  certes  bien 

pectives  qu  a  *■ 

le  monde.  peu  de  chauccs  de  voir  cette  catastrophe  épargnée  à  la 
société.  Cependant  nous  espérons  toujours  que  l'Esprit 
de  Dieu  inclinera  les  hommes  à  rentrer  en  eux-mêmes 
et  à  se  convertir.  Ce  sont  ces  motifs  surnaturels  qui  nous 
retiennent  sur  le  chemin  de  la  désespérance.  Mais  s'il 
s'agit  du  monde,  s'il  faut  parler  au  point  de  vue  pure- 
ment naturel,  nous  devons  avouer  que  c'est  à  peine  si 
l'on  peut  avoir  une  lueur  d'espoir  du  côté  du  cœur.  Pour 
la  tête,  il  n'en  faut  pas  parler.  Sans  pénitence  sérieuse, 
sans  conversion  sur  toute  la  ligne,  il  n'y  a  pas  de  salut. 
Un  simple  jour  de  pénitence  et  de  prière  ne  suffit  pas. 

Pouvons-nous  espérer  un  tel  changement  ?  Le  socia- 
lisme dit  non  !  d'un  ton  très  assuré.  Héritières  de  la 
grande  succession  des  philosophes  allemands  et  de  la 
science  allemande  ;  dépositaires  des  grandes  idées  delà 
civilisation  moderne,  les  classes  ouvrières,  dit-il,  ont 
pour  elles  le  présent  et  l'avenir  tout  entier  (i).  Qui  a 
semé  dans  le  monde  les  idées  antichrétiennes,  panthéis- 
tes,  athées,   matérialistes,   s'écrie-t-il  d'un  air  triom- 
phant? Est-ce  le  socialisme?  Non,  celui-ci  était  encore 
dans  le  sein  maternel  de  la  bourgeoisie,  lorsque  ces 
idées  vivaient  déjà.  Ce  sont  les  grands  poètes  allemands,, 
les   philosophes  illustres,  les  naturalistes   modernes,.! 
Lessing,   Gœthe,  Schiller,  Kant,  Fichte,   Hegel,   Scho-j 
penhauer,  Feuerbach,  David  Strauss,  Moleschott,  Biich-| 
ner  et  l'école  de  Darwin.  La  bourgeoisie  a  encouragé  efj 
soutenu  tous  ces  efforts  tant  que  ceux-ci  n'ont  été  diri- 
gés que  contre  l'aristocratie  et  l'Eglise  (2).  Maintenant 
ces  idées  sont  devenues  le  partage  du  socialisme  qui  lei 
tourne  contre  la  société  toute  entière.  La  démocrati( 

(1)  Vorwœrts,  iS  ium  iS9i. 

(2)  Socialdemokrat,  15  février  1883  (Winterer,  Le  Péril  social,  30). 


SOLIDARITÉ    DANS    LES    IDÉES    MODERNES  145 

sociale,  dit  Bebel,  n'a  pu  ajouter  une  seule  pensée  nou- 
velle à  ces  principes.  Vous  tous,  criait-il  à  ses  collègues 
libéraux,  au  Reichstag,  vous  tous  qui  siégez  ici,  vous 
avez  pris  fait  et  cause  pour  elle  (1). 

Bebel  avait  raison.  Jamais  un  représentant  convaincu 
des  idées  modernes  n'a  osé  donner  un  démenti  sérieux 
à  la  question  que  Strauss  posait  et  résolvait  négative- 
ment au  nom  du  monde  savant  :  «  Sommes-nous  encore 
chrétiens  »  ?  Si  nous  considérons  seulement  comme  des 
chrétiens,  dit  Paulsen,  ceux  qui  pensent  et  vivent  com- 
me le  faisaient  les  premières  communautés  chrétiennes 
Strauss  a  dit  vrai  :  le  symbole  des  Apôtres  n'est  plus  la 
formule  appropriée  aux  convictions  de  notre  époque  (2). 
Le  chœur  des  esprits  d'élite,  déclare  Théobald  Ziegler, 
travaille  à  trouver  une  compensation  à  la  religion. 
Celle-ci  n'est  pas  encore  complètement  découverte,  c'est 
pourquoi  l'ancienne  religion  est  conservée  provisoire- 
ment ;  la  société  a  besoin  d'un  soutien.  Mais  personne 
ne  peut  nier  le  fait  que  l'humanité  destinée  à  prendre  la 
place  de  la  religion  se  détourne  complètement  des  vues 
du  passé'  (3).  Il  n'y  a  que  les  sauvages  ou  les  demi-civi- 
lisés qui  croient  encore  à  une  Providence,  à  une  inter- 
vention de  Dieu  dans  le  monde  (4).  L'humanité  est  à 
elle-même  son  propre  Dieu  (5).  Le  symbole  avec  lequel 
la  société  savante  actuelle  entreprend  courageusement 
la  lutte  contre  tous  les  périls,  le  mot  d'ordre  de  toutes 
les  questions  litigieuses  est  celui-ci  :  Implorer  l'assis- 
tance de  Dieu  et  de  son  Christ  est  un  blasphème  contre 
notre  nature  (6).  Rejetons  toute  autre  foi  que  la  foi  en 
la  puissance  et  en  la  souveraineté  de  l'humanité  (7). 

Quand  le  monde  ne  connaît  pas  d'autres  états,  nous 


(1)  Winterer,  Le  socialisme  international,  27,  sq. 

(2)  Paulsen,  Stjstem  der  Ethik,  (i),  122  sq. 

(3)  Allgemeine  Zeitung,  1889,  140,  Beil,  2. 

(4)  Gizycki,  Moralj)hllosophie,  (1),  413. 

(5)  Jodl,  Geschichte  der  Ethik,  II,  385. 

(6)  Gizycki,  Moralphilosophie,  (1),  386,  411  sq. 

(7)  Jodl,  Geschichte  der  Ethik,  II,  222. 

10 


146      VIE    PUBLIQUE    ET    INFLUENCE   DES    IDÉES    MODERNES 

ne  sommes  donc  que  trop  autorisés  à  regarder  l'avenir 
d'un  œil  anxieux.  La  société  sera  sans  défense  contre  le 
socialisme,  si  elle  n'abandonne  pas  résolument  toutes 
ces  idées  qui  sont  ses  précurseurs,  ses  lutteurs  d'avant- 
garde,  ses  meilleurs  compagnons.  Comprendra-t-elle 
cela?  Nous  n'osons  dire  ni  oui  ni  non.  Mais  un  esprit 
qui  connaît  parfaitement  le  monde  crie  aux  libé  raux  cette 
réponse  : 

«  Vous  nous  avez  enlevé  Dieu  du  monde.  » 

«  Maintenant  qu'il  est  privé  de  son  secours,  » 

«  Le  peuple  tombe  dans  un  délire  sans  nom.  » 

«  L'animal  qu'il  porte  en  lui  se  réveille.  » 

«  Pousse  de  sauvages  hurlements,  et  renverse,  » 

«  Les  colonnes  de  la  civilisation.  » 

«  Et  vous,  continuant  vos  calculs,  » 

«  Vous  restez  chez  vous,  joyeux  et  calmes  !...  »  (1). 

(1)  Jordan,  Demiurg,  II,  142. 


DEUXIÈME  PARTIE 
LE   DROIT 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    NATUREL    DU    MONDE 


1.  C'est  abaisser  la  nature  que  de  la  respecter  d'une  manière  exagé- 
rée. —  2.  Hugo  Grotius  créateur  du  droit  naturel  dans  sa  forme 
moderne.  —  3.  Son  influence  sur  la  science  du  droit  moderne  et 
son  importance.  —  4.  Différence  entre  la  conception  moderne  du 
droit  et  la  conception  ancienne.  —  5.  Le  droit  naturel  moderne  est 
la  négation  de  la  nature  et  du  droit.  —  5.  Négation  du  droit  natu- 
rel dans  l'école  historique.  —  7.  Malgré  la  contradiction  des  deux 
tendances,  Jes  principes  sont  les  mêmes.  —  8.  La  vraie  doctrine  du 
droit  naturel. 


Quand  même  on  nierait  toutes  les  doctrines  de  la  i.-cest 
Révélation,  il  en  est  une  qui  restera  intangible  tant  qu'il  mre  que  de 
y  aura  une  histoire  de  l'humanité,   c'est  celle  d'après  d'une  maniù- 


laquelle  une  malédiction  pèse  sur  l'homme.  Qu'il  se 
trouve  où  il  voudra,  il  la  porte  avec  lui.  Prend-il  intérêt 
à  quelque  chose  ?  Le  malheur  ne  tardera  pas  à  se  met- 
tre de  la  partie.  Prononce-t-il  une  parole  ?  Il  peut  être 
sûr  qu'on  en  abusera  bientôt  dans  de  vastes  proportions, 
et  que  son  vrai  sens  sera  défiguré. 

Un  des  mots,  qui  étaient  destinés  à  en  donner  la 
preuve  la  plus  frappante,  est  le  mot  nature.  Deux  fois  il 
a  joué  un  grand  rôle,  un  rôle  fécond  en  influence  dans 
l'histoire  de  la  civilisation,  à  l'époq.ue  où  l'antiquité  se 
mourait,  et  dans  les  temps  modernes^  depuis  la  nais- 
sance de  l'Humanisme,  alors  que  notre  civilisation  est 


re  exagérée. 


i48  LE    DROIT 

entrée  dans  la  même  voie  que  Athènes  sous  Périclès  et 
Rome  sous  Auguste.  A  ces  deux  époques,  on  ne  parlait 
que  de  nature  ;  on  cherchait  à  faire  dériver  de  ce  mot 
toutes  les  lois  qui  régissent  la  vie  ainsi  que  la  règle 
chargée  de  tout  fixer:  civilisation,  art,  littérature;  on 
ne  jurait  que  par  la  nature.  Mais  il  est  inutile  d'en  dire 
davantage,  puisque  nous  avons  déjà  traité  ce  sujet  ail- 
leurs (1).  Il  nous  suffît  simplement  de  faire  remarquer 
que  la  nature  devait  payer  cher  cet  enthousiasme  dont 
elle  était  l'objet.  Jamais  elle  n'a  dû  se  résigner  à  enten- 
dre des  choses  si  blessantes,  subir  une  telle  dégradation. 
Ce  que  les  poètes  et  les  philosophes  depuis  Épicure  ;  ce 
que  Spinoza,  Hobbes^,  Rousseau  et  les  Darwinistes  mo- 
dernes disent  du  soi-disant  état  de  nature  est  si  gros- 
sier, que  la  nature  se  fût  enfuie,  la  honte  au  front,  si 
elle  n'eut  pas  déjà  été  chassée. 
2.-  HugD       A  cette  même  époque  où  l'homme  cherchait  partout 

Grotius  créa-  ,  *       -^  ,  * 

leur  du  droit  la  vraie  nature  dans  la  littérature  et  dans  la  philoso- 

naturel    dans  a 

deme™^  "°"  ph^G,  afin  d'y  trouver  deux  avantages  :  un  refuge  con- 
tre la  civilisation  devenue  insupportable  et  une  compen- 
sation au  Christianisme  devenu  trop  lourd,  la  science 
du  droit  elle  aussi  suivit.la  même  voie.  Hugo  Grotius" 
fut  le  père  de  la  science  moderne  du  droit,  en  donnant 
à  ce  dernier  la  nature  comme  seule  et  unique  base.  En 
cela,  il  ne  faisait  qu'attribuer  à  sa  science  ce  que,  com- 
me nous  l'avons  déjà  vu,  le  caractère  de  l'époque  récla- 
mait d'une  façon  générale  pour  toutes  les  branches  de 
la  civilisation,  pour  la  pensée  et  la  vie  de  l'humanité 
tout  entière.  Caria  science  du  droit,  elle  aussi,  est  inti- 
mement liée  au  mouvement  intellectuel  de  son  époque, 
et,  peut-être  encore  plus  que  toute  autre  branche  de  ci- 
vilisation, emprunte  à  l'opinion  publique  les  idées 
qu'elle  expose.  C'est  pourquoi  une  histoire  de  la  civili- 
sation sera  toujours  incomplète,  si  elle  ne  fait  pas  en- 
trer dans  le  cercle  de  ses  considérations  le  droit,  et  le 

(1)  IIP  vol.,  I,  2;  II,  17. 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    NATUREL    DU    MONDE         149 

droit  public  en  particulier  ,  et  si ,  parmi  toutes  les 
sources  auxquelles  elle  puise,  elle  ne  donne  pas  au  droit 
une  importance  capitale.  Supposé  qu'on  perdit  cela  de 
vue,  on  ne  comprendrait  pas  comment  la  doctrine  de 
Grotius  a  pu  transformer  si  vite  et  si  complètement  la 
science  du  droit,  et  comment  aussi  elle  a  pu  régner  si 
longtemps. 

Répondant  donc  à  l'esprit  de  son  époque,  c^est-à-dire 
au  naturalisme  exclusiviste  et  intolérant,  Grotius  crut 
devoir  donner  au  droit  une  base  plus  solide  que  celle 
qu'il  possédait  jusqu'alors.  Il  agit  ainsi  non  par  animo- 
sité  pour  la  religion,  à  laquelle  il  était  sincèrement  dé- 
voué ;  mais  persuadé  qu'il  était  bon  de  tenir  compte  de 
l'intolérance  toujours  croissante  contre  elle,  il  pensa 
rendre  à  l'époque  et  au  droit  un  véritable  service,  en 
basant  ce  dernier  uniquement  sur  la  nature.  Car  il  était 
convaincu  qu'en  faisant  dériver  le  droit  immédiatement 
de  Dieu,  on  courait  risque  de  voir  les  hommes  rejeter 
tout  droit,  dans  le  même  et  peu  rassurant  degré  qu'ils 
délaissaient  la  foi  en  Dieu.  Afin  donc  qu'il  restât  au 
moins  le  droit  au  monde,  puisqu'il  rejetait  la  religion, 
il  était  mieux,  selon  lui,  de  chercher  pour  le  droit  une 
autre  base  que  la  crainte  révérentielle  et  l'obéissance 
envers  Dieu.  Or,  il  n'en  trouva  pas  de  meilleure  que  le 
mot  de  nature^  qui  était  alors  sur  toutes  les  lèvres. 

Ceci  est  un  exemple  remarquable  comment  l'homme 
dépend  du  mot  d'ordre  qu'une  époque  s'est  donné,  et 
que  chaque  savant  adopte  comme  indispensable.  Hugo 
Grotius  était  certainement  un  homme  bien  supérieur  à 
la  plupart  de  ses  contemporains  et  par  l'esprit  et  par 
l'érudition.  Malgré  cela,  lui  aussi,  comme  tant  d'esprits 
d'élite,  était  atteint  de  la  maladie  de  vouloir  ignorer  (1) 
tout  ce  qui  avait  été  dit  avant  lui.  Il  lui  fallait  du  nou- 
veau. De  tels  hommes  se  font  toujours  les  porte-voix  de 
l'opinion  publique  régnante,  et  la  répètent  avec  d'autant 

(1)  Hugo  Grotius,  De  jure  belli  et  pacis  Prolegom,  l. 


150  LE    DROIT 

moins  de  critique  qu'ils  critiquent  davantage  ce  qui 
avait  existé  jusque  là. 

Ainsi  s'expliquent  les  contradictions  de  la  doctrine  de 
Grotius.  Elles  sont  la  conséquence  nécessaire  de  la  situa- 
tion défavorable  dans  laquelle  il  se  trouvait.  Pour  sau- 
ver le  droit,  il  livre,  premier  libéral  moderne,  la  reli- 
gion à  l'esprit  de  l'époque.  Si  pour  obéir  à  la  voix  de  la 
vérité,  il  avait  dit  avec  Cicéron,  qu'on  doit  s'attacher 
solidement  à  la  religion,  parce  que  «  sans  la  piété  en- 
vers les  dieux  s'anéantiraient  la  bonne  foi,  tout  bien 
social  entre  les  hommes  et  la  justice,  la  plus  excellente 
des  vertus  »  (1),  il  l'aurait  sauvegardée  aussi  bien  que 
le  droit.  Mais  il  fait  comme  celui  qui  a  perdu  la  tête 
dans  un  incendie,  et  qui  jette  le  vase  pour  sauver  le 
couvercle.  Revenu  au  calme  et  à  la  raison,  il  trouve  ce 
dernier  de  nulle  valeur  et  le  jette  à  son  tour.  11  en  .est 
de  même  de  Grotius.  Il  a  sacrifié  la  religion  et  le  droit  ; 
et  si  la  faute  ne  retombe  pas  tout  entière  sur  lui,  ses 
successeurs  eurent  vite  fait  de  découvrir  le  point  vulné- 
rable et  de  l'exploiter.  Ils  durent  s'y  sentir  d'autant 
plus  autorisés,  qu'ils  ne  furent  pas  sans  remarquer  que, 
par  suite  de  sa  fausse  situation,  il  se  contredit  cons- 
tamment. Il  veut  établir  pour  le  droit  une  base  qui  soit 
valable,  même  dans  le  cas  où  il  n'y  aurait  pas  de  Dieu  ; 
et  il  dit  que  le  crime  le  plus  grand  est  de  ne  pas  admet- 
tre l'existence  d'un  Dieu  qui  régit  les  choses  humai- 
nes (2).  Il  affirme  expressément  que  la  nature  a  été  don- 
née par  Dieu  (3),  et  dit  également  que  Dieu  commande 
ou  défend  quelque  chose,  parce  que  ainsi  le  veut  la  na- 
ture (4).  Il  considère  celle-ci  indépendante,  au  point 
que  Dieu  lui-même  ne  pourrait  en  changer  les  lois  (5). 
11  admet  aussi  qu'il  est  très  difficile  de  découvrir  ce  qui 
appartient  à  la  nature  (6),  de  même  qu'il  ne  peut  nier 


(1)  Cicero,  De  natura  deor.^  I,  2. 

(2)  Hugo  Grotius,  De  jure  belli  et  pacis.  Proleg.,  XI. 

(3)  Ici.  Ibid.,  Proleg.  XII.  —  (4)  Id.Ibid.,  1,1,10,1,2. 
(5j  Id.Ibid.,  1,1,10,3.  —  (6)  Id.  Ibid.,  1,2,1,2. 


LE  DROIT  ET  L  ORDRE  NATUREL  DU  MONDE    151 

qu'en  fait,  Dieu  a  dispensé  plus  ou  moins  d'un  certain 
nombre  de  lois  naturelles. 

Makré  cela,  le  monde  moderne  ne  trouve  pas  assez  de     3.-  mu- 

^  .  ,  .  ence  de  Hugo 

paroles  pour  célébrer,  comme  une  action  de  premier  or-  prouus  dans 

*  *■  ici  SC160C6  mo* 

dre,  une  découverte  comparable  par  son  influence  à  la  ^'"sonJi^Jor- 
découverte  de  l'Amérique,  le  pas  que  Grotius  a  fait  ici.  *^"^^- 
Grâce  à  lui,  dit-on  encore  aujourd'hui,  «  le  soleildu  droit 
s'est  enfin  levé  sur  le  monde.  Il  est  l'arbre  de  la  vie  et  de 
la  science  du  droit  naturel  et  du  droit  des  peuples;  il  est 
l'instrument  dont  s'est  servi  la  sagesse  de  Dieu  pour 
faire  disparaître  la  confusion  qui  a  régné  si  longtemps 
entre  le  naturel  et  le  surnaturel  »  (1).  Ces  dernières  pa- 
roles nous  donnent  la  vraie  raison  pour  laquelle  les  tempa 
modernes  décernent  de  si  grands  éloges  à  l'homme  au- 
quel ils  ont  pourtant  tant  de  reproches  à  faire.  «  Avant 
tout,  dit  Ahrens,  son  œuvre  marque  la  rupture  complète 
avec  le  moyen  âge  en  ce  qui  concerne  le  droit  de  paix 
et  de  guerre.  Elle  marque  le  point  de  départ  d'une  nou- 
velle et  grande  ère  de  civilisation  dans  la  vie  du  droit, 
de  l'état  et  des  peuples  ;  elle  est  l'effort  fait  pour  intro- 
duire, dans  l'organisation  du  droit,  l'esprit  même  de  la 
Réforme,  esprit  qui  s'est  déjà  frayé  un  chemin  dans  la 
religion  et  dans  l'Eghse.  Le  lien  ecclésiastico-religieux 
qui  avait  enlacé  les  peuples  européens  a  été  brisé  par  la 
Réforme.  Il  fallait  lui  trouver  une  compensation.  L'hom-  . 
me  célèbre  répondit  non  seulement  à  ce  besoin,  mais  il 
trouva  pour  l'exécuter  un  moyen  tout  à  fait  dans  le  goût 
de  l'époque.  Dorénavant,  une  conscience  générale  de 
droit  devait  prendre  la  place  de  la  foi  commune  »  (2). 
Avec  elle,  on  pouvait  parfaitement  se  passer  de  la  foi, 
et  on  évitait  le  danger  de  voir  le  monde  retourner  à  elle 
par  nécessité. 

L'esprit  moderne  voit  donc  dans  Grotius  son  propre 
père  parce  qu'il  a  complété  l'œuvre  de  Luther.  Celui-ci 
n'a  fait  qu'ébranler  la  foi  et  la  rendre  de  nulle  valeur. 

(1)  Hirinchs,  Geschichte  der  Redits  iind  Staatsprincipien,  I,  59,  sq. 

(2)  Bluntschli,  Staatswœrterbiich,  IV,  555. 


i52  LE    DROIT 

Non  seulement  il  n'a  pas  su  par  quoi  la  remplacer,  mais 
d'après  son  interprétation,  il  a  voulu  en  faire  la  règle* 
de  la  pensée  et  le  moyen  d'union  entre  les  peuples.  Gro- 
tius  déclara  que  c'était  la  nature.  Luther  avait  pareille-j 
ment  dépouillé  la  Bible  de  sa  valeur.  Plus  il  se  rapportait 
à  elle,  plus  il  voulait  contraindre  les  esprits  à  subir  ses 
opinions,  en  les  forçant  à  observer  la  lettre  de  ses  pré- 
ceptes, plus  aussi  le  désir  d'un  autre  moyen  d'entente 
devint  irrésistible.  De  là  les  explosions  de  joie  qui  écla- 
tèrent lorsque  Grotius  mit  à  sa  place  une  bible  naturelle, 
le  droit  naturel. 

L'autre  cause  pour  laquelle  son  livre  se  répandit  d'une 
manière  si  inattendue,  est  que,  selon  l'expression  reçue, 
il  affranchit  la  doctrine  du  droit  de  la  théologie,  et  en 
fait  une  science  indépendante,  en  lui  donnant  la  seule 
nature  comme  base  souveraine  et  inébranlable  (1).  Mais 
si  le  droit  devenait  indépendant,  la  société  elle  aussi  en 
arriva  finalement  à  l'indépendance,  à  une  orgueilleuse 
suffisance,  et  conçut  l'idée  qu'elle  était  à  elle-même  sa 
propre  fin  (2).  Bref,  ce  que  furent  la  déclaration  de  l'in- 
dépendance pour  l'Amérique  du  nord,  et  la  proclamation 
des  droits  de  l'homme  pour  la  Bévolution  française, 
l'œuvre  de  Grotius  le  fut  pour  la  science  moderne  du 
droit.  On  ne  peut  lui  donner  un  autre  nom  que  l'Acte 
d'émancipation  du  droit,  de  la  politique  et  de  l'état,  à 
l'égard  de  la  foi  et  du  surnaturel. 

Et  c'est  vrai.  Comme  le  dit  Heffter,  l'œuvre  est  deve- 
nue peu  à  peu  un  Code  européen,  approuvé  par  toutes 
les  confessions  (3).  Son  influence  a  été  remarquable,  non 
seulement  sur  le  droit  des  peuples,  mais  aussi  sur  le 
droit  d'état  et  la  philosophie  de  droit  des  temps  moder- 
nes. Le  fait  s'est  produit  dans  des  proportions  telles, 
qu'on  ne  peut  mieux  faire  que  de  conseiller  l'étude  de 
cet  ouvrage  à  celui  qui  voudrait  connaître  en  peu  de 

(1)  Bluntschli,  Geschichte  des  allg .  Staatsrechts,  64,  74. 

(2)  Bluntschli,  Staatswœrterbuch,  IV,  522. 

(3)  Heffter,  Bas  europ.  Vœlkerrecht  (6)  12. 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    NATUREL    DU    MONDE  J  53 

temps,  et  de  la  manière  la  plus  simple,  l'esprit  de  la  ju- 
risprudence moderne  ;  il  lui  tiendra  lieu  de  beaucoup 
d'autres  volumes  plus  détaillés.  Sa  doctrine  contient  les 
germes  de  toute  l'évolution  du  droit  du  libéralisme  mo- 
derne, à  savoir,  comme  le  remarque  parfaitement  Mohl, 
toutes  les  idées  fondamentales  de  la  théorie  de  l'état 
constitutionnel,  le  plus  grand  triomphe  des  conceptions 
libérales,  l'opposition  la  plus  complète  avec  l'ancienne 
conception  de  la  société.  C'est  pourquoi  on  ne  peut  s'em- 
pêcher de  rendre  Grotius  responsable  de  ce  que  aujour- 
jourd'hui,  il  y  a  une  question  sociale  à  résoudre.  Selon 
lui,  la  société  des  hommes  n'est  pas  issue  d'une  loi  gé- 
nérale placée  par  Dieu  dans  la  nature  humaine,  mais 
de  la  volonté  libre,  d'un  contrat  entre  des  personnalités 
individuelles,  dont  chacune,  comme  le  prétend  aussi  le 
hbéralisme  actuel,  est  considérée  comme  complètement 
indépendante  et  isolée  des  autres.  Ainsi  l'état  fut  envi- 
sagé au  point  de  vue  purement  extérieur.  11  ne  se  com- 
posa que  d'hommes  individuels  qui  s'unissaient  à  lui, 
sous  l'empire  de  la  contrainte^  et  non  d'un  ensemble 
d'individus  vivant  en  sociétés,  et  unis  dans  uneindépen- 
dance  essentielle  (1). 

Ce  qu'il  faut  juger  encore  plus  sévèrement  dans  cette 
doctrine,  c'est  l'inconvénient  qu'elle  avait  d'enlever  au 
droit  lui-même  toute  base  solide  et  sûre.  Elle  crée  pour 
le  droit  un  point  de  départ  immuable  à  jamais,  mais  en 
réalité,  elle  ne  lui  donne  aucune  base  sûre.  Que  signifie 
en  effet  cette  conception  du  droit,  qui  l'envisage  seule- 
ment comme  une  dérivation  spontanée  de  la  nature? 
Qui  peut  obliger  un  législateur  à  se  soucier  de  cette 
chose  équivoque  qu'on  appelle  la  nature  ?  Comment  le 
législateur  doit-il  s'y  prendre  pour  unir  ensemble  cette 
nature  abstraite  et  le  droit  positif?  En  pareil  cas,  ne  vaut- 
il  pas  mieux,  pour  l'ordre  et  la  sûreté  de  la  vie  réelle, 
faire  complètement  abstraction  du  droit  naturel  auquel 

(1)  Mohl,  Geschichte  und  Literatur  der  Sôaatswissenschaften,  I,  230. 


154  LE    DROIT 

chacun  se  rapporte  comme  il  lui  plaît,  et  proclamer  la 
puissance  de  l'état  commesource  unique  dudroit?Bref, 
dès  qu'on  pénètre  un  peu  avant  dans  la  doctrine  de  Gro- 
tius,  on  y  trouve  déjà  tous  les  côtés  suspects  de  la  mo- 
derne compréhension  du  droit. 

Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  maintenant,  si  son  nom 
marque  une  des  grandes  crises  de  l'humanité,  et  soit 
comme  un  jalon  planté  dans  l'histoire  du  droit  et  de  la 
civilisation.  Son  influence  a  été  incomparablement  plus 
grande  que  celle  de  Machiavel,  bien  que  ce  dernier  soit 
plus  connu.  Machiavel  n'avait  fait  que  démolir  les  der- 
niers vestiges  de  la  conception  chrétienne  et  naturelle 
du  droit  public,  et  ne  pensait  pas  à  se  servir  des  débris 
pour  la  construction  d'un  nouvel  édifice.  Il  n'était  donc 
que  le  précurseur  d'Hugo  Grotius  ;  et  au  point  de  vue  de 
l'histoire  de  la  civilisation,  il  est  sur  le  même  pied  que 
Erasme,  Hutten,  Luther,  qui  battirent  en  brèche  l'orga- 
nisation du  moyen  âge.  Il  était  réservé  à  une  époque 
ultérieure,  de  construire  le  nouvel  édifice  du  monde 
moderne,  avec  la  poussière  et  les  débris  que  ces  pertur- 
bateurs et  ces  démolisseurs  avaient  entassés.  Ce  que 
Spinoza  fit  après  Giordano  Bruno,  Rousseau  après  Hut- 
ten.  Voltaire  après  Erasme  ;  ce  que  le  rationalisme  et 
le  libéralisme  ont  fait  des  travaux  préparatoires  de  Lu- 
ther, Hugo  Grotius  l'a  accompli  comme  héritier  et  suc- 
cesseur de  Machiavel  et  de  Luther  tout  à  la  fois.  Il  est  le 
premier  qui  ait  cherché  à  fondre  les  idées  modernes  en 
un  seul  tout,  pour  en  faire  un  manuel  à  l'usage  de  son 
époque  et  des  époques  futures.  D'où  l'influence  dont  il 
a  joui  jusqu'à  ce  jour. 
rence~en?rfiâ       Or  c'est  précisément  la  cause  pour  laquelle,  il  est 

conception       i^i  i  •  i   i  •  i  i 

moderne  du  1  hommc  chcz  qui  OU  pcut  le  mieux  observer,  que  les 
conceptionan-  idécs  soi-disaut  modcmcs  ne  sont  pas  seulement  en  op- 

clenne.  .   .  i        •  i  i 

position  complète  avec  les  idées  du  moyen  âge,  ou  com- 
me on  aime  à  s'exprimer^,  avec  la  conception  théocrati- 
que  du  monde,  mais  qu'elles  ont  complètement  rompu 
a.vec  les  principes  chrétiens  et  païens  d'autrefois,  et  par 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    NATUREL    DU    MONDE        155 

conséquent  avec  la  conviction  de  l'humanité  tout  entiè- 
re. Les  temps  modernes  ne  se  le  dissimulent  pas.  Au- 
trement, ils  ne  pourraient  voir  une  découverte  si  nou- 
velle dans  le  système  de  Grotius.  Depuis  longtemps  déjà 
le  droit  naturel  était  considéré  comme  la  base  inébran- 
lable du  droit.  Dans  les  cas  où  c'est  possible,  les  juris- 
consultes romains  ramènent  au  droit  naturel  les  institu- 
tions historiques  de  droit,  ou  bien  prennent  comme  règle 
les  exigences  du  droit  naturel,  et  montrent  en  quoi  elles 
diffèrent  des  précédentes.  C'est  ainsi  qu'ils  disent  par 
exemple  que  l'esclavage  n'est  pas  fondé  sur  lanature  (1), 
et  déclarent  expressément  que  les  lois  qui  permettent 
l'intérêt  d'un  prêt  comme  tel,  se  trouvent  en  contradic- 
tion avec  ledroitnaturel,  qui  ne  peut  être  bouleversé  par 
une  ordonnance  du  sénat  (2). 

Il  n'en  était  pas  autrement  au  moyen  âge.  A  celte 
époque,  on  s'en  tenait  pour  cette  matière  à  l'enseigne- 
ment du  droit  romain.  Les  scolastiques  affirmaient  tous 
non  seulement  qu'il  y  a  un  droit  de  nature  (3),  mais 
aussi  que  les  lois  humaines  en  dériven  t,  et  qu'elles  tirent 
leur  force  de  leur  accord  avec  lui  (4).  Dans  tous  leurs 
développements,  ils  font  le  plus  riche  emploi  de  ce  prin- 
cipe. Celui  qui  prétend  que  dans  leur  doctrine  sur  l'in- 
térêt par  exemple,  ils  ont  seulement  subi  l'influence  du 
droit  canonique,  prouve  qu'il  ne  les  a  pas  lus.  Car  qui-, 
conque  les  ouvre  n'est  pas  peu  étonné  de  les  voir  citer 
si  rarement  les  décisions  de  l'Eglise  comme  preuves  de 
leur  opinion.  Presque  toujours,  saint  Thomas  d'Aquin 
surtout,  ils  se  rapportent  exclusivement  au  droit  natu- 
rel (5). 

La  différence  entre  l'époque  moderne  et  lepoque  an- 
cienne ne  consiste  donc  pas  en  ce  que  l'ancienne  nie  le 
droit  naturel,  et  que  la  première  l'accepte,  mais  dans  la 


(\)Inst.,  l,3,§2.D/g.,l,o,  4,  §1. 

(2)  Dig.^  7,  5,  2,  §1.  Inst.,  2,  4,  §  2. 

(3)  Thomas,  1,  2,  q.  19,  a.  2.  —  (4)  Thomas,  1,  2.  q.  95,  a.  2,  4. 
(5)  Thomas,  2,  2,  q.  78  ;  3,  d.  37,  q.  1,  a.  6  ;  De  malo,  q.  13,  a.  4. 


156  LE   DROIT 

manière  différente  de  comprendre  la  nature.  Hugo  Gro- 
tins,  comme  nous  le  savons  déjà,  dit  que  la  raison  pour 
laquelle  Dieu  considère  une  chose  comme  bonne  ou 
mauvaise,  est  que  la  nature  le  veut  ainsi.  Par  consé- 
quent, l'appréciation  de  Dieu  suit  la  nature.  Grotius 
affirme  bien  que,  pour  lui,  il  n'a  pas  l'intention  de  pré- 
tendre par  là  que  la  nature  est  indépendante  de  Dieu. 
Mais  comme  chacun  le  comprend,  c'est  une  contradic- 
tion. Ses  imitateurs  ne  tinrent  pas  compte  de  cette  affir- 
mation, et  ils  eurent  bientôt  enlevé  à  Dieu,  complète- 
ment et  expressément,  toute  influence  sur  le  droit  et 
l'organisation  extérieure  du  droit. 

Les  anciens  pensaient  tout  le  contraire,  et  affirmaient 
que  la  raison  pour  laquelle  une  chose  était  juste  ou 
injuste,  et  s'accommodait  ou  non  à  la  nature,  était  sa 
conformité  ou  sa  contradiction  avec  la  sainte  loi  de  Dieu. 
Pour  eux  donc,  la  nature  n'était  pas  le  dernier  mot,  le 
mot  suprême,  mais  la  volonté  et  la  nature  sainte  et  im- 
muable de  Dieu.  C'était  là  f  unique  raison  pour  laquelle 
ils  se  rapportaient  si  volontiers  à  la  nature  ;  et  celle-ci 
n'avait  une  si  grande  puissance  à  leurs  yeux,  que  parce 
qu'ils  reconnaissaient  en  elle  l'expression  de  la  volonté 
divine.  Ainsi,  Hésiode  dit  déjà  ces  paroles  :  «  Jupiter 
embrasse  tout  d'un  regard,  comprend  tout  d'une  pensée. 
Il  voit  nos  actions  et  n'ignore  pas  quelle  est  la  justice  de 
notre  ville.  Loin  de  moi  la  pratique  de  la  vertu,  si  la 
défaveur  est  pour  la  probité  et  la  protection  des  lois  pour 
la  mauvaise  foi,  !  Les  poissons,  les  bêtes  sauvages,  les 
habitants  des  airs  se  dévorent  les  uns  les  autres,  parce 
qu'ils  n'ont  pas  reçu  la  justice  en  partage.  Ce  don  pré- 
cieux fut  réservé  pour  les  humains  (1)  ». 

Sans  doute  il  y  eut  aussi  dans  l'antiquité  des  esprits 
qui  voulurent  séparer  Dieu  de  l'ordre  extérieur  du  mon- 
de. Mais,  dit  Cicéron,  «  qu'en  advient-il  du  monde  si 
cette  opinion  est  fondée?  Heureusement  qu'il  est  d'autres 

■  (1)  Hesiod.,  Op.,  267,  276  sq.  (Lehrs). 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    NATUREL    DU    MONDE         157 

philosophes  d'un  grand  nom  et  d'une  grande  autorité, 
qui  pensent  au  contraire  que  Dieu  se  cache  derrière  la 
nature,  et  manifeste  sa  volonté  par  les  lois  de  cette 
dernière  (1)  ».  «  Si  je  ne  me  trompe,  affirme-t-il  ail- 
leurs, je  vois  les  sages  concourir  à  cet  avis,  que  la  loi 
n'est  point  une  invention  de  l'esprit  humain,  ni  un  dé- 
cret particulier  à  un  peuple  quelconque,  mais  quelque 
chose  d'éternel  qui  gouverne  l'univers,  en  lui  montrant 
dans  sa  sagesse  ce  qu'il  doit  faire  ou  éviter.  Selon  eux, 
celte  loi,  la  première  des  lois  et  la  dernière,  c'est  l'es- 
prit de  Dieu  même  dont  la  souveraine  vertu  commande 
ou  défend.  C'est  à  celte  origine  sacrée  que  la  loi  donnée 
par  la  divinité  au  genre  humain  doit  sa  perfection  :  elle 
n'est  autre  en  effet  que  la  raison  ou  l'esprit  du  sage,  ca- 
pable d'ordonner  et  de  défendre.  Si  dès  notre  enfance 
nous  avons  appris  à  nommer  lois  des  formules  telles 
que  celle-ci  :  «  Si  Ion  vous  cite  à  comparaître  en  jus- 
tice »,  il  faut  bien  comprendre  que  de  semblables  com- 
mandements ou  défenses  n'ont  pas  le  pouvoir  de  nous 
porter  au  bien,  de  nous  détourner  du  mal  :  ce  pouvoir 
est  antérieur  aux  peuples  et  aux  cités  ;  il  est  aussi  an- 
cien que  le  Dieu  qui  soutient  et  gouverne  le  ciel  et  la 
terre  (2)  ».  Ainsi  parle  l'homme  d'état  romain. 

De  là  résulte  combien  est  vrai  le  proverbe  que  :  deux 
personnes  peuvent  dire  la  même  chose,  sans  que  cepen- 
dant cette  chose  soit  la  même.  Les  anciens  parlent  d-e 
la  nature,  les  modernes  aussi  ;  mais  non  seulement  il  y  a 
une  grande  différence  dans  leur  manière  de  la  conce- 
voir, il  y  a  une  opposition  complète.  Selon  le  point  de 
vue  de  l'antiquité  et  du  moyen  âge,  la  loi  naturelle  est 
indépendante  de  la  volonté  et  des  conventions  humai- 
nes, comme  le  fait  très  bien  ressortir  Aristote  (3),  en  se 
référant  à  la  citation  bien  connue  de  l'Anligone  de  So- 
phocle (4).  Très  peu  osaient  dire  alors  que  les  hommes 

(1)  Cicero,  Nat.  deonim,  1,  2. 

(2)  Cicero,  Leg.  II,  4.  —  (3)  Aristot.,  Rhetor,  1,  13,  2. 
(4)  SophocL,  Antig.  456  sq. 


158  LE    DROIT 

avaient  trouvé  le  droit  par  crainte  de  l'injustice  (1  ),  et 
ils  étaient  généralement  honnis  comme  épicuriens  et 
comme  impies.  Mais  ce  qui  scandalisait  jadis  dans  l'an- 
tiquité est  presque  devenu  maintenant  une  condition 
essentielle  pour  prétendre  au  titre  de  savant.  Notre 
époque  trouve  qu'il  est  tout  à  fait  dans  l'ordre,  de  faire 
dépendre  l'origine  du  droit  d'un  contrat  des  hommes 
entre  eux,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  de  la  volonté  du 
législateur  et  de  l'état.  En  cette  matière  aussi  Hugo 
Grotius  a  indiqué  le  chemin  à  suivre  (2).  C'est  lui  qui  a 
donné  l'impulsion  à  cette  doctrine  concernant  l'origine 
de  l'organisation  publique,  doctrine  qui  a  été  appliquée 
presque  exclusivement  dans  la  science  du  droit  et  de 
l'état,  depuis  Hobbes  jusqu'à  Kant  et  Fichte,  doctrine 
que  Rousseau  a  rédigée  ensuite  dans  son  «  Contrat  so- 
cial »,  et  qui,  sous  cette  dernière  forme,  a  bouleversé  le 
monde  tout  entier  par  la  Révolution  française.  Selon 
l'expression  d'Aristote,  les  anciens  considéraient  le 
droit  naturel  comme  quelque  chose  qui  a  partout  la 
même  force,  quelque  chose  d'étranger  au  caprice,  par 
conséquent  comme  une  loi  indépendante  de  l'homme, 
une  loi  qui  lui  a  été  imposée  (3).  Avec  Kant  et  Fichte, 
les  modernes  déclarent  que  l'homme  est  l'interprète 
indépendant  de  la  loi  de  nature,  qu'il  est  son  législateur 
propre,  autonome,  et  prétendent  qu'il  agirait  d'une 
manière  immorale,  s'il  faisait  une  action  parce  qu'elle 
est  commandée  par  la  loi  (4).  Les  anciens  voyaient  dans 
la  loi  naturelle  une  institution  valable  pour  tous  les 
hommes  de  tous  les  temps  (5),  une  institution  que  les 
hommes  ne  pouvaient  pas  changer  (6).  Les  modernes 
considèrent  le  changement  continuel  de  vérité,  de  mo- 
rale et  de  droit,  de  conviction  et  de  religion,  comme  un 


(1)  Lucret.,  V.  1140  sq.  ;  Horat.,  Sat.  I,  3,  111. 

(2)  Hugo  Grotius,  De  jure  belli  et  pacis.  Proleg.  15. 

(4)  Aristot.,  Eth.  V,  7  (10),  1.  —  (3)  pr  vol.  III,  4. 

(5)  Aristot.,  Rhetor.  1,  13,  2.  Cicero,  Rep.  III,  22. 

(6)  Dig.,  4,  5,  S  ;  7,  5,  2.  §  1,  Inst.  1,   2.  §  11.  Cicero,  Rep.  III,  22. 


la   nature    et 
droit. 


LE    DROIT  ET    l'oRDRE    NATUREL    DU    MONDE  1  59 

des  droits  de  l'homme  les  plus  essentiels,  et  comme 
une  condition  indispensable  au  progrès.  C'est  à  tel 
point,  qu'ils  n'ont  pas  assez  de  paroles  pour  exprimer 
leur  dégoût  en  présence  de  l'obstacle  à  la  civilisation,  de 
l'oppression  de  la  liberté  humaine  et  de  l'obscurcisse- 
ment de  l'esprit,  qu'ils  voient  dans  la  conviction  des 
temps  passés,  ou  plutôt  de  l'humanité,  particulièrement 
dans  la  foi  qu'il  y  a  un  droit  objectif,  une  obligation  in- 
dépendante de  l'homme,  une  vérité  immuable,  une  re- 
ligion stable  à  jamais. 

Dans  son  développement  selon  les  principes  moder-     s.  -  Le 

^  ^  ^  *^    ,  ^  droit    naturel 

nés,  le  droit  naturel  ne  pouvait  manquer  de  dévier  bien-  JfnSon^de 
tôt  de  ce  que  l'époque  précédente  avait  considéré  com-  ^^^ 
me  conforme  à  la  nature.  Peu  à  peu  la  contradiction  fut 
si  grande  que,  plusieurs  fois,  on  voulut  faire  passer 
pour  droit  ce  qui  auparavant  était  considéré  comme 
souverainement  injuste.  On  révoqua  en  doute  des  obli- 
gations admises  à  l'unanimité  jusque  là  ;  on  se  tint  sé- 
rieusement pour  obligé  à  des  choses  qu'on  regardait 
jadis  comme  la  plus  grave  violation  du  plus  saint  des 
devoirs.  11  n'est  aucune  horreur  qui  ne  fut  justifiée  au 
nom  de  la  nature,  et  qui  ne  fut  défendue  comme  un  véri- 
table droit  naturel.  Les  vues  les  plus  grossières  des  an- 
ciens stoïciens  et  hédonistes,  qui  de  leur  temps  avaient 
proclamé  cette  même  conception  de  la  nature  que  nous 
retrouvons  chez  Hobbes,  Rousseau  et  les  Darwinistes,^ 
furent  mises  de  nouveau  à  la  mode  et  pour  ainsi  dire 
surpassées.  Chrysippe  et  ses  disciples  considéraient  déjà 
les  crimes  entre  parents,  le  cannibalisme,  le  meurtre 
des  parents  devenus  vieux  pour  les  manger,  et  autres 
horreurs  semblables,  comme  la  vraie  vie  selon  la  nature, 
de  même  qu'ils  voyaient  le  propre  état  de  nature  dans 
une  collectivité  à  la  manière  des  troupeaux,  sans  famille, 
sans  état  (1).  Dire  si  Hobbes  et  ses  successeurs  jusqu'à 
Bachofen,  Herbert  Spencer  et  Lubbock,  les  apôtres  des 

(i)  IIP  vol.  II,  13,  IV«  vol.  XVII,  13. IP  vol.  XII, 1. 


160  LE    DROIT 

doctrines  répugnantes  sur  le  droit  des  femmes,  l'hétaï- 
risme  et  la  gynaecocratie,  ont  trouvé  cela  et  l'ont  ac- 
commodé à  l'époque  moderne  comme  leur  propre  in- 
vention, ou  s'ils  ont  seulement  imité  leurs  modèles  anti- 
ques, n'est  pas  chose  facile  à  établir.  En  tous  cas,  nous 
voyons  que  là  où  Ton  conçoit  la  nature  dans  un  autre 
sens  que  dans  le  sens  chrétien,  ou,  ce  qui  est  la  même 
chose,  dans  le  sens  naturel,  les  conséquences  sont  tou- 
jours contre  elle. 

La  vengeance  ne  pouvait  tarder  longtemps.  Ici,  com- 
me dans  la  question  de  l'origine  du  droit  et  de  l'ordre 
de  la  société,  apparurent,  sur  tous  les  domaines  qui 
traitaient  de  ce  prétendu  droit  naturel,  des  doctrines 
dont  personne  ne  pouvait  douter  qu'elles  fussent  la 
négation  la  plus  dédaigneuse  de  toute  nature  saine.  A 
peine  cette  tendance  se  fut-elle  emparée  du  droit  privé 
que,  entre  les  mains  de  Saumaise,  la  nature  dut,  bon 
gré  malgré,  se  prêter  à  prouver  comme  indéniable  et 
sacré  le  droit  de  l'usure  que,  jusque  là,  elle  avait  rejeté 
avec  dégoût. 

Sur  le  terrain  du  droit  d'état,  Grotius  avait  présenté 
la  doctrine  de  la  souveraineté  du  peuple  avec  certains 
tempéraments,  Milton  lui  donna  une  telle  extension  que 
le  droit  de  détrôner  les  rois,  de  les  punir,  de  les  mettre 
à  mort  au  besoin,  en  découlait  inévitablement.  Inutile 
de  nous  étendre  sur  la  façon  dont  Rousseau  et  la  Révo- 
lution française  commentèrent  cette  doctrine. 

En  économie  politique,  on  ne  se  moqua  pas  moins  de 
la  nature  que  dans  la  science  sociale.  Comme  Hobbes 
et  Rousseau  l'avaient  fait  pour  leur  science,  Adam  Smith 
prit,  pour  point  de  départ  de  la  sienne,  les  chasseurs  et 
les  pêcheurs  qui  rôdent  isolés,  bref,  des  sauvages,  et 
bâtit  toutes  ses  théories  sur  l'hypothèse  que  toute  acti- 
vité d'acquisition,  de  possession,  de  consommation,  se 
règle  d'après  des  lois  naturelles  qu'on  ne  trouve  pas 
dans  la  civilisation,  ni  dans  la  société,  mais  qu'il  faut 
chercher,  et  qui  existent  dans  toute  leur  pureté  là  où 


LE  DROIT  ET  L  ORDRE  NATUREL  DU  MONDE    J61 

l'homme  peut  se  comporter  comme  il  veut  avec  la  nature. 
Les  doctrines  libérales  dont  il  a  ainsi  doté  la  société 
économique,  doctrines  dont  Malthus  et  Ricardo  ont  les 
premiers  expliqué  toute  l'importance  et  toute  la  portée, 
sont  devenues  telles  que  les  socialistes  qui,  pour  le  dire 
en  passant,  adoptent  les  principales,  n'ont  pas  d'armes 
plus  fortes,  que  de  faire  toucher  du  doigt  à  leurs  repré- 
sentants, comment  ils  nient  les  droits  naturels  qu'ils 
invoquent  cependant  constamment. 

Si  l'on  considère  encore  que  les  jurisconsultes  libé- 
raux, depuis  Pufendorf  jusqu'à  Wolff  et  Kant,  traitaient 
leur  science  sans  égard  pour  la  réalité,  comme  si  le 
droit  n'était  qu'une  idée  morte,  une  table  de  Pythagore, 
et  la  science  du  droit  qu'un  ensemble  de  formules  dans 
le  genre  des  mathématiques  et  de  la  géométrie  ;  si  on 
ajoute  à  cela,  que  Thomasius  a  séparé  la  morale  du 
droit,  lequel  a.  été  limité  aux  seuls  actes  qui  tombent 
sous  la  contrainte  extérieure^  et  qui  n'ont  rien  à  faire 
avec  l'obligation  intérieure  ;  si  l'on  considère  enfin  que 
comme  Hobbes  le  disait  déjà  avec  raison,  la  contrainte 
extérieure  doit  être  d'autant  plus  accentuée  dans  le 
droit,  que,  d'après  cette  conception,  celui-ci  a  moins 
d'attaches  solides  dans  la  conscience,  on  comprend  que 
Rousseau  ait  fini  par  en  arriver  à  cette  doctrine  que  nous 
connaissons  déjà,  à  savoir  que  l'état  de  nature  et  l'état 
de  droit  sont  en  opposition  complète  l'un  avec  l'autre  (1).    • 

Ainsi  fut  exprimé  dans  la  science  ce  que  chaque  hom- 
me pensait  en  secret  depuis  longtemps  déjà,  savoir  que 
ce  prétendu  droit  naturel  est  la  négation  la  plus  criante 
de  la  nature,  et  la  honte  de  n'importe  quel  droit. 

Quand  on  a  ce  spectacle  sous  les  yeux,  on  ne  s'éton-     e.-Néga- 
nera  pas  beaucoup  que  la  science  moderne  du  droit  et   "a°ure"i  dans 

^«i''ii*i  •  •  >.  «11  .-.        l'école  histo- 

cie  1  état  au  pu  en  arriver  jusqu  a  concevoir  le  dessein  de  "que. 
détruire  complètement  la  doctrine  du  droit  naturel.  Les 
hommes  sont  ainsi  faits,  qu'ils  ne  peuvent  éviter  un 

(1)  Rousseau,  Contrat  social,  î,  8. 

u 


1B2  LE    DROIT 

extrême  sans  tomber  dans  un  autre.  La  réaction  violen- 
te, qui  eut  lieu  après  la  tempête  révolutionnaire,  souleva 
une  telle  colère  contre  tout  ce  qui  rappelait  cet  ensei- 
gnement que,  même  les  hommes  les  plus  marquants 
d'alors,  oublièrent  loute  mesure,  par  haine  contre  les 
empiétements  sur  les  droits  des  individus  et  de  la  cons- 
cience, empiétements  dont  s'était  rendu  coupable  l'état 
absolu  et  révolutionnaire.  Charles  Louis  de  Haller  rejeta 
complètement  le  droit  public,  et  ne  laissa  subsister  la 
puissance  de  l'état  que  comme  affaire  privée  des  prin- 
ces. Par  dégoût  pour  les  éternels  changements  et  les 
créations  sans  fin,  Frédéric  Gentz  poussa  le  principe  du 
conservativisme  jusqu'à  ce  système  de  stabihté  absolu- 
tiste, qui  régna  longtemps  sous  la  restauration  et  sous 
Metternich,  provoqua  un  grand  mécontentement,  et 
prépara  le  bouleversement  soudain  de  J848.  Hegel, 
comme  le  fit  plus  tard  Stahl  avec  une  plus  grande  modé- 
ration, crut  ne  pouvoir  opposer  une  meilleure  digue  à 
l'agitation  politique  régnante  et  au  mépris  de  toute  au- 
torité, qu'en  proclamant  que  l'état  tout  entier  était  l'é- 
coulement et  l'incarnation  de  la  divinité,  et  que  chacun 
de  ses  pas^tait  une  action  divine. 

Ces  efTorts,  faits  pour  mettre  fin  à  l'arbitraire  et  à  l'in- 
discipline sur  le  domaine  du  droit,  expliquent  comment 
le  grand  restaurateur  de  la  science  du  droit,  Savigny, 
s'est  laissé  entraîner  jusqu'à  nier  complètement  le  droit 
naturel.  Nous  pouvons  expliquer  cet  acte  de  violence  par 
les  mouvements  précédents  et  les  circonstances  d'alors. 
Nous  comprenons  aussi  la  juste  colère  qui  dût  s'empa- 
rer d'un  jurisconsulte  si  profond,  quand  il  vit  quelle 
caricature  on  avait  faite  du  droit  réel  en  invoquant  la 
nature.  Mais  ceci  ne  justifie  pas  la  réaction  excessive 
qui  eut  lieu.  Pour  enlever  des  chenilles,  dit  un  vieux  pro- 
verbe, on  n'abat  pas  un  arbre.  Qui  voudrait  à  plus  forte 
raison  déraciner  la  forêt  et  troubler  ainsi  la  nature  ? 

Cependant  le  piètre  abus  que  le  monde  a  fait  du  droit 
naturel  a  duré  si  longtemps  et  a  eu  des  conséquences  si 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    NATUREL    DU    MONDE         163 

mauvaises,  qu'on  devrait  penser  maintenant  à  l'envisa- 
ger avec  calme.  Si  les  vagues  amoncelées  brisent  des 
digues,  un  parti  qui  triomphe,  après  avoir  étélongtemps 
injustement  tenu  dans  l'ombre,  ne  ménage  nine  respecte 
rien.  Dans  sa  haine  contre  cet  orgueil  insondable  qui 
avait  saisi  les  peuples  dans  les  siècles  précédents,  Savi- 
gny  leur  refuse,  dans  son  ouvrage  bien  connu,  toute  ca- 
pacité, même  le  droit  de  faire  des  lois,  et  de  les  faire  en 
connaissance  de  cause. 

Presque  imbu  du  même  esprit  fataliste  qui  fit  dire  à 
Cromwell  qu'un  homme  ne  monte  jamais  si  haut  que 
lorsqu'il  ne  sait  pas  où  il  va,  Savigny  était  à  peu  près 
disposé  à  reconnaître  la  formation  inconsciente  du 
droit,  c'est-à-dire  à  reconnaître  l'histoire  et  la  tradition 
comme  ses  seules  sources,  et  à  considérer  l'erreur 
comme  inévitable,  dès  que  quelqu'un  le  cherche  avec 
intention.  Il  n'y  a  que  le  peuple  comme  tout,  dit-il,  qui 
produise  involontairement  le  droit  quand  il  est  jeune  et 
vigoureux ,  car  Tesprit  général  des  hommes  se  manifeste 
d'une  façon  différente  selon  les  peuples.  Ainsi,  le  droit 
comme  l'état,  provient  tout  entier  de  la  nature  et  de 
rhistoire  d'un  peuple.  Mais  vouloir  le  trouver  ou  l'inven- 
ter est  une  folie  et  une  présomption  sans  pareille. 

Ces  doctrines  furent  répandues  partout  par  l'école 
historique  à  laquelle  Savigny  donna  naissance,  et  cela 
grâce  au  nom  de  l'illustre  jurisconsulte  et  à  l'influence 
de  ses  auxiliaires,  Niebuhr,  Eichhorn  et  Gœschen.  Celui 
qui  travailla  le  plus  dans  ce  sens  fut  Hugo,  à  qui  on  doit 
surtout  attribuer  la  souveraineté  que  cette  école  exerce 
encore  à  cette  heure  presque  sans  conteste  dans  la  scien- 
ce du  droit.  Selon  lui,  il  n'y  a  de  droit  que  dans  l'état 
«t  par  l'état.  En  dehors  de  l'état,  il  peut  y  avoir  de  la 
morale  ;  mais  pour  que  quelque  chose  devienne  droit, 
il  faut  l'activité  de  l'état.  Celui-ci  est  le  créateur  du  droit, 
car  le  droit  consiste  essentiellement  dans  la  contrainte. 
Or  l'origine  des  principes  isolés  de  droit  a  son  fondement 
•dans  l'appropriation  des  moyens  à  la  fin,  c'est-à-dire 


164  LE    DROIT 

dans  l'attention  qu'on  doit  apporter  à  l'utilisation  et  aux 
exigences  de  la  situation  propre.  Pour  des  principes  a 
prïorï^  il  ne  peut  en  être  question.  Tous  les  essais  faits 
pour  les  établir,  et  pour  faire  dériver  le  droit  de  la  na- 
ture ou  de  certains  principes  généraux,  ne  sont  que  pur 
arbitraire,  et  en  fin  de  compte  de  simples  illusions  per- 
sonnelles. 

11  semble  que  la  négation  du  droit  naturel  et  l'aber- 
ration ne  peuvent  être  poussées  plus  loin.  Cependant, 
il  était  réservé  à  notre  époque  de  les  surpasser.  Elle  le 
fît  à  n'en  pas  douter,  quand  l'esprit  de  réaction  contre 
la  révolution  se  jeta  à  corps  perdu  dans  les  bras  de  l'ab- 
solutisme d'état,  comme  Hugo  l'avait  déjà  fait.  Hegel 
aussi,  comme  on  le  sait,  suivit  la  même  voie.  En  conce- 
vant l'état  comme  le  développement  du  Tout-Dieu  pan- 
Ihéistique,  comme  le  Dieu  présent,  il  dût  naturellement 
voir  dans  le  droit  en  général,  et  dans  chaque  loi  en  par- 
ticulier, comme  une  parole  immédiate  de  Dieu.  Criti- 
quer cette  parole,  répète-t-il  sans  cesse,  est  une  vérita- 
ble profanation  de  Dieu.  Mais  si  intolérable  que  paraisse 
cette  théorie,  on  ne  peut  cependant  nier  que,  bien  con-j 
sidérée,  elle  estencoreplus  admissible  que  celle  de  Savi- 
gny.  Car,  s'il  ne  nous  reste  que  le  choix,  ou  d'accepter] 
chaque  loi  sans  examiner  ni  son  contenu,  ni  sa  légitimi- 
té, comme  un  écoulement  nécessaire  de  l'esprit  du  peu- 
ple, ou  comme  le  développement  du  Tout-Dieu,  nous 
donnons  la  préférence  à  la  dernière  conception. 

Ainsi  pensait  évidemment  Stahl,  avec  cette  différence 
qu'à  la  place  du  Tout-Dieu  hégélien,  il  mettait  le  Dieu 
vivant  chrétien.  Abstraction  faite  de  cela,  sa  doctrine 
de  droit  et  d'état  si  connue  n'est  qu'un  résumé  des  doc- 
trines de  Savigny  et  de  Hegel,  revêtue  d'une  forme  qui 
rappelle  quelque  chose  de  l'Ancien-Testament,  ou,  pour 
mieux  dire,  de  la  nationalité  de  son  auteur.  D'après 
Stahl,  Dieu  a  transmis  sa  toute  puissance  à  l'état.  Il  ré- 
gne donc  dans  l'état,  prétend-il,  une  puissance  vraiment 
divine,  bien  qu'elle  soit  partagée  et  dérivée.  C'est  pour- 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    NATUREL    DU    MONDE         165 

<juoi,  il  ne  peut  jamais  être  permis  d'interpréter  ou  de 
critiquer  une  prescription  venant  de  lui.  Ce  que  l'état 
commande  dérive  de  la  volonté  divine.  Il  peut  se  faire 
qu'une  prescription  repose  sur  l'erreur  et  dépasselesli- 
mites  du  permis,  néanmoins,  elle  mérite  soumission  et 
obéissance.  11  n'y  a  pas  de  droit  ailleurs  que  dans  l'état 
et  que  par  l'état.  Ce  que  l'état  prescrit  est  droit  sans  con- 
dition, pour  le  moins  droit  formel.  Sans  cette  acception, 
l'autorité  serait  constamment  aussi  en  péril  que  le  droit. 

Cette  théorie  sape  l'autorité  non  moins  que  le  droit,   ,  7. -Maigre 

r^  ^  'la    contradic- 

il  n'y  a  pas  à  en  douter.  Mais  en  faisant  voir  combien  la  Sida'liïes'^Tes 
prétendue  puissance  de  l'homme  ou  de  la  communauté  fesmêmes!*'''^ 
des  hommes  laisse  peu  de  place  au  droit,  quand  elle 
s'occupe  de  lui,  elle  contribua  aussi  à  désenchanter  les 
esprits,  et  à  leur  prouver  que  Tordre  de  la  Société  avait 
besoin  d'une  base  plus  solide.  Ainsi,  il  était  réservé  à 
la  doctrine  de  Stahl,  qui  est  la  conséquence  la  plus  ex- 
trême des  principes  de  l'école  historique,  de  convaincre 
celle-ci  de  sottise,  et  de  sauver  les  droits  de  la  nature 
qu'elle  avait  méconnue.  Ici,  nous  voyons  encore  com- 
ment la  sagesse  de  Dieu  a  mis  dans  chaque  excès  d'a- 
berration humaine, le  remède  capable  de  le  guérir.  Stahl 
reproche  à  Grotius  que  la  tendance  dont  il  est  le  père, 
et  que  lui  a  suivie  logiquement,  doit  détruire  la  morale 
aussi  bien  que  le  droit.  Et  il  devait  en  fournir  la  preuve 
décisive.  En  effet,  malgré  les  reproches  dont  l'école  his- 
torique accable  l'ancienne  école,  à  propos  du  droit  na- 
turel, toutes  deux  ont  des  liens  de  parenté.  Ce  n'est  pas 
en  vain  que  lesjurisconsultes  modernes,  tous  tant  qu'ils 
sont,  vénèrent  Hugo  Grotius  comme  leur  père  et  comme 
leur  maître.  En  lui,  ils  se  trouventtous  réunis.  Ceux  qui, 
avec  Savigny,  nient  en  apparence  l'influence  de  la  na- 
ture, et  ne  voient  dans  le  droit  qu'une  évolution  histo- 
rique ;  ceux  qui  excluent  complètement  toute  formation 
de  droit  consciente  et  intentionnelle  devraient  évidem- 
ment se  laisser  dire  par  Pufendorff  et  WolfiP^  s'ils  ressus- 
•citaient,  que  telle  était  précisément  l'intention  qui  les 


i^Q  LE    DROIT 

animait,  avec  leur  droit  de  nature.  Grotius  et  ses  succes- 
seurs déclareraient  avec  autant  de  vérité  qu^ils  n'avaient 
pas  conçu  la  nature  comme  une  trompette  retentissante  : 
mais  ceci  va  de  soi.  De  même  que  Hugo,  Hegel  et  S(ahl, 
ils  considéraient  uniquement  le  possesseur  du  pouvoir 
comme  le  maître  qui  mettait  la  trompette  à  ses  lèvres 
et,  par  elle,  proclamait  aux  hommes  la  volonté  de  la 
nature.  Comment  pourrait-on,  dirait  Spinoza,  enseigner 
plus  clairement  qu'on  ne  l'a  fait,  que  la  puissance 
seule  donne  le  droit,  et  qu'il  n'y  a  pas  d'autre  nature  et 
pas  d'autre  droit  que  l'état?  Et  moi,  continuerait  Hob- 
bes,  j'ai  si  bien  défendu  la  puissance  absolue  de  la  nature 
incarnée,  de  l'état,  que  Hegel  lui-même  n'aurait  rien  à 
dire.  De  même  que  Frédéric  H  pouvait  dire  qu'il  n'était 
qu'un  instrument  dans  la  main  du  sort,  un  instrument 
employé  dans  la  chaîne  des  causes,  sans  qu'il  connût 
même  la  fin  ni  les  conséquences  de  son  emploi  ;  de  même 
qu'il  savait  unir  cette  croyance  au  talent  d'indiquer  au 
sort,  avec  une  poigne  de  fer,  les  voies  qu'il  devait  sui- 
vre, ainsi  furent  les  anciens  adorateurs  de  la  nature  et 
les  modernes  adorateurs  de  l'état.  Rousseau  en  particu- 
lier adresserait  les  plus  vifs  remerciements  à  Stahl  d'a- 
voir fait  une  distinction  entre  le  droit  formel  et  le  droit 
réel,  et  d'avoir  ainsi  fait  comprendre  ce  qu'il  avait  en 
vue  en  opposant  le  droit  constitutionnel  au  droit  naturel. 
Lui  aussi  réclame  que  chacun  impose  silence  à  la  raison 
et  à  la  conscience,  que  chacun  se  soumette  à  ce  que  la 
loi  ordonne  et  l'exécute,  quand  même  la  voix  de  la  na- 
ture proclame  toute  autre  chose  en  lui.  La  seule  diffé- 
rence entre  les  deux  est  que,  s'il  surgit  une  contradiction 
entre  le  droit  et  la  nature,  Rousseau  donne  la  prépondé- 
rance à  la  nature,  tandis  que  Stahl  donne  la  préférence 
au  droit  formel  sur  le  droit  réel,  et  doit  logiquement  dé- 
clarer que  si  l'état  russe  persiste  à  garder  son  calendrier, 
et  qu'ainsi  Noël  tombe  en  été,  l'erreur  ne  sera  pas  du 
côté  du  droit  formel,  mais  du  côté  de  la  nature.  C'est 
ainsi  que  Rousseau  eût  pu  mettre  en  relief,  d'une  ma- 


vraie 
doctrine  du 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    NATUREL    DU    MONDE         167 

nière  tout  à  fait  conforme  à  la  vérité,  le  point  faible  de 
cette  conception  de  droit. 

Il  est  difficile  de  mettre  le  droit  naturel  dans  un  jour 
plus  lumineux  que  ne  Tout  fait  les  exagérations  de  l'é- 
cole historique.  Supposé  qu'on  n'ait  qu'à  choisir  entre 
Rousseau  et  Stahl,  la  victoire  resterait  sans  contredit  à 
la  doctrine  de  Rousseau,  parce  que  celle-ci  du  moins  a 
la  nature  pour  elle.  Mais  que  l'école  qui  enseigne  le  droit 
naturel  ait  aussi  des  exagérations,  nous  le  savons  déjà. 
Le  nouvel  enseignement  de  droit  avait  donc  raison  de  se 
tourner  contre  elle  ;  seulement,  pour  l'amour  du  droit, 
il  n'aurait  pas  dû  anéantir  la  nature,  car  par  là,  il 
tombe  dans  le  mal  qu'il  voulait  combattre. 

La  vérité  pure  et  simple  se  trouve  entre  ces  deux  ex-     s.-La 

lA  Tj'i't*  j't  «ji!        ••  doctrine  uu 

tremes.  Le  droit  n  est  ni  un  produit  accidentel,  m  sim-  droitnaturei. 
plementle  résultat  nécessaire  d'un  développement  histo- 
rique. Une  telle  façon  de  comprendre  les  choses  suppose 
toujours  le  point  de  vue  auquel  se  place  le  panthéisme^ 
ze  qui  toutefois  ne  veut  pas  dire  que  tous  ceux  qui  par- 
agent  cette  opinion  soit  des  panthéistes  conscients.  D'un 
lutre  côté,  le  droit  n'est  pas  une  création  arbitraire  de 
'homme,  ni  comme  individu,  ni  comme  société.  L'état 
l'est  ni  le  créateur  ni  le  maître  du  droit  ;  il  est  le  produit 
lu  droit,  et  il  lui  est  soumis  comme  exécuteur  et  comme 
erviteur.  Lors  même  que  l'état  n'existerait  pas,  il  y  au- 
ait  au  moins  un  droit  privé.  Faire  de  l'état  le  point  de 
iépart  du  droit,  c'est  nier  le  droit  privé,  et  ne  laisser 
ubsister  que  le  droit  public.  Mais  c'est  plus  que  cela  ; 
'est  supprimer  pour  le  droit  toute  revendication  à  une 
►rigine  plus  élevée  ;  c'est  le  dépouiller  de  toute  autorité 
mposée  à  l'homme,  c'est  l'abandonner  à  l'arbitraire  ou 
ux  simples  caprices  du  hasard  ;  c'est  le  livrer  à  d'éter- 
els  changements.  Avec  cela,  il  n'a  plus  la  raison  et  la 
onscience  pour  remparts  protecteurs;  il  est  une  somme 
ie  formules  extérieures,  mais  il  n'a  rien  à  voir  avec  la 
onscience  et  la  morale.  Avec  cela,  la  contrainte  devient 
essence  du  droit,  et  la  question  de  droit  est  rabaissée  à 


168  LE  DROIT 

une  simple  question  de  puissance.  Avec  cela,  le  droit  ne 
subsiste  qu'autant  qu'il  possède  la  force  de  se  faire  exé- 
cuter par  la  contrainte,  et  il  disparaît  au  moment  où  la 
force  disparaît.  Avec  cela,  tout  est  droit,  tout  ce  qui 
existe  de  fait  est  juste.  Bref,  avec  cela  sont  approuvées 
toutes  les  erreurs  sur  le  droit,  erreurs  que  Hobbes,  He- 
gel et  l'absolutisme  d'état  défendent  d'un  côté,  Rousseau 
et  la  Révolution  française  d'un  autre. 

Mais  non  !  Si  les  hommes  peuvent  faire  des  lois,  ils  ne 
peuvent  faire  le  droit.  Et  s'ils  ne  font  pasleurs  lois  d'après 
le  droit,  ils  ontcelui-ci contre  eux. llspeuventexigerparla 

contraintel'exécution  des  lois, mais  ils  ne  font  qu'émous- 
ser  la  puissance  relativeau  droit. Pour  que  celle-ci  ne  soit 

pas  brisée, et  que  celui-là  ne  soit  pas  violé  ;  pour  que  la 
puissance  favorise  le  droit,  et  que  le  droit  fortifie  la  puis- 
sance ;  pour  que  la  puissance  et  le  droit  soient  unis  et  se 
prêtent  un  mutuel  secours,  la  nature  doit  servir  de  trait 
d'union  entre  les  deux.  Mais  par  la  nature,  nous  ne  com- 
prenons pas  les  lois  physiques  que  suivent  les  animaux 
eux-mêmes,  nous  comprenons  celles  qui  se  manifestent 
dansl'espritpensant  etvoulant  de  l'homme, et  quisontla 
règle  à  laquelle  doit  se  conformer  notre  conduite.  Ce  qui 
présente  ici  le  caractère  d'obligation  forme  le  droit  ;  ce 
qui  au  contraire  est  incompatible  avec  nos  devoirs  ne 
peut  jamais  s'appeler  droit.  Toute  tentative  faite  poursé- 
parerle  droit  de  la  nature  morale  de  l'homme,  ou,  pour 
parler  plus  clairement,  de  la  conscience,  produit,  dan^ 
notre  pensée  et  dans  notre  volonté,  cette  plaie  incurabk 
qui  est  la  marque  caractéristique  de  l'homme  moderne 
Dans  la  vie  publique,  elle  donne  naissance  à  la  contra 
diction  entre  la  conscience  et  la  contrainte,  contradic 
tion  dont  souffre  notre  pohtique. 

Pour  que  le  monde  retrouve  une  situation  saine  ;  pou 
que  le  caractère  de  l'homme  redevienne  de  nouvea 
ferme  et  uniforme,  il  faut  travailler  à  faire  renaître  pai 
tout  les  anciens  principes  chrétiens  et  naturels  concei 
nant  le  droit  naturel  et  le  droit  divin.  Or  d'après  ceuî 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    NATUREL    DU    MONDE         169 

ci,  il  y  a  un  droit  de  nature  éternel,  immuable,  obligeant 
strictement.  Le  droit  ne  repose  pas  dans  la  volonté  de 
l'homme,  mais  dans  sa  nature,  ou,  pour  éviter  toute 
ambiguité,  dans  ce  que  la  raison  présente  à  l'homme 
comme  étant  la  volonté  de  Dieu,  et  dans  ce  que  sa  cons- 
cience lui  montre  comme  obligation  (1).  Le  droit  ne 
change  pas  plus  que  la  raison  et  la  conscience,  ces  deux 
choses  qui  forment  la  nature  humaine  (2).  Celle-ci  n'est 
passa  législatrice  propre  et  indépendante  ;  comme  dit 
le  droit  romain,  elle  ne  fait  que  proclamer  les  lois  éter- 
nelles inébranlables  que  la  Providence  divine  a  établies 
pour  être  observées  (3).  C'est  pourquoi  le  droit  aura 
une  base  tant  qu'il  y  aura  une  nature  humaine^  une  base 
que  n'atteindront  jamais  ni  l'influence  des  temps,  ni  les 
vicissitudes  des  institutions  (4).  Oui,  comme  ledit  Cicé- 
ron  dans  un  passage  magnifique^  u  il  est  une  loi  véri- 
table, la  droite  raison  conforme  à  la  nature,  inscrite  dans 
tous  les  cœurs,  immuable,  éternelle,  dont  la  voix  nous 
trace  nos  devoirs,  dont  les  menaces  nous  détournent  du 
mal,  sans  que  jamais  ses  ordres  ou  ses  défenses  soient 
perdus  pour  les  bons,  ou  que  les  méchants  s'y  montrent 
insensibles.  Cette  loi,  on  n'en  saurait  rien  changer,  rien 
retrancher,  on  ne  peut  la  détruire  ;  il  n'est  ni  sénat  ni 
peuple  qui  nous  en  puisse  affranchir  ;  elle  n'a  besoin  ni 
de  commentateur  ni  d'interprète  ;  elle  est  la  même  dans 
Athènes,  la  même  dans  Rome,  la  même  aujourd'hui,  la 
même  demain.  Toujours  une,  éternelle,  immuable,  elle 
embrasse  tous  les  peuples  et  tous  les  temps.  Le  souve- 
rain de  l'univers,  le  Dieu  qui  l'a  conçue,  discutée  pu- 
bhée,  est  le  seul  aussi  qui  nous  l'enseigne  à  tous  :  ne 
pas  lui  obéir,  c'est  se  fuir  soi-même,  c'est  dépouiller  son 
caractère  d'homme,  c'est  s'infliger  le  châtiment  le  plus 


(i)  Roiï)..  II,  lo. 

(2)  Gratian.,  Décret,  d.  6,  c.  3,  §  1  ;  Dig.  4,  5,  8  ;  7,  5,  2,  §  1. 

(3)  Inst.  1,  2,  §  11.  —  (4)  Gratian.,  Décret,  d.  5,  princ.  §  1. 


170  LE    DROIT 

terrible,  même  quand  on  échapperait  à  ce  que  nous 
regardons  comme  des  supplices  »  (1). 

En  un  mot,  il  y  a  un  droit  de  nature,  et  Dieu  nous 
parle  par  lui.  C'est  pourquoi  il  oblige  tous  ceux  qui  por- 
tent en  eux  la  nature  humaine,  et  il  les  oblige  tant  qu'ils 
sont  hommes.  Ce  ne  sont  pas  les  hommes  qui  l'ont  in- 
venté, et  ils  ne  peuvent  pas  plus  le  changer  qu'ils  ne 
sont  maîtres  de  leur  nature.  S'ils  se  mettent  en  contra- 
diction avec  lui,  ils  résistent  à  Dieu  l'auteur  de  la  nature , 
et  provoquent  son  intervention  pour  rétablir  un  ordre 
créé  par  lui.  Mais  s'ils  se  soumettent  aux  exigences  de 
la  loi  de  nature,  et  disposent  leurs  propres  lois  selon 
ses  préceptes,  ils  accomplissent  une  mission  sublime, 
car  ils  se  font  les  exécuteurs  de  la  volonté  divine  et  sont 
certains  d'être  bénis  par  Dieu.  L'homme  succombe 
quand  il  combat  contre  Dieu  et  la  nature  ;  mais  il  sera 
doublement  béni,  si,  par  la  voix  de  la  nature,  il  est  fidèle 
à  observer  la  volonté  de  Dieu. 

(1)  Cicero,  Hep.  III,  17. 


HUITIÈME  CONFÉRENCE 


LE  DROIT  ET  L  ORDRE  MORAL. 


1.  D'où  provient  la  susceptibilité  de  la  science  du  droit  et  du  gouver- 
nement dans  cette  question  ?  —  2.  L'antiquité  et  la  question  des 
rapports  entre  le  droit  et  la  morale.  —  3.  La  doctrine  chrétienne 
sur  le  droit  et  la  morale.  —  4.  La  nouvelle  doctrine  sur  la  sépara- 
tion du  droit  et  de  la  morale.  —  5.  La  quintessence  de  la  politi- 
que moderne  et  de  la  science  du  gouvernement.  —  6.  La  situation 
du  monde,  conséquence  de  la  séparation  du  droit  et  de  la  morale. 
1.  Les  vrais  rapports  entre  le  droit  et  la  morale.  —  8.  Le  con- 
traste de  la  situation  d'aptes  la  doctrine  moderne  et  la  doctrine 
ancienne. 


Parmi  les  différentes  espèces  de  sciences  du  couver-     ^-V  ^'^^ 

*^  ^  *^  provient   la 

nement,  une  des  plus  nédiffées  est  Tenseififuement  de  la  susceptibilité 

'  r  o    o  o  de  la  science 

morale  d'état  (1).    Comme  le    fait  très-bien   ressortir  gouveraemem 
Mohl,  c'est  d'autant  plus  frappant  que  la  richesse  des  qSon!^"^ 
questions  de  droit  qui  appartiennent  à  cette  catégorie 
est  plus  considérable,  et  que  des  motifs  de  prudence 
devraient  conseiller  de  les  traiter  plus  en  détail.  Cet 
état  de  choses,  pense   le  grand  savant,  devrait  nous 
mettre  en   garde  contre  l'orgueil,   car  il  nous  montre 
clairement  que  nous  serons  encore  enveloppés  d'une 
demi-barbarie,  tant  que  nous  réclamerons  et  que  nous  " 
I  ferons  seulement  ce  à  quoi  nous  oblige  la  nécessité. 
I  Au  lieu  donc  de  nous  flatter  de  la  fausse  consolation 
I  d'être  dans  le  plus  magnifique  progrès  à  ce  sujet,  et  de 
I  nous  bercer  dans  un  repos  qui  peut  nous  devenir  fu- 
neste, nous  devrions  aussi  nous  convaincre  de  l'obliga- 
I  lion  que  nous  avons  d'appliquer  à  la  vie  de  l'état  les 
1  préceptes  de  la  loi  morale,  qui  sont  appliqués  et  obser- 
!  vés  dans  les  relations  entre  individus  (2). 

Sur  le  terrain  des  sciences  de  droit,  prises  au  sens 

(1)  Mohl,  Encykl.  der  Staatswissenschaften,  (2),  63. 

(2)  Mohl,  Gesch.  u.  Lit.  der  Staatswissenschaften,  III,  170. 


n2  LE    DROIT 

strict  du  mot,  sur  celui  du  droit  privé  en  particulier,  on 
donne,  il  est  vrai,  plus  d'attention  aux  rapports  entre  le 
droit  et  la  morale  ;  mais  l'esprit  qui  anime  cet  ensei- 
gnement est  tel,  qu'il  serait  désirable  que  la  morale  y 
fut  aussi  peu  envisagée  que  dans  le  domaine  précédem- 
ment cité.  Car  presque  toujours  elle  est  séparée  du  droit 
ou  subordonnée  à  lui,  deux  choses  qui  ne  sont  pas  à 
l'avantage  de  tous  deux.  La  morale  cependant  est  moins 
maltraitée  que  le  droit.  Trendelenburg  dit  très  juste- 
ment que  la  fausse  indépendance  du  droit,  qui  fut  re- 
gardée si  longlemps  comme  un  progrès  de  la  science, 
ne  l'a  pas  seulement  défiguré  en  théorie,  mais  qu'elle 
l'a  aussi  dépouillé  de  sa  dignité  dans  la  pratique,  favo- 
risé l'idée  de  mécanisme  de  droit,  tué  la  notion  du  droit, 
et  réduit  celui-ci,  dans  les  meilleurs  cas,  à  une  obser- 
vation purement  extérieure  de  la  loi.  C'est  pourquoi  il 
est  temps  de  faire  cesser  la  séparation  entre  la  loi  et  la 
morale,  et  cela  dans  l'intérêt  et  de  la  vie  publique  et  du 
droit  (1). 

Pourquoi  alors  est-il  si  difficile  de  prêter  l'oreille  à  la 
vérité  dansles  matières  qui  nousoccupent  en  ce  moment? 
C'est  facile  à  expliquer.  Si  les  hommes  se  laissaient  gui- 
der par  la  raison,  ils  se  laisseraient  aussi  dire  que  nulle 
part  la  tolérance  n'est  mieux  à  sa  place  que  là  où  ils  ne 
sont  pas  sûrs  de  leur  affaire.  Mais  parce  qu'ils  écoutent 
plus  volontiers  les  passions  ,  ils  manifestent  la  plus 
grande  susceptibilité  dans  les  questions  où  ils  reconnais- 
sent leur  faiblesse.  On  ne  fera  jamais  tort  à  quelqu'un, 
si  on  suppose  qu*il  est  loin  d'être  le  maître  absolu  des 
choses  sur  lesquelles  il  veille  avec  un  soin  jaloux.  Le 
musulman  et  le  mormon  savent  pourquoi  ils  dérobent  si 
soigneusement  leur  harem  aux  regards  de  Tétranger. 
Le  socialiste  ne  peut  supporter  qu'on  soumette  à  un  exa- 
men minutieux  les  délices  paradisiaques  de  son  état  fu- 
tur. 11  est  parfaitement  compréhensible  aussi  que  tant 

(1)  Trendelenburg,  Naturrecht.  20. 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    MORAL  173 

de  jurisconsultes  refusent,  avec  opiniâtreté  et  colère,  de 
faire  la  lumière  sur  la  question  relative  aux  rapports 
entre  le  droit,  la  morale  et  la  religion,  et  s'expriment 
avec  tant  de  véhémence  sur  la  doctrine  soi-disant  tliéo- 
logisante  de  droit  et  d'état.  Mais  plus  nous  savons  en  ap- 
précier la  cause,  plus  nous  marchons  avec  sang-froid, 
sans  nous  occuper  de  ce  qu'on  dit  de  nous,  à  la  décou- 
verte du  point  litigieux  et  de  son  histoire. 

Dans  l'antiquité,  il  n'y  avait  aucune  discussion  à  ce  2.-L'anti- 
sujet,  et  il  ne  pouvait  y  en  avoir.  Chez  les  despotes  J"fJi!;sen'îre 
orientaux,  il  n'y  a,  au  fond,  ni  droit  ni  morale.  La  mo-  J^o^aie!  ^^  '' 
raie  ne  pouvait  fleurir  en  face  d'une  religion  qui  rangeait 
parmi  les  pratiques  du  culte  les  abominations  les  plus 
grandes.  Un  droit  ne  pouvait  se  former  là  où  le  caprice 
et  l'insolence  d'un  despote  faisaient  loi  et  décidaient  de 
tout.  Les  Grecs  distinguaient  de  nom  il  est  vrai  le  droit 
et  la  morale;  mais  en  réalité  chez  eux,  cette  dernière 
disparaissait  presque  complètement  dans  le  premier. 
Chez  eux,  comme  en  Orient,  les  mœurs  durent  succom- 
ber sous  l'influence  pernicieuse  d'une  religion  profon- 
dément dégénérée,  d'une  religion  qui  regardait  comme 
sacrées  les  violations  les  plus  criantes  de  la  morale,  et 
qui  prescrivait  des  horreurs  jusque  dans  le  culte  des 
dieux.  Quelle  peut  être  la  morale  d'un  peuple  dont  le 
poète  le  plus  sérieux  donne  le  nom  de  juste  punition  (1) 
pour  une  désobéissance  coupable,  à  l'acte  par  lequel  le 
plus  élevé  des  dieux  frappe  de  folie  une  créature  humai- 
ne, parce  qu  elle  résistait  à  ses  honteuses  exigences,  exi- 
gences que  le  poète  lui-même  nomme  criminelles,  mais 
auxquelles  il  ne  croit  pas  qu'on  puisse  se  dérober,  parce 
qu'elles  venaient  de  Jupiter  (2)  ? 

Mais  ce  que  cette  religion  horrible  pouvait  encore 
laisser  subsister  en  fait  de  moralité,  le  droit  public,  la 
loi  et  l'état  l'absorbaient.  Chez  les  Grecs,  morale  etdroit 
disparaissent  complètement  dans  l'état.  Le  droit  était  la 

(l)/Eschylos,  Prometheus,  577  sq.  643  sq.  (Ahrens). 
(2)  Ibid.,  526  sq.;  904  sq. 


174  LE    DROIT 

volonté  de  l'état.  Exécuter  ce  que  cette  volonté  ordonne 
est  la  seule  obligation  qu'aient  l'honnêteté  et  la  morale. 
Antigone  est  blâmée,  et  mérite  même  la  mort  parce 
qu'elle  n'a  pas  observé  la  loi  de  Créon  (1).  Or  cette  loi 
est  évidemment  une  violation  de  la  loi  divine  (2).  Com- 
me elle  est  loi,  donc  elle  est  droit,  donc  elle  doit  être 
observée,  donc  il  est  immoral  de  l'enfreindre,  donc  la 
pieuse  sœur  doit  être  punie.  Même  pour  Socrate,  la 
légalité  et  la  justice  sont  une  seule  et  même  chose  (3). 
Seul  Aristote  s'élève  jusqu'au  principe  que  les  lois,  qui 
répondent  à  l'état  comme  il  faut,  sont  nécessairement 
justes  et  doivent  être  observées  (4).  Et,  comme  on  le  voit, 
il  est  encore  facile  de  faire  une  fausse  application  de 
cette  conception  singulière. 

Les  Romains  des  derniers  temps  sont  les  premiers  qui 
eurent  à  ce  sujet  une  espèce  de  pressentiment  de  la 
vérité.  Arrivèrent-ils  là  par  leurs  propres  forces  ?  Y 
furent-ils  portés  par  le  souffle  d'un  esprit  meilleur  ve- 
nant de  Judée  ?  La  chose  importe  peu  ici.  Il  suffit  de  dire 
qu'ils  comprirent  parfaitement,  que  la  loi  existant  de 
fait,  ne  devait  pas  être  confondue  avec  ce  qui  est  droit 
pour  tous.  Cicéron  va  même  jusqu'à  dire  que  ces  lois 
positives  ne  sont  que  trop  souvent  «  une  ombre,  une 
faible  image  du  vrai  droit,  de  la  vraie  justice  (5)  ».  Et 
il  ajoute  encore  qu'il  peut  y  avoir  des  prescriptions  du 
pouvoir  public,  qui  ne  sont  ni  plus  ni  moins  qu'en  con- 
tradiction avec  les  exigences  de  la  morale  (6).  Papinien 
aussi  déclare  que  ce  qui  blesse  la  piété,  l'honneur,  la 
pudeur,  les  bonnes  mœurs,  ne  peut  jamais  devenir  juste 
et  permis  (7).  En  tout  cas,  l'expression  qui  satisfait  le 
mieux  est  celle  d'Ulpien,  qui  conçoit  non  seulement  la 
justice  comme  acte  extérieur  en  harmonie  avec  la  loi, 

(1)  Sophocles,  Antigone,  853  sq.,  883  sq.  (Ahrens). 

(2)  Ibid.,  450,  sq.  ;  cf.  913,  sq. 

(3)  Xénophon,  Memor.,  4,  4,  12  sq.  ;  6,  6. 
(4)Aristot.,  Polit.,  3,  6  (11),  13. 

(5)  Cicero.  Off.,  m,  17,  69.  —  (6)  Cicero,  0/f.,I,  45,  159. 
(7)  Di^/.,  28,  7,  15. 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    MORAL  175 

mais  comme  volonté  ferme  et  constante  de  donner  à 
chacun  ce  qui  lui  appartient  [\).  Mais  ces  expressions 
sont  aussi  rares  qu  elles  sont  belles  et  ont  peu  d'in- 
fluence sur  la  vie  réelle.  En  pratique,  déclare  Cicéron, 
les  exigences  de  l'état  sont  et  demeurent  la  règle  suprê- 
me de  toute  activité  humaine  (2).  Aussi,  le  code  romain 
applique-t'il  à  tous  les  membres  de  l'état,  dans  tous  les 
cas,  comme  règle  unique  d'après  laquelle  ils  doivent 
être  traités  et  se  conduire  eux-mêmes,  le  funeste  prin- 
cipe que  :  «  ce  que  le  chef  de  l'état  a  décrété,  doit, 
comme  loi,  avoir  une  valeur  juridique  (3). 

On  peut  bien  le  dire,  la  vie  de  l'antiquité,  et  sa  ma- 
nière d'envisager  les  choses  se  mouvaient  tout  entières 
dans  ce  cercle  de  pensées^  comme  dans  un  cachot  som- 
bre et  sans  issue,  d'où  l'on  ne  peut  jeter  un  regard  à 
l'extérieur.  Avant  l'apparition  du  Christianisme, la  liber- 
té de  conscience  donnée  par  la  loi  ne  s'est  trouvée  nulle 
part  dans  le  paganisme.  En  dehors  du  Judaïsme,  pour 
lequel  nous  faisons  une  exception  malgré  sa  loi  sévère, 
l'humanité  d'alors  ne  fut  même  pas  capable  d'y  penser. 
Contrainte  de  la  conscience,  renoncement  à  sa  convic- 
tion propre  et  soumission  aveugle  à  une  loi  purement 
extérieure,  rejet  de  touthen  extérieur  et  destruction  de 
la  loi  au  lieu  de  faire  cesser  l'abus,  quand  la  raison  et  la 
conscience  se  soulevaient  contre  ce  joug  indigne,  ce  fut 
tout  ce  dont  le  paganisme  se  montra  capable.  Il  ne  sa- 
vait que  choisir  entre  une  légalité  extérieure,  morte; 
qui,  pour  lui,  devait  faire  office  de  justice  ou  de  vertu, 
ou  entre  Tabsence  complète  de  lois  et  la  contravention 
aux  lois.  Qu'entre  la  légalité,  la  probité,  l'honnêteté 
civile  et  la  moralité,  il  y  ait  un  écart  formidable  ;  qu'on 
puisse  et  qu'on  doive  observer  une  loi  par  sentiment 
intérieur  de  vertu  ;  qu'il  y  ait  une  différence  entre  la  loi 
et  le  droit;  qu'il  n'y  ait  aucune  loi  dans  le  monde  qui 
permette  une  action  défendue  ;  qu'à  plus  forte  raison 

{i)Dig.,  1,  1,  10.  —  (2)Gicéro,0/f.,  2,24.  8o. 
(3)  Dig.,  1,  4,  1.  —  Inst.,i,  l,  6. 


raie 


176  LE    DROIT 

la  force  seule  ne  puisse  pas  rendre  un  droit  juste,  l'an- 
tiquité ne  savait  rien  de  cela.  Le  seul  fait  d'émettre  une 
pensée  dans  ce  sens  eut  semblé  une  tentative  de  boule- 
versement contre  l'ordre  public  tout  entier  (1). 
3|^~Ladoc-  C'est  pourquoi,  malgré  la  perspective  de  voir  couler 
drouetiïmi-  ^^^  torrcuts  dc  noble  sang,  il  fallut  un  combat  à  la  vie  et 
à  la  mort,  pour  décider  la  victoire  en  faveur  de  meilleurs 
principes  de  droit  et  de  gouvernement,  pour  faire  admet- 
tre une  manière  de  vivre  à  la  fois  morale  et  légale.  Tant 
que  les  lois  païennes  subsistèrent  dans  leur  vigueur; 
tant  que  durèrent  les  terribles  luttes  pour  la  liberté  de 
conscience,  les  chrétiens  ne  purent  que  protester  contre 
les  lois  au  nom  du  droit,  et  mourir  pour  leurs  obliga- 
tions. Mais  lorsque  le  combat  eut  changé  complètement 
la  face  des  choses,  dans  la  vie  publique,  ils  purent  aussi 
réaliser  une  nouvelle  conception  de  cette  science.  Saint 
Augustin  se  chargea  de  cette  tâche.  Droit  et  morale  dif- 
fèrent entre  eux,  dit-il,  mais  il  est  impossible  de  les  sé- 
parer complètement  sans  les  anéantir  l'un  et  l'autre.  Le 
domaine  de  la  justice  est  plus  étroit  que  celui  de  la  mo- 
rale, car  le  droit  n'est  qu'une  partie  de  la  morale.  La  lé- 
galité n'est  pas  encore  la  justice,  et  tout  ce  qui  est  droit 
n'est  pas  juste.  Plus  d'une  chose  qui  a  force  de  droit 
n'est  ni  du  droit  ni  droit  (2).  Pour  que  droit  et  justice 
pussent  s'harmoniser,  il  fallut  faire  disparaître  du  monde 
la  contradiction  qui  existait  jusqu'alors  entre  la  loi  et  la 
conscience,  entre  le  droit  et  la  morale.  Tous  les  mauvais 
traitements  infligés  à  la  conscience,  et  qui  coûtèrent  la 
vie  à  des  milliers  de  martyrs,  ne  furent  pas  autre  chose 
que  les  efforts  faits  pour  maintenir  la  séparation  du  droit 
et  de  la  morale.  Mais  chaque  goutte  de  sang  avec  laquelle 
les  chrétiens  scellaient  leur  conviction  était  une  protes- 


(1)  Arnold,  Cultur  iind  Rechtsleben^  238  sq.;  266  sq.;  281  sq.  Sch- 
midt,  Der  principlelle  Unterschled  des  rœm,  und  german.  Rechtes,  52 
sq.;  89  sq.  Ahrens,  Naturrecht,  (6),  I,  308-16.  Haulleville,  Définition 
du  droit,  103-112,  163-174. 

(2)  Augustin.,  Civ.  Dei,  19,  21,  1. 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    MORAL  J77 

talion  contre  cette  séparation,  et  une  aftîrmation  que  le 
monde  n'avait  qu'un  seul  moyen  pour  goûter  le  repos  et 
la  paix  du  cœur  :  l'union  du  droit  avec  la  morale,  exé- 
cutée non  par  la  violence  de  la  part  du  droit  à  l'égard 
de  la  morale,  mais  parla  subordination  sincère  du  droit 
à  la  loi  morale. 

Par  ce  moyen,  le  droit  ne  perd  aucune  de  ses  reven- 
dications légitimes.  Il  n'y  a  qu'un  seul  droit  auquel  on 
puisse  se  soumettre  par  devoir  de  conscience,  c'est  ce- 
lui qui  fixe  ce  qui  est  juste  aux  yeux  de  la  conscience. 
Ce  n'est  qu'autant  qu'il  est  l'expression  des  exigences 
de  la  morale,  et  qu'il  reconnaît  la  souveraineté  de  la  loi 
morale,  qu'il  peut  prétendre  dominer  les  cœurs.  La  mo- 
rale est  ce  qui,  en  toute  circonstance,  oblige  chacun  in- 
térieurement et  souvent  aussi  extérieurement.  Le  droit 
est  ce  domaine  plus  étroit,  borné  de  tous  côtés  par  la 
morale,  qui  contient  les  prescriptions  concernant  la  con- 
duite à  la  fois  générale  et  extérieure  de  ceux  qui  ont  à 
s'occuper  de  l'organisation  des  choses  d'ici-bas.  Ce  n'est 
donc  pas  la  morale  qui  doit  se  régler  d'après  le  droit, 
mais  le  droit  qui  se  règle  d'après  la  morale.  Ou  plutôt, 
pour  mieux  dire,  droit  et  morale  dépendent  de  la  loi  im- 
-muable  de  celui  qui  seul  est  la  vérité  même  (1).  Les 
Romains,  il  est  vrai,  voulaient  faire  de  leur  droit  Tex- 
pression  de  la  loi  naturelle,  mais  si  on  ne  croit  pas  à  une 
loi  naturelle  et  morale  qui  est  au-dessus  de  l'arbitraire- 
humain,  et  qui  domine  tous  les  temps  ;  si  on  n'ordonne 
pas  la  nature  et  le  droit  aussi  bien  que  la  morale,  d'après 
une  loi  plus  élevée  qui  échappe  à  toute  attaque  des  pas- 
sions, on  méconnaît  et  on   profane  inévitablement  la 
nature,  on  rend  la  morale  immorale  et  le  droit  injuste. 
Or  cette  sécurité  n'existe  que  là  où  l'on  fait  dériver  le 
droit  et  la  morale  d'une  loi  qui,  comme  expression  de  la 
volonté  divine,  est  placée  sous  la  protection  de  Dieu  (2). 

||        (1)  Augustin,  Liber  arbit.,  1,  6_,  14  sq.  Thomas,  1,  2,  q.  93,  a,  3,  6  ; 
q.  95,  a.  2. 
(2)  Schmidt,  Der  princip.  Unlersch.  zwischen  d.  rœm.  und  german. 

II 


178  LE   DROIT 

Le  droit  n'est  donc  que  ce  qui  est  juste  (1),  mais  juste 
d'après  la  loi  éternelle  de  Dieu.  Où  il  n'y  a  pas  de  vraie 
justice,  il  n'y  a  pas  de  droit  non  plus  (2).  Or,  la  justice 
est  seulement  ce  que  Dieu,  l'éternelle  justice,  veut  et 
comme  il  le  veut  (3).  Dieu  est  droit.  Dieu  est  le  principe 
de  tout  droit.  Tout  droit  vient  de  Dieu.  Ce  que  Dieu 
aime,  le  droit  l'aime  aussi  (4).  Dans  ces  quatre  principes 
fondamentaux,  l'esprit  chrétien  a  exprimé  la  véritable 
base  de  l'ordre  du  droit  et  de  l'exercice  du  droit.  Où 
cette  base  n'existe  pas,  tout  droit  est  chancelant  et  toute 
justice  suspecte.  D'après  la  conception  du  Christianis- 
me, celui-là  seul  pratique  la  justice  qui  exécute  d'un 
cœur  vraiment  convaincu  (5)  ce  que  Dieu  exige  de  lui, 
soit  par  l'intermédiaire  de  la  conscience,  soit  par  celui 
de  la  loi.  C'est  pourquoi  il  faut  aussi  que  toute  loi  con- 
corde avec  la  volonté  de  Dieu.  Car  cela  seul  est  une  vraie 
loi  qui  estla  juste  expression  d'une  exigence  particulière 
du  droit  provenant  de  Dieu  (6).  Une  loi  n'est  droit  qu'au- 
tant qu'elle  concorde  avec  la  justice.  Une  loi  injuste 
n'est  pas  une  loi  parce  qu'elle  ne  représente  aucun 
droit  (7).  Mais  parce  qu'il  est  presque  impossible  de  ja- 
mais donner  une  loi  dans  laquelle  ne  soit  pas  exprimée 
une  idée  quelconque  de  droit,  il  n'est  jamais  permis 
d'opposer  une  résistance  complète  à  une  loi  tyrannique. 
Il  y  a  en  elle  au  moins  ceci  du  droit,  que  l'obéissance 
est  exigée,  quand  même  le  contenu  de  cette  loi  et  la  fa- 
çon dont  cette  obéissance  est  exigée  sont  injustes.  C'est 
la  raison  pour  laquelle  la  loi  de  Dieu  ne  permet  jamais 
un  refus  complet  d'obéissance,  jamais  l'anarchie.  Tou- 
'  tefois,  ce  n'est  pas  une  résistance  à  la  loi,  quand  la  cons- 

Rechte,  I,  36,  59,  63  sq.  89.  Arnold,  Cultur  und  Recht.der  Rœme.r^ 
51  sq. 
(1)  Augustin,  In  ps.  145,  en.  15.  —  (2)  Augustin,  Civ.  Dei,  19,  21, 1 

(3)  Augustin,  Sermo,  126,  4. 

(4)  Graf  und  Dietherr,  Deutsche  Rechtssprichwœrter,  1,  1,  5,  6,  7.  Cf. 
Gierke,  Das  deiitsche  Genossenschftatsrecht,  II,  127. 

(5)  Augustin,  In  ps.  118,  26,  1. 

(6)  Thomas,  2,  2,  q.  57,  a.  1,  ad  2. 

(7)  Augustin,  Lib,  arbit.,  i,  5,  11. 


LE    DROIT    KT    l'oRDRE    MORAL  179 

cience,  qui  ne  reconnaît  que  la  volonté  de  Dieu  comme 
règle,  ne  se  soumet  pas  à  une  loi  qui  ne  renferme  aucun 
droit,  parce  qu'elle  est  en  contradiction  avec  la  justice 
de  Dieu.  Et  ce  n'est  pas  une  injustice,  quand  la  délica- 
tesse de  conscience  chrétienne,  qui  ne  connaît  pas  de 
justice  sans  morale,  refuse  d'autoriser  un  droit  qui  est 
une  injustice  par  le  fait  même  qu'il  s'oppose  à  la  souve- 
raineté de  la  morale,  alors  qu'il  devrait  lui  être  subor- 
donné. 

On  a  depuis  longtemps,  au  nom  de  l'absolutisme 
d'état,  accusé  cette  doctrine  d'être  dangereuse  pour  l'é- 
tat et  pour  le  droit  ;  et  c'est  là  un  reproche  qu'on  ne 
cesse  encore  de  lui  faire.  C'est  bien  à  tort.  Là  où  l'on 
|reconnaît  une  loi  immuable  de  Dieu,  planant  au-dessus 
de  toute  loi  et  de  toute  morale,  là  aussi,  la  loi  et  le 
droit,  la  puissance  de  l'état  et  la  puissance  de  l'auto- 
rité, sont  en  toute  sécurité.  L'honnêteté  seule  est  un 
rempart  très  douteux  pour  l'ordre  public.  La  délica- 
tesse de  conscience  est,  à  n'en  pas  douter,  une  garantie 
plus  sûre  pour  elle.  Ceci  paraît  de  la  manière  la  plus 
frappante  à  l'égard  d'une  loi  injuste.  La  conscience,  il 
est  vrai,  enjoint  à  l'homme  et  lui  donne  la  force  de  ré- 
sister à  la  violence,  par  laquelle  l'injustice  veut  con- 
traindre à  l'obéissance  ;  mais  elle  fait  preuve  d'être  la 
meilleure  amie  du  droit  en  ce  qu'elle  empêche  celui-ci 
le  devenir  injustice.  De  plus,  elle  tempère  le  combat 
'ontre  l'injustice,  en  ce  sens  que  non  seulement  le  chré- 
lien  n'oppose  pas  la  violence  à  la  violence,  mais  qu'il 
distingue  même  dans  l'ordre  injuste  l'autorité  qui  com- 
jinande  cette  exigence  injuste,  lui  reste  soumis  pour 
l'amour  de  Dieu  et  ne  lui  oppose  qu'une  résistance  pas- 
sive (1). 

Achetée  au  prix  de  tant  de  sacrifices,  cette  magnifiaue     ^.-Lanou- 

'     ^  '  o  ^  velle  doctrine 

doctrine  de  la  liberté  de  conscience,  de  la  vraie  léga-  uon'*du^E 
ité,  du  véritable  art  de  gouverner  et  de  la  vraie  politi-  llic^  ^^ 

(1)  Thomas,  1,  2,  q.  92,  a.  1,  ad  4. 


mo- 


J80  LE    DROIT 

que,  a  été  détruite  plus  d'une  fois  par  le  moderne  en- 
seignement de  droit  et  d'état.  Pourquoi  ?  C'est  difficile 
à  dire.  Probablement  pour  le  même  motif  que  celui  qui 
pousse  les  hommes  aux  bouleversements  et  aux  innova- 
tions, c'est-à-dire  le  besoin  d'être  sans  cesse  en  mou- 
vement, de  ne  pouvoir  goûter  les  douceurs  du  repos. 

Celui  qui  a  fait  preuve  de  la  plus  grande  effronterie, 
dans  l'expression  des  principes  modernes  sur  la  ques- 
tion qui  nous  occupe,  est  Mandeville.  Il  ne  craint  pas 
de  dire  que  la  vie  conçue  dans  le  sens  des  anciennes 
vues  chrétiennes,   une  vie  sans  révolutions  quotidien- 
nes, sans  guerres  civiles,  sans  meurtres  de  rois,  une 
vie  passée  dans  l'accomplissement  paisible  de  la  loi,  et 
dans  la  pratique  des  honnêtes  vertus  civiques,  devien 
drait  à  la  longue  trop  uniforme  et  trop  ennuyeuse.  Pour 
favoriser  le  changement,  il  fallait  donc  introduire  une 
doctrine  nouvelle  (1  ).  Machiavel  s'opposa  à  cette  soif  de 
nouveauté  sur  le  terrain  de  la  politique  publique.  Dans 
la  vie  ordinaire,  pense-t-il,  il  est  toujours  beau  et  ho- 
norable de  faire  le  sacrifice  d'avantages  personnels  ; 
mais  dans  l'état,  ce  serait  une  folie  et  même  un  crime, 
que  de  vouloir  sacrifier  le  bien  commun,  pour  de  légè- 
res considérations  morales.  Aucun  homme  de  jugement 
et  d'expérience  ne  niera  qu'on  fait  fausse  route  en  se 
servant  de  la  morale  en  politique.  Orienter  le  droit  pu- 
blic d'après  ses  prescriptions,  c'est  exposer  l'état  à  pé- 
rir. En  conséquence,  il  n'y  a  donc  qu'un  seul  principe 
d'état  qui  soit  raisonnable  :  disposer  le  droit  en  vue  du 
succès,  et  choisir  les  moyens  qui  conduisent  à  ce  but. 
La  vogue  incroyable  que  cette  doctrine  a  trouvé  par- 
tout, devait  pousser  des  esprits  ambitieux  à  rechercher 
une  gloire  semblable  sur  des  domaines  qu'on  n'avait  pas 
touchés  jusque  là.  Le  champ  d'essai  le  plus  commode 
qui  s'offrit  fut  celui  de  la  philosophie  du  droit,  ou  celui 
du  droit  naturel.  Sous  l'influence  du  rationalisme  qui 

(1)  IV  vol,  XV,  5. 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    MORAL  181 

mettait  en  pièces  tout  ce  que  la  tradition  avait  conservé 
comme  appartenant  à  l'histoire  et  paraissant  digne  de 
respect,  Pufendorf  etThomasius,  les  successeurs  immé- 
diats d'Hugo  Grotius  rejetèrent  toute  autorité  naturelle 
et  surnaturelle,  et,  afin  d'édifier  le  droit  uniquement  sur 
l'arbitraire  de  la  raison,  commencèrent  à  opposer  la  loi 
naturelle  et  la  morale. 

Le  droit  positif  lui  aussi  naturellement,  et  à  plus  forte 
raison,  dut  se  détacher  de  la  morale.  Leibnitz  chercha  à 
entraver  ces  débuts  pernicieux.  Ce  fut  en  vain.  De  tels 
mouvements  dans  la  science  du  droit  et  dans  des  insti- 
tutions de  droit  ont,  comme  on  ne  peut  jamais  assez  le 
faire  ressortir,  constamment  leur  raison  d'être  et  leur 
point  d'appui  dans  les  idées  générales  du  temps,  et  dans 
l'état  de  la  civilisation.  La  tentative  faite  pour  rendre 
Télat  et  le  droit  indépendants  des  préceptes  de  la  mora- 
le, ne  fut  non  plus  pas  autre  chose  qu'un  côté  de  la  ten- 
dance générale  de  l'époque,  tendance  qui  visait  à  affran- 
chir pensée  et  action,  art  et  science,  bref  la  société  toute 
entière  de  la  morale  chrétienne  et  de  la  religion.  C'est 
pourquoi  furent  vains  tous  les  efforts  faits  pour  enrayer 
le  mouvement  qui  poussait  à  la  séparation  du  droit  et 
)ie  la  morale.  Le  courant  tout  entier  de  la  vie  publique 
moderne  lui  offrait  une  base  trop  forte  et  trop  facile  à 
saisir.  Depuis  des  siècles,  même  dans  les  temps  relati- 
vement meilleurs,  le  droit,  du  moins  en  fait,  ne  s'était 
que  trop  souvent  séparé  de  la  morale.  Ce  ne  fut  donc  pas 
surprenant  qu'il  cherchait  à  justifier  sa  conduite  en  théo- 
rie. Depuis  l'époque  de  l'Humanisme  et  de  la  Réforme, 
il  poursuivit  cette  fin  avec  persévérance,  et  en  calcula- 
teur prudent  se  sépara  toujours  de  plus  en  plus  de  la  vie 
réelle,  pour  y  arriver  plus  facilement.  Dans  les  milieux 
qui  donnaient  le  ton,  on  s'habitua  à  considérer  le  droit 
comme  un  produit  de  la  dialectique  juridique  (1),  et  le 
monde  comme  un  champ  d'essai,  ou  une  clinique  pour 


(1)  Moddermann,  Die  Réception  des  rœm.  Rechtes,  118. 


182  LE    DROIT 

en  faire  l'application.  Ainsi  naquit  ce  prétendu  droit  na- 
turel indigeste,  qui  fut  le  plus  beau  triomphe  du  rationa- 
lisme, parce  que  là,  incomparablement  mieux  que  sur 
tout  autre  domaine  de  la  philosophie,  il  pouvait  anéantir 
tout  souvenir  des  idées  chrétiennes.  La  morale  eut  le 
même  sort  que  la  religion.  Son  influence  fut  pareillement 
écartée  du  droit  d'état.  Mais  elles  s'en  consolèrent  faci-  | 
lement  car  ce  n'était  rien  moins  qu'une  honte  pour  elles 
d'être  déclarées  incapables  de  faire  partie  d'un  tel  droit. 
Malheureusement  le  XVIir  siècle  prêcha  si  longtemps 
et  d'une  manière  si  pressante  sa  doctrine  favorite  de 
l'opposition  entre  le  droit  et  la  morale,  que  le  XIX^  siè- 
cle l'accueillit  sans  façon  dans  son  Evangile,  lorsque  le 
libérahsme  se  fut  chargé  de  recueillir  la  succession  du 
rationalisme.  C'est  à  Kant  que  nous  devons  de  traîner 
toujours  avec  nous  cet  héritage  des  temps  les  plus  mau- 
vais de  rilkiminisme.  Personne  ne  s'est  exprimé  d'une 
manière  plus  catégorique  que  lui  sur  la  séparation  du 
droit  et  de  la  morale  (1  ).  Sa  doctrine  sur  l'état  constitu- 
tionnel montre  à  quel  degré  il  veut  voir  portée  cette  sé- 
paration. Cet  état  n'est  ni  plus  ni  moins  que  la  sépara- 
tion des  deux  domaines,  pousséedansses  dernièresappli- 
cations  avec  une  logique  véritablement  kantiste.  Malgré 
cela,  Kant  permet  encore  l'observation  du  droit  par  prin- 
cipes moraux,  si  quelqu'un  croit  ne  pouvoir  se  passer 
de  ceux-ci  pour  sa  personne.  Mais  J.  Gottlieb  Fichte  le 
défend  de  la  manière  la  plus  catégorique.  Selon  lui,  le 
droit  est  complètement  indépendant  de  la  morale.  Dans 
quelques  cas  particuliers,  la  loi  morale  peut  consacrer 
l'idée  de  droit  ;  mais  elle  ne  peut  la  faire.  Loi  et  morale 
sont  tellement  distinctes  l'une  de  Tautre  qu'on  ne  peut 
baser  le  droit  sur  la  morale.  11  pourrait  en  certains  cas 
y  avoir  péril  pour  la  loi.  11  valait  mieux  imaginer  un 
moyen  par  lequel  la  légalité  serait  garantie  dans  tous  les 
cas  possibles, même  quand  la  probité  et  la  foi  viendraient 

(1)  Kant,  Relig.  innerh.  d.  Grenzen  d.  Vern.  3,  Stùck,  1.  Abth.  II. 


LE  DROIT  ET  L  ORDRE  MORAL  183 

à  disparaître,  car  il  pourrait  arriver  que  la  morale  défen- 
dit quelque  chose  que  la  loi  juridique  permit  en  toutes 
circonstances  (1).  Où  en  serions-nous,  dit-il  hypocrite- 
ment, si,  dans  tel  cas,  nous  voulions  mettre  le  droit  sous 
la  domination  de  la  morale? 

Eh  bien  !  ce  moyen  dont  parle  Fichte,  la  nouvelle 
doctrine  de  droit  le  trouve  dans  le  prétendu  caractère 
coercitif  de  ce  dernier.  Cet  enseignement  est  quelque 
peu  en  contradiction  avec  les  principes  de  l'état  consti- 
tutionnel et  de  la  liberté  commune,  de  même  qu'il  n'est 
pas  précisément  une  gloire  pour  une  époque  passée  qui 
s'enorgueillissait  tant  de  sa  civilisation  et  de  sa  souve- 
raineté. Elle  n'est  que  la  suite  nécessaire  de  la  sépara- 
tion du  droit  et  de  la  morale.  Car  il  n'est  pas  difficile  de 
se  rendre  compte  que  la  liberté  seule  ne  suffît  pas  à 
une  société,  et  que,  vu  la  nature  des  hommes,  le  droit 
n'a  guère  de  chance  d'être  observé  en  pareilles  circons- 
tances. Parce  que  personne  ne  croit  plus  à  l'accomplis- 
sement du  devoir  par  principes  de  conscience,  par  con- 
viction personnelle  et  par  hbre  élection,  il  ne  reste  plus 
en  réalité  que  d'augmenter  la  contrainte  extérieure  du 
droit,  dans  la  mesure  où  Finclinalion  intérieure  pour 
l'ordre,  et  dont  la  morale  est  la  cause,  disparaît  des 
cœurs.  D'ailleurs,  chacun  doit  comprendre  que  ce  mot 
de  caractère  coercitif  du  droit  est  une  phrase  creuse  avec 
laquelle  on  ne  cache  pas,  dans  la  vie  réelle,  le  déclin  de 
la  morale.  Il  fallut  donc  chercher  comme  compensation 
un  moyen  plus  énergique  avec  lequel  on  put  contrain- 
dre de  fait  les  masses  trop  portées  à  l'insubordination. 
Ce  moyen  n'était  pas  loin,  et,  en  l'exprimant,  Hegel  n'a 
fait  que  rendre  la  pensée  de  chacun  :  c'est  l'état.  L'état, 
dit-il,  est  la  réalisation  de  la  volonté  substantielle,  et 
l'essence  de  la  volonté  libre  est  le  droit  (2).  Par  consé- 


(1)  Erdmann,  Geschichte  der  neuercn  Philosophie,  UI,  I,  6ol.  Kuno 
Fischer,  Geschichte  der  neueren  Philosophie,  V,  590  sq. 

(2)  [legel,  Philosophie  des  Rechtes,   §  258,  29.  KierulfT,  Théorie  des 
Civilrechtes,  I,  2  sq.,  <q.  " 


184  LE    DROIT 

queiit  l'état  est  la  seule  réalisation  de  tout  droit.  L'état 
est  (in  personnelle,  absolue,  immuable  (1).  L'individu 
n'a  de  vérité  et  de  morale  qu'en  tant  qu'il  est  membre 
de  1  état.  Dans  les  sphères  purement  extérieures  du 
droit,  peu  importe  le  moment  subjectif  de  l'intention. 
Ce  qui  existe  de  fait,  comme  loi  au  droite  est  aussi  du 
droit  et  pour  le  droit.  La  morale  n'est  pas  autre  chose 
que  l'action  par  laquelle  rindividu  se  conforme  au  droit, 
et  sacrifie  la  subjectivité  de  la  volonté  à  la  totalité  rai- 
sonnable dont  le  droit  est  l'expression.  La  morale  su- 
prême consiste  donc  dans  l'honnêteté,  c'est-à-dire  en  ce 
que  l'individu  observe  la  loi,  les  coutumes,  la  morale 
et  les  institutions  de  la  société  dans  laquelle  il  vit,  et  s'y 
soumette  intérieurement  de  tout  cœur,  sans  s'informer 
s'ils  peuvent  exister,  sans  s'occuper  de  sa  conscience,  et 
sans  laisser  parler  les  scrupules  religieux  (2). 
quinte^enœ  ^^  ^^^^^  ^^^^  résulte  cc  priucipc  que  nous  pouvons 
moderïK  définitivement  donner  comme  étant  la  quintessence  de 
^^ouvemV*^"  toute  la  politique  moderne  et  de  la  doctrine  d'état  :  la 
loi  est  la  conscience  publique.  Elle  suffit  à  tous  et  leur 
tient  lieu  de  conscience.  Bien  plus,  dans  les  questions 
de  droit  et  de  vie  publique,  l'individu  ne  doit  pas  avoir 
de  conscience  personnelle.  Les  prescriptions  d'une  loi 
sont  droit.  Dans  la  conduite  extérieure,  il  n'y  a  qu'une 
justice  et  une  morale  :  sacrifier  sans  condition  à  la  loi  ou 
mieux, à  l'état,  l'intelligence  raisonneuse  et  les  scrupules 
delà  conscience.  Tout  désir  d'avoir  une  opinion  per- 
sonnelle ou  une  conscience  personnelle  n'est  pas  sim- 
plement un  crime  de  haute  trahison,  mais  aussi  une 
immorahté  et  un  péché  au  sens  propre  du  mot.  Car  il 
n'y  a  pas  de  droit,  pas  de  droit  de  conscience,  pas  de 
droit  ecclésiastique,  pas  même  de  droit  naturel,  et  à 
plus  forte  raison  pas  de  droit  divin,  d'après  la  façon 
dont  le  panthéisme  conçoit  le  droit  privé  et  le  droit 

(1)  Hegel,  Philosophie  des  Rechtes,  §  258. 

(2)  Zeller,  Gesch.  der  deulsch.  P/u/os.,  813-8d  9.   Yorl aender,  GescA. 
der philos.  Moral  der  Engl.  und  Franz,  52. 


morale. 


LE    DROIT    ET    L  ORDRE    MORAL  18o 

d'état.  Bref,  comme  ditHerbart,  il  n'y  a  rien  qui  per- 
mette à  quelqu'un  d'invoquer  par  motif  de  conscience 
un  droit  positif,  c'est-à-dire  une  loi  proclamée  par  l'é- 
tat (1  ).  Et  Valentin  Mayer,  un  des  plus  chauds  partisans 
de  Fichte^  déclare  que  c'est  la  meilleure  théorie  pour 
rendre  l'état  absolument  maître  de  la  conscience,  et  le 
seul  moyen  de  le  mettre  à  la  place  de  l'Eglise  (2). 

Voilà  où  en  est  le  monde  avec  cette  doctrine,  qui  a  luau^n^Vu' 
au  moins  le  mérite  d'avouer  sincèrement  ce  qui  existe  J!i*SiccTîa 
depuis  longtemps  dans  la  pratique.  Il  en  est  exactement  droireïïeia 
au  même  point  que  sous  Néron.  C'est  ainsi  que  d'un 
seul  coup,  on  fait  reculer  l'humanité  de  deux  mille  ans. 
Et  on  appelle  cela  les  progrès  de  la  civilisation  !...  Pour 
ces  philosophes  et  ces  jurisconsultes,  le  mouvement  in- 
tellectuel de  plus  de  cinquante  générations  s'est  écoulé 
sans  résultat.' Comme  on  l'a  dit  des  chefs  de  la  grande 
Révolution  et  de  tous  les  démolisseurs  radicaux,  ces  po- 
litiques et  ces  hommes  d'état,  semblent  avoir  pour  pre- 
mier principe,  le  seul  d'ailleurs  qu'ils  suivent  avec  per- 
sévérance, que  tout  ce  qui  existe  est  injuste,  que  les  faits 
sont  l'accessoire,  le  droit  des  ficelles,  les  lois  des  toiles 
d'araignées;  que  tout  ce  qui  a  été  fait  jusqu'à  présent 
doit  être  considéré  comme  non  avenu,  et  qu'il  faut  se 
mettre  à  l'œuvre  pour  exécuter  ce  qui  n'a  pas  été  fait. 

Ils  y  vont  avec  le  monde  comme  s'il  était  né  d'hier. 
11  semblerait  presque  qu'il  les  ait  attendus  pendant 
plusieurs  miUiers  d'années  pour  être  enfin  quelque  cho- 
se. Ils  passent  sous  silence  les  sacrifices  sans  nombre 
que  d'illustres  aïeux  intellectuels  ont  fait  pour  nous 
conquérir  le  plus  cher  de  tous  les  biens  humains,  la 
liberté  de  conscience.  Puisqu'il  en  est  ainsi,  nous  devons 
renoncer  à  l'espoir  de  tomber  d'accord,  nous  avec  eux, 
ou  eux  avec  nous.  Nous  du  moins,  nous  ne  pourrions 
partager  leurs  vues.  Devant  Dieu,  des  milliers  d'années 
sont  comme  un  jour.  Pour  eux,  ces  milliers  d'années 

(1)  J.  H.  Fichte,  Ef,hik,  I,  367  sq. 

(2)  Valentin  Mayer,  DasElgenthum,  71. 


186  LE    DROIT 

n'existent  pas.  Chez  eux,  derrière  le  rideau  du  progrès,   i 
il  en  est  comme  sur  certains  théâtres,  il  n'y  a  que  des  : 
commencements  de  pièces,  jamais  de  fins.  Ou  pour  j 
parler  plus  franchement,  avec  de  tels  esprits,  il  n'y  a  j 
jamais  rien  à  commencer,  jamais  rien  à  finir,  excepté 
une  chose  :  faire  des  révolutions.  Sur  ce  chapitre,  ils 
s'entendent,  sans  comprendre  toutefois  d'où  vient  le  pen-  ; 
chant  chaque  jour  plus  prononcé  vers  la  Révolution.  Mais  ; 
quiconque  est  logique  et  conséquent  le  voit  parfaite-  j 
ment.  Qui  a  créé  cette  inclination,  qui  l'accentue  sans  i 
cesse,   sinon  ces  théories?  On  se  plaint  des  socialistes,  ; 
et  ce  n'est  pas  sans  motifs.  Le  plus  sérieux  de  tous  est  ! 
que  cette  doctrine  de  Moloch  leur  aplanit  la  voie.  D'après 
les  principes   modernes,  les  lois  n'ont  pas  besoin  du 
rempart  protecteur  de  la  morale  et  de  la  religion  ;  elles 
n'ont  pas  besoin  de  s'harmoniser  avec  le  droit  plus  élevé 
de  Dieu.  Les  hommes  n^  doivent  plus  avoir  de  cons- 
cience ni  obéir  librement  à  la  loi  par  motif  de  cons- 
cience. Maintenant  la  loi,  ou,  comme  on  ditassez  souvent^ 
le  droit  de  contrainte  y  suffit.  Qu'avons-nous  besoin  de 
conscience  dit-on  d'un  air  moqueur?  Nous  avons  la  loi!.. 
A  quoi  bon  l'Église  et  les  pratiques  de  la  religion  ?  Avec 
notre  droit  de  contrainte,  nous  avons  tout  cela.  Laissons 
donc  à  la  théologie  l'infructueuse  manie   de  morali- 
ser !...  Nous  savons  ce  qu'est  le  droit,  et  ce  que  peut 
la  loi.  Malheureusement  les  peuples  aussi  le  savent,  car 
ils  sentent  les  effets  de  lois  coercitives  qui  ne  s'occupent 
ni  de  la  conscience  ni  de  la  morale.  Mais  il  arrive  parfois 
qu'ils  les  sentent  trop,  alors,  après  avoir  entendu  dire 
constamment  que  le  droit  réside  seulement  dans  la  loi, 
et  la  loi  seulement  dans  la  force,  ils  essaient  si  c'est 
bien  vrai,  et  la  révolution  est  prête  sans  qu'on  y  ait  pris 
garde,  comme  en  1 789. 

On  pourrait  penser  que  des  hommes  d'état  devraient 
comprendre  qu'une  vie  d'état  basée  sur  de  tels  principes 
ne  peut  durer  longtemps.  A  notre  jugement^  nous  n'en 
voyons  aucun  qui  soit  capable  de  croire  sérieusement 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    MORAL  187 

à  la  vérité  des  discours  qu'ils  tiennent  dans  les  parle- 
ments, et  des  notes  diplomatiques  dans  lesquelles  ils 
parlent  sans  cesse  de  la  paix  des  peuples  et  des  rapports 
entre  les  nations.  Non  !  d'après  les  considérations  que 
nous  venons  de  faire  à  l'instant,  l'ordreet  la  paixne  sout 
pas  possibles.  Il  ne  peut  y  avoir  de  paix  dans  l'homme 
si  son  action  n'est  pas  conforme  à  sa  conscience,  et  si 
sa  conscience  n'est  pas  en  harmonie  avec  la  loi  de  Dieu. 
On  croit  sans  doute  que  c'est  chose  facile  que  de  pou- 
voir établir  la  paix  parmi  les  hommes.  Tous,  dit-on,  de- 
vraient unir  leurs  efforts  pour  une  action  d'ensemble  ; 
mais  est-ce  aussi  facile  qu'on  le  prétend?  Les  hommes 
peuvent-ils  s'accorder  entre  eux,  sans  conscience,  par 
l'effet  de  la  simple  légalité  et  de  la  basse  complaisance? 
Est-ce  qu'un  homme  sans  conscience  peut  se  fier  à  son 
prochain?  Est-ce  qu'un  homme  prudent  peut  se  fier  à  un 
homme  sans  conscience  ?  Est-ce  que  tout  homme  de 
conscience  n'est  pas  trompé  s'il  se  livre  à  un  tel  artiste 
de  droit? 

Oui,  c'est  clair,  la  paix  est  impossible  si  tous  sont 
convaincus  que  personne  ne  peut  s'obhger  en  conscien- 
ce. Là  où  ce  principe  règne,  chacun  sait  que  c'en  est  fait 
de  l'honnêteté,  chacun  sait  qu'il  n'a  d'autre  perspective 
d'échapper  au  naufrage  que  s'il  refoule  les  autres  dans 
le  tourbillon,  qu'il  n'a  que  le  choix  ou  d'éluder  le  droit, 
ou  de  se  laisser  opprimer.  D'où  vient  l'état  intolérable 
de  notre  situation  sociale,  qui  ne  peut  se  comparer  qu'à 
une  lutte  sur  un  vaisseau  prêt  à  sombrer,  à  la  retraite 
d'une  armée  en  déroute?  Nous  l'avons  dit.  U  n'y  a  pas 
de  juxtaposition  d'hommes  où  règne  la  concorde,  pas  de 
concurrence  honnête,  pas  d'action  d'ensemble  possible, 
tolérable  et  sincère,  bref,  il  n*y  a  pas  de  paix,  si  la  cons- 
cience ne  forme  pas  le  lien  de  l'accord  commun.  C'est 
pourquoi  personne  ne  peut  se  former  soi-même  sa  cons- 
cience sans  avoir  égard  à  la  loi  de  Dieu  ;  et  personne  ne 
peut  poursuivre  son  droit  sans  avoir  égard  à  la  conscien- 
ce. 11  n'y  aura  donc  pas  de  paix  parmi  les  hommes,  si 


188  LE    DROIT 

tous  ne  s'accordent  pas  et  dans  leurs  actions  et  dans 
leurs  pensées,  subordonnant  le  droit  à  la  conscience  et 
la  conscience  à  Dieu.  Mais  chez  les  peuples,  la  voix  de  la 
conscience  est  la  loi.  11  n'y  aura  donc  pas  de  paix  dans 
le  monde,  si  les  lois  ne  concordent  pas  dans  les  points 
essentiels.  Si  une  chose  est  droit  ici,  injustice  là  ;  s'il  est 
permis  de  faire  ici  ce  qui  est  défendu  là  ;  si  la  loi  tolère 
ici  ce  qui  est  mal  dans  cet  autre  endroit,  qu'en  doit-il 
être  de  la  paix  ? 

Comment  des  peuples  si  divers  pourront-ils  avoir  les 
mêmes  lois,  s'ils  n'ont  pas  pour  loi,  ce  que  la  cons- 
cience personnelle  ordonne  à  chacun  et  ce  que  l'immua- 
ble et  éternelle  loi  prescrit  à  la  conscience?  La  loi  n'est 
en  réalité  la  conscience  publique  que  lorsqu'elle  s'har- 
monise avec  la  conscience  privée,  et  quand  celle-ci  est 
conforme  à  la  loi  de  Dieu  (1).  Mais  là  où  des  lois  sont, 
nous  ne  disons  pas  transgressées,  mais  ne  s'accordent 
ni  avec  la  loi  de  Dieu,  ni  avec  la  conscience,  une  paix 
n'est  pas  possible^  ni  chez  les  peuples,  ni  parmi  les  peu- 
ples. En  un  mot,  il  n'y  a  pas  de  paix  dans  le  monde^  si  la 
loi  et  l'observation  de  la  loi,  si  le  droit  et  la  morale,  la 
conscience  et  la  volonté  de  Dieu,  ne  sont  pas  dans  l'har- 
monie la  plus  exacte. 
vrais  rTmrt  ^"  préscutaut Ics  choses  ainsi,  nous  ne  nions  pas  qu'il 
ofia'raoraie"''  ^^^^^^  distinguer  entre  droit  et  morale.  Cette  distinction 
a  eu  lieu  dès  l'origine  du  Christianisme  dont  le  droit, 
avons-nous  vu,  est  un  des  premiers  effets.  La  morale  ne 
doit  pas  disparaître  dans  le  droit.  Le  droit  est  une  partie 
essentielle  de  la  morale  ;  mais  la  morale  est  un  domaine 
incomparablement  plus  grand  et  plus  profond.  Le  droit 
n'embrasse  rien-  de  plus  que  le  domaine  de  la  justice, 
une  des  quatre  vertus  cardinales  dont  traite  l'éthique 
naturelle,  et  dans  celle-ci,  que  la  partie  qui  comprend 
les  obligations  extérieures,  terrestres  des  hommes  entre 
eux.  Les  différentes  manières  de  pratiquer  cette  vertu 

(1)  Fiquelmont,  Pensées  morales  et  politiques,  315. 


LE  DRorr  ET  l'ordre  moral  1  89 

et  les  autres  vertus  cardinales  sont  du  ressort  de  la  mo- 
rale naturelle.  En  conséquence,  le  droit  comprend  un 
domaine  complètement  limité,  mais  malgré  cela  dépen- 
dant de  l'ensemble,  et  par  conséquent  inséparable  de  la 
morale  générale.  C'est  donc  causer  du  dommage  à  la 
morale  que  de  lui  enlever  le  droit,  comme  c'est  nuire 
au  corps  que  de  lui  supprimer  un  membre  ;  c'est  donc 
anéantir  le  droit  que  de  le  priver  de  son  âme,  la  morale. 
Ce  serait  au  contraire  faire  de  la  morale  un  vain  com- 
merce de  formules,  et  de  la  loyauté  une  complaisante 
hypocrite,  si  on  les  considérait  toutes  deux  comme  une 
seule  et  même  chose.  Ainsi,  il  n'y  a  pas  à  choisir.  Il  faut 
que  le  monde  cultive  de  nouveau  le  droit  d'après  les 
principes  de  la  morale,  et  qu'il  les  mette  l'un  et  l'autre 
sous  la  protection  de  la  religion  pour  les  pratiquer  sans 
leur  nuire. 

Pour  le  présent  comme  pour  l'avenir,  notre  espoir     s.-Lecon- 

^  i  '  r  traste  de  lasi- 

repose  sur  ce  que  les  peuples  se  montreront  accessibles  *^"^g"°°  ^jj;_ 
à  cette  simple  vérité.  Par  lui-même,  le  droit  a  une  puis- 
sance très  limitée,  même  là  où  il  concorde  complète- 
ment avec  la  vérité.  Si  l'homme,  dans  les  moments 
d'enthousiasme  religieux  et  poétique,  déplore  si  amère- 
ment de  ne  pouvoir  donner  aucune  expression  quelque 
peu  satisfaisante  à  ce  qui  l'émeut^  comment  le  droit, 
avec  ses  formules  arides,  répondrait-il  aux  besoins  de 
l'humanité  et  aux  exigences  de  la  vie?  C'est  pourquoi 
tout  législateur  doit  moins  compter  sur  sou  activité  que 
sur  le  secours  du  sentiment  religieux,  sur  l'énergie  mo- 
rale et  libre  des  peuples  et  de  tous  leurs  membres,  pour 
compléter  ce  qu'il  peut  expliquer  avec  quelques  paroles 
mortes,  mais  jamais  exprimer  complètement. 

Telle  doit  être  aussi  la  conduite  du  prince,  de  l'homme 
d'état,  de  l'administrateur,  bref  de  quiconque  doit  cul- 
tiver le  faible  rameau  de  la  loi  pour  en  faire  un  arbre  de 
vie  vigoureux  et  productif. 

Beaucoup  d'hommes  de  loi  déplorent  le  sort  amer  qui 
leur  a  donné  en  partage  la  tâche  ingrate  de  faire  exécuter 


trine  moderne 
et  la  doctrine 
aDcieone.' 


190  LE    DROIT 

les  ordres  de  l'état  par  les  masses  récalcitrantes.  De  fait, 
ce  doit  être  un  travail  pénible  que  de  faire  observer  ainsi 
les  lois,  comme  c'est  le  cas  la  plupart  du  temps.  On  n'a 
qu'avoir  la  personne  et  la  conduite  de  ces  fanatiques  du 
paraphe,  pour  comprendre  combien  est  aride  et  dessé- 
chant ce  formulaire  sans  esprit  et  sans  cœur.  C'est  la  vé- 
ritable expression  de  la  justice  sans  morale,  de  l'adminis- 
tration qui  n'a  rien  à  faire  avec  la  conscience,  de  la  loi 
qui  tientle  moins  possible  compte  dudroit.  Dans  quel  état 
se  trouvent  les  hommes  qui  vivent  sous  ce  droit  sans 
morale,  il  est  inutile  de  le  dire.  Leur  jugement  sur  la 
machine  de  bois,  souvent  aussi  de  fer,  mais  toujours  in- 
commode, gênante  et  grinçante  du  bureaucratisme,  ap- 
partient au  petit  nombre  de  choses  sur  lesquelles  ils  tom- 
bent d'accord.  Ainsi,  personne  n'est  à  son  aise  dans 
l'état  moderne,  ni  ceux  qui  tiennentle  gouvernail,  ni  ceux 
qui  manient  la  rame,  ni  non  plus  les  simples  passagers. 
Chacun  serait  content  de  quitter  le  plustôt  possible  cet  in- 
commode séjour,  et  de  trouver  quelque  part  une  île  for- 
tunée qui  promettrait  plus  de  satisfaction  au  cœur.  Oui, 
parfois,  il  échappe  à  un  Gœthe  le  désir  de  quitter  ce 
monde  insupportable,  où  règne  une  civilisation  fatigante 
et  de  se  trouver  transporté  parmi  les  sauvages.  Evidem- 
ment, il  n'avoue  cela  qu'à  des  heures  d'oubli  et  de  grand 
malaise,  mais  chacun  sent  dans  son  intérieur  qu'il  y  a 
pour  la  vie  publique  un  idéal  plus  beau  que  celui  dont  la 
réalité  actuelle  est  l'expression. 

Ce  mécontentement  de  notre  situation  a-t-il  un  fon- 
dement, et  en  quoi  ce  fondement  consiste-t-il?  Souvent 
nous  nous  en  faisons  une  idée  aussi  peu  claire  que  de  la 
cause  pour  laquelle  nous  répétons  sans  cesse  ces  paroles 
dans  tous  les  panégyriques  de  notre  époque  :  c'était 
pourtant  plus  beau  autrefois.  Et  c'est  facile  à  expliquer. 
Oui,  il  fut  un  temps  où  la  vie  était  plus  agréable  ici-bas. 
C'était  le  temps  où  Dieu  et  le  monde  étaient  unis,  où  l'on 
faisait  en  sorte  que  le  droit  tombât  d'accord  avec  la 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    MORAL  J91 

morale,  et  où  l'on  observait  le  premier  par  devoir  de 
conscience.  Alors  pour  décrire  la  vie  placée  sous  la  pro- 
tection de  la  loi,  on  n'avait  pas  d'autres  termes  que  ces 
idylliques  expressions  :  «  Chacun  reposait  en  paix  à 
l'ombre  de  sa  treille  et  de  son  figuier  »  (1). 

(1)  m,  Reg.,  IV,  23. 


NEUVIÈME  CONFÉRENCE 


1.  —  Nous 


LE  DROIT  ET  L  ORDRE  PUBLIC. 


,  Nous  sommes  tous  les  enfants  de  notre  temps.  —  2.  Influence  de 
l'opinion  publique  sur  Tintelligence  du  droit  et  sa  culture.  —  3. 
Influence  de  la  morale  publique  sur  Tintelligence  du  droit  et  sa 
formation.  —  4.  Influence  de  Tordre  public  sur  la  morale  publique 
et  sur  le  droit.  —  5.  Droit  et  solidarité.  —  6.  Droit  et  autorité 
publique.  —  7.  Conscience  publique,  condition  d'une  saine  situa- 
tion sociale. 


Quelque  grande  que  soit  la  vénération  du  monde  mo- 


1 


enfaTs^deuo-  deme  pour  l'antiquité,  il  ne  lui  est  pas  encore  venu  à 
re  temps.  ]'ggpri[  ^q  \^  prendre  pour  modèle  dans  le  sérieux  avec 
lequel  elle  envisageait  le  péché.  Les  austères  pratiques 
de  pénitence  et  les  sacrifices  dispendieux,  que  les  anciens 
s'imposaient  pour  l'expiation  de  leurs  péchés  person- 
nels, étaient  loin  de  leur  suffire.  Ils  regardaient  aussi  la 
communauté,  la  cité  et  l'état  lui-même,  comme  de  pau- 
vres pécheurs,  et  même  comme  les  pécheurs  principaux, 
les  grands  pécheurs.  De  là  vient  que  chez  eux,  les  sacri- 
fices faits  au  nom  de  l'état  occupaient  le  premier  rang 
dans  la  catégorie  des  pénitences  et  des  prières  ;  et  la 
pompe,  la  mise  en  scène  qui  accompagnaient  leur  célé- 
bration montrent  qu'ils  étaient  loin  de  les  prendre  à  la 
légère. 

Nous  différons  d'eux  par  deux  côtés  qui  sont  très  peu 
à  notre  avantage.  Pour  nos  péchés  personnels,  nous 
avons  trouvé  un  moyen  de  guérison  plus  commode, 
l'oubli;  et,  où  il  ne  suffit  pas,  nous  avons  recours  aux 
distractions.  Pourdes  péchés  publics,  nous  en  connais- 
sons si  peu,  que  nous  serions  presque  (entés  de  bannir 
comme  un  ennemi  de  la  patrie  le  malheureux  qui  en  par- 
lerait. Il  faut  qu'un  esprit  extraordinaire  de  sincérité 
nous  ait  pénétrés,  que  la  nécessité  des  temps  nous  ait 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    PUBLIC  193 

bien  attendris,  pour  apercevoir  un  moment  la  vérité  si 
riche  en  grandes  conséquences,  que  la  totalité  elle  aussi 
peut  pécher  (1).  Mais  même  dans  cecas^  nous  avons  vite 
fait  de  nous  consoler  à  lapensée  que  nous  faisons  partie 
d'une  grande  société.  Un  léger  haussement  d'épaules 
suffit  pour  nous  faire  perdre  conscience  de  notre  faute, 
et  de  notre  obligation  à  l'expier  par  la  pénitence,  tandis 
que  nous  disons  inconsidérément  :  «  Que  voulez-vous? 
nous  sommes  tous  les  enfants  de  notre  époque  1  »  Or, 
sans  y  faire  attention,  nous  endossons  une  part  de  res- 
ponsabilité dans  toutes  les  fautes,  dans  tous  les  péchés 
deTépoque.  Sans  doute,  nous  sommes  les  fils  de  notre 
temps;  sans  doute  nous  sommes  les  membres  de  la  so- 
ciété qui  nous  entoure  ;  mais  comme  tels,  ou  bien  nous 
contribuons  à  propager  l'état  que  nous  déplorons  sou- 
vent nous-mêmes,  ou  bien  nous  commettons  la  faute  de 
dire  que  nous  pouvons  bien  nous  résigner  à  ces  maux. 

Il  ne  s'agit  pas  de  nous  enrôler  tous  parmi  les  prê- 
cheurs de  morale  et  les  correcteurs  du  monde  ;  nous 
n'avons  pas  non  plus  la  tâche  d'augmenter  le  mé- 
contentement général  par  des  blâmes  continuels.  Mais 
il  y  aurait  encore  d'autres  moyens  de  contribuer  un 
peu  à  faire  confesser  la  faute  générale.  Si  nous  ne 
taisions  pas  à  chacun  ce  qui  se  dit  autour  de  nous, 
les  principes  pervers  qui  font  tant  de  mal  ne  pren- 
draient pas  le  développement,  et  n'atteindraient  pas  la 
puissance  qu'ils  ont.  Nous  approuvons  trop  souvent, 
tantôt  par  crainte,  tantôt  par  manque  de  pénétration  de 
leur  portée,  ceux  qui  les  proclament;  et  nous  travail- 
lons ainsi  à  les  répandre  dans  une  proportion  plus 
grande.  Oui,  nous  avons  bien  raison  de  confesser  notre 
faute  :  nous  sommes  tous  les  enfants  de  notre  siècle. 

Nous  en  donnons  tous  la  preuve,   nous  travaillons     2.  _  m. 
tous  pour  notre  part  à  la  ruine  de  la  société,  en  conso-  rSpiS  pu- 

|:j„    4.        £1  •  •      •  •       •     T  ,      bliquesurl'iQ 

liaant  cette  puissance  qui  vise,  pour  ainsi  dire  par  mé-  teiugence  du 

*■  droit    et    sa 

culture. 

(1)  Cf.  VoL  VIII,  25,  2. 


13 


194  LE    DROIT 

tier,  à  ruiner  rinlelligence  du  droit,  et  qu'on  appelle 
l'opinion  publique.  Avec  ce  mot,  nous  avons  nommé 
quelque  chose  qui  rappelle  V^ncien  Fatum,  c'est-à-dire, 
pour  parler  avec  Plutarque,  certaines  influences  démo- 
niaques qui  séduisent  les  meilleurs  et  les  entraînent  au 
désordre  et  à  la  révolte,  tantôt  en  rendant  le  bien  re- 
poussant, tantôt  en  rendant  le  mal  séducteur,  influen- 
ces sinistres  et  irrésistibles  qui  précipitent  toute  une 
société  dans  l'erreur  et  dans  l'aveuglement,  et  font 
chanceler  les  peuples  comme  des  hommes  ivres  (1). 
11  y  a  si  longtemps  que  les  peuples  modernes  vivent 
dans  le  trouble,  dans  la  désunion  intérieure,  que  c'est 
à  se  demander  s'ils  savent  encore  ce  qu'est  le  droit,  et 
quels  sont  leurs  devoirs.  Ils  veulent  la  plupart  du  temps 
encore  être  chrétiens,  et  beaucoup  de  leurs  coryphées 
se  targuent  même  d'être  les  seuls  vrais  chrétiens,  les 
chrétiens  conformes  à  l'époque,  c'est  tout  naturel. 

Qu'est  devenue  aussi  parmi  eux  la  conscience  du 
droit?  Les  lois  qui  en  découlent  existent  encore  quant 
à  la  lettre.  Nous  avons  des  défenses  contre  le  duel,  con- 
tre les  sociétés  secrètes,  contre  les  atteintes  portées 
publiquement  à  la  religion  et  à  la  morale  ;  seulement, 
personne  n'y  fait  attention,  personne  ne  les  observe,  et, 
ce  qui  est  pire  encore,  personne  n'ose  plus  les  défen- 
dre. Nous  avons  encore  un  calendrier  chrétien,  dans 
lequel  sont  inscrits  les  dimanches,  les  fêtes  et  les  jours 
de  pénitence  ;  mais  on  célèbre  le  carême  et  les  temps 
qui  invitent  à  la  prière  et  au  repentir,  par  des  bals,  des 
concerts,  des  soirées  au  théâtre,  des  dîners  somptueux 
que,  par  dérision,  on  appelle  des  dîners  de  carême.  On 
passe  les  dimanches  et  les  jours  de  fêtes  en  manœuvres 
de  pompiers  et  en  exercices  de  gymnastique,  en  excur- 
sions, en  réjouissances  de  cafés-concerts,  et,  si  quelqu'un 
s'en  plaint,  on  dit  que  les  anciennes  vues  ne  sont 
plus  conformes  à  l'époque.  Les  lois  assurent  toujours 

(1)  Plutarch.,  Isis  16  ;  Defect.  oracul,  13,  14. 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    PUBLIC  195 

ie  libre  exercice  de  la  religion,  mais  chaque  pèlerinage 
public  dépend,  non  pas  comme  on  pourrait  le  croire, 
de  la  permission  expresse  du  vizir  ou  du  pacha,  mais 
des  officiers  de  l'état  chrétien  ;  et  la  moindre  objection 
de  la  part  d'un  loueur  de  voitures  juif  suffit  pour  rendre 
impossibles  les  missions  et  les  processions,  sous  pré- 
texte qu'elles  gênent  la  circulation  publique.  A-t-on  re- 
cours à  la  police  pour  remédier  à  des  troubles  qui  ont 
eu  lieu  pendant  le  service  divin?  S'adresse-t-on  aux 
ministères,  aux  députés,  à  l'empereur,  pour  maintenir 
le  libre  exercice  de  la  religion,  assuré  par  la  constitu- 
tion ?  On  vous  répond  en  haussant  les  épaules  :  «  Nous 
ne  pouvons  pas,  nous  n'osons  pas,  nous  ne  sommes  pas 
sûrs  de  nous,  nous  avons  les  mains  liées,  nous  prenons 
tous  le  mot  d'ordre  auprès  de  cette  puissance  dont 
Dœllinger  disait,  que  tous  se  courbent  devant  elle,  même 
les  dépositaires  de  la  puissance  publique.  C'est  un  vrai 
démon  que  cette  opinion  publique!...  C'est  une  puis- 
sance qui  vous  trouble  les  sens,  une  puissance  énervan- 
te, semblable  aux  vapeurs  qui  montent  de  l'enfer  de 
JTrophonius. 

Or  un  tel  état  n'est  pas  le  fruit  d'une  situation  juridi- 
que parfaitement  en  ordre.  Les  lois  sont  pourtant  don- 
nées pour  être  observées  et  exécutées.  Mais  quand  les 
hommes  savent  et  sentent  que,  malgré  les  décisions  de 
droit  les  plus  claires,  il  reste  un  échappatoire,  et  qu'il 
suffit  de  s'en  rapporter  à  une  puissance  secrète  invisi- 
ble pour  paralyser  leurs  effets,  les  portes  sont  ouvertes 
toutes  grandes  à  l'improbité  dont  l'insécurité  du  droit 
est  la  conséquence  nécessaire.  Car,  tant  s'en  faut  que 
l'homme  soit  un  ami  de  la  loi,  vu  la  corruption  qui  a 
pénétré  sa  nature.  Chacun,  même  l'honnête  homme, 
trouve,  et  parfois  à  son  grand  étonnement,  le  désir  de 
secouer  le  joug  de  la  loi.  Que  résultera-t-il  alors,  s'il  en- 
trevoit la  perspective  d'en  trouver  l'opportunité?  Qu'ad- 
viendra-t-il  de  la  loi,  qu'adviendra-t-il  d'une  époque 
dans  laquelle  on  ose  manifester  tout  haut  ce  désir  qui, 


LK    DROIT 


au  lieu  d'être  rejeté  par  l'opinion  publique  pour  être 
lllioré,  trouve Vécisément  en   elle   des  encourage- 

ments  pour  éluder  la  loi  ? 

existe  en  cette  matière  une  différence  profonde  en 
tre  les  temps  passés  et  les  temps  présents.  Ce  penchant 
de  l'iomme  à  vouloir  s'affranchir  des  lois  ne  date  pas 
d'au  ou^d'hui  ;  il  a  pris  naissance  au  Paradis  terrestre. 
lS:isilfaffaitbLse,arderdelema^^st^ 

quement  ;  aujourd'hui,  plus  quelqu  un  1  ^t^  «  ^v^^^» 
Lee    Dlus  il  devient  le  héros  du  jour.  Autretois  les 
hlmStaient  mauvais,  mais  les  institutions  pi^h- 
aues  étaient  relativement  bonnes  ;  aujourd  hui  ce  sont 
r^dlvidus  qui  sont  notablement  meilleurs  que  1  op  - 
nion  publique.  Autrefois,  on  transgressait  la  loi,  mais 
riït    eur  d'entendre  retentir  -tour  de  so,  ces  pa- 
roles proférées  par  toutes  les  bouches  :    «  ^oi  et  ode 
lient  les  mains  au  diable.  Avec  eux,  .1  ne  peut  vivre  chez 
es   iens  comme  il  voudrait  ».  H  y  avait  bien  des  mau- 
lais  dé irs  secrets  chez  les  individus,  une  mauvaise  opi- 
nion secrète;  cependant  la  totaUté  tenait  pour   e  droit, 
Tm      le    la  tradition.  En  d'autres  termes    l'opimon 
pubTque  ne  faisait  qu'un  avec  la  loi.  Aujourd'hui  avan 
out'lnquêle,  cha'cun  est  disposé  à  donner  raison  a 
uialfaileur,  et  à  blâmer  la  justice  qui  le  Pou-'smt  par 
qu'on  est  convaincu  qu'en  agissant  ainsi   on  a  la  total  te 
^our  soi.  On  se  plaint  partout  que,  dans  les  masse     In- 
telli^ence  du  droit  soit  arrivée  à  un  point  qui  donne 
Sir.  C'est  une  preuve  q-1'opinion  publique  ne 
pas  du  côté  de  la  loi,  mais  en  contradiction  avec  ^^^^^^^ 
Lus  n'avons  pourtant  pas  encore  l'audace  d  e  pu«ie 
cette  contradiction  en  public,  m  de  la  fa  ^e  pa^^^^  « 
acte.  Ce  que  nous  considérons  avant  ^out  con  me J 
grande  conquête,  c'est  de  pouvoir  penser  auteme 
que  nous  parlons,  quand  nous  sommes  presses  pari 

nécessité  d'agir.  „t  eio-nifie  au 

De  là  le  mot  d'opinion  publique.  Ce  mot  s.gi  fi    q 
la  société  actuelle  tout  entière  revendique  d  autres  op 


LE    DROIT    ET    l'ordre    PUBLIC  197 

nions  que    celles  d'où    provient,    provisoirement  du 
moins,  une  grande  partie  de  nos  institutions  publiques 
i  et  de  nos  coutumes  de  droit.  Il  contient  donc  deux  cho- 
I  ses.  11  est  d'un  côté  l'expression  que  nous  avons  cons- 
I  cience  qu'il  existe  une  contradiction  profonde  entre  la 
vie  comme  elle  est  encore  dans  beaucoup  de  cas,  et  l'i- 
déal que  nous  nous  en  sommes  formé  d'après  les  idées 
modernes.  D'un  autre  côté  il  explique  l'effort  fait  pour 
I supprimer  cette  contradiction,  non  par  le  retour  aux 
S  anciens  principes  chrétiens,  et  aux  éternels  principes 
naturels  de  la  morale  et  du  droit,  non  en  ce  que,  selon 
les  prescriptions  de  ces  derniers,  nous  mettions  un  frein 
aux  convoitises,  après  avoir  supprimé  les  derniers  ves- 
tiges qui  se  rattachent  aux  habitudes  d'autrefois,  dont 
la  force  est  toujours  puissante,  mais  précisément  par  le 
contraire,  c'est-à-dire  par  la  transformation  complète 
de  l'ordre  public  selon  les  vues  révolutionnaires  des 
I  temps  modernes. 

.  Nous  ne  faisons  que  parler  de  l'opinion  publique.  Mais 
jceci  ne  l'empêche  pas  d'exercer  une  puissante  tyrannie 
|sur  les  masses  sans  conviction,  etd'inspirer  de  la  crainte 
tmême  aux  dépositaires  du  pouvoir.  Notre  droit  et  l'opi- 
,nion  publique  se  sont  éloignés  de  la  nature  et  de  Dieu, 
|etc'est  la  cause  pour  laquelle  ils  n'ont  d'autre  soutien 
jque  la  bonne  volonté  des  peuples,  malgré  l'espoir  qu'ils 
ifondent  sur  la  puissance  extérieure.  Il  est  donc  tout  na- 
jturel  qu'on  suive  d'un  œil  inquiet  chaque  manifestation 
Iqui  s'élève  de  leur  sein.  Il  est  compréhensible  aussi  que 
|la  société  qui  sent  cette  situation,  —  par  bonheur,  elle 
jnela  connaît  pas  dans  toute  son  étendue,  —  devienne 
itoujours  de  plus  en  plus  turbulente  et  exigeante  dans 
l'expression  de  son  déplaisir  ou  de  ses  désirs. 

Ainsi,  cette  puissance  à  la  fois  visible  et  invisible  qui 
ittaque  sans  cesse  les  lois  existantes,  la  tradition  et  l'or- 
dre actuel,  grandit  chaque  jour  et  prend  une  influence 
aont  il  faut  tenir  grand  compte  dans  les  circonstances 
présentes,  parceque  ni  l'individu  avec  ses  principes  per- 


198  LE    DROIT 

sonnels  solidement  établis,  ni  la  force  publique  avec  cette 
autorité  plus  grande,  qu'elle  possède  seulement  quand 
elle  a  conscience  de  la  divinité  de  son  origine,  ne  peu- 
vent lui  faire  obstacle. 
3.  -  In-       Celte  influence  pernicieuse  s'accroît  encore  en  raison 

fluence  de  la  ^  .  ...  .        t       •     •  i  t 

morale  pubii-  ^q  j^  tristc  harmouic  qui  existe  entre  1  opinion  publique 

que  sur  1  in-  ^  t        • 

*&?  sa'  et  la  morale  publique.  On  donne  ordinairement  trop  peu 
formation,  ^'attention  à  cette  dernière  ;  et  considérable  est  peut-être 
le  nombre  de  ceux  qui  ignorent  l'existence  d'une  morale 
publique.  Or,  non  seulement  cette  morale  existe,  mais 
elle  exerce  aussi  une  grande  puissance.  La  différence 
entre  l'opinion  privée  de  l'individu,  et  l'opinion  publi- 
que d'une  société  tout  entière,  nous  indique  aussi  la 
différence  entre  la  morale  privée  et  la  morale  publique. 
De  même  que  l'opinion  publique  exerce  une  influence 
sur  le  droit  et  sur  la  tradition,  influence  dont  le  poids 
n'est  pas  à  dédaigner,  de  même  aussi  la  morale  publi- 
que. Chez  elle,  cette  influence  est  même  plus  grande, 
parce  que,  cela  va  de  soi,  elle  se  manifeste  d'une  manière 
beaucoup  plus  frappante  et  beaucoup  plus  impérieuse 
que  la  simple  opinion  publique.  Mais  sont-elles  à  l'unis- 
son, comme  c'est  le  cas  aujourd'hui,  leur  influence  corn- 
muneen  bénéficie  et  s'accroît.  Déplus,  l'opinion  publique 
n'aurait  jamais  cette  assurance  et  cette  efficacité,  si  elle 
ne  savait  pas  que  la  morale  publique  est  derrière  elle^ 
comme  la  mère  derrière  son  enfant.  Car,  en  définitive, 
l'opinion  publique  n'est  pas  autre  chose  que  le  désir  de 
trouver  une  justification  publique  de  la  morale  pubhque 
et  l'essai,  fait  pour  réunir,  dans  un  manuel  de  doctrine 
et  un  code,  ce  que  la  société  pratique  depuis  longtemps. 
De  ce  que  nous  venons  de  dire,  résulte  déjà  l'impor- 
tance de  la  morale  publique.  Sa  puissance  est  incompa- 
rablement plus  grande  que  celle  de  la  morale  privée. 
Chacun  le  sent,  et  beaucoup  en  donnent  la  preuve  par 
le  sacrifice  de  leur  conscience.  Qu'ils  sont  nombreux 
ceux  qui  déplorent  sincèrement  que  la  vie  publique 
n'est  pas  régie  par  les  mêmes  lois  qui  régissent  le  foyer  ! 


J 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    PUBLIC  199 

Qii'  ils  seraient  heureux  de  pouvoir  pratiquer  ostensi- 
blement ce  que  leur  conscience  leur  dépeint  comme 
obligations,  sans  se  voir  livrés  à  la  moquerie,  au  mépris, 
mis  à  l'écart  !  Mais  telle  est  la  triste  contradiction  entre 
le  cœur  et  la  vie,  que  la  volonté  de  Thomme  est  trop 
faible  pour  triompher  du  mauvais  exemple  que  donne  la. 
totahté.  De  cette  façon,  la  morale  publique  l'emporte 
à  chaque  instant  sur  la  morale  privée,  et  peu  à  peu  il 
en  résulte  que  la  dernière  perd  aussi  de  son  influence 
sur  la  vie  privée,  se  dirige  d'après  les  principes  qui  do- 
minent la  vie  publique,  et  finit  par  les  imiter. 

Les  essais  pour  faire  une  morale  nouvelle  soi-disant 
conforme  au  temps,  essais  dont  le  monde  est  inondé,  en 
sont  une  preuve  suffisante.  C'est  ce  qui  donne  naissance 
à  ce  qu'on  appelle  l'esprit  de  l'époque.  Depuis  longtemps 
le  monde  se  plaint  de  l'époque  dans  laquelle  il  vit.  En 
agissant  ainsi,  il  ne  fait  que  se  plaindre  de  lui-même. 
Déjà  saint  Augustin  dit  :  «  Les  temps,  ce  sont  les  hom- 
mes; les  temps  c'est  nous  »  (1).  Le  temps  est  en  efPet 
la  morale  régnante,  c'est-à-dire  la  morale  publique.  Les 
mœurs  privées  furent  toujours  mauvaises  et  y  resteront 
toujours,  car  «  le  cœur  de  l'homme  est  enclin  au  mal 
dès  les  jours  de  sa  jeunesse  »  (2).  Ainsi  en  fut-il  dans 
les  premières  générations  de  l'homme.  Cependant  les 
temps  ne  furent  pas  toujours  semblables.  Il  y  eut  de 
mauvaises  époques,  mais  il  y  en  eut  de  bonnes  aussi. 
Une  bonne  époque^  autant  qu'elle  est  possible  sur  terre^ 
consiste  toujours  en  ce  que  la  morale  publique  soit 
meilleure  que  la  morale  privée.  Si  au  contraire  les  hom- 
mes sont  meilleurs  que  la  vie  publique,  c'est  une  mau- 
vaise époque.  Personne  ne  croira  que  les  Grecs  et  les 
Romains  fussent  tous  personnellement  mauvais  en  pro- 
portion des  enseignements  que  leur  donnait  leurreligion, 
et  de  la  liberté  que  leur  laissait  la  morale  publique. 
Beaucoup  étaient,  pour  leur  propre  compte,  incompara- 

(l)  August.  Serm.  80,  8;  167,  1  ;  311,  8.  —  (2)  Gen.  VIH,  21. 


200  LE    DROIT 

blement  meilleurs  que  les  dieux  auxquels  ils  croyaient. 
Beaucoup,  comme  Caton,  détestaient  et  évitaient  les 
jeux  et  les  spectacles  publics  auxquels  les  enfants  et  les 
vestales  étaient  invités,  peut-être  même  forcés  d'assis- 
ter, au  nom  de  l'état  et  de  la  religion.  Il  n'est  pas  rare 
non  plus,  que  les  anciens  auteurs  dépassent,  dans  leur 
conception  du  droit  et  de  la  morale,  l'esprit  de  la  société 
dans  laquelle  ils  vivaient.  C'est  une  preuve  que  dans 
l'antiquité  les  temps  étaient  mauvais.  Ainsi,  exposer  le 
droit  grec  d'après  Aristote  serait  aussi  faux  que  de  vou- 
loir dépeindre  la  situation  morale  de  l'ancien  monde 
d'après  les  belles  paroles  et  les  belles  actions  que  quel- 
ques individus  nous  ont  laissées.  Il  serait  pareillement 
injuste  d'attribuer  au  moyen  âge  toutes  les  mauvaises 
actions  dont  les  hommes  d'alors  se  sont  rendus  coupa- 
bles. Le  moyen  âge  lui  aussi  renferme  de  mauvaises 
époques,  dans  lesquelles  la  morale  était  pire  que  les 
hommes,  mais  le  plus  souvent^,  à  cette  époque,  les  hom- 
mes étaient  pire  que  la  morale  publique  ;  et,  comme 
c'est  la  chose  principale,  il  en  résulte  que  c'était  une 
bonne  époque.  Personne  ne  se  dissimule  l'importance 
qu'ont  pour  l'écrivain  des  vues  justes  sur  ce  point. 

Cette  importance  est  la  même  pour  le  législateur,  le 
philosophe  de  droite  et  particulièrement  pour  l'homme 
d'état.  Quoiqu'on  fasse,  la  morale,  et  la  morale  publique 
en  particuher,  est  la  base  du  droit.  On  aurait  une  singu- 
lière idée  d'un  jurisconsulte  qui  ne  comprendrait  pas  que 
la  morale  publique  a  une  influence  décisive  sur  l'intelli* 
gence  du  droit  pour  un  peuple  ou  une  époque.  Celui  qui 
compare  la  législation  de  la  Convention  nationale  avec 
les  lois  des  anglo-saxons  et  avec  le  code  saxon  ;  celui 
qui  compare  les  règlements  modernes  des  fabriques 
avec  les  anciennes  enquêtes  par  turbes  ;  celui  qui  com- 
pare le  code  Napoléon  avec  les  Assises  de  Jérusalem  ne 
peut  en  douter.  Le  grand  Savigny  avait  sans  doute  ce 
point  en  vue,  quand  il  exposait  sa  théorie  que  le  droit 
n'est  que  l'expression  de  l'histoire  et  de  l'esprit  du  peu- 


LE  DROIT  ET  L  ORDRE  MORAL  201 

pie.  Nous  ne  pouvons  l'approuver  sous  cette  forme  qui 
rappelle  trop  la  philosophie  d'histoire  panthéiste.  Elle 
touche  de  trop  près  à  l'évolutionisme,  tel  que  nous  le 
trouvons  dans  la  philosophie  positiviste  de  Comte.  Mais 
considérée  d'une  façon  plus  limitée  et  plus  détermi- 
née, elle  n'est  pas  mal  venue  dans  la  question  qui  nous 
occupe.  La  morale  publique  est  incontestablement  la 
source  du  sentiment  commun  du  droit. 

Si  nous  déplorons  aujourd'hui  avec  raison,  que  l'in- 
telligence du  droit  soit  si  peu  vivace  chez  les  peuples, 
cela  provient  beaucoup  plus  de  la  suppression  quasi- 
générale  de  la  morale  pubhque,  que  de  l'expulsion  du 
droit  du  peuple  par  le  droit  des  juristes.  Plus  la  morale 
publique  est  pure  et  élevée,  plus  on  l'aime,  plus  aussi  le 
regard  est  limpide  et  la  délicatesse  perspicace  pour  sai- 
sir ce  qui  est  juste  et  injuste.  Chez  des  hommes  en  ap- 
parence très  peu  cultivés,  mais  qui  ne  dévient  jamais  du 
chemin  de  l'équité  ;  chezdes  personnes  simples,  qui,  dans 
toutes  leurs  actions,  s'appliquent  à  faire  preuve  de  la 
déHcatessede  conscience  la  plus  considérable,  et  s'effor- 
cent d'atteindre  la  perfection  dans  la  mesure  du  possi- 
ble, on  rencontre  sur  toutes  les  questions  du  droit,  une 
délicatesse  qu'on  chercherait  en  vain  chez  les  juriscon- 
sultes les  plus  célèbres.  Là  où  la  culture  extérieure  des 
classes  élevées  se  manifeste  au  plus  par  un  certain 
goût  esthétique,  là  aussi  on  reconnaît  chez  le  peuple  la 
vraie  formation  du  cœur  par  une  grande  délicatesse  de 
sentiment  envers  la  justice.  Mais  personne  ne  mettra  en 
doute  que  là  où  le  droit  est  puisé  à  une  source  purement 
artiticielle  et  savante,  la  culture  du  droit  est  produite 
par  les  vues  qui  dominent  généralement  sur  le  juste  et 
l'injuste. 

11  ne  peut  donc  y  avoir  aucun  doute,  qu'un  dévelop- 
pement de  droit  sain  et  profitable  dépend,  sinon  tout  en- 
tier de  la  morale  publique  vraie  et  intègre,  comme  le 
pense  l'école  historique,  du  moins  en  grande  partie. 


4.  —    In- 
fluence de 


202  LE    DROIT 

Par  la  restriction  qu'il  nous  a  fallu  faire  précédem- 
sïiïfrSîSe  ment,  nous  avons  déjà  prévenu  une  mauvaise  interpré- 
su'?Wroit.  tation,  qui  consisterait  à  attribuer  à  la  morale  publique 
une  importance  prépondérante  et  une  force  législative 
proprement  dite.  Non  !  l'homme  n'a  pas,  pour  sa  con- 
duite personnelle,  l'autonomie  que  lui  attribuent  les  phi- 
losophes du  libéralisme,  Kant  et  Fichte.  L'humanité  a 
encore  bien  moins  le  droit  d'élever  son  action  à  la  hau- 
teur d'une  loi  générale.  Ce  serait  faire  une  belle  législa- 
tion et  un  beau  droit,  que  de  vouloir  attribuer  à  la  morale 
publique  une  influence  aussi  décisive,  que  de  vouloir 
surtout  lui  attribuer  une  indépendance  complète  !  Avec 
ce  svstème,  non  seulement  la  formation  du  droit  courrait 
le  plus  grand  danger,  mais  la  morale  publique  elle-mê- 
me. Celle-ci  cesserait  d'être  morale  publique.  Au 
moment  même  où  on  lui  accorderait  toute  licence,  elle 
deviendrait  une  arène,  pour  ne  pas  dire  un  champ  de 
bataille  d'arbitraire  et  de  caprices,  sur  lequel  les  plus 
opiniâtres,  les  plus  violents  et  les  plus  mauvais  feraient 
la  loi. 

Notre  intention  a  été  de  frayer  un  chemin  à  l'intelli- 
gence de  la  vérité  si  importante  que,  sans  ordre  public, 
une  morale  publique  n'est  pas  possible.  Comme  il  n'y  a 
pas  de  droit  public  sans  société  publique  organisée  ; 
comme  on  ne  peut  parler  d'une  opinion  d'école  ou  d'une 
doctrine  d'école,  si  celle-ci  ne  représente  pas  une  ten- 
dance entière,  non  pas  dans  une  représentation  officielle, 
mais  une  tendance  approuvée  delà  totalité,  de  même  on 
ne  peut  parler  de  morale  publique  là  où  il  n'y  a  pas  de 
communauté  réglée,  unie,  complète  et  parfaite,  commu- 
nauté dans  laquelle  tous  les  membres  sont  solidaires  les 
uns  des  autres,  communauté  qui  approuve,  expressé- 
ment ou  tacitement,  ce  que  font  les  individus.  Sans  cette 
supposition,  il  y  a,  chez  les  individus,  des  coutumes, 
des  mœurs  et  des  dispositions,  qui  ne  peuvent  en  aucune 
façon  être  attribués  comme  tels  à  l'ensemble,  quand 
même  ils  se  trouvent  chez  un  certain  nombre.  S'il  était 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    PUBLIC  203 

de  tradition  par  exemple,  que  les  employés  d'une  admi- 
nistration quelconque  s'enrichissent  par  des  détourne- 
ments ou  des  actes  de  vénalité,  on  ne  pourrait  cependant 
pas  dire  que  la  malhonnêteté  forme  la  morale  publique 
dans  cette  administration.  Mais  si  cela  se  pratique  ou- 
vertement, si  personne  ne  s'en  cache  ;  si  un  employé 
devient  le  maître  de  l'autre  en  cette  matière  ;  si  tous 
deux  agissent  en  commun  et  partagent  les  profits  ;  s'il 
n'est  pas  même  besoin  de  cacher  tout  cela  à  l'autorité 
qui  les  régit,  c'est  alors  que  s'apphque  ce  que  nous  avons 
dit  plus  haut. 

Il  faut  donc  non  pas  précisément  une  prescription 
expresse,  mais  une  pratique  ou  une  entente  commune, 
pour  qu'on  puisse  parler  de  morale  publique.  En  raison 
de  cela,  une  telle  morale  n^est  possible  que  dans  une 
communauté  publique,  qui  est  ordonnée  de  façon  à  pou- 
voir être  rendue  responsable  de  ce  qui  se  produit  chez 
elle.  Si  elle  se  dissout  complètement,  ou  si  elle  cesse 
d'être  une  organisation  fermée,  ayant  son  fonctionne- 
ment complet,  alors  disparaît  d'elle-mêmeTidée  de  mo- 
rale publique,  de  vertu  et  de  péché  publics,  de  faute  et 
de  responsabilité  publiques.  Or  nous  vivons  mainte- 
nant^ c'est  incontestable,  sous  la  domination  d'une  mo- 
rale publique,  dont  la  responsabilité  pèse  sur  le  milieu 
dans  lequel  elle  règne.  La  société  se  chargerait  par  con- 
séquent d'une  grande  faute,  si  elle  ne  voulait  pas  s'in- 
quiéter du  développement,  ou  pour  mieux  dire,  de  la 
décadence  de  la  morale  publique. 

D'après  ce  que  nous  avons  dit,  elle  se  ferait  double- 
ment illusion  ;  elle  ouvrirait  la  voie  à  la  dissolution  de 
la  morale  publique,  et,  par  suite  décela,  exercerait  une 
influence  pernicieuse  sur  le  développement  du  droit. 

On  voit  donc  de  nouveau  quelle  corruption  contient 
l'idée  d'un  étatbasé  seulement  sur  le  droit.  Cette  idée  est 
un  vrai  nid  de  serpents,  suffisant  pour  donner  le  vertige 
à  tout  un  pays.  Le  nom  lui-même  est  déjà  une  contradic- 
tion. On  ne  peut  le  nommer  ainsi,  que  parce  qu'il  est 


204  LE    DROIT 

le  meilleur  moyen  de  corrompre  le  droit.  11  commence 
d'abord  par  se  débarrasser  de  la  religion  et  delà  morale, 
pour  rejeter  ensuite  le  droit  plus  sûrement.  Comment 
peut-il  être  encore  sérieusement  question  de  droit,  si 
on  enseigne  avec  Guillaume  de  Humbold  que  les  viola- 
tions de  la  morale,  même  de  la  morale  publique,  les 
empiétements  sur  le  mariage,  le  trouble  dans  la  vie  de 
famille,  ne  le  concernent  pas?  Alors  l'état  n'est  plus 
une  institution  publique  ayant  pour  but  de  favoriser  la 
vie  commune.  Dans  cette  hypothèse,   il  perd  toute  rai- 
son d'exister,  car  parle  seul  fait  qu'on  laisse  tout  aller 
au  hasard,  et  que  c'est  tout  au  plus  si  on  réclame  son 
secours  pour  tomber  sur  les  partis  en  discussion,  on 
n'a  pas  besoin  d'état;  un  cadi  mahométan  de  Bagdad, 
ou  un  mandarin  bouddhiste,  pourrait  s'acquitter  de  ce 
rôle  aussi  bien  que  lui.  Mais  nous  ne  voyons  pas  qu'en 
pareil  cas,  il  y  ait  place  pour  un  droit  sain. 

Avec  cette  explication  que  la  morale  publique  doit 
être  exempte  de  toute  contrainte,  et  affranchie  de  toute 
loi,  le  libéralisme,  dont  c'est  la  doctrine  favorite,  a  ré- 
vélé une  fois  de  plus  sa  nature  intime.  Il  ne  peut  ima- 
giner aucune  organisation  publique  sérieuse,  à  plus 
forte  raison  la  supporter,  car  il  ne  vit  que  pour  l'indivi- 
dualisme, et  ne  respire  que  pour  lui.  Même  la  religion 
est  une  affaire  purement  personnelle  que  les  individus 
peuvent,  selon  leur  gré,  arranger  avec  Dieu  et  avec 
eux-mêmes.  La  nature  de  l'Église  lui  est  aussi  étran- 
gère et  aussi  incompréhensible  que  celle  de  l'orga- 
nisme ou  de  l'organisation  d'ensemble.  A  plus  forte 
raison  il  en  est  ainsi  des  domaines  purement  terres- 
tres. L'usure,  l'exploitation,  l'entassement  de  riches- 
ses immenses  dérobées  aux  biens  communs,  la  dis- 
solution de  tout  lien  social,  la  concurrence  entre  in- 
dividus isolés,  le  fait  que  l'un  voyage  comme  un  Crésus 
dans  un  char  attelé  de  quatre  chevaux,  et  que  lautre, 
travailleur  affamé,  se  traîne  péniblement,  tout  cela  va 
de  soi  pour  lui.  Il  ne  peut  se  représenter  une  commu- 


LE    DROIT   ET   l'oRDRE    PUBLIC  205 

naiité  membrée,  ordonnée,  organique,  mais  seulement 
un  nombre  plus  ou  moins  grand  de  membres  particu- 
liers qui  n'ont  aucun  lien  intérieur  entre  eux,  parce  que 
c'est  pur  hasard  s'ils  habitent  sur  le  même  coin  de 
terre,  ou  s'ils  font  partie  de  la  même  machine.  C'est 
pourquoi,  d'après  la  doctrine  libérale,  chacun  fait  ce 
qui  lui  plaît  naturellement,  sans  s'occuper  de  ceux  qui 
sont  à  côté  de  lui,  ou  du  moins  sans  s'en  occuper  dans 
une  mesure  plus  grande  que  celle  que  lui  impose  la 
stricte  nécessité.  Que  d'autres  gémissent  d'être  entra- 
vés dans  la  poursuite  de  leur  droit,  ou  de  voir  sa  con- 
duite ébranler  la  tradition,  ruiner  la  tranquillité,  dis- 
soudre la  vie  d'ensemble,  tout  cela  ne  l'émeut  pas,  car 
il  ne  connaît  qu'une  idée,  celle  de  la  liberté  individuelle. 
Mais  il  étend  celle-ci  jusqu'à  un  degré  où  l'ordre  public 
est  parfois  en  péril,  et  où  l'ordre  public  est  souvent  ex- 
ploité au  détriment  du  bien  commun. 

Que  personne  ne  dise  que  chez  lui,  ceci  soit  plus  ha-  ct^soïTdaS 
sard  que  principe.  Nous  accordons  volontiers  qu'en 
beaucoup  de  cas,  ce  n'est  pas  par  principe,  parce  qu'il 
n'est  pas  d'édifice  doctrinal  qui  s'inquiète  si  peu  des 
bases  sur  lesquelles  il  repose  et  de  ses  dernières  consé- 
quences que  le  libéralisme.  Mais  il  ne  s'agit  pas  des  in- 
tentions de  ce  dernier,  il  s'agit  de  ce  qu'il  contient  et  des 
conséquences  auxquelles  il  donne  lieu.  Or, il  est  la  cause 
de  la  destruction  de  la  juste  conception  du  droit,  et  cela 
d'autant  plus  inévitablement  qu'il  nous  oblige  à  dire, 
—  consciemment  ou  non,  nous  ne  savons,  —  qu'il 
part  du  principe  que  l'individu,  considéré  simplement 
pour  lui,  est  affranchi  de  toute  obligation  envers  la  vie 
publique. 

Ce  point  de  vue  explique  aussi  facilement  l'action  si 
funeste  du  libéralisme  dans  le  domaine  de  la  politique 
sociale.  Il  n'y  a  qu'à  se  mettre  un  instant  devant  les  yeux 
le  principe  que  nous  devons  considérer  comme  la  clef 
pour  pénétrer  toutes  ses  vues,  nous  voulons  dire  le  prin- 
cipe qu'il  emploie  si  volontiers  :  «  celui  qui  use  de  son 


206  LE    DROIT 

droit  ne  fait  de  tort  à  personne  ».  Il  se  rapporte  en  ceci 
au  droit  romain,  et  pense  que  si  celui-ci  pouvait  parler 
ainsi,  lui  aussi  en  a  bien  le  droit.  Il  n'a  pas  complètement 
tort,  et  montre  par  là  qu'il  est  encore  dominé  par  l'es- 
prit païen.  C'est  vrai,  le  droit  romain  a  de  semblables 
sentences,  mais  il  ne  les  applique  qu'aux  rapports  juri- 
diques privés  des  individus  entre  eux,  et,  même  dans  ce 
cas,  il  ne  s'exprime  pas  d'une  manière  si  catégorique 
et  si  exclusive  qu'on  le  fait  souvent  maintenant  (1).  Il 
reconnait  expressément  la  loi  de  l'équité,  et  admet 
qu'une  exploitation  du  droit  aussi  inconsidérée  que  le  li- 
béralisme l'entend,  doit  conduire  souvent  à  la  plus 
grande  injustice  (2). 

Pour  la  vie  publique,  le  romain  est  loin  de  la  conce- 
voir d'une  façon  aussi  individualiste.  Sur  ce  terrain,  il 
ne  connaît  pas  de  droit  auquel  n'est  pas'jointe  l'obliga- 
tion de  se  sacrifier  entièrement  pour  le  bien  commun, 
quand  la  nécessité  le  demande.  Le  contraste  est  sans 
doute  trop  accentué,  mais  cela  nous  montre  l'injustice 
avec  laquelle  l'esprit  libéral  se  rapporte  à  l'antiquité. 

La  vérité  est  au  milieu.  Chaque  droit  donne  d'abord, 
avant  tout,  à  son  possesseur,  l'autorisation  d'en  tirer 
profit  pour  lui.  Ce  possesseur  ne  tient  pas  ce  droit  de 

(i)  On  cite  très  fréquemment  Faxiome  :  Qui  suo  jure  utitur,  nemi- 
nem  Isedit,  ou  :  Quisquis  suo  jure  utitur,  nulli  injuriam  facit.  (Van- 
gerow,  LehrbucJi  der  Pandektcn  (6)  I,  624.  —  Binder,  Novus  thés,  ada- 
gior.  lat.  2856.  —  Wander,  Dcutsches  Sprichwœrlerlexicon^  III,  1535, 
n°  331).  On  le  ramène  aussi  à  une  prétendue  «  régula  juris  »,  sans 
dire  laquelle.  Mais  nous  doutons  que,  donné  sous  cette  forme,  il  soit 
conforme  à  Tesprit  du  droit  romain  lui-même,  où  il  se  trouve  ainsi 
énoncé:  Non  videtur  vim  facere,  qui  suo  jure  utitur  [D'ig,^  50,  17,  1. 
155).  Il  y  a  donc  évidemment  présomption  qu'en  pareil  cas,  aucun 
acte  de  violence  n'est  commis.  Mais  on  peut  donner  aussi  la  preuve 
contraire.  Le  mot  «  videtur  »  dit  seulement  que,  sans  cette  preuve 
du  contraire,  l'idée  de  violence  ne  peut  se  présenter  à  l'esprit.  Et 
parfois,  il  y  a  bien  des  manières  de  faire  du  tort  en  dehors  de  la  vio- 
lence. Dig.  50,  17,  1.  15L  dit  seulement  :  Nemo  damnum  facit  nisi 
is,  qui  id  facit,  quod  facere  jus  non  habet,  et  1.  55  :  Nullus  videtur 
dolo  facere,  qui  suo  jure  utitur.  It.  Dig.  8,  2,  1.  9  ;  39,  2.  1.  24,  §  12  ; 
39,  3.  1.  21.  Le  principe  en  question  se  trouve  plutôt  Dig.  39,  2.  1.  26. 

(2)  Dig.  50,  17,  1.  206.  Terent.,  Heaut.  4,  5,  48(796).  Cicero,  0/f.,I, 
10,  13.  Columella,  I,  7. 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    PUBLIC  207 

l'état  ;  mais  il  l'a  en  vertu  de  sa  nature  et  de  la  volonté 
de  Dieu.  Ce  droit,  il  le  possède  non  pas  pour  son  avan- 
tage unique  et  exclusif.  De  même  qu'il  n'a  pas  été  créé 
comme  une  personnalité  isolée,  mais  pour  la  société  ;  de 
même  que  ses  forces  personnelles  lui  constituent  des 
obligations  envers  la  société,  de  même  son  droit.  Il  n'y 
a  pas  de  droit  ni  de  propriété  que  l'individu  puisse  ex- 
ploiter uniquement  pour  lui  seul,  selon  son  bon  plaisir  ; 
mais  il  doit  toujours  en  faire  un  tel  usage,  que  même  le 
tout  auquel  il  appartient  comme  une  partie,  comme  le 
membre  appartient  au  corps,  en  reçoive  un  avantage 
soit  direct  soit  indirect.  Si  ce  principe  n'avait  pas  été 
nié  si  effrontément  par  le  libéralisme  ;  si  ce  système 
n'avait  pas  violé  d'une  manière  si  flagrante  le  principe 
du  vrai  socialisme,  c'est-à-dire  l'obligation  publique 
commune,  ou,  en  d'autres  termes,  la  solidarité,  le  faux 
socialisme  ne  se  lèverait  pas,  dans  une  réaction  autori- 
sée en  apparence,  comme  un  fantôme  rouge,  comme  un 
démon  vengeur,  pour  protester  contre  la  négation  des 
principes  de  droit  les  plus  fondés  aux  yeux  de  la  So- 
ciété. 

Cette  conception  de  droit  souverainement  importante 
s'est  toujours  conservée,  notamment  dans  le  droit  ger- 
mano-chrétien. Celle-ci  voit  dans  chaque  capacité  juri- 
dique, dans  chaque  puissance,  dans  chaque  possession, 
un  fief  de  Dieu,  dont  nous  sommes  responsables  de- 
vant lui  (1).  «  Tous,  tant  que  nous  sommes,  y  est-il  dit, 
nous  administrons  comme  des  fiefs  les  biens  de  notre 
aimable  Dieu  et  Seigneur  (2)  ». 

D'après  cette  conception,  la  base  du  droit  est  donc  le 
plein  pouvoir  que  Dieu  a  donné  d'utiliser  n'importe  quel 
titre  à  la  possession,  et  d'user  à  son  gré  d'une  propriété, 
mais  plein  pouvoir  qui  a  été  donné  premièrement  pour  la 
fin  morale  établie  par  Dieu,  et  qui  est  limité  d'un  côté  par 
l'engagement  que  chacun  prend  ainsi  vis-à-vis  de  Dieu, 

(1)  Eichhorn,  Deutsche  Staats  und  Rechtsgesch.  (5)  II,  344  sq. 

(2)  Sailer,  Weisheit  auf  der  Gasse  (G.  W.  1819,  XX,  I,  101). 


208  LE    DROIT 

d'un  autre  coté  par  la  surveillance  que  Dieu  exerce  sur 

Du  principe  fondamental  du  droit  romain,  que  cha- 
cun doit  s'isoler  du  monde  tout  entier,  par  l'usage  com- 
plet de  son  droit,  ne  pas  tenir  compte  des  autres,  et  se 
construire  pour  ainsi  dire  un  propre  monde,  comme 
une  forteresse  sur  pied  de  guerre  (2),  il  n^en  est  pas 
question  dans  le  droit  allemand.  Et  ce  serait  complète- 
ment impossible  dans  le  cas  présent  (3).  Car  ici  tout 
droit  et  toute  puissance  ne  découlent  pas  d'une  puis- 
sance spirituelle  ou  corporelle  supérieure,  mais  d'une 
souveraineté  morale,  qui  ne  demeure  morale  qu'autant 
qu'elle  tient  compte  de  la  tin  pour  laquelle  elle  a  été 
donnée  (4).  Il  est  vrai  qu'il  est  encore  dit  ici  :  Le  droit 
doit  rester  droit  ;  mais  cet  axiome  est  immédiatement 
suivi  du  principe  restrictif  :  Le  droit  reste  droit,  tant 
qu'on  ne  le  dénature  pas  ;  excès  de  droit  est  injustice  (5). 
Mais  il  y  est  dit  pareillement  que  quelqu'un  peut  aussi 
faire  du  tort  avec  son  propre  bien  (6). 

Pour  éviter  cela,  chaque  droit  particulier  est  limité 
par  deux  droits^  celui  du  prochain  et  celui  de  l'ensem- 
ble (7).  L'utilité  personnelle  et  l'utilité  générale,  le  droit 
propre,  le  droit  étranger,  et  le  droit  du  tout  doivent  être 
garantis  ici  dans  la  mesure  du  possible.  Or  telle  est 
aussi  l'idée  chrétienne  de  la  solidarité.  Il  ne  suffit  pas 
que  quelqu'un  ne  fasse  pas  de  mal  à  son  prochain  ou  à 
la  communauté  à  laquelle  il  appartient  ;  chacun  doit  de 
plus  estimer  et  favoriser  le  droit  d'autrui  comme  le  sien 
propre.  11  doit  pareillement  s'abstenir  de  pousser  trop 
loin  son  droit,  dans  le  cas  où  cela  porterait  préjudice 
au  bien  d'autrui,  car  au  moment  où  son  droit  empiète 

(1)  Gierke,  Genossenschaftsrecht  \\,  36,  127,  130. 

(2)  Se  invicem  circumscribere  (Dig.  19,  2,  1,  22,  3). 

(3)  Ahrens,  Jurist.  Encyclop.,  532. 

(4)  Schmidt,  Der  princip.  Unterschied,  I,  219  sq.  224,  227,  238.  — 
Ahrens,  Encyclop.,  168,  534  sq.  538  sq.  Zœpfl,  Deutsche  Rechtsgesch.  (4) 
m,  140.  Janssen,  Gesch.  d.  d.  Volkes  (4)  I,  397  sq. 

(5)  Graf  und  Dietherr,  Deutsche  Rechtssprichw.  4  sq.  (I,  93,  91,   73). 

(6)  Id.  Ihid.,  365,  (7,  470).  —  (7)  Thomas,  1.  2,  q.  96,  a.  6. 


LE   DROIT   ET    l'oRDRE    PUBLIC  209 

sur  le  droit  des  autres,  il  commence  tout  au  moins  à 
devenir  litigieux  et  contestable.  Le  droit  romain,  pour 
lequel  la  lettre  est  tout,  les  hommes  rien,  lui  permet  de 
<î0uper  un  morceau  du  prochain,  dans  les  cas  où  c'est  le 
seul  moyen  de  faire  valoir  son  droit  sur  lui  (1).  Mais  la 
conception  chrétienne,  et  nous  pouvons  bien  dire  natu- 
relle du  droit,  n'agit  pas  ainsi.  D'après  elle,  l'homme 
n'est  pas  pour  la  loi  ;  mais  le  droit,  alors  même  qu'il 
n'existe  pas  à  cause  de  l'homme,  est  cependant  donné 
pour  l'homme.  11  doit  être  interprété  pour  lui,  non  par 
égard  pour  tel  ou  tel  individu,  mais  toujours  en  vue  de 
la  totalité. 

La  conception  kantiste,  que  le  droit  est  l'adversaire 
de  la  liberté  naturelle  répond  tout  à  fait  à  l'idée  morte 
de  droit  du  stoïcien.  D'après  celle-ci,  chacun  aurait  la 
hberté  pour  tout  ;  quelqu'un  ne  devrait  renoncer  à  son 
droit  que  pour  ne  pas  troubler  la  tranquillité  publique  et 
pour  ne  pas  empêcher  les  autres  de  vivre.  Mais  le  droit 
reste  toujours  le  droit,  quand  même  on  ne  pourrait  l'u- 
tiliser  immédiatement.    D'après  la   conception  chré- 
tienne, c'est  le  contraire,  il  ne  reste  plus  rien  du  droit. 
Ici,  le  droit,  par  sa  nature,  repose  sur  la  personne  (2),  et 
n'est  pas  séparable  de  ses  obligations  morales.  Le  droit 
ne  va  que  jusqu'où  son  possesseur  n'empêche  pas  d'au- 
tres, qui  le  possèdent  au  même  titre  que  lui,  d'exercer 
le  leur.  Celui  qui  en  jouit  ne  bénéficie  de  ses  avantages 
que  lorsqu'il  n'approche  pas  de  trop  près  des  droits  des 
autres  ou  de  la  totalité.  Dès  que  le  cas  se  présente,  il 
n'a  pas,  comme  on  pourrait  le  croire,  l'obligation  d'aban- 
donner quelque  chose  de  son  droit;  mais  c'est  son  droit 
lui-même,  qui  cesse  alors  d'être  droit  (3). 

D'ailleurs,  toute  autre  est  la  doctrine  chrétienne  de 
l'équité,  dont  nous  avons  parlé  précédemment  (4).  Cel- 
le-ci conseille  à  chacun,  sans  l'y  obhger  sous  peine  de 

(1)  La  loi  des  Xll  Tables,  chez  Aulu- Celle  20, 1. 

(2)  Cf.  Gonf.  VU,  8  ;  XI,  5. 

(3)  Haulleville,  Définition  du  droit,  90  sq.  —  (4)  VP  vol.  XVIII,  9. 

14 


21 Q  LE   DROIT 

péché,  de  ne  pas  pousser  le  droit  jusqu'aux  extrêmes  li- 
stes disant  qu'il  est  meilleur  d'abandonner  quelque 
chose  de  son  droit,  par  douceur  et  condescendance. 
Ainsi  fit  saint  Paul,  pour  ne  pas  être  à  charge  aux  au- 
tres, quoiqu'il  fût  convaincu  que  le  droit  était  de  son 

6.  -Droit  '"^Di  tout  ceci  résulte  que  le  droit  n'est  pas  chose  si  fa- 
^.^r'"""-  eile  à  déterminer,  et  qu'il  est  encore  plus  difficile  de  le 
revêtir  d'une  forme  dans  laquelle  il  soutienne  1  individu 
et  favorise  l'ensemble.  Bien  des  siècles  avant  le  pohti- 
queur  d'estaminet  de  Holberg,  chaque  maître  tailleur  et 
cordonnier  pensait  que  la  question  serait  vite  tranchée 
si  on  le  consultait.  C'est  pourquoi  nous  ne  pouvons  pas 
trop  blâmer  nos  modernes  dynamiteurs  niles  sociahstes, 
par  ce  que,  en  cette  matière,  ils  ne  s'élèvent  pas  au-des- 
sus des  vues  bornées  d'autrefois.  Mais  il  y  a  déjà  beau- 
coup de  chaudronniers  et  de  serruriers  qui  sont  montés 
à  l'Hôtel  de  ville,  et  qui  ne  sont  pas  devenus  plus  pru- 
dents en  descendant  les  marches  de  l'escalier.  C'est  aussi 
ce  qui  a  souvent  lieu  chez  les  jurisconsultes  savants. 
Oui,  l'esprit  le  plus  perspicace  peut  faire  de  graves  erreurs 
dans  des  questions  si  complexes.  Comment  confier  alors 
au  premier  venu  le  soin  de  fixer  ce  qui  est  juste  ou  in- 
juste, non  seulement  dans  les  relations  entre  les  person- 
nes privées,  mais  entre  les  classes,  les  états  et  les  peu- 
ples? Nous  savons,  et  nous  l'avons  dit  plus  haut,  que  dans 
les  questions  de  droit,  une  conscience  délicate  choisit 
plutôtla  mort  que  l'injustice;  un  esprit  qui  n'a  que  Dieu 
et  son  bon  plaisir  devant  les  yeux  ;  un  cœur'qui  ne  cher- 
che que  la  perfection,  voient  avec  plus  de  perspicacité 
que  l'intelligence  de  l'homme  de  droit.  Mais  où  trouve- 
rons-nous ces  conditions  préliminaires  ?  Qui  nous  ga- 
rantit que  là  où  l'avantage  et  l'utilité  personnels,  qui 
troublent  même  les  meilleurs  esprits,  élèvent  la  voix,  ce 
soit  seulement  pour  dire  la  vérité?  Et  supposé  même 

(1)  I  Cor.  VI,  12  ;  VIII,  13  ;  IX,  4  sq.  ;  X,  22.  I  Thess.  II,  7.  II  Thess 
m,  y  ;  Cf.  Rom.  XIV,   1  sq. 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    PUBLIC      '  211 

que  nous  adjugions  au  peuple,  aux  masses,  toutes  ces 
conditions  préliminaires,  sans  tenir  compte  des  côtés 
défectueux,  il  leur  manquera  la  capacité  de  donner  à  ce 
qu'ils  reconnaissent  pour  le  droit,  une  définition  d'après 
laquelle  les  hommes  puissent  régler  leur  conduite.  Oui, 
on  trouve  chez  un  homme  du  peuple  resté  intègre,  un 
sens  exquis  pour  le  droit  ;  mais  il  faut  une  grande  habi- 
leté pour  savoir  ce  qu'il  pense,  et  une  prudence  exces- 
sive pour  ne  pas  donner  à  ses  pensées  une  forme  étran- 
gère, quand  on  l'aide  à  les  exprimer.  Rien  n'est  plus 
facile  que  d'induire  en  erreur  un  homme  simple  dans 
les  questions  de  droit,  dès  qu^on  veut  lui  faire  préciser 
ce  qu'il  sent.  De  là,  la  facilité  avec  laquelle  on  peut  le 
tromper  dans  les  élections,  de  là  le  fait  que  les  gens  les 
plus  honnêtes  expriment  avec  la  meilleure  bonne  foi  du 
monde,  leur  opinion  en  faveur  de  personnes  et  de  cho- 
ses qui  sont  loin  d'avoir  leur  sympathie.  C'est  pourquoi 
on  rencontre  chez  ces  hommes  du  peuple,  qui  ont  une 
exquise  délicatesse  de  conscience  dans  les  questions  so- 
ciales et  juridiques,  une  répugnance  marquée  pour  les 
votes  ou  pour  les  rigides  formules  de  droit,  ou,  comme 
ils  ont  coutume  de  dire,  pour  les  roueries  avocassières. 
Plus  un  peuple  est  empressé  à  voter  les  lois  et  les  chan- 
gements de  constitution,  plus  les  gens  ordinaires  trahis- 
sent l'esprit  avocassier,  plus  on  peut  remarquer  aussi 
que  le  sentiment  de  droit,  et  même  la  capacité  de  faire 
le  droit  et  de  le  comprendre,  a  disparu  de  chez  lui. 

Mais  il  s'agit  en  outre  d'exécuter  le  droit  ;  et  c'est 
ici  que  surgissent  les  plus  grandes  difficultés.  S'il  est 
déjà  si  difficile  pour  ce  monde,  dont  le  libéralisme  ex- 
prime l'esprit  de  la  façon  la  plus  exacte,  de  reconnaître 
que  le  droit  est  quelque  chose  de  plus  que  l'autorisation 
d'employer  la  puissance  uniquement  comme  le  dicte 
l'égoïsme,  que  dire  alors  de  cette  perspective  que,  dans 
l'observation,  le  droit  de  l'individu  s'arrête  à  l'endroit 
où  il  porterait  atteinte  au  droit  d'autrui  et  à  celui  de  la 
totalité?  Nous  voudrions  juger  les  hommes  d'une  ma- 


212  LE    DROIT 

nière  aussi  favorable  que  possible  dans  des  choses  où  il 
s'agit  de  droits  propres  et  étrangers,  où  le  mien  et  le 
tien  sont  en  jeu  ;  mais  la  parole  d'Aristote  demeure 
éternellement  vraie  :  «  Chacun  fait  ce  qui  lui  plait, 
quand  il  le  peut  (1)  ;  dès  que  quelqu'un  est  en  posses- 
sion de  la  puissance,  il  devient  un  tyran  (2)  ». 

Pourcequiest  delà  vie  publique,  non  seulement  les 
relations  réciproques  des  peuples,  mais  aussi  les  rela- 
tions entre  individus  et  classes,  le  présent  nous  convain- 
cra de  mensonge,  si  nous  disons  qu'on  peut  lui  appli- 
quer ces  paroles,  que  Velleius  Paterculus  a  écrites  sur 
les  rapports  de  Rome  et  de  Garthage  :  «  Pendant  l'es- 
pace de  cent  quinze  ans,  il  n'y  eut  entre  les  deux  peuples 
qu'hostilités  déclarées,  préparatifs  de  guerre,  ou  paix 
infidèles.  Jamais  Rome,  même  lorsqu'elle  eut  assujetti  le 
monde  entier,  n'espéra  de  repos  tant  que  Garthage  serait 
debout,  tant  que  son  nom  ne  serait  pas  éteint.  Il  est  trop 
vrai  que  l'animosité  née  de  longues  querelles  survit  à 
l'inquiétude  qu'elles  ont  inspirée  et  résiste  même  à  la 
victoire.  Ce  qu'on  a  longtemps  détesté  ne  cesse  d'être 
odieux  qu'en  cessant  d'être  (3)  ». 

En  pareilles  circonstances,  il  n'y  a  qu'un  seul  moyen 
de  donner  au  droit  une  expression  qui  lui  réponde  en 
quelque  manière,  de  conserver  son  rapport  avec  l'ordre 
public  et  l'utilité  publique,  de  contribuer  à  le  faire  con- 
naître parmi  les  hommes,  c'est  l'établissement  d'une 
autorité  publique,  qui  seule  ait  la  capacité  de  déterminer 
ce  qui  est  droit,  et  le  devoir  de  veiller  à  son  observa- 
tion. Parler  de  droit,  et  ne  vouloir  laisser  subsister  au- 
cune autorité,  c'est  ou  jouer  avec  les  mots,  ou  faire 
preuve  d'ignorance  complète  de  ce  qu'est  le  droit,  et  de 
son  rôle  dans  l'humanité.  Le  libéralisme  ne  pourrait 
pas  être  l'école  de  la  suppression  du  droit,  pour  laquelle 
il  se  fait  partout  passer,  s'il  n'était  pas  l'ennemi  juré 
de  toute  autorité  sérieuse.  Mais  là  où  il  existe  encore 

(1)  Aristot.,  Pol  5,  8  (10),  18.  -  (2)  Id.  Eth.,  5,  6  (10),  5. 
(3)  Velleius  Paterc,  1,  12. 


LE    DROIT   ET   l'oRDRE    PUBLIC  213 

un  sentiment  de  droit,  là  existe  aussi  le  respect  de  l'au- 
torité qu'on  peut,  à  coup  sûr,  prendre  comme  échelle  in- 
diquant à  quel  degré  le  zèle  pour  le  droit  est  enraciné 
chez  un  homme  ou  chez  un  peuple.  On  ne  contestera  pas 
aux  Romains  d'avoir  été  un  peuple  de  droit;  c'est  pour 
cela  qu'ils  nous  ont  laissé  ces  précieuses  paroles  : 
«  Vous  voyez  d'abord  quelle  est  la  puissance  du  ma- 
gistrat: il  préside,  il  prescrit  tout  ce  qui  est  juste,  utile, 
conforme  aux  lois.  Les  lois  commandent  aux  magis- 
trats, comme  les  magistrats  au  peuple  ;  et  l'on  peut  dire 
avec  vérité  que  le  magistrat  est  la  loi  parlante,  et  la  loi, 
le  magistrat  muet.  Or,  rien  de  si  conforme  au  droit,  aux 
lois  de  la  nature,  —  et  ici  j'entends  la  loi  et  rien  autre 
chose,  —  que  l'autorité,  sans  laquelle  familles,  villes, 
nations,  le  genre  humain  tout  entier,  l'univers  enfin 
ne  peuvent  subsister:  car  siTunivers  obéit  à  Dieu,  à  lui 
sont  soumises  et  la  terre,  et  la  mer  ;  et  la  vie  de  l'homme 
dépend  d'une  loi  souveraine  qui  la  gouverne  (1)   ». 

Puisse  notre  époque  apprendre  de  nouveau  à  pro-     7. -coqs- 

1       1       p        1    1  t  1  A  ,      cience  publi- 

noncer  ces  parole  du  tond  du  cœur,  et  avec  le  même  se-  que, condition 

1?       <»   -1  l'-n       i  '      \  r\    '        'X  u  d'une  saine  si- 

rieux  que  1  a  tait  1  illustre  romain  !  Oui,  c  est  un  beau  tuation  soda- 

.  .  le. 

vœu,  auquel  nous  souscrivons  volontiers,  que  le  senti- 
ment public  du  droit  s'étende  à  la  conscience  publique. 
On  ne  peut  certes  pas  imaginer  une  situation  plus  heu- 
reuse pour  la  société,  que  d'avoir  tellement  à  cœur  l'a- 
mour du  droit  et  de  la  communauté,  qu'elle  remplisse 
toutes  ses  obligations  individuelles  et  publiques  par 
motif  de  conscience,  sans  chercher  d'autres  moyens  . 
De  telles  situations  se  sont  déjà  vues,  au  moins  dans 
une  certaine  mesure.  C'était  à  des  époques,  où  de  tou- 
tes les  chaires  et  de  toutes  les  tribunes,  on  apprenait 
au  peuple  à  considérer  comme  un  devoir  sacré  de  cons- 
cience, l'observation  de  la  loi,  quand  toutefois  celle-ci 
était  l'expression  du  droit,  c'est-à-dire  quand  elle  con- 
cordait avec  la  voix  de  la  conscience  (2).  Ce  qu'il  faut 

(1)  Cicero,  Leg.  3,  1 .  —  (2)  Thomas,  1,  2,  q.  16,  a.  4. 


214  LE   DROIT 


donc  auiourd'hui,  c'est  que  les  législateurs  exercent  de 
nou  eau  leurs  obligations  au  nom  de  D.eu,  que  1  auto- 
rité apprenne  à  considérer  sa  puissance  comme  un 
é    ulement  de  l'ordre  divin,  que  les  peuples  soient  for- 
més et  astreints  à  remplir  les  obligations  de  la  v,e  pu- 
blique, comme  étant  des  obligations  envers  Djeu    et 
tenus  de  les  accomplir  comme  telles,  que  e  droit  et  la 
loi  l'étal  et  la  société,  l'autorité  et  les  peuples  marchent 
dans  le  service  de  Dieu.  Nous  verrons  alors  renaître  un 
ordre  public,   universellement  uniforme,  universelle- 
ment reconnu  et  protégé  ;  nous  aurons  de  nouveau  une 
vie  publique  saine. 


DIXIEME  CONFERENCE. 

LE     DROIT     ET     l'oRDRE     DIVIN. 


1.  Unité  de  la  législation  romaine  et  disposition  de  l'état  envers  la 
religion.  —  2.  L'éloignement  de  la  religion  ruine  Tunité  et  la  sta- 
bilité du  droit  et  de  l'état.  — 3.  L'unité  dans  l'ordre  du  droit  et  de 
l'état  n'existe  que  quand  la  religion  est  au  premier  rang.  — 4.  La 
stabilité  dans  l'organisation  du  droit  n'existe  que  parla  subordi- 
nation de  ce  dernier  à  l'ordre  divin.  —  5.  La  sécurité  du  droit  im- 
possible sans  droit  divin.  —  6.  L'accomplissement  d'une  loi  sanc- 
tionnée par  Dieu,  n'est  possible  que  par  une  impulsion  intérieure 
de  la  conscience.  —  7.  L'ordre  du  monde  ne  peut  se  maintenir 
que  par  son  union  avec  l'ordre  divin. 

L'antiquité  romaine  était,  sans  contredit,  supérieure  de*i*a~îégis?a- 
aux  temps  modernes  dans  lart  de  donner  des  lois  et  de  eTdispSn 
former  un  état  vigoureux.  Ce  ne  peut  donc  être  ni  dé-  vers  ureS- 


shonorant  ni  préjudiciable  pour  nous,  que  d'aller  à  son 
école  pour  y  recevoir  cette  double  leçon,  d'autant  plus 
que  nous  prenons  les  Romains  et  les  Grecs  comme  mo- 
dèles en  beaucoup  d'autres  matières  où  leur  supériorité 
n'est  pas  aussi  bien  établie  qu'ici.  Or,  si  nous  deman- 
dons aux  grands  politiques  et  aux  grands  législateurs 
de  Rome,  où  leur  peuple  a  pris  son  art  et  sa  force  poli- 
tiques ;  si  nous  leur  demandons  qu^elleest,  à  leur  sens, 
la  condition  essentielle  pour  donner  au  droit  une  for-r 
mation  utile  et  à  l'état  un  développement  avantageux, 
nous  obtenons  partout  la  même  réponse  :  la  source  de 
la  force  pour  un  peuple,  l'origine  du  droit,  la  règle 
sur  laquelle  est  basée  la  législation,  la  garantie  de  l'or- 
dre public  et  de  la  paix,  le  gage  de  pérennité  pour  la 
société,  le  secret  qui  explique  la  force  invincible  d'un 
état,  sont,  d'après  leur  conviction  inébranlable,  la  foi 
en  Dieu,  l'obéissance  à  sa  volonté,  l'accomplissement 
des  devoirs  religieux. 
Au  premier  rang,  se  trouve  Cicéron  qui,  comme  nous 


glOD. 


216  LE    DROIT 

l'avons  déjà  vu,  tient  si  ferme  pour  cette  conviction,  et 
l'exprime  en  termes  si  précis,  que  nous  avons  tout  mo- 
tif de  demander  à  ces  érudits  modernes  qui  jettent  feu 
et  flamme  contre  les  doctrines  théologiques  relatives  au 
droit  et  à  l'état,  si  jamais  un  théologien  chrétien  a  prê- 
ché d'une  manière  aussi  incisive  que  lui.  Dieu  et  la  re  - 
gion  aux  hommes  d'état. 

D'autres  politiques  romains,  dont  les  convictions  re- 
ligieuses personnelles  sont  moins  profondes,  ne  se  pro- 
noncent pas  d'une  manière  moins  catégorique  sur  la 
nécessité  d'un  lien  étroit  unissant  l'état  et  la  religion, 
la  vie  publique  et  la  vie  religieuse,  quand  ils  parlent  en 
vertu  de  leur  charge  et  au  nom  de  la  société  ancienne. 
C'est  ainsi  que  Pline  le  Jeune,  dans  son  célèbre  panégy- 
rique de  l'empereur  Trajan,  qu'il  prononça  étant  consul, 
devant  l'assemblée  du  Sénat,  débuta  par  ces  paroles 
solennelles  :  «  Pères  conscrits,  c'est  une  sage  coutume 
que  nous  ont  transmise  nos  ancêtres,  de  consacrer  nos 
discours  comme  nos  actions,  en  invoquant  d'abord  les 
immortels,  puisque  l'assistance,  l'inspiration  des  dieux 
et  les  honneurs  qu'on  leur  rend,  peuvent  seuls  assurer 
la  justice  et  le  succès  des  entreprises  humaines.  Et  qui 
doit  être  plus  religieux  observateur  de  cette  coutume 
qu'un  consul?  Et  en  quelle  occasion  y  doit-il  être  plus 
fidèle,  que  lorsque,  par  l'ordre  du  Sénat  et  au  nom  de 
la  république,  il  est  chargé  d'offrir  des  actions  de  grâ- 
ces au  meilleur  de  tous  les  princes?  (1)  » 

Chez  les  Romains,  il  faut  le  reconnaître,  de  sembla- 
bles expressions  ne  sont  pas  de  vains  mots  ;  elles  expri- 
ment la  véritable  conviction  qui  les  animait.  Il  peut  se 
faire  que  leur  rehgion  personnelle  ait  été  souvent  très 
défectueuse,  mais  là  où  il  s'agissait  de  placer  l'état  sous 
la  protection  divine  et  d'implorer  sur  lui  la  bénédiction 
d'en  haut,  ils  prenaient  la  chose  au  sérieux,  et,  comme 
on  dit  vulgairement,  n'entendaient  pas  la  plaisanterie 

(1)  Plin.,  Panégyr.,  1. 


L'é- 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    DIVIN  217 

relativement  à  ceux  qu'on  soupçonnait  de  saper,  n^im- 
porte  comment,  la  religion  de  l'état.  L'histoire  des  per- 
sécutions contre  les  chrétiens  en  est  la  preuve  la  plus 
frappante.  Par  contre,  il  faut  reconnaître  aux  lois  et  aux 
institutions  d'état  des  Romains,  quelques  préventions 
qu'on  ait  contre  leurs  défauts,  l'avantage  d'être  d'une 
seule  pièce.  Elles  résultaient  du  même  esprit  :  l'inten- 
tion qu'ils  avaient  d'exprimer  par  elles  la  volonté  divine 
éternelle,  des  mêmes  efforts,  qui  étaient  de  former  et 
d'adapter  chaque  partie  du  grand  édifice  de  l'état,  de 
telle  façon  que  le  tout  fut  digne  de  la  bienveillance  et  de 
la  protection  divine. 

Aujourd'hui  tout  est  changé.  Les  états  monarchiques  loignemenïdê 

r        ^  ^'       •  ,'  I  lAi  la  religion  rui- 

ou  repubJicams  tiennent  peut-être  encore  aux  concor-  ne  runité  et 

j.  j'ii  œ         L  «xJ»  •  ^^  stabilité  du 

dats,  parce  qu  ils  leur  oiirent  un  pomt  d  appui  com-  droit  et  de 
mode  pour  exercer  leur  souveraineté  sur  l'Eglise  et  sur 
la  religion.  Mais  se  subordonner  à  la  religion  est  une 
pensée  qui  ne  vient  à  l'esprit  d'aucun  d'entre  eux,  parce 
que  chacun  d'eux  se  déclare  non  seulement  indépendant 
à  l'égard  des  dogmes,  des  canons  et  de  la  discipline  de 
n'importe  quelle  église  (1),  mais  de  toute  religion  en 
général  (2).  Sans  doute  au  fond,  l'état  désire  pouvoir 
faire  appel  à  la  religion  en  face  des  masses,  parce 
qu'elle  est,  comme  dit  Montesquieu,  «  le  seul  frein  qui 
puisse  retenir  ceux  qui  ne  craignent  pas  les  lois  humai- 
nes (3)  ».  Mais  lui  accorder  seulement  la  liberté  suffi- 
sante pour  moraliser  la  foule,  voilà  ce  qu'il  ne  peut  ad- 
mettre. 

Aussi  les  conséquences  n'ont  point  tardé  à  se  faire 
sentir.  Dans  l'antiquité  et  au  moyen-âge,  un  esprit  d'u- 
nité et  de  logique  pénètre  les  institutions  comme  les  lois 
de  l'état.  Les  législations  modernes  au  contraire  se  dis- 
tinguent toutes  par  un  caractère  véritablement  cosmo- 
polite, ou,  pour  mieux  dire,  éclectique,  et,  par  suite, 
elles  se  font  remarquer  aussi  par  le  manque  d'unité  et 

(1)  Bluntschli,  StaaUwœrterhuch,  V,  569.  —  (2)  Ihid.,  Vm,  580. 
(3)  Montesquieu,  Esprit  des  loiSj  XXIV,  2. 


218  LE    DROIT 

de  stabilité.  Le  droit  commun  se  compose  partout  de 
tant  de  parties  que  souvent  il  est  difficile  de  dire  quel 
droit  prédomine,  du  droit  étranger,  national,  ancien  ou 
moderne.  Depuis  que  Montesquieu  a  tellement  charmé 
les  temps  modernes  par  sa  vénération  pour  les  institu- 
tions anglaises,  l'importation  des  institutions  de  droit 
étranger  est  devenue  une  mode.  A  une  époque  plus  rap- 
prochée de  nous,  Herbert  Spencer  et  toute  son  école 
ont  poussé  la  prédilection  pour  le  droit  étranger  à  un 
tel  degré,  que  souvent  c'est  moins  le  droit  romain  que 
nous  lisons,  que  le  droit  des  Hottentots  et  des  Achantis, 
des  choses  en  un  mot,  qui,  comme  le  dit  Walter,  appar- 
tiennent aux  descriptions  de  voyages,  mais  non  à  la 
philosophie  de  droit  (1). 

11  en  est  de  même  de  l'art  politique,  de  la  diplomatie 
et  de  la  pohtique  extérieure.  Un  recueil  de  roueries, 
exhumées  du  panier  à  papier  de  finauds  anciens  et 
modernes,  est  le  plus  pratique  que  nous  puissions  trou- 
ver. Il  ne  faut  pas  compter  sur  les  principes,  et  bien 
moins  encore  sur  fesprit  de  suite.  Un  exemple  frappant 
nous  en  est  offert  dans  les  principes  généraux  d'état  (2), 
exposés  par  Zachariae,  dans  son  magnifique  ouvrage 
sur  l'état,  le  plus  ingénieux^  le  plus  riche  en  pensées  et 
le  plus  complet  des  guides  politiques  que  notre  époque 
ait  produits,  une  œuvre  qu'on  n'a  pas  comparée  à  tort 
au  Cosmos  de  Humboldt. 

On  y  trouve  satisfaites  d'une  manière  surprenante 
toutes  les  exigences  qu'on  peut  désirer  en  cette  matière, 
même  les  plus  élevées  ;  et  cela  d'autant  mieux  qu'on  s'y 
applique  plus  assidûment.  Une  cependant  fait  excep- 
tion, c'est  celle  qui  porterait  sur  des  principes  et  un 
esprit  d'ensemble.  L'auteur  sait  tout;  partout  il  est  à 
l'aise,  domine  parfaitement  sa  matière  et  Texpose  supé- 
rieurement Mais  avec  toute  cette  érudition,  il  n'arrive 
pas  à  un  résultat  qui  est  le  principal  :  la  solidité,  l'unité 

(1)  Walter,  Naturrecht  (1),  64. 

(2)  Zachariœ,  Vierzig  Bilchcr  vom  Staat,  (2)  II,  238  sq. 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    DIVIN  219 

et  la  clarté.  Même  là  où  il  dit  des  choses  vraies,  on  sent 
involontairement  qu'on  est  en  présence  d'un  avocat 
qui,  dans  ce  cas,  défend  par  hasard  une  opinion  juste 
sur  le  droit,  mais  qui  présenterait  le  contraire  avec 
autant  de  perspicacité  éblouissante  s'il  y  avait  intérêt. 

Loin  de  nous  la  pensée  de  jeter,  par  cette  critique, 
la  pierre  au  caractère  du  grand  savant.  Nous  considé- 
rons les  côtés  défectueux  de  son  œuvre,  non  comme 
des  défauts  personnels,  mais  comme  le  résultat  et  le 
résumé  des  faiblesses  qui  s'attachent  en  général  à  l'en- 
seignement moderne  de  droit  et  d'état,  enseignement 
dont  il  est  un  illustre  représentant.  S'il  est  si  digne 
d'admiration  par  le  talent  avec  lequel  il  aligne  les  con- 
trastes et  les  contradictions  d'où  il  ne  peut  sortir,  pose 
comme  un  sphinx  des  énigmes  mystérieuses  qu'il  est 
impuissant  à  résoudre,  c'est  précisément  par  là  qu^il 
fait  preuve  d'être  le  représentant  le  plus  parfait,  l'in- 
carnation vivante  de  la  diplomatie  et  de  la  politique 
moderne. 

Mais  nous  ne  voulons  point  plaider  par  là  non  plus     3— L'uni- 

té  dflns  l'ordre 

la  cause  de  cette  tendance  stérile  et  inutile,  qui  a  été  du  droit  et  de 

.  l'état  n'existe 

introduite  par  Wolff  et  par  Kant  dans  rensei2;nement  que  quand  la 

^  ^  ^  ^    religion  est  au 

de  droit  et  d'état,  nous  voulons  dire  cette  tendance  qui  premier  rang. 
s'est  proposé  de  ramener,  en  violentant  la  philosophie, 
toutes  les  lois  isolées  à  un  principe  dernier,  universel, 
et  de  les  en  faire  dériver.  On  ne  peut  assez  redire  la 
violence  avec  laquelle  les  sciences  de  droit  et  d'état  fu- 
rent maltraitées  à  cette  époque,  combien  elles  furent 
cultivées  d'une  manière  vide  et  inintelligente^  parce 
qu'on  croyait  pouvoir  parer  au  manque  d'unité  inté- 
rieure qu'on  ressentait  amèrement,  par  un  squelette 
extérieur  du  prétendu  développement  scientifique,  exé- 
cuté jusque  dans  les  plus  petits  détails  avec  une  régula- 
rité minutieuse.  Avec  cela  on  ne  fit  qu'expulser  le  der- 
nier reste  de  vie  sans  introduire  l'unité.  On  peut  arriver 
par  ce  moyen  à  un  ensemble  scientifique,  et  néanmoins 
être  bien  éloigné  de  la  transparence,  de  la  profondeur 


220  LE    DROIT 

et  de  l'harmonie  du  tout.  Zachariae  qui,  plus  que  per- 
sonne est  plein  de  l'esprit  que  nous  venons  de  dépein- 
dre, esprit  de  philosophie  de  droit  kantiste,  en  est  pré-  i 
Gisement  une  preuve.  Mais  ce  n'est  pas  en  faisant  de  la 
logique  à  outrance  qu'on  met  de  l'unité  dans  la  science, 
ou  même  dans  la  culture  du  droit  et  de  la  politique  ; 
c'est  encore  moins  en  faisant  abstraction  de  tout  ce  qui 
a  rapport  à  la  vie  réelle.  Il  n'y  a  qu'un  esprit  réfléchi 
qui  soit  assez  fort  pour  percer  tout  ce  qui  est  extérieur 
et  savoir  se  soumettre,  qui  puisse  arriver  à  ce  résultat.  | 
Ceci  étant  supposé,  la  richesse,  la  variété  et  l'étendue 
des  questions  traitées  ne  sont  point  un  obstacle  à  l'unité. 
Le  corps  humain  est  composé  de  milliers  de  parties  qui 
forment  un  tout  parfait,  parce  que  toutes  sont  sous  la 
souveraineté  d'une  seule  et  même  âme. 

Cette  considération  nous  frappe  très  vivement,  quand, 
de  cette  série  d'ouvrages  chrétiens  sur  l'art  de  la  légis- 
lation et  du  gouvernement,  dont  les  XVPetXVIP  siè- 
cles étaient  si  riclies  (1),  nous  extrayons  le  livre  qui, 
plus  que  tous  les  autres,  a  été  dicté  par  la  pratique  et  ■; 
écrit  pour  la  pratique  de  la  vie  d'état,  le  «  Guide  des 
princes  chrétiens  »  de  Saavedra.  En  science  politique 
et  en  érudition  profane,  ce  livre  n'est  pas  moins  riche 
que  celui  du  savant  moderne  que  nous  venons  de  citer.  ; 
Outre  cela,  l'auteur  possède  un  trésor  inépuisable  d'ex-^ 
périence  personnelle  sur  le  mécanisme  de  la  politique. 
Ayant  passé  une  grande  partie  de  sa  vie  dans  une  époque 
très  mouvementée,  dans  une  situation  des  plus  hautes 
et  des  plus  influentes,  parmi  les  peuples  les  plus  divers, 
il  avait  été  à  même  de  recueillir  d'abondantes  obser- 
vations. Il  eut  sans  doute  pu  être  un  peu  plus  sobre 
dans  l'emploi  de  sa  science,  mais  bien  qu'il  pèche  par 
prolixité,  défaut  commun  au  XVIP  siècle,  et  qu'il  ne 
puisse  pas  même  prétendre  à  l'unité  scientifique  telle 

(1)  Mentionnons  seulement  comme  exemples,  les  œuvres  d'Isolani, 
de  Javellus,  d'Osorius,  de  Pierre  Grégoire,  de  Ribadeneira,  de  Cont- 
zen. 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    DIVIN  221 

qu'on  la  conçoit  aujourd'hui,  il  laisse  néanmoins  l'im- 
pression bienfaisante  d'un  tout  bien  conçu.  En  lui  règne 
un  esprit  d'ensemble  qui  le  pénètre  du  commencement 
à  la  fin,  qui  anime  tout  d'une  force  supérieure,  même 
ce  qui  semble  ne  pas  se  rattacher  nécessairement  à  la 
question  ;  et  tout  cela,  l'auteur  sait  l'adapter  à  l'utilité 
de  la  fin  commune.  En  d'autres  termes,  ce  livre  est  fon- 
cièrement écrit  dans  le  sens  religieux,  et,  pour  cette 
raison,  il  est,  malgré  sa  prolixité,  ou  pour  mieux  dire, 
précisément  à  cause  d'elle,  une  preuve  convaincante 
qu'il  est  facile  à  l'esprit  chrétien  de  mettre  de  la  clarté 
et  de  l'unité  dans  les  confusions  de  la  vie  publique,  et 
de  résoudre  d'une  manière  uniforme  et  à  un  même  point 
de  vue,  toutes  ces  questions  concernant  la  science  du 
droit  et  du  gouvernement.  C'est  pourquoi  encore  au- 
jourd'hui, l'œuvre  inspire  une  admiration  sincère, 
même  à  ceux  qui  ne  partagent  pas  les  vues  de  l'auteur, 
car  personne  ne  peut  nier  qu'il  ait  accompli  la  tâche 
qu'il  s'était  imposée,  c'est-à-dire  de  peindre,  dans  un 
tableau  harmonieux,  la  science  du  gouvernement  tout 
entière  qui,  autrement,  est  une  confusion  indescriptible 
par  suite  des  contradictions  en  apparence  inconciliables 
qu'elle  contient  (1).  Qu'il  nous  soit  permis  d'affirmer 
ici  que  ce  mérite  est  dû  moins  à  l'auteur  qu'à  la  théolo- 
gie dont  il  a  sauvegardé  si  fidèlement  les  droits  en  cette 
matière,  en  la  présentant  comme  l'âme  du  droit  et  de 
l'état  (2). 

Aujourd'hui,  on  reconnaît  avec  raison  que  le  manque 
d'unité  dans  le  droit  et  d'union  dans  l'état  est  une  plaie 
de  notre  vie  publique.  Mais  plus  les  esprits  clairvoyants 
sont  unanimes  à  se  plaindre^  moins  ils  s'entendent  sur 
la  provenance  de  cette  lacune  et  sur  la  manière  de  la 
faire  disparaître.  Si  les  uns  croient  avoir  tout  fait  quand 
ils  ont  glorifié  Schelling  comme  le  grand  rénovateur  de 
h.  société,  parce  qu'il  a  saisi  l'occasion  de  donner  une 

(1)  Saavedra,  Idea principis  c.  Gl,  62.  —  (2)  Ibid.,  c.  24. 


222  LE    DROIT 

nouvelle  expression  à  la  vieille  conception  chrétienne 
d'état  organique,  les  autres  ne  voient  de  salut  que  dans 
la  centralisation  la  plus  impitoyable,  et  dans  l'absorp- 
tion de  toute  activité  indépendante  chez  les  membres, 
par  le  tout  de  l'état.  En  attendant,  nous  faisons  quantité 
de  lois,  et  nous  cherchons  à  remédier  aux  besoins  les 
plus  criants  par  des  codifications  toujours  nouvelles. 
Mais  avec  des  mesures  de  violence,  et  avec  une  augmen- 
tation de  prescriptions,  on  n'arrive  pas  plus  à  l'unité  de 
pensée  et  d'action  qu'en  poussant  des  rugissements  de 
colère  de  ce  que  le  christianisme  nous  a  empêché  de  for- 
mer notre  vie  publique  d'une  seule  coulée,  comme  cela 
eut  lieu  chez  les  anciens,  Eh  bien  non  !  le  christianisme 
n'est  pas  un  obstacle  là  contre  ;  au  contraire,  il  serait 
aujourd'hui  le  plus  sûr  moyen  pour  atteindre  ce  but. 
Seulement  il  faudrait  lui  accorder  une  influence  aussi 
prépondérante  sur  notre  monde  que  les  Romains  en  ont 
accordé  à  leur  religion  sur  le  leur.  Le  salut  pour  nous 
ne  consiste  pas  à  traîner  sur  le  sol  chrétien,  que  nous 
ne  pouvons  pas  anéantir,  le  plus  grand  nombre  de  frag- 
ments possibles  de  l'édifice  ruiné  de  l'antiquité,  mais  à 
laisser  agir  Hbrementun  esprit  commun. Or,  aujourd'hui 
celui-ci  ne  peut  être  autre  que  l'esprit  chrétien.  Si  nous 
rélevions  de  nouveau  à  la  place  qui  lui  est  due,  la  belle 
pensée  de  Schelling,  ou  plutôt  du  christianisme  sur  l'or- 
ganisme social  pourrait  alors  se  réaliser,  et  cela  pour  le 
plus  grand  bien  de  l'humanité. 
4.  -  La       II  en  est  de  même  de  la  stabilité  si  désirable.  Nous 

stabihlé  dans 

l'organisation  gommcs  cutrés  daus  une  période  de   chansfements  et 

du  droit  n  ex-  ^  o 

suborinant'  d'cxpérimeutation  de  lois  et  d'institutions  publiques  ' 
ài'ordredivin.  ^^^h,  quc  uos  codcs  échpseut  les  journaux  de  mode  des 
dames  du  monde.  Mais  s'agit-il  ici  de  choses  aussi  indif- 
férentes qu'est  la  mode  ?  Ou,  voulons-nous  habituer  les 
peuples  à  traiter  le  droit  et  l'état  comme  leur  habit  oi 
leur  chapeau?  En  tout  cas,  s'ils  le  font,  nos  juriscon- 
sultes et  nos  hommes  d'état  n'auront  pas  le  droit  de 
s'en  plaindre,  car  ils  traitent  le  droit  avec  autant  de  dé- 


LE    DROIT    ET    l'oRDRE    DIVIN  223 

dain  que  si  c'était  un  animal  ou  une  plante,  qui  varie 
selon  les  climats,  sous  lesquels  elle  vit,  une  plante 
qu'on  regarde  comme  indispensable  dans  un  endroit, 
mais  dont  on  se  passerait  parfaitement  ailleurs.  Aussi, 
depuis  que  Montesquieu  a  acclimaté  dans  la  science  mo- 
derne cetle  opinion  déjà  représentée  par  Pascal,  il  est 
presque  de  bon  ton  dans  la  science  du  droit  et  d'état/ 
de  concevoir  les  lois  uniquement  comme  le  produit  du 
sol,  du  climat,  et  du  genre  de  vie  d'un  pays.  Or  pour- 
quoi les  peuples  tiendraient-ils  encore  à  des  institutions 
légales  quand  nos  savants^  avec  Montesquieu,  expliquent 
l'esprit  des  lois  par  les  mamelons  des  langues  de  mou- 
tons, lesquels,  variant  selon  la  température,  leur  servent 
de  preuve  comme  quoi  les  situations  climatériques  trans- 
forment les  idées  de  bien  et  de  droit  ?  (1). 

11  n'est  pas  étonnant  qu'avec  de  tels  principes,  nous 
changions  aussi  souvent  les  lois  que  nous  les  augmen- 
tons démesurément,  deux  choses  qui  sont  également 
nuisibles  selon  le  témoignage  de  l'expérience.  Depuis 
Aristote  (2)  jusqu'aux  temps  modernes,  il  n'y  a  sans 
doute  pas  un  philosophe  de  droit,  pas  un  savant  illustre 
versé  dans  la  science  du  gouvernement,  qui  n'ait  mani- 
festé ses  scrupules  en  cette  matière.  Nous  ne  voulons 
pas  parler  des  théologiens  en  tout  temps  disposés  au 
conservativisme  (3).  Le  sentiment  naturel  qu'on  a  pour 
le  droit  est  cependant  d'accord  avec  eux.  «  Tel  nous 
avons  reçu,  tel  nous  vous  rendons,  avaient  coutume  de 
dire  nos  ancêtres.  On  peut  rejeter  de  vieilles  chaussures, 
mais  non  de  vieilles  coutumes.  Ancienne  coutume  est 
plus  forte  que  lettre  et  sceau.  On  ne  doit  pas  changer 
de  place  d'anciennes  bornes.  Des  choses  nouvelles  né- 
cessitent, il  est  vrai,  des  droits  nouveaux,  mais  le  droit 
nouveau  commence  là  où  est  resté  l'ancien.  De  nouvel- 


(1)  Montesquieu,  Esprit  des  lots,  XIV.,  2. 

(2)  Aristot.,  Pol.  2,  5  (8),  10  19  Cf.  infrà,  XIX,  2. 

(3)  August.,  Ep.  54  n.  6.   Thomas  1,  2.  q.  97;  9.  95,  ad.  1   ad.   2. 
Contzen,  Pol.  5,  il,  13. 


224  LE    DROIT 

les  lois  sont  suivies  immédiatement  de  nouvelles  frau- 
des. Plus  il  y  a  de  lois,  plus  il  y  a  de  vices.  Plus  il  y  a 
de  lois,  moins  il  y  a  de  droit.  Moins  il  y  a  de  lois,  meil- 
leur est  le  droit»  (1). 

Ces  vues  nous  font  sans  doute  hocher  la  tête.  Avons- 
nous  raison,  c'est  une  autre  question.  Chacun  sait  qu'il 
ne  faut  pas  se  bercer  d'espérances  trop  favorables  pour 
la  formation  du  caractère  d'un  jeune  homme,  qui  gran- 
dit au  milieu  de  situations  qui  amènent  chaque  année 
avec  elles  de  nouveaux  maîtres,  de  nouveaux  plans  d'é- 
tudes, de  nouvelles  méthodes.  Personne  ne  voit  non 
plus  dans  le  changement  continuel  de  lieu  et  d'occupa- 
tions une  preuve  qu'un  homme  est  bien,  qu'il  a  trouvé 
sa  voie,  et  qu'il  marche  sur  le  chemin  de  la  vérité,  de 
la  paix  et  du  succès.  Devons-nous  alors  considérer  com- 
me un  bonheur  pour  le  peuple  ce  que  nous  déplorons 
et  blâmons  comme  un  mal  chez  les  individus,  dans  Té- 
ducation  et  dans  la  vie  de  famille?  Si  ceux-ci  ont  cons- 
tamment les  armes  à  la  main,  et  veillent  sans  cesse  à  la 
frontière  en  face  de  l'ennemi  menaçant  ;  s'ils  passent 
alternativement  d'une  paix  incertaine  à  la  guerre,  et  de 
la  guerre  aux  préparatifs  de  guerre,  c'est  une  situation 
qui  n'est  rien  moins  que  favorable  aux  progrès  de  la 
formation  de  l'esprit  et  du  cœur.  Le  danger  extérieur 
pousse  cependant  les  hommes  à  s'unir  intérieurement. 
Mais,  si  au  sein  des  nations,  un  parti  est  sans  cesse  en 
lutte  avec  l'autre  ;  si  celui-ci  traîne  dans  la  boue  ce  qui 
est  sacré  pour  l'autre  ;  si,  ce  qui  est  pis  encore,  tout  ce 
sur  quoi  on  prêtait  serment  hier  doit  être  considéré  au- 
jourd'hui comme  vieilli  et  méprisable  ;  si  on  doit  jurer 
aujourd'hui  par  ce  qu'on  a  combattu  hier  comme  une 
excroissance  de  foHe  et  d'abomination,  quel  bien  peut 
€n  résulter  pour  le  caractère  du  peuple  et  la  situation 
publique?  Si  l'on  a  dit  déjà  avec  raison  des  révolutions 
relatives  aux  formes  extérieures  d'état,  que  la  première 

{i)GTa.îuïidmetherT,Rechtsspnchwœrter,i,  m  iX6   141    143  217 
218,  221,  223,  226,  227.  »        »        .        j       . 


LE   DROIT    ET    l'oRDRE    DIVIN  225 

en  entraîne  toujours  une  série  de  nouvelles  à  sa  suite, 
ceci  doit  s  appliquer  doublement  à  la  pire  des  révolu- 
tions, savoir  la  révolution  concernant  les  lois  de  la  pen- 
sée et  les  institutions  légales. 

Par  là  s'explique  facilement  la  situation  sur  laquelle 
nous  gémissons  maintenant.  Le  caractère  conservateur 
des  peuples,  la  garantie  d'un  avenir  paisible,  ont  com- 
plètement disparu.  Le  seul  fait  qu'un  parti  s'attache  à 
ce  qui  existe  suffit  pour  que  l'autre  travaille  à  le  démo- 
lir. On  ne  change  pas  par  la  raison  que  les  institutions 
antécédentes  ne  paraissent  plus  utilisables,  mais  seule- 
ment pour  faire  de  nouveaux  essais,  et  pour  ne  pas 
avoir  l'air  de  rester  en  arrière  du  mouvement  de  l'épo- 
que. On  crée  de  nouvelles  lois  parce  qu'on  ne  connaît 
pas  de  meilleur  passe-temps,  parce  qu'on  craint  que  le 
sang  ne  se  caille  chez  les  peuples,,  ou  qu'on  ne  soit 
obligé  de  suivre  ce  qu'on  a  établi,  peut-être  aussi  pour 
que  l'exécution  de  toutes  ces  lois  ne  soit  pas  une 
preuve  de  leur  inutilité.  Ici  donc  aussi,  les  extrêmes  se 
touchent.  L'américain  du  sud  est  sans  cesse  en  démé- 
nagement. D'une  pièce  de  sa  maison,  il  passe  constam- 
ment dans  une  autre^  parce  qu'il  est  trop  paresseux 
pour  réparer  la  partie  détériorée.  C'est  ainsi,  qu'après 
avoir  fait  le  tour  de  sa  demeure,  il  est  obligé  de  rendre 
habitable  la  pièce  qu'il  occupait  en  premier  lieu.  Nous 
aussi,  nous  changeons  continuellement  d'habitation, 
par  suite  d'une  inquiétude  qui  nous  ronge.  Nous  ne 
sortons  plus  de  cette  impasse,  Thabitation  provisoire 
est  devenue  la  règle  pour  nous,  et  le  provisoire  défini- 
tif. Dans  ces  conditions,  les  choses  les  meilleures  ne 
peuvent  prospérer.  Que  deviendra  un  arbre  si  chaque 
année  on  le  taille,  on  le  transplante  dans  un  autre  sol, 
on  lui  donne  une  exposition  nouvelle?  En  pareil  cas, 
comment  les  lois  peuvent-elles  s'enraciner?  Comment 
les  conceptions  de  droit  peuvent-elles  se  consolider  ? 
Comment  le  peuple  peut-il  s'attacher  au  droit  dont  la 
valeur  est  transitoire  et  dont  l'origine  lui  est  étrangère? 


J5 


226  LE    DROIT 

Comment  peut-il   s'enthousiasmer   pour   lui  ?   Et   on 
accuse  le  peuple  1  —  On  dit  que  son  sentiment  pour  le 
droit  disparaît  chaque  jour!  —  On  accuse  même  l'É- 
o-lise,  là  ou  elle  a  encore  de  l'intluence,  d'être  la  cause 
pour  laquelle  les  masses  apportent  si  peu  de  confiance 
et  de  bienveillance  à  la  moderne  formation  de  droit  et 
d'état.   Prise  à  cœur,  cette  dernière  face  de  la  question 
est  celle  qui  donnerait  le  plus  à  réfléchir.  Elle  est  la 
preuve  certaine  que  c'est  précisément  dans  les  milieux 
où  l'Église  a  encore  de  sincères  partisans,  qu'il  règne 
un  véritable  conservativisme,  un  attachement  tenace  au 
droit  immuable,  et  un  sentiment  vivant  pour  lui.  Tous 
ces  changements   continuels  faits   sans  nécessité   lui 
sont  très  sensibles.  Nous  avons  parlé  jadis  du  sentiment 
déhcat  du  peuple  chrétien  pour  le  droit.  Ce  sentiment 
se  retrouve  encore  ici.  Pour  l'homme  du  vulgaire,  à 
qui  on  n'enlève  pas  de  force  ses  anciennes  opinions, 
ses  convictions  sur  le  droit  jettent  de  profondes  racines 
dans  son  cœur.  Elles  lui  sont  aussi  sacrées  que  n'im- 
porte quelle  cause  religieuse.    On  n'a  qu'à  observer 
comment  le  peuple  hoche  la  tête,  comment  ses  disposi- 
tions intellectuelles  sont  ébranlées,  et  comment  il  me- 
nace de  perdre  la  tête  en  tout,  quand  une  ruse  d'avocat,! 
qui  renverse  son  sentiment  pour  le  droit,  lui  confirme! 
par  une  décision  irrévocable,  par  une  loi,  qu'on  n'a  pa?! 
rendu  justice  à  une  cause  qui  lui  était  chère.  L'impres 
sion   produite  sur  lui  est  alors  celle  que  ressent  un 
homme  qui,  dans  un  tremblement  de  terre,  sent  le  so 
osciller  sous  ses  pieds.  La  raison  en  est  facile  à  com- 
prendre. 11  s'est  habitué  à  la  longue,  et  par  un  exercice 
constant,  à  considérer  le  droit  comme  son  droit,  d( 
même  que  le  sol  est  pour  lui  sa  base  fondamentale.  1 
voit  en  outre  dans  le  droit  l'expression  du  droit  divin 
il  voit  ce  droit  consacré  par  son  origine,  par  l'approba 
tion  de  l'Église,  par  tant  de  serments,  que  le  sentimen 
chrétien  resté  intègre  considère  toujours  comme  quel 
que  chose  de  terrible  et  d'inaccessible. 


LE    DROIT    DE    L*ORDRE    DIVIN  227 

Si  les  législateurs  et  les  chefs  d'état  appréciaient 
mieux  cette  situation,  ils  réfléchiraient  et  n'entrepren- 
draient aucun  changement  dans  le  droit,  sans  y  être 
forcés  par  l'extrême  nécessité,  tellement  sont  funestes 
les  conséquences  qui  en  résultent.  Si  les  jurisconsultes, 
qui  sont  les  plus  aptes  à  comprendre  la  portée  et  le 
dommage  que  cause  l'insécurité  qui  règne  actuellement 
dans  le  droit,  se  faisaient  une  idée  nette  qu'il  n'y  a  pas 
de  moyen  d'empêcher  les  masses  de  rouler  dans  l'abîme, 
quand  une  fois  elles  sont  détachées  de  leur  base  fonda- 
mentale et  éternelle,  qui  est  la  montagne  de  Dieu^,  ils 
se  croiraient  certainement  obligés  à  élever  sans  cesse 
la  voix  pour  reconnaître  la  dépendance  entre  le  droit  et 
l'ordre  divin. 

Ceux-là  aussi,  qui  ne  sont  point  tellement  partisans  5.  --  La 
de  la  stabilité  du  droit  qu'ils  veuillent  parler  en  faveur  droit impossi- 
d  esa  subordmation  à  la  loi  éternelle  de  Dieu,  admettront  d^^'"- 
au  moins  que  la  loi  éternelle,  quelle  que  soit  sa  durée, 
doit  être  sacrée  et  inviolable,  et  qu'elle  a  besoin  d'être 
sanctionnée  par  une  puissance  devant  laquelle  l'huma- 
nité s'incline  avec  respect,  par  une  puissance  capable 
d'obtenir,  par  force  si  c'est  nécessaire,  l'adhésion  à  sa 
volonté.  Les  représentants  de  l'absolutisme  d'état  et  de 
l'école  historique  croient  sans  doute  avoir  dit  de  ce  côté 
leur  dernier  mot  sur  l'état.  Ils  le  répètent  avec  d'autant 
plus  d'énergie  et  de  fréquence,  que  d'un  autre  côté  l'es- 
prit de  la  Révolution  accentue  l'enseignement  de  Rous- 
seau sur  la  souveraineté  du  peuple.  Ils  ne  peuvent  guère 
faire  autrement.  Car  si  l'état  est  la  source  de  tout  droit, 
ce  doit  être  aussi  son  affaire  de  travailler  à  le  maintenir. 
Nous  ne  voulons  pas  examiner  davantage  la  satisfaction 
avec  laquelle  ils  otîrent  au  droit  cette  base  d'argile  et  ce 
toit  de  verre  ;  mais  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de 
manifester  notre  surprise,  en  voyant  prendre  ce  nom  à 
une  école  qui  tient  si  peu  compte  du  témoignage  de 
l'histoire.  Que  signifie  donc  la  puissance  des  états  ?  Où 
en  trouvons-nous  un  seul  dans  l'histoire  de  notre  temps, 


228  LE    DROIT 

qui  ait  conservé  la  sienne  sans  faiblesse,  seulement  pen- 
dant un  siècle?  Et  pendant  ce  court  espace  de  temps, 
elle  n'a  pu  se  maintenir  que  par  la  vigilance  constante, 
par  la  diplomatie,  la  protection  d'alliés,  la  fomentation 
de  discordes  chez  les  puissances  adverses,  et  l'habile 
exploitation  des  moments  de  trouble. 

Si  donc,  comme  dit  Spinoza,  la  puissance  est  la  base 
et  la  hmite  du  droit  ;  si  d'après  l'enseignement  des  ab- 
solutistes d'état,  la  sécurité  du  droit  repose  uniquement 
sur  la  puissance  de  l'état,  quand  aurons-nous  un  droit 
sûr?  Quand  aurons-nous  jamais  un  droit  ?  S'il  fut  un 
droit  qui  ait  paru  marqué  du  sceau  de  la  pérennité,  c'est 
assurément  celui  qui  fut  fondé  par  la  paix  de  Westpha- 
lie.  Rarement  on  s'est  concerté  plus  longtemps  en  pa- 
reille matière,  rarement  on  a  discuté,  pesé  et  fixé  des 
conditions  avec  plus  de  perspicacité  et  de  prudence.  A 
cette  fin,  le  traité  de  paix  conjura  tous  les  peuples  delà 
manière  la  plus  pressante  de  maintenir  une  paix  chré- 
tienne, universelle,  durable,  véritable  et  sincère,  d'ou- 
blier le  passé,  de  n'en  tirer  jamais  un  sujet  d'inimitiés 
entre  les  personnes,  les  états,  les  biens^  la  sûreté  géné- 
rale, directement  ou  indirectement,  par  soi-même  ou 
par  d'autres,  et  d'ensevelir  dans  un  oubli  éternel  tout 
dommage,  toute  haine  et  tout  motif  de  récrimination.! 
Et  comme  sanction  à  ce  traité  si  émouvant,  le  roi  de 
France  fut  chargé  du  rôle  de  toujours  veiller  à  l'exécu- 
tion des  clauses.  Pouvait-on,  au  point  de  vue  de  l'école 
historique,  exiger  ou  imaginer  une  solidité  plus  grande  ? 
Mais  ce  traité  était  à  peine  conclu  que  les  discussions 
s'élevèrent  sur  la  manière  de  l'interpréter,  des  comph- 
cations  surgirent  concernant  son  exécution,  et  bientôt 
ce  furent  de  nouvelles  luttes.  11  en  sera  toujours  ainsi. 
A  peine  une  loi  est-elle  faite,  que  déjà  les  discussions 
commencent  sur  le  sens  qu'il  faut  lui  donner,  ainsi  que 
les  procès  de  la  part  de  ceux  qui  profitent  de  l'obscuri- 
té de  la  situation  et  de  l'absence  de  sanction  capable 
de  leur  inspirer  de  la  crainte.  A  peine  le  traité  est-il 


LE    DROIT    DE    l'oRDRE    DIVIN  229 

conclu  que  les  doutes  s'élèvent  sur  le  sens  de  ses  clau- 
ses, sur  la  manière  de  les  interpréter.  Ici  on  violente  un 
article,  là  on  en  abolit  expressénaent  un  autre  dans  un 
congrès,  et  cela  jusqu'à  ce  qu"il  n'en  reste  rien,  ou 
qu'une  nouvelle  guerre  éclate  pour  dirimer  le  différent. 
Les  états  font-ils  un  concordat  avec  l'Eglise  ?  Le  lende- 
main de  sa  signature,  ils  apportent  une  clause  qui  dé- 
clare nulles  toutes  les  promesses  qu'ils  ont  jurées,  et 
retirent  solennellement  les  concessions  qu'ils  avaient 
faites.  Tout  le  monde  comprendra  que  dans  une  sem- 
blable situation  aucune  confiance  ne  peut  régner  parmi 
les  hommes,  que  la  fidélité  aux  serments,  aux  traités  et 
aux  lois,  que  la  sécurité  du  droit  sont  impossibles. 

11  est  particulièrement  clair  qu'en  pareil  cas,  jamais  la 
paix  et  la  confiance  ne  peuvent  exister  dans  le  droit  pu- 
blic et  international.  Si  les  états  qui  font  des  lois  et  des 
traités,  non  pour  favoriser  la  justice,  mais  pour  y  trou- 
ver leur  force  et  leur  avantage  ;  si  de  tels  états  sont  en- 
core les  interprètes,  les  garants,  les  gardiens  et  les  con- 
servateurs de  toutes  les  clauses,  le  droit  est  alors  exclu- 
sivement livré  à  l'égoïsme  et  à  l'excès  de  pouvoir.  C'est 
cependant  contre  tout  droit,  que  celui  qui  n'est  pas  bien 
fixé  sur  le  sens  et  sur  lobligation  d'une  loi  soit  l'arbitre 
des  décisions  à  donner,  et  que  le  sujet  qui  se  plaint 
qu'une  loi  blesse  ses  convictions  telle  qu'elle  est  inter- 
prétée, ou  est  exagérée  dans  son  application,  doive  s'en 
remettre  à  la  décision  de  celui  qui,  par  ses  prétentions 
démesurées,  lui  a  donné  lieu  de  se  plaindre.  C'est  pour- 
quoi il  doit  exister  un  pouvoir  qui  soit  au-dessus  de 
l'état,  un  pouvoir  qui  le  surpasse  en  perspicacité  et  en 
influence,  un  pouvoir  qui,  n'ayant  pas  d'intérêts  parti- 
culiers, soit  placé  au-dessus  de  tous  les  partis^  —  et  dans 
ce  cas,  l'état  est  parti,  —  un  pouvoir  qui  défende  encore 
la  justice  là  où  l'état  renonce  à  la  sauvegarder,  un  pou- 
voir sur  la  décision  dernière  duquel  l'homme  peut  se 
reposer  en  toute  sécurité.  Or,  celui-ci  ne  se  trouve  pas 
sur  la  terre.  En  donner  la  preuve  est  inutile.  Celui  qui, 


6.—   L'ac- 

m 
sanclionnée 


230  LE    DROIT 

pour  le  droit  et  la  justice,  ne  connaît  pas  de  sanctuaire 
plus  élevé  que  le  monde,  que  la  perspicacité,  la  bonté, 
la  puissance  des  hommes,  à  celui-là,  il  ne  faut  pas  lui 
en  vouloir  s'il  devient  pessimiste.  Par  conséquent,  sans 
la  conviction  que  le  droit  a  son  appui  dernier  dans  le  sein 
de  Dieu,  la  paix  parmi  les  hommes  et  la  sécurité  sont 
impossibles. 

On  peut  encore  moins  imaginer  une  soumission  à  la 

SSeVoi  loi,  en  vertu  d'une  impulsion  intérieure  personnelle.  On 

par"DiêuTest  peut  se  plicr,  par  peur  et  par  lâcheté,  sous  la  loi  qu'on 

possible     que    ^  ,  ,  i        x   J      i  i        a  '     J  *     * 

par  une  im-  nc  rcspccte  pas  commc  découlant  de  la  volonté  divme  ; 

pulsion   inté-  ^  ^  ,1,  1       '        t*  i»    1 

rieure  de  la  q^  pg^^  gg  soumcttrc  a  cllc  par  une  abnégation  tata- 

conscience.  1  . 

liste,  parce  qu'on  se  dit  que  la  résistance  ne  mène  à  rien  ; 
on  peut  l'observer  par  sentiment  de  l'ordre,  c'est-à-dire 
par  compassion  pour  les  compagnons  de  soufFrance,  dont 
on  aggraverait  le  fardeau  en  excitant  leur  inquiétude  ; 
mais  non  par  une  conviction  véritable  et  indépendante. 
Eh  bien  !  parmi  toutes  les  conditions  nécessaires  en 
première  ligne  au  maintien  de  l'ordre  du  droit,  c'est 
précisément  celle  à  laquelle  les  chefs  d'état  et  les  exé- 
cuteurs de  lois  croient  pouvoir  renoncer  le  plus  facile- 
ment. Que  les  peuples  grincent  des  dents  s'ils  veulent,  ] 
disent-ils,  avec  les  tyrans,  pourvu  qu'ils  obéissent.  Peu  ] 
nous  importe  ce  qu'ils  pensent,  pourvu  qu'avec  eux 
nous  maintenions  la  machine  d'état  en  mouvement.  Le 
droit  et  l'état  ne  peuvent  assurément  pas  mettre  plus 
bas  leurs  exigences  ;  il  n'est  pas  possible  de  traiter 
l'homme  avec  plus  de  dédain. 

Mais  ce  système  abaisse  singulièrement  aussi  le  droit, 
la  loi  et  l'état  lui-même.  C'est  ainsi  que  l'accomplisse- 
ment des  lois  devient  une  obéissance  de  cadavre.  On 
fait  de  l'ordre  de  droit  une  caserne,  un  bagne,  et  de  l'é- 
tat un  garde-chiourme.  C'est  ainsi  que  la  société  est 
divisée  en  deux  classes,  les  maîtres  d'un  côté,  et  de  l'au- 
tre les  esclaves  qui  font  leur  travail  en  grognant,  lors- 
que le  fouet  du  gardien  est  levé  sur  leur  tête,  mais  qui 
mettent  le  devoir  de  côté,  aussitôt  que  le  fouet  n'est 


LE    DROIT    DE    l'oRDRE    DIVIN  231 

plus  à  craindre,  qui,  dans  l'intervalle  épient  toujours 
l'occasion  pour  s  échapper  et  ourdissent  des  complots 
secrets  pour  briser  leurs  chaînes  à  la  première  occasion 
favorable.  Est-ce  là  une  situation  digne  de  l'homme, 
digne  de  l'état?  Est-ce  là  une  situation  qui  mérite  le 
nom  d'ordre  de  droit? 

L'état  moderne  qui  se  place  malheureusement  au 
point  de  vue  de  la  séparation  delà  morale  et  du  droit 
s'inquiète  peu  de  telles  considérations  morales.  Toute 
sa  psychologie  et  son  jugement  sur  les  hommes  se  bor- 
nent au  principe  de  Machiavel  :  «  Les  hommes  sont  in- 
grats, chancelants,  hypocrites,  lâches,  rapaces.  Tant 
que  vous  leur  faites  du  bien,  ils  vous  appartiennent; 
mais  demandez-leur  un  service,  ils  vous  tournent  le  dos. 
Un  prince  qui  compte  sur  leurs  paroles  et  sur  leurs  in- 
tentions est  perdu  »  (1).  En  outre,  il  prend  comme  règle, 
dans  sa  manière  de  traiter  les  hommes,  sa  propre  con- 
duite envers  les  autres  états.  Aujourd'hui,  aucun  étatne 
fait  de  conventions  avec  un  autre  pour  des  raisons  mo- 
rales et  intérieures,  mais  seulement  par  suite  d'égards 
extérieurs,  de  la  peur,  ou  d'intérêts  privés.  Aucun 
d'eux  ne  pense  à  les  observer  plus  longtemps  que  son 
avantage  ne  l'exige,  ou  que  la  crainte  de  subir  un  dom- 
mage lui  en  fait  une  loi. 

Si  donc  les  états  eux-mêmes  ne  connaissent  point  d'au- 
tre règle  de  conduite  que  cette  règle  de  l'utilité  exté-> 
térieure,  de  la  peur,  ou  de  la  contrainte,  comment  peut- 
on  alors  attendre  que,  dans  la  politique  intérieure,  ils 
emploient  d'autres  ressorts  envers  leurs  sujets?  Ce  phé- 
nomène, plus  que  tout  autre,  devrait  nous  convaincre 
qu'il  doit  y  avoir  une  base  plus  large  et  plus  solide,  pour 
l'ordre  de  droit,  que  la  soi-disant  contrainte  juridique. 

Pour  la  politique  extérieure,  nous  vivons  dans  un  tel 
état  d'insécurité  et  de  détente,  que  souvent  nous  se- 
rions disposés  à  préférer  une  éruption  subite,  et,  s'il  n'en 

(1)  Macchiavelli,  Principe  17. 


232  LE    DROIT 

pouvait  être  autrement,  une  disparition  honorable  de 
cette    situation   intolérable.    Pouvons-nous   admettre 
aussi  une  semblable  situation  à  l'intérieur?  Nous  n'en 
sommes  guère  éloignés.  Est-ce  que  nos  chefs  d'état, 
nos  machinistes  de  lois  n'ont  plus  l'intelligence  des  faits? 
p:st-ce  que  la  triste  réalité  ne  suffit  pas  à  leur  ouvrir  les 
yeux?  Est-ce  qu'il  faut  être  les  témoins  de  la  catastrophe 
qu'ils  redoutent  pour  avouer  qu'un  simple  caractère  de 
contrainte  extérieure,  sans  motifs  intérieurs,  ne  peut 
maintenir  ni  le  droit,  ni  l'ordre  de  droit?  Hegel  lui- 
même  ne  pouvait  s'empêcher  de  le  reconnaître.  Plein  de 
la  juste  conviction  que  ce  ne  sont  pas  des  crampons  ou 
des  cercles  de  fer  qui  peuvent  maintenir,  sur  le  chemin 
du  droit,  l'esprit  pensant  et  voulant,  il  cherche  un  moyen 
plus  énergique  par  lequel  il  puisse  suppléer  à  l'inclina- 
tion personnelle  et  hbre  en  matière  de  loi.  D'après  sa 
religion  panthéiste,  il  ne  put  malheureusement  pas  trou- 
ver d'autre  conseil  à  donner  que  de  considérer  toute 
formation  effective  de  droit  et  toute  institution  d'état 
comme  l'écoulement  du  Tout-esprit  divin,  et  de  recon- 
naître conformément  à  cela,  que  le  plus  haut  devoir  de 
l'individu  était  de  sacrifier  au  Dieu  incorporé  dans  le 
monde,  sacrifice  par  lequel  quelqu'un  fait  disparaître 
sa  volonté  personnelle  dans  la  volonté  universelle, dans 
la  volonté  de  l'état  qu'il  se  représente  comme  une  divi- 
nité. C'est  par  conséquent  à  la  lettre  le  sacrifice  de  l'in- 
telligence et  de  la  volonté,  sacrifice  devant  lequel  notre 
époque  éprouve  une  frayeur  terrible.   En  effet,  c'est 
beaucoup  trop  demander  à  l'homme  que  de  lui  deman- 
der de  faire  disparaître  sa  pensée  et  sa  volonté  dans  l'é- 
tat. Ce  serait  renoncer  à  lui-même,  ce  serait  se  conduire 
au  suicide  intellectuel,  ce  serait  faire  avec  l'état  plus 
que  des  actes  d'idolâtrie.  Mais  au  point  de  vue  du  pan- 
théisme, il  n'y  a  que  deux  alternatives  possibles,  ou 
une  contrainte  extérieure  brutale^  ou  le  renoncement  à 
soi-même.  Hegel  a  choisi  la  dernière,  et  a  fait  preuve  en 
cela  d'être  un  penseur  plus  perspicace  et  un  meilleur 


LE    DROIT    DE    l'oRDRE    DIVIN  233 

ami  de  l'état  et  de  l'ordre  du  droit,  que  les  partisans  de 
l'absolutisme  d'état,  parce  qu'il  a  rendu  témoignage  à 
cette  vérité  si  importante  pour  la  politique,  que,  sans 
une  impulsion  intérieure,  d'un  ordre  plus  élevé,  la  mar- 
che de  la  machine  d'état  ne  peut  s'efrectuer  parmi  les 
hommes  libres  et  raisonnables. 

Oui,  nous  devons  à  Hegel  de  la  reconnaissance  pour 
avoir  proclamé  à  nouveau  si  catégoriquement  ce  prin- 
cipe si  longtemps  méconnu.  Mais  heureusement  aussi 
nous  avons  un  moyen  sûr  de  le  fixer,  sans  être  obligé 
pour  cela  d'abandonner  la  moindre  parcelle  de  nos  droits 
personnels.  Pourquoi  l'homme  possède-t-il  la  raison  et 
la  liberté  ?  Pourquoi  a-t-il  la  conscience  ?  C'est  peut-être 
pour  que  la  loi  et  l'état  se  substituent  à  ces  puissances 
ou  même  les  détruisent  !  Notre  opinion  est  qu'il  les  pos- 
sède pour  accomplir  la  loi  et  servir  l'état.  Si  donc  l'état 
déclare  ne  pouvoir  tenir  compte  dans  ses  lois  ni  des  con- 
victions, ni  de  la  conscience,  qu'il  cherche  des  sujets 
qui  n'aient  ni  raison  ni  volonté.  Il  en  trouvera  assez 
dans  la  forêt  et  dans  l'étable.  Mais  s'il  veut  gouverner 
les  hommes,  il  doit  les  traiter  comme  tels,  et  aussi  les 
laisser  agir  comme  tels  à  son  service.  Or,  il  appartient 
à  l'activité  humaine  que  quelqu'un  exécute  librement 
ce  que  la  raison  lui  présente  comme  devoir,  et  cela  à 
cause  d'une  fin  morale  et  dernière  plus  élevée,  c'est-à- 
dire  pour  des  motifs  de  conscience.  Ce  n'est  qu'en  se 
soumettant  à  la  loi  librement  et  par  conscience,  que 
l'homme  remplit  son  devoir,  et  que  de  la  sorte  il  fait 
honneur  et  suffit  à  sa  tâche  comme  homme  (1).  Mais  il 
est  impossible  de  se  soumettre  à  une  loi  par  devoir  de 
conscience,  si  l'on  n'est  pas  convaincu  qu'elle  a  son 
point  de  départ  dans  le  maître  de  la  conscience.  Or  nous 
ne  reconnaissons  qu'un  seul  maître  de  la  conscience, 
Dieu  notre  créateur  et  notre  juge.  La  loi  ne  sera  donc 
accomplie  par  les  hommes  que  si  elle  est  un  écoule- 

(1)  Thomas,  1,  2.  q.  96,  a.  4. 


divin. 


234  LE    DROIT 

ment  de  la  loi  éternelle  divine,  et  si,  par  la  conscience, 
elle  est  approuvée  de  Dieu.  Dans  cette  doctrine,  et  dans 
celle-ci  seule,  l'homme  trouve  son  droit,  parce  qu'il  y 
trouve  estime  de  sa  dignité  et  de  sa  liberté.  Mais  il  y 
trouve  aussi  la  loi,  parce  que  ainsi  elle  est  accomplie 
d'une  manière  véritablement  humaine,  de  même  qu'il 
y  trouve  l'état,  parce  que  la  protection  de  Dieu  le  met 
dans  une  sécurité  inviolable. 
7.- L'or-       Ce  sont  là  des  vérités  qui  ne  passent  point.  Qu'elles 

dre  du  monde  ^  *  ^    . 

maintSque  soicut  admiscs  OU  non  parle  monde,  peu  importe,  cela 
KeV'^^i'wdre  «^  l^s  chaugc  pas.  Si  la  société  trouve  bon  de  leur  ren- 
dre témoignage  librement,  elle  a  tout  à  y  gagner.  Si  elle 
ne  les  comprend  pas,  elle  a  vite  fait  de  le  sentir  par  le 
malaise  qui  suit  toujours  leur  négation.  Mais  aujour- 
d'hui, la  situation  générale  est  telle  qu'il  n'est  guère  be- 
soin de  prendre  la  parole  pour  les  défendre,  car  les  pa- 
roles humaines  sont  inutiles  pour  ceux  qui  ne  compren- 
nent pas  le  langage  des  faits.  Cette  ignorance  de  l'homme 
et  de  la  vie  réelle  caractérise  particulièrement  les  hom- 
mes de  loi  et  les  chefs  des  affaires  publiques.  Ils  vivent 
toujours  dans  cette  commode  illusion  turque,  qu'on  n'a 
besoin  que  d'aligner  un  certain  nombre  de  paragraphes 
sur  un  disque,  et  que  l'horloge  du  monde  est  si  bien 
faite  qu'elle  marchera  sans  jamais  se  déranger.  Personne 
mieux  qu'eux  cependant  ne  devrait  comprendre  qu'il 
n'en  est  pas  ainsi. 

Pourquoi  le  nombre  des  paragraphes  s'amoncelle-t-il 
tous  les  jours  comme  les  sauterelles  dans  le  désert? 
Pourquoi  faut-il  continuellement  augmenter  le  nombre 
des  inspecteurs,  des  gardiens,  des  instigateurs,  des  dé- 
nonciateurs et  des  punisseurs  ?  La  raison  en  est  très 
simple  ;  ce  n'est  pas  avec  des  paragraphes  qu'on  fait 
marcher  une  machine.  On  ne  veut  pas  admettre  qu'il 
y  ait  dans  l'homme  un  mouvement  intérieur  de  forme 
spéciale,  et  il  ne  reste  ainsi  pas  d'autre  moyen  que  d< 
placer  un  sergent  de  ville  à  côté  de  chaque  manœuvre, 
et  de  confier  à  deux  personnes  la  moindre  prescriptioi 


LE    DROIT   DE    l'oRDRE    DIVIN  235 

de  police,  quand  même  il  ne  s'agirait  que  de  îa  propreté 
des  rues,  une  pour  manier  le  balai  et  décharger  la  boue, 
l'autre  chargée  de  la  direction  intellectuelle  et  de  la  res- 
ponsabilité de  l'opération. 

Oh  !  si  l'autorité,  si  les  chefs  d'état  pressentaient  seu- 
lement combien  l'homme  du  peuple  est  irrité  de  cette 
tutelle  qu'ils  lui  imposent  !  Combien  il  se  moque  de  leur 
ignorance  de  la  réalité,  combien  il  considère  comme 
une  invitation  à  s'en  tirer  comme  il  pourra  sans  subir 
de  dommage,  en  fraudant  leur  justice  qu'ils  veulent 
étabhr  par  la  contrainte,  leur  manie  de  faire  les  impor- 
tants, de  vouloir  tout  régir  1  Mais  ils  restent  dans  le 
calme  et  continuent  leur  route  sans  préoccupation  au- 
cune. Où  vont-ils?  Qui  s'en  inquiète?  Il  est  vraiment 
honteux,  que  personne  ne  pense  à  cette  question,  qu'on 
l'évite  plutôt  à  dessein,  qu'on  la  repousse  même.  Pour- 
quoi le  Seigneur  Dieu  place-t-il  les  gardiens  sur  le  toit, 
sinon  pour  qu'étant  plus  élevés,  ils  embrassent  un  hori- 
zon plus  vaste  ?  A  qui  ce  devoir  incombe-t-il  plus  sérieu- 
sement qu'aux  chefs  des  affaires  publiques  ?  Mais  qu'il 
est  rare  de  trouver  parmi  ceux-ci  quelqu'un  qui  voie  le 
but  à  atteindre  !  Il  faut  des  événements  tout  à  fait  extra- 
ordinaires, pour  qu'une  fois  par  hasard,  la  vérité  se 
fasse  jour  jusqu'à  eux,  et,  même  dans  ce  cas,  elle  est 
vite  oubliée  aussitôt  le  moment  critique  passé. 

Un  de  ces  moments  a  été  ce  mémorable  27  septem- 
bre 1815,  où  les  trois  souverains  de  Russie,  d'Autriche 
et  de  Prusse  conclurent  la  Sainte-Alliance  :  «  Par  suite 
des  grands  événements  qui  ont  signalé  en  Europe  le 
cours  des  trois  dernières  années,  déclaraient-ils,  et  prin- 
cipalement des  bienfaits  qu'il  a  plu  à  la  divine  Provi- 
dence de  répandre  sur  les  états  dont  les  gouvernements 
ont  placé  leur  confiance  et  leur  espoir  en  elle  seule, 
ayant  acquis  la  conviction  intime  qu'il  est  nécessaire 
d'asseoir  la  marche  à  adopter  par  les  puissances,  dans 
leurs  rapports  mutuels,  sur  les  vérités  sublimes  que 
nous  enseigne  l'éternelle  religion  du  Dieu  sauveur  :  Dé- 


236  LE    DROIT 

clarons  solennellement  que  le  présent  acte  n'a  pour  ob- 
jet que  de  manifester  à  la  face  de  l'univers  leur  déter- 
mination inébranlable  de  ne  prendre  pour  règle  de  leur 
conduite,  soit  dans  l'administration  de  leurs  états  res- 
pectifs, soit  dans  leurs  relations  politiques  avec  tout  au- 
tre gouvernement,  que  les  préceptes  de  cette  religion 
sainte  ;  préceptes  de  justice,  de  charité  et  de  paix,  qui, 
loin  d'être  applicables  uniquement  à  la  vie  privée,  doi- 
vent au  contraire  influer  directement  sur  les  résolutions 
des  princes,  et  guider  toutes  leurs  démarches,  comme 
étant  le  seul  moyen  de  consolider  les  institutions  humai- 
nes, et  de  remédier  à  leurs  imperfections  : Les  trois 

princes  alliés  ne  s'envisageant  que  comme  délégués  par 
la  Providence  pour  gouverner  trois  branches  d'une  mê- 
me famille,  confessent  que  la  nation  chrétienne,  dont 
eux  et  leurs  peuples  font  partie,  n'a  réellement  d'autre 
souverain  que  celui  à  qui  seul  appartient  en  propriété  la 
puissance^  c'est-à-dire  Dieu,  notre  divin  sauveur  Jésus- 
Christ,  le  Yerbe  du  Très-Haut,  la  parole  de  vie.  Ils  re- 
commandent en  conséquence  avec  la  plus  tendre  solli- 
citude à  leurs  peuples,  comme  unique  moyen  de  jouir 
de  cette  paix,  qui  naît  de  la  bonne  conscience  et  qui 
seule  est  durable,  de  se  fortifier  chaque  jour  davantage 
dans  les  principes  et  l'exercice  des  devoirs  que  le  divin 
Sauveur  a  enseigné  aux  hommes.  Toutes  les  puissances 
qui  voudront  avouer  solennellement  les  principes  sacrés 
qui  ont  dicté  le  présent  acte,  seront  reçues  avec  autant 
d'empressement  que  d'affection  dans  cette  Sainte-Al- 
liance ». 

Malheureusement  cet  appel  remarquable  est  unique 
en  son  genre  dans  l'histoire.  Inutile  de  dire  quels  fu- 
rent et  son  sort  et  sa  durée.  Eh  bien  1  ceci  nous  donne 
au  moins  la  certitude  consolante  qu'à  l'heure  où  sur- 
gissent de  graves  événements,  la  voix  de  la  vérité  peut 
encore  se  faire  entendre  chez  les  peuples  et  chez  ceux 
qui  les  dirigent.  Peut-être  viendront  des  jours  nou- 
veaux où  ils  comprendront  ces  paroles  d'Heraclite,  et  en 


LE    DROIT    DE    l'oRDRE    DIVIN  237 

avoueront  la  justesse  :  <«  Les  hommes  font  des  lois  sans 
savoir  sur  quoi.  C'est  cependant  la  divinité  qui  a  pres- 
crit à  la  nature  son  ordre.  Tant  que  les  hommes  feront 
des  lois  d'après  les  vues  de  leur  intelligence,  ces  lois 
n'ont  pas  de  chance  de  stabilité,  quand  même  elles  se- 
raient bien  faites.  Mais  ce  que  la  divinité  fait  va  tou- 
jours bien,  parce  que  c'est  solidement  établi  (1)  ». 

(1)  Heraclit.,  Frag.%  (MuUach,  Phil.  gr..  I,  328). 


TROISIÈME   PARTIE 
LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 


ONZIEME  CONFERENCE 

LA    PERSONNALITÉ    HUMAINE 


1.  Embarras  du  monde  sur  ce  qu'il  doit  faire  avec  l'homme.  —  2. 
Place  que  le  Christianisme  lui  assigne.  —  3.  Sécurité  de  l'homme 
à  condition  qu'il  appartienne  d'abord  à  Dieu.  —  4.  La  personnalité 
humaine  rendue  le  centre  de  la  vie  par  l'enseignement  de  la 
conscience.  —  o.  La  juste  conception  de  la  personnalité  conduit 
nécessairement  à  la  doctrine  organique  de  la  société.  —  6.  Union 
de  l'indépendance  personnelle  et  de  la  liberté  impliquée  avec 
l'intérêt  général  dans  la  véritable  idée  de  personnalité.  —  7. 
L'homme  doit  devenir  de  nouveau  le  centre  de  la  société. 


L'être  que  les  différentes  philosophies  modernes  et     i.  _  Em- 
conceptions  du  monde   maltraitent  le  plus,  est  sans  mon"fsurce 
contredit  l 'homme.   11  n'en  est  aucun  sur  lequel  on  aïecrhomme. 
entende  des  contradictions  plus  grandes  sortir  de  la 
même  bouche.  Ces  contradictions  sont  telles  qu'on  pour- 
rait facilement  se  faire  une  fausse  idée  de  lui.  Au  milieu 
du  XV®  siècle,  l'Humanisme  commença  l'idolâtrie  de 
l'humain,   d'après  le  principe  :   Homo   homïnï  dens  ; 
mais  ce  siècle  n'était  pas  encore  écoulé  que  Machiavel 
écrivait  pour  ses  princes  le  plus  profond  des  commen- 
taires sur  la  parole  :  Homo  homïnï  lupus.  Hobbes  et  les 
Pessimistes  modernes  sont  seuls  parvenus  à  en  faire 
autant. 

Si  nous  demandons  au  libéralisme  moderne  son  avis 
sur  l'homme,  nous  trouvons  la  même  contradiction.  Il 


240  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

est  également  convaincu  que  l'homme  est  tout,  et  qu'il 
n'est  rien.  Selon  ce  système,  la  personnalité  libre  de- 
vient d'un  côté  un  Dieu  indépendant,  la  raison  unique 
de  toute  pensée,  de  toute  action,  tandis  que  d'un  autre, 
en  théorie  et  en  pratique,  l'homme  n'a  nulle  part  moins 
d'importance  que  dans  le  libéralisme.  Ce  n'est  pas  acci- 
dentel, c'est  logique  et  inévitable,  car  là  où  la  société 
manque  d'ensemble  organique,  là  où  chaque  individu 
se  trouve  en  face  des  autres  et  de  la  communauté,  sans 
autre  appui  que  sa  propre  force,  là,  ce  même  individu 
n'a  aucune  importance.  Quelles  que  soient  les  grands 
mots  avec  lesquels  on  exalte  sa  liberté  et  sa  souverai- 
neté personnelle, 

La  personne  » 

«  Disparaît  dans  la  masse  informe  », 

((  Là  où  les  hommes  sans  nom  » 

a  Méditent,  bâtissent,  luttent  et  courent,  » 

u  Car  chacun  d'eux  n'est  qu  un  numéro  »  (l). 

La  raison  principale  pour  laquelle  l'esprit  moderne  ne 
âanisme^assi-  peut  jamais  voir  clair  dans  son  jugement  sur  l'homme 
gneà  l'hom-  ^^j.^  commc  il  a  coutume  de  dire,  qu'il  ne  sait  pas  quelle 
place  lui  donner.  L'homme  s'appartient-il  lui-même?  Ap- 
partient-il à  la  société?  Ah!  Qui  pourrait  donner  une  ré- 
ponse sûre  à  cette  question,  au  point  de  vue  où  se  place 
l'humanité  moderne  ?  Enlever  toute  valeur  à  l'homme 
comme  le  faisait  l'antiquité  païenne,  le  faire  disparaître 
complètement  dans  l'Etat  est  un  acte  d'audace  assez 
rare,  de  même  que  le  déclarer  exclusivement  son  pro- 
pre maître.  On  hésite,  et  pourtant  la  décision  est  si 
facile  ! 

Tout  d'abord,  il  n'appartient  ni  à  lui-même,  ni  à  la 
communauté,  mais  à  Dieu  son  maître.  Pour  cette  rai- 
son, il  s'appartient  aussi,  car  son  maître  ne  le  donne 
pas.  Mais  il  appartient  encore  à  la  société,  parce  que 
Dieu  seul  est  le  maître  et  de  chacun  et  de  la  totahté.  La 
parole  de  l'éternelle  Sagesse  est  on  ne  peut  plus  claire 

(1)  Ibsen,  Gedichte  (Passarge)  129. 


2.  —Place 


LA    PERSONNALITÉ    HUMAINE  241 

sur  ce  point:  «  Tu  aimeras  le  Seigneur  ton  Dieu  de 
tout  ton  cœur,  de  toute  ton  âme  et  de  tout  ton  esprit. 
C'est  là  le  plus  grand  et  le  premier  commandement.  Le 
second  lui  est  semblable  :  tu  aimeras  ton  prochain 
comme  toi-même  »  (t).  Nous  savons  qu'il  y  a  des 
hommes  qui  objectent  que  cette  citation  n'est  pas  scien- 
titlque,  et  qu'on  ne  saurait  bâtir  sur  ce  principe  un  édi- 
fice philosophique  homogène.  Il  suffit  qu'on  puisse  y 
bâtir  une  vie  saine  et  trouver  en  lui  la  véritable  notion 
de  l'homme.  Ne  forme-t-il  pas  en  définitive  une  unité 
complète,  et  une  unité  plus  étroite  et  plus  solide  que 
toutes  les  institutions  de  la  vie  moderne?  C'est  une 
question  que  nous  laissons  de  côté  pour  le  moment.  11 
importait  assurément  peu  à  notre  Sauveur,  lorsqu'il 
prononça  ce  principe,  d'obscurcir  les  philosophies  du 
monde  par  vanité  et  gloire  scientifique.  La  seule  chose 
qui  nous  importe  à  nous,  c'est  de  montrer  que  la  Ré- 
vélation assigne  à  l'homme  une  place  bien  déterminée, 
tandis  que  le  monde  hésite  constamment  sur  celle  qu'il 
faut  lui  donner. 

Avant  tout,  l'homme  appartient  sans  réserve  à  Dieu     3.-sécu 
son  maître  suprême.  Ici  chacun  de  ces  mots  doit  être  m/fcondl 
pris  à  la  lettre.  11  n'est  pas  laissé  au  caprice  de  l'homme  ^'v^rSenL^l 
de  se  tourner  vers  Dieu  une  fois  par  hasard,  dans  des 
heures  d'oisiveté,  dans  des  jours  de  bonne  humeur, 
dans  des  moments  de  découragement,  alors  que  l'ima- 
gination est  éprise  de  beauté  et  le  cœur  oppressé  d'an- 
goisse. Non  !  c'est  son  devoir,  le  premier  de  tous  ses 
devoirs,  de  se  mettre  à  la  disposition  de  Dieu,  sans  ré- 
serve, avant  de  penser  à  lui  ou  à  autre   chose,  de  s'y 
mettre  avec  tout  ce  qu'il  est  et  tout  ce  qu'il  a,  avec  sa 
raison,  sa  volonté,  son  cœur,  avec  son  activité  et  tou- 
tes les  puissances  de  son  corps,  avec  ses  biens  et  son 
travail,  comme  un  sujet  se  soumet  à  son  prince,  un  serf 
à  son  seigneur.  Ce  dernier  aspect,  celui  de  la  servitude, 

{l)Matth.,  XXII,  37-39. 

46 


242  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

est  celui  qui  nous  explique  le  mieux  notre  situation  en- 
vers Dieu   De  même  que  le  serf  était  propriété  de  son 
.eigneur,  recevait  de  ses  mains  le  domaine  qu  il  devait 
;ulUver  pour  son  propre  compte  en  retour  de  services 
et  de  travaux  déterminés,  et  était  par  contre  décharge 
d'une  foule  d'ennuis  contre  lesquels  son  seigneur  s  en- 
gageait à  le  protéger,  de  même  nous  sommes  par  rap- 
port à  Dieu.  Nous  ne  sommes  pas  nos  maîtres  ;  nous  ne 
vivons  pas  selon  un  droit  propre  ;  nous  sommes  sou- 
mis à  la  loi  et  à  l'obligation  de  servir  Dieu  ;  nous  ap- 
partenons à  Dieu  avec  tout  ce  que  nous  avons  ;  nous 
devons  utiliser  nos  biens  et  nos  forces  selon  les  pres- 
criptions et  le  bon  plaisir  de  Dieu.  Mais  en  retour,  il 
s'est  engagé  à  nous  protéger,  nous  et  notre  droit,  puis- 
que d'ailleurs  il  y  va  du  sien. 

Il  est  déjà  clair  que  sur  cette  voie  l'homme  ne  peut  pas 
faire  fausse  route.  Plus  quelqu'un  est  engagé  dans  le 
mécanisme  du  monde,  plus  il  peut  se  rendre  compte  quel 
soutien  Dieu  est  pour  lui.  Souvent  la  vie  exige  de  nous 
tant  de  choses  que  nous  ne  savons  plus  si  nous  avons  en- 
core quelque  valeur.  Qui  en  voudrait  à  l'homme,  quand 
presque  écrasé  par  de  lourds  fardeaux,   tiraillé  en  tout 
sens  par  des  mains  qui  se  le  disputent  comme  une  proie 
avantageuse,  quand  poussé  sans  pitié  par  tant  de  poings 
qui  s'abattent  sur  lui,  foulé  aux  pieds,  il  en  vient  à  per- 
dre courage  et  patience?  Et  cependant,  c'est  ce  qu'il  ne 
faut  pas.  Tout  plutôt  que  ceci.  Chacun  a  son  centre  de 
gravité  et  son  point  d'appui.  Celui  qui  possède  ce  dernier 
n'est  jamais  troublé  dans  son  repos  ;  aucun  choc  ne  le 
terrasse,  parce  que  aucun  chagrin  ne  l'accable,  si  grand 
soit-il.  11  aura  de  la  difficulté  pour  garder  le  recueille- 
ment, rester  debout  ;  mais  il  ne  succombera  pas.  La 
simple  pensée  vers  Dieu  le  dit  à  chacun  de  nous.  Cette 
pensée  donne  incomparablement  plus  de  constance  quel 
les  belles  paroles  de  la  philosophie  sur  la  force  virile  ef^ 
l'obhgation  qu'a  l'homme  de  montrer  ce  qu'il  peut.  Ce-j 
lui  qui  est  restreint  à  lui  seul,  et  qui  n'a  que  ces  motifs 


LA    PERSONNALITÉ    HUMAINE  243 

de  consolation,  produit  l'effet  d'un  vaisseau  surpris  par 
la  tempête,  et  qui  n'a  qu'une  pauvre  petite  ancre  pour 
résister  à  la  fureur  des  vents  et  des  flots.  Mais  celui  qui 
met  sa  force  et  sa  confiance  en  Dieu,  est,  dans  toutes  les 
amertumes  de  la  vie,  comme  l'homme  retranché  dans 
une  forteresse  invincible,  d'où  personne  ne  peut  le  chas- 
ser s'il  ne  la  livre  pas  lui-même.  Il  peut  se  faire  que  par- 
fois la  lutte  lui  soit  pénible,  mais  sa  confiance  ne  sera 
jamais  ébranlée.  Non  !  il  n'est  pas  indifférent  pour 
quelqu'un  d'entrer  dans  le  combat  de  la  vie,  comme  une 
personne  isolée,  ou  d'y  entrer  sous  l'égide  d'un  grand 
général,  d'un  général  invincible.  Dans  le  premier  cas, 
il  est  un  fragile  roseau  ;  dans  l'autre  il  est  un  homme 
qui  se  sent  lui-même  invincible.  Voilà  ce  que  fait  de 
chacun  la  soumission  à  Dieu. 

Aussitôt  donc  que  l'homme  appartient  tout  entier  et     4.-Laper- 

,  .  .  sonnalité  hu- 

smcèrement  à  Dieu,  il  s  appartient  a  lui-même.  En  fai-  maine rendue 

,  ,  le    centre  de 

sant  de  Dieu  son  maître,  il  devient  son  propre  maître,  layiepari'en- 

'  i^^       t^  seignementde 

S'il  se  dévoue  ainsi  au  service  de  Dieu  de  façon  à  ne  '^conscience. 
point  connaître  d'autre  service,  c'est  alors  qu'il  acquiert 
la  véritable  liberté.  Il  ne  connaît  qu'un  maître  auquel  il 
doit  plaire,  un  seul  qu'il  craint  d'offenser,  un  seul  envers 
lequel  il  se  sait  responsable.  C'est  ce  qui  lui  donne  ce 
sentiment  personnel  si  fier  en  apparence,  mais  si  légi- 
time en  réalité,  lorsqu'il  se  compare  aux  serviteurs  de 
ce  monde  qui  louchen  t  de  cent  côtés  à  la  fois,  et  qui  sont 
obligés  de  prévoir  chaque  menace,  chaque  désir  muet^, 
chaque  pensée,  parce  qu'ils  savent  que  leur  honneur, 
leur  position,  leur  réussite  dépendent  de  mille  caprices 
et  hasards.  L'homme  qui  appartient  à  Dieu  n'a  qu'un 
maître  qui  ne  connaît  ni  caprices  ni  changements.  Tant 
qu'il  est  fidèle  à  ce  maître^  il  peut  être  tranquille  et 
I assuré  qu'il  ne  tombera  pas  en  disgrâce,  et  qu'il  restera 
en  jouissance  de  ses  droits.  C'est  donc  à  juste  titre  qu'il 
a  été  écrit  :  «  là  où  est  l'esprit  du  Seigneur,  là  est  la  li- 
'•  berté  (I)  ». 

(1)  II,  Cor.,  III,  17. 


244  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

Ce  n'est  pas  pour  rien  que  le  Christianisme  à  ses 
débuts  attachait  tant  d'importance  à  ce  point.  En  face 
de  l'esprit  de  l'antiquité  qui  ne  pressentait  rien  de  la 
liberté,  ni  de  l'indépendance  personnelle,  il  fallait  l'ac- 
centuer sans  cesse,  afin  qu'il  naquit  une  génération  nou- 
velle ayant  conscience  d'elle-même,  et  dans  laquelle  on 
pourrait  compter  sur  chaque  individu.  Les  Grecs  et  les 
Romains  firent  des  merveilles,  lorsque  saisis  par  la  main 
de  fer  de  l'état,  ils  étaient  lancés  contre  l'ennemi  ;  mais 
par  eux-mêmes,  ils  étaient  incapables  d'une  pensée  ou 
d'un  pas  indépendant.  C'est  que  tous  avaient  été  élevés 
dans  cette  pensée  sur  laquelle  Platon  bâtit  tout  son 
enseignement  d'état  :  «  Vous  ne  vous  appartenez  pas  à 
vous-mêmes  ;  vos  biens  et  votre  famille  vous  appartien- 
nent encore  bien  moins  ».  Il  s'agissait  pour  le  Christia- 
nisme de  former  des  caractères  qui  n'accomplissent 
pas  leurs  obligations  par  la  communauté,  qui  fissent 
d'eux-mêmes,  par  propre  vertu  intérieure,  ce  qu'on  était 
en  droit  de  leur  réclamer.  De  là  ce  phénomène  si  sur- 
prenant aujourd'hui,  là  où  cette  pensée  est  mal  com- 
prise, que  la  nouvelle  doctrine  parle  sans  cesse  de 
liberté:  «  Connaissez  seulement  la  vérité,  et  la  vérité 
vous  rendra  libres  (1  )  »,  est-il  dit  dans  l'Evangile. 

Saint  Paul  à  qui  incombait  la  tâche  d'introduire  les 
païens  dans  le  Christianisme,  accentue  ce  principe  si 
important  :  «  Que  chacun  demeure  dans  l'état  où  il 
était,  lorsqu'il  a  été  appelé,  dit-il.  As-tu  été  appelé  étant 
esclave,  ne  t'en  mets  point  en  peine  ;  mais  alors  même 
que  tu  peux  devenir  libre,  mets  plutôt  ton  appel  à  profit. 
Car  l'esclave  qui  a  été  appelé  dans  le  Seigneur,  est  un 
affranchi  du  Seigneur  ;  pareillement  l'homme  libre  qui 
a  été  appelé  est  un  esclave  du  Christ.  Vous  avez  été 
achetés  un  grand  prix  ;  ne  devenez  pas  esclaves  des 
hommes.  Que  chacun,  mes  frères,  demeure  dans  l'état 
où  il  était  lorsqu'il  a  été  appelé  »  (2).  u  Vous  avez  été 

(1)  Joan.,  VIII,  32.  -  (2)  I,  Cor.,  VII,  20  sq. 


LA    PERSONNALITE    HUMAINE  t^Ù 

appelés  à  la  liberté  »(!).«  Nous  ne  sommes  pas  enfants 
de  l'esclave,  mais  nous  sommes  enfants  de  la  femme 
libre  »  (2).  «  Je  me  suis  fait  le  serviteur  de  tous,  bien 
que  je  sois  libre  à  l'égard  de  tous  »  (3).  «  Pourquoi 
ma  liberté  serait-elle  jugée  par  une  conscience  étran- 
gère ?  )>  (4). 

Élevé  dans  ces  principes  dès  sa  jeunesse,  le  chrétien 
peut  à  peine  concevoir  ceux  de  l'antiquité.  Tout  maître 
se  souvient  quels  regards  étonnés,  et  quels  sourires  in- 
crédules il  a  rencontré  chez  ses  disciples,  la  première 
fois  qu'il  leur  a  dit  que,  selon  la  manière  de  voir  des 
anciens,  celui-là  seul  avait  une  valeur  personnelle  à  qui 
l'état  avait  conféré  des  droits.  Les  gens  du  vulgaire,  qui 
n'ont  pas  fait  une  étude  spéciale  de  l'antiquité,  com- 
prennent difficilement  cette  doctrine.  Il  y  a  eu,  par  le 
Christianisme,  un  tel  renversement  dans  les  esprits  à 
ce  sujet,  que  les  deux  tendances  s'excluent.  Là  où 
l'homme  est  placé  uniquement  et  entièrement  aux 
mains  de  Dieu,  il  va  sans  dire  que  son  droit  propre 
y  est  le  centre,  le  point  de  départ,  et  la  limite  infran- 
chissable de  toute  vie  extérieure.  C'est  pourquoi  nous 
comprenons  parfaitement  que  le  défenseur  de  l'abso- 
lutisme antique  reproche  au  chrétien  de  n'avoir  selon 
lui,  ni  le  sentiment,  ni  l'intelligence  de  la  pensée  d'état . 
Nous  aussi  nous  devons  déclarer  que  nous  ne  compre- 
nons pas  comment,  dans  les  temps  modernes,  on  pou- 
vait faire  disparaître  dans  Tétat  non  seulement  ses 
droits,  mais  sa  personne.  Quand,  par  exemple,  ïrende- 
lenburg  lui-même  dit  que  l'homme  individuel  ne  de- 
vient une  personne  que  dans  l'état,  et  que  sans  l'état, 
l'homme  n'est  pas  un  homme  (5),  nous  sommes  tout 
d'abord  tentés  de  voir  là  un  principe  exagéré,  obscur 
et  rien  de  plus.  Nous  aurions  tort.  Ces  expressions  doi- 
vent être  prises  à  la  lettre,  si  on  veut  avoir  une  idée 
juste  de  la  manière  de  voir  moderne.  Ce  ne  sont  pas  de 

(1)  r,al.,  V,  13.  -  ^2)  Gai.,  IV,  31.—  (3)  I,  Cor.,  IX,  19. 
14)  I,  Cor.,  X,  29.  —  (o]  Trendelenburg,  Xaturrecht,  286. 


246  LES    BASES    DE    LA    SOCIÉTÉ 

vaines  phrases,  quand  Hegel,  comme  nous  le  verrons 
ailleurs (1),  déclare  la  propriété  condition  essentielle  de 
la  personnalité  ;  il  faut  prendre  cette  assertion  à  la  let- 
tre. Là  où  l'on  disait  autrefois  :  Homme  pauvre,  moitié 
d'homme,  on  dit  maintenant:  Homme  pauvre,  homme 
nul.  Ce  n'est  pas  une  vaine  déclamation  quand,  dans 
certains  milieux,  celui-là  seul  est  regardé  comme  un 
homme,  dont  le  berceau  portait  un  écusson.  11  n'y  a 
pas  que  les  marquises  de  l'époque  de  la  Pompadour, 
qui  croyaient  qu'un  serviteur  n'avait  pas  plus  de  droit 
qu'un  animal  à  la  justice^  au  respect  des  mœurs  et  de  la 
pudeur  ;  aujourd'hui  encore  on  dit  parfois  à  propos  de 
lui  :  Il  n'y  a  pas  de  mal,  ce  n'est  pas  un  homme. 

Si  ces  faits  et  d'autres  semblables  soulèvent  la  colère 
de  ceux  qui  sont  d'ailleurs  hostiles  au  Christianisme, 
c'est  une  preuve  parlante  que  l'esprit  chrétien  a  pour- 
tant plus  de  solidité  dans  les  cœurs  qu'on  est  d'ordi- 
naire disposé  à  le  croire.  Car  c'est  la  Révélation  seule 
qui  a  annoncé  la  grande  vérité  que  l'homme  comme  tel 
porte  en  lui  une  valeur  inamissible.  Depuis,  les  vues 
du  monde  tout  entier  ont  complètement  changé.  Main- 
tenant, ce  n'est  plus  le  tout,  ce  n'est  plus  l'état  qui  pos- 
sède tous  les  droits,  et  qui  en  donne  une  part  plus  ou 
moins  grande  à  chaque  individu  selon  son  bon  plaisir, 
mais  chacun  apporte  son  propre  droit  en  naissant,  et 
aucune  puissance  de  la  terre  ne  peut  le  lui  enlever.  On 
n'a  pas  le  droit  de  traiter  l'homme  comme  une  machine, 
ou  comme  un  rouage  de  la  grande  machine  de  l'état.  Il 
forme  une  partie  de  l'ensemble,  c'est  vrai,  mais  une 
partie  absolument  indépendante  de  lui,  une  partie  qui 
lui  est  nécessaire,  un  membre  complet  comme  l'œil  ou 
la  main  le  sont  dans  le  corps  humain.  Il  a  en  lui  sa  pro- 
pre vie,  sa  propre  conviction,  sa  propre  volonté.  Il  n'a- 
git pas  par  crainte,  par  une  habitude  mécanique,  pas 
seulement  parce  qu'il  est  entraîné  par  l'ensemble,  mais 

(1)  V.  Gonf.  XII,  4. 


LA    PERSONNALITÉ    HUMAINE  247 

par  impulsion  intérieure  personnelle,  et  comme  le  dit 
si  souvent  rÉcriture,  par  motif  de  conscience  (1). 

Là  est  le  rempart  infranchissable  de  sa  liberté  ;  l'uni- 
que motif  qui  l'attache  au  service  de  la  société,  l'expli- 
cation du  sentiment  qu'il  a  de  lui-même.  La  conscience 
lui  sauvegarde  ses  droits  personnels  quand  il  obéit  à  la  . 
loi  ;  elle  lui  donne  la  même  valeur  personnelle  qu'au 
riche  et  à  l'homme  bien  considéré .  Quand  même  sa  si- 
tuation et  ses  biens  ne  peuvent  lui  créer  aucun  avantage, 
elle  maintient  en  lui  la  conviction  qu'il  appartient  à  lui- 
même  et  qu'il  ne  peut  jamais  se  livrer,  même  lorsque 
la  nécessité  le  forcerait  à  sacrifier  son  indépendance  ex- 
térieure, et  à  entrer  au  service  d'étrangers.  La  cons- 
cience l'empêche  par  conséquent  de  jamais  se  considérer 
comme  un  esclave,  quand  il  fait  des  services  d'esclaves. 
Elle  lui  fait  paraître  moins  accablante  la  servitude  exté- 
rieure, elle  empêche  son  cœur  de  s'aigrir,  et  par  là  il 
devient  non  seulement  une  forteresse  pour  lui-même, 
mais  aussi  l'ange  protecteur  du  tout. 

Il  n'est  pas  de  crainte  moins  justifiée  que  celle  qui     5.— Lajus- 
redouterait  la  doctrine  chrétienne,  parce  qu'elle  rend  de  la  person- 

,  .  •!•       1  1  •  T  1  •  nalité  conduit 

1  nomme  mutilisable  ou  impropre  à  remplir  ses  devoirs    nécessaire- 

•^        ••  *■  ment  à  la  doc- 

envers  la  totalité.  Il  nous  répu2;ne  de  soulever  à  nouveau  ^"°®^  «[s^^^* 

1^    o  que  de  la  so- 

et  de  réfuter  les  accusations  cent  fois  répétées  de  Bayle  '^*^^^- 
et  de  Rousseau.  Elles  sont  irréfutables  pour  ceux  qui 
ne  veulent  pas  les  abandonner.  Pour  nous,  c'est  un  très 
grand  honneur  que  ces  esprits  nous  refusent  la  capacité 
de  former  une  société  organisée  selon  leurs  idées,  et  ne 
nous  considèrent  pas  comme  les  matériaux  d'un  com- 
munisme fondé  sur  le  doute,  l'égoïsme  et  la  puissance 
arbitraire  du  peuple.  Nous  avouons  que  nous  ne  som- 
mes pas  à  notre  place  dans  une  société  formée  d'après 
ces  principes  révolutionnaires  et  libéraux,  et  nous  n'en 
sommes  pas  peu  fiers.  Nous  nous  vantons  aussi  de  gêner 
un  despotisme  animé  par  l'absolutisnie  païen  ;  mais  ce 

(1)  Rom.,  XIII,  5.  Eph.,  VI,  6,  7.  Col.,  III,  23.  I  Petr.,  II,  19. 


248  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

qui  nous  donne  conscience  de  l'importance  et  de  la  por- 
tée de  notre  cause,  c'est  cette  remarque  que  l'individua- 
lisme avec  lequel  le  libéralisme  a  dissous  la  société,  est 
à  jamais  inconciliable  avec  l'idée  chrétienne  de  la  per- 
sonnalité. 

Nous  avons  déjà  acquis  ci-dessus  la  conviction  que  la 
véritable  idée  chrétienne  de  droit,  comprend  nécessai- 
rement l'idée  d'obligation  envers  la  totalité,  l'idée  de   ^ 
solidarité  (1).  Or,  le  droit  ne  repose  pas  sur  une  na-    ' 
ture  abstraite  quelconque,  il  repose  sur  la  nature  pen- 
sante et  voulante  de  l'homme.  11  n'y  a  pas  d'autre  droit 
que  celui  que  la  raison  et  la  conscience  proclame  àcha-  j 
cun.  C'est  ce  que  signifie  l'expression  :  le  droit  repose  i 
sur  la  personne  ou  a  son  point  de  départ  dans  la  person-  ' 
nalité  (2).  Dieu  l'a  déposé  dans  la  conscience  de  chaque 
individu,  et  il  le  proclame  à  chacun  par  la  conscience    i 
personnelle  (3).  C'est  pourquoi  les  conceptions  de  droit 
et  de  personnalité  ont  toujours  le  même  sort.  Là  où  la 
personne  de  l'individu  est  détachée  de  l'ensemble,  et  où  j 
celui-ci  devient  maître  de  lui-même,  comme  c'est  le  cas 
dans  le  libéralisme,  là  aussi  nous  rencontrons  la  doc- 
trine du  droit  autonome,  l'absolutisme  qui  fait  disparaî- 
tre l'individu  dans  l'état,  et  ne  connaît  aucun  droit  qui 
ne  découle   pas  de  l'état.  Que  nous  reconnaissions  à 
chacun  sans  exception  son  droit  propre  indépendant, 
reposant  sur  la  nature  ou  plutôt  sur  la  personnalité,  et 
que  pourtant  nous  n'admettions  pas  qu'un  droit  soit 
donné  à  quelqu'un  exclusivement  pour  son  avantage, 
propre  ;  que  nous  reconnaissions  dans  chaque  droit  une 
obligation  envers  la  totalité,   ce  n'est  pas  une  supposi- 
tion arbitraire,  mais  une  supposition  qui  repose  sur  l'en- 
seignement juste  de  la  personnalité  humaine. 

Chacun  porte  en  lui-même  son  propre  droit,  car  il 
l'a  reçu  de  Dieu  au  moment  où  celui-ci  lui  a  donné  sa  ; 
nature.  C'est  pourquoi  chacun  de  nous  sait  aussi  que 

(1)  V.  Conf.,  IX,  5.  -  (2)  V.  Gonf.,  VII,  8;  IX,  5. 
(3)  Rom.,  II,  15,  16. 


LA    PERSONNALITÉ    HUMAINE  249 

personne  ne  peut  nous  enlever  notre  droit,  qui  ne  peut 
nous  enlever  notre  nature.  Mais  Dieu  ne  nous  a  pas 
donné  notre  nature  et  l'existence  exclusivement,  pour 
nous  ;  il  nous  les  a  données  aussi  pour  que  nous  coopé- 
rions à  l'édification  de  son  royaume.  En  appelant  un 
homme  à  l'existence,  Dieu  le  crée  membre  de  ce  royau- 
me. Il  ne  reconnaît  personne  existant  pour  soi  seul  ; 
mais  seulement  en  tant  que  membre  de  la  grande  com- 
munauté humaine.  Chacun  n'est  donc  pas  introduit  dans 
le  monde,  comme  une  unité  isolée,  mais  dans  le  but  et 
avec  l'obligation  de  servir  Dieu  comme  instrument  de 
ses  desseins  ici-bas.  C'est  pourquoi  il  est  écrit  :  «  Soit 
que  nous  vivions,  nous  vivons  pour  le  Seigneur,  soit 
que  nous  mourions ,  nous  mourons  pour  le  Sei- 
gneur »  (1  ). 

Mais  il  va  sans  dire  que  si  nous  devons  servir  Dieu, 
ce  n'est  pas  que  lui-même  y  ait  quelque  utilité  ;  car 
qu'a-t-il  besoin  de  nous?  De  même  qu'il  a  créé  le  monde 
pour  lui,  non  par  intérêt  personnel,    mais  pour  avoir 
un  objet  auquel  il  puisse  communiquer  ses  dons  (2), 
de  même  il  se  sert  de  nous,  non  pour  que  nous  lui  pro- 
curions quelque  utilité,  mais  parce  qu'il  s'abaisse  jus- 
qu'à se  servir  de  nous  pour  exécuter  ses  desseins,  parce 
qu'il  juge  bon  de  transmettre  ses  dons  aux  individus  et 
à  l'ensemble,  par  l'action  commune  des  hommes.  On 
ne  change  donc  rien  au  principe  que  nous  venons  de 
citer,  lorsqu'on  lui  donne  cette  forme  :  Personne  ne  vit  ' 
pour  soi,  personne  ne  meurt  pour  soi  seul  ;  soit  que  nous 
vivions,  soit  que  nous  mourions,  nous  servons  toujours 
à  la  société. 

Quelle  que  soit  l'énergie  avec  laquelle  il  faille  accen- 
tuer d'un  côté  que  chacun  porte  son  droit  en  soi,  et  n'a 
pas  besoin  de  le  recevoir  de  la  société,  parce  qu'il  le 
tient  de  Dieu,  il  ne  faut  pas  être  moins  catégorique  dans 
l'affirmation  que  chacun  est  créé  afin  de  contribuer  à 

(1)  Rom.,  XIV,  8.  —  (2)  Thomas,  1,  q.  44,  a.  4. 


250  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

la  réalisation  des  plans  généraux  de  Dieu  dans  le  monde, 
que  chacun  par  conséquent  doit  contribuer  pour  sa  part, 
en  vertu  de  sa  nature  et  de  sa  création  par  Dieu,  à  l'uti- 
lité de  la  communauté  (1).  C'est  ce  qui  fait  que  le  Chris- 
tianisme n'a  pas  hésité  à  faire  sa  devise  du  principe 
d'Aristote  (2)  et  de  Cicéron  (3),  que  Thomme  est  créé 
pour  la  totalité.  Les  anciens  peuvent  avoir  exagéré  cette 
manière  de  s'exprimer  à  un  degré  tel,  que  l'individu  ne 
comptait  que  comme  une  partie  de  l'ensemble;  mais 
cela  ne  nous  empêche  de  la  considérer  comme  la  base 
fondamentale  de  tout  enseignement  social  sain,  si  on  la 
ramène  à  sa  juste  signification.  «  Personne  n'a  le  droit, 
dit  saint  Augustin,  de  se  dévouer  si  exclusivement  au 
service  de  Dieu,  qu'il  oublie  ses  devoirs  envers  le 
prochain  ;  mais  il  ne  doit  pas  non  plus  se  laisser  telle- 
ment absorber  parles  soins  donnés  au  prochain,  qu'il 
oublie  sa  tâche  principale  »  (4).  Saint  Thomas  d'Aquin 
qui  avait  l'avantage  de  vivre  dans  un  temps,  où  la  véri- 
table conception  du  droit  et  de  la  personnalité  se  com- 
prenait pour  ainsi  dire  d'elle-même,  se  sert  avec  prédi- 
lection de  l'expression  d'Aristote  que,  par  nature, 
l'homme  est  fait  pour  vivre  en  société  (5).  D'ailleurs 
cette  manière  de  voir  est  pour  ainsi  dire  innée  au  catho- 
lique. S'il  voulait  la  nier,  il  deviendrait  infidèle  aux 
enseignements  de  sa  foi,  à  l'Église,  à  la  médiation  du 
salut,  et  à  la  communauté  de  tous  les  membres  en  un 
seul  corps,  le  Christ. 

Le  Protestantisme  dont  la  conception  de  TÉgliseJ 
comme  nous  l'avons  déjà  fait  ressortir  autrefois,  esl 
devenue  le  modèle  de  l'enseignement  social  individua- 
liste, ou  plutôt  de  la  dissolution  sociale,  conçoit  sans] 
doute  difficilement  que  Dieu  fasse  parvenir  à  un  homme 

(1)  Prosper  Aquit.   Vit  a  comtemplat.,  III,  28.  —  Joan.    Saresber., 
Polycraticus,  VI,  32. 

(2)  Aristot.,  PoL,  1,  1  (2)  9  ;  Eth.,  1,  7  (5)  6. 

(3)  Cicero,  Rep.,  I,  25.  —  O/f.,  I,  44. 

(4)  August.,  Civ.  Dei,  XIX,  19.  —  Ile  Vol.  XII,  8. 

(5)  Thomas,  1,  2,  q.  95,  a.  4;  Regiin.princ,  1,  1,  12. 


LA    PERSONNALITÉ    HUMAINE  251 

le  salut  par  d'autres,  que,  dans  un  corps  vivant,  tous  les 
membres  répondent  les  uns  pour  les  autres,  et  que 
chaque  individu  soit  solidairement  responsable  pour  la 
totalité  (1).  Cependant,  s'il  s'en  tient  à  la  parole  de  l'É- 
criture, il  doit  inévitablement  reconnaître  la  théorie 
que  l'Église  et  la  société  sont  un  organisme  dans  lequel 
les'membres  individuels,  isolés  les  uns  des  autres  et  de 
la  totalité,  fonctionnent  de  la  manière  indiquée  (2). 
Mais  nous  ne  traitons  pas  ici  de  la  constitution  de  l'E- 
glise, nous  (raitons  seulement  celle  de  la  société  hu- 
maine. Or,  ce  n'est  pas  une  petite  consolation  pour 
nous,  et  c'est  une  confirmation  en  faveur  de  notre  foi, 
que  l'enseignement  de  l'Église  tel  que  nous  l'avons 
étudié  dans  le  catéchisme,  dès  notre  enfance,  concorde 
si  bien  avec  la  seule  vue  admissible  de  la  vie  publique 
de  l'humanité.  Et,  ce  qui  nous  remplit  d'assurance  pour 
le  triomphe  de  la  cause  que  nous  représentons,  c'est 
que,  dans  un  siècle  où  la  pénétration  des  idées  libérales 
dans  nos  milieux  aussi  bien  ecclésiastiques  que  laï- 
ques, a  favorisé  l'esprit  d'individualisme  aux  dépens  de 
la  communauté  et  de  la  totalité,  le  sentiment  de  la  soli- 
darité et  de  l'obligation  de  travailler  pour  la  totalité, 
de  faire  des  sacrifices,  de  souffrir  pour  elle,  augmente 
notablement  depuis  quelque  temps  ;  car  un  renouvel- 
lement de  la  vie  publique  suppose  toujours  que  les  in- 
dividus y  prennent  une  part  vivante  et  se  dévouent  à  la 
totalité.  Là  où  cette  condition  préliminaire  n'existe  pas', 
tout  appel  aux  réformes  est  inutile.  Mais  si  elle  s'est 
répandue  dans  les  esprits,  si  tous  sont  prêts  à  se  sacri- 
fier au  bien  commun,  avec  du  temps  ils  arriveront  sû- 
rement à  la  fin  qu'ils  se  proposent. 

D'après  ce  que  nous  venons  de  dire,  il  est  clair  que  la 
société  ne  perd  rien  non  plus,  si  l'homme  ne  cherche 
ses  droits  nulle  part  ailleurs  qu'en  Dieu.  S'il  y  a  une 
crainte  mal  fondée,  c'est  bien  celle  que  l'individu  ou  la 

(1)  VI  Vol.  Gonf.,  IX,  11.  —  (2)  Cor.,  XII,  12  sq.;  Rom.,  XII,  4  sq. 


252  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

communauté  pourraient  en  subir  du  dommage.  Qu'est- 
ce  que  l'antiquité  et  les  temps  modernes  ont  fait  de  l'in- 
dividu, de  la  vie  publique,  en  évitant  Dieu  avec  tant  de 
soin?  Si  tous  nous  revenions  complètement  à  Dieu,  la 
question  sociale  serait  résolue.  Si  Dieu  est  le  centre  de 
l'homme,  et  si  l'homme  trouve  ce  centre,  il  devient 
aussi  le  centre  inébranlable  sur  lequel  repose  l'ensem- 
ble. C'est  ainsi  qu'en  Dieu  tout  trouverait  son  compte, 
l'individu  comme  l'ensemble,  la  personnalité  et  la  so- 
ciété, la  liberté,  la  loi  et  le  devoir,  le  temporel  et  le  spi- 
rituel. 
6- Union       La  justc  conccptiou  de  la  personnalité  humaine  com- 

de  l'indépen-  . 

îene%^tT°â  V^^^^  ^^^^  deux  choses.  D'abord  l'indépendance  de 
quéeavSo-  chaquc  iudividu,  ensuite,  la  soi-disant  conception  orga- 
dans  ifyélt  nique  de  la  société,  c'est-à-dire  l'obligation  pour  chacun 
personnaTité.^  de  contribucr  à  l'utilité  et  à  l'édification  du  tout.  Par 
conséquent,  le  véritable  enseignement surla  personnalité 
résout  le  point  le  plus  difficile,  mais  en  même  temps  le 
plu^  décisif  et  le  plus  fondamental  dans  la  doctrine 
sociale,  c'est-à-dire  la  question  de  savoir  comment  on 
peut  concilier  deux  vues  si  opposées,  l'intérêt  privé  de 
l'individu  et  l'intérêt  commun  de  l'ensemble,  le  droit 
privé  et  le  droit  public.  Ici  Taccord  existe.  Le  droit  pu- 
blic ne  porte  pas  plus  préjudice  au  droit  privé  qu'il  ne 
le  crée.  Le  droit  privé  n'est  jamais  entièrement  indépen- 
dant du  droit  public,  mais  il  doit  toujours  être  pratiqué 
de  manière  à  favoriser  celui-ci.  Le  droit  public  de  son 
côté  doit  également  faire  attention  au  droit  privé,  et 
n'est  pas  autorisé  à  pousser  ses  exigences  jusqu'à  lui 
porter  préjudice.  La  personnalité  qui  a  un  droit  propre 
sait  d'avance  que  de  nombreuses  obligations  envers.la 
totalité  sont  inséparables  de  ce  droit.  Quand  quelqu'un 
est  revêtu  de  son  droit  personnel,  il  se  charge  donc  de 
ces  obligations.  S'il  ne  veut  pas  s'y  soumettre,  il  ne 
devrait  pas  en  accepter  la  cause.  Par  contre,  le  droit 
public  a  pris  naissance  au  moment  où  un  certain  nombre 
de  personnalités  individuelles  se  sont  unies  pour  former 


LA    PERSONNALITÉ    HUMAINE  253 

un  organisme.  Mais  ce  n'est  pas  cette  union  qui  cons- 
titue le  droit  public.  Ce  serait  méconnaître  le  caractère 
du  droit  public  que  de  le  concevoir  selon  l'explication 
donnée  par  Hobhes  et  Rousseau,  comme  l'assemblage 
de  tous  les  droits  privés  ou  seulement  d'une  partie  de 
ceux-ci,  et  de  vouloir  parler  par  conséquent  d'un  droit 
total  et  d'une  volonté  totale.  Un  ensemble  organique 
est  toujours  quelque  cbose  de  bien  plus  élevé  que  la 
somme  de  toutes  ses  parties  ;  il  n'est  pas  seulement  un 
alignement  mécanique  de  détails,  mais  quelque  chose 
de  nouveau,  d'indépendant,  de  vivant.  Il  ne  résulte  pas 
seulement  de  l'association  arbitraire  ou  de  la  juxtapo- 
sition des  membres,  mais  un  germe  intérieur  doit  lui 
donner  vie  et  impulsion. 

Tout  ceci  s'oppose  donc  à  ce  que  nous  admettions 
que  la  société  publique  et  son  droit  résultent  du  bon 
plaisir  des  individus,  et  de  la  transmission  de  leurs 
droits  à  la  totalité.  L'origine  de  l'état,  du  pouvoir  et 
du  droit  public  est  plutôt  dans  l'ordre  de  choses  crée 
par  Dieu,  et  dans  l'instinct  qu'il  a  mis  dans  la  nature 
humaine.  Mais  cela  n'empêche  pas  que  les  individus 
obéissent,  par  volonté  propre  à  cet  instinct,  et  qu'ils 
exécutent  de  leur  propre  consentement  ce  qui  résulte 
nécessairement  de  la  nature.  Ils  doivent  dans  ce  cas 
s'imposer  des  charges  et  des  sacrifices  qu'ils  n'auraient 
pas  à  supporter,  si  chacun  d'eux  vivait  pour  lui  seul. 
Cependant  ceci  est  déjà  contenu  dans  leur  fin  comme 
homme  et  dans  l'obligation  inhérente  à  leurdroit  privé. 
D'ailleurs  les  services  que  le  droit  public  exige  d'eux 
[  sont  à  leur  tour  compensés  par  la  participation  à  son 
effet,  le  bien  public. 

En  vertu  de  ces  principes,  ce  serait  donc  une  erreur 
que  de  vouloir  ramener,  d'après  l'explication  de  Grotius 
devenue  traditionnelle, etpousséeauxdernièresextrémi- 
tés  par  Rousseau,  l'origine  de  la  société  humaine  exclu- 
sivement à  un  contrat  volontaire  entre  hommes  privés, et 
à  la  fusion  de  la  volonté  de  tous  dans  une  seule  volonté. 


254  LES    BASES    DE    LA.    SOCIÉTÉ 

Mais  il  n'est  pas  moins  faux  de  n'admettre  avec  l'école 
historique  que  les  événements  nécessaires  et  accidentels 
de  l'histoire,  ou,  ce  qui  ne  diffère  pas  beaucoup,  avec  He- 
gel,le  développement  fataliste  du  Dieu-monde  panthéiste 
et  irrésistible,  comme  cause  d'union  entre  les  hommes. 
Ici  encore  la  vérité  est  au  milieu.  L'homme  est  porté 
par  nature  à  s'associer  avec  les  autres  pour  former  une 
communauté.  Il  porte  cet  instinct  en  lui  et  trouve  cette 
obligation  dans  ses  droits  personnels  innés.  Mais  ceci 
n'exclut  pas  sa  propre  coopération  hbre.  ïl  ne  crée  pas 
plus  le  droit  public,  qu'il  ne  crée  son  propre  droit  privé; 
il  contribue  toutefois  à  le  former,  puisque  l'exécution  de 
la  première  condition  historique  est  mise  entre  ses  mains 
par  le  gouvernement  divin  du  monde,  qui  se  sert  de  lui, 
comme  de  premier  instrument.  De  cette  manière,  la 
personnalité  humaine  donne,  si  elle  est  bien  comprise, 
l'explication  même  de  la  vie  publique  et  du  droit  pu- 
blic. 

Nous  arrivons  donc  ici  aux  mêmes  résultats  que  la 
conception  historique  sans  préventions,  à  savoir  que 
l'homme  est  le  centre  du  monde  et  de  tous  les  développe- 
ments de  la  vie.  Mais  ceci  ne  lui  donne  pas  le  droit  de 
s'enorgueillir.  Sans  doute  il  exerce  par  sa  liberté  une 
influence  très  importante  sur  la  marche  des  événements, 
mais  il  est  aussi  faux  qu'il  les  régisse  à  sa  guise,  qu'il 
est  inadmissible  que  ce  soient  les  événements  eux-mê- 
mes qui  le  mettent  en  mouvement  comme  une  machine 
privée  de  liberté,  et  d'après  certaines  lois  immuables 
qu'il  porte  en  lui. 
7— L'hom-       Non!  l'homme  n'a  ni  droits  ni  puissance   illimités. 

me  doit  deve-     n»-  -i        ,         i  •     n 

nir  de  nou-  Malsfrc  ccla,  SOU  mlluence  sur  le  monde  et  suri  histoire 

veau  le  centre  ^ 

delà  société,  est  grande,  plus  grande  que  ne  le  croient  ceux  qui  ont 
toujours  le  mot  d'homme  sur  les  lèvres.  Un  riche  dépôt 
lui  est  confié,  c'est  incontestable.  Il  a  entre  ses  mains 
son  bien  propre,  son  salut,  le  salut  de  son  prochain,  de 
la  société  tout  entière  et  l'exécution  du  plan  divin.  Même 
l'homme  le  plus  faible  parmi  nous  a  une  influence,  un 


LA    PERSONNALITÉ    HUMAINE  255 

droit,  des  obligations  beaucoup  plus  grands  que  nous 
n'osons  nous  l'avouer,  par  peur  de  la  responsabilité. 
Comment  se  fait-il  donc  que  nous  laissions  toujours 
l'homme  de  côté  quand  nous  parlons  de  lois,  de  progrès 
et  d'évolution  ?  On  parle  beaucoup  de  travail,  mais  ra- 
rement du  travailleur  qui  pense,  qui  sent,  et  de  ce  qui 
lui  fait  du  bien  ou  du  mal.  On  parle  beaucoup  du  capi- 
tal, mais  on  n'ose  pas  dire  un  mot  de  l'abus  que  le  ca- 
pitaliste fait  de  ses  obligations  et  de  sa  responsabilité. 
Toujours  et  partout  il  est  question  d'idées  mortes,  ja- 
mais de  l'homme  vivant.  Dans  la  science  du  droit,  nous 
manions  les  idées  de  règle  de  droit  et  de  biens  de  droit, 
mais  nous  nous  souvenons  rarement  que  le  droit  des 
choses  n'est  que  le  rapport  de  personne  à  personne  et 
que  le  tort  n'est  pas  seulement  la  violation  d'un  bien  abs- 
trait, mais  avant  tout  l'injustice  commise  envers  un  su- 
jet de  droit.  Dans  la  politique  nous  n'entendons  parler 
que  de  l'état  et  du  pouvoir  de  l'état,  jamais  de  ceux  qui 
forment  l'état  et  en  supportent  les  charges,  jamais  de 
ceux  entre  les  mains  desquels  est  déposé  le  pouvoir  si 
redoutable  aux  hommes. 

Depuis  les  temps  du  Physiocratisme  et  de  l'Économie 
libérale,  l'économie  politique  ne  contient  plus  que  des 
formules  mortes,  comme  l'école  historique  qui  explique 
la  formation  du  droit  et  de  l'état  d'après  des  lois  im-. 
muables,  des  lois  d'airain  ;  elle  fait  tout  dériver  des  pré- 
tendues lois  économiques  naturelles  :  le  prix,  le  salaire, 
l'augmentation  ou  la  diminution  de  la  population.  La 
malédiction  du  Panthéisme  et  du  Fatalisme  pèse  sur 
nous.  L'individu  n'entre  plus  en  ligne  de  compte.  L^état 
s'est  même  endormi  sur  cette  théorie.  Pour  ce  qui  est 
du  domaine  économique,  il  s'est  croisé  les  bras  en  face 
du  soi-disant  ordre  naturel  immuable  et  s'est  borné  au 
rôle  de  spectateur  muet.  En  attendant,  le  petit  nombre 
de  ceux  qui  ont  su  profiter  de  cette  situation,  ont  eu 
assez  de  temps  et  de  liberté,  pour  diriger  à  leur  guise 
cette  loi  naturelle  du  côté  des  bourses,  des  banques,  des 


256  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

monopoles  et  autres  opérations  financières,  pour  les  ex- 
ploiter à  leur  avantage. 

Rompons  donc  avec  ce  système.  Il  faut  que  l'homme 
redevienne  le  centre  de  la  société.  11  ne  doit  pas  être 
l'homme  de  l'Humanisme  et  du  Libéralisme,  l'homme 
dont  on  flatte  les  passions  pour  l'étourdir,  afin  d'accom- 
plir plus  facilement  les  desseins  qu'on  a  en  vue  ;  mais  il 
doit  être  l'homme  libre,  pensant,  indépendant,  l'homme 
avec  sa  conscience  responsable,  l'homme  créature,  ser- 
viteur, instrument  de  Dieu.  Il  faut  apprendre  à  moins 
parler  de  l'homme,  et  le  faire  agir  davantage  ;  à  ne  pas 
avoir  si  souvent  sur  les  lèvres  les  droits  de  l'homme, 
mais  reconnaître  d'autant  mieux  ses  droits  réels  et  les 
faire  valoir.  Ceci  ne  peut  se  réaliser  qu'à  la  condition  de 
ramener  l'homme  à  la  situation  qui  lui  est  due.  Il  faut 
admettre  qu'avec  l'homme  tel  qu'on  l'a  élevé  depuis 
l'époque  de  l'Humanisme,  aucune  société  humaine  ne 
peut  être  formée  si  on  le  laisse  libre.  Les  hommes  qu'on 
enseigne  à  se  regarder  comme  des  dieux,  comme  des 
maîtres  du  droit,  comme  leurs  propres  législateurs,  ces 
hommes,  il  faut  les  enchaîner  comme  des  esclaves,  afin 
que  leur  influence  ne  réduise  pas  le  monde  en  poudre. 
Mais  les  hommes  qui  se  sentent  les  serviteurs  et  les  su- 
jets de  Dieu,  les  hommes  qui  s'honorent  de  servir  à 
Dieu  d'instruments  par  lesquels  il  puisse  transmettre 
aux  autres  la  bénédiction  et  le  salut,  au  monde  la  féli- 
cité, ceux-là,  on  peut  sans  inquiétude  les  laisser  libres. 
Plus  ils  seront  libres,  plus  ils  seront  affranchis  d'égards 
autres  que  la  volonté  et  le  bon  plaisir  de  Dieu,  plus  ils 
seront  eux-mêmes,  et  mieux  s'en  trouvera  la  société. 


DOUZIÈME  CONFÉRENCE 


LA  PROPRIETE. 


1.  La  fondation  de  l'économie  politique  et  des  relations  sociales 
remonte  au  paradis.  —  2.  Les  hases  de  la  société  sont  la  pro- 
priété et  le  travail.  —  3.  Le  droit  propre  et  le  droit  commun  sont 
inséparables.  —  4.  Pourquoi  est-il  si  périlleux  de  discuter  la 
question  de  la  propriété?  —  5.  La  doctrine  du  droit  naturel  sur 
la  propriété.  —  6.  Le  droit  du  possesseur  et  le  droit  du  riche.  — 
7.  Dans  Tordre  actuel  du  monde,  la  propriété  privée  est  indispen- 
sable. —  8.  Admettre  Tordre  actuel  du  monde  sans  admettre  le 
péché  originel  est  cliose  impossible.  —  9.  Pourquoi  les  efforts  du 
socialisme  et  du  communisme  ne  se  réaliseront-ils  jamais  ?  — 
10.  Fondation  du  droit  de  nécessité.  —  11.  Droit  de  succession. 
—  12.  Devoir  de  Tépoque  relativement  à  la  doctrine  du  droit  de 
propriété. 


A  une  époque  qui  représente  si  volontiers  l'état  ac-     d.  -  La 
tuel  de  guerre  de  tous  contre  tous,  comme  l'état  idéal,  iTconom'îepo- 

,.,..,  j  liliqueet  des 

naturel,  inévitable,  nous  ne  devons  pas  nous  étonner  de  relations  so- 

.  ciales  remoQ- 

trouver  des  hommes  qui,  comme  Thiers  (t),  par  exem-  teauParadis. 
pie,  sont  très  éloignés  du  Darwinisme  et  du  Matérialis- 
me, et  acceptent  tout  naturellement  l'horrible  principe 
du  paganisme  :  que  la  nature  a  jeté  l'homme  nu  sur  la 
terre  nue  (2).  Cette  triste  conception  de  la  vie  est  digne 
du  monde  séparé  de  Dieu,  digne  de  l'exploitation  ro- 
maine de  l'homme,  de  la  résignation  bouddhiste  et  du 
désespoir  pessimiste  ;  mais  elle  ne  l'est  pas  de  la  bonne 
humeur  et  de  la  gaieté  chrétienne. 

D'après  cette  conception,  toute  formation  de  société 
serait  finie  avant  d'avoir  commencé.  Le  néant  ne  pro- 
duit rien.  Rien  n'est  dû  à  celui  qui  n'a  rien.  Être  dé- 
pouillé de  tout,  tel  est  l'état  de  la  vraie  nature.  Ainsi 
parle  la  sagesse  du  monde  étrangère  à  Dieu.  Puissent 
ceux  qui  n'ont  rien  la   trouver  suffisante  pour  se  con- 


(1)  Thiers,  De  la  propriété,  39  sq.  —  (2)  Pline.,  VII,  1,  2. 

17 


258  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

soler  !  Paissent-ils  perdre  tout  désir  d'acquérir  !  Puisse- 
t-elle  aussi  servir  de  consolation  au  petit  nombre  de 
ceux  qui,  par  suite  d'heureuses  conditions,  ne  sont  pas 
astreints  à  vivre  d'après  la  nature  ainsi  comprise  !  Mais 
l'application  de  ce  principe  par  le  Libéralisme  est  l'ai- 
guillon qui  poussera  le  Socialisme  aux  dernières  limi- 
tes de  l'acharnement. 
2.  _  Les  Lh  bien  non  !  Arrière  ce  premier  mensonge,  cette 
socStésontia    gpossière  tromperie  1  Arrière  l'état  de  nature  !  Cet  état 

propriété  et  le     ^,.,.  •       t       p    '  *  'it         ''iTJ 

travail.  u  cxistajamais.  La  foi  nous  enseigne  un  état  primitit  de 
grâce  et  de  sainteté,  l'histoire  et  l'expérience  nous  mon- 
trent un  état  de  déchéance,  mais  non  pas  un  état  d'où 
la  grâce  soit  absente,  un  état  de  complète  inhumanité. 
Donc,  même  l'état  de  l'homme  déchu  n'est  pas  aussi  bas 
que  l'état  de  nature  dépeint  par  les  savants.  La  nature, 
telle  que  Dieu  l'a  créée  à  l'origine^  était  un  état  tout  à 
fait  contraire  à  cette  acception  inadmissible  dans  la- 
quelle ils  le  prennent.  En  créant  la  terre,  le  Créateur, 
dans  sa  libéralité,  l'a  enrichie  des  dons  les  plus  magni- 
fiques, de  telle  sorte  que  tous  ceux  dont  les  yeux  se 
fixeraient  sur  lui,  pourraient  avoir  leur  nourriture  en 
temps  opportun  (1),  et  tout  ce  qui  serait  nécessaire  à 
leur  vie,  tant  qu'ils  ne  changeraient  pas  sa  bénédiction, 
en  malédiction.  Lorsqu'il  eut  créé  les  premiers  hommes, 
et  qu'après  le  déluge  il  eut  remis  pour  la  seconde  fois  la  | 
terre  entre  leurs  mains,  il  leur  dit  :  La  terre  est  à  vous 
avec  tout  ce  qu'elle  contient,  sachez  en  tirer  parti,  tra- 
vaillez là  (2).  Par  ces  paroles,  il  donne  à  l'humanité  tout 
ce  qui  lui  est  nécessaire  pour  faire  son  chemin  ici-bas; 
il  lui  donne  le  droit  de  s'approprier  les  biens  de  la  terre 
ainsi  que  la  capacité  et  l'obligation  de  travailler.  Ainsi 
fut  fondée  l'économie  pohtique,  ainsi  Dieu  lui-même  a 
jeté  les  fondements  immuables  de  l'acquisition,  de  la 
formation  de  la  valeur  et  des  relations  entre  les  hom- 
mes. 

(1)  Psalm.,  GUI,  27. 

(2)  Gen.,  I,  28  sq.  ;  II,  Jo  ;  VIII,  17  ;  IX,  1,  sq. 


LA    PROPRIÉTÉ  259 

Travail  et  propriété  sont  les  deux  points  de  départ, 
les  deux  bases  de  la  vie  sociale,  et  le  moyen  de  la 
réaliser  entre  les  hommes.  Dieu  nous  aurait  donné  à 
nous  hommes,  dans  une  mesure  complète,  ce  dont  nous 
avons  besoin  pour  vivre,  que  nous  nous  serions  laissés 
aller  à  l'inaction,  et  que  contents  de  savoir  nos  propres 
besoins  satisfaits,  nous  n'aurions  pas  pu  nous  résigner, 
ou  que  nous  nous  serions  résignés  difficilement,  à  en- 
trer en  relation  les  uns  avec  les  autres.  C'est  pourquoi 
il  a  disposé  les  choses  de  façon  que  nous  gagnions  par 
le  travail  les  dons  que  la  terre  renferme,  et  que  nous 
soyons  tout  d'abord  obligés  de  concourir  à  mettre  ses 
produits  dans  un  état  où  ils  nous  procurent  une  utilité 
réelle.  La  nature  possède  des  forces  tellement  abondan- 
tes, des  dons  si  riches,  que  l'homme  individuel,  avec  sa 
faiblesse  native,  doit  nécessairement  s'adjoindre  à 
d'autres,  quand  il  s'agit  seulement  de  satisfaire  à  ses 
propres  besoins.  Ainsi,  la  disposition  delà  nature  et  son 
propre  avantage  le  forcent  déjà,  en  tant  qu'homme,  à 
être  à  la  hauteur  de  sa  tâche  sociale. 

De  cette  même  considération,  est  résulté  le  plan  de 
Dieu  que  toute  acquisition  repose  sur  deux  bases  sépa- 
rées qui  diffèrent  essentiellement  l'une  de  l'autre,  mais 
qui  fournissent  le  nécessaire  à  l'homme  seulement  dans 
le  cas  où  elles  sont  unies.  Vu  sa  nature,  c'est  à  peine  si 
la  plupart  du  temps  l'homme  pourrait  se  décider  à  faire 
un  mouvement  sérieux,  à  plus  forte  raison  à  donner  du 
sien  en  faveur  de  la  communauté,  et  par  conséquent  des 
relations  sociales,  s'il  n'y  était  pas  poussé  par  la  néces- 
sité ou  l'avantage.  Tel  est  le  motif  pour  lequel  Dieu, 
dans  sa  sagesse  et  son  amour  prévoyant,  a  disposé  cette 
séparation  des  premières  conditions  de  notre  existence. 
Il  voulait  rendre  les  hommes  égaux,  et  ainsi  les  amener 
à  l'union.  Ici  c'est  quelqu'un  qui  ne  peut  arriver  seul  à 
son  but  avec  le  morceau  de  terre  qui  forme  sa  part  de 
travail.  Là  c'est  un  autre  qui,  n'étant  pas  doué  pour  le 
travail  physique,  mais  pour  le  travail  intellectuel,  serait 


260  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

bien  embarrassé  s'il  était  obligé  pour  subvenir  à  ses 
besoins,  en  cultivant  un  champ.  La  nécessité  inéluctable 
pour  ceux  qui  onl  des  capacités  intellectuelles  de  se 
procurer  ce  qui  est  indispensable  à  leur  existence,  ou 
de  transformer  en  moyens  d'existence  la  propriété 
qu'ils  ont  sous  la  main,  mais  qui  n'a  pas  cette  destination 
immédiate,  force  donc  les  hommes  à  se  mettre  bon  gré 
malgré  en  relations  les  uns  avec  les  autres.  Ainsi  naîtla 

société. 

Ce  ne  sont  point  là  d'abstraites  théories  mystiques, 
mais  c'est  la  réalité  pure,  indéniable,  et  la  vue  qui  seule 
répond  àla  nature  des  choses  et  à  la  dignité  de  l'homme. 
Ceux  qui  ne  considèrent  le  travail,  ou,  pour  parler  d'une 
manière  chrétienne  et  humaine,  le  travailleur,  que 
comme  un  instrument  par  lequel  ils  rendent  leur  pro- 
priété fructueuse,  chassent  l'homme  de  la  situation  qui 
lui  convient.  Mais  ceux  qui,  par  contre,  ne  reconnaissent 
qu'au  travail  seul  la  capacité  de  contribuer  en  quelque 
chose  àla  subsistance  de  l'homme,  rompent  le  plus  fort 
lien  de  la  société  humaine,  ce  lien  qui  consiste  préci- 
sément en  ce  que  ni  une  portion  des  biens  de  la  terre, 
ni  le  travail  en  soi,  ne  suffisent  seuls  à  l'entretien  de 
l'individu  ou  du  tout,  abstraction  faite  de  ce  qu'ils 
attribuent  au  travail  lui-même  une  force  vraiment  créa- 
trice, et  que,  s'ils  obligent  chacun  sans  exception  à 
gagner  sa  vie  parle  travail  propre,  ils  rendent  impossi- 
ble toute  activité  plus  élevée,  condition  première  d'une 
civilisation  plus  élégante.  D'où  il  résulte  déjà  combien 
sont  déraisonnables  les  aspirations  du  socialisme.  Si 
celui-ci  était  réahsé  sous  la  forme  du  collectivisme, 
c'est-à-dire  en  ce  sens  que  les  forces  et  les  moyens  de 
travail  soient  réunis  dans  les  mains  d'une  seule  et  même 
personnalité  morale,  il  agirait  précisément  contre  son 
but,  et,  par  la  rupture  d'un  moyen  d'union  actuelle- 
ment imparfait,  c'est  vrai,  amènerait  le  démembrement 
de  la  société. 


LA    PROPRIÉTÉ  261 

Abstraction  faite  de  ceci,  il  résulte  de  tout  ce  que     s.  -   Le 

.  droit   prive  et 

nous  venons  de  dire  depuis  le  commencement,   qu'il  y  le  droit  com- 

j-  7     T.  j     niun  sont  m- 

a,  dans  la  propriété  comme  dans  le  travail,  une  relation  séparâmes. 
à  l'ensemble,  par  conséquent  une  importance  sociale. 
Ceci  s'applique  avant  tout  à  la  propriété.  Il  n'est  aucun 
individu  qui  soit  immédiatement  destiné  par  Dieu,  ou, 
comme  malheureusement  on  dit  souvent,  par  la  nature, 
à  recevoir  spécialement  pour  sa  personne  telle  ou  telle 
part  particulière  des  biens  de  la  terre.  Tout  d'abord,  il 
n'y  a  que  l'humanité  comme  tout,  qui  soit  investie  du 
droit  réel  relativement  au  tout.  L'individu  comme  mem- 
bre de  l'humanité  n'a  qu'un  droit  personnel  à  posséder 
une  partie  du  tout,  et  non  un  droit  réel.  Seulement, 
s'il  peut,  sans  violer  la  justice,  transformer  la  pos- 
sibilité en  réalité,  la  revendication  en  propriété,  le  titre 
au  droit  devient  droit  réel.  Mais  par  là,  il  ne  prive  pas 
la  société  de  ce  qui  lui  appartenait  auparavant  comme 
ensemble.  Par  le  fait  qu'il  s'approprie  quelque  chose, 
il  ne  cesse  pas  non  plus  d'être  membre  de  la  société. 
Au  contraire,  ce  sont  de  nouveaux  liens  qui  l'attachent 
à  elle.  De  même  que  nous  ne  pouvons  concevoir  la  per- 
sonne individuelle  en  contradiction  avec  la  totalité,  mais 
en  rapport  de  dépendance  et  d'unité  avec  elle  ;  de  même 
que  le  droit  propre  n'exclue  pas  complètement  l'obliga- 
tion envers  le  tout,  et  de  même  au  contraire  que  parce 
que  quelqu'un  ne  peut  pratiquer  ses  droits,  en  tout  ou 
en  partie,  que  solidairement  avec  le  tout,  cela  ne  porte 
pas  le  moindre  préjudice  à  la  liberté  et  à  la  puissance 
personnelle,  de  même  aussi  la  propriété  commune  de 
la  société  tout  entière  n'est  pas  un  obstacle  à  la  pro- 
priété privée  de  l'individu,  comme  la  propriété  privée 
n'est  pas  un  obstacle  au  droit  du  tout.  Quand  même 
quelqu'un  acquiert  justement  et  de  fait  la  propriété 
d'une  partie  déterminée  des  biens  terrestres;,  ce  n^est 
pas  une  raison  pour  cela  que  le  tout  renonce  à  ses  droits. 
Nous  ne  voulons  cependant  pas  dire  par  là,  comme  on 
l'a  fait  depuis  quelque  temps,  avec  une  forte  teinte  de 


262  LES    BASES    DE   LA    SOCIÉTÉ 

conception  romaine  d'état  et  de  personnalité,  que  le 
tout  exerce  comme  personne  logique  ses  droits  sur  la 
partie  spéciale  qu'un  individu  possède  comme  pro- 
priété, et  qui  en  fait  un  représentant  ou  administrateur 
subordonné  à  la  société  et  responsable  envers  elle  (1). 
Non  !  11  n'en  n'est  pas  ainsi.  Autre  chose  est  le  droit  du 
particulier,  et  autre  chose  le  droit  de  la  totalité.  Tous 
les  deux  sont  indépendants  et  pourtant  étroitement 
unis.  Il  va  de  l'intérêt  du  tout  que  le  droit  général  passe 
aux  mains  de  l'individu  comme  droit  particulier.  Car 
terrain  commun  rapporte  peu,  et  pot  commun  bout  tou- 
jours très  mal  (2).  Mais  cela  n'empêche  pas  que  l'indi- 
vidu cultive  sa  portion  de  terrain  commun  en  la  subor- 
donnant au  tout,  et  en  ayant  égard  à  l'avantage  de  la 
communauté  (3). 

Les  droits  particuliers  et  les  droits  généraux  ne  s'ex- 
cluent donc  pas,  mais  dépendent  organiquement  les  uns 
des  autres,  comme  individu  et  communauté  dépendent 
aussi  l'un  de  l'autre.  11  peut  se  faire  que  plusieurs  pos- 
sesseurs aient  des  droits  dans  une  même  chose  et  les  y 
exercent,  principalement  quand  à  cet  objet  est  attaché 
un  droit  personnel  et  une  obligation  envers  la  totalité. 
Et  ceci  ne  s'applique  pas  seulement  à  la  propriété,  mais 
aussi  à  tous  les  moyens  d'acquisition  de  propriété,  donc 
particulièrement  au  travail.  C'est  très  bien  qu'on  com- 
mence à  faire  ressortir  maintenant  les  aspects  sociaux 
de  la  propriété,  mais  nous  ne  devons  pas  affirmer  moins 
expressément  qu'il  en  est  de  même  du  travail,  comme 
nous  nous  sommes  déjà  convaincus  qu'on  doit  le  dire  de 
tout  droit. 

Personne  ne  doit  considérer  ceci  comme  un  préjudi- 
ce porté  à  la  manifestation  du  pouvoir  personnel,  parce 
qu'on  ne  peut  s'imaginer  personne  qui  soit  en  dehors 

(1)  Ihering,  Der  Zweck  im  Recht,  I,  506  sq.,  519  sq.  —  Samter,  Das 
Eigenthum,  26  sq. 

(2)  Dûringsfeld,  Sprichwœrter  der  germanischen  und  romanischen 
Sprachen  I,  450,  n»  839.  —  Cf.  Aristot.,  Polit.,  2, 1  (3)  18.  Thomas,  2, 
2,  q.  66  a.  2.  Antonin.  3,  tr.  3,  c.  2,  §  1.  Soto,  Just.  etj.  1.  4,  q.  3,  a.  1. 


LA    PROPRIÉTÉ  263 

du  tout,  personne  sans  revendications  et  sans  obliga- 
tions à  la  solidarité  des  intérêts  humains.  Au  contraire, 
cette  situation  de  l'individu  par  rapport  à  la  totalité  lui 
offre  un  double  avantage.  D'abord  la  société  protège 
chacun  dans  son  droit  et  dans  sa  propriété,  et,  par  inté- 
rêt propre,  doit  le  protéger  tant  qu'il  fait  usage  de  ce  . 
droit  pour  Tutilité  du  tout.  Et  alors  la  société  qui,  par 
le  partage  des  droits  communs  en  droits  privés,  n'a  nul- 
lement renoncé  à  ses  droits  et  à  ses  devoirs,  garde  l'o- 
bhgation  de  veiller  sur  ceux  qui,  pour  des  raisons  socia- 
les quelconques,  ne  sont  pas  capables  de  transformer 
en  un  droit  personnel  leur  titre  à  posséder  une  partie 
du  tout.  C'est  pourquoi  ce  n'est  point  pour  ceux-ci  une 
honte  de  revendiquer  l'aide  du  tout,  de  même  que  les 
soins  dont  le  tout  entoure  l'individu  ne  sont  pas  une 
charge  pour  lui.  Bien  plus,  de  tels  membres  de  la  société 
méritent  tout  honneur,  parce  qu'ils  n'ont  pas  usurpé 
injustement  un  droit  qu'ils  pourraient  s'approprier  en 
justice.  La  société  ne  peut  pas  dire  non  plus  qu'elle 
s'est  chargée  par  là  d'un  excès  d'obligation.  Car  si  des 
individus  ne  sont  pas  en  état  d'acquérir  un  droit  de  la 
communauté,  cette  capacité  reste  ouverte  à  d'autres,  et 
ceux-ci  doivent  s'en  servir  également  pour  l'avantage  de 
la  totalité. 

La  portée  de  ces  principes  généraux,   sur  lesquels     4._Pour- 
repose  l'ordre  social,  résulte  on  ne  peut  plus  clairement  SérTueux'  de 
delà  discussion  d'une  question  actuelle  des  plus  brû-  question  de  la 
lantes  et  des  plus  dangereuses,   la  question  sur  la  na- 
ture et  l'origine  du  droit  de  propriété.  Depuis  trop 
longtemps  en  effet,  on  lui  a  donné  un  goût  d'amertume 
par  la  présentation  du  droit  illimité  de  propriété,  et  par 
la  méconnaisance  de  la   solidarité.   N'est-il  pas   déjà 
assez  dur  que  des  milliers  d'hommes,  courbés  sous  un 
labeur  écrasant,  n'aient  rien,  pas  même  la  perspective 
de  parvenir  à  une  honnête  aisance,  alors  qu'ils  enten- 
dent parler  partout  de  progrès  et  qu'ils  voient  s'étaler 
autour  d'eux,  avec  un  air  provocateur,  un  luxe  impar- 


264  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

donnable  ?  Fallait-il  encore  que  la  science  les  écrasât 
moralement,  et  qu'elle  leur  jetât  à  la  face  ces  paroles 
révoltantes  :  l'homme  est  ce  qu'il  a  ;  celui  qui  n'a  rien 
n'est  rien?  Et  cela,  on  l'a  fait  et  on  le  fait  encore.  Ce 
n'est  que  dans  la  propriété  dit  Hegel,  que  la  volonté  de 
l'homme  devient  personnellement  objective.  Dans  la 
propriété  est  ma  volonté  personnelle.  Ce  n'est  que  par 
la  propriété  que  je  puis  donner  l'être  à  ma  volonté  (1). 
La  propriété  est  l'essence  de  la  personnalité  (2),  car  elle 
est  la  condition  et  l'instrument  de  la  liberté  (3).  Sans  la 
propriété,  ajoute  Lasson,  il  n'y  a  pas  de  personne,  pas 
d'individualité,  pas  de  volonté,  pas  de  liberté  (4).  Donc 
celui  qui  n'a  rien  avec  quoi  il  puisse  faire  valoir  sa 
volonté  en  face  du  monde,  ne  compte  pas,  n'a  aucune 
valeur.  Il  est  ce  qu'est  un  corps  sans  mains  et  sans  pieds, 
une  volonté  qui  n'a  ni  langue  ni  bras  à  son  service.  S'il 
ne  peut  rien  faire  par  lui-même,  il  ne  peut  pas  faire  de 
soi  un  homme,  car  il  n'y  a  que  la  possession  qui  fasse 
de  lui  une  personne  (5). 

Comme  si  ce  manque  d'humanité  n'était  pas  le  plus 
brutal  renouvellement  de  l'impitoyable  paganisme 
romain  et  l'anéantissement  du  pauvre,  voici  qu'un  illus-  - 
tre  théologien  évangélique,  ne  trouvant  sans  doute  pas 
suffisant  que  la  philosophie  et  la  jurisprudence  portent 
seules  cette  honte  sans  que  l'Evangile  en  ait  sa  part,  se 
lève  et  fait  cette  déclaration  à  la  face  du  monde  :  Qui 
parle  encore  de  droit  et  de  personnalité?  Celui  qui  n'a 
rien  dansles  mains  ne  peut  avoir  la  vraie  morale.  Celui 
qui  possède  est  un  homme^  un  honnête  homme,  un 
homme  d'honneur  ;  celui  qui  n'a  rien  à  donner  ni  à 
manger  est  un  homme  sans  morale,  sans  honneur;  c'est 
un  coquin.  Car,  dit-il,  en  toutes  lettres,  «  le  progrès 
moral  du  développement  de  la  nature  individuelle  de 

(i)  Hegel,  Philosophie  des  Rechles,  §  46  (G.  W.  VIII,  83  sq.) 

(2)  Ibid.,  §  51  ;  cf.  §  33,  Zusalz.,  §  41. 

(3)  J.  G.  Fichte,  System  der  SiUenlehre,  §  23,  III. 

(4)  Lasson,  Rechtsphilosophie,  595.  —  Vol.  VIII,  conf.  XXIX,  7. 

(5)  Sauter,  Das  Elgenthiim  in  seiner  soc,  Bed.,  10,  52  sq.  316  sq. 


LA.    PROPRIÉTÉ  265 

l'homme  s'accomplit  essentiellement  par  le  fait  qu'il 
acquiert  de  la  propriété  (1  ).  L'appropriation  de  la  nature 
matérielle  dans  la  possession  appartient  aussi  essen- 
tiellement à  la  formation  morale  que  l'assimilation  cons- 
tante, non  interrompue,  de  parties  matérielles  appar- 
tient au  corps  par  la  nutrition  >>  (2). 

C'est  assurément  là  une  singulière  doctrine  évangéli- 
que,  bonne  pour  des  gens  à  qui,  pour  parler  comme 
Lucien,  «  tout  prospère  sans  qu'ils  sèment  rien,  et  qui 
sont  honorés  parce  qu'ils  mangent  bien,  dorment  bien, 
et  voyagent  commodément  »  (3).  Mais  ceci  ne  trompe 
pas  Dieu  ni  son  Verbe;  et  l'ancien  Évangile,  le  vrai,  l'u- 
nique Evangile  n'a  rien  de  commun  avec  cette  doctrine. 
Celui-ci  a  un  signe  distinctif  qui  vaut  à  lui  seul  tous  les 
autres,  celui  d'apporter  aux  pauvres  un  joyeux  mes- 
sage(4).0ui,ceci seul  suffit  àdireàchacun  où sontlavérité 
et  le  salut^  et  où  ils  ne  sont  pas.  Là  où  l'on  présente  de 
tels  enseignements,  là  est  bien  loin  l'Évangile  de  Notre- 
Seigneur.  Là  où  celui-ci  se  trouve,  là  où  la  vérité  règne, 
ce  sont  d'autres  principes  qui  sont  appliqués.  Détour- 
nons-nous donc  d'un  pareil  traitement  infligé  à  la  vérité 
et  à  la  pauvreté,  et  considérons  de  plus  consolantes 
doctrines. 

En  vérité,  il  n'est  aucun  homme  qui  ait  un  droit  de     s.-La-^oc- 
propriété  plein  et  illimité  sur  les  biens  de  la  terre.  Dieu  Srersuïïa 
s'est  réservé  celui-ci.  Lui  seul  peut  faire  de  ces  biens  ce  ^"^^^^ 
qu'il  lui  plaît.  11  peut  les  conserver  ou  les  anéantir  selon 
son  bon  plaisir  (o).  Les  hommes  ne  sont  que  ses  admi- 
nistrateurs, ses  feudataires,  ses  représentants,  relati- 
vement à  tout  ce  qu'ils  appellent  possession.  Juridique- 
ment parlant,  tout  droit  de  propriété  est  à  cause  de  cela 

(1)  Rothe,  Christliche  Ethik,  (2)  Ilï,  207. 

(2)  Rothe,  Christliche  Ethik,  (2)  III,  207. 

(3)  Lucien,  De  mercede  conductis,  17,  3.  —  (4)  Matth.,  XI,  5. 

[6]  Psalm.,  XXIII,  l.Eslher,  XIII,  11.  Judith.  IX,  19.  Eccli.  XXXIII, 
13.  Is.  X,  15  ;  XXIX,  17  ;  XLV,  9.  Jerem.,  XVIII,  G.  Rom.,  IX,  20  ïer- 
iuW., Patient.,  7.  Ghrysost.,  In  Matth.  hom.,  77  (78)  3.  August.,  De  Tri- 
nitate  5,  16,  17  ;  Civ.  Dei,  XII,  17  ;  Thomas,  2,  2,  q.  66,  a.  1 . 


266  LES    BASES    DE    LA    SOCIÉTÉ 

lin  droit  imparfait  ;  il  n'est  pas  une  possession  directe, 
pleine,  mais  seulement  une  possession  d'usufruit  (1). 
Non  pas  que  le  droit  de  possession  soit  lui-même  dou- 
teux, mais  il  ne  se  rapporte  jamais  à  la  chose  elle-même 
d'après  sa  nature.  Aucun  homme  n  a  de  souveraineté 
sur  celle-ci.  Là  où  quelqu'un  entre  en  possession  légi- 
time d'une  chose,  il  lui  échoit  seulement  le  droit  d'user 
de  cette  chose,  ou  de  ses  fruits,  ou  des  deux  à  la  fois,  et 
rien  de  plus  (2). 

Tout  d'abord,  le  droit  de  propriété,  pris  dans  les  li- 
mites où  nous  venons  de  le  considérer,  convient  au  genre 
humain  tout  entier  comme  à  une  unité  morale.  Personne 
n'a,  en  raison  de  sa  nature,  originellement  plus  de 
droit  que  les  autres,  pour  soustraire  une  partie  spéciale 
des  biens  terrestres  à  la  possession  de  la  totalité^  et  de 
se  les  approprier  seul  à  l'exclusion  de  tous.  Si  les  hom- 
mes étaient  tels  que  le  droit  de  nature  put  leur  être  ap- 
pliqué purement  et  tout  entier,  c'est-à-dire  s'ils  étaient 
dans  l'état  de  nature  pure,  intègre,  la  communauté  des 
biens  terrestres  serait  un  état  possible  et  même  plus 
parfait  (3).  Mais  qu'on  veuille  bien  le  remarquer,  il  s'a- 
git seulement  de  ce  qui  répondrait  à  l'état  de  nature, 
dans  l'hypothèse  mentionnée,  mais  non  à  une  loi  de  na- 
ture. Le  Socialisme,  que  ce  soit  erreur  où  escamotage 
de  sa  part,  considère  l'état  de  nature  et  la  loi  de  nature 
comme  une  seule  et  même  chose.  Seulement,  dans  l'état 
dénature,  il  n'y  aurait  eu  non  plus  aucune  obligation  ni 
aucune  nécessité  d'administrer  tous  les  biens  de  la  terre 
comme  une  possession  commune  (4).  Comme  là  non 

(1)  L  Petr.,  IV,  18.  Ambr.,  De  Nabuth,  14.  Chrysost.,  II.  Timoth. 
hom.,  6^  4;  De  Lazaro,  2,  4  ;  De  verbis  apost.  habentes  eumclem  spiri- 
tum.,  i,  9. 

(2)  Thomas,  2,  2,  q.  66,  a.  1. 

(3)  Chrysost.,  In  Joan.  hom.,  77  (76),  5.  —  Ambr.,  Offic,  1,  28, 
132.  —  Isidor,  Orig.,  5,  4.  —  Le  droit  canonique  se  place  complète- 
ment à  ce  point  de  vue  :  c.  7,  jus  naturale,  d.  1  ;  c.  8,  §  3,  sicut  ii, 
d.  47  (où,  chose  à  remarquer,  le  texte  de  saint  Ambroise  a  été  chan- 
gé) ;  c.  2,  §  1,  dilectissimis,  c.  12,  q.  1.  —  Antonin,  3,  tr.  c.  2,  §  2. 
—  Cf.  Cicero,  O/f.,  I,  7,  21  et  Dig.,  41,  1,  ].  l. 

(4)  Thomas,  1,  2,  q.  94,  a.  5,  ad.  3  ;  2,  2,   q.  66,  a.  2,  ad.  1  ;  a.  7, 


LA    PROPRIÉTÉ  267 

plus  tous  les  hommes  n'eussent  pas  été  parfaits,  mais 
eussent  dû  travailler  d'abord  à  leur  perfection,  il  faut 
plutôt  admettre  que,  quand  même  cet  état  eut  existé 
réellement,  le  partage  des  biens  aurait  eu  lieu.  Cepen- 
dant cet  état  de  nature  tant  rêvé  n'a  jamais  existé  ;  il 
n'existe  pas,  et  n'existera  jamais.  C'est  pourquoi  une 
complète  communauté  de  biens  ne  s'est  jamais  réalisée 
de  fait  et  ne  se  réalisera  jamais.  Mais,  comme  nous  l'a- 
vons vu  tout  à  l'heure,  le  droit  naturel  ne  prescrit  pas 
du  tout  sa  réalisation  dans  la  vie  réelle  ;  il  l'indique  seu- 
lement comme  un  moyen  d'arriver  à  une  plus  grande 
perfection,  pour  ceux  qui  aspirent  à  devenir  entière- 
ment comme  les  hommes  devraient  être,  d'après  l'idée 
de  leur  nature.  Mais  où  les  circonstances  rendent  né- 
cessaire la  séparation  de  la  possession,  là  il  n'y  a  pas 
d'obstacle  du  côté  du  droit  naturel. 

Mais  il  est  juste  que  la  séparation  des  biens,  ou,  en     e.- Droit 

dj       ,  ,  1  '  , t  r         '     ,  ••       T'  (lu  possesseur 

autres  termes,  la  propriété  privée  ou  particulière,  ne  et  droit  du  ri- 

soit  pas  ramenée  à  une  loi  expresse  ni  du  droit  divin  ni 
du  droit  naturel  (1).  Nulle  part  on  ne  lit  un  précepte 
divin  de  cette  espèce  ;  et  le  droit  naturel  permettrait 
même  la  possession  commune,  si  la  chose  était  pratica- 
ble (2).  Ce  n'est  pas  un  principe  que  les  théologiens  ont 
inventé  pour  intimider  les  possesseurs  et  les  riches.  On 
doit  plutôt  dire  qu'il  représente  la  conviction  de  l'hu- 
manité tout  entière.  Le  droit  romain  lui-même  n'a  ja-. 
mais  perdu  entièrement  ce  souvenir  (3).  Mais  le  droit 
germain  a  porté  dans  la  pratique  un  reste  plus  ou  moins 

c.  —  Lugo,  De  jure  et  just.,  d.  6,   n.  6.  —  Suarez,  op.  6   dier.,  1.  5, 
c.  7,n.  18. 

(i)  August.,  In  Joan.  tr.,  6,  25.  Amb.,  In  Luc,  l.  1.  (Paris,  1603, 
ni,  171  h.)  :  Aliena3  nobis  divitiœ  sunt,  quia  prœter  naturam  sunt. 
Hieron.,  In  Habac,  2,  6  :  Quodnon  sit  hominis,  i.  e.  animalis  ratio- 
nabilis  terrena  possessio,  et  Dominus  demonstrat  (Luc,  16,  12).  Sal- 
mant.,  Moral,  tr.  12,  c.  2,  n.  2.  Lessius,  J.  et;.,  1.  2,  c.  o,  d.  3,  7,  8. 
Sporer,  Decalog.,  tr.  6,  c.  1,  126.  Suarez,  Op.,Qclier.,  L  5,  c.  7, 
n.  17. 

(2)  Antonin,  3,  tr.  3,  c.  2,  §  2.  Billuart,  De  jure,  d.  4,  a.  1,  prop.  3. 
Goiii,  De  jure,  q.  5,  d.  4,  §  1. 

(3)  Inst.,  2,  1,  11.  Dig.,  l,  1,  1.  5. 


che. 


268  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

grand  de  cette  manière  de  voir  (1).  Ce  n'est  donc  pas 
seulement  une  conjecture  théologique,  mais  la  voix  de 
rhumanité  elle-même,  quand  les  docteurs  de  l'Evangile 
exhortent  continuellement  ceux  qui  possèdent,  à  ne  pas 
se  conduire  comme  bon  leur  semble  avec  leur  posses- 
sion, comme  s'ils  en  étaient  les  maîtres  complets  et  ex- 
clusifs. 

Il  n'est  pas  toujours  juste  non  plus  que  quelqu'un  s'en 
réfère  à  Dieu  de  sa  possession.  Toute  propriété  ne  pro- 
vient pas  sûrement  de  Dieu  (2).  Dieu  permet  seulement 
que  quelqu'un  devienne  riche  ;  mais  cela  n'autorise  pas 
à  dire  qu'il  accorde  la  richesse  lui-même.  Cela  fait,  dit 
saint  Chrysoslome,  une  grande  différence  (3). 

Puissent  ceux  qui  possèdent  ne  jamais  perdre  de  vue 
ces  sérieuses  vérités,  et  ne  jamais  exagérer  leurs  droits  ! 
La  possession  d'un  individu  repose  seulement  sur  l'au- 
torisation que  lui  donne  la  loi  divine  et  naturelle.  Mais 
le  degré  de  droit,  auquel  quelqu'un  possède  ce  qui  lui 
appartient  réellement,  peut  seulement  s'évaluer  au 
moyen  des  titres  de  droit  accidentels  ou  acquis,  que  les 
droits  positifs  humains,  le  droit  des  peuples  en  général, 
et  le  droit  civil  (4)  en  particulier,  lui  mettent  entre  les 
mains. 
7.  ^Dans  Mais  dc  ceci,  il  ne  s'ensuit  nullement  que  l'introduc- 
du  monde  la  tiou  dc  la  propriété  privée  ne  soit  pas  iustifiée,  ou  qu'il 

propriété  pri-  .  .  i         J  '  i 

ptndanW."'^'"  ^oit  pcrmis  ct  possiblc  de  supprimer  cette  institution. 
Au  contraire,  la  répartition  des  biens  terrestres  entre  les 
individus,  par  conséquent  la  propriété  privée,  n'a  pas 

(1)  Maurer,  Einl.  zur  Gesch.  der  Mark  =  ,  Hof—  ,  Dorf—,  Stadtver- 
fassung,  98  sq.,  103  sq.  Gierke,  Genossenschaft,  II,  179  sq.,  194  sq., 
266,  sq.,  32S  sq.,  Arnold,  Deutsche  Urzeit,  228  sq.,  384  sq. 

(2)  Chrysost.,  In.  I,  Cor.  hom.,  34,  6. 

(3)  Chrysost.,  Jn  Matth.  hom.,  75  (76),  4. 

(4)  Ambr.,  Offic.,  1,  28,  132.  August.',  Ep.,  93,  12.  50;  In  Joan., 
tract.,  6,  25.  Isidor.,  Orig.,  5,  6,  Thomas,  2,  2,  q.  66,  a.  7.  Antonin, 
3,  tr.,  3,  c.  2,  §  3.  Bànes,  2,  2,  q.  62,  a.  1,  introd.,  q.  3,  concl.  4. 
Salmant.,  Mor.  tr.,  12,  c.  2,  n.  7,  Lugo,  d.  6,  2  sq.  Lessius,  1.  2,  c.  5, 
d.  3.  Soto,  J.  etj.  l.  4,  q.  3,  a.  1,  concl.  3.  Valentia  3,  d.  5,  q.  10, 
p.  2,  prop.  3,  4.  Sylvius,  2,  2,  q.  62,  a.  2,  q.  1.  It.  le  droit  canonique: 
c.  9.  JUS  gentium,  d.  1.  Roselli,  Philos.,  III,  n.  429    444 


LA    PROPRIÉTÉ  269 

seulement  été  introduite  historiquement  dans  le  droit, 
mais  elle  Fa  été  philosophiquement  comme  théologi- 
quement,  moralement  comme  économiquement..  Dans 
les  circonstances  où  l'humanité  se  trouve,  elle  est  le 
seul  état  qui  lui  soit  conforme  ;  nous  pouvons  même 
dire  le  seul  état  possible  et  nécessaire  (1  ).  Si  l'humanité 
était  restée  comme  elle  était  en  sortant  des  mains  de 
Dieu,  et  comme  elle  devrait  être,  la  propriété  privée  ne 
serait  pas  nécessaire,  et  la  propriété  commune  répon- 
drait davantage  à  l'idée  d'une  société  parfaitement  hu- 
maine (2).  Mais  après  que  l'homme  fut  tombée  après 
que  l'intérêt  propre,  même  chez  ceux  qui  sont  relative- 
ment meilleurs,  fût  devenu  un  ressort  puissant  chez  la 
plupart;,  et  même  le  ressort  unique,  il  n'y  eut  plus  que 
rintroduction  du  droit  de  propriété  privée,  qui  pût  main- 
tenir une  situation  supportable.  Depuis  que,  par  suite 
du  péché,  la  terre  ne  donne  ses  fruits  qu'au  prix  d'une 
lutte  énergique  avec  elle,  que  le  travail  est  devenu  une 
punition,  un  sacrifice,  une  abnégation  de  soi-même^ 
depuis  ce  temps^  c'est  le  plus  petit  nombre  des  hommes 
qui  prendraient  encore  sur  eux  la  peine  de  travailler, 
si  l'espoir  d'acquérir  ou  d'augmenter  leur  possession 
personnelle,  et  la  perspective  d'employer  à  leur  propre 
'  avantage  les  fruits  de  leur  activité  n'étaient  pas  une 
impulsion  pour  eux.  Comment  avec  ce  penchant  à  la 
paresse,  ce  manque  de  sentiment  de  justice,  qui  rend  la 
plupart  des  hommes  entièrement  incapables  d'équih- 
brer  leurs  services  réciproques,  comment  avec  cette 
jalousie  et  cette  insécurité,  avec  ce  désir  ardent  de  vi- 
vre aux  dépens  d'autrui  et  de  limiter  les  sacrifices  que 

(1)  Bànes,  1.  c.  concl.  3.  Salmant,  1.  c.  n.  4-6.  Sylvius,  1.  c.  coiicl.  3. 
Billuart,  d.  4,  a.  1,  prop.  2.  Lessius,  1.  2,  c.  5,  d.  2.  Nous  pourrions 
à  bon  droit  désigner  ce  sentiment  comme  étant  Vopinion  commune 
des  théologiens,  sans  parler  des  canonistes,  alors  même  que  quel- 
ques modernes  aient  élevé  des  doutes  insignifiants  contre  elle. 

(2)  Cf.  August.,  In  psaL,  131,  n.  5.  Maximus  Taurin.,  Homil.  de 
avar.,  1  (Biblioth.  max.  Pat.,  VI,  45).  Humbertus  a  Romanis,  Expo- 
sit.  reg.  S.  Augustin,  p.  2  [ib.  XXVI,  571).  Aeg.  a  Columna,  lieg. 
princ,  1.  23,  p.  3,  c.  6. 


270  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

le  devoir  leur  impose  envers  la  totalité,  un  seul  jour 
pourrait-il  se  passer  sans  discussion,  sans  guerre,  sans 
rapine,  sans  tromperie,  si  tous  avaient  le  droit  de  pré- 
tendre à  tout  ?  Or,  si  une  vie  sociale  sans  goût  pour  le 
travail,  sans  paix,  sans  ordre,  sans  communauté,  sans 
justice  est  impossible,  vu  l'état  où  se  trouve  actuelle- 
ment l'humanité,  il  faut  trouver  une  disposition  en 
vertu  de  laquelle  possession  et  droit  soient  séparés  par 

la  loi  (i). 

Mais  ceci  ne  veut  pas  dire,  comme  on  l'a  souvent  pré- 
tendu, que  la  propriété  privée  a  été  introduite  par  le 
péché.  Non  !  la  raison  comme  la  morale  naturelle,  et  les 
considérations  les  plus  simples  concernant  l'utilité  éco- 
nomique de  la  totalité  comme  celle  de  l'individu,  ont 
démontré  la  nécessité  de  cette  disposition.  Cette  même 
loi  naturelle  qui,  dans  une  situation  meilleure,  —  si  ja- 
mais l'homme  s'était  trouvé  dans  son  pur  état  de  nature 
—  aurait  approuvé  la  propriété  commune,  a  du,  dans 
l'état  des  choses  complètement  changé,  réaliser  la  pos- 
session privée  séparée,  comme  la  seule  base  fondamen- 
tale possible  d'une  situation  bien  ordonnée.  Donc  à  pré- 
sent, après  la  chute,  la  possession  particuhère  est  une 
suite  nécessaire  des  principes  fondamentaux  de  la  loi 
naturelle  (2).  Dans  tout  syllogisme  la  conclusion  se  tire 
d'après  la  mineure.  D'une  même  majeure,  il  peut  donc 
résulter  une  application  tout  à  fait  différente,  selon  qu'on 
la  fait  rapporter  à  l'homme  comme  il  devait  l'être,  ou  à 
l'homme  tel  qu'il  est  en  réalité.  Mais  celui  qui  compte 
avec  l'état  réel  doit  reconnaître  qu'aujourd'hui,  le  droit 
naturel  prescrit  d'une  façon  générale,  la  possession  pri- 
vée, comme  Léon  XIII  l'a  exprimé  dans  ses  deux  ency- 
cliques, Quod  apostolïci  muneris  et  Rerum  novarum, 

(i)  Thomas,  1,  2,  q.  105,  a.  2,  ad  3  ;  2,  2,  q.  66,  a.  2.  Aegid,  a  Go- 
lumna,  Keg.  princ,  3, 1,  11.  Soto,  J.  etj,  1.  4,  q.  3,  a.  1.  Cf.  Périn, 
Politik,  I,  200  sq.  MuUer,  Theol  mor.,  (1)  II,  405  sq.  Linsenmann, 
MoraWieologlc,  105  sq.  Ahrens,  Naturrecht,  (6)  II,  107  sq. 

(2)  Continuât.  Tournely,  J.  etj.,  p.  2,  c.  3,  a.  4,  q.  8  (Venet.  1746, 
I,  206).  Sporer,  Decalog.  tr.  6,  c.  1,  128. 


LA    PROPRIÉTÉ  271 

Il  va  sans  dire  qu'avec  ceci,  on  ne  doute  pas  que,  dans 
ces  cas  isolés,  dans  une  congrégation  par  exemple,  la 
possession  commune  puisse  être  réalisée  encore  main- 
tenant. Cette  modification  de  la  loi  naturelle,  si  on  peut 
se  servir  de  cette  expression,  est  donc  une  de  ces  dispo- 
sitions que  Dieu,  dans  sa  miséricorde,  prend  pour  guérir 
l'humanité  malade,  comme  l'étaient  les  peaux  de  bêtes 
avec  lesquelles  il  la  revêtit.  * 

Tout  dépend  donc  de  ce  qu'on  admette  cette  modifi-     s.-Acimet- 

*■  ^  j  .  tre  l'ordre  ac- 

cation    profonde  qui  a  eu  lieu  dans    1  humanité    par  tuei  du  monde 

f^  A  i  sans  admettre 

le  péché  originel.  On  éprouve  parfois  une  pénible  im-  ^^i^Pfesubolê 
pression,  quand  on  voit  la  faiblesse  et  la  médiocrité  des  i^^P^ssibie. 
preuves,  avec  lesquelles  des  auteurs  libéraux  veulent 
prouver  aux  socialistes  la  nécessité  de  la  possession  in- 
dividuelle, sans  qu'ils  aient  le  courage  de  dire  la  chose 
dont  tout  dépend.  Mais  c'est  ainsi  qu'avec  leur  opti- 
misme, avec  leur  invention  d'un  progrès  indéfini,  ils 
sont  exactement  sur  le  même  terrain  que  les  commu- 
nistes les  plus  acharnés  avec  leur  pessimisme. 

D'un  autre  côté,  la  doctrine  de  la  prospérité  publique, 
enseignée  par  le  Libéralisme,  renferme  en  elle,  et  dans 
ses  conséquences  (1),  le  même  danger  pour  la  petite  pos- 
session privée  que  le  Socialisme  et  le  Communisme  pour 
la  grande  possession.  Personnene  veut  se  frapper  la  poi- 
trine, personne  ne  veut  s'avouer  la  vérité,  personne  ne 
veut  la  dire  à  son  voisin,  parce  que  tous  nient  pareille- 
ment cette  vérité  que  la  Révélation  nous  enseigne.  C'est- 
ainsi  que  l'un  trompe  l'autre,  et  qu'en  fin  de  compte 
tous  sont  trompés.  Chacun  s'aperçoit  que  le  voisin  n'est 
pas  dans  son  état  normal  ;  et  il  n'y  a  pas  de  confiance 
réciproque  parceque  chacun  juge  les  autres  d'après  soi. 
Mais  si  tous  se  donnaient  la  main  et  disaient  ensemble  : 
nous  sommes  de  pauvres  pécheurs,  personne  n'est  sans 
péché,  ils  pourraient  alors   s'entraider.  Tout  est  dans 
cette  parole.  Tant  qu'elle  ne  sortira  pas  de  leurs  lèvres, 

(1)  Vol.,  VIL  Conf.  m,  o. 


272  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

aucunesagesse  humaine  ne  prouveraaux  massesque  pas- 
ser sa  vie  dans  la  pauvreté,  tandis  que  d'autres  sont  aux 
prises  avec  les  dangers  de  la  richesse,  peut  avoir  aussi 
son  bon  côté.  D'ailleurs,  il  n'est  aucune  perspicacité 
d'esprit  capable  de  faire  avaler  cette  amère  vérité.  11  n'y 
a  que  le  cœur,  et  un  cœur  pénitent,  qui  puisse  en  triom- 
pher. Mais  celui  qui  ne  croit  pas  au  péché  de  l'individu 
comme  à  celui  delà  totalité,  celui-làne  voudra  jamais  se 
déclarer  d'accord  avec  la  disposition  actuelle  de  la  so- 
ciété. 

Ce  n'est  donc  pas  nous  chrétiens  qui  soutenons  le 
Socialisme  et  le  Communisme,  comme  on  aime  à  nous 
le  reprocher.  Il  faut  chercher  ces  gens-là  ailleurs  que 
chez  nous.  Ce  sont  ceux  qui  se  moquent  de  la  doctrine 
sur  le  péché  originel,  et  qui  considèrent  la  pénitence 
comme  une  tromperie  cléricale  ;  ce  sont  ceux  qui  ont 
arraché  à  l'ouvrier  la  foi  du  cœur,  foi  que  tous  sont  ap- 
pelés pareillement  à  conquérir  la  félicité  éternelle,  en 
supportant  patiemment  les  misères  et  les  souffrances 
de  la  vie.  Comme  l'humanité  est  donc  insouciante  et 
inconséquente  !  On  commence  d'abord  par  prêcher  aux 
masses  :  Ne  croyez  pas  cela,  il  n'y  a  pas  de  péché  ;  l'hu- 
manité n'est  pas  tombée  ;  elle  est  comme  elle  doit  être, 
c'est-à-dire  dans  une  excellente  voie.  Le  Paradis  n'est 
pas  perdu,  il  n'est  pas  trouvé  ;  mais  nous  allons  vers  lui 
irrésistiblement.  Ce  qui  le  prouve,  ce  sont  les  progrès 
gigantesques  que  nous  faisons  chaque  jour.  Et  ensuite 
on  fait  un  crime  à  ces  mêmes  masses  quand  elles  disent: 
Nous  en  voulons  aussi  notre  part,  et  le  plus  tôt  possi- 
ble, sans  quoi  nous  ne  verrions  rien  des  bienfaits  de 
ce  progrès.  Nous  non  plus,  nous  ne  voulons  pas  faire 
pénitence.  D'ailleurs  nous  n'avons  rien  à  attendre, 
comme  vous  nous  l'assurez.  Donc  donnez-le  nous  avec 
les  biens  de  la  terre.  Nous  ne  valons  pas  moins  que 
vous.  Est-ce  que  par  hasard  nous  devons  faire  pénitence 
pour  vous  ? 


i 


LA    PROPRIÉTÉ  273 

C'est  seulement  en  supposant  que  l'humanité  se  re-     9. -Pour- 
connaisse  elle-même  comme  déchue,  coupable,  impar-  forts  du  so- 

,      I ,        ,  .  cialisme  et  du 

faite.  Qu'elle  se  déclarera  satisfaite  de  1  ordre  social  ac-  communisme 

n.t,...v^,  vj  ne  se  réalise- 

tuel.  C'estpourquoi  le  Libéralisme  n'a  aucun  moyen  d'à-  Ja°is*"''^  ^^' 
paiser  le  Socialisme,  puisqu'il  lui  a  précisément  ravi  la 
foi  au  péché  de  l'humanité,  et  lui  a  inculqué  l'idée  de 
s'en  rapporter  à  la  puissance  des  hommes  et  à  leur  sa- 
gesse. Mais  par  ce  moyen,  le  Socialisme  s'est  laissé 
aveugler  d'une  manière  funeste  par  le  Libéralisme.  Tous 
ses  efforts  pour  arriver  à  l'égalisation,  ou  au  moins  à  un 
accord  idéal  artificiel,  n'ont  pas  chance  de  succès.  Il 
n'est  du  moins  pas  réalisable  en  grand  ni  d'une  manière 
durable^  parce  qu'il  ne  reconnaît  pas  l'humanité  comme 
elle  est,  c'est-à-dire  dégénérée  et  remplie  d'instincts 
contraires  à  la  loi,  parce  qu'il  base  plutôt  tous  ses  ef- 
forts sur  des  hypothèses  d'homme,  lesquelles  ne  répon- 
dent pas  à  la  réalité. 

Avec  cela,  nous  ne  voulons  pas  dire  que  l'organisation 
sociale  à  laquelle  tendent  les  socialistes,  même  ceux  qui 
sont  communistes  parmi  eux,  repose  de  sa  nature  sur 
des  suppositions  impossibles.  Nous  disons  seulement 
qu'elle  est  impossible  en  vertu  des  suppositions  que  les 
socialistes  actuels  font  sur  l'homme.  L'histoire  montre 
très  souvent  des  événements  qui  ont  été  jusqu'à  un  cer- 
tain degré  la  réalisation  d'idées  parentes  ;  ainsi  la  légis- 
lation judaïque  à  laquelle  répondaient  plusieurs  pas- 
sages dans  les  lois  des  Thébains,  des  Locriens,  de  Solon, 
de  Charondas  et  de  Phaléas.  Celles-ci  n'avaient  pas  une 
forme  socialiste;,  elles  visaient  seulement  à  réaliser  une 
propriété  privée,  égale,  modérée,  immuable,  et  cepen- 
dant il  fallut  une  grande  énergie  pour  les  maintenir. 
Mais  Kl  où  des  idées  socialistes  étaient  appliquées,  on  se 
voyait  obligé  à  la  plus  grande  sévérité  pour  les  protéger 
contre  l'inclination  à  l'indiscipline  et  à  l'injustice,  indé- 
niable chez  les  hommes  de  cette  époque.  C'est  avec  un 
certain  droit  que  les  défenseurs  de  la  prétendue  natio- 
nalisation du  sol,  Henry  George  et  Michel  Fliirscheim 

:  18 


274  LES  BASES  DE  LA  SOCIETE 

peuvent  dire  que  lancienne  constitution  provinciale, 
l'union  forestière   et   l'administration  des  communes 
chez  les  Germains,  n'étaient  au  fond  pas  autre  chose  que 
ce  à  quoi  ils  aspiraient,  la  forme  socialiste  de  la  pro- 
priété foncière.  Ceci  ne  s'applique  sans  doute  pas  poli- 
tiquement, car  ils  veulent  nourrir  l'état  absolu  avec  le 
sol,  et  en  faire  un  monstre  encore  plus  formidable; 
mais  par  la  protection  que  l'ancienne  union  forestière 
accordait  aux  membres  moyens,  elle  était  la  garantie 
la  plus  sûre  contre  l'excès  de  puissance  du  grand  tout. 
Au  point  de  vue  économique,  il  y  a  une  certaine  pa- 
renté. Mais  c'est  précisément  pour  cela  qu'on  ne  devrait 
pas  perdre  de  vue,  par  quels  moyens  on  jugeait  bon 
dans  ce  temps-là  de  maintenir  la  communauté  d'un  ter- 
ritoire ou  d'une  forêt.  Celui  qui  était  pris  à  couper  un 
arbre  pendant  la  nuit,  était  condamné  à  avoir  la  main 
ou  la  tête  tranchée  sur  le  tronc.  Celui  qui  causait  à  des- 
sein un  incendie  dans  la  forêt  était  obligé  de  rester  assis 
etlié,  dans  le  voisinage  du  feu,  ou  de  marcher  pieds  nus 
jusqu'à  ce  que  les  plantes  de  ses  pieds  fussent  brûlées; 
ou  bien  il  était  cousu  dans  une  peau  de  bœuf  et  brûlé 
vif.  Quelqu'un  enlevait-il  l'écorce  d'un  arbre?  On  lui 
coupait  le  nombril,  on  le  clouait  à  un  arbre,  et  on  le- 
faisait  tourner  jusqu' à  ce  que  ses  entrailles  soient  en- 
roulées autour  du  tronc.  Ce  n'est  que  par  l'application 
de  moyens  si  terribles  qu'on  croyait  pouvoir  protéger 
la  propriété  commune,  même  dans  des  temps  où  le  sen-  t 
timent  général  pour  le  droit  était  pourtant  si  vivant. 
Quels  moyens  faudrait-il  aujourd'hui,  que  notre  senti- 
ment de  droit  a  reculé  au  même  degré  que  nous  dépas- 
sons nos  aïeux  en  civilisation  extérieure.  Si  nous  vou- 
lions réaliser  le  socialisme  dans  la  vie^  nous  serions 
presque  obligés  de  renouveler  la  législation  de  Dracon, 
qui  punissait  de  mort  le  vol  d'un  chou.  Mais  personne 
n'admettra  moins  cela  que  les  socialistes,  et  ainsi  ils 
déclarent  inadmissible  la  réalisation  de  leur  système,  j 
dans  la  situation  actuelle,  c'est-à-dire  avec  les  hommes 


LA    PROPRIÉTÉ  275 

comme  ils  sont,  et  inévitable  la  conservation  de  l'ordre 
social  actuel,  reposant  sur  la  propriété  particulière. 

Nous  pouvons  donc  admettre  que,  dans  la  situation 
actuelle,  des  raisons  réelles  ne  s'opposent  pas  à  la  pro- 
priété commune,  mais  que  celle-ci  est  irréalisable  par 
suite  de  considérations  personnelles;  sur  ce  dernier 
point,  les  socialistes  sont  nos  meilleurs  témoins.  Ils  re- 
jettent la  doctrine  de  la  chute,  ils  s'en  moquent,  et  par 
la  contradiction  dans  laquelle  ils  se  meuvent,  par  le  fait 
que  leurs  principes  ne  peuvent  être  exécutés  d'une  ma- 
nière durable,  ils  rendent  le  meilleur  témoignage  à  la 
vérité  de  notre  foi.  Mais  si  la  répartition  des  biens  ter- 
restres entre  les  individus,  c'est-à-dire  la  propriété 
privée,  est  devenue,  dans  la  situation  actuelle  de  l'hu- 
manité, la  base  fondamentale,  indispensable  à  l'ordre 
social,  il  en  est  de  même  de  la  répartition  inégale  de  la 
possession.  Propriété  privée  et  propriété  inégale  sont 
choses  inséparables.  Supposé  qu'on  distribue  aujour- 
d'hui tous  les  biens  en  proportion  égale,  demain  tout 
sera  de  nouveau  inégal.  Abstraction  faite  de  l'abus  que 
le  plus  grand  nombre  fait  de  la  propriété,  la  nature  de 
la  chose  produit  d'elle-même  cette  différence  dans  la 
possession.  Les  hommes  sont  inégaux  entre  eux  par 
leurs  capacités  intellectuelles  et  physiques,  inégaux  par 
leur  puissance  morale,  inégaux  pour  utiliser  les  choses 
temporelles,  inégaux  dans  leur  sort,  tout  autant  de  cho- 
ses qui  se  rapportent  constamment  à  leur  possession  . 
Outre  cela,  la  société  doit  imposer  aux  individus  des 
charges  très  inégales  pour  le  bien  commun  du  tout. 
Donc,  supposé  que  le  partage  des  biens  et  la  propriété 
particulière  existent,  il  y  a  par  le  fait  même  inégalité 
dans  la  possession  (1). 

Mais  ceci  n'a  pas  contribué  à  faire  perdre  aux  biens 
temporels  leur  caractère  primitif  essentiel,  qui  consiste 
en  ce  qu'ils  forment  une  des  bases  fondamentales  de  la 

(1)  Cf.  Stahl,  Philosophie  des  Rechtes^  (4)  II,  3oo  sq. 


40.— FOQ- 
dntiondudroit 
de  nécessité. 


276  LES    BASES    DE    LA    SOCIÉTÉ 

société  humaine.  La  fin  sociale  ou  d'utilité  publique  est 
par  nature  propre  à  tous  les  biens  de  la  terre.  Or  ce  qui 
est  fondé  sur  le  droit  naturel  ne  peut  jamais  êlre  suppri- 
mé. Les  prescriptions  des  lois  positives  peuvent  le  dé- 
passer dans  certaines  clauses,  mais  elles  n'ont  jamais  le 
droit  de  le  détruire  ni  de  le  contredire  (1).  La  modifica- 
tion de  la  situation  morale  et  économique  que  le  péché 
a  entraînée  à  sa  suite,  a  changé  l'application  de  la  loi 
naturelle  immuable  en  elle-même,  en  ce  sens  qu'un  droit 
de  propriété  a  été  accordé  à  l'individu  sur  une  partie  du 
bien  commun,  propriété  qui,  pour  le  dire  encore  une 
fois,  n'est  pas  la  propriété  de  la  substance  ou  de  la  cho- 
se, car  la  société  elle-même  n'a  pas  cette  propriété, 
mais  le  droit  de  s'approprier  les  fruits,  et  d'en  faire  l'em- 
ploi qu'il  lui  plaît,  bref  le  droit  d'usage  et  d'usufruit.  Mais 
ceci  ne  supprime  pas  la  signification  primitive  des  biens 
appropriés,  c'est-à-dire  leur  destination  à  la  fin  commu- 
ne de  la  société.  Comme  nous  l'avons  vu  plus  haut,  les 
droits  particuliers  ne  doivent  jamais  être  en  opposition 
avec  les  droits  de  l'ensemble,  pas  plus  que  ceux-ci  ne 
doivent  être  un  obstacle  à  ceux-là.  D'après  ceci,  l'usu- 
fruit en  possession  duquel  les  individus  entrent  parleur 
droit  de  propriété  particulière,  ne  devient  jamais  un 
droit  illimité  ;  il  a  toujours  une  limite  dans  la  considéra- 
tion de  l'utilité  du  tout.  L'avantage  de  la  société  eut 
donc  été  la  tîn,  si,  —  chose  qui  aurait  pu  avoir  lieu  sans 
le  péché,  —  tout  bien  terrestre  était  resté  bien  com- 
mun. Après  le  péché,  l'avantage  de  la  société  est  que  le 
bien  commun  soit  divisé  et  remis  entre  les  mains  des 
individus. 

Si  donc,  par  suite  de  cette  disposition,  une  nécessité 
extraordinaire  venait  à  fondre  sur  la  totalité  ou  sur  les 
individus,  nécessité  telle  que  la  société  ne  soit  plus  en 
état  de  porter  secours  à  ces  derniers,  ou  de  s'aider  elle- 
même,  la  raison  principale  du  droit  de  propriété  privée 

(1)  Thomas,  1,  2,  q.  94,  a.  5. 


LA    PROPRIÉTÉ  277 

n'existerait  plus,  en  même  temps  que  reparaîtrait  l'état 
primitif,  d'après  lequel  tous  peuvent  faire  valoir  leurs 
prétentions  envers  la  totalité,  pour  recevoir  d'elle  ce  qui 
est  indispensable  à  la  vie.  Le  prétendu  droit  de  néces- 
sité n'est  donc  pas  autre  chose  que  la  résurrection  du 
droit  naturel,  dans  sa  forme  primitive,  dans  un  cas 
exceptionnel.  Nous  parlons  ici  du  droit  de  nécessité  et 
non  du  droit  de  légitime  défense.  Le  droit  de  légitime 
défense,  c'est-à-dire  d'écarter  de  soi  une  attaque  directe, 
est  une  chose  qui  va  de  soi,  et  dont  il  est  par  conséquent 
inutile  de  parler.  Le  prophète  de  l'absolutisme  interdit 
de  se  défendre  à  celui  qui  se  trouve  en  danger  pour  sa  vie, 
parce  qu'il  lui  reste  toujours  un  moyen  de  défense,  celui 
de  crier  au  secours  (1).  Mais  une  telle  raillerie,  à  l'adres- 
se de  celui  qui  se  trouve  dans  une  situation  critique,  ne 
mérite  pas  une  parole  de  réfutation  sérieuse.  Le  droit 
romain  si  rigide  concède  la  permission  de  se  défendre 
en  cas  de  nécessité  (2).  Mais  toute  autre  est  la  question 
de  savoir  s'il  y  a  un  droit  de  nécessité,  c'est-à-dire  si, 
dans  le  cas  d'un  besoin  extrême,  ou,  comme  dit  le  droit 
allemand,  dans  la  vraie  détresse,  le  droit  commun  origi- 
nel, prime  les  droits  particuliers  ultérieurs,  et  si  quel- 
qu'un qui  n'a  pas  d'autre  moyen  de  s'aider  pourrait,  en 
outrepassant  toutes  les  limites  des  droits  particuliers, 
faire  usage  du  droit  primitif  de  la  communauté  de  tous 
les  biens.  Le  droit  romain  garde  le  silence  à  ce  sujet  (3). 
C'est  déjà  une  espèce  d'approbation,  car  il  ne  peut  ré- 
pondre affirmativement  d'une  manière  expresse  à  cette 
question,  vu  la  raideur  avec  laquelle  il  conçoit  la  puis- 
sance illimitée  des  droits  privés  et  de  la  propriété  privée. 
Autre  est  le  langage  de  l'Ecriture  sainte  (4),  de  la  théo- 

(1)  J.  G.  Fichte,  Naturrecht,§i  19,  H,  J.  (G.  W.  III,  250  sq.). 

(2)  Dtg.  1,  i,  1.  3  ;  0,  2,  l.  4,  1.  29,  §  1.  1.  45,  §  4  ;  43,  16,  l.  1,  §27. 
1.  3,  §9.  Cod.  8,  4,  1.  1. 

(3)  Holtzendorff,  Rechlslexlcon,  (1)  II,  170  sq.  Ihering,  Der  Kampf 
ums  Recht,  58  sq.,  95  sq.  ;  Der  Zweck  ImRecht,  I,  416  sq.  Ahrens,  Na- 
turrecht  (6)  I,  331  sq.  ;  II,  83  sq. 

(4)  Prov.,  VI,  30  ;  XXX,  9. 


278  LES    BASES    DE    LA    SOCIÉTÉ 

logie  (i)  et  du  droit  canonique  (2).  Tous  admettent 
qu'en  cas  de  nécessité  extrême,  l'état  de  communauté 
revit,  et  qu'alors  l'appropriation  de  choses  étrangères 
cesse  d'être  une  usurpation  du  bien  d'autrui.  C'est  aussi 
le  terrain  sur  lequel  se  place  le  droit  allemand.  Dans  la 
nécessité,  les  biens  sont  communs;  le  besoin  cherche 
du  pain  où  il  y  en  a  (3). 

C'est  aussi  une  conception  qui  découle  naturellement 
de  la  vue  juste  des  rapports  de  l'individu  avec  la  société, 
et  des  obligations  des  droits  particuliers  envers  les  droits 
de  la  totalité.  Ce  n'est  pas  la  nécessité  qui  rend  permis 
ce  qui  ne  Test  pas  en  dehors  de  ce  cas  ;  autrement,  dans 
le  cas  de  vraie  nécessité,  le  mensonge,  le  parjure  et  l'a- 
postasie seraient  aussi  permis  (4).  C'est  pourquoi  il  est 
complètement  faux  de  dire  que  la  nécessité  excuse  le 
vol.  Non,  ce  n'est  pas  la  nécessité  ;  mais  celle-ci  fait 
qu'une  action  qui,  dans  un  autre  cas  serait  vol,  n'est 
plus  vol.  Il  y  a  une  limite  où  l'empiétement  sur  un  droit 
étranger  cesse  d'être  tort,  parce  que  auparavant  celui-là 
a  cessé  d'être  droit. 

Cette  ligne  de  démarcation  se  trouve  à  l'endroit  où  le 
droit  privé  et  le  droit  commun  se  touchent.  C'est  assu- 
rément un  grand  malheur  quand  les  choses  en  viennent 
à  ce  point;  mais  ce  malheur  n'atteindrait  guère  la  so- 
ciété si  ceux  qui  possèdent  le  droit  et  en  jouissent, 
n'oubhaient  jamais  qu'ils  doivent  seulement  se  servir  de 
leur  droit  d'usage  et  d'usufruit,  de  façon  à  ne  pas  por- 
ter préjudice  à  l'utilité  de  la  communauté,  mais  à  la 
favoriser.   Personne  ne  leur  conteste  le  droit  de  pro- 

(1)  Thomas,  2,  2,  q.  66,a.  7  ;  q.  32,  a.  7  ad  3  ;  q.  62,  a.  o  ad  4.  Lugo, 
J.  et  j,  d.  16,  146  sq.  Salmant.,  Mor.  l.r.,  13,  c.  5  n.  30  ?q.  Antoine, 
'L  etj.  p.  3,  c.  5,  q.  10. 

^  (2)  C.  dmipulos,2,  d.  5,  de  corn.  ;  cf.  Reg.jur.,  24,  in  6,  et  pour 
l'explication  Antonin.,  1,  titr.  20,  §  quod  quis.  Navarrus,  Enchirid., 
17,  61.  Fichier,  Jus  canon.,  5,  18,  5.  Silvester,  Summa,  v.  furtum  q. 
5,  n.  10. 

(3)  Eisenhart,  Grunds.  d.  deutsch.  Rechte  in  Sprichw.  (3)  184  sq.  459 
sq.  —  Graf  und  DieLherr,  Deutsche  Rechtssprichiv.  389  (7^,  :>50,  551). 

(4)  Cf.  Augustin,  Inps.,  72,  en.  72. 


LA    PROPRIÉTÉ  279 

priété,  mais  l'emploi  qu'ils  font  de  leur  possession  doit 
être  tel  que  la  société  et  ses  membres  y  trouvent  leur 
avantage  (1  ).  Ce  n'est  pas  une  grâce  qu'ils  font  à  la  to- 
talité ou  à  l'individu  ;  ce  n'est  pas  non  plus  une  renon- 
ciation au  droit  propre,  mais  l'accomplissement  d'un 
devoir  sacré,  et  la  condition  à  laquelle  leur  droit  parti- 
culier leur  a  été  donné  (2).  Tout  d'abord  chacun  doit 
prendre  soin  de  soi,  c'est-à-dire  pourvoir  aux  besoins 
de  sa  vie  comme  homme,  de  sa  situation  et  de  sa  dignité 
comme  citoyen  et  membre  de  la  société  publique.  Il  doit 
prendre  ensuite  soin  de  ceux  qui  l'aident  dans  sa  posi- 
tion et  dans  sa  tâche  sociale,  savoir  ses  proches  et  ses 
subordonnés.  Mais  ceci  ne  le  dispense  pas  de  toute  autre 
obligation  envers  le  tout.  Si  son  superflu  (3),  ou  un  be- 
soin particulier  de  la  société  le  lui  impose,  il  doit  don- 
ner du  sien  dans  une  plus  grande  mesure,  et  cela  de 
telle  façon,  qu'en  face  de  sa  conscience,  il  puisse  se  ren- 
dre le  témoignage  d'avoir  contribué  à  remédier  aux 
maux  de  la  société  ou  à  les  prévenir. 
Au  droit  de  propriété  se  rattache  de  la  manière  la  plus     ii.— Droit 

.  .  m       •    1  •  r    r    f  de  succession. 

étroite  une  question  qui,  grâce  auSociahsme,  acte  éga- 
lement très  discutée,  nous  voulons  dire  la  question  du 
droit  d'héritage.  Partout  et  toujours  les  deux  questions 
ont  le  même  sort.  Elles  sont  attaquées  avec  les  mêmes 
raisons  et  devraient  être  défendues  de  même,  car  c'est 
seulement  lorsqu'on  a  envisagé  le  droit  d'héritage  repo- 
sant sur  la  même  base  que  l'enseignement  sur  la  pro- 
priété, que  l'importance  de  ce  dernier  nous  apparait 
dans  toute  son  évidence. 

(1)  Hermas,  Va^tov.  simiL,  2,  5,  8.  Gyprian.,  Hab.  virg.,  9  (il).  Cons- 
tit.  apost.,  7,  12.  Ambros.,  Nabuth,  12  ;  In  ps.  CXVIU,  8,  22.  —  Au- 
giist.,  Ep.  153,  26;  In  ps.  CXLVH,  en.  12.  Chrysost.,  In  Matlh.  hom., 
3o  (36),  5  ;  In  Joan.  hom.,  77  (76),  5  ;  In  ps.  XLVIII,  n.  1.  —  Basil., 
Hom.,  6.  destruam,  n.  7.  Greg.  Mag.,  lieg.,  3,  21.  Thomas,  1,  2,  q. 
105,  a.  2  ;  2,  2,  q.  32,  a.  5  ad  3  ;  Polit.,  1,  1.  4,  c.  Pet.  Dam.,  Op.,  9, 
\.  Soto,  J.  ety.,  1.  4,  q.  3,  a.  1,  concl.  2. 

(2)  Gyprian.,  Op.  et  elecmos,  17  (16).  Ambros.,  Nabuth.,  12.  Tho- 
mas, 2,  2,  q.  31,  a.  2;  q.  32,  a.  5. 

(3)  Thomas  2,  2,  q.  32,  a.  6  ;  a.  5  ad.  3. 


280  LES    BASES    DE    LA    SOCIÉTÉ 

On  peut  donc  appeler  le  droit  d'héritage  un  droit  na- 
turel (1),  en  ce  sens  que  le  droit  naturel  a  approuvé  et 
consacré  l'introduction  du  droit  d'héritage  dans  l'état 
social  profondément  modifié  par  suite  du  péché,  de 
même  qu'ill'a  fait  pour  la  propriété  privée  (2).  Mais 
ceci  ne  serait  pas  une  exigence  du  droit  naturel,  supposé 
que  la  nature  de  l'homme  et  la  société  soient  restées 
pures  et  intactes.  Ce  droit  exige  seulement  que  les  pa- 
rents donnent  aux  enfants  ce  qu'il  leur  faut  pour  vi- 
vre (3).  On  peut  bien  dire  aussi,  que  c'est  pour  les  pa- 
rents une  obligation  naturelle  de  veiller  à  ce  que  leurs 
enfants  trouvent,  après  leur  mort,  ce  qui  est  nécessaire 
à  leur  existence  (4).  Mais  il  s'en  faut  beaucoup  que  ceci 
soit  le  droit  d'héritage.  D'après  ce  principe,  l'héritage 
des  enfants  devrait  comprendre  juste  ce  qui  est  indis- 
pensable aux  besoins  de  la  vie.  Mais  la  succession  a 
moins  en  vue,  au  moins  tout  d'abord,  l'aisance  des  sur- 
vivants que  la  continuation  de  l'existence  de  ceux  qui 
sont  morts,  la  continuation  de  ce  qu'ils  ont  commencé 
et  accompli,  par  conséquent  le  maintien  de  Tordre  so- 
cial. C'est  pourquoi  c'est  méconnaître  la  véritable  si- 
gnification de  cette  question,  que  de  considérer  dans 
une  succession  uniquement  l'héritage  laissé.  Cette  con- 
ception va  de  pair  avec  celle  de  la  propriété  entendue 
au  sens  du  Libéralisme^  qui  ne  considère  que  les  droits 
personnels  et  privés  de  l'individu.  Mais  il  est  impossi- 
ble de  participer  aux  biens  de  la  société  sans  contrac- 
ter par  là  une  obhgation  envers  elle.  Celui  qui  s'appro- 
prie quelque  chose  lui  appartenant,  quels  que  soient  la 
quantité  et  le  moyen:  achat,  contrat,  donation,  mariage, 
héritage,  devient  par  le  fait  même  son  feudataire,  et 
par  conséquent  son  tributaire, absolument  comme  le  pre- 

(i)  Thomas,  4,  d.  33,  q.  2,  a.  t.  c.  Salmant.,  Mor.  tr.  14,  c.  5,89, 
Pichler,  Jus  canon. ^  3,  27,  2. 

(2)  Cf.  Thomas  4,  d.  33,  q.  2,  a.  2  ;  q.  -1.  ad.  1. 

(3)  Antonin.,  3,  tr.  10,  c.  3,   §  4.  Schmalzgrueber.  Jus  can.,  3,26, 
110.  Bassœus,  Flores,  v.  parentes,  2. 

(4)  Laymann.,  TheoL  mor.,  1.  3,  tr.  5,  c.  5,  -J6. 


LA    PROPRIÉTÉ  281 

mier  occupant  d'un  bien  resté  jusque  là  sans  maître, 
c'est-à-dire  un  bien  qui  jusque  là  appartenait  en  tout 
à  la  société.  Car  cet  acte  est  et  constituera  toujours  à 
l'égard  de  la  société  une  obligation  inséparable  de  la 
prise  de  possession  d'un  objet.  Or  l'entrée  en  jouis- 
sance d'un  droit  de  propriété  par  héritage  ne  fait  pas 
exception  à  cette  règle.  Il  faut  donc,  en  discutant  la 
question  du  droit  d'héritage,  faire  attention  à  deux  cho- 
ses. La  première,  la  seule  à  laquelle  on  pense  la  plupart 
du  temps,  est  la  transmission  de  la  possession.  Il  est 
évident  que  la  transmission  de  la  propriété  particulière, 
faite  par  une  génération  à  la  suivante,  ne  peut  pas  avoir 
un  autre  caractère  que  celui  de  la  première  fondation 
de  la  propriété  privée.  Par  conséquent,  le  droit  d'héri- 
tage n'a  pas  nécessairement  sa  base  dernière  dans  le 
droit  de  nature,  mais  seulement  dans  l'état  où  se  trouve 
actuellement  l'humanité.  Quant  aux  dispositions  parti- 
culières le  concernant,  elles  se  trouvent  dans  les  droits 
des  différents  peuples  (1  ). 

Mais  comme  l'introduction  et  la  transmission  par  hé- 
ritage de  la  propriété  privée  ont  paru  une  nécessité 
sociale  pour  l'homme  déchu,  le  droit  naturel  et  l'ordre 
divin  tout  à  la  fois  les  ont  prises  toutes  deux  sous  leur 
protection.  C'est  ainsi  que  le  droit  d'héritage  porte  en 
lui  l'approbation  et  la  garantie  de  la  loi  naturelle  et  de 
la  loi  divine,  car  chaque  cas  d'héritage  est  un  renouvel- 
lement de  la  première  introduction  de  la  propriété  pri- 
vée dans  la  génération  qui  suit,  ou  la  continuation  de 
la  première  prise  de  possession  privée  à  travers  les 
âges  postérieurs.  Si  Dieu  a  consacré  la  fondation  de  la 
propriété  particulière,  il  consacre  aussi  chaque  forme 
régulière  de  sa  transmission.  C'est  dans  ce  sens  que  le 
droit  allemand  dit  très  justement  :  «  C'est  Dieu  et  non 
l'homme  qui  fait  les  héritiers  »   (2).   De  ce  que  Dieu 

(i)  Isidor.  Hispal.,  Orig.,  o,  9  ;  c.  Jus  Qulrilum,  12,  d.  i.  Silvester, 
Summa,  v.  hereditas  i,\.  Fumo,  Aîinilla,  V.  hereditas  2.  Rilluart, 
Contract.,  d.  2,  a.  3,  ^  G.  Sporer,  Decalog.  tr.,  G,  c.  3,  107,  108. 

(2)  Graf  und  Dietherr,  Deutsche  Rcchtssprichivœrter,  204  (5,  loi). 


282  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

consacre  une  disposition  introduite  pour  le  bien  com- 
mun de  l'ordre  public,  il  ne  s'ensuit  pas  néanmoins 
que  cette  disposition  soit  immédiatement  d'origine 
divine.  Tout  ce  qu'on  peut  dire  au  contraire,  c'est  que 
la  transmission  du  droit  faite  par  héritage,  n'est  pas 
une  disposition  immédiatement,  mais  médiatement  di- 
vine. 

Ce  qui  forme  la  seconde  face  de  la  question  d'héri- 
tage, est  donc  une  loi  immédiatement  divine  et  natu- 
relle. C'est  incontestable.  Cette  partie  de  notre  question 
est  celle  qui  très  souvent,  hélas,  attire  trop  peu  l'atten- 
tion. 

La  propriété  privée  et  sa  transmission  par  héritage 
une  fois  admises,  c'est  une  exigence  inéluctable  que  celui 
qui  reçoit  d'un  défunt,  par  voie  de  succession,  des 
droits  à  la  propriété  privée,  se  soumet  par  là  à  toutes 
les  obligations  et  à  toutes  les  charges  sociales  que  le 
défunt  accomplissait,  ou  aurait  dû  accomplir  en  raison 
de  ce  qui  forme  cette  possession.  Que  la  possession  pri- 
vée soit  admise  en  droit,  et  avec  elle  la  succession, 
ceci  est  un  fait  purement  historique  qui  a  été  sanction- 
né par  le  droit  naturel  et  par  toutes  les  lois  humaines  ; 
mais  que  cette  disposition  une  fois  admise,  toutes  les 
obligations  de  droit  qui  sont  inhérentes  à  la  possession 
privée,  aussi  bien  les  obhgations  privées  que  les  obliga- 
tions pubhques  y  restent  attachées  pour  toujours,  ceci 
est  une  loi  de  la  raison  fondée  elle-même  sur  le  droit 
de  nature,  et  qu'on  ne  peut  nier  sans  nier  toute  idée  de 
droit.  Et  supposé  qu'une  génération  soit  depuis  mille 
ans  en  possession  d'un  bien,  elle  doit  encore  accomplir 
aujourd'hui,  avec  ce  bien,  les  mêmes  obligations  qu'au 
premier  jour  où  elle  en  prit  possession.  C'est  aussi  cer- 
tain que  devant  Dieu  et  devant  la  loi  naturelle,  les  char- 
ges et  les  obligations  que  l'Église  a  contractées  repose- 
ront sur  ces  biens,  quand  même  la  sécularisation,  ou 
d'autres  mesures  violentes  leur  aurait  fait  perdre  leur 
caractère  et  leur  destination. 


LA    PROPRIÉTÉ  283 

Inculquer  de  nouveau  et  d'une  manière  vivante  ce 
principe  dans  la  conscience  des  peuples  est  une  exi- 
gence particulièrement  pressante  à  notre  époque:  S'il 
est  difficile  de  faire  comprendre  aux  hommes  qu'il  n'y  a 
pas  de  possession  exempte  d'obligations,  il  leur  est  ab- 
solument impossible  de  s'élever  jusqu'à  l'idée  qu'en 
recevant  le  patrimoine  de  leurs  ancêtres,  ils  se  chargent 
aussi,  pour  leur  personne,  des  obligations  envers  la  to- 
talité. Même  la  conscience  de  droit  des  Germains,  qui 
pourtant  d'habitude  ignore  ce  qu'est  le  droit  de  pro- 
priété illimité,  montre  en  ce  point  une  faiblesse  surpre- 
nante (1).  On  ne  peut  lui  contester  la  supériorité  que 
même  ici  comme  partout,  elle  considère  le  bien  de  la 
famille  comme  le  point  de  vue  décisif,  et,  par  suite  de 
cela,  voit  dans  cette  dernière  la  continuatrice  néces- 
saire de  l'état  de  possession  (2)  ;  mais  c'est  en  cela  préci- 
sément que  consiste  sa  faiblesse.  Car  en  ce  qui  concerne 
le  droit  de  propriété,  la  société  a  de  plus  grands  droits 
que  la  famille.  C'est  pourquoi  les  prétentions  de  celle-ci 
ne  peuvent  entrer  en  ligne  de  compte,  qu'en  tant  qu'el- 
les favorisent  le  bien  du  tout. 

Le  droit  romain  a  mieux  fait  la  part  des  choses,  bien 

/que  fidèle  à  ses  principes  sur  le  droit  absolu  de  propriété, 

il  ait  aussi  son  côté  faible  dans  la  trop  grande  extension 

qu'il  donne  à  la  liberté  de  tester.  11  a  rendu  par  là  un 

véritable  service  à  la  société,  service  par  lequel  il  a  ré- 


(J)  Zœpfl,  DcutscJie  RecJUsgeschichte  {^),'llï,  213,  porte  pourtant  un 
jugement  trop  sévère  sur  le  droit  d'héritage  germain.  Cf.  Eichliora 
Deutsche  Staats  und  Rechtsgeschichte  (5),  II,  708.  Le  droit  comme  tel 
contenait  bon  nombre  de  principes  qui  rappellent  les  vues  du  droit 
romain  et  du  droit  canonique.  V.  Graf  und  Dietlierr,  Rechtssprichwœr- 
ter,  221  (5,  233  sq.)  ;  Heusler,  Institutionen  dès  deutschen  Privatrech- 
tes,  II,  532  sq.  Mais  il  est  vrai  que  la  conscience  de  droit  et  l'esprit  de 
droit  du  peuple  étaient  faibles  sous  ce  rapport.  Qu'on  se  rappelle 
seulement  les  nombreux  cas,  où,  en  dépit  de  toutes  les  prohibitions 
ecclésiastiques  et  civiles,  la  succession  d'un  défunt,  même  de  celui 
qui  était  encore  aux  prises  avec  la  mort,  a  été  pillée  par  sa  propre 
famille,  comme  c'est  arrivé  par  exemple  pour  Henri  d'Angleterre,  le 
père  de  Richard  Cœur  de  Lion  et  aussi  pour  Clément  V. 

(2)  Gengler,  Deutsches  Privatrecht,  (4),  638. 


284  LES  BASES    DE    LA    SOCIETE 

paré  beaucoup  d'autres  empiétements  sur  les  droits  de 
cette  dernière.  Il  voit  dans  l'héritage  la  continuation  de 
toute  la  personnalité  juridique  de  celui  qui  l'a  laissé  (1). 
D'après  cela,  la  prise  de  possession  d'un  héritage  est 
l'entrée  dans  le  droit  complet  de  celui  qui  laisse  l'héri- 
tage, à  l'exception  de  ses  obligations  purement  person- 
nelles (2). 

C'est  avec  raison  que  le  droit  canonique  partage  com- 
plètement cette  manière  de  voir  (3).  Que  deviendrait  la 
société  si,  à  la  mort  de  l'individu,  il  n'y  avait  pas  de 
garantie  que  les  obligations  dont  il  s'est  chargé  seront 
maintenues  et  continueront  d'exister  sans  être  trou- 
blées ?  Est-ce  que  la  mort  de  chaque  homme  ne  mettrait 
pas  la  société  en  danger  de  se  dissoudre  et  de  tomber 
dans  l'anarchie  ?  Mais  qui  prendra  les  charges  du  dé- 
funt, sans  recevoir  les  avantages  avec  lesquels  il  les 
supportait?  Si  la  continuation  paisible  de  la  société  dé- 
pend donc  de  ce  que  toutes  les  obligations  et  engage- 
ments contractés  juridiquement  continuent  à  subsister 
dans  le  cours  des  générations  et  des  temps,  elle  dépend 
aussi  de  la  continuation  paisible  et  juridique  de  la  suc- 
cession. 

C'est  pourquoi  seront  vains  tous  les  efTorts  de  ceux 
qui,  pour  protéger  le  droit  d'héritage  contre  les  attaques 
du  Socialisme  et  du  Communisme,  l'établissent  sur  des 
principes  de  droit  privé,  surtout  s'ils  visent  à  lui  impri- 
mer comme  disposition  juridique  privée,  le  cachet  de 
la  loi  naturelle  (4).  Ou  ces  explications  ne  donnent  que 
de  vaines  raisons  de  convenance,  auxquelles  on  peut 
opposer  des  raisons  contraires  aussi  importantes.  Car 
supposé  par  exemple  qu'on  prétende  que  la  succession 
est  plus  utile  à  la  société,  parce  que  très  souvent  les 
hommes  veulent  gagner  plus  pour  leurs  enfants  que 

(1)  Hères  et  defunctus  habentur  pro  una  persona  (Dir/.  50,  17,  L  59). 

(2)  Dig.  50,  d6,  L  24  ;  50,  17,  1.  62,  1.  68. 

(3)  Silvester,  Summa,  v.  haereditas  3,  1. 

(4)  Ahrens,  Naturrecht  oder  Philosophie   des  Rechtes,  (6)  II,  247  sq. 
—  Munzinger,  Erbrechtl.  Studien  24. 


LA    PROPRIÉTÉ  285 

pour  eux-mêmes,  on  peut  comme  dfi  juste  se  poser  la 
question  où  ils  prennent  ce  plus,  et  si,  à  cause  de  leurs 
enfants,  un  grand  nombre  ne  se  permettent  pas  de  faire 
à  la  société  un  dommage  qu'ils  ne  lui  causeraient  cer- 
tainement pas  sans  cela.  Ou,  ce  qui  est  pis  encore,  de 
telles  assertions  reposent  sur  une  conception  complète- 
ment fausse  de  l'origine  et  de  la  signification  du  droit 
de  propriété.  11  semblerait  que  par  le  fait  même  que 
quelqu'un  acquiert  un  bien,  il  en  fait  sa  propriété  abso- 
lue et  le  soustrait  ainsi  pour  toujours  à  la  société. 

Peu  satisfaisants  sont  particulièrement  les  essais 
qu'on  fait  pour  traiter  la  succession  uniquement  d'après 
la  nature  delà  famille.  Nous  savons  bien  apprécier  toute 
l'importance  qu'a  celle-ci  dans  la  question  sociale,  mais 
le  rapport  qu'il  y  a  entre  famille  et  société  est  autre  que 
celui  qui  existe  entre  droit  d'héritage  et  société.  En  ou- 
tre, le  droit  d'héritage  et  la  propriété  privée  n'ont  rien 
qui  appartiennent  à  l'essence  de  la  famille.  Celle-ci  est 
d'institution  divine  immédiate,  et  existerait  quand  mê- 
me il  n'y  aurait  pas  de  propriété  privée.  Donc  l'existence 
de  la  société  ne  repose  pas  sur  la  propriété  de  la  famille, 
mais  la  famille  possède  et  garde  la  propriété,  parce  que 
la  société  a  introduit  la  forme  de  la  possession  comme 
propriété  partielle.  La  famille  n'est  pas  une  société  de 
possesseurs  ;  elle  est  essentiellement  une  communauté 
morale  qui  ne  dépend  pas  delà  possession.  Mais  par  suite 
de  l'organisation  que  Dieu  lui  a  donnée,  la  société  ne 
peut  exister  sans  propriété  privée,  et  doit  donc  considé- 
rer la  question  de  l'acquisition  et  de  la  continuation  de 
la  propriété  comme  lui  étant  essentielle. 

En  outre,  on  ne  peut  nier  que  le  sentiment  de  droit 
naturel  approuve  aussi  une  transmission  d'héritage, 
faite  en  dehors  de  la  famille,  comme  expression  de  vo- 
lontés dernières.  Nous  pouvons  admettre  que  le  droit 
romain  ait  étendu  trop  loin  la  capacité  de  tester,  néan- 
moins nous  lui  reconnaissons  le  mérite  d'avoir  introduit 

(1)  Stahl,  Philosophie  des  Redites  (4)  II,  1.  99  sq. 


286  LES    BASES    DE    LA    SOCIÉTÉ 

le  testament.  Celasuffit  déjà  pour  sauvegarder  la  liberté 
tout  entière  et  le  droit  complet  de  la  personnalilé  indi- 
viduelle, relativement  à  la  propriété  privée,  par  consé- 
quent aussi  le  maintien  d'une  des  colonnes  fondamen- 
tales de  l'ordre  de  la  société  actuelle.  De  plus,  l'individu 
a  acquis  sa  fortune  pour  sa  personne,  et  on  ne  voit  pas 
pourquoi,  à  ses  derniers  moments,  il  ne  disposerait 
pas  de  cette  fortune  comme  il  pouvait  le  faire  à  chaque 
instant  de  sa  vie. 

La  juste  conception  du  droit  d'héritage  ne  défend  par 
conséquent  pas  le  droit  de  disposer  personnellement  de 
ses  biens,  mais  seulement  un  arbitraire  exclusif  et  exa- 
géré. La  meilleure  législation  est  celle  qui  sait  le  mieux 
concilier  dans  le  droit  d'héritage  la  liberté  personnelle 
et  l'intérêt  général.  11  est  donc  clair  que  le  droit  de  fa- 
mille et  le  droit  d'héritage  ne  sont  pas  identiques.  C'é- 
tait précisément  une  lacune  du  droit  allemand,  qui, 
comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  vu  la  haute  estime 
qu'il  professe  pour  la  famille,  fait  presque  disparaître 
le  droit  d'héritage  dans  le  droit  de  famille.  Dans  le  droit 
germain,  la  parenté  est  à  tel  point  la  raison  dernière  de 
la  succession,  que  plusieurs  croient  voir  en  lui  un  reste 
de  lancien  droit  de  mère  (1).  De  là  le  principe  :  si  l'en- 
fant est  né,  le  testament  est  déjà  fait  (2).  Ceci  va  si  loin 
que  la  loi  des  Wisigoths  trouve  injuste  que  les  femmes 
soient  exclues  du  droit  de  succession,  parla  seule  rai- 
son qu'il  est  injuste  de  priver  de  l'héritage  ceux  qui  sont 
unis  par  les  liens  naturels  du  sang  (3).  Mais  la  sévère 
mise  en  pratique  de  cette  conception  dut  faire  subir  sou- 
vent de  graves  inconvénients  au  bien  commun,  et  de 
fait  il  en  subit  (4).  C'est  pourquoi  le  droit  d'héritage  ne 

(1)  Heusler,  Institut,  der  deutschen  Privatrechtcs,  II,  521  sq.,  557.  — 
Gengler,  DeiUsches  Privatrechi,  (4),  637. 

(2)  Graf  uiid  Dielherr,  Deutsche  Rechtssfrlckw,  204  (5,  152).  —  Cf. 
Tacite,  German.,  20. 

(3)  Leges  Wlsigoth.  1.  4,  t.  2,  q. 

(4)  Beseler,  System  des  deutschen  Privatrechtes  (1),  II,  487  sq.  — 
Philips,  Deutsches  Privatrecht,  {3)  11,261  sq.  ~  Gerber,  System  des 
deutschen  Privatrechtes,  (16),  420. 


12.  —  De- 
voir de  l'épo- 
que relative- 
m  ent    à    1  a 


LA    PROPRIÉTÉ  287 

peut  et  ne  doit  être  conçu  comme  une  simple  disposi- 
tion de  droit  privé,  quand  même  il  en  est  une.  11  a  plu- 
tôt une  signification  juridique  en  partie  privée  et  en  par- 
tie publique.  Mais  son  côté  de  droit  privé  n'est  qu'une 
suite  du  côté  social.  Selon  qu'on  maintient  ou  qu'on  sup- 
prime la  propriété  particulière  et  le  droit  d'héritage^  la 
société  reste  debout  ou  tombe,  absolument  comme  si. 
l'on  admet  ou  si  l'on  nie  l'importance  sociale  de  la  pro- 
priété privée,  et  de  l'obligation  au  travail  social,  aussi 
bien  pour  ceux  qui  possèdent  que  pour  ceux  qui  cher- 
chent à  posséder. 

La  grande  tache  non  seulement  de  l'avenir  incertain, 
mais  du  présent,  tache  dont  la  solution  seule  peut  pré- 
venir la  ruine  de  la  société,  est  de  se  faire  des  notions  dîoiue  pro- 
justes sur  la  propriété.  Ceux  qui  possèdent  ne  sont  pas  ^™^^' 
les  moins  coupables  de  ce  que  la  parole  terrible  :  «  La  pro- 
priété c'est  le  vol  >>,  soit  devenue  si  populaire.  Cette 
parole  est  un  mensonge  qui  porte  la  perturbation  dans 
le  monde.  Non  !  la  propriété,  nous  parlons  de  la  pro- 
priété légitime,  n'est  pas  le  vol  ;  elle  est  un  droit  intan- 
gible^ consacré  par  les  fins  de  la  société  et  de  l'ordre 
public,  qui  ne  peuvent  exister  si  la  propriété  n'est  pas 
en  sécurité,  consacré  par  la  loi  de  Dieu  et  la  nature. 
Mais  il  est  juste  de  dire  que  tout  emploi  de  la  propriété 
qui  ne  rend  pas  celle-ci  avantageuse  pour  la  société,  ou 
que  la  loi  soustrait,  est  un  vol  fait  au  droit,  et  un  vol 
plus  difficile  à  réparer  que  le  vol  ordinaire.  C'est  pour 
cette  raison,  qu'à  une  ancienne  époque,  dans  une  société 
où  la  religion  et  l'esprit  de  communauté  étaient  les 
forces  dirigeantes  de  la  vie  publique,  on  regardait 
comme  le  crime  le  plus  préjudiciable  à  la  communauté, 
les  efforts  faits  pour  ramasser  de  l'argent  dans  une  seule 
main,  sans  que  cela  profitât  à  la  totalité  (1).  Si  c'est 
vrai,  le  crime  le  plus  dangereux  pour  le  bien  commun 
est  devenu  aujourd'hui  presque  l'unique  ressort  de  la 

(1)  Ribbe,  Les  familles  et  la  société  en  France  avant  la  Révolution, 
64  sq. 


288  LES  BASES  DE  LÀ  SOCIÉTÉ 

vie  d'acquisition.  Comme  corporation,  la  société  doit 
remédier  à  cet  état  de  choses  ;  et  chaque  individu  qui 
appartient  à  la  société  doit  lui  prêter  son  concours,  dans 
la  mesure  de  son  pouvoir  et  de  sa  situation.  Il  faut  que 
la  plus  misérable  et  la  plus  puissante  de  toutes  les 
formes  de  l'ambition,  la  cupidité,  fasse  place  à  l'esprit 
de  désintéressement,  de  charité,  de  bons  rapports.  Alors 
non  seulement  la  propriété  privée  continuera  d'exister 
sans  danger  pour  la  société  ;  mais  celle-ci  aura  même 
d'autant  plus  d'avantage  que  cette  propriété  sera  plus 
libre  et  plus  puissante. 

Mais  la  société  doit  aussi  avoir  soin  de  garantir  à 
l'ensemble  la  possession  qui  lui  est  nécessaire,  et  se 
mettre  à  sa  disposition  quand  la  nécessité  s'en  fait  sen- 
tir. Autrefois,  il  y  avait  l'énorme  propriété  des  commu- 
nautés ecclésiastiques,  des  églises,  des  couvents,  des 
associations,  dans  laquelle  la  société  puisait  une  vie  véri- 
table et  continuelle.  Cette  propriété  n'était  pas  fondée 
sur  la  spéculation,  ne  suçait  pas  la  moelle  de  la  totalité  ; 
mais  toujours  en  paix  et  portant  des  fruits  avec  modé- 
ration, elle  procurait  à  de  bonnes  conditions  un  capital 
à  celui  qui  en  avait  besoin.  Elle  empêchait  ainsi  l'ex- 
ploitation de  la  nécessité  chez  les  petits,  par  l'accapare- 
ment et  par  l'usure,  et,  au  prix  d'un  travail  modéré, 
assurait  à  des  millions  d'hommes  une  situation  modé- 
rée et  sûre.  Un  aveuglement  incompréhensible  a  arra- 
ché ce  capital  à  la  mainmorte,  comme  on  disait  alors, 
et  l'a  mis  dans  la  circulation  générale.  Où  est-il  main- 
tenant? De  la  mainmorte  où  chacun  prenait  ce  dont  il 
avait  besoin,  il  est  passé  dans  une  main  vivante  qui 
ne  donne  pas  un  sou  aux  petits,  à  moins  qu'en  retour 
ils  ne  promettent  par  écrit  et  leur  sang  et  leur  âme, 
dans  une  main  qui  étreint  la  société  tout  entière  avec 
des  crampons  de  fer,  jusqu'à  lui  faire  perdre  la  respi- 
ration. Nous  sommes  revenus  aux  jours  de  la  décadence 
de  l'empire  romain.  Nous  calculons  l'argent  par  som- 
mes énormes,  nous  nous  vantons  d'avoir  le  talent  de 


LA    PROPRIÉTÉ  289 

faire  de  l'argent,  et  personne  ne  sait  où  arrêter  les  li- 
mites de  son  ambition.  C'est  la  juste  punition  de  ce  que 
chacun,  grâce  au  système  individualiste  du  Libéralisme, 
ne  pense  qu'à  soi,  et  ne  cherche  qu'à  s'assurer  une  pro- 
priété exclusivement  à  son  usage.  Personne  ne  pressent 
la  grande  vérité,  que  l'homme  qui  est  fait  pour  la  com- 
munauté se  soustrait  à  lui-même  tout  ce  qu'il  dérobe  à 
l'utilité  de  cette  dernière. 

Actuellement,  nous  tous  et  la  société  sommes  sur  le 
bord  de  l'abîme.  Si  nous  allons  encore  plus  loin  sur  la 
voie  parcourue,  la  chute  de  l'ordre  social  est  inévitable, 
et  la  vengeance  par  la  victoire  du  Socialisme  est  certaine. 
Si  nous  voulons  arracher  l'arme  des  mains  de  ce  der- 
nier, si  nous  voulons  travailler  à  faire  triompher  la  vé- 
rité, la  justice,  le  devoir,  et  rétablir  la  vie  sociale  sur 
des  bases  saines,  il  faut  avant  tout  rejeter  les  fausses 
idées  modernes  sur  la  propriété,  l'acquisition,  et  tout 
ce  qui  s'y  rattache  ;  il  faut  admettre  sans  restriction  les 
anciennes  doctrines  les  concernant,  ces  doctrines  qui 
sont  éternelles  et  immuables. 


19 


TREIZIÈME  CONFÉRENCE 

LE  TRAVAIL. 


1.  La  loi  de  Dieu  est  le  pivot  autour  duquel  se  meut  la  question  de 
la  propriété  et  du  travail.  —  2.  Le  travail  est  de  sa  nature  un 
devoir  moral.  —  3.  Modification  que  la  chute  originelle  a  pro- 
duite dans  la  signification  du  travail.  —  4.  Importance  que  la 
considération  du  travail  comme  devoir  moral  a  pour  l'économie 
politique  et  la  question  sociale.  —  5.  Le  travail  est  un  devoir 
social.  —  6.  Signification  de  l'expression  :  travail  social.  —  7.  Le 
plus  grand  travail  social  est  le  travail  intellectuel.  —  8.  Le  sys- 
tème féodal  était  la  meilleure  expression  du  travail  et  de  la  soli- 
darité. —  0.  Le  travail  comme  activité  économique.  —  10.  Le  tra- 
vail et  la  propriété  dans  leur  rapport  économique.  —  11.  Ledroit 
au  travail.  —  12.  Devoir  de  Tépoque  relativement  au  travail  et 
aux  travailleurs. 


1.-  La  loi       En  matière  politique  et  sociale,  plus  d'une  discussion 

(le  Dieu  est  le  *  .  '    *         .  ,  . 

pivot   autour  pourrait  peut-être,  —  la  circonspection  nous  interdit 

duquel     se       I  f^  '  ' 

SoSVeM5?o-  d'^^^  ^^^^  davantage,  —  donner  lieu  à  moins  de  sur- 
tÏÏva^i.^^  "^^  excitation,  et  se  terminer  plus  facilement  par  une  en 
tente  mutuelle,  si  on  prenait  mieux  à  cœur  la  parole  de 
l'Écriture  :  «  Tout  ce  que  Dieu  a  l'ait  de  bon,  il  l'a  fait 
en  son  temps,  mais  il  a  livré  le  monde  aux  vaines  dis- 
putes des  hommes,  sans  que  ceux-ci  puissent  connaître 
parfaitement  les  ouvrages  qu'il  a  créés  dès  le  commen- 
cement, et  qu'il  conserve  jusqu'à  la  fin  »  (1).  Mais  nous 
sommes  trop  disposés  à  considérer  notre  opinion  sur 
ces  sortes  de  choses,  comme  étant  la  seule  possible. 
Nous  ne  pouvons  même  pas  nous  figurer  que  Dieu 
prenne  un  parti  autre  que  celui  qui  paraît  seul  admissi- 
ble à  notre  patriotisme  et  à  notre  chauvinisme.  Cepen- 
dant il  est  dit  :  «  Les  nations  s'agitent  tumultueusement 
et  les  peuples  méditent  de  vains  complots;  mais  celui 
qui  règne  dans  les  cieux  se  rit  de  leurs  projets  au  jour 
où  il  leur  parle  dans  sa  colère  »  (2). 

(1)  Eccl.  m,  11.  —  (2)  Psalm.  II,  \,  4,  5. 


LE     TRAVAIL  291 

Est-ce  à  dire  par  là  que,  dans  des  questions  de  ce 
genre,  il  importe  peu  quelle  opinion  on  adopte  ?  As- 
surément non  1  Autrement  nous  n'aurions  pas  à  re- 
douter qu'un  jour,  dans  sa  colère,  Dieu  nous  réduise  en 
poudre.  Ceci  devrait  seulement  nous  avertir  de  présen- 
ter notre  opinion  avec  plus  de  modestie,  et  de  cher- 
cher la  vérité  avec  plus  de  prudence.  Car,  puisqu'après 
tout,  il  s'agit  partout  de  lois  immuables  naturelles  et 
divines,  nous  ne  pouvons  rien  contre  la  vérité  (1).  Par 
leur  propre  histoire  les  peuples  pourraient  apprendre 
cette  sérieuse  leçon,  qu'il  n'y  a  «  ni  sagesse  ni  conseil 
contre  le  Seigneur  »  (2) .  Quand  ils  suivent  leurs  propres 
voies,  <(  ils  trouvent  les  ténèbres  au  milieu  du  jour, 
marchent  à  tâtons  en  plein  midi,  comme  s'ils  étaient 
dans  une  nuit  profonde  (3)  ». 

L'état  actuel  de  la  question  sociale  en  est  un  éclatant 
témoignage.  Mais  le  monde  ne  pouvait  que  sourire  de 
pitié  en  entendant  émettre  cette  affirmation  présentée 
plus  haut  par  nous,  que,  dès  ses  premières  pages^  la 
Bible  avait  posé  les  bases  fondamentales  et  à  jamais 
inébranlables  de  l'ordre  social.  Heureux  ceux  qui  pos- 
sèdent, est  le  principe  qu'il  a  substitué  à  cette  opinion 
théologique  soi-disant  inapplicable.  Il  pensait  ainsi  en 
être  quitte  à  bon  marché.  La  possession  donne  la  puis- 
sance, concluait-il  tout  simplement;  ceux  qui  ne  possè- 
dent rien,  et  qui  par  conséquent  se  trouvent  dans  la 
nécessité  de  gagner  leur  vie  par  le  travail,  doivent  se 
soumettre  aux  ordres  de  ceux  qui  ont  la  puissance. 
Ainsile  monde  sera  régi  d'après  deslois  uniformes  et  l'or- 
dre régnera.  Mais  on  ne  se  rendait  pas  compte  qu'on  ne 
joue  pas  impunément  avec  l'ordre  établi  par  Dieu  dans 
le  monde.  La  face  des  choses  a  changé  d'un  seul  coup. 
Le  travail  sans  droits  est  devenu  une  puissance  de- 
vant laquelle  la  société  tremble  avec  raison.  Jusqu'à  pré- 
sent, la  possession  n'admettait  d'autre  droit  que  lésion; 

>(1)  II  Cor.  XIII,  8.  —  (2)  Prov.  XXI,  30.  —  (3)  Job,  V,  14  ;  Is.  LIX,  IQ.. 


292  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

elle  voulait  régenter  seule  la  vie  sociale,  s'appropriait 
toutes  les  productions  de  la  terre  et  du  travail  humain, 
et  distribuait  l'ouvrage  à  son  gré.  C'est  maintenant  le 
travail  qui  à  son  tour  interprète  le  droit  à  sa  façon.  Les 
rôles  sont  complètement  changés.  Autant  la  possession 
avait  exclu  la  loi  de  Dieu  à  sa  façon,  autant  le  travail 
cherche  maintenant  à  l'exclure  dans  le  sens  contraire. 
Preuve  évidente  que  l'ordre  divin  est  le  pivot  autour 
duquel  se  meut  le  rapport  de  possession  et  de  travail. 

De  ceci  résulte  que  la  seule  condition  pour  donner 
une  réponse  juste  à  la  question  des  droits  et  des  devoirs 
du  travail,  est  de  l'envisager  au  point  de  vue  qui  est  la 
pierre  de  touche  de  toute  vérité,  c'est-à-dire  d'après  les 
principes  de  la  Révélation  divine.  Que  les  travailleurs 
révoltés  se  tiennent  en  garde  contre  cela,  comme  jadis 
les  possesseurs  sûrs  de  leur  puissance^  ce  ne  peut  être  à 
notre  avis  que  le  dernier  motif  à  invoquer  pour  la  résou- 
dre. Nous  n'avons  pas  compté  sur  les  bonnes  grâces  de 
ceux  qui  possèdent  lorsque  nous  leur  avons  dit  la  véri- 
té ;  la  colère  des  ouvriers  ne  doit  pas  nous  empêcher  de 
leur  rendre  le  même  service. 
2.-Letra-       Avaut  tout,  l'hommc  est  obli2:é  de  travailler  pour  des 

vail  est  de  sa  ^  '  o  r 

raisons  morales.  Chacun  doit  travailler  pour  échapper  à 
l'oisiveté.  La  vie  doit  avoir  un  but,  les  forces  de  l'hom- 
me doivent  s'appliquer,  s'exercer  ;  et  le  temps  qu'il  lui 
est  donné  de  passer  ici-bas,  doit  être  rempli  d'une  façon 
digne  de  lui.  Or,  il  n'y  a  que  le  travail  qui  donne  de  la  plé- 
nitude et  de  la  valeur  à  la  vie,  qui  donne  à  l'homme  cou- 
rage, vigueur  et  conscience  de  soi.  Pour  celui  qui  a  perdu 
le  goût  du  travail,  la  vie,  selon  le  témoignage  de  l'expé- 
rience, n'a  plus  ni  importance,  ni  intérêt.  Les  paroles 
de  l'Ecriture  :  «  L'homme  est  né  pour  travailler,  comme  | 
l'oiseau  pour  voler  »  (1),  sont  de  toute  vérité.  Il  n'est 
rien  d'aussi  humiliant,  d'aussi  douloureux,  pour  un  ca- 
ractère noble  et  généreux,  que  le  sentiment  de  ne  pou- 

(OJob,  V,  7. 


nature  un  de 
voir  moral 


LE    TRAVAIL  293 

voir  tenir  sa  place,  de  se  voir  empêché  dans  son  travail 
par  de  fâcheux  contre-temps,  et  de  tomber  à  charge  aux 
autres.  Preuve  que  le  sentiment  de  la  liberté  et  de  l'in- 
dépendance intérieure,  par  conséquent  de  la  dignité  na- 
turelle de  l'homme,  est  une  seule  et  même  chose  avec 
la  soif  de  travail. 

11  était  donc  logique  que  l'antiquité  païenne  mit  le 
comble  à  l'abaissement  des  hommes,  en  prétendant  que 
le  travail  est  indigne  d'eux,  et  les  prive  de  leur  liber- 
té (1).  Mais  il  y  avait  une  raison  plus  sérieuse  que  celle- 
ci.  Personne  ne  travaille  seulement  pour  travailler,  ce 
ne  serait  <]u'un  jeu  ;  et  l'homme  a  vite  fait  de  ne  plus 
considérer  le  travail  comme  un  passe-temps.  Le  travail 
ne  deviendra  jamais  le  but  de  la  vie  de  celui  qui  ne  tra- 
vaille pas  pour  une  fin  plus  élevée.  Si  on  ne  donne  pas 
à  la  vie  une  fin  plus  haute,  une  fin  morale  et  religieuse, 
on  peut  au  besoin  envisager  l'activité  de  l'homme  comme 
j  une  nécessité  malheureuse,  comme  un  moyen  facile  de 
I  gagner  de  l'argent,  de  se  rendre  la  vie  commode,  comme 
i  passe-temps  ou  comme  exercice  oisif  de  ses  forces, 
mais  ce  n'est  pas  là  le  travail.  C'est  pourquoi  l'antiquité 
]  ne  savait  pas  l'apprécier  à  sa  juste  valeur.  Le  Ghristia- 
j  ïiisme  dut  commencer  par   éveiller  la  foi  à  une  fin 
dernière  de  la  vie,  fin  supérieure  et  éternelle.  C'est  seu- 
lement ainsi  qu'il  fut  capable,  — chose  qui  restera  éter- 
nellement sa  gloire,  — de  convertir  le  monde  au  travail, 
non  au  travail  fait  uniquement  en  vue  du  gain,  ou  delà 
i  satisfaction  des  nécessités  de  la  vie,  mais  au  véritable 
1  travail,  au  travail  noble,  entrepris  par  aspiration  à  la 
i  vertu,  et  par  la  conviction  que  c'est  lui  qui  fait  l'homme 
I  etlui  donne  liberté,  noblesse,  vigueur  et  indépendance, 
au  travail  comme  moyen  de  servir  Dieu. 

Le  travail  n'est  donc  pas  seulement  une  obligation  de  ficaù^nJuMa 
la  vie,  mais  quelque  chose  de  bien  plus  élevé;  il  est  pour  neiîe'a^pro' 
chacun  une  condition,  un  des  principaux  moyens  de  '^slgdfication'' 

du  travail . 
(1)  ne  vol.,  conf.XII,  4. 


294  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

favoriser  la  perfection  morale,  de  tremper  la  volonté  et 
les  forces  de  l'esprit,  bref  un  des  principaux  moyens 
d'éducation  personnelle.  C'est  la  raison  pour  laquelle  il 
fut  imposé  à  l'homme  dès  son  origine,  comme  le  pre- 
mier de  tous  les  commandements  (1).  On  peut  avoir  des 
avis  différents  sur  la  question  de  savoir  si  la  main  de 
l'homme  était  nécessaire  à  l'embellissem.ent  du  Para- 
dis ;  mais  ce  qui  est  hors  de  contestation,  c'est  que  la 
culture  de  celui-ci  lui  fut  particulièrement  donnée  pour 
son  embellissement  personnel.  Si  cette  loi  s'applique  à 
l'humanité  en  général,  elle  l'oblige  doublement  depuis 
que  le  péché  l'a  fait  déchoir  de  sa  pureté  primitive  (2). 
Maintenant,  le  travail  a  au  point  de  vue  moral  une  im- 
portance double  de  celle  qu'il  avait  auparavant.  Il  est 
tout  d'abord  un  moyen  de  purification  morale,  et  enfin, 
ce  n'est  qu'en  troisième  ligne  seulement  que  vient  sa 
signification  originelle,  comme  instrument  d'embellis- 
sement intérieur. 

Il  ne  servirait  de  rien  de  nier  que  le  travail  coûte  à 
l'homme  tel  qu'il  est  dans  sa  situation  actuelle;,  et  qu'il 
pèse  lourdement  sur  lui.  Il  n'y  a  que  ceux  qui  ne  le  con- 
naissent pas  par  expérience  personnelle,  qui  ne  cessent 
pas  de  renvoyer  avec  des  paroles  de  consolation  et  de 
belles  tirades  sur  l'honneur  et  le  plaisir  qu'il  procure, 
les  pauvres  et  les  malheureux  condamnés  à  un  dur  et 
éternel  labeur.  Mais  ceux  qui  supportent  son  poids  sa- 
vent mieux  que  personne  combien  lourdement  il  pèse 
sur  eux.  Beaucoup  de  langues  ont  le  même  mot  pour 
exprimer  travail  et  peine. 

D'où  provient,  dans  cette  contradiction,  que  la  raison 
nous  montre  le  travail  comme  un  honneur,  comme  un 
moyen  d'élévation  morale,  et  que  néanmoins  l'expé- 
rience nous  le  rende  si  amer  et  si  lourd  ?  Celui  qui  nie 
l'enseignement  du  Christianisme  cherchera  longtemps 
une  réponse  à  cette  question.  Il  n'y  a  que  la  doctrine 

(1)  Gen.,  II,  5,  15.  —  (2)  Gen.,  m,  23. 


LE    TRAVAIL  295 

chrétienne  sur  la  chute  qui  fasse  la  lumière  dans  cette 
seconde  question  fondamentale  de  la  vie  sociale.  Mais 
ceux  qui  devraient  surtout  la  prendre  à  cœur,  sont  ceux 
qui  voient  avec  une  juste  inquiétude  la  haine  des  mas- 
ses asservies  menacer  de  faire  éruption  à  tout  moment. 
C'est  en  vain  qu'ils  leur  prodigueront  leurs  fleurs  de 
rhétorique  et  leurs  froides  formules  philosophiques,  en 
vain  qu'ils  mettront  leurs  espérances  dans  les  baïon- 
nettes et  les  canons.  Qu'importe  une  mort  rapide  à  ceux 
qui  n'ont  d'autre  perspective  que  la  consomption  lente 
de  la  faim  et  du  désespoir  ?  Non  !  si  on  ne  les  convertit 
pas,  et  soi  avec  eux,  à  reconnaître  la  culpabilité  géné- 
rale, il  n'y  a  pas  de  salut  possible.  C'est  au  péché  que 
l'humanité  doit  de  payer  de  sa  sueur  ce  qui  fait  son  hon- 
neur (1).  Du  péché  il  est  résulté  que  par  un  même 
moyen,  nous  souffrons  d'abord  du  châtiment,  et  que 
nous  devons  nous  recueillir  avec  Dieu,  et  faire  mourir, 
au  prix  d'une  lutte  douloureuse,  les  racines  du  mal, 
avant  d'espérer  obtenir  la  force  sublime  et  ennoblis- 
sante qui  réside  dans  le  travail. 

Personne  ne  peut  se  dissimuler  de  quelle  importance     4.-impor- 

tîincp     nnp    1^ 

est  pour  l'état   actuel  du  monde  l'acceptation  de  ces  considérauon 

.        •  TXT  T  ^^    travail 

principes.    JNous  ne  croyons  pas  exai>'érer   en  disant  comme  devoir 

^  *■  .  .  moral  a  pour 

tout  haut  que  l'avenir  de  la  société  en  dépend.  La  {Jtf^ue'^eM; 
misère  dont  nous  souffrons  maintenant  ne  provient  ni  S?°  ^'^" 
de  la  pauvreté,  ni  de  la  difficulté  du  travail,  mais  de  l'i- 
gnorance de  son  côté  moral  sous  les  trois  aspects  déjà 
indiqués,  aspects  que  la  Révélation  seule  nous  fait  con- 
naître, mais  auxquels  l'esprit  du  monde  s'oppose  avec 
opiniâtreté.  Dans  cette  erreur  pleine  de  funestes  consé- 
quences, petits  et  grands  se  donnent  cordialement  la 
main.  Presque  toujours  les  docteurs  de  l'économie  po- 
litique parlent  du  travail  au  seul  point  de  vue  de  l'ac- 
quisition. Depuis  que  Adam  Smith  a  porté  aussi  dans 
l'économie  nationale  la  triste  habitude  de  mettre  cha- 

(1)  Gen.,  m,  19. 


296  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

que  science  sur  un  isolateur,  parler  de  fins  morales  la 
concernant  est  une  affaire  finie.  On  croit  faire  preuve 
de  grande  intelligence,  quand  on  dit  qu'il  n'y  a  pas  plus 
d'économie  nationale  morale  ou  religieuse  que  de  cui- 
sine morale  ou  religieuse. 

Ce  qui  a  précisément  émancipé  l'économie  sociale  et 
l'a  élevée  à  la  dignité  d'une  science  indépendante,  c'est 
qu'elle  s'est  affranchie  des  chaînes  des  formules  mora- 
les et  juridiques.  De  même  que  Hugo  Grotius  avait  bien 
mérité  du  droit  en  l'émancipant  de  la  religion  et  de  la 
morale,  ainsi  Adam  Smith  est  devenu  le  père  de  l'é- 
conomie politique  scientifique,  en  la  détachant  de  la  mo- 
rale et  du  droit.  Sans  doute,  dans  les  temps  modernes, 
les  socialistes  de  la  chaire  ont  lutté  pour  donner  aux 
principes  moraux  une  influence  plus  grande  sur  leur 
science,  mais  la  contradiction  et  les  railleries  auxquelles 
ils  se  sont  fréquemment  heurtés,  montrent  parfaitement 
combien  peu  leurs  vues  étaient  approuvées,  même  de 
leurs  collègues.  On  les  aurait  dit  frappés  d'aveuglement. 
Ne  voyaient-ils  donc  pas  que  c'est  le  meilleur  moyen 
pour  convaincre  les  classes  ouvrières  que  la  société  a 
disposé  les  choses  dans  l'intention  de  les  priver  de  leurs 
droits,  et  môme  de  leur  enlever  le  baume  adoucissant 
des  motifs  moraux  ?  On  se  plaint  des  émeutiers  qui  ex- 
citent le  peuple  à  la  révolte.  Mais  que  peuvent  dire  aux 
masses  ces  séducteurs,  sinon  ce  que  toutes  les  chaires 
répètent  aux  futurs  ministres,  que  le  travail  est  exclusi- 
vement un  moyen  d'acquisition,  et  que  l'on  travaille  seu- 
lement en  vue  du  gain  ? 

Ces  enseignements  donnés  par  les  uns  sont  les  paro- 
les par  lesquelles  d'autres  excitent  les  masses  à  élever 
des  barricades.  Le  travail  existe  pour  que  le  travailleur 
en  profite,  c'est  vrai,  et  nous  sommes  de  cet  avis.  Mais 
avant  de  parler  du  gain  terrestre  du  travail,  il  faut  pen- 
ser à  son  utilité  morale  ;  sans  cela,  il  nous  est  impossi- 
ble d'en  porter  le  poids.  Chacun  doit  travailler  quand 
même  son  travail  ne  rapporte  aucun  profit  temporel  ni  à 


LE    TRAVAIL  297 

lui  ni  aux  autres  (1).  Que  ce  soit  la  main,  la  langue,  la 
tê(e  qui  fasse  un  travail  sérieux,  peu  importe.  Chacun 
doit  travailler  selon  sa  capacité,  ses  loisirs,  sa  vocation. 
Mais  le  premier  travail  est  celui  qui  consiste  à  se  vain- 
cre pour  satisfaire  à  ses  péchés  (2),  pour  dompter 
Torgueil  de  sa  nature,  pour  acquérir  une  force  et  un 
empire  sur  soi,  qui  sont  la  basede  toute  vie  intellectuelle 
et  morale  un  peu  élevée. 

Depuis  que  le  Fils  de  Dieu  lui-même  a  vécu  comme 
ouvrier  sur  la  terre  (3) ,  personne  ne  peut  plus  voir  un 
abaissement  dans  le  travail.  Et  si  les  plus  beaux  orne- 
ments de  l'humanité,  les  saints,  ont  ennobli  le  travail, 
et  nous  ont  enseigné  par  leurs  paroles  et  par  leurs  exem- 
ples à  le  considérer  comme  la  base  fondamentale  de  la 
perfection  la  plus  haute  (4),  personne  ne  doit  penser 
pouvoir  atteindre  sa  fin  morale,  s'il  ne  s'appuie  sur  le 
travail  comme  sur  son  bâton  de  voyage.  Si  tous  consi- 
déraient le  travail  à  ce  point  de  vue,  la  question  sociale 
aurait  perdu  son  caractère  dangereux. 

Le  travail  n'a  sa  juste  si2;nification  sociale  que  placé     ?,-Letra- 

•^  "  u.         r  vail  est  ud  de- 

sur  cette  base  morale.  Si,  dans  toutes  les  questions  de  ^'°^'"  ^°"*'- 
la  vie  sociale,  la  personnalité  est  ce  qui  forme  le  centre 
des  droits  et  des  devoirs,  cela  s'applique  surtout  au 
travail,  comme  c'est  facile  à  comprendre.  La  tâche  so- 
ciale du  travail  découle  donc  de  sa  tâche  morale,  et 
s'exécute  comme  cette  dernière  est  comprise. 

C'est  aussi  une  obligation  rigoureuse  qui  ne  souffre* 
pas  d'exceptions,  de  travailler  en  vue  de  l'ensemble. 
Chacun  doit  travailler  pour  se  rendre  autant  que  possi- 
ble indépendant,  pour  ne  pas  être  à  charge  aux  autres 

(1)  V.  un  merveilleux  exemple  dans  Cassien,  Cœnob.  iîistlt.,  16,  24. 

(2)  Barnabas,  Ep.  XIX,  10.  —  (3)  Marc,  VI,  3. 

(4)  Sur  le  travail  des  moines  et  son  importance  sociale.  Cf.  Augus- 
tin., De  opère  monach.  —  Al.  Gaza3us,  Notœ  in  Cassian.  Cœnob.  instit.^ 
2,  3  ;  7,  22.  —  Natal.  Alexander,  Hist.  eccL  (Bingœ)  XIII,  385,  sq.  — 
Périn,  De  la  richesse,  1,  227  sq.,  257  sq.  ;  U,  562.  —  Ratzinger,  Kirchl. 
Armenpflege.,  101  sq.  —  Montalembert,  Moines  d'Occident,  et  autres 
monographies,  parmi  lesquelles  se  distingue  VElstoire  de  Moriniond 
par  Tabbé  Dubois. 


298  LES  BASES  DE  LA  SOCIETE 

plus  qu'il  ne  faut,  —  car  tous  les  hommes  sans  excep- 
tion sont  à  charge  les  uns  aux  autres  (1),  —  pour  ga- 
gner autant  que  possible  l'entretien  nécessaire  à  sa  vie. 
Mais  nous  apportons,  et  non  sans  raison,  des  restric- 
tions à  ces  trois  motifs. 

11  peut  se  faire  que  quelqu'un  soit,  par  suite  de  cir- 
constances indépendantes  de  sa  volonté,  incapable  de 
gagner  sa  vie.  Dans  ce  cas,  tant  qu'il  est  dans  les  dispo- 
sitions de  travailler,  —  supposé  qu'il  le  peuve,  —  il 
a  droit  à  une  part  des  biens  de  la  totalité,  au  moins  au- 
tant qu'il  lui  en  faut  pour  vivre,  car  la  société  a  tout 
reçu  pour  en  faire  bénéficier  tout  le  monde.  Pour  cette 
raison,  l'acceptation  d'un  secours  ne  peut  jamais  être 
une  honte  pour  celui  qui  voudrait  travailler,  s'il  était 
en  état  de  pouvoir  le  faire.  Est-il  capable  de  quelque 
chose?  Le  peu  qu'il  fait  compense  ce  qui  lui  est  donné. 
Ne  peut-il  rien  faire?  On  lui  tient  compte  de  ses  bonnes 
dispositions,  et  on  ne  doit  pas  augmenter  la  peine  qu'il 
éprouve  de  ne  rien  pouvoir  gagner,  en  ne  regardant 
que  son  incapacité^  sans  tenir  compte  de  sa  bonne  vo- 
lonté. D'ailleurs,  il  n'y  a  jamais  de  pauvre  qui  soit  dans 
un  état  tellement  misérable  qu'il  ne  puisse  rendre  quel- 
ques services.  En  fait  de  travail,  il  ne  faut  pas  seule- 
ment considérer  ce  qui  peut  se  mesurer  et  se  peser  ; 
il  faut  tenir  aussi  un  peu  compte  du  temps,  de  l'esprit, 
de  la  foi.  La  patience,  la  pénitence,  les  prières  qu'un 
mendiant  scrofuleux  offre  à  Dieu,  pour  qu'il  ne  retire 
pas  ses  bénédictions  à  la  société,  pour  tous  les  péchés 
qu'elle  commet,  ont  sans  aucun  doute  mille  fois  plus  de 
poids  aux  yeux  de  tout  homme  moral,  que  cette  petite 
aumône  qu'un  travail  excessif  lui  a  valu  à  la  fm  de  sa 
vie,  et  qu'il  a  peut  être  gagnée  cent  fois  à  l'avance. 

Mais  celui  qui  ne  travaille  pas  quand  il  le  pourrait, 
et  celui  qui  n'a  pas  même  la  volonté  de  faire  ce  qui  est 
en  son  pouvoir,  que  ce  soit  beaucoup  ou  peu,  n'a  pas  le 

(1)  GaL  VI,  2.  Ephes.  IV,  2. 


LE    TRAVAIL  299 

droit  de  jouir  de  ce  qui  appartient  à  la  société  tout  en- 
tière (1).  C'est  pourquoi  l'Apôtre  dit:  «  Si  quelqu'un 
ne  veut  pas  travailler  qu'il  ne  mange  pas  non  plus  »  (2). 
Il  ne  pousse  pas  la  dureté  jusqu'à  dire  :  «  Celui  qui  ne 
travaille  pas  ».  Mais  il  dit  sans  restriction  :  «  Celui 
qui  ne  veut  pas  travailler  ».  Cette  loi  ne  connaît  d'ex- 
ception pour  aucune  personne,  aucune  classe,  aucune 
vocation.  L'un  doit  d'abord  travailler  pour  gagner  sa 
vie,  et  peut  se  rendre  compte  du  travail  que  demande 
parfois  un  morceau  de  pain  sec.  Un  autre  a  reçu  le  su- 
perflu en  naissant.  11  ne  connaît  ni  les  soucis,  ni  le 
dénûment  ;  est-ce  une  raison  pour  ignorer  ce  qu'il  en 
est  du  travail?  Non  !  Il  lui  reste  à  l'égard  de  la  société 
l'obligation  de  gagner,  sinon  par  un  travail  pénible,  du 
moins  par  un  travail  plus  élevé,  le  riche  salaire  qu'il  a 
reçu  d'avance.  Le  travail  fait  après  le  salaire  n'a  pas 
moins  de  mérite  que  le  travail  fait  avant.  Mais  personne 
ne  doit  manger  le  pain  de  la  société  sans  l'avoir  gagné, 
pas  même  l'empereur  (3).  Plus  sont  nombreux  les  biens 
qu'on  possède,  plus  est  grande  l'obligation  de  travailler 
pour  en  mériter  la  propriété.  Les  circonstances  exté- 
rieures de  naissance,  de  donation,  de  chance,  parlés- 
quelles  ces  biens  deviennent  le  partage  de  quelqu'un, 
ne  sont  pour  lui  qu'une  occasion  accidentelle  de  se  les 
approprier,  mais  supposent  qu'il  s'oblige  à  contribuer 
au  travail  social  dans  une  mesure  d'autant  plus  grande, 
que  les  nécessités  extérieures  ne  l'astreignent  pas  au 
travail  privé. 

Avec  ce  mot  travail  social,  nous  avons  exprimé  une    j|^âtb„^'^j°'" 
des  idées  les  plus  ignorées  de  notre  époque.  Le  Libéra-  tmaKcSl. 
lisme,  cette  philosophie  de  l'Individualisme,  n'a  rien  de 
commun  avec  elle,  c'est  tout  clair,  car  dans  toutes  ses 
vues,  il  lui  est  opposé  comme  la  lumière  aux  ténèbres. 


[i)  Constit.   apost.,  2,  4;  4,  2.  Ambros.,  Off'.,  2,  16,    76.   Cassian^ 
Collât.,  24,  12. 

(2)  II  Thés.,  III,  10. 

(3)  Reinmar  von  Zweter,  2,  140  (Hagen,  Minnesinger,  II,  202). 


300  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

Toute  la  pensée  de  l'époque  marche  aussi  vers  cette  di- 
rection ;  et  c'est  une  preuve  de  la  force  avec  laquelle  le 
Libéralisme  a  tout  corrodé  autour  de  lui,  et  détruit  les 
bases  de  l'ordre  social.  Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que 
c'est  le  Libéralisme  qui  a  ébranlé  dans  les  esprits  les 
idées  fondamentales  de  la  vie  sociale,  pour  ne  pas  être 
stupéfait  des  jugements  incompréhensibles  qu'on  entend 
à  chaque  instant  sur  ce  sujet,  et  cela  non  seulement  de 
la  bouche  d'hommes  du  peuple^  sans  éducation,  mécon- 
tents, mais  aussi  de  prétendus  hommes  lettrés.  Il  y  a 
des  hommes  sans  nombre  et  des  classes  d'hommes  tout 
entières,  qui,  au  jugement  de  la  majorité,  ne  travaillent 
pas,  et  sont  comme  des  membres  morts  attachés  au 
corps  de  la  société.  Il  est  curieux  de  voir  combien  notre 
époque  a  le  sentiment  émoussé  et  les  nerfs  insensibles 
sous  ce  rapport.  A  quoi  sert  le  clergé  dit-on  ?  De  quelle 
utilité  sont  ces  masses  de  savants?  Quelle  rôle  la  vieille 
noblesse  peut-elle  encore  remplir?  Est-ce  qu'un  gros 
propriétaire,  dont  tout  le  travail  consiste  à  couper  ses 
coupons,  et  à  consommer  les  fruits  du  travail  d'autrui, 
n'est  pas  un  pur  zéro  dans  la  société?  Autant  de  ques- 
tions qui  montrent  toute  la  vigueur  que  possède  encore 
l'esprit  borné  du  Rationalisme^  esprit  qui  a  engendré  le 
Libéralisme.  Il  domine  tellement^  que  souvent  il  met  la 
confusion  dans  la  tête  de  ceux  contre  lesquels  il  se  di- 
rige, et  leur  fait  perdre  conscience  d'eux-mêmes.  Si  ce 
mal  n'est  pas  aussi  général  que  dans  ces  derniers  temps, 
il  s'en  faut  néanmoins  beaucoup  encore  que  les  hommes 
de  toute  condition  soient  satisfaits  de  leur  situation,  et 
aient  le  sentiment  juste  de  leur  état. 

A  l'époque  où  le  Libéralisme  exerçait  sa  plus  grande 
influence  sur  les  esprits,  les  nobles  s'étaient  abaissés 
jusqu'à  devenir  des  intendants  des  théâtres  de  la  cour, 
des  maîtres  de  ballet,  pour  se  rendre  quelque  peu  uti- 
les croyaient-ils.  Le  clergé  de  son  côté  rivalisait  de  zèle 
avec  les  popes  russes  dans  les  emplois  les  plus  bas  et 
les  plus  humihants,  ou  cherchait  du  moins  à  montrer 


LE    TRAVAIL  301 

son  utilité  à  la  société,  en  faisant  des  sermons  confor- 
mes au  goût  de  l'époque,  sur  les  précautions  à  prendre 
pour  éviter  la  petite  vérole,  ou  sur  l'extrait  de  café. 
C'était  le  vrai  moyen  pour  ces  classes  de  se  rendre  mé- 
prisables, et  de  se  ranger  parmi  les  oisifs  et  les  inutiles, 
car  celui  qui  fait  un  travail  qui  n'est  pas  de  sa  condi- 
tion, ou  qui  porte  préjudice  au  travail  de  son  état,  est 
un  membre  inutile  et  même  dangereux  pour  la  société. 
11  est  comme  une  main  malade  qui  n'accomplit  pas  son 
travail,  mais  se  charge  en  revanche  des  fonctions  de 
l'estomac,  c'est-à-dire  absorbe  tous  les  sucs  du  corps. 
Elle  est  un  mal  dans  ce  dernier.  Pour  obtenir  des  louan- 
ges à  bon  marché,  un  roi  peut,  pendant  quelques  ins- 
tants, prendre  la  charrue  des  mains  d'un  petit  paysan, 
mais  il  serait  triste  que  ce  fût  là  le  seul  genre  de  travail 
par  lequel  il  sut  se  rendre  utile  à  son  royaume. 

Malheureusement  cet  esprit  touche  à  tout  a  pénétré 
dans  les  classes  influentes,  et  montre,  dans  ce  temps  de 
matérialisme,  combien  toute  idée  de  travail  social  fait 
défaut.  Si  le  chef  d'état  s'occupe  des  tourne-vent,  ou  des 
clous  de  souliers,  tout  le  monde  sera  convaincu  qu'il  n'a 
pas  une  notion  juste  de  ses  obligations.  Sans  doute  c'est 
un  grand  malheur  que  la  noblesse  et  les  milieux  riches 
et  lettrés  ne  trouvent  d'occupations  que  dans  les  plaisirs 
frivoles  ;  mais  il  n'est  pas  à  souhaiter  non  plus,  qu'ils 
fassent  les  travaux  des  paysans,  dressent  leurs  chevaux 
eux-mêmes,  ou  qu'entreprenant  des  affaires  commer- 
ciales risquées,  des  opérations  de  banque,  ils  se  perdent 
en  spéculations  funestes  à  la  société.  Tout  le  monde  doit 
travailler,  mais  il  n'est  pas  nécessaire  que  chacun  fasse 
toute  espèce  de  travail.  Il  suffit  qu'il  fasse  le  travail  qui 
lui  convient,  et  avec  cela,  il  fait  plus  pour  la  société, 
que  s'il  se  mêle  à  tout.  Agir  ainsi  serait  le  vrai  moyen 
d'enrayer  le  mouvement  sur  toute  la  ligne. 

Cette  tendance  est  malheureusement  une  maladie  de 
notre  époque.  La  cause  en  est  que  les  traits  d'union  en- 
tre les  classes  sont  supprimés,  grâce  aux  catégories  spé- 


302  LES    BASES    DE    LA    SOCIÉTÉ 

ciales  de  membres  où  chacune  d'elles  se  recrute.  C'est 
ainsi  que  la  notion  du  travail  d'étal,  qui  jouait  jadis  un 
rôle  si  important,  a  complètement  disparu.  L'apprenti 
veut  jouer  au  maître,  le  seigneur  au  manœuvre,  le  comte 
au  maître  de  manège,  au  garde-forestier  et  au  dresseur 
de  chiens,  le  ministre  au  maître  d'école,  au  boulanger, 
au  prédicateur,  à  l'évêque,  à  l'épicière  et  au  journaliste 
dans  une  seule  et  même  personne.  11  faut  que  cela  change, 
car  c'est  la  véritable  manière  de  ne  point  faire  les  tra- 
vaux dont  la  société  a  le  plus  besoin.  Si  l'architecte  fait 
le  travail  des  maçons,  et  s'il  oublie  celui  qui  est  le  sien 
propre,  que  deviendra  le  bâtiment,  sinon  un  bousillage 
informe  ?  Que  les  petits  fassent  donc  du  petit,  et  queles 
grands  surveillent  et  guident  les  petits,  sans  quoi  nous 
ne  sortirons  jamais  de  cette  confusion,  qui  est  le  carac- 
tère de  notre  situation  sociale. 

La  demande  pressante,  que  notre  époque  adresse 
d'une  manière  particulière  aux  hommes  des  milieux 
élevés  et  lettrés,  est  de  se  rendre  utiles  par  du  travail 
social,  mais  par  ce  travail  social  qui  est  conforme  à  leur 
état.  Par  ce  moyen,  ils  se  relèveront  promptement  à 
leur  niveau,  et  se  placeront  à  la  tête  de  la  société  dans 
laquelle  ils  semblent  devoir  disparaître  et  périr.  Ils  n'ont 
pas  besoin  de  se  charger  eux-mêmes  du  travail  des  clas- 
ses ouvrières.  Ce  n'est  pas  cela  qui  est  d'un  grand  se- 
cours pour  la  société.  Mais  travailler  sérieusement  non 
seulement  pour  le  sport  ;  mais  marcher  en  avant  dans 
l'étude  du  droit  et  de  la  question  sociale,  dans  le  relève- 
ment de  l'agriculture  et  d'une  industrie  saine,  dans  la 
façon  d'employer  pour  le  bien  les  découvertes  et  les 
rénovations  utiles;  mais  devenir  les  modèles  du  peuple 
par  une  vie  de  famille  exemplaire,  par  une  conduite  reli- 
gieuse et  une  éducation  complète  ;  mais  se  mettre  à  la 
tête  des  grandes  œuvres  entreprises  pour  le  bien  com- 
mun, pour  des  fins  de  bienfaisance,  pour  le  développe- 
ment d'institutions  scientifiques  qui  contribuent  à  la 
culture  et  à  la  moralisation  du  peuple;  mais  favoriser 


LE    TRAVAIL  303 

les  arts,  la  littérature,  la  bonne  presse,  la  défense  de  la 
vérité,  la  protection  de  la  morale,  l'influence  de  l'Église  ; 
mais  être  pour  le  peuple  un  guide,  un  conseiller,  un 
avertisseur,  un  défenseur,  un  représentant,  un  centre, 
par  la  participation  personnelle  à  ses  intérêts^  voilà  des 
travaux  et  des  travaux  sociaux  dans  le  sens  proprement 
dit  du  mot,  des  travaux  qui  conviennent  à  la  noblesse  et 
à  tous  ceux  qui  se  vantent  d'être  à  la  tête  de  la  socié- 
té (1).  C'est  avec  raison  que  la  noblesse,  —  et  avec  elle 
quiconque  est  animé  de  bonnes  intentions  envers  la  so- 
ciété, —  regrette  d'être  tant  déchue  de  son  ancienne 
splendeur.  Mais  elle  n'a  pas  plus  perdu  que  les  autres 
classes.  En  est-il  une  parmi  elles,  qui  ait  conscience  de  sa 
valeur  sociale?  Y  a-t-il  encore  quelqu'un  qui  soit  fier  de  sa 
situation  dans  la  société?  N'en  est-on  pas  venu  à  ce  point 
que  personne  ne  sait  plus  ce  que  c'est  que  la  société? 

Mais  pourquoi  en  est-on  arrivé  aujourd'hui  qu'un 
prince  prussien  n'agit  plus  avec  le  calme  solide,  sérieux, 
réfléchi,  d'un  tisserand  de  Cologne  d'il  y  a  six  cents  ans, 
ou  d'un  compagnon  de  Hambourg,  à  qui  il  était  défendu 
de  paraître  tête  nue  en  société,  pour  que  la  dignité  de  sa 
classe  n'en  reçut  aucun  dommage  (2)?  La  réponse  est  fa- 
cile. Aucune  situation  politique  ne  remplace  la  situation 
sociale.  Or  celle-ci  n'est  donnée  que  par  le  travail  social. 

La  conscience  d'occuper  par  le  travail  personnel  non 
seulement  une  place  honorable  dans  la  société,  mais 
ce  qui  est  davantage,  une  place  utile  à  la  totalité,  ne  se 
remplace  par  aucun  titre,  aucune  décoration,  aucune 
dignité.  Dans  le  travail,  et  dans  le  travail  conforme  à  la 
-condition  sociale,  se  trouve  une  formation  de  caractère, 
une  force  morale  éducatrice,  non  seulement  pour  l'in- 
dividu, mais  pour  la  société  tout  entière,  force  dont 
l'importance  ne  peut  être  trop  exaltée.  Nous  avons  exa- 


(1)  Cf.  le  Mémoire  du  comte  de  Stein  sur  la  situation  de  la  noblesse, 
^16,  dans  Pertz,  Le  comte  de  Stein,  V,  237  sq.  Janssen,  Stolbergs 
Enlivlckelungsgang  und  Wirken,  426  sq. 

(2)  Neuburg,  Zunftgerichtsbarkeit  undZunftverfassung,  174,  177  sq. 


304  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

miné  ce  point,  lorsque  nous  avons  parlé  de  l'influence 
des  efforts  vers  la  perfection  morale  (1).  La  même  chose 
a  lieu  ici.  11  y  a  une  différence  énorme  entre  le  carac- 
tère des  ouvriers  d'aujourd'liui,  et  celui  des  ouvriers 
d'autrefois,  d'un  citoyen  d'aujourd'hui,  et  d'un  citoyen 
d'autrefois,  d'un  artisan  depuis  l'introduction  de  la 
hberté  de  l'industrie,  et  d'un  artisan  antérieur  à  cette 
hberté. 

La  noblesse  n'a  pas  sujet  de  se  plaindre  du  dommage 
qu'a  subi  sa  situation.  Mais  l'amertume  qu'elle  ressent 
de  cet  amoindrissement  doit  être  avant  tout  pour  elle 
un  motif  de  prendre  son  élan,  et  de  s'élever  jusqu'au  ni- 
veau de  la  part  d'obhgations  qui  lui  revient  dans  le  tra- 
vail social.  De  toutes  les  classes,  c'est  elle  qui  peut  le 
faire  le  plus  facilement,  à  condition  qu'elle  envisage 
bien  son  rôle  et  le  remplisse  sérieusement.  EUe  pourra 
alors  reprendre  comme  autrefois,  à  la  tête  de  la  société, 
son  poste  de  combat,  sa  mission  protectrice  et  distri- 
butrice du  travail.  Mais  nous  le  répétons  encore  une 
fois,  le  moyen  pour  arriver  là,  c'est  le  travail  et  le  tra- 
vail social,  dont  on  ne  peut  assez  apprécier  l'influence 
sur  l'état  et  sur  les  mœurs  de  la  société. 

Quel  que  soit  le  peu  d'intelligence  et  d'estime  que  les 
anciens  avaient  pour  le  travail,  il  montre  pourtant  l'in- 
fluence ennoblissante  qu'il  a  exercée  sur  eux.  Au  témoi- 
gnage des  écrivains  du  temps  de  Néron,  quelle  différence 
entre  ces  Rothschilds,  selon  qu'ils  sont  à  Rome  ou  dans 
leurs  propriétés,  au  milieu  de  leurs  esclaves  qui  travail- 
lent !  Ces  mêmes  expériences  se  retrouvent  partout.  Le 
grand  abaissement  pour  la  noblesse  française  com- 
mença au  moment  où  Louis  XIV  l'enleva  de  ses  domai- 
nes, et  parle  fait  même  à  son  travail,  au  travail  de  sa 
condition  sociale,  pour  placer  ses  membres  comme  des 
figurants  autour  de  son  trône.  L'Allemagne  suivit  cet 
exemple,  la  Prusse  d'abord,  puis  les  petits  états  l'un 

(1)  vie  vol.,  XVeconf.,  6.  ] 


M 


LE    TRAVAIL  305 

après  l'autre.  Extérieurement  la  noblesse  semblait  croî- 
tre en  splendeur,  au  début  du  moins  ;  mais  au  point  de 
\ue  social,  elle  fut  défigurée,  dégradée,  brisée,  et  avec 
elle  le  trône  qui  la  portait  et  la  vivifiait,  c'est-à-dire  la 
société  elle-même.  Elle  devint  une  noblesse  de  cour  et 
de  ville,  c'est-à-dire  une  noblesse  pour  la  montre  et  le 
décor,  une  noblesse  toute  ruisselante  de  prestige  à  l'ex- 
térieur, mais  sans  situation  dans  la  société.  Constam- 
ment elle  adopte  les  mauvaises  mœurs  des  parvenus  et 
des  barons  de  la  finance,  sous  la  dépendance  desquels 
elle  tombe  dans  ces  milieux  :  chasse  aux  places,  versati- 
lité, arrogance,  insolence,  mesquinerie  envers  les  infé- 
rieurs, platitude  et  effacement  envers  les  supérieurs, 
vantardise  sans  but.  Elle  forme  alors  le  point  de  départ 
des  mauvaises  mœurs  de  la  société  :  négligence  dans  le 
travail,  frivolité,  manque  de  caractère,  dissipation  du 
temps  et  tous  les  vices  inhérents  à  l'oisiveté,  à  la  vo- 
lupté et  à  la  recherche  continuelle  de  nouveaux  amuse- 
ments. La  Révolution  avait  beau  jeu  pour  renverser  la 
vieille  société  comme  un  château  de  cartes.  Ces  vieux 
nobles  de  province,  qui  comprennent  encore  que  leur 
grandeur  consiste  dans  leur  obligation  d'être  les  patriar- 
ches de  l'agriculture  et  les  yeux  du  travail,  peuvent 
peut-être  rester  en  arrière  de  leurs  cousins  quant  aux 
usages  ;  mais  par  contre,  ils  sont  les  rois  d'un  sol  qui 
leur  appartient,  et  ils  montrent  dans  leur  caractère  ce 
sentiment  royal  qui  en  fait  comme  les  colonnes  et  l'es- 
poir de  la  société.  Ils  sont  à  leur  place,  font  leur  vrai 
travail,  et  c'est  pourquoi  ils  sont  grands. 

Mais  ce  que  nous  disons  d'une  classe  s'applique  à 
toutes.  Les  mœurs  s'amélioreront  vite,  les  caractères 
deviendront  plus  indépendants,  plus  vigoureux,  plus 
!  élevés,  la  société  tout  entière  se  relèvera,  pourvu  que 
chacun  revienne  au  travail,  au  travail  de  son  état  et  de 
sa  profession,  et  que  tous  les  hommes  ne  travaillent  pas 
seulement  par  esprit  d'égoïsme,  par  avarice,  par  am- 
bition, mais  produisent  un  véritable  travail  social  qui 


20 


306  LES    BASES    DE    LA    SOCIÉTÉ 

avant  tout  profite  à  l'ensemble.  Ceci  suppose  sans  doute 
l'existence  de  l'esprit  de  communauté,  d'abnégation 
personnelle  et  de  sacrifice  ;  mais  que  toutes  ces  vertus 
soient  inutiles  si  le  sentiment  religieux  ne  s'y  adjoint 
pas,  c'est  chose  trop  évidente  pour  nous  attarder  à  en 
donner  des  preuves.  Dans  une  société  où  ce  n'est  pas 
la  religion  qui  a  le  rôle  prépondérant,  tout  ce  que  nous 
avons  dit  des  obligations  sur  le  travail  et  sur  la  propriété 
est  un  gaspillage  de  temps  sans  nom.  Et  tout  ce  que 
nous  avons  dit,  tout  ce  que  nous  aurions  pu  dire,  se 
comprend  de  soi^,  dès  que  le  cœur  s'élève  assez  haut 
pour  embrasser  le  travail  comme  un  sacrifice  religieux 
offert  à  Dieu  (1). 

La  société  ne  peut  pas  faire  les  fonctions  d'un  préfet 
de  police,  encore  moins  celles  d'un  moraliste  et  d'un 
confesseur.  Cependant  sa  prospérité  repose  sur  ce  que 
propriétaires  et  ouvriers  remphssent  leurs  devçirs.  Mais 
ces  devoirs  sont  des  obligations  purement  morales  et 
aucune  puissance  ne  peut  les  extorquer,  sinon  celle  qui 
pénètre  les  consciences.   Où  la  société  trouvera- t-elle 
secours  et  salut,  sinon  dans  la  religion?  Comment  les 
hommes  de  science,  les  hommes  qui  sont  au  pouvoir^ 
et  sur  qui  repose  la  responsabilité  de  l'avenir  peuvent- 
ils  mettre  de  côté  la  question  religieuse  avec  cette  in- 
souciance dont  ils  font  preuve?  Cette  parole  est  dure, 
mais  elle  est  vraie  ;  ils  passent  beaucoup  trop  superfi- 
ciellement sur  les  choses  les  plus  sérieuses,  et  souvent 
ils  les  voient  plus  mal,  les  jugent  plus  aveuglément,  que 
l'homme  du  peuple.  Celui-ci  est  peut-être  pardonnable, 
quand  il  déplore  la  nécessité  de   travailler  pour  tant 
d'hommes  inutiles  qui  célèbrent  l'office  divin  le  diman- 
che, et  qui,  selon  lui,  ne  procurent  à  l'humanité  aucune 
utilité  tangible. 

Mais  comment  juger  un  savant  qui  prêche  au  peu- 
ple cette  même  sagesse  aveugle?  Si  quelqu'un  n'a  pas- 

(1)  V.  WaUon,  Histoire  de  Vesclavage,  (2)  III,  379  sq. 


LE    TRAVAIL  307 

une  idée  du  travail  social,  pourquoi  parle-t-il  tant  de 
questions  sociales?  Si  l'ecclésiastique  qui  remplit  fidè- 
lement sa  charge  n'exerce  point  d'activité  sociale,  à  qui 
devrons-nous  réclamer  cette  activité?  Ici  nous  ne  pou- 
vons qu'exprimer  notre  étonnement  sur  l'étroitesse  de 
vues  d'un  certain  nombre  d'esprits.  S'ils  comprennent 
qu'un  balayeur  de  rues,  dont  le  travail  assurément  no 
procure  pas  une  utilité  directe,  est  un  membre  de  la 
société  très  honorable  et  très  utile,  parce  qu'il  fait  un 
ouvrage  qui  épargne  du  temps  à  beaucoup  de  person- 
nes, et  qu'il  accomplit  un  travail  social  important  en 
leur  permettant  de  vaquer  facilement  à  leurs  occupa- 
tions, ne  leur  serait-il  pas  possible  aussi  d'être  un  peu 
plus  tolérants  à  l'égard  de  la  religion,   par  la  raison 
qu'elle  accomplit  un  travail  social  qui  est  loin  d'être 
négligeable?  Ou  bien,  sepait-il  indifférent  pour  l'huma- 
nité que  l'esprit  de  travail,  de  contentement,  de  sacri- 
fice, de  résignation  à  la  volonté  divine,  de  soumission 
au  plan  de  Dieu  dans  le  monde,  règne  ou  ne  règne  pas 
dans  les  esprits?  Est-ce  que  celui  qui  s'efforce  d'im- 
planter ces  sentiments  dans  les  cœurs,  n'exerce  pas  une 
activité  qui  apporte  une  utilité  appréciable  à  la  tota- 
lité? Dans  quelle  société  le  travail  sera-t-il  plus  fruc- 
tueux, le  temps  mieux  employé,  les  forces  de  l'homme 
de  plus  longue  durée  ?  Sera-ce  dans  l'ergastule  socia- 
liste, ou  dans  une  association  d'hommes  qui  accomplis- 
sent leur  travail  journalier  pour  l'amour  de  Dieu,  en' 
vue  de  sa  volonté,  pour  l'expiation  de  leurs  péchés  et 
pour  l'obtention  de  la  vie  éternelle  ? 

De  ceci  résulte  déjà  que  ce  que  nous  avons  dit  con-     7.-Lepius 
cernant  le  travail,  doit  être  compris  dans  le  sens  le  plus  sodai  est  le 

^  travail    intel- 

général  et  le  plus  étendu  du  mot.  L  homme  ordinaire,  ^eciuei. 
qui  gagne  son  pain  au  jour  le  jour,  en  maniant  la  hache 
ou  le  hoyau,  ne  peut  sans  doute  pas  se  représenter 
d'autre  travail  que  le  travail  manuel.  Il  envie  déjà  le 
sort  du  cocher  assis  sur  son  siège,  ou  celui  de  l'employé 
de  chemin  de  fer,  qui  peut  voyager  si  commodément 


308  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

d'un  bout  de  l'année  à  l'autre,  et  n'a  pas  besoin  de  tra- 
vailler  ;  mais  s'il  voit  un  de  ces  Messieurs  qui,  selon 
son  expression,  ont  fait  leurs  études,  et  qui  ne  savent 
pas  ce  qu'est  le  travail,  le  mécontentement  s'empare  de 
lui,  et  il  maugrée  que  Dieu  ait  accordé  de  si  beaux  re- 
venus à  tant  d'hommes,  sans  le  moindre  effort  de  leur 

part. 

Pour  l'homme  vulgaire,  qui  n'a  jamais  éprouvé  ce 
qu'est  le  travail  intellectuel,  on  peut  lui  passer  des 
idées  aussi  étroites  ;  mais  il  est  plus  difficile  de  pardon- 
ner à  des  penseurs  et  à  des  savants  qui  ont  du  travail 
une  conception  si  matérialiste  et  si  grossière,  qu'ils 
n'en  distinguent  que  deux  espèces  :  le  travail  des  mus- 
cles et  le  travail  des  nerfs  (1).  Oui,  il  y  a  encore  d'au- 
tres espèces  de  travail  beaucoup  plus  élevé  et  plus  im- 
portant; il  y  a  non  seulement  du  travail,  pour  l'exécution 
duquel  l'esprit  requiert  le  secours  des  nerfs,  mais  il  y  a 
du  travail  exclusivement  intellectuel.  Cette  espèce  de 
travail  est  même  la  première  et  la  plus  importante, 
parce  que  l'esprit  est  la  partie  la  plus  essentielle  et  la 
plus  importante  de  l'homme.  Sans  doute  on  peut  dire 
que  cette  question  n'entre  pas  en  ligne  de  compte,  là 
où  il  s'agit  de  la  vie  extérieure,  de  la  vie  industrielle  et 
du  travail  nécessaire  pour  assurer  les  besoins  de  l'exis- 
tence ici-bas,  mais  il  n'en  est  pas  ainsi.  Pour  la  vie  in- 
dustrielle et  plus  encore  pour  la  vie  commerciale,  la 
manière  dont  quelqu'un  a  cultivé  son  esprit,  sa  volonté, 
son  caractère,  l'idée  qu'il  possède  du  droit,  du  devoir, 
et  de  la  justice,  la  façon  dont  il  fait  valoir  son  activité 
sociale,  ses  prétentions  et  ses  services,  sont  loin  d'être 
choses  indifférentes.  La  piété  est  utile  à  beaucoup  de 
choses,  même  dans  cette  vie  terrestre  ;  et  la  justice  est 
utile  à  toutes.  Comparativement  à  elles,  l'activité  n'est 
pas  très  utile  (2). 

Ici,  nous  avons  un  nouvel  aspect  sous  lequel  la  reli- 

(1)  Stuart  Mill,  Principles  of  polit,  economy,  1,  1,  1,  (London,  1869, 
•15).  Cf.  Laveleye,  518  sq.  —  (2)  I  Timolh.  IV,  8. 


LE    TRAVAIL  309 

gion  et  la  vertu  accomplissent  une  tâche  sociale.  Non 
seulement  ceux  qui  ont  voué  leur  vie  à  former  les  au- 
tres à  la  vertu,  et  à  Taccomplissement  de  leurs  devoirs 
religieux  et  moraux,  mais  même  ceux  qui  s'appliquent 
aux  plus  grands  travaux  intellectuels,  qui  dirigent  les 
autres  par  leur  exemple,  tout  en  paraissant  vivre  pour 
leur  compte  personnel,  font  un  travail  social  très  im- 
portant. Considéré  au  point  de  vue  économique,  ce  tra- 
vail est  même  si  important,  que  c'est  le  plus  petit  nom- 
bre des  hommes  qui  le  comprend.  Pour  ne  pas  porter 
sur  ce  point  des  jugements  bornés  et  injustes,  il  faut 
donc  laisser  de  côté  la  division  traditionnelle  du  travail 
en  travail  productif  et  travail  improductif.  Elle  est  même 
défectueuse  au  simple  sens  économique. 

Qu'est-ce  que  ce  peut  être  que  le  travail  productif? 
Un  travail  qui  produit  immédiatement  une  utilité  saisis- 
sable.  Or,  les  défenseurs  de  cette  opinion  n'admettent 
eux-mêmes  pour  ainsi  dire,  aucune  espèce  de  travail, 
dont  on  puisse  recueillir  immédiatement  les  fruits  et  en 
jouir,  comme  par  exemple  celui  du  chasseur  ou  du  pê- 
cheur (1  ).  D'un  autre  côté,  il  n'y  a  point  de  travail  qui 
soit  simplement  improductif.  Chaque  travail  qui  pour- 
suit une  fin  morale,  produit  un  jour  ou  l'autre  une  utilité 
quelconque,  ou  par  lui-même,  ou  par  d'autres  auxquels 
il  sert  de  préparation  ou  auxquels  il  dispose  mieux.  Mê- 
me la  récréation  et  le  jeu  qui  renouvellent  les  forces,  un 
voyage  de  vacances,  la  recherche  d'une  société  qui  vous 
égaie,  sont  productifs,  et  souvent  plus  productifs  qu'un 
travail  long  et  démesuré.  Qu'une  activité  mette  donc  un 
objet  physique  en  état  de  produire  une  utilité  plus 
grande,  dans  un  temps  plus  reculé,  comme  par  exemple 
l'engrais  pour  le  sol;  qu'elle  complète  ou  développe 
dans  un  homme  des  capacités,  des  qualités,  des  prati- 
ques physiques  ou  intellectuelles,  qui  puissent  être  uti- 
les à  lui  ou  à  d'autres  ;  qu'elle  consiste  dans  des  services 

(1)  Stuart  Mill,  1,  2,  2  (London,  1869,  20). 


310  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

qui  éloignent  les  obstacles  au  bien-être,  à  rénergie  pour 
le  travail,  à  la  vie  commerciale,  lesquels  proviennent  du 
dégoût  pour  le  travail,  de  l'abattement,  comme  par 
exemple  le  rôle  de  l'avocat,  du  législateur,  du  fonction- 
naire public,  du  médecin,  du  soldat,  les  soins  donnés  à 
l'expansion  des  beaux-arts,  les  faveurs  accordées  à  la 
moralité  ;  qu'elle  trempe  l'esprit  en  l'élevant  à  l'amour 
du  sacrifice,  au  dévouement  à  Dieu,  à  l'espérance  iné- 
branlable d'une  récompense  éternelle,,  comme  le  fait 
l'activité  du  prêtre,  dans  chacun  decescas,  le  travail  est 
utile.  Souvent  on  pourra  discuter  sur  son  plus  ou  moins 
grand  degré  d'utilité,  mais  l'échelle  variera  beaucoup 
selon  les  vues  prédominantes  de  l'époque,  et  parfois 
aussi  selon  les  besoins  du  moment. 

11  est  important  de  tenir  compte  aussi  de  l'étendue 
dans  laquelle  une  activité  fait  sentir  son  effet  sur  la  so- 
ciété. Plus  son  importance  sociale  est  grande,  plus  il 
faut  la  coter  haut.  Au  jugement  de  l'ouvrier  de  fabrique 
il  n'y  a  pas  d'oisiveté  comparable  à  celle  du  chimiste 
près  de  sa  cornue,  ou  du  mathématicien  penché  sur  ses 
logarithmes  et  ses  arides  racines.  Le  soldat  qui  creuse 
des  tranchées  sous  le  feu  de  l'ennemi,  pense  que  son 
général  aurait  quelque  chose  de  mieux  à  faire  que  de  res- 
ter loin  du  danger^,  tranquillement  assis  devant  des  car- 
tes. Et  pourtant  le  chimiste,  le  mathématicien  et  le  gé- 
néral font  un  travail  social  dont  profitent  des  milliers 
d'individus.  Peu  d'hommes  sont  capables  d'apprécier  le 
temps  et  la  quantité  de  labeur  personnel  opiniâtre  qu'il 
faut  faire  avant  de  pouvoir  accomplir  ce  travail  social. 
Mais  plus  un  travail  a  d'importance  sociale,  plus  il  a 
droit  à  mériter  non  seulement  l'estime  publique,  mais 
à  être  dédommagé  par  la  société  pour  les  travaux  per- 
sonnels dont  il  est  le  fruit  et  le  résultat. 

Ces  deux  considérations  doivent  donc  entrer  en  ligne 
de  compte  dans  la  fixation  de  la  récompense  qui  lui  est 
due,  afin  que  cette  récompense  lui  soit  donnée  d'une 
manière  quelque  peu  juste.  Nous  disons  quelque  peu 


LE    TRAVAIL  311 

juste,  car  qui  pourrait  récompenser  à  sa  juste  valeur 
l'invention  de  la  lampe  de  sûreté  ou  du  frein  à  air  com- 
primé ?  S'il  est  vrai  que  les  travaux  les  plus  productifs 
sont  ceux  qui  rendent  l'homme  capable  de  mieux  utiliser 
à  son  service  les  forces  de  la  nature  (1  ),  qui  rendent  par 
conséquent  l'homme  entièrement  maître  de  cette  nature 
et  du  travail  par  la  connaissance  de  leurs  lois  (2),  ceux 
qui  font  le  travail  matériel  ne  doivent  vraiment  pas  se 
plaindre,  si  le  travail  intellectuel  est  mieux  payé  que  le 
leur.  Le  travail  intellectuel  devrait  plutôt  se  plaindre 
que  presque  nulle  part  il  n'est  récompensé  comme  il  le 
devrait,  quoique  ce  soit  précisément  lui  qui  accomplisse 
le  mieux  la  plus  haute  obligation  du  travail,  qui  est 
d'avoir  la  société  en  vue. 
Il  en  est  du  travail  comme  de  la  propriété,  il  faut  te-     s.-Lesys- 

*^        ^  ,         ,  teme  féodal 

nir  compte  de  son  importance  et  de   ses  obligations  était  lameii- 

L  r  o  leure  exprès - 

sociales  (3).  Cette  vérité  ne  plaît  peut-être  guère  à  ceux  so^^^ierSa 
qui  sont  astreints  au  travail  pour  gagner  leur  pain  ;  mais  solidarité. 
comme  ils  n'ont  pas  trouvé  mauvais  que  nous  prouvions 
à  ceux  qui  possèdent  comment  la  propriété  doit  profiter 
à  la  totalité,  c'était  déjà  admettre  qu'il  n'en  peut  être 
autrement  du  travail.  Propriété  et  travail  sont  sur  le 
même  pied  ;  ils  sont  égaux  en  droits  et  en  devoirs.  Ou 
plutôt,  pour  nous  débarrasser  une  bonne  fois  de  ces 
formules  mortes,  celui  qui  possède  et  celui  qui  travaille 
ont  des  droits  et  des  devoirs  proportionnellement 
égaux.  La  même  loi  de  Dieu,  qui  prescrit  à  celui  qui 
possède  de  donner  au  pauvre,  défend  expressément  à 
celui  qui  doit  gagner  son  pain,  de  s'approprier  quelque 
chose  au  détriment  de  celui  qui  possède  (4).  Celui  donc 
qui,  par  l'usage  de  ses  forces,  aspire  à  posséder  une  par- 

(1)  Garey,  Lehrhuchder  Volkswirtschaft,  (2)436. 

(2)  Kleinschrodt,  Grundprindpien  der  polit .  Oekonomie,  31. 

(3)  Ephes.,  IV,  8.  Const.  apost.,  7,  12.  —  Sozomenus,  Hlst.  eccl.,6, 
28.  —  Basil.,  iieg.  fus.,  37,  1,42,  1.  — Thomas,  2,  2,  q.  187,  a.  3.  — 
Humbert.  a  Roman.,  Erud.  prœd.,  2,  1,  78.  —  Joannes  Saresb.,  Po- 
lycrat.,  6,  20,  22. 

(4)  Exod.  XXIII,  3.  —  Lev.  XIX,  15.  —  Deut.  I,  17. 


312  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

tie  des  biens  terrestres,  et  celui  qui  en  possède  déjà  une 
partie,  se  trouvent  juridiquement  sur  le  même  pied  en- 
vers la  totalité.  L'un  est  déjà  devenu  feudataire  de  la  so- 
ciété par  sa  profession;  l'autre  cherche  à  parvenir  au 
même  honneur  par  son  travail.  Or,  d'après  la  juste  idée 
qu'on  doit  se  faire  de  la  possession,  il  n'est  aucune  pro- 
priété qui  soit  illimitée,  mais  chaque  possession  impose 
une  obligation  envers  la  totalité.  C'est  ainsi  que  chaque 
possession  est  un  bénéfice  de  la  société  et  une  action  de 
la  société  (1). 

Le  système  féodal,  ou  la  féodalité,  que  des  vues  écono- 
miques ont  dépeintes  pour  en  faire  un  horrible  épouvan- 
tail,  plane  donc  dans  son  organisation,  —  nous  ne  par- 
lons pas  des  abus,  —  non-seulement  bien  au-dessus  des 
accusations  modernes,  dont  la  plupart  n'ont  pas  le  sens 
commun  ;  mais  il  est  la  seule  forme  juste  du  véritable 
rapport  de  la  propriété  et  du  travail  envers  le  travail. 
Le  grand  malheur  de  notre  époque  est  que  la  possession 
a  dégénéré  en  spéculations  et  en  entreprises  qui  sont 
la  mort  de  toute  sohdarité.  Le  spéculateur  ou  l'entrepre- 
neur travaille  pour  lui,  et  ne  sait  rien  de  ses  obligations 
envers  la  totalité.  Par  contre,  ceux  qu'il  exploite,  ne 
peuvent  pas  songer  un  seul  instant  que,  parle  travail 
qu'ils  lui  fournissent,  ils  coopèrent  à  l'utilité  de  la  so- 
ciété. Jadis  il  en  était  autrement.  La  société  s'était  atta- 
ché le  possesseur  par  les  hens  du  sol,  et  lui  avait  en 
même  temps  imposé  des  obligations  envers  ceux  qui 
accomplissaient  le  travail  social.  On  ne  peut  s'imaginer 
un  lien  social  plus  fort  et  plus  solide.  Les  vassaux 
accomplissaient  envers  la  société  et  envers  le  seigneur 
féodal  leurs  obligations  réglées  par  la  loi,  et  le  suzerain 
remplissait  au  nom  delà  société  toutes  les  obligations 
corrélatives,  exactement  déterminées,  que  la  société 
avait  à  remplir  envers  les  feudataires.  Les  droits  et  les 


(1)  Vogelsang,    Die  Nothwendigkeit  einer  neuen    Grundentlastung ^ 
13  sq. 


LE    TRAVAIL  313 

obligations  personnelles  ne  pouvaient  être  unis  plus 
étroitement. 

On  ne  peut  donc  apporter  aucune  objection  fondée 
contre  des  monopoles  et  des  privilèges  tels  que  le  sys- 
tème féodal  les  comprenait.  De  tels  monopoles  sont  des 
monopoles  de  bonne  gestion  sociale,  d'utilité  générale  ;- 
de  tels  privilèges  sont  des  privilèges  communs,  des  pri- 
vilèges favorisant  l'utilité  et  la  prospérité  générale  (1). 
De  là  le  phénomène  que  jamais  le  principe  des  prétendus 
monopoles  n'a  été  plus  vivement  accentué  et  mieux  suivi 
que  dans  ce  temps.  Personne  ne  vit  seulement  pour  soi, 
mais  chacun  vit  pour  tous,  et  tous  vivent  pour  la  tota- 
lité (2).  Peu  importent  la  situation,  la  possession,  les 
fonctions  personnelles,  tous  restent  égaux,  en  ce  qu'ils 
se  rendent  utiles  à  la  totalité  autant  qu'ils  peuvent  (3), 
par  du  travail  soit  social,  soit  physique,  soit  intellectuel, 
soit  ecclésiastique,  et,  qu'en  retour,  ils  peuvent  revendi- 
quer auprès  de  la  société  ce  qui  est  nécessaire  à  leur 
existence. 

11  est  donc  clair  que  cette  importance  du  travail  qu'on     9 -Letra 

,,,,,,  .  ,  ,  vail  comme  ac 

place  la  plupart  du  temps  au  premier  rang,  et  qu  on  mité 
met  exclusivement  en  relief,  l'importance  économique, 
ne  peut  venir  qu'en  troisième  ligne.  Nous  ne  voulons 
certes  pas  amoindrir  par  là,  ou  nier  le  droit  indépen- 
dant que  possède  l'individu  de  considérer  le  travail 
comme  un  moyen  d'acquisition  destiné  à  son  avantage 
personnel.  Mais  nous  ne  pouvons  pas  insister  trop  sou- 
vent, ni  avec  assez  de  fermeté^,  sur  ce  que,  dans  le  tra- 
vail comme  dans  la  propriété,  le  côté  auquel  l'individu 
a  droit  n'est  pas  imaginable  sans  dépendance  avec  le 
droit  de  la  société,  et  que  ni  le  travail,  ni  la  propriété 

(i)  Cf.  Y o^elssiu^,  Die  socialpolil.  Bcdeutung  der  hypoUiekar.  Grund- 
belastung,  10  sq. 

(2)  Rom.,  XIV,  7.  —  I  Cor.,  XII,  25. 

(3)  Jiilian.  Pomer.  (Prosper  Aquit.),  Viia  contemplât.,  3,  28,  i. 
Basil.,  Quod  Deus  noncst  auctor  mat.  hom.,  0,  5  (II,  11  h.).  Chrysos- 
tom.,  Adversua  oppugnat .  vitae  monast . ,  3,  2.  Odo  Gamerac.  Homil. 
de  villico  inqidt. 


écono- 
mique 


314  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

lie  peuvent  exercer  leurs  droits,  sans  reconnaître  en 
même  temps  leurs  obligations  envers  la  société.  Le 
droit  privé  ne  dérive  pas  du  bien  public,  parce  qu'on  se 
cramponne  au  principe  qu'il  n'y  a  point  de  droit  privé 
en  dehors  de  la  société  humaine. 

De  l'admission  de  cette  vérité,  dépend  la  solution  de 
la  question  sociale.  Il  faut  en  finir  une  bonne  fois  avec 
le  système  individualiste  du  Libéralisme,  système  dans 
lequel  l'homme  se  comporte  comme  il  veut  envers  la 
société,  quand  il  ne  se  séquestre  pas  tout  à  fait  en  lui- 
même.  Ces  théories  répugnantes  ne  connaissent  point 
d'autre  idéal  pour  l'homme,  que  le  monstre  des  caver- 
nes de  Hobbes,  sans  cesse  en  guerre  avec  ses  sembla- 
bles, le  polyphème  primitif,  le  parfait  sauvage. 

Ce  n'est  pas  par  hasard,  mais  c'est  par  principe  qu'A- 
dam Smith,  le  père  de  l'économie  libérale,  a  bâti  toutes 
ses  doctrines  d'après  la  vie  du  chasseur  et  du  pêcheur, 
agissant  en  maître  dans  la  solitude  et  dans  le  désert,  ou 
des  nomades  sans  patrie  repoussés  de  la  société.  Que 
ceux-ci  ne  soient  pas  aptes  à  former  une  société  dont  le 
premier  enseignement  est  :  tous  pour  un  et  un  pour  tous, 
il  ne  pouvait  se  le  dissimuler.  Mais  il  les  a  établies  pré- 
cisément pour  amener  un  nouvel  état  dans  l'humanité, 
le  morcellement, c'est-à-dire  des  individus  sans  cohésion, 
n'ayant  d'autre  lien  entre  eux  qu'une  lutte  continuelle. 
Et  il  n'a  que  trop  bien  réussi,  comme  l'indique  l'histoire 
de  la  société  depuis  son  époque  et  l'époque  de  son  con- 
temporain Rousseau.  Depuis  que  Darwin  a  ressuscité  les 
anciennes  théories  de  Lucrèce  et  de  Hobbes,  cette  con- 
ception estdevenue  l'apanage  commun  des  masses.  C'est 
pourquoi,  même  dans  les  conférences  populaires  sur  la 
question  sociale,  on  ne  peut  trop  répéter  que  chacun 
sans  exception  est,  par  nature,  destiné  à  former  commu- 
nauté avec  les  autres,  et  qu'un  homme  qui  se  soustrait 
aux  relations  sociales  ne  peut  exercer  des  droits  hu- 
mains. Voilà  ce  qu'il  faut  proclamer  et  présenter  non  pas 
en  ce  sens  que  c'est  la  communauté  qui  lui  donne  des 


LE    TRAVAIL  315 

droits,  mais  en  ce  sens  que  c'est  Dieu  qui  les  lui  a  con- 
férés, à  la  seule  condition  qu'il  en  fasse  usage  dans  la 
société  et  pour  le  profit  de  tous.  Or  ceci  s'appliquant  à 
tous  les  droits,  s'applique  également  à  ce  qui  concerne  la 
propriété  et  le  travail. 

Le  dernier  motif  sur  lequel  repose  le  droit  de  pro- 
priété est,  comme  nous  l'avons  exposé  ci-dessus,  le 
même  que  pour  tout  autre  droit,  la  libre  personnalité  de 
l'homme,  en  d'autres  termes  l'usage  complet,  illimité  de 
la  liberté  de  la  volonté  envers  les  choses  extérieures  (1  ). 
Le  droit  de  propriété  repose  donc  sur  la  capacité  d'ap- 
pliquer notre  force  indépendante  intellectuelle  à  un  ob- 
jet, de  telle  sorte  que  celui-ci  dépende  complètement  de 
nous,  ou,  ce  qui  est  la  même  chose,  en  ce  que  quelqu'un 
possède  la  capacité  d'employer,  par  sa  propre  volonté, 
une  chose  extérieure  à  son  profit  personnel. 

Toutefois,  il  n'y  a  dans  la  liberté  de  l'homme,  rien 
qui  dépasse  la  possibilité  d'acquérir  de  la  propriété  (2). 
En  réahté,  celui-là  seul  peut  prétendre  au  droit  de  pro- 
priété et  se  l'approprier,  qui  fait  un  usage  juste  et  réel 
de  sa  liberté  relativement  aux  biens  terrestres,  ou  qui 
est  prêt  à  en  user  autant  qu'il  le  peut.  Or  ceci  ne  peut 
avoir  lieu  que  par  une  activité  extérieure^  par  consé- 
quent par  le  travail.  Aussi  la  première  prise  de  posses- 
sion n'est  pas  une  simple  déclaration  de  la  volonté, 
mais  une  application  réelle  des  forces  physiques  et  in- 
tellectuelles. L'idée  des  socialistes  que  la  possession 
provient  d'une  manifestation  de  volonté  exempte  de 
fatigue,  tout  au  plus  d'un  acte  notarié,  est  souveraine- 
ment enfantine,  et  sent  plus  la  pédanterie  savante 
qu'on  ne  devrait  la  rencontrer  chez  eux.  On  serait  plu- 


(1)  Thomas,  1,  2,  q.  4,  a.  1  ;  2,  2,  q.  64,  a.  5,  ad.  3.  Bànes,  2,  2,  q. 
62,  q,  J,  d.  2,  concl.,  3,  4,  5.  Sylvius,  2,  2,  q.  64,  a.  j,  q.  4.  Salman- 
i'ic,  Moral,  tr.,  12,  c.  2,  37,  sq.  ;  ThcoL,  tr.,  10,  d,  2,  61.  —  Sporer, 
Decal.,  Ir.,  6,  c.  1,  36. —  Laymann,  Jî/s^,  c.  o,  3.  Valentia,  3,  d,  5,  q. 
î),  p.  1,  q.  3.  Arnold,  Cultur  und  Recht  der  Rœmer,  100.  —  Périn, 
Politik,  1,204.  —  Ahrens,  Naturrecht.,  (6)  II,  110,  sq. 

(2)  Soto,  J.  etj.,  1.  4,  q.  1,  a.  1. 


316  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

tôt  tenté  de  croire  qu'eux,  mieux  que  personne,  de- 
vraient se  rendre  compte  que  le  premier  défrichement 
du  sol,  ou  le  percement  d'une  mine,  ne  s'effectue  pas 
sans  efforts  des  mains  et  sans  peine  intellectuelle  sé- 
rieuse, et  que  ce  labeur  a  été  précédé  de  mille  autres. 

De  là  résulte  premièrement,  que  le  premier  motif  sur 
lequel  repose  l'exercice  réel  du  droit  de  propriété  est  le 
travail,  ou  au  moins  la  volonté  sérieuse  de  travailler  (1  ). 
Mais  pour  ne  pas  mal  interpréter  ce  principe,  il  faut 
remarquer  que  le  travail  doit  être  compris  dans  le  sens 
le  plus  étendu  du  mot,  comme  nous  l'avons  déjà  dit 
précédemment,  et  qu'ici,  il  s'agit  seulement  du  droit  de 
propriété  dans  le  sens  juridique^  non  de  la  question 
économique  de  savoir  si  le  travail  doit  être  considéré 
seulement  comme  une  source  d'acquisition  et  de  rap- 
port. 

11  s'ensuit  secondement,  que  l'homme  peut  acquérir 
un  droit  de  propriété  dans  le  sens  strict  du  mot,  seule- 
ment sur  les  choses  qu'il  est  capable  de  gagner  par  un 
travail  humain,  c'est-à-dire,  qu'il  peut  soumettre  à  sa 
puissance  (2). 

Il  s'ensuit  troisièmement,  que  le  travail,  au  sens 
strict  du  mot,  donne  un  droit  de  propriété  réel,  bien 
que  celui-ci  ne  soit  pas  sans  limite. 

Nous  venons  de  nous  convaincre  que  les  droits  pri- 
vés ne  dépendent  pas  delà  société,  qu'ils  ne  peuvent  pas 
plus  être  enlevés  ou  être  restreints  par  elle,  qu'ils  ne 
sont  donnés  par  elle  ;  mais  que,  malgré  cela,  ils  ne  peu- 
vent être  exercés  que  dans  la  communauté  humaine. 
Par  rapport  à  la  totalité,  l'homme  n'est  pas  tellement 
privé  de  droits,  qu'il  ne  puisse  acquérir  de  la  propriété 
pour  son  compte  personnel  ;  mais  il  n'est  pas  non  plus 
tellement  souverain,  qu'il  possède  le  droit  de  supprimer 
le  travail  étranger  ou  la  concurrence,  et  d'exercer  une 

(1)  Lessius,  l  2,  c.  4,  d.  10,  57.  Lugo,  d.  3,  16.  Castro-Palaus, 
Mor.,  p.  7.  Dejust.  ingen.,  p.  6,  4. 

'2)  Lessius,  /.  c.  Salmantic,  Mor.  tr.,  \2,  c.  2,  40. 


LE    TRAVAIL  317 

espèce  de  droit  de  conquête  a  l'égard  du  plus  faible,  ou 
même  à  l'égard  de  la  société.  11  peut  plutôt  seulement 
faire  usage  de  ses  forces,  c'est-à-dire  accomplir  son  tra- 
vail en  ayant  toujours  égard  aux  droits  des  hommes  in- 
dividuels qui  sont  à  côté  de  lui,  et  de  la  totalité  qui  est 
au-dessus  de  lui.  Il  doit  garantir  ceux-ci,  et  ceux-ci  peu- 
É  vent  lui  demander  compte  de  cette  garantie.  C'est 
pourquoi  il  doit  intervenir  où  c'est  nécessaire,  s'ils  ne 
remplissent  pas  leurs  obligations  sociales,  ou  s'ils 
exploitent  leurs  droits  privés  au  préjudice  du  tout. 

Il  s'ensuit  quatrièmement,  que  le  droit  de  propriété, 
relativement  au  rapport  entier  du  travail,  appartient  à 
celui  qui  fait  le  travail.  Nous  ne  disons  pas  que  le  tra- 
vail produise  seul  toute  la  valeur  qu'il  contient,  car 
nous  verrons  plus  tard  qu'outre  le  travail,  le  capital  doit 

ussi  avoir  sa  part,  et  que  les  deux  doivent  y  participer 
dans  la  mesure  de  leur  coopération  ;  mais  nous  disons 

ue  la  part  que  le  travail  produit  lui  est  due  complète- 
ment (I  ). 

Inutile  de  nous  arrêter  à  cette  manière  d'envisager 

es  choses,  qui  ramène  la  possession  et  le  salaire  à  un 
[traité  d'après  lequel  quelqu'un  donne  ou  laisse  prendre 
à  un  autre  un  morceau  de  pain,  à  condition  que  celui-ci 

e  l'importune  ni  ne  le  trouble  (2).  Ce  serait  le  pur 

roit  du  caprice  et  de  l'arbitraire,  le  droit  du  plus  fort, 

t,  dans  les  meilleurs  cas,  le  droit  de  la  bonne  volonté. 

e  n'est  pas  là  que  le  travail  trouve  son  droit.  Mais  lui. 

ussi  a  un  droit,  et  dans  le  sens  juridique  du  mot  le 
plus  complet.  Nous  savons  déjà  que  le  travail  est  un 

onneur,  et  nous  avons  déjà  dit  qu'il  est  un  devoir  mo- 

al;  mais  celui  qui  a  travaillé  quand  même  il  l'a  fait 
avec  plaisir,  sait  qu'on  ne  travaille  pas  seulement  pour 

'amour  de  travailler  (3).  Personne  dit  le  proverbe  ne 


(1)  Rom.,  IV,  4.  Matlh.,  X,   10.  Luc,   X,  7.  I  Timoth.,  V,  18.  Lev., 
|X1X,  13.  Deut.,  XXIV,  14.  Tob.,  IV,  15.  Jac,  V,  4. 

^2)  J.  G.  Fichte,  Naturrecht,  §  18,  III  (G.  W.  III,  213). 
(3)  Basil.,  Ep.,  18. 


318  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

sert  par  plaisir  (1).  Tout  le  monde  regarde  avec  raison 
le  travail  qui  ne  rapporte  rien  comme  un  dommage  (2). 
Il  faut  à  quelqu'un  l'espoir  de  quelque  utilité,  sans  cela 
le  travail  devient  un  tourment  pour  lui  (3).  Même  les 
cœurs  les  plus  nobles  s'adoucissent  le  fardeau  du  tra- 
vail en  fixant  les  yeux  sur  la  récompense  (4),  les  gen  s 
du  monde  sur  une  récompense  terrestre,  les  personnes 
spirituelles  sur  une  récompense  spirituelle  (5).  Il  est 
dans  la  nature  de  l'homme,  nalure  qu'il  ne  peut  ni  ne 
veut  renier,  de  vouloir  arriver  à  une  fin  par  le  travail, 
et  cette  fin  est  le  succès,  la  récompense,  le  repos  (6). 
Jamais  donc^  pour  le  travail,  on  ne  peut  s'en  tenir  seu- 
lement à  la  bonne  volonté,  à  l'affection,  à  l'équité  et  à 
la  faveur  d'un  homme.  C'est  une  fin  parfois  trop  incer- 
taine. Et  même  là  où  les  bonnes  intentions  ne  peuvent 
être  révoquées  en  doutC;,  la  faveur,  le  bon  plaisir  prê- 
tent toujours  flanc  à  des  griefs  de  la  part  des  mécon- 
tents. Il  va  aussi  de  l'intérêt  des  deux  parties  que  l'ou- 
vrier ne  soit  pas  amoindri,  et  que  le  patron  ne  soit  pas 
importuné  par  d'injustes  plaintes,  que  le  salaire  soit 
réglé  selon  les  exigences  du  droit,  et  naturellement  aussi 
selon  celles  de  l'équité.  Ceci  seul  répond  à  la  nature  de 
la  chose.  Car  salaire  et  faveur  sont  des  idées  qui  s'ex- 
cluent mutuellement.  Personne  ne  sert  par  désintéres- 
sement, mais  en  vue  de  la  récompense  ;  personne  ne 
sert  par  faveur,  mais  à  cause  de  son  droit.  Le  salaire 
est  donné  non  d'après  la  faveur,  mais  d'après  le  de- 
voir et  le  droit  (7).  Dans  toutes  les  façons  d'envisager 
le  droit,  et  dans  toutes  les  langues,  salaire  et  gain  sont 
deux  mots  inséparables  l'un  de  l'autre.  Or  le  gain  est 
fondé  sur  un  droit  strict  (S). 


(1)  Graf  und  Dietherr,  Deutsche  Rechtssprichw.,  4,  197;  6,  238  sq, 
(2,)  Chrysost.,  In  Philipp,  hom.,  10,  3. 

(3)  Basil.,  Ep.,  18.  Chrysost.,  In  Gènes,  hom.,  67,  1  ;  InJoan.  hom., 
22(21),  1. 

(4)  (ireg.  Mag.,  Moral,  8,  14.  —  (5)  Augustin.,  Sermo,  9,  J3. 

(6)  Augustin.,  In  psalm,,  93,  en.  24.  Thomas,  1,  2,  q.  il4,  a.  o. 

(7)  Rom.,  IV,  4.   Math.,  XX,  4.   Thomas,  1,2.  q.  114,  a.  1,  ;  3  q. 
49,  a.  6.  —  (8)  Thomas  1,  2,  q.  114,  a.  1. 


LE    TRAVAIL  319 

Ceci  ne  veut  pas  dire  qu'il  faille  accorder  à  l'ouvrier  vaiuûa^'pro- 
ce  pouvoir  unique  et  exclusif  de  régir  le  salaire,  pou-  ieur'''i4pSrt 
voir  que  le  capital  a  possédé  jusqu'à  ce  jour.  L'injus-  ^•^^^^""'^"^ 
tice  présente  consiste  en  ce  que  le  capital  cède  au  tra- 
vail une  rétribution  arbitraire,  toute  à  son  avantage,  et 
non  pas  comme  à  une  puissance  qui,  proportions  gar- 
dées, a  les  mêmes  droits  que  lui  (1).  Si  le  travail  voulait 
introduire  un  tel  état  en  sa  faveur,  ce  serait  la  même 
injustice.  Mais  la  justice  consiste  en  ce  que  les  deux 
parties  prennent  et  laissent  réciproquement,  non  ce  qui 
rapporte  le  plus  d'avantages  à  chacune  d'elle,  mais  ce 
que  le  droit  et  le  devoir  leur  permettent  de  prendre  et 
de  laisser.  En  cette  matière,  on  ne  peut  donc,  pour  cette 
raison,  comme  Léon  Xill  le  fait  si  bien  ressortir  dans 
son  encyclique  sur  \^  Question  sociale^  appuyer  assez 
fortement  sur  la  justice  et  sur  le  droit.  Les  autres  bases 
fondamentales  de  la  vie  sociale,  la  charité,  l'équité,  l'ab- 
négation personnelle,    même  la  religion,  n'ont  pas  à 
craindre  d'y  perdre  leur  compte.  Quand  l'ambition, 
quand  la  possibilité  de  faire  tort  ont  un  champ  d'action 
aussi  vaste  que  dans  cette  question,  il  est  inutile  de 
parler  de  justice,  si  des  motifs  plus  élevés  ne  servent 
pas  de  frein,  et  n'enseignent  pas  à  observer  la  mesure 
stricte.  Le  capital,  ou,  pour  nous  servir  de  l'expression 
générale,  la  propriété,  doit  avoir  assez  d'esprit  de  sa- 
crifice et  de  sentiment  du  bien  commun,  pour  que  le 
travail  trouve  son  droit  intact  à  côté  de  lui.  Mais  le  tra-. 
vail  lui  aussi  doit  s'exercer  dans  cet  esprit  de  justice, 
de  mortification,  d'obéissance,  qui  d'un  côté  le  main- 
tient droit  et  fort  sous  le  fardeau  de  la  peine,  et  de  l'au- 
tre empêche  tout  empiétement  sur  les  droits  étrangers. 
La  question  sur  le  rapport  de  la  propriété  et  du  travail 
est  claire  maintenant.  Il  ne  peut  s'élever  aucun  doute 
sur  ce  point  que,  d'après  sa  valeur  intrinsèque,  morale, 
le  travail  est  encore  plus  élevé  que  la  propriété  terrestre. 

(l)  Schœnberg,  Handbiœh  der  polit.  Oekonomie  (3),  I,  114. 


320  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

D'ailleurs,  c'est  par  lui  que  nous  nous  approprions  cette 
dernière.  Mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  que  le  tra- 
vail ait  le  droit  de  s'attribuer  exclusivement,  comme  on 
le  voit  aujourd'hui,  toute  la  formation  de  la  valeur.  Dieu  a 
d'abord  orné  la  terre  de  ses  dons,  et  ce  n'est  qu'après 
l'avoir  donnée  à  l'homme  qu'il  la  lui  assigna  pour  y 
exercer  ses  forces,  c'est-à-dire  pour  travailler.  Ce  travail 
suppose  donc  chaque  fois  un  bien  terrestre;  sans  cela  il 
serait  infructueux,  même  impossible. 

C'est  donc  une  exigence  fondée  sur  la  nature  de  l'hom- 
me, que  l'ouvrier  soit  doué  d'une  force  supérieure,  soit 
hbre  et  indépendant  relativement  au  bien  terrestre  qui 
forme  la  base  de  son  travail,  qu'on  le  considère  si  l'on 
veut  maintenant  comme  capital  dans  le  sens  le  plus  éten- 
du du  mot,  ou,  comme  on  a  l'habitude  de  le  faire,  dans 
le  sens  le  plus  strict.  Si  son  royaume  terrestre  ou  le  ca- 
pital devient  excessif,  il  succombe  sous  le  travail,  et  ce 
capital  dégénère  (i).  Néanmoins,  malgré  sa  liberté  per- 
sonnelle et  sa  supériorité,  l'ouvrier  reste  lié  aux  biens 
temporels  (2).  Ils  sont  pour  lui  la  base  de  son  existence 
et  un  indispensable  moyen  de  travail.  Le  travail  n'est  pas 
une  activité  créatrice,  mais  seulement  un  aide  pour  les 
forces  que  Dieu  a  placées  dans  la  nature.  Même  au  point 
de  vue  économique,  quand  on  compare  les  deux  idées 
mortes  de  travail  et  de  possession,  on  ne  peut  donner 
la  préférence  à  aucune  d'elles  relativement  à  la  part  qui 
leur  revient  dans  la  production  ;  mais  on  doit  les  placer 
l'une  à  côté  de  l'autre  comme  ayant  des  droits  propor- 
tionnels. Que  le  travail  ait  besoin  du  capital,  c'est  on  ne 
peut  plus  vrai  ;  mais  il  est  également  vrai  que  le  capital 
a  besoin  du  travail  (3).  Que  ce  soit  le  travail  de  tel  ou  tel 


(1)  ColumeUa,  1,  3.  Gato,  De  re  rust.,  1.  —  Varro,  Agric,  1,  2.  — 

Cf.  Sachsenspiegel,  2,  58,  2,  3.  Graf  und  Dietherr,  Deutsche  Rechtssp7'l- 
chw,  75,  (3),  65.  Walter,  Deutsche  Rechtsgeschichte,  (2),  II,  d96  scf. 

(2)  Cf.  Schwabenspiegel,   33,  277.  (Laszberg,  20,  127).  Sachsenspie- 
gel, 1,30;  3,  33,  5. 

(3)  Non  res  sine  opéra,  nec  sine  re  potest  opéra  consistera.  Léo  XIII, 
Rerum  novarum  (Archiv.  f.  K.  R.  1891,  II,  226). 


LE    TRAVAIL  321 

ouvrier,  cela  ne  change  en  rien  la  situation  des  choses. 
Il  suffit  qu'une  partie  ne  puisse  produire  sans  l'autre. 
En  conséquence,  les  deux  parties  sont  indépendantes 
dans  leur  genre  ;  mais  elles  ne  peuvent  se  passer  l'une 
de  l'autre. 

Ceci  est  encore  plus  évident  lorsqu'on  examine  le 
rapport  social  de  propriétaire  et  d'ouvrier.  L'un  a  son 
droit  propre  comme  Tautre;  mais  chacun  d'eux  n'a 
qu'un  droit  limité,  en  vertu  de  cet  ordre  divin  qui  a  dis- 
posé les  choses  avec  une  si  grande  sagesse,  que  tous 
possèdent  seulement  leurs  droits  dans  la  communauté 
humaine,  et  que  dans  celle-ci  existe  une  inégalité  telle, 
que  le  possesseur  cherche  des  ouvriers  et  les  ouvriers 
un  possesseur  qui  les  fasse  travailler.  Puisque  d'après 
la  volonté  de  Dieu,  la  différence  entre  ceux  qui  pos- 
sèdent et  ceux  qui  travaillent  a  été  introduite  pour 
unir  les  hommes  par  un  lien  social,  le  plan  divin 
comme  la  concorde  parmi  eux,  exigent  que  les  deux 
parties  restent  intactes  dans  leurs  droits.  Leurs  rapports 
envers  la  société  le  demandent  aussi.  Toutes  les  deux 
sont  vassales  de  la  société.  Si  l'une  est  astreinte  à  se 
rendre  utile  à  la  société  par  le  fait  même  qu'elle  possède 
son  fief,  l'autre  reçoit  pour  son  travail  social  un  (ief  qui 
lui  est  payé  sous  forme  de  salaire.  De  plus,  les  deux 
ont  des  besoins  réciproques  qui  ne  leur  permettent  pas 
de  se  passer  l'une  de  l'autre.  Le  possesseur  d'un  capital 
a  tout  aussi  besoin  du  secours  de  l'ouvrier  pour  rendre 
ce  capital  fructueux,  que  l'ouvrier  a  besoin  d'un  posses- 
seur qui  lui  donne  du  travail.  Si  le  patron  ne  perd  rien 
de  sa  liberté  en  se  voyant  forcé  de  chercher  un  ouvrier, 
celui  qui  accepte  le  travail  reste  libre  aussi  malgré  la 
nécessité  qui  le  force  à  entrer  au  service  du  premier.  Le 
fait  de  chercher  du  travail  ne  peut  jamais  devenir  un 
principe  de  droit,  en  vertu  duquel  quelqu'un  perd  sa  li- 
berté et  son  indépendance. 

Ce  qui  montre  combien  l'apostasie  des  vues  chrétien- 
nes a  fait  disparaître  avec  elle  les  premières  notions  de 

21 


322  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

Justice  el  d'humanité,  c'est  l'opinion  que  la  puissance 
iutaval  peut  devenir  propriété  du  capital,  ou  que  le 
capi  al  peu?  user  d'un  droit  d'exigence  envers  1  ouvrier 
ui  L  est  soumis,  et  acquérir  un  droU  de  propnete  ex- 
clus ï  sur  ce  que  le  travail  produit  de  concert  avec  lu,, 
et  q  'il  ne  pourrait  jamais  produire  sans  le  secours  de 
ce  d  rnier  Mais  il  ne  peut  être  quest.on  de  cela.  L  ou- 
vrie   reste  propriétaire  libre  de  sa  personne,  comme  de 
^puissance  de  travail  et  de  la  fin  pour  laquelle  .1  tra- 
aille  Dans  le  contrat  par  lequel  il  engage  ses  serv.ces, 
in    loue  ni  sa  personne,  ni  sa  force  de  travad,  mais 
lidiquement,  envers  le  possesseur,  il -J-ne  per 
sounalité  libre  ayant  proport.onnellement  le.  mêmes 
d°oUs.  11  ne  renonce  pas  à  son  droit  de  propriété,  a  sa 
:cl  de  travail,  ou  au  rapport  du  ^^^'/^^^^^^ 
seulement  au  possesseur  l'usage  de  sa  force  de  trava. 
„  échange  d'ïn  salaire  pour  lequel  i^i  Ira.te,  et  condu 
un  contrat  en  vertu  de  l'habileté  de  droU  qu  .1  possède 
comme  lui  (1).  En  d'autres  termes,  ^1"' ;=^de  le  pro- 
duit de  son  travail,  mais  à  condition  dobtemr  de  lu. 
une  rémunération  complète,  selon  les  exigences  de  la 
justice,  quand  même  elle  est  tempérée  par  la  mode- 

ration.  i         ^ 

Si  l'on  conçoit  le  contrat  de  travail  comme  un  louage, 
la  liberté  de  l'ouvrier  reste  sauvegardée  pareillement, 
car  le  contrat  de  louage  se  distingue  du  contrat  de  vente, 
en  ce  qu'aucune  transmission  de  propriété  n'a  heu  chez 
lui  (2)  et  qu'il  concède  seulement  le  droit  d'usage,  et 
non  le  droit  de  consommation  (3).  Mais  l'expression 
louage  est  quelque  peu  suspecte.  C'est  pourquoi  heau- 

(i)  Autant  que  cela  peut  être  juste  dans  K.  Marx,  Capital  (4)  I, 

^%)%ig.,  19,  2,  1.  39  ;  18, 1,  1.  65.  Cf.  Sintenis,  Civilrechl  (3)  II,  656. 
—  Baron,  PandeJ;(cn  (7)  499.  mmmen- 

n\  nia     44   7   1    55.  —  Sintenis,  (oc.  cit.  Cf.  Hœpfner,  Commen 
unliflnlnsliùt    m  663.  -  Go,^o\.en,  Yorlesungen  ubcr  da^ml- 
Zu^lCS'rJ.   -  Arndts,  Pandekten  (7)  535.   Mittermaxer, 
Deutsches  Privatrecht  (7)  II,  713. 


LE    TRAVAIL  323 

coup  de  romanistes  la  remplacent  souvent  par  contrat 
de  travail. 

Un  juste  châtiment  de  la  négation  de  ces  principes,  n.  —  u 
et  la  suite  nécessaire  de  la  dissolution  de  l'ordre  divin  et  vau.  ^"^ 
naturel,  qui  unit  dans  une  relation  si  étroite  le  travail  et 
la  possession,  les  obligations  et  les  contre-obligations,  la 
société  et  ses  membres,  a  été  cette  ambition  dangereuse 
par  laquelle, ceux  qui  sont  astreints  au  travail  se  vengent 
maintenant  si  souvent  de  la  négligence  avec  laquelle  les 
traite  la  société,  nous  voulons  dire  la  fameuse  formule 
du  droit  absolu  au  travail,  et  la  réclamation  d'une  or- 
ganisation de  travail  universel.  Cette  exigence  ne  se 
taira  certainement  pas  tant  que  régneront  les  principes 
du  Libéralisme,  et  sera  irréfutable  tant  qu'ils  prévau- 
dront. 

Que  veut-elle,  sinon  ce  que  veut  le  Libéralisme?  On 
prêche  sans  cesse  aux  travailleurs  que  toutes  les  limites 
sont  tombées,  que  tous  ont  droit  à  une  concurrence  illi- 
mitée ;  on  ne  sciasse  pas  d'envisager  que  la  puissance  la 
plus  absolue  réside  dans  l'état,  que  la  puissance  et  le 
droitreposentuniquementenluietsortentdelui.  Eh  bien! 
c'est  le  cas  ou  jamais  de  faire  sauter  toutes  les  barrières. 
Les  phrases  creuses  ne  font  pas  l'affaire  de  ceux  qui  ont 
besoin  du  travail  pour  vivre.  Mais  où  est  maintenant  la 
concurrence  générale  ?0n  ne  voit  que  les  limites  et  obs- 
tacles au  bien  commun,  et  cela  pas  du  côté  de  la  société 
générale,  mais  du  côté  de  tous  les  individus  ou  de  n'im- 
porte quelle  association  que  ceux-ci  forment  entre  eux 
pour  leur  intérêt  privé.  Nulle  part  la  liberté,  pas  même 
la  possibilité  de  trouver  du  travail.  Sans  travail  cepen- 
dant ils  ne  peuvent  rien  gagner  ;  et  sans  gain  ils  ne  peu- 
vent pas  vivre.  Est-ce  une  raison  pour  eux  de  languir 
sans  dire  mot,  afin  de  ne  pas  troubler  la  sécurité  et  les 
aises  du  Libéralisme  qui  a  créé  cet  état?  C'est  leur  de- 
mander un  peu  trop.  Ce  Libéralisme  a  démoli  les  ancien- 
nes limites  avec  lesquelles  la  société  enserrait  les  indi- 
vidus et  les  fortifiait  en  les  unissant  au  tout.  La  liberté 


324  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

qu'il  annonce  n'existe  que  pour  les  tout-puissanls,  et  se 
transforme  en  liberté  d'oiseau  captif  pour  les  faibles. 
Et  il  leur  faudrait  accepter  cela  sans  rien  dire  !  Que  de- 
mandent-ils généralement?  Ce  nesont  pas  des  commu- 
nistes. Ils  n'attaquent  pas  dans  leur  bien-être  ceux  qui, 
jouissant  d'un  revenu  sûr,  prêchent  les  principes  libé- 
raux. Ils  veulent  gagner  honnêtement  leur  pain;  mais 
ils  ne  le  peuvent  pas  sans  travail,  et  le  travail  ne  se  vole 
pas.  Ils  ne  veulent  pas  piller  non  plus,  ni  user  de  vio- 
lence ;  selon  les  principes  du  Libéralisme  tout  doit  se 
passer  conformément  au  droit.  Or  d'après  ceux-ci,  tous 
ont  le  même  droit,  d'après  cette  doctrine,  l'état  est  le 
maître  et  la  source  de  tout  droit,  par  conséquent  c'est 
son  affaire  de  procurer  du  travail  à  chacun,  et  de  pren- 
dre des  dispositions  qui  règlent  le  travail  en  grand,  de 
manière  que  chaque  particulier  ait  une  part  de  revenu 
et  une  part  la  plus  grande  possible.  Ce  désir  est,  comme 
on  le  voit,  si  loyal,  si  modéré,  si  logique,  —  supposé 
que  les  principes  du  Libéralisme  soient  adoptés,  —  qu'il 
doit  dominer  partout  où  le  Libéralisme  règne  sur  les 
esprits.  Il  parut  déjà  dans  la  grande  Révolution,  et  amena 
en  1790  la  création  d'ateliers  communs  fondés  par  l'é- 
tat. Sous  le  roi  bourgeois,  le  peuple  libéral  étant  de- 
venu souverain,  Louis  Blanc  essaya  de  réaliser  cette 
pensée  comme  système  sur  une  grande  échelle,  par  la  i 
création  d'ateliers  nationaux  (1).  Ensuite  Lassalle  a 
donné  à  cette  exigence  une  forme  plus  modérée  et  plus 
raisonnable,  la  forme  de  secours  fourni  par  l'état,  en 
proposant  d'établir  des  sociétés  coopératives  d'ouvriers 
avec  crédit  d'état  (2). 

Tout  cela  est  si  libéral,  qu'à  ce  point  de  vue,  il  n'y  a 
pas  la  moindre  objection  à  formuler.  11  faut  lire  le  grand 
discours  de  Thiers  (3),  le  principal  adversaire  de  ces 


(1)  Rud.  Meyer,  Emancipatlonskampf  des  vierten  Standes,  (1)  II,  471, 
oOO  sq. 

(2)  LiisssiWe,  Bastiat-Schuhe,22i.  • 

(3)  Thiers,  Discours  (1848),  S  sq. 


LE    TRAVAIL  325 

propositions,  pour  voir  que  le  Libéralisme  ne  peut  ab- 
solument rien  là  contre.  Tout  ce  qu'il  sait  répondre, 
c'est  que  les  hommes  s'unissent  en  société  pour  se  pro- 
téger et  se  soutenir  mutuellement,  mais  que  chacun  doit 
travailler  pour  soi  (1  ).  Cela  s'appelle  à  n'en  pas  douter, 
mettre  de  côté  complètement  le  devoir  de  la  solidarité. 
Si  seulement  on  remédiait  ainsi  à  la  situation  1  La  so- 
ciété, dit  le  Libéralisme,  est  là  pour  protéger  et  défen- 
dre ;  mais  c'est  à  chacun  de  se  soucier  de  soi.  Alors  à 
quoi  bon  une  société?  N'est-ce  pas  la  nier?  Eh  bien  !  le 
monde  savait  depuis  longtemps  qu'une  société  n'est  pas 
possible  selon  les  vues  libérales,  seulement  un  autre 
n'aurait  pas  osé  le  dire  avec  autant  de  franchise  et  d'in- 
génuité, que  l'a  fait  ici  un  des  chefs  de  l'école  libérale. 
Toutefois  sur  cette  question,  autre  est  la  voix  du 
Libéralisme  et  autre  la  voix  de  la  vérité.  Personne  ne 
peut  douter  que  tous  les  hommes  aient  un  droit  au  tra- 
vail. Si  tous  ont  un  droit  à  acquérir  de  la  possession, 
tous  aussi  doivent  en  avoir  les  moyens.  11  est  sûr  aussi 
que  si  la  société  a  le  devoir  de  veiller  à  ce  qu'il  y  ait 
dans  la  possession  un  partage  proportionnel,  autant  que 
possible,  il  lui  incombe  pareillement  l'obligation  de 
veiller  à  ce  que  chacun  obtienne  un  travail  qui  lui  soit 
proportionné,  et  qu'il  puisse  accomplir.  Avec  cela,  s'é- 
tablissent d'elles-mêmes  des  limites  que  l'individu 
comme  la  société  ne  peuvent  pas  dépasser.  La  même  loi- 
de  l'inégalité,  à  laquelle  la  société  est  liée  par  la  forma- 
tion des  rapports  de  propriété,  se  manifeste  mieux  ici 
que  là  ;  mais  ce  qui  convient  tout  d'abord  à  chacun,  ce 
n'est  pas  un  droit  effectif  à  posséder  un  objet  quelconque 
dont  il  a  besoin  pour  travailler,  mais  seulement  un  droit 
personnel  au  travail.  Pour  que  ceci  puisse  passer  en 
pratique,  ceux  qui  cherchent  des  ouvriers,  et  ceux  qui 
ont  besoin  de  travail  doivent  agir  de  concert.  Mais  ils  ne 
s'accordent  pas  toujours  suffisamment  pour  qu'une  en- 

(1)  Thiers,  De  la  propriété,  319. 


326  LES    BASES    DE    LA    SOCIÉTÉ 

tente  ait  lieu.  Il  est  inévitable  que  le  manque  de  travail 
se  produise  dans  un  endroit,  et  que  dans  un  autre  ce 
soient  les  ouvriers  qui  fassent  défaut.  Le  futur  état  so- 
cialiste lui-même  ne  pourrait  changer  cela.  Qu'on  se 
représente  seulement  dans  quelle  dépense  insensée  serait 
entraînée  la  totalité,  si,  par  suite  de  maladie,  cinq  cents 
ouvriers  devenaient  nécessaires  pour  quinze  jours  dans 
le  Mecklembourg,  et  qu'on  soit  obligé  de  les  faire  venir 
du  Tyroloù  ils  cherchent  en  vain  de  l'occupation,  et  s'il 
fallait  envoyer  demain  dans  le  Tyrol,  où  une  inondation 
réclame  des  forces  de  travail  considérable,  mille  ouvriers 
condamnés  à  l'inactivité  par  suite  de  l'incendie  d'une 
fabrique  dans  les  Flandres  ! 

De  plus,  les  capacités  intellectuelles  et  physiques  des 
individus  sont  si  diverses  ;  il  arrive  si  fréquemment  des 
malheurs,  des  maladies  et  autres  obstacles  inévitables, 
qu'il  y  a  des  milliers  de  personnes  qu'on  ne  peut  empê- 
cher d'être  débordées  par  d'autres,  ni  protéger  contre 
l'impossibilité  d'une  participation  à  la  concurrence  gé- 
nérale. En  outre,  les  membres  de  la  société  sont  libres, 
car  leurs  obligations  par  rapport  au  travail  et  à  la  pro- 
priété sont  tout  d'abord  des  obligations  morales.  La 
société  n'est  pas,  comme  nous  l'avons  dit,  un  bureau  de 
police  ;  et  même  quand  elle  en  serait  un,  elle  ne  pourrait 
forcer  quelqu'un  à  remphr  ses  obligations  de  conscience  ; 
elle  devrait  attendre  qu'une  violation  de  devoirs  exigi° 
blés  ait  lieu. 

Si  donc  elle  ne  veut  pas  blesser  elle-même  la  justice, 
elle  ne  peut  empêcher  que  très  souvent,  par  omission 
d'un  devoir  moral  de  la  part  de  l'un,  d'autres  subissent 
un  dommage.  Mais  elle  ne  peut  pas  non  plus,  à  cause 
du  bien  commun,  donner  du  travail  à  tous,  ou  obliger 
tout  le  monde  à  travailler.  Aucun  homme  sensé  ne  de- 
mandera qu'elle  crée  du  travail  artificiel.  Pénélope  a 
pu  le  faire  pour  dérouter  les  prétendants:  ses  moyens  le 
lui  permettaient  pour  sa  personne  ;  mais  la  société  n'est 
pas  dans  une  abondance  telle,  qu'elle  puisse  supporter 


LE    TRAVAIL  327 

cela  en  grand  et  longtemps.  C'est  ponrquoi.il  a  fallu 
renoncer  promptement  à  ces  essais  d'occupations  artifi- 
cielles (1),  à  cause  des  frais  qu'elles  nécessitaient,  et 
des  résultats  médiocres  qu'elles  donnaient  (2).  La  créa- 
tion des  ateliers  nationaux  de  l'année  1848  n'eut  d'au- 
tres succès  que  de  faire  dépenser,  en  quelques  semaines 
à  la  société,  une  somme  de  14.478.000  francs  pour 
payer  J  50.000  oisifs,  sans  qu'ils  aient  fourni  un  tra- 
vail utile  pour  une  si  grande  dépense  (.3). 

Donc,  quoique  tous  aient  un  droit  au  travail,  tous  ne 
peuvent  pas  le  faire  valoir.  La  société  ni  même  l'état  ne 
peuvent  pas  non  plus  procurer  à  tous  du  travail  par  des 
moyens  artificiels,  sans  qu'il  en  résulte  un  dommage 
général.  Par  contre,  la  communauté,  comme  nous 
l'avons  déjà  vu,  a  l'obligation  de  venir  en  aide  à  tous 
ceux  qui  ne  trouvent  pas  de  travail,  bien  qu'ils  veuillent 
travailler.  D'après  la  loi  naturelle,  chacun  a  droit  à  ce 
qui  lui  est  nécessaire  pour  vivre  ;  et  il  vaut  mieux  pour 
l'ordre  général  que  l'ensemble  prenne  soin  de  ses  mem- 
bres faibles,  plutôt  que  de  voir  ceux-ci,  par  instinct  de 
conservation  personnelle,  renverser  les  limites  des  lois, 
et  aller  parfois  facilement  trop  loin  sous  l'empire  du 
droit  de  nécessité.  D'ailleurs,  si  la  société  était  organi- 
sée seulement  d'après  les  lois  naturelles  et  divines,  c'est 
la  grande  majorité  des  hommes  qui  trouveraient  le  tra- 
vail qui  leur  est  nécessaire.  11  y  aura  toujours  des  indi- 
vidus sans  travail,  comme  il  y  aura  toujours  des  pau- 
vres ;  mais  que  des  masses  de  travailleurs,  comme  on 
en  voit  aujourd'hui,  n'aient  pas  de  travail,  c'est  uu 
indice  incontestable  que  l'état  de  la  totalité  n'est  pas 
sain.  Dieu  a  donné  à  l'humanité  tant  de  biens  temporels 

(1)  Un  essai  semblable  fut  déjà  fait  à  Nuremberg  en  1556  avec  les 
cisailles  de  tondeurs.  Il  commença  le  5  juin;  le  9  décembre  on  avait 
assez  de  Texpérience.  Hist.  —  pol.  Bldetter,  84,  853  sq. 

(2)  Lassalle  expose  autrement  la  chose,  c'est  vrai,  (Bastiat  =z 
Schulze,  216  sq.  221)  mais  il  est  facilede  voir  que  c'est  de  parti  pris. 

(3)  Rossbach,  Geschichte  der  Gesellschaft,  Vil,  265.  —  Cf.  aussi  Le 
Play,  La  réforme  soc,  (5)  II,  248  sq.  279  sq. 


328  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

que  tous  pourraient  avoir  le  nécessaire  pour  la  vie.  Si 
quelques  personnes  attirent  tout  à  elles,  pour  leur  avan- 
tage propre,  et  n'accomplissent  pas  leurs  obligations 
envers  la  totalité,  de  telle  sorte  que  la  grande  masse  en 
devienne  pauvre,  c'est  aller  contre  ses  prescriptions.  11 
a  également  placé  l'humanité  sur  un  champ  de  travail 
si  vaste,  que  tous  peuvent  y  trouver  une  place  pour  tra- 
vailler. D'où  vient-il  donc  qu'un  si  grand  nombre  de 
ceux  qui  s'y  trouvent  n'ont  pas  de  travail?  Il  y  a  dans 
les  casernes  des  milliers  de  forces  robustes  qui  sont 
enlevées  au  travail  ;  et  pourtant  il  n'y  a  point  d'occupa- 
tion pour  ceux  qui  en  cherchent.  Il  faut  donc  qu'il  y  ait 
un  vice  dans  la  société,  et  c'est  en  elle  qu'il  faut  le  cher- 
cher. Un  défaut  fondamental  de  la  vie  sociale  actuelle 
est  que  la  possession  se  dérobe  au  travail.  Au  lieu  d'agir 
avec  la  propriété  foncière  et  avec  le  travail,  le  capital, 
—  c'est  ainsi  qu'on  a  coutume  de  s'exprimer,  mais  on 
dirait  mieux  l'argent,  —  a  trouvé  un  moyen  de  tra- 
vailler pour  lui  seul,  et  qui  lui  rapporte  davantage. 

Ce  n'est  pas  que  de  nouveaux  moyens  de  rendre  le 
capital  plus  lucratif  sans  le  travail  aient  été  découverts, 
comme  on  se  l'imagine  souvent,  mais  l'argent  dérobé  au  _ 
travail  attire  toujours  de  nouvelles  masses  d'argent  et 
lui  soustrait  toujours  de  plus  en  plus  des  capitaux  sans 
lesquels  il  lui  est  impossible  de  s'exercer.  C'est  ainsi 
que  le  travail  est  devenu  impossible  en  réalité,  que 
l'ouvrier  est  devenu  une  chose  superflue,  ou,  de  cette 
façon, tellement  dépendante  du  capital,  qu'il  est  à  sa 
merci.  Jamais  le  capital  n'eut  obtenu  cette  puissance, 
suprême  sur  le  travail  si,  —  et  en  cela  il  y  a  un  second 
motif  d'explication,  —  par  suite  du  partage  trop  inégal, 
des  sommes  gigantesques  ne  s'entassaient  d'un  côté, 
tandis  que  de  lautre,  a  disparu  presque  complètement 
l'ancien  ordre  d'après  lequel  chaque  ouvrier  avait  au 
moins  une  petite  possession  sûre,  et  avec  cela  un  travail 
toujours  assuré.  Mais  là  où  le  pauvre  ouvrier  est  obligé 
d'aller,  les  mains  et  l'estomac  vides,  demander  de  l'oc- 


LE    TRAVAIL  329 

cupation  au  capital,  il  ne  lui  reste  qu'à  se  vendre  à  n'im- 
porte quelle  condition. 

Et  pour  que  le  malheur  soit  complet,  une  troisième 
chose  est  venue  s'adjoindre  aux  deux  premières.  C'est  la 
disparition  des  anciennes  associations  pour  le  travail 
danslesquellesles  faibles  trouvèrent  autrefois  aide  etpro- 
tection.  Maintenant  chaque  individu  cherche  du  travail 
pour  lui-même,  non  chez  les  représentants  de  l'ordre 
social,  mais  chez  les  entrepreneurs  privés  et  chez  les 
spéculateurs.  De  cette  manière,  il  est  obligé  de  passer 
par  les  conditions  qu'on  lui  fait.  Isolé  comme  il  l'est,  et 
poussé  par  la  concurrence  de  ceux  qui,  comme  lui,  cher- 
chent du  travail,  il  est  livré  aux  mains  de  la  spéculation, 
qui  le  tient  jusqu'à  ce  que  la  nécessité  l'ait  adouci  et 
rendu  prêt  à  tout.  Avec  cela,  le  capital  a  réussi  à  river 
à  son  poteau  de  fer,  à  côté  des  besoins  de  la  vie,  le  tra- 
vailleur vivant.  Mais  la  société  doit  avouer  aussi  que 
c'est  sa  faute,  si  cette  exigence  du  travail  a  pris  une 
forme  si  menaçante,  et  résiste  opiniâtrement  à  tous  les 
efforts. 

Si  c'est  donc  un  devoir  pressant  de  l'époque  de  réta-     12.  -  oe- 
blir  les  rapports  de  propriété  sur  leurs  bases  fondamen-  que  reiauve- 

A  1  Al  ment  au  tra- 

tales,  naturelles,  historiques  et  chrétiennes,  nous  devons  t^^'iameurf  "^ 
faire  les  mêmes  revendications  relativement  au  travail. . 
Assurément,  nous  ne  touchons  à  aucun  droit  de  la  pos- 
session ;  mais  nous  sommes  obligés  de  formuler  cette, 
exigence  en  ce  qui  concerne  le  travail.  Le  travail  doit 
devenir  libre  et  y  rester  ;  mais  il  ne  sera  libre  que  si 
l'ouvrier  y  poursuit  d'une  manière  indépendante  son 
propre  but.  Celui  qui  travaille  exclusivement  pour  une 
fin  étrangère  est  un  esclave.  Le  Libéralisme  a  trop  sou- 
vent rabaissé  l'ouvrier  jusqu'à  ce  degré.  Ce  n'était  cer- 
tainement pas  le  cas  dans  les  temps  du  servage,  alors 
que  la  certitude  d'être  soigné  en  toutes  circonstances 
compensait  richement  un  gain  proprement  dit. 

Avec  cela,  nous  avons  attaqué  une  des  places  les  plus 
malades  de  la  situation  sociale  moderne,  créée  par  le 


330  LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

Libéralisme.  Dans  une  société  où  l'on  ne  parle  que  de 
libertés,  où  le  mal  a  libre  cours,  le  travail,  une  des  ba- 
ses fondamentales  les  plus  importantes  de  Tordre  so- 
cial, est  privé  de  liberté,  et  avec  lui  l'ouvrier.  On  ne 
parle  même  pas  de  ce  dernier.  11  n'y  a  que  du  capital  et 
du  travail,  des  offres  et  des  demandes,  une  concentra- 
tion, une  organisation,  une  distribution  du  travail.  Le 
travail  est  mis  en  vente,  le  salaire  est  fixé  et  fait  partie 
du  marché,  l'ouvrier  est  comme  une  chose  accessoire, 
comme  une  chose  qu'on  donne  par  dessus.  Comment 
s'en  trouvera-t-il  ?  On  n'en  parle  même  pas.  Comment 
le  travail  prospérera-t-il  ?  On  ne  s'en  inquiète  pas  da- 
vantage. Pourtant,  c'est  une  vieille  expérience  qu'un 
travail  oppressif,  non  libre,  extorqué,  est  un  fardeau 
rebutant  pour  celui  qui  le  fait,  et  une  malédiction  pour 
celui  qui  l'obtient  par  force  (1).  Seul  le  travail  libre,  fait 
joyeusement,  le  travail  qui  élève  l'ouvrier  est  un  acte 
digne  de  l'homme  et  fécond  en  bénédictions  pour  la  so- 
ciété. 

C'est  pourquoi  les  correcteurs  du  monde  cherchent 
depuis  longtemps  le  secret  de  réveiller  le  plaisir  pour 
le  travail.  Pour  Fourier  et  Owen  tout  le  problème  social 
était  là.  Et  en  réalité  une  grande  partie  de  la  solution 
de  notre  question  s'y  trouve.  La  réforme  à  laquelle  nous 
devons  aspirer  consiste  avant  tout  à  créer  une  situation 
dans  laquelle  le  capital  n'enchaîne  plus  l'ouvrier,  c'est- 
à-dire  ne  le  force  plus  à  travailler  presque  seulement 
pour  l'avantage  du  capital,  au  lieu  de  son  avantage  pro- 
pre, mais  une  situation  dans  laquelle  les  deux  parties 
poursuivent  leur  propre  fin  d'une  manière  libre  et  indé- 
pendante, et,  parce  que  la  nature  de  la  chose  le  de- 
mande, agissent  ensemble,  par  libre  réciprocitéetestime 
égale,  afin  d'obtenir  par  l'action  commune  ce  que  l'in- 
dividu lui  seul  ne  peut  pas  faire. 

C'est  ainsi  que  l'homme,  dans  la  personne  de  l'on- 

(1)  Plinius,  18,  4  (3),  5.  -  ColiimelJa.  i,  7,  8. 


LE    TRAVAIL  331 

vrier  sera  rétabli  de  nouveau  dans  ses  droits  ;  c'est 
ainsi  que  la  personnalité  du  travailleur  deviendra  libre, 
inaliénable,  indépendante,  et  que  la  personne  du  pau- 
vre, elle  aussi,  sera  rendue  le  centre  de  la  vie  économi- 
que et  sociale,  ce  qui  jusqu'à  présent,  grâce  à  l'apostasie 
du  Christianisme,  la  honte  de  notre  siècle,  n'est  pas  le 
cas,  malgré  tous  les  beaux  discours  de  l'Humanisme  (1). 


(l)  Schellwien,  Die  Arbeit  und  ihr  Recht.,  240, 


QUATRIÈME  PARTIE 
LA  FAMILLE 


QUATORZIÈME  CONFÉRENCE, 


LA  FAMILLE. 


1.  La  Réforme  est  un  moment  à  partir  duquel  change  la  doctrine 
sur  la  société'.  —  2.  Erreurs  sur  les  rapports  de  l'individu  avec 
la  société.  —  3.  Erreurs  sur  les  rapports  de  la  famille  avec  la  so- 
ciété. —  4.  Erreurs  sur  la  personnalité  libre  comme  base  de  la 
société.  —  5.  La  famille  d'abord  base  de  la  société  par  l'accom- 
plissement de  ses  obligations  sociales,  morales  et  juridiques.  — 
6.  La  famille  n'est,  pour  la  société  et  pour  l'individu,  qu'un  moyen 
d'atteindre  une  fin  plus  élevée.  —  7.  La  fin  prochaine  du  mariage 
est  le  bien  privé  de  l'individu.  —  8.  Sa  fin  plus  élevée  est  le  bien 
commun.  —  9.  Sa  dernière  fin  est  la  coopération  à  l'établisse- 
ment du  royaume  de  Dieu.  —  10.  La  famille  est  l'école  du  droit, 
de  la  morale,  de  la  religion,  et  ainsi  le  rempart  de  la  société. 


Un  fait  curieux  à  constater,  c'est  que  ceux  qui  affec- 
tent de  se  rapporter  souvent  à  la  Sainte-Écriture,  sont 
précisément  ceux  qui  n'en  font  aucun  cas.  Il  y  a  dans  la  châ'ngeïïoc- 
Bible  toute  une  série  de  sentences,  que  les  incrédules  sodété.^'^' 
ont  sans  cesse  sur  les  lèvres,  et  par  lesquelles  ils  jurent 
plus  souvent,  — du  moins  dans  le  sens  qu'ils  leur  attri- 
buent, —  que  les  adorateurs  les  plus  zélés  de  la  parole 
divine.  Telles  sont  par  exemple  :  Dieu  est  charité.  — Le 
Fils  ne  juge  personne.  —  La  chair  est  faible.  —  Tout 
est  pur  pour  celui  qui  est  pur.  Il  n'y  a  pas  jusqu'au  plus 
grand  de  tous  les  recueils  modernes  d'aphorismes,  l'ar- 
senal de  la  vantardise,  de  l'érudition  et  des  vastes  con- 
naissances à  bon  marché,  qui  ne  donne  à  méditer  parmi 


d.— LaRé- 

forme  est  un 
moment  à  par- 


m 


334  LA   FAMILLE 

ses  nombreux  axiomes  sur  le  bonheur  conjuguai  de  no- 
tre époque,  la  parole  de  Salomon  :  il  vaut  mieux  habiter 
un  galetas  qu'une  belle  demeure  en  compagnie  d'une 

femme  acariâtre  (1). 

Parmi  les  sentences  divines,  qui  jouissent  d'une  fa- 
veur spéciale  dans  le  monde,  est  celle-ci  :  a  II  n'est  pas 
bon  que  l'homme  soit  seul  »  (2).  L'histoire  se  divise  en 
deux  grandes  parties  relativement  àl'interprétation  de  ce 
passage.  Luther,  à  qui  l'expression  doit  sa  renommée,' 
en  concluait  tout  simplement,  comme  on  le'sait,  que  tout 
le  monde  doit  se  marier.  Il  s'en  alla  et  épousa  Catherine 
de  Bore.  Le  moine  épousa  la  nonne.  Depuis,  tout  can- 
didat aux  fonctions  de  ministre  se  croit  obligé,  dès  qu'il 
a  subi  ses  examens,  à  rendre  un  témoignage  pubhc  de  sa 
foi  à  la  parole  de  Dieu,  en  contractant  mariage,  absolu- 
ment comme  le  séminariste  catholique,  avant  son  ordi- 
nation, jure    solennellement  fidélité  au  Symbole  des 
Apôtres.  C'est  ainsi  qu'a  pris  naissance  l'opinion  pubh- 
quesurce  point.  Elle  date  du  XVP  siècle.  Jusqu'à  cette 
époque,  on  comprenait   autrement  le  passage  en  ques- 
tion, c'est-à-dire,  dans  le  sens  que  l'homme  est  destiné 
à  vivre  en  communauté  avec  son  semblable,  et  qu'il  est 
obligé,  conformément  au  plan  divin,  à  mettre  sa  personne 
aussi  bien  que  ses  droits,  au  service  de  la  société  hu- 
maine. 

Autrefois,  dans  l'antiquité,  au  moyen  âge,  on  consi- 
dérait que  l'homme  n'accomphssait  pas  la  tâche  que  sa 
nature  lui  impose,  s'il  ne  se  rendait  pas  utile  à  la  totalité. 
Relativement  à  la  doctrine  concernant  la  société,  la  Ré- 
forme est  aussi  une  époque  de  crise  et  de  changement. 
Précurseur  fidèle  du  Libéralisme  individualiste,  elle  a 
déchargé  l'homme  de  tous  ses  devoirs  sociaux,  excepté 
celui  de  chercher  à  se  marier;  et,  pour  le  reste,  l'a 
complètement  isolé  et  restreint  à  lui-même,  comme 
étant  son  maître  souverain,  irresponsable,  et  négociant 

(1)  Berg,  DasBuch  der  Bûcher,  (5),  II,  578,  no  1710, 

(2)  Gen.,  11,18. 


LA    FAMILLE  335 

en  personne,    immédiatement  avec  Dieu,  ses  intérêts 
les  plus  hauts. 

Par  sa  fausse  conception  de  la  famille,  la  Réforme  a 
ébranlé  et  transformé  complètement  un  des  piliers  fon- 
damentaux de  tout  l'édifice  social.  Dans  les  questions 
de  principe,  tout  changement  peu  important  en  appa- 
rence a  la  plus  grande  portée.  Or,  il  n'y  a  pas  de  douté 
que  la  famille  soit  la  première  pierre  fondamentale,  et 
la  base  la  plus  importante  delà  société  humaine.  On  peut 
aussi  exagérer  l'importance  d'une  disposition  si  capitale, 
jeter  ainsi  le  trouble  dans  l'ensemble  et  le  mettre  en 
péril.  Ces  deux  méfaits,  la  Réforme  les  a  commis.  2^  __  ^^_ 

En  élevant  si  démesurément  la  famille,  et  en  faisant  îapponT  de 
de  l'obligation  d'en  fonder  une  le  premier,  sinon  l'uni-  ia°sodété!^^*^ 
que  devoir  social  d'un  chacun,  elle  a  causé  trois  grands 
dommages. 

D'abord,  elle  a  mis  par  là  dans  les  esprits  une  con- 
ception tout  à  fait  fausse  des  rapports  entre  l'individu 
et  la  société.  L'idée  sublime  d'autrefois,  que  chacun  est 
destiné  à  procurer  l'avantage  du  tout,  et  obligé  à  servir 
l'humanité,  fut  presque  entièrement  effacée.  Ce  n'est 
point  par  hasard  ;  mais  c'est  une  suite  nécessaire  des 
principes  de  la  Réforme,  si  l'histoire  de  la  civilisation 
des  siècles  suivants  témoigne  d'une  étroitesse  d'esprit 
et  de  cœur,  qui  était  inconnue  et  impossible  aux  géné- 
rations passées.  Quiconque  comprend  l'esprit  que  la. 
Réforme  a  inculqué  aux  hommes,  relativement  à  la  vie 
sociale,  avouera  que  ces  trois  choses  qui  caractéri- 
sent avant  tout  la  situation  publique  du  XVIP  et  du 
XVIIÏ^  siècle,  l'esprit  bourgeois,  l'absolutisme  et  l'iso- 
lement de  l'individu,  étaient  inévitables.  Ainsi  naquirent 
le  Rationalisme  et  l'Illuminisme. 

Cette  mesquinerie  qui  ne  pensait  jamais  au  grand  tout, 
qui  sacrifiait  sans  hésiter  le  bien  commun  à  un  avan- 
tage personnel,  momentané,  et  même  l'avenir  ;  qui 
avait  tout  au  plus  en  vue  les  intérêts  de  la  corporation, 
du  pâturage   commun  et  du  droit  de  péage,  était  inti- 


336  LA    FAMILLE 

mement  unie  avec  toute  la  tendance  d'esprit  de  Tépoque. 
Dans  la  théologie,  les  points  de  vue  grandioses,  les 
égards  continuels  pour  la  généralité,  l'Eglise  et  la  so- 
ciété d'après  lesquels  le  moyen  âge  avait  considéré  des 
questions  juridiques  privées,  furent  mis  de  côté  comme 
incompréhensibles  et  sans  valeur,  et  remplacés  par  des 
considérations  étroites,  purement  personnelles,  des 
vues  d'intérieur,  qui  finalement  conduisirent  tout  natu- 
rellement au  Piétisme  et  au  Quiétisme.  La  jurisprudence 
connut  à  peine  l'idée  d'un  droit  public,  et  transforma 
les  sciences  d'état  en  un  mélange  insipide  d'indications 
sur  la  manière  d'exciter  les  sujets  les  uns  contre  les 
autres,  et  de  les  exploiter  séparément.  Enfin  la  politique 
considéra  les  personnes,  les  biens,  la  conscience  et  la 
religion  comme  propriété  privée  absolue,  et  comme 
droit  régalien  des  souverains,  qui,  de  leur  côté,  n'avaient 
en  vue  dans  leur  gouvernement,  que  l'étoile  conductrice 
des  intérêts  privés,  comme  si  les  hommes  avaient  été 
créés  et  mis  au  monde  uniquement  pour  les  servir,  eux, 
leurs  maîtresses  et  leurs  chiens. 

De  là  résulta  secondement  cet  absolutisme  révoltant, 
qui  est  une  des  marques  principales  des  temps  que  nous 
venons  de  décrire.  Quand  les  individus  furent  restreints 
aux  murs  de  leur  maison,  ils  n'eurent  plus  d'intelligence 
pour  la  vie  commune,  n'en  sentirent  plus  le  besoin,  et 
ne  pensèrent  même  plus  à  remuer  le  petit  doigt  pour 
sauvegarder  leurs  intérêts  propres  à  l'égard  de  l'état,  et 
pour  défendre  leurs  droits  et  leurs  libertés. 

Quelque  indigne  que  soit  cette  passivité,  elle  s'expli- 
que cependant.  Par  la  destruction  de  l'Eglise  univer- 
selle, la  Réforme  a  troublé  le  regard  delà  totalité,  l'idée 
que  les  hommes  doivent  former  un  tout  commun.  Elle  a 
même  rendu  impossible  et  fait  disparaître  le  soutien 
qu'ils  avaient  eu  jusqu'à  présent,  en  s'unissant  les  uns 
aux  autres.  A  la  place  de  cette  union,  elle  leur  laissa  pour 
seul  refuge  le  cercle  étroit  et  faible  de  la  famille.  Après 
cela,  il  était  inévitable  que  les  individus  se  livrassent 


LA    FAMILLE  337 

sans  volonté  à  l'état,  non  seulement  parce  qu'ils  ne  pou- 
vaient pas  se  défendre,  mais  avec  ce  dévouement  inté- 
rieur que  le  besoin  d'une  protection  puissante  fait  naître. 
C'est  ainsi  que  le  despotisme  a  pu  se  développer  effron- 
tément, et  l'a  fait  d'une  manière  dont  l'Orient  seul  nous 
offre  des  exemples.  Or,  comme  tout  lien  commun  solide, 
soit  ecclésiastique  soit  social,  a  été  ainsi  rompu  entre  les 
hommes,  il  en  résulte  que  l'humanité  s'est  fractionnée 
en  quantité  d'états  particuliers,  sans  cohésion,  et  dont 
chacun  pense  d'autant  plus  à  soi,  qu'il  trouve  moins  de 
protection  et  d'avantage  dans  le  tout.  Ce  fut  une  époque 
de  démembrement,  d'égoïsme,  d'intérêts  de  clocher, 
comme  le  monde  n'en  a  jamais  vu.  Après  cela,  l'Indi- 
vidualisme, que  le  Libéralisme  a  érigé  en  système,  se 
comprend  tout  seul.  Ce  n'est  pas  autre  chose  que  la  règle 
de  vie  d'après  laquelle  les  hommes  ont  vécu  longtemps 
sans  le  savoir,  et  qui  pose  en  principe  l'axiome  :  Chacun 
vit  pour  soi  comme  une  ville  libre  vit  pour  elle.  La  ma- 
nière dont  ces  dernières  ont  jadis  vécu  est  suffisamment 
connue  pour  qu'il  soit  nécessaire  d'insister  sur  ce  point; 
et  leur  disparition  n'a  pas  fait  verser  beaucoup  de  larmes. 
D'un  autre  côté,  la  Réforme  a  tristement  méconnu  la 
place  de  la  famille  dans  la  société.  Pour  elle,  la  famille  'rappom  de 

•  11*  xiii<ii  •    1  .la  famille  avec 

est  la  plus  importante  de  toutes  les  bases  sociales  ;  mais  la  société. 
elle  n'est  pas  la  société  elle-même.  Si  le  droit  public  et 
la  différence  essentielle  qui  existe  entre  lui  et  entre  le 
droit  privé  sont  méconnus,  dans  la  mesure  où  ils  le  sont, 
depuis  la  disparition  des  vues  du  moyen  âge  ;  si  toutes 
les  situations  politiques  et  sociales  ne  sont  désormais 
conçues  qu'au  point  de  vue  d'associations  privées,  on 
arrive  à  ceci,  que  la  famille  est  considérée  comme  une 
société  dans  le  sens  propre  du  mot,  et  que  par  le  mot 
de  société,  on  ne  comprend  pas  autre  chose  que  la 
famille. 

Cela  ne  paraît  nulle  part  aussi  clairement  que  dans 
l'enseignement  d'état  de  Charles  Louis  Ilaller.  Ceux  qui 
croient  trouver  en  lui  les  conceptions  d'état  du  moyen 


3.   —  Er- 
reurs sur  les 


238  LA    FAMILLE 

â-e  avec  tous  leurs  défauts,  ne  font  guère  honneur  h 
\envs  connaissances  sur  cette  période.  En  vérité,  Rous- 
seau, d'après  le  texte  du  moins,  est  plus  conforme  aux 
expressions  de  beaucoup  de  scolastiques,  qu'il  a  sans 
doute  pas  mal  défigurées,  que  le  prétendu  restaurateur 
des  sciences  d'état.  Haller,  l'un  des  représentants  les 
plus  respectables  de  la  Restauration,  s'est  acquis  de 
grands  mérites  pour  avoir  lutté  contre  la  Révolution,  et, 
ces  mérites,  on  ne  doit  pas  les  atténuer.  Dans  son  essai 
de  reconstruire  positivement  l'enseignement  d'état,  il  a 
cependant  été  aussi  malheureux  qu'il  est  possible  de 
Fêtre,  non  parce  qu'il  est  devenu  catholique,  mais  parce 
que,  sous  ce  rapport,  il  est  resté  protestant.  Il  ressem- 
blait à  tant  de  convertis  au  catholicisme,  qui  le  sont  de 
cœur,  mais  dont  la  tête  reste  protestante.  De  là  pro- 
viennent ces  contradictions  singulières,  pour  lesquelles 
on  a  même  accusé  à  tort  cet  homme  illustre  d'impro- 
bité.  l^ur  cette  raison,  son  enseignement  d'état  est  en 
opposition  complète  avec  celui  du  moyen  âge. 

D'après  Aristote  (1)  comme  d'après  saint  Thomas 
d'Aquin  (2),  les  rapports  de  droit  public  et  les  rap- 
ports de    droit  privé  ,     le  bien  commun    et  le  bien 
privé,  se  distinguent  non  seulement  quantitativement, 
mais  selon  la   qualité,   par    conséquent    d'après   leur 
essence  la  plus  intime.  Haller,  lui,  ne  connaît  en  réa- 
lité   point  de    vrai  droit    public;    pour  lui,    celui-ci' 
n'est  qu'une  augmentation  quantitative  du  droit  privé  ; 
pour  lui,  les  états  ne  sont  pas  autre  chose  qu'un  assem- 
blage d'associations  privées  qui  se  ramènent  toutes  en 
dernier  lieu  à  la  famille  ;  pour  lui,  celle-ci  est  le  germe 
d'où  naît  l'état  ;  l'état  est  la  famille  agrandie  ;  pour  lui, 
le  type  primitif  de  la  famille  est  toujours  resté  le  même.; 
que  celui  qu'il  avait  appris  à  connaître  dans  la  doctrine 
de  la   confirmation,    le  presbytère    évangélique.   Son 
prince  est  le  gigantesque  pasteur  évangélique,  le  pa- 

(1)  Àristot.,  Pol.  i,  1,  2. 

(,2)  Thomas,  2,  2,  q.  58,  a.  7  ad.  2  ;  Reg.  princ,  1,  1,  J4. 


lA    FAMJLLE  339 

triarche  modernisé,  dont  les  enfants  pullulent  autour 
de  sa  table  comme  les  jeunes  tiges  du  sol.  Mais,  pas 
plus  que  ceux  qui  vont  jusqu'à  déclarer  l'état  comme 
l'agrandissement  de  la  famille,  il  ne  s'est  rendu  compte 
de  la  différence  essentielle  qu'il  y  a  entre  l'état  et  la 
famille,  différence  qui  empêchera  toujours  celle-ci  de 
s'élargir  jusqu'à  devenir  l'état,  puisque,  de  cette  façon, 
il  lui  faudrait  renoncer  à  sa  nature,  qui  est  de  former 
un  tout  complet.  Elle  repose  sur  un  droit  commun,  dont 
l'observation  est  laissée  au  bon  plaisir  de  chacun,  tan- 
dis que  l'état  repose  sur  une  obligation  générale  con- 
cernant tous  les  hommes. 

Comme  les  considérations  déjà  faites  le  prouvent,  on 
ne  peut  trop  insister  sur  ce  point.  11  est  triste  d'être 
obligé  de  se  mettre  en  garde  contre  l'excès  d'estime,  ac- 
cordé à  une  institution  si  sainte  et  si  importante  qu'est 
la  famille  ;  mais  si  nous  sommes  oblip;és  de  faire  des  ré- 
serves contre  les  exagérations  de  l'influence  de  la  puis- 
sance divine  sur  la  liberté  humaine,  nous  ne  pouvons,  et 
nous  ne  devons  tolérer  aucun  excès  sous  ce  rapport. 
Pour  la  famille,  comme  pour  la  société,  il  n'y  a  qu'une 
seule  base  fondamentale  sûre,  c'est  la  vérité  mesurée, 
réfléchie  et  conforme  au  droit. 

D'après  ceci,  il  ne  peut  être  question  que  la  fondation 
d'une  famille  soit  une  obligation  générale,  au  sens  où  la  'personnamf 
Réforme  l'a  prétendu.  Ici,  nous  traitons  la  question  non  iSdeTJ"so! 
au  point  de  vue  religieux,  mais  au  point  de  vue  social. 

De  ce  côté  encore,  les  réformateurs  ont  causé  à  l'hu- 
manité un  autre  dommage  grave.  Par  leur  conception 
véritablement  juive  de  la  famille,  ils  ont  posé  la  base 
de  cette  dépréciation  de  la  personnalité  humaine,  sans 
laquelle  les  maux  causés  par  l'absolutisme  d'état  et  le 
libéralisme  n'eussent  pas  été  possibles.  Nous  faisons 
complètement  abstraction  de  ce  que  cette  tendance,  qui 
a  trouvé  son  expression  accomplie  dans  lodyssée  du 
Philisthinisme,  la  Louise  de  Voss,  enlève  à  l'homme 
tout  sentiment  de  l'ampleur,  l'attache  à  la  glèbe  et  aux 


—  Er- 


ciete. 


240  LÀ   FAMILLE 

médiocrités,  et  transforme  ainsi  tonte  sa  conception  du 
monde  en  ^ne  simple  vne  domestiqne.  Nous  en  avons 
déià  parlé  plus  haut. 

Ici  cependant  un  autre  point  attire  notre  attention, 
c'est  que,  outre  les  petits  enfants,  il  n'y  a  guère  que  les 
odorantes  bouffées  de  la  pipe  et  la  tasse  de  café  fumante, 
qui  absorbent  ce  digne  pasteur  de  Grtinau,  drape  dans 
sa  robe  de  chambre  damassée.  Vieillard  aux  cheveux 
blanchis,  il  n'a  sans  doute  pas  encore  réfléchi  pourquoi 
il  était  .ur  la  terre.  Comment  l'aurait-il  pu,  si  ses  peu- 
sées  se  meuvent  dans  ces  cercles  d'idées  que  le  même 
Voss,  dans  son  ode  bien  connue  sur  Luther,  enchâsse 
dans  ces  magnifiques  paroles  : 

«  Quoi  de  plas  doux  pour  l'homme  pieux  ici-bas, 

a  En  attendant  la  félicité  suprême, 

«  Que  le  regard  et  le  baiser  d^une  jeune  fille, 

«  Que  la  jouissance  sacrée  de  la  femme  ! 

«  C'est  pourquoi  chaque  chrétien,  chaque  honnête  homme, 

«  Chante  bien  haut  avec  toi,  ô  Père  : 

a  Celui  qui  n'aime  ni  le  vin,  ni  les  femmes,  m  le  chant, 

((  Est  fou  pour  le  reste  de  sa  vie.  » 

Du  mariage  dépend  donctoutidéal, toute  sainteté,toute 
dignité  personnelle  de  l'homme,  ainsi  que  son  devoir  de 
chrétien.  A  ce  compte,  n'avoir  pas  d'enfants  est  comme 
pour  le  juif,  le  plus  grand  des  malheurs.  Seul  le  fou  peut 
vivre  sans  famille.  11  n'y  a  que  les  bienfaits  du  mariage 
qui  fassent  de  quelqu'un  un  homme.  Or,  si  quelqu'un 
connaît  une  doctrine  qui  maltraite  plus  que  celle-ci  la 
personnalité  humaine,  sa  propre  indépendance  morale, 
la  dignité  de  l'être  humain  indépendant,  qu'il  se  pré- 
sente et  nous  l'expose  ! 

Ici,  toute  l'humanité  est  divisée  en  deux  grandes  clas- 
ses, qui  ne  font  ni  l'une  ni  l'autre  son  affaire,  en  fous  ou 
en  nullités,  et  en  moitiés  d'hommes  qu'il  faut  toujours 
doubler  pour  en  faire  des  hommes  complets.  A  quel  ré- 
sultat arrive  la  société  avec  de  telles  moitiés  accolées 
l'une  à  l'autre,  et  qui  se  séparent  si  facilement,  c'est  fa- 
cile à  supposer.  11  est  tout  naturel  que, sous  l'influence  de 


LA    FAMILLE  341 

semblables  conceptions,  elle  se  soit  désagrégée  comme 
elle  l'a  fait,  sous  la  domination  du  Libéralisme.  Oui,  si 
la  société  doit  être  la  réunion  de  tous  les  hommes,  si 
elle  doit  grandir  pour  former  un  organisme  total  plein 
de  vie,  on  ne  peut  considérer  la  famille  comme  étant  sa 
partie  constitutive  par  excellence,  mais  seulement  la 
personnalité  humaine,  qui,  d  après  les  considérations 
faites  précédemment,  porte  en  elle  ses  droits  indépen- 
dants, et  aussi  ses  obligations  inaliénables  envers  la 
totalité. 

La  société  se  trouverait  dans  un  triste  état,  silesobli-     5.- La  fa- 

,  ,  ...       mille  base  de 

nations  envers  elle  ne  commençaient  qu  avec  la  possibi-  lasodétépour 

o  5  A  j.  l'accomplisse- 

lité  de  fonder  une  famille  et  s'arrêtaient  là.  Dans  cette  J^^^^P^^^J^y//. 
hypothèse,  le  plus  grand  nombre  des  hommes  se  trou-  ^i^jf/j^ueg'^ 
veraient  hors  de  la  société,  et,  ce  (|ui  est  encore  pis,  la 
société  serait  privée  des  services  les  plus  importants 
qu'elle  est  en  droit  d'attendre  de  ses  membres.  Les  ser- 
vices les  plus  difficiles  et  les  plus  étendus  envers  la  so- 
ciété sont  souvent  lourds  à  remplir,  par  suite  des  liens 
de  la  famille,  et  quelquefois  aussi  tout  à  fait  incompati- 
bles avec  eux.  C'est  pourquoi  ceux  qui  se  sentent  dans 
la  disposition  de  travailler  en  grand  pour  la  société,  re- 
noncent souvent  volontairement  à  la  fondation  d'une  fa- 
mille. Une  activité  sociale  vraiment  universelle  absorbe 
tellement  l'homme,  ses  forces  intérieures  et  son  indé- 
pendance, qu'il  ne  trouve  ni  assez  de  temps,  ni  assez  de 
loisir,  ni  assez  d'égoïsme  pourrions-nous  dire,  pour  se 
limiter  à  un  petit  monde  groupé  autour  de  lui,  et  tra- 
vailler uniquement  à  ses  intérêts  privés  (1  ). 

Est-ce  que  tous  ceux-ci  doivent  être  accusés  de  man- 
quer de  sentiment  pour  la  communauté,  de  commettre 
un  crime  envers  leurs  obligations  sociales,  quand  ils  re- 
noncent à  la  famille  afin  de  pouvoir  servir  plus  libre- 
ment la  société?  Ce  serait  vraiment  monstrueux,  et  ce 
serait  commettre  une  injustice  sans  pareille  envers  les 
membres  les  plus  illustres  de  l'humanité,  et   envers 

(1)  Cf.  IX«  vol.  Conf.  vil,  7. 


342  LA    FAMILLE 

riuimanité  elle-même.  C'est  précisément  en  s'oubliant 
eux-mêmes,  qu'ils  pratiquent  leurs  premiers   devoirs 
envers  la  totalité,  devoirs  sans  lesquels  celle-ci  ne  peut 
pas  exister.  Car,  de  quel  profit  serait  pour  la  société  que 
tous  les  hommes  voulussent  fonder  une  famille,  pour  s  y 
renfermer  comme  Vescargot  dans  sa  coquille?  Non,  la 
famille  comme  simple  union  naturelle  n'est  pas  la  base 
fondamentale  de  la  société.  Si  elle  était  envisagée  a  ce 
point  de  vue,  elle  serait  le  plus  grand  obstacle  au  main- 
tien de  l'ensemble,  et  à  la  marche  régulière  du  tout.  La 
dernière  base  fondamentale  de  la  société  est  l'observa- 
tion des  obligations  juridiques  morales  que  l'individu 
doit  accomplir  envers  la  totalité.  Ce  n'est  que  si  la  fa- 
mille se  soumet  à  elles  qu'elle  devientce  qu'elle  doit  être 
pour  la  société,  la  pépinière  de  ses  membres,  et  en  même 
temps  l'école  des  principes  sans  lesquels  elle  ne  peut 
pas  prospérer. 

D'après  ceci,  quelqu'un  peut  très  bien  rendre  service 
à  la  société  en  dehors  de  la  famille,  en  accomplissant 
envers  elle  ses  obhgations  morales  et  juridiques  ;  mais 
il  serait  répréhensible  envers  sa  fin  et  la  nécessité  de 
servir  la  totalité,  s'il  fondait  une  famille  en  raison  d'une 
fin  différente  de  celle  pour  laquelle  elle  a  été  établie, 
c'est-à-dire  pour  contribuer  à  Taccomplissement  du 
plan  divin  envers  la  totahté. 

Que  personne  donc  n'exagère  l'importance  du  prin- 
cipe, que  la  famille  est  une  des  principales  bases  fonda- 
mentales de  la  société  humaine.  Il  est  déjà  dangereuse- 
ment défiguré,  quand  on  appelle  simplement  la  famille 
la  base  fondamentale  de  l'humanité.  Celle-ci  repose, 
comme  nous  venons  de  le  voir,  sur  deux  autres  bases 
qui  sont  encore  plus  importantes,  et  sans  lesquelles  elle 
ne  pourrait  absolument  pas  exister,  savoir  sur  les  lois 
éternelles  deDieu,  et  sur  la  personnalité  humaine  libre. 
La  famille  doit  donc  compter  avec  ces  deux  hypothèses. 
C'est  seulement  lorsqu'elle  sauvegarde  et  réalise  les 
droits  de  ces  deux  bases,  qu'elle  remplit  sa  tâche  envers 


LA    FAMILLE  343 

le  tout.  Bref,  elle  n'est  la  base  fondamentale  de  la  so- 
ciété qu'autant  qu'elle  sert  la  liberté  deFindividu,  pour 
l'aider  à  réaliser  les  obligations  qui  lui  sont  imposées 
par  Dieu  envers  la  totalité. 

De  ceci  résulte  que  la  famille  elle-même  n'est  pas  fin  nfiiî^ ^rfeS' 
dans  la  société,  mais  seulement  moyen  pour  atteindre  fé  et  pour nnl 
une  fin  plus  élevée.  Sans  doute,  d'après  la  disposition  mijendai-"^ 
que  Dieu  a  donnée  au  genre  humain,  la  famille  est  ab-  nnpius élevée. 
solument  nécessaire  pour  perpétuer  l'humanité  ;  mais 
pour  l'ensemble,  elle  n'est  qu'une  voie  secondaire  sur 
laquelle  celui-ci  doit  marcher  vers  la  réalisation  de  sa 
grande  tâche,  et  non  pas  sa  fin,  non  pas  une  disposition 
qui  porte  sa  fin  en  elle-même.  Dieu  a  confié  à  la  société 
humaine  la  charge  honorable  de  réaliser  son  plan  dans 
le  monde,  sous  sa  direction  suprême,  en  d'autres  ter- 
mes de  refaire  son  royaume.  Évidemment  la  famille  est 
un  moyen  apte  à  remplir  cette  fin.  D'ailleurs,  elle  est  un 
royaume  de  Dieu  en  petit.  Mais,  quand  même  elle  a  une 
similitude  tellement  exacte  avec  celui-ci^  qu'elle  en  est 
l'image  fidèle  ;  quand  même  elle  est  un  sanctuaire  ho- 
norable et  entouré  de  respect,  comme  l'est  chaque  fa- 
mille véritablement  chrétienne,  elle  n^est  jamais  qu'un 
moyen  dont  la  fin  la  plus  proche  est  la  reconstitution  de 
la  société  humaine  ici-bas,  et  dont  la  fin  dernière  est  le 
royaume  de  Dieu. 

Si  ceci  s'appHque  à  la  société  en  grand,  à  plus  forte 
raison  à  chaque  individu.  La  société  doit  se  perpétuer 
parle  moyen  delà  famille,  mais  seulement  comme  en- 
semble, et  nullement  de  telle  sorte  que  chacun  de  ses 
membres  en  particulier  soit  lié  par  ce  moyen.  Ce  serait 
une  absurdité  sans  pareille  que  de  vouloir  parler  d'une 
obligation  de  droit  privé  concernant  la  fondation  d'une 
famille,  car  à  une  tâche  personnelle  correspond  aussi  la 
possibilité  de  l'accomplir.  Or  celle-ci  ne  se  compose  pas 
en  partie  de  motifs  personnels,  et  en  partie  de  motifs 
sociaux.  Jamais  non  plus  on  ne  pourra  ramener  un  état 
de  l'humanité  dans  lequel  ceci  sera  rendu  possible  d'une 


344  LA    FAMILLE 

façon  générale.  Les  réformateurs  eux-mêmes,  malgré 
leur  rage  de  mariage,  ne  voulurent  certainement  pas 
l'affirmer;  seulement,  ils  s'exprimèrent  d'une  manière 
peu  claire,  parce  qu'ils  étaient  incapables  de  distinguer 
entre  les  devoirs  de  la  totalité  et  ceux  de  l'individu, 
grâce  à  la  confusion  inouïe  du  droit  public  et  du  droit 
privé,  ou  plutôt  grâce  à  l'anéantissement  complet  du 
droit  public,  qui  fut  un  des  nombreux  et  funestes  ef- 
fets de  la  séparation  de  l'Eglise. 

Tout  ce  que  l'on  peut  donc  dire,  c'est  que  chaque 
membre  de  l'humanité  a,  en  vertu  de  sa  dépendance 
envers  l'ensemble,  le  droit  de  fonder  une  famille.  De  là 
il  ne  s'ensuit  pas  que  chacun  ait  le  droit  de  fonder  en 
fait  une  famille.  Pour  assumer  cette  charge,  il  faut  aussi 
être  en  état  de  remplir  les  obligations  qu'il  contracte 
envers  soi  et  envers  la  société.  On  peut  encore  bien 
moins  prétendre  que  ce  soit  une  obligation  pour  tous. 
Tous  sans  exception  sont  obligés,  comme  ensemble  et 
comme  particuliers,  à  se  rendre  utiles  envers  la  société  ; 
mais  on  ne  peut  pas  dire  que  cela  doive  avoir  lieu  par 
la  famille.  Il  y  a  bien  d'autres  moyens  pour  y  arriver, 
moyens  qui  sont  beaucoup  plus  élevés,  beaucoup  plus 
étendus,  beaucoup  plus  influents  et  nécessaires,  moyens 
qui  sont  généralement  des  moyens  sociaux,  moraux  et 
religieux.  La  famille  n'est  qu'un  moyen  parmi  les  nom- 
breux moyens  pour  atteindre  la  fin  générale.  C'est  pour- 
quoi, il  faut  sauvegarder  à  l'individu  la  pleine  liberté 
de  se  servir  de  ce  moyen  ou  d'un  autre,  pour  accomplir 
ses  obligations  envers  la  société .  Vouloir  priver 
quelqu'un  de  ses  droits  civils,  ou  même  de  l'honneur  et 
de  la  dignité  humaine,  parce  qu'il  ne  contracte  pas  d'o- 
bligations de  famille,  serait  causer  à  la  société  un  pré- 
judice impardonnable  dans  ses  besoins  les  plus  élevés, 
et  exercer  une  violence  criminelle  sur  la  liberté  et  l'in- 
dépendance personnelle  de  l'homme. 

7.— La  fin  ij    ,  .  , 

prochaine  du       Mais  puisquc  c  cst  commc  personnalité  libre  et  indé- 

raariage  est  le  ^ 

rindiî'du!  "*'  pendante  que  l'individu  fonde  une  famille,  il  doit  aussi 


LA    FAMILLE  345 

lui  être  permis  de  poursuivre  par  là  ses  fins  privées,  et 
d'y  chercher  son  utilité  personnelle.  La  fin  la  plus  pro- 
chaine et  la  plus  immédiate  que  quelqu'un  poursuit, 
quand  il  consent  à  nouer  des  liens  de  famille  est,  cela 
va  sans  dire,  presque  toujours  son  propre  bien.  Vouloir 
blâmer  ceci  comme  le  font  les  socialistes,  qui  n'ont  pas 
d'expressions  assez  dédaigneuses  pour  qualifier  les  consi- 
dérations utilitaires  des  mariages  de  convenance  actuels, 
c'est  faire  preuve  d'irréflexion  et  de  déraison.  Dans  ce 
cas,  l'esprit  de  Dieujuge  encore  beaucoup  plus  humaine- 
ment :  «  L'homme  dit-il,  a  besoin  d'un  aide  qui  lui  soit 
semblable  (1  ).  Deux  ensemble  valent  mieuxqu'unseul;  ils 
bénéficient  de  leur  société.  Si  l'un  menace  de  tomber,  il 
est  soutenu  par  l'autre  »  (2).  Ces  douces  paroles  indi- 
quent que  les  hommes  doivent  s'unir  les  uns  aux  autres, 
principalement  dans  la  vue  d'un  perfectionnement  mo- 
ral réciproque,  dans  le  but  de  se  compléter  mutuelle- 
ment par  l'égalisation  de  leurs  services,  de  leurs  capaci- 
tés intellectuelles  et  de  leurs  qualités  morales  ;  mais  elles 
laissent  aussi  entrevoir  comme  juste  que  deux  personnes 
contractent  une  alliance,  afin  de  pouvoir  mieux  faire 
leur  chemin  dans  la  vie,  en  unissant  ensemble  leurs  for- 
ces physiques  et  leurs  biens. 

Nous  ne  nous  arrêtons  évidemment  pas  aux  vulgaires 
mariages  d'argent  ;  mais  nous  voudrions  inviter  à  plus 
de  circonspection  celui  qui  condamne  à  l'aveugle  les  ma- 
riages de  prudence.  La  fondation  d'une  famille  n'est  pas 
un  enfantillage,  ni  une  affaire  de  cerveaux  brûlés,  inca- 
pable de  penser  ;  mais  c'est  un  des  pas  les  plus  sérieux 
et  les  plus  féconds  en  conséquences  qu'un  homme  puisse 
faire.  Plût  à  Dieu  que  les  alliances  contractées  selon  les 
règles  delà  prudence  soient  plus  nombreuses!  11  n'y 
aurait  pas  tant  d'unions  malheureuses,  tant  de  scanda- 
les et  tant  de  dommages  pour  la  société.  Heureux  les 
hommes,  heureuse  l'humanité,  si  on  pouvait  arriver  un 

(1)  Gen.,  II,  16.— (2)  Eccl.,lV,  9,  10. 


346  LA    FAMILLE 

jour  à  ce  que  ce  ne  soit  pas  l'œil  aveuglé,  le  sang  bouil- 
lonnant, le  cœur  insensé  qui  fasse  les  prétendants, mais 
l'intelligence  réfléchie  !  Est-ce  digne  d'un  homme  que 
de  ne  pas  faire  avec  calme,  sans-froid,  et  d'après  les  con- 
seils de  la  raison,  un  pas  d'où  dépend  non  seulement 
pour  lui,  mais  pour  tant  d'autres,  le  salut  temporel  et 
même  le  salut  éternel  !  Dans  une  affaire  de  cette  impor- 
tance, on  ne  peut  ni  trop  réfléchir,  ni  trop  calculer. 
Nous  ne  craignons  pas  de  nous  servir  du  moi  calculer^ 
précisément  à  cause  du  Socialisme.  Qui  sait  si  tant  de 
prétendus  mariages  d'argent  ne  renferment  pas  en  eux 
plus  de  bien  que  de  mal?  L'ivresse  du  sang  est  une  folie 
si  indomptable  qu'elle  se  moque  de  tous  les  moyens  d'a- 
paisement. Souvent  cependant,  elle  se  laisse  encore  vain- 
cre en  jetant  de  la  boue  terrestre  sur  l'incendie  du  désir. 
Que  deviendraient  les  familles  et  la  société  si  du  moins 
ce  dernier  modérateur  ne  produisait  pas  d'efPet?  Puisse 
le  Dieu  miséricordieux  nous  épargner  le  spectacle  du 
Socialisme  à  l'œuvre  dans  la  pratique  !  Si  tous  les  égards 
extérieurs,  qui  sont  encore  des  liens,  venaient  à  tomber, 
nous  verrions  alors  dans  quel  dérèglement  et  dans 
quelle  sauvagerie,  le  plus  farouche  de  tous  les  instincts 
précipiterait  l'humanité.  Ce  fut  peut-être  le  motif  prin- 
cipal pour  lequel  Dieu^  dans  sa  clémence,  a  introduit  la 
propriété  particulière  après  la  chute.  En  tout  cas,  il  ne 
pourrait  pas  punir  la  société  d'une  manière  plus  sensi- 
ble que  s'il  permettait  sa  suppression  par  le  Commu- 
nisme,  car  alors,  fondraient  sur  la  famille  une  calamité, 
un  désordre,  et  un  manque  de  sécurité  que  nous  ne  pou- 
vons pas  nous  figurer  assez  grands. 

Par  là  nous  voyons  qu'ici  comme  partout,  l'intérêt 
privé  justement  compris,  non  seulement  n'est  pas  un 
obstacle  au  bien  commun ,  mais  le  favorise  plutôt. Comme 
l'humanité  repose  sur  l'homme,  ainsi  le  bien  du  tout 
repose  sur  celui  de  l'individu.  Où  celui-ci  ne  trouve  pas 
son  avantage,  là  cesse  aussi  le  bien  public,  caria  fin  de 
l'ensemble  n'est  pas  seulement  l'utilité  de  la  totahté, 


LA    FAMILLE 


347 


mais  celle  de  tous  les  individus.  De  même  que  les  mem- 
bres ont  leurs  obligations  envers  l'ensemble,  de  même 
aussi  ils  ont  des  droits  envers  celui-ci,  et  de  même  que 
celui-ci  a  des  droits  envers  eux,  de  même  aussi  il  a  des 
obligations.  Les  deux  droits  s'égalisent  et  ne  demeurent 
droits  qu'autant  qu'ils  sont  pris  à  cœur  des  deux  côtés. 
L'état  ne  perd  donc  rien  s'il  respecte,  dans  la  fondation 
de  la  famille,  la  liberté  des  personnes.  Plus  il  empiète 
sur  elle  par  une  législation  tyrannique,  plus  il  se  cause 
de  dommage. 

11  y  a  peu  de  questions  où  la  chose  soit  aussi  claire 
qu'ici.  Là  où  le  pouvoir  public  a  limité  outre  mesure  le 
droit  de  contracter  mariage,  il  a  suscité  une  immoralité 
publique  qui,  une  fois  implantée,  continue  à  se  trans- 
mettre, quand  même  une  équité  plus  grande  vient  à  ré- 
gner dans  les  lois.  Mais  quel  dommage  cet  état  cause 
au  bien  commun,  les  statistiques  des  crimes  et  l'éco- 
nomie domestique  annuelle  le  proclament  par  leurs 
chiffres.  Qu'on  se  représente  encore  quelle  serait  la  si- 
tuation si  on  parvenait  à  réaliser  les  plans  de  Platon  ou 
des  socialistes,  plans  en  vertu  desquels  la  famille  de- 
viendrait une  institution  d'état.  Sans  doute  on  nous  dit 
que  l'état  futur  ne  pourra  pas  empiéter,  et  n'empiétera 
pas  plus  sur  le  mariage  et  sur  l'éducation  que  l'état  mo- 
derne. Quoique  nous  n'ajoutions  pas  foi  à  ces  paroles, 
nous  pouvons  cependant  répondre  que  ceci  est  déjà  plus 
que  suffisant,  car  des  effets  pernicieux  que  l'absorption 
du  mariage  par  l'état  a  déjà  entraînés  à  sa  suite,  et  at- 
tire tous  les  jours  en  plus  grand  nombre,  nous  pouvons 
facilement  conclure  ce  qu'il  en  arriverait,  si  ce  système 
avait  le  temps  de  porter  ses  fruits. 

D'un  autre  côté,  il  va  de  soi  qu'après  les  considéra-     g.-Lifm 
tions  que  nous  avons  faites,  les  individus  doivent  régler  marialee^stie 
l'usage  de  leur  liberté  dans  une  affaire  qui  touche  si 
profondément  le  salut  public,  et  que  c'est  d'autant  plus 
un  droit  et  un  devoir  de  la  part  de  l'état,  de  donner  des 
lois  auxquelles  l'exercice  de  ce  droit  est  lié^  que  ses 


biencommuD. 


348  LA.    FAMILLE 

subordonnés  ont  moins  d'égards  au  bien  commun.  Le 
mariage  n'est  pas  seulement  ou  principalement  institué 
pour  l'individu  ;  mais  il  Test  plutôt  pour  la  fondation  et 
la  continuation  de  la  communauté  humaine.  Dans  la  pra- 
tique reste  sans  doute,  ici  comme  partout,  la  fin  plus 
élevée,  qui  doit  être  considérée  en  première  ligne  dans 
l'institution^  et  à  laquelle  on  pense  ordinairement  en  der- 
nier lieu  (1  ).  Mais  personne  n'a  le  droit  de  l'oublier  ou 
même  de  l'exclure,  et  si  quelqu'un  essayait  de  s'y  sous- 
traire, le  pouvoir  public  est  là  pour  le  lui  rappeler,  et 
sauvegarder  ses  droits  propres.  La  famille  a  donc  sans 
aucun  doute,  non  seulement  une  signification  de  droit 
privé,  mais  aussi  une  signification  de  droit  public.  11  n'y 
a  jamais  eu  de  société  régie  parla  morale,  dans  laquelle 
elle  n'ait  été  considérée  comme  telle.  C'est  pourquoi  le 
pouvoir  public  a  un  grand  intérêt,  un  droit  inaliénable 
et  une  grande  obligation  à  mettre  en  ordre  les  questions 
juridiques  concernant  la  famille.  Ce  droit  et  ce  devoir 
lui  incombent  dans  la  mesure  où  ces  questions  sont  liées 
au  bien  public.  S'il  va  au  delà,  il  dépasse  les  limites  de 
sa  compétence,  agit  sans  droit  propre  et  empiète  ainsi 
sur  des  droits  étrangers.  Sous  ce  rapport  aussi,  Tétat  se 
cause  le  plus  grand  dommage,  en  ne  voulant  pas  respecter 
les  limites  posées  par  Dieu,  et  en  voulant  usurper  des 
droits  qui  appartiennent  ou  à  la  famille  comme  telle, 
comme  l'éducation  par  exemple,  ou  au  pouvoir  ecclé- 
siastique, comme  le  côté  religieux  du  mariage.  Le  droit 
public  lui  aussi  a  sa  force  non  pas  dans  la  puissance, 
mais  dans  la  vérité  et  dans  la  justice.  S'il  vient  à  perdre 
ceci  de  vue,  il  est  comme  un  édifice  dont  les  bases  ont 
cédé.  On  peut  sans  doute  le  maintenir  debout  parla 
force  ;  mais  il  lui  manque  le  sol  ferme  et  solide.  S'il  faut 
mettre  des  étais  de  tous  côtés  pour  le  soutenir,  il  est 
facile  de  penser  ce  qu'il  en  adviendra  aussitôt  qu'une 
violente  tempête,  ou  un  tremblement  de  terre  se  fera 

(Ij  Thomas,  1,  2,  q.  l,a.  i,  ad.  1. 


LA    FAMILLE  349 

sentir.  Une  telle  situation  pour  un  état  fait  penser  à  un 
soldat  dont  les  jambes  ont  été  emportées  par  un  boulet. 
Avec  une  vaillance  désespérée,  et  pour  emporter  au 
tombeau  la  gloire  de  la  force,  il  se  fait  soutenir  par  les 
épaules,  et,  ainsi  suspendu,  exécute  des  coups  d'audace 
contre  les  assaillants.  Le  fait  peut  exciter  l'admiration, 
mais  tout  le  monde  sait  que  ses  moments  sont  comptés. 
L'état  se  trouve  dans  cette  situation,  aussitôt  qu'il 
veut  adjuger  au  droit  public  quelque  chose  qui  ne  lui 
appartient  pas.  11  ne  peut  pas  créer  de  droit,  ni  celui 
des  hommes  privés,  ni  le  sien.  Le  droit  public  a  sa  base 
uniquement  dans  la  disposition  divine,  qui  assigne  à 
tous  les  hommes  de  vivre  pour  la  totalité.  A  cette  fin, 
Dieu  donne  au  pouvoir  public  certains  droits  pour  diri- 
ger la  vie  des  hommes  réunis  en  association  ;  mais  ces 
droits  ne  vont  pas  plus  loin  que  la  fin  ne  l'exige  et  ne  le 
permet.  Là  où  le  pouvoir  d'état  dépasse  ses  droits,  là  il 
agit  sans  droit  et  même  contre  le  droit.  S'il  croit  pou- 
voir se  faire  lui-même  un  droit,  ou  s'approprier  un 
droit  étranger,  il  se  pose  en  maître  pour  ce  dont  il  est 
le  serviteur  responsable,  et  anéantit  le  droit  en  inven- 
tant des  droits.  C'est  ainsi  qu'il  mine  le  droit  dans  ses 
effets,  et,  ce  qui  est  pis  encore,  dans  les  cœurs  et  dans 
la  conviction  des  hommes. 

La  vengeance  arrive  toujours  tôt  ou  tard.  Malheur 
aux  états  lorsqu'une  fois  les  peuples   commencent   à 
croire  ce  que  les  maîtres  affirment  avec  l'approbation 
complaisante  des  puissances  et  des  monarques,  à  savoir 
que  Dieu  n'est  pas  la  seule  raison  et  le  seul  maître  du 
droit,  mais  que  l'état  seul  est  la  source  de  toutes  les 
lois  !  Deux  fois  malheur  à  tout  ce  qui  existe,  si  les  hom- 
mes en  concluent  que  ceux  qui  s'inquiètent  le  moins 
du  droit  sont  toujours  ceux  qui  comptent  sur  leur  puis- 
sance !  Alors  les  dépositaires  du  pouvoir  pourront  voir, 
mais  malheureusement  trop  tard,  qu'en  vérité,  il  n'y  a 
qu'un  seul  soutien  de  la  puissance,  le  droit  interprété 
^t  pratiqué  d'après  la  volonté  de  celui  qui  l'a  donné. 


350  LA    FAMILLE 

9.-Lader-       p^^^^p  l'état,  le  dIus  grand  danger  de  se  permettre  des 

nière  fin    du  ^  '-'v^»  ?          r  o  •  i       i        p        -ii 

Too'Sion'à  empiétements  dans  la  question  de  la  tamille,  comme 
llîduS:  d'ailleurs  dans  toutes  les  questions  sociales,  est  du  côté 
me  de  Dieu.    ^^^  ^^^  droits  ecclésiastiqucs  se  touchent  avec  les  droits 
civils,  c'est-à-dire  les  droits  que  Dieu  s'est  réservé  lui- 
même,  et  ceux  qu'il  a  transmis  à  l'homme  pour  les 
exercer  en  son  nom.  Pour  trouver  les  limites  des  domai- 
nes spirituels,  il  faut,  comme  on  le  sait  des  organes 
délicats,  et  une  sensibilité  intellectuelle  aiguisée  par 
l'exercice,  la  délicatesse  du  cœur  et  la  modestie.  L'ab- 
sence de  ces  qualités  peut  être  remplacée  par  la  docilité 
à  recevoir  des  enseignements  de  la  part  d'autres  qui 
sont  au  courant  de  ces  sortes  d'atîaires.  C'est  pourquoi 
tous  les  chefs  des  affaires  publiques,  à  qui  importe  l'ob- 
servation exacte  de  la  jurisprudence,  devraient  procé- 
der avec  la  plus  grande  prudence  dans  les  questions  de 
ce  iïenre,  et  se  concerter  avec  les  tenant-lieu  de  Dieu. 
Si  au  lieu  de  cela,   ils  font  invasion  à  dessein  et  avec 
plaisir  sur  des  domaines  qui  leur  sont  étrangers,  et  s'y 
comportent  comme  en  pays  conquis,   de  semblables 
,  exhortations  font   presque   une   impression  comique, 
mais  elles  aboutissent  aussi  à  faire  voir  que  nous  avons 
à  faire  ici,  non  à  une  puissance  qui  considère  la  sauve- 
garde du  droit  et  de  la  paix  comme  sa  tâche  propre, 
mais  qui,  dans  chaque  arrangement  de  droit,  fait  comme 
le  vieux  barbare,  jette  avec  dédain  son  glaive  dans  la 
balance. 

Si  un  tel  procédé  ne  produit  rien  de  bon  là  où  il  s'agit 
de  régler  des  comptes  entre  puissances  terrestres,  dont 
les  droits  mutuels  ne  sont  pas  établis  d'une  façon  im- 
muable et  sûre,  le  procédé  est  encore  bien  plus  fâ- 
cheux, quand  il  est  appliqué  par  un  royaume  terrestre 
contre  le  royaume  de  Dieu;  et  c'est  précisément  le  cas 
ici. 

Nous  nous  sommes  déjà  convaincus  ci-dessus  que 
Dieu  n'a  pas  institué  la  famille  pour  une  autre  fin  que 
pour  réaliser,  par  l'intermédiaire  des  hommes,  son  plan 


LA    FAMILLE  351 

divin  dans  le  monde,  l'établissement  de  son  royaume. 
Dans  cette  vue,  il  l'a  fondée  dès  le  commencement,  il  a 
répandu  sur  elle  ses  bénédictions  ;  il  lui  a  confié  la  con- 
servation et  l'expansion  du  genre  humain  ;  il  a  donné 
au  foyer  domestique  la  dignité  d'un  sanctuaire  reli- 
gieux. 

C'est  aussi  ce  qu'elle  est  restée  chez  tous  les  peuples, 
qui  n'ont  pas  rejeté  les  derniers  restes  de  la  civilisation. 
Les  anciens  Romains  en  particulier  ont  conservé,  sous 
ce  rapport,  avec  fidélité  et  délicatesse,  les  traditions 
antiques  de  l'humanité.  Leur  maison  était  un  temple, 
dont  le  centre  était  formé  par  l'autel  domestique,  qui  ne 
faisait  qu'un  avec  le  foyer.  Le  père  était  le  prêtre-né  de 
la  famille  ;  il  regardait  comme  son  plus  grand  devoir  et 
son  plus  grand  honneur  de  célébrer  chez  lui,  en  per- 
sonne, le  service  divin  quotidien  et  solennel.  Le  com- 
mencement et  la  fin  de  la  journée  étaient,  comme  les 
repas,  consacrés  par  une  prière  commune.  Chaque 
événement  particulier,  qu'il  ait  un  caractère  joyeux  ou 
triste,  était  célébré  par  une  fête  religieuse.  Mais  avec 
ceci  les  Romains  ne  voulaient  pas  seulement  satisfaire 
leur  piété  personnelle;  ils  avaient  une  double  vue  plus 
élevée.  Ils  croyaient  d'abord  ne  pouvoir  assurer,  sans 
la  protection  de  la  religion,  la  prospérité  d'une  institu- 
tion exigeant  tant  de  sacrifices  comme  l'est  la  famille. 
Ensuite,  ils  étaient  des  hommes  d'état  beaucoup  trop 
prudents,  pour  ne  pas  comprendre  que,  si  l'étatne  peut 
pas  prospérer  sans  la  religion,  il  ne  suffit  pas  de  la  lui 
faire  pratiquer  comme  tel,  mais  que  le  sentiment  reli- 
gieux doit  pénétrer  aussi  dans  ses  membres  isolés^  et 
particulièrement  dans  les  derniers  groupes  dont  il  se 
compose.  De  même  qu'ils  auraient  considéré  comme 
une  folie  de  traiter  seulement  l'état  en  général  comme 
un  être  juridique,  sans  édifier  sur  le  droit  ses  différen- 
tes parties,  la  famille  en  particulier,  de  même  ils  au- 
raient regardé  comme  impossible  de  maintenir  le  tout 
religieux,  si  la  religion  n'avait  pas  vivifié  ses  derniers 


352  LA    FAMILLE 

rameaux  et  ses  dernières  racines.  Plus  leur  conception 
d'état,  —  qui  pour  eux  était  la  communauté  la  plus 
élevée  du  droit  et  de  la  religion,  —  était  grandiose, 
plus  ils  croyaient  fermement  que  le  maintien  de  cette 
qualité  essentielle  dépendait  de  ce  que  la  famille,  qui 
en  formait  la  partie  la  plus  importante,  et  qui  est  elle- 
même  l'association  la  plus  étroite  qui  soit  parmi  les 
hommes,  conservât  son  caractère  de  communauté  de 
droit  et  de  religion. 
10.  -  La       Cette  conviction  ne  fut  certes  pas  la  dernière  à  don- 
JX'dTdroTt  ner  aux  Romains  leur  grandeur  et  leur  force.  De  tout 
de  la^i'^ugioa  tcmps,  la  prospérité  régna  chez  les  peuples,  où  la  famille 

et  aussi  le  rciïi- 

part  de  la    fut  parfaitement  or2;anisée  sous  le  rapport  moral  et  re- 

société.  ^  ^  . 

ligieux.  Dans  la  famille  se  trouvent  toutes  les  conditions  | 
capables  de  favoriser  la  vie  commune.  En  elle  le  senti- 
ment religieux  doit  jeter  ses  racines  les  plus  profondes, 
sans  quoi  elle  ne  peut  jamais  se  développer  sur  des 
bases  solides.  En  elle  sont  posées  les  assises  premières 
et  inébranlables  de  la  foi,  de  l'obéissance,  du  respect  de 
l'autorité,  de  l'esprit  de  sacrifice  et  de  communauté,  qui 
forment  les  piliers  de  l'édilice  social.  En  elle  se  trouve 
le  foyer  du  sentiment  conservateur,  le  soutien  de  la  tra- 
dition, le  rempart  protecteur  des  coutumes,  des  particu- 
larités, des  mœurs,  des  générations,  des  tribus,  des 
peuples.  En  elle  se  trouve  l'assurance  de  la  perpétuité 
de  la  possession,  de  la  transmission  des  espèces  de  tra- 
vail et  de  l'acquisition.  En  elle  se  nouent  toujours  parmi 
les  hommes  de  nouveaux  liens,  les  plus  forts  de  tous, 
les  liens  du  sang.  En  elle  s'unissent,  par  les  chaînes  de 
l'amitié  et  des  mêmes  intérêts  sociaux,  les  hommes  dont 
\  les  voies  sont  ordinairement  si  différentes  ;  la  paix  so- 

ciale peut  être  regardée  comme  assurée  là  où  les  famil- 
les se  maintiennent  solides  et  bien  organisées.  En  elle 
enfin  se  trouve  toujours  un  sohde  contrepoids  aux  pré- 
tentions démesurées,  par  lesquelles  le  pouvoir  public 
pourrait  porter  préjudice  au  droit  privé.  Tout  pouvoir 
et  toute  théorie  fausse  ne  peuvent  pas  grand  chose  con- 


LA    FAMILLE  353 

tre  la  nature;  c'est  pourquoi  se  brisent  toujours  contre 
elle  les  empiétements  de  l'absolutisme  dans  le  droit 
privé  et  dans  le  droit  des  consciences.  Personne  n'a  plus 
d'intérêt  que  l'état,  à  posséder  dans  la  famille,  cet  état 
dans  l'état,  une  limite  infranchissable,  et  par  là  aussi  un 
rempart  pour  le  droit. 

L'humanité  cependant  ne  vit  pas  seulement  du  droit  ; 
elle  vit  aussi  des  mœurs.  Pour  celles-ci  comme  pour  le 
droit,  et  même  davantage,  la  famille  est  pareillement 
une  école.  Dans  la  famille, l'homme  doit  connaître  quels 
sont  ses  devoirs  envers  Dieu  et  envers  les  hommes,  et 
apprendre  avant  tout  à  les  pratiquer.  Si  ces  devoirs  ne 
lui  sont  inculqués  qu'à  l'école  ou  à  l'église,  il  est  déjà 
trop  tard.  Les  parents  sont  les  maîtres  et  les  précep- 
teurs-nés des  enfants.  De  la  mère  en  particulier  dépen- 
dent les  mœurs.  Si  la  nature  lui  a  refusé  le  professorat 
public,  il  lui  a  donné,  à  la  place,  une  habileté  d'autant 
plus  grande  pour  l'exercer  dans  le  sein  de  la  famille,  et 
par  celle-ci  dans  la  société.  FUïi  matrizant^  telle  mère, 
tel  fils.  Puissent  seulement  les  femmes  s'occuper  du 
monde,  sur  le  théâtre  qui  leur  a  été  désigné  par  Dieu  et 
par  la  nature  !  Elles  auront  alors  résolu  en  grande  par- 
tie la  question  de  leur  vocation. 

On  n'estimerait  cependant  pas  à  sa  juste  valeur  l'im- 
portance de  la  famille,  si  on  n'étendait  que  jusqu'aux 
enfants  sa  puissance  éducatrice.  Là  où  elle  est  bien 
comprise,  elle  agit  bien  plus  profondément  sur  les  ca- 
ractères des  adultes  eux-mêmes.  Des  gens,  qui  n'ont 
pas  le  bonheur  d'être  appelés  à  mener  la  vie  de  commu- 
nauté, ne  peuvent  rien  faire  de  mieux,  pour  leur  propre 
éducation  personnelle^  que  de  fonder  une  famille.  Sup- 
porter des  sacrifices  continuels,  avoir  sans  cesse  l'occa- 
sion de  faire  abnégation  de  soi,  savoir  se  contraindre, 
subir  les  différences  de  caractères,  de  sexe,  de  vues, 
d'efPorts,  tout  cela  est  une  école  de  perfection,  si  on  sait 
l'utiHser  en  esprit  de  vertu  chrétienne,  et  le  cède  très 
peu  à  la  vie  de  communauté  religieuse,  Là  comme  ici, 

*■  23 


oM/  LA    FAMILLE 

354  ,., 

on  trouvera  toujours  que  personne  ne  reste  ce  qu  .1 

•;  ,  'il  V  P<,t  entré  ;  il  dev  ent  ou  meilleur  ou 

était  lorsquil  j  est  enue  , 

^'rest  ainsi  que  la  famille  est  la  meilleure  école  pour 
lar;i  i  n^  et  le  droit,  pour  le  droit  public 

comme  pour  le  droit  privé.  Or  c'est  sur  le  droit,  la  reli-  . 
In  e  les  mœurs  que  repose  la  société  tout  entière, 
fasociété  à  laquelle  Dieu  a  donné  la  famille  pour  abri. 
Si  la  famille  est  ébranlée,  la  société  ne  tardera  pas  a 
s'écrouler.  Quelque  critiques  que  soient  les  dangers  de 
'époque,  ne  désespérons  pas  de  l'avenir  si  seulement 
la  famille  reste  sacrée  et  solide  au  point  de  vue  du 
droit. 


1.     —    Le 

mariage  est 
unecliose  re- 
doutable,mys- 
et 
sainte. 


QUINZIÈME  CONFERENCE 

MARIAGE    ET    FAMILLE. 


1.  Le  mariage  est  une  chose  redoutable,  mystérieuse  et  sainte.  — 
2.  Bassesse  des  vues  du  monde  sur  le  mariage.  —  3.  Le  mariage 
comme  institution  morale.  —  4.  Caractère  juridique  privé  du  ma- 
riage. —  5.  Le  mariage  comme  institution  de  droit  public  et  comme 
institution  sociale.  —  6.  Le  mariage  revêtu  d'un  caractère  reli- 
gieux au  point  de  vue  naturel  de  la  famille.  —  7.  Unité  du  ma- 
riage. —  8.  Indissolubilité  du  mariage.  —  9.  Devoirs  de  l'époque 
relativement  au  mariage. 


On  ne  doit  s'approcher  des  choses  saintes  qu'avec  des 
sentiments  saints.  La  famille  est  un  sanctuaire  fondé 
immédiatement  par  Dieu,  un  sanctuaire  dans  l'intérieur  TrS 
duquel  il  demeure  et  agit  lui-même  invisiblement,  pour 
aider,  dans  leur  grande  tâche,  les  hommes  qui  se  décla- 
rent prêts  à  concourir  au  maintien  et  à  la  continuation 
de  son  royaume  ici-bas.  A  cette  fin,  il  réunit  hommes 
et  femmes  en  vertu  de  cette  inchnation  mvstérieuse 
qu'eux-mêmes  ne  comprennent  pas.  Il  a  donné  à  leur 
union  la  grâce  de  la  fécondité,  et  a  fait  dépendre  d'elle 
l'existence  de  l'humanité,  comme  l'ordre  de  la  société. 
Il  a  fait  plus  encore,  mais  nous  en  parlerons  une  autre 
fois.  Ce  que  nous  venons  d'énoncer  suffît  pour  ofiVir 
une  abondante  matière  à  notre  réflexion,  à  notre  admi- 
ration et  à  notre  respect.  Car,  quand  même  nous  consi- 
dérons simplement  le  mariage  comme  le  moyen  naturel 
■de  la  propagation  du  genre  humain,  c'est  plus  qu'il 
n'en  faut  pour  éveiller  en  nous  l'idée  que  nous  allons 
méditer  un  mystère  saint.  C'est  avec  un  cœur  palpitant 
que  nous  soulevons  ce  voile.  Honte  à  celui  chez  qui  le 
respect  d'une  si  grande  chose  ne  fermerait  pas  tout  ac- 
cès à  une  pensée  impure  ! 

L'origine  d'un  homme,  quia  lieu  selon  la  manière 


ogg  LA   FAMILLE 

établie  par  Dieu,  est  quelque  chose  de  si  obscur,  de  si 
saint,  de  si  divin  ;  la  puissance  que  1  homme  y  exerce  a 
W  nlace  de  Dieu,  est  si  pleine  de  respousab.htes  et  s. 
féconde  eu  conséquences,  qu'on  ne  peut  y  penser  sans 
éprouver  ce  frisson  qui  parcourt  l'être  en  face  de  cette 
puissance,  en  vertu  de  laquelle  un  ro,  signe  ou  déchire 
un  arrêt  de  mort.  C'est  pourquoi  malgré  les  impertec- 
tious  humaines  qui  s'y  ghssent  facilement,  tout  le  monde 
considère  comme  une  chose  sainte  le  mariage  conclu 
d'après  la  volonté  de  Dieu.  Le  débauché  lui-même,  qui 
profane  ses  lèvres  par  des  paroles  inconvenantes,  se  re- 
tient par  pudeur  quand  il  s'approche  de  ce  mystère.  Quel 
abus  quel  crime,  quand,  en  cette  matière,  l'homme  pè- 
che contre  la  loi  divine,  et  rabaisse  la  participation  a  la 
force  créatrice  de  Dieu,  à  la  satisfaction  d'un  vil  plaisir  ! 
U  oblige  pour  ainsi  dire  la  toute-puissance  de  Dieu  a  se 
mettre  au  service  de  sa  passion  ;  il  joue  avec  une  émgme 
d'où  dépendent  la  vie  et  la  mort. 

Mais  il  s'agit  ici  non  seulement  d'un  rapport  moral  ; 
il  s'agit  aussi  d'un  rapport  juridique,  sur  lequel  repose 
le  bien  de  la  société.  Le  mariage  envisagé  comme  le 
moyen  par  lequel  est  fondée  la  lamille,  cette  pépimere 
de  l'humanité,  est  une  charge  publique,  de  l'exercice 
légitime  de  laquelle  dépendent  l'ordre  elle  salut  du  genre 
humain.  Celui  qui  s'engage  à  contracter  cette  obligation 
envers  la  communauté  n'est  plus  son  maître  irresponsa- 
ble ;  il  devient  comme  un  mandataire,  uu  fonctionnaire 
de  la  société  à  laquelle  il  doit,  —  pour  ne  pas  parler  de 
Pieu,  —de  remplir  sa  charge  publique,  selon  l'ordre 
établi  par  la  nature  et  par  son  maître,  de  même  que 
selon  les  lois,  et  en  vue  du  bien  de  la  communauté,  dans 
la  mesure  où  il  assume  celte  responsabilité.  De  cette 
manière,  le  côté  privé  juridique  du  mariage  n'est  nulle- 
ment lésé. 

Mais  il  est  bon  et  important  de  savoir,  que  cette  insti- 
tution sublime  n'occupe  aucune  place  dans  le  cadre 
étroit  du  droit  personnel,  qu'elle  va  au  contraire  bien 


MARIAGE    ET    FAMILLE  357 

au  delà,  et  que  les  obligations,  dont  quelqu'un  se  charge 
envers  la  société  en  contractant  mariage,  dépassent  de 
beaucoup  les  droits  qu'il  acquiert  pour  sa  personne. 
Nous  sommes  persuadés  que  beaucoup  de  personnes 
réfléchiraient,  plus  qu'elles  ne  le  font  avant  de  s'engager 
dans  le  mariage,  si  elles  connaissaient  exactement  sa 
nature  intime,  et  lesobhgations  impérieuses  qui  s'y  rat- 
tachent. Mais  nous  croyons  aussi  que  beaucoup  feraient 
ce  pas  avec  un  plus  grand  sérieux^  si  elles  en  étaient 
mieux  instruites.  Un  fait  certain,  c'est  qu'on  ne  peut  se 
faire  une  trop  haute  idée  du  mariage,  ni  en  parler 
en  termes  trop  élevés,  et  qu'il  n'est  pas  facile  de  le  traiter 
comme  il  convient  à  sa  dignité  sublime.  Ceci  ne  nous 
empêchera  cependant  pas  défaire  notre  possible,  pour 
essayer  de  ramener  le  monde  au  respect  qui  est  dû  à 
cette  alliance  sacrée. 

Ce  respect  est  malheureusement  fort  ébranlé  chez  la     2._  Bag- 

d,        1  1  1  j  •     1  sessedes  vues 

e  masse  des  hommes,  non  seulement  depuis  le  mo-  dumondesur 

^         i       >    T  J  '  -n  '   1  •  j  i-  '^  mariage. 

ment  ou  1  on  a  dépouille  le  mariage  de  son  caractère  re- 
ligieux, remplacé  l'Église  par  la  mairie,  le  prêtre  par 
l'officier  civil,  mais  depuis  une  époque  plus  lointaine. 
La  faute  en  est  surtout  aux  philosophes  de  droit  et  aux 
avocats.  Qu'y  faire  ?  Ces  messieurs  ont  la  main  malheu- 
reuse partout  où  ils  touchent  à  des  rapports  moraux  un 
peu  délicats.  Souvent  on  préférerait  voir  un  maréchal 
des  logis  de  dragons  comme  professeur  de  religion  dans 
une  école  de  filles,  que  d'entendre  un  jurisconsulte  par- 
ler de  la  famille.  A  la  première  parole  on  tremble,  telle- 
ment rude,  et  parfois  grossière  est  la  façon  dont  il  traite 
ce  qui  doit  être  sacré  pour  chacun.  Dans  un  ouvrage  qui 
est  destiné  à  un  nombre  considérable  de  lecteurs  choisis, 
on  hésite  presque  à  entrer  dans  la  question  du  mariage, 
telle  que  la  présentent  Kant  et  son  école.  Mais  nous  ne 
pouvons  faire  autrement,  car  il  faut  montrer  combien  le 
monde  tombe  bas,  quand  il  fuit  la  doctrine  chrétienne. 
Nous  atténuerons  cependant  ces  paroles  pour  les  rendre 
moins  choquantes.  Pour  Kant,  le  mariage  est  une  simple 


358  LA    FAMILLE 

affaire  de  commerce,  comme  l'achat  d'une  paire  de  sou- 
liers,  excepté  qu'il  s'agit  là  de  la  possession  et  de  la 
jouissance  de  certaines  propriétés,  que  deux  personnes 
de  sexe  différent  se  concèdent  mutuellement.  Ainsi,  dit- 
il,  l'homme  se  fait  chose  ;  mais  en  retour  il  acquiert  une 
femme,  et  la  femme  acquiert  un  mari,  et  le  couple  ac^ 
quiert  des  enfants. 

11  semblerait  qu'un  tel  abaissement  de  ce  rapport  sa- 
cré ne  pouvait  être  dépassé.  Fichte  cependant  l'a  fait,  et 
en  termes  encore  plus  injurieux.  La  femme,  dit-il,  ne 
contracte  pas  le  mariage  par  amour,  par  conséquent  pas 
pour  des  raisons  morales,  mais  seulement  par  sensua- 
lité. D'après  lui,  l'homme  ne  se  marie  pas  dans  des  vues 
beaucoup  plus  élevées,  puisque  c'est  seulement  pour 
satisfaire  un  besoin  qu'il  trouve  dans  sa  nature.  Celui 
qui   n'est    pas  marié,  ajoute-t-il,   n'est  qu'une   moitié 
d'homme.  Pour  former  un  tout  deux  moitiés  de  per- 
sonne s'unissent  ensemble.  C'est  ainsi  que  le  mariage 
devient  un  complément  réciproque.  Telle  est  sa  nature. 
Ceci  indique  déjà  qu'il  ne  porte  pas  sa  fin  en  lui-même  ; 
quant  à  une  autre  fin  plus  étendue,  il  n'en  faut  pas  par- 
ler. 

Et  c'est  cette  conception  pitoyable  et  dégoûtante  qui, 
pour  le  dire  à  notre  honte,  prédomine  presque  d'une 
manière  générale  à  notre  époque.  L'emploi  fréquent  de 
ce  mot  hideux  de  7noitiés  en  est  un  témoignage  suffi- 
sant. Toujours  et  partout  nous  rencontrons  la  doctrine, 
que  le  mariage  n'est  pas  un  état  résultant  d'un  contrat 
libre,  —  plusieurs  jurisconsultes  combattent  cette  idée 
avec  une  violence  particulière,  —  mais  un  rapproche- 
ment et  un  complément  de  sexes  produit  par  l'inchna- 
tion  de  la  nature,  et  ainsi  l'établissement  complet  de 
Tunité  chez  l'homme  (1).  C'est  déclarer  le  mariage 
affranchi  de  toute  fin  sociale  ;  c'est  faire  de  lui  sa  pro- 
pre fin,  c'est-à-dire  le  limiter  à  l'union  des  deux  sexes. 

(1)  Bluntschli,  Staatswœrterbuclt,  II,  203. 


MARIAGE    ET    FAMILLE  359 

Celle-ci  accomplie,  le  mariage  est  arrivé  à  sa  fin.  On 
comprend  facilement  alors  l'affirmation  que  le  mariage 
n'a  pas  de  fin  en  dehors  de  lui,  que  la  perpétuité  du 
genre  humain  ne  repose  pas  dans  sa  nature,  que  les 
enfants  ne  sont  pas  la  fin,  mais  seulement  le  fruit  du 
mariage,  par  conséquent  quelque  chose  d'accidentel, 
peut-être  même  d'involontaire.  Enfin,  ce  qui  est  pis 
encore,  c'est  rabaisser  le  mariage  exclusivement  au 
domaine  de  la  sensualité,  et  le  dépouiller  complètement 
de  son  noble  caractère  moral,  dans  le  genre  de  ces 
mondains  qui  ont  appris  par  les  romans  et  par  les  épi- 
thalames,  à  ne  pas  voir  autre  chose  dans  le  mariage 
que  le  ciel  d'un  plaisir  sensuel,  la  fleur  de  toutes  les 
jouissances,  le  but  de  l'existence  terrestre,  le  véritable 
esprit  de  la  vie,  et  la  félicité  des  félicités. 

Sans  doute,  le  mariage  peut  et  doit  devenir  un  ciel 
sur  la  terre,  autant  que  cela  peut  s'harmoniser  avec 
cette  vallée  de  larmes  dans  laquelle  nous  vivons  ;  mais 
pour  arriver  à  ce  résultat,  il  doit  être  compris  autre- 
ment. Il  faut  que  des  personnes  droites  s'unissent  dans 
une  intention  droite,  qu'elles  travaillent  ensemble  et  sup- 
portent de  grandes  peines  et  de  grands  sacrifices.  Ce  n'est 
point  avec  la  jouissance  sensuelle,  avec  le  badinage  et 
la  folâtrerie  qu'on  achète  le  ciel,  pas  plus  le  ciel  terrestre 
que  le  ciel  de  Dieu  ;  mais  c'est  au  prix  de  sérieuses  luttes 
morales.  Si  les  époux  agissent  de  concert  et  se  soutien- 
nent, tout  va  bien  pour  eux  et  pour  leur  alliance  ;  mais 
si  chaque  partie  espère  trouver  dans  l'autre  ce  qu'elle- 
même  n'a  pas,  ils  auront  peu  de  satisfaction.  Pour  faire 
un  mariage  heureux,  il  faut  des  gens  entiers,  deux  moi- 
tiés sont  encore  plus  malheureuses  à  deux  que  seules. 
Malheur  au  mariage  que  quelqu'un  contracte  pour 
chercher  dans  un  autre  ce  qu'il  n'a  pas.  Le  vrai  mariage 
est  celui  dans  lequel  les  époux  se  dévouent  l'un  à  Tau- 
Ire,  pour  se  communiquer  ce  qu'ils  possèdent  mutuel- 
lement. Des  moitiés  d'époux,  des  chercheurs,  des  gens 
à  convoitise,  se  torturent,  s'illusionnent,  se  dépouillent, 


3. — Le  ma- 
riage   comme 

institution 
morale. 


350  LA   FAMILLE 

de  sorte  qu'à  la  fin,  la  vie  commune  leur  semble  comme 
une  phtisie,  et  leur  union  devient  insupportable.  Quand 
même  quelqu'un  n'est  pas  tout  à  fait  complet,  il  doit 
en  tout  cas  se  posséder  entièrement,  être  maître  de  lui- 
même,  et  c'est  alors  seulement  qu'il  peut,   selon  les 
besoins  de  l'autre  partie,  l'aimer,  la  consoler,  l'ins- 
truire, la  corriger  et  la  redresser.  Bref  la  sensualité  n'a 
pas  le  droit  de  vouloir  se  plaire  dans  la  sensualité.  Il 
faut  que  l'homme  complet  s'incline  vers  la  femme  au- 
tant que  faire  se  peut,  et  que  la  femme  complète  s'atta- 
che à  son  mari  ;  il  faut  avant  tout  que  l'âme,  le  carac- 
tère, le  cœur,  la  vie  vertueuse,  que  la  prudence  et  la 
justice,  les  sacrifices,  l'empire  sur  soi,  l'amour,  la  gé- 
nérosité, la    douceur,  l'abnégation,   la  mansuétude, 
l'homme  complet  en  un  mot,  réalisé  dans  chacun  des 
époux,  ofTre  au  compagnon  de  sa  vie  et  de  ses  souffran- 
ces la  jouissance  de  sa  propre  beauté  intérieure,   de 
cette  beauté  qui,   loin   de  se  fiiner  avec  les  années, 
rayonne  au  contraire  chaque  jour  davantage.  La  coni- 
munication  réciproque  des  qualités  morales,  des  quali- 
tés du  cœur,  forme  le  bonheur  du  mariage,  et  en  fait 
le  principal  moyen  par  lequel  Tindividu  peut  fortifier  sa 
faiblesse  et  s'ennoblir  lui-même. 

Que  personne  ne  dise  donc  qu'il  a  mal  calculé  son 
affaire  en  se  mariant,  qu'il  avait  espéré  le  bonheur,  et 
qu'il  n'a  trouvé  que  des  sacrifices.  Le  mariage  lui  a  pré- 
cisément montré  le  chemin  du  ciel  ici-bas,  et  s'est  pré- 
senté a  lui  comme  un  gage  de  bonheur,  le  jour  qu'il  lui 
est  apparu  comme  l'école  du  sacrifice.  11  n'y  a  pas  de 
chemin  plus  sûr  pour  la  purification  personnelle,  pas 
de  voie  plus  facile  pour  la  perfection  que  les  sacrifices  f 
constants.  Si  quelqu'un  se  sert  du  mariage  pour  réali- 
ser en  lui  les  fms  que  poursuit  le  sacrifice,  le  bonheur  | 
ne  peut  lui  faire  défaut.  Tout  notre  malaise  vient  de  ce^ 
que  nous  portons  en  nous  des  choses  qui   nous  sont 
étrangères  et  hostiles,  et  que  nous  ne  sommes  pas  à  la 
hauteur  de  notre  tâche  morale.  Le  mariage  est  un  moyen 


MARIAGE    ET    FAMILLE  361 

pour  écarter  ces  deux  sources  de  malaise  que  rame  res- 
sent. Il  n'y  a  qu'un  petit  nombre  d'hommes  que  le  tra- 
vail personnel  parvient  à  purifier  de  leurs  défauts  ;  le 
frottement  mutuel  est  plus  efficace.  C'est  généralement 
par  lui  qu'ils  deviennent  plus  purs,  plus  nobles,  plus 
contents.  Celui  qui  supporte  les  imperfections  d'autrui. 
se  défait  des  siennes  propres.  Porter  les  autres  à  la  per- 
fection est  la  meilleure  manière  de  s'y  exciter  soi-même. 
Si  quelqu'un  veut  devenir  heureux,  il  lui  faut  suppor- 
ter les  autres,  les  soutenir^  les  soulager,  leur  donner  de 
la  satisfaction.  Il  n'y  a  pas  d'hommes  plus  contents 
que  ceux  qui  se  sacrifient  pour  les  autres.  Or,  où  trouver 
une  institution  qui  offre  ces  occasions  au  même  degré 
que  le  mariage?  Encore  une  fois,  oui  c'est  vrai,  le  ma- 
riage est  le  ciel  sur  la  terre  ;  mais  seulement  pour  ceux 
qui  voient  en  lui  une  institution  morale,  une  communi- 
cation des  qualités  du  cœur,  une  école  de  vertu,  de  sa- 
crifices, d'éducation  personnelle  réciproque  et  de  per- 
fection. 

Après  ce  que  nous  venons  de  dire,  un  commentaire     4.-carac- 

1  1  ,       1  ,         7       w  ,  '  j  tère  juridique 

plus  développe  n  est  pas  nécessaire  pour  se  rendre  privé  du  ma- 
compte  que  la  fin  la  plus  prochaine,  et  la  plus  immé- 
diate du  mariage,  a  le  caractère  d'une  fin  juridique  pri- 
vée, qui  consiste  dans  un  secours  réciproque  (1)  pour 
accomplir  les  obhgations  morales  d'abord,  puis  les 
obligations  temporelles.  Dans  ce  but,  l'homme  et  la  fem- 
me contractent  une  communauté  de  vie  indissoluble  (2), 
une  union  pour  la  vie  tout  entière;  ils  participent  au 
droit  divin  et  au  droit  humain  (3),  de  sorte  que  les  deux 
ensemble  n'ont  qu'un  seul  corps  et  une  même  vie  (4), 
de  sorte  qu'ils  ne  sont  plus  deux,  mais  ne  forment  qu'une 
seule  chair  (5)  ;  que  la  femme  n'a  pas  autorité  sur  son 
propre  corps,  mais  le  mari  ;  et  que  le  mari  n'a  pas  au- 
torité sur  son  propre  corps,  mais  la  femme  (6). 

(i)  Gen.,  II,  18.  —  (2)  Imt.,  i,  9,  i.  —  (3)  Big.,  23,  2,  1, 

(4^  Tacit.,  Germ.,  10. 

(:i)  Gen.,  11,24.  Malth.,  XIX,  o,  6.1  Cor., VI,  16.  —(6)1  Cor.,  VII,  4. 


nage. 


3^9  LA   FAMILLE 

De  là  résulte  la  vérité  que  seuls  un  zèle  aveugle  et  la 
méconnaissance  du  mariage  pouvaient  nier,  afin  de  trou- 
bler les  consciences,  que  le  mariage,  envisagé  sous  tous 
.  ses  aspects,demeure  autorisé,  même  là  où  il  ne  faut  point 
attendre  de  postérité.  Seulement,  ce  qui  n'est  pas  auto- 
risé, c'est  d'entraver  à  dessein  et  par  injustice  la  nais- 
sance de  cette  postérité.  Dans  ce  cas,  le  mariage  devien- 
drait un  crime.  Il  ne  doit  pas  non  plus  y  avoir  dans  le 
mariage  des  disproportions  naturelles  telles,   qu'elles 
rendent  la  descendance  impossible  dès  le  début.  Dans 
ce  cas  Talliance  ne  pourrait  avoir  lieu.  Comme  le  ma- 
riage a  été,  d'après  sa  nature,  institué  pour  perpétuer 
le  genre  humain,  il  ne  peut  être  conclu  d'une  manière 
vaiide,  que  là  où  il  y  a  possibilité  d'atteindre  cette  fin. 
Mais  son  existence  et  sa  liberté  ne  dépendent  nullement 
de  ce  que  de  fait  elle  se  réalise  sous  tous  les  rapports . 
11  y  a  toujours  pour  les  époux  manière  de  se  rendre  uti- 
les à  la  totalité  sans  cela.  A  ce  point  de  vue,  leur  alliance 
ne  perd  donc  rien  de  son  importance  envers  la  société, 
quand  même  sa  fin  principale  n'est  pas  atteinte.  Seule- 
ment, pour  le  dire  encore  une  fois,  la  possibilité  d'at- 
teindre cette  fin  doit  exister,  et,  de  cette  hypothèse,  dé- 
pend incontestablement  la  vafidité  du  mariage. 

L'homme,  avons-nous  dit,  peut  se  rendre  utile  à  la 
société  de  beaucoup  d'autres  manières.  Personne  n'a 
besoin  de  contracter  mariage  pour  cette  fin  générale.  Le 
mariage  est  un  moyen  particulier  de  favoriser  les  fins 
de  l'humanité,  et  cela  avant  tout  en  perpétuant  le  genre 
humain.  Ceci  n'est  pas  sa  fin  unique  ;  mais  c'est  sa  prin- 
cipale, celle  qui  a  donné  lieu  à  son  institution.  On  ne 
demande  jamais  à  celui  qui  le  contracte  un  engagement 
qu'il  atteindra  cette  fin,  car  ce  serait  le  rendre  responsa- 
ble de  quelque  chose  qui  ne  dépend  pas  de  lui.  Cepen- 
dant, il  est  à  présumer  que,  d'après  l'état  naturel  des 
choses,  cette  fin  se  réalisera,  sans  quoi  aucun  mariage 
ne  pourrait  avoir  lieu,  car  personne  ne  peut  contracter 
une  obligation  juridique  dont  il  lui  est  impossible  de 


MARIAGE    ET    FAMILLE  363 

réaliser  la  fin  principale.  Mais  comme  le  mariage  a,  ou- 
tre cette  fin  première,  encore  beaucoup  d'autres  fins 
concernant  Futilité  du  tout,  et  celle  de  l'individu,  il  s'en- 
suit que  si  ce  mariage  est  contracté  validement,  il  n'y  a 
aucune  obligation  d'observer  sa  fin  principale.  C'est  pour 
cela  que,  par  suite  de  raisons  naturelles,  et  plus  encore 
par  suite  de  raisons  morales,  les  époux  peuvent,  d'un 
mutuel  accord  (1),  renoncer  à  cette  fin  principale,  soit 
par  ménagement  pour  une  des  deux  parties,  soit  pour 
subvenir  aux  besoins  et  se  mettre  au  service  d'une 
tierce  personne,  soit  pour  raison  de  perfection  person- 
nelle. Il  va  sans  dire,  quand  ils  renoncent  à  cette  fin, 
qu^ils  renoncent  au  moyen  qui  ne  peut  jamais  en  être 
séparé,  sans  violation  coupable  de  l'ordre  naturel  et  di- 
vin. 

Donc,  abstraction  faite  de  ceci,  il  reste  encore  aux 
époux  beaucoup  d'au  très  égards  qui  justifient  leur  com- 
munauté de  vie,  sanctifient  leur  alliance,  et  parmi  ceux- 
ci,  la  pratique  de  ces  vertus  sublimes,  auxquelles  leur 
vie  commune  les  oblige,  est  loin  d'être  la  moins  im- 
portante, quand  même  elle  ne  serait  que  de  droit  privé. 

Mais  que  le  mariage  n'appartienne  pas  seulement  au  5  -Lema- 
domaine  du  droit  privé,  qu'il  ait  aussi  un  côté  de  droit  Sutiondu 
public,  on  ne  peut  en  douter.  Si  ce  que  nous  avons  dit  euommMns- 

,,  ,  t         L  ■       t  j-iA  -1,  titution      so- 

jusqu  a  présent  est  juste,  on  doit  même  considérer  ce  ciaie. 
second  rapport  du  mariage  comme  le  plus  important, 
puisqu'il  résulte  de  sa  nature  même.  Si  la  fin  première 
du  mariage  est  de  perpétuer  l'humanité,  il  s'ensuit 
avant  tout  qu'il  est  par  nature  destiné  au  service  de  la 
totalité.  Ce  qui  ne  veut  pas  dire  queles  fruits  du  mariage, 
les  enfants,  appartiennent  à  la  société,  comme  le  veu- 
lent Platon  et  les  socialistes. 

Cette  opinion  repose  sur  une  triple  erreur.  D'abord, 
elle  méconnaît  l'indépendance  de  la  personnalité  hu- 
maine. Les  parents  contractent  mariage  comme  person- 

(1)  IGor.,  Vn,  6. 


364  LA   FAMILLE 

nés  libres  et  indépendantes,  non  comme  organes  de 
l'état.  Elle  méconnaît  en  outre  la  signitîcation  de  la 
famille.  En  tant  qu'alliance  entre  personnalités  indépen- 
dantes,  celle-ci   reste  absolument  indépendante  sans 
faire  tort  à  toutes  les  obligations  qui  la  rattachent  à  la 
totalité.  Le  côté  sublime  de  la  conception  chrétienne 
du  droit  et  de  la  société  est  précisément  que  Dieu,  en 
harmonie  avec  elle,  a  abandonné  en  toute  contiance,  à 
l'action  hbre  et  morale  de  l'homme,  ses  vues  les  plus 
grandioses  concernant  le  bien  public.  Enfin  cette  opi- 
nion part  d'une  fausse  conception  du  droit  de  la  société 
envers  l'individu.  Ce  n'est  point  par  le  fait  de  son  exis- 
tence que  l'homme  est  membre  de  la  société,  mais  en 
vertu  de  sapersonnalité  libre,  c'est-à-dire  en  tant  qu'être 
pensant  et  agissant  librement.  Dieu  a  disposé  ainsi  les 
choses,  que  ses  obligations  envers  l'ensemble  comme 
membre,  ne  commencent  qu'à  partir  du  moment  où  il 
peut  faire  valoir  ses  droits  propres  envers  lui.   C'est 
pourquoi  la  société  a  des  obligations  envers  l'enfant, 
mais  non  des  droits,  sinon  des  droits  en  expectative.  La 
totalité  ne  peut  donc  se  désintéresser  de  la  façon  dont 
il  est  traité,  de  même  qu'elle  peut  exercer  sur  les  parents 
un  droit  de  surveillance  pour  voir  s'ils  élèvent  l'enfant 
de  façon  à  le  rendre  un  jour  un  membre  digne  de  la 
communauté  humaine.  Mais  elle  n'a  pas  le  droit  de  se 
permettre  des  empiétements  sur  les  droits   qu'ont  les 
parents  envers  leurs  enfants,  car  les  droits  publics  ne 
doivent  jamais  porter  atteinte  aux  droits  privés. 

La  descendance  est  une  raison  très  importante,  c'est 
certain  ;  mais  elle  n'est  pas  l'unique  cause  qui  donne  au 
mariage  une  place  dans  le  droit  public.  Le  mariage  est 
le  seul  moyen  institué  par  Dieu  pour  fonder  la  famille  ; 
et  c'est  la  raison  pour  laquelle  dépendent  de  lui  ces  ser- 
vices excessivement  importants  que  la  famille  rend  à  la 
société,  comme  nous  l'avons  déjà  vu  précédemment. 
Veut-on  peser  leur  nombre,  l'influence,  et  par  consé- 
quent l'importance  du  mariage  comme  institution  de^ 


MARIAGE    ET    FAMILLE  365 

l'ordre  public?  Oq  n'a  qu'à  considérer  comment  Dieu, 
par  égard  pour  lui,  et  pour  le  maintenir  chez  un  peuple 
si  dur  de  cœur  et  si  opiniâtre  que  l'était  le  peuple 
juif  (1),  a  fait  abstraction,  non  seulement  de  son  unité, 
mais  même  de  son  indissolubilité.  En  ce  qui  concerne 
la  polygamie,  il  put  aussi  donner  des  dispenses  pour  des 
raisons  de  droit  privé.  Car  quand  même  le  mariage 
perdit  ainsi  beaucoup  de  son  caractère  comme  moyen 
de  réfréner  les  passions,  et  moyen  d'éducation  person- 
nelle, il  acquit  en  revanche  le  caractère  de  moyen  de 
discipline,  de  prison,  d'où  personne  ne  pouvait  sortir 
sans  avoir  payé  la  dernière  obole,  de  sorte  qu'il  est  beau- 
coup plus  juste  d'appeler  la  polygamie  une  punition 
qu'une  approbation. 

Le  divorce  lui  s'explique  uniquement  ainsi.  Si  la  mo- 
ralité était  descendue  au  degré  d'infériorité  où  elle  était 
chez  les  Juifs,  il  valait  mieux  faire  disparaître  les  motifs 
de  droit  privé  qui  exigent  l'indissolubilité,  que  de  lais- 
ser ébranler  la  paix  et  la  prospérité  du  tout.  Cette  con- 
sidération montre  le  peu  d'estime  qu'ont  pour  le  carac- 
tère de  notre  génération,  ceux  qui  considèrent  encore 
aujourd'hui  la  dissolution  du  mariage  comme  une  exi- 
gence indispensable,  qu'on  ne  peut  éviter  à  cause  de 
l'ordre  pubhc.  Seulement  ici,  où  nous  examinons  le 
mariage  comme  une  institution  de  droit  public,  nous 
comprenons  en  quelque  sorte  la  profonde  sagesse  qui  a 
disposé  les  choses  de  la  sorte,  que  salicéité  soit  subor- 
donnée à  l'intention  de  fonder  une  famille,  et  qu'aucune 
famille  ne  puisse  exister  sans  lui. 

Cette  loi  a  aussi  des  effets  souverainement  bienfaisants 
au  point  de  vue  du  droit  privé.  La  première  disposition 
met  de  fortes  rênes  aux  passions,  la  seconde  empêche  la 
partie  plus  forte  d'exploiter  à  son  profit  la  partie  plus 
faible,  et  delà  rejeter  ensuite.  Mais  elle  est  encore  plus 
importante  au  point  de  vue  de  l'ordre  public.  En  con- 

(l)  Matth.  XIX,  8. 


365  LA    FAMILLE 

tractant  le  mariage  par  lequel  ils  fondent  aussi  une 
famille,  les  époux  loin  de  former  un  tout,  doublent  leur 
personnalité,  et  créent  un  germe  indestructible  d'indé- 
pendance comme  contrepoids  à  l'excès  de  puissance  de 
la  société.  Comme  ils  n'ont  pas  d'autre  moyen  que  le 
mariage  pour  former  une  famille,  ils  s'engagent  d\m 
côté  à  des  égards  qui  leur  rendent  beaucoup  plus  diffi- 
cile la  possibilité  de  se  soustraire  à  leurs  obligations 
envers  la  totalité,  que  s'ils  vivaient  seuls  pour  eux  seuls. 
D'un  autre  côté,  ils  concluent  une  alliance  solide  qui 
malgré  toutes  les  tentatives  faites  pour  la  détruire,  n'est 
pas  déjà  si  facile  à  dissoudre  par  de  simples  motifs  na- 
turels, et  forme  pour  ainsi  dire  l'ossature  qui  soutient 
l'état.  C'est  ainsi  que  le  mariage  est  l'intermédiaire  en- 
tre la  personnalité  et  la  totalité,  le  lien  qui  rattache 
l'individu  à  la  société,  le  trait  d'union  entre  le  droit 
privé  et  le  droit  public,  et  en  même  temps  une  barrière 
infranchissable  qui  empêcbe  le  tout  de  dépouiller  l'indi- 
vidu de  sa  valeur,  le  droit  public  d'étendre  ses  préten- 
tions jusqu'à  absorber  le  droit  privé,  et  à  morceler  la 
totalité  en  individualités  isolées. 
e.-Lema-       De  cc  quc,  par  sa  nature,  le  mariage  ne  fasse  qu'un 
Sl^arTitre  avcc  la  famille,  il  s'ensuit  déjà  que,  par  sa  nature  aussi, 
pointTe  vîe  \\  porte  eu  lui  un  caractère  religieux.  Et  ici  nous  ne  par- 

naturel  de  la         r^  .,,!••  ^    *    1  « 

famille.  ^^^^g  pas  eucore  de  la  propriété  religieuse  spéciale  que 
le  Christ  lui  a  donnée  dans  l'Église.  Mais  dans  l'ordre 
purement  naturel,  on  ne  peut  se  le  représenter  que 
comme  une  institution  ayant  trait  immédiatement  au 
service  de  Dieu  et  qui,  pour  cette  raison,  doit  obtenir  de 
lui  une  bénédiction  expresse. 

Au  Paradis,  Dieu  avait  déjà  consacré  l'alliance  du 
premier  couple,  en  lui  donnant  une  délégation  spéciale 
pour  accomplir  sa  tâche.  Les  peuples  n'ont  jamais  entiè- 
rement perdu  le  souvenir  de  ce  fait,  et  toujours,  plus  ou 
moins  selon  les  lieux,  ils  ont  entouré  la  célébration  du 
mariage  de  cérémonies  religieuses.  Les  Romains  furent 
les  plus  scrupuleux,  et  même  exagérés  sous  ce  rapport. 


MARIAGE    ET    FAMILLE  367 

Ils  mobilisaient  toute  une  armée  de  dieux,  pour  mettre 
chaque  pas  des  nouveaux  mariés  sous  la  protection 
d'une  divinité  spéciale  (1).  Que  les  païens  aient  compris 
ou  non  le  véritable  motif  de  cette  institution,  ceci  ne 
fait  rien  à  la  question.  C'est  une  preuve  de  plus,  et 
une  des  meilleures  que,  chez  eux,  la  religion  avait  très 
souvent  dégénéré  en  crainte  superstitieuse.  Ce  qu'il  nous 
importe  de  savoir,  c'est  qu'eux  aussi  considéraient  le 
mariage  comme  une  institution  religieuse.  La  raison 
principale  est  qu'en  vertu  desahaison  indissoluble  avec 
la  famille,  il  est  l'institution  établie  par  Dieu,  pour  réa- 
liser sur  terre  les  plans  de  la  Providence.  Or,  son  des- 
sein dernier  est  la  réalisation  de  son  royaume.  Dans 
aucune  institution  humaine,  l'indication  de  la  destina- 
tion suprême,  non  seulement  de  l'individu,  mais  du  genre 
humain,  n'est  exprimée  aussi  clairement  que  dans  le 
mariage.  On  ne  peut  mieux  reconnaître  ceci  que  le  droit 
romain  disant  que,  par  leur  union,  les  époux  participent 
au  droit  divin  (2). 

De  plus,  l'origine  de  l'homme,  qui  est  attachée  au 
mariage,  est  un  événement  si  mystérieux,  un  événe- 
ment qui  suppose  si  nécessairement  la  coopération  im- 
médiate de  la  toute  puissance  créatrice  de  Dieu,  que 
l'homme,  s'il  réfléchit  sérieusement,  doit  éprouver  le 
même  sentiment  que  Moïse  devant  le  buisson  ardent, 
qu'Elie  lorsque  le  Seigneur  se  manifestait  à  lui  d'une 
manière  visible,  que  cet  ami  de  Job  qui  disait  de  sa  vi- 
sion nocturne  :  a  Je  fus  saisi  de  crainte  et  de  tremble- 
ment, et  la  frayeur  pénétra  dans  mes  os  ;  un  esprit  se 
présenta  devant  moi,  et  mes  cheveux  se  dressèrent  sur 
ma  tête  »  (3).  Il  y  a  matière  en  effet  à  être  pénétré  d'une 
sainte  frayeur.  Dans  la  vie  d'un  homme,  il  n'est  aucun 
événement  où  la  faiblesse  humaine  se  manifeste  mieux 
qu'ici.  Il  n'est  pas  d'activité  humaine  dans  laquelle  la 
raison  et  la  réflexion  soient  si  facilement  étourdies,  et 

(1)  Augustin.,  Civ.  Dei,  6,  9,  3.  —  (2)  Dig.,  23,  2,  i. 
(3)  Job,  IV,  14  sq. 


308  LA    FAMILLE 

cependant,  c'est  celle  dans  laquelle  Dieu  approche 
l'homme  de  plus  près,  l'investit  pour  ainsi  dire  de  sa 
puissance,  et  agit  de  concert  avec  lui  pour  continuer 
son  œuvre  créatrice.  Ce  n'est  donc  qu'avec  un  saint  fré- 
missement, avec  la  prière  sur  les  lèvres,  et  en  pleine 
possession  de  leur  être,  que  les  époux  devraient  s'unir, 
comme  Tobie  et  Sara  (1). 

Or,  ceci  nous  montre  encore  mieux  pourquoi  Dieu  a 
déposé  un  germe  religieux  dans  la  nature  du  mariage. 
Ce  germe,  il  le  possède  non  seulement  pour  des  raisons 
de  droit  public,  mais  aussi  pour  des  motifs  de  droit 
privé.  Pline  n'a  que  trop  raison,  quand  il  dit  que,  sous 
ce  rapport,  l'homme  est  plus  déréglé,  plus  excessif,  plus 
sauvage  que  l'animal  (2).  Sijamaisila  besoin  du  secours 
et  de  la  protection  de  Dieu,  pour  ne  pas  succomber  à 
l'excès  de  sa  faiblesse,  c'est  bien  ici.  Sans  l'intluence 
plus  élevée  de  la  religion,  le  mariage  serait  le  théâtre 
des  passions  les  plus  grossières,  ou  tout  au  plus  une  ac- 
tion purement  extérieure^  dans  laquelle  on  ne  pourrait 
dire  ce  qui  la  distingue  d'une  union  arbitraire  et  sans 
lois. 

11  va  de  soi  que  l'athéisme  et  le  matérialisme  qui  n'en- 
visagent que  le  côté  extérieur  sensible  dans  le  mariage, 
ne  comprendront  jamais  pourquoi  on  fait  une  différence 
entre  lui  et  un  rapprochement,  qui  n'est  soumis  à  aucune 
règle.  Les  lois,  disent-ils,  peuvent  faire  une  différence 
à  cause  de  l'ordre  public;  mais  cette  distinction  n'est 
pas  fondée  en  réalité.  Et,  à  leur  point  de  vue,  ils  ont  par- 
faitement raison.  Dieu  a  sanctifié  le  lien  légitime  du 
mariage  et  lui  a  donné  une  empreinte  religieuse,  préci- 
sément pour  le  distinguer  déjà  par  sa  nature  intime  d'un 
simple  acte  charnel.  Mais  le  mariage  n'est  pas  seulement 
une  union  de  corps  ;  il  est  plus  encore  un  lien  entre  les 
esprits,  et,  pour  cette  raison  aussi,  il  a  besoin  de  la  bé- 
nédiction divine.  La  différence  des  sexes  et  des  caractè- 

(1)  Tob.,  Vm,  4sq.    -  (2)  Pline,  X,  83  (63),  1. 


du  mariage. 


MARIAGE    ET    FAMILLE  369 

res,  les  difficiles  tâches  morales  dont  les  époux  se  char- 
gent Tun  envers  l'antre  relativement  aux  enfants,  le 
poids  de  la  vie  avec  ses  mille  épreuves  qu'il  faut  suppor- 
ter ensemble,  leur  rend  non  seulement  désirable  le  se- 
cours d'une  puissance  supérieure,  mais  indispensable, 
s'ils  veulent  être  à  la  hauteur  de  leur  tâche. 

La  tâche  qu'on  s'impose  en  effet  par  le  mariage  est  si  ?._  uniié 
grande  et  si  effrayante,  qu'il  est  difficile  de  compren- 
dre comment  les  hommes  peuvent  contracter  si  légère- 
ment cette  alliance,  et  comment  ils  peuvent  la  célébrer 
comme  la  plus  grande  des  réjouissances.  Quand  quel- 
qu'un veut  entrer  dans  un  ordre  et  mener  la  vie  de 
communauté,  il  s'examine  lui-même,  et  examine  pen- 
dant longtemps  et  avec  minutie  ceux  auxquels  il  veut 
s'adjoindre  ;  puis  provisoirement,  et  à  titre  d'épreuve, 
il  revêt  pendant  une  année  l'habit  de  Tordre  qu'il  a 
choisi.  Mais  on  s'engage  dans  le  mariage  sans  longue 
réflexion,  bien  que  par  lui  on  se  lie  pour  toujours  à  un 
seul  être,  et  cela  d'une  manière  si  étroite  qu'il  faut  tout 
partager  avec  lui,  le  supporter  comme  soi-même,  le 
considérer  comme  ne  faisant  qu'un  avec  soi,  non  seu- 
lement par  rapport  à  la  vie  commune  extérieure,  mais 
y  relativement  à  la  vie  intérieure,  aux  affections,  aux  sen- 
timents, et  le  faire  sincèrement,  sans  réserve.  Cette  exi- 
gence fait  du  mariage  une  entreprise  hasardeuse  et  un 
grand  sacrifice.  Cependant,  c'est  seulement  par  là  qu'il 
devient  une  école  de  perfection  morale,  comme  nous 
l'avons  déjà  vu.  Nous  comprenons  que  le  monde  qui 
cherche  dans  le  mariage  comme  partout  ailleurs  uni- 
quement la  jouissance  et  le  droit,  mais  non  le  devoir  et 
le  sacrifice,  s'effraie  à  la  pensée  de  l'unité  exclusive  et 
sans  condition  du  lien  matrimonial  ;  mais  cela  ne  peut 
nous  empêcher  de  déclarer  que  cette  unité  est  une  pro- 
priété essentielle  du  mariage. 

Avant  tout,  le  mariage  réclame,  pour  des  motifs  à  la 
fois  religieux  et  moraux,  une  unité  parfaite  dans  la  pen- 
sée, dans  les  aspirations  et  dans  la  vie.  Et  qu'on  le  re- 

2i 


370  LA    FAMILLE 

marque  bien,  ici,  comme  plus  haut,  nous  ne  parlons 
pas  exclusivement  dans  le  sens  chrétien,  mais  tout  d'a- 
bord au  point  de  vue  du  droit  naturel.  D'après  ce  der- 
nier aussi,  la  tâche  la  plus  élevée  que  chaque  homme 
doive  accomplir-ici  bas,  est  de  s'assurer  son  salut  éter- 
nel. Jusqu'au  moment  du  mariage,  les  deux  parties  ont 
fait  chacune  séparément  leurs  efforts  pour  arriver  à  la 
fin  dernière  ;  maintenant  elles  s'unissent  pour  travail- 
ler ensemble  à  leurs  intérêts  communs.  Et  il  n'y  a  pas  J 
de  doute  que  les  tins  les  plus  importantes  et  les  plus 
sacrées,  les  fins  religieuses,  ne  demandent  aussi  l'union 
la  plus  intime.  Si  les  époux  ne  sont  pas  parfaitement 
unis  relativement  à  leur  fin  suprême,  il  leur  sera  diffi- 
cile d'avoir  une  union  sans  nuage  et  heureuse.  C'est 
pourquoi  le  droit  romain  donne  à  l'unité  la  première 
place,  même  dans  les  choses  divines.  Seule  la  Révéla- 
tion qui  ordonne  à  l'homme  de  considérer  son  épouse 
comme  lui-même,  c'est-à-dire  comme  un  écoulement 
de  l'esprit  de  Dieu  (i),  une  héritière  de  la  grâce  (2), 
pouvait  montrer  toute  l'importance  de  l'obligation  de 
cette  unité.  Ce  n'est  qu'en  vertu  de  la  vérité,  que  les 
deux  parties  sont,  parleur  origine  et  par  leur  destinée, 
parfaitement  égales  en  valeur,  qu'a  été  posée  la  base 
par  laquelle  leur  union  porte  maintenant  cette  unité  en- 
tière et  sans  limite,  qui  est  seulement  possible  dans 
l'hypothèse  d'une  égalité  complète.  Mais  là  où  cette  éga- 
lité n'est  pas  admise,  là  où  l'épouse  est  traitée  comme 
un  être  subordonné,  comme   un   objet  que   plusieurs 
peuvent  se  partager,  le  mariage  ne  peut  satisfaire  à  sa 
tache  sublime,  ni  sous  le  rapport  du  droit  privé,  ni  sous- 
le  rapport  moral.  Ni  au  point  de  vue  du  droit  privé, 
car  le  mariage  est  une  communauté  que  les  deux  par- 
lies  contractent  tout  d'abord,  à  cause  de  leur  propre 
utilité.  Quelle  injustice  si  l'homme,  placé  entre  plusieurs 
femmes,  ne  cherche  que  la  satisfaction  en  préférant  tou- 

(1)  Malach.,  II,  15.  —  (2)  I,  Petr.,  III,  7. 


MARIAGE    ET    FAMILLE  371 

jours  celle  qui  lui  plaît  le  plus,  mais  ne  se  lie  jamais  à 
une  seule,  ne  se  donne  jamais  lui-même,  tandis  que 
chacune  de  celles-ci,  dans  la  lutte  avec  ses  rivales,  doit, 
comme  une  esclave,  non  seulement  se  donner,  mais  s'a- 
vilir, sans  pourtant  parvenir  à  la  véritable  possession 
de  son  mari.  Si  la  femme  ne  parvient  pas  à  posséder  ex- 
clusivement son  mari,  de  telle  sorte  qu'en  tout  elle  soit 
envers  lui  sur  le  même  pied  que  lui  envers  elle,  de  telle 
sorte  que,  dans  leur  communauté,  il  n'existe  ni  partie  ni 
différence,  elle  est  mal  au  point  de  vue  du  droit  (1  ).  Ou- 
tre qu'elle  est  déjà  la  partie  la  plus  faible  et  qu'elle  porte 
le  plus  grand  poids  des  humiliations,  des  privations,  des 
soucis,  et  des  dérangements,  elle  engage  de  plus  sa  si- 
tuation tout  entière^  lorsqu'elle  contracte  mariage.  On 
n'a  qu'à  la  comparer  avec  la  jeune  tîlle  libre  et  indépen- 
dante, chez  qui  régnent  des  mœurs  saines  et  naturelles, 
des  principes  religieux  solides.  Elle  est  la  reine  de  la 
société,  et,  chose  incomparablement  plus  importante 
encore,  elle  est  sa  seule  maîtresse,  sa  seule  dominatrice. 
Il  n'y  a  pas  d'être  plus  indépendant,  plus  fort  que  la 
jeune  fille.  Et  ici,  nous  ne  parlons  pas  de  ces  fantômes 
languissants  qui  jettent  de  tous  côtés  l'amorce  de  leurs 
yeux,  pour  voir  si  elles  ne  trouveront  personne  qui  les 
délivrera  d'elles-mêmes  ;  mais  nous  parlons  seulement 
de  cette  jeune  fille  quiaconsciencede  sa  dignité,  et  sait  la 
conserver  par  l'empire  moral  qu'elle  exerce  sur  elle  (2). 
Nous  ne  parlons  pas  de  celle  que  le  sort  inexorable  a 
condamné  à  rester  fille,  mais  de  celle  qui  reste  vierge 
par  volonté  et  par  vertu. 

Si  la  virginité  est  quelque  chose  de  si  grand,  c'est 
que  par  elle,  la  créature  la  plus  faible  est  rendue  fîère 
et  invincible,  comme  une  citadelle  qu'on  n'a  jamais 
prise.  Quelle  injustice  si  la  jeune  fdle  sacritie  cette  si- 
tuation, pour  la  dépendance  à  laquelle  l'assujettit  le 
mariage,  sans  qu'une  pleine  compensation  lui  soit  don- 

(1)  Décret.  Grat.,  c.  3,  c.  27,  q.  2. 

(2)  Cf.  Vol.  IX,conf.  VU,  7,  8. 


372  LA    FAMILLE 

née  par  ia  protection  du  droit  !  Bien  plus,  elle  ne  sacri- 
fie pas  seulement  sa  situation  ;  elle  se  donne  elle-même. 
11  faut  savoir  ce  que  c'est  qu'une  femme.  Ou  elle  se 
donne  entièrement  avec  tout  ce  qu'elle  a  ou  pas  du 
tout.  Chez  elle,  une  réserve  n'est  pas  possible.  Mais  si 
la  jeune  fille  que  nous  connaissons  donne  à  l'homme  ce 
qu'elle  a  de  plus  grand,  son  tout,  son  unique  bien,  son 
honneur,  sa  personne,  sans  trouver  chez  lui  un  autre 
honneur  égal,  équivalent,  afin  de  se  retrouver  elle- 
même,  elle  s'abaisse,  elle  s'avilit.  C'est  seulement  dans 
l'hypothèse  qu'elle  acquiert  la  dignité  de  l'homme  en 
vertu  de  l'égalité  et  de  l'unité,  qu'est  vrai  l'adage  :  Le 
mariage  n'est  pas  une  perte  de  la  virginité  (1).  Comme 
on  le  voit,  la  haute  estime  du  mariage  et  la  valeur  de  la 
virginité  sont  liées  d'une  manière  inséparable. 

La  perfection  morale  de  la  vie  conjugale  ne  dépend 
pas  moins  de  l'unité  et  de  l'égalité  du  mariage.  C'est  à 
cette  seule  condition  qu'il  devient  l'école  de  vertu  et  de 
formation  de  caractère  à  laquelle  il  est  destiné.  Là  où 
l'homme  considère  la  femme  comme  un  être  qui  lui  est 
inférieur,  il  peut  se  faire  qu'elle  n'en  subisse  aucun  dom- 
mage, si  elle  est  douée  d'une  vertu  extraordinaire;  mais 
alors  ce  n'est  plus  au  mariage  qu'elle  le  doit.  L'homme 
ne  peut  lui  causer  d'abaissement  plus  sensible  qu'en  la 
contraignant  de  partager  avec  d'autres  son  cœur  et  ses 
droits,  sans  qu'en  retour,  ses  obligations  en  soient  allé- 
gées, sans  qu'aussi  de  son  côté,  elle  ait  le  droit  de  cher- 
cher une  compensation.    Tout  le  monde   comprendra 
qu'une  telle  situation  devient  nécessairement  une  ten- 
tation continuelle  de  mécontentement,  de  jalousie  et 
d'infidéhté,    sans  compter   qu'elle  porte  constamment 
l'homme  à  la  sensuahté,  à  la  partialité  et  à  la  tyrannie. 
Il  faut  vraiment  une  grâce  extraordinaire  et  faire  des 
efforts  héroïques,   pour  que  le  caractère  n'en  souffre 
pas.  Eh  bien  !  cette  conception  hideuse  du  mariage,  pré- 

(1)  Graf  und  Dietherr,  Deutsche  Sprichwœrier ,  4,  6  (130). 


MARIAGE    ET    FAMILLE  373 

tendant  que  lui  seul  fait  des  époux  complets,  contient  au 
moins  celte  vérité,  que  la  plupart  de  ceux  qui  contrac- 
tent mariage  n'ont  pas  accompli  toute  leur  tâche  morale, 
tant  s'en  faut  ;  qu'ils  sont  encore  loin  d'avoir  un  carac- 
tère achevé,  et  que  le  Dieu  miséricordieux  les  unit  pré- 
cisément pour  qu'ils  se  perfectionnent  à  ces  deux  points 
de  vue. 

Le  mariage  en  effet  doit  devenir  pour  les  époux,  la 
plus  haute  école  de  vertu,  une  institution  pour  la  for- 
mation du  caractère.  C'est  pour  cela  que  la  vie  com- 
mune constante,  avec  ses  sacrifices  sans  fin,  avec  la 
nécessité  impérieuse  de  renoncer  aux  droits  propres, 
aux  opinions,  aux  désirs,  à  cause  de  la  paix,  est  une 
véritable  fournaise  dans  laquelle  se  purifient  les  filons 
les  plus  cachés  de  l'amour-propre,  un  creuset  dans  le- 
quel s'amollit  la  dureté  de  l'homme,  se  durcit  la  sensi- 
bilité de  la  femme,  un  brunissoir  sous  lequel  s'aplanis- 
sent toutes  les  rugosités,  se  polissent  tous  les  cœurs, 
pour  arriver  à  la  plus  haute  finesse.  Mais  tout  cela  sans 
aucun  doute  est  subordonné  à  cette  condition  que  les 
époux  soient  sur  le  même  pied  d'égalité,  et  qu'entre 
eux  règne  l'unité  la  plus  grande.  De  cette  condition  là 
seule  dépend  la  justesse  de  l'ancienne  parole  :  le  ma- 
riage est  un  ordre  sacré.  En  dehors  d'un  ordre,  il  n'y  a 
en  effet  point  de  moyen  qui,  de  sa  nature,  offre  tant 
d'occasions,  on  pourrait  dire  d'obligations,  d'enseigner 
la  vertu  et  de  la  pratiquer,  tantôt  par  le  silence  et  la  pa- 
tience, tantôt  par  l'instruction  et  la  douce  réprimande, 
tantôt  par  le  support,  le  renoncement,  l'abnégation,  le 
zèle,  le  relèvement,  le  redressement  et  l'affermissement. 
Oui,  c'est  quelque  chose  de  grand  et  de  sacré  que  le  ma- 
riage ;  mais  il  faut  le  comprendre  et  le  pratiquer  sérieu- 
sement. Or,  il  n'est  compris  que  là  où  l'homme  des- 
cend vers  la  femme  sans  réserve  et  dans  un  dévoue- 
ment complet,  où  un  seul  homme  est  tout  entier  à  une 
seule  femme,  et  où  la  femme  peut  s'attachera  l'homme 
et  croître  près  de  lui,  comme  le  lierre  sur  le  tronc  de 


374  LÀ    FAMILLE 

l'arbre,  de  telle  sorte,  qu'en  réalité,  les  deux  aient  une 

seule  vie. 

Enfin,  d'après  ce  que  nous  avons  dit,  il  est  inutile  de 
mettre  davantage  en  relief,  que  l'unité  du  mariage  est 
(l'une  importance  capitale  pour  l'humanité  elle-même, 
par  conséquent  au  point  de  vue  du  droit  public.  Si  le 
mariage  était  observé  partout  avec  l'esprit  qui  lui  con- 
vient, la  perfection  des  caractères,  à  laquelle  il  donne 
une  impulsion  si  vigoureuse,  exercerait  l'influence  la 
plus  salutaire  sur  les  mœurs  publiques,  et  parla  sur 
l'esprit  et  la  vie  de  la  société.  Il  n'est  évidemment  pas 
indifférent  pour  ceci,  que  les  passions  se  calment  ou 
non,  que  le  sentiment  du  sacrifice  et  de  la  renonciation 
règne  dans  la  famille,  l'accord  dans  les  cœurs,  et  que 
les  mœurs  et  les  sentiments  conservateurs,  qui  en  sont 
le  fruit,  se  répandent  au  loin  ou  non.  Il  est  clair  que  l'é- 
ducation des  enfants,  un  des  piliers  principaux  de  l'hu- 
manité, dépend  en  grande  partie  de  laccord  qui  existe 
dans  le  mariage.  Enfin  la  vie  économique  et  la  prospé- 
rité publique  ont  grand  intérêt  à  la  question,  car  il  est 
inutile  d'accumuler  les  preuves  pour  montrer  qu'un 
mariage  qui  repose  sur  la  domination  de  soi-même,  et 
qui  consiste  dans  une  purification  morale  continuelle  de 
l'homme  intérieur,  exerce  davantage  l'activité,  met  plus 
de  joie,  plus  de  force,  plus  de  triomphe  sur  soi,  plus  de 
fécondité  dans  le  travail  qu'un  mariage  qui,  au  lieu  d'ê- 
tre basé  sur  l'esprit  d'abnégation  et  sur  les  efforts  pour 
arriver  à  la  perfection,  vise  à  la  sensualité  et  à  la  jouis- 
sance. Comme  par   une  juste  punition,  il  affaiblit  les 
forces  intellectuelles  et  morales  parla  division,  l'usure, 
et  fait  de  la  vie  elle-même  un  fardeau  intolérable  parler 
disparités  sans  nombre  qu'il  contient,  maux  insépara 
blés  d'un  mariage  qui  manque  d'unité. 
8.-iudis-       Mais  s'il  est  si  important  pour  les  époux,  pour  le  ma 
solubilité  du  ^.j^g^^  p^^^^  ^^  famille  et  pour  la  société,  que  l'unité  di 
lien  soit  sauvegardée,  ceci  s'applique  dans  une  doubl 
mesure  à  son  indissolubihté.  Parler  de  l'unité  du  me 


mariage-  ï 


MARIAGE    ET    FAMILLE  375 

riage,  sans  avoir  avant  tout  l'unité  de  temps  en  vue,  ce 
serait  jouer  sur  les  mots.  Plutôt  la  polygamie  que  le 
libelle  de  divorce  !  La  femme  qui  doit  partager  avec 
d'autres  le  cœur  du  mari,  mais  qui  du  moins  est  sûre  de 
n'être  pas  jetée  dans  la  rue  à  la  première  occasion,  n'est 
pas  aussi  mal  que  celle  qui  doit  tout  accepter,  pour  ne 
pas  être  chassée  de  la  maison,  obligée  d'abandonner 
la  place  à  une  rivale,  et  qui  se  prépare  ce  sort  d'autant 
plus  sûrement  qu'elle  s'est  plus  abaissée  par  son  em- 
pressement. 

Comment  en  arrivons-nous  à  porter  un  jugement  si 
dédaigneux  sur  les  peuples  chez  lesquels  la  polyga- 
mie existe  comme  institution  légale  ?  En  quoi  notre 
situation  est-elle  meilleure  depuis  que  nous  avons  le 
divorce?  Que  disons-nous  ?  Meilleure  !...  Ne  sommes- 
nous  pas  pires  qu'eux?  Est-ce  que  nos  mariages  ne  sont 
pas  rabaissés  à  de  véritables  mariages  d'essai,  ou  à  des 
échanges,  égarements  que  nous  ne  trouvons  que  chez 
les  peuples  les  plus  sensuels  ?  Le  polygame  porte  un  joug 
qui  le  rend  souvent  plus  esclave  que  les  harpies  de  son 
harem  ;  et  il  lui  faut  user  de  tous  les  moyens  pour  rendre 
son  sort  supportable.  Dans  nos  pays  civilisés,  c'est  plus 
commode.  L'homme  est  polygame  selon  son  plaisir;  et 
il  a  tous  les  avantages  de  la  polygamie  sans  en  avoir  les 
charges.  Par  l'introduction  et  la  facilité  incroyable  du 
divorce,  nous  avons  imprimé  à  notre  civilisation  une 
marque  déboute  ineffaçable  ;  nous  avons  ébranlé  la  mo- 
rale publique,  ébranlé  un  des  piliers  fondamentaux  de 
l'ordre  juridique  de  la  société,  abaissé  le  caractère  de 
notre  génération,  et,  ce  qui  est  pis  encore,  donné  par 
voie  légale  à  l'arbitraire  et  à  la  passion  le  pas  sur  les 
droits  de  Dieu  et  delà  nature,  dans  les  questions  les 
plus  saintes  et  les  plus  riches  en  conséquences.  Nous 
nous  en  rapportons  à  l'Ecriture  sainte,  c'est  vrai  ;  mais 
c'est  une  preuve  de  plus  de  la  profondeur  de  notre  déca- 
dence. Si  tout  sentiment  d'honneur  et  de  pudeur  n'était 
pas  éteint  en  nous,  pourrions-nous  accepter  volontiers 


376  LA.    FAMILLE 

le  reproche  d'opiniâtreté  du  cœur  adressé  autrefois  aux 
Juifs,  à  la  seule  condition  de  participer  à  la  situation 
exceptionnelle  que  ce  peuple  extorqua  jadis  à  Dieu  par 
son  indomptable  sensualité  (1  ). 

D'après  toutes  les  exigences  de  la  raison,  de  la  morale 
et  du  droit,  le  mariage  doit  être  indissoluble.  C'est  avant 
tout  dans  l'intérêt  du  mariage  lui-même.  Une  promesse 
quin'estpas  donnée  sans  réserve,  pour  toutesles  circons- 
tances, n'est  rien  autre  chose  qu'une  restriction  men- 
tale, formule  qui,  à  juste  titre,  est  loin  de  passer  pour 
honorable.  Une  porte  de  derrière,  dit  le  proverbe,  gâte 
toute  la  maison.  Une  alliance  contre  la  rupture  de  la- 
quelle la  partie  la  plus  faible  n'est  jamais  en  sécurité,  ne 
peut  rendre  gai  et  assuré,  sans  compter  que  c'est  une 
tentation  constante  d'infidélité.  Pour  la  partie  plus  forte, 
c'est  un  manque  de  caractère  impardonnable,  si  elle 
engage  sa  promesse  seulement  pour  des  jours  heureux, 
et  y  met  comme  condition  de  pouvoir  la  reprendre  aus- 
sitôt que  les  sacrifices  se  feront  sentir.  Une  telle  parole 
n'est-elle  pas  une  raillerie  de  la  lettre  et  de  l'obligation 
du  contrat?  Comment  se  représenter  qu'un  tel  mariage 
soit  une  institution  destinée  à  favoriser  l'ennobhssement 
moral?  Il  ne  sera  l'école  de  la  vertu  que  s'il  est  un  hen 
qu'on  ne  peut  rompre^  un  frein  qui  retient  les  passions, 
et  s'il  ferme  tout  échappatoire  à  l'homme,  en  lui  rappe- 
lant les  paroles  de  l'Apôtre  :  «  Ne  te  laisse  pas  vaincre 
parle  mal,  mais  vaincs  le  mal  par  le  bien  »  (2). 

Mais  qui  pense  à  cela  en  pareil  cas?  Tant  que  l'a- 
mour prédomine  comme  passion,  on  reste  ensemble; 
la  première  fois  que  se  présente  l'occasion  de  le  prati- 
quer comme  vertu,  sous  forme  d'empire  sur  soi,  on  se 
sépare.  Un  tel  mariage  peut  être  tout,  mais  il  n'est  pas 
une  école  d'éducation  personnelle.  Au  lieu  de  dompter 
le  plaisir,  la  colère,  l'impatience,  il  excite  de  son  aiguil- 
lon acéré  tous  ces  vices,  et  corrompt  les  deux  parties 

(1)  IVVol.,conf.  XVII,  8.  -  (2)  Rom.,  XII,  21. 


MARIAGE    ET    FAMILLE  377 

d'une  manière  d'autant  plus  incurable  qu'elles  cher- 
chent moinsdansla  correction  personnelle  l'amélioration 
de  leur  situation ,  et  qu'elles  sont  toutes  disposées  à  croire 
que  la  dissolution  du  lien  matrimonial  réparerait  tout. 
En  pareilles  circonstances,  quelle  perspective  de  succès 
peut  offrir  une  exhortation  à  la  résignation  ?  Qui,  dans 
ce  cas,  se  promettra  beaucoup  d'une  tentative  de  récon- 
ciliation ?  Quel  sens  peut  avoir  ici  la  parole  du  Sauveur , 
((  Et  moi,  je  vous  dis  que  quiconque  regarde  une  fem- 
me avec  convoitise,  a  déjà  commis  l'adultère  dans  son 
cœur  (  1  )   ». 

Nous  devons  juger  plus  sévèrement  encore  l'indisso- 
lubilité du  mariage  au  point  de  vue  du  droit  privé.  No- 
tre époque  peut  idolâtrer  le  sexe  féminin  avec  autant 
d'exagération  qu'elle  voudra  ;  tant  qu'elle  n'aura  pas 
effacé  de  la  législation  cette  tache  honteuse,  on  ne  nous 
enlèvera  pas  la  conviction  qu'avec  tous  ces  hommages, 
on  ne  fait  que  rendre  un  culte  à  la  sensualité,  et  qu'en 
réalité  on  n'a  pour  la  femme  ni  sentiment  de  droit,  ni 
équité,  ni  estime.  La  situation  dans  laquelle  se  trouve 
la  femme,  par  la  dissolution  du  mariage,  est  trop  sou- 
vent une  situation  dans  laquelle  le  droit  fait  complète- 
ment défaut.  C'est  une  amère  dérision,  quand  l'homme 
dit  à  la  femme  qu'il  lui  rend  sa  liberté  et  son  indépen- 
dance. Elle  n'est  plus  ce  qu'elle  a  été,  et  plus  jamais  elle 
ne  peut  le  devenir.  Elle  ne  s'est  pas  seulement  donnée  à 
lui  ;  elle  a  renoncé  à  elle-même  pour  se  retrouver  tout 
autre  en  lui.  11  faut  bien  savoir  ce  que  la  femme  fait 
lorsqu'elle  se  donne  à  l'homme.  Elle  n'est  plus  elle-mê- 
me, elle  passe  dans  l'homme,  elle  se  perd  en  lui.  C'est 
une  dureté,  un  manque  de  cœur,  une  injustice  sans  pa- 
reille, si  l'homme  la  presse  comme  un  citron  et  la  jette 
ensuite.  Cette  image  est  la  seule  qui  convienne  à  une 
telle  conduite.  Maintenant  qu'elle  est  perdue,  elle  peut 
s'en  aller.  Où  et  comment  se  retrouvera-t-elle  ?  Est-ce 

(1)  MaUh.,  V,  28. 


378  LA.    FAMILLE 

son  dévouement  qui  lui  a  valu  cela  ?  Une  jeune  fille  qui 
a  péché  contre  la  loi  de  Dieu  et  de  la  nature  n'acquiert 
point  de  droit  par  son  tort  ;  de  plus,  elle  ne  se  donne  pas 
tout  entière  à  l'homme  comme  la  femme  légitime.  Et 
celle-ci  devrait  se  laisser  traiter  de  la  même  manière  ou 

plusdurement  encore  I Si  celaestjuste,  il  n'y  aplus 

de  justice.  L'homme,  qui  fait  d'une  jeune  fille  sa  femme, 
se  charge  envers  elle  de  l'obligation  de  justice  d'être  son 
soutien,  tant  qu'elle  est  sa  femme.  Elle  s'est  donnée  à 
lui  ;  mais  en  se  donnant  elle  n'a  sacrifié  ni  son  honneur, 
ni  son  droit.  C'est  lui  qui  est  son  honneur,  et  qui  se 
charge  de  son  droit.  Cet  honneur,  elle  le  garde  ;  ce  droit, 
il  est  sa  propriété,  et  cela  d'après  l'égalité  la  plus  com- 
plète, comme  compensation  équivalente  pour  laquelle 
le  mari  engage  sa  personne  comme  caution.  Cette  obli- 
gation, il  ne  peut  pas  s'en  défaire  avec  de  l'argent  ;  il  ne 
peut  la  supprimer  par  aucun  principe  de  droit,  pas  plus 
qu'elle  ne  peut  y  renoncer,  quand  même  elle  le  vou- 
drait ;  car  aucune  volonté,  aucune  décision  de  droit,  ne 
peut  prévaloir  contre  la  disposition  de  la  nature.  L'in- 
justice est  doublement  grande  si  l'homme  la  congédie 
contre  sa  volonté,  car  elle  doit  le  quitter,  et  lui  rester 
pourtant  attachée  avec  toute  sa  personnalité,  son  hon- 
neur, son  droit,  sa  volonté.  Elle  a  consumé  à  son  service 
sa  beauté,  sa  force,  peut-être  même  sa  fortune.  Que  de- 
viendra-t-elle  maintenant  ?  L'homme  trouverait  cent 
femmes,  quand  même  il  serait  septuagénaire;  mais  la 
femme  reste  seule.  Et  quand  même  elle  est  encore  l'ob- 
jet d'attentions,  elle  s'est  perdue  et  ne  se  retrouve  plus 
jamais  entièrement  dans  un  second  mari.  Sa  rupture 
injuste  avec  celui  auquel  elle  appartenait  a  fait  une  trop 
grande  blessure  dans  toute  sa  nature.  Les  femmes  divor- 
cées sont  semblables  aux  religieux  qui  ont  quitté  leur 
couvent,  après  avoir  prononcé  leurs  vœux.  Elles  ne  sont 
plus  ce  qu'elles  étaient  ;  elles  sont  atteintes  d'un  mal 
profond  ;  le  meilleur  d'elles  a  disparu. 

Mais  quand  le  divorce  est  passé  dans  les  mœurs,  ses 


MARIAGE    ET    FAMILLE  379 

plus  mauvais  effets  se  font  sentir  sur  les  rapports  pu- 
blics juridiques  et  moraux.  Sans  doute  Dieu,  dans  lan- 
€ienne  alliance,  a,  par  égard  pour  elle,  permis  la  disso- 
lution du  mariage  ;  mais  cela  tenait  à  la  situation  tout 
à  fait  particulière  de  l'époque.  Le  peuple  d'Israël  vivait 
au  milieu  de  peuples  chez  lesquels  ces  mauvaises  cou- 
tumes régnaient  en  plein.  S'il  était  déjà  constamment 
tenté  de  s'approprier  leur  idolâtrie  et  les  débauches  qui 
l'accompagnaient,  il  est  aisé  de  s'imaginer  combien  il 
€Ût  été  difficile  à  maintenir  dans  le  service  d'un  seul 
Dieu,  si  celui-ci  n'avait  pas  fait  toutes  les  concessions 
possibles  à  sa  sensualité.  On  ne  peut  donc  pas  même 
ramener  cette  tolérance  à  des  motifs  de  droit  public 
proprement  dits  ;  mais  il  faut  plutôt  les  considérer 
comme  des  droits  spéciaux  conférés  à  un  peuple.  Que 
cette  loi  n'ait  produit  aucune  amélioration  dans  la  vie 
publique  du  peuple  juif,  mais  l'ait  au  contraire  rendu 
pire,  personne  ne  peut  le  nier.  Or,  ce  qu'il  en  était  à 
cette  époque  se  trouve  partout  et  toujours,  aujourd'hui 
plus  que  jamais.  On  peut  toujours  dire  que  la  fréquence 
des  divorces  provient  du  relâchement  des  mœurs  publi- 
ques, de  l'instabilité  des  caractères,  du  manque  de  fidé- 
lité dans  le  contrat  et  du  défaut  de  conscience  de  droit. 
Par  contre,  on  ne  peut  contester  que  la  prédominance 
de  ces  situations  malheureuses,  effrayantes,  s'explique 
facilement,  lorsqu'on  voit  avec  quelle  légèreté  on  traite 
la  rupture  du  contrat,  dans  une  des  questions  de  droit 
les  plus  sacrées,  et  comme  la  science  et  la  législation 
se  mettent  vite  et  peu  sincèrement  au  service  des  pas- 
sions du  genre  humain,  en  paraissant  trouver  des  rai- 
sons juridiques  dans  un  acte  de  violence,  dont  la  vérita- 
ble cause,  dit  chaque  enfant,  est  contenue  dans  la  sen- 
sualité, l'égoïsme,  l'avarice  et  la  sauvagerie  du  cœur. 
Et  alors  on  se  demande  comment  il  se  fait  que,  dans  le 
peuple,  il  y  ait  si  peu  de  foi  au  droit,  si  peu  d'égards 
pour  la  justice,  si  peu  de  fidélité  et  de  fermeté  de  carac- 
tère. Si  l'on  était  embarrassé  pour  trouver  une  explica- 


380  LA    FAMILLE 

tion  à  ces  tristes  faits,  le  point  que  nous  venons  d'indi- 
quer suffirait  pour  les  rendre  compréhensibles.  En 
comparaison  de  ces  conséquences,  tous  les  autres  désa- 
vantages sociaux,  la  destruction  de  l'unité  sociale, 
l'incertitude  des  situations  de  fortune,  l'ébranlement 
qui  règne  au  sein  de  la  famille,  sont  d'une  importance 
proportionnellement  moindre. 

En  revanche,  le  dernier  dommage  qui  touche  à  la  vie 
publique,  la  triste  influence  que  le  divorce  exerce  sur 
le  caractère  et  sur  l'éducation  des  enfants,  est  si  grande, 
que  c'est  à  peine  si  l'on  peut  trouver  des  couleurs  assez 
sombres  pour  la  dépeindre.  Non  moins  que  de  la  femme 
divorcée,  on  peut  dire  de  l'enfant  dont  la  jeunesse  est 
secouée  et  assombrie  par  une  pareille  catastrophe, 
qu'il  a  reçu  une  blessure  dont  il  souffrira  toujours. 

Les  tristes  conséquences  de  cet  ébranlement  sont  tel- 
lement évidentes  ;  elles  étendent  tellement  leurs  rava- 
ges, que  dans  les  pays  où  la  loi  a  autorisé  le  divorce, 
déjà  depuis  un  certain  temps,   on  remarque  un   fort 
mouvement  de  réaction  contre  cette  licence.  Ceux  qui 
luttent  au  premier  rang,  pour  le  rétablissement  d'une 
législation  plus  sévère  concernant  le  mariage,  font  re- 
marquer avec  raison,  que  tous  les  motifs  tirés  de  la 
compassion  qu'excitent  les  unions  malheureuses,  quel- 
que vrais  qu'ils  puissent  être,  et  quelque  impression 
qu'ils  puissent  faire  sur  nous,  ne  peuvent  suffire  pour 
rompre  la  fidélité  et  le  droit  ;  que  toutes  les  misè- 
res que  des  individus  évitent  parfois  par  la  séparation,  -| 
ne  peuvent  pas  être  comparées  au  dommage  que  le  di- 
vorce fait  à  la  société,  et  qu'une  fermeté  inexorable  de 
la  part  de  la  loi  est  tout  à  l'avantage  des  époux,  en  leur 
apprenant  à  contracter  le  mariage  d'une  façon  plus  rai- 
sonnable, plus  morale  et  plus  conforme  au  droit.  D'un 
autre  côté,  les  libéraux  et  les  réactionnaires  radicaux 
unis  aux  socialistes  font  tout  ce  qui  est  humainement 
possible,  pour  dépouiller  partout  le  mariage  de  ce  der- 
nier reste  de  dignité  et  de  solidité  qu'il  possède.  Ils  se 


9. — Devoirs 


au  mariage. 


MARIAGE    ET    FAMILLE  381 

rendent  compte  que  si  l'on  veut  détruire  sûrement  Tédi- 
fice  social,  le  meilleur  moyen  est  de  renverser  ses  pi- 
liers fondamentaux. 

Celui  donc  qui  prend  au  sérieux  l'état  actuel  des  cho- 
ses ;  celui  qui  désire  voir  reQeurir  la  morale  publique  '^r^eiauvemenr 
et  se  relever  le  caractère  de  notre  génération  ;  celui  qui 
veut  restituer  à  la  parole  donnée  sa  valeur,  et  faire  de 
nouveau  régner  la  fidélité,  cette  vertu  que  nos  ancêtres 
estimaient  tant  (i);  bref,  quiconque  prend  notre  épo- 
que au  sérieux  et  l'humanité  en  général,  ne  doit  laisser 
passer  aucune  occasion  pour  faire  renaître  l'estime, 
qu'on  avait  jadis  pour  le  mariage  et  pour  la  vie  de  fa- 
mille, autant  que  cela  dépend  de  lui.  11  faut  que  le 
monde  apprenne  de  nouveau  à  croire  que  le  mariage 
est  quelque  chose  d'éminemment  grand,  saint  et  divin, 
et  que,  de  la  conservation  de  sa  pureté,  dépendent  sa 
force,  sa  santé  et  son  salut.  Avant  tout,  il  faut  prendre 
au  sérieux  le  contrat  du  mariage.  La  légèreté  avec  la- 
quelle les  négociations  matrimoniales  sont  entamées 
I  actuellement,  par  le  fait  d'une  connaissance  fugitive, 
m  d'une  excursion,  d'un  bal,  est  un  des  plus  mauvais 
W  côtés  de  notre  époque.  Faire  une  plaisanterie  d'une 
■|alliance  qui  doit  durer  toute  la  vie,  d'une  promesse  qui 
engage  jusqu'à  la  mort,  démontre  une  faiblesse  d'intel- 
ligence et  de  cœur,  dont  nous  ne  pouvons  que  rougir 
en  face  des  siècles  précédents. 

Puis,  la  vie  dans  le  mariage  doit  prendre  elle-même 
un  caractère  sérieux.  Ce  n'est  pas  sans  rougir  qu'on 
voit  des  époux  se  conduire  d'une  manière  indigne.  Ils 
e  marient  comme  des  enfants,  prennent  l'un  envers 
l'autre  des  habitudes  d'enfants,  et  restent  toujours  en- 
ants.  11  est  beau  évidemment  que  les  époux  manifes- 
ent  devant  tout  le  monde  le  bonheur  qu'ils  ont  trouvé 
■€n  eux  et  en  leurs  enfants  ;  mais  est-ce  que  ces  roucou- 
lements qui  font  delà  femme  un  joujou  et  du  petitmari, 

(1)  VP  Vol.,  conf.  XVf,  8. 


382  MARIAGE    ET    FAMILLE 

comme  on  dit  souvent,  un  fou  inoffensif,  dont  on  chasse 
la  maussaderiepardes  baisers,  et  dont  on  vide  la  bourse 
par  des  caresses  ;  est-ce  que  ces  dorlotements,  ces  ca- 
joleries et  ces  exhibitions  d'idolâtrie,  nous  voulons  dire  1 
ces  enfantillages,  répondent  à  la  gravité  qui  sied  à  des  * 
époux  et  à  des  parents?  Est-ce  que  cette  conduite  indi- 
gne ne  démontre  pas  précisément  combien  même  les 
meilleurs  ne  conçoivent  la  vie  conjugale  qu'au  point  de 
vue  de  la  jouissance  sensuelle,  et  non  au  point  de  vue 
du  sacrilice,  du  devoir,  et  de  la  perfection?  C'est  pour- 
quoi notre  troisième  tâche  estd'agir  tous  sans  exception 
parla  parole  el  par  l'action,  afin  que  notre  génération 
ait  de  nouveau  sur  le  mariage  des  pensées  aussi  élevées, 
et  des  sentiments  aussi  respectueux  que  s'il  s'agissait 
d'un  sanctuaire.  Oui,  rendons  le  mariage  saint,  et  il 
sanctifiera  la  société  tout  entière. 


1.  —Excès 
dans  l'activité 


SEIZIÈME  CONFÉRENCE 


MARIAGE  ET  SOCIETE. 


Excès  dans  l'activité  de  Tétat.  —  2.  Le  mariage  est  soi-disant 
une  affaire  appartenant  exclusivement  à  Te'tat.  —  3.  La  contrainte 
de  rétat  dans  la  question  du  mariage.  —  4.  Malthusianisme.  — 
o.  Mesures  privées  et  mesures  de  Fétat  relativement  au  mariage. 
G.  Le  mariage  est  institué  c'est  vrai  pour  le  service  de  la  so- 
ciété ;  mais  comme  institution  morale  et  comme  droit  de  la  per- 
sonnalité libre.  —  7.  Droit  général  au  mariage.  Il  est  à  désirer 
que  le  plus  grand  nombre  possible  de  personnes  en  fassent  usage. 
—  8.  La  limitation  du  mariage  n'est  pas  nécessaire,  car  il  y  a 
sans  cela  des  empêchements  plus  qu'en  nombre  suffisant.  —  9. 
Influence  pernicieuse  et  fausseté  des  vues  malthusiennes.  —  10. 
La  morale  et  la  religion  seules  peuvent  indiquer  ici  la  juste  voie 
à  suivre. 


Les  parents  qui  vont  passer  les  vacances  à  la  campa 
gne  avec  leurs  enfants,  ne  reviennent  souvent  pas  de  Séiàu 
leur  étonnement,  en  voyant  les  enfants  de  la  pauvre 
veuve  chez  qui  ils  demeurent,  respirer  la  vie  et  la  santé, 
bien  qu'ils  n'aient  à  manger,  d'un  bout  de  l'année  à 
l'autre,  que  des  pommes  de  terre  et  de  la  choucroute, 
du  pain  et  du  lait,  quand  ils  ne  vont  pas  au  dehors  cher- 
cher des  fraises  ou  des  pommes  sauvages.  Leurs  enfants 
à  eux  ont  tout  ce  qu'on  peut  imaginer  ;  et  malgré  cela, 
ils  sont  faibles  et  ont  besoin  du  médecin  toute  l'année. 
Comment  s'expliquer  cela  disent-ils?  Question  inutile. 
L'explication  est  dans  le  fait  qu'ils  ont  eux-mêmes  posé. 
La  raison  pour  laquelle  leurs  enfants  ne  prospèrent  pas, 
n'est  pas  en  ce  qu'ils  font  trop  peu  pour  eux,  mais  en 
ce  qu'ils  font  trop.  S'ils  ne  leur  prodiguaient  pas  des 
soins  excessifs,  s'ils  ne  les  déformaient  pas^  s'ils  lais- 
saient davantage  la  nature  agir  chez  eux,  ils  verraient 
bientôt  qu'à  la  ville  aussi,  au  milieu  de  la  civilisation, 
la  santé  est  possible.  Mais  malheureusement,  dans  leur 
sollicitude  mal  placée,  ils  ne  veulent  jamais  compren- 


384  MARIAGE    ET    FAMILLE 

dre  l'ancienne  sentence  de  la  sagesse,  qu'il  peut  aussi 
y  avoir  excès  dans  le  bien. 

L'état  se  rend  coupable  de  ce  même  excès  dans  tou- 
tes les  affaires  où  il  croit  devoir  exercer  un  droit.  Il 
suffit  pour  cela  qu'il  ait  intérêt  à  une  chose,  et  on  peut 
être  sûr  qu'il  l'étouffé  bientôt  et  la  disloque  par  son 
manque  de  mesure.  Attire-t-on  son  attention  sur  la  pul- 
lulation  des  vagabonds?  Alors  il  est  prudent  de  ne  pas 
faire  de  promenade  sans  passe-port,  si  on  ne  veut  pas 
coucher  au  dépôt  de  mendicité.  Les  mots  de  sociétés 
d'étudiants,  de  révolutionnaires,  de  bohémiens,  d'es- 
pions, de  démocrates  socialistes,  excitent-ils  l'attention 
publique  ?  Alors  l'Église  devient  une  société  d'étu- 
diants, le  pape  un  démocrate  socialiste,  et  les  évêques 
ne  doivent  pas  souftler  mot,  quand  on  leur  dit  qu'ils 
sont  placés  sous  la  surveillance  de  la  police,  comme  des 
révolutionnaires  et  des  espions  au  service  d'une  puis- 
sance étrangère. 

Bref,  tout  ce  quel'étatprend  entre  ses  mains  souffre 
de  la  malédiction  de  l'exagération  :  assistance  publique, 
école,  hygiène,  police  des  marchés^  surveillance  de  la 
sûreté.  Le  juste  milieu  n'existe  pas  pour  la  vie  publi- 
que. Les  individus  croient  faire  acte  de  supériorité,  de 
force,  de  sagesse,  en  sachant  se  limiter.  Le  pouvoir 
public  n'a  qu'un  moyen  de  montrer  sa  grandeur,  c'est  i 
de  tendre  l'arc  jusqu'à  ce  qu'il  se  brise.  C'est  pourquoi 
sous  sa  main,  le  bien  se  transforme  si  souvent  en  mal, 
et  les  efforts  les  mieux  intentionnés  échouent. 
2. -Le  ma-       Lc  mariage  est  un  des  domaines  sur  lesquels  ceci 
disantunea?-  s'cxcrcc  dc  k  manière  la  plus  fâcheuse.  C'est  à  Luther 
nant  exclusif  quc  rcvlcnt  Ic  mérite,  si  toutefois  c'en  est  un,  d'avoir 

vement  à  l'é-  ,  •  ,    i,  , 

tat.  livré  le  mariage  a  1  état,  lors  même  qu  il  y  a  mis  cette 

réserve  insignifiante,  que  celui-ci  n'avait  qu'à  lui  don- 
ner des  lois,  et  à  en  juger  comme  représentant  ou 
maître  de  l'Église.  Dans  la  France  catholique  aussi 
l'absolutisme  d'état  a  mis  le  pied  sur  ce  terrain.  Au 
temps  de  Louis  XIV,  et  de  la  complaisante  coopération 


MARIAGE    ET    SOCIÉTÉ  385 

du  Gallicanisme,  le  prétendu  droit  canonique  d'état  fît 
une  législation  spéciale  sur  le  mariage.  Mais  la  rupture 
n'eut  lieu  qu'au  moment  où  les  idées  révolutionnaires 
naissantes  commencèrent  à  pénétrer  la  vie  publique. 
En  Prusse,  l'ordonnance  du  19  mai  1748  qualifie  les 
affaires  de  mariage  d'affaires  exclusivement  laïques. 
En  Autriche,  le  mariage  fut  déclaré  un  contrat  civil, 
par  une  ordonnance  de  1783.  A  ce  point  de  vue,  la  Ré- 
volution française  procéda  naturellement  d'une  manière 
tout  à  fait  radicale,  et  créa  un  droit  de  mariage  si  fri- 
vole, qu'il  n'est  point  d'enseignement  dans  lequel  la 
législation  moderne  eut  plus  à  réparer  qu'ici  (1  ).    . 

On  peut  facilement  mesurer  la  signification  de  ces 
paroles,  si  l'on  considère  combien  peu  la  législation 
napoléonienne  a  compris  la  dignité  intérieure  du  ma- 
riage et  sa  sainteté.  Néanmoins  elle  a  créé  extérieure- 
ment une  certaine  organisation  et  un  certain  décorum, 
en  soumettant  le  contrat  de  mariage  et  sa  dissolution  à 
des  lois  d'état,  et  a  mis  du  moins  ainsi  un  terme  au  ca- 
price et  à  l'arbitraire  sans  frein  de  l'individu.  Peu  à  peu 
ses  principes  ont  été  appliqués  dans  le  monde  entier, 
de  sorte  que,  à  proprement  parler,  nous  ne  possédons 
plus  un  droit  matrimonial  public,  institué  selon  les 
principes  de  l'Église.  Dans  leur  législation,  tous  les 
états  se  sont  affranchis  des  exigences  du  Christianisme, 
et  ont  adopté  le  principe  d'après  lequel  Portalis  a  dis- 
posé tout  son  travail  :  le  mariage  est  la  base  fondamen- 
!  taie  de  l'ordre  humain;  chaque  état  a  donc  un  droit 
essentiel  à  en  fixer  les  conditions.  On  ne  nia  point  que 
les  chrétiens  pussent  considérer  leur  aUiance  comme 
religieuse,  et  on  ne  leur  défendit  pas  de  la  faire  consa- 
crer par  l'Eglise  ;  mais  on  déclara  partout  que  l'état  ne 
s'inquiétait  pas  le  moins  du  monde  de  savoir  si  les 
prescriptions  établies  par  lui  s'accordaient  ou  non  avec 
lès  vues  de  l'Église,  avec  les  convictions  des  époux,  et 


(1)  Zacharia3-Puclielt,  Franz.  Civilrecht,  (6)  III,  7. 

^  25 


'J 


^gg  LA    FAMILLE 

si  elles  tenaient  compte  ou  non  de  leurs  obligations  en- 
vers la  conscience  et  la  religion.  Bref  on  déclarait  que 
dans  le  mariage,  la  morale  et  la  religion  étaient  des 
affaires  privées.  Si  les  socialistes  ont  généralisé  ceci 
pour  la  religion,  ils  font  simplement  voir  qu'ils  n  ont 
rien  créé  de  nouveau;  mais  qu'ils  ont  continué  à  tirer 
les  conséquences  des  idées  modernes. 

Avec  cela,  le  mariage  était  dépouillé  complètement, 
du  moins  pour  la  vie  publique,  de  son  caractère  reli- 
gieux et  moral,  et  ramené  exclusivement  à  une  formalité 
Juridique,  ce  qui  suffit  déjà  pour  faire  un  véritable  tour- 
ment d'un  des  rapports  les  plus  délicats  entre  les  hom- 
mes, tourment  auquel  pense  avec  effroi  celui  qui  a  passé 
paria.  Si  bien  des  candidats  au  mariage  soupçonnaient 
quelles  démarches  ils  sont  obligés  de  faire,  que  de  temps 
ils  doivent  sacrifier,  combien   de  formalités  ils  ont  à 
remplir,  à  combien  d'humiliation  il  leur  faut  se  soumet- 
tre, avant  de  pouvoir  posséder  leur  fiancée,  qui  sait  s'ils 
n'y  renonceraient  pas  par  dégoût  et  par  frayeur  ?  Nous 
venons  de  lire  dans  une  revue,  qu'une  des  associations 
de  Saint-Vincent,  à  Vienne,  a  été  obligée  d'avoir  recours 
au  moins  à  seize  actes  officiels,  pour  mettre  en  règle 
devant  la  loi  l'union  sauvage  de  deux  pauvres  gens  (1). 
Les  malheureux  avaient  peut-être  vécu    ainsi,  parce 
qu'ils  craignaient  les  dépenses  et  les  chicanes  des  auto- 
rités. Sans  doute  la  loi  est  souvent  transgressée  sous  ce 
rapport,  uniquement  par  la  peur  qu'elle  inspire.  On  n  a. 
qu'à  regarder  un  couple  de  pauvres  se  présenter  à  l'K- 
giise.  Que  de  fois  on  le  verra  brisé,  fatigué,  désireux  de 
voir  venir  la  fin  de  leurs  démarches,  après  avoir  été 
poussé  par  tout  ce  rouage  de  la  machine  d'état,  comme 
la  feuille  de  papier  dans  la  presse  !  Bon  nombre  de  ceux 
qui  sont  passés  par  là  diront  avec  pleine  conviction, 
que,  pour  eux,  il  est  hors  de  doute  que  le  contrat  de  ma^ 
riage  n'est  pas  l'affaire  de  l'état.  Sa  main  est  beaucoup 


(1)  Linzer  Quartalschrift,  1892,  p.  140. 


MARIAGE    ET    SOCIÉTÉ  387 

trop  rude,  Ou  il  doit  redonner  entière  liberté  pour  con- 
tracter mariage,  ou  il  doit  devenir  lui-même  moral  et 
religieux. 

Mais  on  devait  en  arriver  là,  depuis  qu'on  a  considéré     3.-Lacon- 

trainte  de  l'é- 

le  mariaiçe  comme  une  mstitution  purement  juridique,   ^^t  dans  la 

^  1  j  A  question     du 

Pour  comble,  la  sagesse  d'état  moderne  a  mêlé  encore  mariage. 
dans  cette  affaire  des  considérations  d'économie  natio- 
nale, et,  dans  l'intérêt  du  bien  commun,  ajustement 
trouvé  le  moyen  de  limiter  de  la  manière  la  plus  sensi- 
ble, la  liberté  de  la  personnalité.  Sans  doute  la  pensée 
n'est  pas  neuve  ;  mais  ce  qui  est  neuf,  c'est  la  manière 
dont  elle  est  exécutée  maintenant.  Que  le  mariage,  com- 
me moyen  de  perpétuer  l'humanité  ;  que  l'augmentation 
ou  la  diminution  du  chiffre  de  la  population  ait  une 
grande  importance  pour  l'état  ;  que  celui-ci  par  consé- 
quent ait  aussi  un  droit  d'exiger  et  de  veiller  à  ce  qu'on 
ait  égard  au  bien  commun  et  à  ses  fins  dans  le  contrat 
de  mariage,  c'est,  comme  nous  l'avons  vu  autrefois,  une 
exigence  de  droit  naturel,  et  tout  le  monde  l'admet. 
Mais  autre  est  la  question  de  savoir^  s'il  en  résulte  pour 
l'état  le  droit  de  pratiquer  ou  d'exercer  relativement  au 
mariage,  cette  contrainte  qu'il  a  déjà  exercée  dans  l'an- 
tiquité, et  qu'il  exerce  encore  d'une  manière  plus  sensi- 
ble dans  les  temps  modernes. 

L'état  antique  qui  était  tout,  et  qui  ne  laissait  surgir 
à  côté  de  lui  aucune  personnalité  libre,  ne  connaissait 
point  d'autre  tin  pour  l'homme  ici-bas,  que  d'être  obligé 
de  se  sacrifier  corps  et  âme  pour  la  totalité.  Ce  Moloch 
avait  besoin  de  victimes  pour  ses  hécatombes.  C'est 
pourquoi,  à  cette  époque,  toute  la  politique  visait  à  aug- 
menter le  nombre  de  la  population  ;  mais  ce  n'était  point 
des  motifs  économiques,  c'était  des  motifs  de  droit  d'é- 
tat ou  des  motifs  de  droit  de  guerre,  qui  dirigeaient 
cette  tendance.  C'était  le  petit  nombre  des  esprits  qui 
comprenaient  clairement,  comme  Aristote  et  Tacite, 
l'inulilité  (1)  ou  le  dommage  (2)  qu'ils  causaient  à  la 

(1)  Aristot.,  PoL,  2,  6  (9),  13.  —  (2)  Tacit.,  Ann.,  3,  25. 


oog  LA    FAMILLE 

communautéJls  ne  consacrèrent  naturellement  pas  un 
mot  àlalibre  personnalité  de  l'ind.vxdu  envers  1  état. 

Mais  de  telles  considérations  étaient  généralement 
inaccessibles  aux  anciens.  Le  célibat  était  partout,  s- 
"on  défendu,  du  moins  mal  vu.  Platon -qu.  comme 
on  le  sait  n'était  pas  marié  -  propose  d'obliger  chaque 
citoyen  à  se  marier,  sous  peine  d'amende  et  de  deshon- 
neur (  1  ).  Le  fait  eut  lieu  en  Crète  (2).  A  Rome  auss.,  des 
L  temps  les  plus  reculés,  les  vieux  célibataires  furent 
frappés  d'amendes  et  d'autres  punitions  (3)  Mais  comme 
celles-ci  ne  produisaient  aucun  effet,  on  chercha  a  faire 
naître legoût  du  mariage  eny  mettantdes  récompenses, 
et  on  crut  pouvoir  relever  la  vie  conjugale  tombée  en 
décadence,   en  faisant  dépendre  d'un  grand  nombre 
d'enfants  l'affranchissement  des  obligations  envers  1  e- 
tat  du  service  militaire  et  autres  privilèges  semblables. 
Le  même  fait  eut  lieu  en  Perse  (4)  et  à  Sparte  (5)  ;  mais 
Rome  décadente  surtout  publia  sur  ce  point  une  telle 
quantité  de  lois,  qu'il  est  difficile  de  les  embrasser  tou- 
tes d'un  seul  coup  d'œil;  etces  lois  échouèrent  toutes 
lorsqu'on  voulut  les  exécuter.  Souvent  même  elles  aug- 
mentaient le  mal  au  lieu  de  le  guérir.  Les  plus  connues 
sont  le  Jus  Liberomm  (6)  et  les  lois  Julïa,  Papia  et  Pop- 
nœa  (7).  Par  cette  dernière,  non  seulement  le  mariage 
fut  prescrit  dans  un  espace  de  cent  jours  (8)  à  tout  homme 
âgé  de  moins  de  soixante  ans,  et  à  toute  femme  qui  n  en 
n'avait  pas  cinquante,  mais  l'homme  au-dessus  de  vingt- 
cinq  ans  et  la  femme  au-dessus  de  vingt  furent  punis 
s'ils  n'avaient  pas  d'enfants  (9). 

De  telles  mesures  ne  sont  possibles  que  làoùlahberte 
de  la  personne  ne  compte  pour  rien  en  face  de  la  puis- 

(1)  Plato.,  Leg.,  4,  p.  Tai,  a  ;  6,  p.  "2,  <!•  774,  a. 

(2)  Strabo,  10,  4,  20.  -  (3)  Valer.  Max.,  2,  9,  1. 

(4)  Strabo,  15,  3,  17.  -  (5)  Arislot.,  Vol.,  2,  6  (9  ,  13 

(6)  Pauly,  Real.  Encyclop.  der  Altertlmmswiss.,  IV,  659  sq. 

(7)  Ibid.,  IV,  979  sq.  —  Sohm,  Institutlonen,  (4)  338  sq.,  438. 

8)  Ulpian.,  Tituli  ex  corp.,  22,  3  ;  16,  3.  -  Lactant.,  Jnst.,  i,  16- 
(9)  Ulpian.,  16,  1,  2.  —  Cf.  Tertull.,  Apolog.,  4. 


MARIAGE    ET    SOCIÉTÉ  389 

sance  de  l'état.  Mais  cette  idée  ne  peut  venir  à  l'état  que 
si  la  vie  publique  est  tellement  endommagée,  qu'il  croit 
nécessaire  de  prendre  des  mesures  de  rigueur  répon- 
dant naturellement  h  son  caractère.  Ceci  nous  explique 
pourquoi  ces  lois  disparurent  avec  l'effondrement  du 
monde  antique.  Dans  tout  le  moyen  âge,  aucun  état  ne 
pensait  à  ces  prescriptions.  D'ailleurs  personne  ne  les 
aurait  tolérées.  L'indépendance  de  l'humanité  et  la 
conscience  qu'elle  avait  d'elle-même  étaient  alors  trop 
fortes.  Ce  n'est  qu'au  commencement  des  temps  moder- 
nes, que  le  monde  fut  de  nouveau  mûr  pour  des  vues 
analogues.  L'absolutisme  d'état  s'éleva  à  une  hauteur 
que  le  moyen  âge  ne  dépassa  certainement  pas.  L'homme 
n'eut  plus  aucune  valeur  à  ses  yeux,  sinon  comme  ins- 
trument pour  exécuter  ses  tins.  Les  vues  religieuses 
que  la  Réforme  avaient  fondées  pesaient  aussi  dans  la 
balance,  puisque,  d'après  elles,  le  premier  devoir  de 
l'homme,  le  devoir  le  plus  sacré,  sinon  Tunique,  était  de 
croître  et  de  remplir  la  terre. 

A  ceci  s'ajoutèrent  enfin  des  considérations  politico- 
sociales  auxquelles  offrit  trop  d'occasions  l'état  du  mon- 
de,  après  les  ravages  terribles  que  produisit  la  guerre 
de  Trente  Ans.  A  partir  de  cette  époque,  les  hommes 
d'état  vécurent  dans  une  crainte  continuelle  que  le 
monde  ne  mourut  de  consomption.  En  tout  cas,  ils 
avaient  peur  de  ne  plus  fournir  les  nombreux  soldats, 
dont  on  avait  besoin  chaque  année,  pour  favoriser  l'ex- 
pansion de  la  civilisation  humaine.  Aussi  le  mot  d'or- 
dre qu'on  connaissait  le  mieux  en  économie  nationale 
était  population.  Tous  les  représentants  des  sciences 
d'état  depuis  Colbert  considèrent  que  la  première  de 
toutes  les  tâches  pour  l'état, est  de  penser  à  la  multipli- 
cation du  peuple  ;  et  c'est  Montesquieu  qui  a  le  plus  con- 
tribué à  répandre  cette  idée  dans  les  sphères  les  plus 
étendues  (1).  D'après  l'esprit  de  cette  époque,  tous  les 

(1)  Montesquieu,  Esprit  des  lois,  I.  XXIII. 


4.  —  Mal 
tbusianisme. 


39Q  LA   FAMILLE 

moyens  sont  bons  pour  y  arriver  :  contrainte  au  mariage, 
facilité  pour  le  divorce,  suppression  d'empêchements, 
principalement  ceux  de  parenté,  et  même  le  dérègle- 
ment parmi  les  soldats.  On  ne  saurait  croire  les  choses 
que  Conring,  Pufendorf,  Schlettwein,  de  Sonnenfels, 
le  conseiller  courtisan  de  Joseph  II,  ont  recommandées 

à  ce  sujet  (1). 

De  ces  vues  sortirent  aussi  beaucoup  de  prescriptions 
matrimoniales  qui  supprimaient,  par  une  ordonnance 
de  l'état,  tous  les  scrupules  moraux  et  religieux  osant 
s'élever  là  contre.  On  ne  peut  nier  que  la  législation 
prussienne  de  l'an  1794  subit  fortement  cette  influence. 
Sans  doute,  il  n'était  plus  possible,  grâce  à  l'influence 
du  Christianisme,  d'appliquer  au  mariage  des  mesures 
de  contrainte  générales  ;  mais  il  était  beaucoup  plus  re- 
grettable que,  pour  favoriser  le  mariage,  l'état  passât 
par  dessus  les  principes  de  la  morale  et  entreprît  à  des- 
sein la  suppression  des  principes  religieux.  C'était  assu- 
rément logique,  s'il  se  considérait  comme  maître  absolu 
de  la  législation  du  mariage. 

Chaque  fois  que  la  grossière  théorie  de  la  multiplica- 
tion a  été  employée  contre  la  morale  et  contre  la  reh-  _ 
gion,  elle  n'était  pas  par  elle-même  contre  nature.  Mais 
depuis  que  le  Libéralisme  est  parvenu  à  régner  sur  le 
monde,  il  a  fait  prédominer  des  points  qui,  à  eux  seuls, 
le  couvriraient  d'une  plus  grande  honte  que  tout  le  reste. 
Chose  curieuse,  un  ecclésiastique  appartenant  à  l'Eglise 
anglicane,  homme  honorable  quant  à  sa  personne,  et 
penseur  qui  n'est  pas  sans  valeur,  s'est  prêté  à  leur 
donner  droit  de  cité  dans  la  société.  Pour  sa  juste  puni- 
tion, la  doctrine  et  les  pratiques  honteuses,  auxquelles 
il  a  donné  naissance  sans  le  vouloir  lui-même,  porte- 
ront à  jamais  son  nom.  Malthus  n'a  pas  inventé  sa  théo- 
rie de  toutes  pièces  ;  il  l'a  puisée  en  partie  dans  d'autres 
écrits,  et  en  partie  dans  l'esprit  de  dureté  du  Libéralis- 
me, dont  il  était  malheureusement  lui-même  trop  péné- 

(1)  Wagner,  Staats  und  Gesellschafts  Léo?.  VI,  659. 


MARIAGE    ET    SOCIÉTÉ  391 

tré.  Mais  il  en  a  fait  une  école  fermée,  et  il  l'a  exposée 
d'une  manière  vivante,  comme  personne  ne  l'avait  fait 
avant  lui.  De  là  son  succès  et  sa  gloire,  quoi  qu'il  ait 
lui-même  rejeté  plusieurs  de  ses  principes  (1). 

((  Tout  le  malheur  de  la  situation  actuelle  du  monde, 
dit-il,  que  les  hommes  mettent  si  volontiers  à  la  charge 
de  la  mauvaise  volonté  des  gouvernements,  ne  provient 
que  de  leur  insouciance  et  de  leur  irréflexion  ;  et  ceux 
qui  ont  entre  mains  la  direction  des  affaires,  n'en  sont  pas 
exempts  eux-mêmes.  Il  est  clair  que  la  société  ne  peut 
vivre  en  sécurité  s'il  y  a  plus  d'hommes  sur  terre,  qu'il 
n'y  a  de  moyens  d'existence.  Des  gens  auxquels  la  na- 
ture n'a  pas  servi  la  table  à  l'avance,  n'ont  pas  le  droit 
de  s'y  asseoir.  Il  faut  donc  veiller  à  ce  qu'ils  n'y  parais- 
sent pas.  De  fait,  la  société  s'accroît,  et  la  plupart  du 
temps,  dans  les  classes  les  plus  pauvres,  en  proportion 
géométrique,  tandis  que  les  moyens  d'existence  n'aug- 
mentent qu'en  proportion  arithmétique  ».  Malheureu- 
sement, Malthus  ne  dit  pas  où  il  a  puisé  cette  célèbre 
loi.  Nous  présumons  qu'elle  provient  uniquement  de 
son  imagination.  Malgré  qu'il  ait  un  cœur  de  glace,  il 
devait  posséder  une  imagination  vive,  car  lui-même 
était  persuadé  de  ses  assertions,  et  ce  spectre  lui  fit 
commettre  les  inhumanités  les  plus  monstrueuses. 
«  Les  hommes,  continue-t-il,  sont  beaucoup  trop  irré- 
fléchis et  trop  légers,  pour  pouvoir  conjurer  tout  le  dan- 
ger de  leur  situation  par  une  continence  volontaire. 
Si  leur  nombre  ne  décroissait  pas  par  suite  de  leurs 
débauches,  de  leurs  folies  et  de  leurs  violences  mutuel- 
les ;  si  la  nature  ne  venait  à  leur  secours,  par  des  épi- 
démies et  par  la  misère,  pour  rejeter  de  sa  table  les 
hôtes  qui  ne  sont  ni  invités  ni  comptés,  la  détresse  dé- 

(1)  Mohl,  Gesch.  und  Lit.  der  Staatswissenschaft,  I[[,  411-517.  Co- 
quelin  et  Guillaumin,  Dictionnaire  d'Economie  politique,  (4)  II,  126- 
128,  382-420.  Bluiitschli,  Staatswœrterbuch,  II,  113-135.  Schœnberg, 
Hanbd.  der  polit.  (Economie,  (3)  I,  766  sq.  Kells  Ingram,  Gesch.  der 
Volkswirlhiichaftslchre,  131-165.  OEttingen,  Moralstatistik,  (5)  257  sq. 
Roscher,  Volkswirthschaft,  (20)  I,  662sq. 


392  LA    FAMILLE 

passerait  bientôt  toute  mesure.  Néanmoins  ceci  ne  suffit 
pas  toujours.  C'est  pourquoi  le  pouvoir  public  doit 
entraver,  par  des  mesures  de  violence,  cette  augmenta- 
tion qui  nuit  à  la  communauté,  et  ne  se  laisser  attendrir 
ni  par  des  opinions  philosophiques  perverses,  ni  par 
une  fausse  humanité.  C'est  une  opinion  erronée  que 
celle  qui  prétend,  que  les  biens  de  la  terre  forment  une 
provision  commune,  à  laquelle  chacun  prétend  avoir 
part.  Un  homme  qui  naît  dans  un  monde  déjà  occupé, 
sans  recevoir  de  sa  famille  ce  qu'il  lui  faut  pour  vivre, 
sans  que  la  société  ait  besoin  de  sa  force  de  travail,  est 
de  trop  sur  la  terre,  et  n'a  pas  le  droit  d'y  paraître.  Qu'à 
côté  d'un  nombre  déterminé  de  possesseurs,  il  puisse 
encore  y  avoir  quelqu'un  qui  travaille  à  devenir  pro- 
priétaire ;  qu'outre  la  possession,  il  y  ait  encore  d'autres 
droits,  celui  de  l'existence,  celui  de  la  liberté,  celui  du 
travail  ;  que  quelqu'un  travaille  aussi  pour  soi,  et  non 
seulement  par  grâce  et  pour  l'avantage  de  la  possession, 
ce  sont  là  tout  autant  de  principes  dont  ne  peut  entendre 
parler  le  prédicateur  du  Libéralisme.  Donc,  conclut-il, 
il  faut  intervenir  sans  pitié  contre  tous  ceux  qui  mettent 
les  possesseurs  en  péril,  par  l'augmentation  du  nombre 
de  la  population.  Qu'on  démolisse  donc  les  hospices 
pour  les  enfants  trouvés,  les  établissements  pour  les 
pauvres.  Ce  sont  des  moyens  de  favoriser  l'insouciance 
des  hommes  et  rien  de  plus.  Qu'on  rende  donc  difficiles 
de  toutes  manières  le  mariage  et  l'augmentation  des 
hommes  ;  qu'on  prive  de  secours  les  irréfléchis  qui  ne 
se  laissent  pas  avertir.  En  abandonnant  les  enfants,  on 
punit  les  parents.  La  société  n'a  vraiment  pas  le  devoir 
de  s'occuper  d'eux^  et  d'expier  ainsi  la  faute  de  ceux  à 
qui  ils  doivent  le  jour.  Que  ceux  qui  se  marient  sans 
posséder  de  moyens  supportent  aussi  les  conséquences 
de  leur  action  ;  la  nature  elle-même  fera  peser  sur  eux 
le  poids  de  sa  juste  sentence  ^). 

On  ne  peut  pousser  plus  loin  la  méconnaissance  de  la 
Providence  divine  et  de  l'amour  humain,  l'égoïsme  et  le 


MARIAGE    ET    SOCIÉTÉ  393 

culte  de  Mammon,  rindividualisme  et  la  négation  des 
devoirs  sociaux,  la  dépréciation  de  l'homme,  l'élévation 
de  la  possession  au  droit  unique  ici-bas,  la  puissance 
absolue  delà  société,  non  seulement  sur  les  droits,  mais 
sur  l'existence  de  l'homme.  En  un  mot,  on  ne  peut 
pousser  plus  loin  le  libéralisme.  Considéré  au  seul  point 
de  vue  économique,  il  arrive  à  son  apogée  avec  Hicardo  ; 
mais  Malthus  mérite  incomparablement  mieux  de  s'ap- 
peler l'homme  du  parfait  Libéralisme^  lui  qui  s'est 
fait  le  champion  pour  tirer  les  conclusions  de  son  sys- 
tème relativement  à  la  société.  Personne  n'a  démontré 
plus  clairement  que  lui,  que  la  religion  et  la  morale 
n'ont  aucune  place  dans  la  société,  qu'aussitôt  qu'elle 
est  morcelée  en  fragments  sans  cohésion,  la  personnalité 
et  les  individus  n'ont  plus  d'importance,  et  qu'enfin, 
d'après  ces  principes,  la  totalité,  l'état  en  d'autres  ter- 
mes,peut  négliger  tous  les  droits, les  supprimer, les  faire 
à  sa  guise  et  absorber  tout  pouvoir,  sans  avoir  à  observer 
lui-même  d'obligations  ni  d'égards  envers  ses  sujets. 
Malthus  avait  fait  ces  réserves  expresses,  comme  si^     s.-Mesu- 

.      .      , .  ,  .      ,  .  res  privées  et 

avec  cette  théorie,  il  avait  indique  la  voie  a  certaines    mesures  de 

■^  l'état  relative- 

conséquences  de  droit  privé,  auxquelles  nous  ne  voulons  "î^nt  au  ma- 

^  r  '  ^  nage. 

pas  toucher  de  plus  près.  Ce  que  lui-même  ne  voulait 
pas,  d'autres  Font  fait  après  lui.  C'était  inévitable  une 
fois  ces  hypothèses  acceptées.  C'est  pourquoi  on  ne  peut 
faire  autrement  que  de  lui  imputer  toutes  ces  monstruo- 
sités morales,  que  le  moderne  Malthusianisme  déverse 
dans  le  peuple  par  tant  d'écrits.  Toute  la  sagesse  de  ce 
système  apour  but  d'entraver,par  des  moyens  criminels, 
l'augmentation  delà  population.  Et  malheureusement, 
il  n'a  que  trop  bien  réussi  à  propager  plusieurs  de  ces 
hvres  d'une  manière  incroyable,  en  sachant  leur  donner 
des  litres,  grâce  auxquels  on  était  tenté  de  croire,  qu'ils 
offraient  de  sûrs  moyens  pour  soulager  le  paupérisme  et 
résoudre  la  question  sociale  (1).  De  plus,  le  socialisme 

(1)  Hohoff,  Révolution,   :322-339.   OEttingen,  Moralstatistik,  [3)  258, 
sq.  Roscher,  Volkswirthschaft,  (20)  I,  678  sq.  724. 


394  LA    FAMILLE 

s'est  emparé  de  ce  domaine,  pour  déversersa  haine  fana- 
tique contre  le  mariage  qu'il  considère  comme  un  régime 
de  forçat.  Plusieurs  de  ces  chefs,  qui  n'ont  pas  assez  de 
paroles,  pour  déhlatérer  contrôle  Malthusianisme,  ne 
connaissent  point  d'autres  moyens,  pour  remédier  à  la 
misère  sociale,  que  d'indiquer  ex  professa  aux  hommes, 
comment  ils  peuvent  jouir  de  la  sensualité,  et  éviter 
prudemment  les  obligations  morales. 

Ce  serait  une  consolation  pour  nous,  que  de  pouvoir 
dire  qu'une  telle  honte  se  hmite  à  la  littérature  ;  mais 
malheureusement  ces  principes  qui  crient  vengeance 
vers  le  ciel  ont  passé  depuis  si  longtemps  dans  la  vie, 
qu'ils  sont  littéralement  devenus  mœurs  publiques. 
Comme  on  le  sait,  la  malédiction  des  mariages  à  deux 
enfants,  ou  des  mariages  stériles,  plane  depuis  long- 
temps sur  la  France.  Les  Allemands  ne  se  lassent  pas 
de  faire  à  leurs  voisins  les  reproches  les  plus  amers  à 
ce  sujet.  Assurément  le  chiffre  de  la  population  aug- 
mente en  Allemagne  d'une  manière  qui  excite  la  solli- 
citude économique  de  plusieurs  hommes  politiques; 
mais  ici  aussi,  il  y  a  des  phénomènes,  et  non  seulement 
des  phénomènes  isolés,  qui  nous  enlèvent  tout  sujet 
de  jeter  la  pierre  aux  autres.  Nous  pensons  particuliè- 
rement à  ces  contrées  qui  sont  la  patrie  des  faiseuses 
d'anges. 

L'Amérique  du  Nord  elle  aussi,  porte  une  grande  res- 
ponsabilité, puisqu'on  n'y  peut  poursuivre  ce  crime  par 
lequel,  Rome  à  son  déclin  savait  rendre  les  mariages . 
infructueux.  Il  y  est  pratiqué  ouvertement,  et  les  méde- 
cins ne  craignent  pas  d'offrir  dans  les  journaux,  par 
des  signes  que  chacun  peut  reconnaître,  leurs  services 
pour  cette  besogne  abominable,  impudence  qui  d'ail- 
leurs ne  se  trouve  pas  seulement  de  ce  côté  de  l'Océan. 
En  tout  cas,  un  fait  certain,  c'est  que  les  statistiques 
mettent  la  France  au  dernier  rang  des  nations,  au  point 
de  vue  prolifique,  et  constatent  que  la  population  y  di- 


MARIAGE    ET    SOCIÉTÉ  395 

minue  d'une  manière  effrayante  (1).  La  statistique  de 
1890  enregistre  dans  ce  pays,  un  excédent  de  38.000 
décès  relativement  aux  naissances  (2). 

Si  nous  ne  pouvons  ni  ne  voulons  rendre  Malthus 
responsable  de  toutes  ces  horreurs,  qui  provoquent  la 
colère  de  Dieu,  on  ne  peut  néanmoins  l'absoudre  d'une 
autre  conséquence  de  droit  privé  qu'il  a  voulu  produire, 
et  qu'il  a  produite  aussi  dans  une  proportion  assez  no- 
table ;  nous  voulons  dire  la  limitation  violente  des  al- 
liances matrimoniales,  au  moyen  de  la  législation.  Sous 
l'influence  de  la  terreur  que  Malthus  avait  répandue 
dans  la  société,  les  états  modernes  trouvèrent  une 
occasion  favorable  pour  suivre  avec  succès  leur  inclina- 
tion à  réglementer  la  liberté  individuelle  dans  le  do- 
maine du  mariage.  Sous  prétexte  du  bien  de  l'état,  la 
permission  de  contracter  mariage  a  été,  dans  un  grand 
nombre  d'états,  subordonnée  à  tant  de  conditions  pour 
le  rendre  difficile,  principalement  dans  la  première 
moitié  de  ce  siècle,  qu'on  l'a  rendu  presque  impossible 
à  des  classes  tout  entières.  Que  cette  oppression  des 
droits  humains  fut  contraire  à  la  nature  et  au  droit,  on 
aurait  pu  le  voir  depuis  longtemps,  dans  toutes  les  con- 
séquences qui  s'en  sont  suivies  pour  la  morale  publique, 
et  pour  les  revenus  des  caisses  des  communes  et  de  l'é- 
tat. Qu'y  faire?  Les  hommes  en  général  ne  sont  pas  des- 
tinés au  célibat.  Pour  la  plupart,  il  vaut  mieux  qu'ils 
vivent  dans  l'état  du  mariage.  Si  on  leur  rend  cette  si- 
tuation impossible  sans  leur  donner  un  contre-poids 
spécial,  un  contre-poids  moral  et  religieux,  pour  contre- 
balancer leurs  penchants  naturels,  les  erreurs  morales 
augmentent  jusqu'à  devenir  une  maladie  et  une  cala- 
mité publique. 

On  n'a  qu'à  consulter  les  statistiques  pour  se  con- 
vaincre que  là  où  la  civilisation  n'est  pas  encore  assez 

(1)  Œttingen,  Moralstatistik,  (3).  Tab,  34.  Meyer,  Conversât.  Lex. 
(4)  XVII,  129  sq.  Uoscher,  Volkswirthschaft  (20)  I,  700  sq. 
i'i)  Association  catholique  {iS9\),XXXll,  ^Si. 


396  LA    FAMILLE 

avancée,  pour  suggérer  à  l'état  la  pensée  qu'il  peut  ré- 
gir les  affaires  du  cœur  humain,  avec  des  chaînes  et  des 
paragraphes,  les  naissances  illégitimes  sont  rares  ;  mais 
que  dans  les  pays  qui  se  distinguent  par  une  tutelle  et 
une  mesquinerie  exagérée  de  sa  part,  elles  croissent  en 
nombre  efTrayant  (1).  Or,  quand  une  fois  la  morale  pu- 
blique d'un  peuple  est  gâtée,  il  faut  du  temps  avant 
qu'elle  soit  de  nouveau  améliorée  à  fond.  On  peut  amé- 
liorer les  lois  dans  un  jour  ;  mais  pour  réparer  ce  qu'el- 
les ont  détruit  dans  la  conscience  juridique  et  dans  le 
sentiment  moral  du  peuple,  il  faut  du  temps,  si  toute- 
fois le  temps  suffît  pour  réparer  ce  dommage.  i 
6.-Lema-  ^  résultc  dc  tout  ccci,  quc  le  mariage  ne  peut  jamais 
"S^c'eT  être  conçu  comme  une  pure  institution  de  droit.  Sans 
leJvicrije  la  doutc  il  l'cst  aussi,  ct  il  faut  inculquer  souvent  et  sé- 

société,    mais       .  .      ,.    .  ,  ,.,  >       •«  •    •     i? 

comme  insti-  neusemcnt  aux  individus  qu  il  ne  s  asfit  pas  ici  d  une 

tution  moraîe  .    .  ci 

etcommedroit  chosc  dout  la  décisiou  Dcut  être  abandonnée  exclusive- 

de  la  persoa-  ^ 

naiité libre,  mcut  à  l'impétuosité  du  sang,  mais  d'une  institution 
dont  dépend  leur  salut,  le  salut  de  leur  prochain  et 
celui  de  la  société,  d'une  institution  qu'on  ne  peut 
aborder  avec  assez  de  réflexion,  et  dans  laquelle  on 
doit  mettre  d'accord  les  inclinations  et  les  désirs  per- 
sonnels avec  les  devoirs  de  la  justice  envers  la  totalité. 
Mais  il  faut  encore  inculquer  plus  souvent  et  plus  pro- 
fondément au  cœur  des  représentants  de  la  société,  que: 
le  mariage  est  de  sa  nature  tout  d'abord  une  affaire 
morale  et  religieuse.  S'ils  ne  considèrent  pas  ce  côté,; 
il  est  inévitable  que  le  mariage  en  souffre  et  endom- 
mage la  société  elle-même.  On  ne  peut  pas  donner  au 
droit  une  autre  place  et  une  autre  signification  que  cel- 
les qu'il  possède  en  raison  de  sa  nature.  Or,  il  est  une 
partie  de  la  morale  et  une  partie  qui  lui  est  subordonnée. 
S'il  porte  la  main  sur  elle,  ou  si  seulement  il  méconnaît 
son  influence  prédominante,  non  seulement  il  lui  fait 
du  tort,  mais  il  s'en  fait  encore  davantage  à  lui-même. 

(1)   OEttingen,  Moralstatisttk  (3),  Tab.  36,  Haushofer,  Statistik  (2), 
492  sq.  Schœnberg,  Polit.  OEhonom.,  (3)  I,  744. 


MARIAGE    ET    SOCIÉTÉ  397 

Il  est  peu  de  domaines  dans  lesquels  cela  soit  si  frap- 
pant que  dans  celui  du  mariage  et  de  l'éducation. 

La  même  chose  existe  en  ce  qui  concerne  le  rapport 
delà  personnalité  et  de  la  loi.  C'est  un  lieu  commun, 
rebattu,  que  la  loi  existe  à  cause  de  l'homme,  et  non 
l'homme  à  cause  de  la  loi.  Malgré  cela,  il  semblerait 
presque  qu'il  n'ait  pas  encore  pénétré  jusqu'aux  oreilles 
et  au  cœur  de  ceux  qui  font  des  lois  et  les  appliquent. 
Il  ne  faut  donc  pas  cesser  de  répéter  que  l'individu  lui 
aussi  doit  trouver  son  compte  dans  toutes  ces  lois  qui 
concernent  l'ordre  public.  Chaque  individu  est  évidem- 
ment créé  pour  le  service  du  tout  ;  mais  le  tout  est  à  son 
tour  destiné  à  l'utilité  de  l'individu,  par  conséquentle 
droit  public  ne  peut  rester  droit,  qu'autant  qu'il  n'op- 
prirne  pas  les  droits  privés  de  la  personnalité.  Donc  plus 
un  droit  est  l'exercice  naturel  de  la  liberté  personnelle, 
plus  le  pouvoir  public  doit  être  prudent,  pour  ne  pas  lui 
faire  de  tort  par  ses  prescriptions. 

Sans  doute,  il  est  vrai  que  le  mariage  est  de  sa  nature 
destiné  à  servir  l'utilité  publique  de  la  société,  et  per- 
sonne ne  l'affirmera  plus  catégoriquement  que  nous  ; 
mais  il  est  également  vrai  qu'il  est  un  droit  personnel, 
dont  quelqu'un  fait  tout  d'abord  usage  pour  son  propre 
avantage,  et  un  droit  aussi  intime  que  pas  un.  Vouloir 
réglementer  ces  situations  juridiques  par  la  contrainte 
extérieure  et  par  l'application  d'un  mécanisme  violent, 
doit  fatalement  amener  des  malentendus.  Les  questions 
dans  lesquelles  le  cœur  joue  un  si  grand  rôle,  ne  se  rè- 
glent que  par  voie  d  enseignement  amical  et  d'accord  à 
l'amiable.  Si  le  premier  devoir  de  la  loi  est  d'instruire, 
celle-ci  doit,  en  pareille  matière,  se  contenter  d'indi- 
quer à  l'homme  la  manière  de  bien  remplir  ses  devoirs 
envers  la  totalité,  et  ne  montrer  sa  puissance  que  si  elle 
ne  peut  compter  ni  sur  sa  raison  ni  sur  sa  bonne  volonté. 
S'il  y  avait  un  cas  auquel  s'appliquait  bien  la  proposition 
de  l'illustre  J.  Mœser,  demandant  que  dans  chaque  état 
l'autorité  institue  des  conseillers  de  conscience  au  point 


398  LA    FAMILLE 

de  vue  du  droit,  c'était  bien  ici.  Les  autorités  elles-mê- 
mes ne  devraient  venir  qu'après  ceux-ci.  Instruire  sur 
les  obligations  juridiques  dont  quelqu'un  se  charge  par 
le  mariage,  et  indiquer  avant  tout  des  principes  moraux 
et  religieux,  qui  fassent  pratiquer  le  mariage  comme 
une  charge  publique  au  service  de  l'humanité  et  du 
royaume  de  Dieu,  sont  des  choses  qui,  la  plupart  du 
temps,  devraient  rendre  superflue  l'intention  du  pouvoir 
public. 
7. -Droit       Mais  toutes  les  considérations  publiques  ne  peuvent 

généralauma-  ^.  ,.  a«i  "•<'  i  •  i  !•< 

riage.  Il  est  à  pas  lairc  disparaitrc  la  verrte  que  le  mariage  est  un  droit 

désirer  que  le  ■«   i        tvt 

plus  grand    quc  chaquc  hommc  possède.  INous  ne  pouvons  pas  com- 

Dombre    pos-     T-  ^  a  ^  ^  ^ 

sonlfes^'eVfas-  P^^^ii^^e  pourquoi  OU  uc  parle  que  du  petit  nombre  de 
sent  usage.  ^^^^  q^*  s'abslienneut  du  mariage,  pour  le  rendre  pos- 
sible aux  autres,  et  qu'on  n'a  pas  un  mot  pour  le  droit 
des  milliers  de  personnes,  auxquelles  les  lois  et  les  ins- 
titutions sociales  rendent  impossible  l'exercice  de  leur 
droit.  Ce  droit,  elles  l'ont  en  vertu  de  la  nature  humaine, 
de  leur  personnalité  libre,  parce  qu'elles  sont  membres 
de  la  société  humaine.  Cette  dernière  qualité  ne  peut 
jamais  devenir  un  obstacle  à  l'exercice  d'un  droit  qui| 
est  avant  tout  concédé  pour  la  formation  de  la  société. 
En  outre,  il  est  désirable,  pour  des  raisons  juridique* 
et  morales  personnelles,  que  le  plus  grand  nombre  pos- 
sible de  personnes  fassent  en  réalité  usage  de  leur  droit.j 
Proportion  gardée,  il  n'y  en  a  qu'un  petit  nombre  qui 
aient  la  vocation  de  vivre  dans  le  célibat.  Cet  état  de- 
mande une  force  morale  si  élevée,  une  activité  physiqu( 
et  intellectuelle  si  considérable  pour  soustraire  l'esprit  à 
la  sensualité,  qu'il  sera  toujours  une  exception.  Des 
hommes  en  particulier,  qui  doivent  vivre  au  milieu  du 
monde,  ont  à  subir  tant  de  dangers  et  de  tentations, 
qu'ils  succombent  facilement  là  où  une  vie  morale  sé- 
rieuse, la  retraite,  le  travail  et  la  religion,  ne  leur  accor-  ! 
dent  pas  une  protection  intérieure.  L'homme  dont  tous 
les  soucis  sont  concentrés  sur  sa  personne  a  vite  fait  de 
se  trouver  trop  bien  ;  et  comme  on  le  sait,  ceci  est  tou- 


MARIAGE    ET    SOCIÉTÉ  399 

jours  sa  ruine  et  trop  souvent  aussi  celle  des  autres. 
Pour  la  plupart,  les  sacrifices,  les  chagrins,  les  priva- 
tions que  le  mariage  apporte  avec  lui,  sont  la  protection 
la  plus  salutaire,  et  un  moyen  de  conversion  qui  rend 
pour  eux  toutes  les  prisons  inutiles.  Seuls,  ils  ne  se  ti- 
rent pas  d'affaire  malgré  leur  liberté  ;  liés  par  une  famille , 
ils  ne  tombent  à  la  charge  de  personne.  Oui,  il  est  vrai 
que  dans  le  monde,  deux  se  tirent  plus  facilement  d'af- 
faire qu'un  seul,  que  deux  se  réchauffent  mieux  qu'un 
seul  (1).  Il  est  rare  que  quelqu'un  soit  tellement  indé- 
pendant, qu'il  n'ait  besoin  du  secours  de  personne,  ou 
ne  subisse  aucun  dommage  s'il  vit  continuellement  seul. 
Ceci  s'applique  aussi  bien  à  la  vie  économique  qu'à  la 
formation  du  caractère.  Si  l'on  veut  trouver  des  hom- 
mes qui  soient  remplis  de  caprices,  des  esprits  fiers,  des 
tyrans,  des  fantasques,  des  hommes  à  idées  bizarres, 
des  hypocondriaques,  des  pédants  sensibles  comme  le 
mimosa,  qui  vivent  d'imagination,  qui  sont  des  inutiles 
et  un  tourment  pour  le  monde  réel,  il  faut  chercher  des 
célibataires  qui  ne  vivent  pas  en  communauté,  ou  qui 
sont  au  service  de  la  vie  publique. 

De  tels  hommes  et  de  telles  situations  ne  sont  assuré- 
ment pas  un  sujet  de  bénédiction  pour  la  totalité.  C'est 
pourquoi,  dans  leur  intérêt  aussi,  il  est  à  désirer  que  les 
mariages  soient  aussi  nombreux  que  possible.  Plus  la 
Foule  est  morale,  plus  les  hommes  sont  sobres,  labo- 
'ieux,  économes,  plus  ils  sont  attachés  à  la  maison,  plus 
la  société  est  saine,  plus  le  calme  et  le  sentiment  conser- 
vateur, le  respect  de  la  tradition  et  de  l'autorité  devien- 
lent  morale  pubhque.  L'individu  est  toujours  tenté  d'at- 
lendre  son  salut  d'un  changement  dans  les  événements, 
^ersonne  plus  que  les  gens  mariés  ne  peuvent  avoir 
['intérêt  à  ce  que  les  choses  marchent  bien,  et  que  l'or- 
fdre  ne  soit  pas  troublé.  Des  milliers  de  liens  les  ratta- 
chent à  la  société.  Si  nous  n'avions  pas  aujourd'hui, 

(1)  Eccl.  IV,  il. 


—  La  li- 
mitation du 


400  LA   FAMILLE 

grâce  à  la  législation  tyrannique  sous  laquelle  nous  vi- 
vons, tant  d'hommes  qui  sont  là  sans  aucune  attache  au 
monde;  si  nous  avions  plus  de  familles,  nous  n'aurions 
pas  tant  de  socialistes,  ou  bien  ils  seraient  en  tout  cas 
bien  moins  dangereux,  car  ils  ne  penseraient  qu'à  l'a- 
mélioration et  non  à  la  destruction  de  la  société. 

Dans  son  intérêt,  la  société  devrait  donner  toutes  les 

maSgeVe'st  facilités  possiblcs  pour  contracter  mariage.  Les  empê- 

cariiyasans  chemcnts  uaisscut  dcja  d  eux-mêmes,  et  aujourd  hui 

pècheSentT'  plus  quc  jamais,  grâce  à  l'ébranlement  de  la  vie  publi- 

qu'en  nombre  Que.  Lc  mauvais  état  de  la  situation  en  France  a  produit 

suffisant.  ^  ^  *■ 

un  grand  mouvement,  qui  s'occupe  de  chercher  les  cau- 
ses pour  lesquelles  la  vie  de  famille  est  tombée  si  bas 
dans  ce  pays.  Mais  il  nous  semble  qu'on  n  a  pas  trouvé 
la  vraie  racine  du  mal,  caries  fausses  situations  indi- 
quées (1)  sont  malheureusement,  la  plupart  du  temps, 
les  mêmes  que  dans  presque  tous  les  pays.  Les  ouvriers,  | 
dit-on,  peuvent  difficilement  penser  à  fonder  une  famil- 
le, puisque  l'incertitude  de  leur  situation,  la  durée  du 
travail,  le  travail  de  nuit,  le  salaire  peu  élevé,  la  faiblesse 
héréditaire  de  leur  santé,  s'y  opposent  déjà.  Le  bienfait 
de  la  vie  de  famille  est  souvent  rendu  impossible  aux 
gens  de  basse  condition,  par  la  difficulté  de  pouvoir  se 
loger.  Dans  les  villes,  les  logements  sont  si  étroits  et  si 
chers,  que  c'est  le  plus  petit  nombre  qui  peut  en  possé- 
der un.  De  plus,  dans  bien  des  maisons,  on  n'accepte 
pas  de  famille  avec  des  enfants,  parce  que  cela  importu- 
nerait trop  les  gens  du  premier  et  du  second  étage. 

La  grande  classe  des  domestiques,  des  portiers,  des 
commissionnaires  qui  trouvent  une  retraite  de  quelques 
heures  dans  des  mansardes,  sous  des  combles,  dans  des 
réduits,  au  milieu  de  malles  et  de  vieilles  défroques, 
n'entre  évidemment  pas  en  hgne  de  compte  ici.  Dans 
les  magasins  et  dans  nombre  de  services,  on  n'emploie 
jamais  de  femmes  mariées  ;  on  ne  prend  que  des  jeunes 

(I)  Association  catholique,  XXXII,  349  sq. 


MARIAGE    ET    SOCIÉTÉ  401 

filles  à  la  taille  svelte,  à  la  physionomie  agréable.  Les 
clients  viendraient-ils  à  la  maison  sans  cela  ?  Toute  cette 
armée  de  domestiques  masculins  et  féminins,  dans  les 
hôtels,  dans  les  restaurants,  dans  les  cafés,  et  qui  chan- 
ge tous  les  jours,  n'a  pas  seulement  le  temps  de  penser 
aune  famille.  Les  commis,  les  employés  des  postes,  des 
chemins  de  fer,  des  fabriques,  des  bureaux  ;  les  sergents 
deville,  les  gardiens  de  la  sûreté,  qui  exercent  leurs  fonc- 
tions pendant  la  nuit,  et  doivent  prendre  le  temps  du 
sommeil  sur  les  heures  de  la  journée,  sont  presque  dans 
la  même  situation,  que  la  catégorie  de  personnes  que 
nous  venons  de  nommer  tout  à  l'heure.  Enfin  la  foule 
innombrable  de  ceux  qui  ne  trouvent  nulle  part  d'occu- 
pations fixes  pour  un  temps  durable,  mais  qui  sont  tou- 
jours destinés  à  les  faire  comme  les  bohémiens,  sans 
avoir  comme  ceux-ci  le  privilège  d'entretenir  une  fa- 
mille, doivent  également  renoncer  au  désir  d'en  fonder 
jamais  une. 

On  serait  presque  tenté  de  croire  qu'il  ne  reste  plus 
personne  pour  embrasser  la  vie  de  famille.  Si  le  petit 
nombre  de  ceux  pour  qui  existe  cette  possibilité  se  la 
voient  rendue  si  difficile,  nous  pouvons  nous  demander 
avec  raison  :  Au  service  de  qui  l'état  est-il  donc?  Est-il 
au  service  de  la  totalité,  ou  au  service  de  l'infime  mino- 
rité de  ceux  qui  veillent  à  ce  que  personne,  en  dehors 
du  nombre  calculé,  n'entre  dans  leur  sphère,  afin  de 
n'être  pas  obligés  à  donner  quelque  chose  de  leur  pos- 
session ?  Nous  ne  disons  pas  que  l'état  favorise  à  des- 
sein cette  jalouse  théorie  bourgeoise;  mais,   sans  s'en 
rendre  compte,  il  a  prêté  les  mains  à  sa  réalisation. 
Cestla  suite  inévitable  et  la  juste  punition  de  ce  que, 
dans  son  action  et  dans  sa  législation,  il  a  donné  de  l'in- 
fluence aux  vues  fausses  de  l'école  libérale,  vues  élucu- 
brées  par  Malthus  et  ses  successeurs. 

Mais  ces  théories  concernant  la  population  sont  à 
lïnor'i  immorales  et  irreligieuses.  La  seule  possibilité  de  cimea^raSs- 

1  ..  ,  .,  .,.,  .,      seté  des  vues 

les  agiter  est  une  marque  qui  donne  smguherement  a    maiihusien- 

2Û  nés. 


9.  —  In- 
fluence perni- 


402  LA    FAMILLE 

penser  sur  la  corruption  morale  de  l'époque.  Les  famil- 
les nombreuses  et  fécondes  en  enfants  sont  le  moyen  le 
plus  sûr  pour  juger  si  une  société  est  saine.  On  n'a  qu'à 
considérer  l'histoire  des  Saints,  et  on  trouvera  qu'ils 
sortaient  fréquemment  de  familles  nombreuses.  Etaient- 
ils  eux-mêmes  dans  l'état  du  mariage?  Nous  voyons 
leur  vie  s'écouler  au  milieu  d'un  essaim  d'enfants.  Ceci 
seul  nous  indique  ce  qu'il  faut  penser  des  mariages  sté- 
riles. Il  est  difficile  de  voir  en  eux  une  preuve  de  conti- 
nence. Non  !  nous  n'avons  pas  tort  de  parler  d'immora- 
lité ici,  et  de  dire  que  tous  les  malthusiens  la  favorisent. 
Nous  ne  disons  pas,  que  tous  ceux  qui  admettent  leurs 
principes  méritent  ce  reproche  pour  leurs  personnes  ; 
mais  ils  se  placent,  quand  même  ils  n'en  n'ont  pas  cons- 
cience, à  un  point  de  vue  qui  donne  à  penser,  au  point 
de  vue  du  libéralisme  bourgeois  qui,  dans  cette  question, 
ne  peut  nier  sa  nature  mesquine,  envieuse  et  intolérante. 
Ceux-là  seuls  ont  à  ses  yeux  le  droit'de  vivre  qui,  sans 
travail  personnel  et  sans  secours  étrangers,  peuvent 
vivre  de  leurs  rentes.  Pourlui,  comme  le  dit  Hegewisch,^ 
la  prétention  que  le  nombre  des  hommes  devrait  s( 
limiter  à  ceux  qui  peuvent  avoir  chaque  jour  un  morceai 
de  bœuf  et  un  verre  de  vin  pour  leur  déjeuner  (1),  n'esl 
pas  une  plaisanterie,  mais  quelque  chose  de  très  sérieux. 
Il  faut  donc,  conclut-il,  toujours  tenir  la  population  danî 
cet  équilibre  commode,  qui  épargne  aux  possesseurs 
l'aspect  désagréable  des  pauvres,  et  la  nécessité  encon 
plus  désagréable  d'être  obligé  de  donner  une  bouché( 
de  son  morceau  de  bœuf,  pour  soulager  une  misèr.( 
étrangère.  Que  ceci  se  fasse  soit  au  préjudice  de  la  li- 
berté, soit  en  favorisant  des  crimes  personnels,  peu 
importe  ;  on  n'en  tient  pas  compte. 

Religion,  morale,  humanité,  ne  sont  que  des  mots 
dans  ce  système  qui  considère  les  hommes  comme  des 
chiffres.  Personne  ne  pense  plus  à  la  souveraineté  de 

(1)  Malthus,  Volksvcrmehninrj ,  deutsch  von  Uegewisch,J,\'. 


MARIAGE    ET    SOCIÉTÉ  403 

Dieu,  au  règne  d'une  Providence,  à  l'immortalité  des 
âmes,  au  droit  des  créatures  de  Dieu  les  plus  dénuées 
de  secours,  à  la  lumière  du  soleil  et  à  la  lumière  éter- 
nelle, à  une  loi  qui  commande  de  dominer  les  instincts 
sensuels,  à  une  responsabilité  envers  Dieu.  Humanité  et 
homme  ne  sont  que  des  matériaux,  comme  un  tas  de  sa- 
ble et  de  mortier,  pour  l'exécution  de  certaines  fins  de 
l'état  et  de  la  société.  S'agit-il  de  promouvoir  la  civili- 
sation par  une  nouvelle  guerre  de  peuples  ?A-t-on  besoin 
d'outils  vivants  pour  élargir  des  forteresses,  pour  faire 
fonctionner  chemins  de  fer  et  machines?  On  met  alors 
en  mouvement  tous  les  leviers,  afin  de  réunir  à  temps 
le  contingent  d'hommes  dont  on  a  besoin,  ou  dont  on 
aura  besoin  plus  tard.  D'habitude,  on  dit  sèchement  :  il 
y  a  tant  de  réserves  disponibles  ;  il  y  a  pour  subvenir  aux 
besoins  de  tant  et  tant  d'hommes  ;  voici  le  nombre  exact 
de  ceux  que  nous  pouvons  utiliser,  mais  pas  un  de  plus  ; 
tous  ceux  qui  seraient  en  plus  compromettraient  la  si- 
tuation. Quant  à  savoir  si  c'est  chrétien  et  moral,  on  ne 
s'en  occupe  pas.  Si  seulement  ce  n'était  pas  inhumain  ! 
Mais  c'est  complètement  inutile.  Si  jamais  on  a  besoin 
d'une  preuve  que  l'humanité  manque  de  pondération, 
elle  est  dans  ces  systèmes.  Trop  souvent,  dans  leurs 
ruses  calculées^  ils  ont  atteint  juste  le  contraire  de  ce 
qu'ils  avaient  en  vue.  Ici  aussi  s'applique  la  parole  :  ma- 
hce  surpasse  force;  vouloir  est  plus  fort  qu'agir  (1). 
Que  l'homme  ne  puisse  aller  au  delà  des  limites  qui  lui 
sont  tracées  ;  c'est  inutile  de  le  prouver.  Mais  il  ne  peut 
pas  non  plus  rester  en  arrière  de  sa  fin.  Dans  les  cas  iso- 
lés, la  prévoyance  coupable  devient  souvent  un  sujet  de 
confusion.  Mais  comme  système  économique  national, 
elle  ne  fait  que  produire,  sous  une  forme  plus  mauvaise, 
ce  qu'elle  devrait  éviter.  Ce  que  le  crime  supprime  par 
voie  légale,  fait  irruption  d'une  façon  doublement  dan- 
gereuse par  des  voies  illicites.  Nous  disons  doublement 

(1)  Jer.,  XLVm,  30,  3Ô.  —  Is.  XYI,  6. 


404  LA    FAMILLE 

dangereuse,  car  ce  qui  usurpe  une  place  dans  le  monde 
contre  la  volonté  de  la  société,  et  qui  est  marqué  du 
sceau  de  sa  malédiction,  bravera,  durant  tout  le  temps 
de  son  existence,  sa  volonté,  et  opposera  sans  cesse  la 
malédiction  à  la  malédiction. 

Puissent  nos  statisticiens  tourner  leur  attention  du 
côté  d'où  proviennent  ceux  qui  sont  la  terreur  de  la  so- 
ciété !  L'injustice  produit  l'injustice.  On  est  toujours 
puni  par  où  Ion  a  péché  (1).  Et  avec  quoi  veut-on  mettre 
un  frein  à  ceux  qui,  parleurs  fautes  contre  la  loi,  encou- 
rent la  vengeance  pour  des  crimes  tolérés  par  elle  ? 
Serait-ce  en  introduisant  des  usages  grecs  et  chinois, 
comme  châtiments  imposés  à  ces  infractions?  Ce  sera 
sans  doute  le  seul  moyen  qui  réussira.  Comment  des 
hommes,  d'ailleurs  expérimentés,  peuvent-ils  être  le 
jouet  d'illusions  si  misérables?  Comment  ne  peuvent-ils 
pas  s'en  défaire,  quand  ils  voient  qu'il  faut  une  nouvelle 
contrainte  pour  soutenir  le  premier  tort  ?  Des  lois  sont 
ici  nécessaires  ;  et  celui-là  seul  le  nie  qui  n  admet  que 
les  passions  sans  frein.  Mais  nulle  part  une  simple 
loi  de  police,  séparée  de  la  morale  et  de  la  religion, 
n'est  plus  insignifiante  que  celle-ci.  La  contrainte  au 
mariage  est  absurde.  Atteindre  un  chiffre  dans  la  po-~ 
pulation  au  moyen  de  la  contrainte  est  impossible.  Pu- 
nir le  célibat  est  inadmissible.  Défendre  le  mariage  à 
celui  qui  ne  se  sent  pas  de  vocation  pour  le  célibat  est 
révoltant.  Hérisser  le  mariage  de  difficultés  ne  fait  qu'ac- 
croître l'augmentation  illégitime  de  la  population,  et 
précisément  de  cette  partie  d'où  résultent  les  plus  grands 
dangers  pour  la  société.  Apporter  des  obstacles  à  la  fixité 
du  domicile,  et  pousser  à  l'émigration  est  un  empiéte- 
ment sur  le  droit  des  hommes,  et  une  chose  inexcusable 
dans  un  temps  de  libéralisme  sans  bornes.  L'émigration- 
ne  fait  qu'enlever  au  pays  ceux  qui  possèdent  encore 
quelque  chose  ;  mais  elle  y  laisse  ceux  qui  sont  tout  à  fait 

(1)  Sap.  I,  28;  8,  17;  IX,  1. 


10.  —  La 
morale  et  la 
peu- 
vent seules  in- 


MARIAGE    ET    SOCIÉTÉ  405 

pauvres.  Ici,  la  puissance  et  la  sagesse  purement  humai- 
nes trouvent  évidemment  un  terme. 

Seules  la  morale  et  la  religion  peuvent  remédier  à  la 
situation  ;  et  elles  y  remédient  pourvu  qu'on  les  laisse  J^îigîon 
agir  librement.  Il  n'y  a  que  leur  enseignement  qui  offre  diSienâjuSë 

ij  '•!  '  j^ii  1*  Ti'       ^°*^  ^  suivre 

les  données  justes  pour  repondre  a  cette  question.  11  n  y  ici. 
a  qu'une  vie  conforme  à  leurs  prescriptions  qui  donne 
la  force  de  la  résoudre  avantageusement.  L'humanité 
prise  en  général  a  le  devoir  de  se  multiplier.  Par  con- 
séquent chacun  aie  droit  de  se  marier.  Mais  tous  ne 
peuvent  pas  faire  usage  de  ce  droit,  pas  plus  que  du 
droit  à  la  propriété  et  au  travail.  Ce  droit  entraîne  éga- 
lement avec  lui  des  obligations  lourdes  et  sacrées  ;  et 
celui-là  seul  qui  peut  y  satisfaire  a  le  droit  d'en  user. 

Donc,  il  n'y  a  qu\m  nombre  limité  d'hommes,  qui 
puissent  se  vouer  au  mariage.  Si,  parmi  ceux  qui  ont 
cette  aptitude,  il  s'en  trouve  qui  en  profitent,  il  y  en  a 
aussi  d'autres,  à  qui  cette  voie  est  ouverte,  et  qui  en  se- 
raient exclus  par  ailleurs.  Le  célibat  volontaire  est  déjà, 
au  point  de  vue  social,  un  noble  sacrifice  pour  le  bien 
commun  du  prochain  ;  mais  ceux  qui  usent  de  leur  droit 
doivent  tenir  compte  de  quatre  considérations.  Ils  doi- 
l^vent  premièrement  agir  en  considérant  la  sainteté  des 
fins  du  mariage.  Ils  doivent  secondement  se  garder  de 
tombera  la  charge  de  la  société,  et  de  lui  apporter  de 
nouveaux  fardeaux.  Ils  doivent  troisièmement  se  rendre 
:  parfaitement  compte  de  leurs  devoirs  de  parents^  et 
!  quatrièmement  enfin  mettre  leur  affection  et  les  mouve- 
:  ments  de  la  sensuahté  sous  la  garde  de  la  morale.  Mais 
cette  responsabilité  est  une  lourde  charge,  et  impose 
parfois  un  empire  sur  soi  si  difficile,  non  seulement  aux 
pauvres,  mais  aux  riches  et  aux  grands,  que  quelqu'un 
fait  bien  de  s'examiner  avant  de  prendre  ce  joug,  et  que 
personne  ne  peut  le  porter  sans  faiblir,  s'il  n'a  pas  vi- 
vantes au  cœur  la  religion  et  la  morale. 

Ces  suppositions  faites,  nous  disons  sans  hésiter,  que 
ces  soucis  pitoyables  au  sujet  de  l'excès  de  population 


406  LA    FAMILLE 

manquent  de  fondement.  Dieu  a  distribué  tant  de  dons, 
—  car  sa  main  n'est  pas  avare  quand  elle  donne,  —  que 
tous  ceux  qui  sont  ici-bas  peuvent  vivre,  pourvu  que 
chacun  veuille  bien  prendre  la  part  qui  lui  revient.  Tout 
dépend  de  ceci.  Les  moyens  d'existence  ne  manquent 
pas  ;  seul  le  juste  partage  fait  défaut.  La  découverte  de 
Malthus  nous  explique  la  frayeur  instinctive  qui  s'em- 
pare du  libéralisme,  lorsqu'il  entend  dire  qu'une  liberté 
plus  grande  devrait  être  laissée  pour  contracter  maria- 
ge. Oui,  nous  sommes  convaincus  que  les  hommes  pour- 
raient vivre  en  plus  grand  nombre  qu'ils  ne  sont  au- 
jourd'hui, et  qu'il  y  a  déjà  eu  des  époques  où,  dans 
plusieurs  conditions,  ils  ont  vécu  plus  nombreux  et 
beaucoup  mieux.  Au  lieu  de  chercher  les  malheurs  de 
notre  temps  dans  l'excès  delà  population,  il  serait  peut- 
être  plus  juste  de  les  attribuer  à  sa  diminution. 

Non  !  il  ne  faut  pas  chercher  la  cause  de  nos  maux 
dans  l'insuffisance  des  moyens  d'existence  pour  tout  le 
monde  ;  mais  dans  le  désœuvrement  d'une  grande  par- 
tie des  hommes,  et  dans  l'attache  aux  biens  de  la  terre» 
S'il  y  avait  davantage  d'hommes,  beaucoup  seraient 
obligés  de  faire  un  meilleur  usage  d'eux-mêmes  et  de 
leurs  biens.  Car  l'augmentation  delà  population  accroît 
aussi  l'activité,  et  l'augmentation  du  travail  est  une 
source  de  richesses.  Pour  tout  ceci,  nous  avons  une 
grande  confiance  dans  la  puissance  humaine  ;  mais  nous 
en  avons  une  plus  grande  encore  dans  la  puissance  et 
dans  la  miséricorde  divine.  Personne  assurément  ne 
peut  contester  que  celles-ci  apparaissent  tout  particu- 
lièrement dans  notre  question.  Si  Dieu  a  tout  ordonné 
avec  nombre,  poids  et  mesure  (1)  ;  s'il  a  compté  tous  les 
cheveux  de  notre  tête  (2),  aurait-il  perdu  l'homme  de 
vue?  Non  !  il  ne  l'a  pas  oublié.  11  ne  s'est  pas  détourna  | 
de  lui  malgré  son  infidélité.  Au-dessus  de  toutes  lej 
erreurs  des  esprits,  et  de  tous  les  égarements  de  If 


(1)  Sap.,XI,  21.  —  (2)  Matth.,  X,  30.  Luc,  XII,  7. 


MARIAGE    ET    SOCIÉTÉ  407 

chair,  veille  toujours  sa  bonté.  Si  cela  n'eut  dépendu 
que  de  nous,  l'humanité  aurait  depuis  longtemps  dis- 
paru et  la  terre  aussi.  Mais  Dieu  qui  sait  utiliser  jus- 
qu'aux plus  grands  crimes,  quand  même  c'est  souvent 
sous  forme  de  punition,  est  tel  que,  sous  son  action,  le 
trop  et  le  trop  peu  s'égalisent,  et  que  son  plan  reste  tou- 
jours immuable. 

Nous  ne  voulons  pas  dire  par  là  qu'on  doive  se  repo- 
ser complètement  sur  Dieu  et  laisser  tout  aller  son  train 
sans  l'ombre  de  réflexion.  Personne  nous  l'espérons  ne 
nous  prêtera  de  tels  sentiments,  pas  plus  qu'on  nous 
imputerait  ceux  qui  consisteraient  à  dire  aux  hommes  : 
Continuez  à  pécher,  Dieu  s'en  charge.  Les  gens  qui  en- 
courent le  blâme  de  se  croiser  les  bras  sont  autres  que 
nous.  Comprenne  qui  voudra  ce^  savants  qui  prêchent 
le  principe  :  Laissez  faire^  laissez  aller.  Que  penser  de 
ces  écrivains  qui  dépeignent  d'une  façon  si  émouvante 
les  tristes  conséquences  de  l'accroissement  du  proléta- 
riat moral  et  économique,  mais  qui  font  tout  pour  en 
justifler  les  causes?  Que  penser  de  ces  hommes  d'Etat, 
qui  tremblent  devant  ses  effets,  et  qui  nous  empêchent 
d'en  tarir  les  sources?  Que  penser  de  ces  maîtres,  de 
ces  pédagogues,  qui  avertissent  de  ce  mal,  qui  y  prépa- 
rent systématiquement?  11  y  a  ici  de  grands  crimes  à 
réparer,  et  une  brèche  dangereuse  à  fermer.  Pour  y  ar- 
river, tous  doivent  se  tendre  les  mains  et  travailler  de 
concert.  Multiplier  les  obstacles  sur  le  chemin  de  l'Eglise, 
et  puisse  frotter  ensuite  les  mains  de  joie,  parce  qu'elle 
non  plus  ne  peut  tenir  tête  à  l'orage,  nous  semble  être 
plutôt  aveuglement  que  méchanceté.  Qui  donc  en  sup- 
portera les  conséquences?  Laissez-vous  avertir,  vous 
qui  avez  la  puissance  dans  vos  mains,  et  vous  qui  pou- 
vez parler  dans  le  monde  ;  et  faites  cause  commune  avec 
nous,  mais  entièrement  et  sérieusement. 

Ce  qu'il  faut  redresser  en  premier  lieu,  c'est  la  sain- 
teté du  mariage.  11  n'y  a  rien  à  craindre  du  mariage  tant 
qu'il  est  saint  ;  une  bénédiction  merveilleuse  repose  sur 


408  LA    FAMILLE 

lui.  Les  plus  légers  sont  comme  transformés  et  devien- 
nent sobres,  économes,  chastes,  dès  qu'ils  ont  accepté 
ce  joug  dans  des  vues  religieuses.  Là  où  Ton  apprend  à 
considérer  le  mariage  comme  sacrement,  là  l'humanité 
n'est  pas  entravée  dans  sa  marche.  Ce  danger  il  faut  le 
chercher  ailleurs.  Quand  la  chair  corrompt  ses  voies 
sur  terre,  de  telle  sorte  que  Dieu  se  repent  de  l'avoir 
créée  ;  quand  la  terre  est  remplie  d'impuretés,  alors  c'en 
est  fait  de  la  chair  (1).  C'est  donc  une  folie  évidente  que 
d'ébranler  les  liens  de  la  discipline^  de  se  moquer  de 
l'abnégation,  de  la  retraite,  de  la  modestie,  comme  d'une 
faiblesse  et  d'une  absurdité  ;  de  favoriser  la  mollesse 
chez  les  jeunes  gens,  et  de  n'avoir  qu'une  peur,  celle  d'é- 
lever les  enfants  dans  la  bigoterie.  Si  le  monde  n'a  pas 
d'autres  soucis  que  ceux-là,  il  peut  dormir  tranquille. 
Plût  à  Dieu  que  nous  puissions  faire  de  tous  les  enfants 
ce  qu'on  appelle  des  bigots  !  Il  y  aurait  moins  de  parle- 
ments qui  sauteraient,  et  les  empereurs  seraient  plus 
solides  sur  leur  trône.  Que  perdra  le  monde,  si  l'on  in- 
culque à  la  jeunesse  un  autre  esprit,  l'ancien  esprit?  A 
tout  le  moins  l'état  dans  lequel  nous  vivons  maintenant, 
cet  état  qui  nous  fait  trembler  devant  les  adultes,  et  qui 
nous  remplit  d'horreur  en  présence  de  la  génération  qui 
grandit. 

Que  la  jeunesse  apprenne  donc,  —  et  la  vieillesse 
avec  elle,  —  à  dompter  sa  chair  et  à  se  refuser  des  cho- 
ses permises,  afin  de  tenir  ses  mains  et  ses  désirs  bien 
loin  du  mal.  Oui,  il  vaut  beaucoup  mieux  que  la  jeunesse 
n'apprenne  pas  à  connaître  tout  cela.  Est-il  besoin 
qu'elle  sache  tout  ce  que  la  vieillesse  elle-même  devrait 
ignorer?  A  quoi  bon  l'emmener  partout  où  l'on  va,  exci- 
ter sa  convoitise  en  tout?  Oh  1  heureuse  la  jeunesse  qui 
grandit  dans  l'ignorance  de  l'innocence!  Oh!  combien 
est  heureuse  la  vie  et  la  société  dans  laquelle  une  jeu- 
nesse fleurit  en  chasteté,  en  renonciation,  en  sévérité  de 

(1)  Gen.  VI,  6,  12,  13. 


MARIAGE    ET    SOCIÉTÉ  409 

mœurs,  sous  la  protection  de  la  piété  du  foyer  domesti- 
que et  de  l'Eglise  !  Qu'il  y  ait  seulement  du  sérieux  dans 
l'éducation,  de  la  discipline  et  de  la  modestie  cliez  le 
jeune  homme,  de  la  pudeur  et  de  la  retenue  chez  la  jeune 
lille,  de  la  mortification,  de  la  fidélité  au  devoir,  de  la 
crainte  de  Dieu  chez  tous,  et  on  pourra  laisser  la  nou- 
velle génération  suivre  sa  conscience  dans  les  questions 
les  plus  déhcates.  Alors  le  malthusianisme  sera  une 
superfluité,  alors  nous  aurons  de  nouveau  une  généra- 
tion morale,  vigoureuse,  sur  laquelle  on  pourra  comp- 
ter, non  plus  pour  inspirer  la  terreur  à  la  société,  mais 
pour  la  faire  prospérer  et  fleurir. 


DIX-SEPTIÈME  CONFÉRENCE 


LE    MARIAGE    ET    LE    ROYAUME    DE     DIEU. 


1.  Les  sphères  des  obligations  sociales  sont  nombreuses,  mais  tou- 
tes sont  dans  une  dépendance  intime.  —  2.  Les  sphères  naturel- 
les et  surnaturelles  unies  ensemble  forment  une  seule  société',  le 
royaume  de  Dieu.  —  3.  L'unité  de  la  fin  naturelle  et  surnaturelle 
existe  aussi  pour  la  société  publique  et  pour  l'humanité  tout  en- 
tière. —  4.  Signification  du  mot  organisme  pour  toute  société  hu- 
maine jusqu'au  royaume  de  Dieu.  —  5.  Le  mariage,  comme  moyen 
pour  établir  le  royaume  de  Dieu,  est  religieux  par  nature  et  sacre- 
ment. —  6.  Le  mariage  comme  sacrement  et  comme  alliance  na- 
turelle dépendant  de  l'Église  et  de  sa  législation.  —  7.  Dépendance 
qu'il  y  a  entre  le  mariage,  l'Église,  la  nature  et  la  surnature.  — 
8.  Prétentions  juridiques  et  empiétements  de  l'état.  —  9.  Les  lut- 
tes entre  l'état  et  l'Église.  —  10.  Le  ciel  sur  terre. 


1.  -  Les       «  Le  bœuf,  est-il  dit  chez  le  prophète,  connaît  celui 
obligations so-  quî  Ic  possède,  et  l'àne  connait  la  crèche  de  son  maî- 

ciales  sont  hk    • 

tre  »  (1).  Mais  en  dehors  de  cela,  ces  animaux  ne  con- 


nombreuses 
mais      toutes 
£ont  dans  une 

dépendance 
intime. 


naissent  plus  rien.  Leur  horizon  ne  va  pas  au  delà  des 
besoins  de  leur  corps  et  de  leurs  satisfactions.  En  cela, 
ils  ne  sont  pas  blâmables,  car  la  nature  ne  leur  a  pas 
donné  des  dispositions  pour  un  coup  d'oeil  plus  vaste. 
Pour  l'homme,  c'est  une  honte  ineffaçable  si  son  regard 
et  ses  aspirations  ne  vont  pas  plus  loin  que  la  portée  de 
ses  sens.  Malheureusement,  le  nombre  des  hommes  qui 
ne  peuvent  pas  élever  leurs  pensées  plus  haut  que  les 
animaux  est  beaucoup  trop  grand.  Ce  terrible  reproche 
atteint  moins  ces  milliers  de  pauvres  portefaix  dont  la 
sensibilité  est  émoussée  par  un  travail  pénible,  et  dont 
la  vie  est  écrasée  par  les  soucis,  que  beaucoup  d  autres 
qui  ont  désappris  tout  effort  intellectuel,  dans  la  crainte 
de  penser  et  de  travailler,  qui  sont  rongés  d'ennui  par 
suite  de  leur  inaction,  et  qui  sont  saouls  de  la  vie  parce 


(1)  Is.,  I,  3. 


LE    MARIAGE    ET    LE  ROYAUME    DE    DIEU  411 

qu'ils  sont  fatigués  de  jouissances.  En  dehors  des  haras 
où  sont  entretenus  leurs  chevaux  de  course,  des  migra- 
tions du  gibier,  du  ballet  et  de  Valmanach  de  GotJui, 
c'est  à  peine  s'il  reste  quelque  chose  capable  d'attirer 
leur  attention.  Si  on  leur  dit  que,  selon  les  sphères  aux- 
quelles il  appartient,  l'homme  doit  se  rendre  utile  dans 
les  affaires  de  la  commune,  de  la  province,  de  l'état,  ils 
se  mettent  à  rire  d'un  air  vexé  et  méprisant.  Si  on  leur 
parle  de  la  patrie^  ils  se  mettent  à  bâiller,  et  si  on  leur 
place  entre  les  mains  une  histoire  de  l'humanité  ou  un 
livre  sérieux,  ils  demandent  avec  anxiété  ce  que  l'on 
eut  faire  d'eux.  Si  on  leur  montre  le  ciel  étoile  et  l'uni- 
vers, ils  regardent  fixement  comme  dans  un  désert  ;  si 
enfin  on  dirige  leurs  regards  sur  le  monde  immense, 
éternel,  invisible,  cette  fois  leur  patience  est  à  bout,  et 
ils  vous  montrent  la  porte. 

Or  tout  homme  qui  s'élève  au-dessus  de  l'animal 
appartient  à  ces  sphères.  Comme  elles  le  concernent  tou- 
tes, il  a  lui  aussi  des  rapports  et  des  obligations  envers 
chacune  d'elles.  Naturellement,  cette  relation  n'est  pas 
la  même  en  tout  ;  ici  elle  est  immédiate,  là  médiate, 
mais  malgré  cela  toujours  réelle  ;  car  dans  le  monde 
des  obligations,  il  en  est  comme  dans  le  monde  physi- 
que, il  n'y  a  point  de  bout,  point  de  lacunes,  point  d'in- 
terruption. Ce  sont  des  anneaux  nombreux  comme  les 
montagnes  et  les  vallées  que  forment  les  flots, qui,  par- 
tant d'un  centre  commun,  s'étendent  au  loin  dans  tou- 
tes les  directions.  Pour  beaucoup,  on  ne  peut  pas  dire 
avec  certitude  où  l'une  cesse  et  où  l'autre  commence. 
Mais  là  où  elles  sont  séparées  aussi  distinctement  que 
la  terre  l'est  du  ciel,  leur  connexité  n'a  pas  de  lacune 
non  plus,  et  la  fin  d'une  obligation  est  le  commencement 
d'une  nouvelle.  Celui  qui  croit  pouvoir  s'affranchir  d'une 
obligation  qui  le  touche  de  plus  près,  dans  ses  devoirs 
d'état  par  exemple,  ou  envers  sa  famille,  pour  pouvoir 
mieux  accomplir  une  obligation  plus  éloignée,  pour  con- 
sacrer tous  ses  services  à  la  société,  ne  satisferait  assu- 


412  LA    FAMILLE 

rément  pas  à  cette  obligation,  précisément  parce  qu'il 
néglige  la  base  sur  laquelle  elle  repose.  En  vertu  du 
même  principe,  personne  ne  doit  ni  ne  peut  former  des' 
liens  internationaux  qui  le  conduisent  à  négliger  ses  de- 
voirs envers  sa  patrie.  S'il  est  infidèle  à  ces  derniers,  il 
est  jugé  sur  l'idée  qu'il  peut  se  faire  de  l'internationa- 
lité. 

Par  contre,  les  obligations  de  droit  privé  ne  doivent 
jamais  être  un  obstacle  qui  empêche  quelqu'un  de  rem- 
plir ses  obligations  de  droit  public.  Personne  n'a  le  droit 
de  se  séquestrer  dans  sa  famille  ou  dans  ses  devoirs 
d^état,  jusqu'à  être  inaccessible  quand  une  obligation 
plus  élevée  fait  entendre  sa  voix.  Personne  ne  doit  aimer 
sa  patrie  d'un  amour  si  exclusif,  que  cela  le  détourne  de 
servir  l'humanité.  Un  patriotisme  qui  fait  de  quelqu'un 
un  ennemi  de  la  société,  qui  le  rend  indifférent  au  bien 
et  au  mal  des  autres  hommes,  est  inhumain  et  pour  cela 
répréhensible.  L'humanité  est  un  tout  ;  elle  est  un  être 
grand,  vivant,  étroitement  uni,  et  dont  les  parties  iso- 
lées sont  nécessaires  pour  la  santé,  la  vigueur  et  l'acti- 
vité fructueuse  de  la  totalité.  C'est  pourquoi  quiconque 
a  la  mission  d'accomplir  quelque  service  envers  un 
membre  de  la  société,  doit  veiller  à  ce  que  le  tout  en 
profite,  et  celui  qui  doit  déployer  son  activité  envers  un 
nombre  plus  considérable  doit  éviter  de  violer  les  droits 
de  la  partie  la  plus  faible. 
sphèreTnati?!  Mais  la  tâchc  de  l'homme  ne  se  limite  pas  seulement 
''iaTureiies''  ^^  moudc  tcrrcstrc  et  visible.  L'endroit  même,  où  ses 
blï'' forment  yeux  ct  SCS  maius  ont  atteint  leur  but,  est  le  point  de 
c^été!fe"roya2-  départ  d'uuc  nouvclle  sphère  d'activité  pour  la  vie  in- 

me  de  Dieu.       x    n       i       ii  i  t     • 

tellectuelle,  morale  et  rehgieuse.  Dans  une  certame 
mesure,  celle-ci  est  accessible  à  l'homme,  pourvu  qu'il 
n'agisse  pas  comme  ces  natures  de  taupes  que  nous  ve- 
nons de  blâmer  plus  haut,  car  il  a  reçu  de  son  créateur 
des  forces  intellectuelles  suffisantes  pour  reconnaître 
l'existence  d'un  monde  supérieur,  auquel  il  est  destiné. 
Mais  si  loin  qu'il  puisse  pénétrer  avec  ces  puissances,  il 


LE    MARIAGE    ET    LE    ROYAUME    DE    DIEU  413 

a  cependant  vite  fait  de  succomber,  comme  l'œil  lors- 
qu'il regarde  dans  le  lointain  ou  qu'il  fixe  le  soleil.  C'est 
pour  cela  que  la  Révélation  divine  lui  a  indiqué  que  la 
limite  de  sa  connaissance  ne  s'arrête  pas  à  ce  royaume 
supra-sensible,  mais  qu'au-delà  du  domaine  intellec- 
tuel qui  lui  est  accessible,  commencent  de  nouvelles 
régions  qui  le  dépassent  en  profondeur,  comme  le  ciel 
dépasse  la  terre.  Ces  régions,  elle  ne  les  lui  a  pas  com- 
plètement révélées,  mais  elle  les  lui  a  fait  connaître  suf- 
fisamment pour  qu'il  sache  ce  qu'elles  sont,  et,  chose  en- 
core plus  importante,  pour  qu'il  sache  quelle  direction 
il  doit  imprimer  à  sa  vie  ici-bas,  pour  accomphr  sa  des- 
tinée, et  atteindre  sa  fin  dernière,  si  son  esprit  immor- 
tel doit  passer  dans  sa  véritable  patrie,  le  théâtre  de  son 
activité  éternelle. 

Il  est  inutile  de  parler  de  ce  monde,  si  l'on  a  affaire  à 
€es  hommes  blasés,  indifférents,  qui  sont  fatigués  dès 
que  quelqu'un  les  invite  à  faire  une  courte  excursion 
dans  le  domaine  de  l'histoire,  de  la  métaphysique  et  de 
la  morale.  Nous  avons  par  contre  la  consolation  de  cons- 
tater que  beaucoup  de  ces  bêtes  de  somme  humaines 
qui  ont  l'air  si  grossières,  et  qui,  courbées  sous  le  joug 
de  la  misère  et  des  peines  voient  à  peine  à  cent  pas  de- 
vant elles,  commencent  à  revivre  dès  qu'on  dirige  le  re- 
gard de  leur  intelligence  sur  cette  tâche  surnaturelle. 
Car,  chose  remarquable,  ces  cœurs  droits  et  sincères 
sont  beaucoup  plus  accessibles  aux  faits  et  aux  obliga- 
tions même  d'ici-bas,  que  des  esprits  plus  instruits. 

Mais  ce  qui  élève  l'âme,  c'est  d'observer  combien  ces 
pauvres  qui  travaillent  pour  d'autres^  sans  jamais  savoir 
pour  quel  but  on  se  sert  d'eux,  ces  zéros,  relèvent  la  tête 
avec  joie,  fierté,  courage  et  conscience  d'eux-mêmes, 
lorsqu'on  leur  dit  que  ce  n'est  pas  pour  longtemps  qu'ils 
ne  sont  rien,  et  qu'ils  travaillent,  comme  ils  en  sont 
persuadés,  sans  procurer  d'utilité  au  monde^  mais 
qu'une  éternité  les  attend  eux  aussi,  une  éternité  dans 
laquelle  ils  auront  quelque  importance,  et  où  il  leur  sera 


414  LA    FAMILLE 

tenu  compte  des  services  qu'ils  auront  rendus  à  l'huma- 
nité, et  que  dès  maintenant  leur  activité,  quelque  petite 
qu'elle  soit  aux  yeux  du  monde,  contribue  pour  sa  part 
à  l'édification  de  cette  société  surnaturelle  éternelle, 
composée  d'hommes  d'élite,  ainsi  qu'à  l'accomplisse- 
ment de  l'histoire  de  l'humanité  et  des  plans  éternels  de 

Dieu. 

C'est  une  pensée  très  grande  en  effet,  que  notre  courte 
vie  est  une  préparation  à  une  éternité  où  le  changement 
et  le  trouble  n'existent  pas, et  que  la  communauté  impar- 
faite que  nous  formons  ici-bas  dans  le  monde  visible, 
n'est  qu'une  partie  insignifiante  d'une  unité  parfaite  et 
indestructible,  dans  laquelle  sont  rassemblés  tous  les 
esprits  illustres  de  tous  les  temps,  unité  à  laquelle  coo- 
pèrent les  grandes  actions,  les  sacrifices,  les  œuvres  ci- 
vilisatrices véritables  et  durables  de  tous  les  peuples, 
aussi  bien  que  les  efforts  les  plus  insignifiants  et  les 
privations  dans  les  choses  les  plus  petites.  Ce  royaume 
ne  sera  édifié  complètement  qu'à  la  fin  de  ce  temps 
dans  lequel  nous  vivons  ;  mais  il  a  déjà  son  commence- 
ment en  lui.  11  ne  sera  visible  pour  nous  qu'après  le  cou- 
cher de  ce  soleil  terrestre  ;  mais  déjà  maintenant  il  ne 
fait  pas  seulement  partie  du  ciel  lointain  comme  le  soleil 
pendant  la  journée,  il  pénètre  notre  vie  comme  l'éther, 
d'après  les  savants,  pénètre  l'espace  et  les  corps.  Quicon- 
que accomplit  sa  tâche  terrestre,  de  concert  avec  le  Sei- 
gneur du  monde,  lui  appartient  comme  membre.  Toutes 
les  œuvres  vraiment  bonnes  que  quelqu'un  accomplit 
selon  sa  volonté,  forment  son  trésor  royal.  C'est  pourquoi  ^ 
nous  lui  appartenons  dans  toute  notre  existence  terres- 
tre, comme  la  terre  appartient  au  système  solaire.  Cha- 
que rayon  de  lumière  que  le  soleil  envoie  produit  un 
etîet  dans  l'espace  du  ciel.  De  même  personne  d'entre 
nous  ne  peut  exercer  une  activité  vraie  et  juste,  sans 
qu'une  place  ne  lui  soit  assurée  dans  cet  état  éternel. 
Quelque  exactement  que  les  deux  domaines  de  la  vie 
naturelle  et  surnaturelle  soient  séparés  l'un  de  l'autre, 


LE    MARIAGE    ET    LE    ROYAUME    DE    DIEU  415 

il  n'y  a  point  de  lacune  entre  eux,  pas  plus  qu'entre  le 
ciel  et  la  terre.  Quand  une  lacune  se  produit,  l'union 
n'est  pas  seulement  interrompue,  elle  est  complètement 
supprimée.  La  vie  terrestre  est  une  préparation,  la  vie 
éternelle  est  un  achèvement.  Au  moment  même  où  quel- 
qu'un quitte  l'étroite  société  du  temps,  il  fait  déjà  partie 
d'une  société  immense  à  laquelle  il  appartiendra  éter- 
nellement. Cette  grande  communauté  dont  fait  partie 
depuis  le  commencement  jusqu'à  la  tin  toute  l'humanité 
visible  et  invisible  à  la  fois,  commencée  ici  en  petit  et 
dans  l'obscurité,  développée  au  milieu  des  luttes,  des 
douleurs,  des  erreurs  de  toutes  sortes,  purifiée  et  con- 
sohdée  par  la  conduite  secrète  de  Dieu,  accomplie  en 
vérité,  en  justice,  en  paix,  et  éternellement  durable  en 
féhcité,  c'est  le  royaume  de  Dieu. 

Pour  bien  nous  orienter,  et  ne  pas  perdre  courage  au     s.-Lunué 


de  la  fin  natu- 


milieu  de  l'agitation  confuse  de  la  vie  sociale,  tout  dé-  reUe  êrsu?- 

-,    -,  T  t ,  1,  iT  r    • ,  r  1  r       naturelIc    ex- 

pend  donc  de  cette  grande  et  sublime  vente,  que  le  se-  isie  pour  la 
jour  terrestre  et  V au-delà  sont  une  seule  et  même  chose,  que  et  pour 

«^  )    11  •  1  •  l'humanité 

que  la  terre  et  tout  ce  qu  elle  contient,  hommes,  acti-  tout  entière. 
vite  et  production  humaine,  sont  tout  aussi  bien  du  Sei- 
gneur que  la  lumière  dans  laquelle  il  réside  lui-même. 
Il  n^y  a  qu'une  histoire,  une  société,  une  humanité.  Elles 
N  ont  chacune  leur  aurore  au  commencement  des  jours, 
mais  elles  ne  finissent  pas  au  jugement  dernier,  elles 
durent  éternellement.  Ici,  nous  distinguons  des  peuples, 
des  époques,  mais  c'est  pour  un  temps  très  court.  Ici, 
chacun  fait  partie  comme  rouage  de  la  grande  machine 
humaine,  et  accomplit  la  portion  de  la  lâche  qui  lui  est 
assignée.  Ici  le  regard  borné  et  le  cœur  étroit  des  hom- 
mes sont  une  source  de  divisions  et  de  contradictions 
dans  la  répartition  de  cette  tâche,  mais  un  jour,  toutes 
ces  dissonances  disparaîtront,  et  il  en  résultera  que  cette 
quantité  de  phénomènes  isolés,  que  notre  esprit  n'est 
pas  capable  d'embrasser,  aura  servi  à  la  seule  réalisa- 
lion  du  royaume  de  Dieu  ;  et  cela  d'après  un  plan  cal- 
culé de  toute  éternité,  avec  une  sagesse  infinie,  et  exé- 


416  LA    FAMILLE 

ciité  avec  une  toute  puissance  semblable.  Sans  cette 
pensée,  l'histoire  du  monde  deviendrait  pour  nous  un 
chaos  confus,  et  l'humanité  se  fractionnerait  en  une 
quantité  innombrable  de  camps  prêts  à  la  guerre,  com- 
me c'est  d'ailleurs  toujours  le  cas,  lorsque  la  souverai- 
neté de  Dieu  sur  le  monde,  lorsque  l'influence  de  l'or- 
dre surnaturel  sur  l'ordre  naturel  des  choses  est  nié  et 
attaqué. 

Inutile  de  prouver  et  d'expliquer  plus  au  long  cette 
union  entre  la  nature  et  la  surnature,  puisque  nous  y 
avons  consacré  des  volumes  spéciaux.  Qu'il  suffise  de 
faire  remarquer  expressément,  que  cette  vérité  se  rap- 
porte non  seulement  au  domaine  religieux  et  au  do- 
maine moral,  mais  tout  aussi  bien  à  celui  de  la  société 
avec  tous  ses  membres  :  la  famille,  l'état,  l'humanité,  et 
à  toutes  leurs  actions  de  droit  privé  et  de  droit  public, 
comme  à  leurs  actions  politiques  et  économiques.  Si 
c'est  vrai ,  —  et  l'histoire  de  la  civilisation  le  montre  bien, 
—  que  tout  l'ensemble  des  relations  humaines,  et  que 
toutes  les  sphères  d'activité  que  les  hommes  exercent  : 
activité  morale,  scientifique,  artistique,  économique, 
juridique,  religieuse,  sont  unies  par  les  liens  les  plus- 
étroits,  les  affaires  de  la  vie  publique  n'en  sont  pas  ex- 
ceptées. C'est  toujours  le  même  homme,  la  même  per- 
sonnalité humaine  qui,  agissant  tantôt  pour  elle,  tantôt 
pour  la  communauté,  forme  le  point  de  départ  et  la 
cause  libre  de  toute  action  isolée,  et  de  tout  fruit  dura- 
ble d'une  activité  personnelle  ou  commune.  L'homme 
qui  croit,  et  qui  travaille  à  l'ennoblissement  de  son  cœur, 
n'est  pas  différent  de  celui  qui  travaille  et  acquiert  de  la 
propriété,  donne  des  lois  et  dirige  les  peuples  vers  l'ac- 
complissement de  leur  fin  civilisatrice.  Si  tout  homme 
a  donc  l'obligation  de  conscience  non  divisée  et  indivi- 
sible d'atteindre  sa  tâche  naturelle  et  sa  tâche  surnatu- 
relle, il  ne  peut  y  avoir  de  ce  côté  aucune  séparation,  si 
tous  ensemble  forment  une  unité  publique.  Car,  lors 
même  que  par  nature  celle-ci  est  quelque  chose  d'autre 


i 


LE    MARIAGE    ET    LE    ROYAUME    DE    DIEU  417 

•que  la  simple  somme  des  individus,  elle  se  compose 
néanmoins  d'hommes  libres,  pensants  et  agissants,  qui 
doivent  favoriser  leur  bien  propre  par  la  réalisation  de 
J'ordre  public.  En  outre,  le  droit  est  une  partie  de  la 
morale.  Or,  celle-ci  est  soumise  à  la  loi  religieuse. 

Si  la  société  publique  veut  donc  être  un  établissement 
de  droit,  elle  est  déjà  obligée,  par  suite  des  éléments 
qui  la  composent  et  par  sa  fin,  de  reconnaître  cette  vé- 
rité, que  la  dernière  fin  que  toute  activité  humaine,  par 
conséquent  aussi  l'activité  d'état,  doit  acquérir  par  la 
lutte,  n'est  pas  autre  que  celle  vers  laquelle  notre  desti- 
née religieuse  veut  nous  guider.  De  cette  façon,  la  société 
terrestre  ne  devient  pas  l'Église.  L'Église  a  pour  fin  im- 
médiate de  guider  les  hommes  vers  l'accomplissement 
de  leur  tâche   surnaturelle,   mais  elle  n'enlève  ainsi 
aucune  tâche  naturelle  à  l'individu,  et  ne  lui  épargne 
aucune  obligation  naturelle.  Il  en  est  de  même  pour 
l'humanité.  Elle  conserve  tous  ses  droits,  tous  ses  de- 
voirs, toutes  ses  fins  naturelles,  sans  qu'ils  subissent  le 
plus  petit  dommage.  Seulement,  elle  doit  poursuivre 
ceux-ci  de  façon  à  atteindre  sa  destinée  surnaturelle. 
Sous  ce  rapport,  il  n'y  a  pas  la  moindre  différence  entre 
elle  et  chacun  de  ses  membres.  L'individu  n'est  lésé 
/dans  aucun  de  ses  droits  qui  lui  viennent  de  la  nature  • 
il  est  seulement  astreint  à  les  utiliser  de  façon  à  ce  qu'ils 
lui  servent  de  moyen  pour  parvenir  à  l'ordre  surnaturel. 
La  même  chose  a  lieu  relativement  à  l'état,  et  à  toute 
forme  de  droit  public.  II  ne  perd  pas  la  plus  infime  par- 
cellede  ses  droits  réels.  Dieu,  le  Seigneur  du  surnaturel 
ne  détruit  môme  pas  ce  qu'il  a  donné  comme  créateur 
du  naturel.  Cependant,  tout  plein  pouvoir  naturel  doit; 
être  exercé  de  telle  sorte  qu'il  soit  un  moyen  de  perfec- 
tionner le  royaume  de  Dieu.  Ce  royaume  de  Dieu  est 
unique.  Sans  doute,  il  est  divisé  en  deux  provinces  qui 
sont  séparées  l'une  de  l'autre  aussi  exactement  que  le 
continent  l'est  de  la  mer  ;  mais  de  même  que  les  deux 
réunies  forment  la  terre,  de  même  l'ordre  naturel  et  l'or- 


27 


418  LA    FAMILLE 

dre  surnaturel  unis  ensemble  forment  un  seul  état  divin. 

A  -_  si^ni-       La  Révélation  a  donné  la  meilleure  preuve  que  la  sur- 

:^riE  nature  ne  nuit  pas  à  la  nature,  en  introduisant  dans 


maine  jus- 
qu' 
me  de  Dieu. 


SrT-  l'enseignement  de  l'état  et  de  la  société  la  notion  si 
f 'rjyaû-  importante  de  l'organisme.  Nous  devons  lui  en  être  très 
reconnaissants,  parce  qu'elle  a  étendu  à  l'extérieur  l'i- 
dée de  société  humaine,  de  telle  manière  qu'elle  a,  sem- 
ble-t-il,  paré  au  danger  que  le  droit  et  l'indépendance 
des  parties  subordonnées  soient  endommagées  par  le 
tout.  La  sagesse  humaine  aurait  difficilement  évité  ces 
écueils,   mais  l'enseignement  chrétien  de  la  société  a 
considérablement  élargi  vers  le  dehors  l'ancienne  con- 
ception, et  l'a  néanmoins  garantie  contre  le  despotisme 
à  l'intérieur.  Celle-là  connaissait  de  nombreuses  socié- 
tés particulières  ;  mais  pas  une  société.  Plusieurs  asso- 
ciations pouvaient  former  une  alliance,  mais  ce  moyen 
ne  créait  pas  l'unité  parmi  elles,  à  moins  que  la  plus 
forte  n'avalât  la  plus  faible,  comme  font  les  poissons. 
Autrefois,    chaque  état  vivait  pour  lui,  et  considérait 
comme  des  ennemis  et  des  barbares  tous  ceux  qui  ne 
lui  appartenaient  pas.  Par  les  deux  idées  qu'elle  a  tout 
d'abord  réalisées,  l'idée  de  l'unité  et  de  la  communauté, 
la  conception  chrétienne  fait  plonger  le  regard  jusqu'aux 
extrémités  de  la  terre,   dans  l'infini  lui-même,  et  ne 
considère  pas  seulement,  comme  membres  d'une  so- 
ciété unique  régie  par  Dieu,  les  hommes  qui,  réunis  par 
les  liens  étroits  d'associations  particulières,  poursui- 
vent les  fins  de  leur  existence  terrestre,  mais  tous,  mê- 
me ceux  qui  sont  déjà  parvenus  à  leur  fin  éternelle. 
Tandis  que  les  anciens  ne  pouvaient  se  représenter  les 
petites  associations  autrement  que  comme  un  boa,  qui 
broie  tous  les  os  de  sa  victime  et  la  transforme  en  bouil- 
lie pour  l'absorber,  l'Esprit  de  Dieu,  dans  cette  image 
dont  saint  Paul  se  servait  avec  une  prédilection  particu- 
lière si  visible  (1),  compare  le  royaume  de  Dieu  à  ur 

(1)  Rom.,  XII,  4  sq.  ;  I,  Cor.,  X,  17  ;  XII,  12  sq.  ;  Coloss.,  111,  13.  - 
Cf.  Aristote,  PoL,  5,  2,  7.  —  Liv.,  2,  32. 


LE    MARIAGE    ET    LE    ROYAUME    DE    DIEU  419 

corps  quisecomposedecentaiiies  de  membres  indépen- 
dants. Tous  ensemble,  dit-il^  ne  forment  qu'un  seul 
corps  vivant  ;  mais  chacun  d'eux  a  une  nature  qui  lui 
est  propre,  ses  forces  particulières  et  sa  destination  na- 
turelle. Le  tout  ne  porte  pas  préjudice  aux  parties,  et 
chaque  membre  doit  respecter  les  autres^  parce  qu'il 
contribue  pour  sa  part,  au  bien  du  corps  tout  entier  et 
à  l'utilité  de  chacun  d'eux.  Ainsi,  tout  est  dans  l'unité 
et  dans  l'action  d'ensemble,  et  tout  dans  la  force  et  dans 
l'activité  propre  de  chaque  partie  en  particulier. 

Le  mot  organisme  fait  ressortir  tout  cela.  D'où  la  né- 
cessité et  l'importance  pour  l'enseignement  delà  société 
d'avoir  la  juste  notion  de  ce  mot.  Un  tas  de  bois^  un 
tas  de  sable  ou  de  pierres,  un  sac  de  noix,  une  masse 
de  pâte,  quand  même  elle  est  cuite  pour  faire  du  pain, 
même  une  locomotive,  ne  forment  pas  un  organisme. 
Pour  qu'il  y  ait  organisme,  il  faut  quatre  conditions  préa- 
lables et  nécessaires.  La  première  est  une  pluralité  et 
une  diversité  démembres.  Là  où  règne  une  égalité  uni- 
verselle comme  dans  l'état  futur  des  socialistes,  ou  dans 
le  despotisme   complet,   une  structure  organique  est 
impossible.  En  second  lieu,  les  structures  isolées  doi- 
vent être  indépendantes  et  agir  par  elles-mêmes,  lors 
)  même  qu'elles  ne  sortent  pas  du  cadre  du  tout.  Dans 
une  armée,  plus  on  peut  compter  que  les  fractions  sépa- 
rées s'en  tiendront  au  plan  de  campagne  du  général, 
mais  agiront  en  même  temps  rigoureusement  par  impul- 
sion propre,  et  marcheront  droit  au  but,  dans  les  limi- 
tes qui  leur  sont  assignées,  mieux  cette  armée  est  orga- 
nisée. La  centralisation  et  l'absolutisme  sont  si  nuisibles 
à  l'état,  parcequ'ils  lui  enlèvent  la  force  intérieure  qui 
résulte  de  l'organisation  libre.  En  troisième  Heu,  l'acti- 
vité personnelle  des  membres  doit  trouver  de  nouveau 
un  contrepoids  en  ce  que  ceux-ci  soient  unis  par  une 
force  intérieure,  et  non  pas  seulement  par  une  force 
extérieure.  Là  où  des  divisions,  des  parties,  des  hosti- 
lités submergent  la  force  centripète,  là,  l'organisme  est 


420  LA    FAMILLE 

menacé  de  dissolution.  Enfin,  quatrièmement,  cette 
force  intérieure  unissante  doit,  en  vertu  de  son  influence 
prédominante,  diriger  le  mouvement,  qu'il  soit  activité 
intérieure  ou  extérieure,  et  le  conduire  ensuite  à  la  fin 
qui  lui  est  destinée.  Plus  dans  une  communauté  hu- 
maine, l'indépendance  des  membres  est  grande,  l'auto- 
rité dominante,  plus  elle  mérite  de  s'appeler  organisme 
complet.  Sous  les  deux  rapports,  il  faut  reconnaître  le 
prix  de  chaque  ordre  qu'embrasse  le  royaume  de  Dieu, 
soit  que  cet  ordre  ne  dépasse  pas  les  étroites  limites  de 
la  nature,  soit  qu'il  soit  universel  ou  surnaturel  au  sens 
propre  du  mot,  soit  qu'il  comprenne  et  unisse  dans  un 
état  grand,  international,  supra-terrestre,  éternel,  im- 
mense, à  la  fois  la  nature  et  la  surnature,  l'état  et  l'E- 
glise, le  monde  et  le  ciel. 

Personne  ne  refuse  au  royaume  de  Dieu  le  sérieux  de 
l'autorité.  C'est  de  là  que  proviennent  précisément  la 
crainte  et  la  haine  qui  animent  le  monde  à  son  endroit. 
Mais  on  peut  dire  qu'il  veille  d'un  œil  aussi  jaloux  à  ce 
que  chaque  membre,  grand  ou  petit,  qui  sert  le  tout, 
conserve  ses  droits  et  possède  la  capacité  de  satisfaire 
par  lui-même  à  ses  obligations.  La  hiérarchie  ecclésias- 
tique en  est  un  exemple.  Un  curé  est  dansl'Éghse  beau- 
coup plus  indépendant  et  plus  en  sécurité  qu'un  minis- 
tre et  un  chancelier  dansl'état.  Celui-ci,  son  prince  peut 
le  congédier,  quand  il  lui  plaît,  tandis  que  pour  le  curé, 
l'évêque  doit  instruire  son  procès  selon  les  formes  vou- 
lues, et  ne  peut  le  destituer  que  lorsqu'une  décision  lui 
en  donne  le  pouvoir.  Partout  l'Esprit-Saint  prend  soin 
que  celui  qui  se  subordonne  à  lui  soit  affermi  dans  ses 
droits.  La  nature  n'est  jamais  plus  en  sécurité  que  là  où 
elle  se  soumet  à  la  surnature  ;  la  liberté  n'est  jamais  plus 
sûre  de  sa  force  que  lorsqu'elle  suit  la  grâce.  La  raison 
n'est  jamais  mieux  protégée  contre  l'erreur,  que  lors- 
qu'elle prête  l'oreille  à  la  foi.  La  société  civile  n'a  pas. 
besoin  de  craindre  que  ses  fins,  ses  moyens,  ses  dispo- 
sitions soient  jamais  restreints,  là  où  elle  se  dirige  sans 


LE    MARIAGE    ET    LE    ROYAUME    DE    DIEU  421 

réserve  d'après  la  loi  de  Dieu,  et  où  elle  s^init  dans  une 
alliance  sincère  avec  l'Église.  Elle  peut  en  être  d'autant 
plus  sûre  que  la  surnature,  quand  même  elle  n'agirait 
pas  ainsi  par  motif  de  justice  envers  la  nature,  y  est  obli- 
gée à  cause  de  son  propre  avantage,  car  le  royaume  de 
Dieu  s'affaisserait  lui-même,  comme  ce  colosse  qui  repo- 
sait sur  des  pieds  d'argile,  s'il  voulait  léser  dans  leur 
force  naturelle  propre,  ses  membres  dans  lesquels  il 
s'incarne  ici-bas  et  commence  à  se  réaliser.  D'après  le 
plan  divin  du  monde  réalisé  dans  l'histoire,  le  domaine 
terrestre  avec  toutes  ses  formes  sensibles,  n'est  pas 
quelque  chose  d'accidentel  ou  d'indifférent,  mais  il  est 
une  partie  tout  à  fait  essentielle  de  ce  qui  doit  former  le 
royaume  de  Dieu  à  la  fin  du  temps  et  dans  l'éternité. 
Personne  ne  doutera  que  Dieu  aurait  pu  créer  un  autre 
ordre  dechoses,  mais  d'après  celui  qui  existe,  son  royau- 
me ne  peut  s'achever  que  par  la  coopération  de  la  société 
terrestre. 

On  voit  clairement  maintenant  ce  qu'est  le  mariage,     5.-Lema- 
et  ce  qu'il  doit  être  là  où  sont  admis  l'ordre  surnaturel  moyen    pour 

établir  le  roy- 

et  son  union  intime  avec  1  ordre  naturel.  11  est  le  moyen  aume  de  Dieu 

•^  est    religieux 

institué  par  Dieu,  le  eerme  par  lequel  l'humanité  et  le  p^""  ^^^"^l^  «* 

.  *^  7  o  r  u  sacrement. 

I  royaume  de  Dieu  peuvent  se  perpétuer.  Sans  mariage, 
point  de  société  humaine  ;  sans  société  humaine  point 
de  royaume  de  Dieu.  L'achèvement  du  royaume  de  Dieu 
suppose  l'ordre  naturel  de  la  communauté  des  hommes. 
Du  mariage  provient  l'humanité  sous  l'influence  de  la 
bénédiction  naturelle  de  Dieu.  De  l'humanité  grandit  le 
royaume  de  Dieu  parla  fructification  surnaturelle  que 
Dieu  lui  donne.  Dans  le  mariage.  Dieu  pose  la  pierre 
fondamentale,  et  dans  son  royaume  la  pierre  finale.  C'est 
lui  qui  prend  soin  du  passage  du  temps  à  l'éternité  et 
de  l'humanité  en  même  temps.  Par  le  mariage,  l'homme 
fait  le  premier  pas  dans  l'exécution  de  la  fin  divine. 
Dans  l'ordre  actuel  du  monde,  le  mariage  est  donc  éta- 
bli par  Dieu  comme  condition  préliminaire  absolument 
nécessaire  pour  réaliser  le  royaume  de  Dieu. 


422  LA    FAMILLE 

De  là  résulte  la  doctrine  de  la  Révélation  (1)  et  de  l'E- 
glise (2)  sur  le  mariage.  Comme  moyen  essentiel  abso- 
lument nécessaire  pour  l'établissement  du  royaume  sur- 
naturel de  Dieu,  le  mariage  est  également  quelque  chose 
de  surnaturel.  De  même  que  dans  le  royaume  de  Dieu, 
le  naturel  et  le  surnaturel  sont  étroitement  liés  l'un  à 
l'autre,  et  que  les  deux  forment  un  tout,  ainsi  en  est-il 
dans  l'union  des  époux.  Le  mariage  chrétien  est  donc 
un  sacrement,  et  depuis  que  Jésus-Christ  a  fondé  son 
royaume,  un  sacrement  par  sa  nature.  Validement  reçu 
il  est  un  sacrement  pour  le  chrétien  ;  et  par  le  fait  même 
qu'il  est  reçu  comme  sacrement,  il  est  reçu  validement. 
Le  sacrement  n'est  pas  quelque  chose  qui  s'ajoute  seu- 
lement au  contrat  civil  et  qui  peut  en  être  séparé  (3)  ; 
mais  le  sacrement  est  le  contrat  lui-même.  Il  est  sacre- 
ment partout  où  des  hommes  qui  sont  obligés  par  le 
baptême  à  réaliser  le  royaume  surnaturel  de  Jésus- 
Christ,  —  par  conséquent  aussi  des  hérétiques  ou  des 
chrétiens  sans  foi,  —  font  un  contrat  de  mariage  va- 
lide (4).  S'il  n'est  pas  valide  comme  sacrement,  il  n'est 
pas  valide  non  plus  comme  contrat  de  mariage  natu- 
rel (5).  Il  n'y  a  parmi  les  chrétiens  aucun  doute  à  ce  su- 
jet (6).  L'Eglise  ne  peut  et  ne  doit  dévier  de  ce  principe, 
et  elle  n'en  déviera  pas  non  plus,  dût-elle  s'exposer  aux 
plus  grands  désagréments  (7). 

(i)Eph.,  V.  32.  —  (2)  Conc.  Trident,  s.  24,  dematr.,  c.  1. 

(3)  Sijllabiis  errorum,  prop.  66. 

(4)  Petrus  de  Ledesma,  ThcoL  mor.,  matr.,  c.  2,  9.  17  (Douai,  J630, 
747  sq.).  Schmalzgrueber,  Jus  can.,  t.ïV,  de  matr.,  l,  303,  304.  Phillips, 
Lehrbuch  des  Kirchenrechtes,  (1)  942. 

,     (5)  Plus  IX,  alloc,  27  sept.  1652  [Enchir.,  1501). 

(6)  Autrefois  les  théologiens  et  les  canonistes  purent  discuter  si  un 
contrat  de  mariage  pouvait  être  valide  sans  sacrement.  La  majorité 
a  toujours  e'te'  pour  Tindivisibilité  des  deux  choses.  Cf.  Schmalz- 
grueber, Jus  can.  IV.  de  matr.,  1,  301,  302  (Ingolstadt,  J715,  IV,  120 
sq).  Beaucoup  ont  admis  que,  (par  suite  du  manque  d'intention),  on 
peut  empêcher  la  réalisation  du  sacrement,  mais  ils  devaient  aussi 
admettre  que  parla,  il  y  avait  obstacle  à  la  réalisation  du  contrat. 
Cf.  Sanchez,  De  matr.,  1.  2,  d.  10,6. 

Tout  doute  disparaît  après  la  décision  de  l'Eglise  citée  plus  haut. 

(7)  Ainsi  Pie  IX  à  Victor  Emmanuel  en  1852. 


LE    MARIAGE    ET    LE    ROYAUME    DE    DIEU  423 

D'après  ce  que  nous  avons  dit,  il  est  clair  que  le 
mariage  devient  moyen  surnaturel  de  réalisation  du 
royaume  de  Dieu,  c'est-à-dire  sacrement,  au  moment 
où  il  est  contracté  conformément  au  droit,  et  que  c'est 
le  contrat  qui  fait  de  lui  un  sacrement.  Pour  l'élever  à 
cette  dignité,  il  n'est  pas  nécessaire  qu'il  s'y  ajoute 
quelque  chose  de  nouveau.  Le  caractère  de  sacrement 
ne  peut  donc  pas  être  séparé  de  lui  par  l'intention  mau- 
vaise de  ceux  qui  le  contractent. 

Lorsque  des  chrétiens  contractent  mariage,  ils  ac- 
complissent le  sacrement.  En  cela  le  mariage  diffère  des 
autres  sacrements.  Dans  tous  ceux-ci,  il  faut  une  per- 
sonne étrangère  qui  accomplisse  au  nom  de  Jésus-Christ 
et  de  son  Église  l'action  sainte  sur  celui  qui  reçoit  le  sa- 
crement. Ici^  ceux  qui  le  reçoivent  sont,  dans  une  et 
même  personne,  ceux  qui  le  dispensent.  Ainsi  le  ma- 
riage que  les  chrétiens  contractent  est  saint,  ainsi  le 
fardeau  dont  ils  se  chargent  est  sublime.  De  même  que 
par  le  mariage,  ils  exercent  dans  Tordre  naturel  une 
charge  publique,  au  service  et  à  l'avantage  de  la  société 
humaine,  de  même  ils  en  exercent  une  pour  le  bien  du 
royaume  de  Dieu  dans  l'ordre  surnaturel.  Mais  quicon- 
que occupe  un  emploi  public,  une  situation  officielle, 
reçoit  aussi  toute  puissance  et  force  nécessaire  de  celui 
au  nom  duquel  il  agit.  Ici,  ils  accomplissent  la  tâche  et 
tiennent  la  place  de  Jésus-Christ  lui-même,  le  chef,  le 
prêtre,  le  promoteur  du  royaume  de  Dieu  sur  terre.  C'est 
pourquoi  ils  reçoivent  directement  de  lui  les  grâces  dont 
ils  ont  besoin  pour  leur  haute  vocation.  Ce  n'est  pas  le 
prêtre  qui  consacre  leur  alliance  et  conclut  le  mariage  ; 
mais  eux  seuls  le  font,  car  dans  ce  cas,  ce  sont  eux  et 
non  le  prêtre  qui  sont  les  représentants  de  Jésus-Christ. 
Chaque  mariage  renouvelle  et  continue  l'alliance  que 
Jésus-Christ  a  conclue  entre  le  ciel  et  la  terre,  entre  la 
nature  et  la  surnature,  parla  fondation  de  l'Eglise.  Or, 
les  rénovateurs  et  les  continuateurs  de  cette  alliance  ne 
sont  pas  autres  que  les  époux.  C'est  là  ce  qui  rend  leur 


424  LA   FAMILLE 

alliance  si  inexplicablement  grande,  et  si  sainte  de  sa 
nature.  Le  prêtre  ne  fait  que  les  bénir  à  la  place  de  Jé- 
sus-Christ, afin  qu'ils  reçoivent  la  grâce  nécessaire  à  leur 
tâche  difficile  et  sublime  ;  mais  il  n'a  pas  besoin  de  sanc- 
tifier leur  alliance,  et  il  ne  pourrait  le  faire  quand  même 
il  le  voudrait.  Par  sa  nature,  celle-ci  est  aussi  sainte 
que  l'Eglise  elle-même,  de  sorte  que  toute  bénédiction 
de  cette  dernière,  ne  peut  rien  y  ajouter.  Scheeben  a  dit 
très  justement  à  ce  propos,  que  le  prêtre  n'était  pas  né- 
cessaire au  contrat  du  mariage  pour  que  celui-ci  de- 
vienne saint  ;  mais  qu'il  y  était  seulement  parce  qu'il  est 
saint  (1). 
6.-Lema-       Lc  Douvoir  dc  l'Edisc  et  la  présence  de  son  ministre 

nage   comme  ^  o  i 

sacrement  et  qj^[    daus  Ic  mariasc,  une  si2:nification  tout  autre.  Il  va 

comme  allian-  '  c    '  o 

dépenïant^dl  ^^  ^^î  quc Ic  contrat  dc  mariage  étani une  institution  de 
Sgiïiatfon!  droit  public,  qui  a  une  influence  considérable  sur  le  bien, 
de  la  totalité,  ne  peut  être  abandonnée  exclusivement  à 
l'arbitraire  des  personnes  privées.  Il  y  a  tant  de  ques- 
tions relatives  au  bien  des  enfants,  à  la  fortune,  au  bon- 
heur, et  à  la  stabilité  de  l'union  matrimoniale,  à  la  paix 
de  la  société,  qu'on  peut  dire  que  le  maintien  de  la  sé- 
curité publique  et  de  l'ordre  est  intimement  lié  avec  lui. 
Un  représentant  du  pouvoir  public  doit  pouvoir  se  con- 
vaincre que  l'alliance  conclue  ici  n'offre,  dans  aucune 
de  ses  dispositions  importantes,  un  danger  pour  le  repos 
public.  Ce  n'est  que  dans  cette  hypothèse  que  la  société 
peut  se  charger  d'une  garantie  envers  l'alliance,  et  lui 
assurer  la  protection  du  droit  public. 

Mais  le  mariage  n'est  pas  de  sa  nature  seulement  une 
afPaire  civile  ;  il  est  aussi  une  affaire  religieuse.  Con- 
tracté entre  chrétiens,  il  l'est  encore  davantage.  En  se 
réalisant  comme  alliance  naturelle,  il  devient  par  le  fait 
même  un  état  surnaturel.  Les  deux  choses  sont  insépa-[ 
râbles  et  essentiellement  liées  ensemble.  En  matière 
matrimoniale,  elles  n'en  forment  qu'une,  comme  un  être 

(1)  Scheeben,  Mysterien  des  Christenthums,  586. 


LE    MARIAGE    ET    LE    ROYAUME    DE    DIEU  425 

vivant  qui,  à  sa  naissance,  se  compose  de  corps  et  d'âme. 
S'il  n'y  a  pas  de  corps  viable,  il  n'y  a  pas  d'âme  non 
plus  ;  et  là  où  Dieu  ne  crée  point  d'âme,  il  n'y  a  point  de 
corps  vivant.  Si  le  mariage  n'est  pas  valide  comme 
alliance  naturelle,  il  n'est  pas  non  plus  un  sacrement  sur- 
naturel. S'il  n'y  a  pas  de  sacrement,  il  n'y  a  pas  de  con- 
trat. Donc  tout  dépend  de  ce  que  le  mariage  soit  valide 
comme  sacrement,  aussi  bien  la  validité  naturelle,  que 
chacune  des  conséquences  qu'il  entraîne  à  sa  suite,  pour 
le  bien  de  la  société  et  l'ordre  de  droit  naturel  public. 
Oui^  le  mariage  comme  sacrement  est  une  des  questions 
les  plus  importantes  pour  la  stabilité  de  l'ordre  surnatu- 
rel public,  pour  le  royaume  de  Dieu.  Or,  son  plus  haut 
représentant  ici-bas  est  l'Église.  Il  est  donc  clair  que 
comme  sacrement,  le  mariage  est  soumis  à  ses  prescrip- 
tions et  à  sa  haute  surveillance  ;  mais  il  lui  est  par  là  ^ 
même  soumis  comme  alliance  naturelle,  c'est-à-dire 
dans  sa  situation  sociale,  et  dans  l'influence  immense 
qu'il  exercé  sur  le  bien  public.  Comme  interprète  de  la 
loi  divine,  l'Eglise  doit  savoir  et  décider  en  dernier  res- 
sort, à  quelles  conditions,  d'après  la  volonté  de  Dieu, 
le  mariage  comme  sacrement  et  comme  alliance  natu- 
relle est  valide,  et  dans  quels  cas  il  n'est  valide  ni  au  point 
de  vue  naturel,  ni  au  point  de  vue  surnaturel.  Comme 
puissance  à  laquelle,  d'après  les  paroles  non  équivoques 
du  Seigneur,  il  convient  de  lier  et  de  délier  sur  terre 
tout  ce  qui  sera  hé  et  déHédansle  ciel(l  ),  elle  a  le  droit, 
même  le  devoir,  d'assurer  le  maintien  de  l'ordre  public, 
religieux,  moral  et  juridique  dans  le  royaume  de  Dieu, 
aussi  bien  dans  le  royaume  invisible  surnaturel,  que 
dans  le  royaume  visible  naturel,  en  établissant  des  pres- 
criptions et  des  mesures  de  précaution,  de  l'observation 
desquelles  dépend  des  deux  côtés  la  validité  de  l'al- 
hance  (2). 

(1)  Matth.,  Xym,  18.  —  (2)  Conc.  Trident.,  s.  24,  de  matr.,  c.  4. 


surnature. 


426  LA    FAMILLE 

7.-Dépen-  D^  lout  cecî,  il  résulte  que  la  doctrine  du  mariage 
a'emreie"'ma-  chrétieu  est  k  doctrine  de  l'union  entre  la  nature  et  la 
ïïaiur^^tia  sumature.  Abstraction  faite  du  dognne  semblable  de 
l'Église,  il  n'y  en  a  évidemment  pas  d'autre  dans  lequel 
le  principe  que  nous  venons  de  citer,  et  qui  forme  la 
base  de  la  conception  chrétienne  du  monde,  soit  expri- 
mé si  clairement,  si  fortement  que  dans  celui  du  ma- 
riage. C'est  pourquoi  on  peut  dire  avec  raison,  que  le 
mariage  chrétien  donne  parfaitement  l'idée  de  l'union 
entre  le  naturel  et  le  surnaturel,  en  même  temps  qu'il 
en  est  l'incarnation  la  plus  évidente.  C'est  pourquoi  on 
comprend  que  tous  ceux  qui  attaquent  l'Eglise  dirigent 
aussi  leurs  coups  contre  le  mariage,  et  que  par  contre 
personne  ne  défend  ce  dernier  sans  avoir  à  soutenir  la 
cause  de  l'Église.  On  ne  peut,  quand  même  on  le  vou- 
drait, s'en  tenir  à  un  seul  de  ces  points  de  doctrine.  En 
attaquant  l'un,  on  a  déjà  rejeté  l'autre.  Mais  qu'on  nie 
l'un  ou  l'autre,  on  brise  l'union  entre  le  naturel  et  le 
surnaturel  ;  et  lors  même  qu'on  ne  nie  pas  complète- 
ment la  surnature,  on  lui  a  néanmoins  enlevé  son  in- 
fluence sur  le  monde  naturel. 

11  était  donc  dans  la  nature  de  la  chose,  que  cette 
tendance  qui  par  elle-même  est  une  atteinte  portée  au 
surnaturel,  que  la  Réforme,  disons-nous,  en  faisant  la 
guerre  à  l'Église,  la  déclarât  en  même  temps  au  mariage. 
Luther  lui-même  avait  sous  ce  rapport  la  conscience 
très  inquiète  (1).  Un  jour  il  affirmait  témérairement 
ce  qu'il  retirait  le  lendemain  tout  effrayé.  11  aurait  bien 
voulu  conserver  au  mariage  son  caractère  surnaturel, 
mais  la  structure  de  l'édifice  de  la  vérité  chrétienne  est 
si  merveilleuse,  qu'une  pierre  dépend  d'une  autre.  Si 
on  en  arrache  une  de  l'ensemble,  tout  le  reste  suit.  11 
sentait  qu'il  eût  été  obligé  de  se  soumettre  sans  répli- 
que à  l'Église  chrétienne,  s'il  avait  voulu  conserver  au 
mariage  son  caractère  divin,  et  de  cette  façon  à  tout 

(1)  vie  vol.  Gonf.  Xï,  8  sq. 


LE    MARIAGE    ET    LE    ROYAUME    DE    DIEU  427 

renseignement  naturel  et  surnaturel,  pour  lequel  il 
avait  un  dégoût  instinctif. 

Ses  successeurs  furent  moins  scrupuleux  sous  ce  rap- 
port. Plus  ils  se  détachèrent  de  toute  conception  reli- 
gieuse, plus  ils  firent  bon  marché  de  la  qualité  religieuse 
du  mariage.  Et  pourquoi  ne  l'auraient-ils  pas  fait?  Quand 
tout  l'édifice  est  profané,  on  ne  peut  pas  plus  vénérer 
la  pierre  fondamentale  que  le  sanctuaire.  Ainsi,  nous 
comprenons  l'enseignement  moderne  du  protestantis- 
me qu'un  de  ses  représentants  les  plus  illustres  résume 
en  ces  termes  :  «  Le  mariage  est  un  acte  politique. 
Quelque  bienséante  que  soit  la  bénédiction  de  l'Eglise, 
elle  n'a  cependant  rien  d'essentiel  (1).  C'est  seulement 
par  l'État  et  dans  l'État,  que  le  mariage  devient  mariage 
dans  toute  l'acception  du  mot  »  (2).  Il  n'est  peut-être 
guère  d'affirmations  dans  lesquelles  le  protestantisme 
ait  manifesté  son  opposition  au  catholicisme,  qui  re- 
présente ici  la  cause  du  christianisme.  Dans  celui-ci 
nature  et  surnature  sont  unies  d'une  union  indissolu- 
ble ;  là,  il  n'y  a  que  la  nature,  on  ne  voit  aucune  trace 
de  la  surnature. 

C'est  la  raison  pour  laquelle  le  christianisme,  comme     8.-Préten- 

1»  «■ri  ,  ,  tions    juridi- 

nous  1  avons  vu  précédemment,  ne  porte  en  aucune  ma-  quesetempê- 

ch.pni6iits    (i6 

nière  préjudice  au  droit  réel  de  l'état.  Le  mariage,  —  l'état. 
nous  avons  assez  souvent  insisté  sur  ce  point,  —  est  la 
base  de  la  vie  publique,  par  conséquent  aussi  une  insti- 
tution de  droit  civil,  qui  pénètre  d'une  façon  multiple 
les  domaines  soumis  à  l'état  (3).  C'est  pourquoi  lui  aussi 
a^  cela  va  sans  dire,  un  grand  intérêt  à  ce  que  ses  pres- 

(1)  Rothe,  Christliche  Ethik,  (2),   V,  59.  —  (2)  Ibid.,  II,  462. 

(3)  Bellarmin,  Controv.  matr.,  c.  32  (Coll.  Agr.  1615,  III,  557,  c).  Li- 
berius  a  Jesu,  Controv.  matr.,  d.  6,  n.  284  (Mediol.,  4752,  VI,  404). 
Thomas,  4,  d.  34,  q.  i,  a.  i,  ad  4  ;  C.  Gentes,  3,  74  ;  SnpiU.,  q.  50,  a. 
l,  adS;  Cf.  Billuart,  De  matr.,  d.  6,  a.  2.  Sylvius,  SuppL,  q.  50, 
a.  q.  5.  Sanchez,  1.  7,  d.  3.  Ledesma,  De  matr.,  c.  H  (Duaci,  1630, 
828  sq.).  Schmalzgrueber,  /.  cl,  364  sq.  Mart.  Ferez,  De  matr., 
d.  21,  s.  5.  Drouven,  Sacr.,  1.9,  q.  6,  c.  1,  §  2  (Venet.,  1737,  II, 
478  sq.). 


428  LA  FAMILLE 

criptions  soient  prises  en  considération,  et  que  ses  fins 
ne  subissent  aucun  dommage.  L'Eglise  n'a  pas  seule- 
ment reconnu  cela  de  tout  temps,  mais  elle  a  aussi 
pratiquement  tenu  compte  de  cette  concession  dans  de 
nombreuses  négociations  avec  les  états  et  les  gouverne- 
ments (1).  Le  changement  le  plus  décisif,  que  la  légis- 
lation du  concile  de  Trente  a  fait  relativement  au  ma- 
riage, provenait  précisément  de  l'intention  de  réagir 
contre  les  maux,  que  la  forme  du  contrat  de  mariage, 
telle  qu'elle  existait  jusqu'alors,  pouvait  entraîner  dans 
la  vie  civile  (2).  On  tint  compte  aussi  dans  ce  concile, 
selon  que  c'était  possible,  des  offres  et  des  propositions 
des  puissances  civiles  (3)  ;  et  si  jamais  le  besoin  de  nou- 
velles réformes  particulières  ou  générales  se  faisait 
sentir  dans  la  situation  publique,  l'Eglise  y  mettrait  de 
nouveau  la  main  avec  empressement,  pour  rassurer  les 
consciences,  brider  les  passions,  favoriser  les  fins  du 
mariage,  et  avec  tout  cela  cependant  sauvegarder  les 
intérêts  de  l'ordre  civil  (4). 

Mais  si  le  pouvoir  public,  dans  une  situation  qui  ap- 
partient en  même  temps  si  essentiellement  aux  deux 
domaines  naturel  et  surnaturel,  prend  d'un  côté  sé- 
parément des  dispositions  sans  s'occuper  des  doctri- 
nes fondamentales  delà  Révélation  chrétienne  ;  s'il  pro- 
cède à  des  réformes  qui  ne  sont  pas  nécessaires  dans  la 
législation  du  mariage,  qui  produisent  des  erreurs  de 
conscience  ;  si,  pour  plier  le  mariage  sous  son  joug,  il 
nie  le  sacrement,  ou  du  moins  se  conduit  de  façon  qu'il 
faille  sans  cesse  revenir  sur  la  question,  la  discorde  est 
inévitable  ;  mais  la  faute  n'est  pas  du  côté  du  Christia- 

(1)  Léon  XIII,  EncycL,  10  février  1880  (Freib.,  1881,  p.  145  sq.). 

(2)  Liberius  a  Jesu,  /.  c,  n.  20o. 

(3)  Pallavicino,  Hist.  conc.  Trident.,  1.  22,  c.  4,  27  ;  8,  8. 

(4)  Ibld.,  L  22,  c.  4  ;  1.  23,  c.  8.  Tbeiner,  Acta  Conc/  Trident.,  II, 
314  sq.  Tournely,  Prœlect.  de  mair.,  q.  6,  a.  3  (Venet.  1735,  XI,  192 
sq.).  Liberius  a  Jesu,   Controv.   de   matr.,   d.   6,  c.  18  (VI,  402  sq.). 
Gotti,  Theol.  dogm.  matr.,  q.   3,  d.  9  (Bonon.    1734,  XIV,    212   sq.). 
Billuart,   De  matr.,  d.  6,  a.  12.  Sanchez,  De  matr.,  1.  3,  d.  4. 


LE    MARIAGE    ET    LE    ROYAUME    DE    DIEU  429 

nisme.  Ceci  s'applique  particulièrement  lorsque  la  lé- 
gislation civile  sépare  du  sacrement  le  contrat  de  ma- 
riage public.  Or,  l'institution  du  mariage  civil,  celle  du 
moins  du  mariage  soi-disant  facultatif  ne  cherche  pas 
autre  chose.  Si  les  lois  civiles  laissent  chacun  libre  de 
se  marier  à  l'église  ou  civilement,  c'est  évidemment 
contraire  à  l'enseignement  chrétien,  qui  n'admet  pas 
qu'un  mariage  puisse  être  valide  comme  traité  sans  être 
sacrement.  11  nous  semble  cependant,  que  même  à  notre 
point  de  vue,  nous  pourrions  donner  une  autre  inter- 
prétation plus  bénigne,  nous  nous  gardons  de  dire  une 
approbation  complète ,  au  mariage  civil  obligatore . 
Celui-ci  oblige  tout  le  monde  à  se  soumettre  aux  pres- 
criptions qu'il  a  plu  à  l'état  de  lui  donner,  pour  sau- 
vegarder ses  intérêts.  Or  l'état  ne  s'occupe  pas  de 
savoir  s'il  se  soumet  aux  prescriptions  chrétiennes.  Par 
le  mariage  civil,  il  déclare  simplement  que  les  époux  ont 
satisfait  à  ses  lois,  et  que  de  son  côté,  il  n'existe  plus 
d'obstacle  pour  faire  le  pas  ultérieur  que  l'ordre  divin 
impose  à  chacun.  Cet  acte  ne  leur  donne  ni  devant  leur 
conscience,  ni  devant  l'état,  un  droit  de  dire  qu'ils  ont  fait 
tout  ce  à  quoi  ils  sont  obligés,  puisque  ce  dernier  fait 
xcomplètement  abstraction  de  toutes  les  obhgations  qu'ils 
avaient  encore  à  accomplir. 

Autre  est  aussi  la  question  de  savoir  si  l'état  admet- 
tra notre  interprétation  ;  mais  nous  la  donnons  quand 
même,  parce  que  d'un  côté  elle  est  possible  au  point  de 
vue  du  droit,  et  d'un  autre  côté  elle  peut  être  admise 
non  seulement  pour  la  tranquillité  de  ceux  qui  se  ma- 
rient, lesquels  peuvent  être  mis  si  facilement  dans  un 
dur  embarras  par  cette  loi,  mais  aussi  pour  l'excuse  si- 
non de  l'état,  au  moins  du  grand  nombre  de  ceux  qui 
ont  coopéré  à  l'introduction  de  telles  lois.  Car  c'est 
clair.  Si  le  mariage  est  considéré  simplement  comme 
un  contrat  civil,  deux  droits  sacrés  sont  violés  profon- 
dément. Vouloir  forcer  les  subordonnés  à  se  soumettre 
à  un  acte  civil,  après  lui  avoir  attribué  une  importance 


430  LA    FAMILLE 

que  leur  foi,  leur  conscience,  leurs  convictions  rejettent, 
signifie  porter  une  grossière  atteinte  à  la  liberté  de  cons- 
cience, à  laquelle  tous  ont  prêté  serment.  Mais  relative- 
ment au  Christianisme,  un  tel  procédé,  surtout  s'il  est 
joint  au  geste  facile  et  bien  connu  de  porter  la  main 
sur  la  garde  de  l'épée,  signifie  que  pour  le  moment,  on 
se  sent  assez  puissant  pour  lui  disputer  les  droits  qui 
lui  ont  été  assurés  par  serment,  ces  droits  dont  elle  a 
besoin  pour  affermir  les  dogmes  qui  lui  sont  confiés  par 
Dieu,  et  sauvegarder  les  âmes  du  péril  de  leur  perte. 
9.  -  Les  Aucun  homme  perspicace  ne  s^y  trompe.  Dans  ces 
i'Egii?eeti'é-  questions,  il  ne  s'agit  ni  de  la  prétention  de  vouloir  avoir 
raison,  ni  de  préséance  hiérarchique  ;  il  s'agit  de  cho- 
ses d'un  ordre  incomparablement  plus  élevé,  et  que  la 
religion  chrétienne  ne  peut  pas  livrer.  Les  gouverne- 
ments savent  très  bien,  et  le  chancelier  d'état  Harden- 
berg  lui-même  en  rend  témoignage  au  nom  de  son  expé- 
rience, qu'il  n'y  a  aucune  puisssance  avec  laquelle  il  soit 
aussi  facile  de  traiter  qu'avec  l'Eglise  (1).  Depuis  le  com- 
mencement, depuis  leé  jours  des  Lucifériens  et  des  Do- 
natistes,  depuis  le  moyen  âge,  depuis  les  Catharres  et 
les  Jansénistes  jusqu'à  ce  jour,  il  y  a  toujours  eu  dans 
son  sein  des  esprits  inquiets  et  surexcités  qui  lui  ont 
reproché  d'exercer  beaucoup  trop  de  condescendance 
envers  le  pouvoir  d'état,  et  de  se  prêter  toujours  à  de 
nouveaux  arrangements  dont  elle  doit  prévoir  l'inutilité, 
bien  qu'elle  ait  été  trompée  des  milliers  de  fois.  Mais 
croit-on  qu'elle  ignore  cela?  Si,  comme  on  le  lui  repro- 
che, il  s'agissait  seulement  pour  elle  d'avoir  raison  à 
tout  prix,  et  de  n'abandonner  aucune  de  ses  prétentions, 
croit-on  qu'elle  se  plierait  ainsi  à  ces  exigences,  pour  en 
recueillir  de  nouvelles  illusions?  Non  !  mais  elle  doit 
profiler  de  toute  possibilité,  même  de  la  plus  invraisem- 
blable, et  toujours  elle  tend  la  main  dans  chaque  arran- 
gement, même  là  où  elle  prévoit  d'avance  l'inutilité  de 

(i)  Hurter,  Geburt  und  Wledergeburt,  (2)  II,  285 


LE    MARIAGE    ET    LE    ROYAUME    DE    DIEU  431 

ses  démarches,  précisément  parce  qu'elle  ne  succombe 
pas  à  l'envie  de  dominer;  mais  parce  qu'il  s'agit  pour 
elle  uniquement  du  salut  des  âmes  (1  ).  Mais  même  lors- 
qu'il s'agit  de  la  vérité  et  du  salut  des  âmes,  il  y  a  une 
limite  où  il  est  dit  :  Jusqu'ici  et  pas  plus  loin. 

C'est  le  motif  pour  lequel  il  ne  faut  pas  attendre  de  sa 
part  une  condescendance  plus  grande  dans  cette  ques- 
tion. Dans  l'extrême  nécessité,  on  renonce  bien  à  quel- 
ques prétentions  ;  mais  jamais  au  salut  d'autrui,  ni  au 
droit  dont  on  a  la  garde.  Or,  ceux  qui  combattent  le  ma- 
riage avec  ces  armes,  rejettent  aussi  son  caractère  reli- 
gieux. Ceux  qui  veulent  arracher  l'école  à  l'Eglise  sont 
plus  sincères.  Ils  disent  eux-mêmes  que  le  but  de  leurs 
efforts  est  de  démolir  la  base  chrétienne  de  l'instruction 
et  à  plus  forte  raison  de  l'éducation,  c'est  tout  naturel. 
Oui,  il  en  est  ainsi,  que  ce  soit  consciemment  ou  non, 
tous  les  champions  du  mariage  civil,  et  tous  ceux  qui 
combattent  pour  la  séparation  de  l'église  et  de  l'état, 
n'ont  d'autre  but  que  de  détacher  la  famille,  l'éducation 
et  tout  ordre  naturel  de  sa  base  et  de  sa  fin  chrétienne, 
en  un  mot  de  déchristianiser  le  monde. 

Ici  comme  partout,  la  véritable  cause  de  toutes  ces 
luttes  est  donc  l'ancienne  erreur  toujours  la  même,  que 
nous  avons  déjà  rencontrée  tant  de  fois,  l'erreur  qu'il 
ne  peut  y  avoir  sur  terre  deux  ordres,  un  ordre  naturel 
et  un  ordre  surnaturel  dont  le  premier  doit  tenir  compte 
partout,  mais  que  désormais  l'ordre  naturel  seul  existe, 
à  Texclusion  de  tout  ce  qui  est  surnaturel.  Si  l'état  croit 
servir  sa  cause  par  l'acceptation  de  cette  erreur  fonda- 
mentale, qui  vise  inévitablement  à  la  suppression  de 
toutes  les  vues  chrétiennes,  nous  ne  pouvons  que  plain- 
dre une  telle  illusion  et  non  l'empêcher.  Mais  si  par  son 
exécution  violente  dans  la  vie  publique,  il  met  des  mil- 
liers de  personnes  dans  l'embarras  le  plus  pénible,  et 
dans  la  nécessité  de  mettre  sous  sa  protection  ce  qu'elles 

(1)  Cf.  Hurter,  Gehurt  und  Wiedergeburt,  (2)  II,  289  sq.  (Ire  édit.  III, 
85  sq.). 


432  LA   FAMILLE 

ont  de  plus  cher,  ce  qu'elles  ne  donneraient  pas  au  prix 
de  leur  vie,  leur  conscience,  leur  foi,  leur-dévouement 
confiant,  cette  conduite  ne  peut  lui  rapporter  ni  honneur, 
ni  avantage.  Que  des  sujets  qui  sont  ainsi  lésés  dans  leurs 
droits,  qui,  malgré  le  péril  où  ils  se  trouvent  relative- 
ment à  leur  fin  dernière,  et  malgré  la  raillerie  froide,  le 
mépris  déshonorant  avec  lequel  on  répond  à  chaque  ré- 
clamation contre  l'asservissement  de  leur  conscience, 
conservent  néanmoins  fidélité  à  l'état  ;  que  ces  sujets 
n'appartiennent  pas  à  ses  membres  les  moins  nobles^ 
aucun  défenseur  des  revendications  d'état  les  plus  hau- 
tes ne  nous  le  contestera.  Ne  méritent-ils  pas  d'autre 
récompense  que  celle  de  voir  l'état  troubler  la  paix  de 
de  leur  cœur,  soumettre  leur  conscience  à  une  contrainte 
continuelle,  et  les  briser  dans  le  plus  profond  de  leur 
âme?  Puissent  donc  les  chefs  d'état  avoir  pitié  de  leurs 
sujets  les  plus  fidèles,  et  voir  enfin  sérieusement  où  il 
faut  chercher  leurs  véritables  amis^   leurs  conseillers 
sincères  et  leurs  avantages  durables  ! 
lo.-Leciei       Mais  cck  doit  être  ainsi,  et  cela  a  aussi  son  beau  côté. 
Le  royaume  de  Dieu  se  développe  ici  sur  terre,  comme  un 
lis  au  milieu  des  épines  et  comme  le  rosier  qui  produit 
ses  belles  fleurs  sur  un  tronc  épineux.  Si  la  fleur  merveil- 
leuse et  déhcate  de  la  virginité,  que  pourtant  le  Sauveur 
lui-même  appefle  la  meilleure  part,  ne  prospère*  qu'au 
prix  de  durs  combats  (1),  il  serait  alors  injuste  qu'on 
puisse  cueillir  sans  peine  les  magnifiques  fruits  du  ma- 
riage. Celui  qui  veut  jouir  des  fruits  ne  doit  pas  crain- 
dre la  peine.  Celui  qui  a  éprouvé  la  bénédiction  du  ma- 
riage, celui  qui  veut  sentir  en  lui  sa  force  sanctifiante, 
doit  savoir  que  ce  qui  est  saint  s'acquiert  d'abord  par 
le  glaive  (2),  et  ne  prospère  dans  le  plus  intime  du  cœur 
qu'au  mifieu  de  tempêtes  et  de  labeurs  continuels.  Le 
mariage  est  un  état  saint,  mais  aussi  un  état  de  sacri- 
fice, de  reniement,  de  purification  continuelle  et  d'en- 

(1)  Sap.,  IV,  2.  —  (2)  Matth.,  X,  34. 


sur  terre. 


LE    MARIAGE    ET    LE    ROYAUME    DE    DIEU  433 

noblissement  sérieux  de  soi.  Pour  accomplir  ses  fins 
difficiles,  Dieu  a  répandu  sur  lui  sa  grâce,  dans  la  me- 
sure la  plus  abondante.  Par  lui,  le  ciel  s'incline  littéra- 
lement vers  la  terre  et  élève  celle-ci  jusqu'à  sa  hauteur. 
Oui,  c'est  vrai,  le  mariage  est  le  ciel  sur  la  terre,  non 
le  ciel  du  plaisir,  mais  le  ciel  de  la  grâce,  qui  donne  la 
force  de  supporter  tous  les  sacrifices,  et  qui  rend  ca- 
pable de  tous  les  triomphes  personnels.  Celui  qui  reçoit 
sa  grâce  et  sait  l'utihser  fidèlement  dans  le  but  pour 
lequel  elle  est  donnée,  celui-là  vit  encore  sur  la  terre 
et  éprouve  chaque  jour  en  lui  ce  qu'est  cette  vie,  mais 
au  milieu  de  tous  ces  fardeaux,  il  se  sent  pourtant  attiré 
vers  le  ciel  et  soutenu  comme  le  fer  l'est  par  l'aimant, 
et  il  goûte  déjà  la  récompense  des  luttes  livrées  pour 
arriver  à  sa  fin  la  plus  élevée^  cette  paix  du  cœur  qui 
est  en  effet  le  ciel  sur  terre.  S'il  a  fallu  que  le  Christ 
souffrit  pour  entrer  dans  sa  gloire  (1),  puissent  tous 
ceux  qui  embrassent  l'état  du  mariage  se  tenir  pour  dit 
que  le  royaume  de  Dieu,  pour  l'expansion  duquel  ils  se 
chargent  de  ce  fardeau  sacré,  ne  produit  son  doux  fruit 
de  paix  que  pour  ceux  qui  se  sont  rendus  dignes  de  lui, 
par  la  patience,  la  discipline  et  la  justice  (2). 

(1)  Luc,  XXIV,  26.  —  (2)  Hebr.,  XII,  11. 


28 


DIX-HUITIÈME  CONFÉRENCE 

LE    MARIAGE    COMME    SEMENCE    DIVINE. 

1.  Philosophie  et  esthétique  du  mariage.  —  2.  Le  triple  lien  qui 
unit  les  parents  et  les  enfants.  —  3.  Mal  que  cause  la  question 
scolaire  moderne.  —  4.  La  doctrine  enseignant  que  l'état  a  un 
droit  de  propriété  sur  les  enfants.  —  5.  L'éducation  est  un  do- 
maine qui  intéresse  la  famille,  l'état  et  l'Eglise.  —  6.  L'instruc- 
tion et  l'école  sont  des  affaires  sociales.  —  7.  L'éducation  et  une 
vie  religieuse  sont  inséparables.  —  8.  L'éducation  est  soumise  à 
l'Église.  —  9.  Ce  n'est  qu'en  donnant  ses  soins  à  la  semence  di- 
vine que  la  société  travaille  à  sa  prospérité. 

1.- Philo-       Peu  d'hommes  ont  aussi  souvent  l'occasion  d'enten- 

sophie  et  es- 

marTe  ^"^  ^^^  ^^^  plaintcs  sur  le  contraste  entre  l'idéal  et  la  réa- 
lité, et  d'apprendre  cette  différence  dans  toute  sa  gran- 
deur, que  le  pasteur  des  âmes,  chargé  d'intervenir  dans 
des  questions  de  mariage,  soit  pour  donner  des  con- 
seils, soit  pour  apaiser  des  différents,  soit  pour  s'inter- 
poser comme  arbitre.  S'il  lui  semble  bon,  avant  que 
tout  soit  réglé,  de  donner  un  avertissement  pour  inviter 
à  la  réflexion,  on  lui  répond  que  si  cela  dépendait  dej 
lui,  la  vie  aurait  vite  perdu  sa  joie  et  ses  charmes.  Et 
quelques  jours  après  que  le  pas  décisif  est  fait,  voilà 
que  ces  mêmes  personnes  viennent  le  trouver,  et  se 
plaignent  de  s'être  terriblement  illusionnées  en  croyant] 
au  bonheur  et  à  l'humanité.  S'il  essaie  de  pondérer  lesj 
premières  impressions  d'un  cœur  qui  n'est  pas  encore 
familiarisé  avec  la  réalité,  alors  on  lui  dit  qu'il  lui  est 
facile  de  parler,  qu'il  ne  sait  pas  quelle  distance  sépare 
l'apparence  et  la  réalité.  Pourtant,  il  le  sait  par  une 
expérience  souvent  répétée  sur  lui  ou  sur  d'autres.  C'est 
pour  cela  qu'autrefois  il  avait  parlé  aussi  sérieusement. 
Son  intention  n'était  pas  de  détruire  l'idéal,  mais  seu- 
lement d'harmoniser  la  perspective  avec  les  faits.  Et 
c'est  pourquoi  il  agit  de  même  chaque  fois  qu'il  s'agit 


LE    MARIAGE  COMME    SEMENCE    DIVINE  435 

d'un  pas  à  faire  dans  la  vie.  Saint  Augustin  a  déjà  donné 
le  conseil  de  retenir  un  peu  quiconque  veut  se  consa- 
crer au  service  de  Dieu,  et  de  lui  dire  en  conscience  qu'il 
doit  faire  ce  pas  non  avec  des  intentions  juives,  à  cause 
des  avantages  temporels^  mais  uniquement  par  égard 
au  salut  de  son  âme  et  à  la  récompense  éternelle  (1  ). 

C'est,  et  ce  sera  toujours  le  plus  grand  service  qu'on 
puisse  rendre  à  quelqu'un  dans  des  affaires  décisives. 
Des  jeunes  gens  à  la  tête  chaude,  au  cœur  ardent,  qui  se 
précipitent  à  notre  porte  pour  recevoir  une  prompte  ré- 
ponse à  la  question  :  dois-je  entrer  en  religion  ?  dois-je 
me  marier?  se  sentent  souvent  blessés  quand  ils  sont 
accueillis  avec  cette  douche  glaciale.  Mais  Teffet  ne  sera 
probablement  pas  de  longue  durée  quand  on  leur  aura 
tenu  ce  langage  :  C'est  vous  qui  devez  vous-même  tran- 
cher la  question,  car  c'est  vous  qui  supporterez  les  con- 
séquences. Réfléchissez-y  donc  bien.  Pour  moi,  voici 
tout  ce  que  je  puis  vous  dire  :  Si  vous  n'attendez  que  du 
miel,  vous  vous  apercevrez  de  votre  méprise  avant  peu. 
Mais  si  vous  cherchez  le  ciel  sur  terre  dans  la  prose  ac- 
tive et  passive,  au  lieu  de  la  chercher  dans  une  stérile 
poésie  ;  si  vous  ne  demandez  pas  que  d'autres  vous  ap- 
portent le  bonheur,  mais  si  vous  êtes  prêts  à  vous  le  pro- 
curer à  vous-mêmes  par  abnégation  intérieure,  et  aux 
autres  par  des  sacrifices  extérieurs,  vous  ne  serez  pas 
trompés,  et  vous  trouverez  sur  terre  plus  d'idéal  et  de 
poésie  que  vous  ne  l'auriez  cru. 

Dans  ce  monde,  il  n'y  a  qu'un  seul  chemin  qui  con- 
duise à  la  paix,  c'est  une  conscience  pure,  un  cœur  qui 
est  d'accord  avec  Dieu,  une  volonté  prête  à  tous  les  sa- 
crifices. Les  heures  où  il  faut  accomplir  l'aride  devoir 
^onl  nombreuses  ;  celles  de  l'enthousiasme  sont  rares. 
Il  faut  acheter  les  courts  moments  de  la  transfiguration 
par  de  longs  jours,  souvent  par  de  longues  années  d'ab- 
négation. La  prose  est  une  règle  générale  dans  la  vie, 

(1)  Augusfc.,  Catech.  rud.,  16,  24  ;  17,  26  sq. 


4,36  LA   FAMILLE 

elle  en  forme  la  base;  la  poésie  n'est  qu'un  ornement  des 
iours  de  fête  ;  mais  une  bonne  prose  est  plus  importante 
et  plus  difficile  qu'une  poésie  enchanteresse.  Ce  serait 
cependant  une  grande  erreur  de  croire  que  la  prose  n  est 
pas  poétique.  Celui  qui  en  est  bien  maître  peut  lui  don- 
ner de  la  ligueur,  de  l'énergie,  et  avec  elle  se  préparer 
ainsi  qu'aux  autres  une  gloire  plus  belle  et  plus  durable, 
que  par  n'importe  quelle  poésie.  La  félicité  la  plus  pure 
qu'otîre  cette  vie  est  la  conscience  d'avoir  été  utile  et 
d'être  devenu  meilleur  ;  mais  cette  conscience,  il  faut 
l'obtenir.  Or  les  meilleurs  moyens  pour  cela,  sont  letra- 
vail  et  le  sacrifice. 

Telle  est  la  philosophie  et  l'esthétique,  en  un  mot  la 

sagesse  du  mariage.  Mais  s'il  en  est  ainsi,  on  ne  peut 

contester  que,  d'après  l'idée  qu'on  a  de  lui,  idée  qui  est 

inculquée  par  la  Révélation,  il  contient  une  haute  poésie 

et  représente  le  véritable  idéal.  La  Révélation  évite  avant 

fout  de  faire  chercher  la  beauté  du  mariage  dans  des 

sentiments  doux  et  fugitifs,  qui  ne  laissent  après  eux 

qu'amertume,  mais  dans  le  plaisir  pour  le  travail  et  dans 

l'empressement  pour  le  sacrifice,  deux  choses  dont  la 

matière  ne  fera  jamais  défaut.  La  joie  pour  le  sacrifice, 

les  époux  la  trouvent  dans  la  vie  commune  ;  l'impulsion 

pour  leur  activité  est  dans  le  devoir  d'élever  les  enfants. 

^  _^,,i    '    En  donnant  des  enfants  aux  époux,  Dieu  bénit,  con- 

•pie ' lien^qùi  g^jg  g^  affermit  leur  alliance  dans  une  mesure  qui  dépasse 

MÙetlesen-  ^^^^g  description.  A  partir  de  cette  heure,  ils  s'appar-' 

tiennent  par  de  nouveaux  liens  si  étroits,  qu'il  est  impos 

sible  de  les  briser,  à  moins  d'avoir  foulé  aux  pieds  le 

sentiments  les  plus  profonds  et  les  plus  naturels  d 

l'homme.  Il  n'y  a  pas  d'explication  humaine  à  donner  d 

l'amour  des  parents  envers  les  enfants,  parce  qu'il  i! 

provient  pas  d'une  disposition  humaine,  mais  qu'il  e. 

une  loi  immuable  de  l'ordre  naturel  créé  par  Dieu.  Sai 

doute  des  hommes,  comme  Edouard  de  Hartmann,  qij 

nient  cet  amour,  ne  peuvent  pas  comprendre  commei 

une  dame  de  distinction  qui  a  fait  jusqu'à  présent  s 


LE  MARIAGE    COMME    SEMENCE    DIVINE  437 

délices  d'Homère  et  de  Shakespeare  puisse  éprouver  du 
plaisir  et  même  un  ravissement,  en  présence  du  bégaie- 
ment inintelligible  d'une  masse  de  chair  toute  boursou- 
flée, comme  ils  appellent  l'enfant,  et  croient  voir  en  cela 
la  meilleure  preuve  que  l'esprit  raisonnable  ne  se  dis- 
tingue pas  de  l'instinct  sensible.  Mais  en  abaissant  un 
des  sentiments  les  plus  délicats,  l'amour  maternel,  cet 
amour  sacré,  à  un  instinct  animal,  sans  conscience  de 
lui-même,  ils  ont  porté  leur  propre  condamnation,  et 
ont  en  même  temps  prouvé  qu'il  n'y  a  point  d'explica- 
tion et  point  de  sécurité  pour  la  nature  et  pour  les  cho- 
ses les  plus  naturelles,  si  on  n'en  reconnaitpas  l'auteur 
et  le  protecteur  dans  la  personne  de  Dieu.  Or  il  y  a  un 
Dieu  de  qui  proviennent  les  lois  de  la  nature  sainte  et 
immuable,  et  voilà  pourquoi  c'est  une  loi  sacrée  que  les 
parents,  avec  tout  leur  être,  soient  attachés  à  leurs  en- 
fants, et  se  sentent  obligés  de  prendre  soin  de  toutes  fa- 
çons de  ce  bien  si  cher.  Plus  cette  tâche  leur  cause  de 
travail  et  de  peines,  plus  il  en  résulte  un  nouveau  lien 
moral  qui  les  unit  aussi  bien  entre  eux  qu'avec  leurs 
enfants.  On  sait  ce  qu'est  la  fraternité  des  armes.  Et 
quand  deux  personnes  étrangères  l'une  à  l'autre  se  sont 
par  hasard  prêtées  un  mutuel  secours,  dans  un  péril  de 
!  roule  ou  d'hôtel,  il  s'établit  entre  elles  des  relations  qui 
jne  s'effaceront  plus  jamais.  Des  terreurs  et  des  sacrifices 
supportés  en  commun,  des  services  qu'on  s'est  rendu 
dans  des  heures  difficiles,  des  preuves  d'attachement 
sincère  qu'on  s'est  donné  dans  des  moments  d  abatte- 
ment ;  mais  avant  tout,  les  mêmes  craintes,  les  mêmes 
projets  relatifs  à  un  avenir  incertain,  critique,  sont  un 
i  moyen  merveilleux  pour  rendre  les  cœurs  tendres  et  les 
I  fondre  en  un  seul.  Or  ceci  se  passe  presque  chaque  jour 
'dans  l'éducation  des  enfants. 

De  là  résulte  ce  ciment  qui  unit  ensemble  le  cœur  des 
'  parents,  bien  mieux  que  la  soudure  ne  réunit  deux  la- 
I  mes  de  plomb,  et  cet  amour  jaloux  pour  les  enfants, 
!  dont  la  poule  et  les  poussins  sont  l'image.  Plus  il  y  a  de 


438  LA   FAMILLE 

soucis,  plus  il  y  a  d'amour.  Chagrins,  croix  et  souffran- 
ces sont  ce  feu  qui  purifie  l'amour  naturel  ou  mieux  dit 
transforme  l'amour  passionné  en  amour  vertueux.  C'est 
pourquoi  les  parents  qui  ont  une  fois  commencé  à  faire 
des  sacrifices  pour  leurs  enfants,  sacrifieraient  plutôt 
leur  vie  que  ces  êtres  qui  leur  sont  si  chers.  Ce  qu'on 
ne  peut  concevoir,  c'est  que  les  parents  livrent,  sans 
combattre  jusqu'à  la  dernière  extrémité,  leurs  enfants  à 
des  exigences  non  autorisées  ou  à  des  empiétements  de 
la  part  du  pouvoir  public.  Us  ne  voudraient  pourtant  pas 
se  rendre  le  témoignage  qu'ils  n'ont  jamais  fait  de  sa- 
crifices pour  eux  !... 

Pour  tout  dire,  des  parents  chrétiens  sont  unis  entre 
eux  et  à  leurs  enfants  par  un  troisième  trait  d'union  qui 
surpasse  de  beaucoup  les  deux  précédents.  C'est  seu- 
lement par  la  présence  des  enfants,  qu'ils  commencent 
à  sentir  la  sainteté  de  l'alliance  qu'ils  ont  contractée  de- 
vant Dieu  et  avec  Dieu.  C'est  précisément  en  vue  de  la 
descendance,  que  celle-ci  a  été  revêtue  par  Dieu  de  la 
dignité  de  sacrement.  C'est  aussi  dans  cette  vue,  qu'ils 
se  sont  unis  tous  les  deux  ensemble  et  tous  les  deux 
avec  Dieu  par  un  contrat  solennel,  et  voilà  que  Dieu- 
leur  envoie  un  gage  visible  d'acceptation,  de  ratification 
et  de  bénédiction  du  traité.  Par  les  enfants,  Dieu  entre 
donc  en  quelque  sorte  lui-même  visiblement  comme 
tiers  dans  l'alliance.  Lorsque  les  parents  voient  leurs 
enfants,  ils  voient  la  réalisation  du  caractère  religieux, 
de  la  fin  la  plus  prochaine,  et  de  la  bénédiction  divine 
de  leur  union  ;  et  ils  n'ont  pas  besoin  de  plus  amples  ex- 
plications sur  la  tâche  du  mariage,  qui  est  de  servir  à  la 
propagation  du  royaume  de  Dieu,  sur  sa  nature  reli- 
gieuse et  sainte  et  sur  la  belle  parole  de  l'Ecriture: 
((    Qu'est-ce  que  l'Éternel  demande  dans  le  mariage, 
sinon   qu'il    en    sorte  une  race   d'enfants   dignes    de 
Dieu?  »  (1). 

(l)Malach.,  II,  15. 


moderne. 


LE    MARIAGE    COMME    SEMENCE    DIVINE  439 

Par  suite  de  cette  triple  considératioa,  des  parents  3._Maiquo 
consciencieux,  fidèles  au  devoir,  ne  peuvent  faire  au-  ffoT'scE 
trement  que  de  penser  avec  une  certaine  anxiété  aux 
lourdes  obligations  dont  ils  se  chargent,  relativement  à 
l'éducation  de  leurs  enfants.  Et  quiconque  pèse  d'un 
côté  la  grandeur  et  la  gravité  de  cette  tâche,  d'un  autre 
la  disposition  du  cœur  paternel,  n'osera  dire  qu'ils  peu- 
vent aller  trop  loin  dans  leurs  scrupules.  Mais  si,  par  sa 
nature  et  dans  des  conditions  normales,  la  tâche  des 
parents  relativement  aux  enfants  est  si  difficile  et  si 
pleine  de  responsabilités,  qui  leur  en  voudra  s'ils  disent 
aujourd'hui,  qu'il  y  a  lieu  de  réfléchir  sérieusement 
avant  de  se  marier,  puisque  la  plupart  des  difficultés  de 
l'autorité  publique  se  rapportent  à  la  personne  et  à 
l'éducation  de  ceux  qui  les  font  se  charger  de  ce  pénible 
fardeau,  surtout  que  ces  difficultés,  ils  peuvent  d'autant 
moins  facilement  les  vaincre,  que  ceux  qui  les  font  naî- 
tre ont  la  facilité  d'invoquer  la  lettre  de  la  loi,  et  au  be- 
soin d'avoir  recours  à  la  force,  pour  couvrir  leurs  em- 
piétements violents. 

Les  parents  qui  parlent  ainsi  ont  raison.  La  manière 
dont  la  question  est  comprise  aujourd'hui  est  en  etfet 
loin  d'être  pour  eux  un  secours  dans  les  fonctions  diffi- 
ciles de  l'éducation  ;  elle  est  au  contraire  le  plus  grand 
obstacle  à  l'exercice  de  leur  vocation  déjà  si  difficile 
sans  cela.  La  question  d'école,  on  peut  le  dire  sans  exa- 
gération, est  devenue  un  des  pires  fléaux  de  notre  épo- 
que. Grâce  à  la  dissolution  de  toutes  les  situations  qui 
existaient  jusqu'à  présent,  on  peut  dire  que  presque 
tout  ordre  s'est  transformé  en  question.  Le  seul  mot 
de  question  signifie  déjà  un  état  de  choses  embrouillé, 
sans  solution.  Qu'on  songe  un  peu  à  la  réputation  que 
notre  siècle  est  en  train  de  se  faire  devant  la  postérité 
avec  toutes  ces  questions!  Au  lieu  d'un  ordre  social, 
nous  avons  une  question  sociale;  au  lieu  de  situation 
normale  dans  l'ordre  politique,  et  dans  l'ordre  écono- 
mique, nous  avons  une  question  industrielle,  une  ques- 


440  LA    FAMILLE 

tion  ouvrière,  une  question  agricole  et  cent  questions 
politiques.  Qu'y  a-t-il  encore  qui  ne  soit  pas  mis  en 
question?  De  cette  vocation  des  femmes,  rendue  si  évi- 
dente par  les  lois  de  la  nature  et  de  la  morale,  a  surgi 
la  question  sur  le  rôle  de  la  femme  ;  de  la  vie  de  famille, 
cette  pierre  fondamentale  de  l'ordre  social,  s'est  élevée 
une  question  domestique.  Là  encore,  qui  s'étonnerait 
du  décousu  de  notre  vie?  Nous  avons  assez  de  questions 
pour  mettre  en  désunion,  dans  leurs  droits  et  leurs 
rapports  les  plus  sacrés,  hommes  et  femmes,  états  qui 
ne  peuvent  se  passer  les  uns  des  autres,  villages  de  pay- 
sans, maisons  perdues  dans  des  vallées  au  fond  des 
montagnes,  et  pour  aigrir  entre  eux  les  meilleurs  amis. 

Mais  une  question  qui  est  propre  à  empoisonner  la 
vie  à  sa  source,  et  à  faire  naître  dans  le  cœur  de  l'enfant, 
la  semence  diabolique  de  l'indocilité,  du  doute,  de  l'ef- 
fronterie, ne  s'était  pas  encore  présentée.  Et  voici  venir 
la  question  d'école,  ou  mieux  dit  la  question  de  l'en- 
fant. Oui  c'est  une  question  inouïe.  A  proprement  parler, 
que  veut  dire  ce  mot?  Si  seulement  on  avait  posé  la 
question  ainsi:  Qui  a  des  devoirs  envers  l'enfant?  Ce 
serait  déjà  assez  triste  d'être  obligé  de  l'entendre  sous 
cette  forme  ;  mais  voici  qu'elle  est  conçue  en  ces  ter- 
mes :  A  qui  appartiennent  les  enfants?  Est-ce  que  par 
hasard,  les  enfants  ne  sont  que  des  instruments  dont 
un  parti  se  sert  pour  arriver  à  ses  fins,  fins  qu'on  n'ose 
même  pas  avouer  publiquement?  Ou,  les  enfants  ne 
sont-ils  que  le  bouclier  avec  lequel  on  pare  les  flèches 
dans  la  lutte  acharnée  qui  se  déploie  sur  toute  la  ligne? 
Oui,  c'est  un  fait,  il  ne  s'agit  plus  que  des  enfants.  Tant 
que  ceux-ci  ne  nous  appartiendront  pas,  se  dit  en  lui- 
même  le  libéralisme,  nos  plans  secrets  ne  se  réahseront 
jamais.  Si  une  fois,  ils  nous  sont  livrés,  le  monde  nous 
appartient,  quand  même  nous  subirions  cent  défaites. 

Tel  est  le  sens  de  cette  question,  que  le  père  de  la 
Révolution,  Rousseau,  a  léguée  au  monde  avec  d'autres 
héritages  qui  ont  été  payés  au  prix  du  sang.  Il  ne  faut 


LE    MARIAGE    COMME    SEMENCE    DIVINE  441 

pas  s'étonner  que  l'art  de  révolutionner  le  monde,  d'une 
manière  habile  et  délicate,  ait  choisi  ce  domaine  pour 
son  champ  d'action  favori.  Nous  nous  servons  de  fortes 
expressions,  nous  le  sentons  ;  mais  l'amour  fait  homme 
lui  aussi  entrait  dans  une  sainte  colère,  quand  il  pen- 
sait à  cette  question,  qu'il  maudissait  un  tel  scandale 
et  parlait  de  meule  de  mouhn  et  d'abîme  de  la  mer  (1). 
Mais,  y  a-t-il  une  parole  qui  puisse  être  trop  sévère,  dans 
une  question  où  est  mis  en  jeu  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
saint,  dans  une  question  qui,  au  témoignage  de  Platon, 
est  plus  difficile  et  exige  une  plus  grande  circonspection 
que  toute  autre  (2),  dans  une  question  où  tout  jeune 
homme  sans  éducation,  et  tout  brouillon,  en  rupture  de 
ban  avec  sa  vocation  d'éducateur,  se  permet  de  conseil- 
ler, de  décider,  de  soupçonner,  de  détruire  et  d'assassi- 
ner, sans  avoir  seulement  la  moindre  notion  de  la  ques- 
tion dont  il  s'agit.  Ici  aussi,  s'applique  le  dur  proverbe 
des  anciens  :  «  plus  l'art  est  difficile,  plus  il  y  a  de  gâte- 
métier  (3)  ».  Si  seulement  il  n'y  avait  pas  tant  d'àmes 
i  nnocentes  qui  paient  par  leur  mort  éternelle  les  recet- 
tes de  ces  gâte-métier  ! 

Le  seul  nom  de  question  scolaire  est  déjà  une  preuve 
d'ignorance,  et  ne  s'agirait-il  que  de  celui  qui  doit  faire 
la  classe,  et  de  ce  qu'on  doit  infuser  à  l'école  aux  pau- 
vres victimes  qui  s'y  présentent,  que  nous  regretterions 
déjà  les  flots  d'encre  que  cette  discussion  a  fait  couler. 
Oui,  nous  plaignons  les  pauvres  enfants  qui,  huit  années 
durant,  sont  obligés,  au  prix  de  leurs  yeux  et  de  leur 
santé,  de  se  laisser  torturer  sur  les  secrets  de  l'analyse 
spectrale,  les  racines  cubiques,  l'anatomie,  lasaurolo- 
gie  et  mille  autres  choses  qui,  comme  préparation  à  leur 
vocation  future  de  cuisiniers  ou  de  cochers,  sont  aussi 
inutiles  que  possible. 

Si  toute  la  question  se  bornait  à  cela,  nous  ne  ferions 
pas  tant  de  bruit  autour  de  ces  monstruosités.  Ce  qui 

(0  Matth.,  XVni,  6,  7.  —  (2)  Plato,  Leg.  7,  p.  808,  d. 
(3)  Koerte^  Sprichwœrter  der  Deutschen,  (2)  4547. 


442  LA    FAMILLE 

toutefois  ne  veut  pas  dire  que  nous  restions  indifférent 
aux  matières  qu'on  enseigne  dans  les  écoles,  et  à  la  fa- 
çon dont  on  les  enseigne.  Ce  que  nous  voulons  dire, 
c'est  qu'à  côté  de  la  question  d'éducation,  celle-ci  est 
reléguée  au  dernier  plan.  En  matière  d'enseignement, 
notre  principe  est  celui-ci,  qui  s'applique  même  à  la 
religion  :  Pour  des  enfants,  le  moins  possible,  le  plus 
simple  possible,  et  le  plus  court  possible.  Qu'on  ne  leur 
donne  que  ce  qu'ils  peuvent  comprendre,  retenir,  et  ce 
qui  les  excite  à  penser.  Mais  nous  comprenons  que  ce 
serait  nager  contre  le  courant  que  de  vouloir  prôner  ces 
vues  arriérées.  C'est  pourquoi  taisons-nous,  car  les 
jours  sont  mauvais.  Pour  ce  motif,  nous  laissons  entiè- 
rement de  côté  l'instruction  au  sens  strict  du  mot.  Le 
but  qu'on  poursuit  en  réalité  porte  sur  des  choses  bien 
plus  importantes.  On  veut  faire  croire  qu'il  s'agit  d'a- 
méliorer rinstruction,  et  on  vise  le  cœur  et  l'àme  de 
l'enfant.  On  dit  école^  et  on  veut  dire  éducation.  Voilà 
le  nœud  de  cette  question,  et  c'est  à  ce  point  de  vue 
qu'il  faut  la  juger. 
4.-Ladoc-  L'éducation  est  le  devoir  le  plus  sacré  et  le  droit  le 
gnaStqueré-  plus  iuamissiblc  dcs  parcuts  (i).  C'est  un  principe  de 
droit  (Je  pro-  droit  naturcl,  que,  depuis  que  les  hommes  pensent,  per- 

priélé  sur  les  > 

enfants.  souue  n  a  mis  en  doute,  excepté  les  Spartiates  et  en 
partie  les  Cretois  et  les  Perses  (2).  Fustel  de  Coulanges 
exagère  quand  il  accuse  toute  l'antiquité  d'avoir  porté 
préjudice  aux  droits  des  parents  sur  leurs  enfants  (3). 
L'état  antique  alla  loin  dans  son  oppression  des  droits 
privés;  mais  il  n'a  pourtant  pas  nié  des  droits  aussi  na- 
turels que  celui-ci.  Sans  doute  Platon  aurait  lui  aussi 
introduit  ces  principes  contre  nature  dans  son  pland'é- j 
tat  social,  s'il  avait  pu  le  réaliser  ;  mais  il  dissolvait  la 
famille  pour  pouvoir  plus  facilement  livrer  à  l'ensemble 

(1)  Dig.,  1,1,1.  1,  §  3.  Inst.,  1,2,  prol.  ;  Ancillon,  Gelst  der  Staats- 
verfassungen  (1825),  200;  Bluntschli,  Lehre  vom  modernen  Staatc  (5), 
II,  460.  —  Sintenis,  CivUrccht  (3),  III,  121. 
.    (2)  VP  vol.  conf.  XIV. 

(3)  Fustel  de  Coulanges,  La  cité  antique,  (2)  283  sq. 


LE    MARIAGE    COMME    SEMENCE    DIVINE  443 

l'individu  isolé  et  sans  appui.  Ces  cas  exceptés,  on 
pourrait  citer  peu  d'exemples  de  ce  genre  dans  les  temps 
antiques. 

Mais  ce  qui  fut  partout  et  toujours  la  conviction  de 
l'humanité,  la  Révolution  ne  devait  pas  le  respecter, 
précisément  pour  cette  raison  que  c'était  resté  immua- 
ble jusqu'à  cette  époque.  Les  chefs  de  la  Terreur  érigè- 
rent en  principe  dans  leur  nouvelle  vie  paradisiaque,  la 
pensée  glorieuse,  comme  ils  disaient,  que  l'enfant  ap- 
partenait d'abord  à  la  République,  et  que  les  droits  des 
parents  ne  venaient  qu'ensuite.  C'était  faire  de  l'école 
une  institution  d'état,  ramener  l'instruction  à  un  moyen 
de  servir  les  fins  de  l'état,  et  livrer  l'enfant  à  ce  dernier, 
comme  un  esclave,  comme  une  chose,  car  il  n'avait  pas 
encore  la  valeur  d'un  citoyen  indépendant.  Il  n'avait 
que  des  devoirs  envers  l'état,  mais  pas  de  droits.  Aux 
parents,  il  ne  restait  plus  que  l'obligation  de  prendre 
soin  de  l'enfant  ;  à  part  cela,  ils  perdaient  tout  droit  à 
sa  formation. 

Or,  ces  doctrines  tombèrent  sur  un  sol  fertile^  au 
moment  où  une  puissance  arbitraire  rationaliste  se  fai- 
sait un  honneur  de  taillerie  droit  naturel,  comme  jadis 
dans  les  parcs  des  despotes  débauchés,  on  avait  donné 
aux  arbres  la  forme  d'images  légères.  Les  choses  devin- 
rent pires  qu'on  aurait  pu  l'attendre.  Le  philosophe  alle- 
mand qui.  par  ses  harangues  contre  la  gallomanie  et 
pour  l'exaltation  delà  nation  allemande, avaitsipuissam- 
ment  contribué  à  faire  fleurir  l'orgueilleuse  teutomanie, 
se  fit  sous  ce  rapport  le  colporteur  de  la  marchandise 
révolutionnaire,  et  si  nous  sommes  presque  lek  seuls 
maintenante  en  avoir  en  réserve,  c'est  à  lui  surtout  que 
nous  le  devons.  Il  ne  peut  être  question  que  les  parents 
soient  obligés  à  élever  leurs  enfants,  dit  Fichle  avec  un 
sang-froid  qui  rappelle  le  calme  cynique  de  la  Révolu- 
tion. Entre  le  père  et  Tenfant,  dit-il,  il  n'y  a  aucune  dé- 
pendance naturelle  fondée  sur  la  liberté  et  sur  la  pleine 
connaissance  de  cause.  La  mère  reçoit  son  enfant  par 


444  LA    FAMILLE 

besoin,  comme  c'est  chez  les  animaux  (1).  Pour  cette 
raison,  elle  n'est  même  pas  obligée  de  lui  conserver  la 
Yie  corporelle,  pas  plus  que  l'arbre  n'est  obligé  de  por- 
ter la  branche  quia  poussé  sur  lui  (2).  Au  contraire, 
elle  pourrait  dire  au  père  :  Tu  es  la  cause  de  ce  que  j  ai 
un  enfant,  décharge-moi  du  fardeau  de  son  entretien. 
Ce  à  quoi  le  père  peut  répondre  avec  raison  :  —  n'ou- 
blions pas  que  ce  sont  les  propres  expressions  de  Fichte, 
qui  autorisent  une  telle  barbarie,  —  Ni  toi  ni  moi  n'a- 
vons eu  cette  intention  ;  c'est  à  toi  que  la  nature  a  donné 
l'enfant,  ce  n'est  pas  à  moi  ;  alors  supporte  les  consé- 
quences qui  en  résultent,  comme  il  m'aurait  fallu  les 
supporter  si  elles  me  concernaient.  Quand  même  les 
parents,  continue  ce  singulier  apôtre  de  l'humanité,  au- 
raient conclu  entre  eux  un  traité  relatif  à  l'entretien  de 
l'enfant,  ce  traité  motiverait  seulement  une  obligation 
morale  intérieure,  mais  non  une  obligation  à  laquelle 
ils  puissent  être  contraints,  à  moins  que  l'état  ne  s'en 
soit  porté  garant  (3).  De  même^,  conclut-il,  les  parents 
n'ont  pas  plus  de  droits  envers  leurs  enfants  qu'ils  n*ont 
d'obligations.  C'est  sans  raison  qu'ils  considèrent  les 
enfants  comme  leur  propriété,  et  qu'ils  prétendent  avoir 
un  droit  à  leur  éducation  (4).  L'enfant  appartient  à  l'hu- 
manité. Si  les  parents  traitaient  les  enfants  comme  leur 
propriété,  ils  les  lui  soustrairaient.  De  par  la  loi  natu- 
relle, ils  n'ont  comme  parents  aucun  droit  exclusif  sur 
eux,  mais  ceux-ci  appartiennent  plutôt  en  commun  à 
l'humanité  (5).  Et  de  même  que  les  parents  n'ont  aucun 
devoir  exigible,  de  même  les  enfants  n'ont  aucun  droit 
à  l'éducation  (6). 

(1)  J.  G.  Fichte,  Syst.  d.  SittenL,  §  27,  B.  1.  (G.  W.,  IV,  332  sq.). 

(2)  Id.  Grundlage  des  Natiirrechts  nach  Vrincipien  der  Wissenschafts- 
lehre.  Erster  Anhang,  §  41  (G.  W.,  III,  356). 

(3)  Ibid.,  §42  (in,  357). 

(4)  J.  G.  Fichte,  Naturrecht.    Erster  Anhang,  §  53,   56  (G.  W.,  III, 
363  sq.). 

(5)  J.  G.  Fichte,  Beitrœge  zur  Berichtigung   der    Urtheile  iiber  die 
franzosische  Révolution  (VI,  142). 

(6)  Id.  Naturrecht.  Erster  Anhang.,  §  43,  44  (Kl,  358  sq.). 


LE    MARIAGE    COMME    SEMENCE    DIVINE  445 

A  cela,  il  faudrait  encore  ajouter  que  de  la  part  de 
parents  pauvres,  par  conséquent  chez  le  plus  ^rand  nom- 
bre, une  éducation  particulière  n'est  pas  admissible, 
par  la  raison  que  la  pression  des  petites  circonstances 
extérieures  empêche  les  enfants  de  prendre  un  libre  es- 
sor vers  le  monde  de  la  pensée  (1).  Où  le  bon  philoso- 
phe a-t-ilfait  cette  découverte,  que  les  enfants  des  gens 
riches  s'orientent  mieux  et  plus  facilement  dans  le 
monde  de  la  pensée  que  ceux  des  pauvres,  il  ne  le  dit 
pas.  Comme  on  le  sait  déjà  de  toute  antiquité,  l'expé- 
rience enseigne  justement  le  contraire.  Sans  cela  le  pro- 
verbe ne  dirait  pas  :  «  A  l'un  Dieu  donne  la  richesse,  à 
l'autre  l'intelligence  ».  Sans  doute,  il  y  a  là-dedans  une 
disposition  très  sage  de  la  part  de  Dieu,  et  une  des  pen- 
sées les  plus  frappantes  que  sa  Providence  gouverne  la 
société.  Que  deviendrait  celle-ci,  si  ceux  qui  trouvent 
dans  leur  berceau  la  fortune  et  une  haute  situation, 
avaient  aussi  l'intelligence  en  partage!...  Mais  de  l'au- 
tre manière,  ils  doivent  toujours  regarder  autour  d'eux, 
pour  trouver  du  secours  dans  les  classes  les  plus  pau- 
vres ;  et  ce  n'est  pas  cela  qui  contribue  le  moins  à  con- 
solider la  contexture  de  l'humanité.  Fichte  ne  savait-il 
pas  cela,  ou  l'ignorait-il  à  dessein?  Nous  ne  pouvons 
nous  prononcer  à  ce  sujet.  En  tout  cas,  cette  erreur  lui 
servit  de  principe  sur  lequel  d'après  lui  tout  repose,  le 
principe  que  seul  l'état  est  le  grand  instituteur  et  le 
grand  censeur  (2).  Si  les  hommes  étaient  aussi  grossiers 
et  aussi  animalisés  qu'il  les  dépeint  ici,  on  devrait  sans 
doute  savoir  gré  à  l'état  de  s'occuper  des  pauvres  en- 
fants, par  humanité  et  par  miséricorde.  Autrement  des 
époux  sans  tête,  des  parents  sans  humanité,  finiraient 
par  les  jeter  aux  chiens,  comme  les  honorables  Chinois, 
chez  qui  ce  soi-disant  droit  naturel  de  la  pédagogie  ré- 
volutionnaire est  suivi  à  la  lettre. 

Le  monde  n'était  pas  encore  mûr  pour  ces  doctrines 

(1)  J.-G.  Fichte,  Reden  an  d.  deutsche  Nation,  9.  Rede  (VIT,  406  sq.), 

(2)  Ibid.,  11.  Rede  {G.  W.  VIl,428sq.). 


446  LA    FAMILLE 

répugnantes  et  contre  nature,  même  au  temps  où  le  li- 
béralisme était  dans  sa  plus  belle  fleur.  Il  n'y  a  que  les 
socialistes  qui  aient  osé  répéter  dans  toute  leur  grossiè- 
reté les  principes  établis  par  Fichte.  Pour  combler  la 
mesure,  ils  préconisent  encore  ce  hideux  principe,  par 
lequel  Kant  croyait  avoir  prouvé  aux  parents,  l'obliga- 
tion où  ils  sont  de  prendre  soin  de  leurs  enfants.  Puis- 
que ceux-ci,  pense-t-il,  les  ont  mis  au  monde  sans  leur 
demander  avis,  ils  sont  obligés,  cela  va  sans  dire,  de 
leur  faciliter  les  moyens  d'existence.  Le  premier  mem- 
bre de  cette  proposition  abominable  parait  tout  naturel 
aux  socialistes  ;  mais  ils  n'admettent  pas  la  conclusion. 
D'après  eux,  au  contraire,  par  le  fait  même  que  les  pa- 
rents donnent  l'existence  à  l'enfant,  sans  qu'il  y  con- 
sente, il  en  résulte  qu'ils  perdent  tout  droit  sur  lui. 

On  devrait  donc  dire  avec  Fichte,  que  le  père  de  cha- 
que enfant  est  l'état  tout  entier  (1).  C'est  à  lui  qu'appar- 
tient le  nourrisson  dès  son  berceau,  à  lui  le  gamin  de  la 
rue  et  l'écolier,  à  lui  le  jeune  homme  de  la  caserne,  à  lui 
aussi  l'homme  tant  qu'il  peut  porter  les  armes  dans  la 
réserve  et  qu'il  est  capable  de  payer  des  contributions. 
11  n'y  a  que  le  vieillard  usé,  qui  ne  produit  plus  aucune 
utilité  tangible,  à  qui  le  Père-Etat  retire  son  amour, 
pour  lui  permettre  d'aller  chercher  une  petite  place 
dans  un  hôpital  et  y  mourir. 

Ce  système  doit  évidemment  mettre  le  comble  au 
bonheur  de  l'humanité.  Quand  une  fois  nous  aurons  une 
éducation  nationale,  et  une  nourriture  intellectuelle  na- 
tionale ;  quand  une  fois  tout  sera  transformé  en  caserne 
nationale  et  en  atelier  national,  ce  sera  le  Paradis.  Toute 
initiative  personnelle  chez  les  individus  sera  supprimée, 
parce  que  chacun  sait  qu'il  n'est  rien  par  lui-même, 
mais  seulement  comme  partie  de  l'état.  Nous  n'aurons 
plus  besoin  d'armée  puisque  l'humanité  tout  entière 
sera  une  armée  permanente.  Les  maisons  de  discipline 

(1)  Fichte,  Polit.  Fragm.  (VIII,  564). 


LE    MARIAGE    COMME    SEMENCE    DIVINE  447 

et  de  correction,  les  établissements  pour  les  pauvres 
seront  superflus,  puisque  l'état  ne  sera  pas  autre  chose 
qu'une  immense  maison  de  correction  et  un  hospice  gi- 
gantesque. Comme  le  dit  Fichte  (1)  et  comme  le  répè- 
tent les  socialistes,  avec  une  telle  éducation  nationale, 
toutes  les  branches  de  l'économie  domestique  s'épa- 
nouiront dans  une  floraison  jusqu'alors  inconnue.  C'est 
pourquoi,  conclut-il,  il  faut  pousser,  par  la  force  et  la 
violence  vers  cette  félicité,  les  hommes  qui  ne  la  com- 
prennent pas  encore  et  qui  s'en  font  difficilement  une 
idée  ;  sinon  la  barbarie  et  la  sauvagerie  nous  accable- 
ront inévitablement  (2). 

Nous  voulons  espérer  que  l'humanité  possède  assez  5._Lé(iu- 
le  sentiment  de  l'honneur,  pour  qu'il  ne  soit  pas  néces-  domakie'\d 
saire  de  réfuter  cette  manière  de  voir.  D'ailleurs,  tou-  fammef  rétat 

.  6t  l'é''"liS6. 

tes  les  raisons  seraient  superflues  pour  une  société  qui 
ne  posséderait  pas  assez  de  force  morale  pour  chasser 
d'elle  avec  dégoût  un  tel  communisme  d'enfants,  une 
telle  raillerie  de  tous  les  droits  et  de  tout  l'honneur 
des  parents,  une  telle  profanation  de  toute  vertu  conju- 
gale et  domestique.  S'il  était  vrai,  comme  on  l'a  pré- 
tendu, que  l'humanité  d'aujourd'hui  possède  sous  ce 
rapport  moins  de  sentiments  d'honneur  que  nous  le 
croyons,  elle  mériterait  que  les  desseins  du  socialisme 
se  réalisent.  Personne  ne  niera  que  c'est  l'esprit  libéral 
moderne,  qui  a  préparé  le  champ  à  ces  opinions  ;  et  si 
nous  en  sommes  là,  c'est  sur  lui  que  retombe  une  grande 
partie  de  la  faute.  11  a  combattu,  proscrit,  arraché  du 
cœur  les  principes  du  droit  naturel  et  du  christianisme 
sur  l'éducation;  il  a  fait  de  la  semence  de  Dieu,  une 
pomme  et  une  semence  de  discorde.  Mais  où  deux  se 
disputent,  un  troisième  récolte.  11  n'est  donc  pas  dit  que 
Ip  socialisme  n'emmagasinera  pas  les  fruits  delà  discus- 
sion entre  l'Eglise  et  l'Etat.  Il  le  peut  d'autant  plus  faci- 


(1)  Fichte,  Reden  an  d.  dcut.  Nal.,  11.  R.  (G.  W.  VU,  430  sq.}. 

(2)  Ibid.   VII,  434  sq. 


448  LA    FAMILLE 

lement  qu'il  est,  sous  ce  rapport,  le  disciple  docile  du 
libéralisme  et  de  l'état  absolu. 

Pour  ceux  qui  veulent  voirie  lien  intime  entre  l'esprit 
libéral  et  les  efforts  socialistes  les  plus  radicaux,  l'exem- 
ple n'est  nulle  part  plus  frappant  et  plus  manifeste  que 
chez  Fichte,  le  père  intellectuel  de  l'école  moderne,  de 
l'éducation  nationale,  du  despotisme  à  l'égard  de Técole. 
Pour  le  grand  nombre  de  ceux  qui,  comme  les  dieux  d'E- 
gypte ont  des  yeux  pour  ne  pas  voir  et  des  oreilles  pour 
ne  pas  entendre,  il  est  possible  que  leurs  yeux  s'ouvri-  j 
ront  seulement  lorsque  le  socialisme  aura  réalisé  ces 
pensées,  dont  ils  avaient  souri  autrefois  comme  de  rêve- 
ries. Alors,  quand  il  sera  trop  tard,  ils  se  diront  que  ceux 
qu'ils  décriaient  comme  des  ennemis  de  la  civilisation 
et  des  abrutisseurs  de  l'humanité,  n'avaient  pas  tout  à 
fait  tort.  Non  !  ils  n'avaient  pas  tort.  Non  !  ils  n'étaient 
pas  aveugles.  Dahlmann  n'était  pas  aveugle,  lorsque, 
dans  sa  juste  indignation,  il  comparait  ce  système  d'im- 
mense assassinat  intellectuel  d'enfants  à  une  vente  d'â- 
mes (  1  ).  Mohl  n'était  pas  un  ennemi  de  la  société,  quand 
même  il  appelait  la  tyrannie  moderne  envers  l'école  un 
esclavage  pire  que  le  servage  (2). 

Donc,  il  ne  peut  être  question  de  ceci  que  parmi  les 
communistes  qui,  conséquents  avec  leur  système^  tirent 
les  conclusions  que  Tétat  doit  être  le  maître  des  enfants, 
le  seul  et  suprême  éducateur.  Les  premiers  éducateurs 
sont  les  parents.  Telle  est  la  loi  fondamentale  du  droit 
naturel;  et  parce  qu'elle  appartient  au  droit  naturel,  elle 
appartient  aussi  à  la  foi  chrétienne  (3).  Est-ce  à  direpouri 
cela,  que  l'éducation  ne  concerne  nullement  l'état?  Vou 
lons-nous  prétendre  que  les  parents  seuls  aient  un  droit 
et  un  devoir  à  l'éducation,  et  que  personne  ne  puisse 
les  aider  en  cela?  Non  !  s'il  est  des  cas  dans  lesquels  tout 
peut  se  trancher  d'un  mot,  il  n'en  n'est  pas  de  même 


(1)  Dahlmann,  PolUik  (2),  §  268,  p.  294. 

(2)  Mohl,  Staatsrecht,  Wœlkerrecht  und  PolUik,  lU,  89. 

(3)  Riess,  Der  moderne  Staat  und  die  christliche  Schule  133,  sq. 


ti 


LE    MARIAGE    COMME    SEMENCE    DIVINE  449 

ici.  Ceux-là  se  trompent  beaucoup  qui  veulent  se  débar- 
rasser du  fardeau  de  l'éducation  avec  cette  phrase  sèche  : 
c'est  l'affaire  de  l'état  ;  qu'il  s'en  charge  comme  il  se 
charge  de  faire  les  approvisionnements  de  poudre,  de 
veiller  à  la  bonne  qualité  du  pain,  et  d'éloigner  le  ty- 
phus. 

Mais  ceux-là  sont  aussi  dans  l'erreur  qui,  par  peur 
des  plans  féroces  de  l'absolutisme  despotique,  veulent 
défendre  à  l'état  de  jeter  seulement  un  regard  sur  les 
enfants.  Nous  comprenons  cependant,  qu'en  raison  des 
prétentions  inhumaines  que  nous  venons  d'entendre  de 
la  bouche  de  Fichte,  beaucoup  soient  disposés  à  enlever 
à  l'état  tout  droit  d'intervenir  dans  l'éducation,  car  un 
extrême  en  amène  un  autre.  Mais  c'est  aussi  une  exagé- 
ration qui  rend  toute  entente  impossible  et  porte  en  ou- 
tre préjudice  à  la  vérité.  Lors  même  qu'elle  nous  serait 
utile,  nous  ne  pouvons  l'approuver.  La  vérité  avant  tout, 
même  là  où  on  l'exploite  à  notre  désavantage.  Or^  la  vé- 
rité est  que  l'état  a  un  très  grand  intérêt  aussi  bien  ii 
l'instruction  qu'à  l'éducation.  Il  s'agit  donc  ici  d'harmo- 
niser les  droits  de  ceux  qui  sont  intéressés  à  la  chose  : 
les  parents,  la  société,  les  enfants.  Comme  le  mariage, 
l'éducation  aussi  est  un  de  ces  domaines,  dans  lesquels 
une  séparation  du  civil  et  de  l'ecclésiastique  ne  peut  ja- 
mais se  réahser,  sans  que  toutes  les  parties  en  subissent 
un  très  grand  dommage. 

P  L'éducation  embrasse  deux  grands  domaines,  l'ins- 
truction et  la  discipline,  ou,  ce  que  dans  le  sens  plus 
strict  du  mot,  on  appelle  ordinairement  éducation.  Pour 
donner  une  solution  complète  de  la  question,  il  faut  sé- 
parer ces  deux  éléments,  sans  quoi  ce  serait  impossible, 
'instruction  est  une  partie  importante  de  l'éducation, 
mais  subordonnée  à  elle.  La  discipline  qui  consiste  dans 
a  formation  du  cœur,  la  répression  des  passions,  l'en- 
Qoblissement  de  la  volonté,  l'habitude  de  bien  agir,  est 
t  restera  toujours  la  chose  la  plus  importante  dans  la 
'ormation  de  la  jeunesse.  Sans  elle,  la  culture  la  plus 


0.—  Lias- 

Iruction  et  l'é- 
cole sont  des 
affaires  soci«- 
les. 


450  LÀ    FAMILLE 

élevée  de  l'esprit,  n'est  qu'un  moyen  de  pratiquer  plus 
facilement  la  grossièreté  et  une  voie  ouverte  au  raffine- 
ment du  vice.  Là  où  elle  existe,  l'homme  est  policé, 
quand  même  l'instruction  scientifique  laisse  à  désirer(l  ). 

Si  donc  l'éducation  revient  aux  parents,  il  en  est  de 
même  de  l'instruction  comme  formant  sa  première  par- 
tie, soit  qu'ilspuissentetveuillentla  donner  eux-mêmes, 
soit  qu'ils  veuillent  la  faire  donner  par  quelqu'un  en 
qui  ils  ont  confiance.  La  nature  de  la  chose  réclame  le 
plus  souvent  que  les  parents  fassent  instruire  leurs  en- 
fants en  commun,  d'où  fécole.  L'école  est  évidemment 
une  nécessité  et  une  institution  sociale.  Au  fond,  peu 
importe  celui  qui  la  dirige,  pourvu  qu'il  donne  des  ga- 
ranties qu'il  fait  son  devoir,  et  n'abuse  pas  de  l'influence 
de  sa  situation,  pour  arriver  à  des  fins  étrangères.  Pour 
pouvoir  instruire,  il  n'est  pas  nécessaire  d'être  prêtre  ni 
homme  d'état.  Des  héros  en  paroles  conviennent  peu 
pour  ces  fonctions  ;  les  savants  les  remplissent  souvent 
d'une  façon  très  gauche  ;  mais  les  plus  incapables  sont 
ceux  qui  font  de  cette  carrière  leur  gagne-pain,  et  dont 
le  cœur  orgueilleux,  sans  cesse  mécontent  de  ce  travail 
modeste,  aspire  toujours  à  monter  plus  haut.  Considérée 
exclusivement  comme  établissement  d'instruction,  l'é- 
cole n'appartient  ni  à  l'état  ni  à  l'Église,  mais  elle  est 
une  institution  purement  sociale,  sortie  du  besoin  des 
familles,  pour  travailler  ensemble  à  l'accomplissement 
plus  facile  d'une  de  ses  fms  les  plus  importantes. 

Ceci  établi,  il  est  clair,  qu'elle  a  tout  avantage  à  être 
placée  sous  la  surveillance  d'une  autorité  indépendante, 
puissante,  inspirant  le  respect,  que  ce  soit  l'état  ou  l'É- 
glise, et  dont  la  vigilance  oblige  le  maître  à  donner  des 
preuves  de  son  aptitude  à  remplir  sa  charge  pleine  de 
responsabilités.  Si  l'état  déclare  qu'il  a  tout  intérêt  à 
cela  (2),  et  que  sa  prospérité  dépend  de  ce  que  les  futurs 

(1)  VP  VoL  Gonf.  V,  4;  Vile  Vol.  Conf.  XIV,  10,  XV,  5. 

(2)  Aristot.,  PoL,  8,  l,l.;5(i3),  12.  —  Thomas,  Po/i^,  1.  1,1.  M,  e; 
1.  8,  1.  1,  a. 


LE    MARIAGE    COMME    SEMENCE    DIVINE  451 

citoyens  jouissent  d'une  instruction,  qui  les  prépare  à 
lui  être  utiles  dans  l'avenir,  personne  n'y  trouvera  à  re- 
dire. Les  plus  grands  et  les  plus  sévères  docteurs  de  l'É- 
glise ont  toujours  reconnu,  dans  ce  sens  à  l'état,  le  droit 
d'établir  des  écoles,  d'installer  des  maîtres  (i)  ;  ils  ont 
môme  déclaré  que  c'était  pour  lui  une  obligation  de  s'oc- 
cuper de  l'instruction  de  ses  sujets  (2).  Aussi  l'Église 
s'est  toujours  prononcée  sans  réserve  en  ce  sens  (3). 
Seulement,  elle  exige  aussi  qu'on  admette  le  tait  simple 
et  évident,  qu'elle  aussi  a  le  même  intérêt  (4).  L'état  peut 
donc  surveiller  l'instruction  et  la  faire  donner  par  des 
maîtres  payés  par  lui,  là  où  les  familles  et  les  communes 
ne  sont  pas  en  état  de  la  donner  elles-mêmes.  Dans  l'in- 
térêt d'une  éducation  générale  publique,  il  peut  faire 
valoir  certaines  exigences  qui  ne  soient  pas  exagérées  ; 
il  peut  prescrire  des  examens  auxquels  doit  se  soumet- 
tre quiconque  recherche  cet  emploi  dans  son  sein,  ou 
dont  il  a  besoin  pour  arriver  à  des  fins  publiques. 

D'après  ceci,  le  gouvernement  est  parfaitement  auto- 
risé à  ouvrir  des  écoles,  pourvu  qu'il  n'abuse  de  sa  puis- 
sance pour  écraser  une  concurrence  étrangère  par  la 
^.olence,  par  des  prescriptions  prohibitives,  pour  dé- 
pouiller du  même  droit  la  commune  et  l'Eglise,  et  pour 
monopoliser  ses  établissements  et  son  enseignement. 
Nulle  part,  la  concurrence  n'agit  d'une  manière  plus 
bienfaisante  qu'en  matière  d'études,  et  encore  davan- 
tage en  matière  d'enseignement.  Celui  qui  l'évite,  et 
lui  impose  à  tous  par  des  mesures  de  violence  ses  écoles 
3t  ses  maîtres,  de  manière  à  ne  pas  laisser  la  liberté  de 
choisir,  celui-là  paralyse  l'essor  de  l'instruction  et  delà 

^\l?fT"'''i^  ^-f';' ^'  ^' ^-^^ ^' - ^ ' ^' 2' 3^ ^' ^^  ^^' 2; 4, 13. 

^tm^rvalt,  123   -  Cf.  Thomas,  C.  impugnaL,  c.  3,  ad.  penult. 
^-j  Aegid.,  a  Columna,  liegim.  prlnc,  3    2  8 

onc.  MogunL,   1549,  c.  96.  Cf.  Conc,  Trident.,  s.  5,  de  reform     Zn 
ymnasus  autem  publicis.  /''/*.,  b  m 

(4)  Conçu.  Mogunt.,  1549,  c.  96,  Conc.  Paris.,  II,  829,  1,  21. 


452  LA.    FAMILLE 

science,  et  fait  preuve  de  n'oser  engager  la  lutte  avec 

d'autres. 

Dans  ce  domaine,  le  monopole  de  l'état  est  d'ailleurs 
non  seulement  une  violation  de  la  justice,  mais  aussi 
une  violation  de  la  raison,  puisque  Dieu  a  distribué  la 
science  comme  bien  commun  général  où  chacun  peut 
puiser;  puisque  le  don  du  savoir  et  de  l'enseignement 
ne  peut  être  ni  loué,  ni  prêté  ;  puisque  instruction  et 
science  n'ont  rien  à  faire  directement  avec  sa  lâche  de 
sauvegarder  le  droit.  11  peut  et  doit  aider  ses  sujets  à 
acquérir  les  biens  intellectuels  nécessaires,  là  où  ils  ne 
peuvent  se  les  procurer  eux-mêmes  ;  mais  il  ne  peut  les 
forcer  à  penser  et  à  apprendre  d'après  une  méthode 
inventée  par  lui.  11  peut  encore  moins  leur  défendre 
d'acquérir  la  vérité  et  la  science  à  leur  propre  compte, 
trésors  qui,  comme  le  soleil  et  l'air,  appartiennent  au 
bien  commun  de  l'humanité,  et  qui  sont  dévolus  à  celui 
qui  s'en  empare  le  premier.  , 

Et  alors  même  que  l'état,  comme  c'est  le  cas  actuel-j 
lement  presque  partout,  prend  lui-même  l'école  entre 
mains  pour  plus  de  commodité  pour  les  communes,  el 
à  cause  de  l'uniformité  de  l'instruction,  elle  ne  peut  ja- 
mais devenir  sa  propriété.  Ici  l'état  est  comme  le  repré< 
sentant  des  communes  et  des  familles,  c'est-à-dire  qu'i 
agit  comme  mandataire  d'une  activité  sociale,  et  non 
en  vertu  de  son  pouvoir  gouvernemental.  Ce  sérail 
exercer  la  justice  d'une  façon  bizarre,  si  l'on  prétendail 
que,  parle  fait  même  que  quelqu'un  agit  au  nom  d'un 
autre,  il  s'approprie  les  droits  et  les  devoirs  du  délé- 
guant. Il  faut  donc  bien  distinguer  ce  que  l'état  exerce 
aujourd'hui,  ce  qu'il  a  jamais  exercé,  et  en  quelle  qua- 
lité il  se  charge  de  cette  affaire.  Malheureusement,  on 
serait  tenté  de  croire  que,  dans  le  domaine  du  droit  d'é- 
tat et  du  droit  public,  les  savants  eux-mêmes  ne  sont 
pas  capables  de  faire  cette  distinction.  Mais  ce  que  lé 
droit  et  la  raison  exigent  de  maintenir  ferme  dans  le* 
droit  public  comme  dans  le  droit  privé,  s'applique  éga- 


LE    MARIAGE    COMME    SEMENCE    DIVIiNE  453 

lementici.  Aucun  juge  ne  condamnera  comme  coupa- 
ble de  lèse-majesté  un  mari  qui  a  maltraité  le  prince, 
pour  avoir  attenté  à  l'honneur  de  son  foyer  :  il  n'y  a  que 
des  conceptions  de  droit  très  bornées,  qui  accusent  le 
gouvernement  d'injustice,  si  un  magistrat  ne  rend  pas 
immédiatement  justice  à  quelqu'un,  ou  qui  molestent 
l'Eglise,  parce  qu'un  prêtre  a  commis  une  faute.  Est-ce 
que  cela  ne  doit  pas  s'appliquer  aussi  au  droit  d'état  ? 
IN'a-t-on  pas  le  droit  d'exiger  des  jurisconsultes  et  des 
hommes  politiques  qu'ils  s'élèvent  au-dessus  des  cour- 
tes vues  de  l'homme  vulgaire  ? 

Quand  le  Maître  dit  à  Pierre  qu'il  devait  pardonner 
non  pas  sept  fois,  mais  soixante-dix  fois  sept  fois,  cela 
le  concernait  comme  simple  chrétien,  et  pour  cette  rai- 
son s'appliquait  à  tous  les  autres  chrétiens.  La  mission: 
«  faites  ceci  en  mémoire  de  moi  »,  a  été  donnée  à  Pierre 
et  aux  autres  apôtres  en  qualité  de  prêtres,  ainsi  qu'à 
tous  ceux  qui  sont  revêtus  de  la  puissance  sacerdotale. 
Le  pouvoir  de  lier  et  de  délier,  Pierre  l'a  reçu  comme 
êvêque.  L'obligation  de  parcourir  le  monde  et  de  prê- 
cher rÉvangile  lui  a  été  donnée  comme  apôtre,  et  il  l'a 
^çue  en  commun  avec  les  autres  évêques  et  les  autres 
apôtres.  Mais  la  charge  d'être  le  fondement  de  l'Église, 
de  confirmer  ses  frères,   de  paître  les  agneaux  et  les 
brebis,  sont  des  privilèges  que  lui  seul  a  reçus  comme 
chef  de  l'Église  et  chef  des  apôtres,  et  qu'il  ne  transmet 
à  personne,  sinon  à  celui  qui  hérite  de  sa  puissance 
universelle. 

On  doit  faire  également  la  même  distinction  dans  le 
domaine  du  droit  d'état.  Si  le  pouvoir  d'état  introduit 
dans  une  contrée  stérile  la  culture  de  la  pomme  de  terre, 
ou  s'il  désigne  un  piquet  de  soldats  pour  éteindre  un 
incendie,  il  exerce  une  fin  civilisatrice  d'un  genre  très 
nférieur;  il  pratique  la  simple  humanité  et  pas  autre 
îhose.  L'otficier  d'état  civil  essayant  de  réconcilier  des- 
époux qui  veulent  divorcer,  pratique  un  devoir  de  cha- 
i^ité  chrétienne  ;  l'autorité  qui  ordonne  la  poursuite  d'un 


454  LA    FAMILLE 

chien  enragé  ou  la  fermeture  d'une  étable,  dans  laquelle 
le  typhus  s'est  déclaré,  ne  fait  que  se  charger,  au  nom 
des'communes  intéressées  d'une  contrée  tout  entière, 
de  l'exécution  d'une  mesure  qui,  en  droit,  revient  aux 
communes  elles-mêmes.  Si  le  pouvoir  d'état  nomme  un 
évêque  en  vertu  de  l'autorité  apostolique,  il  fait  cet  acte 
comme  délégué  spirituel  ;  mais  il  ne  l'exerce  pas  comme 
un  droit  qui  lui  est  propre.  Personne  évidemment  ne 
voudra  faire  passer  la  culture  de  la  pomme  de  terre,  l'ex- 
tinction du  feu,  ou  des  mesures  de  salubrité  pour  des 
droits  de  couronne  et  de  majesté,  pas  plus  que  des  apai- 
sements de  querelles  entre  époux  ou  des  distributions 
de  postes  ecclésiastiques  pour  des  fins  d'état. 

S'il  en  est  ainsi,  jamais  l'école  ne  deviendra  elle  non 
plus,  la  propriété  de  l'état,  quand  même  celui-ci  em-  ^ 
ploierait,  pendant  des  milliers  d'années,  tous  les  maî-  ' 
très  d'école,  et  quand  même  il  imposerait  aux  commu- 
nes les  plus  lourdes  charges  pour  des  fins  scolaires. 
Avec  le  même  droit,  on  pourrait  prétendre  qu'une  rue 
nouvellement  construite  devient,  avec  toutes  ses  mai- 
sons, la  propriété  de  la  ville,  parce  que,  après  indem- 
nité, l'architecte  a  pu  engager  les  entrepreneurs  à  faire- 
bâtir  les  maisons  sur  le  plan  élaboré  par  lui. 
Voilà  pour  l'instruction. 
7.-L*édu-       Incomparablement  plus  importante  est  la  discipline, 
vîe'^dîgiere  l'éducatiou  daus  le  sens  strict  du  mot.  Celle-ci  a  pour 
sontinsépara-  ^.^^  ^^  ^.^.^^  disparaître  les  défauts  qui  sont  dans  la  natu- 
re de  lenfan  t  (  1  )  ,de  lui  inculquer  la  vertu  (2) , et  de  le  pré- 
.  parer  à  devenir  avec  le  temps  un  homme  complet  (3). 
Le  domaine  de  l'éducation  comprend  par  conséquent  la 
morale  dans  toute  son  étendue.  Sa  lâche  est  d'initier  à 
la  véritable  morale  intérieure  et  extérieure.  Que  cette 
morale  ne  puisse  se  réaliser  par  la  simple  honnêteté  e 
sans  la  Religion,  qui  en  est  tout  d'abord  la  pratique  lî 
plus  excellente^  c'est  trop  clair  pour  que  nous  puission" 

(1)  Aristot.,  Po/ii.,  7,  15  (17),  11. 

(2)  Plato,  Re^.,  3,  p.  402,  c.  d.  —  (3)  Id.,  Leg.,  1,  p.  643,  d. 


LE    MARIAGE    COMME    SEMENCE    DIVINE  455 

nous  y  arrêter.  La  soi-disant  morale  libre  sans  religion, 
est  un  jeu  de  comédie  et  d'intrigue  percé  à  jour,  une 
chinoiserie,  un  moyen  pour  éviter  la  maison  de  cor- 
rection ou  la  potence.  Sans  religion  vivante,  et  sans  vie 
religieuse,  toute  morale  est  ce  qu'est  un  été  au  pôle 
nord,  un  pays  sans  soleil,  un  aliment  sans  saveur,  un 
foyer  sans  feu.  11  faut  que  la  vie  religieuse  soit  vigou- 
reuse et  ardente,  pour  parer  aux  nombreux  dangers  du 
mensonge,  de  l'insincérité  et  de  la  médiocrité  dans  la 
vie  morale.  Si  même  la  religion  est  considérée  comme 
le  reste,  ou  estimée  comme  un  ornement  de  parade  pour 
les  jours  de  fête,  le  sentiment  moral  ne  la  conduira 
jamais  jusqu'à  la  gravité,  à  l'action  et  à  la  perfection. 

C'est  pourquoi  on  ne  peut  approuver  qu'un  certain 
nombre  d'hommes,  concédant  il  est  vrai  à  la  religion 
une  place  dans  l'éducation^  la  considèrent  cependant 
comme  un  accessoire  et  la  rangent  parmi  des  matières 
secondaires.  Ils  croient  avoir  fait  une  concession  mer- 
veilleuse, et  en  réalité  ils  ont  fait  très  peu  de  chose,  si- 
non rien  du  tout.  Une  suffit  pas  de  connaître  la  religion. 
La  religion  est  avant  tout  pratique,  action  et  vie.  Son 
introduction  dans  l'éducation  n'est  pas  une  partie  plus 
ou  moins  essentielle,  à  côté  de  l'enseignement  et  de  la 
discipline,  et  qu'on  peut  séparer  d'elles  ou  omettre  sans 
préjudice  aucun.  Elle  est  au  contraire  l'âme  et  la  base 
fondamentale  de  l'éducation,  le  véritable  principe  de 
la  morale  ;  elle  est  ce  qui  partout,  même  dans  l'instruc- 
tion, forme  le  point  final,  mais  qui  dans  l'éducation  doit 
former  le  commencement,  le  milieu  et  la  fin.  En  assi- 
gnant quelques  heures  à  l'instruction  religieuse,  comme 
cela  se  fait  pour  la  gymnastique  et  le  dessin,  tout  n'est 
pas  fini,  beaucoup  s'en  faut.  Et  si  l'on  croit  qu'il  suffît 
d'employer  pour  cette  branche  d'enseignement  un  spé- 
cialiste, comme  on  le  fait  pour  d'autres  matières,  on  la 
rabaisse  bien  bas.  Ces  mots  d'enseignement  religieux 
ou  de  professeur  de  religion  sont  déjà  une  méconnais- 
sance complète  du  rôle  de  la  religion  et  de  l'éducation. 


456  LA    FAMILLE 

On  peut  ériger  une  chaire  pour  l'étude  d'une  langue, 
s'il  ne  s'agit  que  d'enseigner  ses  règles  Mais  quand  il 
s'agit  d'apprendre  à  parler  aux  enfants,  on  ne  procède 
pas  ainsi.  Le  professeur  énonce  les  règles  devant  les 
élèves,  ceux-ci  les  répètent.  Mais  apprendre  à  manier 
la  langue  est  chose  si  différente  que  nos  despotes  de 
l'école  n'y  pensent  même  pas  la  plupart  du  temps.  Ici 
s'applique  bien  le  proverbe  :  On  apprend  mieux  une 
langue  à  la  cuisine  qu'en  classe  (  1  ) .  Comme  on  sera  bien 
moins  à  la  hauteur  de  sa  tâche,  si,  en  matière  de  reli- 
gion, on  se  contente  seulement  de  faire  rabâcher  les 
règles  !  Quelle  illusion  sur  les  progrès  de  Técole  mo- 
derne, quand  on  voit  les  élèves  des  gymnases  allemands 
rendre  des  oracles  sur  le  style  de  Corneille,  et  être  in- 
capables de  renseigner  un  voyageur  français  qui  leur 
demande  son  chemin  ! 

Dans  la  religion  cependant,  nous  n'admettons  pas  un 
pareil  exclusivisme.  La  religion  elle  aussi  doit  être  en- 
seignée, c'est  vrai,  mais  elle  doit  être  surtout  ensei- 
î2;née  par  la  pratique,  par  l'usage,  et  inculquée  par 
l'éducation.  La  religion,  et  la  religion  pratique,  appar- 
tient donc  à  l'éducation,  de  même  que  l'éducation  ap- 
partient à  la  religion.  Il  n'y  a  que  les  habitudes  religieu- 
ses qui  ramènent  l'homme  en  lui-même,  qui  l'élèvent 
au-dessus  de  lui,  qui  lui  enseignent  à  accomplir  par 
conscience  ce  qu'il  fait,  et  à  se  tenir  sans  crainte  en  la 
présence  de  Dieu,  le  témoin  de  notre  intérieur,  de  Dieu 
qui  réclame  inexorablement  la  vérité.  Il  n'y  a  que  la  re- 
ligion et  l'éducation  unies  ensemble  qui  lui  enseignent 
l'art  de  diriger  son  cœur  avec  rectitude,  dans  les  diffé- 
rentes actions  dont  se  compose  la  vie,  dans. la  manière 
de  penser  et  de  vouloir,  dans  les  approbations  et  le  suc- 
cès, dans  les  choses  du  temps  et  de  l'éternité,  dans  l'ac- 
complissement aussi  exact  de  chaque  action  transitoire, 
fugitive,  insignitiante  en  apparence,  que  s'il  s'agissait 

(1)  Sailer,  Weishelt  auf  d.  Gasse  (Graz,  1819,  XX,  I,  134). 


se. 


LE    MARIAGE    COMME    SEMENCE    DIVINE  457 

de  la  faire  pour  Timmortalité,  parce  que  en  réalité  elle 
compte  pour  la  vie  éternelle.  Eduquer  signifie  donc  que 
la  vie  de  religion  est  le  point  de  départ,  le  centre  et  la 
foi  de  l'éducation.  Toute  éducation  autre  que  celle-ci 
est  un  dressage  à  laniédiocrité,  à  l'apparence  extérieure 
et  au  mensonge  intérieur. 

C'est  pourquoi  cette  puissance,  à  laquelle  Dieu  a  con-  s-L-édu- 
fîé  le  soin  de  la  vie  de  religion,  est  aussi  l'éducatrice  des  Ss^rrÉgii"- 
hommes  et  de  l'humanité.  Cette  obligation,  elle  la  tient 
de  Dieu,  et  malheur  à  elle  si  elle  lui  devenait  infidèle. 
Si  les  parents  sont  les  premiers  maîtres  des  enfants, 
l'Eglise  est  leur  éducatriçe  souveraine,  parce  qu'elle  est 
celle  de  tous  les  hommes.  Aussi,  quant  à  leurs  person- 
nes, et  par  suite  de  leur  vocation  difficile  d'éducateurs, 
les  parents  sont  soumis  à  la  puissance  éducatriçe  de 
l'Eglise.  Ou,  si  cette  parole  semble  être  un  peu  dure  à 
entendre  à  notre  époque,  disons  que  les  parents  avec 
toutes  leurs  obligations,  surtout  celles  dont  ils  sont  le 
plus  responsables,  exercent  cette  charge  sous  l'œil  du 
même  Dieu,  que  l'Église  elle  aussi  est  obligée  de  servir, 
et  à  qui  elle  doit  rendre  des  comptes.  Mais  personne  ne 
peut  exiger  sans  témérité,  que  Dieu  se  mette  immédia- 
tement à  sa  disposition  pour  chaque  cas  particulier,  où 
il  a  besoin  de  son  conseil  et  de  son  secours.  Ce  serait  le 
tenter.  A  cette  fin,  il  a  institué  une  puissance  chargée 
de  le  représenter  et  de  diriger  les  hommes  en  son  nom. 
Ils  n'ont  qu'à  s'adresser  à  elle  pour  tous  les  cas  (1). 

Ceci  n'enlève  à  personne  qui  a  quelque  intérêt  dans 
l'éducation,  le  droit  et  le  devoir  qu'il  a  sur  elle,  pourvu 
qu'il  les  exerce  dans  sa  sphère  et  dans  ses  limites.  Pour 
ce  qui  concerne  l'état  en  particulier,  personne  ne  niera 
que  la  bonne  éducation  de  ses  sujets  doive  lui  importer 
autant  que  la  bonne  instruction,  et  même  davantage. 
Mais  de  ceci,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  ait  le  droit  de  s'ap- 
proprier le  monopole  de  l'éducation  (2),  et  de  priver  de 

(1)  Matth.,  XVni,  J7,  18. 

(2)  Mohl,  Staatsrecht,  Vœlkerrecht  iind  Politik,  111/89. 


458  LA    FAMILLE 

leurs  droits  ceux  à  qui  Dieu  a  transmis  de  par  la  nature 
la  charge  de  l'éducation.  Aucune  puissance  ne  lui  donne 
cette  autorisation,  et  chacune  de  ses  tentatives  de  ce 
côté  serait  aussi  pernicieuse  que  contraire  au  droit  (1  ). 
La  part  qui  lui  revient  dans  l'éducation  ne  peut  concer- 
ner autre  chose  que  le  domaine  qui  lui  est  subordonné. 
Or  sa  Lâche  est  de  réglementer  la  conduite  extérieure 
des  hommes  au  point  de  vue  du  droit. 

Enseigner  la  morale  intérieure  est  tout  ausi  peu  son 
affaire,  et  tout  aussi  peu  de  son  ressort  que  de  vouloir 
faire  de  quelqu'un  un  savant.  Aucun  préteur  ne  juge  de 
l'intérieur.  Aucune  discipline  d'état  ne  forme  l'inté- 
rieur, le  cœur.  Cette  partie,  la  plus  importante  de  l'édu- 
cation, a  été  par  sa  nature  réservée  à  cet  éducateur  su- 
prême qui  seul  sonde  l'intérieur  des  cœurs,  l'Eglise.  La 
raison  pour  laquelle  tant  d'hommes  se  sont  éloignés 
d'elle,  et  justement  ceux  qui  ont  le  plus  besoin  de  disci- 
pline, est  précisément  qu'ils  reconnaissent  en  elle  la 
seule  puissance,  qui  soit  capable  de  pénétrer  dans  les 
replis  les  plus  secrets  du  cœur.  C'est  aussi  un  témoi- 
gnage en  faveur  de  l'Eglise.  On  peut  nier  en  paroles  son 
rôle  d'éducatrice  ;  mais  en  pratique  on  avoue  d'autant 
mieux  non  seulement  qu'elle  le  possède,  mais  qu'elle  le 
pratique  comme  pas  une  autre  puissance,  et  qu'elle 
seule  a  la  capacité  et  le  pouvoir  de  le  pratiquer  jusque 
dans  l'intime  de  l'âme. 

C'est  pourquoi,  comme  nous  l'avons  vu  ci-dessus,  le 
domaine  de  l'éducation  appartient  tout  particulièrement 
à  ces  domaines  dans  lesquels  on  ne  peut  séparer  le  côté 
laïque  du  côté  ecclésiastique,  sans  qu'il  en  résulte  les 
inconvénients  les  plus  grands.  Vouloir  attribuer  l'édu- 
cation à  l'état,  et  vouloir  en  exclure  l'Eglise  et  la  reli- 
gion, signifie  séparer  la  religion  et  la  nature,  le  droit  et 
la  morale,  et  même  les  mettre  en  état  d'hostilité.  Il  ne 

(1)  Bluntschli,  Lehrevom  modernen  Staate  (5),  II,  461.  Waitz,  Grund- 
zûge  der  Politik,  14  sq.  —  Zachariae,  Vierzig  Bûcher  vom  Staate  (2) 
VI,  42  sq. 


LE    MARIAGE    COMME   SEMENCE    DIVINE  459 

peut  qu'en  résulter  une  guerre  à  vie  et  à  mort  ;  car  la 
conscience  des  parents  et  celle  de  l'Eglise  doivent  défen- 
dre leurs  droits  et  leurs  obligations.  Mais  les  frais  de 
cette  guerre  sont  supportés  par  les  cœurs  et  les  âmes 
immortelles  de  ceux  qui  désormais,  au  lieu  d'être  l'ob- 
jet de  soins  particuliers  et  attentifs  au  point  de  vue  de 
l'éducation,  deviennent  le  point  de  mire  des  combats  les 
plus  violents,  grandissent  sans  éducation,  portent  en 
eux  une  déchirure  profonde,  sont  pleins  de  mépris  con- 
tre toute  autorité,  d'acharnement  et  d'hostilité  contre 
ces  puissances  qui  ont  troublé  en  eux  la  paix  des  pre- 
miers jours.  En  pareilles  circonstances  qu'adviendra-t-il 
de  la  semence  de  Dieu,  du  royaume  de  Dieu  ? 

Il  est  naturel  que  la  dernière  question  inquiète  beau-     9.  _  ce 
coup  moins  ceux  qui  détiennent  le  pouvoir,  que  toutes  donnant"^" 


ses 
soins  à  la  se- 


1.1,,.  r*<  i  i     ^      iJi  suius  A   la   se- 

es  considérations  que  nous  avons  faites  tout  a  1  heure,   mence  divine 

Ils  devraient  pourtant  s'inquiéter  davantage  de  la  durée  travaille  à  sa 

*■  .  ^  prospérité. 

de  leur  œuvre.  «  Toute  plante  que  Dieu  n'a  pas  plantée 
sera  arrachée  »  (1).  «  Contre  le  Seigneur,  il  n'y  a  au- 
cune sagesse,  aucune  prudence  qui  tienne  »  (2),  pas 
même  celles  de  l'état.  Si,  au  milieu  de  ce  courant  qui 
entraîne  hommes  et  choses,  un  plan  divin,  éternel,  se 
réalise  dans  le  monde  ;  si  les  hommes  ne  sont  les  maî- 
tres ni  du  droit  ni  des  événements,  mais  de  simples 
instruments  aux  mains  du  suprême  directeur  du  mon- 
de, mais  des  instruments  libres  ;  s'ils  peuvent  créer  des 
institutions  qui  sont  en  harmonie  ou  en  contradiction 
avec  le  droit  éternel,  tous  ces  efforts  et  tous  ces  déploie- 
ments de  puissance  qui  contredisent  la  volonté  divine, 
cette  base  de  tout  droit,  ce  soutien  de  tout  édifice  hu- 
main, ce  gage  de  pérennité  pour  tout  ce  qui  existe,  sont 
dépensés  en  pure  perte.  Mais  ce  qui  est  bâti  sur  ces 
fondements  est  édifié  pour  jamais,  et  celui  qui  observe 
fidèlement  ces  prescriptions  travaille  pour  l'éternité. 
«  Le  monde  passe  et  ses  convoitises  aussi  ;  mais  celui 
qui  fait  la   volonté  demeure  éternellement  »  (3).  Ces 

(1)  Matth.,  XV,  13.  —  (2)  Prov.,  XXI,  30.  —  (3)  I  Joan.,  II,  17. 


460  LA    FAMILLE 

paroles  de  l' Apôtre  sont  le  plan  de  l'édifice  social  et  de 
la  science  sociale.  Il  n'est  aucune  action  si  petite  soit- 
elle,  qui  ne  soit  semée  pour  l'éternité,  si  elle  est  enhar- 
monie avec  Dieu.  Aucun  homme  n'est  si  insignifiant, 
qu'il  ne  soit  en  état  de  devenir  une  semence  de  Dieu. 
Or  ceux  qui  sèment  pour  l'éternité,  et  ceux  qui  sont 
une  semence  de  Dieu,  forment  la  société  humaine  vé- 
ritable et  durable,  cette  société  seule  avec  laquelle  1  his- 
toire aura  à  compter,  et  qui  s'appelle  le  royaume  de 
Dieu,  l'état  de  Dieu.  Ce  n'est  qu'en  cultivant  cette  se- 
mence, que  la  société  travaille  à  ses  propres  intérêts. 
Pour  que  la  semence  du  droit  et  des  hommes  justes  soit 
semée  ici,  et  parvienne  à  son  développement,  tous  ceux 
qui  prennent  à  cœur  le  véritable  maintien  de  la  société 
humaine  doivent  mettre  la  main  à  l'œuvre,  mais  avant 
tout  la  famille  et  sa  protectrice  ici-bas,  l'Eglise,  le 
royaume  de  Dieu  sur  terre. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Introduction 1-23 

\.  Manque  d'intelligence  pour  les  grands  devoirs  politiques  et  les 
questions  sociales.  —  2.  Fautes  et  obligations  des  théologiens 
catholiques  relativement  à  la  question  sociale.  —  3.  Le  devoir  de 
l'heure  actuelle  est  la  re'novation  delà  société.  — 4.  La  science 
sociale.  —  5.  Importance  de  la  science  sociale  en  face  du  socia- 
lisme. —  6.  Vers  quel  avenir  marchons-nous?  —  7.  Moyens  de 
succès. 

PRElMIÈRE  PARTIE 

LA  VIE  PUBLIQUE  SOUS  L'INFLUENCE  DES  IDÉES 

MODERNES 

PREMIÈRE  CONFÉRENCE.  -   L'État  absolu 25-40 

i.Rien  de  nouveau  sous  le  soleil.  —  2.  La  divinité  de  l'Etat  dans 
Tantiquité.  —  3.  Byzantinisme.  —  4.  Absolutisme  d'état  au  moyen- 
âge.  —  5.  Origine  du  moderne  absolutisme  d'état. —  6.  Réalisation 
de  cet  absolutisme.  —  7.  L'état  absolu  dans  son  développement 
le  plus  moderne.  —  8.  L'état  absolu  a  fait  son  temps;  son  rôle 
est  joué. 

SECONDE  CONFÉRENCE.  —  Le  droit  de  la  Révolution.       41-60 

1.  Nature  et  principe  suprême  de  la  politique.  —  2.  Le  droit  de  la 
Révolution.  —  3.  La  Révolution  est  la  conséquence  nécessaire  des 
principes  de  l'état  absolu.  —  4.  La  Révolution  considérée  comme 
la  révolte  de  la  nature  contre  un  droit  faux.  —  5.  La  Révolution 
considérée  comme  une  lutte  universelle  et  internationale  d'affran- 
chissement contre  l'état  absolu.  —  6.  La  vraie  nature  de  la  Révo- 
lution. —  7.  L'Absolutisme  et  le  Terrorisme  font  partie  de  la  nature 
de  la  Révolution.  —  8.  Manque  de  sécurité  du  droit  dans  la  Révo- 
lution. —  9.  Raison  et  résultat  du  droit  de  la  Révolution. 

TROISIÈME  CONFÉRENCE.  —  Le  Libéralisme 61-81 

1.  La  nature  du  Libéralisme.  —  2.  L'origine  du  Libéralisme.  — 3. 
Idée  qu'il  faut  se  faire  du  Libéralisme.  —  4.  Attitude  du  Libéra- 
lisme envers  l'Eglise.  —  5.  Le  Libéralisme  sur  le  terrain  de  la  mo- 
rale. —  6.  Le  Libéralisme  sur  le  terrain  de  la  politique.  —  7.  Le 


462  TABLE    DES    MATIÈRES 

Libéralisme  dans  Téconomie  nationale.  —  8.  Le  Libéralisme  com- 
me ennemi  du  surnaturel.  —  9.  La  perfidie  retombe  sur  son  au- 
teur. 

QUATRIÈME  CONFÉRENCE.  —  Le  Socialisme 82-96 

d.  —  Le  Socialisme  fossoyeur  du  Libéralisme.  —  2.  Le  Socialisme 
comme  tentative  de  conduire  les  masses  populaires  au  combat 
contre  Tordre  social.  —  3.  Le  Socialisme  est  une  secte  positive- 
ment révolutionnaire.  ~  4.  Le  Socialisme  est  le  fruit  et  l'ennemi 
né  du  Libéralisme.  —  5.  Le  Socialisme  est  l'ennemi  du  Libéralis- 
me comme  système  politique  ;  mais  il  est  l'ami  du  Libéralisme 
comme  école.  —  6.  Le  Socialisme  ennemi  de  l'Etat  absolu  est 
cependant  son  promoteur  le  plus  décidé.  —  7.  Le  Socialisme  est 
une  imitation  de  toutes  les  exagérations  de  la  Révolution.  —  8. 
Le  Socialisme  est  Fétat  de  l'avenir,  l'héritier  universel  et  la  mise 
en  scène  des  idées  modernes.  —  9.  Gravité  de  l'avenir. 

Appendice.  —  Les  idées  religieuses  et  morales  du  socia- 
lisme..        97-110 

1.  C'est  un  mensonge  de  dire  que  le  Socialisme  n'a  rien  à  faire 
avec  la  religion.  —  2.  La  religion  considérée  comme  affaire  pri- 
vée. —  3.  Athéisme  du  Socialisme.  —  4.  La  religion  darwiniste 
du  Socialisme  et  son  humanité  matérialiste.  ^—  5.  La  tendance 
révolutionnaire  du  Socialisme  dirigée  particulièrement  contre  l'É- 
glise. —  6.  Mariage  et  morale  dans  le  Socialisme.  —  7.  Le  véri- 
table esprit  du  Socialisme. 

CINQUIÈME  CONFERENCE.  —  La  situation  du  Monde.       111-127 

1.  La  situation  du  monde  est  une  preuve  de  Texisterice  d'une  Pro- 
vidence divine  qui  le  régit.  —  2.  Les  charges  publiques  sont  la 
ruine  des  peuples.  —  3.  Militarisme  permanent.  —  4.  La  situation 
politique  publique  est  la  résurrection  de  l'état  de  nature  de 
Hobbes.  —  5.  La  situation  critique  du  monde  au  point  de  vue  éco- 
nomique. —  6.  La  situation  intérieure  du  monde  au  point  de  vue 
juridique,  moral  et  religieux.  —  7.  Les  sept  planètes  des  idées 
modernes,  et  le  soleil  autour  duquel  gravite  le  monde. 

SIXIÈME  CONFÉRENCE.  —  Solidarité  dans  la  responsabi- 
lité des  idées  modernes 128-146 

1.  Les  accusations  réciproques  des  représentants  des  idées  moder- 
nes et  leur  faute  commune.  —  2.  L'esprit  du  temps  est  avaut 
tout  fait  par  les  penseurs,  les  maîtres  publics  et  les  écrivains.  — 

3.  Responsabilité  de  la  presse,  de  la  littérature  et  de  l'art.  — 

4.  Faute  de  l'état  et  des  maîtres  de  la  situation  publique.  — 

5.  Toutes  les  classes  sans  exception  ont  une  responsabilité  com- 
mune. —  6.  De  simples  mesures  extérieures  à  l'égard  des  idées 
modernes,  sans  une  aversion  intérieure  pour  elles,  ne  font  qu'aug- 
menter le  mal.  —  7.  Perspectives  qu'a  le  monde. 


TABLE    DES    MATIÈRES  463 


DEUXIÈME  PARTIE 


LE  DROIT 

SEPTIÈME  CONFÉRENCE.  —  Le  droit  et   Tordre  naturel 
du  monde d  47-170 

1.  C'est  abaisser  la  nature  que  de  la  respecter  d'une  manière  exagé- 
rée. —  2.  Hugo  Grotius  créateur  du  droit  naturel  dans  sa  forme 
moderne.  —  3.  Son  influence  sur  la  science  du  droit  moderne  et 
son  importance.  —  4.  Différence  entre  la  conception  moderne  du 
droit  et  la  conception  ancienne.  —  5.  Le  droit  naturel  moderne  est 
la  négation  de  la  nature  et  du  droit.  —  5.  Négation  du  droit  natu- 
rel dans  l'école  historique.  —  7.  Malgré  la  contradiction  des  deux 
tendances,  les  principes  sont  les  mêmes.  —  8.  La  vraie  doctrine  du 
droit  naturel. 

HUITIÈME  CONFÉRENCE.  —  Le  droit  et  l'ordre  moral.       171-191 

1.  D'où  provient  la  susceptibilité  de  la  science  du  droit  et  du  gouver- 
nement dans  cette  question  ?  —  2.  L'antiquité  et  la  question  des 
rapports  entre  le  droit  et  la  morale.  —  3.  La  doctrine  chrétienne 
sur  le  droit  et  la  morale.  —  4.  La  nouvelle  doctrine  sur  la  sépara- 
tion du  droit  et  de  la  morale.  —  5.  La  quintessence  de  la  politi- 
que moderne  et  de  la  science  du  gouvernement.  —  6.  La  situation 
du  monde,  conséquence  de  la  séparation  du  droit  et  de  la  morale. 
7.  Les  vrais  rapports  entre  le  droit  et  la  morale.  —  8.  Le  con- 
traste de  la  situation  d'après  la  doctrine  moderne  et  la  doctrine 
ancienne. 

NEUVIÈME  CONFÉRENCE.  —  Le  droit  et  Tordre  public.       1 52-214 

1.  Nous  sommes  tous  les  enfants  de  notre  temps.  —  2.  Influence  de 
l'opinion  publique  sur  l'intelligence  du   droit  et  sa  culture.  —  3. 

'  Influence  de  la  morale  publique  sur  l'intelligence  du  droit  et  sa 
formation.  —  4.  Influence  de  l'ordre  public  sur  la  morale  publique 
et  sur  le  droit.  —  5.  Droit  et  solidarité.  —  6.  Droit  et  autorité 
publique.  —  7.  Conscience  publique,  condition  d'une  saine  situa- 
tion sociale. 

DIXIÈME  CONFÉRENCE.  —  Le  droit  et  Tordre  divin.       210-237 

1.  Unité  de  la  législation  romaine  et  disposition  de  l'état  envers  la 
religion.  —  2.  L'éloignement  delà  religion  ruine  l'unité  et  la  sta- 
bilité du  droit  et  de  l'état.  — 3.  L'unité  dans  Tordre  du  droit  et  de 
l'état  n'existe  que  quand  la  religion  est  au  premier  rang.  — 4.  La 
stabilité  dans  l'organisation  du  droit  n'existe  que  parla  subordi- 
nation de  ce  dernier  à  l'ordre  divin. —  5.  La  sécurité  du  droit  im- 
possible sans  droit  divin.  —  6.  L'accomplissement  d'une  loi  sanc- 
tionnée par  Dieu,  n'est  possible  que  par  une  impulsion  intérieure 
de  la  conscience.  -—  7.  L'ordre  du  monde  ne  peut  se  maintenir 
que  par  son  union  avec  l'ordre  divin. 


464  TABLE    DES    MATIÈRES 

TROISIÈME  PARTIE 

LES  BASES  DE  LA  SOCIÉTÉ 

ONZIÈME  CONFÉRENCE.  —  Là  personnalité  humaine.       239-236 

i.  Embarras  du  monde  sur  ce  qu'il  doit  faire  avec  l'homme.  —  2. 
Place  que  le  Christianisme  lui  assigne.  —  3.  Sécurité  de  l'homme 
à  condition  qu'il  appartienne  d'abord  à  Dieu.  —  4.  La  personnalité 
humaine  rendue  le  centre  de  la  vie  par  l'enseignement  de  la 
conscience.  —  5.  La  juste  conception  de  la  personnalité  conduit 
nécessairement  à  la  doctrine  organique  de  la  société.  —  6.  Union 
de  l'indépendance  personnelle  et  de  la  liberté  impliquée  avec 
l'intérêt  général  dans  la  véritable  idée  de  personnalité.  —  7. 
L'homme  doit  devenir  de  nouveau  le  centre  de  la  société. 

DOUZIÈME  CONFÉRENCE.  —  La  propriété 257-289 

i.  La  fondation  de  l'économie  politique  et  des  relations  sociales 
remonte  au  paradis.  —  2.  Les  bases  de  la  société  sont  la  pro- 
priété et  le  travail.  —  3.  Le  droit  propre  et  le  droit  commun  sont 
inséparables.  —  4.  Pourquoi  est-il  si  périlleux  de  discuter  la 
question  de  la  propriété?  —  3.  La  doctrine  du  droit  naturel  sur 
la  propriété.  —  6.  Le  droit  du  possesseur  et  le  droit  du  riche.  — 
7.  Dans  l'ordre  actuel  du  monde,  la  propriété  privée  est  indispen- 
sable. —  8.  Admettre  Tordre  actuel  du  monde  sans  admettre  le 
péché  originel  est  chose  impossible.  —  9.  Pourquoi  les  efforts  du 
socialisme  et  du  communisme  ne  se  réaliseront-ils  jamais  ?  — 
10.  Fondation  du  droit  de  nécessité.  —  11.  Droit  de  succession. 
—  12.  Devoir  de  l'époque  relativement  à  la  doctrine  du  droit  de 
propriété. 

TREIZIÈME  CONFERENCE.  —  Le  travail 290-331 

1.  La  loi  de  Dieu  est  le  pivot  autour  duquel  se  meutla  question  de 
la  propriété  et  du  travail.  —  2.  Le  travail  est  de  sa  nature  un 
devoir  moral.  —  3.  Modification  que  la  chute  originelle  a  pro- 
duite dans  la  signification  du  travail.  —  4.  Importance  que  la 
considération  du  travail  comme  devoir  moral  a  pour  l'économie 
politique  et  la  question  sociale.  —  5.  Le  travail  est  un  devoir 
social.  —  6.  Signification  de  l'expression:  travail  social.  —  7.  Le 
plus  grand  travail  social  est  le  travail  intellectuel.  —  8.  Le  sys- 
ième  féodal  était  la  meilleure  expression  du  travail  et  de  la  soli- 
darité. —  9.  Le  travail  comme  activité  économique.  —  10.  Le  tra- 
vail et  la  propriété  dans  leur  rapport  économique.  —  11.  Le  droit 
au  travail.  —  12.  Devoir  de  l'époque  relativement  au  travail  et 
aux  travailleurs. 


1 


TABLE    DES    MATIÈRES  465 

QUATRIÈME  PARTIE 

LA  FAMILLE 

QUATORZIÈME  CONFÉRENCE.  —  La  Famille 333-354 

1.  La  Réforme  est  un  moment  à  partir  duquel  change  la  doctrine 
sur  la  société'.  —  2.  Erreurs  sur  les  rapports  de  l'individu  avec 
la  société.  —  3.  Erreurs  sur  les  rapports  de  la  famille  avec  la  so- 
ciété. —  4.  Erreurs  sur  la  personnalité  libre  comme  base  de  la 
société.  —  o.  La  famille  d'abord  base  de  la  société  par  l'accom- 
plissement de  ses  obligations  sociales,  morales  et  juridiques.  — 
G.  La  famille  n'est,  pour  la  société  et  pour  l'individu,  qu'un  moyen 
d'atteindre  une  fin  plus  élevée.  —  7.  La  fin  prochaine  du  maria^^e 
est  le  bien  privé  de  l'individu.  —  8.  Sa  fin  plus  élevée  est  le  bien 
commun.  —  9.  Sa  dernière  fin  est  la  coopération  à  l'établisse- 
ment du  royaume  de  Dieu.  —  10.  La  famille  est  l'école  du  droit, 
de  la  morale,  de  la  religion,  et  ainsi  le  rempart  de  la  société, 

QUINZIÈME  CONFÉRENCE.  —  Mariage  et  famille.    .   .       35o-382 

1.  Le  mariage  est  une  chose  redoutable,  mystérieuse  et  sainte.  — 
2.  Rassesse  des  vues  du  monde  sur  le  mariage.  —  3.  Le  mariage 
comme  institution  morale.  —  4.  Caractère  juridique  privé  du  ma- 
riage. —  0.  Le  mariage  comme  institution  de  droitpublic  et  comme 
institution  sociale.  —  6.  Le  mariage  revêtu  d'un  caractère  reli- 
gieux au  point  de  vue  naturel  de  la  famille.  —  7.  Unité  du  ma- 
riage. —  8.  Indissolubilité  du  mariage.  —  9.  Devoirs  de  l'époque 
relativement  au  mariage. 

SEIZIÈME  CONFÉRENCE.  —  Mariage  et  société.  .    .    .       383-409 

1.  Excès  dans  l'activité  de  l'état.  —  2.  Le  mariage  est  soi-disant 
une  affaire  appartenant  exclusivement  à  l'état.  —  3.  La  contrainte 
de  l'état  dans  la  question  du  mariage.  —  4.  Malthusianisme.  — 
o.  Mesures  privées  et  mesures  de  l'état  relativement  au  mariage. 
6.  Le  mariage  est  institué  c'est  vrai  pour  le  service  de  la  so- 
ciété ;  mais  comme  institution  morale  et  comme  droit  de  la  per- 
sonnalité libre.  —  7.  Droit  général  au  mariage.  Il  est  à  désirer 
que  le  plus  grand  nombre  possible  de  personnes  en  fassent  usage. 
—  8.  La  limitation  du  mariage  n'est  pas  nécessaire,  car  il  y  a 
sans  cela  des  empêchements  plus  qu'en  nombre  suffisant.  —  9. 
Influence  pernicieuse  et  fausseté  des  vues  malthusiennes.  —  10. 
La  morale  et  la  religion  seules  peuvent  indiquer  ici  la  juste  voie 
à  suivre. 

DIX-SEPTIÈME    CONFÉRENCE.    ~   Le    mariage   et  le 
Royaume  de  Dieu 410-433 

1.-  Les  sphères  des  obligations  sociales  sont  nombreuses,  mais  tou- 
tes sont  dans  une  dépendance  intime.  —  2.  [.es  sphères  naturel- 
les et  surnaturelles  unies  ensemble  forment  une  seule  société,  le 
royaume  de  Dieu.  —  3.  L'unité  de  la  fin  naturelle  et  surnaturelle 

30 


466  TABLE    DES    MATIÈRES 

existe  aussi  pour  la  société  publique  et  pour  l'humanité  tout  en- 
tière. —  4.  Signification  du  mot  organisme  pour  toute  société  hu- 
maine jusqu'au  royaume  de  Dieu.  —  o.  Le  mariage,  comme  moyen 
pour  établir  le  royaume  de  Dieu,  est  religieux  par  nature  et  sacre- 
ment. —  6.  Le  mariage  comme  sacrement  et  comme  alliance  na- 
turelle dépendant  de  l'Eglise  et  de  sa  législation.  —  7.  Dépendance 
qu'il  y  a  entre  le  mariage,  l'Église,  la  nature  et  la  surnature.  — 
8.  Prétentions  juridiques  et  empiétements  de  l'état.  — 9.  Les  lut- 
tes entre  l'état  et  l'Église.  —  10.  Le  ciel  sur  terre. 

DIX-HUITIÈME   CONFERENCE.   —  Le  mariage  comme 
semence  divine 434-460 

1.  Philosophie  et  esthétique  du  mariage.  —  2.  Le  triple  lien  qui 
unit  les  parents  et  les  enfants.  —  3.  Mal  que  cause  la  question 
scolaire  moderne.  —  4.  La  doctrine  enseignant  que  l'état  a  un 
droit  de  propriété  sur  les  enfants.  —  5.  L'éducation  est  un  do- 
maine qui  intéresse  la  famille,  l'état  et  l'Eglise.  —  6.  L'instruc- 
tion et  l'école  sont  des  affaires  sociales.  —  7.  L'éducation  et  une 
vie  religieuse  sont  inséparables.  —  8.  L'éducation  est  soumise  à 
l'Église.  —  9.  Ce  n'est  qu'en  donnant  ses  soins  à  la  semence  di- 
vine que  la  société  travaillé  à  sa  prospérité. 


ERRATA 


au  lieu  de  Usez 

p.  25,  1.  2                      livres  lèvres 

p.  101,  1.  12                 Je  demande  Tenfer  Le  diable?  Je  m'en  moque 

au  diable 

p.  427,  1.  17                 ait  manifesté  ait  davantage  manifesté 


loip.  G.  Saint-Aubin  et  Thevenot,  Saint-Dizier,  15-17,  passage  Verdeau,  Paris. 


APOLOGIE  DD  CHRISTIANISME 


AU    POINT    DE    VUE 


DES  MŒURS  &  DE  LA  CIVILISATION 


VIII 


LA  8CESTI0N  SOCIALE  ET  L'ORDRE  SOCIAL 


ou 


INSTITUTIONS  DE  SOCIOLOGIE 

II 


i 


R.  P.  Albert  Maria  WEISS 

DE  l'ordre  des  frères-prêcheurs 


M 


AU    POIiNÏ    DE    VUE 


DES  MŒURS  &  DE  LA  CIVILISATION 

Traduite  de  lalleinand  sur  la  2®  édition 


PAR 


L'Abbé  Lazare  COLLIN 

professeur  a  l'école   SAINT-FRANÇOIS-DE-SALES   de  DIJON 

Avec   la    collaboration   de    M.    .T.    MIGY,   professeur    à    Dijon 


VIII 


U  QiHTIO^  m\M  ET  L'ORDRE  MIM 


OU 


INSTITUTIONS  DE  SOCIOLOGIE 


II 


DELHOMME   ET   BRIQUET,    ÉDITEURS 


PARIS 

83,  rue  de  Rennes,  83 


LYON 

3,  avenue  de  l'Archevêché,  3 


Setde  traduction  française  autorisée  et  revue  par  l'auteur 


I 


CINQUIÈME  PARTIE 
LA  SOCIETE  CIVILE 


DIX-NEUVIEME  CONFERENCE. 

LA  SITUATION    SOCIALE. 


.  Nécessité  et  urgence  de  la  question  sociale.  —  2.  Derniers  motifs 
et  courte  expression  de  la  question  sociale.  —  3.  Notre  législa- 
tion comme  expression  de  notre  morale  publique  et  de  notre 
sentiment  publie  du  droit.  —  4.  Le  système  pernicieux  de  la  pré- 
tendue prospérité  générale.  —  5.  Les  conséquences  morales  et 
économiques  de  la  ploutocratie.  —  6.  La  soi-disant  concurrence 
générale  et  libre.  —  7.  Anéantissement  de  la  classe  moyenne  et 
des  classes  agricoles  par  la  liberté  sans  protection.  —  8.  Dépré- 
ciation du  travail.  —  9.  Division  du  travail.  —  10.  Travail  et  tra- 
vailleurs devenus  une  marchandise.  —  11.  Les  raisons  morales 
des  maux  de  la  société.  —  12,  Solidarité  de  la  faute  à  perdre  la 
société. 


Bien  des  ffens  se  refusent  à  trouver  du  sens  dans      i—Néces- 

*^  sitéeturgence 

cette  parole  du  Rédempteur,  qu'aux  derniers  jours,  les  soç|air^^"°° 
hommes  continueront  de  danser  et  de  festoyer,  avec 
autant  d'ardeur  qu'aux  jours  de  Noé  (1).  Si  tout  ce  qu'il 
prédit  concernant  ces  temps  est  vrai  ;  si  le  sol  tremble 
sous  les  pieds  ;  si  des  signes  menaçants  apparaissent 
dans  le  ciel;  si  l'édifice  social  craque  dans  toutes  ses 
jointures  et  se  fond  comme  la  cire  exposée  au  feu,  n'y 
a-t-il  pas  de  quoi  leur  donner  à  réfléchir,  et  les  engager 
à  se  prémunir  sérieusement  contre  les  événements  fu- 
turs ? 

(1)  Matth.,  XXIV,  37  sq. 


6  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

On  peut  se  poser  la  question,  et  cependant  il  faut  y 
répondre  par  un  non  catégorique.  Que  le  Maître  ait 
dépeint  avec  exactitude  et  clarté  l'humanité  future,  la 
question  sociale  actuelle  en  donne  la  preuve  irrécusa- 
ble. Combien  s'en  faut-il  encore  que  nous  puissions 
regarder  comme  accomplie  sa  prophétie  concernant  la 
situation  du  monde  dans  les  temps  modernes?  Et  ce- 
pendant, qui  est-ce  qui  s'en  émeut  un  seul  instant  au 
milieu  des  plaisirs  mondains  où  il  roule?  H  y  a  tantôt 
un  demi-siècle  qu'un  poète,  appartenant  quelque  peu 
aux  initiés,  chantait  les  vers  suivants  : 

«  J'ai  erré  çà  et  là,  et  j'ai  vu  » 

<c  S'e'lever  un  signe  mauvais.  » 

«  SurTaile  des  vents  un  combat  s'avance,  » 

«  Le  combat  des  pauvres  avec  les  riches  (1)  ». 

Ce  n'étaient  encore  que  les  premiers  souffles  de 
guerre.  On  peut  donc  pardonner  aux  riches  d'avoir 
pris  la  chose  si  peu  au  sérieux,  et  d'avoir  dit  en  haus- 
sant les  épaules  :  «  Bah  !  c'est  un  pessimiste,  c'est  un 
poète  révolutionnaire,  nous  nous  en  moquons  un  peu  ». 
Aujourd'hui  cependant  la  lutte  bat  son  plein.  Mais  est- 
ce  une  raison  pour  que  quelqu'un  se  prive  d'assister  à 
une  fête  ou  à  un  banquet?  Ne  semblerait-il  pas  que  la 
société  danse  bruyamment  sur  l'abîme,  atin  de  ne  pas 
entendre  les  préparatifs  qu'on  fait  de  toutes  parts  pour 
l'engloutir  d'un  seul  coup?  C'est  toujours  la  vieille  his- 
toire du  Mane^  Thecel,  Phares.  Les  grands  et  les  petits 
Ballhazars  sont,  il  est  vrai,  un  instant  déconcertés 
quand  un  avertissement  sérieux  les  approche  d'un  peu 
près,  puis  ils  continuent  d'aller  leur  train  jusqu'à  ce 
que  leur  tour  arrive. 

Mais  une  fois  pour  toutes,  il  ne  sert  de  rien  de  nier  le 
danger  et  l'urgence  de  la  question  sociale.  Elle  est  là. 
Quand  même  on  veut  s'obstiner  à  ne  pas  la  voir,  ce  n'est 
pas  une  raison  pour  qu'elle  disparaisse  du  monde.  De 

(1)  Alfred  Meissner,  Gedichte  (5),  108. 


LA    SITUATION    SOCIALE  7 

foutes  les  questions  actuelles,  elle  est  la  plus  vaste  et 
la  plus  complexe.  Elle  est  le  résumé  et  la  récapitulation 
de  toutes  les  questions  particulières  de  l'époque.  Elle 
est  la  conséquence  nécessaire  de  toutes  les  situations 
qui  ont  été  créées  par  les  idées  modernes,  sur  les  diffé- 
rents domaines  de  la  vie  industrielle,  commerciale, 
intellectuelle,  morale  et  juridique.  Qui  sème  du  vent 
récolte  des  tempêtes  (1).  Elle  est  l'essai  tenté  par  l'in- 
flexible logique  des  faits  sur  la  justesse  ou  l'inexactitude 
des  principes  d'après  lesquels  nos  rapports  juridiques 
et  publics  ont  été  transformés.  On  connaît  l'oiseau  à 
son  cbant,  l'arbre  à  son  fruit,  le  loup  à  sa  démarche  (2). 
La  vraie  nature  de  notre  état  se  connaît  aussi  à  la  ques- 
tion sociale.  Quiconque  a  des  yeux  pourvoir,  une  intel- 
ligence pour  comprendre,  ne  peut  s'abstenir  de  s'occu- 
per d'elle  sérieusement.  Mais  tous  ceux  dont  la  puissance 
extérieure  ou  la  force  intellectuelle  donne  la  capacité 
de  contribuer  soit  à  l'éclaircir,  soit  à  la  résoudre,  se 
rendraient  coupables  d'une  faute  grave  envers  la  société 
s'ils  ne  voulaient  pas  employer  dans  ce  but  les  moyens 
dontilsdisposent. C'est  ici  surtoutqu'on  afait  trop  preuve 
de  paresse  et  de  médiocrité.  Si  on  veut  dire  franchement 
la  vérité,  il  faut  avouer  que  le  mal  est  déjà  assez  ancien, 
et  que  le  devoir  et  la  prudence  auraient  dû  depuis  long- 
temps poussera  l'action.  Une  seule  chose  a  manqué, 
c'est  la  ferme  résolution  d'agir  (3).  Puisse-t-elle  enfin 
être  prise  au  sérieux  et  très  au  sérieux,  avant  qu'il  soit 
trop  tard  !  L'ordonnance  du  médecin  est  inutile  quand 
le  malade  est  mort  (4),  dit  un  proverbe,  et  vouloir  étein-. 
dre  l'incendie  quand  il  a  tout  consumé  est  une  entre- 
prise vaine.  Or,  il  s'agit  ici  d'incendie  et  de  mort  pour 
le  monde  tout  entier.  Et  aujourd'hui  encore  ont  leur 
application  ces  paroles  du  poète  cité  plus  haut  : 

(1)  Dûrinf,'sfeld,   Sprlchivœrter  der  germaniscJicn  und  romanischen 
Sprachen,  H,  153,  iVr.  274. 

(2)  Ibidem,  I,  208,  IVr.  416. 

(3)  Mohl,  Staatsrechl,  Vœlkerrccht  und  PolUlk,  U,  530. 

(4)  Diiringsfeld,  loc.  cit.,  II,  69,  Nr.  121. 


8  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

«  Il  est  temps  encore.  N'avez-vous  pas  peur?  » 
«  Ne  sortirez-vous  pas  de  votre  illusion?  » 
«  Pensez  donc  à  la  marche  errante  des  armées  » 
«  Devant  lesquelles  des  loques  de  mendiants  flottent  en  guise 

[d'étendard  ?  » 
«  Pensez  donc  à  la  f;uerre,  au  pillage,  » 
«  Pensez  aux  foules  sauvages  et  mugissantes.  » 
«  L'œuvre  des  siècles  tombe  en  cendres  et  en  ruines  »  (1). 

2.  _  Der-  Personoe,  c'est  vrai,  ne  nie  que  depuis  longtemps  le 
cSrrxpr'el  mauvais  état  de  la  situation  ait  attiré  l'attention  géné- 
question  so-  raie  sur  la  questiou  sociale.  Quiconque  n'est  pas  affran- 
chi de  tout  autre  travail  doit  déjà  renoncer  à  suivre  les 
publications  qu'elle  produit  chaque  jour.  Mais  plus  la 
foule  des  propositions  et  des  tentatives  de  remédier  au 
•  mal  est  considérable,  plus  elle  fait  voir  clairement  que 
personne  n'est  à  la  hauteur  de  la  tâche,  parce  que  ja- 
mais personne,  ou  c'est  rare,  n'atteint  le  mal  dans  sa 
racine.  Le  grand  défaut  de  la  plupart  de  ceux  qui  s'oc- 
cupent de  ces  questions,  est  que  très  souvent  ils  atta- 
quent le  mal  superficiellement  et  à  moitié,  parce  que  la 
connaissance  qu'ils  en  ont  ne  va  pas  plus  loin.  On  n'y 
cherche  que  des  événements  extérieurs,  fortuits  et  des 
raisons  économiques.  On  fait  comme  si  la  question  so- 
ciale tout  entière  n'était  qu'une  question  de  valeur,  de 
salaire  et  d*estomac.  Mais  on  se  dissimule  que,  dans 
les  questions  morales  basées  sur  les  rapports  sociaux, 
la  racine  gît  à  une  profondeur  beaucoup  plus  considé- 
rable (2),  et  que  toutes  les  améliorations  de  la  situation 
économique  reposeront  sur  du  sable,  tant  que  le  lien 
religieux,  moral  et  juridique  delà  société,  ne  sera  pas 
rétabli  solidement  et  d'une  manière  durable. 

Le  plus  grand,  pour  ne  pas  dire  l'unique  malheur  de 
la  société,  est  que,  dans  la  vie  publique,  les  bases  de 
l'ordre  moral  sont  profondément  ébranlées.  Depuis  des 

(1)  Meissner,  Gedichte  (o),  109. 

(2)  Nous  renvoyons  ici  d'une  manière  toute  spéciale  à  l'ouvrage 
trop  peu  remarqué  de  Rœsler,  sur  les  doctrines  fondamentales  de 
la  théorie  d'économie  politique  fondée  par  Adam  Smith,  7  sq.,  20 
sq.,  34  sq.,  95  sq. 


LA    SITUATION    SOCIALE  9 

siècles,  on  a  cherché  comme  nous  l'avons  vu  plus  haut, 
la  sagesse  suprême,  la  prudence  elle  talent  politique, 
uniquement  dans  la  séparation  du  droit,  de  la  morale 
et  de  la  religion,  dans  la  séparation  de  l'économie  poli- 
tique du  droit,  de  la  morale  et  des  lois  contenues  dans 
le  Symbole.  Cette  tendance  a  fini  par  porter  ses  fruits. 
Désormais,  nous  en  sommes  venus  à  ce  point  que,  non 
seulement  les  savants  dans  les  écoles  jurent  par  cette 
doctrine  fondamentale  du  libéralisme,  mais  que  Les  lé- 
gislations, les  propriétaires,  les  ouvriers,  bref  toutes 
les  classes,  toutes  les  manifestations  de  la  vie  en  sont 
pénétrées.  C'est  ce  qui  fait  la  question  sociale. 

Il  y  a  toujours  eu  des  égarements  dans  la  vie  prati- 
que des  individus  et  dans  la  vie  de  l'ensemble,  et  il  y  en 
aura  toujours  tant  qu'il  y  aura  des  hommes.  Néanmoins, 
à  côté  de  cela,  et  malgré  l'inconséquence  du  monde,  il 
peut  y  avoir  un  ordre  de  choses  tolérable.  Mais  il  en 
est  tout  autrement  si  la  vie  morale  est  détruite  en  entier 
dans  les  principes  qui  dominent  tout  (1).  Les  mœurs 
privées  sont  attaquées  sans  grand  dommage,  pourvu 
que  la  morale  publique  soit  saine.  Vouloir  miner  celle- 
ci,  c'est  vouloir  ébranler  l'ordre  lui-même.  Mais  ce 
résultat  ne  se  produit  point,  quand  les  individus  émous- 
sent,  pour  leur  compte  personnel,  la  pointe  des  consé- 
quences extérieures  les  plus  extrêmes  d'un  faux  système . 

Or,  voici  la  situation  actuelle.  11  ne  s'agit  pas  seule - 
ment  de  la  conduite  absurde  des  individus  ou  de  l'amé- 
lioration de  la  situation  économique  ;  mais  ce  sont  les 
lois  de  l'ordre  public  qui  sont  ébranlées  jusque  dans 
leurs  fondements  et  jusque  dans  la  conscience  morale. 
On  a  rejeté  la  foi,  ce  guide  de  la  vie,  ce  rempart  des 
lois,  et  là  où  on  ne  l'a  pas  fait  complètement,  on  l'a  du 
moins  affaiblie  d'une  façon  qui  donne  sérieusement  à 
réfléchir.  On  a  renversé  le  principe  que,  dans  la  vie 
publique,  l'homme  ne  devait  pas  être  moins  soumis  à 

(1)  Cf.  Léon  Xni,  Encijcl.,  4  août  J879  (Saemmtliche  Rundschrelben, 
Freiburg,  1881,  57. 


^0  hk    SOCIÉTÉ    CIVILE 

Dieu,  et  davanlage  son  propre  maître  que  dans  la  vie 
personnelle  intérieure.  On  a  arraché  du  cœur  de  l'hu- 
manité la  conviction  de  la  corruption  qui  habite  en 
elle,  et  on  lui  a  inculqué  l'opinion  qu'elle  peut  se  déve- 
lopper d'elle-même,  et  régler  comme  bon  lui  semble,  ce 
qui  est  juste  et  bien.  Ces  trois  erreurs  forment  le  véri- 
table germe  de  la  misère  sociale.  Il  n'y  a  plus  rien  de 
sûr,  plus  rien  de  durable,  parce  qu'il  n'y  a  plus  rien  de 
sainl.  La  situation  n'est  presque  plus  tolérable  parce 
que  la  puissance  arbitraire  des  dépositaires  du  pouvoir, 
l'impatience  de  ceux  qui  souffrent,  l'orgueil  et  l'idolâ- 
trie personnelle,  les  idées  les  plus  exagérées  relative- 
ment à  la  possibilité  du  perfectionnement  de  l'homme, 
le  sentiment  charnel  du  matérialisme  qui  veut  jouir  de 
tout  ici-bas,  et  cela  sous  une  forme  sensible  et  saisissa- 
ble,  l'esprit  de  Kant  et  de  Fichte,  cet  esprit  de  glorifi- 
cation personnelle,  au  lieu  de  l'esprit  de  soumission  à 
la  loi  et  d'humbles  sentiments  de  pénitence,  sont  de- 
venus les  guides  uniques  de  la  pensée  et  de  l'action. 
Donc  celui  qui  veut  conjurer  le  mal  social  doit  s'atta- 
cher à  guérir  ces  plaies  qui  sont  le  vrai  foyer  de  la  con- 
tagion. 
3. -Notre  ^"  regard  jcté  sur  nos  lois  suffira  pour  convaincre 
commf"''eV  l^s  plus  incrédulcs  delà  vérité  de  ce  que  nous  venons 
freXaie^pu-  ^c  dire.  L'cxprcssion  la  plus  exacte  des  principes  mo- 

blique    et   de  i»  ,  ,,  >  ^t  '  <i  ^     •         r\ 

notre  senti-  raux  d  uuc  cpoquc  OU  Q  uue  société  sont  leurs  lois.  Or, 

ment     public        .  'i     j-  i»  •.      i         i     •  i  - 

de  droit.  si  uous  etudious  1  esprit  des  lois  modernes,  nous  trou- 
vons que  la  société  actuelle  souflVe  d'un  double  mal. 
Ses  institutions  ne  sont  plus  naturelles  parce  qu'elles 
sont  en  opposition  avec  la  surnature  et  la  religion.  Or 
la  raison  par  laquelle  elles  sont  si  peu  conformes  à  la 
nature  est  aussi  la  cause  qui  les  rend  si  peu  pratiques 
et  si  peu  durables.  11  n'y  a  plus  de  lois  ni  d'institutions 
qui  soient  naturelles  et  adaptées  à  la  nature.  L'histoire 
et  la  tradition  n'ont  plus  rien  à  faire  avec  elles.  Ce  ne 
sont  que  des  prescriptions  artificielles,  inventées  par  la 
perspicacité  des  savants,  créées  selon  le  bon  plaisir  d'un 


LA    SITUATION    SOCIALE  1  1 

parti  régnant,  d'après  l'inspiration  du  moment,  sous 
l'influence  d'un  besoin  subit,  sur  le  modèle  d'institu- 
tions qui  ont  pu  avoir  de  bons  résultats  dans  des  pays 
étrangers  et  dans  d'autres  circonstances.  Kt  pourquoi? 
Une  de  ces  pernicieuses  paroles  ailées^  dont  l'apparence 
superficielle  doit  remplacer  pour  nous  aussi  bien  la  foi 
surnaturelle  que  les  solides  principes  naturels,  nous 
l'apprend,  nous  voulons  dire  le  principe  déplorable  de 
faire  des  lois  là  où  nous  n'avons  pas  de  droits. 

Jadis  la  loi  était  appliquée  comme  la  parfaite  expres- 
sion de  ce  qui  est  moral  et  juste,  et  le  droit  et  la  morale 
apparaissaient  comme  l'harmonie  avec  l'immuable  vo- 
lonté divine,  harmonie  telle  que  Dieu  l'a  déposée  dans  la 
nature  humaine.  Faire  une  loi  sans  droit,  ou  contre  le 
droit,  c'est-à-dire  contre  la  règle  de  toute  justice  et  de 
toute  morale,   eut  été  considéré  jadis  non  seulement 
comme  une  révolte  criminelle  contre  Dieu,  mais  comme 
un  péché  contre  la  nature  et  la  raison.  Malheureusement 
la  frivole  révolution  contre  Dieu,  et  par  là  même  contre 
les  fondements  du  droit,  est  devenue  le  véritable  pro- 
gramme pour  construire  le  nouvel  édifice  de  la  société. 
On  a  fait  des  lois  sans  tenir  compte  du  droit  ni  du  maître 
du  droit.  C'est  ainsi  qu'elles  ont  seulement  répondu  à  la 
glorification  personnelle  et  à  la  présomption  de  l'homme. 
Pour  cette  raison  aussi,  elles  sont  souvent  en  contradic- 
tion de  la  manière  la  plus  flagrante  avec  l'ordre  divin  et 
le  bien  naturel  de  la  société.  Or,  ce  qui  n'est  pas  natu- 
rel n'a  ni  solidité  ni  stabilité,  et  c'est  ce  qui  fait  com- 
prendre ces  changements  et  ces  essais  sans  fin.  Nous  ne 
sortons  plus  des  essais  et  du  provisoire.  C'est  un  grand 
malheur.  Les  esprits  les  plus  sages  et  les  plus  expéri- 
mentés des  anciens  temps  avaient  de  graves  scrupules 
pour  changer  une  loi  (1).  Ils  croyaient  que  le  changement 
n'était  bon  en  aucune  chose,  à  moins  qu'elle  ne  soit  po- 


li)  AristoL,  Polit.,  2,  o  (8),  10  sq.  Alfred  le  Grand,  Geselzc  EinL, 
49,  9.  (Schmidt,  Geselzc  der  Angelsachst^n  (2),  69). 


12  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

sitivement  mauvaise  (1).  11  i)'y  avait  qu'une  utilité  évi- 
dente (2)  et  un  avantage  sérieux,  qui  pussent  justifier 
une  innovation  dans  les  lois.  Même  là  où  une  améliora- 
tion réelle  n'est  pas  douteuse,  le  dommage  causé  par 
le  changement  est  facilement  supérieur  à  l'utilité  obte- 
nue par  lui,  car  l'innovation  dans  les  lois  affaiblit  tou- 
jours leur  force  (3).  C'est  pourquoi  Charondas  avait  fait 
cette  bizarre  prescription,  que  quiconque  voulait  pro- 
poser un  changement  dans  une  loi,  devait  paraître  la 
corde  au  cou  devant  l'assemblée  du  peuple  (4). 

Aurait-on  oublié  de  nos  jours  cette  sagesse  et  cette 
expérience  d'il  y  a  mille  ans,  ou  la  considère -t-on  comme 
une  folie?  Non  !  ce  n'est  pas  possible.  Mais  il  y  a  dans 
les  faits  une  logique  et  une  conséquence  qui  sont  plus 
fortes  que  la  logique  humaine.  On  a  rompu  avec  l'his- 
toire, avec  la  tradition,  avec  le  droit  immuable  de  Dieu, 
et  on  le  pouvait  ;  mais  vouloir  arrêter  la  dissolution  du 
droit  devenue  inévitable  et  le  morcellement  de  la  société, 
voilà  ce  qu'on  ne  peut  pas,  si  on  ne  revient  à  ce  qu'on  a 
quitté.  On  peut  voir  en  cela  une  ironie  bizarre  du  sort 
et  de  la  destinée  ;  nous  chrétiens,  nous  aimons  mieux 
lui  donner  le  nom  dejuste  vengeance  de  l'ordre  moral  du 
monde,  ou,  pour  faire  disparaître  toute  apparence  d'ex- 
pression moderne  panthéistique,  nous  aimons  mieux 
voir  une  punition  de  Dieu  dans  l'obligation  où  se  trouve 
la  société  d'exécuLer  elle-même  ce  procédé  de  décom-- 
position^  par  une  pénible  fabrication  de  lois.  Après  avoir 
abandonné  le  droit,  il  faut  qu'elle  se  fasse  mourir  par 
des  lois.  Et  en  définitive,  par  cette  logique  de  fer  des 
faits,  elle  est  frustrée  de  sa  propre  logique.  Quand  on  a 
rejeté  ce  qui  est  immuable  et  éternel,  on  ne  croit  plus 
qu'il  puisse  y  avoir  de  vérité  durable,  de  droit  durable 
et  par  dessus  tout  de  loi  durable. 

(1)  Plato,  Leg.,  1,  797,  e,  sq. 

(2)  Dlg.,  1,  4,  2.  Cf.  à  ce  sujet  Topinion  de  Crussaire   dans    Savi- 
gny,  Appel  que  notre  temps  adresse  à  la  législation,  (3)  197. 

(3)  Aristot.,  PoL,  2,  5  (8),  10  sq. 

(4)  Diodor.,  12,  17,  1,  2. 


LA    SITUATION    SOCIALE  13 

Au  début  de  ce  siècle,  le  plus  grand  homme  d'élat 
disait  ces  paroles:  «  C'est  une  grande  folie  que  de 
détruire  une  vieille  institution  qui  a  fait  ses  preuves,  de 
ne  pas  se  corriger  en  suivant  une  voie  simple  et  de  vou- 
loir imposer  de  la  besogne  mauvaise,  étrangère,  inop- 
portune, jetant  partout  le  désordre  et  la  dislocation  (1). 
Actuellement  on  chercherait  en  vain  quelqu'un  qui  par- 
tageât ses  vues.  Joseph  II  est  devenu  notre  homme, 
notre  idéal,  notre  modèle,  notre  héros.  Ce  n'est  pas 
sans  motif  que  nous  le  louons.  C'est  parce  que  nous 
avons  une  parenté  d'esprit  avec  lui  que  nous  l'appré- 
cions tant.  H  a  été  la  cause  de  l'éruption  de  notre  lèpre 
qui  s'appelle  la  logique  des  faits.  Ce  n'est  pas  le  pen- 
chant effréné  des  jeunes  gens  à  vouloir  faire  tout  mieux 
que  leurs  parents  ;  ce  n'est  pas  mêrîie  la  vanité  de  bril- 
ler par  la  gloire  d'une  activité  créatrice  propre,  qui 
nous  adoucit  l'amertume  du  travail  dans  les  fabriques 
de  lois,  dans  les  parlements,  dans  les  diètes.  Non  certes  ! 
Il  n'y  a  croyons-nous  que  la  haine  de  ce  quia  été  transmis 
par  tradition,  qui  nous  fasse  nous  acharner  contre  elles. 
Nous  sommes  en  cela  comme  les  vieilles  personnes  dont 

Fchacun  croit  pressentir  la  mort  prochaine, parce  qu'elles 
se  mettent  soudain  à  tout  bouleverser, à  tout  changer,  et 
ne  sont  contentes  de  rien.  La  vie  n'a  plus  de  charmes 
jpour  nous.  L'institution  la  plus  bienfaisante  doit  tomber 
parce  qu'elle  est  vieille.  Le  seul  fait  qu'une  chose  est  nou- 

['  velle  la  rend  admirable.  Et  pour  que  l'admiration  ne  soit 
pas  interrompue,  il  faut  renouveler  les  nouveautés  cha- 
que année.  Nous  voulons  cacher  le  fait  indéniable,  que 
depuis  longtemps  déjà,  la  force  d'innover  nous  a  aban- 
donnés; et  c'est  pourquoi  nous  voulons  du  moins  prou- 
tver  au  monde  que  nous  sommes  encore  capables  de  quel- 
que chose  avec  notre  manie  des  changements.  11  est  rare 
qu'on  ait  vu  une  époque  manquer  de  capacité  législative 
dans  la  mesure  (2)  où  elle  fait  défaut  depuis  un  siècle, 

(1)  Pertz,  Leben  des  Ministers  Freih.  vom  Slcin,  VI,  90. 

(2)  Savigny,  Aj)pel  que  notre  temps  adresse  à   la  législation,  (3)49 
sq.,  161. 


14  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

depuis  Joseph  II  et  la  Révolution,  de  même  que,  par  un 
juste  jugement  de  Dieu,  il  est  rare  qu'on  ait  vu  une  ma- 
ladie de  faire  des  lois,  comme  celle  qui  sévit  depuis  le 
même  laps  de  temps  (1).  La  précipitation  ne  nous  laisse 
pas  le  temps  de  bien  peser  une  loi  avant  le  temps  de  la 
promulguer,  et  notre  impatience  ne  nous  permet  pas 
d'attendre  qu'une  loi  donnée  fasse  ses  preuves  ou  con- 
quière droit  de  cité  parmi  nous.  C'est  ainsi  que  nous 
avons  des  lois  si  nombreuses,  si  différentes,  si  changean- 
tes, que  les  savants  eux-mêmes  ne  peuvent  les  retenir 
dans  leur  mémoire.  Quant  au  peuple,  il  est  témoin  de 
cette  situation  que  redoutait  un  ancien  docteur,  à  savoir 
que  l'abondance  des  lois,  au  lieu  d'être  une  protection, 
se  change  en  toiles  d'araignée  pour  les  faibles,  et  en 
pièges  pour  les  imprudents  (2). 

Les  anciens  n'avaient  pas  tout  à  fait  tort,  quand  ils 
croyaient  que  plus  il  y  a  de  lois  moins  il  y  a  de  droit,  et 
que  plus  il  y  a  de  lois  plus  y  a  d'imperfections  (3).  En 
tout  cas,  la  parole  qu'ils  disaient  des  réformateurs 
turbulents  :  le  mieux  et  le  pire  sont  dans  la  même  ba- 
lance (4),  se  vérifie  complètement  de  nos  jours.  Tout 
chez  nous  rappelle  ces  temps  de  Rome  à  son  déclin,  où 
Cicéron  disait:  «  Nous  n'avons  point  de  dépôt  public 
pour  nos  lois.  Aussi  prenons-nous  pour  lois  celles  que 
nous  donnent  nos  huissiers  ;  nous  les  demandons  à  des 
copistes,  car  nous  n'avons  ni  archives  publiques,  ni  tra- 
ditions officielles  (5)  ». 

Sans  doute  cette  situation  est  déjà  l'expression  de 
grands  malheurs  moraux  cachés  à  l'intérieur.  Mais,  si 
nous  pénétrons  le  contenu  de  ces  lois,  c'est  alors  que 
nous  voyons  jusqu'à  l'évidence,  combien  profondément 
la  séparation  du  droit  et  de  la  morale  a  ébranlé  dans  les 

(1)  De  1789  cà  1843,  81.366   lois  ont  été  portées  en   France    (Wan- 
der,  Sprlchw-Lexlkon,  I,  1615,  Nr.  58. 

(2)  Soto,  De  JustUia  et  jure,  1.  1,  q.  5,  a.  2. 

(3)  Graf  u.  Dietherr,  Deutsche  Rechtssprichw.  18(1,  226,223). 

(4)  Sailer,  Welsheit  aiif  der  Gasse  (1801),  XX,  I,  36). 

(5)  Gicero,  Leg.,  UI,  20. 


LA    SITUATION    SOCIALE  15 

cœurs  le  sentiment  de  l'un  et  de  l'autre,  et  comment 
notre  situation  sociale  est  la  suite  logique  de  la  corrup- 
tion morale  de  la  société.  C'est  ce  qui  rend  compréhen- 
sible, que  les  lois,  comme  s'en  plaint  déjà  Cicéron,  ne 
se  transmettent  plus  dans  la  conscience  publique.  Et 
comment  le  feraient-elles,  si  elles  ne  sont  pas  basées 
sur  la  conscience?  Or,  si  leur  base  n'est  pas  là,  —  et 
elle  n'y  est  pas,  puisqu'elles  ne  reposent  pas  sur  le  droit, 
c'est-à-dire  sur  la  volonté  de  Dieu,  —  pourquoi  s'éton- 
ner que  le  peuple  les  considère  seulement  comme  des 
fils,  comme  des  toiles  d'araignée?  Si  les  lois  n'ont  pas 
leur  point  de  départ  dans  la  foi  à  un  droit  immuable, 
éternel,  et  dans  l'obéissance  au  législateur  suprême, 
est-il  possible  que  l'obéissance  à  la  loi,  et,  ce  qui  est  pis 
encore,  que  le  respect  pour  la  loi  et  la  foi  au  droit  ne 
disparaissent  pas?  S'il  est  permis  à  la  loi  humaine  de  ne 
pas  s'occuper  de  la  loi  divine,  on  ne  peut  défendre  à 
l'homme  de  mépriser  la  loi  humaine.  Cette  situation 
nous  montre  bien  jusqu'à  quel  point  il  est  vrai  que  les 
bases  fondamentales  de  l'ordre  public  sont  ébranlées; 
autrement,  il  ne  viendrait  jamais  à  l'idée  de  légiférer 
malgré  le  droit,  comme  on  s'exprime  aujourd'hui  avec 
un  véritable  orgueil. 

Cet  état  de  choses  nous  explique  pourquoi  il  y  a  au- 
jourd'hui une  question  sociale,  et  pourquoi  il  n'y  en 
avait  pas  autrefois.  On  a  toujours  enfreint  les  lois;  mais 
les  lois  représentaient  le  droit.  De  tout  temps  on  a  com- 
mis l'injustice  ;  mais  en  cela  on  ne  pouvait  s'autoriser 
ni  des  lois,  ni  de  l'opinion  publique.  Aujourd'hui,  il 
faut  distinguer  strictement  entre  droit  et  loi  ;  aujour- 
d'hui l'opinion  publique  n'est  pas  en  contradiction  avec 
l'injustice,  mais  elle  la  produit  et  la  justifie.  Aujour- 
d'hui en  un  mot,  la  morale  publique  et  le  sentiment  de 
droit  public  sont  ébranlés,  les  fondements  de  la  société 
minés,  et  c'est  ce  qui  fait  la  question  sociale.  Les  viola- 
tions du  droit  et  de  la  morale,  commises  par  des  milliers 
d'individus,  ne  causent  pas  des  ravages  comparables  à 


16  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

ceux  que  produit  à  lui  seul  rébraulement  de  la  morale 
publique;  mais  quand  de  plus,  cette  dernière  est  atta- 
quée chaque  jouP;,  et  à  dessein,  ne  faut-il  pas  que  les 
choses  en  viennent  où  elles  en  sont? 

On  voit  donc  quelle  diUérence  il  y  a,  qu'un  certain 
nombre  et  même  beaucoup  d'individus  transgressent 
les  lois,  comme  parle  passé,  alors  que  la  foi  et  la  cons- 
cience sont  là  pour  leur  rappeler  leurs  obligations,  ou 
que  les  lois  se  fassent  presque  un  honneur  d'être  en 
contradiction  avec  le  droit.  On  pouvait  dire  autrefois: 
de  mauvaises  mœurs  font  de  bonnes  lois  (1).  Aujour- 
d'hui, il  faut  presque  dire  le  contraire  :  nouvelles  lois 
chassent  l'ancien  droit  (2).  Une  mauvaise  loi  fait  né- 
cessairement de  mauvaises  mœurs,  et  ce  qui  est  pis, 
de  mauvais  cœurs,  de  mauvais  esprits.  Les  lois  qui  ne 
reposent  pas  sur  le  droit,  sur  la  volonté  de  Dieu  et  sur 
la  conscience,  sont  en  vérité  pires  que  la  situation  so- 
ciale réelle,  quelque  mauvaise  qu'elle  puisse  être  en 
elle-même. 
4.-Lesys-  Ou  sourit  dc  ces  vues,  et  on  croit  qu'avec  d'arides 
Sx  de'"iâ  principes  théologiques  et  de?  abstractions  philosophi- 

prétendue  „   .  -•  i>  •  , 

pospéritégé-  ques,  on  tait  peu  avancer  une  question  d  une  importance 
aussi  éminemment  pratique.  Leci  provient  de  ce  qu  il  y 
a  très  peu  d'hommes,  qui  n'ont  pas  une  idée  de  la  né- 
cessité de  la  tête  dans  la  vie  pratique,  et  delà  portée 
qu'ont  souvent,  dans  la  pratique,  les  principes  en 
apparence  les  plus  abstraits.  La  première  exploration 
qu'on  fait  ordinairement  sur  le  domaine  de  la  question 
sociale,  la  recherche  de  la  dernière  fin  de  la  vie  écono- 
mique le  montre  déjà.  C'est  certes  une  question  très 
abstraite  et  purement  spéculative  que  celle-ci:  Pour- 
quoi les  hommes  travaillent-ils?  Pourquoi  entrent-ils 
en  relation  les  uns  avec  les  autres  ?  Pourquoi  échan- 
gent-ils ?Et  c'est  précisément  cette  question  qui,  quelle 
que  soit  la  réponse  qu'on  lui  donne,  contient  en  germe 

(1)  Graf  iind  DieLherr,  18  (1,  U4).  —  (2)  Ibid.,  18  (1,  231). 


LA    SITUATION    SOCIALE  17 

toute  la  formation  de  la  vie  sociale.  Au  moyen  âo-e 
on  répondait  :  c'est  afin  que  chacun  puisse  vivre  ou 
par  lui-même,  ou  par  d'autres  pour  qui  il  travaille.  Et 
la  question  était  tranchée.  On  pensait  non  pas  à  la  pos- 
session, mais  au  soutien  de  la  vie,  à  la  vie.  Tout  était 
calculé  pour  que  chacun  eût  le  nécessaire.  Mais  comme 
personne  ne  peut  vivre  pour  soi,  comme  une  monade 
isolée  ;  comme  chacun  est  plutôt  destiné  déjà  parla  na- 
ture à  vivre  dans  la  communauté,  alors,  concluait-on 
dans  ce  temps  là,  la  société  en  grand  doit  être  réglée  de 
façon  que  tous  se  soutiennent  mutuellement,  les  uns  par 
le  travail,  les  autres  par  sollicitude.  Pour  cette  raison, 
on  ne  voyait  pas  seulement  la  possession,  mais  aussi 
les  obligations  envers  le  tout  et  envers  chacun  de  ses 
membres,  le  partage  comme  la  production,  et  avant  tout 
l'égalisation,  le  travail  en  commun,  la  solidarité.  Ainsi 
en  était-il  à  cette  époque.  Et  avec  cela  du  moins  la  vie 
.  était  tolérable. 

Toute  l'école  moderne  répond  à  notre  question  :  La 
dernière  fin  de  la  vie  sociale  est  l'augmentation  de  la 
prospérité  générale. 

Avec  cela,  c'en  est  fait  de  notre  société.  Ce  funeste 
principe  est  une  des  équivoques  les  plus  dangereuses, 
parfois  même  une  tromperie  consciente  et  intention- 
nelle. Il  n'est  plus  question  des  membres  isolés  de  la 
société,  mais  uniquement  de  la  richesse  de  l'ensemble. 
Ap?'ion,  on  ne  s'occupe  ni  de  la  personne,  ni  de  ses 
besoins,  ni  de  ses  fins  ;  par  contre,  on  accorde  une 
attention  d'autant  plus  grande  à  l'instrument  mort,  au 
moyen  duquel  la  totalité  se  tire  d'affaire  ici-bas.'  La 
magnifique  idée  du  christianisme  que  la  société  est  un 
grand  organisme,  dans  lequel  chaque  membre  isolé  a 
son  autonomie  dans  la  place  qui  lui  est  destinée,  et  doit 
accomplir  sa  fin  propre  en  vue  de  la  totalité,  mais  dans 
lequel  aussi  l'ensemble  doit  prendre  soin  de  chaque 
membre,  est  par  le  fait  même  anéantie.  Les  remparts 
protecteurs  de  l'individu,  la  contexture  du  tout,  lacoor- 


18  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

dination,  la  suprématie  sont  supprimés.  L'argent  est 
l'unique  mesure,  la  production  d'ensemble  la  plus  con- 
sidérable possible,  et  l'accumulation  de  valeurs  dans 
les  proportions  les  plus  gigantesques,  sont  la  fin  der- 
nière ;  la  richesse  absolue  du  tout  impersonnel  et  non 
la  possession  relative,  ou  même  le  bien-être  de  l'indi- 
vidu (1),  la  production  et  non  la  répartition  des  fortu- 
nes, sont  les  ressorts  de  notre  vie  sociale  (2). 

Tandis  qu'autrefois,  on  calculait  la  prospérité  d'un 
état  d'après  le  nombre  de  ceux  qui  pouvaient  s'équiper 
sur  pied  de  guerre  à  leurs  propres  frais,  ou  fournir  des 
hommes,  on  le  calcule  maintenant  d'après  les  sommes 
qu'il  a  placées  dans  les  casernes,  dans  les  forts,  et  dans 
le  matériel  de  guerre.  Si  un  état  a  un  milliard  de  for- 
tune en  plus  que  les  autres,  il  est  considéré  comme 
plus  heureux  qu'eux.  Quant  à  celui  qui  possède  le  mil- 
liard, et  à  celui  qui  en  profite,  c'est  chose  indifférente.  Il 
suffit  que  le  milliard  y  soit,  quand  même  il  gît  mort  dans 
la  caisse  de  la  guerre,  ou  qu'il  se  trouve  entre  les  mains 
de  quelques  nababs^  à  côté  desquels  il  y  a  des  milliers 
d'êtres  dont  l'insécurité  de  vie  est  telle,  qu'il  leur  faut 
lutter  jusqu'à  la  mort  pour  avoir  seulement  un  linceul. 
C'est  une  raison  pour  laquelle  il  nous  faut  reconnaître, 
dans  ce  prétendu  système  de  prospérité  générale,  une 
des  causes  principales  de  la  détresse  sociale.  Jadis  on 
croyait  que  tous  devaient  profiter  de  la  prospérité  de 
l'ensemble  (3),  et  que  si  les  citoyens  ne  recevaient  pas 
des  avantages  de  la  part  du  tout,  ils  n'étaient  pas  des 
citoyens  (4).  Maintenant,  un  philosophe,  qui  est  déplus 
un  vrai  disciple  de  la  Réforme  et  de  la  sagesse  politique" 
prussienne,  ne  rougit  pas  d'affirmer  que  la  misère  de 
la  plus  grande  partie  de  la  population  est  l'état  idéal, 
qu'elle  est  une  vraie  bienfaitrice  et  l'éducatrice  de  l'hu- 
manité, pourvu  que  la  totalité  jouisse  d'une  grande; 

(1)  Val.  Mayer,  Bas  Eigenthiim,  33  sq. 

(2)  Samter,  Das  Eigenthiim  in  semer  soclalen  Bedeutung,  216.. 

(3)  Aristot.,  Polit.,  7,  8  (9),  5.—  (4)  Ibicl,  3,  5  (7),  1. 


LA    SITUATION    SOCIALE  19 

richesse  (I).  JNousne  comprenons  presque  plus  les  vues 
d'Aristote,  disant  que  le  meilleur  état  d'une  société  est 
celui  où  l'aisance  médiocre  est  la  règle  (2),  où  nulle 
part  ne  s'amoncellent  de  gigantesques  sommes  super- 
flues ;  mais  où  la  misère  proprement  dite  ne  se  fait  sen- 
tir nulle  part.  Une  telle  situation  nous  dit-on,  avec  le 
plus  grand  sang-froid,  peut  convenir  à  des  époques  de 
calme.  Mais  comment  fera-t-on,  lorsqu'il  s'agira  de  faire 
la  guerre.  On  agit  comme  si  la  paix  n'était  qu'une  ex- 
ception, et  la  guerre  la  fin  proprement  dite  de  la  société  ; 
comme  si  la  société  était  seulement  un  état,  et  la  poli- 
tique son  unique  devoir.  Sans  doute  on  s'effraie  parfois, 
quand  on  voit  quel  terrible  paupérisme  existe  dans  les 
masses,   à  côté  des  gigantesques  possessions  inutiles 
d'une  petite  minorité  (3),  et  pourtant  on  ne  se  lasse 
pas  de  célébrer  la  gloire  d'une  telle  organisation  sociale. 
Mais  en  vérité  une  pareille  situation  est  contre  nature 
et  doit  conduire  à  la  ruine. 

L'inégalité  dans  la  possession  elle  contraste  entre  la 
richesse  et  la  pauvreté  sont  d'ordre  divin  (4).  C'est  une 
disposition  qui  a  été  introduite  pour  le  bien  de  la  société, 
une  disposition  d'où  dépend  le  maintien  de  la  société  ac- 
tuelle. Quoiqu'en  pensent  certains  partisans  du  progrès 
indéfini  et  quelles  que  soient  les  allégations  de  certains 
1  séducteurs,  nous  sommes  obligés  de  reconnaître  com- 
me une  loi  générale,  que  la  pauvreté  ne  pourra  jamais 

être  entièrement  suppriméede  l'humanité.  Mais  pauvreté 
n'est  pas  misère  (5).  On  ne  succombp  pas  sous  le  poids 

(1)  Lasson,  RechtsphiL,  178  sq.  —  (2)  Aristot.,  PoL,  4,  9  (11)   8 
I      (3)  En  1878,  sur  25.747.660  habitants  que  comptait  la  Prusse,  il 
jjy  en  avait  8.790.285  capables  de  payer  des  impôts.  Mais  presque' la 
1  moitié  3.506.423  en  était  exempte,  parce  qu'elle    avait  un  revenu 
amiuel  inférieur  à  420  marcs.  Presque  un  tiers,  2.662.104,  avait  un 
revenu  qui  s'élevait  de  420  marcs  à  660,  En  résumé  82,  7  0/0  étaient 
dans  rindigence,  12,  9  0/0  dans  une  situation  tolérable,  3,  1  0/0 
-  dans  une  bonne  situation  et  1,  3  0/0  étaient  riches.  Cf.  Kolb,  Slatls- 
l  tik  (8),  57  sq.  Roscher,    Volkswirthschaft  (20),  L  574  sq.  Schœnbere 
[j/^o/ii.  ÛEAm.,  (3),I,  675sq.  ^' 

(4)  Deut.,  XV,  11  ;  Matth.,  XXVI,  11  ;  Joan.,  XII,  8. 
(o)  Cf.  vol.  III,  conf.  IV,  3. 


20  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

de  la  pauvreté.  Là  où  la  pauvreté  existe  avec  son  con- 
traste naturel,  la  richesse,  là  aussi,  il  y  a  toujours  du 
courage,  de  la  force  morale,  pour  pâtir,  prier,  se  pri- 
ver ;  là  il  y  a  espoir  et  patience  d'un  côté,  condescen- 
dance, communication  et  solidarité  de  l'autre.  Tant  que 
l'opposition   entre   la   pauvreté    et  l'aisance   modérée 
n'est   pas   démesurément    grande,    la  première    sent 
moins  son  fardeau,  parce  qu'elle  est  moins  tentée  d'ê- 
tre mécontente,  et  la  seconde,  qui  est  restée  naturelle 
et  saine,  ne  manque  jamais  de  la  grâce  de  vouloir  et  de 
la  bénédiction  de  pouvoir  lui  aider.  Mais  si  une  misère 
contre  nature,  une  misère  dans  le  sens  proprement  dit, 
qu'entraînent  avec  eux  des  excès  de  richesse  ;  si  la  mi- 
sère dès  masses,  le  Paupérisme,  se  trouve  en  face  du 
Mammonisme  et  d'un  arrêt  dans  la  circulation  de  l'or, 
la  société  est  partout  malade.  Ce   ne   sont  plus  des 
contrastes  naturels,  mais  de  malsaines  oppositions  de 
situations  ;  c'est  un  signe  de  déchirement  et  d'éparpil- 
lement,    un   présage  de  dissolution   pour   la  société. 
Quand  une  fois  le  sang  ne  circule  plus  que  dans  quel- 
ques membres,  et  les  fait  enfler  jusqu'à  devenir  diffor- 
mes, ceux-ci  sont  aussi  malades  que  les  autres  auxquels 
ils  enlèvent  de  la  force,  en  même  temps  qu'ils  sont  une 
charge  et  un  danger  pour  le  corps  tout  entier  dont  l'af- 
faiblissement les  a  rendus  si  lourds.  En  pareilles  cir- 
constances, l'excès  engendre  la  détente  et  la  paresse, 
l'hébétement  et  la  chute  dans  la  sensuaUté  et  dans  la 
jouissance,  la  débauche,  la  dureté,  la  turbulence.  Mais 
alors  la  pauvreté  devient  dénûment,  hostilité  et  ven- 
o-eance  envers  ceux  qui  possèdent  et  envers  la  société 
elle-même  ;  elle  devient  sauvagerie,  débauche,  torpeur, 
enfin  désespoir  qui  ne  trouve  de  consolation  que  dans 
la  destruction  ;  bref,  elle  devient  misère  (1).  Or  la  so- 
ciété ne  peut  se  maintenir  ainsi.  Quand  même  une  sem- 

(1)  Périn,  De  la  richesse,  II,  163  sq.  Eusebius  Gallicanus,  HomiLde 
S  Epipodioet  Alexandro  {BM.,Lu^d.  VI,  669,  e).  Augustin.,  Civ. 
Del,  15,  4;Ep.  140,23,  56. 


LA    SITUATION    SOCIALE  21 

blable  inégalité  contre  nature  ne  conduit  pas  à  des 
coups  subits,  violents^  qui  d'ailleurs  ne  peuvent  man- 
quer de  se  produire,  l'épuisement,  le  dépérissement 
viennent  d'eux-mêmes,  et  l'ensemble  est  condamné  à 
périr  misérablement  et  sans  honneur. 

Donc,  tant  qu'on  ne  renoncera  pas  à  ce  funeste  idéal 
de  la  prospérité  générale,  tout  espoir  de  situations  meil- 
leures est  vain,  et  la  ruine  inévitable  de  la  société  est  la 
seule  perspective  qui  apparaisse  à  l'horizon.  Qu'on  nous 
écoute  ou  non,  nous  ne  nous  lasserons  pas  d'opposer  à 
ce  système  pernicieux,  en  renversant  son  programme, 
le  principe  que  s'il  n'y  a  que  les  petits  et  les  moyens  qui 
puissent  vivre  d'une  façon  supportable,  la  nation  peut 
déjà  se  regarder  comme  pauvre  ;  mais  que  si  on  ne  cesse 
pas  de  calculer  quelle  est  la  richesse  de  la  nation,  le  peu- 
ple tout  entier  sera  bientôt  pauvre,  si  toutefois  il  ne  de- 
vient pas  misérable. 

Qu'on  ne  parle  donc  plus  de  l'aridité  des  formules     5._Lescon- 
abstraites,  mais  qu'on  avoue  qu'elles  peuvent  avoir  des  ralSTré^o- 
conséquences  très  saisissables  et  très  profondes.  Telle  iT'pirufocra^ 
philosophie,  tel  homme  ;  et  telle  théologie,  tel  temps, 
telle  société.  Proclamer  le  système  delà  prospérité  géné- 
rale voudrait  dire  proclamer  le  despotisme  de  l'argent. 
La  grossière  ploutocratie  du  temps  est  le  véritable  en- 
fant, la  conséquence  nécessaire  de  la  domination  de  ce 
principe.  C'est  une  conquête  terrible.  11  est  mauvais  de 
mesurer  la  valeur  de  l'homme  à  l'argent  (1).  Il  est  encore 
plus  triste  de  répondre  par  le  chiffre  auquel  s'élève  la 
fortune  courante  ou  stagnante  de  la  société,  à  la  ques- 
tion de  savoir  si  une  société  ou  un  état  sont  heureux, 
s'ils  sont  en  progrès  ou  en  décadence.  Mais  le  comble 
de  la  ruine  pour  une  société  est  de  ne  pouvoir  se  repré- 
senter la  possession,  la  richesse,  le  bonheur  autrement 


{i)  M.enaiud.ev,  Piscatores  fragm.,  7.  Juvénal,  III,  143  sq.  Gicero, 
Quinct.,  15,  où  il  dépeint  parfaitement  les  conséquences  de  ce  sys- 
tème. 


22  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

que  sous  la  forme  de  grandes  sommes  d'écus  morts  et 
sonnants,  ou  même  de  valeurs  arbitraires. 

C'était  le  point  de  vue  de  l'antiquité.  Argent  est  puis- 
sance disait-on  dans  ce  temps  là  (1  ).  L'état  qui  possède 
moins  d'argent  est  nécessairement  plus  faible  que  celui 
qui  possède  de  grandes  richesses.  Thucydide  lui-même 
le  croit  (2).  C'était  un  mauvais  début  pour  un  temps  re- 
lativement bon.  Mais  lorsque  c'en  fut  fait  de  l'antiquité, 
il  s'ensuivit  comme  dernière  conséquence,  cette  posses- 
sion énorme,  insensée,  telle  qu'il  nous  est  facile  de 
comprendre  comment  cette  société  a  péri. 

Mais  ce  que  nous  comprenons  du  passé  sur  lequel 
nous  ne  revenons  plus,  nous  ne  le  comprenons  pas  du 
présent.  Où  en  sommes-nous  aujourd'hui  ?  Montons- 
nous  ou  descendons-nous?  Adam  Smith  lui-même,  le 
père  de  ce  système  matérialiste  de  la  prospérité  géné- 
rale, osait  croire  qu'il  serait  trop  ridicule  de  vouloir 
entreprendre  sérieusement  de  prouver  que  la  prospé- 
rité générale  ne  consiste  pas  dans  l'argent,  et  que  d'ail- 
leurs l'argent  n'est  qu'une  petite  partie  et  la  partie  la 
moins  productive  de  la  richesse  nationale  (3).  Quelques, 
dizaines  d'années  plus  tard,  Malthus  osait  dire  avec  une 
singulière  prudence,  que  la  puissance  et  la  richesse  ne 
sont  désirables  qu'en  tant  qu'elles  favorisent  le  bonheur 
d'une  nation  (4).   Et  maintenant?  Nous  nous  plaçons 
entièrement  de  nouveau  au  point  de  vue  du  principe: 
un  homme  sans  argent  est  un  cadavre,  un  homme  sans 
argent  est  un  homme  mort  (5).  Ce  que  Logau  disait  del" 
son  temps  s'applique  au  nôtre  dans  une  mesure  incom- 
parablement plus  grande  : 

(1)  Euripides,  P/iœmssa>,  439  sq.  Aiistophanes,  Plutus,  146.  —  Gf 
EccL,  X,  19  ;  TertulL,  Marc,  IV,  33. 

(2)  Thucydid.,  1,11,  13. 

(3)  Smith,  Wealth  of  nations,  IV,  1.  Ed.  Rogers,  1869,  11,  10. 

(4)  Malthus,  Versuch  ûber  die  Volksvermehrung  [deutschvon  Hegew 

isch),  1807,  n,  228. 

(5)  Dùringsfeld,  Sprichwœrfer  der  germanischen  und  romaniscne 

Sprachen,  I,  292,  Nr.  561. 


LA    SITUATION    SOCIALE  23 

«  Bien  et  argent  sont  l'esprit  et  le  sang  de  Thomme.  » 

«  Celui  qui  ne  possède  rien  est  un  cadavre  dans  le  monde  (i)  », 

C'est  vraiment  un  triste  signe  de  progrès,  qu'après 
des  expériences  répétées  pendant  des  siècles,  nous  en 
soyons  revenus  exactement  à  cette  puissance  et  à  ce 
maniement  d'argent,  qui  ont  marqué  d'une  honte  inef- 
façable les  derniers  temps  du  monde  romain.  Ici  toute 
critique  est  inutile,  parce  que  tout  avertissement  serait 
probablement  donné  en  vain.  Il  n'est  pas  d'injustice 
aussi  grande,  pas  d'aveuglement  aussi  incurable  que 
cette  passion  pour  l'argent.  Si  jamais  il  y  a  eu  une  ido- 
lâtrie qui  rende  capable  de  tout  (2),  excepté  de  s'impo- 
ser un  frein  (3)  ;  s'il  y  a  jamais  eu  une  dureté  qui  rende 
le  cœur  inaccessible  à  la  justice  et  à  l'équité,  un  culte 
diabolique  qui  rende  l'esprit  hosfile  envers  les  exigen- 
ces les  plus  indéniables  de  la  raison,  de  la  religion  et 
de  la  morale,  c'est  bien  le  culte  de  l'argent  (4).  Cette 
idole  ne  peut  exister  sans  sacrifices  et  sans  hécatombes  ; 
et  le  dernier  sacrifice  qu'elle  exige  toujours,  lorsqu'elle 
a  englouti  tous  les  autres,  est  celui  de  ses  propres  ser- 
viteurs (5). 

D'après  cela,  nous  pouvons  facilement  prévoir  quelle 
sera  la  fin  de  la  forme  sociale  actuelle,  si  on  ne  réussit 
pas  à  la  détourner  de  ce  culte  rendu  àMammon.  Mais  il 
n'y  aguère  dechances  de  succès. Là  où  l'argentparle  il  n'y 
a  plus  de  parole  (6).  Quand  il  élève  la  voix,  le  monde  se 
tait  (7).  De  plus,  toute  notre  vie  économique  est  déjà 
tellement  subjuguée  par  l'argent,  que  seuls  les  plus 
grands  efforts  et  les  sacrifices  les  plus  sensibles  peuvent 
encore  amener  une  guérison.  Mais  qui  comptera  là-des- 
sus dans  les  circonstances  où  nous  sommes  ?  Qui  se  sou- 
cie encore  d'autre  chose  que  de  l'argent  ?  Qui  compte 

(1)  Logau,  Sinngedichte,  63.  —  (2)  Virgil.,  Aen.  III,  56  sq. 

(3)  Eccl.,  V,  0.  Juvénal,  XIV,  139. 

(4)  Col.,  ni,  5  ;  Eph.,  V,  5  ;  I,  Tim.,  VI,  9  ;  Horat.,  Ep.  I,  1,  54; 
Juvenal,  XIII,  86  sq.—  (5)  Eccl.,  X,  9,  10. 

(6)  Graf  und  Dietherr,  418  (8,  80). 
[l]  Duringsfeld,  I,  194,  I^r.  569. 


^4  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

encore  avec  autre  chose  qu'avec  l'argent  ?  L'homme 
sans  honneur,  à  qui  on  peut  reprocher  dix  banqueroutes 
frauduleuses,  et  qui  veut  faire  croire  àsa  solvabilité  par 
les  moyens  les  plus  douteux,  est  jugé  digne  de  confian- 
ce ;  il  peut  se  lancer  dans  des  entreprises,  se  présenter 
dans  les  salons,  même  à  la  cour.  Pour  l'ouvrier  honnête 
qui  ne  peut  fournir  de  caution,  c'est  tout  au  plus  si  on 
le  reçoit  par  pitié,  comme  un  valet  sans  liberté.  Tou- 
jours de  l'argent  et  rien  que  de  l'argent.  Or,  pour  l'ar- 
gent, il  n'y  a  point  de  commerce  malpropre,  point  de 
religion,  point  de  morale,  point  de  lois,  point  de  limi- 
tes. Supprimer  les  lois  sur  l'usure,  laisser  s'exercer 
librem-ent  les  brigandages  de  la  bourse,  est  une  consé- 
quence logique  quand  une  fois  on  ne  compte  plus  avec 
des  hommes,  mais  seulement  avec  l'argent. 

Pourquoi  poursuivre  aussi  cette  usure  en  petit  des 
accapareurs  d'argent,  de  grains  et  de  biens,  déjà  punie 
par  sa  difficulté  d'exister  et  par  sa  malpropreté,  si  ceux 
qui  dominent  la  législation  sociale  peuvent  se  livrer 
sans  préjudice  pour  leur  argent,  pour  leur  honneur,  et 
sans  aucune  peine,  à  n'importe  quelle  forme  d\isure  de 
bourse  et  de  spéculation,  où,  dans  un  clin  d'œil  et  sans 
mise  de  fonds,  on  gagne  des  millions  aux  dépens  de  la 
société  ?  Sous  les  yeux  de  nos  législateurs,  dit  avec  rai- 
son Ihering,  les  sociétés  par  actions  se  sont  transfor- 
mées.en  sociétés  organisées  pour  le  volet  la  tromperie, 
en  sociétés  dont  l'histoire  secrète  contient  plus  de  bas- 
sesses, plus  de  déshonneur  et  de  friponnerie  que  beau-  | 
coup  de  maisons  de  détention,  avec  cette  seule  diffé- 
rence, que  les  voleurs  de  cette  espèce  roulent  sur  l'or, 
au  lieu  d'être  assis  sur  le  fer  (1  ). 

Mais  la  situation  ne  peut  tenir  longtemps  ainsi.  Les 
peines  et  les  charges  augmentent  constamment  pour  les 
travailleurs,  et  l'argent  s'éloigne  sans  cesse  d'eux  pour 
aller  vers  ceux  qui  en  ont  déjà  à  profusion  (2).  Dans  ce 

(1)  Ihering,  Der  Zweck  in  Recht,  I,  222. 

(2)  D'après  les  calculs  de  certains  financiers,  le  gros  capital  absorbe 


LA    SITUATION    SOCIALE  25 

cas,  on  comprend  que  l'argent  soit  d'un  si  bon  rapport, 
et  que  le  travail  soit  si  mal  rétribué.  Plus  les  hommes 
d'argent  gagnent^  plus  le  fruit  du  travail  est  maigre. 
Plus  l'intérêt  est  élevé,  plus  les  salaires  sont  bas.  L'im- 
pitoyable capital  est  maître,  les  ouvriers  sont  des  valets, 
non  !  ils  sont  des  esclaves.  Ce  n'est  pas  d'après  leurs 
peines  et  d'après  leurs  besoins,  mais  d'après  son  pro- 
pre avantage,  que  le  capital  leur  assigne  leur  salaire. 
Et  quand  même^  sous  ce  rapport,  beaucoup  de  choses 
se  sont  améliorées  à  notre  époque,  le  Libéralisme  révo- 
lutionne toujours  les  cœurs  de  ceux  dans  les  mains  des- 
quels il  met  forcément  des  salaires  plus  élevés,  avec 
cette  prétention  insupportable  qu'il  exerce  non  pas  la 
justice  envers  eux,  mais  la  charité  et  la  générosité. 
Au  milieu  de  cette  abondance,  les  charges  publiques 
augmentent  tous  les  jours  dans  une  telle  mesure,  qu'il 
est  souvent  difficile  de  comprendre  comment  elles  peu- 
vent être  supportées  par  les  masses  épuisées.  Et  pour 
que  le  délicat  aiguillon  de  ce  sentiment  de  justice 
blessé  ne  fasse  pas  défaut  dans  cette  oppression,  la  ré- 
partition des  charges  est  toute  aussi  disproportionnée 
que  celle  du  gain.  Qui  subvient  aux  frais  des  charges 
publiques?  C'est  surtout  la  propriété  foncière  déjà 
lourdement  grevée  par  la  législation,  c'est  le  travail, 
l'échange  des  biens  et  de  la  possession  nécessité  par  la 
misère,  le  petit  propriétaire  et  la  petite  industrie,  la 
consommation  des  choses  indispensables  aux  besoins 
de  la  vie.  Mais  l'état  semble  ne  rien  vouloir  accepter  de 
la  part  de  l'acquisition  excessive  et  injuste,  sans  doute 
pour  les  mêmes  scrupules  de  conscience  en  vertu  des- 
quels l'Eglise  rejette  les  présents  des  usuriers. 

En  un  mot,  toute  notre  manière  d'équilibrer  les 
charges  publiques  pèse,  par  les  contributions  indirec- 
tes, en  général  beaucoup  trop  sur  les  nécessiteux,  et 
épargne  dans  une  trop  grande  mesure,  la  grande  pro- 
chaque année  en  France  de  1000  à  1200  millions  de  valeurs  produi- 
tes parle  travail.  Kuhn,  Franzœsische  Zustœnde,  313. 


26  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

priété.  Une  telle  inégalité  n'est  pas  tolérable.  Une 
charge  également  portée  ne  brise  le  dos  de  personne  (1). 
Mais  un  fardeau  inégal  brise  au  peuple  sinon  le  dos,  du 
moins  la  patience.  Et  si  seulement  le  peuple  profitait  de 
l'emploi  de  ces  charges  !  Si  seulement  on  prenait  à 
cœur  cette  sérieuse  exhortation  que  Fénelon  adressait 
jadis  aux  dépositaires  du  pouvoir:  Le  bien  du  peuple 
ne  doit  être  employé  qu'à  la  véritable  utilité  des  peu- 
ples (2)  !  Mais  quand  les  trois  quarts  des  contributions 
s'en  vont  pour  couvrir  les  intérêts  des  dettes,  pour  sub- 
venir aux  frais  du  militarisme,  et  qu'il  en  reste  à  peine 
un  quart  pour  le  commerce,  l'industrie,  l'école,  le  droit, 
la  sécurité  publique,  l'art,  les  sciences,  l'économie 
agricole  et  forestière,   peut-on  parler  encore  des  avan- 


(1)  Zingerlé,  Deutsche  Sprichwœrter  des  M'ittelalters,23.  —  Graf  und 
Dietherr,  Deutsche  Rechtssprichw,  496  (9,  60). 

(2)  Fénelon,    Directions  pour  la  conscience  d'un  roi,  dir.  7. 

Nous  y  joignons  un  passage  remarquable  des  visions  d'une  car- 
mélite, lequel  montre  parfaitement  que  même  les  vierges  extatiques 
ont  parfois  plus  d'importance  sociale  que  beaucoup  de  personnes  ne 
le  croient.  Voici  ce  passage  :  «  Dis  aux  hommes,  puisque  personne 
ne  le  croit,  combien  Dieu  punit  sévèrement  les  fautes  contre  lajus- 
tice.  Dis-leur  que  moi,  Dieu,  je  ne  reconnais  pas  le  droit  qu'ils  fa- 
briquent, ce  droit  qu'ils  font  seulement  pour  augmenter  leur  pos- 
session temporelle.  Ce  ne  sont  pas  des  lois,  ce  sont  des  tours  d'adresse 
pour  dépouiller  les  pauvres  et  les  opprimés.  On  te  dira:  nous  n'a* 
vons  pas  fait  ces  lois,  par  conséquent  ce  n'est  pas  à  nous  de  les  abo- 
lir. Mais  dis-leur  qu'ils  doivent  les  abolir,  s'ils  ne  veulent  pas  voir 
ma  juste  colère.  Dis  d'abord  à  ton  prince  (Max  Emmanuel  de  Bavière) 
qu'il  ne  doit  pas  te  mépriser.  Je  lui  fais  dire  qu'il  veille  à  faire  régner 
la  justice  dans  le  pays,  qu'il  fasse  attention  à  ses  ministres  et  à  ses 
fonctionnaires,  qu'il  veille  à  ce  qu'on  ne  pressure  pas  le  sang  de  ses 
sujets  pauvres,  qu'il  remplisse  bien  sa  charge,  car  il  a  été  établi  pour 
proté^,'er  son  pays,  et  pour  être  le  refuge  de  la  veuve  et  de  l'orphe- 
lin. C'est  pour  les  sujets  une  obligation  de  lui  donner  ce  à  quoi  il  a 
droit  comme  prince.  Mais  parce  que  ces  impôts  sont  le  sang  et 
la  sueur  des  sujets  pauvres,  il  doit  les  appliquer  à  leur  utilité  et  à 
l'utilité  du  pays  tout  entier.  Il  rendra  à  Dieu  un  compte  sévère  sur 
ce  point.  Dis-lui  que  ma  volonté  est  qu'il  supprime  le  faste  royal 
depuis  le  bas  jusqu'en  haut.  Dis-lui  qu'il  châtie  les  péchés  elles 
vices  de  l'injustice.  Il  doit  être  prêt  à  combattre  pour  l'Eglise  et  il 
s'en  trouvera  bien.  Qu'il  n'attaque  pas  non  plus  le  droit  spirituel, 
s'il  veut  que  la  paix  et  le  bonheur  régnent  sur  lui.  S'il  veut  protéger 
mon  honneur,  je  protégerai  moi-même  sa  maison  ».  (Nock,  Leben  der 
Maria  Anna  Josepha  a  Jesu  Lindmayr,  4201  sq.). 


nérale    libre. 


LA   SITUATION    SOCIALE  27 

tages  des  peuples  ?  Peut-on  nier  que  toutes  nos  finan- 
ces sucent  le  peuple  et  Toppriment? 

Et  maintenant  nous  demandons  à  nouveau,  si  Ton  e.-Lasoi- 
peut  taxer  d'indifférence  la  prédilection  que  quelqu'un  a  currence  gé- 
pour  tel  ou  tel  système,  et  si  de  faux  principes  généraux 
n'entraînent  pas  après  eux  de  funestes  conséquences 
pratiques  ?  Sans  doute  on  nous  dira  qu'il  n'est  pourtant 
pas  nécessaire  de  tirer  de  si  mauvaises  conséquences 
du  système  de  la  prospérité  générale  publique.  Nous 
l'admettons,  si  l'on  nous  accorde  qu'on  peut  sortir  de 
là  et  qu'on  en  est  sorti  réellement.  Mais  on  ne  nous 
ôtera  pas  cette  conviction,  qu'il  renferme  encore  d'au- 
tres conséquences  et  des  conséquences  beaucoup  plus 
funestes,  qu'on  ne  peut  éviter  si  on  est  logique. 

La  première  de  ces  conséquences  est  le  principe  de 
la  concurrence  libre  universelle.  La  fin  de  l'activité  so- 
ciale dit-on,  est  de  faire  monter  la  prospérité  générale 
publique.  Mais  il  n'est  question  ni  de  la  façon  dont  elle 
s'élève,  ni  des  mains  dans  lesquelles  elle  se  trouve.  11 
faut  toucher  le  moins  possible  à  la  question  de  la  répar- 
tition de  la  fortune  nationale,  car  elle  a  un  fort  goût  de 
socialisme,  si  toutefois  on  ne  doit  pas  l'appeler  un  so- 
cialisme déguisé.  Sans  doute,  dans  les  anciens  temps 
reculés,  on  avait  cru  qu'il  valait  mieux  que  la  fortune 
restât  tout  d'abord  chez  ceux  qui  l'ont  produite  par  leur 
travail,  et  que  l'ensemble  en  profitât  directement  par 
eux;  mais  cette  vue  ne  serait  plus  approuvée  mainte- 
nant. Car  avec  ce  système  l'accroissement  de  la  richesse 
nationale  serait  évidemment  bien  moins  favorisé,  que 
si  des  sommes  formidables  sont  canalisées  en  grand 
pour  la  production.  Or  le  système  de  la  prospérité  géné- 
rale publique  atteint  ce  but  beaucoup  plus  promptement 
et  plus  complètement,  parce  qu'il  veille  à  ce  que  chaque 
nouvelle  partie  de  la  fortune  nationale  qui  surgit,  soit 
livrée  aussi  vite  que  possible  entre  les  mains  de  la 
grande  totalité. 

Que  cette  théorie,  —  qui  d'ailleurs  est  tout  à  fait  celle 


28  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

des  socialistes  les  plus  avancés,  —  considère  la  liberté 
humaine  et  l'indépendance  comme  une  chose  accessoire^ 
si  toutefois  elle  en  tient  compte,  nous  en  avons  déjà  dit 
un  mot  autrefois,  et  nous  serons  encore  obligés  d'y  re- 
venir avec  plus  de  netteté.  Mais  elle  a  évidemment  aussi 
pour  base  la  conception  du  matérialisme  panthéistique. 
Au  point  de  vue  où  se  place  celui-ci,  elle  est  tout  à  fait 
légitime  et  même,  comme  il  nous  semble,  irréfutable  ; 
et  non  seulement  elle,  mais  aussi  sa  conséquence  néces- 
saire qui  est  la  lutte  de  tous  contre  tous,  ou,  comme  on 
préfère  dire  dans  le  domaine  économique,  la  concur- 
rence générale  libre. 

L'ancienne  indépendance  des  membres  dans  le  tout, 
le  maintien  des  liens  et  des  limites  par  lesquels  les  indi- 
vidus employaient  ce  qu'ils  avaient  acquis  et  produit, 
pour  eux  d'abord  et  pour  la  totalité  ensuite,  selon  leur 
situation  sociale,  étaient  de  trop  grands  obstacles  au 
système  de  la  prospérité  générale  publique,  pour  que  la 
lutte  la  plus  violente  du  côté  de  l'école  moderne  libérale 
ne  s'y  dirigeât  pas.  Nivellement  général,  abaissement 
de  toutes  les  limites,  et  destruction  de  toute  alliance 
conclue  entre  les  individus,  devinrent  doncles  trois  points 
qu'on  visa  en  proclamant  la  concurrence  libre.  Liberté 
d'industrie,  liberté  de  commerce,  liberté  dans  Texercice 
des  professions,  liberté  dans  le  partage  des  biens  et  du 
sol,  liberté  d'échange  universelle  et  liberté  de  disposer 
de  la  propriété  et  des  droits  propres,  devinrent  des  exi- 
gences inévitables.  L'ancienne  organisation  des  classes, 
des  corporations,  des  confréries,  des  corps  et  métiers, 
par  laquelle  la  petite  propriété  avait  été  jadis  protégée 
et  le  travail  maintenu  libre,  durent  disparaître  impitoya- 
blement. Comme  on  doit  le  comprendre,  c'est  contre 
elle  que  se  dressa  tout  spécialement  la  colère  du  libéra- 
lisme. Quand  les  petits  ouvriers  et  les  petits  propriétai- 
res étaient  unis  en  grandes  corporations,  qu'ils  dispo- 
saient de  moyens  communs  et  de  forces  communes,  il 
y  avait  toujours  un  obstacle  infranchissable,  qui  empê- 


LA    SITUATION    SOCIALE  29 

chait  raccumulation  de  sommes  gigantesques  dans  les 
mains  de  quelques  individus,  et  les  dépenses  d'état 
inouïes.  On  mit  donc  tout  en  œuvre  pour  isoler  les  in- 
dividus, puis  on  en  vint  facilement  à  bout  en  les  livrant 
à  la  totalité  comme  des  instruments  sans  défense.  Les 
abus  indéniables,  qui  s'étaient  introduits  dans  les  corpo- 
rations aux  derniers  temps  de  leur  existence,  offrirent 
le  prétexte  commode  pour  leur  livrer  cet  assaut  d'anéan- 
tissement. Parce  qu'elles  assignaient  souvent  d'une  ma- 
nière qui  paraissait  peu  juste  des  limites  à  l'individu, 
sans  toutefois  le  dédommager  par  d^autres  avantages, 
on  se  laissa  entraîner  à  une  colère  aussi  grande  contre 
leurs  anciennes  formes,  qu'à  des  attentes  insensées  d'une 
nouvelle  ère,  où  il  n'y  aurait  plus  ni  limites  ni  frein. 

Par  contre,  on  savait  cacher  soigneusement  les  diffi- 
cultés auxquelles  l'individu  devait  être  exposé  sans  sou- 
tien dans  cette  lutte  générale,  et  les  vraies  fins  qu'on 
poursuivait  pour  la  totalité  aux  dépens  des  membres. 
C'est  pourquoi,  en  vertu  de  cette  impulsion  révolution- 
naire, poussant  vers  la  liberté,  ou  plutôt  vers  l'indépen- 
dance et  l'absence  de  limites  ;  en  vertu  de  cette  orgueil- 
leuse satisfaction  d'être  à  la  hauteur  de  l'époque  et 
d'introduire  un  développement  grandiose  dans  les  affai- 
res, des  milliers  d'hommes  saisis  de  fureur,  contre  tout 
ce  qui  venait  du  moyen  âge,  travaillèrent  à  la  démolition 
de  l'ancien  ordre  social,  ne  pressentant  pas  que,  dans 
leur  zèle  aveugle,  ils  avaient  scié  la  branche  sur  laquelle 
ils  étaient  eux-mêmes  assis. 

Cette  branche  était  la  situation  sûre  et  la  force  iné-  ..'^— Aucan- 

tissemeiit    de 

branlable  de  la  classe  moyenne.  Sur  elle  était  fondée  'enné^'ItT.; 
l'ancienne  société^,  et  c'est  contre  elle  que  se  dirigea  le  ciieTpa'/Vâ 
nouveau  combat.  Or,  la  solidité  des  classes  moyennes,   pIoTeciion^"' 
du  squelette  de  l'ancien  ordre  social,  reposait  sur  deux 
bases  fondamentales,  la  petite  propriété  sûre  et  le  tra- 
vail indépendant.  C'est  contre  ces  deux  piliers  que  la 
logique  fatale  des  faits  poussa  à  une  guerre  acharnée. 
Une  possession    indépendante    toujours  sûre,    quand 


30  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

même  elle  n'est  pas  toujours  libre,  une  possession  mo- 
dérée et  assez  égale,  une  possession  qui  repose  particu- 
lièrement sur  une  propriété  foncière  ou  sur  le  droit  d'u- 
tiliser le  sol,  une  possession  partagée  selon  les  règles 
de  la  justice  et  protégée,  est  juste  Topposé  du  système 
de  ]a  prospérité  publique  générale.  Compter  avec  des 
milliards,  engager  des  capitaux  dans  des  entreprises  co- 
lossales, faire  des  opérations  internationales  de  bourse, 
tirer  de  l'argent,  sans  travailler,  les  résultats  les  plus 
merveilleux,  qu'on  oppose  aujourd'hui  à  la  doctrine  de 
l'Eglise  comme  une  réfutation  infamante,  tout  ceci  n'a 
pas  été  possible  tant  qu'il  y  eut  une  possession  moyenne 
établie  et  consolidée  par  l'organisation  légale,  c'est-à- 
dire  [Mît  que  le  capital  existant,  au  lieu  de  s'entasser 
dans  les  caisses  de  quelques  millionnaires,  séparé  de  la 
base  naturelle  de  toute  acquisition,  le  sol,  a  continué 
de  passer  d'un  membre  à  l'autre  dans  une  marche  ré- 
gulière, comme  le  sang  qui  est  distribué  goutte  à  goutte, 
et  qui  forme  pourtant  un  ensemble  dans  le  corps  entier. 
Cette  impossibilité  a  duré  tant  que  les  classes  destinées 
au  travail  ont  eu  sous  leurs  pieds  un  terrain  solide  par 
suite  d'une  possession,  si  petite  qu'elle  put  être,  et  qu'el- 
les furent  capables  de  résister  contre  l'excès  du  capital 
par  l'union  et  le  groupement.  Tout  cela  fut  radicalement 
mis  de  côté,  surtout  par  l'aveuglement  de  la  classe 
moyenne  elle-même,  qui  se  donnait  comme  le  représen- 
tant le  plus  enthousiaste  du  libéralisme,  et  l'ennemi  irré- 
conciliable de  toutes  les  puissances  conservatrices. 

Depuis  cette  époque,  il  ne  peut  plus  être  question  de 
la  possession  proprement  dite,  ni  du  droit  social  des  | 
classes  petites  et  moyennes  (1).  Or,  c'est  le  moyen  de  ' 

(i)  Eiiltalie,  dans  un  espace  de  sept  années,  de  1873  à  J879,  il  n'y 
a  pas  eu  moins  de  35,074  familles  expulse'es  de  leur  propriété.  En 
deux  ans,  le  fisc-  lui-même  a  vendu  13.258  propriétés,  et  cela  à  cause 
de  KO  et  même  de  10  francs  d'impôts  arriérés  !...  [Rom  als  Haiiptstadt 
von  Italien ^Freihur^,  iSSi ,  25).— En  France, après  la  guerre,ily  avait, 
dit-on,  environ  3.600.000  propriétaires  fonciers, — on  sait  combien  le 
sol  est  morcelé  dans  ce  pays,  —  qui  n'étaient  plus  en  état  de  payer 
leur  cote  personnelle.  (Jaeger,  in  den  Christl.  soc.  BL,  1881,  669).  En 


LA    SITUATION    SOCIALE  31 

sucer  la  moelle  du  peuple  et  de  perdre  une  nation  (1).  Ja- 
dis, par  Texistence  des  corps  et  métiers  et  des  corpora- 
tions,l'ouvrier  et  le  manœuvre  étaient  des  membres  in- 
dépendants du  grand  et  fort  tout,  parce  qu'ils  étaient  des 
membres  protégés  par  la  loi  ;  et  le  serf,  quand  même  il 
n'était  pas  libre,  était  pourtant  sûr  d'avoir  du  pain, 
d'être  stable,  et,  chose  plus  importante,  d'être  secouru 
dans  les  cas  de  nécessité.  Maintenant  tous  sont  libres 
de  se  tirer  d'affaire  comme  ils  peuvent,  de  se  soutenir 
comme  ils  peuvent,  mais  tous  sont  aussi  affranchis  de 
l'obligation  d'aider  et  de  soutenir  les  autres  si  ceux-ci 
ne  peuvent  le  faire  eux-mêmes.  Affranchi  du  sol,  affran- 
chi d'une  acquisition  sûre  quoique  modérée,  affranchi 
de  limites  protectrices,  chacun  jouit  de  la  liberté  de 

raison  de  Timpôt  des  portes  et  fenêtres  qui  est  propre  à  cette  contrée, 
il  y  a  346.000  habitations  de  paysans  qui  n'ont  pas  de  fenêtres,  et 
2.000.000  qui  en  ont  seulement  une  (Ibid.).  —  En  Bavière,  les  ex- 
propriations violentes  se  sont  éleve'es  à  9.178  du  premier  octobre  1863 
à  juillet  1867,  sans  compter  la  capitale,  le  foyer  du  mal  (Sûddeuts- 
che  Presse,  Morgenblatt,  53,  du  22  nov.  1867);  mais  en  1880,  elles 
atteignirent  le  chiffre  de  3.722.  (Ratzinger,  Volkivirthschaft,  330).  — 
En  Cisleithanie  de  1875  à  1879,  il  y  a  eu  des  ventes  par  licitation 
forcée,  de  37.471  propriétés  de  paysans,  avec  une  perte  de  capital 
montant  à  63.812.541  llorins  (Ratzinger,  329;  Cf.  Vogelsang,  Nothiven- 
digkeUeiner  neuen  Grundentlastung ,  18  sq.  29  sq.).  De  1870  à  1878,  la 
possession  foncière  de  toute  TAutriche  s'est  obérée  de  895.259.000  flo- 
rins en  plus  {Wiener  Valerland,  23  juill.  1882,  Beil.  ;  Cf.  Vogelsang, 
Social  polit.  Bedeiitung  der  hypot/iekar.  Grundbelastung,  39  sq.).  Le 
prix  moyen  des  propriétés  foncières  vendues  par  main  libre,  en  Au- 
triche, était  en  1873  de  1.626  florins  ;  en  1874,  il  n'était  plus  que  de 
1.477  florins;  mais  en  1875,  il  avait  décliné  à  1.459,  et  en  1876  à 
1.316.  Ce  ne  sont  donc  pas  des  dettes,  mais  c'est  un  abaissement 
constant  de  la  valeur  de  la  propriété  qui,  en  cinq  ans,  a  baissé  de 
20  0/0,  et  qui  entraîne  la  ruine  à  sa  suite.  —  Dans  la  Galicie  si  fer- 
tile en  blé,  où  il  n'y  avait  en  1867  que  164  expropriations  forcées,  il 
y  en  eut  614  en  1873,  1.026  en  1874,  1.326  en  1875,  1.433  en  1876, 
2.139  en  1877,  2.450  en  1878,  3.164  en  1879  (Jaeger,  Agrarfragc,  der 
Gegenwart,  I,  172  sq.  ;  Chrisil.  soc.  Blœtt.,  1881,  701  ;  Vogelsang, 
Bedeiitung  der  hypothekar.  Grundbelastung,  41).  Et  nos  économistes 
libéraux  voient  dans  cette  mobilité  de  la  propriété  foncière,  qui  s'ac- 
croît dans  des  proportions  effrayantes,  une  preuve  de  civilisation 
plus  haute.  (V.  à  ce  sujet  de  riches  indications  de  statistique  dans 
Hitze,  Kapital  und  Arbeit,  376  sq.).  Il  est  vraiment  difficile  de  leur  ré- 
pondre. 

(l)  Niebuhr,  ISichtphilologische  Schriflen,  447)  bei  Roscher,  Geschi- 
chte  der  Nationalœkonomik,  922  sq.). 


32  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

roiseau^  sans  en  avoir  les  ailes.  L'ouvrier  d'autrefois 
est  devenu  un  simple  salarié,  semblable  au  premier 
journalier  venu.  Celui  dont  les  compagnons  défiaient 
jadis,  avec  un  véritable  orgueil  d'artisan,  les  étudiants 
de  l'université  ;  celui  qui,  sous  son  propre  étendard, 
secourait  l'empereur  dans  la  bataille,  est  maintenant 
très  content  de  trouver  comme  manœuvre,  ouvrier  à 
ses  pièces^  ou  entrepreneur,  le  moyen  de  gagner^  pen- 
dant quelques  jours,  un  pain  parcimonieusement  me- 
suré. Le  négociant  à  qui  trois  concurrents,  dans  la  même 
petite  rue,  enlèvent  jusqu'à  l'air  qu'il  respire,  s'en  va 
sur  toutes  les  routes  comme  fripier  ou  marchand  am- 
bulant. Rudoyé  par  tous  les  gardes-champêtres  qui 
exigent  son  permis  de  circuler,  il  est  encore  tout  fier 
d'être  affranchi  de  la  tutelle  du  moyen  âge.  Ou  bien,  il 
s'abaisse  jusqu'à  devenir  un  fermier,  un  petit  éditeur 
qui  négocie  de  la  marchandise  étrangère  à  l'avantage 
d'autrui.  Le  petit  domestique  d'autrefois,  qui  vivait  au 
service  de  son  maître,  sans  avoir  tous  ses  soucis,  et  qui 
partageait  le  pain  de  son  petit-fils,  se  précipite  mainte- 
nant pour  avoir  une  charge  plus  lucrative  de  copiste  ou 
de  commissionnaire.  Tant  qu'il  peut  marcher,  c'est  à 
peine  si  son  patron  le  voit  une  fois.  S'il  devient  inca- 
pable de  travailler,  il  est  remplacé  par  un  autre. 

Les  ouvriers  ont  donc  souvent  grand  tort  de  se  con- 
sidérer comme  les  victimes  les  plus  maltraitées  dans  la 
question  sociale.  Cet  abaissementafrappé  tous  les  hom- 
mes de  petite  condition  ;  mais  où  il  a  été  le  plus  dur, 
c'est  peut-être  envers  les  petits  employés,  et  encore  da- 
vantage envers  cette  classe  pour  laquelle  l'époque  n'a 
pour  ainsi  dire  ni  pitié,  ni  intelligence  (1),  la  classe 

(1)  Roscher  lui-même  montre  combien  ceci  est  vrai.  Parmi  les 
preuves  qu'il  apporte  pour  prouver  que  l'empire  allemand  est  sur  un 
haut  degré  de  civilisation  au  point  de  vue  e'conomique,  il  cite  à  côté 
des  faits,  que  la  poste  expe'die  chaque  année  14  lettres  par  tête,  et 
que  la  langue  allemande  moderne  prend  déjà  parti  pour  le  posses- 
seur d'argent,  parce  qu'elle  emploie  u  billig  »  à  la  place  de  «  geld- 
wohlfeii».  Il  dit  aussi  que  notre  propriété  foncière  est  parvenue  à  un 
tel  degré  de  mobilité,  qu'en  raison  de  cela,  les  biens  territoriaux 


LA  SITUATION    SOCIALE  33 

agricole.  Jadis  demi-roi  dans  bien  des  pays,  le  paysan 
n'est  plus  que  l'ombre  de  lui-même.  L'Angleterre,  — 
il  ne  faut  pas  parler  de  l'Irlande,  —  où  l'arrondisse- 
ment de   la  propriété  foncière  (1)  est  pratiqué  d'une 
manière  systématiquement  exagérée,  nous  rappelle  le 
iemps  des  latifundia,  qui  furent  la  cause  delà  décadence 
de  Tempire  romain  (2).  Celte  situation  a  fait  descendre 
l'agriculture  jadis  si  forte,  jusqu'au  prolétariat  com- 
plet, dans  lequel  le  pouvoir  public  commence  déjà  à 
voir  un  péril  social.  Les  Mongols  eurent  jadis  le  dessein 
de  transformer  la  Chine  tout  entière  en  pâturages  (3). 
Mais  ils  y  renoncèrent,  plus  prudents  en  cela  que  les 
lords  anglais,  qui,  depuis  Adam  Smith,  ont  fait  dispa- 
raître 160.000  propriétaires  libres  (4).  En  France,  on 
est  arrivé  aussi  à  ruiner  l'agriculture,  mais  par  une 
voie  contraire.  Là,  la  division  et  l'aliénation  des  terres 
va  si  loin,  que  51   milhons  d'hectares  sont  divisés  en 
150  millions  de  propriétés,  et  que,  parmi  ces  propriétés, 
il  y  en  a  quelques-unes  qui  nepeuventpas  contenir  plus 
de  vingt,  dix  et  même  six  ceps  de  vigne  (5).  Ce  n'est 
pas  à  tort  qu'on  attribue  à  cet  état  de  choses  la  déca- 
dence de  la  vie  conservatrice  relisrieuse  et  morale  dans 
ie  bas  peuple  (6).  En  Autriche,  le  paysan  doit  s'estimer 
heureux  s'il  gagne  le  rapport  brut  du  produit  de  son 
travail.  La  rente  foncière  de  sa  propriété  est  devenue 

•sont  obérés  de  52  0/0  de  leur  valeur  en  Prusse,  de  40  0/0  en  Saxe, 
de  45  0/0  dans  le  Mecklembourg  {Geschichte  der  Nationalœkonomik, 
■1004  sq.) 

(1)  Marx,  Das  KapUal  (4),  I,  630  sq.,  679  sq.  Rossbach,  Gesch.  der 
polit.  Oeîion.,  243  sq  ;  Gcsch.  der  Gesellschaft,  IV,  6  sq.  Kolb,  Statistlk, 
(8),  221.  Rentzsch,  Handwœrterb.  d.  Volkswirthschaft,  416  sq. 

(2)  Appian.,  Bell,  civ.^  1,  7.  Seneca,  Ep.  89  ;  Benef.,  7,10.  Plin.,  18, 
7  (3).  Golumella  1,  3.  Petronius,  Sat.  48.  Ammian  MarcelL,  27,  11. 
En  104  avant  Jésus-Christ,  à  Home  toute  la  possession  était  entre  les 
mains  de  2000  particuliers  (Cicero,  Off.  2,  21,  73.).  Sous  Néron,  la 
moitié  de  la  province  d'Afrique  appartenait  à  six  propriétaires. 

(3)  Roscher,  System  der  Volkawirthschaft  (2),  II,  49. 

(4)  Garey,  Lehrh.  der  Volkswirthschaft,  deutsch  von  Adler  (1),  240. 
(o)  Kuhn,  Franzœsische  Zustaende  75.  Histor.  polit.  J5te^^er,91,559  sq. 
(6)  Rossbach,  Gr<?sc/iic/i^c'  der  polit.  Oekonomie,  252  sq.  Pertz,  Leben 

des  Freih.  vom  Stein,  Yl,  945. 


34  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

complètement  rente  de  capital,  qu'il  doit  fournir  sous 
forme  d'intérêt  au  véritable  propriétaire  du  sol,  le  capi- 
taliste. Dans  ce  pays,  le  paysan  est  devenu  un  salarié 
et  un  salarié  à  la  journée,  un  salarié  qui,  sur  son  pro- 
pre sol  est  au  service  d'un  étranger  (1).  Le  paysan  alle- 
mand était  jadis  protégé  dans  son  indépendance  par  le 
droit  germanique  qui  considérait  le  sol  non  seulement 
comme  un  objet  de  possession  privée,  mais  aussi  comme 
une  base  fondamentale  des  droits   politiques.    Quand 
même  cette  protection  n'était  pas  établie  sous  forme  de 
loi  proprement  dite  concernant  l'indivisibilité,  elle  exis- 
tait presque  partout  dans  les  mœurs,  dans  les  coutu- 
mes et  dans  la  tradition.  Mais  avec  l'introduction  du 
droit  étranger,  qui  considérait  aussi  le  sol  comme  pro- 
priété privée,  a  cessé  de  plus  en  plus  la  limitation  de  la 
division  du   sol.  La  domination   des  seigneurs,  à  la- 
quelle conduisirent  les  tempêtes  du  XVI'  siècle,  eut 
alors  un  jeu  facile  pour  chasser  le  paysan  de  la  posi- 
tion solide  qu'il  occupait.  Dans  plusieurs  endroits,  sur- 
tout dans  le  Sud  resté  catholique  et  dans  le  Nord-Ouest, 
il  a  encore  sauvé  un  beau  morceau  de  l'héritage  de  ses  [ 
pères  et  lui  a  permis  d'arriver  intact  jusqu'à  nos  jours  ; 
mais  là  aussi,  il  est  maintenant  poussé  vers  l'abîme  par 
le  nouveau  système  de  fractionnement  des  biens  et  de 
liberté  d'établissement,  par  l'augmentation  du  salaire 
et  la  dépréciation  des  produits,  par  la  dislocation  des 
rapports  de  serviteurs  à  maîtres,  par  l'envahissement 
des  marchés  par  des  produits  étrangers,  par  l'influence 
de  l'école  moderne  et  de  la  caserne,  parla  faveur  ac- 
cordée au  luxe,  par  l'augmentation  des  cabarets,  des 
occasions  de  plaisir,  sans  parler  des  Charges.  Même 
dans  les  pays  qui  jusqu'à  présent  avaient  appartenu  a 
l'a-riculture  aisée,  l'augmentation  des  villes  fournit  la 
preuve  évidente  que,  chaque  jour,  des  membres  de  plus 
en  plus  nombreux  de  la  classe  moyenne,  jadis  si  fixe  el 


(1) 


Jaeger,  in  den  Christl.  soc.  BL,  i881,  732. 


LA    SITUATION    SOCIALE  35 

à  l'abri  de  toute  nécessité,  ont  été  chassés  par  le  man- 
que de  terrain  et  de  pain,  et  sont  partis  à  la  recherche 
d'un  emploi  quelconque  (i). 

Mais  l'importance  de  l'autre  base  fondamentale  de  la     s.-oépré- 

^  ^  ^  ,  ciationdutra- 

société,  le  travail  personnel  et  indépendant,  a  disparu  ^^**- 
aussi.  Ce  nouveau  système  de  Libéralisme  a  déjà  le 
grand  tort  de  compter  avec  les  hommes  et  les  sociétés 
comme  avec  des  choses,  et  de  ne  pas  faire  entrer  en  ligne 
de  compte  le  travail  ni  le  rapport  du  travail  comme  un 
fruit  libre  de  l'homme  ;  mais  il  parle  encore  du  travail 
comme  du  foin  qui  croît  dans  la  prairie.  En  économie 
politique,  comme  nous  l'avons  déjà  mentionné  autre- 
fois, notre  langage  ne  se  sert  jamais  de  l'expression  oU" 
vrier,  mais  seulement  des  mots  travail^  capital^  consom- 
mation^ et  ce  n'est  pas  sans  motif.  C'est  pourquoi  on 
considère  l'ouvrier  comme  une  chose  ;  on  envisage  jus- 
qu'à quel  point  on  peut  le  marteler  sans  qu'il  casse,  et 
quelle  dose  de  travail  on  peut  lui  donner  sans  nuire  à 
l'utilité  qu'on  en  tire.  Personne  ne  s'inquiète  comment 
il  se  porte,  pas  plus  qu'on  ne  s'inquiète  de  ce  que  le 
capital  lui  doit,  car  il  n'est  pas  davantage  question  du 
capitaliste.  Capital  mort^  travail  mort,  offre  et  deman- 
de, et  on  a  tout  dit. 

Déplus,  quand  on  envisage  les  choses  à  ce  point  de 
vue,  il  n'est  plus  question  des  lois  de  la  morale.  On 
n'entend  parler  de  lois  naturelles  économiques  qu'au 
sens  du  panthéisme  et  du  matérialisme.  Celles-ci,  affîr- 
me-t-on,  régissent  la  ftibrique  et  le  marché.  Tout  leur 
est  soumis.  11  n'est  pas  permis  de  les  changer  en  quoi 
que  ce  soit.  Le  travail  comme  tel  n'a  pas  de  droit,  le 
capital  point  de  devoirs.  Pour  le  capital  inanimé,  il  n'y 
a  ni  morale,  ni  lois,  ni  limites,  ni  religion,  ni  égards.  La 
justice  la  plus  sévère  aurait  elle-même  une  situation 
difficile  pour  faire  rendre  son  droit  à  l'ouvrier,  en  face 
de  la  ligue  toute  puissante  du  capital.  Comment  en  effet 

(1)  Rœsler,  Grundlehreri  der  von  Adam  Smith  begrûndeten    Volk- 
mlrlhschaftstheorie,  91  sq.,  U3  sq. 


36  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

l'ouvrier,  avec  ses  mains  vides,  avec  sa  force  si  vite 
épuisée,  pourrait-il  tenir  tête  aux  machines  qui  travail- 
lent avec  des  forces  de  chevaux,  des  nerfs  de  fer,  et  qui 
sont  alimentées  par  les  grands  capitaux,  là  où  l'équité 
et  l'amour  de  la  justice  ne  comptent  pour  rien  ?  Or  si 
toute  morale  est  exclue  à  dessein  pour  enlever  au  tra- 
vail sa  force  indépendante,  et  le  dépouiller  de  sa  valeur 
propre,  il  faut  que  l'ouvrier  succombe.  Désormais  son 
travail  ne  lui  est  plus  diclé  comme  jadis  par  un  désir  de 
gain  croissant  ;  mais  il  devient  une  lutte  à  mort  avec  la 
machine,  pour  des  prix  de  plus  en  plus  bas,  et  pour  un 
temps  qui  va  toujours  en  augmentant.  Mais  plus  les  ou- 
vriers devinrent  sans  défense  sur  cette  voie  et  furent 
dépouillés  de  toute  situation  sûre,  plus  ils  furent  con- 
traints de  lutter  en  masse  avec  la  machine  et  de  se  li- 
vrer, à  n'importe  quelles  conditions,  au  gros  capital  qui 
lui  aussi  se  concentrait,  par  conséquent  d'abaisser  eux- 
mêmes  de  leur  côté  le  prix  du  travail.  Alors  leur  fut 
appliquée  dans  sa  véritable  signification  la  conception 
de  la  concurrence  libre,  qu'ils  avaient  jadis  saluée  de 
leurs  joyeuses  acclamations. 
9._Divi-       Enfin,  la  foule  des  mains  qui  étaient  appliquées  au 

sion    du   tra-  .  i?  t    •         • 

vaii.  travail,  et  les  proportions  gigantesques  d  exploitation 

eurent  pour  résultat  que  chaque  main  saisit  et  serra 
convulsivement  un  morceau  de  l'engrenage,  afin  qu'un 
autre  ne  lui  enlevât  pas  sa  place.  Or  ceci  est  l'abais- 
sement complet  de  l'ouvrier  et  du  travail  humain. 
Autant  de  parties  dans  la  machine,  autant  d'ouvriers. 
Chacun  est  rivé  à  la  sienne  avec  le  morceau  de  travail 
ou  de  machine  qu'il  a  devant  lui  ;  chacun  est  identifié  à 
lavis,  au  levier,  à  la  soupape  dont  il  est  chargé.  Si  la 
machine  a  dix  parties,  il  y  a  dix  ouvriers  qui  lui  font 
contrepoids.  Mais  l'ouvrier  isolé  ne  compte  pas  plus 
qu'un  dixième  de  toute  la  machine.  Quelque  répugnante 
que  soit  l'expression,  elle  est  juste.  L'ouvrier  n'est  pas 
seulement  devenu  un  travailleur  à  la  pièce  ;  il  est  de- 
venu une  pièce  de  travail.  L'expression  division  du  tra- 


LA    SITUATION    SOCIALE  37 

vail  dont  notre  époque  est  si  fîère,  comme  si  eu  l'inven- 
tant, Adam  Smilli  avait  trouvé  le  plus  merveilleux 
moyen  de  progrès,  est  aussi  inapplicable  que  possible. 
La  répartition  et  la  division  du  travail  chez  les  ouvriers 
ont  toujours  été  connues  depuis  qu'il  y  a  des  ouvriers 
raisonnables.  Mais  ce  qu'on  appelle  maintenant  partage 
du  travail,  c'est  l'isolement  de  la  force  du  travail  indi- 
viduel, c'est  le  partage,  c'est  même  le  démorcellement 
de  l'ouvrier,  lequel  le  rend  minus  hahens  au  point  de 
vue  de  l'esprit,  sot,  mort,  dépendant  de  la  chose  dont  il 
est  chargé,  et  incapable  de  subvenir  à  ses  besoins  d'une 
autre  manière. 

Ainsi  atteignit  son  plein  développement  le  principe 
du  Libéralisme  qui  tendait  à  fractionner  les  hommes 
en  personnalités  isolées.  Nous  comprenons  alors  que, 
par  voie  de  conséquences,  il  soit  si  fier  de  l'introduction 
de  la  division  du  travail  ;  mais  nous  la  regrettons  au 
point  de  vue  de  la  personnalité  libre,  et  par  conséquent 
de  l'humanité.  Ce  peut  être  un  beau  travail  qu'à  Bir- 
mingham, un  ouvrier  ne  fasse  que  des  clous  de  cer- 
cueil, un  autre  que  des  clous  pour  ferrer  les  chevaux, 
et  un  troisième  que  des  clous  de  souliers.  Nous  voulons 
bien  croire  que  les  clous  de  cercueil  feront  leur  service 
jusqu'au  jugement  dernier  ;  et  si  leur  fabrication  est  la 
fin  suprême  pour  laquelle  les  hommes  travaillent  et 
s'unissent  sur  le  domaine  économique,  il  n'y  a  pas  de 
doute  que  c'est  un  pas  gigantesque  fait  dans  la  voie  du 
progrès.  Mais  nous  plaignons  le  pauvre  ouvrier  qui, 
durant  toute  sa  vie,  n'a  pas  autre  chose  entre  les 
mains  que  des  clous  de  cercueil,  et  nous  plaignons  la 
jeune  fille  qui  passe  la  plus  belle  partie  de  sa  jeunesse 
à  aiguiser  des  plumes  d'acier,  ou  à  tremper  des  ressorts 
de  montres.  Que  doivent  faire  l'enfant  pauvre,  la  femme 
pauvre,  en  péril  de  perdre  ce  travail,  le  seul  qu'ils  con- 
naissent? Est-ce  que  tout  ne  leur  est  pas  bon,  en  face 
de  la  seule  alternative  qu'ils  ont  de  mourir  de  faim,  dès 
qu'ils  ne  pourront  plus  aiguiser  la  plume  ?  Peut-on 


38  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

abaisser  l'ouvrier  plus  bas?  Ce  serait  difficile,  et  ce- 
pendant on  le  peut.  Voici  dix-sept  personnes  ou  grou- 
pes de  personnes  rivées  les  unes  aux  autres  par  une 
loi  de  fer,  comme  dans  un  bagne  ;  là,  il  y  en  a  cent  trois. 
Pourquoi?  Les  premières  pour  faire  une  épingle,  les 
autres  pour  faire  une  montre.  Qu'on  se  représente  cent 
trois  hommes  personnellement  incapables  de  se  tirer 
d'affaire  chacun  en  leur  particulier,  et  qui  doivent  tra- 
vailler pour  ainsi  dire  dans  le  vague,  d'après  un  plan 
qu'ils  connaissent  tous  plus  ou  moins,  afin  de  pouvoir 
confectionner  un  objet  d'industrie.  C'est  une  servitude, 
un  suicide  intellectuel,  un  assujettissement  au  travail, 
tel  qu'il  est  difficile  d'en  imaginer  un  plus  indigne  de 
l'homme.  Ici,  le  travail  est  inévitablement  maître  des 
hommes,  et  non  les  hommes  maîtres  du  travail.  Comme 
individu,  chaque  ouvrier  est,  dans  ce  cas,  égal  à  la  dix- 
septième  partie  d'une  épingle,  à  la  cent  troisième  par- 
tie d'une  montre.  C'est  un  véritable  zéro. 

Sans  doute  on  dit  que  c'est  exigé  par  l'intérêt  du 
commerce.  Une  personne  travaillant  seule  ne  ferait  que 
vingt  épingles  par  jour,  tandis  qu'ainsi,  dix  personnes 
en  font  48.000,  par  conséquent  chacune  4.800.  C'est  à 
vous  donner  l'envie  d'en  faire  autant.  Mais  quand  même 
cette  preuve  serait  juste,  est-ce  que  cet  avantage  de- 
vrait être  acheté  à  un  tel  prix?  Aurait-on  le  droit  d'agir 
d'une  manière  si  inhumaine  que  de  considérer  le  pro- 
duit du  travail  comme  la  fin,  et  de  ne  voir  dans  l'ou- 
vrier qu'un  instrument? 

Malheureusement  cette  preuve  ne  se  vérifie  pas  seu- 
lement ici  (1).  On  confond  constamment  le  partage  du 
travail  et  le  démembrement  de  l'ouvrier.  Est-ce  que 
l'ouvrier  isolé,  entier,  non  morcelé,  ne  peut  pas  parta- 
ger son  travail,  ou  plutôt  partager  son  temps?  Com- 
ment les  ouvriers  d'autrefois  faisaient-ils?  N'ont-ils 
rien  fait  ?  Se  sont-ils  ruinés  dans  leur  genre  de  tra- 

(1)  Rœsler,  loc.  cit.,  43  sq. 


LA    SITUATION    SOCIALE  39 

vail  (1)?  Nos  économistes  semblent  s'imaginer  qu'un 
fabricant  d'aiguilles  du  moyen  âge  passait  d'abord 
cinq  minutes  à  étirer  le  fil  d'une  aiguille,  puis  dix  pour 
faire  la  pointe,  puis  cinq  pour  l'aiguiser,  puis  qu'après 
I  cela,  il  allumait  du  feu  pour  souder  la  tête  à  ce  fil,  et 
qu'ensuite  il  éteignait  le  feu  pour  recommencer  le 
même  manège  avec  l'aiguille  suivante.  Le  nom  de  divi- 
sion du  travail  convenait  parfaitement  à  cela.  Mais 
autant  que  nous  le  sachions,  les  anciens  ouvriers  n'ont 
pas  divisé  le  travail,  ils  l'ont  laissé  s'amasser,  selon 
leur  manière  de  s'exprimer,  et  pour  le  faire,  ils  ont  di- 
visé le  temps.  Au  lieu  qu'une  seule  personne  étire  le 
fil,  comme  cela  se  fait  maintenant,  et  qu'une  autre  l'ai- 
guise, ils  opéraient  en  grand,  d'abord  pour  étendre  le 
fil,  puis  pour  l'aiguiser  et  ensuite  pour  faire  les  autres 
travaux.  Ils  changeaient  ainsi  d'occupations,  et  ne 
devenaient  pas  abrutis  et  fatigués,  en  même  temps  qu'ils 
apprenaient  à  se  rendre  maîtres  de  l'ensemble,  comme 
de  l'objet  particulier.  Il  n'était  donc  pas  nécessaire  d'in- 
troduire dans  le  travail  ce  nouveau  système,  qui  a  re- 
nouvelé entièrement  la  pensée  fondamentale  de  l'ancien 
et  barbare  système  de  castes.  Sous  prétexte  de  rendre  un 
objet  plus  fini,  plus  délicat,  on  enchaîne  pour  sa  vie  tout 
entière  un  ouvrier  à  un  seul  et  même  travail.  Ce  n'est  pas 
la  chose  qui  s'adapte  à  l'homme  (2),  mais  c'est  l'homme 
qui  est  un  instrument  en  vue  de  la  production  (3). 

(1)  Mon  père  avait  autrefois  commandé  une  pendule  à  répétition 
à  un  horloger  de  campagne,  ouvrier  de  vieille  souche,  très  adroit, 
et  de  plus  homme  honnête  et  loyal.  Il  fit  tout  par  lui-même,  jus- 
qu'aux rouages,  qui  n'étaient  pas  en  bois.  L'objet  sera  meilleur 
qu'avec  de  la  marchandise  de  fabrique,  disait-il.  Et  il  fut  en  effet 
excellent.  Cette  pendule  était  de  très  bon  goût  ;  elle  était  une  pièce 
•rornementation  pour  la  chambre,  elle  allait  parfaitement  bien  et 
n'était  pas  trop  chère.  Cependant  l'ouvrier  n'était  pas  millionnaire. 
Il  faisait  de  bonnes  affaires;  je  le  voyais  toujours  joyeux  et  de  bonne 
humeur,  surtout  quand  il  pouvait  nous  montrer  à  nous  autres  en- 
fants ses  petits  chefs-d'œuvre  et  nous  les  expliquer. 

(2)  Plato,  Réf.,  2,370  b.  Isocrates,  Busiris  (11),  16.  Xénophon,  Cy- 
rop.,  8,2,5,  6.  Diodor.,  1,  74,  7. 

(3)  Eudemus,  Moral,!,  10,  4.  Rœsler,  loc.  cit.,  56.  Jœrg,  Geschichte 
lier  politischen  Parteien,  22  sq. 


40  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

10.-  Tra-       C'est  ainsi  qu'en  pleine  civilisation  moderne,  nous 
vailieurs  *de-  nous  rctrouvous  suF  Ic  sol  dc  l'ancienne  barbarie  et  de 

venus      mar-  ,,,,  i  «xj  jtu' 

chandise.  l'ancicn  mépris  de  1  homme.  Au  point  de  vue  du  libé- 
ralisme économique,  il  faut  de  nouveau  diviser  les  ins- 
truments de  travail  en  trois  classes,  comme  le  fit  jadis 
Varron,  ceux  qui  ont  une  voix,  ceux  qui  en  ont  une  de- 
mie, et  ceux  qui  sont  muets  :  les  esclaves,  les  animaux, 
les  machines  (1  ).  C'est  alors  que  nous  comprenons  bien, 
pourquoi,  à  ce  point  de  vue,  il  est  toujours  question  de 
travail  et  jamais  de  repos,  toujours  de  production,  et 
jamais  de  partage.  Tous  les  rapports  de  travail  et  de  ca- 
pital se  sont  changés  en  spéculation  commerciale.  Tirer 
du  travail  et  de  la  force  du  travail  tout  le  produit  qu'on 
peut,>  éloigner  la  concurrence,  produire  le  plus  vite  et 
le  meilleur  marché  possible,  c'est  tout  ce  dont  on  en- 
tend parler.  De  l'ouvrier,  on  n'en  dit  mot. 

On  ne  peut  répéter  ceci  trop  souvent  pour  apprendre 
au  monde  à  le  déplorer.  Par  l'école  libérale,  le  travail 
est  devenu  une  marchandise,  et  l'ouvrier  aussi.  On 
achète  le  travail  si  bon  marché  qu'on  peut,  de  même 
qu'on  en  tire  une  utilité  aussi  prompte  et  aussi  considé- 
rable que  possible  (2).  Le  libéralisme  ne  sait  pas  tenir 

(1)  Varro,  Agric,  I,  17.  Très  partes  instrumenti,  genus  vocale,  se- 
mivocale  et  mutum,  servi,  boves,  plaustra. 

(2)  lin  exemple  entre  mille.  Le  comte  de  Rumford  donne,  dans 
les  meilleures  intentions  du  monde  sans  doute,  la  recette  suivante 
pour  pouvoir  faire  aux  ouvriers  une  nourriture  bon  marché  :  5  li- 
vres d'orge,  5  livres  de  maïs,  pour  3  d.  (pence)  de  hareng,  1  d.  de 
sel,  1.  de  vinaigre,  2  d.  de  poivre  et  d'herbes  ;  en  tout  20  3/4  d.  avec  H 
lesquels  64  hommes  peuvent  avoir  de  la  soupe  en  quantité  suffisante.^ 
Ceci  rappeUe  le  «  vin  des  esclaves  »  à  propos  duquel  Caton  {De  re 
rustica)  donne  aussi  sa  recette  :  10  quadrantalia  de  vin  doux,  2  de 
vinaigre,  2  de  vin  cuit,  50  d'eau  douce,  tout  cela  remué  pendant 
cinq  jours,  avec  un  bâton,  et  trois  fois  par  jour.  Puis  on  ajoutait 
64  setiers  d'eau  de  mer,  on  fermait  le  tonneau  pendant  dix  jours, 
et  le  vin  était  fini.  En  d'autres  termes,  pour  faire  1960  litres  de  «  vir 
d'esclaves  »,  il  fallait  360  litres  de  vin,  60  litres  de  vinaigre,  1540  li- 
tres d'eau  salée,  ou  18,  4  0/0  de  vin,  3  0/0  de  vinaigre,  78,  6  0/C 
d'eau  salée.  On  ne  sait  si  c'est  sérieusement  ou  pour  se  railler,  quanc 
le  héros  de  vertu  ajoute  pour  terminer  sa  recette  :  ce  vin  se  conserve 
jusqu'à  la  fin  de  l'été.  Ce  qui  en  reste  à  cette  époque  fait  d'ailleun 
un  excellent  vinaigre. 


i 


LA    SITUATION    SOCIALE  41 

compte  de  l'appréciation,  de  l'élévation  de  la  personne 
de  l'ouvrier  ;  il  n'admet  pas  sa  valeur  intérieure  morale 
et  les  droits  indépendants  de  son  activité. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  dans  cet  état  où  tout 
pèse  sur  lui,  à  l'intérieur  comme  à  l'extérieur,  l'homme 
soit  misérable.  Il  s'épuise  à  travailler  pour  d'autres.  Il 
voit  d'un  côté  un  luxe  efiréné  obtenu  sans  travail,  et 
d'un  autre  côté  point  de  ménagement,  souvent  même 
aucun  espoir  de  travail.  Quelle  pensée  poignante,  quand 
on  songe  à  ces  33,000  couturières  de  Londres,  qui, 
avec  un  travail  de  vingt  heures,  peuvent  à  peine  s'em- 
pêcher de  mourir  de  faim,  et  se  préserver  du  vice,  à  ces 
pauvres  filles  qui  chassent  la  faim,  le  froid  et  le  som- 
meil accablant,  par  ces  vers  mélancoliques  de  la  Chan- 
son de  la  chemise  : 

«  0  Dieu  que  le  pain  est  cher  »  ! 

«  Mais  que  la  chair  et  le  sang  sont  bon  marché  !  »  (1) 

Quelle  angoisse  pénible  serre  le  cœur,  quand  on 
pense  à  ces  centaines  de  mille  ouvriers  qui  passent  un 
temps  considérable  de  leur  vie  dans  l'uniformité  du 
bruit  des  machines,  ce  bruit  mortel  pour  l'esprit,  en- 
tourés de  fer,  de  poussière  et  de  suie  !  Pas  un  rayon  de 
foi,  pas  une  consolation  de  la  religion,  pas  un  souffle 
d'amour  ne  tombe  sur  eux  ;  et  ils  deviennent  presque 
abrutis,  misanthropes,  désespérés,  capables  de  tout. 
Quel  est  celui  qui,  se  trouvant  dans  la  même  situation 
qu'eux,  ne  fuirait  pas  la  famille  dont  la  vue  ne  fait 
qu'augmenter  leur  peine  ?  Qui  ne  chercherait  pas  dans 
la  débauche  et  dans  l'intempérance  l'oubli  de  la  misère, 
et  dans  les  plans  de  bouleversements  une  issue  à  la  co- 
lère intérieure  ?  Quel  est  celui  qui,  se  plaçant  au  point 
de  vue  de  ces  pauvres,  ne  peut  expliquer  cette  disposi- 
tion d'esprit  de  l'assassin  ?  «  Je  suis  un  homme  irrité 
par  les  outrages  et  les  lâches  persécutions  du  monde, 

(1)  Hood's  Song  of  the  shirt  (Ghambers,   Cyclopaedla  of  engl.  lit., 
U,  420. 


42  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

au  point  que  je  suis  prêt  à  tout  faire  indifféremment  pour 
me  venger  de  lui.  Je  suis  si  las  de  ma  lutte  continuelle 
et  infructueuse  avec  le  sort,  que  j'exposerais  ma  vie  à 
tous  les  hasards,  pour  la  rendre  plus  heureuse  ou  pour 
m'en  délivrer  (1)  ». 
raisins"iora-  Nous  rcvcnous  aiusi  à  notre  point  de  départ.  La  ques- 
!feh  société!  tion  socialc  est  tout  d'abord  une  question  morale.  Pro- 
venant de  la  destruction  de  la  morale,  elle  doit  exer- 
cer sur  elle  un  pouvoir  destructeur.  Tant  qu'une  vraie 
vie  morale  ne  sera  pas  rétablie,  il  n'y  aura  pas  de  solu- 
tion possible  à  la  question  sociale. 

Mais  nous  comprenons  ces  paroles  dans  un  sens  qui 
n'est  peut-être  pas  familier  à  tout  le  monde.  Quand  il 
est  question  d'immoralité,  le  monde  ne  fait  que  penser 
à  ces  pauvres  ouvriers  qu'on  amène  le  matin  à  la  police, 
après  qu'ils  ont  dépensé  leur  dernier  sou  pour  noyer 
dans  l'eau-de-vie  les  misères  de  la  semaine.  On  agit 
comme  si  l'immoralité  n'était  qu'un  privilège  des  ker- 
messes et  des  pauvres  cibles  du  moyen  âge,  laissé  à  Fart 
de  séduction  toujours  nouveau  chez  les  jeunes  riches 
débauchés.  Qu'il  y  ait  aussi  de  l'immoralité  dans  les 
rangs  plus  élevés,  et  une  immoralité  plus  raffinée  ;  qu'il 
y  ait  aussi  une  immoralité  publique,  sociale,  pratiquée 
en  commun  et  même  tolérée  par  la  loi,  et  que  celle-ci 
agisse  d'une  manière  incomparablement  plus  perni- 
cieuse que  celle  des  individus,  surtout  des  petits,  on  n'y 
pense  pas  plus  qu'à  la  vérité  que  la  loi  de  Dieu  lie  non 
seulement  la  conscience  des  pauvres,  mais  aussi  les 
mœurs  publiques  et  les  institutions  des  états.  Or,  c'est 
précisément  la  méconnaissance  de  cette  vérité  qui  cons- 
titue en  grande  partie  la  question  sociale. 

Il  est  aisé  de  faire  le  vertueux  en  parlant  des  vices  du 
peuple,  devant  une  tasse  de  thé  ou  un  lunch,  et  de  faire 
le  fanfaron  avec  la  morale  libre  des  lettrés.  Les  pauvres, 
dit-on,  sont  eux-mêmes  cause  de  leur  misère.  Ils  de- 


(i)  Shakespeare,  Macbeth,  HI,  i. 


LA    SITUATION    SOCIALE  .  43 

vraient  être  plus  modérés.  Qu'ont-ils  besoin  de  se  mettre 
sur  le  dos  une  famille  qu'ils  ne  peuvent  pas  entretenir? 
Un  peu  plus  de  frugalité,  d'économie,  de  retenue,  et  ils 
pourront  bien  vivre.  Mais  quand  un  peuple  se  conduit 
comme  il  le  fait,  il  n'y  a  que  la  misère  qui  puisse  l'as- 
souplir. 

Les  prêcheurs  de  vertu  repus  semblent  presque  croire 
que  pauvreté  et  abjection  sont  une  et  même  chose,  et 
que  la  pauvreté  est  toujours  la  conséquence  bien  méri- 
tée du  péché.  Ainsi  jugeaient  les  durs  païens  (1).  Or,  il 
y  a  une  pauvreté  dont  on  n'est  pas  cause,  et  des  défauts 
que  la  misère  atténue  beaucoup,  si  elle  ne  les  excuse 
pas.  C'est  à  peine  si  les  riches  se  rendent  compte  com- 
bien la  pauvreté  expose  souvent  au  péché  (2).  Ils  n'ont 
pas  besoin  de  voler,  de  tromper,  d'étourdir  leur  misère 
dans  la  débauche,  et  pourtant  ces  péchés  ne  sont  pas 
non  plus  inouïs  parmi  eux.  Pourquoi  veulent-ils  faire 
delà  pauvreté  une  juste  punition,  quand  on  la  voit  par- 
fois peser  longtemps  sur  les  pauvres,  avant  que  troublés 
parla  misère,  ils  s'oublient  jusqu'à  faire  une  fois  ce  qu'ils 
ont  commis  des  centaines  de  fois  par  excès  de  bien-être  ! 
Que  de  fois  ces  sévères  juges  moraux  condamnent  ce 
dont  ils  sont  la  cause  ! 

Ici,  nous  parlons  non  seulement  de  l'exemple  des  ri- 
ches et  des  grands.  Ceci  exerce  déjà  une  influence  con- 
tagieuse sur  la  morale  générale  et  même  sur  la  société. 
Quand  le  mal  est  commis  par  ceux  qui  jouissent  du  bon- 
heur, de  la  puissance  et  des  honneurs,  c'est  une  arme 
terrible,  c'est  une  invitation  adressée  àhaute  voixàlaplus 
dangereuse  de  toutes  les  révolutions,  au  renversement 
des  limites  morales.  Alors  les  pauvres  et  les  petits  com- 
mencent à  parler  et  à  dire  :  A  quoi  nous  a  servi  notre 
honnêteté?  Pourquoi  n'y  a-t-il  que  ces  viveurs  à  qui 

(1)  Menander,  Agricola  frag.,  2;  SentenL,  455.  Juvenal,  III,  144 
sq.  Cf.  Karl  Schmidt,  Die  burgcrliche  Gescllschaft  Indcr  altrœm.  Wclt, 
59  sq. 

(2)  Prov.,  XXX,  9.  Hieron.,  In.  Is.,  48,  10  ;  In  Ëzech.,  25,  27.  —  Am- 
bros.,  Hexœm.,  5,  17,  57.  Chrysost.,  Sacerd.,  III,  16. 


44  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

tout  arrive  à  souhait  (1)  ?  Une  conduite  vicieuse  n'est- 
elle  pas  plus  avantageuse  que  notre  amère  retenue? 

Mais  il  y  a  encore  une  Faute  plus  grande  que  le  mau- 
vais exemple  donné  par  les  personnes  puissantes  et  in- 
fluentes, une  faute  positive,  directe.  Combien  d'ouvriers 
et  d'ouvrières  ont  perdu  leurs  principes  sur  la  religion, 
le  caractère,  la  vertu  et  la  retenue,  par  leur  impuissance 
complète  à  se  défendre  en  face  de  l'exploitation  sans 
conscience  de  la  puissance  que  donne  la  richesse?  Qui 
a  dépouillé  de  leur  honneur  ces  milliers  d'êtres,  qui 
vivent  maintenant  de  leur  déshonneur,  parce  qu'ils  ne 
trouvent  plus  la  possibilité  de  gagner  leur  vie  honorable- 
ment? Ne  faut-il  pas  appliquer  tout  particuhèrement  à 
ces  malheureuses  victimes  que  la  société  repousse,  la 
parole  de  Malthus,  qu'il  faut  une  force  de  volonté  peu 
commune,  pour  que  celui  qui  n'est  respecté  de  personne 
se  respecte  pendant  longtemps?  (2) 

Certes,  il  y  a  aussi  des  péchés  dont  la  société  est  cou- 
pable, et  ce  sont  ceux-là  spécialement  qui  font  la  ques- 
tion sociale.  Il  y  a  tout  un  système  de  péchés,  avec  les- 
quels la  logique  des  faits  a  tressé  la  verge  qui  nous 
châtie  maintenant.  Nous  craignons  beaucoup  que  ce 
système  n'entre  pour  une  grande  part  dans  ce  qu'on 
appelle  si  souvent  avec  orgueil  le  progrès  moderne,  ou 
les  idées  modernes.  Tout  le  monde  se  plaint  du  retour 
à  la  barbarie  morale  des  masses,  du  mépris  de  l'auto- 
rité, du  dérèglement  de  la  jeunesse.  C'est  avec  anxiété 
que  nous  voyons  approcher  le  moment  où  cette  généra- 
tion qui  grandit  prendra  en  mains  la  direction  des  affai- 
res. Mais  qui  nous  a  fait  ce  fouet  sinon  nous-mêmes, 
avec  notre  manière  d'élever  la  jeunesse,  et  notre  éduca- 
tion scolaire  ?  N'est-ce  pas  un  faux  prétexte  àlalàcheté 
quand  on  dit  :  c'est  curieux  comme  la  jeunesse  grandit 
dans  la  corruption  maintenant  ?  Qu'y  a-t-il  de  curieux  ? 

(1)  Malach.,  III,  14,  15.  Job.,  XXI,  15.  EccL,  VIII,  10  sq. 

(2)  Malthus,   Volksvermehrung  (deutsch  von    Hegewisch),  1807,  II, 
192. 


LA  'situation  sociale  45 

Le  maintenant  ?  La  corruption  ?  La  croissance  ?  Est-ce 
que  par  hasard,  à  notre  époque,  nous  serions  venus  au 
monde  meilleurs  qu'on  y  vient  maintenant?  Non  !  Mais 
ce  sont  nos  parents,  qui  nous  ont  bien  élevés  et  bien 
disciplinés;  tandis  que  nous,  nous  éduquons  mal  nos 
enfants.  De  là  provient  le  mal.  Pourquoi  ne  pas  avouer 
que  l'efTet  correspond  parfaitement  à  la  cause  ?  N'est-il 
pas  naturel  qu'une  éducation  sans  piété  produise  une 
génération  sans  piété,  et  une  école  sans  Dieu  un  peuple 
pour  qui  rien  n'est  sacré  ?  Des  enfants  qu'on  a  élevés 
dès  leur  bas-âge  dans  le  doute^  le  dédain  contre  la  pre- 
mière des  autorités,  peuvent-ils  ne  pas  se  moquer  de 
toute  autorité  sur  terre  et  rejeter  la  tradition  ?  Toute 
question  est  inutile  à  ce  sujet. 

Inutile  aussi  est  la  question  de  savoir  sur  qui  tombe 
la  faute  delà  situation  actuelle,  et  pour  quelle  cause  le 
germe  continue  de  se  développer  ainsi,  et  que  rien,  ou 
au  moins  rien  de  décisif,  ne  se  fait  pour  y  remédier. 
Celui  qui  est  responsable  de  la  génération  qui  grandit, 
celui  qui  est  cause  que  partout  les  anciennes  mœurs  et 
les  bornes  delà  tradition  ont  disparu,  que  tant  de  réfor- 
mes dangereuses  peuvent  faire  leur  chemin  sans  obsta- 
cle, que  toutes  les  puissances  conservatrices  souffrent 
sous  l'oppression,  la  méfiance,  la  violence,  que  tous  les 
moyens  de  salut  n'ont  qu'un  demi  résultat^  paralysé, 
insuffisant,  est  coupable  de  grands  péchés.  Or,  ceci  at- 
teint plus  ou  moins  la  société  tout  entière.  Les  plus  res- 
ponsables sont  sans  doute  les  coryphées  et  les  chefs. 
Le  mal  est  protégé,  la  défense  de  l'ordre  et  des  mœurs 
est  non  seulement  sans  protection  ;  mais  elle  est  entra- 
vée (1).  La  séduction  et  l'usure  ont  libre  cours,  et  des 
missions  sont  surveillées  par  la  police.  Les  marchands, 
les  chanteurs  ambulants,  les  colporteurs  empoisonnent 
le  peuple  impunément  s'ils  s'entendent  à  leur  métier, 
et  des   prédicateurs,  des  associations  conservatrices, 

(1)  Léon  XII,  Encycl.  Imcrutabili,  21  avril  1878  (Rundschreiben, 
Freiburg,  1881,  5). 


46  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

des  journaux  conservateurs  sont  soumis  à  la  censure. 
Aucun  pouvoir  n'urge  pour  la  sanctification  du  diman- 
che et  n'insiste  sur  la  vie  religieuse  ;  mais  celui  qui 
ambitionne  un  emploi  et  un  avancement  doit  être 
très  réservé  avec  ses  convictions  et  ses  pratiques  reli- 
gieuses. Quand  une  commune  refuse  la  permission 
d'ouvrir  une  auberge,  dans  la  persuasion  que  chaque 
nouvelle  enseigne  suspendue  avec  l'approbation  de  l'au- 
torité, est  une  provocation  à  la  prodigalité,  et  une  nou- 
velle occasion  de  débauche,  le  gouvernement  donne 
l'autorisation  sur  la  demande  qu'on  lui  en  fait,  et,  avec 
le  revenu  de  l'impôt  sur  les  boissons,  il  établit  un  sta- 
tisticien pour  calculer,  par  des  chiffres,  les  effets  perni- 
cieux de  la  fréquentation  des  cabarets,  el  l'augmenta- 
tion des  tavernes  suspectes. 

Ainsi,  il  y  a  peu  sujet  de  s'anathématiser  réciproque- 
ment. Les  grands  et  les  lettrés  pèchent  gravement  en- 
vers la  société,  et  les  petits  cherchent  à  les  imiter  selon 
leur  pouvoir.  D'en  haut  partent  les  grands  coups  contre 
les  bases,  la  confusion  des  idées,  l'empoisonnement  de 
l'inteUigence,  la  sape  de  la  foi  et  du  sentiment  religieux, 
la  prédication  continuelle  du  mécontentement  par  la 
doctrine  d'un  progrès  sans  limite,  le  mépris  de  l'auto- 
rité et  des  lois,  la  négation  des  droits,  des  devoirs  et 
d'une  vérité  qui  obhge,  la  suffisance  personnelle  qui 
n'accepte  aucune  direction,  l'impossibihté  de  conduire 
la  jeunesse,  l'avidité  grossière  de  possession,  le  besoin 
de  jouissance  pour  les  adultes,  le  matériahsme  des  mas- 
ses, la  dissolution  des  foyers  et  des  familles,  la  profa- 
nation du  mariage,  le  renversement  de  toutes  les  limi- 
tes, la  paralysie  de  l'Église  et  de  tout  ce  qui  est  bien.  En 
bas,  s'accomplit  ce  qui  manque  à  cette  série,  par  l'exé- 
cution pratique  des  doctrines  que,  dans  un  aveuglement 
incompréhensible,  les  grands  avaient  voulu  établir  seu- 
lement pour  les  esprits  forts,  comme  un  inoffensif  exer- 
cice intellectuel. 

Loin  de  nous  la  pensée  d'excuser  les  petits,  Dieu  nous 


LA    SITUATION    SOCIALE  47 

en  préserve!  car  leur  faute  est  grande  aussi.  Souvent 
ils  ont  rejeté  la  religion  qui  leur  avait  jadis  enseigné  la 
vertu  de  travail,  la  morale,  et  les  avait  soutenus  dans 
l'épreuve.  Trop  souvent,  il  leur  manque  l'esprit  de  pé- 
nitence, et  avec  lui  la  ténacité,  l'esprît  de  travail,  le 
courage  pour  les  sacrifices,  la  patience  et  la  résigna- 
tion. Il  leur  manque  la  force  de  se  refuser  des  plai- 
sirs qui  ne  sont  pas  pour  eux  ;  il  leur  manque  l'écono- 
mie, la   prévoyance   de   l'avenir.  On  comprend  donc 
alors  ces  murmures  à  propos  de  salaires  qui  empêchent 
juste  de  mourir  de  faim,  et  de  la  dureté  de  ceux  qui  les 
paient.  Mais  il  y  a  cependant  beaucoup  de  patrons  qui 
donnent  un  salaire  presque  plus  élevé  que  ne  le  permet 
la  situation;  et  pourtant  les  ouvriers  ne  peuvent  pas 
&  joindre  les  deux  bouts.  Ils  recevraient  un  salaire  encore 
plus  grand,  que  ce  serait  toujours  la  même  chose,  et 
qu'ils  ne  pourraient  pas  vivre.  Ils  ne  peuvent  se  suffire 
que  lorsqu'ils  sont  devenus  mendiants,  ou  qu'ils  ont 
été  condamnés  aux  travaux  forcés  y\).  Ils  murmurent 
sur  le  luxe  et  sur  les  vices  des  riches,  et,  proportion  gar- 
dée, ils  se  permettent  des  dépenses  plus  grandes  et  des 
excès  plus  nuisibles  qu'eux.    Touchent-ils  un  salaire 
élevé  ?  ils  le  jettent  par  les  fenêtres.  Ont-ils  un  salaire 
modeste?  ils  font  des  dettes,  comme  les  grands.  Même 
les  jours  ordinaires,  car  ils  ne  veulent  pas. admettre  de 
différence  entre  les  jours  de  travail  et  le  dimanche,  on 
ne  peut  les  distinguer  des  gens  riches  et  des  gens  culti- 
vés, tant  qu'ils  n'ouvrent  pas  la  bouche.  On  peut  leur 
appliquer  les  proverbes  :  Ils  ont  du  velours  à  leurs  cols 
et  la  faim  dans  le  ventre  (2).  Velours  et  soie  sur  le  corps 
éteignent  le  feu  dans  la  cuisine  (3).  D'après  ces  princi- 
pes, ils  élèvent  leurs  enfants,  les  jeunes  filles  en  particu- 
lier, bien  au-dessus  de  leur  condition,  avec  des  préten- 
tions et  des  espérances  qui  les  mènent  inévitablement  à 

(1)  Justiis  Mœser,  Patriotische  Phantaslen  (3),  I,  180  sq. 

(2)  Kœrte,  Sprichivœrter  der  DeutscJien  (2),  6476. 

(3)  Sailer,  Weisheit  auf  der  Gasse,  Gratz,  1819,  XX,  I,  74. 


48  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

la  ruine.  Ils  n'habituent  plus  les  jeunes  gens  à  l'endur- 
cissement et  aux  privations  ;  mais  ils  les  habituent  à 
tout  faire  et  à  tout  imiter  ce  qui  peut  vider  le  cœur  et  la 
maison.  Si  on  écrivait  l'histoire  de  la  jeunesse  de  tant  de 
femmes  dont  la  conduite,  —  non  sans  culpabilité  delà 
part  des  parents  qui  les  ont  élevées  ainsi,  et  des  maris 
qui  les  ont  choisies  et  désirées  ainsi,  —  entraîne  à  sa 
suite  la  grande  ruine  sociale,  elle  se  résumerait  tout  en- 
tière en  ces  mots  :  Elle  dansait  bien  et  faisait  mal  la  cui- 
sine (1).  Raccommoder,  filer,  nettoyer,  il  n'en  n'est  plus 
question. 

Mais  les  hommes  raisonnent  trop  sur  la  nécessité  du 
temps;  et  à  ce  sujet  oublient  facilement  de  faire  ce 
qu'ils  pourraient  pour  alléger  au  moins  leur  propre 
misère.  Avec  leur  philosophie,  ils  ont  pour  unique  pen- 
sée :  le  moins  de  travail  possible,  le  plus  d'argent  pos- 
sible, donner  peu,  recevoir  beaucoup,  faire  peu,  se  faire 
beaucoup  faire.  C'est  exactement  la  même  philosophie 
sous  la  pression  de  laquelle  ils  gémissent  maintenant. 
Si  leurs  plans  réussissaient,  ils  feraient  souffrir  aux 
autres  exactement  ce  qu'ils  ressentent  eux-mêmes 
maintenant.  Ils  veulent  parvenir  à  ce  qu'ils  blâment 
dans  leurs  oppresseurs.  De  là  provient  cette  haine  con- 
tre les  difTérences  établies  par  Dieu  entre  pauvres  et 
riches,  maîtres  et  serviteurs,  classe  et  classe.  Ils  mur- 
murent, ils  font  fureur,  et  cependant  ils  ne  veulent 
même  pas  l'amélioration  de  leur  condition.  Le  plus 
triste  est  qu'ils  ont  honte  de  leur  état,  et  que  les  ouvriers 
eux-mêmes  ne  respectent  plus  le  travail.  Qui  aujour- 
d'hui est  fier  de  son  travail  et  de  son  métier?  Tous 
veulent  monter  plus  haut.  Où  veulent-ils  aller?  Personne 
ne  le  sait.  C'est  pourquoi  tous  leurs  efforts  n'ont  pas  de 
but  autorisé,  pas  de  base  sûre,  pas  de  fin  déterminée  ; 
autrement,  on  aurait  de  meilleurs  résultats.  Mais  ils 
sont  le  jouet   d'imaginations  fantasques  ;  ils  tombent 

(1)  Justus  Mœser,  Patriotische  Phantasien  (3),  II,  84  sq. 


LA    SITUATION    SOCIALE  49 

dans  des  rêves  insensés,  stériles,  et  deviennent  la  proie 
de  trompeurs  qui  ont  sur  eux  des  desseins  tout  autres 
que  ceux  qu'ils  font  miroitera  leurs  yeux.  Ils  se  lancent 
dans  des  entreprises  qui  n'amélioreront  jamais  leur 
sort,  mais  qui  les  mettront  chaque  jour  en  danger  de 
détruire  la  société,  et  de  miner  ainsi  le  sol  sous  leurs 
pieds. 

La  situation  est  triste,  la  misère  profonde,  la  faute  dâîfiéle^"'/; 
générale;  toute  la  société  est  malade,  car  toute  la  so-  irsodéfè!^*^'^ 
ciété  a  failli  et  commis  un  crime  contre  elle-même. 

Cette  parole  est  amère,  parce  qu'elle  est  la  vérité  ; 
mais  parce  qu'elle  est  la  vérité,  c'est  la  raison  pour  la- 
quelle elle  contient  un  principe  de  guérison.  Tous  ont 
failli.  Aucune  classe  n'a  quelque  chose  à  reprocher  à 
l'autre.  L'une  a  contaminé  l'autre,  et  toutes  ont  mis  la 
société  dans  l'état  où  elle  se  trouve  maintenant.  La 
faute  est  commune.  Dans  sa  dernière  cause,  elle  est  la 
même  pour  tous.  Ce  qu'un  écrivain  français  avait,  peu 
de  temps  avant  la  Révolution,  indiqué  comme  la  cause 
de  toute  la  ruine,  du  grand  péril  social,  existe  encore 
aujourd'hui.  L'égoïsme  est  le  fléau  qui  ravage  la  terre. 
Il  prend  tout  et  ne  rend  rien.  11  est  l'adversaire  né  de 
la  communauté  et  du  bien  général.  C'est  lui  qui  pose  le 
principe  :  Chacun  pour  soi.  Avec  cela,  il  brise  tous  les 
liens  qui  relient  l'humanité,  et  précipite  la  société  dan  s 
le  néant  (1). 

Qu'il  soit  nécessaire  de  remédier  à  la  situation,  per- 
sonne, je  l'espère,  ne  le  niera.  Avec  ce  prétendu  système 
du  laisser  aller ^  le  mal  est  devenu  très  grand.  Il  y  a  trop 
longtemps  que  nous  n'avons  ni  oreilles,  ni  intelligence 
pour  la  sagesse  de  nos  pères  :  si  on  ne  fait  pas  de  bien 
à  quelqu'un,  on  lui  fait  du  tort  (2).  Mais  il  faut  que  la 
correction  se  fasse  sérieusement.  Des  mesures  prises  à 
moitié  rendent  le  mal  encore  pire.  Un  médecin  douillet 

(1)  Reboul,  dans  Ilibbe,  Les  famille?,  et  la  société  en  France  avant  la 
Rcvolulion,  140. 

(2)  Graf  uiid  Dietherr,  Deutsche  Rechlssprichw.,  314  (7,  211). 


50  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

fait  de  cuisantes  blessures  (1).  Le  principal  est  qu'il 
faut  mettre  partout  la  main  à  l'œuvre.  Il  n'y  a  pas  d'ex- 
ception, pas  de  faux  prétexte,  pas  de  détour.  La  cause 
du  mal  c'est  l'égoïsme^  la  révolte  contre  l'unité  et  la 
dépendance  des  classes,  contre  la  solidarité  des  droits, 
des  avantages,  des  charges  et  des  devoirs  du  côté  de  la 
société  tout  entière. 

Ainsi,  le  salut  ne  viendra  qu'en  réveillant  le  senti- 
ment pour  la  communauté  et  pour  les  obligations  soli- 
daires de  tous. 

La  misère  est  commune  et  solidaire  ;  la  faute  est 
commune  et  solidaire  ;  le  devoir  de  s'entr'aider  est 
commun  et  solidaire.  Si  ces  principes  sont  admis  d'une 
manière  générale,  il  y  a  encore  quelque  espoir  de  remé- 
dier à  la  situation. 

(1)  Dtiringsfeld,  Sprichw.  der germ.  undrom.Sprach.  I,  57,  Nr.  iil. 


VINGTIEME  CONFÉRENCE 

l'organisation  économique  de  la  société. 


\.  La  libre  organisation  sociale  organique  impossible  dans  l'anti- 
quité est  avant  tout  une  création  du  Christianisme.  —  2.  Cause, 
origine,  lin  prochaine  de  la  société  civile.  —  3.  L'organisation 
sociale  n'est  possible  que  lorsqu'elle  est  basée  sur  la  morale,  la 
justice  et  la  religion.  —  4.  Formation  organique  de  l'ordre  so- 
cial. —  5.  Rétablissement  d'une  aisance  générale  modérée  et  de 
la  classe  moyenne.  —  6.  La  concurrence  universelle  n'est  possi- 
ble que  par  l'introduction  de  limites  solides.  —  7.  L'organisation 
sociale  n'existe  que  par  la  forme  coopérative  et  la  constitution 
de  classes.  —  8.  Solidarité  dans  la  vie  sociale.  —  9.  La  question 
sociale  n'est  pas  difficile  à  résoudre. 


Ce  n'est  pas  pur  hasard,  que  l'Humanisme  et  son  i._Laii- 
droit  aient  tout  fait  dès  le  début,  pour  dissoudre  peu  à  uon^'^S^ë 
peu  l'organisation  sociale  civile  du  moyen  âge,  et  même  pS?e"^dans 

1        1  r  i        •  «•>  ,      •      9    ^  i    r ,  r  Ml  i  l'aiitiquité  est 

pour  la  détruire  entièrement  si  c  eut  ete  possible.  Avec  avamtoutune 

,,—.,,.  1       />!      •      •        •  1  •  1  création  du 

1  affaiblissement  du  Christianisme,  devait  tomber  cette  christianisme. 
création  qui  était  la  sienne.  11  n'y  avait,  c'est  certain, 
aucune  société  de  ce  genre  dans  les  temps  qui  ont  pré- 
cédé Jésus-Christ.  L'antiquité,  il  est  vrai,  avait  con- 
servé çà  et  là,  de  ses  bonnes  époques  passées,  plusieurs 
débris  d'un  ordre  social.  Quelques  esprits  plus  nobles 
avaient  toujours  gardé  l'idée  qu'il  devait  y  avoir  une 
société  humaine  quand  même  il  n'y  aurait  pas  d'état  (1), 
et  que  par  conséquent  toute  espèce  de  communauté  hu- 
maine n'était  pas  comprise  dans  l'état.  Voici  cependant 
ce  qui  est  arrivé.  La  société  civile  dans  le  sens  propre 
du  mot  a  sombré.  Les  causes  en  sont  faciles  à  saisir. 
Des  trois  choses  que  nous  avons  vu  former  la  base  fon- 
damentale de  la  société  :  la  personnalité  humaine,  le 
travail,  la  propriété,  il  n'y  en  eut  aucune  qui  conserva 
ses  droits  naturels.  C'est  à  peine  si  Ton  reconnut  les 

(1)  Eudemus,  Moral,  7,  10,  6. 


52  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

obligations  communes  qui  reposaient  sur  elles.  D'a- 
bord, il  régnait  une  telle  inégalité  parmi  les  hommes, 
qu'on  ne  pouvait  pas  penser  à  une  communauté.  D'un 
côté,  c'était  chez  quelques  individus  la  présomption 
poussée  jusqu'aux  dernières  limites,  d'un  autre  côté 
c'était  l'oppression  criante  de  la  liberté  humaine  et  de 
l'activité  indépendante  chez  un  nombre  excessif  d'es- 
claves, ce  qui  rendait  impossible  toute  idée  de  justes 
rapports.  Ces  derniers  n'étaient  pas  considérés  comme 
objets  du  droit,  à  plus  forte  raison  pas  comme  sujets. 
Il  ne  pouvait  être  question  chez  eux  de  personnalité  ;  ils 
n'avaient  que  la  valeur  d'une  chose.  C'est  ainsi  que  les 
prétendues  républiques  libres  des  anciens  se  limitaient, 
la  plupart  du  temps,  à  un  nombre  relativement  petit 
d'hommes  libres  qui  partageaient  entre  eux  tout  droit, 
tout  pouvoir,  toute  possession,  mais  qui  écartaient  soi- 
gneusement de  leur  personne  toute  activité  économique 
comme  indigne  d'eux,  à  moins  qu'on  ne  leur  laissât 
pratiquer  l'usure  en  grand.  De  là  s'ensuivit,  en  second 
lieu,  un  tel  mépris  et  un  tel  asservissement  du  travail, 
que  celui-ci  ne  pouvait  procurer  ni  joie,  ni  élévation 
morale,  ni  bons  résultats.  Une  troisième  chose  était 
encore  liée  de  la  manière  la  plus  étroite  aux  deux  que 
nous  venons  de  signaler,  c'était  la  puissance  excessive 
de  la  propriété  sur  le  travail,  et,  comme  suite  nécessaire, 
l'entassement  de  possessions  gigantesques,  l'anéantis- 
sement de  tout  ce  qui  était  de  condition  moyenne, 
l'inégalité  écrasante  dans  le  partage  des  biens  (1  ).  ^ 

A  ces  trois  maux  économiques  principaux,  s'adjoigni- 
rent ensuite,  la  situation  politique,  l'écrasement  de  toute 
vie  corporative  libre  par  l'état.  Au  point  de  vue  de  l'an- 
tiquité, toute  communauté  disparaissait  dans  ce  der- 
nier (2).  Pour  tirer  toute  l'utilité  possible  de  sa  posses- 

(1)  Iheriiig,  Geist  des  rœm.  Rechtes  (2),   II,  237,   248  sq.   Arnold, 
Cultur  und  Rechtsleben,  135  sq.  ;  Cnltur  und  Recht  der  ^^J>^^^  31  sq^. 

'124  sq.,  470.  Mommsen,  Rœm.  Geschichte  (6),  1,  189,  265,  2b7,   8J«, 
852;  II,'  391  sq.  ;  III,  517  sq.,  521  sq. 

(2)  Aristot.,  Eth.,  8,  9  (11),  4,  6,  7.  —  Eudemus,  ,,  9,  3. 


l'organisation  économique  de  la  société       53 

sion  de  droit  privé,  de  son  capital,  de  sa  puissance, 
l'homme  libre  individuel  n'avait  d'autre  moyen  que  le 
droit  de  remontrance  pour  se  mettre  en  garde  contre 
tout  heurt  avec  l'état.  Mais  si  quelques-uns,  parmi  les 
faibles  et  les  petits,  voulaient  s'associer  entre  eux  pour 
se  protéger  contre  ceux  qui  étaient  démesurément  ri- 
ches, et  pour  promouvoir  leurs  avantages  communs,  les 
lois  d'état  étaient  les  premières,  et  la  plupart  du  temps 
aussi  les  dernières  à  leur  opposer  des  limites  ou  des 
obstacles  insurmontables.  C'est  ainsi  qu'aucune  société 
organique  ne  pouvait  prospérer.  A  l'intérieur  s'y  oppo- 
sait le  droit  excessif  de  la  possession,  et  à  l'extérieur, 
l'excès  de  puissance  de  l'état. 

On  peut  donc  dire  que  le  Christianisme  avait  tout  à 
refaire,  et  que  la  réalisation  d'une  organisation  sociale 
libre  est  une  œuvre  qui  lui  est  propre  (1).  Ce  travail  qu'il 
a  entrepris  a  été  exécuté  avec  un  succès  qui  provoque 
notre  admiration  la  plus  grande.  L'unité  et  l'harmonie 
du  tout,  dans  lesquelles  était  sauvegardée  l'indépen- 
dance de  chaque  partie  subordonnée,  ainsi  que  la  liberté 
et  la  dignité  de  chaque  membre  isolé,  ne  pouvaient  être 
réalisées  avec  plus  de  perfection  qu'elles  le  furent  dans 
les  vues  du  moyen  âge  (2).  A  cette  époque,  une  concep- 
tion organique  du  monde  lui  est  tout  aussi  naturelle 
qu'une  constitution  sociale  atomistique  et  mécanique  lui 
est  impossible  (3). 

Maintenant  en  quoi  consiste  cette  communauté  dont     2.— cause, 

1  •    •       .  1     1     •>        .  .  origine,  un 

nous  parlons  ici.  et  que,  pour  cause  de  brièveté,  nous  ap-  prochaine  de 

^  ,^     ^  1       '  r  '  ^      la  société  ci- 

pellerons  société  ?  Comment  s'est-elle  réalisée  ?  Ce  n'est  ^ne. 
pas  difficile  à  voir  diaprés  ce  que  nous  venons  de  dire. 
Il  y  eut  malheureusement  des  temps  où  l'esprit  païen, 
humaniste,  régna  tellement  en  maître,  qu'on  regardait 
la  possession  comme  l'unique  cause  qui  donnât  une  si- 
tuation dans  la  société.  La  race  de  ceux  qui  ne  voient 

(1)  Ahrens,  Jurii^t.  Enctjdopœdie,  762. 

(2)  Gierke,  Deutsches  Genossenschaftsrecht,  III,  514. 

(3)  ma.,  III,  546. 


54  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

des  membres  de  la  société  que  dans  les  gens  qui  ont 
le  droit  de  faire  peindre  une  couronne  sur  leur  voiture, 
ou  qui  ont  tant  de  rentes,  qu'ils  peuvent,  sans  dommage 
personnel,  jeter,  dans  un  seul  jour  par  les  fenêtres,  ce 
qui  suffirait  à  faire  vivre  une  famille  pendant  une  année 
entière,  n'est  pas  encore  éteinte.  En  présence  de  la  ques- 
tion sociale,  ceci  n'est  ni  plus  ni  moins  qu'un  aveugle- 
ment incompréhensible.  Si  jamais  il  y  a  eu  une  audace 
qui  se  soit  préparée  à  elle-même  sa  punition,  nous  crai- 
gnons bien  que  ce  ne  soit  cette  présomption,  avec  la- 
quelle une  minime  partie  de  l'humanité  se  considère 
comme  la  société,  dans  le  sens  exclusif  du  mot,  et  cela 
en  vertu  d'actions  d'éclat  accomplies  par  ses  ancêtres, 
ou  de  richesses  non  méritées.  N'est-ce  pas  chercher  à 
justifier  la  haine,  la  méfiance,  les  préjugés,  la  jalousie 
dont  ils  sont  l'objet  de  la  plupart  de  ceux  qui  les  entou- 
rent? Ou  bien  veulent-ils  dire  avec  cela  qu'ils  se  plai- 
sent à  être  en  dehors  de  la  grande  société  commune, 
qu'ils  renoncent  aux  avantages,  aux  droits  et  aux  ména- 
gements auxquels  la  société  humaine  fait  participer  ses 
seuls  membres  ? 

D'un  autre  côté,  il  y  a  des  milliers  de  personnes  chez 
lesquelles  ces  expressions  de  «  question  sociale,  d'ordre 
social  »,  n'éveillent  pas  d'autre  pensée  que  la  misère  qui 
accable  les  classes  ouvrières,  et  le  danger  qui  par  là 
menace  les  possesseurs.  D'après  cette  conception,  la 
société  serait  donc  l'ensemble  de  tous  ceux  qui  luttent 
au  jour  le  jour  pour  gagner  leur  pain,  et  dont  les  uns 
s'efforcent  d'empêcher  l'association,  parce  que  c'en  est 
fait  selon  eux  de  l'existence  de  tout  ordre,  dès  qu'ils  se- 
ront réunis,  tandis  que  les  autres  travaillent  à  leur  or- 
ganisation, dans  le  but  de  faire  disparaître  du  monde 
les  derniers  vestiges  de  l'ordre  social. 

Ce  sont  deux  vues  opposées  l'une  à  l'autre,  et  qui 
manifestent  clairement  leur  fausseté  par  leur  exclusivis- 
me. Mais  chacune  d'elles  aussi  contient  quelque  chose 
de  vrai.  Ceux  qui  possèdent  les  biens  de  la  terre  font 


l'organisation  économique  de  la  société       55 

partie  de  la  société  ;  mais  ceux  qui  gagnent  leur  vie  par 
le  travail  lui  appartiennent  aussi.  Sous  ce  rapport,  il 
n'y  a  aucune  différence  entre  eux.  Car  ce  n'est  pas  en 
vertu  de  leurs  possessions  et  de  leur  activité  qu'ils  sont 
membres  de  la  société,  mais  parce  qu'ils  sont  des  hom- 
mes. Et  parce  que  comme  tels  ils  se  ressemblent  tous, 
ils  appartiennent  tous  à  la  société  d'une  manière  égale. 
La  personnalité  est  donc  la  cause  proprement  dite  et  le 
ciment  de  la  société.  La  propriété  et  le  travail  sont 
seulement  les  deux  moyens  par  lesquels,  d'un  côtelés 
membres  individuels  delà  société  entrent  en  relations 
les  uns  avec  les  autres,  et  d'un  autre  côté  les  fins  de  la 
société  elle-même  sont  réalisées  ;  c'est-à-dire  que  les 
obligations  des  individus  envers  la  totalité  sont  aussi 
bien  remplies,  que  les  biens  de  l'ensemble  sont  équita- 
blement  distribués,  dans  les  différentes  sphères  qui  lui 
sont  subordonnées. 

Comme  son  nom  l'indique  déjà,  la  société  repose  sur 
le  principe  d'égalité  réciproque,  ou  au  moins  sur  les  ef- 
fets qui  tendent  à  l'égalisation.  11  n'y  a  que  les  hommes 
qui  s'associent  pour  former  une  société,  qui  se  recon- 
naissent égaux  en  dignité,  en  droits  et  en  devoirs,  en 
possessions  et  en  besoins,  ou  qui  veulent  devenir  égaux 
par  échange,  par  complément  mutuel  de  services  réci- 
proques. Chaque  membre  individuel  et  chaque  petite 
association  de  membres  individuels  ne  peut  se  regar- 
der comme  partie  vivante  de  Tensemble,  qu'à  la  seule 
condition  qu'aucun  de  ses  membres  ne  se  considère 
comme  le  tout,  qu'aucun  ne  s'estime  indépendant  de 
lui,  qu'aucun  ne  se  croie  déchargé  de  l'obligation  de 
prendre  soin  de  l'ensemble,  qu'aucun  ne  se  considère 
comme  affranchi  de  la  nécessité  d'être  soutenu  parles 
autres  ;  mais  que  chacun  se  comporte  comme  un  des 
nombreux  membres  qui  forment  un  ensemble  sain,  à 
la  condition  de  vivre  unis  les  uns  aux  autres  (1). 

(\)  Cor.  XH,  22  sq.,  August.,  Qudest,  in  Hcptat.,  6,  8. 


56  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

On  voit  d'après  ce  que  nous  venons  dédire,  pourquoi 
les  hommes  entrent  en  relations  les  uns  avec  les  autres, 
quelle  est,  en  d'autres  termes,  la  fin  la  plus  prochaine  de 
la  société  civile.  Par  nature  déjà,  les  hommes  ne  peuvent 
se  passer  les  uns  des  autres.  Le  dernier  motif  de  toute 
association  est  l'instinct  naturel  qui  pousse  l'homme  à 
vivre  avec  ses  semblables.  Mais  Dieu  a  donné  à  l'homme 
non  seulement  un  esprit  ;  il  l'a  doué  aussi  d'une  nature 
qui  ne  peut  vivre  sans  moyens  matériels.  C'est  pourquoi, 
dans  sa  sagesse,  il  a  disposé  les  choses  de  telle  sorte  que 
cette  pression  apparente,  qui  nous  enchaîne  si  solide- 
ment à  la  terre,  devient  en  même  temps  le  hen  par  le- 
quel nous  sommes  attachés  à  notre  prochain  et  à  la  so- 
ciété. L'homme  peut  passer  par  dessus  les  obligations 
purement  spirituelles,  et  trop  souvent  il  les  transgresse; 
mais  il  ne  peut  se  défaire,  quand  même  il  le  voudrait, 
de  ce  sans  quoi  il  lui  est  impossible  de  continuer  son 
existence. 

Prhnum  vivere  dit  l'adage.  Tout  le  reste  passe  après. 
Mais  personne  ne  peut  vivre  de  soi  et  seulement  pour 
soi.  L'un  possède  sa  force  de  travail  ;  mais  il  a  les  mains 
vides;  l'autre  a  des  possessions  gigantesques;  mais  il 
mourrait  de  faim  s'il  ne  trouvait  pas  des  mains  pour  les 
exploiter.  L'échange  entre  possession  et  travail  est  donc 
la  fin  immédiate  de  la  société.  La  formation  de  cette  der- 
nière vient  de  ce  que  personne  ne  se  suffit  à  soi-même, 
de  ce  que  l'un  manque,  dans  une  certaine  mesure,  de 
biens  qu'un  autre  possède,  de  ce  que  quelqu'un  a  quel- 
que chose  dont  il  peut  se  passer,  et  à  la  place  duquel  il 
peut  recevoir,  pour  sa  plus  grande  utilité,  ce  qui  est 
inutile  à  un  autre  (1).  La  société  prend  naissance  en  don- 
nant et  en  recevant  par  le  salaire  (2).  Do  ni  des,  fado  ut 
des,  do  ut  fadas,  sont  les  trois  principes  de  la  société 


(1)  Arist.,  Elh.,  5,  o  (8),  13,  U;  Cf.  8,  9(li),  5.  Eudemiis,  Moral, 
7,  10,  12.  —  Thomas,  Eth.,  5,  ].  9  ;  8,  1.  9. 

(2)  Augustin,  Diu.  quœst.  ad   Simplic.^l.  1,  q.  2,  16.  Thomas,  1,  2, 
q.  105,  a.  2,  c. 


l'organisation  économique  de  la  société       57 

civile.  Acquisition,  partage  des  biens,  réglementation 
de  tous  les  rapports  relatifs  à  l'appropriation  et  à  l'é- 
change des  biens  terrestres,  ne  forment  ni  l'unique,  ni 
la  dernière  fin  de  la  société  ;  mais  sont  en  tout  cas  le 
motif  de  sa  naissance,  et  la  raison  pour  laquelle  elle  est 
une  nécessité  indispensable. 

Or  n'est-ce  pas  là  une  conception  tout  à  fait  matéria-     3.  _  L-or- 

l'iji  1  1  11  •'l'omt  •     ganisalion  so- 

liste de  la  structure  de  la  société?  Lst-ce  que  ceux  qui  daien'estpos- 

appellent  la  question  sociale  une  simple  question  d'es-  lorsqu'elle  est 

baséô  sur    là 

tomac  n'ont  pas  raison?  Non  assurément.  Le  mariasje  moraie,iajns- 

^  ...  tice  et  la  reli- 

lui  aussi  a  sa  raison  la  plus  proche  dans  l'inclination  sio»- 
sensible  et  dans  le  besoin  de  soutien.  Mais  cela  n'em- 
pêche pas  qu'il  soit  une  institution  sublime,  idéale  et 
sainte.  Il  en  est  de  même  ici.  Notre  explication  montre 
seulement  que  l'enseignement  social  chrétien  ne  plane 
pas  dans  les  nuages,  mais  qu'il  est  fixé  sur  le  sol  de  la 
plus  froide  réalité,  tout  en  n'excluant  pas  une  manière 
de  voir  spirituelle  plus  profonde. 
P  Que  la  question  sociale  soit  une  question  d'estomac, 
personne  ne  le  niera.  C'est  pour  cette  raison  qu'elle  est 
si  pressante,  et  que  sa  solutionne  souffre  aucun  retard, 
car  la  faim  dit  le  peuple,  et  il  s'y  entend,  ne  souffre  au- 
cun délai  et  ne  connaît  pas  de  lois.  Avoir  faim,  et  être 
déçu  dans  ses  espérances  rend  furieux.  Mais  de  ce  que 
la  question  sociale  ait  une  base  si  matérielle,  il  ne  s'en- 
suit pas  qu'elle  soit  une  question  purement  économi- 
que, ou  même  purement  politique.  Ceci  nous  prouve 
au  contraire,  que  parce  qu'elle  doit  être  édifiée  sur  la 
morale,  elle  est  une  question  morale.  Dans  un  domaine 
où  les  passions  les  plus  farouches,  l'avidité^  la  soif  d'ac- 
quisition sont  excitées  à  chaque  pas,  personne  ne  peut 
remuer  le  pied  sans  porter  préjudice  à  celui-ci  ou  à  ce- 
lui-là, s'il  ne  prend  pas  comme  règle  de  toute  son  acti- 
vilé  les  principes  de  la  loi  morale. 

(\)  Dûringsfeld,  Sprichw.  der  german.  undroman.  Sprachen,  I,  410, 
Nr  178.  Cf.  Graf  und  Dietherr,  Deutsche  Rechtssprichwœrter,  389 
(7,549,550). 


08  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

De  plus,  en  vertu  de  la  liaison  étroite  qui  existe  en- 
tre la  société  et  ses  membres,  le  bien  de  la  première 
dépend  de  la  conduite  juste  des  derniers.  Toute  viola- 
tion des  obligations  morales,  dans  les  rapports  écono- 
miques des  hommes  entre  eux,  est  plus  ou  moins  une 
violation  de  droit  envers  le  tout.  11  n'y  a  que  l'ignorance 
complète  de  la  société  qui  puisse  dire  :  Qu'est-ce  que 
cela  fait  à  l'ensemble  que  les  biens  soient  partagés  de 
telle  ou  telle  manière.  Rien  ne  se  perd  dans  le  monde. 
Que  ce  soit  dans  telles  ou  telles  mains,  est-ce  que  l'uti- 
lité totale  des  biens  terrestres  n'est  pas  toujours  la 
même?  Dans  le  grand  tout,  est-ce  que  ces  biens  ne  res- 
tent pas  toujours  les  mêmes  ?  Voilà  bien  encore  l'ex- 
pression de  ce  système  libéral  de  la  prospérité  générale, 
auquel  il  n'y  a  pourtant  que  le  socialisme  qui  rende 
logiquement  justice. 

Non  î  Non  !  il  n'est  pas  égal  pour  la  société,  que  ce 
soit  tel  ou  tel  qui  possède  les  biens,  pourvu  que  ceux-ci 
demeurent.  Ce  serait  juste,  si  toute  la  société  était  une 
somme  non  ordonnée  de  parties  isolées.  Qu'un  tas  de 
pierres  soit  fait  de  telle  ou  telle  manière,  qu'on  laisse 
les  pierres  entières  ou  qu'on  les  casse  en  morceaux, 
cela  ne  fait  sans  doute  pas  une  grande  différence  pour 
l'ensemble.  Nous  ne  dirons  pas  que  ce  soit  la  mê- 
me chose,  car  chacun  sait  que  le  tas  devient  plus  grand 
ou  plus  petit  selon  qu'on  range  ou  qu'on  casse  les  pier- 
res de  telle  ou  telle  manière.  Ici,  la  différence  consiste 
seulement  dans  une  étendue  plus  ou  moins  grande,  par 
conséquent  dans  une  étendue  quantitative.  Mais  qui  vou- 
drait donner  une  preuve  de  son  ignorance  et  dire  que 
dans  l'organisation  d'un  objet  artistique,  d'une  maison, 
d'un  habit,  d'un  mets,  il  importe  peu  que  la  matière 
soit  divisée  ou  composée,  puisque  la  masse  reste  tou- 
jours la  même?  Chacun  comprend  que  de  la  juste  divi- 
sion et  de  la  juste  union  dépend  non  seulement  la  qua- 
lité, mais  même  l'emploi  du  tout.  Quant  à  savoir  quel 
ordre  juste  convient  dans  le  détail,  ceci  s'évalue  d'après 


l'organisation  économique  de  la  société       59 

la  fin  de  Tensemble.  Or  tout  ceci  s'applique  dans  une 
mesure  incomparablement  plus  grande  à  tout  ensemble 
organique.  Il  n'est  rien  moins  qu'indifférent,  que,  dans 
un  corps  vivant,  la  circulation  du  sang  s'opère  sur  quel- 
ques membres,  ou  sur  toutes  les  parties  de  l'ensemble 
selon  ses  besoins  et  ses  fins,  ou  soit  par  trop  abondante 
dans  une  partie,  tandis  qu'elle  se  retire  des  autres.  Ce 
manque  d'équilibre  pourrait  mettre  sérieusement  en 
danger  et  la  santé  et  la  vie  elle-même.  Mais  de  même 
que  ceci  est  réglé  dans  le  corps  d'après  des  lois  physi- 
ques, de  même  la  santé  du  corps  social  se  conserve  en 
observant  les  lois  de  la  justice,  par  conséquent  parla 
justice.  Or,  si  c'est  vrai,  et  nous  serions  curieux  de 
connaître  quelqu'un  qui  aurait  l'audace  de  le  nier^  il  est 
juste  aussi,  qu'avant  d'être  considérée  comme  une  ins- 
titution économique,  la  société  économique  soit  conçue 
comme  une  institution  morale,  comme  la  conception 
dernière  des  rapports  moraux  et  juridiques  des  hom- 
mes les  uns  envers  les  autres. 

C'est  donc  précisément  pour  la  raison  que  la  société 
naît  du  donner  et  du  recevoir,  qu'elle  est  une  institution 
morale  et  juridique.  La  justice  dans  les  exigences,  et 
dans  la  manière  d'y  répondre,  est  le  fondement  indis- 
pensable et  la  règle  de  tout  ordre  social.  Toute  la  ques- 
tion sociale  serait  facile  à  résoudre  si  seulement  le  prin- 
cipe révélé  était  mis  en  pratique  :  Faites  aux  autres  ce 
que  vous  voudriez  qu'on  vous  fît  et  ne  leur  faites  pas  ce 
que  vous  ne  voudriez  pas  qu'on  vous  fît  (l  ).  C'est  assu- 
rément un  principe  qui  ne  suppose  aucune  perfection 
utopiste,  qui  ne  demande  pas  l'impossible,  un  principe 
dans  lequel  tout  le  monde  trouve  son  compte.  Le  Christia- 
nisme n'a  pas  mis  à  la  base  de  son  enseignement  social 
le  précepte  de  renoncer  à  tous  ses  droits,  ni  l'exigence 
de  devenir  pauvre,  sans  droits,  sans  défense.  Non  !  il  n'a 

(1)Tob.,IV,  16.  Matth.,  VII,  12,  Luc,  VI,  31.  Cf.  Gyprian,Ora^ 
domin.,  (Baluze,  500,  d).  Constit.  apost.,  7,  2.  August.,  Sermo,  353. 
Concil.  Bmcar.,  II,  c.  1  (Hardouin,  111,  386,  c.  d). 


60  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

fait  que  prescrire  un  amour  personnel  raisonnable.  L'a- 
mour de  soi  est  l'impulsion  pour  toute  activité,  aussi 
bien  dans  le  domaine  de  la  vie  sociale,  que  dans  la  pro- 
pre conduite  morale  intérieure.  L'homme  tel  qu'il  est  ne 
se  laisse  pas  facilement  déterminer  à  une  activité,  sans  y 
voir  ou  y  chercher  une  utilité  personnelle.  Or,  le  Chris- 
tianisme compte  avec  les  faits,  avec  la  vie  réelle,  avec 
l'homme  réel.  C'est  pourquoi  il  n'exige  pas  l'esprit  d'im- 
molation d'un  sourd,  delà  part  de  celui  qui  doit  dé- 
ployer son  activité  dans  la  société.  Cependant,  il  n'a- 
bandonne pas  les  rêves  à  l'homme  ordinaire.  Sans  doute 
l'amour  de  soi  est  légitime  ;  mais  afin  qu'il  ne  devienne 
pas  un  égoïsme  pernicieux,  il  doit  admettre  des  limites, 
un  correctif,  un  contrepoids  également  autorisé,  c'est  la 
charité  (1).  Tant  que  l'amour  que  l'homme  se  porte 
marchera  de  pair  avec  celle-ci,  il  sera  inofPensif  pour 
la  base  de  toute  activité  morale  et  sociale.  Or  ceci  n'aura 
lieu  que  si  l'amour  de  soi  et  la  charité  agissent  comme 
des  parties  subordonnées  à  l'amour  suprême  et  univer- 
sel. Sans  consécration  religieuse,  l'amour  personnel  ne 
tolérera  jamais  la  charité  à  côté  de  lui,  pas  plus  qu'il 
ne  verra  en  elle  une  égale,  et  ne  sera  par  conséquent 
jamais  en  état  de  servir  de  base  à  l'ordre  social. 

C'est  pourquoi  sont  vaines  toutes  les  tentatives  de 
vouloir  régler  uniquement  la  question  sociale  par  des 
lois  et  des  mesures  prises  de  haut,  ou  des  mesures  pu- 
rement extérieures.  C'est  précisément  le  vice  de  la  plu- 
part des  efforts  tentés  de  nos  jours  pour  remédier  à  la 
situation,  et  c'est  pourquoi  nous  avons  prononcé  un  ju- 
gement si  sévère  contre  les  législations  modernes  qui, 
comme  des  médecins  superficiels,  attaquent  le  mal  au 
moyen  de  palliatifs  ou  de  corrosifs,  qui  le  brûlent  à  la 
surface  sans  en  pénétrer  Tintérieur,  et  sans  aller  jusqu'à 
la  racine.  Mais  quand  le  sang  est  malade,  les  onguents 
appliqués  sur  la  peau  ne  produisent  aucun  effet.  Dans 

(1)  Cf.  Rossbach,  Geschichte  der  Gesellschaft,  IV,  293. 


l'organisation  économique  de  la  société       61 

ce  cas,  c'est  le  sang  qu'il  faut  guérir.  11  en  est  de  même 
de  la  question  sociale.  Elle  ne  peut  être  résolue  qu'en 
la  prenant  par  l'intérieur.  Nous  ne  voulons  pas  dire 
par  là,  que  les  prières  elles  jeûnes  suftîsent  seuls  à  faire 
disparaître  tous  les  maux  de  ce  monde.  Et  à  ce  sujet, 
Molli  a  considéré  les  choses  trop  à  la  légère,  s'il  a  cru 
se  débarrasser  des  essais  de  réforme  catholique,  dont  il 
ne  peut  nier  lui-même  l'excellence,  avec  cette  remarque 
que  l'homme  ne   vit  pas  seulement  de  la  parole   de 
Dieu  (1).  Nous  aussi  nous  le  disons.  Mais  cela  n'empê- 
che pas  d'admettre  que  l'homme  et  la  société  ne  pour- 
raient pas  vivre  sans  la  parole  de  Dieu,  même  si  on  réus- 
sissait à  faire  du  pain  avec  des  pierres.  Ainsi  l'a  dit  la 
Vérité  éternelle  (2).  Elle  a  aussi  promis  des  bénédic- 
tions temporelles  non  seulement  à  l'individu,  mais  à  la 
société  tout  entière  qui  chercherait  sérieusement  le 
royaume  de  Dieu  et  sa  justice  (3).  C'est  pourquoi  nous 
disons  avec  une  assurance  plus  grande  que  celle  avec 
laquelle  nous  affirmons  tout  autre  principe  d'économie 
politique,  que  la  question  sociale  sera  résolue  du  jour 
où  les  bases  morales  de  l'ordre  social,  la  miséricorde, 
la  justice,  la  fidélité  (4),  seront  rétablies,  ou  comme  se 
plaisait  à  le  dire  l'illustre  Le  Play,  du  jour  où  les  dix 
commandements  de  Dieu  deviendront  les  lois  fonda- 
mentales de  la  vie  publique  (5).  Personne  ne  contestera 
que  des  principes  ne  seront  jamais  assez  stables  ni  assez 
solides  pour  porter  un  monde  tout  entier,  si  la  religion 
n'en  forme  la  base   et  le  ciment,   et  si  cette  base  n'est 
pas  posée  de  concert  avec  TEglise. 

Le  principe  que  nous  venons  d'établir,  que  la  société  j^*:^~  ^^^3 
repose  sur  une  base  morale,  c'est-à-dire  est  soumise  Sïnociai.^'^' 
aux  préceptes  de  la  morale  naturelle  et  chrétienne,  ne 
doit  pas  être  limité  à  la  conduite  des  individus  les  uns 
envers  les  autres  et  envers  la  totahté  ;  mais  il  doit  aussi 

(1)  Mohl,  Slaatsrecht,  Vœlkei'vecht  und  Politik,  III,  559  sq. 

(2)  Matth.,  IV,  4.  —  (3)  Matth.,  Vî,  33.  —  (4)  Matth.,  XXIH,  23. 
(o)  Le  Play,  V organisation  du  travail  (2),  187  sq.,  205  sq. 


62  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

s'appliquer  à  la  société.  Nous  avons  vu  précédem aient 
que  là  où  il  existe  des  obligations  morales  et  juridiques, 
la  communauté  doit  les  remplir  aussi  bien  que  l'indi- 
vidu, quand  même  le  mode  d'accomplissement  est  dif- 
férent. D'où  il  suit  que  la  forme  de  la  société  économi- 
que doit  être  disposée  selon  les  lois  fondamentales  de 
n'importe  quelle  autre  association  morale  et  juridique 
parmi  les  hommes.  Or  ces  lois  sont  très  simples  si  nous 
examinons  la  société  au  point  de  vue  de  l'organisme. 

D'après  ce  que  nous  avons  vu,  cette  idée  d'organisme 
comprend  trois  choses  principales,  l'unité  du  tout,  la 
contexture  des  parties  et  l'action  d'ensemble  vivante 
de  toutes  les  parties  individuelles,  agissant  les  unes 
pour  les  autres  et  pour  la  fin  du  tout.  Ce  triple  sens 
existe  aussi  quand  on  parle  d'une  conception  organique 
de  la  société.  Ici,  chaque  membre  a  sa  place  désignée 
qu'il  ne  doit  pas  quitter,  son  devoir  qui  lui  est  assigné, 
et  auquel  il  ne  doit  pas  faillir,  ses  limites  qu'il  ne  peut 
pas  franchir  sans  nuire  à  l'avantage  de  l'ensemble, 
comme  au  sien.  Mais  chaque  membre  a  aussi  un  droit 
assuré,  que  personne  n'est  autorisé  à  affaiblir,  la  tota- 
lité moins  que  tout  autre.  C'est  sur  ce  point  qu'il  est 
surtout  bon  d'insister.  Nous  parlons  toujours  des  droits 
que  l'ensemble  possède  envers  ses  membres  ;  mais 
nous  nous  taisons  beaucoup  trop  sur  les  devoirs  qu'il 
a  aussi  envers  eux.  Or  ceux-ci  ne  sont  pas  moins  im- 
portants que  ceux-là.  L'unité  n'existe  que  si  le  corps 
prend  soin  de  ses  membres.  Si  ceux-ci  doivent  toujours 
faire  des  sacrifices,  sans  trouver  en  lui  sécurité  et  com- 
pensation pour  les  services  qu'ils  lui  rendent,  il  ne  faut 
pas  leur  en  vouloir  de  chercher  leur  avantage  ailleurs. 
Une  société  ne  mérite  le  nom  de  société  organique,  que 
si  elle  est  disposée  de  telle  sorte  que  tous  les  membres 
y  trouvent  leur  compte. 

Ce  n  est  que  dans  cette  hypothèse  aussi,  qu'on  peut 
assigner  à  ceux-ci  leurs  devoirs  respectifs,  d'un  côté 
envers  les  autres  membres,  d'un  autre  côté  envers  la 


l'organisation  économique  de  la  société       63 

communauté.  Dans  un  organisme,  chacun  doit  accom- 
plir ses  fonctions  particulières  d'où  dépend  le  bien  com- 
mun. Personne  ne  se  ressemble.  Chacun  a  ses  dons  et 
ses  forces  particulières.  Et  c'est  précisément  pour  cette 
raison,  que  tous  ne  peuvent  se  passer  les  uns  des  au- 
tres ni  de  la  totalité.  Quand  même  il  y  a  des  différences 
parmi  eux,  personne  n'a  droit  de  mépriser  quelqu'un, 
parce  que  personne  ne  peut  se  passer  de  lui,  et  que  cha- 
cun a  son  importance  pour  les  fins  de  l'ensemble,  quand 
même  la  mesure  diffère.  On  peut  donc  tout  aussi  bien 
parler  de  l'égalité  de  tous  que  de  l'inégalité.  Ils  sont 
égaux  entre  eux  par  le  besoin  commun  de  secours  mu- 
tuel. Ils  sont  inégaux  relativement  aux  fins  du  tout  par 
les  diflerents  services  dont  ils  favorisent  la  société.  Ils 
sont  inégaux  entre  eux  par  la  diversité  de  leurs  forces 
et  de  leurs  biens.  Ils  sont  égaux  pour  la  société,  parce 
que  celle-ci  a  besoin  des  services  de  tous.  Le  meilleur 
est  donc  d'éviter  aussi  bien  le  mot  d'égalité  que  celui 
d'inégalité,  et  de  dire  plutôt  égalité  de  droit,  équilibre. 

Quant  au  corps  de  la  société,  chacun  pour  sa  per- 
sonne,comme  chaque  classe, estautoriséàen  faire  partie. 
Les  parties  les  plus  basses  ne  sont  pas  moins  nécessai- 
res à  la  prospérité  de  l'ensemble  que  les  parties  les  plus 
nobles.  Par  contre,  le  plus  fort  ne  peut  non  seulement 
se  passer  de  l'ensemble  ;  mais  il  ne  peut  pas  même  se 
passer  des  plus  faibles.  Chacun  doit  par  conséquent 
chercher  dans  l'avantage  de  chaque  individu  son  avan- 
tage propre  (1).  Dès  qu'il  croit  l'atteindre  par  l'oppres- 
sion d'un  autre,  il  perd  conscience  de  sa  place  dans 
l'organisme  et  de  ses  obligations  envers  lui  (2). 

Si  cette  conception  de  l'organisme  social  développée 
jusqu'à  présent  d'une  façon  générale  est  juste,  et  si  cha-  duôraSce 
cun  s'attache  à  la  société,  d'abord  par  motif  d'intérêt  °Xcias?e  ^ 
propre,  il  est  tout  clair  qu'il  faut  rejeter  le  système  de 

(1)  Cor.,  XII,  5  sq.  Basilius,  Regulœ  fus.,  24. 

(2)  Pertz,  Leben  des  Freih.  vom  Stein,  V,   230  {Denkschrift  ubcr  die 
Adelsverhœltnisse,  §  38). 


5.  —  Réta- 


moyenne. 


64  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

la  soi-disant  prospérité  générale,  au  point  de  vue  moral, 
juridique  et  social.  Quand  un  corps  absorbe  tous  les 
sucs  des  membres  ou  les  dissout^  il  est  lui-même  malade 
et  près  de  la  dissolution.  Sa  santé  est  la  santé  de  ses 
parties,  sa  force  la  force  de  ses  membres.  L'histoire  des 
derniers  siècles  de  Rome,  ainsi  que  la  situation  sociale 
du  monde  depuis  l'époque  de  la  destruction  de  l'ancien 
ordre  social  chrétien,  nous  montrent  de  la  manière  la 
plus  triste  que  tel  est  l'état  de  la  société.  H  tant  que  Re- 
nan ait  de  l'audace  pour  citer  parmi  les  crimes  princi- 
paux dont  le  Christianisme  s'est  rendu  coupable  envers 
le  paganisme,  la  suppression  de  l'art  et  de  la  richesse  (1  ). 
S'il  n'a  pas  autre  chose  à  se  reprocher,  que  d'avoir  fait 
disparaître  du  monde  les  abus  de  l'arl  au  service  de  la 
sensualité  et  de  la  séduction,  le  Mammonisme  brutal  et 
son  mauvais  côté,  la  misère  horrible  des  masses,  on 
peut  encore  être  fier  de  lui.  Car  le  monde  lui-même 
l'absoudra  facilementdu  reproche  que  lui  adresse  Fried- 
la^nder,  d'avoir  déclaré  sacré  et  inviolable  le  droit  du 
petit  et  du  faible,  et  d'empêcher  le  plus  fort  de  poursui- 
vre son  droit  jusqu'aux  dernières  limites,  sans  se  préoc- 
cuper ni  de  Dieu  ni  de  la  vie  morale  (2). 

Mais  ce  qui  est  on  ne  peut  plus  juste,  c'est  que  la  con-' 
ception  sociale  chrétienne  avisé  dès  le  début  à  briser  la 
ploutocratie,  et  à  mettre  à  sa  place  une  aisance  modeste 
également  distribuée.  Sous  ce  rapport,  elle  se  trouve  ab- 
solument d'accord  avec  les  esprits  les  plus  sages  de  tous 
les  peuples  et  de  tous  les  temps.  Dans  l'antiquité  elle- 
même,  bon  nombre  d'hommes  ont  vu  non  seulement  le 
véritable  bonheur  des  individus,  mais  celui  de  la  tota- 
lité, dans  les  cas  où  une  certaine  modération  forme  la 
règle,  et  où  l'excès  d'une  misère  écrasante  et  d'un  super- 
flu énorme  est  également  évité  (3).  C'est  dans  ce  sens 

(1)  Renan,  Marc-Auj^êle,  598. 

(2)  Friedlaender,  Sittengeschichte  Roms  (1),  III,  547. 

(3)  Prov.,  XXX,  8.  Thaïes  (ap.  Plutarch,  Conviv.,  1,  sap.  c.  H.  Mul- 
lach,  Frag.  philos.,  1,  232).  Plato,  Phaedrus,  64,  279,  b.  Aristot.,  PoL, 
4,  9  (11),  8  ;  10  (12),  3  ;  5,  7  (8),  7.  Ambros.,  ïïexacm.,  6,  8,  53.  BasiL, 


l'organisation  économique  de  la  société       65 

que  nos  pères  prudents  avaient  coutume  de  dire  :  la  vie 
la  plus  heureuse  est  entre  la  pauvreté  et  la  richesse  (1). 
Et  ils  orientaient  toutes  leurs  lois  sociales,  de  manière 
que  cette  condition  moyenne  prédomine  dans  l'organi- 
sation générale.  11  est  tout  naturel  que  cet  esprit  qui  croit 
devoir  combattre  le  Christianisme  et  tout  ce  qui  en  vient, 
quand  même  c'est  l'honneur  et  le  salut  de  l'humanité, 
n'a  pas  manqué  d'attaquer  ce  principe.  On  vous  regarde 
presque  comme  un  socialiste,  quand  vous  osez  dire  qu'un 
des  premiers  devoirs  qui  s'imposent  pour  la  réforme  so- 
ciale, est  une  distribution  juste  et  équitable  des  biens. 
Cette  parole  horrible  a  très  souvent  rendu  de  grands  ser- 
vices au  hbéralisme.  Depuis  que  Léon  XIII  (2)  a  énoncé 
dans  son  encyclique  sur  la  question  sociale  le  principe 
que  nous  venons  de  citer,  personne  n'hésitera  plus  à 
s'en  servir.  C'est  une  leçon  qui  nous  apprendra  à  crain- 
dre un  peu  moins  les  dogmes  que  le  libéralisme  pro- 
clame avec  tant  de  conviction,  et  les  anathèmes  qu'il 
lance  si  volontiers,  et  avec  tant  de  force.  Nous  lui  di- 
sons donc  le  front  haut  :  l'état  le  plus  prospère  de  la  so- 
ciété est  celui  dans  lequel  il  y  a  peu  de  millionnaires, 
mais  des  millions  d'hommes  qui  gagnent  leur  pain  quo- 
tidien. La  prospérité  générale  consiste  en  ce  que  le  plus 
grand  nombre  possible  profite  de  quelque  chose,  et  non 
que  le  tout  profite  à  quelques-uns.  Quand  le  plus  grand 
nombre  possède  seulement  ce  qu'il  lui  faut  pour  vivre,  il 
n'y  a  point  de  luxe,  c'est  vrai,  et  le  monde  n'offre  pas  des 
dehors  brillants. Mais  la  splendeur  éblouissante  n'est  pas 
nécessaire  pour  vivre.  11  suffit  que  la  situation  soit  bonne, 
ou  tout  au  moins  tolérable.  C'est  le  seul  point  important 
en  matière  économique.  Là  où  la  situation  se  rappro- 
che le  plus  de  cet  idéal,  on  a  la  preuve  que  le  droit,  la 
vérité  et  l'équité  y  régnent.  Mais  que  le  monde  fui  plus 

De  libr,  gentil.,  n.  8.  Aegidius  a  Columna,  Regim.  prtnc,  3,  2,  23 
Thomas,  Polit.,  4, 1.  10;  o,  L  7,  fçg. 

(1)  Sailer,  Weisheit  auf  der  Gasse,  (G.  W.,  1819,  XX,  I,  88). 

(2)  Léon  XllI,  EncycL  De  conditione  opificum  (Archiv.  fiir  KircheIl- 
|  recht,  1891,  II,  238  :  aequior  partitio  bonorum). 


66  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

OU  moins  près  de  la  réalisation  de  cet  idéal,  avant  l'ap- 
plication des  principes  économiques  modernes,  telle 
qu'elle  a  lieu  maintenant,  dans  ce  temps  où  la  force  de 
la  société  était  dans  les  membres  moyens  indépendants, 
où  les  états  moyens  s'étaient  élevés  à  une  si  grande  pros- 
périté, les  admirateurs  de  notre  situation  actuelle  eux- 
mêmes  ne  le  discuteront  pas.  C'est  ce  qui  nous  fait  pro- 
clamer en  toute  confiance  ce  principe  fort  et  solide  sur 
lequel  nos  pères  ont  basé  leur  économie  :  un  bonheur 
moyen  est  le  meilleur  (  1  ) . 
6.-Lacon-       Mais  Dour  qu'un  bonheur  moyen,  une  possession  et 

currence  uni-  .  or>  ,  •        t  '  1 

verseiie  n'est  ^^c   acQuisitiori    suffisantcs,    soicut   assurcs   au  plus 

possible    que  ^  «i  i       i  j    'i. 

pari'introduc-  o-rand  nombrc  d'hommes  possible,  la  concurrence  aou 

tiondeliBiiies    51  a-^vj.  uv^ni*^!  v^  v^  r  t      •  ivt 

solides.  être  modérée  et  endiguée  dans  de  justes  limites.  iNous 
ne  rejetons  assurément  ni  la  liberté,  ni  la  concurrence; 
au  contraire.  Nous  sommes  de  ceux  qui  demandent  une 
liberté  générale  et  une  concurrence  générale,  quand 
bien  même  nous  n  aimons  à  nous  servir  de  ces  paroles 
dont  on  a  tant  de  fois  abusé  ;  mais  nous  demandons  li- 
berté et  concurrence  pour  tous  sans  exception.  Sans 
concurrence,  il  n'y  a  aucune  prospérité  sociale  imagina- 
ble. Ou  toute  relation  devrait  cesser,  ou  ceux  qui  sont 
dans  la  nécessité  tomberaient  victimes  de  l'exploitation 
par  la  spéculation  et  le  monopole.  La  concurrence  est 
inséparable  de  la  lutte  de  forces  libres.  Mais  ce  qui  tient 
toujours  les  individus  en  activité,  les  pousse  aux  rela- 
tions les  uns  avec  les  autres,  c'est  la  perspective  d'un 
gain  probable  et  répondant  à  leurs  efforts.  Quand  on 
prononce  le  mot  concurrence,  trop  souvent  on  ne  pense 
qu'à  la  lutte,  et  on  oublie  le  gain.  Or  ce  n'est  pas  de  la 
concurrence,  si  chacun  a  seulement  la  possibilité  de  je- 
ter dans  le  torrent  son  petit  avoir  et  sa  force,  pour  que 
le  premier  venu  qui  se  tient  sur  le  bord  attire  tout  à  lui. 
Là  où  chacun  n'a  pas  la  possibilité  de  gagner  propor- 
tionnellement à  sa  mise  de  fonds,  et  non  seulement  la 

(1)   Sailer,    Weisheit  auf  der  Gasse  (G.   W.,  1891,  XX,  l,  98);  Cf. 
Kœrte,  Sprichiv.  der  Deutschen  (2),  5358  sq. 


l'organisation  économique  de  la  société       67 

possibilité  qu'a  tout  enfant  de  devenir  pape  ou  empe- 
reur, mais  une  possibilité  sur  laquelle  il  peut  compter, 
c'est  une  loterie,  ou,  ce  qui  est  encore  pis,  c'est  un  de 
ces  jeux  de  hasard  dont  il  est  dit  :  C'est  un  mauvais  jeu 
dans  lequel  un  seul  rit  et  tous  les  autres  pleurent  (1)  ; 
mais  ce  n'est  pas  de  la  concurrence.  Si  donc  la  concur- 
rence doit  devenir  semblable  à  l'idée  qu'en  prêchent  ses 
panégyristes,  c'est-à-dire  un  moyen  principal  pour  les 
pauvres  d'améliorer  leur  sort,  elle  doit  être  organisée 
de  telle  sorte  que  tous  puissent  y  participer  avec  un 
espoir  raisonnable  d'arriver  à  un  bon  résultat. 

La  concurrence  doit  donc  être  réglée  par  des  lois  équi- 
tables, et  modérée  par  des  barrières  infranchissables. 
Que  le  principe  du  laisser  aller  no^  puisse  y  être  appliqué, 
qu'il  doive  être  limité  par  des  exceptions^,  précisément 
envers  ceux  qui  ont  le  plus  d'intérêt  à  l'admettre;  et 
qu'en  ces  sortes  de  questions,  ceux  qui  ont  l'avantage 
soient  très  souvent  les  moins  capables  de  porter  un  ju- 
gement impartial  à  ce  sujet,  ceci  personne  ne  peut  le 
nier,  pas  même  les  avocats  les  plus  zélés  de  la  concur- 
rence générale  (2).  Avec  des  déclamations  creuses  contre 
la  violence  du  moyen  âge,  et  les  limitations  féodales; 
avec  des  appels  commodes  et  répétés  aux  prétendues 
lois  de  la  nature  qui  doit  tout  régler  d'elle-même,  on 
n'a  rien  dit.  La  plupart  du  temps  aussi  ceux  qui  ont 
toujours  ces  paroles  sur  les  lèvres  ne  veulent  rien  dire 
non  plus,  ils  sont  les  derniers  à  laisser  aux  lois  de  la 
nature  le  soin  de  régler  la  concurrence.  Mais  ils  tonnent 
contre  le  préjudice  porté  à  la  liberté,  pour  que,  dans 
leur  douce  foi  à  cette  dernière,  ou  par  une  crainte  su- 
perstitieuse des  lois  de  l'économie  politique,  les  pau- 
vres crédules  et  les  faibles  n'y  fassent  pas  attention, 
persuadés  que  les  forts  et  les  prudents  sauront  bien  faire 


(1)  Diiringsfeld,  Sprichiv.  der  german.  und  rom.  Sprachen,  I,  209,  Nr 
379. 

(2)  Stuart  MiU,  Principles  of  poUtical  economy,  5,   11,  8  (London, 

1869,  575  sq.). 


68  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

suivre  à  la  nature  son  cours.  C'est  pourquoi  nous  devons 
autant  que  possible  insister  sur  la  limitation  de  la  con- 
currence générale,  au  profit  de  ceux  qui  ne  compren- 
nent pas  leur  propre  avantage,  et  cela  malgré  l'impopu- 
larité qui  puisse  en  résulter.  La  liberté  absolue  est  tout 
aussi  impossible  que  l'égalité  absolue.  Accorder  une 
concurrence  sans  limites  signifie  livrer  sans  défense,  ou 
mal  armés,  des  hommes  entre  les  mains  d'adversaires 
armés  jusqu'aux  dents.  La  société  n'a  donc  que  le  choix 
ou  de  régler  légalement  l'usage  de  forces  inégales,  ou 
délaisser  d'abus  de  la  liberté,  l'excès  delà  puissance 
opprimer  les  faibles. 

Jadis  c'est  à  peine  si,  dans  un  moment  d'aveuglement, 
quelqu'un  se  risquait  à  parler  de  ceci.  S'il  s'en  trouvait 
un  qui  osât  dire  un  mot  contre  la  liberté  de  l'industrie 
et  du  commerce,  et  contre  les  anciens  corps  de  métier  et 
corporations,  on  se  moquait  de  lui  et  on  le  mettait  au  ban 
de  la  société.  Depuis,  on  voit  plus  clair,  parce  que  le 
cœur  est  plus  froid  et  les  poches  plus  vides.  Quand  une 
source  vient  à  ne  plus  donner  d'eau,  c'est  alors  qu'on 
l'apprécie.  Quand  on  a  jeté  un  objet  par  la  fenêtre,  on 
va  ensuite  le  chercher  dans  les  épluchures.  C'est  ce 
que  l'italien  dit  d'une  manière  pittoresque  :  u  Plus  d'un 
n'a  pas  touché  au  rôti,  qui  maintenant  serait  content 
d'en  sentir  le  fumet  (1).  Quand  même  on  n'a  pas  le  cou- 
rage de  le  dire  ouvertement,  on  voit  néanmoins  déplus 
en  plus  que  les  limites  étaient  un  rempart  pour  l'ordre 
public,  et  en  même  temps  un  excellent  moyen  pour 
favoriser  la  prospérité  générale.  Elles  protégeaient  d'a- 
bord contre  les  dangers  de  l'exploitation  ceux  qui  ache- 
taient et  qui  donnaient  du  travail.  Elles  protégeaient 
secondement  la  société  contre  la  défiance  générale  pu- 
blique, qui  aujourd'hui  nous  estpresque  imposée  comme 
un  devoir.  Elles  protégeaient  troisièmement  le  travail  et  j, 
la  marchandise  de  l'altération  que  les  maux  cités  à  l'ins- 

(i)  Dûringsfeld,  loc.  cit.,  II,  296,  Nr.  528. 


l'organisation  économique  de  la  société       69 

tant  entraînent  toujours  après  eux.  Mais  le  plus  inapor- 
tant,  est  qu'elles  protégeaient  les  petits,  rendaient  pos- 
sible la  concurrence  générale  pour  les  ouvriers,  pour 
ceux  qui  cherchaient  du  travail,  et  pour  ceux  qui  en  don- 
naient, non  une  concurrence  directe,  immédiate  de  tous 
contre  tous,  car  celle-ci  n'existe  pas,  mais  une  concur- 
rence indirecte,  négociée  et  protégée  par  l'organisation 
des  conditions  et  des  classes.  Voilà  ce  qu'on  pouvait 
appeler  concurrence.  Mais  ce  qu'on  décore  maintenant 
de  ce  nom,  c'est  un  grandiose  brouhaha  de  marché,  où 
les  petits  et  les  faibles  ne  sont  pas  seulement  durement 
lésés  par  les  acheteurs,  les  patrons,  et  par  eux-mêmes 
réciproquement;  mais  où  ils  doiventnécessairement  être 
lésés.  Voilà  ce  qu'il  faut  bien  considérer  pour  ne  pas 
porter  un  jugement  trop  dur  contre  les  individus.  11  est 
certain  que  désormais  dans  ce  pêle-mêle  général,  il  ne 
reste  presque  plus  d'autre  choix  que  de  se  laisser  oppri- 
mer et  pousser  soi-même,  ou  de  pousser  et  d'opprimer 
tant  qu'on  peut.  Aussi  est-il  vrai  que  sous  ce  rapport, 
la  situation  publique  et  les  lois  qu'elle  a  créées  sont  plus 
mauvaises  que  les  hommes,  et  que  la  plupart  des  péchés 
sociaux  sont  beaucoup  plus  grands  que  les  péchés  per- 
sonnels. Car  même  ceux  qui  ne  le  voudraient  pas,  sont 
maintenant  forcés  d'user  de  violence  par  suite  de  lasup- 
!  pression  de  toutes  limites,  pour  ne  pas  succomber  eux- 
i  mêmes  à  la  violence. 
1     II  faut  rendre  à  la  société  cette  quadruple  sécurité.      7. -L'or- 

\\H    •  Il  «Il  -1  .  ganisation  so- 

iMais  ce  n  est  possible  que  si  la  concurrence  est  res-  ciaie  n'existe 
treinte  a  des  limites  lustes  et  fixées  par  la  loi  (1).  Or  me  corpora- 

•^  ^  ^     '  tive  et  la  con- 

stitation  des 
(i)  Il  n'y  a  que  quelques  théologiens,  de  très  grand  nom,  c'est  classes, 
vrai  (Navarrus,  Enchiridion,  23,  81.  —  De  Lugo,  De  jure  et  just.  à. 
26,  50),  qui  sans  doute  par  excès  de  sollicitude  envers  la  conscience 
de  ceux  qui  n'en  ont  pas,  se  sont  prononcés  là  contre.  Comme  on 
transgresse  souvent  de  telles  lois,  ils  croient  que  ce  serait  augmen- 
ter le  nombre  des  péchés.  Mais  parce  qu'il  y  en  a  quelques-uns,  qui, 
même  sans  limites  légales,  entassent  les  péchés  les  uns  sur  les  au- 
tres, on  ne  doit  pourtant  pas  livrer  les  pauvres  et  les  petits  à  tous 
les  voleurs  de  grands  chemins  et  à  tous  les  flibustiers.  U  est  beau  et 
honorable  que  les  théologiens  représentent  toujours  les  principes 
les  plus  doux  ;  mais  ils  ne  doivent  pas  aller  jusqu'à  porter  préjudice 

1' 


70  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

personne  ne  peut  douter  que  ces  limites  resteront  à  l'é- 
tat de  souhait  vain  et  pieux,  tant  qu'on  n'aura  pas  éta- 
bli une  nouvelle  organisation  dans  les  classes,  non  une 
organisation  quelconque,  mais  une  organisation  solide 
et  protégée  par  la  loi.  En  cela  seulement  les  limites  de 
la  concurrence  ont  du  sens,  de  l'utilité  et  des  chances 
de  succès.  Sans  cela,  elles  n'aboutiraient  qu'aux  plus 
grands  désavantages  des  relations  et  du  travail.  Elles 
feraient  des  petits  des  esclaves,  des  forts  de  purs  mono- 
poleurs et  de  la  société  un  vrai  système  de  castes.  Si  le 
libéralisme  est  r-ebelle  à  toute  organisation  de  classes, 
c'en  est  fait  de  la  société  ;  et  s'il  lutte  avec  un  tel  effroi 
contre  les  limitations  de  la  vie  industrielle  et  de  la  vie 
de  relations  de  telle  sorte^  dirait-on,  qu'il  n'existe  plus 
rien  en  dehors  de  la  liberté  d'usure  pour  laquelle  il  dé- 
ploie un  zèle  remarquable,  il  a  sans  doute  raison  à  son 
point  de  vue  ;  seulement  il  tourne  dans  un  cercle  qu'il 
s'est  créé  lui-même,  un  cercle  semblable  à  uneg^oue  de 
moulin  ou  à  un  cercle  de  fantômes.  Car  la  concurrence 
sans  limites  ne  fait  qu'un  avec  la  dissolution  des  classes 
professionnelles.  Tant  que  des  corporations  indépen- 
dantes ne  seront  pas  introduites  dans  la  société,  pour 
en  former  la  moelle  et  le  squelette,  on  ne  pourra  oppo- 
ser une  digue  sûre  à  l'exploitation  des  petits.  C'est  pour- 
quoi toutes  ces  belles  paroles  de  protection  du  faible, 
de  réglementation  de  la  concurrence  et  de  la  solidarité, 
sont  de  vaines  paroles  avec  lesquelles  on  aboutit,  comme 
on  le  sait,  à  très  peu  de  choses  chez  ceux  qui  ont  besoin 
de  travailler  pour  gagner  leur  vie,  ou  plutôt  des  paroles 
qui  n'ont  pas  de  sens,  si  elles  ne  sont  pas  comprises 
d'une  contexture  tout  à  fait  concrète,  et  d'une  organisa- 
tion des  classes.  C'est  seulement  de  cette  manière  que 
le  travail  et  la  marchandise,  l'ouvrier  et  le  public,  l'offre 
et  la  demande,  que  la  partie  de  beaucoup  la  plus  consi- 
dérable de  la  société,  pourra  être  en  sécurité  contre  j 

à  la  généralité.  Il  n'y  a  pas  de  doute  que  ceci  s'applique  aussi  à  leur 
conduite  dans  la  question  de  Fusure. 


L  ORGANISATION    ÉCONOMIQUE    DE    LA    SOCIÉTÉ  71 

l'exploitation  en  règle  conçue  d'après  un  plan  déterminé. 
Nous  admettons  qu'avec  cela  tout  malaise  ne  sera  pas 
encore  évité,  beaucoup  s'en  faut.  Contre  l'injustice  de 
l'individu  dans  les  cas  particuliers,  il  n'y  a  point  de  pro- 
tection générale,  sinon  la  disposition  intérieure  d'un 
cœur  droit  qui,  dans  toutes  les  situations  critiques,  a 
devant  les  yeux  le  témoin  et  le  juge  éternel,  et  fait  pas- 
ser la  paix  de  la  conscience  avant  tous  les  avantages.  Et 
I  si  la  peur  que  les  lois  extérieures  seront  à  leur  tour 
j  transgressées  était  un  motif  d'abolir  les  lois  elles-mêmes, 
alors  Dieu  le  Seigneur  aurait  pu  s'épargner  la  peine  de 
faire  les  dix  commandements,  et  Jésus-Christ  notre 
Rédempteur  l'Evangile. 

On  pourrait  croire  qu'aujourd'hui,  un  simple  regard 
jeté  sur  la  question  sociale  suffirait  pour  faire  com- 
prendre la  nécessité  des  corporations  et  des  classes.  La 
société  ne  peut  plus  ni  continuer  de  vivre,  ni  agir  dans 
cet  état  de  morcellement,  de  désagrégation  panthéisti- 
que  où  l'a  jetée  le  libéralisme.  Elle  ressemble  à  un  tas 
de  sable.  Des  associations  d'individus,  poursuivant  des 
fins  communes,  sont  absolument  nécessaires.  Si  elles 
ne  se  forment  pas  par  voie  naturelle,  elles  se  feront  par 
des  voies  contraires  à  la  nature  ;  si  les  moyens  histori- 
ques et  légitimes  ne  suffisent  pas,  il  reste  la  voie  de 
Tarbitraire  et  de  la  violence  ;  si  elles  ne  répondent  pas 
à  l'idée  organique  cle  la  communauté  humaine,  elles 
répondront  à  sa  conception  matérialiste. 

Bref,  le  spectre  redoutable  de  la  démocratie  sociale 
n'est  autre  chose  que  la  suite  nécessaire  de  la  suppres- 
sion de  la  constitution  des  classes.  Il  semble  qu'on  en- 
tende une  description  prophétique  de  notre  situation, 
quand  Aristote  dit  que  la  dissolution  de  toutes  les 
classes  et  de  toutes  les  différences,  que  l'égalisation 
parfaite,  peuvent  être  bonnes  pour  l'esprit  d'hostilité, 
mais  jamais  pour  le  maintien  de  l'ordre  dans  la  situation 
sociale  (1).  Il  ne  faut  pas  non  plus  penser  que  le  danger 

(1)  Aristot.,  PoL,  2,  1  (2),  4. 

1 


72  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

de  la  guerre  sociale  générale  puisse  être  conjuré,  si  la 
nalure  des  conditions  n'est  pas  renouvelée  par  une 
transformation  qui  réponde  à  Thistoire,  à  la  nature  de 
la  société  et  aux  besoins  des  temps  modernes  (1).  De 
prétendues  associations  libres,  de  petites  sociétés,  peu- 
vent peut-être  amener  l'union  dans  certains  milieux, 
pour  un  temps  plus  ou  moins  long,  et  avoir  même  une 
utilité  importante  ;  mais  elles  ne  sauraient  tenir  long- 
temps en  face  de  cette  absence  générale  de  limites,  et 
encore  bien  moins  apporter  un  remède  à  toute  la  so- 
ciété, et  une  -protection  à  la  misère  des  faibles.  Car  il 
est  bien  clair  qu'il  s'agit  ici  non  seulement  d'intérêts  de 
droit  privé,  mais  plutôt  d'intérêts  sociaux.  De  même 
que  la  force  du  corps  résulte  de  son  ossature,  de  même 
la  force  de  l'organisme  social  dépend  de  l'immutabilité 
d'une  structure  corporative  fortement  membrée.  Donc, 
plus  le  libéralisme,  cette  triste  école  de  l'individua- 
lisme égoïste,  dévoile  sa  faiblesse,  plus  le  cœur  bat 
pour  le  grand  tout,  plus  devient  général  le  cri  qu'il  faut 
rétablir  les  sociétés  corporatives  et  les  classes  profes- 
sionnelles. 

En  Autriche  et  en  Allemagne,  après  de  longues 
années  de  luttes,  on  en  est  arrivé  au  point  que  l'opinion 
publique  commence  peu  à  peu  à  le  comprendre.  En 
France,  l'ancienne  école  tient  encore  ferme,  et  se  refuse 
à  comprendre  ce  qui  devient  un  besoin  pour  nous  ; 
néanmoins  là  aussi,  l'amour  pour  le  bien  augmente- 
L'enthousiasme  avec  lequel  la  magnifique  assemblée 
des  12  et  13  décembre  1891  proclama  à  Romans  l'an- 
cienne constitution  du  Dauphiné,  la  liberté  des  provin- 
ces, comme  les  bases  de  la  constitution  sociale  future, 
autorise  aux  plus  belles  espérances.  Ce  qu'il  y  a  de  plus 
consolant  c'est  que  Léon  XIII  a  élevé  énergiquement 
la  voix  en  faveur  de  cette  importante  idée.  Dans  l'ency- 
clique du  28  décembre  1878,  il  avait  déjà  indiqué  la 

(1)  Pertz,  Leben  des  Freih.  vom  Steln,  V,  231. 


l'organisation  économique  de  la  société       73 

forme  corporative  delà  société  comme  une  disposition 
naturelle  et  divine  (1).  Dans  celle  sur  la  question  sociale, 
il  est  tout  clair  qu'il  insiste  encore  plus  vivement  sur 
ce  point  (2). 

Puissent  donc  cesser  ces  plaintes  suspectes  sur  les 
limites  et  sur  les  organisations.  La  liberté  est  un  bien 
très  élevé,  mais  difficile  à  atteindre,  et  c'est  justement 
ce  qu'on  oublie.  Personne  ne  la  respecte  plus,  parce  que 
personne  ne  sait  plus  que  toutes  les  puissances  du 
monde  ne  peuvent  la  donner,  et  que  c'est  à  chacun  de 
l'acquérirpoursapropre  personne. Depuis qu'onpenseen 
pouvoir  faire  présent  à  chaque  nouveau-né, comme  jadis 
onlui  donnaitun  souvenir  de  son  baptême/les  enfants  eux 
aussi  se  croient  déjà  libres  de  la  véritable  liberté,  quand 
ils  ont  échappé  à  leur  père  ou  à  leur  instituteur  par  la 
porte  ouverte,  et  gagné  la  rue.  Quelles  pitoyables  idées 
de  liberté  !  Que  penser  de  ces  phrases  :  «  Notre  temps 
ne  veut  plus  de  l'ancienne  mise  en  tutelle;  nous  pou- 
vons faire  ce  que  bon  nous  semble;  que  personne,  s'il 
tient  à  son  honneur,  ne  cherche  à  nous  indiquer  la 
route?  »  On  peut  pardonner  de  telles  paroles  à  des  en- 
fants. Quelle  idée  en  effet  pourraient-ils  avoir  de  la  li- 
berté et  de  sa  valeur,  s'ils  n'ont  jamais  rien  fait  pour  la 
conquérir?  Mais  que  les  hommes  faits  ne  comprennent 
par  liberté  que  la  permission  de  faire  ce  qui  leur  plaît, 
voilà  qui  donne  lieii  à  de  tristes  réflexions, 
P  Puissent  donc  ceux  qui  ont  constamment  le  mot  de 
liberté  sur  les  lèvres,  essayer  une  bonne  fois  de  l'acqué- 
rir honnêtement,  et  il  n'y  a  pas  de  doute,  qu'à  ce  mo- 
ment là  même,  ils  diront  cette  parole  avec  des  senti- 
ments tout  autres.  Ils  la  prononceront  comme  prononce 
le  mot  de  vie  celui  qui  a  échappé  aune  mort  imminente. 

Alors,  au  lieu  de  trouver  mal  que  ce  grand  bien  soit 
entouré  de  remparts  protecteurs,  ils  s'en  applaudiront. 

(1)  Léon  XIII,  EncycL,  Quod  apostolicl  miineris  (Freib.,  1881,  39). 

(2)  Léon  XIII,  Encycl.y  Rerum  novarum  (Archiv.  fiir.  Kirchenrecht, 
1891,  II,  240). 


74  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

Celui  qui  voit  une  injure  personnelle  dans  les  décisions 
juridiques  portées  à  cause  du  bien  commun  ;  celui  qui 
croit  qu'on  viole  ses  droits  quand  on  garantit  par  la  loi 
les  droits  de  tous  ;  celui  qui  se  regarde  comme  désho- 
noré quand  on  lui  accorde  Tusage  de  la  liberté,  à  con- 
dition qu'il  donne  une  caution  pour  sa  science,  sa  puis- 
sance, sa  volonté,  et  pour  le  dommage  présumé  qu'on 
a  peine  à  éviter,  vu  la  faiblesse  humaine,  celui-là  n'est 
ni  digne  ni  capable  de  liberté.  Dans  les  limites  que  le 
droit  lui  impose,  l'homme  libre  ne  voit  aucun  obstacle 
à  ce  qui  est  juste  ;  mais  il  y  voit  plutôt,  dirait-on,  un 
rempart  contre  l'injustice,  supposé  que  les  lois  ne  soient 
pas  seulement  données,  mais  qu'elles  soient  aussi  main- 
tenues et  exécutées  par  une  forte  main. 
8.-  soii-       Mais  plus  l'ordre  social  chrétien,  ou  pour  parler  plus 

darité  dans  la  '  i  x  i 

vie  sociale,  justcmcut,  l'ordrc  social  naturel,  protège  les  droits  des 
individus  envers  la  totalité,  plus  il  demande  énergique- 
ment  que  tous  sans  exception  reconnaissent  et  obser- 
vent leurs  obligations  sociales  envers  l'ensemble.  Com- 
me nous  l'avons  déjà  dit  si  souvent,  la  société  repose 
sur  la  loi  divine  et  sur  la  loi  naturelle,  de  telle  sorte  que 
personne  n'a  le  droit  de  vivre  pour  soi  seul,  mais  que 
chacun,  avec  sa  personne  et  avec  tout  ce  que  Dieu  lui  a 
donné,  est  tributaire  de  la  totalité.  Personne  n'a  de 
droits  dont  lui  seul  puisse  tirer  profit.  Ce  que  quelqu'un 
possède  en  plus  de  ce  qui  lui  est  nécessaire,  en  biens  ou 
en  forces,  il  l'a  pour  en  faire  bénéficier  le  tout.  L'abon- 
dance de  l'un  doit  faire  compensation  à  la  disette  de 
l'autre  (J).  Dieu  n'a  pas  seulement  voulu  que  l'indigent 
fût  pauvre  en  biens  temporels^  afin  qu'il  travaillât  pour 
lui,  mais  aussi  afin  qu'il  se  sentît  poussé  à  employer  le 
surplus  de  ses  forces  à  produire  des  fruits  dont  l'ensem- 
ble bénéficierait.  Et  l'abondance  des  biens  terrestres 
est  donnée  au  riche,  afin  de  compenser  l'insuffisance  de 
ses  forces,  en  occupant  ceux  qui  sans  cela  n'auraient 

(1)  II  Cor.,  VIII,  14;  IX,  10  sq. 


l'organisation  économique  de  la  société       75 

pas  de  champ  de  travail,  et  afin  d'être  obligé  de  rendre 
sa  propriété  profitable  à  la  totalité  (1  ). 

Dieu  a  mis  de  l'ordre  dans  l'inégalité  parmi  les  hom- 
mes pour  que  le  sentiment  de  la  solidarité  et  de  la  dé- 
pendance mutuelle  ne  se  perdît  pas  (2).  Cet  état  n'est 
pas  comme  les  socialistes  voudraient  nous  le  faire 
croire,  la  suite  d'une  fausse  organisation  de  la  société 
humaine  ;  mais  c'est  une  loi  naturelle  que  Dieu  a  créée 
pour  que,  malgré  l'égoïsme  et  la  paresse  des  hommes, 
la  société  soit  unie  d'une  manière  indestructible.  Donc, 
jamais  ils  ne  réussiront  à  créer  un  état  futur  dans  le- 
quel n'existeront  pas  l'inégalité  des  forces,  le  partage 
inégal  des  biens,  et  la  séparation  du  capital  et  du  tra- 
vail. Car  ici,  nous  sommes  en  face  non  d'une  institution 
humaine,  mais  d'un  état  de  choses  naturel,  non  d'une 
injustice,  mais  d'une  disposition  miséricordieuse. 

Que  l'injustice  humaine  abuse  aussi  de  celle-ci  et 
l'exploite  jusqu'à  produire  un  malheur  public,  personne 
ne  le  niera.  Nous  venons  de  dire  que  cette  situation  si 
disproportionnée  entre  la  possession  gigantesque  dont 
quelques  individus  ne  savent  que  faire,  et  la  détresse 
complète  de  la  plupart  des  autres,  sont  contraires  à  la 
nature  et  à  la  volonté  de  Dieu  ;  mais  ceci  ne  concerne 
pas  l'inégalité  comme  telle.  Non  seulement  celle-ci  n'est 
pas  un  mal  pour  la  société  ;  mais  elle  est  un  bien.  Si 
parmi  les  hommes,  il  n'y  en  avait  pas  de  riches  en  biens 
temporels  ;  s'il  n'y  en  avait  pas  dont  la  maladresse  et 
l'abondance  de  besoins  requièrent  de  nombreux  servi- 
ces étrangers  ;  s'il  n'y  en  avait  pas  de  pauvres  en  pos- 
sessions terrestres,  qui  soient  heureusement  doués  de 
forces  physiques,  et  la  plupart  du  temps  aussi  de  forces 


(1)  Léo  Magn.,  Sermo  4,  de  jejunio  sept,  mensi^^  c.  6.  Aug.,  Sermo 
239,  4,  5.  Eusebius  Gallic,  ad  monachos,  hom.y  10  (Bibl.  Lugduii,  VI, 
665  g.  Gffîsarius  Arelat.,  Sermo  63  (3,  4),  0pp.  S.  August.  append.,  V, 
430.  Cf.  Bibl.  Lugd.,  VIU,  820).  Caesar.  Arel.,  Sermo,  97,  2  {0pp.  S. 
August.,  V,  512.  Bibl.  Lugd.,  VIII,  842).  Chrysost.,  In  Ephes.  hom., 
2,  3. 

(2)  Chrysost.,  De  Anna  sermo  5,  3. 


76  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

intellectuelles,  il  serait  difficile  d'imaginer  une  vie  so- 
ciale et  une  véritable  unité  parmi  les  hommes  (1  ).  Mais 
ce  besoin  de  secours  qui  esl  nécessaire  à  tous,  aux 
grands  et  aux  riches  les  premiers,  les  avertit  que  mal- 
gré toutes  les  différences  extérieures,  ils  sont  égaux, 
que  tous  ont  besoin  les  uns  des  autres,  que  tous  sont 
obligés  de  se  donner  la  main  mutuellement,  au  profit 
du  tout. 

Tel  est  le  principe  de  la  solidarité  sur  lequel  la  société 
a  été  bâtie  par  Dieu.  Tous  ont  des  obligations  récipro- 
ques et  la  totalité  elle-même  doit  répondre  pour  tous 
ses  membres.  Le  fait  d'une  solidarité  naturelle  obliga- 
toire et  universelle  esl,  à  n'en  pas  douter,  une  création 
de  l'esprit  chrétien.  Si  quelqu'un  se  trouvait  choqué  de 
cette  affirmation  énoncée  plus  haut, que  le  Christianisme 
a  suscité  la  société  à  la  vie,  il  lui  faudrait  prouver  qu'un 
véritable  représentant  des  vraies  idées  de  l'antiquité  a 
soupçonné  la  solidarité  entre  les  hommes.  Et  sa  tenta- 
tive serait  vaine.  Ce  n'est  que  dans  les  derniers  temps 
du  paganisme,  lorsque  les  influences  du  Judaïsme  et  du 
Christianisme  eurent  porté  chez  lui  quantité  d'idées 
étrangères,  qu'on  rencontre  les  premières  traces  de  sem- 
blables vues  (2).  Considérer  tous  les  étrangers  comme 
des  ennemis-nés,  et  tous  ceux  qui  étaient  destinés  au 
travail  et  à  la  servitude  comme  des  moitiés  d'hommes, 
des  esclaves-nés,  voilà  ce  qui  convient  au  paganisme  (3). 
Mais  se  considérer  soi-même  comme  le  serviteur  et  le 
débiteur  obligé  de  tous,  cela  n'était  venu  à  l'idée  de  per- 
sonne avant  que  le  Fils  de  Dieu  (4)  se  soit  fait  homme. 
Avant  la  prédication  de  l'Evangile  par  l'Apôtre  des  Gen- 
tils (5), aucun  maître  n  avaitcherché  à  inculquerces  prin- 
cipes au  cœur  de  ses  disciples.  Qu'on  ne  ravisse  pas  à 
notre  foi  la  gloire  d'avoir  été  marquée  la  première  du 


(1)  Chrysost,  De  Anna  sermo  5,  3. 

(2)  YI  vol.,  conf.  H,  12.  —  (3)  V.  infra,  Gonf.  XXVIII,  2. 

(4)  Matth.,  XX,  28.  —  Marc,  X,  4o. 

(5)  Rom.,   IX,  14.  I  Cor.  IX,  19,  22;  X,  33. 


l'organisation  économique  de  la  société       77 

signe  de  la  catholicité,  dans  toute  la  force  du  terme.  Le 
paganisme  connaissait  aussi  les  obligations  de  l'indi- 
vidu envers  l'état  auquel  il  appartenait  ;  mais  entendre 
parler  des  obligations  de  l'état  envers  l'individu,  au- 
quel il  réclamait  pourtant  de  si  grands  sacrifices,   eût 
été  considéré  par  les  anciens  comme  un  crime  de  haute 
trahison.  La  foi  aux  obligations  de  tous  envers  tous  dut 
leur  paraître  une  prétention  aussi  insensée  et  aussi  fâ- 
cheuse, que  celle  de  plier  le  genou  devant  la  croix.  Au- 
jourd'hui, nous  avons  nos  obligations  envers  la  totalité; 
mais  la  totalité  elle  aussi  est  obligée  devant  Dieu,  à  pren- 
dre soin  de  tous  ceux  qui  lui  sont  confiés  (1).  Mais  nous 
en  avons  déjà  parlé  précédemment.  Ici  il  s'agit  des  de- 
voirs envers  nos  semblables,   devoirs  dont  personne 
n'est  exclu  .   Ce  n'est  pas    seulement  un  beau  conseil 
philosophique,  mais  c'est  une   grave  obligation   reli- 
gieuse. Si  nous  ne  rendons  service  qu'à  nos  parents  ou 
aux  hommes  de  notre  condition,  nous  sommes  encore 
bien  loin  du  sommet  de  la  vie  chrétienne.  Les  païens 
eux  aussi  agissaient  de  m  ême  (2),  et  si  quelqu'un  croit 
que  sa  puissance  ou  sa  possession  le  place  si  haut,  qu'il 
n'ait  plus  besoin  de  se  considérer  comme  le  serviteur 
de  son  prochain,  c'est  précisément  pour  lui  qu'il  a  été 
dit  :  Plus  quelqu'un  est  élevé  en  dignité,  plus  il  doit  ser- 
vir les  autres  (3).  Dans  ce  cas,  chacun  a,  pour  sa  pos- 
session et  pour  son  droit,  une  limite  dans  le  droit  du 
prochain  et  dans  la  fin  de-l'ensemble,  qu'il  soit  de  haute 
ou  de  basse  condition,  peu  importe. 

Que  le  principe  de  la  concurrence  générale  libre,  du 
laisser  aller,  de  la  prospérité  générale,  ne  s'accorde  pas 
avec  ceci,  c'est  de  toute  évidence.  Mais  il  faut  dire  aussi 
que  ces  principes  ne  proviennent  pas  de  la  conception 
chrétienne  du  droit.  Dans  le  Christianisme,  on  ne  peut 
jamais  dire  :  Laissez-les  faire,  laissez-les  aller.  Qu'ils 

(1)  Rom.,  XIII,  4,  —  (2)  Matth.,  V,  47. 

(3)  Matth.,  XX,  26;  XXIII,  11  ;  Marc,  IX,  34;  X,  43;  Luc,  XXII, 
26. 


78  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

fassent  ce  qu'ils  pourront.  Ni  eux  ni  nous  n'avons  besoin 
d'avoir  des  égards  pour  d'autres.  Ainsi  parle  l'ancien 
droit  païen  (1).  Le  droit  romain  ne  connaît  que  la  puis- 
sance subjective,  et  la  puissance  propre  comme  la  base 
de  toute  légitimité  de  droit.  C'est  pourquoi  le  droit  et  la 
possession  se  présentent  toujours  à  lui  au  point  de  vue  de 
l'exploitation.  Pour  lui^  le  droit  c'est  la  force  (2).  D'après 
cela,  la  propriété  et  la  puissance  sont  donc  la  domination 
absolue  (3),  pour  laquelle  il  n'y  a  d'autres  limites  qu'une 
puissance  encore  plus  forte  (4)  :  la  loi  de  l'état.  Et  celui-ci 
non  plus  ne  prescrit  pas  certaines  limites  au  droit  pro- 
pre, et  certains  égards  envers  le  prochain,  pour  la  rai- 
son que  l'individu  a  une  limite  dans  le  droit  équivalent 
de  ses  semblables  ;  —  car  la  façon  païenne  d'envisager 
le  droit  n'en  reconnaît  pas,  —  mais  par  intérêt  extérieur 
de  droit  public,  afin  que  la  tranquillité  et  l'ordre  général 
ne  soient  pas  troublés  (5).  Tant  qu'il  n'y  a  pas  violation 
deslimites  du  droit  public,  chacun  peut  s'étendre  sur  son 
terrain  de  droit  privé,  et  faire  sentir  à  tous  sa  puissance 
dans  la  mesure  où  cela  lui  plaît  ;  pour  cela,  il  n'a  qu'à 
faire  usage  de  son  droit  écrit  (6). 

Par  malheur,  cet  impitoyable  droit  païen  est  redevenu 
le  principe  dominant  de  la  société  moderne.  Le  principe 
favori  du  libéralisme  :  laissez  faire,  laissez  passer;  la 
prétendue  loi  naturelle  delà  concurrence  générale  signi- 
fîe-t-elle  autre  chose?  On  ne  peut  faire  autrement  que 
d'avouer  que  ceci  a  été  la  cause  des  maux  de  notre  vie 
sociale.  Chacun  ne  parle  que  de  son  droit;  de  là  vient 

(1)  Dlg.,  8,  2,  L  9  ;  39,  2,  l.  26  —  Cod.,  3,  34,  h  8,  L  9.  Cf.  Gœs- 
chen,  Vorlesung  uber  das  Civilrecht^  II,  I,  24.  Sintenis,  Civilrecht{i),  I, 
234. 

(2)  Lange,  Rœm,  AUerthûmer  (3),  I,  64  sq.,  152  sq.  Ihering,  Geist 
des  rœm.  liechtes  (3),  I,  110  sq. 

(3)  Gierke,  Deutsches  Genossenschaftsrecht,  II,  28. 

(4)  Schmidt,  Der 'principielle  Unterschied  des  rœm.  undgerman.  Redi- 
tes, I,  217  sq.,  223,  227,  236  sq. 

(5)  Rein,  Privatrecht  und  Civilprocess  der  Rœmer,  204  sq.  Ihering,. 
Zweck  in  Recht,  I,  514  sq. 

(6)  Rœder,  Grundgedanken  und  Bedeiitung  des  rœm.  und  german. 
Redites^  122  sq. 


l'organisation  économique  de  la  société       79 

que  personne  n'a  plus  de  droit,  que  personne  ne  main- 
tient ni  ne  conserve  le  droit,  et  que  le  droit  a  pour  ainsi 
dire  disparu  de  la  société.  Les  anciens  avaient  un  petit 
proverbe  qui  peut  bien  nous  indiquer  comment  ils  juge- 
raient notre  situation.  Cuique  suum,  disaient-ils:  à  cha- 
cun ce  qui  lui  revient,  et  le  diable  n'aura  rien  (1).  Mais 
nos  oreilles  sont  devenues  si  délicates  qu'une  parole 
aussi  juste  nous  fait  mal  à  entendre.  Nous  ne  voulons 
donc  pas  tirer  la  conclusion  où  tout  ira  si  chacun,  comme 
c'en  est  maintenant  l'usage,  pense  uniquement  à  soi. 

Où  vont  donc  ces  progrès  et  ces  conquêtes  immenses  ? 
Nous  entendons  toujours  parler  de  millions  et  de  mil- 
liards, et  pourtant  toutes  nos  poches  sont  vides.  Quant 
aux  poches  de  la  grande  société,  de  l'état,  il  ne  faut  pas 
en  parler.  Qui  possède  les  millions?  Les  anciens  nous 
l'auraient  dit  sans  détour.  Ce  n'est  pas  en  vain  qu'il  a 
été  prophétisé  :  «  Vous  avez  semé  beaucoup  et  vous  avez 
peu  recueilli,  vous  avez  mangé  et  vous  n'avez  point  été 
rassasiés,  vous  avez  bu  et  votre  soif  n'a  point  été  étan- 
chée,  vous  vous  êtes  couverts  d'habits  et  vous  n'avez 
point  été  échauffés,  et  celui  qui  a  ramassé  de  l'argent 
l'a  mis  dans  un  sac  percé.  Appliquez  vos  cœurs  à  con- 
sidérer vos  voies  (2)  ».  Oui  prenez  bien  à  cœur,  nous 
auraient-ils  dit,  qu'il  ne  peut  y  avoir  de  prospérité  gé- 
nérale ou  individuelle,  là  où  la  solidarité  a  disparu,  où 
l'égoïsme  est  devenu  le  ressort  de  l'action  jusqu'à  chas- 
ser le  droit.  L'égoïsme  est  lé  destructeur  de  l'utilité  gé- 
nérale (3)  et  encore  davantage  de  l'utilité  propre,  car 
jamais  l'injuste  ne  deviendra  juste  (4).  L'égoïsme  est 
toujours  châtié^  aussi  bien  chez  les  individus  que  chez 
les  nations  (5). 


(1)  Diiringsfeld,  Sprichw.  der  german.  und  roman.  Sprach.,  l,  433. 
Nr.  816. 

(2)  Agg.,  I,  6,  7. 

(o)  Graf  und  Dietherr,  Deutsche  Rechtssprichw.,  487  (9,  27). 

(4)  Ibid.,  3  (1,  39). 

(o)  Garey,  Lehrbuch  des  Volkswirthschaft  (2),  14,  2,  p.  194. 


80  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

questio7  so-  En  définitive,  nous  en  arrivons  toujours  à  ceci,  que 
difAciîè^^ ?é-  toutes  les  prétendues  institutions  économiques  delà  so- 
soudre.  ^w^^  ^^  ^^^^  ^^^  l'expression  de  vérités  morales  plus 

profondes  ou  d'erreurs,  et  que  ce  n'est  pas  avec  des  lois 
économiques  qu'on  sauvera  la  société,  si  ces  lois  ne  re- 
posent pas  sur  une  base  religieuse,  c'est-à-dire  si  elles 
ne  sont  pas  disposées  d'après  les  préceptes  de  la  loi 
morale,  en  d'autres  termes,  de  la  loi  naturelle  et  de  la 
loi  chrétienne. 

C'est  pourquoi  nous  ne  voyons  pas  bien  pourquoi  l'on 
considère  souvent  la  question  sociale  comme  une  énigme 
insoluble.  Nous  ne  nions  pas  qu'en  pratique,  il  est  diffi- 
cile de  prendre  les  véritables  moyens  pour  sortir  du  la- 
byrinthe dans  lequel  nous  nous  sommes  égarés  en  fuyant 
le  christianisme.  Mais  en  ce  qui  concerne  les  principes 
généraux,  ceux-ci  sont  si  évidents  et  si  clairs  pour  qui- 
conque veut  les  chercher,  qu'il  n  a  qu'à  les  prendre.  La 
question  sociale  serait  résolue  à  l'instant,  si  la  société 
tout  entière  prononçait  sincèrement  la  parole  du  psau- 
me :  «  Votre  parole,  Seigneur,  est  une  lampe  qui  éclaire 
mes  pieds,  et  une  lumière  qui  me  fait  voir  les  sentiers 
où  je  dois  marcher  (  t  ))) . 

(1)  Psalm.  GXVIII,  105. 


VINGT-ET-UNIÉME  CONFÉRENCE 

LA    SOCIÉTÉ    CIVILE    ET   L  ETAT. 


'  sSe  1'  't.  2    V   """'  ''  "^"'^•^"^  P^^  ^'^^^ès  de  puis- 

sance  de  1  état    -  2.  Vues  du  moyen  âge  sur  les  rapports  de  la 

société  et  de  1  état.  -  3.  Histoire  delà  dissolution  du  corps  social 
par  r  tat    -  4.  La  confusion  de  l'état  et  de  la  société  est  un  ma 
pour  les  lois  et  pour  les  institutions  sociales.  -  5    Elle  est  inssi 
un  mal  pour  Tadministralion  de  Tétat  et  de  la  société    -  6    le 
socialisme  d'état  est  une  source  féconde  pour  la  révolution    -  7 
n  mine  la  conscience  du  droit  et  la  foi  au  droit.  -  8    L'individu 
Il  est  pas  hé  à  l'état  directement  et  sous  tous  les  rapports    _  9 
La  formation  de  1  organisation  sociale  civile   est  la  causé  delà 
liberté  juridique  et  de  l'ordre  naturel  des  choses    -  10    Dénen 
dance   de  Fétat  et  de  la  société;  le  droit  de  l'état  en  face  de  la 
société  civile. 


Les  raisons  pour  lesquelles  il  existait  un  certain  ordre 
économique  dans  l'antiquité,  mais  pas  de  société  civile    vrLo'.X 
celle-ci  n'étant  pas  même  possible,  n'étaient  pas  seule-  »«™moS 
ment  des  raisons  de  droit  privé,  mais  la  plupart  du  plf"»'^'» 
temps  des  raisons  de  droit  d'état.  L'état  antique  avait  '""' 
quelque  chose  du  Moloch,  pournepasdiretout;  ce  qu'il 
saisissait  avec  ses  mains  de  fer,  lui  appartenait'corpset 
âme.  A  cette  époque,  l'humanité  n'avait  pas  plus  l'idée 
que  le  désir  d'une  impulsion  indépendante  quelconque, 
qui  ne  lui  fût  pas  entièrement  soumise.  Le  retour  des 
temps  modernes  à  l'esprit  du  paganisme  ancien  a,  sous 
ce  rapport,  comme  sous  beaucoup  d'autres,  ramené  la 
situation  d'autrefois.   Personne  ne  s'en  étonnera.  Les 
mêmes  causes  doivent  produire  les  mêmes  effets.  Si  l'es- 
prit non  chrétien  de  l'antiquité  a  élevé  l'état  au  Tout- 
Dieu  terrestre  qui  ne  tolérait  rien  à  côté  et  en  dehors  de 
lui,  l'esprit  anti-chrétien  des  temps  modernes  devait 
conduire  à  l'Etat-Dieu  panthéiste,  qui  considère  comme 
un  crime  la  seule  pensée  que  les  hommes  puissent  res- 


82  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

pirer  ensemble  sans  sa  permission  expresse,  et  sans  sa 
conduite  immédiate. 

Jusqu'où  va  cet  exclusivisme,  nous  le  savons  par  cette 
question  que  nous  rencontrons  partout,  en  cherchant 
quelle  est  la  nature  de  la  société  moderne.  Y  a-t-il  une 
société?  Curieuse  question.  Les  tuiles  sur  les  toits,  les 
pierres  dans  les  murailles  ne  parlent  plus  que  de  la  ques- 
tion sociale  ;  et  on  met  en  doute  qu'il  y  ait  un  corps  so- 
cial sur  lequel  la  maladie  puisse  avoir  prise.  On  discute 
avec  violence  pour  savoir  si  l'état  a  le  droit  et  le  devoir 
de  dire  aussi  son  mot  dans  les  choses  sociales,  et  on 
soutient  l'opinion  que  chaque  société,  qui  mérite  ce  nom , 
n'est  pas  autre  chose  que  l'état  lui-même.  Tous  les  jour- 
naux, tous  les  catalogues,  tous  les  congrès,  toutes  les 
représentations  nationales,  nous  rappellent,  jusqu'à 
nous  en  fatiguer,  les  mots  de  question  sociale  et  de  socia- 
lisme. Et  les  chefs  d'état,  et  les  maîtres  du  droit  d'état 
gardent  froids  et  impassibles  leur  vieille  profession  de 
foi  rabâchée  tantôt  depuis  quatre  siècles,  et  qui  est  celle- 
ci  :  Il  n'y  a  pas  de  société  qui  ne  soit  pas  l'état  lui-mê- 
me (1  ).  Ils  fabriquent  des  lois  contre  les  socialistes  ;  ils 
veulent,  comme  on  dit,  saisir  le  taureau  par  les  cornes  ; 
ils  prennent  eux-mêmes  en  main  la  solution  de  la  ques- 
tion sociale,  et  ils  nient  la  société. 

Ceci  nous  montre  jusqu'où  va  la  monstrueuse  idée  de 
la  toute-puissance  de  l'état.  Ces  esprits  ne  voient  ni 
une  histoire  vieille  bientôt  de  deux  mille  ans,  ni  une 
réahté  qui  menace  ruine  à  chaque  instant.  Pour  eux, 
l'état  est  dans  l'acception  du  mot  la  plus  stricte,  l'ab- 
solu Tout-Un.  Une  association  formée  en  dehors  de  lui, 
qu'il  ne  reconnaît  pas  expressément,  et  à  laquelle  il  n'a 
pas  tout  d'abord  donné  le  caractère  de  société,  est  à 
son  point  de  vue  non  seulement  en  contradiction  avec 
la  loi  ;  mais  elle  est  une  pure  impossibilité  (2).  Si  cette 
tendance  persiste,  il  nous  faudra  à  l'avenir  baptiser  les 

(1)  Zœpfl,  Grundsaetze  d.  gem.  deiUsch.  Staatsrechts  (o),  §  9,  5, 1,  16. 

(2)  Jbid.,  §  8,  1,  I,  13*. 


LA    SOCIÉTÉ    CIVILE    ET    l'ÉTAT  83 

enfants  avec  ce  Credo  qu'il  n'y  a  pas  de  droit,  pas  de 
propriété,  pas  d'existence,  sinon  par  l'état.  D'après  elle, 
tout  droit  découle  de  la  volonté  de  l'état  ;  il  est  une 
faveur  gracieuse  de  son  bon  plaisir.  Avec  cela,  il  ne 
peut  être  question  d'un  droit  éternel.  L'état  n'autorise 
jamais  cette  école  d'une  manière  absolue  ;  mais  les 
égards  qu'il  a  pour  sa  conservation,  briseront  bientôt 
tout  droit  (1).  Si  c'est  vrai,  il  n'y  a  rien  à  objecter  con- 
tre cet  enseignement  que  seule,  la  volonté  de  l'état  dé- 
termine ce  qui  est  permis  et  ce  qui  est  défendu,  ce  qui 
est  honnête  et  immoral,  ce  que  chacun  doit  garder  et 
abandonner  de  sa  liberté  primitive  (2).  11  va  sans  dire 
alors  que  l'état  est  aussi  le  possesseur  suprême,  uni- 
que, absolu,    irresponsable  de  toute  propriété  socia- 
le (3);  d'ailleurs  le  monde  n'en  reconnaîtra  bientôt  pas 
d'autre.  Tels  sont  les  représentants  logiques  de  l'abso- 
lutisme d'état   moderne.  Mais   supposé  qu'il  y  en  ait 
qui  ne  veuillent    pas  comprendre  une  pareille  chose, 
l'état,  disent-ils,  a,  comme  représentant  suprême  de  la 
raison,  le  droit  et  le  devoir  de  les  y  contraindre  par  la 
violence  (4). 

Que  s'est-il  donc  passé  dans  les  esprits,  pour  que  de      2.-  vues 

telles  vues  soient  devenues  possibles?  Sans  doute  on  ne  ^^^M^ 
peut  mer  qu'elles  soient  des  conséquences  presque  né-  ^^^''^^  <i' 

cessaires,quandsontunefoisadmisles  principes  dudroit  '''''' 
public  ancien  et  moderne.  Ce  qui  leur  résiste  en  nous, 
c'est  un  reste  de  façon  dépenser  naturelle  et  chrétienne! 
Au  moyen  âge,  on  aurait  certainement  condamnéàporter 
un  chien,  un  docteur  qui  eut  osé  traiter  publiquement 
de  semblables  questions.  A  cette  époque,  on  commen- 
çait par  dire  :  Il  ne  faut  jamais  compter  sur  autrui,  mais 

(1)  Lasson,   Rechtsphilosophle,  316,  543,   647    670 

^^W  Samter,  Das  Eigenthum  in  sciner  social.   Dedeutung,   302  sq., 

1  itln''«'  n^^,  v"  ^"J"^^''  Geschiohte  der  Natiomlcekonomik,  992. 
l-asson,  Rechtsphtlosophie,  319.  ,'■'-'■ 


^4  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

on  ne  manquait  pas  non  plus  de  sentiment  pour  la  com- 
munauté ni  d'obéissance.  Car,  disait-on,  aucun  gouver- 
nement ne  peut  tenir  là  où  il  n'y  a  point  d'obéissan- 
ce (1).  On  disait  encore:  l'utilité  commune  passe  avant 
l'utilité  privée  (2)  ;  mais  il  ne  venait  à  l'idée  de  per- 
sonne d'abandonner  le  droit  propre  à  l'ensemble.  On 
pourrait  presque  dire  que,  dans  ce  temps  là,  les  hommes 
étaient  nés  avec  trois  idées  qu'ils  portaient  dans  toute 
la  vie  publique,  et  sans  lesquelles  ils  ne  pouvaient  se     . 
figurer  une  action  sociale.  Tout  d'abord  ils  disaient  : 
quand  il  s'agit  de  former  une  communauté  quelconque 
l'individu  doit  y  participer  avec  toute  sa  force  indépen- 
dante. C'est  seulement  de  cette  manière  qu'un  tout  peut 
en  résulter.  Si  on  voulait  faire  quelque  chose  sans  eux, 
ils  avaient  vite  fait  de  dire  :  Rien  au-dessus  de  nous  sans 
nous.  Nous  ne  coopérons  pas  à  ce  pour  quoi  nous  ne 
sommes  pas  consultés  (3).  D'où  il  résultait  seconde- 
ment que,  d'après  leurs  idées,  le  droit  de  s'unir  libre- 
ment, était  inséparable  de  la  liberté  complète  (4).  Il  en 
résultait  troisièmement  que  l'indépendance  de  toutes 
les  associations,  plus  ou  moins  grandes,  qu'on  résume 
sous  le  nom  de  société  civile,  et  leur  indépendance  du 
grand  tout,  de  l'état,  était  une  chose  qui  se  comprenait 
d'elle-même.  C'est  la  commune  qui  contribue  à  former 
la  propriété  de  l'empereur  (5),  disait-on.  Notre  concep- 
tion actuelle  que  la  commune  découle  de  l'état,  et  ne  vit 
que  par  lui,  leur  était  incompréhensible, 

Maintenant,  nous  savons  très  bien  que  cette  manière 
de  penser  et  de  vivre  avait  aussi  son  mauvais  côté.  Où 
l'enseignement  d'état  antique  péchait  par  excès,  celui  du 
moyen  âge  péchait  par  défaut.  Là,  les  membres  moyens 
n'avaient  aucune  importance  ;  ici  ils  en  avaient  trop  ; 
là  l'ensemble  était  tout,  ici  il  avait  trop  peu  de  valeur. 

(1)  Graf  und  Dietherr,  Deutsche  Rechlsspnchiv.,^^Q  (9,  58). 
2   Ibid.,  487  (9,  23).  -  (3)  Ibld.,  498  (9,  101,  102). 

(4)  Eichhorn,  Deutsche  Staats  und  Bechtsgeschichte  (5),  II,  598  sq. 
_  Gierke,  Deutsches  Genossenschaftsrecht,  I,  459. 

(5)  Graf  und  Dietherr,  loc.  cit.,  497  (9,  21).  4 


.'3.  — Hisloi- 


LA.    SOCIÉTÉ    CIVILE    ET    l'ÉTAT  85 

C'est  pourquoi  nous  ne  blâmons  pas  que  dans  le  droit 
public,  on  en  soit  revenu  au  principe  de  l'ancienne  doc- 
trine d'état.  Quant  au  droit  privé,  nous  avons  dc^à  eu 
l'occasion  d'en  parler.  11  était  certainement  permis,  et 
même  nécessaire  d'améliorer  la  foiblesse  de  l'état  au 
moyen  âge,  en  lui  ajoutant  quelque  chose  de  l'ancien. 
Mais  l'amélioration  qui  eut  lieu  ressemble  plutôt  à  une 
extirpation  qu'à  un  greffage. 

Il  semble  en  effet  qu'on  ait  voulu  se  venger  sur  la  so- 
ciété du  moyen  âge  pour  ses  fautes  envers  l'état,  de  telle  lu^tl'cS; 
façon  qu'il  lui  fût  à  tout  jamais  impossible  de  se  tenir  taL"^""'^ 
debout  en  face  de  lui.  Quand  même  c'est  un  état  chétif 
misérable,  il  doit  devenir  tout  en  tout.  Pour  ce  qui  est 
soumis  à  l'état,  —  car  à  côté  de  lui,  il  n'y  a  plus  rien,  — 
tout  cela  devient  une  masse  d'atomes  sans  cohésion, 
sans  droit,  sans  valeur.  Ce  n'est  qu'en  les  serrant  ensem- 
ble avec  des  crampons  de  fer,  qu'ils  ont  quelque  valeur. 
Leur  faut-il  un  nom?  c'est  lui  qui  le  leur  donne.  Une 
action  de  leur  part  doit-elle  avoir  des  suites  juridiques? 
11  leur  faut  montrer  ses  cachets  et  sa  permission.  Quel- 
ques-uns de  ces  atomes  veulent-ils  se  juxtaposer  d'une 
façon  plus  étroite,  ne  serait-ce  que  pour  fabriquer  des 
bonnets  de  nuit  et  dupaind  epice?  Il  leur  faut  présenter 
leurs  statuts  à  Tétat,  lui  faire  constatera  secret  de  leur 
commerce  et  leurs  moyens  d'exploitation  ;  puis,  ils  pour- 
ront tenter  la  fortune  après  son  autorisation  et  sous  sa 
bénédiction.  Sans  cela,  ils  forment  une  association  illé- 
gale, rebelle,  dangereuse  pourl'état  (1),  et  commettent 
un  crime  contre  sa  sécurité,  un  crime  qui  étant  un  crime 
de  haute  trahison  et  presque  un  sacrilège,  est  digne 
de  mort  (2). 

Partant  de  ces  hypothèses,  les  homme  d'état,  les  ju- 
risconsultes, les  publicistes  rivalisèrent  de  zèle  à  l'épo- 
que de  la  Réforme,  et  encore  davantage  au  moment  de 

(1  )  Gollegia  illicita  (Rein,  Criminalrecht  der  Rœmer,  824  sq.) 
(-)  Majestas  imminuta  :  Pauly,   Real.  Encykl.,  IV,  i4oI  sq.  Proxi- 
mum  sacrilegio:  Dig.,  48,  4,  1.  1.  Cf.  Livius,  II,  28;  XXV,  4. 


36  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

lasuerre  de  Trente^Aiis,  pour  détruire  les  derniers  ves- 
liaes  de  raucienne  société  civile.  Ils  n'avaient  que  deux 
buts  devant  les  yeux,  chercher  où  il  fallait  encore  faire 
disparaître  le  mouvement  d'indépendance  économique 
et  sociale,  et  où  il  y  avait  encore  une  goutte  de  sang  a 
pressurer  dans  le  cadavre  épuisé.  Les  titres  des  ouvra- 
ges   qui  parurent  sur  la  question  à  cette  époque,  nous 
instruisent  déjà  plus  que  suffisamment.  Ainsi,  l'un  est 
intitulé  :  Lart  de  régner  chez  unprince,  ou  Mine  d  or  iné- 
puisable, un  autre  s'appelle  :  Clirhtianus  Teutophilus, 
ou  Mine  d'or   découverte  dam  raccise,   c'est-a-dn-e 
compte  rendu  court  mais  profond  de  l'accise,  disant  que 
celle-ci  est  la  taxe  la  plus  riche,  la  plus  pohe  et  la  meil- 
leure marché,  qu'elle  est  même  tout  à  fait  nécessaire,  et 
digne  par  conséquent  d'un  double  honneur.  Avis  a  tou- 
tes les  autorités  de  la  propager  et  d'en  peupler  le  pays 
Le  contenu  répondait  au  titre.  Il  n'y  eut  d'abord  que 
125  choses  qui  appartinrent  à  l'état  comme  régcdes, 
bientôt  ce  fut  208,  et  finalement  elles  s'élevèrent  a  413. 
On  déclarait  propriété  exclusive  de  l'état,  les  choses  les 
plus  bizarres:  chasse,  peaux,  pêche,  huile,  eau-de-vie, 
sel,  brosses,  bière,  potasse,  soufre,  titres  de  noblesse 
brevets  d'officiers,  places  de  fonctionnaires,  neige  chi- 
fons,  et  on  les  vendait  pour  son  compte  au  plus  otlrant, 
absolument  comme  aux  jours  de  Vespasien  et  de  Jusli- 
nien    Personne  ne  s'inquiétait  de  ce  qui  restait  au  peu- 
ple   pour  équilibrer  les  charges  qui  augmentaient  tou- 
jours  de  plus  en  plus.  D'ailleurs  la  réponse  eut  ete 

difficile.  .  •  1        t 

Cette  manière  de  résoudre  la  question  sociale  est 
radicale,  on  ne  peut  le  nier.  Pour  guérir  la  société,  on 
l'anéantit.  Selon  la  méthode  du  docteur  Eisenbart,  on 
coupe  pieds  et  mains  au  malade,  et  là  où  c'est  nécessaire, 
on  lui  enlève  le  cœur.  11  est  alors  bien  obligé  de  se  cal- 


mer. 


11  faut  bien  saisir  la  violence  de  tous  ces  procèdes 
qu'on  ne  peut  comparer  qu'à  la  vivisection,  pour  com- 


LA    SOCIÉTÉ    CIVILE    ET    l'ÉTAT  87 

prendre  comment  la  société  a  pu  s'égarer  dans  la  pensée 
de  croire,    que  c'étaient  les  mesures  de  violence,  qui 
amélioraient  le  mieux  la  situation  du  monde.   C'est 
exactement  ce  qu'a  fait^  toutefois  avec  plus  de  célérité, 
la  Révolution  française  dans  la  folle  nuit  du  4  août  1 789, 
et  par  la  loi  du  14  juin  1791.  C'est  exactement  aussi  ce 
que  le  socialisme  pense  faire  plus  vite  et  plus  radicale- 
ment. L'état  absolu  a  inventé  la  recette  ;  des  gens  plus 
audacieux  se  chargeront  de  l'appliquer.  Comme  nous 
nous  en  sommes  déjà  convaincus  autrefois,  l'absolu- 
tisme d'état  a  préparé  le  terrain  au   socialisme  sous 
bien  des  rapports.  Mais  ce  dont  celui-ci  lui  doit  être  le 
plus  reconnaissant,  c'est  la  fusion  de  l'état  et  de  la  so- 
ciété civile.  C'est  en  cela  précisément  que  consiste  la 
nature  du  socialisme  ;  et  c'est  ce  qui  lui  donne  sa  force. 
Si  l'état  absolu  n'avait  pas  tracé  la  voie  d'une  façon  si 
opiniâtre;  s'il  n'avait  pas  anéanti  par  son  activité,  et 
par  les  idées  qu'il  favorisait  toute  intelligence  pour  la 
nature   et  pour  la  lâche  de  la  société  civile,  la  Révolu- 
tion et  le  socialisme  n'avaient  pas  un  jeu  si  facile.  L'état 
absolu  a  poursuivi  lentement  mais  sûrement  son  œuvre, 
qui  est  la  dissolution  du  corps  social.  L'état  et  toujours 
l'état,  telle  fut  l'unique  idée  qui  domina  de  plus  en  plus 
la  vie  publique  et  les  esprits.  Les  classes,  les  corpora- 
tions, les  associations  libre?  tombèrent  par  morceaux, 
et  leurs  débris  s^ossifièrent  pour  devenir  une  momie  pi- 
toyable. 

On  se  moque  ordinairement  de  la  physionomie  la- 
mentable de  l'organisation  des  communes  allemandes 
après  la  guerre  de  Ïrente-Ans  ;  mais  on  agirait  plus 
justement  si  on  la  déplorait  avec  amertume.  Après  que 
la  Prusse  eut  donné  l'exemple  sous  Frédéric  II  ;  après 
qu'on  eut  enlevé  aux  villes  leur  droit  propre  de  se  gou- 
verner, et  même  la  police  ;  après  qu'on  eût  déclaré  leur 
fortune  comme  biens  d'état,  et  qu'on  les  eût  mises  sous 
la  tutelle  gênante  de  ses  fonctionnaires  ;  après  que  tout 
leur  eût  été  enlevé,  sauf  la  permission  des  kermesses 


88  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

de  baptême,la  libération  des  apprentis,  la  répression  des 
bavardages,  et  la  politique  d'estaminet, est-ce  que  cet  es- 
pritde  boutique  ne  devint  pas  inévitable?  Qui  donc  acréé 
cet  âge  d'or  du  Philisthinisme.sinon  l'état?  Oui,  nous  le 
répétons,  qui  a  créé  cet  âge  où  chaque  homme  instruit 
se  retirait  de  la  commune,  et  laissait  à  l'état  le  soin  de 
s'inquiéter  du  beau  temps,  de  la  porcelaine  chinoise  et 
de  la  liberté  de  pensée,  pendant  que  retiré  chez  lui  il  in- 
culquait au  son  de  la  flûte  la  douceur  de  caractère  et  la 
tolérance  à  ses  enfants,  et  s'extasiait  devant  la  lune  en 
exécutant  des  variations  sur  la  contrebasse?  C'était  un 
âge  de  honte  et  d'abaissement  ;  mais  la  cause  ne  fut  pas  ' 
autre  que  l'absolutisme  d'état  de  cette  époque  (1). 

Lorsque  le  XVIIP  siècle  touchait  à  sa  fin,  la  société 
était  dans  une  telle  décadence,  qu'elle  ne  savait  plus  ni 
ce  qu'elle  avait  été  jadis,  ni  ce  qu'elle  pouvait  et  devait 
être.  C'est  ce  qui  donna  naissance  au  célèbre  écrit  de 
Sieyès  sur  le  tiers-état,  le  programme  d'ouverture  de 
la  Révolution,  en  même  temps  que  le  permis  d'inhumer 
de  la  société.  Toute  sa  sagesse  est  contenue  dans  ces 
deux  principes,  que  l'état  français  se  compose  d'envi- 
ron 25.200.000  atomes  d'hommes,  que  25,000.000  sont 
1 25  plus  que  200.000,  et  que  par  conséquent  ces  derniers 
n'avaient  pas  le  droit  d'exister  comme  classe  propre. 
C'était  anéantir  toute  contexture  organique  de  la  popu- 
lation, toute  différence,  toute  dépendance,  toute  tradi- 
tion historique,  tout  droit  garanti  par  des  titres,  en  d'au-  f 
très  termes,  toute  société.  On  ne  calcula  plus  d'après  les 
provinces,  mais  d'après  les  départements  qu'on  avait 
taillés  avec  une  règle  dans  la  carte  géographique;  on  ne 
calcula  plus  selon  l'importance  d'une  classe,  d'un  état, 
d'une  ville,  d'une  famille,  mais  d'après  le  nombre  des 
membres  qui  les  composaient.  Même  nombre,  même 
importance.  D'après  cette  sagesse,  un  ongle  du  doigt, 
vaut  autant  qu'un  œil;   cinq  doigts  de  pied,  cinq  fois 

(1)  Mittermaier,  Deutsches  Privatrecht  (1),  I,  348  sq. 


LA    SOCIÉTÉ    CIVILE    ET    l'ÉTAT  89 

autant  que  le  cœur.  Tous  les  hommes  sont  égaux,  le 
cliarbonnier  et  le  général.  Un  seul  être  a  encore  de  la 
puissance  et  même  de  la  toute-puissance,  c'est  l'état. 

Les  amis  de  l'absolutisme  d'état  ont  tout  sujet  de  con- 
server leur  gratitude  au  père  intellectuel  de  la  Révolu- 
tion. Ce  qu'ils  avaient  préparé  avec  beaucoup  de  peine, 
lui,  il  l'a  achevé  d'un  seul  coup,  et  l'a  exprimé  plus  clai- 
rement qu'ils  ne  l'auraient  jamais  cru.  Et  lorsque  plus 
tard  il  fut  mis  en  demeure  de  réaliser  ses  pensées  avec 
Napoléon,  il  utilisa  tous  ces  préparatifs  avec  un  tel  ta- 
lent pour  édifier  l'état  absolu  moderne,  qu'il  a  entraîné 
le  monde  tout  entier  à  l'imiter,  et  aplani  montagnes  et 
vallées  pour  le  triomphe  du  socialisme. 

L'état  absolu,  si  longtemps  l'idéal  des  rêves  et  des     4.  ~  u 

ro  t      f  -17  •  •  Il  confusion    df 

etlorts  pour  la  lormation  d  un  parti  puissant,  est  devenu  l'étatei  de  i; 

'  ^  ^  ^  ^  société  est  ui 

une  réalité  en  triomphant  de  la  société.  Il  peut  être  fier  ;"?'  p^""^  |e 

1  ^  lois  et  pour  le: 

de  ce  succès  ;  mais  il  n'a  pas  lieu  de  s'en  réjouir,  et  cela  i.°a£''°"^^'' 
pour  quatre  motifs. 

11  nie  premièrement  l'existence  d'une  société  civile 
qui  ne  soit  pas  lui-même.  Il  veut  tenir  la  place  de  la 
société  dont  ses  lois  doivent  former  le  droit  et  ses  insti- 
tutions les  bases  fondamentales.  Mais  avec  cela,  il  jette 
la  société  dans  la  misère,  et  lui  fait  tort  sans  compter 
qu'il  ne  se  fait  pas  honneur.  Jamais  il  ne  pourra  satis- 
faire tous  les  besoins  de  la  vie  ordinaire  d'acquisition  et 
de  relations.  Comment  veut-il  alors  prendre  des  dispo- 
sitions raisonnables  et  utiles  pour  le  marché  delà  vie? 
C'est  déjà  chose  lamentable  que  de  voir  dans  un  cirque 
un  écuyer  faire  marcher  un  cheval  sur  des  œufs  ;  mais 
ce  n'est  pourtant  pas  aussi  pitoyable  que  lorsque  l'état 
se  crée  de  la  besogne  inutile  avec  des  marchands  d'œufs 
ou  de  poissons.  Nous  avions  cru  qu'il  avait  quelque 
chose  de  mieux  à  faire  que  de  se  rendre  ridicule  à  leurs 
yeux,  en  prenant  des  dispositions  relativement  aux 
choses  qui  ne  sont  pas  de  son  ressort.  Personne  ne 
trouve  à  redire  que  le  ministre  charge  une  cuisinière  de 
faire  sa  cuisine  ;  mais  s'il  croit  montrer  sa  puissance  en 


90  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

allant  lin-même  au  marché  faire  ses  achats,  il  doit  alors 
accepter  que  les  bonnes  se  moquent  de  lui.  Pour  le  dire 
d'une  façon  générale,  il  sied  mal  à  l'état  de  s'abaisser 
à  des  choses  qui  ne  répondent  pas  à  sa  dignité  ;  mais  si 
l'état  qui  ne  reconnaît  pas  même  de  société  fait  des  lois 
sociales,  on  peut  facilement  imaginer  ce  qu'il  en  advien- 
dra de  ces  lois. 

Personne  ne  niera  que  l'état  se  donne  souvent  une 
peine  loyale  trop  exagérée  pour  l'organisation  de  la 
situation  sociale.  Mais  nous  comprenons  facilement 
qu'il  ait  eu  si  peu  de  succès,  qu'il  ait  mérité  si  peu  de 
reconnaissance  et  qu'il  se  soit  fait  si  peu  d'amis.  Chacun 
pense  d'abord  à  soi.  Chacun  fait  prendre  ses  mesures 
quand  il  désire  une  paire  de  souliers.  L'état  absolu  qui 
ne  connaît  rien  en  dehors  de  lui,  n'a  naturellement  pas 
d'autre  mesure  que  lui-même.  Or,  comment  le  petit 
homme  fera-t-il  poursuivre  le  grand  état,  si  celui-ci  lui 
donne  une  mesure  d'après  ses  bottes  de  sept  lieues? 
Dans  l'ancienne  alliance,  il  était  défendu  d'atteler  le 
bœuf  et  l'âne  à  la  même  charrue  (i),  pour  que  le  plus 
fort  n'écrasât  pas  le  plus  faible.  Et  ici,  le  pauvre  petit, 
l'affamé,  doit  marcher  du  même  pas  que  l'état  géant. 
Alors,  il  perd  haleine.  Oh  !  si  les  chefs  d'état  savaient 
comme  leurs  employés  subalternes  font  souvent  du  mal 
aux  gens  laborieux,  en  voulant  s'immiscer  dans  la  vie 
ordinaire  avec  les  meilleures  intentions  1  Comme  avec 
leur  maladie  de  vouloir  gouverner,  ils  conduisent  les 
meilleurs  au  bord  de  la  désespérance  !  S'ils  savaient 
quelle  haine,  ils  emmagasinent  contre  l'état,  en  se  mê- 
lant de  relations  sociales  !  Aucun  juge  impartial  ne  niera 
que  la  nouvelle  législation  sociale  provenant  de  l'état  a 
fait  presque  autant  de  mécontents  que  d'intéressés. 
Qu'on  pense  seulement  au  malaise  qu'a  produit  dans  les 
meilleures  contrées,  la  facilité  avec  laquelle  on  change 
de  domicile  actuellement.  11  est  vrai  qu'auparavant,  on 

(1)  Deut.,  XXII,  10. 


LA    SOCIÉTÉ    CIVILE    ET    l'ÉTAT  91 

s'était  tellement  momifié  par  le  selfgovermnent  commu- 
nal, qu'il  fallait  mourir  où  l'on  était  né,  se  marier  où 
l'on  avait  été  élevé,  et  exercer  le  métier  de  son  père. 
Mais  était-ce  une  raison  pour  changer  les  choses,  de 
telle  sorte  que  les  communes  soient  obligées  d'avoir 
constamment  sur  le  dos  des  gens,  contre  lesquels  elles 
sont  obligées  de  se  défendre  devant  Dieu  et  devant  les 
hommes,  et  que  la  population  soit  sans  cesse  en  mou- 
vement comme  chez  les  nomades?  Parce  que  la  liberté 
d'échange  pouvait  être  un  avantage  pour  les  négociants, 
devait-on  aussi  la  donner  au  paysan  et  à  l'ouvrier? 
Fallait-il,  parceque  tel  pays  était  approprié  au  commerce 
et  aux  fabriques,  en  changer  la  législation  qui  l'avait  fait 
fleurir  pendant  des  siècles  par  l'agriculture,  de  façon  à 
ne  pas  faire  prospérer  les  fabriques  et  à  ruiner  l'agri- 
culture ?  Ne  doit-on  pas  considérer  avant  tout  à  quelle 
branche  d'industrie  un  peuple  peut  s'appliquer,  au  lieu 
de  voir  celle  qu'il  veut  exploiter,  ou  de  le  laisser  sotte- 
ment imiter  ce  qu'un  autre  peuple  fait? 

Sans  doute  on  nous  dit  que  l'état  ne  peut  pas  entrer 
dans  les  bagatelles  des  intérêts  individuels,  lui  qui  a 
toujours  devant  les  yeux  les  grandes  lignes  et  l'ensem- 
ble. Nous  sommes  de  cet  avis  ;  mais  nous  le  disons 
précisément,  pour  qu'il  ne  mette  pas  d'excès  à  s'occuper 
de  la  législation  sociale.  Chacun  n'a  besoin  que  de  faire 
appel  à  ses  propres  lumières  pour  comprendre  où  cela 
mène,  si  quelqu'un  pense  toujours  à  l'ensemble  et  laisse 
ainsi  périr  les  individus  et  les  petits.  Tout  homme  rai- 
sonnable, qui  est  à  la  tête  de  grandes  affaires  qui  ne  lui 
laissent  pas  le  temps  de  penser  aux  bagatelles  de  son 
ménage,  en  confie  la  direction  à  un  autre.  Autrement, 
sa  maison  se  ruine,  et  ses  propres  affaires  vont  mal. 
Cette  sagesse  serait-elle  trop  élevée  pour  l'état  ?  La 
société  se  compose  de  milliers  et  de  milliers  d'existen- 
ces, de  relations  et  de  droits  petits  et  particuliers.  11  va 
de  soi  que  l'état  n'est  pas  fait  pour  s'en  occuper.  Sans 
qu'il  s'en  rende  compte,  cette  tendance  qu'il  a  d'envi- 


92  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

sager  continuellement  les  grandes  lignes  et  Tensemble, 
fait  qu'il  ne  considère  que  lui  pour  voir  ses  avantages 
et  non  ceux  du  peuple  (1).  Et  de  cette  façon  le  peuple  se 
ruine,  et  l'état  avec  lui. 
5.  _  La       En  effet,  —  et  ceci  est  la  seconde  chose  dans  cette 

confusion    de  n      •  m  i  •  i  ?  i     •        • 

l'état  et  de  la  couiusion  d  ctat  ct  de  société —  1  exploitation  est  pres- 

sociélé  est  un  •  •      i  i        r\  •  •  i  • 

mal  pour  leur  que  luévitable.  Dans  une  maison  qui  mène  c:rand  train, 

administra-      /  ^  . 

tio°-  il  est  toujours  dangereux  que  la  gestion  des  affaires  ne 

soit  pas  séparée  de  l'administration  de  la  maison.  Toute 
autre  chose  est  que  le  comte  ou  le  patron  d'une  fabrique 
fasse  venir  son  régisseur  ou  son  caissier,  pour  s'infor- 
mer s'il  peut  supporter  ou  non  les  frais  de  telle  fête,  de 
telle  chasse,  de  tel  voyage,  de  telle  construction  nou- 
velle, et  s'il  peut  acquitter  toutes  les  dépenses.  Mais  si 
tout  sort,  comme  on  dit  d'une  même  bourse;  si  le  comte 
reçoit  lui-même  l'argent  directement  des  mains  de  ses 
débiteurs  ;  si  c'est  lui  qui  paie  les  salaires,  les  comptes 
de  cuisine  et  la  restauration  du  château  en  puisant  dans 
la  même  caisse,  où  lui  et  madame  son  épouse  prennent 
chaque  jour  leur  agent  de  poche,  et  où  ils  prennent  au- 
jourd'hui pour  acheter  un  canapé,  demain  pour  faire 
une  excursion^  on  sait  où  cela  conduit.  Bientôt  les 
comptes  ne  seront  plus  payés  aussi  ponctuellement  que 
parle  passé,  mais  les  débiteurs  devront  impitoyable- 
ment verser  ce  qu'ils  doivent.  Les  exigences  devien- 
dront  de  plus  en  plus  impérieuses.  Des  retenues  auront 
lieu  sur  ce  qui  aura  été  donné.  Plus  rien  ne  suffira. 
C'est  la  ruine  qui  s'avance  rapide. 

Cette  comparaison,  pensons-nous,  peut  bien  s'appli- 
quer à  la  vie  de  l'état.  Le  système  de  la  simple  tenue  du 
ménage  de  l'état,  que  nous  considérons  maintenant  com- 
me la  condition  fondamentale  de  sa  vie,  est  commode 
en  réalité.  Mais  pour  cette  raison,  il  tourne  facilement 
à  la  ruine  sociale.  Sans  doute  c'était  jadis  un  grand  obs- 
tacle à  une  action  d'état  prompte  et  rigoureuse,  quand 

(1)  Gontzen,  Grundbaii  der  Nationalœkonomie,  50. 


LA    SOCIÉTÉ    CIVILE    ET    L  ETAT  93 

la  mendicité  et  la  misère  pitoyable  donnaient  pour  quel- 
ques florins  un  temps  dont  on  aurait  eu  besoin  pour 
résister  aux  Turcs.  xMais  c'était  tout  de  même  une  bonne 
chose  que  l'état  n'entamât  pas  si  facilement  des  merres 
générales.  ïl  était  toujours  obligé  de  bien  considérer  d'où 
pouvaient  lui  venir  les  moyens  d'exécuter  ses  entrepri- 
ses, et  de  proportionner  celles-ci  aux  premiers.  Mainte- 
nant c'est  le  contraire  ;  on  ne  demande  pas  si  le  peuple 
peut  y  tenir  avec  nos  armements,  mais  on  rêve  le  bou- 
leversement du  monde  ;  et  il  faut  en  prendre  les  moyens 
peu  importe  d'où  ils  viennent. 

Depuis  longtemps,  le  présent  ne  suffit  plus  à  couvrir 
les  frais  qui  vont  chaque  jour  en  augmentant.  Nos  états 
ont  déjà  sucé  à  l'avance  la  force  vitale  des  générations 
futures,  sans  s'inquiéter  comment  celles-ci  se  tireront 
d'affaire.  Ainsi  s'est  introduit  dans  notre  politique  cet 
esprit  de  dérèglement,  d'incapacité  de  calculer  et  de 
témérité,  qui  nous  pousse  avec  la  rapidité  d'un  enfant 
qui  descend  une  pente  au  galop.  Quiconque  pense  à  cette 
situation  est  saisi  d'effroi.  Il  n'y  a  que  les  hommes  d'é- 
tat qui  se  consolent  en  disant  que  tout  va  bien,  et  les 
économistes  qui  nous  donnent  des  calculs,  dans  lesquels 
ils  s'efTorcent  de  démontrer  que  les  dettes  sont  notre 
plus  grand  bonheur.  Oui,   c'est  vrai,  nous  vivons  des 
dettes  et  du  crédit,  comme  le  ferait  un  élégant  baron. 
Mais  il  est  bien  à  craindre  qu'avec  cette  façon  de  gérer 
les  affaires,  nous  n'allions  pas  aussi  longtemps  dans  la 
vie  publique,  que  lui  dans  la  vie  privée.  Ce  baron  peu(, 
si  personne  ne  lui  prêle  plus  d'argent  en  Prusse,  aller 
en  Bavière  ou  à  Paris,  prendre  un  nom  d'emprunt  au 
cas  où  toutes  les  cordes  casseraient,   et  continuer  ainsi 
très  longtemps  avant  d'avoir  tari  les  sources  qui  lali- 
mentent.  Mais  l'état  ne  peut  pas  mener  les  affaires  aussi 
brillamment.  Tout  a  ses  limites,  même  le  crédit,  même 
la  manie  de  faire  des  dettes  et  d'en  vivre.  Car,  avec  ce 
système,  la  société  ne  subit  pas  moins  de  dommage  que 
l'état.  Avec  le  mot  crédit,  nous  passons  par  dessus  tous 


94  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

les  scrupules,  et  nous  disons  que  nos  enfants  se  char- 
geront des  grandes  dettes.  Pour  nous,  nous  ne  pensons 
pas  à  les  rembourser,  nous  sommes  déjà  bien  contents 
de  pouvoir  seulement  mettre  ordre  à  nos  petites.  C'est 
un  sentiment  qui  est  loin  d'être  noble.  Si  seulement  il 
était  raisonnable  ! 

Or,  de  cette  manière,  nous  ne  sommes  plus  en  état 
de  remplir  nos  obligations.  S'il  arrive  qu'on  chasse  une 
famille  de  sa  propriété  qu'elle  habitait  depuis  cinq  cents 
ans,  parce  qu'elle  a  dix  francs  d'impôts  arriérés;  si  le 
fisc  est  obligé  de  donner  une  propriété  pour  un  florin, 
parce  qu'il  n'y  a  personne  qui  en  offre  davantage  ;  si  la 
mode  s'établit  que  les  héritiers  refusent  de  se  charger 
de  la  propriété  du  père,  pour  échapper  aux  dettes  qu'ils 
sont  incapables  de  solder,  et  qu'il  leur  faudrait  payer 
avant  d'entrer  en  possession  de  l'héritage,  c'est  signe 
que  la  source  n'est  plus  guère  abondante,  qu'on  ne  fera 
plus  longtemps  des  dettes,  et  que  là  on  vit  même  assez 
mal  du  crédit.  Mais  comment  pourra-t-on  encore  avoir 
du  plaisir  au  travail,  de  l'application  et  de  l'économie  ? 
Qu'on  se  plaigne  que  les  gens  sont  si  paresseux,  que 
tout  ce  qu'ils  gagnent  leur  passe  par  le  gosier;  mais 
qu'on  avoue  aussi  que  ce  ne  sont  pas  toujours  des  péchés 
dont  l'individu  seul  est  coupable,  mais  trop  souvent  des 
péchés  politiques.  Pourquoi  le  pauvre  diable  travaille- 
rait-il jusqu'à  en  mourir,  si,  avec  son  travail  de  forcené, 
il  ne  peut  pas  couvrir  les  impôts  pour  lesquels  il  est 
inexorablement  poursuivi  aussitôt  qu'il  gagne  un  sou. 
S'il  boit  le  samedi  soir  ce  qu'il  a  gagné  dans  sa  se- 
maine, il  en  profite  au  moins,  tandis  que  s'il  le  porte 
chezlui,  l'huissier  vient  immédiatement  le  lui  réclamer. 
Comment  un  peuple  peut-il  encore  être  économe  si 
chaque  sou,  qu'il  est  censé  mettre  de  côté,  est  cité  par 
les  statisticiens  et  les  ministres  avec  une  emphase  triom- 
phante, comme  preuve  que  le  peuple  devient  de  plus  en 
plus  capable  de  payer  des  impôts,  que  son  aisance  aug- 
mente sans  cesse,  et  qu'une  élévation  d'impôts  est  jus- 


LA    SOCIÉTÉ    CIVILE    ET    L  ETAT  95 

tifiée  ?  Le  vieux  Christianus  Teulophilus  a  peut-être  plus 
d'un  adorateur  parmi  nos  hommes  d'état  à  cause  de  sa 
doctrine  laconique  :  bien  payer  les  impôts  est  la  mine 
d'or  la  plus  lucrative.  Sans  impôts,  croit-il,  l'arrogance 
du  peuple  n'aurait  plus  de  bornes.  Une  bonne  oppression 
par  les  impôts  lui  enseigne  beaucoup  plus  Fluimilité 
que  toutes  les  prohibitions  du  luxe.  C'est  un  maître  de 
discipline  toujours  en  éveil,  qui  exhorte  sans  cesse  à 
l'économie.  La  douceur  de  cette  accise,  conclut-il,  se 
voit  déjà  chez  les  Hollandais  qui  ne  mangent  plus  qu'une 
fois  par  jour  (1). 

Ensuite,   cette  tentative  de   fondre  la  société  dans    .g— Leso- 

cialisme  (1  état 

l'état,  parce  qu'elle  est  une  révolution  complète  dans  f|conde'''"ou'r 
l'organisation  d'ici-bas,  est  aussi  un  germe  pour  de  '^ '■^^^'""^"• 
nouvelles  révolutions.  C'est  à  peine  s'il  y  a  eu  une  ré- 
volution purement  politique.  L'institution  des  archon- 
tes après  la  mort  de  Codrus,  des  consuls  après  la 
chute  de  Tarquin,  de  la  Défense  nationale  après  la  ba- 
taille de  Sedan,  étaient  des  changements  de  gouverne- 
ments et  non  des  révolutions.  Les  deux  révolutions 
anglaises  elles-mêmes  ne  peuvent  s'appeler  ainsi  à  pro- 
prement parler.  Une  révolution  suppose  toujours  une 
dissolution  de  disparités  sociales  et  politiques.  Du  moins, 
la  pensée  fondamentale  de  tous  les  mouvements  révolu- 

(i)  Uoscher,  Geschichte  der  Nationalœkonomik,  322.  L'auteur  (Ten - 
zel)  est  particulièrement  vexé  du  quémandage  d'argent,  dans  les 
riches  assemblées,  où  Ton  engloutit  souvent  20  à  30.000  thalers  avant 
d'avoir  trouvé  la  manière  de  faire  quelque  chose  pour  les  besoins 
de  la  vie.  H  trouve  un  imitateur  habile  dans  le  ministre  prussien 
Hertzberg  qui  pensait  que  l'immense  armée  de  Frédéric  II  n'était 
pas  une  charge  pour  le  pays,  comme  le  croyait  la  populace  igno- 
rante, mais  un  bienfait  et  un  soulagement.  Et  comment  cela? Parce 
qu'elle  servait  à  augmenter  la  population  (!),  favorisait  la  circulation 
de  l'argent,  et  mettait  ainsi  les  sujets  en  état  d'en  profiter  (Roscher, 
429).  Il  n'y  a  qu'un  malheur,  c'est  que  le  ministre  d'après  lequel  le 
pays  le  plus  heureux  est  évidemment  celui  qui  donne  le  plus  d'ar- 
gent pour  entretenir  le  plus  grand  nombre  de  soldats  possible,  et 
qui  favorise  le  mieux  l'immoralité  parmi  eux,  ait  oublié  de  dire  où 
les  sujets  doivent  prendre  cet  argent,  et  cependant  c'est  là  que  se 
trouve  pour  eux  la  difficulté  proprement  dite.  S'ils  avaient  de  l'ar- 
gent, ils  n'auraient  pas  besoin  de  ministre  pour  le  dépenser. 


96  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

lionnaires  modernes  fut  le  mélange  et  la  confusion  des 
maux  politiques  et  sociaux  (1). 

Comme  nous  l'avons  déjà  accentué  à  diverses  repri- 
ses, c'est  ce  qui  fait  la  force  du  socialisme  moderne. 
La  Société  des  saisons,  par  exemple,  une  de  ces  sociétés 
secrètes  qui  prirent  naissance  après  la  Révolution  de 
Juillet,  et  dont  le  programme  était  de  travailler  à  la  ré- 
volution, répond  ainsi  à  la  quinzième  question  de  son 
catéchisme  :  Devons-nous  faire  une  révolution  politique, 
ou  une  révolution  sociale?  Une  révolution  sociale  (2). 
De  là  le  grand  danger  du  socialisme  d'état.  Ce  danger 
reste  partout  le  même,  que  ce  soit  un  despote  comme 
Louis  XIV,  qui  profite  de  la  politique  pour  exploiter  la 
société,  ou  que  ce  soit  des  socialistes  et  des  commu- 
nards rouges,  qui  se  servent  de  la  misère  sociale  comme 
d'un  prétexte  pour  réaliser  leurs  fins  politiques,  peu 
importe.  Celui  qui  croit  qu'il  s'agit  seulement  de  royauté 
ou  de  république,  a  la  vue  quelque  peu  courte.  La  révo- 
lution est  tout  aussi  menaçante  dans  les  républiques 
organisées  selon  les  principes  de  l'absolutisme  d'état 
moderne,  que  dans  les  monarchies  absolues.  Elle  y  est 
encore  plus  à  craindre,  parce  que  les  abus  du  pouvoir 
public  y  sont  plus  faciles,  et  s'y  font   sentir  plus  grave- 
ment au  préjudice  de  l'ordre  social.  Les  Grecs  qui  pou- 
vaient le  savoir  nous  en  informent  par  la  bouche  de 
leurs  sages  (3).  Et  celui  qui  ne  les  croirait  pas  se  laisse- 
rait peut-être  convaincre  par  l'ancienne  ou  la  nouvelle 
république  française,  ou  par  l'Amérique  du  Nord  tant 
vantée  (4).  La  véritable  cause  de  la  révolution,  dit  un 
roi  très  libéral,  est  la  révolution  d'en  haut,  par  laquelle 
tout  l'édifice  social,  avec  tous  ses  membres^  ses  moyens, 

(1)  Riehl,  Bie  burgerltche  Gesellschaft  (5),  328. 

(2)  Stein,  Socialimus  und  Communismns  (2),  489  sq. 

(3)  Arist.,  Fol.,  2,  6  (9),  6,  9,  10,  23.  Plato,  Rep.,  8,  364,  d.  sq.  — 
Isocrates,  Nicoclès  (2),  17  sq.  ;  Panathen.  (12),  132  sq.,  138  sq.—  Po- 
lybe,  6,  4,  4  sq.,  9,  1  sq.  Cf.  Fiistel  de  Coulanges,  La  Cité  antique, 
428. 

(4)  Jannet,  Les  États-Unis,  443,  447  sq.,  496  sq.  Kœberlé,  Der  Zcit- 
geist,  363  sq. 


LA    SOCIÉTÉ    GIVJLE    ET    L  ETAT  97 

son  activité,  son  église,  ses  classes,  sa  législation,  son 
économie  populaire,    son  administration  communale, 
son  soin  pour  les  pauvres,  les  corporations  religieuses 
et  les  exercices  du  culte,  est  entravé,  opprimé,  anéanti 
pour  devenir  l'instrument  d'un  mécanisme  bureaucrati- 
que sans  liberté  et  du   despotisme  militaire  (I).  Tant 
que  l'état  essaiera  de  remplacer  la  société  par  lui,  il 
devra  s'attribuer  les  révolutions.  Les  socialistes  d'état 
pensent  rehausser  ce  dernier,  en  disant  qu'il  est  tout 
que  de  lui  seul  peut  venir  le  salut,   que  lui  seul  peut 
porter  du  secours  en  tout.  La  bourgeoisie  libérale  ap- 
prouve volontiers  cette  vue  dans  l'espoir  que   l'état 
comme  remercîments,  lui  prêtera  le  secours  de  ses  ar- 
mées, si  un  jour  la  Révolution  vient  réclamer  ses  sacs 
d'écus;  et,  sans  s'en  douter,  ils  prêchent  une  fois  de 
plus  le  socialisme  et  la  révolution. 

Peut-on  mieux  le  faire  qu'en  disant  avec  Fichte  que 
tout  incombe  à  l'état,  mais  particulièrement  le  soin  de 
veillera  ce  que  chacun  possède  une  propriété  (2),  que 
l'état  est  un  établissement  de  propriétaires,  et  que  le 
pouvoir  de  l'état  est  le  serviteur  de  ces  propriétaires, 
payé  par  eux  pour  les  services  qu'il  leur  rend?Cette  vue, 
croit  Fichte,  est  assez  générale  dans  les  écoles  de  philo- 
sophie (3).  Si  c'est  vrai,  les  écoles  de  philosophie  de  l'é- 
tat seront  responsables  d'une  grande  folie.  Et  Lassalle  ? 
A-t-il  enseigné  autre  chose  à  ses  armées,  que  la  doctrine 
de  Fichte  qu'il  loue  tant  ?  Se  place-t-il,  lui,  le  représen- 
tant le  plus  déterminé  de  la  démocratie  sociale,  à  un 
autre  point  de  vue  que  le  représentant  le  plus  décidé  de 
l'état  constitutionnel  (4)  ?  Qu'est-ce  donc  que  le  socia- 
lisme, ou,  pour  nous  exprimer  plus  justement  ici,  la 
démocratie  sociale  ?  Ce  serait  un  aveuglement  impar- 

(1)  Mission  actuelle  des  Souverains,  par  riin  d'eux  (2),  Paris,  1882, 
366  sq.,  368  sq.,  374. 

(2)  J.  G.  Fichte,  Syst.  de  Sittenl.,  §23,  III  (G.  W.,  IV,  295). 

(3)  J.  G.  Fichte,  Staatslehre  (G.  W.,  IV,  403). 

(4)  Gumplowicz,  Rechtsstaat  und  Socialtsmus,  502.  Cf.  Jœrg,  Gesch. 
der  soc.  polit.  Parteien,  189  sq. 


98  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

donnable  que  de  ne  voir  en  elle  rien  autre  chose  qu'une 
lutte  contre  le  droit  privé  régnant  (1).  Comme  si  chaque 
socialiste  était  un  voleur,  un  brigand  et  un  assassin 
fieffé  !  Non  !  ce  qui  fait  de  la  démocratie  sociale  telle 
qu'elle  est  un  danger  pour  l'état,  ce  sont  les  erreurs 
qu'elle  partage  avec  l'absolutisme  moderne,  sur  le  do- 
maine du  droit  public  et  du  droit  de  l'état.  C'est  cet 
enseignement  que  l'état  est  tout  en  tout,  qu'il  possède 
tout  droit,  tout  pouvoir,  qu'il  peut  faire  tout  ce  qu'il 
veut.  Chevalier  a  raison  de  dire  que  la  base  commune 
à  tous  les  systèmes  sociaux,  est  cette  opinion  de  la  per- 
fection infinie  de  la  puissance  de  l'état,  qui  fait  de  tout 
le  monde  ses  pensionnaires  ;  mais  qui  rejette  aussi  sur 
lui  toute  la  responsabilité  (2).  Si  l'état  doit  veiller  à  ce 
que  tous  possèdent  quelque  chose,  et  s'il  est  un  étabhs- 
sement  pour  les  possesseurs,  qui  sont  assez  riches  pour 
payer  ses  services,  il  est  clair  que  quiconque  désire  du 
travail,  quiconque  ne  veut  pas  travailler,  quiconque  se 
trouve  dans  le  besoin  est  mécontent  et  doit  s'attacher  à 
lui.  Il  y  a  autant  d'ennemis  de  l'état  que  de  nécessiteux. 
Sans  cette  exagération  de  la  puissance  et  de  l'extension 
de  l'état,  le  Socialisme,  la  Commune  et  l'Internationale 
auraient  peu  d'importance  politique.  Mais  ils  sont  de- 
venus un  danger  auquel  même  un  état  de  fer  ne  peut 
pas  tenir  tête.  Le  colosse  du  monde  romain  triompha  de 
toutes  les  tempêtes  politiques.  Les  plaies  sociales  furent 
son  tombeau. 
7.-Leso-       Enfin  quatrièmement,  par  la  confusion  des  questions 

cialisme  d'état  .    .  ,  .  ^ 

mine  laçons-  poUtiqucs  ct  socmlcs,  l'état  embrouillc  chez  le  peuple  la 

cience  du        ^  -^  '  r        r 

Xou.'*^°'  conscience  du  droit  et  le  respect  de  la  loi.  C'est  évidem- 
ment ce  qui,  dans  cette  maladresse  insigne,  donne  le 
plus  à  réfléchir.  Les  situations  sociales  sont  si  différen- 
tes selon  les  lieux  et  les  mœurs  ;  elles  changent  chaque 
jour  d  une  manière  si  variée,  que  du  moment  où  l'état 
met  le  pied  sur  ce  domaine,  il  émiette  toute  son  activité 

(1)  Moritz  Meyer,  Die  neuere  National œkonomiej  70. 

(2)  Jarcke,  Hundert  Schlagwœrter,  21  {Prmcipienfragen,   dol  sq.). 


LA    SOCIÉTÉ    CIVILE    ET    l'ÉTAT  99 

sur  des  bagatelles  inutiles  purement  extérieures,  et  perd 
dans  ces  détails  non  seulement  sa  force  et  son  temps, 
mais  même  l'idée  des  grandes  choses.  Ce  qui  est  encore 
pis,  il  prend  un  plaisir  funeste  à  cette  manie  de  tout 
gouverner,  avec  laquelle  il  se  nuit  à  lui-même  et  à  la 
société  humaine,  plus  qu'il  n'est  capable  de  l'apprécier. 
La  tutelle  importune  dans  laquelle  il  tient  la  vie  ordinaire, 
et  avec  laquelle  il  se  fait  plus  d'ennemis  que  la  chose  ne 
vaut,  le  bureaucratisme  mesquin  qui,  devant  le  peuple, 
prête  tant  à  la  critique  et  qui,  chose  pire  encore^porte  à 
critiquer  l'état,  sont  évidemment  la  suite  nécessaire 
d'une  insiérence  dans  le  mouvement  libre  de  la  vie  so- 
ciale.  Nous  ne  doutons  pas  un  instant  que  ce  sont  les 
meilleurs  employés  de  l'état  que  le  système  actuel  oblige 
à  une  surveillance  de  maître  d'école,  pour  les  choses  les 
plus  indifférentes  et  les  plus  insignifiantes,  qui^  la  plu- 
part du  temps,  sentent  le  plus  amèrement  quel  préju- 
dice ils  portent  à  leur  dignité  et  au  respect  de  l'autorité. 
En  somme,  personne  ne  doit  s'étonner  que  la  foi  aux 
lois  commence  à  chanceler.  Ce  qui  procède  de  l'état  est 
considéré  comme  loi  par  le  peuple.  Est-ce  une  simple 
mesure  de  police  ou  une  obligation  de  conscience  obli- 
geant sous  peine  de  péché  grave?  L'homme  vulgaire  ne 
sait  pas  au  juste  ;  et  ce  n'est  ni  l'état  ni  sesministres  qui 
l'aideront  à  faire  cette  distinction.  Car,  s'ils  traitent  un 
serment  fait  en  justice  comme  une  bagatelle, et  s'ils  con- 
sidèrent la  réforme  des  conscrits  et  la  violation  d'une  loi 
concernant  le  marché,  comme  une  chose  si  solennelle  et 
si  terrible,  comment  l'homme  ignorant  pourra-t-il  faire 
une  ditférence  entre  ce  qui  est  grand  et  important,  et  ce 
qui  ne  l'est  pas  ?  Mais  le  domaine  de  lavie  sociale  amène 
chaque  jour  des  innovations  nécessaires.  Si  alors  il  ne 
fait  pas  des  changements  continuels,  il  produit  le  mé- 
contentement,  et  cela  dans  des  choses  où,  comme  on 
dit  quelquefois,  les  hommes  n'entendent  pas  la  plaisan- 
terie. S'il  change,  il  détruit  dans  le  peuple  la  foi  aux 
lois.  On  peut,  sans  produire  aucune  mauvaise  impres- 


100  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

sion,  remplacer  par  une  autre  une  prescription  faite  par 
des  hommes  vulgaires,  qu'une  autorité  sacrée  ne  rend 
pas  dignes  de  respect.  Mais  le  changement  d'une  loi 
d'état  ou  de  ce  qui  est  considéré  comme  tel,  attaque 
toujours  les  racines  du  droit,  la  foi  en  la  sainteté  de 
l'autorité,  et  au  maintien  du  droit  (1).  Que  devient 
alors  le  monde,  quand  les  masses  en  sont  arrivées  à  ce 
point'?  Elles  sentent  le  poids  de  la  loi,  et  ne  croient  pas 
à  un  droit.  Le  monde  pourrait-il  supporter  cela  long- 
temps? Beaucoup  passent  facilement  sur  de  telles  ques- 
tions ;  mais  ce  n'est  pas  nous.  Nous  sommes  convaincus 
que  là  situation  devra  beaucoup  changer  si  l'on  veut 
éviter  un  cataclvsme  final.  Pour  cela,  il  faudrait,  entre 
autres  choses,  que  la  législation  sociale  partit  dessphe 
res  capables  de  la  faire,  des  sphères  auxquelles  la  na 
ture  et  l'histoire  donnent  cette  mission,  c'est-a-dire  de 
la  société  elle-même. 

Ce  principe,  nous  le  savons,  n'a  presque  plus  de  sen 
rr^  maintenant  ;  il  n'est  la  plupart  du  temps  pas  compris  d 
TLP£  ceux  qui  comptent  seulement  avec  la  situation  actuell 
les  rapports.  ^^^  choscs.  Nous  cu  sommcs  rcvenus  au  temps  a  M 
guste  et  de  Néron,  comme  à  cette  époque,  il  n'y  a  pou 
ainsi  dire  plus  de  société.  Cette  ressemblance  de  noti 
situation  et  de  celle  d'autrefois  nous  condmt  sur  la  trac 
de  la  vérité.  Dans  l'antiquité,  il  n'y  avait  point  de  s( 
ciété  et  il  ne  pouvait  pas  y  en  avoir,  parce  que,  enti 
l'étal  et  l'individu,  il  n'y  avait  rien,  et  il  ne  pouvait  ri. 
V  avoir  L'homme  ancien  dépendait  de  l'ensemble; 
l'état  sans  être  relié  à  lui  par  des  membres  intermedii 
res  absolument  comme  le  protestant  se  représente  s 
union  avec  le  royaume  invisible  de  Dieu.  Cette  man.e 
d'envisager  les  choses  de  la  part  de  l'état  domine  depi 
quel'Humanisme  arenouvelé  l'ancien  esprit  païen.  Nu 

,n  Arist     Pol  ,  2,  5  (8),  10  sq.  August.,  Ep.,  34,  6  ;  de  muska 
(1)  Anst.,^01.,    ,     ^h    ^       Aecid.  aColumna,  Reg.  princ,  3 

8    13.  Thomas,  i,  i,  q.  •">  <^>  "■  "-'^b  p  „   ^^^ 

lnl\    A'icol     Oresmius,  Mutai.  monet.,S  (KM.  max.,  l-.i.A. 

20,  31.  iMcol.    uiesiii      ,  Contzen,  Polit.,  o, 

228)  ;  C  5,  ndiculwn,  a.  il-  —  "uj-t  'i  *i  '• 


LA    SOCIÉTÉ    CIVILE    ET    l'ÉTAT  101 

part  nous  ne  la  trouvons  si  clairement  exprimée  que 
dans  l'enseignement  d'état  de  Sieyès,  esquissé  ci-des- 
sus, et  qu'ont  réalisé  dans  la  mesure  du  possible  la  Ré- 
volution et  le  Libéralisme.  Ces  systèmes  représentent 
pour  ainsi  dire  l'état  comme  un  grand  sac  rempli  de 
sable.  Chaque  grain  est  un  homme,  complet,  isolé  pour 
soi  et  disparaissant  dans  la  grande  foule.  Que  quelques 
individus  puissent  former  un  tout  plus  petit  dans  le  cadre 
du  grand,  voilà  ce  que  le  libéralisme  ne  tolère  pas,  car 
dans  ce  cas,  les  parties  réunies  pourraient  faire  valoir 
leurs  droits  en  face  du  tout,  et  c'est  ce  qu'il  veut  éviter 
atout  prix.  Delà  sa  frayeur  pour  le  mot  féodalité,  et 
son  incapacité  de  concevoir  la  société  comme  un  orga- 
nisme. Un  tout  qui  se  compose  de  membres  indépen- 
dants, dont  chacun  a  sa  tâche  propre,  est  tout  l'opposé 
de  l'idée  d'état  ancienne  et  moderne. 

De  là  s'ensuit  encore  une  seconde  conséquence.  Si  les 
individus  appartiennent  immédiatement  à  l'état  et  dis- 
paraissent en  lui,  ils  doivent  alors  lui  appartenir  com- 
plètement sous  tous  les  rapports  et  dans  toute  leur  ac- 
tivité. Sans  doute,  ils  peuvent  etdoiventparconvenance, 
—  c'est-à-dire  parce  que  quelqu'un  ne  peut  pas  tout 
accomplir  par  lui  seul,  et  doit  bon  gré,  mal  gré,  agir  de 
concert  avec  d'autres,  — former  des  associations  d'hom- 
1  mes  plus  ou  moins  grandes,  pour  s'aider  nxutuellement, 
i  et  sauvegarder  leurs  avantages.  Or,  d'après  cette  ma- 
I  nière  de  concevoir  l'état,   ils  ne  peuvent  effectuer  cela 
j  que  sous  forme  de  personne  morale  et  juridique. 
!      Cette  idée  est  une  des  créations  les  plus  curieuses  de 
l'esprit  humain,  et  une  des  formes  les  plus  instructives, 
j  dans  lesquelles  l'esprit  du  monde  païen  s'est  incarné. 
Personne  ne  peut  se  rendre  compte  de  son  contenu, 
sans  admirer  la  sévérité  et  la  logique  de  la  pensée  juri- 
dique qui  a  présidé  à  son  éclosion,  mais  non  sans  éprou- 
ver une  profonde  compassion  pour  l'homme,  qui  est 
ainsi  sacrifié  tout  entier  à  la  logique  d'une  formule 
niorte.  D'après  cet  enseignement,  une  unité  qui  secom- 


102  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

pose  de  plusieurs  hommes,  et  qui  n'est  pas  l'état,  ne 
peut  être  conçue  que  comme  une  invention  artificiel- 
le (1  ).  Comme  vaine  production  de  la  pensée,  elle  n'a, 
de  par  le  droit,  ni  volonté,  ni  capacité  de  faire  quelque 
chose  (2).  Elle  ne  reçoit  sa  capacité  juridique  que  dans 
l'état,  seulement  par  l'état,  seulement  par  le  fait  que 
l'état  lui  accorde  son  être,  sa  puissance  et  son  droit,  et 
seulement  en  ce  que  l'état  le  lui  accorde  (3).  Là  où  l'é- 
tal ne  donne  rien  de  son  existence,  ni  de  la  plénitude 
de  sa  puissance,  aucune  communauté  n'arrive  à  possé- 
der l'existence  juridique,  et  bien  moins  encore  l'unité 
et  la  capacité  juridiques.  On  aura  seulement  une  foule 
d'individus  et  non  un  ensemble  uniforme. 

Au  contraire,  dès  que  l'état  a  reconnu  une  agrégation 

de  membres,  celle-ci  a  la  valeur  d'une  unité.  Pour  lui, 

les  membres  individuels  n'existent  plus.    C'est   ainsi 

qu'au  moment  même  où  ils  s'unissent  pour  former  une 

communauté,  et  aussi  longtemps  qu'ils  agissent  de  con-[ 

cert  avec  elle,  les  individus  perdent  en  elle  leurs  droits 

et  même  leur  existence.  Au  point  de  vue  du  droit  privé. 

ils  ne  font  pas  attention  les  uns  aux  autres,  et  au  point 

de  vue  de  l'association  dans  laquelle  ils  se  trouvent,  ce 

ne  sont  pas  des  membres,  mais  des  étrangers  (4)  sans 

participation  à  ses  droits  et  à  ses  obligations  (5).  Bref 

il  n'y  a  plus  que  la  communauté  qui  soit  reconnue 

mais  comme  unité  de  droit  d'état  sans  mélange  (6)  d. 

droit  privé.  C'est  tout  naturel.  Si  les  individus  ne  son 

rien  en  face  delà  totalité,  iln'y  a  que  la  toute-puissanc 

de  l'état  qui  puisse  procurer  la  capacité  juridique  à  leii 

(1)  Sintenis,  Civilrecht  (3),  I,  101.  Gœschen  Varies  ûber  d 
Civilrecht,  l,  200.  Beseler,  System  des  deutschen  Pnvatrechtes,  1,  ^■ 
sq    —  Kierulff,  Théorie  des  gemeinen  Civilrechtes,  I,  129  sq. 

(2)  Gœschen,  §  64, 1  (I,  206).  Baron,  Pandekten  (7),  62. 

3    Hœpfner    Cornmentar  zù    den  Heinecc.  Institutionen  (2),  ^( 

Gœschen,  I,  201,  204.  Cf.  Dig.,  3,  4,  11  ^^' V^.' J'  ^' J  j,.,,,^    j 
(4)  Sohm,  Institutionen  (4),  103.  Puchta  in  Weiske,  Rechtslex,  i 

lS,L3iSson,Rechtsphilosophie,Ul.  .,,,,.,,      ,; 

(b)  Scheuvi,  Institutionen  (8),  81.  Schmidt,  Ins^^w  .,  44^ 
(6)  Sintenis,  I,  107.  Thœl,  Volksrecht,  38.  Baron  (;),  60.  Zachai 

—  Puchelt,  Franz.  Civilrecht  (6),  I,  164. 


LA    SOCIÉTÉ    CIVILE    ET  l'ÉTAT  103 

association.  Mais  elle  ne  fait  pas  ceci  de  manière  que 
ceux-ci  puissent  continuer  à  vivre.  Elle  les  tient  tou- 
jours plus  ou  moins  en  tutelle  (1  ),  comme  des  mineurs 
I  ou  des  fous  (2).  En  un  mot,  au  moment  où  quelques 
[individus  s'associent  pour  une  fin  quelconque,  et  pré- 
I  tendent  que  leur  activité  commune  sera  appréciée  publi- 
quement, et  aura  chance  de  succès,  ils  ont,  dans  cette 
vue,  renoncé  à  leurs  droits  privés,  et  l'affaire  tout  entière 
a  passé  dans  le  domaine  du  droit  d'état  (3). 

Il  est  donc  juste  que,  d'après  cette  conception  du 
droit,  il  ne  puisse  rien  exister  entre  Tindividu  isolé  et 
l'état;  et  son  introduction  devait  renverser  inévitable- 
ment toutes  les  forces  sociales  du  moyen  âge.  On  com- 
prend aussi  qu'en  partant  de  ce  point  de  vue,  il  soit  si 
difficile  à  l'Eglise  d'acquérir  une  situation  sûre  avec  ce 
système.  L'Eglise  et  la  société  ont  naturellement  le 
même  sort.  Si  une  société  plus  étroite,  subordonnée,  ne 
peut  pas  exister  d'une  manière  indépendante  à  côté  de 
|rétat,  à  plus  forte  raison  une  société  comme  l'Eglise. 
Mais  il  est  clair  aussi  que  ces  principes  ne  peuvent  pas 
jdurer  longtemps,  si  la  liberté  personnelle  des  individus, 
jet  tout  mouvement  libre  en  dehors  des  murs  de  la  mai- 
'son,  sont  condamnés  à  disparaître.  Quoi  qu'on  fasse, 
chacun  a  le  droit  de  s'associer  avec  d'autres  pour  sau- 
'vegarder  ses  intérêts.  Le  besoin  d'en  faire  usage  devient 
d'autant  plus  grand  que  l'absolutisme  d'état  d'un  côté 
jet  le  manque  de  solidarité  de  l'autre,  le  démembrement 
pe  la  société  en  atomes  et  la  concurrence  sans  limites, 
l'impuissance  de  toutes  les  parties  individuelles  contre 
a  prépondérance  de  l'ensemble,  se  font  sentir  pour  tous, 
^ais  à  quoi  cela  leur  sert-il  de  s'unir,  si  l'union  ne  leur 
^ffre  pas  plus  de  droits  que  ceux  qu'ils  possèdent  sans 
iela?  Il  va  de  soi  que,  par  l'association,  des  hommes 

il)  Gœschen,  §  64,  IV  (I,  210  sq.).  Baron  (7),  63. 
U)  Gierke  in  HoltzendorfTs,  Rechtslex.  (1),  I,  237.  inûWips, Deutsches 
]^^irecht  (3),  î,  360  sq.  Beseler,  Privatrecht,  I,  363. 
■V  Smtenis, /oc.  cit.,  I,  106. 


9.  —  La 
formation  de 
l'organisation 
sociale  civile 
est  la  cause  de 
la  liberté  juri- 
dique et  de 
l'ordre  naturel 
des  choses. 


104  LA.    SOCIÉTÉ    CIVILE 

cherchent  à  former  une  contre-puissance  indépendante, 
sans  avoir  besoin  de  céder  leurs  propres  droits  à  celte 
communauté,  puis  par  elle  à  l'étal,  et  de  disparaître 
ainsi  derrière  l'un  et  l'autre. 

Ni  les  personnes  morales  dépendantes  de  l'état  (uni- 
versités, collèges,  ni  lesassociations  libres,  sans  unité 
et  sans  valeur  juridique  (sociétés,  corporations)  ne  suf- 
fisent à  ce  besoin.  11  faut  aux  hommes  un  soutien  plus 
solide  contre  l'état.  Or  ce  soulien  ne  se  trouve  dans 
aucune  des  deux  espèces  d'associations  que  nous  ve- 
nons de  voir  à  l'instant  (1).  Autre  était  l'ancien  sys- 
tème social.  11  offrait  une  troisième  classe  d'associa- 
tions (2),  qui  avaient  les  avantages  des  deux  commu- 
nautés possibles  d'après  le  droit  romain,  sans  en  avoii 
les  côtés  défectueux,  c'étaient  les  associations  de  droi 
allemandes  (3).  La    conception  juste  du   droit  priv 
comme  du  droit  public,  l'idée  vraie  de  la  Ifiche  et  del 
puissance  de  l'état,  des  attributions  des  individus, 
conduisent  presque  d'elles-mêmes,  comme  le  prou\ 
l'instinct  général,  on  pourrait  presque  dire  l'instin. 
juridique  des  peuples  et  des  temps  chrétiens.  L'étal  nj 
qu'à  renoncer  à  la  souveraineté  absolue  du  droit  paît 
qui  fait  de  lui  un  Dieu  sur  terre,  de  telle  sorte  qu'il  m 
ne  rien  pouvoir  tolérer  en  dehors  ni  à  côté  de  lai.  Ma 
l'individu  lui  aussi  doit  se  résigner,   et  ren^icer  a 
prétention  que  la  vieille  conception  païenne  des  droi 
propres  illimités,  et  la  conception  païenne  moderne  ■ 
l'autonomie  humaine,  renferment  en  elles.  Alors  le 
seignement  social  d'autrefois  deviendra  de  nouve 

(I)  et.  Thœl.   Volksrecht,  Jurislenrecht,  26.  Beseler,  System 

m  Heusier  {InsiituUonen  des    deutschen  PrwatrecMes   i    ^5-> 
explcTue  rassociation  allemande,  comme  personne  jund.^ue  da 
sen    du  droit  romain,  Sohm  [Die  deutsche  ff^o'^lX^f'^^/, 
^U  le   sentiment  de  ScluœieriDeuiscke  «i^^'''^^.^'^^^^'^^^,*^// ^ 
considère  comme  société  de  biens  Item  Gengler  [Deulsches  i- 
mft((4),90,  sq.Gerber.  Prim(recM  (16)  78  sq. 

(3)  Mittermaier,  DeufscAes   PrivalrecM  (,),l,  343.  Beseler,  w 
I,  337  sq.  Id.  Erbvertraege,  1,  80  sq. 


LA    SOCIÉTÉ    CIVILE    ET    l'ÉTAT  105 

facilement  compréhensible  et  acceptable.  L'homme  est 
limité  dans  sa  puissance  eL  dans  son  droit.  Il  est  astreint 
par  sa  nature  à  la  dépendance  et  à  l'action  d'ensemble 
avec  la  totalité.  Les  païens  eux-mêmes  admettaient  cela, 
puisqu'ils  appelaient  bestial  ou  démoniaque  ce  trait  de 
dur  exclusivisme  que  le  philosophe  moderne  a  de  nou- 
veau développé  dans  sa  doctrine  de  la  souveraineté  et  de 
la  suffisance  personnelle  (1). 

C'est  bien  vrai^  il  est  en  effet  démoniaque  dans  son 
orgueil,  et  bestial  dans  ses  conséquences.  L'homme  ne 
s'appuie  pas  impunément  sur  lui-même.  Il  a  vite  fait  de 
tomber  très  bas  au-dessous  du  niveau  qui  lui  convient. 
Ce  n'est  qu'en  communiquant  aux  autres  ce  qui  lui  ap- 
partient et  en  recevant  ce  qu'ils  possèdent  ;  ce  n  est  qu'en 
exerçant  son  activité  pour  les  autres,  et  en  recevant  du 
secours  de  leur  part,  qu'il  s'élève  au  point  de  vue  intel- 
lectuel aussi  bien  qu'au  point  de  vue  moral,   et  qu'il 
monte  en  culture  terrestre.  Rien  n'est  plus  pernicieux, 
plus    contre  nature,   que  de  considérer  constamment 
rhomme  et  l'humanité  comme  deux   contrastes  dont 
l'un  doit  toujours  vivre  aux  dépens  de  l'autre.  Ils  doi- 
vent vivre  ensemble  l'un  par  l'autre  et  l'un  pour  Tautre. 
Parla  même  que  l'individu  agit  pour  la  totaHté,  et 
lui  donne  quelque  chose,  il  ne  perd  rien.  Au  contraire, 
il  y  gagne  beaucoup  de  choses  que  seul  il  n'obtiendrait 
pas.  Mais  s'il  s  adjoint  à  une  communauté  plus  ou  moins 
grande,  il  ne  renonce  à  aucun  de  ses  droits,  et  il  n'a  be- 
soin de  renoncer  à  aucun.  Il  exerce  tous  ses  droits  pro- 
pres comme  auparavant  ;  mais  par  l'intermédiaire  de  la 
communauté,  il  pratique  aussi  beaucoup  de  choses  qu'il 
ne  pourrait  pas  faire  s'il  était  abandonné  à  ses  propres 
forces.  C'est  ainsi  que  prennent   tout  naturellement 
naissance  des  associations,  qui,  non  seulement  ne  sont 
pas  en  contradiction  avec  la  vie  et  l'activité  ordinaires 
de  l'individu,  mais  sortent  nécessairement  de  lui,  le  fa- 

(1)  Aristot.,  Polit.,  1,1(2)^  13,9  (V.  Thomas,  2,  2,q.  188,  a. 8,  ad  5). 


106  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

vorisent  et  le  complètent.  Sans  qu'ils  renoncent  à  quel- 
que partie  de  leur  droit,  les  individus  obtiennent,  par 
leur  association  organique  avec  la  société,  de  nouveaux 
droits  communs  et  une  protection  plus  forte  à  l'exté- 
rieur. Les  membres  individuels  ne  s'associent  certes 
pas  pour  sacrifier  quelque  chose  de  leur  liberté  indivi- 
duelle ;  mais  ils  ont  plutôt  l'intention  de  sauvegarder 
celle-ci,  et  de  gagner  encore  davantage.  Ils  conservent 
donc  leurs  droits  personnels  pour  eux,  et  acquièrent  des 
droits  plus  élevés  par  la  participation  à  l'ensemble.  Ils 
apportent  leur  concours  personnel  à  l'action  de  la  so- 
ciété par  le  choix  de  représentants,  par  des  décisions 
prises  d'une  manière  indépendante,  par  la  libre  dispo- 
sition de  la  direction  et  des  fins  de  l'ensemble,  et  sont 
pourtant  soumis  à  l'organisation  à  laquelle  ils  ont  eux- 
mêmes  coopéré.  Unis  ensemble,  ils  continuent  donc 
d'exister  comme  pluralité  de  personnes  indépendantes, 
capables  de  droit,  de  même  qu'elles  sont  capables  de 
droit  en  tant  qu'elles  forment  une  unité  fermée,  sem- 
blable à  une  personne  physique  (  1  ) .  Le  droit  de  l'unité  et 
le  droit  de  la  pluralité  ne  sont  pas  en  contradiction  l'un 
avec  l'autre,  mais  tous  deux  dépendent  essentiellement 
l'un  de  l'autre,  et  sont  unis  organiquement  parla  so- 
ciété (2).  Ici,  il  ne  s'agit  plus  de  fiction  juridique,  mais 
d'union  vraiment  naturelle  de  forces  qu'on  ne  peut  faire 
disparaître  que  par  la  violence,  en  anéantissant  un  des 
premiers  principes  de  la  morale,  le  principe  que  nous 
avons  rencontré  jusqu'à  présent  dans  chaque  question, 
à  savoir  qu'au-dessus  de  la  vie  individuelle,  ^^  Y  ^  ^^^ 
vie  commune,  que  l'homme  et  l'humanité  ont  un  même 
sort,  une  même  loi,  une  même  fin. 

La  formation  de  telles  associations  est  si  naturelle, 
si  nécessaire  qu'elle  précède  partout  la  formation  de 
l'état,  et  se  développe  indépendamment  de  lui,  en  dépit 

(i)  Mittermaier,  Deufsches  Privatrecht  (7),  I,  347  ;  Cf.  589.  Gierke., 
loc.  cit.^  I,  239.  Schœnberg,  Handb.  der  polit.  Oekonomie  (3),  II, 
478. 

(2)  Gierke,  loc.  citât. j  I,  494  sq. 


LA    SOCIÉTÉ    CIVILE    ET    l'ÈTAT  107 

de  toutes  ses  lois  (1  ).  Les  besoins  de  la  vie,  dans  le  sens 
le  plus  large,  par  conséquent  la  vie  industrielle,  com- 
merciale et  civile,  y  conduisent  par  la  force  des  choses. 
Si  l'état  ne  veut  pas  se  mettre  en  contradiction  par  prin- 
cipe^ avec  le  droit  le  plus  naturel  de  la  personnalité 
libre,  et  s'il  ne  veut  pas  forcer  la  société  à  engager  avec 
lui  une  lutte  qui  deviendrait  une  lutte  désespérée  pour 
l'existence,  il  ne  peut  faire  autrement  que  de  donner  à 
nouveau  une  place  à  l'antique  liberté  d'association,  li- 
berté fondée  aussi  bien  sur  l'histoire  que  sur  le  droit. 
Quand  Sohm  a  dit  qu'il  fallait  introduire  l'association 
allemande  dans  les  sciences  et  dans  le  droit,  les  déli- 
bérations sur  le  projet  d'un  code  civil  allemand  ont 
offert  le  consolant  spectacle  d'être  de  cet  avis,  et  la 
science  du  droit  elle-même  réclame  énergiquement 
qu'on  l'introduise  dans  la  vie  publique  (2).  Cette  ré- 
alisation doit  avoir  lieu,  si  la  société  veut  se  déve- 
lopper d'une  façon  saine,  et  se  préserver  de  violentes 
tempêtes.  Afin  que  les  hommes  aient  de  quoi  vivre, 
et  qu'ils  puissent  vivre  d'une  manière  plus  digne  d'eux, 
plus  civilisée  et  plus  morale,  la  nature  les  a  déjà  as- 
treints à  former  des  associations  mutuelles.  Ils  doivent 
donc  former  des  sociétés  particulières  relativement  à 
tous  les  efforts  humains  qui  concernent  l'acquisition  et 
la  distribution  des  biens  terrestres,  la  culture  de  l'esprit 
et  la  pratique  de  la  morale.  A  cela  appartient  aussi  la 
garantie  de  toutes  les  dispositions  qui  ont  été  prises 
pour  atteindre  ces  fins.  Et  ainsi  nous  obtenons  cinq  ob- 
jets principaux,  dont  la  poursuite  est  l'affaire  de  ces 
associations  :  l'acquisition,  les  relations,  la  culture  in- 
tellectuelle et  morale,  et  la  sécurité  de  ces  biens  ou  l'ac- 
tivité de  la  police. 
Mais  il  est  en  même  temps  dans  la  nature  des  choses, 

P'-    (1)  Mittermaier,  loc.  cit.,  I,  350.  Gierke,  loc.  cit.,  1,237.  Sintenis, 
Civilrecht  (3),  I,  107. 

(2)  Zusammenstellung  der  gutachtlichen  Aeusserungen  zu  dem  Enliiyurf 
eines  burgerlichen  Gesetzbuches.  Gefertigt  im  Heichs  =z  Justizamt,  Ber- 
lin, 1890,  I,  65  sq. 


108  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

que  les  associations  privées  ne  peuvent  pas  vivre  toutes 
pour  elles-mêmes  comme  des  îles  isolées  ;  elles  doivent 
former  entre  elles  des  associations  plus  étroites.  C'est 
ce  qui  s'est  toujours  produit  au  point  de  vue  historique, 
comme  au  point  de  vue  naturel,  par  leur  union,  ou 
mieux  dit,  parleur  agrégation  à  la  commune.  Que  celle- 
ci  ait  reçu  plus  tard  une  importance  politique,  cela  ne 
change  rien  à  cet  état  de  choses.  On  peut  très  bien,  et 
on  doit  distinguer  entre  la  commune  comme  institution 
politique^  et  la  commune  comme  institution  sociale. 
Par  là  même  qu'elle  est  institution  politique,  soumise 
immédiatement  et  entièrement  à  l'état,  elle  ne  devient 
pas  chose  de  l'état  en  tant  qu'institution  sociale,  pas 
plus  que  l'homme  n'engage  par  écrit  sa  conscience,  sa 
religion,  sa  pensée  à  l'état,  quand  il  devient  son  ci- 
toyen, pas  plus  que  le  mariage  ne  devient  une  affaire  de 
l'état  pour  la  raison  qu'il  remplit  une  fin  sociale.  L'en- 
semble de  toutes  ces  associations  individuelles  grandes 
et  petites  forme  la  soi-disant  société  civile.  Par  le  mot 
de  société,  nous  comprenons  donc  l'idée  d'institutions, 
d'associations  et  d'activités  créées  pour  favoriser  et  assu- 
rer la  culture  intellectuelle,  morale  et  matérielle,  les- 
quelles rempliront  d'autant  mieux  leur  fm  que  l'état 
leur  laissera  plus  d'indépendance. 
10.  _  Dé-  Mais  est-ce  à  dire  pour  cela  que  l'état  n'ait  rien  à  faire 
réta?°eueia  avcc  la  société,  et  que  sa  forme  ne  le  regarde  pas?  Un 
droit  de' l'état  tel  cxclusivismc  Serait  l'anéautissement  des  deux  prin- 

en   face  de  la       .  i  >  •  i  i  •  '  i  ' 

société  civile  cipcs  sur  Icsqucls  rcposc  pour  nous  1  idée  de  société, 
les  dogmes  de  la  nature  organique  et  solidaire  de  l'hu- 
manité. Tout  le  monde  comprend  que  l'état  a  autant 
d'intérêt  à  la  prospérité  de  la  société  que  celle-ci  peut 
en  avoir  à  aider  l'état.  Chaque  disposition  essentielle  de 
l'état  a  son  contre-effet  sur  la  société  ;  chaque  change- 
ment dans  la  société  a  son  influence  sur  l'état.  Une  sé- 
paration absolue  est  aussi  peu  réalisable  entre  eux 
qu'entre  l'Flglise  et  l'état.  Elle  l'est  encore  moins,  carie 
droit  et  la  civilisation  dépendent  l'un  de  l'autre  encore 


.    LA    SOCIÉTÉ    CIVJLE    ET    L  ÉTAT  109 

plus  étroitement  que  la  religion  et  le  droit.  Qui  pourrait 
dire,  dans  chaque  cas  isolé,  où  finit  le  domaine  de  la 
civilisation,  dont  le  soin  concerne  la  société,  et  où  com- 
mence celui  de  Tordre  juridique  qui  forme  la  partie 
principale  de  la  tâche  de  l'état?  Donc,  une  fois  pour 
toutes,  l'exclusion  complète  de  l'état  dans  la  réglemen- 
tation de  la  situation  sociale  n'est  pas  plus  possible, 
que  celui-ci  n'a  le  droit  d'avancer  sur  le  domaine  politi- 
que, sans  avoir  constamment  égard  à  la  prospérité  so- 
ciale (1).  Ce  fut  précisément  aussi  une  des  raisons  de 
l'apparition  de  cette  petite  bourgeoisie  qui,  depuis  l'é- 
poque de  la  Réforme,  fait  dépérir  si  pitoyablement  so- 
ciété etétat,  que  toute  aspiration  vers  un  idéal  commun, 
grand  et  noble,  que  tout  sentiment  pour  l'homogénéité 
des  communes  et  la  solidarité  de  toutes  les  classes  et 
de  toutes  les  sphères,  en  remontant  jusqu'à  Tunité  de 
Fétat,  furent  perdus  pour  elle,  détachée  qu'elle  était  de 
l'esprit  catholique  et  de  la  vie  publique  active. 

Mais  pour  remédier  à  ce  mal,  on  employa  le  moyen 
le  plus  pernicieux  qui  soit,  celui  de  nier  entièrement  la 
société,  et  de  mettre  l'état  à  sa  place.  Sous  ce  rapport, 
le  socialisme  d  état  que  l'absolutisme  d'état  a  engendré, 
ainsi  que  la  démocratie  sociale,  sont  absolument  pro- 
ches parents,  comme  nous  l'avons  déjà  fait  ressortir. 
Politique  d'état  sans  politique  sociale,  ou  pour  mieux 
dire,  politique  de  commune,  est  un  édifice  sans  base. 
Faire  une  politique  de  commune  qui  est  sinon  exclusive- 
ment, au  moins  en  premier  lieu  une  politique  d'état, 
signifie  commencer  la  construction  d'une  maison  par  le 
toit.  Telle  est  malheureusement  notre  sagesse  à  la  mode. 
On  peut  déjà  voir,  par  ce  qui  s'est  passé  en  Allemagne, 

(1)  Ici,  nous  ne  parlons  naturellement  pas  contre  ceux  qui,  dans 
la  pratique,  usent  de  la  plus  grande  retenue  possible  envers  le  so- 
cialisme d'état,  ou  plutôt  envers  ses  efforts,  pour  remettre  sur  ses 
pieds,  par  des  améliorations  très  douteuses  des  nécessités  sociales, 
le  système  bien  compromis  de  la  politique.  Mais  il  ne  faudrait  pas 
que  cela  se  changeât  en  négation  théorique.  D'ailleurs,  ce  n'est  pas 
leur  intention. 


110  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

combien  peu  d'égards,  combien  peu  d'intelligence, la  so- 
ciété peut  attendre  du  système  régnant.  Le  peuple  qui 
n'y  aime  la  patrie  qu'à  cause  de  sa  ville  natale,  et  qui 
n'aime  le  grand  tout  qu'à  cause  delà  patrie,  a  jugé  à 
propos  d'anéantir  l'indépendance  des  communes,  au- 
tant que  cela  a  été  en  son  pouvoir,  et  de  la  remplacer 
par  la  centralisation  générale.  C'est  ainsi  qu'on  a  enlevé 
aux  villes,  et  surtout  à  elles,  le  dernier  reste  d'un  sen- 
timent d'honneur  civil  et  de  conscience  sociale  ;  et  plus 
celles-ci  augmentent,  plus  elles  sont  livrées  aux  agisse- 
ments d'une  clique  qui,  sans  posséder  un  pouce  de  ter- 
rain chez  elles,  sans  zèle  pour  leurs  intérêts,  ne  poursuit 
que  des  fins  politiques.  Et  quelles  fins  politiques  !  H  est 
curieux  d'observer  quels  membres  de  la  commune  sont 
ceux  qui  mettent  tout  en  œuvre  pour  la  représenter. 
Des  banquiers  et  des  négociants  qui,  par  leurs  affaires, 
sont  plus  chez  eux  aux  Indes  et  en  Amérique  que  dans 
la  ville  où  ils  passent  l'hiver,  des  avocats,  des  méde- 
cins, des  journalistes,  et  cette  grande  classe  d'êtres  à 
l'existence  équivoque,  vivant  au  jourle  jour, que  Riehl  a 
si  bien  nommée  le  prolétariat  de  l'intelligence  et  des  char- 
ges officielles,  mécontents  d'eux-mêmes,  mécontents 
du  monde,  et  qui  semblent  faits  pour  semer  la  discorde, 
y  sont  représentés  en  nombre  considérable  (1).  C'est  à 
peine  si,  parmi  eux,  on  trouve  des  hommes  laborieux, 
des  hommes  dont  les  intérêts  professionnels  sont  liés 
indissolublement  avec  ceux  de  Pendroit.  Que  veulent 
faire  ces  singuliers  personnages  en  occupant  cette  place  ? 
A  peine  Font-ils  prise,  qu'ils  le  montrent  sans  pudeur. 
La  politique  est  leur  premier  et  leur  dernier  mot.  Si 
seulement  c'était  une  politique  nationale,  ce  serait  en- 
core tolérable  !  Mais  c'est  chez  eux  que  l'on  trouve,  la 
plupart  du  temps,  la  politique  anti-nationale.  Les  in- 
térêts de  la  communauté  sont  le  moindre  de  leurs  sou- 

(1)  Si  ces  jugements  semblent  trop  durs,  on  peut  lire,  sur  la  ma- 
tière, ceux  qu'a  portés  le  baron  de  Stein.  V.  Pertz,  Leben  des  Frei-' 
herrn  vom  Stein,  V,  464-603. 


f 


LA    SOCIÉTÉ    CIVILE    ET    l'ÉTàT  1  1  1 

cis,  et  là  où  ils  ne  peuvent  pas  s'en  servir  pour  leurs  fins 
ultérieures,  ils  ne  daignent  pas  seulement  les  regarder. 

De  telles  situations  ne  peuvent  pas  être  saines.  Il  faut 
qu'elles  s'améliorent  si  la  société  veut  se  renouveler. 
En  soi,  la  société  est  quelque  chose  d'indépendant  ;  elle 
a  d'autres  fins  que  l'état,  mais  elle  n'existe  pas  en  de- 
hors de  l'état.  L'état  repose  sur  elle  ;  elle  le  porte,  il  la 
protège.  Elle  est  l'ensemble  de  l'édifice,  et  il  en  est  le 
toit.  La  base  qui  porte  les  deux  est  formée  par  la  mo- 
rale et  la  religion.  C'est  ainsi  que  les  deux  sont  des 
domaines  indépendants,  et  néanmoins  ne  sont  pas  sé- 
parables.  Ils  sont  différents,  mais  non  séparés.  Il  doit 
exister  entre  eux,  pour  le  moins,  un  accommodement 
pacifique  et  des  égards  mutuels. 

Meilleure  et  plus  désirable  encore  est  l'union  ou  un 
accommodement  libre  ;  mais  qu'on  ne  parle  jamais  de 
séparation  ou  d'isolement  complet  :  l'harmonie  est  la 
moindre  des  choses  que  nous  devons  exiger.  Etat  et  so- 
ciété civile  sont,  d'après  leur  nature,  des  organisations 
différentes  ;  mais  ils  ne  peuvent  se  passer  l'un  de  l'autre 
dans  l'action.  Ils  sont  liés  l'un  à  l'autre.  De  la  même 
espèce  juridiquement  parlant  (i),  ils  sont  inégaux  par  le 
rang,  et  ne  se  rencontrent  que  dans  les  questions  géné- 
rales du  droit.  Comme  représentant  de  l'ordre  et  de  la 
sécurité  juridique,  l'état  a  aussi  le  droit  de  dire  son  mot 
en  ce  qui  les  concerne,  et  cela  tout  le  premier.  Les  prin- 
cipes de  droit  de  la  science  sociale  doivent  donc  être 
établis  par  l'action  d^ensemble  de  l'état  qui  est  le  repré- 
sentant des  classes  sociales  et  de  la  commune.  Mais 
s'immiscer  par  des  institutions  et  des  prescriptions  dans 
des  bagatelles  de  détail,  et  dans  la  casuistique  de  la  vie 
civile,  voilà  qui  est  indigne  de  lui.  Il  est  au-dessus  de 
toutes  ces  questions  du  mécanisme  quotidien  du  monde, 
comme  le  plus  haut  représentant  du  droit,  comme  le 
tribunal  de  dernière  instance  pour  les  parties  en  discus- 

(1)  Ciierke  in  Holtzendorffs  Rechtsleœikon  (1),  I,  237.  Cf.  Philips, 
Deutsches  Privatrecht  (3),  I,  356. 


112  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

sion.  Et  c'est  pourquoi  il  ne  peut  s'immiscer  comme 
agent  de  police  parmi  les  voituriers  et  les  marchands, 
ou  prendre  parti  pour  des  femmes  de  la  halle,  des  cui- 
sinières et  des  apprentis.  Tous  doivent  pouvoir  lui  por- 
ter avec  confiance  leurs  griefs  et  leurs  plaintes  s'ils 
n'ont  trouvé  justice  nulle  part,  ils  doivent  être  convain- 
cus qu'il  tient  avec  impartialité  et  fermeté  le  sceptre  du 
droit,  dans  des  choses  où  les  intérêts  mesquins  le  gâtent 
si  souvent. 

C'est  là  aussi  un  travail  social  de  la  part  de  l'état,  et 
à  la  vérité  un  travail  plus  noble  et  meilleur  que  d'aller 
lever  le  couvercle  de  toutes  les  marmites,  et  d'enregis- 
trer chaque  poule  qu'on  porte  en  ville.  L'œil  du  maître 
fait  que  le  bœuf  devient  gras  ;  l'œil  du  maître  fait  plus 
que  ses  deux  mains  (1).  Notre  époque  de  mesquinerie 
politique,  qui,  comme  Philippe  II  et  Joseph  II,  semble 
n'avoir  que  des  yeux  dans  les  mains  et  tout  son  esprit 
dans  les  doigts,  devrait  peindre  ces  proverbes  si  raison- 
nables d'une  ancienne  époque  de  prudence,  dans  tous 
les  bureaux  officiels,  et  les  faire  graver  sur  des  colonnes 
de  fer,  devant  les  entrées  des  ministères.  On  travaille 
aussi  avec  l'esprit,  et  même  plus  qu'avec  les  doigts.  Est- 
ce  que  nos  hommes  d'état  ne  comprendraient  plus  cela  ? 

Fortifier  le  droit,  faire  disparaître  l'injustice,  augmen- 
ter la  sécurité,  regarder  toute  limite  comme  sacrée, 
n'appauvrir  personne,  pas  même  le  plus  pauvre,  pour 
avoir  une  ombre  de  sa  propriété,  ou  le  priver  de  ses 
droits  déjà  si  petits,  prêter  un  concours  fidèle  là  où  une 
autorité  qui  tient  sa  mission  de  Dieu,  que  ce  soit  un  père^ 
un  éducateur,  un  supérieur,  un  prêtre,  cherche  à  gra- 
ver ]e  droit,  la  discipline  et  la  morale,  non  sur  des 
tables  de  pierre,  mais  dans  des  cœurs  vivants,  voilà  la 
question  sociale  de  l'état,  tâche  glorieuse,  il  est  vrai,, 
tâche  digne  de  Dieu  lui-même. 

(1)  Sailer,  M^eisheit  auf  der  Gasse  (G.  W.  1819,  XX,  I,  123).  Kœrte, 
Sprichw.  der  Deutschen  (2),  3472.  Diiringsfeld,  Sprichw.  der  german.. 
und  roman.  Sprachen,  I,  372,  N»^  712.  Binder,  ISov.  thesaur.  adag.,  3205. 
Déjà  dans  Aristote  {Oecon.,  1,  6,  3). 


VINGT-DEUXIÈME  CONFÉRENCE 


l'économie  du  capital. 


1.  Lutte  du  socialisme  contre  le  capital.  —  2.  Le  capital  est  toute 
possession  qui,  unie  au  travail,  donne  naissance  à  une  activité 
productive.  —  3.  Le  travail  et  le  capital  dans  leurs  rapports  éco- 
nomiques au  point  de  vue  de  la  production,  et  dans  leurs  reven- 
dications juridiques  au  point  de  vue  du  résultat. —  4.  Ni  le  travail 
seul,  ni  le  capital  seul,  n'est  la  cause  de  la  production  de  la  va- 
leur, mais  les  deux  ensembles.  —  5.  Le  mode  de  production 
capitalistique  est  une  loi  économique  naturelle.  —  6.  La  nature 
de  la  production  capitalistique  est  toujours  la  même.  —  7.  La  doc- 
trine de  l'Eglise  sur  le  mode  de  production  capitalistique.  — 
8.  Raisons  des  différentes  manières  d'agir  de  l'Eglise  en  cette 
matière. 


Nous  sommes  les  derniers  à  méconnaître  les  dangers     i._  uite 
du  socialisme.  Malgré  cela,  nous  nous  sentons  comme  contœTe'^^! 


tranquillisés  en  voyant  les  socialistes  donner  eux-mêmes 
tant  de  preuves  qu'ils  sont  les  vrais  fils  du  XIX®  siècle, 
c  est-à-dire  les  esclaves  de  la  phrase.  Ils  sont  là  tous  à 
regarder  dans  un  avenir  incertain,  à  parler,  à  blâmer, 
à  murmurer.  Serait-ce  le  moyen  nouvellement  inventé 
pour  faire  descendre  le  paradis  sur  la  terre  ?  Ou  bien, 
y  a-t-il  donc  un  obstacle  qui  les  empêche  de  mettre  la 
main  à  l'œuvre  pour  le  réaliser  ?  Toutes  les  grandes 
choses,  toutes  celles  qui  sont  destinées  à  la  solidité  et  à 
la  pérennité,  sont  petites  à  leurs  débuts,  et  croissent 
lentement.  Les  socialistes  peuvent  donc  posera  chaque 
heure  la  pierre  fondamentale  de  l'état  futur.  Si  les  états 
modernes  comprenaient  leurs  avantages,  ils  leur  assi- 
gneraient un  territoire  spécial,  et  -leur  feraient  des 
avances  considérables  pour  les  aider  dans  leur  expéri- 
menlation.  Ils  pourraient  ainsi  montrer  au  monde  leur 
supériorité  et  le  bonheur  qui  l'attendrait,  s'il  adoptait 
leur  organisation  sociale.  11  n'y  a  pas  dé  doute  que  les 

8 


pital. 


jj4  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

conversions  se^feraient  en  masse,  et  que  l'exécution  de 
leurs  plans  aurait  \'ite  fait  de  donner,  sans  bouleverse- 
ment violent,  les  résultats  qu'ils  promettent  constam- 
ment, et  qu'ils  souhaitent  de  toutleur  cœur.  Or, c'est  pré- 
cisément là  contre,  que  Liebknecht  et  les  chefs  du  parti 
les  plus  prudents  mettent  en  garde  leurs  adhérents,  avec 
la  même  sollicitude  que  la  poule  veut  empêcher  d'aller 
a  l'eau  les  petits  canards  qu'elle  a  couvés.  On  comprend 
pourquoi  ils  détournent  de  ces  essais.  Pour  nous,  qui 
suivons  leur  littérature  par  devoir,  ceci  à  des  consé- 
quences désagréables  ;  car  tant  que  le  socialisme  s'oc- 
cupera exclusivement  de  l'encre  et  de  la  parole,  il  jettera 
autour  de  lui  des  fleurs  de  rhétorique  comme  le  laquais 
parmi  ses  connaissances   nobles,   probablement  pour 
donner  la  preuve  qu'il  est  à  la  hauteur  de  la  formation 
de  l'époque,  et  que  quiconque  prend  une  carte  d'entrée 
chez  lui,  est  autorisé  à  porterie  titre  de  docteur  dans 
toutes  les  sciences,  même  dans   celles  qui  ne  sont  pas 
encore  découvertes. 

Le  sociahsme  joue  avec  la  science,  comme  dans  le 
Talmud,  Dieu  s'amuse  avec  Léviathan,  après  son  repas. 
Il  résume  en  ces  mots  toute  l'histoire  du  monde  :  Lutte 
deMoloch  (état actuel)  et  de  Mammon  (capital)  contre 
le  travail.  Il  traite  en  un  mot  l'économie  politique  ;  c'est, 
dit-il,  l'exploitation  du  travail  par  le  capital.  Un  seul 
mot  aussi  compose  sa  philosophie  et  sa  morale  :  L'homme 
sera  Dieu  au  moment  où  le  mode  de  production  capita- 
listique  sera  supprimé.  Un  seul  mot  résout  toutes  les 
énigmes  des  sciences  naturelles  :  L'antique  âge  d'or  sera 
réalisé  et  la  terre  deviendra  un  ciel,  dès  que  le  Darwi- 
nisme et  la  conception  matérialiste  marxiste  du  monde 
seront  adoptés  d'une  façon  générale.  Bref,  on  ne  petil 
exiger  plus  de  tours  de  prestidigitation  même  d'un  so 

phiste. 

Ici  cependant  les  paroles  répondent  à  l'état  des  choses; 
Le  socialisme  peut  écrire  toute  sa  sagesse  sur  un  ongle 
car  il  ne  rêve  rien  autre  chose  que  la  lutte  contre  l'orga 


l'économie  du  capital  IJD 

nisation  actuelle  de  l'état,  contre  l'ordre  social  et  contre 
le  capital.  C'est  là  le  programme  dont  il  se  prévaut,  dont 
il  se  fait  un  titre  de  gloire.  En  face  des  autres  partis, 
écrit  l'organe  de  M.  de  Yollmar,  la  démocratie  sociale 
ressemble  à  quelqu'un  qui  est  au  sommet  d'une  mon- 
tagne, par  rapport  à  un  autre  qui  se  trouve  au  bas,  dans 
une  étroite  vallée.  Du  point  culminant  de  son  savoir 
philosophico-historique  et  économico-social,  elle  seule 
voit  au  delà  de  la  sphère  limitée  de  la  vie  économique 
actuelle,  et  agit  sans  cesse  pour  faire  sortir  la  société  de 
cette  lamentable  vallée  capitalistique,  etla  faire  parvenir 
au  plateau  libre  de  l'état  socialiste  (1).  Sous  ce  prétexte, 
elle  a  engagé  la  lutte  contre  le  capital,  et,  dans  cette  in- 
tention, elle  ne  se  lasse  pas  de  tonner  contre  lui  ;  elle 
cherche  à  rendre  ce  mot  si  odieux,  que  personne  ne 
puisse  plus  l'entendre  sans  dégoût. 

Or,  autant  qu'il  est  permis  de  prendre  cette  lutte  au  2.-Leca- 
sérieux,  et  qu'elle  ne  sert  pas  simplement  de  prétexte  pisLïioiquu 
au  bouleversement  des  choses,  elle  a  pour  point  de  dé-  vaii,    donne 

1  naissance      à 

part  une  double  hypothèse  fausse,  une  erreur  sur  la  na    "«e   acuvué 

^  .  .  productive. 

ture  du  capital,  et  une  conception  erronée  du  rapport  de 
travail  et  de  capital  dans  le  processus  de  la  production. 
Dans  la  chaleur  de  la  lutte  contre  des  institutions  qui 
se  sont  fait  détester,  par  les  abus  auxquels  elles  ont 
donné  lieu,  le  simple  mot  qui  les  rappelle  suffit  pour 
faire  perdre  le  calme  dans  la  discussion.  Telle  fut/Sur  • 
les  Juifs,  depiris  Caligula,  le  mot  de  domination  romai- 
ne^ sur  les  Français  depuis  Rousseau,  le  mot  de  tyran- 
nie. Quand  on  en  est  là,  il  suffit  la  plupart  du  temps 
d'entendre  le  mot,  pour  condamner  la  chose  elle-même, 
sans  réflexion  aucune.  Même  le  petit  nombre  de  ceux 
qui  savent  toujours  conserver  leur  sang-froid,  et  qui 
sont  capables  de  réflexion,  n'a  pas  le  courage  de  cher- 
cher si  ceci  ne  contient  pas  une  vérité,  dans  quelle  me- 
sure cette  vérité  repose  sur  le  droit,  et  dans  quel  cas 

(1)  Mûnchener  Post,  28  janvier  1891. 


\{Q  LÀ    SOCIÉTÉ    CIVILE 

elle  commence  à  devenir  fausse  et  dangereuse,  tout  cela 
par  peur  du  règne  général  de  la  terreur.  Il  en  est  de 
même  aujourd'hui  du  mot  capital.  Sans  doute  celui-ci 
a  mérité  pleinement  la  défiance  qui  accompagne  main- 
tenant partout  son  nom.  Mais  quelle  que  soit  l'injustice 
dont  il  se  soit  rendu  coupable,  ce  n'est  pas  un  motif 
pournous  de  refuser  de  lui  rendre  justice.  Ce  qui  prouve 
le  mieux  l'acharnement  dont  il  est  l'objet,  c'est  que,  sous 
l'influence  de  la  crainte  superstitieuse  que  leur  inspire 
Marx,  des  auteurs  qui  ne  veulent  pas  passer  pour  socia- 
listes'prétendent  que  le  Capitalisme  est  une  invention 
des  temps  modernes.    Or,  quand   même  on   n'a  pas 
d'yeux  pourvoir,  on  devrait  pourtant  hésiter  avant  de 
s'en  rapporter  à  un  homme,  dont  le  manque  de  clarté 
n'a  pas  peu  contribué,  à  ce  que  les  étrangers  nous  trai- 
tent, nous  allemands,  comme  des  jeunes  gens  nébuleux; 
à  un  homme  qui,  dans  la  critique,  sa  seule  force,  ne 
trouve  aucune  expression  trop  obscure  ;  à  un  homme 
qui,  à  l'occasion,  éloignait  de  lui  avec  mépris  ceux  qui 
l'avaient  suivi  dans  une  foi  aveugle. 

D'ailleurs  Marx  ne  dit  pas  du  tout  ce  dont  on  l'ac- 
cuse. Il  se  contente  d'accuser  de  bêtise,  —  comme  il 
s'exprime  lui-même  dans  sa  gentillesse  juive,  —  Momm- 
sen  et  d'autres  savants,  parce  que  d'un  côté  ils  préten- 
dent que,  dans  l'antiquité,  le  capital  a  pris  une  exten- 
sion considérable,  tandis  que  d'un  autre,  ils  contestent 
l'existence  du  travail  libre  et  du  crédit  pendant  cette  pé- 
riode (1).  Ceci  contient  une  espèce  de  contradiction. 
S'il  n'y  avait  pas  de  crédit,  l'économie  du  capital  ne  se 
développait  pas.  A  cette  époque,  le  manque  de  liberté 
n'était  pas,  comme  c'estle  cas  aujourd'hui,  un  obstacle 
pour  elle,  mais  il  était  plutôt  un  moyen  de  la  pousser  à 
l'exagération  la  plus  excessive.  Sans  crédit,  il  n'y  a  point 
d'économie  de  capital  possible.  Elle  peut  exister  san& 
argent  ;  mais  non  sans  crédit. 

(1)  Marx,  Das  KapitaL  (4),  I,  130. 


l'économie  du  capital  117 

L'opinion  reçue  que  l'économie  politique  s'est  déve- 
loppée dans  quatre  périodes  différentes  se  succédant 
les  unes  aux  autres,  et  que  l'on  désigne  sous  les  noms 
d'économie  de  produits,  d'économie  d'argent,  d'écono- 
mie de  capital  et  d'économie  de  crédit,  et  que  cette  der- 
nière est  la  plus  jeune  de  toutes,  est  absolument  con- 
traire à  l'histoire.  C'est  précisément  l'économie  de 
crédit  qui  est  la  plus  ancienne,  parce  qu'elle  est  la 
forme  la  plus  naturelle  des  rapports  économiques.  Sans 
crédit,  aucune  relation  commerciale  n'est  possible,  sur- 
tout dans  l'économie  des  produits. 

Qu'on  se  représente  deux  hommes  de  différents  pays, 
-et  dont  l'un  dispose  d'une  charrue  et  a  besoin  d'une 
marmite,  tandis  que  l'autre  a  une  marmite  disponible, 
€t  a  besoin  d'une  charrue.  Ils  ne  marcheront  pas  avec 
leurs  objets  d'échange  sur  le  dos,  jusqu'à  ce  qu'ils  se 
rencontrent  par  hasard  dans  la  forêt  et  y  déchargent 
leurs  fardeaux.  L'économie  de  produits  suppose  donc  l'é- 
conomie de  crédit.  Ce  n'est  qu'avec  la  baisse  du  crédit 
que  l'économie  d'argent  a  été  nécessaire.  Mais  l'éco- 
nomie de  capital  ne  dépend  ni  de  l'une  ni  de  l'autre  de 
ces  formes  économiques.  Elle  dépend  seulement  du 
crédit,  parce  que  sans  celui-ci  aucune  relation  économi- 
que n'est  imaginable.  A  part  cela,  elle  peut  résulter  et 
se  développer  de  toute  espèce  d'économie,  plus  diffici- 
lement de  l'économie  d'argent,  plus  facilement  de  l'éco- 
nomie de  crédit,  et  même  de  la  simple  économie  de 
produits. 

L'idée  que  l'argent  seul,  réel  ou  imaginaire  puisse 
être  capital,  n'est  vraiment  pas  digne  d'être  réfutée.  Si 
les  immeubles  ne  sont  pas  du  capital,  qu'est-ce  qui  en 
sera  encore? 

Au  point  de  vue  juridique  et  moral,  il  n'existe  évi- 
demment pas  de  différence  entre  capital  meuble  et  ca- 
pital immeuble.  Economiquement  parlant,  on  ne  peut 
y  trouver  non  plus  une  différence  essentielle.  La  pro- 
priété foncière  en  union  avec  le  travail  est  la  forme  pri- 


118  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

mitive  de  tout  capital.  Toutes  les  formes  de  capital 
meuble  se  ramènent  à  celle-ci  et  doivent  pouvoir  s'y 
laisser  ramener,  ou  sans  quoi  elles  ne  sont  qu'une  appa- 
rence de  capital.  Donc,  au  point  de  vue  économique, 
on  peut  toujours  distinguer  entre  capital  et  capitaux^ 
en  comprenant  par  le  premier  mot,  le  capital  meuble 
aussi  bien  que  le  capital  immeuble,  bref,  toute  espèce 
de  capital  en  général,  et  par  le  second  les  différentes 
espèces  particulières  du  capital  meuble.  Mais  il  faut 
admettre  que  toute  possession,  sous  n'importe  quelle 
forme,  prend  le  caractère  de  capital,  dès  qu'elle  est  en 
rapport  avec  le  travail,  dans  le  but  d'être  rendue  pro- 
ductive. Au  point  de  vue  juridique  et  moral  de  ce  rap- 
port, il  n'y  a  point  de  différence,  c'est  pourquoi  nous 
n'emploierons  pas  ici  babituellement  le  terme  purement 
économique  de  capitaux,  et  nous  traiterons  seulement 
le  capital  sans  aucune  autre  distinction. 
3-.—  le       Nous  ne  pouvons  donc  pas  attacher  à  ce  point  toute 

travail    et    le      ^^  ^  ^  ^   ^      ^ 

capital   dans  Timportance  que  tant  d'autres  croient  devoir  lui  donner. 

leurs  rapports  t^  ^ 

af^o^de  ^^^s  d'autant  plus  importante  est  la  question  concer- 
'ducuonVet  uaut  le  rapport  de  capital  et  de  travail,  dans  \e  p?'Oces- 

dans  leurs  re-  j      i  i        i  • 

vendications     SUS  QO  la  produCtlOU  . 
juridiques  T    '      1       VU  '       T  '  •  •      ,      ,  •     - 

au  point  de       Ici,  le  libéralisme   économique,   arrive  a  son  point 

vuedurésul-  -t      -  t»i  •  ... 

tat.  culminant,  grâce  à  Ricardo,  a  émis  ce  principe  perni- 

cieux que  les  rentes  de  la  propriété,  et  le  salaire  du  tra- 
vail ont  toujours  des  intérêts  opposés.  Plus  l'intérêt  du 
capital  est  grand,  plus  le  produit  du  travail  doit  deve- 
nir petit  et  réciproquement.  C'est  transporter  dans  le 
domaine  économique  la  funeste  conception  kantiste  du 
droit.  D'après  cette  conception,  qui  est  celle  des  an- 
ciens, le  droit  est  considéré  comme  quelque  chose  de 
non  limité  en  soi,  quelque  chose  qui  peut  seulement 
être  restreint  et  amoindri  par  d'autres  droits  qui  lui  sont 
opposés.  Tous  les  droits  particuliers  seraient  par  consé- 
quent des  rivaux  et  des  ennemis,  et  nous  aurions  ainsi 
dans  le  domaine  du  droit  la  même  lutte  de  tous  contre 
tous,  comme  elle  existait  dans  l'état  de  nature  au  dire 


l'économie  du  capital  119 

de  Hobbes,  de  Rousseau  et  de  Darwin.  iMais  il  ne  pour- 
rait être  question  de  la  solidarité  de  tous  les  intérêts  et 
de  tous  les  droits. 

Quoique  tout  le  monde  voie  du  premier  coup  d'œil 
que,  dans  cette  affirmation  révoltante,  — la  ruine  inévi- 
table de  toute  unité  sociale,  — il  ne  s'agisse  pas  de  l'ex- 
plication économique  de  l'origine  des  fruits  par  la  pro- 
duction, et  par  conséquent  pas  de  l'origine  des  rentes 
du  capital,  ni  du  salaire  du  travail,  mais  de  revendica- 
tions juridiques  dans  la  distribution  des  résultats  pro- 
duits en  commun,  le  socialisme  néanmoins  s'est  emparé 
de  ce  principe,  et  l'a  exploité  de  telle  manière  que  non 
seulement  les  cœurs  en  ont  été  émus,  mais  les  intelli- 
gences complètement  troublées.  Et  chez  lui,  ce  n'était 
certainement  pas  illusion,  mais  c'était  un  dessein  bien 
arrêté  de  se  forger  une  arme  terrible.  Ce  qui,  au  point 
de  vue  juridique,  doit  être  considéré  comme  une  sim- 
ple erreur  frauduleuse,  dans  la  balance  entre  les  deux 
parties  intéressées,  est  maintenant  devenu  un  péril  de 
bouleversement  pour  la  société  tout  entière,  depuis  que 
le  principe  est  passé  comme  une  loi  dans  le  domaine 
économique.  Si  cette  loi  d'airain  du  salaire,  ditLassalle, 
l'habile  inventeur  des  mots  d^ordre  à  effet,  est  la  suite 
nécessaire  du  mode  de  production  capitalistique,  et  il 
n'est  pas  un  homme  raisonnable  qui  puisse  en  douter, 
a  soin  d'ajouter  le  juif  rusé,  afin  que  personne  n'ose 
protester  là  contre,  il  est  évident  que  le  travail  ne  peut 
lutter  contre  le  capital.  Mais  comme  tout  le  monde  doit 
'comprendre  qu'un  tel  rapport  entre  capital  et  travail 
ia'est  pas  admissible,  on  en  peut  bien  conjecturer  que 
Itoutce  système  du  capitalisme,  d'où,  ajoute-t-il,  avec 
une  ruse  calculée  découlent  nécessairement  de  sembla- 
ibles  horreurs,  doit  être  aboli. 

11  faudrait  désespérer  de  l'intelligence  humaine,  si 
l'on  croyait  que  Lassalle  ou  un  chef  du  socialisme  n'a 

(1)  Protocole  du  congrès  de  Halle,  1800,  p.  1G7. 


120  LA    SOCIÉTÉ    CIVJLE 

pas  compris  la  fausseté  de  cette  hypothèse,  et  par  consé- 
quent de  la  conclusion.  Pourquoi  les  socialistes  de  salon, 
commelessocialistes  du  journal, de  la  plume, delà  parole, 
ou  les  socialistes  commis-voyageurs,  se  sont-ils  cram- 
ponnés à  ceci  d'une  manière  si  tenace,  et  s'y  crampon- 
nent-ils encore?  Ils  l'avouent  maintenant  que  le  moyen 
a  produit  son  effet.  Ils  se  sont  servis  de  mesures  agita- 
toires,  parce  que,  en  face  des  masses,  il  fallait  quelque 
chose  de  saisissable  et  de  visible.  Il  ne  fallait  pas  de 
démonstrations  savantes,  dit  Liebknecht.  D'ailleurs, 
comment  un  parti  prétendrait-il  à  la  science,  — pour 
ce  qui  est  de  l'honnêteté,  nous  préférons  n'en  point  par- 
ler, —  quand,  uniquement  en  vue  d'exciter  les  passions, 
il  déplace  le  point  de  la  discussion,  et  embrouille  la 
question  à  plaisir,  comme  c'est  le  cas  ici.  Au  point  de 
vue  scientifique,  l'affaire  n'est  vraiment  pas  difficile  à 
résoudre,  du  moins  pour  celui  qui  croit  à  la  distinction 
de  l'âme  et  du  corps,  et  à  leur  action  commune.  Au  point 
de  vue  économique,  elle  est  assez  claire  également. 
Comme  nous  l'avons  déjà  vu,  elle  est  résolue  dès  les 
premières  pages  de  l'Ecriture  sainte  (1),  de  même  qu'elle 
l'est  par  la  raison  et  par  l'expérience  quotidienne  qui 
ne  varie  pas  depuis  des  milliers  d'années.  Dieu  a  créé 
la  terre,  l'a  dotée  de  riches  biens  et  de  forces  abondan- 
tes pour  la  donner  à  l'homme.  Puis,  il  a  créé  celui-ci, 
l'a  doué  delà  vertu  de  travail  et  lui  a  confié  ce  domaine. 
Sans  la  nature  ,  tout  travail  ne  rapporterait  rien  à 
l'homme.  Sans  travail,  la  nature  lui  fournirait  peu  de 
chose  ;  mais  quand  tous  deux  agissent  de  concert,  il  a 
suffisamment  pour  vivre.  C'est  ainsi  que  tout  revenu 
économique  est  dépendant  de  l'exploitation  des  forces 
naturelles  par  le  travail,  de  l'union  du  capital  et  du  tra- 
vail. Economiquement  parlant,  le  travail  et  le  capital 
ont  donc  le  même  intérêt.  Mieux  le  travail  réussit,  plus 
le  capital  gagne.  Celui-ci  vient-il  à  faire  défaut?  Le  tra- 
vail s'en  ressent. 

(1)  V.  plus  haut  conf.  XII,  1  ;  XIII,  3. 


J 


l'économie  du  capital  121 

S'il  en  est  ainsi,  la  question  de  droit  est  facile  à  ré- 
soudre. Le  revenu  complet  n'appartient  ni  au  capital 
seul,  ni  au  travail  seul.  Les  deux  doivent  se  partager  le 
résultat  commun  de  la  production  commune^  dans  la 
mesure  de  l'activité  économique  que  chacun  d'eux  y  a 
déployée.  La  répartition  de  droit  doit  donc  se  régler 
d'après  le  côté  économique  de  la  production.  Que  le 
droit  puisse  être  changé  par  des  actes  de  violence,  c'est 
malheureusement  trop  certain.  Mais  est-ce  que  l'injus- 
tice qui  a  lieu  dans  le  partage  des  fruits  change  leur 
production?  Longlemps  avant  Ricardo,  l'avarice  ou  la 
fourberie  avait  trouvé  que  le  capitaliste  empoche  d'au- 
tant plus  d'intérêts  qu'il  retient  davantage  du  salaire 
qui  est  dû  à  l'ouvrier.  Mais  si  autrefois,  quelqu'un  avait 
voulu  en  déduire  l'application  utilitaire  que,  dans  le 
travail  et  le  capital,  la  production  avait  des  rapports  et 
des  intérêts  opposés,  on  lui  aurait  répondu,  ou  qu'il  ne 
savait  pas  ce  qu'il  disait,  ou  qu'il  avait  des  motifs  pour 
compliquer  d'une  manière  si  évidente  une  chose  si 
simple. 

Or,  quand  des  alléfirations  sont  à  dessein  ou  par  erreur     ^-  —  ni  le 

-^  '^  '  travail     seul, 

en  contradiction  avec  toute  la  nature,  les  conséquences  °^  J^  ?pjff^ 

'  ^  seul    n  est  la 

ne  peuvent  faire  autrement  que  d'être  en  opposition  avec  production  de 
la  vérité.  Nous  n'accusons  pas  de  tourner  la  question  !es'''deux™en? 
tous  ceux  qui,  sous  ce  rapport,  font  plus  ou  moins  cause 
commune  avec  le  socialisme.  Loin  de  nous  une  pareille 
intention.  Plusieurs  sont  de  très  bonne  foi  en  croyant 
que  c'est  la  seule  manière  de  donner  au  travail,  souvent 
lésé  par  le  système  actuel  du  capitalisme,  tout  le  droit 
qui  lui  revient.  Mais  l'erreur  est  toujours  l'erreur,  et 
l'injustice  ne  devient  pas  justice,  quand  même  elle  est 
commise  en  faveur  des  opprimés.  C'est  pourquoi  Dieu 
a  expressément  défendu  non  seulement  de  léser  le  pau- 
vre en  faveur  du  riche,  mais  de  faire  du  tort  au  riche 
par  commisération  pour  le  pauvre  (1).  Par  contre,  il 

(1)  Lev.  XIX,  15.  . 


semble. 


122  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

est  difficile  d'absoudre  ici  bien  les  socialistes  du  repro- 
che d'insincéri  té,  car  ils  possèdent  sans  doute  assez  d'ha- 
bileté de  pensée,  pour  se  rendre  compte  de  quelles  ma- 
nœuvres vexatoires,  ils  se  rendent  coupables,  en  voulant 
prouver  qu'au  travail  seul  est  dû  tout  le  produit  de  la 
production. 

Mais  personne,  mieux  que  les  socialistes,  ne  peut  nous 
démontrer  que  le  travail  sans  le  capital  ne  produit  au- 
cune valeur,  qu'il  ne  doit  par  conséquent  pas  revendi- 
quer seul  tout  le  résultat  de  la  production  ;  et  cela  pré- 
cisément quand  ils  veulent  prouver  que  le  capital  n'ayant 
aucune  part  dans  la  production  des  valeurs,  il  ne  doit 
pas  participer  à  leur  partage.  C'est  ainsi  que\ix3Iûn- 
chener  Post  veut  démontrer,  —  pour  nous  servir  de  la 
savantasserie  socialiste  qu'elle  emploie,  —  que  la  pro- 
priété est  une  catégorie  juridique  et  non  économique. 
Le  travail,  dit-elle,  n'est  l'unique  source  de  la  richesse, 
qu'en  tant  qu'il  s'agit  de  l'homme  ou  de  la  société  hu- 
maine. S'il  s'agissait  seulement  de  la  production  natu- 
relle, il  en  serait  autrement.  Or  l'homme  peut  bien  mo- 
ditier  les  différentes  situations  du  monde.  Pour  que  le 
travail  bénéficie  du  revenu  complet,  il  faut  abolir  la 
propriété  et  ses  moyens  de  production,  et  particulière- 
ment la  propriété  foncière  (1).  11  faudrait  donc  débuter 
par  un  acte  de  violence.  Mais  quel  serait  le  résultat? 
Tout  enfant  sait  que  la  production  totale  appartient  à 
celui  qui  possède  les  moyens  de  production  et  qui  fait 
le  travail,  à  celui  qui  est  capitaliste  et  ouvrier.  Qu'arrive- 
t-il  si  les  deux  sont  séparés  ?  Chaque  enfant  vous  dira 
encore  qu'une  partie  appartient  à  l'ouvrier,  et  une  partie 
à  celui  qui  est  propriétaire  des  moyens  de  production. 
Très  bien,  mon  enfant.  Mais  si  ce  propriétaire  est  l'état 
social  lui-même  ?  Dans  ce  cas,  il  a  droit  à  la  portion  qui 
reviendrait  au  capitaliste.  Ce  n'est  donc  pas  l'ouvrier 
socialiste  qui  reçoit  cette  portion? Non,  cela  ne  se  peut, 

{\)MunGhener  PostfS  février  1891. 


l'économie  du  capital  123 

car  l'état  social  lui  aussi  doit  pouvoir  faire  face  à  ses 
dépenses,  el  par  conséquent  avoir  sa  part  de  revenu.. 
Quand  même  il  n'en  aurait  pas  besoin,  on  ne  peut  don- 
ner cette  part  à  l'ouvrier,  parce  qu'il  n'a  droit  qu'à  ce 
qu'il  a  gagné.  Ainsi  raisonne  l'intelligence  de  l'enfant. 
C'est  pourquoi  le  raisonnement  de  Marx  est  faux,  quand, 
dans  sa  critique  du  Congrès  démocrate  socialiste,  il  pro- 
clame que  ce  premier  principe  :  le  travail  est  la  source 
de  toute  richesse,  se  trouve  dans  tous  les  abécédaires  (1  ) . 
S'il  entend  par  là,  les  abécédaires  du  socialisme,  nous 
l'adme  ttons,  mais  ceux  de  l'intelligence  saine  l'ignorent. 
Celle-ci  souscrit  seulement  à  ce  que  Marx  a  dit  avec  une 
clarté  merveilleuse  au  même  endroit:  que  le  travail 
n'est  pas  la  source,  —  il  veut  dire  l'unique  source,  — 
de  toute  richesse,  que  la  nature  aussi  bien  que  le  travail 
est  la  source  de  toutes  les  valeurs  d'usage  (2). 
'^  Ce  qui  est  vrai,  c'est  donc  précisément  le  contraire  de     s.  -  Le 

,  .    ,.  .         ,    .  y^  '  i  j     mode  de  pro- 

ce  que  le  socialisme  a  enseisfne  lusqu  a  présent,  quand  duction   ca- 

^  .  o         j         j  i  ^      X  pitalisfique 

il  prétend  que  la  question  de  l'influence  du  capital  sur  la  ^st  une  loi 

,  .  .  économique 

formation  de  la  valeur  est  simplement  une  question  ju-  "atnreiie. 
ridique,  et  non  une  question  économique.  Quant  à  la 
question  de  droit,  à  savoir  à  qui  appartiennent  les 
moyens  de  production,  celle-ci  a  tout  aussi  peu  à  faire 
avec  elle,  que  le  rapport  économique  de  capital  et  de 
travail  avec  la  question  de  savoir  d'où  provient,  dans  les 
moyens  de  production,  la  raison  juridique  de  la  pro- 
priété. Que  le  capital  se  trouve  aux  mains  de  proprié- 
taires privés,  ou  qu'il  appartienne  à  une  société  ou  à  l'é- 
tat, ceci  rentre  dans  le  domaine  du  droit. 

11  est  inutile  d'entrer  dans  de  plus  grands  détails  à  ce 
sujet,  après  avoir  démontré  que  l'institution  actuelle- 
ment existante  de  la  propriété  particulière  ne  peut  être 
changée  sans  violation  de  ce  qui  a  été  fixé  par  le  droit 
naturel.  Mais  que  l'ordre  social  actuel  soit  conservé  ou 
non,  la  production  économique  reste  la  même.  Dansl'é- 

(1)  Neue  Zeit.,  IX,  563.  Blum,  Lilgen  der  Socialdemokratle,  49. 

(2)  Ibid. 


i24  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

tat  social  futur  aussi,  la  part  que  le  travail  aurait  dans 
la  production  de  la  valeur  ne  serait  pas  plus  grande  que 
maintenant,  et  celle  du  capital  pas  moindre.  Car  ce  sont 
des  rapports  économiques  basés  sur  la  nature  delà  pro- 
duction^ et  celle-ci,  personne  ne  peut  la  changer.  On 
orienterait  peut-être  davantage,  peut-être  ne  le  ferait- 
on  pas  non  plus,  la  répartition  des  valeurs  produites, 
en  faveur  du  travail.  On  pourrait  le  faire,  car,  comme 
nous  l'avons  déjà  dit  à  diverses  reprises,  c'est  une  ques- 
tion de  droit.  Mais  pour  cela,  le  règne  du  socialisme 
n'est  pas  nécessaire,  il  suffit  que  les  seuls  principes  du 
droit  chrétien  et  du  droit  naturel  soient  victorieux. 

Que  les  gens  qui  sont  toujours  prêts  à  nous  blâmer  se 
convainquent  bien  que  notre  insistance  pour  une  répar- 
tition plus  juste  et  plus  équitable  des  valeurs  produites, 
n'a  rien  à  faire  avec  le  socialisme.  Les  vrais  socialistes 
ne  veulent  justement  pas  entendre  parler  de  répartition  ; 
ils  demandent  tout  pour  eux.  Par  suite  d'une  confusion 
bizarre  d'idées  peu  claires,  ils  veulent  tout  enlever  au 
capital,  l'existence  juridique  aussi  bien  que  l'influence 
économique  sur  la  formation  de  la  valeur.  Dans  l'attente 
anxieuse  de  pouvoir  créer  un  état  social  où  le  travail 
seul  absorbera  tout  le  résultat  de  la  production,  ils  font 
fureur  contre  le  mode  de  production  capitalistique, 
comme  ils  disent  ordinairement,  fureur  dans  laquelle, 
ils  ne  savent  pas  même  ce  qu'ils  veulent,  ni  ce  qu'ils  ne 
veulent  pas.  A  part  la  terreur  des  terreurs  pour  eux,  les 
policiers  secrets,  ils  ne  connaissent  rien  qui  leur  inspire 
autant  d'horreur  et  de  dégoût  que  l'expression  que  nous 
venons  de  citer.  Mais  c'est  une  nouvelle  preuve  de  la 
puissance  terrifiante  qu'exercent  chez  eux  des  mots  d'or- 
dre mal  compris.  Ils  ont  assurément  raison  de  se  plain- 
dre que  le  capital  leur  a  fait  du  mal  pendant  longtemps  ; 
mais  vouloir  pour  cette  raison  condamner  le  capital  lui- 
même,  ou  vouloir  l'abolir  est  aussi  bizarre  que  si  un 
enfant  en  colère  brise  le  couteau  avec  lequel  il  s'est 
coupé.  Encore  une  fois,  le  capital  est  nécessaire  pour  la 


l'économie  du  capital  125 

production  et  pour  lactivité  économique,  peu  importent 
les  mains  dans  lesquelles  il  se  trouve.  C'est  pourquoi 
aucun  changement  dans  la  constitution  de  la  société,  au^ 
cune  transformation  de  la  propriété  commune,  ne  mo- 
difiera la  production  ou  ne  procurera  au  travail  une  si- 
tuation entièrement  indépendante.  Qu'on  perfectionne 
la  production  par  l'introduction  de  nouveaux  moyens 
auxiliaires^  qu'on  abolisse  les  abus  dont  l'ouvrier  est 
victime,  qu'on  fasse  une  répartition  plus  équitable  du 
revenu  provenant  des  entreprises,  nous  le  désirons 
aussi.  Mais  ce  qui  ne  change  jamais,  ni  ne  pourra  jamais 
changer,  c'est  la  nécessité  du  capital  et  les  rapports  so- 
lidaires entre  le  capital  et  le  travail. 

Parler  contre  le  mode  de  production  capitalistique 
comme  tel,  serait  une  pure  perte  de  temps.  Il  s'agit  en 
effet  ici  d'une  loi  économique  naturelle,  qu'on  ne  peut 
faire  disparaître  du  monde  avec  du  pétrole  ou  de  la  dy- 
namite, et  encore  bien  moins  avec  des  phrases.  Ces  pa- 
roles insensées  et  exagérées  insurgent  les  pauvres  ou- 
vriers contre  une  institution  sans  laquelle  eux-mêmes 
seraient  voués  à  la  ruine,  et  les  éloignent  de  ceux  qui 
seraient  prêts  à  se  consacrer  à  leur  juste  cause.  Mais 
comment  un  homme  sensé  pourrait-il  faire  cause  com- 
mune avec  eux,  s'ils  basent  tous  leurs  efforts  pour  amé- 
liorer leur  situation,  sur  des  idées  fantaisistes  et  sans 
consistance?  Comment  un  ami  de  la  justice  pourrait-il 
les  soutenir,  s'ils  veulent  commettre  en  leur  faveur  cette 
même  injustice  dont  ils  se  plaignent  si  amèrement  tant 
qu'ils  en  souffrent  ?  Qu'ils  ne  touchent  donc  pas  à  l'or- 
ganisation économique  juridique  et  sociale,  et  ils  auront 
bientôt  le  monde  tout  entier  pour  eux.  Il  y  a  plus  de 
cœurs  compatissants  qui  battent  en  leur  faveur,  qu'ils 
ne  le  croient  ;  mais  il  faut  qu'ils  leur  donnent  la  possi- 
bilité de  les  aider.  Ce  ne  sera  pas  difficile  ;  du  moins 
autant  que  faire  se  peut  sur  cette  terre  qui  est  et  restera 
une  vallée  de  larmes.  La  première  condition  est  d'ac- 
cepter des  conseils  ;  car  il  n'y  a  pas  de  doute  qu'on 


6 .  —  La  na- 
ture     de    la 
production  ca- 
pitalisliqup 


126  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

puisse  arriver  à  une  répartition  plus  juste  de  ce  qu'ils 
produisent  eux-mêmes  ;  et  le  fait  s'est  réalisé  plusieurs 
fois  dans  ces  derniers  temps.  Elle  se  fera  encore  d'une 
manière  plus  avantageuse  pour  eux,  s'ils  ne  s'écartent 
pas  du  droit,  et  s'ils  ne  demandent  rien  qui  soit  contre 
les  lois  de  la  nature. 

La  même  requête  et  le  même  avertissement  s'appli- 
quent non  seulement  aux  socialistes,  mais  aussi  à  ceux 
hfmome:''^"'^'  coutre  qui  ils  dirigent  leurs  attaques  principales,  contre 
leurs  protecteurs  en  paroles  et  contre  leurs  amis.  Per- 
sonne ne  niera  plus  aujourd'hui  que  les  partisans  de 
l'école  libérale  sont  très  coupables  d'avoir,  par  les  opi- 
nions fausses  qu'ils  ont  répandues  dans  le  monde,  été 
cause  que  le  socialisme,  le  plus  crédule  de  ses  disciples, 
fasse  courir  à  cette  heure  un  tel  danger  au  monde.  Que 
personne  ne  cherche  le  véritable  motif  de  sa  naissance 
dans  des  faits  isolés,  ou  dans  des  milliers  de  faits. 
Comme  secte,  le  socialisme  ne  s'explique  pas  par  ces 
preuves  innombrables  que  Marx  et  Schippel  nous  of- 
frent de  la  misère  de  la  classe  ouvrière,  et  parla  dureté 
des  classes  qui  possèdent.  Celui  qui  le  considère  seule- 
ment comme  la  réaction  contre  un  traitement  oppres- 
sif, ne  comprend  pas  sa  véritable  signification.  Par  sa 
nature,  le  socialisme  est  une  fausse  doctrine  qui  doit 
être  considérée  non  comme  l'opposé  de  la  philosophie 
libérale  qui  l'a  précédée,  mais  comme  son  complet  dé- 
veloppement. De  même  que  chaque  doctrine  sociale 
particulière  provient  du  libéralisme,  de  même  il  en  est 
aussi  de  la  conception  économique  sur  laquelle  repose 
le  système  tout  entier.  Le  socialisme  croit  qu'on  peut 
transformer  le  rapport  du  capital  et  du  travail,  de  telle 
manière  que  le  travail  absorbe  le  produit  tout  entier. 
Il  tient  cela  du  libéralisme  avec  la  seule  différence  que 
celui-ci  applique  le  principe  en  faveur  du  capital.  Mais 
tous  les  deux  partent  de  l'hypothèse  erronée  qu'on  peut 
transformer  artificiellement  la  nature  de  la  production 
économique,   ou  que  la  civilisation  humaine  peut  du 


l'économie  du  capltal  127 

moins  faire  de  tels  progrès,  qu'elle  prendra  d'elle-même 
une  autre  marche.  Sur  cette  funeste  illusion  reposent 
tous  ces  motifs  apparents,  avec  lesquels  on  attaque  de- 
puis longtemps  les  anciennes  doctrines  du  Christia- 
nisme sur  le  droit,  sur  la  nature,  sur  le  capital  et  la 
production.  X\ec  elles  ont  été  justifiés  tous  les  change- 
ments accomplis  dans  nos  moyens  d'acquisition.  Tant 
que  ces  preuves  illusoires  parlèrent  en  faveur  du  capi- 
tal, ou  plutôt  de  l'argent,  il  fut  complètement  inutile 
d'élever  la  voix  contre  elles. 

Tandis  que  dans  les  questions  économiques,  on  nous 
opposait  le  silence  presque  partout  où  nous  invoquions 
le  droit  et  la  morale,  relativement  aux  offres^  aux  de- 
mandes et  à  la  concurrence,  bref,  les  lois  naturelles, 
on  faisait  une  exception  dès  que  nous  osions  prétendre 
que  la  loi  naturelle  sur  la  production  de  valeur  n'ad- 
mettait pas  de  changement.  C'était,  disait-on,  une  véri- 
table dérision  pour  les  progrès  merveilleux  des  temps 
modernes.  Grâce  à  eux,  la  production  a  tellement 
changé,  que  maintenant  nous  sommes  capables  de  faire 
du  chocolat  avec  des  briques,  du  vin  avec  de  l'anihne. 
Surtout,  chose  admirable  entre  toutes,  nous  avons 
rendu  le  plus  productif  des  objets  l'argent  que  les  som- 
bres temps  d'autrefois  avaient  considéré  comme  abso- 
lument improductif.  Tout  ce  que  nous  avions  de  mie^nx 
à  faire  était  donc  de  nous  envelopper  dans  le  silence,  et 
de  ne  pas  entraver,  avec  des  théories  vieillies,  la  mar- 
che victorieuse  du  capital  ;  d'ailleurs  cela  n'eût  servi 
de  rien,  sinon  à  rendre  son  triomphe  plus  glorieux.  Eh 
bien,  ce  triomphe  a  duré  assez  longtemps,  et  les  tré- 
sors de  la  terre  tout  entière  y  ont  été  traînés.  Et  voilà 
qu'au  moment  môme  où  il  touche  à  sa  fin,  il  menace  de 
dégénérer  en  une  défaite  inouïe.  A  Rome,  quand  le 
triomphe  montait  vers  le  Capitole,  on  conduisait  les 
captifs  dans  la  prison  Mamertine  ;  et  pendant  qu'au 
sommet  de  la  colline  le  triomphateur  offrait  sur  l'autel 
de  Jupiter  le  sacrifice  solennel,  en  bas,  coulait  le  sang 


128  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

des  victimes  enchaînées.  Cette  fois,  il  semble  presque 
que  le  vainqueur  va  subir  le  sort  du  vaincu,  et  que  le 
grand  cortège  triomphal  de  l'argent  va  finir  par  un  sa- 
crifice terrible.  En  tout  cas,  il  a  déjà  transformé  sa  vic- 
toire en  une  défaite  morale  générale.  On  ne  pèche  pas 
impunément  contre  les  lois  immuables  de  Dieu  et  de  la 
nature.  Nous  souhaitons  de  tout  cœur  que  cette  défaite 
s'arrête  au  point  où  elle  en  est,  et  qu'elle  n'aille  pas  jus- 
qu'au châtiment  sensible.  Le  capital  s'est  déjà  attiré  un 
dommage  immense  en  suivant  les  doctrines  modernes. 
Cette  punition  devrait  lui  suffire.  En  somme,  l'avantage 
du  monde  est  que  le  coupable  s'amende,  et  il  le  pourrait 
d'autant  mieux  qu'il  a  pu  devenir  prudent  à  ses  propres 
dépens,  et  apprendre  que  le  mode  de  production  capi- 
talistique  reste  toujours  le  même  malgré  toutes  les 
améliorations  particulières  et  extérieures  qu'on  peut  lui 
apporter. 

Or,  si  les  bases  fondamentales  de  la  production  éco- 
vEguse  Âl  nomique  ne  sont  pas  susceptibles  de  changement,  les 
'%riducuon'  priucipcs  sur  la  nature  de  la  production,  en  d'autres 
capitahstique.  ^gpj^gg  jgg  p^jncip^g  gQp  ig  capital,  l'argcut,  l'intérêt  et 
l'usure,  n'y  sont  pas  non  plus.  On  croit  fréquemment 
rendre  au  Christianisme,  Dieu  sait  quel  service  de  Sa- 
maritain, quand  on  cherche  à  excuser  tant  bien  que 
mal  l'Église  à  cause  de  sa  doctrine  sur  Tintérêt  et  sur 
l'usure. Nous  n'avons  pas  de  motif  pour  douter  de  la  sin- 
cérité, de  la  bienveillance  et  de  la  vraie  compassion  de 
ceux  qui  essaient  d'arrêter  des  agressions  hostiles,  par 
cette  explication  donnée  ordinairement,  qu'il  ne  faut 
pas  juger  les  anciens  temps  d'après  les  moyens  d'ac- 
quisition du  nôtre,  tellement  ils  sont  différents.  Ils 
pensent  que  si  on  s'était  jadis  douté  de  la  facilité  avec 
laquelle  nous  pouvons  maintenant  faire  circuler  notre 
argent  et  du  développement  grandiose,  inouï,  de  notre 
situation  morale,  économique,  l'Église  n'aurait  certai- 
nement jamais  émis  ces  opinions  malheureuses  qui  lui 
ont  tant  fait  d'ennemis.   11  faut  entendre  ces  opinions 


7.    —    La 


l'économie  du  capital  129 

i'après  l'époque  qui  les  a  vu  naître,  et  considérée  ainsi, 
cette  doctrine  est  parfaitement  justifiable.  Aujourd'hui 
elle  est  devenue  absolument  insoutenable.  D'ailleurs 
l'Église  elle-même  y  a  renoncé  et  ne  nous  enchaîne  plus 
3ar  elle.  Ainsi  parlent  ces  apologistes.  D'eux  aussi  l'É- 
glise pourrait  dire  :  «  Vous  me  faites  de  beaux  conso- 
lateurs !  Croyez-vous  donc  que  Dieu  ait  besoin  de  votre 
mensonge,  pour  que  vous  lui  imputiez  vos  ruses  ? 
Est-ce  que  vous  voulez  vous  substituer  à  lui  pour  juger 
à  sa  place?  »  (1). 

En  vérité,  c'est  d'un  exemple  dangereux  si  les  pro- 
pres défenseurs  de  l'Église  en  viennent  à  n'accorder  à 
ses  doctrines  qu'une  valeur  de  temps  limitée.  Qu'y 
a-t-il  encore  qui  soit  durable?  Et  qu'y  a-t-il  encore  qui 
soit  certain,  si  l'on  tire  les  dogmes  de  la  foi  chrétienne 
exclusivement  d'hypothèses  historiques  arrangées  pour 
s'en  servir  à  sa  guise,  hypothèses  qui  d'ailleurs  sont  on 
ne  peut  plus  contraires  à  l'histoire.  Quelle  différence  y 
a-t-il  alors  entre  cette  défense  de  l'Eglise  et  cette  his- 
toire des  dogmes,  cette  critique  historique  par  laquelle 
le  Protestantisme  moderne  distille  tellement  le  vin  du 
Symbole,  et  le  mélange  avec  tant  d'éléments  conformes 
au  goût  de  l'époque,  qu'il  n'en  reste  plus  qu'un  breu- 
vage insipide  ? 

Mais  ce  qui  est  le  plus  bizarre,  c'est  d'entendre  exal^ 
1er  partout  ce  développement  merveilleux  de  la  vie  so- 
sociale.  Tout  d'abord,  ce  sont  des  lamentations  sur  la 
situation  intolérable  dans  laquelle  nous  vivons.  Mais  à 
peine  a-t-on  parlé  de  l'enseignement  de  l'Église,  que 
tout  se  change  en  hymne  pour  célébrer  le  développe- 
ment grandiose  du  présent.  Eh  bien!  l'Église  ne  doit 
pas  s'écarter  de  son  ancienne  doctrine,  s'il  suffit  de 
penser  à  elle  pour  tarir  toute  misère  sociale,  et  changer 
à  l'instant  en  panégyristes  enthousiastes  de  notre  situa- 
tion, ses  détracteurs  les  plus  acharnés.  Il  nous  semble 

,(1)  Job.  XVI,  2;  Xni,  78. 


130  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

que  si  quelque  chose  sonne  mal  dans  cette  critique  de 
l'enseignement  de  l'Église,  et  si  quelque  chose  est  pro- 
pre à  mieux  disposer  en  sa  faveur,  c'est  précisément 
tout  ce  tapage  qu'on  fait  autour  de  la  splendeur  de  no- 
tre situation  sociale.  Qui  sont  ceux  qui  la  trouvent  in- 
comparable? Nous  ne  savons;  mais  si  ceux-là  recon- 
naissent dans  l'enseignement  de  l'Église  un  obstacle  à 
la  réalisation  de  leur  idéal,  c'est  déjà  pour  elle  une  re- 
commandation qui  n'est  pas  à  dédaigner.  Une  fois  pour 
toutes  l'enseignement  de  l'Église  sur  l'intérêt  et  sur 
l'usure  est  bien  au-dessus  de  toutes  les  situations  éco- 
nomiques des  temps  anciens  et  modernes. 

Nous  venons  de  nous  convaincre  que,  abstraction 
faite  de  l'abolition  d'abus  et  de  l'amélioration  dans  les 
moyens  d'acquisition,  les  bases  fondamentales  de  la  for- 
mation delà  valeur  ne  peuvent  jamais  subir  de  change- 
ment. Que  nous  possédions  aujourd'hui  des  moyens 
d'acquisition  qu'on  n'avait  pas  autrefois,  nous  le  savons; 
que  ceux-ci  aient  leur  côté  défectueux,  nous  le  savons 
tous  également,  de  même  que  nous  n'ignorons  pas  qu'il 
y  avait  autrefois  dans  l'acquisition  beaucoup  de  secours 
et  de  préservatifs  que  nous  n'avons  plus  aujourd'hui. 
Mais  personne,  parmi  les  connaisseurs  de  la  situation 
ancienne  et  moderne,  ne  nous  blâmera  si  nous  préten- 
dons que,  tout  compte  fait,  les  choses  d'autrefois  le  cè- 
dent très  peu  aux  choses  d'aujourd'hui.  Sans  doute  celui 
qui  se  peint  les  anciens  temps  sous  des  couleurs  horri- 
bles, et  pense  avec  Bastiat  que  pour  un  habillement  qui 
coûte  aujourd'hui  le  salaire  de  vingt  journées  de  travail^ 
un  ouvrier  du  temps  de  Luther  aurait  dû  travailler  de 
trois  cents  à  quatre  cents  jours  (1),  secouera  la  tête  avec 
incrédulité.  Qu'il  le  fasse  s'il  veut,  c'est  qu'il  a  des  mo- 
tifs pour  cela.  Une  telle  ignorance  mérite  de  la  compas- 
sion pour  celui  qui  en  est  la  victime.  Ce  n'est  pas  avec 
de  telles  crécelles  qu'on  nous  effraie  aujourd'hui.  Depuis 

(1)  Bastiat,  Harmonies,  Ghap.  VIII. 


l'économie  du  capital  131 

qne  nous  avons  appris  à  suivre  la  véritable  histoire, 
nous  sommes  devenus  extraordinairement  froids  à  l'en- 
droit de  tels  récits  fantastiques, presque  aussi  froids  que 
nos  ancêtres  eux-mêmes. 

Au  déclin  du  moyen  âge,  il  y  eut  aussi,  comme  Hugo 
de  Trimberg  nous  le  raconte  (1),  des  enfants  à  l'esprit 
si  précoce,  qui,  lorsqu'ils  avaient  réussi  à  manger  un 
œuf  dans  un  premier  tour  d'escapade,  sentaient  déjà 
leur  pousser  des  ailes  dans  le  dos.  Ils  commençaient 
alors  à  jeter  un  regard  de  pitié  sur  leur  père  qui  s'était 
traîné  à  terre  si  péniblement.  Mais  le  père  n'en  voulait 
pas  au  blanc-bec  et  se  contentait  de  dire  dans  sa  bonne 
humeur  inépuisable  :  Quand  même  on  mettrait  mille 
poules  sur  un  œuf,  elles  ne  parviendraient  pas  à  le  faire 
éclore  en  huit  jours  .(2).  Nos  pères  n'auraient  peut-être 
pas  répondu  autre  chose  que  ces  petits  proverbes  à  tous 
nos  discours  sublimes  sur  les  moyens  d'acquisition  ré- 
cemment découverts. 

Ces  anciennes  maximes  ont  souvent  un  son  très  pro- 
saïque. Néanmoins  elles  cachent  en  elles  plus  d'écono- 
mie nationale  saine  que  beaucoup  de  gros  volumes. 
Aujourd'hui,  nous  nous  vantons  de  faire  produire  à 
l'argent  des  résultats  dont  on  n'avait  aucune  idée  ja- 
dis. Mais  reportons-nous  aux  temps  anciens.  Suppo- 
sons que  nous  sommes  en  face  de  nos  pères  avec  cette 
sagesse,  et  que  survienne  un  négociant  d'autrefois,  qui 
lui  aussi  savait  comment  employer  l'argent,  un  Fugger 
ou  un  Welser  d'Augsbourg  par  exemple,  je  suis  sûr 
que  dans  sa  sèche  philosophie,  il  nous  demanderait 
simplement  en  souriant  :  Est-ce  que  chez  vous  les  ome- 
lettes poussent  à  la  place  des  pommes  de  pin  ?  Est-ce 
que  chez  vous  les  poules  pondent  des  œufs  ayant  cent 
jaunes?  Avez-vous  trouvé  l'art  de  faire  éclore  des  petits 
poussins  avec  des  œufs  qu'une  poule  n'a  pas  pondus  ? 
Est-ce  que  chez  vous,  le  blé  rapporte  trois  fois  l'an  ? 

(4)  VII°  voLConf.  XVII,  4. 

(2)  Sailer,  Weisheit  auf  der  Gasse  (1819,  XX,  I,  28). 


132  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

Franchement,  ne  rougirions-nous  pas  devant  lui  ?  En 
s'exprimant  ainsi,  n'aurait-il  pas  touché  le  juste  point 
de  la  Ibrmation  de  la  valeur,  tandis  que  nous,  avec  nos 
expressions  savantes,  nébuleuses,  nous  ne  faisons 
qu'obscurcir  le  véritable  état  de  la  question? 

En  quoi   peuvent  nous  rendre  plus  riches  tous  les 
moyens  de  commerce  et  d'échange,  les  établissements 
de  crédit,  les  banques,  les  concurrences,  les  libertés,  les 
bourses,  si  les  sources  de  production  dans  lesquelles 
nous  puisons  les  moyens  de  transaction,  c'est-à-dire  la 
nature  et  le  travail,  restent  toujours  les  mêmes  ?  INous 
avons  des  chemins  de  fer,  des  machines,  des  bateaux  à 
vapeur  et  des  fabriques  en  quantité  innombrable,  peut, 
être  même  beaucoup  trop.  Avec  de  la  fortune  en  papier, 
avec  du  crédit  et  des  emprunts,  nous  acquérons  une 
morgue  devant  laquelle  nos  pères  se  signeraient.  Nous 
sommes  bouffis  d'orgueil  avec  notre  argent  dont  nous 
ne  savons    que   faire,  avec  le  gain  colossal  que  nous 
tirons  de  nos  dettes.  Mais  chose  bizarre,  dans  tous  les 
livres  que  j'ai  lus,  je  n'ai  pas  souvenance  d'avoir  ren- 
contré une  seule  fois  le  seul  mot  dont  nous  devrions  être 
fiers,  le  seul  avec  lequel  on  peut  remédier  à  tout  et  qui  est 
celui-ci  :  Nous  avons  plus  de  pain  que  nos  pères.  Ce  mot, 
l'optimisme  le  plus  désespéré  n'ose  pas  le  dire,  et  c'est 
pourquoi  je  crains  bien  qu'avec  nos  discours  creux  sur  le 
progrès  et  la  richesse,  nous  ne  puissions  que  difficile- 
ment tenir  tête  aux  anciens,  qui,  avec  leur  sens  pratique, 
nous  battent  avec  ce  seul  petit  mot  dans  la  tenue  du 
ménage  :  l'homme  ne  vit  pas  du  superflu  (1).  Et  vous, 
nous  diraient-ils,  vous  voulez  vivre  d'argent  ou  même 
de  simples  valeurs  ?  Mais  partout  le  pain  est  bon  à 
manger  ;  il  suffit  d'en  avoir  (2).  Eh  bien  !  les  anciens 
avaient  au  moins  du  pain,  personne  ne  leur  contestera 
cela.  Il  esta  présumer  qu'ils  Tout  mangé  aussi.  Nous 

(1)  Kœrte,  Sprkhwœrter  der  Deutschen^  (2)  5307. 

(2)  Dûringsfeld.  Sprichw.  der  german.  und  roman.  Sprachen^  II,  272, 
N'^  494. 


l'économie  du  capital  J33 

n'examinerons  pas  si  nous  le  mangeons  meilleur  qu'eux. 
Mais  ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  doit  croître  partout. 
Or  l'endroit  où  il  croît  le  mieux  est  celui  où  on  le  cul- 
tive le  mieux.  Du  moins,  il  en  était  ainsi  dans  les  temps 
où  l'enseignement  de  l'Eglise  sur  l'intérêt  et  sur  la  foi 
chrétienne  dominait  le  monde.  C'est  de  ce  fait  seul 
qu'est  sorti  l'enseignement  de  l'Eglise. 

On  ne  peut  donc  pas  considérer  celui-ci  comme  le  lu- 
mineux reflet  des  pitoyables  situations  économiques 
qu'on  imputait  jadis  au  moyen  âge.  D'ailleurs  nous  se- 
rionsreconnaissan  ta  quiconque  voudrait  élargir  notre  ho- 
rizon scientifique  et  exaucer  une  prière  que  nous  faisons 
depuis  longtemps,  celle  de  nous  indiquer  un  seul  doc- 
teur de  l'Eglise  qui  ait  amplifié  ou  fondé  le  dogme  chré- 
tien sur  les  rapports  économiques  de  son  époque.  Quel- 
que défectueuses  que  soient  nos  connaissances  scolasti- 
ques,  nous  croyons  néanmoins  pouvoir  douter  de  cette 
possibilité.  En  tout  cas,  nous  voulons  attendre  la  preuve 
contraire.  Et  puis,  quand  même  il  s'en  rencontrerait  un, 
on  n'aurait  encore  rien  prouvé  contre  le  dogme.  Car  par 
là  même  qu'une  doctrine  de  l'Eglise  est  faussement  ou 
faiblement  motivée  par  un  docteur,  elle  ne   cesse  pas 
d'être  ce  qu'elle  est,  c'est-à-dire  une  vérité  inébranlable 
et  immuable^  au-dessus  des  probabilités  ou  des  hasards 
du  temps.  Et  c'est  le  cas  ici.  Ce  n'est  pas  une  hypothèse 
économique  qui  ne  tient  plus  debout  aujourd'hui  ou  qui 
était  déjà  fausse  dès  le  début,  qui  a  donné  naissance  à 
la  doctrine  de  l'Eglise  ;  ce  ne  sont  pas  des  manipulations 
économiques,    d'adroites    manœuvres    de    banquiers, 
ou  des  rapports  extérieurs  de  relations  et  de  transac- 
tions qui  la  créent  ou  changent  quelque  chose  en  elle  ; 
mais  seule  la  base  immuable,  éternelle  de  la  Révélation 
divine  et  du  droit  naturel,  seule  la  conception  du  capital 
et  de  la  formation  de  valeur  qui  est  vraiment  admissible 
au  point  de  vue  philosophique,  juridique  et  théologique 
forment  son  point  de  départ  et  son  rempart  éternel. 


134  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

^- -^?|-       Arrière  ces  défenses  incomplètes  qui,  pour  sauver 

sons  des  dit-  ^  i      "     r 

itères^^vtr  ^'Eglisc,  Sacrifient  sa  foi.  L'Eglise  n'a  pas  besoin  d'excu- 
ceSaUèrc?  ^^^  ct  n'acccple  pas  de  compassion.  Elle  veut  qu'on  pro- 
fesse ouvertement  sa  doctrine  et  qu'on  reconnaisse  sin- 
cèrement que,  sous  ce  rapport  aussi,  elle  a  su  préserver 
de  la  honte  et  de  Terreur  la  vérité  à  jamais  immuable, 
gardant  ainsi  dans  son  sein  le  salut  de  la  société.  Elle  a 
toujours  eu  à  cœur  ces  deux  choses.  Pour  dégager  la 
vérité,  elle  a  jadis  exprimé  sa  doctrine  de  la  manière  la 
plus  décisive.  Et  si,  dans  les  dernières  dizaines  d'années 
qui  viennent  de  s'écouler,  elle  a  usé  de  retenue  et  de 
ménagements,  c'était  non  parce  qu'elle  avait  changé  sa 
doctrine,  car  elle  ne  le  pourrait  pas,  quand  même  elle 
le  voudrait,  mais  parce  qu'elle  ne  voulait  pas  troubler 
davantage  ces  temps  de  dissolution  générale  dans  les- 
quels se  transformaient  tous  les  rapports  sociaux,  sem- 
blable ainsi  au  général  qui  laisse  passer  la  surexcitation 
de  l'armée  en  déroute,  et  ne  donne  ses  ordres  que  lors- 
que ses  soldats  sont  en  état  de  les  comprendre  et  de  les 
exécuter. 

Partant  de  la  même  considération,  beaucoup  de  dé- 
fenseurs de  l'Eglise  ont  cru  devoir  s'imposer  une  con- 
descendance apparente  envers  les  empiétements  du  ca- 
pital. Leur  intention  n'était  certainement  pas  de  parler 
en  faveur  de  l'usure,  mais  ils  y  ont  été  poussés  par 
crainte  d'être  un  obstacle  à  un  nouveau  moyen  d'acquisi- 
tion, à  un  progrès  peut-être  possible  dans  la  production. 
Aux  époques  mauvaises,  ils  ont  agi  selon  le  principe  : 
«  Le  prudent  se  tait  parce  que  les  jours  sont  mau- 
vais (1)  ».  Ces  temps,  où  toute  parole  était  inutile  à 
priori  et  courait  risque  d'aggraver  le  mal,  ne  reviendront 
plus,  c'est  plus  que  probable.  Les  conséquences  de  leurs 
principes  ont  rendu  le  monde  plus  attentif  à  la  parole 
de  la  vérité.  C'est  pourquoi,  il  est  désormais  de  notre 
devoir  dédire  toute  cette  vérité  sans  restriction  aucune, 

(1)  Amos  V,  13. 


l'économie  du  capital  135 

afin  que  les  esprits  et  les  cœurs  deviennent  plus  accessi- 
bles, quand  l'Eglise,  la  maîtresse  de  la  vérité,  trouvera 
le  moment  opportun  pour  élever  la  voix  à  ce  sujet  avec 
autant  de  force  et  de  décision  qu'elle  Ta  fait  jadis  dans 
les  anciens  temps. 


^ 


Appendice. 
La  doctrine  de  F  Eglise  sur  le  capital,  Vintérêt  et  tusurt 


1.  D'où  proviennent  la  lutte  contre  cette  doctrine  et  la  difficulté  de 
la  comprendre.  —  2.  L'idée  de  valeur  dans  sa  double  significa- 
tion. —  3.  Idée  de  la  productivité  économique.  —  4.  La  pro- 
ductivité ou  la  formation  de  la  valeur  résulte  de  faction  commune 
de  la  nature  et  du  travail.  —  5.  L'enseignement  de  l'Eglise  sur 
l'intérêt  comme  dogme  de  la  foi,  du  droit  naturel  et  du  droit  posi- 
tif. —  6.  Sa  double  base  fondamentale.  —  7.  a)  Le  côté  écono- 
mique. Différence  essentielle  entre  argent  et  capital.  —  8.  Ori- 
gine et  nature  de  l'argent.  —  0.  Triple  valeur  de  l'argent.  — 
10.  Double  signification  et  idée  de  l'argent.  —  il.  Degrés  dans 
f emploi  de  l'argent.  -^  12.  Argent  improductif.  —  13.  Diffé- 
rence entre  fargent  et  le  capitaf  —  14.  Risque  inséparable  du 
capital  et  du  travaif  —  15.  Le  capital  et  le  travail  ne  peuvent 
s'accroître  indéfiniment.  —  16.  Combien  y  a-t-il  de  facteurs  dans 
la  formation  de  la  valeur?  —  17.  Notion  du  capital.  —  18.  L'ar- 
gent, malgré  sa  productivité  apparente,  est  infructueux  en  réa- 
lité. —  19.  La  nature  organique  de  l'intérêt  dans  le  capital.  — 
20.  Dommage  économique  provenant  de  ce  qu'on  méconnaît  la 
nature  de  l'argent.  —  21.  h)  Le  côté  juridique.  —  22.  Nature  du 
prêt.  —  23.  L'enseignement  de  f  Eglise  sur  le  prêt.  —  24.  Ac- 
cord du  droit  civil  avec  l'enseignement  de  l'Eglise.  —  25.  Répro- 
bation d'un  prêt  productif  et  consomptif,  ou  de  l'usure,  de  la 
part  du  riche  et  de  la  part  du  pauvre.  —  26.  Titre  de  compensa- 
tion dans  le  prêt.  —  27.  En  quoi  la  vie  économique  est-elle 
changée  aujourd'hui?  —  28.  Diflerence  entre  intérêt  (Zins)  et  in- 
demnité (Interesse).  —  29.  L'intérêt  provenant  d'emplois  de  ca- 
pitaux n'est  jamais  défendu.  —  30.  Rétribution  et  salaire.  — 
31.  Nature  des  emplois  de  capitaux.  —  32.  Différence  entre  prêt 
et  emploi  de  capitaux.  —  33.  Court  résumé  de  renseignement 
sur  le  capital  et  le  prêt.  —  34.  Usure.  —  35.  Espèces  d'usure.  — 
36.  Devoirs  de  la  législation  relativement  à  fusure. 


1 .  —  D'où 


La  question  sociale  oiïre  beaucoup  de  sujets  qui  n 

fuTtfTontre  sout  pas  moius  iuiportauts  que  celui  du  capital.  Mais  il 

eua%1fficuué  u'eu  cst  aucuu  où  la  plus  opiniâtre  des  passions  s'ingère 

prendre .^°""'  davantage.  C'est  pourquoi  il  ne  faut  pas  nous  étonner^ 

si  nulle  part  ailleurs  nous  ne   rencontrons  autant  de 

luttes  et  de  contradictions  qu'ici.  11  semble  que  sur  lui 

se  trouvent  concentrés  tout  lacharnement  et  toutes  lee 


l'économie  du  capital  137 

divisions  dont  la  société  est  le  théâtre.  C'est  ce  qui  en 
fait  une  question  si  importante.  Nous  ne  voulons  pas 
dire  qu'elle  soit  à  proprement  parler  la  question  fonda- 
mentale par  excellence.  Loin  de  là,  elle  il'est  que  l'ap- 
plication des  principes  que  nous  avons  posés  jusqu'à 
présent;  mais  elle  est  plus  importante  que  toutes  les 
autres,  parce  que  d'elle  résulte  si  clairement  la  portée 
de  plusieurs  de  ces  principes,  que  c'est  seulement  ici 
que  nous  pouvons  voir  sur  qui  compter  dans  un  essai  de 
réforme  sociale  selon  les  idées  chrétiennes.  Elle  est  en 
effet  la  pierre  de  touche  à  laquelle  on  reconnaît  l'atta- 
chement aux  doctrines  de  l'Église,  les  seules  que  nous 
voulions  démontrer  ici,  avec  toute  la  fidélité  dont  nous 
sommes  capable. 

En  elle-même,  la  question  n'est  pas  du  tout  si  em- 
brouillée qu'on  le  pense;  ce  qui  la  rend  difficile,  c'est 
la  variété  incroyable  des  opinions  et  des  expressions  qui 
la  concernent,  ainsi  que  la  façon  multiple  de  les  expli- 
quer. Nulle  part  peut-être  plus  amèrement  qu'ici,  ne 
se  venge  cette  espèce  de  terreur  que  le  monde  ressent, 
en  présence  de  toutes  les  formules  de  la  philosophie,  de 
la  théologie  et  de  la  jurisprudence,  formules  consacrées 
par  la  raison  et  par  la  nécessité  de  la  logique,  de  même 
que  par  une  pratique  de  deux  mille  ans.  Combien  de 
jeunes  gens  qui  n'ont  jamais  vu  un  scolastique,  et  qui 
ne  se  son t  jamais  occupés  de  pénétrer  bien  profondément 
les  principes  si  bien  polis  et  si  bien  cristallisés  de  la 
jurisprudence  et  de  la  théologie,  croient  piétiner  le  passé 
et  le  présent,  quand  ils  ont  foulé  aux  pieds  les  expres- 
sions propres  au  droit  et  à  la  morale,  comme  un  fouillis 
scolastique  dont  on  ne  sait  que  faire?  Or,  on  ne  peut  se 
passer  un  seul  instant  de  ces  formules  et  de  ces  distinc- 
tions prétendues  inutiles,  dès  qu'on  s'aventure  sur  notre 
domaine.  Et  parce  qu'on  ne  connaît  pas,  et  qu'on  ne  veut 
pas  accepter  ces  antiques  formules,  fruit  du  travail  in- 
tellectuel d'un  grand  nombre  de  générations  à  l'intelli- 
gence subtile^  les  seules  qui  soient  justes,  on  en  crée  de 


vVIÏ 


i38  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

nouvelles  dont  le  seul  avantage  est  de  ne  pas  s'accorder 
avec  les  anciennes.  Aucune  de  celles-ci  n'ayant  de  valeur 
générale  ne  peut,  comme  c'est  tout  naturel,  avoir  d'ac- 
ception générale.  Et  c'est  ainsi  que  chacun  se  crée  sa 
propre  terminologie,  et  que  chaque  jour  voit  naître  de 
nouvelles  expressions  de  ce  genre.  Pour  une  expression 
scolastique,  nous  en  avons  mainlenant  cinq  ou  dix  nou- 
velles, toutes  plus  barbares  et  beaucoup  moins  précises 
qu'elle. 

Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  fâcheux  là  dedans,  c'est  que 
même  les  expressions  qui  sont  encore  généralement 
employées  sont  comprises  différemment,  selon  les  per- 
sonnes qui  s'en  servent  (1).  Ainsi  les  unes  distinguent 
entre  valeur  d'usage  et  valeur  d'échange.  D'autres,  au 
contraire,  rejellent  entièrement  cette  distinction.  L'une 
considère  la  valeur  d'usage,  comme  la  valeur  qu'une 
chose  a  pour  l'usage  personnel,  et  la  valeur  d'échange 
pour  la  valeur  qu'elle  a  sur  le  marché  public,  tandis 
qu'une  autre  comprend  par  valeur  d'usage  la  valeur 
qu'on  ajoute  artificiellement  à  une  chose  par  l'usage  ou 
par  le  travail,  et  par  valeur  d'échange,  la  valeur  de  la 
chose  contre  laquelle  on  en  échange  une  autre  pour  son 
propre  usage.  L'une  prend  la  valeur  d'échange  dans  le 
sens  de  valeur  de  troc,  une  autre  la  regarde  comme 
synonyme  de  valeur  commutative.  Ainsi,  les  deux  se 
servent  des  mêmes  mots,  mais  leur  donnent  une  signifi- 
cation fout  opposée.  Et  il  en  est  presque  partout  ailleurs 
comme  ici. 

Dans  une  telle  disparité  de  mots  et  d'idées,  toute  com- 
préhension et  toute  action  d'ensemble  cessent  comme  à 
Babel.  Si  Tunilé  et  la  fixité  ne  reviennent  pas,  tous  les 
efforts  pour  éclaircir  les  questions  les  plus  difficiles  se- 
ront du  temps  perdu  et  des  forces  dépensées  en  vain. 
i.-  L'idée  La  première  chose  sur  laquelle  nous  avons  à  nous  en- 
srdou"bifsi-  tendre  ce  sont  les  mots  bien  et  valeur.  Constamment  ces 

gnification. 

(l)  l\œs\er,  Grmidlehren  der  von  Adam  Smith  begrûndeten  Volksivir- 
thschaftstheorie,  1  sq. 


L  ÉCONOMIE    DU    CAPITAL  139 

idées  apparaissent  l'une  à  côté  de  l'autre,  mais  de  telle 
façon  pourtant,  qu'on  puisse  les  distinguer  facilement. 
Quelle  valeur  a  ce  bien?  Pourquoi  ce  bien  a-t-il  telle 
valeur?  Comment  peut-on  donner  à  ce  bien  une  plus 

i  grande  valeur?  Ces  questions  et  d'autres  semblables 
démontrent  combien  les  deux  idées  se  touchent  de  près, 
et  comment  elles  ne  signifient  cependant  pas  une  seule 
et  même  chose.  Le  bien  est  la  base  fondamentale.  La 
valeur  repose  sur  le  bien.  On  peut  donc  se  servir  à  la 
place  de  l'expression  bien,  de  l'expression  synonyme, 
objet  de  valeur.  La  valeur  découle  de  l'objet  de  valeur^ 
et  doit  fout  d'abord  pour  ainsi  dire  en  être  extraite.  Par 
\ebien,  ou  comme  nous  disons  ordinairement  bie?i  tem- 
poreU   nous  comprenons  toute  chose  matérielle  qu'un 

I  individu  peut  s'approprier  comme  objet  d'usage  ou 
d'usufruit,  et  capable  de  former  une  possession  particu- 
lière (1).  Des  choses  qui  sont  communes  comme  l'air  et 
la  lumière,  personne  ne  les  comptera  parmi  les  biens 
temporels.  Seul  ce  qui  est  capable  de  former  une  pos- 
session particulière  porte  ce  nom. 

Ceci  posé,  il  n'est  pas  difficile  de  trouver  les  rapports 
qui  existent  entre  le  bien  et  la  valeur.  Quelqu'un  par 
exemple  possède  dans  sa  prairie  une  source,  qui  non 
seulement  donne  de  l'eau  non  potable,  mais  empêche 
même  l'herbe  de  pousser,  ou  produit  une  herbe  que  le 
bétail  ne  peut  manger.  C'est  évidemment  un  bien  sans 
valeur  pour  lui.  Il  se  fâcherait  même  contre  nous,  si 
nous  lui  donnions  le  nom  de  bien.  Mais  voici  quelqu'un 
qui  lui  démontre  que  cette  eau  a  des  propriétés  très  sa- 
lutaires, et  qui  lui  enseigne  la  manière  de  cultiver  une 
certaine  plante  dans  cette  prairie.  Aussitôt,  le  bien  com- 
mence à  obtenir  de  la  valeur  à  ses  yeux.  Au  bien  s'ajoute 
la  science  de  savoir  l'utiliser,  la  capacité  de  l'employer 
et  d'en  jouir,  et  c'est  ce  qui  lui  donne  une  valeur  réelle. 

(1)  Di^.,  37,  1,  1.  i  ;  ].  3,  ^  2  ;  50,  16,  1.  39,  5;  1  ;  1.  40,  Cicero,  Ihi- 
rod.,  1,  1  ;  Famil.,  43,  30.  Cf.  August.  Sevmo  157,  5;  177,  8  ;  De 
doctrina  christ. ^  1,4. 


140  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

Comme  objet  de  valeur,  le  bien  n'avait  que  la  capacité 
de  valeur,  mais  la  capacité  d'emploi  lui  donne  la  réalité 
.  de  la  valeur.  La  valeur  est  par  conséquent  le  degré  d'uti- 
lité plus  ou  moins  grand,  qu'un  objet  de  valeur  maté- 
rielle ou  un  bien  fournit  en  réalité  par  l'usage  qu'on  en 
fait. 

Mais  il  est  évident  que  le  possesseur  taxera  la  valeur 
de  cette  plante  très  différemment,  selon  que  le  mode  de 
culture  qu'on  lui  a  indiqué,  lui  donnera  une  racine  sa- 
voureuse qu'il  servira  sur  sa  table,  ou  bien  une  fleur, 
ou  un  fruit  dont  la  nature  tinctoriale  ou  la  vertu  offici- 
nale le  met  dans  la  possibilité  d'en  faire  un  objet  de 
commerce.  Dans  le  premier  cas,  il  retire  du  bien  seule- 
ment ce  qu'il  lui  faut  pour  son  propre  besoin,  et  ce  qu'il 
dépense  en  l'exploitant  lui-même  ;  mais  dans  le  second 
cas,  il  a  un  avantage  durable. 

Prenons  cependant  un  second  exemple,  parce  que  ce- 
lui-ci n'explique  suffisammentla  question  que  d'un  côté. 
Voici  quelqu'un  qui  vient  d'entrer  en  jouissance  de  l'hé- 
ritage d'un  parent.  Arrive  un  marchand  de  domaines  qui 
lui  dit:  Je  vous  achète  cette  propriété.  Que  vaut-elle? 
Ce  qu'elle  vaut?  dit  Fheureux  héritier.  Elle  est  évaluée 
dix  mille  francs,  et  entre  nous  soit  dit,  elle  les  vaut  bien, 
mais  je  ne  la  donne  pas.  Dans  l'intervalle  entre  l'huis- 
sier du  tribunal  qui  réclame  mille  francs  de  frais  de  suc- 
cession et  de  mutations.  Mais,  pour  l'amour  de  Dieu, 
s'écrie  le  propriétaire  consterné  ,  la  propriété  tout  en- 
tière ne  vaut  pas  cela;  et  puis,  en  la  prenant  je  me  suis, 
chargé  de  tant  de  dettes,  que  je  serai  bien  heureux  s'il 
me  reste  chaque  année  deux  cent  cinquante  francs.  De 
cette  manière,  la  valeur  de  quatre  années  complètes  est 
donc  perdue  d'avance.  Ce  sont  évidemment  deux  notions 
et  deux  estimations  de  la  valeur  complètement  différen- 
tes l'une  de  l'autre  (1).  Selon  que  le  bien  est  conçu 
comme  la  base  d'une  utilité  toujours  fixe,  qui  ne  varie 

(1)  Cf.  Aristot.,  Po/.,  1,  3  (9),  11  sq.  ;  Eth.,  5,  7  10),  5,  6.  Thomas, 
Eth.,  \.  5,  lect.  12,  h. 


l'économie  du  capital  J41 

pas,  ou  comme  base  d'une  utilité  mobile,  changeante, 
1  liant  toujours  croissant,  capable  d'être  renouvelée  ou 
l'épétée,  il  en  résulte  deux  manières  tout  à  fait  différen- 
cies de  concevoir  ce  mot  de  valeur. 
P  Ou  le  comprend  dans  le  premier  sens,  quand  on  le 
considère  comme  un  lien,  un  intermédiaire,  ou  une 
égalisation  entre  un  propriétaire  et  un  autre,  ou  entre 
le  commencement  et  la  fin  de  la  possession  ou  de  l'ex- 
ploitation. Il  a  le  second  sens,  quand  le  bien  est  con- 
sidéré comme  moyen  capable  de  favoriser  l'acquisi- 
tion, comme  base  d'accroissement  de  son  utilité  et  de 
toute  espèce  d'activité  économique  entreprise  avec  lui. 
Autre  est  la  valeur  d'un  objet  comme  matière  destinée 
à  être  consommée,  ou  à  former  le  point  de  départ  d'un 
travail  quelconque,  et  autre  est  la  valeur  de  cet  objet, 
lorsque  parce  travail  il  a  pris  une  nouvelle  forme  ou  subi 
un  perfectionnement.  Celui  qui  a  cultivé  une  prairie  ne 
lui  attribuera  pas  la  valeur  qu'elle  avait  quand  elle  était 
en  friche.  Aucun  ouvrier  non  plus, —  car  dans  le  tra- 
vail aussi  on  fait  la  même  distinction,  —  ne  voudra 
donner  pour  la  même  valeur  qu'ils  lui  ont  coûté,  le  ré- 
sultat de  son  travail  ou  l'application  de  sa  force  de  tra- 
vail. 11  est  facile  de  comprendre  qu'il  taxe  sa  valeur 
très  différemment,  selon  qu'il  calcule  le  bien  que  le  tra- 
vail a  consommé,  ou  le  bien  qu'il  a  réalisé.  La  question 
de  la  valeur  d'un  bien  ou  d'un  travail  est  donc  toujours 
équivoque.  Elle  signifie  ou  bien  quelle  valeur  y  a-t-il 
dans  le  travail,  dans  la  propriété? ou  bien  quelle  valeur 
peuvent  produire  la  propriété  et  le  travail  ?  Savoir  ce  que 
le  travail  et  la  propriété  ont  consommé  pour  être  mis 
sur  pied,  et  savoir  ce  qu'ils  réaliseront  à  l'avenir  comme 
nouveauté  et  surplus,  sont  deux  questions  qui  diffèrent 
complètement  l'une  de  l'autre  et  qu'il  faut  séparer.  La 
réponse  à  la  première  nous  fait  concevoir  la  valeur 
comme  quelque  chose  de  fini,  de  mort,  d'invariable;  la 
réponse  à  la  seconde  nous  la  représente  comme  une 
chose  en  voie  de  formation,  vivante,  variable. 


142  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

Cette  distinction  est  tellement  naturelle,  qu'elle  a  été 
faite  dès  les  temps  les  plus  anciens.  Aristote  l'a  déjà 
traitée  de  la  manière  la  plus  claire,  et  le  droit  romain 
l'a  également  admise  sans  rien  savoir  d'Aristote.  Aussi 
le  moyen  âge  tout  entier  s'y  est-il  attaché  d'une  manière 
inébranlable.  L'usage  du  langage  observé  pendant  si 
longtemps  par  la  théologie  et  la  jurisprudence  est  si  pré- 
cis ;  il  est  si  difficile  à  remplacer,  que  nous  n'avons  pas 
de  raison  pour  nous  en  écarter.  Tout  droit,  —  mais 
qu'avons-nous  besoin  de  droit  ici?  —  toute  idée  qui  pro- 
vient de  la  raison  distingue,  dans  l'emploi  d'un  bien,  un 
usage  qui  est  en  même  temps  consommation,  etun  usage 
qui  peut  se  séparer  delà  consommation  du  bien  (1).  11  y 
a  certains  objets  dont  on  ne  peut  se  servir  qu'une  fois, 
parce  qu'ils  cessent  d'exister  avec  le  premier  et  seul 
usage  qu'on  en  fait  (2).  Le  droit  les  désigne  sous  le  nom 
de  biens  qui  consistent  en  mesure,  nombre  et  poids  (3), 
ou,  plus  exactement,  sous  le  nom  de  choses  qui  cessent 
d'exister  immédiatement  par  l'usage,  de  choses  dont 
l'usage  est  dans  la  consommation  (4).  Tels  sont  les  ali- 
ments, les  boissons,  s'ils  servent  à  leur  but  naturel,  et 
particulièrement  l'argent,  comme  nous  l'établirons  plus 
exactement  dans  la  suite.  Toutes  les  autres  choses  sont 
telles  que,  chez  elles,  l'usage  peut  être  séparé  de  la  con- 
sommation (5),  mais  que  des  milliers  de  fois  aussi,  les 

(1)  Celte  distinction  se  rencontre  déjà  chez  Aristote  :  'Eo-tî  Twv|xèy 

ï(Tyjii.TO-j  Yi  Xpnatç xai  oOSiv  yiyviTcx.t  Tjrxpù.  ra'jTyjv  irepov ,    «tt   Ivt'wv 

3g  yr/vâtae,  oTov  «Tro  t«ç  or/.oSo|jir/cv3ç  oixta  Trapà  tvîv  oîxo§ô|xï3<Ttv  {Metaphys., 
8,  8,  0).  Et  à  propos  de  l'argent,  il  dit  :  XpHaiç  S'elvat  Soxsf  p^/jvjpiâTwv 
S«7rày/?  xat  ^ôaiç  [Eth.,  4,  1,  7). 

(2)  Res  quarum  usus  est  ipsoriun  remm  consinnptto.  Tliomas,  2,2, 
q.  78,  a.  1;  a.  2,  ad  2  ;  a.  3. 

(3)  Dig. ,i2,  1,  1.  2,  §  1.  De  là  l'expression:  chose  de  quantUê 
[Quantitaetssache).  D'ailleurs  cette  expression  et  l'expression  encore 
assezfréquente  (invente'e  par  Zasius  ?)  de  choses  fongibles,  bien  qu'elle 
soit  la  plupart  du  temps  factice,  ne  concordent  pas  tout  à  fait  avec 
l'expression  chose  de  consommation. 

(4)  OuaB  ipso  usu  consumuntur  {Dig.,  7,  5,  tit.  Inst.,  2,  4,  2),  qiise 
sunt  in  abusii,  quœ  in  abusu  consistunt  {Dig.,  7,  5,  L  5,  §  2). 

(5)  Quorum  usus  non  est  ipsa  rei  consumptio  (Thomas,  2,  2^ 
q.  78,  a.  i  ;  a.  3).  Cf.  Dig.,  7,  5,  1.  6;  7,  8,  1.  14,  §  1  ;  7,  1,  1.  42. 


L  ECONOMIE    DU    CAPITAL  j  43 

deux  ont  lieu  ensemble  (1).  Ainsi,  on  peut  employer  le 
bois  pour  la  construction,  les  pommes  de  terre  pour  la 
semence,  mais  plus  souvent  encore  on  se  sert  du  bois 
pour  faire  du  feu  et  des  pommes  de  terre  comme  nour- 
riture. Dans  ce  dernier  cas,  l'usage  et  la  consommation 
ne  font  qu'un.  Mais  dans  le  premier  l'usage  est  distinct 
delà  consommation.  Et  ici,  il  faut  bien  distinguer  la 
valeur  que  la  chose  prend  par  l'usage,  delà  valeur  qu'elle 
a  pour  la  consommation.  Lar  valeur  qu'elle  a  pour  la 
consommation  est  la  valeur  fondamentale,  la  valeur 
qu'elle  contient  en  elle,  la  valeur  qu'elle  a  consommée, 
comme  nous  venons  de  dire,  la  valeur  d'origine,  la  va- 
leur d'achat,  la  valeur  de  nature.  Mais  la  valeur  qu'elle 
a  par  l'usage  sans  la  consommation  est  une  survaleur  ; 
c'est  la  valeur  conventionnelle,  la  valeur  commerciale, 
ou  la  valeur  qu'elle  a  en  raison  du  travail  qu'elle  a  coûté. 
Comme  toute  la  doctrine  sur  les  transactions  et  les  rela- 
tions commerciales  se  ramène  en  théologie,  comme  en 
jurisprudence,  toujours  à  ces  expressions,  nous  donne- 
rons désormais,  pour  éviter  toute  équivoque,  à  la  va- 
leur prise  dans  le  premier  sens,  le  nom  de  valeur  de 
consommation,  et  à  la  valeur  prise  dans  le  second  sens, 
c  est-à-dire  à  la  valeur  commerciale,  le  nom  de  valeur 
d'usage. 

11  va  de  soi  que  les  choses  qui  n'admettent  pas  iln 
usage  distinct  de  la  consommation  n'ont  pas  une  double 
valeur,  mais  seulement  la  valeur  de  consommation.  On 
n'a  pas  besoin  d'explication  sur  ce  fait  qu'une  seule  et 
même  chose  peut  avoir  une  valeur  ditierente,  selon 
qu'elle  est  envisagée  sous  des  rapports  différents.  Pour 
le  tanneur,  la  peau  brute  a  une  valeur  de  consommation, 
et  la  peau  qu'on  a  travaillée  pour  en  faire  du  cuir  a  une 

(1)  Il  faut  avoir  soin  de  remarquer  ici  que  beaucoup  de  choses 
ont,  par  leur  nature,  une  valeur  tVusacje  spéciale,  mais  n'ofîrent  à 
beaucoup  d'hommes  qu'une  valeur  de  consommation.  Ainsi,  un  piano 
qu'un  paysan  gagne  dans  une  loterie,  n'a  qu'une  î;«/eur  de  consomma- 
tion pour  lui,  tandis  qu'il  a  une  valeur  d'usage  pour  un  professeur 
de  piano. 


144  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

valeur  d'usage.  Mais  le  même  cuir  tanné  a,  pour  le  re- 
lieur ou  pour  le  cordonnier,  une  valeur  de  consomma- 
lion,  et  devient  pour  eux  valeur  d'usage  par  le  travail 
qu'ils  lui  font  subir,  en  le  transformant  en  reliures  ou 
en  souliers  destinés  au  commerce.  Donc  l'objection  qu'il 
nV  a  point  de  valeur  naturelle,  mais  que  toute  valeur 
renferme  en  elle  une  valeur  d'usage  est  juste^  mais  ne 
change  néanmoins  rien  à  la  justesse  delà  distinction. 
Car  de  ce  qu'une  valeur  envisagée  sous  un  autre  rapport 
soit  une  valeur  d'usage,  cela  n'empêche  pas  le  moins  du 
monde  que,  mise  sur  un  pied  nouveau,  elle  puisse  être 
supposée  comme  servant  de  base  solide,  indépendante, 
à  une  valeur  d'usage  plus  élevée,  et  devienne  par  con- 
séquent valeur  de  consommation.  Ainsi  dans  le  sorite, 
la  dernière  proposition  de  la  première  conclusion 
devient  la  première  proposition  de  la  seconde  conclu- 
sion. Ainsi  le  capitaine  est  préposé  au  soldat  comme 
supérieur,  mais  subordonné  au  colonel  comme  infé- 
rieur. 
3.  _  i.iée  Maintenant,  la  question  qui  se  pose  est  de  savoir 
uvùé''ewnSl  comment  une  valeur  d'usage  résulte  de  la  valeur  de 
'"^"^*  consommation.  Le  sens  de  cette  question  n'est  naturel- 

lement pas  de  savoir  comment  on  pourrait  tirer  une 
valeur  d'usage  d'un  bien  qui  a  été  consommé.  C'est  pré- 
cisément le  tort  dont  l'usure  d'argent  se  rend  coupable. 
Sa  signification  est  plutôt  celle-ci  :  à  quelle  cause  faut-il 
attribuer  qu'un  bien  obtient  une  valeur  plus  élevée,  si 
on  en  ftiit  usage  que  si  on  le  consomme  ?  Ceci  nous 
conduit  à  la  grande  question  tant  discutée  de  la  produc- 
tivité, c'est-à-dire  comment  la  valeur  d'usage  a  pris 
naissance,  ou,  comme  on  dit  souvent  tout  court,  à  la 
question  de  la  formation  de  la  valeur  (1). 

Avant  de  répondre  à  cette  question,  il  serait  oppor- 
tun de  déterminer  d'abord  exactement  les  expressions 

{])  Il  suffit  de  faire  remarquer  une  fois  pour  toutes  que  dans  la 
locution  formation  de  valeur,  l'ide'e  de  valeur  ne  peut  avoir,  d'après 
la  nature  et  d'après  la  chose,  que  la  signification  de  valeur  tVu^age. 


L  ÉCONOMIE    DU    CAPITAL  145 

productibililé,  produciwité  ou  rapport.  La  défectuosité  de 
nos  langues  est  justement  la  cause  qu'en  cette  matière, 
tant  d'obscurités  et  de  contradictions  aient  empêché  la 
solution  de  la   difficulté.  Nous  nous  servons  toujours 
d'un  même  mot^  et  nous  oublions  combien  différente 
est  la  signification  dans  laquelle  nous  l'employons.  C'est 
ainsi  que  quelqu'un  demande  si  la  nature  est  productive 
et  un  autre  si  le  travail  est  fructueux.  Le  premier  tient 
pour  l'affirmative  de  sa  question  aussi  ferme  qu'il  nie 
l'autre  ;  le  second  l'imite  et  aucun  d'eux  ne  voit  que  son 
adversaire  a  autant  raison  que  lui.  Carie  premier  con- 
çoit, sans  s'en  rendre  compte,  le  mot  productif  dans  le 
sens  de  capacité  de  rapport^  ou  comme  prodiictible ,  et 
le  second  comprend  le  mot  fructueux  de  la  productivité 
réelle,  effective,  par  conséquent  dans  le  sens  qu'il  porte 
des  fruits  ou  en  rapporte.  De  nombreux  malentendus 
seraient  évités,  et  de  vaines  discussions  seraient  épar- 
gnées si  l'on  distinguait  toujours  exactement  entre  pro- 
ductible  et  productif,  ou  entre  capacité  de    rapport  et 
rapport  réel.   Ici  nous  prenoas  l'idée  de  prodiictibilité 
comme  synonyme  de  capacité  de  rapport,  et  nous  l'op- 
Iposons  au  rapport,  au  rendement  qui  résulte  d'un  gain 
jeffectif.  D'après  ceci  donc,  \^ productibïUté ov\\di  capacité 
de  rapport  est  la  capacité  qu'a  un  bien  de  fournir  des^ 
valeurs  d'usage,  et  le  rapport  ou  productivïté  est    la 
valeur  d'usage  effective,  réelle  qu'on  tire  d'un  bien. 
1    La  question  de  savoir  si  un  bien  est  productible,  ca- 
îpable  de  rapport,  signifie  donc  :  Le  bien  est-il  de  la 
'sorte,  qu'il  donne  la  possibilité  de  se  servir  d'un  fruit 
qu'il  a  produit^  sans  le  détruire  lui-même?  En  d'autres 
termes,  peut-on  séparer  dans  ce  bien,  le  fruit  du  tronc, 
de  telle  sorte  que  le  bien,  après  qu'on  s'est  approprié  le 
fruit,  reste  de  sa  nature  encore  propriété  du  possesseur 
lactuel,  et  que  celui-ci  puisse  avoir  en  propre  le  bien 
jcomme  tel,  et  le  fruit  comme  tel,  séparé,  et  simultané- 
jmentrun  à  côté  de  l'autre,  comme  cela  peut  avoir  lieu 
pour  les  fruits  de  l'arbre  et  du  champ,  et  le  champ  ou 

10 


146  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

l'arbre  lui-même.  Comme  on  le  voit,  le  sens  est  le  même 
que  celui  de  l'expression  plus  juridique  :  la  productibi- 
lité  d'un  bien  est  la  capacité  qu'il  a  de  fournir  une  va- 
leur d'usage,  qui  n'est  pas  sa  valeur  de  consommation, 
ou  la  propriété  de  rendre  possible  un  usage  par  lequel 
le  bien  comme  tel  n'est  pas  consommé,  c'est-à-dire  ne 
se  perd  pas  pour  celui  qui  en  fait  usage  comme  prix 
de  l'usage,  ou  cesse  d'être  sa  propriété.  La  productibi- 
lité  est  donc  la  capacité  qu'a  une  chose  de  devenir  objet 
d'un  droit  de  jouissance,  bref,  la  capacité  de  jouissance, 
la  capacité  d'usufruit,  la  capacité  d'usage  complet.  Car 
l'usage  complet,  l'usage  de  jouissance,  ou  l'usufruit, 
ususfructus,  se  distingue  du  simple  usage  ou  du  simple 
emploi,  du  niidus  itstiSj  en  ce  que  celui-ci  rend  seule- 
ment possible  la  possession  de  la  chose  sans  le  fruit 
qui  en  est  séparé,  tout  au  plus  l'apaisement  du  propre 
besoin  (1),  tandis  que  celui-là  permet  l'usage  et  la 
jouissance  du  rapport  tout  entier,  mais  de  telle  sorte 
que,  à  côté,  la  chose  elle-même  subsiste  non  consom- 
mée et  intacte  (2).  Le  droit  d'usufruit  est  donc  plus  que 
la  simple  utilité,  et  celle-ci  est  moindre  que  celui-là  (3). 
Le  droit  d'utilité  peut  exister  sans  le  droit  d'usufruit,  et 
la  capacité  de  la  simple  utilité,  sans  la  capacité  d'usu- 
fruit, peut  exister  aussi,  mais  non  la  réciproque.  Dans 
le  droit  d'usufruit  est  compris  le  droit  d'utihté,  dans  la 
capacité  d'usufruit  est  comprise  aussi  la  simple  capa- 
cité d'utilité  ;  mais  là  où  se  trouve  seulement  la  simple 
capacité  d'utilité,  là  est  exclue  la  capacité  d'usufruit  (4). 
D'où  il  résulte  que  toute  utilité  d'un  bien  n'est  pas 
l'usage  complet  de  ce  bien.  Ce  dernier,  c'est-à-dire 
l'usufruit  ou  droit  de  jouissance,  est  seulement  possible 
là  où  le  fruit  est  séparé  du  bien,  où  l'utilité  est  séparée 
de  la  possession,  où  l'usage  est  distinct  de  la  consom- 


(1)  Inst.,  2,  5,  1.  Dig.,  7,  8,  L  I,  §  1. 

(2)  Dlg.,  7,  1,  L  1.  Inst.,  2,  4. 

(3)  InsL,  2,  5,  1.  Dig.,  7,  8,  L  10,  §  4. 

(4)  Dig.,  1,  8,  1.  14,  §  1.  Vangerow,  Pandekten  (6),  I,  850  sq. 


l'écoiNomie  du  capital  147 

mation  (1).  Et  il  n'y  a  qu'un  bien  qui  offre  un  fruit  sé- 
paré du  tronc  ou  de  tout  ce  qui  peut  le  porter  qui  soit 
productif.  Mais  là  au  contraire  où  le  fruit  tout  entier 
est  la  chose  elle-même,  et  où  l'appropriation  du  fruit 
équivaut  à  la  suppression  de  la  chose,  là  personne  ne 
parle  de  la  productivité  au  sens  propre.  Ainsi  se  véritîc 
ce  que  nous  soutenions  tout  à  l'heure,  que  la  capacité 
de  rapport  ou  la  productibilité  est  la  capacité  que  pos- 
sède un  bien  de  donner  jouissance  ou  usufruit,  c'est-à- 
dire  usage  plein. 

Il  n'est  peut-être  pas  superflu  de  faire  remarquer 
qu'on  doit  prendre  ici  la  productivité  seulement  dans  le 
sens  économique  et  bien  la  distinguer  de  la  productivité 
physique.  Si  un  champ,  par  exemple,  ne  rapporte  que 
ce  qu'on  y  a  semé,  il  est  productif  au  point  de  vue  physi- 
que, mais  improductif  au  point  de  vue  économique. 

On  voit  par  là,  combien  il  faut  se  garder  de  confondre 
des  idées  d'économie  agricole  avec  des  idées  économi- 
ques proprement  dites,  chose  qui  arrive  si  souvent  au 
détriment  de  la  clarté  dans  des  questions  d'économie 
politique.  Or,  puisqu'il  n'y  a  que  le  plein  usage  ou  l'u- 
sufruit qui  soit  usage  dans  le  sens  propre  du  mot,  et  que 
la  simple  utilité  ne  peut  être  séparée  de  la  consomma- 
tion du  bien  lui-même,  il  en  résulte  que  l'utilité  qui  est 
en  même  temps  consommation  est,  au  point  de  vue  éco- 
nomique, équivalente  à  valeur  de  consommation  et  à 
improductivité,  tandis  qu'un  usage  distinct  de  la  consom- 
mation, usage  par  conséquent  dans  le  sens  propre  et 
complet  du  mot  ou  jouissance,  usufruit,  considéré  au 
point  de  vue  économique,  est  équivalent  à  productivité 
et  à  valeur  d'usage. 

Désormais  il  est  donc  facile  de  répondre  à  la  question  :  4._Lai)ro- 
Quelle  est  la  base  de  la  productivité  ?  Son  sens  est  celui-  il"'Saiion 
ci:  A  quelle  cause  doit-on  attribuer  qu'un  bien  produise  rlsuifediVac- 

p  «  *'°°   coraniu- 

du  rapport,  et  que  des  valeurs  d  usa2;e  se  torment  en  ne  de  la  na- 
réalité?  ^f*^«>'- 

(1)  Inst.,  2,  4,  1.  Cf.  Dig.,  22,  1,  1.  19. 


148  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

D  après  Qiiesnay,  c'est  uniquement  la  nature  et  par- 
ticulièrement la  propriété  foncière,  qui  est  la  cause  de 
toute  productivité.  La  productrice  et  la  mère  de  toutes 
choses  est  la  nature,  dit-il.  Le  travail  est  absolument 
improductif.  Heureux  le  riche  pour  qui  la  nature  est 
une  mère  tendre,  une  nourrice  pleine  de  sollicitude.  On 
a  bien  raison  de  plaindre  l'ouvrier  de  ce  que  la  nature 
est  pour  lui  une  marâtre.  Comme  l'enfant  dont  la  mère 
vient  d'expirer,  c'est  en  vain  qu'il  cherche  de  la  nourri- 
ture sur  son  sein  glacé.  Cependant  c'est  là  une  réalité  à 
laquelle  il  faut  se  rendre.  Il  n'y  a  rien  à  faire  contre  la 
nature  ;  nous  devons  tous  vivre  d'après  elle.  Tel  est  à  peu 
près  le  système  qui  a  reçu  le  nom  de  Physiocratisme. 
Cette  vue  pouvait  paraître  naturelle  au  médecin  de 
Louis  XV,  au  contemporain  de  Voltaire  et  de  Rousseau, 
d'Helvétius  et  de  La  Mettrie  ;  aujourd'hui  il  serait  su- 
perflu de  la  réfuter. 

Mais  comme  un  extrême  en  produit  toujours  un  au- 
tre, il  en  fut  de  même  cette  fois.  Dans  son  exclusivisme,, 
le  Physiocratisme  occasionna  nécessairement  un  sys- 
tème industriel  tout  aussi  exclusif.  Cette  même  société 
qui  avait  poussé  le  naturalisme  jusqu'aux  extrêmes  éleva 
les  esprits  qui,  à  dessein  et  consciemment,  nièrent  toute 
nature,   et  proclamèrent   l'homme  maître  exclusif  et 
absolu  du  monde,  ne  devant  qu'à  lui  seul  tout  ce  qu'il  a 
et  tout  ce  qu'il  est,  et  n'ayant  aucune  obligation  à  l'égard 
d'une  puissance  quelconque  en  dehors  de  lui.  Ce  ne  fut 
donc  pas  par  hasard,  mais  c'est  un  événement  dont  doit 
tenir  compte  la  philosophie  de  l'histoire,  si  ce  système 
qu'on  appelle  l'individualisme,  qui  a  eu  grand  succès  à 
l'époque  de  la  Révolution,  et  qui  est  encore  très  vivace  à 
l'heure  actuelle,  a  été  le  prélude  de  la  tourmente  révolu- 
tionnaire. Au  fond,  Adam  Smith,  son  père,  a  plutôt  mis 
à  l'arrière-plan  qu'il  n'a  nié,  rinfluence  des  causes  na- 
turelles pourl'augmentation  de  ce  qu'il  appelait  richesse 
nationale.    Lui-même  était  un  esprit  trop  perspicace, 
pour  laisser  passer  une  telle  défectuosité.  Autant  que: 


l'économie  du  capital  149 

nous  le  sachions  du  moins,  il  ne  fait  passer  nulle  part 
le  travail  pour  l'unique  source  de  la  valeur.  Il  l'appelle 
seulement  l'unique  mesure  générale  et  exacte  de  la  va- 
leur (1).  Mais  ses  successeurs  n'avaient  point  son  intelli- 
gence et  firent  deson  exagération  de  l'importance  du  tra- 
vail uneabsurdité  complète.  Nousavons  déjàvujusqu'où 
les  socialistes  la  poussent.  Pour  eux,  le  travail  est  la 
source  de  toute  formation  de  valeur  et  de  toute  produc- 
tivité, bref,  il  est  l'unique  et  entière  cause  de  toutes  les 
valeurs  d'usage.  Chose  curieuse,  c'est  qu'en  cette  ma- 
tière, on  s'en  rapporte  parfois  même  aux  scolastiques, 
qu'on  traite  pourtant  d'ordinaire  avec  tant  de  dédain. 
Sans  doute,  il  est  vrai  de  dire  que  ceux-ci  estiment  bien 
haut  le  travail  ;  mais  il  est  absolument  faux  qu'ils  le  con- 
sidèrent comme  étant  la  seule  cause  de  toute  producti- 
vité (2).  Ils  enseignent  juste  le  contraire  (3).  Sans  doute 
quelques-uns  parmi  eux  distinguent,  outre  ces  fruits  que 
produit  en  partie  la  nature  seule,  en  partie  le  travail  de 
concert  avec  la  nature,  des  fruits  dont  l'origine  est  due 
au  travail  seul  (4).  Mais  ceux-ci  forment  de  rares  excep- 
tions. D'autres  se  contentent  seulement  d'établir  deux 
espèces  de  fruits  de  production,  les  uns  pour  lesquels 
la  nature  exerce  une  grande  influence,  les  autres  pour 
lesquels  c'est  le  travail  (5). 

11  est  donc  commun  à  toute  espèce  de  formation  de 
valeur  que  la  nature  et  l'activité  humaine  y  aient  leur 
part,  quand  même  c'est  d'une  manière  différente  (6). 

(1)  Adam  Smith,  Inquiry  intothe  wcalth  of  nations,  I,  ,5  (Rogers, 
1869,  I,  38;  Cf.  1,34,197). 

(2)  Thomas  (3.  d.  37,  q.  1,  a.  6  ad  4)  dit  seulement  que  celui 
qui,  par  le  prêt,  devient  possesseur  de  la  somme  prêtée,  a  pour  lui 
le  gain  qu'il  obtient  par  son  travail,  puisqu'il  est  à  la  fois  capitaliste 
et  ouvrier.  Il  s'agit  donc  de  la  question  de  droit,  non  de  la  ques- 
tion économique.  Cf.  infra,  Nr  31. 

(3)  Banes,  2,  2,  q.  77.  a.  2,  ad  1  :  circa  secundum.  Billuart,Dc  con- 
tract.,  d.  5,  a.  2,  prob.  2.  Azor,  InslU.,  III,  1.  10,  de  camb.,  c.4,  q.  4. 

(4)  Sylvester,  v.  fructus  1.  —  Fumus,  Armilla,  v.  fructus  1.  — 
Billuart,  De  jure,  d.  8,  a.  9,  not.  2.  —  Pichler,  Jus  can.,  2,  12,  5. 

(5)  Laymann,  ThcoL  mor.,  1.  3,  tr.  3,  c.  3,  2.  Lessius,  J.  etj.,  1.  2, 
c.  12,  110.  Cf.  Zoesius,  Comm.  in,  Dig.,  41,  1,  62  ;  22,  1,  40. 

(6)  Antonin,  II,  t.  1,  c.  7,  §  16.  Cf.  Ghrysost.,  In  Gènes,  hom.,  41,  1, 


150  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

Dans  chaque  valeur  d'usage  est  contenue  non  seulement 
une  valeur  naturelle,  mais  aussi  une  valeur  de  travail. 
Par  conséquent,  la  valeur  de  consommation  doit  tou- 
jours être  plus  grande  que  la  simple  valeur  d'usage , 
même  dans  les  soi-disant  fruits  naturels  qui,  dans  l'art 
et  dans  l'industrie  en  particulier,  exigent  au  moins  le 
travail  de  les  recueillir  et  de  se  les  approprier.  Pour 
cette  seule  raison  déjà,  l'argent  qui  ne  contient  aucun 
travail  ne  peut  pas  avoir  une  valeur  d'usage.  «  Un  mou- 
lin qui  ne  marche  pas  ne  moud  point  de  farine  (1)  »,  dit 
le  Hollandais  pratique.  Notre  peuple  aussi,  qui  sait 
cela,  a  ce  petit  proverbe  :  «  Champ  non  cultivé 
porte  rarement  de  bon  blé  (2)  ».  Il  ne  croit  pas  à  la 
possibilité  d'une  valeur  d'usage,  même  de  biens  pro- 
ductibles  sans  adjonction  de  travail.  Ce  n'est  que  par 
l'union  des  deux  qu'il  attend  du  rapport.  Il  est  comme 
le  Sicihen  qui  fait  ainsi  parler  la  terre  :  «  Donne-moi 
afin  que  je  te  donne  (3)  ».  C'est  pourquoi  nos  ancêtres, 
plus  prudents  que  tous  les  physiocrates  et  les  indus- 
triels ensemble,  avaient  coutume  de  dresser  leurs  en- 
fants avec  ce  petit  proverbe  :  «  Le  pain  ne  vient  pas 
seul,  il  faut  le  gagner  (4)  ».  Et,  si  nous  ne  faisons  pas 
erreur,  ils  se  tiraient  mieux  d'affaire  que  nous,  qui, 
croyant  fièrement  avoir  découvert  d'autres  moyens  de 
formation  de  valeur,  avons  perdu  la  patrie  du  pain  et 
appris  à  connaître  à  fond  celle  de  la  faim. 

Mais  tout  travail  de  l'homme  qui  ne  tombe  pas  sur 
un  terrain  productible  est  inutile.  La  productivité  sup- 
pose la  productibilité.  Le  travail  de  l'homme  n'est  pas 
créateur  par  lui-même.  Là  où  la  force  pour  le  rapport 
ne  se  trouve  pas  déjà  contenue  dans  la  nature,  là  le 

BasiL,  In  ps.,  32,  ii.  9.  Ambros.,   In  Luc,  1.  5  (Paris,   J603,  III,  90, 
c).  Léo  XIII.  V.  Gonf.  XIII,  10. 

(J)  Wander,  Deutsches  Sprichwœrterlexikon,  HT,  754,  Nr  71. 

(2)  Dûringsfeld,  Sprichw.  dcr  german.  und  roman.  Sprachen,  l,  5, 
Nr  618. 

(3)  Ibid.,  II,  373,  Nr652. 
{k)Ibid.,  1,  321,  Nr618. 


l'économie  du  capital  151 

travail  est  tout  aussi  improductif  que  si  on  voulait  ex- 
traire du  vin  ou  de  l'huile  des  pierres.  Toute  valeur  du 
travail  consiste  donc  en  ce  que  celui-ci  fasse  du  bien  en 
question  l'usage  auquel  il  est  destiné,  ou  au  moins  apte 
par  la  nature.  C'est  la  raison  pour  laquelle  un  travail 
purement  intellectuel  peut  produire  un  rapport  plus  sai- 
sissable,  et  souvent  plus  grand  que  l'activité  corporelle. 
Car  il  peut  se  faire  que  cela  n'arrive  que  par  la  recher- 
che et  la  connaissance  de  circonstances,  de  lieux,  de 
moyens  par  lesquels  la  productibilité  naturelle  se  trans- 
forme en  productibilité  réelle,  ou  par  le  déplacement 
d'un  objet  d'un  endroit  où  certaines  circonstances  le 
rendent  inutile,  pour  le  porter  dans  un  autre  où  il  pro- 
duira de  lui-même  de  l'utilité. 

Par  conséquent,  sans  l'homme  point  de  rapport,  mais 
point  de  rapport  non  plus  sans  la  nature.  L'homme  ne 
peut  pas  créer.  Il  ne  peut  qu'utiliser  ce  qu'il  y  a  dans  la 
nature  (1).  Par  lui,  ce  qui  était  productible  dans  la  na- 
ture devient  productif.  C'est  ainsi  que  la  nature  est  sou- 
mise à  l'homme,  mais  que  néanmoins  l'homme  dépend 
d'elle.  Les  deux  sont  astreints  l'un  à  l'autre  ;  les  deux 
agissent  de  concert  dans  toute  formation  de  valeur,  et 
cela  d'une  façon  si  harmonieuse  et  si  étroite,  qu'il  est 
impossible  de  faire  une  séparation  entre  leur  part  mu- 
tuelle (2). 

Nous  devions  commencer  par  exposer  ces  principes     5.  -  loo- 

r^A     '  !•  ^1        '     '  1  n  seignement  de 

généraux,  pour  expliquer  1  opmion  sur  laquelle  repose  rÉguse    sur 

il'  •  1        ï    •  !»•     «  ^    A<       .  1?  1-1         1  l'intérêt  com- 

II  ancienne  aoclrme  sur  1  intérêt  et  sur  1  usure.  En  abor-  me  dogme  do 

,  .  la  foi,  du  droit 

clantleur  démonstration  elle-même,  nous  déclarons  que  naturel  et  du 

'  ^  droit  positif. 

iaous  n'avons  pas  l'intention  de  décider  en  dernier  res- 
sort, si  l'application  des  dogmes  de  l'Eglise  à  la  situa- 
tion actuelle,  doit  être  faite  comme  nous  la  faisons.  Loin 
lie  nous  l'intention  d'accuser,  ou  même  d'attaquer 
Id'autres  qui  l'essaient  d'une  autre  manière.  Nous  ne 
ivoulons  pas  plus  usurper  le  titre  d'arbitre  suprême  en 

I    (1)  Arnold,  Cultuv  und  Recht  der  Rœmer,  190  sq. 
i    (2)  Aristot.,  Phys.,  7,  2,  5. 


1  52  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

cette  matière,  que  troubler  l'opinion  et  la  conscience 
des  autres.  Puissent  tous  ceux  qui  pensent  autrement 
agir  comme  nous,  ce  sera  le  meilleur  moyen  de  sauve- 
garder la  paix,  et  de  frayer  un  chemin  à  la  vérité.  No- 
tre plus  grand  désir  est  que,  sous  ce  rapport,  les  senti- 
ments de  tous  soient  conformes  aux  nôtres. 

Nous  croyons  cependant  pouvoir  exprimer  en  toute 
sécurité  cette  opinion,  que  le  passé  tout  entier  a  consi- 
déré sa  doctrine  sur  l'intérêt  comme  un  dogme  aussi 
bien  de  la  Révélation  que  du  droit  naturel,  et  comme  un 
article  fondamental  commun  à  tous  les  droits.  Ainsi 
Clément  V  l'a  déclaré  au  concile  général  de  Vienne  (1). 
Benoit  XIV  dit  sans  réserve  que  d'après  tout  droit,  droit 
naturel,  droit  divin,  droit  ecclésiastique,  d'après  l'ensei- 
gnement constant,  unanime  et  décisif  de  tous  les  conci- 
les, de  tous  les  Pères  et  de  tous  les  théologiens,  aucun 
doute  ne  peut  avoir  lieu  à  ce  sujet  (2),  et  que  quicon- 
que contredirait  cela,  contredirait  non  seulement  la 
Révélation  divine,  mais  aussi  l'opinion  commune  de 
l'humanité  et  de  la  raison  naturelle  (3). 

C'est  aussi  avant  tout  l'enseignement  exprès  de  l'E- 
criture sainte,  de  l'ancien  (4)  comme  du  nouveau  Tes- 
tament (5),  que  le  prêt  d'argent  comme  tel,  c'est-à-dire 
aussi  bien  pour  l'objet  prêté,  l'argent,  que  pour  l'acte 
du  prêt,  aucun  supplément  ne  peut  être  exigé  unique- 
ment à  cause  du  prêt.  Il  est  vrai  qu'il  y  a  toujours  eu 
des  hommes  qui  n'ont  pas  cru  trouver  dans  les  passages 
cités  la  doctrine  en  question  ;  mais  l'Eglise  a  expressé- 
ment décidé  (6),  que  cette  parole  de  l'Evangile,  dont 

(1)  Clemens  Y,  Approhante  Conc.  Vienn.  (C.  ex  gravi,  §  2.  Clem.  5, 
o)  :  decernimus  eum  velut  hœreticum  puiiiendum. 

(2)  Bened.  XIV,  Syn.  Diœc,  X,  4,  2. 

(3)  Id.,  Constlt.  Vix  pervenit,  5°  (Constit.  sel.  RomaB  1766,  1,218. 
Denzinger,  Enchirid.,  1322). 

(4)  Exod.,  XXII,  25.  Lev.,  XXV,  36.  Deut.,  XXIII,  19.  II  Esd.,  V,  7. 
Psalm.,  XIV,  5.  Jerem.,  XV,  10.  Ezech.,  XVIII,  8,  13  ;  XXII,  12. 

(5)  Luc,  VI,  34,  35. 

(6)  Alexandre  III,  In  conc.  Later. ,  III;  c.  25  (C.  quia  5,  X,  3,  19  ;  C. 
super  4,  X,  5,  19).  Urban.  III,  C.  consuluit,  10,  X,  5,  19.  Benedict. 
XIV,  Syn.  Diœc.  10,  4,  5  (I3enzinger,  Enchiridion^  307). 


l'économie  du  capital  153 

l'interprétation  est  la  plus  attaquée,  doit  être  expliquée 
dans  le  sens  précité,  et  que  toute  interprétation  qui  s'en 
écarte  doit  être  considérée  comme  une  attaque  contre 
la  foi  et  l'infaillibilité  de  l'Eglise  (1). 

La  législation  de  l'Église  dans  les  conciles  et  de  la 
part  des  papes  n'a  jamais  varié  sous  ce  rapport,  et  ne 
s'est  jamais  laissé  induire  en  erreur  par  aucune  impo- 
pularité et  par  aucun  faux  prétexte  (2). 

Selon  l'expression  de  Benoit  XIV,  les  Pères  (3)  sont 
restés  fidèles  à  l'ancienne  doctrine  de  la  Révélation, una- 
nimement, absolument  et  sans  restriction  aucune  (4). 
On  a  parfois  essayé  de  prétendre  qu'ils  avaient  eu  seu- 
lement en  vue  cette  situation  particulière  de  l'antiquité 
à  son  déclin,  où  l'usure  avait  pris  le  caractère  d'une  bar- 
barie digne  des  anthropophages.  Or,  au  témoignage  du 
même  pape,  cette  déclaration  n'est  pas  admissible  (5). 
De  ce  que,  dans  la  vie  pratique,  tel  ou  tel  Père  cherchait 
à  régler  en  toute  charité  une  affaire  d'usure,  ou  du 
moins  à  réduire  les  exigences  les  plus  démesurées  à  une 
mesure  possible  (6),  on  ne  peut  pourtant  pas  conclure 
sérieusement  qu'il  ait  autorisé  l'usure  en  théorie.  Avec 
ce  même  principe,  on  pourrait  tout  aussi  bien  considé- 
rer comme  le  défenseur  de  l'usure  le  pauvre  diable  qui, 
dans  sa  misère,  s'en  va  chez  l'usurier  et  lui  emprunte  à 
un  taux  usuraire  de  l'argent  qu'il  n'est  pas  capable  d'ob- 
tenir des  gens  honnêtes  à  des  conditions  équitables. 


(1)  Bened.  XIV,  Syn.  Diœc,  10,  4,  6. 

(2)  Conc.  Nicaen.,  1,  17  (c.  2,d.  47  ;  c.  8,  c.  14,  q.  4).  —  Léo  Magnus 
(c.  7,  c.  44,  q.  4).  —  Alexand.  III,  Urban  III,  Innoc.  III,  Gregor.  IX 
(tous  dans  X,  5,  19).  Gregor.  X,  In  conc.  lugdun.,  II  (c.  1,  2,  VI,  o,  3). 
Glemeiis  V,  In  conc.  Vienn.  [l.  cit.),  Conc.  Illib.,  20.  Conc.  Arelai.,  I, 
12.  Conc.  Laodic,  5.  V.  la  collection  de  Raymond  de  Pennafort, 
Summa,  2,  7. 

■  (3)  ïertull.,  Adv.  Marc,  IV,  17.  Lactant.,  InsiU.,Y,  18  ;  Epilomc,  64. 
Cyprian,  De  Uipsis  (6),  4.  —  Ambros.,  De  Tob.,  14  (c.  3,  c.  14,  q.  3); 
De  hono  mortis,  12  (c.  10,  c.  14,  q.  4).  Augiist.,  Ep.,  135,  25  (c.  11, 
c.  14,  q.  4)  ;  In  pscdm.,  36,  3,  6.  Hieron.,  InEzech.,  18,  13  (c.  2,  c.  14, 
q.  3).  Basil.,  Homil.  in  ps.,  14.  Gregor.  Mag.,  Ep.,9^  48. 

(4)  Bened.,  Syn.  diœc.  X,  4,  4.  —  (5)  Ihid.,  X,  4,  7. 

(6)  Apollinaris  Sidon.,  Epist.,  4,  24. 


•^ 


154  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

D'après  ce  que  nous  venons  de  dire,  il  ne  peut  donc 
y  avoir  de  doute  sur  ce  point,  que  ce  n'est  pas  l'Église 
qui  a  introduit  sa  doctrine  sur  l'intérêt  et  le  prêt,  mais 
que  cette  doctrine  est  directement  de  droit  divin  (1),  et 
que  c'est  nier  un  article  de  foi  chrétien  en  la  rejetant  (2). 
L'Église  a  aussi  déclaré  expressément  qu'elle  ne  pour- 
rait pas  abolir  ce  dogme,  quand  même  elle  le  voudrait 
et  qu'elle  ne  pourrait  pas  dispenser  (3)  de  l'obligation 
qu'il  impose,  parce  qu'elle  n'a  aucun  pouvoir  sur  la 
vérité  divine.  Dans  cette  question  néanmoins,  comme 
chacun  en  sera  frappé,  les  scolastiques  affectionnent  de 
s'en  rapporter  beaucoup  plus  au  droit  naturel  qu'à  la 
Révélation  (4),  et  traitent  ce  principe  non  seulement 
comme  dogme  révélé,  mais  comme  dogme  de  la  loi  natu- 
relle (5).  Nous  allons  examiner  sur  le  champ  les  motifs 
qui  justifient  cette  assertion. 

Une  chose  curieuse,  c'est  qu'en  cette  matière,  le  droit 
romain  sous  l'empire  duquel  l'usure  a  causé  de  si  formi- 
dables ravages,  se  place  tout  à  fait  au  point  de  vue  du 
droit  naturel  (6).  Primitivement  chez  les  Romains,  le 
prêt  d'argent  n'imposait,  même  en  pratique,  pas  d'au- 
tres obligations  que  celle  de  rendre  ce  qu'on  avait 
reçu  (7).  Sans  doute  cela  changea  complètement  plus 

(1)  Bened.  XIV,  Syn.  diœc,  X,  4,  2  (très  décisif).  Cregor.  a  Valen- 
tia,  Comm.   theol.,  111,  d.    5,  q.  21,  p.    i,  §  2.  Cf.   Viguerius,  Inst., 

c.  à,  §  3,  14.  Navarrus,  Enchir.,    17,  207,  Estius,  Comm.  in  sent.,  3, 

d.  37,  §  26.  Sylvius,  2,  2,   q.   78,  a.  1.  Schmalzgrueber,  Jus  canon., 
5,  49,  6  sq. 

(2)  Lugo,  De  jure,  d.  25,  2,  8.  Lessiiis,  J.  eAj.  1.  2,  c.  29,  23.  Pla- 
tel,  Synopsis,  III,  n.  626. 

(3)  Alexander  III,  C.  sujier  eo,  4,  X,  5,  19  (Denzinger,  Enchirid., 
307).  Antonin,  II,  A.  1,  c.  7,  §  2.  Schmalzgrueber,  5,  19,  11  sq. 

(4)  Thomas,  2,  2,  q.  78,  a,  1. 

(o)  Bened.  XIV,  Syn.  diœc,  X,  4,  2.  Soto,  De  jiist.  et  jure,  1.  6, 
q.  1,  a,  1.  Salmantic,  Mor.  tr.,  14,  c.  3,  p.  3.  Billuart,  De  contract., 
d.  4,  a.  3,  3.  Sylvius,  2,  2,  q.  78,  a.  1.  Schmalzgrueber,  5,  19,  9. 
Bânes,  2,  2,  q.  78,  a.  1,  d.  1,  concL,  2.  Sporer,  Decalog.,  tr.  6,  c.  4, 
112.  Alfonsus,  De  contract..,  759. 

(6)  Dig.,  2,  14,  1.  17  ;  12,  1,  1.  U,  i^  1  ;  19,  5,  1.  24  ;  50,  16,  \.  121, 
Cod.,  4,  32,  1.  3.  Cf.  Dig.,  14,  6,  1.  1,  pr. 

(7)  Nonius  Marcellus  dans  Pauly,  Real  =  Encyckl.  des  class. 
Alterthums,  III,  447.  Scheurl,  Institutionen  (8),  255. 


l'économie  du  capital  155 

tard,  mais  malgré  cela,  la  conception  fondamentale 
continua  d'exister  comme  c'est  maintenant  de  plus  en 
plus  admis  par  les  romanistes  (1  ).  Autant  ils  défendent 
de  prendre  intérêt  sur  le  prêt  d'argent,  comme  chose 
légitime,  autant  ils  admettent  que,  sans  compter  la  na- 
ture du  contrat  de  prêt  (2),  l'obligation  de  payer  des 
intérêts  n'y  est  pas  comprise  (3),  que  celle-ci  n'est  pas 
une  partie  des  obligations  dont  on  s'est  chargé  par  le 
prêt  comme  tel,  mais  seulement  par  une  nouvelle  sti- 
pulation ajoutée  en  dehors  de  lui  (4),  et  qu'un  contrat 
de  prêt  qui  a  été  conclu  sans  cette  condition  expresse 
doit  être  considéré  comme  gratuit  (5). 

Parler  du  droit  germanique  est  à  peine  nécessaire. 
Au  début,  les  Allemands  n'avaient  pas  l'usure  d'inté- 
rêt (6).  Après  qu'ils  eurent  embrassé  le  Christianisme, 
ils  restèrent  d'autant  plus  fidèles  à  l'observation  de  la 
loi  de  nature,  qu'ils  qe  l'avaient  jamais  abandonnée  sur 
ce  point  (7).  Dans  le  droit  français,  la  défense  de  l'inté- 
rêt du  prêt  avait  encore  une  plus  grande  importance 
qu'en  Allemagne^  puisqu'en  France  elle  a  été  formulée 
comme  loi  nationale  jusqu'en  1789  (8). 

Ce  n'est  qu'avec  l'explosion  de  la  grande  Révolution 
dans  la  pensée  et  dans  la  foi,  qu'apparut  une  tendance 
à  s'éloigner  de  cette  vérité  si  claire,  à  laquelle  on  s'étajt 


(1)  Rein,  PrivatrerJU  und  Civilprocess  der  Rœmer,Q2^.  W^alter,  Ges- 
chichte  des  rœmischen  Rechtes  (3),  II,  239. 

(2)  Dernburg,  Pandekten  (2),  II,  231.  Gœschen,  Vorlesungen  uher 
das  Clvilrecht,  II,  II,  289.  Sohm,  InstituHonen  (4),  274.  Baron,  Pan- 
dekten (7),  72,  470. 

(3)  Windscheid,  Pandekten  (7),  II,  366.  Sintenis,  Ctvilrecht  (3),  II, 
93,  96,  519.    Mûhlenbnich,  Pandekten  {2),  374. 

(4)  Sohm,  Institut.  (4),  274,  279.  Arndts,  Pandekten  (7),  493.  Weiske, 
Rechtslex.  XV,  390  sq.  Scheurl,  Institut.  (8),  255. 

(5)  Thibaut,  Pandekten  (7),  II,  295. 

(6)  Tacitus,  Germania,  26. 

(7)  Schwabenspiegel,  §  361,  Landfriede  von  1235,  c.  7  (Zœpfl,  Al- 
terth.  des  deutschen  Reiches  und  Rechtes,  IIÏ,  398).  Phillips,  Deuisches 
Privatrecht  (3),  I,  539,  Graf  und  Dietherr,  Deutsche  Rechtssprichw., 
268  (6,  260-262). 

(8j  Warnlcœnig  und  Stein,  Franz.  Staats  =:  und  Rechtsgesch.  II,  526, 
Ghéruel,  Diction,  des  Institut,  de  la  Finance,  II,  1014. 


156  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

jusqu'alors  attaché  avec  tant  de  force.  Au  commence- 
ment de  la  Réforme,  on  vit  pour  la  première  fois  la 
négation  de  l'antique  vérité  et  de  la  tradition  (1  ).  Dans 
la  violente  discussion  littéraire  des  deux  branches  saxon- 
nes, concernant  le  système  monétaire,  le  duc  Georges, 
le  rempart  de  l'ancienne  foi  chrétienne  et  de  la  vie  alle- 
mande, expose  encore  en  1532,  dans  les  «  Gemeine 
Stymmen  von  der  Miintze  »,  l'ancien  point  de  vue  delà 
foi  et  du  droit,  et  cela  avec  une  telle  profondeur  que 
même  aujourd'hui  Roscher  en  est  pénétré  de  respect. 
Par  contre,  la  politique  monétaire  Ernestine  s'écarte 
des  anciens  principes  que  le  système  monétaire  Albertin 
observe  encore  ;  mais  elle  est  entrée  avec  cela  dans  une 
telle  confusion  d'idées,  que  le  même  savant  ne  peut  as- 
sez s'étonner  de  son  désordre  et  de  sa  sophisterie  (2). 
Ce  désordre  frappe  les  défenseurs  de  la  Réforme  dans 
les  personnes  de  Luther,  de  Mélanchthon  et  de  Zwin- 
gle  (3).  Pour  le  principal,  ils  s'en  tiennent  encore  à  l'an- 
cienne doctrine.  Mais  comme  ils  auraient  volontiers 
changé  tout  ce  qui  rappelait  le  passé,  malgré  leur  zèle 
contre  les  usuriers,  ils  ne  peuvent  dissimuler  qu'ils 
auraient  été  tout  disposés  à  abandonner  l'ancienne  doc- 
trine sur  l'usure.  Ils  avaient  en  outre  ébranlé  tous  les 
fondements  de  la  foi,  et,  comme  parmi  ses  vérités^  ils 
retenaient  encore  celles  qui  leur  plaisaient,  ils  ne  vou- 
lurent ni  les  expliquer,  ni  les  défendre  avec  des  motifs 
qui  jusqu'à  présent  avaient  conduit  à  la  foi,  leur  situa- 
tion devint  oscillante  et  intenable.  Calvin  passa  par 
dessus  ces  hésitations  ;  ici  comme  partout,  il  commença 
par  rompre  complètement  avec  la  nature  et  le  dogme. 
11  est  le  père  du  système  de  fer  de  l'usure  moderne  (4). 

[\)  Eiidemann,  Studien  der  romanisch.  canonistischen  Wirthschafls- 
und  Bedttslehre,  I,  42-70. 

(2)  Roscher,  Gesch.  d.  Nationalœkonomik  in  Deutschl.,  103,  106, 111. 

1^3)  Ibid.,  75;  cf.  63,  sq.  72,  sq.  Jacobson  in  Hertzogs,  Real-Encykl. 
fur  protest.  Théologie  (1),  XVm,  273  sq. 

(4)  Jacobson,  loc.  cit.,  XVIII,  274.  Endemann,  Studien  ,1,  41.  Funk, 
Zins  und  Wucher,  108  sq.  Knies,  Geld  und  Crédit.  II,  I,  335. 


l'économie  du  capital  157 

Son  disciple  Saumaise  fit  de  cette  nouvelle  doctrine  un 
système,  et  acheva  ainsi  l'œuvre  de  la  dissolution  de  la 
société  chrétienne,  et  de  la  décadence  de  la  société  na- 
turelle. 

La  société  a  supporté  pendant  près  de  quatre  siècles  e.  -  La 
les  suites  de  cette  rupture  avec  le  droit  naturel,  la  mo-  fomiamentafe 
raie  et  la  foi.  Mais  de  toutes  parts  maintenant  on  entend 
dire  que  la  situation  ne  peut  durer  longtemps.  Le  mo- 
ment où  il  sera  permis  de  compter  sur  des  cœurs  plus 
accessibles  à  la  vérité  est  peut-être  arrivé.  C'est  dans 
cet  espoir  que  nous  essaierons  de  développer  l'ancienne 
doctrine  de  la  Révélation  et  du  droit  naturel  à  ce  sujet. 
Nous  parlons,  c'est  du  moins  ce  que  nous  supposons, 
à  des  hommes  qui  désirent  de  tout  cœur  trouver  la  vé- 
rité et  aider  les  peuples.  Mais  s'il  nous  arrive  de  nous 
rencontrer  avec  des  amis  de  l'humanité  qui  n'évitent 
pas  toute  perspicacité  logique  et  toute  exactitude  juridi- 
que, uniquement  par  peur  de  tomber  entre  les  mains 
de  la  scolastique,  nous  espérons  qu'une  entente  ne 
sera  pas  impossible.  Plût  à  Dieu  que  nous  puissions  du 
moins  dire  de  cette  doctrine:  «  Elle  est  une  lumière 
méprisée  par  les  riches,  mais  préparée  pour  un  temps 
fixé  (1)  ». 

La  question  tout  entière  se  présente  sous  deux  faces, 
un  côté  économique  et  un  côté  moral.  Le  côté  économi- 
que de  la  question  d'intérêt  et  d'usure  se  rapporte  à 
l'objet  de  l'un  et  de  l'autre.  Nous  avons  donc  tout  d'a- 
bord à  examiner  les  notions  d'argent  et  de  capital.  Le 
côté  moral,  ou,  si  l'on  préfère,  le  côté  juridique,  con- 
cerne la  nature  des  différents  rapports  de  contrat,  ou 
obligations  qui  y  sont  contractées.  Nous  aurons  donc  à 
discuter  ici  deux  notions  plus  complexes,  celle  du  prêt 
et  celle  des  actions  ou  emploi  de  capitaux. 

Nous  commençons  par  traiter  le  côté  économique.     ^  _a)Le 
On  loue  l'économie  nationale  moderne  d'avoir  la  pre-  ^ueVotSi- 

ce  essentielle 
entre    arj^'ent 

/j\  f   u    VIT    -  et  capital. 

(1)  Job,  Ail,  o. 


158  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

mière  fortement  accentué  la  distinction  essentielle  et 
fondamentale  entre  les  deux  notions  d'argent  et  de  ca- 
pital. Mais  c'est  faire  trop  d'honneur  à  Hume  et  à  Adam 
Smith  que  de  leur  attribuer  le  mérite  de  l'invention  de 
cette  distinction.  Ici  encore  une  fois  s'explique  très  bien 
le  proverbe  :  «  liien  n'est  aussi  nouveau  que  ce  qui  est 
tombé  dans  l'oubli  (1)  ».  Les  penseurs  anglais  n'ont 
pas  imaginé  qu'après  de  longs  détours  et  de  nombreux 
tâtonnements,  ils  n'avaient  fait  qu'arriver,  en  cette  ma- 
tière, juste  au  point  où  leurs  pères  étaient  parvenus 
sûrement  et  avec  évidence  jadis  au  temps  du  catholi- 
cisme. On  ne  peut  s'empêcher  de  sourire  quand  on  voit 
Sismondi  tonner  contre  les  anciens  théologiens  sans  se 
douter  qu'il  voudrait  rétablir  leur  enseignement.  Il  a 
du  moins  la  sincérité  d'avouer  qu'il  ne  les  a  pas  bien 
compris  (2).  Mais  s'il  les  avait  compris,  ou  examinés 
avec  plus  d'attention,  il  aurait  pu  voir  combien  il  a  rai- 
son d'attacher  tant  d'importance  à  ce  que,  dans  cette 
question  (3),  on  sache  distinguer  exactement  entre  ar- 
gent et  capital  (4). 

Qu'est-ce  donc  que  l'argent?  Parmi  les  économistes 
îei'argënu"'  politiqucs.  Certains  avouent  en  toute  sincérité  que  la  ré- 
ponse à  cette  question  offre  presque  des  difficultés  in- 
surmontables. La  scolastique  (5)  a  déjà  fait  ce  même 
aveu,  preuve  qu'elle  s'en  est  occupée  sérieusement.  En 
tout  cas,  cette  question  est  une  des  plus  difficiles  parmi 
toutes  celles  que  nous  aurons  à  traiter  ici,  ou,  pour 
mieux  dire,  elle  est  presque  la  seule  qui  ofPre  réellement 
des  difficultés  considérables.  Une  fois  celle-ci  résolue, 
les  autres  ne  sont  pas  de  grande  importance. 

(1)  Kœrte,  Sprichivœrter  der  Deutschen  (2),  5694. 

(2)  Sismondi,  Nouveaux  princi'pes  d'économie  politique,  II,  36. 

(3)  Soto,  J.  et  j.,  1.  6,  q.  i,  a.  3,  concl.  3,  §  totum  ergo  pondus. 

(4)  Les  expressions  employées  par  Soto  sont  :  Pecunia  secundum 
ejus  communem  usum  (argent  comme  argent)  et  pecunia  utnegotia- 
tionis  industrie  subest,  ou  encore  negotiationi  expositœ  (Capital).  Le 
droit  romain  dit  pour  le  capital  :  pecunise  collectœ  in  sortem  [Big., 
12,  1,  1.  33). 

(5)  Soto,  J.  et  y.,  1.  6,  q.  11,  a.  1. 


8.—  Origi 
ne  et  nature 


l'économie  du  capital  159 

Dans  l'antiquité,  le  mot  argent  a  été  employé  très  fré- 
quemment, même  dans  le  sens  juridique,  pour  toute  es- 
pèce de  possession^  par  conséquent  dans  la  signification 
générale  de  bien,  ou  de  propriété  (1  ) ,  surtout  de  propriété 
immobilière  (2).  Mais  pour  nous,  il  a  maintenant  une 
signification  d'un  genre  particulier  et  beaucoup  plus 
étroite,  laquelle  se  rattache  complètement  aux  relations 
commerciales  de  la  société  (3).  Plus  celles-ci  prirent  de 
l'extension,  plus  il  en  résulta  la  nécessité  de  transformer 
le  commerce  d'échange,  qui  primitivement  se  faisait 
immédiatement  ou  moyennant  crédit,  en  un  commerce 
fait  par  voie  d'intermédiaire.  Or  pour  cela,  il  fallait  un 
moyen  de  substitution,  et  un  moyen  de  transaction,  ou 
disons  plutôt  un  signe  de  valeur  qui  fut  accepté  et  reçu 
partout,  et  qui  put,  en  n'importe  quel  point  de  la  chaîne 
de  transaction,  être  donné  en  échange  du  besoin  ou  de  la 
marchandise,  par  conséquent  delà  chose  de  valeur  elle- 
même.  Dans  sa  signification  primitive,  l'argent  étaitdonc 
un  bon  sur  des  choses  de  valeur,  s'élevant  à  la  hauteur 
de  leur  montant.  De  quelle  nature  était  ce  bon,  peu  im- 
porte. Nous  avons  en  effet  différentes  formes  d'argent, 
l'argent-lingot,  l'argent-cuir,  l'argent-papier,  l'argent- 
coquillages,  l'argent-thé,  l'argent-fourrure,  l'argent-ha- 
ricotS;,  l'argent-bétail,  l'argent-sel.  Seulement,  il  devait 
remphr  trois  conditions.  D'abord  être  reconnu  partout 
comme  hypothèque  pour  donner  et  recevoir.  Il  devait  en- 
suite conserver  d'une  manière  durable  et  immuable  cette 
valeur  une  fois  reconnue.  Enfin,  il  ne  devait  pas  fixer  la 
valeur  de  tous  les  autres  biens,  mais  faire  que  le  rapport 

{i)Dig.,  oO,  16,  1.  97,  1.  178,  1.  222.  Aristot.,  Eth.,  4,  1,  2.  Augus- 
tin., Disctpl.  ChrisL,  G  (c.  6,  c.  1,  q.  3).  Thomas  2,  2,  q.  78,  a.  2  ; 
q.  100,  a.  2;  a.  5. 

(2)  D'où  l'expression  :  reverti  in  casam  et  in  pecuniam  suam,  mais 
aussi  pecunia  viva  (Du  Gange,  v.  pecunia.  Gengler, G/ossar  zu  dengcr- 
man.  Rechl^denhnaelern,  875.  Waitz,  Deutsche  Ver fassungsgeschichte{i), 
III,  33,  35. 

(3)Plato,  Rep.,  2,  p.  369,  d.  sq.  Magna  Moralia  1,  34,  10  sq.  Aris- 
tot., Eth.,  5,  5  (8),  14  sq.  ;  Polit.,  1,  3  (9),  13  sq.  Dig.,  18,  1,  1.  1. 
Aegid.  a  Columna,  Reg.  prlncîp.^  2,. 3,  9.  Sporer,  Decalog.,  tr.  6,  c.  5,  1. 


160  LÀ    SOCIÉTÉ    CIVILE 

de  leur  valeur  les  uns  envers  les  autres  ne  soit  pas  dé- 
rangé, et  que  lui,  argent,  soit  seulement  conçu  comme 
représentant  de  l'expression  de  ces  rapports  de  va- 
leur (1). 

Par  cette  introduction,  deux  grands  changements 
eurent  lieu  dans  les  rapports  commerciaux  (2).  Pre- 
mièrement réchange  devint  achat;  en  d'autres  termes 
le  pur  rapport  réel  devint  rapport  personnel,  le  contrat 
réel  devint  contrat  consensuel  (3).  Secondement,  le 
prix  remplaça  la  marchandise.  Celle-ci  est  le  bien  meu- 
ble lui-même,  objet  de  l'achat  ou  de  l'échange.  Le  prix 
est  l'estimation  ou  la  comparaison  de  la  marchandise 
avec  ce  qui  n'est  pas  directement  marchandise,  mais  seu- 
lement équivalent  ou  représentation  de  la  marchandise, 
et  intermédiaire  entre  marchandises.  11  faul  donc  bien 
distinguer  le  prix  de  la  valeur.  La  valeur  repose  sur  la 
chose,  et  désigne  la  mesure  de  son  utilité  pour  celui  qui 
s'en  sert,  ou  qui  doit  s'en  servir.  Le  prix  est  l'estimation 
de  la  valeur  ou  de  la  fixation  du  degré  de  la  valeur, 
que  prend  une  chose  dans  l'échange  avec  d'autres  choses 
équivalentes,  par  conséquent  la  fixation  d'une  valeur  en 
retour,  acceptable  pour  tout  le  monde.  Avec  l'introduc- 
tion de  l'argent,  les  transactions  correspectives,  les  be- 
soins ne  furent  plus  directement  comparés  entre  eux, 
mais  ils  furent  seulement  considérés  médiatement  les 
uns  par  rapport  aux  autres,  en  ramenant  leur  valeur  à 
Targent,  mesure  de  prix  généralement  adoptée. 

L'argent  comme  tel,  c'est-à-dire  en  qualité  d'argent, 
ne  peut  donc  jamais  être  marchandise.  On  achète  tou- 
jours de  la  marchandise  à  cause  d'elle  ;  et  quand  même 

(1)  NicoL  Oresmius,  De  permutât,  monet.  Roscher  {Geschichte  der 
NtUionalœkonomik.,2D,  533  ;  System  der  Volkswirthschaft  (20),  I,  301)  re- 
garde comme  une  œuvre  magistrale  et  classique  cet  ouvrage  édité  de 
nouveau  par  Wolowski  (Paris,  4865),  et  c'est  avec  raison.  Mais  il  nous 
semble  que  le  traité  d'Aegidius  de  Golumna  cité  plus  haut  n'est  pas. 
moins  excellent. 

(2)  D/.g.,19,  4,  1.  4. 

(3)  Zoesius,  Comm.  Din  ig.,  19,  4,  3.  —  Gœscheii,  Voiiesungen  ûbeP 
das  Clvilrccht  II,  II,  32ô  sq. 


l'économie  du  capital  161 

e  premier  acheteur  ne  veut  pas  l'utiliser  lui-même,  il 
/achète  pourtant  pour  celui  qui,  la  recevant  de  sa  main, 
se  chargera  de  l'utiliser  lui-même. 

Mais  l'argent  reste  toujours  en  circulation,  sans  pour 
cela  être  immédiatement  employé  pour  des  fins  humai- 
nes, et  se  distingue  de  tous  les  autres  biens  échangés, 
précisément  en  ce  que  ceux-ci  tôt  ou  tard  tombent  entre 
les  mains  d'un  possesseur,  qui  commence  à  en  faire 
usage  d'après  leur  caractère  de  choses  de  valeur,  c'est- 
à-dire  de  marchandises  (1).  Mais  cela  ne  veut  pas  dire 
qu'oQ  ne  puisse  pas  faire  de  commerce  avec  l'argeat, 
que  l'argent  en  d'autres  termes  ne  puisse  pas  devenir 
marchandise,  et  pour  cette  raison  chose  de  valeur,  objet 
i'achatet  de  vente  (2).  Pour  ne  pas  ouvrir  la  porte  à 
les  ambiguités,  on  ne  devrait  jamais  omettre  d'ajouter 
lue  ce  cas  là  n'existe  et  ne  peut  se  présenter,  que  si  on 
m  fait  un  objet  de  commerce  soit  à  cause  de  la  valeur 
mlique  ou  artistique  qui  s'y  rattache  extérieurement, 
ioit  à  cause  de  la  matière  intérieure  qui  le  compose. 
Mais  dans  ces  deux  cas,  il  n'est  plus  considéré  comme 
argent.  L'argent  comme  monnaie  ou  comme  signe  de 
mleur  n'est  point  une  marchandise,  et  ne  peut  pas  en 
être  une  (3).  Si  on  le  prend  comme  marchandise,  soit 
comme  simple  chose  de  valeur  à  cause  de  la  matière  , 
qui  le  compose  (4),  soit  à  cause  d'autres  commodités 
^ou  avantages  qui  s'y  ajoutent,  et  dont  l'usage  peut  en 
être  séparé,  ou  du  moins  être  estimé  à  part,  parce  qu'ils 

(1)  Laymann,  TheoL  mor.,  L  3,  tr.  4,  c.  17,  2.  Sporer,  Decalog.,  tr. 
0,  c.  5,  6.  La  merveilleuse  clarté  de  cet  auteur  devrait,  dans  toutes 
ces  questions,Ie  rendre  l'objet  d'une  attention  spéciale  dontil  ne  jouit 
pas  d'ordinaire. 

(2)  Sylvesier,  Summa  v.  usura,  4,  8,  §  1.  Navarrus,  EncA/nY/.,  17, 
'292.  Lessius,  J.  et  j., 1.2,  c.  22,  d.  4,  27  ;  c.  23,  d.  1,4,  11,  12.  Lugo, 

d.  28,  s.  1,  8. 

(3)  Fumus,  Armllla,  v.  campsor,  2  :  pecunia  formaliter  (ou,  comme 
nous  disons,  l'argent  comme  tel,  l'argent  comme  argent)  est  invendi- 
bilis. 

(4)  Laymann  [TheoL  mor.,  lib.  3,  tr.  3,  p.  1,  c.  5,  2)  dit  avec  raison 
■que  l'argent,  d'après  sa  valeur  métallique,  habet  nondum  rationem 
pretii  sed  mercis. 

11 


162  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

ne  sont  pas  essentiellement  liés  à  lui  comme  moyens  de 
relations  commerciales  (1),   ce  n'est  plus  de  la  mon- 
naie (2).  Ceci  est  facile  à  constater  dans  le  cas  où  il  y  a, 
comme  on  dit,  superfluité  d'argent  dans  une  contrée. 
Alors  ou  bien  l'argent  s'écoule  de  lui-même  dans  d'autres 
pays,  qui  en  ont  moins,  ou  il  y  est  porté  par  la  spécula- 
tion. Mais  ce  n'est  pas  à  proprement  parler  l'argent 
qu'on  fait  écouler  dans  ce  dernier,  et  ce  n'est  pas  comme 
monnaie  ou  comme  signe  de  valeur  qu'on  l'y  achète, 
mais  c'est  comme  matière  et  comme  marchandise,  com- 
me or,  argent,  cuivre,  bref,  comnje  chose  de  valeur. 
Dans  le  pays  où  il  est  devenu  plus  abondant,  ou  dit  plus 
exactement ,   objet  de  rebut ,  il  ne  sert  plus  comme 
moyen  de  relations  commerciales  ou  de  transactions, 
c'est-à-dire  comme  argent,  et  il  ne  peut  plus  y  servir 
comme  tel,  autrement,  il  n'y  serait  pas  devenu  superflu. 
Et  dans  le  pays  où  on  l'achète,  on  ne  l'achète  pas  non 
plus  comme  monnaie  ;  mais  en  l'acquérant  pour  en  faire 
seulement  un  argent  ayant  cours  en  monnaie,  on  mon- 
tre clairement  qu'on  le  cherche  comme  pure  marchan- 
dise et  non  comme  argent,  par  conséquent  d'après  sa 
matière  et  non  comme  moven  de  transaction  dans  le 
commerce. 
9.- Tripla       D'après  cc  que  nous  avons  dit,  nous  devons  distin- 
vaieurdei'ar-  ^^^^  ^^^^  triple  valcur  daus  l'argent.  Nous  ne  disons  pas 
une  triple  valeur  de  l'argent,  mais  dans  l'argent.  Autre 
chose  est  de  parler  de  la  valeur  de  l'argent,  autre  chose 
est  de  parler  des  valeurs  qu'on  peut  distinguer  dans 
l'argent.  A  celle-ci  appartient  tout  d'abord  la  valeur  de 
la  chose  de  valeur,  de  la  marchandise  ou  de  la  matièrer 
par  conséquent  du  métal  sur  lequel  repose  la  seconde 
valeur,  la  valeur  d'argent.  Nous  avons  déjà  dit  que  les 
deux  ne  sont  pas   une  et  même  chose.  Elles  peuvent 
s'écarter  plus  ou  moins  Tune  de  l'autre,  ets'enécar- 

(i)  Cf.  Thomas,  2,  2,  q.  78,  a.  1,  ad.  6.  Dig.,  i3,  6,  I.  3,  §  6.  Aegi- 
clius  a  Columna,  Reg.  princip.,  1.  2,  p.  3,  c.  IJ52. 
(2)  Navarrus,  Enchirid.,  17,  29J. 


l'économie  du  capital  163 

tent  aussi  très  souvent.  Si  l'on  découvrait  aujourd'hui 
une  énorme  mine  d'or  en  Europe,  il  en  résulterait  évi- 
demment que  jusqu'à  l'introduction  d'un  autre  système 
monétaire,  la  valeur  métallique  de  notre  monnaie  d'or 
baisserait  beaucoup  au-dessous  de  sa  valeur  nominale. 
Par  contre,  on  a  dit  des  anciens  écus  de  la  couronne, 
qu'on  faisait  une  bonne  affaire  en  les  vendant  au  poids 
à  un  orfèvre.  Donc  leur  argent  était  si  pur  que  la  valeur 
de  la  chose  dépassait  la  valeur  de  cette  monnaie.  Si 
quelqu'un  trouve  dans  son  jardin  un  vase  rempli  de 
monnaies  romaines,  il  n'en  peut  rien  faire  dans  le  com- 
merce ;  elles  n'ont  pas  cours,  disons-nous,  parce  qu'elles 
ne  sont  pas  des  signes  de  valeur.  Leur  valeur  de  choses 
est  restée,  leur  valeur  d'assignation  ou  monétaire  a  dis- 
paru ;  elles  ne  sont  plus  monnaie,  preuve  évidente  que 
la  qualité  comme  monnaie  n'est  qu'une  création  fictive 
de  la  pensée  humaine,  introduite  par  convention,  et 
qu'on  peut  abolir  comme  bon  semble.  Néanmoins,  ce- 
lui qui  a  trouvé  ces  vieilles  pièces,  peut  faire  un  com- 
merce très  lucratif  avec  elles,  à  cause  de  leur  valeur  de 
choses,  ou  aussi  à  cause  de  leur  valeur  artistique.  Nous 
voyons  par  là  que  la  valeur  de  l'argent  repose  sur  la  va- 
leur de  la  chose,  mais  qu'en  revanche  elle  peut  en  être 
retranchée  ;  que  la  monnaie  peut  disparaître,  tandis  que, 
les  valeurs  de  choses  ne  changent  pas  du  tout.  Mais  dès 
que  l'argent  n'est  plus  monnaie,  il  entre  dans  la  classe 
des  marchandises  ou  des  simples  choses  de  valeur,  et 
est  soumis  au  commerce  et  à  la  spéculation,  comme 
toute  autre  marchandise,  même  plus  que  toute  autre, 
parce  qu'il  est  plus  rare  et  que  dans  l'usage  il  résiste 
mieux. 

La  valeur  que  nous  avons  nommée  tout  à  l'heure  va- 
leur artistique,  qu'on  nomme  aussi  valeur  d'affection  ou 
valeur  de  rareté,  et  qu'on  pourrait  peut-être  nommer 
plus  justement  valeur  déforme,  est  aussi  la  troisième 
qu'il  faut  considérer  dans  l'argent.  Celle-ci  peut  dans 
certains  cas  être  très  grande  ;  mais  comme  valeur  pu- 


164  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

rement  extérieure  et  accidentelle^  qui  n'a  rien  à  faire 
directement  avec  la  vie  d'acquisition  comme  telle,  nous 
n'en  tenons  pas  compte  davantage  ici^  où  nous  ne  devons 
qu'envisager  le  côté  économique.  C'est  pourquoi  nous 
nous  en  tenons  à  l'ancienne  distinction  de  valeur  réelle 
et  de  valeur  nominale,  qui  suffisent  parfaitement  en 
économie  politique. 
i  .-Dou-       Mais  avant  d'établir  la  valeur   d'argent  elle-même, 

ble   si;,'ninca-  .  i  i>  . 

tion eiidée  de  uous  devous  distiuauer  de  uouveau  oans  1  areent  comme 

l'argent.  ...  ... 

tel  une  double  signification.  La  signification  première, 
originelle,  essentielle  de  l'argent  est,  comme  il  s'ensuit 
de  la  considération  de  son  origine  et  de  sa  fin  première, 
celle  d'un  moyen  d'échange  (1).  Vient  alors  seulement 
la  seconde,  celle  d'une  mesure  de  valeur  (2).  Dans  les 
petites  relations  ordinaires,  nous  regardons  les  membres 
qui  nous  louchent  de  plus  près,   comme  les  points  ex- 
trêmes de  la  chaîne  de  transactions.  C'est  pourquoi  nous 
ne  voyons  pas  la  plupart  du  temps  que  tous  nos  petits 
traités  commerciaux  ne  sont  que  des  membres  isolés 
dans  la  grande  série  de  l'échange  de  tous  les  besoins  et 
de  tous  les  produits  humains  (3),  et  que  l'affaire  d'ar- 
gent est  seulement  une  représentation  par  des  signes  de 
valeur  et  un  leurre  provisoire,  en  attendant  l'échange 
de  prestations  réelles  ou  de  valeurs  de  choses,  bref,  de 
choses  de  valeur  ou  de  marchandises,  qui  ont  lieu  aux 
deux  points  extrêmes  de  la  série  des  transactions  (4). 

(1)  Plato,  Rep.,  2,  371,  b.  Aristot.,  Pol.,  1,  3  (JO),  23;  Eth.,  o,  5, 
(8),  14  sq.  Dig.,  18,  1,1.  1.  A  cette  notion  appartiennent  aussi  les 
significations  si  estimées  par  quelques-uns  de  porte-valeur  interlocal 
pour  la  transmission  de  valeur  locale  et  de  moyen  de  conservation 
de  valeur. 

(2)  Aristot.,  Eth.,  5,  o  (8),  10.  Soto,  1.  6,  q.  9,  a.  1.  Laymann,  1.  3, 
tr.  3,  p.  1,  c.  5,  1. 

(3)  En  ceci  consiste  la  différence  essentielle  entre  rechange  et  Fa- 
chat.  L'achat  est  un  moyen  d'échange.  L'échange  comme  tel  cons- 
titue le  commerce.  Le  commerce  par  achat  est  toujours  calculé  sur 
un  autre,  afin  de  pouvoir  se  défaire  de  l'argent  qu'on  ne  peut  pas 
utiliser  comme  tel.  Ainsi,  une  seule  aff'aire  d'échange  peut  être  di- 
visée en  cent  affaires  d'achat. 

(4)  Si  nous  désignons  l'échange  de  deux  marchandises  avec  la 
formule  a=:b,  l'argent  avec  g,  nous  obtenons  pour  l'achat  la  formule 


l'économie  du  capital  165 

De  là  provient  souvent  pour  nous  l'erreur  que,  dans 
cette  course  intermédiaire,  dans  les  petits  travaux  par- 
tiels qu'il  a  l'air  d'accomplir  dans  l'intervalle^  l'argent 
prend  un  caractère  indépendant,  et  devient  mêmeici  une 
chose  de  valeur  (1).  Et  il  est  arrivé  ainsi  très  fréquem- 
ment, que  même  chez  les  meilleurs  auteurs,  il  existe 
cette  opinion  que  l'argent  est,  d'après  sa  signification 
essentielle,  une  mesure  de  valeur.  Mais  s'il  est  une  fois 
mesure  de  valeur  en  soi,  pour  soi,  et  non  seulement  par 
hasard  et  en  tant  que  moyen  d'échange,  il  est  facile  d'ex- 
pliquer la  situation  qui  pèsemaintenant  sur  l'état  social, 
car  alors,  l'argent  est  mesure  de  valeur  non  comme  le 
moyen  d'échange  établi  par  convention,  donc  non  pas 
comme  argent,  mais  comme  marchandise,  en  raison  de 
sa  matière.  Or  cette  mesure  de  valeur  peut  être  aug- 
mentée ad  libitum.  Plus  l'or  et  l'argent  augmentent, 
plus  ils  perdent  de  valeur.  Si  donc  l'argent  comme  mar- 
chandise est  mesure  de  valeur  à  cause  de  la  matière  qui 
le  compose,  il  pèse  d'autant  plus  sur  toutes  les  valeurs 
que  celles-ci  augmentent,  chose  qui  ne  peut  que  tourner 
à  leur  détriment.  Or  toute  cette  supposition  est  fausse. 
Non  seulement  il  n'est  pas  nécessaire  que  l'argent  soit 
une  mesure  de  valeur,  mais  il  peut  très  bien  y  avoir  une^ 
disposition  des  choses,  d'après  laquelle  il  existe  une 
autre  mesure  de  valeur,  malgré  l'usage  de  l'argent. 
D'ailleurs  c'était  ce  qui  avait  lieu  primitivement.  Chez 
Homère,  les  armes  sont  estimées  d'après  des  bœufs. 
Dans  l'Ancien  Testament,  nous  trouvons  l'argent 
comme  moyen  d'échange  en  usage  dès  les  temps  les  plus 
anciens.  Au  temps  d'Abraham,  il  est  déjà  une  mesure 

a=:g,  gzzib  ou,  par  série  continue,  a=g,  g=:g,  g=:b.  On  voit  par  là 
qu'on  ne  peut  pas  se  représenter  l'acliat  autrement  que  comme  une 
fraction  d'une  affaire  d'échange,  calculée  de  façon  à  être  complétée 
par  une  autre  fraction  semblable.  Ceci  a  lieu  particulièrement  là.  où 
Ton  vend  un  bien  dont  on  n'a  pas  besoin  actuellement,  pour  Tacheter 
plus  tard  quand  on  en  aura  besoin,  c'est-à-dire  là  où  l'argent  sem- 
ble être  une  fonction  temporelle  pour  l'estimation  de  la  valeur,  selon 
l'expression  de  Knies. 

(1)  Ratzinger,  Volkswlrthschaft,  225. 


^ 


166  LA  SOCIÉTÉ    CIVILE 

de  valeur  pour  des  choses  inanimées,  pour  un  champ 
par  exemple.  Par  contre,  le  butin  enlevé  aux  ennemis  est 
encore  calculé  assez  tard  d'après  une  double  échelle.  Il 
n'y  a  que  les  pièces  inanimées  qui  soient  estimées  à  prix 
d'argent,  et  non  les  animaux  (1).  Ce  n'est  que  depuis 
Salomon,  que  nous  trouvons  aussi  les  animaux  évalués 
à  prix  d'argent  (2). 

Pendant  longtemps  en  Allemagne,  la  vache  laitière 
fut  considérée  comme  unité  de  valeur  dans  l'estimation 
du  wehrgeld,  de  même  qu'on  achetait  la  fiancée  avec 
des  servantes,  des  valets,  des  chevaux,  des  armes,  des 
terres,  mais  non  avec  de  largent.  Il  n'y  a  pas  de  doute 
non  plus  qu'aux  débuts  de  la  société,  la  valeur  de  tout 
bien,  après  les  premiers  besoins  de  la  vie,  fut  la  plu- 
part du  temps  calculée  d'après  les  céréales,  l'huile,  le 
riz,  le  bétail,  et  que  ce  genre  de  mesure  de  valeur  ne  fut 
pas  immédiatement  abandonné  à  partir  de  l'introduc- 
tion de  l'argent  comme  moyen  d'échange.  On  pesait  et 
on  calculait  (3)  la  valeur  de  la  matière  qui  devait  être 
employée  comme  argent,  d'après  une  autre  mesure  de 
valeur,  et  on  équilibrait  la  valeur  des  objets  à  échan- 
ger. 

D'ailleurs,  il  y  a  tout  lieu  de  croire  que  la  monnaie 
elle-même,  particulièrement  la  monnaie-métal,  n'a  ja- 
mais été  employée  comme  mesure  de  valeur  avant  l'in- 
troduction générale  de  l'argent  monnayé,  possédant  une 
valeur  publiquement  fixée,  cas  qui  s'est  présenté  assez 
tard  relativement  (4).  Il  est  facile  de  s'expliquer  pour- 
quoi, dès  cette  époque,  l'idée  de  mesure  de  valeur  s'est 
jointe  à  l'argent.  C'était  une  simplification  importante 
de  la  manière  de  compter  dans  le  commerce.  Mais  sa- 

(1)  Nombres  XXXI,  32  sq.  50  sq.  ;  cf.  VII,  2  sq. 

(2)  3  Reg.  X,  29. 

(3)  Gènes.,  XXIII,  16.  II  Reg.,  XVIII,  12.  III  Reg.,  XX,  39.  Job., 
XXVIIl,  15.  Jerem.,  XXXII,  9,  10.  Au  moyen  âge  encore,  nous  trou- 
vons le  système  de  la  pesée  en  Angleterre  (Ochenkowski,  Englands^ 
Wlrthschaftl.  EntwickeL  202). 

(4)  Cf.  Plinius,  33,  13  (3),  2  sq. 


l'économie  du  capital  167 

oir  si  les  désavantages  indéniables  qui  résultèrent  de 
ette  union  de  moyen  d'échange  et  de  mesure  de  valeur 
lans  l'argent  métal,  pour  les  autres  relations  commer- 
nales  dans  la  société,  ne  dépassaient  pas  de  beaucoup 
es  avantages  qu'elle  introduisit  avec  elle  dans  le  négoce, 
î'est  une  question  qui  occupe  très  sérieusement  et  ajuste 
itre  les  économistes  politiques,  et  qui  les  a  déterminés 
i  faire  les  propositions  les  plus  diverses  au  sujet  d'une 
autre  mesure  de  valeur  (1). 

Il  nous  semble  aussi  à  nous  que  la  juste  solution  de 
ette  question  est  de  quelque  importance  pour  le  bien 
de  la  société.  Cependant  nous  concevons  difficilement 
'espoir  que  cela  conduise  jamais  pratiquement  à  chan- 
ger l'organisation  actuellement  existante. 

Mais  si  nous  comptons  avec  les  rapports  réels,  d'après 
esquels  l'argent  est  devenu  aussi  généralement  mesure 
le  valeur  (1),  nous  sommes  obligés  d'affirmer  qu'on  ne 
3eut  légitimer  cela  sans  avoir  à  redouter  un  grand  dom- 
nage  pour  la  société,  à  moins  que,  d'après  sa  valeur 
nominale,  comme  signe  de  valeur  par  conséquent,  Tar- 
ent ne  coïncide  autant  que  possible  avec  la  valeur  de 
a  chose  ou  la  chose  de  valeur  (2). 

Nous  disons  autant  que  possible,  car  l'identité  com- 
)lète  n'est  jamais  possible  pour  un  long  temps.  Il  n'y  a 
rien  qui  change  si  souvent  de  valeur  que  le  métal  pré- 
cieux, dont  l'extraction  est  exposée  à  tant  de  hasards  et 
d'oscillations.  C'est  pourquoi  l'argent  comme  argent  ne 
peut  jamais  perdre  entièrement  le  caractère  d'une 
valeur  artistique  ou  simplement  légale,  et  d'après  cela 
porte  toujours  en  lui,  dès  qu'il  est  devenu  mesure  de 
valeur,  le  germe  pour  de  nouveaux  changements  de 
valeur.  Mais  si,  comme  le  voudrait  Fichle,  il  n'était 
qu'une  vaine  convention  à  laquelle  peu  importeraient  la 
matière  et  la  valeur  qui  en  font  la  base,  dans  quelle 

(1)  Roscher,  Sijstem  de^i  Volksivirthschaft  (20),  I,  335  sq.  Kleinschrodt, 
Grundprincipien  der  polit.  Oekon.  23  sq.  Schoenberf?,  Handbuch  d.pol, 
Oecon.,  (3)  I,  328  sq.  Gide,  Economie  polit.,  (2)  80  sq. 

(2)  Aristot.,  Elh.,  5,  5  (8),  11,  15.  —  (2)  Ibid.,  5,  5(8),  14. 


'n 


168  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

situation  serions-nous  alors  ?  Nous  vivrions  continuel- 
lement dans  des  situations  économiques,  comme  à  l'é- 
poque delà  guerre  de  Trente-Ans,  où,  dans  la  seule 
année  1621,  chaque  mois  voyait  de  nouvelles  évalua- 
tions (1).  Non  !  ce  qui  doit  servir  démesure  aux  valeurs, 
doit  avoir  soi-même  de  la  valeur  ou  une  certaine  valeur 
comme  base  fondamentale  (2),  de  même  qu'une  mesure 
de  longueur,  de  profondeur  doit  avoir  une  étendue  dans 
l'espace,  et  de  même  qu'une  mesure  de  poids  doit  avoir 
de  la  pesanteur  (3).  C'est  pour  cela  que  la  conception 
de  l'Eglise  et  sa  législation  ont  toujours  insisté  sur  ce 
que  l'argent  soit  seulement  mis  en  circulation  d'après 
sa  valeur  complète  (4),  et  ceci  non  pas  en  ce  sens  que  la 
matière  d'argent  ou  la  chose  de  valeur,  par  conséquent 
la  valeur  métaUique  devienne  ainsi  mesure  de  valeur. 

On  ne  peut  assez  distinguer  entre  ces  deux  choses. 
La  mesure  de  valeur  est  toujours  l'argent  comme  mon- 
naie, c'est-à-dire  l'argent  comme  signe  de  valeur.  Là 
aussi  où  le  signe  de  valeur,  la  valeur  nominale,  s'ac- 
corde parfaitement  avec  la  chose  de  valeur  ou  la  valeur 
de  la  chose,  l'argent  reste  dans  toutes  ses  fonctions 
seulement  signe  de  valeur,  et  ne  devient  jamais  chose 
de  valeur.  La  chose  de  valeur  qui  lui  sert  de  base  fon- 
damentale n'est  qu'un  dépôt,  une  caution  ou  garantie 
pour  sa  validité  et  son  emploi  comme  signe  de  valeur  et 
peut,  pour  cette  raison,  être  entièrement  séparé  de  lui, 
comme  cela  a  lieu  dans  le  papier-monnaie.  Mais  il  faut 
urger  pour  que  l'égalisation  ait  lieu  autant  que  possible, 
parce  que  autrement  la  société  serait  exposée  de  tout 
temps  aux  plus  grandes  pertes,  attendu  qu'une  valeur 

(1)  Hanauer.,  Etudes  mrV Alsace,  I,  389  s.,  449  ss.,  561  ss.  Ross- 
bach.,  Gesch.  der.  Gesellschaft.  IV,  69.  Roscher,  Gesch.  der  Nationalœ- 
konomik.  172.  Wander,  Sprichw  zz:  Lex.,  II,  1335. 

(2)  Il  n'est  pas  nécessaire  que  cette  valeur  serve  de  base  immédiate 
à  l'argent.  Pourvu  que  cette  valeur  y  soit,  elle  peut  en  être  sépare'e 
réellement.  Ainsi  en  est-il  dans  le  papier-monnaie. 

(3)  Aristot.,  Met.,  9,  1,  13.  —  Thomas.,  Phtjs.,  4,  1.  20;  Met.,  10, 
1.  2.  —  Arnold,  Culfur  und  Recht  der  Rxmer.,  328. 

(4)  Legitimum  pondus  (Innoc,  III,  C.  quanto  18,  X,  2,  24). 


l'économie  du  capital  169 

de  cours  absolument  arbitraire  peut  changer  à  chaque 
instant,  et  que  la  chose  de  valeur,  se  trouvant  entre  les 
mains  de  ceux  qui  achètent  et  de  ceux  qui  vendent, 
n'offre  alors  pas  même  de  sécurité  pour  un  dédomma- 
gement approximatif.  Qu'on  pense  par  exemple  à  la  si- 
tuation des  membres  d'un  syndicat  de  consommation 
ou  d'une  autre  société  qui,  pour  leurs  créances  et  dettes 
réciproques,  n'ont  rien  autre  chose  entre  les  mains 
que  des  bons  en  fer  blanc  ou  des  cartes  pour  leurs 
repas,  et  pour  une  certaine  quantité  de  bière  et  de  vin. 
Entre  eux,  ils  peuvent  les  utiliser  aussi  bien  comme 
moyens  d'échange  que  comme  mesures  de  valeur  ;  mais 
que  leur  reste-t-il  au  moment  où  la  société  déclare 
qu'elle  les  considère  tous  sans  valeur,  parce  qu'elle  ne 
possède  plus  les  moyens  de  les  rembourser,  par  le 
fait  qu'elle  remplace  la  valeur  nominale  par  la  valeur 
réelle?  (1) 

Cet  exemple  nous  montre  encore  clairement  que 
l'importance  de  chacun  de  ces  moyens  de  transaction 
comme  mesure  de  valeur,  repose  sur  son  importance 
comme  moyen  d'échange,  et  dépend  d'elle  absolument. 
Il  nous  montre  aussi  que  ce  n'est  pas  une  suite  néces- 
saire, mais  une  disposition  volontaire  qui  en  approche 
beaucoup  si  le  moyen  d'échange  est  employé  comme 
mesure  de  valeur.  11  n'y  a  d'absolument  nécessaire  que 
la  signification  comme  moyen  d'échange.  Ceci  s'appli- 
que particulièrement  à  l'argent  (2).  Cette  signification 
lui  est  si  essentielle,  qu'involontairement  et  sans  nous 
en  rendre  compte,  il  nous  vient  à  l'esprit  la  pensée  de 
ce  que  nous  voulons  échanger  pour  lui.  Ceci  est  en 
effet  le  seul  procédé  juste  et  logique.  Si  nous  examinons 

(1)  Sans  doute  on  dit  :  comme  argent,  le  papier-monnaie  a  autant 
de  valeur  que  la  monnaie  elle-même  ;  c'est  tout  naturel  tant  qu'il  est 
couvert  par  des  de'pôts  suffisants.  Mais  qu'il  n'ait  plus  la  même  va- 
leur, si  on  ne  peut  plus  le  rembourser,  les  actions  de  Laws,  les  assi- 
gnats et  les  «  scheine  »  autrichiens  en  sont  la  preuve. 

(2)  Nicol.  Oresmius,  De  permutât,  monet.,  \  (Bibl.  Max.  P.  P.  XXVI, 
226,  sq.).  Aegid.  a  Golumna,  Rer/im.  princip..^  2,  3,  9  ;  Sylvester,  v. 
usura,  4,  1,  §  3. 


no  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

exactement  la  marche  de  notre  pensée,  nous  trouvons 
que,  lorsque  nous  calculons  avec  l'argent,  d'une  ma- 
nière économique,  nous  n'avons  jamais  en  vue  le  côté 
matériel,  d'où  dépend  pour  nous  la  notion  ou  la  pro- 
priété de  l'argent,  mais  toujours  ce  bien  que  nous  vou- 
lons en  retirer,  ou  cette  activité  créatrice  de  valeur 
inhérente  au  bien  qui  doit  en  résulter,  ou  du  moins  cer- 
tains biens  indéterminés  reposant  sur  des  entreprises 
dont  il  est  la  base.  De  là  provient  l'erreur  dans  l'ensei- 
gnement du  prêt. 

D'après  ceci,  l'argent  comme  monnaie  n'est  pas  une 
chose  de  valeur,  ou  un  bien  réel.  Il  est  seulement  un 
signe  de  valeur,  c'est-à-dire  une  qualité  (1),  en  vertu  de 
laquelle  —  lors  même  qu'elle  n'est  pas  prise  en  l'air  ni 
établie  d'une  manière  purement  arbitraire,  mais  intro- 
duite par  le  fait  de  conventions  humaines  reposant  sur 
la  valeur  de  chose,  ou  sur  la  valeur  de  consommation 
de  la  chose  de  valeur,  ou  du  bien  réel,  et  autant  que 
possible  évaluée  d'après  celui-ci,  —  il  peut  être  employé 
comme  expression  du  prix  équivalent  aux  marchandises 
ou  aux  choses  de  valeur  ou  bien  les  représentanf. 
De  cette  signification  de  Targent,  s'ensuit  une  conclu- 
rem  loi  "^^de  ^'^^^  ^^^  nous  avons  déjà  touchée  ci-dessus,  mais  qu'il' 
l'argent.  fj^^j^  faire  rcssortir  plus  fortement  à  cause  de  son  im- 
portance en  économie  politique.  On  dit  qu'Adam  Smith 
aie  mérite  d'avoir  vaincu  le  mercantilisme,  c'est-à-dire 
ce  système  à  courtes  vues  qui  mesure  le  bien-être  et  lar 
prospérité  d'un  pays  à  la  quantité  de  métal  précieux 

(1)  C'est,  comme  disent  la  philosophie  et  la  théologie,  unec^ts^inc- 
tio  realis  modalis  ou  minor,  ut  inter  rem  et  ejus  modum,  ou  une  dls- 
tinctio  rationis  cum  fundamento  in  re.  Toutefois  cette  distinction  ne 
s'applique  pas  tout  à  fait  exactement,  puisqu'elle  est  à  proprement 
parler  une  dislinctio  rationis  ratiocinantis,  mais  non  une  distinctio  ratio- 
nis ratiocinatœ,  et  qu'elle  devient  seulement  cette  dernière  en  suppo- 
sant qu'on  a  voulu  introduire  cette  distinction.  Nous  demandons  par- 
don de  cette  remarque  aux  lecteurs  à  qui  la  philosophie  n'est  pas  très 
familière,  mais  elle  a  aussi  son  utilité.  Ils  en  tireront  peut-être  d'au- 
tant plus  de  profit  pour  eux,  que  l'opinion  exposée  ici  sur  la  nature 
de  l'argent  n'est  pas  un  voyage  d'exploration  fait  pour  trouver  la 
pierre  philosophale,  comme  beaucoup  le  croient. 


il.  —  De- 


l'économie  du  capital  171 

u'on  a  sous  la  main  (1).  Mais  il  nous  semble  que  le 
[principe  sur  lequel  repose  ce  système  possède  encore 
un  fort  point  d'appui  dans  l'opinion  générale,  non  seu- 
lement de  l'homme  du  vulgaire,  mais  aussi  chez  beau- 
coup d'hommes  d'état  et  d'économistes.  Du  moins  l'im- 
jportance  exclusive  qu'on  attribue  chaque  jour  de  plus 
|en  plus  à  l'argent  parle  beaucoup  en  faveur  de  cette  pré- 
emption. 

Sous  ce  rapport,  nous  sommes  loin  d'être  aussi  sages 
qu'on  était  au  moyen  âge.  Celui  ci  était  complètement 
exempt  de  l'erreur  mentionnée.  C'est  précisément  à 
partir  du  moment  où  la  politique  économique  dirigea 
son  attention  principale  sur  l'introduction  de  l'or,  que 
date  le  déclin  de  la  prospérité  d'autrefois.  C'est  pour- 
quoi nous  pouvons  dire  que  bien  avant  les  temps  mo- 
dernes, le  moyen  âge  s'est  distingué  non  seulement  par 
des  situations  sociales  plus  heureuses,  mais  aussi  par 
des  vues  économiques  plus  saines. 

Or,  si  l'argent-monnaie  n'est  pas  un  bien  réel,  indé- 
pendant, il  n'a  pas  non  plus  de  valeur  réelle,  propre,  in- 
dépendante; il  n'est  qu'un  signe  de  valeur,  qui  peut  être 
employé  pour  le  remboursement  d'autres  valeurs  réel- 
les ;  mais  il  ne  peut  être  cela,  que  dans  la  mesure  où  il 
y  a  d'autres  valeurs  qui  peuvent  être  échangées  les  unes 
contre  les  autres.  Au  moment  où  cette  mesure  est  dé- 
passée, la  chose  à  laquelle  était  attachée  jusqu'alors  la 
valeur  d'argent,  perd  ce  caractère,  et  cesse  d'être  argent. 
Un  bien ,  un  morceau  de  métal  peut,  comme  nous  l'avons 
vu  ci-dessus,  perdre  sa  propriété  comme  monnaie,  sans 
qu'il  se  soit  produit  aucun  changement  en  lui.  Alors  il 
rentre  dans  la  catégorie  des  choses  de  valeur  ordinaires, 
mais  il  ne  peut  plus  être  argent-monnaie. 

C'est  pourquoi  il  faut  admettre  trois  principes  dont 
la  portée  est  considérable.  D'abord,  il  est  évident  que 
l'argent  comme  tel  n'est  pas  une  richesse.  11  n'y  a  que 

(1)  Ochenkoyf/ski,  Englands  ulrthsch.  Enlwickel.  212,  247,  2o8  sq. 


172  LA    SOCIÉTÉ    CIV[LE 

les  biens  productifs,  par  conséquent  les  capitaux,  qui 
forment  la  richesse  d'un  pays.  Les  peuples  les  plus  ri- 
ches en  argent  ne  sont  pas  les  plus  riches.  L'Amérique 
du  Nord  et  l'Angleterre  ont  beaucoup  moins  d'argent 
monnayé  en  circulation  que  d'autres  pays  (1).  Si  donc 
l'argent  n'a  d'autre  fonction  que  la  transaction  des  biens 
productifs  proprement  dits,  secondement  on  ne  peut 
produire  plus  d'argent  que  les  besoins  ne  l'exigent.  Or 
le  besoin  de  tant  et  de  tant  d'argent  ne  se  fait  sentir  que 
lorsqu'il  y  a  des  biens  en  circulation,  ou  dans  le  com- 
merce. De  là  provient  ce  fait  déjà  signalé,  que  partout 
où  il  y  a  abondance  d'argent,  on  voit  immédiatement  un 
écoulement  involontaire  se  produire  vers  d'autres  en- 
droits où  il  fait  défaut.  Donc  on  peut  aussi  avoir  trop 
d'argent  (2).  Tout  ce  qui  est  en  circulation  sous  l'appa- 
rence d'argent  n'est  pas  argent,  mais  marchandise  ;  pas 
signe  de  valeur  ou  mesure  de  valeur,  mais  simple  chose 
de  valeur.  Et  c'est  vrai,  puisque  le  côté  matériel  est  com- 
plètement inutile  pour  la  grande  majorité  de  ceux  qui 
s'en  servent,  attendu  que  c'est  une  chose  de  valeur  morte, 
ne  remplissant  d'autre  fin  dans  la  société,  que  de  faire 
baisser  par  sa  présence  les  autres  valeurs  productibles, 
et  par  contre  de  faire  monter  les  prix,  puisque  avec  elle 
on  peut  à  tout  moment  se  procurer  du  nouvel  argent,  si 
le  besoin  s'en  fait  sentir. 

Donc,  plus  est  grande,  —  et  c'est  la  troisième  chose, 
— l'abondance  d'argent  dans  une  société,  plus  est  grande 
aussi  la  disproportion  entre  la  valeur  et  le  prix,  entre 
l'argent  et  le  capital.  Plus  l'argent  devient  marchandise 
ou  chose  de  valeur,  plus  les  valeurs  baissent,  aussi  bien 
les  valeurs  de  consommation  que  les  valeurs  d'usage; 
plus  les  prix  s'élèvent,  plus  le  capital  baisse  (3).  Bodin  a 
déjà  fait  ressortir  cela  aux  beaux  jours  de  mercantilisme. 

(1)  Leroy-Beaulieu,    Economie  politique,  225  ss.  BaudriUard,  Ma- 
nuel (H),  299  ss.  ^ 

(2)  Laveleye,  Economie  polit.  (2)  210  ss.  ^ÊÊ 

(3)  S.  Hildebrand,  Die  Nationalœkonomie  dcr  Gegenwart  und  Zukunfv 
iOsq.  Cf.  Ihid.  320  sq. 


l'économie  du  capital  173 

u^  décadence  de  l'Espagne  dont  la  faute  ne  retombe  pas 
iir  son  catholicisnrie,  mais  directement  sur  sa  politique 
coloniale  mercantile,  en  est  un  exemple  frappant.  L'il- 
ustre  Saavedra  a  opposé  ceci  énergiquement  aux  chefs 
3e  la  politique  espagnole,  dans  un  temps  où  on  aurait 
3eut-être  encore  pu  remédier  à  la  situation  (1).  Malheu- 
eusement  ses  efforts  furent  vains.  En  cela,  notre  époque 
a'a  pas  le  droit  de  condamner  des  temps  plus  anciens, 
3ar  dans  les  malheurs  que  cette  économie  charlatanes- 
que  a  répandus  sur  l'Allemagne  et  sur  l'Autriche  après 
1871,  sur  la  France  en  1882,  nous  avons  sous  la  main 
des  exemples,  qui  pourraient  parfaitement  se  placer  à 
côté  de  celui  que  nous  venons  de  citer. 

Maintenant,  ce  n'est  plus  la  peine  de  chercher  long-  la.-Ly- 
emps  où  l'on  en  est  avec  cet  optimisme  qui  veut  persua-  productif. 
der  à  lui  et  à  nous,  que  notre  temps  a  découvert  le  secret 
Cle  tirer  de  l'argent  un  usage  et  un  profit  autres  que  ja- 
dis. Si  ceux  qui  prétendent  avoir  trouvé  cet  art,  l'avaient 
communiqué  à  nos  financiers  avant  le  grand  krach,  que 
de  misères,  que  de  suicides,  ils  auraient  pu  éviter  1  Mais 
c'est  une  vaine  illusion  que  de  vouloir  croire  à  la  possi- 
bihté  d'une  semblable  découverte.  L'argent  n'aura  ja- 
mais une  autre  nature  que  celle  qu'il  avait  au  moyen 
âge  et  au  temps  d'Alexandre  le  Grand.  Aujourd'hui,  si 
nous  ouvrons  les  yeux  à  la  lumière,  nous  ne  trouvons 
pas  en  lui,  malgré  tous  nos  progrès,  une  valeur  différente 
de  celle  que  l'illustre  maître  d'Alexandre  et  les  grands 
docteurs  du  moyen  âge,  ces  esprits  les  plus  lucides,  les 
plus  modérés  et  les  plus  perspicaces  que  le  monde  con- 
naisse, y  ont  découverte.  La  valeur  de  l'argent  est  une, 
ne  peut  être  qu'une  et  sera  toujours  une.  L'argent  comme 
monnaie  est  un  moyen  d'échange.  S'il  est  donné,  et  s'il 
est  échangé  contre  un  autre  bien,  il  a  réalisé  la  fin  de 
son  emploi.  Son  usage  est  sa  consommation  (2).  On  ne 

(1)  Saavedra,  Idea  princlpis,  c.  69. 

(2)  Aristot.,  Eth.,  4,  1,  7.  Thomas.,  2,  2,  q.  78,  a.  1  ;  2.  ad.  2.  Ins- 
nt.,  2,  4,  3. 


174  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

peut  imaginer  un  usufruit  ou  une  jouissance  capable  de 
séparer  l'usage  de  l'argent  lui-même  (1). 

Le  droit  romain  des  derniers  temps  voulut  trouver  un 
moyen  d'éluder,  au  moins  dans  la  pratique,  son  propre 
enseignement  que  nous  venons  d'apprendre  à  connaître. 
Il  permet  donc  un  usufruit  de  choses  représentatives, 
ou  du  moins,  comme  il  ne  pouvait  pas  faciliter  cet  usu- 
fruit, l'hypothèse  d'un  droit  de  dédommagement.  Il  doit 
cependant  avouer  lui-même  que  c'est  un  usufruit  sim- 
plement apparent  (2),  dans  lequel  s'identifient  la  simple 
utilité  et  l'usage  du  fruit  (3).  Par  conséquent  en  prati- 
que, il  ne  peut  pas  se  distinguer  du  prêt  (4),  ni  de  la 
transmission  complète  du  droit  de  propriété  (5).  Seule- 
ment ici,  l'origine  juridique  et  le  motif  sont  autres  que 
dans  l'acquisition  directe  ou  indirecte  de  la  propriété  (6). 
L'invention  de  cet  usufruit  apparent  est  un  curieux  té- 
moignage en  faveur  de  la  vérité.  Malgré  cet  abandon 
factice  de  sesprincipes  théoriques, le  droit  romain, pour- 
tant si  perspicace,  n'a  pas  été  capable  de  trouver  un 
moyen  par  lequel  on  aurait  pu  attribuer  à  l'argent  une 
seconde  valeur  réelle,  une  valeur  d'usage  séparable  de 
la  valeur  de  consommation  (7).  Il  se  déclare  vaincu  dans 
cette  tentative  par  le  droit  de  nature,  et  avoue  qu'il  est 
impossible  d'innover  à  côté  de  ce  droit  naturel,  qui  ne 


(1)  Dlg.  7,  5.  1.  2.  Imt.  2,  4,  2.  Solim,  Inslitutionen  (4),  214. 

(2)  Quasi  ususfructus,  Inst.,  2,  4,  2.  Dig.,  1,  o,  L  2.  §  i.  Big.,  7,  5, 
I.  5;  §  2  ;  L  iO  H-  —  Puchta,  Pamlekten.  (6),  §  f82,  p.  266.  Weiske, 
Hecîitslexicon,  XI,  941-6o5. 

(3)  Sintenis,  Civilrecht.  (3)  I,  575.  Weiske,  XI,  941. 

(4)  Sohm,  Jnstitullonen,  (4),  245.  Scheurl,  InstUutlonen  (8),  196. 
Ilœpfner,  Commentur  ûber  die  InatUutlonen.  (2),  286.  Gœschen,  Civil- 
recht, U,  I,  230.  —  Cf.  Lessius,  1.  2,  c.  3.  d.  4,  17. 

(5)  Quel  jour  ceci  jette  sur  la  controverse  théologique  concernant 
la  pauvreté  parfaite  relativement  à  ces  choses  qui  sont  consommées 
par  le  premier  et  unique  usage  qu'on  en  ait  fait.  Cf.  OEsterreich.  Mo- 
tiatsschrift  fur  Gesellschaftswissenschaft  1883,  1754,  Cf.  G oli\,  Théo log. 
Dogin.  (Bonon.  1731,  XI,  63-70). 

(6)  Voir  à  ce  sujet  notre  article  précité  dans  OEsterreich  Monalss- 
chrift  fur  Gesellschaftswissenschaft,  1883,  163  sq. 

(7)  Nec  enini  naturalis  ratio  auctoritate  senatus  commutari  potuifc 
[Dig.,  1,  5.  1.  2,  ^  1).  Cf.  Inst.,  2,  4,2.  Tliomas,  2,  2,  q.  78,  a.  1,  ad.  3. 


l'économie  du  capital  175 

reconnaît  pas  à  l'argent  d'autre  valeur  de  consomma- 
I  tion.  Toute  autre  valeur  n'est  que  pure  apparence. 

L'argent  est  donc  stérile  de  sa  nature.  Si  un  posses- 
seur d'argent  veut  que  cet  argent  lui  rapporte,  il  doit 
l'échanger  lui-même  ou  le  faire  changer  par  d'autres,  — 
quand  même  il  devrait  passer  par  cent  mains  différen- 
tes, —  en  un  équivalent  productible,  dont  on  puisse  tirer 
un  usufruit  d'après  les  lois  connues,  d'après  par  consé- 
quent son  union  avec  le  travail.  Mais  tant  que  quelqu'un 
traite  l'argent  comme  argent,  il  ne  peut  en  faire  un  autre 
Il  usage  que  celui  de  le  consommer.  11  est  impossible  qu'on 
le  possède  à  côté  du  fruit,  c'est-à-dire  qu'il  existe  entre 
les  mains  d'un  seul  et  même  possesseur  comme  pro- 
priété véritable  et  complète,  en  même  temps  que  ce 
qu'on  a  échangé.  Il  n'^  a  que  l'équivalent  à  l'argent  dé- 
pensé, l'équivalent  productible  qui  puisse,  de  concert 
avec  le  travail,  être  transformé  en  rapport  ou  en  usufruit 
capable  d'être  séparé  de  la  nature  de  la  chose  elle-même. 

Or,  ceci  a  lieu  par  le  moyen  de  la  capitalisation. 

Capital  est  donc  juste  le  contraire  d'argent.  La  diffé-     13.-  uif- 

•)       i  •         1        T  rr  '  •       1  férence   entre 

rence  n  est  pas  une  simple  dinerence  nommaie  comme  larsent  etie 

cânitnl 

entre  les  mots  intelligence  et  intellect.  Elle  n'est  pas 
non  plus  accidentelle  ni  extérieure  comme  cela  a  lieu 
entre  un  pommier  qui  porte  des  fruits,  et  un  autre  qui, 
par  suite  de  son  extrême  jeunesse  ou  d'un  accident  su- 
bit, n'en  porte  pas  ;  mais  elle  est  essentielle  et  réelle. 
L'argent,  comme  toute  chose  stérile  en  réalité,  est  un 
j  bien  dans  lequel  la  valeur  de  consommation  et  la  valeur 
'  d'usage,  ou  ne  peuvent  pas  être  séparées,  ou  du  moins 
ne  sont  pas  séparées  de  fait,  dans  les  circonstances 
régnantes.  Le  capital  au  contraire  est  un  bien  d'où  l'on 
peut  tirer  par  le  travail  une  valeur  d'usage  ou  une  jouis- 
sance, sans  que  la  chose  en  elle-même  soit  consommée 
dans  son  essence,  par  conséquent  un  bien  dans  lequel 
s'accomplit,  ou  est  déjà  accomplie  la  séparation  delà 
valeur  d'usage  et  de  la  valeur  de  consommation. 

A  la  notion  de  capital,  appartient  donc  tout  d'abord 


^76  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

que  celui-ci  n  'ofîre  pas  seulement  d'une  manière  éloignée 
la  possibilité  de  produire  du  fruit,  mais  qu'il  soit  entré 
défait  dans  cette  voie  de  production.  Tandis  que  l'ar- 
gent comme  tel  est  absolument  stérile,  le  capital  ne  peut 
être  qu'une  chose  qui,  d'après  sa  nature,  n'est  pas  seu- 
lement capable  de  porter  fruit,  mais  qui  est  productive 
.de  fait,  ou  qui  est  déjà  entrée  dans  la  voie  de  la  produc- 
tivité (1). 

D'après  Texamen  que  nous  avons  fait  ci-dessus  du 
motif  de  la  productivité,  c'est-à-dire  de  la  formation  de 
valeurs  d'usage,  il  est  désormais  établi  que  tout  rapport 
ou  valeur  d'usage  résulte  de  l'action  d'ensemble  du  ca- 
pital et  du  travail.  Chaque  fruit  de  la  formation  de  valeur 
est  donc  en  second  lieu  le  produit  commun  du  capital 
et  du  travail,  et  appartient  en  commun  à  tous  les  deux, 
avec  cette  différence,  qu'il  va  de  soi  que  la  part  qui  leur 
revient,  n  est  pas  toujours  complètement  égale,  mais 
très  inégale  selon  le  rapport. 

En  troisième  lieu,  il  est  clair  qu'on  ne  peut  se  repré- 
senter le  capital,  —  dont  la  productivité  ne  consiste  en 
rien  autre  chose  qu'à  détacher  une  valeur  d'usage  de  sa 
base  matérielle,  de  telle  façon  que  celle-ci  demeure  in- 
tacte^ —  autrement  que  dans  un  procès  de  transforma- 
tion, s'opérant  par  l'activité  humaine  ou  parle  travail. 
Le  bien  économique  en  fournit  la  matière  ou  la  base. 
La  force  transformatrice  et  fructificatrice  réside  dans  le 
travail.  Dietzel  eut  donc  une  pensée  très  heureuse  quand 
il  proposa  de  remplacer  le  mot  étrange  de  capital  »  par 
l'expression  matière  de  transformation  (2).  L'argent,  ou 
plutôt  le  bien  échangé  pour  l'argent,  doit  être  atout 
hasard  livré  au  travail,  s'il  en  doit  résulter  une  produc- 

(1)  Plus  V.  Cum  omis  (Lib.  Sept.,  1,  12).  Sylvius,  2,  2,  q.  78,  a.  4, 
q.  2,  concl.,  2,  2.  Valentia  III,  d.  3,  q.  22,  p."  2.  Billuart,  Contract., 
d.  5,  a.  1,§2.  Lessius,  1.  2,  c.  22,  d.  12,  77.  Lacroix,  Theol. 
moral.,  éd.  Zaccaria,  L  3,  p.  2,  n.  1008,  1022.  Laymann,  1.  3,  tr.  4, 
c.  18,  n.  14.  Platel,  Synopsis,  3,  694.  Sporer,  Decalog.,  tr.,  6,  c.  6, 
24.  Lugo,  d.  27,  70.  Bassaeus,  Flores,  v.  census,  li,  22. 

(2)  Dietzel,  Syslem  der  Slaatsanleihcn  39. 


l'économie  du  capital  177 

tien  ou  l'origine  d'un  nouveau  bien,  c'est-à-dire  d'une 
valeur  d'usage.  .  Si  le  grain  de  blé  qui  est  tombé  en 
t«rrene  meurt  pas,  il  demeure  seul;  mais  s'il  meurt 
il  porte  beaucoup  de  fruits  ».  C'est  une  loi  fondamen- 
tale de  la  capitalisation,  que  ne  dépasseront  jamais  ni 
aucune  invention  ni  aucun  progrès. 

On  voit  ainsi  ce  à  quoi  il  faut  s'en  tenir  quand  le  li-     u.  -  au- 
beralisme  se  démène  tant  pour  les  dangers  que  court  le  S'SpTJ 
capital,   ou  quand   Lassalle  s'illusionne  lui-même    et  "  '"  '"™"- 
^trompe  les  siens  en  prônant  cette  idée  insensée  que  le 
risque  du  travail  ne  se  trouve  que  dans  l'excès  de  la  pro- 
duction et  dans  la  concurrence  des  gros  capitaux.  Mais 
c  est  la  un  élément  purement  négatif  facile  à  mettre  de 
cote,  pourvu  que  la  production  se  fasse  d'une  autre 
taçon.  Sur  ce  terrain,  le  socialisme  instruit  par  le  libé- 
ralisme fait  comme  toujours,  il  mène  l'eau  à  son  moulin 
)ans  les  deux  cas,  c'est  atfaire  de  pure  imagination' 
)ui,  on  peut  et  on  doit  faire  disparaître  l'insécurité  sans 
)orne  dans  laquelle  on   se  trouve  maintenant.  Mais 
eile-ci  n'est  pas  précisément  le  risque 

Le  risque  est  l'incertitude  du  succès  que,  d'après  la 
ature  des  choses,  chaque  partie,  capital  ou  travail  doit 
rendre  à  sa  charge,  quand  il  s'agit  de  rendre  productif 
a  bien  productive,  ou  quand  d'une  chose,  qui  est  nro- 
re  a  former  une  valeur  d'usage  ,   on  peut  en  tirer 

itte  valeur  outre  sa  valeur  de  consommation.  Pour  cette 
uson,  le  risque  fait  partie  des  propriétés  essentielles 
«  capital,  comme  il  appartient  aussi  au  travail  pro- 
•ctif  II  est  la  condition  préliminaire  indispensable 
^ur  faire  naître  toute  valeur  d'usage  indépendante, 
tns  risque  il  n  y  a  ni  capital,  ni  travail,  ni  producti- 
ve, ni  usufruit.  Sous  ce  rapport,  capital  et  travail  sont 
'solument  sur  le  même  pied,  et  dans  la  même  situa- 

C'est  à  peine  si  l'on  peut  imaginer  une  objection  plus 

J^arre  que  celle  avec  laquelle  le  libéralisme  veut  sup'- 

mer  1  égalité  du  travail  et  du  capital.  On  ne  fait  pas 

i2 


178  LA.    SOCIÉTÉ    CIVILE 

attention,  dit-il,  que  pour  former  le  premier  capital,  il 
y  a  déjà  abstention  du  propre  usage  de  consommation, 
par  conséquent  sacrifice  et  capacité  de  faire  des  plans 
économiques  pour  l'avenir  (1).  La  théorie  curieuse,  on 
pourrait  dire  piétiste  de  Ricardo  sur  le  capital,  comme 
sacrifice  et  fruit  de  l'économie,  abuse  pourtant  de  la 
mystique.  Que  viennent  faire  ici  les  sacrifices  et  les 
plans  économiques  ?  C'est  la  nécessité  et  le  gain  qui 
inspirent  au  capital  ses  plans  ;  et  c'est  le  besoin  qui  rend 
l'ouvrier  industrieux  et  actif.  Les  ouvriers  peuvent  eux 
aussi  parler  de  sacrifice.llneleurmanqueraitplusquede 

paver  le  capitaliste,  parce  que  le  besoin  oblige  celui-ci 
à  descendre  jusqu'à  eux  !  Si  les  capitalistes  ressentent 
si  douloureusement  le  soi-disant  sacrifice  qu'ils  font 
avec  leur  argent  ;  s'ils  craignent  tant  le  risque  qu'ils 
courent  par  là  ;  s'ils  ne  supportent  pas  que  nous  pré- 
tendions que  capital  et  travail  sont  économiquement  sur 
le  même  pied,  aussitôt  qu'ils  cherchent  des  ouvriers 
pour  les  aider  à  gagner,  eh  bien  !  qu'ils  laissent  leur 
argent  sans  y  toucher,  ils  seront  alors  en  sécurité  contre 
tout  péril  et  contre  tout  abaissement  suppose.  Qui  les 
oblige  à  engager  leur  argent  dans  ce  procès  de  transfor- 
mation, et  de  l'exposer  aux  dangers  d'un  tel  procès . 
Qui  les  force  donc  à  s'abaisser  devant  l'ouvrier  et  apla- 
cer  le  capital  et  le  travail  sur  le  même  pied  d  égalité  . 
Ce  ne  sont  pourtant  pas  les  ouvriers.  Que  celui  qui  m 
veut  pas  courir  de  risques  reste  chez  lui  ;  que  celm  qu| 
ne  veut  pas  recevoir  de  poussière  ne  reste  pas  près  m 

moulin  (2).  .     .    j    „oni 

Ce  à  quoi  nous  répondent  les  représentants  du  capi 
tal  •  ce  serait  certes  plus  sûr  et  plus  noble  ;  mais  on  n 
peut  pas  vivre  ainsi.  Eh  bien  !  Si  on  ne  peut  pas  viv 
iinsi,  les  capitalistes  nous  font  un  quadruple  aveu  • 
nous  disent  d'abord  que  l'argent  est  stérile.  Si  on 

^2)  Duringsfeld,  Sprkhwmvter  der  gevmamschen  undiom.  »P 
II,  02,  Nr  107. 


l'économie  du  capital  179 

ploie  comme  argent,  il  est  consommé  au  moment  môme 
Donc,  on  ne  peut  pas  vivre  longtemps  avec  de  l'argent 
seulement.  Mais  si  on  veut  en  faire  un  usage  qui  ne  soit 
pas  sa  consommation,  c'est-à-dire,  si  on  veut  tirer  de  lui 
des  valeurs  d'usage,  de  sorte  que  la  valeur  de  consom- 
maf.on  continue  d'exister,  il  faut  le  changer  en  capital 
Or  ceci  n  est  pas  possible  sans  risque.  Ainsi  nous  le  dit 
le  second  aveu.  Il  n'y  a  pas  d'autre  moyen  de  rendre  le 
capital  réellement  productif  que  de  l'abandonner  au  tra- 
vail pour  l'exploiter  et  le  transformer,  et  cela  avec  toute 

iT^^^"^"  '^''  ''""'''''  q"i'  dans  ce  cas,  est  inévitable 
S.  1  affaire  réussit,  on  augmente  le  capital,  par  consé- 
quent la  valeur  de  consommation  complète,  et  en  plus 
a  valeur  d'usage  nouvellement  gagnée.  Si  elle  échoue 
le  capital  peut  être  perdu  en  entier  ou  en  partie 

Mais  l'ouvrier  doit  aussi  considérer  que  si  l'affaire 

réussit,  .1  rentre  dans  les  frais  de  son  travail,  c'est-à- 

|dire  quil  en  reçoit  sa  valeur  de  consommation  avec 

bénéfice,  ou  une  valeur  d'usage  indépendante,  nouvel- 

^leraent  gagnée.  Si  au  contraire  l'entreprise  échoue  il  est 

alors  plus  ou  moins  frustré  de  son  propre  travail,  et  il  a 

,du  verser  son  unique  capital,  si  toutefois  l'expression 

est  permise  en  ce  sens,  c'est-à-dire  sa  force  de  travail 

^«partie  plus  ou  moins  grande,  non  seulement  sans 

ruit  et  sans  valeur  d'usage,  mais  peut-être  sans  rétri- 

nition,  par  conséquent  sans  même  couvrir  les  frais  de 

|onsommati^on.  Et  cependant,  lui,  comme  le  capitaliste, 

l  entreprend  cette  affaire  malgré  le  danger  prévu.  Pour- 

uoi  une  telle  témérité  ?  Chacun  n'a  qu'une  seule  réponse 

cette  question.  Il  le  faut  bien,  sans  cela,  je  ne  pourrais 


ivre. 


C  est  nous  dire  en  troisième  lieu  que  la  nécessité  de 
1^  charger  du  péril  de  la  productivité  pousse  aussi  bien 
■  capitaliste  que  l'ouvrier.  Sans  doute  s'il  s'agit  seule- 
'iot  de  s'affamer  réciproquement,  les  capitalistes  tien- 
■ont  plus  longtemps  que  les  pauvres  diables  qui  sont 
'liges  de  travailler  pour  vivre,  et  en  cela  est  on  ne  peut 


180  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

plus  vraie  la  maxime  :  Heureux  ceux  qui  possèdent.  Mais 
s'il  s'agit  d'acquérir,  de  gagner,  d'augmenter,  le  capita- 
liste est  au  même  niveau  que  l'ouvrier  le  plus  pauvre. 
Sans  travail  des  millions  ne  lui  donnent  pas  un  liard  de 
plus  en  fait  de  possession.  Si  le  travail  ne  se  charge  pas 
de  son  argent,  chaque  bouchée  qu'il  mange,  et  chaque 
bouton  qu'il  achète  est  un  trou  fait  dans  sa  bourse,  un 
trou  par  lequel  tout  l'argent  finira  par  passer,  ne  se- 
rait-ce que  lentement,  s'il  ne  prend  pas  un  autre  moyen 
pour  l'employer.  Mais  s'il  veut  vivre  de  sa  possession, 
et  malgré  cela  la  laisser  dans  toute  son  intégrité;  s'il 
veut  même  l'augmenter,  il  a  besoin  du  travail  comme  le 
plus  pauvre  ouvrier  du  monde. 

Bref,  on  peut  consommer  sans  travail,  mais  il  est 
impossible  d'avoir  un  usufruit,  ou  de  jouir  du  fruit 
d'une  chose  et  de  conserver  à  côté  la  chose  elle-même 
sans  travail.  L'argent  n  a  pas  besoin  du  travail  ;  mais 
il  est  en  revanche  épuisé  par  l'usage.  Le  capital,  lui,  a 
besoin  du  travail,  absolument  comme  le  travail  a  be- 
soin du  capital.  Mais  parce  que  le  même  besoin  con- 
traint le  capital  et  le  travail,  et  parce  que  en  outre, 
comme  nous  le  savons,  le  résultat  de  leur  travail  com- 
mun, le  rapport  ou  la  valeur  d'usage  est  leur  produit 
commun,  il  s'ensuit  comme  quatrième  conclusion,  que 
le  rapport  de  l'affaire  toute  entière  doit  échoir  propor- 
tionnellement au  capital  comme  au  travail,  sans  que 
le  capital  ait  le  droit  de  mettre  en  ligne  de  compte  son 
risque  comme  motif  d'un  dédommagement  particulier, 
ou  d'une  rétribution  plus  élevée  d'intérêts. 

De  tout  ceci,  il  résulte  clairement  qu'il  ne  faut  pas 
peu^v^nt  s'ac-  pcuscr  à  la  prétcuduc  aiig me ntabUi té 'ûWmxiée  du  capi- 
'i'nimcnt!"^'^'   tal,  dout  taut  dc  gens  rêvent  (1).  La  grande  erreur  d'A- 
dam Smith  a  été  de  considérer  toute  augmentation  de  ce 
qu'il  nommait  richesse  nationale,  comme  une  augmen- 
tation proportionnelle  du   capital,    même  lorsque  les 

(1)  Kleinschrodt,  Grundprinciplen  der  politischen  OEkonomie,  29. En 
particulier  Dietzel,  System  der  Staatsanleihen. 


\o.  —    Le 
capital  et  le 


l'économie  du  capital  J81 

gré   Ij  II  es   facile  de  vo.r  d'où  cela  provenait.  D'après 
lu.  le  travail  vit  du  capital,  c'est  vrai  :  mais  par  contre 
.  n  a  pas  autre  chose  à  faire  que  d'augmenter  le  capi    i 
et  de  donner  ainsi  plus  de  force  à  celui  qui  l'e.plS  e 
Que  le  capital  dépende  tout  aussi  bien  du  lavai    ihie„ 
a^aucune  idée,   quelles  que   soient  les  bel  e    'prl  ïï 

n  u7  om  fe  ^r"""  ''  ^  ^^P"™*^^'  <ï"-  -«-'-«"t 
hérienn  T  '°"'"'  ''  ^'  ''^'^'^  ^'^'t  ""^  '^hose 

dan       ou   le"      ""'    '"   ""'^  P^r^«"«-lité  indépen- 

leste'u  le  hV'/'"  '''"  "^^'^^'^g'que  auquel 
les  dieux,  les  hommes,  la  marche  des  événements  sont 
soumis  comme  au  fffftrm  rVot  •  ^    ."-^  *'°'" 

le  travail  n.  n    7  '  ^  pourquoi  Smith  dit  que 

le  travail  ne  peut  augmenter  que  lorsque  le  capital  au- 

epTrlTe'^  '"  ''  "^'^'  "'-^"^"^"'^  qu'autant  qo^n 

ITsTeetllf      7'  ''r'''''  «"g'nenteraient  sans 
iTai  a'u    !  ?  ^^'     '"'' ''"  ''■'^^'^  «ï"'  ^"'  ^«t  soumis 

proportion.  11  es  évident  qu'une  telle  situation  finirait 
par  ruiner  complètement  le  travail 

enllsaïï  sn  'T  f  '""'  "'"'  ^^"^  ^^P''^'  ^^  travail 

"ourt  r?!"'*^"?^'"^"'^'-'^"'^"''  y  a  du  travail, 
ire  c    é      f  r^^r  "'"'•  "-^  "•-»'■' P'-oductif  ne  peu 
^Ire  crée  artificiellement  ;  on  ne  peut  en  ofTrir  qu^au- 
antqu  II  existe  du  capital.  Des  deux  côtés  on  ne  peut 

0  oan!       r   :*;  "ï"""^  ''  ^'^  1"^  1  "'dustrie  est  limi- 

'^tdanstoutprocesdeproduction(4).Enparlantainsi, 

Sw'sc,ÎAUona?8o"1r  foe"  ^<"*^-™^*™«»  (de"'-h  von 
(3)  IZn  miV  "f""'^'''  -("''*•  R°8«r^.  1869.  II,  30) 


182  LA     SOCIÉTÉ    CIVILE 

il  dit  la  vérité.  Si  on  ne  peut  pas  se  figurer  le  capital 
sans  liaison  avec  le  travail,  alors  il  est  impossible  que 
le  capital  augmente  selon  le  caprice  et  à  l'infini.  11  y  a 
une  limite  déterminée  au  delà  de  laquelle  on  ne  peut 
plus  imaginer  décapitai  ;  c'est  la  mesure  et  la  quan- 
tité des  forces  de  travail  qui  de  fait  le  mettent  en  œuvre. 
i6.-com-       Avec  ces  considérations,  nous  avons  épuisé  la  doc- 
^dTfactms^  trine  du  capital  dans  ses  parties  essentielles.  Une  ques- 
mation  de^u  tiou  accessoirc  qui  est  régulièrement  soulevée  ici  et  qui 

valeur  ?  ^  .  i  <  •  i  •        • 

se  tranche  d'elle-même,  est  la  question  de  savoir  si  ou- 
tre le  travail  et  le  capital,  il  faut  admettre  un  troisième 
facteur  de  la  formation  de  valeur,  la  nature.  11  est  clair 
que  c'est  une  question  de  mots,  car  personne  ne  doute 
que  tout  capital  n'est  rien  autre  chose  qu'un  objet  qu'on 
s'est  approprié,  comme  dit  Stuart  Mill,  ou  une  parti- 
cipation à  des  biens  naturels  qui  sont  entrés  dans  le 
procès  de  formation  de  valeur.  Mais  de  même  qu'il  va 
différentes  espèces  de  travail,  de  même  aussi  il  y  a  dif- 
férentes espèces  de  biens  de  nature.  Les  deux  opinions 
sont  d'accord  sur  ce  point.  De  même,  nous  avons  bien 
des  espèces   d'argent,  et  pourtant,   nous  ne  pouvons 
le   concevoir  que  d'une  seule  manière  au  point  de  vue 
économique.  Il  nous  faut  aussi  faire  rentrer  dans  cette 
idée  de  capital  quantité  d'espèces  diverses  de  capital,  ou, 
comme  nous  disons,  de  capitaux,  des  capitaux  placés, 
des  capitaux  inoccupés,  des  capitaux  circulants,  des 
capitaux  bruts,  des  capitaux  fondamentaux,  des  capi- 
taux auxiliaires,  des  capitaux  qu'il  faut  arracher  à  la 
nature,  d'autres  qui  ont  déjà  été  mis  en  œuvre  par  le 
travail,  et  qui  sont  soumis  à  un  nouveau  procès.  Mais 
cela  n'empêche  pas  que  nous  comptons  toujours  avec 
cette  seule  idée  générale  et  commune  de  capital. 

Il  n'existe  pas  ime  troisième  cause  de  formation  de 
valeur.  Sans  doute  au  point  de  vue  du  calcul,  il  faut  dis- 
tinguer différents  facteurs  parmi  les  idées  générales  de 
capital  et  de  travail,  dans  leur  application  à  la  vie  éco- 
nomique, les  rentes  foncières,  le  gain  qui  résulte  des 


l'économie  du  capital  183 

entreprises,  le  salaire,  et  les  capitaux  dans  le  sens  strict 
du  mot  ;  mais  ici,  où  ce  sont  les  seules  idées  générales 
qui  nous  préoccupent,  les  subdivisions  isolées  n'entrent 
pas  en  ligne  de  compte.  La  chose  nous  paraît  tellement 
évidente  que  nous  l'aurions  laissée  sous  silence,  s'ilne 
s'agissait  pas  là  d'une  conséquence  pratique  importante 
pour  la  vie  économique  ordinaire,  de  la  casuistique  ap- 
pliquée de  l'économie  politique.  Il  est  clair  que  dans 
i3el)e-ci,  les  espèces  isolées  de  capital  et  de  travail  doivent 
iitre  calculées  séparément.  Mais  ce  qui  est  moins  clair 
^)0ur  beaucoup,  c'est  la  place  à  donner  aux  comptes  par- 
icuhers.  Si  l'on  comprend  par  travail  exclusivement  le 
ravail  physique,  et  si  on  lui  oppose  ab.solument  tout, 
ature,    capital,    entreprise    ou    travail    intellectuel, 
_u  est-ce  qui  reste  encore  au  travail  proprement  dit  f  II 
est  pas  étonnant  alors  que  le  soi-disant  salaire  couvre 
peine  les  frais  du  travail.  C'est  pourquoi  il  reste  établi 
)inme  principe  suprême,  qu'il  y  a  seulement  deux  cau- 
îs  de  formation  de  valeur,  le  capital  et  le  travail,  tous 
I3UX  pris  dans  le  sens  le  plus  large.  C'est  aux  subdivi- 
ons  de  chacun  d'eux  à  régler  leur  compte  entre  elles  ; 
i  différentes  espèces  de  capital  ont  à  régler  entre  elles  . 

part  commune  du  capital,  et  les  différentes  espèces  de 
Uvail  intellectuel  et  physique  ont  à  régler  leur  compte 
être  elles  relativement  à  une  part  commune  du  travail. 

DKdTfr  -f  T  T  "'"'  ''°"'  *^^"*'''  J"^'ï"''<^i'  il  n'^^st     n.  -  NO. 
P. s  difhcile  de  déterminer  la  notion  du  capital.  Que  ^""'''- 

•  e  conception  ordinaire  qui  ne  voit  dans  le  capital  que 

;  is?h,     "7^"^'  '^'""^  ^^'■'^'"^  f'^Ç^»  "^  'oit  pas 
«.a    sible,  cela  se  comprend  sans  peine.  L'idée  de  capi- 

ast  évidemment  beaucoup  plus  large,  et  comprend 

Ir  "^i"""  P'"'  «s'imeràprix  d'argent,  bien  qui 
■ne  dans  le  procès  de  la  formation  de  valeur  d'usage 
0  comme  capital  fondamental,  soit  comme  capital 
;  soire  soit  comme  capital  de  mise  en  train.  Il  est 

•  leurs  lacile  d'expliquer  qu'ordinairement  c'est  l'ar- 
'  !  seul  qu  on  a  en  vue,  lorsqu'on  parle  de  capital 


]84  hX    SOCIÉTÉ    CIVILE 

Une  première  raison,  c'est  qu'au  lieu  de  considérerle 
capital  avec  lequel  on  forme  des  valeurs  d'usage,  on  se 
représente  le  moyen  pour  lequel  on  peut  l'échanger 
comme  équivalent. 

Une  seconde  raison  est  celle-ci.  Quoique  les  classes 
particulières    de    biens   économiques   se   ressemblent 
toutes  en  ce  que,  dans  le  procès  de  capitalisation,  elles 
sont  soumises  à  la  formation  de  valeurs  d'usage,  elles 
sont  pourtant  par  leur  nature  d'espèces  tout  à  fait  dif- 
férentes.  Mais    depuis    que  l'argent  est  devenu  une 
mesure  de  valeur,  on  ramène  toute  leur  valeur  à  la 
valeur  d'argent,  et  on  les  compare  entre  elles  moyen- 
nant celle-ci.  Il  n'y  a  rien  à  dire  à  cela,  pourvu  qu'on 
sache  se  garder  de  deux  grandes  erreurs.  Trop  sou- 
vent on  se  laisse  aller  à  donner  le  nom  de  capitaux 
uniquement  à  ces  biens  économiques  qui  sont  ramenés 
à  leur  valeur  d'argent,  et  cela  seulement  en  tant  qu'ils  se 
présentent  sous  forme  d'argent.  De  là  provient  cette  idée 
bizarre  qu'au  moyen  âge  on  savait  produire  sanscaprtal. 
C'est  faire  trop  d'honneur  à  la  perspicacité  de  cette  épo- 
que et  c'est  renverser  les  choses.  Un  bien  économique 
n'est  pas  capital  parce  qu'il  est  ramené  à  de  l'argent, 
mais  toujours  et  seulement  les  biens  économiques  qu  on 
peut  taxer  d'après  une  valeur  d'argent  sont  capital, 
n'importe  de  quelle  espèce  ils  soient,  si  d'après  lem 
nature  économique,  ils  sont  employés  dans  le  procès (l( 
capitalisation  pour  former  des  valeurs  d'usage.  Us  se- 
raient capital  quand  même  on  ne  les  mesurerait  pas  ei 
valeur  d'argent.  U  s'ensuit  de  là  secondement  que  ton 
tes  ces  valeurs  d'argent  flottantes,  qui  attendent  le  tra 
vail  pour  être  rendues  productives  en  réahté,  nedoiven 
pas  être  appelées  capital.  On  ne  peut  même  se  servira 
l'expression  capital  de  réserve,  que  dans  certaines  lim^ 
tes,  en  tant  que  ces  valeurs  gisent  là  prêtes  à  être  mis 
immédiatement  dans  un  emploi  de  capitaux  siie Deso 

l'exige.  .      ,   Lf.. 

Le  capital  est  donc  la  valeur  de  consommation  de 


l'économie  du  capltal  185 

bien  économique  qui  sert,  parle  fait  qu'il  est  uni  au 
travail  dans  le  sens  le  plus  large  du  mot,  à  la  formation 
de  valeurs  d'usage,  soit  comme  base  fondamentale,  soit 
comme  moyen  accessoire.  Que  cette  valeur  de  consom- 
mation soit  représentée  en  valeur  d'argent  ou  non,  peu 
importe  ;  mais  ce  qui  est  important,  c'est  que  le  capital 
est  seulement  ce  bien  économique  et  seulement  cette 
partie,  mais  toute  espèce  de  bien  et  toute  partie,  qui, 
comme  valeur  de  consommation,  est  la  base  matérielle 
du  procès  de  formation  de  valeur.  Ce  n'est  qu'en  tant 
qu'il  est  traité  comme  valeur  de  consommation,  qu'il 
peut  devenir  capital.  Tout  le  monde  regarderait  comme 
une  injustice  et  une  usure,  si  un  capitaliste  voulait  s'as- 
socier avec  un  autre  qui  fait  le  travail,  et  posait  com- 
me condition  préliminaire  de  séparer  de  son  capital  une 
certaine  valeur  d'usage  pour  en  jouir  lui-même,  et  s'il 
voulait  néanmoins  avoir  une  part  commune  avec  son 
associé  au  rapport  total  de  l'affaire.  Ce  serait  exiger 
d'une  chose  une  double  valeur  d'usage,  une  de  la  chose 
comme  base  fondamentale  de  l'entreprise,  l'autre  de 
l'entreprise  avec  la  chose.  C'est  pourquoi  Stuart  Mill  a 
très  bien  dit  que  dans  le  procès  de  capitalisation,  tout  ca- 
jpital  disparaît.  Ce  qui  n'y  disparaît  pas,  n'est  pas  capital. 
I    En  résumé,  le  capital  est  toute  chose  de  valeur  trai- 
itée  comme  valeur  de  consommation  dans  l'étendue  la 
plus  complète  du  mot,  ou  tout  bien  matériel,  —  peu 
limporte  que  ce  soit  directement  comme  il  se  trouve 
lans  la  nature,  ou  qu'ayant  déjà  été  soumis  à  un  pre- 
mier procès  de  mise  en  œuvre  comme  valeur  d'usage, 
1  soit  soumis  à  un  second  comme  valeur  de  consomma- 
ion,  ou  qu'il  soit  seulement  représenté  par  un  équiva- 
ent,  particulièrement  par  l'argent,  —  bref  tout  bien 
iaatériel   d'où    l'on  peut  tirer  moyennant  du  travail, 
llans  la  signification  la  plus  étendue  de  ce  mot,  à  des 
isques  et  à  des  périls  communs  une  utilité  productive  de 
ruits  aussi  bien  pour  le  capital  que  pour  le  travail,  ou 
ne  valeur  d'usage  indépendante  existant  en  commun. 


i86  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

i8._L'ar-       Doiic,  SI  près  quG  soient  dans  la  vie  pratique  l'argent 

gent     malgré        .   ,  «i    i     «i  t  i       ii        •  ±  ^     i, 

sa  productfvi-  et  le  Capital,  ils  sont  pourtant  logiquement  opposesl  un 

té    apparente     i    i  ?       ,  •  i  »■         •         i         .  i 

est  stérile.  a  1  autre  comme  une  idée  simple  et  une  chose  compo- 
sée, et  forment,  au  point  de  vue  économique,  les  deux  * 
côtés  opposés  de  la  vie  d'acquisition,  comme  la  plaine 
déserte  et  le  verger  cultivé,  comme  le  sauvageon  et  l'ar- 
bre greffé.  En  un  mot,  les  deux  idées  sont  opposées 
l'une  à  l'autre  comme  les  deux  idées  de  stérilité  et  de 
fertilité,  ou  les  idées  moins  exposées  à  être  mal  inter- 
prétées de'consommation  et  d'usage.  L'argent  est  une 
idée  simple  ;  le  capital,  quand  on  le  représente  séparé 
du  travail,  ne  peut  jamais  dans  la  réalité  être  représenté 
autrement  que  dans  la  dépendance  la  plus  étroite  avec 
celui-ci.  L'argent  est  un  simple  signe  de  valeur.  Nous 
ne  disons  pas  un  vain  signe  de  valeur.  Mais,  quand  la 
chose  de  valeur  se  rencontre  avec  le  signe  de  valeur, 
elle  en  prend  le  caractère,  sinon  l'argent  perd  son  ca- 
ractère d'argent,  et  devient  marchandise.  Or  le  capital 
est  une  chose  de  valeur^  non  pas  une  chose  de  valeur 
telle  qu'elle,  mais  une  chose  de  valeur  en  tant  que  base 
d'une  affaire,  et  non  pas  d'une  affaire  quelconque,  mais 
d'une  affaire  dans  laquelle  de  nouvelles  valeurs  s'ajou- 
tent à  la  première  par  le  travail,  par  conséquent  d'une 
affaire  d'où  l'on  tire  d'une  chose  de  valeur  qu'on  traite 
comme  valeur  de  consommation,  ou  de  son  équivalent, 
une  valeur  d'usage  indépendante  qui  peut  en  être  sépa- 
rée. C'est  pourquoi  l'argent  est  stérile,  et  ne  peut  être 
que  stérile,  tant  qu'il  est  traité  comme  argent.  Car  il 
n'admet  plus  d'usage  séparé  de  la  chose,  pas  même  un 
usage  apparent.  L'unique  usage  naturel  qu'il  est  possi- 
ble d'en  tirer  est  sa  consommation  immédiate.  Car  si  le 
signe  de  valeur  est  employé  à  ce  à  quoi  il  est  destiné,  la 
chose  de  valeur  elle-même  est  consommée.  Le  propre 
de  l'argent  est  précisément  que  la  chose  de  valeur  elle- 
même  est  inséparable  du  signe  de  valeur,  et  que  dans  le 
moment  où  l'on  manie  la  chose  de  valeur  comme  telle, 


l'économie  du  capital  187 

léparée  du  signe  de  valeur,  le  signe  de  valeur,  la  pro- 
)riété  comme  argent  a  disparu. 

Il  est  donc  impossible  de  traiter  comme  marchandise 
)u  comme  chose  de  valeur  l'argent,  tant  qu'il  est  mon- 
laie  et  qu'il  est  considéré  comme  monnaie,  et  d'en  tirer 
les  valeurs  indépendantes.  La  seule  affaire  qui  soit  pos- 
ible  avec  l'argent  comme  monnaie,  consiste  en  ce  qu'on 
e  traite  comme  signe  de  valeur,  c'est-à-dire  qu'on  le 
lonne  contre  un  autre  signe  de  valeur,  ou  contre  une 
hose  de  valeur.  Mais  avec  cela  aussi,  il  est  immédiate- 
ment consommé,  aussi  bien  comme  signe  de  valeur  que 
omme  chose  de  valeur.  Or,  si  Ton  ne  peut  s'imaginer 
in  autre  moyen  par  lequel  on  pourrait  tirer  de  l'argent 
n  rapport  séparé,  il  ne  peut  évidemment  jamais  être 
liste  de  demander  pour  l'argent  donné,  plus  que  la 
limple  compensation  de  sa  valeur. 

Contre  ce  principe,  que  l'argent  comme  tel  ne  peut 
,mais  devenir  ni  une  chose  de  valeur,  ni  la  base  d'une 
ifaire  productive  de  valeur,  l'objection  que  pourtant, 

Ion  l'expérience,  l'argent  rapporte  quelque  chose,  et 
>uvent  plus  que  tout  capital,  n'est  qu'apparente.  Avec 
seul  mot  rapporter^  cette  objection  donne  déjà  la 
<ef  pour  la  résoudre. 

Nous  n'avons  jamais  dit  que  l'argent  ne  peut  rien  rap- 
l>rter.  Et  certes  il  n'est  que  trop  vrai,  qu'il  rapporte 
laucoup  plus  qu'un  capital  honnête.  Un  grand  million- 
Hjire  interrogé  sur  la  provenance  de  son  énorme  fortune 
ftcette  réponse:  u  Le  grand  gain  vient  de  lui-même 
p^raptement  et  sans  peine.  Mais  ce  qui  coûte  du  travail, 
ece  qui  va  lentement  c'est  le  petit  profit  ».  Et  c'est  vrai. 
Squelqu'un  travaille  avec  son  capital,  le  travail  est 
^iibleet  le  gain  modéré.  Mais  s'il  laisse,  comme  on 
<1:  d'une  manière  assez  caractéristique,  travailler  l'ar- 
got pour  lui,  alors,  il  lui  arrive  à  flots  comme  d'une 
scrce,  et  le  gain  est  souvent  inouï.  La  seule  différence 
ssiquele  capital  porte  ou  produit  de  nouvelles  valeurs, 
^t  valeurs  d'usage,   tandis  que  l'argent  rapporte  ou 


188  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

extorque  d'anciennes  valeurs  de  consommation,  qui  en 
droit  appartiennent  aux  autres,  mais  amasse  souvent  de 
vaines  valeurs  apparentes.  Nous  considérons  ce  principe 
comme  un  de  ceux  qu'on  devrait  souvent  prêcher  à  l'hu- 
manité aujourd'hui. 

Autrefois  c'était  une  vérité  dont  personne  ne  doutait. 
Sous  Léopold  I,  les  économistes  autrichiens,  d'accord 
avec  l'esprit  de  leur  temps,  appelaient  Colbert  et  ses 
partisans,  les  sangsues  et  les  ventouses  de  l'Allemagne 
à  cause  de  leur  adresse  à  se  servir  de  l'argent  allemand 
pour  alimenter  les  caisses  françaises.  Ce  n'était  sans 
doute  pas  un  compliment  de  cour,  mais  une  vérité  d'é- 
conomie politique  qui  s'appliquait  parfaitement  dans  le 
cas  présent. 

Les  Hollandais  du  siècle  dernier  disant  à  qui  voulait 
l'entendre,  qu'ils  tiraient  la  plupart  du  temps  leurs  ri- 
chesses de  la  bêtise  des  autres  peuples,  étaient  bien  plus 
près  de  toucher  le  juste  point  de  la  situation  que  le  lan- 
gage fantaisiste  de  la  productivité  de  l'argent  avec  lequel 
on  nous  étourdit  aujourd'hui  Malgré  nos  prétendues 
découvertes,  le  travail  de  l'argent  n'est  pas  productif^! 
comme  celui  du  capital,  mais  il  est  purement  inductif. 
Tout  jeu  d'argent  à  la  bourse  est  économiquement  par- 
lant comme  le  pari  et  la  loterie  ;  juridiquement  et  mo- 
ralement, il  est  beaucoup  plus  bas  encore.  Le  secret 
consiste  en  ce  que  les  uns  gagnent  parce  que  les  autres 
donnent  ou  doivent  perdre.  Il  s'agit  donc  seulement  de 
la  transmission  de  nouvelles  valeurs  existantes^  non  de 
la  création  de  nouvelles  valeurs.  Quand  quelqu'un  ga- 
gne des  millions  à  la  bourse,  il  ne  met  pas  un  sou  de 
plus  dans  le  monde  pour  cela,  pas  plus  qu*il  n'augmente 
la  richesse  nationale  lorsqu'il  joue  à  Monaco.  Par  le  tra- 
vail le  capital  produit  des  valeurs  qui  n'existaient  pas 
auparavant.  Mais  l'argent  ne  rapporte  que  ce  que  d'au- 
tres ont  produit.  L'argent  ne  produit  pas  des  valeurs  d'u- 
sage, mais  il  attire  à  lui,  des  mains  étrangères  dans  les- 
quelles elles  se  trouvent,  les  valeurs  de  consommation 


l'économie  du  capital  189 

déjà  existantes.  Ces  soi-disant  travaux  de  l'argent  sont 
tous  exactement  de  la  même  espèce  que  le  travail  de  ces 
Hollandais  et  de  ces  ventouses,  ou  de  ce  malin  dont  il 
est  dit  : 

«  Un  homme  avait  faim  depuis  longtemps, 
«  Il  alla  et  acheta  un  chien  (1)  ». 

C'est-à-dire  qu'il  dressa  le  chien  à  lui  rapporter  de 
tous  les  pays  du  jambon  et  de  la  volaille.  En  agissant 
ainsi,  le  maître  et  le  chien  vivaient  sinon  royalement, 
en  tout  cas  beaucoup  plus  facilement  que  s'il  leur  avait 
fallu  être  producteurs. 

Un  moyen  aussi  simple  siérait  naturellement  mal  à 
notre  époque  si  bien  civilisée.  Mais  de  même  que  ce 
chien,  l'argent  rend  à  quiconque  ne  veut  pas  produire 
des  valeurs  d'usage  par  un  travail  honnête,  le  même 
service  et  de  meilleurs  encore.  Car  l'argent,  comme  on 
sait,  est  semblable  à  de  la  colle;  tout  ce  qu'il  touche  s'y 
attache  *  conscience,  honneur,  inteUigence,  mais  surtout 
le  bien  d'autrui.  C'est  pourquoi  il  rapporte  tout,  bien 
qu'il  ne  rapporte  rien. 

C'est  si  évident  que  l'école  de  Forbonnais  a  pu  aller     ^9.  -  La 

,  ,  ,  '11'  )  nature organi- 

jusqu  à  prétendre  que  le  capital  lui-même  n  est  pas  pro-  quedermié- 
ductif.  Les  prétendus  intérêts  du  capital  reposeraient  ^^^p'*'^'- 
sur  une  ruse  de  guerre.  On  tire,  dit  cette  école,  avec 
une  adresse  véritablement  digne  des  Physiocrates,  non 
pas  l'intérêt  du  capital,  mais  on  paie  intérêt  sur  le  capi- 
tal. Puisque  l'argent  est  complètement  stérile,  les  gens^, 
comme  c'est  tout  naturel,  le  cacheraient  dans  l'armoire 
et  causeraient  ainsi  une  disette  pécuniaire  considérable 
s'ils  n  avaient  pas  de  raison  pour  l'en  faire  sortir.  Or,  seul 
l'intérêt  dont  nous  venons  de  parler  peut  les  y  décider. 
Celui-ci  n'est  pas  un  rapport  du  capital,  mais  seulement 
une  prime  pour  le  capital.  Smith  lui-même  et  ses  dis- 
ciples se  sont  plus  ou  moins  engagés  dans  cet(e  erreur, 

(1)  Wander,  SpricJnu-Lejnkon,  III,  404,  N.  963. 


190  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

en  considérant,  conformément  au  mysticisme  de  leur 
théorie  sur  l'épargne,  l'intérêt  du  capital  non  comme  un 
fruit  intrinsèque,  mais  comme  un  dédommagement  de 
ce  que  le  capitaliste  a  fait  le  sacrifice  de  simposer,  pour 
le  bien  de  l'ouvrier,  la  privation  de  ne  pas  consommer 
lui-même  son  capital. 

Nous  avons  donc  à  faire  ici  avec  deux  extrêmes.  Une 
tendance  voudrait  attribuer  à  l'argent  lui-même  une 
vertu  et  une  nature  productive,  et  pour  cette  raison 
rend  l'argent  capital.  L'autre  ne  laisse  pas  même  au  ca- 
pital sa  nature,  c'est-à-dire  sa  productivité  ;  elle  rend  le 
capital  argent.  Nous  devons  tenir  le  juste  milieu  en  dis- 
tinguant l'un  de  l'autre  argent  et  capital,  comme  on 
distingue  le  métal  d'une  plante,  une  pierre  d'un  jardin. 
L'intérêt  dans  le  capital  est  un  fruit  qui,  par  le  travail, 
sort  organiquement  du  capital  lui-même  ;  mais  l'argent 
ne  peut  jamais  produire  ni  par  lui,  ni  en  dehors  de  lui, 
une  nouvelle  valeur  d'usage. 
rr.^l'~A?^^n'  Saus  doutc  des  aens  prudents  sourient  de  ces  idées 
nan^/Z^^cë  nioyeu  âgc,  absolumcut  comme  souriaient  les  paysans 
KaTa'turë  prudcuts  ct  Ics  Icttrés  plus  prudents  encore,  lorsqu'on  " 
e  argen .  ^^^  invitait  à  uc  pas  se  fier  aux  banques  frauduleuses  et 
aux  spéculations  rêveuses,  jusqu'au  krach  de  l'Union 
générale.  Se  trouvait-il  des  hommes  savants  et  conscien- 
cieux qui  disaient  d'éviter  la  précipitation  pour  juger 
ces  établissements  ?  On  n'y  croyait  pas,  et  on  pensait 
qu'il  pouvait  parfaitement  se  faire  que  les  Spitzeder  ou 
M.  Bontoux  aient  découvert  de  nouveaux  moyens,  pour 
faire  avec  l'argent  des  choses  auxquelles  la  scolastique 
ne  pensait  pas.  Mais  cela  ne  dura  pas  longtemps,  et  on 
ne  tarda  pas  à  voir  que  l'argent  est  toujours  argent,  et 
n'a  qu'un  chemin.  Ces  prétendus  moyens  nouveaux  n'é- 
taient que  les  anciens.  La  découverte  anti-scolastique  a 
consisté  à  le  prendre  dans  un  tiroir  pour  le  mettre  dans 
un  autre,  ou,  comme  les  anciens  disaient  un  peu  crû- 
ment, à  fermer  un  trou  pour  en  ouvrir  un  autre.  Et 
lorsqu'il  n'y  en  eut  plus  à  ouvrir,  il  n'y  en  eut  plus  à 


l'économie  du  capital  191 


fermer.  Lorsqu'il  n'y  eut  plus  rien  à  prendre  dans  un 
sac,  on  ne  put  rien  mettre  dans  un  autre  ;  le  tour  était 
joué,  et  ce  qui  en  résulta  fut  appelé  un  krach.  Ainsi  en 
est-il  dans  les  petites  entreprises  innocentes  ;  nous  di- 
sons innocentes,  car  dans  celles-ci  du  moins  on  donne 
encore  quelque  chose  ;  mais  dans  les  grandes  affaires 
d'argent,  on  ne  fait  que  prendre  et  on  ne  donne  qu'un 
vain  titre,  ici  ce  que  l'argent  rapporte  ne  consiste  plus 
même  en  valeurs  de  consommation  étrangères,  mais 
exclusivement  en  titres  de  valeurs,  ou,  plus  justement, 
en  simples  valeurs  de  titres. 

Comment  ceci  peut-il  se  produire,  nous  l'avons  déjà 
examiné  précédemment.  On  ne  peut  créer  de  l'argent  à 
sa  guise.  11  ne  peut  en  exister  que  dans  la  mesure  où  le 
besoin  s'en  fait  sentir.  Mais  tout  ce  qui  chôme  sous  l'ap- 
parence d'argent,  au  delà  de  cette  limite  infranchissable, 
devient  chose  de  valeur,  mais  chose  de  valeur  morte  et 
stérile.  C'est  pour  cette  raison  qu'on  porte  déjà  préjudice 
à  la  société,  si  l'excédent  d'argent  reste  en  caisse.  Dans 
cette  hypothèse,  l'excès  abaisse  toutes  les  valeurs  et  fait 
monter  les  prix.  Car,  comme  l'argent  est  une  mesure  de 
prix  et  de  valeur  générale,  tous  les  prix  et  toutes  les  va-, 
leurs  se  règlent  d'après  lui.  Mais  dès  qu'il  ne  sert  plus 
aux  simples  transactions,  —  et  il  ne  le  peut  pas  s'il 
dépasse  les  besoins,  —  l'argent  perd  son  caractère 
comme  argent  et  augmente  en  outre  les  choses  de  valeur 
stériles.  Le  dommage  général  est  donc  inévitable.  Com- 
me chose  de  valeur,  l'argent  superflu  déprécie  les 
valeurs,  demême  celles-ci  baissent  à  chaque  surenchère. 
Mais  avec  cela  il  baisse  même  en  valeur.  Et  comme  il  est 
en  même  temps  mesure  de  prix  ou  de  valeurs,  tous  les 
prix  montent  naturellement  dans  la  même  proportion 
que  les  valeurs  baissent  (  1  ) . 

(1)  Si  nous  désignons  la  chose  de  valeur  ou  la  valeur  par  v,  le  prix 
par  p,  nous  avons  dans  des  situations  régulières,  où  marchandises 
et  valeurs  s'accordent  avec  le  prix,  la  formule  v  =  p.  Si  la  valeur 
baisse  à  cause  de  Texcès  de  marchandise  et  que  le  prix  reste  le  même, 
c'est-à-dire  si  on  peut  avoir  la  môme   marchandise  pour  le   ujème 


192  LA    SOCIÉTÉ  CIVILE 

Si  maintenant  les  valeurs  qu'on  a  faites  artificielle- 
ment, sont  desimpies  valeurs  apparentes,  comme  c'est  le 
cas  qui  se  présente  la  plupart  du  temps  dans  nos  affaires 
d'argent,  elles  mettent  alors  en  circulation  de  la  monnaie 
qui  non  seulement  n'est  pas  monnaie,  mais  de  la  mon- 
naie qui  n'a  pas  même  de  valeur.  Et  pourtant  cette  illu- 
sion produit  son  effet  aussi  bien  sur  la  diminution  des 
valeurs,  que  sur  l'augmentation  des  prix.  Mais  par  con- 
tre, ces  valeurs  attirent  l'argent  réellement  existant,  et 
le  remplacent  dans  la  société  par  quelque  chose  qui  n'est 
([u'une  vaine  apparence.  11  suffît  seulement  d'un  peu  de 
calcul  et  de  réflexion,  pour  se  rendre  compte  qu'avec 
un  tel  procédé  la  société  est  pillée,  et  que  l'argent  doit 
finir  par  lui  manquer  dans  la  même  proportion  qu'il 
augmente  en  apparence.  Sous  ce  rapport,  comprenne 
notre  temps  qui  voudra.  C4e  ne  sont  pourtant  pas  là  des 
choses  tellement  élevées  qu'elles  soient  inintelligibles. 
Mais  quand  toutes  les  prières,  tous  les  avertissements, 
toutes  les  remontrances  sont  inutiles,  il  y  a  tout  lieu  de 
croire  qu'on  ne  veut  pas  se  rendre  compte  de  la  vérité. 
Eh  bien,  ici  aussi  se  vérifie  complètement  le  proverbe 
du  droit  anglo-saxon  :  celui  qui  commet  un  crime  sciem- 
ment l'expiera  de  même  (1).  Malgré  toute  la  défaveur 
que  nous  encourons,  nous  ne  nous  tairons  cependant 
pas  sur  ce  point,  voulant  ainsi  dégager  notre  respon- 
sabilité personnelle  pourle  jour  où  la  vengeance  s'accom- 
plira. 
21.  —  b)       Telle  est  l'explication  de  ce  qu'enseignent  non  seule- 
que!  ^"""^^    ment  l'Eglise,  mais  aussi  le  droit  naturel  et  tous  les 

prix  qu'autrefois,  avec  cette  difTérence  qu'elle  n'a  plus  la  même  va- 
leur qu'autrefois,  nous  avons  v  —  li=:p;v  —  2  =  p;v  —  3=ip, 
ouv=:p+l;v=:p-|-2;v=:p-f-3.  Je  paie  donc  même  là  où  le 
prix  ne  change  pas,  des  prix  toujours  plus  élevés  avec  dépréciation 
progressive  de  la  matière.  Si  les  prix  montent  encore,  comme  c'est 
le  cas  régulièrement,  la  disproportion  entre  la  valeur  et  le  prix  de- 
vient encore  plus  criante.  Ce  n'est  que  trop  souvent  que  nous  pour- 
rions appliquer  ici  la  formule  v  —  lzz:p-l-l;v  —  2  =  p4-  2; 
V  —  3  1=  p  -f-  3  ;  donc  vz:zp-}-2;vzz:p4-4;v=p-|-6. 
(1)  Graf  und  Dietherr.  Deutsche  RechUsprichw.  291  (7,  43). 


L  ECONOMIE  DU    CAPITAL  193 

droits  civilisés ,   relativement  aux  idées  économiques 
d'argent  et  de  capital. 

Reste  encore  un  second  éclaircissement  à  donner  sur 
cette  question.  Il  est  d'ordre  moral  et  juridique,  et  ne 
se  rapporte  plus  à  l'objet  des  différentes  entreprises  éco- 
nomiques et  juridiques,  mais  à  leur  nature.  Selon  que 
l'objet  d'une  affaire  est  tpl  ou  tel,  cette  affaire  prend  une 
forme  qui  varie.  Tout  autre  est  le  prêt  d'argent  et  tout 
autre  l'emploi  de  capitaux  (1). 

Le  prêt  est  un  contrat  réel  par  lequel  une  chose,  d'à-  02  _Na. 
près  sa  valeur  de  consommation  est  transmise  à  un  au-  ^"'^'*"  p"^^'* 
tre,  comme  propriété,  contre  l'obligation  de  la  rendre 
après  un  temps  déterminé  selon  l'espèce  à  laquelle  elle 
appartient,  c'est-à-dire  non  la  chose  elle-même,  —  car 
c'est  impossible,  si  elle  n'a  qu'une  valeur  de  consom- 
mation, —  mais  une  chose  qui  lui  est  égale  en  quantité 
et  en  qualité  (2). 

Le  contrat  de  prêt  est  donc  d'abord  un  contrat  réel. 
11  est  inhérent  à  la  chose  ;  il  est  fondé  sur  l'objet  comme 
tel.  Ce  n'est  pas  sur  ce  qu'il  résulte  de  la  chose,  ce  n  est 
pas  sur  la  fin  pour  laquelle  on  cherche  à  l'acquérir, 
mais  c'est  sur  la  chose  elle-même,  et  sur  elle  seule, 
que  se  base  dans  le  contrat  l'obligation  contractée  (3). 
Nous  verrons  bientôt  l'importance  de  ceci. 

Le  contrat  de  prêt  est  secondement  un  contrat  stric- 
tement unilatéral.  Il  n'y  a  que  le  prêteur  qui  soit  auto- 
risé de  par  le  contrat  à  réclamer  la  restitution  de  la 
chose  ;  lui  seul  est  créditeur.  L'emprunteur  et  lui  seul 
est  obligé  à  rendre  la  chose  ;  lui  seul  est  débiteur. 

L^objet  du  contrat  de  prêt  est  troisièmement  une 
chose  traitée  exclusivement  d'après  sa  valeur  de  con- 
sommation. Il  y  a  comme  nous  le  savons,  des  choses 

(1)  Bened.  XIV,  Vixpervenit  §  quarto  loco. 

(2)  Inst.  3,  15  (14),  prol.  Dlg.]  44,  7,  1.  1,  ^  2.  Cf.  infra,  n.  31. 

(3)  Re  contrahitur  obligatio  mu  lui  datione.  Dig.^  47,  7,  1.  i,  §  2. 
Inst,  3,  15  (14),  prol. 

(4)  Gœschen,  Civilrecht,  II,  II,  283.  Weiske,  Rechtslexikon.  III,  236. 
Pichler,  Jus  canon.,  5,  19,  2. 


194  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

qu'on  peut  considérer  tantôt  d'après  leur  valeur  d'usage, 
tantôt  d'après  leur  valeur  de  consommation.  Même  cel- 
les-ci motivent  un  prêt  dans  le  cas  où  elles  sont  données 
purement  d'après  leur  valeur  de  consommation  contre 
restitution  d'une  même  chose,  après  un  délai  fixé.  Quel- 
qu'un a  par  exemple  un  cheval  de  selle  dont  il  n'a  pas 
besoin  pendant  l'hiver,  et  qui  pour  le  moment  lui  cause 
des  frais  inutiles.  Pendant  ce  temps  là  un  autre  pourrait 
se  créer  une  situation  s'il  était  en  état  de  donner  une 
certaine  caution  ou  de  se  monter  convenablement,  ou 
de  payer  une  certaine  dette.  Or,  le  premier  n'a  pas  assez 
d'argent  comptant  disponible  à  lui  avancer  pour  le  tirer 
d'embarras.  Mais  comme  il  peut  se  passer  de  son  cheval 
jusqu'au  printemps,  il  le  lui  donne  pour  qu'il  en  dispose 
à  sa  guise,  à  condition  qu'il  lui  rende  à  Pâques  ou  ce 
cheval  ou  un  autre  cheval  de  selle  de  même  valeur.  Le 
second  ne  peut  naturellement  pas  plus  se  servir  du  che- 
val emprunté  que  le  premier;  mais  par  lui,  il  peut  se 
procurer  la  somme  dont  il  a  besoin  pour  le  moment,  en 
le  consommant,  c'est-à-dire  en  le  vendant,  ou  en  l'hy- 
pothéquant, ou  en  l'utilisant  d'une  autre  manière.  Cette 
affaire  est  donc  un  prêt  réel,  car,  quoique  en  d'autres  cir- 
constances, le  cheval  ait  de  la  valeur  d'usage,  il  forme 
pourtant  dans  le  cas  présent  la  base  du  contrat  tout  en- 
tier, exclusivement  comme  valeur  de  consommation  (  J  ). 
Mais  il  y  a  une  grande  différence  entre  les  divers 
points  de  vue,  d'après  lesquels  on  fait  d'une  chose  la 

(1)  On  ne  peut  faire  assez  attention  qu'il  ne  faut  jamais  juger  la 
valeur  d'une  chose  en  général  et  d'une  façon  absolue,  mais  qu'il  faut 
constamment  procéder  par  le  particulier,  quand  il  s'agit  de  juger  la 
légitimité  d'un  commerce.  Une  confiserie  qu'un  paysan  reçoit  en  hé- 
ritage, une  paire  de  bœufs  que  reçoit  un  négociant  dans  une  ville, 
une  auberge  qui  échoit  à  un  ecclésiastique,  un  magasin  de  bas  qui 
revient  à  un  fonctionnaire  public  et  que  tous  acceptent  pour  ne  pas 
perdre  entièrement  ce  qui  leur  est  dû,  tout  cela  possède  dans  ce  cas 
particulier,  la  seule  valeur  de  consommation,  et  leur  sert  exclusive- 
ment comme  moyen  d'échange  pour  les  écouler  le  plus  rapidement 
possible  en  quelque  autre  chose,  bien,  prix,  marchandises  ou  signes 
de  valeur.  Bref,  la  confiserie,  l'auberge,  le  magasin,  sont  dans  ce  cas 
particulier  de  l'argent  et  rien  autre  chose,  et  sont  de  plus  une  des 
sortes  d'argent  les  plus  incommodes. 


l'économie  du  capital  195 

base  d'une  affaire.  Est-elle  donnée  comme  consomnti 
ble  contre  la  restitution  d'une  chose  égale  ?  Il  e"i  rZÏ  e" 
un  rnutuum,  un  prêt.  Si  au  contraire  elle  n'est  pas  doi 

neepourlaconsomniation.maisseulementpourl'ust 
avec    0  I,gat.on  de  ne  pas  seulement  rendr'e  un  é      vt 
lent  de  la  même  espèce,  mais  de  rendre  cette  mêle 
chose  comme  telle,  alors  il  en  résulte  un  con traU'ui 
ge^nre^tout  nouveau,   un  com.nodaUun   ou  contrat  X 

D'après  cela,  on  ne  peut  faire  un  contrat  de  louao-e 
avec  des  objets  d'usage,  dans  des  conditions  où  ilsTad- 
mettent  pas  l'usage  séparé  de  la  consommation,  et  par- 
.euherement  avec  des  objets  qui,  d'après  leur  nature 
ne  peuvent  avoir  qu'une  valeur  de  consommation,  mS 
.eu lemen  un  contrat  de  prêt  (2).  C'est  pourquo  ^H 
de  1  argent,  on  ne  peut  jamais,  par  suite  de  sa  nature 
conclure  une  autre  affaire  qu'un  prêt.  Or,  si  dans  le  prêt' 

ZÎC:%  'r'  '^"""^  -"--Pfible,  il  est  alors  bt' 
V  table  qu  II  devienne  possession  véritable  et  réelle  de 
celui  a  qui  il  a  été  prêté. 

Ceci  forme  une  autre  différence  entre  le  prêt  et  le 

"Ile?:::  ''r'^-^l'^'^^^^^  q-  -nd  seuleml 
po  s.ble  1  usage  d'une  chose,  et  impose  la  restitution  de 
cette  chose  elle-même,  celui  qui  la  loue  ne  peut  jamai 

ndevemr  le  propriétaire  (3).  Mais  ce  serait  une  Te 

oZaTo7d'       ^^"'-•■--'•^-  à  quelqu'un  la  co  ! 
sommation  d  une  chose  contre  dédommagement  par 
«ne  autre  SI  on  ne  voulait  pas  lui  en  accorder  le  drm't 
de  prophète comp  et.  C'estpourquoi  tout  droit,  le  droi 
naturel  comme  le  dro.t  romain  (4)  et  le  droit  ecclésias- 

chïïS'o'i  II  \  '300  =BiLa;/- 1;  '  '■  '"''-  ''  ''  ('*''  §  '■  «œs- 

mOk,     13    6    I    q   s  fi   «f  •  ^^  '^''""•«'^«•.  d-  6,  a.  3. 
3  Dn'  A'  «     ■  î'  •?  ;  ^^■'™s'e''.  V-  oommodatmn,  §  2. 

ci^f^h^fu'n  ù  m'  b!;,'' ';''n^'"-  '"■'"' ''  ''^''^' §  2- G- 

BiblU.,..  com  "ôdâlîTo  '       """■"'•'  '•  ''  "  ''  ^^"^^'^• 

I  <*'^'^-*^V'-2,§2;26,  8,  1.9. /«st,  3,13(14)    2-2   8  o  rr 


196  LA   SOCIÉTÉ    CIVILE 

tique  (  j  )  tiennent  fermement  à  ce  que  celui  qui  emprunte 
devienne  par  le  contrat  de  prêt,  propriétaire  de  la  chose 
consomptible,  par  conséquent  de  l'argent  en  particu- 
lier (2).  Le  prêt  est  un  changement  réel  du  droit  de  pro- 
priété et  une  transmission  réelle  de  propriété,  une  alïe- 
natio,  une  traditïo ^comxnQ  s'exprime  le  droit  romain.  Le 
créditeur  se  démet  du  droit  de  propriété,  qui  jusqu'à 
présent  lui  appartenait,  et  le  débiteur  entre  en  posses- 
sion entière  et  réelle  de  ce  qui  auparavant  appartenait 
au  premier  (3).  Le  changement  du  droit  de  propriété  est 
si  essentiel  au  contrat  de  prêt,  que  celui-ci  ne  peut  s'ef- 
fectuer là  où  ce  changement  n'a  pas  lieu  (4).  Ce  fait  ju- 
ridique est  d'une  portée  décisive  pour  juger  l'enseigne- 
ment de  l'Eglise. 

C'est  avec  raison  que  le  père  de  l'enseignement  mo- 
derne de  l'usure, Saumaise,  a  dirigé  ses  attaques  sur  ce 
point.  Il  pensait  avec  assez  de  logique,  pour  comprendre 
que  aussi  longtemps  que  la  doctrine  de  la  tradition,  ou 
de  la  transmission  de  propriété  dans  le  prêt,  ne  serait 
pas  renversée,  toute  tentative  faite  pour  transformer 
l'enseignement  de  l'Eglise  sur  l'intérêt  devait  fatalement 
écliouer  (5).  Comment  en  effet  jamais  justifier  l'exigence 
d'une  restitution  pour  une  chose  qui  depuis  longtemps 
est  devenue  la  propriété  d'autrui  ?  Donc  conclut-il  à  juste 
titre,  ou  bien  il  faut  admettre  la  défense  que  l'Eglise  fait 
relativement  à  l'intérêt  du  prêt,  ou,  si  on  veut  lui  échap- 
per, il  faut  nier  que  le  prêt  entraîne  avec  lui  un  change- 
ment du  droit  de  propriété.  Pour  lui,  qui  se  croyait 
appelé  à  ouvrir  à  l'usure  la  porte  d'or  dans  le  sanctuaire 
de  l'enseignement  chrétien,  il  ne  pouvait  hésiter  sur  le 
choix  qu'il  avait  à  faire.  Pour  aplanir  les  voies  à  l'usure, 
il  préféra  se  mettre  en  contradiction  avec  le  droit  et  la 

(1)  Sylvester,  Summa,  v.  contractus,  §  4;  mutuum,   §  3.   Pichler^ 
Jus  con.,  5,  19,  2.  Navarrus,  Enchir.,  17,  180,  206. 

(2)  Thomas,  2,  2,  q.  78,  a.  1  ;  a.  2,  ad  o  ;  3,  d.  37,  q.  1,  a.  6. 

(3)  Sintenis,  Civilrecht,  (3)  II,  515,  sq. 

(4)  Windscheid,  Pandekten,  (5)  II,  362. 

(5)  Bened.,  XIV,  Synod,  dioec,  X,  4,  2. 


l'économie  du  capital  197 

raison,  et  nia  que  le  prêt  fût  une  transmission  du  droit 
de  propriété.  Il  entra  à  ce  sujet,  comme  c'est  facile  à 
comprendre,  dans  une  lutte  violente  contre  les  juristes, 
lutte  qui  produisit  de  nombreux  écrits  (î).  Mais  jamais 
un  juriste  de  valeur  n'a  renoncé  au  principe  de  la  trans- 
mission de  propriété  dans  le  prêt  (2). 

Les  jurisconsultes  les  plus  éminents  s'en  sont  toujours 
tenus  à  l'enseignement  du  droit  romain  qui  dit  qu'un 
intérêt,  de  quelque  espèce  qu'il  soit,  ne  peut  jamais  être 
justifié  par  la  nature  intrinsèque  du  prêt  comme  tel  (3). 
Néanmoins,  s'ils  permettent  l'intérêt  dans  le  prêt,  ils 
conçoivent  cet  intérêt  comme  une  exigence  supplémen- 
taire qui  est  en  dehors  de  la  nature  du  contrat  de  prêt, 
et  qui  s'ajoute  à  lui  extérieurement  par  un  nouveau  con- 
trat particulier. 

Autre  est  la  question  de  savoir  s'ils  sont  en  confor- 
mité avec  le  droit  en  agissant  ainsi.  Nous  ne  nions  pas 
que  le  texte  puisse  être  interprété  de  cette  façon  ;  mais 
il  nous  semble  que  le  droit  romain  lui  aussi,  s'il  veut 
être  conséquent,  et  personne  ne  lui  dispute  ce  titre  de 
gloire,  ne  peut  permettre  une  telle  exigence  supplémen- 
taire, comme  intérêt  dans  le  sens  proprement  dit,  mais 
comme  quelque  chose  de  tout  autre,  c'est-à-dire  comme 
ce  que  nous  nommerons  hienioi  Jnde?7imté  (Intéresse). 
Quoiqu'il  en  soit,  deux  choses  restent  inébranlables 
pour  nous.  Premièrement  que  dans  le  contrat  de  prêt, 
le  droit  de  propriété  est  transmis  à  celui  qui  emprunte,' 

Mûl^^m^n^^^'''  Comme«f«r  ûber  die  Heineccischen  Instilutionen  (2), 
^yj.  U  ailleurs  Saumaise  comprit  aussi  que  la  transmission  de  pro- 
priété était  inévitable  en  réalité,  et  déclara  dans  un  mémoire  justi- 
icatit,  qu  elle  n'a  pas  lieu  seulement  d'une  manière  formelle  d'après 
1  enseignement  du  droit  romain  sur  Vallenatio. 

(2)  Giphanius,  Antinomiœ  jiiris  civ.,  24,  21,  (Francof.,  166J,II,  20). 
^oesius,  Comm.  in  Dtg.,  12,  i,  10;  Comm.  iji  Ins.,  3,  16,  6.  Thibaut, 
Pandekten  (7),  II,  294.  Muhlenbruch,  Pandekten  (2),  II,  330.  Gœschen, 
tmlrecht,  II,  II,  283,  289.  Arndts,  Pandekten  (7),  ^  280.  p.  488.  Puchta, 
Pcindekten{Q), U3.Eck  in  HoltzendorfTs  IlechtslexU:on(i),l,250,^\e^ske, 
Hechtslexikon,  III,  230.  Baron,  Pandekten  (7),  468.  Sohm,  Instilutio- 
nen (4),  274.  ScheurI,  Inslitutionen  (8),  254. 

(3)  V.  suprà,  N»  5. 


198  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

et  secondemeni;  que  précisément  pour  cette  raison,  le 
prêt  ne  peut  nullement  être  conçu  comme  une  espèce 
de  louage,  c'est-à-dire  être  frappé  d'intérêt  (i). 

Mais  comme  les  risques  et  périls  sont  inséparables 
du  droit  de  propriété,  il  s'ensuit  quatrièmement  qu'au 
moment  de  la  transmission  et  de  l'entrée  en  jouissance 
du  droit  de  propriété,  tout  le  risque  qui  se  trouve  dans 
le  prêt,  n'existe  plus  pour  celui  qui  prête,  mais  retombe 
sur  celui  qui  emprunte  (2).  Or,  si  par  le  droit  complet 
de  consommation  et  par  le  risque,  celui  qui  emprunte 
est  devenu  le  maître  unique  et  absolu  de  la  chose  prê- 
tée, et  si  au  moment  de  la  transmission  toute  Fatraire 
du  prêt  est  conclue,  il  s'ensuit  cinquièmement  que 
tout  ce  que  le  nouveau  propriétaire  de  la  chose,  c'est- 
à-dire  l'emprunteur,  entreprend  avec  elle,  ne  peut  avoir 
aucune  influence  sur  le  contrat  lui-même.  La  remise  de' 
la  chose  une  fois  accomplie,  Femprunteur  peut  avoir 
l'intention  d'entreprendre  et  entreprendre  en  réalité 
tout  ce  que  bon  lui  semble  avec  la  chose  prêtée  ;  le  prê- 
teur de  son  côté  peut  calculer  que  lui  aussi  aurait  pu  en 
tirer  parti,  et  que  la  chose,  stérile  pour  lui,  est  fructu- 
euse pour  un  autre  ;  mais  tout  cela  n'atteint  pas  le  con- 
trat comme  tel  (3),  et  ne  donne  pas  au  premier  maître 
de  la  chose  le  droit  de  faire  entrer  dans  le  contrat  de 
prêt  lui-même  ce  qui  résulte  après  ce  contrat,  à  titre 
de  compensation  particulière  (4). 
23.- L'en-       Ccs   différenlcs  considérations  donnent  l'enseifîfne- 

seignement  .  *^ 

j^g«  l'Eglise  sur  mcnt  dc  l'Eglisc  dont  la  teneur  peut  être  ainsi  formu- 
lée :  tout  gain  qui  est  tiré  du  prêt  comme  tel,  uniquement 
par  suite  du  fait  lui-même,  est  usuraire  et  illicite  (5). 
Quiconque,  outre  la  restitution  de  ce  qui  a  été  prêté, 

(1)  Ainsi  Bened.,  XIY,  Synod.  dioec,  X,  4,  2. 

(2)  Dig.,  44,  7,  1.  1,  §  4.  Inst.,  3,  15  (14),  §  2.  Thomas,  2,  2,  q.  78, 
a.  2,  ad.  5.  —  Civilrecht,  II,  II,  252  sq.,  289. 

(3)  Ceci  peut  parfaitement  être  le  sens  du  passage  tant  discuté  de 
saint  Thomas  (2,  2,  q.  78,  a.  2,  ad.  1). 

(4)  Bened.  XIV,  Synod.  dloec.^  X,  4,  10,  2"  ;  Vix  pervenit  2o  (Const. 
sel.  Romœ,  1766,  I,  217,  (Denzinger,  Enchir.,  1319). 

(5)  Bened.  XIV,  Synod.  dioec,  X,  4,  10,  i\ 


L  ECONOMIE    DU    CAPITAL  199 

exige,  à  cause  du  prêt  lui-même  plus  qu'il  n'aprêté,agit 
contre  la  loi  fondamentale  du  prêt,  qui  exige  une  égalité 
complète  entre  ce  qu'on  donne  et  ce  qui  doit^être 
rendu  (1). 

^  Toute  exigence  supplémentaire  ou  toute  perception 
d'un  gain  simplement  à  cause  du  contrat  de  prêt  comme 
tel,  que  ce  soit  sous  forme  d'intérêt  ou  de  n'importe 
quelle  autre  manière,  est  complètement  inadmissible. 
Ceci  résulte  de  la  nature  de  l'objet  qui  forme  la  base  du 
contrat  de  prêt.  Celui-ci  est  constamment  une  cbose 
qui  n'a  pas  une  valeur  d'usage  séparée  de  la  valeur  de 
consommation  et,  dans  l'argent,  une  valeur  d'usage  qui 
n'est  pas  même  séparable  de  la  valeur  de  consomma- 
tion. Ce  serait  donc  une  injustice  criante  si  le  prêteur,  à 
qui  on  remplace  toute  la  valeur  de  consommation,  vou- 
lait se  faire  indemniser  de  cette  même  chose  par  une 
valeur  d'usage  qui,  dans  le  cas  présent,  n'existe  même 
pas  ^'2). 

Avec  ceci  tombe  d'elle-même  aussi  la  théorie  singu- 
lière qui  veut  faire  dériver  l'autorisation  à  prélever  de 
l'intérêt  sur  le  prêt,  du  temps  pendant  lequell'argent  se 
trouve  entre  les  mains  de  l'emprunteur.  Cette  explica- 
tion a  déjà  été  souvent  tentée  au  moyen  âge,  comme  nous 

levoyonsdanssainlïhomasd'Aquinetdansd'autresdoc- 
I  teurs.  Bœhm-Bawerk  l'a  ressuscitée  dernièrement  dans 
son  grand  ouvrage  sur  le  capital  et  sur  Tintérêt.  Il  ex- 
plique ce  dernier  comme  étant  la  différence,  en  vertu  de 
laquelle  nous  taxons  la  chose  que  nous  donnons  présen- 
tement plus  haut  que  ce  que  nous  pouvons  en  aiff^ndie 
dans  l'avenir.  Mais  si  l'objet  de  l'afPaire  de  prêt  est 
actuellement  comme  toujours  stérile  en  lui-même,  le 
temps  n'a  rien  à  faire  avec  cela.  Dans  ce  cas  en  effet, 
comme  on  le  disait  au  moyen  âge,  c'est  le  temps,  bien 
commun  à  tous,  qui  serait  vendu. 

(1)  Id.,  Vix  pervenit,  1°  ;  2o  (Gonst.  sel.  Homœ,  1766,  I,  217). 

(2)  Dlg.,  7,  5,  ;^  2.  Thomas,  2,  2,  q.  78,  a.  1  ;  a.  2,  ad.  2;  a.  3  ;  De 
^alo,  q.  13,  a.  4.  c.  Rainer  a.  Pisis,  Pimthcologie,  v.  usiira,  2,  3 
(Lugo  16oo,  in,  786).  Antoniii.  11,  t.  1,  c.  0,   ^  1. 


200  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

La  même  chose  résulte  secondement  de  la  nature  de 
l'affaire  de  droit  en  question.  Pour  cette  raison,  le 
contrat  de  prêt  lui-même  ne  crée,  dans  aucune  circons- 
tance, une  autorisation  à  une  exigence  supplémentaire 
quelconque  (1),  parce  qu'il  n'inclut  en  lui  que  l'obli- 
gation de  rendre  l'équivalent  de  ce  qui  a  été  prêté  (2), 
de  sorte  que  ce  qu'on  pourrait  peut-être  réclamer  en 
plus,  devrait  être  déduit  de  la  somme  principale  qui  est 
à  rendre  (3).  Or,  comme  nous  le  savons  déjà,  ce  que  le 
nouveau  maître  fait  avec  le  prêt,  après  la  conclusion  du 
contrat,  n'entre  pas  en  considération  pour  le  contrat 
lui-même.  C'est  pourquoi  troisièmement,  on  ne  peut 
trouver  non  plus  du  côté  de  celui  qui  emprunte  aucun 
motif  à  une  exigence  supplémentaire  quelconque.  Pour- 
tant, il  n'est  ni  équitable,  ni  juste  que  quelqu'un  paie  de 
l'intérêt,  ou,  en  d'autres  termes^  donne  des  fruits  d'une 
affaire  qui  ne  lui  en  a  pas  rapporté  à  lui-même  (4),  et  de 
plus,  comme  c'est  le  cas  pour  l'argent,  des  fruits  qui  ne 
sont  pas  autres  que  la  chose  elle-même,  des  fruits  qu'il 
faudrait  enlever  de  la  nature  de  cette  chose,  des  fruits 
que  quelqu'un  ne  peut  absolument  pas  prendre  sans 
porter  préjudice  à  la  chose  elle-même.  Dans  cette  affaire, 
l'objet  lui-même  serait  donc  littéralement  tronqué  ou 
amoindri  par  le  vendeur. 

Mais  quatrièmement,  c'est  du  côté  de  celui  qui  prête 
qu'il  faut  le  moins  chercher  un  motif  pour  exiger  de 
l'intérêt  du  prêt.  Sans  doute  on  peut  imaginer  le  cas  où 
le  droit  de  propriété  et  la  possession  factice  sont  sépa- 
rés l'un  de  l'autre  (5).  Mais  ceci  ne  peut  avoir  lieu  ici 
parce  que  la  remise  de  la  chose  est  nécessaire  pour  que 
le  contrat  de  prêt  soit  conforme  au  droit.  Donc  le  pre- 
mier possesseur  ne  peut  invoquer  aucune  responsabilité 
ni  aucune  peine  pour  avoir  été  possesseur.  Il  a  plutôt 
transmis  à  l'emprunteur,  par  l'exécution  du  contrat,  la 

(1)  Dig.,  50,  16,  1.  121.  Cod.,  4,  32,  I.  3. 

(2)  Dig.,  2,  14,  1.  17,  prol. 

(3)  Dig.,  19,  5,  1.  24.  Thomas,  2,  2,  q.  78,  a.  2,  ad.  6. 

(4)  Dig.,  21,  1,1.  16.  —  (5)  Digr.,  43,  17,1.  1,  §  2. 


L  ÉCONOMIE    DU    CAPITAL  201 

propriété  comme  la  possession  du  bien  qui  lui  appar- 
tenait jadis.  Mais  avec  la  chose  s'est  aussi  transmis  l'u- 
sufruit delà  chose  (1),  et  ce  cas  doit  d'autant  mieux 
exister  dans  le  prêt,  qu'il  s'agit  de  choses  qui  n'ont 
qu'une  valeur  de  consommation,  et  qui  n'admettent  pas 
d'usufruit  séparé  d'elles.  Si  le  premier  possesseur  vou- 
lait se  réserver  un  fruit  particulier  quelconque,  par  con- 
séquent un  usufruit,  il  poserait  alors  non  seulement 
une  condition  impossible,  mais  il  agirait  comme  maître 
et  comme  propriétaire  d'une  chose  devenue  possession 
d'aulrui.  Car  celui  qui  a  le  droit  dejouir  des  fruits  d'une 
chose,  peut  également  s'en  dire  le  maître  (2)  surtout  si, 
comme  ici,  le  fruit  est  la  chose  elle-même.  Mais  ceci 
aurait  pour  résultat  que,  par  le  prêt,  il  s'affranchirait 
seulement  du  risque  et  dé  toutes  les  charges  de  la  pro- 
priété, et  garderait  les  droits  et  les  fruits  pour  lui. 
Qu'appellera-t-on  injustice  si  ceci  n'en  est  pas  une? 
Le  premier  possesseur  n'a  plus  de  droit  de  propriété  sur 
la  chose,  point  de  risque  à  courir  à  son  sujet,  point  de 
dépenses,  point  de  travail  à  supporter  pour  elle.  Tout 
cela  a  passé  à  l'emprunteur  par  suite  du  contrat  de  prêt. 
Si  le  premier  possesseur  voulait  jouir  de  cette  chose, 
par  conséquent  d'une  chose  étrangère  ;  s'il  voulait  jouir 
de  fruits  qu'elle  ne  peut  porter  en  raison  de  sa  nature, 
ce  sérail  évidemment  une  usure  accomplie  (3),  un  vol 
manifeste  ;  en  d'autres  termes,  ce  serait  faire  payer  deux 
fois  une  seule  et  même  chose. 

Sous  ce  rapport  le  peuple,  avec  sa  perspicacité  natu- 
relle, voit  plus  clair  que  bien  des  savants  éblouis  par 
l'éclat  de  l'argent.  On  ne  peut  pas  vendre  la  vache  et  se 
réserver  le  lait,  dit  l'anglais  prosaïque.  Celui  qui  donne 
un  pré  ne  peut  pas  en  couper  Therbe  (4).  Or  c'est  ce  que 
fait  l'usure  d'argent.  Elle  fait  même  pis  encore.  Elle 

(1)  Dig,,  42,  5,  1.  8,  prol.  —  (2)  Ibtd. 

(3)  Léo  X,   Inter  multipltces,  ajyprob.  Conc.   Lateran.   V.  {Magnum 
Bull.  Roman.  Luxemb.,  i742,  I,  554  ;  Denzinger,  Enchir.  623). 

(4)  Diiringsfeld,  Sprichw.  der  german.  und  roman.  Sprachen,  I,  284. 
Nr  545. 


202  LA   SOCIÉTÉ    CIVILE 

donne  un  œuf  contre  pleine  compensation,  et  veut  qu'on 
lui  apporte  les  œufs  qui  ont  été  pondus  par  la  poule 
éclose  de  cet  œuf.  Elle  vend  un  morceau  de  terre  inculte, 
et  réclame  le  produit  du  jardin  qu'on  y  a  fait.  Elle  donne, 
comme  dit  le  proverbe,  un  chapeau  pour  un  habit,  un 
œuf  pour  un  bœuf,  une  aiguille  pour  une  charrue  (1)  ou 
même  pour  le  rapport  annuel  d'un  champ  cultivé.  Si 
c'est  juste,  on  pourrait  à  ces  conditions  se  procurer  une 
maison  pour  un  liard.  Mais  qui  parle  de  droit  ici?  Dans 
le  droit  il  est  dit  :  Payer  c'est  faire  la  paix.  Celui  qu'on 
a  payé  est  affranchi  de  tout.  Il  faudrait  plutôt  dire  :  Ce- 
lui qui  commence  à  payer  doit  toujours  continuer  de 
payer  (2).  Payer  une  fois,  payer  toujours  sont  des  prin- 
cipes qui  peuvent  passer  à  l'état  d'habitude  ;  mais  ja- 
mais ils  ne  pourront  devenir  droit.  Il  est  dit:  Centannées 
d'injustice  ne  deviendront  jamais  justice.  Que  le  droit 
devienne  de  nouveau  honnête  et  la  coutume  disparaîtra 
d'elle-même  (3). 
24.  -Ac-  11  6st  en  vérité  souverainement  nécessaire  que  dans 
civil  "  av7c  ces  choses-là,  le  droit  soit  mieux  écouté  et  pris  davan- 

l'enseigne-       .  «j'.-!^  Wi  i 

ment  de  i'E-  tagc  cu  cousideration.  Personne  ne  s  étonnera  que  des 
gens  qui  tirent  proht  du  système  régnant,  et  des  gens 
dont  l'unique  pensée  est  de  renverser  tout  ce  qui  existe 
comme  droit,  passent  par  dessus  les  principes  du  droit 
naturel  et  du  droit  positif.  Mais  que  des  auteurs  con- 
servateurs, qui  prennent  sérieusement  à  cœur  la  guéri- 
son  des  plaies  de  la  société,  mettent  de  côté  sans  plus 
de  façon  le  dogme  du  droit  naturel  et  de  la  foi,  en  pré- 
tendant que,  sous  ce  rapport^  TEglise  s'est  trop  laissée 
captiver  par  l'idée  rigide  du  contrat  de  prêt  du  droit 
romain,  un  tel  expédient,  pour  ne  pas  dire  une  telle  dé- 
sertion du  drapeau,  mérite  toute  notre  attention.  Ce 
fait  nous  montre  la  raison  pour  laquelle  le  mal  a  une  si 
grande  force,  et  pourquoi  toute  tentative  de  guérison  a 

(1)  Ibid.,U,  172,  Nr  306. 

(2)  Graf  und  Dietherr,  Deutsche  Rechtssprlchiv.,  236  (6,  82,  84). 

(3)  Ibid.,  14  {i,  187,  194). 


l'économie  du  capital  203 

si  peu  de  succès.  Nous  portons  tous  en  nous  une  regret- 
table inconséquence  et  une  conscience  de  droit  inébran- 
lable. Ce  n'est  pas  sans  motif  que  nous  faisons  toujours 
appel  au  sentiment  du  droit.  Mais  avec  ce  sentiment  va- 
gue pour  ce  qui  est  droit,  nous  ne  sortirons  jamais  de 
la  médiocrité  et  de  la  contradiction.  C'est  pourquoi  le 
mal  a  si  beau  jeu  avec  nous,  et  un  cours  si  libre  dans  le 
monde. 
ft  Si  nous-mêmes  nous  transplantons  sur  un  autre  ter- 
rain les  questions  sociales  qui,  au  fond  pourtant  sont  des 
questions  morales,  par  conséquent  aussi  des  questions 
strictement  juridiques;  et  si  nous  voulons  les  traiter 
d'après  d'autres  lois  que  celles  de  la  morale  et  du  droit, 
n'est-ce  pas  favoriser  la  ruine  de  la  société?  Il  n'y  a  pas 
d'espoir  que  la  question  sociale  soit  jamais  résolue  d'une 
manière  satisfaisante,  si  on  ne  la  traite  pas  en  s'atta- 
chant  strictement  aux  doctrines  et  aux  docteurs  de  l'E- 
glise, ainsi  qu'aux  principes  éprouvés  du  droit  ecclésias- 
tique et  civil.  Il  serait  triste  que  la  lutte  contre  certaines 
exagérations  du  droit  public  romain  conduisit  à  mépri- 
ser tout  le  droit  commun,  et  dût  confirmer  la  conviction 
qu'un  principe  n'est  déjà  pas  soutenable,  parce  qu'il  se 
trouve  dans  le  droit  romain.  Ce  serait  invoquer  Belzé- 
buth  pour  exorciser  un  démon  incommode.  Non  !  le  droit 
doit  rester  droit.  Ce  qui  est  une  fois  droit,  —  nous  ne 
disons  pas  ce  à  quoi  on  a  droit,  —  ne  cesse  jamais  d'être 
droit.  Et  si  c'est  droit,  peu  importe  alors  celui  qui  le 
dit.  Dans  la  lutte  contre  des  empiétements  particuliers 
du  droit  humain,  nous  ne  poussons  pourtant  pas  les 
préjugés  jusqu'à  rejeter  le  droit  divin  uniquement  parce 
que  le  droit  civil  l'approuve.  C'est  plutôt  pour  nous  une 
joie  de  voir  que  le  droit  humain  concorde  en  tant  de  fa- 
çons si  exactement  avec  le  droit  divin,  comme  c'est  le 
cas  dans  la  question  qui  nous  occupe. 

Nous  avons  du  faire  ressortir  ceci  avec  d'autant  plus  ^5.  _  Ré- 
d'énergie,  que  les  tentatives  se  répètent  en  plus  grand  rf.,7p^r'^l;V 
nombre,  pour  atténuer  le  sérieux  et  la  portée  de  l'ensei-  sSuf  oïïe' 


204  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

l'usure  de  la  fi^iiemeiit  de  l'EûUse,  du  droit  et  de  la  nature  sur  le  prêt. 

part  du  riche    ^  .  . 

et  de  la  part  Cette  doctrlue  est  une  question  exclusivement  et  pure- 

du  pauvre.  ... 

ment  juridique,  et,  d'après  la  conséquence  la  plus  stricte 
du  droit,  elle  doit  être  maintenue  jusque  dans  ses  der- 
niers résultats.  Ce  que  nous  avons  dit  s'applique  donc  à 
toute  espèce  de  prêt  et  à  toute  personne  sans  exception 
aucune.  Le  prêt  est  le  prêt.  11  n'y  a  pas  de  différence  entre 
la  fin  pour  laquelle  on  contracte  un  emprunt  et  sa  des- 
tination, peu  importe  si  c'est  pour  entreprendre  une  af- 
faire à  ses  risques  et  périls,  ou  si  c'est  pour  subvenir  aux 
nécessités  de  la  vie.  L'essai  de  distinguer  deux  espèces 
de  prêt  et  de  permettre  de  l'intérêt  pour  le  soi-disant 
prêt  productif,  et  de  le  défendre  pour  le  prêt  consomp- 
tif,  a  été  repoussé  à  juste  titre  par  Benoît  XIV.  Confor- 
mément à  la  nature  de  la  situation  juridique,  ce  pape 
admet  tout  aussi  peu  une  distinction  entre  les  person- 
nes auxquelles  on  prête.  Un  intérêt  du  prêt  n'est  pas 
défendu  parce  qu'on  lé  prélève  sur  des  pauvres,  mais 
parce  qu'on  le  prélève  sur  le  prêt.  L'intérêt  pris  sur  le 
prêt  est  toujours  de  l'usure,  qu'il  soit  extorqué  aux  ri- 
ches ou  aux  pauvres  peu  importe  (1).  Mais  que,  à  côté 
de  l'injustice  générale,  cette  usure  prenne  envers  les 
pauvres  encore  une  dureté  particulière,  cela  se  com- 
prend. D'ailleurs,  l'Ecriture-Sainte  imprime  un  signe 
d'ignominie  tout  particulier  à  celui  qui  se  livre  à  ce  genre 
d'usure  (2). 
de^'^cWeû-  M^i^  ^1^  faisant  cesser  cette  injustice,  ni  le  droit  ni  la 
s^a^ion  ans  e  j{^y^j^l_JQjj  ^^  vculcnt  faire  tort  à  quelqu'un  (3).  Or  c'est 

ce  qui  se  produirait,  si  celui  qui  prête  ne  recevait  au- 
cune espèce  de  compensation  ou  de  garantie  pour  le 
dommage  qu'il  subit  par  suite  du  prêt,  ou  pour  un  péril 
particulier  qui  n'est  pas  également  dans  la  nature  de  la 
chose  en  toutes  circonstances,  péril  auquel  il  s'expose 

(1)  Bened.  XIV,  Sijnod.  dioec,  X,  4,  2,  3  ;  Vix  pervenit  2"  (Const. 
sel.,  1,217). 

(2)  Rened.  XIV,  Synod.  dioec.,X,  4,  5. 

(3)  Lucius  III,  C.  pervenit,  2,  X,  3,  22. 


l'économie  du  capital  205 

lui-même.  C'est  pourquoi  on  a  toujours  considéré  ces 
deux  motifs  comme  des  titres  de  droit  particuliers,  en 
vertu  desquels  celui  qui  prête  peut  revendiquer  un  dc- 
dompiagement  ou  une  garantie. 

On  a  davantage  douté  si  le  simple  manque  de  gagner 
devait  être  considéré  comme  titre  à  un  dédommagement. 
La  raison  de  ce  doute  était  l'ambiguïté  avec  laquelle  la 
question  était  posée.  Par  le  seul  fait  que  l'emprunteur 
fait  avec  le  prêt  un  gain  que  le  prêteur  ne  fait  pas,  tout 
droit  interdit  une  exigence  supplémentaire.  C'est  pour- 
quoi il  serait  absolument  illicite  d'exiger  dans  le  prêt, 
que  celui  qui  emprunte  règle  le  dédommagement  annuel 
à  payer  d'après  le  gain  annuel  de  sou  entreprise.  Ceci 
ne  signifierait  pas  que  la  cause  d'un  dédommagement 
est  le  dommage  ou  le  manque  de  gagner  qui  atteint  celui 
qui  prête,  mais  le  rapport  venant  de  l'activité  de  l'em- 
prunteur ;  ce  serait  par  conséquent  prélever  du  capital 
de  celui  qui  emprunte  un  intérêt  pour  le  prêt.  Mais  ce 
que  l'emprunteur  fait  avec  l'objet  du  prêt,  une  fois  le 
contrat  conclu,  n'a  pas  la  moindre  influence  sur  le  con- 
trat de  prêt  lui-même.  Si  par  contre,  le  prêteur  voulait 
faire  de  l'argent  lui-même  le  point  de  départ  d'une  affaire, 
et  qu'il  soit  obligé  dy  renoncer,  dans  le  cas  où  il  donne 
le  prêt  au  voisin,  alors  au  fond,  ce  n'est  pas  un  manque 
de  gagner,  mais  c'est  un  dommage  réel,  c'est  la  perte 
d'un  gain  qu'on  avait  en  vue  et  probable  (1  ).  Dans  cette 
hypothèse,  il  a  aussi  le  droit  de  réclamer  un  dédomma- 
gement, comme  d'ailleurs  c'est  admis  maintenant  d'une 
manière  générale. 

L'ensei«:nement  comme  la  pratique  de  l'Église  a  tou-     27.  -  En 

*-^  quoi    la     ^'6 

jours  admis  ce  dédommagement  (2).  Dans  les  temps  gf[:''e°f^XS- 
modernes,  il  a  été  permis  à  différentes  reprises,  par  une  gf^ui/"^^"^' 

(1)  A  cause  de  cela,  les  juristes  distinguent  un  damnum  posUivunif 
et  un  damniim  prlvatum.  Gœschen,  Civilrecht,  II,  II,  82. 

(2)  Alphonsus,  Mor,  tr.  de  contract.,  n.  763-772.  Die  Literatur  bel 
Bassaeus,  Flores  v.  usura,  art.  3.  Billuart,  De  contract.,  d.  4,  a'.  5. 


206  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

série  de  décisions  ecclésiastiques  (1).  On  a  cru  y  trouver 
un  abandon  de  la  doctrine  primitive  plus  sévère,  et  plu- 
sieurs y  ont  même  vu  une  approbation  de  l'intérêt  pro- 
venant du  prêt  d'argent.  Naturellement,  il  ne  peut  être 
question  de  cela.  Dans  cet  enseignement  rien  ne  peut 
changer  et  rien  ne  changerajamais.  Comme  le  dit  Alexan- 
dre III,  l'Église  ne  pourrait  pas  changer  quelque  chose, 
ni  être  indulgente  à  ce  sujets  quand  même  elle  le  vou- 
drait. Mais  la  situation  des  temps  a  bien  changé  de- 
puis, et  l'Église  doit  en  tenir  compte  afin  que  personne 
n'en  subisse  de  détriment.  Toutefois  ce  changement  des 
temps  ne  consiste  pas  en  ce  que  l'argent  a  pris  aujour- 
d'hui une  autre  nature  que  celle  qu'il  avait  autrefois,  ni 
en  ce  qu'on  a  découvert  de  nouveaux  moyens  de  le  ren- 
dre productif.  Le  seul  moyen  d'en  tirer  les  fruits  est  de 
le  constituer  en  capital  par  le  travail.  En  cela  les  temps 
modernes  n'ont  point  d'avance  sur  le  passé.  Il  est  vrai 
qu'aujourd'hui  nous  avons  davantage  de  moyens  auxi- 
liaires pour  le  travail,  principalement  dans  les  machines. 
Maiscelles-ciont,  comme  onlesaitaussi,  leurs  côtésdéfec- 
tueux,  et  ils  sont  si  grands  qu'on  peut  ajuste  titre  dou- 
ter si  elles  sont  un  avantage  comme  moyen  auxiliaire  de 
travail,  ou  un  obstacle^  et  par  conséquent  dangereuses, 
parce  qu'elles  portent  préjudice  à  la  société.  En  tout  cas, 
nous  croyons  juger  équitablement,  si  nous  disons  que 
leurs  avantages  et  leurs  désavantages  se  compensent,  et 
que,  sous  ce  rapport,  le  temps  d'autrefois  et  le  temps 
actuel  sont  assez  sur  le  même  pied. 

A  notre  humble  avis,  il  nous  semble  qu'il  y  a  trois 
rapports  sous  lesquels  la  vie  économique  a  beaucoup 
changé  en  comparaison  de  celle  d'autrefois.  D'abord, 
et  c'est  incontestablement  un  progrès,  la  vie  de  rela- 
tions s'est  perfectionnée  de  telle  sorte  qu'il  est  presque 
toujours  possible  à  chacun  de  placer  son  argent  quel- 
que part  comme  capital,  avec  espoir  de   gain^  quand 

(1)  Alphons.  Ligaori,  Theol.  mor.,  éd.  Heilig.  1852,  IV,  46  sq.  Gury, 
Mor,,  Ratisbon.,  d868,  395  sq. 


l'économie  du  capital  207 

même  ce  serait  dans  un  lointain  très  éloigné.  C'est 
pourquoi  on  peut  bien  dire  qu'actuellement,  le  titre  à 
dédommagement  à  cause  d'un  gain  qui  échappe,  peut 
presque  en  règle  générale  être  produit  avec  une  certaine 
apparence  de  légitimité. 

Mais  cette  extension  grandiose  des  relations  a  aussi 
son  mauvais  côté,  et  c'est  lui  qui  forme  le  second  chan- 
gement dans  notre  situation  économique.  Chacun  peut 
sans  doute  aujourd'hui  placer  son  argent  comme  bon 
lui  semble,  sur  des  chemins  de  fer  turcs  ou  égyptiens, 
dans  une  spéculation  américaine  ou  une  expédition  clii- 
noise  ;  mais  Rothschild  ou  Bleichrœder,  qui  servent 
d'intermédiaires  dans  ce  placement  d'argent,  ne  pour- 
raient peut-être  pas  dire  eux-mêmes  avec  certitude 
ce  qu'il  en  est  de  ces  entreprises.  Et  supposé  que  quel- 
qu'un retire  à  temps  son  argent  de  cette  affaire  et  mê- 
me avec  profit,  il  n'est  pas  encore  sûr  que  cet  argent, 
quand  même  il  le  tient  déjà  dans  sa  main,  ne  fondra 
pas  comme  la  neige  exposée  au  soleil.  Cette  insécurité 
inouïe  de  l'argent  et  de  toutes  les  valeurs  amène  aussi 
dans  le  contrat  de  prêt  un  élément  tout  à  fait  nouveau. 
Dans  une  situation  bien  ordonnée,  le  prêt  met  tout  le 
risque  exclusivement  sur  celui  qui  emprunte,  mais  vu 
l'état  de  choses  actuel,  celui  qui  prête,  malgré  la  trans- 
mission de  propriété,  court  encore  constamment  le  ris- 
que de  ne  se  voir  rendre  autre  chose  qu'un  vain  titre  et 
des  signes  de  valeur  sans  valeur.  Pour  cette  raison,  le 
titre  de  dédommagement  est  devenu  presque  perma- 
nent, eu  égard  au  danger  actuel  de  la  perte,  et  à  l'insé- 
curité de  notre  situation. 

D'après  ce  que  nous  avons  dit  ci-dessus,  rien  n'au- 
torise à  réclamer  un  dédommagement,  parce  que  c'est 
une  situation  générale.  11  s'agit  ici  seulement  d'une  cau- 
tion. Mais  au  moment  où  ce  que  l'on  a  prêté  est  rendu 
et  rendu  intégralement,  il  n'y  a  plus  de  raison  de  la 
conserver.  Il  faudrait  donc  à  notre  avis  du  moins,  ou 
bien  conserverie  dédommagement  touché  d'avance  sous 


208  LA.    SOCIÉTÉ    CIVILE 

cette  condition,  pour  parer  au  danger  d'une  perte  réelle, 
et  le  rendre  après  restitution  exacte  de  ce  qu'on  a  em- 
prunté, ou  déduire  de  la  somme  principale,  au  moment 
de  la  restitution,  ce  qui  a  déjà  été  touché  d'avance  (1). 
Notre  époque  nous  offre  encore  pour  cela  un  troisième 
motif  qui  n'est  guère  plus  honorable  sans  doute, mais  qui 
semble  assez  justifier  pour  tous  les  cas  le  prélèvement  et 
la  conservation  d'une  certaine  rétribution. C'est  cet  effra- 
yant peu  de  confiance  que  les  hommes  ont  entre  eux  dans 
leurs  relations.  A  peine  est-il  encore  question  de  loyau- 
té, d'obligation,  de  fidélité  à  la  parole  donnée,  d'accom- 
plissement  de  conditions.  On  rencontre  des  gens  qui 
sont  gens  d'honneur  sous  tous  les  rapports,  mais  qui 
n'ont  aucun  scrupule  de  recevoir  avec  les  meilleures 
promesses,  et  de  ne  plus  jamais  parler  de  leur  dette. 
Payer  des  dettes,  remplir  des  obligations,  rembourser 
des  gages,  sont  choses  tout  à  fait  passées  de  mode.  C'est 
à  peine  si  l'on  y  pense  encore.  Les  nobles  qui  ont  une 
position  élevée,  remplissent  une  charge  publique  et  sont 
dans  les  honneurs,  agissent  sous  ce  rapport  encore  pis 
que  les  hommes  ordinaires,  comme  si  c'était  la  marque 
d'un  esprit  vulgaire  et  mesquin  de  penser  encore  à  de 
telles  choses.  En  pareil  cas,  le  prélèvement  d'une  taxe 
régulière  pour  le  prêt  est  malheureusement  non  seule- 
ment permis,  mais  absolument  nécessaire  si  on  ne  veut 
pas  le  jeter  par  la  fenêtre.  Dans  cette  hypothèse,  nous 
ne  croyons  pas  même  devoir  insister  pour  une  restitu- 
tion ou  une  déduction  quand  le  prêt  est  rendu.  Cardans 
ce  cas,  une  taxe  annuelle  pour  le  prêt  n'est  pas  autre 
chose  qu'un  moyen  personnel  pour  le  récupérer.  Pour 
le  débiteur,  c'est  un  renouvellement  de  l'aveu  de  sa  dette, 
et  pour  le  créancier,  c'est  un  moyen  de  contrainte  qui 
lui  permet  de  se  faire  rembourser  à  temps  .  On  sait 
comme  sont  les  hommes.  Très  souvent,  le  seul  moyen 
de  les  déterminer  à  tenir  leurs  obligations  est  de  les 

(1)  Cf.  Dlg.,  19,  5,  1.  24.  Thomas,  2,  2,  q.  78,  a.  2,  ad  6. 


l'économie  du  capital  209 

attacher  à  une  corde,  avec  laquelle  on  puisse  les  relenir 
aussitôt  qu'ils  veulent  se  sauver,  et  qui  finit  par  les  gêner 
tellement,  qu'ils  préfèrent  remplir  leurs  obligations. 

Nous  n'avons  pas  la  prétention  que  les  raisons  que     28.-Dif- 

'  ^  ^  ^  férence  eatre 

nous  venons  de  donner  sur  la  légitimité  du  titre  de  '°térét  (zins) 

c  et    mderoaite 

dédommagement,  et  qui  sont  les  nôtres,  soient  aussi  (^"^^^'^^sso. 
l'opinion  de  l'Église.  Nous  avons  seulement  dit  sous  toute 
réserve  que,  actuellement,  il  y  a  presque  toujours  un 
motif  pour  l'invoquer  avec  quelque  apparence  de  légiti- 
mité. Benoît  XIV  du  moins  a  déclaré  expressément  pour 
son  temps,  qu'on  ne  pouvait  pas  toujours  soutenir  cela 
avec  certitude  (1).  Quoiqu  11  en  soit,  en  ces  choses  sur 
lesquelles  l'Eglise  ne  s'est  pas  prononcée,  il  convient 
d'exprimer  son  avis  avec  autant  de  prudence  qu'il  faut 
le  faire  avec  fermeté,  là  où  elle  a  manifesté  son  ensei- 
gnement. Mais  ce  qu'il  y  a  de  sûr  en  tout  cela,  c'est  que 
CCS  titres  de  dédommagement  n'ont  rien  de  commun 
avec  l'iûtérêt. 

Sans  doute  le  peuple  parle  à'iniérêt  et  à'ïnlérêls  sans 
faire  de  distinction; mais  on  ne  peut  pas  non  plus  exiger 
de  lui  une  pénétration  très  exacte  de  questions  si  diffici- 
les. Cependant  le  langage  ordinaire  qui  emploie  réguliè- 
rement le  pluriel  m^er<?/^,  indique  que  le  peuple  n'ignore 
pas  tout  à  fait,  comment  des  choses  d'espèces  diftérentes 
ne  font  qu^ine  ici  d'après  les  apparences  extérieures. 
Alors  c  est  une  raison  pour  s'attendre  à  ce  que  les  savants 
séparent  complètement  ces  choses  l'une  de  l'autre.  Que 
faut- il  penser  si  l'on  rencontre  continuellement  chez  eux 
l'expression  titres  crijitérêt;  si,  comme  ilsdisent,ils  entre- 
prennent avec  elle  une  reconstruction  de  l'enseignement 
de  l'intérêt,  en  supposant  que  ces  prétendus  titres  d'in- 
térêt appartiennent  à  une  même  rubrique  que  l'intérêt? 
Faut-il  en  vouloir  aux  adversaires  quand  ils  disent  avec 
amertume,  que  toute  la  question  n'est  qu'une  vaine  chi- 

(1)  Bened.,  XIV,  Vix  pervenit  5°  (Gonst.  seL,  I,  217)  ;    Synod.  diœc, 
X,  4,  10,  3°. 


210  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

cane  de  mots ,  une  question  de  sophistique,  et  que 
l'Église,  ne  voulant  pas  admettre  le  manque  de  consis- 
tance de  sa  doctrine,  et  ne  pouvant  pas  résister  à  la  logi- 
que des  faits,  a  tout  simplement  ouvert  une  porte  de 
derrière?  Heureusement  qu'il  n'est  pas  question  de  cela, 
tant  s'en  faut. 

L'enseignement  de  l'Eglise  sur  l'intérêt  est  aussi  solide 
que  jamais.  Jamais  on  n'ébranlera  chez  elle  ce  dogme 
qu'il  n'est  ni  possible,  ni  permis  de  prélever  un  intérêt 
sur  le  prêt.  Mais  que  le  prêteur  ait  pour  sa  personne 
intérêt  à  recevoir  une  indemnité  pour  un  danger,  ou  un 
préjudice  dont  il  se  charge  parle  prêt,  personne  ne  Fa 
encore  nié.  Que  l'intérêt  lui-même  et  cette  indemnité 
soient  deux  choses  foncièrement  différentes,  ce  n'est 
pas  difficile  à  comprendre.  L'intérêt  (Zins)  est  la  valeur 
d'usage  de  la  chose  elle-même,  indépendante,  détachée 
de  sa  valeur  de  consommation.  L'indemnité  (interesse) 
est  le  dédommagement  d'un  préjudice  personnel,  ou  une 
garantie  pour  le  prêteur,  donnée  à  l'occasion  du  prêt. 
C'est  ainsi  qu'il  y  a  une  quadruple  différence  entre  l'inté- 
rêt proprement  dit  (Zins)  et  cette  indemnité  (Interesse). 
Le  premier  repose  sur  une  base  réelle  et  la  seconde  sur 
une  base  personnelle.  Le  premier  provient  abintrinseco 
d'une  chose  non  seulement  capable  de  porter  des  fruits, 
mais  productive  en  réalité  et  en  est  extrait  par  le  travail. 
La  seconde  n  a  aucune  parenté  avec  le  prêt  et  ne  résulte 
ni  de  lui,  ni  de  l'emploi  quelconque  de  l'argent.  Il  n'est 
pas  une  estimation  de  l'argent,  il  n'est  pas  un  rapport 
du  prêt,  pas  une  compensation  pour  ce  qu'on  a  prêté, 
mais  il  s'y  ajoute  d'une  manière  purement  accidentelle, 
par  des  motifs  extérieurs  et  personnels  (1).  De  ce  côté, 
la  différence  entre  eux  est  donc  exactement  la  même 
qu'entre  les  revenus  provenant  des  domaines  de  l'état 
et  le  prélèvement  mécanique  d'impôts  et  de  contribu- 

(1)  Bened.  XIV,  /.  c.  —  De  là  les  expressions  fructus  provenientes 
(ab  intrinsecus)  pour  l'intérêt  (Zins)  et  tituli  advenientes  (ab  extrin- 
secus)  pour  Tindemnité  (Intéresse). 


i 


L  ÉCONOMIE    DU    CAPITAL  211 

lions.  Le  premier  est  troisièmement  un  fruit  du  capital 
ga^né  par  le  travail,  par  conséquent  une  valeur  d'usage 
qui  rend  possible  un  usufruit  sans  porter  préjudice  à 
la  chose  elle-même. La  seconde  n'est  ni  une  valeur  d'usage 
de  l'argent,  qui  d'ailleurs  n'existe  pas,  ni  un  rapport  de 
l'affaire  du  prêt  comme  tel,  mais  une  garantie  pour  celui 
qui  prête,  garantie  contre  les  dommages,  et  garantie 
dont  l'emprunteur  couvrira  les  frais,  avec  la  valeur 
de  consommation  du  prêt  ou  les  valeurs  d'usage 
qu'il  en  tirera,  par  la  capitalisation.  Quatrièmement, 
le  capital  seul  peut  produire  de  l'intérêt  dans  le 
premier  sens  (Zinsj,  et  dans  ce  cas,  cet  intérêt  naît 
comme  une  valeur  nouvelle,  variable,  selon  la  marche 
de  l'affaire  entreprise  avec  le  capital.  L'indemnité 
(Interesse)  ne  fait  que  s'ajouter  au  prêt,  mais  ne  pro- 
vient pas  du  prêt,  et  n'est  pas  donné  pour  le  prêt.  Au- 
cune nouvelle  valeur  n'est  produite  par  le  prêt,  ni  du 
côté  du  prêteur,  ni  de  celui  de  l'emprunteur.  Dans 
cette  indemnité,  ce  qui  est  transmis  au  prêteur,  c'est 
simplement  une  valeur  déjà  existante,  comme  dédom- 
magement, non  pas  pour  le  prêt,  mais  pour  un  préjudice 
personnel,  évaluable  en  argent,  et  cela  à  un  taux  qui 
est  fixé  à  l'avance  selon  la  grandeur  présumée  du  dom- 
mage qu'il  subit,  mais  non  d'un  rapport  quelconque. 

Une  peutdonc  pas  être  question  que  l'Eglise  ait  jadisdé-  29,_  L.,n. 
fendu  le  prélèvement  d'm^er^^ (Interesse), ou  que  son  en-  iantd/rem- 
seignement  actuel  ait  varié. L'intérêt  est  seulement  dé-  capuanx  n'est 

ndu  la  ou  un  y  en  a  pas  et  ou  une  peut  yen  avoir,  c  est-  du. 
à-dire  dans  des  affaires  stériles, particulièrement  dans  le 
prêt  au  sens  strict  du  mot,  dans  lequel  on  donne  une 
chose  comme  valeur  de  consommation  sans  valeur  d'u- 
sage, et  l'argent  est  toujours  cela  (1).  Mais  cette  défense 
ne  s'applique  pas  à  d'autres  affaires  qui,  considérées  au 
point  de  vue  juridique  et  économique,  ont  aô  intriiiseco 
une  nature  tout  autre,  par  conséquent  aux  affaires  pro- 

(1)  Soto,  J.  et  y.,  1.  6,  q.  i,  a.  1,  introd.    —  Silvesler,  Summa,   v. 
usura  1,  introd.  Zœsius,  Comm.  in  eod.,  4,  32,  not.  a. 


212  LA    SOCIÉTÉ    CIVJLE 

ductives  quand  même  elles  ressemblent  au  prêt  (1).  Ce 
sont  ces  affaires  assez  différentes  extérieurement  et 
qu'on  désigne  communément  sous  le  nom  d'emploi  de 
capitaux (Kapitalgescliaeft). Par  leur  nature  intime,  tou- 
tes ces  affaires  de  droit  sont  complètement  différentes 
du  prêt,  et  doivent  pour  cette  raison  être  traitées  abso- 
lument en  dehors  de  lui  (2). 
.?o-.-Ré-       Sans  entrer  dans  le  détail  de  leurs  espèces  particu- 

tnbulion     et  ^  * 

salaire.  lièrcs,  nous  uous  occupcrons  seulement  des  rapports 
entre  capitalistes  et  ouvriers.  C'est  très  simple  quand  il 
n'y  a  pas  immixtion  de  la  part  d'une  autre  influence  que 
nous  citerons  plus  loin.  Comme  on  ne  peut  se  lasser  de 
le  dire,  pris  en  eux-mêmes,  le  capitaliste  et  l'ouvrier 
sont  sur  le  même  pied  d'égalité.  Le  capitaliste  est  pro- 
priétaire de  ce  qu'il  a  déposé  dans  le  procès  de  produc- 
tion, comme  moyen  de  production  de  valeur  et  en  sup- 
porte aussi  le  risque.  L'ouvrier  est  propriétaire  de  ce 
qu'il  a  déposé  dans  le  même  procès^  de  sa  force  de  tra- 
vail, de  l'emploi  libre  de  cette  force,  et  il  en  supporte 
également  le  risque.  Les  deux  ont  dans  l'affaire  com- 
mune le  même  droit  de  propriété  et  le  même  danger. 
D'où  il  résulte  que  personnellement  ils  sont  en  rapport 
d'égalité  l'un  envers  l'autre,  et,  qu'au  point  de  vue  ob- 
jectif, ils  sont  non  pas  absolument,  mais  proportion- 
nellement égaux,  et  doivent  partager  entre  eux,  selon 
le  montant  de  leur  mise,  le  rapport  commun,  aussitôt 
que  leur  affaire  commune  est  terminée. 

Mais  ici  se  trouve  la  difficulté  pour  l'ouvrier.  11  ne 
peut  attendre  longtemps  la  part  qui  lui  revient  pour  son 
travail,  la  paie.  De  plus,  il  n'aime  pas  à  supporter  le 
risque  immédiat.  Il  préfère  plutôt  se  contenter  d'une 
partie  de  ce  qui  lui  revient,  pourvu  qu'il  la  reçoive  tout 
de  suite  et  sûrement.  C'est  ainsi  que  de  la  rétribution 

(1)  Bened.  XIV,  Vix  pervenit  (Gonst.  sel.  Roma3,  1766.  I,  217).Lugo, 
d.  26,6.  Lessius,  l.  2,  c.  20,  19,  20.  Salmantic,  Mor,  tr.,  14,  c.  3,  H. 
Billuard,  Decontract.,  d.  4,  a.  2,  3. 

(2)  Bened.  XIV,  Vix  pervenit  3°  ;   ^  quarto  loco  (Gonst.  sel.,  I,  217, 

219). 


l'économie  du  capital  213 

qui  lui  est  due  est  résulté  le  salaire.  En  vertu  de  ce  sa- 
laire, l'ouvrier  est  affranchi  du  risque  immédiat  pour 
chaque  partie  spéciale  de  la  production.  Le  capitaliste, 
ou  un  tiers  qui  reçoit  alors  le  nom  d  'entrepreneur,  se 
charge  de  ce  risque  à  sa  place.  Celui-ci  donne  à  l'ou- 
vrier co'mme  dédommagement  pour  sa  peine^  une  som- 
me qui  doit  rester  toujours  égale  et  durable,  et  dont 
l'importance  doit  être  calculée  d'après  le  produit  ou  le 
rapport  de  l'affaire  menée  ensemble  par  le  capital  et  le 
travail,  mais  qui,  cela  va  sans  dire,  n'en  peut  jamais 
atteindre  la  valeur  toute  entière.  Car  lentrepreneur  doit 
payer  le  salaire  d'avance,  bien  qu'il  puisse  arriver  qu'en 
fin  de  compte,  l'affaire  ne  réussisse  pas  ;  il  doit  aussi 
immobiliser  pendant  longtemps  une  somme  d'argent 
qui  reste  la  même,  malgré  que  l'affaire  soit  soumise  à 
des  oscillations  constantes.  Comme  il  supporte  donc  un 
double  risque,  et  pour  lui  et  pour  l'ouvrier,  souvent 
aussi  pour  le  capitaliste,  et  comme  il  fait  en  outre  une 
partie  du  travail,  et  souvent  la  plus  importante,  c'est-à- 
dire  la  partie  intellectuelle,  il  doit  laisser,  dans  une  me- 
sure équitable,  le  salaire  au-dessous  de  la  récompense 
présumée.  Le  salaire  qui  est  en  général  appliqué  actuel- 
lement ne  peut  donc  jamais  offrir  la  rétribution  com- 
plète que  le  travail  pourrait  obtenir,  s'il  était  indépen- 
dant à  côté  du  capital.  Mais  en  cela  l'ouvrier  n'est 
nullement  lésé,  puisque  le  salaire  a  été  institué  dans 
son  intérêt.  D'ailleurs,  le  rapport  économique  de  capi- 
tal et  de  travail  n'est  nullement  changé  par  là.  Le 
changement  a  son  motif  uniquement  dans  le  rapport 
juridique  entre  entrepreneur  et  ouvrier,  ou  entre  en- 
trepreneur d'un  côté,  et  entre  capitaliste  et  ouvrier  de 
l'autre. 

Un  emploi  de  capitaux  est  donc  toute  union  ou  asso-     si.-Naiu- 

*■  ^  1         •     •    »■      1  re  des  emplois 

ciation  de  droits  de  propriété  et  d  activité  dans  une  decapiiaux. 
seule  personne,  ou  entre  plusieurs,  pour  obtenir  un  gain 
ou  une  valeur  d'usage  commune.  Si  tout  se  trouve  entre 
les  mains  d'une  seule  personne,  c'est  un  cmp/oi  simple. 


214  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

Si  plusieurs  personnes  s'unissent  à  cette  fin,  il  en  ré- 
sulte une  communauté  d'acquisition  ou  d'affaires,  un  con- 
trat de  capital  exprès  ou  tacite.  Mais  chose  curieuse, 
l'emploi  simple  offre,  dans  certaines  hypothèses,  les 
difficultés  les  plus  grandes  pour  être  bien  compris.  Sup- 
posons le  cas  où  un  homme  a  de  la  force  de  travail  su- 
perflue, mais  pas  d'objet  de  propriété  propre,  ou  pas 
d'objet  de  propriété  suffisant  par  lequel  il  puisse  ren- 
dre cette  force  de  travail  avantageuse  à  lui  seul.  S'il  avait 
un  morceau  de  terre  ou  du  matériel  de  travail,  des  ca- 
pitaux de  mise  en  train  ou  des  capitaux  auxiliaires,  il 
pourrait,  par  son  travail,  augmenter  considérablement 
sa  situation,  attendu  qu'une  très  belle  affaire  se  présen- 
te. 11  cherche  donc  à  se  procurer,  comme  on  dit,  un 
capital  par  un  emprunt  d'argent,  et  il  y  réussit  à  des 
conditions  avantageuses.  Maintenant  qu'il  possède  l'ar- 
gent, il  a  donc  réuni  dans  une  seule  personne  le  droit 
de  propriété  complet  et  sur  l'argent  et  sur  la  force  de 
travail.  La  première  chose  qu'il  fait,  c'est  de  changer  son 
argent  en  capital,  car  bien  que  dans  la  vie  ordinaire  on 
appelle  déjà  capital  l'argent  prêté,  et  que  par  ce  mot 
on  ne  comprenne  pas  autre  chose  que  de  l'argent  versé, 
le  simple  artisan  comprend  pourtant  qu'en  réalité  l'ar- 
gent comme  tel  n'est  pas  capital,  mais  qu'il  doit  être 
transformé  en  son  équivalent^  par  conséquent  ici  en  pro- 
priété foncière  ou  en  matériel  de  mise  en  train  ou  de 
machines.  Avec  cela,  il  commence  son  affaire  qui  lui 
rapporte  aussi  un  grand  profit,  grâce  à  l'application  et 
à  l'habileté  qu'il  y  déploie.  Dans  ce  cas,  ouvrier  et  capi- 
taliste sont  réunis  dans  une  même  personne,  et  tout  le 
gain  qui  résulte  de  l'emploi  de  capitaux  échoit  à  cet  in- 
dividu seul  comme  étant  possesseur^oucapitalet  ouvrier. 
Ce  qu'il  doit  payer  comme  dédommagement,  ou  comme 
intérêt  s'il  y  a  lieu,  au  premier  propriétaire  de  l'argent 
emprunté,  en  vertu  d'un  contrat  de  prêt,  il  ne  le  paie 
pas  pour  le  résultat  de  son  entreprise,  ni,  comme  nous 
l'avons  fait  ressortir  ci-dessus,  d'après  la  marche  bonne 


L  ECONOMIE    DU    CAPITAL  215 

OU  mauvaise  de  cet  emploi  de  capitaux  ;  mais  il  le  paie 
pour  un  motif  tout  à  fait  indépendant,  exclusivement 
d'après  la  mesure  selon  laquelle  le  premier  possesseur 
a  taxé  d'avance  son  dommage  (1  ). 

Nous  devons  donc  distinguer  ici  deux  affaires  com- 
plètement différentes  l'une  de  l'autre,  par  la  nature  et 
parle  temps.  La  première  était  un  prêt.  Par  celui-ci, 
l'ouvrier  voulait  s'approprier  l'argent  pour  le  capitali- 
ser, afin  de  ne  pas  être  obligé  de  partager  avec  un  capi- 
taliste le  gain  plus  grand  qui  était  à  prévoir.  De  cette 
manière,  le  premier  propriétaire  de  l'argent  tire  peut- 
être,  au  point  de  vue  de  son  intérêt  personnel,  beau- 
coup moins  de  dédommagement  qu'il  n'en  tirerait  s'il 
participait  lui-même  à  l'affaire  comme  capitaliste  ; 
mais  il  a  en  tout  cas  un  dédommagement  sûr  restant 
toujours  le  même.  Secondement,  il  est  sûr  que  son  ar- 
gent lui  sera  rendu  intact,  et  troisièmement  il  est  pen- 
dant ce  temps  là  affranchi  de  tout  danger  et  de  tout 
souci  envers  lui,  car,  parle  contrat  de  prêt,  le  risque 
exclusif  et  complet  pour  l'argent  versé  a  passé,  avec  le 
droit  de  propriété,  aux  mains  de  celui  qui  l'a  emprunté. 
Celui-ci  s'est  en  outre  chargé,  à  ses  risques  et  périls,  de 
l'obligation  de  rendre  au  premier  propriétaire  au  bout 
d'un  temps  fixé,  la  somme  tout  entière.  Telle  est  la  pre- 
mière partie  de  l'affaire. 

Vient  maintenant  la  seconde.  Parle  prêt,  l'ouvrier  a 
supprimé  tous  les  droits  du  prêteur  sur  l'argent  et  sur 
tout  ce  qu'il  manie  pour  arriver  à  la  capitalisation.  Il  en 
est  donc  maintenant  le  seul  maître  avec  le  droit  de  pou- 
voir en  disposer  librement.  Ce  qu'il  entreprend  désor- 
mais avec  lui  est  une  nouvelle  affaire  qu'il  fait  marcher 
à  ses  risques  et  périls,  avec  sa  propriété  et  son  travail 
qui  appartiennent  à  lui  seul.  La  valeur  d'usage  qu'il 
tire  comme  résultat  du  capital  et  du  travail,  appartient 
donc  aussi  entièrement  à  lui  seul.  Ceci  a  lieu  dans  tout 
emploi  simple  de  capitaux. 

(1)  Thomas,  3,  d.  37,  q.  1,  a.  6,  ad.  4. 


216  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

Il  en  est  autrement  dans  l'emploi  de  capitaux  où  par- 
ticipent plusieurs  personnes.  Il  se  peut,  pour  continuer 
avec  le  cas  commencé  ci-dessus,  que  le  propriétaire 
chez  lequel  l'ouvrier  cherche  de  l'argent,  ; —  on  voit 
combien  il  est  faux  d'appeler  celui-là  capitaliste,  —  ne 
veuille  pas  lui  en  donner.  Il  présume  que  l'ouvrier  pos- 
sédant son  argent  fera  un  gain  beaucoup  plus  grand 
qu'il  ne  lui  donnera,  et  qu'il  ne  pourra  lui  donner  pour 
le  dédommager  du  déficit  qu'il  fait  dans  ses  intérêts. 
C'est  pourquoi  il  ne  veut  pas  entendre  parler  de  prêt.  Il 
voudrait  diriger  lui-même  l'affaire  qui  promet  un  si 
grand  rapport.  Il  a,  il  est  vrai,  ce  qui  est  nécessaire  en 
fait  de  capital,  mais  il  ne  peut  pas  se  charger  du  tra- 
vail, pas  plus  qu'il  ne  peut  vivre  de  sa  propriété  morte 
ou  de  l'argent  comme  tel.  Il  a  tout  aussi  besoin  du  tra- 
vail pour  obtenir  un  gain  ou  une  valeur  d'usage  que 
l'ouvrier.  Le  besoin  mutuel  les  pousse  donc  à  s'unir,  à 
former  une  société  d'affaires.  Ils  font  cause  commune 
pour  obtenir  un  gain  commun  (1). 

Ceci  peut  avoir  lieu  d'une  triple  manière.  Ou  ils  en- 
trent en  société  l'un  avec  l'argent  qu'il  met  dans  l'af- 
faire, l'autre  avec  son  travail,  comme  des  moitiés  qui 
sont  sur  le  même  pied,  l'une  envers  l'autre,  dans  le  rap- 
port d'une  société  proprement  dite,  ou  bien  le  capita- 
liste, sans  renoncer  au  droit  de  propriété,  et  par  là  au 
danger,  abandonne  le  capital  à  l'associé,  contre  une  re- 
devance annuelle  qui  se  règle  d'après  le  gain  en  prévi- 
sion, ou  contre  un  règlement  de  compte  basé  sur  le  gain 
commun  obtenu.  Ou  enfin  troisièmement  le  capitahste 
fait  marcher  l'affaire  tout  entière  en  son  nom  et  au  nom 
de  l'ouvrier. 

Comme  nous  l'avons  dit  à  l'instant,  une  autre  classe 
plus  vaste  d'affaires  est  encore  possible,  celle  de  l'entre- 
prise, soit  que  le  capitaliste  ou  l'ouvrier  devienne  en- 
trepreneur, soit  qu'un  tiers  se  charge  de  l'entreprise. 

(1)  Dig.,  17,  2,  1.  5,  i5  1  ;  1.  52,  §  7  ;  L  80,  Cod.,  4,  37,  i  ;  Inst.,  3,  26 

(23),  2. 


i/économie  du  capital  21.7 

La  chose  essentielle  en  ceci  est  que  l'entrepreneur  prend 
constamment  sur  lui  seul  le  risque  tout  entier.  C'est 
pourquoi  relativement  à  lui,  l'afTaire,  —  quoique  le 
rapport  économique  de  capital  et  de  travail  reste  le 
même,  —  prend  un  caractère  juridique  tout  autre, 
qui  n'a  rien  de  commun  avec  ce  rapport  ambigu  de  ca- 
pital et  de  travail. 

Selon  que  l'entrepreneur  agit  comme  le  seul  maître 
et  le  seul  directeur  responsable  de  tout,  ou  comme  ou- 
vrier, ou  comme  capitaliste,  ou  comme  tierce  personne, 
il  s'ensuit  quantité  de  changements  de  droit  qu'il  est 
inutile  de  développer  davantage  ici,  puisqu'ils  n'in- 
fluent pas  sur  le  seul  point  dont  il  s'agit  :  lalicéité  de 
l'intérêt  du  capital  comme  tel. 

S'il  faut  admettre  le  contrat  de  prêt  comme  un  cou-     32. -Diffé- 


rence entre 


drat  réel,  unilatéral,  on  doit  considérer  le  contrat  de  prêt  et  em- 
[capital,  —  nous  parlons  seulement  de  celui-ci  dans  la  i^aux^.  ^*^'^^' 
[forme  la  plus  stricte,  et  non  de  l'entreprise  —  comme 
n  contrat  consensuel,  un  contrat  strict  et  bilatéral  (1). 
lar  les  deux  parties,  aussi  bien  le  capital  que  le  travail, 
apportent,  du  commencement  à  la  fin,  des  charges  et 
les  dangers  sinon  absolument,  du  moins  proportion- 
lellement  égaux,  et  ont,  d'après  leur  mise  de  fonds, 
•roportionnellement  le  même  droit  à  revendiquer  le  ré- 
;ultat  de  l'affaire,  l'utilité  commune. 

Dans  le  contrat  de  prêt  secondement,  l'objet  est  un 

lien  considéré  exclusivement  d'après  sa  valeur  de  con- 

[sommation.  Sans  doute  la  base  du  contrat  de  capital  ou 

l'emploi  simple  de  capitaux  est  aussi  un  bien  qui  est 

istimé  d'après  sa  valeur  de  consommation,  mais  il  l'est 

la  condition  expresse  d'être  tellement  transformé  par 

(1)  Gontractus  bilateralis  œqualis.  Nous  nous  en  tenons  ici  (V.  plus 
laut  no  22)  à  l'ancienne  division,  parce  qu'il  n'y  en  a  pas  encore  de 
louvelle  qui  soit  établie  d'une  manière  générale.  Bruns  (HoIzendorfT, 
fEncyklop.,  [3]  437  sq.)  embrasse  tous  les  contrats  à  fins  et  à  intérêts 
communs,  ayant  pour  but  des  rapports  de  fortune,  sous  le  nom  gé- 
nérique de  contrats  de  société^   dénomination  qui  en  réalité  est  par- 
faitement fondée.  Au  fond,  le  mot  importe  peu,  pourvu  que  la  situa- 
tion de  droit  soit  exposée  exactement. 


218  LÀ    SOCIÉTÉ    CIVILE 

le  travail,  dans  le  sens  le  plus  étendu  du  mot,  que  sans 
faire  tort  à  sa  valeur  de  consommation,  il  puisse  en  être 
détaché  une  valeur  d'usage  indépendante.  Une  chose 
qui  n'est  pas  productible,  ou  capable  de  rapport;  en 
d  autres  termes,  une  chose  qui  n'est  pas  propre  à  être 
mise  dans  un  état,  où  elle  puisse  donner  un  usufruit, 
sans  préjudice  pour  sa  substance,  ne  peut  pas  devenir 
l'objet  d'un  emploi  de  capitaux. 

Quelque  bizarre  que  cela  puisse  paraître  dans  un 
temps  où  l'on  considère  l'argent  seul  comme  capital,  il 
est  pourtant  vrai  que  l'argent  comme  tel  ne  peut  pas 
être  capital,  mais  doit  d'abord  être  transformé  en  ca- 
pital parle  travail,  c'est-à-dire  en  équivalents  produc- 
tifs. A  la  nature  de  l'emploi  de  capitaux  appartient  donc 
un  objet  qui  est  productible  et  qui  est  destiné  à  devenir 
productif  par  le  travail.  Tandis  que  la  marque  distinc- 
tive  du  prêt  est  la  transmission  de  propriété,  l'essence 
du  contrat  de  capital  consiste  troisièmement  en  ce  que 
chez  lui  aucun  changement  de  propriété  n'a  lieu  (1). 
Contrairement  à  ce  qui  se  produit  dans  le  prêt,  le  capi- 
taliste conserve  seul  la  propriété  complète  de  toute  sa 
mise  de  fonds  (2). 

Mais  au  droit  de  propriété  sont  joints  la  charge  et 
tous  les  dangers  de.  la  possession.  Tandis  que  dans  le 
prêt,  le  risque  tout  entier  passe  au  débiteur,  quatrième- 
ment, dans  l'emploi  de  capitaux,  le  risque  pour  le  capi- 
tal est  du  côté  du  capitaliste  (3).  Mais  si  dans  le  contrat 
de  capital,  les  dangers  et  les  charges  sont  partagés  des 
deux  côtés,  quand  même  ce  partage  n'est  pas  toujours 

(1)  La  forme  de  contrai  d'intérêt  qu'on  appelait  census  reservativus 
consistait  dans  la  transmission  de  la  propriété.  Cf.  Gen.,  XLVII,  20 
sq.  C'est  à  elle  que  se  rapporte  la  bulle  de  Pie  V.  Cum  onus  (Lib. 
Sept.,  1,12).  Mais  on  sait  à  quels  doutes,  et  à  quelles  discussions 
cette  forme  de  droit  a  conduit.  Elle  n'est  plus  employée  nulle  part 
maintenant. 

(2)  Thomas,  2,  2,  q.  78,  a.  2,  ad  5  ;  (Thomas)  opusc,  73,  de  usur., 
c.  11-,  AQtonin.,  II,  tract.,  1,  c.  7,  §  I.  Sylvester,  v.  societas,  1,1. 

(3)  Thomas,  2,  2,  q.  78,  a.  2.  ad  5.  Antonin.,  II,  tr.  1,  c.  7,  §  1  ;  HI, 
tr.  8,  c.  4,  §  3.  Rainer  a  Pisis,  PantheoL,  v.  usura,  i,4.  Sylvester, 
V.  societas,  1,  1,  2. 


l'économie  du  capital  219 

égal,  et  si  la  fin  commune  pour  laquelle  les  associés  s'u- 
nissent est  le  gain  commun,  la  conséquence  juridique 
est  que  le  rapport  de  l'emploi  de  capitaux  doit  être  ré- 
parti proportionnellement  entre  le  capital  et  le  travail. 
Dans  tous  les  cas  où  le  contrat  de  capital  a  le  caractère 
juridique  complet  du  contrat  de  société,  il  n'y  a  aucune 
difficulté  dans  la  répartition  des  parts  de  gain  qui  revien- 
nent à  chacun.  Mais  que  dans  le  traité  concernant  le 
salaire  ou  le  louage,  —  simplement  comme  emploi  de 
capitaux,  nous  faisons  abstraction  de  l'entreprise,  —  le 
capital  n'ait  pas  le  droit  d'exiger  un  intérêt  plus  élevé, 
et  de  payer  au  travail  un  salaire  moindre  que  celui  qui 
est  indiqué  d'ordinaire  dans  la  législation  du  contrat  de 
société,  cela  résulte  de  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut. 
Un  certain  nombre  d'auteurs  aussi  ont  mis  en  doute, 
au  point  de  vue  juridique  la  légitimité  de  l'exigence  de 
l'intérêt  pour  le  capital  et  ont  considéré  particulièrement 
l'achat  de  rentes  et  de  valeurs,  comme  une  usure  cachée 
ou  comme  un  moyen  d'éluder  l'enseignement  de  l'Église 
surl'intérêt  et  sur  l'usure  devenu  incommode.  Mais  ceci 
repose  sur  le  manque  de  pénétration  du  véritable  sens 
de  cette  affaire  (1),  dont  la  compréhension  a  sans  aucun 
doute  ses  difficultés  (2).  L'intérêt  réel  est  l'usufruit  par- 
tiel d'une  chose  productive  ;  le  droit  de  propriété  n'est 
pas  changé  par  l'achat  de  rentes,  mais  le  droit  d'usufruit 
seul  et  en  partie  est  transmis  à  l'acheteur.  C'est-à-dire, 
tandis  que  dans  la  vente,  la  chose  avec  toutes  ses  consé- 
quences, par  conséquent  avec  le  droit  à  tous  ses  fruits, 
change  de  propriétaire  et  que  dans  l'emphythéose,  le 
droit  de  propriété  reste  immuable,  alors  que  tout  l'usu- 
fruit passe  à  un  autre^  dans  l'achat  de  la  rente,  le  droit 
de  propriété  n'est  pas  changé,  mais  c'est  l'usufruit  seul 
qui  est  vendu  en  partie.  En  d'autres  termes,  on  ne  vend  et 


(1)  Beseler,  Privatrceht,  II,  i34.  Mittermaier,  DciUsches  Privatrecht 
(7),  II,  3o,  sq.  Gerber,  Deutsches  Privatrecht  (16),  310. 

(2)  Lugo,  Just.  etj.,  d.  27,  s.  2. 


220  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

on  n'achète  que  le  droit  de  jouir  d'une  partie  des  fruits 
de  la  propriété  étrangère  [i). 

L'intérêt  réel  est  donc  le  droit  de  jouir  d'une  partie 
des  fruits  d'un  bien  étranger.  De  même,  le  soi-disant  inté- 
rêt personnel  est  le  droit  de  s'approprier  par  achat  et 
d'en  jouir,  une  partie  d'un  travail  étranger.  Ceci  est  évi- 
demment toute  autre  chose  qu'un  prêt.  Sans  le  capital, 
l'ouvrier  n'a  ni  moyens  pour  le  travail,  ni  pour  le  gain. 
Par  le  fait  que  quelqu'un  lui  fournit  les  moyens  pour 
les  deux  choses,  il  obtient  du  gain  ;  mais  celui  qui  les 
lui  fournit  a  aussi  le  droit  d'exiger  la  participation  à  son 
gain.  On  lui  laisse  l'usufruit  des  fruits  du  capital,  et  par 
contre  on  lui  achète  le  droit  à  l'usufruit  d'une  partie  des 
fruits  de  son  travail.  Or  ceci  est  assurément  un  marché 
juste.  L'injustice  de  l'intérêt  du  prêt  consiste  en  ce  qu'on 
exige  du  fruit  là  où  il  n'y  en  a  pas  ;  mais  dans  le  contrat 
d'intérêt,  et  généralement  dans  n'importe  quelle  forme 
d'emploi  de  capitaux,  l'intérêt  est  justifié,  d'abord  parce 
qu'il  est  une  partie  des  fruits  d'une  chose  productive 
ou  d'un  travail  identique,  et  ensuite  parce  que  le  capi- 
tal a  fourni  la  base  pour  produire  ces  fruits,  dont  il 
peut  ajuste  titre  revendiquer  une  partie  comme  sien- 
ne (2). 

Donc  la  cinquième  et  dernière  différence  entre  le  prêt 
et  l'emploi  de  capitaux  est  que  dans  le  premier,  l'intérêt 
ne  peut  jamais  être  justifié,  tandis  que  dans  le  second, 
il  résulte  de  l'affaire  toute  entière. 

Jetons  un  coup  d^œil  sur  ce  que  nous  avons  dit  à  pro- 
pos du  prêt  et  de  l'affaire  de  capital,  et  demandons- 
nous  ce  qui  a  dû  se  passer  dans  les  esprits  pour  qu'on 
puisse  se  choquer  de  cet  enseignement.  C'est  un  grand 
problème,  dit  Justus  Mœser  ;  mais  selon  lui^,  on  ne  pé- 
nètre plus  le  véritable  motif  de  la  doctrine  de  l'inté- 


(1)  Sporer,  Decalog.,  tr.  6,  c.  6,  8.  Lacroix,  Mor.  éd.  Zaccaria,  1.  3, 
p.  2,  iOOl. 

(2)  Laymann,  Theol.   mor.^  1.    3,  tr.  4,  c.  18,  4,  Lacroix,  éd.  Zac- 
caria,  1.  3,  p.  2,  1007,  1002.  Sporer,  tr.  6,  c.  6,  24,  26. 


l'économie  du  capital  221 

rêt  (1).  Cet  homme  illustre  pourrait  bien  avoir  raison. 
Que  ce  soit  seulement  la  mauvaise  volonté  et  la  mauvaise 
interprétation  consciente  du  droit  qui  aient  rendu  la 
vérité  incompréhensible,  et  le  droit  inacceptable,  nous 
ne  le  croyons  pas.  Souvent  la  pratique  a  été  fausse,  c'est 
incontestable,  et  elle  à  fini  par  entraîner  la  pensée  avec 
elle.  Maintenant  le  temps  est  venu  de  remettre  la  pensée 
sur  la  bonne  voie,  afin  que  la  pratique  conduise  de  nou- 
veau à  la  lumière  et  au  droit.  Espérons  que  pour  cet 
enseignement  viendra  aussi  le  jour  où  s'accomplira  la 
parole:  «  C'est  une  lumière  méprisée  des  riches,  mais 
mise  en  réserve  pour  des  temps  meilleurs  (2)  ». 

Pour  clore  cette  dissertation  résumons  brièvement     33.-court 
dans  une  vue  d'ensemble  et  comparative  tout  l'enseigne-  ^^!ei^temèT 
ment  du  prêt  et  de  l'emploi  de  capitaux,  et  disons  :  Un  eueprêr'"^ 
seul  et  même  possesseur  d'une  chose  productible  peut 
entrer  en  rapport  de  deux  manières  différentes  avec  une 
seule  et  même  affaire,  —  car  ici  nous  faisons  abstrac- 
tion de   l'entreprise,    —  lors  même   qu'il  n'y  prend 
point  part  de  deux  manières  différentes. 

S'il  veut  lui-même  tirer  de  l'utilité  et  du  rapport  de 
l'affaire^  il  doit  entrer  dans  l'affaire  comme  associé.  Mais 
il  doit  alors  garder  son  argent  ou  le  bien  productible 
dont  il  s  agit,  sinon  dans  sa  main,  du  moins  en  sa  pos- 
session, et  en  supporter  lui-même  tout  le  péril.  Dans  ce 
cas,  celui  qui  exécute  le  travail  dans  l'affaire  n'a  souci 
ni  de  se  mettre  en  quête  du  capital,  ni  des  dangers  que 
court  celui-ci  ;  mais  il  doit  en  revanche  supporter  le 
travail  à  lui  seul  et  prendre  sur  lui  seul  toute  la  respon- 
sabilité de  ce  travail.  De  cette  manière,  le  capitaliste 
supporte  pour  son  profit,  comme  pour  le  profit  de  l'as- 
socié, les  soucis  et  les  périls  du  capital,  et  l'ouvrier 
supporte  les  soucis  et  les  dangers  du  travail  tout  aussi 
bien  pour  lui  que  pour  le  capitaliste.  Mais  le  rapport 
que  l'affaire  donne  est  à  la  fois  un  résultat  du  capital  et 

(1)  Justus  Mœser,  Patriof.  Phantasien{^),  U,  103  sq. 

(2)  Job.,  XII,  5. 


222  '  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

du  travail,  et  doit  par  conséquent,  puisque  les  deux  ont 
partagé  également  la  charge  et  le  danger,  être  partagé 
aussi  entre  eux  d'une  manière  égale,  c'est-à-dire  en  rai- 
son de  l'importance  des  services  réciproques  comme 
intérêt  du  côté  du  capital,  et  comme  salaire  du  côté  du 
travail. 

Mais  si  le  possesseur  d'une  chose  dont  on  pourrait 
tirer  profit  dans  une  entreprise,  craint  le  danger  et  la 
peine,  soit  que  l'entreprise  lui  semble  incertaine,  soit 
qu'il  ne  soit  pas  à  la  hauteur  de  sa  tâche,  il  peut  alors 
se  défaire  de  sa  possession  et  la  transmettre  à  charge  de 
restitution^  et  contre  caution  suffisante,  à  un  autre  qui 
est  apte,  et  disposé  à  entreprendre  la  chose  lui-même 
en  son  nom.  Mais  dans  ce  cas,  il  doit  aussi  transmettre 
à  ce  dernier  le  droit  de  propriété  et  le  droit  complet 
d'en  disposer  librement,  par  conséquent  renoncer  com- 
plètement à  toute   prétention,  aussi  bien  à  la  chose 
qu'aux  fruits  de  l'affaire  de  capital  entreprise  avec  elle. 
De  cette  seule  manière  aussi,  il  peut  s'affranchir  de  tout 
péril  de  ce  côté.  En  retour,  son  droit  à  la  restitution  à 
une  époque  fixée  lui  reste  assuré,  quand  môme  l'affaire 
devrait  échouer  complètement.  Il  peut  en  outre  joindre 
au  contrat  du  prêt  une  exigence  de  dommages-intérêts, 
si  toutefois  il  a  subi  réellement  un  dommage  par  celui-ci. 
Si  au  contraire,  il  ne  sait  pas  que  faire  de  sa  propriété, 
ou  s'il  n'a  aucun  péril  à  redouter  pour  son  argent,  il  ne 
peut  pas  dire  qu'il  a  subi  de  dommage,  et  n'a  pas  le  droit 
de  demander  des  dommages-intérêts.  11  doit  plutôt  être 
reconnaissant  envers  l'emprunteur,  parce  que  par  le 
prêt,  celui-ci  se  charge  pour  un  temps  du  risque  de  son 
argent.  Mais  si  l'entreprise  en  question  est  trop  risquée, 
ou  trop  difficile  pour  lui,  et  s'il  peut  par  un  autre  moyen 
entreprendre  une  affaire  par  lui-même,  il  a  dans  ce  cas, 
un  motif  suffisant  d'exiger  un  dédommagement  pour 
ce  qui  lui  échappe  par  le  prêt.  Seulement  dans  ce  cas, 
le  dédommagement  ne  doit  jamais  se  régler  d'après  ce 
que  l'emprunteur  gagne  dans  Fenfreprise  qu'il  a  faite 


re. 


l'économie  du  capital  223 

avec  son  emprunt,  mais  seulement  d'après  ce  qui 
échappe  au  prêteur  par  suite  du  prêt  dans  l'entreprise, 
qu'il  ne  peut  conduire  actuellement,  mais  qu'il  pourrait 
diriger  et  qu'il  dirigerait,  s'il  n'avait  pas  donné  le  prêt. 

Pour  en  finir  avec  cette  question,  il  s'ensuit  de  tout  .^^^-^^u- 
ceci  que  l'intérêt  et  l'usure  sont  deux  idées  qui  n'ont 
rien  de  commun  entre  elles.  On  a  souvent  l'habitude  de 
considérer  l'usure  seulement  comme  un  intérêt  excessif 
et  qu'on  ne  peut  arriver  à  payer.  D'après  cette  opinion, 
l'intérêt  serait  toujours  valable  et  justifié  dans  toutes 
les  affaires  de  droit,  par  conséquent  aussi  dans  le  prêt. 
Ce  n'est  que  si  l'intérêt  est  poussé  à  une  telle  hauteur, 
qu'il  ne  soit  plus  possible  à  celui  qui  emprunte,  de  payer 
avec  le  rapport  du  travail  l'intérêt  et  la  restitution  du 
capital,  que  l'intérêt  commence  à  se  transformer  en 
usure.  Il  n'y  a  pas  de  doute  que  ceci  soit  de  l'usure.  Mais 
si  l'usure  commençait  seulement  à  cette  limite,  il  serait 
encore  moins  douteux  qu'on  lui  ouvriraitparlà  un  champ 
très  vaste  et  très  libre.  D'abord  tout  le  domaine  du  prêt, 
sur  lequel  le  droit  divin  et  le  droit  humain  interdisent 
l'intérêt,  lui  serait  livré  ;  puis  elle  commencerait  sur  le 
domaine  de  l'emploi  de  capitaux,  quand  on  exigerait 
tellement  d'intérêt  que  le  capital  lui-même  serait  atta- 
qué. 

Qu'une  telle  conception  ne  puisse  pas  être  juste,  ceci 
n'a  pas  besoin  de  preuve.  Usure  et  intérêt  sont  deux 
idées  qui  diffèrent  autant  Tune  de  l'autre  que  vol  et 
achat.  L'intérêt  est  la  répartition  juste  et  nécessaire  de 
l'usufruit  d'une  chose  qui  rapporte  des  fruits,  en  d'autres 
termes,  une  partie  des  fruits  ou  delà  valeur  d'usage  d'une 
chose  productive.  L'usure  est  sans  doute  aussi  une  par- 
ticipation excessive  aux  fruits  d'une  chose  productive, 
car  personne  ne  niera  qu'une  revendication  excessive 
d'intérêt  soit  de  l'usure  ;  mais  l'usure  ne  se  limite  pas 
seulement  à  ceci;  elle  commence  beaucoup  plus  tôt.  C'est 
pourquoi  nous  sommes  obligés  de  dire  que  l'usure  est 
toute  revendication  non  autorisée  d'une  part  des  fruits 


224  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

d'une  chose  productive,  et  naturellement  encore  davan- 
tage d'une  chose  improductive.  Que  la  part  revendiquée 
soit  grande  ou  petite  ;  que  celui  à  qui  on  porte  préjudice 
soit  écrasé  ou  mis  dans  une  gêne  à  peine  sensible,  cela 
suffît.  11  y  a  usure  dès  que  l'exigence  n'est  pas  fondée, 
cefîi^sur?!'  L'usurc  cst  par  conséquent  une  injustice  commise 
relativement  aux  valeurs  d'usage,  ou  toute  appropria- 
tion injuste  d'une  de  ces  valeurs  (1  ).  Or  cette  injustice 
peut  être  commise  de  trois  manières.  Ou  on  revendique 
des  valeurs  d'usage  là  où  il  n'y  en  a  point  et  où  il  ne 
peut  y  en  avoir.  Ou  l'on  produit  par  des  moyens  injustes 
des  valeurs  d'usage  qui  ne  répondent  pas,  ou  du  moins 
pas  complètement,  à  la  vraie  valeur  des  choses,  par  con- 
séquent des  valeurs  d'usage  tout  à  fait  fausses,  ou  tout 
au  moins  exagérées.  Ou  enfin  on  commet  une  injustice 
dans  la  répartition  des  valeurs  d'usage  qui  existent,  de 
sorte  qu'à  Tun  revient  une  part  trop  petite,  et  à  l'autre 
une  part  trop  grande.  11  va  sans  dire  que  ces  espèces 
d'usure  ne  se  présentent  pas  toujours  d'une  manière 
isolée,  mais  que  fréquemment  elles  sont  plusieurs  en- 
semble. Le  mot  d'usure  n'est  employé  que  là  où  il  s'a- 
git de  valeurs  d'usage.  Il  ne  s'applique  pas  où  il  s'agit 
seulement  de  valeurs  de  consommation.  On  n'attribue 
pas  une  valeur  d'usage  séparée  de  la  valeur  de  consom- 
mation. 

Il  en  est  de  même  avec  le  commerce  de  choses  qui 
ont  une  valeur  d'usage,  et  dans  lesquelles  l'injustice 
n'est  pas  commise  relativement  à  cette  dernière,  mais 
relativement  à  la  substance  de  la  chose,  par  conséquent 
par  rapport  à  la  valeur  de  consommation.  C'est  pour- 
quoi on  nomme  tromperie  et  non  usure  l'acte  par  le- 
quel on  vend  du  verre  pour  des  pierres  précieuses,  du 
faux  argent,  du  mauvais  drap,  du  vin  mélangé  d'eau  et 
de  la  farine  mélangée  de  chaux,  pour  des  produits  véri- 
tables, quand  on  laisse  à  des  prix  qui  ne  sont  pas  en 

(1)  Thomas,  De  malo,  q.  13,  a.  4.  Aegid.,  a  Columna,  Heg.  princ, 
1.  2,  p-  3,  c.  H,  3.  Soto,  J.  et  j,,  1.  6,  q.  1,  a.  1. 


l'économie  du  capital  225 

rapport  avec  elles,  une  rareté  littéraire,  une  curiosité 
artistique  qui  sont  achetées  seulement  pour  les  conser- 
ver, ou  pour  en  jouir  au  point  de  vue  artistique,  bref 
pour  un  usage  qui  n'est  pas  évaluable  en  argent. 

La  première  injustice  relativement  à  la  valeur  d'usage 
consiste  donc  en  ce  qu'on  la  revendique  là  où  elle  ne 
peut  exister.  Or  c'est  ce  qui  a  lieu  principalement  là  où 
l'on  prélève  un  intérêt  sur  le  prêt  comme  tel.  Ceci  est 
toujours  la  première  et  la  plus  usitée  des  formes  de  l'u- 
sure (1).  Elle  est  de  plus  celle  sur  la  nature  de  laquelle 
l'avidité  égare  le  plus  facilement  l'esprit,  et  pourtant 
elle  est  le  moins  naturel  de  tous  les  moyens  de  réali- 
ser du  gain  (2).  Cette  espèce  d'usure  consiste  donc  en 
ce  qu'on  exige  une  valeur  d'usage  de  l'argent  prêté  ou 
de  l'objet  du  prêt  (3).  Mais  en  cela  se  trouve  une  double 
injustice.  L'une  concerne  l'objet  du  prêt.  On  le  traite 
comme  un  objet  rapportant  des  fruits  ;  en  d'autres  ter- 
mes, on  lui  attribue  une  capacité  d'usufruit,  quoique 
dans  le  prêt  il  soit  infructueux,   et  ait  seulement  une 
valeur  de  consommation,  quand  même  il  peut  rappor- 
ter des  fruits  dans  un  autre  emploi,  puisque  l'unique 
usage  qu'on  en  peut  faire,  et  qu'on  en  fait  ici,  est  en  mê- 
me temps  sa  consommation.  C'est  pourquoi  toutes  les' 
langues  ont  choisi  d'une   manière    significative  pour 
iCette  forme  d'usure  un  mot  qui  indique  qu'on  fait  pas- 
ser pour  productif  ce  qui  ne  l'est  pas  de  sa  nature  (4). 
p  La  seconde  injustice  concerne  la  nature  du  contrat  de 
prêt  elle-même.  Celui  qui  prête  s'affranchit  de  la  chose, 
du  danger  et  du  travail.  11  laisse  cela  à  celui   qui  em- 
prunte, et  demande  néanmoins  une  partie  du  rapport 

(1)  Bened.  XIV,  Vix  pervenit,  2°  (Const.  seL  Rom£c,  1766,  I,  217)  ; 
Synod.  dioec,  X,  4,  10,  1. 

(2)  Aristot.,  Polit.,  1,3  (10),  23. 

(3)  Thomas,  2,  2,  q.  78,  a.  1  :  pretium  usus,  pretiiim  pro  usu  pe- 
cuniae  mutuatœ. 

(4)  En  grec  toxoç  (de  TÛreev,  Aristot.,  Polit.,  1,  3  (10),  23);  en  latin 
tenus  (cf.  feciindus,  fétus,  fenum,  femina),  en  allemand  Wuclier 
[Goth.  vôkr,  en  dépendance  avec  Wachsen,  augeo  (latin)  cf.v^(^  (grec) 
i^ax  (sanscrit). 


226  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

que  celui-ci  obtient  à  ses  risques  et  périls,  avec  sa  pro- 
priété et  son  travail.  Mais  il  est  tout  clair  que  c'est  de 
l'usure  (1),  non  seulement  quand  le  fait  se  produit  en- 
vers les  pauvres,  et  qu'on  exploite  la  misère  du  pro- 
chain, non  seulement  dans  le  soi-disant  prêt  consomp- 
tif,  mais  aussi  quand  on  agit  de  cette  manière  envers  un 
prêt  productif,  ou  envers  un  riche.  Car  ce  qui  constitue 
avant  tout  l'usure,  c'est  qu'on  exige  une  valeur  d'usage 
d'une  chose  qui  n'en  a  pas. 

La  seconde  forme  de  l'usure  consiste  à  produire  par 
des  moyens  injustes  des  valeurs  d'usage  injustes.  Ceci 
a  lieu  d'une  double  manière,  ou  en  les  inventant  par 
mensonge  et  tromperie,  là  où  elles  n'existent  pas,  ou  en 
les  faisant  injustement  monter  à  une  hauteur  qu'elles 
ne  peuvent  atteindre.  Dans  le  premier  cas,  il  s'agit  d'un 
vol  pur  et  simple.  Dans  le  second,  il  faudrait  payer  ce 
qui  n'existe  pas.  Il  s'agit  donc  d'une  tromperie  qualifiée. 
On  fait  surgir  par  ruse  l'apparence  qu'une  valeur  d'usage 
existe  en  réalité  afin  de  pouvoir  se  l'approprier  sous  un 
prétexte  d'équité.  Cette  forme  d'usure  est  ajuste  titre 
regardée  partout  comme laplus méprisable,  parce  qu'elle 
s'arroge  par  ruse  et  par  hypocrisie  l'apparence  de  la  jus- 
tice. Mais  elle  est  aussi  celle  qui  est  la  plus  nuisible  à  la 
communauté.  La  première  forme  a  ceci  de  commun  avec 
tout  vol,  qu'une  valeur  est  soustraite  injustement  à  un 
individu.  L'équilibre  au  moins  n'est  pas  dérangé,  mais 
dans  la  seconde  on  invente  de  fausses  valeurs,  et  cela 
souvent  sur  une  grande  échelle.  Or  ceci  est  toujours  un 
préjudice  porté  à  la  société  elle-même,  et  un  des  princi- 
paux moyens  pour  produire  ce  dérangement  de  valeurs 
et  de  prix,  dont  nous  avons  démontré  ci-dessus  les  in- 
convénients sociaux.  11  n'est  pas  nécessaire  qu'on  exige 
la  valeur  d'usage  réclamée  injustement  comme  une  pres- 
tation courante  consistant  en  acomptes  réguliers.  On 
peut  aussi  l'ajouter  immédiatement  dans  la  vente  au 

(1)  Conc.  Lateran.y  V. 


l'économie  du  capital  227 

prix  régulier  sous  forme  de  paiement  fait  en  une  seule 
fois,  et  on  peut  la  percevoir  d'un  seul  coup  comme  la 
valeur  d'usage  injuste.  C'est  un  moyen  pour  prélever 
d'une  manière  plus  rapide  et  moins  dangereuse  un  gain 
injuste.  A  ceci  appartiennent  toutes  ces  espèces  d'opé- 
rations qui  vont  depuis  la  monopolisation  plus  ou  moins 
grande  des  marchandises  et  du  travail,  jusqu'aux  pra- 
tiques les  plus  mesquines  et  les  plus  odieuses  de  l'acca- 
parement de  moyens  d'existence^  dans  le  but  de  provo- 
quer une  pénurie  artificielle,  et  d'établir  ensuite  des 
prix  arbitraires,  ou,  comme  on  dit,  de  s'emparer  du 
marché,  de  le  dominer  et  de  le  faire. 

Une  question  qui  vaudrait  la  peine  d'une  considéra- 
tion sérieuse,  serait  d'examiner  si  les  procédés  de  sou- 
mission, de  mise  aux  enchères  et  d'accord  commun  ne 
servent  pas  souvent  à  une  fin  analogue.  Cette  usure 
presque  admirée  à  cause  de  sa  grandeur,  qui  est  la  plus 
grandiose  et  la  plus  nuisible  à  la  communauté,  a  son 
siège  principal  dans  nos  bourses.  A  cette  usure  appar- 
tiennent aussi  les  opérations  à  crédit,  l'agiotage,  très 
souvent  aussi  le  procédé  d'émission  dans  les  emprunts 
et  dans  les  entreprises  véreuses. 

La  troisième  forme  d'usure  est  la  simple  injustice 
dans  la  répartition  des  parts  qui  reviennent  à  chacun 
dans  les  valeurs  d'usage  véritables  et  réelles.  Elle  est  as- 
surément la  plus  mitigée,  mais  elle  est  quand  même  de 
l'usure.  Toute  valeur  d'usage  qui  a  résulté  de  l'action 
d'ensemble  du  capital  et  du  travail  doit,  comme  nous 
le  savons,  être  partagée  comme  intérêt  et  comme  sa- 
laire, selon  la  proportion  de  la  mise  de  fonds  et  des 
services  respectifs.  Si  donc  la  proportion  juste  de  ces 
parts  dans  le  produit  de  valeur  commune  est  mal  équi- 
librée, il  s'ensuit  alors  d'un  côté  une  appropriation  in- 
juste d'une  valeur  d'usage,  par  conséquent  l'usure.  La 
forme  la  plus  commune  de  cette  usure  consiste  en  ce 
que  le  capital  enlève  au  travail  une  partie  de  la  part  qui 
lui  est  due,  quepar  conséquent  intérêt  ou  dividende  sont 


gislation  rela 

tivem 
l'usure 


228  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

prélevés  d'une  manière  excessive,  et  portent  préjudice 
au  salaire  du  travail.  D'ailleurs  l'injustice  opposée  peut 
aussi  avoir  lieu.  C'est  pourquoi  il  n'est  pas  superflu 
de  dire  que  l'usure  non  seulement  peut  être  pratiquée 
par  le  capital  envers  le  travail,  mais  aussi  de  la  part  du 
travail  envers  le  capital.  Si  un  ouvrier  exploite  sa  né- 
cessité absolue  ou  sa  supériorité  intellectuelle  ;  si  la 
classe  ouvrière  exploite  sa  puissance  par  des  complots, 
des  actions  d'ensemble  ou  comme  on  dit  maintenant 
par  des  grèves,  de  telle  sorte  que  le  capital  doive  payer 
un  gain  plus  grand  que  la  marche  de  l'affaire  ne  le  per- 
met, c'est  aussi  de  l'usure. 
vofrs'deTa^ie'       Avcc  la  qucstiou  d'usurc,  nous  sommes  entrés  sur  un 
tweme"nrà''"  domainc  qui,  après  toutes  les  considérations  précéden- 
tes, n'offre  plus  aucune  difficulté  au  point  de  vue  théo- 
rique. Mais  il  en  présente  de  grandes  pour  la  vie  prati- 
que, et  de  plus  grandes  encore  pour  la  vie  publique.  A 
quoi  servent  toutes  les  raisons  pour  l'intelligence,  là  où 
la  volonté  ne  les  admet  pas?  Mais  s'il  est  difficile  de 
prêcher  à  la  volonté  tant  qu'une  passion  l'attire,  c'est 
tout  aussi  difficile  là  où  l'avarice  et  les  occasions  de 
lucre  exercent  leurs  attraits.  Nous  n'arriverons  donc 
pas  au  but  que  nous  nous  proposons,  si  nous  mettons 
seulement  sur  le  papier  l'idée  qu'il  faut  se  faire  de  l'u- 
sure. Si  la  vérité  sur  elle  n'est  pas  proclamée  dans  les 
institutions  et  dans  les  lois  publiques  ;  si  on  n'applique 
pas  le  droit  contre  tous  les  usuriers  sans  exception,  il 
ne  faut  pas  penser  à  une  amélioration  de  notre  situa- 
tion. 

Mais  avec  ceci,  nous  avons  attaqué  une  des  questions 
les  plus  délicates.  Nous  osons  supposer  que  la  logique 
des  faits  a  conduit  presque  tout  le  monde  à  cette  con- 
viction exprimée  tout  haut,  ou  du  moins  renfermée  dans 
le  cœur,  qu'il  eut  mieux  valu  qu'on  réformât  la  législa- 
tion sur  l'usure,  au  lieu  de  l'abolir.  Mais  il  y  a  toujours 
de  grandes  hésitations  pour  rétablir  cette  législation.  Ce 
n'est  pas  conforme  au  temps,  dit-on;  c'est  inutile;  ce 


l'économie  du  capital  229 

n'est  pas  l'affaire  de  l'état.  Ces  diverses  raisons  et  au- 
tres semblables  font  taire  toute  proposition  en  ce  sens. 
Mais  nous,  nous  disons  :  c'est  conforme  au  temps  ;  ce 
n'est  pas  inutile  ;  c'est  l'affaire  du  pouvoir  législatif,  et 
si,  sous  ce  rapport,  il  ne  fait  pas  son  devoir,  ilsecbarge 
d'une  grande  responsabilité,  et  de  la  coopération  à  la 
ruine  de  la  société.  Une  nouvelle  législation  sur  l'usure 
est  bien  conforme  au  temps,  car  elle  est  extrêmement 
nécessaire.  11  est  cependant    bizarre    d'être  obligé  de 
discuter  sur  l'opportunité  d'une  chose  dont  la  nécessité 
n'est  discutée  par  personne^  sinon  par  ceux  qui  vivent 
et  s'engraissent  de  l'anarchie  des  lois.  Une  législation 
I  sur  l'usure  n'est  pas  inutile.  Si  c'est  un  motif  d'abolir 
les  lois  parce  que  beaucoup  les  transgressent,  et  qu'on 
ne  peut  saisir  ces  transgresseurs,  alors  il  faut  abolir 
toutes  les  lois  contre  les  crimes  de  haute  trahison,  les 
crimes  de  lèse-majesté,  les  faux-serments,  le  meurtre  et 
les  dix  commandements  eux-mêmes.  Pourtant,  il  en  est 
[encore  qui  hésitent  à  commettre  une  injustice  quand  on 
la  leur  expose  clairement  comme  telle.  Or  c'est  précisé- 
[ment  le  premier  devoir  de  la  loi  d'éclairer  les  hommes 
lur  le  juste  et  sur  l'injuste.  C'est  seulement  sur  cette 
iremière  base  que  s'appuie  sa  seconde  tâche,  qui  est  non 
[seulement  de  contraindre  les   hommes  à  observer  ce 
[u'elle  leur  présente,  mais  de  les  contraindre  en  vertu 
l'une  obhgation  qu'ils  connaissent  (1).  C'est  pourquoi 
►n  ne  doit  pas  abolir  une  loi  quand  même  l'humanité 
'serait  si  corrompue  qu'on  soit  impuissant  à  la  dompter. 
En  pareil  cas,  on  met  la  verge  de  côté  et  on  laisse  tom- 
ber en  désuétude  un  paragraphe  pénal.  Mais  alors,  on 
a  d'autant  plus  le  devoir  de  rappeler  les  récalcitrants  à 
leurs  obligations  et  de  les  leur  enseigner.  Quand  même 
lesétats  déclareraient  leurs  sujets  incorrigibles,  elquand 
même  ils  devraient  donner  publiquement  un   témoi- 
gnage de  leur  impuissance  en  n'appliquant  plus  les  pei- 

(1)  Thomas,  d,2,  q.  92,  a.  2  ;  Comment.  In  polit.,  2,  1.  9. 


230  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

nés  contre  l'usure,  même  dans  ce  cas,  ils  n'auraient 
pas  le  droit  d'abolir  les  lois  contre  elles.  Actuellement 
celles-ci  sont  nécessaires.  Il  faut  que  les  hommes  sa- 
chent ce  qui  est  juste  et  ce  qui  est  injuste.  C'est  la  loi 
qui  doit  le  leur  enseigner  ;  mais  supposez  qu'on  abolisse 
encore  celle-ci,  ce  serait  pour  ainsi  dire  rendre  les  in- 
corrigibles maîtres  des  lois.  Ceci  est  donc  l'affaire  de  la 
puissance  législative,  ici  évidemment  l'état  a  le  droit 
d'intervenir.  C'est  en  tout  point  conforme  à  la  concep- 
tion nébuleuse  de  son  état,  lorsque  Platon  dit  que  la 
question  de  l'usure  ne  le  touche  pas  (1). 

Quand  un  état  s'ingère  dans  la  vie  réelle,  il  ne  mé- 
connaît pas  la  vérité  du  principe  d'Aristote,  qu'il  est 
aussi  nécessaire  qu'avantageux  pour  lui  de  s'occuper  de 
ces  questions  à  fond  (2).  C'est  son  devoir,  même  quand 
on  conçoit  l'état  au  sens  libéral,  comme  état  constitu- 
tionnel, car  la  fin  pour  laquelle  il  existe  est  avant  tout 
de  maintenir  le  droit  et  de  protéger  les  faibles  pour 
qu'ils  ne  soient  pas  mangés  par  les  plus  forts,  comme  le 
cas  se  présente  chez  les  poissons.  Mais  en  cela  aussi  il 
trouve  son  propre  avantage,  et  pour  le  lui  montrer, 
nous  n'avons  pas  besoin  de  lui  prouver  que  l'ordre  in- 
térieur de  la  vie  d'acquisition,  la  sécurité  et  la  satisfac- 
tion de  ses  citoyens  le  touchent  de  près,  et  qu'il  ne  peut 
lui  être  indifférent  que  sa  prospérité  repose  sur  des  va- 
leurs vraies,  ou  seulement  sur  des  valeurs  illusoires. 

Le  côté  bizarre  de  cette  question  est  que  c'est  préci- 
sément nous,  qui  sommes  obligés  d'indiquer  à  l'état 
une  nouvelle  grande  tâche,  à  côté  des  nombreuses  qu'il 
accomplit  déjà.  SinguHère  satisfaction  pour  nous,  à  qui 
on  reproche  toujours  de  chercher  à  limiter  d'une  ma- 
nière si  injuste  le  domaine  des  droits  de  l'état  !  Qu'on 
ne  nous  en  veuille  pas  lorsque  nous  disons,  selon  l'an- 
cien proverbe,  que,  dans  sa  sollicitude  excessive  pour 
tout,  letat  succombera  bientôt  à  la  tentation  de  procu- 

(0  Plato,  Le^.,  8,  p.  842,  d. 
(2)  Aristot.,  Polit.,  1,  4  (H),  8. 


l'économie  du  capital  23  i 

rer  aux  oies  des  souliers  fourrés  pour  leur  éviter  de 
marcher  pieds  nus  pendant  l'hiver,  mais  que  cependant, 
il  ne  doit  pas  demeurer  spectateur  oisif  quand,  en  plein 
jour,  ses  sujets  les  plus  laborieux,  mais  aussi  les  moins 
capables  de  se  défendre,  sont  pillés  jusqu'à  la  peau  et 
même  plus  loin.  Dans  cette  situation,  c'est  vraiment  à 
se  demander  si  nous  sommes  en  pays  civilisé.  Chez  les 
Indiens,  un  sauvage  est  proclamé  chef  dès  qu'il  a  sus- 
pendu le  scalpe  de  cent  ennemis  dans  son  ivigœam. 
Chez  nous,  quelqu'un  est  sûr  d'être  décoré  ou  d'avoir 
une  baronnie  quand  il  a  dépouillé  un  millier  de  ses  conci- 
toyens. Est-ce  là  l'effet  de  la  suppression  des  lois  sur 
l'usure  ?  Ou  n'est-ce  pas  plutôt  une  provocation  publi- 
que à  l'usure  ?  Vraiment  on  a  tort  de  se  plaindre  que  la 
foule  ne  croie  plus  à  la  justice,  et  qu'elle  ne  respecte 
plus  aucune  autorité  d'un  pouvoir  public.  Ne  comprend- 
on  pas  qu'il  vaudrait  mieux  que  l'ennemi  envahit  le  pays 
tout  entier,  parce  que  le  dommage  serait  moitié  moin- 
dre, plutôt  que  l'usure,  cet  «  argent  du  sang  »,  comme 
disaient  les  Romains  (1),  pût  se  couvrir  du  manteau  de 
la  loi,  et  se  faire  un  rempart  de  l'autorité  ?  Faut-il  en 
vouloir  aux  pauvres  sans  protection,  si,  sous  l'influence 
de  telles  réflexions,  ils  tombent  victimes  des  insinua- 
tions des  apôtres  qui  guettent  tous  les  moments  de  leur 
prêcher  la  révolution  et  le  trouble  ?  Est-ce  que  le  berger 
peut  se  plaindre  d'être  suspecté  par  ses  brebis,  s'il  va 
de  pair  et  compagnie  avec  le  loup  ?  «  Celui  qui  ménage 
le  loup  nuit  aux  brebis  (2)  »,  ont  dit  nos  honnêtes  pères 
allemands.  Et  le  poëte  perse  dit  dans  le  même  sens  : 

«  Celui  qui  a  pitié  du  tigre  ». 

^(  Est  un  tyran  pour  les  pauvres  brebis  »  (3). 

Ce  qui  presse  ici  pour  le  moment,  c'est  donc  un  re- 
mède sérieux,  général,  entier,  contre  l'usure.  Avec  la 
simple  fixation  d'un  intérêt  maximum  moyen  pour  les 

())  Pecunia  cruenta  (Valer.  Maxim.,  4,  8,  3). 

(2)  Kœrte,  Sprichiv.  der  Deutschen  (2),  8688. 

(3)  Sadi,  Rosengarten  (deutsch  von  Graf,  208). 


232  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

petits,  tout  n'est  pas  fini,  tant  s'en  faut.  Tout  n'est  pas 
fait  non  plus,  si,  par  un  impôt  sur  la  bourse,  on  forme 
une  nouvelle  source  de  recettes,  prix  de  chaque  goutte 
de  sang  du  peuple.  Ce  n'est  pas  le  mal  qu'il  faut  impo- 
ser et  approuver  avec  ce  système  ;  mais  c'est  lui  qu'il 
faut  attaquer.  La  grande  obligation  est  de  porter  les 
coups  là  où  l'usure  exerce  ses  ravages  principaux.  Le 
marché  d'argent,  ce  foyer  de  ruine,  doit  donc  être  ra- 
mené au  droit  et  à  la  loi.  L'état  pourra-t-il  faire  quelque 
chose  de  décisif  pour  mettre  de  l'ordre  dans  la  situation 
sociale?  Ceci  dépend  en  partie  de  son  courage  et  de  sa 
force  à  faire  une  incision  dans  l'abcès  de  la  société.  Ce 
n  est  que  lorsqu'il  aura  mis  sérieusement  la  main  à 
l'œuvre  de  ce  côté,  qu'il  pourra  penser  à  entreprendre 
la  quatrième  et  dernière  tâche  de  la  législation  sur  l'u- 
sure, une  réglementation  fondamentale  des  différents 
emplois  d'argent  et  de  capitaux. 


VINGT-TROISIÈME  CONFÉRENCE 


MOYENS    DE    SALUT    MORAUX. 


1.  Misère  de  la  situation  sociale.  —  2.  Il  est  urgent  de  lui  porter 
remède.  —  3.  Les  maux  comme  les  remèdes  sont  avant  tout  intel- 
lectuels et  moraux.  —  4.  Retour  à  Dieu  et  —  5.  à  la  justice.  — 
6.  Particulièrement  à  la  justice  dans  la  vie  publique.  —  7.  Renou- 
vellement de  Fesprit  social,  du  sentiment  de  la  communauté  et 
des  vertus  sociales.  —  8.  Extirpation  des  vices  sociaux,  et  prépa- 
ration du  cœur  à  recevoir  de  meilleurs  principes.  —  9.  Rétablis- 
sement de  la  famille.  —  10.  Changement  du  système  d'instruction 
et  du  système  d'éducation.  —  11.  Formation  de  la  femme.  —  12. 
Perspectives  d'avenir. 


Les  maux  actuels  sont  grands.  La  situation  de  la  va-  i._ Misère 
leur  et  de  la  propriété  est  devenue  si  incertaine,  que  uonsSciale"!^" 
c'est  à  peine  si  elle  peut  l'être  davanlage.  Nous  avons 
des  valeurs  dont  nous  ne  pouvons  plus  nous  faire  une 
idée,  et  qui  pèsent  lourdement  sur  les  moyens  d'exis- 
tence les  plus  nécessaires.  Mais  elles  sont  de  vains  chif- 
fres ;  elles  changent  si  vite  et  si  facilement  que,  dans 
une  heure,  des  milliards  peuvent  disparaître  du  monde 
et  que  des  milliers  de  personnes  peuvent  être  précipi- 
tées   dans  l'abîme.  Ce  que  nous  appelons  valeur  est 

[  complètement  séparé  du  bien  réel  de  valeur.  La  plus 
grande  possession  foncière  est  sans  valeur  et  des  liasses 

I  de  papier  équivalent  à  une  partie  du  monde.  La  vieille 
propriété  la  plus  respectable  n'est  plus  sûre.  Les  familles 
les  plus  anciennes  descendent  de  leurs  châteaux  et  s'as- 
seyent dans  la  poussière  auprès  des  plus  pauvres.  Les 
plus  grandes  richesses  n'existent  souvent  que  dans  l'i- 
magination et  ne  durent  qu'autant  que  leur  propriétaire 
possède  assez  d'indélicalesse  et  de  force  brulale  pour 
exploiter  les  autres  en  sa  faveur  et  se  faire  illusion  sur 
ce  qu'il  n'a  pas.  Avec  cela,  nous  péchons  toujours  au 
détriment  de  nos  enfants  et  des  enfants  de  nos  enfants, 


234  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

à  qui  nous  enlevons  ce  qui  est  indispensable,  et  nous  leur 
imposons  des  fardeaux  intolérables.  Nous-mênaes,  nous 
ne  pensons  pas  à  nous  acquitter  peu  à  peu  de  nos  obliga- 
tions ;  mais  nous  laissons  à  la  charge  de  nos  successeurs 
des  obligations  dont  il  leur  faut  se  décharger  par  la 
banqueroute,  s'ils  ne  veulent  pas  être  écrasés.  Le  tra- 
vail auquel  est  astreinte  la  plus  grande  partie  de  l'hu- 
manité, si  elle  veut  vivre,  supporte  à  peine  ses  frais,  et 
ne  laisse  pourtant  à  l'ouvrier  pas  même  le  temps  de  res- 
pirer. Des  crises  générales,  qui  d'ailleurs  reviennent 
assez  souvent,  sont  nécessaires  à  des  milliers  déjeunes 
filles  et  de  femmes,  afin  de  leur  donner  le  temps  néces- 
saire pour  apprendre  à  faire  la  cuisine  et  à  coudre.  Au 
point  de  vue  de  la  nourriture,  le  chômage  leur  est  peu 
funeste,  car  elle  n'est  pas  suffisante  même  pendant  le 
temps  du  travail. 

Où  cela  conduira-t-il  ?  Combien  de  temps  cela  durera- 
t-il  encore  ?  On  parle  d'un  progrès  infini  ;  mais  le  pro- 
grès a  ses  limites,  et  c'est  presque  l'unique  consolation 
pour  la  plupart  des  hommes.  Une  machine  peut,  dit-on, 
courir  de  Paris  à  Saint-Pétersbourg,  et  n'a  pas  plus  be- 
soin de  se  reposer  le  jour  de  Noël  que  le  Mercredi  des 
Cendres.  Mais  pour  l'homme,  le  jour  n'a  que  vingt-qua- 
tre heures,  et  ses  nerfs  ne  peuvent  être  comparés  aux 
poutres  de  fer  des  machines  Si^  dans  des  populations 
tout  entières,  la  durée  moyenne  de  la  vie  descend  à  dix- 
neuf  et  à  dix-sept  ans  ;  si  des  districts,  des  pays^,  se  dé- 
peuplent, chacun  doit  se  rendre  compte  que  ce  progrès 
ne  pourra  pas  durer  longtemps  et  que  la  fin  n'est  pas 
loin. 

Qu'un  tel  système  doive  éteindre  toute  étincelle  de 
religion,  de  consolation,  d'élévation,  de  morale,  toute 
activité  intellectuelle",  c'est  facile  à  comprendre.  Les  en- 
quêtes officielles  en  Angleterre  ont  conduit  à  découvrir 
dans  des  souterrains  où  ils  travaillaient,  des  êtres  qui 
croyaient  que  leur  reine  était  un  homme^  qui  n'avaient 
jamais  entendu  parler  de  Londres,  et  qui  ne  connais- 


MOYENS    DE    SALUT    MORAUX  235 

saient  pas  même  le  nom  d'Angleterre  ;  des  êtres  qui,  à 
dix-sept  ans,  regardaient  Jésus-Christ  lefdsdeDieu, 
le  Rédempteur  au  nom  duquel  ils  avaient  été  baptisés, 
si  toutefois  ils  l'étaient,  comme  un  mauvais  génie,  et  le 
Diable  pour  un  bon  ;  des  êtres  qui,  à  toutes  les  tentati- 
ves d'amélioration,  répondaient  de  ne  pas  se  donner 
une  telle  peine,  qu'on  convertirait  plutôt  le  Diable 
qu'eux  (1  ).  Personne  ne  s'étonnera  de  ces  découvertes. 
Dans  un  tel  surmenage,  dans  une  telle  misère,  dans  un 
tel  délaissement  moral  et  religieux,  les  forces  physi- 
ques et  intellectuelles  se  rétrécissent.  C'est  à  peine  si 
les  débauches  peuvent  encore  exercer  quelque  charme 
sur  les  nerfs.  Ainsi  semble  devoir  périr  non  seulement 
la  société,  mais  l'humanité. 

Ici  l'appel  s'adresse  à  tous  ceux  qui  ont  encore  du    2-  n  est 

.  .  urgent  de  por- 

sentiment  et  de  la  réflexion.  Attention  !  Faites  votre  pos-  |er  remède  à 

*-  la      situation 

sible  pour  sauver  ce  qui  reste  encore  à  sauver.  sociale. 

Mais  le  salut  est-il  encore  possible?  Beaucoup  n'y 
croient  plus.  Nous  ne  pouvons  pas  admettre  qu'on  con- 
sidère tout  comme  perdu.  Il  y  a  encore  beaucoup  de 
bien,  quand  même  les  ruines  sont  nombreuses.  L'hu- 
manité est  indestructible.  La  vieille  croyance  en  Dieli 
vit  encore.  C'est  sur  ces  trois  principes  que  nous  fondons 
tout  notre  espoir.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  vrai,  c'est  qu'il 
est  temps  de  travailler  au  salut.  Il  faut  mettre  la  main  à 
l'œuvre  sans  retard.  Il  faut  un  secours  sérieux  et  non 
une  moitié  de  secours.  Tout  le  monde  doit  coopérer  au 
travail,  s'y  rendre  apte  et  se  donner  la  main  pour  cette 
œuvre  de  régénération. 

Maintenant  s'il  s'agit  d'un  travail  de  salut,  comment 
l'exécuter?  Continuer  sur  la  voie  déjà  commencée? 
Nous  ne  le  pouvons  plus.  Rétablir  dans  ses  droits  l'an- 
cien état?  Cela  ne  peut  pas  se  faire  non  plus,  et  on  est 
allé  beaucoup  trop  loin  en  ce  sens.  Rien  ne  remédiera  à 

(1)  Marx,  Das  Kapital  (4),  I,  221,  450,  461  sq.,  620  sq.,  665  sq., 
675  sq.  Franco,  Populaere  Antworten  aufdle  Etnwendnngen  fjeQcii  die 
Religion  (2),  II,  375  sq. 


236  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

cette  situation,  à  moins  que  revenant  à  ce  que  nous  avons 
rejeté,  nous  en  restaurions  ce  qui  présente  encore  quel- 
que utilité,  à  moins  que,  appréciant  avec  réflexion  ce 
qui  existe  encore,  le  ménageant  en  tenant  compte  de  la 
situation  nouvelle,  nous  ne  continuions  d'édifier  lente- 
ment, mais  sûrement,  patiemment,  avec  une  fermeté 
inébranlable.  Donc  d'abord  en  arrière  1  Le  mot  est  dur; 
cependant,  mieux  vaut  rebrousser  chemin  que  de  faire 
fausse  route.  Et  ensuite,  en  avant  ! 
Mais  par  où  faut-il  commencer?  Une  réponse  à  cette 
-  question   est  difficile.  Il   faut  commencer  par  où  les 

besoins  sont  les  plus  pressants.  Or  ils  sont  partout  pres- 
sants, et  cependant  on  ne  peut  pas  tout  faire  à  la  fois.  No- 
tre situation  est  telle  que  nous  sommes  obligés  de  dire  : 
Peu  importe  où  l'on  mette  la  main  à  l'œuvre,  pourvu  que 
cela  se  fasse  quelque  part,  et  pourvu  que  cela  ait  lieu 
sérieusement.  Tout  se  tient,  une  amélioration  montrera 
la  nécessité  d'une  autre. 
3.  —  Les       Pour  tous  ceux  qui  prennent  à  cœur  une  véritable 


maux  comme 


moraux. 


les    remèdes  amélioration  de  notre  situation,  il  y  a  un  point  sur  lè- 
sent avant  tout  111  .,1  ,  ,  ,  T 

intellectuels  et  qucl  le  Qoute  u  cst  pas  possiblc,  c  cst  OU  OU  nc  remédie 
à  rien  avec  de  simples  moyens  extérieurs  d'apaise- 
ment, OU  encore  avec  des  palliatifs  superficiels.  Le  mal 
est  à  l'intérieur,  et  c'est  là  qu'il  faut  le  guérir. 

Sous  ce  rapport,  le  socialisme  est  aussi  léger  d'es- 
prit et  de  cœur  que  le  libéralisme.  Si  l'un  croit  avoir 
remédié  aux  malheurs  du  temps  avec  des  palliatifs,  ou 
des  onguents  odoriférants,  l'autre  croit  l'avoir  fait  avec 
des  mesures  de  violence  drastiques,  provenant  de  l'an- 
cienne pharmacie  populaire  des  maréchaux-ferrants  et 
des  équarrisseurs.  Les  deux  partent  de  la  supposition 
erronée  qu'il  faut  chercher  la  racine  du  mal  exclusive- 
ment dans  la  situation  sociale.  En  cela  déjà,  ils  ont 
fait  preuve  d'être  des  gâte-métier  qu'il  serait  superflu 
de  chercher  la  manière  de  guérir.  Celui  qui  a  dans  sa 
maison  un  malade  dont  le  sang  est  empoisonné,  et  qui 
ne  va  pas  chercher  le  médecin,   parce  qu'il  attend  si  les 


MOYENS    DE    SALUT    MORAUX  237 

remèdes  que  les  commères  lui  ont  conseillés  comme  in- 
faillibles produiront  leur  effet,  est  responsable  de  sa 
mort  au  cas  où  elle  s'ensuivrait. 

Qu'il  ne  faille  pas  seulement  chercher  les  motifs  de 
nos  maux  dans  l'opposition  entre  le  capital  et  lô  tra- 
vail, c'est  ce  que  prouvent  le  mieux  les  classes  aisées 
et  les  prétendues  classes  instruites.  Chez  elles,  la  situa- 
tion n'est  pas  meilleure  qu'ailleurs.  Les  choses  y  sont 
précisément  telles  que  souvent  on  ne  peut  que  s'éton- 
ner comment  l'édifice  social  est  encore  debout.  Tout  est 
rongé  comme  si  les  termites  y  avaient  passé.  11  faut 
presque  éviter  de  le  toucher  du  doigt,  pour  que  l'en- 
semble ne  s'écroule  pas.  Point  de  foi,  point  de  piété, 
point  de  mœurs,  point  d'amour  de  la  vérité,  point  de 
sérieux.  Partout,  en  haut  et  en  bas,  chez  le  riche  et 
chez  le  pauvre,  cette  soif  sauvage  d'acquisition  et  de 
jouissance,  ce  matériahsme  brutal  que  le  poète  dépeint 
avec  trop  de  vérité  dans  ces  paroles  : 

«   Les  chiffres  sont  toute  leur  pensée.   Us  n'ont   de  sentiment 

[que  pour  l'intérêt.  » 
«  Le  lien  de  l'amour  est  rabaissé  à  l'état  de  vile  marchandise.  » 
«  On  pèse  la  valeur  de  Fliomme  au  poids  de  ses  rentes,  » 
«  Et  toute  étincelle  céleste  s'éteint  dans  la  fange  )>  (3). 

De  sa  nature,  le  mal  est  moral  et  intellectuel.  Si  la 
guérison  doit  avoir  lieu,  l'amélioration  doit  commencer 
par  le  foyer  du  mal.  Toutes  les  mesures  extérieures  ne 
profiteront  que  si  le  terrain  sur  lequel  elles  doivent  opé- 
rer est  rendu  accessible.  Ici  s'applique  la  parole  :  «  Ce- 
lui-là ne  peut  être  guéri  qui  n'aime  pas  la  justice  »  (4). 
Amour  de  la  justice  et  de  toutes  les  vertus,  amour  de  la 
vérité,  telles  sont  les  conditions  préliminaires  de  salut. 
Ainsi  agit  le  médecin  qui  exige  avant  tout  un  aveu  sin- 
cère de  la  maladie,  et  la  soumission  à  ses  prescriptions. 

La  guérison  doit  donc  commencer  par  le  retour  au    i. -Retour 
véritable  médecin,  à  la  source  de  la  vie  et  de  la  santé. 

(1)  Schippel,  Bas  moderne  Elend,  13.  —  (2)  Ihld.,  250. 
(3)  Sallet,  Laienevangelium{^),  324.  —  (4)  Job.,  XXIV,  17. 


238  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

Avec  l'apostasie  de  Dieu  a  commencé  la  maladie  mor- 
telle de  la  société.  La  situation  sociale  de  l'époque  est  la 
preuve  la  plus  évidente  qu'aucune  parole  ne  tombe  à 
terre  de  la  bouche  de  celui  qui  a  dit  :  «  Sachez  et  com- 
prenez quel  mal  c'est  pour  vous,  et  combien  il  vous  est 
amer  d'avoir  abandonné  le  Seigneur  votre  Dieu  »  (1). 
Si  cette  prophétie  s'est  accomplie,  cette  autre  s'accom- 
plira aussi  :  «  Je  ne  veux  point  la  mort  de  celui  qui 
meurt.  Revenez  à  moi  et  vivez  »  (2). 

Pour  vivre,  il  ne  suffit  pas  de  la  foi  et  du  culte  de 
Dieu.  Vivre  c'est  agir,  et  agir  d'une  action  propre  et 
indépendante.  Dieu  ne  nous  enlève  pas  l'honneur  de  pou- 
voir opérer  nous-mêmes  notre  salut.  Mais  que  nous  ne 
soyons  pas  les  seuls  maîtres  de  notre  bonheur^  j'espère 
qu'il  est  inutile  d'en  fournir  des  preuves.  «  Si  le  Sei- 
gneur n'édifie  pas  la  maison,  c'est  en  vain  qu'y  travail- 
leront les  ouvriers.  Il  est  inutile  de  vous  lever  avant  le 
jour.  Levez-vous  après  vous  être  assis,  vous  qui  man- 
gez le  pain  de  la  douleur  »  (3).  Cette  parole  doit  reposer 
sur  la  vérité,  elle  doit  être  confirmée  par  l'expérience, 
sans  quoi  nos  ancêtres  n'auraient  pas  formulé  le  pro- 
verbe :  Tout  dépend  de  la  bénédiction  de  Dieu. 
5.-Reiour  Mais  Ic  premier  de  tous  les  travaux  n'est  pas  celui 
qu'on  fait  avec  une  charrue,  ou  un  marteau  ;  c'est  celui 
qu'on  fait  avec  le  cœur.  Le  fruit  de  la  justice  (4)  est  plus 
précieux  et  nourrit  mieux  que  tous  les  fruits  delà  terre. 
Là  où  ce  fruil  n'est  pas  planté,  c'est  absolument  comme 
si  la  malédiction  reposait  sur  toutes  les  autres  planta- 
tions. De  fait,  il  en  est  ainsi.  Des  milliers  d'années  se 
sont  écoulées  depuis  que  l'Eternel  a  proféré  cette  menace 
par  la  bouche  de  son  serviteur  Moïse  ;  mais  elle  est  aussi 
fraîche  que  si  elle  avait  été  proclamée  hier  :  «  Si  vous 
ne  voulez  point  écouter  la  voix  du  Seigneur  votre  Dieu, 
et  si  vous  ne  pratiquez  pas  ses  ordonnances,  toutes  ces 
malédictions   fondront  sur  vous  et  vous  accableront. 

(1)  Jérém.,  II,   20.  —  (2)  Ezéch.,  XVIII,  31. 
(3)  Psalm.  CXXVl,  1  sq.  —  (4)  Phil.,  I,  11. 


à    la  justice. 


MOYENS    DE    SALUT    MORAUX  239 

Vous  serez  maudits  dans  la  ville  et  vous  serez  maudits 
dans  les  champs.  Votre  grenier  sera  maudit,  et  les  fruits 
que  vous  aurez  mis  en  réserve  seront  maudits  ;  vous  bâ- 
tirez une  maison  et  vous  ne  l'habiterez  point  ;  vous  plan- 
terez une  vigne  et  vous  n'en  recueillerez  point  le  fruit. 
Vous  sèmerez  beaucoup  de  grains  dans  votre  terre,  et 
vous  en  cueillerez  peu,  parce  que  les  sauterelles  vous 
mangeront  tout.  Parce  que  vous  n'aurez  point  servi  le 
Seigneur  votre  Dieu,  avec  la  reconnaissance  et  la  joie 
du  cœur,  que  demandait  cette  abondance  de  toutes  cho- 
ses qu'il  vous  avait  données,  vous  deviendrez  l'esclave 
d'un  ennemi  que  le  Seigneur  vous  enverra  ;  vous  le 
servirez  dans  la  faim,  dans  la  soif,  dans  la  nudité  et 
dans  le  besoin  de  toutes  choses  (1)  ». 

a  Appliquez  donc  vos  cœurs  à  considérer  vos  voies. 
Vous  avez  semé  beaucoup,  et  vous  avez  peu  recueilli; 
vous  avez  mangé,  et  vous  n'avez  point  été  rassasiés  ; 
vous  avez  bu,  et  votre  soif  n'a  point  été  étanchée  ;  vous 
vous  êtes  couverts  d'habits,  et  vous  n'avez  point  été 
échauffés,  et  celui  qui  a  amassé  de  l'argent  n'en  est  pas 
devenu  plus  riche,  parce  qu'il  l'a  mis  dans  un  sac 
percé  (2)  ».  Mais  il  devait  en  être  ainsi:  «  Vous  avez 
cultivé  l'impiété,  et  vous  avez  moissonné  l'iniquité  (3J  ». 
«  Semez  donc  pour  vous  dans  la  justice,  afin  de  mois- 
sonner dans  la  miséricorde.  Travaillez  à  défricher  votre 
terre,  et  à  la  disposer  pour  le  temps  où  il  faudra  recher- 
cher le  Seigneur,  lorsque  celui  qui  doit  vous  enseigner 
la  justice  sera  venu  (4)  ».  «  La  récompense  est  assurée 
à  celui  qui  sème  la  justice  (5)  ».  «.  Peu  avec  la  justice 
et  la  grâce  de  Dieu,  vaut  mieux  que  de  grands  biens 
avecTiniquité  (6)  >;.«  La  justice  amasse  un  trésor  de  joie 
à  celui  qui  est  affermi  en  elle  (7)  ».  «  La  paix  est  l'œu- 
vre de  la  justice,  et  le  soin  que  quelqu'un  mettra  à 

(1)  Deut.,  XXVIII,  15  sq.,  30,  33,  38,  47  sq. 

(2)  Agg.  I,  6,  6.  —  (3)  Osée  V,  d3.  —  (4)  Osée  X,  iH. 

(5)  Prov.  XI,  18.  —  (6)  Prov.  XVI,  8.  —  (7)  Eccli.  XV,  I,  G. 


240  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

cultiver  cette  justice  lui  procurera  une  tranquillité  qui 
ne  finira  jamais  (1)  ». 
6.— Retour       A  COUD  sûr  nous  scrious  bientôt  dans  une  meilleure 

à   la  justice,       -,        .•  x   i  •  '.  '  •        •  T  •  j 

particulière-    situatiou  ct  la  socictc  aussi,  SI  uous  Darlious  moins  de 

ment  dans  la        ,  ... 

vie  publique,   civilisatiou  et  davantage  de  justice;  si  nous  aspirions 

moins  à  la  science  et  davantage  à  la  vérité.  Mais  tels 

,  que  nous  sommes,  nous  avons  aussi  peu  d'estime  pour 

'  la  justice  que  de  désir  pour  la  vérité.  De  là  provient  le 

mal  général.  Celui  qui  n'estime  pas  la  vérité  n'hésite 

pas  à  ruiner  ce  pilier  fondamental  de  l'ordre  social,  a  A 

_:         qui  sera  bon  celui  qui  est  mauvais  à  lui-même  »?  (2). 

Quand  quelqu'un  a  une  fois  goûté  au  fruit  sacré  de  la 

.    justice,  il  se  sent  alors  pressé  d'y  faire  participer  le 

monde.  Sans  l'échafaudage  de  la  justice,  l'édifice  de  la 

société   s'eflondre.   Car  de  même  que  chacun  est  un 

membre  du  corps  de  la  société,  de  même  la  justice  de 

chaque  individu  est  une  pièce  nécessaire  à  la  solidité  de 

l'édifice  total. 

Avant  tout,  chacun  doit  participer  personnellement 
à  cette  grande  lâche,  lapins  importante  pour  notre  épo- 
que^ la  tâche  du  rétablissement  de  la  justice  universelle. 
Si  la  situation  doit  devenir  meilleure,  il  faut  que  tous 
s'améliorent,  et  si  ce  devoir  incombe  à  tous,  il  concerne 
aussi  chaque  individu.  Blâmer,  se  lamenter,  se  déses- 
pérer, ce  n'est  pas  cela  qui  transforme  le  monde,  mais 
c'est  en  mettant  vigoureusement  la  main  à  l'œuvre. 
Qu'avons-nous  jamais  obtenu  en  criant  au  secours  sans 
payer  nous-mêmes  de  notre  personne?  Qu'est-ce  qui 
changera  dans  l'avenir,  si  nous  n'avons  en  vue  que  des 
choses  qui  ne  sont  pas  dans  nos  attributions,  et  qui  se 
trouvent  en  dehors  de  la  portée  de  notre  pouvoir?  Nous 
ne  nous  laisserons  pourtant  pas  appliquer  la  parole 
qu'on  appliquait  jadis  à  un  indolent  réformateur  du 
monde.  «  11  raccommode  les  sacs  des  autres,  mais  les 
siens,  il  les  laisse  manger  par  les  souris  (3)  ».  Or,  elle 

(1)  Is.  XXXII,  17,  —  (2)  Eccli.  XIV,  5. 

(3)  Kœrte,  Sprlcfnv.  der  Deiitschen  (2),  205. 


MOYENS    DE    SALUT    MORAUX  241 

a  un  bon  sens  si  l'on  vanfe  le  self-governmeni,  comnir^ 
le  moyen  destiné  à  résoudre  la  question  sociale. 

Dans  le  domaine  économique,  ce  conseil  sonne  com- 
me une  pure  raillerie  (1)  ;  mais  dans  le  domaine  moral 
d  ou  doit  partir  le  renouvellement  de  la  société   c'est  le 
meilleur  moyen  de  salut,  celui  quia  le  mieux  fait  ses 
preuves,  et  le  plus  nécessaire  de  tous.  Ah  !  si  seulement 
tout  le  monde  agissait  d'après  la  parole  :   «  Médecin 
guéris-toi  toi-même  (1)  »,  la  société  aurait  vite  fait  de 
changer  en  mieux.  Mais   chacun  peut  aussi  élever  la 
VOIX  pour  que  les  principes  sur  lesquels  reposent  le 
salut  du  monde  prennent  davantage  racine   dans  les 
esprits.  Nous  tous,  nous  participons  à  la  faute  que  l'o- 
pinion publique  n'en  connaît  plus  grand  chose.  Pour- 
quoi gardons-nous  à  ce  sujet  un  silence  opiniâtre  ?  Pour 
changer  la  disposition  d'esprit  générale,  tous  doivent 
travailler  à  sa  transformation,  et  chacun  doit  y  coopé- 
rer pour  sa  part.  De  pieux  soupirs  ne  convainquent  pas 
le  monde  qui  favorise  lui-même  la  dissolution,  en  glo- 
rifiant comme  la  vraie  civilisation  et  la  vraie  liberté 
l'esprit  de  Mammon,  la  recherche  de  la  jouissance,  l'in- 
subordination et  le  dérèglement.  11  faut  qu'une  multi^- 
tude  de  voix  répètent  haut  et  souvent  le  principe  qu'il 
n'y  a  que  la  pureté  des  mœurs,  le  reniement  de  soi- 
même,  l'amour  du  sacrifice  et  du  renoncement  qui  élè- 
veront une  génération  meilleure,  principe  auquel  l'épo- 
que doit  croire  sérieusement, 

Knfin,  chacun  doit  travailler  dans  sa  sphère  et  selon 
ses  forces  à  ce  que  la  justice  soit  reconnue  comme  une 
vertu  indispensable  à  la  vie  publique,  et  appliquée 
comme  règle.  Sous  ce  rapport,  nous  sommes  tombés 
très  bas.  Le  manque  de  justice  publique,  de  toute  pro- 
tection accordée  à  la  morale  publique,  la  licence  du 
vice  public,  montrent  seuls  dans  quels  abîmes  la  société 
est  descendue.  Officiellement  nous  laissons  le  mal  do- 

(1)  Jac,  n,  16.  —  (2)  Luc,  IV,  23. 


242        •  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

miner  la  vie  publique,  et  ensuite  nous  tenons  des  con- 
grès internationaux  pour  exprimer  le  pieux  désir  qu'il 
faudrait  restreindre  la  liberté  qui  lui  est  accordée.  Nous 
jetons  feu  et  flamme  contre  les  lois  sur  l'usure,  comme 
étant  un  anachronisme  de  mauvais  augure.  Nous  ré- 
prouvons comme  une  honte  pour  le  siècle  toute  opposi- 
tion faite  contre  une  immigration  de  nomades  et  de 
pillards  orientaux,  et  nous  exigeons  que  la  charité  chré- 
tienne se  montre,  vienne  au  devant  d'eux,  les  bras  ou- 
verts, et  guérisse  les  blessures  quils  ont  faites.  C'est  à 
peine  si,  dans  la  vie  publique,  nous  savons  encore  qu'il 
y  a  une  justice  ;  à  plus  forte  raison,  nous  ignorons  la 
place  qu'elle  y  doit  occuper.  Sous  ce  rapport  aussi,  les 
anciens  envisageaient  les  choses  d'une  manière  plus 
saine  et  plus  énergique.  «  La  justice  marche  en  avant, 
dit  saint  Grégoire  le  Grand  ;  la  miséricorde  la  suit.  Il 
n'y  a  que  celui  qui  sait  d'abord  pratiquer  la  justice,  qui 
témoigne  de  l'amour  d'une  manière  juste.  Le  torrent 
delà  miséricorde  doit  découler  de  la  source  de  la  jus- 
tice. Par  malheur,  ajoute-t-il,  beaucoup  de  personnes 
veulent  prêter  leur  concours  avec  des  œuvres  de  charité, 
mais  ne  veulent  pas  abandonner  les  œuvres  de  l'injus- 
tice »  (1).  Ce  renversement  des  justes  proportions  est 
passé  à  l'état  de  principe  général.  Nous  nous  soucions 
peu  de  la  justice  publique.  Si  parla  suite,  la  situation 
devient  intolérable,  nous  voulons  l'apaiser  non  pas  avec 
la  charité,  mais  avec  de  grandes  et  belles  paroles,  ou 
encore  au  moyen  de  jugements  comminatoires.  Si  ceci 
ne  produit  pas  d'effet,  nous  nous  laissons  alors  aller  à 
la  plus  commode  de  toutes  les  philosophies,  dans  la- 
quelle nous  pouvons  nous  donner  tout  aussi  facilement 
l'apparence  d'êtres  meilleurs  et  plus  sublimes  que  l'a- 
vantage de  n'avoir  pas  besoin  de  remuer  le  bout  du 
doigt,  la  philosophie  du  pessimisme,  tant  à  la  mode 
aujourd'hui. 

(1)  Gregor.,  Mag.,  Moral.  XIX,  38.. 


MOYENS    DE    SALUT    MORAUX  243 

Il  est  donc  évident  que  les  temps  ne  pourront  jamais  7.  _  ^e. 
devenir  meilleurs,  si  tous  ne  prennent  point  part  à  l'a-  d^'eipriu^^^ 
mélioration,  et  cela  non  seulement  par  le  propre  renou-  m!if''dr\a 

11  ir   '     i  '    '  •  •  l'ii         •,         1,.       communauté 

vellement  mterieur,  mais  aussi  par  celui  de  la  vie  publi-  et  des  vertus 

•  •  civiles 

que.  Ici  aussi  et  avant  tout,  la  loi  de  l'obligation  est 
commune.  Personne  ne  vit  tellement  séquestré  des  au- 
tres, qu'il  ne  puisse  exercer  d'influence  sur  les  hommes 
dans  une  sphère  plus  ou  moins  grande.  Mais  comme 
chacun  est  né  pour  agir  avec  la  société,  et  doit  lui  pro- 
curer autant  d'utilité  que  possible,  il  en  rendra  compte 
un  jour  au  tribunal  suprême.  Une  chose  caractéristi- 
que, c'est  que  le  Sauveur,  dans  sa  description  du  grand 
règlement  de  comptes,  ne  cite  pas  les  grands  criminels 
envers  Dieu  et  envers  les  hommes,  mais  ceux  qui,  selon 
l'expression  reçue,  n'ont  fait  ni  bien  ni  mal.  Que  ceux- 
là  y  réfléchissent  bien  qui  s'affranchissentconstamment 
de  l'obligation  de  coopérer  au  bien  commun  avec  le  faux 
prétexte  :  Je  ne  fais  de  mal  à  personne,  qu'on  me  laisse 
la  paix  !  Que  d'autres  emploient  leurs  forces  à  améliorer 
un  monde  pour  lequel  toute  peine  est  perdue.  Je  serai 
content  si  je  puis  traverser  cette  vie  en  paix  et  avec  hon- 
neur. Il  serait  triste  que  cela  dépendit  de  moi.  Heureti- 
sement,  le  nombre  de  ceux  qui  se  mêlent  de  tout  est 
assez  srand. 

Ce  sont  de  belles  paroles  pour  voiler  une  chose  qui 
est  loin  d'être  belle.  Elles  sont  la  principale  cause  de  la 
dissolution  sociale,  du  démembrement  général,  de  l'in- 
dividualisme, de  la  suffisance  de  soi-même,  delà  glori- 
fication personnelle,  bref,  de  Tégoïsme.  Inutile  de  per- 
dre un  mot  sur  ce  que  l'amélioration  de  la  société  sup- 
pose avant  tout  l'amélioration  de  l'esprit  social,  le  réveil 
du  sentiment  de  la  communauté.  «  Ce  qui  est  mainte- 
nant partout  nécessaire,  dit  Ingram  (1),  c'est  beaucoup 
moins  l'immixtion  du  pouvoir  législatif  dans  la  situa- 
tion économique,    que  le  réveil  de  la  conviction  dans 

(1)  Ingram,  Geschichte  der  Volkswirthschaftslehre,  336. 


8.— Extir- 
pation des  vi- 
ces sociaux  e 
préparation 


244  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

toutes  les  sphères,  hautes  et  basses,  que  chacun  a  des 
obligations  sociales  à  remplir.  Plus  celles-ci  exigent  de 
sacrifices  et  délimitation  personnelle,  plus  l'esprit  de 
communauté  est  impossible  sans  la  pratique  des  vertus 
sociales  proprement  dites,  l'humilité,  la  modestie,  la 
fidélité,  la  libéralité,  la  vivacité,  l'obéissance,  la  bien- 
faisance, Tamour  de  la  paix,  la  condescendance,  la  joie 
dans  les  sacrifices,  la  patience,  la  douceur,  la  magnani- 
mité, la  force,  plus  il  en  résulte  clairement  qu'une  mo- 
rale saine  et  forte  est  nécessaire  pour  une  vie  sociale 
saine. 

Par  situation^  une  grande  partie  de  l'humanité  a  déjà 
"t  l'occasion  et  le  devoir  de  pratiquer  cette  morale  et  de 
.iS'cœu?à?e-  la  propager.  L'école  proprement  dite  des  vertus  sociales 
leurJ  princi-  cst  la  famille.  Sa  décadence  entre  pour  la  plus  grande 
part  dans  la  cause  de  nos  vices  sociaux,  delà  mollesse, 
de  la  paresse,  de  l'insubordination,  du  mépris  de  l'au- 
torité, de  l'égoïsme,  de  la  peur  des  sacrifices,  du  man- 
que de  piété,  de  l'aversion  contre  la  domination  per- 
sonnelle, contre  le  sérieux  et  contre  l'effort,  la  cause  de 
l'humeur  querelleuse,  de  l'inclination  au  plaisir  et  à  la 
jouissance.  S'il  faut  supprimer  ces  hôtes  mauvais  qui 
disloquent  la  société  dans  toutes  ses  jointures  et  l'ont 
empoisonnée  dans  toutes  ses  veines,  la  guérison  doit 
commencer  par  la  famille.  Quand  celle-ci  n'accompli- 
rait pas  d'autre  tâche,  elle  aurait  déjà  contribué  dans 
une  mesure  très  importante  à  guérir  l'humanité.  C'est 
pourquoi,  à  ce  point  de  vue  déjà,  nous  ne  pouvons  pas 
assez  accentuer  qu'une  réforme  de  la  société  est  impos- 
sible sans  une  réforme  de  la  famille.  Que  personne  ne 
s'attende  à  voir  surgir  pour  cette  œuvre  un  réformateur 
extraordinaire.  11  n'est  pas  besoin  d'un  messie  pour  la 
solution  de  cette  question.  S'il  en  tombait  un  du  ciel 
comme  un  météore,  et  qu'il  ne  trouvât  pas  la  terre 
accessible,  il  n'allumerait  pas  le  feu  sacré.  La  terre  se- 
rait consumée,  car  la  provision  de  matières  inflamma- 
bles est  assez  considérable.  Ces  matières,   il  faut  les 


MOYENS  DE  SALUT  MORAUX  245 

éloigner  du  cœur  et  de  la  société,  sans  cela  aucune  ten- 
tative de  réforme  ne  trouvera  un  terrain  abordable  et 
fertile.  Tels  que  les  hommes  sont,  c'est  à  peine  si  les 
esprits  sont  capables  de  connaître  ce  qui  peut  sauver  le 
monde,  à  plus  forte  raison  les  cœurs  sont  incapables  de 
le  pratiquer  dans  la  réalité.  Tout  le  monde  ne  rêve 
qu'une  vie  commode,  que  délices  paradisiaques,  que 
pays  de  cocagne.  C'est  avec  cette  échelle  qu'on  mesure 
le  passé;  c'est  de  cette  pensée  que  sont  remplis  tous  les 
jugements  sur  l'ordre  social  actuel  ;  c'est  d'après  cet 
idéal  qu'on  bâtit  des  châteaux  de  cartes  et  des  châteaux 
en  Espagne.  Les  esprits  se  meuvent  presque  exclusive- 
ment dans  le  monde  rêveur  des  romans.  En  cela,  libé- 
raux et  socialistes  apparaissent  de  nouveau  comme  frè- 
res jumeaux.  Personne  ne  compte  avec  le  monde  réel, 
personne  avec  l'homme  réel.  Que  le  paradis  est  perdu, 
que  le  monde  est  une  vallée  de  larmes  et  en  restera  une, 
que  l'homme  porte  en  lui-même  la  plupart  des  causes  de 
son  malaise  et  les  transmet  au  monde,  que  la  terre  vaut 
mieux  que  celui  qui  la  régit,  qu'elle  sera  l'asile  d'un 
bonheur  plus  grand  dès  que  l'homme  sera  plus  juste, 
plus  modéré,  plus  satisfait,  que,  par  conséquent,  l'amé- 
lioration de  la  situation  sociale  ne  dépend  pas  de  la  créa- 
tion d'un  état  futur,  nébuleux,  mais  de  gens  prêts  à 
faire  des  sacrifices,  patients,  moraux,  tout  cela  sont  des 
principes  dont  l'époque  n'est  pas  près  d'avoir  la  juste 
intelligence.  Sans  cela  cependant,  notre  système  d'édu- 
cation, notre  vie  publique,  notre  littérature  porteraient 
un  tout  autre  caractère.  Ici  encore,  il  y  a  de  grands  pro- 
blèmes à  résoudre  avant  de  pouvoir  penser  à  la  solution 
de  la  question  sociale.  On  y  reste  tellement  indifférent 
qu'il  y  a  fort  à  craindre  qu'on  n'arrive  jamais  en  grand  à 
un  renouvellement  effectif  de  la  situation  du  monde. 
Car  c'est  un  enseignement  qui  résulte  clairement  de 
l'histoire  qu'une  réforme  ne  peut  pas  être  ordonnée  de 
haut  en  bas,  ni  extorquée  de  bas  en  haut,  ni  réalisée 
par  quelques  hommes  puissants,  si  les  esprits  en  [gêné- 


246  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

rai  n'ont  pas  conscience  de  leur  faute  et  ne  l'avouent 
pas,  et  s'ils  ne  sont  pas  prêts  à  tout  sacrifice.  C'est  très 
beau  et  très  louable  de  la  part  de  la  société  d'avouer  son 
impuissance  à  se  secourir  elle-même,  et  de  se  rendre 
compte  qu'il  lui  faut  l'infusion  de  l'esprit  d'en  haut,  si 
toutefois  elle  peut  encore  être  secourue.  Mais  pour  que 
celui-ci  puisse  agir  d'une  manière  efficace  elle  doit,  à 
l'exemple  des  Apôtres^  rentrer  en  elle-même  et  lui  pré- 
parer les  voies  par  la  prière  et  par  la  retraite.  Ou  il  faut 
-  nous  imposer  un  temps  de  prières  et  un  temps  de  péni- 

tence sérieuse,  ou  viendra  un  jour  d'expiation  qui  sera 
le  prélude  du  jugement  dernier. 
9.  __  Hé-  Mais,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  la  base  de  tout 
rie^ïïTS.  ceci  doit  être  posée  dans  la  famille.  Si  on  ne  réussit  pas 
à  inculquer  d'une  manière  générale  que  le  salut  de  la 
société  est  avant  tout  dans  la  guérison,  et  dans  la  sanc- 
tification de  la  famille,  il  est  inutile  de  perdre  un  mot 
sur  la  solution  de  la  question  sociale.  Or  la  famille  doit 
accomplir  sa  mission  de  salut  d'une  triple  manière.  Elle 
doit  d'abord  devenir  un  sanctuaire,  non  ce  sanctuaire 
imaginaire  dont  rêve  la  poésie  et  que  la  prose  trouve  s 
peu,  mais  un  sanctuaire  vraiment  surnaturel,  chrétien, 
religieux,  sanctifié  par  la  main  de  Dieu.  Elle  doit  deve- 
nir, disons-nous,  ce  sanctuaire  dont  nos  pères,  fidèles  à 
la  parole  de  l'Ecriture  Sainte  (1),  avaient  coutume  de 
dire:  «  Le  mariage  est  une  des  plus  élevées  des  sept 
choses  saintes  »  (2).  Tant  que  cette  conviction  ne 
régnera  pas  d'une  façon  générale,  aucun  renouvelle- 
ment de  la  famille  n'aura  lieu.  La  vie  domestique  tout 
entière  doit  montrer  à  quel  degré  la  vie  de  la  famille  est 
devenue  vivante  et  dominante.  Si  le  mariage  a  vérita- 
blement sa  valeur  comme  sacrement,  ou,  selon  l'expres- 
sion de  nos  ancêtres,  comme  chose  sainte,  il  doit  deve- 
nir une  école  de  piété  et  de  crainte  de  Dieu,  de  sacrifice 
et  de  culte  de  Dieu,   de  purification  et  de  perfectionne- 

(i)  Ephes.,  V,  32. 

(2)  Graf  und  Dietherr,  Deutsche  Rechtssprichw.  (4,  5),  139. 


MOYENS  DE  SALUT  MORAUX  247 

ment,  par  conséquent  de  sainteté.  Si,  en  réalité  il  est 
conclu  au  ciel,  il  doit  aussi  prouver  qu'il  provient  du 
ciel  et  qu'il  conduit  au  ciel.   On  s'étonnera  peut-être 
qu'ici,  dans  le  domaine  social,  nous  parlions  de  ces  cho- 
ses. Mais  c'est  justement  la  place  opportune.  Nous  ne 
parlons  pas  de  ce  ciel  du  mariage  après  lequel  les  peti- 
tes filles  en  robe  courte  et  les  enfants  dans  l'âge  ingrat 
soupirent  au  clair  de  la  lune,  pas  de  ce  ciel  avec  lequel 
des  romans  équivoques  excitent  la  sensualité.  Non!  nous 
parlons  du  ciel  d'où  Dieu  dicte  sa  loi  et  fait  couler  sa 
grâce,  pour  transformer  la  famille,  le  foyer,  la  terre  et 
le  monde  tout  entier  en  son  temple  et  en  son  royaume. 
Ce  royaume  de  Dieu  qui  doit  renouveler  la  terre  a  une 
de  ses  bases  principales  dans  le  mariage  et  dans  la  fa- 
mille. De  là,  il  doit  se  répandre  sur  la  société,  car  s'il 
ne  la  pénètre  pas,  elle  tombera  en  ruines.  C'est  pourquoi 
maison  et  famille  ont  une  si  grande  importance  pour  la 
solution  de  la  question  sociale.  Si  la  foi  et  la  fidélité,  la 
paix  et  la  pureté,  si  l'amour  et  le  sentiment  du  sacri- 
fice, si  le  courage  de  se  renoncer  doivent  de  nouveau 
dominer  sur  la  terre,  —  et  ils  le  doivent,  car  sans  cela,, 
il  ne  faut  espérer  aucune  amélioration,  —  tout  cela 
doit  partir  de  la  famille.  Mais  alors  la  famille  doit  deve- 
nir un  sanctuaire  domestique  consacré  à  Dieu,  un  sanc- 
tuaire qui  rende  tout  d'abord  ses  membres  individuels 
capables  d'accomplir  leur  destinée  vraie  et  entière,  par 
le  culte  divin    et  les  vertus  domestiques   pratiquées 
d'après  la  volonté  de  Dieu,  puis  s'efforcer  d'accomplir 
sa  tâche  dernière,  c'est-à-dire  de  réaliser  le  royaume  de 
Dieu  sur  terre  en  s'attachant  de  cœur  à  ce  qui  en  forme 
le  noyau  et  le  centre  ici-bas,  l'Eglise. 

Si  seulement  elle  devenait  un  sanctuaire,  elle  offrirait 
bientôt  aussi  le  second  aspect  qui  lui  fait  tant  défaut, 
ainsi  qu'à  la  société  tout  entière  :  la  vie  intérieure.  Cette 
absence  est  une  plaie  terrible  qui  ronge  toute  la  société. 
A  force  de  verser  constamment  dans  l'extériorité,  nous 
avons  tout  perdu  :  réfiexion,  domination  personnelle, 


248  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

modération,  calme,  économie,  temps,  nous-mêmes^ 
bref  tout  l'art  de  vivre.  Nous  faisons  tout,  mais  seule- 
ment à  l'extérieur,  en  apparence,  à  la  surface.  Rien  ne 
vient  plus  de  l'intérieur  et  plus  rien  n'y  pénètre  ;  nous 
n'avons  plus  de  provisions  ;  nous  n'avons  plus  rien  à  dé- 
penser, car  nous  ne  faisons  pas  de  recettes  ;  nous  n'em- 
magasinons rien  ;  nous  vivons  au  jour  le  jour,  du  matin 
au  soir.  Pourvu  que  les  choses  aillent  encore  aujour- 
d'hui, voilà  toute  notre  conduite  morale  et  économique. 
Est-ce  un  tel  système  qui  a  abaissé  notre  vie  de  famille 
au  point  où  elle  en  est  ?  Est-ce  la  dissolution  de  la  fa- 
mille qui  est  la  cause  de  cette  misère  ?  C'est  difficile  à 
dire.  Ce  qui  est  sur,  c'est  que  la  famille  est  dans  un 
état  lamentable, et  que  c'est  ici  avant  tout  que  doit  avoir 
lieu  l'améhoration.  Le  souci  de  la  famille  est  presque  le 
dernier  que  nous  ayons.  Nous  nous  occupons  d'abord 
de  la  société,  non  pas  de  cette  société  dont  la  famille 
forme  la  base,  mais  de  ces  sociétés  qui  sont  sa  ruine  ; 
puis  vient  la  politique,  et  en  dernier  lieu  la  famille.  La 
juste  punition  qui  en  résulte  est  que  ce  n'est  pas  la  so- 
ciété qui  fleurit  par  la  famille,  mais  qu'avec  la  famille, 
la  société  s'enfonce  de  plus  en  plus  au  point  de  vue 
économique  et  moral.  11  est  difficile  de  concevoir  com- 
ment nos  historiens  de  la  civilisation  ont  eu  le  courage 
d'accuser  les  anciens  grecs  d'avoir  négligé  la  famille. 

Quelque  mauvaise  que  fut  leur  situation  sous  ce  rap- 
port, elle  ne  pouvait  être  plus  triste  qu'elle  est  chez 
nous  sous  beaucoup  de  faces.  Ici,  nous  faisons  abstrac- 
tion complète  des  excroissances  les  plus  hideuses  que 
l'Amérique  du  Nord  en  particulier  ait  produites,  les 
systèmes  du  «  mariage  libre  »,  de  «  l'amour  libre  »,  de 
la  «  pantogamie  »,  de  la  a  liberté  des  inclinations  », 
des  ((  sociétés  anti-conjugales  »,  des  «  phalanstères  d'a- 
mour libre  »  (i).  Mais  là  aussi  où  la  famille  du  moins 
existe  encore  de  nom,  la  maison  souvent  n'est  pas  au- 

(1)  Jannet,  Les  Etats-Unis,  204  sq.,  371. 


MOYENS    DE    SALUT    MORAUX  249 

tre  chose  qu'une  hutte  de  refuge  contre  la  nuit  et  le 
mauvais  temps^  ou  un  rendez-vous  public  pour  des 
cancans  et  des  plaisirs.  Le  boarding-house  américain 
où  douze,  quinze  familles  vivent  ensemble  (1)  dans  des 
salons,  des  salles  à  manger,  des  lieux  de  récréation 
communs  en  est  l'expression  la  plus  exacte. 

C'est  pourquoi  notremot  d'ordredoitdevenir  :  Arrière 
l'extériorité  !  Entrons  dans  l'intérieur,  dans  la  maison  ; 
apprenons  de  nos  pères  la  manière  de  vivre.  Ils  avaient 
coutume  de  dire  avec  leur  bonne  humeur  délicieuse  :  La 
vie  d'escargot  est  la  meilleure  (2),  et  ils  avaient  raison. 
Avec  notre  vie  de  souris,  en  nous  ingérant  dans  tout  ce 
qui  ne  nous  appartient  pas  ;  avec  notre  vie  de  grenouille, 
dans  le  coassement  des  clubs,  des  hôtels,  des  lieux  de 
plaisir  ;  avec  notre  vie  d'oiseaux  de  passage  sur  les  che- 
mins de  fer,  et  notre  vie  de  moineaux  à  travers  les  rues, 
nous  ne  savons  où  nous  allons.  Les  anciens  ont  fait 
avancer  leur  modeste  maison  en  silence  et  avec  lenteur, 
mais  avec  une  constance  inébranlable,  et  ils  sont  arri- 
vés à  quelque  chose.  Oui,  la  vie  d'escargot  est  la  meil- 
leure. Quand  une  fois  quelqu'un  a  commencé  d'aimer 
sa  modeste  maison,  la  prospérité  vient  on  ne  sait  com- 
ment. Pour  cela,  on  n'a  pas  besoin  d'une  instruction 
extraordinaire  ni  d'une  science  gigantesque  ;  une  vie 
solide,  modeste,  va  plus  loin.  Nos  pères  n'ont  pas  fait 
beaucoup  de  bruit,  mais  ils  avaient  quelque  chose  dans 
[leurs  coffres  et  dans  leurs  armoires,  car  ils  vivaient  d'a- 
près le  petit  proverbe  qu'il  faut  quatre  deniers  pour 
[faire  marcher  le  ménage,  un  qui  soit  en  réserve,  un 
pour  vivre,  un  pour  la  dignité  et  un  pour  se  défen- 
dre (3).  Avec  ces  courtes  maximes,  ils  ont  établi  un 
système  d'économie  politique,  tel  qu'on  n'en  trouve 
plus  aujourd'hui  dans  maint  gros  livre. 

Nous  ne  croyons  donc  pas  que  la  question  sociale  soit 

(1)  Ihid.,  216. 

(2)  Sailer,  Weisheit  auf  dcv  Gasse{G.  W.  1810,  XX,  1,87). 

(3)  Ibid,,  XX,  I,  123. 


250  LA    SOCIÉTÉ  CIVILE 

si  difficile  à  résoudre.  Si  Dieu  a  donné  les  lois  sociales 
pour  les  hommes,  et  s'il  a  créé  les  hommes  pour  la  si- 
tuation sociale,  il  doit  avoir  disposé  les  choses  de  la 
sorte  que  ceux-ci  puissent  fonder  une  société  organisée 
d'une  manière  humaine  ,  tolérable  ,  sans  qu'on  soit 
obligé  d'être  dans  des  perplexités  continuelles  à  ce  su- 
jet. NousIq  répétons  encore  une  fois  ;  il  s'agit  ici  de  la 
vie,  et  celle-ci  doit  être  apprise  dans  la  famille.  C'est 
seulement  si  nous  arrivons  à  vivre  dans  son  sein,  com- 
r  me  nous  le  devons,  que  nous  pouvons  vivre  dans  la  so- 
ciété et  pour  la  société.  Mais  ce  qui  nous  rend  si  amère 
cette  vie  de  famille,  c'est  notre  aversion  pour  la  limita- 
tion personnelle  ,  l'obéissance  et  l'esprit  de  commu- 
nauté. Les  difficultés  qui  viennent  de  ce  côté  montrent 
combien  une  vie  de  famille  est  nécessaire  en  première 
ligne  pour  le  rétablissement  de  la  société.  Comme  nous 
l'avons  déjà  dit  autrefois,  la  maladie  de  la  situation 
sociale,  c'est  l'égoïsme.  De  lui  provient  la  fuite  de  l'or- 
dre, de  la  discipline,  de  la  soumission,  la  destruction 
de  la  solidarité,  le  dégoût  de  tout  ce  qui  nous  impose 
des  sacrifices,  du  renoncement,  des  limites  à  nos  capri- 
ces, à  nos  efforts  pour  étendre  notre  puissance  et  notre 
possession.  Que  plus  tard,  sous  le  poids  de  la  vie,  par 
le  contact  avec  des  étrangers,  on  n'apprenne  pas  facile- 
ment à  triompher  de  ces  défauts,  c'est  certain.  Ce  n'est 
que  par  une  discipline  sévère  imposée  à  la  jeunesse, 
par  le  sacrifice  et  le  renoncement,  que  les  égards  de  la 
famille  imposent  dans  l'âge  mûr,  que  ces  dangers  peu- 
vent être  vaincus.  Ah  !  si  nous  avions  le  véritable  esprit 
de  famille,  cet  esprit  d'opiniâtreté,  d'égoïsme,  d'amol- 
lissement, cette  crainte  de  se  vaincre  soi-même,  dont  le 
monde  est  atteint  maintenant,  et  qui  le  fait  craquer  de 
toutes  parts,  feraient  bientôt  place  à  une  vie  plus  saine. 
do.-chan-  Pour  y  arriver,  il  faut  une  réforme  dans  l'éducation 
fèSr^'^d'fns-  toï^ît  entière,  même  dans  celle  de  Tesprit.  Nous  l'avons 
système ^d'é-  déjà  fait  rcssortir  autrefois  (1)  ;  mais  sous  l'impression 

ducalion. 

(1)  VI  vol.,  conf.  XIV,  17. 


MOYENS    DE    SALUT    iMORAUX  251 

des  recherches  que  nous  venons  de  faire,  nous  ne  pou- 
vons qu'insister  davantage  et  répéter  que  les  grandes 
plaies  sociales  du  temps  ont  surtout  leur  cause  dans 
l'instruction  à  rebours  qu'on  donne  à  l'intelligence,  et 
dans  la  négligence  qu'on  apporte  dans  la  culture  de  la 
volonté,  du  caractère  et  du  cœur  chez  la  jeunesse.  S'il 
nous  est  permis  d'espérer  qu'un  jour  on  arrivera  à  un 
changement  complet  sous  ce  rapport,  nous  ne  renonçons 
pas  à  l'espoir  de  voir  des  jours  meilleurs.  Mais  si  la  gé- 
nération qui  grandit  n'est  plus  habituée  à  se  dominer 
et  à  se  vaincre  elle-même,  à  mettre  la  solidité  du  carac- 
tère, le  sacrifice  et  l'accomplissement  fidèle  du  devoir 
au-dessus  de  la  savantasserie  et  de  l'indiscipline  pré- 
somptueuse, il  nous  faut  donner  raison  à  ceux  qui  con- 
sidèrent la  possibilité  du  salut  comme  une  chimère.  Et 
ici,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  d'adresser  les  re- 
proches les  plus  amers  à  tous  ceux  entre  les  mains  de 
qui  se  trouve  l'éducation  de  notre  génération,  non  pas 
au  nom  de  la  pédagogie,  non  pas  au  nom  de  la  religion, 
mais  au  nom  de  la  situation  sociale. 

De  qui  doit-on  attendre  qu'il  sache  dans  quel  temps 
il  vit^  et  pourquoi  il  déploie  son  activité,  sinon  de  l'édu- 
cateur du  peuple?  Et  qui  s'en  doute  moins  que  cette 
classe  d'hommes,  qui  commence  au  maître  d'école  et 
va  jusqu'au  professeur  d'université?  Ne  sont-ils  pas 
tous,  à  peu  d'exceptions  près,  de  vrais  habitants  de  Nua- 
geville  ?  Dans  le  souci  où  ils  sont  de  savoir  si  Junon  don- 
nait des  soufflets  à  Jupiter  avec  sa  pantoufle  ou  avec  sa 
main,  ou  si  madame  Willemer  Gœthe  avait  envoyé  ses 
artichauts  le  25  ou  le  26  octobre,  ils  oublient  complète- 
ment dans  quel  siècle  ils  vivent.  Quand  ils  ont  réussi  à 
se  faire  réciter  par  l'écolier  les  éléments  chimiques  de 
l'eau,  et  par  le  candidat  les  trente-trois  significations  de 
upoi,  leur  cœur  se  soulève  de  joie  ;  mais  ce  que  les  élèves 
font  ensemble  sous  les  bancs,  ce  qu'ils  s'apprennent  les 
uns  les  autres  sous  les  fenêtres  de  l'école  ;  mais  l'esprit 
d'incrédulité,  de  mauvaise  humeur,  d'orgueil  dont  la 


252  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

jeunesse  s'imprègne  et  en  face  duquel  ni  le  divin  ni  l'hu- 
main ne  sont  en  sécurité  ;  mais  les  maux  que  la  généra- 
tion qui  grandit  sous  leurs  yeux  et  entre  leurs  mains, 
développe  en  elle  chaque  jour  d'une  manière  effrayante, 
et  qui  rendent  la  société  si  dangereuse,  tout  cela  ne  les 
inquiète  pas.  Nous  regrettons  d'être  obligés  d'accuser 
une  classe  tout  entière,  et  nous  ne  nous  permettrions 
cela  pour  aucun  autre  motif,  pas  même  si  nous  parlions 
au  point  de  vue  de  la  religion,  traitée  pourtant  avec  tant 
d'injustice.  Mais  quand  les  besoins  sont  si  grands,  quand 
le  péril  frappe  à  la  porte  à  coups  redoublés,  quand  l'ap- 
pel au  secours,  adressé  à  tous  ceux  qui  sont  en  état  de 
pouvoir  penser  et  sentir,  retentit  d'une  manière  si  pres- 
sante qu'aujourd'hui  dans  la  question  sociale,  il  faut 
parler  sérieusement,  dès  que  cette  classe  qui  a  l'avenir 
entre  ses  mains  fait  comme  si  elle  était  sourde  et  aveu- 
gle. C'est  une  parole  bien  dure  que  celle  que  nous  allons 
prononcer,  mais  nous  la  disons  quand  même.  Si  au- 
jourd'hui tout  s'effondre,  la  culpabilité  en  retombe  avant 
tout  sur  la  sagesse  d'école  moderne  et  sur  l'éducation 
libérale  d'aujourd'hui. 

Ceci,  nous  le  disons  particulièrement  de  l'éducation 
femme.  dcs  jcuncs  fllles.  Car  c'est  ici  que  le  mal  a  peut-être 
porté  ses  plus  grands  ravages,  le  plus  détruit,  menacé 
le  plus  gravement  les  racines  naturelles  de  la  vie  sociale. 
C'est  une  grande  plaie  que  la  femme  soit  arrachée  à  sa 
situation  naturelle,  et  jetée  dans  la  vie  publique,  où,  par 
la  force  des  choses,  elle  ne  peut  jouer  qu'un  rôle  contre 
nature  et  pernicieux.  Qu'en  agissant  ainsi  elle  doive  elle- 
même  dégénérer,  cela  se  comprend  facilement.  Ce  mal 
ne  serait  cependant  pas  le  plus  grand.  Mais  ce  qui  est 
presque  irréparable,  c'est  que  la  société  dégénère  inévi- 
tablement, et  est  même  déjà  empoisonnée  dans  ses 
commencements,  aussitôt  que  la  femme  a  perdu  la  place 
qui  lui  convient.  Peut-on  supposer  quelqu'un  qui  ne 
voie  pas  cela?  Si  ces  vues  si  pernicieuses  sur  la  vocation 
de  la  femme  sont  maintenant  colportées  partout  par  To- 


11.  —  For 
mation  de  la 


MOYENS  DE  SALUT  MORAUX  253 

pinionpublique,etsontcultivées  systématiquement,  nous 
sommes  presque  autorisés  à  croire  qu'il  y  a  en  cela  non 
seulement  aveuglement  mais  calcul.  Car  môme  les  peu- 
ples les  plus  grossiers  sentaient  que  les  vertus  domesti- 
ques de  la  femme  forment  toute  son  importance  pour  la 
vie  publique  (1).  L'obligation  des  peuples  qui  veulent 
passer  pour  des  peuples  civilisés,  est  de  bien  se  rendre 
compte  que  la  femme  n'a  point  d'autre  tâche  sociale  que 
le  soin  de  la  maison. 

Que  celui  qui  voit  dans  ce  principe  un  abaissement  de 
l'importance  sociale  de  la  femme,  se  taise  lorsqu'on 
parle  de  la  question  sociale.  Nous  parlons  de  la  tâche 
sociale  de  la  femme,  et  non  des  moyens  par  lesquels  sa 
situation  économique  peut  être  améliorée.  S'il  s'agit 
de  ces  derniers,  nous  nous  joignons  de  tout  cœur  à 
ceux  qui  veulent  y  remédier.  Nous  croyons  même  que 
notre  génération,  pensant  que  la  femme  est  ici-bas  pour 
pâtir  et  se  taire,  fait  preuve  de  trop  peu  d'intelligence 
pour  la  situation  véritablement  triste  de  la  femme  dans 
la  société  actuelle.  Mais  contre  qui  l'industrialisme  mo- 
derne a-t-il  plus  péché  que  contre  la  femme  ?  Nous  ne 
parlons  pas  ici  de  l'abaissement  révoltant  de  la  femme 
comme  ouvrière  dans  les  fabriques  et  dans  les  mines. 
11  suffit  déjà  que,  par  la  fabrique,  des  centaines  de  tra- 
;  vaux,  dont  la  femme  vivait  autrefois  lui  soient  enlevés. 
Ceux  qui  lui  sont  restés  devraient  être  d'autant  mieux 
payés.  Mais  au  contraire,  on  lui  a  restreint  son  salaire 
d'une  manière  dérisoire.  Nous  ne  pouvons  comprendre 
comment  en  face  de  cela  les  ouvriers  ont  le  courage  de 
dire  qu'on  leur  donne  des  salaires  pour  les  empêcher  de 
mourir  de  faim.  Non  !  parmi  eux,  c'est  à  la  femme  que 
revient  la  gloire  de  soufTrir  patiemment.  Souvent  le  sa- 
laire qu'elle  reçoit  pour  des  travaux  sans  fin,  ne  peut 
pas  être  appelé  un  salaire  qui  empêche  de  mourir  de 
taim,  mais  un  salaire  qui  fait  mourir,  et  ce  qui  est  cn- 

,(1)  Kiehl,  Die  Famille,  89 


254  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

core  pis,  un  salaire  qui  fait  devenir  phtisique.  11  faut 
remédier  à  cette  situation. 

Mais  le  remède  doit  être  tel  que  la  femme  ne  soit  pas 
enlevée  à  la  maison.  L'ordre  de  la  maison  est  la  tache 
première,  fondamentale  et  indispensable  pour  le  tra- 
vail social.  Dans  ce  travail,  la  femme  n'a  pas  seulement 
la  première  et  la  plus  grande  part,  mais  elle  ne  peut 
être  remplacée.  Parce  que  l'homme  a  d'autres  tâches 
plus  bruyantes,  plus  éclatantes,  et  en  apparence  plus 
honorables,  il  n'est  pas  plus  élevé  en  valeur  morale  ni 
en  valeur  sociale.  Nous  disons  catégoriquement  que 
dans  la  société,  il  n'y  a  ni  rang  ni  valeur.  Celui-là  seul 
est  sans  valeur  qui  n'est  pas  à  sa  place  ;  mais  celui  qui 
remplit  sa  tâche,  grande  ou  petite,  qu'il  soit  honoré  ou 
qu'il  passe  inaperçu,  a  de  la  valeur  devant  Dieu  et  de- 
vant la  société  comme  partie  du  tout  et  comme  cause 
coopératrice  à  l'activité  prospère  de  toutes  les  parties. 
Le  mécanisme  politique  et  nombre  de  branches  du  tra- 
vail social  peuvent  rapporter  plus  d'honneur  à  l'homme 
auprès  de  ceux  qui  jugent  seulement  d'après  les  appa- 
rences extérieures  ;  mais  celui  qui  est  capable  de  réflé- 
chir avouera  que  l'activité  sociale  de  la  femme  est  plus 
utile,  plus  nécessaire,  plus  honorable  que  la  plus  grande 
partie  des  affaires  qui  lui  rapportent  gloire  et  honneur. 
Supprimons  celles-ci  par  centaines,  la  société  existera 
toujours  vivante  ;  mais  si  la  maison  et  la  famille  sont 
renversées,  c'en  est  fait  de  la  société  ;  or,  nous  le  ré- 
pétons encore,  la  maison  est  entre  les  mains  de  la  fem- 
me. Puisse-t-elle  toujours  répondre  ce  petit  proverbe  à 
toutes  les  tentations  de  s'immiscer  dans  d'autres  sphè- 
res d'activité  qui  lui  sont  étrangères  : 

«  Les  femmes  qui  bâtissent  la  maison,  » 

((  Sont   celles   qui  y  restent,    et  non  celles  qui  sont  toujours 

[dehors  ». 

Bien  appliqué,  ce  principe  seul  suffirait  à  sauvegar- 
der sa  dignité  et  la  société  en  même  temps.  Car  en  bâ- 
tissant la  maison,  il  édifie  la  société.  Tandis  quel'hom- 


MOYENS    DE    SALUT    MORAUX  255 

me  doit  sortir  chaque  jour  pour  de  nouveaux  moyeos 
d'acquisitions,  pour  compter  avec  de  nouvelles  situa- 
tions, pour  se  mettre  en  rapport  avec  des  vues  et  des 
personnes  nouvelles,  la  femme  est  à  la  maison  la  aar- 
dienne  des  mœurs,  et  des  principes  moraux  et  relii^ieux 
qui  en  définitive  domineront  la  vie  publique  fout  en- 
tière. Si  au  contraire,  elle  commence  à  se  perdre  dans 
les  choses  extérieures,  et  à  manquer  de  conservatisme, 
la  société  perd  son  point  d'appui  et  court  à  sa  ruine. 
C'est  pourquoi  la  solution  de  la  question  sociale  dépend 
à  un  haut  degré  de  l'éducation  solide  de  la  femme.  La 
formation  à  rebours  des  jeunes  filles,  passée  mainte- 
nant à  la  mode,  est  sans  aucun  doute  une  des  causes 
principales  de  notre  misère. 

Il  n'est  pas  besoin  de  preuves  pour  comprendre  que 
ce  ne  peut  être  une  bénédiction  ni  pour  la  famille,  ni 
pour  la  société,  si  une  éducation  superficielle  élève  des 
jeunes  filles  présomptueuses,  entêtées,  volages,  des 
jeunes  filles  au  cœur  de  qui  on  enlève  à  bonne  heure  la 
délicatesse  virginale,  des  jeunes  filles  qui  n'ont  jamais 
la  bouche  fermée,  sans  modestie,  et  curieuses  de  con- 
naître tous  les  dangers  qui  les  menacent.  Comment  ces 
demi-savantes  heureuses  de  savoir  écrire,  ces  femmes- 
hommes  passées  maîtres  en  exercices  de  natation  et  de 
gymnastique,  estimeront-elles  les  vertus  sociales  par 
lesquelles  la  femme  accomplit  de  si  grandes  choses? 
le  goût  pour  l'intérieur, l'amour  du  travail,  l'économie, 
et  avant  tout  l'amour  des  petites  choses  qui  forment  sa 
plus  grande  valeur  ?  Où  trouverons-nous  encore  des 
femmes  qui  aient  du  sens  et  de  l'intelligence  pour  tout 
cela  ?  Si  des  jeunes  filles  à  l'imagination  enthousiaste 
jugent  volontiers  d'après  ce  qui  brille,  personne  ne  peut 
leur  en  vouloir  ;  mais  que  des  parents,  là  où  ils  ont  le 
choix,  envoient  leurs  enfants  à  des  espèces  d'abattoirs 
dont  l'enseignement  tue  le  cœur,  plutôt  qu'à  l'école  de 
personnes  sensées  ;  qu'ils  obligent  môme  ces  établisse- 
ments qui  eussent  encore  pu  élever  les  gens  pour  les  ren- 


256  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

dre  capables  de  quelque  utilité  dans  la  vie,  les  écoles 
congréganistes,  à  s'unir  à  l'engouement  général  pour  la 
savantasserie  et  la  virtuosité  de  mauvais  aloi,  cela  mon- 
tre que  nous  avons  complètement  perdu  l'idée  de  notre 
tâche  pour  la  vie  pratique  sociale. 

Au  moyen  âge,  une  des  principales  qualités  qu'on 
exigeait  d'une  jeune  fille  honnête,  était  de  savoir  filer 
un  fil  fin,  dans  lequel  il  n'y  eut  rien  à  reprendre.  Le  pré- 
sent le  plus  convenable  pour  une  femme  était  une  que- 
nouille et  une  boîte  à  aiguilles.  Sur  son  tombeau,  on 
gravait  des  ciseaux  (1).  Mais  on  ne  négligeait  pas  non 
plus  la  formation  intellectuelle.  Au  moyen  âge,  les  fem- 
mes étaient  souvent  supérieures  aux  hommes  dans  la 
connaissance  des  langues,  dans  l'art  d'écrire,  de  dessi- 
ner et  dans  d'autres  beaux  arts  (2).  Cependant  tout  cela 
était  regardé  comme  des  moyens  relativement  à  la  fin. 
Or,  la  fin  pour  laquelle  on  les  élevait  était  la  vie  et  la 
vie  dans  la  maison,  malgré  tous  les  chants  mélodieux  et 
les  roucoulements  des  poètes. 

Si,  d'après  l'antique  manière  de  concevoir  les  choses, 
nous  voulons  dire  en  quoi  consiste  la  tâche  principale 
de  la  femme  dans  la  vie,  et  comment  on  doit  s'efforcer 
d'élever  les  jeunes  filles  dès  leur  bas  âge,  nous  pouvons 
le  faire  en  deux  paroles  très  courtes  :  travail  et  écono- 
mie. De  là  le  précieux  principe  pédagogique  qui  peut 
nous  remplacer  cent  gros  volumes  sur  l'éducation  de  la 
femme:  «  Les  jeunes  filles  doivent  sauter  trois  haies 
pour  ramasser  une  plume  »  (3).  Sauter  trois  haies  à 
cause  d'une  plume,  dira-t-on  ?  Oui,  non  pas  à  cause 
d'une  plume  avec  laquelle  on  écrit  des  romans,  mais 
d'une  plume  avec  laquelle  on  fait  un  lit  (4).  Voilà  la 
véritable  gymnastique  qui  convient  aux  demoiselles. 

(1)  Schultz,  Das  hœfische  Leben  zur  Zeit  der  Minnesœnger ,  1, 149  sq. 

(2)  Weinhold,  Die  deutschen  Frauen  (2)  t,  121  sq.  Schultz,  ibid.,  I, 
125,  149.  —  Lecoy  de  la  Marche,  La  société  au  XIIP  siècle,  189  sq. 

(3)  Kœrte,  Sprichw.   der  Deutschen  (2),   5030.  Diffère  un  peu  dans 
Wander,  Sprichiuœrterlexikon,  111,  310  iVr  34. 

(4)  Kœrte,  Ibid.,  1638.  * 


MOYENS    DE    SALUT   MORAUX  257 

Nous  approuverions  aussi  tous  les  jeunes  gens  qui 
feraient  le  serment  de  ne  pas  épouser  une  jeune  fille, 
tant  que  celle-ci  n'aurait  pas  terminé  avec  distinction 
ce  cours  de  gymnastique.  Tout  est  là.  Depuis  qu^avec 
tous  leurs  exercices  physiques,  nos  jeunes  filles  sont 
devenues  si  molles  et  si  grimacières  ;  depuis  que  par 
suite  d'avoir  tant  étudié,  elles  sont  devenues  si  savan- 
tes, qu'elles  se  sauveraient  si  on  leur  versait  un  tonneau 
de  plumes  sur  la  tête,  les  maris  et  les  enfants  sont  sou- 
vent très  mal  couchés.  Parce  qu'on  ne  leur  a  pas  ensei- 
gné assez  tôt  à  faire  leur  bonheur,  elles  sont  toute  leur 
vie  en  pèlerinage  pour  le  chercher,  sans  pouvoir  le  trou- 
ver. Quel  malheur  que  les  ménagements  et  les  soins 
dont  on  entoure  les  enfants  aident  seulement  à  chercher 
le  bonheur,  au  lieu  de  le  produire  !  Ah  1  nos  pères  et 
nos  mères  étaient  plus  prudents,  en  nous  gâtant  moins 
et  en  nous  astreignant  au  travail  sans  consulter  nos 
goûts.  Ils  pensaient  que  si  nous  apprenions  quelque 
chose  de  sérieux,  nous  verrions  plus  tard  par  expérience 
que  s'ils  nous  y  avaient  contraints,  c'était  pour  notre 
plus  grand  bien.  Dans  ce  temps  là  on  disait:  «  Quand 
le  travail  garde  la  maison,  la  pauvreté  n'y  entre  pas.' 
L'art  cherche  du  pain  et  en  trouve.  C'est  ainsi  qu'on 
enseignait  autrefois  à  faire  le  bonheur.  Et  lorsque  les 
enfants  demandaient  comment  conserver  ce  qui  existait, 
on  leur  disait:  Économiser  c'est  gagner;  bien  économisé 
est  un  bien  acquis  (1). 

On  enseignait  cela  particulièrement  dans  l'éducation 
féminine.  L'homme  apporte  à  la  maison,  la  femme  con- 
serve et  augmente  ce  qu'on  y  apporte.  Ce  que  la  femme 
économise  est  tout  aussi  bon  que  ce  que  l'homme  ga- 
gne (2).  Mais  si  elle  n'a  pas  appris  cet  art,  et  il  est  diffi- 
cile à  apprendre  à  un  certain  âge,  la  femme  emporte 
hors  de  la  maison  dans  son  tablier,  plus  que  l'homme 
n'y  amène  sur  une  voiture.  Nous  nous  plaignons  ton- 


i 


(1)  Kœrte,  Sprichiv.  der  DeutscheUy  7009,  7014. 

(2)  Ihld.,  1839.  Wander,  Sprichwœrterlexikon,  IV,  Go8,  n"  H. 


258  LA.    SOCIÉTÉ    CIVILE 

jours  que  les  temps  sont  mauvais,  et  certes  ils  sont  durs; 
mais  nos  pères  n'ont  pas  vécu  non  plus  dans  une  situa- 
tion paradisiaque,  et  ils  ont  traversé  la  vie  honnêtement  ; 
ils  nous  ont  même  laissé  après  leur  mort  quelque  chose 
qui  n'était  pas  à  dédaigner.  Que  nous  ayons  perdu  ces 
biens  dont  nous  avons  hérité,  que  nous  n'ayons  rien 
gagné  nous-mêmes,  et  que  nous  ayons  consommé  déjà 
d'avance  ce  qui  devait  appartenir  à  nos  petits-fîls,  per- 
sonne ne  nous  fera  croire  que  c'est  le  temps  qui  en  est 
cause.  Essayons  seulement  de  mettre  de  nouveau  sé- 
rieusement en  pratique  les  deux  moyens  par  lesquels 
nos  ancêtres  se  sont  tirés  d'affaire  avec  d'autant  plus  de 
difficultés  que  les  temps  étaient  plus  mauvais,  et  ensei- 
gnons-les à  nos  enfants  dès  leur  bas-âge,  surtout  à  nos 
jeunes  filles.  Alors,  aujourd'hui  encore,  sans  aucun 
doute,  malgré  toutes  les  mauvaises  situations,  le  pro- 
verbe remarquable  apparaîtra  dans  toute  sa  vérité  : 

«  Travail  et  économie  sont  les  deux  moyens,  » 
«  Qui  vous  rendent  le  plus  sûrement  riches.  » 

42. -Per-       Lcs  tcmps  dcvicndront-ils  meilleurs?  11  est  difficile 
nir.  de  le  prophétiser  quand  on  n'est  pas  prophète.  La  ques- 

tion se  pose  déjà  depuis  longtemps  pour  quiconque  re- 
garde dans  la  réalité.  11  y  a  déjà  quelques  dizaines  d'an- 
nées qu'un  poète,  qui  n'appartient  pas  au  Christianisme, 
y  a  donné  une  réponse  que  nous  rappelons  à  notre  temps 
pour  son  salut  : 

«  Depuis  longtemps  on  a  semé  du  vent, 

«  Pour  récolter  des  tempêtes. 

((  Pourtant,  il  n'est  pas  encore  trop  tard 

«  De  frayer  la  voie  au  salut  futur. 

«  Sans  doute  les  eaux  sont  amassées, 

«  Le  déluge  apparaît;  il  viendra. 

a  Cependant,  il  y  a  encore  un  moyen  :  construire  l'arche 

«  Qui  sauvera  Noé  et  les  siens  (2)  ». 

L'arche  qui  seule  peut  nous  sauver,  nous  la  connais- 
sons, ce  sont  les  anciens  et  éternels  principes  du  droit 

(1)  Kœrte,  loc.  cit.,  1838. 

(2)  Jordan,  Demiurg,  III,  177  sq. 


MOYENS    DE    SALUT    MORAUX  259 

et  de  la  morale.  Mais  pour  les  assembler,  pour  qu'ils 
protègent  contre  le  déluge,  il  faut  les  tailler  exactement 
d'après  le  commandement  de  Dieu,  et  en  former  un  tout. 
Le  déchaînement  des  vents  et  de  la  tempête  est  très 
grand  maintenant  ;  mais  comme  c'est  à  prévoir,  il  de- 
viendra plus  violent  encore.  Pour  y  résister,  il  faut  que 
les  jointures  soient  ajustées  solidement. 


VINGT-QUATRIÈME  CONFERENCE 

MOYENS    DE    SALUT   JURIDIQUES    ET    SOCIAUX. 

1.  Toutes  les  tentatives  de  secours  doivent  être  basées  sur  la  morale 
et  la  religion.  — 2.  Intervention  de  Tétat  contre  l'économie  d'ar- 
gent et  la  liberté  de  l'usure  pour  réglementer  le  crédit.  —  3.  Lé- 
gislation sociale  et  limitation  de  l'état  dans  l'intérêt  de  la  question 
sociale.  —  4.  Les  bases  inébranlables  de  l'organisation  de  la  so- 
ciété. —  5.  Maintien  de  la  classe  agricole  et  de  la  noblesse.  —  6. 
Situation  plus  sûre  pour  les  différentes  professions.  —  7.  Situa- 
tion plus  sûre  pour  les  valeurs.  Crédit  et  possession.  —  8.  Salut 
de  la  situation  politique,  et  —  9.  De  la  morale  publique,  en  les 
harmonisant  avec  l'organisation  naturelle  à  la  société.  —  10.  Or- 
ganisation des  différentes  classes.  —  41.  Souci  qu'on  doit  avoir 
de  la  propriété  foncière.  —  12.  Soins  qu'on  doit  prendre  pour  as- 
surer la  petite  propriété. —  13.  Rétablissement  de  classes  solide- 
ment organisées.  —  14.  Limitation  des  libertés  démesurées.  ~ 
13.  Qui  doit  travailler  à  ce  programme  ?  —  16.  Résumé  de  la  solu- 
tion. 

1. -Toutes       Quiind  nous  avons  osé  aborder  pour  la  première  fois 

les  tentatives    i  «•  •  i  '    '         ">  ' i    ' l     \^ 

iiesecours     les  queslions  qui  nous  occupent  ici,  c  était  d  un  cœur 

doivent    être    r^  r    > .        .       ,  j  •j.iii  i 

hasées  sur  la  hesiiant  61  avcc  dcs  maïus  tremblantes,  que  nous  cher- 
religion.  cbioRs  daus  la  demi-obscurilé,  un  chemin  à  travers  des 
broussailles  presque  impraticables,  craignant  à  chaque 
pas  de  nous  égratigner  aux  épines,  ou  de  trouver  la 
mort  en  marchant  sur  une  vipère  cachée.  Comme  tout 
cela  a  changé  depuis  dix  ans!  Ce  qui,  à  cette  époque, 
était  une  lande  sauvage  est  devenu  aujourd'hui  une 
grande  roule  ouverte.  Ceux  qui  jadis  nous  accusaient 
de  témérité  sont  maintenant  disposés  à  nous  reprocher 
d'être  restés  en  arrière  du  mouvement.  Les  vues  qui 
autrefois  nous  semblaient  presque  trop  hardies  sont 
maintenant  sur  toutes  les  lèvres. 

En  jetant  un  coup  d'œil  sur  cet  état  de  choses,  nous 
pouvons  donc  entreprendre  avec  assurance  la  tâche  que 
nous  avons  encore  devant  nous,  quelque  nombreuses 
que  soient  les  difficultés  qu'elle  présente.  Sans  doute,. 


MOYENS    DE    SALUT   JURIDIQUES    ET    SOCIAUX         261 

iln-est  pas  possible  de  discuter  en  détail  toutes  les  me- 
sures juridiques  et  sociales  qui  paraissent  nécessaires 
pour  la  solution  de  la  question  sociale,  car  cet  ouvrage 
dépasserait  toutes  limites  permises  (1).  Mais  ce  que 
nous  exposons,  nous  pouvons  l'exprimer  avec  la  convic- 
tion que  la  nécessité  de  prendre  des  mesures  publiques 
sérieuses  gagne  chaque  jour  du  terrain.  Les  temps  sont 
irrévocablement  passés,  où  le  libéralisme,  cet  émule  du 
bouddhisme  en  fait  d'idées,  remplissait  le  monde  de  sa 
chanson  monotone  :  «  Laissez  tous  les  chemins  libres  ». 
La  question  sociale  est  de  sa  nature  une  question 
morale  ;  et  parce  qu'elle  est  cela,  elle  est  une  question 
de  la  vie  commune,  de  la  vie  juridique,  de  la  vie  sociale, 
et  de  la  vie  d'état.  Et  parce  qu'elle  est  tout  cela,  elle 
a  besoin  pour  sa  réglementation  d'un  concours  exté- 
rieur auxiliaire  et  dirigeant,  non  seulement  sur  tel  ou 
tel  point  inévitable,  mais  de  tous  les  côtés.  Il  n'est  pas 
de  domaine  de  la  pensée  et  de  l'action  humaine  qui  ne 
soit  atteint  par  elle,  et  qui  n'exerce  une  influence  plus 
ou  moins  grande  sur  son  enchevêtrement  ou  sur  sa  so- 
lution. C'est  pourquoi  il  suffit  de  prononcer  le  mot  de 
question  sociale,  pour  donner  la  réponse  à  cette  sagesse 
bizarre  qui  s'imagine  voir  à  l'instant  la  plus  grande 
splendeur  régner  dans  le  mondé,  pourvu  qu'on  sépare 
aussi  complètement  que  possible  l'économie  politique, 
la  politique,  le  droit  et  l'instruction  de  la  morale  et  de 
la  religion.  On  croyait  pouvoir  ainsi  faire  comprendre 
les  questions  de  détail  delà  vie  humaine  à  l'intelligence 
la  plus  faible  et  les  résoudre  si  simplement^  qu'on  ver- 
rait surgir  une  ère  nouvelle.  Sans  doule  elle  a  surgi 
cette  ère  nouvelle  ;  mais  c'est  une  ère  dans  laquelle  la 
chose  la  plus  simple  est  tellement  embrouillée,  que  le 
monde  lui-même  en  a  horreur.  C'est  pourquoi  la  parole 
à  laquelle  on  prêtait  jusqu'à  présent  l'oreille  à  contre 

(1)  Nous  renvoyons  à  Hitze,  Schutzdcm  Arbeiter.  Molil,  StaatsrcGht, 
III,  066-6OI.  Schœnberg,  Handb.  der  polit.  Oekonomie  (3),  II,  683- 
778.  Wirth,  NcU.  Ockon.  IV. 


262  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

cœur,   que  c'est  seulement  en  joignant  les  questions 
économiques  et  sociales  aux  questions  morales  et  reli- 
gieuses, qu'on  peut  donner  une  solution  avanlageuse  à 
la  question,  trouve  grâce  devant  les  hommes. 
2.-inter-       Basés  sur  cette  vérité,  nous  disons  sans  crainte  que 

vention  del'é-    i  . .  .    ,  .  , 

tat contre l'é-  la  qucstiou  socialc,  cu  cc  OUI  concemc  les  mesures  ex- 

conomie         ,*■•  ..,,  .,. 

d'argent  et  la  teneurcs  juridiques,  serait  déià  résolue  en  grande  par- 

libertedelu-       .  .         *'  ^  "^  . 

'"ememer  "^^ë  ^^^'   ^^  l'état   attaquait  sérieusement  le  mal  principal 
crédit.  (j'qi;i  gQjj^  sorties  la  plupart  des  plus  graves  situations 

sociales  publiques,  l'économie  d'argent  et  la  liberté  d'u- 
sure modernes.  Nous  regardons  comme  superflu  de 
perdre  encore  une  parole  sur  la  certitude  de  ce  prin- 
cipe, et  sur  la  légitimité  de  cette  exigence  que  nous  for- 
mulons. 11  y  a  quelque  chose  de  vrai,  quand  les  socia- 
listes prétendent  que  là  où  l'opposition  entre  le  capital 
et  le  travail  existe  dans  la  mesure  où  elle  règne  aujour- 
d'hui, il  ne  fautj^attendre  aucun  salut  (1),  et  que  tout 
pousse  vers  la  solution  de  cette  contradiction  (2).  Ils 
ont  certainement  tort  de  chercher  la  cause  des  malheurs 
dans  la  séparation  du  capital  et  du  travail,  ou  dans  le 
mode  de  production  capitalistique.  Mais  l'état  moderne 
en  donnant  libre  cours  à  l'usure,  est  la  cause  de  cette 
confusion  inouïe.  Depuis  lors,  on  en  est  arrivé  à  ce  point 
que,  même  pour  des  esprits  calmes  qui  examinent  la 
chose  d'une  manière  tout  à  fait  désintéressée,  il  est  ex- 
trêmement difficile  de  discerner  où  se  trouve  un  emploi 
légitime  de  capitaux,  et  où  commence  l'usure. 

Celui  qui  saurait  distinguer  cela  dans  les  innombra- 
bles opérations  de  bourse,  et  dans  les  sociétés  de  spé- 
culations fondées  pour  les  faire  fonctionner,  aurait  pres- 
que l'omniscience  divine.  C'est  sans  doute  aussi  le  mo- 
tif pour  lequel  l'Eglise  se  détermine  si  difficilement  à 
trancher  cette  question.  Elle  ne  veut  faire  tort  à  per- 
sonne, tant  que  quelqu'un  a  une  lueur  de  droit  en  sa  fa- 
veur, et  elle  n'ose  pas  donner  raison,  parce  que  presque 

(1)  Schippel,  Bas  moderne  Elend,  2f)0. 

(2)  Kautsky,  Kai^l  Marx  œkonomische  Lehren,  256. 


MOYENS    DE    SALUT    JURIDIQUES    ET    SOCIAUX        263 

toujours  l'injustice  y  est  mêlée.  Des  doctrinaires  s'en 
font  un  jeu  d'enfants,  surtout  des  doctrinaires  d'une  es- 
pèce aussi  rare  que  Karl  Marx,  qui  résout  tout  avec  une 
formule  contenue  dans  les  paroles  célèbres  du  «  carac- 
tère fétiche  de  la  marchandise  et  de  son  secret  (1)  », 
paroles  dans  lesquelles  Kautsky  trouve  tranchée  la  ques- 
tion sociale  avec  autant  de  certitude,  qu'il  ne  connaît 
pas  de  livre  économique  qui  puisse  défier  en  beauté  de 
style  classique  Touvrage  de  Marx  (2). 

D'autres  personnes,  qui  ne  voudraient  nullement 
porter  atteinte  à  la  vérité  et  à  la  justice,  se  trouvent  ici 
dans  une  situation  plus  difficile.  Cependant^  plus  sont 
difficiles  les  rapports  produits  par  la  liberté  de  l'usure, 
plus  il  est  nécessaire  de  pénétrer  ces  questions,  et  de 
les  régler  par  voie  de  législation  sérieuse.  Cette  tâche 
d'organiser  le  marché  d'argent  diaprés  les  lois  de  la  jus- 
tice, et  le  crédit  ébranlé,  pour  le  plus  grand  bien  de  la 
société  tout  entière,  se  fait  sentir  chaque  année  à  l'état 
d'une  manière  plus^pressante. 

Nous  croyons  qu'avec  cela,  il  aurait  à  fournir  une 
contribution  si  difficile  pour  la  solution  de  la  question 
sociale,  qu'il  pourrait  facilement  se  dispenser  de  se 
charger  d'affaires  que  d'autres  aussi  peuvent  trancher. 
Mais  s'il  se  soustrait  à  cette  obligation,  nous  ne  pou- 
vons lui  épargner  le  reproche  de  n'avoir  pas  fait  ce  qui 
dépendait  de  lui,  pour  mettre  de  l'ordre  dans  cette  con- 
fusion dont  il  est  en  grande  partie  coupable.  Car,  il  n'y 
a  pas  de  doute  que  l'abolition  de  l'économie  d'usure  ac- 
tuelle, est  la  première  condition  du  rétablissement  des 
justes  rapports  entre  le  capital  et  le  travail,  et  que  les 
tentatives  faites  pour  résoudre  la  question  du  salaire 
au  seul  point  de  vue  du  droit  privé,  ne  pourront  jamais 
avoir  un  plein  succès. 

Mais  ceci  ne  veut  pas  dire  que  l'état  n'ait  point  d'au-     3  .Légi^. 
très  tâches  à  remplir  pour  faire  disparaître  la  confusion  ^f 'LSoa 

de  l'état  dam 
l'intérêt  de  la 
(luestion    so- 
(1)  Marx,  Das  Kapital  (4),  I,  37.  —  (2)  Kautsky,  loc.  cit.,  p.  V.  daie. 


264  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

qui  règne  dans  la  société.  Elles  sont  si  nombreuses 
que  nous  ne  pouvons  pas  même  songer  à  énumérer  les 
principales.  Sans  doute  les  unes  lui  incombent  seule- 
ment d'une  manière  transitoire,  en  ce  sens  que  les  sphè- 
res petites  ou  grandes,  qui  voudraient  améliorer  leur 
situation,  ne  peuvent  pas  y  travailler  sous  la  pression 
de  la  situation  générale.  Mais  d'autres  lui  incombent 
comme  découlant  de  ses  obligations  essentielles,  de 
sorte  qu'il  agirait  absolument  contre  sa  propre  destina- 
tion et  sa  propre  prospérité,  s'il  ne  voulait  pas  s'en  oc- 
cuper sérieusement. 

Une  troisième  espèce  provient  de  ce  que,  par  suite 
(les  relations  étendues  entre  les  peuples,  quantité  d'af- 
faires juridiques  et  économiques  ont  pris  plus  ou  moins 
le  caractère  international.  En  pareil  cas,  une  solution 
favorable  ne  peut  être  obtenue  que  par  l'action  d'en- 
semble des  étals.  Ceci  s'applique  particulièrement  à  la 
limitation  ou  à  l'expansion  de  l'importation  et  de  l'ex- 
portation, bref  du  commerce,  de  la  protection  des  mé- 
tiers et  de  l'agricuUure  locale,  autant  de  questions  que 
Tétat  doit  se  charger  de  réglementer,  afin  que  le  mer- 
cantilisme, cet  ennemi  né  de  l'ouvrier  et  de  la  prospé- 
rité publique,  ne  les  traite  pas  uniquement  d'après  ses 
vues. 

Le  premier  devoir  de  l'état  est  donc  d'accorder  aux 
membres  de  la  société  et  aux  obligations  qu'ils  contrac- 
tent entre  eux  une  somme  considérable  de  liberté,  une 
grande  latitude  pour  se  mouvoir,  s'administrer  et  se  ré- 
gir eux-mêmes  dans  des  sphères  plus  étroites,  et  ne  ja- 
mais intervenir  dans  des  affaires  de  droit  privé  qu'en 
raison  de  son  droit  de  surveillance.  11  a  par  contre,  en 
vertu  de  sa  toute  puissance,  le  devoir  de  commander 
dans  toutes  les  choses  qui  touchent  à  l'ensemble,  qui 
ont  de  l'influence  sur  le  bien  du  tout,  et  qui  tiennent  de 
plus  ou  moins  près  au  droit  pubHc.  A  moins  d'injustice, 
il  faut  sans  doute  reconnaître  que  beaucoup  de  choses 
ont  été  mises  en  ordre  dans  la  législation  sociale,  autant 


MOYENS    DE   SALUT    JURIDIQUES    ET  SOCIAUX  265 

que  c'était  possible  pour  le  moment;  mais  tout  cela 
n'est  encore  que  du  rapiéçage,  c'est-à-dire  souvent 
comme  dit  l'Evangile,  un  morceau  neuf  cousu  à  un  vieil 
habit. 

A  part  les  relations  commerciales  entre  les  différents 
pays,  et  l'abolition  de  nombreux  abus  criants  dans  le 
monde  du  travail,  c'est  à  peine  sil'on  aabordé  une  desau- 
tres questions  qui  demandent  peut-être  les  réformes  les 
plus  urgentes.  Grâce  au  danger  que  le  mécontentement 
bruyant  de  ces  ouvriers  amène  avec  lui,  le  monde  con- 
tinue toujours  de  croire  que  la  société  ne  se  compose 
que  d'eux,  et  que  la  question  sociale  ne  consiste  en  rien 
autre  chose  que  de  rechercher  les  moyens  de  leur  venir 
en  aide.  Or,  en  réalité,  ils  ne  forment  qu'une  minime 
partie  du  tout,  à  laquelle  on  ne  peut  venir  en  aide  si  la 
société  n'est  pas  renouvelée  dans  tous  ses  membres. 
Mais  en  attendant,  nous  abandonnons  de  plus  en  plus 
aux  conséquences  de  la  dissolution  générale  les  autres 
classes  sur  lesquelles  reposent  encore  davantage  le  bien 
du  corps  total,  les  classes  agricoles,  la  classe  des  arti- 
sans, bref,  ce  qu'on  appelle  les  gens  de  petite  conditiQn  ; 
nous  les  laissons  se  morceler  jusqu'à  ce  qu'elles  tom- 
bent dansle  tourbillon,  et  contribuent  à  couper  les  ponts 
et  les  digues  dans  la  débâcle  générale. 

En  définitive,  tous  les  efforts  pour  amener  une  situa- 
tion plus  favorable  chez  certaines  classes  et  dans  cer- 
taines sphères^  ou  aussi  dans  la  société  tout  entière,  se- 
ront inutiles  tant  que  l'état  ne  mettra  pas  la  main  à  l'œu- 
vre. Ces  dépenses  gigantesques  pour  des  fins  qui  ne  font 
que  consommer  sans  rien  créer;  ces  charges  intoléra- 
bles qui  pèsent  sur  tous  ceux  qui  produisent,  travaillent 
et  possèdent,  ne  permettent  pas  une  réforme  à  fond,  une 
solution  véritable  de  la  question  sociale.  Si  on  n'apporte 
pas  un  remède  à  ceci,  et  un  remède  international,  par 
une  action  d'ensemble  de  tous  les  états,  quand  môme  ce 
serait  au  prix  de  sacrifices  politiques  assez  sensibles,  il 
est  difficile  de  penser  à  un  avenir  meilleur.  C'est  pour- 


266  LA   SOCIÉTÉ    CIVELE 

quoi  nous  ne  pouvons  pas  nous  dissimuler  que  la  pers- 
pective d'une  solution  pacifique  de  la  question  sociale 
n'est  pas  précisément  rose,  et  qu'un  certain  oubli  de  la 
réalité  est  nécessaire,  si  nous  voulons  continuer  avec 
confiance  la  discussion  de  notre  sujet. 
4.  -  Les  Tous  les  efforts  concernant  la  solution  légale  de  la 
Ses^de^^^îâ  qucstiou  socialc  doivent  avoir  comme  fin  le  maintien  ou 
le  rétablissement  de  l'ordre  naturel  et  divin  du  monde, 
par  conséquent  tout  d'abord  la  sécurité  des  droits  des 
hommes  ou  de  la  liberté  personnelle,  puis  la  sauvegarde 
des  droits  de  la  propriété,  du  capital  et  du  travail,  enfin 
la  consolidation  de  toutes  les  organisations  sociales  qui 
résultent  de  la  séparation  et  de  l'union  de  la  propriété 
et  du  travail.  Ce  dernier  point  doit  nous  occuper  ici  tout 
particulièrement  à  cause  de  son  importance. 

11  est  évidemment  du  plus  haut  intérêt  pour  le  déve- 
loppement des  relations  sociales  de  savoir  si  la  propriété 
et  le  travail  doivent  être  réunis  dans  une  seule  et  même 
main  ou  si  les  travailleurs  et  les  possesseurs,  séparés 
les  uns  des  autres,  doivent  être  cependant  astreints  les 
uns  aux  autres.  Dans  une  situation  de  choses  où  le  pro- 
priétaire foncier  cultive  lui-même  sa  petite  propriété^ 
comme  un  colon  dans  la  forêt  vierge;  dans  une  autre 
situation  où  un  grand  propriétaire  fait  cultiver  ses  im- 
menses biens  par  ses  propres  esclaves  qui  lui  appar- 
tiennent d'une  manière  aussi  absolue  que  ses  arbres,  ses 
champs,  ses  animaux,  il  ne  peut  évidemment  y  avoir 
de  société  au  sens  propre  du  mot.  Cette  société  n'existe 
pas  non  plus  là  où  elle  est  disposée  selon  l'idéal  du  col- 
lectivisme, c'est-à-dire  dans  ce  cas  où  elle  est  l'unique 
grand  seigneur  et  propriétaire  de  la  totalité,  à  laquelle 
tous  les  membres  individuels  appartiennent  comme 
esclaves,  avec  leurs  moyens  de  travail,  leur  temps  de 
travail,  leur  force  de  travail.  Là  où  le  travail  et  la  pro- 
priété foncière  ou  le  gain  qu'elle  produit,  ou  bien  encore 
ce  qui  remplace  l'un  ou  l'autre;  là  où  en  un  mot  le 
capital  et  le  travail  sont  séparés  l'un  de  l'autre,  de  sorte 


MOYENS    DE    SALUT    JURIDIQUES    ET    SOCIAUX        267 

que  ceux  qui  possèdent  sont  ou  en  partie  seulement, 
ou  pas  du  tout  en  état  de  cultiver  leurs  biens  et  les  ren- 
dre utiles,  tandis  que  de  l'autre  côté  ceux  qui  sont  capa- 
bles de  travailler  n'ont  pas  le  capital  nécessaire  pour 
procurer  les  outils  à  leur  force  de  travail,  et  avec  cela 
du  rapport,  là  doivent  surgir  des  relations  sociales.  Le 
capital  est  obligé  de  chercher  la  force  de  travail  qu'il  ne 
possède  pas  ;  le  travail  a  besoin  de  l'aide  du  capital. 
Plus  ce  besoin  mutuel  qui  n'existe  pas  seulement  du 
côté  du  travail,  mais  aussi  du  côté  de  la  propriété  pousse 
les  hommes  à  se  jeter  dans  les  bras  les  uns  des  autres^ 
plus  il  y  a  d'associations  parmi  eux,  plus  aussi  se  for- 
ment les  rapports  de  la  société  (1  ). 

On  ne  peut  nier  non  plus  qu'à  prendre  les  hommes 
tels  qu'ils  sont  en  réalité,  l'inégalité  parmi  eux  et  la  sé- 
paration de  la  propriété  particulière  et  du  travail  sont 
sans  contredit  le  point  de  départ  des  relations  sociales 
et  de  la  formation  de  la  société.  Cette  séparation  ne  doit 
toutefois  pas  être  excessive,  car  la  société  ne  pourrait  se 
former.  Dans  l'état  de  choses  actuel,  où  tout  le  capital 
détaché  de  sa  base  naturelle  repose  entre  les  mains  ^e 
quelques  individus,  ou,  pour  mieux  dire,  plane  dans 
l'air,  mobile  et  incertain,  et  où  des  milliers  de  person- 
nes qui  vivent  seulementau  jour  le  jour  doivent  s'atten- 
dre à  la  mort  si  elles  sont  quelques  jours  sans  travail,  le 
rapport  du  travail  et  du  capital  n*est  pas  social.  Dans  ce 
cas,  le  capital  est  maître  absolu  et  sans  limite,  le  travail 
est  subordonné  absolument, sans  condition, sans  limite  : 
il  est  à  la  merci  du  capital.  Ce  n'est  plus  une  société  ; 
c'est  plus  que  le  servage,  c'est  l'esclavage  complet.  Ce 
n'est  pas  seulement  un  bel  idéal,  mais  c'est  une  exi- 
gence nécessaire  pour  la  santé  de  la  société,  que  de  ré- 
clamer une  organisation  intermédiaire,  d'un  côté  une 
richesse  formée  de  différentes  manières,  mais  jamais 

(1)  Cf.  I,  Cor.,  XII,  22  sq.  Gregor.  Mag.,  in  Ezech.,  I,  10,34  ;  Moral., 
28,  22,  24.  Ambros.  in  ps.,  118,  s.  8  (V.  0.3,  Roux,  1603,  II,  947,  d.) 
Thomas,  i,  2,  q.  105,  a.  2  ad  3. 


268  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

excessive,  une  richesse  qui  repose  sur  sa  base  naturelle 
et  qui  participe  à  sa  stabilité  et  à  sa  sécurité,  mais  une 
richesse  qui  ne  voltige  pas  dans  les  airs  comme  des  bul- 
les de  savon,  d'un  autre  côté  une  classe  ouvrière  qui  ne 
soit  pas  astreinte  au  simple  salaire  donné  comme  par 
grâce  parle  propriétaire,  mais  une  classe  ouvrière  ga- 
rantie par  une  possession  modeste.  Dans  ce  cas,  le  tra- 
vail n'a  pas  besoin  de  se  soumettre  à  la  première  offre 
lui  venant  du  côté  de  la  possession,  encore  qu'elle  ne 
soit  pas  trop  injuste,  mais  il  peut  se  dresser  en  face 
d'elle  comme  indépendant  et  capable  de  faire  un  traité. 
Et  c'est  seulement  de  cette  manière  qu'une  société  se 
forme  en  réalité. 

On  se  plait  à  reprocher  à  cette  conception  de  la  so- 
ciété et  de  la  formation  de  la  société,  qu'elle  convient 
seulement  à  des  civilisations  grossières,  c'est-à-dire  à 
des  sociétés  qui  reposent  uniquement  sur  l'agriculture 
et  sur  un  commerce  par  échange,  comme  sont  les  pay- 
sans et  les  ilotes  attachés  à  la  glèbe.  Mais  un  développe- 
ment grandiose  du  capital,  tel  que  les  temps  modernes 
nous  l'offrent,  ne  se  laisse  pas  ramener  au  cadre  de  ces 
théories  bornées.  Nous  acceptons  la  première  partie  de 
ce  reproche,  elle  ne  semble  pas  trop  mal  intentionnée. 
Mais  si  la  seconde  est  énoncée  sérieusement,  d'autres 
paroles  ne  sont  pas  nécessaires  pour  recommander  no- 
tre opinion.  On  ne  pourrait  lui  décerner  de  plus  grand 
éloge  que  celui-ci.  D'après  elle  l'économie  actuelle  d'ex- 
ploitation et  d'usure  doit  cesser.  Et  en  réalité  elle  est 
la  meilleure  et  même  l'unique  voie  pour  établir  une  vie 
de  capital,  d'acquisition  et  de  relation  modérée  et  saine, 
et  pour  édifier  la  société  sur  une  base  sûre,  conforme  à 
la  nature  et  à  l'histoire. 

C'est  pourquoi  nous  ne  pensons  nullement  à  nous  jus- 
tifier à  ce  sujet.  Nous  pouvons  au  contraire  nous  glori- 
fier avec  un  sentiment  de  légitime  satisfaction,  que  par- 
tout où  règne  l'esprit  du  christianisme  et  de  l'Eglise,  la 
possession  foncière  et  le  travail  qui  se  rapporte  direc- 


MOYENS    DE    SALUT    JURIDIQUES    ET    SOCIAUX     .    269 

teiïient  à  elle,  sont  considérés  confime  le  point  de  départ 
des  relations  sociales,  et  comme  la  base  de  l'ordre  so- 
cial tout  entier  (1  ).  Disons  plutôt  que,  actuellement,  aussi 
bien  dans  l'intérêt  moral  que  dans  l'intérêt  social  et  po- 
litique, tout  dépend  de  la  résurrection  de  cette  antique 
manière  de  voir  de  la  nature  saine,  de  l'histoire  et  du 
christianisme. 

Avant  tout,  il  y  va  de  l'intérêt  social.  On  peut  déjà     5._Main- 
désirer  pour  la  société  un  certain  degré  de  mouvement  Ifair'c'oîe't 
et  d'animation,  afin  qu'elle  ne  se  transforme  pas  en  "*"''"''''"''• 
marécage  comme  un  étang  stagnant.  11  faut  cependant 
éviter  les  excès.  Les  proportions  du  renouvellement  et 
du  changement  seraient  par  trop  considérables  si  on 
agissait  de  telle  sorte  dans  cet  étang,  que  tous  les  pois- 
sons se  mangent  entre  eux,  ou  si  on  le  faisait  traverser 
par  un  courant  tellement  rapide,  qu'aucun  poisson  ne 
puisse  y  rester,  et  qu'aucun  alvin  ne  puisse  y  prospérer. 
Or  tel  est  l'état  de  la  société  depuis  qu'on  a  supprimé 
l'antique  conception  qu'on  avait  d'elle.  Le  mouvement 
et  le  renouvellement  ne  peuvent  jamais  être  trop  grands, 
c'est  vrai,  mais  à  condition  cependant  que  la  force  de 
persévérance,  qui  en  forme  la  base  fondamentale,  soit 
plus  grande  encore.  Au  moment  où  le  développement 
et  le  progrès  l'emportent  sur  la  résistance  de  la  retenue 
et  de  la  stabilité,  l'équilibre  est  déjà  rompu,  l'épuise- 
ment commence,  et  la  chute  définitive  est  inévitable. 
C'est  pourquoi  la  prudence  économique  et  sociale  la 
plus  élémentaire  aurait  dû  inspirer  de  fortifier  les  an- 
ciens éléments  de  stabilité,  au  même  degré  que  les  élé- 
ments modernes  du  soi-disant  progrès  ont  gagné  de 
l'influence.  Mais  au  lieu  de  cela,  on  a  favorisé  ceux-ci  à 
l'excès  ;  chaque  fois  qu'on  a  voulu  agrandir  l'édifice, 
on  a  détaché  un  morceau  de  la  base.  Mais  plus  on  a 
pratiqué  pendant  longtemps  et  inconsidérément  ce  pro- 

(d)  Aiifïust.,  Gencs.  ad  lit.,  8.  8,  15  ;  0,  18.  Ambros.,  0/f3,.,  6,  40. 
—  Thomas,  Reg .  iïrinc.,2,  3.  Contzen,  Polit.,  8,  H.  Cf.  Aristot.,  (k^- 
conom.,  1,  2,  2,  3  ;  Polit.,  6,  2  (4).  Thomas,  Polit.,  6,  1.  5,  c. 


270  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

cédé  incompréhensible,  plus  est  pressante  l'obligation 
de  tourner  toute  l'attention  vers  la  base.  La  véritable 
base  de  l'ordre  social  et  l'élément  conservateur  pro- 
prement dit  est  la  classe  formée  par  la  propriété 
foncière,  assurée,  stable,  et  par  le  travail  qui  lui  est 
joint  (1).  Une  noblesse  et  une  classe  agricole  fortement 
unies,  voilà  les  colonnes  de  la  société.  L'intelligence, 
le  sentiment,  on  pourrait  dire  l'instinct  de  tout  ce  qui 
concerne  la  société  est  tellement  naturel  et  propre  à  ces 
deux  classes,  qu'elles  considèrent  toujours  les  questions 
politiques  au  point  de  vue  social.  Ceux  au  contraire  qui 
ne  sont  pas  établis  solidement  sur  leur  propre  terrain, 
et  qui  ne  s'y  sentent  pas  chez  eux,  abordent  une  ques- 
tion purement  sociale  comme  une  question  politique. 

Une  propriété  foncière  sûre  est  de  plus  un  point  d'ap- 
pui solide  pour  le  travail  libre.  Le  travail  ne  peut  s'a- 
baisser à  devenir  l'esclave  du  capital,  tant  qu'il  repose 
sur  un  terrain  qui  lui  est  propre.  C'en  est  fait  de  la  do- 
mination du  capital,  dès  que  les  ouvriers  ne  sont  plus 
de  simples  ouvriers  à  la  journée  et  des  ouvriers  à  leurs 
pièces,  dépendant  de  son  bon  plaisir,  mais  qu'il  leur 
est  permis  de  pouvoir  traiter  comme  des  gens  libres, 
au  lieu  d'être  à  chaque  instant  à  la  merci  d'offres  déri- 
soires. Ceci  devrait  déjà  indiquer  aux  socialistes  la  voie 
qu'ils  prennent  avec  leurs  désirs  de  se  livrer  à  l'état  fu- 
tur, au  capital  géant,  l'état  de  l'avenir  sans  conserver 
de  bases  personnelles  sous  leurs  pieds. 

En  troisième  lieu,  la  sécurité  de  la  propriété  foncière 
est  la  condition  première,  indispensable,  pour  que  les 
classes  soient  bien  organisées,  sans  quoi,  comme  nous 
l'avons  déjà  fait  ressortir  bien  des  fois,  un  achèvement 
prospère  de  l'édifice  social  n'est  pas  possible.  Les  légis- 
lateurs et  les  écrivains  politiques  les  plus  anciens  con- 
sidéraient déjà  la  juste  répartition  de  la  propriété  fon- 

(1)  Cf.  l'adresse  souverainement  digne  d'être  prise  en  considéra- 
tion de  4000  émigrés  à  Louis  XVI,  décembre  1791  (Weiss,  Weltges- 
chichte,  VII,  553  sq.). 


MOYENS    DE    SALUT    JURIDIQUES    ET    SOCIAUX         271 

cière  etla  conservation  des  différentes  classes  de  proprié- 
taires fonciers,  dans  une  situation  sûre  et   dans   une 
stabilité  indépendante,  comme  la  question  fondamentale 
de  la  vie  civile,  et  distribuaient  les  droits  politiques  d'a- 
près cela.  Ils  regardaient  l'accumulation  excessive  com- 
me aussi  dangereuse  que  le  démembrement  complet. 
Lorsqu'on  commença  à  ne  plus  admettre  ce  principe, 
ou  du  moins  à  n'y  plus  attacher  d'importance,  les  cités 
grecques  et  l'état  romain  périclitèrent  promptement(1  ). 
lien  fut  ainsi  au  moyen-âge,  où  l'on  appliquait  le  droit 
saxon,  et  sans  doute  aussi  dans  les  temps  les  plus  recu- 
lés dans  l'Allemagne  du  sud-ouest,  à  l'exception  des  cer- 
cles de  Franconie(2),  quoique  nous  ne  puissions  mettre 
sous  les  yeux  de  décisions  de  cette  jurisprudence,  jus- 
qu'à l'époque  où  la  dissolution  de  l'ancienne  organisation 
rendit  nécessaires  des  prescriptions  expresses.  Le  main- 
tien ou  plutôt  le  renouvellement  de  cette  institution  qui 
remonte  aux  premiers  âges  du  peuple  allemand,  avec  le 
droit  d'héritage  et  d'indivisibilité  de  la  propriété  prin- 
cipale,   foncière,  non  pas  d'une  propriété  grevée  de 
charges,  mais,   comme  le  dit  l'ancien  droit,  d'une  pr,o- 
priété  véritable,  libre,  est  donc  absolument  nécessaire 
si  l'on  veut  conserver  ou  rétablir  la  moelle  de  la  société. 
Une  agriculture  intacte,  non  grevée  est  le  seul  renfort 
contre  l'accaparement  malsain  de  la  propriété  foncière, 
.  et  surtout  contre  la  nationalisation  sociale  du  sol.  L'in- 
terdiction, l'indivisibilité,  les  limites  apportées  à  la  pos- 
sibilité d'aliénation  et  la  réglementation  solide  de  la 
succession  dans  les  biens  des  paysans,  sont  aussi  une 
digue  contre  la  spéculation  et  l'accaparement  de  biens 
qui  ne  ruinent  pas  moins  la  société  que  les  scandales 
de  la  bourse,  démembrant  toute  possession  solide,  et 
faisant  d'hommes  sans  aveu  les  maîtres  de  toutes  les 

(1)  Aristot.,  Polit.,  2,2  (5),  1  sq. 

(2)  Gengler,  DeiUsches  Prlvatrecht  (4),  68o.  Schrœder,  Deutsche 
Rechtsgeschichte,7i3.  Roscher,  Volkswirtiischaft  {il),  II,  314,  317,  328, 
330.  Schœnberg,  Handb.der  polit.  Oekon.  (3),  II,  190  sq.  Rentscli, 
Handwœrterb.  cler  Volkswirthschaflslchre,  41  o. 


272  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

affaires  et  de  tous  les  marchés,  jusqu'aux  moyens  d'exis- 
tence les  plus  ordinaires.  D'un  autre  côté  il  doit  y  avoir 
une  grande  propriété  foncière  solidement  fermée  mais 
non  excessive,  pour  que  le  sol  ne  soit  pas  trop  démem- 
bré, et  qu'ainsi  la  situation  des  petits  propriétaires  ne 
soit  pas  de  nouveau  mise  en  danger. 

Avec  la  grande  possession  et  la  succession  bien  com- 
prises, la  noblesse  est  une  digue  importante  contre  tou- 
tes les  tentatives  de  dissolution  de  la  société,  et  il  ne 
faut  pas  s'étonner,  —  au  contraire,  c'est  un  témoignage 
en  sa  faveur,  —  si  en  tout  temps  les  premières  et  les  plus 
grandes  tempêtes  se  déchaînent  contre  elle  (1).  La  no- 
blesse comme  centre  et  la  classe  agricole  groupée  autour 
d'elle,  sont  et  resteront  sans  contredit  l'avant-mur  et  la 
base  de  l'édifice  de  la  société  (2).  Dans  la  noblesse,  nous 
reconnaissons  le  rempart  de  la  solidité  de  la  famille,  car 
la  plupart  du  temps  c'est  à  cause  de  la  famille  qu'elle 
s'assujettit  à  la  possession  (3).  La  classe  agricole  est  par 
contre  le  modèle  du  sacrifice  personnel  pour  la  conserva- 
tion de  la  tradition  et  du  bien  commun,  puisqu'elle  su- 
bordonne la  situation  de  fortune  et  le  mariage,  la  liberté 
ou  la  servitude  au  maintien  des  biens  que  lui  ont  trans- 
mis ses  ancêtres.  Si  le  paysan  supporte  les  charges  com- 
munes, la  noblesse  égalise  cela  lorsque  de  grands  et  ex- 
traordinaires besoins  de  la  société  se  font  sentir.  Si  le 
paysan  accomplit  le  travail  dont  vit  la  société,  la  société 
lui  fournit  les  moyens  par  lesquels  le  travail  se  fait,  et 
l'empêche  de  tomber  sous  la  grifïe  de  l'usure  ou  de  la 
spéculation.  Sous  ce  rapport  une  noblesse  riche  en  biens 
est  d'autant  plus  nécessaire  que  l'ancien  seigneurnaturel 
et  irremplaçable  du  paysan,  l'Eglise,    peut  moins  lui 
venir  en  aide  contre  l'exploitation  par  le  capital.  Mais 
les  deux  ensemble,  noblesse  et  classe  agricole,  forment 


(1)  Cf.  Beseler,  System  des  deiitschen  Privatrechtes  (1),  III,  114. 

(2)  Gerber,  Deutsches  Privatrecht  (15),  131  sq. 

(3)  Pertz,  Leben  desFreih.  vom  Stein,  V,  463.  Cf.  Aristot.,  Polit. t, 

6,2(4),  1  sq. 


SIODS. 


MOYENS    DE    SALUT    JURIDIQUES    ET    SOCIAUX        273 

le  lien  solide  qui  unit  Tétat  et  la  société,  et  qui  pourlaiit 
les  tientà  distance  l'un  de  l'autre,  comme  des  domaines 
séparés.  Ils  sont^,  en  un  mot,  les  piliers  fondamentaux 
de  l'ordre  social  comme  le  sol  est  la  base  de  tout  édifice, 
et  ils  le  sont  parce  qu'ils  sont  étroitement  liés  à  la  pro- 
priété foncière. 

En  raisonnant  ainsi,  nous  n'abaissons  pas  les  autres     o.-suua- 
classes.  Nous  les  reconnaissons  comme  étant  aussi  uti-  pourfiffé- 
les  que  nécessaires  à  la  société  ;  mais  nous  ne  nions  pas,  ""'"^^^  p°''^'' 
qu'à  ce  moment  où  les  choses,  détachées  de  toute  base 
solide  etséparées  entre  elles,  flottent  à  la  surface  comme 
des  myriades  de  petites  îles  dans  Tocéan,  elles  préparent 
de  grands  obstacles,  sinon  des  dangers  sérieux  au  vais- 
seau social.  Le  travail  sans  base  propre  est  une  situa- 
tion très  incertaine  qui  ne  rend  jamais  la  vie  gaie.  Mais 
le  simple  bien  meuble  ne  donne  également  jamais  non 
plus  de  point  d'appui  sûr.  On  peut  s'y  rouler  comme 
Caligula,  et  de  fait  la  société  tout  entière  y  roule  et  y 
chancelle  comme  ce  prince  ivre  ;  mais  on  ne  peut  s'y 
maintenir,  et  encore  moins  y  bâtir  un  grand  édifice  so- 
cial, t 
Autrefois  aussi  la  classe  ouvrière  reposait  sur  la  petite 
propriété  ;  mais  cette  propriété  était  solide.  11  fallait 
d'abord  que  quelqu'un  devint  citoyen  de  la  commune, 
puis  il  devait  avoir  sa  demeure  et  ses  outils  à  lui  ;  et 
c'est  alors  seulement  qu'il  pouvait  commencer  une  en- 
treprise. Régulièrement  même,  dans  les  grandes  villes, 
les  citoyens  avaient  leur  propriété  foncière.  Et  quand 
même  au  début,  quelqu'un  avait  besoin  d'un  capital 
étranger,  il  lui  fallait  donner  une  caution  avec  sa  pos- 
session personnelle.  Quand  une  fois  ses  outils  n'étaient 
plus  sa  propriété,  il  n  avait  plus  le  droit  de  continuer 
son  entreprise  en  son  nom.  Bref,  le  métier  non  plus  n'é- 
tait pas  un  droit  que  quelqu'un  pouvait  exercer  simple- 
ment pour  sa  propre  personne  et  aux  risques  et  périls 
de  la  totalité.  C'était,  comme  on  l'appelait,  un  droit  réel 
reposant  sur  la  possession,  et  transmis  par  héritage  ou 


274  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

acquis.  Ainsi  l'artisan  et  la  société  se  trouvaient  en  sé- 
curité (1  ).  Dans  ce  temps  là,  on  pouvait  bien  dire  :  «  Un 
métier  est  un  comté  (2)  »,  et  «  le  métier  est  un  trésor; 
seulement  pour  le  trouver,  il  faut  fouiller  le  sol  (3)  ». 

Aujourd'hui  chacun  croit  en  se  levant  ou  en  se  pro- 
menant dans  ses  habits  des  dimanches,  n'avoir  qu'à  ra- 
masser le  bonheur  et  à  le  mettre  dans  sa  poche,  comme 
on  rapporte  des  cailloux  dans  ses  souhers  au  retour 
d'une  promenade.  Personne  ne  veut  plus  croire  qu'il 
faut  d'abord  avoir  un  propre  chez-soi,  où  l'on  puisse 
retrousser  ses  manches  sans  crainte,  pour  pêcher  le 
bonheur.  Autrefois  on  n'avait  pas  qu'à  ramasser  le  tré- 
sor, mais  il  fallait  creuser  et  fouiller  pour  arriver  jus- 
qu'à lui.  Toute  la  différence  est  que  maintenant  on  croit 
trop  facilement  pouvoir  faire  sortir  l'or  du  sol,  sans  ou- 
tils et  sans  moyens  auxiliaires,  avec  quelques  paroles  de 
progrès  et  avec  la  seule  puissance  du  capital,  comme 
avec  une  baguette  magique,  tandis  que  dans  ce  temps 
là,  personne  ne  pensait  à  se  mettre  à  creuser,  qui  n'é- 
tait pas  formé  à  cet  ouvrage  et  suffisamment  bien  équi- 
pé. Les  hommes  de  cette  époque  se  moquaient  du  qu'en 
dira-t-on  ;  et  s'ils  ne  trouvaient  pas  beaucoup  d'or,  la 
qualité  remplaçait  du  moins  la  quantité. 
7.-  Situa-       C'est  une  nouvelle  raison  qui  milite  en  faveur  de  l'an- 

tion  plus  sûie       .  .  .  ,  a  i         •        <• 

pour  les  va-  cicnue  conccption  si  souvent  méconnue.  Avec  les  insti- 

leurs.  * 

Crédit  et     tutions  actuelles,  qui  peut  nous  garantir  que  ces  som- 

possession.  ^   ^        i  o  x^ 

mes  colossales  qui  se  négocient  aujourd'hui  à  la  Bourse, 
sommes  auxquelles,  quand  même  elles  n'existent  pas, 
sont  attachés,  comme  les  nids  d'hirondelles  aux  toits, 
toute  la  propriété  foncière,  toutes  les  relations  et  des 
millions  d'existences,  qui,  répétons-nous,  peut  nous 
garantir  que  ces  sommes  de  chiffres  ne  se  dissiperont 
pas  demain  matin,  sans  laisser  de  traces,  avec  les  nua- 

(1)  Rossbach,  Geschichte  de)' polit.  Oekonomie  {Y om  Geist  der  Ges- 
chichte),  I,  167. 

(2)  Graf  und  Dietherr,  Deutsche  RechtsspiHchw.,  502  (9, 116).  Cf.  Dii- 
ringsfeld,  Sprichiv.  der  german.  und  roman.  Sprachen,  I,  354,  n"  683. 

(3)  Graf  und  Dietherr,  loc.  cit.,  503  (9,  120). 


MOYENS    DE    SALUT   JURIDIQUES    ET    SOCIAUX         275 

ges  qui  composent  toute  leur  réalité?  Sans  doute  nous 
ne  comptons  plus  qu'avec  des  milliards  ;  mais  qui  peut 
dire  combien  parmi  ceux-ci,  il  y  en  a  qui  reposent  sur 
une  simple  imagination?  Les  millions  n'ont  jamais  ex- 
isté, les  millions  ont  depuis  longtemps  disparu,  et  des 
milliards  figurent  comme  dépensés  sur  nos  budgets, 
longtemps  avant  qu'on  ne  les  ait  touchés,  même  avant 
qu'ils  soient  produits,  —  on  appelle  cela  crédit,  —  et  il 
n'en  existe  qu'une  minime  partie  en  réalité.  Nous  vi- 
vons de  chiffres  qui  n'existent  que  dans  notre  confiance 
aveugle,  et  de  chitTres  encore  plus  grands  avec  lesquels 
nous  comptons  seulement,  persuadés  que  nos  descen- 
dants sauront  bien  les  trouver  pour  nous.  En  voilà  une 
économie  de  crédit  !... 

11  en  était  jadis  autrement,  avant  que  les  cataractes 
de  l'enfer  ne  s'ouvrissent  dans  cette  funeste  nuit  du 
4  août  1789,  et  n'envoyassent  à  la  surface  de  la  terre  ces 
flots  qui  ont  emporté  la  société  naturelle,  historique  et 
chrétienne  presque  tout  entière. 

Les  sommes  sur  lesquelles  reposaient  autrefois  les 
relations  sociales  étaient  moindres  que  celles  que  nous 
nous  imaginons  aujourd'hui,  mais  malgré  cela,  elles 
étaient  beaucoup  plus  grandes  que  nous  ne  sommes 
disposés  à  en  convenir.  Nos  ancêtres  non  plus  ne  con- 
naissaient pas  l'art  de  vivre  avec  rien,  .et  ils  n'avaient 
pas  inventé  l'art  de  faire  des  afTaires  et  du  commerce 
sans  capital.  D'ailleurs,  comme  ils  ne  connaissaient  pas 
le  secret  d'inventer  des  valeurs  artificielles,  ni  de  les 
faire  circuler  à  la  place  de  valeurs  réelles,  il  leur  fallut 
penser  à  créer  des  moyens  d'acquisition  suffisants  et 
fructueux,  dans  une  proportion  plus  grande  que  nous 
croyons  en  avoir  besoin,  avec  la  multiplicité  des  moyens 
de  compensation  équivoque  que  nous  possédons.  Et  ils 
les  ont  créés  aussi  ;  et  la  nature  des  choses  fait  que  ce 
n'était  point  des  valeurs  imaginaires,  mais  des  valeurs 
■véritables,  qui  n'existaient  pas  comme  nos  valeurs  en 
papier,  seulement  pour  le  moment,  ou  môme  pour  les 


276  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

futures  périodes  glaciaires,  mais  des  valeurs  qui  for- 
maient la  base  durable,  uniforme  de  la  possession  et  de 
l'acquisition  dansions  les  temps.  Ceci  découlait  de  la 
nature  du  système  qui  considérait  la  propriété  foncière 
comme  le  point  de  départ  de  toute  activité  d'acquisition, 
comme  la  base  fondamentale  de  toutes  les  valeurs  réel- 
les, et  la  banque  dans  laquelle  on  pouvait  placer  le  plus 
sûrement  tout  ce  qu'on  avait  acquis.  C'est  certes  une 
bizarre  sagesse  d'économie  politique  que  celle  qui  juge 
ce  système  avec  dédain.  Quelle  société  est  plus  prospè- 
re, de  la  société  qui  compte  avec  des  valeurs  nominales 
considérables,  ou  de  celle  qui  négocie  avec  de  plus  pe- 
tites valeurs  réelles?  de  celle  dans  laquelle,  au  bout 
d'une  heure,  la  prétendue  possession  de  milliards  peut 
varier  de  milliards,  ou  de  celle  qui  ne  professe  que  des 
millions,  mais  qui  est  certaine  que  seuls  des  événements 
tout  à  fait  extraordinaires  peuvent  lui  faire  perdre  ces 
millions  ? 

L'admirateur  le  plus  enthousiaste  de  la  liberté  d'éta- 
blissement secouera  aussi  la  tête,  en  voyant  quelle  dis- 
simulation et  quel  bouleversement  régnent  dans  notre 
classe  bourgeoise  des  villes.  Si  on  examine  les  registres 
d'affaires  et  les  rôles  d'habitations,  on  est  effrayé  de  ne 
trouver,  après  vingt-cinq  ans,  presque  plus  de  maisons, 
plus  de  familles,  plus  d'affaires  et  même  plus  de  noms, 
tant  le  changement  de  la  vie  commerciale  est  prompt  et 
complet  dans  ces  sphères.  Nous  voulons  simplement 
poser  cette  question  :  Est-ce  là  une  bonne  chose?  Mais 
si  nous  remarquons  la  même  disparition  dans  toutes  les 
situations,  même  dans  celles  qui  ont  trait  à  la  terre  et 
à  la  possession  foncière,  alors,  nous  ne  pouvons  pas 
assez  nous  effrayer  des  dangers  économiques  dans  les- 
quels nous  nous  trouvons. 

Sans  doute,  il  y  a  des  économistes  pohtiques  qui  di- 
sent, en  face  de  ces  désordres  :  Peu  importe  entre  quel- 
les mains  le  sol  se  trouve.  Peu  importe  que  nous  ayons 
des  cultivateurs  propriétaires  ou  fermiers.  Le  sol  ap- 


MOYENS    DE    SALUT    JURIDIQUES    ET    SOCIAUX        277 

partiendra  toujours  à  quelqu'un  ;  et  il  y  aura  toujours 
des  gens  pour  le  cultiver.  Ce  raisonnement  est  faux. 
Les  hommes  qui  parlent  ainsi  dénotent  une  telle  igno- 
rance de  l'histoire  et  de  l'état  des  choses,  qu'ils  ne  peu- 
vent prétendre  pouvoir  se  faire  écouter.  iMontesquieu 
fait  déjà  la  remarque  que  le  rapport  du  sol  ne  s'évalue 
pas  d'après  sa  fertilité,  mais  d'après  la  liberté  de  ceux 
qui  le  cultivent  (1).  Qui  est-ce  qui  ne  sait  ce  que  de- 
vient le  sol  quand  il  prend  le  caractère  d'un  bien 
meuble,  change  de  maître  à  chaque  instant,  et  quand 
une  fois  il  n'est  plus  cultivé  par  le  maître,  mais  par  des 
gens  qui  non  seulement  n'en  tirent  pas  profit,  mais  qui 
sont  certains  d'avance  qu'eux  ou  leurs  enfants  ne  le 
conserveront  pas  (2)  ?  N'avons-nous  pas  dans  Thistoire 
assez  d'exemples,  et  dans  le  présent  assez  de  faits  qui 
nous  montrent  que,  en  pareilles  circonstances,  le  sol  ne 
rapportera  bientôt  plus  rien,  et  prendra  le  caractère 
d'une  terre  inculte,  abandonnée  et  sans  maître? 

En  face  de  semblables  situations,  les  plus  funestes  qui 
soient  au  point  de  vue  économique,  se  dresse  la  sagesse 
de  l'ancien  système  tant  méconnu,  qui  faisait  de  l'atta- 
chement à  la  possession  fondamentale  de  la  société,  et 
de  la  propriété  réelle  le  point  de  départ  et  la  fin  du  tra- 
vail. A  lui  se  joignait  l'esprit  de  persévérance  désormais 
perdu,  et  qui  nous  frappe  tant  aux  époques  passées. 
Sans  doute  nous  agissons  quelquefois  comme  si  nous 
ne  pouvions  pas  assez  remercier  Dieu  d'en  être  délivrés  ; 
mais  nous  ne  parlons  pas  sérieusement.  Dieu  le  sait,  et 
nous  le  savons  aussi.  Quand  une  famille  sait  qu'elle 
possède  depuis  des  siècles  une  propriété  foncière  ou  un 
commerce  quelconque,  comme  cela  doit  réagir  sur  ses 
mœurs  et  sur  son  activité  !  Serait-il  par  hasard  indifi'é- 
rent  pour  la  société  que  quelqu'un  achetât  aujourd'hui 
une  propriété  pour  s'en  défaire  demain,  avec  quelques 
liards  de  bénéfice,  ou,  qu'à  cause  de  sa  famille,  qucl- 

(1)  Montesquieu,  Esprit  de^  lois,  XVII F,  3. 

(2)  Vo^elsan^,  NothwendigkeU  einer  neuen  Gnindcntlastung,  H  sq. 


278  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

qu'un  ait  intérêt  à  la  conserver  et  à  l'améliorer  ?  Quel 
bonheur  pour  la  société,  si  tous  les  esprits  pensaient 
comme  ce  jeune  homme  qui,  en  entreprenant  son  com- 
merce, commence  par  écrire  dans  le  livre  de  famille  : 
Tous  mes  ancêtres  ont  travaillé  à  acquérir  ce  que  je 
possède.  Dans  quelle  mesure  ?  Je  ne  le  sais  ;  moi  du 
moins  je  ne  veux  pas  détruire  leur  œuvre  (1). 
8. —  Salut       Une  sagesse  politique  plus  profonde  aurait  donc  pu 

de  la  situation      ,,pj 

politique   en  défendre  au  moudc  dc  s'cmprcsser  d'adoptcr  cc  svstème, 

Iharmonisant  i^  r  j  ^ 

sîuon'Taîi-  Q"^  P^^^^  ^^^^^  P^"s  d'intérêt  au  salut  de  l'état,  de  celui 
dété.'^^'^'^  qui  n'a  aucune  racine  à  son  sol,  ou  de  ces  classes  qui 
ont  grandi  sur  leur  terre  natale  (2)  ?  Le  blâme  qu'on  peut 
adresser  à  ces  dernières, si  toutefois  c'en  est  un,  c'est  de 
penser  toujours  aux  intérêts  sociaux  avant  de  penser 
aux  intérêts  privés.  Nous  ne  le  nions  pas,  nous  deman- 
dons précisément  qu'on  leur  témoigne  plus  d'égards 
en  politique,  car  une  politique  saine  ne  peut  exister  que 
si  elle  a  de  grands  égards  pour  les  bases  naturelles  de 
l'état.  Or  celles-ci  sont  formées  par  ces  classes,  et  ees 
intérêts  qui  ne  font  qu'un  avec  le  sol  natal. 

Sous  ce  rapport,  l'ancien  esprit  allemand  était  vrai- 
ment naturel.  La  participation  à  la  propriété  foncière, 
sous  une  forme  quelconque,  fut  longtemps,  pour  nos 
ancêtres,  la  première  de  toutes  les  conditions,  quand 
quelqu'un  parmi  eux  voulait  jouer  un  rôle  public.  Plus 
tard,  le  travail  conquit  aussi  sa  place  dans  la  politique  ; 
mais  il  a  péri  presque  aussitôt  avec  la  fleur  de  la  poli- 
tique des  villes,  lorsqu'une  fois  onanégligé  d'admettre 
dans  le  gouvernement  ceux  qui  étaient  liés  à  la  chose 
publique  par  la  propriété  ou  le  travail  qui  reposait  sur 
celle-ci.  Les  ctioses  sont  allées  si  loin,  que  bientôt  la 
politique  est  devenue  internationale,  cosmopolitisme 
sans  patrie,  et  que  le  meilleur  politique  fut  celui  qui, 

(1)  Ribbe,  Le  livre  de  famille,  180  sq. 

(2)  V.  une  foule  d'exemples  magnifiques  tirés  de  l'histoire  fran- 
çaise, dans  Ribbe,  Les  familles  et  la  société  en  France  avant  la  Révolu- 
tion, 112  sq.,  157  sq. 


MOYENS    DE    SALUT    JURIDIQUES    ET    SOCIAUX         279 

semblable  à  Neptune,  pouvait  soulever  avec  un  lon«- 
trident  les  mers  profondes,  ruiner  les  continents  les 
plus  solides,  et  lancer  le  harpon  dans  les  brouillards 
hyperboréens.  Les  politiciens  de  cette  école  ne  s'occu- 
pent naturellement  jamais  de  ce  que  porte  et  supporte 
le  sol  natal.  Leurs  oracles  sont  plutôt  ces  nomades  sans 
patrie,  sans  terre,  qui  ne  comprennent  pas  seulement 
ce  que  signifie  le  mot  de  misère,  et  dont  le  seul  principe 
est:  îibi  bene  ibi  patria  ;  je  chante  les  louanges  de  celui 
dont  je  mange  le  pain. 

Il  faut  que  la  politique  soit  dans  un  mauvais  état,  pour 
en  arriver  à  ce  point,  que  les  plus  mauvais  politiques 
sont  les  meilleurs  patriotes.  Mais  il  est  facile  de  com- 
prendre pourquoi  on  en  est  venu  là.  Si  la  pohtique 
d'état  se  considère  comme  d'autant  plus  admirable 
qu'elle  surpasse  davantage  la  politique  sociale  ;  et  si  la 
politique  sociale  abandonne  le  terrain  solide  que  la  rai- 
son, la  nature  et  l'histoire  lui  tracent,  il  n'en  peut  être 
autrement.  C'est  pourquoi  tant  que  la  seule  vraie  base 
de  toute  vie  publique,  la  propriété  foncière,  ne  sera  paè 
rétablie  dans  son  honneur,  et  ne  sera  pas  réintégrée 
par  la  loi  dans  ses  droits  naturels,  que  personne  n'atta- 
que sans  détriment  pour  l'état  et  pour  la  société,  la  poli- 
tique extérieure  sera  toujours  l'ennemie  née  de  la  poli- 
tique du  pays  natal,  et  le  manque  de  patrie  la  première 
condition  de  la  grandeur  politique. 

Si  donc,  toute  politique  ne  doit  pas  disparaître  uni- 
quement dans  la  tentative  faite  pour  affaiblir  les  autres 
états,  et  pour  jouer  le  premier  rôle  dans  ce  concert  quel- 
que peu  bizarre  des  puissances,  il  faut  d'abord  que  le 
sol  et  les  murs  soient  en  harmonie,  c'est-à-dire  que 
toute  la  construction  et  l'activité  doivent  être  ordonnées 
selon  la  base  naturelle  d'une  vie  sociale  saine.  Si  une  fois 
l'on  commence,  on  verra  bientôt  où  sont  les  véritables 
soutiens  de  l'état  et  où  sont  ses  amis  les  plus  dangereux. 
Alors  s'étalera  dans  tout  son  danger  pour  lui,  le  hideux 
préjugé  qu'il  peut  y  avoir  une  politique  saine  et  solide 


280  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

en  dehors  des  sphères  du  patriotisme  tradilioiinel  anti- 
que. Or  celles-ci  sont  formées  par  ces  classes  qui,  d  après 
leur  situation  sociale,  représentent  la  constance  de  la 
tradition  et  de  la  fidélité  historique.  Elles  sont  aussi  la 
digue  naturelle  contre  le  despotisme  sous  toutes  ses  for- 
mes, le  despotisme  du  pouvoir,  le  despotisme  des  réfor- 
mes, le  despotisme  de  l'opinion  publique,  et  le  rempart 
le  plus  sûr  contre  cette  concentration  malsaine  de  la 
fortune,  de  la  population,  de  l'administration,  et  du  pou- 
voir public,  concentration  qui,  au  point  de  vue  social, 
comme  au  point  de  vue  politique,  doit  être  mise  au 
nombre  des  plus  grands  dangers  que  peut  courir  le  salut 
commun. 
9. -Salut  Aussi  disons-nous  sans  crainte:  les  choses  doivent 
publique   en  êtrc  trausformécs  de  telle  façon  que  le  centre  de  sçravité 

l'harmonisant  ^  x  o 

aTecrorgani-  Je  toutc  notrc  vic  Dublioue  passe  des  cabinets  dans  la 

salion     natu-  i  u         r 

ciété.'^^ '^  **^'  nature,  et  des  bureaux  des  changeurs  et  des  officiers 
d'administration  dans  les  sphères  où  se  trouvent  les 
vraies  relations  de  la  vie.  Il  faut  que  les  gens  de  la  cam- 
pagne soient  à  leur  aise,  sans  cela  jamais  nous  ne  serons 
bien  et  au  naturel,  ni  dans  notre  pays,  ni  en  aucun  lieu 
de  la  terre. 

Mais  nous  ne  disons  pas  seulement  ceci  relativement 
à  la  situation  sociale  proprement  dite  dont  il  a  été  ques- 
tion jusqu'à  présent,  nous  le  disons  tout  particulière- 
ment pour  ce  qui  concerne  la  morale  publique.  On  peut 
discuter  les  avantages  et  les  inconvénients  de  la  pro- 
priété foncière,  au  point  de  vue  de  l'économie  pohtique, 
mais  j'espère  qu'au  point  de  vue  moral,  personne  ne 
doutera  du  système  qu'il  faut  préférer  (1  ).  Il  n'est  pas 
nécessaire  de  faire  de  longues  recherches  pour  savoir  à 
quelle  époque  Israël  était  à  son  aise  ;  si  c'est  depuis  qu'il 
parcourt  terres  et  mers,  engloutit  les  maisons  des  veu- 
ves et  ne  jure  que  par  l'or  (2),  ou  si  c'était  dans  ce  temps 

(j)  Voir  un  beau  chapitre  sur  ce  sujet  dans  Stuart  Mill,  Principles 
ofpùUtical  economy,  2,  7  (London,  1869,  171-182).  Voir  aussi  Carey, 
Lehrbiich  der  Volkswirthschaft  {2) ,  38,  3,  p.  523  sq. 

(2)  Matth.,  XXIII,  15,  16.  —  Luc,  XX,  47. 


MOYENS    DE    SALUT    JURIDIQUES    ET    SOCIAUX         281 

OÙ  il  ne  voyait  pas  de  plus  bel  idéal  pour  chacun,  que 
de  s'asseoir  à  l'ombre  de  sa  treille  et  de  son  figuier,  et 
et  d'y  inviter  son  voisin  (1  ). 

Dans  l'histoire  de  la  morale  chez  nos  peuples,  la  si- 
tuation ne  s'est  pas  améliorée  depuis  qu'on  a  détaché  du 
sol  les  classes,  les  familles  et  les  individus,  et  qu'ils 
sont  poursuivis  à  travers  le  monde  par  l'éternel  juif- 
errant  sans  patrie  et  sans  but.  Depuis  ce  moment,  tout 
amour  du  travail  actif  a  disparu,  cet  amour  qui,  lors- 
qu'il se  sent  sur  son  propre  terrain,  transforme  le  sable 
en  or  et  le  rocher  en  un  terrain  fertile.  La  tempérance, 
l'économie,  la  prévoyance  et  la  domination  de  soi,  ver- 
tus qui  viennent  naturellement  dès  que  chacun  s'établit 
dans  sa  propriété  propre,  ont  disparu.  On  ne  comprend 
plus  combien  la  satisfaction,  l'indépendance,  la  morale 
de  l'individu  agissent  sur  la  morale  publique,  et  par  le 
fait  même  sur  le  salut  public.  Depuis  Ricardo,  on  de- 
mande si  les  stricts  moyens  de  subsistance  accordés  à 
■    l'ouvrier,  et  sur  lesquels  on  règle  son  salaire,  compren- 
nent nécessairement  aussi,  outre  la  nourriture  et  le  vê- 
tement, la  propagation  de  la  classe  ouvrière,  question 
si  grossière  et  si  indigne  de  l'homme,  que  nous  ne  trou- 
vons pas  d'expression  pour  rendre  le  dégoût  qu'elle  nous 
inspire.  La  société  ne  serait  pas  capable  de  poser  une 
question  si  choquante,  et  de  douter  qu'il  soit  bon  ou  dé- 
sirable que  celui  qui  fait  le  travail  de  la  société  vive 
aussi  dans  la  société,  si  elle  possédait  seulement  une 
étincelle  de  sentiment  chrétien  et  humain.  Non  !  il  n'est 
pas  bon  que  dans  le  travail  de  la  vie  l'homme  soit  seul  (  2) . 
Lorsque  Dieu  plaça  le  premier  homme  dans  le  Paradis 
pour  le  travailler,  il  lui  donna  un  aide  (3).  Les  meilleu- 
res époques  ont  toujours  agi  d'après  cela.  Leur  souci 
était  de  procurer  avant  tout  à  l'ouvrier  autant  de  terrain 
solide  et  assuré  qu'il    lui  en  fallait  pour  y  établir  sa 

(1)  m,  Reg.,  IV,  25.  -  IV,  Reg.,  XVIII,  31.  -  Ezecb.,  XXXIV,  2.1.  - 
Mich.,  IV,  4.  —  Zach.,  III,  10.  —  Macch.,  XIV,  8,  12. 

(2)  Geii.,  II,  18.  —  (3)  Gen.,  H,  18-20. 


282  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

maison  et  sa  famille.  Ils  croyaient  à  la  parole  de  l'Ecri- 
tiire,  ((  qu'il  vaut  mieux  être  deux  ensemble  que  d'être 
seul,  car  ils  tirent  avantage  de  leur  société  (1)  ».  Et  l'ex- 
périence le  confirme.  On  a  vu  des  milliers  de  fois  un 
jeune  homme  léger  transformé,  devenu  sobre,  éco- 
nome, prévoyant,  infatigable  au  travail,  aussitôt  qu'il 
avait  fondé  une  famille,  qu'il  n'était  pas  livré  à  toute  es- 
pèce d'incertitude,  et  que  le  sentiment  de  la  responsa- 
bilité et  de  la  communauté  s'était  emparé  de  lui.  La  so- 
ciété en  tire  assurément  un  très  grand  avantage.  Un 
ouvrier  qui  est  sans  cesse  suspendu  en  l'air,  se  consi- 
dère comme  banni  de  la  société,  sinon  comme  ennemi. 
Celui  qui  possède  un  petit  morceau  de  terre  et  a  souci 
d'une  famille  digne  de  ce  nom,  a  au  contraire  l'esprit  de 
communauté  aussi  développé  que  l'instinct  de  la  con- 
servation. Il  fera  tous  les  sacrifices  pour  la  conservation 
de  l'ensemble,  comme  s'il  agissait  pour  lui-même.  C'est 
par  la  petite  propriété  sûre,  et  par  la  famille  que  les  hom- 
mes s'attachent  le  plus  à  la  grande  société.  L'exigence 
que  nous  avons  reconnue  être  la  condition  fondamentale 
des  situations  sociales  saines,  pour  que  chacun  consi- 
dère ce  qui  lui  appartient  comme  un  fief  de  la  société, 
et  accomplisse  son  travail  à  l'avantage  du  tout,  aucune 
classenelacomprendraaussi  facilement, nela pratiquera 
avec  autant  de  joie,  comme  quelque  chose  de  complète- 
ment naturel,  que  la  classe  des  petits  propriétaires. 

De  là  provient  aussi  qu'avec  ce  système,  la  morale 
publique  possède  une  puissance  si  forte.  C'est  à  peine 
si  nous  savons  encore  ce  qu'elle  est  depuis  que  le  nou- 
veau système  du  libre  exercice,  de  l'inconstance,  de 
l'insécurité  dirige  tout.  Or,  elle  est  un  des  plus  grands 
bienfaits,  et  une  des  dotations  les  plus  nécessaires  qui 
puissent  échoir  à  la  société.  Elle  peut  se  corrompre 
dans  le  meilleur  ordre  de  choses  ;  mais  elle  se  corrom- 
pra certainement  si  l'ordre  de  la  situation  publique  est 

(1)  Eccl.,  IV,  9  sq. 


MOYENS    DE    SALUT  JURIDIQUES    ET    SOCIAUX         283 

dissous.  Ceci  nous  indique  la  différence  entre  les  temps 
anciens  et  les  temps  modernes.  Nous  n'avons  plus  de 
morale  publique^  plus  de  caractère  social.  C'est  une  des 
plus  grandes  plaies  morales  du  temps.  L'époque  elle- 
même,  la  société  sont  plus  mauvaises,  plus  immorales, 
plus  dépourvues  de  caractère  que  les  individus  (1).  La 
totalité  pèse  avec  ses  mœurs  sur  la  morale  de  ses  mem- 
bres, et  en  corrompt  le  plus  grand  nombre.  La  plupart 
seraient  contents  de  pouvoir  vivre  libres  selon  leur 
conscience  ;  mais  ils  succombent  à  la  puissance  corrup- 
trice de  la  morale  publique,  car  le  pouvoir  de  lui  tenir 
tête,  sans  que  le  caractère  en  souffre,  est  seulement 
donné  à  un  petit  nombre  favorisé  de  Dieu. 

Sous  ce  rapport,  nos  aïeux  étaient  dans  une  situa- 
tion meilleure.  11  n'y  a  pas  eu  que  des  saints  dans  ces 
temps  parfois  trop  vantés  ;  mais  les  temps  comme  tels 
étaient  pourtant  meilleurs  que  les  nôtres,  et  de  beau- 
coup. La  cause  en  était  à  la  puissance  sévère  qu'exer- 
<jaient  les  mœurs  sociales  (2).  Beaucoup  d'individus 
étaient  personnellement  dans  une  situation  pire  qjLie 
leurs  descendants  actuels  sans  vigueur  et  sans  force 
pour  se  livrer  à  leurs  convoitises  mauvaises.  Mais  pa- 
raissaient-ils en  public?  Ils  étaient  excommuniés  par  la 
morale  et  la  coutume.  S'ils  cherchaient  à  passer  outre, 
ils  pouvaient  s'attendre  à  être  repoussés  de  leur  corpo- 
ration ou  de  leur  classe,  et  ils  étaient  là  privés  de  droits, 
bannis,  considérés  comme  des  sorciers,  et  rejetés  de  la 
société.  Ainsi  le  voulait  le  caractère  public  de  cette 
dernière.  Quiconque  ne  voulait  pas  perdre  ses  honneurs 
et  ses  avantages  devait  le  respecter.  Naturellement  ceci 
devait  réagir  d'une  manière  bienfaisante  sur  le  carac- 
tère personnel.  Aujourd'hui  c'estjuste  le  contraire.  Des 
gens  qui  personnellement  ne  sont  ni  mécliants,  ni  hos- 
tiles à  la  religion  dans  une  sphère  plus  restreinte,  éta- 
lent, dès  qu'ils  sont  en  public,   une  absence  de  princi- 

(1)  V.  vol.  VII,  conf.  IX,  3  ;  vol.  VIII,  conf.  XXV,  4. 

(2)  Cf.  Le  Play,  La  réforme  sociale  (5),  lU,  6  sq. 


284  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

pes  et  une  faiblesse  de  caractère  qui  souvent  les  vexent 
eux-mêmes.  C'est  évidemment  parce  que  nous  ne  som- 
mes pas  protégés  par  des  institutions  solides,  par  la 
tradition  et  l'estime  publique  contre  les  influences  sé- 
ductrices du  monde.  Or,  quand  une  fois  l'homme  sait 
qu'il  est  trahi,  il  se  livre  plus  volontiers  lui-même. 

Personne  ne  doutera  que  cette  situation  ne  soit  un 
grand  mal.  Il  ne  faut  pas  en  chercher  le  dernier  motif 
ailleurs  que  dans  la  destruction  de  l'ancien  ordre  social. 
En  rendant  tout  libre  et  sans  consistance  :  travail,  po- 
pulation et  même  sol^  on  a  aussi  fait  disparaître  toute 
tradition,  toute  discipline  et  toute  morale.  Qu'on  ait  des 
doutes  sur  la  dépendance  intime  de  toutes  ces  choses 
entre  elles,  c'est  difficile  à  croire,  à  moins  d'avoir  quel- 
que intérêt  secret  à  ne  pas  vouloir  le  comprendre,  ou 
du  moins  à  ne  pas  vouloir  l'avouer.  La  vie  avec  sa  mo- 
rale repose  sur  la  situation  extérieure  de  l'homme. 
Selon  que  celle-ci  est  sûre,  estimée,  honorée,  le  même 
homme  est  tout  autre.  C'est  pourquoi  les  anciens  di- 
saient :  La  morale  de  la  condition  en  fait  l'honneur.  Or, 
la  condition  repose  sur  la  stabihté,  la  stabilité  sur  la 
fixité  à  l'endroit  qu'on  occupe,  et  la  fixité  repose  sur 
l'attachement  au  sol.  Fixité  et  caractère^  possession 
sûre  et  esprit  conservateur,  attachement  au  sol  et  au 
pays  natal,  persistance  dans  la  tradition,  sont  une  seule 
et  même  chose.  C'est  pourquoi  encore  une  fois  :  Morale 
de  la  condition,  honneur  de  la  condition.  Mais  pour  tout 
dire,  nous  ajouterons:  Morale  de  la  condition  morale 
de  l'homme,  morale  de  la  condition  morale  du  pays. 
Oui,  et  il  y  a  même  encore  davantage.  Celui  à  qui  Dieu 
ouvre  le  cœur,  nous  comprendra  si  nous  disons  :  Morale 
de  l'homme  morale  de  l'état,  honneur  du  pays. 
nisati^^ïes  Nous  nous  sommcs  si  longtemps  arrêtés  à  la  terre 
ciasfes^.^"*^^  en  expliquant  la  signitlcation  de  propriété  foncière,  qu'il 
pourrait  sembler  que  nous  attribuons  trop  peu  de  valeur 
aux  autres  activités  sociales.  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi. 
Par  là  même  qu'en  vertu  de  la  nécessité,  nous  donnons 


MOYENS    DE    SALUT    JURIDIQUES    ET    SOCIAUX  285 

une  attention  particulière  à  cette  base  de  la  société, 
malheureusement  si  méconnue  et  si  peu  estimée,  nous 
n'enlevons  rien  aux  autres  classes  de  ce  qui  leur  est  dû. 
On  peut  relever  quelqu'un  qui  est  tombé  à  terre,  sans 
qu'on  ait  besoin  pour  cela  de  renverser  ceux  qui  sont 
debout. 

Rendre  justice  à  un  opprimé  ne  signifie  pas  faire  tort 
aux  autres;  mais  ceux-ci  agiraient  mal,  s'ils  ne  le  lais- 
saient pas  jouir  de  son  droit,  ou  s'ils  considéraient 
comme  un  tort  fait  à  eux-mêmes  le  droit  qu'on  lui  rend. 
Si  donc,  même  le  père  du  système  industriel  ne  peut 
rien  objecter  à  notre  doctrine,  sinon  qu'elle  considère 
toutes  les  diverses  catégories  de  travail,  à  lexception 
de  l'agriculture,  comme  absolument  infructueuses  (1), 
c'est  déjà  un  signe  qu'il  n'y  a  aucune  objection  sérieuse 
à  faire  contre  elle.  Jamais  certainement  personne  parmi 
ceux  qui  ont  défendu  l'honneur  et  la  sécurité  de  la  pos- 
session foncière,  et  non  seulement  l'agriculture,  mais 
la  possession  foncière  en  général,  n'a  prétendu  cela.  Ce 
que  nous  voulons,  c'est  que  l'on  comprenne  commept 
le  travail  qui  vise  à  rendre  la  terre  fructueuse  et  à  lui 
ravir  ses  trésors,  —  que  ce  soit  des  minéraux,  des  vé- 
gétaux, ou  des  animaux,  qu'ils  soient  sur  la  terre  ou 
dans  la  terre,  dans  l'air  ou  dans  l'eau,  —  reste  en  tout 
temps  le  point  de  départ  de  la  formation  de  valeur  et  de 
la  transaction  de  toutes  les  valeurs,  non  seulement  au 
début  de  la  société,  mais  dans  la  vie  de  relations  la 
plus  développée. 
^  Le  travail  premier  et  indispensable  est  toujours  de 
s'emparer  des  dons  que  la  nature  ne  nous  donne  jamais 
pour  rien,  mais  seulement  à  la  sueur  de  notre  front. 
Le  second  est  le  travail  et  la  transformation  des  ma- 
tières extraites,  par  conséquent  ce  qu'on  entend  la  plu- 
part du  temps,  dans  le  sens  plus  strict  du  mot,  dans 
le  sens  ordinaire,  sous  le  nom  d'industrie.  Enfin  en  troi- 

(1)  Ad.  Smith,  Wealth  of  nations,  4,  9  (Uogers,  1800,  11,250). 


286  LA    SOCIÉTÉ    C[VILE 

sième  lieu  vient  le  commerce  (1),  par  lequel  nous  com- 
blons nos  besoins  extraordinaires,  et  nous  employons 
notre  superflu  pour  notre  utilité,  pour  le  soutien  d'au- 
trui  ,  et  par  lequel  nous  favorisons  notre  commodité  au 
delà  du  besoin  proprement  dit.  Tous  les  autres  travaux 
plus  ou  moins  intellectuels  sont  considérés,  au  point  de 
vue  économique,  comme  des  travaux  plus  ou  moins  ac- 
cessoires, ainsi  que  nous  l'avons  déjà  vu  autrefois.  11  est 
donc  inutile  de  faire  constater  qu'avec  cette  division,  on 
n'enlève  ni  honneur  ni  dignité,  à  aucune  espèce  de  tra- 
vail. Il  y  a  longtemps  que  nous  avons  dit  notre  senti- 
ment à  ce  sujet.  Il  est  superflu  de  répéter  encore  une 
fois  qu'il  n'y  a  pas  de  prééminence  d'honneur  parmi  les 
classes.  Mais  cela  n'empêche  pas  que  nous  mettions  cer- 
tains travaux  avant  d'autres.  Nous  ne  les  jugeons  pas 
ici  d'après  leur  honneur,  mais  d'après  leur  nécessité, 
d'après  le  développement  historique  et  les  besoins  de 
la  société. 
]i._sou-  Si  nous  jetons  un  coup  d'œil  sur  tout  ce  que  nous 
avoïpouMi  avons  dit  jusqu'à  présent,  sur  l'origine  naturelle  et  his- 
P_n3prie  ûû-  |-Qp|q^g  ^(^  g^^P  \q  développement  dc  la  société,  il  est  fa- 
cile de  résumer  les  points  sur  lesquels  nous  devons  con- 
centrer nos  exigences  pour  le  rétablissementdela  société. 
En  indiquant  comme  l'une  des  tâches  les  plus  pressantes 
pour  notre  époque  le  devoir  de  rétablir  la  société,  nous 
avons  exprimé  une  quadruple  exigence.  Deux  se  rap- 
portent à  la  possession,  deux  au  travail. 

En  premier  lieu,  la  forme  primitive  de  toute  posses- 
sion est  la  propriété  foncière  dans  le  sens  le  plus  étendu 
du  mot.  Toute  propriété  mobilière  en  est  seulement  le 

(i)Il  est,  dit  l'ancien  droit  allemand:  Droit  du  citoyen  d'abord, 
droit  du  marchand  ensuite  (Graf  und  Dietherr,  Deutsche  Rechtsspri- 
chw.,  502  (9, 110).  Il  n'y  a  pas  de  doute  qu'il  faille  prendre  aussi  en 
ce  sens  beaucoup  d'expressions  d'e'crivains  ecclésiastiques,  quoiqu'ils 
aient  été  souvent  inlluencés  par  la  considération  des  dangers 
moraux  du  commerce  et  des  affaires  d'argent.  Cf.  August.,  In  ps. 
70,  1,  17.  Basil.,  Reg.  fus.,  38.  Thomas.,  Reg.  princ,  2,  3.  Antonin., 
2,  t.  1,  c.  16  ;  3,  t.  8,  Humbert.,  Erudit.  prsedic,  2, '^2,  91,  92.  Peral- 
dus,  Summavirtut.  et  vit.,  Venet.,  1571,  II,  150  sq. 


MOYENS    DE    SALUT    JURIDIQUES   ET    SOCIAUX  287 

fruit  et  repose  sur  elle  tant  qu  elle  est  propriété  solide, 
vraie  et  légitime.  Mais  la  propriété  immobilière  doit  ab- 
solument être  traitée  autrement  que  la  propriété  mobi- 
lière. On  ne  doit  pas  traiter  l'arbre  comme  son  fruit,  ni 
le  blé  comme  le  champ  qui  le  porte.  La  qualité  essen- 
tielle de  la  possession  immobilière  est  la  stabilité,  la 
fixité.  La  propriété  mobilière  est  donnée  précisément 
pour  égaliser  les  désavantages  et  les  obstacles  qui  s'y 
rattachent,  mais  non  pour  entraîner  avec  elle  le  bien 
immobilier  lui-même.  C'est  pourquoi  la  législation  doit, 
avant  tout,  créer  à  nouveau  pour  la  propriété  foncière, 
une  base  naturelle  et  sûre,  comme  point  de  départ  de 
toute  acquisition.  Elle  peut  et  doit  faire  cela  d'une  dou- 
ble manière.  Elle  doit  décharger  le  sol  des  fardeaux  qui 
pèsent  sur  lui  d'une  manière  si  exclusive  et  qui  l'acca- 
blent. Enlever  les  charges  qui  pèsent  sur  le  sol  est  dé- 
sormais le  premier  cri  de  guerre,  le  signe  distinctif  de 
tous  ceux  qui  prennent  à  cœur  la  restauration  de  la  so- 
ciété. 

D'un  autre  côté,  la  législation  doit  prendre  soin,  en 
limitant  la  divisibilité  et  l'aliénation  du  sol,  que  celui-ci 
ne  tombe  pas  au  pouvoir  arbitraire  de  ceux  qui  ne  sont 
jamais  ses  maîtres  absolus,  mais  seulement  ses  adminis- 
trateurs et  ses  usufruitiers.  La  terre  n'est  pas  donnée  à 
l'homme  pour  qu'il  la  démorcelle  et  en  fasse  ce  que  bon 
lui  semble  ;  mais  elle  lui  est  donnée  pour  qu'il  la  cultive 
et  la  rende  fertile  au  profit  de  la  totalité.  C  est  pourquoi 
avec  l'appel  au  dégrèvement  de  la  propriété  foncière,  il 
faut  répéter  à  satiété  cet  autre  mot  d'ordre  :  1^'ixité  de  la 
propriété  foncière.  En  disant  cela,  nous  ne  parlons  pas 
d'une  forme  de  société  telle  qu'elle  a  existé  chez  les  Ca- 
rolingiens. Une  certaine  mobilisation  de  la  propriété 
foncière,  moindre  dans  certains  pays,  plus  grande  dans 
d'autres,  surtout  là  où  la  culture  de  la  vigne  et  l'exploi- 
tation maraîchère  ou  horticole  rendent  le  morcellement 
du  sol  plus  avantageux,  a  aussi  existé  en  droit  au  moyen- 
âge.  Il  est  donc  inutile  de  pensera  une  immobilité  com- 


288  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

plète  de  la  possession  ;  mais  une  limitation  plus  sévère 
du  droit  de  disposer  de  la  propriété  foncière  est  indis- 
pensable, si  elle  doit  tourner  à  une  amélioration  morale, 
économique  et  politique. 
12. -Soins       En  second  lieu^  la  situation  doit  être  réglée  de  la  sorte 

qu'on   doit  i  •     j-     -j  '  t.     A  t  ' 

prendre  pour  que   Ics   individus    rcçoivcut  de    nouveau    un  terram 

assurer  lape-      -^  .     i         at  i  •  m   • 

tite propriété,  solidc  SOUS  Icurs  picds.  iNous  avous  vu  combien  il  im- 
porte pour  la  liberté  du  travail,  et  pour  la  conservation 
de  la  société  comme  société  réelle,  d'ofTrir  autant  que 
possible,  à  ceux  qui  font  le  travail,  une  part  sûre  en  ter- 
rain, ou  en  une  autre  forme  quelconque  de  propriété 
qui  puisse  remplacer  la  possession  foncière,  et  qui  la 
rende  en  quelque  sorte  indépendante  vis-à-vis  des  en- 
trepreneurs et  des  capitalistes  (1).  Les  choses  doivent 
être  rétablies  de  façon  que  l'ouvrier  ne  fasse  qu'un  avec 
le  sol,  cette  base  de  la  société,  et  qu'il  ait  une  propriété 
personnelle  sûre  et  suffisante  pour  s'intéresser  au  main- 
tien de  l'ordre  ;  sans  cela,  il  n'y  a  pas  de  sécurité  à  atten- 
dre, ni  pour  la  société,  ni  pour  les  institutions  politiques. 
Donc    tous   nos  efforts  doivent    tendre  à  ce  qu'on 
procure  aux  ouvriers,  et  non  seulement  aux  ouvriers 
s'occupant  d'agriculture,  mais  davantage  encore  aux 
ouvriers  proprement  dits,  dans  le  sens  plus  strict  et 
habituel  du  mot,  une  possession  leur  appartenant,  im- 
mobilière autant  que  possible,  un  véritable  chez-soï.  Qui- 
conque est  capable  d'agir  sur  l'opinion  publique  doit 
viser  à  ce  que  les  législations  perdent  enfin  cette  incli- 
nation à  la  grosse  propriété,  et  favorisent  par  contre  la 
petite  dans  la  mesure  du  possible.  Que  notre  désir  ne 
soit  pas  de  voir  partout  un  morcellement  du  sol  à  la 
française,  et  que  nous  considérions  comme  une  condi- 
tion essentielle  de  prospérité  pour  la  société  la  propriété 
foncière  en  grand,  mais  dans  de  justes  limites,  nous  l'a- 
vons déjà  dit  suffisamment.  Nous  voudrions  notamment 
que  tous  les  bois  soient  entre  les  mains  de  familles  ri- 

(1)  Gonf.  Thomas,  Reg.  jmnc,  2,  3  ;  4,  12. 


MOYENS    DE    SALUT    JURIDIQUES    ET    SOCIAUX         289 

ches,  de  grandes  communautés,  de  communes,  ou  de 
l'état.  Mais  dans  une  agglomération  modérée  de  terrain, 
il  en  reste  encore  assez  pour  la  possession  en  petit.  Et 
cette  possession  est  aujourd'hui  beaucoup  plus  impor- 
tante qu'autrefois.  Jadis  une  possession  propre  n'était 
pas  nécessaire  pour  une  grande  partie  de  la  population, 
parce  que  l'état  du  servage  garantissait  de  parla  loi  un 
rapport  ou  un  droit  d'usufruit  dans  le  bien  seigneurial. 
Mais  comme  ce  secours  n'existe  plus,  il  doit  être  rem- 
placé par  la  création  d'une  possession  propre. 

Petite  propriété  assurée,  possession  propre,  posses- 
sion foncière  unie  au  travail,  si  c'est  possible,  création 
de  chez-soiy  comme  on  dit  maintenant,  dégrèvement 
progressif  de  la  propriété  foncière,  tel  est  notre  cri  de 
guerre  dans  la  lutte  pour  la  restauration  de  la  société. 
Pour  nous,  il  nous  semble  tout  à  fait  incompréhensible 
que  l'immense  importance  de  cette  question  ne  saute 
pas  aux  yeux.  Il  nous  paraît  presque  impossible  d'en 
résumer  en  peu  de  mots  tous  les  avantages  moraux, 
politiques  et  sociaux.  Mis  en  face  de  nos  ouvriers  sa- 
lariés qui  vivent  au  jour  le  jour,  comme  ils  sont  dignes 
d'envie  les  petits  citoyens  des  villes  moyennes  alleman- 
des (1),  les  demi-agriculteurs,  les  serfs  et  les  vassaux 
du  moyen  âge  (2),  les  gens  comme  les  ouvriers  des  sali- 
nes de  l'évêque  de  Salzbourg,  à  Durrenberg  (3),  les 
sujets  du  couvent  de  Gebenbach,  dans  la  Forêt-Noire  (4)^ 
et  les  petits  propriétaires  de  l'Allemagne  du  Sud;,  jus- 
qu'aux temps  modernes!  Ils  avaient  leur  petite  propriété 
privée  ;  et  de  plus,  ils  avaient  leur  part  dans  la  terre 
communale,  ou  du  moins  un  droit  de  participation  soit 
à  l'usufruit  qu'elle  rapportait,  soit  à  la  propriété  de  leurs 
maîtres.  Quand  même  ceci  n'était  pas  partout  aussi 
étendu  que  dans  le  droit  des  communes  en  liesse  (5), 

(1)  Jansseii,  Geschichte  des  deutschen  Volkes  (4),  I,  292  sq. 

(2)  Vol.  IX,  conf.  XXII,  13. 

■     (3)  Chrislllch  —  sociale  Blaetter.,  1881,  638  sq. 
(4)  Hansjakob,  Schneeballen,  Neue  Folgc,  4. 
{(5)  Duocker,  Das  Gesammtelgenthiim,  179  sq. 


290  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

lequel  était  égal  pour  les  riches  et  pour  les  pauvres  (1), 
partout  néanmoins  s'appliquait  ce  principe  :  Le  Père 
céleste  nous  a  donné  comme  tîefs  l'eau  et  la  prairie  (2). 
Et  partout  on  voit  ces  petites  gens  profiter  de  l'eau  et 
de  la  prairie  pour  leur  avantage,  aussi  bien  que  le  sei- 
gneur. Partout  ils  avaient  droit  au  bois  nécessaire  pour 
se  chaulYer,  au  bois  de  construction,  au  bois  pour 
faire  des  haies,  des  voitures  et  des  charrues  (3).  C'est 
ainsi  que,  malgré  de  nombreuses  charges  et  de  durs 
travaux,  ils  reposaient  sur  un  terrain  solide,  et  se  sen- 
taient en  sécurité  et  à  leur  aise. 

Quant  aux  suites  qui  en  résultaient  pour  leur  vie  mo- 
rale tout  entière  et  pour  leur  conduite  sociale,  on  ne 
peut  les  apprécier  qu'en  comparant  la  situation  des  ou- 
vriers modernes  avec  celle  des  ouvriers  de  cette  époque. 
Il  y  en  a  encore  beaucoup  parmi  nous  qui  ont  connu, 
pour  les  avoir  vus,  les  derniers  restes  de  la  demi-bour- 
geoisie et  de  la  demi-classe  agricole  de  l'Allemagne  du 
Sud. Nous  parlons  seulement  de  celles-ci,  parce  que  nous 
pouvons  nous  y  reporter  par  expérience  personnelle. 
D'autres  auront  fait  les  mêmes  observations  ailleurs  (4). 
Ces  gens  étaient,  nous  pouvons  l'affirmer  devant  Dieu, 
au  service  de  qui  nous  les  avons  vus  des  années  durant, 
dans  leur  ménage  et  dans  leur  cœur,  les  gens  les  plus 
sobres,  les  ouvriers  les  plus  laborieux,  les  chefs  de  mai- 
son les  plus  modérés,  les  époux  et  les  éducateurs  les* 
plus  heureux,  les  voisins  les  plus  empressés  à  faire  des 
sacrifices,  les  sujets  les  plus  fidèles,  les  chrétiens  les 
plus  pieux.  Leur  petite  maison  était  la  pépinière  des 
meilleures  recrues  pourTEglise  et  pour  l'administration. 
Les  apôtres  de  la  révolution  pouvaient  s'épargner  la 

(1)  Thiidichum,  Rechtsgeschichte  der  Wetterau,  I,  212  sq. 

(2)  Duiicker,  loc.  cit.,  16.5.  —  Graf  und  Dietherr,  Rechtsspr.,  68 
(3,  39). 

(3)  Maurer,  Geschichte  der  Frohnhœfe,  III,  29  sq.  —  Thudichum, 
loc.  cit.,  I,  66  sq.  218  sq.  —  Graf  und  Dietherr,  67  (3,  23  sq).  Schrœ- 
der,  Deutsche  Rechtsgeschichte,  206,  412. 

(4)  Déjà  Humbertus  a  Roman.,  Erudit.  prœdic,  2,  1,  78. 


MOYKNS   DE    SALUT    JURIDIQUES    ET    SOCIAUX        29  J 

peine  de  prêcher  chez  eux  le  bouleversement  et  la  ré- 
volte. Que  dans  une  promenade  on  s'arrêtât  un  moment 
devant  leur  porte,  ou  qu!on  leur  apportât  un  petit  se- 

I    cours,  quand  ils  étaient  dans  le  besoin  ;  —  et  il  fallait 
voir  comme  ils  se  contentaient  de  peu  !  —  qu'on  les  vi- 
sitât dans  la  maladie,  ou  qu'on  les  préparât  à  leur  der- 
t  nier  voyage,  qui  souvent  aussi  était  leur  premier,  on 
les  quittait  toujours  édifié,  ils  étaient  un  véritable  baume 
pour  le  cœur  du  prêtre.  Quel  crime  hélas  !  notre  légis- 
lation moderne  n'a-t-elle  pas  commis  contre  cette  popu- 
lation d'élite  !  Tant  que  nous  vivrons,  nous  ne  cesserons 
de  nous  lamenter  sur  elle  comme  Jérémie.  Et  si  on  n'é- 
H  coûte  pas  nos  plaintes,  nous  les  répéterons  encore  au 
dernier  jour,  en  face  de  toute  la  société,  devant  le  tribu- 
nal de  Dieu.  Ces  gens  en  sont  dignes.  Ils  luttent  encore 
de  bien  des  manières  avec  une  admirable  fidélité,  pour 
maintenir  les  anciennes  coutumes  et  l'honneur  de  leur 
condition.  Mais  sans  protection  aucune,  ils  tombentl'un 
après  l'autre  dans  le  gouffre  béant,  écrasés  qu'ils  sont 
par  le  poids  de  leur  situation  ;  et,  qui  plus  est,  oppri- 
més par  les  lois,  ils  recrutent  le  prolétariat  et  les  pri- 
sons. Peut-être  pourrait-on  encore  leur  venir  en  aide. 
Nous  avons  des  princes,  des  hommes  d'état  et  des  légis- 
lateurs à  revendre.  N'y  en  a-t-il  donc  pas  un  seul  parmi 
eux  qui  ait  des  yeux  et  du  cœur  pour  ces  malheureux  ? 
Jadis  le  héraut  de  l'empire  s'écriait  dans  les  assemblées  : 
N'y  a-t-il  pas  de  Dalberg  ici?  Ah  !  que  ne  suis-je  ce  hé- 
raut î  J'emmènerais  ces  gens  avec  moi,  et  j'entrerais 
sans  me  faire  annoncer  là  où  les  princes  et  les  politi- 
ciens délibèrent  et  je  ne  cesserais  de  crier  :  N'y  a-t-il 
pas  ici  un  ami  de  l'humanité? 

C'est  à  la  seule  condition  que  cette  exigence  soit  ac-     i3.-Héta- 
compile  que  la  troisième  peut  être  réalisée,  c  est-a-dirc  datées  soiitie- 

.,,,11.1  ,  ""'Il    organi- 

celle  qui  consiste  a  établir  de  nouveaux  rapports  so-  sées. 
ciaux.  Nous  n'avons  plus  de  société.  La  prédominance 
de  l'état  en  est  en  partie  la  cause,  mais  seulement  en 
partie,  La  société  elle-même  a  une  grande  part   dans 


292  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

la  faute.  Elle  se  dissout  d'elle-même,  et  cela  pour  trois 
causes.  11  n'y  a  plus  que  des  individus  qui  s'associent 
pour  former  des  sociétés  particulières,  mais  c'est  plutôt 
par  égoïsme,  non  pas  à  cause  du  bien  commun,  et  seu- 
lement pour  la  période  de  temps  qui  leur  plaît.  Presque 
tous  se  défendent  contre  la  pensée  d'une  association 
générale  de  tous  ceux  qui  ont  les  mêmes  intérêts,  si 
grand  est  l'oubli  de  la  société  dans  l'opinion  publique 
générale.  Mais  s'il  s'agit  seulement  que  les  plus  élevés 
en  puissance  et  en  possession  reconnaissent  sérieuse- 
ment leurs  rapports  envers  les  plus  petits  et  les  plus 
faibles  comme  des  rapports  sociaux  obligés,  il  ne  faut 
plus  songer  au  succès. 

Trois  cboses  doivent  donc  entrer  en  ligne  de  compte 
pour  rétablir  la  société  dans  le  sens  propre  du  mot  :  Tout 
le  monde  doit  être  considéré  comme  membre  de  la  so- 
ciété ;  personne  n'est  libre  d'y  entrer  à  sa  guise  ou  de 
ne  pas  y  entrer,  d'y  rester  pendant  un  certain  temps  et 
d'eu  sortir;  pour  tous  existe  toujours  le  devoir  de  faire 
preuve  d'être  un  membre  vivant  de  la  société.  D'ailleurs 
on  n'empêche  personne  de  chercher  son  utilité  propre  ; 
et  la  facilité  de  contracter  une  association  plus  étroite 
est  un  droit  qui  est  lié  d'une  manière  inséparable  à  la 
liberté  de  l'homme.  Mais  ce  qui  n'est  pas  permis,  c'est 
tout  avantage  qui  serait  seulement  l'avantage  propre,  et 
une  association  volontaire  qui  exclurait  l'avantage  de 
la  grande  société.  Or,  tous  ne  peuvent  pas  former  en- 
semble une  société  unique,  illimitée,  sans  forme  ;  et  la 
société  n'a  de  vie  en  grand,  de  force  et  de  mouvement, 
que  si  elle  se  compose  d'un  organisme  bien  ordonné, 
de  membres  attachés  les  uns  aux  autres,  mais  indépen- 
dants et  vigoureux. 

C'est  ce  qui  forme  la  constitution  des  classes.  Tout 
ceux  qui  ont  un  même  intérêt  et  une  même  tâche  sociale 
appartiennent  à  une  classe,  non  d'après  une  puissance 
arbitraire,  mais  parla  nature  des  choses,  par  obligation 
sociale.  Dans  l'intérieur  de  la  classe,  l'un  n'est  pas  com- 


MOYENS    DE    SALUT   JURIDIQUES    ET    SOCIAUX        293 

plètement  égal  à  l'autre  sous  tous  les  rapports  ;  mais 
d'après  la  nature  de  l'organisme  tous  se  ressemblent 
seulement  en  ceci  que  chacun  a  un  certain  droit  que  per- 
sonne ne  peut  violer.  Mais  à  l'extérieur,  chaque  classe, 
comme  chaque  association,  garde  son  indépendance 
complète  et  protège  aussi  l'indépendance  de  ses  mem- 
bres contre  les  empiétements  des  classes  étrangères. 

L'exigence  que  tous,  les  plus  puissants  comme  les 
plus  faibles,  soient  sur  le  même  pied  au  point  de  vue 
social,  ne  peut  être  réalisée  par  aucun  autre  moyen  que 
par  une  organisation  de  classes.  Or  celle-ci  n'a  pas  seu- 
lement une  importance  juridique  et  économique,  elle  a 
aussi  une  grande  importance  morale.  C'est  ajuste  titre 
qu'on  se  plaint  maintenant  de  la  dissolution  de  toute 
discipline,  de  la  prodigalité,  de  l'orgueil  et  de  l'efRice- 
ment  de  toutes  les  différences.  Mais,  à  parler  franche- 
ment, comment  pourrait-il  en  être  autrement  ?  Oi}  a 
dissous  toutes  les  classes.  Tout  est  jeté  pêle-mêle  com- 
me dans  la  démolition  d'un  édifice  à  travers  lequel  la 
tempête  mugit  sans  obstacle.  Qui  cherchera  encore  là 
-de  la  morale,  des  caractères,  des  différences  ?  On  est 
vexé  de  ce  que  l'ouvrier  tailleur  imite  le  ministre,  et 
que  la  servante  passe  avant  la  comtesse.  Pourquoi  pas  ? 
>'ils  paient,   qui  peut  réclamer  ?  La  différence  de  la 
dasse,  le  seul  motif  qui  justifiât  autrefois  une  diffé- 
rence dans  les  habitudes  extérieures,  a  été  détruite  par 
îeux  qui  font  maintenant  du  zèle  assez  bizarre  à  ce  su- 
^et.  Qui  faut-il  rendre  responsable?  Est-ce  la  jeune  fille 
niaise  ou  le  jeune  homme  dont  la  lèvre  commence  à  se 
couvrir  d'un  léger  duvet,  qui  nagent  dans  le  courant 
général  et  qui    cherchent  à   émerger  au(ant  qu'ils  le 
comprennent  et  peuvent  le  faire,  ou  les  vieux  maîtres 
audacieux  qui,  avec  adresse  et  réficxion,  ont  rompu  les 
digues  et  tout  inondé  ?   Reconstruire  ces   digues  est 
maintenant  le  devoir  le  plus  pressant.  C'est  pourquoi 
notre  mot  d'ordre  ici  est  :   Organisation  des  classes 
comme  obligation  générale,  et  relations  sociales  entre 


surees. 


294  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

tous,  même  entre  les  classes  diverses,  mais  relations 
sociales  dans  le  sens  vrai  et  littéral  du  mot. 
u.-Limi-  Enfin,  au  rétablissement  de  la  société  appartient  la 
Ks  démè-  limitation  de  toutes  nos  libertés  non  mûres,  nuisibles, 
et  l'élévation  de  barrières  protectrices.  Nous  ne  per- 
drons pas. un  mot  ici  sur  les  conséquences  funestes  de 
cette  liberté  générale  accordée  à  tous.  Nous  en  avons 
parlé  suffisamment.  A  quoi  servent  les  classes  et  l'ac- 
tion d'ensemble  de  mille  ouvriers,  vaillants,  si  cinq  gâ- 
te-sauce peuvent  perdre  toute  la  cuisine  ?  Ici  chacun 
peut  se  mettre  à  l'œuvre,  sans  avoir  dans  la  main  ou 
sous  la  main  la  première  condition  nécessaire.  C'est  la 
société  ou  plutôt  l'honnête  ouvrier  qui  paie  les  frais. 
Cependant  nous  n'en  sommes  pas  encore  arrivés  où  l'on 
en  est  aux  pays  des  libertés,  aux  Etats-Unis,  où  quel- 
qu'un cherche  son  bonheur,  aujourd'hui  comme  ra- 
monneur,  demain  comme  ouvrier  meunier,  dans  huit 
jours  comme  garçon  boucher,  et  dans  un  mois  comme 
bijoutier,  pour  le  trouver  enfin  comme  directeur  d'un 
cercle  de  spiri tes,  ou  comme  magnétiseur.  Mais  nous 
en  sommes  malheureusement  venus  à  ce  point,  que 
bientôt  se  vérifiera  l'ancien  proverbe  :  Douze  métiers, 
treize  misères  (1  ). 

Ceci  n'est  plus  la  hberté,  c'est  l'abaissement  et  même 
la  dépréciation  du  travail.  Dans  ce  cas,  le  fil  de  la  pa- 
tience se  rompt  chez  l'homme  le  plus  patient,  l'amour 
du  travail  quitte  le  plus  laborieux,  et  l'homme  le  plus 
probe  se  dégoûte  de  l'honnêteté. 

Pourquoi  a-t-il  donc  fait  un  apprentissage,  si  le  pre- 
mier gâte-métier  venu  peut  le  gêner?  Pourquoi  avoir 
eu  tant  de  peines,  de  fidélité  et  d'application  à  son  tra- 
vail, si  le  premier  venu  offre  un  travail  de  camelotte 
pour  un  prix  dérisoire,  et  lui  coupe  l'herbe  sous  le  pied? 
On  dit  :  Travail  sohde  tiendra  toujours  le  marché  s'il 

(1)  Graf  und  Dietherr,  Deutsche  Rechtssprichiv.,  503  (9,  136).  Cf. 
Dûringsfeld,  Sprichwœrter  der  german.  u.  roman.  Sprachen.,  I,  3o5, 
no  684. 


MOYENS    DE    SALUT   JURIDIQUES    ET    SOCIAUX         295 

est  libre  ;  mais  ce  n'est  pas  exact.  Oui,  si  pour  nourrir 
son  homme  le  travail  n'avait  pas  besoin  de  la  posses- 
sion !  C'est  ainsi  que,  selon  l'expérience,  partout  où  les 
ouvriers  n'agissent  pas  de  concert  par  des  associations, 
comme  puissance  fermée,  les  payeurs,  les  donneurs  de 
travail  et  les  acheteurs  sont  encore  de  beaucoup  plus 
•gâte-travail  que  les  frivoles  gâte-métier,  et  les  voleurs 
d'ouvrage  sans  conscience.  Dans  la  situation  où  nous 
sommes,  la  solidité  ne  s'estime  jamais  à  sa  juste  valeur 
si  elle  n'est  pas  protégée  par  de  forts  remparts.  Chacun 
la  loue  ;  personne  ne  la  paie.  Et  si  quelque  marchand 
qui  habite  au  delà  des  mers  offre  sa  camelotte  un  cen- 
time meilleur  marché,  on  va  la  chercher  et  on  étrangle 
l'honnête  voisin  dans  son  lit.  Plutôt  dix  fois  bon  mar- 
ché qu'une  fois  solide.  On  aime  mieux  être  trompé  par 
un  brocanteur  ambulant,  étranger,  que  d'être  bien 
servi  par  un  marchand  connu.  Qui  aujourd'hui  connqiît 
encore  l'ancien  proverbe  :  «  Recevoir  des  cadeaux 
coûte  plus  cher  que  d'acheter  »?  Qui  croit  encore  au 
principe  confirmé  par  l'expérience  des  siècles  :  «  Il  n'y 
a  pas  de  soupe  plus  chère  que  celle  qu'on  mange  pour 
rien  (1)?  » 

Les  temps  sont  passés  depuis  longtemps  où  l'Alle- 
mand pensait  que  le  meilleur  coûte  le  moins  cher  (2),  et 
que  le  meilleur  bien  est  le  meilleur  achat  (3).  Mainte- 
nant, la  concurrence  française  et  allemande  se  distingue 
précisément  en  ce  que  le  Français  cherche  à  offrir  et  à 
acheter  une  meilleure  marchandise  au  même  prix,  tan- 
dis que  l'Allemand  cherche  à  dépasser  son  adversaire 
en  fabriquant  et  en  s'appropriant  cette  même  marchan- 
dise, de  qualité  mauvaise  naturellement,  à  un  prix  moin- 
dre qui  empêche  le  Français  de  tenir  la  concurrence  (4). 
On  ne  bâtit,  on  ne  travaille  et  on  n'achète  que  pour  le 

(1)  Sailer,  Weishelt  auf  der  Gasse  (G.  W.  1819,  XX,  I,  125).  — 
Kœrte,  Sprich.  der  Deutschen  (2)  773,  810,  2i00. 

(2)  Kœrte,  I6i^.  (2),  Ô97.  —  (3)  Graf  und  Dietlierr,  252  (6,  lo7). 

{i)  Qesterreich  .  Monatsschrift  fiir  Gesellschaftswissenschaft.  <882, 
241  sq.  —  Vogelsang.,  Die  Concurrenzfœhigkeit  in  der  Induslne,  6. 


296  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

besoin  du  moment.  Les  deux  seules  considérations  qu'on 
ait  en  vue  sont  de  dépenser  le  moins  possible  et  d'en 
finir  le  plus  vite  possible.  Combien  de  temps  l'objet  tien- 
dra-l-il  ?  On  s'en  soucie  très  peu.  C'est  absolument 
comme  si  nous  ne  croyions  plus  à  aucun  avenir.  Par  suite 
de  cela,  affaires  et  marchandises  sont  vouées  à  la  ruine; 
car,  comme  le  disaient  très  justement  les  anciens  :  tel 
acheteur  telle  marchandise  (1),  tel  prix  tel  marchan- 
dise (2). 

Si  donc  on  veut  voir  refleurir  l'amour  du  travail,  la 
solidité  de  la  marchandise,  il  faut  que  le  travail  et  l'ou- 
vrier soient  mis  en  sécurité.  Si  le  travail  n'est  pas  orga- 
nisé de  telle  manière  qu'un  homme  honnête  puisse  s'y 
plaire,  il  ne  produira  jamais  quelque  chose  debien.  Or, 
il  est  impossible  de  trouver  du  plaisir  au  travail,  là  où 
le  travail  ne  jouit  pas  de  la  paix. 

C'est  pourquoi  le  mot  d'ordre  pour  l'avenir  doit  être  : 
Organisation  du  travail  en  lui  donnant  des  limites  in- 
surmontables, protection  du  travail  par  des  corpora- 
tions ou  des  associations  dans  lesquelles  chacun  doit 
entrer  et  en  dehors  desquelles  personne  ne  doit  travail- 
ler pour  la  société.  Donc,  protection  des  corporations, 
et  sus  à  tout  ce  qui  n'est  pas  corporation.  Les  corpora- 
tions et  les  associations  doivent  être  aussi  sohdes  et  aussi 
fermées  qu'une  forteresse  en  temps  de  guerre.  Personne 
de  ceux  qui  en  font  partie  ne  doit  en  sortir,  personne  de 
ceux  qui  n'en  font  pas  partie,  n^a  rien  à  dire  ni  à  faire 
contre  elles.  Ou,  comme  disaient  les  anciens  :  Les  em- 
plois et  les  corporations  doivent  être  aussi  purs  que  s'ils 
étaient  cueillis  par  des  colombes  (3).  Alors  le  plaisir 
pour  le  travail  viendra  de  lui-même  ;  alors  l'ouvrier  et 
le  public  auront  de  nouveau  sécurité  et  utilité;  alors  nous 
verrons  bientôt  si  aujourd'hui  encore  le  travail  n'est  pas 
une  puissance,  et  s'il  ne  peut  pas  accepter  avec  succès 

(1)  Kœrte  (2),  4159. 

(2)  Graf  und  Dietherr,  252  (6,  154).  —  Dûrin^sfeld,  I,  295,  n.  571. 

(3)  Vilda,  Gilden  im  Mlttelalter,  331.  Graf  und  Dietherr,  503  (9,  142). 


MOYENS   DE    SALUT    JURIDIQUES    ET    SOCIAUX        297 

la  lutte  avec  la  puissance  qui  régit  le  monde  actuel  :  la 
spéculation. 

Et  maintenant,  qui  a  mission  de  coopérer  à  la  solution  45  _Qyi 
de  la  question  sociale?  Nous  l'avons  dit  assez  souvent  :  fce Sam- 
tous  et  chacun.  °'®' 

Chaque  individu  doit  y  coopérer  dans  la  place  qu'il 
occupe,  dans  son  état,  dans  son  entourage.  Que  per- 
sonne ne  dise  :  Mais  je  suis  seul.  Ce  n'est  pas  une  ex- 
cuse là  où  il  s'agit  du  devoir.  Que  personne  ne  dise  :  Cela 
ne  dépend  pas  de  moi.  Cela  dépend  de  chacun  où  cela 
dépend  de  tous. 

La  famille  doit  y  coopérer.  Nous  plaçons  une  grande 
partie  de  nos  espérances  à  voir  se  renouveler  la  société 
par  le  rétablissement  delà  vie  intérieure  et  morale  dans 
la  famille,  parla  vie  frugale  et  capable  de  faire  des  sa- 
crifices. 

L'éducation  doit  y  coopérer.  Qui  peut  attendre  des 
serviteurs  dociles,  des  ouvriers  avec  qui  les  maîtres,  les 
classes  et  les  états  peuvent  encore  exister,  des  maîtres 
et  des  patrons  tolérables,  des  hommes  capables  de  sup- 
porter quelque  chose,  de  vaincre  des  difficultés,  de  sa- 
voir se  refuser  des  satisfactions,  s'ils  n'y  sont  pas  pré- 
parés dès  leur  jeunesse,  et  s'ils  ne  sont  pas  élevés 
sérieusement  à  cette  fin  ? 

L'école  doit  y  coopérer.  En  elle  se  trouve  la  cause 
principale  du  sot  orgueil,  de  la  fatuité,  de  l'esprit  brouil- 
lon, du  mécontentement,  des  rapports  étroits  et  des 
travaux  ordinairement  pénibles  qui  remplissent  la  vie 
de  la  plupart  des  hommes.  Elle  doit  alléger  les  fardeaux 
intellectuels  afin  qu'une  nouvelle  génération  apprenne 
à  penser  par  elle-même  ;  elle  doit  former  le  cœur,  forti- 
fier la  volonté,  tremper  le  caractère  ;  elle  doit  enseigner 
la  modération  et  l'obéissance,  placer  la  conscience  au- 
dessus  de  tout,  estimer,  pratiquer  la  religion,  la  consi- 
dérer comme  sacrée.  Sans  cela,  elle  est  une  école  pour 
l'etTondrement  général  de  la  société  et  non  une  école  de 
vie. 


:^98  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

Coopérer  doivent  aussi  les  fractions  de  l'ancienne  so- 
ciété. Ce  qui  reste  de  la  classe  bourgeoise  peut  à  peine 
faire  davantage  que  d'appuyer  sur  le  besoin  de  son  ré- 
tablissement. Les  débris  de  la  classe  agricole  sont  dans 
un  état  lamentable,  c'est  vrai,  mais  il  y  en  a  encore  ;  et 
si  nous  avons  dit  plus  haut  que  peu  importait  où  il  fal- 
lait porter  secours,  il  y  a  pourtant  une  exception  à  faire 
en  faveur  de  cette  classe  d'élite.  Elle  a  besoin  d'être  re- 
levée avant  tout,  pour  des  raisons  sociales  et  politiques. 
Et  parce  qu'elle  n'est  pas  encore  complètement  anéan- 
tie, grâce  à  la  ténacité  qui  lui  est  propre,  il  faut  préci- 
sément l'aider  de  toutes  ses  forces.  Car  c'est  une  règle 
de  prudence,  de  ne  pas  prendre  dans  une  restauration, 
ce  qui  manque  complètement  de  solidité,  et  d'exposer 
ainsi  à  la  ruine  ce  qui  tient  encore  debout  à  moitié. 
Mais  il  faut  d'abord  réparer  ce  qui  est  susceptible  de  ré- 
paration. Ce  n'est  pas  trop  dire  que  si  toutes  les  autres 
classes  sont  anéanties,  sauf  la  classe  agricole,  celle-ci 
les  fera  revivre  avec  le  temps.  Mais  on  ne  peut  plus  créer 
une  classe  agricole  saine,  quand  il  n'en  reste  plus 
rien  (1). 

Pour  cette  rénovation,  de  simples  associations  dans 
la  classe  bourgeoise  et  encore  plus  dans  la  classe  agri- 
cole ne  suffisent  plus.  Sans  doute  elles  sont  des  moyens 
de  consolidation  souverainement  utiles,  mais  ce  ne  sont 
que  des  moyens  pour  atteindre  la  fin.  Or  la  fin  n'est  pas 
la  création  d'associations  de  paysans  et  d'ouvriers,  mais 
la  vivification  des  classes  et  de  la  société  elle-même. 
C'est  particulièrement  indéniable  dans  la  classe  agri- 
cole. 11  n'y  a  que  le  paysan  comme  membre  de  la  classe, 
comme  agriculteur,  comme  fixé  au  sol,  qui,  déjà  astreint 
par  sa  naissance  à  son  état,  puisse  nous  offrir  la  garan- 
tie d'un  progrès  prospère  en  agriculture  et  en  senti- 
ment politique  conservateur  (2).  Mais  elle  ne  peut  s'ai- 
der à  elle  seule, et  bien  moins  encore,  si  elle  est  sur- 

(1)  Jœrg,  Histor-poUt,  Blaetter,  9i,  7o. 

(2)  Vogelsang,  Nothwendigkeit  einer  neuen  Griindentlastung,  12. 


MOYENS    DE    SALUT    JURIDIQUES    ET    SOCIAUX         299 

chargée  de  fardeaux,  comme  c'est  malheureusement  le 
cas  maintenant.  Elle  a  besoin  avant  tout  d'être  protégée 
contre  une  législation  qui  la  traite  comme  une  marchan- 
dise mobilière,  et  d'être  affranchie  d'un  fardeau  qui  est 
au-dessus  de  ses  forces  (1).  Il  n'est  pas  nécessaire  qu'on 
lui  applique  tant  d'organisations  de  contrainte.  Dans 
aucune  classe,  la  constitution  n'est  si  facile  à  établir  et 
à  maintenir  que  chez  elle,  parce  que  ici  régulièrement  la 
naissance,  l'inclination,  les  occupations  et  la  constance 
ne  font  qu'un  (2).  C'est  plutôt  à  la  noblesse  de  s'aider 
elle-même  par  ses  propres  forces,  et  par  le  fait  même  à 
la  société.  Le  succès  dépend  en  grande  partie  de  ce 
qu'elle  se  mette  en  mouvement,  et  qu'elle  entre  dans  la 
lice  en  rangs  serrés.  Les  membres  de  cette  classe  qui 
restent  éloignés  du  champ  de  bataille,  et  encore  da- 
vantage ceux  qui  se  livrent  corps  et  âme  au  libéralisme, 
ne  méritent  non  seulement  point  de  pitié  s'ils  roulent 
dans  le  précipice  béant  ;  mais  ils  se  rendent  coupables 
du  crime  le  plus  honteux  que  leur  classe  puisse  com- 
mettre, savoir  le  crime  de  désertion  du  drapeau,  de  fé- 
lonie envers  la  société  et  de  passage  à  l'ennemi. 

Coopérer  doivent  aussi  les  riches,  les  capitalistes. 
C'est  sur  eux  que  retombe  une  grande  partie  de  la  faute 
générale.  S'ils  ne  reviennent  pas  avant  tout  à  la  justice 
la  plus  stricte,  à  l'équité  humaine,  à  la  pratique  de  la 
charité  chrétienne  et  à  la  pitié  libre  ;  s'ils  n'expient  pas 
par  des  sacrifices  volontaires  les  fautes  qu'ils  ont  com- 
mises, il  est  difficile  d'espérer  le  salut,  à  moins  qu'il  ne 
faille  l'attendre  d'une  secousse  terrible  dont  ils  seront 
les  premières  victimes. 

Coopérer  doivent  aussi  les  classes  ouvrières.  Elles  ne 
sont  pas  seulement  les  victimes  de  la  situation  sociale, 
elles  portent  aussi  une  grande  partie  de  la  culpabilité. 
Sans  religion,  sans  patience,  sans  modération,  sans  es- 
prit de  sacrifice  et  sans  justice,  elles  peuvent  sans  doute 

(1)  Histor-polit.  Blactter,  91,  74  sq. 

(2)  Beseler,  Erbvertraege,  U,  II,  194. 


300  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

produire  un  bouleversement  ;  mais  ce  bouleversement 
ne  profitera  qu'à  ceux  qui  abusent  d'elles  et  s'en  ser- 
vent comme  d'instruments.  Si  elles  veulent  acquérir 
une  place  sûre  dans  la  société,  il  leur  faut  rester  sur  le 
terrain  de  la  justice,  et  ne  jamais  lutter  contre  la  société 
elle-même. 

Coopérer  doivent  les  communes.  Quelle  que  soit  la 
profondeur  où  leur  influence  soit  tombée,  elles  pour- 
raient pourtant  faire  plus  qu'elles  ne  font.  D'ailleurs 
elles  ne  seraient  pas  devenues  aussi  insignitiantes,  si 
elles-mêmes  n'avaient  pas  prêté  les  mains  au  mal.  Pour- 
quoi laissent-elles  l'état  s'occuper  de  tout  ?  Pourquoi 
les  meilleurs  citoyens  se  retirent-ils  de  la  vie  de  la 
commune,  et  cèdent  la  place  aux  plus  mauvais,  à  des 
gens  qui  n'ont  pas  un  pouce  de  terrain  sur  elle  et  pas  un 
cœur  pour  eux  ?  Même  maintenant,  beaucoup  de  cho- 
ses pourraient  être  maintenues  dans  l'école  et  dans  la 
famille,  si  seulement  les  bons  se  groupaient  et  agis- 
saient sérieusement.  Ne  pourrait-on  pas  de  concert 
avec  l'Eglise  arrêter  larrogance  de  la  jeunesse  et  des 
domestiques,  les  plaies  des  cabarets,  les  scandales  pu- 
blics, les  représentations  dangereuses,  le  colportage, 
les  séductions  sans  nombre  pour  la  fuite  du  travail, 
pour  l'immoralité  et  la  prodigalité  ?  C'est  seulement  une 
question  que  nous  posons.  Mais  il  nous  semble  qu'on 
se  plaint  trop  et  qu'on  agit  trop  peu. 

Coopérer  doit  l'état.  Son  excès  de  puissance,  ses  lois, 
ses  empiétements  n'ont  pas  peu  contribué  à  rendre  la 
situation  mauvaise.  C'est  lui  qui  doit  répondre  en  grande 
partie  de  ce  qu'il  n'y  a  plus  de  société  indépendante  ;  et 
c'est  à  lui  de  la  faire  renaître  par  sa  législation.  C'est  la 
première  et  la  plus  importante  des  choses  que  nous  lui 
demandions.  Nous  la  demandons  non  seulement  pour 
la  société,  mais  nous  la  demandons  aussi  pour  son  pro- 
pre avantage.  En  anéantissant  la  société,  il  détruit 
même  le  sol  sur  lequel  reposent  ses  pieds.  Il  doit  re- 
noncer au  système  écrasant  du  militarisme,  du  droit 


MOYENS    DE    SALUT    JURIDIQUES    ET    SOCIAUX         301 

absolu,  de  l'absorption  qu'il  pratique  sur  toute  la  ligne  ; 
dans  toutes  ses  institutions,  il  doit  avoir  égard  à  l'a- 
vantage de  Tordre  social  (1). 

Comme  INiebuhr  l'a  déjà  fait  remarquer,  nous  ne  mé- 
connaissons pas  qu'on    doive   aborder  cette  question 
avec  la  plus  grande  circonspection,  car,  depuis  cette 
époque,  on  est  descendu  si  bas  sur  la  pente,  que  la  pre- 
mière tentative  pour  le  rétablissement  de  la  société  peut 
devenir  le  signal  de  l'éruption  du  plus  grand  désordre. 
Néanmoins,  selon  l'expression  de  l'homme  d'état  que 
nous  venons  de  citer,  une  obligation  qu'il  ne  peut  décli- 
ner, c'est  d'élever  les  membres  isolés  de  la  société  à  la 
personnalité  morale  indépendante  (2).  Cette  obligation 
devient  chaque  jour  plus  pressante  et  chaque  jour  de  re- 
tard nous  rapproche  de  la  situation  dans  laquelle  se  trou- 
vent souvent  tant  de  pays  qui  ne  peuvent  plus  ralentir 
leur  course  vertigineuse,  et  pour  lesquels  tout  pas  fait  en 
avant,  comme  tout  pas  fait  en  arrière  est  un  pas  vers  Je 
précipice.  11  faut  se  mettre  à  l'œuvre  mais  consciencieu- 
sement, sérieusement,  d'une  manière  réfléchie  et  lente. 
Ceux  qui  ont  le  pouvoir  entre  leurs  mains,  et  qui  voient  la 
responsabilité  et  le  danger  suspendus  au-dessus  de  leurs 
têtes,  doivent  comprendre  qu'ils  ne  peuvent  se  sauver, 
eux  et  ce  qui  leur  est  confié,  qu'en  laissant  toute  liberté 
à  l'Eglise  et  à  ses  institutions  morales  et  religieuses,  et 
qu'en  faisant  sincèrement  cause  commune  avec  tous  les 
éléments  ecclésiastiques  et  conservateurs,  non  pour  les 
enchaîner,  mais  pour  les  soutenir  et  en  être  soutenus. 

La  tâche  de  l'état  est  si  grande  qu'on  peut  à  peine  en 
énumérer  toutes  les  parties.  INous  indiquons  seulement 
ce  qui  presse  le  plus,  les  lois  sur  la  sanctification  du  di- 
manche et  des  fêtes,  la  durée  du  travail,  le  ménagement 
des  enfants,  le  travail  des  femmes,  la  protection  morale 
des  ouvrières,  les  lois  contre  l'usure,  les  agissements  de 

(i)  Mission  actuelle  des  Souverains.  Par  Tun  d'eux  (2),  ;}68,  387. 
(2)  Niebuhrs  Gutachten  bei  Pertz,   Leben  des  Freiherrn  vom  Stcin, 
VI,  326  sq. 


302  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

la  bourse,  Texploitation  du  travail  par  le  capital,  puis 
radoucissement  et  la  répartition  plus  équitable  des  im- 
pôts, la  diminution  des  charges  militaires,  le  dégrève- 
ment de  la  propriété  foncière,  la  garantie  du  sol  contre 
la  facilité  de  l'hypothèque,  le  relèvement  de  la  classe 
agricole,  de  la  classe  bourgeoise  et  de  la  classe  ouvrière, 
le  soutien  de  tous  pour  favoriser  la  religion,  la  morale, 
la  vie  de  famille,  l'éducation  et  les  efforts  concernant  la 
discipline  publique.  N'hésitons  pas  non  plus  à  demander 
à  l'état  un  crédit  de  prêt  public  pour  la  propriété  foncière 
et  le  travail,  non  comme  don  ou  subvention  de  sa  part, 
mais  comme  un  remboursement  partiel  de  ce  qu'il  leur 
a  soustrait,  ou  directement  par  la  sécularisation  des 
biens  de  l'Eglise  mis  en  commun,  par  l'imposition  d'im- 
pôts trop  forts  ou  indirectement  par  la  dissolution  des 
situations  historiques,  des  droits  de  la  société,  et  par  le 
libre  cours  accordé  à  l'usure. 

Coopérer  doit  enfin,  et  en  première  ligne  l'Eglise.  Sa 
coopération  est  assurée  pourvu  qu'on  la  laisse  agir.  Si 
on  ne  l'accepte  pas,  elle  se  consacrera  néanmoins  au 
service  de  l'humanité  souffrante, comme  elle  Ta  toujours 
fait  jusqu'à  présent,  sans  en  attendre  ni  remercîment 
ni  récompense, souvent  en  dépit  de  la  moquerie  et  de 
tous  les  obstacles.  Si  seulement  on  ne  lui  avait  pas  en- 
levé tous  les  moyens  qu'elle  possédait  autrefois  1  Si  seu- 
lement on  ne  suspectait  pas  chacun  de  ses  pas  !  Si  seu- 
lement on  ne  lui  liait  pas  pieds  et  mains^  il  n'y  a  pas 
de  doute  qu'elle  déploierait  une  toute  autre  activité. 
Même  actuellement,  malgré  sa  pauvreté  et  sa  gêne,  elle 
peut  montrer,  avec  une  légitime  fierté,  ce  que,  dans 
son  oppression,  elle  a  réalisé  pour  les  pauvres  et  pour 
les  opprimés.  Elle  peut  convier  tout  le  monde  à  com- 
parer ce  qu'elle  a  fait,  avec  des  moyens  si  restreints,  à 
ce  que  les  états  et  les  hommes  d'argent  ont  fait  pour  le 
soulagement  de  la  misère  sociale.  C'est  précisément 
dans  les  pays  où  l'Eglise  est  le  plus  gênée,  qu'elle  a  ob- 
tenu ses  plus  beaux  résultats.  Nous  avouerons  aussi 


lution. 


MOYENS    DE    SALUT    JURIDIQUES    ET    SOCIAUX        303 

que  sur  ce  chapitre  il  y  a  d'autres  contrées  où,  malgré 
la  somme  de  liberté  et  de  possessions  relativement  assez 
grande  laissée  au  clergé,  l'intelligence  de  la  question 
sociale  et  des  grands  besoins  du  présent  n'est  pas  encore 
suffisamment  développée.  Mais  espérons  que  Tesprit 
de  Dieu,  l'esprit  de  sacrifice,  de  force  et  d'union,  y  fera 
sentir  son  souffle  lorsque  l'heure  sera  venue. 

Pour  terminer,  jetons  encore  un  regard  en  arrière.     ig -Résu- 

^        ''  O  me  de  la  so- 

La  question  sociale  est  tout  d'abord  une  question  mo- 
rale, et  seulement  ensuite  une  question  économique. 
Elle  ne  peut  avoir  de  solution  que  dans  la  rénovation 
morale  de  l'humanité.  C'est  une  solution  très  courte 
des  problèmes  les  plus  embrouillés  parmi  tous  les  pro- 
blèmes pratiques,  quand  Fichte  dit,  dans  le  sens  de  nos 
socialistes  :  Des  industries  florissantes  et  le  plus  d'hom- 
mes possible  pêle-mêle,  dans  le  plus  grand  bien-être 
possible,  tel  est  le  plus  grand  bien,  le  ciel  sur  terre.  La 
terre  ne  nous  donne  rien  de  plus  élevé.  C'est  aussi  l'opi- 
nion assez  généralement  admise  dans  les  écoles  de  phi- 
losophie (1  ).  Si  c'est  vrai,  la  philosophie  considère  une 
chose  sérieuse  très  légèrement  et  très  superficiellement, 
presque  aussi  légèrement  que  Gœthe  qui  chante  : 

((  Pourquoi  le  peuple  s'agite-t-il  ainsi  ?  Cestpour  se  nourrir,  » 
«  Produire  des  enfants,  et  les  nourrir  aussi  bien  que  possible.» 

a  Prends  note  de  cela,  voyageur,  et  fais  de  même  chez  toi,  » 
<(  Personne  ne  va  plus  loin,  peu  importe  ce  qu'il  fasse  (2). 

Mais  il  ne  faut  pas  croire  que  le  monde  se  contente 
de  telles  recettes  ;  et  cela  se  comprend  de  plus  en  plus 
maintenant  que  l'on  est  partout  témoin  des  agissements 
et  des  clameurs  d'hommes  affamés.  Oui,  il  nous  faut 
autre  chose  que  de  l'industrie  et  le  plus  grand  nombre 
d'hommes  possible  ;  il  faut  ce  sans  quoi,  deux  hommes 
ne  peuvent  vivre  en  paix  l'un  à  côté  de  l'autre,  à  plus 
forte  raison  avoir  le  ciel  sur  la  terre.  A  quoi  servent 

(1)  J.  G.  Fichte,  Staatslehre,  2  Abschn.  {G.  W.  IV,  402  sq). 

(2)  Gœthe,  Yenet.,  Epigr.,  10  (G.  W.  1827,  I,  3oO). 


304  LA    SOCIÉTÉ    CIVILE 

toutes  les  lois  extérieures,  là  où  la  volonté  fait  partout 
défaut  pour  les  observer?  D'ailleurs,  comment  peut-on 
fonder  un  ordre  social,  si  le  sol  sur  lequel  on  pourrait 
l'établir  chancelle  ou  manque  tout  à  fait  ? 

Comment  se  fait-il  que  tant  d'efforts  bien  intentionnés 
pour  remédier  au  mal  l'augmentent  plutôt,  et  nous  en- 
traînent dans  le  précipice  comme  le  nageur  saisi  parle 
tourbillon  ?  Parce  que  les  bases  de  la  société  ne  reposant 
plus  sur  le  sol,  celle-ci  est  tombée  dans  le  courant  et 
dans  le  torrent.  Nous  ne  sommes  plus  sur  le  terrain  de 
l'ordre  moral.  De  là  ce  malheur  que  chaque  nouvelle 
tentative  de  salut  nous  enfonce  encore  davantage.  Nous 
comprenons  que  la  pression  des  impôts,  les  charges  du 
militarisme,  l'odieux  du  système  de  surveillance  et 
d'oppression,  doivent  finir  par  exciter  les  peuples  à  la 
révolte  (1).  Mais  nous  ne  pouvons  pas  faire  autrement. 
Nous  sommes  obligés  d'augmenter  chaque  année  les 
impôts,  d'appliquer  plus  rigoureusement  des  mesures 
d'oppression  blessantes,  d'augmenter  les  contingents 
militaires.  C'est  en  vertu  du  simple  principe  de  la  pro- 
gression, que  tout  pouvoir  voit  arriver  un  moment  où 
sa  force  s'en  va,  s'il  ne  peut  compter  sur  une  puissance 
autre  que  le  simple  déploiement  de  forces  extérieu- 
res (2).  Chaque  jour,  nous  nous  sentons  obligés  d'user 
de  celles-ci  dans  des  proportions  toujours  plus  gran- 
des, malgré  la  perspective  certaine  que  nous  hâtons  ainsi 
la  catastrophe. 

Ceci  provient  de  ce  que  les  bases  morales  de  la  vie 
ont  cédé.  Tant  qu'elles  ne  seront  pas  rétablies,  toute  ten- 
tative de  guérison  sera  vaine.  Plus  elles  diminuent,  plus 
on  a  besoin  de  cette  augmentation  insensée  de  forces 
extérieures,  du  militarisme,  des  machines  administrati- 
ves, de  la  bureaucratie,  de  la  police,  de  l'administration 
des  prisons.  Impossible  de  s'arrêter  sur  ce  chemin,  si 

(1)  Mohl,  Staatsrecht,  Vœlkerrccht,  PolUik,  I,  389  sq. 

(2)  Le  Socialisme  et  la  Société  ;  notes   soumises  aux  Souverains  de 
l'Europe  (I  janv.  1880),  32. 


MOYENS    DE    SALUT    JURIDIQUES    ET    SOCIAUX        305 

on  ne  réussit  pas  à  baser  de  nouveau  la  société  sur  l'or- 
dre moral  (1).  Les  fondements  sont  la  justice,  l'équité, 
la  vérité  et  la  fidélité  dans  les  promesses,  dans  leur 
accomplissement,  dans  la  réciprocité  des  services,  dans 
Tamour,  l'obéissance,  le  ménagement,  l'application,  la 
modération,  la  frugalité,  le  respect  des  droits  d'autrui,  la 
limitation  de  ses  droits  propres,  le  soutien  réciproque, 
Tesprit  de  sacrifice,  l'économie,  la  prévoyance,  l'em- 
ploi réglé  du  temps  et  des  forces,  la  fidélité  à  sa  voca- 
tion et  l'accomplissement  du  devoir,  peu  importe  si  la 
peine  sert  d'abord  à  l'avantage  propre  ou  à  l'avantage 
commun.  Mais  espérer  ces  vertus  là  où  une  religion 
vivante  ne  dompte  pas  la  plus  rusée  et  la  plus  opiniâtre 
de  toutes  les  passions,  l'égoïsme^  c'est  pure  illusion. 
Des  discours  parlementaires,  et  des  réunions  d'ou- 
vriers, des  livres  morts,  des  lois  mortes  ne  font  pas  dis- 
paraître l'usure  du  monde,  à  plus  forte  raison  ne  pro- 
duisent pas  la  justice  et  la  charité.  Et  c'est  ainsi  qu'on 
en  reste  aux  vœux  pieux  et  aux  mauvaises  actions. 

11  faut  que  tout  cela  change.  Nous  ne  demandons  pas 
une  contre-révolutioU;,  mais  une  suppression  radicale 
de  la  révolution.  La  révolution  a  commencé  par  la  pro- 
clamation des  droits  de  l'homme  ;  le  renouvellement 
du  monde  doit  commencer  avant  tout  par  la  proclama- 
tion des  droits  de  Dieu  sur  les  hommes,  sur  les  commu- 
nes, sur  la  société,  sur  l'état,  sur  les  riches,  sur  les 
pauvres,  sur  les  personnes  privées  comme  sur  les  prin- 
ces (2).  Ce  ne  sont  pas  des  phrases  humanitaires,  con- 
fuses, qui  apporteront  un  remède  à  la  situation  ;  il  n'y 
a  que  l'acceptation  convaincue,  généreuse  des  lois  de 
Dieu  et  de  la  foi  chrétienne,  qui  puissent  le  faire.  Des 
demi-améliorations  et  des  mesures  extérieures  ne  font 
que  rendre  le  mal  plus  audacieux  et  plus  profond  (3). 
Un  peuple  sans  foi  solide,  sans  religion  vraie,  sans  mo- 

(1)  Le  Socialisme  et  la  Société,  1  L 

(2)  Ihid.,  20. 

(3)  Mission  aclucUc  des  Souverains.  Par  l'un  d'eux  (2),  387.     ^^ 


306  LA    SOCIÉTÉ   CIVILE 

raie  pure,  abuserait  pour  sa  ruine  des  meilleures  insti- 
tutions et  de  la  plus  grande  prospérité.  Si  seulement  le 
christianisme  vivait  et  régnait  au  fond  de  notre  cœur  ; 
si  seulement  il  était  libre  et  puissant  au  dehors,  dans  la 
vie  publique,  et  pouvait  exercer  de  tous  côtés  son  in- 
fluence par  l'Eglise,  les  lois  seraient  bonnes,  justes, 
équitables,  et  prendraient  racine  dans  les  cœurs.  Alors 
il  n'y  aurait  plus  de  difficulté  pour  unir  la  justice^  la 
charité  et  l'équité.  Alors  on  n'aurait  plus  besoin  de  s'ap- 
pliquer à  la  recherche  compliquée  et  toujours  dange- 
reuse des  moyens  propres  à  assurer  au  travail  son  juste 
salaire.  Alors  il  y  aurait  équilibre  entre  les  classes,  en- 
tente entre  patrons  et  ouvriers,  paix  entre  capital  et  tra- 
vail. Alors  le  crédit  équitable,  la  communauté  des  inté- 
rêts et  la  solidarité  commune  ne  seraient  plus  de  vaines 
paroles.  Puis,  les  avantages  et  les  charges  s'égalisant,  les 
institutions  seraient  des  réalités  par  lesquelles  chacun 
pourrait  accomplir  son  devoir  avec  paix  et  modération, 
certain  qu'en  cas  de  besoin,  il  aurait  près  de  la  société, 
pour  laquelle  il  travaille,  une  protection  douce  et  un  ac- 
cueil affable.  Et  alors  il  n'y  aurait  plus  de  question  so- 
ciale. 

Dieu  a  déposé  dans  l'humanité  tant  de  forces,  et  dans 
le  monde  tant  de  biens,  que  tous  les  hommes  peuvent 
vivre,  et  même  vivre  plus  nombreux  que  maintenant. 
Il  suffit  seulement  que  l'humanité  apprenne  à  profiter 
des  dons  de  Dieu,  de  manière  à  exécuter  ses  desseins. 
Mais  on  n'y  arrivera  que  si  ce  petit  proverbe,  dans  le- 
quel nos  pères  loyaux  résumaient  leur  science  sociale, 
vient  à  se  vérifier  : 

«  Si  nous  avions  tous  une  même  foi,  » 

«  Dieu  et  Futilité  commune  devant  les  yeux,  » 

«  Bonne  paix,  bonne  justice.  )> 

«  Même  mesure  et  même  poids,  » 

«   Même  monnaie  et  bon  argent,  » 

«  Le  monde  entier  s'en  trouverait  bien  (1)  ». 

(1)  Kœrte,  Sprichw.  der  Deutschen  (2),  2934.  —  Vander,  Sprichvœr- 
terlexikon,  I,  1700,  n.  93. 


SIXIEME  PARTIE 
ÉTAT  ET  SOCIÉTÉ  DES  PEUPLES 


VJNGT-CINQUIÉME  CONFÉRENCE. 


l'état. 


1.  Les  deux  opinions  extrêmes  dans  la  question  de  l'ori-ine  de  l'é- 
.  tat.  —  2.  Trois  causes  concourent  à  Forigine  de  Tétat  —  3  La 
tache  principale  de  l'état  consiste  dans  la  réalisation  d'une  partie 
de  la  tache  publique  de  l'humanité.  ~  4.  L'état  comme  organisme 
central^  indépendant.  ~  5.  Rapports  entre  la  nation,  l'état  et  Lhu- 
manite.  -  6.  Chaque  état  doit  réaliser  une  tâche  particulière  — 
7.  Quatre  principespour  la  vie  d'état.  -  8.  La  tâche  que  le  Chris- 
tianisme avait  a  accomplir  et  qu'il  a  accomplie.  —  9  Où  l'état 
peut-il  trouver  aide  et  protection  aujourd'hui  ? 

Parmi  les  questions  sur  lesquelles  on  a  le  plus  écrit  et 
leplusdiscutédansles  trois  derniers  siècles,  ilfautcomn-  ^^ux  opinions 
ter  la  question  de  1  origine  de  l'état.  Celui  qui  le  premier  ,tSe"3: 
l'a  mise  à  Tordre  du  jour,  n'a  certes  guère  bien  mérité  ^'^'''' 
de  lui,  car  il  faut  avouer  que,  dans  toutes  ces  discus- 
sions, son  autorité  et  le  respect  des  peuples  pour  sa  di- 
gnité n'y  ont  pas  gagné.  Mais  cette  question  est  posée, 
et  il  n'est  pas  en  notre  pouvoir  de  l'éluder,  d'autant  plus 
que  certaines  opinions  souverainement  dangereuses  ou 
détestables  ont  cours  à  son  sujet. 

Au  moyen  âge,  on  s'est  peu  occupé  de  cette  question  et 
on  l'a  traitée  très  brièvement.  On  prenait  l'état  comme 
lin  fait  historique,  et  on  cherchait  à  l'expliquer  par  la  dis- 
30sition  naturelle  de  l'homme  pour  la  vie  commune,  et 
|)ar  l'institution  divine.  Avec  cela,  la  curiosité  scienli- 


308  ÉTAT   ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

fîque  était  satisfaite,  la  dignité  de  l'état  sauvegardée, 
l'autorité  de  sa  puissance  maintenue,  et  l'obligation  de 
se  soumettre  à  lui  reposait  sur  une  base  solide.  C'est  le 
réveil  des  convoitises  absolutistes,  qui  date  de  la  vic- 
toire de  l'Humanisme,  et  la  puissance  que  leur  donne 
la  Réforme,  qui  furent  le  signal  de  la  lutte.  Celle-ci  com- 
mença tout  d'abord  par  embrouiller  la  question,  en  con- 
fondant état  et  autorité  de  l'état.  Toutes  les  discussions 
de  cette  époque,  quand  même  elles  paraissent  traiter  de 
l'origine  de  l'état,  ne  roulent  en  réalité  que  sur  la  ques- 
tion du  droit  de  l'autorité.  Puis,  chose  superflue,  la 
question  passa  sur  le  domaine  religieux.  Plus  le  despo- 
tisme prolita  de  l'abus  delà  religion,  plus  il  chercha  à 
se  consolider  en  justifiant  par  des  textes  empruntés  à  la 
Bible,  —  à  ce  moment  où  la  manie  de  la  citer  faisait 
fureur,  —  ses  prétentions  démesurées,  et  en  ramenant 
son  origine  à  une  institution  expresse  et  immédiate  de 
Dieu  lui-même.  Comme  on  le  sait,  les  hommes  aiment 
volontiers  se  rapporter  à  la  parole  de  Dieu,  quand  ils 
peuvent  l'interpréter  en  leur  faveur. 

Cette  tendance  a  trouvé  son  expression  la  plus  haute 
dans  Jacques  P''  d'Angleterre,  le  plus  faible  et  le  plus 
mesquin  de  tous  les  pédants  qui  se  soient  jamais  assis 
sur  un  trône.  Comme  on  le  sait,  personne  ne  veille 
avec  plus  de  jalousie  à  ce  que  d'autres  reconnaissent 
son  autorité,  que  celui  qui  ne  peut  pas  la  sauvegarder 
lui-même.  C'est  avec  raison  que  Schiller  dit  de  Jacques, 
que  pendant  qu'il  épuisait  son  érudition  à  chercher  l'o- 
rigine de  la  majesté  royale  dans  le  ciel,  il  laissa  tomber 
la  sienne  sur  la  terre.  D'ailleurs,  elle  souffrait  beaucoup 
moins  de  la  faiblesse  enfantine  et  féminine  avec  laquelle 
il  l'exerçait,  que  de  cet  excès  digne  de  Caligula,  par  le- 
quel il  la  mettait  sur  le  même  rang  que  la  puissance  di- 
vine. ((  Si  c'est  un  blasphème,  disait-il,  de  demander 
ce  que  Dieu  peut  faire,  ce  serait  de  la  haute  trahison  que- 
de  chercher  jusqu'où  s'étend  le  pouvoir  suprême  du 
roi.  Il  ne  peut  y  avoir  de  discussion  sur  ce  point.  Il  tient 


l'état  309 

son  autorité  directement  de  Dieu,  et  c'est  lui  qui  doit 
manifester  sa  volonté  au  peuple  ».  Personne  ne  s'éton- 
nera donc  que  de  semblables  efforts  aient  abouti  juste 
au  contraire  de  ce  qu'ils  se  proposaient  d'atteindre. 
Plus  les  prétentions  de  l'absolutisme  montaient,  plus 
ses  exagérations  grandissaient,  et  débordaient  ensuite 
dans  des  théories  comme  celles  de  Holmann,  de  Lan- 
guet,  de  Knox,  de  Buchanan  et  de  Milton,  déclarant 
que  la  puissance  dont  on  abuse  est  une  vaine  tyrannie, 
prêchant  la  résistance  à  outrance  contre  elle  et  justi- 
fiant même  le  meurtre  politique. 

Lorsque  le  malheureux  fils  de  Jacques,  Charles  P% 
eut  expié  par  la  mort  la  présomption  de  son  père,  les 
esprits  devinrent  un  peu  plus  modérés,  c'est  vrai,  mais 
c'en  était  fait  à  tout  jamais  de  la  foi  au  droit  divin  du 
pouvoir  d'état.  C'est  ainsi  que  Hobbes  put  facilement 
développer  l'opinion  émise  par  Grotius,  que  l'origine 
de  l'état,  et  par  conséquent  aussi  la  collation  du  pouvoir 
d'état,  peut  s'expliquer  uniquement  par  un  contrat  des 
hommes  entre  eux.  A  partir  de  ce  moment,  cette  con- 
ception fit  des  progrès  toujours  grandissants,  jusqu'à 
ce  que  enfin  Rousseau  l'achevât  dans  le  Contrat  social. 
Nous  savons  quel  effet  cet  ouvrage  produisit  sur  les 
esprits  et  sur  l'histoire  de  la  vie  publique.  Le  monde  a 
vu  peu  de  livres  qui  aient  exercé  une  influence  aussi 
révolutionnaire  que  celui-ci. 

Telles  sont  les  deux  opinions  extrêmes  qui  ont  été 
émises  sur  la  question  de  l'origine  de  l'état.  11  serait 
superflu  de  chercher  laquelle  des  deux  a  causé  le  plus 
de  dommages.  Nous  ne  nous  tromperons  certainement 
pas  en  disant  que  les  représentants  de  l'absolutisme 
n'ont  pas  causé  à  l'état  un  préjudice  moindre  que  ceux 
qui  ont  nié  son  autorité.  L'humanité  a  toujours  montré 
beaucoup  moins  de  solidarité  dans  le  bien  que  dans  le 
mal.  Les  reproches  réciproques  que  s'adressent  les  dé- 
positaires du  pouvoir  et  leurs  sujets,  sont  tout  aussi  en- 
fantins que  les  efforts  d'Adam  pour  rejeter  la  faute  sur 


310         ÉTAT  ET  SOCIÉTÉ  DES  PEUPLES 

Eve,  et  les  tentatives  de  celle-ci  pour  la  rejeter  sur  le 
serpent.  Tous  ont  péché  et  se  châtient  mutuellement 
par  leur  péché.  Malheureusement,  il  est  rare  qu'ils  s'a- 
mendent et  se  corrigent.  Dieu  fait  peser  sur  la  nuque 
des  peuples  de  bons  ou  de  mauvais  princes  de  même 
qu'il  donne  aux  princes  des  sujets  comme  ils  les  mé- 
ritent, châtiant  ainsi  chaque  partie  par  l'orgueil  de 
l'autre  (1). 
2.  -  Trois  Au  point  de  vue  où  nous  nous  sommes  placés,  c'est- 
rentàiori-ine  à-dirc  au  Doiut  dc  vuc  du  droit  naturel  et  du  christia- 

(ie  l'état. 

nisme,  il  ne  peut  y  avoir  aucun  doute  que  l'état  ait  son 
origine  dans  la  nature  de  l'homme,  et  en  même  temps 
dans  l'ordre  établi  par  Dieu.  Nous  avons  exprimé  si  sou- 
vent ces  principes  qui  forment  la  base  de  l'enseigne- 
ment social,  qu'il  serait  superflu  d'y  insister  davan- 
tage. 

Par  sa  nature,  l'homme  est  destiné  à  vivre  en  com- 
munauté. Mais  ce  penchant  n'est  pas  dans  la  nature 
par  ce  qu'elle  est  nature,  comme  le  croit  Grotius  ;  mais, 
comme  l'ont  déjà  dit  les  anciens,  parce  que  Dieu  l'a 
mis  dans  la  nature  comme  l'expression  de  sa  loi,  et  l'a 
revêtu  de  sa  sanction.  D'après  cela,  il  nous  faut  voir 
dans  la  disposition  établie  par  Dieu,  c'est-à-dire  dans 
cette  loi  divine  générale  qui  est  exprimée  par  la  nature 
raisonnable  de  l'homme,  la  dernière  raison  de  l'état 
aussi  bien  que  du  pouvoir  d'état,  —  car  il  faut  bien  les 
distinguer  l'un  de  l'autre.  Il  ne  peut  donc  être  question 
d'une  action  divine  immédiate  dans  l'origine  de  l'état, 
ou  dans  la  forme  du  gouvernement.  C'est  pourquoi  les 
néo-scolastiques  avaient  parfaitement  raison  de  déclarer 
contre  Jacques  P%  que  la  raison  et  la  foi  nous  enseignent 
que  l'autorité  régnante  est  seulement  d'institution  divi- 
ne médiate.  Que  le  mode  soit  acceptable,  comme  Bel- 
larmin  et  Suarez  cherchent  à  l'expliquer,  c'est  une  chose 
qui  peut  être  discutée.  Le  reproche  qu'on  leur  fait  la 

(1)  Petr.  Blés.,  jBp.,  95. 


l'état  311 

plupart  du  temps  en  disant  que  leur  doctrine  conduit  à 
celle  de  Rousseau,  repose  sur  un  malentendu,  puis- 
qu'entin,  ils  reconnaissent  l'origine  divine  de  la  société 
politique.  En  tout  cas,  ou  ne  peut  nier  que  bien  des 
conséquences  funestes  qui  résultent  delà  théorie  du 
Contrat  social  auraient  lieu  quand  même,  si  comme  ils 
l'admettent,  le  consentement  mutuel  des  hommes  n  est 
pas  la  seule  condition  de  la  transmission  du  plein  pou- 
voir divin  à  l'état  et  au  gouvernement  établi  mais  aussi 
le  moyen  par  lequel  cette  transmission  a  lieu.  De  plus, 
ce  système  est  si  artificiel  et  si  confus  ;  il  doit  s'entou- 
rer de  telles  précautions  contre  les  mauvaises  interpré- 
tations, que  déjà,  par  sa  nature,  il  est  difficile  de  le 
concevoir  et  de  bien  l'exposer.  Mais  cela  n'empêche  pas 
que  la  pensée  dont  ces  hommes  ne  furent  pas  capables 
de  trouver  l'expression  convenable,  à  notre  avis  du 
moins,  soit  juste  en  elle-même.  Car  si  on  n'admet  pa« 
une  entremise  naturelle  de  la  volonté  divine,  il  ne  reste 
plus  qu'à  dire  avec  Jacques  P'',  que  toutes  les  fois  qu'un 
roi  ou  un  président  de  république  ouvre  la  bouche,  c'est 
comme  si  Dieu  lui-même  parlait  du  haut  du  Sinaï , 
ou  bien  à  admettre  avec  Stahl,  que  Dieu  transmet  à 
l'état  et  à  ses  chefs  un  pouvoir  divin  secondaire,  contre 
lequel  il  n'y  a  pas  même  de  recours  à  Dieu,  et  auquel 
on  doit  se  soumettre  même  s'il  a  tort  en  réalité.  Cette 
énormité  et  d'autres  semblables  démontrent  combien 
les  néo-scolastiques  avaient  raison  d'accentuer,  autant 
qu'ils  l'ont  fait,  le  principe  que  l'état  n'a  pas  le  droit  de 
porter  atteinte^  d'une  manière  quelconque,  ni  à  la  rai- 
son humaine,  ni  à  la  liberté,  ni  à  la  conscience.  Leur 
erreur  étaitseulement  d'accorder  une  trop  grande  place 
à  l'action  personnelle  humaine  dans  la  question  de 
l'origine  de  l'état. 

Sous  ce  rapport,  leur  opinion  doit  donc  être  ramenée 
à  la  juste  mesure.  Ce  n'est  évidemment  pas  l'excès  dont 
Haller  s'est  rendu  coupable  ici  qui  le  fera.  Par  pure  aver- 
sion pour  la  révolution,  qu'il  attribuait  avec  raison  à  ce 


312         ÉTAT  ET  SOCIÉTÉ  DES  PEUPLES 

vif  désir  de  liberté  illimitée  prêché  par  Rousseau,  il 
voulut  exclure  toute  action  humaine  libre  dans  la  fon- 
dation de  l'état,  et,  sous  l'influence  de  l'école  histori- 
que, ne  vit  en  celui-ci  que  le  produit  du  développement 
historique  et  naturel,  absolument  indépendant  de  l'hom- 
me. Personne  ne  niera  que  ce  point  est  aussi  d'une 
grande  importance  dans  l'origine  de  l'état.  Seulement, 
il  ne  faut  pas  le  considérer  comme  l'unique  cause  de  la 
formation  de  l'état,  car  autrement,  surtout  avec  la  fa- 
çon de  penser  panthéistique  qui  domine  le  monde  ac- 
tuel, on  va  droit  à  la  doctrine  de  Hegel,  doctrine  d'après 
laquelle  l'état  est  le  développement  historique  et  néces- 
saire de  l'esprit  du  monde  actif  dans  l'humanité,  le 
Dieu  visible  et  présent  lui-même. 

De  tout  ceci  résulte  qu'ici,  comme  dans  tous  les  évé- 
nements de  l'histoire  humaine,  il  faut  envisager  laclion 
commune  de  trois  causes  différentes  :  les  rapports  na- 
turels, l'activité  humaine  libre  et  le  gouvernement  de 
Dieu  dans  le  monde  (1). 

L'homme  n'est  pas  aussi  indépendant  de  la  nature  et 
des  événements  historiques  que  Rousseau  le  suppose, 
à  plus  forte  raison  de  Dieu.  Mais  sa  liberté  ne  dispa- 
raît pas  non  plus  devant  l'action  divine  comme  le  pen- 
sent Jacques  V%  Stahl  et  Hegel,  ni  devant  le  développe- 
ment naturel  et  historique  comme  Haller  se  l'imagine. 
Sans  doute  l'homme  intervient  souvent  d'une  manière 
puissante  dans  la  marche  des  choses,  ici  en  la  favori- 
sant, là  en  lui  faisant  obstacle  ;  mais  sa  force  neva  ja- 
mais jusqu  a  celle  du  créateur  et  du  maître  du  monde. 
La  nature  et  la  logique  des  faits  sont  toujours  plus  forts 
que  lui,  et,  si  la  situation  générale  ne  vient  pas  à  son 
secours,  sans  parler  de  la  bénédiction  de  Dieu,  les  dons 
et  les  efforts  les  plus  grands  sont  vains.  Très  souvent 
nous  exagérons  l'importance  de  quelques  grands  hom- 
mes, bien  au  delà  de  ce  qu'elle  est  en  réahté.  Qui  croi- 

(1)  Joan.,  Saresber.,  Polycrat.y  2,  20,  21. 


l'état  313 

rait  que  Alexandre,  Charlemagne,  Napoléon,  avaient,  à 
leurs  débuts,  un  pressentiment  de  ce  qu'ils  purent  ac- 
complir et  devenir?  Qui  niera  qu'avec  des  capacités  dix 
fois  plus  grandes,  ils  n'auraient  pas  accompli  ce  qu'ils 
ont  fait,  si  les  circonstances  n'y  avaient  contribué  pour 
leur  part?  Ils  furent  grands  et  forts  ;  ils  agirent  avec  ré- 
flexion d'après  des  fins  plus  ou  moins  clairement  con- 
nues ;  ils  déployèrent  toute  leur  puissance,  et  néanmoins 
les  circonstances  et  la  main  de  Dieu  furent  plus  fortes 
qu'eux.  Ils  étaient  libres,  et  cependant  ils  n'étaient  pas 
indépendants.  Une  double  puissance  supérieure,  l'état 
de  choses  naturel  d'un  côté,  la  direction  divine  de  l'au- 
tre, les  poussait  toujours  en  avant,  à  la  victoire  d'abord, 
à  la  chute  ensuite.  C'est  ainsi  qu'ils  ont  consolidé  leur 
pouvoir,  l'ont  étendu  comme  royaume  ^terrestre,  et  en 
définitive  l'ont  détruit.  Et  c'est  ainsi  que  tous  les  évé- 
nements se  sont  produits,  que  toutes  les  sociétés  sont 
nées  et  ont  disparu,  les  grandes  en  grand  et  les  petites 
dans  une  proportion  moindre. 

D'après  l'enseieinement  chrétien,  il  ne  peut  donc  pas    jî-uiâ- 

^  *^  ^  ,     *       .    che  principale 

être  question  qu'il  n'y  aurait  ni  état,  ni  ordre  social,  si  ^'fJ^'j^^^J^'j; 
l'humanité  n  était  pas  tombée  par  le  péché.  Cette  opi-  d'ine^'^paTtie 
nion  fut  déjà  repoussée  au  moyen  âge,  ainsi  que  nous  pSbiique*''*de 

15  •<mi  /*\TVT  i'iiumanité. 

1  apprenons  par  saint  Thomas  (1).  Nous  ne  voyons  pas 
en  quoi  cette  théorie  prise  en  elle-même  soit  si  inju- 
rieuse à  la  dignité  sublime  de  l'état,  comme  plusieurs 
zélateurs  veulent  le  faire  croire  (2).  Si  la  croyance  que 
la  Rédemption,  le  sacerdoce  et  l'Eglise,  dans  sa  forme 
actuelle,  comme  moyen  de  réconciliation,  ont  été  don- 
nés par  la  miséricorde  de  Dieu  comme  secours  au  genre 
humain  pécheur,  ne  porte  aucun  préjudice  à  leur  hon- 
neur, pourquoi  l'état  serait-il  abaissé  par  celle  explica- 
tion. 


(1)  Thomas,  i,  q.  96,  a.  4. 

(2)  Schulte,  Die  Macht  dcr  rœmischen  Pacpste,  ^  4,  l,  28  sq.  iMied- 
berg,  DieGrenzen  zwischen  Kirche  und  Staat,  37.  —  Gierke,  bas  dculs- 
che  Genossenschaflsrecht,  III,  125,  523. 


314  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ   DES    PEUPLES 

La  théorie  d'élat  qui  est  actuellement  représentée 
par  l'école  des  nouveaux  disciples  de  Schelling  donne 
beaucoup  plus  à  penser.  Comme  d'ailleurs  tout  le  Schel- 
lingianisme  de  la  dernière  période,  qui  aboutissait  au 
Gnosticisme  et  au  Manichéisme  le  plus  sinistre,  celle-ci 
est  une  vraie  rénovation  de  l'enseignement  parsi  d'Ah- 
riman  et  de  ses  Dews,  ou  de  l'enseignement  gnoslique 
du  démiurge  et  de  la  matière.  D'après  cette  opinion, 
l'état  considéré  comme  mauvais  par  nature  est  expliqué 
par  le  mal.  Mais  a-t-on  jamais  vu  un  Docteur  de  l'E- 
glise soutenir  une  semblable  doctrine  ?  Tous,  Thomas 
d'Aquin  et  Aegidius  de  Columna  (1)  à  leur  tète,  sont  au 
contraire  d'accord  sur  ce  point,  que  la  cause  de  la  for- 
mation de  l'état  est  dans  Tordre  naturel,  dans  la  nature 
sociale  de  l'homme,  non  seulement  dans  ses  besoins, 
mais  dans  ses  obligations,  non  seulement  dans  le  dénû- 
ment  et  l'insuffisance  de  l'individu,  mais  dans  l'obliga- 
tion de  déployer  son  activité  pour  d'autres  et  d'agir 
avec  d'autres.  Donc  l'opinion  exposée  par  Platon  (2),  et 
répétée  sous  une  forme  encore  plus  grossière  par  les 
matérialistes  modernes,  à  savoir  que  les  états  doivent 
leur  naissance  uniquement  à  la  nécessité  et  à  l'utihté, 
ne  leur  suffit  plus,  et  à  plus  forte  raison  l'opinion  qu'il 
faut  chercher  la  dernière  cause  de  l'étabhssement  de 
l'état  dans  la  violence  coupable.  Ceci  d'ailleurs  con- 
corde parfaitement  avec  l'opinion  d'un  grand  nombre 
de  Pères  de  l'Eglise  et  de  souverains  pontifes  disant  que 
la  plupart  des  états  et  nombre  d'hommes,  qui,  dans  le 
cours  des  siècles,  ont  possédé  la  puissance  s'en  sont 
emparés  de  fait  par  injustice  propre  ou  par  la  faute 
d'autrui  (3).  Malheureusement  l'histoire  le  dit  aussi. 
Et  avec  cela,  ces  hommes  prouvent  qu'ils  la  connais- 


(1)  Aegid.,  a.  Columna,  De  reg.  prlnc,  1.  3,  p.  1,  c.  1  sq.  Tho- 
mas, Reg  pri7iG.,  1,1. 

(2)'Plato,  Rep.,  2,  p.  369,  b.  c.  —  (3)  V.  Fe u ardent  si^r  Irénée,  o,  24, 
dans  Massuet,  II,  346  et  Hergenrœther,  Kathol.  Kirche  und  Christl. 
Staat.  1872,  460  sq. 


l'état  315 

sent  mieux  qu'on  ne  le  croit  généralement  (1).  Leur  at- 
tribuer l'opinion  que  la  puissance  publique  esl,  de  sa 
nature,  une  suite  du  péché,  est  aussi  logique  que  de 
prétendre  que  le  juge  qui  déclare  quelqu'un  coupable 
de  vol,  prétend  par  là  que  la  propriété  est  le  vol. 

Mais  ils  vont  encore  plus  loin.  S'ils  ramenaient  seu- 
lement l'état  à  ce  que  les  hommes  ont  tous  des  obliga- 
tions à  remplirles  uns  envers  les  autres,  ils  tomberaient 
sous  le  reproche  qu'on  aime  tant  à  formuler  contre  eux, 
qu'ils  l'ont  considéré  simplement  comme  la  plus  grande 
association  de  droit  privé  ;  et  ont  méconnu  la  différence 
entre  le  droit  public  et  le  droit  privé.  Nous  avons  déjà 
démontré  autrefois  combien  cette  accusation  est  fausse, 
quand  nous  avons  parlé  de  l'enseignement  d'état  de  Hal- 
ler(2).Sousce  rapport, lascolastique  adesidéesincompa- 
rablement  plus  claires  sur  la  nature  de  l'état  que  tant  de 
politiciens  et  de  juristes  modernes,  qui  s'expriment  sou- 
vent d'une  manière  obscure  et  indécise  sur  cette  ques- 
tion. Quand  on  lit  saint  Thomas  d'Aquin,  par  exemple, 
on  serait  lente  de  croire  qu'il  a  voulu  contredire  Za- 
chariee.  Car  tandis  que  l'un  prétend  qu'on  ne  peut  pas 
tracer  de  frontières  exactes  entre  les  deux  domaines, 
et  que  la  différence  se  trouve  seulement  dans  le  plus  et 
dans  le  moins  (3),  l'autre  enseigne  que  le  droit  public 
et  le  droit  privé  ne  doivent  pas  être  conçus  comme  une 
différence  de  plus  ou  de  moins,  mais  que,  par  nature, 
il  faut  séparer  les  deux  domaines  l'un  de  l'autre;  et 
comme  lui,  tous  les  autres  théologiens  (4).  Tous  s'ac- 
cordent sur  ce  point,  que  l'homme  et  le  chrétien  en  par- 
ticulier se  soumettent  à  l'état  pour  favoriser  le  bien  com- 
mun, nonseulement  parégard  pourleur  avantage  propre, 
mais  par  des  motifs  plus  élevés.  Ils  prétendent  que,  sous 

(1)  Cf.  Bertrand.  Cardin.,  De  jurlsdict.,  9,  i. 

(2)  V.  plus  haut,  conf.  XIV,  3. 

(3)  Zachariœ,   Vierzicj  Bûcher  vom  Staate  (2),  I,  172. 

(4)  August.,Ep.,  137,  7.  Thomas., Reg.  princ,  1,  I,  14;  2,  2,  q.  58, 
a.  7,  ad.  2.  Aegid.  a  Columna,  3,  1,  4.  Joann.  Saresber.,  Polycral., 
4,  2;  6,  20. 


316  ÉTAT   ET   SOCIÉTÉ    DES   PEUPLES 

ce  rapport,  on  ne  peut  s'élever  trop  haut.  Ils  conçoivent 
l'état  à  un  point  de  vue  si  sublime,  si  universel,  qu'on 
les  accuse  de  l'avoir  presque  fait  disparaître,  unique- 
ment préoccupés  qu'ils  étaient  des  obligations  morales 
delà  totalité,  des  grandes  lins  communes  à  l'humanité 
et  de  la  pensée  du  royaume  de  Dieu.  Ceci  est  également 
faux.  Ils  reconnaissent  Findépendance  de  l'état,  dans 
les  limites  qu'ils  lui  ont  tracées  (1),  mais  ils  lui  assignent 
une  place  où  il  y  a  une  importance  qui  va  même  plus 
loin  que  la  terre.  C'est^avec  raison.  L'élat  est  une  partie 
importante  de  l'organisation  divine  du  monde,  et  non 
la  dernière  roue  dans  le  grand  mécanisme  du  gouverne- 
ment divin  ici-bas.  11  n'est  pas  le  résumé  de  l'édifice 
tout  entier,  pas  même  le  moyen  le  plus  important  pour 
le  représenter;  mais  le  plus  riche  en  influence  parmi  la 
multitude  de  ceux  par  lesquels,  selon  les  intentions  de 
Dieu,  la  société  universelledoit  atteindre  sa  fin.  Comme 
celle-ci,  semblable  à  la  nature  limitée,  ne  peut  accom- 
plir sa  tâche  tout  entière  sous  la  forme  d'un  état  univer- 
sel, unique,  sans  limites,  indéterminé,  sans  consistance, 
comme  celui  dont  les  despotes  conquérants  et  les  socia- 
listes attendent  le  salut^  Dieu  a  disposé  les  choses  de  la 
sorte  qu'un  partage  fait  d'après  des  limites  plus  étroites 
mais  solides,  fût  établi  dans  la  tâche  collective  de  l'hu- 
manité. Ces  cercles  particuliers  qui  ont  chacun  leur  do- 
maine propre,  déterminé,  s'appellent  ^to/^. 
4. -L'état       Ce  principe  de  l'unité  essentielle  intérieure  de  l'état 
STceS  a  une  telle  importance  qu'on  ne  peut  se  faire  une  idée 
pen  an.    ^^^^  grande  de  sa  portée.  Tous  les  maux  que  la  domi- 
nation moderne  des  partis,  des  gens  sans  aveu  et  que  la 
dissolution  en  atomes  sans  cohésion  ont  répandus  sur 
la  société,  proviennent  de  ce  que  l'on  conçoit  l'état  avec 
Schlœzer,  comme  une  machine  arlistement  arrangée, 
ou,  avec  Rousseau,  les  révolutionnaires  et  les  socialis- 
tes, comme  un  entassement  mécanique,  ou,  avec  Hegel, 
comme  une  idée  d'unité  logique,  vide,  ou  enfin,  avec 

(1)  Thomas,  Reg.  pi'inc,  1,  lo. 


L  ETAT  317 

l'absolutisme^  comme  une  grande  masse  retenue  par 
un  cercle  de  fer,  bref,  comme  la  somme  de  nombreuses 
parties  isolées.  D'après  cette  idée,  il  n'est  qu'une  masse 
quantitative,  mais  non  une  société  qualitative  et  orga- 
nique, par  conséquent  pas  une  unité  essentielle,  pas  un 
organisme.  Au  pis  aller,  il  est  une  simple  juxtaposition 
qui  possède  autant  de  droits  et  autant  de  forces  que  les 
membres  en  ont  pu  réunir,  comme  c'est  peut-être  le  cas 
dans  un  pique-nique;  mais  il  est  loin  d'être  un  tout, 
quelque  chose  de  nouveau,  d'indépendant,  et  de  possé- 
der plus  de  contenu  que  celui  auquel  s'élève  le  rapport 
total  de  ce  que  les  individus  possèdent.  D'après  cette 
opinion,  toute  l'importance  d'une  action  d'état  se  trouve 
dans  la  question  de  savoir  de  quel  côté  est  la  majorité 
des  voix.  Alors  le  droit  est  toujours  adjugé  à  l'état  qui 
peut  réunir  la  plus  grande  somme  de  forces  physiques. 
L'idée  qu'une  seule  force,  qu'un  petit  nombre  de  voix 
représentant  le  tout,  peuvent  avoir,  d'après  leur  nature 
la  plus  intime,  une  valeur  beaucoup  plus  élevée  que  la 
soi-disant  représentation  du  peuple,  est  tout  à  fait  in- 
compréhensible. On  a  pu  s'en  convaincre  très  clairement 
dans  les  tempêtes  que  le  concile  du  Vatican  a  soulevées. 
Ces  scrupules  qui  considéraient  comme  arbitraire  de 
faire  parler  seulement  les  évêques  comme  représentants 
de  l'Eglise,  et  non  comme  de  simples  témoins,  c'est-à- 
dire  de  peser  leurs  voix,  mais  de  ne  pas  compter  les 
masses  au  nom  desquelles  ils  agissaient  ;  ces  questions 
pourquoi  un  concile,  avec  un  petit  nombre  de  membres, 
a  la  valeur  d'un  concile  général,  et  un  autre,  avec  des 
membres  beaucoup  plus  nombreux,  a  seulement  la  va- 
leur d'un  concile  particulier,  sont  tous  partis  de  l'erreur 
fondamentale  libérale  qui  conçoit  l'ensemble   comme 
une  pure  agglomération  d'individus,  mais  non  comme 
unité  organique. 

C'est  pourquoi  il  est  de  la  plus  grande  importance 
de  se  rendre  compte  que  la  totalité,  comme  unité  orga- 
nique, est  quelque  chose  de  nouveau,  d'indépendant, 


318         ÉTAT  ET  SOCIÉTÉ  DES  PEUPLES 

d'incomparablement  plus  élevé  que  la  somme  de  toutes 
les  parties  isolées,  ou,  comme  on  s'exprime,  que  le 
droit  d'unité  totale  est  toute  autre  chose  que  le  droit  de 
pluralité  totale.  C'est  sans  doute  ce  que  Aristote  a  voulu 
dire  par  ce  mot,  que  l'ensemble  passe  avant  les  parties, 
naturellement  non  pas  d'après  le  temps,  mais  d'après 
la  force  et  la  nature.  Ici,  il  s'agit  de  se  défaire  résolu- 
ment de  toutes  les  vues  matérialistes  et  libérales,  sans 
quoi  une  juste  conception  de  l'état  ne  sera  jamais  possi- 
ble. Nous  croyons  déjà  avoir  fait  merveille,  quand,  avec 
Rousseau,  nous  plaçons  la  volonté  totale  au-dessus  de 
la  volonté  de  tous.  Mais  cette  volonté  totale  n'est  qu'un 
résumé  mécanique  de  toutes  les  volontés.  Ce  n'est  pas 
quelque  chose  d'entier  et  d'homogène  en  soi,  c'est  quel- 
que chose  d'identique  à  la  définition  qu'on  donne  géné- 
ralement du  complot,  dans  le  code  pénal  moderne  :  la 
communauté  n'y  fait  pas  défaut,  mais  ce  sont  seulement 
plusieurs  personnes  qui  contractent  une  association, 
ou  adoptent  une  convention  en  vertu  de  laquelle  cha- 
cune se  décide  à  exécuter  le  crime  comme  affaire  per- 
sonnelle. 

Or  voilà  que  partout,  dans  la  nature  et  dans  l'histoire, 
nous  voyons  que  l'ensemble  organique  ne  s'adapte  nul- 
lement aux  parties.  Personne  ne  considérera  un  tableau 
comme  une  certaine  quantité  de  couleurs,  et  encore 
moins  la  plante  comme  une  simple  somme  des  parties 
qui  la  constituent,  ou  le  corps  humain  comme  un  sim- 
ple assemblage  d'os,  de  muscles,  de  veines  et  de  nerfs. 
Chacune  de  ces  choses  forme  un  tout, et  quelque  chose  de 
nouveau  qui  dépasse  de  beaucoup  les  parties.  Si  le  tout 
n'était  pas  plus  que  les  parties,  on  pourrait  le  rétabhr 
par  elles.  Mais  chacun  sait  qu'il  est  détruit  dès  que  ces 
parties  sont  dissoutes  dans  leurs  éléments  essentiels. 
Ainsi  en  est-il  de  toutes  les  associations  organiques  mo- 
rales :  famillC;,  classes,  armée,  état,  Eglise.  Il  n'y  a  que 
le  matérialisme  le  plus  grossier,  pour  ne  pas  dire  le  cy- 
nisme, qui  puisse  prétendre  que  c'est  la  même  chose  si 


l'état  319 

deux  personnes  s'attachent  l'une  à  l'autre  d'une  ma- 
nière arbitraire,  ou  forment  une  famille  stable  en  vertu 
d'un  contrat.  La  différence  est  toute  aussi  grande  qu'en- 
tre deux  morceaux  de  verre  et  un  verre  entier,  car  elle 
est  essentielle.  Dans  le  premier  cas,  il  n'y  a  pas  de  so- 
ciété humaine,  parce  qu'il  n'y  a  pas  d'unité,  mais  dans 
le  second,  il  en  résulte  un  ordre  de  choses  tout  à  fait 
nouveau  ;  et  c'est  pourquoi  l'indissolubilité  appartient 
à  la  nature  du  mariage.  Il  n'y  a  qu'un  charlatan  comme 
Gambetta  qui  puisse  croire  avoir  mis  une  armée  sur 
pied,  quand  il  a  levé  cent  mille  hommes.  Mais  se  faire 
une  idée  de  ce  qu'il  faut  pour  que  cette  armée,  comme 
un  tout  vivant,  mobile,  prêt  au  combat,  se  laisse  manier 
comme  un  pistolet  entre  les  mains  d'un  chef,  très  peu 
de  gens  en  sont  capables,  parce  qu'ils  ne  savent  pas  ce 
que  c'est  que  l'organisme. 

Cependant  l'état  est  un  organisme  (1  ).  Il  ne  suffit  pas 
d'expliquer  ses  droits  et  son  activité  seulement  comme 
pluralité  d'ensemble,  c'est-à-dire  comme  droit  d'ensem- 
ble, comme  force  d'ensemble,  volonté  d'ensemble  et 
activité  d'ensemble  des  membres.  Cette  conception, 
comme  on  le  voit,  n'ira  pas  au  delà  d'une  accumulation 
de  droits  privés.  Mais  le  droit  public,  comme  nous  l'a- 
vons déjà  appris  par  Aristote  et  Thomas  d'Aquin,  se 
distingue  du  droit  privé,  non  \)^vlepliis,  mais  par  sa 
nature  intime. 

Nous  devons  donc  appliquer  tout  particulièrement  à 
'l'état  l'enseignement  de  l'organisme  traité  à  l'instant, 
comme  à  une  unité  indépendante,  vivante.  Nous  n'au- 
rons une  idée  vraie  du  droit  de  l'état,  que  si  nous  le 
considérons  comme  un  droit  d'un  genre  tout  particulier, 
et  nous  ne  concevrons  ainsi  l'état  lui-même,  que  si  nous 
le  considérons  comme  un  organisme  homogène  indé- 
pendant, ayant  son  activité  propre,  une  volonté  propre, 
une  morale  et  une  moralité  propres  et  des  fins  propres. 

(1)  Aristot.,    Polit.,  5,  2,  7.   —  Thomas,   negim.  princ,  4,  23.  — 
Joan.  Saresber.,Po/î/crrt^.,o,2,  6,  20.  Nicol.  Oiesm.,  Mutât,  moncf.,  22. 


320  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

11  ne  faut  pas  comprendre  ceci  en  ce  sens  que  les  vertus 
ou  les  vices  de  la  totalité  soient  jugés  autrement  que 
ceux  de  l'individu.  Pour  celui-ci,  comme  pour  celle-là, 
il  n'y  a  qu'une  seule  morale  et  qu'une  seule  justice  (1). 
Mais  cela  veut  dire  que  taboulé  et  la  corruption  du  tout 
ne  sont  pas  celles  des  membres  et  réciproquement.  Nous 
savons  qu'une  grande  différence  sépare  la  morale  publi- 
que et  la  morale  privée,  et  que  celles-ci  peuvent  même 
être  en  opposition  Tune  avec  l'autre  (2).  C'est  ce  que 
nous  voyons  dans  le  complot  dont  il  a  été  question  ci- 
dessus.  La  communauté  agit  tout  autrement  que  ses 
membres.  En  elle,  il  n'y  a  peut-être  pas  un  seul  indi- 
vidu qui,  pour  sa  personne,  voudrait  faire  ou  répondre 
de  ce  que  le  tout  a  décidé  à  l'unanimité.  Mais  dès  que 
quelqu'un  agit  comme  membre  organique  du  tout,  il 
n'est  plus  ce  qu'il  est  comme  individu  indépendant.  Donc 
ce  ne  sont  pas  les  forfaits  d'un  certain  nombre  qui  for- 
ment un  crime  public,  pas  plus  que  les  péchés  de  tous 
les  hommes  ne  forment  le  péché  originel.  Mais  de  même 
que  celui-ci  est  le  péché  de  la  totalité,  commis  au  nom 
du  genre  humain  tout  entier,  par  son  premier  père  et 
par  son  chef,  de  même  les  péchés  publics  sont  ceux  qui 
sont  commis  par  la  communauté  comme  telle.  Unité 
d'ensemble  est  quelque  chose  de  tout  autre  que  plura- 
lité d'ensemble.  Que  cette  manière  devoir  du  droit  ma- 
térialiste libéral,  qui  malheureusement  est  parvenue  à 
dominer  le  droit  pénal  d'aujourd'hui,  en  soit  choquée  si 
elle  veut,  on  ne  peut  pourtant  pas  nier  qu'il  y  ait  des  dé- 
lits commis  en  corps,  c'est-à-dire  des  crimes  commis  par 
l'unité  d'ensemble  (3).  Ainsi  l'a  cru  l'antiquité  (4),  ainsi 
l'admettent  le  droit  romain  (5)  elle  droit  canonique  (6). 

(1)  V.  infrà,  Conf.,  XXVÏ,  1.  —  (2)  V.  Conf.,  IX,  3  ;  XXIV,  9. 

(3)  Gierke,  Gcnosi^enschaftsrecht,  II,  522  sq.  ;  IIJ,  738  sq.  —  Beseler, 
Deutsches  Privatrecht  (1),  I,  366.  —  Bluntschli,  Prlvatrechô  (1),  I,  d05 
sq.  —  Mûhlenbruch,  Pandekten{2,),l/S10  sq.  ~  Liszt,  Strafrecht  (i), 
127.  —  (4)  Vol.,   IV,   Conf.,  XV,  8. 

(5)  Dig.,  4,  2,  9,  1.  1,  Cod.,  1,  3,  2,  13.  —  Gierke,  III,  168  sq.,  234 
sq.,  402  sq.,  491  sq.  Cf.  VoL  VIII,  Conf.,  IX,  1. 

(6)  G.  4,  VI,  3,  20.  Gierke,  llï,  342  sq. 


L'ÉTAT  321 

Ce  que  nous  avons  dit  jusqu'à  présent  s'éclairclt  on- 
core  davantage  si  nous  mettons  en  face  l'une  de  l'aulre  i'»"-"'™ '" 
les  trois  idées  de  nation,  d'état  et  d'humanité  Nous  ap    °'"°"™""^- 
pelons  nation  une  partie  déterminée  de  l'humanité   en 
tant  que  celte  partie  est  issue  d'une  famille  (1).  La  triple 
unité  du  sang,  des  coutumes  et  de  la  langue,  compose 
la  nationalité  (2).  L'homme  s'attache  à  elle  avec  le  même 
amour  et  la  même  ténacité  naturelle  qu'à  la  famille 
Aussi  est-ce  un  amour  purement  naturel,  sensible  char- 
nel. II  n'y  est  pas  poussé  par  une  idée  plus  élevée,  une 
Idée  spirituelle.  S'il  veut  réaliser  cette  idée,  il  doit  alors 
s'arracher  tout  aussi  bien  à  la  pensée  étroite  de  la  na- 
tionalité, que  l'enfant  doit  quitter  le  jupon  de  sa  mère 
s  il  veut  arriver  à  quelque  chose.  Pour  accomplir  une 
[fin  civilisatrice  plus  élevée,  les  hommes  s'associent 
-tonc  en  un  ensemble  particulier,  qui  n'est  pas  seule- 
nent  rattaché  extérieurement  par  les  liens  du  sang 
nais  qui  est  uni  par  une  force  vitale  intérieure.  C'est 
l'état.   Il  n'est  pas  une  institution  que  la  nature  a  fait 
croître  ;  mais  quand  même  la  nature  de  l'homme  pousse 
vers  lui,  comme  nous  l'avons  déjà  vu,  il  est  une  insti- 
tution créée  librement,  disposée  pour  des  fins  civilisa- 
trices, par  conséquent  une  institution  morale.  Néan- 
moins, on  ne  peut  pas  méconnaître  que  l'homme,  en 
s'atfachant  à  un  état  librement  ou  par  contrainte,'  ne 
renonce  pas  entièrement  à  sa  nationalité,  pas  plus  que 
la  femme  qui  s'en  va  dans  la  maison  de  son  mari  n'ou- 
blie entièrement  sa  maison  paternelle. 

Quelqu'un  croira  bien  moins  encore  avoir  renoncé  à 
ses  droits  d'homme  en  s'attachant  à  un  état.  En  atten- 
dant le  moment  où  l'état  remplacera  l'humanité  pour 
l'homme,  —  et  grâce  à  Dieu  nous  n'en  sommes  pas  en- 
core là,  bien  qu'un  cosmopolitisme  mal  compris,  et  que 
les  principes  de  l'internationale,  des  loges,  de  la  liberté, 
|ile  l'égalité  et  de  la  fraternité  fassent  leur  possible  pour 

(1)  Javcke,  Principienfragen,  437  sq. 

(2)  Waitz,  Grundziige  der  Polit ik,  6  sq. 

^1 


322  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

y  arriver,  —  il  faudra  bien  qu'il  consente  à  ce  qu'on  dis- 
lingue  entre  état  et  humanité,  et  que  tout  esprit  qui 
n'est  pas  déjà  séduit  au  point  de  vue  moral  et  politique, 
sépare  plus  ou  moins  distinctement  en  lui  le  citoyen 
de  l'homme. 

De  par  la  nature,  l'état  a  donc  une  place  intermédiaire 
entre  l'humanité  et  l'internationalité.  11  doit  également 
laisser  la  liberté  aux  individus  et  leur  prêter  son  assis- 
tance, afin  que  comme  hommes,  ils  soient  en  état  de 
faire  valoir  leurs  droits  et  de  remplir  leurs  devoirs,  de 
même  qu'il  doit,  d'un  autre  côté,  ne  pas  approcher  trop 
près  de  la  nationalité.  Nous  regrettons  très  vivement 
cette  dégénérescence  du  sentiment  national  légitime, 
parce  que  nous  découvrons  en  elle,  au  point  de  vue  mo- 
ral, une  triple  chose  qu'il  faut  rejeter:  le  renouvellement 
de  l'ancienne  théorie  païenne,  barbare,  impitoyable, 
orgueilleuse,  égoïste,  la  parenté  avec  la  théorie  brutale 
et  matérialiste  des  races,  enfin  le  penchant  indéniable 
à  la  révolution  contre  l'ordre  politique,  juridique  et  his- 
torique existant. 

A  cela  s'ajoute,  au  point  de  vue  purement  politique, 
un  autre  motif  qui  montre  combien  cette  tendance  est 
condamnable.  Dans  la  nationalité,  la  formation  d'états 
est,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  une  élévation  de  la  vie 
sensible,  pour  ne  pas  dire  matérialiste,  vers  des  fins 
morales  plus  hautes.  Un  pas  fait  en  arrière  du  principe 
de  nationalité  est  aussi  sûrement  une  négation  de  la 
vie  morale  et  par  le  fait  même  aussi  de  la  vie  politique 
que  pour  la  femme  c'est  commettre  un  crime  contre  les 
devoirs  du  mariage  de  quitter  la  maison  de  son  mari, 
et  de  demeurer  chez  ses  parents.  Il  y  a  des  peuples  qui 
sont  parvenus  à  former  seulement  une  nation,  mais  non 
un  état.  Le  principe  de  nationalité  est  la  rechute  dans 
cette  forme  la  plus  grossière  de  l'existence,  une  tentati- 
ve de  faire  retourner  l'humanité  à  l'état  de  horde  ou  de 
bande,  en  la  chassant  de  l'ordre  juridique  existant  et 


L  ÉTAT  090 


etabl,  d  après  des  fins  morales  (1).  Bien  que  no«.  n'ap- 
prouvions pas  un  sentiment  de  nationalité  aussi  pervers 

nous  sommes  pourtant  obligé  d'accentuer  très  forlemeni 
le  devoir  de  l'état  envers  la  nationalité.  A  moins  d'être 
gatejusqua  la  moelle,  personne  n'oublie  sa  famille 
Chacun  ressent  comme  un  affront  fait  à  son  sang  tout 
préjudice  porté  au  sentiment  national  légitime.  Chacun 
est  sensible  sous  ce  rapport,  et  c'est  sur  ce  terrain  qu'il 
résiste  aux  efforts  tentés  pour  le  faire  changer  d'opi- 
nion. Quand  une  nationalité  ne  trouve  pas  dans  l'état 
ce  qu  elle  demande  :  une  vie  honorable,  assurée,  agréa- 
ble, elle  la  cherche  ailleurs,  et  par  tous  les  moyens.  En 
cela  sont  a  plaindre  ces  lugubres  fantômes  du  Pansla- 
visme, du  Magyarisme,  de  la  Teutomanie,  de  l'Italie 
non  libre  et  du  Fenianisme.  Mais  il  faut  dire  aussi  que 
toute  la  faute  n'est  pas  de  leur  côté,  et  que  jusqu'à  pré- 
sent 1  état  moderne,  qui  se  ressemble  un  peu  partout, 
n  a  pas  accompli  sa  tâche  à  ce  point  de  vue. 

Mais  il  est  inutile  de  dire  que  ni  l'état,  ni  l'humanité 
elle-même  ne  la  représentent  et  ne  la  remplacent  auprès 
de  ses  sujets.  Chaque  état  isolé,  quelque  grand  et  puis- 
sant qu'il  puisse  être  en  lui-même,  occupe  en  face  de 
l'humanité  une  situation  subordonnée.  Mais  pour  ce  qui 
concerne  les  nationalités,    son  droit  n'est  nullement 
aussi  absolu  qu'on  voudrait  le  faire  croire.  La  vérité  est 
que  chaque  nationalité  et  chaque  race  n'est  pas  autre 
chose  qu'un  rejeton  de  l'arbre  de  l'humanité  primitive- 
ment un  et  indivisible,  et  qui,  avec  le  temps,  a  pris  ra- 
cine et  s'est  étendu  au  loin  en  rameaux  indépendants. 
Chaque  état  est  une  nouvelle  bifurcation  de  branches, 
ou  une  conception  plus  étroite  de  la  nationalité.  Quand 
une  partie  plus  ou  moins  grande  d'une  nation  se  sépare 
d'autres  peuples  par  le  droit  et  l'organisation  ;  quand 
elle  s'organise  intérieurement  par  une  certaine  constitu- 
tion, dans  le  but  d'une  sécurité  plus  grande  vers  le  de- 


I)  Cf.  Arnold,  CuUuv  und  Rechtskhen. 


324  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

hors,  et  d'une  consolidation  plus  durable  vers  le  dedans, 
elle  donne  naissance  à  l'état.  Combien  de  membres  cet 
état  embrasse-t-il?  Ne  forme-t-il  qu'une  nationalité? 
Embrasse-t-il  en  tout  ou  en  partie  une  nation  ou  des 
peuples  divers  ?  Peu  importe.  11  sera  évidemment  d'au- 
tant plus  solidement  uni  que  les  vigoureuses  forces 
d'impulsion  du  sentiment  national  lui  viendront  en  aide. 
Mais  ce  n'est  pas  ceci  qui  forme  l'état,  c'est  l'ordre  du 
droit  et  de  la  sécurité.  Donc,  la  limitation  forme  sa  na- 
ture, de  niéme  qu'elle  est  la  cause  de  son  origine.  Un 
état  naît  par  le  seul  fait  qu'une  certaine  quantité  d'hom- 
mes sont  d'accord  pour  considérer,  comme  chose  acces- 
soire parmi  eux,  les  intérêts  dans  les  relations,  et  pour 
favoriser  d'autant  plus  par  une  action  d'ensemble  com- 
mune, les  fins  morales  et  juridiques.  Plus  l'état  triom- 
phe du  grossier  principe  de  nationalité,  plus  il  a  claire-  \ 
ment  conscience  de  sa  tâche  (1  ). 
o.-ciiaque  I^^  l'admission  de  cette  vérité  qui  est  fondamentale 
usUunet;\chê  pour  toutc  politiquc,  dépend  la  connaissance  de  la  véri- 
table tâche  de  l'état  ;  et  c'est  uniquement  en  se  soumet- 
tant à  elle,  qu'il  a  garantie  de  solidité  pour  sa  prospé- 
rité et  sa  stabilité.  Toute  tentative  pour  former  un  état 
universel  porte  en  elle  le  germe  de  la  dissolution  (2), 
parce  qu'elle  repose  sur  Terreur  et  aspire  à  des  choses 
impossibles  (3),  sans  compter  que  jamais  des  peuples 
sains  ne  pourront  s'enthousiasmer  pour  une  telle  idée. 
Ils  pressentent  la  vérité  quand  même  ils  ne  peuvent  en 
exprimer  la  raison.  Sans  un  particularisme  raisonnable, 
des  institutions  politiques  n'auront  jamais  ni  popula- 
rité, ni  durée,  et  ne  réveilleront  jamais  l'amour  du 
sacrifice  dans  les  masses.  Le  poète  hongrois  a  raison  de 
chanter  : 

(1)  Arnold,  loc.  cit.,  48  sq.  Haulleville,  Définition  du  droit,  263  sq. 
Stahl,  Philos,  den  Rechtes  (4),  III,  161  sq.  Bluntschli,  Lehre  vom  mo- 
dernen  Staate  (5),  I,  403,  sq. 

(2)  Aristot.,  Polit.,  2,  1,  4. 

(3)  Bluntschli,  Leh^e  vom  modernen  Staaté,  (5)  I,  117  sq. 


particulière. 


l'état  32t; 

«  Il  faut  à  l'homme  des  limites,  car  il  perd  ,. 
«  Beaucoup  de  sa  force  intérieure  lorsqu'il  .. 
«  Erre  sans  cesse  à  travers  l'espace  immense.  „ 
«  Je  crams  qu'il  ne  s'enthousiasme  pas  ., 
«  Aussi  facilement  pour  le  monde  tout  entier,  >. 
«  (ju  11  le  fait  pour  la  tombe  de  ses  aïeux.  »  (i) 

Ces  docteurs  d'état  qui,  sans  se  soucier  du  droit,  de 
1  histoire  et  de  la  réalité,  comptent,  en  vrais  savants  de 
cabinet  qu  ils  sont,  seulement  avec  des  idées  qu'ils  ont 
mventées  ;  ces  hommes  d'étal  qui,  avec  leur  puissance, 
se  prêtent  a  traduire  dans  la  vie  les  idées  de  ces  doc- 
trinaires, et  avant  tout  les  socialistes  qui  mettent  leur 
orgueil  a  surpasser  encore  les  rêveries  de  ces  derniers 
auraient  tous  besoin  d'aller  à  l'école  du  bon  sens,  chez 
le  peuple,  car,  en  adjugeant  à  l'état  toute  la  tâche  que 
seule  1  humanité  totale  est  appelée  à  résoudre,  ils  mon- 
trent qu'ils  ont  à  peine  une  idée  de  la  véritable  tâche  de 
1  état  Et  ce  qui  est  pis  encore,  c'est  qu'ils  préparent  au 
Socialisme  les  voies  pour  son  œuvre  de  destruction. 
Peut-être  ne  s'en  aperçoivent-ils  pas  ;  mais  c'est  pour- 
tant la  vérité,  que  ce  sont  eux  qui  déploient  le  plus  d'ac- 
tivité pour  enlever  à  l'état  le  droit,  et  même  la  possibi- 
lité d'exister  (2).  Qu'est-ce  donc  qu'une  humanité  qui 
ne  repose  pas  sur  l'homme  réel,  et  qui  ne  respecte  pas 
son  union  avec  la  famille,  la  commune,  les  classes  et 
l'état?  Ou  c'est  une  parole  morte  qui  n'a  rien  à  faire 
avec  la  réalité,  l'histoire,  le  bien-être  ou  le  malaise  de 
1  humanité,  et  qui  est  un  simple  exercice  oratoire,  ou, 
SI  elle  contient  quelque  chose,  elle  arrache  alors  l'hom- 
me des  sphères  auxquelles  il  appartient  par  la  nature, 
par  l'histoire  et  par  le  droit.  Mais  il  n'y  a  rien  à  faire 
avec  cet  homme  ainsi  déraciné,  car  il  a  perdu  toute  base 
solide  el  tout  appui  sûr.  C'est  pourquoi  un  Cosmopo- 
litisme et  un  Humanisme  qui  ne  servent  pas  de  contre- 
poids à  un  patriotisme  très  déterminé,  sont  encore  plus 
funeste  qu'un  patriotisme  qui  ne  repose  pas  sur  le  dé- 

(1)  Madach,  Tragœdie  des  Uenschen,  12  Gesang. 

(2)  Bluntschli,  Staalswœrterbuch,  IX,  612. 


326  ÉTAT    ET   SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

vouement  à  la  famille,  à  la  vocation  et  à  l'état,  à  la 
tradition,  à  la  coutume  et  à  l'histoire.  Nous  ne  pouvons 
pourtant  pas  prendre  l'homme  comme  un  simple  être 
de  raison  ;  il  nous  faut  bien  le  considérer  comme  mem- 
bre des  communautés  juridiques  et  historiques  qui  sont 
la  famille,  la  commune,  l'état  et  l'Eglise.  C'est  seule- 
ment par  celles-ci,  et  seulement  quand  il  est  intimement 
lié  avec  elles,  qu'il  est  un  véritable  membre  vivant  de 
l'humanité  tout  entière.  Mais  ce  prétendu  faux  principe 
d'humanité  brise  ces  membres  moyens,  et  cherche  à 
revendiquer  pour  le  tout  chaque  individu  directement, 
sans  intermédiaire.  Or,  c'est  précisément  le  but  que 
poursuit  la  fausse  Internationale  visible  du  Socialisme. 

Pour  ne  pas  prêter  les  mains  à  cette  perversité,  l'état 
doit  former  un  cercle  déterminé  de  son  activité,  un  cer- 
cle étroit  et  fixé  par  la  nature  des  situations  et  de  l'his- 
toire. Chacun  ne  sait  pas  tout,  et  ce  qu'il  sait,  il  ne  le 
sait  pas  de  la  même  manière  que  d'autres  ;  mais  si 
quelqu'un  fait  ce  qu'il  peut^  à  sa  manière,  il  n'y  a  rien 
à  dire.  Ceci  s'applique  aussi  à  l'état.  Tout  état  doit  fa- 
voriser la  justice  et  la  morale  ;  mais  tout  état  doit  fa- 
voriser celles  qui  lui  incombent  et  de  la  manière  qui  lui 
est  conforme  (1).  Nous  devons  des  remerciements  sin- 
cères à  Hegel  d'avoir  fait  ressortir  si  clairement  ce 
point  dans  son  histoire  de  la  philosophie,  quand  même 
nous  ne  pouvons  pas  approuver  complètement  l'appli- 
cation qu'il  en  a  faite.  Chaque  état  doit  en  effet  pour- 
suivre une  idée  morale  particulière.  Plus  celle-ci  est 
déterminée,  plus  la  manière  par  laquelle  il  cherche  à 
la  réaliser  répond  à  son  organisation  tout  entière,  plus 
le  résultat  sera  grand.  Chaque  état  a  l'obligation  de 
réaliser  la  justice  ;  mais  chacun  doit  le  faire  d'une  ma- 
nière particulière  et  propre  à  lui. 

On  peut  donc  appeler  pour  cette  raison  chaque  état 
une  forme  particulière  du  droit  (2),  et  chaque  politique 

(i)  Aristot.,  Polit.,  5,  7  (9),  44. 
(2)  Eudem.,  Moral.,  7,  9,  i. 


l'état  327 

qui  en  fait  l'épreuve,  un  exercice  particulier  de  la  jus- 
tice. On  ne  peut  concevoir  un  état  qui  soit  meilleur  ou 
plus   parfait  (1).   C'est  précisément  parce  que  l'état 
comme  un  tout  partiel,  a  fini  par  se  former  de  la  grande 
masse  de  l'humanité,  qu'il  veut  résoudre  sa  tache  gé- 
nérale d'une  façon  particulière.  Celui  qui  voudrait  que 
l'état  réalisât  des  idées  au-dessus  de  ses  forces,  soit  en 
hauteur,  soit  en  étendue  ;  celui  qui  le  berce  dans  l'illu- 
sion que  sa  tâche  consiste  à  dominer  tout  ce  qui  appar- 
tient à  la  civilisation  de  l'humanité,  sans  distinction  de 
choses  intérieures  et  extérieures,  choses  divines  et  hu- 
maines ;  celui  qui  lui  assigne  des  fins  hors  de  sa  portée 
en  ce  qui  concerne  l'éducation  et  la  science,  le  mariage, 
la  vie  ecclésiastique,  la  transformation  intérieure  de  la 
vie  sociale,   celui-là  prépare  sa  chute,  car  il  mine  la 
base  de  son  action  et  lui  ravit  le  droit  d'exister.  L'était 
est  fondé  pour  assurer  la  sécurité  des  lois  et  pour  sau- 
vegarder la  paix  (2),  non  seulement  pour  ses  sujets, 
mais  pour  tous.  11  n'est  qu\me  partie  du  tout  et  doit,' 
dans  sa  situation  limitée  et  selon  la  mesure  de  ses  obli- 
gations particulières,  contribuer  pour  sa  part  au  salut 
de  l'ensemble.  Tous  les  autres  membres  du  tout  qui 
sont  à  ses  côtés,  ont  autant  de  droit  que  lui.  S'il  viole 
ceux-ci  et  outrepasse  ses  limites,   il  devient  un  danger 
pour  la  sécurité  et  la  paix  de  la  totalité,  et  se  prive  lui- 
même  du  droit  d'exister.  S'il  trouble  la  paix,  il  ne  peut 
plus  être  non  plus  son  rempart  et  son  protecteur.  Et 
sll  n'est  pas  cela,  il  a  manqué  sa  fin  et  n'a  pas  le  droit 
d'exister.  De  plus,  il  perd  de  son  contenu  intérieur,  de 
sa  force,  et  de  sa  capacité  de  vie  dans  la  même  propor- 
tion qu'il  s'égare  au  delà  de  la  sphère  particulière  de 
son  activité  naturelle,  et  s*expose  ainsi  à  tomber  sous 
la  première  attaque  sérieuse. 

(1)  Waitz,  Grundzilge  der  Polltik.   8.    Cf.    Aristot.,  Polit.,  it,  1,2, 
3  ;  3,  o. 

(2)  Engelbert,   Admon.,  De  ortu  et  fine  Rom.  Imperii.  16,  21.  Tho- 
mas, Reg.  princ,  1,2. 

! 


328  ÉTAT   ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

7.- Quatre       La  prospérité  de  Félat  dépend  donc  de  quatre  choses . 

principes  pour  i     •       t    i  . 

lavied'étai.  H  doit  d  abord  se  limiter  à  sa  tâche  propre  qui  lui  est 
assez  strictement  mesurée  en  tout,  mais  qu'il  peut  con- 
naître d'autant  plus  clairement  et  entreprendre  avec 
d'autant  plus  de  décision.  Ceci  est  au  fond  la  plus  grande 
difficulté.  Celui  qui  peut  faire  beaucoup  est  trop  facile- 
ment incliné  à  croire  qu'il  peut  tout  faire,  et  croit  très 
difficilement  que  ceux-là  ont  de  bonnes  intentions  à  son 
endroit  qui  lui  prêchent  la  modération.  Plus  la  puissance 
est  grande,  plus  aussi  elle  a  la  tentation  de  s'insinuer 
dans  des  sphères  d'action  qui  lui  sont  étrangères.  Or  ceci 
est  non  seulement  beaucoup  plus  facile  à  l'état,  mais 
c'est  aussi  beaucoup  plus  dangereux  que  s'il  s  agissait 
seulement  d'un  individu  qui  se  laisse  entraîner  à  des 
empiétements.  L'expérience  de  conséquences  qui  ne  se 
font  jamais  attendre  longtemps  l'assagira  peut-être  ;  mais 
qui  le  sauvera  s'il  se  laisse  entraîner  sur  cette  voie? 
Pour  un  qui  voit  le  danger,  il  y  en  a  des  milliers  qui 
vont  de  l'avant  et  lui  rendent  tout  retour  impossible. 
Chaque  exhortation  au  droit  est  décriée  comme  une  tra- 
hison envers  la  patrie  ;  ce  qui  flatte  la  passion  est  au 
contraire  défendu  comme  s'il  s'agissait  de  la  conserva- 
tion personnelle  et  d'un  devoir.  C'est  pourquoi  on  peut 
bien  dire  que  dans  la  vie  de  l'état,  la  passion  d'élargir 
la  puissance  par  des  empiétements  est  presque  incura- 
ble, dès  qu'elle  a  fait  le  premier  pas.  Avec  cette  con- 
duite, c'en  est  fait  aussi  de  l'intelligence  de  la  vraie  fin 
de  l'état,  car  c'est  une  loi  du  gouvernement  divin  du 
monde,  que  quiconque  s'arroge  des  droits  étrangers  sera 
toujours  incapable  de  reconnaître  les  siens  propres  et 
ses  obligations. 

Mais  cela  ne  veut  pas  dire  que  chaque  état  doive  se 
se  retirer  exclusivement  dans  son  domaine  propre  et 
limité  autant  que  possible.  Chaque  élat  doit  plutôt, 
et  c'est  la  seconde  chose  que  nous  avons  à  dire,  se  mou- 
voir sur  le  domaine  de  son  activité  particulière,  de  telle 
sorte  qu'il  favorise  toujours  la  grande  totalité,  et  qu'en 


l'état  329 


tout  cas,  il  ne  lui  devienne  pas  préjudiciable.  L'état  est 
une  partie  du  tout  formé  par  l'humanité,  et  c'est  préci- 
sément une  raison  pour  laquelle  il  a  toujours  des  obli- 
tions  envers  celle-ci,  même  là  où  son  utilité  propre  est 
en  cause.  Et  il  travaille  pour  le  plus  grand  avantage  de 
cette  dernière  s'il  sert  sincèrement  le  grand  tout.  Celui 
qui  sert  fidèlement  quelqu'un  qui  est  plus  grand  que  lui, 
se  sert  plutôt  lui-même  qu'il  ne  sert  celui-là.  Une  poli- 
tique qui  sert  exclusivement  le  particularisme,  ou,  pour 
le  dire  plus  justement,  l'égoïsme  ;  une  politique  intéres- 
rée,  étroite,  porte  beaucoup  moins  de  préjudice  à  la  to- 
talité à  laquelle  elle  refuse  l'accomplissement  de  quel- 
ques devoirs,  que  d'autres  peuvent  peut-être  facilement 
remplacer,  qu'à  sa  propre  cause,  qu'elle  prive  ainsi  du 
soutien  autrement  appréciable  de  l'ensemble. 

A  ces  deux  devoirs  de  l'état  relatifs  à  ce  qui  est  en 
dehors  de  lui  et  au-dessus  de  lui,  répondent  deux  obli- 
gations envers  ce  qui  est  en  lui  et  au-dessous  de  lui.  En 
d'autres  termes  troisièmement,  l'état  ne  doit  jamais  per- 
dre de  vue  que  ses  membres  individuels  ne  sont  pas  là 
à  cause  de  lui,  mais  que  c'est  lui  qui  existe  par  eux  et 
pour  eux.  Sans  doute  ceci  semble  être  une  douce  héré- 
sie aux  oreilles  de  notre  génération,  car  on  regarde 
comme  un  titre  de  gloire  pour  l'état  moderne  d'avoir 
pénétré  tous  les  individus,  et  de  les  avoir  abaissés  eux 
et  leur  activité  au  rang  d'instruments  serviles(l  ).  On  ne 
recule  même  pas  devant  cette  exigence  que  l'état  doit 
être  armé  d'un  pouvoir  excessif  en  face  duquel  la  puis- 
sance de  chaque  volonté  individuelle  ne  compte  pour 
ainsi  dire  pas  (2),  et  qu'il  doit  imposer  aux  peuples  des 
lois  inflexibles,  une  discipline  de  fer,  jusqu'à  ce  qu'ils 
admettent  ce  lourd  fardeau  comme  naturel  et  néces- 
saire (3).  Nous  sommes  obligés  de  protester  là  contre 

(1)  J.    G.  Fichte,  Gnindzi'uje  des  {/cgemvœrtigen  Zeitalters,  14  et  \:\ 
Vorl.  (G.  W.  vu,  210,  227). 

(2)  Id.  Grundlarje  des  Naturrechtes,  ^  16,  HI.  d.  {(i.  \^ .  III,  lo3). 

(3)  Lassoii,  Rechtsphilosophie,  338. 


330  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

au  nom  de  l'état  et  de  rhumanité.  L'état  ne  doit  pas  être 
un  état  d'esclaves,  pour  ne  pas  dire  une  étable  où  sont 
parqués  des  êtres  sans  raison  ;  et  ses  sujets  ne  doivent 
pas  être  rabaissés  au  rang  d'animaux.  Chacun  de  ses 
membres  est  un  être  libre,  indépendant^  personnel,  qui 
ne  disparaît  pas  dans  l'état  avec  toute  son  existence. 
Par  là  même  que  quelqu'un  devient  citoyen,  il  ne  cesse 
pas  d'être  homme,  il  est  homme  et  homme  il  reste.  De 
plus,  il  reste  chrétien,  et  il  a  le  droit  et  le  devoir  de  vivre 
comme  chrétien.  Aux  sujets  de  l'état  aussi  s'applique  la 
loi  d'un  être  plus  élevé,  loi  en  vertu  de  laquelle  ils  doi- 
vent poursuivre  une  fin  allant  au  delà  de  ses  étroites  li- 
mites. L'état  ne  peut  les  dispenser  de  rendre  compte  de 
leurs  actions  à  une  puissance  plus  élevée,  à  un  juge  di- 
vin incorruptible.  Rien  ne  l'autorise  à  violer  le  droit,  la 
raison,  la  liberté,  la  conscience  de  ses  sujets,  ou  de 
mettre  en  danger  leur  sort  éternel.  Sous  ce  rapport, 
nous  espérons  pour  l'honneur  de  l'état  et  de  l'humanité 
qu'on  ^'en  tiendra  au  droit  germanique  chrétien  :  l'hom- 
me est  à  Dieu  et  non  à  l'empereur  (1).  Les  gens  sont  à 
Dieu,  et  l'intérêt  à  l'empereur  (2).  L'empereur  même 
n'a  pas  de  droit  sur  le  corps  de  l'homme  (3).  L'état  doit 
veiller  à  la  paix,  a  la  tranquillité  intérieure,  à  la  sécu- 
rité extérieure  du  tout,  mais  de  telle  sorte  que  chaque 
individu  y  trouve  son  compte  avec  tous  ses  droits  et  tous 
ses  devoirs. 

Mais  comme  l'individu  ne  trouve  pas  dans  l'état  sa- 
tisfaction à  toutes  ses  exigences,  il  s'ensuit  pour  l'état 
un  quatrième  devoir.  Il  y  a  des  intérêts  que  nous  réali- 
sons seulement  ou  par  l'humanité  tout  entière,  ou  par 
l'association  de  gens  qui  unissent  leurs  forces  et  leur 
expérience  pour  une  fin  particulière.  C'est  pourquoi, 
sous  aucun  prétexte,  l'état  ne  doit  être  un  obstacle  à  ces 
associations  que  les  hommes  contractent,  soit  par  im- 
pulsion libre,  soit  par  suite  d'une  loi  naturelle  et  sur- 

(1)  Graf  und  Dietherr,  Deutsche  Recfitssjirichw  43,  (2,  455). 

(2)  Ibid.  loc.  cit.,  40  (2.  105).  —  (3)  Ibid.  340  (7,  375). 


l'état  331 

naturelle,  pour  satisfaire  à  des  nécessités  matérielles, 
pour  combler  leurs  besoins  de  civilisation,  ou  pratiquer 
leurs  devoirs  religieux.  La  famille,  la  société,  avec  tous 
leurs  membres  isolés,  et  comme  c'est  tout  naturel  l'E- 
glise, ont,  malgré  les  droits  de  l'état,  un  droit  inviolable 
à  exciter  et  à  déployer  leur  activité  pour  atteindre  leurs 
fins.  Un  état  qui  ne  respecte  pas  ces  droits  méprise  son 
propre  droit.  Malgré  toutes  les  limites  qui  l'entourent, 
l'état  peut  et  doit  accorder  la  liberté  complète  à  cha- 
cune de  ses  parties  individuelles  et  à  tout  pouvoir  qui 
poursuit  au  dedans  de  lui  des  fins  propres  autorisées  (1). 
On  peut  bien  dire  que  la  transgression  de  cette  loi  fon- 
damentale de  l'état  offre  toujours  les  motifs  les  plus 
graves  de  rendre  sa  situation  suspecte.  On  n'attaque  des 
droits  étrangers  que  lorsqu'on  n'est  pas  sûr  des  siens, 
ou  qu'on  les  a  perdus.  Déjà  chez  les  anciens,  la  centra- 
lisation excessive,  l'immixtion  en  tout,  étaient  considé- 
rées comme  le  signe  le  plus  certain  que  la  vie  intérieure 
de  l'état  était  vermoulue  et  pourrie  (2),  et  l'histoire  en 
fait  foi.  Plus  la  vie  de  l'état  décline,  plus  celui-ci  cher- 
che à  être  tout  et  à  tout  absorber  en  lui.  Les  lois  aug- 
mentent alors  dans  une  quantité  effrayante.  L'état  s'oc- 
cupe de  tout.  Ce  qui  n'est  pas  expressément  ordonné  est, 
comme  dans  le  pharisaïsme,  considéré  comme  punissa- 
ble. Les  hommes  deviennent  des  machines.  La  faiblesse 
de  l'état  se  manifeste  d'une  manière  très  évidente  en  ce 
qu'il  faut  tout  commander,  même  les  choses  les  plus  in- 
signifiantes, en  ce  que  plus  rien  ne  prospère  librement, 
naturellement,  par  l'intérieur,c'est-à'dire  ne  peut  pros- 
pérer (3). 

Tel  est  l'enseignement  d'état  donné  parle  droit  natu-     s.-iatA- 

.   ,,  -  •    ,  che    qae     le 

rel  et  parle  Christianisme.  On  peut,  si  1  on  veut,  rejoier  chmiianisme 

r  ^  11*  '»     t    availa  accom- 

la  conception  chrétienne  qu'en  dehors  de  lui  aucun  état  p^r^^^^e^^^^^^^^^ 

(1)  Aristot.,  Polit.,  5,  2,  7. 

(2)  Aristot.,  Polit.,  2,  2  (5),  7,  9. 

(3)  Ibid.,  6,  4  (6),  2.  Cf  ,  AiUhent.  coll.,  4,  tit.  7,  nov.  28,  praet  . 
Noniii  verborum  multitudine,  sed  in  vero  et  jiisto  rerum  elleclu 
robur  imperii  collocaiidum  est. 


332  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

ne  peut  exister  ;  il  ne  sera  pas  nécessaire  de  la  défendre 
après  tout  ce  que  nous  venons  de  dire.  Non  !  nous  ne 
voulons  pas  justifier  la  religion  du  Seigneur,  mais  nous 
voulons  dire,  à  sa  gloire,  que  c'est  elle  qui  la  première 
a  ramené  l'état  à  son  droit  naturel,  a  rendu  dans  son 
sein  la  vie  supportable  et  même  agréable  à  l'homme,  et 
lui  a  fait  retrouver  ainsi  sa  véritable  santé  et  sa  vraie 
force  intérieure. 

Le  grand  défaut  de  l'ancien  état  était  le  manque  de  vie 
intérieure  indépendante.  Tous  ses  sujets,  avec  tout  ce 
qu'ils  étaient,  ce  qu'ils  pouvaient,  ce  qu'ils  possédaient, 
étaient  astreints  sans  réserve  et  même  asservis  à  l'état. 
D'après  nos  idées,  l'individu  payait  la  splendeur  et  la 
puissance  de  l'ensemble  par  un  asservissement  intolé- 
rable. A  Sparte,  d'après  l'expression  de  Plutarque  (1  ),  il 
n'était  permis  à  personne,  d'organiser  sa  vie  à  sa  propre 
guise  ;  mais  on  prescrivait  à  chacun  ce  qu'il  devait  man- 
ger et  boire,  chaque  pas  qu'il  devait  faire,  comme  s'il 
se  fut  agi  de  soldats  en  campagne.  Et  personne  ne  pen- 
sait qu'il  s'appartenait  ;  mais  chacun  se  considérait 
comme  la  chose  de  l'état. 

Il  n'en  était  pas  autrement  non  plus  dans  cette  Athè- 
nes tant  vantée  pour  sa  vie  intellectuelle.  «Vous  ne  vous 
appartenez  pas  à  vous-mêmes,  et  vous  avez  encore  bien 
moins  le  droit  de  considérer  votre  possession  comme 
votre  propriété,  car  tout  appartient  à  l'état  (2)  »,  est-il 
dit  aussi  à  l'athénien,  et  cela  non  par  un  tyran,  ou  par 
un  conquérant,  mais  parle  philosophe  Platon.  Socrate 
lui-même  n'hésite  pas  un  instant  à  prôner  le  principe 
de  l'absolutisme  le  plus  radical.  «  Ce  que  l'état  ordonne, 
enseigne-t-il,  est  juste  ;  juste  est  celui  qui  fait  la  volonté 
de  l'état  (3).  C'est  tout  à  fait  la  parole  de  Hegel  :  «  Ce  qui 
est  raisonnable  est  réel,  et  ce  qui  est  réel  est  raisonna- 
ble(4).C'estexactementcequ'enseignaitMarc-Aurèle(5). 

(1)  Plutarch.,  Lycurg.,  24,  1.  —  (2)  Plato.,  Leg.,  11,  p.  923  sq.  a. 

(3)  Xenophon,  Mcmorab.,  4,4,  12  sq.,  6,  6. 

(4)  Hegel,  Philosophie  des  Rechtes.  Vorrcde  (G.  W.  VIII,  17). 

(5)  Marc-Aurel.,  4,  10. 


l'état  333 

Nous  pouvons  bien  dire  que  tel  a  été  le  principe  gé- 
néral de  l'antiquité.  On  peut  se  figurer  ce  que  devait  être 
la  vie  de  Tétat  en  pareilles  circonstances.  11  n'était  ques- 
tion ni  de  la  conscience,  ni  de  la  liberté.  L'état  exigeait-il 
d'un  citoyen  seulement  un  liard  de  plus  qu'il  ne  pou- 
vait payer  ?  Alors,  la  punition  était  la  prison,  la  dé- 
chéance de  son  honneur,  la  confiscation  de  sa  fortune  (1). 
Quand  il  est  question  de  l'état,  on  ne  peut  évidemment 
pas  parler  de  la  classe  qui  était  de  beaucoup  la  plus 
nombreuse,  les  esclaves.  Le  maître  pouvait  tout  se  per- 
mettre envers  eux  (2).  Qu'était-ce  alors  pour  l'état?  On 
ne  pouvait  pas  seulement  les  appeler  une  de  ses  parties. 
Ils  n'étaient  que  des  choses. 

Pour  eux,  il  n'y  avait  point  de  droit,  point  de  cons- 
cience, point  de  nom  (3).  Voilà  quelle  était  la  situation 
dans  ces  curieux  soi-disant  états  libres  de  l'antiquité. 

Nous  ne  serons  pas  surpris  de  ce  que  l'histoire  nous 
raconte  sur  l'époque  impériale  de  Rome.  L'idée  d'étaf 
païen  s'était  alors  développée  dans  toute  sa  logique,  et 
prouva  même  au  plus  confiant,  qu'à  côté  d'elle,  il  ne 
peut  rien  exister  de  ce  qui  rappelle  la  lihertéet  l'indé- 
pendance. Sans  doute  on  parlait  et  on  parle  toujours  de 
l'organisation  et  de  la  justice  grandioses  de  l'Empire  ro- 
main^ mais  dit  Aulu-Gelle  :  «  autres  sont  les  paroles  et 
autre  estlaréalité(4)  ».  ïlarrivaque  la  majorité  des  hom- 
mes ne  voulut  plus  se  charger  du  fardeau  de  la  vie,  pour 
laquelle  ils  ne  trouvaient  ni  protection,  ni  moyens,  et 
que  les  richesses  ne  furent  plus  une  garantie  du  droite! 
de  la  vie  pour  le  petit  nombre  des  richissimes  qui  les 
possédaient. 

En  face  de  cette  situation,  il  n'était  pas  suffisant  que 
le  christianisme  dirigeât  seulement  en  haut  les  regards 
des  hommes.  Au  premier  moment,  ce  fut  de  quelque 


(1)  Aiidocides,  De  myster.,  73.  —  Isocrates,  Panalhcn.,  tO. 

(2)  Seneca,  Clément.,  1,  d8,  2. 

(3)  Cf.  n  vol.,  conf.  Xm,  9  ;  HI  vol.,  conf.  IV,  2. 

(4)  Aulus  Gellius,  16,  13. 


334  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

utilité^  quand  il  releva  rhumanité  foulée  aux  pieds  par 
la  perspective  consolante  d'une  récompense  éternelle 
dans  un  monde  meilleur,  et  lui  facilita  le  devoir  de  l'o- 
béissance rendue  si  difficile  envers  un  tel  pouvoir,  en  lui 
indiquant  Dieu  comme  celui  à  qui  la  soumission  se  rap- 
portait. Mais  ceci  ne  pouvait  suffire  longtemps.  Il  fallait 
créer  dans  la  vie  d'état  des  situations  plus  dignes  de 
l'homme.  Après  avoir  vivifié  dans  chaque  individu  le 
besoin  de  liberté,  et  la  conscience  de  l'indépendance 
personnelle,  le  christianisme  devait  aussi  transformer 
la  vie  publique  de  telle  sorte  que  chaque  personnalité  et 
chaque  association  plus  étroite  autorisée,  y  trouvât  une 
impulsion  libre  et  indépendante,  et  que  tous  les  mem- 
bres aient  leur  part  au  développement  de  l'ensemble, 
sans  toutefois  nuire  à  ce  dernier  (1  ).  Souvent  on  dit  que 
la  question  fut  résolue  grâce  à  la  pénétration  des  Ger- 
mains dans  l'Empire  romain.  Or  ce  nouvel  élément  n'é- 
tait bon  qu'à  créer  un  nouveau  danger  pour  la  vie  d'é- 
tat. Dans  l'état  antique,  le  pouvoir  et  l'ensemble  sont 
tout,  l'individu  n'est  rien.  L'esprit  germain  ne  sait  en- 
core rien  de  l'état,  et  ne  tolère  pas  une  absoption  de 
l'individu  par  le  tout,  ou  seulement  la  prédominance 
d'un  pouvoir  quelconque  (2).  Le  plus  grand  danger  pour 
la  vie  d'état  germanique  consiste  toujours  en  ce  que 
l'instinct  d'indépendance  de  l'individu  dissout  l'unité 
du  tout.  L'Allemand  sert  le  grand  tout  par  conviction, 
mais  seulement  à  cause  de  l'indépendance  de  l'individu. 
Et  précisément  là  où  l'état  élève  des  prétentions  trop 
grandes,  comme  un  géant,  il  se  sent  pris  du  désir  de 

{])  Cf.  Thomas,  1,  2,  q.  105,  a.  1. 

(2)  Cœsar,  Bell.  galL,  VI,  23.  Tacit.,  Annal.,  XIII,  54  (in  quantum 
Germani  regnantur).  Gregor.  Tur.,  H.  Franc,  IV,  14;  VII,  8;  VIII. 
30  ;  IX,  3.  En  particulier  Tacit.,  German.,  VII.  Les  seuls  Germains 
qui  tole'raient  un  pouvoir  et  une  domination  étaient  les  Goths,  et  ils 
e'taient  encore  bien  loin  d'être  la  perfection  du  genre.  Tacit.,  Ger- 
man.,  XLIII.  Cf.  Waitz,  Deutsche  Verfassungsgesch.,  (2),  II,  165  sq.Ar- 
nold,  Deutsche  Urzelt,  33i  sq.,357  sq.  ZœpÛ,  Deutsche  Rechtsgescfi.,  (4),. 
Il,  188.  Schrœder,  Deutsche  Rechtsgesch.,  19  sq.,  114  sq.  Cf.  Graf  und 
Dietherr,  Deutsche  Rechtssprichw . ,  486  (9,  13). 


l'état  335 

faire  sauter  l'édifice  d'un  coup  d'épaule  ou  d'enfoncer 
le  sol  d'un  coup  de  pied,  faits  que  les  anciennes  légen- 
des héroïques  nous  racontent  avec  une  véritable  joie. 
Donc,  bien  loin  d'avoir  enlevé  sa  tache  au  christianisme 
sous  ce  rapport,  les  Germains  ne  firent  que  la  doubler. 

En  face  de  ces  deux  maux,  savoir  une  concentration 
qui  menace  d'étouffer  toute  personnalité,  et  un  subjecli- 
visme  à  côté  duquel  l'ensemble  pouvait  arriver  difficile- 
ment jusqu'à  son  droit,  il  s'agissait  d'harmoniser  l'unité, 
les  droits  particuliers,  l'indépendance  de  tous  les  mem- 
bres avec  le  dévouement  à  l'ensemble,  la  liberté  de  la 
personne  avec  le  respect  de  l'autorité,  la  solidité  iné- 
branlable de  la  conscience  avec  l'adhésion  à  la  loi,  Tac- 
tion  faite  en  esprit  de  sacrifice  avec  la  docilité  aux  en- 
seignements donnés  et  la  limitation  individuelle  faite 
par  conviction  personnelle,  la  fidélité  au  devoir  et  à 
l'autorité  avec  l'exigence  de  la  protection  légale,  la  sou- 
mission au  pouvoiravec  le  désir  que  celui-ci  reconnaisse 
et  accomplisse  ses  obligations  envers  le  moindre  de  ses 
sujets.  Pour  les  hommes  d'état  et  les  jurisconsultes  de 
l'ancienne  organisation,  cette  tâche  leur  s-emblait  inso- 
luble et  en  contradiction  avec  elle-même.  Aussi  n'ont- 
ils  tenté  aucun  effort  pour  la  résoudre.  Au  contraire, 
plus  la  science  du  droit  se  forma,  plus  l'idée  d'état  se 
précisa,  plus  la  pression  vers  le  bas  devint  forte.  Sous 
ce  rapport,  les  nouvelles  vues  chrétiennes  passèrent  sur 
les  hommes  sans  laisser  de  traces.  La  situation  de  Rome 
à  ses  derniers  temps, ou  plutôt  de  Byzance,  montrent  une 
oppression  des  communes  allant  toujours  croissant.  Les 
charges  deviennent  plus  lourdes,  la  liberté  plus  limitée, 
les  droits  sont  ramenés  à  une  mesure  plus  petite  que 
sous  Hadrien  et  sous  Caracalla  (J). 

Il  ne  restait  alors  au  christianisme  qu'à  intervenir 
lui-même.  Naturellement  il  n'a  pas  donné  de  lois  dans 
cette  question  qui  no  concernait  pas  sa  tache  propre. 

(1)  Rein  bei  Pauly,  Real=i  EncykL,  II,  8S6  sq.  V,  224  sq. 


336         ÉTAT  ET  SOCIÉTÉ  DES  PEUPLES 

11  n'a  pas  publié  non  plus  de  programmes  politiques 
retentissants,  dans  le  genre  de  ceux  dont  les  anciens  ont 
dit  :  Ce  sont  des  paroles  qui  ressemblent  à  la  neige  de 
l'année  dernière.  11  n'a  pas  soulevé  non  plus  de  savantes 
discussions  philosophiques  ni  de  violents  débats  politi- 
ques. Mais  il  s'est  mis  au  travail  pour  résoudre  la  ques- 
tion d'une  manière  pratique.  Partout  les  évêques  et  .les 
prêtres  se  sont  levés  comme  défenseurs  des  communes 
et  des  citoyens  opprimés.  Us  furent  attaqués,  suspectés, 
persécutés  des  milliers  de  fois  comme  des  perturbateurs, 
des  tribuns  ambitieux,  mais  tout  cela  ne  les  fit  pas  dé- 
vier de  leur  voie  ;  et  après  de  pénibles  luttes,  qui  durè- 
rent des  siècles,  le  travail  fut  accompli,  de  telle  sorte 
que  Tesprit  chrétien  qui  l'avait  fait  put  se  présenter  en 
tout  honneur  à  la  face  du  monde,  quoiqu'il  y  eut  encore 
beaucoup  à  faire  pour  l'achèvement  définitif. 

Au  moyen  âge,  ce  ne  furent  que  corporations  et  asso- 
ciations libres,  libertés  et  privilèges.  Un  esprit  de  classe 
sans  pareil  régnait  à  cette  époque.  Ces  hommes  jadis  si 
égoïstes  sacrifiaient  tout  pour  l'honneur  et  la  prospérité 
de  la  corporation,  de  la  confrérie,  de  la  commune,  et, 
dans  chacune  de  ces  petites  sphères,  quelque  fermée  et 
disciplinée  qu'elle  fût,  il  se  mouvait  autant  de  caractè- 
res indépendants,  propres  dans  leur  espèce,  n'obéis- 
sant qu'à  leurs  convictions,  originaux,  qu'il  y  vivait 
d'hommes.  Tous  étaient  enthousiastes  pour  leur  liberté, 
mais  tous  avaient  aussi  en  vue  la  pensée  au  grand  en- 
semble commun  auquel  ils  s'adjoignaient  avec  joie  et 
esprit  de  sacrifice,  comme  membres  libres  doués  d'acti- 
vité propre.  Us  donnaient  tout  pour  la  patrie.  Commet- 
tre une  infidélité  envers  elle  était  pire  pour  eux  que  le 
crime  de  Judas  (2).  Pour  exprimer  toute  l'horreur  qu'ils 
avaient  de  la  trahison,  ils  ont  inventé  ce  proverbe  :  Le 

(1)  Kœrte,  Sprichw.  der  DeuUchen  (2),  8772. 

(2)  Kuonrât,  Rolandslied,  6103.  Dante  lui  aussi  place  au  plus  pro- 
fond de  l'enfer  les  traîtres  envers  la  patrie  et  les  traîtres  envers  Dieu. 
Il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner  que  la  le'gislation  allemande  pensât  de 
même.  V.Zœpfl,  Deutsche  liechtsgesch.,  (4),  III,  373,  377,  417. 


l'état  337 

corbeau  ne  mange  pas  du  traître  (i  ).  Mourir  pour  la  pa- 
trie était  pour  eux  une  mort  aussi  belle  et  aussi  expia- 
toire que  le  martyre  (2).  Mais,  à  n'en  pas  douter,  cette 
patrie  était  la  patrie  chrétienne,  le  rempart  de  leur  foi, 
l'école  de  leur  vie,  l'alliée  de  leur  religion,  la  patrie 
dans  laquelle  ils  avaient  trouvé  le  bonheur.  C'était  le 
christianisme  vivant  qui  conciliait  leur  soif  d'indépen- 
dance avec  le  devoir  de  l'obéissance,  qui  leur  enseignait 
à  faire  de  leurdévouementenversl'étatunvéritableculte 
divin,  mais  qui  compensaitaussi,  par  la  libertéet  le  droit, 
leur  subordination  à  une  direction  unique  et  sévère. 

D'autres  temps  sont  venus  depuis.  Le  monde  a  sus- 
pecté et  persécuté  comme  une  ennemie  de  la  liberté 
celle  qui  a  rétabli  la  liberté,  et  comme  une  puissance 
destructive  de  l'obéissance  celle  qui  a  enseigné  l'obéis- 
sance, comme  une  puissance  subversive  de  l'autorité 
celle  quia  protégé  l'autorité,  et  il  l'a  exclue  de  toute 
intluence  sur  la  vie  publique.  Qu'en  est-il  résulté  pour 
la  liberté,  l'obéissance,  l'autorité?  Chacun  peut  le  cons- 
tater. C'est  peut-être  par  la  comparaison  entre  l'histoire 
des  temps  passés  et  des  temps  actuels  que  l'état,  qui  ne 
peut  exister  sans  ces  trois  soutiens,  pourrait  apprendre 
où  sont  ses  vrais  amis,  et  où  il  peut  espérer  trouver  le 
plus  sûrement  aide  et  protection  contre  les  dangers  du 
présent  et  de  l'avenir. 

(1)  K(iirte,  Sprichw.  dcr  Deutschen  (2),  7862. 

(2)  Chanson  de  Roland,  1134.  Kuonrât,  RolandsUed,  78  sq.  :]2:il  sq. 
;U09sq.  On  allait  même  jusqu'à  nommer  martyre,  la  mort  des  païens 
qui  tombaient  en  combattant  pour  la  patrie  {Chamon  de  Holand, 
1638).  Le  peuple  catholique  du  sud  de  la  Bavière  croit  encore  au- 
jourd'hui que  ceux  qui  meurent  pour  la  patrie,  vont  tout  droit  au 
ciel,  comme  les  nouveaux  baptise's  et  les  martyrs.  De  fait,  saint  Tho- 
mas (2,  2,  q.  124,  a.  o,  ad  3)  dit  qu'on  pourrait  l'aire  de  lamort  i)our 
la  patrie  un  martyre,  si  on  avait  l'intention  de  la  subir  pour  Dieu, 
■et  à  plus  forte  raison  si  la  guerre  était  une  vraie  guerre  pour  le 
Christ  (Supplem.,  q.  06  |07],  a.  6,  ad  H).  Cf.  aux  deux  endroits 
Sylvius,  Soto  in-4.  d,  49,  q.  o,  a.  2,  concl.  4,  ii  ad  h.TC  tandem, 
et  en  particulier  Billuart,  Tract,  de  fort.,  d.  1,  a.  2,  pet.  I.  Pour- 
quoi le  guerrier  n'est-il  pas  appelé  martyr?  Ceci  s'explique,  parce 
que  mourir  en  combattant  est  incomparablement  moindre  que 
pàtir  et  souffrir.  Salmantic,  Cursus  thcolog.,  tr.  9,  d.  3,  n.  24;  CL 
n.  15. 


9.— Oùré- 
lat  peut-il 
trouveraide  et 
proteclion  au- 
jourd'hui? 


\ 


VINGT-SIXIÈME  CONFÉRENCE 


LA    FIN    DE  l'état. 


1.  Le  droit  public  est  inséparable  des  devoirs  publics.  —  2.  L'e'tat  a 
une  fin.  —  3.  La  justice  distributive  favorise  le  bien  privé.  —  4. 
Protection  du  bien  privé  total.  —  5.  L'état  ne  doit  protéger  qu'in- 
directement le  bien  privé.  —  6.  La  fin  propre  et  immédiate  de 
l'état  est  la  réalisation  du  bien  commun.  —  7.  Détermination  plus 
précise  de  ce  qui  appartient  au  bien  commun  de  l'état.  —  8.  Les 
différentes  conceptions  de  l'état.  —  9.  Idée  qu'il  faut  se  faire  de 
l'état. 


_  La  justice  consiste  en  ce  que  chacun  reçoive  ce  qui  lui 

rs?* inspira-  ^^^  ^û.  Cclui  qui  rcçoît  quelque  chose  doit  donner  quel-| 
plfbiics'^^^'^^'^  que  chose  en  retour.  Si  on  fait  quelque  chose  pour  quel- 
qu'un,   celui-ci    doit   alors    accomplir   quelque  chose 
comme  compensation.  Il  faut  qu'il  y  ait  réciprocité  dej 
dons.  La  justice  repose  donc  sur  l'égalité  (1),  sinon  sui 
l'égalité  mathématique,  du  moins  sur  l'égahté  propor- 
tionnelle (2).  Là  où  il  y  a  inégalité,  il  n'y  a  plus  de  doute] 
qu'une  injustice  soit  commise  (3).  Donc,  celui  qui  sej 
charge  d'un  droit,  se  charge  aussi  d'un  devoir,  car  il  n' 
a  pas  de  droit  qui  concède  seulement  un  droit.  Si  quel- 
qu'un veut  faire  de  son  droit  un  usage  légitime,  il  doil 
alors  remplir  ses  obligations.  Si  celles-ci  lui  sont  tro] 
pénibles,  il  ne  lui  reste  qu'un  moyen  de  s'en  dispenser, 
c'est  de  renoncer  à  son  droit,  supposé  qu'il  le  puiss( 
sans  causer  un  nouveau  préjudice  à  d'autres.  Cette  con- 
duite n'est  certes  pas  un  signe  de  courage,  de  constanc( 
et  de  zèle  pour  la  justice,  mais  elle  est  du  moins  ui 
moyen  d'éviter  l'injustice.  Or  l'état  doit  être  avant  toul 
le  soutien  et  la  réalisation  de  la  justice.  Chaque  état^ 


(1)  Aristot.,  Eth.,  5,  3  (6),  3  ;  Magna  Mor.,  1,  34,  9. 

(2)  Aristot.,  Eth.,  5,  3  (6),  8,  12,  14. 

(3)  Aristot.,  Eth.,  5,  3  (6),  3  ;  Magna  Mor.,  1,  34,  5. 


LA    FIN    DE    l'état  339 

comme  disent  les  anciens,  est  une  catégorie,  une  cer- 
taine délimitation,  de  ce  qui  est  juste  (1).  C'est  telle- 
ment dans  sa  nature,  qu'il  ne  peut  pas  subsister  long- 
temps s'il  s'éloigne  du  droit  (2).  Et  comme  il  n'y  a  qu'une 
seule  justice,  qu'un  seul  bien,  la  bonté  (2),  la  prudence, 
la  force,  la  justice,  bref  la  vertu  de  l'état  ne  peut  être, 
de  sa  nature,  autre  que  celle  de  l'individu  (4).  Nous  ne 
pouvons  donc  pas  parler  autrement  de  la  morale  publi- 
que que  de  la  morale  de  l'individu,  et  nous  ne  pouvons 
établir  pour  le  droit  public  d'autres  principes  que  pour 
le  droit  privé. 

S'il  en  est  ainsi,  des  obligations  reposent  également 
sur  le  droit  d'état  et  sont  unies  à  lui,  comme  elles  le 
sont  à  cbaque  droit  qu'un  individu  acquiert.  Et  ces 
obligations  ne  se  rapportent  pas  seulement  à  l'état  lui- 
même  comme  formant  un  tout,  et  parfois  à  d'autres 
états,  mais  elles  se  rapportent  aussi  aux  hommes  en- 
vers lesquels  l'état  possède  des  droits,  car  ils  ne  sont 
pas  créés  à  cause  de  lui,  mais  c'est  lui  qui  est  formé  à 
cause  d'eux.  Or,  la  fin  pour  laquelle  un  droit  est  ac- 
cordé, est  celle  qui  consiste  à  réaliser  un  bien  auquel 
conduit  ce  qui  est  juste,  car  le  droit  est  toujours  le 
moyen,  et  il  n'y  a  que  le  bien  qui  soit  ce  à  quoi  on  as- 
pire à  cause  de  lui-même,  par  tout  le  reste  (5).  Par 
conséquent,  le  devoir  de  prendre  soin  de  ceux  qui  lui 
sontsubordonnés  est  inséparable  du  droit  public.  En  se 
donnant  comme  usufruitier  et  exécuteur  du  droit  pu- 
blic, l'état  contracte  l'obligation  de  promouvoir  le  bien 
de  ses  sujets.  S'il  ne  veut  pas  admettre  ceci,  il  doit  se 
démettre  de  l'administration  du  droit  public,  et,  com- 
me il  est  inséparable  de  celui-ci,  il  doit  renoncer  à  exis- 
ter lui-même. 

Il  est  donc  superQu  de  demander  si  l'état  a  une  lin. 

(1)  Aristot,  Eudem.,  7,  0,  d. 

(2)  Aristot.,  Eudem.,  7,  13  (14),  2. 

(3)  Aristot.,  Eth.,  \,  2  (1),  8.  _ 

(4)  Aristot.,  Pol.,7,  1,  5.  Thomas,  Rec/.  princ,  i,  lo. 

(5)  Aristot.,  Rhetor.,  i,  6,  2  sq. 


■2.  —  l/eUt 
a  une  tin. 


340  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

S'il  est  porteur  et  exécuteur  d'un  droit,  —  il  l'est  et  il 
doit  l'être,  —  il  a  aussi  une  tin,  et  c'est  la  fin  qu'aie 
droit.  Si  un  homme  bon  et  juste,  si  un  élat  bon  et 
juste  doivent  être  jugés  d'après  les  mêmes  principes, 
alors  rhomme  comme  individu,  et  l'humanité  comme 
totalité,  comme  société  ou  comme  état,  ont  une  seule 
et  même  fin  (1). 

Que  penser  alors  si  des  jurisconsultes  et  des  hommes 
politiques  prétendent  que  l'état  n'a  point  de  fin,  et  qu'il 
vaudrait  mieux  n'en  pas  parler  (2)?  Pourquoi  n'en  par- 
lerait-on pas?  Cela  signifierait-il  que  cette  fin  est  si  mal 
remplie,  qu'il  vaudrait  mieux  la  couvrir  du  voile  de  la 
charité  chrétienne  ?  Ou  bien  ne  veut-on  pas  entrer  en 
discussion  à  ce  sujet,  parce  qu'on  comprend  très  bien 
que  si  l'état  a  des  fins  à  remplir,  il  a  aussi  des  devoirs 
dont  il  n'aime  peut-être  pas  à  enlendre  parler? 

Ce  dernier  cas  est  sans  doute  le  vrai.  La  supposition 
d'où  provient  cette  tentative  d'apaisement  est  on  ne  peut 
plus  juste.  Oui ,  l'état  a  des  devoirs  parce  qu'il  a  une 
fin.  11  ne  peut  exister  sans  avoir  une  fin,  car  le  crapaud 
et  le  vers  eux-mêmes  ont  une  fin.  Personne  ne  voudra 
lui  faire  l'affront  de  dire  de  lui  ce  que  Meusebach  aimait 
à  dire  d'un  homme  sans  aveu  :  Il  est  allé  parmi  ceux  qui 
n'ont  pas  de  fin.  Et  il  ne  peut  pas  être  sa  propre  fin,  du 
moins  pas  pour  ceux  qui  ne  partagent  pas  l'opinion  de 
Hegel  et  du  panthéisme,  opinion  d'après  laquelle  il  est 
comme  le  Dieu  visible  présent  sur  terre.  Dieu  seul  est 
sa  propre  fin.  Donc  s'il  n'est  pas  lui-même  sa  fin,  il  a 
une  fin  en  dehors  de  lui  et  au-dessus  de  lui. 
3.-Lajus-  Cette  fin,  à  commencer  par  ce  qu'il  y  a  de  plus  petit 
tiîe  Srise"  ct  dc  plus  prochc,  —  malhcureusement  ce  sur  quoi  on 
len  prive.  ^^^^^  aussi  Ic  plus  souvcut,  —  cstlc  bicu  dc  chaque  su- 
jet. C'est  seulement  aux  temps  modernes  qu'il  était  ré- 
servé de  nier  ce  principe.  Kant  l'a  fait  d'une  manière 


(1)  Aristot.,  Polit.,  7,  13  (15),  J6. 

(2)  Lasson,  Rechtspidl.,  313. 


LA    FIN    DE    LÉTAT  341 

assez  catégorique  (1).  Mais  voici  que  Lasson  vient  dire 
avec  autant  de  sang-froid  que  de  brièveté  :  «  Dans  au- 
cun cas  l'état  n'a  le  devoir  de  rendre  les  hommes  heu- 
reux (2)   ». 

Si  c'est  vraiment  l'opinion  et  la  pratique  de  l'état  mo- 
derne, il  laisse  de  beaucoup  derrière  lui  le  despotisme 
de  l'état  antique.  Car,  malgré  le  peu  de  soin  que  celui- 
ci  prit  pour  savoir  ce  qui  faisait  du  bien  ou  du  mal  aux 
hommes,  il  reconnaissait  du  moins  que  là  où  la  vie  ap- 
portait des  avantages  ou  imposait  des  fardeaux,  les  uns 
et  les  autres  devaient  être  également  répartis  (3).  Cicé- 
ron  va  même  si  loin  qu'il  impose  comme  devoir  à  ceux 
qui  doivent  diriger  les  affaires  de  l'étal,  de  penser  à  la- 
vantage  des  sujets,  puisqu'ils  ont  leur  charge  non  pour 
leur  propre  utilité,  mais  pour  l'utilité  de  ceux-là  (4).  Ces 
paroles  sont  peu  de  chose,  mais  elles  contiennent  pour- 
tant un  pressentiment  de  la  vérité.  Celle-ci,  l'ancien 
monde  ne  pouvait  jamais  la  comprendre  complètement, 
car  l'idée  qu'il  se  faisait  de  l'état  ne  laissait  jamais  émer- 
ger la  pensée  de  laquelle  tout  dépend,  à  savoir  que  l'é- 
tat comme  tel  a  aussi  des  devoirs  envers  les  individus, 
qu'en  face  de  lui,  chaque  sujet,  même  le  plus  petit  et  le 
plus  faible,  est  libre  avec  sa  personnalité  indépendante, 
et  comme  porteur  de  droits  inaliénables  ;  que  les  mem- 
bres de  l'état  peuvent  s'unir  entre  eux,  par  leur  propre 
impulsion,  sans  son  autorisation,  pour  la  sauvegarde 
et  la  consolidation  de  leurs  droits.  C'étaient  là  des  doc- 
trines qui  sonnaient  aux  oreilles  de  l'ancien  monde 
comme  autant  d'hérésies  criant  vengeance  vers  le  ciel. 
Elles  sonnent  de  même  aux  oreilles  du  monde  moderne, 
qui  est  presque  descendu  au-dessous  des  païens,  en  en- 
seignant que  l'état  est  la  condition  de  toute  morale, 
qu'il  est  l'organisation  morale  sans  laquelle  l'homme  ne 
deviendra  jamais  homme,  qu'il  est  seulement  ce  par 

(1)  Kant,  Rechtslehre,^  ^1-^9. 

(2)  Lasson,  RechtsphiL,  310. 

(3)  Aristot.  Eth.,  o,  3  (6),  7.  —  (4)  Cicero,  O/'/ic,  I,  25. 


342  ÉTAT  ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

quoi  l'individu  devient  une  personne  et  une  personne 
morale  (1). 

Mais  ce  qui  paraissait  incompréhensible  à  l'antiquité, 
et  ce  qui  est  devenu  incompréhensible  à  l'esprit  mo- 
derne, la  conception  chrétienne  de  l'homme,  du  droit 
et  de  l'état,  l'a  rendu  parfaitement  compréhensible,  et 
en  a  fait  une  doctrine  régnante.  Depuis  cette  époque, 
il  est  dit  :  Le  droit  est  pour  tout  le  monde  (2)  ;  rien  au- 
dessus  de  nous  sans  nous  (3)  ;  charge  égale  ne  casse  les 
reins  à  personne  (4)  ;  le  seigneur  ne  peut  pas  dépri- 
mer son  sujet;  on  ne  peut  me  refuser  ce  à  quoi  j'ai 
droit  (5). 

Se  basant  sur  cette  manière  de  penser,  la  théologie 
et  la  jurisprudence  donnèrent  à  l'idée  de  justice  dïstri- 
biit'wej  une  signification  beaucoup  plus  étendue  qu'elle 
ne  l'avait  eue  jusqu'à  présent.  Les  anciens  osaient  seu- 
lement inculquer  aux  personnes  revêtues  de  l'autorité, 
et  aux  personnes  occupées  des  soins  de  l'administra- 
tion, qu'elles  devaient  égaliser  les  charges  et  les  avanta- 
ges. Mais  en  cela  aussi  le  Christianisme  a  rétabli  le  droit 
naturel,  en  concevant  dans  un  sens  plus  large  la  justice 
distribu tive,  c'est-à-dire  comme  justice  qui  assigne  à 
chacun  ce  qui  lui  revient,  en  imposant  secondement,  en 
conscience,  le  devoir  ainsi  élargi,  non  seulement  aux 
personnes  revêtues  de  l'autorité,  mais  à  la  totalité,  et 
troisièmement,  en  plaçant  comme  contrepoids  la  jus- 
tice distributive  à  côté  de  la  justice  légale,  c'est-à-dire 
des  obligations  des  sujets  envers  la  communauté.  Avec 
cela  était  admis  le  vrai  principe  que,  dans  la  vie  publi- 
que aussi,  les  droits  et  les  devoirs  s'équilibrent,  que  ce 
n'est  plus  seulement  la  totalité  qui  possède  des  droits, 
mais  aussi  l'individu  en  face  d'elle,  de  même  qu'il  n'y  a 
pas  seulement  le  subordonné  qui  a  des  devoirs  envers 


(1)  Trendelenburg,  Naturrecht,  286. 

(2)  Graf  und  Dietherr,  Rechtssjorichw.,  1,  44. 

(3)  Ibid.,  9,  101.  —  (4)  Ibid.,  9,  60.  —  (5)  Tbid.,  11,  48,  42. 


I 


LA    FIN    DE    LETAT  3I3 

l'état,  mais  que  celui-ci  aussi  en  a  envers  chacun   mê- 
me envers  ses  sujets  les  moins  importants 

C'est  alors  seulement  qu'on  put  réellement  parler  de 
justice,  c  est-à-dire  d'égalité,  ou  au  moins  de  propor- 
tion. A  partir  de  ce  moment,  chacun  put  accomplir  avec 
tjoie  ses  sacrifices  pour  la  totalité,  parce  qu'il  savait  que 
celle-ci  disposerait  ses  exigences  envers  le  tout  et  ses 
entreprises  en  prenant  son  bien  en  considération   C'est 
ainsi  que  les  avantages  qu'il  tirait  de  son  dévouement 
envers  1  ensemble  répondaient  aux  charges  qu'il  sup- 
portait pour  cela.  Par  là,  le  droit  public  perdit  le  carac- 
tère du  Moloch  ou  du  Fatum   inexorable  qu'il  avait 
toujours  porté  dans  l'antiquité  ;  il  devint  humain    mi- 
séricordieux (1),  et,  comme  dit  le  moyen  âge,  plus  mi- 
séricordieux (2)  que  les  hommes  eux-mêmes.  Ainsi  se 
vérifia  le  principe  que  l'homme  n'est  pas  ici-bas  pour 
le  droit,  mais  le  droit  pour  l'homme  (3).  A  partir  de  ce 
moment-là  seulement,  l'homme  fut  établi  comme  cen- 
tre de  la  société,  sans  que  celle-ci  fût  lésée  dans  ses 
droits. 

Nous  devons  faire  ici  deux  remarques  pour  que  ce     ,-,..„ 
que  nous  venons  de  dire  ne  soit  pas  mal  interprété.  On  '^ét^l 
a  cru  pouvoir  décharger  l'état  de  toutes  les  considéra- 
tions eu  vue  du  bien  privé,  par  ces  mots,  que  c'est  un 
grossier  eudémonisme,  si  on  exige  de  lui  de  rendre  les 
hommes  heureux.  En  général,  un  bien-être  extérieur  ne 
rend  personne  heureux.  Pour  un  cœur  noble,  la  liberté 
de  la  propre  activité  est  un  bien  beaucoup  plus  désirable. 
Non  seulement  c'est  exact,  mais  c'est  trop  peu  dire. 
Nous  connaissons  encore  d'autres  choses  sans  lesquelles 
personne  ne  peut  être  heureux,  des  choses  qui,  pour 
nous,  sont  des  biens  au-dessus  de  tout  bien  :  la  vérité, 
la  foi,  la  morale,  la  fidélité  à  la  conscience  et  la  pureté 
iu  cœur.  Or  c'est  précisément  pour  cette  raison  que  ja- 
nais  on  n'eût  imaginé  que  quelqu'un  pût  comprendre  le 

(1)  Graf  und  Dietherr,  ReclUssprichw.,  7,  598. 
(•2)  Ibid.,  7,  619.  —  (3)  Dig.,  1,  5,  2. 


4.-  PriHcc- 
tron    du  bien 


344  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

mot  de  bien  privé  seulement  des  biens  extérieurs.  Ce 
qui  ne  veut  pas  dire  toutefois  que  ces  biens  en  doivent 
être  exclus.  Nous  désirons  beaucoup  que  les  hommes 
d'état  et  les  chefs  d'état  réfléchissent  un  peu  que  la  faim 
ne  contribue  pas  précisément  au  bien  de  leurs  sembla- 
bles. Quand  même  la  poule  au  pot  n'est  pas  absolument 
nécessaire  à  la  prospérité  du  peuple,  nous  devons  pour- 
tant dire  que,  dans  l'état  où  les  citoyens  ne  peuvent 
guère  mettre  que  des  pommes  de  terre  sur  leur  table  le 
dimanche,  on  ne  s'est  pas  suffisamment  occupé  du  bien- 
être  des  sujets.  A  côté  de  cela,  nous  savons  très  bien 
que,  même  dans  le  pays  de  cocagne  des  socialistes,  le 
bien  des  hommes  irait  très  mal,  si  les  véritables  biens  de 
la  vie,  la  justice,  la  charité,  la  moralité,  la  modération, 
la  patience,  la  modestie,  la  piété  et  la  religion  ne  domi-j 
naient  pas  dans  tous  les  cœurs.  De  là  provient  précisé- 
ment notre  demande,  que,  pour  suffire  à  sa  tâche,  1  etatj 
doit  contribuer  à  favoriser  ces  moyens. 

Nous  ajoutons  qu'il  doit  contribuer  en  ce  qui  dépend] 
de  lui  à  rendre  les  hommes  heureux,  et  non  pas  qu'il 
doive  nécessairement  rendre  les  hommes  heureux.  ïl 
n'y  a  que  l'absolutiste  d'état  et  le  socialiste  qui  récla-l 
ment  cela  de  lui.  Pour  nous,  il  suffit  qu'il  fasse  dispa-J 
raître  les  écueils  que  les  hommes  ne  sont  pas  en  état 
d'éviter  eux-mêmes  dans  leur  course  vers  le  bonheur,  etj 
que,  par  sa  législation  et  sa  puissance,  il  leur  accordei 
une  protection  sans  laquelle  ils  ne  peuvent  réaliser  leurs' 
désirs  légitimes.  Le  Panthéisme  despotique  de  Hegel  et 
de  Strauss  dit  sans  doute  que  c'est  impossible,  carie 
développement  de  l'esprit  humain  dans  l'histoire,  et  la 
marche  de  la  grosse  machine  de  fer  rendent  vaine  toute 
tentative  d'intervention.  Le  libéralisme  panthéistique 
de  Darwin,  de  Herbert  Spencer  et  de  toute  l'histoire  de 
la  civilisation  évolutionniste,  prêche  le  laisser-aller  et 
la  non-intervention^  car  ce  qui  fait  la  consolation  de 
l'homme  heureux,  qui  reste  le  plus  habile  dans  la  lutte 
pour  l'existence,  c'est  précisément  de  pouvoir  s'admirer 


LA    FIN    DE    l'état  345 

ensuite  comme  un  homme  qui  s'est  fait  lui-même.  Mais 
si  notre  civilisation  ne  veut  pas  voir  se  réaliser  ces  rê- 
veries d'une  lutte  de  tous  contre  tous,  qui  remonte  aux 
temps  les  plus  reculés  et  préhistoriques,  l'état  doit  orga- 
niser cela  lui-même^  y  remédier  môme  dans  la  vie  de 
droit  privé,  et  soutenir  le  droit,  la  morale  et  la  religion 
par  son  influence. 

Donc  en  second  lieu,  il  ne  peut  être  question  que  l'u-     5.  -Léiai 

1  «  1  •        •        1      .  A    1         ^     f>  r  t     i  •    i       f^e  doit  prolc- 

nique  ou  seulement  la  principale  tache  del  état,  consiste  geiqu-indirec- 

,       ,  1       1  •  •Il  ,    p    •      •  '       temeotlehicn 

a  s  occuper  du  bien  privé.  11  est  tout  a  tait  incompre-  privé. 
hensible  comment  Macaulay,  qui  d'ailleurs  ne  manque 
pas  de  coup  d'œil  politique,  a  pu  prétendre  que  le  défaut 
dans  la  politique  des  anciens  et  de  Machiavel,  a  consisté 
à  méconnaître  la  véritable  tâche  de  la  législation  de  la 
société,  c'est-à-dire  la  tâche  d'augmenter  le  bonheur 
privé.  Nous  voulons  bien  croire  que  ce  soit  le  dégoût  du 
despotisme  et  du  libéralisme,  ainsi  que  son  sentiment 
naturel  pour  l'humanité  et  la  justice  qui  lui  aient  inspiré 
cette  exagération,  mais  à  coup  sur  c'en  est  une,  une 
grande  et  une  nuisible. 

Une  exagération  qu'il  faut  rejeter  avec  non  moins  de 
décision,  est  l'enseignement  du  prétendu  état  constitu- 
tionnel que  Kant  et  Guillaume  de  Humboldt  ont  mis  sous 
la  forme  qui  est  devenue  un  des  principes  favoris  du  li- 
béralisme. Seulement,  c'est  une  exagération  dans  le  sens 
opposé.  D'après  elle,  l'état  n'aurait  pas  d'autre  tâche  en- 
vers les  individus  elle  droit  privé,  que  d'être  toujours 
en  mesure  de  protéger  le  droit,  afin  que  les  sujets  sa- 
chent où  ils  doivent  avoir  recours  s'ils  ne  peuvent  plus 
s'aider  eux-mêmes  en  aucune  manière.  Mais  à  part  cela, 
la  vie  et  les  relations  de  ses  sujets  ne  le  touchent  pas  le 
moins  du  monde.  11  ne  s'inquiète  pas  s'ils  pratiquent  la. 
justice  ou  l'injustice  entre  eux,  pas  plus  qu'il  n'a  souci 
des  relations  entre  capital  et  travail.  Usure,  mariage, 
divorce,  immoralité  publique,  religion  et  troubles  dans 
l'exercice  de  la  rehgion,  les  hommes  peuvent  s'en  ar- 
ranger entre  eux  comme  ils  veulent  et  comme  ils  peu- 


346  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

vent,  pour  lui  il  ne  s'en  inquiète  pas,  à  moins  qu'ils  en 
appellent  expressément  à  sa  médiation,  et  même  alors, 
il  n'interviendrait  qu'autant  qu'un  droit  bien  déterminé 
de  l'individu  serait  violé. 

Comme  toujours,  la  vérité  est  au  milieu.  Macaulay  a 
raison  de  dire  que  l'état  doit  s'occuper  de  toutes  ces 
questions.  Guillaume  de  Humboldt  a  parlé  juste  quand 
il  a  dit  que  l'état  n'a  pas  pour  tâche  particulière  de  s'oc- 
cuper des  affaires  de  droit  privé.  Sa  sphère  d'action  pro- 
pre embrasse  le  domaine  du  droit  public.  Ce  que  celui-ci 
comprend  lui  incombe  directement  et  exclusivement. 
Il  doit  s'occuper  de  tout  cela,  en  vertu  de  sa  charge,  sans 
qu'il  se  fasse  prier  ou  appeler.  Mais  tout  ce  qui  appar- 
tient au  droit  privé  est  du  ressort  des  personnes  privées 
ou  des  associations  sociales  plus  étroites  que  celles-ci 
forment  entre  elles.  Jamais  Fétat  n'a  sujet  de  se  mêler 
de  ses  affaires  en  vertu  de  son  droit  propre.  Mais,  par 
voie  accessoire,  ou  comme  représentant  des  intéressés^ 
il  doit  s'en  occuper,  soit  qu'ils  l'en  prient,  soit  qu'il  in- 
tervienne lui-même  pour  eux,  parce  qu'ils  ne  peuvent 
pas  faire  valoir  leurs  droits,  et  afin  qu'ils  ne  soient  pas 
exposés  à  les  perdre  complètement.  Non  seulement  il  a 
le  pouvoir  d'agir  ainsi,  mais  il  en  a  aussi  le  devoir,  puis- 
que, comme  protecteur  suprême  de  tous  les  droits  sur 
terre,  il  a  également  mission  de  protéger  les  droits  pri- 
vés. 
6. -Lafin       Nous  crovous  inutilc  d'insister  sur  ce  que,  par  sa 

propre  et  im-  i»  r» 

médiate  de l'é-  naturc,  1  état  a  une  fin  plus  élevée  et  plus  vaste  que  celle 

tat  est  la  réa-  ,  *■  *■  ;*   , 

lisatioa  du    de  dispenser  chaque  individu  de  sa  propre  activité,  ou 

bien  commun.  r  ^  r        r  '^ 

même  de  pratiquer  à  sa  place  la  morale  et  la  religion. 
La  fin  propre  et  dernière  de  l'état  ne  peut  être  autre 
cliose  que  ce  qui  donne  lieu  à  sa  formation  et  rend  né- 
cessaires tous  les  grands  efforts  et  tous  les  sacrifices  qui 
y  sont  joints. 

Par  conséquent,  la  fin  principale  de  l'état  ne  peut  pas 
être  quelque  chose  qui  soit  exclusivement  dans  la  nature, 
comme  l'instinct  du  bien-être  ;  elle  ne  peut  pas  être  non 


LA    FIN    DE    l'état  347 

plus  quelque  chose  de  si  général,  qu'elle  appartienne 
aux  hommes  comme  totalité  :  elle  n'est  donc  pas  la  réa- 
lisation delà  fin  commune  de  l'humanité  ou  du  royaume 
de  Dieu.  Un  état  particulier,  plus  étroit,  n'était  pas  né- 
cessaire pour   cela.    En    se   fractionnant  en  états,    le 
genre  humain  déclare  à  priori  que  ceux-ci  sont  seule- 
ment des  moyens  pour  atteindre  la  destinée  terrestre  et 
^   supra-terrestre,  la  réalisation  de  la  vraie  humanité  et 
de  la  véritable  culture,  et  enfin  l'établissement  du  royau- 
me de  Dieu.  Par  là,  tous  les  intérêts  purement  humains 
et  surhumains:  instruction,  culture,  civilisation,  hu- 
manité, religion,  sont  exclus  de  la  fin  immédiate  de  Té- 
^  tat.  Ils  ont  une  étendue  beaucoup  plus  grande  que  celui- 
ci  qui  leur  est  subordonné,  et  calculé  pour  les  exécuter. 
Cependant,  on  ne  peut  pas  dire  qu'il  n'a  pas  à  s'en  oc- 
cuper. Ils  le  touchent  aussi,  et  cela  de  telle  sorte  qu'il 
n'est  pas  laissé  à  son  bon  plaisir  de  vouloir  les  favoriser,^ 
mais  qu'il  viole  son  devoir  s'il  s'y  dérobe  ou  s'y  oppose. 
Ces  fins  vont  en  effet  bien  au  delà  de  1  état.  Unie  à  elles 
la  fin  de  l'état  devient  un  moyen,  comme  la  fin  de  la 
création  de  l'armée,  ou  de  l'administration  de  la  jus- 
tice, le  sont  par  rapport  à  lui. 

Donc,  comme  nous  ne  pouvons  bien  apprécier  l'état 
qu'en  envisageant  sa  situation  dans  le  cadre  de  l'huma- 
nité tout  entière,  et  dans  son  union  avec  les  droits  delà 
personnalité,  de  même  l'évidence  des  fins  de  l'état  dé- 
pend de  ce  qu'on  ne  confonde  pas  les  fins  générales  de 
l'humanité  avec  celles  de  l'homme  comme  personne 
privée,  ou,  par  suite  avec  celles  des  associations  lihres 
contractées  par  lui. 

Si  nous  séparons  donc  ces  deux  domaines  complète- 
ment différents,  il  n'est  plus  difficile  de  voir  clair  dans 
notre  question.  La  fin  de  l'état  comprend  tout  ce  que 
l'homme  ne  peut  atteindre  ni  par  lui  seul,  ni  par  son 
adjonction  à  une  association  privée  dans  le  but  de  pour- 
suivre des  tâches  générales  humaines  et  surnaturelles, 
3ar  conséquent  l'établissement  d'une  situation  égale  et 


•^4-8  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

commune,  dans  laquelle  un  certain  nombre  d'hommes 
cherchent  à  réaliser  les  obligations  publiques  de  l'hu- 
manité, par  des  institutions  et  des  moyens  propres  à 
eux,  et  à  garantir  leur  accomplissement  contre  les  trou- 
bles, institutions  telles  qu'elles  résultent  des  rapports 
plus  étroits  de  la  communauté  des  hommes  en  ques- 
tion, institutions  qui  sont  calculées  pour  que  tous  ceux 
qui  y  participent  puissent  accomplir,  en  commun  et 
également,  les  mêmes  obligations  et  les  mêmes  vues  (1). 
C'est  le  résumé  de  ce  que  l'antiquité  et  le  moyen  âge 
entendaient  par  l'expression  si  souvent  répétée  par  eux  : 
bonum  commune.  Saint  Thomas  d'Aquin,  pour  nous 
arrêter  un  instant  à  lui,  distingue  très  exactement  entre 
le  bien  de  l'individu,  le  bonum  pr'watiim  (2),  et  le  bien 
de  la  totalité,  le  bonum  commune  publicum,  que  souvent 
aussi  il  appelle  simplement  bonum  commune  (3).  11  ne 
dit  pas  seulement  que  le  bien  commun  passe  avant  le 
bien  privé  (4),  mais  qu'il  se  distingue  de  ce  dernier 
d'une  manière  aussi  essentielle  que  le  droit  public  sej 
distingue  du  droit  privé  (5).  C'est  pourquoi,  il  ne  traite 
jamais  une  question  du  droit  d'état  sans  la  rapporter 
au  bien  commun,  et  y  répondre  difîéremment  selon;] 
qu'elle  le  favorise  ou  lui  fait  obstacle.  C'est  par  consi-j 
dération  pour  celui-ci,  enseigne-t-il,  que  les  individus! 
doivent  faire  leurs  sacrifices  et  user  de  leurs  droits,  que 
l'autorité  doit  exercer  son  pouvoir.  Selon  qu'une  loi  est] 
calculée  ou  non  d'après  lui,  elle  doit  être  considérée] 
comme  juste  ou  injuste.  Il  en  est  de  même  des  impôts. 


(1)  Cf.  Thomas,  1,  2,  q.  90,  a.  2. 

(2)  Aussi  bonum  unius  singularis  personœ,  salus  privata,  félicitas) 
privata,  bonum  singulare,  particulare,  bonaparticularia:  par  exem- 
ple 2,  2,  q.  58,  a.  7. 

(3)  Aussi  bonum   commune  multorum  (Reg.  princ,  1,  1),  bonumj 
commune  multitudinis  (2,  2,  q.  58,  a.  6,  arg.  3),  bonum  multitudi- 
nis  (Reg.  princ,  1,  9  ;  1,  2,  q.  96,  a.  3),  bonum  totius  (2,  2,  q.  58,  a.| 
6,  arg.  4),  bonum  commune   civitatis  (1,  2,  q.  95,  a.  4),  communis 
utilitas  (1,  2,q.  97,  a.  2),  communis  salus  (iô/d.),  commodum  mul-, 
titudinis  (1,  2,  q.  97,  a.  4). 

(4)  Thomas,  2,  2,  q.  43,  a.  1.  —  (5)  Id.,  2,  2,  q.  58,  a.  7,  ad  2. 


LA    FIN    DE    l'état  ;]49 

et  autres  charges  publiques.  Le  chef  du  pouvoir  qui  a 
égard  au  bien  commun  est  pour  lui  un  prince  légitime  ; 
celui  qui  abuse  de  sa  puissance  publique  pour  fevoriser 
son  bien  privé  et  causer  du  dommage  à  la  communauté, 
est  un  tyran  (1). 

Si  donc,  le  bien  commun  résulte  de  toutes  ces  insti-     ^.-Déier- 

inioaiion  plus 

tutions  et  prescriptions  extérieures  par  lesquelles  Thu-  ^îfa'^ttin^ 
manité  doit  accomplir  sa  tâche  générale,  à  l'intérieur  mundTS'. 
d'un  certain  cercle,  il  ne  peut  y  avoir  de  doute  sur  ce 
que  cette  idée  comprend.  La  destinée  commune  du 
genre  humain  est  l'accomplissement  de  ses  fins  mora- 
les, par  conséquent  la  morale  publique.  Réaliser  celle- 
ci  n'est  donc  pas  la  tache  directe  de  l'état,  car  elle  est 
de  beaucoup  hors  de  sa  compétence.  Mais  son  devoir 
est  de  procurer,  d'ordonner  et  d'assurer  les  moyens  ex- 
térieurs par  lesquels  ses  sujets  peuvent  être  aidés  et 
soutenus  dans  l'accomphssement  de  leur  tâche  commu.- 
ne  (2).  Or,  ces  moyens  extérieurs  consistent  dans  les 
mesures  et  les  prescriptions  publiques  qui  sont  propres 
à  favoriser  la  morale  publique;,  et  à  préserver  le  bien 
commun  de  troubles  (3). 

Le  devoir  prochain  et  proprement  dit  de  l'état  est 
donc  d'étabhr  et  de  protéger  l'ordre  de  droit  public,  et 
de  prendre  à  l'intérieur  des  mesures  politiques  telles, 
que  ses  sujets  puissent  travailler  sans  obstacle  à  la  réa- 
lisation de  la  tâche  morale  qui  leur  est  commune  avec 
tous  les  hommes.  Personne  ne  niera  que,  par  sa  nature, 
l'état  est  destiné  avant  tout  à  sauvegarder  le  droit  (4). 
Si  nous  blâmons  la  conception  de  l'état  comme  simple 
protecteur  du  droit,  ce  n'est  pas  que  ce  mot  contienne 
quelque  chose  qui  ne  sied  pas  à  l'état,  mais  c'est  pour 
deux  motifs,  et  parce  que  ceci  a  l'air  d'attribuer  à  l'état 


(1)  Thomas,  2,  2,  q.  42,  a.  2,  ad  3. 

(2)  Aristot.,  Polit.,  3,  5  (9),  11,  13,  14.  Thomas,  licg.  prin>\  1,  25. 
Oontzen,  Polit.,  2,  3  sq. 

(3)  Thomas,  1,  2,  q.  96,  a.  1,  2,  3  ;  q.  92,  a.  1. 

(4)  Aegid.  a  Columiia,  Reg.  princ,  3,  1,  4. 


350  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

une  fin  purement  négative,  et  parce  que  cette  fin  est 
conçue  d'une  manière  trop  étroite. 

L'état  ne  doit  pas  seulement  empêcher  la  violation  du 
droit,  il  doit  aussi  favoriser  le  droit  par  son  activité,  et 
aller  encore  plus  loin,  c'est-à-dire  qu'il  doit  cultiver  le 
droit  de  telle  sorte  qu'il  devienne  un  moyen  pour  at- 
teindre des  fins  plus  élevées.  L'organisation  publique  du 
droit  doit  toujours  s'adapter  aux  besoins  de  l'état,  du 
temps,  des  circonstances  ;  mais  elle  doit  en  même  temps 
servir  de  moyen  apte  à  consolider  la  morale  publique, 
et  réaliser  les  tâches  les  plus  élevées  de  l'humanité. 

11  résulte  de  ceci  que  l'état  doit  accomplir  sa  tâche  la 
plus  prochaine,  qui  est  l'établissement  d'une  organisa- 
tion de  droit  public,  d'un  côté  en  la  subordonnant  aux 
fins  humaines  et  surhumaines  de  l'humanité,  mais  d'un 
autre  côté  en  ayant  recours,  de  bien  des  façons,  à  d'au- 
tres moyens  qui  appartiennent  à  des  sphères  qui  lui 
sont  subordonnées  ou  supérieures,  pour  accomplir  sa 
tâche  telle  que  sa  situation  dans  le  grand  ensemble  le 
lui  impose.  Pour  accomplir  sa  fin  principale,  il  doit  donc 
s'occuper,  selon  les  circonstances,  tout  aussi  bien  de^ 
favoriser  la  formation  de  l'esprit  et  toute  espèce  de  cul- 
ture, qu'il  doit  veiller  à  favoriser  la  vie  d'acquisition  etj 
de  relation,  de  même  que  la  morale  et  la  religion.  Mai; 
il  doit  agir  ainsi  seulement  pour  leur  prêter  secours,  oui 
en  tant  qu'il  en  a  besoin  comme  moyens  destinés  à  lui 
faciliter  l'accomplissement  de  ses  devoirs  essentiels.  Parj 
contre,  il  n'a  pas  plus  le  droit  de  s'approprier  exclusive- 
ment ces  domaines,  qu'il  n'a  le  droit  de  s'emparer  du] 
droit  privé.  Tant  que  les  individus  peuvent  se  tirer  d'af- 
faire en  poursuivant  ces  dernières  fins,  il  n'a  pas  le  droitj 
de  s'imposer  à  eux  et  de  leur  créer  des  obstacles.  De! 
même,  il  n'a  jamais  le  droit  de  revendiquer  ces  sphères 
qui  sont  de  l'humanité  tout  entière,  et  hors  de  sa  com-^ 
pétence,  pour  en  faire  sa  propre  sphère.  Ce  qu'il  ne' 
possède  pas  en  vertu  de  son  droit  propre,  il  ne  peut 
l'extorquer  à  ceux  qui  le  possèdent  et  l'exercent  juste-j 


LA    FIN    DE    l'état  35  j 

ment.  Il  peut  eUloit  les  soutenir,  surtout  quand  il  s'a<^it 
de  fins  comme  celles  que  nous  venons  de  ciler  fins  cmi 
le  dépassent,  fins  que  lui-même  doit  poursuivre  mais 
par  d'autres  moyens,  fins  qui  par  conséquent  ne  peu- 
vent être  accomplies  par  lui,  comme  par  d'autres  sujets 
du  droit,  que  si  tous  ils  aspirent  à  la  même  fin  d'un 
commun  accord,  chacun  dans  leur  domaine  particulier, 
et  en  se  soutenant  mutuellement. 

Relativement  à  l'étendue  de  ce  qui  appartient  essen- 
tiellement aux  fins  de  l'état,  une  limitation  est  donc  né- 
cessaire. Elles  comprennent  seulement  des  tâches  exté- 
rieures, non  des  tâches  idéales  et  purement  intérieures, 
comme  la  religion,  la  morale  privée,  la  famille,  la  cul- 
ture, la  science,  l'éducation  ;  seulement  des  tâ'ches  de 
droit  public,  et  non  des  tâches  de  droit  privé  purement 
personnelles,  comme  ce  qui  concerne  la  conscience 
rhonneur,  la  liberté,  le  travail,  la  fortune;  seulement 
les  tâchesnécessaires  et  exigibles,  quiincombentcomme 
devoirs  à  tous  les  membres  de  la  société,  non  des  tâches 
libres  comme  la  famille  et  les  associations,  quoique  par 
suite  de  leur  importance  dans  la  vie  publique,  ces  der- 
niers donnent  davantage  sujet  à  l'intervention  de  l'état. 
A  l'intérieur,  il  est  par  contre  très  désirable  que,  sans 
se  faire  prier  longtemps,  et  sans  se  laisser  intimider  par 
les  clameurs  de  l'opinion  publique,  l'état  déploie  une 
grande  vigueur  pour  sauvegarder  et  les  droits  qui  sont 
de  son  ressort  immédiat,  c'est-à-dire  les  droits  publics, 
et  les  droits  qu'il  fait  entrer  seulement  d'une  manière 
indirecte  et  par  voie  auxiliaire  dans  le  domaine  de  son 
activité,  comme  la  protection  qu'il  accorde  à  la  religion 
et  à  la  morale,  comme  son  rôle  effectif  dans  les  ques- 
tions sociales. 

D'après  ce  que  nous  venons  de  dire,  il  n'est  pas  d'iïri-     s.  -  Les 
cile  de  se  former  une  juste  conception  de  l'état  (i).  Si  cot'epSde 

(1)  V.  les  différents  points  de  vue  dans  Zœpfl,  Deutschcs  Staats- 
recht,  (o)  I,  42  sq.  Jarcke,  Prlndpienfragen,  320  sq.  Iloltzendorff, 
Principien  der  Politik,  183  sq.,  344.  En  particulier  U aller, IHc^taura- 
tion  der  Staatswissenschaft,  (2)  I,  403  sq. 


, 


352  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

l'on  tient  compte  des  réserves  et  des  élargissements  que 
nous  avons  faits  tout  à  l'heure  à  cette  notion,  nous  n'a- 
vons rienà  objecter  contre  l'expression  fT état  protecteur 
du  droit.  Mais  comme  à  l'heure  actuelle,  cette  dénomina- 
tion jouit  d'une  mauvaise  réputation  nous  préférerions 
lui  donner  le  nom  d'état  de  justice.  Les  hommes  forment 
des  alliances  en  vue  de  la  paix  (1)  et  de  la  tranquilli- 
té (2)  ;  mais  par  le  mot  paix,  il  ne  faut  pas  penser  im- 
médiatement, ou  du  moins  principalement^  à  se  défen- 
dre contre  des  agressions  extérieures.  C'est  la  dernière 
chose  qui  doive  attirer  l'attention  ;  il  ne  faut  y  penser 
que  dans  le  cas  d'extrême  nécessité, et  dans  des  circons- 
tances exceptionnelles.  C'est  de  mauvaise  augure  pour 
notre  état  que  par  le  mot /;«?>,  nous  ne  puissions  nous 
représenter  une  autre  situation  que  celle  où,  l'épée  à  la 
main,  nous  retenons  l'épée  de  l'ennemi  dans  le  four- 
reau. Or,  la  paix  est  quelque  chose  d'intérieur.  Elle  n'est 
pas  quelque  chose  de  négatif;  elle  ne  consiste  pas  dans 
la  vigilance  à  repousser  l'ennemi  ;  mais  elle  est  quelque 
chose  de  positif  :  elle  est  un  bien  vrai,  grand  et  sacré. 
La  paix  est  l'ordre,  et  l'ordre  est  impossible  sans  jus- 
tice. 11  est  impossible  qu'un  état  puisse  se  maintenir 
sans  sauvegarder  et  sans  pratiquer  la  justice  (3).  La  jus- 
tice est  la  base  de  la  vie  de  l'état  (4).  La  fin  de  l'état  con- 
siste donc,  à  parler  d'une  manière  générale,  à  favoriser 
le  bien,  l'ordre,  la  paix  par  le  droit  (5),  bref  à  mainte- 
nir l'ordre  légal  à  l'intérieur  et  la  sécurité  au  dehors  (6). 
Il  est  à  peine  nécessaire  de  parler  des  conceptions  de 


(1)  August.,  Civ.  Del,  XIX,  13,  2. 

(2)  Justin.,  Authent.  Coll.,  8,  tit.  15,  nov.  114,  praef. 

(3)  Justin.  ,  Authent.  Coll.,  1,  tit.  2,  nov.  2,  c.  5;  In&t.  proem. 
Plato,  Rep.,  1,  p.  331,  b.  c.  Aristot.,  Polit.,  7,  13  (14),  2.  Cicéro, 
Rep  .,  3,  frag  .  incert.,  dans  Augiist.,  Cio .  Dei,  II,  21,  4  ;  XIX, 
21,  1. 

(4)  Prov.,  XIV,  34;  XVI,  12  ;  XXV,  5.  Sap.,  V,  24.  Aegid.  a  Colum- 
na,  Beg.  prlnc,  1,  2,11,  12. 

(5)  Aristot.,  Eth.,  2,  1,  5  ;  Polit.,  7,  12  (13),  1  sq. 

(6)  Justin.,  Authent.  Coll.,  2,  tit.  2  nov.,  2  praef.  Frédéric  I, 
Feud.,  1.  2,  tit.  55. 


L\    FIN    DE    L  ÉTAT  353 

K  l'état,  comme  état  de  police,  ou  comme  état  militaire 
Les  matérialistes  et  les  hommes  d'argent,  qui  deman- 
dent seulement  à  l'état  de  sauvegarder  leurs  possessions 
et  leurs  jouissances,  par  une  organisation  sévère  et  des 
punitions  barbares,  de  veiller  à  ce  qu'aucun  fiacre  ne 
les  écrase,  et  qu'aucun  ivrogne  ne  brise  leurs  vitres 
à  coups  de  pierres,  peuvent  voir  leur  idéal  réalisé  dans 
la  première  maison  de  correction  venue.  Ils  seront  sans 
doute  assez  bons  pour  ne  pas  tenter  la  coûteuse  expé- 
rience d\ine  fondation  d'état  selon  leurs  vues.  Sérieuse- 
ment, ils  n'ont  pas  seulement  le  droit  de  parler  de  l'état. 
Les  panégyristes  de  l'état  de  violence  prennent  ceci 
plus  au  sérieux.  Des  hommes  comme  Fichte,  Hegel, 
Rothe  considèrent  la  guerre  comme  le  moven'  le  plus 
efficace  pour  répandre  la  civilisation  (I),  comme  un 
condiment  indispensable  à  la  vie,  comme  le  sel  qui  em- 
pêche les  nations  de  se  pourrir  (2). 

Ils  ne  parlent  que  du  droit  de  la  guerre,  et  indiquent 
comme  fin  naturelle  de  toute  guerre  l'anéantissement, 
l'extermination  del'état  rival  (3).  Dernièrement  Lasson, 
en  disciple  incorrigible  des  anciennes  pensées  qui  ont 
présidé  à  la  formation  de  l'état  prussien,  et  de  l'ortho- 
doxie évangélique  et  luthérienne  (4),  comme  il  le  dit  lui- 
même,  a  chanté  la  guerre  comme  le  plus  grand  bien  qui 
puisse  arriver  au  genre  humain,   comme  le  meilleur 
moyen  pour  éviter  la  mollesse  et  le  dérèglement,  pour 
cultiver  le  renoncement  personnel  et  l'amour  de  la  pa- 
trie, comme  le  levier  le  plus  puissant  pour  le  développe- 
ment de  la  civilisation  (5).  Ici,  nous  devons  renoncera 
une  réfutation,  car  il  faudrait  le  faire  pour  chaque  mot 
«n  particulier.  Nous  devons  y  renoncer  d'autant  plus 

(1)  Rothe,  Christh.  Ethik,  (2),  V,  352. 

(2)  Hegel,  Philosophie  dcUlec fîtes,  i<  324  ((i.  W.  ¥111,428  sq.). 

(3)  J.  G.  Fichte,    Grundlage  des  Naturrechtes,  ^    13,  15  (G.  W.  HI, 

-377,  379).  >  .         >        ^ 

(4)  Lasson,  Rechtsphilosophie,  p.  X. 

(5)  Ibid.,  p.  410.  Ce  n'est  qu'un  résumé  d'un  plus  grand  ouvrage  du 
même  auteur  :  Das  Cultur Idéal  iind  der  Krieg,  1868. 

I 


354  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

que  cette  manière  de  voir  se  vante  d'être  rebelle  à  tout 
enseignement.  Contre  une  telle  tendance,  cène  sont  ni 
des  paroles,  ni  des  armes  de  l'esprit  qu'il  faut. 

Pour  nous  autres  hommes,  qui  sommes  habitués  à 
voir  dans  le  mot  humanité  quelque  chose  de  plus  noble 
qu'un  certain  nombre  de  poings  prêts  à  distribuer  des 
coups,  le  minimum  que  nous  attendons  de  l'état,  est 
qu'il  s'élève  jusqu'à  la  hauteur  de  l'état  de  justice.  Ce- 
pendant, nous  ne  pouvons  pas  dire  que  ce  nom  nous 
satisfait  entièrement,  parce  qu'il  est  à  craindre  que 
l'enseignement  de  Hegel  ne  se  cache  derrière  lui,  en- 
seignement d'après  lequel  l'état  doit  être  la  réalisation 
absolue  de  l'idée  morale  et  du  droit,  ou  doit  être  com- 
pris selon  la  funeste  théorie  de  la  séparation  du  droit 
et  de  la  morale,  comme  si,  avec  l'introduction  de  cette 
forme  d'état,  toute  obligation  à  une  autre  loi  morale  et 
religieuse  était  supprimée. 

Nous  pouvons  encore  moins  nous  familiariser  avec  le 
mot  d'état  de  culture,  non  seulement  à  cause  de  l'abus 
qu'on  en  fait  si  souvent  en  pratique,  mais  parce  qu'il 
contient  déjà  en  lui  ce  penchant  à  une  usurpation  con- 
tre laquelle   nous  ne  pouvons  assez   nous  mettre  en 
garde  dans  la  vie  d'état.  Il  est  naturel,  comme  nous  ve- 
nons de  l'expliquer  en  détail,  que  l'état  soit  obligé  de 
protéger  les  lois  morales  et  les  vérités  d'après  lesquel- 
les les  hommes  doivent  rés^ler  leur  vie  et  leurs  actes 
dans  la  vie  publique.  Or  la  culture  n'est  pas  autre  chose 
que  la  vie  de  l'humanité  tout  entière,  intérieure  et  exté- 
rieure, telle  qu'elle  se  développe  sur  la  base  de  la  vérité 
et  de  la  morale.  C'est  la  raison  pour  laquelle  l'état  pro- 
prement dit  ne  peut  pas  s'appeler  état  de  culture.  Toute 
culture  n'est  pas  l'affaire  de  l'état.  La  culture  princi- 
pale, la  culture  du  cœur,  de  l'esprit  et  tout  d'abord  de 
la  religion,  ne  tombe  jamais  sous  sa  puissance  suprê- 
me. Jamais  non  plus  la  culture  matérielle  extérieure  ne 
peut  lui  être  abandonnée  complètement.  11  n'y  a  qu'une 
partie  de  celle-ci  qui  lui  soit  réservée  comme  étant  son 


Là  fjn  de  l'état  3v.. 

domaine  propre.  C'est  pourquoi  nous  ne  pouvons  re' 

-"'°'^  'e^aire  passer^irv:!;  ret';:^;::.^ 

ture,  ou  comme  seul  maître  de  toute  culture 

Disons  donc,  pour  approcher  le  plus  près  possible 
de  la  vente,  que  l'état  est  une  institution  morale  ïv 
cela  tout  est  d  t.  Il  n'est  np«  la  .^i      u     , 
de  h  mnv^U      ■      '    f      '  P'"'  ^'■'"'*^  réalisation 

de  la  morale  ;  ,1  „  est  pas  même  le  moyen  unique  ou 

pnncpal  pour  atteindre  cette  fin  ;  il  n'est  qu'un  moy, 

^portant   qu'une  institution  réglée,  composée  cfhom 

nés  vivants,  et  destinée  à  favoriser  sa  réalisât  o     Sa 

che  la  plus  prochaine  n'est  donc  en  réalité  que  la  pro 

ecfon  et  la  culture  de  la  justice.  Or  le  droiï  et  la  h    - 

t.ce  sont  a  leur  tour  un  domaine  particulier  de  la  mo- 

C'est  pourquoi  l'état  qui  ne  s'inquiéterait  pas  d'eux 
ou  qu.  mettrait  son  droit  en  contradiction  avec  eu   ' 
travaillerait  lui-même  à  sa  ruine. 

C'est  donc  une  véritable  question  de  vie  ou  de  mort 
pour  1  état,  qu  en  toutes  choses,  il  fasse  de  la  morale  la 
ligne  de  conduite  delà  politique  (1).  Mais  parce  que 
celle-ci  a  sa  racine  et  son  soutien  dans  la  religion,  si  l'état 
prend  au  sérieux  l'accomplissement  de  sa  fin  dernière  et 
la  protection  du  droit  et  de  la  morale,  il  a  déjà,  de'ce 
cote,  le  devoir  de  respecter  et  de  maintenir  la  religion 
et  non  seulement  une  religion  pratiquée  à  l'extérieur' 
ormee  d  une  manière  arbitraire,  mais  une  religion  dont' 
la  puissance  divine  peut  dominer  les  esprits  et  les  cœurs 
et  réglementer  la  vie. 

Que  tous  ceux  qui  visent  à  ruiner  l'état  attaquent  ce 
principe,  c'est  facile  à  comprendre;  mais  que  l'état  et 
des  jurisconsultes  puissent  dire  que  le  droit  et  la  mo- 
rale, dans  l'état,  ne  doivent  pas  être  basés  sur  un  sys- 
tème religieux  homogène  et  solide  ;  que  tous  les  systè- 

(1)  Hollzendorff,  Principien  dcr  Potili/i,  140  sq.,  150  sq. 


1 


35t)  ÉTAT   ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

mes  d'état  théologisants,  auxquels  appartient  en  premiè- 
re ligne  l'ancien  système  romain,  soient  complètement 
inutiles  et  insuffisants  au  point  de  vue  scientifique  (1  )  ; 
que  ce  soit  folie  de  s'en  rapporter  à  l'Ecriture-Sainte  en 
matière  politique  (2),  voilà  qui  est  incompréhensible^ 
surtout  en  présence  des  signes  du  temps.  Tandis  que  le 
tocsin  retentit  dans  le  pays  tout  entier,  et  que  les  si- 
gnaux de  feu  brillent  sur  les  montagnes,  croirions-nous 
peut-être  que,  dans  leur  indifférentisme  élégant,  des 
savants  de  cabinet  qui  ont  sans  cesse  le  mot  de  paix  sur 
les  lèvres,  feront  des  systèmes  plus  pratiques?  Est-ce 
que  le  vénérable  baron  de  Stein  n'entendait  rien  à  la 
politique,  lui  qui  a  résumé  son  enseignement  d'état  dans 
ces  paroles  remarquables:  a  D'autres  peuvent  voir  la 
fin  principale  de  l'état  dans  l'augmentation  de  la  popu- 
lation, ou  dans  la  production  de  moyens  d'existence, 
pour  moi,  elle  est  dans  la  perfection  religieuse,  intellec- 
tuelle et  politique  (3)  ».  Non  !  avec  son  bon  sens  sain  et 
une  politique  saine,  l'humanité  ne  se  laissera  jamais  enle- 
ver de  l'idée  que  la  culture  de  la  vie  morale,  avec  sa  vraie 
base,  la  religion,  est  une  des  premières  tâches  de  l'état. 
9.  -  Idée       Ainsi,  nous  avons  trouvé  ce  que  signifie  le  mot  élat^ 

qu'il  faut   se  .  «   .  •        t  ?  •  i  i  i 

laire  de  l'étal,  et  cc  qui  cu  tait  partie.  L  état  est  un  organisme  durable 
indépendant,  qui,  sous  la  direction  d'une  puissance  su- 
périeure dont  nous  parlerons  bientôt  plus  en  détail,  est 
destiné  à  favoriser  le  bien  commun  d'un  tout  fermé  en 
soietlimité  à  l'extérieur,  tout  d'abord  et  immédiatement 
par  ses  institutions  de  droit  public,  qui  servent  de 
moyens  à  la  réalisation  commune  de  la  tâche  morale  de 
l'humanité  à  l'intérieur  de  cette  sphère  déterminée,  puis 
médiatement  et  accessoirement  par  l'aide  qu'il  apporte 
dans  toutes  ces  tâches  matérielles  et  civihsatrices,  pour 
lesquelles  ne  suffit  plus  seule  l'activité  des  individus  et 
de  la  totalité. 

(1)  Holtzendorfî,  Principien  der  Polilik,  148  sq.  Zachariœ,  Deuls- 
ches  Staats  und  Bundesrecht  (3),  I,  64. 

(2)  Constantin  Frantz,  Naliirlehere  des  StacUes,  147. 

(3)  Pertz,  Leben  des  ministers  Freih.  vom  Stein,  V,  464. 


VINGT-SEPÏIÈME  CONFÉRENCE 


l'autorité  de  l'état. 


1.  Origine  et  tendance  du  mot  état.  —  2.  Différence  entre  Tétat 
comme  socie'té  et  l'autorité  de  l'état.  —  3.  L'autorité  comme  centre 
et  comme  base  d'unité  pour  l'organisme  d'état.  —  4.  Gomment 
l'autorité  vient-elle  de  Dieu?  —  5.  L'autorité  comme  fonction  reli- 
gieuse. —  6.  L'exagération  est  un  grand  péril  pour  l'autorité.  — 
7.  Trois  services  que  le  Christianisme  a  rendus  à  l'autorité.  —  8. 
La  grande  responsabilité  de  l'autorité. 


Le  mot  état  est  d'une  origine  assez  récente.  Ce  mot,     i._origi. 

di        1  Aix        ii'i         j  •'£'        •»'     ne  et  tendance 

ans  son  sens  actuel,  parait  tout  a  abord  avoir  ete  usité  du  mot  état, 

en  France  au  moment  où  la  puissance  royale  commença 
à  réaliser  ses  efforts  vers  l'absolutisme  par  la  centralisa- 
tion du  pays  tout  entier,  et  à  effacer  complètement  la 
pensée  au  tout  par  l'étalage  de  l'autorité  suprême.  On 
ne  peut  nier  que  le  choix  du  mot  état  fut  un  moyen  très 
heureux  pour  atteindre  cette  (in.  Avec  son  sens  vague 
en  effet,  cette  expression  ne  laisse  pas  supposer  autre 
chose  qu'un  grand  tout  auquel  on  ne  peut  marquer  ni 
limites,  ni  contenu  exact.  Au  moyen  âge,  ce  mot  eut  été 
impossible.  A  cette  époque,  la  notion  d'état  reposait  sur 
le  peuple,  ou  sur  le  pays  avec  sa  division  historique  et 
naturelle  en  étais  et  en  provinces.  C'est  pourquoi  on 
disait  empire,  royaume,  république.  Le  mot  d'état  ne  fut 
à  l'ordre  du  jour  qu'au  moment  où  la  France,  donnant 
en  cela  l'exemple  à  tous  les  pays,  travailla  à  dissoudre 
l'ancienne  constitution,  à  briser  l'indépendance  des 
membres  isolés,  des  provinces,  des  communes,  des  états, 
et  à  transformer  le  tout  en  une  bouillie  sans  consistance, 
à  laquelle  on  pouvait  donner  n'importe  quelle  forme.  En 
s'appliquant  ce  mot  abstrait,  une  communauté  exprime 
les  efforts  qu'elle  fait  pour  arriver  à  supprimer  ses  limi- 
tes, et  à  réaliser  l'idée  générale  de  toute  la  somme  de 


358  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

droit  et  de  puissance  qui  peut  exister  dans  la  société 
publique.  Quoiqu'il  n'y  ait  que  des  états,  et  pas  dé- 
tat  comme  tel,  une  principauté  de  Reuss  —  Greiz  — 
Schleiz  ou  un  Monténégro, prennentle  nom  d'eV^:/^, comme 
si  ces  petits  pays  étaient  l'incarnation  de  l'idée  d'état 
tout  entière.  11  y  a  déjà  dans  le  mot  lui-même  les  efforts 
vers  l'infini,  et  l'inclination  à  enfreindre  les  limites  na- 
turelles ;  c'est  de  toute  évidence.  Aussi  ne  risque-t-on 
pas  de  se  tromper,  si  l'on  admet  que  le  mot  est  sorti  du 
dessein  d'opposer  à  la  grande  puissance  spirituelle  du 
monde,  à  l'église  universelle,  une  puissance  civile 
idéale. 
2.-Diffé-       Si  le  mot  état  appartient  à  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 

rence     entre      ,        •  i  ,  i       t     ^  •  x 

létal  cotr.me  cquivoquc  oaus  uos  langucs,  c  est  a  ces  circonstances 
,torité  de  lé-  ou'il  faut  l'attribucr.  On  condamne  pour  délit  commis 
envers  1  état  un  pauvre  diable,  qui,  après  avoir  noyé 
dans  de  copieuses  liba(ions  le  chagrin  d'avoir  perdu  un 
procès,  prétend  devant  ses  compagnons  qu'il  n'y  a  plus 
de  justice  dans  l'empire  allemand.  En  France,  on  traite 
un  prince  de  l'Eglise  comme  un  criminel  d'état,  parce 
qu'il  déclare  que  celui-ci  n'a  pas  le  droit  de  lui  défen- 
dre un  voyage  en  Italie.  Quelles  sont,  dans  ces  cas,  les 
atteintes  portées  à  la  sécurité  des  frontières,  aux  insti- 
tutions, à  l'administration  du  pays  ?  Il  n'est  pas  ques- 
tion de  cela,  nous  répond-on  ;  mais  ces  criminels  se 
sont  rendus  coupables  d'excès  contre  la  dignité,  la  puis- 
sance et  la  majesté  de  l'état.  Telle  est  l'équivoque  qui  se 
cache  dans  ce  mot.  Nous  employons  le  mot  état  tantôt 
en  parlant  de  la  forme  extérieure  et  de  la  disposition 
intérieure  d'un  tout  politique,  bref  dans  le  sens  de  so- 
ciété et  de  pays,  tantôt  en  parlant  de  la  puissance  intel- 
lectuelle qui  domine  et  régit  le  tout,  de  l'autorité.  De  là 
ces  contradictions  éternelles  dans  lesquelles  nous  nous 
mouvons,  dès  que  nous  prononçons  cette  parole.  Sous 
Louis  XIV,  c'eût  été  un  crime  d'état  que  quelqu'un  se 
fut  trouvé  dans  la  nécessité  d'éternuer  en  présence  du 
roi  soleil  ;  aujourd'hui,  l'état  est  offensé  quand  on  omet 


l'autorité  de  l'état  359 

de  saluer  la  première  la  femme  du  député  dont  la  voix 
est  prépondérante  dans  le  club  qui  donne  le  ton.  Si  je 
néglige  de  prendre  à  temps  voulu  la  marque  pour  mon 
chien  ;  si  dans  une  demande  pour  obtenir  la  permission 
de  réparer  ma  cheminée,  j'écris  sur  du  papier  qui  n'a 
pas  les  dimensions  légales,  ou  si  j'acquitte  une  facture 
sans  y  apposer  le  timbre  prescrit,  j'ai  toujours  affaire 
à  l'état,  et  dois  expier  d'une  manière  désagréable  l'of- 
fense que  j'ai  commise  envers  ses  droits  souverains. 

Chacun  sait  que  de  telles  confusions,  dans  la  vie  pra- 
tique, ne  sont  rien  moins  qu'intéressantes,  et  qu'elles 
sont  loin  d'augmenter  la  sympathie  pour  l'autorité  de 
l'état.  Mais  ce  sens  vague  ne  devrait  pas  se  présenter 
dans  le  domaine  de  la  science.  Or  nous  ne  pouvons  pas 
dire  que  cet  écueil  y  ait  toujours  été  évité.  Bien  des 
auteurs  se  meuvent  continuellement  dans  des  obscurités, 
et,  attribuent  à  l'état  comme  tout  des  choses  qui  s'appli- 
quent seulement  à  l'autorité.  Sans  doute,  le  défaut 
opposé  est  encore  plus  fréquent,  pour  ne  pas  dire  géné- 
ral. L'absolutisme  et  les  efforts  vers  la  centralisation 
puisent  précisément  leur  plus  grande  force  en  ce  qu'on 
impute  à  l'autorité  de  l'état  tout  ce  qui  vit  et  se  fait  au 
dedans  de  lui,  c'est-à-dire  tout  ce  que  ses  sujets  possè- 
dent et  font,  peu  importe  qu'ils  soient  considérés  comme 
personnes  privées,  comme  membres  d'une  commune, 
d'une  corporation,  d'une  famille  ou  comme  citoyens 
d'état.  C'est  ainsi  que  le  bon  petit  bourgeois  qui  a  cru 
pouvoir  ouvrir  et  fermer  sa  fenêtre  comme  bon  lui  sem- 
blait, se  trouve  tout  à  coup,  à  son  grand  effroi,  en  con- 
flit sérieux  avec  l'état  parce  qu'il  s'est  permis  de  le  faire 
une  fois  d'une  autre  manière  que  celle  qui  est  autorisée 
par  le  paragraphe  200,  lettre  a,  chap.  II  de  tel  ou  tel 
code. 

Pour  éviter  ces  éternelles  ambiguïtés  auxquelles  don- 
nent presque  inévitablement  lieu  le  mot  (Niai,  il  faut 
distinguer  entre  l'état  comme  société,  comme  commu- 
nauté, comme  association,  et  le  mot  état  employé  pour 


360  ÉTAT     ET   SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

désigner  l'autorité  OU  la  puissance  politique,  c'est-à-dire 
le  pouvoir  d'état.  Dans  ce  qui  précède,  nous  avons 
traité  de  l'état  pris  dans  sa  première  signification,  et, 
dans  la  question  de  l'origine  de  l'état,  nous  avons  men- 
tionné aussi  l'origine  de  l'autorité,  pour  ne  pas  être 
obligé  de  traiter  deux  fois  la  même  question,  quand 
même  c'eut  été  en  l'appliquant  à  des  objets  différents. 
Dans  ce  qui  va  suivre,  nous  parlerons  de  l'autorité  de 
l'état. 
3.  — L'au-       Mais  la  distinction  que  nous  venons  de  faire  ne  veut 

torité  coram  e 

centre  et  bsse  pas  dire  OU  OU  Duissc  s'imaducr  aussi  un  état  sans  au- 

d  unité     pour    i       ^  -i  r  o 

d'étafr'^""^  torité  d'état.  Quelque  bizarre  que  cela  puisse  sembler, 
il  est  cependant  exact  que  ce  sera  d'autant  moins  le  cas, 
que  les  deux  idées  sont  en  opposition  plus  tranchée 
l'une  avec  l'autre.  Le  moyen  le  plus  simple  d'amener 
les  hommes  à  passer  par  dessus  l'autorité,  et  de  faire 
en  sorte  qu'ils  la  négligent  complètement,  consiste, 
comme  l'expérience  l'enseigne,  à  ne  faire  aucune  dis- 
tinction entre  l'autorité  de  l'état  et  la  communauté  de 
l'état.  C'est  toujours  le  fait  qui  se  produit,  peu  importe 
que  la  chose  ait  lieu  par  suite  de  cet  absolutisme  qui, 
avec  Jacques  I  et  Louis  XIV,  considère  l'autorité  comme 
découlant  immédiatement  de  la  majesté  divine,  de  telle 
sorte  que,  devant  son  feu  dévorant,  montagnes,  terres 
et  hommes  doivent  se  fondre  comme  un  petit  morceau 
de  cire,  pour  alimenter  la  mèche  du  dépositaire  de  l'au- 
torité, ou  que  ce  soit  une  société  révolutionnaire  qui, 
d'après  l'enseignement  de  Spinoza,  de  Hobbes  et  de 
Rousseau,  comprend  uniquement  par  le  mot  souverai- 
neté la  somme  des  droits  personnels  que  les  individus 
ont  cédée  dans  le  contrat  social  à  un  chef  élu,  pour  que 
celui-ci,  moyennant  ces  contributions  réunies,  puisse 
sauvegarder  au  moins  l'apparence  d'une  certaine  di- 
gnité quand  il  paraît  en  public. 

Le  mauvais  côté  des  deux  conceptions  est  que  les 
esprits  s'habituent  à  voir  ce  qu'on  appelle  l'autorité 
dans  chaque  institution  et  prescription  de  la  vie  pubh- 


l'autorité  de  l'état  361 

que  elle-même.  Or,  plus  une  chose  devient  commune, 
plus  elle  perd  en  estime,  plus  on  la  rejette  facilement. 
Un  aveuglement  incompréhensible  a  conduit  Louis  XIV , 
ainsi  que  ses  imitateurs  grands  et  petits,  à  croire  que 
la  majesté  royale  grandirait  dans  la  même  proportion 
que  le  peuple  serait  habitué  à  considérer  chaque  nouvel 
impôt,  chaque  ordonnance  de  marché  et  de  route, 
comme  une  parole  sacrée,  divine,  et  à  voir  dans  cha- 
que percepteur,  dans  chaque  agent  de  la  police  secrète 
et  dans  chaque  piqueur  royal,  le  reflet  resplendissant 
de  son  soleil.  11  ne  faut  pas  réfléchir  longtemps  pour 
comprendre  que  cet  excès  était  de  nature  à  diminuer  le 
respect  dû  à  la  majesté  royale  absolument  comme  si, 
dans  l'autre  cas,  on  considère  comme  membre  du  peu- 
ple souverain  Tentant  de  vingt  ans  et  l'ivrogne  dont  la 
commune  doit  prendre  soin.  Dans  les  deux  cas,  la  logi- 
que est  la  même.  On  voit  la  souveraineté  partout,  et 
nulle  part  on  ne  peut  se  convaincre  de  son  existence. 
Mais  de  même  que  ceux  qui,  dans  les  réunions  de  spi- 
rites,  ont  vu  le  monde  plein  d'esprits,  et  que  ceux  qui 
sont  habitués  à  admirer  dans  chaque  animal,  l'esprit, 
l'intelligence,  le  cœur,  la  piété  et  la  vertu,  ne  croient 
plus  en  définitive  à  aucun  esprit  et  à  aucune  àme  pen- 
sante, de  même  aussi,  on  n'attendit  pas  longtemps  pour 
dire  que  les  choses  pouvaient  marcher  sans  autorité, 
car  on  s'était  suffisamment  convaincu,  que  celle-ci  n'é- 
tait qu'un  mot  et  une  vaine  imagination. 

Eh  bien  non  !  telle  n'est  pas  l'autorité,  et  précisément 
pour  la  raison  qu'elle  se  tient  bien  au-dessus  de  la  vie 
ordinaire.  Plus  nous  la  distinguons  de  celle-ci,  pUis  son 
importance  ressort.  Sans  doute  elle  apparaît  partout 
dans  son  efficacité,  ici  indirectement,  là  directement; 
mais  elle  n'est  pas  tout  ce  qui  se  meut  dans  l'état.  Dans 
le  corps  aussi,  aucun  membre,  aucune  goutte  de  sang 
ne  se  meut  sans  l'infiuence  de  l'âme  humaine.  Mais  vou- 
loir faire  du  mouvement  l'esprit  serait  nier  celui-ci. 
Pour  le  trouver,  il  faut  monter  beaucoup  plus  haut,  jus- 


'^«-  ETAT   ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

que  vers  ces  manifestations  d'une  vie  plus  élevée,  les- 
quelles émanent  directement  de  lui.  Quand  une  fois  on 
l'a  reconnu  dans  sa  véritable  nature,  il  n'est  pas  diffi- 
cile de  poursuivre  plus  loin  l'influence  qu'il  exerce  en 
tout  sens  par  les  instruments  subordonnés  du  corps,  et 
c'est  alors  qu'on  se  convainc  comment  tout  le  mécanis- 
me merveilleux  est  formé,  maintenu  et  mis  en  mouve- 
ment par  lui.  Plus  donc  on  tient  l'àme  éloignée  des  ra- 
meaux isolés  de  son  activité,  plus  elle  paraît  être  le 
centre  de  la  nature  humaine  tout  entière,  plus  aussi 
celle-ci  est  conçue  clairement  comme  unité  vivante. 

11  en  est  exactement  de  même  de  l'autorité  dans  la  vie 
publique.  L'état  aussi  est  une  unité  vivante,  un  organis- 
me. La  vie,  l'activité,  l'unité  de  l'organisme  sont  l'œu- 
vre de  l'àme.  L'âme  du  tout  de  l'état  est  l'autorité  de 
1  état.  C'est  peine  inutile  de  vouloir  maintenir  le  carac- 
tère organique  de  ce  dernier,  l'unité  essentielle,  inté- 
rieure, indivisible,  l'action  commune,  la  solidarité  des 
membres  individuels,  si  on  ne  reconnaît  pas  une  auto- 
rité placée  au-dessus  du  corps  de  l'état.  Si  on  ôte  Tame 
du  corps  de  l'homme,  et  qu'on  essaie  de  lui  conserver  la 
vie  et  l'activité  seulement  par  les  prétendues  forces  de 
la  matière,  il  devient  alors  rigide  et  tombe  en  décompo- 
sition. Si  on  enlève  l'autorité  à  l'état,  autorité  qui  ne 
prend  pas  sa  source  en  lui-même,  autorité  qui  n'est  pas 
la  même  chose  que  la  somme  de  tous  ses  membres, 
c'en  est  fait  de  lui. 

metTamonl  ^^"^^  ^cttc  couccption,  quc  l'aulorité  est  quelque 
tév.ent.eiiede  chosc  de  plus  élcvé  quc  l'eusemble  de  tous  les  droits  et 
des  forces  du  tout,  rend  possible  l'explication  deTétat 
et  de  son  droit,  telle  que  nous  l'avons  donnée.  Nous 
nous  sommes  convaincus  que  chaque  organisme  vivant 
n'est  pas  seulement  un  amas  quantitatif,  mais  que,  qua- 
litativement aussi,  il  est  quelque  chose  de  tout  autre 
que  la  somme  de  ses  parties.  Ce  serait  une  contradiction 
si,  ce  qui  produit  l'unité  en  soi,  appartenait  à  un  autre 
ordre  que  les  membres  dont  il  se  compose. 


l'autorité  de  l'état  303 

La  même  chose  s'applique  à  la  différence  entre  le 
droit  privé  et  le  droit  public,  et  c'est  une  pensée  avec 
laquelle  le  iVlatérialisme  et  le  Libéralisme  n'ont  jamais 
pu  se  familiariser.  Si  l'homme  comme  individu  est  le 
seul  point  de  départ  de  toute  vie  sociale,  il  est  tout  na- 
turel que  logiquement  on  ne  puisse  concevoir  le  droit 
public  que  comme  l'ensemble  de  tous  les  droits  privés, 
et  non  comme  quelque  chose  de  différent  et  de  plus 
élevé.  C'est  pourquoi  nous  avons  dit  autrefois  que  ces 
deux  systèmes  ne  peuvent  accepter  un  droit  public  dans 
le  véritable  sens  du  mot.  C'est  seulement  si  ce  qui  donne 
à  l'état  Tunité,  la  vie,  l'être,  appartient  à  un  ordre  plus 
élevé  que  les  parties  dont  il  se  compose,  que  la  doctrine 
d'Aristole  et  des  scolastiques  peut  être  comprise.  Par 
sa  nature  la  plus  intime,  le  droit  public  diffère  du  droit 
privé. 

Aussi  ce  n'est  pas  une  invention  du  Christianisme, 
mais  c'est  dans  la  nature  des  choses,  et  c'est  une  exi- 
gence de  la  raison  et  du  droit  naturel,  que  l'autorité  qui 
donne  à  l'état  le  caractère  d'organisme  doive  avoir  une 
origine  plus  élevée,  et,  par  suite,  plus  de  droit  et  plus 
de  force  que  n'en  ont  les  membres  de  l'état  pris  indivi- 
duellement, et  qu'ils  ne  peuvent  en  réunir  pour  former 
un  tout. 

Nous  avons  déjà  dit  qu'il  ne  s  ensuit  pas  nécessaire- 
ment de  là,  que  Dieu  transmette  l'autorité  immédiate- 
ment lui-même,  et  que,  pour  cette  raison,  nous  ne  som- 
mes pas  encore  obligés,  tant  s'en  faut,  de  considérer 
chaque  dépositaire  de  l'autorité,  chaque  président  do 
république,  chaque  sénat,  chaque  usurpateur,  comme 
l'élu,  l'envoyé,  le  minisire  expressément  choisi  par 
Dieu.  L'histoire  du  monde,  dont  la  formation  des  élals 
constitue  une  partie  considérable,  ne  s'accomplit  nulle- 
ment en  ce  sens  que  Dieu  seul,  en  personne,  produit 
tous  les  événements.  Ce  qui  nous  remplit  d'admiration 
pour  sa  puissance,  c'est  qu'il  laisse  précisément  aux 
causes  naturelles  et  à  la  liberté  humaine  leur  marche 


364  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

libre,  sans  pour  cela  jamais  abandonner  les  rênes.  Ce 
qui  résulte  aujourd'hui  comme  suite  inévitable  de  telle 
et  telle  condition  préliminaire,  il  l'a  préparé  depuis  des 
milliers  d'années,  dans  la  forme  où  cela  se  réalise.  Pen- 
dant des  siècles,  la  liberté  humaine  a  semblé  lui  jouer 
un  tour  qui  devait  entraver  ses  plans  pour  toujours,  et, 
ô  surprise,  tout  cela  était  précisément  nécessaire,  pour 
que  ses  plans  conçus  depuis  longtemps  se  réalisent  de 
cette  manière,  à  ce  point,  à  cette  heure.  C'est  pourquoi 
Dieu  permet  sans  inquiétude  aucune,  tous  les  coups 
d'état,  tous  les  événements  qui  sauvent  les  situations, 
et  reconnaît  les  faits  accomplis  comme  l'Eglise  aussi  l'a 
fait  de  tout  temps.  Ils  sont  parfaitement  à  leur  place, 
car  l'histoire  elle  aussi  est  à  ses  yeux  un  organisme 
grandiose  dans  lequel  la  liberté  et  la  nature  préparent 
ses  desseins  sous  sa  direction  suprême.  Il  est  dit  du 
monde,  et  peut-être  surtout  du  monde  politique  :  «  Dieu 
a  livré  les  hommes  à  leurs  disputes  (I)  ».  Mais  il  ne  faut 
pas  comprendre  ces  paroles  comme  s'il  s'en  désintéres- 
sait. Il  laisse  les  hommes  faire  les  guerres,  fonder  des 
états,  instituer  des  princes,  renverser  des  dynasties, 
comme  le  père  laisse  ses  enfants  jouer  aux  soldats,  avec 
cette  seule  diiférence  que  celui-ci  intervient  tout  au  plus 
quand  l'émulation  va  trop  loin,  tandis  que  Dieu  peut 
toujours  être  spectateur  sans  intervenir,  parce  que  les 
hommes,  dans  tout  ce  qu'ils  entreprennent,  que  ce  soit 
pacifiquement  ou  par  voie  de  révolte,  accomplissent 
seulement  ce  qu'il  a  prévu  et  permis  de  toute  éternité, 
et  qu'il  a  fixé  longtemps  à  l'avance  comme  moyen  pour 
accomplir  ses  fins. 
5.~L'auto-  Cette  conception  de  l'autorité  est  certes  pleine  de  mo- 
finctioîTeï-  dération,  et  compte  aussi  bien  avec  Dieu  qu'avec  l'his- 
toire,  aussi  bien  avec  la  nature  de  la  société  politique 
qu'avec  la  hberté  humaine.  C'est  pourquoi  nous  la  con- 
sidérons comme  la  plus  admissible,  et  nous  sommes 

(1)  Eccl.,  III,  dl. 


l'autorité  de  l'état  365 

convaincus  que  le  respect  pour  l'autorité  de  l'état  est 
plus  en  sécurité  chez  elle,  que  là  où  l'on  veut  faire  valoir 
des  revendications  exagérées  et  sans  consistance.  Le 
mensonge  et  la  présomption  sont  toujours  de  mauvais 
soutiens  de  la  puissance  et  des  ennemis  très  redouta- 
bles aux  époques  de  danger.  La  vérité  n'a  jamais  ren- 
versé de  puissance  qui  a  su  s'harmoniser  avec  elle. 

D'après  notre  conviction  inébranlable,  c'est  précisé- 
ment l'enseignement  chrétien  de  l'état,  qui  élève  le  pou- 
voir de  ce  dernier  beaucoup  plus  haut,  et  le  rend  beau- 
coup plus  sûrque  jamaisl'imagination  la  plus  absolutiste 
et  la  plus  désordonnée  n'a  réussi  à  le  faire.  L'état, 
avons-nous  dit,  est  une  institution  destinée  à  faciliter 
l'accomplissement  de  la  tâche  morale  d'une  certaine  par- 
tie de  l'humanité.  Or,  toute  la  loi  morale  est  soumise  à 
Dieu  lui-même  de  qui  elle  provient,  à  Dieu  dont  la  vo- 
lonté et  la  puissance  l'ont  consacrée  et  en  ont  fait  une 
règle  de  conduite  inviolable  pour  le  monde,  à  Dieu  dont 
la  justice  incorruptible  jugera  un  jour  l'humanité  tout 
entière  comme  chaque  individu,  d'un  jugement  sans 
appel,  sur  la  façon  dont  ils  auront  accompli  la  loi.  Quand 
une  institution  humaine  se  charge  d'un  certain  nombre 
d'hommes  à  la  place  de  Dieu  ;  quand  elle  doit  surveiller 
et  exécuter  cette  loi  sainte  qui  lui  est  si  chère,  cette  loi 
qui  a  été  fondée  par  lui,  qui  ne  fait  qu'un  avec  sa  volonté 
sacrée,  immuable,  cette  loi  dont  dépend,  d'après  son 
plan,  le  salut  du  monde  etle  salut  desâmes,  cettefonction 
sublime  et  difficile  à  laquelle  elle  se  soumet  à  cause  de 
Dieu,  lui  vaut  alors  d'être  revêtue  de  la  même  autorité 
que  la  sienne,  afin  de  faire  exécuter  ses  volontés.  En  cela 
se  trouve  Tunique  base  de  lautorité.  L'autorité  de  l'état 
se  charge  envers  les  hommes,  et  à  la  place  de  Dieu,  d'une 
partie  de  son  règne  sur  le  monde.  C'est  une  fonction  re- 
ligieuse qu'elle  assume,  et  en  retour,  elle  reçoit  aussi 
une  partie  du  respect  et  de  l'obéissance  due  à  Dieu  lui- 
même;  elle  jouit  aussi  d'une  estime  religieuse.  Mais  s'il 
y  a  une  justice,  cette  estime  ne  peut  naturellement  du- 


366  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

rer  aussi  longtemps  que  l'autorité  envisage  sa  fonction, 
comme  une  fonction  religieuse.  Celui  qui  veut  régner  à 
la  place  de  Dieu  doit  d'abord  servir  Dieu  (1).  Personne 
n'estobéi  qui  n'obéit  le  premier.  Quelqu'un  qui  refuse  l'o- 
béissance à  Dieu  ne  peut  pas  exiger  l'obéissance  au  nom 
de  Dieu.  Inutile  de  chercher  pour  Fautorité  une  raison 
et  un  rempart  autres  que  ceux-ci.  L'autorité  de  l'état 
vient  de  Dieu  (2),  car  elle  n'est  autre  que  celle  que  Dieu 
exerce  lui-même  pour  faire  respecter  ses  commande- 
ments, et  qu'il  prête  à  ceux  qui  se  font  ses  serviteurs 
devant  le  monde,  et  qui  se  chargent  de  l'obligation  de 
maintenir  ses  lois  et  de  les  faire  exécuter  parmi  les  hom- 
mes (3).  S'ils  rejettent  cette  condition,  leurs  sujets  n'ont 
néanmoins  pas  le  droit  d'apostasier,  parce  qu'ils  ne  sont 
pas  juges  de  l'autorité  ;  mais  la  puissance  de  l'autorité 
s'ad'aiblit  d'elle-même,  et  ce  n'est  qu'un  jugement  mé- 
rité si  le  respect  et  l'obéissance  envers  elle  disparais- 
sent. 

Si  malgré  cela,  des  princes  et  des  hommes  d'état  re- 
pSu^SE  prochent  constamment  à  cette  conception  chrétienne  de 
l'autorité  d'état,  de  porter  préjudice  à  Thonneur  et  à  la 
majesté  de  ce  dernier,  c'est  une  nouvelle  preuve  que  la 
flatterie  fausse  tout  jugement  (4).  Il  est  vrai  qu'aujour- 
d'hui encore,  à  l'exemple  de  nos  frères  et  de  nos  pères 
les  martyrs,  nous  refusons  de  nous  servir  de  ces  expres- 
sions exagérées,  que  des  caractères  hypocrites  et  lâches 
prodiguent  sans  scrupule  aux  détenteurs  du  pouvoir; 
mais  enlevons-nous  pour  cela,  quelque  chose  qui  soit 
dû  à  lautorité  de  l'état?  S'agit-il  ici  de  paroles  menteu- 
ses, ou  d'actes  honnêtes,  loyaux?  Est-ce  que  l'état  peut 


(1)  Prov.  XXI,  28.  Aristot.,  Polit.,  3,  2  (4),  0  ;  1,  13  (14),  4.  Maxi- 
mil..  I,  Bavar.,  Monila  paterna,  I,  1.  Graf  und  Dietherr,  Deutsche 
Rechtssprichw.,  286  (7,  25). Duringsfeld,  Spric/iw.  der  german.  und  ro- 
man. Sprachen,  I,  289,  n»  oo5. 

(2)  Mine  très  riche  sur  ces  questions  dans  Hergenrœther,  Kathol. 
Kirche  und  christh,  Staat,  1872,  462  sq. 

(3)  Uom.,  Xm,  1  sq.  I,Petr.,  II,  13.  Sap.  VI,  4.  Prov.  VIU,  15,  16. 

(4)  Seneca,  Ep.,  59,  13. 


6.— LVxa- 
},'ération  est 
un  grand  péril 

lé 


l'autorité  de  l'état  :]07 

moins  compter  sur  nous,  parce  que  nous  ne  le  traitons 
pas  comme  une  idole  ?  Que  peut-il  attendre  de  serviteurs 
d'idoles  (1)  ?  Les  Perses  ont  appelé  leur  roi  «  seigneur 
et  dieu  »  (2)  ;  ils  ont  admis  comme  loi  d'état  que  tout  ce 
qu'il  faisait  n'était  pas  seulement  permis,  mais  juste, 
quand  même  il  s'agissait  delà  violation  la  plus  grossière 
des  lois  de  la  morale  (3).  Tremblants  devant  sa  face, 
ils  rampaient  dans  la  poussière,  et  n'hésitaient  pas  à  lui 
décerner  des  honneurs  divins,  pourvu  qu'ils  pussent 
espérer  gagner  par  cette  flatterie  les  faveurs  de  ce  mor- 
tel divinisé  (4).  Mais  si  le  roi  considérait  comme  sérieuse 
et  vraie  une  telle  exagération,  il  était  bien  à  plaindre. 
C'est  vraiment  un  dieu  digne  de  pitié  que  celui  qui  com- 
mande à  des  millions  d'hommes,  mais  qui  ne  peut  les 
faire  marcher  au  combat  qu'à  coups  de  fouet,  lorsqu'il 
fait  la  guerre  à  une  petite  confédération  grecque  (5). 
C'est  vraiment  un  pauvre  dieu  que  celui  devant  lequel 
ils  se  prosternent  dans  la  poussière,  tant  qu'il  a  de  l'or 
à  distribuer,  et  qu'ils  abandonnent  à  son  sort  ou  assassi- 
nent dès  que  l'étoile  d'un  conquérant  monte  à  l'horizon. 
Comment  en  aurait-il  pu  être  autrement?  Comment  au- 
raient-ils eu  du  respect,  ou  se  seraient-ils  sacrifiés  pour 
une  autorité  qui,  par  les  honneurs  divins  qu'elle  extor- 
quait, supprimait  la  véritable  base  de  sa  grandeur  "''L'au- 
torité humaine  ne  monte  pas  quand  elle  s'élève  à  une 
hauteur  surhumaine  par  le  mensonge  et  par  la  violence  ; 
mais  le  respect  des  choses  divines  diminue  et  avec  lui  le 
rempart  de  l'autorité  terrestre,  quand  les  hommes  usur- 
pent une  apparence  de  divinité  et  s'abaissent  devant 
l'homme  au  même  degré  qu'ils  prétendent  s'élever  au- 
dessus  de  lui.  Pourrait-on  inventer  un  meilleur  moyen 
pour  détruire  d'un  seul  coup  le  respect  dû  à  Dieu  et  à 
l'autorité  d'un  prince  (6),  qu'en  nommant  seigneur  et 


(i)  Maximil.  L  Bavar.,  Monita  paterna,  3,  2i. 

(2)  Aristot.,  De  mundo,  c.  6.  (Paris,  1854,  UI,  037,  20). 

(3)  Herodot.,  3,  31,  4.  —  (4)  Isocrates,  Pancgijricus,  151. 

(o)  Xenophon,  Anabasis,  3,4,  2o.-  (6)  Arnobius,  Adv.  gcutcs,  l,C4. 


368  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

dieu  (1),  un  tyran  comme  Domitien,  qui,  par  peur  de  la 
mort,  était  toujours  pâle  comme  un  cadavre  (2j. 

Pouvait-on  mieux  y  réussir  qu'en  honorant  par  des 
sacrifices  durant  sa  vie  (3)  un  monstre  comme  Commo- 
de, qui  ne  se  rencontrait  jamais  avec  un  homme  sans 
le  déshonorer  et  se  déshonorer  lui-même  (4),  en  le  pro- 
clamant  solennellement  bourreau  de  l'humanité  et  de 
l'innocence,  ennemi  des  dieux  après  sa  mort  (5),  et  en 
le  plaçant  ensuite  avec  non  moins  de  solennité  au  nom- 
bre des  dieux  par  son  apothéose  (6). 

On  pourrait  croire  que  ces  expériences  s'étant  répé- 
tées si  souvent  et  d'une  manière  si  évidente,  chaque 
prince  eût  dû  perdre  l'envie  d'accepter  désormais  de  tels 
hommages,  et  que  chacune  de  ces  flatteries  eût  plutôt 
dû  être  considérée  comme  un  attentat  déguisé  contre  lui. 
Mais  non  1  Chacun  de  ses  successeurs  se  faisait  l'objet 
de  ce  même  jeu  criminel  et  dangereux.  11  ne  voyait  de 
serviteur  soumis  que  dans  celui  qui  lui  rendait  un  culte 
qu'il  refusait  à  Dieu  même.  Il  persécutait  ceux  qui  ne 
voulaient  pas  lui  offrir  des  hommages  mensongers,  mais 
le  servir  sérieusement.  Le  poète  a  bien  raison  de  dire 
qu'  «  il  n'y  a  plus  rien  qu'on  ne  puisse  faire  croire  à 
quelqu'un^  quand  une  fois  on  lui  a  persuadé  qu'il  avait 
une  puissance  divine  (7)  ».  Alors  ces  serviteurs  à  l'œil 
faisaient  des  serments  vrais  ou  faux,  selon  qu'ils  y  étaient 
intéressés  ou  non  ;  ils  juraient  par  la  divinité  de  l'em- 
pereur régnant,  tandis  qu'ils  aiguisaient  déjà  le  poignard 
pour  l'assassiner  ;  et  ensuite  ils  accusaient  les  chrétiens 
de  haute  trahison,  parce  que  ceux-ci  refusaient  de  ren- 
dre les  honneurs  divins  à  un  homme  (8).  Les  empereurs 
eux-mêmes  ôtaient  la  vie  à  ceux  qui,  par  fidélité  envers 
eux,  sacrifiaient  la  leur,  et  laissaient  vivre  ceux  qui  de- 
vaient être  leurs  meurtriers.  Il  ne  pouvait  en  êtreautre- 


(1)  Sueton.,  Domit.,  13.  —  (2)  Ibid.,  14. 

(3)  Lampridius,  Commodus,  9.  —  (4)  Ibkl.,   10.  —  (5)  IbUL,  18. 

(6)  Ibld.,  17.  —  (7)  Juvenal,  4,  70  sq. 

(8)  Tertull.,  Ad  scapulain,  2.  Cf.  Apolog.,  30  sq. 


l'actor.té  de  l'état  .,^0 

ment.  La  flatterie  et  la  trabi.nn   i.     • 

'•i-;..^..  son.  ,,,..„ /r;;;::^:xr"'' 

qui  esl  noire  gloire  à  no„«    1.?,  "'  '  '»"''  " 

..."  Préfère  n,y„„erisie  t^lT^'^^Zr'T 
ser.,le„rs  i  l'œil  co™„e  suiel,  «;,!'  "il'""  ''"'  *» 
conlrela  vérilé   n,,;.  ,„   ,'"""", "°"S  "c  pouvons  ren 

terrestre  qu'un  seul  honn       'e   1^^:^^  P"'^^^'- 
et  que  cette  sécnrilé  n'^.f    •  ^      V  "'*'  sécurité, 

«les,  ni  ^rsTefcb"^  ';:t":  'LIT;  "'  "T  "' 

teJui-ci,  Dieu  est  l'unique  et  suprême  maître  /n  t 

les  détenteurs  de  l'autorité  son    d^ZjJl  S" 

des  fonctionnaires  de  Dieu  li\   .t  .     ^     .  "'^''' 

servante  f'-\   T  ■  *^'  ^t  '°"'e  autor  té  est  sa 

I  Ê?=SES=H= 

:     uverJe   r-  "'  """^"^  '''''''  tranquillementTeur  no    e 

^  b"  „    cari     le      w"'  f^'^.'  '"  '""'■"'^'■•^  P^'-<^«''«  de  leur 
«;en,  car  la,  le  sujet  ne  voit  pas  dans  son  prince  un  fa„v 

^  Sît  'T  :.  t^"""^  '^  '^'■^^'  ^•^  —-de   ce  ; 

plaît,  et  d  ed.cter  des  lois  au-dessus  desquelles  ill 

l^'-neme,  comme  toutes  les  divinités  de  rOlymU  '  m'  °  ' 
n.stre  de  D.eu,  du  seul  Dieu  tout  puissant  et  juste,  a  la 


(I)  n,  Cor.  xin,  8. 


y/v^^  J' r^^^'  ^^^'  ^''  "'  ï'a^al-  XIV,  il  •  \\v  8  •  wvrr   «   n    i 
XIX,  8.  1,  Macch.,lJI,  18.  Il  Macch     vni    i «   r'  ^'.'^'^•^."'  ^-  ^^^''"• 
^ore  1,  pme/-.,  G.  1,  17.  ^^*^ccii.,  MU,  (8.  Jusfiniani,  c.  />c'o  awr- 


370  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

main  de  qui  personne  n'échappe,  h  l'œil  de  qui  personne 
ne  se  dérobe,  et  dont  la  volonté  n'est  changée  par  au- 
cune puissance.  Dans  ce  cas,  la  même  loi  lie  aussi  bien 
l'empereur  au  nom  de  Dieu,  que  le  paysan  (1)  ;  le  petit 
sait  qu'il  ne  porte  aucun  fardeau  qui  soit  épargné  au 
prince,  et  c'est  pour  cela  qu'il  le  sert  plus  volontiers,  de 
même  que  le  soldat  sert  plus  volontiers  le  chef  qui  par- 
tage avec  lui  toutes  les  peines  de  la  guerre.  Au  moyen 
âge,  l'empereur  allemand  ne  se  trouvait  pas  déshonoré 
d'être  lui  aussi  soumis  à  la  loi  de  l'empire,  et  d'avoir 
sur  la  terre  son  juge,  près  duquel  on  pouvait  porter 
plainte  contre  lui,  l'électeur  palatin  du  Rhin  (2).  Au  con- 
traire, il  était  facile  de  servir  un  tel  empereur. 

Ah  !  plût  au  ciel  que  les  choses  fussent  toujours  restées 
comme  elles  étaient  autrefois,  alors  que  tous  pensaient 
servir  Dieu  dans  l'empereur,  commeTempereur  lui  aussi 
servait  ce  même  Dieu,  alors  que  tous  étaient  soumis  au 
prince  par  conviction  et  par  religion  (3),  parce  que  tous 
croyaient  que  Dieu  donne  les  droits  au  prince,  que  ce- 
lui-ci à  son  tourtes  donne  au  peuple,  et  que  le  peuple 
les  reçoit  de  lui  comme  venant  de  la  main  de  Dieu  (4)  ! 
,.  .        Non  seulement  l'autorité  de  l'état  n'a  rien  à  redouter 
SSiTme  ^^^  Christianisme,  mais  elle  lui  doit  plutôt  les  plus  gran- 
ioriléT^^'^'^'  des  actions  de  grâce,  et  cela,  à  cause  d'un  triple  service 
qu'il  lui  a  rendu. 

Un  aveugle  préjugé  lui  a  fait  un  crime  d'avoir  ra- 
mené Texercice  du  pouvoir  dans  ses  justes  limites. 
Quoique  ce  service  soit  le  plus  petit  des  trois,  il  est 
grand  cependant,  et  il  doit  s'en  glorifier  à  juste  titre. 

(1)  Sur  ce  point  dont  la  négation  est  devenue  le  mot  d'ordre  de 
l'absolutisme  le  plus  excessif.  Cf.  c,  Gum  omnes  6,  X,  1,  2,  c.  Digna 
vox  4,  c.  1,  14;  Thomas,  1,  2,  q.  96,  a.  5  ;  Contzen,  Polit.,  5,  20. 
Graf  und  Dietherr,  286  (7,  17,  23  sq,). 

(2)  Schrœder,  Deutsche  Rechtsgesch.,  46o  sq.  Zœpll,  Deutsche  Rechts- 
gesch.,  (4),  II,  251.  Sebast.  Munster,  Zosmo^mp/iî'e,  247. 

(3)  Rom.,  XIII,  5. 

(4)  KaiserchroniJi.,  14,  773  sq.  —  Kuonrât,  Rolandslied,  W6  sq.  Cf. 
Aethelreds  Gesetze,  8,  2  ;  Edwardi,  Gonfess.  leg.,  17  (Reinh.  Sch- 
midt,  Gesetze  der  Angelsachen,  (2),  245,  500). 


l'autorité  de  l'état  o,, 

Quel  mérite  plus  o-ranfl  na,.i 
homme  puis.ana'u'en1/:°V''^"'"'"  '^"P-'è^  ^'"n 

."'ii n'es;  ptriiraS:;:::  :s::tt..^ r-- 

Jamais  plus  tentés  d'e  ^^^Z^e^^ZZ^lS" 
es  reve.Kiieatio„s  excessives.  C'est'to  «S:    .t'! 
bus  et  1  exagération  du  pouvoir  sont-ils  autre  chose 
qu     la  violence  ?  Et  la  violence  est-elle  aie  chose 
qo  une  mjustice  manifeste  ?  Et  l'injustice  eell  a« 
chose  que  la  destruction  de  la  basl  de  l'aufor  ie  ' 
Ponva.t-o„  rendre  à  celle-ci  un  plus  grand  ser"    e'au 
de  la  ramener  à  ses  justes  limites  ?  It  qui  e,   â    u    a 

a  que  deux  formes  possibles  pour  la  vie  d'état.  Ou  c'esî 
une  puissance  qui  veut  être   tout  par  elle-mèm      .  u 
crée  tout  droit  d'une  manière  arbitraire,  qui  pr^ld 

s:  i:!?:"?''^^^  ""^^''^  ^^  '«'>  qui/soi  if^n 

quelle  tait,  c  est  1  absolutisme.  Et  ainsi  est  tout  pou- 
voir qu.  ne  règne  pas  d'après  les  principes  de  la  UélZ- 
t.on,  peu  importe  qu'un  seul  le  détienne,  ou  qu'il  soit 
aux  ma,„s  de  plusieurs.  Un  despotisme  démolrati  I 

cb.que.  C  es  précisément  la  démocratie  qui  a  le  plus  de 
ten  ances  à  la  tyrannie  (2),  et  qui  l'exercl  le  plus  durÎ 
ment.  Aussi,  il  importe  peu  à  la  question  que  cet  abso- 
I  U.sme  prenne  des  airs  de  religion,  parle  de  Dieu  ou  le 
me  ;  .1  est  alors  son  Dieu  à  lui-même,  le  Dieu  unique, 
le  Dieu  irresponsable.  Cette  dernière  chose  est  décisive. 
Voila  ce  qui  fait  la  tyrannie,  l'absolutisme.  Pour  lui  il 
n  y  a  logiquement  qu'un  seul  système  religieux,  si  tou- 
tefois Il  en  admet  un,  c'est  le  panthéisme.  ' 

Si  un  pouvoir  ne  veut  pas  en  venir  à  cette  extrémité, 

(-j  Aribtot.,  Poht.,  o,  4  (6),  i.  Plato.  Ilej,.,  8,  oC;!,  a.  sq 


372        ÉTAT  ET  SOCIÉTÉ  DES  PEUPLES 

il  ne  lui  reste  qu'un  seul  moyen,  celui  de  se  subordon- 
nera un  Dieu  vivant  personnel,  de  se  considérer  comme 
l'administrateur  responsable  d'une  loi  placée  au-dessus 
de  lui  et  indépendante  de  lui  (i).  Mais  ce  moyen  qui 
peut  seul  le  préserver  de  la  destruction  inévitable  sans 
cela,  personne  ne  le  lui  a  indiqué,  et  personne  n'a  osé 
le  lui  montrer,  sinon  la  doctrine  chrétienne.  Une  his- 
toire séculaire  de  luttes  et  de  mise  en  suspicion  con- 
tinuelle en  est  la  preuve  suffisante. 

Le  Christianisme  a  rendu  à  l'état  un  second  service 
en  ramenant  le  pouvoir  à  sa  véritable  nature. 

D'après  sa  doctrine  que  nous  venons  de  démontrer, 
l'autorité  est  accordée  seulement  à  cause  de  la  société.  Il 
est  donc  clair  que  l'autorité  et  les  subordonnés,  la  puis- 
sance de  ceux  qui  commandent  et  les  droits  des  sujets, 
ne  se  tiennent  pas  en  l'ace  l'un  de  l'autre  comme  des 
choses  séparées.  Tous  ensemble,  grands  et  petits,  for- 
ment dans  leur  variété  un  tout  vivant,  dans  lequel  cha- 
que partie  est  astreinte  à  tous  et  dépend  de  tous.  Nous 
avons  nommé  cela  la  conception  organique  de  l'état. 

On  sait  que  saint  Paul  a  inculqué  cette  conception 
dans  les  esprits,  par  l'image  du  corps  dont  les  membres 
tiennent  tous  ensemble  par  la  vertu  du  tout,  tandis  que 
celui-ci  dépend  plus  ou  moins  du  bien-être  et  de  l'acti- 
vité de  chaque  membre  particulier. 

L'antiquité  n'offre  que  rarement  des  exemples  de  cet 
enseignement,  et  encore  sont-ils  bien  faibles  comme 
chez  Aristote  par  exemple  (2). 

L'idée  d'organisme  est  aussi  étrangère  à  l'esprit  païen 
qu'au  MatérialisQie  et  au  Libéralisme.  Son  triomphe 
est  l'invention  des  personnes  juridiques,  justement  le 
contraire  de  l'organisme,  de  ce  monstre  spéculatif  qui 
se  compose  de  membres  n'ayant  pas  plus  de  liens  entre 
eux  qu'ils  n'en  ont  avec  Tensemble.  Si  dans  les  temps 
qui  ont  précédé  Jésus-Christ,  les  monarques  devenaient 

(1)  Maximil.  I  Bavar.,  Monita  paterna,  1,  t. 

(2)  Arist.,  PoL,  o,  2,  7.  . 


l'autorité   de    l'état  07., 

presqije  toujours  des  tyrans  et  des  despotes  h  fa.../ 
retombe  pas  sur  eux  seuls.  Qui  leur  ZT\      n       "' 
que  quedes  liens  étroitslesliss     n  'a  '  ;  ^e'^r 

rxi^r;:if„^^^^^ 

envers  eux.  (j^ui  II  Tl^Z^Z  ^ Slif '^ 

urent  corrompus?  Tel  maître,  tel  serv  eu      e     te"' 

t     troupeau.  Voilà  ce  qui  rend  la  puissance'  ^^„t: 

que  s  pleine  de  responsabilités,  car  le  peuple  se  rèX 

^  après  le  prince.  Mais  il  est  tout  aussi    uste  de  dïe 

tTon  de  /^'         r^''  '^''  '"■'■"'^^^  «°"f  'a  condamna- 
1   s  f    ie„rr"'^'7  ^'  •  ■'"  ^'^"  *^*^  -  P'--'-.  les  su- 
ce aue  1  /  u        :   """'  '^^  '''''''''''  eux-mêmes  de 
ce  que  de  telles  choses  soient  possibles,  et  qu'ils  les 
a.ent  pour  ainsi  dire  rendues  nécessaires  (3) 

ace  ira.lfdf  ^'^*'7'-?"^'-*^  q"e  le  despotisme  se  soit 

ses    r       r        '""^""•^-  ^''  '"''''"'  «"t  fait  des  cho- 
ses étonnantes  pour  l'état,  c'est  vrai  ;  ils  lui  sacrifiaient 

Lis  iT'     •"■  '^«"^'^•'^"^e  et  leur  vie  ;  mais  ils  ne  le 

^    d?fn  ;   ir'"  '°""''  '^'"'^'''  '"''■e-^'  indépendants 
«u  tout.  Ils  ne  pouvaient  faire  autrement,  car  ils  ne 

;    voyaient  point  d'autres  moyens  de  conserver  la  vie  Ils 
vivaient  seulement  dans  l'état,  seulement  de  l'état,  seu- 
lement pour  l'élat.  L'étal  devait  tout  faire  pour  eux.  Il 
I   était  en  toute  vérité  leur  dieu  sur  la  (erre.  De  là  ce  phé- 
nomène SI  fréquent,  qu'au  premier  moment  où  l'état 
paraissait  être  sous  le  coup  d'un  grand  malheur,  ils  se 
aonnaient  la  mort  en  masse,  non  par  amour  pour  la  pa- 
trie qui  aurait  eu  bien  besoin  d'eux,  mais  parce  qu'ils 
croyaient  ne  pouvoir  vivre  sans  la  marche  régulière  de 

Juili/^n,'  ^^/^29,  30.  Isaïe,  III,  4.  Jercm..  XV,  4.  Osée.  .Mil,  1 1 

In  Oscc    Vi,  11  ^'  '     '■*'  ^"  ■'"''■■  ■"^'  ^"-  '-'''"■"«'•  ''  '-aPv 

pilo^m^'r  """'  '^f,"'"*"'"  '^""'^"l''^'-"'  "  ■■  li%'U"i  lapsus  pœna  po- 
(3J  Gregor.  Magn.,  Moral.,  2o,  34. 


374  ÉTAT    ET   SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

la  machine  de  l'état.  Ce  n'est  pas  douteux  que  le  despo- 
tisme était  inévitable  en  pareil  cas.  De  tels  peuples  ne 
peuvent  être  gouvernés  que  par  la  tyrannie.  Mais  là  où 
des  peuples  comme  des  individus  ne  savent  jamais  trou- 
ver le  juste  milieu  entre  l'avilissement  servile  et  la  mu- 
tinerie, entre  l'indocilité  et  la  vénalité  envers  les  plus  ri- 
ches ou  les  plus  grossiers^  comment  s'étonner  alors  que 
ceux  qui  disposent  du  pouvoir  osent  tout  faire,  tout  mé- 
priser, tout  fouler  aux  pieds  (1)?  Qui,  en  pareilles  cir- 
constances, peut  leur  en  vouloir  de  ne  pas  toujours  user 
de  leur  pouvoir  comme  ils  devraient  le  faire?  S'il  est  donc 
vrai  que  là  où  les  individus  ne  sont  pas  autre  chose  que 
des  parties  du  tout,  sans  défense,  sans  volonté,  sans 
coopération  indépendante,  par  suite  d'une  conviction 
joyeuse  et  libre,  il  n'y  a  place  que  pour  des  tyrans  et  non 
pour  des  princes  (2),  les  détenteurs  du  pouvoir  doivent 
exclusivement  au  christianisme  de  n'être  plus  des  tyrans 
et  d'être  devenus  des  princes  et  des  rois.  Leur  tâche  est 
facile  maintenant  puisqu'ils  commandent  des  sujets  qui, 
comme  chrétiens,  obéissent  par  conscience  libre,  qui, 
basés  sur  les  principes  de  la  foi,  sur  les  questions  les 
plus  importantes  de  la  vie,  et  unis  par  les  liens  de  la 
charité  chrétienne,  poursuivent  le  bien  commun  en  ser- 
vant le  bien  le  plus  élevé  et  en  restant  fermement  atta- 
chés à  la  vérité  éternelle  et  immuable  (3). 

Puissent  ceux  qui  ne  peuvent  jamais  assez  parler  de 
la  mise  en  péril  de  l'état  par  la  doctrine  chrétienne,  la 
laisser  libre  pour  transformer,  selon  ses  exigences,  ar- 
mée et  magistrature,  sujets  et  princes,  époux  et  parents, 

(1)  Cf.  par  exemple  l'opinion  de  Jugurtha  sur  la  vénalité  des  Ro- 
mains (Sallust.,  Jug.,  35).  Très  instructive  aussi  est  la  manière  dont 
Tibère  manifestait  son  mépris  pour  ceux  qui  rampaient  à  ses  pieds. 
Cf.  Tacit.,  Annal.,  III,  Ô5  ;  IV,  37,  38,  69,  74  ;  VI,  2,  15,  24,  45.  Sue- 
ton.,  Tiber.,  59  ;  oderint,  dum  probent.  Chez  les  Grecs,  Thrasybule 
et  Periandre  donnèrent  de  semblables  exemples  (Herodot.,  5,  92,  15. 
Aristot.,  Polit.,  3,  8  (13),  3).  On  doit  considérer  ceci  et  autre  chose 
encore  pour  ne  pas  juger  trop  durement  des  hommes  comme  Dio- 
gène  et  Timon,  et  surtout  les  Stoïciens. 

(2)  Aristot.,  Polit.,  5,  8  (10),  23.  —  (3)  Augustin.,  Èp.,  137,  5,  17. 


^'•^U™"'TÉ    ttE    l'état  o,. 

éducateurs  et  enfants,  maîtres  et  serviteurs    .. 
vnere  et  contribuables,  pour  faire  d,''  """ 

nauté  chrétienne  dan.  i         ,>    .  °"'  ""^  commu- 

ât d'un  même  cœur  se  IévoV°"''  ''""  ""'""'  ^-^P"' 

vons  nous  porter  ^Lt^Sfr"''  '''"'  ^^""'^^  '^°"- 
lequel  il  sera  facii^d?       ^         t''0"veront  un  état  dans 

-lation  a  rendu  au    ouvot  d'ftTtest""'"  '"  ''  '" 
vons  dpfà  f«îf  n.  ^  ^^^'  f^omme  nous  l'a- 

chréfipn    Nr.  V    ^  ^  ^  enseignement  d'état 

resioTsabe 'fd    P'-  '•"""'  '^'^"^^  1"''  ^«^  «--'teurs 

desTsde  l'hn  ^°":«°V'P'''"^'^'Ï"''^  "«  sontp^sau: 
fa  P^rfic  di  7'  ''  '°''"''  '"  Christianisme  le  bien- 
ta.t  particulier  de  s'entendre  constamment  rappeler  cet 

e  re'Sr  i-?" 'r'""^^^  '^  P"'^-^'^'-  ^"  P''-  ' 
possesseur  f^  T  '  ^'  ''"^'''^'■^''  ^^"'•^"'-'^  <^°'"'"e  'e 
bJe       11  :T^'  "!°'"^"'-'«  <l'"n  pouvoir  formida- 

chos     de  ^rl  "-^  P''."^*^''-  ''''  '•éê-'^  e«t  quelque 
c  ose   de   ternble,  mais  le  dernier  de  leur  souci  est 

r  enesse  (3).  Mais  c'est  une  grande  erreur  Le  puis- 
sant aussi  peut  faillir,  et  alors  le  dommage  quÏ  !Z 
est  toujours  grand  (4).  Cette  considération  devrait  ex- 
horter chacun  d'eux  à  la  modestie. 

Peut-on  imaginer  une  plus  grande  responsabilité  que 
de  commander  à  des  millions  d'hommes,  de  décider 
a  un  mot,  d  un  trait  de  plume,  de  leur  félicité  ou  de 

(1)  W.,  Ep.,  m,  2,  15. 

:   ^■"î^'ot-,  ilagna  Mnralia,  2,  13,  2.  —  (i)  Ibid    •>   3   o 
(4)  Aristot.,  Rhctor.,  2,  17, 4.  ^  '  '  "'    '    ' 


376  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

leur  malheur,  de  tenir  entre  ses  mains  la  vie  et  la  mort 
de  milliers  d'êtres  humains  ?  Qu'arriverait-il  si  cette 
main  et  cette  langue  venaient  à  se  tromper?  Et  cela  ne 
pourrait-il  pas  arriver?  Et  cela  n'est-il  jamais  arrivé  ? 
Quelle  tentation  pour  les  masses  qui  doivent  expier  par 
le  bonheur  de  leur  vie,  parleur  sang,  chaque  trait  de 
plume  porté  à  faux,  quand  une  fois  elles  commencent  à 
voir  dans  leur  prince  un  homme  tel  qu'elles  en  voient 
chaque  jour  des  milliers  î  Le  socialisme  dit  déjà  avec  un 
sourire  moqueur  :  Le  peuple  est  las  d'accepter  avec  ré- 
signation ,  de  la  main  de  Dieu ,  la  souffrance  qu'il 
éprouve.  Croit-on  que  le  peuple  supportera  plus  patiem- 
ment le  fardeau  de  la  yie  ,  s'il  sent  peser  davantage 
sur  lui  la  main  de  l'étal  ?  Non  !  si  le  peuple  n'a  pas  de 
religion;  s'il  n'a  pas  un  vigoureux  sens  rehgieuxqui  lui 
donne  la  force  de  supporter  aussi  la  main  de  Dit^u,  cette 
main  qui  permet  et  punit,  et  en  outre  une  foi  vive  qui  lui 
apprenne  à  adorer  l'invisible  dans  le  visible,  qu'est-ce 
qui  protégera  encore  l'autorité?  Malheurà  elle,  si  une  fois 
l'humanité  déclare  qu'elle  ne  lui  obéira  que  dans  les  lois 
où  elle  trouvera  son  profit  temporel,  une  justice  indis- 
cutable et  le  droit  le  plus  sévère  pour  la  contraindre  à 
l'obéissance  1 

Sur  quoi  l'état  se  basera-t-il,  s'il  ne  peut  et  ne  veut 
plus  se  baser  sur  le  pleinpouvoirde  Dieu?  Surlacrainte? 
Mais  la  crainte, dit  un  prince  quia  eu  pour  lui  l'expérien- 
ce d'un  règne  de  cinquante  ans,  est  un  mauvais  sou- 
tien de  l'autorité  (1  ).  Comment  la  peur  d'une  prompte 
mort  domptera-t-elle  une  foule  pour  laquelle  la  terre 
est  devenue  indifférente,  parce  qu'elle  n'a  plus  d'autre 
espoir  que  d'y  vivre  dans  les  tortures  et  d'y  mourir  len- 
tement de  faim,  si  cette  foule  ne  craint  rien  dans  Vau 
deiàl  On  serait  tenté  de  croire  que  chaque  pouvoir  d'é- 
tat se  considère  comme  incapable  de  récompenser  ceux 
qui  gardent,  au  fond  de  leur  cœur,  la  foi  au  surnaturel 

(1)  Maj^imil.  I  Bavar.  Monita  paterna,  3,  22.  Cf.  MohI,  Staatsrecht, 
Vœlkerrecht  und  Politik,  I,  389  sq. 


I 


L  AUTORITÉ    DE    L'ÉTAT  377 

el  la  subordination  de  l'aulorilé  de  l'état  à  l'autorité 
divine.  Au  l.eu  de  cela,  on  les  considère  précisément 
comme  un  danger  pour  le  pouvoir  terrestre.  Tandis  que 
tous  les  trônes   chancellent,  et  que  les  meurtriers  ne 
craignent  plus  de  paraître  au  grand  jour,  on  ne  peut 
pas  encore  se  défaire  du  préjugé  que  la  foi,  sous  la  dé- 
nommalion   de   laquelle  les  rois  ont  vécu  en  sécurité 
pendant  des  siècles,  est  la  menace  la  plus  sérieuse  de 
leur  existence.  Par  contre,  on  se  charge  d'une  partie 
de  la  faute  en  tolérant  et  en  laissant  faire  ceux  qui    la 
plupart  du  temps,  ne  se  cachent  pas  d'attaquer  le  surna- 
turel, afin  de  pouvoir  renverser  d'autant  plus  facilement 
le  naturel,  quand  il  est  une  fois  privé  du  rempart  de  la 
religion.  Un  tel  aveuglement  est  presque  incompréhen- 
sible. On  pense  involontairement  à  l'oiseau  qui  se  préci- 
pite de  lui-même  dans  la  gueule  béante  du  serpent.  La 
seule  différence  est  que  l'oiseau  n'est  pas  coupable.  Si 
ce  qui  est  saint  ne  doit  plus  être  saint,  qu'est-ce  qui  sera 
encore  saint?  Est-ce  que  les  peuples  respecteront  en- 
core une  tradition  profanée,  une  dignité  profanée,  un 
droit  profané?  Et  s'ils  ne  respectent  rien,  que  leur  reste- 
t-il  encore?  Et  s'ils  n'ont  plus  rien,  que  sont-ils,  sinon 
des  nihilistes  ?  Et  on  s'étonne  comment  de  tels  faits  peu- 
vent exister,  quaud  on  a  presque  rendu  leur  existence 
nécessaire  !... 

S  il  y  a  donc  quelque  chose  ici-bas  qui,  par  sa  nature,     «    _  La 
soit  poussé  vers  Dieu  et  vers  la  religion,  c'est  bien  l'état  ^mtTZ 
et  l'autorité  de  l'état.  S'il  faut  une  grande  vertu  pour  ''""""'■ 
vivre  dans  le  mariage,  et  pour  y  trouver  le  bonheur  ;  si 
SI  ceux  qui  font  profession  de  vertu  avouent  que  sou- 
vent la  force  leur  manquerait  s'ils  ne  la  cherchaient  pas 
en  Dieu,  ceci  ne  s'applique  pas  moins  à  la  vie  de  l'é- 
tat (I).  Il  faut  en  effet  beaucoup  de  vertu  à  quelqu'un 
pour  être  un  bon  citoyen  ;  il  lui  faut  l'esprit  de  commu- 
nauté, de  sacrifice,  de  domination  de  soi,  de  respect,  de 

(I)  Aristot.,  Polit.,  8,  1,2,  3. 


378  ÉTAT   ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

limitation,  d'obéissance,  d'abnégation.  Celui  qui  croi- 
rait que  ces  qualités  peuvent  être  remplacées  parla  vio- 
lence, ne  serait  pas  éloigné  de  croire  qu'on  peut  faire 
une  chaudière  à  vapeur  avec  des  douves,  pourvu  qu'on 
les  entoure  de  cercles  solides.  Non  !  ces  qualités  diffici- 
les d'où  dépend  la  vie  commune,  peuvent  être  détruites 
par  la  violence,  mais  elles  ne  se  remplacent  pas.  On 
peut  encore  bien  moins  se  passer  de  la  crainte  de  Dieu 
et  de  la  religion  par  suite  d'une  habile  organisation  exté- 
rieure, ou  par  l'instruction. 

Pour  le  dire  brièvement,  il  faut,  pour  rendre  une  vie 
d'état  prospère,  peu  de  pouvoir,  peu  d'instruction^  peu 
d'habileté;  mais  il  faut  une  vertu  sérieuse  et  un  sens 
religieux  profond.  Ce  qui  s'applique  aux  membres  indi- 
viduels du  corps  de  l'état,  s'applique  à  plus  forte  raison 
à  ceux  qui  se  trouvent  à  sa  tête.  Non  seulement  ils  ont 
besoin  d'une  plus  grande  vertu  et  d'une  plus  grande 
crainte  de  Dieu  pour  leur  personne  que  pour  leurs  sujets, 
mais  sur  eux  pèse  aussi  la  responsabilité  d'inculquer  à 
ceux-ci  les  conditions  fondamentales  de  la  vie  d'état,  et 
de  leur  en  enseigner  la  pratique  par  leur  exemple.  La 
place  d'un  chef  de  société  n'est  assurément  enviable  pour 
personne.  11  a  dans  ses  mains  le  sort  de  ceux  qui  lui  sont 
confiés,  le  sort  de  la  morale  publique,  souvent  même  de 
la  morale  privée  ;  il  a  l'autorité  divine,  la  réalisation  des 
vues  de  Dieu  sur  le  monde,  sur  l'histoire,  sur  son 
royaume.  La  tâche  de  celui  qui  est  revêtu  de  l'autorité 
est  grande,  et  lourde  est  sa  responsabilité.  L'art  de  bien 
l'exercer  suppose  de  grandes  vertus  qui,  peut-on  dire, 
dépassent  les  forces  de  l'homme  ordinaire.  Il  est  donc 
juste  que  les  dépositaires  de  l'autorité  considèrent  le 
pouvoir  qui  leur  est  confié,  comme  quelque  chose  de  très 
élevé,  de  surhumain,  de  religieux.  Puissent-ils  seule- 
ment considérer  aussi  leur  autorité  comme  un  écoule- 
ment de  l'autorité  divine,  et  faciliter  aux  peuples,  par 
leur  conduite,  l'obligation  de  voir  en  eux  des  représen- 
tants de  Dieu! 


ue  fasse 
à  celle- 
ci. 


APPENDICE 

EST-IL    POSSIBLE  DE  RÉGNER  CHRÉTIENNEMEiNT  ? 

''nrfalll  Ifiil^f'  T-'  ^'•'^'^'  conception  de  l'autorité  de  l'état 

moîen  â^e         \rlf-T^"l'  ~'J-  '^t'^  d'un  bon  gouvernement  au 
moyen  âge.  -  3.  Get  idéal  a  été  réalisé.  -  4.  Saint  Louis.  -  5  La 

justice  est  la  hase  de  la  prospérité  du  pouvoir.  -  6.  Henri  le  Saint 

d^rétien."     ""'         ^'''^^''  '^  ^"^  gouvernement  là  où  celui-ci  est 

^  Souvent  on  affecte  de  dire  qu'un  retour  à  l'autorité  de     ,  ^ ^rain 
l'état  dans  les  limites  fixées  par  Dieu  et  tracées  par  la  !,r')a'S 
nature  des  choses,  serait  la  destruction  de  l'état,  la  dis-  SS"  Z 
solution  de  toute  autorité,  la  ruine  de  la  société  ;  et  qn  i'-ftor  " 
croit  avoir  réfuté  à  fond  les  vues  chrétiennes  à  ce  sujet, 
en  les  qualifiant  d'imaginations  fantaisistes,  d'élucubra- 
tions  d'esprits  bornés,  de  fanatismeetde  pharisaisme  (1  ). 
Or  quelle  est  la  puissance  qui  se  soit  jamais  mal  trouvée 
de  s'en  être  tenue  à  la  vérité  et  au  droit?  Et  pourquoi 
compte-t-onici  toujours  avec  des  inquiétudes, des  mena- 
ces,desimpossibilités,  qui  toutes  n'ont  leur  raison  d'être 
que  dans  une  imagination  mal  réglée?  Grâce  à  Dieu, il  fut 
des  temps  où  l'on  essaya  de  régler,  du  moins  approxi- 
mativement, la  vie  d'état  d'après  les  exigences  de  l'en- 
seignement de  l'Eglise,  ou,  pour  parler  plus  justement, 
d'après  le  droit  naturel.  Est-ce  que  l'état  s'en  est  trouvé 
plus  mal  que  là  où  les  principes  de  Machiavel  faisaient 
loi?  Dans  des  questions  qui  sont  liées  si  étroitement  avec 
la  vie  réelle,  on  devrait  pourtant  consulter  avant  tout  et 
cetle  vie  réelle  et  l'histoire  réelle.  Eh  bien,  demandons 
une  fois  à  l'histoire  si  des  princes  qui,  comme  Maximi- 
lien  1  de  Bavière,  se  sont  fait  un  principe  sacré  de  ne 
s'écarter  en  rien  de  la  foi  de  l'Église  et  des  pieux  exem- 

(1)  Lasson,  Rechtsphilosophie,  701  sq. 


380  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

pies  de  leurs  ancêtres,  de  respecter  les  personnes  con- 
sacrées à  Dieu,  et  d'éviter  comme  funeste  à  l'état  tout 
empiétement  sur  les  droits  et  les  devoirs  de  l'Église,  ne 
furent  que  des  ombres  de  monarques  et  des  instruments 
de  l'ambition  ecclésiastique  (1  )  ? 

A  quelle  époque  les  monarques  furent-ils  le  plus  heu- 
reux? Etait-ce  dans  le  temps  où  un  prince  énergique 
comme  celui  que  nous  venons  de  citer,  exhortait  son 
fils  à  ne  jamais  commencer  ses  journées,  à  ne  jamais 
les  terminer,  à  ne  jamais  se  mettre  au  travail  autrement 
que  par  la  prière,  à  veiller  à  ce  que  ses  sujets  honorent 
Dieu,  et  à  se  souvenir  lui-même  de  sa  grande  responsa- 
bilité devant  Dieu,  le  juge  des  puissants  (2),  ou  bien 
dans  les  temps  où  le  despotisme  et  l'absolutisme  enchaî- 
naient tout  mouvement  libre,  sans  avoir  égard  à  la  loi 
de  Dieu  et  aux  protestations  de  l'Eglise  ?  Autant  que 
nous  puissions  connaître  les  temps  passés,  il  nous  sem- 
ble qu'on  ne  vit  guère  mieux  aujourd'hui  qu'à  cette 
époque  où  le  premier  principe  de  toute  liberté  était 
celui-ci  : 

«  Dieu  a  deux  glaives  étincelants,  » 

«  Forgés  de  main  de  maître.  » 

«  Deux  puissances  peuvent  » 

«  Les  porter  en  tout  honneur.  )> 

«  Tous  deux  sont  parfaits  en  leur  genre  ;  » 

«  Leur  aspect  fait  trembler  le  méchant  )> 

«  Et  réjouit  l'homme  pieux.  » 

(c  Egaux  en  longueur,  égaux  en  largeur,  » 

«  Ils  sont  destinés  à  protéger  la  noble  chrétienté.   » 

«  Ces  deux  glaives  sont  l'épée  et  Tétole  )> 

«  Qu'uiU  même  fourreau  peut  contenir  (3)  ». 

2.  -  Idéal       Sans  doute  on  frissonne  aujourd'hui  à  la  pensée  de 

d'un  bon  gou- 
vernement au 
moyen  âge.  .     , 

(1)  Maximil.  I  Bavar.,  Monila  paterna,  1,  1,  4. 

(2)  Maximil.  I  Bavar.,  Monita  imterna,  1,  4,  1. 

(3)  Reinmar  von  Zweter,  2,  212  (Hagen,  Minnesinger,  II,  215).  Cf. 
Hugo  de  Trimberg,  Renner,  7336-7347.  Un  document  remarquable 
en  faveur  de  la  diuturnité  et  de  la  vivacité  de  cette  pensée  chez  les 
esprits  allemands  est  le  poème  de  Peter  Frey,  sous  Maximilienl, 
dans  Wackernagel,  Das  deiitsçhe  Kirchenlied,  II,  1069  sq.  iV"^  1304. 


l'autorité  de  l'état  3y, 

cette  théorie  du  moyen  âge  sur  les  deux  glaives    Mais 
nous  demandons  encore  une  fois,  est-ce  qu'à  ce  te  ,1 
que  la  marche  côte  à  côte  de  l'Eglise  et  de  l'Etat    3; 
prejud.ce  a  la  conception  idéale  de  l'autorité  du  pH„  e 
etdel'autontédel'élat?Voyons  donc  une  bonne  foi 
pour  pouvoir  y  répondre,  l'idéal  du  prince  que  la       1 
serchron.que  trace  dans  le  portrait  de  Louis  le  pieux 
Peu  nous  importe  qu'en  réalité  tout  ne  s'appliq L  pa^ 
ngoureusement  au  héros  lui-même  ;  mais  la'' lerr 
nous  attribuons  à  ce  document  c'est  de  nous  mon  r 
comment,  en  Allemagne,  au  milieu  du  Xll«  siècle  pé 

tlmTet  r?  r  '  *^"-  '"  ^""'"  '""^^  -'-  l'^bsolu- 
t  sme  et  1  Eghse  n'aient  tué  la  conception  religieuse  de 

la  pohtique,  on  se  représentait  un  roi  dont  l'opinion 
publique  avait  fait  son  favori.  Le  poème  résume  tôu, 
d  abord  en  deux  mots  l'importance  souveraine  de  1-, 
puissance  civile  :  Le  roi  doit  être  seigneur  et  bailli  de', 
princes,  et  en  même  temps  juge  des  chrétiens  (i  )  Ce 
dernier  rôle  en  particulier  passait  pour  la  plus  grande 
tache  du  pouvoir  du  prince,  comme  un  poète  le  chante 
SI  Dieu  : 

<<  Vous    princes  et  seigneurs  du  pays,  vous  devriez  vous  souvenir  » 
«  Que  D,eu  vous  a  choisis  comme  juges  et  sources  de  la  grâce   „ 
«  Vous  vous  appelez  seigneurs,  parce  que  votre  devoir  , 
«  Est  de  faire  disparaître  autant  que  possil,le  l'injustice  •  „ 
«  Vous  n'êtes  preux  qu'en  donnant  la  paix  aux  l.ommes  (2).  „ 

C'est  pourquoi  les  princes  doivent  non  seulement 
exercer  eux-mêmes  la  justice,  mais  veiller  à  ce  que 
celle-ci  soit  aimée  est  pratiquée  de  tous.  Au  prince  in- 
combe tout  d'abord  la  charge  d'enseigner  la  pratique 
de  cette  vertu.  Il  doit  faire  en  sorte  que  les  jeunes  no- 
bles, qui  plus  tard  auront  à  diriger  eux-mêmes  des  su- 
Ijordonnés,  quand  ils  seront  devenus  des  seigneurs 
soient  formés  de  bonne  heure  à  la  connaissance  du' 

(1)  Kaiserchronik,  15,  111  sq.  (.Massmann;. 

(2)  Der  Vnverzayte,  3,  3  /Hageii,  Miniiesiiiyer,  \-n,  45). 


382  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

droit  (i).  Lui,  doit  naturellement  marcher  le  premier 
par  l'exemple  dans  la  pratique  de  la  justice.  Partout  où 
il  y  a  dans  le  royaume  des  jeunes  gens  et  des  vieillards 
qui  portent  préjudice  à  son  unité  et  à  l'obéissance  en- 
vers le  chef  suprême,  il  les  reprend  sans  les  ménager, 
de  sorte  que  les  princes  eux  aussi  ont  peur  (2). 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  par  la  violence  et  par  les 
armes  qu'il  doit  juger  le  royaume,  c'est  aussi  par  le 
conseil  et  la  sagesse.  C'est  pourquoi  il  ordonne  une  paix 
de  Dieu.  A  chaque  crime  est  adjointe  une  punition  en 
rapport  avec  lui,  et  appliquée  sévèrement,  selon  l'esprit 
du  temps.  Pour  le  brigandage,  il  y  a  la  potence  ;  pour  le 
voleur,  il  y  va  des  yeux  ;  pour  le  perturbateur  de  la 
paix,  de  la  main  ;  pour  l'incendiaire,  de  la  tête  (3).  Et  il 
maintient  ces  prescriptions  avec  une  telle  rigueur^,  que 
la  paix  augmente  dans  le  royaume,  et  que  les  propriétés 
continuent  d'exister  sans  dommage  et  en  toute  sécurité. 
L'enfant  entre  en  jouissance  de  l'héritage  de  son  père, 
sans  préjudice  aucun  (4)  ;  le  père  part  pour  la  guerre 
sans  souci  et  porte  honorablement  l'épée.  Alors  quand 
arrive  la  mêlée,  il  n'hésite  pas  à  risquer  sa  vie  pour  son 
seigneur.  Qu'il  meure  ou  qu'il  soit  sauf^  le  fief  qu'il  pos- 
sède, son  fils  le  possédera  aussi,  sans  qu'il  ait  besoin  de 
sacrifier  argent  ni  trésor  pour  se  faire  rendre  justice. 
Sous  un  tel  prince,  chacun  est  sûr  que  si  on  lui  fait  du 
mal,  il  sera  vengé  d'après  le  droit  (5).  La  fidélité  et 
l'honneur  régnent  parmi  ses  sujets_,  car  chacun  se  tient 
pour  averti.  Partout  ce  n'est  que  plaisir  et  discipline, 
délices  et  prospérité.  Les  seigneurs  tiennent  leur  parole, 
font  régner  la  justice  et  disent  la  vérité,  et,  quand  une 
fois  ils  ont  accordé  quelque  chose,  oh  1  comme  alors  ils 

(i)  Kaiserckronik,  15,  116  sq.,  15,  223  sq.  On  y  voit  que,  même  en 
campap;ne,  les  moments  libres  des  jeunes  nobles,  étaient  parta- 
gés entre  l'exercice  des  armes  et  l'étude  de  la  loi.  Kuonrât,  Rolands- 
lled,  060  sq.  Chose  curieuse  à  constater,  c'est  que  la  Kaiserchroni- 
que  (15,  119)  fait  déjà  enseigner  le  droit  d'après  le  droit  romain. 

(2)  Kaiserckronik,  15,  112. 

(3)  Kaiserchronik,  io,  155  sq.  —  (4)  Ibid.,  15,  168  sq. 
(5)  Ibid.,  15,  179  sq. 


L  AUTORITÉ    DE    l'ÉTAT  383 

y  sont  fidèles  !  11  n'y  a  que  le  roi  qui  puisse  les  vaincre 
en  cela(1).  Les  menteurs  n'ont  point  d'accès  à  la  cour, 
les  intrigants  n'aboutissent  à  rien,  l'homme  simple  ose 
aussi  dire  son  mot,  l'honneur  et  la  vertu  sont  la  base 
de  l'autorité  dont  jouit  quelqu'un.  Les  vieillards  peu- 
vent vieillir  dans  la  vertu  ;  les  jeunes  gens  sont  tenus 
dans  une  discipline  sévère  (2).  La  noblesse  et  le  prince 
le  premier  savent  que  leur  situation  les  obligea  s'occu- 
per du  peuple  et  des  pauvres  (3).  Comme  conseillers  et 
comme  aides,  les  plus  sages  sont  sans  cesse  devant  la 
porte  du  roi,  afin  qu'il  puisse  user  de  leur  circonspection 
pour  le  bien  commun  de  tous  (4).  La  sagesse  inspire  ses 
prescriptions.  Il  sait  joindre  la  bonté  à  la  sévérité  en- 
vers les  malfaiteurs  (5).  Les  bons  savent  qu'ils  peuvent 
compter  sur  son  égalité  de  caractère.  11  prend  chaleu- 
reusement à  cœur  le  culte  de  Dieu  (6).  Le  peuple  s'at- 
tache à  lui  avec  amour.  Lui  s'attache  aussi  aux  pauvres 
avec  amour,  pour  l'amour  de  Dieu  (7).  Il  n  accepte  ja- 
mais ni  or  ni  argent  pour  rendre  la  justice  (8). 
Hélas  !  dit-on  aujourd'hui  en  soupirant,  voilà  bien  les     ;{.  -  cei 

11-  if  r     '  1?  •  1  A         I   r\  >         £       idéal  aéléréa- 

lubies  d  un  cure  ou  d  un  moine  du  moyen  âge  !  Ou  a-t-  usé. 
on  jamais  vu  dans  le  monde  la  réalisation  d'un  tel  idéal? 
Dans  la  situation  actuelle^  où  est-ce  qu'un  tel  gouverne- 
ment pourrait  se  réaliser?  Non  assurément,  il  n'en  pour- 
rait être  ainsi  dans  le  monde  tel  qu'il  est  maintenant. 

(l)  15,  193  sq.  —  (2)  Ibid.,  15,  202  sq. 

(3)  Ibid.,  15,  227  sq.  —  (4)  Ibid.,  15,  234  sq. 

(5)  La  nénie  4,  6  sur  Henri  le  saint  dit  aussi  qu'il  e'tait  modéré  en 
toutes  choses,  et  qu'il  gardait  la  juste  mesure  dans  le  droit  (Cani- 
bridger  Lieder  in  der  Zeltschr.  fur  deiitsches  Altcrth.,  XIV,  460).  U.  de 
Charlemagne  dans  Mone,  Hymni  lat.,  982,  32  sq.  (III,  348). 

(6)  C'est  à  ceci  naturellement  que  le  moyen  âge  attache  le  plus 
d'importance  en  ce  qui  concerne  le  prince.  Par  exemple,  Xenia,  3, 
6,  7  in  Henricum  [Zeitsch.  fiir  d.  Altcrth.,  XIV,  459] .  Henri  y  est  ap- 
pelé: ami  du  Seigneur  (3,  8,  1).  Cf.  Hoppe,  2, 1  (Hagen,  Minnesinger, 
II,  383),  der  (Jnverzagte,  3,  1,  5  [ibid.,  III,  45). 

(7)  Inutile  de  donner  des  références  sur  l'expression  protecteur 
des  pauvres,  des  veuves  et  des  orphelins,  comme  surnom  donné  aux 
princes  et  particulièrement  cà  Fempereur;  cette  appellation  se  ren- 
contre continuellement. 

(8)  liaiserchronik,  15,  240  sq. 


384         ÉTAT  ET  SOCIÉTÉ  DES  PEUPLES 

Mais  devons-nous  nous  considérer  comme  la  règle  sur 
laquelle  il  faille  tout  mesurer?  C'estvrai  qu'aujourd'hui, 
il  y  a  une  telle  poussée  et  une  telle  agitation  dans  les 
états,  que  la  paix  et  la  sécurité  sont  reléguées  au  rang 
des  mythes.  Depuis  que  nos  grandes  puissances  et  nos 
petits  états  craignent  que  le  plus  léger  souffle  de  l'Évan- 
gile ne  les  réduise  à  néant,  l'humanité  elle-même  ne  se 
connaît  plus  et  n'a  plus  de  confiance,  par  suite  de  la  peur 
et  des  mesures  de  précaution.  Lefeucouve  dans  son  sein; 
elle  enfante  des  étincelles,  et  les  peuples  ressemblent  au 
tas  de  cendres  après  l'incendie,  et  aux  épines  sur  lesquel- 
les le  feu  a  passé  (1).  Mais  en  a-t-il  toujours  été  ainsi, 
parce  qu'il  en  est  ainsi  aujourd'hui?  A  ces  cœurs  dévo- 
rés par  le  doute,  on  pourrait  aussi  lancer  cette  raillerie 
mordante  par  laquelle  Mirabeau  flétrissait  jadis  les  cour- 
tes vues  de  Necker  en  face  de  la  Révolution  déjà  finie  : 
((  Malebranche  voit  tout  en  Dieu,  Monsieur  Necker  voit 
tout  dans  Necker.  Les  deux  voient  aussi  bien  l'un  que 
l'autre,  car  tous  les  deux,  ne  voient  qu'eux,  et  pour 
cette  raison  ne  voient  rien  du  tout  ». 

Ces  philosophes  et  ces  jurisconsultes,  ces  historiens 
et. ces  politiques  qui  voient  Tétat,  la  société,  le  Christia- 
nisme et  le  passé,  seulement  à  travers  le  prisme  des 
idées  modernes,  ne  peuvent  pas  plus  dous  accorder  sans 
conteste  la  vérité  indéniable  d'un  passé  plus  consolant, 
qu'ils  ne  veulent  s'avouer  à  eux-mêmes  que  nos  acquisi- 
tions sociales  ont,  comme  perspective  inévitable,  un* 
avenir  qui  est  loin  d'être  beau.  Cet  avenir,  il  n'est  mal- 
heureusement guère  possible  de  le  leur  épargner.  Mais 
qu'ils  ne  nous  ravissent  pas  le  passé.  Ce  ne  sont  pas  de 
vaines  élucubrations  ce  que  les  poètes  et  les  écrivains 
nous  disent  des  jours  où  florissait  le  Christianisme,, 
mais  ce  sont  des  vérités  historiques.  Loin  de  nous  la 
pensée  de  canoniser  le  moyen  âge.  D'ailleurs  nous  avons 
dit  assez  souvent  qu'il  n'avait  pas  accompli  sa  tâche,, 
tant  s'en  faut. 

(l)  Isaïe,  XXXm,  11,  12;  XXVI,  18. 


i/autorité  de  l'état  385 

Quand  le  mal  faisait  invasion  chez  lui,  il  agissait  d'unP 
™au:ère plus éhontée, et avecbeaucoupmoi^s de  ete 
qu  on  ne  le  fa.t  maintenant.  Où  la  méchanceté  pouv  U 
se   a.rejour,  elle  abnsait  d'autant  plus  dangereusement 
de  la  vente  qu  elle  la  connaissait  mieux,  grâce  à  celte 
perspicacité  d  espn t  et  à  cette  logique  qui  lui  était  propre 
en    out,  dans  le  bien  comme  dans  le  mal.  Mais  on  ne 
peut  du  moms  refuser  à  cette  société  qu'elle  fit  souvent 
de  seneux  efforts  pour  établir  le  Christianisme  sous 
tous  les  rapports,  et  que,  dans  les  cas  où  elle  réussit' 
elle  ne  s  attira  aucun  déshonneur. 

Or  ceci  s'applique  aussi  tout  particulièrement  au  su- 
jet que  nous  traitons  ici. 

Ce  que  nous  lisons  sur  saint  Louis  n'est  pas  de  la  lé-     4 
gende,  c'est  de  l'histoire  véritable.  Comme  dispositions  "-""'^ 
naturelles,  il  n'était  certes  pas  un  génie  sous  aucun  rap-  - 
port.  L  histoire  ne  lui  a  pas  décerné  le  nom  de  qrand 
Comme  talents.  César,  Napoléon,  Alexandre,  Frédéric 
le  Grand,  Pierre  le  Grand  et  cent  autres,  lui  étaient  bien 
supérieurs.  Mais  s'il  s'agit  de  connaître  les  bienfaits 
qu  un  gouvernement  a  répandus,  il  serait  difficile  d'en 
citer  un  qui  ait  dépassé  le  sien.  Avec  des  dispositions 
ordinaires,  au  milieu  de  grands  obstacles  et  de  grands 
dangers,  malgré  de  formidables  infortunes,  il  fut  pour- 
tant le  père  de  ses  sujets  ;  il  agrandit  le  royaume,  favo- 
risa le  pouvoir  royal  et  le  bien  du  peuple,  (it  régner  la 
prospérité  dans  ses  états,  fut  le  bienfaiteur  de  la  société, 
le  rempart  du  droit  ;  en  un  mot,  il  fut  un  vrai  prince  et 
un  roi  complet.  Et  il  y  arriva  sans  théories  artificielles 
méditées  longtemps  d'avance.  Ce  qui  le  guidait,  c'était 
la  délicatesse  de  sa  conscience,  un  grand  amour  do  la 
justice  et  de  l'équité,  le  sentiment  de  l'ordre  et  du  bien 
Icommun.  Jamais  il  n'eut  d'arrière-pensée.  Simple  et 
jdroit  (1  ),  son  unique  but  était  la  volonté  et  l'honneurde 

(1)  Autrefois  le  surnom  de  Le  Droicturier  était  donné  au  prince 

omme  un  titre  d'honneur.  Aujourd'hui,  époque  du  Machiavélisme, 

m  hausse  les  épaules  sur  ce  titre  comme  sur  ceux  do  Le  Ddèonnairc' 

25 


4.  —Saint 


386  ÉTAT   ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

Dieu.  L'utilité  et  le  succès  du  moment  l'inquiétaient 
peu.  Il  n'avait  qu'un  souci,  celui  de  faire  produire  à  ses 
peines  des  fruits  pour  l'avenir  et  pour  l'éternité.  En  un 
mot,  toute  sa  politique  consistait  dans  une  scrupuleuse 
délicatesse  de  conscience,  dans  l'observation  de  la  jus- 
tice naturelle  et  surnaturelle  jusque  dans  les  derniers 
détails.  En  définitive,  c'est  la  seule  chose  que  les  géné- 
rations postérieures,  qui  ne  l'ont  pas  suivi,  trouvent  à 
blâmer  en  lui.  Qu'elles  le  blâment  si  elles  veulent,  il  y  a 
trois  choses  qu'elles  ne  peuvent  nier,  c'est  que,  dans  ce 
temps-là,  la  France  parvint,  dans  son  développement 
social,  à  un  degré  d'élévation  qu'elle  n'a  pas  souvent 
atteint  depuis  (1),  et  que,  malgré  quelques  malheurs 
partiels,  elle  jouissait,  politiquement  parlant,  aussi  bien 
à  l'intérieur  qu'à  l'extérieur,  d'une  félicité  et  d'une  gloire 
telles  qu'on  n'en  a  jamais  vu  les  pareilles  (2).  Et  tout  cela 
sous  un  roi  qui  n'était  pas  seulement  un  chrétien  com- 
plet, mais  un  grand  saint,  et  saint  précisément  par  l'ac- 
complissement exact  de  ses  devoirs  comme  roi  (3). 

En  délicatesse  de  conscience ,  en  activité  chevale- 
resque, politique  et  intellectuelle,  Louis  ne  se  laissait 
surpasser  par  aucun  prince  (4).  11  pensait  à  tout , 
s'occupait  constamment  de  la  situation  de  son  pays^ 
avait  une  véritable  soif  d'amélioration,  s'inquiétait  de 
tout  ce  qui  était  mal,  et  cherchait  à  guérir  toutes  les 
plaies  qu'il  rencontrait.  11  se  rendait  compte  de  toute 
situation  malheureuse,  voyait  tout  de  ses  propres  yeux, 
ne  se  laissait  arrêter  par  aucun  obstacle,  quand  il  s'a- 
gissait de  faire  le  bien  ou  de  triompher  du  mal.  Si  ja- 
mais il  eut  une  passion,  ce  fut  celle  d'être  actif  pour  le 
bien.  Chez  personne  assurément,  l'amour  du  bien  ne  fut 

Le  Pieux,  Le  Saint  et  autres  semblables,  et  on  dit  :  Oui  c'était  un  bon 
chrétien,  mais  un  mauvais  politique.  Belle  politique  que  celle  qui 
ne  concorde  pas  avec  la  droicture  ! 

(1)  Le  Play,  V organisation  du  travail,  (2),  78  sq.,  85  sq. 

(2)  Gaufridus,  Vita  S.  Ludov.,  4,  33,  34. 

(3)  Wallon,  Saint  Louis,  384. 

(4)  Guizot,  Hist.  de  la  civilis.  en  France,  1846,  IV,  142  sq. 


l'autorité    de   l'état  qo- 

moins  faible  OU  moins  irrénéchi  que  chez  lui   II,... 
sait  pas  fout  d'abord  intervenir  Ui     ,  "® ''""*" 

chait  à  la  prévenir  par  la  hlrie  !  k"'  -""  "  "'"" 
niellait  du  sien  plufôt  que  de  t  n      ';"'"'«'^'^"'=«-  "  Y 

pasiaisserauxa'urese'  i  :  ;  ^d^s"","'  '^  "^ 
et  ses  fondations  grandiLs  i  L^^^^^^  ZlZ^' 
amour  de  la  justice  que  de  sa  bonté       le'  consdé'u 

;;;e  préoccupait  serupuleusernli'lln-^^^ 

dePnri^  ilror^V»  i  justement.  Dans  X^lraité 

rev;n    cL  L 1        /'"'^"'^  '  l'Angleterre,  quoique  ses 
défiass  nf   n  •'"'  ^''''  '^"^^'  '^'^'■'«-■"es  qu'elles 

à  rtonceV  f  T"'''''  '''  ''''''  "  I'""aciéteLi„er 
eu    s   r  ;  '":  '•evendicalions  injustes  et  dou- 

ie  paix  .  '7/  '"  ''  P^>'«  J----t  ^e  la  sécurité  et 
ae  Ja  pa.x  (2).  Un  signe  non  moins  caractéristique  qui 
témoigne  en  faveur  de  son  gouvernement,  fut  qu^k  Z 
pulation  des  pays  cédés  ne  voulut  pas  le  reconnaître 

sTrltr'T  ^'^-  "  ^'""'"  ""^"'  1-  P--^'-^'e  à  fai 
pas  sur  le  droit,  quand  même  ils  existaient  de  temps 
immémorial   et  lui  rapportaient  le  plus  grand  profit  (i) 
Malgré  ce  a,  .1  est  un  des  princes  qui  ont  le  plus  conlri- 
fiue  a  1  extension  de  la  France  (5). 

Après  avoir  ainsi  mis  le  royaume  en  sécurité,  il  cher- 
cha a  le  consolider  avant  tout  à  l'intérieur  par  la  paix 
et  la  justice.  Son  principal  souci  fut  de  mettre  en  siircté 
les  petits  contre  les  grands,  mais  non  dans  l'intention  do 
s  en  servir  comme  d'un  prétexte  pour  établir  un  royau- 
me absolu  aux  dépens  des  seigneurs  féodaux  (0),  car  il 

(1)  Wallon,  loc.  cit.,  386,  426  sq. 

2)Jo,nville,  1,  3   24;  2,  27,244.  Cf.  Rolland.,Commen<ar.,  §66,  68 

(3)  Guizot,  loc.  cit.,  IV,  144.  ' 

(4)  Gui.  Carn.,  VitaS.  Lud.,'i,  |9.  Joinville,  2,  28,  2.74 
5   Voir  1  enumération  détaillée  dans  Guizot,  IV,  146. 

(6)  Guizot,  loc.  cit.,  IV,  147  sq. 


388  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

respectait  trop  les  droits  de  ses  vassaux,  et  les  traitait 
absolument  selon  les  lois  conimunes.  Il  avait  une  grande 
idée  des  droits  et  des  devoirs  réciproques  des  seigneurs 
et  des  sujets^  et  souvent  il  reconnut,  à  son  propre  dé- 
triment, que  ceux-ci  doivent  passer  avant  les  empiéte- 
ments d'une  puissance  royale.  Aux  barons,  il  accorda 
le  droit  de  résisler  aux  prescriptions  illégales  de  la  cou- 
ronne. D'ailleurs,  il  prenait  ses  mesures  à  l'avance  pour 
n'en  porter  aucune  de  ce  genre,  en  recourant  aux  lu- 
mières des  grands  et  des  hommes  prudents  et  expéri- 
mentés, car  il  ne  voulait  imposer  à  personne  des  obli- 
gations injustes  (1).  11  agissait  également  avec  rigueur 
contre  les  excès  de  la  féodalité,  les  disputes  privées,  les 
duels  (2).  Pour  protéger  son  peuple  contre  les  exac- 
tions en  matière  commerciale,  il  intervint  sérieusement 
contre  l'usure,  et  bannit  de  ses  états  tous  les  juifs  qui 
ne  voulaient  pas  faire  de  commerce  honnête,  ou  qui  ne 
voulaient  pas  exercer  d'industries  (3).  Mais,  sur  le  do- 
maine de  sa  puissance  royale,  il  était  infatigable  dans 
les  prescriptions,  et  impitoyable  pour  les  faire  exécu- 
ter (4).  Sous  ce  rapport,  il  ne  souffrait  aucune  excep- 
tion. Il  était  plein  de  zèle  pour  l'Eglise,  et  lui  prêta 
l'appui  de  son  bras  ;  mais  il  lui  fallait  d'abord  se  con- 
vaincre qu'il  s'agissait  d'une  chose  dont  il  pouvait  ré- 
pondre en  conscience  et  en  justice. 

Dans  ses  possessions  personnelles  où  il  avait  toute 
liberté,  non  seulement  comme  roi,  mais  comme  maître 
unique,  il  prenait  des  mesures  énergiques  et  portait  des 
prescriptions  d'une  importance  décisive  (5).  Les  juges 
durent  jurer  de  ne  pas  accepter  de  présents  et  de  rendre 

(1)  Repinae  Gonfessar.,  Vita  S.  Lud.,  15,  io2,  153,  i59.  —  Guil.  de 
Nangis,  Paris  1761,  236  sq.  Guizot,  IV,  150. 

(2)  Guil.  Corn.,  Vita  S.  Liid.,  4,  21.  Guizot,  IV,  152  sq.  Bolland., 
Comment.,  §  883  sq. 

(3)  Guil.  Corn.,  Vita  S.  Liid.,  4-,  19,  20.   Bolland.,  Comment.,  723. 

(4)  Guizot,  IV,  157  sq.  Wallon,  Saint  Louis,  265  sq.  Joinville,  1. 
3,  23  (Bolland.  Aug.,  V,  679  sq.).  Reginœ  Gonfessar.,  Vita  S.  Ludov., 
45,  155. 

(5)  Guizot,  IV,  162  sq. 


,     .  I.'«OTOniTe    DE   L'jiTAT  ,„„ 

quer  sérieusement  leurs  resnonsahil,f« 
^^roUd'intervenirpartouIlTorne       lu;:r^ 

sa.res  pour  fa.re  une  enquête,  tantôt  des  franciscains  et 
des  dom,n,ca.ns,  tantôt  des  membres  du  clerg  ÏÏcX 

tantôt  des  chevaliers  et  des  orinces  m  ^;  i    f    ,  ' 

fondpp    ni  „;  k  .  "^*'P'^'"*=es(Jj.hilaplamteé.'Mt 

ession   ne  „f ''•"'  "'''''''''  "'  P'''^^"'*^'  "'  -'«•- 

dans        If  l"^  '^  !!:»^  ^^'^«'  '-  peuples  entrèrent 

droTt  en  ,.f  '  '•"■'  "^^  '''  ''""''  ^'^  "-«"^er  justice  et 
aroit  en  toutes  circonstances. 

Ainsi  s'accrurent  la  prospérité  et  la  population.  Ce  fut 
^    ÙeZt  ""r^  ^-;'°PP-ent  queVirent  l'agricu 
o.  ,1    ,    "''"■'•  ^  •'"P«'-t»"-on-  l'échange,  le^  taxes 
e  toutes  les  possessions  (5)  augmentèrent  à  vue  d'œil, 
.     et  le  revenu  du  roi  atteignit  bientôt  le  double  de  celu 
de  ses  predéce.sseurs  (6).  Il  chercha  à  supprimer  l'excès 
puissance  des  princes  et  des  barons  parle  relèvement 

(2)  io!":;!!:;  l  ^'H:^"-  '""■■'"'i-  ^"'«'"-'•.  ^««  -r- 

ples^daL'Gufzoriv'';r"''r  '«r-'V'"""'""  ^'  Cha,len,a«„e.    ICxom- 

(S)  Joinville,  2,  28,  234. 
pour  l^VoTl!!!"  ""^  '^"m-nença  à  amender,   et  le  peuple  y  vint 
que  les  vel.  T  ''"'■""  ^'^f ■''•"•  ^'  ">°"lMia  tant  et'an/emia, 
à    doub^rat;        ^^'^V'""''  '''  ""''^^  ''  '«^  ''""•'^^  choses  valoien 
176r"w)   ^        ''""        '   "°^''  ^'  P'^'""''  '^^™"'  (Joinville,  Paris, 


390  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

des  villes.  Dans  l'expression  de  ses  dernières  volontés, 
il  conseillait  encore  à  son  fils,  avec  une  insistance  par- 
ticulière, de  protéger  leurs  libertés  et  leurs  coutumes. 
Il  n  attendait  pas  la  sécurité  du  pays  d'une  grande  puis- 
sance guerrière,  mais  de  la  richesse  et  de  la  force  des 
villes  (1).  Pour  soulager  la  misère,  il  distribua  d'abon- 
dantes aumônes,  fît  des  fondations  en  si  grand  nombre^ 
qu'on  lui  en  adressa  des  reproches.  Dans  la  conviction 
que  la  morale,  cette  moelle  des  peuples,  ce  nerf  de  la  vie 
d'état,  prospère  uniquement  sous  la  protection  de  la  re- 
ligion, il  favorisa  celle-ci  et  ses  ministres  partout  où  il 
le  put.  L'exemple  de  sa  piété,  de  sa  vertu,  de  sa  droi- 
ture, était  un  flambeau  pour  les  autres.  11  était  plein 
d'estime  et  de  sollicitude  pour  les  sciences  que  person- 
nellement il  estimait  beaucoup,  et  dans  la  culture  des- 
quelles il  voyait  une  condition  de  prospérité  pour  ses 
états  (2).  Les  plus  grands  savants  de  son  temps  étaient 
admis  dans  son  intimité  et  devaient,  par  leur  esprit  et 
par  leur  science,  transformer  les  heures  des  récréations 
en  moments  d'instruction etd'élévation  intellectuelle  (3). 
11  contribua  à  la  fondationdel'université  de  Toulouse  (4)  ; 
mais  sous  son  règne,  l'université  de  Paris  prit  place  à 
la  tête  du  monde  savant  tout  entier.  La  fondation  de  son 
confesseur,  à  laquelle  il  eut  lui-même  une  part  impor- 
tante (5),  posa  dans  la  Sorbonne  la  base  de  l'orgueil  uni- 
versitaire. Pour  la  création  d'une  bibliothèque,  dont 
nous  pouvons  juger  de  la  valeur  et  de  la  richesse  par 


(1)  Wallon,  Saint  Louis,  275  sq.  Vaublanc,  La  France  au  temps  des 
croisades,  I,   145  sq, 

(2)  Gui],  de  'Nantis,  Annales  (Paris,  1761,  169). 

(3)  Mais  les  moines  et  les  savants  qui  Tentouraient  ne  devaient 
pas  se  mêler  d'affaires  politiques,  à  moins  d'en  avoir  été  expressé- 
ment chargés  par  lui.  11  est  du  moins  très  probable  que  le  roi  de 
France  dont  parle  Humbert  a  Romanis,  le  parrain  de  son  fils  Ro- 
bert (Exposit.  Regulœ  S.  Augustini,  p.  9.  Bibl.  Lugd.,  XXV,  634.  c), 
n'était  pas  autre  que  Louis  IX.  It.  Danzas,  Etudes  sur  les  temps 
primitifs  de  Vordre  de  Saint  Dominique^  III,  430. 

(4)  Bolland.,  Comment.,  136  (August.,  V,  305,  b). 
(3)  Ibid.,  1053  sq.  (August.,  V,  503  sq.). 


P  l'autorité  de  l'état  391 

un  éclatant  temois^nasre   Son«;  lui   l^  pk^     i     • 
était  le  plus  bel  ornemp'nr  ^^    ^  la  Chevalerie,  dont  il 
pius  oei  ornement,  s  épanouit  une  dernière  fois 
dans  toute  sa  grandeur.  Il  poursuivit  la  poliliaieex^ 
neure  sans  plans  perturbateurs  du  mon  e,  mai   Ivec" 
honneur  pour  lui  et  sans  danger  pour  le  p  ys  Loi    de 

etTepaVeTlft^?;r^^°"'''^  '"'^^-'^  ^'-P^- 
et  e  pape,  .1  fut  plutôt,  au  milieu  de  ces  troubles  le  seul 

défenseur  de  l'Eglise  et  du  nom  chrétien  (1).  Il  ,     't 

à  ser    P  d     r'"'!'  '"''"^  ^'^""•^-  "  «cherchait  plutôt 
a  servir  d  intermédiaire  pour  la  paix  (2j,  et  refu  a  des 

couronnes  et  des  honneurs  ,ui  étaient  U^rts  à  sa  maî 

son  au  détriment  d'autres.  Ce  qui  est  dit  d'un  autre  saint 
couronne  peut  aussi  s'appliquer  à  lui  :  .  Loyal  et  vrai  • 

on  le  louait  dansions  les  royaumes  où  l'on  entendait 
parler  de  lui  (3j.  »  il  était  en  outre  un  vrai  serviteur  de 
lJ>eu,  ce  qui  lui  valut  de  grandes  grâces  (4).  Sous  son 
règne,    deux  principes   qui    ordinairement  n'ont    pas 
grande  valeur  en  politique,  ont  paru  être  les  sources 
les  plus  abondantes    du  vrai  bonheur  des  gouverne- 
ments et  des  peuples.  Ce  sont  ceux-ci  :  «  La  j'usiice  est 
1  affermissement  du  trône (5)  »,  et:  c  La  piété  est  utile 
a  tout,  ayant  la  promesse  de  la  vie  présente  et  de  la  vie 
a  venir  (6))). 

Ce  que  nous  avons  trouvé  en  saint  Louis  n'est  ni  le 
premier  m  le  dernier  exemple,  que  la  seule  base  <ie  la  u^-^C 
prospérité  de  l'état  est  la  justice  et  le  culte  do  Dieu  '^'^X 
franchement  pratiqués.  Il  ne  serait  pas  diflicile  à  l'hu-  ™"" 
manite  de  s'en  convaincre.  Et  ici  nous  faisons  appel 

\ll  î^"''-.!^^  Nangis,  Annales  du  rCgne  de  S.  Louis,  1761,  KS!». 

83      s".'"!»  !'  ''  -''  ^''"'   '1-  "°"""'l-    ^•«"'««"'•.  8"  sq-,    814  sq., 
ooi,  s-ti,  103(   gq  ^  '  1  > 

(3)  Kaiserc/tronik,  16,  IttO  sq.  -  (4)  Ibld.,  10,  181  sq. 
(o)  Proy.  XVI,  12.  -  (6)  I,  Tim.  VI,  8. 

I 


392  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

aux  peuples  eux-mêmes.  Mieux  que  personne,  ils  savent 
ce  qui  leur  fait  du  bien  et  ce  qui  leur  fait  du  mal.  Il  ne 
leur  sera  pas  difficile  de  répondre  si  c'est  une  magni- 
ficence splendide,  si  ce  sont  de  superbes  combats,  des 
fêles  et  des  spectacles  où  s'étale  la  prodigalité,  des  con- 
quêtes et  des  milliards  en  circulation,  qui  font  une  pé- 
riode de  grandeur,  comme  nos  historiens  le  supposent 
pour  la  plupart.  Ceux-ci  sans  doute  ne  peuvent  s'empê- 
cher de  sourire,  quand  les  peuples  essaient  de  comparer 
le  gouvernement  de  Louis  XIV,  ou  celui  de  Napoléon  P"" 
à  celui  de  saint  Louis.  Aveuglés  par  les  apparences  su- 
perficielles d'un  succès  momentané,  ils  plaignent  cor- 
dialement ceux  qui  voudraient  seulement  essayer  une 
comparaison.  Qu'ils  s'épargnent  la  peine  de  cette  com- 
passion !  Ils  en  ont  peut-être  besoin  pour  eux-mêmes. 
Après  avoir  prodigué  toutes  les  louanges,  et  s'être  admi- 
rés jusqu'à  en  être  fatigués,  ils  sont  à  bout  de  forces 
maintenant,  et  il  leur  faut  rendre  compte  des  événe- 
ments de  ces  prétendus  règnes  glorieux  auxquels  s  ap-j 
plique  à  la  lettre  la  dure  parole  de  saint  Augustin  :| 
«•  Système  de  brigandages  commis  sur  une  grande! 
échelle  »  (1).  Là  ils  succombent  aussi  comme  succom- 
bèrent les  peuples  qui  durent  subvenir  aux  frais  de 
cette  splendeur.  Il  y  a  toujours  un  moment  où  ceux  qui 
se  moquent  d'une  conception  chrétienne  du  monde 
comme  incompatible  avec  lui,  commencent  à  pressentir 
que  cette  conception  doit  avoir  pour  elle  quelque  choseï 
de  plus  que  ce  qui  paraît  à  première  vue.  Oui,  elle  a 
quelque  chose  pour  elle.  Seulement,  il  ne  faut  pas  vou- 
loir tout  faire  dépendre  de  la  première  impression  et  du! 
succès  du  moment.  Il  faut  être  capable  de  pénétrer  de 
la  surface  dans  la  profondeur,  de  l'apparence  dans  la] 
réalité,  de  ce  qui  passe  dans  ce  qui  ne  passe  point. 

Mais  il  n'est  pas  donné  à  tout  le  monde  d'avoir  ce  coup 
d'œil ,  pas  même  aux  grands  et  aux  sages.  Le  brillant  ami 
de  saint  Bernard,  le  comte  Théobald  de  Champagne,  le 

(1)  Augustin.,  Civ.  Dei,  IV,  4. 


l'autorité  de  l'état  J93 

premier  en  France  après  le  roi,  Je  père  des  pauvres  le 
pro  eetenr  des  orphelins,  le  juge  des  veuves  Ja  lum  è 
de  tous  les  paralytiques  (1),  cet  homme  in  ompar  b  e 
par  la  justice,  l'observation  des  lois  (2),  l'amou'r  det 
paix  (3)  umque  parmi  les  princes  en  bienfaits  envers  les 
églises,  les  monastères  et  les  malheureux  (4),  était  tombé 
dans  la  gène  la  plus  grande  par  le  fait  du  roi  de  France 
Uuelle  tempête  de  railleries  se  déversa  à  cette  heure  sur 
le  pnnce  en  qui  Job  semblait  revivre  !  Chacun  se  croyait 
appelé  a  éclipser  la  femme  du  sage  de  l'Idumée  par  des 
railleries  sur  l'utilité  de  sa  délicatesse  de  conscience  et 

de  son  amour  pourDieu.Desévêquesquinepouvaientlui 
pardonner  son  afTeclion  pour  les  monastères,  etdes  ecclé 
siastiques  de  tout  genre,  qui  prétendaient  comprendre 
d  autant  mieuxlemonde  queleur  intelligence  était  moins 
ouverte  aux  choses  spirituelles,  versaient  le  liel  dans  le 
calice  de  ses  souffrances.  Un  de  ceux-ci,  le  plus  consi- 
dère du  royaume  par  la  puissance  et  la  prudence,  alla 
même  jusqu'à  donner,  dans  une  diète,  en  termes  bles- 
sants, le  certificat  mortuaire  de  la  cause  du  comte.  Les 
quelques  chevaliers  qui  lui  étaient  encore  restés  fidèles 
étaient  appelés  par  raillerie  des  porteurs  de  soutane,  des 
marmotteurs  de  prières,  des  valets  de  curés,  indignes 
de  l'honneur  des  armes  (3).  Mais  dans  cette  détresse,  le 
grand  homme  ne  dévia  en  rien  du  droit  et  de  la  piété. 
Il  priait  et  luttait;  il  travaillait  et  persévérait.  La  vic- 
toire et  la  paix  récompensèrent  sa  confiance  ;  les  rail- 
leurs se  turent,  et  le  comte  descendit  avec  estime  dans 
la  tombe,  léguant  sa  célébrité  à  la  terre  tout  entière,  et 
laissant  au  monde  la  gloire  d'avoir  sauvegardé  en  lui, 
d'une  manière  éclatante,  eu  face  de  tous  les  princes  du 
temps,  l'amour  des  hommes  et  l'honneur  de  son  nom 
par  la  vérité,  la  douceur  et  la  justice  (6). 

(1)  Joannes  a   S.   Victore,  Memoriale  hist.,  (Rilil.   l,Uf,'il.,   WIV. 
1307,  h.).  —  (2)  Bernard,,  Ep.,  .tfl,  I,  —  (3)  Id.,  £/).,  358. 

(4)  Ernoldus,  Vita  S.  Bernardi,  I.  2,  8,  52. 

(5)  Gaufridus,  Vlta  S.  Bernardi,  1.  4,  3.  12. 

(6)  Bernard.,  Ep.,  427,  3  ;  38,  2. 


le  Saiut. 


394  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ   DES    PEUPLES 

6. -Henri  Après  de  tels  faits  et  de  tels  témoignages  donnés  par 
l'histoire,  ne  devrait-on  pas  attendre  des  jugements  plus 
équitables  de  la  part  de  nos  historiens?  Que  dire  alors 
si  sur  des  personnes  et  des  événements  qui,  déjà  vieux 
d'un  siècle,  pourraient  être  facilement  jugés  objective- 
ment et  avec  calme,  ils  s'expriment  avec  la  même  étroi- 
tesse  de  vue  qu'un  contemporain  ignare  le  ferait  sur  un 
grand  chemin,  parmi  la  troupe  bavarde  des  femmes  et 
des  enfants? 

Nous  pensons  ici,  pour  choisir  un  exemple  qui  nous 
touche  de  plus  près  nous  allemands,  à  Henri  le  Saint. 
Nous  voulons  être  justes^,  et  ne  pas  faire  un  crime  aux 
historiens  d'avoir  osé  aborder  avec  des  préventions,  une 
circonspection  infinie  et  une  vigilance  inépuisable,  un 
homme  que  l'Eglise  vénère  comme  saint.  La  circonspec- 
tion ne  peut  nuire  nulle  partassurément,  et,  eux  nonplus, 
ils  ne  peuvent  pas  mettre  une  méfiance  plus  grande  que 
l'Eglise  dans  l'examen  de  la  vie  d'un  saint,  à  condition 
toutefois  qu'ils  avouent  la  vérité  là  où  ils  la  rencontrent. 
Ils  supposent  donc  comme  une  chose  toute  naturelle 
que  Henri  a  dû  être  un  porteur  de  soutane,  un  marmot- 
teur  de  prières,  un  etréminé  impropre  au  service  des 
armes  et  incapable  d'honneur,  pour  nous  servir  des  ex- 
pressions par  lesquelles  on  jugeait  les  chevaliers  de 
Théobald  ;  mais  cette  fois  toute  circonspection  et  tout 
préjugé  sont  inutiles.  Après  un  examen  plus  minutieux, 
ce  dévot  indigne  du  nom  de  roi,  comme  on  l'appelle 
avec  mépris,  apparaît  plutôt  à  l'extérieur  comme  un 
empereur  dans  la  splendeur  de  sa  dignité.  On  s'imagi- 
nait que  c'était  un  pénitent  sans  virilité,  —  sans  doute 
parce  que  seul  le  péché  et  non  la  pénitence  convient  à 
l'homme  ;  —  et,  ô  surprise,  il  est  continuellement  en 
campagne  contre  des  grands  révoltés,  contre  des  enne- 
mis puissants,  les  Frisons,  les  Italiens,  les  Polonais,  les 
Grecs  (1).  Sa  prétendue  faiblesse  en  face  de  l'Eglise  se 

(1)  Hirsch  und  Bresslau,  Jahrb.   d.    d.  Reiches   unter  Helnrich  II, 
m,  300  sq.  Giesebrecht,  Gesch.  d.  d.  Kaiserzeit  (3),  II,  65-96. 


L  AUTORITÉ    DE    L  ÉTAT  395 

manifeste  comme  une  politique  réfléchie  qui  veut  créer  à 
la  fois  dans  une  chevalerie  et  dans  une  puissance  spiri- 
tuelle indépendante,  toutes  deux  au  service  du  royaume, 
un  soutien  toujours  prêt  à  résister  à  l'égoïsme  et  à  l'in- 
fidélité des  grands  de  la  couronne.  Au  lieu  de  cette  inac- 
tivité présumée,  il  fait  partout  preuve  de  force,  de  di- 
gnité, de  dévouement  à  tout  ce  que  l'empereur  a  reconnu 
utile  pour  la  consolidation  de  sa  puissance  et  de  celle 
du  royaume,  Bref,  après  un  examen  judicieux,  comme 
juge,  comme  chef  d'armée,  le  saint  nous  semble  réali- 
ser d'assez  près  l'idéal  que  nos  rudes  ancêtres  s'étaient 
fait  de  leur  chef,  idéal  d'après  lequel  celui-ci  devait  se 
trouver  sur  chaque  point  de  l'empire  armé  de  la  triple 
puissance  de  la  loi,  de  l'épée  et  du  sceptre,  et  devait 
être  encore  plus  que  seigneur,  père,  médiateur  et  pacifi- 
cateur pour  tous.  C'est  là  sans  doute  une  découverte  à 
laquelle  on  ne  s'attendait  pas,  mais  qu'on  ne  peut  nier. 
Il  n'y  a  pas  de  meilleure  preuve  que  la  piété  et  la  sain- 
teté ne  sont  pas  un  obstacle  à  l'habileté  dans  le  manie- 
ment des  affaires  civiles  et  politiques. 

Mais  tout  autres  sont  les  appréciations  de  nos  histo- 
riens. On  ne  peut  nier  que  Henri  fut  un  empereur  éner- 
gique et  capable.  Par  contre,  c'est  d'autant  plus  siir|)Our 
eux  que  l'Église  a  dû  commettre  une  erreur,  et  que  l'em- 
pereur n'a  pu  être  un  saint.  Vivre  saintement,  —  on 
sourit  de  la  chasteté  de  Henri  comme  d'une  fable  ridi- 
cule, —  et  régner  avec  autant  d'énergie  qu'il  l'a  fait; 
prier,  et  avec  cela  être  continuellement  au  travail  et  au 
devoir,  quel  estl'hommequi  aujourd'hui  ne  sachcpas  que 
ce  sont  là  des  fonctions  incompatibles  (1)?  Une  petite 
punition  était  bien  due  à  l'empereur,  pense  un  critique. 
Pourquoi  n'a-t-il  pas  aussi  vaincu  l'ambition  d'être 
pieux  ?  Mais  ce  fut  pourtant  une  punition  trop  forte  de 
l'avoir  inscrit  au  nombre  des  saints.  Ainsi  parle  Alfred 

(1)  Watteiibach,  Deutschlands  Geschicht^quellcnim  MUtclaller  (A),  I, 
284;  11,270.  Riezier,  Baycrischc  Gescliichte,  I,  42o. 


396  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

Dove  (  1  ) .  D'après  l'opinion  de  ces  savants,  un  homme  de 
cette  époque  n'a  pu  être  pieux  que  par  ambition.  Mais 
aujourd'hui,  il  semble  que  pour  eux,  il  n'y  ait  pas  de 
honte  comparable  à  la  sainteté.  Après  une  période  de 
près  de  neuf  cents  ans,  ils  ne  peuvent  s'empêcher  de 
donner  à  ce  saint  un  bon  conseil  qui  aurait  pu  en  faire 
un  homme  véritablement  grand.  Au  lieu  de  s'attacher  à 
l'Eglise,  il  aurait  dû  poursuivre  un  idéal  religieux  pan- 
théistique,  ou  un  idéal  bel  esprit  selon  le  goût  moderne, 
exploiter  l'Église  à  son  avantage,  et  il  serait  glorieux  à 
leurs  yeux.  Mais,  dit  Dove,  avec  une  emphase  naïve,  il  a 
manqué  à  son  âme  l'élan  suffisant  pour  honorer  dans  le 
Christianisme  la  puissance  spirituelle  terrestre  que  l'état 
doit  porter  par  dessus  lui  dans  les  sombres  pays  étran- 
gers, et  parle  fait  même  dans  l'avenir  immense  (2).  Je 
veux  bien  croire  qu'il  ait  compris  sa  pensée  en  donnant 
ce  conseil  politique.  Pour  nous  voici  ce  qui  est  clair.  Si 
Henri  avait  pensé  ainsi,  il  ne  serait  pas  devenu  un  saint, 
ni  un  empereur  digne  de  ce  nom,  mais  un  visionnaire 
qui  aurait  fait  ramasser  des  coquillages  ou  des  plumes 
d'oie  dans  un  pays  obscur,  ou  qui,  dans  un  élan  fan- 
tastique^ se  serait  peut-être  égaré  dans  des  mers  incon- 
nues. Au  moyen  âge,  heureusement,  on  était  moins  né- 
buleux, et  on  regardait  plutôt  à  un  sol  solide  et  à  des 
fins  solides,  parce  qu'on  avait  les  yeux  fixés  solidement 
sur  le  ciel.  Le  moyen  âge,  vigoureux,  infatigable  au  tra- 
vail, plein  d'audace  pour  atteindre  ses  fins  n'aurait  pas 
canonisé  un  empereur  seulement  parce  qu'il  priait  et 
faisait  l'aumône.  Un  spectable  très  instructif  est  de  con- 
sidérer les  qualités  qu'il  loue  dans  Henri.  Il  vante  aussi 
sa  piété,  et  c'est  avec  raison.  Mais  il  l'estime  d'à-  j 
voir  particuhèrement  uni  le  zèle  pour  l'accomplissement 
de  sa  charge  à  un  culte  inébranlable  pour  la  justice  (3). 

(1)  Allgem.  dentsche  Biographie,  IX,  384. 

(2)  Ihid.,  XI,  382. 

(3)  Adelberti,  VilaEenrici^Xi.  22,  29  (Mon.  German.,  IV,  805,  810). 
Adebaldi,  Vita  S.  Henrici,  19  (Bolland.,  Jul.  III,  718)  ;  Anonymi, 
Vita,  4,  34  (III,  730). 


chrétien. 


L  AUTORITÉ    DE    l'ÉTAT  397 

11  n'y  a  pas  que  les  historiens  du  moyeu  âge  qui  le  vau- 
tent  d  avoir  soumis  beaucoup  de  pays,  accompli  beau- 
coup  d  exploits  et  d  avoir  vaincu  partout  par  son  courage 
et  ses  prières  (1)  ;  mais  les  hymnes  de  l'Église  le  célè 
brent  aussi  à  cause  de  sa  valeur  guerrière  (2)  Partout 
on  considérait  sa  vie  et  sa  gloire  comme  une  preuve  qu'il 
est  possible  de  vivre  riche  sur  terre  et  riche  devant 
Dieu  (3),  de  sauvegarder  la  justice  et  la  loi  ici-bas  pour 
acquérir  la  gloire  et  le  salut  éternel  après  la  mort '(4) 

Qu'on  nous  permette  ici  une  parole  franche.  La  iVaii-     7  _  b 
chise  n'est  jamais  un  péché,  quoiqu'elle  ne  soit  pas  ïou-  KSvf" 
jours   bien  tolérée.    Malgré  cela,  il  nous   faut  avouer  rrl!j 
quavec  quelque  intelligence  de  la  véritable  grandeur,   "'"^'  " 
il  est  inutile  d^envisager  les  principes  de  la  politique 
moderne  et  les  vues  de  l'histoire  actuelle,  pour  conce- 
voir ensuite  une  estime  d'autant  plus  grande  de  l'éléva- 
tion et  de  la  profondeur  des  anciennes  vues  chrétiennes,' 
qui,  par  bonheur,   n'ont  pas  complètement  disparu.' 
Une  venait  à  l'idée  de  personne,   dans  les  temps  qui 
nous^  ont  précédé,  de  combattre  l'inquiétude  mesquine 
que  l'honnêteté  de  la  conscience  et  la  fidélité  à  Dieu 
pussent  devenir  un  obstacle  à  la  fidélité  au  devoir  et 
aux  succès  terrestres.  En  souvenir  de  leurs  princes  les 
plus  grands  et  les  plus  fêtés,  ils  ne  pouvaient  faire  au- 
trement que  de  considérer  comme  unegrande  tache  dans 
leur  vie,  une  faute  qu'ils  auraient  commise  contre  leurs 
fonctions  et  contre  la  religion,  s'ils  ne  l'avaient  pas  ex- 
piée. Mais  si  quelqu'un  d'entre  eux  gardait  intacte  sa 
dignité  sublime  (5),  par  l'énergie  et  l'héroïsme,  parla 

(1)  Kœnigshofen,    Chvonik    von    Strassbiirg  (Chroniken  deiUsrher 
Stacdte,  VIII,  427). 

(2)  Mone,  Hymni  lat.,  966,  31  sq.  (HI,  335).  Nenia  in  ilcnric,^  3,  ;{, 
2  sq.  ;  411  {Cambridger  Lieder  ;  Zeitachr.  fiir  deutsrhc  Alterlli.,  \\\ 
459  sq.).  Cf.  Kaiser chronik,  16,  193  sq. 

(3)  ^enia,  4,  14  [Zcitsch.  fur  dcntsche  Allerth.,  XIV,  460). 

(4)  Mone,  Hymni  lat.,  981,  20  sq.  (III,  347). 

(5)  Très  riches  aussi  sont  à  ce  poinf  de  vue  les  traités  pour  la 
«  Direction  de  la  conscience  d'un  roi  »  que  le  moyen  àjcçe  nous  a  lais- 
sés en  très  grand  nombre.   Voir  par  exemple  les  enseignements  du 


398  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

protection  accordée  aux  lois,  par  l'amour  du  droit  et  de 
la  discipline,  parle  respect  envers  Dieu  et  envers  l'Egli- 
se, l'opinion  publique  était  déjà,  pour  cette  seule  raison, 
disposée  à  lui  adjuger  le  titre  de  saint,  quand  même  il 
se  serait  conduit  en  homme  dans  la  vie  privée,  témoin 
Charlemagne. 

Mais  une  chose  qui  nous  peint  quelle  était  la  convic- 
tion générale  et  inébranlable  au  moyen  âge,  c'est  l'opi- 
nion que  l'honneur  véritable  et  la  féhcité  durable  sont, 
dans  la  vie  publique  comme  dans  la  vie  privée,  unis  à 
la  fidélité  aux  commandements  de  Dieu.  Ferdinand  le 
saint,  l'orgueil  de  l'Espagne,  à  cause  de  ses  victoires 
sur  les  Maures,  de  ses  riches  et  splendides  conquêtes, 
de  son  talent  à  exercer  les  siens  pour  qu'ils  forment 
toujours  une  armée  de  chevaliers  prêts  au  combat  (1), 
Ferdinand,  cet  homme  aussi  grand  comme  législateur 
que  comme  promoteur  de  la  prospérité  intérieure  du 
pays,  avait  coutume  de  dire  qu'il  estimait  plus  la  pro- 
tection accordée  à  un  citoyen  que  la  mort  de  mille 
ennemis  (2).  Un  jour  qu'on  lui  adressait  la  question 
comment  il  avait  pu  réaliser  de  si  grands  succès  qui 
éclipsaient  tous  ses  prédécesseurs,  il  répondit  en  prince 
véritablement  grand  qu'il  était  :  «  Mes  ancêtres  ont 
beaucoup  pensé  à  augmenter  leur  puissance  terrestre^ 
mais  ils  ont  peu  songé  à  faire  prospérer  la  foi  et  a  éten- 
dre le  culte  de  Dieu.  Vous,  ô  mon  Dieu,  —  et  en  disant 
ces  mots,  il  levait  les  yeux  au  ciel,  —  qui  sondez  les 
reins  et  les  cœurs  des  hommes,  vous  savez  que  je  ne 

roi  Tirol  d'Ecosse  à  son  fils  Bridebrand;  puisBoppe  lI(Hagen,  Min- 
nesinger  II,  383  sq.  ;  der  Unverzagte  3,  35  [Ibid.  III,  45),  ou  les  poè- 
mes laudatifs  consacrés  aux  princes  parfaits,  qui  nous  dépeignent 
l'idéal  qu'on  se  faisait  alors  des  princes  v.  g.  sur  Erich  VI  le  saint 
de  Danemark  (Reinmar  von  Zweter.,  2,  140,  II,  204),  sur  Albrecht 
de  Brunswick  (Rumesland,  8,  4,  III,  65;  der  Meissner,  17,  11,  ÏII, 
107).  Rodolphe  de  Habsbourg  {Der  Unverzagte,  3,  1,  III,  45).  Othon 
II,  comte  de  Bavière  (Friedr.  von  Suonenburk,  3,  1,  II,  356).  V. 
aussi  Seifried  Heilbling,  8, 1140  sq. 

(1)  Rodericus  Sanctius,  De  rébus  Hisp.,  3,  39   (Hispania  illustrata;. 
Francof.,  1603,  II,  188,  30  sq). 

(2)  Ibid.,  I,  189,  6. 


l'autorité  de  l'état  399 

cherche  pas  mon  honneur  mais  le  vôtre,  et  qu'il  m'im 
porte  beaucoup  plus  de  relever  le  Chrislianisme  ql  de 
relever  ma  puissance  »  (1).  ^ 

Sous  de  tels  princes  les  peuples  étaient  heureux  Ils 
sacnfiaient  de  boa  cœur  à  leur  service  tout  ce  qu'i 
avaient.  Mounr  pour  eux  leur  semblait  une  mort  ma 
gniHque  (2).  Quelqu'un  aurait  eu  mille  têtes,  qu'iMes 
aurait  toutes  laissé  «battre  avec  joie  pour  sauvegarder 
1  honneur  du  royaume  et  du  prince  (3).  Saignant  de 
mille  blessures,  luttant  avec  la  mort,  le  sujet  expirant 
pense  encore  à  son  seigneur  à  ses  derniers  moments  •  il 
prie  pour  lui  et  pour  ceux  qui  ont  des  intentions  droi'tes 
envers  lui  (4).  Les  sujets  croyaient  qu'une  (elle  royauté 
—  et  ce  n'était  pas  une  vaine  phrase  à  cette  époque  — 
était  accordée  par  la  grâce  de  Dieu.  Tant  que  des  rois 
et  des  princes  se  firent  un  honneur  de  se  considérer 
comme  les  vassaux  de  Dieu  (5),  leur  dignité  apparu't 
aux  peuples  croyants  dans  toute  la  splendeur  d'une 
autorité  et  d'une   consécration   divines.  L'obéissance 
qu'on  observait  envers  eux  n'était  pas  une  obéissance 
al  œil,  pas  une  idolâtrie,  mais  un  vrai  culte  de  Dieu. 
II  faut  avoir  grandi  soi-même  sous  l'influence  de  telles 
vues,   pour  comprendre  toute  la  chaleur  et  toute  la 
force  de  ce  respect  religieux  pour  la  dignité  royale. 
Sans  doute,  depuis  cette  époque,  les  états  ont  trouvé 
meilleur  d'ébranler,  sinon  de  rompre,  toute  attache  au 
Christianisme  et  à  l'Eglise,  biens  sacrés  qui  avaient  si 
étroitement  unis  le  cœur  de  leurs  sujets  à  leurs  inlé- 
rets.  Puisse  le  Dieu  miséricordieux  ne  pas  leur  en  tenir 
rigueur  !  Puisse-t-il  leur  épargner  de  faire  l'essai  si,  en 
pareils  cas,  les  peuples  sont  encore  disposés  à  faire  des 
sacrifices  comme  les  Bavarois  en  firent  jadis  pour  Max 
Emmanuel,  et  les  Tyroliens  pour  leur  bon  empereur 

(1)  Rodericus  Sanct.,  loc.  cit.,  I,  189,  12  sq. 

(2)  Chanson  de  Roland,  1128. 

(3)  Kuonrât,  Holaïutslied,  C019  sq.  —  (4)  Ibid.,  CoOl    091  •'  sq 
(5)  Bernard,,  Ep.,  92. 


400  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

François  !  Puisse-t-il,  et  c'est  ce  que  nous  préférerions, 
toucher  les  princes  et  leurs  conseillers,  de  façon  à  leur 
faire  rejeter  tout  soupçon  mal  fondé,  à  leur  ouvrir  les 
yeux  à  la  lumière,  le  cœur  à  la  vérité,  et  leur  indiquer 
où  ils  doivent  chercher  leurs  vrais  amis  et  leurs  sou- 
tiens les  plus  sincères  !  Heureux  le  prince,  heureux  le 
pays,  où  quelqu'un  peut  déposer  sans  crainte  sur  les 
marches  du  trône  une  exhortation  comme  celle  de  ce 
poète  du  moyen  âge  : 

«  La  couronne  que  Dieu  porta  pour  nos  péchés  était  une  couronne  d'épines  ;  » 

«  Son  tronc  fut  la  croix  sur  laciuclle  la  fureur  du  peuple  non  baptisé  l'attacha.  » 

«  Seigneur  empereur,  courbez-vous  devant  celui  qui  vous  a  élevé  si  haut.  » 

«  Puisque  vous  portez  la  couronne  des  chrétiens  pour  qui  son  sang^  coula,  » 

«  N'oubliez  pas,  si  vous  jouissez  du  bonheur,  que  Dieu  ne  fait  de  miracles  que  par  vous.  » 

«  Portez  toujours  votre  couronne  de  telle  sorte  qu'elle  soit  une  conseillère  pour  votre  âme.  »  (1) 

(1)  Bruder  Werner,  1,  10,  (Hagen,   Minnesinger,  II,  229).    Werner 
ist  ein  Laie,  (3,  H,  II,  23 i). 


VflNGT-HUrTIÈME  CONFÉRENCE 

ÉTAT    ET    ÉTATS. 

1    Notio^  du  droit  des  peuples  ;  il  est  la  clôture  du  droit  naturel  so- 

auité      ^'-^    ,  fTA      ?'"'''''  "  ''^'^  P^'  P°^^"^!«  dans  l'anli- 
qu.te   -  3    U  christianisme  a  rétabli  le  droit  naturel  des  r» 
1  les  et  l'a  élevé  au  point  de  vue  surnaturel.  -  4.  Or  "[ne  du  dro  t 
des  peuples  modernes,  et  en  quoi  il  diffère  des  vuef  du  ino  e 

réelle    -  6.  Efforts  pour  parvenir  à  une  paix  éternelle   -7   Les 
apports  juridiques  des  peuples  ne  peuvent  être  réplés  qu'au  poin 

lJI!fn  r         °?'''  ^'  '"  '■''"8'""  ''  'l"  christianisme^-  8^  Si- 
tuation des  peuples  au  point  de  vue  du  droit  et  des  devoirs  de  l'É- 

Chaque  élat  n'est  qu'une  partie  de  la  société  lui-     ' 
maine.  Tout  ce  que  l'étatpeut  faire,  lors  même  qu'il  se-  ■'"'■'^""ts 
raitleplus  grand  et  le  plus  puissant,  c'est  de  contribuer  'T"''''''''^'''" 

,\    l„    ^ -1      .♦  j      1  1  '  vt  i»jLiv.i      ,j,Q,j    naturel 

cl  la  solution  de  la  grande  tâche  qui  incombe  au  genre  '''"''*''• 
humain.  Aussi  le  droit  d'état  le  plus  parfait  n'est-il  pas 
autre  chose  qu'une  réalisation  partielle  de  l'état  de  jus- 
lice  que  la  société  doit  établir.  Ce  sont  là  trois  princi- 
pes qu'on  ne  peut  assez  répéter. 

Le  grand  tout  de  l'humanité  n'a  donc  pas  changé  par 
la  formation  d'états  particuliers.  Comme  cette  huma- 
nité ne  peut  pas  résoudre  en  bloc  sa  tâche  totale,  puis- 
qu'un état  universel  serait  une  institution  aussi  peu  pra- 
tique et  aussi  peu   facile  à  manier  qu'une    machine 
montée  sur  des  roues  gigantesques,  les  hommes  se  sont 
fractionnés  en  groupes  dont  chacun  s'est  chargé  de  sa 
part  particulière  dans  l'exécution  de  la  tin  commune. 
Mais  celle-ci  n'en  a  pas  plus  souffert  que  l'unité   et  les 
obligations  communes  du  genre  humain  tout  entier  (J). 

En  raison  de  sa  fondation,  chaque  état  particulier  est 
Jonc  obligé  de  s'occuper  du  bien  de  la  totalité,  et  de 

(1)  Cf.  Held,  Grundzûge  des  allgem.  Slaatsrcchics,  37j  sq. 


402  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

travailler  comme  chaque  individu.  Ce  n'est  pas  seule- 
ment l'état  qui  est  un  organisme,  mais  toute  l'humanité 
en  forme  un  qui,  en  réalité,  est  le  plus  élevé  de  tous  les 
organismes  moraux  naturels.  Toutes  les  parties,  c'est- 
à-dire  tous  les  peuples,  tous  les  états,  toutes  les  associa- 
tions plus  ou  moins  grandes  ne  sont  que  des  membres 
de  ce  grand  corps.  Tous  sont  astreints  au  service  du 
tout  ;  tous  sont  obligés  de  se  favoriser  mutuellement. 
Chaque  état  doit  considérer  comme  son  avantage  l'utilité 
de  la  totalité  ;  chacun  doit  éviter  ce  par  quoi  il  pourrait 
nuire  au  grand  corps  de  l'humanité,  quand  même  il  en 
tirerait  le  plus  grand  avantage.  Aucun  membre  du  corps 
ne  doit  vivre  au  détriment  d'un  autre,  aucun  ne  doit  s'é- 
tendre au  préjudice  d'un  autre,  mais  chacun  doit  voir 
dans  la  propriété  d'autrui  l'utilité  du  corps  tout  entier; 
chacun  doit,  à  cause  du  bien  commun,  renoncer  à  des 
extensions  disproportionnées,  et  aider  les  autres  à  at- 
teindre leurs  fins. 

Telle  est  l'idée  du  droit  des  peuples,  provenant  non 
pas,  comme  on  pourrait  le  croire,  des  chimères  d'imagi- 
nations chrétiennes  et  théologisan tes,  mais  l'idée  d'après 
laquelle  la  loi  naturelle  et  l'histoire  nous  représentent  la 
société  comme  un  organisme  grandiose  et  parfaitement 
homogène.  Le  droit  des  peuples  est  donc  une  partie  es- 
sentielle et  la  clôture  proprement  dite  du  droit  social 
naturel. 

2.  -  Un       Les  notions  très  imparfaites  que  l'antiquité  tout  en- 
droit des  peu-       .,  ..     1        1        •<     1  1         /.\  P    •,  •         A 

pies  nétait    ticrc  avait  du  droit  des  peuples  il),  —  lait  qui  est  avoue 

pas     possible  a         l  \     / 

dansi'anti-  p^f  gcs  plus  illustrcs  défcuscurs  sous  ce  rapport,  — 
nous  montrent  combien,  à  cette  époque,  l'humanité  était 
descendue  au-dessous  de  la  nature.  Où  les  anciens  en 
effet,  auraient-ils  pu  prendre  un  droit  des  peuples  ?  C'est 
à  peine  s'ils  avaient  conservé  un  souvenir  de  la  descen- 
dance commune  du  genre  humain.  Ils  regardaient  leur 

(1)  Mohl,  Encyklop.  der  Staatsivissenschaften,  (2),  405  sq.  Heffter, 
Das  eiiroioaeische  Vœlkerrecht,  [(j),  9  sq.  Bluntschli,  Staatswœrterbuch, 
XI,  81  sq. 


ÉTAT   ET   ÉTATS  403 

état  propre  comme  illimité  et  absolu.  D'après  leur  con- 
ception, les  droits  de  celui-ci  s'étendaient  jusqu'où  allait 
sa  puissance.  Tous  les  étrangers  étaient  des  barbares  (1  ), 
des  ennemis,  non  pas  à  cause  de  leur  manière  d'ai^ir 
mais  par  nature.  Or,  comme  celle-ci  est  immuable,  une 
guerre  éternelle  contre  elle  leur  semblait  un  devoir  (2). 
Les  Romains  étaient  au-dessous  des  Grecs  à  ce  point  de 
vue  (3).  Les  Egyptiens  pensaient  et  agissaient  ainsi  (4)  ; 
ainsi  tous  les  anciens  peuples.  Par  hommes  capables  de 
droits  et  envers  lesquels  il  y  avait  des  obligations  à  rem- 
plir, on  ne  comprenait  que  les  propres  compatriotes,  et, 
cela  va  sans  dire,  seulement  ceux  qui  étaient  libres  et 
comptaient  parmi  les  propriétaires.  Les  autres,  là  où  il 
s'agissait  de  droits  humains,  n'entraient  pas  en  ligne  de 
compte  (5).  Dans  les  meilleurs  cas^  ils  étaient  des  moitiés 
d'hommes  destinés  à  l'esclavage  (6).  Si  on  leur  accor- 
dait des  droits,  c'était  d'une  autre  manière  qu'aux  habi- 
tants du  pays  lui-même  (7)  ;  si  on  leur  faisait  la  guerre, 
c'était  tout  autrement  qu'on  ne  l'aurait  faite  contre  un 
adversaire  de  même  rang  (8).  D'après  la  conviction  des 
soi-disant  peuples  civilisés,  toute  leur  existence  n'avait 
pas  d'autre  but  que  d'offrir  une  proie  constante  aux  con- 
voitises de  domination  de  ceux  qui  leur  étaient  supé- 
rieurs en  force  (9). 

Naturellement  ces  principes,  de  même  que  les  con- 
cessions terribles  que  les  lois  faisaient  aux  maîtres  en- 
vers les  esclaves,  aux  créanciers  envers  les  débiteurs, 
aux  pères  envers  leurs  enfants^  ne  furent  jamais  exécu- 
tés dans  toute  leur  sévérité,  ou  très  rarement.  Mais  cette 
raison  n'est  pas  de  nature  à  changer  notre  jugement  sur 


(1)  Plato,  Rep.,  0,  p.   470,  c.  Varro,   Lingua  lut.,  5,  3.  Cicero,  n//*., 
12,  37. 

(2)  Tit.  Liv.,  31,29.  —  (3)  Polyb.  9,  38,5. 

(4)  Herodot.,  2,  158,2. 

(5)  Plato,  Polilicus,  c.  G,  p.  202,  d. 

(6)  Aristot.,  PoL,  1,  1  (2),  4  ;  3,  9  (14),  3. 

(7)  Diog.  Laert.,  10,  150.  —  (8)  Plato,  Rep.,  5,  p.  470,  c. 
<9)  Aristot.,  Polit.,  1,  1  (2),  5. 


404  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

Fantiquité.  Elle  montre  seulement  que  les  hommes 
étaient  meilleurs  que  leurs  lois,  de  même  qu'ils  n'étaient 
pas  si  mauvais  que  leurs  dieux,  et  que  les  mœurs  pri- 
vées paraissaient  supérieures  aux  mœurs  publiques,  ou 
à  ce  qui  était  permis,  enseigné  et  ordonné  publique- 
ment. Mais  si  ce  que  nous  avons  dit  jadis  est  juste,  que 
les  bonnes  époques  sont  celles  dans  lesquelles  la  vie  pu- 
blique compense  les  défauts  des  individus,  et  que  au 
contraire  les  mauvaises  sont  celles  où  on  laisse  les  in- 
dividus libres  d'user  ou  non  de  la  facilité  de  faire  le  mal, 
que  la  loi,  la  tradition  et  l'opinion  publique  leur  con- 
cèdent, notre  jugement  surl'antiquité  ne  peut  être  long- 
temps douteux. 
•5.  -  Le       Dans  cette  question,  le  Christianisme  a  tout  d'abord 

Clirislianisme  .  ,  .         -,  .  i         i         i        •<  «  i 

a  rétabli  le  rcmis  cu  mcmoirc  les  enseignements  du  droit  naturel, 

droit   naturel  ,  l'ii  i  •,  i 

•lespeupieset  et  IcuT  a  donuc  une  base  solide  dans  les  esprits  et  dans 

l'a    élevé    au  ^  ^  ^ 

point  de  vue  jgg  cœurs,  cu  mettant  en  lumière  les  questions  fonda- 

surnaturel.  '  ■■■ 

mentales  sur  lesquelles  reposent  les  principes  du  droit 
des  peuples.  Ce  cosmopolitisme  sans  patrie,  pour  ne  pas 
dire  ennemi  de  la  patrie,  que  les  Stoïciens  répandirent 
dans  les  derniers  temps  de  l'empire  romain  ;  cette  in- 
différence pour  les  délimitations  des  états  et  des  peu- 
ples, provenant  du  pessimisme  et  du  mépris  des  hom- 
mes, que  l'excès  de  la  civilisation  antique  à  son  déclin 
considérait  comme  quelque  chose  de  distingué  ;  cette 
compassion  inefficace  et  optimiste  envers  les  hommes 
et  les  animaux,  comme  étant  des  compagnons  de  souf- 
france et  d'esclavage  dignes  de  pitié,  selon  l'enseigne- 
ment de  Marc-Aurèle  et  du  Bouddhisme,  tout  cela  n'é- 
tait pas  des  bases  très  favorables  au  développement  du 
droit  des  peuples.  Pour  cela,  il  fallait  de  saines  idées  hu- 
maines et  politiques,  et  seul  le  Christianisme  les  a  ap- 
portées. On  sent  immédiatement  toute  la  vigueur  de  ses 
doctrines,  quand  on  place  Tertullien  à  côté  des  auteurs 
païens  de  la  même  époque.  Toute  sa  politique  se  meut 
constamment  autour  de  deux  pensées  solides  et  claires: 
le  dévouement  complet  à  la  patrie  propre,  avec  toutes 


ÉTAT    ET    ÉTATS  405 

ses  propriétés  et  toutes  ses  institutions,  puis  le  sentiment 
de  la  cohésion  de  tous  les  peuples  entre  eux,  sans  ex- 
ception, de  la  fraternité  avec  les  barbares,  de  Tunilé 
dans  l'humanité  tout  entière. 

Avec  ses  doctrines  sur  l'origine  commune  de  tous  les 
hommes,  la  foi  chrétienne  offrit  la  possibilité  de  pren- 
dre à  la  lettre  la  pensée  de  lorganisme,  et  de  rappli([uer 
sans  exception  à  tous  les  membres  du  genre  humain,  à 
toutes  les  tribus,  à  tous  les  peuples,  à  toutes  les  races, 
à  toutes  les  communautés  d'état,  de  sorte  que  tous  pou- 
vaient être  considérés  comme  membres  d'un  seul  corps, 
sans  qu'on  eut  besoin  de  porter  préjudice  aux  droits 
particuliers  légitimes  et  à  l'indépendance  des  indivi- 
dus. 

Au  seul  point  de  vue  naturel,  la  conception  chrétienne 
répandit  déjà  des  principes  tout  à  fait  nouveaux  sur  les 
relations  des  peuples  entre  eux,  —  car  rien  n'est  si 
nouveau,  nous  l'avons  déjà  dit,  que  ce  qui  est  depuis 
longtemps  tombé  dans  l'oubli,  —  et  transforma  l'hos- 
tililé  générale  qui  avait  régné  jusqu'alors  en  obligations 
mutuelles,  en  intérêt  et  en  soutien  réciproques,  bref  en 
solidarité.  L'enseignement  de  la  vocation  de  tous  à  un 
même  salut  y  ajouta  encore  un  lien  surnaturel  plus  fort, 
qui  mit  un  contre-poids  à  côté  de  toutes  les  influences 
dangereuses  de  la  faiblesse  et  de  la  médiocrité  humaine. 
Plus  l'Eglise  s'étendit  et  déploya hbrement  sa  puissance 
plus  apparut  l'influence  égalisante,  médiatrice,  unifian- 
te du  Christianisme  dans  les  relations  des  peuples 
entre  eux.  En  elle  s'unirent  les  représentants  des  pays 
les  plus  éloignés  ;  elle  devint  l'arbitre  universel,  le  tri- 
bunal de  dernière  instance  où  tous  portaient  leurs 
plaintes  mutuelles. 

Personne  ne  devrait  considérer,  sans  une  admiration 
profonde,  ce  développement  de  choses  qui  résulta  tout 
naturellement  de  la  nature  de  l'Eglise,  sans  qu'elle  y 
eut  aspiré.  Parmi  tous  les  reproches  qu'on  lui  fait,  il  n'y 
en  a  pas  de  plus  barbare  et  de  plus  inhumain  que  celui 


406  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ   DES    PEUPLES 

par  lequel  on  la  blâme  de  s^êlre  conduite  comme  état 
dans  l'état,  hors  de  l'état,  au-dessus  de  l'état.  Elle  n'y 
a  jamais  pensé  et  n'y  pouvait  jamais  penser,  car,  pour 
devenir  état,  il  lui  eut  fallu  s'abaisser  trop  bas.  Elle  sen- 
tait bien  qu'elle  était  quelque  chose  d'incomparablement 
plus  grand,  qu'elle  représentait  l'humanité  tout  entière 
et  davantage  encore,  et  que,  comme,  telle,  elle  était  le 
trait  d'union  entre  les  états  et  les  peuples  séparés,  l'ins- 
titution destinée  à  procurer  l'unité  à  toutes  les  sociétés 
séparées,  et  à  fondre  dans  une  seule  humanité  les  hom- 
mes divisés  par  tant  d'intérêts  divers. 

La  fondation  de  l'empire  d'Occident  fut  la  tentative 
la  plus  grandiose  qui  fut  faite  pour  exprimer  extérieu- 
rement cette  unité  spirituelle  des  peuples  au  dehors,  et 
pour  créer  une  organisation  vigoureuse  et  un  puissant 
pouvoir  civil  destiné  aie  réaliser.  Qu'on  ne  dise  pas  que 
cette  idée  était  trop  belle  et  trop  sublime  pour  être  réa- 
lisée complètement  parmi  les  hommes.  Si  la  loi  de  l'u- 
nité générale  proclamé  par  là  ;  si  la  fondation  d^une  so- 
ciété embrassant  tous  les  peuples  que  le  Christianisme 
essayait  d'atteindre,  fut  rendue  vaine  en  grande  partie  par 
la  conduite  d'hommes  privés  et  de  peuples,  il  existe  ici 
la  même  contradiction  qu'entre  l'idéal  etla  réalité,  entre 
la  morale  publique  et  la  morale  privée,  que  celle  que 
nous  venons  d'observer  à  l'instant  dans  l'antiquité,  avec 
cette  seule  différence,  que  l'idéal  était  alors  plus  beau 
que  la  vie  grossière,  et  que  la  loi  générale  était  incom- 
parablement plus  parfaite  que  la  conduite  des  peuples. 
Cela  n'empêche  donc  pas  de  considérer   comme  une 
bonne  époque  ce  temps  où  l'Eglise  donnait,  comme  on 
a  coutume  de  le  dire,  le  ton  en  politique,  et  cela  d'autant 
plus  qu'en  face  des  principes  de  la  doctrine  chrétienne 
qui  étaient  alors  en  vigueur,  la  domination  des  haines 
et  de  la  loi  du  plus  fort  apparaît  sous  un  jour  beaucoup 
plus  sombre  que  la  conduite  de  l'antiquité  elle-même. 

11  faut  donc  reconnaître  que  la  part  que  l'Église  eut 
comme  institution  chrétienne  proprement  dite  à  la  réa- 


i.  —  Ori- 


(les  vues  da 
moyen  âge. 


ÉTAT    ET    ÉTATS  407 

lisation  du  principe  d'unité  et  de  solidarité  de  tous  les 
peuples,  que,  en  d'autres  termes,  l'influence  des  doctri- 
nes surnaturelles  sur  le  développement  des  rapports  du 
droit  des  peuples,  a  été  beaucoup  plus  grande,  et  con- 
duisit beaucoup  plus  loin  que  les  simples  principes  de 
droit  naturel  sur  les  relations  des  hommes.  Aussi  ne  nie- 
rons-nous pas  que  les  vues  du  moyen  âge  ne  doivent  pas 
être  confondues  avec  ce  que  nous  entendons  aujourd'hui 
par  droit  des  peuples.  Elles  surpassaient,  du  moins  pour 
la  plupart,  autant  notre  enseignement  actuel  que  le  sur- 
naturel surpasse  le  domaine  du  naturel. 

Mais  plus  le  Surnaturel,  l'Église  et  le  Christianisme 
perdirent  leur  influence  sur  la  communauté  des  peuples,  ='"®  ^"  ^^i''^^ 

1  ri'     inouernc    des 

plus  l'ancienne    conception  païenne   s'introduisit  par  5f,ou?dfflôr? 
l'Humanisme,  plus  le  principe  de  la  glorification  person-^ 
nelle  et  du  pouvoir  iflimité  de  l'individu,  importé  par  la 
Réforme,  empiétèrent  sur  le  droit  social  et  même  sur  le 
droit  privé,  en  favorisant  le  principe  anti-social  de  na- 
tionalité et  d'individualisme,  plus  se  fit  sentir  d'une  ma- 
nière pressante  la  nécessité  de  trouver  une  compensa- 
tion à  la  perte  du  lien  qui  unissait  les  membres  du  genre 
humain.  Les  peuples  catholiques,  dans  la  chair  et  dans 
,1e  sang  desquels  la  cohésion  avec  le  monde  tout  en- 
tier avait  passé  avec  la  foi,  furent  naturellement  les  pre- 
miers à  éprouver  ce  besoin.   Ce  fut  surtout  TEspagne 
qui,  par  sa  foi  et  ses  tendances  politiques  d'alors,  se  vit 
la  plus  pressée  de  régler,  sur  des  principes  solides,  les 
rapports  de  droit  et  d'amitié  avec  les  peuples  étrangers. 
C'est  ainsi  que  par  les  efforts  des  théologiens  catholi- 
ques, François  de  Victoria,    Dominique  Soto,  Bànes, 
Molina,   Suarez ,  Lugo  ,  Navarrez ,  Javellus,  Lcssius, 
Cont/en,  naquirent  les  premières  tentatives  de  réaliser 
un  droit  international  selon  les  idées  d'aujourd'hui.  La 
différence  des  situations  sociales,  anciennes  et  moder- 
nes, apparaît  de  la  manière  la  plus  claire  dans  ces  recher- 
ches qui  ne  comptent  plus  avec  l'idéal,   mais  avec  les 
faits.  Même  pour  ces  théologiens,  il  s'agit  moins,  en  ce 


408         ÉTAT  ET  SOCIÉTÉ  DES  PEUPLES 

qui  concerne  les  questions  juridiques,  d'accentuer  l'u- 
nité de  l'humanité  et  la  solidarité  de  ses  relations,  que 
de  sauver  plutôt  quelques  points  de  vue  d'après  lesquels 
pouvaient  être  maintenus  des  rapports  réglés  entre  les 
peuples  fermés  les  uns  aux  autres.  C'est  pourquoi  ils 
clierchent  avant  tout  à  répondre  aux  questions  sur  la 
justice  œmmutatïve^  par  laquelle  un  homme  est  égal  à 
un  autre,  de  telle  façon  que  tous  l'approuvent  et  puis- 
sent l'appliquer,  quand  même  les  lois.de  leur  pays  s'en 
écartent  par  maints  côtés.  Leurs  efforts  tendirent  donc 
iout  d'abord  à  frayer  la  voie  à  un  droit  privé  internatio- 
nal commun.  C'est  ce  qui  explique  qu'à  cette  époque, 
les  théologiens  firent  presque  tous  paraître  des  ouvrages 
sous  le  titre  de  :  De  justïtia  et  jure  ^  ouvrages  dans  les- 
quels une  grande  place  était  presque  toujours  consacrée 
au  droit  qu'on  nomme  maintenant  droit  commercial  et 
droit  d'échange. 

Pour  ce  qui  est  du  domaine  du  droit  public  interna- 
tional, ils  avaient  une  situation  difficile,  vu  la  dissolu- 
tion générale  de  la  société  et  l'envahissement  de  l'ancien 
droit  d'état.  Ils  durent  se  bornera  traiter  quelques  points 
particuliers  qui  pressaient  davantage,  comme  le  droit 
de  guerre  et  de  conquête,  la  question  de  l'esclavage,  les 
traités  d'état  et  de  paix,  le  côté  public  du  droit  mari- 
time. 

Mais  plus  la  division  générale  augmentait  avec  la  dé- 
cadence de  la  vie  chrétienne,  plus  il  parut  indispensable 
de  former  une  science  de  droit  des  peuples,  pour  frayer 
la  voie  aux  esprits,  au  moins  sur  des  principes  géné- 
raux certains,  puisqu'une  union  effective  parmi  les  peu- 
ples n'était  plus  possible.  Ainsi  s'explique  l'impression 
que  produisit  le  célèbre  ouvrage  de  Hugo  Grotius  sur  le 
droit  de  la  guerre  et  de  la  paix,  et  le  succès  formidable 
qu'il  obtint.  C'est  à  son  apparition,  —  pendant  la  guerre 
de  Trente  Ans,  —  qu'il  faut  attribuerle  greffage  de  cette 
nouvelle  branche  sur  l'arbre  delà  jurisprudence.  Que 
cet  ouvrage  ait  fait  un  second  pas  en  séparant  compte- 


ÉTAT    ET    ÉTATS  iOî) 

tement  le  droit  de  la  religion,  et  que  rinfluencc  qu'il 
exerça  doive  être  ramenée  à  cette  cause,  peut-être  plus 
qu'à  la  première,  nous  en  avons  parlé  jadis. 

Les  relations  étendues  qui  s'établirent  parmi  les  hom-     s.  -  Le 
mes  Cl  un  cote,  et,  a  un  autre,  1  incertitude  eénéralo  nui  p'"  prai'i»'- 

'     .  ^  *  et  sa  faiblesse 

résulta  nécessairement  de  plus  en  plus  du  développe-  Jf,;'''* ''•''*• 
ment  des  idées  modernes,  durent  faire  désirer  aux  états, 
pour  leur  propre  avantage,  un  accord  commun  sur  une 
espèce  de  code  officiel  reconnu  partout  dans  les  relations 
internationales.  Comme  ce  code  n'était  pas  possible, 
grâce  à  la  désunion  du  genre  humain,  les  états  particu- 
liers firent  entre  eux  des  arrangements  concernant  le 
droit  des  peuples,  arrangements  qui,  c'est  tout  naturel, 
doivent  sur  beaucoup  de  points  être  réglés  d'après  les 
mêmes  vues.  Depuis,  le  droit  des  peuples  qui  n'avait 
inspiré  jusqu'à  présent  qu'un  intérêt  scientifique,  a  ga- 
gné en  importance  pratique.  La  conséquence  en  est  qu'il 
ne  s'occupe  pour  ainsi  dire  presque  plus  des  principes 
généraux,  mais  seulement  du  détail  des  déterminations 
positives  et  de  leur  application  aux  cas  particuliers  de 
la  vie  pratique.  Vattel,  le  contemporain  de  Rousseau  et 
le  disciple  de  Wolff,  a  posé  la  base  de  cette  nouvelle  ten- 
dance. C'est  pourquoi  son  œuvre  a  conservé  son  impor- 
tance et  son  influence  jusqu'à  ce  moment,  autant  tou- 
tefois qu'il  peut  être  question  d'une  influence  de  droit 
des  peuples  sur  le  domaine  de  la  vie  réelle. 

On  ne  peut  en  effet  pas  se  dissimuler  que  la  force  du 
droit  des  peuples  n'est  pas  précisément  très  grande  dans 
la  vie  réelle.  L'exposition  scientifique  a  sans  doute  fait 
de  grands  progrès,  et,  si  le  nombre  et  l'extension  des 
traités  internationaux  étaient  une  preuve  d'union  parmi 
les  peuples,  tous  les  désirs  seraient  bien  près  d'être  com- 
blés. Cependant,  il  y  a  peu  de  domaines  où  la  théorie  et 
'  la  pratique  soient  aussi  éloignées  l'une  de  l'autre  qu'elles 
le  sont  dans  le  droit  public.  Le  droit  privé  international 
possède  une  efficacité  plus  grande,  il  est  vrai,  et  il  n'en 
peut  être  autrement.  Que  dans  son  domaine  proi)re, 


410  ÉTAT   ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

Télat  croie  pouvoir  maintenir  le  droit  sans  la  protection 
de  la  religion  et  de  la  morale,   par  la  seule  violence, 
c^est  son  affaire,  et  il  le  pourra  tant  qu'une  force  plus 
grande,  la  force  révolutionnaire,  ne  se  jettera  pas  sur 
lui.  Mais  à  quoi  lui  sert-il  de  s'en  rapporter  à  sa  puis- 
sance dans  le  droit  national  public,  à  moins  que  la  gue rre 
ne  doive  durer  éternellement  ?  Personne  ne  peut  nier  que 
le  machiavellisme  ne  soit  inévitable  dans  le  droit  des 
peuples,  aussitôt  qu'on  rejette  l'union  du  droit  avec  la 
morale,  et,  parle  fait  même,  l'obligalion  de  conscien- 
ce (j).  Si,  comme  leditLasson,les  rapports  mutuels  des 
états  ne  dépendent  que  de  la  puissance  et  de  la  pru- 
dence (2),  ils  n'obligent  pas  moralement.  Alors  le  ca- 
ractère juridique  faisant  défaut  dans  tous   les  traités 
entre  états,  qui  sont  même  contre  la  loi,  en  tant  qu'ils 
sont  une  limitation  du  droit  propre  (3),  on  ne  voit  pas 
pourquoi  letat  s'en  tiendrait  à  eux,  là  où  la  prudence 
et  l'intérêt  le  lui  défendent  (4).  Puis  chaque  état  doit 
s  attendre  à  des  inimitiés  de  la  part  d^autres  états  aussi- 
tôt que  l'intérêt  le  leur  conseille  (5).  Celte  conjecture , 
quelque  rude  et  choquante  qu'elle  nous  paraisse,   est 
néanmoins  irréfutable.  Dès  que  le  droit  est  séparé  de  la 
religion  et  de  la  morale,  il  est  impossible  d'expliquer 
comment,  selon  les  expressions  de  Hemer,  un   traité 
peut  être  quelque  chose,  c'est-à-dire  comment  il  peut 
obliger  par  lui-même  (6).  Dans  le  droit  privé  et  dans  le 
droit  d'état,  la  nécessité  de  l'union  du  droit  et  de  la  mo- 
rale n'apparaît  pas  comme  dans  le  droit  des  peuples  ; 
mais  ici,  tout  le  monde  voit  que  la  séparation  du  droit 
delà  morale  fait  de  chaque  traité  d'état  un  mensonge 
officiel,  et  transforme  la  communauté  humaine  en  cet 
état  naturel  de  Hobbes  qui  ne  connaît  que  deux  ressorts 
d'action  :  l'égoïsme  et  la  crainte. 

(1)  Cf.  Trendelenburn;,  Naturrecht,  503. 

(2)  Lasson,  Natiirrec/U,  396. 

(3)  Zachariae,  Vierzig  Bûcher  vom  Staatc  (2),  V   67 

(4)  Lasson,  loc.  cit.,  402.  -  (5)  Lasson,  loc.  cit.,  385. 
(6jHeffter,  Vcelherrecht  (6),  d66. 


ÉTAT    ET   ÉTATS  4 1  1 

Le  monde  s'en  est  aperçu  depuis  longtemps.  Dans  un  c-Eiruns 
moment  d'oubli  de  sa  propre  doctrine,  Kant  a  écrit  sur  TunTpah! 
cette  situation  l'opuscule  «  Zum  ewigen  Frieden  »  (de 
la  paix  éternelle),  dans  lequel  il  pose  comme  condition 
indispensable  que  la  politique  devienne  morale.  (^  Ce 
n'est  que  de  l'éthique,  dit-il  très  bien,  que  la  paix  peut 
provenir  ;  le  droit  ne  peut  faire  autre  chose  que  de  coo- 
pérer à  son  introduction  et  à  son  maintien,  supposé  que 
lui-même  soit  moral  ».  Ce  serait  aussi  l'unique  moyen 
de  réaliser  cette  belle  pensée  de  la  paix  éternelle.  Rien 
ne  peut  nous  en  convaincre  davantage,  que  le  sort  de 
cet  ami  de  l'humanité,  de  cet  homme  bon  et  enthou- 
siaste, à  qui  le  monde  est  redevable  de  cette  parole  (1  ), 
l'abbé  Charles  de  Saint-Pierre.  Après  s'être  occupé  de 
la  manière  par  laquelle  on  pouvait  diminuer  le  nombre 
des  procès,  les  guerres  continuelles  de  Louis  XIV  firent 
germer  en  lui  l'idée  à  laquelle  il  consacra  toute  sa  vie^, 
ridée  de  la  paix  éternelle.  FI  semblait  à  ce  noble  carac- 
tère, qui,  comme  Français  était  tout  naturellement  pa- 
triote, qu'il  fut  impossible  de  résister  à  son  plan  dès 
qu'on  le  connaîtrait,  et  il  en  serait  presque  mort  sur  le 
champ,  comme  il  le  dit  lui-même,  si  la  raison  humaine 
eût  été  plus  précoce  à  Londres  qu'à  Paris,  c'est-à-dire 
si  les  Anglais  avaient  enlevé  aux  Français  l'honneur 
d'avoir  réalisé  la  paix  éternelle.  Mais  il  n'avait  rien  à 
craindre.  Ses  compatriotes  n'eurent  rien  de  plus  pressé 
que  de  le  traiter  d'exalté.  D'ailleurs  lui-même  en  conve- 
nait. Pourquoi  supposait-il  une  réalisation  si  générale 
et  si  parfaite  du  règne  de  la  raison  parmi  les  hommes, 
qu'aucun  état  ne  ferait  plus  de  réclamations  injustes,  et 
que  chacun  réglerait  sur  le  droit  ses  relations  envers 
les  autres?  C'est  avec  raison  que  le  cardinal  Fleury  à 
qui  il  avait  présenté  son  livre  lui  dit:  «  Il  n'y  a  qu  un 
malheur,  vous  oubliez  de  vous  procurer  le  missionnaire 

(1)  Sur  d'autres   efforts   analogues  V.  Zachariae,    Vierzig  Bâcher 
vom  Staate,  (2)  V,  16  sq.  ;  Heiïter,  Vœlkenecht,  (6),  12. 


412  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

qui   rendrait  les   hommes  accessibles  à  vos  proposi- 
tions (1)  ». 

Sans  doute  il  ne  manque  pas  aujourd'hui  d'apôtres 
qui,  avec  un  grand  zèle,  et,  souvent  avec  plus  de  bonne 
volonté  qu'il  n'en  faut,  prêchent  l'idée  de  la  paix  éter- 
nelle ;  malheureusement  la  manière  dont  ils  cherchent 
à  réaliser  ces  belles  pensées  n'a  presque  jamais  d'au- 
tres résultats  que  de  rendre  suspecte,  ridicule,  ou  tout 
au  moins  infructueuse  la  bonne  cause  qu'ils  représen- 
tent. Depuis  le  premier  congrès  pour  la  paix  tenu  à 
J\e\v-York  en  1815,  se  sont  succédé  par  les  efforts  de 
Noah  Worcester,  William  Allen  et  du  comte  Cellon,  de 
nombreux  congrès  analogues  (2),  jusqu'à  la  naissance, 
en  J848,  de  la  grande  Ligue  de  la  paix  internationale, 
sous  la  direction  de  l'apôtre  bien  connu,  Eliu  Burritt, 
avec  l'aide  de  Cobden  et  de  Ducpétiaux.  Mais  avec  tous 
ses  congrès  et  tous  ses  écrits,  elle  a  fait  que  le  monde 
s'est  détourné  avec  la  plus  grande  méfiance  du  but 
qu'elle  poursuivait.  Et  comment  aurait-il  pu  en  être 
autrement,  quand  on  y  voit  réunis  des  quakers  et  des 
libres-échangistes,  desjuifset  des  chrétiens,  des  francs- 
maçons  et  des  démocrates,  des  libéraux  et  des  catholi- 
ques, et,  dans  une  proportion  qui  est  loin  d'être  petite, 
les  champions  de  l'émancipation  des  femmes,  et  lors- 
qu'on observe  les  scènes  guerrières  auxquelles  donnè- 
rent lieu  ces  prétendues  assemblées  de  paix.  S'il  fallait 
donner  une  preuve  que  de  tels  efforts,  respectables  assu- 
rément, n'aboutissentàaucunrésultat  sans  un  Christia- 
nisme vigoureux,  on  la  trouverait  précisément  dans  ces 
congrès  qui  évitent  avec  soin  tout  souffle  chrétien. 

Les  socialistes  aussi  se  sont  emparés  de  ce  sujet.  Ils 
promettent  au  monde,  entre  autres  avantages,  que  l'état 
futur  amènera  avec  lui,  la  suppression  de  toutes  les 
guerres.  Cet  effort  avec  le  dessein  d'améliorer  la  si- 
tuation des  classes  ouvrières  est,  nous  devons  le  dire, 

(1)  Hoefer,  Biographie  générale^  \L\\l^  %i. 

(2)  Mohl,  Gesch.  und  Lit,  der  Slaatswissensch.,  I,  439  sq. 


ÉTAT    ET    ÉTATS  413 

celui  qui  nous  intéresse  le  plus  parmi  toutes  les  tendan- 
ces socialistes,  car  il  faut  avouer  franchement  que  les 
intolérables  charges  militaires  sont  un  des  motifs  prin- 
cipaux de  la  détresse  générale,  et  qu'une  solution  de  la 
question  sociale  n'est  pas  possible  sans  la  guérison  de 
ce  chancre.  Nous  admettons  volontiers  que  si  le  Socia- 
lisme était  victorieux,  et  pouvait  enfin  réaliser  ses  plans, 
ces  gigantesques  armées  permanentes  subiraient  au 
moins  une  réduction,  si  toutefois  elles  n'étaient  pas  sup- 
primées complètement.  Nous  ne  sommes  pas  assez  cré- 
dules pour  espérer  qu'une  paix  générale  ait  lieu.  Il  n'y  a 
pas  à  en  douter,  nous  aurions  alors  à  craindre  des  guer- 
res universelles  comme  à  présent,  des  guerres  faites  avec 
des  armées  encore  plus  considérables  que  maintenant. 
Les  socialistes  eux-mêmes  nous  indiquent  cela,  en  ce 
sens  que  loin  de  nous  promettre  l'abolition  du  milita- 
risme, ils  veulent  remplacer  les  armées  permanentes  par 
une  armée  composée  des  peuples  tout  entiers,  une  armée 
dont  chacun  ferait  partie  sans  exception. 

Oui,  s'il  y  a  des  moyens  d'établir  la  paix  parmi  les 
peuples,  ce  ne  peut  être  que  par  la  réalisation  de  ces  'dViuêr  dëi 

i         A  '  ^  ^  '  .       peu|)it'snepeu- 

principes,  qui,  après  la  chute  de  Napoléon,  furent  expri-  ;j,'î^^f^^'"^f',;,\ 
mes  par  les  monarques  alliés,  sous  l'impression  évidente  ;2!'de'h''re- 
du secours  de  Dieu,  et  comme  étant  les  lois  fondamen-  l;,SUisin.''. 
taies  pour  la  vie  de  l'état  et  des  peuples  (1).  Oui,  si  les 
peuples  se  considéraient  comme  les  branches  de  la  même 
famille  ;  si  tous  les  chefs  d'état  se  considéraient  comme 
les  serviteurs  responsables  envers  le  même  Seigneur 
commun,  suprême,  et  s'ilsreconnaissaient  dans  les  prin- 
cipes de  la  religion  chrétienne  le  trait  d'union  qui  doit 
les  unir,  c'est  alors  que  ces  efforts  pour  la  paix  éternolle 
auraient  un  sens  et  une  perspective  de  succès. 

C'est  seulement  là  où  l'on  considère  l'homme  comme 
créature  de  Dieu  destinée  au  service  de  son  créateur, 
que  les  lois  du  droit  privé  seront  harmonisées  avec  le 

(i)  V.  Vol.  VU,  Conf.  X,  7. 


—   l.os 
rapports juri- 


414  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

droit  naturel,  au  point  de  devenir  elles-mêmes  interna- 
tionales, sans  autres  négociations  ;  c'est  seulement  là 
où  les  états  considèrent  leur  droit  et  leur  puissance 
comme  un  écoulement  de  la  volonté  de  Dieu,  qu'ils 
admettront  le  principe  sans  lequel  aucun  lien  interna- 
tional solide  ne  peut  exister,  le  principe  que  les  sociétés 
doivent  se  régler  d'après  ces  mêmes  lois  juridiques  et 
morales  qui  obligent  les  individus  (1).  Mais  là  où  les 
états  ne  reconnaissent  pas  le  devoir  de  la  soumission  à 
Dieu,  aucune  égalité  ne  peut  exister,  aucun  traité  ne 
tient  debout  ;  il  n'y  a  qu'une  seule  autorité  et  une  seule 
puissance  au  milieu  des  peuples  :  le  glaive.  Si  donc  le 
salut  du  monde  dépend  de  la  résurrection  de  la  vue  qui 
conçoit  l'humanité  tout  entière  comme  un  organisme 
vivant,  —  et  il  n'est  pas  nécessaire  de  discuter  long- 
temps là  dessus,  —  il  est  grand  temps  que  le  droit  et 
l'état  reviennent  aux  enseignements  du  Christianisme. 
Dans  leurs  relations  entre  eux,  les  états  sont  aussi 
des  personnes  morales.  Pour  cette  raison,  ils  sont  aussi 
responsables,  astreints  les  uns  envers  les  autres,  et 
obligés  solidairement  comme  les  individus  qui  vivent 
dans  leur  sein.  Chaque  état  a  pour  lui  le  droit  à  l'exis- 
tence, à  la  liberté,  à  l'indépendance,  tant  qu'il  n'est  pas 
un  danger  pour  le  bien  commun.  Qu'une  communauté 
plus  grande  le  dépouille  de  ce  droit,  par  la  seule  raison 
qu'elle  lui  est  supérieure  en  puissance,  peu  importe  le 
moyen,  que  ce  soit  par  sécularisation,  médiatisation, 
annexion,  voilà  qui  ne  peut  jamais  être  permis.  C'est 
une  violation  criante  du  droit  des  peuples.  D'après  cela, 
chaque  état  doit  laisser  à  chaque  état,  chaque  peuple  à 
chaque  peuple,  non  seulement  ce  qui  lui  appartient, 
mais  le  secourir  aussi  contre  l'injustice,  et  faire  son 
possible  pour  qu'il  rentre  dans  son  droit.  Même  le  soi- 
disant  principe  de  la  non-intervention  est  une  violation 
de  la  solidarité,  là  où  un  état  voisin  est  en  péril. 

(1)  Aristot.,  Polit.,  7,  1,  5;  13  (15),  16. 


ÉTAT    ET    ÉTATS  415 

11  n'est  d'ailleurs  que  l'application  de  l'Individualis- 
me libéral  au  droit  des  peuples. 

11  ne  suffit  pas  encore  que  des  états  et  des  peuples 
veuillent  maintenir  strictement  le  droit  dans  leurs  rela- 
tions entre  eux.  S'ils  sont  des  personnes  morales  ;  si 
on  peut  leur  appliquer  les  mêmes  lois  morales  qu'à  la 
conduite  des  hommes  entre  eux,  Téquité  et  la  charité 
doivent  aussi  régner  dans  le  droit  des  peuples  pour 
aplanir  les  difficultés.  Sans  doute  on  accueille  aujour- 
d'hui avec  des  haussements  d'épaules,  sinon  avec  des 
railleries,  le  principe  que  les  nations  doivent  se  traiter 
avec  respect,  ménagement  et  amitié,  se  favoriser  les 
unes  les  autres  pour  arrivera  leurs  fins.  Ceci  montre 
combien  nous  avons  perdu  l'idée  de  l'unité  et  de  la  so- 
lidarité de  l'humanité,  combien  peu  nous  sommes  ca- 
pables de  concevoir  celle-ci  comme  l'unique  graivd 
organisme.  Mais  il  faut  susciter  à  nouveau  cette  con- 
viction dans  les  esprits,  et  la  faire  pénétrer  dans  les 
cœurs.  Chaque  peuple,  chaque  état,  occupe  dans  l'en- 
semble de  l'humanité  la  place  que  la  Providence  divine 
lui  a  donnée,  et  accomplit  une  tache  spéciale  dans  la 
réalisation  de  ses  plans  dans  le  monde.  Devant  Dieu, 
tous  sont  égaux  en  ce  qu'ils  contribuent  à  l'exécution 
de  ses  desseins  éternels.  Mais  celui  qui  refuse  d'y  con- 
tribuer pour  sa  part,  qui  empêche  les  autres  d'accom- 
plir la  partie  dont  ils  sont  chargés  ;  celui  qui  simmiscc 
dans  une  situation  que  le  chef  éminemment  sage  de 
l'ordre  universel  ne  lui  a  pas  assignée,  n'entravera  pas 
ses  desseins,  il  se  nuira  à  lui-même,  et  sera  peut  être 
tôt  ou  tard  jeté  hors  de  la  place  qu'il  a  usurpée  sans 
mission.  Quand  quelqu'un  se  charge  de  la  construction 
d'un  édifice,  grand,  somptueux,  il  faut  que  chacun  de 
ceux  qui  doivent  coopérer  au  travail  remplisse  exacte- 
ment la  place  qui  lui  est  assignée,  et  selon  la  manière 
prescrite,  puis,  qu'il  se  soumette  à  la  volonté  conduc- 
trice. L'édifice  dont  il  s'agit  ici  est  l'ordre  du  monde,  le 
i)onheur  du  monde,  l'histoire  du  monde,  le  royaume 


416  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES   PEUPLES 

de  Dieu.  Les  coopérateiirs  sont  tous  les  peuples  et  tous 
les  états,  l'architecte  est  le  Dieu  éternel  lui-même.  Il 
importe  donc  dans  l'intérêt  des  états  qu'ils  conçoivent 
d'une  manière  juste  leur  situation  respective  dans  l'en- 
semble de  l'humanité. 

Il  résulte  de  tout  ceci,  qu'au  simple  point  de  vue  du 
droit  des  peuples,  l'Eglise  a  déjà  le  droit  d'exister,  le 
droit  d^être  ménagée,  le  droit  qu'on  respecte  ses  droits 
et  le  droit  de  voir  les  traités  conclus  avec  elle  d'autant 
mieux  observés  qu'elle  peut  moins  rendre  injustice  pour 
injustice,  violence  pour  violence.  Encore  plus.  Si  le 
droit  des  peuples  vous  fait  sans  cesse  penser  à  la  paix 
éternelle  ;  si  ces  efforts  n'ont  pas  de  chance  de  réussir 
là  où  la  religion  et  la  morale  ne  sont  pas  invoqués  comme 
les  principes  conducteurs  ;  si  tous  les  efforts  des  états 
isolés  pour  amener  une  situation  pacifique  restent 
sans  résultat,  parce  qu'ils  sont  eux-mêmes  un  parti;  si 
les  hommes  privés  et  les  associations  privées  n'ont  pas 
de  perspective  de  réussir  non  plus,  parce  que  l'autorité 
leur  fait  défaut,  il  est  clair  que  la  lâche  naturelle  de  se 
charger  de  la  médiation  de  la  paix  incombe,  d'après 
les  principes  du  droit  des  peuples,  à  cette  puissance  qui 
est  elle-même  revêtue  de  cette  autorité  universelle  égale 
pour  tous  les  états,  et  qui  pourtant  ne  rivalise  avec  au- 
cun, qui  n'est  nulle  part  parti  dans  les  choses  du  monde, 
celte  puissance  à  laquelle  a  été  confiée  la  garde  de  la 
morale  et  de  la  religion  :  l'Eglise. 


Appendice. 


La  conception  médiévale  du  droit  d'état  et  du  droit 
des  peuples  (1). 


.  Division  actuelle  parmi  les  peuples.  —  2.  Jadis  l'Eglise  était  le 
centre  d'union  parmi  les  peuples,  pour  former  un  empire  univer- 
sel. —  3.  L'esprit  de  l'Eglise  a  tenu  compte  de  tout  ce  qui  était 
national  et  propre  à  chaque  peuple.  —  4..  L'ancienne  Allemagne 
chrétienne,  avec  l'union  de  toutes  ses  particularités,  a  formé  un 
empire  et  un  empire  chrétien  universel.  —  5.  L'Eglise  comme 
Mère  de  l'Empire.  —  6.  Les  luttes  de  l'Eglise  au  moyen  âge  eu- 
rent pour  but  le  droit  chrétien  des  peuples.  —  7.  Le  christia- 
nisme a-t-il  une  utilité  politique? 


Une  preuve  frappante  que  non  seulement  les  hommes     i.-Divi- 

, .     .  ,  I  ,    ,  .  ,       sioa    actuelle 

comme  individus  se  sont  rendus  peciieurs,  mais  que  le  parmi lespeu- 
genre  humain  tout  entier  soufFre  d'une  corruption  pro- 
fonde, peut  être  tirée  du  triste  fait  que  partout  où  une 
association  plus  ou  moins  grande  d'hommes  est  réunie, 
elle  se  met  immédiatement  sur  pied  de  guerre  en  face 
^u  reste  de  l'humanité.  On  dirait  que  c'est  une  obliga- 
tion pour  tout  ensemble  politique  un  peu  considérable, 
de  se  conduire  comme  un  ennemi  envers  tout  ce  qui  est 
à  côté  de  lui,  même  contre  l'humanité  tout  entière.  A 
peine  une  communauté  est-elle  sortie  de  ses  premiers 
débuts  ;  à  peine  commence-t-elle  à  se  sentir  quelque 
chose,  qu'elle  repousse  déjà  tout  ce  qui  ne  fait  pas  par- 
tie d'elle.  Plus  un  état  grandit,  plus  il  semble  tenté,  on 
pourrait  dire  forcé,  de  jouer  le  rôle  de  trouble-paix, 
plus  ses  voisins  le  regardent  avec  méfiance.  On  n'ose 
pas  aller  prendre  son  repos  sans  avoir  un  poignard  à  son 
côté  (2).  Salomon  pouvait  encore  dormir  parmi  soixante 

(1)  V.  à  ce  sujet  Zachariœ,  Vlerzig  Bâcher  vom  Staate,  (2)  V,  173- 

(2)  Cf.  Thucydide,  1,  3,  3.  ^^ 


418  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

héros,  tous  armés  du  glaive  pour  le  défendre  en  cas  de 
surprise  nocturne  (1)  ;  maintenant,  ce  sont  des  milliers 
d'hommes  qui  sont  armés  jusqu'aux  dents,  d'un  bout  à 
l'autre  de  l'année,  comme  s'il  s'agissait  à  tout  moment 
d'arrêter  une  invasion  turque. 

C'est  facile  à  comprendre.  Chaque  nation,  chaque 
communauté  d'état  a  ses  intérêts  particuliers  qu'elle 
veut  exécuter  non  en  commun  avec  les  autres,  pas  mê- 
me seulement  pour  elle,  mais  dans  une  guerre  ouverte 
ou  secrète  contre  tous.  Tous  savent  cela,  et  pourtant  ils 
cherchent  à  se  tromper  par  les  tours  d'adresse  les  plus 
coûteux  et  les  plus  raffinés.  Ils  savent  que  tous  les 
moyens  leur  sont  bons  pour  atteindre  leurs  fins  parti- 
culières. Ils  se  donnent  des  assurances  de  fidélité  réci- 
proque à  chaque  occasion,  même  là  où  il  n'y  a  pas  lieu 
de  le  faire,  signe  qu'ils  n'y  croient  pas  entre  eux,  et 
surtout  qu'ils  ne  croient  pas  à  leurs  propres  paroles.  Ce 
que  les  autres  possèdent,  chacun  le  considère  comme 
un  vol  fait  à  lui-même.  Chaque  succès  d'un  état  étranger 
est  considéré  comme  une  attaque  faite  à  sa  propre  pa- 
trie. Ce  n'est  qu'en  affaiblissant  le  pays  étranger  qu'on 
reconnaît  la  sécurité  de  la  patrie  propre.  La  chose  est 
allée  si  loin,  que  des  gens  foncièrement  instruits  croient 
pouvoir  déclarer  cette  lutte  pour  l'existence,  cette 
guerre  de  tous  contre  tous,  absolument  comme  l'état 
naturel  de  l'humanité.  Or  cela  ne  peut  pas  èire,  pas  plus 
que  les  débris  d'une  ville  qu'on  a  fait  sauter  ne  sont 
l'état  naturel  de  cette  ville,  pas  plus  qu'un  ouragan 
n'est  l'état  naturel  de  l'atmosphère. 

Dans  une  telle  dissolution  de  l'humanité  en  atomes 
luttant  tous  les  uns  contre  les  autres,  l'expression  h?i- 
inanité  est  une  pure  ironie.  Personne  ne  doutera  que, 
en  réalité,  depuisde  longs  siècles,  la  situation  du  monde 
approche  très  souvent   de    cette   conception  (2).  Non 

(1)  Cant.,  m,  7,  8. 

(2)  V.  Mission  actuelle  des  souverains.  Par  l'un   d'eux,    (2)  Paris,. 
1882,  37  sq.,  392  sq. 


ÉTAT    ET    ÉTATS  4j9 

seulement  nous  ne  sommes  pas  placés  au  point  de  vue 
de  l'antiquité,  mais  nous  sommes  presque  au-dessous 
de  lui.  Il  est  vrai  que  nous  n'employons  plus  le  mot 
ôarbares  pour  ceux  qui  respirent  l'air  du  ciel  au  delà 
de  nos  frontières  ;  mais  parmi  nous,  hommes  civilisés, 
les  mots  races  et  nations  sont  presque  équivalents.  Il 
serait  cependant  difficile  de  dire  en  quoi  notre  principe 
de  nationalité  se  distingue  de  la  théorie  barbare  des 
anciens.  Germains  et  Romans,  Magyars,  Tchèques, 
Croates,  Slovènes,  Irlandais,  races  celtiques  et  anglo- 
saxonnes,  Suédois,  Russes,  Polonais,  Rnthènes,  Ita- 
liens, Allemands  du  Sud  et  Allemands  du  Nord 
Roumains,  Hellènes,  tout  cela  ce  sont  des  mots  qui  non 
seulement  électrisent  des  millions  d'hommes,  mais  les 
enflamment  d'une  colère  terrible,  les  portent  aux  inju- 
res, à  l'abaissement,  au  mépris  et  même  facilement  à 
des  actes  de  violence  sanglants  (1).  Nous  ne  possédons 
qu'en  éditions  séparées  les  conquêtes  et  les  biens  le^ 
plus  sacrés  de  l'humanité.  Il  y  a  une  science  allemande 
qui  n'est  accessible  qu'au  peuple  qui  se  meut  autour 
des  sables  de  la  Sprée  et  à  ses  partisans  ;  il  y  a  une 
gloire  française  que  les  membres  de  la  grande  nation 
marchant  à  la  tête  de  la  civilisation  ont  monopolisée  à 
leur  usage  ;  il  y  a  une  vie  hongroise  comme  on  ne  la 
trouve  nulle  part  ailleurs,  une  liberté  américaine  qu'on 
ne  comprend  pas  bien  en  Europe,  une  sécurité  anglaise, 
une  unité  italienne.  Tout  cela  est  tellement  mesquin, 
souvent  tellement  enfantin,  qu'on  devrait  le  tourner  en 
ridicule,  si  un  mauvais  esprit  n'en  était  le  vrai  ressort. 
Or  ce  lamentable  état  de  choses  provient  d'un  égoïsmc 

(1)  Le  roi  dont  nous  avons  déjà  souvent  invoque-  le  tëmoi^'naije 
appelle  en  termes  plus  forts  que  nous  n'aurions  ose  le  faire  tout  le 
système  gouvernemental  actuel,  et  toute  la  politique  régnante,  un 
système  absurde  et  illégal,  la  cause  do  toutes  nos  guerres  et  de  tou- 
tes nos  révolutions,  un  vrai  coupe-gorge,  une  fourberie  diplomati- 
que, la  constitution  du  mal  permanent,  l'organisation  d'une  lutte  a 
main  armée  pour  l'existence.  Mission  actuelle  des  Souverains,  par  l  un 
d'eux,  370,  38G. 


420  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

qui  conduit  jusqu'à  la  haine  du  prochain,  et  d'un  or- 
gueil qui  mène  jusqu'à  la  haine  de  Dieu. 

11  y  a  quarante  ans  environ,  un  écrivain  demandait 
en  plaisantant  aux  membres  des  sociétés  de  gymnasti- 
que et  de  la  ligue  pour  la  vertu,  si,  en  tonnant  contre 
l'immoralité  romaiue  et  la  rehgion ,  ils  voulaient 
reculer  le  monde  jusqu'à  la  forêt  de  Teutobourg  et 
rétablir  les  sacrifices  sanglants  de  Wodan  (1).  Il  n'a 
malheureusement  fait  que  dire  l'amère  vérité.  Ce 
patriotisme  à  l'envers  prend  sa  cause  tellement  au  sé- 
rieux, qu'aujourd'hui  encore,  comme  le  dit  Voss,  il  ne 
peut  pas  pardonner  au  Christianisme  d'avoir  fait  dispa- 
raître le  culte  de  Wodan,  le  dieu  germain.  C'est  pour- 
quoi nous  sommes  péniblement  impressionnés,  quand 
nous  entendons  ces  phrases  inhumaines  et  anti-chré- 
tiennes, pour  ne  pas  dire  impi&s,  concernant  la  vertu 
allemande,  l'esprit  allemand,  la  force  allemande  et  la 
morale  allemande.  Car  nous  craignons  beaucoup  qu'un 
châtiment  sévère  ne  suive  une  telle  glorification  person- 
nelle, si  toutefois  Dieu  trouve  encore  les  peuples  dignes 
d'un  châtiment  et  capables  d'une  correction. 

Nous  disons  les  peuples.  Sous  ce  rapport  ils  sont  tous 
égaux  et  aucun  d'eux  n'a  rien  à  reprocher  à  l'autre.  Si 
cela  nous  peine  jusqu'au  fond  du  cœur,  nous  Allemands, 
d'être  obligés  de  plaindre  un  tel  malheur  dans  notre 
cher  peuple,  nous  ne  sommes  pas  moins  peines  de  voir 
comment,  sous  ce  rapport,  les  Français,  les  Italiens,  les 
Slaves,  les  Hongrois,  les  Anglais  et  les  Américains  sont 
souvent  encore  plus  mesquins,  plus  exagérés  et  moins 
accessibles  à  tout  enseignement;  comment  ils  pèchent 
contre  la  vertu  d'humanité^  et  comment  le  genre  humain 
pèche  contre  la  religion  et  contre  la  raison. 

Cette  chose  pitoyable, preuve  d'un  esprit  étroit, ne  s'est 
acclimatée  en  Europe  que  depuis  le  XIV*' siècle,  quoique 
des  signes  précurseurs  la  concernant  eussent  déjà  paru  au 

(1)  Jarcke,  Principienfragen,  441. 


ÉTAT    ET   ÉTATS  421 

moment  de  la  chute  de  l'empire  chrétien,  lors  de  l'élé- 
vation des  Hohenstaufen.  Ce  que  nous  observons  à  cette 
époque  dans  tous  les  autres  domaines  de  la  civilisation, 
dans  la  vie  sociale,  dans  la  vie  morale  et  religieuse,  se 
manifeste  aussi  dans  l'histoire  de  la  politique,  et  on 
peut  dire  que  la  ruine  du  moyen  âge  commence  avec 
les  grandes  luttes  de  l'Eglise  et  de  l'Etat.  Walter  de  Vo- 
gelweide  et  ses  disciples  entonnent  déjà  sur  tous  les 
tons  ce  chant  hideux,  qui  depuis  a  été  souvent  répété  par 
leurs  successeurs  :  Une  seule  Allemagne,  l'Allemagne 
est  tout,  des  Allemands  bien  élevés,  des  Allemandes  qui 
soient  de  vrais  anges,  une  nature  allemande  sans  pareille, 
l'Allemagne  seule,  et  rien  en  dehors  d'elle.  Nous  disons 
un  chant  hideux, car  c'est  une  belle  chanson  si  l'Allemand 
chante  :  Deutschland  iiber  ailes,  l'Allemagne  par  des- 
sus tout.  A  côté  de  cela,  le  Français  peut  chanter  aussi  : 
La  France  par  dessus  tout,  et  l'un  peut  se  réjouir  de 
l'amour  que  l'autre  porte  à  sa  patrie,  comme  chacun  se 
réjouit  de  l'amour  dont  il  aime  sa  patrie  propre.  Mais  la 
chanson  :  Seulement  l'Allemagne,  seulement  la  France, 
n'est  pas  une  belle  chanson.  L'habitant  du  pays  ne  peut 
pas  y  trouver  de  plaisir,  et  le  voisin  ne  peut  plus  vivre 
en  paix.  Ce  n'est  plus  du  patriotisme,  c'est  de  l'orgueil, 
c'est  le  mépris  et  l'attaque  contre  tous  (1).  Aussi  sen- 
tait-on déjà  cela  à  cette  époque.  C'est  pourquoi  cette 
conduite  produisit  chez  les  welsches  irrités  et  méprisés 
une  littérature  anti-allemande,  laquelle  ne  laisse  rien 
à  désirer  en  fait  d'amertume  et  de  violence  (2). 


(i)  Der  Meissner  (14,  2  ;  Hagen,  Minneslnger,  IH,  102)  dit  très  bien  : 
G  Allemagne,  si  tu  es  maintenant  si  déchue,  si  tu  n'as  plus  d'empe- 
reur, la  faute  en  est  à  ton  avidité  ;  si  l'Empire  romain  est  veuf  d.' 
toi,  tu  es  la  seule  coupable.  Tu  pouvais  régner  aussi  longtemps  que 
tu  l'aurais  voulu,  et  tu  t'es  réduite  en  servitude.  Hélas  !  quel  pré- 
judice ton  avidité  a  porté  cà  l'Empire.  Ces  Allemands  dégénérés  vou- 
laient être  tout;  ce  qui  n'était  pas  allemand  à  leurs  yeux  ne  devait 
être  rien,  et  maintenant,  ils  ne  sont  rien  eux-mêmes. 

(2)  V.  des  exemples  de  la  part  de  Peire  de  la  Caravane,  Peire  Vi- 
dal, Folquet  de  Marseille  dans  Hagen,  Min.,  IV,  o  sq. 


422  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

Mais  depuis  que,  par  la  ruse  et  les  violences  de  Phi- 
lippe le  Bel,  et  que  par  les  maladresses  de  Louis  de  Ba- 
vière, monarque  bon  mais  très  mal  dirigé,  l'Allemagne 
a  été  privée  de  l'appui  de  la  papauté,  et  par  le  fait  même 
de  la  souveraineté  sur  le  monde,  cette  outrecuidance  à 
été  chèrement  expiée,  L'Empire  germanique,  jadis  l'or- 
gueil de  tous  les  peuples  d'Occident,  devint  d'abord 
l'objet  de  leur  haine,  puis  de  leur  moquerie.  Tant  qu'il 
fut  Empire  romain  germanique,  les  rois  de  France  et 
d'Angleterre  cherchèrent  aide  et  protection  auprès  de 
lui.  Maintenant,  le  premier  vagabond  venu  le  brave 
impunément.  Ce  que  Sébastien  Miinster  dit  :  «L'aigle 
romain  déplumé  n'inspire  plus  que  delà  pitié  »,  n'est 
que  trop  vrai.  Avec  la  chute  ne  l'empire  qui  était  l'ex- 
pression de  la  pensée  unitaire  d'autrefois,  l'ancienne 
unité,  dans  laquelle  les  parties  isolées  se  trouvèrent  si 
bien,  a  été  brisée  dans  le  monde  tout  entier.  Aucune 
nation  ne  peut  obtenir  une  suprématie  complète,  et  c'est 
fort  heureux,  pouvons-nous  dire,  puisqu'elle  n'est  due 
à  aucune.  Aujourd'hui,  il  n'y  a  plus  que  les  discordes, 
les  jalousies,  les  luttes  et  les  haines  nationales  qui  soient 
à  l'ordre  du  jour.  Les  nations  incapables,  et  ne  voulant 
plus  travailler  en  commun  à  une  grande  pensée,  s'affais- 
sent sur  elles-mêmes.  Ne  pouvant  plus  s'élever,  elles 
cherchent  du  moins  à  abaisser  les  autres.  L'enthou- 
siasme pour  les  grandes  entreprises  intérieures  et  exté- 
rieures disparaît.  Un  désir  mesquin  d'agrandir  à  tout 
prix  la  puissance  propre  est  tout  ce  qui  reste.  Les  lan- 
gues jusqu'à  présent  parentes  se  fractionnent  en  dialec- 
tes inintelligibles.  Les  classes  sont  en  face  les  unes  des 
autres  comme  des  ennemis  mortels  et  dépérissent  en 
elles-mêmes,  puisque  les  grandes  fins  et  l'union  avec 
un  ensemble  national  leur  font  défaut.  La  noblesse  de- 
vient un  fléau  pour  le  pays,  la  vie  des  villes  devient  de 
plus  en  plus  le  théâtre  d'hostilités  de  corps,  et  le  refuge 
de  l'esprit  de  boutique.  Les  guerres  fratricides  sont  fré- 
quentes. Que  de  sang  a  coulé  entre  le  Danemark  et  Ja 


ÉTAT    ET    ÉTATS  423 

Suède,  entre  l'Irlande,  l'Ecosse  et  l'Angleterre,  entre  la 
France  et  l'Angleterre,  entre  la  France  et  l'Aragon,  en- 
tre l'Aragon  et  la  Castille,  entre  la  Gastille  et  le  Portu- 
gal, en  Italie,  en  Allemagne,  en  Bohême,  en  Pologne  et 
en  Hongrie  !  Même  dans  le  cas  d'une  invasion  turque, 
on  rit  de  satisfaction  à  la  pensée  de  la  ruine  du  voisin, 
et  on  aide  encore  l'ennemi  commun. 

D'où  provient  cette  misère?  Ce  n'est  pas  difficile  à  dire.     i.  -  jadis 
Il  manque  un  trait  d'union  qui  unisse  en  un  seul  tout  les  le  centre  d'u- 

.  1  •      T  •!  I         n ion  parmi  les 

parties  divisées,  et  leur  indique  un  travail  commun.  Le  peuples,  pour 

*  ^  ^  former  un  em- 

même   danger  planait  sur  le  monde  dans  la  seconde  ^pjreaniver- 
moitiédu  VIII^  siècle  et  au  milieu  du  XP.  Avec  leur  soif 
d'exploits  sans  frein  et  sans  but,  les  peuples  menaçaient 
de  s'égorger  mutuellement  pour  se  perdre  dans  des 
aventures  folles.  Mais  dans  ce  temps-là,  l'esprit  chrétien, 
malgré  tous  les  défauts  de  l'époque,  était  le  ciment  qui- 
unissait  les  peuples  entre  eux.  Il  ne  fut  donc  pas  difficile 
à  l'Église  d'apporter  son  appui  lorsque  la  détresse  se  fit 
sentir.  En  intervenant  dans  ta  vie  du  monde  d'une  ma- 
nière unifiante  et  pacificatrice,  elle  poursuivit  un  double 
plan,  le  premier,  dont  la  fin  fut  peut-être  un  peu  nébu- 
leuse au  début,  le  second,  grandiose.  Etablir  un  empire 
comprenant  le  monde  chrétien  tout  entier;  lui  donner 
dans  la  puissance  allemande  qui  surgissait  à  l'horizon 
une  solide  base  nationale  ;  en  faire  par  son  union  étroite 
avec  Rome  le  centre  du  Christianisme,  et  une  puissance 
embrassant  toutes  les  nations,  fut  la  première  tâche  que 
l'Eglise  entreprit.   Nous  admettons  volontiers  que  le 
pape  qui  mit  la  couronne  sur  la  tête  de  Charlemagne, 
n'avait  peut-être  pas  présente  devant  les  yeux  toute  la 
portée  de  sa  démarche,  mais  nous  croyons  aussi  que 
ce  ne  fut  pas  la  simple  politique  qui  le  fit   prévenir 
Charlemagne,  et  lui  donner  contre  sa  volonté  ce  qu'il 
aurait  peut-être  préféré   prendre  lui-même.  Il  ne  faut 
pas  vouloir  expliquer  par  des  motifs  purement  person- 
nels, quand  même  ils  seraient  sublimes,  ce  qui  arriva 
aux  moments  les  plus  solennels  de  l'histoire,  et  celui-ci 


424  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

est  assurément  Fiin  des  plus  décisifs  de  l'histoire  univer- 
selle tout  entière.  Non,  ce  n'était  pas  le  génie  supérieur 
du  pape  qui  prévenait  Charlemagne,  mais  c'était  la  puis- 
sance de  l'Eglise  qui  commandait  au  plus  grand  des 
empereurs  de  s'agenouiller  devant  elle,  et  de  recevoir 
de  ses  mains,  au  nom  de  Dieu,  ce  que  Dieu  lui  avait  des- 
tiné. Dans  cet  acte  d'une  gravité  exceptionnelle,  Léon 
était  tout  aussi  bien  l'instrument  que  Charlemagne. 
C'était  l'esprit  et  la  force  de  Celui  qui  dirige  l'Eglise  et 
les  cœurs  des  rois  comme  le  cours  des  (leuves,  qui  les 
avaient  guidés  l'un  et  l'autre.  Celui  qui  croit  pouvoir  tout 
expliquer  ici  d'après  les  principes  de  la  politique  hu- 
maine, ne  s'étonnera  pas  si,  en  définitive,  il  n'explique 
rien. 

La  seconde  entreprise^  due  au  génie  puissant  de  Gré- 
goire Vil,  manifestait  infiniment  plus  de  prévoyance  et 
de  politique.  Ce  pape  voulut  donner  à  la  puissance  for- 
midable de  cette  monarchie  universelle,  qui,  à  défaut 
d'une  grande  fin  déterminée,  avait  touché  à  l'Eglise,  et 
par  le  fait  même  porté  la  main  sur  lui,  un  formidable  but 
d'activité  en  rapport  avec  elle.  De  là  son  dessein  de  ter- 
rasser l'ennemi  héréditaire  de  la  chrétienté  parle  moyen 
de  tout  l'Occident  réuni,  de  l'étreindrede  tous  côtés  par 
des  œuvres  de  mission,  de  telle  sorte  que,  par  une  coo- 
pération bien  calculée  de  toutes  les  forces  ecclésiasti- 
ques et  laïques,  le  royaume  du  monde  chrétien  put  s'é- 
tendre sur  la  terre  tout  entière.  Ce  but  sublime  ne  fut 
pas  atteint.  Celui  qui  lira  l'histoire  des  Croisades  verra 
la  cause  de  cet  échec.  L'ambition  la  plus  mesquine,  la 
révolte  des  passions  les  plus  basses  contre  le  joug  du 
Christianisme,  rendirent  presque  tous  les  efforts  inuti- 
les. Mais  les  temps  grandioses  des  guerres  de  religion  et 
des  missions  du  moyen  âge  nous  fournissent  tant  de  ré- 
sultats magnifiques,  que  nous  voyons  clairement  ce  que 
les  peuples  chrétiens  auraient  pu  accomplir  sous  la  di- 
rection de  l'Eglise,  et  combien  il  leur  eut  été  facile  de 
réahser  les  dernières  fins  de  sa  politique,  savoir  la  créa- 


ÉTAT    ET    ÉTATS  425 

tion  d'une  monarchie  chrétienne  universelle,  s'ils  eus- 
sent été  tant  soit  peu  dignes  des  grands  plans  du  Chris- 
tianisme. Si  cependant  toutes  ces  entreprises  n'ont  réa- 
lisé qu'en  partie  les  desseins  de  l'Eglise,  elles  n'en 
montrent  pas  moins  sa  puissance,  à  cause  des  grands 
obstacles  qui  furent  surmontés. 

L'idée  d'un  empire  chrétien  universel  eut  sans  doute     :{._L'esprit 
pu  être  réalisée  plus  facilement,  si  l'Église  eut  voulu  ïenu'^compt? 

.pi  l'i'i'  •'  ^J        '  j  1     de  tout  ce  qui 

sacriner  les  particularités  privées  pour  1  union  du  grand  était  national 

1.        L     -an     •         11  •r»i'«i  ••  i/-<i'  et  propre  à 

tout.  Mais  elle  resla  aussi  iidele  aux  principes  du  Chns-  chaque peu- 
tianisme  dans  le  domaine  de  la  politique  que  dans  la 
poursuite  de  sa  tâche  morale.  Jamais  elle  n'a  gêné  une 
inclination  légitime  de  la  nature  ;  jamais  elle  n'a  porté 
préjudice  à  la  formation  libre  d'une  particularité  natu- 
relle ;  jamais  et  nulle  part  les  nationahtés  ne  se  sont  dé- 
veloppées et  conservées  d'une  manière  plus'  indépen- 
dante que  là  où  l'Eglise  a  exercé  son  influence.  Si  elle 
avait  pu  se  résoudre  à  courber  le  droit  des  nationalités 
et  des  races  en  faveur  d'un  seul  état,  elle  pourrait  aujour- 
d'hui revendiquer  l'Italie  tout  entière  comme  sa  pro- 
priété, aussi  bien  que  les  Etats  pontificaux  qu'elle  pos- 
sédait depuis  dix  siècles.  Mais  fidèle  à  sa  tache  dès  le 
début,  elle  n'a  jamais  varié  dans  sa  conduite.  Elle  s'en 
est  toujours  tenue  au  principe  exprimé  par  Grégoire  le 
Grand  (1)  et  Nicolas  I,  que  le  Christianisme  respecte 
toutes  les  coutumes  et  toutes  les  institutions  nationales 
qui  ne  présentent  pas  de  péchés  (2).  Des  zélateurs  aveu- 
gles l'en  ont  mille  fois  blâmée,  et  des  historiens  mécon 
tentslui  en  font  également  un  crime  aujourd'hui.  Mais 
l'Eglise  renonce  à  son  propre  avantage  plutôt  que  de 
s'immiscer  chez  les  autres  par  sa  politique.  C'est  ainsi 
qu'elleaconverti  au  Christianisme  les  Germains  du  nord 
et  les  Germains  du  sud  ;  mais  ceux-ci  sont  en  même 
temps  restés  ce  qu'ils  étaient  autrefois,  c'est-à-dire  de 
vrais  Saxons,  de  vrais  VVestphaliens,  de  vrais  Bavarois. 

(1)  Gregor.  Magn.,   Ep.,  11,  76. 

(2)  Nicol.  I,  Responsio  ad  BuUjnros,  49. 


426  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

Un  habile  diplomate  nous  certifie  la  même  chose  des 
Indiens  de  l'Amérique  du  Sud,  en  se  rapportant  à  Hum- 
boldt  (1).  Dans  les  Philippines,  les  Tagals  ont  conservé 
tellement  intacts  leur  nationalité  et  tous  leurs  usages 
sous  le  régime  de  l'Eglise,  que  quelques  centaines  d'Eu- 
ropéens suffisent  à  les  garder,  puisque  eux-mêmes  ré- 
pondent sur  leur  tête  de  ne  jamais  quitter  leurs  nou- 
veaux maîtres  (2). 

On  peut  dire  hardiment  que  nulle  part  les  nationalités 
ne  continuent  d'exister  plus  pures  et  moins  fraction- 
nées, que  nulle  part  les  tribus  et  les  peuples  n'ont  plus 
conscience  d'eux-mêmes  que  là  où  l'Eglise  a  eu  le  plus 
d'influence  sur  la  vie^ublique.  Les  époques,  où  elle 
régnait  en  souveraine,  furent  également  les  époques 
du  sentiment  national  le  plus  noble  et  le  plus  fier . 
Qu'on  pense  seulement  à  l'Espagne.  Ce  n'est  qu'avec 
des  sentiments  de  honte  et  de  jalousie,  que  nous  pou- 
vons lire  aujourd'hui  les  expansions  de  patriotisme  qui 
s'échappent  du  cœur  de  l'auteur  de  «  Tlntroduction  au 
code  salique  »  (3),  ou  de  celui  du  moine  Otfried  (4),  aus- 
sitôt qu'il  pense  à  son  peuple  franck.  Les  peuples  de 
ce  temps  là  éprouvaient  le  besoin  de  tourner  leurs 
regards  vers  l'extérieur  pour  y  trouver  matière  au  tra- 
vail. Ils  se  sentaient  assez  vigoureux  pour  pouvoir  se 
passer  des  autres  quand  il  s'agissait  de  régler  leurs  af- 
faires. Ils  ignoraient  la  maladie  singulière  qui ,  plus 
tard,  rendit  leurs  petits-fils  si  faibles,  cette  manie  d'é- 
changer les  droits,  les  usages,  la  langue  de  la  patrie, 
contre  des  produits  étrangers.  Ils  étaient  contents  quand 
ils  voyaient  chez  les  autres  quelque  chose  pouvant  leur 
être  utile.  Mais  il  ne  leur  serait  jamais  venu  à  l'esprit 
de  se  laisser  prescrire  des  institutions  de  droit  par  des 
étrangers. 

(1)  Hiibner,  Promenade  autour  du  monde,  II,  167  sq. 

(2)  Kathol.   Missionen,  1880,  208,  sq.  De  1852  à  1877,  les  Tagals  de 
Manille  se  sont  accrus  de  deux  millions  {Ibid.,  226). 

(3)  Lex  SaL,  prol.  (Walter,  Corp.  jur,  Germ.  I,  1.  2). 

(4)  Otfried,  1,  1,  57  sq.  (Kelle). 


ÉTAT  ET    ÉTATS  427 

En  un  mot,  si  nous  voulons  apprendre  ce  que  c'est     4._L'an. 
que  l'amour  de  la  patrie  et  la  nationalité,  il  faut  revenir  magSe  chrt 

I  -.1  A<  «■«•«i  ^,  1  1         tienne,  avec 

a  ces  temps  ou  les  prêtres  étaient  les  maîtres  du  peuple  lunion .le lou- 

t  1  J*  1        1        •         T  •  .  ^  ,       les  ses  parli- 

et  les  gardiens  du  droit.  Jamais  on  n  a  mieux  compris    cuiarués.  a 

^  *  lorme  un  em- 

que  l'état  et  les  institutions  d'état  devaient  être  quelque  PjJg'^JhréS 
chose  de  particulier,  né  du  droit  commun,  unique  et  ""'^"s«'- 
héréditaire,  quelque  chose  d'enraciné  sur  le  sol  natal, 
et  de  conforme  à  l'histoire,  à  la  morale  et  aux  vues  du 
peuple.  Jetons  seulement  un  coup  d'œil  sur  l'Allemagne 
chrétienne.  Là  tout  était  autochtone,  depuis  le  gouverne- 
ment du  roi  et  le  tribunal  des  districts,  jusqu'au  ivergeld 
et  à  Vordaiie  ;  tout  ne  faisait  qu'un  avec  le  peuple  ;  tout 
était  gardé  avec  un  soin  jaloux.  Inutile  d'énumérer  ce 
qui  s'est  passé  depuis,  cela  suffit.  Aujourd'hui  TAUe- 
mand  est  une  plante  universelle.  On  est  sur  de  le  trou- 
ver dans  n'importe  quel  coin  de  terre.  Mais  dans  c§ 
temps  là,  aucun  peuple  n'était  plus  étroitement  attaché 
à  sa  patrie  que  le  peuple  allemand.  Le  seul  mot  «  ele/id  » 
nous  explique  tout.  Etre,  arraché  du  sol  natal  est 
aussi  terrible  pour  le  véritable  allemand,  que  de  périr 
de  misère.  11  ne  connaît  pas  de  plus  grand  malheur  que 
de  vivre  proscrit.  Il  se  soumet  volontiers  à  n'importe 
quelle  punition  pourvu  qu'il  puisse  seulement  retourner 
chez  lui. 

Mais  la  patrie  plus  étroite  ne  lui  fait  nullement  ou- 
blier la  patrie  plus  vaste.  L'Allemagne  par  dessus  tout! 
Ce  cri  avait  à  cette  époque  du  sens  et  de  la  valeur.  Ce 
marchandage  pour  la  couronne,  cette  vente  de  l'empire 
au  plus  offrant  et  au  moins  puissant,  ces  désertions,  ces 
alliances  avec  les  étrangers,  cet  accord  public  ou  tacite 
avec  les  ennemis,  autant  de  choses  qui  nous  ont  rendu 
plus  tard  si  méprisables  et  si  faibles  en  face  de  l'étran- 
ger, étaient  inconnues  de  nos  pères  dans  les  temps 
vraiment  chrétiens.  L'amour  le  plus  grand  les  attachait 
à  leur  ville  natale,  à  leur  mère-patrie.  Mais  ils  s'atta- 
chaient aussi  avec  un  enthousiasme  ardent  à  la  patrie 
totale,  et  à  la  grande  pensée  de  l'unité  universelle,  sans 


428  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

porter  préjudice  à  leur  sentiment  national,  précisément 
à  cause  de  leur  particularisme,  cette  base  fondamentale 
de  toute  vie  publique.  Ils  n'avaient  pas  des  idées  aussi 
confuses  que  nous,  qui  nous  flaltons  de  représenter 
chacun  pour  nous  la  cause  totale  de  l'humanilé,  ou  du 
moins  une  forme  particulière  de  l'humanité  dans  une 
édition  anglaise,  allemande  ou  picarde,  dans  un  pari- 
sien, un  berhnois  ou  un  bourgeois  de  Schilda.  Ils  étaient 
d'abord  et  avant  tout  Bavarois  ou  Saxons,  et  ils  l'étaient 
corps  et  âme,  jusqu'à  la  mort.  Mais  les  Luxembourgeois, 
les  Misniens,  les  Souabes,  se  donnaient  fraternellement 
la  main,  quand  il  s'agissait  de  faire  quelque  chose  pour 
l'Empire  qui,  pour  eux,  représentait  l'humanité,  quand 
celle-ci  avait  besoin  de  leurs  services.  Chaque  citoyen 
était  l'enfant  de  sa  patrie  propre  ;  mais  par  delà  cette 
patrie,  il  était  l'enfant  de  l'Empire  (1).  Pour  lui,  il  aurait 
donné  mille  fois  sa  vie  (2).  Favoriser  l'honneur  de  l'Em- 
pire, voilà  où  tendaient  toutes  ses  ambitions  (3).  En 
favorisant  la  prospérité  de  l'Empire,  chacun  croyait 
travailler  au  bonheur  de  sa  patrie. 

Patrie,  Empire  et  Christianisme  furent  donc  dans  les 
idées  de  nos  ancêtres  chrétiens  comme  trois  cercles 
concentriques  d'étendue  différente,  mais  ayant  un  point 
central,  et  ce  point  central  reposait  dans  leur  cœur.  Ils 
aimaient  ce  qui  était  loin  à  cause  de  ce  qui  était  proche, 
et  ils  aimaient  ces  deux  choses  du  même  amour,  sans 
qu^aucune  d'elles  portât  préjudiceà  l'autre.  Oh  !  combien 
peu,  parmi  ceux  qui  accusent  toujours  les  anciens  temps 
d'étroitesse  d'esprit,  connaissent  le  cercle  de  pensées 
et  de  vues  de  leurs  pères  cathoHques  1  C'est  précisément 
le  contraire  qui  répond  à  la  vérité.  Ciel  et  terre,  foi  et 
vie,  Eglise  et  état,  maison  et  monde  ont  trouvé  leur 
place  autorisée  dans  les  conceptions  de  cette  époque. 
Tous  s'unissaient  les  uns  aux  autres,  pour  former  un 


(1)  Kuonrât,  Rolandslied,  6976. 

(2)  Ibid.,  6022  sq.  —  (3)  Ibid.,  8815  sq.,  8883. 


ÉTAT  ET  ÉTATS  429 

mécanisme  vivant,  actif,  sans  qu'un  seul  rouage  en 
gênât  un  autre.  Ce  n'était  pas  un  empire  universel  qui, 
comme  l'Empire  romain,  déformait  tous  les  membres  de 
l'ensemble,  leur  brisait  les  os,  les  broyait  pour  en  for- 
mer une  pâte  uniforme,  dans  laquelle  on  traçait  ensuite, 
comme  bon  semblait,  des  provinces  et  des  contrées,  au 
détriment  du  patriotisme,  du  sentiment  commun,  de 
rindépendance  et  du  dévouement  au  tout.  C'était  un 
corps  dont  les  parties  étaient  retenues  ensemble  par 
une  conviction  libre  et  une  haute  idée  commune,  un 
corps  dans  lequel  chaque  membre  conservait  sa  position 
naturelle,  sa  force  primitive,  le  mouvement  et  l'activité 
qui  lui  étaient  propres  et  qui,  pour  cette  raison,  se  sen- 
tait libre  et  à  son  aise  (l). 

Sous  Charlemagne,  cet  empire  qui,  à  ses  débuts,  dut 
prendre  comme  modèles  les  états  de  l'antiquité,  était 
encore,  dans  une  certaine  mesure,  organisé  d'après  eux^ 
mais  à  partir  des  empereurs  saxons,  il  se  forma  de  plus 
en  plus  en  confédération,  ou,  pour  mieux  dire,  en  un 
état  composé  d'états.  Le  roi  ou  l'empereur  n'était  que 
le  chef  pour  les  grandes  fins  communes.  L'empire  était 
comme  le  cercle  d'or  qui  reliait  les  joyaux  précieux  et 
les  perles  des  pays  particuliers,  pour  en  faire  une  cou- 
ronne fermée.  Les  anciens  empereurs  auraient  désespéré 
de  pouvoir  faire  quelque  chose  avec  un  tel  empire.  Mais 
on  put  voir  chez  les  empereurs  chrétiens  que  la  liberté 
des  membres  isolés  n'est  pas  le  moins  du  monde  un 
obstacle  à  la  puissance  du  tout.  Otton  1  déploya  une 
telle  puissance  que  le  moyen  âge  lui  décerna  le  nom  de 
grand.  Ses  deux  successeurs  ne  l'égalèrent  pas  en  éner- 
gie, mais  ils  le  dépassèrent  en  projets  audacieux  et  su- 
blimes. C'est  pour  cela   que  leurs  contemporains  les 
nommèrentl'un  «  der  blutige  ïod  »  (la mort  sanglante) 
ou  c(  der  bleiche  Tod  der  Heiden  »  (la  mort  pâle  des 
païens)  et  l'autre  «  der  Welt  Wunderlich  »  (la  mer- 

(1)  Cf.  Gautier,  Les  épopées  françaises  (2),  I,  lo9  sq.  Histor.,  Jahrb. 
•der  Gœrres-Gcsellschaft,  I,  130. 


430  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

veille  du  monde)  (1).  Le  dernier,  Otton  III,  avait  conçu 
la  pensée  d'une  monarchie  universelle  qui  nous  semble 
être  aujourd'hui  une  exagération  incompréhensible, 
mais  qui  s'explique  pour  cette  époque,  si  nous  considé- 
rons qu'il  pouvait  facilement  espérer  étreindre  le  monde 
tout  entier,  sachant  que  son  pouvoir  était  fondé  sur 
cette  puissance  dont  l'influence  l'embrassait  de  fait  tout 
entier. 
5.-L'Ésu-       On  a  prétendu  que  c'était  affaire  d'imadnation  que 

se  comme  Mè-  ^  .  >         •        ?r^    t  • 

rede  l'Empi-  Jq  vouloir  faire  croire  que  c  était  1  Eglise  qui  avait  créé 
cette  unité.  Ce  furent  l'épée  et  l'esprit  qui  réalisèrent 
cela,  dit-on,  et  non  la  crosse  (2^.  Cette  revendication 
est  vraie,  maisjce  n'est  pas  une  raison  pour  porter  pré- 
judice à  l'honneur  de  l'Eglise.  D'ailleurs  il  est  inouï 
que  l'Eglise  ait  jamais  revendiqué  la  gloire  d'avoir  créé 
l'Empire  avec  la  crosse.  De  telles  idées  n'ont  pu  germer 
que  dans  l'imagination  de  ceux  qui  ne  peuvent  assez 
parler  de  la  ruse  et  des  convoitises  hiérarchiques  de 
l'Eglise.  D'après  ses  vues,  elle  porte  la  crosse  pour  gui- 
der les  âmes,  et  non  pour  intervenir  avec  elle  dans  les 
choses  temporelles.  L'esprit   qui   l'anime  suffit   pour 
cela,  quand  elle  est  obligée  de  s'occuper  d'elles.  11  est 
donc  très  vrai  que  c'est  l'esprit  qui  a   créé  l'Empire,, 
l'esprit  de  foi,  l'esprit  d'unité^,  l'esprit  du  tout,  l'esprit 
catholique  qui  est  inséparable  du  Christianisme;  mais 
l'épée,  le  pouvoir  laïque,  a  exécuté  la  pensée  dont  cet 
esprit  a  conçu  le  plan.  Sans  l'esprit  du  Christianisme, 
on  ne  serait  pas  seulement  parvenu  à  former  une  Alle- 
magne unie,   à  plus  forte  raison  un  empire.  C'est  un 
principe  admis,    même   de   ceux   qui   voient  dans  le 
Prussien  moderne  le  plus  pur  type  de  l'ancienne  nature 
allemande,  que  les  Allemands  ne  seraient  pas  arrivés  à 
créer  une  confédération  de  peuples  quelque  peu  impor- 

(1)  Ainsi  Closener,  Chronik  von  Sfrassburg  [Chroniken  deùtschcv 
Staedte,  VIII,  35.  Stuttgart,  Lit.  Verein,  I,  21). 

(2j  Waitz,  Deutsche  Verfassungsgeschichte,lU,  41,  75  sq.,  162  sq.,, 
169  sq.,  181  sq.,  197  sq.,  528  sq.  ;  V,  29,  115. 


ÉTAT    ET    ÉTATS  431 

tante  (1).  Chacun  sait  que  non  seulement  un  royaume 
allemand  uni  n'a  pas  existé  avant  saint  Boniface,  mais 
qu'il  était  impossible.  Alors  que  penser  d'un  empire  ? 
Les  Allemands  ne  pouvaient  se  considérer  comme  for- 
mant un  royaume  unique  avant  de  se  considérer  com- 
me un  tout  homogène  (2).  Le  premier  qui  fît  surgir  cette 
pensée  fut  Boniface  en  instituant  une  église  allemande. 
Par  cette  création,  il  n'a  rien  changé  dans  la  nationalité 
allemande  ;  mais  en  formant  une  communauté  unie 
sous  les  lois  de  l'Eglise,  il  a  frayé  le  chemin  à  Tidée 
d'une  communauté  nationale,  et  s'est  ainsi  opposé  à  un 
défaut  inné  chez  l'Allemand,  le  défaut  du  démembre- 
ment (3).  C'est  seulement  dans  ces  conditions  qu'il  fut 
possible  de  continuer  l'édifice  grandiose,  et,  par  l'Em- 
pire, d'essayer  de  créer  sur  une  base  allemande  une 
unité  du  monde  chrétien  tout  entier.  Or,  un  tel  plan  ne 
pouvait  venir  que  de  l'Eglise  universelle  (4).  Aucun 
peuple  isolé  n'en  avait  le  pouvoir.  D'ailleurs  le  peuple 
allemand  manquait  d'intelligence  pour  cette  idée,  qui 
ne  pouvait  même  pas  lui  venir  à  l'esprit. 

C'est  donc  Boniface  qui  a  posé  la  base  de  la  nation 
allemande,  et  Léon  lïï  celle  de  l'Empire.  L'Eglise  donna 
l'idée  et  l'impulsion,  Charlemagne  fut  l'instrument. 
C  est  lui  qui  réalisa  la  pensée  dont  il  faut  lui  attribuer 
l'utilité  et  l'honneur,  ainsi  qu'à  son  peuple.  Sans  cette 
union,  que  serait  devenue  l'Allemagne  à  cette  époque^ 
l'Allemagne  qui  avait  conscience  de  n'être  pas  seule- 
ment un  peuple,  tandis  que  l'Islam,  les  Hongrois,  les 
Grecs  et  les  ennemis  du  nord  la  pressaient  de  tous 
côtés  ? 


(1)  Sybel,  Entstehung  des  deuischen  Kœiiigthums,  (2)  3o2,  3G0. 

(2)  Giesebrecht,  Gesch.  der  deutschen  KaUerzeit  (2),  I,  703.  —  Aniol.l, 
CuUur  und  Rechtsleben,  130.  Cf.  nierke,  Da!^  deulsche  Genossmscfutfls- 
recht,  I,  33,  58  sq.,  149  ;  II,  d6S. 

(3)  Arnold,  Deutsche  Geschichtc,  II,  9,  229  sq.  Ficker,  Das  deuls^he 
Kaiserreich,  (2)  04  sq.  Giesebrecht  (2),  I,  122  sq.,  47a  sq. 

(4)  Ficker,  Das  deutsche  Kaherrcich,  (2),  il8  sq.  Arnold,  Deutsche 
Geschichle,  II,  292. 


432  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

C'est  ainsi  que  l'Eglise  sauva  l'Allemagne  et  lui  mit 
en  même  temps  entre  les  mains  la  souveraineté  du 
monde.  Les  Allemands  se  choisirent  un  roi  comme  d'au- 
tres peuples  en  avaient  (1).  Quand  il  était  sacré  par  les 
évêques  et  mis  sur  le  trône  à  Aix-la-Chapelle,  il  avait 
alors  un  pouvoir  royal  et  un  nom  royal  ;  il  était  roi  alle- 
mand. Mais  c'est  seulement  lorsque  le  pape  le  consa- 
crait, qu'il  avait  la  puissance  et  le  nom  d'empereur  (2). 
Or  l'empereur  était  considéré  comme  le  protecteur  et  le 
défenseur  du  monde  chrétien  tout  entier,  et,  d'après  le 
langage  du  moyeu  âge,  le  mot  d'empire  avait  la  même 
signification  ique  monarchie  universelle  (3).  Si  donc, 
comme  c'était  souvent  le  cas  à  cette  époque,  les  mots 
d'empire  et  d'empereurétaient  employés  comme  expres- 
sions synonymes  (4),  Tempereur  était  par  le  fait  même 
désigné  comme  représentant  politique,  et  comme  puis- 
sance laïque  suprême  de  l'unité  chrétienne  à  l'extérieur. 
Tout  ce  qui  appartenait  donc  à  l'unité  du  nom  chrétien 
devait  rendre  hommage  à  l'empereur,  au  seigneur  de 
l'Empire (5).  Attachement  à  l'unité  de  la  foi  chrétienne  et 
au  symbole,  subordination  à  l'Empire,  étaient  une  seule 
et  même  chose  (6).  De  même  qu'on  ne  connaissait  qu'une 
chrétienté,  ainsi,  on  ne  connaissait  qu'un  seul  empire. 
Cette  même  communauté  des  fidèles  qui,  du  côté  spiri- 
tuel, ecclésiastique^  s'appelait  Eglise  ou  Chrétienté,  s'ap- 
pelait Empire  du  côté  civil  (7).  On  ne  se  figurait  pas  que 

(1  )  Die  Koelhofjfsche  Cronica  van  der  hilUger  Stat  van  Coellen,  compte 
quatre  grands  rois  couronne's  et  sacrés,  celui  de  Rome,  celui  de  Je'- 
rasalem,  celui  de  France  et  celui  d'Angleterre,  et  29  autres  {Chron., 
deutschcr  Staedte,  XIII,  472).  Twinger  de  Kœnigshofen  {Ibid.,  VIII, 
404,  sq.)  compte  seulement  24  royaumes  dans  la  chrétienté. 

(2)  Sachscnspiegel^'S^  52,  1  ;  Cf.,  l,  19,  71,  2.  Schwabenspiegel,  118, 
(Lasseberg,  59). 

(3)  Kœnigshofen,  Slrassburger  Chronik  {ChronikenDeutscher  Staedte, 
VIII,  316). 

(4)  Hartman  von  Aue,  Der  arme  Heinrich,  313  ;  Lied,  5,  15.  Cf.,  Zœpfl, 
Deutsche  Rechtsgeschichte,  {^)ll,  257,  351.  Gierke,  Genossenschaftsrecht, 
II,  570,  sq.  — (5)  Kuonràt,  Rolandslied,  8748. 

(6)  Bernard,  Ep.  244.  Gierke,  Genossenschaftsrecht,  111,542  sq. 

(7)  Engelb.  Admont.  De  ortu  et  fine  Rom.  Imp.,  15,  40;  18.  Graf  und 
Dietherr,  Deutsche  Rechtssprichiv.,  27,  (2,  3,  4). 


ÉTAT    ET    ÉTATS  433 

les  deux  pussent  être  séparés  l'un  de  Tautre.  On  se  sou- 
mettait àTEmpire  par  des  motifs  religieux  ;  la  révolte 
et  la  félonie  contre  lui  n'étaient  pas  seulement  considé- 
rées comme  crimes  politiques,  mais  aussi  comme  apos- 
tasie de  la  foi  (1).  L'Eglise  était  appelée  la  i¥6Ve  du  Saint- 
Empire.  C'est  au  clergé,  disait-on,  que  le  Saint-Empire 
doit  sa  solidité  et  sa  dignité  (2). 

Contre  ces  faits  historiques,  et  contre  cette  convic- 
tion universelle,  les  explications  des  historiens  qui  s'en 
écartent  viennent  dès  siècles  trop  tard.  Ce  qui  est,  et  ce 
qui  restera  éternellement  vrai,  c'est  que  l'Eglise  a  été 
la  mère  de  l'Empire,  c'est  que  la  pensée  de  l'unité  du 
genre  humain  et  d'une  seule  famille  de  peuples  est  véri- 
tablement chrétienne  (3).  La  preuve  la  plus  certaine  que 
seul  l'esprit  de  l'Eglise  a  pu  l'inspirer,  est  sa  réalisation 
sur  le  sol  germain,  car  l'Allemand  a  le  don  particulier 
de  se  fondre  au  milieu  de  tous  les  peuples  étrangers,  de 
disparaître  au  milieu  d'eux,  sans  s'y  adapter  comme 
membre.  Il  peut  se  faire  que,  au  point  de  vue  intellec- 
tuel, il  soit  supérieur  à  d'autres  peuples  sur  plusieurs 
points,  mais  au  point  de  vue  politique,  il  leur  est  cer- 
tainement inférieur. 

L'Empire  fut,  est,  et  sera  toujours  la  gloire  de  l'esprit 
chrétien.  Ainsi  le  considéraient  les  Allemands  qui  contri- 
buèrent à  le  fonder  et  qui  le  virent  aux  jours  de  sa  splen- 
deur,ainsi  tous  les  cœurs  nobles, hons  et  patriotiques.  Ils 
ont_vu  dans  la  disposition  surnaturelle  de  Dieu  la  source 
vénérable  etsainte  d'où  il  provenait. Dieu  lui-même  avait 
fondé  l'Empire.  Dès  le  commencement,  il  avait  existé  en 
vertu  d'une  institution  divine  et  était  allé  de  peuple  en 
peuple.  Il  était  alors  dans  la  nation  allemande  et  agissait 
sur  son  imagination  avec  tous  les  charmes  religieux  d'un 
pouvoir  religieux  supra-terrestre,  comme  un  sanctuaire 

(1)  Arnold,  Deutsche  Geschichle,  H,  206. 

(2)  Grof  uiid  DieLherr,  Deutsche  licchtssprichn-.,  1)35,  (10,  1,  2). 

(3)  Tertiill  ,  Apolog.,  38  :  Unam  omnium  rempublicam  agnoscimus 
mundum.  Augustin.,  De  op.  monach.,  25,  33.  Omnium  Clinstianorum 
una  respublica  est.  Cf.  In  j^s.  120,  en.  3.  ^g 


434  ÉTAT    ET   SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

donné  par  Dieu,  unissant  en  lui  tous  les  pouvoirs  de  la 
terre,  élevé  au-dessus  de  l'arbitraire  humain,  néces- 
saire, durable,  indestructible  (t).  C'est  ainsi  qu'on  con- 
cevait l'Empire  dans  ses  beaux  jours.  Mais  ceux  qui 
vécurent  en  lui  et  travaillèrent  à  le  réaliser,  furent  sans 
doute  plus  à  même  de  se  rendre  compte  de  sa  vérita- 
ble importance.  11  n'y  avait  que  ceux  qui  étaient  éloi- 
gnés de  la  pensée  d'une  monarchie  chrétienne  univer- 
selle, c'est-à-dire  de  l'unité  indivisible  entre  l'Eglise  et 
le  pouvoir  civil,  entre  la  nature  et  la  surnature,  qui  fus- 
sent aussi  hostiles  à  l'idée  du  Saint-Empire  romain  ger- 
manique. 
(j.  -  Les  On  croit  pouvoir  infirmer  le  fait  dont  nous  parlons, 
giiseaumoy-  par  Ics  luttcs  uombrcuses  et  violentes  dans  lesquelles 

en  âge  eurent    l,,^  .  i  i, 

pour  but  le    1  Empire,  selon  1  expression  reçue,  a  été  entraîné  envers 

droit  chrétien  .  .  . 

des  peuples.  l'Eglisc.  Or  cu  réalité,  celles-ci  sont  une  nouvelle  preuve 
de  ce  que  nous  venons  de  dire.  Que  l'Eglise  ne  fut  pas 
hostile  à  l'Empire^  elle  l'a  montré  non  seulement  en  ce 
que  elle  l'a  créé,  mais  aussi  en  ce  qu'elle  a  soutenu 
au  prix  d'onéreux  sacrifices  la  grande  idée  qu'elle  avait 
fait  surgir.  Sous  les  Ottons,  et  encore  longtemps  après, 
ce  furent  les  princes  spirituels  qui  soutinrent  constam- 
ment l'Empereur  là  où  d'égoïstes  projets  laïques  mena- 
çaient l'Empire  (2).  Les  ducs  et  les  comtes  préférèrent 
trop  souvent  les  intérêts  privés  de  leur  pays  et  de  leur 
famille  aux  grandes  fins  nationales.  Chaque  prince,  dit 
la  chronique  de  Cologne,  s'est  occupé  de  sa  cause,  et  n'a 
envisagé  que  ses  nécessités  et  ses  besoins  personnels. 

11  en  était  de  même  des  villes.  Celles-ci  non  plus 
n'acceptaient  pas  volontiers  le  nom  superbe  d'Em- 
pire romain  (3).  Qu'auraient  fait  les  empereurs,  s'ils 
n'avaient  pas  trouvé  dans  les  prêtres  des  soutiens  qui, 


(1)  Gierke,  Das  deutsche  Genossamcheftsrecht,  II,  563  sq. 

(2)  Waitz,  Jahrhûcher  des   deutschen  Reiches    unter   Heinrich  dem 
Ersten  (2),  2. 

(3)  Koelhoff,  Cronica  van  der  hilUger  stat  van  Coellen  [Chron.  deufs- 
cher  Staedte,  XIII,  434). 


ÉTAT    ET   ÉTATS  435 

outre  l'utilité  de  leur  entourage,  étaient  en  état  d'ap- 
précier l'honneur  et  l'avenir  éloigné  du  grand  tout? 

Croira-t-on  que  tous  les  dignitaires  de  l'Eglise,  qui, 
dans  les  grandes  luttes  des  siècles  suivants,  mirent  en 
jeu  honneur  et  liberté,  patrie  et  revenus,  et  qui  finirent 
leur  vie  dans  la  misère  et  dans  la  pauvreté,  se  soumet- 
taient à  tout  cela,  non  pas  pour  le  bien  de  la  patrie,  par 
conscience,  pour  le  bien  commun,  comme  ils  disaient, 
mais  seulement  par  soif  de  domination  et  par  avarice  ? 
Personne  ne  nie  que  quelques  princes  de  l'Eglise  aient 
abusé  des  idées  de  celle-ci  pour  favoriser  des  vues  con- 
damnables ;  mais  si  l'Eglise  qui  avait  fondé  l'Empire, 
•coopéré  à  son  extension  par  son  activité,  entreprit  plus 
tard  avec  lui  une  lutte  si  terrible,  ce  fut  pour  des  motifs 
tout  autres  que  par  orgueil  hiérarchique  et  par  soif  de 
domination  ecclésiastique.  Nous  ne  nions  pas  non  plus, 
qu'il  y  eut  aussi  de  grands  intérêts  ecclésiastiques  en 
jeu.  Pour  les  sauvegarder,  l'Eglise  pouvait,  grâce  à  l'in- 
fluence qu'elle  avait  sur  les  esprits  à  cette  époque,  s'en 
tenir  aux  moyens  spirituels.  Mais  ce  furent  des  motifs 
tout  autres,  qui  la  firent  partout  s'opposer  aux  excès 
d'une  puissance  brutale  sur  le  domaine  laïque,  môme 
au  prix  de  grands  périls.  Ce  que  l'Eglise  a  toujours  re- 
présenté, c'est  le  bien  public  politique,  aussi  bien  pour 
la  communauté  des  peuples  chrétiens  que  pour  les  peu- 
ples individuels  et  toutes  les  parties  qui  les  composent. 
C'est  elle  qui  supporta  le  danger,  et  c'est  la  communauté 
des  états  chrétiens,  des  nations  et  des  communes,  qui 
-retirâtes  avantages  tant  qu'elle  conserva  hi suprématie. 

Rien  ne  peut  être  plus  erroné  que  l'idée  que  ces  lulles 
ont  été  si  violentes,  précisément  parce  qu'elles  résul- 
taient du  choc  des  empiétements  hiérarchiques  avec  les 
droits  de  la  politique  laïque  et  de  la  liberté  de  l'état.  La 
raison  qui  la  rendait  si  tenace  et  si  terrible,  provenait 
plutôt  de  ce  que,  à  cette  époque,  le  droit  chrétien  et  la 
politique  non  chrétienne,  l'ancienne  indépendance  po- 
litique des  états  et  des  peuples,  la  puissance  universelle 


436  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

de  l'absolutisme  d'état  et  du  pouvoir  arbitraire  despo- 
tique, avaient  commencé  une  lutte  décisive.  De  là  le 
caractère  complètement  différent  de  ces  tempêtes  sous 
les  empereurs  franconiens,  et  sous  les  Hohenstaufen. 
Sous  Henri  IV,  il  s'agit  presque  exclusivement  de  la 
liberté  et  de  l'honneur  de  l'Eglise  dans  son  sanctuaire. 
Cette  lutte  fut  sanglante,  mais  elle  ne  trouble  pas  les 
consciences,  car  personne  ne  pouvait  se  tromper  sur 
sa  signification.  Mais  depuis  Frédéric  Barberousse,  le 
sens  de  la  discussion  qui,  parce  qu'il  fut  compris  seule- 
ment du  petit  nombre,  causa  tant  de  troubles,  fut  celui 
de  savoir  si  la  conception  chrétienne  germanique  du 
monde  devait  encore  continuer  d'exister,  ou  si  elle  de- 
vait faire  place  à  l'antique  idée  païenne  de  droit  et  d'é- 
tat, ressuscitée  par  les  Césars.  Il  s'agissait  de  savoir  si 
les  droits  internationaux,  si  l'indépendance  des  parties 
isolées  dans  le  cadre  du  tout,  et  que  l'Eglise  a  toujours 
favorisées  et  ennoblies,  devaient  encore  être  mainte- 
nues, ou  s'il  fallait  mettre  à  leur  place  un  colosse  de 
fer,  une  seule  machine  gigantesque.  Il  s'agissait  de  sa- 
voir si  une  culture  entreprise  pour  le  plus  grand  bien 
de  l'humanité,  à  la  fois  populaire  et  universelle,  basée 
sur  la  nature  et  rehaussée  par  le  surnaturel,  devait  en- 
core exister,  ou  si  toute  culture  et  toute  vie  de  droit 
devait  être  reculée  de  plus  de  mille  ans.  Il  y  avait  là 
beaucoup  moins  d'intérêts  ecclésiastiques  en  jeu  que 
d'intérêts  politiques  et  sociaux.  Mais  telle  est  l'infirmité 
humaine,  que  les  hommes  de  cette  époque,  qui  avaient 
le  plus  déraison  pour  la  défendre,  furent  les  premiers  à 
se  méprendre  là-dessus  et  même  à  coopérer  à  sa  des- 
truction. 

C'est  ainsi  que  l'Eglise  se  vit  obligée  de  se  lever  pour 
sauvegarder  la  liberté  générale,  quoiqu'elle  sût  à  l'a- 
vance qu'elle  récolterait  peu  de  remerciements  de  la 
part  de  ceux  qui  y  étaient  intéressés.  Si  elle  n'eut  pas 
agi  ainsi,  le  droit  aurait  eu  de  la  peine  à  trouver  un 
vendeur.  Qu'il  en  eût  été  ainsi,  c'est  facile  à  démontrer. 


ÉTAT    ET   ÉTATS  437 

D'un  côté,  il  y  avait  un  parti  qui  prétendait  que  toute 
ame  ici-bas  devait  être  soumise  au  pouvoir  temporel  et 
que,    pour  arriver  à  cette  foi,  elle  pouvait  passer  par 
dessus  les  formes  juridiques  reçues  (1),  un  parti  qui 
disait  même  aux  princes,  —  il  n'est  naturellement  plus 
question  de  peuples  avec  de  tels  sentiments  ;  —  vous 
buvez  aux  sources  de  l'empereur,  les  mers  sur  lesquelles 
vous  naviguez  sont  les  siennes,  le  sable  de  la  mer  est  à 
lui  ;  à  lui  sont  les  sommets  des  Alpes;  ce  que  le  ciel 
embrasse  est  son  jardin,  et  tout  droit  public  ou  privé 
que  vous  possédez,  ce  sont  ses  lois  qui  vous  l'accor- 
dent (2).   D'un  autre  côté,  était  une  puissance  qui  eut 
bien  voulu  se  soustraire  à  la  lutte  (3),  si  les  cris  de  ceux 
qui  n'avaient  point  d'abri  ne  l'y  avaient  contrainte  (4), 
une  puissance  qui  déplorait  amèrement  les  tristes  con- 
séquences de  cette  lutte  pour  le  pouvoir  d'état  (5),  une 
puissance  à  laquelle  il  importait  seulement  d'établir  la 
juste  proportion  entre  ce  pouvoir  d'état  et  ceux  qui  lui 
doivent  obéissance  (6).  C'est  pourquoi  le  cri  de  guerre 
dans  cette  lutte  n'est  pas  :  Ici  le  pape,  là  l'empereur! 
ni  même  :  Ici  l'Eglise,  là  l'Empire  !  ce  qui  n'aurait  pas 
eu  de  sens,  car  sans  l'Eglise  point  de  royaume,  mais: 
Ici  Guelfes,  là  Gibelins  1  C'étaient  des  oppositions  politi- 
ques, des  intérêts  sociaux,  des  intérêts  de  civilisation  de 
la  plus  haute  importance  qui  étaient  en  lutte.  L'Eglise 
n'y  pouvait  rester  indifférente,  attendu  qu'ils  portaient 
atteinte  à  sa  vie.  Mais  si  l'Eglise  eût  été  directement  en 
cause,  elle  n'aurait  eu  qu'à  pousser  le  cri  de  guerre  :  Ici 
l'Eglise,  là  le  monde  !  et  à  cette  époque,  l'ellet  eut  été 
différent.  Elle  ne  le  fit  pas,  et  les  contemporains  ne  le 
firent  pas  non  plus,  parce  qu'il  s'agissait  d'une  tout  autre 
question. 

(1)  Henric.  Vll,  Quomodo  in  laesae  maj.  crimine  proced.  (Extra- 
vag.  s.  coll.,  ii  ;  De  Feud.  l.  5,  t.  19). 

(2)  Hettinger,  Die  gœllÙche  Komœdie,  545, 

(3)  Gregor.  VII,  Ep.  {,[{;  2,  13. 

(4)  Innocent  III,  Ep.  13,  74.  Bernard.,  Ep.  198,  2.Joannes  Saresber., 
Polycrat.,  8,  23.  Petrus  Venerab.,  Ep.  6,  28. 

(5)  Gregor.  VII,  JBjj.  5,  7,  IG.  —  (6)  Innocent  HI,  Ep.  1,  401. 


438  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

Voilà  le  véritable  sens  de  ces  guerres  terribles.  Les 
champions  qui   luttaient  contre  l'Eglise  travaillaient  au 
rétablissement  de  l'ancien  état  païen.  Comme  l'église 
d'un  côté  cherchait  à  maintenir    l'indépendance    des 
membres  plus  petits,  des  classes,  des  villes,  des  com- 
munes,   des  corporations,  et  que  d'un  autre  côté  elle 
mettait  toujours  au  cœur  des  gouvernements  particu- 
liers l'obligation  d'agir  de  concert  avec  le  grand  tout, 
les  efforts  de  ses  adversaires  se  dirigèrent  naturelle- 
ment contre  ces  deux  conceptions  fondamentales.  La 
tendance  gibeline  s'efforçait  avant  tout  de  limiter  la  vie 
libre  à  l'intérieur.  De  là  la  lutte  de  Barberousse  contre 
les  villes,  de  là  le  phénomène  qu'en  Italie  la  faction  gi- 
beline finit  presque  partout  par  la  tyrannie.  Mais  elle 
demandait  trop  peu  au  dehors  ce  qu'elle  s'efforçait  d'at- 
teindre en  bas  et  à  l'intérieur.  Du  plan  d'une  monar- 
chie universelle,  les  Gibelins  retombèrent  dans  la  poli- 
tique nationale  la  plus  étroite.  Or  tels  furent  les  Gibelins 
en  Italie  et  en  Allemagne,  tels  furent  les  précurseurs 
du  royaume  absolu  et  de  l'état  moderne  en  France  et 
partout.  Tous  restreignaient  leurs  plans  à  former  autant 
que  possible  un  tout  fermé  qui  étouffait  en  lui  toute  vie 
libre,  et  devenait  un  danger  continuel  pour  tous  les  au- 
tres membres  de  la  grande  famille  des  peuples.  Partout 
nous  trouvons  que  l'éruption  des  grandes  luttes  contre 
l'Eglise  est  intimement  liée  à  l'apparition  du  principe 
de  nationalité.  Les  peuples  se  rétrécirent  au  même  de- 
gré qu'ils  furent  en  contradiction  avec  l'Eglise,  et  ils  ne 
furent  pas  longtemps  sans  trouver  trop  grande  même 
la  pensée  d'une  Eglise  universelle.  Ils  ne  purent  conce- 
voir qu'une  Eglise  nationale  ;  mais  plus  rien  de  catho- 
lique. Ils  sacrifièrent  le  royaume  du  monde  chrétien  à 
un  état  universel  grand  ou  petit,  pourvu  qu'il  fût  le  seul 
maître  dans  son  domaine,  qu'il  embrassât  tout,  accom- 
plît tout,  comme  le  dieu  moderne  visible. 

Il  est  facile  à  comprendre  que  là  où  régnait  encore 
l'estime  de  la  vie  de  constitution  libre  à  l'intérieur,  que 


ÉTAT    ET    ÉTATS  439 

là  OÙ  il  y  avait  encore  un  véritable  particularisme  patrio- 
tique et  une  intelligence  de  la  tâche  commune  de  l'hu- 
manité, à  laquelle  doit  coopérer  pour  sa  part  chaque 
membre  de  la  communauté,  le  parti  Guelfe,  le  parti  de 
l'Eglise  et  de  la  liberté,  eut  ses  représentants.  Malheu- 
reusement  il  resta  en  minorité;  et  c'est  ainsi,  qu'après 
une  lutte  longue  et  ardente,   disparut  ce  système  du 
moyen  âge  dont  un  auteur,  d'ailleurs  peu  suspect  de 
partialité  pour  l'Eglise,  a  dit  que  l'idée  de  l'unité  du 
genre  humain,  émise  jadis  par  les  prophètes  à  l'époque 
du  Judaïsme,  et  que  le  Césarisme  essaya  d'atteindre  poli- 
tiquement, fut  réalisée  par  le  principe  de  la  religion 
universelle  (1).    Cet  empire  apparaissait  comme  une 
théocratie.  L'Eglise,  l'empire  de  Dieu  sur  terre,  semblait 
être  son  principe  dévie  le  plus  intime.  Son  corps  catho- 
lique en  était  la  forme  extérieure.  Sans  elle  l'Empire 
était  impossible.  Ce  ne  sont  pas  les  lois  romaines,  ce 
sont  les  prescriptions  de  l'Eglise  qui  ont  formé  la  con- 
texture  solide  et  le  lien  qui  a  enserré  les  peuples  de  l'Oc- 
cident^,  et  qui  en  firent  une  communauté  chrétienne  dont 
les  chefs  étaient  l'Empereur  et  le  Pape.  L'Eglise  était 
l'âme  du  Christianisme  ;  l'Empire  en  était  le  corps.  Le 
Pape  était  le  vicaire  de  Jésus-Christ  dans  les  affaires 
divines  et  éternelles  ;  l'Empereur  était  son  vicaire  dans 
le  domaine  des  affaires  terrestres  et  périssables.  Toute 
la  vie  des  peuples  fut  réunie  dans  un  grand  système  con- 
centrique ecclésiastique  et  laïque,  et  d'elle,  jaillit  la  civi- 
lisation occidentale.  Ce  double  et  curieux  système  régna 
des  siècles  sur  l'humanité  avec  un  tel  cliarme,  que  l'or- 
ganisation politique  de  l'antiquité  ne  peut  lui  être  com- 
parée en  puissance  et  en  durée  (2). 

On  a  cru  faire  une  remarque  très  ingénieuse  en  signa- 
lant  les  époques  les  plus  brdlantes  de  1  Eglise,  1  époque  a-t-iiuneuu- 

^     ^  *■  ^y  i  lilé  politique^ 

d'un  Chrysostome,  d'un  Basile,  d'un  Jérôme,  d  un  Au- 
gustin et  de  tant  d'autres,  comme  des  préludes  de  nou- 

(1)  Gregorovius,  Geschichte  der  Stadt  Rom.  (:i),  III,  332. 

(2)  Gregorovius,  loc.  cit.,  II,  480  sq. 


7.    —    Le 

Christianisme 


440  ÉTAT    ET    SOCIÉTÉ    DES    PEUPLES 

velles  époques  de  barbarie  terrible.  On  en  a  conclu  que 
la  Religion  pouvait  bien  être  un  secours  divin  pour  les 
âmes,  mais  qu'elle  ne  suffisait  certainement  pas  dans 
les  situations  politiques  ;  que,  ne  pouvant  pas  remplacer 
le  travail,  Fhonneur,  la  liberté,  dans  le  domaine  spiri- 
tuel et  ecclésiastique,  elle  ne  le  pouvait  à  plus  forte  rai- 
son pas  dans  celui  de  la  vie  publique.  C'est  vrai.  Aussi 
n'a-t-elle  jamais  revendiqué  cela  et  ne  l'a-t-elle  jamais 
promis.  Elle  n'a  cessé  de  blâmer  quiconque  partageait 
cette  erreur.  Ce  qu'elle  veut,  c'est  éveiller,  favoriser, 
guider  et  conduire  vers  une  fin  sûre  le  travail,  la  perspi- 
cacité, l'enthousiasme,  le  dévouement,  l'obéissance,  l'a- 
mour de  la  liberté  ;  mais  elle  n'a  jamais  pensé  dispenser 
l'homme  du  travail.  Un  témoignage  en  faveur  de  notre 
religion  est  précisément  qu'à  chaque  époque,  où  elle 
brilla  de  son  plus  bel  éclat  au  milieu  de  l'humanité,  un 
prompt  déclin  s'ensuivit  dès  que  le  monde  repoussa  son 
secours.  Quand  Dieu  offre  au  monde  un  moyen  de  salut, 
il  n'agit  pas  comme  ces  médecins  qui  appliquent  un  re- 
mède non  seulement  inefficace,  mais  nuisible.  Celui 
qui  a  repoussé  son  secours,  ou  qui  en  a  abusé  par  la  pa- 
resse et  le  crime,  ne  restera  jamais  ce  qu'il  a  été,  il  tom- 
bera plus  bas.  La  vérité  est  comme  la  lumière  du  soleil  ; 
quand  on  en  fait  un  bon  usage  elle  est  la  vie  du  monde, 
mal  employée,  elle  se  venge  et  produit  Taridité,  le  dé- 
sert, l'incendie  et  l'aveuglement. 

Le  Christianisme  n'a  jamais  promis  de  dispenser  l'état 
du  travail,  de  lui  procurer  des  possessions  plus  vastes, 
une  puissance  guerrière  plus  forte,,  des  impôts  plus 
abondants  et  une  exploitation  plus  lucrative  de  ses 
moyens  de  secours  matériels  ;  d'ailleurs  une  puissance 
extérieure  est  une  base  de  bonheur  très  douteuse  pour 
l'état.  Mais  celui-ci  est  incontestablement  heureux  s'il 
est  établi  sur  la  justice,  sur  la  paix  parmi  les  hommes 
et  sur  la  paix  avec  Dieu.  Un  état  est  heureux  qui  sait  se 
modérer  dans  ses  désirs  et  dans  ses  entreprises,  qui  sait 
gouverner  tous  ses  sujets  avec  justice  et  équité,  qui  est 


ÉTAT    ET    ÉTATS  441 

content  de  son  honneur  et  de  ses  droits,  de  ses  posses- 
sions, de  ses  frontières,  de  ses  obligations,  de  ses  tâ- 
ches, qui  donne  aux  siens  ce  qui  leur  est  dû,  qui  ne 
s'immisce  pas  dans  les  droits  d'autrui,  qui  coopère  vo- 
lontiers avec  d'autres,  pour  favoriser  les  grandes  fins 
communes,  qui  s'occupe  des  choses  temporelles  de  telle 
façon  que  chacun  trouve  plus  facilement  ce  qui  est  éter- 
nel, qui  aspire  à  rétablissement  universel  du  royaume 
de  Dieu  comme  fin  de  tout  travail  humain.  Savoir  si  le 
Christianisme  peut  l'aider  en  cela,  est  une  question  dont 
nous  pouvons  sans  crainte  aucune  laisser  la  solution  à 
l'histoire. 


SEPTIÈME  PARTIE 
LE  ROYAUME  DE  DIEU 


VINGT-NEUVIÉME  CONFÉRENCE. 

l'église  comme  société. 


1.  L'état  et  la  société  n'ont  de  droit  qu'autant  qu'ils  sont  justes 
envers  l'Eglise.  —  2.  L'Eglise  comme  société  comparée  avec  les 
autres  sociétés.  —  3.  11  y  a  pour  chacun  une  obligation  naturelle 
de  s'attacher  à  l'Eglise.  —  4.  La  double  tin  de  l'Eglise  oblige  cha^ 
que  homme  à  adopter  une  seule  communion  ecclésiastique  — 
5.  Le  caractère  de  droit  naturel  de  l'Eglise  comme  société  publique 
universelle.  —  6.  Le  pouvoir  administratif,  le  droit  d'autonomie, 
le  pouvoir  disciplinaire  de  l'Eglise.  —  7.  Le  droit  que  l'Eglise  a 
de  posséder.  —  8.  La  société  et  le  royaume  de  Dieu. 


Le  plus   grand  reproche  qu'on  puisse  adresser  à  un 
homme  d'honneur,  est  de  lui  dire  qu'il  occupe  une  place 
dont   il  n'est  pas    digne,    c'est-à-dire   une  phice   par  c,u'îssl!n'tjii?. 
laquelle  il  prive  les  autres  de  leur  situation  et  de  leurs  '^uZ"''^ 
droits.  Personne  ne  se  laisse  mettre  sur  le  même  pied 
qu'un  voleur  et  un  brigand.  Eh  bien,  la  meilleure  preuve 
que  quelqu'un  n'est  pas  un  brigand,  et  qu'il  est  dans 
son  droit,  c'est  quand  on  le  voit  accordera  chacun  ses 
droits.  Le  moyen  le  plus  simple  pour  se  faire  rendre 
justice  est  de  pratiquer  la  justice  envers  tous.  La  société 
humaine  vit  aujourd'  hui  dans  une  situation  où  elle  ne 
cesse  de  revendiquer  pour  elle  le  droit  et  la  justice,  et, 
de  toutes  les  corporations  qui  la  composent,  l'état  est 
au  premier  rang.  N'y  pourrait-on  pas  voir  un  acte  de 
la  justice  ?  Car  celui  qui  exerce  l'injustice  envers  les 


i .  —  L'état 
et  la  société 
n'ont  de  itroit 


se  comme  so 
ciété 
rée  avec 
autres   socié- 
tés. 


444  LE    ROYAUME    DE    DIEU 

autres  sera  lui-même  payé  par  l'injustice.  La  société  a 
refusé  si  longtemps  justice  à  l'Eglise,  l'état  lui  a  fait  tant 
de  tort,  qu'il  n'y  aurait  pas  de  justice,  si  tôt  ou  tard 
l'injustice  ne  se  vengait  par  l'injustice.  C'est  pourquoi, 
il  n'y  a  pas  d'autre  moyen  d'en  sortir  que  de  rétablir  la 
justice.  Si  l'état  et  la  société  veulent  jamais  trouver 
leurs  droits,  ils  doivent  commencer  par  accorder  les 
droits  des  individus,  ceux  des  membres  de  la  société, 
et  avant  tout  ceux  de  l'Eglise. 
I'rï.î^li7       Nous  ne  parlons  pas  ici  de  l'Edise  comme  institution 

comme  se-  f  i  ,  o 

Z^\%  foïidée  pour  le  salut  des  hommes,  ni  de  sa  constitution 
intime,  ni  de  son  caractère  surnaturel  ;  nous  avons  traité 
cela  ailleurs.  Ici,  nous  la  considérons  exclusivement 
comme  société  humaine.  Qu'on  la  conçoive  seulement 
comme  une  société  terrestre  naturelle,  comme  une  fon- 
dation de  la  prudence  humaine,  ou  comme  l'œuvre  de 
Dieu,  peu  nous  importe,  car  ceci  n'atteint  pas  son  droit 
comme  association,  comme  trait  d'union  et  comme  clô- 
ture de  la  société.  Celui  qui,  avecnous,  considère  l'Eglise 
comme  une  institution  divine  destinée  à  indiquer  aux 
hommes  la  voie  pour  arriver  à  leur  fin  éternelle,  ne  lui 
enlève  aucun  des  droits  qu'elle  peut  revendiquer  comme 
communauté  de  droit  terrestre  et  sociale.  Celui  qui  ne 
voit  en  elle  qu'une  association  humaine  est  naturelle- 
ment le  moins  autorisé  à  porter  atteinte  à  ses  droits. 

Vue  par  son  côté  extérieur,  l'Eglise  est  donc  une  so- 
ciété véritable  et  parfaite.  Sous  ce  rapport,  elle  ne  se 
distingue  d'aucune  société  fondée  par  les  hommes.  Elle 
repose  sur  le  droit  d'association  que  chaque  homme 
possède  par  nature,  et  qu'il  ne  peut  perdre  en  vertu  de 
sa  personnalité  libre.  Elle  a  une  fin  qu'elle  est  en  état 
de  poursuivre  elle-même,  sans  qu'elle  ait  besoin  de 
secours  étrangers.  Elle  forme  une  unité  absolument  fer- 
mée, car  elle  n'accepte  en  elle  aucune  partie  qui  ne  lui 
appartient  pas,  et  n'est  liée  à  aucune  puissance  qui  lui 
serait  nécessaire  comme  complément.  Elle  répond  de  la 
manière  la  plus  parfaite  à  l'idée  d'organisme  ;  jamais  et 


L  ÉGLISE    COMME    SOCIÉTÉ  445 

nulle  part,  il  n'y  a  eu  de  société  formée  avec  tant  de 
prudence  pour  l'utilité  de  l'individu  et  du  tout,  de  so- 
ciété où  chaque  membre  ait  eu  sa  place  et  sa  tàciic  indi- 
quées si  clairement  et  si  sûrement,  de  société  qui  ait  in- 
culqué à  tous  ses  membres,  d'une  manière  aussi  unifor- 
me, le  devoir  de  la  solidarité,  de  l'action  d'ensemble  et 
de  la  communauté.  Enfin  elle  maintient  l'unité  et  dirige 
l'activité  du  tout  comme  celle  des  membres,  en  vortu 
d'une  autorité  dont  le  pouvoir  se  rapporte  directement 
à  Dieu,  et  qui,  pour  cette  raison,  est  fixé  si  exactement, 
qu'il  lui  est  impossible  d'en  franchir  les  limites.  Car  si 
elle  voulait  s'arroger  des  pouvoirs  qui  ne  sont  pas  de 
son  ressort,  en  vertu  d'une  institution  divine,  ou  si  elle 
voulait  porter  préjudice  aux  droits  des  sujets,  elle  s'atti- 
rerait non  seulement  le  reproche  d'injustice,  mais  elle 
empêcherait  tous  ses  membres  de  s'en  tenir  à  ces  pres- 
criptions sans  valeur  dès  leur  origine. 

Ce  dernier  point  forme  la  seule  différence  qui  existe 
entre  le  gouvernement  de  l'Eglise  et  une  société  terres- 
tre ordinaire.  Dans  le  domaine  ecclésiastique,  il  n'en 
est  pas  de  même  que  dans  le  domaine  civil.  Ici,  on  se 
plaint  d'une  prescription  injuste,  on  proteste  si  cela 
va  trop  loin,  et  on  finit  par  se  soumettre,  de  sorte  que 
quand  même  elle  est  injuste  en  elle-même,  elle  devient 
légitime  par  l'acceptation  qu'on  en  fait.  Mais  ceci  n'a 
jamais  lieu  dans  l'Eghse  ;  son  autorité  voudrait  porter 
une  prescription  contre  le  droit,  qu'elle  ne  le  pourrait 
pas,  car  elle  sait  que  celle-ci  serait  nulle  et  ne  pour- 
rait jamais  être  appliquée.  Et  les  subordonnés  savent 
aussi  qu'ils  ne  peuvent  ni  ne  doivent  se  soumettre  à 
elle,  et  que  l'accepter  serait  inutile,  parce  que  l'obéis- 
sance, dans  ce  cas,  ne  signifierait  rien  et  ne  pourrait 
amener  aucune  modification  dans  l'état  des  choses.  La 
difTérence  est  fondée  précisément  sur  la  nature  de  l'au- 
torité. Tandis  que  l'autorité  civile  vient  immédiatement 
de  Dieu,  l'autorité  ecclésiastique  est  donnée  directe- 
ment par  lui.  Ceci  lui  donne  d'un  côté  une  puissance  et 


446  LE    ROYAUME    DE    DIEU 

une  sécurité  plus  grandes,  mais  la  limite  d'un  autre  côté, 
de  telle  sorte  que  toute  tentative  faite  pour  franchir  les 
limites  de  la  puissance  divine  serait  vaine.  11  est  évident 
que  cette  certitude  protège  les  subordonnés  et  leur  fa- 
cilite l'obéissance.  C'est  en  cela  qu'il  faut  chercher  la 
cause  pour  laquelle  il  n'y  a  aucune  société  où  les  mem- 
bres soient  aussi  sûrs  dans  leur  situation,  et  mieux  pro- 
tégés contre  toute  prétention  injuste  et  toute  atteinte 
portée  à  leurs  droits. 
pour"~chac^un       ^^^^^  graudc  cucore  est  la  différence  entre  l'Eglise  et 

une  oblitration    ii  «i  ''i'**!  •  •  ii 

natureife  de    la  plupart  ucs  socictcs  civilcs,  SI  OU  cxammc  de  plus 

sjattacher  à  ,,  n      '     l  '    '  n  '   c   't  ''i'ait 

l'Ej^iise.  près  leur  un  intérieure.  Ce  qui  tait  une  société  et  la  dis- 
tingue des  autres,  c'est  sa  fin.  Les  hommes  ont  des  fins 
très  différentes  parmi  lesquelles  les  unes  sont  nécessai- 
res et  les  autres  choisies  librement.  Mais  par  leur  na- 
ture, ils  sont  destinés  à  la  vie  de  communauté,  par  con- 
séquent obligés  de  s'associer  pour  accomplir  leurs 
diverses  tâches.  Personne  n'est  obligé  de  faire  partie  de 
toutes  ces  associations.  C'est  seulement  quand  il  fait 
d'une  certaine  fin  sa  fin  propre,  qu'il  doit  s'unir  à  cette 
société  qui  lui  aide  à  réaliser  cette  fin. 

Personne  n'est  tenu  de  fonder  une  famille,  mais  sup- 
posé que  quelqu'un  veuille  remplir  la  fin  de  continuer 
l'humanité,  il  ne  peut  le  faire  qu'à  la  condition  d'en 
fonder  une.  De  cette  manière,  il  résulte  deux  catégories 
d'associations  humaines,  les  unes  dans  lesquelles  l'in- 
dividu peut  entrer  librement,  parce  que  personne  n'est 
obligé  personnellement  à  coopérer  à  leur  tâche  particu- 
lière, elles  autres  dont  chacun  doit  faire  partie,  parce 
que  chacun  a  le  devoir  de  servir  leurs  fins.  Les  premiè- 
res sont  la  famille  et  la  société  civile,  les  secondes, 
l'état  et  l'Eghse. 

La  fin  pour  l'accomplissement  de  laquelle  l'Eglise 
s'est  formée,  est  une  de  celles  qui  incombent  à  chaque 
homme  sans  exception  comme  obligations  déjà  impo- 
sées par  la  nature.  Il  ne  nous  vient  pas  à  l'idée  de  nier 
que  l'Eglise  telle  qu'elle  existe  en  réalité  soit  une  insti- 


l'église  comme  société  447 

tution  surnaturelle  établie  par  Dieu  lui-même,  mais 
comme  nous  l'avons  déjà  fait  remarquer,  nous  n'en  par- 
lons pas  ici,  nous  parlons  uniquement  de  son  caractère 
comme  société.  Or,  chacun,  même  celui  qui  nie  toute 
Révélation  surnaturelle,  doit  admettre  qu'il  faut  déjà 
attribuer  à  l'Eglise  deux  propriétés  fondées  sur  la  na- 
ture :  son  caractère  comme  institution  et  comme  société 
morale  et  religieuse,  et,  qu'en  conséquence,  abstrac- 
tion faite  de  sa  destinée  surnaturelle,  l'homme  doit 
s'attacher  à  elle  uniquement  à  cause  de  sa  tache  et  de  sa 
situation  naturelles. 

Pour  bien  apprécier  cela,  il  ne  suffit  pas  d'envisager     4.-Ladon- 

.  I)le  fin  (le  l'K- 

la  fin  de  l'Edise.  Si  nous  écartons  tout  ce  qui  appar-    guseobii^^e 

*~^  .    chaque  hoiii- 

tient  à  l'ordre  surnaturel,  il  nous  reste  deux  choses  qui  '«e  a  a.iopier 

'  ^         une  seule  Lgli- 

n'ont  pas  été  introduites  par  la  Révélation  :  l'observation  «^• 
de  la  loi  morale  et  la  pratique  de  la  Religion.  Inutile  de 
prouver  à  nouveau  que  ces  deux  tâches  incombent  à 
l'homme  de  par  la  nature,  puisque  nous  avons  traité  cette 
question  dans  un  autre  endroit  (i).  C'est  donc  un  faux 
prétexte  de  dire  :  que  ceux-là  s'arrangent  avec  l'Eglise 
qui  peuvent  croire  à  elle  comme  institution  divine. 
Non  !  l'obligation  de  s'attacher  à  elle  a  des  racines  plus 
profondes.  Celui  qui  sait  faire  usage  de  sa  raison  doit 
comprendre  aussi  qu'il  est  obligé  de  servir  Dieu  et  de 
vivre  d  après  sa  loi.  Or  ces  deux  choses  forment  une 
partie  essentielle  de  la  foi  de  l'Eglise.  Sa  nature  raison- 
nable et  sa  qualité  d'homme  lui  indiquent  donc  déjà  qu'il 
doit  faire  partie  de  cette  association  dans  laquelle  cette 
fin  de  chaque  individu  est  accomplie  en  commun. 

Tout  dépend  de  cela.  Ici,  nous  faisons  complètement 
abstraction  de  la  question  de  savoir  si  l'homme,  qui  est 
en  même  temps  un  être  spirituel  et  sensible,  peut  ac- 
complir sa  tâche  d'une  manière  exclusivement  spiriluel- 
le,  puisqu'elle  est  d'espèce  purement  anthropologique. 
Pour  le  moment,  il  n'y  a  quele  devoir  social  de  l'homme 

(4)  V.  Vol.  I,  conf.  II  et  IIL 


448  LE    ROYAUME    DE    DIEU 

qui  nous  préoccupe.  Or,  tout  l'enseignement  social  sub- 
siste ou  tombe  par  le  principe  que  l'homme,  d'après  sa 
nature,  est  destiné  ou  non  à  la  vie  sociale.  Même  ces 
fins  qui  ne  l'obligent  pas,  il  doit,  comme  nous  l'avons 
dit  ci-dessus,  les  accomplir  de  concert -avec  la  société, 
si  toutefois  il  veut  les  remplir.  A  plus  forte  raison  ceci 
s'applique  à  celles  que  la  nature  lui  impose,  de  telle 
façon  qu'il  ne  peut  refuser  de  les  accomplir.  Or,  les  fins 
morales  et  religieuses  tiennent  le  premier  rang  parmi 
celles-ci.  Donc,  il  ne  peut  les  pratiquer  à  sa  guise  per- 
sonnelle, mais  il  doit  les  accomplir  en  commun  avec 
l'humanité. 

Nous  disons  avec  l'humanité.  L'étendue  d'une  société 
à  laquelle  quelqu'un  s'associe,  se  règle  d'après  la  com- 
munauté des  intérêts.  Dans  le  mariage,   il  n'y  a  que 
deux  personnes  qui  puissent  former  une  union,  parce 
qu'il  n'y  a  que  deux  personnes  qui  aient  le  même  inté- 
rêt mutuel.  Pour  former  une  société  libre,  ceux-là  seuls 
s'associent  que  le  même  intérêt  d'acquisition  et  de  sé- 
curité réunit.  Mais  la  morale  et  la  religion  sont  des 
tâches  qui  incombent  à  l'homme  en  vertu  de  sa  raison 
et  de  sa  conscience,  bref,  en  vertu  de  sa  nature,  donc 
en  sa  qualité  d'homme.   C'est  pourquoi   des  groupes 
d'hommes  ne  peuvent  pas,  comme  bon  leur  semble,, 
fonder  des  associations  plus  étroites  au  moyen  de  sociétés 
privées,  pour  accomplir  ces  obligations,  car  ils  ne  peu- 
vent pas  opposer  une  autre  société  à  la  société  qui  est 
destinée  à  recevoir  chaque  homme  à  cause  de  sa  qua- 
lité d'homme.  Ce  serait  absolument  comme  si  quelques 
hommes  voulaient  se  mettre  en  opposition  avec  l'hu- 
manité tout  entière.  Chaque  Eglise  particuhère  est,  par 
sa  nature,  un  fractionnement  de  l'humanité  et   de  la 
société.  Toute  formation  de  secte  est  anti-humaine  et 
anti-sociale. 
5.-Leca-       Pour  Ic  dire  de  nouveau,  trois  propriétés  sont  donc 
drSr^naturei  iuséparablcs  de  l'idée  d'Eglise,  non  seulement  d'après 
comme  socié-  l'enseisnemcu t  chrétien,  mais  d'après  le  droit  naturel. 

té  publique  ^ 

universelle. 


l'église  gomme  sogiété  449 

et  l'enseignement  social  :  l'unité,  l'universalité  et  le  ca 
ractère  de  société  publique.  Ce  sont  trois  propriétés 
qui  sont  unies  entre  elles  d'une  façon   indissoluble 
Tout  le  monde  voit  que  si  l'Eglise  a  une  fin,  qui     non 
comme  celle  de  l'état,  doit  être  accomplie  d'une  manière 
différente  selon  la  diversité  de  temps,  de  lieux,  de  cir- 
constances, mais  une  fin  qui  résulte  immédiatement  de 
la  nature  de  l'homme,  partout  la  même  et  en  tout  temps 
immuable,   qui  exige   donc  aussi  partout  les  mêmes 
moyens  et  le  même  accomplissement,   tout  le  monde 
voit,  nous  le  répétons,  que  l'Eglise  doit  être  la  même 
pour  tous  les  hommes  et  pour  tous  les  temps,  aussi 
longtemps  que  la  nature  humaine  ne  changera  pas. 
Or  comme  il  ne  s'agit  pas  ici  d'une  fin  que  l'individu 
peut  accomplir  ou  omettre  à  sa  guise,  mais  d'une  fin  à 
l'exécution  de  laquelle  chacun  sans  exception  est  obligé 
comme  homme,  c'est-à-dire  comme  membre  du  genre 
humain,  en  d'autres  termes,  comme  la  morale  et  la  re- 
ligion ne  sont  pas  les  fins  des  hommes  individuels,  mais 
les  premières  fins  de  l'humanité  tout  entière,  par  con- 
séquent pas  des  fins  privées,  mais  des  fins  communes 
et  publiques,  l'Eglise  doit  donc  être  considérée  comme 
une  société  publique.  Il  n'y  a  que  deux  sociétés,  qui, 
par  leur  nature,  soient  obligatoires  pour  tous  les  hom- 
mes :  l'État  et  l'Eglise.  Si  donc  la  société  politique, 
(quoique  son  organisation  particulière  ne  lui  permette 
pas  d'embrasserl'humanité  tout  entière,  mais  seulement 
une  de  ses  parties),  prend  déjà  un  caractère  de  droit 
public,  il  est  évident  que  l'Eglise,  qui  est  destinée  à  em- 
brasser l'humanité  tout  entière,  doit,  à  plus  forte  rai- 
son, posséder  la  propriété  de  société  publique. 

Ici  nous  ne  pouvons  qu'exprimer  notre  étonnement 
profond  à  propos  du  Socialisme,  qui,  —  nous  savons 
pourquoi,  —  s'acharne  à  vouloir  faire  croire  que  la  re- 
ligion et  la  vie  de  l'Eglise  sont  chose  privée.  Cette  rail- 
lerie des  premières  notions  fondamentales  de  l'ensei- 
gnement social,  il  aurait  dû  laisser  le  Libéralisme  s'en 

29 


450  LE    ROYAUME    DE    DIEU 

charger,  lui  dont  on  peut  attendre  le  démembrement 
de  la  société,  mais  non  de  l'intelligence  pour  elle.  Par 
respect  pour  son  propre  nom,  il  aurait  dû  éviter  le  prin- 
cipe cité  qui  nous  découvre  sa  faiblesse.  Si  ce  qui  in- 
combe au  genre  humain  tout  entier,  comme  fin  première 
et  générale,  en  vertu  de  sa  nature  et  de  ses  obligations 
communes  ;  si  ce  qu'il  y  a  de  plus  social  est  affaire  pri- 
vée de  l'individu,    qu'est-ce  qui  sera  encore  social? 
Or  la  religion  et  l'Eglise  sont  les  pierres  de  touche  in- 
faillibles des  esprits.  Le  Socialisme  lui  aussi  en  rend 
témoignage.  Il  ne  serait  pas  l'enfant  duLibérahsme  s'il 
oubliait  ses  principes  ici  où  il  est  en  opposition  avec 
l'Eglise.  D'ailleurs,  il  trahit  assez  souvent  sa   nature 
anti-sociale,  —  rappelons  seulement  son  incapacité  de 
concevoir  la  société  comme  organisme,  —  mais  jamais 
aussi  complètement  qu'ici.  C'est  l'unique  point  où,  par 
son  essence  et  sa  nature,  l'humanité  soit  destinée  à  for- 
mer une  société  universelle,  et  il  y  proclame  comme 
seul  admissible  le  principe  du  Libéralisme,  l'individua- 
lisme. Tant  qu'il  s'en  tiendra  là,  tant  qu'il  n'appliquera 
pas  la  loi  de  l'obligation  sociale  à  la  première  de  toutes 
les  obligations  humaines,  à  la  morale  et  à  la  religion 
commune,  nous  pourrons  considérer  le  mot  de  Socia- 
lisme comme  une  raillerie. 
6.-Lepou-       Une  fois  l'Église  reconnue  comme  société  publique  et 
Surs  universelle,  tous  ses  autres  droits  et  propriétés  suivent 

d'autonomie,      i,  a  \j'        l  •"         i*  ij'ij'j 

lepouvoirdis-  Q  cux-mcmcs.  Vieut  en  première  hgne  le  droit  d  ad- 

ciplinaire   de          .     .    ,  n  ^  f«    .  ,  , 

J'Egalise.  ministrer  elle-même  ses  propres  aiiaires,  par  conséquent 
le  pouvoir  de  gouverner,  et  le  droit  de  gérer  sa  propre 
administration  intérieure  en  ce  qui  concerne  les  affaires 
ecclésiastiques.  Toutes  les  sociétés,  même  ces  corpora- 
tions libres  plus  étroites  qui,  d'après  leur  nature,  n'ont 
pas  un  caractère  public,  comme  les  anciens  corps  et 
métiers  et  les  communes,  ont  leurs  droits  propres  indé- 
pendants, leurs  limites,  non  seulement  vers  le  dehors, 
c'est-à-dire  leur  domaine  de  droit  limité  par  lequel  elles 
se  séparent  des  autres  associations,  et  à  l'intérieur  du- 


L  EGLISE    COMME    SOCIÉTÉ  451 

quel  elles  exercent  leur  droit  sur  ce  qui  leur  appar- 
tient, mais  pour  que  ces  limites  ne  soient  pas  une 
vaine  idée,  elles  ont  envers  leurs  membres  le  droit  àFau- 
tonomie  ou  à  la  législation  statutaire.  L'Église  ne  peut 
pas  posséder  des  droits  moindres  ;  mais  comme  elle  est 
par  sa  nature  une  société  publique,  elle  doit  posséder 
le  droit  de  légiférer  dans  le  sens  le  plus  complet  et  le 
plus  large  du  mot.  Qui  voudrait  lui  discuter  ce  droit, 
ou,  pour  quel  motif  une  autre  puissance  voudrait-elle 
se  l'approprier  ?  L'état  seul  en  est  capable.  Mais  que  les 
attributions  de  l'Église  ne  soient  pas  de  sa  compétence, 
et  ne  puissent  pas  l'être,  c'est  une  conséquence  de  ce 
que  ses  fins  sont  complètement  différentes  de  celles  de 
l'Église.  Si  rien  ne  l'autorise  à  entraver  les  individus  et 
les  corporations  de  droit  privé  dans  l'exercice  de  leur 
droit  privé,  ou  de  se  les  approprier  ;  s'il  est  obligé  de 
leur  laisser  leur  libre  administration,  tant  qu'ils  sont 
en  état  de  la  gérer  ;  s'il  est  autorisé  à  n'intervenir  dans 
leur  domaine  que  dans  les  cas  extrêmes,  indirectement, 
comme  auxiliaire  et  pour  les  représenter,  comment  jus- 
tifierait-il sa  conduite  s'il  voulait  empiéter  sur  les  droits 
de  l'Église,  société  publique  dont  l'étendue  et  la  sphère 
d'activité  dépassent  de  beaucoup  les  siennes  ? 

Si  l'Église  possède  le  droit  de  se  régir,  elle  pos- 
sède aussi  celui  de  pouvoir  punir.  L'exercice  de  celui- 
ci  est  un  devoir  de  l'autorité  envers  la  communauté  qui 
lui  est  soumise,  pour  maintenir  en  elle  l'ordre  et  la 
sécurité.  Si  l'état  peut  et  doit  même  employer  le  châti- 
ment, quoiqu'il  soit  seulement  chargé  de  sauvegarder 
ces  moyens  extérieurs  de  droit  qui  sont  les  remparts  de 
l'ordre  moral,  l'Eglise  qui  est  chargée  de  favoriser  la 
morale  elle-même  comme  sa  fin  principale,  doit  possé- 
der le  droit  de  punir  à  un  degré  encore  plus  élevé.  Une 
autorité  qui  ne  possède  pas  et  n'exerce  pas  le  droit  de 
punir  est  livrée  au  mépris.  Des  lois  dont  l'infraction 
reste  impunie  ne  servent  qu'à  augmenter  l'indiscipline 
et  le  mépris  contre  tout  droit.  Celui  qui  veut  défendre  à 


452  LE    ROYAUME    DE    DIEU 

PEglise  d'exercer  le  droit  de  punir  se  rend  coupable 
d'un  des  crimes  les  plus  graves,  en  conséquence,  d'un 
crime  plus  difficile  à  réparer  que  le  vol,  l'incendie  et  la 
révolte,  car  il  ruine  dans  l'humanité  non  seulement  le 
respect  d'une  loi  extérieure,  mais  la  base  fondamentale 
de  toutes  les  lois,  le  soutien  de  tout  droit,  la  sainteté  de 
la  volonté  divine.  11  lui  ravit  la  foi  à  la  vérité  de  la  pa- 
role divine^  à  la  force  obligeante  delà  conscience,  au  ju- 
gement de  la  raison  personnelle.  Intervenir  ici,  en  met- 
tant des  obstacles,  signifie  non  seulement  attaquer  un 
droit,  mais  ébranlerions  les  droits,  et  encore  davantage 
ébranler  la  morale  elle-même  et  la  nature  morale  des 
hommes. 

Ce  prétexte  avec  lequel  on  voudrait  ordinairement 
justifier  le  dommage  ainsi  porté  au  droit  de  l'Eglise, 
montre  combien  il  est  condamnable  et  dangereux.  L'é- 
tat, dit-on,  ne  peut  pas  tolérer  que  l'Eglise  insulte  pu- 
bliquement ses  sujets,,  en  les  frappant  de  punition  ou 
d'exclusion.  Un  tel  langage  ne  doit  pas  être  pris  au  sé- 
rieux dans  un  temps  qui  ne  connaît  qu'une  honte,  la 
fidélité  envers  l'Eglise,  et  qui  fait  de  quelqu'un  un  héros 
et  un  martyr  de  la  liberté,  dès  qu'il  entre  en  discussion 
avec  l'Eglise.  Mais  prenons-les  à  la  lettre.  Que  nous  di- 
sent-ils ensuite?  Que  c'est  une  honte  pubhque  d'être 
expulsé  de  l'EgHse  ou  de  vivre  en  contradiction  avec 
elle.  Alors  c'est  un  honneur  de  vivre  dans  son  sein  et  de 
s'accorder  avec  elle  dans  la  pensée  et  dans  la  vie,  alors 
c'est  une  honte  de  l'insulter,  d'agir  contre  elle,  de  l'en- 
traver dans  son  activité,  et  d'être  ainsi  un  obstacle  dans 
l'exercice  de  ses  droits. 
7.  -  Le       II  en  est  de  même  de  l'exercice  d'un  droit  plus  étendu 
giiïerdepos'-  proprc  à  chaquc  société,  c'est-à-dire  du  droit  d'acqué- 
rir, de  posséder  et   d'administrer  la  propriété   d'une 
manière  indépendante.  Ce  droit  est  lié  d'une  manière 
tellement  indissoluble   à  l'idée  de  corporation^  que, 
dans  les  temps  modernes,  on  n'a  pas  craint  d'essayer 
de  le  présenter  comme  sa  nature  et  sa  vie.  Brinz  a  re- 


l'église  comme  société  453 

jeté  toute  idée  d'une  personne  juridique  ;  il  Ta  rempla- 
cée par  celle  de  la  prétendue  fortune  de  fin,  et  Sohm  a 
déclaré  pareillement  que  Fassocialion  de  droit  alle- 
mande n'était  qu'une  simple  communauté  de  fortune. 
Peu  importe.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'une  asso- 
ciation qui  n'a  pas  même  le  droit  d'acquérir  de  la  for- 
tune et  de  s'en  servir  comme  bon  lui  semble,  est  privée 
de  ses  droits,  de  la  liberté  de  ses  mouvements,  et  de  la 
possibilité  d'avoir  de  Tinfluence.  Plus  notre  époque  a 
des  idées  matérialistes,  plus  elle  est  disposée  à  voir 
dans  la  propriété  et  dans  la  liberté  la  base  de  toute  in- 
fluence et  de  tout  pouvoir,  et  d'en  faire  ce  que  bon  lui 
semble.  Nous  avons  déjà  vu  autrefois  comment  Hegel 
et  ses  disciples  privent  un  bomme  sans  possession  du 
droit,  de  la  liberté,  de  la  personnalité,  et  de  l'iion- 
neur  (1).  Un  de  ceux-ci  est  allé  jusqu'à  déclarer  le  man- 
que de  propriété  comme  un  état  animal,  et  a  prétendu 
que  la  punition  la  plus  terrible  qu'on  puisse  infliger  à 
un  forçat,  est  précisément  de  lui  enlever  ses  droits  sur 
sa  personne  et  sur  ce  qu'il  possède  (2). 

Il  n'est  pas  nécessaire  de  faire  remarquer  que  ce 
sont  là  des  vues  abominables  et  condamnables.  Mais  il 
ne  s'agit  pas  ici  de  ramener  ces  égarés  à  la  vérité,  il 
s'agit  seulement  de  savoir  ce  qu'un  temps  et  un  monde 
animés  de  telles  vues  veulent  faire,  quand  ils  ravissent 
à  l'Eglise  la  libre  disposition  de  sa  propriété.  Leur  but 
est  de  l'anéantir  comme  personnalité,  de  la  dépouiller 
de  son  caractère  de  société  publique,  de  lui  ravir  sa  li- 
berté, le  respect  et  l'bonneur,  et  de  la  reléguer  au  rang 
des  forçats. 

Les  jurisconsultes  et  les  bommes  d'état  feront  sans 
doute  des  réserves  contre  ce  mauvais  tour  inavouable, 
et  déclareront  qu'ils  ne  sont  pas  responsables  de  l'inter- 
prétation que  la  philosopbiede  droit  donne  à  leurs  pro- 
positions et  à  leurs  actes,  qu'ils  s'en  tiennent  au  droit 

(1)  V.  vol.  Vni,  conf.  XII,  4.  —  (2)  Lasson,  Rechtsphilosophie,   395. 


454  LE    ROYAUME    DE    DIEU 

et  non  au  sens  qu'on  veut  donner  au  droit.  Mais  s'il  en 
est  ainsi,  sur  quel  droit  se  basent-ils  alors  pour  refuser  à 
TEglise  le  droit  de  posséder,  et,  parle  fait  même,  le  droit 
d'association  et  de  société?  Il  leur  serait  difficile  d'en 
trouver  un.  Sans  doute,  ils  peuvent  faire  des  lois  en 
quantité,  puisque  la  fabrication  de  lois  a  trouvé  dans  le 
domaine  de  ce  qu'on  appelle  l'amortissement,  une  lice 
qu'ils  affectionnent  particulièrement  pour  exécuter  leurs 
bonds  les  plus  arbitraires  et  les  plus  désordonnés.  Mais 
des  lois  de  ce  genre  appartiennent  avant  tout  à  ceux  dont 
il  est  dit:  L'injustice  est  toujours  l'injustice  ;  dix  mille 
ans  d'injustice  ne  font  pas  une  heure  de  justice  (1).  Les 
hommes  d'état  eux-mêmes  semblent  comprendre  cela, 
car  au  lieu  d'entrer  en  discussion  sur  le  droit,  ils  s'en 
rapportent  toujours  à  la  puissance,  ou,  en  cas  de  néces- 
sité économique,  prennent  pour  prétexte  de  garantir  la 
société  contre  le  danger  de  voir  toute  sa  possession  tom- 
ber en  mainmorte,  comme  on  dit.  Mais  en  agissant  ainsi, 
ils  ont  invoqué  le  plus  misérable  de  tous  les  prétextes. 
[ci,  c'est  tout  un  ou  tout  autre.  Il  y  a  encore  d'autres 
mainmortes  qui  tirent  de  la  société  des  sommes  incom- 
parablement plus  grandes,  et  les  font  disparaître  ensuite. 
Pourquoi  l'état  ne  s'en  empare-t-il  pas?  S'il  prétend 
qu'il  ne  peut  trouver  aucun  droit  pour  rogner  d'immen- 
ses possessions  nuisibles  à  la  communauté,  comment 
peut-il  alors  dépouiller  en  même  temps  l'Eglise  et  la  so- 
ciété de  leurs  possessions  si  fécondes  en  utilité?  Car  pré- 
cisément au  point  de  vue  économique,  les  prétendues 
lois  d'amortissement  ont  été  une  telle  folie  que  l'état 
n'en  a  jamais  commis  une  semblable,  sinon  le  libre  cours 
laissé  àl'usure.  L'Eglise  ne  pouvant  faire  fructifier  elle- 
même  ses  capitaux  et  ses  biens-fonds,  la  nature  de  la 
chose  Ta  obligée  de  chercher,  pour  cette  raison,  des 
mains  ou  des  propriétés  foncières.  Ainsi,  des  milliers 
d'ouvriers  furent  à  l'abri  dans  ses  possessions,  des  mil- 

(1)  Graf  und  Dietherr,  Rechtssprlchw.,  3,  194, 


l'église  comme  société  455 

liersde  propriétaires  fonciers  furent  certains  de  trouver 
toujours  un  crédit  sûr  et  des  choses  à  bon  marché.  Tant 
que  l'Eglise  a  été  grande  propriétaire,  la  spéculation  ac- 
tuelle était  impossible.  Aujourd'hui  qu'on  a  vidé  ses  po- 
ches, l'ouvrier  est  sans  secours  humain  sûr,  le  proprié- 
taire foncier  est  livré  à  l'usure,  l'un  et  l'autre  n'ont  plus 
de  sol  et  sont  jetés  dans  les  bras  du  socialisme.  Pour 
comble,  cette  sage  législation  force  l'Eglise  à  placer  en 
papier,  à  la  bourse,  le  peu  qui  lui  reste,  et  à  augmenter 
ainsi  de  son  côté  le  déluge  de  la  ruine.  Ici  se  vérifie  en- 
core une  fois  de  plus  la  vérité  des  axiomes  :  «  L'injustice 
frappe  celui  qui  la  commet  »,  et  «  la  négation  de  la  vé- 
rité et  du  droit  rend  sourd,  aveugle  et  insensé  ». 

C'est  précisément  là  où  l'esprit  laïque  croyait  faire     s.-liïo- 

,,  ,  .,  ,.  ii«<       ciétéelleroy- 

les  plus  grands  empiétements  sur  la  vie  et  sur  les  droits  aumedeoieu. 
de  l'Eglise,  qu'il  a  donné  la  preuve  la  plus  convaincante 
qu'il  eût  été  meilleur,  dans  l'intérêt  de  la  prospérité 
terrestre,  de  la  tranquillité  extérieure  et  de  l'organisa- 
tion du  monde,  bref  pour  l'avantage  de  la  société,  de 
protéger  la  liberté  de  cette  institution  qui  est  la  pierre 
de  couronnement  et  le  mur  protecteur  de  l'édifice  tout 
entier.  Mais  il  en  est  ici  comme  partout.  On  croit  que 
c'en  est  fait  de  l'indépendance  de  l'état,  si  on  le  conçoit 
comme  une  partie  de  l'humanité,  et  sa  fin  comme  une 
partie  de  la  tâche  totale  du  genre  humain.  Dès  qu'on 
laisse  entendre  que  l'histoire  universelle  doit  être  la 
réalisation  du  plan  de  Dieu  dans  le  monde,  que  la  so- 
ciété humaine  doit  être  le  royaume  de  Dieu  sur  terre,  et 
que  la  destinée  de  chaque  homme  et  de  chaque  sphère 
plus  ou  moins  grande  dans  laquelle  il  déploie  son  acti- 
vité :  famille,  société  civile,  état,  Église,  est  de  contri- 
buer à  l'établissement  et  à  l'achèvement  de  l'état  divin, 
la  confusion  est  complète.  C'est  à  tort.  Dieu  n'enlève 
rien  à  Ihom  me,  il  est  assez  puissant  et  assez  riche  pour 
se  passer  de  lui.  Le  royaume  de  Dieu  lui  non  plus  ne 
porte  préjudice  à  aucun  de  ses  membres  qui  sont  desti- 
nés à  coopérer  à  sa  transformation.  Il  est  assez  grand 


456  LE    ROYAUME    DE    DIEU 

pour  accorder  à  chacun  une  possession  assurée  et  une 
carrière  libre  pour  y  déployer  son  activité.  Puisse  seu- 
lement chaque  membre  s'efforcer  d'exécuter  fidèlement 
le  travail  qui  lui  est  assigné,  et  personne  ne  le  déranger 
dans  ce  travail,  alors  personne  ne  subira  de  dommage, 
et  le  tout  sera  favorisé.  Ainsi  s'applique  aussi  à  la  doc- 
trine sociale  la  parole  de  la  Vérité  :  «  Cherchez  premiè- 
rement le  royaume  de  Dieu  et  sa  justice,  et  le  reste  vous 
sera  donné  par  dessus  (1)  ». 

(l)Matth.,  VI,  33. 


Appendice. 

Le  salut  de  la  société  est  dans  la  reconnaissance 
de  r Eglise  comme  société. 

i.  L'insécurité  de  la  politique.  —  2.  L'Église  comme  société  est  la 
vraie  pierre  de  scandale.  —  3.  L'Église  même  comme  institution 
surnaturelle  est  un  membre  de  la  société  humaine.  —  4.  La  sépa- 
ration de  l'Eglise  de  la  société  est  impossible.  —  3.  La  tentative  de 
dépouiller  TEglise  du  caractère  social  et  de  la  chasser  de  la  société 
est  une  dissolution  de  la  société.  —  6.  La  société  n'est  saine  et 
capable  de  lutter  que  si  elle  reconnaît  FEglise  comme  société 
publique  et  indépendante. 

Si  dans  le  monde,  les  choses,  —  autant  qu'elles  dé-    .^--y^T 

'  '  ^  ^  sécurité  de  la 

pendent  des  hommes,  —  se  passaient  selon  la  raisoîl  et  po»i«q«e. 
la  logique,  on  croirait  que  nulle  part  la  liberté  de  mani- 
fester son  opinion  ne  serait  plus  grande  que  dans.le  do- 
maine de  la  science  du  gouvernement.  Or,  il  n'est  pas 
de  sujet  dans  lequel  il  y  ait  plus  de  divergences.  Quand 
on  nous  promettrait  un  royaume  dès  que  nous  aurions 
réuni  cent  hommes  qui  fussent  du  même  avis  sur  le  mode 
de  gouverner,  il  faudrait  y  renoncer.  Les  gens  d'une 
même  école,  d'un  même  sentiment,  d'un  même  parti, 
qui  jurent  tous  sur  le  même  programme,  ne  se  font 
souvent  pas  une  idée  combien  ils  diffèrent  les  uns  des 
autres.  La  plupart  du  temps,  ce  n'est  que  la  résistance 
contre  l'adversaire  qui  les  unit.  Mais  dès  qu'il  leur  faut 
intervenir  eux-mêmes,  pour  mettre  leurs  principes  en 
pratique,  et  trouver  les  moyens  de  les  exécuter,  la  di- 
versité de  vues  apparaît.  Toutefois,  ne  soyons  pas  in- 
justes dans  nos  jugements  à  ce  sujet.  Nous  pouvons  dé- 
plorer cela,  mais  nous  ne  pourrons  jamais  faire  cesser 
cet  élat.  Il  n'y  a  que  des  savants  infatués  d'eux-mêmes 
qui  organisent  le  monde  à  leur  idée  dans  leur  cabinet, 
ou  ces  pauvres  journalistes  dont  le  blâme  et  la  contra- 


458  LE    ROYAUME    DE    DIEU 

diction  sont  le  gagne-pain,  qui  rêvent  une  autre  situa- 
tion. S'il  est  un  cas  où  l'on  doive  appliquer  cette  parole: 
«  Dieu  a  fait  chaque  chose  en  son  temps,  mais  il  a  livré 
le  monde  à  ses  vaines  disputes,  sans  que  l'homme  puisse 
connaître  les  ouvrages  que  Dieu  a  créés  dès  le  commen- 
cement jusqu'à  la  fin  (1))),  c'est  bien  en  politique.  Et 
ceux  qui  sont  les  plus  exposés  au  danger  de  différer 
d'opinion  sur  les  détails,  sont  précisément  ceux  pour 
qui  tous  les  moyens  sont  bons,  pourvu  qu'ils  conduisent 
à  la  fin.  Ce  sont  les  hommes  les  plus  consciencieux,  ce 
sont  ceux  qui  comptent  avec  le  droit  et  la  conscience, 
l'histoire  et  l'avenir,  et  non  seulement  avec  le  succès  du 
moment^  qui  se  font  le  plus  scrupule  de  ne  pas  respec- 
ter la  situation  actuelle  (2). 

Il  en  est  de  la  politique  comme  de  la  médecine,  les 
principes  généraux  dont  tout  dépend  ne  sont  pas  très 
nombreux,  et  sont  pour  la  plupart  tels  que  chacun  les 
comprend  facilement.  Mais  tout  dépend  de  leur  applica- 
tion dans  les  cas  particuliers.  Pour  bien  faire  cette  ap- 
plication, il  faut  tant  d'expérience,  tant  de  perspicacité^ 
tant  de  domination  du  moment  ;  il  faut  un  coup  d'œil  si 
vaste  sur  tout  ce  qui  s'y  rattache,  que  le  petit  nombre 
seul  est  à  la  hauteur  de  cette  tâche.  De  plus^  les  moyens 
de  succès  dont  on  peut  disposer  sûrement,  sont  très  peu 


(1)  EccL,  Kl,  11. 

(2)  Ceci  ne  veut  pas  dire  que  dans  les  partis  conservateurs,  —  ce 
que  nous  venons  de  dire  s'applique  à  eux,  —  on  ne  puisse  pas  ar- 
river encore  à  une  unité  plus  grande.  Dans  des  questions  où  l'un  a 
rarement  tout  à  fait  droit,  et  où  l'autre  a  rarement  tout  à  fait  tort, 
questions  qui,  la  plupart  du  temps,  sont  des  questions  de  de'taiis  de 
la  vie  pratique  publique,  il  ne  siéra  jamais  mal  à  Tindividu,  si, 
dans  un  but  d'utilité  générale,  ou  d'utilité  réalisable,  il  marche  de 
pair  avec  un  autre,  là  où  il  n'est  pas  complètement  d'accord  avec 
lui.  Serait-il  bon,  qu'au  service  de  la  bonne  cause,  chacun  voulût 
tout  comprendre,  voulût  avoir  raison  tout  seul  et  laissât  plutôt  périr 
le  possible,  que  de  renoncer  au  plaisir  de  poursuivre,  dans  ses  der- 
nières conséquences,  une  idée  excellente,  du  moins  en  théorie  ? 
Tout  cela  peut  bien  mieux  se  réaliser,  et  d'une  manière  bien  moins 
nuisible,  dans  les  livres  et  dans  les  journaux,  si  c'est  nécessaire. 
Mais  dans  la  pratique,  il  faudrait  rester  pratique,  et  ne  pas  laisser  les 
enfants  du  monde  être  plus  prudents  que  les  enfants  de  la  lumière. 


l'église  comme  société  459 

nombreux.  Le  meilleur  politique  comme  le  meilleur 
médecin  et  le  meilleur  général  est  toujours  celui  qui  a 
le  bonheur  le  plus  inattendu,  qui  est  le  mieux  favorisé 
par  les  circonstances.  De  la  clarlé  et  de  la  solidité  dans 
les  principes  généraux,  une  certaine  pratique,  un  coup 
d'œil  du  moment  prompt  et  sur,  et  plus  de  chance  que  de 
calcul,  voilàle  secret  del'artchezle  plus  grand  nombre. 

S'il  nous  fallait  classer  les  hommes  d'état,  nous  pour- 
rions les  diviser  en  sept  catégories.  La  première  serait 
formée  par  ceux  qui  veulent  ce  qu'ils  doivent.  La  se- 
conde par  ceux  qui  savent  ce  qu'ils  veulent.  La  troisième 
comprendrait  ceux  qui  veulent  ce  qu'ils  peuvent.  A  la 
quatrième  appartiendrait  ceux  qui  devinent  ce  qui  peut 
leur  réussir.  Dans  la  cinquième  seraient  ceux  qui  réus- 
sissent dans  cequ'ils  veulent  et  qui,  plus  souvent  encore, 
réussissent  là  où  ils  n'y  ont  pas  songé  du  tout.  L'avant- 
dernière  classe  serait  composée  de  ceux  qui  font  ce  que 
l'opinion  publique  veut,  et  la  dernière  de  ceux  qui  ne 
savent  pas  eux-mêmes  pourquoi  ils  sont  là,  ni  ce  qu'ils 
veulent. 

En  parcourant  l'histoire,  nous  trouverons  très  peu 
d'hommes  d'état  occupant  une  place  dans  les  trois  pre- 
mières catégories.  Ils  sont  de  beaucoup  plus  nombreux 
dans  la  quatrième  classe.  Les  hommes  d'état  de  gran- 
deur moyenne  appartiennent  à  la  sixième.  Ceux  dont 
l'histoire  vante  le  plus  les  exploits  se  trouvent  presque 
tous  dans  la  cinquième.  11  semblerait  que  cet  état  de 
choses  dût  produire  une  grande  modestie,  une  grande 
tolérance  et  une  grande  concorde  ;  or,  malgré  cela,  ou, 
pour  parler  avec  plus  d'exactitude,  précisément  à  cause 
de  ces  sentiments  d'insécurité  personnelle,  on  ne  trouve 
nulle  part  autant  d'intolérance  et  d'insensibilité  qu'ici. 
C'est  tout  naturel.  Les  joueurs  les  plus  ardents  sont 
ceux  qui  savent  que  leur  chance  dépend  d'un  très  petit 
nombre  de  points,  et  ordinairement  personne  ne  laisse 
voir  moins  volontiers  ses  cartes,  que  celui  dont  on  a 
embrassé  le  jeu  d'un  seul  coup  d'œil. 


460  LE    ROYAUME    DE    DIEU 

2— L'Egii-       C'est  pourquoi  nous  comprenons  parfaitement  qu'on 
dété'^'^Srîâ  en  veuille  tant  à  l'Église,  quand  elle  se  mêle  de  politi- 
de  scandale,  que,  comme  OU  dit.  Sans  doute  elle  le  fait  très  rarement 
et  jamais  sans  motifs  particuliers,  et  nous  ne  voyons 
pas  pourquoi  elle  ne  le  ferait  pas.  Les  gouvernements 
sont  justement  ceux  qui  sont  le  moins  autorisés  à  lui 
défendre  de  parler  ici  en  toute  liberté.  S'ils  n'ont  pas 
envie  sinon  d'enchaîner,  du  moins  de  surveiller  les  dog- 
mes que  Dieu  proclame  par  l'organe  de  l'Église,  le  culte 
de  Dieu  qu'elle  accomplit  au  nom  de  son  Fils  unique, 
quels  principes  peuvent-ils  alors  invoquer  pour  lui  dé- 
fendre d'avoir  elle  aussi  une  opinion  sur  l'organisation 
des  choses  temporelles  ?  Sont-ils  d'une  race  plus  élevée 
qu'elle  ?  Sont-ils  plus  infaillibles?  Ont-ils  pour  eux  une 
expérience  plus  longue  ?  Nous  nous  garderons  de  ré- 
pondre à  ces  délicates  questions.  Mais  un  homme  qui 
certes  comprenait  quelque  chose  atout  cela,  un  homme 
à  qui  les  chefs  d'état  n'ont  pas  discuté  l'expérience  et  la 
loyauté,  le  vieux  baron  de  Stein,  y  donna,  à  la  fin  de  sa 
carrière,  la  réponse  suivante  :  «  L'expérience  de  la  vie 
ma  démontré,  je  l'avoue,  le  néant  de  la  science  humaine, 
surtout  de  la  politique  (1)  ».  «  Les  rois  et  les  princes, 
les  ministres  d'état  et  les  bourgmestres,  sont  hommes 
aussi  et  se  trompent  souvent  (2)  ».  Eh  bien  !  Quel  crime 
est-ce  donc  d'exprimer  les  principes  chrétiens  sur  les 
affaires  du  monde?  Tout  orateur  d'estaminet  en  parle 
bien  !  Platon  s'élève  déjà  contre  ce  fait  que,  dansla  politi- 
que, tout  cuisinier,  tout  marchand,  tout  gymnaste  et  tout 
charlatan  impose  sa  sagesse  à  des   rois  et  à  des  minis- 
tres (3).  Que  dirait-il,  s'il  voyait  avec  quel  recueille- 
ment les  ministres  d'aujourd'hui  écoutent  la  sagesse  de 
ces  messieurs  dans  les  parlements,  comme  les  sténo- 
graphes écrivent  leurs  effusions  jusqu'à  en  être  fatigués, 
et  comme  les  journaux  les  colportent  à  travers  tous  les 
pays  ?  Et  il  n'y  a  que  notre  religion  qui  n'aurait  pas  le 

(1)  Pertz,  Leben  des  Ministers  Freih.  vom  Stein,  V,  433. 

(2)  IbicL,  VI,  335.  —  (3)  Plato,  Politicus,  11,  p.  267,  e.  sqq. 


l'église  comme  société  461 

droit  de  dire  un  mot  avec  toute  la  modération  qui  ca- 
ractérise la  vérité,  elle  qui,  dès  le  commencement,  a  été 
investie  des  principes  immuables  de  la  justice  et  de  la 
vérité,  elle  qui  les  a  pratiqués  pendant  des  siècles,  elle 
qui  ne  veut  certes  ravir  à  personne  le  mérite  d'avoir 
rendu  les  peuples  heureux  ! 

Cependant,  il  ne  s'agit  pas  précisément  ici  du  droit 
de  parole,  mais  du  droit  d'existence.  L'Église  pourrait 
dire  tout  ce  qu'elle  voudrait,  si  seulement  elle  ne  reven- 
diquait pas  le  droit  d'être  elle-même  une  société  et  une 
société  indépendante,  une  société  ayant  -les  mêmes 
droits  que  les  autres,  un  membre  égal  aux  autres  dans 
le  grand  organisme  de  l'humanité  totale.  C'est  comme 
société  humaine  que  l'Église  est  la  pierre  d'achoppement 
proprement  dite.  Sans  cela,  on  lui  pardonnerait  tout, 
même  ses  fins  et  son  efficacité  surnaturelles.  Ce  qui 
suggère  la  lutte  contre  elle,  c'est  qu'elle  veut  jouer  aussi 
un  rôle  dans  ce  concert  de  la  société  terrestre. 

On  se  trompe  souvent  sur  ce  point,  et  on  croit  que  le 
motif  de  discorde  est  seulement  son  désir  d'être  recon-  ni3'i'ns"îftS 
nue  comme  puissance  surnaturelle.  C'est  une  idée  telle-  elîun^membîe 

i    .  M  1       ■<     1»  'L  j  '•!  1  ''"^  '3  société 

ment  maccessible  a  1  esprit  moderne,  qu  il  est  cons-  humaine. 
tamment  provoqué  à  être  en  contradiction  avec  elle, 
nous  l'accordons  volontiers.  Cependant  le  résultat  serait 
plutôt  celui-ci  :  le  monde  tournerait  le  dos  à  l'Eglise  et 
la  laisserait  poursuivre  son  chemin,  si  elle  ne  voulait  pas 
entrer  comme  égale  dans  le  cercle  des  autres  commu- 
nautés humaines,  et  si  elle  ne  voulait  pas  déclarer  qu'elle 
y  a  sa  place  aussi  bien  qu'elles,  et  qu'elle  a  le  droit  d'ê- 
tre prise  en  considération  avec  ses  fins  comme  toute 
autre  association. 

Ce  désir  si  naturel  en  lui-même  paraît  donner  tant  à 
penser  à  la  société,  parce  qu'elle  a  encore  une  telle  idée 
de  la  solidarité,  qu'elle  se  voit  obligée  de  coopérer  elle- 
même  à  la  fin  de  l'Eglise,  par  conséquent  d'accepter 
aussi  comme  lois  la  religion  et  la  morale,  si  elle  lui  ac- 
corde une  place  dans  son  sein.  Et  il  en  est  ainsi  en  réa- 


3.— L'E^îIi- 


462  LE    ROYAUME   DE    DIEU 

lité.  La  fin  de  l'Eglise,  comme  celle  de  l'État,  oblige  tout 
le  monde.  Si  l'Etat  est  reconnu  comme  membre  de  la 
société,  il  est  admis  parle  fait  même  que  chacun  doit 
coopérer  à  sa  tâche.  La  même  chose  s'applique  à  l'E- 
ghse.  La  société  tout  entière  a  une  loi,  une  tâche,  une 
fin.  Il  n'y  a  pas  de  loi  morale  qui  oblige  celui-ci  et  n'o- 
blige pas  celui-là  ;  il  n'y  a  pas  une  morale  autre  pour  la 
vie  publique  que  pour  la  vie  privée;  il  n'y  a  pas  une 
obligation  d'être  religieux  pour  les  sujets,  afin  qu'ils 
paient  plus  volontiers  leurs  impôts,  et  n'adhèrent  pas 
au  sociahsme,  et  une  dispense  de  la  religion  pour  les 
riches,  pour  les  grands  et  pour  les  états,  afin  que  rien 
ne  les  empêche  d'étendre  leur  pouvoir  aussi  loin  que 
bon  leur  semble <  Le  même  droit  qui  lie  chaque  individu 
lie  aussi  l'état,  la  société  et  l'humanité.  Et  tel  ceci  existe 
dans  la  nature,  tel  aussi  c'est  dans  le  domaine  du  surna- 
turel. L'homme  et  l'humanité  sont  tombés,  par  consé- 
quent Tétat  et  la  société  aussi.  L'homme  était  perdu  sans 
la  Rédemption,  de  même  aussi  la  société,  1  état,  l'hu- 
manité. Jésus-Christ  est  mort  pour  les  hommes  et  il  est 
mort  aussi  pour  l'humanité,  la  société  et  les  états  (1). 
Jésus-Christ  est  législateur,  maître,  prêtre,  pour  tout 
homme  qui  veut  se  sauver  ;  et  la  société,  l'état,  l'hu- 
manité, ne  trouveront  leur  salut  qu'en  admettant  la 
puissance  doctrinale,  législative  et  sacerdotale  de  Jésus- 
Christ,  c'est-à-dire  l'exercice  de  ces  trois  pouvoirs  par 
sa  vertu  divine  et  sa  médiation  humaine.  Et  c'est  ainsi 
qu'il  n'y  a  qu'une  seule  fin  pour  l'homme  et  l'humanité, 
pour  l'état  et  la  société  :  le  Christ.  Si  cette  fin  n'est  pas 
remplie,  la  fin  surnaturelle  est  manquée.  Tout  doit  se 
régler  d'après  ce  que  l'individu  fait,  et  d'après  ce  que 
la  totalité  commande  et  exécute.  On  ne  peut  jamais  non 
plus  concevoir  un  développement  et  un  achèvement  sain 
de  culture  humaine  sur  le  domaine  politique,  qui  ne 
soit  pas  en  harmonie  avec  la  fin  surnaturelle  de  l'huma- 
nité. 

(1)  Ad.  MûUer,  Elemente  d.  Staatskunst,  34,  Vorl.  III,  246  sq. 


l'église  comme  société  463 

Ce  principe  est  Tunique  explication  de  toutes  les  per- 
turbations qui  ont  troublé  les  rapports  entre  la  société  et 
le  Christianisme.  Celui  qui  donne  un  autre  motif  à  ces 
perturbations  si  graves  dans  le  développement  de  la  cul- 
ture, s'illusionne  lui-même  et  trompe  les  autres.  Il  faut 
renoncer  à  l'intelligence  de  l'histoire  universelle  depuis 
Jésus-Christ,  si,  avec  ce  fîl  conducteur,  on  ne  sait  pas 
s'orienter  dans  ces  confusions.  Oui,  la  société  est  une 
institution  humaine  établie  pour  atteindre  des  fins  hu- 
maines, et  c'est  pourquoi  dans  tout  ce  que  nous  avons 
dit  sur  elle,  nous  n'avons  envisagé  que  les  fins  de  droit 
naturel  et  nous  avons  fait  abstraction  complète  du  sur- 
naturel. 

On  ne  peut  cependant  exclure  celui-ci.  C'est  toujours 
au  préjudice  de  la  société  qu'on  nie  par  principe  les  de- 
voirs qui  sont  imposés  par  l'ordre  surnaturel.  Il  faut 
plus  que  du  courage,  il  faut  être  un  peu  fou  pour  pré- 
tendre que  le  précepte  de  l'Eglise  concernant  la  sancti- 
fication du  dimanche,  la  loi  chrétienne  delà  prière,  soient 
insignifiants  pour  le  bien  naturel  de  Thomme  et  de  l'hu- 
manité. Nous  avons  vu  ailleurs  (1)  dans  quelle  mesure 
en  dépendent  la  conservation  des  forces  physiques  et 
morales,  la  conscience  de  soi  et  la  dignité  personnelle, 
le  vrai  sentiment  de  la  liberté  et  l'esprit  de  communauté, 
de  même  que  le  goût  pour  le  travail.  Mais  il  en  est  ici 
comme  ailleurs.  Il  faut  prendre  le  Christianisme  et 
l'Eglise  comme  ils  sont,  comme  un  tout,  comme  une 
unité  indivisible  parce  qu'elle  est  vivante,  et  leur  accor- 
der comme  tels  accès  dans  la  société.  Si  on  mutile 
l'Eglise,  on  mutile  aussi  la  société.  Si  on  exclut  l'Eglise 
de  la  société,  on  détruit  celle-ci,  car  on  prive  le  tout  de 
son  membre  le  plus  important. 

L'Eglise  n'enlève  donc  rien  à  la  société  naturelle  ;  elle 
lui  assure  au  contraire  un  secours  plus  élevé.  La  société 
est  une  institution  destinée  à  aider  l'homme  dans  l'ac- 

(i)v.  Vol.  vu,  Conf.  xxm,  s. 


464  LE    ROYAUME    DE    DIEU 

complissement  de  ses  tâches  humaines  (i  ).  Sa  fin  est  le 
rétablissement  d'une  organisation  juridique,  la  garantie 
de  la  paix  et  la  prospérité  de  toute  culture  terrestre.  La 
base  sur  laquelle  elle  se  meut  et  les  moyens  par  lesquels 
elle  poursuit  ses  fins,  sont  la  loi  naturelle,  les  lois  et 
les  institutions  humaines  positives  qui  reposent  sur 
elle  (2).  Or  la  vie  d'ici-bas  n'est  pas  une  fin  personnelle, 
mais,  comme  tout  ce  qui  est  terrestre  et  tout  ce  qui  est 
humain,  elle  est  subordonnée  à  une  fin  plus  élevée,  à  la 
poursuite  delà  fin  finale  surnaturelle  etéternelle.  Comme 
tous  les  hommes  sans  exception,  à  commencer  par  le 
prince,  pour  aller  jusqu'au  moindre  sujet,  sont  obligés 
d'aller  à  elle,  aucune  des  communautés  d'hommes  plus 
ou  moins  grandes  jusqu'à  l'état  ne  peut  omettre  cette 
fin  dernière  de  chaque  individu  et  de  la  totalité,  mais 
toutes  doivent  prendre  leurs  dispositions,  et  agir  pour 
aider  chacun  de  leurs  membres  à  atteindre  toutes  ses 
fins  (3).  Donc  l'ordre  terrestre  et  l'ordre  chrétien,  par 
suite  desquels  chacun  est  indépendant  dans  son  domaine 
propre,  n'ont  qu'une  seule  et  même  fin  dernière  (4).  La 
société  civile  n'est  fondée  par  Dieu  que  pour  favoriser 
ceux  qui  aspirent  au  bien  (5). 

Si  donc  la  société  terrestre  comme  telle  doit  aider 
l'homme  à  atteindre  le  plus  haut  bien,  et  à  accomplir 
ses  devoirs  surnaturels,  elle  ne  doit  jamais,  même  indi- 
rectement, être  un  obstacle  à  ses  tâches  plus  élevées  : 
mais  elle  doit  prendre  ses  dispositions  pour  aider  autant 
que  possible  tous  les  hommes  à  atteindre  la  fin  surna« 
turelle. 
4    _  La       Si  donc  il  n'y  a  qu'une  société,  et  s'il  est  dû  à  l'Egli- 
TEgïse'Xla  sc,  commc  société  particulière  et  indépendante,  une 
Ste?''"""  place  dans  cette  société  comme  à  toute  autre  associa- 
tion d'hommes  plus  ou  moins  grande,  il  va  de  soi  qu'une 

(1)  Augustin.,  Inps.,  oo,  en.,  2. 

(2)  Engelbert  Admoiit.,  De  ortu  et  fine  Imperil,  c.  18. 

(3)  Thomas,  Reg.  princ,  1,  8,  12,  15. 

(4)  Isid.  Peins.,  Ep.,  3,  249.  —  (5)  Gregor.  Magn.,  Ep.,  3,  65. 


l'église  comme  société  465 

idée  de  séparation  de  l'Église  et  delà  société  est  impos- 
sible. Nous  ne  méconnaissons  pas  que  beaucoup  ont 
inscrit  de  bonne  foi  ce  principe  sur  leur  programme. 
Nous  admettons  aussi  qu'en  certains  cas,  —  sans  doute 
ce  sont  des  cas  qui  excluent  toute  espèce  d'accommo- 
dement juridique  entre  les  deux  pouvoirs,  —  cas  d'ex- 
trême nécessité,  une  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'État 
soit  un  moindre  mal  (1)  ;  mais  une  séparation  complète 
est  impossible  et  inimaginable.  Anéantir  l'Eglise,  nier 
tout  devoir  surnaturel,  tout  pouvoir,  excepté  celui  de 
l'Etat,  voilà  ce  qu'on  peut  tenter,  c'est  du  moins  sincère 
et  logique  ;  mais  porter  le  nom  chrétien  et  vouloir  faire 
croire  qu'on  reconnaît  une  Eglise^,  se  donner  l'apparence 
de  vouloir  lui  accorder  le  droit  et  la  capacité  de  conduire 
les  hommes  vers  leur  fin  surnaturelle,  et  exiger  néan- 
moins que  l'Etat  et  toutes  les  autres  puissances  char- 
gées d'aider  l'homme  à  atteindre  sa  perfection  naturelle/ 
la  société,  la  famille,  l'école  se  conduisent  en  toute  li- 
berté sans  égard  pour  elle,  sans  coopérer  à  son  action, 
voilà  qui  s'appelle  mettre  la  contradictioa  sur  le  pavois 
et  rendre  la  guerre  inévitable.  Le  surnaturel  peut  émet- 
tre des  exigences,  mais  il  ne  doit  tenir  à  l'exécution 
d'aucune  d'elles.  Les  sphères  naturelles  protestent  de 
leur  respect  et  de  leur  soumission,  mais  n'en  font  pas 
davantage,  et  considèrent  tout  mouvement  sérieux  de 
sa  part  comme  une  attaque  faite  contre  elles-mêmes.  Et 
les  consciences  qui  se  trouvent  au  milieu  de  ces  deux 
puissances  doivent  choisir  ou  la  négation  du  devoir,  ou 
une  discussion  intolérable  entre  des  exigences  contra- 
dictoires. C'est  vraiment  triste  qu'on  puisse  concevoir 
l'idée  d'une  telle  séparation.  Cela  seul  montre  com- 
bien est  grand  l'abîme  qui  a  séparé  dans  les  idées  de 
notre  génération  la  religion  et  la  vie,  les  obligations  et 
les  aspirations,  le  droit  et  l'action,  la  morale  et  la  vo- 
lonté, le  naturel  et  le  surnaturel,  Dieu  et  le  monde,  Pau 


(1)  H ergenrœther,  Kaf/ioL  Kirche  iindChristl.  Staat  (1),G48. 


466  LE    ROYAUME   DE    DIEU 

deçà  et  Tau  delà,  l'homme  et  réternité,  le  temporel  et 
l'éternel. 

Mais  si  pour  comble  nous  voyons  que  des  esprits  sé- 
rieux et  animés  de  bonnes  intentions  aient  pu  s'enthou- 
siasmer pour  cette  pensée,  c'est  alors  que  nous  pouvons 
sonder  toute  la  profondeur  du  mal.  Nous  grandissons 
dans  la  conviction  que  Dieu,  —  puisqu'on  ne  peut  pas 
éviter  le  mot,  —  et  le  monde  devraient  marcher  chacun 
leur  propre  voie.  Il  nous  semble  tout  naturel  qu'ici  l'hu- 
manité se  règle  d'après  ses  propres  lois  créées  par  elle. 
Ce  qu'elle  deviendra  ensuite,  après  cette  vie,  supposé 
qu'au  delà  de  ce  monde,  il  y  ait  encore  une  autre  vie, 
la  sagesse  à  courtes  vues  croit  qu'on  en  doit  faire  abs- 
traction complète,  et  qu'on  le  saura  toujours  assez  tôt. 
Si  nous  voulons  faire  quelque  chose,  et  nous  montrer 
religieux  et  généreux  envers  Dieu,  nous  lui  accordons 
au  moins  qu'il  est  le  Seigneur  du  spirituel,  mais  nous 
lui  mettons  immédiatement  sur  un  écriteau  cet  autre 
principe,  qu'il  ne  peut  pas  être  Seigneur  du  naturel  et 
du  sensible,  qui  ne  le  regardent  pas  (1).  D'après  ce 
principe,  une  tolérance  révocable  à  chaque  instant  peut 
autoriser  à  se  réunir,  en  silence,  le  petit  nombre  de 
ceux  qui  sentent  le  besoin  de  se  grouper  en  son  nom,  à 
condition  toutefois  de  cacher  leurs  convictions  quand 
ils  paraissent  en  public,  de  ne  pas  demander  que  leurs 
vues  religieuses  aient  de  l'influence  sur  la  vie,  de  ne  pas 
trop  chagriner  dans  leur  symbole  et  dans  l'expression 
de  leurs  convictions  ceux  qui  usent  des  dons  de  Dieu 
sans  le  servir,  et  qui  ont  la  présomption  de  vouloir  maî- 
triser ses  œuvres. 

Dans  ces  tentatives  de  séparer  la  vie  publique  de  la 
religion,  il  ne  reste  qu'à  choisir  entre  trois  alternatives. 
Ou  bien  il  faut  continuer  de  rejeter  toute  religion,  et  ce 
serait  la  seule  chose  logique,  mais  par  bonheur,  la  ma- 
jorité des  hommes  n'est  pas  encore  mûre  pour  cela.  Ou 

(1)  Ainsi  J.  G.  Fichte,  Staatslehre,  (G.  W.  IV,  547). 


l'église  comme  société  467 

bien  il  faut  suivre  le  mouvement  dans  lequel  beaucoup 
sont  engagés  aujourd'hui  depuis  un  temps  assez  long: 
on  ne  renie  pas  Dieu,  mais  on  le  laisse  de  côté.  De  déci- 
sion, il  n'en  est  pas  question;  on  pratique  tantôt  une 
prescription  religieuse,  tantôt  une  autre.  D'ailleurs  tout 
aboutit  à  ceci,  qu'on  oscille  çà  et  là  sans  vie  intérieure, 
inconséquent,  plein  de  contradictions,  sans  caractère, 
sans  conviction,  partagé  entre  Dieu  et  le  monde,  et  qu'on 
porte  sur  les  épaules,  comme  on  dit,  surtout  dans  cer- 
taines circonstances,  une  participation  à  de  nombreuses 
formes  extérieures  delà  vie  religieuse,  désirées  ou  même 
commandées  parla  puissance  civile. 

Ou  bien  en  troisième  lieu,  il  faut  se  mettre  du  nombre 
des  gens  d'imagination,  qui  craignent  la  logique  comme 
le  feu,  et  qui  sont  enfin  las  de  jouer  aux  hypocrites.  Ils 
avouent  alors  cette  religiosité  prudhommesque  de  l'IUu- 
minisme  qui  trouve  qu'on  peut  très  bien  avoir  de  la 
religion,  sans  s'en  tenir  pour  cela  à  des  choses  surnatu- 
relles, ou  être  obligé  de  faire  des  exercices  qui  deman- 
dent du  sérieux  et  du  triomphe  sur  soi.  Bientôt  ils  ne 
restent  plus  seulement  dans  la  négation,  mais  ils  assu- 
rent, avec  des  prétentions  excessives,  qu'eux  seuls  pos- 
sèdent les  pures  idées  de  la  religion.  Ils  disent  que  la 
religion  vraiment  parfaite,  qu'une  forme  nouvelle  et  plus 
élevée  de  cette  religion,  consiste  à  se  conduire  en  public 
comme  un  honnête  homme,  à  ne  pas  devoir  d'impôts, 
à  ne  pas  avoir  à  se  reprocher  de  faillite  frauduleuse  et 
à  savoir  manger  ses  rentes  avec  dignité.  On  ne  veut, 
dit-on,  priver  personne  du  plaisir  qu'il  éprouve  dans 
l'atmosphère  de  l'Eglise  et  du  confessionnal;  mais  de 
telles  choses  ne  conviennent  pas  à  des  gens  bien  élevés, 
à  des  gens  qui  ont  du  caractère,  et  surtout  à  des  gens 
qui  doivent  occuper  une  position  dans  le  monde.  Voilà 
qui  est  incontestable.  Sans  doute  c'est  un  point  de  vue 
très  bas  et  très  étroit  ;  mais  pour  les  gens  qui  n'ont  pas 
le  courage  d'aller  aux  extrêmes,  à  la  négation  de  toute 
religion,  il  est  le  seul  arrangement  commode  aussitôt 


5.  —  La 
tentative  de 
(lépouillerrÉ- 
glise  du  carac- 
tère social  et 
de  la  chasser 
de  la  société 
est  une  disso- 
lution de  la 
société. 


468  LE    ROYAUME    DE    DIEU 

qu'avec  le  premier  principe  de  la  séparalion  du  monde 
et  de  la  religion,  l'enseignement  fondamental  du  Chris- 
tianisme se  trouve  attaqué,  c'est-à-dire  le  dogme  qu'il 
y  a  pour  l'homme  une  double  tâche  à  remplir,  une  tâche 
naturelle  et  une  tâche  surnaturelle,  mais  que  les  deux 
doivent  être  accomplies  par  un  seul  et  même  homme, 
dans  une  et  même  vie,  en  ayant  égard  à  une  seule  et 
même  fin. 

Il  y  a  bien  encore  un  autre  moyen  d'arranger  les  cho- 
ses. 11  consiste  sinon  à  opprimer  complètement  l'Eglise, 
du  moins  à  lui  ravir  son  caractère  de  société  humaine 
indépendante.  Les  états  ont  poursuivi  ce  moyen  à  tra- 
vers tous  les  siècles,  et  ont  fait  naître  ainsi  ces  grandes 
luttes  qui  sont  devenues  aussi  funestes  à  l'état  qu'à  l'E- 
glise, et  par  le  fait  même  à  la  société  tout  entière. 

Personne  ne  niera  que  toute  tentative  de  vouloir  op- 
primer l'Eglise  comme  société  doit  porter  le  plus  grand 
préjudice  à  l'état  et  à  la  société  elle-même.  On  n'a  qu'à 
suivre  l'histoire,  pour  se  convaincre  que  des  complica- 
tions de  ce  genre  ont  toujours  été  liées  aux  secousses 
les  plus  funestes  de  l'ordre  moral  et  religieux,  politique 
et  social.  Tous  les  esprits  de  désordre  semblaient  dé- 
chaînés. Pour  les  amis  du  droit  et  de  la  paix  pour  les 
défenseurs  de  la  tradition  et  de  l'histoire,  la  vie  devint 
un  tourment.  Hutten,  Sickingen,  Marat,  Desmoulins  et 
tous  les  précurseurs  du  Socialisme,  ont  déclaré  que  c'é- 
tait seulement  maintenant,  qu'on  avait  du  plaisir  à  vivre, 
c'est-à-dire  à  vivre  selon  leur  idée.  La  foi  à  l'immutabi- 
lité du  droit  public  fut  ébranlée,  et,  par  le  fait  même, 
la  sécurité  de  la  société  tout  entière.  Les  seulsqui  éprou- 
vèrent de  la  joie,  furent  ces  éléments  en  face  desquels 
aucun  ordre  et  aucune  puissance  ne  sont  en  sécurité, 
que  cette  puissance  s'appelle  comme  elle  voudra»  Par 
contre,  les  obligations  de  conscience  furent  si  difficiles 
à  remplir,  la  tentation  de  désobéir  et  le  danger  de  suc- 
comber à  la  séduction  assaillit  tellement  les  hommes 
les  plus  obéissants,  bref,  le  soutien  sur  lequel  on  pou-, 


L  EGLISE    COMME    SOCIÉTÉ  469 

vait  seul  compter  au  moment  décisif,  fut  si  bien  miné, 
que  ces  troubles  eurent  l'issue  qu'ils  ont  toujours.  L'E- 
glise reçut  des  blessures  souvent  très  graves,  mais  ce 
qui  en  mourut,  ce  fut  la  prospérité  publique  (1).  Il  suf- 
fît de  comparer  les  temps  de  ces  tristes  luttes  aux  épo- 
ques de  bonne  harmonie  entre  TEglise  et  la  société,  pour 
concevoir  l'importance  du  malheur  que  celle-ci  s'est 
causé,  par  la  tentative  de  chasser  l'Eglise  de  son  sein. 
C'est  avec  raison  qu'au  moyen  âge  on  a  vu  un  signe  ca- 
ractéristique (2)  de  la  satisfaction  que  les  hommes  éprou- 
vaient de  leur  situation,  alors  que  l'Eglise  faisait  partie 
delà  société,  dans  ce  fait  que,  pendant  cette  période 
tout  entière,  on  n'a  pas  trouvé  un  seul  exemple  de  ces 
romans  d'état  qui,  dans  l'antiquité,  jouèrent  un  sigrand 
rôle  dans  l'état  et  dans  la  société,  et  encore  davantage 
depuis  la  rupture  complète  avec  les  principes  surnatu- 
rels du  Christianisme.  Ce  à  quoi,  il  faut  ajouter  que  la 
liberté  était  beaucoup  plus  grande,  et  que  chacun  pou- 
vait dire  et  écrire,  sans  être  inquiété  en  rien,  ce  qui  ne 
lui  convenait  pas  et  les  améliorations  qu'il  voulait  (3/). 
L'Eglise  a  cependant  un  grand  désavantage  et  avec 
elle  tout  ce  qui  défend  le  maintien  de  la  tranquillité,  de 
la  tradition  et  du  droit,  le  sens  conservatif  du  peuple, 
la  fidélité  envers  la  conscience,  la  conviction  et  la  tra- 
dition, bref,  toutes  ces  puissances  conservatrices  d'où 
dépendent  la  santé  et  la  stabilité  de  la  société.  Au  lieu 
de  pouvoir,  selon  son  désir  le  plus  intime,  favoriser 
l'ordre  social  existant,  TEghse  est  entraînée  contre  sa 
volonté  et  contre  son  inclination  dans  le  domaine  de  la 
politique.  Bien  plus,  elle  est  obligée  de  résister.  Alors 
on  dit  :  Est-ce  que  la  politique  regarde  les  chrétiens  et 

(1)  Le  Socialisme  et  la  société,  Notes  soumises  aux  souverains  de  l Eu- 
rope, p.  33. 

(2)  Mohl,  Gesch.  undLit.  der  Staatsioissenschaften,  I,  178. 

(3)  Kenelm.  Dighj,  Mores  catholici,  Ages  of  Failh,  h.  2,ch.  o,  I,  116. 
Aubertin,  Hlst.  de  la  langue  et  de  la  littérature  françaises,  II,  5,  355 
sq.,  428  sq.  Kœrting,  Gesch.  der  Literatur  im  'Aeitalter  der  Renaissance , 
II,  243,  366  sq.,  652.  Hettinger,  Die  gœttl.  Komœdie,  460  sq.,  508. 


470  LE    ROYAUME    DE    DIEU 

les  ministres  de  l'Eglise?  Nous  aussi  nous  le  disons, 
qu'il  s'agisse  de  royaume,  d'empire,  de  république  ou 
de  régime  constitutionnel,  qu'est-ce  que  le  Christianisme 
peut  avoir  à  faire  avec  cela  (1)?  Pour  nous,  il  nous  est 
complètement  indifférent,  qu'il  y  ait  là  un  ambassa- 
deur ou  un  consul,  que  ce  soit  telle  dame  qui  ouvre  le 
bal  de  la  cour,  que  la  justice  et  l'administration  soient 
séparées,  qu'on  punisse  quelqu'un  par  la  guillotine  ou 
par  la  potence,  qu'on  fasse  administrer  les  affaires  par 
des  préfets,  des  maires  ou  des  huissiers.  S'occuper  de 
politique  par  intérêt  chrétien  serait  vraiment  désespé- 
rant. Mais  il  y  a  deux  choses  qui  imposent  au  chrétien 
le  devoir  de  se  mêler  de  politique,  c'est  le  triste  fait 
que  la  politique  s'immisce  non  seulement  dans  le  Chris- 
tianisme, mais  veut  tout  simplement  l'en  expulser,  et 
les  tentatives  évidentes  qu'elle  fait  pour  rendre  impos- 
sible à  TEglise  sa  situation  dans  la  société  humaine. 
Ainsi^  quiconque  combat  pour  le  droit  et  pour  l'inté- 
orité  de  la  société  est  obligé  en  conscience  de  se  défen- 
dre,  au  moins  contre  cette  espèce  de  politique,  quand 
même  il  ne  veut  pas  faire  de  politique. 

Par  cette  confusion,  on  est  allé  souvent  si  loin  qu'on 
a  voulu  voir  un  sens  politique  dans  toute  parole  pro- 
noncée pour  les  droits  de  l'Eglise  et  de  la  foi,  pour  la 
liberté  du  culte  divin  et  de  la  conscience,  et  qu'en  fait 
elle  est  devenue  politique.  Quand  quelqu'un  défendait 
les  droits  de  Jésus-Christ  sur  les  âmes  et  sur  l'esprit 
des  enfants,  on  disait  que  c'était  faire  de  la  politique 
non  autorisée.  Quand  quelqu'un  enseignait  ce  que  l'E- 
criture Sainte  enseigne,  que  le  mariage  est  un  grand 
sacrement,  mais  seulement  dans  Jésus-Christ  et  dans 
l'Eglise,  il  courait  le  risque  d'être  expulsé  comme  un 
être  dangereux  pour  l'état.  Quand  l'Eglise  chassait 
quelqu'un  qui  profitait  de  sa  présence  dans  son  sein 
pour  donner  du  scandale  public,  pour troublerle  monde 

(1)  I  Cor.  V,  12. 


l'église  comme  société  471 

tout  entier  et  lui  déclarait  qu'il  était  libre  d'aller  où 
bon  lui  semblait,  c'était  encore  un  crime  contre  l'état. 
11  ne  pouvait  plus  être  question  d'une  discussion  calme 
sur  les  droits  de  l'Eglise,  ni  de  ses  rapports  envers  la 
société.  On  ne  voulait  aucun  éclaircissement  pour  pou- 
voir la  ligoter  plus  facilement.  Là  où  il  y  avait  danger, 
on  aurait  voulu  l'utiliser  à  ses  dépens,  pour  des  fins 
purement  politiques.  Mais  ce  fut  bien  le  reste  là  ou  elle 
voulut  remplir  ses  devoirs  envers  Dieu. 

Finalement  personne  ne  sut  plus  où  la  vérité  et  le 
droit  finissaient,  et  où  commençait  le  domaine  des  pré- 
textes et  des  apparences.  Ce  qui  resta  évident,  ce  fut  que 
l'ordre  et  les  esprits  furent  troublés,  les  bases  de  la 
société  ébranlées,  les  puissances  les  plus  dangereuses 
pour  le  bien  commun  déchaînées.  En  un  mot  les  ten- 
tatives de  dépouiller  l'Eglise  de  son  caractère  social  et 
de  la  chasser  de  la  société,  conduisirent  à  la  décadence 
et  à  la  dissolution  de  la  société  elle-même. 

Si  nous  voulons  donc  acquérir  la  eloire  d'avoir  ap-     6.  —La 

société  n'est 

pris  quelque  chose  par  l'histoire, — honneur  dans  le-  saine  et  capa- 

^  ^         ^  ^      .  J  .  ble  de  lutter 

quel,  comme  on  le  sait,  nous  n  avons  pas  à  craindre  quesieiiere- 

^         '  .  connaitl  Egli- 

beaucoup  de  concurrents,  —  et  si  nous  ne  voulons  pas  cf^iéTJbuqSc 
qu'on  dise  de  nous  que  nous  ne  comprenons  pas  l'appel  j°'^^p*^n<^3°'e. 
du  temps,  —  ce  qui  signifierait  que  nous  sommes  sourds 
sans  espoir  de  guérison,  —  nous  devons  considérer 
comme  une  des  tâches  les  plus  importantes  pour  nous, 
de  reconnaître  les  droits  de  l'Eglise  et  de  l'Eglise  telle 
qu'elle  est,  c'est-à-dire  ses  droits  de  société  libre,  indé- 
pendante, égale  à  toute  communauté  humaine.  Aujour- 
d'hui, il  n'est  plus  permis  de  faire  des  expériences  et 
des  plaisanteries  avec  le  mot  de  société.  En  temps  de 
paix,  on  peut  faire  des  essais  de  tout  genre  avec  les 
armes,  mais  quand  la  guerre  est  imminente,  il  faut  être 
prêt  à  s'en  servir  telles  qu'elles  sont. 

La  première  arme  dont  nous  aurons  besoin  dans  la 
guerre  universelle  qui  nous  menace,  c'est  une  société 
solide,  capable  de  lutter.  Chacun  comprend  que  la  len- 


472  LE    ROYAUME    DE    DIEU 

tative  de  lui  couper  le  bras,  qui  est  Tétat,  serait  la  ren- 
dre impropre  au  combat.  Aussi  n'aura-t-on  pas  de  peine 
à  comprendre  que  ce  serait  encore  pis  de  vouloir  lui 
arracher  le  cœur,  car  ce  serait  la  tuer.  Or,  c'est  ce  que 
fait  à  l'Eglise  celui  qui  lui  enlève  sa  place  et  son  droit 
dans  la  société.  Quand  il  ne  s'agit  que  d'un  ongle  ou 
d'un  petit  bout  d'oreille,  le  corps  peut  refuser  la  soli- 
darité à  cause  du  bien  commun.  On  sacrifie  même  un 
bras  ou  une  jambe  pour  sauver  le  tout.  Mais  si  le  corps 
vient  à  déclarer  qu'il  ne  se  rend  plus  solidaire  avec  le 
cœur,  alors  il  faut  vite  lui  préparer  un  cercueil.  La 
société  ne  voudra  sans  doute  pas  s'ensevelir  avant  l'é- 
ruption de  la  lutte  redoutable.  Eh  bien,  si  elle  ne  le  veut 
pas  ;  si  elle  veut  devenir  saine  et  forte,  entreprendre  la 
lutte  avec  une  pleine  confiance  ;  si  elle  veut  mettre  fin  à 
ces  troubles  éternels  qui  s'agitent  dans  son  sein,  ou 
à  cette  manie  stérile  et  sans  but  de  politiquer,  qui  jette 
les  esprits  dans  la  confusion  ;  si  elle  veut  parvenir  au 
repos  et  à  la  connaissance  de  sa  tache,  ainsi  que  des 
moyens  de  vaincre,  une  des  meilleures  voies  est  d'ac- 
corder à  l'Eghse  les  droits  d'une  société  libre,  indépen- 
dante, publique. 


TRENTIÈME  CONFÉRENCE 

l'église  et  la  société. 


1.  Les  luttes  entre  l'état  et  l'Eglise'au  point  de  vue  sociologique.  — 
2.  L'état  au  point  de  vue  sociologique.  —  3.  Le  socialisme  comme 
punition  de  la  méconnaissance  de  l'enseignement  social.  —  4.  Le 
socialisme  comme  docteur  de  la  vraie  doctrine  sociale.  —  5.  L'E- 
glise à  la  tête  de  la  société.  —  6.  La  réalisation  du  royaume  de 
Dieu.  —  7.  Eglise  expiatoire  et  église  de  paix. 


Le  jugement  porté  sur  un  combat  ou  sur  une  guerre     i.  _  Les 
est  très  différent  selon  le  point  de  vue  auquel  on  Tenvi-  létauti'Égu- 

^,.  .  ii^<  I  t  1  seau  point  de 

sage.  Celui  qui,  par  hasard,  tombe  entre  deux  groupes  vuesodoiogi 


d'écoliers  qui  se  jettent  des  boules  de  neige,  trouve  la 
situation  moins  agréable  quele  spectateur  qui  voit  cela 
depuis  sa  fenêtre.  Le  correspondant  d'un  journal  étran- 
ger peut  appeler  grandiose  l'aspect  d'une  grande  bataille, 
mais  ceux  qui  prennent  part  à  la  lutte,  y  trouvent  peu 
de  poésie.  Il  en  est  de  même  de  ces  discussions  entre 
l'état  et  FEglise  qui  reviennent  périodiquement,  pour 
ne  pas  dire  constamment.  Ceux  qui  y  sont  engagés  ; 
ceux  qui  n'envisagent  que  le  droit  et  le  salut  des  âmes, 
considèrent  au  moins  comme  fâcheux  qu'une  guerre 
embrase  le  monde  jusqu'à  ce  que  l'Eglise  promette  de 
ne  plus  allumer  un  cierge,  de  ne  plus  faire  remplacer 
un  carreau  cassé  avant  d'en  avoir  obtenu  l'autorisation 
de  l'état.  Mais  celui  qui  envisage  tranquillement  ces 
luttes  dans  son  cabinet,  au  point  de  vue  de  la  question 
sociale,  ne  peut  assez  s'étonner  de  la  mesquinerie  que 
l'état  manifeste  souvent  dans  ces  frottements.  Nous  ne 
nions  pas  qu'il  s'agisse  parfois  de  choses  qui  justifient 
une  guerre  universelle  ;  mais  les  taquineries  de  l'état  et 
de  l'Eglise  sont  ordinairement  si  frivoles  et  si  futiles, 
que  l'homme  qui  s'occupe  de  questions  sociales  se  de- 
mande si  l'état  pense  quelle  tâche  sérieuse  il  doit  accom- 


que. 


474  LE    ROYAUME    DE    DIEU 

plir,  s'il  ne  trouve  donc  rien  avec  quoi  il  puisse  s'occu- 
per honorablement,  s'il  sait  pourquoi  il  est  au  monde. 
Que  doit  dire  quelqu'un  qui  a  sous  les  yeux  la  misère 
inexprimable  du  temps  et  les  besoins  criants  de  Thuma- 
nité,  quand  il  voit  mobiliser  des  escadrons  de  dragons 
pour  empêcher  quelques  vieilles  religieuses  de  prier  en 
commun,  envoyer  des  agents  de  police  espionner  le  pré- 
dicateur, afin  que  les  voleurs  aient  une  occasion  d'autant 
plus  commode  de  piller  les  maisons  vides?  Quand  il  voit 
des  curés  obligés  d'employer,  comme  bedeaux  et  prési- 
dents de  prières,  des  sergents-majors  trop  enroués  pour 
pouvoir  encore  jurer,  el  trop  goutteux  pour  maltraiter 
les  soldats?  Il  semblerait  que  l'état  dût  avoir  davantage 
le  sentiment  de  sa  dignité  et  de  son  honneur.  Mais  on 
n'a  qu'à  observer  des  enfants  lorsqu'ils  se  jettent  des 
boules  de  neige.  La  fierté  d'autrefois  pour  l'honorabilité 
des  parents  disparaît  ;  il  n'y  a  plus  d'égards  pour  les 
mieux  habillés  ;  les  passions  les  plus  basses  apparais- 
sent ;  toute  l'attention  se  porte  sur  ceux  qui  distribuent 
les  plus  forts  coups  de  poings  et  qui  peuvent  donner  des 
crocs-en-jambe  aux  autres.  Que  ce  soit  juste  ou  injuste, 
honnête  ou  enfantin,  on  ne  s'en  préoccupe  plus. 

Cet  exemple  quelque  banal  qu'il  soit  ne  se  réalise  que 
trop  souvent  dans  les  grandes  luttes.  Quelque  ridicule 
que  soit  un  avantage  obtenu  sur  l'Eglise,  il  est  tout  de 
même  bon  pour  le  moment.  Ce  n'est  qu'avec  une  pro- 
fonde compassion  qu'on  peut  voir  comment  celle-ci, 
malgré  toute  résistance,  est  entraînée  dans  cette  mêlée 
indigne.  Aristote  a  bien  raison  de  dire  que  les  fai- 
blesses et  les  défauts  sont  les  mêmes  dans  la  vie  de 
l'état  que  dans  la  vie  de  l'individu.  Le  grand  maître  était 
du  petit  nombre  de  ceux  qui  embrassent  un  point  de  vue 
plus  étendu  que  celui  de  l'état,  la  plupart  du  temps  si 
étroit  ;  et  voilà  pourquoi  il  ne  voyait  dans  les  événe- 
ments publics,  qui  inspiraient  aux  autres  un  si  grand 
étonnement,  guère  plus  de  différence  que  dans  les  évé- 


L  ÉGLISE    ET    LA   SOCIÉTÉ  475 

nements  qui  se  passent  tous  les  jours  en  petit  entre  les 
individus. 

Aujourd'hui  l'état  doit  s'attendre  que  nous  le  iu2;ions     2. -L'état 

..  ^.  •^"  au    point    de 

ICI  plus  iroidement  que  cela  n'eut  été  possible  au  temps  vue soeioiogi- 
des  perruques.  Les  temps  sont  passés  où  un  Saxe-Co- 
bourg-Gotha  et  un  Saxe-Meiningen-Eisenach  croyaient 
pouvoir  se  considérer  comme  le  centre  de  la  terre.  A 
cette  époque,  c'était  une  question  universelle  autour  de 
laquelle  gravitait  le  globe  terrestre  et  l'histoire  dupasse 
et  de  lavenir,  que  la  question  de  savoir  si  le  souverain 
de   Schaumbourg-Lippe-Bueckbourg    devait  porter  le 
titre  de  ires  éminent  seigneur  ou  seulement  à'éminent 
seigneur.  Les  choses  ont  bien  changé.  Nous  vivons  à 
l'époque  de  l'économie  universelle  et  de  la  politique 
sociale.  De  même  que  le  latin  et  le  grec  sont  descendus 
du  trône  on  ils  régnaient  en  souverain  sur  le  monde,  et 
ont  pris  modestement  leur  place  à  côté  du  lettonien  et 
du  kymris,  de  même  chaque  nation  qui  se  flattait  jadis 
de  marcher  à  la  tête  de  la  civilisation  et  de  pouvoir 
imposer  ses  lois  au  monde,  est  reléguée  au  parterre,,  et 
doit  s'estimer  très  heureuse  si  elle  peut  avoir  un  fauteuil 
d'orchestre  à  côté  des  autres,  de   même  l'état  comme 
institution  politique.  Pendant  la  fleur  du  despotisme  et 
de  rilluminisme,  tout  fut  considéré  au  point  de  vue  de 
la  toute-puissance  de  l'état  ;  gibier  et  forêt,  sel  et  eau, 
culte  divisé  et  fondation  ecclésiastique,   ramoneur  et 
chifïbnnier.  Aujourd'hui   nous   sommes  devenus   très 
froids  pour  tout  cela,  car  nous  entrevoyons  déjà  le  mo- 
ment où  les  questions  d'état  les  plus  importantes,  la  mo- 
narchie ou  la  république,  les  armées  permanentes  ou 
une  classe  particulière  de  fonctionnaires,  seront  seule- 
ment considérées  comme  des  parties  subordonnées  de 
la  question  sociale. 

Sans  prétendre  posséder  le  moins  du  monde  le  don 
de  prophétie,  nous  pouvons  prédire  que  cette  transfor- 
mation de  choses  ne  s'opérera  pas  sans  secousses  vio- 
lentes et  que  l'état  expiera  les  prétentions  exagérées 


476  ■    LE    ROYAUME    DE    DIEU 

qu'il  a  émises  autrefois  d'une  manière  si  brutale  à  l'en- 
droit  de  l'Église.  Nous  pouvons  d'ailleurs  dès  à  présent 
en  saluer  le  résultat.  Sans  doute  cela  pourrait  aussi 
arriver  sans  orage  ;  l'état  n'aurait  qu'à  rester  dans  la 
situation  qui  lui  convient  en  vertu  de  sa  nature,  c'est-à- 
dire  qu'à  se  considérer  comme  |une  partie  de  la  société 
universelle,  comme  un  membre  du  grand  corps  humain, 
et  à  régler  sa  conduite  d'après  cela.  Le  changement  qui 
s'accomplit  d'une  manière  irrésistible  aurait  alors  lieu 
sans  cataclysme,  et  l'état  lui-même  conserverait  une 
position  dominante  dans  la  nouvelle  organisation  du 
monde.  Nous'ne  voulons  pas  décider  s'il  comprend  les 
signes  du  temps,  s'il  peut  sedéfaire  de  ses  revendications 
rouillées  et  surannées,  s'il  a  gardé  dans  le  mécanisme 
compliqué  de  son  ancien  système  assez  de  mobilité  pour 
se  familiariser  avec  les  nouvelles  situations  ;  mais  il  est 
certain  qu'il  ne  faut 'pas  ."penser  à  un  changement  si 
chaque  Schleswig-Holstein-Sonderbourg-Gluecksbourg, 
chaque  état  de  Libéria,  chaque  Patagonie  et  chaque 
République  Argentine  vise  à  se  comporter  comme  état, 
comme  l'humanité  idéale,  comme  l'idée  fondamentale 
de  tout  droit,   de  tout  pouvoir,  de  toute  civilisation, 
comme  le  Dieu  vivant  et  visible. 
g  __^^  Tant  que  les^états  en  seront  là,  on  perdra  son  temps 

'mepuniSn"  ^  ^iscutcr  Ics  rapports  de  l'Église  et  de  l'état.  Un  état 
îaiisa^ct''''dë  ^^  ^^  genre  ne  comprend  même  pas  cette  question,  ou 
mÏÏ'Sr.  plutôt,  la  simple  question  est  déjà  pour  lui  un  crime  de 
lèse-majesté,  car  s'il  est  tout,  comment  peut-il  y  avoir 
en  dehors  de  lui,  ou  à  côté  de  lui,  quelque  chose  avec 
quoi  il^doive  entrer  en  rapport?  Si  on  lui  demandait 
comment  il  veut  se  comporter  avec  l'Église,  il  semble- 
rait qu'il  n'existe  pas  seul,  et  qu'il  n'est  pas  tout  sans 
exception.  Or,  les  hommes  d'état  vieux  style  ne  pour- 
raient jamais  se  familiariser  avec  une  telle  manière  de 
voir.  11  y  a  quelques  années,  des  fanatiques  d'état  de 
celte  trempe  se  sont  émus  ou  fâchés,  et  ont  failli  faire 
considérer  comme  un  révolutionnaire  ou  un  fou  quicon- 


l'église  et  la  société  477 

que  parlait  du  Socialisme  comme  d'une  puissance  aran- 
dissante,  avec  laquelle  les  états  ne  pourraient  pas  lutter 
facilement.  Mais  ce  n'était  pas  seulement  un  orgueil- 
leux mépris  qui  aveuglait  ainsi  les  états  et  leurs  cham- 
pions. Non!  ils  ne  pouvaient  pas  seulement  compren- 
dre qu'il  y  eut  quelque  chose  en  dehors  de  l'élat.  Ils 
s'étaient  particulièrement  persuadés  de  cette  singulière 
doctrine  de  sa  toute  puissance  dans  leur  lutte  contre 
l'Église. 

Plus  cette  lutte  éclata  fréquente  et  opiniâtre,  plus  ils 
s'enfoncèrent  dans  leurs  préjugés  innés.  Ils  seraient 
vraiment  assez  punis  quand  même  ils  n'auraient  pas 
tiré  autre  chose  de  la  discussion  que  cet  aveuglement 
funeste. 

Mais  voici  qu'à  côté  d'eux,  il  y  a  un  autre  pouvoir 
géant  dont  personne  ne  sent  mieux  qu'eux  l'existence  et 
la  puissance  écrasante, c'est  le  Socialisme. De  même  que 
le  boa  brise  d'abord  tous  les  os  de  sa  victime,  et  la  trans- 
forme en  une  épaisse  bouillie  avant  de  l'engloutir,  ainsi 
les  états,  en  caressant  sans  réflexion  la  chimère  de  leur 
toute-puissance,  ont  écrasé  et  transformé  en  pâte  toutes 
ces  associations  plus  ou  moins  grandes  que  l'on  compre- 
nait autrefois  sous  le  nom  de  société  civile,  pour  les 
absorber  ensuite.  Mais  avant  qu'ils  aient  eu  le  temps  de 
s'en  apercevoir,  leur  victime  est  redevenue  vivante. 
Comme  elle  n'avait  plus  d'os  elle  s'est  transformée  en  un 
monstre  difforme.  La  contexture  simple  et  solide  de 
l'ancienne  société  civile  a  été  anéantie.  L'idée  qui  avait 
présidé  à  cette  organisation  ou  à  une  organisation  sem- 
blable a  été  expulsée  des  esprits  à  un  tel  degré  qu'on 
veut  précisément  créer,  pour  la  lui  opposer,  une  société 
universelle  dans  laquelle  toute  différence,  tout  degré, 
toute  indépendance,  toute  particularité  de  classe  doivent 
être  effacées,  dans  laquelle  tout  doit  disparaître:  famille, 
corporation,  état.  Église,  comme  jadis  la  société  dispa- 
raissait dans  l'état.  Tel  est  le  Socialisme,  l'œuvre  de 
l'état  absolu,  la  caricature  de  la  société  ancienne. 


478  LE    ROYAUME    DE    DIEU 

Maintenant,  que  veulent  faire  les  états  en  face  de  cet 
héritier?  Ici,  nous  disons  toujours  états  et  non  état,  non 
pas  par  mépris,  mais  par  compassion.  Cela  sentirait  la 
raillerie  si  nous  voulions  rétorquer  à  tel  ou  tel  état  mis 
dans  une  situation  si  critique  sa  présomption  d'autre- 
fois^ en  le  payant  de  retour  et  en  lui  disant  :  Allons  !  fais 
voir  que  tu  es  l'état  ;  c'est  le  moment.  En  face  de  l'Eglise 
qui,  se  souvenant  de  sa  situation,  ne  se  comportait  pas 
comme  société,  mais  modestement  comme  une  partie 
de  la  société  universelle,  chaque  état  bouffi  d'orgueil  ne 
lui  permettait  pas  seulement  de  se  considérer  comme 
une  partie  de  l'ensemble,  car  c'est  lui  qui  était  l'ensem- 
ble, la  société,  bref  qui  était  l'état.  Maintenant  un  autre 
adversaire  est  entré  en  lutte,  qui  lui  aussi  veut  être  tout, 
veut  être  la  société,  mais  qui,  avec  cela,  ne  possède  nul- 
lement la  modestie  de  l'Eglise.  Grâce  à  Dieu,  il  n'em- 
brasse pas  encore  la  société  humaine  tout  entière,  mais 
il  a  déjà  gagné  une  puissance  et  une  étendue  en  face  des- 
quelles les  états  particuliers,  et  même  en  grand  nombre, 
ne  peuvent  plus  exister.  Désormais  c'en  est  fait  du  mot 
état;  il  pâlit  comme  la  lune  lorsque  paraît  l'astre  du 
jour.  Maintenant  chaque  état  particulier  serait  content 
s'il  pouvait  trouver  aide  et  protection  dans  un  autre  ;  il 
s'estimerait  heureux  si  les  états  voulaient  tous  s'unir 
ensemble  pour  chasser  le  spectre  rouge.  Mais  qui  peut 
y  penser  puisque,  en  anéantissant  l'état  voisin,  chaque 
état  s'efforce  de  faire  disparaître  les  derniers  obstacles, 
pour  que  le  Socialisme  puisse  accomplir  d'autant  plus 
facilement  sa  mission?  Les  choses  en  sont  venues  à  ce 
point,  que  le  Socialisme  est  presque  poussé  par  la  né- 
cessité de  se  venger  sur  ceux  qui  ont  méprisé  si  dédai- 
gneusement les  principes  de  l'enseignement  social  chré- 
tien. 

Il  serait  peut-être  encore  possible  de  prévenir  les 

4.— Le  so-  ^  .  ,,  ,    .  •         >    I       1  •  -« 

ciaiismecora-  choscs  cxtrcmcs,  SI  1  on  voulait,  au  moins  a  la  dernière 

me  docteur  de  t  i      o        •    i  •  j 

la  vraie  doc-  heurc,  se  rendre  compte,  en  étudiant  le  Socialisme,  de 

trine  sociale.      i^'^'-*      ^  r      '  ' 

cette  vérité  si  longtemps  méconnue  concernant  la  so- 


l'église  et  la.  société  479 

ciété  humaine.  Elle  n  est  certes  pas  difficile  à  compren- 
dre, pourvu  qu'on  y  mette  de  la  sincérité  de  cœur  et  de 
la  bonne  volonté.  Espérons  que  l'heure  est  venue  où 
s'accomplit  cette  parole  :  La  nécessité  sera  telle  que  vous 
remarquerez  la  parole  de  la  vérité  (1).  Cette  parole  de 
la  vérité  est  aussi  simple  que  naturelle.  D'après  le  des- 
sein de  celui  qui  l'a  créée,  l'humanité  tout  entière  forme 
une  grande  unité,  et  une  unité  telle,  que  d'après  l'ensei- 
gnement chrétien,  il  y  a,  parle  fait  d'un  seul  homme, 
unité  dans  la  chute  du  genre  humain  et  unité  dans  son 
rachat.  L'humanité  est  donc  un  tout,  un  corps  vivant, 
une  seule  personnalité.  De  même  que  le  corps  humain 
n'est  pas  une  masse  dans  laquelle  on  n'aperçoit  aucune 
différence,  mais  qu'il  est  composé  de  plusieurs  parties, 
et  de  même  que  celles-ci  ne  sont  pas  immédiatement 
liées  à  l'ensemble,  mais  tout  d'abord  unies  entre  elles 
pour  former  des  membres  plus  ou  moins  grands,  au 
moyen  desquels  elles  se  réunissent  à  l'ensemble,  de 
même  il  en  est  du  grand  organisme  de  la  société  humai- 
ne. Chacun  des  membres  individuels  a  sa  place  et  ses 
fonctions  qui  lui  sont  indiquéjes  par  la  loi  naturelle.  Per- 
sonne n'est  là  uniquement  pour  soi  ;  chacun  est  astreint 
au  service  de  l'ensemble.  Est-il  fidèle  dans  celui-ci?  Il 
accomplit  sa  tâche.  Chacun  est  autorisé  et  trouve  son 
honneur  et  sa  dignité  à  persister  dans  sa  destinée  natu- 
relle. Tous  ne  sont  pas  égaux  en  importance  pour  le 
bien  de  la  totalité,  mais  tous  y  contribuent  à  leur  ma- 
nière, et  peuvent  ainsi  revendiquer  l'honneur  de  tenir 
dignement  leur  place.  C'est  pourquoi  un  membre  doit 
respecter  l'autre  comme  lui-même,  considérer  son  bien 
et  son  dommage  comme  les  siens  propres,  écarter  de 
lui  les  dangers  et  favoriser  ses  intérêts,  car  chacun  est 
un  membre  du  tout  de  la  prospérité  duquel  dépend  le 
bien-être  de  l'unité.  C'est  à  la  vivacité  de  ce  sentiment 
envers  la  société,  qu'on  reconnaît  le  mieux  si  un  mem- 
bre tient  sa  place  et  remplit  ses  devoirs  sociaux. 

(1)  Isaïe,  XXVm,  19. 


480  LE    ROYAUME    DE    DIEU 

D'après  ceci,  aucun  membre  individuel  n'est  le  tout, 
et  ne  peut  jamais  le  devenir  tant  que  celui-ci  est  conçu 
comme  organisme.  L'Eglise  elle-même  ne  revendique 
pas  la  gloire  d'être  la  société  humaine.  Elle  aussi  se  con- 
sidère au  point  de  vue  social  comme  une  partie  de  la 
totalité,  à  plus  forte  raison  les  autres  membres  de  l'hu- 
manité, la  famille,  les  dilTérentes  associations  fondées 
en  vue  de  l'acquisition,  des  relations,  de  la  protection 
et  de  l'instruction,  lesquelles  sont  comprises  sous  le 
nom  de  société  civile,  ainsi  que  les  nombreux  états  qui, 
par  le  seul  fait  de  leur  quantité,  prouvent  que  chacun 
d'eux  est  un  membre  assez  ordinaire  et  assez  subor- 
donné du  corps  total  de  la  société,  ne  peuvent  songer 
à  aller  au  delà  de  cette  situation. 

La  prospérité  de  ces  associations  dépend  donc  de  ce 
que  chacune  de  leurs  parties  occupe  la  place  qui  lui  est 
assignée,  qu'aucune  ne  se  comporte  jamais  comme  in- 
dépendante du  tout,  jamais  comme  membre  isolé,  ou 
comme  le  tout  lui-même.  Elle  dépend  également  de  ce 
que  toutes  les  contextures  sociales  individuelles,  qui 
considèrent  la  sollicitude  pour  le  bien  de  l'ensemble 
comme  leur  propre  bien,  afin  d'aimer,  de  défendre  et 
de  soutenir  chaque  autre  membre  à  cause  de  la  totalité, 
accomplissent  toujours  fidèlement  leurs  devoirs.  Bref, 
elle  dépend  de  ce  que  tous,  sans  exception,  les  plus  cir- 
conspects et  les  plus  forts,  en  tête  naturellement,  con- 
sidèrent les  deux  grandes  pensées  d'organisme  universel 
et  de  solidarité  universelle  comme  la  base  fondamen- 
tale delà  vie  sociale. 
5.-L'Égii-  Cette  conception  n'exclut  pas  que  les  parties  indivi- 
la  société.  duelles  aient  une  importance  différente  pour  1  ensem- 
ble, et  que,  parmi  les  membres,  les  uns  aient  une  tâche 
plus  restreinte  et  les  autres  une  tâche  plus  étendue  à 
remplir.  L'Eglise  comme  organe  par  lequel  la  société 
pose  les  bases  de  tout  ordre  pubHc  et  de  toute  vie  inté- 
rieure a^  sans  contredit,  une  influence  qui  va  plus  loin 
que  la  famille.  Celle-ci  en  effet  ne  s'occupe  que  de  la  vie 


l'église  et  la  société  481 

intérieure  d'un  petit  nombre  d'individus,  de  même  que 
les  états  isolés  ne  s'occupent  que  de  l'ordre  public  d'une 
partie  de  l'humanité.  S'il  est  vrai,  —  et  nous  n'en  dou- 
terons plus  maintenant,  —  que  la  religion  et  la  morale 
sont  les  plus  grands  biens  de  l'humanité,  les  biens  dont 
elle  peut  le  moins  se  passer  ;  s'il  est  vrai  que  toute  au- 
tre disposition  de  la  vie  privée  comme  de  la  vie  publi- 
que, et  le  droit  en  particulier  en  dépendent,  on  ne  peut 
discuter  ce  principe  que,  parmi  toutes  les  contextures 
sociales,  l'Eglise  occupe  le  premier  rang.  Les  temps 
sont  sans  doute  trop  sérieux  pour  que  les  petites  dis- 
cussions dé  prééminence,  dont  le  monde  a  été  si  sou- 
vent témoin,  se  renouvellent  sur  ce  point.  Tant  que  la 
religion,  la  conscience  et  la  morale  auront  encore  de  l'in- 
fluence sur  le  cœur,  toute  tentative  faite  pour  renverser 
cet  ordre  sera  inutile. Nous  savons  qu'en  règle  générale 
une  lutte  ouverte  augmente  la  conviction  de  l'inviolabi- 
lité des  droits  de  l'Eglise  et  l'enthousiasme  pour  elle. 
L^augmentation  d'une  véritable  culture  du  cœur  et  de 
l'esprit,  la  consolidation  du  sentiment  delà  liberté  per- 
sonnelle, favorisent  à  leur   tour  le  dévouement   à  la 
cause  de  TEghsc.  Il  n  y  a  que  les  masses,  qui,  dans  les 
temps  de  surexcitation,  se  soumettent  sans  jugement 
et  sans  volonté  au  mot  d'ordre  donné  et  à  la  contrainte 
de  l'opinion  publique,  qui  se  laissent  exciter  pour  quel- 
que temps  à  la  lutte  contre  l'Eglise  ;   mais  chez  elles 
aussi,  le  calme  ne  tarde  pas  à  se  faire.  Toute  tentative 
d'influencer  les  esprits,  pour  leur  faire  refuser  à  l'E- 
glise ses  droits,  se  change  tôt  ou  tard  en  événements 
contraires,  carThomme  est  beaucoup  trop  fier  de  ses 
droits  personnels,  de  sa  liberté  et  de  l'indépendance  de 
sa  pensée,  pour  se  permettre  qu'on  en  fasse  ici  un  es- 
clave. 

Enfin  la  conscience  est  une  puissance  sur  l'influence 
de  laqueUe  un  état  ne  s'est  jamais  trompé  sans  se  cau- 
ser le  plus  grand  dommage.  On  peut  se  moquer  de  ceci, 
mais  on  ne  détruira  pas  le  fait  ;  et  toutes  les  fois  que  les 

31 


482  LE    ROYAUME    DE    DIEU 

états  essaieront  de  la  frapper,  ils  éprouveront  quelle 
puissance  ils  ont  provoquée  contre  eux. Si  l'Eglise  vou- 
lait entrer  dans  une  telle  lutte;  si  elle  ne  craignait  pas 
de  donner  la  preuve  de  fait  ;  si  elle  voulait  une  seule  fois 
appeler  les  hommes  à  résister  par  devoir  de  conscience, 
et  si  elle  voulait  les  appeler  au  combat  pour  revendiquer 
ses  droits  contre  les  prétentions  illégitimes  de  tel  ou  tel 
état,  ah  î  que  ne  verrions-nous  pas?...  Mais  précisément 
parce  que  dans  toutes  les  revendications  de  l'Eglise,  il 
ne  s'agit  que  de  la  conscience,  de  la  religion  et  de  la 
morale,  il  importe  donc  souverainement,  à  ce  moment 
décisif,  de  reconnaître  solennellement  sa  prééminence. 
Vouloir  la  lui  nier,  serait  prétendre  que  les  trois  paroles 
citées  ne  signifient  rien,  ou  du  moins  lui  enlever  toute 
influence  sur  la  vie  publique. 

Inutile  de  dire  ce  que  cela  produirait  dans  la  situa- 
tion actuelle  du  monde.  C'est  à  peine  s'il  fut  un  temps 
où  il  a  été  aussi  nécessaire  de  fondre  l'humanité  en  un 
seul  tout,  en  prêchant  sur  tous  les  toits  que  la  conscience, 
la  morale  et  la  religion,  sont  le  centre  autour  duquel 
doivent  se  grouper  tous  ceux  qui  prennent  au  sérieux  le 
salut  de  l'humanité.  Il  faut  un  sentiment  religieux  con- 
vaincu, une  morale  rigoureuse,  une  conscience  inébran- 
lable pour  affronter  les  tempêtes  et  les  vagues  menaçan- 
tes. Toute  notre  vie  publique  doit  être  mise  en  harmonie 
avec  la  conscience,  la  morale  et  la  rehgion,  pour  que  la 
situation  devienne  meilleure,  et  que  le  nouvel  ordre  so- 
cial, auquel  nous  devons  mettre  la  main,  soit  bâti  sur 
une  base  sûre  et  solide.  Eh  bien,  ces  trois  principes,  dont 
personne  ne  doutera  de  l'opportunité  et  de  la  nécessité 
à  l'heure  actuelle,  peuvent  se  résumer  dans  cette  courte 
phrase  :  il  faut  rendre  à  l'Eglise  le  respect  qui  lui  est  dû, 
et  lui  rendre  son  influence  sur  l'humanité  en  la  plaçant 
de  nouveau  à  la  tête  de  la  Société. 

Ainsi  seront  résolues  toutes  les  autres  questions  qui 
lisaùon   du     ont  toujours  sur2:i  aux  époques  de  trouble  intellectuel. 

royaume    de  «'  o  i       j.  ^  ^ 

Dieu.  piyg  personne  alors  ne  pensera  à  ces  questions  pitoya- 


l'église  et  la  société  483 

blés  que  le  Libéralisme,  ce  fauteur  de  désordres,  de 
discussions,  cet  élément  de  décomposition  a  toujours 
soulevées  aux  tristes  jours  de  son  règne.  Au  temps 
de  sa  souveraineté,  on  a  disloqué  tout  ce  que  Dieu  et  la 
nature  avaient  uni  d'une  manière  indissoluble  :  reli- 
gion, droit,  coutume,  jurisprudence,  politique,  écono- 
mie politique,  état.  Eglise,  école,  mariage,  éducation, 
foi  et  science.  On  n'entendait  parler  que  de  suppression 
et  de  séparation.  Ce  furent  les  seules  choses  dont  cet 
efféminé  sans  vigueur  se  montra  capable.  Désormais, 
il  est  grand  temps  d'unir,  de  former,  de  redresser,  et 
nous  épargnerons  ainsi  au  Nihilisme  la  tâche  qu'il 
poursuit,  de  replonger  la  société  dans  le  néant.  11  ne 
faut  pas  chercher  le  remède  pour  les  plaies  du  temps, 
dans  la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'état,  mais  dans 
leur  union.  Il  serait  plus  juste  de  dire  dans  l'union  de 
l'Eglise  et  de  la  société.  Le  malheur  actuellement  est 
que  tout  est  tombé  en  ruines,  depuis  le  toit  jusqu'à  la 
base,   de  telle  sorte  que  c'est  à  peine  si   une  pierre 

tient  avec  l'autre.  Le  salut  doit  consister  en  ce  que  tout, 

/ 

sans  exception  aucune,  tout  ce  qui  appartient  à  la  vie 
de  l'humanité  soit  de  nouveau  uni  :  état,  Eglise,  famille, 
société  civile,  culture  du  droit,  économie  politique, 
science^  école,  éducation,  mariage.  Chacun  de  ces  élé- 
ments doit  être  mis  à  la  place  qui  lui  convient,  chacun 
doit  être  sauvegardé  dans  ses  droits  ;  mais  chacun  doit 
aussi  être  employé  au  service  du  tout,  et  tous  doivent 
rester  pacifiquement  unis  entre  eux.  Les  idées  d'orga- 
nisme et  de  solidarité  doivent  devenir  des  vérités  dans 
chaque  branche  de  la  vie,  de  la  pensée  et  de  l'action 
humaine.  Il  faut  fonder  une  société  universelle.  L'E- 
glise doit  y  occuper  le  premier  rang  ;  tous  les  autres  mem- 
bres doivent  vivre  en  harmonie  avec  elle.  Toute  activité 
de  la  société  comme  des  individus  doit  s'accorder  avec 
ses  lois,  c'est-à-dire  avec  les  lois  de  la  conscience,  de 
la  morale  et  de  la  religion,  par  conséquent  avec  les  lois 
du  droit,  de  la  nature  et  de  Dieu.  Alors  sera  réalisé  ce  . 


484  LE    ROYAUME    DE    DIEU 

mol  qui  frappe  l'époque  d'une  terreur  inouïe,  le  mot  de 
royaume  de  Dieu, 

On  se  représente  le  royaume  de  Dieu  si  terrible,  parce 
qu'on  ne  voit  en  lui  qu'un  grand  monastère  dans  lequel 
ne  peuvent  vivre  que  des  pénitents  et  des  gens  qui  ont 
renoncé  à  tout.  Nous  ne  nierons  pas  que  la  société  doit 
exécuter  en  grand  ce  que  chaque  monastère  s'efforce  de 
réaliser  en  petit.  Oui,  tous  ceux  qui  font  partie  delà 
société  doivent  travailler  à  pratiquer  la  pénitence,  parce 
que  tous  ont  contribué  à  faire  croître  le  mal.  Oui,  tous 
doivent  pratiquer  le  renoncement,  car  sans  lui  il  ne  faut 
jamais  penser  à  la  solidarité.  Encore  plus.  Tous  doivent 
porter  en  eux  cet  esprit  de  communauté  qui  forme  la 
vie  monastique,  qui  est  le  ciment  par  lequel  tient  en- 
semble le  grand  édifice  de  la  société.  Mais  à  côté  de  cela, 
personne  n'a  besoin  de  renoncer  à  sa  propre  situation, 
à  ses  propres  droits,  à  son  propre  honneur.  Au  contraire, 
dans  la  réalisation  d'une  société  qui  est  établie  selon  la 
loi  de  Dieu,  chacun  trouve  précisément  la  garantie  pour 
l'intégrité,  et  en  même  temps  pour  la  fructification  de 
tout  ce  qui  le  concerne.  L'esprit  de  communauté  est  le 
meilleur  rempart  du  droit  privé  et  du  droit  public;  mais 
le  lien  le  plus  solide  pour  l'esprit  de  communauté,  c'est 
la  foi  commune,  la  morale  commune,  la  religion  com- 
mune. Les  hommes  ont  besoin  de  la  société  pour  les 
protéger^  mais  la  société  a  besoin  du  royaume  de  Dieu. 
Nous  ne  pouvons  dire  si  l'époque  est  accessible  à  cette 
expiatoire"  et  manière  de  voir  ;  mais  ce  que  nous  savons  certainement, 

église  de  paix  -^       , 

c'est  que  son  sort  pour  l'avenir,  peut-être  pour  un  avenir 
très  proche,  dépend  de  ce  qu'elle  accepte  ces  vues  ou 
les  rejette.  Les  prédictions  à  laCassandre  qui  déclarent 
la  catastrophe  inévitable  et  même  tout  proche,  devien- 
nent de  plus  en  plus  nombreuses.  Qu'il  en  soit  donc 
ainsi,  s'il  n'en  peut  être  autrement  1...  Nous  ne  voulons 
pas  arrêter  le  cours  delà  justice;  mais  malgré  cela, 
nous  préférons  caresser  Tespérance  que  le  monde,  quoi- 
qu'il ne  veuille  plus  entendre  parler  du  royaume  de 


7.—  Édise 


l'église  et  la  société  485 

Dieu,  deviendra  plus  accessible  à  sa  parole,  lorsque  les 
jours  d'épreuve  auront  frayé  aux  cœurs  le  chemin  de  la 
vérité.  Emile  Grégorovius,  dans  son  livre  «  Le  ciel  sur 
la  terre  »,  fait  une  description  de  la  manière  dont  aura 
lieu  le  grand  châtiment.  11  parle  de  la  courte  durée  de 
l'aveuglement  des  hommes,  de  ses  fruits,  et  du  retour 
à  Dieu  de  l'humanité  purifiée.  La  fin  de  cette  terrible 
tempête  sera  que  les  hommes  chercheront  de  nouveauté 
Dieu  de  leurs  pères,  et  lui  élèveront  une  église  expia- 
toire. Belle  et  consolante  pensée.  Ce  serait  encore  plus 
beau  et  plus  consolant,  si'la  société  ne  commençait  pas 
d'abord  par  attendre  le  déluge/  mais  si  elle  fondait  d'a- 
vance, par  des  efforts  communs,  une  église  de  paix. 
Dieu  se  laisserait  encore  apaiser,  il  n'y  a  pas  à  en  douter, 
car  il  ne  peut  résister  au  moi  àç^  paix  et  encore  moins  à 
l'action  delà  paix.  Or  l'église  de  paix  la  plus  belle,  la 
plus  féconde  en  bénédictions,  la  plus  agréable  à  Dieu, 
serait  la  société  établie  sur  des  principes  chrétiens,  la 
société  sous  la  conduite  de  l'Eglise,  la  réalisation  du 
royaume  de  Dieu  ici-bas.  ' 


TABLE  DES  MATIÈRES 


CINQUIÈME  PARTIE 

LA  SOCIÉTÉ  CIVILE 

DIX-NEUVIÈME  CONFÉRENCE.   —  La  situation  sociale.         5-50 

1.  Nécessité  et  urgence  de  la  question  sociale.  —  2.  Derniers  motifs, 
et  courte  expression  de  la  questiou  sociale.  —  3.  Notre  législa- 
tion comme  expression  de  notre  morale  publique  et  de  notre 
sentiment  public  du  droit,  —  4.  Le  système  pernicieux  de  la  pré- 
tendue prospérité  générale.  —  5.  Les  conséquences  morales  et 
économiques  de  la  ploutocratie.  —  6.  La  soi-disant  concurrence 
générale  et  libre.  —  7.  Anéantissement  de  la  classe  moyenne  et 
des  classes  agricoles  par  la  liberté  sans  protection.  —  8.  Dépré- 
ciation du  travail.  —  9.  Division  du  travail.  —  10.  Travail  et  tra- 
vailleurs devenus  une  marchandise.  —  M,  Les  raisons  morales 
des  maux  de  la  société.  —  12.  Solidarité  de  la  faute  à  perare  la 
société. 

VINGTIÈME  CONFERENCE.  —  L'organisation  économi- 
que de  la  Société 51-80 

i.  La  libre  organisation  sociale  organique  impossible  dans  l'anti- 
quité est  avant  tout  une  création  du  Christianisme.  —  2.  Cause, 
origine,  lin  prochaine  de  la  société  civile.  —  3.  I/organisation 
sociale  n'est  possible  que  lorsqu'elle  est  basée  sur  la  morale,  la 
justice  et  la  religion.  —  4.  F'ormation  organique  de  l'ordre  so- 
cial. —  5.  Rétablissement  d'une  aisance  générale  modérée  et  de 
la  classe  moyenne.  —  6.  La  concurrence  universelle  n'est  possi- 
ble que  par  Fintroduction  de  limites  solides.  —  7.  L'organisation 
sociale  n'existe  que  par  la  forme  coopérative  et  la  constitution 
déclasses.  —  8.  Solid;irité  dans  la  vie  sociale.  —  9.  La  question 
sociale  n'est  pas  difficile  à  résoudre. 

VINGT-ET-UNIÈME  CONFÉRENCE.   —  La  Société  civile 

et  l'État 81-112 

{,  Oppression  de  la  société  ancienne  et  moderne  par  l'excès  de  puis- 
sance de  l'état.  —  2.  Vues  du  moyen  âge  sur  les  rappoits  de  la 
société  et  de  l'état.  —  3.  Histoire  de  la  dissolution  du  corps  social 
par  l'état.  —  4.  La  confusion  de  l'état  et  de  la  société  est  un  mai 
pour  les  lois  et  pour  les  institutions  sociales.  —  5.  Elle  est  aussi 


488  TABLE    DES    MATIÈRES 

un  mal  pour  radministration  de  Tétat  et  de  la  société.  —  6.  Le 
socialisme  d'état  est  une  source  féconde  pouria  révolution.  —  7. 
Il  mine  la  conscience  du  droit  et  la  foi  au  droit.  —  8.  L'individu 
n'est  pas  lié  à  l'état  directement  et  sous  tous  les  rapports.  —  9. 
La  formation  de  Torganisation  sociale  civile  est  la  cause  de  la 
liberté  juridique  et  de  l'ordre  naturel  des  choses.  —  10.  Dépen- 
dance de  Tétat  et  de  la  société  ;  le  droit  de  l'état  en  face  de  la 
société  civile. 

VINGT-DEUXIÈME  CONFÉRENCE.— L'économie  du  ca- 
pital        113-135 

1.  Lutte  du  socialisme  contre  le  capital.  —  2.  Le  capital  est  toute 
possession  qui,  unie  au  travail,  donne  naissance  à  une  activité 
productive.  —  3.  Le  travail  et  le  capital  dans  leurs  rapports  éco- 
nomiques au  point  de  vue  de  la  production,  et  dans  leurs  reven- 
dications juridiques  au  point  de  vue  du  résultat. —  4.  Ni  le  travail 
seul,  ni  le  capital  seul,  n'est  la  cause  de  la  production  de  la  va- 
leur, mais  les  deux  ensembles.  —  5.  Le  mode  de  production 
capitalistique  est  une  loi  économique  naturelle.  —  6.  La  nature 
de  la  production  capitalistique  est  toujours  la  même.  —  7.  La  doc- 
trine de  FEglise  sur  le  mode  de  production  capitalistique.  — 
8.  Raisons  des  différentes  manières  d'agir  de  l'Eglise  en  cette 
matière. 

Appendice.  —  La  doctrine  de  l'Église  sur  le  capital, 
l'intérêt  et  l'usure 136-232 

1.  D'où  proviennent  la  lutte  contre  cette  doctrine  et  la  difficulté  de 
la  comprendre.  —  2.  L'idée  de  valeur  dans  sa  double  significa- 
tion. —  3.  Idée  de  la  productivité  économique.  —  4.  La  pro- 
ductivité ou  la  formation  de  la  valeur  résulte  de  l'action  commune 
de  la  nature  et  du  travail.  —  5.  L'enseignement  de  l'Eglise  sur 
l'intérêt  comme  dogme  de  la  foi,  du  droit  naturel  et  du  droit  posi- 
tif. —  6.  Sa  double  base  fondamentale.  —  7.  a)  Le  côté  écono- 
mique. Différence  essentielle  entre  argent  et  capital.  —  8.  Ori- 
gine et  nature  de  l'argent.  —  0.  Triple  valeur  de  l'argent.  — 
10.  Double  signification  et  idée  de  l'argent.  —  il.  Degrés  dans 
l'emploi  de  fargent.  —  12.  Argent  improductif.  —  13.  Diffé- 
rence entre  l'argent  et  le  capital.  —  14.  Risque  inséparable  du 
capital  et  du  travail.  —  15.  Le  capital  et  le  travail  ne  peuvent 
s'accroître  indéfiniment.  —  16.  Combien  y  a-t-il  de  facteurs  dans 
la  formation  de  la  valeur?  —  17.  Notion  du  capital.  —  18.  L'ar- 
gent, malgré  sa  productivité  apparente,  est  infructueux  en  réa- 
]ité.  —  19.  La  nature  organique  de  l'intérêt  dans  le  capital.  — 
20.  Dommage  économique  provenant  de  ce  qu'on  méconnaît  la 
nature  de  l'argent.  —  21.  b)  Le  côté  juridique.  —  22.  Nature  du 
prêt.  —  23.  L'enseignement  de  l'Eglise  sur  le  prêt.  —  24.  Ac- 
cord du  droit  civil  avec  l'enseignement  de  l'Eglise.  —  25.  Répro- 
bation d'un  prêt  productif  et  consomptif,  ou  de  l'usure,  de  la 
part  du  riche  et  de  la  part  du  pauvre.  —  26.  Titre  de  compensa- 
tion dans  le  prêt.  —  27.  En  quoi  la  vie  économique  est-elle 
changée  aujourd'hui?  —  28.  Différence  entre  intérêt  (Zins)  et  in- 
demnité (Interesse).  —  29.  L'intérêt  provenant  d'emplois  de  ca- 


TABLE    DES    MATIÈRES  489 

pitaux  n'est  jamais  défendu.  —  30.  Rétribution  et  salaire.  — 
31.  Nature  des  emplois  de  capitaux.  ~  32.  Différence  entre  prêt 
et  emploi  de  capitaux.  —  33.  Court  résumé  de  l'enseignement 
sur  le  capital  et  le  prêt.  —  34.  Usure.  —  35.  Espèces  d'usure.  — 
36.  Devoirs  de  la  législation  relativement  à  l'usure. 

VINGT-TROISIÈME  CONFERENCE.  —  Moyens  de  salut 

moraux 233-259 

i.  Misère  de  la  situation  sociale.  —  2.  Il  est  urgent  de  lui  porter 
remède.  —  3.  Les  maux  comme  les  remèdes  sont  avant  tout  intel- 
lectuels et  moraux.  —  4.  Retour  à  Dieu  et  —  5.  à  la  justice.  — 
6.  Particulièrement  à  la  justice  dans  la  vie  publique.  —  7.  Renou- 
vellement de  Tesprit  social,  du  sentiment  de  la  communauté  et 
des  vertus  sociales.  —  8.  Extirpation  des  vices  sociaux,  et  prépa- 
ration du  cœur  à  recevoir  de  meilleurs  principes.  —  9.  Rétablis- 
sement de  la  famille.  —  10.  Changement  du  système  d'instruction 
et  du  sjs^me  d'éducation.  —  il.  Formation  de  la  femme.  —  12. 
Perspectives  d'avenir. 

VINGT-QUATRIÈME  CONFÉRENCE.  —  Moyens  de  salut 
juridiques  et  sociaux 260-306 

1.  Toutes  les  tentatives  de  secours  doivent  être  basées  sur  la  morale 
et  la  religion.  —  2.  Intervention  de  l'état  contre  l'économie  d'ar- 
gent et  la  liberté  de  l'usure  pour  réglementer  le  crédit.  —  3.  Lé- 
gislation sociale  et  limitation  de  l'état  dans  l'intérêt  de  la  question 
sociale.  —  4.  Les  bases  inébranlables  de  l'organisation  de  la  so- 
ciété. —  5.  Maintien  de  la  classe  agricole  et  de  la  noblesse.  —  6. 
Situation  plus  sûre  pour  les  différentes  professions.  —  7.  Situa- 
tion plus  sûre  pour  les  valeurs.  Crédit  et  possession.  —  8.  Salut 
de  la  situation  politique,  et  —  9.  De  la  morale  publique,  en  les 
harmonisant  avec  l'organisation  naturelle  à  la  société.  —  10.  Or- 
ganisation des  différentes  classes.  —  11.  Souci  qu'on  doit  avoir 
de  la  propriété  foncière,  —  12.  Soins  qu'on  doit  prendre  pour  as- 
surer la  petite  propriété.  —  43.  Rétablissement  de  classes  solide- 
ment organisées.  —  14.  Limitation  des  libertés  démesurées.  — 
15.  Qui  doit  travailler  à.  ce  programme  ?  —  16.  Résumé  de  la  solu- 
tion. 

SIXIÈME  PARTIE 

ÉTAT  ET  SOCIÉTÉ  DES  PEUPLES 

VINGT-CINQUIÈME  CONFÉRENCE.  —  L'État 307-337 

l.  Les  deux  opinions  extrêmes  dans  la  question  de  l'origine  de  l'é- 
tat. —  2.  Trois  causes  concourent  à  l'origine  de  l'état.  —  3.  La 
tâche  principale  de  l'état  consiste  dans  la  réalisation  d'une  partie 
de  la  tâche  publique  de  l'humanité.  —  4.  L'état  comme  organisme 
central  indépendant.  —  5.  Rapports  entre  la  nation,  l'état  et  l'hu- 
manité. —  6.  Chaque  état  doit  réaliser  une  tâche  particulière.  — 
7.    Quatre  principes  pour  la  vie  d'état.  —  8.   La  tâche  que  le  Chris- 


490  TABLE    DES    MATIÈRES 

tianisme   avait  à  accomplir  et  qu'il  a  accomplie.  —  9.  Où  l'état 
peut-il  trouver  aide  et  protection  aujourd'hui? 

VINGT-SIXIÈME  CONFERENCE.  —  La  fin  de  l'État.   .  .       338-356 

1.  Le  droit  public  est  inséparable  des  devoirs  publics.  —  2.  L'état  a 
une  fin.  —  3.  La  justice  distributive  favorise  le  bien  privé.  —  4. 
Protection  du  bien  privé  total.  —  5.  L'état  ne  doit  protéger  qu'in- 
directement le  bien  privé.  —  6.  La  fin  propre  et  immédiate  de 
l'état  est  la  réalisation  du  bien  commun.  —  7.  Détermination  plus 
précise  de  ce  qui  appartient  au  bien  commun  de  l'état.  —  8.  Les 
différentes  conceptions  de  l'état.  —  9.  Idée  qu'il  faut  se  faire  de 
l'état. 

VINGT-SEPTIÈME  CONFERENCE.  —  L'autorité  de  TÉ- 

tat 357-378 

1.  Origine  et  tendance  du  mot  état.  —  2.  Différence  entre  l'état 
comme  société  et  l'autorité  de  l'état.  —  3.  L'autorité  comme  centre 
et  comme  base  d'unité  pour  l'organisme  d'état.  —  4.  Comment 
Tautorité  vient-elle  de  Dieu?  —  5.  L'autorité  comme  fonction  reli- 
gieuse. —  6.  L'exagération  est  un  grand  péril  pour  l'autorité.  — 
7.  Trois  services  que  le  Christianisme  a  rendus  à  l'autorité.  —  8. 
La  grande  responsabilité  de  l'autorité. 

Appendice.  —  Eçtil  possible  de  régner  chrétienne- 
ment ?  379-400 

1.  Crainte  mal  fondée  que  la  juste  conception  de  l'autorité  de  l'état 
ne  fasse  du  tort  à  celui-ci.  —  2.  Idéal  d'un  bon  gouvernement  au 
moyen  âge.  —  3.  Cet  idéal  a  été  réalisé.  —  4.  Saint  Louis.  —  5.  La 
justice  est  la  base  de  la  prospérité  du  pouvoir.  —  6.  Henri  le  Saint. 
—  7.  Bonheur  des  peuples  et  du  gouvernement  là  où  celui-ci  est 
chrétien. 

VINGT-HUITIÈME  CONFÉRENCE.  —  État  et  États . .   .   .       401-416 

{.  Notion  du  droit  des  peuples  ;  il  est  la  clôture  du  droit  naturel  so- 
cial. —  2.  Un  droit  des  peuples  n'était  pas  possible  dans  l'anti- 
quité. —  3.  Le  christianisme  a  rétabli  le  droit  naturel  des  peu- 
ples et  l'a  élevé  au  point  de  vue  surnaturel.  —  4.  Origine  du  droit 
des  peuples  modernes,  et  en  quoi  il  diffère  des  vues  du  moyen 
âge.  —  5.  Le  droit  des  peuples  pratique,  et  sa  faiblesse  dans  la  vie 
réelle.  —  6.  Efforts  pour  parvenir  aune  paix  éternelle.  — 7.  Les 
rapports  juridiques  des  peuples  ne  peuvent  être  réglés  qu'au  point 
de  vue  de  la  morale,  de  la  religion  et  du  christianisme.  —  8.  Si- 
tuation des  peuples  au  point  de  vue  du  droit  et  des  devoirs  de  l'É- 
glise. 

Appendice.  —La  conception  médiévale  du  droit  d'état 
et  du  droit  des  peuples 417-441 

1.  Division  actuelle  parmi  les  peuples.  —  2.  Jadis  l'Eglise  était  le 
centre  d'union  parmi  les  peuples,  pour  former  un  empire  univer- 


TABLE    DES    MATIÈRES  491 

sel.  —  3.  L'esprit  de  l'Eglise  a  tenu  compte  de  tout  ce  qui  était 
national  et  propre  à  chaque  peuple.  —  4.  L'ancienne  Allemagne 
chre'tienne,  avec  l'union  de  toutes  ses  particularités,  a  formé  un 
empire  et  un  empire  chrétien  universel.  —  5.  L'Eglise  comme 
Mère  de  l'Empire.  —  6.  Les  luttes  de  l'Eglise  au  moyen  âge  eu- 
rent pour  but  le  droit  chrétien  des  peuples.  —  7.  Le  christia- 
nisme a-t-il  une  utilité  politique  ? 


SEPTIÈME  PARTIE 

LE  ROYAUME  DE  DIEU 

VINGT-NELVIÈME  CONFERENCE.  —  L'Église  comme 
société 443-456 

1.  L'état  et  la  société  n'ont  de  droit  qu'autant  qu'ils  sont  justes 
envers  l'Eglise.  —  2.  L'Eglise  comme  société  comparée  avec  les 
autres  sociétés.  —  3.  Il  y  a  pour  chacun  une  obligation  naturelle 
de  s'aUacher  à  l'Eglise.  —  4.  La  double  lin  de  l'Eglise  oblige  cha- 
que homme  à  adopter  une  seule  communion  ecclésiastique.  — 
5.  Le  caractère  de  droit  naturel  de  l'Eglise  comme  société  publique 
universelle,  ~  6.  Le  pouvoir  administratif,  le  droit  d'autonomie, 
le  pouvoir  disciplinaire  de  l'Eglise.  —  7.  Le  droit  que  l'Eglise  a 
de  posséder.  —  8.  La  société  et  le  royaume  de  Dieu. 

Appendice.  —  Le  salut  de  la  société  est  dans  la  recon- 
naissance de  l'Église  comme  société  .......       457-472 

1.  L'insécurité  de  la  politique.  —  2.  L'Eglise  comme  société  est  la 
vraie  pierre  de  scandale.  —  3.  L'Eglise  même  comme  institution 
surnaturelle  est  un  membre  de  la  société  humaine.  —  4.  La  sépa- 
ration de  l'Eglise  de  la  société  est  impossible.  —  5.  La  tentative  de 
dépouiller  l'Eglise  du  caractère  social  et  de  la  chasser  de  la  société 
est  une  dissolution  de  la  société.  —  6.  La  société  n'est  saine  et 
capable  de  lutter  que  si  elle  reconnaît  l'Eglise  comme  société 
publique  et  indépendante. 

TRENTIÈME  CONFÉRENCE.  —  L'Église  et  la  Société.       473-485 

1.  Les  luttes  entre  l'état  et  l'Eglise  au  point  de  vue  sociologique.  — 
2.  L'état  au  pointde  vue  sociologique.  —  3.  Le  socialisme  comme 
punition  de  la  méconnaissance  de  l'enseignement  sociaL  —  4.  Le 
socialisme  comme  docteur  de  la  vraie  doctrine  sociale.  —  5,  L'E- 
glise à  la  tête  de  la  société.  —  6.  La  réalisation  du  royaume  de 
Dieu.  —  7.  Eglise  expiatoire  et  église  de  paix. 

Table  des  matières 487-491 


Delhomme  et  Briguet,  Éditeurs,  83,  rue  de  Rennes,  Paris. 

3,  avenue  de  l'Archevêché,  Lyon. 


DICTIONNAIRE  APOLOGETIQUE  DE  LA  FOI  CATHOIIOIIE 

Contenant  les  preuves  de  la  vérité  de  la  Religion 
et  les  réponses  aux  objections   tirées  des  sciences  humaines 

Par  J.-B.  JAUGEY,  prêtre,  docteur  en  théologie 

AVEC  LA  COLLABORATION  d'UN  GRAND  NOMBRE  DE  SAVANTS  CATHOLIQUES 

Seconde  édition,  augmentée  d'un  Supplément 

Un  vol.  grand  in-8  jésus  de  3500  colonnes  (1750  pages).  Prix  broché.     25  fr. 
Relié,  dos  en  chagrin,  plats  en  toile.  30  fr. 

Ouvrage  honoré  d'un  Bref  de  S.  S.  le  Pape  Léon  XIII. 

«  Entre  tant  d'ouvrages  très  bien  faits  que  la  défense  de  la  foi  a  inspirés  aux 
travailleurs  de  la  plume  dans  l'Eglise  de  France,  durant  la  période  qui  va  de 
Frayssinous  aux  Universités  catholiques  où  l'on  travaille  avec  tant  d'ardeur 
et  de  profit,  je  n'en  sais  point  de  plus  vraiment  utile  que  celui-là. 

«  M.  le  chanoine  J.-B.  Jaugey,  en  l'entreprenant,  ne  s'est  peut-être  pas 
rendu  compte  de  tout  ce  qu'aurait  d'aride  la  tâche  immense  qu'il  assignait  à 
son  zèle  pour  la  lutte  contre  l'impiété  et  le  doute.  De  précieux  concours 
modestement  énumérés  dans  sa  préface,  une  rare  entente  des  besoins  de  l'a- 
pologétique contemporaine,  une  ardeur  infatigable  au  labeur  et  un  amour 
éclairé  du  bien  des  âmes,  ont  soutenu  l'initiative  à  laquelle  nous  devons  cette 
encyclopédie  d'un  nouveau  genre,  véritable  arsenal  où  toutes  les  armes  s'of- 
frent à  la  main  qui  les  cherche,  avec  la  manière  de  s'en  servir  exposée  en 
style  net,  clair  et  précis. 

«  Les  missionnaires,  les  prédicateurs  de  stations,  les  conférenciers,  tous 
ceux  qui  ont  à  résoudre  des  objections,  à  éclairer  les  doutes,  à  réfuter  des 
sophismes,  dans  la  classe  éclairée  où  les  difficultés  sont  tirées  de  la  science 
orgueilleuse,  comme  dans  la  classe  populaire  où  l'esprit  d'erreur  revêt  une 
autre  forme,  tous  trouveront  dans  le  Dictionnaire  apologétique  la  réponse 
qu'il  serait  si  long  d'aller  chercher  dans  les  ouvrages  spéciaux,  souvent  hors 
de  portée. 

«  Voilà  pourquoi  je  voudrais  voir  cet  admirable  instrument  sur  la  table  de 
travail,  dans  nos  presbytères,  nos  communautés  vouées  à  l'enseignement 
de  la  foi  partout  où  l'on  a  à  combattre,  à  instruire  et  à  éclairer.  » 

(Ant.  Ricard,  Prélat  de  la  maison  de  Sa  Sainteté). 

Supplément  à  la  première  édition  du  Dictionnaire 
apologétique.     0  fr.  60 

LEÇONS  DE  DROIT  SOCIAL  NATUREL 

DONNÉES  A  LA  CONFÉRENCE  DES  ÉTUDES  SOCIOLOGIQUES 
Par  le  D»-  ED.  TARDIF,  d'Aix 
Un  beau  volume  in-12.  —  Prix 3  fr. 

Pour  coopérer  efficacement  à  la  solution  des  problèmes  sociaux  qui 
préoccupent  en  ce  moment  tous  les  esprits,  il  est  nécessaire  d'avoir  des  no- 
tions claires  et  des  principes  certains  sur  le  droit,  le  devoir,  la  société,  l'au- 
torité, l'Eglise  et  la  destinée  de  l'humanité  en  ce  monde  et  en  l'autre. 

L'ouvrage  que  nous  présentons  ici  au  public  nous  parait  digne  de  toute 
confiance.  L'auteur  a  donné  ces  leçons  de  vive  voix  devant  un  auditoire  spé- 
cial qui  concourait  au  développement  de  la  doctrine  par  ses  objections  intel- 
ligentes et  le  sérieux  de  ses  discussions.  Les  lecteurs  profiteront  des  explica- 
tions du  maître  et  des  réponses  provoquées  par  la  sagacité  des  interlocu- 
teurs. L'ouvrage  est  composé  de  vingt-cinq  leçons  divisées  en  deux  séries, 
dont  la  première  roule  sur  les  grandes  questions  de  famille,  du  mariage,  de 
la  société  civile,  de  l'autorité  sociale,  et  la  seconde  sur  la  destinée  de  rÉglise 
et  ses  rapports  avec  l'Etat. 

Les  principes  sont  sûrs,  les  démonstrations  claires  et  rapides.  Le  style  est 
sobre,  nerveux  et  vivant,  la  discussion  alerte  et  courtoise.  A  la  vérité,  on 
peut  s'éloigner  des  conclusions  adoptées  sur  quelques  points  controversés. 
Nous  aurions  notamment  quelques  réserves  à  faire  au  sujet  de  la  meilleure 
forme  de  gouvernement,  de  la  nature  des  concordats  et  des  explications  rela- 
tives à  la  vision  intuitive.  Mais  ces  restrictions  n'enlèvent  rien  à  la  sincérité 
de  nos  éloges  :  l'auteur,  dans  les  questions  libres,  expose  son  opinion  et  ne 
l'impose  pas.  (L.  Boussac,  S.   J.,  professeur  de  théologie 

à  l'Institut  catholique  de  Toulouse.) 


Oelhomme  et   Briguet,  Éditeurs,  83,  rue  de  Rennes,  Paris. 
3,  avenue  de  l'ArchevAché,  Lyon. 

HISTOIRE   DE    L'ÉGLISE 

Ps^r  le  Cardinal  HERGErVRŒTHER 

Traduite  de  l'allemand  par  Tabbé  BÉLET 
8  forts,  vol.  in-8.   Prix.  60  fr.  Net  40  fr. 

Nous  possédons  enlin  le  VJIIc  et  dernier  volume  de  cette  histoire  de  l'É- 
glise, dont  on  souhaitait  depuis  longtemps  l'achèvement. 

L'histoire  du  cardinal  Hergenrœther  occupera  dans  notre  littérature  histo- 
rique en  France  une  place  jusqu'ici  laissée  vide.  Nous  avons  depuis  Fleury 
des  histoires  de  l'Église  très  étendues.  A  l'autre  pôle,  nous  avons  des  ma- 
nuels très  abrégés  où  bien  des  questions  sont  passées  sous  silence.  Nous 
n'avions  pas  d'ouvrage  qui  tînt  le  milieu  entre  les  deux.  L'histoire  du  savant 
cardinal  allemand,  sans  avoir  les  proportions  monumentales  des  grandes  his- 
toires, est  pourtant  beaucoup  plus  qu'un  simple  résumé.  Toutes  les  ques- 
tions importantes  et  même  les  questions  secondaires  y  sont  abordées  et 
traitées  avec  les  développements  suffisants.  Ce  qui  fait  le  prix  de  cette  his- 
toire, c'est  l'abondance  des  renseignements  de  toute  nature  qu'elle  renferme. 
L'auteur  était  un  savant  de  grand  mérite  qui  s'était  durant  de  longues 
années  consacré  à  l'histoire  ecclésiastique.  Il  a  fait  sur  les  points  importants 
de  cette  histoire,  notamment  sur  l'Église  byzantine  et  sur  Photius,  des  ouvra- 
ges qui  resteront.  Quand  il  aborda  son  Histoire  de  VÉglise,  il  voulut  faire 
bénéficier  tous  ses  lecteurs  du  fruit  de  ses  longs  travaux  ;  il  a  mis  dans  son 
ouvrage  les  notes  recueillies  au  cours  de  sa  laborieuse  carrière.  Aussi 
trouve-t-on  dans  son  livre,  sur  presque  tous  les  sujets,  les  renseignements 
les  plus  détaillés. 

La  méthode  adoptée  est  des  plus  simples  et  en  même  temps  des  plus 
commodes.  La  question  est  exposée  en  quelques  paragraphes  précis  ;  chaque 
paragraphe  est  suivi  de  notes  bibliographiques  qui  permettent  d'approfondir 
l'étude  de  cette  question.  Aussi,  sous  un  format  beaucoup  moins  volumineux 
que  ceux  de  Rohrbacher  ou  de  l'abbé  Darras,  le  cardinal  Hergenrœther  pos- 
sède une  richesse  d'informations  au  moins  égale  et  souvent  supérieure  à  celle 
des  historiens  qui  l'ont  précédé.  Son  livre  a  donc  un  prix  singulier  comme 
livre  d'enseignement  et  de  recherche;  il  rendra  en  particulier  les  plus  grands 
services  aux  professeurs  qui  sauront  en  faire  usage. 

On  se  tromperait  en  y  cherchant  un  livre  de  lecture  courante.  Le  vénérable 
auteur  ne  parait  pas  avoir  eu  le  moindre  souci  de  l'art  d'exposition  ou  de  l'in- 
térêt du  récit.  Il  n'a  visé  qu'à  l'érudition  et  à  la  précision.  Tout  le  reste  est 
sacrifié. 

Le  Ville  volume  que  nous  avons  sous  les  yeux  est  consacré  à  la  neuvième 
époque, l'âge  de  laRévolution,  1789-1877.  Le  premier  chapitre  de  cette  époque, 
qui  traitait  de  l'histoire  extérieure  de  l'Église  ou  des  relations  de  l'Église  avec 
l'État,  appartient  encore  au  VII^  volume.  Le  chapitre  II  et  le  chapitre  III  que 
nous  avons  ici  comprennent  l'histoire  des  Églises  séparées  et  des  sectes,  et 
celle  de  la  propagation  exiérieure  et  de  la  vie  intérieure  de  l'Église.  Ces  divi- 
sions de  l'histoire  d'après  ces  diverses  catégories  de  faits,  sont  conformes 
au  .système  allemand.  Malgré  les  critiques  déjà  vieilles  qui  en  ont  été  faites, 
ces  divisions  ont  du  moins  le  mérite  d'une  réelle  utilité  pédagogique.  On  suit 
plus  facilement  la  marche  des  événements,  grâce  à  ces  distinctions. 

Le  chapitre  sur  les  Églises  séparées  contient  un  grand  nombre  de  faits  in- 
téressants, notamment  sur  le  mouvement  puséyste,  sur  les  vieux  catholiques, 
sur  le  gunthérianisme,  sur  la  secte  de  Michel  Vintras,  et  aussi  sur  le  protes- 
tantisme moderne.  Une  conclusion  se  présente  tout  naturellement  à  l'esprit 
au  cours  de  cette  exposition  :  c'est  la  vigueur  et  la  force  de  résistance  do 
l'Église  catholique.  Le  protestantisme,  quand  il  n'aboutit  pas  au  scepticisme, 
s'émiette  en  une  foule  de  sectes  ;  les  autres  sectes,  en  dehors  du  protestan- 
tisme, disparaissent  ou  s'étiolent  ;  il  semble  qu'elles  ne  se  maintiennent  plus 
qu'en  vertu  de  la  vitesse  acquise.  Les  tentatives  d'Église  nationale  en  France, 
en  Italie,  en  Allemagne  ont  misérablement  avorté.  Il  y  a  là  un  phénomène 
unique  dans  l'histoire  de  l'Église,  si  nous  ne  nous  trompons.  Le  savant 
cardinal,  qui  donne  peu  de  place  à  la  philosophie  de  l'histoire,  ne  le 
fait  pas  ressortir,  mais  il  est  de  nature  à  frapper  tout  esprit  observateur.  A 
aucun  siècle  de  son  histoire,  l'Église  n'avait  montré  cette  puissance  en 
face  des  tentatives  schismatiques  ou  hérétiques  ;  à  toutes  les  époques,  ces 
tentatives,  avortées  dans  leur  but  principal,  avaient  cependant  presque  tou- 
jours réussi  à  arracher  à  l'Église  quelque  province.  Aujourd'hui  les  dissi- 


Delhomme  et  Briguet,  Éditeurs,  83,  rue  de  Rennes,  Paris, 
3,  avenue  de  TArchevèché,  Lyon. 


dents  se  comptent.  Il  y  a  là  un  fait  qui  atteste  la  force  de  résistance  et  l'es- 
prit de  discipline  dans  l'Église  au  X1X'=  siècle. 

Le  Ille  chapitre  sur  la  propagation  extérieure  de  l'Église  et  sa  vie  intérieure 
prouve  aussi  l'incontestable  vitalité  du  catholicisme.  On  ne  peut  lire  sans  une 
admiration  émue  ces  longues  et  sèches  énumérations  qui,  sous  quelques  dates 
et  quelques  noms,  nous  font  assister  à  ce  puissant  travail  de  propagande  qui 
pousse  les  missionnaires,  comme  aux  premiers  siècles,  vers  les  régions  où 
le  règne  de  Notre-Seigneur  n'est  pas  encore  établi.  Cette  vitalité  se  trahit 
encore  par  les  fondations  si  nombreuses  d'instituts  nouveaux  ou  d'oeuvres  de 
charité.  Et  il  y  aurait  certainement  bien  des  lacunes  à  combler  dans  le  livre 
du  cardinal,  surtout  pour  la  France.  Mais  comment  espérer  sur  ce  point 
d'être  absolument  complet  ?  Ces  entassements  de  noms  et  de  faits  entraî- 
nent souvent  aussi  un  défaut  de  perspective,  qu'il  était  peut-être  difficile  d'é- 
viter. 

Un  tiers  du  volume  environ  est  consacré  à  une  table  chronologique  et  à 
une  table  des  noms,  indispensable  pour  un  ouvrage  comme  celui  du  cardi- 
nal Hergenrœther. 

Nous  aurions  mauvaise  grâce,  à  la  suite  de  certains  critiques,  à  relever 
dans  la  traduction  de  l'abbé  Bélet  quelques  fautes,  d'ailleurs  vénielles.  H 
nous  semble  au  contraire  qu'il  faut  le  féliciter  d'avoir  su  mener  à  terme  une 
œuvre  aussi  utile  et  aussi  remarquable. 

{Bulletin  catholique.  Dom  F.  Cabrol). 

LE  MYSTÈRE  DE  N.-S.  JÉSUS-CHRIST 

PARLER.  P.  J.   CORNE 
Oblat  de  Marie  Immaculée,  Supérieur  du  grand  séminaire  de  Fréjùs. 

VOLUMES  PARUS  : 

l»""  partie  :  Le  Verbe  de  Dieu.  1  beau  volume  in-8  .......     5  fr. 

2e   partie  :  De  rincarnation  du  Verbe  et  de  la  Vie  cachée 

de  Jésus.  1  beau  volume  in-8 5  fr. 

3«   partie  :  Le  ministère  évangélique  de  Jésus.  1  vol.  in-8. 

Prix ,.    .     5  fr. 

Les  4«  et  b^  parties  paraUront  prochainement. 

Fruit  de  longues  années  d'études,  de  méditations  et  de  prières,  cet  ou- 
vrage est  un  exposé  complet,  mais  clair  et  accessible  à  tous,  de  la  doctrine 
surnaturelle  qui  se  ramène  à  la  connaissance  de  Jésus-Christ.  Le  Verbe  de 
Dieu  avant  l'Incarnation,  les  mystères  de  Bethléem  et  de  Nazareth,  le  minis- 
tère évangélique  de  Jésus,  le  sacrifice,  la  gloire  du  Christ  dans  son  royaume 
terrestre  et  dans  son  royaume  céleste,  telles  sont  les  grandes  lignes  de  cette 
magnifique  synthèse,  dont  le  but  est  de  faire  connaître  dans  sa  royale 
beauté  Celui  en  qui  seul  est  le  salut. 

(Polybiblion). 

TRÂGTATUS  CANONICUS  DE  SACRA  ORDIMTIONE 

Auctore  Petro  GASPARRI  Sacerd. 

2  beaux  vol.  in-8.  Prix   ....... .     13  fr. 

Cet  ouvrage  fait  le  plus  grand  honneur  au  docte  professeur  de  droit  cano- 
nique, et  par  contre-coup  à  la  Faculté  où  il  enseigne  ;  plus  complet,  sous 
le  rapport  historique,  que  le  Tractatus  canonicus  de  matrimonio,  il  possède 
toutes  les  qualités  qui  ont  assuré  le  succès  de  ce  dernier  ;  il  sera,  en  ma- 
tière d'ordinations,  ce  qu'est  le  premier  pour  les  affaires  matrimoniales,  un 
guide  sûr  et  utilement  consulté. 

{Le  Canoniste  contemporain ^  A.  Boudinhon). 


DU  MÊME   AUTEUR  : 

TRACTATUS  CAITOITICUS  DE  MATHIMOITIO 

2  forts  vol.  in-8.  Prix .....     13  fr. 


Delhomme  et  Briguet,  Éditeurs,  83,  rue  de  Rennes,  Paris. 
3,  avenue  de  l'Archevêché,  Lyon. 


JESUS  ET  LES  FEMMES  DANS  L'EVANGIIE 

Par  le  P.  BADET,  de  l'Oratoire. 
Un  beau  volume  in-12.  Prix  ......  3  francs 

TABLE  DES  MATIÈRES.  —  Introduction  :  La  Femme  créée  par  Dieu. 
—  Gn.\P.  I.  La  Femme  rachetée  par  Jésus.  —  II.  Les  Femmes  par- 
données  par  Jésus  :  La  Samaritaine.  —  III.  Les  Femmes  pardonnées 
par  Jésus  :  La  Femme  adultère.  —  IV.  Les  Feynmes  pardonnées  par 
Jésus:  Madeleine.  —  V.  Les  femmes  louées,  par  Jésus.  —  VI.  Les 
Femmes  reprises  par  Jésus.  — VII.  Les  Femmes  bénies  dans  leurs 
joies  par  Jésus.  —  VIII.  Les  Femmes  consolées  dans  leurs  douleurs 
par  Jésus .  — IX.  Les  Femtnes  dévouées  à  Jésus.  —  X.  La  Femme., 
Mère  de  Jésus.  —  Conclusion  :  La  Femme  née  de  l'Evangile. 

APPRÉCIATIONS 

«  Dans  ce  commentaire  sincère  et  éloquent,  l'Evangile  a  été  creusé  et 
fouillé  jusqu'en  ses  profondeurs  intimes.  Une  psychologie  fine  et  pénétrante 
s'y  unit  à  une  apostolique  et  sacerdotale  liberté.  Le  P.  Badet  est  prêtre  avant 
tout,  il  aime  les  âmes.  Cest  à  elles  qu'il  vient,  qu'il  parle,  comme  autrefois 
le  divin  Maître,  sympathique  à  leurs  besoins,  à  leurs  misères  ou  à  leurs  dou- 
leurs les  plus  secrètes.  A  toutes  il  apporte  la  bonne  parole,  celle  qui  corrige 
et  émeut,  celle  qui  est  remède,  force  et  consolation. 

[Moniteur  de  Rome.  V.  G.  Vicaire  Général  de  Tours). 

«  En  lisant  tant  de  belles  pa^es  sur  la  Samaritaine.,  sur  Madeleine.,  je 
vois  transposées  et  appropriées  a  notre  temps  les  méditations  de  Saint  Au- 
gustin ou  de  Saint  Ambroise,  quand  ils  parlaient  à  leurs  contemporains. 
Dans  son  commentaire  si  chaud  et  si  vivant,  si  large  et  si  précis  de  l'Evan- 
gile, le  P.  Bade'  fait  jaillir  de  vivifiantes  clartés  du  texte  divin,  remué  et  re- 
tourné, comme  ces  sillons  de  terre,  d'où  émanent,  aux  souffles  printaniers, 
les  mystérieuses  énergies,  par  lesquelles  les  roses  s'épanouissent  et  gran- 
dissent les  épis...  Ce  beau  et  bon  livre  est  une  œuvre  digne  d'un  prêtre 
formé  à  l'école  des  Gratry  et  des  Perreyve  si  dévoués  à  leur  époque  ;  en  le 
faisant  paraître,  le  P.  Badet  a  obéi  à  une  de  ces  impulsions  providentielles 
contre  lesquelles  rien  ne  prévaut.     (Paul  Lallemand,  Docteur  ès-lettres.) 

«  L'auteur  de  ce  livre  possède  un  art  plus  moderne  et  une  langue  plus 
vivante  que  le  P.  Ventura,  son  devancier  dans  un  tel  sujet.  Son  œuvre, 
toute  personnelle,  a  une  vraie  valeur  littéraire.  Les  mères  chrétiennes  y 
trouveront  une  série  de  considérations  parfaitement  adaptées  à  la  piété  de 
leurs  sentiments  et  à  la  tendresse  de  leurs  affections  les  plus  délicates  et 
les  plus  élevées.  Les  chapitres  généraux  sont  d'une  belle  philosophie  chré- 
tienne. Les  études  de  détail  offrent  une  lecture  spirituelle  propre  à  déve- 
lopper dans  les  âmes  la  connaissance  et  l'amour  de  Jésus-Christ.  On  sou- 
haiterait parfois  une  touche  plus  virile,  même  dans  ces  peintures  gracieuses 
de  la  vierge,  de  l'épouse  et  de  la  mère,  où  excelle  le  talent  souple  et  brillant 
de  l'éloquent  oratorien.  [Études  religieuses,  Rocket,  S.  J.) 

.  «  Que  de  leçons  se  dégagent  pour  les  femmes  et  pour  tous  de  ces  pages 
vibrantes  du  P.  Badet  !  Une  analyse  délicate  et  sûre  qui  pénètre  jusqu'aux 
dernières  fibres  du  cœur  ;  une  dignité  de  pensée  et  de  sentiment  qui  bannit 
sévèrement  toute  flatterie  de  la  sensibilité  ;  une  onction  qui  met  le  style  en 
rapport  avec  la  nature  du  sujet  ;  une  habileté  supérieure  à  tirer  de  la  ma- 
tière fournie  par  l'Évangile  des  applications  pratiques,  font  de  Toeuvre  du 
pieux  oratorien  un  beau  commentaire  des  parties  de  l'Évangile,  où  le  Sau- 
veur apparaît  en  face  de  la  femme.  Ces  pages  se  recommandent  avant  tout 
aux  âmes  susceptibles  de  s'élever  au-dessus  des  préoccupations  terrestres, 
capables  de  comprendre  l'action  de  Dieu  dans  l'âme  humaine.  Les  pasteurs 
et  les  directeurs  des  âmes  y  trouveront  des  inspirations  peu  communes. 

(A.  GoGNON,  Prêtre  de  St-Sulpice, 
Professeur  au  grand  Séminaire  de  Metz.) 

«  J'ai  lu  avec  infiniment  de  plaisir  le  livre  du  P.  Badet  et  je  voudrais  le 
vpir  dans  toutes  les  mains  des  femmes  chrétiennes...  A  l'auteur  mes  félici- 
tations et  l'expression  de  ma  pleine  et  entière  satisfaction.  Il  a  un  bien  beau 
talent.  Puisse-t-il  nous  donner  beaucoup  de  livres  de  cette  valeur  ! 

(Mgr  Maricourt,   recteur  de  l'Université  catholique  d'Angers.) 

Imp.  G.  Saint-Aubin  et  Thevenot,  Saint-Dizier  (Haute-Marne).  15-17,  passage  Verdeau,  Paris . 


^5'^"AM  YOUNG  UNIVERSITY 


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