LIBRARY
Brigham Young University
DANIEL C. JACKLING LIBRARY
IN THE
FIELD OF RELIGION
APOLOGIE DU CHRISTIANISME
AU POINT DE VUE
DES MŒURS & DE LA CIVILISATION
VII
LA OrESTION SOCIALE ET L'ORDRE SOCIAL
ou
LNSTITUTIONS DE SOCIOLOGIE
^V/é^^R. p. Albert Maria WEISS
DE L ORDRE DES FRERES-PRÊGHEURS
M
AU POINT DE VUE
DES MŒURS & DE LA CIVILISATION
Traduite de rallemand sur la 2® édition
PAR
L'Abbé Lazare GOLLIN
PROFESSEUR A L'ÉCOLE SAINT-FRANÇOIS-DE-SALES DE DIJON
Avec la collaboration de M. J. MI G Y, professeur à Dijon
VII
U Wmm SOCIALE et lordre miai
ou
INSTITUTIONS DE SOCIOLOGIE
DELHOMME ET BRIGUET, ÉDITEURS
PARIS
88, rue de Rennes,
LYON
3, avenue de l'Archevêché, 3
SetUe traduction française autorisée et revue par l'auteur
7r
k.m Y
^GrtlA^..
-ny-r
INTRODUCTION
i. Manque d'intelligence pour les grands devoirs politiques et les
questions sociales. — 2. Fautes et obligations des théologiens
catholiques relativement à la question sociale. — 3. Le devoir de
l'heure actuelle est la rénovation de la société. — 4. La science
sociale. — 5. Importance de la science sociale en face du socia-
lisme. — 6. Vers quel avenir marchons-nous? — 7. Moyens de
succès.
Si nous avions le pouvoir de réaliser à notre fi;ré cha- ,1--.^^°'^'^®
^ ^ u'mtelligeûce
cun de nos désirs, et de faire présent à la génération ac- KSpomi-
tuelle d'une de ces choses dont l'absence lui est préju- quSns^so-
diciable, nous ne choisirions pas en dernier lieu la ^'^'®^'
perspicacité politique et l'intelligence du bien commun.
Le manque de l'une et de l'autre fait souffrir notre épo-
que plus que de mesure. Plus nous entendons parler
politique, plus le mot d'état vient frapper nos oreilles,
moins nous rencontrons ce qui fait le grand politique et
l'homme d'état.
Ce n'est pas pur hasard que nous n'avons plus des
orateurs publics comme Burke et Pitt, des historiens
comme Thucydide et Tacite, ou même seulement com-
me Niehbur et Macaulay. La cause en est tout entière
dans la tendance et dans la direction intellectuelle de
l'époque. Un Ranke n'a d'intelligence que pour les in-
trigues de cour et les subtilités diplomatiques. Soup-
çonnant à peine l'existence de ce qu'on appelle le Peuple,
il ignore complètement celle de la Société. Il est facile ,
après cela, de comprendre à quels développements his-
toriques ces hypothèses peuvent donner naissance.
Il en est de même dans les autres domaines de la
6 INTRODUCTION
science et de la vie. Trop fréquemment l'économie poli-
tique n'est qu'un désert aride, où Ton marche des jour-
nées entières, à travers d'incommensurables plaines de
chiffres, et de maigres broussailles de prétendues lois
et de formules vides, sans pouvoir trouver l'oasis d'une
grande pensée sociale. La presse actuelle, nous préfé-
rons la passer sous silence. Le droit social, le droit po-
litique, le droit international, sont traités presque exclu-
sivement au point de vue des intérêts de clocher, par
les parlements qui en font des questions de parti. Le
plus grand travail législatif moderne lui-même, le projet
d'un code civil allemand, ne tient non seulement aucun
compte des besoins sociaux de l'époque; mais, par sa
propension aux plus pures tendances dissolvantes et
capitalistiques de l'école de Manchester, il ne suit ni
plus ni moins qu'une voie anti-sociale. Et, ce qu'il y a
de plus affligeant, c'est qu'aujourd'hui, à la fin du
XIX' siècle, il se trouve des jurisconsultes qui, pour le
défendre contre ce reproche, soutiennent que le droit
privé n'a pas pour but de s'occuper de la société ; des
jurisconsultes qui osent combattre l'idée on ne peut plus
importante de la tache sociale du droit privé, et qui en-
lèvent ainsi au monde toute espérance devoir triompher
des vues salutaires (1) ; des représentants de cette opi-
nion restrictive du droit et de son interprétation qui,
pour parler comme Gneist, « a paralysé et fractionné
l'état tout entier » (2). Les hommes d'état eux-mêmes
donnent plus d'une fois l'exemple aux esprits peu culti-
vés, en traitant les points les plus importants du droit
public et de la morale publique, avec une étroitesse et
une bassesse de vues qui choquent l'homme du vulgaire.
A quoi bon leur faire remarquer qu'un des périls les
plus pressants de l'époque est le libre cours laissé à la
(1) Zusammcnstellung der giUachtlichen A.eusse?mngen zu dem Entivurf
eines bilrgerlichen Gesetzbuches. Gefertigt im Reichs-Justizamt. Ber-
lin 1890, 1, 619.
(2) Gneist, Rechtsstaat (1) 157.
INTRODUCTION i
tendance absolutiste du droit public et à la tendance
individualiste du droit privé, en d'autres termes au Li-
béralisme ? Pourquoi dire que la législation doit sacrifier
sans pitié son inclination pour le partage inégal des
charges et des obligations, et pour l'étouffement du
sentiment de l'unité et de l'action commune ? Pour-
quoi en un mot cette tendance qui la porte vers un mor-
cellement violent de la société? A quoi bon crier qu'il
est grand temps de faire sortir d'un isolement inten-
tionnel l'économie politique, la jurisprudence et la poli-
tique ? A quoi bon faire toucher du doigt, que la liberté
accordée à l'usure, aux accaparements, aux « rings -f),
au morcellement des propriétés ; que la permission de
jouer à la bourse, et de fonder des sociétés dans un
but de spéculation ; que le manque de protection des
faibles contre l'excès d'une concurrence effrénée ; que
la liberté sans limites ébranlent le crédit général, cor-
rompent la morale publique et mettent la société dans
un élat constant de surexcitation nerveuse et de con-
vulsion? Autant de choses qui impressionnent si peu
ces hommes d'état, qu'on serait presque tenté de croire
qu'ils désirent tous ces maux, afin de mieux continuer
leur politique de perplexité et de frivolité, et de pou-
voir se bercer d'autant plus commodément dans leur
balançoire, que les partis se chicanent davantage entre
eux. C'est seulement si le fils d'un ministre se brûle la
cervelle, par désespoir d'avoir ruiné sa famille, ou si un
de ces grands Messieurs voit ses économies disparaître
dans ]e krach d'une banque ; c'est seulement quand des
considérations de droit privé et des intérêts personnels
les touchent, qu'ils commencent à ouvrir les yeux pen-
dant quelques heures.
Ainsi nous avons donné l'explication de cette situa-
tion affligeante.
Placés en dehors de toute connexion avec la société,
nous ne sentons, ni ne pensons plus avec elle. Depuis
que l'Etat a fait de nous ses pensionnaires, pour ainsi
8 INTRODUCTION
dire, tous nous sommes atteints par les terribles paro-
les que, dans un moment d'irritation, le baron de Stein
a lancées contre l'odieux mécanisme de la bureaucratie !
« Ce sont des lettrés stipendiés, sans intérêt, sans pro-
priété, et rien de plus. Qu'il pleuve ou que le soleil brille ;
que la prospérité publique monte ou baisse ; qu'on dé-
truise les vieux droits, les droits traditionnels, ou
qu'on les laisse subsister ; qu'on fasse de tous les pay-
sans des manœuvres ; qu'on remplace la sujétion en-
vers le seigneur par le servage à l'endroit des juifs et
des usuriers, c'est le moindre de leurs soucis ». Et le
baron de Stein a raison. Tout cela ne nous inquiète pas,
parce que nous ne savons ni nous associer pour le tra-
vail, ni pâtir en commun. C'est pourquoi l'intérêt que
nous pourrions retirer d'une telle situation s'est éva-
noui, et avec lui a disparu le coup d'œil qui nous per-
mettrait de l'envisager. Nous manquons d'intelligence
pour les intérêts du tout. Là où le cœur est devenu étroit,
là aussi l'œil a perdu de son acuité. Aussi que se pro-
duit-il? C'est qu'en dépit de tous les progrès dont nous
nousgloritions, nous continuons toujours de vivre com-
plètement selon l'esprit du Rationalisme et du vieux Li-
béralisme, considérant chaque événement du passé et
chaque devoir du temps présent, comme des apparitions
isolées dans le monde, et n'ayant qu'un seul but, celui
de nous être utiles à nous personnellement et au parti
auquel nous appartenons.
Ainsi nous envisageons les personnes, le droit con-
cernant la propriété, toutes les libertés, pour lesquelles
nous n'avons pas assez de paroles, la question sociale,
les questions de mariage et d'école, le droit privé, le
droit public lui-même, ainsi la législation dans toute
son étendue. Mais que toutes ces choses aient des rap-
ports avec des réalités qui les dépassent de beaucoup ;
qu'avec chacune d'elles, on arrache ou on ajoute une
pierre au grand édifice du monde ; que le tout doive
s'effondrer si on ébranle ou démolit les parties isolées
INTRODUCTION 9
qui le constituent ; que l'ordre du. monde ait déjà été
troublé plus d'une fois parce qu'on ne voulait pas croire
à cette dépendance nécessaire (1), c'est à peine si nous
y pensons. Il nous manque sinon l'idée, du moins la
notion précise des grands rapports qui doivent exister
entre les individus et le tout ; il nous manque, en un
mot, le sentiment et l'intelligence de l'importance d'une
société fortement unie.
Un exemple frappant de tout ceci, sans parler d'au-
tres tendances économiques qui nous touchent de bien
plus près, est le système protectionniste dans la forme
sous laquelle Frédéric List l'a développé. Nous citons
ce nom parce que, parmi tous les autres économistes
marquants, il fut celui qui caressa le plus l'idée d'un
organisme embrassant l'humanité tout entière. Néan-
moins, il a basé son enseignement sur ces principes :
un peuple, au début de son développement économique,
doit revendiquer tant qu'il est faible la liberté complète
pour l'écoulement de ses produits ; puis, quand ce peu-
ple a grandi et s'est fortifié, au point de pouvoir se suf-
fire à lui-même par sa propre activité industrielle, c'est
alors qu'il doit fermer son commerce aux étrangers par
le protectionnisme ; enfin, c'est seulement lorsqu'il est
devenu si puissant qu'il n'a plus à craindre la concur-
rence étrangère, qu'il peut de nouveau ouvrir ses bar-
rières.
Quelle adresse merveilleuse dans cet égoïsme ! Quel
talent d'exploitation, que de faire publiquement abs-
traction complète de toute obligation sociale des peuples
pris isolément, et de l'égalité de tous ! Quelle aberration
de n'y point penser, peut-être ! Comme si tous les peu-
ples avaient été créés pour se laisser donner des lois
par un peuple idéal ! des lois qui leur seraient préjudi-
ciables à tous et avantageuses à lui seul ! Mais ces sub-
tilités sont trop fines pour avoir des chances de succès.
(1) Tocqueville, V ancien régime et la Révolution^ (7), 123 sq. 145.
10 INTRODUCTION
Elles nous montrent jusqu'où est tombée la pensée que
tous les membres de l'humanité dépendent les uns des
autres, sont obligés à des services réciproques, par
conséquent la grande pensée de la solidarité univer-
selle, et du caractère organique de la société tout en-
tière*
e/obTgaSns Réveillcr cette importante idée, la faire revivre dans
cS- les cœurs, est un des devoirs les plus impérieux de l'é-
des théolo
giens
ques relative-
ment à la poque. C est une dette dont doivent s acquitter tous ceux
question so- . . , , .• j • • t t l
ciaie. qui Ont a cœur la conservation de ce qui existe, et la
restauration de ce qui est tombé : hommes d'état, re-
présentants des peuples, jurisconsultes, publicistes,
théologiens. Et ceux-ci ne doivent pas venir au dernier
rang, car nous n'hésitons pas à avouer qu'en cette ma-
tière, nous aussi, nous avons plus d'une négligence à
réparer. C'est ajuste titre que nous accusons l'ensei-
gnement et la philosophie du droit des siècles derniers,
d'avoir séparé le droit de la morale et de la religion, et
d'avoir ainsi posé la base du morcellement et de l'isole-
ment que nous venons de blâmer ; mais nous avouerons
volontiers qiie, d'un autre côté, nous nous sommes trop
détournés du droit, que nous l'avons trop abandonné à
lui-même, comme une force à tout jamais déchristiani-
sée. Par bonheur, la théologie morale ne nous permet
pas d'éviter complètement l'étude du droit privé, quoi-
qu'en cette matière, nous puissions apporter une atten-
tion plus grande au droit commercial et au droit d'é-
change. Mais nous admettons^ sans restriction aucune,
que longtemps nous avons bien trop négligé le droit pu-
blic, dont plus d'une partie, comme le droit criminel et
le droit de procédure nous touche de si près, et surtout
le droit politique, le droit international et le droit social.
Encela, nous devons suivre les exemples de nos grands
vieux théologiens, de saint Thomas en particulier, dont
le coup d'œil politique, et l'habileté à mettre en relief
les rapports de chaque question de morale privée avec le
bien public^ produisent une admiration qui grandit cha-
INTRODUCTION 1 1
que jour, à mesure qu'on le cultive davantage. Celte
tâche est aussi plus facile au chrétien catholique qu'à
n'importe qui. Il faudrait que quelqu'un eut abandonné
complètement son Église, s'il avait laissé s'échapper de
son esprit les idées d'unité, de disposition organique et
d'obligation commune, liant le genre humain tout entier.
Mais il faut de plus nous représenter ces idées dans toute
leur clarté et dans toute leur justesse, à nous d'abord,
puis à tous ceux sur lesquels nous pouvons avoir quel-
que influence.
C'est là une des grandes tâches que le spectacle de la
question sociale nous recommande à un double titre.
On peut se demander s'il ne serait pas opportun de fon-
der, dans quelque Université, une chaire d'apologétique,
dans le but spécial de s'occuper de la question sociale,
et de traiter cet important sujet avec toute la profondeur
que l'exige la situation actuelle. Mais ce qui est encore
plus important, c'est de rendre les idées dont il s'agit,
tellement universelles, de les mettre si bien à la portée
de chacun, qu'elles s'incarnent en nous tous et qu'elles
dominent toutes nos paroles et toutes nos actions. C'é-
taient elles qui, jadis dans des jours meilleurs, ani-
maient nos grands papeS;, et leur inspirait cette force
réformatrice et unifiante, dont l'histoire donne d'écla-
tants témoignages. Ce ne fut pas leur adresse diploma-
tique qui leur assura l'influence dont ils jouirent, mais
leur coup d'œil politique, leur action sociale, leur esprit
éminemment catholique. Grâce à Dieu, nous pouvons
nous glorifier de voir en Léon XIII un pape qui, sur ces
matières, rappelle les jours les plus beaux de l'Eglise.
Dieu veuille toujours donner à cette Eglise des pasteurs
(ivs que l'exigent les besoins des temps !
Une nécessité qui s'impose à l'heure actuelle, c'est de vofr'dirheuîê
comprendre à nouveau que l'humanité , en tant que for- féiovauof de
mant un tout, ne peut se maintenir saine et vigoureuse,
autrement que par le droit et le devoir, la morale et la
religion, le sacrifice et l'action d'ensemble de chacun
1 2 INTRODUCTION
des membres qui la composent. Depuis un siècle, elle
ne fait qu'entendre les mots de liberté, d'indépendance
et d'autonomie. Le Libéralisme, son ennemi, a exploité
complètement à son profit cette période pendant laquelle
il a régné en maître. Lui-même doit le reconnaître. 11
s'est engraissé aux dépens de la société dont il n'est plus
resté quele squelette, et voilà que ce squelette se désa-
grège de plusieurs côtés, et commence à tomber en
morceaux. Pour le coup, il est temps, et grand temps
de mettre un terme à ses envahissements et de réparer
les ravages qu'il a causés, si toutefois ils sont encore ré-
parables.
Ces ravages, on les comprend tous aujourd'hui sous
le nom de « Question sociale ». Sans peut-être s'en dou-
ter, les hommes ont choisi le mot qui rend le mieux
la maladie de notre époque. Oui, tout souffre, non seu-
lement la vie économique, la vie politique et la vie mo-
rale, mais la société elle-même. Et on est pareillement
dans le vrai, quand on dit que le devoir le plus pressant
de l'époque est « la solution de la question sociale ». ïl
ne s'agit pas seulement de rétablir la justesse des rap-
ports économiques, et de rendre saines les situations
politiques ; il ne s'agit pas seulement du renouvellement
de la famille et de l'éducation ; il ne s'agit pas seulement
de relever la morale et la religion, quoique toutes ces
nécessités se fassent sentir, mais il s'agit de régénérer
la société.
ce'sTchlfe^^'^' Ces mots : « Question sociale '>^ sont, nous le savons,
tombés en déconsidération. Mais la faute n'en est pas
seulement aux sociahstes, coupables de les avoir cons-
tamment sur les lèvres. Elle retombe peut-être encore
davantage sur ces savants qui, pendant toute leur vie,
ont pris à tâche d'introduire dans le domaine des autres
sciences, la sociologie comme étant la base ou le dernier
mot de toutes les branches du savoir. Cette entreprise,
il est vrai, n'est pas complètement nouvelle ; elle n'est
qu'une résurrection des tendances bien connues de
INTRODUCTION \ 3
Hobbes et de Rousseau. Les modernes, Comte, Herbert
Spencer et ses disciples, Post, Glumplowicz et beaucoup
d'autres, se distinguent de leurs devanciers seulement
en ce qu'ils mélangent dans le ferment des hypothèses
les plus risquées de la philosophie du droit, inventées
par ces derniers, tout ce que l'Évolulionisme panthéis-
tique de Hegel, le Matérialisme de Darwin, l'Ethnologie
moderne et l'Histoire de la civilisation, ont émis de plus
monstrueux et de plus indigne de l'homme. Ainsi est
née, de cette prétendue science sociale, une caricature
de ce qu'on appelait jadis la Philosophie de l'histoire.
C'est un amalgame scientifique exhalant une odeur de
gibier faisandé, et dans lequel on flaire une origine
anglaise, vu les crudités, les bizarreries et les ingénieu-
ses fadaises qu'il contient.
Nous ne nierons cependant pas le mérite de cette ten-
dance. En jetant dans un vase tout ce que notre époque
sait et ne sait pas, et en remuant cette cuisine de sor-
cière, en présence de laquelle le monde demeure inter-
dit, selon le mot de Bastian, elle a au moins produit un
bien, celui de dirigerlesregards vers de larges horizons.
Auparavant, le monde, dans son étroitesse de vues, ne
cherchait que trop volontiers et trop exclusivement les
causes des maux dont souffre la société, et les moyens
de guérison, dans un rayon trop limité. Nous savons
particulièrement gré à Herbert Spencer d'avoir appuyé
d'une façon si expresse, dans son Introduction à la
science sociale, sur la dépendance intime, qui, dans la
vie sociale, existe entre les faits les plus éloignés. Car,
en réalité, on ne peut jamais assez attirer l'attention de
ce côté. Qui sait si ce n'est pas une fausse doctrine ayant
pris naissance en Angleterre, qui manifeste actuelle-
ment ses effets dans les lois que Tltalie se donne, ou
dans les mesures économiques qui minent la Hongrie?
Souvent des choses purement intellectuelles ont une
grande influence sur la réglementation des questions
matérielles. Personne ne doute que la sanctification du
\ 4 INTRODUCTION
dimanche, la hausse et la baisse de la morale publique,
l'empire sur soi, la chasteté, la tempérance, la diminu-
tion du luxe, la manière d'envisager l'argent, le revenu
et l'usure sont de la plus grande importance pour l'a-
mélioration ou le dépérissement des situations écono-
miques. C'est un mérite qui revient incontestablement
à ce nouveau courant intellectuel, d'avoir attiré l'atten-
tion sur les biens sociaux^ ou, comme dit Carey, sur la
simplicité et l'unité des lois de la nature, points impor-
tants sur lesquels le monde passe la plupart du temps
sans les remarquer.
Cette tendance, il faut l'avouer aussi, s'est efforcée de
faire ressortir davantage le motd'« organisme ». Mais
la preuve qu'elle était bien peu pénétrée du sens de ce
mot, nous est donnée par Eisenhart etSchaeffle. Comme
on le sait, ces deux hommes l'ont rendu presque ridicule
en exécutant l'image du corps humain, jusque dans ses
plus petits détails. Ils ont montré par là que, par « or-
ganïsme », ils comprenaient seulement une organisation
extérieure et non la vie intérieure. Tout dépend de là
cependant. Par société, nous devons entendre toute l'hu-
manité qui vit actuellem.ent, celle qui a déjà disparu de
la scène du monde, et celle qui viendra un jour nous
remplacer. Il est on ne peut plus juste de rattacher à
cette idée l'histoire universelle, depuis l'origine du
monde jusqu'à la fin, aussi bien que l'ensemble des
hommes qui peuplent aujourd'hui la terre. Rien n'em-
pêche que les doctrines et les actes des générations qui
ont vécu il y a un siècle, aient eu plus d'influence sur la
physionomie de la situation actuelle, que les hommes
qui sont aujourd'hui à la tête du mouvement et qui don-
nent le ton. Et si le succès des idées que nous essayons
de répandre aujourd'hui, n'est pas très considérable en
apparence, ce n'est pas une raison pour nous découra-
ger, car il peut parfaitement se faire qu'elles portent
leurs fruits, quand nous aurons déjà depuis longtemps
disparu du nombre des vivants.
INTRODUCTION ] 5
Mais si d'un côté, nous devons étendre l'idée de so-
ciété, dans le temps et dans Tespace, aussi loin qu'il y
a des hommes, qu'il y en a eu et qu'il y en aura, d'un
autre côté il faut nous restreindre et ne compter qu'avec
l'humanité réelle. La sociologie s'arrête là où les choses
ne se passent plus d'une manière humaine, où l'on nous
entretient d'idées fantastiques dont on ne peut dire si
elles sont le fruit d'hallucinations. Loin de nous cepen-
dant la pensée de nier l'influence de puissances supé-
rieures invisibles, et surtout l'action de Dieu sur la so-
ciété. L'homme n'est pas tellement maître de lui-même
ni de l'histoire, qu'il puisse tout faire par ses propres
forces. Dans son activité toute entière, et dans tous les
développements de sa culture, il dépend autant de Dieu
et de la nature que lui-même, être actif et libre, estle
maître de ses actes et de son histoire. Comme nous le
verrons plus loin, c'est par l'action d'ensemble de ces
trois causes que s'explique l'origine de l'état et la mar-
che de l'histoire du monde. Une marque de la direction
divine est précisément que rien ne se fait sans l'homme,
et rien par l'anéantissement de l'homme ; qu'au contraire
tout se fait par l'intermédiaire de l'homme libre. Par là
s'expliquent la formation et la tâche de la société.
Avec cette évolution panthéistique effrénée et sinistre,
en vertu de laquelle, comme on l'a dit avec raison, l'hu-
manité devient un polypier ; avec cet échaffaudage histo-
rique dont le chancelier Millier a donné l'exemple, lui
qui considérait l'histoire comme un simple magasin de
faits destinés à être exploités par la politique, le monde
ne peut marcher. Supposé qu'on arrête un plan de science
sociale, capable de procurer une vraie utihté, cette
science doit compter avec les hommes réels, leurs apti-
tudes réelles, les formes réelles de leur activité libre,,
avec l'histoire réelle,' le droit réel, la famille réelle, l'état
réel, avec les obligations réelles de sociabilité, de soli-
darité^ de morale et de religion.
De tous ces points, le droit réel nous paraît être le
1 6 INTRODUCTION
plus important. Une science sociale qui n'a comme point
de départ ni les faits historiques, ni les institutions tra-
ditionnelles existantes, ni d'exactes notions de droit, ou
bien une science sociale qui les évite, mérite à peine une
minute d'attention. Nous ne comprenons vraiment pas
comment des hommes qui s'occupent de politique so-
ciale, des conservateurs pleins de bonnes intentions,
croient pouvoir suffire à leur tâche, s'ils font abstraction
des formules sacrées du droit, ainsi que des idées et des
organisations héréditaires, ou s'ils s'imaginent attein-
dre d'autant plus facilement leur fin, qu'ils se déclarent
davantage contre le droit, la tradition et les désirs du
peuple fondés sur l'histoire. C'est pourquoi, plus nous
devons désirer que tous ceux, dont le devoir est de con-
tribuer, parla parole et par l'action, à la transformation
des choses, portent leurs regards au delà de la sphère
étroite de l'individu, des partis et de l'État, c'est-à-dire
sur l'humanité tout entière et son histoire, plus aussi,
il est nécessaire d'insister sur l'importance de tenir
compte, dans le renouvellement de la société, des parti-
cularités autorisées et des traditions de toutes les sphères
quelles qu'elles soient, classes, corporations, commu-
nes, districts, états, pourvu que la chose soit possible.
Dieu veuille préserver le monde d'une transformation,
ou pour mieux dire d'une révolution telle que celle dont
le Socialisme a conçu le plan, d'une disparition de tout
souvenir du passé, d'un nivellement qui ne laisse plus
subsister aucune différence, bref d'une rénovation à
côté de laquelle le talent niveleur delà Révolution fran-
çaise n'était qu'un jeu d'enfant ! Malheureusement, il y
a déjà des siècles qu'on travaille à cette idée du radica-
lisme. L'introduction du droit romain au XV^ siècle en
marque l'apparition ; et elle fut poussée avec une telle
énergie, que jamais nous n'en effacerons complètement
les traces.
Dans la dernière moitié du siècle dernier, l'huma-
nité fit un pas de plus sur la route alors suivie. Voulant
INTRODUCTION 1 7
établir un nouvel ordre de choses, et particulièrement
un droit constitutionnel dans le monde entier^ elle cher-
cha des modèles chez tous les peuples ayant quelque
teinture de civilisation, même en Chine, mais avec une
préférence marquée en Angleterre. Maintenant, cet im-
mense domaine ne suffît plus à la prétendue civilisation
de l'époque; c'est pourquoi l'Histoire des civilisations
comparées^ et principalement la Science du droit font
des recherches sur les tribus les plus sauvages, sur les
prétendus peuples de nature, sur les créations d'une
imagination plus sauvage encore, sur les hommes pri-
mitifs et sur les hommes-singes, pour y puiser des do-
cuments concernant l'organisation d'une nouvelle So-
ciété.
Vu tout cela, nous devons donc nous cramponner à
oOut ce qui nous reste encore de souvenirs nationaux,
'Our les conserver et les rajeunir. 11 n'est pas néces-
aire d'approuver les jugements réprobateurs exagérés
t non justifiés, qu'on a portés sur le droit romain, pour
omprendre que l'appréciation exacte de ce qui appar-
ent à la réorganisation de notre vie sociale, ne peut
apprendre que dans notre droit domestique, lequel
oit de nouveau trouver son contrepoids dans l'idée
unité telle que la comprend le droit romain (1). Dieu
uille que le Code universel projeté tienne compte de
t appel de l'époque, et ne nous arrache pas irrévo-
jiblement les derniers vestiges de l'existence natio-
nixle 1 Si la chose se passait en grand ici, comme elle
» est passée jadis dans le code Wurtembergeois, l'unité,
4ui certes a ses avantages^ serait trop chèrement payée.
l'our que cette œuvre, dont la partie esf si considéra-
». i, produise les bons résultats qu'elle peut avoir et
i ur la patrie et pour la société, comme le disait déjà
ibaut, il y a quatre-vingts ans, elle doit être travail-
1 avec une force allemande, dans un esprit allemand,
e enfermer en elle le sentiment vivant de nos pères pour
(1) Holtzendorff, Encyklopœdie, (3), 9, 16 sq. 333, 339, 402, 445.
2
i 8 INTRODUCTION
le juste et pour l'injuste, pour les besoins du peuple,
pour la simplicité et la force antique et vénérable des
lois. Mais cela se réalisera seulement lorsqu'on aura
tenu compte de l'exigence de Savigny, à savoir que le
droit n'est pas seulement le produit d'une sagesse pu-
rement législative, formé selon les caprices de l'arbi-
traire, mais un produit organique de l'histoire et du
sain esprit des peuples, uni dans la dépendance la plus
étroite avec la morale, la civilisation et surtout la reli-
gion. C'est pourquoi ce travail si important de législa-
tion projetée nous invite, d'une manière pressante, nous
Allemands, à sauver les précieux restes de notre his-
toire et de notre tradition, et à réveiller de nouveau en
nous l'ancien esprit de persévérance et de gravité mo-
rale et religieuse qui l'a inspiré.
Mais abstraction faite de ce motif particulier, nous
avons, comme tous les autres peuples, dans la situation
actuelle du monde et dans le danger intérieur qui les
menace tous, des raisons plus que suffisantes pour son-
der du regard la nécessité de ce devoir. S'il fut un temps
où le monde a vu clairement qu'il ne pouvait devenir
sain et fort qu'en restant attaché à la tradition, en con-
solidant ce qui manque de stabilité et en restaurant le
bien national dissipé, c'est certes bien le nôtre.
11 n'y a donc qu'une seule vraie science sociale, celle
qui respecte l'histoire et la tradition ; qui s'efforce de
conserver avec un soin jaloux, et de faire valoir tout ce
dontledroitautorise l'existence ; qui établit comme cen-
tre de toute organisation sociale et politique, l'homme
libre et personnel, l'homme créé par Dieu pour le ser-
vice delà totalité; qui respecte toutes les lois de la mo-
rale et de la religion au même degré que celle du droit .;
qui cherche à répondre à toutes les questions de la vie
extérieure, de la culture, de l'éducation, de la civilisa-
tion, et non en dernier lieu aux questions économiques
subordonnées à la triple, ou plutôt à l'unique règle du
droit, de la morale et de la religion.
INTRODUCTION j 9
La science sociale élant comprise ainsi, on ne voit pas po^rtan^ de°!â
pourquoi on lui adresserait des reproches, on se défie- enTceduï
rai t d'elle. Les socialistes, il est vrai, parlent aussi de
société et travaillent à l'édification d'une société cons-
truite d'après leurs idées ; mais la vraie société a aussi
peu à faire avec la société rêvée par eux, que l'Église
avec les grands couvents de l'Internationale et de la
Franc-Maçonnerie. De même que pour résister à ces
deux puissances, il n'y a pas de meilleur moyen que-
l'adhésion à l'Église, de même la rénovation de la socié-
té, d après des principes chrétiens, est le seul remède
que nous ayons contre le Socialisme.
L'humanité ne peut vivre si elle ne se compose que
d'individus isolés, si elle est dans l'état de démembre-
ment où le Libéralisme l'a jetée. Les efforts des socia-
listes pour refaire un état social sont on ne peut plus
justifiés ; néanmoins on ne peut méconnaître que leur
intention serait de le refaire d'après des vues et des mo-
dèles qui favorisent le moins le relèvement d'une société,
car leur idéal est l'alliance maçonnique internationale.
Mais cela ne nous empêche pas de reconnaître que leurs
revendications sont fondées ; et c'est précisément pour
cette raison que nous travaillons de toutes nos forces à
rendre claires les notions fondamentales de la vraie so-
ciété. 11 y a dans leurs rangs des milliers d'adhérents
qui font cause commune avec eux, les uns complète
ment, les autres à moitié, les uns volontairement, les
autres par contrainte, parce qu'ils croient qu'en dehors
de leurs sphères, personne ne se préoccupe de ces ques-
tions et de l'appel des temps. Or ces égarés peuvent
parfaitement revenir à de meilleurs sentiments, s'ils
voient qu'ailleurs aussi on est préoccupé delà nécessité
de renouveler la société, et qu'on poursuit ce plan d'une
manière plus réfléchie, avec la perspective de le réaliser
dans le calme.
Mais ne voyons-nous pas les choses trop en rose? quera\xmr
Pouvons-nous concevoir l'espérance qu'un jour la situa- nous!'"^"^'
20 INTRODUCTION
tion sociale s'améliorera ? Le Socialisme n'est-il pas
déjà devenu trop puissant, trop confiant en ses propres
forces, trop aigri, trop rebelle à tout enseignement,
pour espérer encore le convertir? Vers quel avenir mar-
chons-nous ? Vers un avenir sombre, c'est hors de doute.
Le nombre de ceux qui ont perdu tout espoir est déjà
considérable, et il s'accroît chaque jour de plus en
plus. Même un optimiste comme Herbert Spencer parle
déjà du retour à l'esclavage (1). Kunowski écrit tout un
livre sur ce chapitre, et nous fait un tableau de cet état
futur (2). Inutile de dire un mot des utopistes qui par-
lent dans le même sens, tantôt nous prodiguant leurs
encouragements comme Bellamy, tantôt nous criant
gare comme Gregorovius. Chose digne de remarque, les
esprits les plus circonspects eux-mêmes, manifestent
une grande anxiété sur ce point. Chateaubriand a dit
déjà depuis longtemps : « Les rois s'en vont et il ne
reste plus que de pâles fantômes. La royauté doit céder
la place à la démocratie » (3). On nierait en vain qu'un
souffle démocratique anime notre époque, et que ce
souftle se répand toujours de plus en plus (4). Plusieurs
croient pouvoir déjà calculer le moment où la Révolu-
tion régnera en maîtresse. Et qu'arrivera-t-il alors ?
Beaucoup se représentent les événements tels que Dos-
tojewskij lésa dépeints dans son épouvantable roman.
Le monde entier deviendra la victime d'une peste terri-
ble, affreuse, telle qu'on n'en a jamais vu. Tout périra
sauf quelques rares élus. Les hommes seront atteints de
rage et de folie. Personne ne se considérera plus prudent
et plus impeccable que celui qui tombera victime de la
contagion. Tout sera pêle-mêle; personne ne se com-
prendra plus, et chacun pensera posséder seul la vérité.
On s'entr'egorgera, on lèvera des armées; mais dans
(1) Laveleye, Le socialisme contemporain (5) 388.
(2) Kunowski, Wird die Socialclemokratie siegen'î (6) 102 sq.
(3) Honegpjer, Culturgeschichte der neuesten Zeit V, 141.
(4) Bluntschli, Lehre vom modernen Staat (5) liï, 383 sq.
INTRODUCTION 21
leur marche, ces armées se détruiront et se dévoreront.
La cloche d'alarme retentira tout le jour ; on convoquera
les hommes, mais personne ne saura ce qu'il fait, ni ce
qui est arrivé ; tout sera incompréhensible. Les affaires
elles-mêmes chômeront, parce que chacun se considé-
rera trop intelligent et trop élevé pour s'y donner, sans
compter qu'il n'y entendra rien. Les gens assemblés en
troupes courront de tous côtés, s'accuseront, frappe-
ront et tueront tout ce qu'ils rencontreront. Partout
l'incendie, partout la famine sur les ruines accumulées
par l'incendie, et, comme couronnement, la peste (1 ).
Ce serait vraiment une perspective affreuse pour la
société. Or, quels moyens avons-nous, humainement
parlant, pour prévenir de tels malheurs ? Ecoutons un
des coryphées du Libéralisme, un homme qui, par ses
sentiments et sa situation, nous offre toutes les garan-
ties désirables pour ne pas dénigrer le monde moderne,
nous voulons dire l'homme d'état hongrois, le baron
Eœtvœs. « Nous ne pouvons douter un seul instant,
dit-il, que nos efforts sociaux doivent avoir pour effet
la disparition de notre civilisation. Les plus ardents dé-
fenseurs de Tordre social s'évertuent, quand il s'agit de
l'état, à émettre des principes capables de conduire à la
révolution sociale (2). Partout nous nous mouvons en-
core dans le cercle des idées chrétiennes ; une seule
chose fait exception, c'est l'état (3). Il y a, entre lui et
l'ordre social fondé sur des idées chrétiennes, la même
opposition qu'entre la civilisation ancienne et la civili-
sation chrétienne (4). On a séparé le droit de la morale,
séparé de la rehgion les principes sur lesquels l'état
repose et, par cette séparation, on a prétendu avoir
rendu possibles les progrès de la science. Le fait que
les états s'efforcent d'assujettir l'Église, parce qu'il leur
semble voir dans son indépendance un danger pour leur
(i) Dostojewskij, Schuld und Siihne, Epilog. 2.
(2) Eœtvœs, Der Einfluss der herrschQnden Ideen, I, 321.
(3) I6id.,I, 322. - (4) Ibid., I, 323.
22 INTRODUCTION
propre sécurité, prouve précisément qu'entre le Chris-
tianisme et l'Etat actuel, il y a, c'est vrai, une profonde
opposition (1), mais que, vu les circonstances, une sépa-
ration amicale et juridique n'est pas même possible.
L'Etat ne peut être fondé sur des principes qui soient en
contradiction avec ceux sur lesquels repose notre orga-
nisation sociale, et même notre civilisation tout entière.
Le maintien ou la destruction de cette dernière dépend
donc de ce que nous reconnaissions qu'actuellement,
nous sommes arrivés à un point où le progrès dans la
voie qu'on suit n'est plus possible, sans rompre avec les
idées chrétiennes qui ont formé la base sur laquelle no-
tre civilisation s'est développée jusqu'alors » (2).
Telles sont les lignes que le perspicace politique écri-
vait en 1854. A cette époque, le mariage était encore
chrétien, l'école et l'éducation se trouvaient encore aux
mains de l'Eglise, la question de l'usure était encore en-
visagée au point de vue chrétien, l'Église et l'Etat mar-
chaient encore, du moins en apparence, la main dans
la main. Aujourd'hui, nous avons le mariage civil et les
registres de l'état civil ; l'école est laïcisée ; l'Église n'a
plus le droit de dire un mot en matière d'éducation ;
l'usure est tolérée par les lois ; l'Église est même asser-
vie et paralysée dans l'exercice de son activité purement
ecclésiastique, dans la prédication, dans les missions.
Quelle digue avons-nous à opposer à la tempête qui s'a-
vance ? La question de savoir si oui ou non le fléau pour-
suivra sa route, si la civilisation chrétienne périra, si la
Révolution sera victorieuse, n'est-elle pas déjà résolue?
de^sil^cès?^"^ Eh bien non ! nous ne le croyons pas. Le plus grand
des malheurs pourrait encore être évité, si nous voulions
nous faire une idée bien nette des causes du mal, et si
nous avions le courage de mettre la main à l'œuvre pour
le guérir. Mais pourrons-nous jamais en arriver là ? Oui,
à deux conditions. La première, c'est que le libéralisme,
(1) Eœtvœs, Der Einfluss der herrschenden Ideen, I, 324,
(2) Ibid., I, 326 sq.
INTRODUCTION 23
la plus rebelle de toutes les erreurs, qui, par haine pour
le surnaturel, préfère voir le monde se précipiter dans
l'abîme, plutôt que de se rallier à lui, disparaisse ou soit
tellement affaibli, qu'il n'ait plus aucune importance,
car nous n'espérons jamais une conversion sérieuse de
sa part. La seconde, c'est que le parti conservateur ar-
rive à une plus grande clarté sur le point dont il s'agit,
que tous ses représentants soient moins timides, plus
persévérants, plus unis, et plus étroitement liés à la re-
ligion et à l'Eglise.
Mais si les choses restent dans Tétat où elles sont
actuellement, il est difficile d'éviter que le Socialisme,
ou quelque malheur encore plus terrible ne triomphe.
Nous le dissimuler serait inutile. Sans doute, la miséri-
corde divine peut y mettre obstacle ; mais il n'y a qu'elle.
Or, pouvons-nous et devons-nous espérer une interven-
tion exfraordinaire de sa part ?Et lors même, selon la
marche régulière des choses. Dieu n'aide l'homme que
d'une manière humaine. Demander des miracles serait
presque un crime. Pour que le corps de la société ma-
lade jusqu'à la mort se rétablisse, il lui faut encore as-
sez de forces pour permettre aux remèdes d'exercer
leur efficacité. Or les forces d'un corps social sont le
droit, là morale et la religion. Nous nous rendrions
donc coupables de folie et de présomption en voulant
allendre le salut, sans nous mettre immédiatement et
sérieusement à l'œuvre, sans rendre au droit, à la mo-
rale et à la religion, leur souveraineté sur toutes les
sphères delà société, et sans rétablir ainsi ce qui, pour
la société, forme le seul contrepoids à sa dissolution :
son union avec le royaume de Dieu.
PREMIÈRE PARTIE
LA VIE PUBLIQUE SOUS L'INFLUENCE
DES IDÉES MODERNES
PREMIERE CONFERENCE
l'état absolu.
1. Rien de nouveau sous le soleil. — 2. La divinité de l'Etat dans
Tantiquité. — 3. Byzantinisme. — 4. Absolutisme d'état au moyen-
âge. — 5. Origine du moderne absolutisme d'état. — 6. Réalisation
de cet absolutisme. — 7. L'état absolu dans son développement
le plus moderne. — 8. L'état absolu a fait son temps; son rôle
estjoué.
Aujourd'hui, il n'est peut-être pas d'expressions que
nous ayons plus souvent sur les livres, les uns pour les
louer, les autres pour les blâmer, que celles d'idées mo-
dernes.
Chaque fois que la conversation tombe sur ce sujet,
les premiers sont tentés de faire peu de cas des temps
passés, et, comme on dit vulgairement, de chanter sur
tous les tons les louanges du présent. Les seconds pro-
fitent volontiers de l'occasion pour entrer dans une co-
lère outrée, et déplorer les tristes circonstances dans
lesquelles nous vivons. Convaincus que jamais les
choses n'ont été aussi mal que maintenant, ils perdent
ainsi le courage de combattre les idées régnantes. Tous
feraient bien de se rappeler la parole de Salomon : « Il
n'y a rien de nouveau sous le soleil, et personne ne peut
dire : voilà une chose nouvelle ; car elle a déjà existé
1 . — Rien
d e nouveau
sous le soleii.
26 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
dans les siècles qui nous ont précédé, seulement on ne
s'en souvient plus » (1).
Ce n'est pas précisément à tort qu'un de nos proverbes
allemands prétend que « rien n'est aussi nouveau, que
ce qui est tombé dans l'oubli ». Plus d'une fois, il nous
arrive d'appeler « modernes » des choses surannées;
nous en avons plus d'un exemple aujourd'hui. Mais
peut-être que parmi ces nouveautés qu'on se plaît à
considérer comme le résultat des temps modernes, il en
est plus d'une dont le vieux Zinkgref pourrait dire avec
la noble vigueur qui le caractérise : « Rien de nouveau
sous le soleil ; vieilles comédies, nouveaux acteurs ». Et
quand même le principe souffre des exceptions, on peut,
la plupart du temps, considérer une nouveauté comme
la conséquence éloignée d'une chose connue déjà depuis
longtemps, ou une autre application de cette chose.
Ceci est particulièrement vrai d'une pensée qu'on aime
à citer comme une des plus grandes inventions des temps
modernes, la pensée de l'état moderne absolu.
Cependant, il serait difficile de nommer une seule idée
évoquée maintenant par cette pensée, dont on ne trouve
des vestiges dans l'antiquité. Les principes que l'en-
semble est tout, que l'individu n'est rien, que la prospé-
rité nationale doit primer toute autre considération et
tout autre droit, que la loi émane de la volonté géné-
rale, ou des principes similaires, forment les bases de
l'antique droit d'état. Quoique combattus par quelques
savants isolés, en particulier par Aristote et Cicéron, ces
principes dominaient la vie publique beaucoup plus que
maintenant, et, nous l'espérons, beaucoup plus qu'on ne
le verra jamais. La différence entre l'état d'autrefois et
l'état d'aujourd'hui consiste en ce qu'autrefois, on se
représentait la plupart du temps cet excès de pouvoir
comme incarné dans une seule personne, tandis que
maintenant on l'attribue à la collectivité. D'ailleurs, c'é-
(1) Eccl., I, 10 et 11.
l'état absolu 27
tait déjà le cas en Grèce et à Rome, Quant à la nature de
ce pouvoir, noire temps s'est égaré dans les vues qui
charmèrent les esprits aux époques les plus mauvaises
de l'antiquité.
11 est impossible de pousser plus loin l'idée du droit vinûé'de^^é-
absolu et de la divinité de l'autorité de l'état, que celle uju^'é! ''"*
qui existait jadis en Orient. En Perse, florissait dans
toute sa vigueur la loi que «le droit est la volonté et l'or-
dre du roi (1), et que celui-ci, une fois sa détermination
prise, ne peut pas plus la changer que Dieu ne peut ré-
voquer un acte de sa volonté (2) ». D'après cette manière
de concevoir la puissance royale, on donnait au roi le
titre de « Seigneur » et de « Dieu (3) », et on lui rendait
les mêmes honneurs qu'aux divinités (4) ; on se pros-
ternait devant lui (5).
Les Grecs avaient, comme on le sait, une horreur in-
surmontable pour une telle glorification des personnes,
quoique relativement à l'état abstrait, ils ne fussent pas
moins esclaves que les Perses et les Égyptiens, dont les
Juifs disaient avec mépris: « Pas un d'entre eux n'est
devenu libre (6) ». Mais à peine leur patrie vit-elle la
toute-puissance concentrée dans une seule personne,
qu'ils offrirent le même spectacle que les Orientaux.
Alexandre le Grand se fît lui aussi appeler « maître » de
l'univers (7), exigea les honneurs de l'adoration (8), et
se serait volontiers attribué là dignité divine (9), s'il
n'eut craint une violente opposition de la part de quel-
ques hommes respectables, qui ne voulaient pas faire
cause commune avec les courtisans et les flatteurs.
Il n'en fut pas autrement chez les Romains. Auguste,
(1) Hérodot., 3, 31, 4. — (2) Daniel, VI, lo.
(3) Aristot., De mundo 6 (Paris. III, 637, 29).
(4) Isocrat., Panegyr. (5) 151. — Plato, Rép., 3 p. 398 a.
(5) Herodot., 7, 136, 1.— Xenoph., Cyrop., 8, 3,14. —Justin., 6,2.
(6) Joseph. Flav., C. Aplon, 2, 11. — (7) Justin., 12, 16.
(8) Arrian., 4, 9, 9 ; 10, 5; H, 8; 12, 2. — Plutarch., A/eo?., 54, 1.
(9) Arrian., 4, 10, 2. 1. — Curt., 8, 5. 7.
28 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
il est vrai, fut choqué de ces honneurs et les déclina (1) ;
le hideux Tibère qui les avait tolérés au début de son
règne, les proscrivit bientôt, s'apercevant que c'était un
crime (2) ; mais lorsque l'ivresse de régner sur un monde
tout entier eut dépouillé Caligula et Néron de toute pu-
deur, des honneurs divins furent exigés pour les empe-
reurs, et le refus de les rendre puni comme un crime
de haute trahison (3). Qu'à l'époque où l'empire romain
tombait en décadence, où religion et caractère avaient
sombré, les païens aient flatté (4) les empereurs et les
impératrices du titre impie de dieux et de déesses (5) ;
que les statues de ces divinités d'un nouveau genre fus-
sent plus honorées, et leurs temples plus fréquentés que
ceux des dieux haïs (6), c'est une chose facile à com-
prendre. Les chrétiens cependant préférèrent prier, sa-
crifier et mourir pour les empereurs et pour l'état, plu-
tôt que de souiller le nom de Dieu, en l'appliquant par
flatterie à la personne d'un Commode ou d'un Hélioga-
bale (7). Même des hommes comme Pline le Jeune, qui
désapprouvaient pour leur personne l'usurpation de la
dignité divine (8), n'hésitaient pas à considérer les
chrétiens comme dignes de mort, parce qu'ils ne se
courbaient pas devant la divinité de l'empereur (9).
j.j^^-^yzao- De la Rome païenne, les empereurs transportèrent les
vieux principes dans leur nouvelle résidence de» rives
du Bosphore. Grâce à la servilité des Grecs dégénérés,
ces principes trouvèrent un terrain tout préparé qui leur
(1) Sueton., Aug., 53. — Tertulliaii., Apolog., 34.
(2) Tacit., Annal., 4, 37.
(3) Sueton., Caligula, 21, 24. — Tacit., Annal., 15, 23 ; 16, 6, 22,
31 ; Cfr., 4, 36 ; 8. 6\ de sacros. écoles.^ i, 2;2 C. de rébus cred.^ 4, 1 ;
13, §6., De jurejur., 12, 2.
(4) Virgil., Georg., 3, 16; Eclog., i, 6 sq. — Horat., Ep., 2, 1, 15
sq. ; Ovid., Herold., 13, 159 ; Fast., 4, 951 sq.
(5) Numen, domiims, divus, diva, divina.
(6) Philostrat., Aj)ollon., 1, 15, 3.
(7) Justin, Apolog., 1. 17. - Tatian., C. Grœc, 4. — Theoph., Ad
Autolyc, 1, 11. — Tertull., Apolog. ,30 sq. ; Ad.Scapul. 2.
(8) Plinius, Panegyr., 2. — (9) Plinius, Ep. 10, 98.
l'état absolu 29
permit de se développer, et de produire cet arbre em-
poisonné auquel la nouvelle ville donna un nom à jamais
ineffaçable. Or, un tel arbre ne prospère que sur un sol
pourri.
A près de longues années, l'état était, comme on aime
à dire en termes adoucis, devenu chrétien. Mais il ne
renonça pas à ces revendications impies concernant les
honneurs divins. Au contraire, il trouva dans le chris-
tianisme un nouveau moyen pour affirmer que rien sur
terre ne pourrait le dépouiller de sa toute-puissance,
pas même l'institution fondée par Dieu lui-même. Il
voulait, disait-il, la prendre généreusement sous sa pro-
tection, à condition toutefois, d'être ici-bas son Sei-
gneur et son Dieu visible. Ces empereurs despotes, qui
travaillaient au développement de l'arbre hideux du By-
zantinisme par la brutalité romaine, l'hypocrisie grec-
que et le servilisme oriental ; ces empereurs qui avaient
noms Arcadius, Théodore IT, Justin, Justinien, se cons-
tituaient les défenseurs de la foi chrétienne dans leurs
lois, et ne rougissaient pas de tenir un langage comme
s'ils eussent été le Dieu du ciel lui-même. La preuve
qu'ils n'avaient pas abandonné l'ancienne outrecuidance
païenne est dans ces expressions dont ils faisaient usage :
(( Nous, très saints empereurs », (1) — « notre divinité
ordonne » (2) — « notre parole divine le veut ainsi » (3)
— (( tel est l'ordre divin que nous vous adressons » (4).
Ils faisaient prêter serment en leurs noms (5). Où d'au-
tres seigneurs qui auraient pensé en hommes eussent
dits : « Quiconque contredira à nos commandements
sera passible d'une punition », voici le style qu'ils
emploient : u celui qui résiste à nos bienfaits divins, com-
met un crime de lèse divinité (6) ». Tandis qu'un Trajan
(i) Sacratissimi Imperatores : 3, C. de quadr., 7, 37.
(2) Nostra divinitas : 3, § 2, C. de summa irinit., j, 1 ; numen : IJ.
C. de sacros ecclef^., 1,2.
(3) Divinum verbum, 2, C. de mandatis princip., i, 13.
(4) Divinum prseceplum, 3, § 3, C. de siimma trlnit., 1,1.
(o) 41, C. de transact., 2, 4. — (6) 5, C. de divers, rescript., 1, 23.
30 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
lui-même avait déclaré que le prince n'est pas au-dessus
de la loi, mais que la loi est au-dessus du prince (1) ;
tandis qu'un Alexandre Sévère avait légué à ses succes-
seurs cette sentence que : a rien n'est plus conforme à
la dignité impériale que de vivre selon la loi (2), Justi-
nien dit que : « Dieu a soumis toute loi à la puissance
royale^ parce qu'il a donné celle-ci aux hommes com-
me une loi vivante (3). Et Chrysostome, et Maxime le
savant et saint confesseur, et le pape Martin I, et beau-
coup d'autres grands hommes, sont despreuves vivantes
que ce n'étaient pas là des phrases creuses, mais des
opinions exprimées très sérieusement. Ils ont payé par
l'exil, les coups ou la mort, le préjugé que le culte du
Dieu du ciel surpassait toute obligation envers ces divi-
nités terrestres. Malheureusement, il y avait parmi les
Grecs toujours assez de mercenaires pour sacrifier la
cause de Dieu à leur ambition .
C'est ainsi que le despotisme et la lâcheté produisi-
rent, dans l'Église d'Orient, ce chancre héréditaire qui
eut pour première conséquence de la séparer d'avec le
corps du Christ, et pour seconde, de l'anéantir complè-
tement sous l'oppression du croissant et sous le knout
du césaro-papisme.
1 ttsmedïiat ^" Occidcut, Ics pcuples n'étaient pourtant pas capa-
aumoyenâge. ]3i[gg (|'yj^ [ç.\ servilismc. Théodosc n lui-même, lorsqu'il
publia l'édit de Ravenne, de concert avec Valentinien IH,
se vit obligé de dire que la loi prime la puissance roya-
le (4). Mais plus tard, les princes chrétiens, les empe-
reurs allemands en particulier, eurent à peine connais-
sance de l'ancien droit d'état romain en Italie, qu'ils
s'empressèrent de céder aux charmes séducteurs de la
puissance absolue qui envahissaient tout. Et ceci exista
longtemps avant le rétablissement du droit romain. On
(1) Plinius, Panegyr., 65 ; Cfr. Plutarch., Adprincipem ineruditum,
4, l.
(2) C. de testaments, 6, 23. — (3) Authent. Coll., 8, 6, nov. tOo, 2.
(4) 4. C. delegg., 1, 14. ■
l'état absolu 3\
est donc injuste à l'endroit de ce dernier, si Ton fait re-
tomber sur lui seul tous les malheurs des temps moder-
nes. La façon violente et soudaine, dont il fut introduit,
eut pour conséquences de graves inconvénients, c'est
vrai^ mais ces inconvénients furent compensés par le
nombre des bons effets qu'il eut dans le droit privé. Le
domaine dans lequel il causa de graves malheurs fut
celui de la vie publique; il l'avait d'ailleurs déjà fait
depuis longtemps.
A ce point de vue, il faut considérer comme de vrais
fléaux les expéditions qui eurent lieu contre Rome.
Tandis que les villes italiennes luttaient contre le des-
potisme impérial, les légistes italiens l'entretenaient à
chaque nouvelle visite. Ils ne se faisaient aucun scrupule,
— et cela dans des temps où, par respect pour Dieu, le
pape lui-même se nommait domnus et non dominiis (1)
— d'appeler l'empereur « le maître de l'univers », le
« Dieu sur terre », le « Dieu présent et incarné, à qui on
accordait hommage et adoration comme au Dieu du
ciel (2) ». Les empereurs Hohenstaufen se montrèrent
tout particulièrement accessibles à ces doctrines. C'est
à cela, et non au fanatisme des papes, ni aux empiéte-
ments du clergé, qu'il faut attribuer ces luttes terribles
qui finalement conduisirent TEmpire à sa ruine.
A la sortie du moyen-âge, les redoutables tyrans ita-
liens allèrent encore plus loin ; et ce sont leurs principes
que Machiavel réunit dans son manuel classique de la
pohtique des temps modernes. On sait quel fut le succès
de ce livre. LaRéforme arriva juste à point pour fournir
un champ d'essai à sa doctrine sur l'état. Il est certain
que la séparation de l'Église n'aurait pas eu lieu dans la
proportion où elle se fit et n'aurait pas duré aussi long-
temps, si l'absolutisme d'état n'avait pas découvert en
elle un moyen 'favorable pour la réalisation de ses des-
seins.
(1) Mabillon, InEp. 72, S. Bernard, Du Gange, s. v.
(2) Gierke, Dasdeiitsche Genossenschaftsrecht, III, o63, n° 122.
32 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
gine d^ m- Toutefois, CGci ne veut pas dire que les princes catho-
usme^d'Sr liques n'aienl jamais sacrifié à cette doctrine. Ce furent
eux précisément qui, poussés par le désir de tirer de
leur situation de défenseurs de l'Eglise, un profit sem-
blable à celui que retiraient leurs frères protestants, de
l'oppression dans laquelle ils la tenaient, lui donnèrent
cette extension que nous voyons aujourd'hui.
Pour l'Espagne, ce fut Philippe 11 qui ouvrit la voie.
En Italie, cet art atteignit son plus haut point avec Victor
Amédée II, de qui l'on disait non sans raison, que « son
cœur était aussi riche en crevasses et en abîmes, que
son pays d'origine ». Mais, sur cette voie, c'est à la
France que revient la première place. A partir de Phi-
lippe le Bel, les monarques français ont travaillé, avec
une persévérance sans exemple, à rétablir, dans la chré-
tienté, la prépondérance royale byzantino-romaine. Ce
que Philippe avait commencé avec une brutalité unique
dans l'histoire, Louis XI le continua avec un manque de
bonne foi inimitable, et Louis XIV y mit le couronne-
ment avec un bonheur et une finesse d'esprit remarqua-
bles. L'état devint une machine bureaucratique, les
citoyens des sujets, les nobles des courtisans, la constitu-
tion d'état un informe chaos de ruines sans cohésion et
sans force, chaque charge et chaque emploi un mono-
pole vénal de la couronne. Obligée de s'opposer à un tel
système, l'Eglise succomba comme partout où ceux dont
elle défendit la liberté l'abandonnèrent à ses propres
forces. En France, le fait fut d'autant plus remarquable
que, dans le sein du clergé français, il n'y avait que trop
de membres qui, dans leurs efforts pour se dérober à la
suprême puissance ecclésiastique, favorisaient, par un
orgueil national mal placé, et souvent par suite d'égards
personnels, les empiétements démesurés de l'état.
Louis XIV savait bien pourquoi il cachait ses fins sous
le manteau du Gallicanisme. Un appel au patriotisme
fait oublier tout le reste aux Français. C'est ainsi qu'on
se jeta spontanément, et même d'un air triomphant,
L ÉTAT ABSOLU 33
dans un esclavage qu'on décora du titre de « libertés gal-
licanes ».
Grâce à l'influence que Louis XiV avait donnée à l'es-
prit français, sa création pénétra partout, en subissant
toutefois les modifications voulues par la diversité des
peuples. En Prusse, elle prit la forme du despotisme mi-
litaire, en Autriche, celle du Joséphisme grognon, dans
la petite Allemagne celle d'église nationale, avec le choix
entre l'encrier ou la cravache. C'est précisémentici, que
l'absolutisme trouva le sol le plus favorable, dans la
multitude des petits despotes princiers et plébéiens qui,
depuis longtemps, gardaient au cœur la douleur de leur
effacement. Ainsi grandit, pour la honte et le malheur
de l'Allemagne, la violence exercée par de petits gou-
vernements maladroits, ou, ce qui est la même chose,
l'esprit bourgeois, conséquence aussi souvent que prin-
cipe du démembrement général. Plus le pays est misé-
rable, plus les villes sont petites, plus les revendica-
tions à Tomnipotence et à la souveraineté sont démesu-
rées, et plus est révoltant l'attachement à une puissance
étrangère qui, par ses exemples, favorise et accroit les
désirs de contrainte. D'accord avec le droit étranger, la
Réforme était déjà allée au devant de cet esprit et de
l'Humanisme. Elle fit disparaître, en outre, le rempart
de la liberté, c'est-à-dire une puissance ecclésiastique
indépendante. Elle ouvrait à la toute-puissance de ces
tyranneaux le domaine de la religion, et en fit un champ
de bataille. Elle amena avec elle l'ère des persécutions
et de la justice criminelle la plus terrible.
Vinrent ensuite la finesse et l'habileté françaises,
moins repoussantes que le gantelet d'un la-nsquenet.
C'est donc le greffage d'un droit étranger, le despotisme
français et italien, la Réforme et l'esprit de clocher des
petits gouvernements, cinq sources également mau-
vaises, qui ont produit ce qu'on se plait à nommer, la
pensée d'état moderne, ou (la langue allemande n'a pas
un seul mot pour désigner cela) l'absolutisme d'état.
34 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
6. — Réa-
lisâtTon^dê La Révolution française, à son tour, favorisa forte-
d'éiarmodTr- ment cet esprit de l'ancien despotisme, en détruisant
les deux grands obstacles qui s'étaient toujours opposés
à son complet développement : les derniers vestiges de
la puissance de l'Eglise et l'organisation sociale. La sé-
cularisation et la dissolution de l'empire allemand apla-
nirent le terrain pour construire le nouvel édifice. Dé-
sormais on put aller de lavant pour réaliser depuis sa
base la nouvelle pensée d'état. Napoléon P'', avec son
génie puissant, donna aussi l'impulsion en ce sens, on
pourrait presque dire le coup de pied décisif. Dans les
siècles précédents, Frédéric Karl de Moser, — presque
le seul homme qui, avec son respectable père et le noble
JustusMœser, s'opposa à la corruption, — avait déjà dit
dans son écrit : « Maîtres et serviteurs «^ que les princes
vivaient sous Tinfluence de deux puissances qui les en-
traîneraient forcément à l'absolutisme : la courtisanerie
et le militarisme. Or, ces deux puissances furent orga-
nisées par Napoléon P', comme école propre du gouver-
nement. Aussi donnent-elles leur empreinte à notre siè-
cle, la première à sa première moitié, la deuxième à sa
seconde. Argent, soldats, fonctionnaires, décrets, nivel-
lement universel, deviennent le mot d'ordre. Tout ce qui
s'opposa à l'accomplissement de ces cinq grands buts
fut considéré comme hostile, soupçonné et poursuivi
avec un acharnement sans trêve ni merci, l^a plupart
des ordonnances concernant la constitution sociale et
économique, bien qu'elles fussent encore vigoureuses
et bienfaisantes, malgré quelques défectuosités, furent
renversées de fond en comble au lieu d'être rajeunies.
Les corporations, ces bases indispensables à toute vie
sociale saine, et à toute vraie vie politique, furent dis-
soutes. Les empiétements les plus arbitraires sur le do-
maine de la foi et sur la constitution de l'Eglise, reçu-
rent le nom de « droits de la couronne ». Quiconque en
appelait à sa conscience, quiconque refusait de plier les
genoux devant l'idole nationale, courait le danger d'être
l'état absolu 35
banni comme traître à la patrie, d'être poursuivi comme
coupable d attentat contre les droits royaux. L'école de-
vint le champ de manœuvre, et l'Eglise larène où quicon-
que voulait obtenir une place en vue dans la bureaucra-
tie, dut donner des preuves de son adresse. Une armée
de fonctionnaires d'autant plus obséquieux qu'ils étaient
moins bien payés, un déluge de lois se renouvelant cha-
que année, une surveillance de police à laquelle étaient
soumis jusqu'aux secrets les plus saints, tout cela pro-
tégé par une forêt de baïonnettes, parut devoir donner
une garantie suffisante pour le maintien d'ordonnances
qu'auparavant on croyait faire respecter et rendre dura-
bles uniquement par la religion, par une moralité fondée
sur la religion, par le sentiment du droit, du devoir et
de la liberté, de même que par l'indépendance du carac-
tère (1).
Les souverains absolus et leurs conseillers purent J-rK^^^^
^ absolu dans
s'apercevoir que de telles situations ne sont pas de Ion- pemenfSSs
gue durée. Mais comme ils ont toujours le triste privi- "^<^'*®''°^-
lège d'être exempts d'étudier et de penser, ils en vien-
nent toujours trop facilement à croire que la logique et
l'étude de l'histoire ne sont bonnes que pour ceux qui
en font leur gagne-pain. Ils l'ont payé assez cher en
n'apprenant rien de la terrible Révolution, cette leçon
qui cependant a été donnée exprès pour eux.
Les autres hommes non plus ne sont pas exempts de
reproche, car eux non plus, n'ont rien appris de la Révo-
lution. L'époque s'est débarrassée des princes, mais elle
a conservé et même aggravé les causes qui ont amené
leur chute. A la place de la personne de ces princes,
s'est introduite la vague idée d'état, comme dans l'es-
prit de notre génération, une divinité impersonnelle a
remplacé le Dieu personnel. Or, de même que cette divi-
nité impose des charges incomparablement plus lourdes
et émet des revendications beaucoup plus grandes que
(1) Gfr. Walter, Deutsche Rechtsgesch. (2) I, 447,
36 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
l'ancien Dieu, celui qu'on appelle le bon Dieu, de même
aussi l'état moderne abstrait, panthéistique, ne connaît
plus de mesures à ses exigences. Désormais nous som-
mes retombés complètement dans la situation des Grecs
et des Romains.
C'est avec raison que Biuntschli dit que ces expres-
sions de Welcker : « l'état est la plus magnifique créa-
tion à laquelle Dieu, la nature et l'homme aient travaillé
de concert ; il est le chef-d'œuvre le plus admirable, l'ac-
tion morale la plus grande qui ait paru sous le soleil » (1),,
contiennent une exagération qui rappelle l'antique pen-
sée d'état païenne (2). Si seulement ce n'était pas pire !...
Mais les modernes conceptions de ce genre dépassent
encore de beaucoup celles des païens. Les jurisconsultes
romains faisaient aussi, c'est vrai, du bien de l'état la
fin dernière à laquelle devaient tendre toutes les lois, et
de la volonté de la puissance suprême, la base dernière
d'une loi définitive. Mais il ne leur venait pas à l'esprit
de confondre l'organisation accidentelle de l'état, avec
la divinité éternelle elle-même. Or chez nous, un juris-
consulte comme Zœpfl, qui cependant connaît assez le
moyen-âge pour avoir des idées plus saines, trouve qu'il
n'y a rien de choquant à soutenir que l'état est absolu-
ment indépendant et autonome (3), universel et éter-
nel (4). S'il est tel, il vaut mieux dire, et c'est plus com-
préhensible, que l'état est Dieu.
Aussi est-ce le langage de Hegel qui a érigé toute cette
doctrine en système. <( L'état, dit-il, est l'idée morale
réalisée, l'essence de la morahté parvenue à avoir cons-
cience d'elle-même, le tout moral, la volonté divine pré-
sente, incarnée, universelle, l'infini et l'absolument
raisonnable, l'esprit devenu réel, vivant, agissant et se
développant (5), le tout-esprit. En d'autres termes, c'est
(1) Welcker, in Rotêeck und Welcker, Staatslexicon, XII, 368.
(2) Biuntschli, m Staatswœrterbuch, IX, 614.
(3) Zœpfl, Grundr., d. gem. deutsch. Staatsrechtes (5) § 8, d, I, 13, |
(4) IbkL, § 31, 1, I, 55.
(5) Hegel, Philos, des Rechtes, §257, 258,270, 331.
L ÉTAT ABSOLU 37
la puissance absolue sur terre (1), le Dieu terrestre (2),
le Dieu réel (3). Ici, non seulement l'état ne tient pas la
place de Dieu, il est Dieu lui-même ; il remplace Dieu,
il chasse Dieu, le Tout-esprit insaisissable, comme étant,
lui état, le seul Dieu saisissable et vivant. Ici, l'état de-
vient autonome dans toute la force du terme ; il a sa fin
en lui-même ; il est même la seule fin suprême à laquelle
tout doit s'adapter, extérieur et intérieur, action et
conscience, liberté et morale.
Il ne faut donc pas s'étonner qu'on nous représente
maintenant l'état comme la source unique, la règle illi-
mitée de tout droit, le principe et même le seul posses-
seur de tout bien. D'après les idées chrétiennes et alle-
mandes, on disait autrefois, dans les temps de liberté
d'esprit: « Le droit est établi pour qu'aucune parole
d'autorité ne le brise (4) ». Aussi criait-on à la puis-
sance suprême : « Autorité, réfléchis bien, Dieu est ton
maître, et tu es son serviteur (5). » Maintenant l'état
est absolu. Il est sa propre fin. 11 n'est soumis à aucune
puissance plus élevée que lui. Il n'est responsable envers
personne. Il donne des lois ; mais il n'est régi ni par la
loi de la morale, ni par la loi de la religion. De sa na-
ture, il est sans religion, sans confession (6), il est le
maître suprême et unique de tout droit. Il possède sur-
tout le droit le plus grand et la puissance la plus élevée.
Devant la volonté de l'état qui, de son autorité privée
sauvegarde ses intérêts, il n'est aucun intérêt privé ou
public qui puisse tenir (7). Tandis qu'autrefois, chacun
était roi et monarque dans sa propre maison (8), et que
les sujets vivaient aussi paisiblement que les rois dans
(1) Hegel, Philos, des Redites, § 331.
(2) Hegel, Philos, des Redites, § 272, Zusatz (Vm, 354).
(3) Hegel, Philos, des Redites, § 2o8, Zusatz (Vm, 320).
(4) Graf urid Uietherr, Deutsche Reditsspridiwœrter, i, 54, p. 3.
(5) Graf und Dietherr, Deutsche Rechtssprichwœrtei\ 9, 201, p. 515.
(6) BluTiLschli, Ldire vom mod. Staat, III, 214; Staatsivœrterbuch,
V, 569 ; vm, 580.
(7) Lasson, Rechtsphilosophie, 316.
(8) Graf und Dietherr, Deutsche Rechtssprichwœrter, 9, 77, p. 497.
38 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
leurs demeures(l), maintenant un philosophe, qui passe
pour libéral, déclare que l'état doit savoir à toute heure
où chaque citoyen se trouve, ce qu'il fait (2), et que
chaque citoyen doit porter avec lui son passeport et sa
photographie, comme un étranger et un criminel dange-
reux (3). 11 est dit dans l'Écriture que la terre appartient
au Seigneur; mais les constitutions nouvelles portent
que la terre appartient à l'état (4). Jadis on croyait que
l'état existait pour l'homme (5), maintenant on enseigne
que la croyance que l'état a pour but de rendre l'homme
heureux est un grossier Eudémonisme (6). Pour le coup,
tout cela n'est plus romain ; qu'on me pardonne l'ex-
pression, c'est du chinois tout pur. Il n'y a que les Chi-
nois qui soient rivés à l'état, au point que celui-ci vive
pour eux, et qu'eux ne puissent vivre sans lui ; il n'y a
que les sujets de cet empire qui, dans les malheurs pu-
blics, perdent la tête comme s'il s'agissait d'un trem-
blement de terre (7), et se donnent la mort en masse,
spectacle que d'ailleurs nous offre déjà l'ancienne Rome.
absoi7alSt Avec ccla, à notre humble avis du moins, il nous sem-
s2S rôKst ble que l'absolutisme d'état est arrivé aux limites ex-
trêmes du possible. Avec ce développement qu'il a pris,
l'état absolu, ou, selon l'expression favorite, l'état mo-
derne est arrivé au bout de sa tâche. Cette tâche, ce
n'est pas Dieu qui la lui a imposée, c'est lui-même qui
se l'est donnée ; mais il doit l'exécuter sous la conduite
de l'Eternel^ et la faire servir à la réalisation du plan
divin dans le monde. 11 a voulu devenir son maître, pro-
pre^ indépendant, et comme on aime à le dire, sa propre
fin ; or, il s'est avili, car il est devenu un instrument
(1) Graf und Dietherr, Deutsche Rechtssprichwœrter, 9,77, p. 496.
(2) Fichte, Grundl. d. Naturr., 2, Theil, 3, Abschn. (G. W., lil,
302).
(3) Fichte, Grundl. d. Naturr, 2, Tfi. 3, Abschn. (G. W. III, 295 sq.).
(4) Mœser, Patriot. Phant., (Abeken), I, 221 ; III, 319.
(5) C. Imperialis, 23. C. Denupt., 5, 4. C. Et nomen, 1, § 14. C. De
caducis, 6, 51.
(6) Lasson. Rechtsphilosophie, 319, 673.
(7) Wuttke, Geschichte des Heidenthums, II, 132 sq.
LÉTAT ABSOLU 39
pour arriver à des fins qui sont complètement contraires
à sa nature, el profondément au-dessous de sa dignité.
En se mettant à la tête des prétendues idées modernes,
l'état croyait s'ériger en maître du mouvement, mais il
s'est seulement fait le bélier avec lequel ses chefs ont
ouvert une brèche dans Tordre social existant. Sans le
secours de l'état, il n'eut pas été possible de renverser
les murs de fortifications de l'édifice social, que le moyen-
âge avait construit avec tant d'art et tant de talent, ni de
briser les os de l'organisme encore solide de la société
historique. En second lieu, et avant tout, il a fallu sa
force pour enchaîner et paralyser le plus dangereux des
adversaires des idées modernes, l'Eglise. 11 s'est dévoué
à cette cause à laquelle il s'est consacré tout entier, et
malheureusement ses efforts ont été couronnés de suc-
cès. Il s'est appliqué avec un zèle non moins grand à la
troisième partie de sa tâche, la centralisation de toutes
les forces de la société. Il crut hâter l'accomplissement
de ses vues, en confisquant à son profit tout ce qui fait
partie du domaine commun de l'humanité, même ce qui
ne le concerne que de loin : police des halles et des mar-
chés, soin des indigents par le travail et les aumônes,
école, éducation, famille, culte, autorité ecclésiastique,
et il n'a fait qu'exécuter des plans étrangers. Ce que Ca-
ligula désira vainement voir, — l'empire sous la forme
d une seule tête, afin de pouvoir l'abattre d'un seul
coup (1) — est désormais réalisé. Sans ce travail préli-
minaire de Louis XIV, il n'eut pas été possible à la Ré-
volution française d'anéantir, comme elle l'a fait, la
vieille société tout entière. Mais nous craignons bien
que l'état moderne n'ait fait le même travail pour tout
l'ordre actuellement existant, et qu'il ne devienne aussi
facile au Radicalisme et au Socialisme de réaliser leurs
vues, comme le fit la Révolution sur un moindre théâtre.
Pour se défendre, les dépositaires du pouvoir invo-
(1) Sueton., Calirjula, 30.
40 VTE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
quenl encore parfois le droit divin. Mais ils attendront
en vain que leur titre de a monarques par la grâce de
Dieu », leur soit un bouclier protecteur, depuis qu'ils
ont déclaré la puissance de l'état essentiellement di-
vine.
Les peuples ne le savent que trop bien ; aussi font-ils
bon marché de cette invocation. La Révolution française
obligea Louis XVI à supprimer ce titre que Louis XIV
avait rendu odieux et méprisable en jouant à l'idole.
Le pauvre fantôme de roi ne se nomma plus « roi par la
grâce de Dieu », mais « roi des Français ». Par cet
acte, il s'était livré aux Français ; on sait ce qu'ils en
firent.
Il n'y a donc pour l'état et pour le dépositaire de la
puissance de l'état qu'une seule alternative, ou de rele-
ver de la grâce de Dieu, mais complètement et sérieuse-
ment, ou de se livrer à la merci du peuple. Un des plus
grands princes nous a laissé ces paroles, lorsqu'il l'eut
compris : « Oui? il vaut encore mieux tomber entre les
mains du Seigneur, qu'entre les mains des hommes (I) ».
(1)11 Reg., XXIV, 14.
SECONDE CONFÉRENCE
LE DROIT DE LA RÉVOLUTION
i. Nature et principe suprême de la politique. — 2. Le droit de la
Révolution. — 3. La Révolution est la conséquence nécessaire des
principes de l'état absolu. — 4. La Révolution considérée comme
la révolte de la nature contre un droit faux. — 5. La Révolution
considérée comme une lutte universelle et internationale d'affran-
chissement contre l'état absolu. — 6. La vraie nature de la Révo-
lution.— 7. L'Absolutisme et le Terrorisme font partie de la nature
de la Révolution. — 8. Manque de sécurité du droit dans la Révo-
lution. — 9. Raison et résultat du droit de la Révolution.
Rien n'existe ici-bas qui n'ait eu un principe d'exis- L-Nature
, . 1 in • • 1 et principe su-
tence ; et quiconque désire comprendre 1 histoire et la prême de la
, . politique.
situation actuelle, dans le but d'en tirer profit pour plus
tard, doit chercher à connaître les causes prochaines et
éloignées des événements qu'elles contiennent. L'his-
toire n'apprend rien, parce que cette vérité évidente est
trop négligée. C'est pourquoi on reste comme stupéfait
et interdit en présence de ces événements. Tl semble que
ce soit des météores qui tombent soudain du ciel, et
que le monde n'a jamais été témoin de causes et d'effets
semblables. De là aussi la raison pour laquelle la politi-
que en particulier, souvent si peu clairvoyante dans tou-
tes les finasseries, fait preuve d'être rusée comme un
renard, quand elle est tombée sur une piste sûre, et
aveugle comme une taupe dans tout ce qui demande
l'acuité du regard et la pénétration de rintellig.ence.
La politique, — et par là nous entendons la politique
courante, celle qu'on rencontre dans la pratique, — est
la sœur jumelle du rationalisme. Celui-ci n'a d'yeux que
pour les fins les plus prochaines, les fins qu'il peut im-
médiatement saisir avec la main; par contre, il n'en-
lend rien aux causes générales et dernières, ni aux effets
de même nature. 11 en est de même de la diplomatie.
42 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
Ici, on ne compte qu'avec le moment présent. Quand
un diplomate a conjuré un danger pour une année, rem-
porté sur ses adversaires un succès d'un jour, il est
parvenu au summum de ce qu'on attendait de lui et
mérite une décoration. Mais que l'année suivante le dan-
ger se renouvelle cent fois plus grand, que demain le
succès se change en revers, s'en émeut-on dans les sphè-
res diplomatiques? Non ! Ce sont là des questions oiseu-
ses ; c'est être trop à cheval sur les principes. Que les
savants s'occupent de ces vétilles dans leurs cabinets,
rien de mieux ; mais le diplomate est trop au-dessus
d'elles pour leur donner un moment d'attention. 11 voit
les choses à un point de vue beaucoup plus élevé, c'est
pourquoi tous les avertissements qu'on lui donne sur
leurs conséquences possibles, lui apparaissent comme
des scrupules enfantins et des conseils de pédants, tou-
tes les difficultés de droit, comme des fils par dessus
lesquels on passe, s'ils ne font pas trébucher. Le politi-
cien grand style est comme le capitaine d'un steamboat
du Mississipi ; il faut qu'il puisse se vanter d'avoir sur-
passé tous ses collègues, ou de les avoir fait sombrer.
Il lâche toute la vapeur et joue gros jeu. Pourvu que le
bateau puisse contourner tel récif, la partie est gagnée ;
après, advienne que pourra ! Tous ces personnages ont
pour principe les paroles de Louis XV : « Après nous le
déluge ! ».
â.-Ledroit En les prononçant, Louis XV n'était pas moins pro-
de la Révolu- , , V. , ^ ^
tion. phete que Caïphe au premier Vendredi-Saint. Le déluge
est venu en effet et par la force des choses et en vertu
d'un certain droit (1). Nous insistous sur ce dernier
mot, parce qu'il peut être mal interprété. Si nous l'ex-
primons, ce n'est pas pour justifier la Révolution, mais
pour établir les responsabilités de ceux qui en furent les
auteurs. Oui, à supposer que l'état absolu eut raison,
la Révolution avait autant de droit que lui, pour ne pas
(1) V. plus bas, n° 9.
LE DROIT DE LA RÉVOLUTION 43
dire davantage. Sans doute nous ne pouvons légitimer
ni l'un ni l'autre, mais nous ne pouvons pas non plus
concevoir comment les défenseurs de l'état absolu osent
dire un mot contre le droit de la Révolution. Oui, il faut
reconnaître une idée de droit dans la Révolution et ses
auteurs. Ceux qui la firent n'étaient pas tous des hom-
mes mauvais. Parmi ses défenseurs, nous trouvons des
cœurs vraiment portés au bien de l'humanité et enthou-
siastes pour la liberté, tels Klopstock, Schiller, Kant,
Fichte, Fox, Payne, Alfîeri, Gœrrès, Stolberg, sans
compter Washington et Franklin. Il fut peu d'esprits
qui comprirent d'aussi bonne heure que Rurke et
Guillaume de Humboldt ce que la Révolution avait de
dangereux et de pernicieux. Sans cela, eût-il été possi-
ble que le nouveau mouvement ait trouvé si peu de ré-
sistance, renversé si vite le colosse, et produit après lui
une (ransformation du monde aussi complète que celle
qu'il opéra? C'est une preuve que la Révolution ne pré-
para ni le terrain ni les esprits, mais qu'elle les trouva
tout prêts. Ce ne furent pas seulement quelques hommes
qui firent l'époque de la Révolution, mais ce furent les
idées de l'époque qui enthousiasmèrent les hommes et
trouvèrent de l'écho dans leur cœur.
C'est pareillement un exemple de la différence entre
la morale publique et la morale privée. Des milliers de
personnes eussent prêché en vain le droit de la Révolu-
tion, si elles l'eussent simplement donné comme étant
leur conviction personnelle ; mais comme l'opinion pu-
blique et la morale publique étaient depuis longtemps
pénétrées de la pensée fondamentale qu'une transfor-
mation s'imposait de droit, il ne fallut que quelques
hommes pour faire triompher cotte pensée.
Et quelle est cette pensée fondamentale? Comment 3.-LaRé-
^ ^ volution est la
est-elle née ? Nous le savons déjà. C'est 1 état absolu conséquence
'' nécessaire des
qui l'a créée; c'est lui qui l'a implantée sinon dans le Péta^/bsoiu!
cœur, du moins dans la tête des hommes, et il en est
lui-même l'expression. S'il est vrai que la république
44 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODEIINES
ai t pour base la pensée qu'il n'y a pas de force publique
en dehors de la communauté, ou, plus clairement, que
tout droit public doive être ramené à la communauté
comme à sa cause première, à sa source et à son sou-
tien (1 ), alors Tétat absolu est nécessairement républi-
que, alors il doit se transformer en république dès qu'il
a réalisé son principe premier et suprême. La Révolu-
tion doit son origine à l'état absolu. C'est aussi certain
que Hobbes a découvert la doctrine d'État exposée par
Rousseau, aussi certain que ces deux hommes n'en font
qu'un, bien que le premier ait prêché le despotisme ab-
solu, et le second la liberté absolue.
Non seulement le principe qui autorisait l'état absolu
à exister et à exercer son omnipotence, c'est-à-dire le
principe qu'il porte en lui son droit, dont il est le maître
et le créateur, a fondé le droit de la Révolution, du moins
contre lui, mais la manière dont il a exercé sa puissance
devait aussi amener la Révolution. La sagesse politique
que Machiavel a créée, Richelieu corrigée et Louis XIV
complétée, poursuivit le but de réunir tout droit et toute
puissance dans une seule personne, en lui donnant non
seulement ce qui lui revenait en réalité, mais aussi ce
qui appartenait aux autres membres du Tout, et même
ce qui formait le droit d'autres membres qui n'étaient
pas de son ressort. Plus il y eut absorption de ces der-
niers, alors que les droits primitifs du pouvoir d'état
étaient encore complètement dans l'ombre, plus se for-
ma facilement chez les peuples l'idée qu'en général tous
les droits exercés par la puissance suprême étaient nés
de l'appropriation de droits étrangers. On s'habitua
donc à considérer la base du droit public, non comme
une possession du droit propre, mais comme une sous-
traction et une usurpation de ce qui appartenait à d'au-
tres.
L'état absolu ne négligea aucune occasion de fortifier
(1) Bluntschli, LeJcrc vom mod. Staat, lïl, 297 ; Staatswœrterbuch,
Vm, 602.
LE DROIT DE LA RÉVOLUTION 45
celte opinion, en traitant la question de droit comme
une question de puissance, en faisant sonner le glaive
et en brandissant le sceptre. Ce qui combla la mesure,
ce fut que, d'après la recette donnée par Machiavel, et
persuadé de la supériorité de son talent diplomatique, il
affectait tantôt les dehors d'Hercule avec la peau du
lion, tantôt ceux d'Ulysse avec la peau du renard. Dans
leur patience, dont il n'abusait pas sans raison, les peu-
ples eussent sans doute été longtemps encore les témoins
de ce spectacle. Mais ils finirent bientôt par se fatiguer
de ce jeu d'intrigues en vertu duquel il utilisait les uns
contre les autres, classes, villes, noblesse, clergé,
partis politiques tantôt en les flattant, tantôt en les
menaçant, tantôt en leur donnant quelque chose et en
leur prenant le triple de ce qu'il avait donné, toujours en
les exploitant et en les trompant. Par tous ces moyens,
il croyait les tenir en échec; il ne pressentait pas que
rien n'aigrit plus les masses et ne les rend plus hostiles
que lorsqu'elles voient la manière perfide dont on a
abusé d'elles. Ainsi, dans la colère où elles étaient, il ne
leur fut pas difficile de se convaincre que les prétendus
droits publics de l'état absolu n'étaient que des droits
dont il les avait dépouillées. Ne durent-elles pas se dire
alors qu'elles avaient le droit de se tenir sur la défen-
sive?
A ceci s'ajoutait encore une autre chose. Ce fut un 4.-.LaRé-
malheur que sur la voie que nous venons de décrire, le sw'éréecommê
droit se détachât de sa base et de sa source éternelle, de la nature con!
Dieu. Ce fut un malheur de confondre le droit avec la f^ux.
force, d'ériger la force en droit, de justifier toute trans-
formation arbitraire du droit, sous prétexte d'ordre ou
de puissance, pourvu que quelqu'un soit en possession
de la force. Mais le pire peut-être de tout, fut de consi-
dérer le droit comme formantune contradiction expresse
avec la nature. L'état absolu fut encore la cause pour
laquelle on alla si loin.
Depuis Hugo Grotius, la science du droit avait suivi
46 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
celte direction funeste, que l'état moderne lui avait tra-
cée, c'est-à-dire qu'elle avait séparé le droit de la Reli-
gion, séparé aussi le droit de la morale, depuis ïhoma-
sius, et avait cherché par contre à se baser exclusive-
ment sur la nature. Comme conséquence de cela, il
naquit une véritable passion pour la nature, laquelle
s'empara peu à peu des esprits. Tout ce qu'on ne put
pas ramener au prétendu droit de nature ne fut pas re-
connu comme droit. Plus la vie publique, en particulier
celle des classes élevées, était contraire à la nature, plus
fut grand l'enthousiasme que l'époque ressentit pour la
nature qu'on ornait, cela va sans dire, selon son propre
goût. C'est de là que provient cette prédilection que nous
avons encore aujourd'hui pour les idylles et le soi-disant
état de nature (1 j. Or, l'état absolu chercha précisément
sa force en affichant la prétention que lui seul était la
source de tout droit positif et public, que tout ce qu'il
était, tout ce qu'il possédait, tout ce qu'il ordonnait,
était droit purement et simplement.
Pour se permettre un jeu si dangereux en présence
de la disposition des esprits que nous venons de dépein-
dre, il fallut une puissance qui, d'un côté, méprise
complètement la vie réelle, et d'un autre côté croit pos-
séder assez de force pour maintenir toujours haut et
ferme ses revendications, que les hommes murmurent
ou non, qu'ils manifestent ou non telles et telles inten-
tions. 11 est évident que les peuples voyant la façon
criante dont l'état abusait de sa puissance, à cette épo-
que, durent se dire que ni les chambres étoilées, ni les
chambres noires, ni les lettres de cachet, ni le trafic
avec les sujets, ni l'extension intolérable des régales,
ni cent autres mesures oppressives n'avaient leur base
dans la nature. Il était donc inévitable qu'ils se repré-
sentassent le droit et la nature, le droit naturel et le
droit de l'état régnant, comme des contradictions irré-
conciliables.
(1) Vol. m, 2, 16, sq.
LE DROIT DE LA RÉVOLUTION 47
Il faut se représenter cette tension excessive des rap-
ports sociaux, préparée depuis un siècle et demi, pour
comprendre l'influence inouïe qu'a exercée le philoso-
phe de Genève. Les applaudissements qu'il avait déjà
recueillis, lorsqu'il fît paraître son écrit sur « tïnégoUté
des condiliofis », dans lequel il émettait le principe que
toute civilisation est une corruption de la nature, dé-
voilaient à ce fin connaisseur d'hommes, quelle corde il
lui fallait toucher pour récolter sûrement les approba-
tions de la foule. C'est alors qu'il publia le « Contrat
sociahy qui devint le programme de la Révolution. La
pensée que droit et nature sont deux choses opposées
l'une à l'autre, forme le filet rouge qui traverse cet ou-
vrage du commencement à la fin. « C'est vrai, dit Rous-
seau, nous ne pouvions pas éternellement rester dans
l'état de nature, nous ne pouvions pas toujours demeu-
rer sauvages. De l'élat de barbarie et d'isolement, il
nous a fallu passer à l'état de société. Mais pour cela,
il a fallu renoncer à tous les droits qui nous venaient de
la nature. C'est donc à la seule condition que chacun
renonce aux droits qu'il a de par la nature, que nous
pouvons vivre ensemble. Par nature, tous les hommes
sont égaux ; dans la société au contraire règne l'inéga-
lité. Par nature chacun a un droit à tout posséder ; dans
la société s'est introduite la propriété et avec elle la
diversité de possession. Tout cela est contre nature;
mais ainsi le veut le droit. Oui, dit-il, avec une ruse
calculée, s'il y avait un peuple de dieux, il se gouver-
nerait démocratiquement, c'est-à-dire d'après le« prin-
cipes de l'équité naturelle ; mais un gouvernement si
parfait ne convient pas à des hommes » ( 1 ) .
Qu'y eut-il alors de plus naturel, que les peuples ex-
cités par ce fin aiguillon se soient levés comme un seul
homme et aient dit : Eh bien ! nous verrons si la liberté
n'est pas pour nous !... Ne sommes-nous pas des dieux
(1) Rousseau, Contrat social^ I, 1, 2 ; III, 4.
48 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
en quelque sorte? Pourquoi ne nous prêcher que notre
indépendance envers l'Église? Devons-nous donc sacri-
fier notre liberté à l'état? Et pourquoi cela? Pour ce
qu'on appelle droit? Pour l'inégalité criante dont nous
sommes les victimes? Pour les lourdes charges qu'on
nous impose au nom du droit? Et sur quoi repose-t-il
donc ce droit? L'état absolu dit que c'est sur sa volonté
et sur sa puissance. Oui, désormais nous saurons que
c'est une question de puissance. C'est juste le contre-
pied de la nature. Or, la nature est sainte, inviolable,
elle ne se laisse pas renier. 11 nous faut donc revenir à
elle. Qu'avons-nous à perdre en chassant ce prétendu
droit? Sus donc à ce droit faux et luttons pour le retour
de la nature !...
C'est ainsi que commença la Révolution, et ces débuts
eurent pour base l'apparence séduisante de la revendi-
cation d'un droit. Sa légitimité parut claire à la généra-
tion, en ce qu'elle s'élevait comme la négation du droit
public existant ; et c'est l'heureuse idée qu'on eut de
lui donner, dans sa lutte contre le droit, un mot de
guerre, si cher qu'était le mot nature^ qui lui fit exercer
sur les esprits cette influence qui nous semble presque
incompréhensible aujourd'hui.
voiutiôn^^con- Par là s'cxpliquc comment la Révolution put opérer
unefuueïïS- daus l'humauité une transformation si rapide et si com-
^ternauonale" plètc à l'intéricur commc à l'extériear. Si nous exami-
menr°'Srê nous sculcment les effets intérieurs qu'elle produisit en
France, nous n'avons qu'un mot pour caractériser l'œu-
vre qu'elle a accomplie : c'est une œuvre de Titans.
Dans les quelques années qui furent accordées aux chefs
du mouvement, tout fut renouvelé : la constitution du
pays, la hiérarchie des employés, l'organisation des
affaires, l'administration, la justice civile et criminelle,
l'économie politique et sociale, la police, l'instruction,
l'armée. Il ne resta pas une pierre de l'ancien édifice.
Ceci nous montre mieux que tout le reste ce qu'était la
puissance dont se vantait l'état absolu. En basant son
l'état absolu.
LE DROIT DE LA RÉVOLUTION 49
droit uniquement sur la force, en appliquant cette quan-
tité énorme de mesures de prévoyance et de contrainte,
pour prouver qu'il ne reconnaissait pour droit que la
force extérieure, et qui devaient nécessairement trahir
sa faiblesse et sa peur ; en justifiant la doctrine funeste
que son droit ne reposait que sur la contrainte, et n'allait
pas plus loin que sa puissance, il devait en être de celui-
ci comme d'un château de cartes que renverse le pre-
mier souffle de vent.
Les hommes de la Révolution eux-mêmes ne s'étaient
pas représentés leur situation aussi facile. Dans l'assem-
blée de 1789, ceux qui pensaient à un bouleversement
complet, formaient certainement un nombre très res-
treint. Ils y furent conduits, lorsqu'une fois ils eurent
découvert la complète incapacité de l'état et leur propre
puissance ; alors ils le frappèrent à mort avec ses pro-
pres armes. Si le droit n'était que contrainte, dès lors
l'état avait perdu son droit, dès lors il n'y avait plus de
droit, dès lors c'était à eux qu'incombait la tâche de
faire un autre droit. De là l'idée qui s'empara immédia-
tement des esprits, savoir que tout l'ordre actuel de
choses avait cessé, qu'il fallait enlever les derniers res-
tes des ruines, et reconstituer de toutes pièces un droit
nouveau. Consulté sur la question du droit qui avait
eu force de loi jusqu'à cette époque, Barère répondit
publiquement qu'il ne fallait pas perdre de temps. Et on
alla de l'avant. C'est ainsi que nous comprenons l'acti-
vité législative de la Révolution qui, bouleversant tout,
embrassant tout, fit qu'au bout de peu, la face de la terre
fut renouvelée.
Mais nous comprenons aussi l'action universelle et
internationale de la Révolution au point de vue exté-
rieur. A peine était-elle réalisée en France qu'elle offrait
déjà, le 19 novembre 1792, aide et fraternité à tous les
peuples qui voulaient conquérir leur liberté, et décla-
rait, le 17 décembre de la même année, libres et asso-
ciés à elle tous les peuples qui admettraient ses princi-
50 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
pes. Nous connaissons le succès de cette déclaration ;
nous savons comment les anciens états sans défense
virent bientôt leurs armées dispersées, et combien peu
de temps il fallut pour que l'Europe se couvrit d'une
société nouvelle formée à l'image de la société française.
Tout cela serait inexplicable si la Révolution n'avait pas
possédé une force intérieure terrible, et si elle n'avait
pas trouvé un accueil favorable dans les esprits, motifs
aussi pour lesquels elle exerça une influence plus grande
que tous les moyens extérieurs de défense employés par
les États.
Comme force de résistance à lui opposer, ceux-ci n'en
trouvèrent pas de plus grande que de s'en rapporter ici
à la volonté autocrate prussienne, là au droit autonome
de la maison de Sardaigne, ou à l'autorité absolue du
duché de Bade-Durlach. Mais contre un rempart de
mots aussi nébuleux, le mot nature fut comme un pro-
jectile écrasant. Partant du cœur des individus, il pas-
sait au cœur des peuples et volait sur l'état détesté.
C'était le combat que la nature longtemps foulée aux
pieds livrait pour son affranchissement. Mais celte na-
ture qui luttait con tre la puissance abusive déployée par
l'état absolu, et contre les idées fausses du droit,
était-elle la vraie ou la fausse nature ?
jj^|-^™« En tout cas, elle n'était évidemment pas la nature qui
doit son origine à Dieu, car la rage révolutionnaire ne
se dirige pas moins contre cette dernière que contre la
tyrannie. L'état absolu lui aussi avait agi de même. En
asservissant l'Eglise, en voyant avec satisfaction le
clergé, le culte, la foi, et Dieu lui-même couverts de rail-
lerie et de mépris par les beaux esprits, tournés en ri-
dicule, traités d'anachronismes par la civilisation de
l'époque ; en jouant lui-même le rôle de Dieu visible, il
s'en rapportait constamment à son droit divin et à l'au-
torité de Dieu, en vertu de laquelle il régnait. Or il est
facile à comprendre que le mépris de Dieu par les re-
présentants du pouvoir engendra la haine du nom de
Révolution.
LE DROIT DE LA RÉVOLUTION 5i
Dieu chez les peuples. On ne voyait en lui que le protec-
teur de la tyrannie, et dans ses serviteurs que des ins-
truments de cette tyrannie. Après donc qu'on eut déclaré
la tyrannie abolie, et prôné que la vertu et l'amour des
hommes ne régneraient sur terre, que lorsqu'il n'y au-
rait plus de prêtres, on en vint finalement à abolir Dieu
lui-même, et à remplacer son culte par celui de la Rai-
son. On sait ce que fut la déesse Raison, au milieu de
quels blasphèmes et de quels égarements son culte fut
célébré. Ceci nous permet de nous faire une idée de la
nature qui animait les héros de la Révolution : c'était la
nature du Régent et de ses roués ; c'était la nature des
frivoles courtisans de Louis XV ; c'était la nature de Vol-
taire.
Ce fut la même nature qui inspira aux égorgeurs et
aux démolisseurs ces douces paroles d'amour des hom-
mes et d'humanité, ces orgueilleuses parades de vertu,
qui soulevaient le dégoût des cœurs restés nobles. Au
nom de la douceur, Saint-Just disait que les familles
royales n'étaient que des oiseaux de proie qui se nour-
rissaient de chair humaine. Au nom de la justice. Cou-
thon criait aux députés qui voulaient sauver Louis XVI
ces paroles terribles : « Nous avons déjà perdu trois
heures à nous occuper d'un roi. Sommes-nous républi- •
cains? Non ! nous sommes des esclaves ». Au nom de
la tolérance et de l'amour des hommes, on répétait les
paroles bien connues, qu'il n'y aurait rien de bien sur
terre tant qu'on « n'aurait pas pendu le dernier roi avec
les entrailles du dernier prêtre ». Au nom de la simpli-
cité et de la tempérance républicaine, Danton fit les spé-
culations de bourse qu'on connaît^ et tint ces banquets
dignes de LucuUus, renouvelés par Gambetta. Au nom
de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, eurent lieu
les noces républicaines, les noyades et les massacres en
masse. C'était de la pure hypocrisie assaisonnée de bel-
les phrases sur la vertu. Aujourd'hui nous la compren-
drions à peine, si nous ne savions pas que depuis long-
52 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
temps les types de Tartuffe, les maîtres dans l'art de la
dissimulation et des pieuses apparences, les saints aux
paroles doucereuses et aux cœurs pleins de fiel, les rail-
leurs de la foi, au nom de laquelle ils vendaient des
miracles, nous voulons dire les Jansénistes, avaient ac-
climaté ce monstre dans la société et à la cour en parti-
culier. Sous leur apparence de sainteté et dans leur bi-
gote jactance, les révolutionnaires donnèrentdes preuves
qu'une nature purement janséniste les animait.
D'ailleurs, il n'est pas nécessaire de montrer par de
nombreux exemples que la nature, pour l'amour de la-
quelle la Révolution a réalisé l'anéantissement de tout
ordre social, n^a rien à faire avec la nature chrétienne
et humaine. Les révolutionnaires, ainsi que tous leurs
amis et disciples, n'ont jamais fait un mystère que la
nature à laquelle ils consacrèrent leurs efforts était une
nature d'une espèce toute particulière. Leur enthousias-
me pour la nature provenait justement de ce que la na-
ture était de leur invention : on est toujours mieux
disposé en faveur de ce qu'on produit soi-même, qu'en-
vers ce qui est l'œuvre du tout et de la communauté.
Leur nature est la nature même de Rousseau, c'est-à-
dire cette nature qui est en opposition complète avec le
droit et la civilisation, cette nature qui ne peut que dé-
générer et qui doit s'être seulement conservée pure dans
quelques représentants de l'humanité primitive, dans
les prétendus enfants de la nature pure, qui fut la mode
à cette époque, qui appartient aujourd'hui plus que ja-
mais au bon ton^ et qui est requise comme condition
préliminaire, quand quelqu'un aspire au nom d'homme
savant selon les idées modernes.
Ainsi, c'est doncle sens du mot nature qui est devenu
la marque distinctive entre les hommes et la ligne de
séparation entre eux. Celui qui ose parler de sauvages,
c'est-à-dire celui qui voit dans certaines tribus barbares
des restes dégénérés d'une civilisation primitive plus
avancée, et les invoque comme des preuves delà dégéné-
LE DROIT DE LA RÉVOLUTION 53
rescence de la nature, celui-là est considéré partout
comme un homme qui possède à fond les civilisations
ancienne et chrétienne. Quelqu'un veut-il montrer qu'il
est parvenu au sommet de la civilisation moderne? Il
n'a qu'à faire chez les cannibales des recherches sur
les vrais commencements de notre nature, et la preuve
sera décisive.
Nous n'étudierons pas ici la valeur de cette manière
d'envisager les choses ; nous établirons seulement le
fait qu'entre l'une et l'autre conception, il y a la même
opposition qu'entre la santé et la maladie, et que déjà
longtemps avant les conquêtes de la science moderne,
et avant la Révolution, l'humanité était tombée sur les
traces de cette nature qu'on oppose aujourd'hui au Chris-
tianisme et à sa doctrine. C'est à cette époque que paru-
rent ces descriptions idylliques d'un état de nature pure,
descriptions sur lesquelles nous avons déjà attiré précé-
demment l'attention. Hobbes et Rousseau se mirent
aussi de la partie ; seulement, fatigués de la galanterie
de la cour, ils en imaginèrent une en quelque sorte plus
rude et plus bourgeoise que celles des poètes élégants
alors à la mode. Personne ne contestera cependant que
leur nature, et par conséquent la nature de la Révolu-
tion, soit la digne sœur jumelle de cette nature de la
cour, qui faisait à Marly et à Trianon des orgies si sévè-
rement condamnées par les orateurs des clubs. Au fond
les deux natures sont les mêmes; seulement l'éducation
de la moderne nature républicaine ou révolutionnaire a
été négligée.
Ainsi, on peut donc dire que, dans son essence, la
Révolution n'est pas autre chose que la tentative faite
pour mettre à la place d'un droit arbitraire une nature
fantaisiste, ou pour opposer au droit sans limite d'une
puissance excessive le droit illimité d'une nature sans
frein et sans discipline.
Il est en effet hors de doute que la Révolution n'a ni suiuiûo^e'^^et
le pouvoir ni la volonté de mettre des limites aux reven- L^pTrueTe
54 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
RévoiSuon!'^ dications excessives de Fétat absolu. Elle ne fait que les
transmettre à un autre possesseur. D'une seule personne
ou de quelques représentants, elle les fait passer sur
le tout ; elle ne fait que remplacer l'autorité du tyran,
selon sa propre expression, par la souveraineté du peu-
ple, sans toutefois l'adoucir. La Révolution ne connaît
pas la modération ; elle ne veut d'ailleurs pas la connaî-
tre ; mais elle ne le pourrait quand même elle le vou-
drait. « Quand une fois tous les citoyens d'un état, sans
exception, ont la perspective de pouvoir posséder le pou-
voir, dit Platon, qui avait eu l'occasion de faire quelques
remarques à ce sujet, ce sont toujours les hommes qui
ont le moins de valeur, qui élèvent les plus grandes
prétentions, et qui font le plus mauvais emploi de ce
pouvoir une fois qu'ils l'ont. Or, cette possibilité que
tous ont d'arriver au souverain pouvoir, et qui ne peut
jamais se réaliser^ est précisément la raison pour la-
quelle il faut prendre les mesures les plus sévères pour
protéger l'ordre général. Ainsi, l'excès de liberté entraî-
ne toujours après lui l'excès de servitude (1) ». La Ré-
volution ne veut rien abdiquer de l'excès de puissance
que lui a transmis l'état absolu, c'est dans sa nature (2).
Précisément parce qu'elle s'en rapporte à la nature
comme à la source de tout bien, elle se croit obligée en
conscience de défendre comme un dépôt sacré les der-
nières parcelles de la plénitude du pouvoir dont elle veut
s'emparer. L'état absolu qui considère sa puissance et
sa volonté comme l'unique fondement du droit pouvait
lui, du moins, en abandonner quelque chose; mais la
Révolution croirait trahir la nature, s'il lui venait même
la pensée de justifier son absolutisme. C'est pourquoi
nous trouvons constamment chez ses philosophes, chez
Hobbes et Rousseau, de même que dans sa constitution,
la protestation solennelle que les droits du peuple sou-
verain sont indivisibles, inaliénables, immuables. Ce
(1) Plato, Rep., 8, 562, d. sq.
(2) Zachariœ, Vierzig Bûcher vom Staate^ (2), II, 8ô.
LE DROIT DE LA RÉVOLUTION 55
n'est que logique, car si nous voulons désigner de son
vrai nom ce que Ton comprend toujours ici par le mot
ambigu de nature, ce n'est pas- autre chose que le Tout-
Dieu panthéistique. La Révolution n'a pas d'autre Reli-
gion que le panthéisme. La puissance dont elle dispose
est la toute-puissance du Tout-Dieu à laquelle rien ne
peut échapper, et dont les parties qui la composent ne
se perdent pas plus que l'atome dans ses révolutions au
sein de la nature. C'est pourquoi tout sans exception
doit appartenir à la puissance que la Révolution veut
exercer. C'est pourquoi elle ne doit rien abandonner de
cette puissance, car Dieu ne peut pas se livrer lui-même.
En conséquence, la société révolutionnaire est litté-
ralement, comme le dit Rousseau, un peuple de dieux.
Ainsi s'explique pourquoi la souveraineté du peuple
est une tyrannie si redoutable.
Le régime de la Terreur ne fut point un événement
fortuit que firent naître les personnes qui exerçaient le
souverain pouvoir; mais il est dans la nature de la Révo-
lution elle-même. Jusqu'à présent, le Tout-Dieu pan-
théistique n'a trouvé que deux fois dans l'histoire, une
expression adéquate, dans Molochle Dieudu feu et dans
le Terrorisme. Un fait très caractéristique, c'est que l'un
des admirateurs les plus enthousiastes de la Révolution
l'appelle :
« Le temps où Tesprit du monde »
« Rebaptise dans les flammes sa fille dont la beauté a été souillée »
« Et qui s'appelle Tamour... » (1).
Parmi toutes les lois que fit la Révolution, il n'en est
aucune qui découle plus directement de sa nature intime
que la loi martiale du 21 octobre 1789, que la loi qui
faisait de l'espionnage une obligation, et que la loi du
17 septembre 1793, préparée par un des plus grands ju-
risconsultes de France, loi qui ordonnait de s'emparer
de tous les suspects, mais qui désignait comme tels tous
(1) Alfred Meissner, Gedlchte, (5) 122.
56 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
ceux qui d'après leur caractère, leur extérieur, leurs
paroles et leurs actes pouvaient être regardés comme
ennemis de la liberté, et même tous ceux qui n'étaient
pas en mesure de donner des preuves de civisme. Ce qui
caractérise la différence entre l'ancienne tyrannie et la
tyrannie réelle de la prétendue liberté révolutionnaire,
c'est le changement que subirent à cette époque quelques
vers du Brutus de Voltaire, quand la pièce fut jouée en
public. Primitivement ils étaient :
« Arrêter un romain sur de simples soupçons »
« C'est agir en tyrans nous qui les punissons ».
L'autorité révolutionnaire les fît corriger en leur don-
nant une application actuelle :
« Arrêter des tyrans, sur de simples soupçons »
« C'est agir en romains nous qui les punissons ».
5.— Man
que'dl sécS- Cc trait indique ce qui sauve le monde de la puissante
dansiaRévo- inducnce dc la Révolution ; et c'est une vieille observa-
tion que le poète, que nous avons déjà cité plus haut^
a revêtue de ces paroles :
« Semblable à Saturne, la Révolution »
« Dévore ses propres enfants (1) ».
De fait^ elle engloutit aussi bien ses créateurs que ses
créatures. Platon a déjà constaté « qu'une révolution
conduit à une autre révolution (2). Le manque de sécu-
rité du droit, l'éternel changement de toutes les insti-
tutions et de toutes les situations publiques appartient
aussi essentiellement à sa nature que la violence. Si le
droit ne repose pas sur une base plus élevée, immuable,
sur la volonté éternelle de Dieu et sur la nature telle
que Dieu l'a créée, et d'après laquelle il a toujours
ébauché ses lois ; si c'est au contraire la prétendue na-
ture dont l'homme juge à propos de faire parade selon
le bon plaisir du moment, qui doit être la source des
décisions législatrices, alors celles-ci changeront à cha -
(1) Alfred Meissner, Gcdichte, (5), 175.
(2) Plato, Leg., 1, 798, b. sq.
LE DROIT DE LA RÉVOLUTION 57
que instant. 11 est clair que la nature d'un Mirabeau est
très différente de celle d'un Marat ; il est clair que la
nature doit donner des prescriptions toutes différentes
selon qu'elle a pour pontife Robespierre ou Gambetta ;
il est clair que tous les dilettanti, les aventuriers, les
mécontents, les banqueroutiers, les criminels, les cor-
recteurs du monde et ses démolisseurs, les optimistes
et les pessimistes, les vociférateurs et les écrivains, les
doctrinaires et les contempteurs de la science, de la
tradition et de la modération, qu'on voit surgir à de
telles époques, ne pourraient trouver aucune institution
capable de tenir devant eux. « En pareilles circons-
tances, dit Thucydide, dans sa remarquable descrip-
tion de la Révolution, on en vient à changer arbitrai-
rement l'acception des mots. L'audace irréfléchie passe
pour un courage à toute épreuve, la lenteur prudente
pour une lâcheté déguisée, la modération pour un pré-
texte à la timidité, une grande intelligence pour une
inertie. L'emportement aveugle devient la caractéristi-
que de l'homme de cœur, la circonspection un spécieux
subterfuge. L'homme le plus irascible est regardé comme
le plus sûr; celui qui ose lui tenir tête est déclaré sus-
pect. C'est faire preuve de finesse que d'attirer ses en-
nemis dans le piège, et surtout de l'éluder. Prend-on
des mesures pour se passer de ces artifices ? on est taxé
de trahison et de pusillanimité. Rien ne vaut plus d'é-
loges que de prévenir une perfidie, ou d'y exciter celui
qui n'y songeait pas. Les liens du sang sont moins forts
que l'esprit de parti, parce que celui-ci inspire plus de
dévouements à toute épreuve. De telles associations en
effet ne sont pas formées sous l'égide des lois, mais plu-
tôt contre elles, et dans un but coupable ; elles ne repo-
sent pas sur la crainte des dieux, mais sur la complicité
du crime. Accueille-t-on les ouvertures d'un adversaire?
c'est par mesure de prudence, et non par générosité.
On attache bien plus de prix à se venger d'une offense
qu'à ne l'avoir pas reçue. Les serments de réconciliation
58 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
qu'on prête quelquefois n'ont qu'une force passagère,
arrachés qu'ils sont à l'embarras des partis ; mais que
l'occasion soit donnée, et le premier qui reprend cou-
rage en voyant son rival sans défense l'attaque plus vo-
lontiers par trahison qu'à visage découvert.... Ceux qui
ont le pouvoir entre leurs mains prennent pour mot
d'ordre, ceux-ci l'égalité des droits, ceux-là une aristo-
cratie tempérée ; et sous le masque du bien public, ils
ne travaillent qu'à se supplanter mutuellement. Ils don-
nent un libre cours à leur audace et à leurs vengeances,
sans nul souci de la justice ou de l'intérêt commun,
sans autre règle que leur caprice. Une fois au pouvoir,
ils s'empressent, à l'aide de sentences iniques ou à force
ouverte, de satisfaire leurs inimitiés actuelles. Ni les
uns^ ni les autres ne respectent la bonne foi ; mais ceux
qui, au mépVis des lois divines, réussissent à commet-
tre quelque noirceur, palliée d'un nom honnête sont les
plus estimés (1). »
Après les considérations que nous venons de faire,
nous pouvons bien souscrire à ce qu'un des poètes révo-
lutionnaires pris parmi le petit nombre de ceux qui mé-
ritent d'être mentionnés, crie aux champions du pouvoir
absolu :
« Avec le mensonge et la tromperie, »
« Avec les traités que vous rompiez, »
« Avec les serments que vous ne teniez pas, »
« Joyeux vous engraissiez le champ »
« Plus que de mesure, n'est-il pas vrai ? »
« Vous espériez sans doute en retirer »
« Des fruits doux et beaux ».
« La semence a levé Mais quel est cet éclat? «
« Vous semblez maintenant affolés de terreur ».
« C'est qu'au lieu d'épis vous récoltez des glaives (2) ».
Mais cela ne suffit pas pour faire admettre, ni pour
justifier la Révolution. Nous avons dit précédemment,
qu'en faisant son apparition, la Révolution avait invo-
qué son droit d'autant plus haut qu'elle était née de
(1) Thucydide, lU, 82 (Traduction Bétant, 1878).
(2) Ibsen, Poésies (Passarge), 91.
LE DROIT DE LA RÉVOLUTION 59
Fabsolutisme d'état. Or le droit, elle ne l'avait pas par
elle-même, encore moins par Dieu qui ne la reconnais-
sait pas ; mais seulement par l'état absolu qui la fît né-
cessairement. En d'autres termes, celui-ci ne doit pas
se plaindre d'elle ; mais elle, à son tour, n'a aucun droit
de le mettre en pièces. Dans la main de Celui qui régit
le monde, elle est tout aussi bien que l'état absolu un
instrument pour l'exécution des plans éternels de la
Providence divine. Dieu n'a pas plus fait la Révolution
que l'enfer ; c'est ce qu'il y a de terrible en elle. L'état
moderne est aussi une monstruosité ; cependant, d'a-
près son origine, il est de droit divin. La Révolution est
d'autant plus haïssable qu'elle n'a rien de Dieu en elle.
C'est pourquoi l'état conserve toujours son droit, quand
même il en abuse ; car l'infidélité des hommes n'est pas
imputable à Dieu. Mais la Révolution, n'aura jamais de
droit venant de Dieu qui ne la veut pas. Cependant elle
doit, bien qu'à regret;, servir à réaliser l'ordre divin.
Dieu se plait à châtier les hommes de sa propre main ;
mais pour les peuples, la politique divine a ceci de par-
ticuher, qu'elle confie le châtiment d'une nation à d'au-
tres nations, et la plupart du temps à des nations pires
que celles qui sont l'objet de leurs vengeances. Ainsi,
Israël fut livré à Assur et à Babylone, les Perses aux
Grecs, les Romains aux Vandales, les Chrétiens aux Ma-
hométans. Les vainqueurs en prennent souvent un sujet
d'orgueil pour eux-mêmes et d'humiliation pour les
vaincus. Mais en agissant ainsi, ils ne font que pronon-
cer leur condamnation et leur jugement à l'avance, en
reconnaissant, par ce fait même, l'existence d'une jus-
tice rémunératrice plus élevée. Depuis plus de deux
mille ans, Dieu dit par la bouche de son prophète:
« Assur est la verge et le fouet de ma fureur ; j'ai rendu
sa main l'instrument de ma colère. C'est par la force de
mon bras que j'ai fait ces choses, et c'est par ma propre
sagesse que j'ai enlevé les bornes des peuples, pillé les
trésors des princes, et, comme un conquérant, arraché
60 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
les rois de leurs trônes. Mais quand Assur aura accom-
pli son œuvre, j'abaisserai son orgueil, et, sous sa vic-
toire, il se formera un feu qui le consumera (1 ).
Dieu ne dit pas qu'il se fait une gloire de châtier lui-
même ces instruments dégénérés. D'ailleurs ce serait
inutile. Ils se déchirent entre eux au milieu de leurs
excès, ils se choquent les uns contre les autres, d'une
manière si violente et si déraisonnable qu'ils se rédui-
sent en poussière. 11 y a plus de trois mille ans que Joa-
tham adressait ces paroles aux habilants de Sichem :
« Si vous aviez traité comme vous le deviez Jérobaal et
sa maison, et que vous ne lui ayez point fait d'injustice,
qu'Abimélech soit votre bonheur, et puissiez-vous être
aussi le bonheur d'Abimélech î Mais si vous avez agi
contre toute justice, que le feu sorte d'Abimélech, qu'il
consume les habitants de Sichem, et que le feu sorte des
habitants de Sichem et dévore Abimélech (1) ».
La menace s'est accomplie. Elle s'est également ac-
comphe dans chaque {^évolution. 11 n'en peut être au-
trement. Ce qui porte son droit uniquement en soi, doit
aussi l'exécuter en soi. La Révolution est fière de ne
pas tenir son droit de Dieu, mais seulement d'elle-mê-
me. Une telle origine lui marque et sa course et sa fin.
(1) Is.,X, 5, sq. — (1) Juges IX, 19, 20.
i
TROISIEME CONFÉRENCE
LE LIBÉRALISME.
1. La nature du Libéralisme. — 2. L'origine du Libéralisme. — 3.
Idée qu'il faut se faire du Libéralisme. — 4. Attitude du Libéra-
lisme envers FEglise. — 5. Le Libéralisme sur le terrain de la mo-
rale. — 6. Le Libéralisme sur le terrain de la politique. — 7. Le
Libéralisme dans l'économie nationale. — 8. Le Libéralisme com-
me ennemi du surnaturel. — 9. La perfidie retombe sur son au-
teur.
Où deux se querellent, un troisième se réjouit. Quand i -Lana-
df r , 1 X 1 1 • ture du Libe-
es armées se préparent au combat, la terre anxieuse raiisme.
se tait et le ciel retient son haleine, par pitié pour les
malheurs que les passions des hommes vont causer. Un
seul être, dit le poème anglo-saxon,
(( Élève alors sa voix rauque : c'est le noir corbeau »
« Qui sautille, guette, écoute, et attend sa pâture de cadavres ».
Nous avons assisté au combat gigantesque de Tétat
absolu et de la révolution. Aucun des deux adversaires
n'en a profité. Ils se sont portés mutuellement des coups
mortels; mais l'avantage a été pour un autre. C'est le
Libéralisme qui s'est emparé de tout le butin. Pendant
le combat^ cet oiseau de malheur reposait dans son nid
bien chaud ; mais lorsqu'il s'est agi d'inspecter le champ
de bataille, de dévaliser les morts et de cacher leurs
dépouilles, il a paru pour la première fois aux yeux
des peuples étonnés. C'était au Congres de Vienne. A
cette époque, il n'était encore qu'un chétif animal qui,
par l'activité qu'il déployait, était d'une certaine utilité
dans les travaux de déblaiement. Sa mine affamée et
sa petitesse le faisaient considérer comme un être inof-
fensif et insignifiant, incapable d'entraver n'importe
quelle entreprise. Mais à mesure qu'il se repaissait de
la chair des cadavres, il croissait en taille. Bientôt il
62 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
devint cet oiseau géant dont les sombres ailes couvrent
maintenant la terre tout entière. Ce qui grandissait en-
core plus que lui, c'est sa faim dévorante. Chaque jour
il demandait une nouvelle proie. Tant qu'on la lui donna,
il fut l'animal le plus docile qu'on puisse imaginer. La
lui faisait-on attendre seulement une heure? Il devenait
si intraitable que pour ne pas être dévorés par lui, ses
gardiens, ministres et princes, lui sacrifiaient tout.
Quand ils n'eurent plus rien à lui offrir, la bête affamée
les engloutit avec leurs trônes et leurs hermines, comme
le Béhémoth furieux engloutit le torrent et tout cequ'il
contient. Bientôt on dut se convaincre qu'il n^y avait
pas à essayer de le changer, parce que telle était sa
nature.
ST. _ L'o- De fait, le libéralisme est dans l'histoire quelque chose
blniisnJe. d'aussi siuistrc que le corbeau sur le champ de bataille.
11 a recueilli la succession qu'ont laissée les formidables
luttes et les terribles bouleversements auxquels l'an-
née 1815 mit fin provisoirement. Si on ne connaît pas
sa vraie nature, le temps peu édifiant, qui sépare le Con-
grès de Vienne de l'année 1870, demeure aussi mal
compris qu'il l'est d'ordinaire. De même qu'un incen-
die qui n'a plus rien à dévorer cesse ses ravages, ainsi,
pendant cette époque, la Révolution avait cessé de sé-
vir en apparence. Napoléon avait cru qu'il n'avait qu'à
fondre son esprit avec l'esprit de l'ancien régime, l'es-
prit de l'ancienne tyrannie absolue, pour régner en
paix et s'attribuer les avantages de l'un et l'autre systè-
me. En cela, il est le premier qui ait posé la base du li-
béralisme. Mais il administra d'une manière trop bru-
tale, et s'arrêta trop aux détails extérieurs pour que ses
desseins aient pu réussir.
Il fallait donc d'autres esprits plus rusés et encore
moins honnêtes que lui, or ils étaient nombreux. Assa-
gis par le sort de leur devancier, ils se mirent à l'œuvre
avec plus de circonspection que lui. Le but qu'ils pour-
suivirent fut le même que le sien ; mais ils avaient appris
LE LIBÉRALISME 63
que ce but ne pouvait pas être atteint par la voie de la
force, parce que l'état était trop faible et la Révolution
trop forte. Ils prirent donc la voie des accommode-
ments, des intrigues, de l'improbité prudente, afin de
donner à l'état la possibilité de continuer, sans change-
ment aucun, son rôle d'autrefois, car ils tenaient ferme
pour que rien ne fut retranché de ce rôle. En effet, pour-
quoi serait-il le dieu vivant sur terre ? Pourquoi se
serait-il fait droit, monde et histoire, s'il avait toujours
des enseignements à recevoir de l'histoire? Quant à re-
venir à sa tâche véritable, il n'en était pas question.
Bien loin d'avouer que, par des excès de pouvoir, il
avait été le propre artisan de son sort, il était au con-
traire convaincu que la cause de sa chute était d'avoir
déployé trop peu de puissance, et de n'avoir pas encore
assez centralisé les ressorts qui font mouvoir l'huma-
nité. A son sens, il devait s'approprier, et d'une façon
absolue, trois choses en particulier : l'Eglise, la vie in-
tellectuelle et toutes les branches de l'industrie, du com-
merce et de la propriété, bref, toute la vie économique
de la Société. Accaparer ces trois moyens de compléter
sa puissance, fut donc le but qu'il se proposa désormais,
et qu'il poursuivit avec le plus opiniâtre acharnement.
La Révolution semblait étouffée ; mais les idées
qu'elle avait jetées dans les esprits, l'idée si captivante
de liberté en particulier, continuaient de vivre. On com-
prend que cette dernière était d'autant plus chère à l'hu-
manité que l'oppression extérieure était plus considéra-
ble. Désormais, le mot de iibe?'lé ioimle même rôle que
le mot nature, au siècle précédent. En face de lui, l'état
se trouva de nouveau dans une situation désespérée. U
avait cependant appris déjà bien souvent qu'il ne fallait
pas mépriser les idées fixes des hommes, qu'il fallait
compter avec elles, ou les remplacer par de meilleures.
Mais l'état n'était guère porté vers la première alterna-
tive. 11 ne pensait pas plus modérer ses prétentions, qu'il
ne lui venait à l'esprit de se réconcilier complètement
3. — Idée
qu'il faut se
64 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
avec les principes du Christianisme, seul moyen par le-
quel on puisse opposer une digue efficace aux idées ré-
volutionnaires. 11 ne lui resta donc pas d'autre solution,
sinon d'accepter ces idées comme un moyen de sauver
sa puissance compromise. Telle fut l'origine du libéra-
lisme.
Le libéralisme est donc la tentative faite pour sauver
Siisme''.^'^^' l'état absolu et l'amener à son plein développement, en
introduisant dans son sein les principes de la Révolution.
Par nature, il est donc une contrainte extérieure despo-
tique qui s'étend, non seulement comme dans l'ancien
état, à la vie publique et politique^ mais à tout sans ex-
ception, à la vie sociale dans la famille, dans les relations
industrielles et commerciales, et qui pénètre même jus-
que dans l'intérieur, dans la pensée et dans la conscien-
ce. Seulement, il est rare que le libéralisme exerced'une
manière ouverte cette tyrannie contre l'esprit; la plupart
du temps, il se sert de moyens cachés, qu'il sait appli-
quer selon les méthodes d'intrigues et d'insinuation qui
lui sont familières, comme il sait se servir de l'opinion et
de la voix publique en invoquant le principe d'émancipa-
tion intellectuelle.
11 y a en second lieu dans la nature du libéralisme
l'adhésion aux conquêtes intellectuelles de la Révolution.
Ce n'est pas en vain que les révolutionnaires avaient lutté
et répandu leur sang. Ils n'ont pu réaliser le dessein
qu'ils avaient d'implanter leurs idées dans le monde tout
entier ; mais voici le moment où ce dessein va s'accom-
plir. Pendant leur vie, ils n'ont eu que des succès exté-
rieurs, car à celte époque, les esprits étaient encore at-
tachés, du moins intérieurement, aux idées de l'ancien
régime. Dans l'intervalle a grandi une génération nou-
velle qui ne connaît plus rien du Dieu de ses pères, de
ce Dieu qui les avait sauvés d'Egypte. Dans l'esprit de
ces hommes nouveaux, les idées révolutionnaires domi-
nent si complètement que, si Rousseau était sorti du
Panthéon pour parcourir les sphères les plus élevées et
LE LIBÉRALISME 65
les plus orgueilleuses de Paris, il eut certainement trou-
vé dépassées ses espérances les plus audacieuses. Un
seul libraire de Paris avait vendu, dans un espace de
huit années, de 1817 à 1824, 24,500 exemplaires des
œuvres de Rousseau et 3 16^ 000 de celles de Voltaire, (1)
si grand était le désir de se familiariser avec le véritable
esprit de la Révolution, si vaste le cercle de ceux qu'il
dominait. A cette époque, il élait parvenu à une espèce
de dictature intellectuelle. I^artout on s'en rapportait à
lui, ou, selon l'expression reçue, à l'opinion publique,
comme à la décision d'un tribunal suprême, contre la-
quelle il n'y avait rien à objecter.
Chacun comprend cependant que la disproportion
entre l'esprit qui animait la société d'alors et la pres-
sion extérieure, était trop grande pour qu'il ne fut pas
nécessaire de faire de temps en temps des concessions
à l'opinion publique. Cette condescendance et cette
complaisance sont une troisième marque du libéralisme.
Elle ne fait pas essentiellement partie de sa nature ; elle
n'en est qu'une suite nécessaire. Cependant elle a été si
so,uvent invoquée, que la générosité à l'endroit de la
coutume, des choses saintes et commandées, et surtout
à l'endroit de la vérité, de la conscience et de la foi,
parut à l'œil superficiel de la foule, comme le caractère
propre de cette tendance. Ainsi s'explique le nom de li-
béralisme qui lui fut donné. Singulière désignation qui
rappelle le proverbe : « il est facile dejailler de larges
courroies dans le cuir d'autrui, et d'être généreux avec
l'argent des autres ».
Vu la confusion qui règne généralement dans les
idées, il est assez facile d'expliquer ainsi l'origine du
nom de libéralisme. Comme nous l'avons vu précédem-
ment^ il en était déjà de même au temps de Thucydide.
Et nous trouvons identiquement la même chose dans
les dernières perturbations de la république romaine :
(1) Honegger, Cidturgeschichte der nenern Zeit, V, 304.
66 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
« Nous avons même perdu les véritables noms des cho-
ses, s'écriait au Sénat, le jeune Caton, dans son discours
contre Catilina ; nous appelons libéralité les largesses
faites avec le bien d'autrui, courage, Taudace du crime.
C'est là précisément ce qui a mis la République à toute
extrémité. Eh bien 1 puisque nos mœurs le veulent ainsi,
que l'on fasse donc de la libéralité avec la fortune des
alliés, delà clémence envers les voleurs du trésor (1) ^).
Tel c'était autrefois, tel ce fut à l'époque dont nous
parlons. L'océan de l'opinion publique mugissait ; les
idées révolutionnaires faisaient rage ; il leur fallait des
victimes, et la société ne pouvait ni ne voulait se pré-
cipiter dans l'abîme. C'est pourquoi elle jeta par des-
sus bord tout ce dont elle croyait pouvoir se passer et,
dans cette cargaison sacrifiée, se trouvaient, au pre-
mier rang, les biens intellectuels et les biens surnatu-
rels.
Par là s'explique également ce manque de principes
qui est une des marques les plus accentuées de cette
tendance. Aussi la plus belle période de floraison du
libéralisme est le temps des compromis, des pointilla-
ges, des accommodements, des arrangements à l'amia-
ble. Les meilleurs eux-mêmes souffraient souvent de
cette maladie sans le savoir. Quand aujourd'hui, nous
parcourons les écrits d'un Sailer, d'un Haller, d'un
Gœrres ou des plus éminents théologiens de cette pé- ,
riode, nous sommes étonnés de voir combien ils ont
payé tribut à leur époque. Mais les matadores propre-
ment dits des écoles libérales, Benjamin Constant, La-
mennais, Strauss, sont on ne peut plus fiers de cet amal-
game religieux dans lequel on peut faire étalage d'éru-
dition et de traits d'esprit, et dans lequel l'indépendance
de la pensée n'est pas nécessaire. Leurs théories res-
semblent à un chaudron de sorcières dans lequel le sacré
et le profane, l'ancien et le nouveau, Tbistoire et le ro-
(1) Sallust., Catil, 52.
LE LIBÉRALISME 67
man, sont jetés pour former un breuvage enchanteur.
En cela, ils ne font qu'imiter le modèle que la Révolution
leur a fourni.
Convaincue qu'une religion est indispensable à la so-
ciété, la Convention voulut en fonder une nouvelle, plus
en harmionie avec l'époque, une religion dans laquelle,
l'Ancien et le Nouveau-Testament seraient abolis. Pour
les remplacer, on introduirait une nouvelle Bible formée
du Coran, du Talmud et des écrits de Luther et de Cal-
vin ; au lieu d'honorer les Saints, on invoquerait les hé-
ros anciens et modernes. Ce plan fut réalisé plus tard
par les théophilanlhropes sur une étendue beaucoup
plus vaste. Aujourd'hui ces idées nous choquent et nous
nous en détournons avec dégoût; mais jadis, à l'aurore
du libéralisme, elles étaient indispensables au bon goût,
et on les décorait du nom de romantiques .
Tel fut aussi l'esprit de cette époque qu'on appelle la
Restauration, et qu'on n'a pas décrié sans motif. Elle
mérite bien en effet la défiance avec laquelle on la
considère. Après tous les enseignements réitérés de
l'histoire, tous les excès de l'ancienne puissance gou-
vernementale, toute la succession des idées révolution-
naires, continuer d'abuser des mots si chers de liberté
et de droit, en les recommandant aux hommes, fut un
manque de bon sens qui devait provoquer une juste in-
dignation. En un tour de main, l'absolutisme s'empara
de tout ce que la Révolution s'était approprié injuste-
ment, en particulier de tout ce qu'elle avait volé à l'É-
glise. Personne ne pensa à une restitution ; personne
ne parla plus ni des propriétés ni des droits de l'Église.
Au contraire, quand on lui eut tout pris, on fit passer le
mot d'ordre suivant : « Il y a assez longtemps que le
monde est plongé dans le trouble ; nous avons besoin
de paix ; il nous faut la paix à tout prix ; nous prendrons
soin de vous, mais à la condition que vous veuillez la
paix. Pour protéger votre foi et votre culte, nous nous
unirons encore plus étroitement à vous que par le passé,
4.— Atti-
tude du Libé-
ralis/ne envers
l'Édise.
68 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
mais à la condition que vous ne renouvellerez aucun
des anciens griefs capables de troubler la paix. D'ail-
leurs, pourquoi ne pas supporter de bon cœur ce nou-
veau sacrifice? Est-ce que la paix n'est pas tout à votre
avantage ?
C'est l'Église qui devait payer les frais de cette paix
malsaine, prêchée partout maintenant. Plus furent
grands les sacrifices que le libéralisme exigea d'elle,
plus il fut généreux dans son relevé d'inventaire. De
son côté, l'Église fut aussi condescendante que possi-
ble, parce qu'elle avait besoin de la paix pour continuer
son œuvre delà conversion des peuples au Cbristianis-
me. Mais parce qu'elle ne déposa pas d'elle-même son
dernier droit et sa dernière vérité sur l'autel du libéra-
lisme ; parce qu'elle était encore là debout, qu'il fallait
compter avec elle et lui témoigner certains égards, le
motif fut suffisant pour la rendre victime de sa colère.
Partout elle fut considérée comme l'ennemie commune,
et toute la haine de l'époque se dirigea contre elle. La
combattre fut considéré comme le premier devoir des
temps modernes. Ce fut là le seul trait d'union qui réu-
nit dans une action commune des puissances qui, jus-
que-là, s'étaient déchirées entre elles, et qui les rendit
amies, comme jadis Pilate et Hérode.
L'histoire nous montre cette lutte sous deux formes
différentes. Jusqu'à la Révolution de juillet, et aux évé-
nements de Cologne, l'Église fut partout comme étouf-
fée sous la vile oppression de la bureaucratie. La cen-
tralisation, dont elle est la conséquence, avait déjà pris
un développement souverainement malsain au siècle
précédent. La Révolution qui avait absorbé toute la vie
organique des membres individuels, pour faire du tout
une masse informe, se donnait l'apparence de parer à ce
mal, mais en réalité elle le poussa jusqu'aux dernières
limites (1). Comme de juste, la restauration libérale
(1) Gfr. Tocqueville, L'ancien régime et la Révolution, {!), 297, 301,
sq.
LE LIBÉRALISME 69
appliqua cette conquête avec un fanatisme qui touchait
à la folie. Elle fut l'âge d'or de la surveillance^ des me-
sures de police et de la bureaucratie.
Le but que poursuivit particulièrement ce système,
fut d'appliquer son art à l'Eglise. Où l'influence de Met-
ternich s'exerça directement, le Joséphisme se développa
pour créer un banc de torture dont le fonctionnement
était silencieux et sûr. Parfois, la machine agissait d'une
manière plus bruyante et plus violente, là où Bunsen et
ses semblables la dirigeaient. Ces hommes d'Etat n'a-
vaient pas d'autre objectif que l'Eglise ; c'est tout au
plus si en dehors d^'elle quelques démagogues et quel-
ques étudiants les inquiétaient. Ces politiques, dont le
regard n'effleurait que la surface des choses, ne voyaient
pas dans le lointain le péril qui menaçait le monde et
leurs châteaux de cartes. Mais quand Gentz lui-même
voit dans la gymnastique un abcès, et une monstruosité,
quand les hommes d'état de l'Europe tout entière se
réunissent à Karlsbad, pour constituer un tribunal cen-
tral d'inquisition contre les associations d'étudiants,
tribunal qui reconnaît tout simplement passibles de
l'emprisonnement dans une forteresse les auteurs de
quelque farce inoffensive, on peut facilement se faire
une idée de la rigueur extrême avec laquelle ces minis-
tres libéraux surveillèrent l'Eglise et chacune des mani-
festations de sa vie. On la croyait à peine digne d'é-
gards ; il n'y a donc rien d'étonnantqu'on ne lui reconnût
aucun droit. A peine avait-on fait un traité avec elle,
qu'on rompait ce traité, ou qu'on dénaturait un concor-
dat par des additions arbitraires. Non seulement on exi-
geait le plus strict accomplissement de tout ce à quoi
elle avait souscrit librement, mais aussi de tout ce à
quoi on l'avait obligée contre tout droit, et de ce qu'elle
ne pouvait jamais admettre.
A partir de J830, cette machine compliquée com-
mença, en raison de la façon violente dont on s'en était
servi, à refuser son service contre l'Église. C'est pour-
70 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
quoi, là du moins où Ion se rendit quelque peu compte
du changement de la situation, on prit un autre système
qui répondait davantage à l'esprit de l'époque, et qui
promettait les mêmes avantages, ou de meilleurs encore.
C'est alors que parut la période des prétendues libertés.
L'humanité ne supportait plus la tutelle dans laquelle
elle se trouvait, et l'Église n'avait plus rien qu'on puisse
lui prendre et jeter comme moyen d'apaisement à la
tempête mugissante de la Révolution. L'état moderne
dut donc, bon gré mal gré, se relâcher dans les mesures
de violence qu'il avait employées jusqu'alors. A côté de
cela, le rude assujétissement de l'Eglise finit par deve-
nir choquant. Peu à peu il augmenta la sympathie des
esprits envers elle et la force de résistance dans son
sein. Alors, l'état voulut favoriser ses vues avec l'appa-
rence de la générosité. Après que l'Eglise eut perdu tout
droit et toute propriété, après qu'elle se fut liée par des
traités ; après que par une multitude d'ordonnances, on
lui eut tracé chaque pas qu'elle devait faire, qu'on l'eut
baillonnéeet empêchée de respirer librement, on voulut,
dit-on, relâcher ses liens. Désormais, des deux côtés,
on s'en tiendrait aux lois et aux conventions. Elle pour-
rait faire ce que bon lui semblerait^ l'état ne s'occupe-
rait plus d'elle ; il se déchargerait du devoir de la pro-
téger et de toute autre obligation à son endroit. Étant
libre envers l'état, comme l'état serait libre envers elle,
elle devrait, en conséquence, laisser à chaque individu
la liberté la plus complète. La Religion, dirent Renja-
min Constant et son ami Alexandre Vinet, sera une
affaire personnelle, qui ne pourra subir aucune in-
fluence. Désormais, l'Église ne devra jamais revendi-
quer comme un droit l'obéissance à sa parole, ou l'ad-
hérence à sa communauté. La Religion est chose qu'il
faudra laisser à la discrétion de chacun. Que des per-
sonnes veuillent former spontanément une communauté
religieuse^, ce sera une Église. Mais admettre une Église
qui ait son droit ailleurs que dans la liberté personnelle
LE LIBÉRALISME 71
de l'homme, qui puisse invoquer d'une manière impé-
rieuse, contre les individus, une puissance d'un ordre
supérieur, voilà qui est inadmissible.
Ces idées reçurent le nom de séparation de l'Eglise et
de l'État, ou d'Église libre dans l'État libre. En réalité
c'était donner à l'Église la liberté de l'oiseau en cage, la
déclarersansdroitetsansprotection, dépendante du bon
plaisir del'état, soumise à la bonne volonté des individus^
et vouloir lui faire trouver bon d'être ainsi livrée dis-
soute et morcelée, à son époque ennemie. Venait-elle à se
plaindre, ou à réclamer un de ses droits ? Elle était alors
l'éternelle mécontente, la perturbatrice bien connue
depuis longtemps, avec laquelle était impossible une ac-
tion d'ensemble réglée par des lois. Alors c'était un re-
tour au premier système de bâillonnement qui précé-
demment avait sévi dans plusieurs endroits, mais qui^
cette fois, fut appliqué sur une grande échelle et dans
tous les pays.
Après 1870, ce fut le Cullurkampf, qui ne contribua
pas peu à mettre un terme à cette période du libéra-
lisme, et à faire place à une ère nouvelle.
On ne pourrait se faire une idée complète du libéra- s-Leu-
iisme, SI 1 on ne considérait que 1 action qu il a déployée le terrain de
^ ^ ^ "^ "^ la morale.
contre l'Eglise. Il ne fut pas moins généreux dans le
domaine moral, principalement où il s'agissait de mo-
rale publique, de vérité publique, et de droit public.
Ijci, en vrai fils de la Révolution qu'il était, il se montra
d'une effronterie incroyable. Les principes que celle-ci
avaient proclamés dans sa a Déclaration des droits de
[homme », il les adopta dans toute leur teneur, mais
d'une manière si décidée, qu'un jurisconsulte moderne
n'hésite pas à soutenir qu'aujourd'hui personne ne peut
plus douter de leur vérité (i).
Des « devoirs de V homme », le libéralisme en parla
aussi peu que la Révolution. Lorsque, à l'Assemblée
(1) Richter, Staats und Gesellschaftsrecht der franz. RevoL, l, 51».
72 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
nationale, Grégoire proposa d'en faire le sujet d'une
délibération, il éclata une véritable tempête, et sa pro-
position fut rejetée par 570 voix contre 430. 11 aurait
eu le même succès dans n'importe quelle assemblée li-
bérale, car il appartient à l'essence du libéralisme de
considérer chaque individu coaime une unité isolée. On
pourrait le nommer aussi bien individualisme, égoïsme
et égotisme que libéralisme. Selon lui, chaque homme
est un monde complet, un autocrate irresponsable, ne
faisant que ce qui lui plaît^ un égoïste qui ne se croit
obligé envers personne. 11 est impossible d'abuser d'une
manière aussi grossière, on pourrait dire aussi brutale,
des mots de droit et de liberté. D'après le libéralisme,
chacun possède la liberté de conscience, la liberté des
cultes, la liberté de pensée, mais il n'a pas l'obligation
d'agir d'après sa conscience, de croire et de penser juste
et raisonnablement. Avec son droit et sa propriété, le
libéralisme peut faire ce que bon lui semble ; il n'a be-
soin de tenir compte ni des autres, ni de la communauté
dont il fait partie. 11 ne peut se faire une idée ni du de-
voir social ni du droit privé que Gierl^e appelle la limite
immanente du droit. Son droit va jusqu'où s'étend sa
puissance. Par droit de naissance, il est l'unique domi-
nateur et souverain. Le libéral conséquent avec ses
principes doit toujours regardercomme un empiétement
faitsur son domaine, la participation que d'autres pour-
raient avoir à sa puissance ; car ils lui enlèvent une
partie des droits qu'il aurait pu, pense-t-il, exercer sur
eux. En fait, l'idée kantiste de droit prétend qu'un droit
étranger enlève toujours quelques parcelles du droit
propre. La doctrine christiano-germanique, qu'il n'y a
ni droit, ni liberté absolue, que tout droit a ses limites
naturelles dans les obligations envers la communauté
et les individus, que la liberté ne va que jusqu'où l'on
en blesse pas un droit plus élevé, lui est abominable et
incompréhensible.
Bref, quel que soit le terrain sur lequel nous suivions
LE LIBÉRALISME 73
le libéralisme : histoire de la civilisation, science mora-
le, droit, morale, politique ou religion ; quels que soient
ses maîtres que nous interrogions : Hobbes, Rousseau,
Adam Smith, Kant, Darwin, Herbert Spencer, la con-
clusion, qui en résulte toujours, est que son idéal n'est
ni l'homme vivant en société^ ni l'homme placé sur le
même pied d'égalité que ses semblables et ayant des
obligations envers eux^ ni l'homme soumis à des puis-
sances plus élevées, mais l'homme considéré comme
un numéro, comme une abstraction, l'homme libre de
toute obligation envers Dieu et envers les hommes,
l'homme appuyé sur lui seul, en un mot l'homme sau-
vage, absolument comme aux jours de la Révolution.
Mais si nous repassons en détail toutes ces libertés
avec lesquelles le libéralisme a peu à peu transformé la
vie publique, nous en trouverons à peine une qui n'ait
déjà été proclamée par la Révolution. Pour mettre à
exécution la liberté de penser, d'écrire et d'imprimer,
proclamée par la Déclaratmi des droits de rhomme, la
Révolution, poussée par un écrit rédigé, dit-on, par Mi-
rabeau, adopta avant tout, la complète liberté de la
presse et de la pensée. La conséquence fut qu'en peu de
temps, on usa huit fois plus de papier qu'auparavant, et
que Marat lui-même se plaignit amèrement du dérègle-
ment et de la nullité de la littérature du jour. La Con-
vention reconnut enfin la nécessité d'imposer des limi-
tes à cette hberté. Mais comme le fléau une fois déchaîné
prenait des proportions toujours de plus en plus in-
quiétantes, le Directoire se vit obligé de faire les sévères
ordonnances du 5 septembre 1797, qu'on a appelé la
Saint-Rarthélemy de la presse.
11 n'en fut pas autrement avec la liberté du théâtre
que la Révolution avait introduite, et qu'il fallut bien-
tôt entraver solidement.
Le libéralisme ne pouvait rien offrir de nouveau avec
tout ceci, pas plus qu'avec la proclamation de la li-
berté des cultes, et l'intolérance exercée en son nom,
74 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
car ici également, il avait la Révolution pour modèle.
Par les ordonnances du 24 décembre 1789 et du
27 septembre 1791 , la Révolution avait déclaré l'égalité
des droits entre les juifs et les autres citoyens, tandis
qu'au contraire, elle molestait fortement les chrétiens
restés fidèles à leurs convictions. Or, ces deux choses,
le libéralisme les a conservées exactement, malgré son
nom et ses principes.
Bref, nous voyons que partout et toujours, le libéra-
lisme a imité la Révolution. Autant celle-ci s'est épuisée
en inventions nouvelles, autant il a été infécond, il ne
s'est jamais démenti un seul instant; toujours il a su pro-
fiter du travail d'autrui. Nous serions vraiment très em-
barrassés, s'il fallait citer une seule institution qu'il a
puisée dans son sein, à l'époque de sa domination la plus
absolue, sous Louis-Philippe et sous Napoléon lll. En
mesures de violence concernant l'école, il est allé beau-
coup plus loin que la Révolution, c'est vrai ; mais celle-ci
en avait pourtant déjà posé les premiers principes. De-
puis cinq ans, déclare Saint-Just, l'enfance appartient à
l'état. D'après la loi du 1 9 décembre 1793, l'instruction
devait être libre et obhgatoire. La plus haute vertu d'un
bon maître était la vertu civique, la dernière fin de l'ins-
truction, de favoriser la propagation du civisme, ce qui
voulait dire que l'école était un instrument politique
aux mains de l'état. Ici encore, le libéralisme n'est donc
que le disciple de la Révolution.
Un des plus graves reproches qui atteignent la société
moderne, qu'elle soit absolutiste, révolutionnaire ou li-
bérale, — car ici, il n'y a pas de différence essentielle,
— est qu'elle considère tout ce qui est d'un ordre plus
élevé: religion, vérité, culture, éducation, morale,
comme des moyens pour l'état, de parvenir à ses fins
particulières. De là provient la conception kantiste d'état
constitutionnel, une des doctrines favorites de l'école li-
bérale. Personne n'a exprimé cela d'une manière plus
claire et plus incisive que Guillaume de Humboldt dans
LE LIBÉRALISME 75
son écrit à Dalberg intitulé : « Essai pour déterminer
les limites de la puissance de l'état ». D'après lui, les
obligations intellectuelles et morales de l'humanité, les
opinions, la morale, le mariage, la religion, ne concer-
nent pas le moins du monde l'état libéral. Dans toutes
ces questions, l'individu peut faire ce qui lui plait ; l'état
ne sauvegarde que ses propres intérêts, et laisse les par-
ticuliers à leur sort. Si quelqu'un croit être lésé dans
ses droits, qu'il réclame le secours de l'état, sinon, celui-
ci ne s'en inquiète point. Tout cela paraît être très libé-
ral, mais favorise singulièrement l'arbitraire dans la
puissance de l'état, car il ne renonce à aucune de ses re-
vendications ; au contraire, il ne les élève que trop, au
nom de la politique qui nécessairement intervient ici.
Selon le libéralisme, droit et morale sont deux choses
complètement différentes. Par exemple, ce n'est pas
pour moraliser l'école, que l'état l'attire à lui, mais c'est
simplement pour des raisons politiques qui lui permet-
tront de poursuivre ses fins. Les âmes des enfants sont
le moindre de ses soucis. Comment se trouveront-elles
de l'éducation qu'il donne? Il ne s'en inquiète nullement ;
c'est l'affaire de ceux qui peuvent y avoir quelque inté-
rêt. De là vient qu'on ne peut élever aucune objection
contre son activité, soit pour des raisons morales, soit
pour des raisons religieuses ; il garde ce qu'il appelle
son droit, et laisse, comme disait Richelieu, les chiens
aboyer à la lune. Et il en est ainsi de toutes les questions.
Partout le libéralisme est un rusé diplomate. Sur le ter-
rain de la politique extérieure, il parle d'Église libre dans
l'état libre, de non-intervention, de faits accomplis ; sur
le terrain de la poHtique intérieure, il proclame la liberté
sur toute la ligne ; sur celui de la politique sociale, il est
partisan du laisser faire, du laisser passer, belles paroles
qui en réalité sont calculées pour bercer dans la sécu-
rité et isoler toutes les forces, tous les individus, et per-
mettre à l'état absolu d'atteindre ses fins sans obstacle
aucun.
76 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
béfaiïïiifsur Cet individualisme, dont le libéralisme se glorifie avec
ilpouuîie^' tant d'orgueil^ est donc évident en morale et en reli-
gion.
11 en est de même sur le terrain de la politique. Ici,
le libéralisme a suivi complètement les doctrines de
Rousseau. L'ordre social organique du moyen âge, em-
prunté à la constitution de l'Église catholique, ne pou-
vait pas lui causer une grande joie, c'est tout naturel.
La doctrine atomistique et mécanique de Rousseau lui
allait mieux. Or celle-ci n'est autre que la doctrine de
l'Église entendue dans le sens protestant, et transportée
dans la société. Tandis que, selon la doctrine catholique,
les individus sont unis en groupes d'une certaine éten-
due et indépendants ; tandis que ces groupes concourent
à former un tout vivant, comme le corps est formé de
l'ensemble des membres, dans le protestantisme, un in-
dividu est égal à un autre, chacun s'unit au tout sans
intermédiaire, chacun, comme on l'a dit, est comme
le freiherr, le notable et le sérénhsime immédiat du
Christ. Rousseau comprenait de même l'origine de la
société. D'après lui, tous les hommes sont égaux par
nature. Pour former un état, ils se réunissent ensemble,
en vertu d'un contrat. Chaque atome contribue donc di-
rectement à former le tout, à l'endroit duquel toutes les
parties sont égales, de même qu'elles entrent en relation
avec lui sans l'intermédiaire d'un tiers. Ce fut la pensée
queSieyès exposa dans sa célèbre brochure. « Un mil-
lion de citoyens, dit-il, ont mille fois plus de valeur qu'un
état de mille sujets ». Selon cette doctrine, chacun n'est
qu'un chiffre qui compte seulement pour lui seul, et le
tout est la somme de tant et tant d'unités. Que l'œil
soit plus important qu'un doigt de pied, que l'index qui
se compose de trois phalanges ait plus d'importance
que trois ongles, c'est chose qu'il ne voit pas. La Révo-
lution non plus ne le vit pas. C'est pourquoi elle intro-
duisit le suffrage universel, les plébiscites, la prépondé-
rance des majorités, bref, le règne des chiffres, autorité
LE LIBÉRALISME 77
unique devant laquelle l'état moderne s'incline avec
respect. C'est pourquoi elle brisa l'ancienne constitu-
tion historique des provinces et des états de France,
jeta dans une urne tous les débris qui s'élevaient à vingt-
cinq millions, tira un même nombre de numéros, et
fabriqua là-dessus la nouvelle division en départements,
arrondissements, cantons et communes.
Le libéralisme a fait de même. Sa fameuse organisa-
tion des circonscriptions électorales, dont il n'est pas
peu fier, est une des preuves qui attestent l'idée qu'il se
fait de la société. C'est précisément par celles-ci et par
d'autres constitutionssimilaires, purement mécaniques,
qu'il a dépouillé la société d'une vie saine, d'une repré-
sentation naturelle, et qu'il a permis au petit nombre
de ceux qui possèdent la puissance de pouvoir régner
sans peine sur la masse immense, tandis que les indi-
vidus au contraire, ne possèdent aucun moyen par
lequel ils puissent se faire valoir aux yeux de la tota-
lité. Or, la constitution des états et le régime féodal si
décriés obviaient à ces inconvénients. Maintenant, pour
attirer l'attention sur eux, les particuliers n'ont plus
que les moyens violents, le trouble, les clameurs elles
partis artificiellement formés. C'est par là spécialement
que le libéralisme a préparé la voie au socialisme, dont
l'idéal est que tous les hommes appartiennent à la com-
munauté, que tous disposent de tous et de tout selon
leur fantaisie ; mais que personne ni dans les hautes
sphères, ni dans les petites ne puisse revendiquer pour
soi des intérêts et des droits.
Sur le terrain politique, le libéralisme se montra blrTiumê
donc comme l'intermédiaire entre la Révolution et le ilcMuSe'
socialisme. Il l'est encore davantage, relativement à
l'économie politique et à la question sociale. De ce côté
non plus, il n'a pas fait preuve d'indépendance. Les
Physiocrates, les pères de l'économie nationale qui
règne actuellement, appartiennent aussi aux ancêtres
de la Révolution, cela va sans dire ; mais les économis-
78 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
tes libéraux dépendent aussi d'elle. Ces hommes dont
le libéralisme est fier, et qu'il considère comme les
pionniers de ses idées économiques, Ricardo et Cob-
den, ne sont que les disciples d'Adam Smith, qui, avec
Rousseau, a puisé toute sa science dans le sein mater-
nel de la Révolution : tels jadis Romulus et Rémus fu-
rent allaités par une louve. Quand Rousseau eut réalisé
le principe de l'Individualisme dans l'Etat, et que Smith
se fut chargé de l'étendre à l'économie nationale avec sa
doctrine du laisser faire et du laisser passer, comme
nous l'avons déjà vu, Kant appliqua le principe dans
la politique intérieure et dans le droit privé.
Quiconque ne ferme pas volontairement les yeux à la
vérité que les deux systèmes, qui ont conquis au libé-
ralisme la souveraineté dans le domaine économique,
sont sortis delà Révolution, ne s'étonnera pas non plus
qu'il ait emprunté à cette dernière les armes avec les-
quelles il a porté les plus grands coups à l'ancienne or-
ganisation sociale, coups par lesquels il a renouvelé la
face de la terre et aplani la voie au socialisme : l'aboli-
tion des corporations et des corps de métiers, la liberté
industrielle et commerciale, les atteintes portées contre
le droit de succession, le partage et l'instabilité des
propriétés foncières, le bannissement du développement
historique dans les droits transmis par héritage (1). En
ce qui concerne ces prescriptions qui sont les siennes,
la Révolution a déjà fait les expériences inséparables de
leur application. t]lle fut assez prudente pour vouloir
modérer selon son pouvoir leurs effets pernicieux, en
les limitant sévèrement ; mais les mesures qu'elle prit,
la loi sur le maximum par exemple, furent aussi vaines
que violentes.
Si le libéralisme avait été capable de recevoir un
enseignement, il eut pu en tirer un très sage de tout
(1) Richter, Staats-und Gesellschaftsrecht der franz. RevoL, 1, 104
sq., i37sq. ; 11,432 sq.
LE LIBÉRALISME 79
ceci. Mais bravant les avertissements d'une histoire
qu'il avait sous les yeux, il a morcelé la société tout en-
tière ; il en a fait un chaos d'atomes sans cohésion,
pensant qu'avec ses mots de progrès, de liberté de cons-
cience, il avait suffisamment fait pour que l'humanité
se considérât comme un peuple de frères. Oui, les frè-
res se sont trouvés, et ils se serrent d'autant plus les
uns contre les autres que le libéralisme a réduit la
communauté en poudre. En présence de cette frater-
nisation, le libéralisme disparaît lui-même comme la
poussière au souffle du vent. Par son Individuahsme,
cette création dont il était si fier, il a préparé sa ruine.
On peut donc dire qu'il est dans le monde peu de cho- s -Leubé-
, . 1 Ti T ralisme com-
ses avec lesquelles on puisse comparer le libéralisme, meennemidu
^ ^ ^ surnaturel.
Comment le nommer? Ecole, système, parti, secte?
Dans quelle catégorie le ranger? Est-ce parmi les partis
religieux, politiques, ou philosophiques ? Il est tout cela,
et il n'est rien de cela, comme son père Talleyrand était
à la fois évêque et mari, diplomate et écrivain, français
et ami des ennemis de sa patrie, républicain, bonapar-
tiste, légitimiste, bref tout ce qu'on veut, sans avoir de
caractère bien déterminé. Il veut tout renouveler : reli-
gion, politique, philosophie, éducation, économie poli-
tique, société, formation, culture. Il promet d'enchaîner
tous les esprits, et en réalité tous ont place sous son
large manteau : les athées, les juifs, et avant tout les
serviteurs d'isis. C'est pourquoi il n'est pas quelque
chose de bien, et ne satisfait que ceux qui font volontiers
les généreux avec le bien d'autrui. De là, le fait que ses
partisans les plus convaincus se recrutent dans la foule
de ceux qui vivent aux dépens des autres : les capitalis-
tes oisifs, les noceurs criblés de dettes, les banquerou-
tiers de la fol, de la morale et de l'argent. Il ne peut se
maintenir qu'en louvoyant et en changeant constam-
ment de position. 11 est comme le Protée de la Fable.
Darwin n'a certainement pas tiré de l'ichtyosaure et du
gorille primitif sa doctrine sur les transformations suc-
80 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
cessives, mais du libéralisme ; car on n'a jamais rien
vu sur terre, qui fut aussi apte que lui à revêtir toutes
les formes. 11 est tout ce qu'on veut et s'oriente d'après
le vent qui souffle. Pourvu qu'il y voie son avantage il
peut être aussi bien païen que turc, mormon que chinois;
il jure aussi facilement par le fétichisme que par le boud-
hisme ; il ne s'enthousiasme pas moins pour la Révolu-
tion que pourle despotisme absolu, et quand l'heure sera
venue, peut être applaudira-t-il aux succès du socia-
lisme. On peut tout lui demander, sauf une chose : le ca-
ractère ; on peut traiter en tout avec lui, excepté sur un
point : la haine contre une vérité immuable, une loi iné-
branlable et le seul rempart que celles-ci aient sur la
terre : l'Eglise.
Cette haine envers l'Eglise, en d'autres termes envers
la doctrine que le surnaturel a quelque chose à faire en
ce monde^ forme le seul point sur lequel se trouvent
unis tous les représentants du libéralisme. On pourrait
même dire que c'est le seul article de foi par lequel ils
jurent. Le trésor de vérité, les moyens de salut, les
droits qui forment le dépôt que le Christ a confié à son
Eglise, sont la mine où ils vont puiser les concessions
et les sacrifices qu'il fait à l'esprit de l'époque. On attri-
bue à l'un des plus remarquables généraux allemands,
prince prussien bien connu, cette parole : qu'il ne re-
doutait aucun danger pour la patrie, tant qu'il y aurait
encore beaucoup de vieux fonds de magasin à jeter aux
loups. Avec la perspicacité qui lui était propre, le grand
chef d'armée a parfaitement décrit la politique du libé-
ralisme. Autre chose serait de savoir s'il a fait preuve
de cette perspicacité dans la politique. Comme général,
il devait savoir mieux que personne, que l'ennemi vic-
torieux ne se laisse pas arrêter par les parcelles de bu-
tin qu'un adversaire en fuite sème sur sa route, comme
un enfant par des cerises. Le vainqueur est sûr de pos-
séder ce qu'il laisse derrière lui. Il n'a qu'une chose en
vue : anéantir l'armée des fuyards. Plus il voit la route
LE LIBÉRALISME 81
couverte de débris captivants, plus il est certain que
rennemi est au désespoir et en pleine déroute.
Telle est aujourd'hui la situation du libéralisme. Avec
ce qu'il sacrifie du christianisme et du surnaturel, il ne
laisse que trop voir au socialisme son anxiété et son af-
follement. Les temps sont passés où celui-ci pouvait se
contenter de tels procédés. Mais en les employant^ le
libéralisme l'a fait grandir et l'a rendu audacieux. Main-
tenant, il est parvenu à son complet développement et
il a conscience de sa force. 11 ne compte plus avec l'É-
glise, parce que le libéralisme lui a constamment appris
que c'en était fait d'elle. Le seul ennemi qu'il ait en vue,
le seul qu'il poursuive, avec d'autant plus d'acharne-
ment que celui-ci jette plus généreusement sous ses
pieds, foi, morale, vérité et droit, c'est le libéralisme.
Ainsi, la perfidie retombe toujours sur son auteur, et
trop souvent sur la fine diplomatie et ses plus grands
représentants. D'après la loi si simple donnée par Dieu,
on ne triomphe de l'erreur que par la vérité, et de l'a-
narchie que par la conformité aux lois ; mais non en se
mettant au service du mensonge et de la révolte. Le
libéralisme a cru être plus prudent et trouver un avan-
tage plus considérable en faisant une contre- révolution.
11 croyait parla détrousser la Révolution et s'attribuer
les fruits qu'elle avait produits ; il pensait chasser Satan
par Beelzébud, et pouvoir les envoyer tous deux au feu
contre le surnaturel, afin de rester la seule puissance
sur terre, quand ils se seraient anéantis réciproquement.
En agissant ainsi, il a creusé son propre tombeau et
contribué à développer les forces de son bourreau, le
socialisme. Actuellement encore^ ces deux puissances
sontaux prises. Qu'arrivera-t-il de cette lutte? Nous ne
pouvons le dire. Ce que nous savons seulement, c'est
que les indécis succomberont sous les braves ; mais que
le surnaturel survivra au libéralisme et au socialisme,
à l'absolutisme et à la Révolution, à tous ses ennemis,
au monde entier.
QUATRIÈME CONFERENCE.
LE SOCIALISME.
d. — Le Socialisme fossoyeur du Libe'ralisme. — 2. Le Socialisme
comme tentative de conduire les masses populaires au combat
contre Tordre social. — 3. Le Socialisme est une secte positive-
ment révolutionnaire. — 4. Le Socialisme est le fruit et l'ennemi
né du Libéralisme. — 5. Le Socialisme est l'ennemi du Libéralis-
me comme système politique ; mais il est l'ami du Libéralisme
comme école. — 6. Le Socialisme ennemi de l'Etat absolu est
cependant son promoteur le plus décidé. — 7. Le Socialisme est
une imitation de toutes les exagérations de la révolution. — 8.
Le Socialisme est Tétat de l'avenir, l'héritier universel et la mise
en scène des idées modernes. — 9. Gravité de l'avenir.
1 -Leso- C'est toujours chose triste à voir qu'un convoi funè-
cialisme los- J ^
bérausme.^'" brc. A SOU dspcct, Ic chréticn croyant qui dit avec saint
Paul: « Je désire la mort pour être avec le Christ »,
devient grave ; et le libre-penseur se sent mal à l'aise^
bien qu'il croie que tout finisse avec la vie.
a Tristement lu cloche tinte, »
« Lugubres sont les accents du chœur; »
(( Les chants de joie se taisent. »
Mais le sentiment le plus poignant qu'excite ce con-
voi, c'est quand il emporte à sa dernière demeure un
riche avare, ou un prodigue débauché, indifférent, fan-
faron, et que la foule qui l'accompagne est unanime à
lui faire cette oraison funèbre : « Il est mort comme il
a vécu , le monde est débarrassé de sa personne, et il n'y
a rien perdu ». Alors on peut dire en toute vérité de la
cloche qui sonne le glas funèbre :
« Elle a été consacrée pour être »
« En ce jour la cloche du condamné. »
Telle est l'impression que nous produit la lecture de
la prophétie dans laquelle Karl Marx appelle le socia-
lisme (( l'expropriation des usurpateurs parles masses
LE SOCIALISME 83
populaires, le glas du libéralisme » (1). Il est vrai que
nous n'en sommes pas encore arrivés à la complète réa-
lisation (le cette parole ; mais peu s'en faut. Le libéra-
lisme saigne par mille blessures que son adversaire lui
a faites; et il y a peu d'espoir qu'il s'en remette. Si,
selon toute vraisemblance, il doit succomber à ces bles-
sures ; si les prolétaires qu'il a produits doivent être un
jour ses fossoyeurs, comme dit Liebknecht, nous pou-
vons toujours bien dire à l'avance, sans posséder le
don de prophétie de Marx, que les funérailles seront
telles que chacun pensera alors à la cloche funèbre.
L'expression des deux chefs les plus en vue du socialisme
est on ne peut plus juste : Le socialisme est la ten-
tative faite pour forcer, par le moyen des masses le
libéralisme à abdiquer la souveraineté excessive qu'il
s'est arrogée. C'est l'explication la plus complète et la
plus exacte qu'on puisse donner de son intention der-
nière.
Il est d'abord la tentative d'entraîner les masses, le 2._Leso-
peuple proprement dit, à la lutte contre l'ordre social. mSauve'dê
•ri 1 . t t p > 1 ■« j • conduire les
En cela, se retrouve sa nature et sa torce, c est-a-dire masses popu-
, . -, 1 ., T <• 1 ( 1 laiesaucom-
le signe par lequel il se distm£;ue de tous les mouve- bat contre
11111 T T^ l'ordre social.
ments semblables des époques précédentes. La Révo-
lution ne fut rien moins qu'un soulèvement du peuple
en grand. Ceux qui, sous elle, s'emparèrent du pouvoir,
formaient partout une fraction de peuple presque im-
perceptible. Elle était une oligarchie ; et ses chefs furent
des avocats, des bourgeois et parfois des aristocrates.
Maintenant, c'est le peuple, ce sont les masses qui sont
conduites en bloc au combat et à la victoire. Maintenant,
c'est la démocratie qui vise à la souveraineté ; c'est l'o-
chlorratie qu'il s'agit de fonder dans toute la force du
terme. Suppression complète de toutes les différences
entre les classes, nivellement universel, établissement
d'une règle générale en tout sans exception ; suppres-
(1) Marx, Bas KapUal (4) I, 729 ; Vorrede, p. XII.
(2) Protocole du Congres de Halle, 1890, p. 169.
84 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
sion de toutes les limites de classes, de nations, d'états,
pour en arriver à l'Internationalisme et au Cosmopoli-
tisme, tel est le but de cette tendance. Rousseau serait
au comble de la joie, s'il voyait à quel point des socia-
listes ont adopté ses idées. Les gâte-métier de la Révo-
lution ont fractionné à nouveau la société en états indé-
pendants ; maintenant il faut la réduire en poudre, en
former une pâte, faire cuire cette pâte dans le grand
incendie du monde, pour en former un gâteau capable
de faire périr tous les dragons de Rel et Léviathan lui-
même.
ciausme^ïst ^'où il résultc quc ceux-là comprennent peu le so-
smvementîé- cialismc qui, selon une expression reçue, ne lui attri-
voiutionnaire. j^^^^^j^ qu'uuc importance négative, et prétendent qu'il
combat seulement l'excès de puissance du capital, et ne
cherche qu'à conquérir une situation tolérable pour les
classes ouvrières opprimées. La plupart du temps, ce
n'est qu'un prétexte grâce auquel il recrute des adhé-
rents. Même là où il ne professe pas explicitement ces
principes, ceux-ci forment néanmoins un des points de
son programme. On ne lui fait donc pas tort, quand on
dit que cette tentative est son véritable point de départ.
Ce n'est pas seulement la défense qu'il a en vue, mais
l'attaque. Il vise non pas à l'amélioration de la société,
mais à sa destruction et à sa réédification d'après d'au-
tres principes. Pour le moment, il ne songe ni à son sou-
lagement propre, ni à celui des siens. Au contraire,
il dit clairement qu'un tel but n'est ni celui qu'il veut,
ni celui qui lui plaît, mais qu'il désire plutôt voir la si-
tuation s'aggraver. Il accueille avec joie tout cequipeufc
y contribuer, afin d'atteindre plus sûrement sa lîn, qui
est l'anéantissement de tout ordre existant (1). z
Après cela le monde peut lui-même répondre à la
question s'il est important de tuerie socialisme ou d'es- f
sayer de l'apprivoiser, soit par voie d'apaisement, soit
(1) Vers, der Berl. Socialdem. {Vorwœrts, 7 Juli 1891, Beil.)
LE SOCIALISME 85
en lui jetant quelques vieux fonds de boutique, selon
Tancienne méthode pratiquée par le libéralisme. Au
point où les choses en sont, de telles concessions ne font
qu'augmenter l'enthousiasme et fortifier les convictions
de ceux auxquels on cède. On n'a qu'à lire les feuilles
socialistes pour s'en convaincre. A peine un théologien
ou un économiste a-t-il laissé échapper une expression
dans laquelle il dit que le socialisme contient plus de
vrai que le libéralisme, qu'aussitôt, ivres d'une joie en-
fantine, elles entonnent leur Te Deum, assez court pour
être appris par cœur par les masses^ car il ne contient
que ces mots : « Les conversions au socialisme augmen-
tent ». Propose-t-on dans une chambre lamélioration
delà situation des ouvriers ? Aussitôt elles s'écrient:
«L'état en vient peu à peu à la réalisation du programme
socialiste ». « Mais, disent-elles chaque fois en termi-
nant, cela ne ralentit pas notre marche. Ce ne sont pas
des lambeaux que nous voulons ; il nous faut le tout.
Nous ne laisserons pas gâter nos plans par des étran-
gers ; nous voulons les exécuter nous-mêmes. Nous
voulons le vrai socialisme : nous saurons éviter les trom-
peries que le libéralisme voile sous l'apparence des
bons services qu'il veut nous rendre ; nous ne voulons
pas tirer les marrons du feu et que ce soit lui qui les
mange ». Nous ne faisons pas de compromis, dit Liebk-
necht ; nous maintenons haut et ferme notre caractère
révolutionnaire (i).
En face d'un tel ennemi, le libéralisme est impuissant. 4.-LeSo-
■•■ cialisme est
Pour se tirer d'affaire, il n'a qu'un seul moyen que nous ['^^^""^X'ubé-
connaissons déjà : capituler sur les détails, lui livrer ''^"'°'®-
l'accessoire^ et tout ce qui n'a pas grande valeur, afin
de sauver le principal. Mais la fin première du socia-
hsme est précisément de renverser la souveraineté du
libéralisme et de l'anéantir complètement. Cette fin,
il la poursuit avec la ténacité et la lucidité d'esprit qu'on
(1) Protocole du Congrès de Halle, 1890, p. 96.
86 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
doit lui reconnaître. Quiconque veut apprendre à con-
naître à fond les fautes et les faiblesses du libéralisme,
n'a qu'à lire les écrits de Proudhou ou de Lassalle con-
tre Julien Schmidt et Schultze-Delitzsch, ouïe Capital àQ
Marx ^ila Femme de Bebel. D'ailleurs, il y a longtemps
que cette tendance à critiquer fortement les situations
instables de l'époque existe ; le remarquable discours
de Catilina en est déjà une preuve brillante (1).
Le socialisme contemporain sait bien qu'il doit son
origine au libéralisme. Il sait aussi que la réussite de
ses plans dépend de l'anéantissement de cet ennemi.
Louis Blanc s'est exprimé de la façon la plus claire à ce
sujet. Selon lui, les deux maux qui rendent intenable la
situation des basses classes, et à l'extirpation desquels
elles doivent consacrer toutes leurs forces, sont l'indi-
vidualisme et la concurrence sans limite. Or, ce sont
précisément ces idées et cette organisation que, dans le
domaine économique, le libéralisme traite comme une
question de vie ou de mort pour sa cause. La force du
socialisme actuel se trouve et se trouvera tant qu'il y
aura un libéralisme, en ce qu'il peut opposer aux mots
d'ordre chimériques de self help et de laisser passer,
employés par l'école de Manchester, un mot énergique
et conforme à la nature, le mot d'union.
C'est ce qui fait qu'entre ces deux tendances, un ar
rangement n'est pas possible et ne le sera jamais, car
relativement au choix des moyens, elles se contredisen
comme oui et non. Le libéralisme n'éprouvera certai-
nement aucune scrupule de conscience à se rallier ai
socialisme, au cas où celui-ci serait vainqueur ; mais c(
ne sera pas une véritable conversion. Nous craignons
même beaucoup que ce moyen n'apaise pas la colèr
du socialisme, car il n'est pas seulement une verge
comme tout fruit du péché ; mais il est aussi la négatioi
du libéralisme.
(1) Sallust., Catilina, 20.]
LE SOCIALISME 87
La haine du socialisme contre le libéralisme, et la ciaûl^e
5.— LeSo-
est
l'ennemi du
crainte de ce dernier sont d'autant plus grandes, que LibMsme
11 .- I 1 j 1 T j comme systè-
les deux systèmes se rapprochent davantage 1 un de meponuque;
1 autre par leurs idées tondamentales, leurs vues der- ami comme
^ école.
nières, en un mot leur nature. Quand des frères, des
parents, des enfants, des gens qui ont les mêmes vues
et poursuivent les mêmes buts ; quand des parents unis
par le sang entrent en contestation au sujet de la sou-
veraineté, la lutte est beaucoup plus ardente que là où
ce sont des étrangers qui combattent. La cause, pour
laquelle les socialistes sont si fort aigris contre le libé-
ralisme, vient de ce que celui-ci ne veut rien lâcher de
son influence politique et économique, sur la société,
influence dont il a abusé et dont la dissolution de tout
ordre a été le résultat. Par contre, le socialisme accepte
les principes du libéralisme concernant la religion, la
vérité, la morale et le droit. Il ne combat le libéralisme
que comme système politique ; en tant qu'école il se
soumet volontiers à lui, et passerait par le feu pour la
réalisation de ses doctrines. Mais laissons de côté pour
le moment, la partie morale et religieuse du socialis-
me ; nous y reviendrons plus tard pour la traiter plus
en détails.
En économie politique, le socialisme ne connaît pas
d'autre doctrine que celle d'Adam Smith, à savoir que
le travail est l'unique base de toute production et lame-
sure abstraite, originelle, de toute valeur, ainsi que le
principe plus étendu de Ricardo qu'entre l'intérêt .du
travail et du capital, il n'existe pas seulement une inéga-
lité occasionnelle et due à l'exploitation personnelle,
mais une inégahté résultant de la nature. Quant à la
question de savoir comment rebâtir la nouvelle société,
le sociaHsme y répond tout à fait dans le sens de Rous-
seau et du libéralisme. Chez lui, il n'est pas question
d'organisation organique, car il se priverait de sa plus
grande force, s'il donnait à des groupes spéciaux la possi-
bilité de poursuivre leur avantage propre contre l'excès
88 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
de puissance du tout. 11 lui importe souverainement que
tous ceux qui ont des buts semblables soient morcelés
isolés, et livrés sans défense à la société. Ce n'est que
lorsque chacun demeure pour soi seul dans le cadre du
tout, sans autre soutien et sans autre appui que la vo-
lonté de la totalité ; ce n'est que lorsque tout lien solide
est rendu impossible entre les individus, que l'état so-
cialiste peut agir à sa guise, et se mettre à l'abri contre
l'énergique résistance des mécontents.
Relativement à l'organisation intérieure de l'état fu-
tur, le socialisme est donc autant que le libéralisrne,
sinon plus, le partisan de l'individualisme et l'ennemi
do toute espèce de corporation, corps de métiers ou as-
sociations.
6.-LeSo- Aussi cst-il tout clair que, dans la question qui con-
nemide l'étal ccme la formc d'état du gouvernement, le socialisme ne
absolu, est ce- , . ,, , .
pendant son puissc ôtrc Quc l'enncmi de 1 ordre existant. Il n\ a pas
promoteur le * ^ . .
plus décidé, d'adorateur de Tabsolutisme et de la centralisation de
la puissance de l'état plus convaincu que lui. Oui, en
cette matière il dépassera de beaucoup son devancier et
il y sera obligé. 11 commencera par porter la centralisa-
lion beaucoup plus loin que l'état moderne. Celui-ci, il
est vrai, l'a déjà accomplie en grande partie. 11 a préparé
la voie au socialisme en faisant rentrer dans le droit po-
litique toutes les questions du domaine économique, en
unissant, comme il s'exprime lui-même aujourd'hui, la
société à l'état, en dépouillant celle-ci de toute action
propre, et en ne lui laissant d'activité que par lui et pour
lui. Si ce pas n'était pas fait, le socialisme serait beau-
coup moins dangereux ; il serait un parti purement so-
cial et économique, et en soi, il aurait aussi peu à faire
avec l'état et la politique qu'autrefois le Physiocratisme.
Cependant le socialisme est encore loin de se conten-
ter de ce travail préparatoire. La prétention qu'il émet
à vouloir nationaliser le sol, à faire du capital et de tout
moyen de production la propriété de la société, et même
à supprimer toute propriété privée pour la changer en
LE SOCIALISME 89
propriété collective, indique une triple voie sur laquelle
la centralisation peut encore aller très loin.
Enfin, il ne peut s'arrêter là ; il doit; s'il est logique,
travailler à faire disparaître complètement la société
économique dans l'état. Il lui fautpar conséquent trans-
former en exigence contraire la théorie émise autrefois
par Louis Blanc et Lassalle, savoir que l'état devait prê-
ter secours à la société. D'après le socialisme, la société
est l'unique puissance qui ait droit à l'existence; elle
seule est juge si elle veut tolérer ou non l'état comme
puissance politique ; elle seule peut déterminer dans
quelles mesures et à quelles fins elle lui présente son
concours.
Mais plus la centralisation fera de progrès, plus aussi
montera l'absolutisme. De cette nouvelle organisation
de la société résultera nécessairement une foule d'affai-
res purement administratives. Or, d'après l'organisation
de l'état socialiste futur, celles-ci ne peuvent pas, comme
au moyen âge, s'occuper des membres individuels, ni
des sociétés, puisque la fin du socialisme est de faire
disparaître les derniers vestiges d'une organisation or-
ganique, et d'entraver par là la libre formation de grou-
pes plus petits.
La puissance de l'état sera donc l'unique puissance
qui régira tout, sans exception. Mais plus celle-ci travail-
lera à se rendre libre, plus s'étendra le cercle de son ac-
tivité, plus aussi les lois devront être conçues d une fa-
çon draconienne et exécutées sans pitié. Nous en avons
déjà un petit exemple dans les lois terribles portées sous
la Révolution, contre les accaparements de grain, les ré-
serves de provisions, mais particulièrement dans la loi
sur le maximum. A cette époque, l'état était encore loin
de se considérer comme synonyme de la société. En ou-
Iro, il bornait sa sollicitude aux moyens de subsistance
delà petite France. Cependant, après qu'il eut tout ac-
caparé, il se vit forcé d'édicter ces prescriptions violen-
tes qui allèrent jusqu'à la plus odieuse violation du droit
90 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
de propriété, et jusqu'à la menace de la peine de mort,
pour le plus léger détournement de farine ou de blé. Mais
qu'adviendra-t-il, si c'est l'état qui remplace la société?
si, d'un seul siège, il dirige la vie commerciale et indus-
trielle du monde entier? si c'est lui qui doit procurer
chaque jour du travail à tous les ouvriers, leur livrer chez
eux, leur pain, leurs souliers, leur feu ? Qu'une machine
aussi gigantesque ne puisse être maintenue en mouve-
ment qu'au prix des peines les plus grandes ; que l'indi-
vidu soit constamment en danger d'être saisi par elle,
au moindre petit mouvement et écrasé, c'est tout clair.
Il va sans dire que cette disposition doit conduire
aussi à une augmentation de bureaucratie dont nous
avons à peine l'idée. Car non seulement la fourniture des
moyens d'existence, de production et de travail, la di-
rection de la production et la répartition de son revenu,
sont alors la chose de Vétat ; mais aussi toutes les affai-
res commerciales et industrielles, jusque dans les plus
petits détails. Celles-ci ne sont plus négociées par les
particuliers, au moyen d'argent, mais par l'état, et cela
par décompte ou par surtaxe, d'après les indications ré-
digées par lui, tout à l'avantage du bien commun. Pour
la vente comme pour l'achat le plus insignifiant; pour
une affaire de quelques minutes, il faudra un employé
de l'état, chargé d'établir la balance du compte. Si j'a-
chète un morceau de pain chez le boulanger; si je fais
coudre un bouton chez le cordonnier, il nous faudra
tous deux, lui comme moi, nous présenter devant l'au-
torité pour faire enregistrer le plus ou le moins sur nos
quittances (1). Quelle armée d'employés sera nécessaire
alors, quels désagréments résulteront de tout cela, il
n'est aucune imagination qui puisse se le représenter,
pas même celle des socialistes les plus portés au mer-
veilleux.
ciliie^est ^^^' ^^"^ avons touché le côté faible du socialisme,
une imitation
de toutes les
delà Révolu- (1) Michaelis, Ein Bllckin die Zukiinft, cap. 4, p. 39, sq.
tien.
LE SOCIALISME 91
le point propre à nous inspirer une certaine assurance,
malgré tant d'inquiétudes hélas ! trop fondées. D'ail-
leurs, le socialisme n'a jamais caché qu'il se considérait
comme l'héritier et le successeur de la Révolution. Il ne
se lasse pas de s'avouer révolutionnaire, de couronner
de l'auréole des saints, et d'appeler ses modèles tous
les héros de la Révolution (1). Au Congrès de Halle,
Domela-Nieuwenhuis fit publiquement l'éloge de Marat,
cet homme si noble et si méconnu (2). De même Liebk-
necht renouvela l'affirmation exprimée par Bebel, au
Reichstag allemand, le 25 mai 1871 (3), et souvent ré-
pétée depuis, savoir que le socialisme se considérait
comme solidaire avec la Commune de 1871 (4). Ces
déclarations et d'autres semblables nous inspirent plus
de tranquillité que d'inquiétude, car elles nous prouvent
que l'enthousiasme et l'idéalisme vraiment enfantins
que manifeste le mouvement nouveau, ne sont pas seu-
lement quelque chose d'occasionnel, mais le fond de sa
pensée. La vieille Révolution elle-même nous apparaît
comme un bouleversement dû à des cerveaux brûlés,
des brouillons, des fantasques, qui ne connaissaient lii
limites ni mesure, qui croyaient avec la meilleure bonne
foi qu'on pouvait transformer le monde, comme on se
l'imagine dans son cabinet, et qui tuèrent en peu de
temps, par leurs exagérations, les idées pratiques et uti-
lisables qu'ils pouvaient avoir. C'est un des motifs prin-
cipaux pour lesquels l'incendie s'est éteint si vite.
Quand on suit le cercle d'idées des socialistes d'au-
trefois et des socialistes d'aujourd'hui, on ne peut se
défendre de la consolante impression qu'on a à faire au
même esprit que celui que nous venons de considérer
comme formant le caractère distinctif de la Révolution.
Les luttes pour la journée de travail normale, que Marx
(\) Protocole du Congrès de Halle, 1890, p. 57, 96.
(2) Protocole du Congrès de Halle, 1890, p. 21.
(3) Blum, Die Lûgen imserer Socialdemocratie, 330.
(4) Congrès de Halle, p. 165.
92 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
a soulevées par ses recherches (1 ), rappellent une longue
série de théories fantaisistes avec lesquelles on croyait
déjà pouvoir améliorer le monde. Marx fut assez prudent
pour n'en point parler, afin de ne pas trahir la faiblesse
de son parti, laquelle se manifeste déjà dans l'histoire
de cette question. ïl est donc bon de considérer l'état
des choses pour apprendre à connaître la véritable na-
ture du socialisme. Ainsi, Thomas Morus qui fixe la
journée normale à sept heures, croit en outre que sou-
vent toutes ces heures n'auraient pas besoin d'être em-
ployées. Campanella descend jusqu'à quatre ; Vairasse
pense qu'il faut en admettre huit. Helvetius en accepte
de sept à huit, ainsi que Rousseau ; Cabet en veut sept
en été et cinq en hiver. Bref, on voit que c'est une lice
où la fantaisie personnelle peut se donner libre carrière,
et que les socialistes ne résistent pas au plaisir de faire
des excursions peu coûteuses au pays de Cocagne.
Ceci s'applique particulièrement au succès qu'ils se
promettent de l'exécution de leurs plans. Le bon Bella-
my s'est acquis un nombre inouï de lecteurs par ses
descriptions de l'état socialiste, qui toutes se terminent
ainsi : « Ce nouveau monde socialiste est un paradis
d'ordre, d'équité et de bonheur (2). Le long, le triste
hiver de notre génération est passé, l'été est venu, l'hu-
manité a brisé son cocon, le ciel apparaît à nos yeux (3) ».
Un commentaire sans importance de l'encyclique de
Léon XIÏI, probablement rédigé par Liebknecht, finit
par ces mots : « La démocratie sociale ne peut pas faire
delà terre un paradis par la patience, mais par une lutte
joyeuse » (4). Si on ne pensait pas que ces descriptions,
en style de sultan et de pacha des mille et une nuits,
sont destinées à fanatiser la troupe des croyants, et à la
lancer aune guerre d'extermination, il faudrait cesser
[i) Marx, Kapital, (4), I, 226, sq.
(2) Beliamy, Rilckblick, Cap., 22 (Gizycki, 183).
(3) Beliamy, Hûckblick, Cap., 26, p. 237.
(4) Vonvœrts, 3 ium iS9i.
LE SOCIALISME 93
de prendre plus longtemps au sérieux des gens qui amu-
sent leurs lecteurs avec des niaiseries d'enfants. Ils
rient certainement eux-mêmes de ce qu'ils préconisent,
car ils sont un peu moins naïfs que le bon père Enfantin.
Mais ils ne comprennent pas que la réaction se produira
d'autant plus promptement, que le sombre avenir de fer
formera un contraste plus frappant avec l'âge d'or qu'ils
promettent à leurs adhérents.
Liebknecht, en homme prudent qu'il est, a condamné s.-LeSo-
tij- • ti''tip£ ', i cialisme est
toute discussion concernant 1 état rutur, comme étant leiat de l'ave-
nir l'héritier
des radotafifes de vieilles femmes (1 ). Il avait ses raisons uniVerseï etia
^ ^ . ^ ' mise en scène
pour cela. Nous n examinerons pas en détail son orga- J^^^'*^^^^ ""^^
nisation intérieure, avant qu'il ait vu le jour. Il nous
suffit de savoir comment il sera composé en gros et dans
ses parties essentielles. Or, nous n'avons aucun doute
à ce sujet, après les considérations que nous venons de
faire. Ce serait une grave erreur que de voir dans le
socialisme une simple secte économique, ou seulement
un parti dangereux. Ce serait encore plus funeste, si
l'on voulait considérer indistinctement tous ses parti-
sans comme des gens qui ne se plaisent que dans des
idées fantaisistes, comme Campanella et tant d'autres
auteurs de prétendus états imaginaires, dont il n'y a
pas lieu de s'inquiéter delà réalisation des plans chimé-
riques. Un tel dédain pourrait avoir de fâcheuses con-
séquences.
Nous venons de voir qu'il se mêle beaucoup d'imagi-
nation dans les descriptions des socialistes. 11 nous faut
voir maintenant, s'ils réussiront à réaliser leurs idées.
Ils en feront certainement l'essai si les circonstances
leur sont favorables ; si elles leur sont contraires, ils le
feront de plus belle. Quoi qu'il en soit, il faut prendre
au sérieux, et très au sérieux, un parti qui affirme publi-
quement être obligé de créer une organisation révolu-
tionnaire secrète (2)^ puisqu'une solution pacifique de
(i) yo?'î(;a?r;s, le'^ janvier 1891.
(2) Laveleye, Le socialisme contemporain, (5), 277.
94 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
la question sociale n'est pas possible ; un parti qui prône
le meurtre et l'incendie comme moyens de propagan-
de (1) ; un parti qui considère l'autorité des maîtres et
la puissance de l'état comme un défi jeté à la rage des
esclaves et à la colère des peuples (2). En attendant,
nous n'avons à faire qu'à un parti, à une secte, à une
école, c'est vrai ; mais à un parti fortement organisé et
discipliné, à une secte qui a rarement rencontré sa pa-
reille en fait de fanatisme et de zèle pour la propagande,
à une école dont la force consiste en ce que chez elle,
toutes les idées modernes sont érigées en système. Or,
à supposer que ce parti réalise ses plans, il n'y a pas de
doute qu'il donne naissance à une puissance unique
dans le monde, et qui veuille posséder à elle seule le
souverain pouvoir.
Le socialisme est l'héritier de toutes les idées moder-
nes. Jusqu'à présent, on les a seulement considérées
comme le privilège de quelques classes isolées ; mais
lui veut les appliquer, elles et leurs bienfaits, à tous sans
exception, particulièrement aux classes les plus des-
héritées. C'est pourquoi il veut unir en lui ce qui jus-
qu'ici a été séparé, l'absolutisme dans la puissance, le
libéralisme dans la pensée et la révolution dans l'action.
L'état futur doit réaliser tout cela dans une unité indi-
visible^ également pour toutes les classes. L'état socia-
liste doit donc être la mise en scène de toutes les idées
modernes. L'époque les proclame si excellentes, qu'elle
n'a aucune raison de redouter une nouvelle transfor-
mation des choses. Si elle tremble de les voir passer en
acte, avec toutes leurs conséquences, c'est un mauvais
signe pour elles, d'un côté, et pour la sincérité du
monde d'un autre.
9 ■•— Cra-
vite' de l'ave- Cependant, il ne faut pas en vouloir au monde, s'il
nir
prend peur des fruits que produira cette semence de
dragons. Notre cœur frémit aussi, quand nous voyons
(d) Winterer, Le socialisme international de 1885 à 1890, p. 158.
(2) Pessimistenbrevier, 173.
LE SOCIALISME 95
avec quel orgueil et quelle arrogance l'esprit des idées
modernes fernaente et lutte pour la réalisation de ses
fins. Qui est-ce qui ne jeterait pas un coup d'œil anxieux
sur l'avenir, quand il lit ce manifeste : « Merci de cette
civilisation, qu'elle soit christiano-germanique ou russe;
nous ne pensons qu'à une chose : extirper complète-
ment tout ce qui lui est conforme » (1). Qui pourrait de-
meurer indifférent à cette menace : « Le bouleversement
est inévitable. Sera-t-il violent? Cela dépend delà pers-
picacité de ceux qui possèdent et de leurs hommes d'af-
faires. Ils peuvent faire que l'évolution soit paisible ;
mais ils peuvent aussi la rendre amère, l'empoisonner,
et avec cela amener une catastrophe qui fasse des héca-
tombes humaines. Qu'ils choisissent; ils auront le sort
qu'ils se seront préparés » (2). Qui ne frissonnerait pas
en lisant des principes comme ceux qui sont contenus
dans ces vers de Néruda?
« Comme des lions captifs, nous nous ruons »
« Sur les barreaux de fer de notre cage. »
(( Nous voudrions nous élancer jusqu'au ciel, »
<( Et la terre nous retient prisonniers. »
« Pardonne, ô mère ! tu deviens trop étroite pour nous, »
« 0 terre I En dépit des obstacles et des freins, )>
(( Nous voici ! Déjà l'éclair nous sert de messager, »
« Et la vapeur donne des ailes à nos pieds. »
« Nous voici ! Déjà notre esprit se révolte. »
« Le désir fiévreux qu'il a de tout savoir, »
« L'impulsion indomptable qui l'anime, )>
« Menace presque de nous faire sauter la poitrine. »
« Nous voici, nous voici ! Déjà se brisent «
« Les chaînes qui nous enserrent ; »
« Déjà, lions d'esprit, nous ébranlons la cage ; »
(( Et cette cage, nous la ferons sauter. » (3)
Approchons-nous des jours où Satan, échappé de son
cachot, viendra séduire les peuples aux quatres extré-
mités du monde, et rassembler Gog et Magog pour le
(1) Vorwœris, 17 juin 1891. — (2) Vorwœrts, 12 juin 1891.
(3) Scherr, Bildersaal der Weltliteralur, 111, 296, sq.
96 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
combat (1 ) ? C'est ce que nous ignorons. Mais une chose
que nous devons avouer, c'est que, dans cette situation,
la seule assurance que nous ayons repose dans celui
qui mènera les siens à la victoire au milieu de la der-
nière tempête. En tout cas, dans le moment actuel,
s'appliquent parfaitement au monde les paroles qui
suivent : « celui qui est injuste peut encore faire plus
de mal ; celui qui est impur peut se souiller encore da-
vantage ; le juste peut pratiquer davantage la justice,
et le saint se sanctifier encore plus (2) ».
(1) Apocal., XX, 7. — (2) Apocal., XXII, il.
Appendice.
Les idées religieuses et moj^ales du socialisme,
\. C'est un mensonge de dire que le Socialisme n'a rien à faire
avec la religion. — 2. La religion considére'e comme affaire pri-
vée. — 3. Athe'isme du Socialisme. — 4. La religion darwiiiiste
du Socialisme et son humanité matérialisie. — 5. La tendance
révolutionnaire du Socialisme dirigée particulièrement contre l'E-
glise. — 6. Mariage et morale dans le Socialisme. — 7. Le véri-
table esprit du Socialisme.
Un des principes que les socialistes émettent le plus i. -cest
X VI ' -t I 1 /> ..un mensonge
sou^?ent pour cacher leurs véritables tins aux esprits dedirequeie
crédules est celui-ci : Le socialisme est un mouvement "en à faire
avec la reli-
purement économique, qui n'a pas plus à faire avec les »'o°-
questions de religion, qu'avec les questions de médecine
ou de musique (1 ). C'est pousser un peu loin la modes-
tie, et la rendre suspecte. D'autres comme M. de Voll-
mar admettent au moins encore, qu'à côté de situation
et d'organisation économiques, il s'agit aussi de situa-
tion et d'organisation sociales et juridiques. Par contre,
lui aussi dit que la question sociale ne touche pas à la
religion, parce que celle-ci n'a aucune intluence sur la
vie économique et sociale d'un peuple (2). Tous préten-
dent donc que religion et socialisme sont deux choses
qui n'ont rien à faire l'une avec l'autre, quand même
elles ont entre elles certains rapports communs (3). S'il
en est ainsi, pourquoi le socialisme s'occupe-t-il alors
tant de religion ? D'où vient qu'il s'occupe encore plus
de religion que de questions économiques ?
Depuis la fin de la persécution bismarkienne, les spé-
cialités de la presse socialiste ont presque disparu de
(1) Stern, Thesen ûber den Socialismus, (4), 20.
(2) Mûnchener Post, 4 juin 1891. — (3) Id. 22 mai 1891.
98 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
l'ordre du jour, sauf quand elles ont pour objectif de
pousser au mécontentement. Ceux qui au contraire ont
soi-disant lutté les premiers pour alléger la misère des
classes asservies, se sont transformés en missionnaires
qui ne font que prêcher une religion nouvelle plus élevée,
conforme aux besoins de l'époque, et ils ambitionnent
le titre d'austères prédicateurs de morale. L'Empereur
d'Allemagne s'est ajuste titre attiré la reconnaissance
de l'époque, en donnant au socialisme la liberté de jeter
le masque dont il s'affublait autrefois, quand il était
opprimé, et en lui permettant de dévoiler sa vraie nature.
2. -Lare- Lc socialismc compte trop sur ce principe qu'il pro-
ligion consi- L i 1 1 1 r
affaire p?S ^lamc Constamment, que la religion est une affaire pri-
vée. Il serait difficile de calculer les pages de papier qu'il
a barbouillées, les discours qu'il a prononcé pour prou-
ver qu'avec ces théories, il n'ôte rien, ni à l'influence de
la religion, ni au respect qui lui est dû ; mais qu'il lui a
plutôt rendu et la liberté et la place qui lui convient. Or,
ce procédé lui fait atteindre juste le contraire du but qu'il
vise. Le monde connaît depuis longtemps le principe,
par l'expérience qu'il en a faite. Est-ce que les loges ne
s'en sont pas toujours servi comme d'une enseigne ?
Est-ce que l'état moderne ne l'a pas proclamé? Cepen-
dant, qui voudrait en conjecturer qu'ils soient religieux?
Qui se ferait illusion sur la signification qu'aurait la pro-
clamation que la loyauté^, la fidélité à la parole donnée,
la véracité sont choses privées ! Plus le socialisme se
perd donc en mots de cette nature, plus il se dépouille
de la sympathie de ceux qui croient sincèrement à la lé-
gitimité de sa cause, parce qu'ils se disent tout naturel-
lement qu'il doit avoir bien du temps de trop, et qu'en
détinitive, la misère qu'il déplore ne doit pas être aussi
grande qu'il le crie.
D'ailleurs, les compagnons entre eux avouent sans
pudeur qu'ils considèrent comme des gens comiques,
ceux qui discutent sur le vrai sens de ce principe, car
chacun devrait comprendre que, dans la société socialis-
LE SOCIALISME 99
te, la religion périra d'elle-même (1). Personne n'a le
droit d'exercer de pression sur les sentiments des parti-
culiers qui croient encore en Dieu. Provisoirement, il
faut garder le principe que la religion est une affaire pri-
vée, d'autant plus que l'agitation parmi les populations
des campagnes serait entravée, si on proclamait publi-
quement que la souveraineté de Dieu sur le cœur ne gêne
pas le vrai socialiste (2). « A quoi bon canoter dans l'im-
mensité du ciel et déclarer la guerre au Dieu qui règne
là-haut, dit Liebknecht avecdédain? Conquérons d'abord
l'état, puis la religion ne nous offrira aucun danger.
Sans doute, il faut aussi lutter contre cette dernière,
mais pas aussi ouvertement que contre l'état. 11 faut mo-
biliser Técole contre l'église, le maître d'école contre le
curé. Notre parti est un parti de science. Or la science
est ennemie de la religion. Que la science se préoccupe
de ce qu'il y ait de bonnes écoles, c'est le meilleur moyen
à employer contre la religion. Pour moi, je le confesse
sans arrière pensée, je suis athée; mais, pour le moment,
je dois déclarer que parmi nos exigences, il n'y en a
aucune qui soit plus pratique que ce principe : la religion
est affaire privée (3) ». Mais que le parti des travailleurs
se propose comme fin dernière la séparation de l'église
et de l'état; qu'il considère la déchristianisation delà so-
ciété comme un progrès d^ la civilisation, c'est chose
bien connue, dit le Vo?'wœ?' t s Wi-mème (4).
Ceci veut dire, en d'autres termes, qu'il faut bien 3.- Aihé-
T.. , , «l'i 1 . isme du socia-
savoir distinguer entre ce que les socialistes proclament nsme.
au dehors et le but qu'ils poursuivent en réalité. Le so-
cialisme cherche à faire des prosélytes en les trompant
sur sa véritable intention. « Nous n'abolissons ni Dieu
ni la religion, dit Bébel ; mais quand le socialisme ré-
gnera, ajoute-t-il, la religion disparaîtra d'elle-mê-
me (5) ». Nous nous plaçons au point de vue de la cul-
(1) Vorwserts, 7 avril 4892. — (2) Vorwœrts, 24 juillet 1891 .
(3) Protocole du Congres de Halle, 1890, p. 175 sq.
(4) Vorwœrts, 23 juin 1891. — (5) Bebel, La Femme, (8), 179.
100 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
ture actuelle du monde. Longtemps avant nous la Bour-
geoisie a répandu l'athéisme ; nous avons donc adopté
les idées régnantes, en nous basant sur notre conviction
scientifique, et nous nous considérons comme obligés
de les propager dans un rayon plus vaste, de les faire
pénétrera travers les masses (1).
Selon cette science socialiste, tout ce que le christia-
nisme enseigne est traité avec un mépris qui ne répond
que trop exactement au degré de culture des compa-
gnons. Rigault déclarait en 1871, que s'il était préfet
de police pendant vingt-quatre heures, il commencerait
par lancer un mandat d'arrêt contre le citoyen Dieu ;
et s'il ne voulait pas se présenter, il le condamnerait à
mort et le ferait exécuter en effigie (2). Sur un registre
de la Commune, un prêtre fut inscrit comme se donnant
pour le serviteur d'un certain nommé Dieu (3). Dans les
feuilles sociales démocrates, on n'appelle Jésus-Christ,
le Fils de Dieu, le Rédempteur de l'humanité, que le
fils du charpentier de Nazareth (4). Dans ces cercles,
Strauss lui-même passait pour un homme incomplet,
un réactionnaire, un personnage sans liberté, un de ces
prétendus libres-penseurs dont l'esprit ne fait que tour-
ner avec opiniâtreté dans les ornières de la foi (5). La
doctrine de l'enfer, on s'en moque comme d'une lé-
gende de Lucifer et de ses compagnons (6). Dans son
érudition qui sent l'indigestion scientifique, Lafargue
travaille le récit biblique sur le Paradis et sur la chute,
pour en faire un brouet qui ne sert qua dégoûter de
ce parvenu fanfaron (7). M. de Vollmar se moque de
la Providence comme d'un mot stupide, car tout est
soumis au changement (8). C'est d'après ces idées.
(1) Winterer, Le Socialisme de 1878 à 1880, p. 58.
(2) ScheiT, Das rothe Quartal 48.
(3) Ibid., 84. — (4) Milnchener Post, 25 mars 1891.
(5) Stern, Halbes und ganzes Frcldcnkerthum, 5.
(6) Mûnchener Post, 8 avril 1891.
(7) ISeue Zeit, IX, II, 225 sq.
(8) Mûnchener Post, 10 juillet 1891.
LE SOCIALISME 101
que les socialistes chaatent aussi dans leurs réunions :
« Seuls le hasard, le sort aveugle, »
« Partage les biens d'ici-bas. » (1)
La plupart du temps, dans la vie ordinaire, l'expres-
sion d'incrédulité prend chez les classes ouvrières une
physionomie plus rude que dans la société soi-disant
cultivée, où l'on est lié extérieurement par certains
égards, même quand intérieurement on a rompu avec la
foi. C'est ainsi que le recueil de chants socialistes ensei-
gne aux compagnons à assaisonner leurs fêtes de chants
tels que celui-ci ;
« Je demande Tenfer au diable, »
« Et je ne veux pas aller au ciel. » (2)
^ Dans une réunion des décorateurs et des badigeon-
neurs tenue à Munich, le président W. Schweizer récol-
tait une riche moisson d'applaudissements pour avoir
récité les vers bien connus de Heine, qui sont regardés
à bon droit comme le Credo du socialisme.
« Nous en avons assez de la noire misère ! »
« Ce que nous réclamons, c'est d'être heureux sur terre. »
« Le ciel, nous le laissons à Fange et à Toiseau » (3).
Cependant, les socialistes ont cet avantage qui leur 4.-Lare-
, . . ; , ligiOD (larvvi-
est commun avec les membres de plusieurs sociétés se- oiste du so-
A ^ ^ cialiste, et son
crêtes, de pouvoir jurer sur leur conscience qu'ils ne féSt'lf ""^"
sont ni athées, ni sans religion. Ceci augmente-t-il l'é-
nergie et la droiture? C'est ce que nous ne chercherons
point à savoir ; mais il est des circonstances où ils peu-
vent en retirer quelque utihté. C'est pourquoi on leur
apprend que le socialisme est lui-même une religion (4) .
Sans doute, c'est là une doctrine dont l'importance ne
deviendra évidente qu'à un certain nombre d'esprits
avancés et choisis parmi eux ; mais il est à remarquer
qu'on cherche à rendre les compagnons de plus en plus
(1) Kegel, Soclaldemokrat. Lledcrbuch, 58.
(2) Kegel, Socialdcmokrat. Liederbuch, 88 sq.
(3) Mûnchener Post, 13 août 1891. — (4) Ibid., 30déc. 1890.
J 02 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
miirs pour leur permettre d'en saisir toute la portée.
C'est à cette fin, que dans leur réunion, qu'ils tiennent
au jour de la ]Nati\'ité de Notre-Seigneur, ils chantent
dans leur Marseillaise de Noël :
« Lève les yeux ! Dans le ciel pur, une étoile, »
(( Le Socialisme, te sourit. »
« Le Rédempteur, c'est toi, »
« Et sa cabane est la tienne. » (i)
C'est certes une singulière religion. D'après elle, la
science n'a pas encore prouvé l'existence d'un être di-
vin (2). Son ciel est sur la terre (3). D'après le dogme
qu'elle enseigne, tout finit avec la mort (4). Le prolétaire
ne doit donc pas aspirer après sa délivrance dans Vau-
delà ; mais dans Y au deçà (5). Ni les vicissitudes de l'a-
venir, ni la perspective consolante d'une vie qui ne passe
point, dans Vert delà, ne peuvent satisfaire le pauvre,
l'homme de basse condition (6). D'ailleurs, il n'a besoin
ni de Dieu, ni de l'éternité, car il se tirera bien d'affaire
avec le temps et sa propre force (7). Toute sa religion
consiste dans l'humanité libre (8). C'est par là seule-
ment que grandira cette forte génération dont l'avenir
a besoin. Le christianisme, dit cette rehgion, exige la
confiance en Dieu, source de toute faiblesse ; Thumanité
au contraire produit la confiance personnelle (9). Ga-
gner tous les hommes à cette humanité, en particulie
les membres du parti, leurs femmes, leurs filles, tel es
le devoir qui incombe à chaque compagnon. Avant tout,
il faut viser à l'émancipation des femmes. Par elles, le
mouvement socialiste obtiendra d'importants avanta-
ges ; et les hommes commenceraient ainsi sans distinc-
(1) Kegel, Socialdemokrat. Liederhuch, 82.
(2) Mûnchener Post, 2 juin 1891.
(3) Bebel, La Femme (8), 188. — (4) Ibid.
(5) Socialdemokrat, 6 avril 1882 (Winterer^ Le péril social, 29K
(6) Mûnchener Post, 14 janvier 1891.
{!) Kegel, Socialdemokrat. Liederhuch, 10. — (8) Ihid., 19.
(9) Dietzgen, Die Religion der Socialdemokratie, (5), 27.
LE SOCIALISME 103
tion de confession et de nationalité à mener une exis-
tence digne de l'homme (i).
Naturellement, il ne faut pas se représenter cette hu-
manité moderne d'après des idées chrétiennes, mais
d'après celles de Darwin. Celui-ci est l'apôtre de la nou-
velle rehgion. « Par lui, dit Bebel, nous savons que l'hom-
me n'est qu'un animal, un animal pensant, arrivé au
dernier degré de l'évolution » (2). Le grand matéria-
liste Vogt lui aussi a découvert la vérité importante que
l'homme n'est qu^un composé de ses parents, de la nour-
rice, du lieu, de l'époque, de l'air et du temps (3). C'est
depuis ce moment seulement que nous comprenons
l'homme et l'histoire. C'est seulement d'après cette con-
ception historique matérialiste, qu'il a été possible de
donner une base scientifique au socialisme (4). Marx lui
aussi ne doit sa grandeur qu'à la conception matéria-
liste de l'histoire, conception par laquelle il nous a fait
connaître l'homme comme créateur delà religion (5).
Mais tout socialiste aspire à se hisser à la hauteur de ^ s.-Laten-
*■ dance revolu-
Karl Marx, attendu qu'il se place au même point de sSamediî
vue : « La science, dit Liebknecht,est pour nous le ter- '^îfèri'menT
rain sur lequel nous sommes invincibles, comme la se?^'"® ^^°'"
terre l'était pour le géant de l'antiquité. La science est
mère du socialisme. Si nous l'abandonnons, nous som-
mes perdus. Sur le terrain de la science et de la réalité
nous sommes invincibles, et nous triompherons de tous
nos ennemis » (6).
Seulement, cette science est aussi d'un genre à part.
« La vraie science, — au sens où la comprennent le so-
cialisme et le libéralisme, — est déjà depuis longtemps
devenue révolutionnaire, enseigne M. de Vollmar; elle
renverse toutes les prétendues autorités ; elle est, de
(1) Miinchener Post, 17 déc. 1890.
(2) Bebel, La Femme, (8), 59, 110.
(3) Miinchener Post, 23 avril 1891.
(4) Socialdemokrat, 22 février 1883 (Winterer, Le péril social, 30).
(5) Neue Zeit, IX, II, 658, 660.
(6) Protocole du Congrès de Halle, 1890, p. 180, sq.
104 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
concert avec la justice, — la justice libérale et socia-
liste, — une ennemie mortelle du droit et de la loi » (1)
« En face de cette science, dit Dietzgen, tout s'efface, la
foi en Dieu et aux demi-dieux, à Moïse et aux prophè-
tes, la foi au pape, à la Bible, la foi à l'empereur, à son
Bismarck et à son gouvernement ; bref, la foi à l'auto-
rité (2).
Ces idées révolutionnaires se dressent, comme nous
l'avons déjà vu, en première ligne contre l'état, et en
seconde ligne contre l'Église, c'est tout naturel. « L'É-
glise, déclare Liebknecht, n'est qu'un soutien et un ins- ,
trument de la séparation des classes, et par conséquent '
la base de la production capitaliste, avec son esclavage
et son exploitation (3) ». « Le socialiste, dit Riidt, ne
doit donc pas rompre avec les curés et leurs niaiseries^
simplement parce que, étant révolutionnaire, il se place
au point de vue de la science ; mais il doit lutter contre
eux par principe, et d'une façon toute spéciale (4). De
là, l'injonction faite aux socialistes de se séparer de l'é-
glise nationale (5). Malheureusement, pense Kokowski ,
aujourd'hui, il n'est pas opportun de marcher contre
l'Église d'une façon décisive. Mais il faut combattre toute
rehgion et toute profession de foi en général. Quant aux
moyens extraordinaires d'agitation, il faut considérer et
l'époque et la situation. Or elles ne sont pas favorables
à cela pour l'instant. Provisoirement^ l'agitation doit se
borner à ne plus envoyer à l'Église (6), et, ajoute Metz-
ner, à dégager le plus possible la jeunesse de la foi aux;
dogmes (7), car tous les prêtres sont devenus des men-
songes vivants (8).
Comme c'est naturel, les socialistes ne s'arrêtent pas
aux moyens négatifs pour ruiner l'influence de l'Église.
(1) il/imc/iener Pos^, 25 juillet 1891.
(2) Dîetzgen, Religion der Socialdemokratie, (5), 33.
(3) Protocole du Congrès de Halle, 1890, p. 110, sq.
(4) Ibid., 1890, p. 191, sq. — (o) Vorwœrts, 12 avril 1891.
(6) Protocole du Congrès de Halle, 1890, p. 196. — {7)Ibid., p. 195.
(8) Mûnchener Post, 29 juillet 1891.
LE SOCIALISME 105
Mais les moments favorables pour exécuter des actions
plus décisives sont rares, et les hommes ayant les apti-
tudes requises pour de telles besognes ne sont pas faciles
à enrôler. Ah ! la Commune ! C'en était un temps, celui-
là ! ... Oui, elle avait bien raison de lutter contre la do-
mination des curés (1). Mais en dehors de Paris, qui
étouffera le monstre clérical (2) ? En attendant, il faut
que le monde mûrisse pour cette œuvre, car^ ditRigault,
le mot d'ordre de notre Révolution est : « mort aux prê-
tres (3) ! Bebel se console en pensant qu'une voie plus
douce pourrait peut-être conduire au même résultat. Si,
dans l'état de l'avenir, on forçait le prêtre à travailler
dans la société, alors viendrait peut-être le temps, où il
verrait que le suprême sommet qu'il puisse atteindre,
c'est d'arriver à être un homme (4).
Que si2;nifîe ce mot d'homme, dans le lan£ra2;e du so- e. - Ma-
cialisme et de Bebel en particulier? Tout le monde le raie dans le
^ socialisme.
sait ; il est l'équivalent de mari. Ou si nous voulons par-
ler plus exactement, il signifie que chacun devra con-
tracter un mariage socialiste. Mais ce sont là des ques-
tions sur lesquelles il n'est pas opportun d'écrire...
Les socialistes entrent dans une irritation extrême,
quand on leur reproche qu'ils veulent dégrader le ma-
riage et l'abolir. Us se tirent alors d'affaire avec la même
droiture que lorsqu'ils prétendent avoir de la religion .
Il est faux, disent-ils, que la démocratie sociale ne con-
naisse pas de mariage. Seulement, chez eux, le mot ma-
riage est compris autrement qu'ailleurs. Il est faux,
continuent-ils, que le socialisme abolisse le mariage
pour toujours ; l'abolition du mariage n'est pas du tout
un principe chez lui. Sans aucun doute, les unions ma-
trimoniales pourraient être indissolubles, si les situa-
tions économique et sociale s'amélioraient (5) ; mais
pour le moment, le divorce est la seule solution possible
(i) Lissagaray, Histoire de la Commune, (2), 427. — (2) Ibid., 280.
(3) Scherr, Bas rothe Quartal, 76.
(4) Bebel, LaFemme, (8), i80. — (5) Mûnehencr Post, 6 août 1891.
106 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
à une situation qui deviendrait profondément immorale
en raison d'un mensonge intérieur. Bref le divorce n'est
ni plus ni moins qu'un moyen de guérir la pourriture
sociale (1). Il ne peut pas être question de contrainte
dans le mariage (2). Qui a donné le droit à la religion
d'asservir ainsi une vie tout entière (3)?
Les socialistes ébranlent donc plus que jamais le lien
du mariage. Ils profitent de toutes les occasions pour
faire d'acerbes tirades sur la tristesse des rapports ma-
trimoniaux qui existent au sein de la société libérale
instruite d'aujourd'hui, ou, comme ils s'expriment sou-
vent eux-mêmes, dans Tétai des classes. Ils percent as-
surément un des plus mauvais abcès de la civilisation
moderne ; mais la seule question est de savoir si, avec la
situation qu'ils veulent introduire ils guériront la pour-
riture ou l'augmenteront. Poser seulement la question,
c'est naturellement les mettre en fureur. Avec le socia-
lisme, la vie de famille aurait tout à gagner. Oui, le so-
cialisme peut certainement procurer un vrai bonheur à
la famille, et réaliser la pureté du mariage, sinon d'une
façon absolue, ajoutent-ils par précaution, du moins
d'une manière capable d'être érigée en règle. Dans les
mariages qui ne seront plus comme jusqu'à présent,
conclus pour des motifs économiques, continuent-ils en
vrais darwinistes et matérialistes qu'ils sont, la préoc-
cupation première sera la sélection rationnelle concer-
nant la descendance (4). Cette seule prétention des so-
cialistes nous fait déjà demander comment, en cette
matière, ils osent jeter la pierre au libéralisme.
D'autres, comme Bebel, s^expriment en termes que
nous ne pouvons reproduire ici (5). Qu'en serait-il, si
l'opportunité leur était offerte de réaliser leurs vœux
(1) Mûnchener Post, 3 juillet 189i.
(2) Stern, Thesen ûber den Socialismus, (4), 25.
(3) Mûnchener Post, 9 août 1891.
(4) Stern, Thesen ûber den Socialismus, (4), 25 sq.
(5) Bebel, La Femme (8) 192.
LE SOCIALISME 107
les plus chers ? La Commune, que le socialisme nomme
sa sœur, en a donné des preuves suffisantes. C'est ainsi
que le 14 mai 1871, dans une réunion publique tenue
dans l'église Saint-Nicolas des Champs, une émancipée
monta en chaire et fit un discours sur ce sujet, que les
enfants, dans le mariage, sont avec les gouvernements
le plus grand mal qu'il y ait sur terre, et que les fem-
mes mariées, comme il y en a encore en Allemagne et
en Angleterre, sont aussi ennuyeuses que dispendieu-
ses (1). Un autre orateur féminin cria du même endroit
à ses auditeurs : « Le mariage est la plus grande erreur
de la société actuelle. Se marier et être esclaves sont
synonymes. Voulez-vous être esclaves » ? Non ! Non !
fut la réponse générale (2).
Après de telles expressions et d'autres semblables;
après la déclaration que l'idéal d'un mariage socialiste,
dans l'état futur, est le mariage en harmonie avec les
idées de Fourier et de Tolstoï (3), il est inutile d'insister
pour savoir quelles sont les autres idées morales des
socialistes. Ils se conduisent ici avec une telle pruderie,
et de telles apparences de sainteté, qu'ils rejettent même
VA ve Maria, comme étant préjudiciable à la morale (4).
Mais ce n'est qu'une hypocrisie révoltante dans la bou-
che de gens qui déclarent, d'un autre côté, que le socia-
lisme est dans la science ce que le roman naturaliste
est dans la littérature. Le maître en cette matière est
Emile Zola. 11 est parfaitement au point ; malheureu-
sement beaucoup lui ont déclaré la guerre ; mais nous
tenons ferme pour lui (5).
Avec Zola le socialisme recommande particulière-
ment Goethe, par la sentimentalité ondoyante duquel,
on peut parfaitement apprendre à nourrir la perfection
de l'esprit et la flamme du génie, en offrant des libations
(1) Scherr, Bas rothe Qiiartal, 85.
(2) Scherr, Bas rothe Qiiartal, 86. — (3) Neue Zeit, IX, II, 35 sq.
(4) Mùnchener Post, 13 nov. J891. — (5) Ibid., 23 avril 1891.
108 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
à la sensualité {i ). Et pour que les moins civilisés eux-
mêmes s'élèvent hardiment à ce degré, dans toute la
conscience de leur droit scientifique et poétique, on
leur inculque au plus profond du cœur, dans leurs as-
semblées, la morale de Herweg, par ces chants socia-
listes:
(' Dans ta misère profonde, »
« Oh ! ne t'enchaîne pas par le mariage ! »
« Pour une heure de berger, »
« Celui qui aime va à la mort. » (2).
« Car, dit Bruno Wille,en glorifiant le double suicide
d'Anzengruber, comme l'une des plus belles comédies
allemandes, c'est toujours l'antique et nouvelle justice
que l'amour se fait à lui-même, dans les cas où une
cruelle et niaise institution humaine veut dompter la
nature » (3). Stern, le prédicateur spinosiste du socia-
lisme, pense qu'il est grand temps de chasser cette
fausse honte qui nous a fait rougir jusqu'à présent de
beaucoup de choses, et d'en finir avec l'horreur que le
moyen âge avait de la chair, en les appréciant à leur
juste valeur, parce que en réalité, ce sont des vols com-
mis au préjudice du beau, et des absurdités (4). Pour
les mesures sévères concernant la licence des mœurs,
le projet de loi sur le concubinage par exemple, il n'y a
que les curés, les hypocrites et les faux dévots qui pour-
raient s'en réjouir ; mais l'art et la littérature seraient
bâillonnés, et l'esthétique serait condamnée à périr,
s'ils visaient à enseigner la morale catholique au lieu de
s'en tenir à la nature (5).
riJbî7^eyrtt Tel cst Ic véritable tablcau du socialisme, peint par
lui-même, autant qu'il est possible de se fier à ses allé-
gations, car la chose n'est pas si facile dans un parti qui
(1) Stern, Religion der Zunkunft, 36.
(2) Kegel, Socialdemokrat., Liederbuch, 65.
(3) Fo?'i/;a??ts, 21 juillet 1891 {Supplément).
(4) stern, Religion der Zukmifl, 36, sq.
(5) Mûnchener Post, 6 mars 1892.
du Socialisme.
»
LE SOCIALISME 109
renie tout membre dont l'action ou la parole sont gê-
nantes pour lui ; dans un parti qui dit à propos de ses
propres principes : ce qui est une vérité aujourd'hui est
une absurdité demain (1). En attendant, laissons les so-
cialistes mettre de l'ordre dans leurs difficultés inté-
rieures et dans leurs contradictions. A supposer que
nous ayons à faire avec des hommes et non avec des
enfants bégayants, nous croyons, malgré leur incons-
tance et leur manque de sincérité, qu'il faut prendre
leurs mots comme ils sont et comme on les interpréte-
rait de toute autre personne.
Après tout ce que nous venons de voir, bien naïf se-
rait celui qui croirait encore que le socialisme n'a qu'un
but, améliorer le sort des basses classes ; bien borné
serait celui qui le considérerait comme un parti éco-
nomique. Il est au contraire une secte qui n'épargne
rien de ce que l'humanité a de sacré et de cher ; il est
une erreur doctrinale qui voudrait faire sauter de leurs
gonds Dieu et la nature, le ciel et la terre, si c'était pos-
sible. La parenté entre le socialisme et le nihilisme n'é-
chappe à personne. On ne peut mieux caractériser ses
desseins qu'un poète roumain, Sherbanescu l'a fait dans
ces vers :
« Je sens rugir dans mes entrailles, »
« Une douleur mortelle, infernale ; »
« Et il n'est pas de remède, »
« A son action dévorante. »
« Volontiers comme un païen, »
« Je lancerais d'une main robuste, »
« Avec la rapidité de re'clair, »
« La terre déserte, à la face du Seigneur Dieu » (2).
Par bonheur, l'homme a ses limites qu'il ne peut
franchir. Qu'il se débatte comme il veut, il montre d'au-
tant mieux la vérité de ces paroles : « Je sais quelle est
sa présomption ; je sais que sa force ne répond pas à sa
(1) Liebknecht, Pro^oco/e du Congrès de Halle, 1890, p. 200.
(2) Scherr, Bildersaal dcr WeltUteratiir, I, o36.
HO VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
vanité, et que ses efforts pour s'élever ont été beaucoup
au delà de son pouvoir » (1). Creusez donc la terre,
creusez votre propre nature, à la façon des génies inquiets
des montagnes ; comme les géants, entassez les monts
sur les monts^ afin d'arracher le soleil au ciel ; avec les
titans , cherchez à faire sauter de ses gonds l'ordre
éternel du monde que Dieu a établi, vous verrez cer-
tainement se réaliser cette parole : a 11 n'a pas même été
ébranlé ».
(\) Jerem., XLVIH, 30.
CINQUIÈME CONFÉRENCE.
LA SITUATION DU MONDE.
1. La situation du monde est une preuve de Texistence d'une Pro-
vidence divine qui le régit. — 2. Les charges publiques sont la
ruine des peuples. — 3. Militarisme permanent. — 4. La situation
politique publique est la résurrection de l'e'tat de nature de
Hobbes. — 5. La situation critique du monde au point de vue éco-
nomique. — 6. La situation inte'rieure du monde au point de vue
juridique, moral et religieux. — 7. Les sept planètes des idées
modernes, et le soleil autour duquel gravite le monde.
Quelqu'un voudrait nier aujourd'hui qu'une puissance tionlumjïdë
supérieure préside aux destinées des peuples, que Dieu d^Stence
pourrait le convaincre d'insincérité par des paroles qu'il dênœ Se
a cent fois répétées. Le moindre changement survient-il "^"''^ '^^'^*
dans la régularité des saisons ? Immédiatement nous
disons du ton le plus convaincu : cela ne peut durer
ainsi. Et nous aurions raison, à supposer que ce soient
les hommes seuls qui gouvernent le monde avec leur
puissance et leur perspicacité. Malgré cela, les anoma-
lies persistent ; malgré toutes les prétendues impossibi-
lités, le monde continue de se traîner péniblement, et
c'est la preuve la plus claire de l'existence d'une pro-
vidence divine qui le régit. Car, comme on aime à le
dire, ce n'est pas ainsi que vont des choses humaines.
Mais ce qui est surtout vrai, c'est que les peuples a. _ Les
mènent la vie dure. On pourrait presque croire que la biiqS sont
. . T • Il 'a ruine des
toute-puissance divine conserve aux choses leur cours peuples.
actuel, dans le seul but de faire éprouver aux hommes
« la différence entre l'assujétissement à Dieu etl'assujé-
tissement aux puissances de la terre » (1). En effet, les
fardeaux qui pèsent sur eux sont accablants. D'après
une statistique attribuée à Dering, secrétaire de l'am-
(1) II, Parai., Xn, 8.
112 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
bassade anglaise à Rome (1), les impôts, dans les sept
plus grands états européens, s'élevaient à 11.031.062.
160 marcs, en 1882, soit 36 marcs 40 par tête. En 1888,
ils sont monlés à 1 2.052.021 .620 marcs, soit 37, 72 par
tête. De 1 882 à 1 888, les frais pour larmée et la marine
ont atteint 23 pour cent. A la fin de 1887, ils s'élevaient
pour la France à 794.785.620 de marcs, à 623.677.200
pour l'Allemagne, à 351.624.540 pour l'Autriche-
Hongrie, à 514.400.500 pour la Grande-Bretagne, à
799.084.080 pour la Russie, à 342.843.860 pour l'Italie,
à 163.044.120 pour l'Espagne. Dans un espace de sept
années de paix, de 1882 à 1888, ces sept puissances
n'ont pas dépensé moins de 19.594.316.040 marcs pour
les armées de terre et de mer. La France en a dépensé
4.608.702.880, l'Allemagne 2.807.970.920, l'Autriche-
Hongrie 1 .674.209.560, la Grande-Bretagne 3.267.442.
440, la Russie 4.541.399.960, l'Italie 1.652.712.720,
l'Espagne 941.877.560.
Depuis, les charges ont sensiblement augmenté, et il
n'y a pas la moindre perspective qu'elles diminuent de
sitôt. Au contraire, les impôts ne suffisent plus à cou-
vrir les besoins périodiques et réguliers, de sorte qu'en
temps de paix, il faut combler les vides par des em-
prunts. Ces emprunts conduisent naturellement à faire
<le nouveaux impôts plus grands, parce qu'il faut couvrir
les intérêts sans cesse grandissants ; et nous nous trou-
vons ainsi dans la situation d'un cultivateur, qui s'est
imposé des dépenses auxquelles il ne peut plus faire
face qu'en vendant et ses bois et ses champs. L'année
suivante, reviennent les mêmes nécessités, mais comme
il n'a plus les mêmes recettes que l'année précédente, il
lui faut de nouveau, ou vendre un morceau de sa pro-
priété, ou contracter de nouvelles dettes, et c'est ainsi
qu'il s'enfonce graduellement. Il est possible que, par un
plus grand déploiement de forces^, ses recettes montent
(1) NeueZeit, IX, II, 23 sq.
LA SITUATION DU MONDE j 1 3
quelque peu, et qu'une récolte exceptionnellement
bonne le soulage dans une certaine mesure, mais cette
récolte, il ne peut l'espérer régulièrement, et les forces
humaines ont leurs limites. 11 va donc irrémédiablement
à la ruine. Il n'en est pas autrement dans la vie publi-
que. Nous ne pouvons nier que nos charges sont notre
ruine. En 1890, la dette publique de la France s'élevait
à 31.645.821.000 francs, celle de l'Autriche-Hongrie à
2.772.000.000 florins, celle de la Grande-Bretagne à
690.663.838 livres, celle de la Russie à 1.581.600.000
roubles, valeur métallique, et à 2.784.600.000 roubles
en papier monnaie, et, en 1888, le déficit du budget,
dans lesseptgrandsétats européens, étaitde 424.605.544
marcs.
Si seulement tout cela avait une utilité réelle, on pour-
rait supporter le terrible fardeau ! Mais, de toutes ces
sommes monstrueuses, c'est la minime partie qui est
dépensée pour favoriser le bien public et le développe-
ment intellectuel de Thumanité. D'après les calculs de
Dering, à la fin de 1888, la France ne dépensait pour
l'instruction publique que 3,16 marcs par tête, la Grande-
Bretagne 3,08;, l'Allemagne 2,20, l'Autriche-Hongrie,
1,64, l'Italie, 1,08, l'Espagne 0,88, laHussie 0,64. L'ad-
ministration publique n'absorbait non plus qu'une toute
pietite partie des revenus publics ; en France 3.564.240
marcs, en Allemagne 5.346.540, en Autriche-Hongrie,
2.952.720, en Italie 2.012.660. Toutle reste, à peu d'ex-,
ceptions près, servait à couvrir les dettes de l'état et les
dépenses occasionnées parle militarisme (1). On dirait
que les hommes se sont donnés le mot pour travailler à
l'accomplissement de la prophétie : « Les travaux de
tant de peuples et de nations seront réduits à néant ; ils
seront consumés parles fiammes et ils périront entière-
ment (2) ».
En dépit de toutes les belles harangues sur la philan-
(1) Cf. Schœnberg, Handb. dcr pol. Ockon, (3), IIÏ, 46 sq.
(2) Jérém., LI, 58.
3. — Mili-
larisme per-
manent.
H 4 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
Ihropie et la civilisation, l'Europe s'est mise sur un pied
de guerre, tel que le monde n'en n'a jamais vu de sem--
blable. Comparées à lui, de quelle importance sont en
effet les troupes que Minos et Xerxès rassemblaient des
extrémités de l'Asie? En 1890, les forces de l'armée al-
lemande s'élevaient à 2.400.000 hommes, non compris
la réserve qui compte certainement bien 900.000 hom-
mes. En France, elles s'élevaient à 3.200.000 hommes,
et avec la réserve à 4.125.000. En Autriche-Hongrie
elles comptaient 1.375.000 hommes, auxquels il faut
ajouter 445.000 hommes de la landsturm, en Italie
1.220.000 hommes et 1.630.000 avec la milice territo-
riale, en Russie 2.392.000 hommes sans parler de la
landsturm et de l'armée de réserve.
Supposé qu'une guerre éclate entre ces puissances il
y aurait donc quinze millions de combattants mis en
campagne.
Et avec quelles armes meurtrières, la guerre sera faite
désormais ! Depuis bien des années, l'humanité use ses
forces intellectuelles à inventer toujours de nouveaux
moyens pour détruire le genre humain. L'invention d'un
fusil en pousse une autre ; une amélioration est surpas-
sée par une nouvelle. Nous en sommes déjà venus à
ce point, qu'avec une balle, nous pouvons atteindre un
ennemi à 3.000 mètres. Les gros canons peuvent à peine
se mesurer avec les petits; et le monde se trouve ici en
face d'une nouvelle tâche, celle de procurer aux engins de
guerre la portée la plus longue possible. Une seule balle
de nos fusils abat cinq hommes placés l'un derrière!|
l'autre. Celui qui cherche un abri derrière un mur, oi
derrière un arbre, peut être transpercé comme s'i|
était en rase campagne. Nous ne brisons plus les jam-
bes, nous les perçonsaussi nettement qu'une balle tra-
verse une feuille de papier.
Ces armes à la main, les peuples ont le pied levé poui
marcher les uns contre les autres. Sur les frontières ilj
y a des centaines de mille hommes, prêts à s'élancer au'
LA SITUATION DU MONDE 115
moindre signal. Les relations pacifiques entre deux peu-
ples sont à peine possibles. La France s'est séparée du
monde par un mur chinois de i 60 forts, sans parler des
redoutes. La f/etite Bavière fait des manœuvres dans les-
quelles oO.OOO soldats se trouvent réunis. Par contre,
c'est peu de chose, quand la Russie et la France font,
des manœuvres de 150.000 hommes. La nuit, un corps
d'armée tout entier est mis soudain sur pied de guerre,
l'alarme est donnée aux garnisons, et personne ne sait
si c'est pour un essai de mobilisation, ou une marche
sérieuse contre l'ennemi. Comme dit l'Evangile, on ne
parle que de guerres et de bruits de guerre. Chacun sait
qu'aujourd'hui les hostilités seraient commencées, si,
pour ceux qui détiennent le pouvoir en France, la décla-
ration de guerre n'était leur chute et la victoire de la
république rouge, si, pour l'Allemagne, ce n'était pas
l'explosion de la Révolution sociale. Les choses en sont
à ce point, que la crainte du socialisme est la seule ga-
rantie de paix à cette heure où Bebel fait cette déclara-
tion : « Nous pouvons donc enfin nous mesurer ! » Et
cette situation, nous la nommons paix, et nous remer-
cions Dieu chaque fois que le discours du trône d'un
empereur, que le toast porté par un ministre, ou l'assu-
rance donnée par un des chefs du sociahsme, nous font
concevoir l'espérance que cette paix durera encore huit
jours.
Nous savons par avance, en effet, avec quelle fureur' 4.- lasi-
1 1 ' • • t i 1 1 é r tuation polili •
les peuples se précipiteront les uns sur les autres. Le que publique
tableau que Hobbes a fait jadis du soi-disant état de recuonderé-
. . tat de nature
nature, et qui de nos jours a été repeint par les Darwi- ^^ Hobbes.
nistes, avec une imagination encore plus rude, est de-
venu presque l'expression littérale du sentiment qui
anime les hommes entre eux. Tous sont ennemis les
uns des autres. Chaque société est devenue un Lévia-
than, un dragon vomissant des flammes, qui veut tout
engloutir et menace de tout renverser. Nous ne considé-
rons plus la paix comme l'état naturel de l'humanité,
116 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
mais la guerre, la guerre d'anéantissement. Individus
et états ne sont lenus en bride que par l'égoïsme et par
la peur. L'utilité de chacun est devenue l'unique règle
du droit. Parce que personne ne se sent sûr, tous aban-
donnent leurs droits aux mains d'une puissance su-
prême qui est toute prête à pourvoir à leur sécurité. A
cette condition, elle s'attribue la puissance la plus illi-
mitée, sur le corps et sur l'âme, sur la fortune et sur la
liberté. On supporte volontiers l'absolutisme le plus ex-
traordinaire, pourvu qu'il parle de sécurité.
Mais plus sont grands les sacrifices qu'il faut endurer
à l'intérieur, plus est vive la haine contre les étrangers.
Comme aux plus mauvais jours de l'antiquité, l'étran-
ger est devenu un barbare et un ennemi. Par suite, Pa- j
mour de la patrie qui, certes, a aussi ses bons côtés,
dégénère en abcès qui absorbe toutes les mauvaises
humeurs d'un peuple et vicie l'organisme tout entier.
Aujourd'hui, le patriotisme n'est pour ainsi dire pas
autre chose qu'un orgueil collectif, une coquetterie na- j
tionale, une haine commune contre tous ceux qui n'ont
pas vu le jour sur un même sol ; bref, c'est le résumé
de tout ce qui rend un peuple malade. Delà, l'injustice,
l'exclusivisme, les susceptibilités dont nous sommes les
témoins ; de là, l'impossibilité de faire entendre raison
aux peuples dans toutes les questions où le patriotisme
élève la voix. On a dit autrefois des Espagnols, qu'ils
méprisaient tous les peuples, et que les Français, avaient
seuls l'honneur de mériter leur haine. Aujourd'hui, on
peut dire de toutes les nations, qu'elles se méprisent
réciproquement et qu'elles réservent leur haine pour
celles dont elles craignent la supériorité.
Cette espèce de séquestration nationale a donné nais-
sance au funeste principe de nationalité, qui prépare
la ruine des états actuels. A l'exception de la France et
de la Russie qui se moquent de ce principe, tous les au-
tres états sont menacés de périr par lui. Car la somme
d'égoïsme qui se cache derrière ce mot, rend les hom-
LA SITUATION DU MONDE 117
mes incapables de voir la vérité et de se tenir dans les
limites du droit. C'est pourquoi tous les orateurs publics
qui exploitent ce principe ont si beau jeu ; c'est pour-
quoi succombe quiconque prend la parole pour plaider
la cause de l'ancien droit historique, de la validité des
traités, de la loyauté et de la circonspection, parce qu'il
revêt toujours les apparences d'un ennemi de la patrie,
d'un traître à la nation, d'un transfuge.
Mais ce principe est appliqué d'une façon encore plus
brutale contre ceux qui n'appartiennent point à la mê-
me nationalité. Malgré qu^elle se targue d'avoir déve-
loppé le droit des peuples, notre époque a presque sup-
primé tous les principes sur lesquels il repose ; ou ces
principes sont comme lettre morte. Personne ne parle
plus de charité des peuples les uns envers les autres,
sans se rendre ridicule. Dans tous les cas où se présente
quelque opportunité soit de nuire à l'honneur d'un peu-
ple étranger, soit de lui enlever une partie de son in-
fluence, on s'y croit autorisé sinon obligé. Tout déshon-
neur qui tombe sur nos voisins, nous le saluons avec
des transports de joie ; tout crime qui est commis chez
eux, nous le racontons avec satisfaction, comme preuve
de la fange où grouillent ses moeurs, de la décadence
de sa situation publique. Comparées avec celles-là, nos
fautes propres disparaissent complètement, et nous ne
sommes même pas éloignés de les célébrer comme des
vertus.
Si seulement il n'y avait que les individus qui agis-
sent ainsi dans la vie privée ! Mais c'est dans la politique
et dans la diplomatie que cette conduite est portée à son
comble. Parler de diplomatie aujourd'hui, dans le sens
propre du mot, c'est commettre un anachronisme. Sa
plus belle période fut le règne du libéralisme. Aujour-
d'hui, les diplomates ne sont que les émissaires, les es-
pions des camps retranchés ou des citadelles qu'on
nomme états. D'après cela, leur rôle a complètement
changé aussi. Détourner des cartes, des plans, des pa-
1 1 8 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES J
piers, falsifier des bulles, intercepter des instructions
particulières et des dépêches, s'approprier les secrets
d'état, par corruption^ par fraude, par espionnage, par
l'entremise de femmes, telle est la partie la plus inofPen-
sivede leurs occupations. Des hommes comme ïgnatiew
et Kaulbars n'ont pas même jugé nécessaire de retran-
cher du code diplomatique l'intention positive de violer
gravement le droit des gens, quand l'occasion s'en pré-
sentait. En vérité, la multitude de policiers secrets que,
les états déploient pour surveiller les diplomates n'est
pas du superflu.
Vu les circonstances, il serait tout simplement risible
de parler encore aujourd'hui de la solidarité des peu-
ples. Chaque nation considère comme son propre avan-
tage le tort fait aux autres. Des criminels qui ont con-
tribué à troubler le repos d'un pays étranger, sont
toujours sûrs d'être accueillis amicalement partout où
ils vont. Ce que l'autorité d'une nation voisine entre-
prend est suspecté, raillé, méprisé, taxé de folie ; cha-
que mesure d'ordre est critiquée, chaque loi trouvée mal
faite, et cela, quand même on s'exposerait au danger de
diminuer encore davantage, dans sa propre patrie, le
respect du devoir et de l'autorité déjà tombé si bas.
Même là où il s'agit d'entreprises dans lesquelles deux
états ont des intérêts communs, soit qu'il s'agisse de
combattre le socialisme, ou de faire une battue contre^
les loups qui envahissent les frontières, le patriotisme
d'un des deux peuples se révolte à Tidée d'y participer,
uniquement parce que l'invitation a été faite par l'autre.
tion'~rfuq"ué ^^ tclles dispositious conduisent, cela va sans dire,
pomrde'*%ue ^ uu malaisc toujours croissant dans la situation éco-.
nomique, qui est déjà loin d'être brillante. L'augmen-
tation inouïe des charges militaires rend nécessaire
aussi un accroissement constant dans les dépenses.
Sans une action commune des gouvernements, il est
inutile de songer à une amélioration sérieuse de la situa-
tion sociale. Mais il ne faut pas compter sur cette action.
économique.
LA SITUATION DU MONDE 119
D'un côté, ceux qui font empirer le mal, par la spé-
culation et l'exploitation, trouvent toujours protection
quelque part, et des occasions de continuer leurs agis-
sements pernicieux, quand on leur a imposé des limites
dans un état. D'un autre côté, il reste partout à l'ennemi
commun de l'ordre social, au socialisme et au nihilis-
me, assez d'issues pour échapper aux attaques d'unions
internationales, ou pour en triompher.
Mais sur ce terrain, notre situation publique contri-
bue encore plus directement à augmenter le mal. Si la
Russie utilise son amitié avec la France dans le but de
lui faire un emprunt pour des fins soi-disant militaires,
mais en réalité pour couvrir les frais de sa dette cou-
rante, on comprend cette manœuvre au point de vue de
l'économie russe. Mais qu'un état comme la France em-
ploie la pression politique pour déterminer ses sujets à
engager leurs capitaux dans cette roue de Sisyphe, dont
personne ne retire de gain, sinon le vampire des peu-
ples, les bourses, c'est chose incroyable. Cependant ceci
ne fait que répondre à notre situation générale. N'y a-t-
il pas toujours des naïfs qui demandent et attendent sé-
rieusement que les élats prennent des mesures rigou-
reuses contre ces établissements d'exploitation ? Mais
les états le peuvent-ils ? Tous dépendent eux-mêmes
des grands rois de la bourse ; et forcés par la nécessité,
ils doivent faire cause commune avec eux pour ne pas.
laisser tomber le crédit de l'état épuisé. Oui; il y a des
états qui, dans le but honteux, — et même par plaisir
pour la spéculation, — de tirer du gain de leurs sujets
ou de joueurs étrangers, emploient le crédit qu'ils pos-
sèdent à de funestes opérations de bourse. C'est de cette
façon, qu'en peu de temps, nous avons assisté successi-
vement à la ruine des rentes argentines, portugaises et
brésiliennes, sans parler de la catastrophe des lots turcs
de triste mémoire. Toutes les expériences que le monde
a faites avec le système de Laws, la compagnie du Missis-
sipi, le krach, la faillite Bontoux, les banques Spitzedeo
120 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
et cent autres pertes plus petites, ne suffisent encore pas
à inviterles hommes à la circonspection, quand on leur
présente un gain, si grand et si inexplicable qu'ils doi-
vent se dire : ce n'est point naturel. Mais les états pen-
sent si peu à se mettre en mouvement pour garantir les
hommes contre la ruine, qu'il s'en trouve toujours par-
mi eux quelques-uns qui se servent de ces vaines pro-
messes comme d'un moyen pour utiliser à leur profit la
plus troublante de toutes les passions.
A tout cela s'ajoute la peu rassurante situation inter-
nationale. Grâce à la haine politique qui fait rêver les
peuples de se réduire mutuellement à rien, ceux-ci n'ont
pas d'autre aspiration que de s'anéantir aussi au point
de vue économique. Est-ce que leur hostilité réciproque
les empêcherait de voir qu'en raison de la dépendance des
rapports économiques, ils s'exposent eux-mêmes au
danger, en minant un autre peuple ? Leur mauvais vou-
loir est-il si grand qu'ils se précipitent de gaieté de cœur
dans l'abîme, pourvu qu'ils y entraîaent leur adversaire?
Peut-être les deux hypothèses sont vraies. En tout cas,
c'est une folie politique et économique sans pareille que,
ne trouvant pas bon pour le moment de régler par les
armes la guerre des peuples, on essaie de s'user, en at-
tendant, au point de vue économique. Que les nations
de l'Europe se fassent la guerre sur ce terrain, c'est une
des choses les plus incompréhensibles que l'histoire ait
enregistrée. D'ailleurs, la situation économique del'Eu-
ropeauraitvitefaitdedevenirintenable, sanscette guerre
d'affaires. Depuis longtemps déjà, — depuis que nous
sommes convaincus que le progrès seraitimpossible avec
les anciennes idées sur l'argent, — toute notre politique
économique oriente la production uniquement au point
de vue delà spéculation. Tant qu'il y eut des débouchés
lointains pour écouler notre production, tant qu'il y eut
en particulier, pour notre spéculation, des forces étran-
gères plus faibles que nous pouvions doublement exploi-
ter, et parce qu'elles produisaient à très bon compte, et
LA SITUATION DU MONDE 121
parce qu'elles-mêmes ne pouvaient pas faire écouler
leurs marchandises, il nous était facile de réaliser des
gains gigantesques. Alors aussi, il était complètement
inutile de glisser un mot de vérité sur la valeur de l'ar-
gent, de dire que s'il n'avait pas changé sa vieille et éter-
nelle nature, il pouvait du moins le faire. La facilité qu'il
offraitpourtirerdu gain, aux distances les plus éloignées,
et la grandeur du revenu que la spéculation rapportait,
avaient élevé à la hauteur d'un dogme inébranlable, d'un
dogme auquel croyait aussi la Juiverie de la Réforme, et
le libéralisme des bourses, d'un dogme dont les impro-
bateurs étaient hués, raillés, persiflés, le principe que
l'argent était désormais devenu productif lui-même, et
que pour le rendre productif, il y avait des moyens aussi
sûrs que faciles, inconnus du moyen âge.
Mais ces voies commencent déjà à devenir très diffi-
ciles et très étroites ; et selon toute apparence, elles de-
viendront bientôt impraticables. Jusqu'ici, l'Europe
était supérieure aux pays étrangers, au point de vue
économique. Mais ces temps sont passés. L'Amérique
est fatiguée de l'Europe. « Nous sommes assez forts
pour nous aider nous-mêmes, et pour nous défendre
contre le monde entier », proclamait-elle naguère,
par la bouche de Monroë. a INous sommes les maîtres,
et nous pouvons donner des lois au monde entier »,
disait-elle dans le bill Mac-Kinley. Déjà l'Europe com-
mence à ressentir les suites de ces affirmations, et de
la manière la plus douloureuse. En peu de temps, nous
autres Européens, nous avons fait du Japon un concur-
rent souverainement dangereux. Nous lui avons envoyé
nos meilleures forces pour former son peuple à l'indé-
pendance économique ; et c'est avec un sentiment d'or-
gueil que nous prenons ses meilleurs sujets comme élè-
ves. Grâce à ses aptitudes, cette nation est devenue
complètement indépendante de nous, et qui sait si dans
peu de temps, elle ne deviendra pas pour nous un redou-
table adversaire, même sur les marchés européens? La
122 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
Chine a déjà commencé, et il ne manquait plus à notre
sagesse économique que, sans se soucier des expérien-
ces que les Américains ont faites en attirant des ouvriers
chinois dans leur pays, elle voulut trouver des forces de
travail à meilleur marché, et anéantit ainsi les ouvriers
du pays, ou les jetât dans les bras du socialisme. Puis,
arrive soudain comme un éclair dans l'azur du ciel, la
nouvelle que les sept colonies australiennes de l'Angle-
terre se sont concertées pour former une Australie
d'après le modèle de l'Amérique, et veulent désormais
une politique parfaitement une et indépendante. Provi-
soirement, elles se placent sous l'autorité d'un gouver-
neur général nommé par l'Angleterre. Combien de temps
s'écoulera avant qu'elle se sépare complètement de l'Eu-,
rope, l'avenir le montrera. Le Canada est déjà sur cette
voie ; son nom de Dominion of Canada l'indique. Sa
séparation d'avec l'Angleterre n'est plus qu'une question
de temps. Son union avec l'Amérique est alors inévita-
ble. Les Etats du Sud-africain manifestent l'intention
de faire le même pas. La Russie veut nous fermer la
porte du pain, et nous affamer avant de tomber sur nous.
Et puis, le jour est-il bien éloigné où l'Empire des Tndes
avec les innombrables moyens dont il dispose, se fermera
à l'Europe, ou même viendra augmenter les forces de
la Russie?
Les circonstances extérieures étant telles, il nous fau-
moDde au ^^'^^^ uuc sauté robustc et une grande force intérieure
furîdiquemo- pour uous réjouir de notre situation, et pour jeter avec
Tt\\ Pt FPll^
gieux. assurance un coup d'œil sur l'avenir. Malheureusement
cette situation intérieure porte l'inquiétude à son com-
ble. Elle est si affligeante au sein des états, qu'on n'ose
presque plus blâmer les bons de se retirer, et de laisser
la lice aux mains des combattants qui n'inspirent pas
grande confiance. Partout le fractionnement et le man-
que d'union, partout une lutte à mort entre les parties
et le déchaînement des plus mauvaises passions, les pas-
sions politiques. Les gouvernements eux-mêmes, sans
6. — La si-
tuation inté-
rieure du
LA SITUATION DU MONDE 123
principes arrêtés, sans autre but que celui de garder la
prépondérance cherchent à se maintenir en utilisant ce-
lui-ci contre celui-là. La perturbation publique n'est qu e
la conséquence du manque de principes^ et du manque
de conviction et de caractère dont souffrent les indivi-
dus.
Au point de vue du droit et de la morale, la situation
n'est pas meilleure. L'intelligence du droit s'est retirée
des masses. Et comment la conserveraient-elles, quand
la jurisprudence a fait du droit un objet de domination
et de vénalité? Comment les puissances régnantes pro-
tégeraient-elles le sentiment du droite comment auraient
elles le courage de surveiller sévèrement le droit privé,
au point de vue des exigences du droit naturel et de la
morale, alors qu'elles ont mis le droit public en contra-
diction avec les exigences de la conscience? Longtemps
encore après la mise en pratique des idées modernes, les
masses restèrent fidèles à l'ancien esprit, malgré la
honte et le mépris qui les environnaient, malgré le ta-
lent déployé pour miner chez elles le sentiment naturel
[pour le droit. Mais elles furent obligées de céder. Par-
tout le bien et la probité sont sans protection. Le mal
[au contraire trouve toujours des défenseurs, et qui plus
|[est, des défenseurs publics. Plus la discipline extérieure
est serrée, plus la situation publique prend un caractère
militaire, plus aussi les dépositaires du pouvoir cher-
•chent à nuire aux peuples, en fermant les yeux sur tou-
ftes les atteintes portées à la liberté morale. Ensuite,
quand la licence est montée à une telle hauteur qu'elle
commence à devenir universellement dangereuse, on
crie au secours, sans savoir qui peut donner du secours
ou bien, dans les congrès, on fait de beaux discours,
[dans lesquels on expose combien il serait désirable d'ap-
porter de l'amélioration à une aussi triste situation.
Ainsi pendant que la liberté grandit d'une façon déme-
surée, on enlève pour ainsi dire à l'individu la faculté
de penser bien et juste.
124 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
Veut-on se convaincre de la mesure dans laquelle
toute considération pour la morale et même pour la
probité, a disparu de notre vie publique? On n'a qu'à
voir dans quelles mains les peuples mettent la garde de
leurs intérêts les plus chers. Si les Italiens ne se lèvent
pas comme un seul homme, quand un Garibaldi, un
Coccapieller, un Sbarbaro, se chargent de leurs droits :
si les Irlandais tolèrent un l^arnell comme /^«^rf^r de leur
sainte cause ; si un peuple aux sentiments aussi nobles
et aussi délicats que les Français, acclament un Gam-
betta, un Boulanger, on voit bien que notre époque est
complètement indifférente à ce qui fait le fond d'un
homme ou d'une cause, pourvu qu'on obtienne le succès
extérieur d'un jour.
A quoi bon parler de ce courant dévastateur de l'exem-
ple qui coule de haut en bas ? La civilisation moderne et
le rang que donne la puissance, la richesse dont jouissent
les prétendues hautes classes, n'auraient peut-être pas
produit cette haine et cette animosité dont sont remplies
les classes inférieures, si les riches et tous ceux sur qui
les regards du peuple s'arrêtent scrutateurs, n'avaient
pas abusé si inconsidérément de leur situation pour ré-
pandre l'impiété parle luxe, l'injustice, l'immoralité et
la séduction.
Enfin, si nous touchons aux questions religieuses
nous découvrirons les racines du mal. La cause de toute
corruption vient précisément de ce que la religion,
quand bien même elle n'est pas niée complètement,
est du moins, par principe, exclue de toute influence
sur la situation publique. Si on l'admet encore quelque
fois, c'est uniquement comme servante de l'état, pour
servir de police à sa solde et sous son inspection. Ainsi
dépréciée et traitée avec mépris en haut, elle devient
odieuse et inefficace en bas. On se plaint alors qu'elle
n'ait plus d'influence ! Mais veut-elle seulement exercer
sa puissance sur un homme privé ? Immédiatement on
dirige contre elle tout l'appareil des lois pénales, et
LA SITUATION DU MONDE 125
quand celles-ci ne suffisent plus, on les renforce par des
lois d exception. Qu'elle ne trouve aucun égard dans la
presse ; que toute attaque contre ses doctrines et ses
institutions soit laissée impunie ; que la foi et rattache-
ment envers elle soient arrachés des cœurs par principe
et par calcul, c'est, dit-on, une chose contre laquelle on
ne peut rien, car ainsi le veut la liberté moderne.
Quant à la politique officielle, ce n'est qu'une raillerie
constante de la religion. Pour préparer un échec à une
puissance chrétienne, — nous employons le mot, parce
qu'il est encore usité, — des nations chrétiennes ne rou-
gissent pas de prêter leur secours au Croissant, et ce
qui est pire encore, à la politique des loges. Un gou-
vernement catholique, — il passe du moins pour tel, —
qui revendique le protectorat des missions d'Orient,
poursuit chez lui les missionnaires et les religieux à qui
sont assignés ces pays, et se voit pas son alliance avec
l'ennemi héréditaire de Rome, leCésaro-papisme schis-
matique mis hors d'état de protéger les chrétiens de
Terre-Sainte, à supposer qu'il veuille faire quelque chose
pour les protéger.
Bref, on ne peut aujourd'hui parler sérieusement
d'états chrétiens. Le christianisme, et au fond la religion
naturelle elle-même, n'ont pour ainsi dire rien à faire
avec notre politique intérieure et extérieure, excepté
les cas où l'on peut utiliser les services de l'Eglise aux
fins de l'état. Que la foi et la religion contribuent à con-
solider les situations politiques, c'est là une vérité qui
n'est accessible qu'à un petit nombre d'hommes d'état.
Mais qu'elles doivent former la base de toute vie d'é-
tat saine, chose admise de tout temps, pourrions-nous
dire, voilà ce qu'ils nientde la façon la plus catégorique.
Le principe seul est déjà considéré par eux comme une
atteinte portée à l'honneur de l'état moderne.
C'est pour cela qu'aujourd'hui, la situation du monde septpiTnèt^f
des idées mo-
est réputée incurable, et le monde incorrigible. Si on ne demes, et lê
X A< 1 1 1 / • • 1 , soleil autour
veut pas reconnaître la cause du mal, et si on considère dur,acigravite
le monde
12t) VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
comme un ennemi quiconque indique cette cause, ce
n'est pas cela qui mène bien loin.
Telle est la situation dans laquelle nous nous trou-
vons. 11 n'est pas de moyen plus facile de passer pour,
un ennemi de la société que de révéler la vraie cause de
notre déplorable situation. Or cette cause n'est pas au-
tre que celle-ci : le monde et tous les états se sont éloi-
gnés de Dieu et de la religion, c'est-à-dire du service de
Dieu. On ne peut, disent déjà les anciens, gouverner
une maison, un bourg, une ville sans justice ; mais on
ne peut jamais maintenir la justice si on ne l'édifie pas
sur la morale, et si on ne base pas la morale sur la reli-
gion. En celte matière, le christianisme n'a rien ensei-
gné de nouveau ; il n'a fait que confirmer la doctrine
des anciens.
Dans cet enseignement, avec lequel le monde n'avait
pas mal marché pendant des siècles, l'époque moderne
a cru y trouver, à sa plus grande joie, un dommage at-
teignant l'état et le libre développement de l'humanité.
Aussi a-t-elle cherché à remplacer l'ancienne foi par les
idées modernes, pour donner la preuve effective qu'elle
s'entendait mieux à ses affaires que la rehgion. C'est
ainsi que, depuis iMachiavel, elle a remplacé la foi par la
libre pensée, la loi morale par la morale libre, le droit
par la violence. Comme le Paradis espéré ne s'ouvrait
toujours pas, Rousseau et la Révolution ajoutèrent trois
mots d'ordre plus étendus : nature, liberté, égahté. Par
le principe de nationalité, le libéralisme acheva le saint
nombre sept moderne. Désormais, le monde pouvait
avoir cette consolation, que s'il ne marchait pas encore
sur une route plane au pays du bonheur, la faute, en
tout cas, n'en était point au petit nombre des moyens
inventés pour remplacer l'ancien Dieu. Fondé sur cette
heureuse persuasion, il semble jouir de la paix la plus
complète. Qu'il ne se trouve pas en voie d'amélioration,
il Tavoue bien ; mais que la cause en soit précisément la
route qu'il a prise, il ne le croit pas ; il ne veut pas mê-
me qu'on le lui dise. C'est ainsi que soupirant sur l'a-
LA SITUATION DU MONDE 127
mère falalilé et déplorant le sort tragique des grandes
entreprises, il fait venir de temps en temps un forgeron
pour planter ça et là quelques clous, quand la machine
ne peut plus marcher ; puis il continue son chemin, fort
de la protection des dieux qu'il s'est fabriqué. Arrive
que pourra ! dit-il, avec une placidité douteuse. Si nous
roulons dans l'abîme, nous pourrons du moins nous
glorifier d'avoir fait notre devoir jusqu'au bout, d'être
restés fidèles à la lâche que nous avions entreprise, et
d'avoir péri honorablement.
Que cette consolation sente l'orgueil, cela ne fait pas
de doute. Qu'elle soit honorable, c'est une autre ques-
tion. 11 serait plus honorable de se rendre compte de
l'erreur fondamentale d'où provient le décousu de notre
situation, lequel aboutira inévitablement à une disloca-
tion complète. Si les planètes qui sont au ciel allaient
leur voie chacune à sa guise, ne se heurteraient-elles pas
bientôt? Ne se désuniraient-elles pas? Leur course ne
ressemblerait-elle pas à celle des choses de la terre? La
seule raison pour laquelle elles vont paisiblement le
chemin qui leur est assigné, c'est qu'elles tournent autour
du soleil d'après des lois fixes. Pour que l'ordre puisse
régner dans nos affaires publiques, il nous faut un centre
spirituel qui domine tout sans exception, et dont l'impul-
sion se fasse sentir partout. Le sociahsme lui aussi a
compris cela. C'est pourquoi, au milieu des sept planètes
des idées modernes, il met l'internationalité comme-
astre souverain et moteur.
Rendra-t-il le monde heureux avec cela? Nous ne sa-
vons. Toujours est-il que par son plan, il s'est montré
plus prudent que tous les docteurs et tous les chefs po-
litiques du libéralisme. Le Christianisme et même l'in-
telligence saine de l'homme dans l'ancien paganisme,
nous disent que nous sommes toujours en péril de nous
égarer si nous nous fions aux étoiles filantes. Ils nous
disent aussi qu'il n'y a qu'un seul moyen pour maintenir
le monde en ordre et le conduire à sa fin sur la vraie voie :
l'obéissance au vrai soleil des esprits, la loi de Dieu.
SIXIÈME CONFÉRENCE
SOLIDARITÉ DANS LA RESPONSABILITÉ DES
IDÉES MODERNES.
1. Les accusations réciproques des représentants des ide'es moder-
nes et leur faute commune. — 2. L'esprit du temps est avant
tout fait par les penseurs, les maîtres publics et les écrivains. —
3. Responsabilité de la presse, de la litte'rature et de l'art. —
4. Faute de Fétat et des maîtres de la situation publique. —
5. Toutes les classes sans exception ont une responsabilité com-
mune. — 6. De simples mesures extérieures à l'égard des idées
modernes, sans une aversion intérieure pour elles, ne font qu'aug-
menter le mal. — 7. Perspectives qu'a le monde.
i.-Lesac Que la «[énératioR actuelle, avec tous les éléments qui
cusations re- "^ o t.
reSeïtants ^^ composcnt, desccude d'Adam et d'Eve, chaque jour
"^derntf T' ^ous cu foumit Ics prcuvcs les plus diverses. Une des
commune! plus convaincantcs est la répétition continuelle du der-
nier événement dont le paradis terrestre fut le témoin.
Nos premiers parents transgressèrent d'abord en com-
mun le précepte de Dieu ; mais lorsqu'il s'agit de la res- \
ponsabilité, chaque partie fut innocente et rejeta la faute
sur l'autre. C'est là une vieille histoire éternellement
nouvelle. Quand on ouvre la Bible à cet endroit, il sem-
ble presque qu'on y lise l'exposition de la conduite que
tiennent parfois le libéralisme et le socialisme en face de
leur conscience et en face de Dieu.
Dans son célèbre ouvrage sur la démocratie sociale,
Hans Blum répète et complète la prédication persuasive
que son maître Treitschke faisait naguère aux travail-
leurs altérés de révolte. « Pour ces basses classes, dit-il
il faut une religion. Comment des gens, qui compren-
nent si peu l'évolution des lois de la vie moderne peu-
vent-ils, sans foi religieuse, sans la foi de ce qui est le
plus incompréhensible est le plus sûr, parvenir à lapai:
et au bonheur ? Quand les grands philosophes et lei
SOLIDARITÉ DANS LES IDÉES MODERNES 129
grands auteurs allemands, Kant^ Fichte, Schiller, n'ont
pas pu vivre ni mourir sans religion ; quand Gœthe lui-
même, avec son aimable douceur, parle de l'amour de
Dieu pour les classes les plus basses ; quand un esprit
aussi libre penseur et aussi audacieux dans ses recher-
ches que Lessing, nous fait entendre des paroles tou-
chantes, pleines d'une humble piété, est-ce que par
^ hasard les pauvres seraient trop bons ou trop savants
pour se passer de religion ? Jamais on ne refusera le
titre d'esprits cultivés aux prétendus princes de notre
littérature et de notre philosophie, pas plus qu'aux
grands fondateurs de notre empire allemand, Bismarck,
Moltke, Guillaume I, bien qu'ils fussent animés de senti-
ments profondément religieux. Qu'ils soient donc bien
convaincus, les pauvres, que, toute réforme sociale ne
leur sera pas aussi utile que la pratique de l'ancien ada-
ge : « Travaille et prie » . Celui qui trouble la foi pieuse
de l'homme de basse condition , agit comme un criminel
envers la société. C'est pourquoi, la haine qu'il faut jurer
au socialisme, n'est pas une demr-haine, ni une haine
conditionnelle, mais une haine complète, sans trêve ni
merci (1) ». Ainsi parle le libéralisme.
Mais le socialisme n'est pas embarrassé non plus,
quand il s'agit de parler contre le libéralisme ; nous en
avonsdéjàvuplusieursexemples précédemment. « N'est-
il pas risible, dit Liebknecht, de prétendre que le socia-
lisme exige l'apostasie des principes du christianisme?
Il a rompu avec ce dernier, c'est vrai, mais cette rupture
n'est pour ainsi dire pas son œuvre ; elle est plutôt delà
société bourgeoise. La seule différence est que la démo-
cratie sociale ne joue pas à l'hypocrisie comme les hobe-
reaux » (2). Grâce au manque de sincérité qui existe dans
la vie ordinaire, grâce à la dissimulation qui, comme le
dit si bien le socialisme, n'est souvent inspirée que par
des égards pour Madame la belle-mère, ou pour une
(1) Blum, Die Lûgen unserer Soclaldemokratie, 363, sq.
(2) Worwœrts, 8 avril I89J.
130 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
tante à succession (1), la civilisation libérale actuelle
tout entière est vermoulue (2). Quand seulement on la
gratte, la barbarie apparaît aussitôt (3). Elle n'est qu'un
mince clinquant appliqué sur une surface creuse, et la
recherche égoïste des jouissances qu'elle recouvre (4).
Par ses trois moyens les plus propres à abêtir le peu-
ple : l'école, la presse et la caserne, elle exerce l'm-
fluencelaplus malsaine sur toute la génération (5). C'est
pourquoi il faut l'extirper radicalement de la société
qu'elle a produite ; le plutôt sera le meilleur.
En réalité, la situation est la même que jadis dans le
Paradis. Adam avait raison de se plaindre d'Eve, et Eve
n'avait pas tort d'accuser Adam. Tous les deux étaient
également coupables devant Dieu. Ainsi en est-il aujour-
d'hui. Dans tous les reproches dont s'accablent récipro-
quement les partis et les difîérentes classes de la société,
il y a beaucoup de vrai, ce n'est pas douteux. Car ici
aussi s'appliquent les paroles de l'ApÔtre: « Tous ont
péché et sont privés de la gloire de Dieu (6) ».
^2.^-i>s- Avant tout, ceux-là ont péché et n'ont pas le droit de
?rlv{i se glorifier, à qui Dieu a confié la plus belle de toutes
Sr pu! les taches, la tâche d'être les chefs intellectuels de leur
Saint'" peuple et de leur époque. Ils ont reçu en partage la plus
noble de toutes les vocations, mais aussi la responsabili-
té la plus lourde. Si les penseurs, les savants, les philo-
sophes, les historiens, les maîtres pubhcs, ceux qui se
sentent appelés à travailler, à éclairer l'humanité, par la
parole et par la plume, réfléchissaient seulement sur la^
grandeur du dépôt qui leur est confié, ils s'efforceraient
davantage de faire honneur à leur mission. Au lieu de
cela, ils se plaignent constamment de ce que le monde
ne sait ni les apprécier, ni les honorer comme ils le mé-
(1) Stern, Einfluss der socialen Zustœnde auf aile Zweige des Cultur-
lebens, 20. . , ,r 7^ • ^ tt/- «/^
(9) Liebknecht, Wissen ist Macht, Macht ist Wissen, 20.
3 Ibid., 11. - (4) Worwœrts, 5 juillet 1891.
(«) Liebknecht,. Wissen istMachl, Macht ist Wissen, 25.
(6) Rom., m, 23.
SOLIDARITÉ DANS LES IDÉES MODERNES 131
ritent. Est-ce faire honneur à une situation si haute,
que de diriger son enseignement d'après le principe :
<( Je chante les louanges de celui qui me donne du pain
à manger » ? Est-ce un homme d'honneur que l'écrivain,
le maître, qui se laisse aller à tous les vents comme la
girouette d'un clocher? Mérite-t-il d'être placé en senti-
nelle avancée, celui qui flatte toutes les passions de la
foule ou qui les éveille?
Actuellement, on n'entend qu'un cri de détresse à
travers le monde. Il est impossible de régir l'époque,
dit-on. L'enfant méprise la parole du maître, le peuple
ne respecte plus ni la loi ni l'autorité, une liberté illu-
soire porte l'adolescence à l'insubordination, chaque
année il est plus difficile, même dans la caserne, de
dresser les nouvelles recrues à l'obéissance militaire
et au règlement. Mais ce serait un miracle s'il en était
autrement ! L'impulsion est donnée du haut des chaires
de nos écoles supérieures, et par les héros de notre litté-
rature. Quiconque ambitionne la gloire d'être une gran-
deur intellectuelle se fait l'écho de ces derniers, et cher-
che à les surpasser là où c'est possible. La presse
grande et petite s'applique à populariser chaque jour les
enseignements de ceux qui donnent le ton. Enfin Tarmée
de ceux qui dispensent l'instruction, parmi lesquels
bon nombre s'estiment au moins à l'égal des profes-
seurs d'université, distillent goutte à goutte ces idées
dans l'intelligence des petits. Pourrait-il en résulter au-
tre chose que ce dont nous sommes témoins ? Quand on
parle de la Bible et du catéchisme, le sourire sur les
lèvres, peut-on lire le livre de la loi àgenoux, entre deux
chandelles allumées? Si celui-là seul passe pour savant,
qui armé de l'eau-forte de la critique, — le meilleur
marché de tous les liquides, comme on le sait, — dé-
compose tout ce qui lui tombe sous la main : la parole
de Dieu, sa miséricorde et sa justice, les actions et la
sainteté du Maître, la Providence, le gouvernement du
monde ; si l'homme chez qui la fortune ne tient pas lieu
132 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
de tout, n'a pas d'autre moyen pour se faire une répu-
tation que de s'élever, comme on dit, à la hauteur de
cette culture moderne, comment peut-on se plaindre
alors que le monde semble considérer comme condition
première d'instruction, cet esprit qui ne respecte plus
rien, qui critique tout, qui se croit supérieur à tout?
L'homme, enseigne d'une voix unanime la sagesse du
monde, depuis Kant et Fichte, ne doit ni croire, m agir
en s'appuyant sur une autorité étrangère. 11 doit être
lui-même et son propre législateur et sa propre raison
de croire. Et quand une fois on lui a enseigné à ne plus
respecter l'autorité divine sur les domaines sacres de la
foi et de la morale, à considérer la hiérarchie de 1 Eglise
comme une usurpation des curés, comme une raillerie
de la civilisation de l'époque, peut-il honorer la hiérar-
chie de la bureaucratie, comme une dérivation de la
toute-puissance divine? Peut-il Ôter ses souliers sans
dire mot, devant l'autorité du sergent de ville ou du
scribe de sa commune, comme jadis Moïse en présence
du buisson ardent?
Nous ne pouvons nous empêcher dédire que c est
presque faire preuve d'irréCexion que de se plaindre de
l'esprit de l'époque, et de ne pas mettre en accusation
ceux qui l'ont fait. Où cela mène-t-il? On tombe sur les
petits et sur les faibles d'esprit, de ce que moitié cons-
ciemment, souvent d'une manière tout à fait incons-
ciente ils répètent ce que les esprits prétendus forts et
grands leuront dit depuis longtemps. C'est une injustice.
Ou il faut tolérer ceux-ci, ou faire rendre compte à ceux-
là et ce qui est encore plus important, les mettre dans
l'impossibilité de continuer à répandre la semence qm
produit de si mauvais fruits.
3 _ La Mais ce que les savants et les maîtres n'exposent que
rrpt^si, dans un cercle relativement restreint, «^^ux qm se sont
^r^J^^ consacrés à la littérature frivole etlégère,lesbellettristes,
les journalistes, le propagent dans le monde des hautes
sphères et dans les couches populaires les plus basses i
SOLIDARITÉ DANS LES IDÉES MODERNES 133
Aeux s'associent les artistes dont l'infliience surlapro-
pagation des idées modernes devient de jour en jour plus
grande, grâce aux nouveaux moyens de production et
au nombre considérable de savants et d'ignorants, qui
puise toute son instruction dans des gravures moins pé-
nibles à suivre que la lecture d'un roman. Quiconque
veut connaître exactement les idées de l'époque, savoir
comment elles ont pénétré dans le peuple, et comment
elles ont trouvé une si grande expansion, doit suivre de
près ces productions intellectuelles. En leur donnant la
moindre attention, on a vite fait de ne plus s'étonner de
la situation morale de notre société.
On s'effraie aussi avec raison, de l'ordure qui pénètre
dans le peuple par la littérature de colportage, les feuille-
tons, les feuilles populaires et les affiches. La littérature
socialiste elle-même, quicependantjugesi sévèrement la
bellettristique libérale, prend part aussi, dans la mesure
de ses forces, nous l'avons vu plus haut, à ce travail
d'égoutier. Quelqu'un qui le jugerait bon et nécessaire,
pourrait se convaincre du degré de dextérité auquel elle
est parvenue en cette matière, en lisant un roman de
Christian Fltiggen,qui a paru dansla « Mlinchener Post »
pendant Tété de 1891 .
Mais ces officines, qui empoisonnent le bas peuple,
produisent-elles autre chose que celles qui travaillent
pour le soi disant public de choix, d'après ce principe :
(( L'art est affranchi des chaînes de la pudeur et de la
morale » ? Est-ce que les théâtres populaires représen-
tent d'autres pièces que celles qui passionnent au « Théâ-
tre libre » , une partie de la société triée sur le volet? Ce
n'est pas sans raison qu'on se plaint du mépris que la
Uttérature socialiste fait du mariage ; mais dépasse-t-elle
ce qui, depuis des siècles, est représenté sans pudeur
en présence des cours et de la noblesse, dans les pièces
les plus goûtées de Molière jusqu'à celles d'Alexandre
Dumas? Dépasse-t-elle ce qu'ont répété à satiété des ro-
mans sans nombre que tous les manuels rangent parmi
134 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
les chefs-d'œuvre de la littérature classique universelle?
On s'effraie à bon droit de la grossièreté et de la vio-
lence aveclesquelles les écrivainsdu socialisme cherchent
à rendre moins sensible le manque de vérité et d'esprit;
mais en définitive, ils ont appris cet art dans les pièces
les plus vantées et les plus lues de notre littérature, si-
non dans les « Brigands » de Schiller^ du moins dans
celles d'Ibsen et de Gerhard Hauptmann. Que la partie
instruite de la société moderne s'y prenne comme elle
voudra, s'il est un domaine sur lequel elle ne réussira
jamais à nier sa coopération aux maux de l'époque, c'est
bien celui de la littérature et de l'art. Un des plus zélés
propagateurs des idées socialistes, Max Kegel a publié,
pour les faire pénétrer dans les hautes sphères, un élé-
gant petit livre : « Rayons poétiques ». Il va de soi qu'il
est orné de gravures selon le goût de l'époque, et sur
lesquelles on nous épargnera de plus amples détails.
Eh bien, àcôtédepoèmesde Herwegh, dePfau, dePrutz,
de Kegel, de Heine, d'Arthur Fitger, deBiichner, deSal-
let, deLenau^ d'AnastaseGriJn, d'Alfred Meissner, d'An-
dorf, de Freiligrath, de Tite Ulrich, de Béranger; à côté
d'autres poètes, sur les tendances desquels tout le monde
est ûxé, ce livre contient aussi de copieux extraits de
Schack, de Lingg, de Stieler, de Geibel, de Vischer, de
Gœthe, de Chamisso, de Godefroid Keller, de Brachvo-
gel, de Hans Hopfen^ de Scheffel et particulièrement de
Bodenstedt. La solidarité n'est-elle pas évidente?
Que cela n'aille pas plus loin, ne puisse et ne doivei
pas y aller, dit un article publié par Stern dans la]
« Deutsche Schriftstellerzeïtimg », nous sommes tousj
d'accord sur ce point. Et si tel ou teln'apasle coura-i
ge d'exprimer son avis, tous cependant sont convaincus,
que notre journalisme est rongé par la vermine, ma-
lade, pourri jusque dans ses racines. La presse emploie
toutes ses forces à faire disparaître le dernier reste de
considération qu'elle possède. Elle le fait d'une manière
de plus en plus insensée. Son sac se gonfle sans cesse
SOLIDARITÉ DANS LES IDÉES MODERNES 135
de nouvelles fautes. Elle corrompt tout : l'opinion publi-
que, la politique et les partis politiques ; elle corrompt
l'art, le goût, la science ; elle corrompt tout sentiment
pour la morale, la bienséance, le droit. Elle est l'in-
fatigable complice de tous les coups de banque ou de
bourse, de toutes les filouteries, de tous lesentremette-
ments ; et elle exerce cette corruption avec l'audace la
plus incroyable et l'effronterie la plus éhontée. Elle n'a
qu'un haussement d'épaules de regrets, pour celui qui
n'y voit pas la plus magnifique floraison de la civilisa-
tion, le plus éclatant triomphe de notre évolution libre.
Mais malheur à celui qui ose la combattre ! Celui-là est
l'Antéchrist. En face de lui, elle ne connaît aucun égard,
aucune bienséance, aucune retenue. Elle l'anathéma-
tise, elle le poursuit et lui inflige en présence du monde
entier la marque ignominieuse d'ennemi de la patrie.
La décadence de la presse est arrivée à son comble ; elle
ne peut afler plus loin (i). Tel est le jugement porté
par cette revue, jugement qui rappelle de la manière la
plus frappante ce que Marat disait du journahsme au
temps de la Révolution (2).
Est-il bien vrai que tout le monde soit d'accord sur ce 4, - Fau-
1,. . . . , te de l'état et
point, comme on 1 indique ici ? C est ce que nous ne desmaîtresde
*^ ^ -^ la situation
pouvons malheureusement pas affirmer catégorique- p^ii"q«e.
ment. Il semblerait souvent qu'en cette matière, une
puissance supérieure ait maudit l'humanité. Les petits •
reconnaissent le danger ; les grands se le dissimulent.
Les personnes privées, dontla voix est sans importance,
voient le mal dans toute son étendue ; celles qui des
hauteurs qu'elles occupent pourraient regarder dans la
plaine ; celles dans les mains desquelles se trouvent et
le sort de la société et leur propre sort, sont comme
frappées d'aveuglement. Et si parfois elles entrevoient
(d) Stern, Einfluss der socialen Zustœnde auf aile Ziveige des Cultiir-
lebens, 33 sq.
(2) Richter, Staats. und Gesellschaflsrecht der franz. Révolution, I,
lo6 sq.
136 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
les choses dans leur véritable lumière, elles se détour-
nent aussitôt de la vérité. N'ont-elles donc pas la force
de la regarder en face ? N'ont-elles donc pas la force
intellectuelle suffisante pour maîtriser les événements ?
Craignent-elles leur devoir qui est de pratiquer la vérité
reconnue? Qui donnera une réponse exacte à toutes ces
questions ? Ce qu'on peut dire sans crainte, c'est que,
par son silence et son principe du laisser-aller, l'auto-
rité assume une grande responsabilité, et se rend cou-
pable d'une lourde faute par sa participation aux maux
publics. Ceci soit dit non pour la rabaisser, car celui
qui parle ainsi a une grande estime de la puissance pu-
blique. Plus sa force est grande, plus elle est inexcusa-
ble de fermer les yeux. L'état absolu n'est pas aussi
prude là où il peut trouver une occasion d'exercer son
influence. Pourquoi garde-t-il une retenue si choquante,
là précisément où il a une tâche difficile et féconde à
remplir, une tâche dont la négligence se fait chèrement
expier? Peu lui importait jadis de voir son rôle assi-
milé à celui d'une nourrice ou d'un veilleur de nuit;
et maintenant il lui arrive d'être pris soudain d'un scru-
pule d'honneur et de conscience, et de consentir à limi-
ter son rôle de tuteur à une attitude qui consiste à atten-
dre les événements ? Mais le proverbe dit : « On sème
les vices qu'on ne blâme pas ; celui qui n'empêche pas
le loup de tuer est un ennemi des brebis ». Si ce pas-
teur est en outre le propriétaire du troupeau, il est son
propre ennemi.
La faute l'atteint encore d'une manière beaucoup
plus immédiate. Quiconque connaît notre époque ne
peut s'empêcher de constater que le mal a imprimé un
trait particulier au caractère de l'humanité actuelle.
Nous ne nions pas que l'influence des doctrines et des
principes pervers soit grande ; nous l'avons dit tout à
l'heure, et nous avons donné aux coryphées de l'opinion
publique la part du lion dans la mauvaise situation où
nous sommes. Mais on ne doit cependant pas être injuste
SOLIDARITÉ DANS LES IDÉES MODERNES 137
au point de les rendre responsables de tout le mal qui
existe. Avant d'en arriver à des principes faux, quel-
qu'un agit mal pendant longtemps. Ce n'est qu'après,
qu'il invoque ceux-ci pour justifier ses actions coupa-
bles, lien est beaucoup qui, comme les socialistes, se
rient des doctrines de la philosophie, ou les condamnent
avec une grande sévérité, et qui cependant font leurs
délices de régler leur vie d'après elles. La société se fait
un véritable plaisir d'enfreindre les lois, de bouleverser
l'ordre, de tout dévaster, de porter le trouble partout.
Ces passionnés du néant, comme Auguste Foll en appe-
lait un jour Ruge et ses amis radicaux, ne poursuivent
pas de but, n'appliquent aucun principe. Elles veulent
simplementmontrerleurforce^quin'est pas assez grande
pour bâtir et produire, mais qui suffit cependant pour
démolir. Ce sont de véritables Erostrates, qui se croient
grands, parce que le monde tremble devant eux. Ce sont
des gens comme Karl iMohr et ses compagnons, dont
tous les elTorts consistent à faire preuve d'audace devant
l'humanité. Ibsen lui-même, cette nature rabougrie
de guerrier farouche, ne s'entend pas mal à cet esprit,
quand il dit, au nom de notre génération :
(( Oui, s'il m'arrive d'accomplir quelque chose de grand, »
« C'est évidemment une action digne de la nuit » (1).
Bref, tout ce qui est en état de commettre des crimes
le fait. L'enfant cherche à gagner ses premiers éperons
par son arrogance contre FEglise et ses lois ; le criminel
et le banqueroutier se préparent longtemps d'avance, à
provoquer l'admiration de l'époque par un dernier cri-
me, au moment où ils seront pris. Comment cela se fait-
il? La réponse est bien simple. Notre politique, notre
vie publique ont ouvert la voie. Depuis que le droit a été
séparé de la religion et de la morale, il est devenu une
question de puissance. 11 n'a d'autres limites que la
force. Celui qui fait preuve de la plus grande violence a
(1) Ibsen, Gedichte (Passarge) 21.
138 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
tout pour lui. Un diplomate de rancienne école, mar-
chant à pas comptés, a perdu toute considération. Au-
jourd'hui, il lui faut proclamer qu'il médite tel ou tel
acte de violence ; il lui faut marcher botté, éperonné,
en plein jour, au but qu'il se propose. Puis, après cela,
il peut faire ce qu'il veut. Il sera le héros de l'époque,
tant qu'il réussira. Plus il traite avec mépris toutes les
ficelles du droit, tous les scrupules de conscience des
âmes faibles et des esprits étroits, plus aussi sa gloire
monte à l'égal de celles d'un grand homme.
Les états ne procèdent pas autrement, sauf qu'ils le
font en grand. Nous nous étonnons de la stupidité tur-
que avec laquelle notre époque se courbe devant l'abso-
lutisme ; mais par ses expropriations brutales, ses an-
nexions, ses sécularisations, l'état moderne a inspiré
une telle stupéfaction aux esprits, qu'il n'est personne
parmi ceux qui gémissent, ou sont irrités de la pression
qu'il exerce, qui ne se courberait pas docilement, plein
d'admiration, devant la violence exercée par lui. Sur
cette voie, l'état ne peut que continuer. S'il entrait au-
jourd'hui dans la politique de paix et de nivellement ju-
ridique, c'en serait fait de sa considération et par consé-
quent de son existence. Avant tout, il lui faut avoir cons-
tamment un pied sinon sur la nuque de l'Eglise, du
moins sur son pied. Par contre^ il doit faire si bonne
contenance en face des autres états que le monde en
tremble. Celui qui a le plus grand nombre de canons est
évidemment dans le droit.
Enfin, il doit user d'oppression à l'égard de ses sujets
et les tenir constamment hors d'haleine. Ce n'est qu'à
cette condition qu'ils reconnaîtront une plus grande
puissance à son autorité. Ainsi, la politique intérieure,
comme la politique extérieure est devenue une incar-
nation de la violence. C'est comme dans la mer, les plus
gros mangent les plus petits. Décidément, dit-on, l'épo-
que n'est pas favorable aux petites existences ; elles
n'ont pas d^autre moyen que de compenser la force du
commune .
SOLIDARITÉ DANS LES IDÉES MODERNES 139
lion parla ruse du renard. Sans cela, tout concourt à une
seule fin, le développement delà grandeur et de la puis-
sance. Il faut que tout devienne grand ; grand les états,
grandes les villes. Le grand Berlin, le grand Vienne, la
Grande-Bretagne, sont des mots d'ordre, grâce auxquels
quelqu'un peut vite se rendre populaire. Mais que le
monde en soit ruiné, comme jadis pour la construction
de la grande Rome de Néron, c'est un détail. L'huma-
nité ne connaît que deux choses qui soient dignes de
son admiration : la masse volumineuse et la violence.
Tels sont les exemples que donne la vie publique^ et
chacun les suit selon la mesure de ses forces.
D'après ce tableau, quel est celui qui oserait nier sa s.-tou-
part de responsabilité dans la corruption générale ? Oui, sans exception
tous les hommes sont plus ou moins responsables. Res- ponsabmté
ponsables sont les esprits forts^ les libres-penseurs, les
héros de l'esprit et ceux qui font Topinion publique.
Responsables aussi sont les croyants qui se tiennent
timidement dans leur coin, qui, comme ils disent, ne
veulent pas affronter le monde, et qui sont persuadés
qu'on respectera mieux la foi ou du moins leur personne,
s'ils s'affublent de quelques lambeaux que leur jette le
libéralisme. Responsables sont tous ceux qui contri-
buent pour leur part à ruiner l'autorité, l'autorité reli-
gieuse en particulier. Et, sur ce point, qui est exempt de
reproches ? Il n'est pas un savant, pas un maître d'école
qui ne se serve de la religion pour augmenter sa gloire.
Il n'est pas un homme d'état, pas un gouvernement, pas
une dynastie, pas un prince qui n'ait à se reprocher
quelques velléités de montrer sa puissance contre l'É-
glise. Quel est l'homme, quelle est la classe d'hommes
qui n'a pas contribué, selon ses forces, à faire du princi-
pe du socialisme : (( La religion est une affaire privée »,
le plus commun de tous les principes ? N'y a-t-il pas
déjà longtemps que tout le corps des officiers, et tout le
corps des employés ne juge et ne vit que par lui ? Heu-
reux encore si ceux-ci étaient assez tolérants pour le
140 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
laisser s'appliquer dans la vie réelle ! Les jurisconsultes
déclarent que le droit ne peut s'occuper ni de morale ni
de religion ; les hommes d'état exigent qu'on prenne la
puissance pour le droit et l'accessoire pour le nécessaire;
les artistes désirent qu'on délivre le beau des chaînes
de la morale ; les viveurs réclament d'un autre côté,
qu'on délivre la morale des liens de la religion et de la
conscience ; les philosophes enseignent que l'homme est
son propre Dieu^ son unique législateur ; les savants de
toute espèce prêchent que Thomme moderne ne porte
plus de chaînes, que tout dogme, toute opinion qui ne
varie pas, est un anachronisme, que la liberté et le
changement de conviction sont la condition indispensa-
ble pour être à la hauteur de la vraie culture de l'époque.
Les politiciens, les députés, les chefs de parti et les ora-
teurs proclament dans toutes les réunions, aux électeurs
du petit peuple, qu'il n'y aura pas de bonheur sur cette
terre, tant que les exigences indispensables de l'époque
ne seront pas complètement réalisées, à savoir lahberté
de pensée, la liberté de la presse, la liberté de conscience
et la liberté des cultes. Les excitateurs et les brouillons
disent qu'il faut sans cesse revenir sur ces exigences,
jusqu'à ce qu'elles soient enfin passées dans la pratique
de la vie. Où trouver un homme qui n'a pas eu de part
à cela, qui n'a rien reçu de ces idées? Où trouver un
homme qui ne soit pas responsable du principe : « La
religion est une affaire privée »?
A ceci s'ajoute la vie extérieure, la vie réelle. Les idées
socialistes gagnent le dessus dans une proportion ef-
frayante. Chaque période électorale voit grandir le nora-j
bre de ceux qui s'y attachent ouvertement. D'où cela
peut-il venir? La propagande socialiste, dit-on, est pous-
sée avec une activité qu'on ne saurait imaginer. A la fin
de septembre 1890, les socialistes, d'après un article de|
Bebel, avaient plus de soixante feuilles politiques avec]
254.000 abonnés, plus de quarante et une feuilles d'asso-j
ciations avec 201 .000 abonnés, et plusieurs autres feuil-'
SOLIDARITÉ DANS LES IDÉES MODERNES 141
les scientifiques et amusantes avec 128.000 abonnés (1).
Faut-il s'étonner si toutes ces publications font des ra-
jj vages? Evidemment ce sont des chiffres qui donnent à
penser, mais c'est aussi un prosélytisme que la bonne
cause ferait bien d'imiter.-
Cependant, il nous semble qu'avec tout ceci, on soit
encore loin d'avoir tout dit. En dehors de leurs sphères
propres^ les socialistes ont aussi beaucoup d'auxiliaires
qui font la propagande en leur faveur. Si ceux-ci ne
préparaient pas le terrain et ne cultivaient pas les ger-
mes, il serait bien plus difficile aux vrais socialistes de
répandre leurs idées. Mais souvent ils n'ont qu'à récolter
la moisson que les autres ont semée, cultivée, et amenée
à sa maturité. Qui travaille plus à la diffusion des idées
socialistes, ou de ceux qui disent que tous les hommes
sont nés pour le travail^, ou de ceux qui, selon l'ancienne
1 vue païenne, traitent comme indigne de considération
sociale quiconque estobhgé de gagnerson pain à la sueur
de son front? Qui les répand plus que ceux qui ne con-
sidèrent personne comme membre de la société, sinon
celui qui limite tout son travail à la jouissance et à la
consommation, que ceux qui parlent sans cesse d'excur-
sions, de théâtres, de beautés, de chevaux et de chiens?
Quels sont ceux qui sont plus dangereux pour la société,
ou des travailleurs qui ne seraient pas fâchés de voir à
leur table autre chose que les éternelles pommes de terre,
ou des Gambettas grands et petits, qui ne connaissent
qu'un évangile, Brillât-Savarin, qui n'ont qu'un article
de foi, et qui considèrent l'invention d'un nouveau mets
plus utile pour le genre humain que la découverte d'une
nouvelle étoile? Il est difficile de discuter, c'est vrai,
avec les socialistes pauvres, qui semblent pris de cram-
pes épileptiques, quand on leur dit que la terre n'est
qu'une vallée de larmes, qu'il faut rendre habitable par
la patience, la résignation, la modestie et le regard d'es-
(I) Protocole du Congrès de Halle, 1890, p. 3o.
142 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
pérance jeté sur un au-delà meilleur. Mais d'où vient la
haine de ceux-ci contre la doctrine chrétienne de la pé-
nitence, du sacrifice, du renoncement, sinon de cette sa-
gesse Hbérale au nom de laquelle Gœthe a condamné la
doctrine de la Croix et du Crucifié comme étant une
école de laideur, bonne tout au plus pour mourir, au
nom de laquelle Spinoza enseigne que la vraie philoso-
phie n'a qu'une chose en vue : s'accommoder à la vie ?
Et ces milliers de personnes qui, en face de la misère,
malgré tous les murmures des masses, déploient un luxe
tel qu'on pourrait croire qu'elles veulent provoquer par
leur arrogance et leur dédain, la colère de ceux qui sont
moins favorisés de la fortune, ne sont-elles pas aussi les
apôtres du socialisme, et peut-être les plus actifs ?
6. - De Ainsi tous travaillent à miner les fondements de la
simples mesu-
res extérieu- société ; aiusi tous seront- enraiement coupables si elle
YQS à 1 égard ' ^ ^ " ^ *^
"^^dltnUne' éclatc aujourd'hui ou demain. Prise d'un aveuglement
Senterie mat incompréhensible, notre époque s'est persuadée que tant
qu'on maintiendrait avec énergie l'ordre extérieur, tant
qu'on s'occuperait suffisamment de la police et de la
force armée, Texistence de la société serait assurée. C'est
une grande illusion, et pour deux raisons. C'est d abord
une erreur de croire que la misère écrasante et les au-
tres nécessités extérieures ont seules tendu la situation
comme elle l'est. Il fut un temps où la situation publique
était bien plus difficile à supporter qu'elle ne l'est main-
tenant. Le sort des travailleurs en particulier est, depuis
quelque temps, relativement meilleur qu'autrefois ; en
tous cas, il est bien supérieur à celui d'une foule de pe-
tits employés qui le regardent d'un œil d'envie. Cepen-
dant chaque jour confirme la vérité de ces paroles :
u n y a beaucoup de mécontents, oui beaucoup, »
« Qui méditent de nouveaux projets, qui reposent, »
« Tout armés, et qui vers le milieu de la nuit »
« S'élancent de leur couche. L'oreille tendue, »
« Us écoutent anxieux dans la nuit silencieuse, »
« S'ils n'entendront pas le canon d'alarme. ».
« Le monde tout entier ressemble à une vaste mine (1) ».
(1) Prutz, Moritz von Sachsen I, 2.
SOLIDARITÉ DANS LES IDÉES MODERNES j 43
Mais la poudre avec laquelle cette mine est chargée n'est
pas à proprement parler la misère du temps ; c'est l'es-
prit de l'époque. Les idées modernes voilà ce qui fer-
mente et qui menace de faire sauter les canaux dans
lesquelles elles coulent. Quiconque contribue à leur
fermentation a sa part de responsabilité dans ce tra-
vail qui peut ruiner l'ordre du monde.
Il est donc complètement vain de vouloir apaiser la
tempête par des mesures de violence. Comment peindre
assez la perversité de ceux qui, parleurs paroles et plus
encore par leurs actes, apportent constamment des ma-
tières inflammables destinées à faire sauter lamine?Que
diredeceux,qui,pour conjurer l'explosion, couvrent cette
mine d'une police et d'une force armée qui va toujours
croissant? Est-ce avec ces moyens qu'ils l'empêcheront
de sauter?
« Comment les affamés, les mendiants, les vaincus de la vie, »
(( Ceux qui ne possèdent rien dans le monde de Dieu, )>
<( Ceux qui n'espèrent plus que la mort, »
« Comment peuvent-ils observer )>
« Le pre'cepte divin de la paix, »
« Si' vous le foulez aux pieds ?» (1).
C'est là que se trouve la cause du mal. Les idées mo-
dernes ont chargé la mine. La vie qui s'oriente d'après
elles est le brandon qui les allume. Avec des mesures
de police extérieures, avec des palliatifs superficiels,-
avec des accommodements diplomatiques, on ne les em-
pêchera pas d'éclater. Il n'y a d'autre moyen que de vider
leur contenu pernicieux. Le monde ne peut devenir sain
qu'en mettant à la place des idées modernes les antiques
lois de Dieu dont la valeur ne passe point, le respect
sacré de l'autorité, observé par devoir de conscience, le
règne de la vraie morale, de la vraie piété et de la vraie
religion. Mais tant que nous tous, sans restriction au-
cune, non pas avec des demi-mesures, mais dans une
(1) Prutz, Moritz von Sachsen 1, 2.
144 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
intention bien déterminée, nous ne romprons pas com-
plètement avec l'esprit du temps, nous ne nous oppose-
rons pas à la corruption qu'il a introduite, nous serons
responsables si Tordre du monde se brise en morceaux.
7. — Pers- Au poiut OÙ Ics choscs cu sont, nous avons certes bien
pectives qu a *■
le monde. peu de chauccs de voir cette catastrophe épargnée à la
société. Cependant nous espérons toujours que l'Esprit
de Dieu inclinera les hommes à rentrer en eux-mêmes
et à se convertir. Ce sont ces motifs surnaturels qui nous
retiennent sur le chemin de la désespérance. Mais s'il
s'agit du monde, s'il faut parler au point de vue pure-
ment naturel, nous devons avouer que c'est à peine si
l'on peut avoir une lueur d'espoir du côté du cœur. Pour
la tête, il n'en faut pas parler. Sans pénitence sérieuse,
sans conversion sur toute la ligne, il n'y a pas de salut.
Un simple jour de pénitence et de prière ne suffit pas.
Pouvons-nous espérer un tel changement ? Le socia-
lisme dit non ! d'un ton très assuré. Héritières de la
grande succession des philosophes allemands et de la
science allemande ; dépositaires des grandes idées delà
civilisation moderne, les classes ouvrières, dit-il, ont
pour elles le présent et l'avenir tout entier (i). Qui a
semé dans le monde les idées antichrétiennes, panthéis-
tes, athées, matérialistes, s'écrie-t-il d'un air triom-
phant? Est-ce le socialisme? Non, celui-ci était encore
dans le sein maternel de la bourgeoisie, lorsque ces
idées vivaient déjà. Ce sont les grands poètes allemands,,
les philosophes illustres, les naturalistes modernes,.!
Lessing, Gœthe, Schiller, Kant, Fichte, Hegel, Scho-j
penhauer, Feuerbach, David Strauss, Moleschott, Biich-|
ner et l'école de Darwin. La bourgeoisie a encouragé efj
soutenu tous ces efforts tant que ceux-ci n'ont été diri-
gés que contre l'aristocratie et l'Eglise (2). Maintenant
ces idées sont devenues le partage du socialisme qui lei
tourne contre la société toute entière. La démocrati(
(1) Vorwœrts, iS ium iS9i.
(2) Socialdemokrat, 15 février 1883 (Winterer, Le Péril social, 30).
SOLIDARITÉ DANS LES IDÉES MODERNES 145
sociale, dit Bebel, n'a pu ajouter une seule pensée nou-
velle à ces principes. Vous tous, criait-il à ses collègues
libéraux, au Reichstag, vous tous qui siégez ici, vous
avez pris fait et cause pour elle (1).
Bebel avait raison. Jamais un représentant convaincu
des idées modernes n'a osé donner un démenti sérieux
à la question que Strauss posait et résolvait négative-
ment au nom du monde savant : « Sommes-nous encore
chrétiens » ? Si nous considérons seulement comme des
chrétiens, dit Paulsen, ceux qui pensent et vivent com-
me le faisaient les premières communautés chrétiennes
Strauss a dit vrai : le symbole des Apôtres n'est plus la
formule appropriée aux convictions de notre époque (2).
Le chœur des esprits d'élite, déclare Théobald Ziegler,
travaille à trouver une compensation à la religion.
Celle-ci n'est pas encore complètement découverte, c'est
pourquoi l'ancienne religion est conservée provisoire-
ment ; la société a besoin d'un soutien. Mais personne
ne peut nier le fait que l'humanité destinée à prendre la
place de la religion se détourne complètement des vues
du passé' (3). Il n'y a que les sauvages ou les demi-civi-
lisés qui croient encore à une Providence, à une inter-
vention de Dieu dans le monde (4). L'humanité est à
elle-même son propre Dieu (5). Le symbole avec lequel
la société savante actuelle entreprend courageusement
la lutte contre tous les périls, le mot d'ordre de toutes
les questions litigieuses est celui-ci : Implorer l'assis-
tance de Dieu et de son Christ est un blasphème contre
notre nature (6). Rejetons toute autre foi que la foi en
la puissance et en la souveraineté de l'humanité (7).
Quand le monde ne connaît pas d'autres états, nous
(1) Winterer, Le socialisme international, 27, sq.
(2) Paulsen, Stjstem der Ethik, (i), 122 sq.
(3) Allgemeine Zeitung, 1889, 140, Beil, 2.
(4) Gizycki, Moralj)hllosophie, (1), 413.
(5) Jodl, Geschichte der Ethik, II, 385.
(6) Gizycki, Moralphilosophie, (1), 386, 411 sq.
(7) Jodl, Geschichte der Ethik, II, 222.
10
146 VIE PUBLIQUE ET INFLUENCE DES IDÉES MODERNES
ne sommes donc que trop autorisés à regarder l'avenir
d'un œil anxieux. La société sera sans défense contre le
socialisme, si elle n'abandonne pas résolument toutes
ces idées qui sont ses précurseurs, ses lutteurs d'avant-
garde, ses meilleurs compagnons. Comprendra-t-elle
cela? Nous n'osons dire ni oui ni non. Mais un esprit
qui connaît parfaitement le monde crie aux libé raux cette
réponse :
« Vous nous avez enlevé Dieu du monde. »
« Maintenant qu'il est privé de son secours, »
« Le peuple tombe dans un délire sans nom. »
« L'animal qu'il porte en lui se réveille. »
« Pousse de sauvages hurlements, et renverse, »
« Les colonnes de la civilisation. »
« Et vous, continuant vos calculs, »
« Vous restez chez vous, joyeux et calmes !... » (1).
(1) Jordan, Demiurg, II, 142.
DEUXIÈME PARTIE
LE DROIT
SEPTIÈME CONFÉRENCE
LE DROIT ET l'oRDRE NATUREL DU MONDE
1. C'est abaisser la nature que de la respecter d'une manière exagé-
rée. — 2. Hugo Grotius créateur du droit naturel dans sa forme
moderne. — 3. Son influence sur la science du droit moderne et
son importance. — 4. Différence entre la conception moderne du
droit et la conception ancienne. — 5. Le droit naturel moderne est
la négation de la nature et du droit. — 5. Négation du droit natu-
rel dans l'école historique. — 7. Malgré la contradiction des deux
tendances, Jes principes sont les mêmes. — 8. La vraie doctrine du
droit naturel.
Quand même on nierait toutes les doctrines de la i.-cest
Révélation, il en est une qui restera intangible tant qu'il mre que de
y aura une histoire de l'humanité, c'est celle d'après d'une maniù-
laquelle une malédiction pèse sur l'homme. Qu'il se
trouve où il voudra, il la porte avec lui. Prend-il intérêt
à quelque chose ? Le malheur ne tardera pas à se met-
tre de la partie. Prononce-t-il une parole ? Il peut être
sûr qu'on en abusera bientôt dans de vastes proportions,
et que son vrai sens sera défiguré.
Un des mots, qui étaient destinés à en donner la
preuve la plus frappante, est le mot nature. Deux fois il
a joué un grand rôle, un rôle fécond en influence dans
l'histoire de la civilisation, à l'époq.ue où l'antiquité se
mourait, et dans les temps modernes^ depuis la nais-
sance de l'Humanisme, alors que notre civilisation est
re exagérée.
i48 LE DROIT
entrée dans la même voie que Athènes sous Périclès et
Rome sous Auguste. A ces deux époques, on ne parlait
que de nature ; on cherchait à faire dériver de ce mot
toutes les lois qui régissent la vie ainsi que la règle
chargée de tout fixer: civilisation, art, littérature; on
ne jurait que par la nature. Mais il est inutile d'en dire
davantage, puisque nous avons déjà traité ce sujet ail-
leurs (1). Il nous suffît simplement de faire remarquer
que la nature devait payer cher cet enthousiasme dont
elle était l'objet. Jamais elle n'a dû se résigner à enten-
dre des choses si blessantes, subir une telle dégradation.
Ce que les poètes et les philosophes depuis Épicure ; ce
que Spinoza, Hobbes^, Rousseau et les Darwinistes mo-
dernes disent du soi-disant état de nature est si gros-
sier, que la nature se fût enfuie, la honte au front, si
elle n'eut pas déjà été chassée.
2.- HugD A cette même époque où l'homme cherchait partout
Grotius créa- , * -^ , *
leur du droit la vraie nature dans la littérature et dans la philoso-
naturel dans a
deme™^ "°" ph^G, afin d'y trouver deux avantages : un refuge con-
tre la civilisation devenue insupportable et une compen-
sation au Christianisme devenu trop lourd, la science
du droit elle aussi suivit.la même voie. Hugo Grotius"
fut le père de la science moderne du droit, en donnant
à ce dernier la nature comme seule et unique base. En
cela, il ne faisait qu'attribuer à sa science ce que, com-
me nous l'avons déjà vu, le caractère de l'époque récla-
mait d'une façon générale pour toutes les branches de
la civilisation, pour la pensée et la vie de l'humanité
tout entière. Caria science du droit, elle aussi, est inti-
mement liée au mouvement intellectuel de son époque,
et, peut-être encore plus que toute autre branche de ci-
vilisation, emprunte à l'opinion publique les idées
qu'elle expose. C'est pourquoi une histoire de la civili-
sation sera toujours incomplète, si elle ne fait pas en-
trer dans le cercle de ses considérations le droit, et le
(1) IIP vol., I, 2; II, 17.
LE DROIT ET l'oRDRE NATUREL DU MONDE 149
droit public en particulier , et si , parmi toutes les
sources auxquelles elle puise, elle ne donne pas au droit
une importance capitale. Supposé qu'on perdit cela de
vue, on ne comprendrait pas comment la doctrine de
Grotius a pu transformer si vite et si complètement la
science du droit, et comment aussi elle a pu régner si
longtemps.
Répondant donc à l'esprit de son époque, c^est-à-dire
au naturalisme exclusiviste et intolérant, Grotius crut
devoir donner au droit une base plus solide que celle
qu'il possédait jusqu'alors. Il agit ainsi non par animo-
sité pour la religion, à laquelle il était sincèrement dé-
voué ; mais persuadé qu'il était bon de tenir compte de
l'intolérance toujours croissante contre elle, il pensa
rendre à l'époque et au droit un véritable service, en
basant ce dernier uniquement sur la nature. Car il était
convaincu qu'en faisant dériver le droit immédiatement
de Dieu, on courait risque de voir les hommes rejeter
tout droit, dans le même et peu rassurant degré qu'ils
délaissaient la foi en Dieu. Afin donc qu'il restât au
moins le droit au monde, puisqu'il rejetait la religion,
il était mieux, selon lui, de chercher pour le droit une
autre base que la crainte révérentielle et l'obéissance
envers Dieu. Or, il n'en trouva pas de meilleure que le
mot de nature^ qui était alors sur toutes les lèvres.
Ceci est un exemple remarquable comment l'homme
dépend du mot d'ordre qu'une époque s'est donné, et
que chaque savant adopte comme indispensable. Hugo
Grotius était certainement un homme bien supérieur à
la plupart de ses contemporains et par l'esprit et par
l'érudition. Malgré cela, lui aussi, comme tant d'esprits
d'élite, était atteint de la maladie de vouloir ignorer (1)
tout ce qui avait été dit avant lui. Il lui fallait du nou-
veau. De tels hommes se font toujours les porte-voix de
l'opinion publique régnante, et la répètent avec d'autant
(1) Hugo Grotius, De jure belli et pacis Prolegom, l.
150 LE DROIT
moins de critique qu'ils critiquent davantage ce qui
avait existé jusque là.
Ainsi s'expliquent les contradictions de la doctrine de
Grotius. Elles sont la conséquence nécessaire de la situa-
tion défavorable dans laquelle il se trouvait. Pour sau-
ver le droit, il livre, premier libéral moderne, la reli-
gion à l'esprit de l'époque. Si pour obéir à la voix de la
vérité, il avait dit avec Cicéron, qu'on doit s'attacher
solidement à la religion, parce que « sans la piété en-
vers les dieux s'anéantiraient la bonne foi, tout bien
social entre les hommes et la justice, la plus excellente
des vertus » (1), il l'aurait sauvegardée aussi bien que
le droit. Mais il fait comme celui qui a perdu la tête
dans un incendie, et qui jette le vase pour sauver le
couvercle. Revenu au calme et à la raison, il trouve ce
dernier de nulle valeur et le jette à son tour. 11 en .est
de même de Grotius. Il a sacrifié la religion et le droit ;
et si la faute ne retombe pas tout entière sur lui, ses
successeurs eurent vite fait de découvrir le point vulné-
rable et de l'exploiter. Ils durent s'y sentir d'autant
plus autorisés, qu'ils ne furent pas sans remarquer que,
par suite de sa fausse situation, il se contredit cons-
tamment. Il veut établir pour le droit une base qui soit
valable, même dans le cas où il n'y aurait pas de Dieu ;
et il dit que le crime le plus grand est de ne pas admet-
tre l'existence d'un Dieu qui régit les choses humai-
nes (2). Il affirme expressément que la nature a été don-
née par Dieu (3), et dit également que Dieu commande
ou défend quelque chose, parce que ainsi le veut la na-
ture (4). Il considère celle-ci indépendante, au point
que Dieu lui-même ne pourrait en changer les lois (5).
11 admet aussi qu'il est très difficile de découvrir ce qui
appartient à la nature (6), de même qu'il ne peut nier
(1) Cicero, De natura deor.^ I, 2.
(2) Hugo Grotius, De jure belli et pacis. Proleg., XI.
(3) Ici. Ibid., Proleg. XII. — (4) Id.Ibid., 1,1,10,1,2.
(5j Id.Ibid., 1,1,10,3. — (6) Id. Ibid., 1,2,1,2.
LE DROIT ET L ORDRE NATUREL DU MONDE 151
qu'en fait, Dieu a dispensé plus ou moins d'un certain
nombre de lois naturelles.
Makré cela, le monde moderne ne trouve pas assez de 3.- mu-
^ . , . ence de Hugo
paroles pour célébrer, comme une action de premier or- prouus dans
* *■ ici SC160C6 mo*
dre, une découverte comparable par son influence à la ^'"sonJi^Jor-
découverte de l'Amérique, le pas que Grotius a fait ici. *^"^^-
Grâce à lui, dit-on encore aujourd'hui, « le soleildu droit
s'est enfin levé sur le monde. Il est l'arbre de la vie et de
la science du droit naturel et du droit des peuples; il est
l'instrument dont s'est servi la sagesse de Dieu pour
faire disparaître la confusion qui a régné si longtemps
entre le naturel et le surnaturel » (1). Ces dernières pa-
roles nous donnent la vraie raison pour laquelle les tempa
modernes décernent de si grands éloges à l'homme au-
quel ils ont pourtant tant de reproches à faire. « Avant
tout, dit Ahrens, son œuvre marque la rupture complète
avec le moyen âge en ce qui concerne le droit de paix
et de guerre. Elle marque le point de départ d'une nou-
velle et grande ère de civilisation dans la vie du droit,
de l'état et des peuples ; elle est l'effort fait pour intro-
duire, dans l'organisation du droit, l'esprit même de la
Réforme, esprit qui s'est déjà frayé un chemin dans la
religion et dans l'Eghse. Le lien ecclésiastico-religieux
qui avait enlacé les peuples européens a été brisé par la
Réforme. Il fallait lui trouver une compensation. L'hom- .
me célèbre répondit non seulement à ce besoin, mais il
trouva pour l'exécuter un moyen tout à fait dans le goût
de l'époque. Dorénavant, une conscience générale de
droit devait prendre la place de la foi commune » (2).
Avec elle, on pouvait parfaitement se passer de la foi,
et on évitait le danger de voir le monde retourner à elle
par nécessité.
L'esprit moderne voit donc dans Grotius son propre
père parce qu'il a complété l'œuvre de Luther. Celui-ci
n'a fait qu'ébranler la foi et la rendre de nulle valeur.
(1) Hirinchs, Geschichte der Redits iind Staatsprincipien, I, 59, sq.
(2) Bluntschli, Staatswœrterbiich, IV, 555.
i52 LE DROIT
Non seulement il n'a pas su par quoi la remplacer, mais
d'après son interprétation, il a voulu en faire la règle*
de la pensée et le moyen d'union entre les peuples. Gro-
tius déclara que c'était la nature. Luther avait pareille-j
ment dépouillé la Bible de sa valeur. Plus il se rapportait
à elle, plus il voulait contraindre les esprits à subir ses
opinions, en les forçant à observer la lettre de ses pré-
ceptes, plus aussi le désir d'un autre moyen d'entente
devint irrésistible. De là les explosions de joie qui écla-
tèrent lorsque Grotius mit à sa place une bible naturelle,
le droit naturel.
L'autre cause pour laquelle son livre se répandit d'une
manière si inattendue, est que, selon l'expression reçue,
il affranchit la doctrine du droit de la théologie, et en
fait une science indépendante, en lui donnant la seule
nature comme base souveraine et inébranlable (1). Mais
si le droit devenait indépendant, la société elle aussi en
arriva finalement à l'indépendance, à une orgueilleuse
suffisance, et conçut l'idée qu'elle était à elle-même sa
propre fin (2). Bref, ce que furent la déclaration de l'in-
dépendance pour l'Amérique du nord, et la proclamation
des droits de l'homme pour la Bévolution française,
l'œuvre de Grotius le fut pour la science moderne du
droit. On ne peut lui donner un autre nom que l'Acte
d'émancipation du droit, de la politique et de l'état, à
l'égard de la foi et du surnaturel.
Et c'est vrai. Comme le dit Heffter, l'œuvre est deve-
nue peu à peu un Code européen, approuvé par toutes
les confessions (3). Son influence a été remarquable, non
seulement sur le droit des peuples, mais aussi sur le
droit d'état et la philosophie de droit des temps moder-
nes. Le fait s'est produit dans des proportions telles,
qu'on ne peut mieux faire que de conseiller l'étude de
cet ouvrage à celui qui voudrait connaître en peu de
(1) Bluntschli, Geschichte des allg . Staatsrechts, 64, 74.
(2) Bluntschli, Staatswœrterbuch, IV, 522.
(3) Heffter, Bas europ. Vœlkerrecht (6) 12.
LE DROIT ET l'oRDRE NATUREL DU MONDE J 53
temps, et de la manière la plus simple, l'esprit de la ju-
risprudence moderne ; il lui tiendra lieu de beaucoup
d'autres volumes plus détaillés. Sa doctrine contient les
germes de toute l'évolution du droit du libéralisme mo-
derne, à savoir, comme le remarque parfaitement Mohl,
toutes les idées fondamentales de la théorie de l'état
constitutionnel, le plus grand triomphe des conceptions
libérales, l'opposition la plus complète avec l'ancienne
conception de la société. C'est pourquoi on ne peut s'em-
pêcher de rendre Grotius responsable de ce que aujour-
jourd'hui, il y a une question sociale à résoudre. Selon
lui, la société des hommes n'est pas issue d'une loi gé-
nérale placée par Dieu dans la nature humaine, mais
de la volonté libre, d'un contrat entre des personnalités
individuelles, dont chacune, comme le prétend aussi le
hbéralisme actuel, est considérée comme complètement
indépendante et isolée des autres. Ainsi l'état fut envi-
sagé au point de vue purement extérieur. 11 ne se com-
posa que d'hommes individuels qui s'unissaient à lui,
sous l'empire de la contrainte^ et non d'un ensemble
d'individus vivant en sociétés, et unis dans uneindépen-
dance essentielle (1).
Ce qu'il faut juger encore plus sévèrement dans cette
doctrine, c'est l'inconvénient qu'elle avait d'enlever au
droit lui-même toute base solide et sûre. Elle crée pour
le droit un point de départ immuable à jamais, mais en
réalité, elle ne lui donne aucune base sûre. Que signifie
en effet cette conception du droit, qui l'envisage seule-
ment comme une dérivation spontanée de la nature?
Qui peut obliger un législateur à se soucier de cette
chose équivoque qu'on appelle la nature ? Comment le
législateur doit-il s'y prendre pour unir ensemble cette
nature abstraite et le droit positif? En pareil cas, ne vaut-
il pas mieux, pour l'ordre et la sûreté de la vie réelle,
faire complètement abstraction du droit naturel auquel
(1) Mohl, Geschichte und Literatur der Sôaatswissenschaften, I, 230.
154 LE DROIT
chacun se rapporte comme il lui plaît, et proclamer la
puissance de l'état commesource unique dudroit?Bref,
dès qu'on pénètre un peu avant dans la doctrine de Gro-
tius, on y trouve déjà tous les côtés suspects de la mo-
derne compréhension du droit.
Il ne faut donc pas s'étonner maintenant, si son nom
marque une des grandes crises de l'humanité, et soit
comme un jalon planté dans l'histoire du droit et de la
civilisation. Son influence a été incomparablement plus
grande que celle de Machiavel, bien que ce dernier soit
plus connu. Machiavel n'avait fait que démolir les der-
niers vestiges de la conception chrétienne et naturelle
du droit public, et ne pensait pas à se servir des débris
pour la construction d'un nouvel édifice. Il n'était donc
que le précurseur d'Hugo Grotius ; et au point de vue de
l'histoire de la civilisation, il est sur le même pied que
Erasme, Hutten, Luther, qui battirent en brèche l'orga-
nisation du moyen âge. Il était réservé à une époque
ultérieure, de construire le nouvel édifice du monde
moderne, avec la poussière et les débris que ces pertur-
bateurs et ces démolisseurs avaient entassés. Ce que
Spinoza fit après Giordano Bruno, Rousseau après Hut-
ten. Voltaire après Erasme ; ce que le rationalisme et
le libéralisme ont fait des travaux préparatoires de Lu-
ther, Hugo Grotius l'a accompli comme héritier et suc-
cesseur de Machiavel et de Luther tout à la fois. Il est le
premier qui ait cherché à fondre les idées modernes en
un seul tout, pour en faire un manuel à l'usage de son
époque et des époques futures. D'où l'influence dont il
a joui jusqu'à ce jour.
rence~en?rfiâ Or c'est précisément la cause pour laquelle, il est
conception i^i i • i i • i i
moderne du 1 hommc chcz qui OU pcut le mieux observer, que les
conceptionan- idécs soi-disaut modcmcs ne sont pas seulement en op-
clenne. . . i • i i
position complète avec les idées du moyen âge, ou com-
me on aime à s'exprimer^, avec la conception théocrati-
que du monde, mais qu'elles ont complètement rompu
a.vec les principes chrétiens et païens d'autrefois, et par
LE DROIT ET l'oRDRE NATUREL DU MONDE 155
conséquent avec la conviction de l'humanité tout entiè-
re. Les temps modernes ne se le dissimulent pas. Au-
trement, ils ne pourraient voir une découverte si nou-
velle dans le système de Grotius. Depuis longtemps déjà
le droit naturel était considéré comme la base inébran-
lable du droit. Dans les cas où c'est possible, les juris-
consultes romains ramènent au droit naturel les institu-
tions historiques de droit, ou bien prennent comme règle
les exigences du droit naturel, et montrent en quoi elles
diffèrent des précédentes. C'est ainsi qu'ils disent par
exemple que l'esclavage n'est pas fondé sur lanature (1),
et déclarent expressément que les lois qui permettent
l'intérêt d'un prêt comme tel, se trouvent en contradic-
tion avec ledroitnaturel, qui ne peut être bouleversé par
une ordonnance du sénat (2).
Il n'en était pas autrement au moyen âge. A celte
époque, on s'en tenait pour cette matière à l'enseigne-
ment du droit romain. Les scolastiques affirmaient tous
non seulement qu'il y a un droit de nature (3), mais
aussi que les lois humaines en dériven t, et qu'elles tirent
leur force de leur accord avec lui (4). Dans tous leurs
développements, ils font le plus riche emploi de ce prin-
cipe. Celui qui prétend que dans leur doctrine sur l'in-
térêt par exemple, ils ont seulement subi l'influence du
droit canonique, prouve qu'il ne les a pas lus. Car qui-,
conque les ouvre n'est pas peu étonné de les voir citer
si rarement les décisions de l'Eglise comme preuves de
leur opinion. Presque toujours, saint Thomas d'Aquin
surtout, ils se rapportent exclusivement au droit natu-
rel (5).
La différence entre l'époque moderne et lepoque an-
cienne ne consiste donc pas en ce que l'ancienne nie le
droit naturel, et que la première l'accepte, mais dans la
(\)Inst., l,3,§2.D/g.,l,o, 4, §1.
(2) Dig.^ 7, 5, 2, §1. Inst., 2, 4, § 2.
(3) Thomas, 1, 2, q. 19, a. 2. — (4) Thomas, 1, 2. q. 95, a. 2, 4.
(5) Thomas, 2, 2, q. 78 ; 3, d. 37, q. 1, a. 6 ; De malo, q. 13, a. 4.
156 LE DROIT
manière différente de comprendre la nature. Hugo Gro-
tins, comme nous le savons déjà, dit que la raison pour
laquelle Dieu considère une chose comme bonne ou
mauvaise, est que la nature le veut ainsi. Par consé-
quent, l'appréciation de Dieu suit la nature. Grotius
affirme bien que, pour lui, il n'a pas l'intention de pré-
tendre par là que la nature est indépendante de Dieu.
Mais comme chacun le comprend, c'est une contradic-
tion. Ses imitateurs ne tinrent pas compte de cette affir-
mation, et ils eurent bientôt enlevé à Dieu, complète-
ment et expressément, toute influence sur le droit et
l'organisation extérieure du droit.
Les anciens pensaient tout le contraire, et affirmaient
que la raison pour laquelle une chose était juste ou
injuste, et s'accommodait ou non à la nature, était sa
conformité ou sa contradiction avec la sainte loi de Dieu.
Pour eux donc, la nature n'était pas le dernier mot, le
mot suprême, mais la volonté et la nature sainte et im-
muable de Dieu. C'était là f unique raison pour laquelle
ils se rapportaient si volontiers à la nature ; et celle-ci
n'avait une si grande puissance à leurs yeux, que parce
qu'ils reconnaissaient en elle l'expression de la volonté
divine. Ainsi, Hésiode dit déjà ces paroles : « Jupiter
embrasse tout d'un regard, comprend tout d'une pensée.
Il voit nos actions et n'ignore pas quelle est la justice de
notre ville. Loin de moi la pratique de la vertu, si la
défaveur est pour la probité et la protection des lois pour
la mauvaise foi, ! Les poissons, les bêtes sauvages, les
habitants des airs se dévorent les uns les autres, parce
qu'ils n'ont pas reçu la justice en partage. Ce don pré-
cieux fut réservé pour les humains (1) ».
Sans doute il y eut aussi dans l'antiquité des esprits
qui voulurent séparer Dieu de l'ordre extérieur du mon-
de. Mais, dit Cicéron, « qu'en advient-il du monde si
cette opinion est fondée? Heureusement qu'il est d'autres
■ (1) Hesiod., Op., 267, 276 sq. (Lehrs).
LE DROIT ET l'oRDRE NATUREL DU MONDE 157
philosophes d'un grand nom et d'une grande autorité,
qui pensent au contraire que Dieu se cache derrière la
nature, et manifeste sa volonté par les lois de cette
dernière (1) ». « Si je ne me trompe, affirme-t-il ail-
leurs, je vois les sages concourir à cet avis, que la loi
n'est point une invention de l'esprit humain, ni un dé-
cret particulier à un peuple quelconque, mais quelque
chose d'éternel qui gouverne l'univers, en lui montrant
dans sa sagesse ce qu'il doit faire ou éviter. Selon eux,
celte loi, la première des lois et la dernière, c'est l'es-
prit de Dieu même dont la souveraine vertu commande
ou défend. C'est à celte origine sacrée que la loi donnée
par la divinité au genre humain doit sa perfection : elle
n'est autre en effet que la raison ou l'esprit du sage, ca-
pable d'ordonner et de défendre. Si dès notre enfance
nous avons appris à nommer lois des formules telles
que celle-ci : « Si Ion vous cite à comparaître en jus-
tice », il faut bien comprendre que de semblables com-
mandements ou défenses n'ont pas le pouvoir de nous
porter au bien, de nous détourner du mal : ce pouvoir
est antérieur aux peuples et aux cités ; il est aussi an-
cien que le Dieu qui soutient et gouverne le ciel et la
terre (2) ». Ainsi parle l'homme d'état romain.
De là résulte combien est vrai le proverbe que : deux
personnes peuvent dire la même chose, sans que cepen-
dant cette chose soit la même. Les anciens parlent d-e
la nature, les modernes aussi ; mais non seulement il y a
une grande différence dans leur manière de la conce-
voir, il y a une opposition complète. Selon le point de
vue de l'antiquité et du moyen âge, la loi naturelle est
indépendante de la volonté et des conventions humai-
nes, comme le fait très bien ressortir Aristote (3), en se
référant à la citation bien connue de l'Anligone de So-
phocle (4). Très peu osaient dire alors que les hommes
(1) Cicero, Nat. deonim, 1, 2.
(2) Cicero, Leg. II, 4. — (3) Aristot., Rhetor, 1, 13, 2.
(4) SophocL, Antig. 456 sq.
158 LE DROIT
avaient trouvé le droit par crainte de l'injustice (1 ), et
ils étaient généralement honnis comme épicuriens et
comme impies. Mais ce qui scandalisait jadis dans l'an-
tiquité est presque devenu maintenant une condition
essentielle pour prétendre au titre de savant. Notre
époque trouve qu'il est tout à fait dans l'ordre, de faire
dépendre l'origine du droit d'un contrat des hommes
entre eux, ou, ce qui revient au même, de la volonté du
législateur et de l'état. En cette matière aussi Hugo
Grotius a indiqué le chemin à suivre (2). C'est lui qui a
donné l'impulsion à cette doctrine concernant l'origine
de l'organisation publique, doctrine qui a été appliquée
presque exclusivement dans la science du droit et de
l'état, depuis Hobbes jusqu'à Kant et Fichte, doctrine
que Rousseau a rédigée ensuite dans son « Contrat so-
cial », et qui, sous cette dernière forme, a bouleversé le
monde tout entier par la Révolution française. Selon
l'expression d'Aristote, les anciens considéraient le
droit naturel comme quelque chose qui a partout la
même force, quelque chose d'étranger au caprice, par
conséquent comme une loi indépendante de l'homme,
une loi qui lui a été imposée (3). Avec Kant et Fichte,
les modernes déclarent que l'homme est l'interprète
indépendant de la loi de nature, qu'il est son législateur
propre, autonome, et prétendent qu'il agirait d'une
manière immorale, s'il faisait une action parce qu'elle
est commandée par la loi (4). Les anciens voyaient dans
la loi naturelle une institution valable pour tous les
hommes de tous les temps (5), une institution que les
hommes ne pouvaient pas changer (6). Les modernes
considèrent le changement continuel de vérité, de mo-
rale et de droit, de conviction et de religion, comme un
(1) Lucret., V. 1140 sq. ; Horat., Sat. I, 3, 111.
(2) Hugo Grotius, De jure belli et pacis. Proleg. 15.
(4) Aristot., Eth. V, 7 (10), 1. — (3) pr vol. III, 4.
(5) Aristot., Rhetor. 1, 13, 2. Cicero, Rep. III, 22.
(6) Dig., 4, 5, S ; 7, 5, 2. § 1, Inst. 1, 2. § 11. Cicero, Rep. III, 22.
la nature et
droit.
LE DROIT ET l'oRDRE NATUREL DU MONDE 1 59
des droits de l'homme les plus essentiels, et comme
une condition indispensable au progrès. C'est à tel
point, qu'ils n'ont pas assez de paroles pour exprimer
leur dégoût en présence de l'obstacle à la civilisation, de
l'oppression de la liberté humaine et de l'obscurcisse-
ment de l'esprit, qu'ils voient dans la conviction des
temps passés, ou plutôt de l'humanité, particulièrement
dans la foi qu'il y a un droit objectif, une obligation in-
dépendante de l'homme, une vérité immuable, une re-
ligion stable à jamais.
Dans son développement selon les principes moder- s. - Le
^ ^ ^ *^ , ^ droit naturel
nés, le droit naturel ne pouvait manquer de dévier bien- JfnSon^de
tôt de ce que l'époque précédente avait considéré com- ^^^
me conforme à la nature. Peu à peu la contradiction fut
si grande que, plusieurs fois, on voulut faire passer
pour droit ce qui auparavant était considéré comme
souverainement injuste. On révoqua en doute des obli-
gations admises à l'unanimité jusque là ; on se tint sé-
rieusement pour obligé à des choses qu'on regardait
jadis comme la plus grave violation du plus saint des
devoirs. 11 n'est aucune horreur qui ne fut justifiée au
nom de la nature, et qui ne fut défendue comme un véri-
table droit naturel. Les vues les plus grossières des an-
ciens stoïciens et hédonistes, qui de leur temps avaient
proclamé cette même conception de la nature que nous
retrouvons chez Hobbes, Rousseau et les Darwinistes,^
furent mises de nouveau à la mode et pour ainsi dire
surpassées. Chrysippe et ses disciples considéraient déjà
les crimes entre parents, le cannibalisme, le meurtre
des parents devenus vieux pour les manger, et autres
horreurs semblables, comme la vraie vie selon la nature,
de même qu'ils voyaient le propre état de nature dans
une collectivité à la manière des troupeaux, sans famille,
sans état (1). Dire si Hobbes et ses successeurs jusqu'à
Bachofen, Herbert Spencer et Lubbock, les apôtres des
(i) IIP vol. II, 13, IV« vol. XVII, 13. IP vol. XII, 1.
160 LE DROIT
doctrines répugnantes sur le droit des femmes, l'hétaï-
risme et la gynaecocratie, ont trouvé cela et l'ont ac-
commodé à l'époque moderne comme leur propre in-
vention, ou s'ils ont seulement imité leurs modèles anti-
ques, n'est pas chose facile à établir. En tous cas, nous
voyons que là où Ton conçoit la nature dans un autre
sens que dans le sens chrétien, ou, ce qui est la même
chose, dans le sens naturel, les conséquences sont tou-
jours contre elle.
La vengeance ne pouvait tarder longtemps. Ici, com-
me dans la question de l'origine du droit et de l'ordre
de la société, apparurent, sur tous les domaines qui
traitaient de ce prétendu droit naturel, des doctrines
dont personne ne pouvait douter qu'elles fussent la
négation la plus dédaigneuse de toute nature saine. A
peine cette tendance se fut-elle emparée du droit privé
que, entre les mains de Saumaise, la nature dut, bon
gré malgré, se prêter à prouver comme indéniable et
sacré le droit de l'usure que, jusque là, elle avait rejeté
avec dégoût.
Sur le terrain du droit d'état, Grotius avait présenté
la doctrine de la souveraineté du peuple avec certains
tempéraments, Milton lui donna une telle extension que
le droit de détrôner les rois, de les punir, de les mettre
à mort au besoin, en découlait inévitablement. Inutile
de nous étendre sur la façon dont Rousseau et la Révo-
lution française commentèrent cette doctrine.
En économie politique, on ne se moqua pas moins de
la nature que dans la science sociale. Comme Hobbes
et Rousseau l'avaient fait pour leur science, Adam Smith
prit, pour point de départ de la sienne, les chasseurs et
les pêcheurs qui rôdent isolés, bref, des sauvages, et
bâtit toutes ses théories sur l'hypothèse que toute acti-
vité d'acquisition, de possession, de consommation, se
règle d'après des lois naturelles qu'on ne trouve pas
dans la civilisation, ni dans la société, mais qu'il faut
chercher, et qui existent dans toute leur pureté là où
LE DROIT ET L ORDRE NATUREL DU MONDE J61
l'homme peut se comporter comme il veut avec la nature.
Les doctrines libérales dont il a ainsi doté la société
économique, doctrines dont Malthus et Ricardo ont les
premiers expliqué toute l'importance et toute la portée,
sont devenues telles que les socialistes qui, pour le dire
en passant, adoptent les principales, n'ont pas d'armes
plus fortes, que de faire toucher du doigt à leurs repré-
sentants, comment ils nient les droits naturels qu'ils
invoquent cependant constamment.
Si l'on considère encore que les jurisconsultes libé-
raux, depuis Pufendorf jusqu'à Wolff et Kant, traitaient
leur science sans égard pour la réalité, comme si le
droit n'était qu'une idée morte, une table de Pythagore,
et la science du droit qu'un ensemble de formules dans
le genre des mathématiques et de la géométrie ; si on
ajoute à cela, que Thomasius a séparé la morale du
droit, lequel a. été limité aux seuls actes qui tombent
sous la contrainte extérieure^ et qui n'ont rien à faire
avec l'obligation intérieure ; si l'on considère enfin que
comme Hobbes le disait déjà avec raison, la contrainte
extérieure doit être d'autant plus accentuée dans le
droit, que, d'après cette conception, celui-ci a moins
d'attaches solides dans la conscience, on comprend que
Rousseau ait fini par en arriver à cette doctrine que nous
connaissons déjà, à savoir que l'état de nature et l'état
de droit sont en opposition complète l'un avec l'autre (1). •
Ainsi fut exprimé dans la science ce que chaque hom-
me pensait en secret depuis longtemps déjà, savoir que
ce prétendu droit naturel est la négation la plus criante
de la nature, et la honte de n'importe quel droit.
Quand on a ce spectacle sous les yeux, on ne s'éton- e.-Néga-
nera pas beaucoup que la science moderne du droit et "a°ure"i dans
^«i''ii*i • • >. «11 .-. l'école histo-
cie 1 état au pu en arriver jusqu a concevoir le dessein de "que.
détruire complètement la doctrine du droit naturel. Les
hommes sont ainsi faits, qu'ils ne peuvent éviter un
(1) Rousseau, Contrat social, î, 8.
u
1B2 LE DROIT
extrême sans tomber dans un autre. La réaction violen-
te, qui eut lieu après la tempête révolutionnaire, souleva
une telle colère contre tout ce qui rappelait cet ensei-
gnement que, même les hommes les plus marquants
d'alors, oublièrent loute mesure, par haine contre les
empiétements sur les droits des individus et de la cons-
cience, empiétements dont s'était rendu coupable l'état
absolu et révolutionnaire. Charles Louis de Haller rejeta
complètement le droit public, et ne laissa subsister la
puissance de l'état que comme affaire privée des prin-
ces. Par dégoût pour les éternels changements et les
créations sans fin, Frédéric Gentz poussa le principe du
conservativisme jusqu'à ce système de stabihté absolu-
tiste, qui régna longtemps sous la restauration et sous
Metternich, provoqua un grand mécontentement, et
prépara le bouleversement soudain de J848. Hegel,
comme le fit plus tard Stahl avec une plus grande modé-
ration, crut ne pouvoir opposer une meilleure digue à
l'agitation politique régnante et au mépris de toute au-
torité, qu'en proclamant que l'état tout entier était l'é-
coulement et l'incarnation de la divinité, et que chacun
de ses pas^tait une action divine.
Ces efTorts, faits pour mettre fin à l'arbitraire et à l'in-
discipline sur le domaine du droit, expliquent comment
le grand restaurateur de la science du droit, Savigny,
s'est laissé entraîner jusqu'à nier complètement le droit
naturel. Nous pouvons expliquer cet acte de violence par
les mouvements précédents et les circonstances d'alors.
Nous comprenons aussi la juste colère qui dût s'empa-
rer d'un jurisconsulte si profond, quand il vit quelle
caricature on avait faite du droit réel en invoquant la
nature. Mais ceci ne justifie pas la réaction excessive
qui eut lieu. Pour enlever des chenilles, dit un vieux pro-
verbe, on n'abat pas un arbre. Qui voudrait à plus forte
raison déraciner la forêt et troubler ainsi la nature ?
Cependant le piètre abus que le monde a fait du droit
naturel a duré si longtemps et a eu des conséquences si
LE DROIT ET l'oRDRE NATUREL DU MONDE 163
mauvaises, qu'on devrait penser maintenant à l'envisa-
ger avec calme. Si les vagues amoncelées brisent des
digues, un parti qui triomphe, après avoir étélongtemps
injustement tenu dans l'ombre, ne ménage nine respecte
rien. Dans sa haine contre cet orgueil insondable qui
avait saisi les peuples dans les siècles précédents, Savi-
gny leur refuse, dans son ouvrage bien connu, toute ca-
pacité, même le droit de faire des lois, et de les faire en
connaissance de cause.
Presque imbu du même esprit fataliste qui fit dire à
Cromwell qu'un homme ne monte jamais si haut que
lorsqu'il ne sait pas où il va, Savigny était à peu près
disposé à reconnaître la formation inconsciente du
droit, c'est-à-dire à reconnaître l'histoire et la tradition
comme ses seules sources, et à considérer l'erreur
comme inévitable, dès que quelqu'un le cherche avec
intention. Il n'y a que le peuple comme tout, dit-il, qui
produise involontairement le droit quand il est jeune et
vigoureux , car Tesprit général des hommes se manifeste
d'une façon différente selon les peuples. Ainsi, le droit
comme l'état, provient tout entier de la nature et de
rhistoire d'un peuple. Mais vouloir le trouver ou l'inven-
ter est une folie et une présomption sans pareille.
Ces doctrines furent répandues partout par l'école
historique à laquelle Savigny donna naissance, et cela
grâce au nom de l'illustre jurisconsulte et à l'influence
de ses auxiliaires, Niebuhr, Eichhorn et Gœschen. Celui
qui travailla le plus dans ce sens fut Hugo, à qui on doit
surtout attribuer la souveraineté que cette école exerce
encore à cette heure presque sans conteste dans la scien-
ce du droit. Selon lui, il n'y a de droit que dans l'état
«t par l'état. En dehors de l'état, il peut y avoir de la
morale ; mais pour que quelque chose devienne droit,
il faut l'activité de l'état. Celui-ci est le créateur du droit,
car le droit consiste essentiellement dans la contrainte.
Or l'origine des principes isolés de droit a son fondement
•dans l'appropriation des moyens à la fin, c'est-à-dire
164 LE DROIT
dans l'attention qu'on doit apporter à l'utilisation et aux
exigences de la situation propre. Pour des principes a
prïorï^ il ne peut en être question. Tous les essais faits
pour les établir, et pour faire dériver le droit de la na-
ture ou de certains principes généraux, ne sont que pur
arbitraire, et en fin de compte de simples illusions per-
sonnelles.
11 semble que la négation du droit naturel et l'aber-
ration ne peuvent être poussées plus loin. Cependant,
il était réservé à notre époque de les surpasser. Elle le
fît à n'en pas douter, quand l'esprit de réaction contre
la révolution se jeta à corps perdu dans les bras de l'ab-
solutisme d'état, comme Hugo l'avait déjà fait. Hegel
aussi, comme on le sait, suivit la même voie. En conce-
vant l'état comme le développement du Tout-Dieu pan-
Ihéistique, comme le Dieu présent, il dût naturellement
voir dans le droit en général, et dans chaque loi en par-
ticulier, comme une parole immédiate de Dieu. Criti-
quer cette parole, répète-t-il sans cesse, est une vérita-
ble profanation de Dieu. Mais si intolérable que paraisse
cette théorie, on ne peut cependant nier que, bien con-j
sidérée, elle estencoreplus admissible que celle de Savi-
gny. Car, s'il ne nous reste que le choix, ou d'accepter]
chaque loi sans examiner ni son contenu, ni sa légitimi-
té, comme un écoulement nécessaire de l'esprit du peu-
ple, ou comme le développement du Tout-Dieu, nous
donnons la préférence à la dernière conception.
Ainsi pensait évidemment Stahl, avec cette différence
qu'à la place du Tout-Dieu hégélien, il mettait le Dieu
vivant chrétien. Abstraction faite de cela, sa doctrine
de droit et d'état si connue n'est qu'un résumé des doc-
trines de Savigny et de Hegel, revêtue d'une forme qui
rappelle quelque chose de l'Ancien-Testament, ou, pour
mieux dire, de la nationalité de son auteur. D'après
Stahl, Dieu a transmis sa toute puissance à l'état. Il ré-
gne donc dans l'état, prétend-il, une puissance vraiment
divine, bien qu'elle soit partagée et dérivée. C'est pour-
LE DROIT ET l'oRDRE NATUREL DU MONDE 165
<juoi, il ne peut jamais être permis d'interpréter ou de
critiquer une prescription venant de lui. Ce que l'état
commande dérive de la volonté divine. Il peut se faire
qu'une prescription repose sur l'erreur et dépasselesli-
mites du permis, néanmoins, elle mérite soumission et
obéissance. 11 n'y a pas de droit ailleurs que dans l'état
et que par l'état. Ce que l'état prescrit est droit sans con-
dition, pour le moins droit formel. Sans cette acception,
l'autorité serait constamment aussi en péril que le droit.
Cette théorie sape l'autorité non moins que le droit, , 7. -Maigre
r^ ^ 'la contradic-
il n'y a pas à en douter. Mais en faisant voir combien la Sida'liïes'^Tes
prétendue puissance de l'homme ou de la communauté fesmêmes!*'''^
des hommes laisse peu de place au droit, quand elle
s'occupe de lui, elle contribua aussi à désenchanter les
esprits, et à leur prouver que Tordre de la Société avait
besoin d'une base plus solide. Ainsi, il était réservé à
la doctrine de Stahl, qui est la conséquence la plus ex-
trême des principes de l'école historique, de convaincre
celle-ci de sottise, et de sauver les droits de la nature
qu'elle avait méconnue. Ici, nous voyons encore com-
ment la sagesse de Dieu a mis dans chaque excès d'a-
berration humaine, le remède capable de le guérir. Stahl
reproche à Grotius que la tendance dont il est le père,
et que lui a suivie logiquement, doit détruire la morale
aussi bien que le droit. Et il devait en fournir la preuve
décisive. En effet, malgré les reproches dont l'école his-
torique accable l'ancienne école, à propos du droit na-
turel, toutes deux ont des liens de parenté. Ce n'est pas
en vain que lesjurisconsultes modernes, tous tant qu'ils
sont, vénèrent Hugo Grotius comme leur père et comme
leur maître. En lui, ils se trouventtous réunis. Ceux qui,
avec Savigny, nient en apparence l'influence de la na-
ture, et ne voient dans le droit qu'une évolution histo-
rique ; ceux qui excluent complètement toute formation
de droit consciente et intentionnelle devraient évidem-
ment se laisser dire par Pufendorff et WolfiP^ s'ils ressus-
•citaient, que telle était précisément l'intention qui les
i^Q LE DROIT
animait, avec leur droit de nature. Grotius et ses succes-
seurs déclareraient avec autant de vérité qu^ils n'avaient
pas conçu la nature comme une trompette retentissante :
mais ceci va de soi. De même que Hugo, Hegel et S(ahl,
ils considéraient uniquement le possesseur du pouvoir
comme le maître qui mettait la trompette à ses lèvres
et, par elle, proclamait aux hommes la volonté de la
nature. Comment pourrait-on, dirait Spinoza, enseigner
plus clairement qu'on ne l'a fait, que la puissance
seule donne le droit, et qu'il n'y a pas d'autre nature et
pas d'autre droit que l'état? Et moi, continuerait Hob-
bes, j'ai si bien défendu la puissance absolue de la nature
incarnée, de l'état, que Hegel lui-même n'aurait rien à
dire. De même que Frédéric H pouvait dire qu'il n'était
qu'un instrument dans la main du sort, un instrument
employé dans la chaîne des causes, sans qu'il connût
même la fin ni les conséquences de son emploi ; de même
qu'il savait unir cette croyance au talent d'indiquer au
sort, avec une poigne de fer, les voies qu'il devait sui-
vre, ainsi furent les anciens adorateurs de la nature et
les modernes adorateurs de l'état. Rousseau en particu-
lier adresserait les plus vifs remerciements à Stahl d'a-
voir fait une distinction entre le droit formel et le droit
réel, et d'avoir ainsi fait comprendre ce qu'il avait en
vue en opposant le droit constitutionnel au droit naturel.
Lui aussi réclame que chacun impose silence à la raison
et à la conscience, que chacun se soumette à ce que la
loi ordonne et l'exécute, quand même la voix de la na-
ture proclame toute autre chose en lui. La seule diffé-
rence entre les deux est que, s'il surgit une contradiction
entre le droit et la nature, Rousseau donne la prépondé-
rance à la nature, tandis que Stahl donne la préférence
au droit formel sur le droit réel, et doit logiquement dé-
clarer que si l'état russe persiste à garder son calendrier,
et qu'ainsi Noël tombe en été, l'erreur ne sera pas du
côté du droit formel, mais du côté de la nature. C'est
ainsi que Rousseau eût pu mettre en relief, d'une ma-
vraie
doctrine du
LE DROIT ET l'oRDRE NATUREL DU MONDE 167
nière tout à fait conforme à la vérité, le point faible de
cette conception de droit.
Il est difficile de mettre le droit naturel dans un jour
plus lumineux que ne Tout fait les exagérations de l'é-
cole historique. Supposé qu'on n'ait qu'à choisir entre
Rousseau et Stahl, la victoire resterait sans contredit à
la doctrine de Rousseau, parce que celle-ci du moins a
la nature pour elle. Mais que l'école qui enseigne le droit
naturel ait aussi des exagérations, nous le savons déjà.
Le nouvel enseignement de droit avait donc raison de se
tourner contre elle ; seulement, pour l'amour du droit,
il n'aurait pas dû anéantir la nature, car par là, il
tombe dans le mal qu'il voulait combattre.
La vérité pure et simple se trouve entre ces deux ex- s.-La
lA Tj'i't* j't «ji! •• doctrine uu
tremes. Le droit n est ni un produit accidentel, m sim- droitnaturei.
plementle résultat nécessaire d'un développement histo-
rique. Une telle façon de comprendre les choses suppose
toujours le point de vue auquel se place le panthéisme^
ze qui toutefois ne veut pas dire que tous ceux qui par-
agent cette opinion soit des panthéistes conscients. D'un
lutre côté, le droit n'est pas une création arbitraire de
'homme, ni comme individu, ni comme société. L'état
l'est ni le créateur ni le maître du droit ; il est le produit
lu droit, et il lui est soumis comme exécuteur et comme
erviteur. Lors même que l'état n'existerait pas, il y au-
ait au moins un droit privé. Faire de l'état le point de
iépart du droit, c'est nier le droit privé, et ne laisser
ubsister que le droit public. Mais c'est plus que cela ;
'est supprimer pour le droit toute revendication à une
►rigine plus élevée ; c'est le dépouiller de toute autorité
mposée à l'homme, c'est l'abandonner à l'arbitraire ou
ux simples caprices du hasard ; c'est le livrer à d'éter-
els changements. Avec cela, il n'a plus la raison et la
onscience pour remparts protecteurs; il est une somme
ie formules extérieures, mais il n'a rien à voir avec la
onscience et la morale. Avec cela, la contrainte devient
essence du droit, et la question de droit est rabaissée à
168 LE DROIT
une simple question de puissance. Avec cela, le droit ne
subsiste qu'autant qu'il possède la force de se faire exé-
cuter par la contrainte, et il disparaît au moment où la
force disparaît. Avec cela, tout est droit, tout ce qui
existe de fait est juste. Bref, avec cela sont approuvées
toutes les erreurs sur le droit, erreurs que Hobbes, He-
gel et l'absolutisme d'état défendent d'un côté, Rousseau
et la Révolution française d'un autre.
Mais non ! Si les hommes peuvent faire des lois, ils ne
peuvent faire le droit. Et s'ils ne font pasleurs lois d'après
le droit, ils ontcelui-ci contre eux. llspeuventexigerparla
contraintel'exécution des lois, mais ils ne font qu'émous-
ser la puissance relativeau droit. Pour que celle-ci ne soit
pas brisée, et que celui-là ne soit pas violé ; pour que la
puissance favorise le droit, et que le droit fortifie la puis-
sance ; pour que la puissance et le droit soient unis et se
prêtent un mutuel secours, la nature doit servir de trait
d'union entre les deux. Mais par la nature, nous ne com-
prenons pas les lois physiques que suivent les animaux
eux-mêmes, nous comprenons celles qui se manifestent
dansl'espritpensant etvoulant de l'homme, et quisontla
règle à laquelle doit se conformer notre conduite. Ce qui
présente ici le caractère d'obligation forme le droit ; ce
qui au contraire est incompatible avec nos devoirs ne
peut jamais s'appeler droit. Toute tentative faite poursé-
parerle droit de la nature morale de l'homme, ou, pour
parler plus clairement, de la conscience, produit, dan^
notre pensée et dans notre volonté, cette plaie incurabk
qui est la marque caractéristique de l'homme moderne
Dans la vie publique, elle donne naissance à la contra
diction entre la conscience et la contrainte, contradic
tion dont souffre notre pohtique.
Pour que le monde retrouve une situation saine ; pou
que le caractère de l'homme redevienne de nouvea
ferme et uniforme, il faut travailler à faire renaître pai
tout les anciens principes chrétiens et naturels concei
nant le droit naturel et le droit divin. Or d'après ceuî
LE DROIT ET l'oRDRE NATUREL DU MONDE 169
ci, il y a un droit de nature éternel, immuable, obligeant
strictement. Le droit ne repose pas dans la volonté de
l'homme, mais dans sa nature, ou, pour éviter toute
ambiguité, dans ce que la raison présente à l'homme
comme étant la volonté de Dieu, et dans ce que sa cons-
cience lui montre comme obligation (1). Le droit ne
change pas plus que la raison et la conscience, ces deux
choses qui forment la nature humaine (2). Celle-ci n'est
passa législatrice propre et indépendante ; comme dit
le droit romain, elle ne fait que proclamer les lois éter-
nelles inébranlables que la Providence divine a établies
pour être observées (3). C'est pourquoi le droit aura
une base tant qu'il y aura une nature humaine^ une base
que n'atteindront jamais ni l'influence des temps, ni les
vicissitudes des institutions (4). Oui, comme ledit Cicé-
ron dans un passage magnifique^ u il est une loi véri-
table, la droite raison conforme à la nature, inscrite dans
tous les cœurs, immuable, éternelle, dont la voix nous
trace nos devoirs, dont les menaces nous détournent du
mal, sans que jamais ses ordres ou ses défenses soient
perdus pour les bons, ou que les méchants s'y montrent
insensibles. Cette loi, on n'en saurait rien changer, rien
retrancher, on ne peut la détruire ; il n'est ni sénat ni
peuple qui nous en puisse affranchir ; elle n'a besoin ni
de commentateur ni d'interprète ; elle est la même dans
Athènes, la même dans Rome, la même aujourd'hui, la
même demain. Toujours une, éternelle, immuable, elle
embrasse tous les peuples et tous les temps. Le souve-
rain de l'univers, le Dieu qui l'a conçue, discutée pu-
bhée, est le seul aussi qui nous l'enseigne à tous : ne
pas lui obéir, c'est se fuir soi-même, c'est dépouiller son
caractère d'homme, c'est s'infliger le châtiment le plus
(i) Roiï).. II, lo.
(2) Gratian., Décret, d. 6, c. 3, § 1 ; Dig. 4, 5, 8 ; 7, 5, 2, § 1.
(3) Inst. 1, 2, § 11. — (4) Gratian., Décret, d. 5, princ. § 1.
170 LE DROIT
terrible, même quand on échapperait à ce que nous
regardons comme des supplices » (1).
En un mot, il y a un droit de nature, et Dieu nous
parle par lui. C'est pourquoi il oblige tous ceux qui por-
tent en eux la nature humaine, et il les oblige tant qu'ils
sont hommes. Ce ne sont pas les hommes qui l'ont in-
venté, et ils ne peuvent pas plus le changer qu'ils ne
sont maîtres de leur nature. S'ils se mettent en contra-
diction avec lui, ils résistent à Dieu l'auteur de la nature ,
et provoquent son intervention pour rétablir un ordre
créé par lui. Mais s'ils se soumettent aux exigences de
la loi de nature, et disposent leurs propres lois selon
ses préceptes, ils accomplissent une mission sublime,
car ils se font les exécuteurs de la volonté divine et sont
certains d'être bénis par Dieu. L'homme succombe
quand il combat contre Dieu et la nature ; mais il sera
doublement béni, si, par la voix de la nature, il est fidèle
à observer la volonté de Dieu.
(1) Cicero, Hep. III, 17.
HUITIÈME CONFÉRENCE
LE DROIT ET L ORDRE MORAL.
1. D'où provient la susceptibilité de la science du droit et du gouver-
nement dans cette question ? — 2. L'antiquité et la question des
rapports entre le droit et la morale. — 3. La doctrine chrétienne
sur le droit et la morale. — 4. La nouvelle doctrine sur la sépara-
tion du droit et de la morale. — 5. La quintessence de la politi-
que moderne et de la science du gouvernement. — 6. La situation
du monde, conséquence de la séparation du droit et de la morale.
1. Les vrais rapports entre le droit et la morale. — 8. Le con-
traste de la situation d'aptes la doctrine moderne et la doctrine
ancienne.
Parmi les différentes espèces de sciences du couver- ^-V ^'^^
*^ ^ *^ provient la
nement, une des plus nédiffées est Tenseififuement de la susceptibilité
' r o o o de la science
morale d'état (1). Comme le fait très-bien ressortir gouveraemem
Mohl, c'est d'autant plus frappant que la richesse des qSon!^"^
questions de droit qui appartiennent à cette catégorie
est plus considérable, et que des motifs de prudence
devraient conseiller de les traiter plus en détail. Cet
état de choses, pense le grand savant, devrait nous
mettre en garde contre l'orgueil, car il nous montre
clairement que nous serons encore enveloppés d'une
demi-barbarie, tant que nous réclamerons et que nous "
I ferons seulement ce à quoi nous oblige la nécessité.
I Au lieu donc de nous flatter de la fausse consolation
I d'être dans le plus magnifique progrès à ce sujet, et de
I nous bercer dans un repos qui peut nous devenir fu-
neste, nous devrions aussi nous convaincre de l'obliga-
I lion que nous avons d'appliquer à la vie de l'état les
1 préceptes de la loi morale, qui sont appliqués et obser-
! vés dans les relations entre individus (2).
Sur le terrain des sciences de droit, prises au sens
(1) Mohl, Encykl. der Staatswissenschaften, (2), 63.
(2) Mohl, Gesch. u. Lit. der Staatswissenschaften, III, 170.
n2 LE DROIT
strict du mot, sur celui du droit privé en particulier, on
donne, il est vrai, plus d'attention aux rapports entre le
droit et la morale ; mais l'esprit qui anime cet ensei-
gnement est tel, qu'il serait désirable que la morale y
fut aussi peu envisagée que dans le domaine précédem-
ment cité. Car presque toujours elle est séparée du droit
ou subordonnée à lui, deux choses qui ne sont pas à
l'avantage de tous deux. La morale cependant est moins
maltraitée que le droit. Trendelenburg dit très juste-
ment que la fausse indépendance du droit, qui fut re-
gardée si longlemps comme un progrès de la science,
ne l'a pas seulement défiguré en théorie, mais qu'elle
l'a aussi dépouillé de sa dignité dans la pratique, favo-
risé l'idée de mécanisme de droit, tué la notion du droit,
et réduit celui-ci, dans les meilleurs cas, à une obser-
vation purement extérieure de la loi. C'est pourquoi il
est temps de faire cesser la séparation entre la loi et la
morale, et cela dans l'intérêt et de la vie publique et du
droit (1).
Pourquoi alors est-il si difficile de prêter l'oreille à la
vérité dansles matières qui nousoccupent en ce moment?
C'est facile à expliquer. Si les hommes se laissaient gui-
der par la raison, ils se laisseraient aussi dire que nulle
part la tolérance n'est mieux à sa place que là où ils ne
sont pas sûrs de leur affaire. Mais parce qu'ils écoutent
plus volontiers les passions , ils manifestent la plus
grande susceptibilité dans les questions où ils reconnais-
sent leur faiblesse. On ne fera jamais tort à quelqu'un,
si on suppose qu*il est loin d'être le maître absolu des
choses sur lesquelles il veille avec un soin jaloux. Le
musulman et le mormon savent pourquoi ils dérobent si
soigneusement leur harem aux regards de Tétranger.
Le socialiste ne peut supporter qu'on soumette à un exa-
men minutieux les délices paradisiaques de son état fu-
tur. 11 est parfaitement compréhensible aussi que tant
(1) Trendelenburg, Naturrecht. 20.
LE DROIT ET l'oRDRE MORAL 173
de jurisconsultes refusent, avec opiniâtreté et colère, de
faire la lumière sur la question relative aux rapports
entre le droit, la morale et la religion, et s'expriment
avec tant de véhémence sur la doctrine soi-disant tliéo-
logisante de droit et d'état. Mais plus nous savons en ap-
précier la cause, plus nous marchons avec sang-froid,
sans nous occuper de ce qu'on dit de nous, à la décou-
verte du point litigieux et de son histoire.
Dans l'antiquité, il n'y avait aucune discussion à ce 2.-L'anti-
sujet, et il ne pouvait y en avoir. Chez les despotes J"fJi!;sen'îre
orientaux, il n'y a, au fond, ni droit ni morale. La mo- J^o^aie! ^^ ''
raie ne pouvait fleurir en face d'une religion qui rangeait
parmi les pratiques du culte les abominations les plus
grandes. Un droit ne pouvait se former là où le caprice
et l'insolence d'un despote faisaient loi et décidaient de
tout. Les Grecs distinguaient de nom il est vrai le droit
et la morale; mais en réalité chez eux, cette dernière
disparaissait presque complètement dans le premier.
Chez eux, comme en Orient, les mœurs durent succom-
ber sous l'influence pernicieuse d'une religion profon-
dément dégénérée, d'une religion qui regardait comme
sacrées les violations les plus criantes de la morale, et
qui prescrivait des horreurs jusque dans le culte des
dieux. Quelle peut être la morale d'un peuple dont le
poète le plus sérieux donne le nom de juste punition (1)
pour une désobéissance coupable, à l'acte par lequel le
plus élevé des dieux frappe de folie une créature humai-
ne, parce qu elle résistait à ses honteuses exigences, exi-
gences que le poète lui-même nomme criminelles, mais
auxquelles il ne croit pas qu'on puisse se dérober, parce
qu'elles venaient de Jupiter (2) ?
Mais ce que cette religion horrible pouvait encore
laisser subsister en fait de moralité, le droit public, la
loi et l'état l'absorbaient. Chez les Grecs, morale etdroit
disparaissent complètement dans l'état. Le droit était la
(l)/Eschylos, Prometheus, 577 sq. 643 sq. (Ahrens).
(2) Ibid., 526 sq.; 904 sq.
174 LE DROIT
volonté de l'état. Exécuter ce que cette volonté ordonne
est la seule obligation qu'aient l'honnêteté et la morale.
Antigone est blâmée, et mérite même la mort parce
qu'elle n'a pas observé la loi de Créon (1). Or cette loi
est évidemment une violation de la loi divine (2). Com-
me elle est loi, donc elle est droit, donc elle doit être
observée, donc il est immoral de l'enfreindre, donc la
pieuse sœur doit être punie. Même pour Socrate, la
légalité et la justice sont une seule et même chose (3).
Seul Aristote s'élève jusqu'au principe que les lois, qui
répondent à l'état comme il faut, sont nécessairement
justes et doivent être observées (4). Et, comme on le voit,
il est encore facile de faire une fausse application de
cette conception singulière.
Les Romains des derniers temps sont les premiers qui
eurent à ce sujet une espèce de pressentiment de la
vérité. Arrivèrent-ils là par leurs propres forces ? Y
furent-ils portés par le souffle d'un esprit meilleur ve-
nant de Judée ? La chose importe peu ici. Il suffit de dire
qu'ils comprirent parfaitement, que la loi existant de
fait, ne devait pas être confondue avec ce qui est droit
pour tous. Cicéron va même jusqu'à dire que ces lois
positives ne sont que trop souvent « une ombre, une
faible image du vrai droit, de la vraie justice (5) ». Et
il ajoute encore qu'il peut y avoir des prescriptions du
pouvoir public, qui ne sont ni plus ni moins qu'en con-
tradiction avec les exigences de la morale (6). Papinien
aussi déclare que ce qui blesse la piété, l'honneur, la
pudeur, les bonnes mœurs, ne peut jamais devenir juste
et permis (7). En tout cas, l'expression qui satisfait le
mieux est celle d'Ulpien, qui conçoit non seulement la
justice comme acte extérieur en harmonie avec la loi,
(1) Sophocles, Antigone, 853 sq., 883 sq. (Ahrens).
(2) Ibid., 450, sq. ; cf. 913, sq.
(3) Xénophon, Memor., 4, 4, 12 sq. ; 6, 6.
(4)Aristot., Polit., 3, 6 (11), 13.
(5) Cicero. Off., m, 17, 69. — (6) Cicero, 0/f.,I, 45, 159.
(7) Di^/., 28, 7, 15.
LE DROIT ET l'oRDRE MORAL 175
mais comme volonté ferme et constante de donner à
chacun ce qui lui appartient [\). Mais ces expressions
sont aussi rares qu elles sont belles et ont peu d'in-
fluence sur la vie réelle. En pratique, déclare Cicéron,
les exigences de l'état sont et demeurent la règle suprê-
me de toute activité humaine (2). Aussi, le code romain
applique-t'il à tous les membres de l'état, dans tous les
cas, comme règle unique d'après laquelle ils doivent
être traités et se conduire eux-mêmes, le funeste prin-
cipe que : « ce que le chef de l'état a décrété, doit,
comme loi, avoir une valeur juridique (3).
On peut bien le dire, la vie de l'antiquité, et sa ma-
nière d'envisager les choses se mouvaient tout entières
dans ce cercle de pensées^ comme dans un cachot som-
bre et sans issue, d'où l'on ne peut jeter un regard à
l'extérieur. Avant l'apparition du Christianisme, la liber-
té de conscience donnée par la loi ne s'est trouvée nulle
part dans le paganisme. En dehors du Judaïsme, pour
lequel nous faisons une exception malgré sa loi sévère,
l'humanité d'alors ne fut même pas capable d'y penser.
Contrainte de la conscience, renoncement à sa convic-
tion propre et soumission aveugle à une loi purement
extérieure, rejet de touthen extérieur et destruction de
la loi au lieu de faire cesser l'abus, quand la raison et la
conscience se soulevaient contre ce joug indigne, ce fut
tout ce dont le paganisme se montra capable. Il ne sa-
vait que choisir entre une légalité extérieure, morte;
qui, pour lui, devait faire office de justice ou de vertu,
ou entre Tabsence complète de lois et la contravention
aux lois. Qu'entre la légalité, la probité, l'honnêteté
civile et la moralité, il y ait un écart formidable ; qu'on
puisse et qu'on doive observer une loi par sentiment
intérieur de vertu ; qu'il y ait une différence entre la loi
et le droit; qu'il n'y ait aucune loi dans le monde qui
permette une action défendue ; qu'à plus forte raison
{i)Dig., 1, 1, 10. — (2)Gicéro,0/f., 2,24. 8o.
(3) Dig., 1, 4, 1. — Inst.,i, l, 6.
raie
176 LE DROIT
la force seule ne puisse pas rendre un droit juste, l'an-
tiquité ne savait rien de cela. Le seul fait d'émettre une
pensée dans ce sens eut semblé une tentative de boule-
versement contre l'ordre public tout entier (1).
3|^~Ladoc- C'est pourquoi, malgré la perspective de voir couler
drouetiïmi- ^^^ torrcuts dc noble sang, il fallut un combat à la vie et
à la mort, pour décider la victoire en faveur de meilleurs
principes de droit et de gouvernement, pour faire admet-
tre une manière de vivre à la fois morale et légale. Tant
que les lois païennes subsistèrent dans leur vigueur;
tant que durèrent les terribles luttes pour la liberté de
conscience, les chrétiens ne purent que protester contre
les lois au nom du droit, et mourir pour leurs obliga-
tions. Mais lorsque le combat eut changé complètement
la face des choses, dans la vie publique, ils purent aussi
réaliser une nouvelle conception de cette science. Saint
Augustin se chargea de cette tâche. Droit et morale dif-
fèrent entre eux, dit-il, mais il est impossible de les sé-
parer complètement sans les anéantir l'un et l'autre. Le
domaine de la justice est plus étroit que celui de la mo-
rale, car le droit n'est qu'une partie de la morale. La lé-
galité n'est pas encore la justice, et tout ce qui est droit
n'est pas juste. Plus d'une chose qui a force de droit
n'est ni du droit ni droit (2). Pour que droit et justice
pussent s'harmoniser, il fallut faire disparaître du monde
la contradiction qui existait jusqu'alors entre la loi et la
conscience, entre le droit et la morale. Tous les mauvais
traitements infligés à la conscience, et qui coûtèrent la
vie à des milliers de martyrs, ne furent pas autre chose
que les efforts faits pour maintenir la séparation du droit
et de la morale. Mais chaque goutte de sang avec laquelle
les chrétiens scellaient leur conviction était une protes-
(1) Arnold, Cultur iind Rechtsleben^ 238 sq.; 266 sq.; 281 sq. Sch-
midt, Der principlelle Unterschled des rœm, und german. Rechtes, 52
sq.; 89 sq. Ahrens, Naturrecht, (6), I, 308-16. Haulleville, Définition
du droit, 103-112, 163-174.
(2) Augustin., Civ. Dei, 19, 21, 1.
LE DROIT ET l'oRDRE MORAL J77
talion contre cette séparation, et une aftîrmation que le
monde n'avait qu'un seul moyen pour goûter le repos et
la paix du cœur : l'union du droit avec la morale, exé-
cutée non par la violence de la part du droit à l'égard
de la morale, mais parla subordination sincère du droit
à la loi morale.
Par ce moyen, le droit ne perd aucune de ses reven-
dications légitimes. Il n'y a qu'un seul droit auquel on
puisse se soumettre par devoir de conscience, c'est ce-
lui qui fixe ce qui est juste aux yeux de la conscience.
Ce n'est qu'autant qu'il est l'expression des exigences
de la morale, et qu'il reconnaît la souveraineté de la loi
morale, qu'il peut prétendre dominer les cœurs. La mo-
rale est ce qui, en toute circonstance, oblige chacun in-
térieurement et souvent aussi extérieurement. Le droit
est ce domaine plus étroit, borné de tous côtés par la
morale, qui contient les prescriptions concernant la con-
duite à la fois générale et extérieure de ceux qui ont à
s'occuper de l'organisation des choses d'ici-bas. Ce n'est
donc pas la morale qui doit se régler d'après le droit,
mais le droit qui se règle d'après la morale. Ou plutôt,
pour mieux dire, droit et morale dépendent de la loi im-
-muable de celui qui seul est la vérité même (1). Les
Romains, il est vrai, voulaient faire de leur droit Tex-
pression de la loi naturelle, mais si on ne croit pas à une
loi naturelle et morale qui est au-dessus de l'arbitraire-
humain, et qui domine tous les temps ; si on n'ordonne
pas la nature et le droit aussi bien que la morale, d'après
une loi plus élevée qui échappe à toute attaque des pas-
sions, on méconnaît et on profane inévitablement la
nature, on rend la morale immorale et le droit injuste.
Or cette sécurité n'existe que là où l'on fait dériver le
droit et la morale d'une loi qui, comme expression de la
volonté divine, est placée sous la protection de Dieu (2).
|| (1) Augustin, Liber arbit., 1, 6_, 14 sq. Thomas, 1, 2, q. 93, a, 3, 6 ;
q. 95, a. 2.
(2) Schmidt, Der princip. Unlersch. zwischen d. rœm. und german.
II
178 LE DROIT
Le droit n'est donc que ce qui est juste (1), mais juste
d'après la loi éternelle de Dieu. Où il n'y a pas de vraie
justice, il n'y a pas de droit non plus (2). Or, la justice
est seulement ce que Dieu, l'éternelle justice, veut et
comme il le veut (3). Dieu est droit. Dieu est le principe
de tout droit. Tout droit vient de Dieu. Ce que Dieu
aime, le droit l'aime aussi (4). Dans ces quatre principes
fondamentaux, l'esprit chrétien a exprimé la véritable
base de l'ordre du droit et de l'exercice du droit. Où
cette base n'existe pas, tout droit est chancelant et toute
justice suspecte. D'après la conception du Christianis-
me, celui-là seul pratique la justice qui exécute d'un
cœur vraiment convaincu (5) ce que Dieu exige de lui,
soit par l'intermédiaire de la conscience, soit par celui
de la loi. C'est pourquoi il faut aussi que toute loi con-
corde avec la volonté de Dieu. Car cela seul est une vraie
loi qui estla juste expression d'une exigence particulière
du droit provenant de Dieu (6). Une loi n'est droit qu'au-
tant qu'elle concorde avec la justice. Une loi injuste
n'est pas une loi parce qu'elle ne représente aucun
droit (7). Mais parce qu'il est presque impossible de ja-
mais donner une loi dans laquelle ne soit pas exprimée
une idée quelconque de droit, il n'est jamais permis
d'opposer une résistance complète à une loi tyrannique.
Il y a en elle au moins ceci du droit, que l'obéissance
est exigée, quand même le contenu de cette loi et la fa-
çon dont cette obéissance est exigée sont injustes. C'est
la raison pour laquelle la loi de Dieu ne permet jamais
un refus complet d'obéissance, jamais l'anarchie. Tou-
' tefois, ce n'est pas une résistance à la loi, quand la cons-
Rechte, I, 36, 59, 63 sq. 89. Arnold, Cultur und Recht.der Rœme.r^
51 sq.
(1) Augustin, In ps. 145, en. 15. — (2) Augustin, Civ. Dei, 19, 21, 1
(3) Augustin, Sermo, 126, 4.
(4) Graf und Dietherr, Deutsche Rechtssprichwœrter, 1, 1, 5, 6, 7. Cf.
Gierke, Das deiitsche Genossenschftatsrecht, II, 127.
(5) Augustin, In ps. 118, 26, 1.
(6) Thomas, 2, 2, q. 57, a. 1, ad 2.
(7) Augustin, Lib, arbit., i, 5, 11.
LE DROIT KT l'oRDRE MORAL 179
cience, qui ne reconnaît que la volonté de Dieu comme
règle, ne se soumet pas à une loi qui ne renferme aucun
droit, parce qu'elle est en contradiction avec la justice
de Dieu. Et ce n'est pas une injustice, quand la délica-
tesse de conscience chrétienne, qui ne connaît pas de
justice sans morale, refuse d'autoriser un droit qui est
une injustice par le fait même qu'il s'oppose à la souve-
raineté de la morale, alors qu'il devrait lui être subor-
donné.
On a depuis longtemps, au nom de l'absolutisme
d'état, accusé cette doctrine d'être dangereuse pour l'é-
tat et pour le droit ; et c'est là un reproche qu'on ne
cesse encore de lui faire. C'est bien à tort. Là où l'on
|reconnaît une loi immuable de Dieu, planant au-dessus
de toute loi et de toute morale, là aussi, la loi et le
droit, la puissance de l'état et la puissance de l'auto-
rité, sont en toute sécurité. L'honnêteté seule est un
rempart très douteux pour l'ordre public. La délica-
tesse de conscience est, à n'en pas douter, une garantie
plus sûre pour elle. Ceci paraît de la manière la plus
frappante à l'égard d'une loi injuste. La conscience, il
est vrai, enjoint à l'homme et lui donne la force de ré-
sister à la violence, par laquelle l'injustice veut con-
traindre à l'obéissance ; mais elle fait preuve d'être la
meilleure amie du droit en ce qu'elle empêche celui-ci
le devenir injustice. De plus, elle tempère le combat
'ontre l'injustice, en ce sens que non seulement le chré-
lien n'oppose pas la violence à la violence, mais qu'il
distingue même dans l'ordre injuste l'autorité qui com-
jinande cette exigence injuste, lui reste soumis pour
l'amour de Dieu et ne lui oppose qu'une résistance pas-
sive (1).
Achetée au prix de tant de sacrifices, cette magnifiaue ^.-Lanou-
' ^ ' o ^ velle doctrine
doctrine de la liberté de conscience, de la vraie léga- uon'*du^E
ité, du véritable art de gouverner et de la vraie politi- llic^ ^^
(1) Thomas, 1, 2, q. 92, a. 1, ad 4.
mo-
J80 LE DROIT
que, a été détruite plus d'une fois par le moderne en-
seignement de droit et d'état. Pourquoi ? C'est difficile
à dire. Probablement pour le même motif que celui qui
pousse les hommes aux bouleversements et aux innova-
tions, c'est-à-dire le besoin d'être sans cesse en mou-
vement, de ne pouvoir goûter les douceurs du repos.
Celui qui a fait preuve de la plus grande effronterie,
dans l'expression des principes modernes sur la ques-
tion qui nous occupe, est Mandeville. Il ne craint pas
de dire que la vie conçue dans le sens des anciennes
vues chrétiennes, une vie sans révolutions quotidien-
nes, sans guerres civiles, sans meurtres de rois, une
vie passée dans l'accomplissement paisible de la loi, et
dans la pratique des honnêtes vertus civiques, devien
drait à la longue trop uniforme et trop ennuyeuse. Pour
favoriser le changement, il fallait donc introduire une
doctrine nouvelle (1 ). Machiavel s'opposa à cette soif de
nouveauté sur le terrain de la politique publique. Dans
la vie ordinaire, pense-t-il, il est toujours beau et ho-
norable de faire le sacrifice d'avantages personnels ;
mais dans l'état, ce serait une folie et même un crime,
que de vouloir sacrifier le bien commun, pour de légè-
res considérations morales. Aucun homme de jugement
et d'expérience ne niera qu'on fait fausse route en se
servant de la morale en politique. Orienter le droit pu-
blic d'après ses prescriptions, c'est exposer l'état à pé-
rir. En conséquence, il n'y a donc qu'un seul principe
d'état qui soit raisonnable : disposer le droit en vue du
succès, et choisir les moyens qui conduisent à ce but.
La vogue incroyable que cette doctrine a trouvé par-
tout, devait pousser des esprits ambitieux à rechercher
une gloire semblable sur des domaines qu'on n'avait pas
touchés jusque là. Le champ d'essai le plus commode
qui s'offrit fut celui de la philosophie du droit, ou celui
du droit naturel. Sous l'influence du rationalisme qui
(1) IV vol, XV, 5.
LE DROIT ET l'oRDRE MORAL 181
mettait en pièces tout ce que la tradition avait conservé
comme appartenant à l'histoire et paraissant digne de
respect, Pufendorf etThomasius, les successeurs immé-
diats d'Hugo Grotius rejetèrent toute autorité naturelle
et surnaturelle, et, afin d'édifier le droit uniquement sur
l'arbitraire de la raison, commencèrent à opposer la loi
naturelle et la morale.
Le droit positif lui aussi naturellement, et à plus forte
raison, dut se détacher de la morale. Leibnitz chercha à
entraver ces débuts pernicieux. Ce fut en vain. De tels
mouvements dans la science du droit et dans des insti-
tutions de droit ont, comme on ne peut jamais assez le
faire ressortir, constamment leur raison d'être et leur
point d'appui dans les idées générales du temps, et dans
l'état de la civilisation. La tentative faite pour rendre
Télat et le droit indépendants des préceptes de la mora-
le, ne fut non plus pas autre chose qu'un côté de la ten-
dance générale de l'époque, tendance qui visait à affran-
chir pensée et action, art et science, bref la société toute
entière de la morale chrétienne et de la religion. C'est
pourquoi furent vains tous les efforts faits pour enrayer
le mouvement qui poussait à la séparation du droit et
)ie la morale. Le courant tout entier de la vie publique
moderne lui offrait une base trop forte et trop facile à
saisir. Depuis des siècles, même dans les temps relati-
vement meilleurs, le droit, du moins en fait, ne s'était
que trop souvent séparé de la morale. Ce ne fut donc pas
surprenant qu'il cherchait à justifier sa conduite en théo-
rie. Depuis l'époque de l'Humanisme et de la Réforme,
il poursuivit cette fin avec persévérance, et en calcula-
teur prudent se sépara toujours de plus en plus de la vie
réelle, pour y arriver plus facilement. Dans les milieux
qui donnaient le ton, on s'habitua à considérer le droit
comme un produit de la dialectique juridique (1), et le
monde comme un champ d'essai, ou une clinique pour
(1) Moddermann, Die Réception des rœm. Rechtes, 118.
182 LE DROIT
en faire l'application. Ainsi naquit ce prétendu droit na-
turel indigeste, qui fut le plus beau triomphe du rationa-
lisme, parce que là, incomparablement mieux que sur
tout autre domaine de la philosophie, il pouvait anéantir
tout souvenir des idées chrétiennes. La morale eut le
même sort que la religion. Son influence fut pareillement
écartée du droit d'état. Mais elles s'en consolèrent faci- |
lement car ce n'était rien moins qu'une honte pour elles
d'être déclarées incapables de faire partie d'un tel droit.
Malheureusement le XVIir siècle prêcha si longtemps
et d'une manière si pressante sa doctrine favorite de
l'opposition entre le droit et la morale, que le XIX^ siè-
cle l'accueillit sans façon dans son Evangile, lorsque le
libérahsme se fut chargé de recueillir la succession du
rationalisme. C'est à Kant que nous devons de traîner
toujours avec nous cet héritage des temps les plus mau-
vais de rilkiminisme. Personne ne s'est exprimé d'une
manière plus catégorique que lui sur la séparation du
droit et de la morale (1 ). Sa doctrine sur l'état constitu-
tionnel montre à quel degré il veut voir portée cette sé-
paration. Cet état n'est ni plus ni moins que la sépara-
tion des deux domaines, pousséedansses dernièresappli-
cations avec une logique véritablement kantiste. Malgré
cela, Kant permet encore l'observation du droit par prin-
cipes moraux, si quelqu'un croit ne pouvoir se passer
de ceux-ci pour sa personne. Mais J. Gottlieb Fichte le
défend de la manière la plus catégorique. Selon lui, le
droit est complètement indépendant de la morale. Dans
quelques cas particuliers, la loi morale peut consacrer
l'idée de droit ; mais elle ne peut la faire. Loi et morale
sont tellement distinctes l'une de Tautre qu'on ne peut
baser le droit sur la morale. 11 pourrait en certains cas
y avoir péril pour la loi. 11 valait mieux imaginer un
moyen par lequel la légalité serait garantie dans tous les
cas possibles, même quand la probité et la foi viendraient
(1) Kant, Relig. innerh. d. Grenzen d. Vern. 3, Stùck, 1. Abth. II.
LE DROIT ET L ORDRE MORAL 183
à disparaître, car il pourrait arriver que la morale défen-
dit quelque chose que la loi juridique permit en toutes
circonstances (1). Où en serions-nous, dit-il hypocrite-
ment, si, dans tel cas, nous voulions mettre le droit sous
la domination de la morale?
Eh bien ! ce moyen dont parle Fichte, la nouvelle
doctrine de droit le trouve dans le prétendu caractère
coercitif de ce dernier. Cet enseignement est quelque
peu en contradiction avec les principes de l'état consti-
tutionnel et de la liberté commune, de même qu'il n'est
pas précisément une gloire pour une époque passée qui
s'enorgueillissait tant de sa civilisation et de sa souve-
raineté. Elle n'est que la suite nécessaire de la sépara-
tion du droit et de la morale. Car il n'est pas difficile de
se rendre compte que la liberté seule ne suffît pas à
une société, et que, vu la nature des hommes, le droit
n'a guère de chance d'être observé en pareilles circons-
tances. Parce que personne ne croit plus à l'accomplis-
sement du devoir par principes de conscience, par con-
viction personnelle et par hbre élection, il ne reste plus
en réalité que d'augmenter la contrainte extérieure du
droit, dans la mesure où Finclinalion intérieure pour
l'ordre, et dont la morale est la cause, disparaît des
cœurs. D'ailleurs, chacun doit comprendre que ce mot
de caractère coercitif du droit est une phrase creuse avec
laquelle on ne cache pas, dans la vie réelle, le déclin de
la morale. Il fallut donc chercher comme compensation
un moyen plus énergique avec lequel on put contrain-
dre de fait les masses trop portées à l'insubordination.
Ce moyen n'était pas loin, et, en l'exprimant, Hegel n'a
fait que rendre la pensée de chacun : c'est l'état. L'état,
dit-il, est la réalisation de la volonté substantielle, et
l'essence de la volonté libre est le droit (2). Par consé-
(1) Erdmann, Geschichte der neuercn Philosophie, UI, I, 6ol. Kuno
Fischer, Geschichte der neueren Philosophie, V, 590 sq.
(2) [legel, Philosophie des Rechtes, § 258, 29. KierulfT, Théorie des
Civilrechtes, I, 2 sq., <q. "
184 LE DROIT
queiit l'état est la seule réalisation de tout droit. L'état
est (in personnelle, absolue, immuable (1). L'individu
n'a de vérité et de morale qu'en tant qu'il est membre
de 1 état. Dans les sphères purement extérieures du
droit, peu importe le moment subjectif de l'intention.
Ce qui existe de fait, comme loi au droite est aussi du
droit et pour le droit. La morale n'est pas autre chose
que l'action par laquelle rindividu se conforme au droit,
et sacrifie la subjectivité de la volonté à la totalité rai-
sonnable dont le droit est l'expression. La morale su-
prême consiste donc dans l'honnêteté, c'est-à-dire en ce
que l'individu observe la loi, les coutumes, la morale
et les institutions de la société dans laquelle il vit, et s'y
soumette intérieurement de tout cœur, sans s'informer
s'ils peuvent exister, sans s'occuper de sa conscience, et
sans laisser parler les scrupules religieux (2).
quinte^enœ ^^ ^^^^^ ^^^^ résulte cc priucipc que nous pouvons
moderïK définitivement donner comme étant la quintessence de
^^ouvemV*^" toute la politique moderne et de la doctrine d'état : la
loi est la conscience publique. Elle suffit à tous et leur
tient lieu de conscience. Bien plus, dans les questions
de droit et de vie publique, l'individu ne doit pas avoir
de conscience personnelle. Les prescriptions d'une loi
sont droit. Dans la conduite extérieure, il n'y a qu'une
justice et une morale : sacrifier sans condition à la loi ou
mieux, à l'état, l'intelligence raisonneuse et les scrupules
delà conscience. Tout désir d'avoir une opinion per-
sonnelle ou une conscience personnelle n'est pas sim-
plement un crime de haute trahison, mais aussi une
immorahté et un péché au sens propre du mot. Car il
n'y a pas de droit, pas de droit de conscience, pas de
droit ecclésiastique, pas même de droit naturel, et à
plus forte raison pas de droit divin, d'après la façon
dont le panthéisme conçoit le droit privé et le droit
(1) Hegel, Philosophie des Rechtes, § 258.
(2) Zeller, Gesch. der deulsch. P/u/os., 813-8d 9. Yorl aender, GescA.
der philos. Moral der Engl. und Franz, 52.
morale.
LE DROIT ET L ORDRE MORAL 18o
d'état. Bref, comme ditHerbart, il n'y a rien qui per-
mette à quelqu'un d'invoquer par motif de conscience
un droit positif, c'est-à-dire une loi proclamée par l'é-
tat (1 ). Et Valentin Mayer, un des plus chauds partisans
de Fichte^ déclare que c'est la meilleure théorie pour
rendre l'état absolument maître de la conscience, et le
seul moyen de le mettre à la place de l'Eglise (2).
Voilà où en est le monde avec cette doctrine, qui a luau^n^Vu'
au moins le mérite d'avouer sincèrement ce qui existe J!i*SiccTîa
depuis longtemps dans la pratique. Il en est exactement droireïïeia
au même point que sous Néron. C'est ainsi que d'un
seul coup, on fait reculer l'humanité de deux mille ans.
Et on appelle cela les progrès de la civilisation !... Pour
ces philosophes et ces jurisconsultes, le mouvement in-
tellectuel de plus de cinquante générations s'est écoulé
sans résultat.' Comme on l'a dit des chefs de la grande
Révolution et de tous les démolisseurs radicaux, ces po-
litiques et ces hommes d'état, semblent avoir pour pre-
mier principe, le seul d'ailleurs qu'ils suivent avec per-
sévérance, que tout ce qui existe est injuste, que les faits
sont l'accessoire, le droit des ficelles, les lois des toiles
d'araignées; que tout ce qui a été fait jusqu'à présent
doit être considéré comme non avenu, et qu'il faut se
mettre à l'œuvre pour exécuter ce qui n'a pas été fait.
Ils y vont avec le monde comme s'il était né d'hier.
11 semblerait presque qu'il les ait attendus pendant
plusieurs miUiers d'années pour être enfin quelque cho-
se. Ils passent sous silence les sacrifices sans nombre
que d'illustres aïeux intellectuels ont fait pour nous
conquérir le plus cher de tous les biens humains, la
liberté de conscience. Puisqu'il en est ainsi, nous devons
renoncer à l'espoir de tomber d'accord, nous avec eux,
ou eux avec nous. Nous du moins, nous ne pourrions
partager leurs vues. Devant Dieu, des milliers d'années
sont comme un jour. Pour eux, ces milliers d'années
(1) J. H. Fichte, Ef,hik, I, 367 sq.
(2) Valentin Mayer, DasElgenthum, 71.
186 LE DROIT
n'existent pas. Chez eux, derrière le rideau du progrès, i
il en est comme sur certains théâtres, il n'y a que des :
commencements de pièces, jamais de fins. Ou pour j
parler plus franchement, avec de tels esprits, il n'y a j
jamais rien à commencer, jamais rien à finir, excepté
une chose : faire des révolutions. Sur ce chapitre, ils
s'entendent, sans comprendre toutefois d'où vient le pen- ;
chant chaque jour plus prononcé vers la Révolution. Mais ;
quiconque est logique et conséquent le voit parfaite- j
ment. Qui a créé cette inclination, qui l'accentue sans i
cesse, sinon ces théories? On se plaint des socialistes, ;
et ce n'est pas sans motifs. Le plus sérieux de tous est !
que cette doctrine de Moloch leur aplanit la voie. D'après
les principes modernes, les lois n'ont pas besoin du
rempart protecteur de la morale et de la religion ; elles
n'ont pas besoin de s'harmoniser avec le droit plus élevé
de Dieu. Les hommes n^ doivent plus avoir de cons-
cience ni obéir librement à la loi par motif de cons-
cience. Maintenant la loi, ou, comme on ditassez souvent^
le droit de contrainte y suffit. Qu'avons-nous besoin de
conscience dit-on d'un air moqueur? Nous avons la loi!..
A quoi bon l'Église et les pratiques de la religion ? Avec
notre droit de contrainte, nous avons tout cela. Laissons
donc à la théologie l'infructueuse manie de morali-
ser !... Nous savons ce qu'est le droit, et ce que peut
la loi. Malheureusement les peuples aussi le savent, car
ils sentent les effets de lois coercitives qui ne s'occupent
ni de la conscience ni de la morale. Mais il arrive parfois
qu'ils les sentent trop, alors, après avoir entendu dire
constamment que le droit réside seulement dans la loi,
et la loi seulement dans la force, ils essaient si c'est
bien vrai, et la révolution est prête sans qu'on y ait pris
garde, comme en 1 789.
On pourrait penser que des hommes d'état devraient
comprendre qu'une vie d'état basée sur de tels principes
ne peut durer longtemps. A notre jugement^ nous n'en
voyons aucun qui soit capable de croire sérieusement
LE DROIT ET l'oRDRE MORAL 187
à la vérité des discours qu'ils tiennent dans les parle-
ments, et des notes diplomatiques dans lesquelles ils
parlent sans cesse de la paix des peuples et des rapports
entre les nations. Non ! d'après les considérations que
nous venons de faire à l'instant, l'ordreet la paixne sout
pas possibles. Il ne peut y avoir de paix dans l'homme
si son action n'est pas conforme à sa conscience, et si
sa conscience n'est pas en harmonie avec la loi de Dieu.
On croit sans doute que c'est chose facile que de pou-
voir établir la paix parmi les hommes. Tous, dit-on, de-
vraient unir leurs efforts pour une action d'ensemble ;
mais est-ce aussi facile qu'on le prétend? Les hommes
peuvent-ils s'accorder entre eux, sans conscience, par
l'effet de la simple légalité et de la basse complaisance?
Est-ce qu'un homme sans conscience peut se fier à son
prochain? Est-ce qu'un homme prudent peut se fier à un
homme sans conscience ? Est-ce que tout homme de
conscience n'est pas trompé s'il se livre à un tel artiste
de droit?
Oui, c'est clair, la paix est impossible si tous sont
convaincus que personne ne peut s'obhger en conscien-
ce. Là où ce principe règne, chacun sait que c'en est fait
de l'honnêteté, chacun sait qu'il n'a d'autre perspective
d'échapper au naufrage que s'il refoule les autres dans
le tourbillon, qu'il n'a que le choix ou d'éluder le droit,
ou de se laisser opprimer. D'où vient l'état intolérable
de notre situation sociale, qui ne peut se comparer qu'à
une lutte sur un vaisseau prêt à sombrer, à la retraite
d'une armée en déroute? Nous l'avons dit. U n'y a pas
de juxtaposition d'hommes où règne la concorde, pas de
concurrence honnête, pas d'action d'ensemble possible,
tolérable et sincère, bref, il n*y a pas de paix, si la cons-
cience ne forme pas le lien de l'accord commun. C'est
pourquoi personne ne peut se former soi-même sa cons-
cience sans avoir égard à la loi de Dieu ; et personne ne
peut poursuivre son droit sans avoir égard à la conscien-
ce. 11 n'y aura donc pas de paix parmi les hommes, si
188 LE DROIT
tous ne s'accordent pas et dans leurs actions et dans
leurs pensées, subordonnant le droit à la conscience et
la conscience à Dieu. Mais chez les peuples, la voix de la
conscience est la loi. 11 n'y aura donc pas de paix dans
le monde, si les lois ne concordent pas dans les points
essentiels. Si une chose est droit ici, injustice là ; s'il est
permis de faire ici ce qui est défendu là ; si la loi tolère
ici ce qui est mal dans cet autre endroit, qu'en doit-il
être de la paix ?
Comment des peuples si divers pourront-ils avoir les
mêmes lois, s'ils n'ont pas pour loi, ce que la cons-
cience personnelle ordonne à chacun et ce que l'immua-
ble et éternelle loi prescrit à la conscience? La loi n'est
en réalité la conscience publique que lorsqu'elle s'har-
monise avec la conscience privée, et quand celle-ci est
conforme à la loi de Dieu (1). Mais là où des lois sont,
nous ne disons pas transgressées, mais ne s'accordent
ni avec la loi de Dieu, ni avec la conscience, une paix
n'est pas possible^ ni chez les peuples, ni parmi les peu-
ples. En un mot, il n'y a pas de paix dans le monde^ si la
loi et l'observation de la loi, si le droit et la morale, la
conscience et la volonté de Dieu, ne sont pas dans l'har-
monie la plus exacte.
vrais rTmrt ^" préscutaut Ics choses ainsi, nous ne nions pas qu'il
ofia'raoraie"'' ^^^^^^ distinguer entre droit et morale. Cette distinction
a eu lieu dès l'origine du Christianisme dont le droit,
avons-nous vu, est un des premiers effets. La morale ne
doit pas disparaître dans le droit. Le droit est une partie
essentielle de la morale ; mais la morale est un domaine
incomparablement plus grand et plus profond. Le droit
n'embrasse rien- de plus que le domaine de la justice,
une des quatre vertus cardinales dont traite l'éthique
naturelle, et dans celle-ci, que la partie qui comprend
les obligations extérieures, terrestres des hommes entre
eux. Les différentes manières de pratiquer cette vertu
(1) Fiquelmont, Pensées morales et politiques, 315.
LE DRorr ET l'ordre moral 1 89
et les autres vertus cardinales sont du ressort de la mo-
rale naturelle. En conséquence, le droit comprend un
domaine complètement limité, mais malgré cela dépen-
dant de l'ensemble, et par conséquent inséparable de la
morale générale. C'est donc causer du dommage à la
morale que de lui enlever le droit, comme c'est nuire
au corps que de lui supprimer un membre ; c'est donc
anéantir le droit que de le priver de son âme, la morale.
Ce serait au contraire faire de la morale un vain com-
merce de formules, et de la loyauté une complaisante
hypocrite, si on les considérait toutes deux comme une
seule et même chose. Ainsi, il n'y a pas à choisir. Il faut
que le monde cultive de nouveau le droit d'après les
principes de la morale, et qu'il les mette l'un et l'autre
sous la protection de la religion pour les pratiquer sans
leur nuire.
Pour le présent comme pour l'avenir, notre espoir s.-Lecon-
^ i ' r traste de lasi-
repose sur ce que les peuples se montreront accessibles *^"^g"°° ^jj;_
à cette simple vérité. Par lui-même, le droit a une puis-
sance très limitée, même là où il concorde complète-
ment avec la vérité. Si l'homme, dans les moments
d'enthousiasme religieux et poétique, déplore si amère-
ment de ne pouvoir donner aucune expression quelque
peu satisfaisante à ce qui l'émeut^ comment le droit,
avec ses formules arides, répondrait-il aux besoins de
l'humanité et aux exigences de la vie? C'est pourquoi
tout législateur doit moins compter sur sou activité que
sur le secours du sentiment religieux, sur l'énergie mo-
rale et libre des peuples et de tous leurs membres, pour
compléter ce qu'il peut expliquer avec quelques paroles
mortes, mais jamais exprimer complètement.
Telle doit être aussi la conduite du prince, de l'homme
d'état, de l'administrateur, bref de quiconque doit cul-
tiver le faible rameau de la loi pour en faire un arbre de
vie vigoureux et productif.
Beaucoup d'hommes de loi déplorent le sort amer qui
leur a donné en partage la tâche ingrate de faire exécuter
trine moderne
et la doctrine
aDcieone.'
190 LE DROIT
les ordres de l'état par les masses récalcitrantes. De fait,
ce doit être un travail pénible que de faire observer ainsi
les lois, comme c'est le cas la plupart du temps. On n'a
qu'avoir la personne et la conduite de ces fanatiques du
paraphe, pour comprendre combien est aride et dessé-
chant ce formulaire sans esprit et sans cœur. C'est la vé-
ritable expression de la justice sans morale, de l'adminis-
tration qui n'a rien à faire avec la conscience, de la loi
qui tientle moins possible compte dudroit. Dans quel état
se trouvent les hommes qui vivent sous ce droit sans
morale, il est inutile de le dire. Leur jugement sur la
machine de bois, souvent aussi de fer, mais toujours in-
commode, gênante et grinçante du bureaucratisme, ap-
partient au petit nombre de choses sur lesquelles ils tom-
bent d'accord. Ainsi, personne n'est à son aise dans
l'état moderne, ni ceux qui tiennentle gouvernail, ni ceux
qui manient la rame, ni non plus les simples passagers.
Chacun serait content de quitter le plustôt possible cet in-
commode séjour, et de trouver quelque part une île for-
tunée qui promettrait plus de satisfaction au cœur. Oui,
parfois, il échappe à un Gœthe le désir de quitter ce
monde insupportable, où règne une civilisation fatigante
et de se trouver transporté parmi les sauvages. Evidem-
ment, il n'avoue cela qu'à des heures d'oubli et de grand
malaise, mais chacun sent dans son intérieur qu'il y a
pour la vie publique un idéal plus beau que celui dont la
réalité actuelle est l'expression.
Ce mécontentement de notre situation a-t-il un fon-
dement, et en quoi ce fondement consiste-t-il? Souvent
nous nous en faisons une idée aussi peu claire que de la
cause pour laquelle nous répétons sans cesse ces paroles
dans tous les panégyriques de notre époque : c'était
pourtant plus beau autrefois. Et c'est facile à expliquer.
Oui, il fut un temps où la vie était plus agréable ici-bas.
C'était le temps où Dieu et le monde étaient unis, où l'on
faisait en sorte que le droit tombât d'accord avec la
LE DROIT ET l'oRDRE MORAL J91
morale, et où l'on observait le premier par devoir de
conscience. Alors pour décrire la vie placée sous la pro-
tection de la loi, on n'avait pas d'autres termes que ces
idylliques expressions : « Chacun reposait en paix à
l'ombre de sa treille et de son figuier » (1).
(1) m, Reg., IV, 23.
NEUVIÈME CONFÉRENCE
1. — Nous
LE DROIT ET L ORDRE PUBLIC.
, Nous sommes tous les enfants de notre temps. — 2. Influence de
l'opinion publique sur Tintelligence du droit et sa culture. — 3.
Influence de la morale publique sur Tintelligence du droit et sa
formation. — 4. Influence de Tordre public sur la morale publique
et sur le droit. — 5. Droit et solidarité. — 6. Droit et autorité
publique. — 7. Conscience publique, condition d'une saine situa-
tion sociale.
Quelque grande que soit la vénération du monde mo-
1
enfaTs^deuo- deme pour l'antiquité, il ne lui est pas encore venu à
re temps. ]'ggpri[ ^q \^ prendre pour modèle dans le sérieux avec
lequel elle envisageait le péché. Les austères pratiques
de pénitence et les sacrifices dispendieux, que les anciens
s'imposaient pour l'expiation de leurs péchés person-
nels, étaient loin de leur suffire. Ils regardaient aussi la
communauté, la cité et l'état lui-même, comme de pau-
vres pécheurs, et même comme les pécheurs principaux,
les grands pécheurs. De là vient que chez eux, les sacri-
fices faits au nom de l'état occupaient le premier rang
dans la catégorie des pénitences et des prières ; et la
pompe, la mise en scène qui accompagnaient leur célé-
bration montrent qu'ils étaient loin de les prendre à la
légère.
Nous différons d'eux par deux côtés qui sont très peu
à notre avantage. Pour nos péchés personnels, nous
avons trouvé un moyen de guérison plus commode,
l'oubli; et, où il ne suffit pas, nous avons recours aux
distractions. Pourdes péchés publics, nous en connais-
sons si peu, que nous serions presque (entés de bannir
comme un ennemi de la patrie le malheureux qui en par-
lerait. Il faut qu'un esprit extraordinaire de sincérité
nous ait pénétrés, que la nécessité des temps nous ait
LE DROIT ET l'oRDRE PUBLIC 193
bien attendris, pour apercevoir un moment la vérité si
riche en grandes conséquences, que la totalité elle aussi
peut pécher (1). Mais même dans cecas^ nous avons vite
fait de nous consoler à lapensée que nous faisons partie
d'une grande société. Un léger haussement d'épaules
suffit pour nous faire perdre conscience de notre faute,
et de notre obligation à l'expier par la pénitence, tandis
que nous disons inconsidérément : « Que voulez-vous?
nous sommes tous les enfants de notre époque 1 » Or,
sans y faire attention, nous endossons une part de res-
ponsabilité dans toutes les fautes, dans tous les péchés
deTépoque. Sans doute, nous sommes les fils de notre
temps; sans doute nous sommes les membres de la so-
ciété qui nous entoure ; mais comme tels, ou bien nous
contribuons à propager l'état que nous déplorons sou-
vent nous-mêmes, ou bien nous commettons la faute de
dire que nous pouvons bien nous résigner à ces maux.
Il ne s'agit pas de nous enrôler tous parmi les prê-
cheurs de morale et les correcteurs du monde ; nous
n'avons pas non plus la tâche d'augmenter le mé-
contentement général par des blâmes continuels. Mais
il y aurait encore d'autres moyens de contribuer un
peu à faire confesser la faute générale. Si nous ne
taisions pas à chacun ce qui se dit autour de nous,
les principes pervers qui font tant de mal ne pren-
draient pas le développement, et n'atteindraient pas la
puissance qu'ils ont. Nous approuvons trop souvent,
tantôt par crainte, tantôt par manque de pénétration de
leur portée, ceux qui les proclament; et nous travail-
lons ainsi à les répandre dans une proportion plus
grande. Oui, nous avons bien raison de confesser notre
faute : nous sommes tous les enfants de notre siècle.
Nous en donnons tous la preuve, nous travaillons 2. _ m.
tous pour notre part à la ruine de la société, en conso- rSpiS pu-
|:j„ 4. £1 • • • • • T , bliquesurl'iQ
liaant cette puissance qui vise, pour ainsi dire par mé- teiugence du
*■ droit et sa
culture.
(1) Cf. VoL VIII, 25, 2.
13
194 LE DROIT
tier, à ruiner rinlelligence du droit, et qu'on appelle
l'opinion publique. Avec ce mot, nous avons nommé
quelque chose qui rappelle V^ncien Fatum, c'est-à-dire,
pour parler avec Plutarque, certaines influences démo-
niaques qui séduisent les meilleurs et les entraînent au
désordre et à la révolte, tantôt en rendant le bien re-
poussant, tantôt en rendant le mal séducteur, influen-
ces sinistres et irrésistibles qui précipitent toute une
société dans l'erreur et dans l'aveuglement, et font
chanceler les peuples comme des hommes ivres (1).
11 y a si longtemps que les peuples modernes vivent
dans le trouble, dans la désunion intérieure, que c'est
à se demander s'ils savent encore ce qu'est le droit, et
quels sont leurs devoirs. Ils veulent la plupart du temps
encore être chrétiens, et beaucoup de leurs coryphées
se targuent même d'être les seuls vrais chrétiens, les
chrétiens conformes à l'époque, c'est tout naturel.
Qu'est devenue aussi parmi eux la conscience du
droit? Les lois qui en découlent existent encore quant
à la lettre. Nous avons des défenses contre le duel, con-
tre les sociétés secrètes, contre les atteintes portées
publiquement à la religion et à la morale ; seulement,
personne n'y fait attention, personne ne les observe, et,
ce qui est pire encore, personne n'ose plus les défen-
dre. Nous avons encore un calendrier chrétien, dans
lequel sont inscrits les dimanches, les fêtes et les jours
de pénitence ; mais on célèbre le carême et les temps
qui invitent à la prière et au repentir, par des bals, des
concerts, des soirées au théâtre, des dîners somptueux
que, par dérision, on appelle des dîners de carême. On
passe les dimanches et les jours de fêtes en manœuvres
de pompiers et en exercices de gymnastique, en excur-
sions, en réjouissances de cafés-concerts, et, si quelqu'un
s'en plaint, on dit que les anciennes vues ne sont
plus conformes à l'époque. Les lois assurent toujours
(1) Plutarch., Isis 16 ; Defect. oracul, 13, 14.
LE DROIT ET l'oRDRE PUBLIC 195
ie libre exercice de la religion, mais chaque pèlerinage
public dépend, non pas comme on pourrait le croire,
de la permission expresse du vizir ou du pacha, mais
des officiers de l'état chrétien ; et la moindre objection
de la part d'un loueur de voitures juif suffit pour rendre
impossibles les missions et les processions, sous pré-
texte qu'elles gênent la circulation publique. A-t-on re-
cours à la police pour remédier à des troubles qui ont
eu lieu pendant le service divin? S'adresse-t-on aux
ministères, aux députés, à l'empereur, pour maintenir
le libre exercice de la religion, assuré par la constitu-
tion ? On vous répond en haussant les épaules : « Nous
ne pouvons pas, nous n'osons pas, nous ne sommes pas
sûrs de nous, nous avons les mains liées, nous prenons
tous le mot d'ordre auprès de cette puissance dont
Dœllinger disait, que tous se courbent devant elle, même
les dépositaires de la puissance publique. C'est un vrai
démon que cette opinion publique!... C'est une puis-
sance qui vous trouble les sens, une puissance énervan-
te, semblable aux vapeurs qui montent de l'enfer de
JTrophonius.
Or un tel état n'est pas le fruit d'une situation juridi-
que parfaitement en ordre. Les lois sont pourtant don-
nées pour être observées et exécutées. Mais quand les
hommes savent et sentent que, malgré les décisions de
droit les plus claires, il reste un échappatoire, et qu'il
suffit de s'en rapporter à une puissance secrète invisi-
ble pour paralyser leurs effets, les portes sont ouvertes
toutes grandes à l'improbité dont l'insécurité du droit
est la conséquence nécessaire. Car, tant s'en faut que
l'homme soit un ami de la loi, vu la corruption qui a
pénétré sa nature. Chacun, même l'honnête homme,
trouve, et parfois à son grand étonnement, le désir de
secouer le joug de la loi. Que résultera-t-il alors, s'il en-
trevoit la perspective d'en trouver l'opportunité? Qu'ad-
viendra-t-il de la loi, qu'adviendra-t-il d'une époque
dans laquelle on ose manifester tout haut ce désir qui,
LK DROIT
au lieu d'être rejeté par l'opinion publique pour être
lllioré, trouve Vécisément en elle des encourage-
ments pour éluder la loi ?
existe en cette matière une différence profonde en
tre les temps passés et les temps présents. Ce penchant
de l'iomme à vouloir s'affranchir des lois ne date pas
d'au ou^d'hui ; il a pris naissance au Paradis terrestre.
lS:isilfaffaitbLse,arderdelema^^st^
quement ; aujourd'hui, plus quelqu un 1 ^t^ « ^v^^^»
Lee Dlus il devient le héros du jour. Autretois les
hlmStaient mauvais, mais les institutions pi^h-
aues étaient relativement bonnes ; aujourd hui ce sont
r^dlvidus qui sont notablement meilleurs que 1 op -
nion publique. Autrefois, on transgressait la loi, mais
riït eur d'entendre retentir -tour de so, ces pa-
roles proférées par toutes les bouches : « ^oi et ode
lient les mains au diable. Avec eux, .1 ne peut vivre chez
es iens comme il voudrait ». H y avait bien des mau-
lais dé irs secrets chez les individus, une mauvaise opi-
nion secrète; cependant la totaUté tenait pour e droit,
Tm le la tradition. En d'autres termes l'opimon
pubTque ne faisait qu'un avec la loi. Aujourd'hui avan
out'lnquêle, cha'cun est disposé à donner raison a
uialfaileur, et à blâmer la justice qui le Pou-'smt par
qu'on est convaincu qu'en agissant ainsi on a la total te
^our soi. On se plaint partout que, dans les masse In-
telli^ence du droit soit arrivée à un point qui donne
Sir. C'est une preuve q-1'opinion publique ne
pas du côté de la loi, mais en contradiction avec ^^^^^^^
Lus n'avons pourtant pas encore l'audace d e pu«ie
cette contradiction en public, m de la fa ^e pa^^^^ «
acte. Ce que nous considérons avant ^out con me J
grande conquête, c'est de pouvoir penser auteme
que nous parlons, quand nous sommes presses pari
nécessité d'agir. „t eio-nifie au
De là le mot d'opinion publique. Ce mot s.gi fi q
la société actuelle tout entière revendique d autres op
LE DROIT ET l'ordre PUBLIC 197
nions que celles d'où provient, provisoirement du
moins, une grande partie de nos institutions publiques
i et de nos coutumes de droit. Il contient donc deux cho-
I ses. 11 est d'un côté l'expression que nous avons cons-
I cience qu'il existe une contradiction profonde entre la
vie comme elle est encore dans beaucoup de cas, et l'i-
déal que nous nous en sommes formé d'après les idées
modernes. D'un autre côté il explique l'effort fait pour
I supprimer cette contradiction, non par le retour aux
S anciens principes chrétiens, et aux éternels principes
naturels de la morale et du droit, non en ce que, selon
les prescriptions de ces derniers, nous mettions un frein
aux convoitises, après avoir supprimé les derniers ves-
tiges qui se rattachent aux habitudes d'autrefois, dont
la force est toujours puissante, mais précisément par le
contraire, c'est-à-dire par la transformation complète
de l'ordre public selon les vues révolutionnaires des
I temps modernes.
. Nous ne faisons que parler de l'opinion publique. Mais
jceci ne l'empêche pas d'exercer une puissante tyrannie
|sur les masses sans conviction, etd'inspirer de la crainte
tmême aux dépositaires du pouvoir. Notre droit et l'opi-
,nion publique se sont éloignés de la nature et de Dieu,
|etc'est la cause pour laquelle ils n'ont d'autre soutien
jque la bonne volonté des peuples, malgré l'espoir qu'ils
ifondent sur la puissance extérieure. Il est donc tout na-
jturel qu'on suive d'un œil inquiet chaque manifestation
Iqui s'élève de leur sein. Il est compréhensible aussi que
|la société qui sent cette situation, — par bonheur, elle
jnela connaît pas dans toute son étendue, — devienne
itoujours de plus en plus turbulente et exigeante dans
l'expression de son déplaisir ou de ses désirs.
Ainsi, cette puissance à la fois visible et invisible qui
ittaque sans cesse les lois existantes, la tradition et l'or-
dre actuel, grandit chaque jour et prend une influence
aont il faut tenir grand compte dans les circonstances
présentes, parceque ni l'individu avec ses principes per-
198 LE DROIT
sonnels solidement établis, ni la force publique avec cette
autorité plus grande, qu'elle possède seulement quand
elle a conscience de la divinité de son origine, ne peu-
vent lui faire obstacle.
3. - In- Celte influence pernicieuse s'accroît encore en raison
fluence de la ^ . ... . t • • i t
morale pubii- ^q j^ tristc harmouic qui existe entre 1 opinion publique
que sur 1 in- ^ t •
*&? sa' et la morale publique. On donne ordinairement trop peu
formation, ^'attention à cette dernière ; et considérable est peut-être
le nombre de ceux qui ignorent l'existence d'une morale
publique. Or, non seulement cette morale existe, mais
elle exerce aussi une grande puissance. La différence
entre l'opinion privée de l'individu, et l'opinion publi-
que d'une société tout entière, nous indique aussi la
différence entre la morale privée et la morale publique.
De même que l'opinion publique exerce une influence
sur le droit et sur la tradition, influence dont le poids
n'est pas à dédaigner, de même aussi la morale publi-
que. Chez elle, cette influence est même plus grande,
parce que, cela va de soi, elle se manifeste d'une manière
beaucoup plus frappante et beaucoup plus impérieuse
que la simple opinion publique. Mais sont-elles à l'unis-
son, comme c'est le cas aujourd'hui, leur influence corn-
muneen bénéficie et s'accroît. Déplus, l'opinion publique
n'aurait jamais cette assurance et cette efficacité, si elle
ne savait pas que la morale publique est derrière elle^
comme la mère derrière son enfant. Car, en définitive,
l'opinion publique n'est pas autre chose que le désir de
trouver une justification publique de la morale pubhque
et l'essai, fait pour réunir, dans un manuel de doctrine
et un code, ce que la société pratique depuis longtemps.
De ce que nous venons de dire, résulte déjà l'impor-
tance de la morale publique. Sa puissance est incompa-
rablement plus grande que celle de la morale privée.
Chacun le sent, et beaucoup en donnent la preuve par
le sacrifice de leur conscience. Qu'ils sont nombreux
ceux qui déplorent sincèrement que la vie publique
n'est pas régie par les mêmes lois qui régissent le foyer !
J
LE DROIT ET l'oRDRE PUBLIC 199
Qii' ils seraient heureux de pouvoir pratiquer ostensi-
blement ce que leur conscience leur dépeint comme
obligations, sans se voir livrés à la moquerie, au mépris,
mis à l'écart ! Mais telle est la triste contradiction entre
le cœur et la vie, que la volonté de Thomme est trop
faible pour triompher du mauvais exemple que donne la.
totahté. De cette façon, la morale publique l'emporte
à chaque instant sur la morale privée, et peu à peu il
en résulte que la dernière perd aussi de son influence
sur la vie privée, se dirige d'après les principes qui do-
minent la vie publique, et finit par les imiter.
Les essais pour faire une morale nouvelle soi-disant
conforme au temps, essais dont le monde est inondé, en
sont une preuve suffisante. C'est ce qui donne naissance
à ce qu'on appelle l'esprit de l'époque. Depuis longtemps
le monde se plaint de l'époque dans laquelle il vit. En
agissant ainsi, il ne fait que se plaindre de lui-même.
Déjà saint Augustin dit : « Les temps, ce sont les hom-
mes; les temps c'est nous » (1). Le temps est en efPet
la morale régnante, c'est-à-dire la morale publique. Les
mœurs privées furent toujours mauvaises et y resteront
toujours, car « le cœur de l'homme est enclin au mal
dès les jours de sa jeunesse » (2). Ainsi en fut-il dans
les premières générations de l'homme. Cependant les
temps ne furent pas toujours semblables. Il y eut de
mauvaises époques, mais il y en eut de bonnes aussi.
Une bonne époque^ autant qu'elle est possible sur terre^
consiste toujours en ce que la morale publique soit
meilleure que la morale privée. Si au contraire les hom-
mes sont meilleurs que la vie publique, c'est une mau-
vaise époque. Personne ne croira que les Grecs et les
Romains fussent tous personnellement mauvais en pro-
portion des enseignements que leur donnait leurreligion,
et de la liberté que leur laissait la morale publique.
Beaucoup étaient, pour leur propre compte, incompara-
(l) August. Serm. 80, 8; 167, 1 ; 311, 8. — (2) Gen. VIH, 21.
200 LE DROIT
blement meilleurs que les dieux auxquels ils croyaient.
Beaucoup, comme Caton, détestaient et évitaient les
jeux et les spectacles publics auxquels les enfants et les
vestales étaient invités, peut-être même forcés d'assis-
ter, au nom de l'état et de la religion. Il n'est pas rare
non plus, que les anciens auteurs dépassent, dans leur
conception du droit et de la morale, l'esprit de la société
dans laquelle ils vivaient. C'est une preuve que dans
l'antiquité les temps étaient mauvais. Ainsi, exposer le
droit grec d'après Aristote serait aussi faux que de vou-
loir dépeindre la situation morale de l'ancien monde
d'après les belles paroles et les belles actions que quel-
ques individus nous ont laissées. Il serait pareillement
injuste d'attribuer au moyen âge toutes les mauvaises
actions dont les hommes d'alors se sont rendus coupa-
bles. Le moyen âge lui aussi renferme de mauvaises
époques, dans lesquelles la morale était pire que les
hommes, mais le plus souvent^, à cette époque, les hom-
mes étaient pire que la morale publique ; et, comme
c'est la chose principale, il en résulte que c'était une
bonne époque. Personne ne se dissimule l'importance
qu'ont pour l'écrivain des vues justes sur ce point.
Cette importance est la même pour le législateur, le
philosophe de droite et particulièrement pour l'homme
d'état. Quoiqu'on fasse, la morale, et la morale publique
en particuher, est la base du droit. On aurait une singu-
lière idée d'un jurisconsulte qui ne comprendrait pas que
la morale publique a une influence décisive sur l'intelli*
gence du droit pour un peuple ou une époque. Celui qui
compare la législation de la Convention nationale avec
les lois des anglo-saxons et avec le code saxon ; celui
qui compare les règlements modernes des fabriques
avec les anciennes enquêtes par turbes ; celui qui com-
pare le code Napoléon avec les Assises de Jérusalem ne
peut en douter. Le grand Savigny avait sans doute ce
point en vue, quand il exposait sa théorie que le droit
n'est que l'expression de l'histoire et de l'esprit du peu-
LE DROIT ET L ORDRE MORAL 201
pie. Nous ne pouvons l'approuver sous cette forme qui
rappelle trop la philosophie d'histoire panthéiste. Elle
touche de trop près à l'évolutionisme, tel que nous le
trouvons dans la philosophie positiviste de Comte. Mais
considérée d'une façon plus limitée et plus détermi-
née, elle n'est pas mal venue dans la question qui nous
occupe. La morale publique est incontestablement la
source du sentiment commun du droit.
Si nous déplorons aujourd'hui avec raison, que l'in-
telligence du droit soit si peu vivace chez les peuples,
cela provient beaucoup plus de la suppression quasi-
générale de la morale pubhque, que de l'expulsion du
droit du peuple par le droit des juristes. Plus la morale
publique est pure et élevée, plus on l'aime, plus aussi le
regard est limpide et la délicatesse perspicace pour sai-
sir ce qui est juste et injuste. Chez des hommes en ap-
parence très peu cultivés, mais qui ne dévient jamais du
chemin de l'équité ; chezdes personnes simples, qui, dans
toutes leurs actions, s'appliquent à faire preuve de la
déHcatessede conscience la plus considérable, et s'effor-
cent d'atteindre la perfection dans la mesure du possi-
ble, on rencontre sur toutes les questions du droit, une
délicatesse qu'on chercherait en vain chez les juriscon-
sultes les plus célèbres. Là où la culture extérieure des
classes élevées se manifeste au plus par un certain
goût esthétique, là aussi on reconnaît chez le peuple la
vraie formation du cœur par une grande délicatesse de
sentiment envers la justice. Mais personne ne mettra en
doute que là où le droit est puisé à une source purement
artiticielle et savante, la culture du droit est produite
par les vues qui dominent généralement sur le juste et
l'injuste.
11 ne peut donc y avoir aucun doute, qu'un dévelop-
pement de droit sain et profitable dépend, sinon tout en-
tier de la morale publique vraie et intègre, comme le
pense l'école historique, du moins en grande partie.
4. — In-
fluence de
202 LE DROIT
Par la restriction qu'il nous a fallu faire précédem-
sïiïfrSîSe ment, nous avons déjà prévenu une mauvaise interpré-
su'?Wroit. tation, qui consisterait à attribuer à la morale publique
une importance prépondérante et une force législative
proprement dite. Non ! l'homme n'a pas, pour sa con-
duite personnelle, l'autonomie que lui attribuent les phi-
losophes du libéralisme, Kant et Fichte. L'humanité a
encore bien moins le droit d'élever son action à la hau-
teur d'une loi générale. Ce serait faire une belle législa-
tion et un beau droit, que de vouloir attribuer à la morale
publique une influence aussi décisive, que de vouloir
surtout lui attribuer une indépendance complète ! Avec
ce svstème, non seulement la formation du droit courrait
le plus grand danger, mais la morale publique elle-mê-
me. Celle-ci cesserait d'être morale publique. Au
moment même où on lui accorderait toute licence, elle
deviendrait une arène, pour ne pas dire un champ de
bataille d'arbitraire et de caprices, sur lequel les plus
opiniâtres, les plus violents et les plus mauvais feraient
la loi.
Notre intention a été de frayer un chemin à l'intelli-
gence de la vérité si importante que, sans ordre public,
une morale publique n'est pas possible. Comme il n'y a
pas de droit public sans société publique organisée ;
comme on ne peut parler d'une opinion d'école ou d'une
doctrine d'école, si celle-ci ne représente pas une ten-
dance entière, non pas dans une représentation officielle,
mais une tendance approuvée delà totalité, de même on
ne peut parler de morale publique là où il n'y a pas de
communauté réglée, unie, complète et parfaite, commu-
nauté dans laquelle tous les membres sont solidaires les
uns des autres, communauté qui approuve, expressé-
ment ou tacitement, ce que font les individus. Sans cette
supposition, il y a, chez les individus, des coutumes,
des mœurs et des dispositions, qui ne peuvent en aucune
façon être attribués comme tels à l'ensemble, quand
même ils se trouvent chez un certain nombre. S'il était
LE DROIT ET l'oRDRE PUBLIC 203
de tradition par exemple, que les employés d'une admi-
nistration quelconque s'enrichissent par des détourne-
ments ou des actes de vénalité, on ne pourrait cependant
pas dire que la malhonnêteté forme la morale publique
dans cette administration. Mais si cela se pratique ou-
vertement, si personne ne s'en cache ; si un employé
devient le maître de l'autre en cette matière ; si tous
deux agissent en commun et partagent les profits ; s'il
n'est pas même besoin de cacher tout cela à l'autorité
qui les régit, c'est alors que s'apphque ce que nous avons
dit plus haut.
Il faut donc non pas précisément une prescription
expresse, mais une pratique ou une entente commune,
pour qu'on puisse parler de morale publique. En raison
de cela, une telle morale n^est possible que dans une
communauté publique, qui est ordonnée de façon à pou-
voir être rendue responsable de ce qui se produit chez
elle. Si elle se dissout complètement, ou si elle cesse
d'être une organisation fermée, ayant son fonctionne-
ment complet, alors disparaît d'elle-mêmeTidée de mo-
rale publique, de vertu et de péché publics, de faute et
de responsabilité publiques. Or nous vivons mainte-
nant^ c'est incontestable, sous la domination d'une mo-
rale publique, dont la responsabilité pèse sur le milieu
dans lequel elle règne. La société se chargerait par con-
séquent d'une grande faute, si elle ne voulait pas s'in-
quiéter du développement, ou pour mieux dire, de la
décadence de la morale publique.
D'après ce que nous avons dit, elle se ferait double-
ment illusion ; elle ouvrirait la voie à la dissolution de
la morale publique, et, par suite décela, exercerait une
influence pernicieuse sur le développement du droit.
On voit donc de nouveau quelle corruption contient
l'idée d'un étatbasé seulement sur le droit. Cette idée est
un vrai nid de serpents, suffisant pour donner le vertige
à tout un pays. Le nom lui-même est déjà une contradic-
tion. On ne peut le nommer ainsi, que parce qu'il est
204 LE DROIT
le meilleur moyen de corrompre le droit. 11 commence
d'abord par se débarrasser de la religion et delà morale,
pour rejeter ensuite le droit plus sûrement. Comment
peut-il être encore sérieusement question de droit, si
on enseigne avec Guillaume de Humbold que les viola-
tions de la morale, même de la morale publique, les
empiétements sur le mariage, le trouble dans la vie de
famille, ne le concernent pas? Alors l'état n'est plus
une institution publique ayant pour but de favoriser la
vie commune. Dans cette hypothèse, il perd toute rai-
son d'exister, car parle seul fait qu'on laisse tout aller
au hasard, et que c'est tout au plus si on réclame son
secours pour tomber sur les partis en discussion, on
n'a pas besoin d'état; un cadi mahométan de Bagdad,
ou un mandarin bouddhiste, pourrait s'acquitter de ce
rôle aussi bien que lui. Mais nous ne voyons pas qu'en
pareil cas, il y ait place pour un droit sain.
Avec cette explication que la morale publique doit
être exempte de toute contrainte, et affranchie de toute
loi, le libéralisme, dont c'est la doctrine favorite, a ré-
vélé une fois de plus sa nature intime. Il ne peut ima-
giner aucune organisation publique sérieuse, à plus
forte raison la supporter, car il ne vit que pour l'indivi-
dualisme, et ne respire que pour lui. Même la religion
est une affaire purement personnelle que les individus
peuvent, selon leur gré, arranger avec Dieu et avec
eux-mêmes. La nature de l'Église lui est aussi étran-
gère et aussi incompréhensible que celle de l'orga-
nisme ou de l'organisation d'ensemble. A plus forte
raison il en est ainsi des domaines purement terres-
tres. L'usure, l'exploitation, l'entassement de riches-
ses immenses dérobées aux biens communs, la dis-
solution de tout lien social, la concurrence entre in-
dividus isolés, le fait que l'un voyage comme un Crésus
dans un char attelé de quatre chevaux, et que lautre,
travailleur affamé, se traîne péniblement, tout cela va
de soi pour lui. Il ne peut se représenter une commu-
LE DROIT ET l'oRDRE PUBLIC 205
naiité membrée, ordonnée, organique, mais seulement
un nombre plus ou moins grand de membres particu-
liers qui n'ont aucun lien intérieur entre eux, parce que
c'est pur hasard s'ils habitent sur le même coin de
terre, ou s'ils font partie de la même machine. C'est
pourquoi, d'après la doctrine libérale, chacun fait ce
qui lui plaît naturellement, sans s'occuper de ceux qui
sont à côté de lui, ou du moins sans s'en occuper dans
une mesure plus grande que celle que lui impose la
stricte nécessité. Que d'autres gémissent d'être entra-
vés dans la poursuite de leur droit, ou de voir sa con-
duite ébranler la tradition, ruiner la tranquillité, dis-
soudre la vie d'ensemble, tout cela ne l'émeut pas, car
il ne connaît qu'une idée, celle de la liberté individuelle.
Mais il étend celle-ci jusqu'à un degré où l'ordre public
est parfois en péril, et où l'ordre public est souvent ex-
ploité au détriment du bien commun.
Que personne ne dise que chez lui, ceci soit plus ha- ct^soïTdaS
sard que principe. Nous accordons volontiers qu'en
beaucoup de cas, ce n'est pas par principe, parce qu'il
n'est pas d'édifice doctrinal qui s'inquiète si peu des
bases sur lesquelles il repose et de ses dernières consé-
quences que le libéralisme. Mais il ne s'agit pas des in-
tentions de ce dernier, il s'agit de ce qu'il contient et des
conséquences auxquelles il donne lieu. Or, il est la cause
de la destruction de la juste conception du droit, et cela
d'autant plus inévitablement qu'il nous oblige à dire,
— consciemment ou non, nous ne savons, — qu'il
part du principe que l'individu, considéré simplement
pour lui, est affranchi de toute obligation envers la vie
publique.
Ce point de vue explique aussi facilement l'action si
funeste du libéralisme dans le domaine de la politique
sociale. Il n'y a qu'à se mettre un instant devant les yeux
le principe que nous devons considérer comme la clef
pour pénétrer toutes ses vues, nous voulons dire le prin-
cipe qu'il emploie si volontiers : « celui qui use de son
206 LE DROIT
droit ne fait de tort à personne ». Il se rapporte en ceci
au droit romain, et pense que si celui-ci pouvait parler
ainsi, lui aussi en a bien le droit. Il n'a pas complètement
tort, et montre par là qu'il est encore dominé par l'es-
prit païen. C'est vrai, le droit romain a de semblables
sentences, mais il ne les applique qu'aux rapports juri-
diques privés des individus entre eux, et, même dans ce
cas, il ne s'exprime pas d'une manière si catégorique
et si exclusive qu'on le fait souvent maintenant (1). Il
reconnait expressément la loi de l'équité, et admet
qu'une exploitation du droit aussi inconsidérée que le li-
béralisme l'entend, doit conduire souvent à la plus
grande injustice (2).
Pour la vie publique, le romain est loin de la conce-
voir d'une façon aussi individualiste. Sur ce terrain, il
ne connaît pas de droit auquel n'est pas'jointe l'obliga-
tion de se sacrifier entièrement pour le bien commun,
quand la nécessité le demande. Le contraste est sans
doute trop accentué, mais cela nous montre l'injustice
avec laquelle l'esprit libéral se rapporte à l'antiquité.
La vérité est au milieu. Chaque droit donne d'abord,
avant tout, à son possesseur, l'autorisation d'en tirer
profit pour lui. Ce possesseur ne tient pas ce droit de
(i) On cite très fréquemment Faxiome : Qui suo jure utitur, nemi-
nem Isedit, ou : Quisquis suo jure utitur, nulli injuriam facit. (Van-
gerow, LehrbucJi der Pandektcn (6) I, 624. — Binder, Novus thés, ada-
gior. lat. 2856. — Wander, Dcutsches Sprichwœrlerlexicon^ III, 1535,
n° 331). On le ramène aussi à une prétendue « régula juris », sans
dire laquelle. Mais nous doutons que, donné sous cette forme, il soit
conforme à Tesprit du droit romain lui-même, où il se trouve ainsi
énoncé: Non videtur vim facere, qui suo jure utitur [D'ig,^ 50, 17, 1.
155). Il y a donc évidemment présomption qu'en pareil cas, aucun
acte de violence n'est commis. Mais on peut donner aussi la preuve
contraire. Le mot « videtur » dit seulement que, sans cette preuve
du contraire, l'idée de violence ne peut se présenter à l'esprit. Et
parfois, il y a bien des manières de faire du tort en dehors de la vio-
lence. Dig. 50, 17, 1. 15L dit seulement : Nemo damnum facit nisi
is, qui id facit, quod facere jus non habet, et 1. 55 : Nullus videtur
dolo facere, qui suo jure utitur. It. Dig. 8, 2, 1. 9 ; 39, 2. 1. 24, § 12 ;
39, 3. 1. 21. Le principe en question se trouve plutôt Dig. 39, 2. 1. 26.
(2) Dig. 50, 17, 1. 206. Terent., Heaut. 4, 5, 48(796). Cicero, 0/f.,I,
10, 13. Columella, I, 7.
LE DROIT ET l'oRDRE PUBLIC 207
l'état ; mais il l'a en vertu de sa nature et de la volonté
de Dieu. Ce droit, il le possède non pas pour son avan-
tage unique et exclusif. De même qu'il n'a pas été créé
comme une personnalité isolée, mais pour la société ; de
même que ses forces personnelles lui constituent des
obligations envers la société, de même son droit. Il n'y
a pas de droit ni de propriété que l'individu puisse ex-
ploiter uniquement pour lui seul, selon son bon plaisir ;
mais il doit toujours en faire un tel usage, que même le
tout auquel il appartient comme une partie, comme le
membre appartient au corps, en reçoive un avantage
soit direct soit indirect. Si ce principe n'avait pas été
nié si effrontément par le libéralisme ; si ce système
n'avait pas violé d'une manière si flagrante le principe
du vrai socialisme, c'est-à-dire l'obligation publique
commune, ou, en d'autres termes, la solidarité, le faux
socialisme ne se lèverait pas, dans une réaction autori-
sée en apparence, comme un fantôme rouge, comme un
démon vengeur, pour protester contre la négation des
principes de droit les plus fondés aux yeux de la So-
ciété.
Cette conception de droit souverainement importante
s'est toujours conservée, notamment dans le droit ger-
mano-chrétien. Celle-ci voit dans chaque capacité juri-
dique, dans chaque puissance, dans chaque possession,
un fief de Dieu, dont nous sommes responsables de-
vant lui (1). « Tous, tant que nous sommes, y est-il dit,
nous administrons comme des fiefs les biens de notre
aimable Dieu et Seigneur (2) ».
D'après cette conception, la base du droit est donc le
plein pouvoir que Dieu a donné d'utiliser n'importe quel
titre à la possession, et d'user à son gré d'une propriété,
mais plein pouvoir qui a été donné premièrement pour la
fin morale établie par Dieu, et qui est limité d'un côté par
l'engagement que chacun prend ainsi vis-à-vis de Dieu,
(1) Eichhorn, Deutsche Staats und Rechtsgesch. (5) II, 344 sq.
(2) Sailer, Weisheit auf der Gasse (G. W. 1819, XX, I, 101).
208 LE DROIT
d'un autre coté par la surveillance que Dieu exerce sur
Du principe fondamental du droit romain, que cha-
cun doit s'isoler du monde tout entier, par l'usage com-
plet de son droit, ne pas tenir compte des autres, et se
construire pour ainsi dire un propre monde, comme
une forteresse sur pied de guerre (2), il n^en est pas
question dans le droit allemand. Et ce serait complète-
ment impossible dans le cas présent (3). Car ici tout
droit et toute puissance ne découlent pas d'une puis-
sance spirituelle ou corporelle supérieure, mais d'une
souveraineté morale, qui ne demeure morale qu'autant
qu'elle tient compte de la tin pour laquelle elle a été
donnée (4). Il est vrai qu'il est encore dit ici : Le droit
doit rester droit ; mais cet axiome est immédiatement
suivi du principe restrictif : Le droit reste droit, tant
qu'on ne le dénature pas ; excès de droit est injustice (5).
Mais il y est dit pareillement que quelqu'un peut aussi
faire du tort avec son propre bien (6).
Pour éviter cela, chaque droit particulier est limité
par deux droits^ celui du prochain et celui de l'ensem-
ble (7). L'utilité personnelle et l'utilité générale, le droit
propre, le droit étranger, et le droit du tout doivent être
garantis ici dans la mesure du possible. Or telle est
aussi l'idée chrétienne de la solidarité. Il ne suffit pas
que quelqu'un ne fasse pas de mal à son prochain ou à
la communauté à laquelle il appartient ; chacun doit de
plus estimer et favoriser le droit d'autrui comme le sien
propre. 11 doit pareillement s'abstenir de pousser trop
loin son droit, dans le cas où cela porterait préjudice
au bien d'autrui, car au moment où son droit empiète
(1) Gierke, Genossenschaftsrecht \\, 36, 127, 130.
(2) Se invicem circumscribere (Dig. 19, 2, 1, 22, 3).
(3) Ahrens, Jurist. Encyclop., 532.
(4) Schmidt, Der princip. Unterschied, I, 219 sq. 224, 227, 238. —
Ahrens, Encyclop., 168, 534 sq. 538 sq. Zœpfl, Deutsche Rechtsgesch. (4)
m, 140. Janssen, Gesch. d. d. Volkes (4) I, 397 sq.
(5) Graf und Dietherr, Deutsche Rechtssprichw. 4 sq. (I, 93, 91, 73).
(6) Id. Ihid., 365, (7, 470). — (7) Thomas, 1. 2, q. 96, a. 6.
LE DROIT ET l'oRDRE PUBLIC 209
sur le droit des autres, il commence tout au moins à
devenir litigieux et contestable. Le droit romain, pour
lequel la lettre est tout, les hommes rien, lui permet de
<î0uper un morceau du prochain, dans les cas où c'est le
seul moyen de faire valoir son droit sur lui (1). Mais la
conception chrétienne, et nous pouvons bien dire natu-
relle du droit, n'agit pas ainsi. D'après elle, l'homme
n'est pas pour la loi ; mais le droit, alors même qu'il
n'existe pas à cause de l'homme, est cependant donné
pour l'homme. 11 doit être interprété pour lui, non par
égard pour tel ou tel individu, mais toujours en vue de
la totalité.
La conception kantiste, que le droit est l'adversaire
de la liberté naturelle répond tout à fait à l'idée morte
de droit du stoïcien. D'après celle-ci, chacun aurait la
hberté pour tout ; quelqu'un ne devrait renoncer à son
droit que pour ne pas troubler la tranquillité publique et
pour ne pas empêcher les autres de vivre. Mais le droit
reste toujours le droit, quand même on ne pourrait l'u-
tiliser immédiatement. D'après la conception chré-
tienne, c'est le contraire, il ne reste plus rien du droit.
Ici, le droit, par sa nature, repose sur la personne (2), et
n'est pas séparable de ses obligations morales. Le droit
ne va que jusqu'où son possesseur n'empêche pas d'au-
tres, qui le possèdent au même titre que lui, d'exercer
le leur. Celui qui en jouit ne bénéficie de ses avantages
que lorsqu'il n'approche pas de trop près des droits des
autres ou de la totalité. Dès que le cas se présente, il
n'a pas, comme on pourrait le croire, l'obligation d'aban-
donner quelque chose de son droit; mais c'est son droit
lui-même, qui cesse alors d'être droit (3).
D'ailleurs, toute autre est la doctrine chrétienne de
l'équité, dont nous avons parlé précédemment (4). Cel-
le-ci conseille à chacun, sans l'y obhger sous peine de
(1) La loi des Xll Tables, chez Aulu- Celle 20, 1.
(2) Cf. Gonf. VU, 8 ; XI, 5.
(3) Haulleville, Définition du droit, 90 sq. — (4) VP vol. XVIII, 9.
14
21 Q LE DROIT
péché, de ne pas pousser le droit jusqu'aux extrêmes li-
stes disant qu'il est meilleur d'abandonner quelque
chose de son droit, par douceur et condescendance.
Ainsi fit saint Paul, pour ne pas être à charge aux au-
tres, quoiqu'il fût convaincu que le droit était de son
6. -Droit '"^Di tout ceci résulte que le droit n'est pas chose si fa-
^.^r'"""- eile à déterminer, et qu'il est encore plus difficile de le
revêtir d'une forme dans laquelle il soutienne 1 individu
et favorise l'ensemble. Bien des siècles avant le pohti-
queur d'estaminet de Holberg, chaque maître tailleur et
cordonnier pensait que la question serait vite tranchée
si on le consultait. C'est pourquoi nous ne pouvons pas
trop blâmer nos modernes dynamiteurs niles sociahstes,
par ce que, en cette matière, ils ne s'élèvent pas au-des-
sus des vues bornées d'autrefois. Mais il y a déjà beau-
coup de chaudronniers et de serruriers qui sont montés
à l'Hôtel de ville, et qui ne sont pas devenus plus pru-
dents en descendant les marches de l'escalier. C'est aussi
ce qui a souvent lieu chez les jurisconsultes savants.
Oui, l'esprit le plus perspicace peut faire de graves erreurs
dans des questions si complexes. Comment confier alors
au premier venu le soin de fixer ce qui est juste ou in-
juste, non seulement dans les relations entre les person-
nes privées, mais entre les classes, les états et les peu-
ples? Nous savons, et nous l'avons dit plus haut, que dans
les questions de droit, une conscience délicate choisit
plutôtla mort que l'injustice; un esprit qui n'a que Dieu
et son bon plaisir devant les yeux ; un cœur'qui ne cher-
che que la perfection, voient avec plus de perspicacité
que l'intelligence de l'homme de droit. Mais où trouve-
rons-nous ces conditions préliminaires ? Qui nous ga-
rantit que là où l'avantage et l'utilité personnels, qui
troublent même les meilleurs esprits, élèvent la voix, ce
soit seulement pour dire la vérité? Et supposé même
(1) I Cor. VI, 12 ; VIII, 13 ; IX, 4 sq. ; X, 22. I Thess. II, 7. II Thess
m, y ; Cf. Rom. XIV, 1 sq.
LE DROIT ET l'oRDRE PUBLIC ' 211
que nous adjugions au peuple, aux masses, toutes ces
conditions préliminaires, sans tenir compte des côtés
défectueux, il leur manquera la capacité de donner à ce
qu'ils reconnaissent pour le droit, une définition d'après
laquelle les hommes puissent régler leur conduite. Oui,
on trouve chez un homme du peuple resté intègre, un
sens exquis pour le droit ; mais il faut une grande habi-
leté pour savoir ce qu'il pense, et une prudence exces-
sive pour ne pas donner à ses pensées une forme étran-
gère, quand on l'aide à les exprimer. Rien n'est plus
facile que d'induire en erreur un homme simple dans
les questions de droit, dès qu^on veut lui faire préciser
ce qu'il sent. De là, la facilité avec laquelle on peut le
tromper dans les élections, de là le fait que les gens les
plus honnêtes expriment avec la meilleure bonne foi du
monde, leur opinion en faveur de personnes et de cho-
ses qui sont loin d'avoir leur sympathie. C'est pourquoi
on rencontre chez ces hommes du peuple, qui ont une
exquise délicatesse de conscience dans les questions so-
ciales et juridiques, une répugnance marquée pour les
votes ou pour les rigides formules de droit, ou, comme
ils ont coutume de dire, pour les roueries avocassières.
Plus un peuple est empressé à voter les lois et les chan-
gements de constitution, plus les gens ordinaires trahis-
sent l'esprit avocassier, plus on peut remarquer aussi
que le sentiment de droit, et même la capacité de faire
le droit et de le comprendre, a disparu de chez lui.
Mais il s'agit en outre d'exécuter le droit ; et c'est
ici que surgissent les plus grandes difficultés. S'il est
déjà si difficile pour ce monde, dont le libéralisme ex-
prime l'esprit de la façon la plus exacte, de reconnaître
que le droit est quelque chose de plus que l'autorisation
d'employer la puissance uniquement comme le dicte
l'égoïsme, que dire alors de cette perspective que, dans
l'observation, le droit de l'individu s'arrête à l'endroit
où il porterait atteinte au droit d'autrui et à celui de la
totalité? Nous voudrions juger les hommes d'une ma-
212 LE DROIT
nière aussi favorable que possible dans des choses où il
s'agit de droits propres et étrangers, où le mien et le
tien sont en jeu ; mais la parole d'Aristote demeure
éternellement vraie : « Chacun fait ce qui lui plait,
quand il le peut (1) ; dès que quelqu'un est en posses-
sion de la puissance, il devient un tyran (2) ».
Pourcequiest delà vie publique, non seulement les
relations réciproques des peuples, mais aussi les rela-
tions entre individus et classes, le présent nous convain-
cra de mensonge, si nous disons qu'on peut lui appli-
quer ces paroles, que Velleius Paterculus a écrites sur
les rapports de Rome et de Garthage : « Pendant l'es-
pace de cent quinze ans, il n'y eut entre les deux peuples
qu'hostilités déclarées, préparatifs de guerre, ou paix
infidèles. Jamais Rome, même lorsqu'elle eut assujetti le
monde entier, n'espéra de repos tant que Garthage serait
debout, tant que son nom ne serait pas éteint. Il est trop
vrai que l'animosité née de longues querelles survit à
l'inquiétude qu'elles ont inspirée et résiste même à la
victoire. Ce qu'on a longtemps détesté ne cesse d'être
odieux qu'en cessant d'être (3) ».
En pareilles circonstances, il n'y a qu'un seul moyen
de donner au droit une expression qui lui réponde en
quelque manière, de conserver son rapport avec l'ordre
public et l'utilité publique, de contribuer à le faire con-
naître parmi les hommes, c'est l'établissement d'une
autorité publique, qui seule ait la capacité de déterminer
ce qui est droit, et le devoir de veiller à son observa-
tion. Parler de droit, et ne vouloir laisser subsister au-
cune autorité, c'est ou jouer avec les mots, ou faire
preuve d'ignorance complète de ce qu'est le droit, et de
son rôle dans l'humanité. Le libéralisme ne pourrait
pas être l'école de la suppression du droit, pour laquelle
il se fait partout passer, s'il n'était pas l'ennemi juré
de toute autorité sérieuse. Mais là où il existe encore
(1) Aristot., Pol 5, 8 (10), 18. - (2) Id. Eth., 5, 6 (10), 5.
(3) Velleius Paterc, 1, 12.
LE DROIT ET l'oRDRE PUBLIC 213
un sentiment de droit, là existe aussi le respect de l'au-
torité qu'on peut, à coup sûr, prendre comme échelle in-
diquant à quel degré le zèle pour le droit est enraciné
chez un homme ou chez un peuple. On ne contestera pas
aux Romains d'avoir été un peuple de droit; c'est pour
cela qu'ils nous ont laissé ces précieuses paroles :
« Vous voyez d'abord quelle est la puissance du ma-
gistrat: il préside, il prescrit tout ce qui est juste, utile,
conforme aux lois. Les lois commandent aux magis-
trats, comme les magistrats au peuple ; et l'on peut dire
avec vérité que le magistrat est la loi parlante, et la loi,
le magistrat muet. Or, rien de si conforme au droit, aux
lois de la nature, — et ici j'entends la loi et rien autre
chose, — que l'autorité, sans laquelle familles, villes,
nations, le genre humain tout entier, l'univers enfin
ne peuvent subsister: car siTunivers obéit à Dieu, à lui
sont soumises et la terre, et la mer ; et la vie de l'homme
dépend d'une loi souveraine qui la gouverne (1) ».
Puisse notre époque apprendre de nouveau à pro- 7. -coqs-
1 1 p 1 1 t 1 A , cience publi-
noncer ces parole du tond du cœur, et avec le même se- que, condition
1? <» -1 l'-n i ' \ r\ ' 'X u d'une saine si-
rieux que 1 a tait 1 illustre romain ! Oui, c est un beau tuation soda-
. . le.
vœu, auquel nous souscrivons volontiers, que le senti-
ment public du droit s'étende à la conscience publique.
On ne peut certes pas imaginer une situation plus heu-
reuse pour la société, que d'avoir tellement à cœur l'a-
mour du droit et de la communauté, qu'elle remplisse
toutes ses obligations individuelles et publiques par
motif de conscience, sans chercher d'autres moyens .
De telles situations se sont déjà vues, au moins dans
une certaine mesure. C'était à des époques, où de tou-
tes les chaires et de toutes les tribunes, on apprenait
au peuple à considérer comme un devoir sacré de cons-
cience, l'observation de la loi, quand toutefois celle-ci
était l'expression du droit, c'est-à-dire quand elle con-
cordait avec la voix de la conscience (2). Ce qu'il faut
(1) Cicero, Leg. 3, 1 . — (2) Thomas, 1, 2, q. 16, a. 4.
214 LE DROIT
donc auiourd'hui, c'est que les législateurs exercent de
nou eau leurs obligations au nom de D.eu, que 1 auto-
rité apprenne à considérer sa puissance comme un
é ulement de l'ordre divin, que les peuples soient for-
més et astreints à remplir les obligations de la v,e pu-
blique, comme étant des obligations envers Djeu et
tenus de les accomplir comme telles, que e droit et la
loi l'étal et la société, l'autorité et les peuples marchent
dans le service de Dieu. Nous verrons alors renaître un
ordre public, universellement uniforme, universelle-
ment reconnu et protégé ; nous aurons de nouveau une
vie publique saine.
DIXIEME CONFERENCE.
LE DROIT ET l'oRDRE DIVIN.
1. Unité de la législation romaine et disposition de l'état envers la
religion. — 2. L'éloignement de la religion ruine Tunité et la sta-
bilité du droit et de l'état. — 3. L'unité dans l'ordre du droit et de
l'état n'existe que quand la religion est au premier rang. — 4. La
stabilité dans l'organisation du droit n'existe que parla subordi-
nation de ce dernier à l'ordre divin. — 5. La sécurité du droit im-
possible sans droit divin. — 6. L'accomplissement d'une loi sanc-
tionnée par Dieu, n'est possible que par une impulsion intérieure
de la conscience. — 7. L'ordre du monde ne peut se maintenir
que par son union avec l'ordre divin.
L'antiquité romaine était, sans contredit, supérieure de*i*a~îégis?a-
aux temps modernes dans lart de donner des lois et de eTdispSn
former un état vigoureux. Ce ne peut donc être ni dé- vers ureS-
shonorant ni préjudiciable pour nous, que d'aller à son
école pour y recevoir cette double leçon, d'autant plus
que nous prenons les Romains et les Grecs comme mo-
dèles en beaucoup d'autres matières où leur supériorité
n'est pas aussi bien établie qu'ici. Or, si nous deman-
dons aux grands politiques et aux grands législateurs
de Rome, où leur peuple a pris son art et sa force poli-
tiques ; si nous leur demandons qu^elleest, à leur sens,
la condition essentielle pour donner au droit une for-r
mation utile et à l'état un développement avantageux,
nous obtenons partout la même réponse : la source de
la force pour un peuple, l'origine du droit, la règle
sur laquelle est basée la législation, la garantie de l'or-
dre public et de la paix, le gage de pérennité pour la
société, le secret qui explique la force invincible d'un
état, sont, d'après leur conviction inébranlable, la foi
en Dieu, l'obéissance à sa volonté, l'accomplissement
des devoirs religieux.
Au premier rang, se trouve Cicéron qui, comme nous
glOD.
216 LE DROIT
l'avons déjà vu, tient si ferme pour cette conviction, et
l'exprime en termes si précis, que nous avons tout mo-
tif de demander à ces érudits modernes qui jettent feu
et flamme contre les doctrines théologiques relatives au
droit et à l'état, si jamais un théologien chrétien a prê-
ché d'une manière aussi incisive que lui. Dieu et la re -
gion aux hommes d'état.
D'autres politiques romains, dont les convictions re-
ligieuses personnelles sont moins profondes, ne se pro-
noncent pas d'une manière moins catégorique sur la
nécessité d'un lien étroit unissant l'état et la religion,
la vie publique et la vie religieuse, quand ils parlent en
vertu de leur charge et au nom de la société ancienne.
C'est ainsi que Pline le Jeune, dans son célèbre panégy-
rique de l'empereur Trajan, qu'il prononça étant consul,
devant l'assemblée du Sénat, débuta par ces paroles
solennelles : « Pères conscrits, c'est une sage coutume
que nous ont transmise nos ancêtres, de consacrer nos
discours comme nos actions, en invoquant d'abord les
immortels, puisque l'assistance, l'inspiration des dieux
et les honneurs qu'on leur rend, peuvent seuls assurer
la justice et le succès des entreprises humaines. Et qui
doit être plus religieux observateur de cette coutume
qu'un consul? Et en quelle occasion y doit-il être plus
fidèle, que lorsque, par l'ordre du Sénat et au nom de
la république, il est chargé d'offrir des actions de grâ-
ces au meilleur de tous les princes? (1) »
Chez les Romains, il faut le reconnaître, de sembla-
bles expressions ne sont pas de vains mots ; elles expri-
ment la véritable conviction qui les animait. Il peut se
faire que leur rehgion personnelle ait été souvent très
défectueuse, mais là où il s'agissait de placer l'état sous
la protection divine et d'implorer sur lui la bénédiction
d'en haut, ils prenaient la chose au sérieux, et, comme
on dit vulgairement, n'entendaient pas la plaisanterie
(1) Plin., Panégyr., 1.
L'é-
LE DROIT ET l'oRDRE DIVIN 217
relativement à ceux qu'on soupçonnait de saper, n^im-
porte comment, la religion de l'état. L'histoire des per-
sécutions contre les chrétiens en est la preuve la plus
frappante. Par contre, il faut reconnaître aux lois et aux
institutions d'état des Romains, quelques préventions
qu'on ait contre leurs défauts, l'avantage d'être d'une
seule pièce. Elles résultaient du même esprit : l'inten-
tion qu'ils avaient d'exprimer par elles la volonté divine
éternelle, des mêmes efforts, qui étaient de former et
d'adapter chaque partie du grand édifice de l'état, de
telle façon que le tout fut digne de la bienveillance et de
la protection divine.
Aujourd'hui tout est changé. Les états monarchiques loignemenïdê
r ^ ^' • ,' I lAi la religion rui-
ou repubJicams tiennent peut-être encore aux concor- ne runité et
j. j'ii œ L «xJ» • ^^ stabilité du
dats, parce qu ils leur oiirent un pomt d appui com- droit et de
mode pour exercer leur souveraineté sur l'Eglise et sur
la religion. Mais se subordonner à la religion est une
pensée qui ne vient à l'esprit d'aucun d'entre eux, parce
que chacun d'eux se déclare non seulement indépendant
à l'égard des dogmes, des canons et de la discipline de
n'importe quelle église (1), mais de toute religion en
général (2). Sans doute au fond, l'état désire pouvoir
faire appel à la religion en face des masses, parce
qu'elle est, comme dit Montesquieu, « le seul frein qui
puisse retenir ceux qui ne craignent pas les lois humai-
nes (3) ». Mais lui accorder seulement la liberté suffi-
sante pour moraliser la foule, voilà ce qu'il ne peut ad-
mettre.
Aussi les conséquences n'ont point tardé à se faire
sentir. Dans l'antiquité et au moyen-âge, un esprit d'u-
nité et de logique pénètre les institutions comme les lois
de l'état. Les législations modernes au contraire se dis-
tinguent toutes par un caractère véritablement cosmo-
polite, ou, pour mieux dire, éclectique, et, par suite,
elles se font remarquer aussi par le manque d'unité et
(1) Bluntschli, StaaUwœrterhuch, V, 569. — (2) Ihid., Vm, 580.
(3) Montesquieu, Esprit des loiSj XXIV, 2.
218 LE DROIT
de stabilité. Le droit commun se compose partout de
tant de parties que souvent il est difficile de dire quel
droit prédomine, du droit étranger, national, ancien ou
moderne. Depuis que Montesquieu a tellement charmé
les temps modernes par sa vénération pour les institu-
tions anglaises, l'importation des institutions de droit
étranger est devenue une mode. A une époque plus rap-
prochée de nous, Herbert Spencer et toute son école
ont poussé la prédilection pour le droit étranger à un
tel degré, que souvent c'est moins le droit romain que
nous lisons, que le droit des Hottentots et des Achantis,
des choses en un mot, qui, comme le dit Walter, appar-
tiennent aux descriptions de voyages, mais non à la
philosophie de droit (1).
11 en est de même de l'art politique, de la diplomatie
et de la pohtique extérieure. Un recueil de roueries,
exhumées du panier à papier de finauds anciens et
modernes, est le plus pratique que nous puissions trou-
ver. Il ne faut pas compter sur les principes, et bien
moins encore sur fesprit de suite. Un exemple frappant
nous en est offert dans les principes généraux d'état (2),
exposés par Zachariae, dans son magnifique ouvrage
sur l'état, le plus ingénieux^ le plus riche en pensées et
le plus complet des guides politiques que notre époque
ait produits, une œuvre qu'on n'a pas comparée à tort
au Cosmos de Humboldt.
On y trouve satisfaites d'une manière surprenante
toutes les exigences qu'on peut désirer en cette matière,
même les plus élevées ; et cela d'autant mieux qu'on s'y
applique plus assidûment. Une cependant fait excep-
tion, c'est celle qui porterait sur des principes et un
esprit d'ensemble. L'auteur sait tout; partout il est à
l'aise, domine parfaitement sa matière et Texpose supé-
rieurement Mais avec toute cette érudition, il n'arrive
pas à un résultat qui est le principal : la solidité, l'unité
(1) Walter, Naturrecht (1), 64.
(2) Zachariœ, Vierzig Bilchcr vom Staat, (2) II, 238 sq.
LE DROIT ET l'oRDRE DIVIN 219
et la clarté. Même là où il dit des choses vraies, on sent
involontairement qu'on est en présence d'un avocat
qui, dans ce cas, défend par hasard une opinion juste
sur le droit, mais qui présenterait le contraire avec
autant de perspicacité éblouissante s'il y avait intérêt.
Loin de nous la pensée de jeter, par cette critique,
la pierre au caractère du grand savant. Nous considé-
rons les côtés défectueux de son œuvre, non comme
des défauts personnels, mais comme le résultat et le
résumé des faiblesses qui s'attachent en général à l'en-
seignement moderne de droit et d'état, enseignement
dont il est un illustre représentant. S'il est si digne
d'admiration par le talent avec lequel il aligne les con-
trastes et les contradictions d'où il ne peut sortir, pose
comme un sphinx des énigmes mystérieuses qu'il est
impuissant à résoudre, c'est précisément par là qu^il
fait preuve d'être le représentant le plus parfait, l'in-
carnation vivante de la diplomatie et de la politique
moderne.
Mais nous ne voulons point plaider par là non plus 3— L'uni-
té dflns l'ordre
la cause de cette tendance stérile et inutile, qui a été du droit et de
. l'état n'existe
introduite par Wolff et par Kant dans rensei2;nement que quand la
^ ^ ^ ^ religion est au
de droit et d'état, nous voulons dire cette tendance qui premier rang.
s'est proposé de ramener, en violentant la philosophie,
toutes les lois isolées à un principe dernier, universel,
et de les en faire dériver. On ne peut assez redire la
violence avec laquelle les sciences de droit et d'état fu-
rent maltraitées à cette époque, combien elles furent
cultivées d'une manière vide et inintelligente^ parce
qu'on croyait pouvoir parer au manque d'unité inté-
rieure qu'on ressentait amèrement, par un squelette
extérieur du prétendu développement scientifique, exé-
cuté jusque dans les plus petits détails avec une régula-
rité minutieuse. Avec cela on ne fit qu'expulser le der-
nier reste de vie sans introduire l'unité. On peut arriver
par ce moyen à un ensemble scientifique, et néanmoins
être bien éloigné de la transparence, de la profondeur
220 LE DROIT
et de l'harmonie du tout. Zachariae qui, plus que per-
sonne est plein de l'esprit que nous venons de dépein-
dre, esprit de philosophie de droit kantiste, en est pré- i
Gisement une preuve. Mais ce n'est pas en faisant de la
logique à outrance qu'on met de l'unité dans la science,
ou même dans la culture du droit et de la politique ;
c'est encore moins en faisant abstraction de tout ce qui
a rapport à la vie réelle. Il n'y a qu'un esprit réfléchi
qui soit assez fort pour percer tout ce qui est extérieur
et savoir se soumettre, qui puisse arriver à ce résultat. |
Ceci étant supposé, la richesse, la variété et l'étendue
des questions traitées ne sont point un obstacle à l'unité.
Le corps humain est composé de milliers de parties qui
forment un tout parfait, parce que toutes sont sous la
souveraineté d'une seule et même âme.
Cette considération nous frappe très vivement, quand,
de cette série d'ouvrages chrétiens sur l'art de la légis-
lation et du gouvernement, dont les XVPetXVIP siè-
cles étaient si riclies (1), nous extrayons le livre qui,
plus que tous les autres, a été dicté par la pratique et ■;
écrit pour la pratique de la vie d'état, le « Guide des
princes chrétiens » de Saavedra. En science politique
et en érudition profane, ce livre n'est pas moins riche
que celui du savant moderne que nous venons de citer. ;
Outre cela, l'auteur possède un trésor inépuisable d'ex-^
périence personnelle sur le mécanisme de la politique.
Ayant passé une grande partie de sa vie dans une époque
très mouvementée, dans une situation des plus hautes
et des plus influentes, parmi les peuples les plus divers,
il avait été à même de recueillir d'abondantes obser-
vations. Il eut sans doute pu être un peu plus sobre
dans l'emploi de sa science, mais bien qu'il pèche par
prolixité, défaut commun au XVIP siècle, et qu'il ne
puisse pas même prétendre à l'unité scientifique telle
(1) Mentionnons seulement comme exemples, les œuvres d'Isolani,
de Javellus, d'Osorius, de Pierre Grégoire, de Ribadeneira, de Cont-
zen.
LE DROIT ET l'oRDRE DIVIN 221
qu'on la conçoit aujourd'hui, il laisse néanmoins l'im-
pression bienfaisante d'un tout bien conçu. En lui règne
un esprit d'ensemble qui le pénètre du commencement
à la fin, qui anime tout d'une force supérieure, même
ce qui semble ne pas se rattacher nécessairement à la
question ; et tout cela, l'auteur sait l'adapter à l'utilité
de la fin commune. En d'autres termes, ce livre est fon-
cièrement écrit dans le sens religieux, et, pour cette
raison, il est, malgré sa prolixité, ou pour mieux dire,
précisément à cause d'elle, une preuve convaincante
qu'il est facile à l'esprit chrétien de mettre de la clarté
et de l'unité dans les confusions de la vie publique, et
de résoudre d'une manière uniforme et à un même point
de vue, toutes ces questions concernant la science du
droit et du gouvernement. C'est pourquoi encore au-
jourd'hui, l'œuvre inspire une admiration sincère,
même à ceux qui ne partagent pas les vues de l'auteur,
car personne ne peut nier qu'il ait accompli la tâche
qu'il s'était imposée, c'est-à-dire de peindre, dans un
tableau harmonieux, la science du gouvernement tout
entière qui, autrement, est une confusion indescriptible
par suite des contradictions en apparence inconciliables
qu'elle contient (1). Qu'il nous soit permis d'affirmer
ici que ce mérite est dû moins à l'auteur qu'à la théolo-
gie dont il a sauvegardé si fidèlement les droits en cette
matière, en la présentant comme l'âme du droit et de
l'état (2).
Aujourd'hui, on reconnaît avec raison que le manque
d'unité dans le droit et d'union dans l'état est une plaie
de notre vie publique. Mais plus les esprits clairvoyants
sont unanimes à se plaindre^ moins ils s'entendent sur
la provenance de cette lacune et sur la manière de la
faire disparaître. Si les uns croient avoir tout fait quand
ils ont glorifié Schelling comme le grand rénovateur de
h. société, parce qu'il a saisi l'occasion de donner une
(1) Saavedra, Idea principis c. Gl, 62. — (2) Ibid., c. 24.
222 LE DROIT
nouvelle expression à la vieille conception chrétienne
d'état organique, les autres ne voient de salut que dans
la centralisation la plus impitoyable, et dans l'absorp-
tion de toute activité indépendante chez les membres,
par le tout de l'état. En attendant, nous faisons quantité
de lois, et nous cherchons à remédier aux besoins les
plus criants par des codifications toujours nouvelles.
Mais avec des mesures de violence, et avec une augmen-
tation de prescriptions, on n'arrive pas plus à l'unité de
pensée et d'action qu'en poussant des rugissements de
colère de ce que le christianisme nous a empêché de for-
mer notre vie publique d'une seule coulée, comme cela
eut lieu chez les anciens, Eh bien non ! le christianisme
n'est pas un obstacle là contre ; au contraire, il serait
aujourd'hui le plus sûr moyen pour atteindre ce but.
Seulement il faudrait lui accorder une influence aussi
prépondérante sur notre monde que les Romains en ont
accordé à leur religion sur le leur. Le salut pour nous
ne consiste pas à traîner sur le sol chrétien, que nous
ne pouvons pas anéantir, le plus grand nombre de frag-
ments possibles de l'édifice ruiné de l'antiquité, mais à
laisser agir Hbrementun esprit commun. Or, aujourd'hui
celui-ci ne peut être autre que l'esprit chrétien. Si nous
rélevions de nouveau à la place qui lui est due, la belle
pensée de Schelling, ou plutôt du christianisme sur l'or-
ganisme social pourrait alors se réaliser, et cela pour le
plus grand bien de l'humanité.
4. - La II en est de même de la stabilité si désirable. Nous
stabihlé dans
l'organisation gommcs cutrés daus une période de chansfements et
du droit n ex- ^ o
suborinant' d'cxpérimeutation de lois et d'institutions publiques '
ài'ordredivin. ^^^h, quc uos codcs échpseut les journaux de mode des
dames du monde. Mais s'agit-il ici de choses aussi indif-
férentes qu'est la mode ? Ou, voulons-nous habituer les
peuples à traiter le droit et l'état comme leur habit oi
leur chapeau? En tout cas, s'ils le font, nos juriscon-
sultes et nos hommes d'état n'auront pas le droit de
s'en plaindre, car ils traitent le droit avec autant de dé-
LE DROIT ET l'oRDRE DIVIN 223
dain que si c'était un animal ou une plante, qui varie
selon les climats, sous lesquels elle vit, une plante
qu'on regarde comme indispensable dans un endroit,
mais dont on se passerait parfaitement ailleurs. Aussi,
depuis que Montesquieu a acclimaté dans la science mo-
derne cetle opinion déjà représentée par Pascal, il est
presque de bon ton dans la science du droit et d'état/
de concevoir les lois uniquement comme le produit du
sol, du climat, et du genre de vie d'un pays. Or pour-
quoi les peuples tiendraient-ils encore à des institutions
légales quand nos savants^ avec Montesquieu, expliquent
l'esprit des lois par les mamelons des langues de mou-
tons, lesquels, variant selon la température, leur servent
de preuve comme quoi les situations climatériques trans-
forment les idées de bien et de droit ? (1).
11 n'est pas étonnant qu'avec de tels principes, nous
changions aussi souvent les lois que nous les augmen-
tons démesurément, deux choses qui sont également
nuisibles selon le témoignage de l'expérience. Depuis
Aristote (2) jusqu'aux temps modernes, il n'y a sans
doute pas un philosophe de droit, pas un savant illustre
versé dans la science du gouvernement, qui n'ait mani-
festé ses scrupules en cette matière. Nous ne voulons
pas parler des théologiens en tout temps disposés au
conservativisme (3). Le sentiment naturel qu'on a pour
le droit est cependant d'accord avec eux. « Tel nous
avons reçu, tel nous vous rendons, avaient coutume de
dire nos ancêtres. On peut rejeter de vieilles chaussures,
mais non de vieilles coutumes. Ancienne coutume est
plus forte que lettre et sceau. On ne doit pas changer
de place d'anciennes bornes. Des choses nouvelles né-
cessitent, il est vrai, des droits nouveaux, mais le droit
nouveau commence là où est resté l'ancien. De nouvel-
(1) Montesquieu, Esprit des lots, XIV., 2.
(2) Aristot., Pol. 2, 5 (8), 10 19 Cf. infrà, XIX, 2.
(3) August., Ep. 54 n. 6. Thomas 1, 2. q. 97; 9. 95, ad. 1 ad. 2.
Contzen, Pol. 5, il, 13.
224 LE DROIT
les lois sont suivies immédiatement de nouvelles frau-
des. Plus il y a de lois, plus il y a de vices. Plus il y a
de lois, moins il y a de droit. Moins il y a de lois, meil-
leur est le droit» (1).
Ces vues nous font sans doute hocher la tête. Avons-
nous raison, c'est une autre question. Chacun sait qu'il
ne faut pas se bercer d'espérances trop favorables pour
la formation du caractère d'un jeune homme, qui gran-
dit au milieu de situations qui amènent chaque année
avec elles de nouveaux maîtres, de nouveaux plans d'é-
tudes, de nouvelles méthodes. Personne ne voit non
plus dans le changement continuel de lieu et d'occupa-
tions une preuve qu'un homme est bien, qu'il a trouvé
sa voie, et qu'il marche sur le chemin de la vérité, de
la paix et du succès. Devons-nous alors considérer com-
me un bonheur pour le peuple ce que nous déplorons
et blâmons comme un mal chez les individus, dans Té-
ducation et dans la vie de famille? Si ceux-ci ont cons-
tamment les armes à la main, et veillent sans cesse à la
frontière en face de l'ennemi menaçant ; s'ils passent
alternativement d'une paix incertaine à la guerre, et de
la guerre aux préparatifs de guerre, c'est une situation
qui n'est rien moins que favorable aux progrès de la
formation de l'esprit et du cœur. Le danger extérieur
pousse cependant les hommes à s'unir intérieurement.
Mais, si au sein des nations, un parti est sans cesse en
lutte avec l'autre ; si celui-ci traîne dans la boue ce qui
est sacré pour l'autre ; si, ce qui est pis encore, tout ce
sur quoi on prêtait serment hier doit être considéré au-
jourd'hui comme vieilli et méprisable ; si on doit jurer
aujourd'hui par ce qu'on a combattu hier comme une
excroissance de foHe et d'abomination, quel bien peut
€n résulter pour le caractère du peuple et la situation
publique? Si l'on a dit déjà avec raison des révolutions
relatives aux formes extérieures d'état, que la première
{i)GTa.îuïidmetherT,Rechtsspnchwœrter,i, m iX6 141 143 217
218, 221, 223, 226, 227. » » . j .
LE DROIT ET l'oRDRE DIVIN 225
en entraîne toujours une série de nouvelles à sa suite,
ceci doit s appliquer doublement à la pire des révolu-
tions, savoir la révolution concernant les lois de la pen-
sée et les institutions légales.
Par là s'explique facilement la situation sur laquelle
nous gémissons maintenant. Le caractère conservateur
des peuples, la garantie d'un avenir paisible, ont com-
plètement disparu. Le seul fait qu'un parti s'attache à
ce qui existe suffit pour que l'autre travaille à le démo-
lir. On ne change pas par la raison que les institutions
antécédentes ne paraissent plus utilisables, mais seule-
ment pour faire de nouveaux essais, et pour ne pas
avoir l'air de rester en arrière du mouvement de l'épo-
que. On crée de nouvelles lois parce qu'on ne connaît
pas de meilleur passe-temps, parce qu'on craint que le
sang ne se caille chez les peuples,, ou qu'on ne soit
obligé de suivre ce qu'on a établi, peut-être aussi pour
que l'exécution de toutes ces lois ne soit pas une
preuve de leur inutilité. Ici donc aussi, les extrêmes se
touchent. L'américain du sud est sans cesse en démé-
nagement. D'une pièce de sa maison, il passe constam-
ment dans une autre^ parce qu'il est trop paresseux
pour réparer la partie détériorée. C'est ainsi, qu'après
avoir fait le tour de sa demeure, il est obligé de rendre
habitable la pièce qu'il occupait en premier lieu. Nous
aussi, nous changeons continuellement d'habitation,
par suite d'une inquiétude qui nous ronge. Nous ne
sortons plus de cette impasse, Thabitation provisoire
est devenue la règle pour nous, et le provisoire défini-
tif. Dans ces conditions, les choses les meilleures ne
peuvent prospérer. Que deviendra un arbre si chaque
année on le taille, on le transplante dans un autre sol,
on lui donne une exposition nouvelle? En pareil cas,
comment les lois peuvent-elles s'enraciner? Comment
les conceptions de droit peuvent-elles se consolider ?
Comment le peuple peut-il s'attacher au droit dont la
valeur est transitoire et dont l'origine lui est étrangère?
J5
226 LE DROIT
Comment peut-il s'enthousiasmer pour lui ? Et on
accuse le peuple 1 — On dit que son sentiment pour le
droit disparaît chaque jour! — On accuse même l'É-
o-lise, là ou elle a encore de l'intluence, d'être la cause
pour laquelle les masses apportent si peu de confiance
et de bienveillance à la moderne formation de droit et
d'état. Prise à cœur, cette dernière face de la question
est celle qui donnerait le plus à réfléchir. Elle est la
preuve certaine que c'est précisément dans les milieux
où l'Église a encore de sincères partisans, qu'il règne
un véritable conservativisme, un attachement tenace au
droit immuable, et un sentiment vivant pour lui. Tous
ces changements continuels faits sans nécessité lui
sont très sensibles. Nous avons parlé jadis du sentiment
déhcat du peuple chrétien pour le droit. Ce sentiment
se retrouve encore ici. Pour l'homme du vulgaire, à
qui on n'enlève pas de force ses anciennes opinions,
ses convictions sur le droit jettent de profondes racines
dans son cœur. Elles lui sont aussi sacrées que n'im-
porte quelle cause religieuse. On n'a qu'à observer
comment le peuple hoche la tête, comment ses disposi-
tions intellectuelles sont ébranlées, et comment il me-
nace de perdre la tête en tout, quand une ruse d'avocat,!
qui renverse son sentiment pour le droit, lui confirme!
par une décision irrévocable, par une loi, qu'on n'a pa?!
rendu justice à une cause qui lui était chère. L'impres
sion produite sur lui est alors celle que ressent un
homme qui, dans un tremblement de terre, sent le so
osciller sous ses pieds. La raison en est facile à com-
prendre. 11 s'est habitué à la longue, et par un exercice
constant, à considérer le droit comme son droit, d(
même que le sol est pour lui sa base fondamentale. 1
voit en outre dans le droit l'expression du droit divin
il voit ce droit consacré par son origine, par l'approba
tion de l'Église, par tant de serments, que le sentimen
chrétien resté intègre considère toujours comme quel
que chose de terrible et d'inaccessible.
LE DROIT DE L*ORDRE DIVIN 227
Si les législateurs et les chefs d'état appréciaient
mieux cette situation, ils réfléchiraient et n'entrepren-
draient aucun changement dans le droit, sans y être
forcés par l'extrême nécessité, tellement sont funestes
les conséquences qui en résultent. Si les jurisconsultes,
qui sont les plus aptes à comprendre la portée et le
dommage que cause l'insécurité qui règne actuellement
dans le droit, se faisaient une idée nette qu'il n'y a pas
de moyen d'empêcher les masses de rouler dans l'abîme,
quand une fois elles sont détachées de leur base fonda-
mentale et éternelle, qui est la montagne de Dieu^, ils
se croiraient certainement obligés à élever sans cesse
la voix pour reconnaître la dépendance entre le droit et
l'ordre divin.
Ceux-là aussi, qui ne sont point tellement partisans 5. -- La
de la stabilité du droit qu'ils veuillent parler en faveur droit impossi-
d esa subordmation à la loi éternelle de Dieu, admettront d^^'"-
au moins que la loi éternelle, quelle que soit sa durée,
doit être sacrée et inviolable, et qu'elle a besoin d'être
sanctionnée par une puissance devant laquelle l'huma-
nité s'incline avec respect, par une puissance capable
d'obtenir, par force si c'est nécessaire, l'adhésion à sa
volonté. Les représentants de l'absolutisme d'état et de
l'école historique croient sans doute avoir dit de ce côté
leur dernier mot sur l'état. Ils le répètent avec d'autant
plus d'énergie et de fréquence, que d'un autre côté l'es-
prit de la Révolution accentue l'enseignement de Rous-
seau sur la souveraineté du peuple. Ils ne peuvent guère
faire autrement. Car si l'état est la source de tout droit,
ce doit être aussi son affaire de travailler à le maintenir.
Nous ne voulons pas examiner davantage la satisfaction
avec laquelle ils otîrent au droit cette base d'argile et ce
toit de verre ; mais nous ne pouvons nous empêcher de
manifester notre surprise, en voyant prendre ce nom à
une école qui tient si peu compte du témoignage de
l'histoire. Que signifie donc la puissance des états ? Où
en trouvons-nous un seul dans l'histoire de notre temps,
228 LE DROIT
qui ait conservé la sienne sans faiblesse, seulement pen-
dant un siècle? Et pendant ce court espace de temps,
elle n'a pu se maintenir que par la vigilance constante,
par la diplomatie, la protection d'alliés, la fomentation
de discordes chez les puissances adverses, et l'habile
exploitation des moments de trouble.
Si donc, comme dit Spinoza, la puissance est la base
et la hmite du droit ; si d'après l'enseignement des ab-
solutistes d'état, la sécurité du droit repose uniquement
sur la puissance de l'état, quand aurons-nous un droit
sûr? Quand aurons-nous jamais un droit ? S'il fut un
droit qui ait paru marqué du sceau de la pérennité, c'est
assurément celui qui fut fondé par la paix de Westpha-
lie. Rarement on s'est concerté plus longtemps en pa-
reille matière, rarement on a discuté, pesé et fixé des
conditions avec plus de perspicacité et de prudence. A
cette fin, le traité de paix conjura tous les peuples delà
manière la plus pressante de maintenir une paix chré-
tienne, universelle, durable, véritable et sincère, d'ou-
blier le passé, de n'en tirer jamais un sujet d'inimitiés
entre les personnes, les états, les biens^ la sûreté géné-
rale, directement ou indirectement, par soi-même ou
par d'autres, et d'ensevelir dans un oubli éternel tout
dommage, toute haine et tout motif de récrimination.!
Et comme sanction à ce traité si émouvant, le roi de
France fut chargé du rôle de toujours veiller à l'exécu-
tion des clauses. Pouvait-on, au point de vue de l'école
historique, exiger ou imaginer une solidité plus grande ?
Mais ce traité était à peine conclu que les discussions
s'élevèrent sur la manière de l'interpréter, des comph-
cations surgirent concernant son exécution, et bientôt
ce furent de nouvelles luttes. 11 en sera toujours ainsi.
A peine une loi est-elle faite, que déjà les discussions
commencent sur le sens qu'il faut lui donner, ainsi que
les procès de la part de ceux qui profitent de l'obscuri-
té de la situation et de l'absence de sanction capable
de leur inspirer de la crainte. A peine le traité est-il
LE DROIT DE l'oRDRE DIVIN 229
conclu que les doutes s'élèvent sur le sens de ses clau-
ses, sur la manière de les interpréter. Ici on violente un
article, là on en abolit expressénaent un autre dans un
congrès, et cela jusqu'à ce qu"il n'en reste rien, ou
qu'une nouvelle guerre éclate pour dirimer le différent.
Les états font-ils un concordat avec l'Eglise ? Le lende-
main de sa signature, ils apportent une clause qui dé-
clare nulles toutes les promesses qu'ils ont jurées, et
retirent solennellement les concessions qu'ils avaient
faites. Tout le monde comprendra que dans une sem-
blable situation aucune confiance ne peut régner parmi
les hommes, que la fidélité aux serments, aux traités et
aux lois, que la sécurité du droit sont impossibles.
11 est particulièrement clair qu'en pareil cas, jamais la
paix et la confiance ne peuvent exister dans le droit pu-
blic et international. Si les états qui font des lois et des
traités, non pour favoriser la justice, mais pour y trou-
ver leur force et leur avantage ; si de tels états sont en-
core les interprètes, les garants, les gardiens et les con-
servateurs de toutes les clauses, le droit est alors exclu-
sivement livré à l'égoïsme et à l'excès de pouvoir. C'est
cependant contre tout droit, que celui qui n'est pas bien
fixé sur le sens et sur lobligation d'une loi soit l'arbitre
des décisions à donner, et que le sujet qui se plaint
qu'une loi blesse ses convictions telle qu'elle est inter-
prétée, ou est exagérée dans son application, doive s'en
remettre à la décision de celui qui, par ses prétentions
démesurées, lui a donné lieu de se plaindre. C'est pour-
quoi il doit exister un pouvoir qui soit au-dessus de
l'état, un pouvoir qui le surpasse en perspicacité et en
influence, un pouvoir qui, n'ayant pas d'intérêts parti-
culiers, soit placé au-dessus de tous les partis^ — et dans
ce cas, l'état est parti, — un pouvoir qui défende encore
la justice là où l'état renonce à la sauvegarder, un pou-
voir sur la décision dernière duquel l'homme peut se
reposer en toute sécurité. Or, celui-ci ne se trouve pas
sur la terre. En donner la preuve est inutile. Celui qui,
6.— L'ac-
m
sanclionnée
230 LE DROIT
pour le droit et la justice, ne connaît pas de sanctuaire
plus élevé que le monde, que la perspicacité, la bonté,
la puissance des hommes, à celui-là, il ne faut pas lui
en vouloir s'il devient pessimiste. Par conséquent, sans
la conviction que le droit a son appui dernier dans le sein
de Dieu, la paix parmi les hommes et la sécurité sont
impossibles.
On peut encore moins imaginer une soumission à la
SSeVoi loi, en vertu d'une impulsion intérieure personnelle. On
par"DiêuTest peut se plicr, par peur et par lâcheté, sous la loi qu'on
possible que ^ , , i x J i i a ' J * *
par une im- nc rcspccte pas commc découlant de la volonté divme ;
pulsion inté- ^ ^ ,1, 1 ' t* i» 1
rieure de la q^ pg^^ gg soumcttrc a cllc par une abnégation tata-
conscience. 1 .
liste, parce qu'on se dit que la résistance ne mène à rien ;
on peut l'observer par sentiment de l'ordre, c'est-à-dire
par compassion pour les compagnons de soufFrance, dont
on aggraverait le fardeau en excitant leur inquiétude ;
mais non par une conviction véritable et indépendante.
Eh bien ! parmi toutes les conditions nécessaires en
première ligne au maintien de l'ordre du droit, c'est
précisément celle à laquelle les chefs d'état et les exé-
cuteurs de lois croient pouvoir renoncer le plus facile-
ment. Que les peuples grincent des dents s'ils veulent, ]
disent-ils, avec les tyrans, pourvu qu'ils obéissent. Peu ]
nous importe ce qu'ils pensent, pourvu qu'avec eux
nous maintenions la machine d'état en mouvement. Le
droit et l'état ne peuvent assurément pas mettre plus
bas leurs exigences ; il n'est pas possible de traiter
l'homme avec plus de dédain.
Mais ce système abaisse singulièrement aussi le droit,
la loi et l'état lui-même. C'est ainsi que l'accomplisse-
ment des lois devient une obéissance de cadavre. On
fait de l'ordre de droit une caserne, un bagne, et de l'é-
tat un garde-chiourme. C'est ainsi que la société est
divisée en deux classes, les maîtres d'un côté, et de l'au-
tre les esclaves qui font leur travail en grognant, lors-
que le fouet du gardien est levé sur leur tête, mais qui
mettent le devoir de côté, aussitôt que le fouet n'est
LE DROIT DE l'oRDRE DIVIN 231
plus à craindre, qui, dans l'intervalle épient toujours
l'occasion pour s échapper et ourdissent des complots
secrets pour briser leurs chaînes à la première occasion
favorable. Est-ce là une situation digne de l'homme,
digne de l'état? Est-ce là une situation qui mérite le
nom d'ordre de droit?
L'état moderne qui se place malheureusement au
point de vue de la séparation delà morale et du droit
s'inquiète peu de telles considérations morales. Toute
sa psychologie et son jugement sur les hommes se bor-
nent au principe de Machiavel : « Les hommes sont in-
grats, chancelants, hypocrites, lâches, rapaces. Tant
que vous leur faites du bien, ils vous appartiennent;
mais demandez-leur un service, ils vous tournent le dos.
Un prince qui compte sur leurs paroles et sur leurs in-
tentions est perdu » (1). En outre, il prend comme règle,
dans sa manière de traiter les hommes, sa propre con-
duite envers les autres états. Aujourd'hui, aucun étatne
fait de conventions avec un autre pour des raisons mo-
rales et intérieures, mais seulement par suite d'égards
extérieurs, de la peur, ou d'intérêts privés. Aucun
d'eux ne pense à les observer plus longtemps que son
avantage ne l'exige, ou que la crainte de subir un dom-
mage lui en fait une loi.
Si donc les états eux-mêmes ne connaissent point d'au-
tre règle de conduite que cette règle de l'utilité exté->
térieure, de la peur, ou de la contrainte, comment peut-
on alors attendre que, dans la politique intérieure, ils
emploient d'autres ressorts envers leurs sujets? Ce phé-
nomène, plus que tout autre, devrait nous convaincre
qu'il doit y avoir une base plus large et plus solide, pour
l'ordre de droit, que la soi-disant contrainte juridique.
Pour la politique extérieure, nous vivons dans un tel
état d'insécurité et de détente, que souvent nous se-
rions disposés à préférer une éruption subite, et, s'il n'en
(1) Macchiavelli, Principe 17.
232 LE DROIT
pouvait être autrement, une disparition honorable de
cette situation intolérable. Pouvons-nous admettre
aussi une semblable situation à l'intérieur? Nous n'en
sommes guère éloignés. Est-ce que nos chefs d'état,
nos machinistes de lois n'ont plus l'intelligence des faits?
p:st-ce que la triste réalité ne suffit pas à leur ouvrir les
yeux? Est-ce qu'il faut être les témoins de la catastrophe
qu'ils redoutent pour avouer qu'un simple caractère de
contrainte extérieure, sans motifs intérieurs, ne peut
maintenir ni le droit, ni l'ordre de droit? Hegel lui-
même ne pouvait s'empêcher de le reconnaître. Plein de
la juste conviction que ce ne sont pas des crampons ou
des cercles de fer qui peuvent maintenir, sur le chemin
du droit, l'esprit pensant et voulant, il cherche un moyen
plus énergique par lequel il puisse suppléer à l'inclina-
tion personnelle et hbre en matière de loi. D'après sa
religion panthéiste, il ne put malheureusement pas trou-
ver d'autre conseil à donner que de considérer toute
formation effective de droit et toute institution d'état
comme l'écoulement du Tout-esprit divin, et de recon-
naître conformément à cela, que le plus haut devoir de
l'individu était de sacrifier au Dieu incorporé dans le
monde, sacrifice par lequel quelqu'un fait disparaître
sa volonté personnelle dans la volonté universelle, dans
la volonté de l'état qu'il se représente comme une divi-
nité. C'est par conséquent à la lettre le sacrifice de l'in-
telligence et de la volonté, sacrifice devant lequel notre
époque éprouve une frayeur terrible. En effet, c'est
beaucoup trop demander à l'homme que de lui deman-
der de faire disparaître sa pensée et sa volonté dans l'é-
tat. Ce serait renoncer à lui-même, ce serait se conduire
au suicide intellectuel, ce serait faire avec l'état plus
que des actes d'idolâtrie. Mais au point de vue du pan-
théisme, il n'y a que deux alternatives possibles, ou
une contrainte extérieure brutale^ ou le renoncement à
soi-même. Hegel a choisi la dernière, et a fait preuve en
cela d'être un penseur plus perspicace et un meilleur
LE DROIT DE l'oRDRE DIVIN 233
ami de l'état et de l'ordre du droit, que les partisans de
l'absolutisme d'état, parce qu'il a rendu témoignage à
cette vérité si importante pour la politique, que, sans
une impulsion intérieure, d'un ordre plus élevé, la mar-
che de la machine d'état ne peut s'efrectuer parmi les
hommes libres et raisonnables.
Oui, nous devons à Hegel de la reconnaissance pour
avoir proclamé à nouveau si catégoriquement ce prin-
cipe si longtemps méconnu. Mais heureusement aussi
nous avons un moyen sûr de le fixer, sans être obligé
pour cela d'abandonner la moindre parcelle de nos droits
personnels. Pourquoi l'homme possède-t-il la raison et
la liberté ? Pourquoi a-t-il la conscience ? C'est peut-être
pour que la loi et l'état se substituent à ces puissances
ou même les détruisent ! Notre opinion est qu'il les pos-
sède pour accomplir la loi et servir l'état. Si donc l'état
déclare ne pouvoir tenir compte dans ses lois ni des con-
victions, ni de la conscience, qu'il cherche des sujets
qui n'aient ni raison ni volonté. Il en trouvera assez
dans la forêt et dans l'étable. Mais s'il veut gouverner
les hommes, il doit les traiter comme tels, et aussi les
laisser agir comme tels à son service. Or, il appartient
à l'activité humaine que quelqu'un exécute librement
ce que la raison lui présente comme devoir, et cela à
cause d'une fin morale et dernière plus élevée, c'est-à-
dire pour des motifs de conscience. Ce n'est qu'en se
soumettant à la loi librement et par conscience, que
l'homme remplit son devoir, et que de la sorte il fait
honneur et suffit à sa tâche comme homme (1). Mais il
est impossible de se soumettre à une loi par devoir de
conscience, si l'on n'est pas convaincu qu'elle a son
point de départ dans le maître de la conscience. Or nous
ne reconnaissons qu'un seul maître de la conscience,
Dieu notre créateur et notre juge. La loi ne sera donc
accomplie par les hommes que si elle est un écoule-
(1) Thomas, 1, 2. q. 96, a. 4.
divin.
234 LE DROIT
ment de la loi éternelle divine, et si, par la conscience,
elle est approuvée de Dieu. Dans cette doctrine, et dans
celle-ci seule, l'homme trouve son droit, parce qu'il y
trouve estime de sa dignité et de sa liberté. Mais il y
trouve aussi la loi, parce que ainsi elle est accomplie
d'une manière véritablement humaine, de même qu'il
y trouve l'état, parce que la protection de Dieu le met
dans une sécurité inviolable.
7.- L'or- Ce sont là des vérités qui ne passent point. Qu'elles
dre du monde ^ * ^ .
maintSque soicut admiscs OU non parle monde, peu importe, cela
KeV'^^i'wdre «^ l^s chaugc pas. Si la société trouve bon de leur ren-
dre témoignage librement, elle a tout à y gagner. Si elle
ne les comprend pas, elle a vite fait de le sentir par le
malaise qui suit toujours leur négation. Mais aujour-
d'hui, la situation générale est telle qu'il n'est guère be-
soin de prendre la parole pour les défendre, car les pa-
roles humaines sont inutiles pour ceux qui ne compren-
nent pas le langage des faits. Cette ignorance de l'homme
et de la vie réelle caractérise particulièrement les hom-
mes de loi et les chefs des affaires publiques. Ils vivent
toujours dans cette commode illusion turque, qu'on n'a
besoin que d'aligner un certain nombre de paragraphes
sur un disque, et que l'horloge du monde est si bien
faite qu'elle marchera sans jamais se déranger. Personne
mieux qu'eux cependant ne devrait comprendre qu'il
n'en est pas ainsi.
Pourquoi le nombre des paragraphes s'amoncelle-t-il
tous les jours comme les sauterelles dans le désert?
Pourquoi faut-il continuellement augmenter le nombre
des inspecteurs, des gardiens, des instigateurs, des dé-
nonciateurs et des punisseurs ? La raison en est très
simple ; ce n'est pas avec des paragraphes qu'on fait
marcher une machine. On ne veut pas admettre qu'il
y ait dans l'homme un mouvement intérieur de forme
spéciale, et il ne reste ainsi pas d'autre moyen que d<
placer un sergent de ville à côté de chaque manœuvre,
et de confier à deux personnes la moindre prescriptioi
LE DROIT DE l'oRDRE DIVIN 235
de police, quand même il ne s'agirait que de îa propreté
des rues, une pour manier le balai et décharger la boue,
l'autre chargée de la direction intellectuelle et de la res-
ponsabilité de l'opération.
Oh ! si l'autorité, si les chefs d'état pressentaient seu-
lement combien l'homme du peuple est irrité de cette
tutelle qu'ils lui imposent ! Combien il se moque de leur
ignorance de la réalité, combien il considère comme
une invitation à s'en tirer comme il pourra sans subir
de dommage, en fraudant leur justice qu'ils veulent
étabhr par la contrainte, leur manie de faire les impor-
tants, de vouloir tout régir 1 Mais ils restent dans le
calme et continuent leur route sans préoccupation au-
cune. Où vont-ils? Qui s'en inquiète? Il est vraiment
honteux, que personne ne pense à cette question, qu'on
l'évite plutôt à dessein, qu'on la repousse même. Pour-
quoi le Seigneur Dieu place-t-il les gardiens sur le toit,
sinon pour qu'étant plus élevés, ils embrassent un hori-
zon plus vaste ? A qui ce devoir incombe-t-il plus sérieu-
sement qu'aux chefs des affaires publiques ? Mais qu'il
est rare de trouver parmi ceux-ci quelqu'un qui voie le
but à atteindre ! Il faut des événements tout à fait extra-
ordinaires, pour qu'une fois par hasard, la vérité se
fasse jour jusqu'à eux, et, même dans ce cas, elle est
vite oubliée aussitôt le moment critique passé.
Un de ces moments a été ce mémorable 27 septem-
bre 1815, où les trois souverains de Russie, d'Autriche
et de Prusse conclurent la Sainte-Alliance : « Par suite
des grands événements qui ont signalé en Europe le
cours des trois dernières années, déclaraient-ils, et prin-
cipalement des bienfaits qu'il a plu à la divine Provi-
dence de répandre sur les états dont les gouvernements
ont placé leur confiance et leur espoir en elle seule,
ayant acquis la conviction intime qu'il est nécessaire
d'asseoir la marche à adopter par les puissances, dans
leurs rapports mutuels, sur les vérités sublimes que
nous enseigne l'éternelle religion du Dieu sauveur : Dé-
236 LE DROIT
clarons solennellement que le présent acte n'a pour ob-
jet que de manifester à la face de l'univers leur déter-
mination inébranlable de ne prendre pour règle de leur
conduite, soit dans l'administration de leurs états res-
pectifs, soit dans leurs relations politiques avec tout au-
tre gouvernement, que les préceptes de cette religion
sainte ; préceptes de justice, de charité et de paix, qui,
loin d'être applicables uniquement à la vie privée, doi-
vent au contraire influer directement sur les résolutions
des princes, et guider toutes leurs démarches, comme
étant le seul moyen de consolider les institutions humai-
nes, et de remédier à leurs imperfections : Les trois
princes alliés ne s'envisageant que comme délégués par
la Providence pour gouverner trois branches d'une mê-
me famille, confessent que la nation chrétienne, dont
eux et leurs peuples font partie, n'a réellement d'autre
souverain que celui à qui seul appartient en propriété la
puissance^ c'est-à-dire Dieu, notre divin sauveur Jésus-
Christ, le Yerbe du Très-Haut, la parole de vie. Ils re-
commandent en conséquence avec la plus tendre solli-
citude à leurs peuples, comme unique moyen de jouir
de cette paix, qui naît de la bonne conscience et qui
seule est durable, de se fortifier chaque jour davantage
dans les principes et l'exercice des devoirs que le divin
Sauveur a enseigné aux hommes. Toutes les puissances
qui voudront avouer solennellement les principes sacrés
qui ont dicté le présent acte, seront reçues avec autant
d'empressement que d'affection dans cette Sainte-Al-
liance ».
Malheureusement cet appel remarquable est unique
en son genre dans l'histoire. Inutile de dire quels fu-
rent et son sort et sa durée. Eh bien 1 ceci nous donne
au moins la certitude consolante qu'à l'heure où sur-
gissent de graves événements, la voix de la vérité peut
encore se faire entendre chez les peuples et chez ceux
qui les dirigent. Peut-être viendront des jours nou-
veaux où ils comprendront ces paroles d'Heraclite, et en
LE DROIT DE l'oRDRE DIVIN 237
avoueront la justesse : <« Les hommes font des lois sans
savoir sur quoi. C'est cependant la divinité qui a pres-
crit à la nature son ordre. Tant que les hommes feront
des lois d'après les vues de leur intelligence, ces lois
n'ont pas de chance de stabilité, quand même elles se-
raient bien faites. Mais ce que la divinité fait va tou-
jours bien, parce que c'est solidement établi (1) ».
(1) Heraclit., Frag.% (MuUach, Phil. gr.. I, 328).
TROISIÈME PARTIE
LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
ONZIEME CONFERENCE
LA PERSONNALITÉ HUMAINE
1. Embarras du monde sur ce qu'il doit faire avec l'homme. — 2.
Place que le Christianisme lui assigne. — 3. Sécurité de l'homme
à condition qu'il appartienne d'abord à Dieu. — 4. La personnalité
humaine rendue le centre de la vie par l'enseignement de la
conscience. — o. La juste conception de la personnalité conduit
nécessairement à la doctrine organique de la société. — 6. Union
de l'indépendance personnelle et de la liberté impliquée avec
l'intérêt général dans la véritable idée de personnalité. — 7.
L'homme doit devenir de nouveau le centre de la société.
L'être que les différentes philosophies modernes et i. _ Em-
conceptions du monde maltraitent le plus, est sans mon"fsurce
contredit l 'homme. 11 n'en est aucun sur lequel on aïecrhomme.
entende des contradictions plus grandes sortir de la
même bouche. Ces contradictions sont telles qu'on pour-
rait facilement se faire une fausse idée de lui. Au milieu
du XV® siècle, l'Humanisme commença l'idolâtrie de
l'humain, d'après le principe : Homo homïnï dens ;
mais ce siècle n'était pas encore écoulé que Machiavel
écrivait pour ses princes le plus profond des commen-
taires sur la parole : Homo homïnï lupus. Hobbes et les
Pessimistes modernes sont seuls parvenus à en faire
autant.
Si nous demandons au libéralisme moderne son avis
sur l'homme, nous trouvons la même contradiction. Il
240 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
est également convaincu que l'homme est tout, et qu'il
n'est rien. Selon ce système, la personnalité libre de-
vient d'un côté un Dieu indépendant, la raison unique
de toute pensée, de toute action, tandis que d'un autre,
en théorie et en pratique, l'homme n'a nulle part moins
d'importance que dans le libéralisme. Ce n'est pas acci-
dentel, c'est logique et inévitable, car là où la société
manque d'ensemble organique, là où chaque individu
se trouve en face des autres et de la communauté, sans
autre appui que sa propre force, là, ce même individu
n'a aucune importance. Quelles que soient les grands
mots avec lesquels on exalte sa liberté et sa souverai-
neté personnelle,
La personne »
« Disparaît dans la masse informe »,
(( Là où les hommes sans nom »
a Méditent, bâtissent, luttent et courent, »
u Car chacun d'eux n'est qu un numéro » (l).
La raison principale pour laquelle l'esprit moderne ne
âanisme^assi- peut jamais voir clair dans son jugement sur l'homme
gneà l'hom- ^^j.^ commc il a coutume de dire, qu'il ne sait pas quelle
place lui donner. L'homme s'appartient-il lui-même? Ap-
partient-il à la société? Ah! Qui pourrait donner une ré-
ponse sûre à cette question, au point de vue où se place
l'humanité moderne ? Enlever toute valeur à l'homme
comme le faisait l'antiquité païenne, le faire disparaître
complètement dans l'Etat est un acte d'audace assez
rare, de même que le déclarer exclusivement son pro-
pre maître. On hésite, et pourtant la décision est si
facile !
Tout d'abord, il n'appartient ni à lui-même, ni à la
communauté, mais à Dieu son maître. Pour cette rai-
son, il s'appartient aussi, car son maître ne le donne
pas. Mais il appartient encore à la société, parce que
Dieu seul est le maître et de chacun et de la totahté. La
parole de l'éternelle Sagesse est on ne peut plus claire
(1) Ibsen, Gedichte (Passarge) 129.
2. —Place
LA PERSONNALITÉ HUMAINE 241
sur ce point: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de
tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit.
C'est là le plus grand et le premier commandement. Le
second lui est semblable : tu aimeras ton prochain
comme toi-même » (t). Nous savons qu'il y a des
hommes qui objectent que cette citation n'est pas scien-
titlque, et qu'on ne saurait bâtir sur ce principe un édi-
fice philosophique homogène. Il suffit qu'on puisse y
bâtir une vie saine et trouver en lui la véritable notion
de l'homme. Ne forme-t-il pas en définitive une unité
complète, et une unité plus étroite et plus solide que
toutes les institutions de la vie moderne? C'est une
question que nous laissons de côté pour le moment. 11
importait assurément peu à notre Sauveur, lorsqu'il
prononça ce principe, d'obscurcir les philosophies du
monde par vanité et gloire scientifique. La seule chose
qui nous importe à nous, c'est de montrer que la Ré-
vélation assigne à l'homme une place bien déterminée,
tandis que le monde hésite constamment sur celle qu'il
faut lui donner.
Avant tout, l'homme appartient sans réserve à Dieu 3.-sécu
son maître suprême. Ici chacun de ces mots doit être m/fcondl
pris à la lettre. 11 n'est pas laissé au caprice de l'homme ^'v^rSenL^l
de se tourner vers Dieu une fois par hasard, dans des
heures d'oisiveté, dans des jours de bonne humeur,
dans des moments de découragement, alors que l'ima-
gination est éprise de beauté et le cœur oppressé d'an-
goisse. Non ! c'est son devoir, le premier de tous ses
devoirs, de se mettre à la disposition de Dieu, sans ré-
serve, avant de penser à lui ou à autre chose, de s'y
mettre avec tout ce qu'il est et tout ce qu'il a, avec sa
raison, sa volonté, son cœur, avec son activité et tou-
tes les puissances de son corps, avec ses biens et son
travail, comme un sujet se soumet à son prince, un serf
à son seigneur. Ce dernier aspect, celui de la servitude,
{l)Matth., XXII, 37-39.
46
242 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
est celui qui nous explique le mieux notre situation en-
vers Dieu De même que le serf était propriété de son
.eigneur, recevait de ses mains le domaine qu il devait
;ulUver pour son propre compte en retour de services
et de travaux déterminés, et était par contre décharge
d'une foule d'ennuis contre lesquels son seigneur s en-
gageait à le protéger, de même nous sommes par rap-
port à Dieu. Nous ne sommes pas nos maîtres ; nous ne
vivons pas selon un droit propre ; nous sommes sou-
mis à la loi et à l'obligation de servir Dieu ; nous ap-
partenons à Dieu avec tout ce que nous avons ; nous
devons utiliser nos biens et nos forces selon les pres-
criptions et le bon plaisir de Dieu. Mais en retour, il
s'est engagé à nous protéger, nous et notre droit, puis-
que d'ailleurs il y va du sien.
Il est déjà clair que sur cette voie l'homme ne peut pas
faire fausse route. Plus quelqu'un est engagé dans le
mécanisme du monde, plus il peut se rendre compte quel
soutien Dieu est pour lui. Souvent la vie exige de nous
tant de choses que nous ne savons plus si nous avons en-
core quelque valeur. Qui en voudrait à l'homme, quand
presque écrasé par de lourds fardeaux, tiraillé en tout
sens par des mains qui se le disputent comme une proie
avantageuse, quand poussé sans pitié par tant de poings
qui s'abattent sur lui, foulé aux pieds, il en vient à per-
dre courage et patience? Et cependant, c'est ce qu'il ne
faut pas. Tout plutôt que ceci. Chacun a son centre de
gravité et son point d'appui. Celui qui possède ce dernier
n'est jamais troublé dans son repos ; aucun choc ne le
terrasse, parce que aucun chagrin ne l'accable, si grand
soit-il. 11 aura de la difficulté pour garder le recueille-
ment, rester debout ; mais il ne succombera pas. La
simple pensée vers Dieu le dit à chacun de nous. Cette
pensée donne incomparablement plus de constance quel
les belles paroles de la philosophie sur la force virile ef^
l'obhgation qu'a l'homme de montrer ce qu'il peut. Ce-j
lui qui est restreint à lui seul, et qui n'a que ces motifs
LA PERSONNALITÉ HUMAINE 243
de consolation, produit l'effet d'un vaisseau surpris par
la tempête, et qui n'a qu'une pauvre petite ancre pour
résister à la fureur des vents et des flots. Mais celui qui
met sa force et sa confiance en Dieu, est, dans toutes les
amertumes de la vie, comme l'homme retranché dans
une forteresse invincible, d'où personne ne peut le chas-
ser s'il ne la livre pas lui-même. Il peut se faire que par-
fois la lutte lui soit pénible, mais sa confiance ne sera
jamais ébranlée. Non ! il n'est pas indifférent pour
quelqu'un d'entrer dans le combat de la vie, comme une
personne isolée, ou d'y entrer sous l'égide d'un grand
général, d'un général invincible. Dans le premier cas,
il est un fragile roseau ; dans l'autre il est un homme
qui se sent lui-même invincible. Voilà ce que fait de
chacun la soumission à Dieu.
Aussitôt donc que l'homme appartient tout entier et 4.-Laper-
, . . sonnalité hu-
smcèrement à Dieu, il s appartient a lui-même. En fai- maine rendue
, , le centre de
sant de Dieu son maître, il devient son propre maître, layiepari'en-
' i^^ t^ seignementde
S'il se dévoue ainsi au service de Dieu de façon à ne '^conscience.
point connaître d'autre service, c'est alors qu'il acquiert
la véritable liberté. Il ne connaît qu'un maître auquel il
doit plaire, un seul qu'il craint d'offenser, un seul envers
lequel il se sait responsable. C'est ce qui lui donne ce
sentiment personnel si fier en apparence, mais si légi-
time en réalité, lorsqu'il se compare aux serviteurs de
ce monde qui louchen t de cent côtés à la fois, et qui sont
obligés de prévoir chaque menace, chaque désir muet^,
chaque pensée, parce qu'ils savent que leur honneur,
leur position, leur réussite dépendent de mille caprices
et hasards. L'homme qui appartient à Dieu n'a qu'un
maître qui ne connaît ni caprices ni changements. Tant
qu'il est fidèle à ce maître^ il peut être tranquille et
I assuré qu'il ne tombera pas en disgrâce, et qu'il restera
en jouissance de ses droits. C'est donc à juste titre qu'il
a été écrit : « là où est l'esprit du Seigneur, là est la li-
'• berté (I) ».
(1) II, Cor., III, 17.
244 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
Ce n'est pas pour rien que le Christianisme à ses
débuts attachait tant d'importance à ce point. En face
de l'esprit de l'antiquité qui ne pressentait rien de la
liberté, ni de l'indépendance personnelle, il fallait l'ac-
centuer sans cesse, afin qu'il naquit une génération nou-
velle ayant conscience d'elle-même, et dans laquelle on
pourrait compter sur chaque individu. Les Grecs et les
Romains firent des merveilles, lorsque saisis par la main
de fer de l'état, ils étaient lancés contre l'ennemi ; mais
par eux-mêmes, ils étaient incapables d'une pensée ou
d'un pas indépendant. C'est que tous avaient été élevés
dans cette pensée sur laquelle Platon bâtit tout son
enseignement d'état : « Vous ne vous appartenez pas à
vous-mêmes ; vos biens et votre famille vous appartien-
nent encore bien moins ». Il s'agissait pour le Christia-
nisme de former des caractères qui n'accomplissent
pas leurs obligations par la communauté, qui fissent
d'eux-mêmes, par propre vertu intérieure, ce qu'on était
en droit de leur réclamer. De là ce phénomène si sur-
prenant aujourd'hui, là où cette pensée est mal com-
prise, que la nouvelle doctrine parle sans cesse de
liberté: « Connaissez seulement la vérité, et la vérité
vous rendra libres (1 ) », est-il dit dans l'Evangile.
Saint Paul à qui incombait la tâche d'introduire les
païens dans le Christianisme, accentue ce principe si
important : « Que chacun demeure dans l'état où il
était, lorsqu'il a été appelé, dit-il. As-tu été appelé étant
esclave, ne t'en mets point en peine ; mais alors même
que tu peux devenir libre, mets plutôt ton appel à profit.
Car l'esclave qui a été appelé dans le Seigneur, est un
affranchi du Seigneur ; pareillement l'homme libre qui
a été appelé est un esclave du Christ. Vous avez été
achetés un grand prix ; ne devenez pas esclaves des
hommes. Que chacun, mes frères, demeure dans l'état
où il était lorsqu'il a été appelé » (2). u Vous avez été
(1) Joan., VIII, 32. - (2) I, Cor., VII, 20 sq.
LA PERSONNALITE HUMAINE t^Ù
appelés à la liberté »(!).« Nous ne sommes pas enfants
de l'esclave, mais nous sommes enfants de la femme
libre » (2). « Je me suis fait le serviteur de tous, bien
que je sois libre à l'égard de tous » (3). « Pourquoi
ma liberté serait-elle jugée par une conscience étran-
gère ? )> (4).
Élevé dans ces principes dès sa jeunesse, le chrétien
peut à peine concevoir ceux de l'antiquité. Tout maître
se souvient quels regards étonnés, et quels sourires in-
crédules il a rencontré chez ses disciples, la première
fois qu'il leur a dit que, selon la manière de voir des
anciens, celui-là seul avait une valeur personnelle à qui
l'état avait conféré des droits. Les gens du vulgaire, qui
n'ont pas fait une étude spéciale de l'antiquité, com-
prennent difficilement cette doctrine. Il y a eu, par le
Christianisme, un tel renversement dans les esprits à
ce sujet, que les deux tendances s'excluent. Là où
l'homme est placé uniquement et entièrement aux
mains de Dieu, il va sans dire que son droit propre
y est le centre, le point de départ, et la limite infran-
chissable de toute vie extérieure. C'est pourquoi nous
comprenons parfaitement que le défenseur de l'abso-
lutisme antique reproche au chrétien de n'avoir selon
lui, ni le sentiment, ni l'intelligence de la pensée d'état .
Nous aussi nous devons déclarer que nous ne compre-
nons pas comment, dans les temps modernes, on pou-
vait faire disparaître dans Tétat non seulement ses
droits, mais sa personne. Quand, par exemple, ïrende-
lenburg lui-même dit que l'homme individuel ne de-
vient une personne que dans l'état, et que sans l'état,
l'homme n'est pas un homme (5), nous sommes tout
d'abord tentés de voir là un principe exagéré, obscur
et rien de plus. Nous aurions tort. Ces expressions doi-
vent être prises à la lettre, si on veut avoir une idée
juste de la manière de voir moderne. Ce ne sont pas de
(1) r,al., V, 13. - ^2) Gai., IV, 31.— (3) I, Cor., IX, 19.
14) I, Cor., X, 29. — (o] Trendelenburg, Xaturrecht, 286.
246 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
vaines phrases, quand Hegel, comme nous le verrons
ailleurs (1), déclare la propriété condition essentielle de
la personnalité ; il faut prendre cette assertion à la let-
tre. Là où l'on disait autrefois : Homme pauvre, moitié
d'homme, on dit maintenant: Homme pauvre, homme
nul. Ce n'est pas une vaine déclamation quand, dans
certains milieux, celui-là seul est regardé comme un
homme, dont le berceau portait un écusson. 11 n'y a
pas que les marquises de l'époque de la Pompadour,
qui croyaient qu'un serviteur n'avait pas plus de droit
qu'un animal à la justice^ au respect des mœurs et de la
pudeur ; aujourd'hui encore on dit parfois à propos de
lui : Il n'y a pas de mal, ce n'est pas un homme.
Si ces faits et d'autres semblables soulèvent la colère
de ceux qui sont d'ailleurs hostiles au Christianisme,
c'est une preuve parlante que l'esprit chrétien a pour-
tant plus de solidité dans les cœurs qu'on est d'ordi-
naire disposé à le croire. Car c'est la Révélation seule
qui a annoncé la grande vérité que l'homme comme tel
porte en lui une valeur inamissible. Depuis, les vues
du monde tout entier ont complètement changé. Main-
tenant, ce n'est plus le tout, ce n'est plus l'état qui pos-
sède tous les droits, et qui en donne une part plus ou
moins grande à chaque individu selon son bon plaisir,
mais chacun apporte son propre droit en naissant, et
aucune puissance de la terre ne peut le lui enlever. On
n'a pas le droit de traiter l'homme comme une machine,
ou comme un rouage de la grande machine de l'état. Il
forme une partie de l'ensemble, c'est vrai, mais une
partie absolument indépendante de lui, une partie qui
lui est nécessaire, un membre complet comme l'œil ou
la main le sont dans le corps humain. Il a en lui sa pro-
pre vie, sa propre conviction, sa propre volonté. Il n'a-
git pas par crainte, par une habitude mécanique, pas
seulement parce qu'il est entraîné par l'ensemble, mais
(1) V. Gonf. XII, 4.
LA PERSONNALITÉ HUMAINE 247
par impulsion intérieure personnelle, et comme le dit
si souvent rÉcriture, par motif de conscience (1).
Là est le rempart infranchissable de sa liberté ; l'uni-
que motif qui l'attache au service de la société, l'expli-
cation du sentiment qu'il a de lui-même. La conscience
lui sauvegarde ses droits personnels quand il obéit à la .
loi ; elle lui donne la même valeur personnelle qu'au
riche et à l'homme bien considéré . Quand même sa si-
tuation et ses biens ne peuvent lui créer aucun avantage,
elle maintient en lui la conviction qu'il appartient à lui-
même et qu'il ne peut jamais se livrer, même lorsque
la nécessité le forcerait à sacrifier son indépendance ex-
térieure, et à entrer au service d'étrangers. La cons-
cience l'empêche par conséquent de jamais se considérer
comme un esclave, quand il fait des services d'esclaves.
Elle lui fait paraître moins accablante la servitude exté-
rieure, elle empêche son cœur de s'aigrir, et par là il
devient non seulement une forteresse pour lui-même,
mais aussi l'ange protecteur du tout.
Il n'est pas de crainte moins justifiée que celle qui 5.— Lajus-
redouterait la doctrine chrétienne, parce qu'elle rend de la person-
, . •!• 1 1 • T 1 • nalité conduit
1 nomme mutilisable ou impropre à remplir ses devoirs nécessaire-
•^ •• *■ ment à la doc-
envers la totalité. Il nous répu2;ne de soulever à nouveau ^"°®^ «[s^^^*
1^ o que de la so-
et de réfuter les accusations cent fois répétées de Bayle '^*^^^-
et de Rousseau. Elles sont irréfutables pour ceux qui
ne veulent pas les abandonner. Pour nous, c'est un très
grand honneur que ces esprits nous refusent la capacité
de former une société organisée selon leurs idées, et ne
nous considèrent pas comme les matériaux d'un com-
munisme fondé sur le doute, l'égoïsme et la puissance
arbitraire du peuple. Nous avouons que nous ne som-
mes pas à notre place dans une société formée d'après
ces principes révolutionnaires et libéraux, et nous n'en
sommes pas peu fiers. Nous nous vantons aussi de gêner
un despotisme animé par l'absolutisnie païen ; mais ce
(1) Rom., XIII, 5. Eph., VI, 6, 7. Col., III, 23. I Petr., II, 19.
248 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
qui nous donne conscience de l'importance et de la por-
tée de notre cause, c'est cette remarque que l'individua-
lisme avec lequel le libéralisme a dissous la société, est
à jamais inconciliable avec l'idée chrétienne de la per-
sonnalité.
Nous avons déjà acquis ci-dessus la conviction que la
véritable idée chrétienne de droit, comprend nécessai-
rement l'idée d'obligation envers la totalité, l'idée de ^
solidarité (1). Or, le droit ne repose pas sur une na- '
ture abstraite quelconque, il repose sur la nature pen-
sante et voulante de l'homme. 11 n'y a pas d'autre droit
que celui que la raison et la conscience proclame àcha- j
cun. C'est ce que signifie l'expression : le droit repose i
sur la personne ou a son point de départ dans la person- '
nalité (2). Dieu l'a déposé dans la conscience de chaque
individu, et il le proclame à chacun par la conscience i
personnelle (3). C'est pourquoi les conceptions de droit
et de personnalité ont toujours le même sort. Là où la
personne de l'individu est détachée de l'ensemble, et où j
celui-ci devient maître de lui-même, comme c'est le cas
dans le libéralisme, là aussi nous rencontrons la doc-
trine du droit autonome, l'absolutisme qui fait disparaî-
tre l'individu dans l'état, et ne connaît aucun droit qui
ne découle pas de l'état. Que nous reconnaissions à
chacun sans exception son droit propre indépendant,
reposant sur la nature ou plutôt sur la personnalité, et
que pourtant nous n'admettions pas qu'un droit soit
donné à quelqu'un exclusivement pour son avantage,
propre ; que nous reconnaissions dans chaque droit une
obligation envers la totalité, ce n'est pas une supposi-
tion arbitraire, mais une supposition qui repose sur l'en-
seignement juste de la personnalité humaine.
Chacun porte en lui-même son propre droit, car il
l'a reçu de Dieu au moment où celui-ci lui a donné sa ;
nature. C'est pourquoi chacun de nous sait aussi que
(1) V. Conf., IX, 5. - (2) V. Gonf., VII, 8; IX, 5.
(3) Rom., II, 15, 16.
LA PERSONNALITÉ HUMAINE 249
personne ne peut nous enlever notre droit, qui ne peut
nous enlever notre nature. Mais Dieu ne nous a pas
donné notre nature et l'existence exclusivement, pour
nous ; il nous les a données aussi pour que nous coopé-
rions à l'édification de son royaume. En appelant un
homme à l'existence, Dieu le crée membre de ce royau-
me. Il ne reconnaît personne existant pour soi seul ;
mais seulement en tant que membre de la grande com-
munauté humaine. Chacun n'est donc pas introduit dans
le monde, comme une unité isolée, mais dans le but et
avec l'obligation de servir Dieu comme instrument de
ses desseins ici-bas. C'est pourquoi il est écrit : « Soit
que nous vivions, nous vivons pour le Seigneur, soit
que nous mourions , nous mourons pour le Sei-
gneur » (1 ).
Mais il va sans dire que si nous devons servir Dieu,
ce n'est pas que lui-même y ait quelque utilité ; car
qu'a-t-il besoin de nous? De même qu'il a créé le monde
pour lui, non par intérêt personnel, mais pour avoir
un objet auquel il puisse communiquer ses dons (2),
de même il se sert de nous, non pour que nous lui pro-
curions quelque utilité, mais parce qu'il s'abaisse jus-
qu'à se servir de nous pour exécuter ses desseins, parce
qu'il juge bon de transmettre ses dons aux individus et
à l'ensemble, par l'action commune des hommes. On
ne change donc rien au principe que nous venons de
citer, lorsqu'on lui donne cette forme : Personne ne vit '
pour soi, personne ne meurt pour soi seul ; soit que nous
vivions, soit que nous mourions, nous servons toujours
à la société.
Quelle que soit l'énergie avec laquelle il faille accen-
tuer d'un côté que chacun porte son droit en soi, et n'a
pas besoin de le recevoir de la société, parce qu'il le
tient de Dieu, il ne faut pas être moins catégorique dans
l'affirmation que chacun est créé afin de contribuer à
(1) Rom., XIV, 8. — (2) Thomas, 1, q. 44, a. 4.
250 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
la réalisation des plans généraux de Dieu dans le monde,
que chacun par conséquent doit contribuer pour sa part,
en vertu de sa nature et de sa création par Dieu, à l'uti-
lité de la communauté (1). C'est ce qui fait que le Chris-
tianisme n'a pas hésité à faire sa devise du principe
d'Aristote (2) et de Cicéron (3), que Thomme est créé
pour la totalité. Les anciens peuvent avoir exagéré cette
manière de s'exprimer à un degré tel, que l'individu ne
comptait que comme une partie de l'ensemble; mais
cela ne nous empêche de la considérer comme la base
fondamentale de tout enseignement social sain, si on la
ramène à sa juste signification. « Personne n'a le droit,
dit saint Augustin, de se dévouer si exclusivement au
service de Dieu, qu'il oublie ses devoirs envers le
prochain ; mais il ne doit pas non plus se laisser telle-
ment absorber parles soins donnés au prochain, qu'il
oublie sa tâche principale » (4). Saint Thomas d'Aquin
qui avait l'avantage de vivre dans un temps, où la véri-
table conception du droit et de la personnalité se com-
prenait pour ainsi dire d'elle-même, se sert avec prédi-
lection de l'expression d'Aristote que, par nature,
l'homme est fait pour vivre en société (5). D'ailleurs
cette manière de voir est pour ainsi dire innée au catho-
lique. S'il voulait la nier, il deviendrait infidèle aux
enseignements de sa foi, à l'Église, à la médiation du
salut, et à la communauté de tous les membres en un
seul corps, le Christ.
Le Protestantisme dont la conception de TÉgliseJ
comme nous l'avons déjà fait ressortir autrefois, esl
devenue le modèle de l'enseignement social individua-
liste, ou plutôt de la dissolution sociale, conçoit sans]
doute difficilement que Dieu fasse parvenir à un homme
(1) Prosper Aquit. Vit a comtemplat., III, 28. — Joan. Saresber.,
Polycraticus, VI, 32.
(2) Aristot., PoL, 1, 1 (2) 9 ; Eth., 1, 7 (5) 6.
(3) Cicero, Rep., I, 25. — O/f., I, 44.
(4) August., Civ. Dei, XIX, 19. — Ile Vol. XII, 8.
(5) Thomas, 1, 2, q. 95, a. 4; Regiin.princ, 1, 1, 12.
LA PERSONNALITÉ HUMAINE 251
le salut par d'autres, que, dans un corps vivant, tous les
membres répondent les uns pour les autres, et que
chaque individu soit solidairement responsable pour la
totalité (1). Cependant, s'il s'en tient à la parole de l'É-
criture, il doit inévitablement reconnaître la théorie
que l'Église et la société sont un organisme dans lequel
les'membres individuels, isolés les uns des autres et de
la totalité, fonctionnent de la manière indiquée (2).
Mais nous ne traitons pas ici de la constitution de l'E-
glise, nous (raitons seulement celle de la société hu-
maine. Or, ce n'est pas une petite consolation pour
nous, et c'est une confirmation en faveur de notre foi,
que l'enseignement de l'Église tel que nous l'avons
étudié dans le catéchisme, dès notre enfance, concorde
si bien avec la seule vue admissible de la vie publique
de l'humanité. Et, ce qui nous remplit d'assurance pour
le triomphe de la cause que nous représentons, c'est
que, dans un siècle où la pénétration des idées libérales
dans nos milieux aussi bien ecclésiastiques que laï-
ques, a favorisé l'esprit d'individualisme aux dépens de
la communauté et de la totalité, le sentiment de la soli-
darité et de l'obligation de travailler pour la totalité,
de faire des sacrifices, de souffrir pour elle, augmente
notablement depuis quelque temps ; car un renouvel-
lement de la vie publique suppose toujours que les in-
dividus y prennent une part vivante et se dévouent à la
totalité. Là où cette condition préliminaire n'existe pas',
tout appel aux réformes est inutile. Mais si elle s'est
répandue dans les esprits, si tous sont prêts à se sacri-
fier au bien commun, avec du temps ils arriveront sû-
rement à la fin qu'ils se proposent.
D'après ce que nous venons de dire, il est clair que la
société ne perd rien non plus, si l'homme ne cherche
ses droits nulle part ailleurs qu'en Dieu. S'il y a une
crainte mal fondée, c'est bien celle que l'individu ou la
(1) VI Vol. Gonf., IX, 11. — (2) Cor., XII, 12 sq.; Rom., XII, 4 sq.
252 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
communauté pourraient en subir du dommage. Qu'est-
ce que l'antiquité et les temps modernes ont fait de l'in-
dividu, de la vie publique, en évitant Dieu avec tant de
soin? Si tous nous revenions complètement à Dieu, la
question sociale serait résolue. Si Dieu est le centre de
l'homme, et si l'homme trouve ce centre, il devient
aussi le centre inébranlable sur lequel repose l'ensem-
ble. C'est ainsi qu'en Dieu tout trouverait son compte,
l'individu comme l'ensemble, la personnalité et la so-
ciété, la liberté, la loi et le devoir, le temporel et le spi-
rituel.
6- Union La justc conccptiou de la personnalité humaine com-
de l'indépen- .
îene%^tT°â V^^^^ ^^^^ deux choses. D'abord l'indépendance de
quéeavSo- chaquc iudividu, ensuite, la soi-disant conception orga-
dans ifyélt nique de la société, c'est-à-dire l'obligation pour chacun
personnaTité.^ de contribucr à l'utilité et à l'édification du tout. Par
conséquent, le véritable enseignement surla personnalité
résout le point le plus difficile, mais en même temps le
plu^ décisif et le plus fondamental dans la doctrine
sociale, c'est-à-dire la question de savoir comment on
peut concilier deux vues si opposées, l'intérêt privé de
l'individu et l'intérêt commun de l'ensemble, le droit
privé et le droit public. Ici Taccord existe. Le droit pu-
blic ne porte pas plus préjudice au droit privé qu'il ne
le crée. Le droit privé n'est jamais entièrement indépen-
dant du droit public, mais il doit toujours être pratiqué
de manière à favoriser celui-ci. Le droit public de son
côté doit également faire attention au droit privé, et
n'est pas autorisé à pousser ses exigences jusqu'à lui
porter préjudice. La personnalité qui a un droit propre
sait d'avance que de nombreuses obligations envers.la
totalité sont inséparables de ce droit. Quand quelqu'un
est revêtu de son droit personnel, il se charge donc de
ces obligations. S'il ne veut pas s'y soumettre, il ne
devrait pas en accepter la cause. Par contre, le droit
public a pris naissance au moment où un certain nombre
de personnalités individuelles se sont unies pour former
LA PERSONNALITÉ HUMAINE 253
un organisme. Mais ce n'est pas cette union qui cons-
titue le droit public. Ce serait méconnaître le caractère
du droit public que de le concevoir selon l'explication
donnée par Hobhes et Rousseau, comme l'assemblage
de tous les droits privés ou seulement d'une partie de
ceux-ci, et de vouloir parler par conséquent d'un droit
total et d'une volonté totale. Un ensemble organique
est toujours quelque cbose de bien plus élevé que la
somme de toutes ses parties ; il n'est pas seulement un
alignement mécanique de détails, mais quelque chose
de nouveau, d'indépendant, de vivant. Il ne résulte pas
seulement de l'association arbitraire ou de la juxtapo-
sition des membres, mais un germe intérieur doit lui
donner vie et impulsion.
Tout ceci s'oppose donc à ce que nous admettions
que la société publique et son droit résultent du bon
plaisir des individus, et de la transmission de leurs
droits à la totalité. L'origine de l'état, du pouvoir et
du droit public est plutôt dans l'ordre de choses crée
par Dieu, et dans l'instinct qu'il a mis dans la nature
humaine. Mais cela n'empêche pas que les individus
obéissent, par volonté propre à cet instinct, et qu'ils
exécutent de leur propre consentement ce qui résulte
nécessairement de la nature. Ils doivent dans ce cas
s'imposer des charges et des sacrifices qu'ils n'auraient
pas à supporter, si chacun d'eux vivait pour lui seul.
Cependant ceci est déjà contenu dans leur fin comme
homme et dans l'obligation inhérente à leurdroit privé.
D'ailleurs les services que le droit public exige d'eux
[ sont à leur tour compensés par la participation à son
effet, le bien public.
En vertu de ces principes, ce serait donc une erreur
que de vouloir ramener, d'après l'explication de Grotius
devenue traditionnelle, etpousséeauxdernièresextrémi-
tés par Rousseau, l'origine de la société humaine exclu-
sivement à un contrat volontaire entre hommes privés, et
à la fusion de la volonté de tous dans une seule volonté.
254 LES BASES DE LA. SOCIÉTÉ
Mais il n'est pas moins faux de n'admettre avec l'école
historique que les événements nécessaires et accidentels
de l'histoire, ou, ce qui ne diffère pas beaucoup, avec He-
gel,le développement fataliste du Dieu-monde panthéiste
et irrésistible, comme cause d'union entre les hommes.
Ici encore la vérité est au milieu. L'homme est porté
par nature à s'associer avec les autres pour former une
communauté. Il porte cet instinct en lui et trouve cette
obligation dans ses droits personnels innés. Mais ceci
n'exclut pas sa propre coopération hbre. ïl ne crée pas
plus le droit public, qu'il ne crée son propre droit privé;
il contribue toutefois à le former, puisque l'exécution de
la première condition historique est mise entre ses mains
par le gouvernement divin du monde, qui se sert de lui,
comme de premier instrument. De cette manière, la
personnalité humaine donne, si elle est bien comprise,
l'explication même de la vie publique et du droit pu-
blic.
Nous arrivons donc ici aux mêmes résultats que la
conception historique sans préventions, à savoir que
l'homme est le centre du monde et de tous les développe-
ments de la vie. Mais ceci ne lui donne pas le droit de
s'enorgueillir. Sans doute il exerce par sa liberté une
influence très importante sur la marche des événements,
mais il est aussi faux qu'il les régisse à sa guise, qu'il
est inadmissible que ce soient les événements eux-mê-
mes qui le mettent en mouvement comme une machine
privée de liberté, et d'après certaines lois immuables
qu'il porte en lui.
7— L'hom- Non! l'homme n'a ni droits ni puissance illimités.
me doit deve- n»- -i , i • n
nir de nou- Malsfrc ccla, SOU mlluence sur le monde et suri histoire
veau le centre ^
delà société, est grande, plus grande que ne le croient ceux qui ont
toujours le mot d'homme sur les lèvres. Un riche dépôt
lui est confié, c'est incontestable. Il a entre ses mains
son bien propre, son salut, le salut de son prochain, de
la société tout entière et l'exécution du plan divin. Même
l'homme le plus faible parmi nous a une influence, un
LA PERSONNALITÉ HUMAINE 255
droit, des obligations beaucoup plus grands que nous
n'osons nous l'avouer, par peur de la responsabilité.
Comment se fait-il donc que nous laissions toujours
l'homme de côté quand nous parlons de lois, de progrès
et d'évolution ? On parle beaucoup de travail, mais ra-
rement du travailleur qui pense, qui sent, et de ce qui
lui fait du bien ou du mal. On parle beaucoup du capi-
tal, mais on n'ose pas dire un mot de l'abus que le ca-
pitaliste fait de ses obligations et de sa responsabilité.
Toujours et partout il est question d'idées mortes, ja-
mais de l'homme vivant. Dans la science du droit, nous
manions les idées de règle de droit et de biens de droit,
mais nous nous souvenons rarement que le droit des
choses n'est que le rapport de personne à personne et
que le tort n'est pas seulement la violation d'un bien abs-
trait, mais avant tout l'injustice commise envers un su-
jet de droit. Dans la politique nous n'entendons parler
que de l'état et du pouvoir de l'état, jamais de ceux qui
forment l'état et en supportent les charges, jamais de
ceux entre les mains desquels est déposé le pouvoir si
redoutable aux hommes.
Depuis les temps du Physiocratisme et de l'Économie
libérale, l'économie politique ne contient plus que des
formules mortes, comme l'école historique qui explique
la formation du droit et de l'état d'après des lois im-.
muables, des lois d'airain ; elle fait tout dériver des pré-
tendues lois économiques naturelles : le prix, le salaire,
l'augmentation ou la diminution de la population. La
malédiction du Panthéisme et du Fatalisme pèse sur
nous. L'individu n'entre plus en ligne de compte. L^état
s'est même endormi sur cette théorie. Pour ce qui est
du domaine économique, il s'est croisé les bras en face
du soi-disant ordre naturel immuable et s'est borné au
rôle de spectateur muet. En attendant, le petit nombre
de ceux qui ont su profiter de cette situation, ont eu
assez de temps et de liberté, pour diriger à leur guise
cette loi naturelle du côté des bourses, des banques, des
256 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
monopoles et autres opérations financières, pour les ex-
ploiter à leur avantage.
Rompons donc avec ce système. Il faut que l'homme
redevienne le centre de la société. 11 ne doit pas être
l'homme de l'Humanisme et du Libéralisme, l'homme
dont on flatte les passions pour l'étourdir, afin d'accom-
plir plus facilement les desseins qu'on a en vue ; mais il
doit être l'homme libre, pensant, indépendant, l'homme
avec sa conscience responsable, l'homme créature, ser-
viteur, instrument de Dieu. Il faut apprendre à moins
parler de l'homme, et le faire agir davantage ; à ne pas
avoir si souvent sur les lèvres les droits de l'homme,
mais reconnaître d'autant mieux ses droits réels et les
faire valoir. Ceci ne peut se réaliser qu'à la condition de
ramener l'homme à la situation qui lui est due. Il faut
admettre qu'avec l'homme tel qu'on l'a élevé depuis
l'époque de l'Humanisme, aucune société humaine ne
peut être formée si on le laisse libre. Les hommes qu'on
enseigne à se regarder comme des dieux, comme des
maîtres du droit, comme leurs propres législateurs, ces
hommes, il faut les enchaîner comme des esclaves, afin
que leur influence ne réduise pas le monde en poudre.
Mais les hommes qui se sentent les serviteurs et les su-
jets de Dieu, les hommes qui s'honorent de servir à
Dieu d'instruments par lesquels il puisse transmettre
aux autres la bénédiction et le salut, au monde la féli-
cité, ceux-là, on peut sans inquiétude les laisser libres.
Plus ils seront libres, plus ils seront affranchis d'égards
autres que la volonté et le bon plaisir de Dieu, plus ils
seront eux-mêmes, et mieux s'en trouvera la société.
DOUZIÈME CONFÉRENCE
LA PROPRIETE.
1. La fondation de l'économie politique et des relations sociales
remonte au paradis. — 2. Les hases de la société sont la pro-
priété et le travail. — 3. Le droit propre et le droit commun sont
inséparables. — 4. Pourquoi est-il si périlleux de discuter la
question de la propriété? — 5. La doctrine du droit naturel sur
la propriété. — 6. Le droit du possesseur et le droit du riche. —
7. Dans Tordre actuel du monde, la propriété privée est indispen-
sable. — 8. Admettre Tordre actuel du monde sans admettre le
péché originel est cliose impossible. — 9. Pourquoi les efforts du
socialisme et du communisme ne se réaliseront-ils jamais ? —
10. Fondation du droit de nécessité. — 11. Droit de succession.
— 12. Devoir de Tépoque relativement à la doctrine du droit de
propriété.
A une époque qui représente si volontiers l'état ac- d. - La
tuel de guerre de tous contre tous, comme l'état idéal, iTconom'îepo-
,.,.., j liliqueet des
naturel, inévitable, nous ne devons pas nous étonner de relations so-
. ciales remoQ-
trouver des hommes qui, comme Thiers (t), par exem- teauParadis.
pie, sont très éloignés du Darwinisme et du Matérialis-
me, et acceptent tout naturellement l'horrible principe
du paganisme : que la nature a jeté l'homme nu sur la
terre nue (2). Cette triste conception de la vie est digne
du monde séparé de Dieu, digne de l'exploitation ro-
maine de l'homme, de la résignation bouddhiste et du
désespoir pessimiste ; mais elle ne l'est pas de la bonne
humeur et de la gaieté chrétienne.
D'après cette conception, toute formation de société
serait finie avant d'avoir commencé. Le néant ne pro-
duit rien. Rien n'est dû à celui qui n'a rien. Être dé-
pouillé de tout, tel est l'état de la vraie nature. Ainsi
parle la sagesse du monde étrangère à Dieu. Puissent
ceux qui n'ont rien la trouver suffisante pour se con-
(1) Thiers, De la propriété, 39 sq. — (2) Pline., VII, 1, 2.
17
258 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
soler ! Paissent-ils perdre tout désir d'acquérir ! Puisse-
t-elle aussi servir de consolation au petit nombre de
ceux qui, par suite d'heureuses conditions, ne sont pas
astreints à vivre d'après la nature ainsi comprise ! Mais
l'application de ce principe par le Libéralisme est l'ai-
guillon qui poussera le Socialisme aux dernières limi-
tes de l'acharnement.
2. _ Les Lh bien non ! Arrière ce premier mensonge, cette
socStésontia gpossière tromperie 1 Arrière l'état de nature ! Cet état
propriété et le ^,.,. • t p ' * 'it ''iTJ
travail. u cxistajamais. La foi nous enseigne un état primitit de
grâce et de sainteté, l'histoire et l'expérience nous mon-
trent un état de déchéance, mais non pas un état d'où
la grâce soit absente, un état de complète inhumanité.
Donc, même l'état de l'homme déchu n'est pas aussi bas
que l'état de nature dépeint par les savants. La nature,
telle que Dieu l'a créée à l'origine^ était un état tout à
fait contraire à cette acception inadmissible dans la-
quelle ils le prennent. En créant la terre, le Créateur,
dans sa libéralité, l'a enrichie des dons les plus magni-
fiques, de telle sorte que tous ceux dont les yeux se
fixeraient sur lui, pourraient avoir leur nourriture en
temps opportun (1), et tout ce qui serait nécessaire à
leur vie, tant qu'ils ne changeraient pas sa bénédiction,
en malédiction. Lorsqu'il eut créé les premiers hommes,
et qu'après le déluge il eut remis pour la seconde fois la |
terre entre leurs mains, il leur dit : La terre est à vous
avec tout ce qu'elle contient, sachez en tirer parti, tra-
vaillez là (2). Par ces paroles, il donne à l'humanité tout
ce qui lui est nécessaire pour faire son chemin ici-bas;
il lui donne le droit de s'approprier les biens de la terre
ainsi que la capacité et l'obligation de travailler. Ainsi
fut fondée l'économie pohtique, ainsi Dieu lui-même a
jeté les fondements immuables de l'acquisition, de la
formation de la valeur et des relations entre les hom-
mes.
(1) Psalm., GUI, 27.
(2) Gen., I, 28 sq. ; II, Jo ; VIII, 17 ; IX, 1, sq.
LA PROPRIÉTÉ 259
Travail et propriété sont les deux points de départ,
les deux bases de la vie sociale, et le moyen de la
réaliser entre les hommes. Dieu nous aurait donné à
nous hommes, dans une mesure complète, ce dont nous
avons besoin pour vivre, que nous nous serions laissés
aller à l'inaction, et que contents de savoir nos propres
besoins satisfaits, nous n'aurions pas pu nous résigner,
ou que nous nous serions résignés difficilement, à en-
trer en relation les uns avec les autres. C'est pourquoi
il a disposé les choses de façon que nous gagnions par
le travail les dons que la terre renferme, et que nous
soyons tout d'abord obligés de concourir à mettre ses
produits dans un état où ils nous procurent une utilité
réelle. La nature possède des forces tellement abondan-
tes, des dons si riches, que l'homme individuel, avec sa
faiblesse native, doit nécessairement s'adjoindre à
d'autres, quand il s'agit seulement de satisfaire à ses
propres besoins. Ainsi, la disposition delà nature et son
propre avantage le forcent déjà, en tant qu'homme, à
être à la hauteur de sa tâche sociale.
De cette même considération, est résulté le plan de
Dieu que toute acquisition repose sur deux bases sépa-
rées qui diffèrent essentiellement l'une de l'autre, mais
qui fournissent le nécessaire à l'homme seulement dans
le cas où elles sont unies. Vu sa nature, c'est à peine si
la plupart du temps l'homme pourrait se décider à faire
un mouvement sérieux, à plus forte raison à donner du
sien en faveur de la communauté, et par conséquent des
relations sociales, s'il n'y était pas poussé par la néces-
sité ou l'avantage. Tel est le motif pour lequel Dieu,
dans sa sagesse et son amour prévoyant, a disposé cette
séparation des premières conditions de notre existence.
Il voulait rendre les hommes égaux, et ainsi les amener
à l'union. Ici c'est quelqu'un qui ne peut arriver seul à
son but avec le morceau de terre qui forme sa part de
travail. Là c'est un autre qui, n'étant pas doué pour le
travail physique, mais pour le travail intellectuel, serait
260 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
bien embarrassé s'il était obligé pour subvenir à ses
besoins, en cultivant un champ. La nécessité inéluctable
pour ceux qui onl des capacités intellectuelles de se
procurer ce qui est indispensable à leur existence, ou
de transformer en moyens d'existence la propriété
qu'ils ont sous la main, mais qui n'a pas cette destination
immédiate, force donc les hommes à se mettre bon gré
malgré en relations les uns avec les autres. Ainsi naîtla
société.
Ce ne sont point là d'abstraites théories mystiques,
mais c'est la réalité pure, indéniable, et la vue qui seule
répond àla nature des choses et à la dignité de l'homme.
Ceux qui ne considèrent le travail, ou, pour parler d'une
manière chrétienne et humaine, le travailleur, que
comme un instrument par lequel ils rendent leur pro-
priété fructueuse, chassent l'homme de la situation qui
lui convient. Mais ceux qui, par contre, ne reconnaissent
qu'au travail seul la capacité de contribuer en quelque
chose àla subsistance de l'homme, rompent le plus fort
lien de la société humaine, ce lien qui consiste préci-
sément en ce que ni une portion des biens de la terre,
ni le travail en soi, ne suffisent seuls à l'entretien de
l'individu ou du tout, abstraction faite de ce qu'ils
attribuent au travail lui-même une force vraiment créa-
trice, et que, s'ils obligent chacun sans exception à
gagner sa vie parle travail propre, ils rendent impossi-
ble toute activité plus élevée, condition première d'une
civilisation plus élégante. D'où il résulte déjà combien
sont déraisonnables les aspirations du socialisme. Si
celui-ci était réahsé sous la forme du collectivisme,
c'est-à-dire en ce sens que les forces et les moyens de
travail soient réunis dans les mains d'une seule et même
personnalité morale, il agirait précisément contre son
but, et, par la rupture d'un moyen d'union actuelle-
ment imparfait, c'est vrai, amènerait le démembrement
de la société.
LA PROPRIÉTÉ 261
Abstraction faite de ceci, il résulte de tout ce que s. - Le
. droit prive et
nous venons de dire depuis le commencement, qu'il y le droit com-
j- 7 T. j niun sont m-
a, dans la propriété comme dans le travail, une relation séparâmes.
à l'ensemble, par conséquent une importance sociale.
Ceci s'applique avant tout à la propriété. Il n'est aucun
individu qui soit immédiatement destiné par Dieu, ou,
comme malheureusement on dit souvent, par la nature,
à recevoir spécialement pour sa personne telle ou telle
part particulière des biens de la terre. Tout d'abord, il
n'y a que l'humanité comme tout, qui soit investie du
droit réel relativement au tout. L'individu comme mem-
bre de l'humanité n'a qu'un droit personnel à posséder
une partie du tout, et non un droit réel. Seulement,
s'il peut, sans violer la justice, transformer la pos-
sibilité en réalité, la revendication en propriété, le titre
au droit devient droit réel. Mais par là, il ne prive pas
la société de ce qui lui appartenait auparavant comme
ensemble. Par le fait qu'il s'approprie quelque chose,
il ne cesse pas non plus d'être membre de la société.
Au contraire, ce sont de nouveaux liens qui l'attachent
à elle. De même que nous ne pouvons concevoir la per-
sonne individuelle en contradiction avec la totalité, mais
en rapport de dépendance et d'unité avec elle ; de même
que le droit propre n'exclue pas complètement l'obliga-
tion envers le tout, et de même au contraire que parce
que quelqu'un ne peut pratiquer ses droits, en tout ou
en partie, que solidairement avec le tout, cela ne porte
pas le moindre préjudice à la liberté et à la puissance
personnelle, de même aussi la propriété commune de
la société tout entière n'est pas un obstacle à la pro-
priété privée de l'individu, comme la propriété privée
n'est pas un obstacle au droit du tout. Quand même
quelqu'un acquiert justement et de fait la propriété
d'une partie déterminée des biens terrestres;, ce n^est
pas une raison pour cela que le tout renonce à ses droits.
Nous ne voulons cependant pas dire par là, comme on
l'a fait depuis quelque temps, avec une forte teinte de
262 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
conception romaine d'état et de personnalité, que le
tout exerce comme personne logique ses droits sur la
partie spéciale qu'un individu possède comme pro-
priété, et qui en fait un représentant ou administrateur
subordonné à la société et responsable envers elle (1).
Non ! 11 n'en n'est pas ainsi. Autre chose est le droit du
particulier, et autre chose le droit de la totalité. Tous
les deux sont indépendants et pourtant étroitement
unis. Il va de l'intérêt du tout que le droit général passe
aux mains de l'individu comme droit particulier. Car
terrain commun rapporte peu, et pot commun bout tou-
jours très mal (2). Mais cela n'empêche pas que l'indi-
vidu cultive sa portion de terrain commun en la subor-
donnant au tout, et en ayant égard à l'avantage de la
communauté (3).
Les droits particuliers et les droits généraux ne s'ex-
cluent donc pas, mais dépendent organiquement les uns
des autres, comme individu et communauté dépendent
aussi l'un de l'autre. 11 peut se faire que plusieurs pos-
sesseurs aient des droits dans une même chose et les y
exercent, principalement quand à cet objet est attaché
un droit personnel et une obligation envers la totalité.
Et ceci ne s'applique pas seulement à la propriété, mais
aussi à tous les moyens d'acquisition de propriété, donc
particulièrement au travail. C'est très bien qu'on com-
mence à faire ressortir maintenant les aspects sociaux
de la propriété, mais nous ne devons pas affirmer moins
expressément qu'il en est de même du travail, comme
nous nous sommes déjà convaincus qu'on doit le dire de
tout droit.
Personne ne doit considérer ceci comme un préjudi-
ce porté à la manifestation du pouvoir personnel, parce
qu'on ne peut s'imaginer personne qui soit en dehors
(1) Ihering, Der Zweck im Recht, I, 506 sq., 519 sq. — Samter, Das
Eigenthum, 26 sq.
(2) Dûringsfeld, Sprichwœrter der germanischen und romanischen
Sprachen I, 450, n» 839. — Cf. Aristot., Polit., 2, 1 (3) 18. Thomas, 2,
2, q. 66 a. 2. Antonin. 3, tr. 3, c. 2, § 1. Soto, Just. etj. 1. 4, q. 3, a. 1.
LA PROPRIÉTÉ 263
du tout, personne sans revendications et sans obliga-
tions à la solidarité des intérêts humains. Au contraire,
cette situation de l'individu par rapport à la totalité lui
offre un double avantage. D'abord la société protège
chacun dans son droit et dans sa propriété, et, par inté-
rêt propre, doit le protéger tant qu'il fait usage de ce .
droit pour Tutilité du tout. Et alors la société qui, par
le partage des droits communs en droits privés, n'a nul-
lement renoncé à ses droits et à ses devoirs, garde l'o-
bhgation de veiller sur ceux qui, pour des raisons socia-
les quelconques, ne sont pas capables de transformer
en un droit personnel leur titre à posséder une partie
du tout. C'est pourquoi ce n'est point pour ceux-ci une
honte de revendiquer l'aide du tout, de même que les
soins dont le tout entoure l'individu ne sont pas une
charge pour lui. Bien plus, de tels membres de la société
méritent tout honneur, parce qu'ils n'ont pas usurpé
injustement un droit qu'ils pourraient s'approprier en
justice. La société ne peut pas dire non plus qu'elle
s'est chargée par là d'un excès d'obligation. Car si des
individus ne sont pas en état d'acquérir un droit de la
communauté, cette capacité reste ouverte à d'autres, et
ceux-ci doivent s'en servir également pour l'avantage de
la totalité.
La portée de ces principes généraux, sur lesquels 4._Pour-
repose l'ordre social, résulte on ne peut plus clairement SérTueux' de
delà discussion d'une question actuelle des plus brû- question de la
lantes et des plus dangereuses, la question sur la na-
ture et l'origine du droit de propriété. Depuis trop
longtemps en effet, on lui a donné un goût d'amertume
par la présentation du droit illimité de propriété, et par
la méconnaisance de la solidarité. N'est-il pas déjà
assez dur que des milliers d'hommes, courbés sous un
labeur écrasant, n'aient rien, pas même la perspective
de parvenir à une honnête aisance, alors qu'ils enten-
dent parler partout de progrès et qu'ils voient s'étaler
autour d'eux, avec un air provocateur, un luxe impar-
264 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
donnable ? Fallait-il encore que la science les écrasât
moralement, et qu'elle leur jetât à la face ces paroles
révoltantes : l'homme est ce qu'il a ; celui qui n'a rien
n'est rien? Et cela, on l'a fait et on le fait encore. Ce
n'est que dans la propriété dit Hegel, que la volonté de
l'homme devient personnellement objective. Dans la
propriété est ma volonté personnelle. Ce n'est que par
la propriété que je puis donner l'être à ma volonté (1).
La propriété est l'essence de la personnalité (2), car elle
est la condition et l'instrument de la liberté (3). Sans la
propriété, ajoute Lasson, il n'y a pas de personne, pas
d'individualité, pas de volonté, pas de liberté (4). Donc
celui qui n'a rien avec quoi il puisse faire valoir sa
volonté en face du monde, ne compte pas, n'a aucune
valeur. Il est ce qu'est un corps sans mains et sans pieds,
une volonté qui n'a ni langue ni bras à son service. S'il
ne peut rien faire par lui-même, il ne peut pas faire de
soi un homme, car il n'y a que la possession qui fasse
de lui une personne (5).
Comme si ce manque d'humanité n'était pas le plus
brutal renouvellement de l'impitoyable paganisme
romain et l'anéantissement du pauvre, voici qu'un illus- -
tre théologien évangélique, ne trouvant sans doute pas
suffisant que la philosophie et la jurisprudence portent
seules cette honte sans que l'Evangile en ait sa part, se
lève et fait cette déclaration à la face du monde : Qui
parle encore de droit et de personnalité? Celui qui n'a
rien dansles mains ne peut avoir la vraie morale. Celui
qui possède est un homme^ un honnête homme, un
homme d'honneur ; celui qui n'a rien à donner ni à
manger est un homme sans morale, sans honneur; c'est
un coquin. Car, dit-il, en toutes lettres, « le progrès
moral du développement de la nature individuelle de
(i) Hegel, Philosophie des Rechles, § 46 (G. W. VIII, 83 sq.)
(2) Ibid., § 51 ; cf. § 33, Zusalz., § 41.
(3) J. G. Fichte, System der SiUenlehre, § 23, III.
(4) Lasson, Rechtsphilosophie, 595. — Vol. VIII, conf. XXIX, 7.
(5) Sauter, Das Elgenthiim in seiner soc, Bed., 10, 52 sq. 316 sq.
LA. PROPRIÉTÉ 265
l'homme s'accomplit essentiellement par le fait qu'il
acquiert de la propriété (1 ). L'appropriation de la nature
matérielle dans la possession appartient aussi essen-
tiellement à la formation morale que l'assimilation cons-
tante, non interrompue, de parties matérielles appar-
tient au corps par la nutrition >> (2).
C'est assurément là une singulière doctrine évangéli-
que, bonne pour des gens à qui, pour parler comme
Lucien, « tout prospère sans qu'ils sèment rien, et qui
sont honorés parce qu'ils mangent bien, dorment bien,
et voyagent commodément » (3). Mais ceci ne trompe
pas Dieu ni son Verbe; et l'ancien Évangile, le vrai, l'u-
nique Evangile n'a rien de commun avec cette doctrine.
Celui-ci a un signe distinctif qui vaut à lui seul tous les
autres, celui d'apporter aux pauvres un joyeux mes-
sage(4).0ui,ceci seul suffit àdireàchacun où sontlavérité
et le salut^ et où ils ne sont pas. Là où l'on présente de
tels enseignements, là est bien loin l'Évangile de Notre-
Seigneur. Là où celui-ci se trouve, là où la vérité règne,
ce sont d'autres principes qui sont appliqués. Détour-
nons-nous donc d'un pareil traitement infligé à la vérité
et à la pauvreté, et considérons de plus consolantes
doctrines.
En vérité, il n'est aucun homme qui ait un droit de s.-La-^oc-
propriété plein et illimité sur les biens de la terre. Dieu Srersuïïa
s'est réservé celui-ci. Lui seul peut faire de ces biens ce ^"^^^^
qu'il lui plaît. 11 peut les conserver ou les anéantir selon
son bon plaisir (o). Les hommes ne sont que ses admi-
nistrateurs, ses feudataires, ses représentants, relati-
vement à tout ce qu'ils appellent possession. Juridique-
ment parlant, tout droit de propriété est à cause de cela
(1) Rothe, Christliche Ethik, (2) Ilï, 207.
(2) Rothe, Christliche Ethik, (2) III, 207.
(3) Lucien, De mercede conductis, 17, 3. — (4) Matth., XI, 5.
[6] Psalm., XXIII, l.Eslher, XIII, 11. Judith. IX, 19. Eccli. XXXIII,
13. Is. X, 15 ; XXIX, 17 ; XLV, 9. Jerem., XVIII, G. Rom., IX, 20 ïer-
iuW., Patient., 7. Ghrysost., In Matth. hom., 77 (78) 3. August., De Tri-
nitate 5, 16, 17 ; Civ. Dei, XII, 17 ; Thomas, 2, 2, q. 66, a. 1 .
266 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
lin droit imparfait ; il n'est pas une possession directe,
pleine, mais seulement une possession d'usufruit (1).
Non pas que le droit de possession soit lui-même dou-
teux, mais il ne se rapporte jamais à la chose elle-même
d'après sa nature. Aucun homme n a de souveraineté
sur celle-ci. Là où quelqu'un entre en possession légi-
time d'une chose, il lui échoit seulement le droit d'user
de cette chose, ou de ses fruits, ou des deux à la fois, et
rien de plus (2).
Tout d'abord, le droit de propriété, pris dans les li-
mites où nous venons de le considérer, convient au genre
humain tout entier comme à une unité morale. Personne
n'a, en raison de sa nature, originellement plus de
droit que les autres, pour soustraire une partie spéciale
des biens terrestres à la possession de la totalité^ et de
se les approprier seul à l'exclusion de tous. Si les hom-
mes étaient tels que le droit de nature put leur être ap-
pliqué purement et tout entier, c'est-à-dire s'ils étaient
dans l'état de nature pure, intègre, la communauté des
biens terrestres serait un état possible et même plus
parfait (3). Mais qu'on veuille bien le remarquer, il s'a-
git seulement de ce qui répondrait à l'état de nature,
dans l'hypothèse mentionnée, mais non à une loi de na-
ture. Le Socialisme, que ce soit erreur où escamotage
de sa part, considère l'état de nature et la loi de nature
comme une seule et même chose. Seulement, dans l'état
dénature, il n'y aurait eu non plus aucune obligation ni
aucune nécessité d'administrer tous les biens de la terre
comme une possession commune (4). Comme là non
(1) L Petr., IV, 18. Ambr., De Nabuth, 14. Chrysost., II. Timoth.
hom., 6^ 4; De Lazaro, 2, 4 ; De verbis apost. habentes eumclem spiri-
tum., i, 9.
(2) Thomas, 2, 2, q. 66, a. 1.
(3) Chrysost., In Joan. hom., 77 (76), 5. — Ambr., Offic, 1, 28,
132. — Isidor, Orig., 5, 4. — Le droit canonique se place complète-
ment à ce point de vue : c. 7, jus naturale, d. 1 ; c. 8, § 3, sicut ii,
d. 47 (où, chose à remarquer, le texte de saint Ambroise a été chan-
gé) ; c. 2, § 1, dilectissimis, c. 12, q. 1. — Antonin, 3, tr. c. 2, § 2.
— Cf. Cicero, O/f., I, 7, 21 et Dig., 41, 1, ]. l.
(4) Thomas, 1, 2, q. 94, a. 5, ad. 3 ; 2, 2, q. 66, a. 2, ad. 1 ; a. 7,
LA PROPRIÉTÉ 267
plus tous les hommes n'eussent pas été parfaits, mais
eussent dû travailler d'abord à leur perfection, il faut
plutôt admettre que, quand même cet état eut existé
réellement, le partage des biens aurait eu lieu. Cepen-
dant cet état de nature tant rêvé n'a jamais existé ; il
n'existe pas, et n'existera jamais. C'est pourquoi une
complète communauté de biens ne s'est jamais réalisée
de fait et ne se réalisera jamais. Mais, comme nous l'a-
vons vu tout à l'heure, le droit naturel ne prescrit pas
du tout sa réalisation dans la vie réelle ; il l'indique seu-
lement comme un moyen d'arriver à une plus grande
perfection, pour ceux qui aspirent à devenir entière-
ment comme les hommes devraient être, d'après l'idée
de leur nature. Mais où les circonstances rendent né-
cessaire la séparation de la possession, là il n'y a pas
d'obstacle du côté du droit naturel.
Mais il est juste que la séparation des biens, ou, en e.- Droit
dj , , 1 ' , t r ' , •• T' (lu possesseur
autres termes, la propriété privée ou particulière, ne et droit du ri-
soit pas ramenée à une loi expresse ni du droit divin ni
du droit naturel (1). Nulle part on ne lit un précepte
divin de cette espèce ; et le droit naturel permettrait
même la possession commune, si la chose était pratica-
ble (2). Ce n'est pas un principe que les théologiens ont
inventé pour intimider les possesseurs et les riches. On
doit plutôt dire qu'il représente la conviction de l'hu-
manité tout entière. Le droit romain lui-même n'a ja-.
mais perdu entièrement ce souvenir (3). Mais le droit
germain a porté dans la pratique un reste plus ou moins
c. — Lugo, De jure et just., d. 6, n. 6. — Suarez, op. 6 dier., 1. 5,
c. 7,n. 18.
(i) August., In Joan. tr., 6, 25. Amb., In Luc, l. 1. (Paris, 1603,
ni, 171 h.) : Aliena3 nobis divitiœ sunt, quia prœter naturam sunt.
Hieron., In Habac, 2, 6 : Quodnon sit hominis, i. e. animalis ratio-
nabilis terrena possessio, et Dominus demonstrat (Luc, 16, 12). Sal-
mant., Moral, tr. 12, c. 2, n. 2. Lessius, J. et;., 1. 2, c. o, d. 3, 7, 8.
Sporer, Decalog., tr. 6, c. 1, 126. Suarez, Op.,Qclier., L 5, c. 7,
n. 17.
(2) Antonin, 3, tr. 3, c. 2, § 2. Billuart, De jure, d. 4, a. 1, prop. 3.
Goiii, De jure, q. 5, d. 4, § 1.
(3) Inst., 2, 1, 11. Dig., l, 1, 1. 5.
che.
268 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
grand de cette manière de voir (1). Ce n'est donc pas
seulement une conjecture théologique, mais la voix de
rhumanité elle-même, quand les docteurs de l'Evangile
exhortent continuellement ceux qui possèdent, à ne pas
se conduire comme bon leur semble avec leur posses-
sion, comme s'ils en étaient les maîtres complets et ex-
clusifs.
Il n'est pas toujours juste non plus que quelqu'un s'en
réfère à Dieu de sa possession. Toute propriété ne pro-
vient pas sûrement de Dieu (2). Dieu permet seulement
que quelqu'un devienne riche ; mais cela n'autorise pas
à dire qu'il accorde la richesse lui-même. Cela fait, dit
saint Chrysoslome, une grande différence (3).
Puissent ceux qui possèdent ne jamais perdre de vue
ces sérieuses vérités, et ne jamais exagérer leurs droits !
La possession d'un individu repose seulement sur l'au-
torisation que lui donne la loi divine et naturelle. Mais
le degré de droit, auquel quelqu'un possède ce qui lui
appartient réellement, peut seulement s'évaluer au
moyen des titres de droit accidentels ou acquis, que les
droits positifs humains, le droit des peuples en général,
et le droit civil (4) en particulier, lui mettent entre les
mains.
7. ^Dans Mais dc ceci, il ne s'ensuit nullement que l'introduc-
du monde la tiou dc la propriété privée ne soit pas iustifiée, ou qu'il
propriété pri- . . i J ' i
ptndanW."'^'" ^oit pcrmis ct possiblc de supprimer cette institution.
Au contraire, la répartition des biens terrestres entre les
individus, par conséquent la propriété privée, n'a pas
(1) Maurer, Einl. zur Gesch. der Mark = , Hof— , Dorf—, Stadtver-
fassung, 98 sq., 103 sq. Gierke, Genossenschaft, II, 179 sq., 194 sq.,
266, sq., 32S sq., Arnold, Deutsche Urzeit, 228 sq., 384 sq.
(2) Chrysost., In. I, Cor. hom., 34, 6.
(3) Chrysost., Jn Matth. hom., 75 (76), 4.
(4) Ambr., Offic., 1, 28, 132. August.', Ep., 93, 12. 50; In Joan.,
tract., 6, 25. Isidor., Orig., 5, 6, Thomas, 2, 2, q. 66, a. 7. Antonin,
3, tr., 3, c. 2, § 3. Bànes, 2, 2, q. 62, a. 1, introd., q. 3, concl. 4.
Salmant., Mor. tr., 12, c. 2, n. 7, Lugo, d. 6, 2 sq. Lessius, 1. 2, c. 5,
d. 3. Soto, J. etj. l. 4, q. 3, a. 1, concl. 3. Valentia 3, d. 5, q. 10,
p. 2, prop. 3, 4. Sylvius, 2, 2, q. 62, a. 2, q. 1. It. le droit canonique:
c. 9. JUS gentium, d. 1. Roselli, Philos., III, n. 429 444
LA PROPRIÉTÉ 269
seulement été introduite historiquement dans le droit,
mais elle Fa été philosophiquement comme théologi-
quement, moralement comme économiquement.. Dans
les circonstances où l'humanité se trouve, elle est le
seul état qui lui soit conforme ; nous pouvons même
dire le seul état possible et nécessaire (1 ). Si l'humanité
était restée comme elle était en sortant des mains de
Dieu, et comme elle devrait être, la propriété privée ne
serait pas nécessaire, et la propriété commune répon-
drait davantage à l'idée d'une société parfaitement hu-
maine (2). Mais après que l'homme fut tombée après
que l'intérêt propre, même chez ceux qui sont relative-
ment meilleurs, fût devenu un ressort puissant chez la
plupart;, et même le ressort unique, il n'y eut plus que
rintroduction du droit de propriété privée, qui pût main-
tenir une situation supportable. Depuis que, par suite
du péché, la terre ne donne ses fruits qu'au prix d'une
lutte énergique avec elle, que le travail est devenu une
punition, un sacrifice, une abnégation de soi-même^
depuis ce temps^ c'est le plus petit nombre des hommes
qui prendraient encore sur eux la peine de travailler,
si l'espoir d'acquérir ou d'augmenter leur possession
personnelle, et la perspective d'employer à leur propre
' avantage les fruits de leur activité n'étaient pas une
impulsion pour eux. Comment avec ce penchant à la
paresse, ce manque de sentiment de justice, qui rend la
plupart des hommes entièrement incapables d'équih-
brer leurs services réciproques, comment avec cette
jalousie et cette insécurité, avec ce désir ardent de vi-
vre aux dépens d'autrui et de limiter les sacrifices que
(1) Bànes, 1. c. concl. 3. Salmant, 1. c. n. 4-6. Sylvius, 1. c. coiicl. 3.
Billuart, d. 4, a. 1, prop. 2. Lessius, 1. 2, c. 5, d. 2. Nous pourrions
à bon droit désigner ce sentiment comme étant Vopinion commune
des théologiens, sans parler des canonistes, alors même que quel-
ques modernes aient élevé des doutes insignifiants contre elle.
(2) Cf. August., In psaL, 131, n. 5. Maximus Taurin., Homil. de
avar., 1 (Biblioth. max. Pat., VI, 45). Humbertus a Romanis, Expo-
sit. reg. S. Augustin, p. 2 [ib. XXVI, 571). Aeg. a Columna, lieg.
princ, 1. 23, p. 3, c. 6.
270 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
le devoir leur impose envers la totalité, un seul jour
pourrait-il se passer sans discussion, sans guerre, sans
rapine, sans tromperie, si tous avaient le droit de pré-
tendre à tout ? Or, si une vie sociale sans goût pour le
travail, sans paix, sans ordre, sans communauté, sans
justice est impossible, vu l'état où se trouve actuelle-
ment l'humanité, il faut trouver une disposition en
vertu de laquelle possession et droit soient séparés par
la loi (i).
Mais ceci ne veut pas dire, comme on l'a souvent pré-
tendu, que la propriété privée a été introduite par le
péché. Non ! la raison comme la morale naturelle, et les
considérations les plus simples concernant l'utilité éco-
nomique de la totalité comme celle de l'individu, ont
démontré la nécessité de cette disposition. Cette même
loi naturelle qui, dans une situation meilleure, — si ja-
mais l'homme s'était trouvé dans son pur état de nature
— aurait approuvé la propriété commune, a du, dans
l'état des choses complètement changé, réaliser la pos-
session privée séparée, comme la seule base fondamen-
tale possible d'une situation bien ordonnée. Donc à pré-
sent, après la chute, la possession particuhère est une
suite nécessaire des principes fondamentaux de la loi
naturelle (2). Dans tout syllogisme la conclusion se tire
d'après la mineure. D'une même majeure, il peut donc
résulter une application tout à fait différente, selon qu'on
la fait rapporter à l'homme comme il devait l'être, ou à
l'homme tel qu'il est en réalité. Mais celui qui compte
avec l'état réel doit reconnaître qu'aujourd'hui, le droit
naturel prescrit d'une façon générale, la possession pri-
vée, comme Léon XIII l'a exprimé dans ses deux ency-
cliques, Quod apostolïci muneris et Rerum novarum,
(i) Thomas, 1, 2, q. 105, a. 2, ad 3 ; 2, 2, q. 66, a. 2. Aegid, a Go-
lumna, Keg. princ, 3, 1, 11. Soto, J. etj, 1. 4, q. 3, a. 1. Cf. Périn,
Politik, I, 200 sq. MuUer, Theol mor., (1) II, 405 sq. Linsenmann,
MoraWieologlc, 105 sq. Ahrens, Naturrecht, (6) II, 107 sq.
(2) Continuât. Tournely, J. etj., p. 2, c. 3, a. 4, q. 8 (Venet. 1746,
I, 206). Sporer, Decalog. tr. 6, c. 1, 128.
LA PROPRIÉTÉ 271
Il va sans dire qu'avec ceci, on ne doute pas que, dans
ces cas isolés, dans une congrégation par exemple, la
possession commune puisse être réalisée encore main-
tenant. Cette modification de la loi naturelle, si on peut
se servir de cette expression, est donc une de ces dispo-
sitions que Dieu, dans sa miséricorde, prend pour guérir
l'humanité malade, comme l'étaient les peaux de bêtes
avec lesquelles il la revêtit. *
Tout dépend donc de ce qu'on admette cette modifi- s.-Acimet-
*■ ^ j . tre l'ordre ac-
cation profonde qui a eu lieu dans 1 humanité par tuei du monde
f^ A i sans admettre
le péché originel. On éprouve parfois une pénible im- ^^i^Pfesubolê
pression, quand on voit la faiblesse et la médiocrité des i^^P^ssibie.
preuves, avec lesquelles des auteurs libéraux veulent
prouver aux socialistes la nécessité de la possession in-
dividuelle, sans qu'ils aient le courage de dire la chose
dont tout dépend. Mais c'est ainsi qu'avec leur opti-
misme, avec leur invention d'un progrès indéfini, ils
sont exactement sur le même terrain que les commu-
nistes les plus acharnés avec leur pessimisme.
D'un autre côté, la doctrine de la prospérité publique,
enseignée par le Libéralisme, renferme en elle, et dans
ses conséquences (1), le même danger pour la petite pos-
session privée que le Socialisme et le Communisme pour
la grande possession. Personnene veut se frapper la poi-
trine, personne ne veut s'avouer la vérité, personne ne
veut la dire à son voisin, parce que tous nient pareille-
ment cette vérité que la Révélation nous enseigne. C'est-
ainsi que l'un trompe l'autre, et qu'en fin de compte
tous sont trompés. Chacun s'aperçoit que le voisin n'est
pas dans son état normal ; et il n'y a pas de confiance
réciproque parceque chacun juge les autres d'après soi.
Mais si tous se donnaient la main et disaient ensemble :
nous sommes de pauvres pécheurs, personne n'est sans
péché, ils pourraient alors s'entraider. Tout est dans
cette parole. Tant qu'elle ne sortira pas de leurs lèvres,
(1) Vol., VIL Conf. m, o.
272 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
aucunesagesse humaine ne prouveraaux massesque pas-
ser sa vie dans la pauvreté, tandis que d'autres sont aux
prises avec les dangers de la richesse, peut avoir aussi
son bon côté. D'ailleurs, il n'est aucune perspicacité
d'esprit capable de faire avaler cette amère vérité. 11 n'y
a que le cœur, et un cœur pénitent, qui puisse en triom-
pher. Mais celui qui ne croit pas au péché de l'individu
comme à celui delà totalité, celui-làne voudra jamais se
déclarer d'accord avec la disposition actuelle de la so-
ciété.
Ce n'est donc pas nous chrétiens qui soutenons le
Socialisme et le Communisme, comme on aime à nous
le reprocher. Il faut chercher ces gens-là ailleurs que
chez nous. Ce sont ceux qui se moquent de la doctrine
sur le péché originel, et qui considèrent la pénitence
comme une tromperie cléricale ; ce sont ceux qui ont
arraché à l'ouvrier la foi du cœur, foi que tous sont ap-
pelés pareillement à conquérir la félicité éternelle, en
supportant patiemment les misères et les souffrances
de la vie. Comme l'humanité est donc insouciante et
inconséquente ! On commence d'abord par prêcher aux
masses : Ne croyez pas cela, il n'y a pas de péché ; l'hu-
manité n'est pas tombée ; elle est comme elle doit être,
c'est-à-dire dans une excellente voie. Le Paradis n'est
pas perdu, il n'est pas trouvé ; mais nous allons vers lui
irrésistiblement. Ce qui le prouve, ce sont les progrès
gigantesques que nous faisons chaque jour. Et ensuite
on fait un crime à ces mêmes masses quand elles disent:
Nous en voulons aussi notre part, et le plus tôt possi-
ble, sans quoi nous ne verrions rien des bienfaits de
ce progrès. Nous non plus, nous ne voulons pas faire
pénitence. D'ailleurs nous n'avons rien à attendre,
comme vous nous l'assurez. Donc donnez-le nous avec
les biens de la terre. Nous ne valons pas moins que
vous. Est-ce que par hasard nous devons faire pénitence
pour vous ?
i
LA PROPRIÉTÉ 273
C'est seulement en supposant que l'humanité se re- 9. -Pour-
connaisse elle-même comme déchue, coupable, impar- forts du so-
, I , , . cialisme et du
faite. Qu'elle se déclarera satisfaite de 1 ordre social ac- communisme
n.t,...v^, vj ne se réalise-
tuel. C'estpourquoi le Libéralisme n'a aucun moyen d'à- Ja°is*"''^ ^^'
paiser le Socialisme, puisqu'il lui a précisément ravi la
foi au péché de l'humanité, et lui a inculqué l'idée de
s'en rapporter à la puissance des hommes et à leur sa-
gesse. Mais par ce moyen, le Socialisme s'est laissé
aveugler d'une manière funeste par le Libéralisme. Tous
ses efforts pour arriver à l'égalisation, ou au moins à un
accord idéal artificiel, n'ont pas chance de succès. Il
n'est du moins pas réalisable en grand ni d'une manière
durable^ parce qu'il ne reconnaît pas l'humanité comme
elle est, c'est-à-dire dégénérée et remplie d'instincts
contraires à la loi, parce qu'il base plutôt tous ses ef-
forts sur des hypothèses d'homme, lesquelles ne répon-
dent pas à la réalité.
Avec cela, nous ne voulons pas dire que l'organisation
sociale à laquelle tendent les socialistes, même ceux qui
sont communistes parmi eux, repose de sa nature sur
des suppositions impossibles. Nous disons seulement
qu'elle est impossible en vertu des suppositions que les
socialistes actuels font sur l'homme. L'histoire montre
très souvent des événements qui ont été jusqu'à un cer-
tain degré la réalisation d'idées parentes ; ainsi la légis-
lation judaïque à laquelle répondaient plusieurs pas-
sages dans les lois des Thébains, des Locriens, de Solon,
de Charondas et de Phaléas. Celles-ci n'avaient pas une
forme socialiste;, elles visaient seulement à réaliser une
propriété privée, égale, modérée, immuable, et cepen-
dant il fallut une grande énergie pour les maintenir.
Mais Kl où des idées socialistes étaient appliquées, on se
voyait obligé à la plus grande sévérité pour les protéger
contre l'inclination à l'indiscipline et à l'injustice, indé-
niable chez les hommes de cette époque. C'est avec un
certain droit que les défenseurs de la prétendue natio-
nalisation du sol, Henry George et Michel Fliirscheim
: 18
274 LES BASES DE LA SOCIETE
peuvent dire que lancienne constitution provinciale,
l'union forestière et l'administration des communes
chez les Germains, n'étaient au fond pas autre chose que
ce à quoi ils aspiraient, la forme socialiste de la pro-
priété foncière. Ceci ne s'applique sans doute pas poli-
tiquement, car ils veulent nourrir l'état absolu avec le
sol, et en faire un monstre encore plus formidable;
mais par la protection que l'ancienne union forestière
accordait aux membres moyens, elle était la garantie
la plus sûre contre l'excès de puissance du grand tout.
Au point de vue économique, il y a une certaine pa-
renté. Mais c'est précisément pour cela qu'on ne devrait
pas perdre de vue, par quels moyens on jugeait bon
dans ce temps-là de maintenir la communauté d'un ter-
ritoire ou d'une forêt. Celui qui était pris à couper un
arbre pendant la nuit, était condamné à avoir la main
ou la tête tranchée sur le tronc. Celui qui causait à des-
sein un incendie dans la forêt était obligé de rester assis
etlié, dans le voisinage du feu, ou de marcher pieds nus
jusqu'à ce que les plantes de ses pieds fussent brûlées;
ou bien il était cousu dans une peau de bœuf et brûlé
vif. Quelqu'un enlevait-il l'écorce d'un arbre? On lui
coupait le nombril, on le clouait à un arbre, et on le-
faisait tourner jusqu' à ce que ses entrailles soient en-
roulées autour du tronc. Ce n'est que par l'application
de moyens si terribles qu'on croyait pouvoir protéger
la propriété commune, même dans des temps où le sen- t
timent général pour le droit était pourtant si vivant.
Quels moyens faudrait-il aujourd'hui, que notre senti-
ment de droit a reculé au même degré que nous dépas-
sons nos aïeux en civilisation extérieure. Si nous vou-
lions réaliser le socialisme dans la vie^ nous serions
presque obligés de renouveler la législation de Dracon,
qui punissait de mort le vol d'un chou. Mais personne
n'admettra moins cela que les socialistes, et ainsi ils
déclarent inadmissible la réalisation de leur système, j
dans la situation actuelle, c'est-à-dire avec les hommes
LA PROPRIÉTÉ 275
comme ils sont, et inévitable la conservation de l'ordre
social actuel, reposant sur la propriété particulière.
Nous pouvons donc admettre que, dans la situation
actuelle, des raisons réelles ne s'opposent pas à la pro-
priété commune, mais que celle-ci est irréalisable par
suite de considérations personnelles; sur ce dernier
point, les socialistes sont nos meilleurs témoins. Ils re-
jettent la doctrine de la chute, ils s'en moquent, et par
la contradiction dans laquelle ils se meuvent, par le fait
que leurs principes ne peuvent être exécutés d'une ma-
nière durable, ils rendent le meilleur témoignage à la
vérité de notre foi. Mais si la répartition des biens ter-
restres entre les individus, c'est-à-dire la propriété
privée, est devenue, dans la situation actuelle de l'hu-
manité, la base fondamentale, indispensable à l'ordre
social, il en est de même de la répartition inégale de la
possession. Propriété privée et propriété inégale sont
choses inséparables. Supposé qu'on distribue aujour-
d'hui tous les biens en proportion égale, demain tout
sera de nouveau inégal. Abstraction faite de l'abus que
le plus grand nombre fait de la propriété, la nature de
la chose produit d'elle-même cette différence dans la
possession. Les hommes sont inégaux entre eux par
leurs capacités intellectuelles et physiques, inégaux par
leur puissance morale, inégaux pour utiliser les choses
temporelles, inégaux dans leur sort, tout autant de cho-
ses qui se rapportent constamment à leur possession .
Outre cela, la société doit imposer aux individus des
charges très inégales pour le bien commun du tout.
Donc, supposé que le partage des biens et la propriété
particulière existent, il y a par le fait même inégalité
dans la possession (1).
Mais ceci n'a pas contribué à faire perdre aux biens
temporels leur caractère primitif essentiel, qui consiste
en ce qu'ils forment une des bases fondamentales de la
(1) Cf. Stahl, Philosophie des Rechtes^ (4) II, 3oo sq.
40.— FOQ-
dntiondudroit
de nécessité.
276 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
société humaine. La fin sociale ou d'utilité publique est
par nature propre à tous les biens de la terre. Or ce qui
est fondé sur le droit naturel ne peut jamais êlre suppri-
mé. Les prescriptions des lois positives peuvent le dé-
passer dans certaines clauses, mais elles n'ont jamais le
droit de le détruire ni de le contredire (1). La modifica-
tion de la situation morale et économique que le péché
a entraînée à sa suite, a changé l'application de la loi
naturelle immuable en elle-même, en ce sens qu'un droit
de propriété a été accordé à l'individu sur une partie du
bien commun, propriété qui, pour le dire encore une
fois, n'est pas la propriété de la substance ou de la cho-
se, car la société elle-même n'a pas cette propriété,
mais le droit de s'approprier les fruits, et d'en faire l'em-
ploi qu'il lui plaît, bref le droit d'usage et d'usufruit. Mais
ceci ne supprime pas la signification primitive des biens
appropriés, c'est-à-dire leur destination à la fin commu-
ne de la société. Comme nous l'avons vu plus haut, les
droits particuliers ne doivent jamais être en opposition
avec les droits de l'ensemble, pas plus que ceux-ci ne
doivent être un obstacle à ceux-là. D'après ceci, l'usu-
fruit en possession duquel les individus entrent parleur
droit de propriété particulière, ne devient jamais un
droit illimité ; il a toujours une limite dans la considéra-
tion de l'utilité du tout. L'avantage de la société eut
donc été la tîn, si, — chose qui aurait pu avoir lieu sans
le péché, — tout bien terrestre était resté bien com-
mun. Après le péché, l'avantage de la société est que le
bien commun soit divisé et remis entre les mains des
individus.
Si donc, par suite de cette disposition, une nécessité
extraordinaire venait à fondre sur la totalité ou sur les
individus, nécessité telle que la société ne soit plus en
état de porter secours à ces derniers, ou de s'aider elle-
même, la raison principale du droit de propriété privée
(1) Thomas, 1, 2, q. 94, a. 5.
LA PROPRIÉTÉ 277
n'existerait plus, en même temps que reparaîtrait l'état
primitif, d'après lequel tous peuvent faire valoir leurs
prétentions envers la totalité, pour recevoir d'elle ce qui
est indispensable à la vie. Le prétendu droit de néces-
sité n'est donc pas autre chose que la résurrection du
droit naturel, dans sa forme primitive, dans un cas
exceptionnel. Nous parlons ici du droit de nécessité et
non du droit de légitime défense. Le droit de légitime
défense, c'est-à-dire d'écarter de soi une attaque directe,
est une chose qui va de soi, et dont il est par conséquent
inutile de parler. Le prophète de l'absolutisme interdit
de se défendre à celui qui se trouve en danger pour sa vie,
parce qu'il lui reste toujours un moyen de défense, celui
de crier au secours (1). Mais une telle raillerie, à l'adres-
se de celui qui se trouve dans une situation critique, ne
mérite pas une parole de réfutation sérieuse. Le droit
romain si rigide concède la permission de se défendre
en cas de nécessité (2). Mais toute autre est la question
de savoir s'il y a un droit de nécessité, c'est-à-dire si,
dans le cas d'un besoin extrême, ou, comme dit le droit
allemand, dans la vraie détresse, le droit commun origi-
nel, prime les droits particuliers ultérieurs, et si quel-
qu'un qui n'a pas d'autre moyen de s'aider pourrait, en
outrepassant toutes les limites des droits particuliers,
faire usage du droit primitif de la communauté de tous
les biens. Le droit romain garde le silence à ce sujet (3).
C'est déjà une espèce d'approbation, car il ne peut ré-
pondre affirmativement d'une manière expresse à cette
question, vu la raideur avec laquelle il conçoit la puis-
sance illimitée des droits privés et de la propriété privée.
Autre est le langage de l'Ecriture sainte (4), de la théo-
(1) J. G. Fichte, Naturrecht,§i 19, H, J. (G. W. III, 250 sq.).
(2) Dtg. 1, i, 1. 3 ; 0, 2, l. 4, 1. 29, § 1. 1. 45, § 4 ; 43, 16, l. 1, §27.
1. 3, §9. Cod. 8, 4, 1. 1.
(3) Holtzendorff, Rechlslexlcon, (1) II, 170 sq. Ihering, Der Kampf
ums Recht, 58 sq., 95 sq. ; Der Zweck ImRecht, I, 416 sq. Ahrens, Na-
turrecht (6) I, 331 sq. ; II, 83 sq.
(4) Prov., VI, 30 ; XXX, 9.
278 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
logie (i) et du droit canonique (2). Tous admettent
qu'en cas de nécessité extrême, l'état de communauté
revit, et qu'alors l'appropriation de choses étrangères
cesse d'être une usurpation du bien d'autrui. C'est aussi
le terrain sur lequel se place le droit allemand. Dans la
nécessité, les biens sont communs; le besoin cherche
du pain où il y en a (3).
C'est aussi une conception qui découle naturellement
de la vue juste des rapports de l'individu avec la société,
et des obligations des droits particuliers envers les droits
de la totalité. Ce n'est pas la nécessité qui rend permis
ce qui ne Test pas en dehors de ce cas ; autrement, dans
le cas de vraie nécessité, le mensonge, le parjure et l'a-
postasie seraient aussi permis (4). C'est pourquoi il est
complètement faux de dire que la nécessité excuse le
vol. Non, ce n'est pas la nécessité ; mais celle-ci fait
qu'une action qui, dans un autre cas serait vol, n'est
plus vol. Il y a une limite où l'empiétement sur un droit
étranger cesse d'être tort, parce que auparavant celui-là
a cessé d'être droit.
Cette ligne de démarcation se trouve à l'endroit où le
droit privé et le droit commun se touchent. C'est assu-
rément un grand malheur quand les choses en viennent
à ce point; mais ce malheur n'atteindrait guère la so-
ciété si ceux qui possèdent le droit et en jouissent,
n'oubhaient jamais qu'ils doivent seulement se servir de
leur droit d'usage et d'usufruit, de façon à ne pas por-
ter préjudice à l'utilité de la communauté, mais à la
favoriser. Personne ne leur conteste le droit de pro-
(1) Thomas, 2, 2, q. 66,a. 7 ; q. 32, a. 7 ad 3 ; q. 62, a. o ad 4. Lugo,
J. et j, d. 16, 146 sq. Salmant., Mor. l.r., 13, c. 5 n. 30 ?q. Antoine,
'L etj. p. 3, c. 5, q. 10.
^ (2) C. dmipulos,2, d. 5, de corn. ; cf. Reg.jur., 24, in 6, et pour
l'explication Antonin., 1, titr. 20, § quod quis. Navarrus, Enchirid.,
17, 61. Fichier, Jus canon., 5, 18, 5. Silvester, Summa, v. furtum q.
5, n. 10.
(3) Eisenhart, Grunds. d. deutsch. Rechte in Sprichw. (3) 184 sq. 459
sq. — Graf und DieLherr, Deutsche Rechtssprichiv. 389 (7^, :>50, 551).
(4) Cf. Augustin, Inps., 72, en. 72.
LA PROPRIÉTÉ 279
priété, mais l'emploi qu'ils font de leur possession doit
être tel que la société et ses membres y trouvent leur
avantage (1 ). Ce n'est pas une grâce qu'ils font à la to-
talité ou à l'individu ; ce n'est pas non plus une renon-
ciation au droit propre, mais l'accomplissement d'un
devoir sacré, et la condition à laquelle leur droit parti-
culier leur a été donné (2). Tout d'abord chacun doit
prendre soin de soi, c'est-à-dire pourvoir aux besoins
de sa vie comme homme, de sa situation et de sa dignité
comme citoyen et membre de la société publique. Il doit
prendre ensuite soin de ceux qui l'aident dans sa posi-
tion et dans sa tâche sociale, savoir ses proches et ses
subordonnés. Mais ceci ne le dispense pas de toute autre
obligation envers le tout. Si son superflu (3), ou un be-
soin particulier de la société le lui impose, il doit don-
ner du sien dans une plus grande mesure, et cela de
telle façon, qu'en face de sa conscience, il puisse se ren-
dre le témoignage d'avoir contribué à remédier aux
maux de la société ou à les prévenir.
Au droit de propriété se rattache de la manière la plus ii.— Droit
. . m • 1 • r r f de succession.
étroite une question qui, grâce auSociahsme, acte éga-
lement très discutée, nous voulons dire la question du
droit d'héritage. Partout et toujours les deux questions
ont le même sort. Elles sont attaquées avec les mêmes
raisons et devraient être défendues de même, car c'est
seulement lorsqu'on a envisagé le droit d'héritage repo-
sant sur la même base que l'enseignement sur la pro-
priété, que l'importance de ce dernier nous apparait
dans toute son évidence.
(1) Hermas, Va^tov. simiL, 2, 5, 8. Gyprian., Hab. virg., 9 (il). Cons-
tit. apost., 7, 12. Ambros., Nabuth, 12 ; In ps. CXVIU, 8, 22. — Au-
giist., Ep. 153, 26; In ps. CXLVH, en. 12. Chrysost., In Matlh. hom.,
3o (36), 5 ; In Joan. hom., 77 (76), 5 ; In ps. XLVIII, n. 1. — Basil.,
Hom., 6. destruam, n. 7. Greg. Mag., lieg., 3, 21. Thomas, 1, 2, q.
105, a. 2 ; 2, 2, q. 32, a. 5 ad 3 ; Polit., 1, 1. 4, c. Pet. Dam., Op., 9,
\. Soto, J. ety., 1. 4, q. 3, a. 1, concl. 2.
(2) Gyprian., Op. et elecmos, 17 (16). Ambros., Nabuth., 12. Tho-
mas, 2, 2, q. 31, a. 2; q. 32, a. 5.
(3) Thomas 2, 2, q. 32, a. 6 ; a. 5 ad. 3.
280 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
On peut donc appeler le droit d'héritage un droit na-
turel (1), en ce sens que le droit naturel a approuvé et
consacré l'introduction du droit d'héritage dans l'état
social profondément modifié par suite du péché, de
même qu'ill'a fait pour la propriété privée (2). Mais
ceci ne serait pas une exigence du droit naturel, supposé
que la nature de l'homme et la société soient restées
pures et intactes. Ce droit exige seulement que les pa-
rents donnent aux enfants ce qu'il leur faut pour vi-
vre (3). On peut bien dire aussi, que c'est pour les pa-
rents une obligation naturelle de veiller à ce que leurs
enfants trouvent, après leur mort, ce qui est nécessaire
à leur existence (4). Mais il s'en faut beaucoup que ceci
soit le droit d'héritage. D'après ce principe, l'héritage
des enfants devrait comprendre juste ce qui est indis-
pensable aux besoins de la vie. Mais la succession a
moins en vue, au moins tout d'abord, l'aisance des sur-
vivants que la continuation de l'existence de ceux qui
sont morts, la continuation de ce qu'ils ont commencé
et accompli, par conséquent le maintien de Tordre so-
cial. C'est pourquoi c'est méconnaître la véritable si-
gnification de cette question, que de considérer dans
une succession uniquement l'héritage laissé. Cette con-
ception va de pair avec celle de la propriété entendue
au sens du Libéralisme^ qui ne considère que les droits
personnels et privés de l'individu. Mais il est impossi-
ble de participer aux biens de la société sans contrac-
ter par là une obhgation envers elle. Celui qui s'appro-
prie quelque chose lui appartenant, quels que soient la
quantité et le moyen: achat, contrat, donation, mariage,
héritage, devient par le fait même son feudataire, et
par conséquent son tributaire, absolument comme le pre-
(i) Thomas, 4, d. 33, q. 2, a. t. c. Salmant., Mor. tr. 14, c. 5,89,
Pichler, Jus canon. ^ 3, 27, 2.
(2) Cf. Thomas 4, d. 33, q. 2, a. 2 ; q. -1. ad. 1.
(3) Antonin., 3, tr. 10, c. 3, § 4. Schmalzgrueber. Jus can., 3,26,
110. Bassœus, Flores, v. parentes, 2.
(4) Laymann., TheoL mor., 1. 3, tr. 5, c. 5, -J6.
LA PROPRIÉTÉ 281
mier occupant d'un bien resté jusque là sans maître,
c'est-à-dire un bien qui jusque là appartenait en tout
à la société. Car cet acte est et constituera toujours à
l'égard de la société une obligation inséparable de la
prise de possession d'un objet. Or l'entrée en jouis-
sance d'un droit de propriété par héritage ne fait pas
exception à cette règle. Il faut donc, en discutant la
question du droit d'héritage, faire attention à deux cho-
ses. La première, la seule à laquelle on pense la plupart
du temps, est la transmission de la possession. Il est
évident que la transmission de la propriété particulière,
faite par une génération à la suivante, ne peut pas avoir
un autre caractère que celui de la première fondation
de la propriété privée. Par conséquent, le droit d'héri-
tage n'a pas nécessairement sa base dernière dans le
droit de nature, mais seulement dans l'état où se trouve
actuellement l'humanité. Quant aux dispositions parti-
culières le concernant, elles se trouvent dans les droits
des différents peuples (1 ).
Mais comme l'introduction et la transmission par hé-
ritage de la propriété privée ont paru une nécessité
sociale pour l'homme déchu, le droit naturel et l'ordre
divin tout à la fois les ont prises toutes deux sous leur
protection. C'est ainsi que le droit d'héritage porte en
lui l'approbation et la garantie de la loi naturelle et de
la loi divine, car chaque cas d'héritage est un renouvel-
lement de la première introduction de la propriété pri-
vée dans la génération qui suit, ou la continuation de
la première prise de possession privée à travers les
âges postérieurs. Si Dieu a consacré la fondation de la
propriété particulière, il consacre aussi chaque forme
régulière de sa transmission. C'est dans ce sens que le
droit allemand dit très justement : « C'est Dieu et non
l'homme qui fait les héritiers » (2). De ce que Dieu
(i) Isidor. Hispal., Orig., o, 9 ; c. Jus Qulrilum, 12, d. i. Silvester,
Summa, v. hereditas i,\. Fumo, Aîinilla, V. hereditas 2. Rilluart,
Contract., d. 2, a. 3, ^ G. Sporer, Decalog. tr., G, c. 3, 107, 108.
(2) Graf und Dietherr, Deutsche Rcchtssprichivœrter, 204 (5, loi).
282 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
consacre une disposition introduite pour le bien com-
mun de l'ordre public, il ne s'ensuit pas néanmoins
que cette disposition soit immédiatement d'origine
divine. Tout ce qu'on peut dire au contraire, c'est que
la transmission du droit faite par héritage, n'est pas
une disposition immédiatement, mais médiatement di-
vine.
Ce qui forme la seconde face de la question d'héri-
tage, est donc une loi immédiatement divine et natu-
relle. C'est incontestable. Cette partie de notre question
est celle qui très souvent, hélas, attire trop peu l'atten-
tion.
La propriété privée et sa transmission par héritage
une fois admises, c'est une exigence inéluctable que celui
qui reçoit d'un défunt, par voie de succession, des
droits à la propriété privée, se soumet par là à toutes
les obligations et à toutes les charges sociales que le
défunt accomplissait, ou aurait dû accomplir en raison
de ce qui forme cette possession. Que la possession pri-
vée soit admise en droit, et avec elle la succession,
ceci est un fait purement historique qui a été sanction-
né par le droit naturel et par toutes les lois humaines ;
mais que cette disposition une fois admise, toutes les
obligations de droit qui sont inhérentes à la possession
privée, aussi bien les obhgations privées que les obliga-
tions pubhques y restent attachées pour toujours, ceci
est une loi de la raison fondée elle-même sur le droit
de nature, et qu'on ne peut nier sans nier toute idée de
droit. Et supposé qu'une génération soit depuis mille
ans en possession d'un bien, elle doit encore accomplir
aujourd'hui, avec ce bien, les mêmes obligations qu'au
premier jour où elle en prit possession. C'est aussi cer-
tain que devant Dieu et devant la loi naturelle, les char-
ges et les obligations que l'Église a contractées repose-
ront sur ces biens, quand même la sécularisation, ou
d'autres mesures violentes leur aurait fait perdre leur
caractère et leur destination.
LA PROPRIÉTÉ 283
Inculquer de nouveau et d'une manière vivante ce
principe dans la conscience des peuples est une exi-
gence particulièrement pressante à notre époque: S'il
est difficile de faire comprendre aux hommes qu'il n'y a
pas de possession exempte d'obligations, il leur est ab-
solument impossible de s'élever jusqu'à l'idée qu'en
recevant le patrimoine de leurs ancêtres, ils se chargent
aussi, pour leur personne, des obligations envers la to-
talité. Même la conscience de droit des Germains, qui
pourtant d'habitude ignore ce qu'est le droit de pro-
priété illimité, montre en ce point une faiblesse surpre-
nante (1). On ne peut lui contester la supériorité que
même ici comme partout, elle considère le bien de la
famille comme le point de vue décisif, et, par suite de
cela, voit dans cette dernière la continuatrice néces-
saire de l'état de possession (2) ; mais c'est en cela préci-
sément que consiste sa faiblesse. Car en ce qui concerne
le droit de propriété, la société a de plus grands droits
que la famille. C'est pourquoi les prétentions de celle-ci
ne peuvent entrer en ligne de compte, qu'en tant qu'el-
les favorisent le bien du tout.
Le droit romain a mieux fait la part des choses, bien
/que fidèle à ses principes sur le droit absolu de propriété,
il ait aussi son côté faible dans la trop grande extension
qu'il donne à la liberté de tester. 11 a rendu par là un
véritable service à la société, service par lequel il a ré-
(J) Zœpfl, DcutscJie RecJUsgeschichte {^),'llï, 213, porte pourtant un
jugement trop sévère sur le droit d'héritage germain. Cf. Eichliora
Deutsche Staats und Rechtsgeschichte (5), II, 708. Le droit comme tel
contenait bon nombre de principes qui rappellent les vues du droit
romain et du droit canonique. V. Graf und Dietlierr, Rechtssprichwœr-
ter, 221 (5, 233 sq.) ; Heusler, Institutionen dès deutschen Privatrech-
tes, II, 532 sq. Mais il est vrai que la conscience de droit et l'esprit de
droit du peuple étaient faibles sous ce rapport. Qu'on se rappelle
seulement les nombreux cas, où, en dépit de toutes les prohibitions
ecclésiastiques et civiles, la succession d'un défunt, même de celui
qui était encore aux prises avec la mort, a été pillée par sa propre
famille, comme c'est arrivé par exemple pour Henri d'Angleterre, le
père de Richard Cœur de Lion et aussi pour Clément V.
(2) Gengler, Deutsches Privatrecht, (4), 638.
284 LES BASES DE LA SOCIETE
paré beaucoup d'autres empiétements sur les droits de
cette dernière. Il voit dans l'héritage la continuation de
toute la personnalité juridique de celui qui l'a laissé (1).
D'après cela, la prise de possession d'un héritage est
l'entrée dans le droit complet de celui qui laisse l'héri-
tage, à l'exception de ses obligations purement person-
nelles (2).
C'est avec raison que le droit canonique partage com-
plètement cette manière de voir (3). Que deviendrait la
société si, à la mort de l'individu, il n'y avait pas de
garantie que les obligations dont il s'est chargé seront
maintenues et continueront d'exister sans être trou-
blées ? Est-ce que la mort de chaque homme ne mettrait
pas la société en danger de se dissoudre et de tomber
dans l'anarchie ? Mais qui prendra les charges du dé-
funt, sans recevoir les avantages avec lesquels il les
supportait? Si la continuation paisible de la société dé-
pend donc de ce que toutes les obligations et engage-
ments contractés juridiquement continuent à subsister
dans le cours des générations et des temps, elle dépend
aussi de la continuation paisible et juridique de la suc-
cession.
C'est pourquoi seront vains tous les efTorts de ceux
qui, pour protéger le droit d'héritage contre les attaques
du Socialisme et du Communisme, l'établissent sur des
principes de droit privé, surtout s'ils visent à lui impri-
mer comme disposition juridique privée, le cachet de
la loi naturelle (4). Ou ces explications ne donnent que
de vaines raisons de convenance, auxquelles on peut
opposer des raisons contraires aussi importantes. Car
supposé par exemple qu'on prétende que la succession
est plus utile à la société, parce que très souvent les
hommes veulent gagner plus pour leurs enfants que
(1) Hères et defunctus habentur pro una persona (Dir/. 50, 17, L 59).
(2) Dig. 50, d6, L 24 ; 50, 17, 1. 62, 1. 68.
(3) Silvester, Summa, v. haereditas 3, 1.
(4) Ahrens, Naturrecht oder Philosophie des Rechtes, (6) II, 247 sq.
— Munzinger, Erbrechtl. Studien 24.
LA PROPRIÉTÉ 285
pour eux-mêmes, on peut comme dfi juste se poser la
question où ils prennent ce plus, et si, à cause de leurs
enfants, un grand nombre ne se permettent pas de faire
à la société un dommage qu'ils ne lui causeraient cer-
tainement pas sans cela. Ou, ce qui est pis encore, de
telles assertions reposent sur une conception complète-
ment fausse de l'origine et de la signification du droit
de propriété. 11 semblerait que par le fait même que
quelqu'un acquiert un bien, il en fait sa propriété abso-
lue et le soustrait ainsi pour toujours à la société.
Peu satisfaisants sont particulièrement les essais
qu'on fait pour traiter la succession uniquement d'après
la nature delà famille. Nous savons bien apprécier toute
l'importance qu'a celle-ci dans la question sociale, mais
le rapport qu'il y a entre famille et société est autre que
celui qui existe entre droit d'héritage et société. En ou-
tre, le droit d'héritage et la propriété privée n'ont rien
qui appartiennent à l'essence de la famille. Celle-ci est
d'institution divine immédiate, et existerait quand mê-
me il n'y aurait pas de propriété privée. Donc l'existence
de la société ne repose pas sur la propriété de la famille,
mais la famille possède et garde la propriété, parce que
la société a introduit la forme de la possession comme
propriété partielle. La famille n'est pas une société de
possesseurs ; elle est essentiellement une communauté
morale qui ne dépend pas delà possession. Mais par suite
de l'organisation que Dieu lui a donnée, la société ne
peut exister sans propriété privée, et doit donc considé-
rer la question de l'acquisition et de la continuation de
la propriété comme lui étant essentielle.
En outre, on ne peut nier que le sentiment de droit
naturel approuve aussi une transmission d'héritage,
faite en dehors de la famille, comme expression de vo-
lontés dernières. Nous pouvons admettre que le droit
romain ait étendu trop loin la capacité de tester, néan-
moins nous lui reconnaissons le mérite d'avoir introduit
(1) Stahl, Philosophie des Redites (4) II, 1. 99 sq.
286 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
le testament. Celasuffit déjà pour sauvegarder la liberté
tout entière et le droit complet de la personnalilé indi-
viduelle, relativement à la propriété privée, par consé-
quent aussi le maintien d'une des colonnes fondamen-
tales de l'ordre de la société actuelle. De plus, l'individu
a acquis sa fortune pour sa personne, et on ne voit pas
pourquoi, à ses derniers moments, il ne disposerait
pas de cette fortune comme il pouvait le faire à chaque
instant de sa vie.
La juste conception du droit d'héritage ne défend par
conséquent pas le droit de disposer personnellement de
ses biens, mais seulement un arbitraire exclusif et exa-
géré. La meilleure législation est celle qui sait le mieux
concilier dans le droit d'héritage la liberté personnelle
et l'intérêt général. 11 est donc clair que le droit de fa-
mille et le droit d'héritage ne sont pas identiques. C'é-
tait précisément une lacune du droit allemand, qui,
comme nous l'avons dit plus haut, vu la haute estime
qu'il professe pour la famille, fait presque disparaître
le droit d'héritage dans le droit de famille. Dans le droit
germain, la parenté est à tel point la raison dernière de
la succession, que plusieurs croient voir en lui un reste
de lancien droit de mère (1). De là le principe : si l'en-
fant est né, le testament est déjà fait (2). Ceci va si loin
que la loi des Wisigoths trouve injuste que les femmes
soient exclues du droit de succession, parla seule rai-
son qu'il est injuste de priver de l'héritage ceux qui sont
unis par les liens naturels du sang (3). Mais la sévère
mise en pratique de cette conception dut faire subir sou-
vent de graves inconvénients au bien commun, et de
fait il en subit (4). C'est pourquoi le droit d'héritage ne
(1) Heusler, Institut, der deutschen Privatrechtcs, II, 521 sq., 557. —
Gengler, DeiUsches Privatrechi, (4), 637.
(2) Graf uiid Dielherr, Deutsche Rechtssfrlckw, 204 (5, 152). — Cf.
Tacite, German., 20.
(3) Leges Wlsigoth. 1. 4, t. 2, q.
(4) Beseler, System des deutschen Privatrechtes (1), II, 487 sq. —
Philips, Deutsches Privatrecht, {3) 11,261 sq. ~ Gerber, System des
deutschen Privatrechtes, (16), 420.
12. — De-
voir de l'épo-
que relative-
m ent à 1 a
LA PROPRIÉTÉ 287
peut et ne doit être conçu comme une simple disposi-
tion de droit privé, quand même il en est une. 11 a plu-
tôt une signification juridique en partie privée et en par-
tie publique. Mais son côté de droit privé n'est qu'une
suite du côté social. Selon qu'on maintient ou qu'on sup-
prime la propriété particulière et le droit d'héritage^ la
société reste debout ou tombe, absolument comme si.
l'on admet ou si l'on nie l'importance sociale de la pro-
priété privée, et de l'obligation au travail social, aussi
bien pour ceux qui possèdent que pour ceux qui cher-
chent à posséder.
La grande tache non seulement de l'avenir incertain,
mais du présent, tache dont la solution seule peut pré-
venir la ruine de la société, est de se faire des notions dîoiue pro-
justes sur la propriété. Ceux qui possèdent ne sont pas ^™^^'
les moins coupables de ce que la parole terrible : « La pro-
priété c'est le vol >>, soit devenue si populaire. Cette
parole est un mensonge qui porte la perturbation dans
le monde. Non ! la propriété, nous parlons de la pro-
priété légitime, n'est pas le vol ; elle est un droit intan-
gible^ consacré par les fins de la société et de l'ordre
public, qui ne peuvent exister si la propriété n'est pas
en sécurité, consacré par la loi de Dieu et la nature.
Mais il est juste de dire que tout emploi de la propriété
qui ne rend pas celle-ci avantageuse pour la société, ou
que la loi soustrait, est un vol fait au droit, et un vol
plus difficile à réparer que le vol ordinaire. C'est pour
cette raison, qu'à une ancienne époque, dans une société
où la religion et l'esprit de communauté étaient les
forces dirigeantes de la vie publique, on regardait
comme le crime le plus préjudiciable à la communauté,
les efforts faits pour ramasser de l'argent dans une seule
main, sans que cela profitât à la totalité (1). Si c'est
vrai, le crime le plus dangereux pour le bien commun
est devenu aujourd'hui presque l'unique ressort de la
(1) Ribbe, Les familles et la société en France avant la Révolution,
64 sq.
288 LES BASES DE LÀ SOCIÉTÉ
vie d'acquisition. Comme corporation, la société doit
remédier à cet état de choses ; et chaque individu qui
appartient à la société doit lui prêter son concours, dans
la mesure de son pouvoir et de sa situation. Il faut que
la plus misérable et la plus puissante de toutes les
formes de l'ambition, la cupidité, fasse place à l'esprit
de désintéressement, de charité, de bons rapports. Alors
non seulement la propriété privée continuera d'exister
sans danger pour la société ; mais celle-ci aura même
d'autant plus d'avantage que cette propriété sera plus
libre et plus puissante.
Mais la société doit aussi avoir soin de garantir à
l'ensemble la possession qui lui est nécessaire, et se
mettre à sa disposition quand la nécessité s'en fait sen-
tir. Autrefois, il y avait l'énorme propriété des commu-
nautés ecclésiastiques, des églises, des couvents, des
associations, dans laquelle la société puisait une vie véri-
table et continuelle. Cette propriété n'était pas fondée
sur la spéculation, ne suçait pas la moelle de la totalité ;
mais toujours en paix et portant des fruits avec modé-
ration, elle procurait à de bonnes conditions un capital
à celui qui en avait besoin. Elle empêchait ainsi l'ex-
ploitation de la nécessité chez les petits, par l'accapare-
ment et par l'usure, et, au prix d'un travail modéré,
assurait à des millions d'hommes une situation modé-
rée et sûre. Un aveuglement incompréhensible a arra-
ché ce capital à la mainmorte, comme on disait alors,
et l'a mis dans la circulation générale. Où est-il main-
tenant? De la mainmorte où chacun prenait ce dont il
avait besoin, il est passé dans une main vivante qui
ne donne pas un sou aux petits, à moins qu'en retour
ils ne promettent par écrit et leur sang et leur âme,
dans une main qui étreint la société tout entière avec
des crampons de fer, jusqu'à lui faire perdre la respi-
ration. Nous sommes revenus aux jours de la décadence
de l'empire romain. Nous calculons l'argent par som-
mes énormes, nous nous vantons d'avoir le talent de
LA PROPRIÉTÉ 289
faire de l'argent, et personne ne sait où arrêter les li-
mites de son ambition. C'est la juste punition de ce que
chacun, grâce au système individualiste du Libéralisme,
ne pense qu'à soi, et ne cherche qu'à s'assurer une pro-
priété exclusivement à son usage. Personne ne pressent
la grande vérité, que l'homme qui est fait pour la com-
munauté se soustrait à lui-même tout ce qu'il dérobe à
l'utilité de cette dernière.
Actuellement, nous tous et la société sommes sur le
bord de l'abîme. Si nous allons encore plus loin sur la
voie parcourue, la chute de l'ordre social est inévitable,
et la vengeance par la victoire du Socialisme est certaine.
Si nous voulons arracher l'arme des mains de ce der-
nier, si nous voulons travailler à faire triompher la vé-
rité, la justice, le devoir, et rétablir la vie sociale sur
des bases saines, il faut avant tout rejeter les fausses
idées modernes sur la propriété, l'acquisition, et tout
ce qui s'y rattache ; il faut admettre sans restriction les
anciennes doctrines les concernant, ces doctrines qui
sont éternelles et immuables.
19
TREIZIÈME CONFÉRENCE
LE TRAVAIL.
1. La loi de Dieu est le pivot autour duquel se meut la question de
la propriété et du travail. — 2. Le travail est de sa nature un
devoir moral. — 3. Modification que la chute originelle a pro-
duite dans la signification du travail. — 4. Importance que la
considération du travail comme devoir moral a pour l'économie
politique et la question sociale. — 5. Le travail est un devoir
social. — 6. Signification de l'expression : travail social. — 7. Le
plus grand travail social est le travail intellectuel. — 8. Le sys-
tème féodal était la meilleure expression du travail et de la soli-
darité. — 0. Le travail comme activité économique. — 10. Le tra-
vail et la propriété dans leur rapport économique. — 11. Ledroit
au travail. — 12. Devoir de Tépoque relativement au travail et
aux travailleurs.
1.- La loi En matière politique et sociale, plus d'une discussion
(le Dieu est le * . ' * . , .
pivot autour pourrait peut-être, — la circonspection nous interdit
duquel se I f^ ' '
SoSVeM5?o- d'^^^ ^^^^ davantage, — donner lieu à moins de sur-
tÏÏva^i.^^ "^^ excitation, et se terminer plus facilement par une en
tente mutuelle, si on prenait mieux à cœur la parole de
l'Écriture : « Tout ce que Dieu a l'ait de bon, il l'a fait
en son temps, mais il a livré le monde aux vaines dis-
putes des hommes, sans que ceux-ci puissent connaître
parfaitement les ouvrages qu'il a créés dès le commen-
cement, et qu'il conserve jusqu'à la fin » (1). Mais nous
sommes trop disposés à considérer notre opinion sur
ces sortes de choses, comme étant la seule possible.
Nous ne pouvons même pas nous figurer que Dieu
prenne un parti autre que celui qui paraît seul admissi-
ble à notre patriotisme et à notre chauvinisme. Cepen-
dant il est dit : « Les nations s'agitent tumultueusement
et les peuples méditent de vains complots; mais celui
qui règne dans les cieux se rit de leurs projets au jour
où il leur parle dans sa colère » (2).
(1) Eccl. m, 11. — (2) Psalm. II, \, 4, 5.
LE TRAVAIL 291
Est-ce à dire par là que, dans des questions de ce
genre, il importe peu quelle opinion on adopte ? As-
surément non 1 Autrement nous n'aurions pas à re-
douter qu'un jour, dans sa colère, Dieu nous réduise en
poudre. Ceci devrait seulement nous avertir de présen-
ter notre opinion avec plus de modestie, et de cher-
cher la vérité avec plus de prudence. Car, puisqu'après
tout, il s'agit partout de lois immuables naturelles et
divines, nous ne pouvons rien contre la vérité (1). Par
leur propre histoire les peuples pourraient apprendre
cette sérieuse leçon, qu'il n'y a « ni sagesse ni conseil
contre le Seigneur » (2) . Quand ils suivent leurs propres
voies, <( ils trouvent les ténèbres au milieu du jour,
marchent à tâtons en plein midi, comme s'ils étaient
dans une nuit profonde (3) ».
L'état actuel de la question sociale en est un éclatant
témoignage. Mais le monde ne pouvait que sourire de
pitié en entendant émettre cette affirmation présentée
plus haut par nous, que, dès ses premières pages^ la
Bible avait posé les bases fondamentales et à jamais
inébranlables de l'ordre social. Heureux ceux qui pos-
sèdent, est le principe qu'il a substitué à cette opinion
théologique soi-disant inapplicable. Il pensait ainsi en
être quitte à bon marché. La possession donne la puis-
sance, concluait-il tout simplement; ceux qui ne possè-
dent rien, et qui par conséquent se trouvent dans la
nécessité de gagner leur vie par le travail, doivent se
soumettre aux ordres de ceux qui ont la puissance.
Ainsile monde sera régi d'après deslois uniformes et l'or-
dre régnera. Mais on ne se rendait pas compte qu'on ne
joue pas impunément avec l'ordre établi par Dieu dans
le monde. La face des choses a changé d'un seul coup.
Le travail sans droits est devenu une puissance de-
vant laquelle la société tremble avec raison. Jusqu'à pré-
sent, la possession n'admettait d'autre droit que lésion;
>(1) II Cor. XIII, 8. — (2) Prov. XXI, 30. — (3) Job, V, 14 ; Is. LIX, IQ..
292 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
elle voulait régenter seule la vie sociale, s'appropriait
toutes les productions de la terre et du travail humain,
et distribuait l'ouvrage à son gré. C'est maintenant le
travail qui à son tour interprète le droit à sa façon. Les
rôles sont complètement changés. Autant la possession
avait exclu la loi de Dieu à sa façon, autant le travail
cherche maintenant à l'exclure dans le sens contraire.
Preuve évidente que l'ordre divin est le pivot autour
duquel se meut le rapport de possession et de travail.
De ceci résulte que la seule condition pour donner
une réponse juste à la question des droits et des devoirs
du travail, est de l'envisager au point de vue qui est la
pierre de touche de toute vérité, c'est-à-dire d'après les
principes de la Révélation divine. Que les travailleurs
révoltés se tiennent en garde contre cela, comme jadis
les possesseurs sûrs de leur puissance^ ce ne peut être à
notre avis que le dernier motif à invoquer pour la résou-
dre. Nous n'avons pas compté sur les bonnes grâces de
ceux qui possèdent lorsque nous leur avons dit la véri-
té ; la colère des ouvriers ne doit pas nous empêcher de
leur rendre le même service.
2.-Letra- Avaut tout, l'hommc est obli2:é de travailler pour des
vail est de sa ^ ' o r
raisons morales. Chacun doit travailler pour échapper à
l'oisiveté. La vie doit avoir un but, les forces de l'hom-
me doivent s'appliquer, s'exercer ; et le temps qu'il lui
est donné de passer ici-bas, doit être rempli d'une façon
digne de lui. Or, il n'y a que le travail qui donne de la plé-
nitude et de la valeur à la vie, qui donne à l'homme cou-
rage, vigueur et conscience de soi. Pour celui qui a perdu
le goût du travail, la vie, selon le témoignage de l'expé-
rience, n'a plus ni importance, ni intérêt. Les paroles
de l'Ecriture : « L'homme est né pour travailler, comme |
l'oiseau pour voler » (1), sont de toute vérité. Il n'est
rien d'aussi humiliant, d'aussi douloureux, pour un ca-
ractère noble et généreux, que le sentiment de ne pou-
(OJob, V, 7.
nature un de
voir moral
LE TRAVAIL 293
voir tenir sa place, de se voir empêché dans son travail
par de fâcheux contre-temps, et de tomber à charge aux
autres. Preuve que le sentiment de la liberté et de l'in-
dépendance intérieure, par conséquent de la dignité na-
turelle de l'homme, est une seule et même chose avec
la soif de travail.
11 était donc logique que l'antiquité païenne mit le
comble à l'abaissement des hommes, en prétendant que
le travail est indigne d'eux, et les prive de leur liber-
té (1). Mais il y avait une raison plus sérieuse que celle-
ci. Personne ne travaille seulement pour travailler, ce
ne serait <]u'un jeu ; et l'homme a vite fait de ne plus
considérer le travail comme un passe-temps. Le travail
ne deviendra jamais le but de la vie de celui qui ne tra-
vaille pas pour une fin plus élevée. Si on ne donne pas
à la vie une fin plus haute, une fin morale et religieuse,
on peut au besoin envisager l'activité de l'homme comme
j une nécessité malheureuse, comme un moyen facile de
I gagner de l'argent, de se rendre la vie commode, comme
i passe-temps ou comme exercice oisif de ses forces,
mais ce n'est pas là le travail. C'est pourquoi l'antiquité
] ne savait pas l'apprécier à sa juste valeur. Le Ghristia-
j ïiisme dut commencer par éveiller la foi à une fin
dernière de la vie, fin supérieure et éternelle. C'est seu-
lement ainsi qu'il fut capable, — chose qui restera éter-
nellement sa gloire, — de convertir le monde au travail,
non au travail fait uniquement en vue du gain, ou delà
i satisfaction des nécessités de la vie, mais au véritable
1 travail, au travail noble, entrepris par aspiration à la
i vertu, et par la conviction que c'est lui qui fait l'homme
I etlui donne liberté, noblesse, vigueur et indépendance,
au travail comme moyen de servir Dieu.
Le travail n'est donc pas seulement une obligation de ficaù^nJuMa
la vie, mais quelque chose de bien plus élevé; il est pour neiîe'a^pro'
chacun une condition, un des principaux moyens de '^slgdfication''
du travail .
(1) ne vol., conf.XII, 4.
294 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
favoriser la perfection morale, de tremper la volonté et
les forces de l'esprit, bref un des principaux moyens
d'éducation personnelle. C'est la raison pour laquelle il
fut imposé à l'homme dès son origine, comme le pre-
mier de tous les commandements (1). On peut avoir des
avis différents sur la question de savoir si la main de
l'homme était nécessaire à l'embellissem.ent du Para-
dis ; mais ce qui est hors de contestation, c'est que la
culture de celui-ci lui fut particulièrement donnée pour
son embellissement personnel. Si cette loi s'applique à
l'humanité en général, elle l'oblige doublement depuis
que le péché l'a fait déchoir de sa pureté primitive (2).
Maintenant, le travail a au point de vue moral une im-
portance double de celle qu'il avait auparavant. Il est
tout d'abord un moyen de purification morale, et enfin,
ce n'est qu'en troisième ligne seulement que vient sa
signification originelle, comme instrument d'embellis-
sement intérieur.
Il ne servirait de rien de nier que le travail coûte à
l'homme tel qu'il est dans sa situation actuelle;, et qu'il
pèse lourdement sur lui. Il n'y a que ceux qui ne le con-
naissent pas par expérience personnelle, qui ne cessent
pas de renvoyer avec des paroles de consolation et de
belles tirades sur l'honneur et le plaisir qu'il procure,
les pauvres et les malheureux condamnés à un dur et
éternel labeur. Mais ceux qui supportent son poids sa-
vent mieux que personne combien lourdement il pèse
sur eux. Beaucoup de langues ont le même mot pour
exprimer travail et peine.
D'où provient, dans cette contradiction, que la raison
nous montre le travail comme un honneur, comme un
moyen d'élévation morale, et que néanmoins l'expé-
rience nous le rende si amer et si lourd ? Celui qui nie
l'enseignement du Christianisme cherchera longtemps
une réponse à cette question. Il n'y a que la doctrine
(1) Gen., II, 5, 15. — (2) Gen., m, 23.
LE TRAVAIL 295
chrétienne sur la chute qui fasse la lumière dans cette
seconde question fondamentale de la vie sociale. Mais
ceux qui devraient surtout la prendre à cœur, sont ceux
qui voient avec une juste inquiétude la haine des mas-
ses asservies menacer de faire éruption à tout moment.
C'est en vain qu'ils leur prodigueront leurs fleurs de
rhétorique et leurs froides formules philosophiques, en
vain qu'ils mettront leurs espérances dans les baïon-
nettes et les canons. Qu'importe une mort rapide à ceux
qui n'ont d'autre perspective que la consomption lente
de la faim et du désespoir ? Non ! si on ne les convertit
pas, et soi avec eux, à reconnaître la culpabilité géné-
rale, il n'y a pas de salut possible. C'est au péché que
l'humanité doit de payer de sa sueur ce qui fait son hon-
neur (1). Du péché il est résulté que par un même
moyen, nous souffrons d'abord du châtiment, et que
nous devons nous recueillir avec Dieu, et faire mourir,
au prix d'une lutte douloureuse, les racines du mal,
avant d'espérer obtenir la force sublime et ennoblis-
sante qui réside dans le travail.
Personne ne peut se dissimuler de quelle importance 4.-impor-
tîincp nnp 1^
est pour l'état actuel du monde l'acceptation de ces considérauon
. • TXT T ^^ travail
principes. JNous ne croyons pas exai>'érer en disant comme devoir
^ *■ . . moral a pour
tout haut que l'avenir de la société en dépend. La {Jtf^ue'^eM;
misère dont nous souffrons maintenant ne provient ni S?° ^'^"
de la pauvreté, ni de la difficulté du travail, mais de l'i-
gnorance de son côté moral sous les trois aspects déjà
indiqués, aspects que la Révélation seule nous fait con-
naître, mais auxquels l'esprit du monde s'oppose avec
opiniâtreté. Dans cette erreur pleine de funestes consé-
quences, petits et grands se donnent cordialement la
main. Presque toujours les docteurs de l'économie po-
litique parlent du travail au seul point de vue de l'ac-
quisition. Depuis que Adam Smith a porté aussi dans
l'économie nationale la triste habitude de mettre cha-
(1) Gen., m, 19.
296 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
que science sur un isolateur, parler de fins morales la
concernant est une affaire finie. On croit faire preuve
de grande intelligence, quand on dit qu'il n'y a pas plus
d'économie nationale morale ou religieuse que de cui-
sine morale ou religieuse.
Ce qui a précisément émancipé l'économie sociale et
l'a élevée à la dignité d'une science indépendante, c'est
qu'elle s'est affranchie des chaînes des formules mora-
les et juridiques. De même que Hugo Grotius avait bien
mérité du droit en l'émancipant de la religion et de la
morale, ainsi Adam Smith est devenu le père de l'é-
conomie politique scientifique, en la détachant de la mo-
rale et du droit. Sans doute, dans les temps modernes,
les socialistes de la chaire ont lutté pour donner aux
principes moraux une influence plus grande sur leur
science, mais la contradiction et les railleries auxquelles
ils se sont fréquemment heurtés, montrent parfaitement
combien peu leurs vues étaient approuvées, même de
leurs collègues. On les aurait dit frappés d'aveuglement.
Ne voyaient-ils donc pas que c'est le meilleur moyen
pour convaincre les classes ouvrières que la société a
disposé les choses dans l'intention de les priver de leurs
droits, et môme de leur enlever le baume adoucissant
des motifs moraux ? On se plaint des émeutiers qui ex-
citent le peuple à la révolte. Mais que peuvent dire aux
masses ces séducteurs, sinon ce que toutes les chaires
répètent aux futurs ministres, que le travail est exclusi-
vement un moyen d'acquisition, et que l'on travaille seu-
lement en vue du gain ?
Ces enseignements donnés par les uns sont les paro-
les par lesquelles d'autres excitent les masses à élever
des barricades. Le travail existe pour que le travailleur
en profite, c'est vrai, et nous sommes de cet avis. Mais
avant de parler du gain terrestre du travail, il faut pen-
ser à son utilité morale ; sans cela, il nous est impossi-
ble d'en porter le poids. Chacun doit travailler quand
même son travail ne rapporte aucun profit temporel ni à
LE TRAVAIL 297
lui ni aux autres (1). Que ce soit la main, la langue, la
tê(e qui fasse un travail sérieux, peu importe. Chacun
doit travailler selon sa capacité, ses loisirs, sa vocation.
Mais le premier travail est celui qui consiste à se vain-
cre pour satisfaire à ses péchés (2), pour dompter
Torgueil de sa nature, pour acquérir une force et un
empire sur soi, qui sont la basede toute vie intellectuelle
et morale un peu élevée.
Depuis que le Fils de Dieu lui-même a vécu comme
ouvrier sur la terre (3) , personne ne peut plus voir un
abaissement dans le travail. Et si les plus beaux orne-
ments de l'humanité, les saints, ont ennobli le travail,
et nous ont enseigné par leurs paroles et par leurs exem-
ples à le considérer comme la base fondamentale de la
perfection la plus haute (4), personne ne doit penser
pouvoir atteindre sa fin morale, s'il ne s'appuie sur le
travail comme sur son bâton de voyage. Si tous consi-
déraient le travail à ce point de vue, la question sociale
aurait perdu son caractère dangereux.
Le travail n'a sa juste si2;nification sociale que placé ?,-Letra-
•^ " u. r vail est ud de-
sur cette base morale. Si, dans toutes les questions de ^'°^'" ^°"*'-
la vie sociale, la personnalité est ce qui forme le centre
des droits et des devoirs, cela s'applique surtout au
travail, comme c'est facile à comprendre. La tâche so-
ciale du travail découle donc de sa tâche morale, et
s'exécute comme cette dernière est comprise.
C'est aussi une obligation rigoureuse qui ne souffre*
pas d'exceptions, de travailler en vue de l'ensemble.
Chacun doit travailler pour se rendre autant que possi-
ble indépendant, pour ne pas être à charge aux autres
(1) V. un merveilleux exemple dans Cassien, Cœnob. iîistlt., 16, 24.
(2) Barnabas, Ep. XIX, 10. — (3) Marc, VI, 3.
(4) Sur le travail des moines et son importance sociale. Cf. Augus-
tin., De opère monach. — Al. Gaza3us, Notœ in Cassian. Cœnob. instit.^
2, 3 ; 7, 22. — Natal. Alexander, Hist. eccL (Bingœ) XIII, 385, sq. —
Périn, De la richesse, 1, 227 sq., 257 sq. ; U, 562. — Ratzinger, Kirchl.
Armenpflege., 101 sq. — Montalembert, Moines d'Occident, et autres
monographies, parmi lesquelles se distingue VElstoire de Moriniond
par Tabbé Dubois.
298 LES BASES DE LA SOCIETE
plus qu'il ne faut, — car tous les hommes sans excep-
tion sont à charge les uns aux autres (1), — pour ga-
gner autant que possible l'entretien nécessaire à sa vie.
Mais nous apportons, et non sans raison, des restric-
tions à ces trois motifs.
11 peut se faire que quelqu'un soit, par suite de cir-
constances indépendantes de sa volonté, incapable de
gagner sa vie. Dans ce cas, tant qu'il est dans les dispo-
sitions de travailler, — supposé qu'il le peuve, — il
a droit à une part des biens de la totalité, au moins au-
tant qu'il lui en faut pour vivre, car la société a tout
reçu pour en faire bénéficier tout le monde. Pour cette
raison, l'acceptation d'un secours ne peut jamais être
une honte pour celui qui voudrait travailler, s'il était
en état de pouvoir le faire. Est-il capable de quelque
chose? Le peu qu'il fait compense ce qui lui est donné.
Ne peut-il rien faire? On lui tient compte de ses bonnes
dispositions, et on ne doit pas augmenter la peine qu'il
éprouve de ne rien pouvoir gagner, en ne regardant
que son incapacité^ sans tenir compte de sa bonne vo-
lonté. D'ailleurs, il n'y a jamais de pauvre qui soit dans
un état tellement misérable qu'il ne puisse rendre quel-
ques services. En fait de travail, il ne faut pas seule-
ment considérer ce qui peut se mesurer et se peser ;
il faut tenir aussi un peu compte du temps, de l'esprit,
de la foi. La patience, la pénitence, les prières qu'un
mendiant scrofuleux offre à Dieu, pour qu'il ne retire
pas ses bénédictions à la société, pour tous les péchés
qu'elle commet, ont sans aucun doute mille fois plus de
poids aux yeux de tout homme moral, que cette petite
aumône qu'un travail excessif lui a valu à la fm de sa
vie, et qu'il a peut être gagnée cent fois à l'avance.
Mais celui qui ne travaille pas quand il le pourrait,
et celui qui n'a pas même la volonté de faire ce qui est
en son pouvoir, que ce soit beaucoup ou peu, n'a pas le
(1) GaL VI, 2. Ephes. IV, 2.
LE TRAVAIL 299
droit de jouir de ce qui appartient à la société tout en-
tière (1). C'est pourquoi l'Apôtre dit: « Si quelqu'un
ne veut pas travailler qu'il ne mange pas non plus » (2).
Il ne pousse pas la dureté jusqu'à dire : « Celui qui ne
travaille pas ». Mais il dit sans restriction : « Celui
qui ne veut pas travailler ». Cette loi ne connaît d'ex-
ception pour aucune personne, aucune classe, aucune
vocation. L'un doit d'abord travailler pour gagner sa
vie, et peut se rendre compte du travail que demande
parfois un morceau de pain sec. Un autre a reçu le su-
perflu en naissant. 11 ne connaît ni les soucis, ni le
dénûment ; est-ce une raison pour ignorer ce qu'il en
est du travail? Non ! Il lui reste à l'égard de la société
l'obligation de gagner, sinon par un travail pénible, du
moins par un travail plus élevé, le riche salaire qu'il a
reçu d'avance. Le travail fait après le salaire n'a pas
moins de mérite que le travail fait avant. Mais personne
ne doit manger le pain de la société sans l'avoir gagné,
pas même l'empereur (3). Plus sont nombreux les biens
qu'on possède, plus est grande l'obligation de travailler
pour en mériter la propriété. Les circonstances exté-
rieures de naissance, de donation, de chance, parlés-
quelles ces biens deviennent le partage de quelqu'un,
ne sont pour lui qu'une occasion accidentelle de se les
approprier, mais supposent qu'il s'oblige à contribuer
au travail social dans une mesure d'autant plus grande,
que les nécessités extérieures ne l'astreignent pas au
travail privé.
Avec ce mot travail social, nous avons exprimé une j|^âtb„^'^j°'"
des idées les plus ignorées de notre époque. Le Libéra- tmaKcSl.
lisme, cette philosophie de l'Individualisme, n'a rien de
commun avec elle, c'est tout clair, car dans toutes ses
vues, il lui est opposé comme la lumière aux ténèbres.
[i) Constit. apost., 2, 4; 4, 2. Ambros., Off'., 2, 16, 76. Cassian^
Collât., 24, 12.
(2) II Thés., III, 10.
(3) Reinmar von Zweter, 2, 140 (Hagen, Minnesinger, II, 202).
300 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
Toute la pensée de l'époque marche aussi vers cette di-
rection ; et c'est une preuve de la force avec laquelle le
Libéralisme a tout corrodé autour de lui, et détruit les
bases de l'ordre social. Il ne faut pas perdre de vue que
c'est le Libéralisme qui a ébranlé dans les esprits les
idées fondamentales de la vie sociale, pour ne pas être
stupéfait des jugements incompréhensibles qu'on entend
à chaque instant sur ce sujet, et cela non seulement de
la bouche d'hommes du peuple^ sans éducation, mécon-
tents, mais aussi de prétendus hommes lettrés. Il y a
des hommes sans nombre et des classes d'hommes tout
entières, qui, au jugement de la majorité, ne travaillent
pas, et sont comme des membres morts attachés au
corps de la société. Il est curieux de voir combien notre
époque a le sentiment émoussé et les nerfs insensibles
sous ce rapport. A quoi sert le clergé dit-on ? De quelle
utilité sont ces masses de savants? Quelle rôle la vieille
noblesse peut-elle encore remplir? Est-ce qu'un gros
propriétaire, dont tout le travail consiste à couper ses
coupons, et à consommer les fruits du travail d'autrui,
n'est pas un pur zéro dans la société? Autant de ques-
tions qui montrent toute la vigueur que possède encore
l'esprit borné du Rationalisme^ esprit qui a engendré le
Libéralisme. Il domine tellement^ que souvent il met la
confusion dans la tête de ceux contre lesquels il se di-
rige, et leur fait perdre conscience d'eux-mêmes. Si ce
mal n'est pas aussi général que dans ces derniers temps,
il s'en faut néanmoins beaucoup encore que les hommes
de toute condition soient satisfaits de leur situation, et
aient le sentiment juste de leur état.
A l'époque où le Libéralisme exerçait sa plus grande
influence sur les esprits, les nobles s'étaient abaissés
jusqu'à devenir des intendants des théâtres de la cour,
des maîtres de ballet, pour se rendre quelque peu uti-
les croyaient-ils. Le clergé de son côté rivalisait de zèle
avec les popes russes dans les emplois les plus bas et
les plus humihants, ou cherchait du moins à montrer
LE TRAVAIL 301
son utilité à la société, en faisant des sermons confor-
mes au goût de l'époque, sur les précautions à prendre
pour éviter la petite vérole, ou sur l'extrait de café.
C'était le vrai moyen pour ces classes de se rendre mé-
prisables, et de se ranger parmi les oisifs et les inutiles,
car celui qui fait un travail qui n'est pas de sa condi-
tion, ou qui porte préjudice au travail de son état, est
un membre inutile et même dangereux pour la société.
11 est comme une main malade qui n'accomplit pas son
travail, mais se charge en revanche des fonctions de
l'estomac, c'est-à-dire absorbe tous les sucs du corps.
Elle est un mal dans ce dernier. Pour obtenir des louan-
ges à bon marché, un roi peut, pendant quelques ins-
tants, prendre la charrue des mains d'un petit paysan,
mais il serait triste que ce fût là le seul genre de travail
par lequel il sut se rendre utile à son royaume.
Malheureusement cet esprit touche à tout a pénétré
dans les classes influentes, et montre, dans ce temps de
matérialisme, combien toute idée de travail social fait
défaut. Si le chef d'état s'occupe des tourne-vent, ou des
clous de souliers, tout le monde sera convaincu qu'il n'a
pas une notion juste de ses obligations. Sans doute c'est
un grand malheur que la noblesse et les milieux riches
et lettrés ne trouvent d'occupations que dans les plaisirs
frivoles ; mais il n'est pas à souhaiter non plus, qu'ils
fassent les travaux des paysans, dressent leurs chevaux
eux-mêmes, ou qu'entreprenant des affaires commer-
ciales risquées, des opérations de banque, ils se perdent
en spéculations funestes à la société. Tout le monde doit
travailler, mais il n'est pas nécessaire que chacun fasse
toute espèce de travail. Il suffit qu'il fasse le travail qui
lui convient, et avec cela, il fait plus pour la société,
que s'il se mêle à tout. Agir ainsi serait le vrai moyen
d'enrayer le mouvement sur toute la ligne.
Cette tendance est malheureusement une maladie de
notre époque. La cause en est que les traits d'union en-
tre les classes sont supprimés, grâce aux catégories spé-
302 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
ciales de membres où chacune d'elles se recrute. C'est
ainsi que la notion du travail d'étal, qui jouait jadis un
rôle si important, a complètement disparu. L'apprenti
veut jouer au maître, le seigneur au manœuvre, le comte
au maître de manège, au garde-forestier et au dresseur
de chiens, le ministre au maître d'école, au boulanger,
au prédicateur, à l'évêque, à l'épicière et au journaliste
dans une seule et même personne. 11 faut que cela change,
car c'est la véritable manière de ne point faire les tra-
vaux dont la société a le plus besoin. Si l'architecte fait
le travail des maçons, et s'il oublie celui qui est le sien
propre, que deviendra le bâtiment, sinon un bousillage
informe ? Que les petits fassent donc du petit, et queles
grands surveillent et guident les petits, sans quoi nous
ne sortirons jamais de cette confusion, qui est le carac-
tère de notre situation sociale.
La demande pressante, que notre époque adresse
d'une manière particulière aux hommes des milieux
élevés et lettrés, est de se rendre utiles par du travail
social, mais par ce travail social qui est conforme à leur
état. Par ce moyen, ils se relèveront promptement à
leur niveau, et se placeront à la tête de la société dans
laquelle ils semblent devoir disparaître et périr. Ils n'ont
pas besoin de se charger eux-mêmes du travail des clas-
ses ouvrières. Ce n'est pas cela qui est d'un grand se-
cours pour la société. Mais travailler sérieusement non
seulement pour le sport ; mais marcher en avant dans
l'étude du droit et de la question sociale, dans le relève-
ment de l'agriculture et d'une industrie saine, dans la
façon d'employer pour le bien les découvertes et les
rénovations utiles; mais devenir les modèles du peuple
par une vie de famille exemplaire, par une conduite reli-
gieuse et une éducation complète ; mais se mettre à la
tête des grandes œuvres entreprises pour le bien com-
mun, pour des fins de bienfaisance, pour le développe-
ment d'institutions scientifiques qui contribuent à la
culture et à la moralisation du peuple; mais favoriser
LE TRAVAIL 303
les arts, la littérature, la bonne presse, la défense de la
vérité, la protection de la morale, l'influence de l'Église ;
mais être pour le peuple un guide, un conseiller, un
avertisseur, un défenseur, un représentant, un centre,
par la participation personnelle à ses intérêts^ voilà des
travaux et des travaux sociaux dans le sens proprement
dit du mot, des travaux qui conviennent à la noblesse et
à tous ceux qui se vantent d'être à la tête de la socié-
té (1). C'est avec raison que la noblesse, — et avec elle
quiconque est animé de bonnes intentions envers la so-
ciété, — regrette d'être tant déchue de son ancienne
splendeur. Mais elle n'a pas plus perdu que les autres
classes. En est-il une parmi elles, qui ait conscience de sa
valeur sociale? Y a-t-il encore quelqu'un qui soit fier de sa
situation dans la société? N'en est-on pas venu à ce point
que personne ne sait plus ce que c'est que la société?
Mais pourquoi en est-on arrivé aujourd'hui qu'un
prince prussien n'agit plus avec le calme solide, sérieux,
réfléchi, d'un tisserand de Cologne d'il y a six cents ans,
ou d'un compagnon de Hambourg, à qui il était défendu
de paraître tête nue en société, pour que la dignité de sa
classe n'en reçut aucun dommage (2)? La réponse est fa-
cile. Aucune situation politique ne remplace la situation
sociale. Or celle-ci n'est donnée que par le travail social.
La conscience d'occuper par le travail personnel non
seulement une place honorable dans la société, mais
ce qui est davantage, une place utile à la totalité, ne se
remplace par aucun titre, aucune décoration, aucune
dignité. Dans le travail, et dans le travail conforme à la
-condition sociale, se trouve une formation de caractère,
une force morale éducatrice, non seulement pour l'in-
dividu, mais pour la société tout entière, force dont
l'importance ne peut être trop exaltée. Nous avons exa-
(1) Cf. le Mémoire du comte de Stein sur la situation de la noblesse,
^16, dans Pertz, Le comte de Stein, V, 237 sq. Janssen, Stolbergs
Enlivlckelungsgang und Wirken, 426 sq.
(2) Neuburg, Zunftgerichtsbarkeit undZunftverfassung, 174, 177 sq.
304 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
miné ce point, lorsque nous avons parlé de l'influence
des efforts vers la perfection morale (1). La même chose
a lieu ici. 11 y a une différence énorme entre le carac-
tère des ouvriers d'aujourd'liui, et celui des ouvriers
d'autrefois, d'un citoyen d'aujourd'hui, et d'un citoyen
d'autrefois, d'un artisan depuis l'introduction de la
hberté de l'industrie, et d'un artisan antérieur à cette
hberté.
La noblesse n'a pas sujet de se plaindre du dommage
qu'a subi sa situation. Mais l'amertume qu'elle ressent
de cet amoindrissement doit être avant tout pour elle
un motif de prendre son élan, et de s'élever jusqu'au ni-
veau de la part d'obhgations qui lui revient dans le tra-
vail social. De toutes les classes, c'est elle qui peut le
faire le plus facilement, à condition qu'elle envisage
bien son rôle et le remplisse sérieusement. EUe pourra
alors reprendre comme autrefois, à la tête de la société,
son poste de combat, sa mission protectrice et distri-
butrice du travail. Mais nous le répétons encore une
fois, le moyen pour arriver là, c'est le travail et le tra-
vail social, dont on ne peut assez apprécier l'influence
sur l'état et sur les mœurs de la société.
Quel que soit le peu d'intelligence et d'estime que les
anciens avaient pour le travail, il montre pourtant l'in-
fluence ennoblissante qu'il a exercée sur eux. Au témoi-
gnage des écrivains du temps de Néron, quelle différence
entre ces Rothschilds, selon qu'ils sont à Rome ou dans
leurs propriétés, au milieu de leurs esclaves qui travail-
lent ! Ces mêmes expériences se retrouvent partout. Le
grand abaissement pour la noblesse française com-
mença au moment où Louis XIV l'enleva de ses domai-
nes, et parle fait même à son travail, au travail de sa
condition sociale, pour placer ses membres comme des
figurants autour de son trône. L'Allemagne suivit cet
exemple, la Prusse d'abord, puis les petits états l'un
(1) vie vol., XVeconf., 6. ]
M
LE TRAVAIL 305
après l'autre. Extérieurement la noblesse semblait croî-
tre en splendeur, au début du moins ; mais au point de
\ue social, elle fut défigurée, dégradée, brisée, et avec
elle le trône qui la portait et la vivifiait, c'est-à-dire la
société elle-même. Elle devint une noblesse de cour et
de ville, c'est-à-dire une noblesse pour la montre et le
décor, une noblesse toute ruisselante de prestige à l'ex-
térieur, mais sans situation dans la société. Constam-
ment elle adopte les mauvaises mœurs des parvenus et
des barons de la finance, sous la dépendance desquels
elle tombe dans ces milieux : chasse aux places, versati-
lité, arrogance, insolence, mesquinerie envers les infé-
rieurs, platitude et effacement envers les supérieurs,
vantardise sans but. Elle forme alors le point de départ
des mauvaises mœurs de la société : négligence dans le
travail, frivolité, manque de caractère, dissipation du
temps et tous les vices inhérents à l'oisiveté, à la vo-
lupté et à la recherche continuelle de nouveaux amuse-
ments. La Révolution avait beau jeu pour renverser la
vieille société comme un château de cartes. Ces vieux
nobles de province, qui comprennent encore que leur
grandeur consiste dans leur obligation d'être les patriar-
ches de l'agriculture et les yeux du travail, peuvent
peut-être rester en arrière de leurs cousins quant aux
usages ; mais par contre, ils sont les rois d'un sol qui
leur appartient, et ils montrent dans leur caractère ce
sentiment royal qui en fait comme les colonnes et l'es-
poir de la société. Ils sont à leur place, font leur vrai
travail, et c'est pourquoi ils sont grands.
Mais ce que nous disons d'une classe s'applique à
toutes. Les mœurs s'amélioreront vite, les caractères
deviendront plus indépendants, plus vigoureux, plus
! élevés, la société tout entière se relèvera, pourvu que
chacun revienne au travail, au travail de son état et de
sa profession, et que tous les hommes ne travaillent pas
seulement par esprit d'égoïsme, par avarice, par am-
bition, mais produisent un véritable travail social qui
20
306 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
avant tout profite à l'ensemble. Ceci suppose sans doute
l'existence de l'esprit de communauté, d'abnégation
personnelle et de sacrifice ; mais que toutes ces vertus
soient inutiles si le sentiment religieux ne s'y adjoint
pas, c'est chose trop évidente pour nous attarder à en
donner des preuves. Dans une société où ce n'est pas
la religion qui a le rôle prépondérant, tout ce que nous
avons dit des obligations sur le travail et sur la propriété
est un gaspillage de temps sans nom. Et tout ce que
nous avons dit, tout ce que nous aurions pu dire, se
comprend de soi^, dès que le cœur s'élève assez haut
pour embrasser le travail comme un sacrifice religieux
offert à Dieu (1).
La société ne peut pas faire les fonctions d'un préfet
de police, encore moins celles d'un moraliste et d'un
confesseur. Cependant sa prospérité repose sur ce que
propriétaires et ouvriers remphssent leurs devçirs. Mais
ces devoirs sont des obligations purement morales et
aucune puissance ne peut les extorquer, sinon celle qui
pénètre les consciences. Où la société trouvera- t-elle
secours et salut, sinon dans la religion? Comment les
hommes de science, les hommes qui sont au pouvoir^
et sur qui repose la responsabilité de l'avenir peuvent-
ils mettre de côté la question religieuse avec cette in-
souciance dont ils font preuve? Cette parole est dure,
mais elle est vraie ; ils passent beaucoup trop superfi-
ciellement sur les choses les plus sérieuses, et souvent
ils les voient plus mal, les jugent plus aveuglément, que
l'homme du peuple. Celui-ci est peut-être pardonnable,
quand il déplore la nécessité de travailler pour tant
d'hommes inutiles qui célèbrent l'office divin le diman-
che, et qui, selon lui, ne procurent à l'humanité aucune
utilité tangible.
Mais comment juger un savant qui prêche au peu-
ple cette même sagesse aveugle? Si quelqu'un n'a pas-
(1) V. WaUon, Histoire de Vesclavage, (2) III, 379 sq.
LE TRAVAIL 307
une idée du travail social, pourquoi parle-t-il tant de
questions sociales? Si l'ecclésiastique qui remplit fidè-
lement sa charge n'exerce point d'activité sociale, à qui
devrons-nous réclamer cette activité? Ici nous ne pou-
vons qu'exprimer notre étonnement sur l'étroitesse de
vues d'un certain nombre d'esprits. S'ils comprennent
qu'un balayeur de rues, dont le travail assurément no
procure pas une utilité directe, est un membre de la
société très honorable et très utile, parce qu'il fait un
ouvrage qui épargne du temps à beaucoup de person-
nes, et qu'il accomplit un travail social important en
leur permettant de vaquer facilement à leurs occupa-
tions, ne leur serait-il pas possible aussi d'être un peu
plus tolérants à l'égard de la religion, par la raison
qu'elle accomplit un travail social qui est loin d'être
négligeable? Ou bien, sepait-il indifférent pour l'huma-
nité que l'esprit de travail, de contentement, de sacri-
fice, de résignation à la volonté divine, de soumission
au plan de Dieu dans le monde, règne ou ne règne pas
dans les esprits? Est-ce que celui qui s'efforce d'im-
planter ces sentiments dans les cœurs, n'exerce pas une
activité qui apporte une utilité appréciable à la tota-
lité? Dans quelle société le travail sera-t-il plus fruc-
tueux, le temps mieux employé, les forces de l'homme
de plus longue durée ? Sera-ce dans l'ergastule socia-
liste, ou dans une association d'hommes qui accomplis-
sent leur travail journalier pour l'amour de Dieu, en'
vue de sa volonté, pour l'expiation de leurs péchés et
pour l'obtention de la vie éternelle ?
De ceci résulte déjà que ce que nous avons dit con- 7.-Lepius
cernant le travail, doit être compris dans le sens le plus sodai est le
^ travail intel-
général et le plus étendu du mot. L homme ordinaire, ^eciuei.
qui gagne son pain au jour le jour, en maniant la hache
ou le hoyau, ne peut sans doute pas se représenter
d'autre travail que le travail manuel. Il envie déjà le
sort du cocher assis sur son siège, ou celui de l'employé
de chemin de fer, qui peut voyager si commodément
308 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
d'un bout de l'année à l'autre, et n'a pas besoin de tra-
vailler ; mais s'il voit un de ces Messieurs qui, selon
son expression, ont fait leurs études, et qui ne savent
pas ce qu'est le travail, le mécontentement s'empare de
lui, et il maugrée que Dieu ait accordé de si beaux re-
venus à tant d'hommes, sans le moindre effort de leur
part.
Pour l'homme vulgaire, qui n'a jamais éprouvé ce
qu'est le travail intellectuel, on peut lui passer des
idées aussi étroites ; mais il est plus difficile de pardon-
ner à des penseurs et à des savants qui ont du travail
une conception si matérialiste et si grossière, qu'ils
n'en distinguent que deux espèces : le travail des mus-
cles et le travail des nerfs (1). Oui, il y a encore d'au-
tres espèces de travail beaucoup plus élevé et plus im-
portant; il y a non seulement du travail, pour l'exécution
duquel l'esprit requiert le secours des nerfs, mais il y a
du travail exclusivement intellectuel. Cette espèce de
travail est même la première et la plus importante,
parce que l'esprit est la partie la plus essentielle et la
plus importante de l'homme. Sans doute on peut dire
que cette question n'entre pas en ligne de compte, là
où il s'agit de la vie extérieure, de la vie industrielle et
du travail nécessaire pour assurer les besoins de l'exis-
tence ici-bas, mais il n'en est pas ainsi. Pour la vie in-
dustrielle et plus encore pour la vie commerciale, la
manière dont quelqu'un a cultivé son esprit, sa volonté,
son caractère, l'idée qu'il possède du droit, du devoir,
et de la justice, la façon dont il fait valoir son activité
sociale, ses prétentions et ses services, sont loin d'être
choses indifférentes. La piété est utile à beaucoup de
choses, même dans cette vie terrestre ; et la justice est
utile à toutes. Comparativement à elles, l'activité n'est
pas très utile (2).
Ici, nous avons un nouvel aspect sous lequel la reli-
(1) Stuart Mill, Principles of polit, economy, 1, 1, 1, (London, 1869,
•15). Cf. Laveleye, 518 sq. — (2) I Timolh. IV, 8.
LE TRAVAIL 309
gion et la vertu accomplissent une tâche sociale. Non
seulement ceux qui ont voué leur vie à former les au-
tres à la vertu, et à Taccomplissement de leurs devoirs
religieux et moraux, mais même ceux qui s'appliquent
aux plus grands travaux intellectuels, qui dirigent les
autres par leur exemple, tout en paraissant vivre pour
leur compte personnel, font un travail social très im-
portant. Considéré au point de vue économique, ce tra-
vail est même si important, que c'est le plus petit nom-
bre des hommes qui le comprend. Pour ne pas porter
sur ce point des jugements bornés et injustes, il faut
donc laisser de côté la division traditionnelle du travail
en travail productif et travail improductif. Elle est même
défectueuse au simple sens économique.
Qu'est-ce que ce peut être que le travail productif?
Un travail qui produit immédiatement une utilité saisis-
sable. Or, les défenseurs de cette opinion n'admettent
eux-mêmes pour ainsi dire, aucune espèce de travail,
dont on puisse recueillir immédiatement les fruits et en
jouir, comme par exemple celui du chasseur ou du pê-
cheur (1 ). D'un autre côté, il n'y a point de travail qui
soit simplement improductif. Chaque travail qui pour-
suit une fin morale, produit un jour ou l'autre une utilité
quelconque, ou par lui-même, ou par d'autres auxquels
il sert de préparation ou auxquels il dispose mieux. Mê-
me la récréation et le jeu qui renouvellent les forces, un
voyage de vacances, la recherche d'une société qui vous
égaie, sont productifs, et souvent plus productifs qu'un
travail long et démesuré. Qu'une activité mette donc un
objet physique en état de produire une utilité plus
grande, dans un temps plus reculé, comme par exemple
l'engrais pour le sol; qu'elle complète ou développe
dans un homme des capacités, des qualités, des prati-
ques physiques ou intellectuelles, qui puissent être uti-
les à lui ou à d'autres ; qu'elle consiste dans des services
(1) Stuart Mill, 1, 2, 2 (London, 1869, 20).
310 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
qui éloignent les obstacles au bien-être, à rénergie pour
le travail, à la vie commerciale, lesquels proviennent du
dégoût pour le travail, de l'abattement, comme par
exemple le rôle de l'avocat, du législateur, du fonction-
naire public, du médecin, du soldat, les soins donnés à
l'expansion des beaux-arts, les faveurs accordées à la
moralité ; qu'elle trempe l'esprit en l'élevant à l'amour
du sacrifice, au dévouement à Dieu, à l'espérance iné-
branlable d'une récompense éternelle,, comme le fait
l'activité du prêtre, dans chacun decescas, le travail est
utile. Souvent on pourra discuter sur son plus ou moins
grand degré d'utilité, mais l'échelle variera beaucoup
selon les vues prédominantes de l'époque, et parfois
aussi selon les besoins du moment.
11 est important de tenir compte aussi de l'étendue
dans laquelle une activité fait sentir son effet sur la so-
ciété. Plus son importance sociale est grande, plus il
faut la coter haut. Au jugement de l'ouvrier de fabrique
il n'y a pas d'oisiveté comparable à celle du chimiste
près de sa cornue, ou du mathématicien penché sur ses
logarithmes et ses arides racines. Le soldat qui creuse
des tranchées sous le feu de l'ennemi, pense que son
général aurait quelque chose de mieux à faire que de res-
ter loin du danger^, tranquillement assis devant des car-
tes. Et pourtant le chimiste, le mathématicien et le gé-
néral font un travail social dont profitent des milliers
d'individus. Peu d'hommes sont capables d'apprécier le
temps et la quantité de labeur personnel opiniâtre qu'il
faut faire avant de pouvoir accomplir ce travail social.
Mais plus un travail a d'importance sociale, plus il a
droit à mériter non seulement l'estime publique, mais
à être dédommagé par la société pour les travaux per-
sonnels dont il est le fruit et le résultat.
Ces deux considérations doivent donc entrer en ligne
de compte dans la fixation de la récompense qui lui est
due, afin que cette récompense lui soit donnée d'une
manière quelque peu juste. Nous disons quelque peu
LE TRAVAIL 311
juste, car qui pourrait récompenser à sa juste valeur
l'invention de la lampe de sûreté ou du frein à air com-
primé ? S'il est vrai que les travaux les plus productifs
sont ceux qui rendent l'homme capable de mieux utiliser
à son service les forces de la nature (1 ), qui rendent par
conséquent l'homme entièrement maître de cette nature
et du travail par la connaissance de leurs lois (2), ceux
qui font le travail matériel ne doivent vraiment pas se
plaindre, si le travail intellectuel est mieux payé que le
leur. Le travail intellectuel devrait plutôt se plaindre
que presque nulle part il n'est récompensé comme il le
devrait, quoique ce soit précisément lui qui accomplisse
le mieux la plus haute obligation du travail, qui est
d'avoir la société en vue.
Il en est du travail comme de la propriété, il faut te- s.-Lesys-
*^ ^ , , teme féodal
nir compte de son importance et de ses obligations était lameii-
L r o leure exprès -
sociales (3). Cette vérité ne plaît peut-être guère à ceux so^^^ierSa
qui sont astreints au travail pour gagner leur pain ; mais solidarité.
comme ils n'ont pas trouvé mauvais que nous prouvions
à ceux qui possèdent comment la propriété doit profiter
à la totalité, c'était déjà admettre qu'il n'en peut être
autrement du travail. Propriété et travail sont sur le
même pied ; ils sont égaux en droits et en devoirs. Ou
plutôt, pour nous débarrasser une bonne fois de ces
formules mortes, celui qui possède et celui qui travaille
ont des droits et des devoirs proportionnellement
égaux. La même loi de Dieu, qui prescrit à celui qui
possède de donner au pauvre, défend expressément à
celui qui doit gagner son pain, de s'approprier quelque
chose au détriment de celui qui possède (4). Celui donc
qui, par l'usage de ses forces, aspire à posséder une par-
(1) Garey, Lehrhuchder Volkswirtschaft, (2)436.
(2) Kleinschrodt, Grundprindpien der polit . Oekonomie, 31.
(3) Ephes., IV, 8. Const. apost., 7, 12. — Sozomenus, Hlst. eccl.,6,
28. — Basil., iieg. fus., 37, 1,42, 1. — Thomas, 2, 2, q. 187, a. 3. —
Humbert. a Roman., Erud. prœd., 2, 1, 78. — Joannes Saresb., Po-
lycrat., 6, 20, 22.
(4) Exod. XXIII, 3. — Lev. XIX, 15. — Deut. I, 17.
312 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
tie des biens terrestres, et celui qui en possède déjà une
partie, se trouvent juridiquement sur le même pied en-
vers la totalité. L'un est déjà devenu feudataire de la so-
ciété par sa profession; l'autre cherche à parvenir au
même honneur par son travail. Or, d'après la juste idée
qu'on doit se faire de la possession, il n'est aucune pro-
priété qui soit illimitée, mais chaque possession impose
une obligation envers la totalité. C'est ainsi que chaque
possession est un bénéfice de la société et une action de
la société (1).
Le système féodal, ou la féodalité, que des vues écono-
miques ont dépeintes pour en faire un horrible épouvan-
tail, plane donc dans son organisation, — nous ne par-
lons pas des abus, — non-seulement bien au-dessus des
accusations modernes, dont la plupart n'ont pas le sens
commun ; mais il est la seule forme juste du véritable
rapport de la propriété et du travail envers le travail.
Le grand malheur de notre époque est que la possession
a dégénéré en spéculations et en entreprises qui sont
la mort de toute sohdarité. Le spéculateur ou l'entrepre-
neur travaille pour lui, et ne sait rien de ses obligations
envers la totalité. Par contre, ceux qu'il exploite, ne
peuvent pas songer un seul instant que, parle travail
qu'ils lui fournissent, ils coopèrent à l'utilité de la so-
ciété. Jadis il en était autrement. La société s'était atta-
ché le possesseur par les hens du sol, et lui avait en
même temps imposé des obligations envers ceux qui
accomplissaient le travail social. On ne peut s'imaginer
un lien social plus fort et plus solide. Les vassaux
accomplissaient envers la société et envers le seigneur
féodal leurs obligations réglées par la loi, et le suzerain
remplissait au nom delà société toutes les obligations
corrélatives, exactement déterminées, que la société
avait à remplir envers les feudataires. Les droits et les
(1) Vogelsang, Die Nothwendigkeit einer neuen Grundentlastung ^
13 sq.
LE TRAVAIL 313
obligations personnelles ne pouvaient être unis plus
étroitement.
On ne peut donc apporter aucune objection fondée
contre des monopoles et des privilèges tels que le sys-
tème féodal les comprenait. De tels monopoles sont des
monopoles de bonne gestion sociale, d'utilité générale ;-
de tels privilèges sont des privilèges communs, des pri-
vilèges favorisant l'utilité et la prospérité générale (1).
De là le phénomène que jamais le principe des prétendus
monopoles n'a été plus vivement accentué et mieux suivi
que dans ce temps. Personne ne vit seulement pour soi,
mais chacun vit pour tous, et tous vivent pour la tota-
lité (2). Peu importent la situation, la possession, les
fonctions personnelles, tous restent égaux, en ce qu'ils
se rendent utiles à la totalité autant qu'ils peuvent (3),
par du travail soit social, soit physique, soit intellectuel,
soit ecclésiastique, et, qu'en retour, ils peuvent revendi-
quer auprès de la société ce qui est nécessaire à leur
existence.
11 est donc clair que cette importance du travail qu'on 9 -Letra
,,,,,, . , , vail comme ac
place la plupart du temps au premier rang, et qu on mité
met exclusivement en relief, l'importance économique,
ne peut venir qu'en troisième ligne. Nous ne voulons
certes pas amoindrir par là, ou nier le droit indépen-
dant que possède l'individu de considérer le travail
comme un moyen d'acquisition destiné à son avantage
personnel. Mais nous ne pouvons pas insister trop sou-
vent, ni avec assez de fermeté^, sur ce que, dans le tra-
vail comme dans la propriété, le côté auquel l'individu
a droit n'est pas imaginable sans dépendance avec le
droit de la société, et que ni le travail, ni la propriété
(i) Cf. Y o^elssiu^, Die socialpolil. Bcdeutung der hypoUiekar. Grund-
belastung, 10 sq.
(2) Rom., XIV, 7. — I Cor., XII, 25.
(3) Jiilian. Pomer. (Prosper Aquit.), Viia contemplât., 3, 28, i.
Basil., Quod Deus noncst auctor mat. hom., 0, 5 (II, 11 h.). Chrysos-
tom., Adversua oppugnat . vitae monast . , 3, 2. Odo Gamerac. Homil.
de villico inqidt.
écono-
mique
314 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
lie peuvent exercer leurs droits, sans reconnaître en
même temps leurs obligations envers la société. Le
droit privé ne dérive pas du bien public, parce qu'on se
cramponne au principe qu'il n'y a point de droit privé
en dehors de la société humaine.
De l'admission de cette vérité, dépend la solution de
la question sociale. Il faut en finir une bonne fois avec
le système individualiste du Libéralisme, système dans
lequel l'homme se comporte comme il veut envers la
société, quand il ne se séquestre pas tout à fait en lui-
même. Ces théories répugnantes ne connaissent point
d'autre idéal pour l'homme, que le monstre des caver-
nes de Hobbes, sans cesse en guerre avec ses sembla-
bles, le polyphème primitif, le parfait sauvage.
Ce n'est pas par hasard, mais c'est par principe qu'A-
dam Smith, le père de l'économie libérale, a bâti toutes
ses doctrines d'après la vie du chasseur et du pêcheur,
agissant en maître dans la solitude et dans le désert, ou
des nomades sans patrie repoussés de la société. Que
ceux-ci ne soient pas aptes à former une société dont le
premier enseignement est : tous pour un et un pour tous,
il ne pouvait se le dissimuler. Mais il les a établies pré-
cisément pour amener un nouvel état dans l'humanité,
le morcellement, c'est-à-dire des individus sans cohésion,
n'ayant d'autre lien entre eux qu'une lutte continuelle.
Et il n'a que trop bien réussi, comme l'indique l'histoire
de la société depuis son époque et l'époque de son con-
temporain Rousseau. Depuis que Darwin a ressuscité les
anciennes théories de Lucrèce et de Hobbes, cette con-
ception estdevenue l'apanage commun des masses. C'est
pourquoi, même dans les conférences populaires sur la
question sociale, on ne peut trop répéter que chacun
sans exception est, par nature, destiné à former commu-
nauté avec les autres, et qu'un homme qui se soustrait
aux relations sociales ne peut exercer des droits hu-
mains. Voilà ce qu'il faut proclamer et présenter non pas
en ce sens que c'est la communauté qui lui donne des
LE TRAVAIL 315
droits, mais en ce sens que c'est Dieu qui les lui a con-
férés, à la seule condition qu'il en fasse usage dans la
société et pour le profit de tous. Or ceci s'appliquant à
tous les droits, s'applique également à ce qui concerne la
propriété et le travail.
Le dernier motif sur lequel repose le droit de pro-
priété est, comme nous l'avons exposé ci-dessus, le
même que pour tout autre droit, la libre personnalité de
l'homme, en d'autres termes l'usage complet, illimité de
la liberté de la volonté envers les choses extérieures (1 ).
Le droit de propriété repose donc sur la capacité d'ap-
pliquer notre force indépendante intellectuelle à un ob-
jet, de telle sorte que celui-ci dépende complètement de
nous, ou, ce qui est la même chose, en ce que quelqu'un
possède la capacité d'employer, par sa propre volonté,
une chose extérieure à son profit personnel.
Toutefois, il n'y a dans la liberté de l'homme, rien
qui dépasse la possibilité d'acquérir de la propriété (2).
En réahté, celui-là seul peut prétendre au droit de pro-
priété et se l'approprier, qui fait un usage juste et réel
de sa liberté relativement aux biens terrestres, ou qui
est prêt à en user autant qu'il le peut. Or ceci ne peut
avoir lieu que par une activité extérieure^ par consé-
quent par le travail. Aussi la première prise de posses-
sion n'est pas une simple déclaration de la volonté,
mais une application réelle des forces physiques et in-
tellectuelles. L'idée des socialistes que la possession
provient d'une manifestation de volonté exempte de
fatigue, tout au plus d'un acte notarié, est souveraine-
ment enfantine, et sent plus la pédanterie savante
qu'on ne devrait la rencontrer chez eux. On serait plu-
(1) Thomas, 1, 2, q. 4, a. 1 ; 2, 2, q. 64, a. 5, ad. 3. Bànes, 2, 2, q.
62, q, J, d. 2, concl., 3, 4, 5. Sylvius, 2, 2, q. 64, a. j, q. 4. Salman-
i'ic, Moral, tr., 12, c. 2, 37, sq. ; ThcoL, tr., 10, d, 2, 61. — Sporer,
Decal., Ir., 6, c. 1, 36. — Laymann, Jî/s^, c. o, 3. Valentia, 3, d, 5, q.
î), p. 1, q. 3. Arnold, Cultur und Recht der Rœmer, 100. — Périn,
Politik, 1,204. — Ahrens, Naturrecht., (6) II, 110, sq.
(2) Soto, J. etj., 1. 4, q. 1, a. 1.
316 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
tôt tenté de croire qu'eux, mieux que personne, de-
vraient se rendre compte que le premier défrichement
du sol, ou le percement d'une mine, ne s'effectue pas
sans efforts des mains et sans peine intellectuelle sé-
rieuse, et que ce labeur a été précédé de mille autres.
De là résulte premièrement, que le premier motif sur
lequel repose l'exercice réel du droit de propriété est le
travail, ou au moins la volonté sérieuse de travailler (1 ).
Mais pour ne pas mal interpréter ce principe, il faut
remarquer que le travail doit être compris dans le sens
le plus étendu du mot, comme nous l'avons déjà dit
précédemment, et qu'ici, il s'agit seulement du droit de
propriété dans le sens juridique^ non de la question
économique de savoir si le travail doit être considéré
seulement comme une source d'acquisition et de rap-
port.
11 s'ensuit secondement, que l'homme peut acquérir
un droit de propriété dans le sens strict du mot, seule-
ment sur les choses qu'il est capable de gagner par un
travail humain, c'est-à-dire, qu'il peut soumettre à sa
puissance (2).
Il s'ensuit troisièmement, que le travail, au sens
strict du mot, donne un droit de propriété réel, bien
que celui-ci ne soit pas sans limite.
Nous venons de nous convaincre que les droits pri-
vés ne dépendent pas delà société, qu'ils ne peuvent pas
plus être enlevés ou être restreints par elle, qu'ils ne
sont donnés par elle ; mais que, malgré cela, ils ne peu-
vent être exercés que dans la communauté humaine.
Par rapport à la totalité, l'homme n'est pas tellement
privé de droits, qu'il ne puisse acquérir de la propriété
pour son compte personnel ; mais il n'est pas non plus
tellement souverain, qu'il possède le droit de supprimer
le travail étranger ou la concurrence, et d'exercer une
(1) Lessius, l 2, c. 4, d. 10, 57. Lugo, d. 3, 16. Castro-Palaus,
Mor., p. 7. Dejust. ingen., p. 6, 4.
'2) Lessius, /. c. Salmantic, Mor. tr., \2, c. 2, 40.
LE TRAVAIL 317
espèce de droit de conquête a l'égard du plus faible, ou
même à l'égard de la société. 11 peut plutôt seulement
faire usage de ses forces, c'est-à-dire accomplir son tra-
vail en ayant toujours égard aux droits des hommes in-
dividuels qui sont à côté de lui, et de la totalité qui est
au-dessus de lui. Il doit garantir ceux-ci, et ceux-ci peu-
É vent lui demander compte de cette garantie. C'est
pourquoi il doit intervenir où c'est nécessaire, s'ils ne
remplissent pas leurs obligations sociales, ou s'ils
exploitent leurs droits privés au préjudice du tout.
Il s'ensuit quatrièmement, que le droit de propriété,
relativement au rapport entier du travail, appartient à
celui qui fait le travail. Nous ne disons pas que le tra-
vail produise seul toute la valeur qu'il contient, car
nous verrons plus tard qu'outre le travail, le capital doit
ussi avoir sa part, et que les deux doivent y participer
dans la mesure de leur coopération ; mais nous disons
ue la part que le travail produit lui est due complète-
ment (I ).
Inutile de nous arrêter à cette manière d'envisager
es choses, qui ramène la possession et le salaire à un
[traité d'après lequel quelqu'un donne ou laisse prendre
à un autre un morceau de pain, à condition que celui-ci
e l'importune ni ne le trouble (2). Ce serait le pur
roit du caprice et de l'arbitraire, le droit du plus fort,
t, dans les meilleurs cas, le droit de la bonne volonté.
e n'est pas là que le travail trouve son droit. Mais lui.
ussi a un droit, et dans le sens juridique du mot le
plus complet. Nous savons déjà que le travail est un
onneur, et nous avons déjà dit qu'il est un devoir mo-
al; mais celui qui a travaillé quand même il l'a fait
avec plaisir, sait qu'on ne travaille pas seulement pour
'amour de travailler (3). Personne dit le proverbe ne
(1) Rom., IV, 4. Matlh., X, 10. Luc, X, 7. I Timoth., V, 18. Lev.,
|X1X, 13. Deut., XXIV, 14. Tob., IV, 15. Jac, V, 4.
^2) J. G. Fichte, Naturrecht, § 18, III (G. W. III, 213).
(3) Basil., Ep., 18.
318 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
sert par plaisir (1). Tout le monde regarde avec raison
le travail qui ne rapporte rien comme un dommage (2).
Il faut à quelqu'un l'espoir de quelque utilité, sans cela
le travail devient un tourment pour lui (3). Même les
cœurs les plus nobles s'adoucissent le fardeau du tra-
vail en fixant les yeux sur la récompense (4), les gen s
du monde sur une récompense terrestre, les personnes
spirituelles sur une récompense spirituelle (5). Il est
dans la nature de l'homme, nalure qu'il ne peut ni ne
veut renier, de vouloir arriver à une fin par le travail,
et cette fin est le succès, la récompense, le repos (6).
Jamais donc^ pour le travail, on ne peut s'en tenir seu-
lement à la bonne volonté, à l'affection, à l'équité et à
la faveur d'un homme. C'est une fin parfois trop incer-
taine. Et même là où les bonnes intentions ne peuvent
être révoquées en doutC;, la faveur, le bon plaisir prê-
tent toujours flanc à des griefs de la part des mécon-
tents. Il va aussi de l'intérêt des deux parties que l'ou-
vrier ne soit pas amoindri, et que le patron ne soit pas
importuné par d'injustes plaintes, que le salaire soit
réglé selon les exigences du droit, et naturellement aussi
selon celles de l'équité. Ceci seul répond à la nature de
la chose. Car salaire et faveur sont des idées qui s'ex-
cluent mutuellement. Personne ne sert par désintéres-
sement, mais en vue de la récompense ; personne ne
sert par faveur, mais à cause de son droit. Le salaire
est donné non d'après la faveur, mais d'après le de-
voir et le droit (7). Dans toutes les façons d'envisager
le droit, et dans toutes les langues, salaire et gain sont
deux mots inséparables l'un de l'autre. Or le gain est
fondé sur un droit strict (S).
(1) Graf und Dietherr, Deutsche Rechtssprichw., 4, 197; 6, 238 sq,
(2,) Chrysost., In Philipp, hom., 10, 3.
(3) Basil., Ep., 18. Chrysost., In Gènes, hom., 67, 1 ; InJoan. hom.,
22(21), 1.
(4) (ireg. Mag., Moral, 8, 14. — (5) Augustin., Sermo, 9, J3.
(6) Augustin., In psalm,, 93, en. 24. Thomas, 1, 2, q. il4, a. o.
(7) Rom., IV, 4. Math., XX, 4. Thomas, 1,2. q. 114, a. 1, ; 3 q.
49, a. 6. — (8) Thomas 1, 2, q. 114, a. 1.
LE TRAVAIL 319
Ceci ne veut pas dire qu'il faille accorder à l'ouvrier vaiuûa^'pro-
ce pouvoir unique et exclusif de régir le salaire, pou- ieur'''i4pSrt
voir que le capital a possédé jusqu'à ce jour. L'injus- ^•^^^^""'^"^
tice présente consiste en ce que le capital cède au tra-
vail une rétribution arbitraire, toute à son avantage, et
non pas comme à une puissance qui, proportions gar-
dées, a les mêmes droits que lui (1). Si le travail voulait
introduire un tel état en sa faveur, ce serait la même
injustice. Mais la justice consiste en ce que les deux
parties prennent et laissent réciproquement, non ce qui
rapporte le plus d'avantages à chacune d'elle, mais ce
que le droit et le devoir leur permettent de prendre et
de laisser. En cette matière, on ne peut donc, pour cette
raison, comme Léon Xill le fait si bien ressortir dans
son encyclique sur \^ Question sociale^ appuyer assez
fortement sur la justice et sur le droit. Les autres bases
fondamentales de la vie sociale, la charité, l'équité, l'ab-
négation personnelle, même la religion, n'ont pas à
craindre d'y perdre leur compte. Quand l'ambition,
quand la possibilité de faire tort ont un champ d'action
aussi vaste que dans cette question, il est inutile de
parler de justice, si des motifs plus élevés ne servent
pas de frein, et n'enseignent pas à observer la mesure
stricte. Le capital, ou, pour nous servir de l'expression
générale, la propriété, doit avoir assez d'esprit de sa-
crifice et de sentiment du bien commun, pour que le
travail trouve son droit intact à côté de lui. Mais le tra-.
vail lui aussi doit s'exercer dans cet esprit de justice,
de mortification, d'obéissance, qui d'un côté le main-
tient droit et fort sous le fardeau de la peine, et de l'au-
tre empêche tout empiétement sur les droits étrangers.
La question sur le rapport de la propriété et du travail
est claire maintenant. Il ne peut s'élever aucun doute
sur ce point que, d'après sa valeur intrinsèque, morale,
le travail est encore plus élevé que la propriété terrestre.
(l) Schœnberg, Handbiœh der polit. Oekonomie (3), I, 114.
320 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
D'ailleurs, c'est par lui que nous nous approprions cette
dernière. Mais ce n'est pas une raison pour que le tra-
vail ait le droit de s'attribuer exclusivement, comme on
le voit aujourd'hui, toute la formation de la valeur. Dieu a
d'abord orné la terre de ses dons, et ce n'est qu'après
l'avoir donnée à l'homme qu'il la lui assigna pour y
exercer ses forces, c'est-à-dire pour travailler. Ce travail
suppose donc chaque fois un bien terrestre; sans cela il
serait infructueux, même impossible.
C'est donc une exigence fondée sur la nature de l'hom-
me, que l'ouvrier soit doué d'une force supérieure, soit
hbre et indépendant relativement au bien terrestre qui
forme la base de son travail, qu'on le considère si l'on
veut maintenant comme capital dans le sens le plus éten-
du du mot, ou, comme on a l'habitude de le faire, dans
le sens le plus strict. Si son royaume terrestre ou le ca-
pital devient excessif, il succombe sous le travail, et ce
capital dégénère (i). Néanmoins, malgré sa liberté per-
sonnelle et sa supériorité, l'ouvrier reste lié aux biens
temporels (2). Ils sont pour lui la base de son existence
et un indispensable moyen de travail. Le travail n'est pas
une activité créatrice, mais seulement un aide pour les
forces que Dieu a placées dans la nature. Même au point
de vue économique, quand on compare les deux idées
mortes de travail et de possession, on ne peut donner
la préférence à aucune d'elles relativement à la part qui
leur revient dans la production ; mais on doit les placer
l'une à côté de l'autre comme ayant des droits propor-
tionnels. Que le travail ait besoin du capital, c'est on ne
peut plus vrai ; mais il est également vrai que le capital
a besoin du travail (3). Que ce soit le travail de tel ou tel
(1) ColumeUa, 1, 3. Gato, De re rust., 1. — Varro, Agric, 1, 2. —
Cf. Sachsenspiegel, 2, 58, 2, 3. Graf und Dietherr, Deutsche Rechtssp7'l-
chw, 75, (3), 65. Walter, Deutsche Rechtsgeschichte, (2), II, d96 scf.
(2) Cf. Schwabenspiegel, 33, 277. (Laszberg, 20, 127). Sachsenspie-
gel, 1,30; 3, 33, 5.
(3) Non res sine opéra, nec sine re potest opéra consistera. Léo XIII,
Rerum novarum (Archiv. f. K. R. 1891, II, 226).
LE TRAVAIL 321
ouvrier, cela ne change en rien la situation des choses.
Il suffit qu'une partie ne puisse produire sans l'autre.
En conséquence, les deux parties sont indépendantes
dans leur genre ; mais elles ne peuvent se passer l'une
de l'autre.
Ceci est encore plus évident lorsqu'on examine le
rapport social de propriétaire et d'ouvrier. L'un a son
droit propre comme Tautre; mais chacun d'eux n'a
qu'un droit limité, en vertu de cet ordre divin qui a dis-
posé les choses avec une si grande sagesse, que tous
possèdent seulement leurs droits dans la communauté
humaine, et que dans celle-ci existe une inégalité telle,
que le possesseur cherche des ouvriers et les ouvriers
un possesseur qui les fasse travailler. Puisque d'après
la volonté de Dieu, la différence entre ceux qui pos-
sèdent et ceux qui travaillent a été introduite pour
unir les hommes par un lien social, le plan divin
comme la concorde parmi eux, exigent que les deux
parties restent intactes dans leurs droits. Leurs rapports
envers la société le demandent aussi. Toutes les deux
sont vassales de la société. Si l'une est astreinte à se
rendre utile à la société par le fait même qu'elle possède
son fief, l'autre reçoit pour son travail social un (ief qui
lui est payé sous forme de salaire. De plus, les deux
ont des besoins réciproques qui ne leur permettent pas
de se passer l'une de l'autre. Le possesseur d'un capital
a tout aussi besoin du secours de l'ouvrier pour rendre
ce capital fructueux, que l'ouvrier a besoin d'un posses-
seur qui lui donne du travail. Si le patron ne perd rien
de sa liberté en se voyant forcé de chercher un ouvrier,
celui qui accepte le travail reste libre aussi malgré la
nécessité qui le force à entrer au service du premier. Le
fait de chercher du travail ne peut jamais devenir un
principe de droit, en vertu duquel quelqu'un perd sa li-
berté et son indépendance.
Ce qui montre combien l'apostasie des vues chrétien-
nes a fait disparaître avec elle les premières notions de
21
322 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
Justice el d'humanité, c'est l'opinion que la puissance
iutaval peut devenir propriété du capital, ou que le
capi al peu? user d'un droit d'exigence envers 1 ouvrier
ui L est soumis, et acquérir un droU de propnete ex-
clus ï sur ce que le travail produit de concert avec lu,,
et q 'il ne pourrait jamais produire sans le secours de
ce d rnier Mais il ne peut être quest.on de cela. L ou-
vrie reste propriétaire libre de sa personne, comme de
^puissance de travail et de la fin pour laquelle .1 tra-
aille Dans le contrat par lequel il engage ses serv.ces,
in loue ni sa personne, ni sa force de travad, mais
lidiquement, envers le possesseur, il -J-ne per
sounalité libre ayant proport.onnellement le. mêmes
d°oUs. 11 ne renonce pas à son droit de propriété, a sa
:cl de travail, ou au rapport du ^^^'/^^^^^^
seulement au possesseur l'usage de sa force de trava.
„ échange d'ïn salaire pour lequel i^i Ira.te, et condu
un contrat en vertu de l'habileté de droU qu .1 possède
comme lui (1). En d'autres termes, ^1"' ;=^de le pro-
duit de son travail, mais à condition dobtemr de lu.
une rémunération complète, selon les exigences de la
justice, quand même elle est tempérée par la mode-
ration. i ^
Si l'on conçoit le contrat de travail comme un louage,
la liberté de l'ouvrier reste sauvegardée pareillement,
car le contrat de louage se distingue du contrat de vente,
en ce qu'aucune transmission de propriété n'a heu chez
lui (2) et qu'il concède seulement le droit d'usage, et
non le droit de consommation (3). Mais l'expression
louage est quelque peu suspecte. C'est pourquoi heau-
(i) Autant que cela peut être juste dans K. Marx, Capital (4) I,
^%)%ig., 19, 2, 1. 39 ; 18, 1, 1. 65. Cf. Sintenis, Civilrechl (3) II, 656.
— Baron, PandeJ;(cn (7) 499. mmmen-
n\ nia 44 7 1 55. — Sintenis, (oc. cit. Cf. Hœpfner, Commen
unliflnlnsliùt m 663. - Go,^o\.en, Yorlesungen ubcr da^ml-
Zu^lCS'rJ. - Arndts, Pandekten (7) 535. Mittermaxer,
Deutsches Privatrecht (7) II, 713.
LE TRAVAIL 323
coup de romanistes la remplacent souvent par contrat
de travail.
Un juste châtiment de la négation de ces principes, n. — u
et la suite nécessaire de la dissolution de l'ordre divin et vau. ^"^
naturel, qui unit dans une relation si étroite le travail et
la possession, les obligations et les contre-obligations, la
société et ses membres, a été cette ambition dangereuse
par laquelle, ceux qui sont astreints au travail se vengent
maintenant si souvent de la négligence avec laquelle les
traite la société, nous voulons dire la fameuse formule
du droit absolu au travail, et la réclamation d'une or-
ganisation de travail universel. Cette exigence ne se
taira certainement pas tant que régneront les principes
du Libéralisme, et sera irréfutable tant qu'ils prévau-
dront.
Que veut-elle, sinon ce que veut le Libéralisme? On
prêche sans cesse aux travailleurs que toutes les limites
sont tombées, que tous ont droit à une concurrence illi-
mitée ; on ne sciasse pas d'envisager que la puissance la
plus absolue réside dans l'état, que la puissance et le
droitreposentuniquementenluietsortentdelui. Eh bien!
c'est le cas ou jamais de faire sauter toutes les barrières.
Les phrases creuses ne font pas l'affaire de ceux qui ont
besoin du travail pour vivre. Mais où est maintenant la
concurrence générale ?0n ne voit que les limites et obs-
tacles au bien commun, et cela pas du côté de la société
générale, mais du côté de tous les individus ou de n'im-
porte quelle association que ceux-ci forment entre eux
pour leur intérêt privé. Nulle part la liberté, pas même
la possibilité de trouver du travail. Sans travail cepen-
dant ils ne peuvent rien gagner ; et sans gain ils ne peu-
vent pas vivre. Est-ce une raison pour eux de languir
sans dire mot, afin de ne pas troubler la sécurité et les
aises du Libéralisme qui a créé cet état? C'est leur de-
mander un peu trop. Ce Libéralisme a démoli les ancien-
nes limites avec lesquelles la société enserrait les indi-
vidus et les fortifiait en les unissant au tout. La liberté
324 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
qu'il annonce n'existe que pour les tout-puissanls, et se
transforme en liberté d'oiseau captif pour les faibles.
Et il leur faudrait accepter cela sans rien dire ! Que de-
mandent-ils généralement? Ce nesont pas des commu-
nistes. Ils n'attaquent pas dans leur bien-être ceux qui,
jouissant d'un revenu sûr, prêchent les principes libé-
raux. Ils veulent gagner honnêtement leur pain; mais
ils ne le peuvent pas sans travail, et le travail ne se vole
pas. Ils ne veulent pas piller non plus, ni user de vio-
lence ; selon les principes du Libéralisme tout doit se
passer conformément au droit. Or d'après ceux-ci, tous
ont le même droit, d'après cette doctrine, l'état est le
maître et la source de tout droit, par conséquent c'est
son affaire de procurer du travail à chacun, et de pren-
dre des dispositions qui règlent le travail en grand, de
manière que chaque particulier ait une part de revenu
et une part la plus grande possible. Ce désir est, comme
on le voit, si loyal, si modéré, si logique, — supposé
que les principes du Libéralisme soient adoptés, — qu'il
doit dominer partout où le Libéralisme règne sur les
esprits. Il parut déjà dans la grande Révolution, et amena
en 1790 la création d'ateliers communs fondés par l'é-
tat. Sous le roi bourgeois, le peuple libéral étant de-
venu souverain, Louis Blanc essaya de réaliser cette
pensée comme système sur une grande échelle, par la i
création d'ateliers nationaux (1). Ensuite Lassalle a
donné à cette exigence une forme plus modérée et plus
raisonnable, la forme de secours fourni par l'état, en
proposant d'établir des sociétés coopératives d'ouvriers
avec crédit d'état (2).
Tout cela est si libéral, qu'à ce point de vue, il n'y a
pas la moindre objection à formuler. 11 faut lire le grand
discours de Thiers (3), le principal adversaire de ces
(1) Rud. Meyer, Emancipatlonskampf des vierten Standes, (1) II, 471,
oOO sq.
(2) LiisssiWe, Bastiat-Schuhe,22i. •
(3) Thiers, Discours (1848), S sq.
LE TRAVAIL 325
propositions, pour voir que le Libéralisme ne peut ab-
solument rien là contre. Tout ce qu'il sait répondre,
c'est que les hommes s'unissent en société pour se pro-
téger et se soutenir mutuellement, mais que chacun doit
travailler pour soi (1 ). Cela s'appelle à n'en pas douter,
mettre de côté complètement le devoir de la solidarité.
Si seulement on remédiait ainsi à la situation 1 La so-
ciété, dit le Libéralisme, est là pour protéger et défen-
dre ; mais c'est à chacun de se soucier de soi. Alors à
quoi bon une société? N'est-ce pas la nier? Eh bien ! le
monde savait depuis longtemps qu'une société n'est pas
possible selon les vues libérales, seulement un autre
n'aurait pas osé le dire avec autant de franchise et d'in-
génuité, que l'a fait ici un des chefs de l'école libérale.
Toutefois sur cette question, autre est la voix du
Libéralisme et autre la voix de la vérité. Personne ne
peut douter que tous les hommes aient un droit au tra-
vail. Si tous ont un droit à acquérir de la possession,
tous aussi doivent en avoir les moyens. 11 est sûr aussi
que si la société a le devoir de veiller à ce qu'il y ait
dans la possession un partage proportionnel, autant que
possible, il lui incombe pareillement l'obligation de
veiller à ce que chacun obtienne un travail qui lui soit
proportionné, et qu'il puisse accomplir. Avec cela, s'é-
tablissent d'elles-mêmes des limites que l'individu
comme la société ne peuvent pas dépasser. La même loi-
de l'inégalité, à laquelle la société est liée par la forma-
tion des rapports de propriété, se manifeste mieux ici
que là ; mais ce qui convient tout d'abord à chacun, ce
n'est pas un droit effectif à posséder un objet quelconque
dont il a besoin pour travailler, mais seulement un droit
personnel au travail. Pour que ceci puisse passer en
pratique, ceux qui cherchent des ouvriers, et ceux qui
ont besoin de travail doivent agir de concert. Mais ils ne
s'accordent pas toujours suffisamment pour qu'une en-
(1) Thiers, De la propriété, 319.
326 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
tente ait lieu. Il est inévitable que le manque de travail
se produise dans un endroit, et que dans un autre ce
soient les ouvriers qui fassent défaut. Le futur état so-
cialiste lui-même ne pourrait changer cela. Qu'on se
représente seulement dans quelle dépense insensée serait
entraînée la totalité, si, par suite de maladie, cinq cents
ouvriers devenaient nécessaires pour quinze jours dans
le Mecklembourg, et qu'on soit obligé de les faire venir
du Tyroloù ils cherchent en vain de l'occupation, et s'il
fallait envoyer demain dans le Tyrol, où une inondation
réclame des forces de travail considérable, mille ouvriers
condamnés à l'inactivité par suite de l'incendie d'une
fabrique dans les Flandres !
De plus, les capacités intellectuelles et physiques des
individus sont si diverses ; il arrive si fréquemment des
malheurs, des maladies et autres obstacles inévitables,
qu'il y a des milliers de personnes qu'on ne peut empê-
cher d'être débordées par d'autres, ni protéger contre
l'impossibilité d'une participation à la concurrence gé-
nérale. En outre, les membres de la société sont libres,
car leurs obligations par rapport au travail et à la pro-
priété sont tout d'abord des obligations morales. La
société n'est pas, comme nous l'avons dit, un bureau de
police ; et même quand elle en serait un, elle ne pourrait
forcer quelqu'un à remphr ses obligations de conscience ;
elle devrait attendre qu'une violation de devoirs exigi°
blés ait lieu.
Si donc elle ne veut pas blesser elle-même la justice,
elle ne peut empêcher que très souvent, par omission
d'un devoir moral de la part de l'un, d'autres subissent
un dommage. Mais elle ne peut pas non plus, à cause
du bien commun, donner du travail à tous, ou obliger
tout le monde à travailler. Aucun homme sensé ne de-
mandera qu'elle crée du travail artificiel. Pénélope a
pu le faire pour dérouter les prétendants: ses moyens le
lui permettaient pour sa personne ; mais la société n'est
pas dans une abondance telle, qu'elle puisse supporter
LE TRAVAIL 327
cela en grand et longtemps. C'est ponrquoi.il a fallu
renoncer promptement à ces essais d'occupations artifi-
cielles (1), à cause des frais qu'elles nécessitaient, et
des résultats médiocres qu'elles donnaient (2). La créa-
tion des ateliers nationaux de l'année 1848 n'eut d'au-
tres succès que de faire dépenser, en quelques semaines
à la société, une somme de 14.478.000 francs pour
payer J 50.000 oisifs, sans qu'ils aient fourni un tra-
vail utile pour une si grande dépense (.3).
Donc, quoique tous aient un droit au travail, tous ne
peuvent pas le faire valoir. La société ni même l'état ne
peuvent pas non plus procurer à tous du travail par des
moyens artificiels, sans qu'il en résulte un dommage
général. Par contre, la communauté, comme nous
l'avons déjà vu, a l'obligation de venir en aide à tous
ceux qui ne trouvent pas de travail, bien qu'ils veuillent
travailler. D'après la loi naturelle, chacun a droit à ce
qui lui est nécessaire pour vivre ; et il vaut mieux pour
l'ordre général que l'ensemble prenne soin de ses mem-
bres faibles, plutôt que de voir ceux-ci, par instinct de
conservation personnelle, renverser les limites des lois,
et aller parfois facilement trop loin sous l'empire du
droit de nécessité. D'ailleurs, si la société était organi-
sée seulement d'après les lois naturelles et divines, c'est
la grande majorité des hommes qui trouveraient le tra-
vail qui leur est nécessaire. 11 y aura toujours des indi-
vidus sans travail, comme il y aura toujours des pau-
vres ; mais que des masses de travailleurs, comme on
en voit aujourd'hui, n'aient pas de travail, c'est uu
indice incontestable que l'état de la totalité n'est pas
sain. Dieu a donné à l'humanité tant de biens temporels
(1) Un essai semblable fut déjà fait à Nuremberg en 1556 avec les
cisailles de tondeurs. Il commença le 5 juin; le 9 décembre on avait
assez de Texpérience. Hist. — pol. Bldetter, 84, 853 sq.
(2) Lassalle expose autrement la chose, c'est vrai, (Bastiat =z
Schulze, 216 sq. 221) mais il est facilede voir que c'est de parti pris.
(3) Rossbach, Geschichte der Gesellschaft, Vil, 265. — Cf. aussi Le
Play, La réforme soc, (5) II, 248 sq. 279 sq.
328 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
que tous pourraient avoir le nécessaire pour la vie. Si
quelques personnes attirent tout à elles, pour leur avan-
tage propre, et n'accomplissent pas leurs obligations
envers la totalité, de telle sorte que la grande masse en
devienne pauvre, c'est aller contre ses prescriptions. 11
a également placé l'humanité sur un champ de travail
si vaste, que tous peuvent y trouver une place pour tra-
vailler. D'où vient-il donc qu'un si grand nombre de
ceux qui s'y trouvent n'ont pas de travail? Il y a dans
les casernes des milliers de forces robustes qui sont
enlevées au travail ; et pourtant il n'y a point d'occupa-
tion pour ceux qui en cherchent. Il faut donc qu'il y ait
un vice dans la société, et c'est en elle qu'il faut le cher-
cher. Un défaut fondamental de la vie sociale actuelle
est que la possession se dérobe au travail. Au lieu d'agir
avec la propriété foncière et avec le travail, le capital,
— c'est ainsi qu'on a coutume de s'exprimer, mais on
dirait mieux l'argent, — a trouvé un moyen de tra-
vailler pour lui seul, et qui lui rapporte davantage.
Ce n'est pas que de nouveaux moyens de rendre le
capital plus lucratif sans le travail aient été découverts,
comme on se l'imagine souvent, mais l'argent dérobé au _
travail attire toujours de nouvelles masses d'argent et
lui soustrait toujours de plus en plus des capitaux sans
lesquels il lui est impossible de s'exercer. C'est ainsi
que le travail est devenu impossible en réalité, que
l'ouvrier est devenu une chose superflue, ou, de cette
façon, tellement dépendante du capital, qu'il est à sa
merci. Jamais le capital n'eut obtenu cette puissance,
suprême sur le travail si, — et en cela il y a un second
motif d'explication, — par suite du partage trop inégal,
des sommes gigantesques ne s'entassaient d'un côté,
tandis que de lautre, a disparu presque complètement
l'ancien ordre d'après lequel chaque ouvrier avait au
moins une petite possession sûre, et avec cela un travail
toujours assuré. Mais là où le pauvre ouvrier est obligé
d'aller, les mains et l'estomac vides, demander de l'oc-
LE TRAVAIL 329
cupation au capital, il ne lui reste qu'à se vendre à n'im-
porte quelle condition.
Et pour que le malheur soit complet, une troisième
chose est venue s'adjoindre aux deux premières. C'est la
disparition des anciennes associations pour le travail
danslesquellesles faibles trouvèrent autrefois aide etpro-
tection. Maintenant chaque individu cherche du travail
pour lui-même, non chez les représentants de l'ordre
social, mais chez les entrepreneurs privés et chez les
spéculateurs. De cette manière, il est obligé de passer
par les conditions qu'on lui fait. Isolé comme il l'est, et
poussé par la concurrence de ceux qui, comme lui, cher-
chent du travail, il est livré aux mains de la spéculation,
qui le tient jusqu'à ce que la nécessité l'ait adouci et
rendu prêt à tout. Avec cela, le capital a réussi à river
à son poteau de fer, à côté des besoins de la vie, le tra-
vailleur vivant. Mais la société doit avouer aussi que
c'est sa faute, si cette exigence du travail a pris une
forme si menaçante, et résiste opiniâtrement à tous les
efforts.
Si c'est donc un devoir pressant de l'époque de réta- 12. - oe-
blir les rapports de propriété sur leurs bases fondamen- que reiauve-
A 1 Al ment au tra-
tales, naturelles, historiques et chrétiennes, nous devons t^^'iameurf "^
faire les mêmes revendications relativement au travail. .
Assurément, nous ne touchons à aucun droit de la pos-
session ; mais nous sommes obligés de formuler cette,
exigence en ce qui concerne le travail. Le travail doit
devenir libre et y rester ; mais il ne sera libre que si
l'ouvrier y poursuit d'une manière indépendante son
propre but. Celui qui travaille exclusivement pour une
fin étrangère est un esclave. Le Libéralisme a trop sou-
vent rabaissé l'ouvrier jusqu'à ce degré. Ce n'était cer-
tainement pas le cas dans les temps du servage, alors
que la certitude d'être soigné en toutes circonstances
compensait richement un gain proprement dit.
Avec cela, nous avons attaqué une des places les plus
malades de la situation sociale moderne, créée par le
330 LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
Libéralisme. Dans une société où l'on ne parle que de
libertés, où le mal a libre cours, le travail, une des ba-
ses fondamentales les plus importantes de Tordre so-
cial, est privé de liberté, et avec lui l'ouvrier. On ne
parle même pas de ce dernier. 11 n'y a que du capital et
du travail, des offres et des demandes, une concentra-
tion, une organisation, une distribution du travail. Le
travail est mis en vente, le salaire est fixé et fait partie
du marché, l'ouvrier est comme une chose accessoire,
comme une chose qu'on donne par dessus. Comment
s'en trouvera-t-il ? On n'en parle même pas. Comment
le travail prospérera-t-il ? On ne s'en inquiète pas da-
vantage. Pourtant, c'est une vieille expérience qu'un
travail oppressif, non libre, extorqué, est un fardeau
rebutant pour celui qui le fait, et une malédiction pour
celui qui l'obtient par force (1). Seul le travail libre, fait
joyeusement, le travail qui élève l'ouvrier est un acte
digne de l'homme et fécond en bénédictions pour la so-
ciété.
C'est pourquoi les correcteurs du monde cherchent
depuis longtemps le secret de réveiller le plaisir pour
le travail. Pour Fourier et Owen tout le problème social
était là. Et en réalité une grande partie de la solution
de notre question s'y trouve. La réforme à laquelle nous
devons aspirer consiste avant tout à créer une situation
dans laquelle le capital n'enchaîne plus l'ouvrier, c'est-
à-dire ne le force plus à travailler presque seulement
pour l'avantage du capital, au lieu de son avantage pro-
pre, mais une situation dans laquelle les deux parties
poursuivent leur propre fin d'une manière libre et indé-
pendante, et, parce que la nature de la chose le de-
mande, agissent ensemble, par libre réciprocitéetestime
égale, afin d'obtenir par l'action commune ce que l'in-
dividu lui seul ne peut pas faire.
C'est ainsi que l'homme, dans la personne de l'on-
(1) Plinius, 18, 4 (3), 5. - ColiimelJa. i, 7, 8.
LE TRAVAIL 331
vrier sera rétabli de nouveau dans ses droits ; c'est
ainsi que la personnalité du travailleur deviendra libre,
inaliénable, indépendante, et que la personne du pau-
vre, elle aussi, sera rendue le centre de la vie économi-
que et sociale, ce qui jusqu'à présent, grâce à l'apostasie
du Christianisme, la honte de notre siècle, n'est pas le
cas, malgré tous les beaux discours de l'Humanisme (1).
(l) Schellwien, Die Arbeit und ihr Recht., 240,
QUATRIÈME PARTIE
LA FAMILLE
QUATORZIÈME CONFÉRENCE,
LA FAMILLE.
1. La Réforme est un moment à partir duquel change la doctrine
sur la société'. — 2. Erreurs sur les rapports de l'individu avec
la société. — 3. Erreurs sur les rapports de la famille avec la so-
ciété. — 4. Erreurs sur la personnalité libre comme base de la
société. — 5. La famille d'abord base de la société par l'accom-
plissement de ses obligations sociales, morales et juridiques. —
6. La famille n'est, pour la société et pour l'individu, qu'un moyen
d'atteindre une fin plus élevée. — 7. La fin prochaine du mariage
est le bien privé de l'individu. — 8. Sa fin plus élevée est le bien
commun. — 9. Sa dernière fin est la coopération à l'établisse-
ment du royaume de Dieu. — 10. La famille est l'école du droit,
de la morale, de la religion, et ainsi le rempart de la société.
Un fait curieux à constater, c'est que ceux qui affec-
tent de se rapporter souvent à la Sainte-Écriture, sont
précisément ceux qui n'en font aucun cas. Il y a dans la châ'ngeïïoc-
Bible toute une série de sentences, que les incrédules sodété.^'^'
ont sans cesse sur les lèvres, et par lesquelles ils jurent
plus souvent, — du moins dans le sens qu'ils leur attri-
buent, — que les adorateurs les plus zélés de la parole
divine. Telles sont par exemple : Dieu est charité. — Le
Fils ne juge personne. — La chair est faible. — Tout
est pur pour celui qui est pur. Il n'y a pas jusqu'au plus
grand de tous les recueils modernes d'aphorismes, l'ar-
senal de la vantardise, de l'érudition et des vastes con-
naissances à bon marché, qui ne donne à méditer parmi
d.— LaRé-
forme est un
moment à par-
m
334 LA FAMILLE
ses nombreux axiomes sur le bonheur conjuguai de no-
tre époque, la parole de Salomon : il vaut mieux habiter
un galetas qu'une belle demeure en compagnie d'une
femme acariâtre (1).
Parmi les sentences divines, qui jouissent d'une fa-
veur spéciale dans le monde, est celle-ci : a II n'est pas
bon que l'homme soit seul » (2). L'histoire se divise en
deux grandes parties relativement àl'interprétation de ce
passage. Luther, à qui l'expression doit sa renommée,'
en concluait tout simplement, comme on le'sait, que tout
le monde doit se marier. Il s'en alla et épousa Catherine
de Bore. Le moine épousa la nonne. Depuis, tout can-
didat aux fonctions de ministre se croit obligé, dès qu'il
a subi ses examens, à rendre un témoignage pubhc de sa
foi à la parole de Dieu, en contractant mariage, absolu-
ment comme le séminariste catholique, avant son ordi-
nation, jure solennellement fidélité au Symbole des
Apôtres. C'est ainsi qu'a pris naissance l'opinion pubh-
quesurce point. Elle date du XVP siècle. Jusqu'à cette
époque, on comprenait autrement le passage en ques-
tion, c'est-à-dire, dans le sens que l'homme est destiné
à vivre en communauté avec son semblable, et qu'il est
obligé, conformément au plan divin, à mettre sa personne
aussi bien que ses droits, au service de la société hu-
maine.
Autrefois, dans l'antiquité, au moyen âge, on consi-
dérait que l'homme n'accomphssait pas la tâche que sa
nature lui impose, s'il ne se rendait pas utile à la totalité.
Relativement à la doctrine concernant la société, la Ré-
forme est aussi une époque de crise et de changement.
Précurseur fidèle du Libéralisme individualiste, elle a
déchargé l'homme de tous ses devoirs sociaux, excepté
celui de chercher à se marier; et, pour le reste, l'a
complètement isolé et restreint à lui-même, comme
étant son maître souverain, irresponsable, et négociant
(1) Berg, DasBuch der Bûcher, (5), II, 578, no 1710,
(2) Gen., 11,18.
LA FAMILLE 335
en personne, immédiatement avec Dieu, ses intérêts
les plus hauts.
Par sa fausse conception de la famille, la Réforme a
ébranlé et transformé complètement un des piliers fon-
damentaux de tout l'édifice social. Dans les questions
de principe, tout changement peu important en appa-
rence a la plus grande portée. Or, il n'y a pas de douté
que la famille soit la première pierre fondamentale, et
la base la plus importante delà société humaine. On peut
aussi exagérer l'importance d'une disposition si capitale,
jeter ainsi le trouble dans l'ensemble et le mettre en
péril. Ces deux méfaits, la Réforme les a commis. 2^ __ ^^_
En élevant si démesurément la famille, et en faisant îapponT de
de l'obligation d'en fonder une le premier, sinon l'uni- ia°sodété!^^*^
que devoir social d'un chacun, elle a causé trois grands
dommages.
D'abord, elle a mis par là dans les esprits une con-
ception tout à fait fausse des rapports entre l'individu
et la société. L'idée sublime d'autrefois, que chacun est
destiné à procurer l'avantage du tout, et obligé à servir
l'humanité, fut presque entièrement effacée. Ce n'est
point par hasard ; mais c'est une suite nécessaire des
principes de la Réforme, si l'histoire de la civilisation
des siècles suivants témoigne d'une étroitesse d'esprit
et de cœur, qui était inconnue et impossible aux géné-
rations passées. Quiconque comprend l'esprit que la.
Réforme a inculqué aux hommes, relativement à la vie
sociale, avouera que ces trois choses qui caractéri-
sent avant tout la situation publique du XVIP et du
XVIIÏ^ siècle, l'esprit bourgeois, l'absolutisme et l'iso-
lement de l'individu, étaient inévitables. Ainsi naquirent
le Rationalisme et l'Illuminisme.
Cette mesquinerie qui ne pensait jamais au grand tout,
qui sacrifiait sans hésiter le bien commun à un avan-
tage personnel, momentané, et même l'avenir ; qui
avait tout au plus en vue les intérêts de la corporation,
du pâturage commun et du droit de péage, était inti-
336 LA FAMILLE
mement unie avec toute la tendance d'esprit de Tépoque.
Dans la théologie, les points de vue grandioses, les
égards continuels pour la généralité, l'Eglise et la so-
ciété d'après lesquels le moyen âge avait considéré des
questions juridiques privées, furent mis de côté comme
incompréhensibles et sans valeur, et remplacés par des
considérations étroites, purement personnelles, des
vues d'intérieur, qui finalement conduisirent tout natu-
rellement au Piétisme et au Quiétisme. La jurisprudence
connut à peine l'idée d'un droit public, et transforma
les sciences d'état en un mélange insipide d'indications
sur la manière d'exciter les sujets les uns contre les
autres, et de les exploiter séparément. Enfin la politique
considéra les personnes, les biens, la conscience et la
religion comme propriété privée absolue, et comme
droit régalien des souverains, qui, de leur côté, n'avaient
en vue dans leur gouvernement, que l'étoile conductrice
des intérêts privés, comme si les hommes avaient été
créés et mis au monde uniquement pour les servir, eux,
leurs maîtresses et leurs chiens.
De là résulta secondement cet absolutisme révoltant,
qui est une des marques principales des temps que nous
venons de décrire. Quand les individus furent restreints
aux murs de leur maison, ils n'eurent plus d'intelligence
pour la vie commune, n'en sentirent plus le besoin, et
ne pensèrent même plus à remuer le petit doigt pour
sauvegarder leurs intérêts propres à l'égard de l'état, et
pour défendre leurs droits et leurs libertés.
Quelque indigne que soit cette passivité, elle s'expli-
que cependant. Par la destruction de l'Eglise univer-
selle, la Réforme a troublé le regard delà totalité, l'idée
que les hommes doivent former un tout commun. Elle a
même rendu impossible et fait disparaître le soutien
qu'ils avaient eu jusqu'à présent, en s'unissant les uns
aux autres. A la place de cette union, elle leur laissa pour
seul refuge le cercle étroit et faible de la famille. Après
cela, il était inévitable que les individus se livrassent
LA FAMILLE 337
sans volonté à l'état, non seulement parce qu'ils ne pou-
vaient pas se défendre, mais avec ce dévouement inté-
rieur que le besoin d'une protection puissante fait naître.
C'est ainsi que le despotisme a pu se développer effron-
tément, et l'a fait d'une manière dont l'Orient seul nous
offre des exemples. Or, comme tout lien commun solide,
soit ecclésiastique soit social, a été ainsi rompu entre les
hommes, il en résulte que l'humanité s'est fractionnée
en quantité d'états particuliers, sans cohésion, et dont
chacun pense d'autant plus à soi, qu'il trouve moins de
protection et d'avantage dans le tout. Ce fut une époque
de démembrement, d'égoïsme, d'intérêts de clocher,
comme le monde n'en a jamais vu. Après cela, l'Indi-
vidualisme, que le Libéralisme a érigé en système, se
comprend tout seul. Ce n'est pas autre chose que la règle
de vie d'après laquelle les hommes ont vécu longtemps
sans le savoir, et qui pose en principe l'axiome : Chacun
vit pour soi comme une ville libre vit pour elle. La ma-
nière dont ces dernières ont jadis vécu est suffisamment
connue pour qu'il soit nécessaire d'insister sur ce point;
et leur disparition n'a pas fait verser beaucoup de larmes.
D'un autre côté, la Réforme a tristement méconnu la
place de la famille dans la société. Pour elle, la famille 'rappom de
• 11* xiii<ii • 1 .la famille avec
est la plus importante de toutes les bases sociales ; mais la société.
elle n'est pas la société elle-même. Si le droit public et
la différence essentielle qui existe entre lui et entre le
droit privé sont méconnus, dans la mesure où ils le sont,
depuis la disparition des vues du moyen âge ; si toutes
les situations politiques et sociales ne sont désormais
conçues qu'au point de vue d'associations privées, on
arrive à ceci, que la famille est considérée comme une
société dans le sens propre du mot, et que par le mot
de société, on ne comprend pas autre chose que la
famille.
Cela ne paraît nulle part aussi clairement que dans
l'enseignement d'état de Charles Louis Ilaller. Ceux qui
croient trouver en lui les conceptions d'état du moyen
3. — Er-
reurs sur les
238 LA FAMILLE
â-e avec tous leurs défauts, ne font guère honneur h
\envs connaissances sur cette période. En vérité, Rous-
seau, d'après le texte du moins, est plus conforme aux
expressions de beaucoup de scolastiques, qu'il a sans
doute pas mal défigurées, que le prétendu restaurateur
des sciences d'état. Haller, l'un des représentants les
plus respectables de la Restauration, s'est acquis de
grands mérites pour avoir lutté contre la Révolution, et,
ces mérites, on ne doit pas les atténuer. Dans son essai
de reconstruire positivement l'enseignement d'état, il a
cependant été aussi malheureux qu'il est possible de
Fêtre, non parce qu'il est devenu catholique, mais parce
que, sous ce rapport, il est resté protestant. Il ressem-
blait à tant de convertis au catholicisme, qui le sont de
cœur, mais dont la tête reste protestante. De là pro-
viennent ces contradictions singulières, pour lesquelles
on a même accusé à tort cet homme illustre d'impro-
bité. l^ur cette raison, son enseignement d'état est en
opposition complète avec celui du moyen âge.
D'après Aristote (1) comme d'après saint Thomas
d'Aquin (2), les rapports de droit public et les rap-
ports de droit privé , le bien commun et le bien
privé, se distinguent non seulement quantitativement,
mais selon la qualité, par conséquent d'après leur
essence la plus intime. Haller, lui, ne connaît en réa-
lité point de vrai droit public; pour lui, celui-ci'
n'est qu'une augmentation quantitative du droit privé ;
pour lui, les états ne sont pas autre chose qu'un assem-
blage d'associations privées qui se ramènent toutes en
dernier lieu à la famille ; pour lui, celle-ci est le germe
d'où naît l'état ; l'état est la famille agrandie ; pour lui,
le type primitif de la famille est toujours resté le même.;
que celui qu'il avait appris à connaître dans la doctrine
de la confirmation, le presbytère évangélique. Son
prince est le gigantesque pasteur évangélique, le pa-
(1) Àristot., Pol. i, 1, 2.
(,2) Thomas, 2, 2, q. 58, a. 7 ad. 2 ; Reg. princ, 1, 1, J4.
lA FAMJLLE 339
triarche modernisé, dont les enfants pullulent autour
de sa table comme les jeunes tiges du sol. Mais, pas
plus que ceux qui vont jusqu'à déclarer l'état comme
l'agrandissement de la famille, il ne s'est rendu compte
de la différence essentielle qu'il y a entre l'état et la
famille, différence qui empêchera toujours celle-ci de
s'élargir jusqu'à devenir l'état, puisque, de cette façon,
il lui faudrait renoncer à sa nature, qui est de former
un tout complet. Elle repose sur un droit commun, dont
l'observation est laissée au bon plaisir de chacun, tan-
dis que l'état repose sur une obligation générale con-
cernant tous les hommes.
Comme les considérations déjà faites le prouvent, on
ne peut trop insister sur ce point. 11 est triste d'être
obligé de se mettre en garde contre l'excès d'estime, ac-
cordé à une institution si sainte et si importante qu'est
la famille ; mais si nous sommes oblip;és de faire des ré-
serves contre les exagérations de l'influence de la puis-
sance divine sur la liberté humaine, nous ne pouvons, et
nous ne devons tolérer aucun excès sous ce rapport.
Pour la famille, comme pour la société, il n'y a qu'une
seule base fondamentale sûre, c'est la vérité mesurée,
réfléchie et conforme au droit.
D'après ceci, il ne peut être question que la fondation
d'une famille soit une obligation générale, au sens où la 'personnamf
Réforme l'a prétendu. Ici, nous traitons la question non iSdeTJ"so!
au point de vue religieux, mais au point de vue social.
De ce côté encore, les réformateurs ont causé à l'hu-
manité un autre dommage grave. Par leur conception
véritablement juive de la famille, ils ont posé la base
de cette dépréciation de la personnalité humaine, sans
laquelle les maux causés par l'absolutisme d'état et le
libéralisme n'eussent pas été possibles. Nous faisons
complètement abstraction de ce que cette tendance, qui
a trouvé son expression accomplie dans lodyssée du
Philisthinisme, la Louise de Voss, enlève à l'homme
tout sentiment de l'ampleur, l'attache à la glèbe et aux
— Er-
ciete.
240 LÀ FAMILLE
médiocrités, et transforme ainsi tonte sa conception du
monde en ^ne simple vne domestiqne. Nous en avons
déià parlé plus haut.
Ici cependant un autre point attire notre attention,
c'est que, outre les petits enfants, il n'y a guère que les
odorantes bouffées de la pipe et la tasse de café fumante,
qui absorbent ce digne pasteur de Grtinau, drape dans
sa robe de chambre damassée. Vieillard aux cheveux
blanchis, il n'a sans doute pas encore réfléchi pourquoi
il était .ur la terre. Comment l'aurait-il pu, si ses peu-
sées se meuvent dans ces cercles d'idées que le même
Voss, dans son ode bien connue sur Luther, enchâsse
dans ces magnifiques paroles :
« Quoi de plas doux pour l'homme pieux ici-bas,
a En attendant la félicité suprême,
« Que le regard et le baiser d^une jeune fille,
« Que la jouissance sacrée de la femme !
« C'est pourquoi chaque chrétien, chaque honnête homme,
« Chante bien haut avec toi, ô Père :
a Celui qui n'aime ni le vin, ni les femmes, m le chant,
(( Est fou pour le reste de sa vie. »
Du mariage dépend donctoutidéal, toute sainteté,toute
dignité personnelle de l'homme, ainsi que son devoir de
chrétien. A ce compte, n'avoir pas d'enfants est comme
pour le juif, le plus grand des malheurs. Seul le fou peut
vivre sans famille. 11 n'y a que les bienfaits du mariage
qui fassent de quelqu'un un homme. Or, si quelqu'un
connaît une doctrine qui maltraite plus que celle-ci la
personnalité humaine, sa propre indépendance morale,
la dignité de l'être humain indépendant, qu'il se pré-
sente et nous l'expose !
Ici, toute l'humanité est divisée en deux grandes clas-
ses, qui ne font ni l'une ni l'autre son affaire, en fous ou
en nullités, et en moitiés d'hommes qu'il faut toujours
doubler pour en faire des hommes complets. A quel ré-
sultat arrive la société avec de telles moitiés accolées
l'une à l'autre, et qui se séparent si facilement, c'est fa-
cile à supposer. 11 est tout naturel que, sous l'influence de
LA FAMILLE 341
semblables conceptions, elle se soit désagrégée comme
elle l'a fait, sous la domination du Libéralisme. Oui, si
la société doit être la réunion de tous les hommes, si
elle doit grandir pour former un organisme total plein
de vie, on ne peut considérer la famille comme étant sa
partie constitutive par excellence, mais seulement la
personnalité humaine, qui, d après les considérations
faites précédemment, porte en elle ses droits indépen-
dants, et aussi ses obligations inaliénables envers la
totalité.
La société se trouverait dans un triste état, silesobli- 5.- La fa-
, , ... mille base de
nations envers elle ne commençaient qu avec la possibi- lasodétépour
o 5 A j. l'accomplisse-
lité de fonder une famille et s'arrêtaient là. Dans cette J^^^^P^^^J^y//.
hypothèse, le plus grand nombre des hommes se trou- ^i^jf/j^ueg'^
veraient hors de la société, et, ce (|ui est encore pis, la
société serait privée des services les plus importants
qu'elle est en droit d'attendre de ses membres. Les ser-
vices les plus difficiles et les plus étendus envers la so-
ciété sont souvent lourds à remplir, par suite des liens
de la famille, et quelquefois aussi tout à fait incompati-
bles avec eux. C'est pourquoi ceux qui se sentent dans
la disposition de travailler en grand pour la société, re-
noncent souvent volontairement à la fondation d'une fa-
mille. Une activité sociale vraiment universelle absorbe
tellement l'homme, ses forces intérieures et son indé-
pendance, qu'il ne trouve ni assez de temps, ni assez de
loisir, ni assez d'égoïsme pourrions-nous dire, pour se
limiter à un petit monde groupé autour de lui, et tra-
vailler uniquement à ses intérêts privés (1 ).
Est-ce que tous ceux-ci doivent être accusés de man-
quer de sentiment pour la communauté, de commettre
un crime envers leurs obligations sociales, quand ils re-
noncent à la famille afin de pouvoir servir plus libre-
ment la société? Ce serait vraiment monstrueux, et ce
serait commettre une injustice sans pareille envers les
membres les plus illustres de l'humanité, et envers
(1) Cf. IX« vol. Conf. vil, 7.
342 LA FAMILLE
riuimanité elle-même. C'est précisément en s'oubliant
eux-mêmes, qu'ils pratiquent leurs premiers devoirs
envers la totalité, devoirs sans lesquels celle-ci ne peut
pas exister. Car, de quel profit serait pour la société que
tous les hommes voulussent fonder une famille, pour s y
renfermer comme Vescargot dans sa coquille? Non, la
famille comme simple union naturelle n'est pas la base
fondamentale de la société. Si elle était envisagée a ce
point de vue, elle serait le plus grand obstacle au main-
tien de l'ensemble, et à la marche régulière du tout. La
dernière base fondamentale de la société est l'observa-
tion des obligations juridiques morales que l'individu
doit accomplir envers la totalité. Ce n'est que si la fa-
mille se soumet à elles qu'elle devientce qu'elle doit être
pour la société, la pépinière de ses membres, et en même
temps l'école des principes sans lesquels elle ne peut
pas prospérer.
D'après ceci, quelqu'un peut très bien rendre service
à la société en dehors de la famille, en accomplissant
envers elle ses obhgations morales et juridiques ; mais
il serait répréhensible envers sa fin et la nécessité de
servir la totalité, s'il fondait une famille en raison d'une
fin différente de celle pour laquelle elle a été établie,
c'est-à-dire pour contribuer à Taccomplissement du
plan divin envers la totahté.
Que personne donc n'exagère l'importance du prin-
cipe, que la famille est une des principales bases fonda-
mentales de la société humaine. Il est déjà dangereuse-
ment défiguré, quand on appelle simplement la famille
la base fondamentale de l'humanité. Celle-ci repose,
comme nous venons de le voir, sur deux autres bases
qui sont encore plus importantes, et sans lesquelles elle
ne pourrait absolument pas exister, savoir sur les lois
éternelles deDieu, et sur la personnalité humaine libre.
La famille doit donc compter avec ces deux hypothèses.
C'est seulement lorsqu'elle sauvegarde et réalise les
droits de ces deux bases, qu'elle remplit sa tâche envers
LA FAMILLE 343
le tout. Bref, elle n'est la base fondamentale de la so-
ciété qu'autant qu'elle sert la liberté deFindividu, pour
l'aider à réaliser les obligations qui lui sont imposées
par Dieu envers la totalité.
De ceci résulte que la famille elle-même n'est pas fin nfiiî^ ^rfeS'
dans la société, mais seulement moyen pour atteindre fé et pour nnl
une fin plus élevée. Sans doute, d'après la disposition mijendai-"^
que Dieu a donnée au genre humain, la famille est ab- nnpius élevée.
solument nécessaire pour perpétuer l'humanité ; mais
pour l'ensemble, elle n'est qu'une voie secondaire sur
laquelle celui-ci doit marcher vers la réalisation de sa
grande tâche, et non pas sa fin, non pas une disposition
qui porte sa fin en elle-même. Dieu a confié à la société
humaine la charge honorable de réaliser son plan dans
le monde, sous sa direction suprême, en d'autres ter-
mes de refaire son royaume. Évidemment la famille est
un moyen apte à remplir cette fin. D'ailleurs, elle est un
royaume de Dieu en petit. Mais, quand même elle a une
similitude tellement exacte avec celui-ci^ qu'elle en est
l'image fidèle ; quand même elle est un sanctuaire ho-
norable et entouré de respect, comme l'est chaque fa-
mille véritablement chrétienne, elle n^est jamais qu'un
moyen dont la fin la plus proche est la reconstitution de
la société humaine ici-bas, et dont la fin dernière est le
royaume de Dieu.
Si ceci s'appHque à la société en grand, à plus forte
raison à chaque individu. La société doit se perpétuer
parle moyen delà famille, mais seulement comme en-
semble, et nullement de telle sorte que chacun de ses
membres en particulier soit lié par ce moyen. Ce serait
une absurdité sans pareille que de vouloir parler d'une
obligation de droit privé concernant la fondation d'une
famille, car à une tâche personnelle correspond aussi la
possibilité de l'accomplir. Or celle-ci ne se compose pas
en partie de motifs personnels, et en partie de motifs
sociaux. Jamais non plus on ne pourra ramener un état
de l'humanité dans lequel ceci sera rendu possible d'une
344 LA FAMILLE
façon générale. Les réformateurs eux-mêmes, malgré
leur rage de mariage, ne voulurent certainement pas
l'affirmer; seulement, ils s'exprimèrent d'une manière
peu claire, parce qu'ils étaient incapables de distinguer
entre les devoirs de la totalité et ceux de l'individu,
grâce à la confusion inouïe du droit public et du droit
privé, ou plutôt grâce à l'anéantissement complet du
droit public, qui fut un des nombreux et funestes ef-
fets de la séparation de l'Eglise.
Tout ce que l'on peut donc dire, c'est que chaque
membre de l'humanité a, en vertu de sa dépendance
envers l'ensemble, le droit de fonder une famille. De là
il ne s'ensuit pas que chacun ait le droit de fonder en
fait une famille. Pour assumer cette charge, il faut aussi
être en état de remplir les obligations qu'il contracte
envers soi et envers la société. On peut encore bien
moins prétendre que ce soit une obligation pour tous.
Tous sans exception sont obligés, comme ensemble et
comme particuliers, à se rendre utiles envers la société ;
mais on ne peut pas dire que cela doive avoir lieu par
la famille. Il y a bien d'autres moyens pour y arriver,
moyens qui sont beaucoup plus élevés, beaucoup plus
étendus, beaucoup plus influents et nécessaires, moyens
qui sont généralement des moyens sociaux, moraux et
religieux. La famille n'est qu'un moyen parmi les nom-
breux moyens pour atteindre la fin générale. C'est pour-
quoi, il faut sauvegarder à l'individu la pleine liberté
de se servir de ce moyen ou d'un autre, pour accomplir
ses obligations envers la société . Vouloir priver
quelqu'un de ses droits civils, ou même de l'honneur et
de la dignité humaine, parce qu'il ne contracte pas d'o-
bligations de famille, serait causer à la société un pré-
judice impardonnable dans ses besoins les plus élevés,
et exercer une violence criminelle sur la liberté et l'in-
dépendance personnelle de l'homme.
7.— La fin ij , . ,
prochaine du Mais puisquc c cst commc personnalité libre et indé-
raariage est le ^
rindiî'du! "*' pendante que l'individu fonde une famille, il doit aussi
LA FAMILLE 345
lui être permis de poursuivre par là ses fins privées, et
d'y chercher son utilité personnelle. La fin la plus pro-
chaine et la plus immédiate que quelqu'un poursuit,
quand il consent à nouer des liens de famille est, cela
va sans dire, presque toujours son propre bien. Vouloir
blâmer ceci comme le font les socialistes, qui n'ont pas
d'expressions assez dédaigneuses pour qualifier les consi-
dérations utilitaires des mariages de convenance actuels,
c'est faire preuve d'irréflexion et de déraison. Dans ce
cas, l'esprit de Dieujuge encore beaucoup plus humaine-
ment : « L'homme dit-il, a besoin d'un aide qui lui soit
semblable (1 ). Deux ensemble valent mieuxqu'unseul; ils
bénéficient de leur société. Si l'un menace de tomber, il
est soutenu par l'autre » (2). Ces douces paroles indi-
quent que les hommes doivent s'unir les uns aux autres,
principalement dans la vue d'un perfectionnement mo-
ral réciproque, dans le but de se compléter mutuelle-
ment par l'égalisation de leurs services, de leurs capaci-
tés intellectuelles et de leurs qualités morales ; mais elles
laissent aussi entrevoir comme juste que deux personnes
contractent une alliance, afin de pouvoir mieux faire
leur chemin dans la vie, en unissant ensemble leurs for-
ces physiques et leurs biens.
Nous ne nous arrêtons évidemment pas aux vulgaires
mariages d'argent ; mais nous voudrions inviter à plus
de circonspection celui qui condamne à l'aveugle les ma-
riages de prudence. La fondation d'une famille n'est pas
un enfantillage, ni une affaire de cerveaux brûlés, inca-
pable de penser ; mais c'est un des pas les plus sérieux
et les plus féconds en conséquences qu'un homme puisse
faire. Plût à Dieu que les alliances contractées selon les
règles delà prudence soient plus nombreuses! 11 n'y
aurait pas tant d'unions malheureuses, tant de scanda-
les et tant de dommages pour la société. Heureux les
hommes, heureuse l'humanité, si on pouvait arriver un
(1) Gen., II, 16.— (2) Eccl.,lV, 9, 10.
346 LA FAMILLE
jour à ce que ce ne soit pas l'œil aveuglé, le sang bouil-
lonnant, le cœur insensé qui fasse les prétendants, mais
l'intelligence réfléchie ! Est-ce digne d'un homme que
de ne pas faire avec calme, sans-froid, et d'après les con-
seils de la raison, un pas d'où dépend non seulement
pour lui, mais pour tant d'autres, le salut temporel et
même le salut éternel ! Dans une affaire de cette impor-
tance, on ne peut ni trop réfléchir, ni trop calculer.
Nous ne craignons pas de nous servir du moi calculer^
précisément à cause du Socialisme. Qui sait si tant de
prétendus mariages d'argent ne renferment pas en eux
plus de bien que de mal? L'ivresse du sang est une folie
si indomptable qu'elle se moque de tous les moyens d'a-
paisement. Souvent cependant, elle se laisse encore vain-
cre en jetant de la boue terrestre sur l'incendie du désir.
Que deviendraient les familles et la société si du moins
ce dernier modérateur ne produisait pas d'efPet? Puisse
le Dieu miséricordieux nous épargner le spectacle du
Socialisme à l'œuvre dans la pratique ! Si tous les égards
extérieurs, qui sont encore des liens, venaient à tomber,
nous verrions alors dans quel dérèglement et dans
quelle sauvagerie, le plus farouche de tous les instincts
précipiterait l'humanité. Ce fut peut-être le motif prin-
cipal pour lequel Dieu^ dans sa clémence, a introduit la
propriété particulière après la chute. En tout cas, il ne
pourrait pas punir la société d'une manière plus sensi-
ble que s'il permettait sa suppression par le Commu-
nisme, car alors, fondraient sur la famille une calamité,
un désordre, et un manque de sécurité que nous ne pou-
vons pas nous figurer assez grands.
Par là nous voyons qu'ici comme partout, l'intérêt
privé justement compris, non seulement n'est pas un
obstacle au bien commun , mais le favorise plutôt. Comme
l'humanité repose sur l'homme, ainsi le bien du tout
repose sur celui de l'individu. Où celui-ci ne trouve pas
son avantage, là cesse aussi le bien public, caria fin de
l'ensemble n'est pas seulement l'utilité de la totahté,
LA FAMILLE
347
mais celle de tous les individus. De même que les mem-
bres ont leurs obligations envers l'ensemble, de même
aussi ils ont des droits envers celui-ci, et de même que
celui-ci a des droits envers eux, de même aussi il a des
obligations. Les deux droits s'égalisent et ne demeurent
droits qu'autant qu'ils sont pris à cœur des deux côtés.
L'état ne perd donc rien s'il respecte, dans la fondation
de la famille, la liberté des personnes. Plus il empiète
sur elle par une législation tyrannique, plus il se cause
de dommage.
11 y a peu de questions où la chose soit aussi claire
qu'ici. Là où le pouvoir public a limité outre mesure le
droit de contracter mariage, il a suscité une immoralité
publique qui, une fois implantée, continue à se trans-
mettre, quand même une équité plus grande vient à ré-
gner dans les lois. Mais quel dommage cet état cause
au bien commun, les statistiques des crimes et l'éco-
nomie domestique annuelle le proclament par leurs
chiffres. Qu'on se représente encore quelle serait la si-
tuation si on parvenait à réaliser les plans de Platon ou
des socialistes, plans en vertu desquels la famille de-
viendrait une institution d'état. Sans doute on nous dit
que l'état futur ne pourra pas empiéter, et n'empiétera
pas plus sur le mariage et sur l'éducation que l'état mo-
derne. Quoique nous n'ajoutions pas foi à ces paroles,
nous pouvons cependant répondre que ceci est déjà plus
que suffisant, car des effets pernicieux que l'absorption
du mariage par l'état a déjà entraînés à sa suite, et at-
tire tous les jours en plus grand nombre, nous pouvons
facilement conclure ce qu'il en arriverait, si ce système
avait le temps de porter ses fruits.
D'un autre côté, il va de soi qu'après les considéra- g.-Lifm
tions que nous avons faites, les individus doivent régler marialee^stie
l'usage de leur liberté dans une affaire qui touche si
profondément le salut public, et que c'est d'autant plus
un droit et un devoir de la part de l'état, de donner des
lois auxquelles l'exercice de ce droit est lié^ que ses
biencommuD.
348 LA. FAMILLE
subordonnés ont moins d'égards au bien commun. Le
mariage n'est pas seulement ou principalement institué
pour l'individu ; mais il Test plutôt pour la fondation et
la continuation de la communauté humaine. Dans la pra-
tique reste sans doute, ici comme partout, la fin plus
élevée, qui doit être considérée en première ligne dans
l'institution^ et à laquelle on pense ordinairement en der-
nier lieu (1 ). Mais personne n'a le droit de l'oublier ou
même de l'exclure, et si quelqu'un essayait de s'y sous-
traire, le pouvoir public est là pour le lui rappeler, et
sauvegarder ses droits propres. La famille a donc sans
aucun doute, non seulement une signification de droit
privé, mais aussi une signification de droit public. 11 n'y
a jamais eu de société régie parla morale, dans laquelle
elle n'ait été considérée comme telle. C'est pourquoi le
pouvoir public a un grand intérêt, un droit inaliénable
et une grande obligation à mettre en ordre les questions
juridiques concernant la famille. Ce droit et ce devoir
lui incombent dans la mesure où ces questions sont liées
au bien public. S'il va au delà, il dépasse les limites de
sa compétence, agit sans droit propre et empiète ainsi
sur des droits étrangers. Sous ce rapport aussi, Tétat se
cause le plus grand dommage, en ne voulant pas respecter
les limites posées par Dieu, et en voulant usurper des
droits qui appartiennent ou à la famille comme telle,
comme l'éducation par exemple, ou au pouvoir ecclé-
siastique, comme le côté religieux du mariage. Le droit
public lui aussi a sa force non pas dans la puissance,
mais dans la vérité et dans la justice. S'il vient à perdre
ceci de vue, il est comme un édifice dont les bases ont
cédé. On peut sans doute le maintenir debout parla
force ; mais il lui manque le sol ferme et solide. S'il faut
mettre des étais de tous côtés pour le soutenir, il est
facile de penser ce qu'il en adviendra aussitôt qu'une
violente tempête, ou un tremblement de terre se fera
(Ij Thomas, 1, 2, q. l,a. i, ad. 1.
LA FAMILLE 349
sentir. Une telle situation pour un état fait penser à un
soldat dont les jambes ont été emportées par un boulet.
Avec une vaillance désespérée, et pour emporter au
tombeau la gloire de la force, il se fait soutenir par les
épaules, et, ainsi suspendu, exécute des coups d'audace
contre les assaillants. Le fait peut exciter l'admiration,
mais tout le monde sait que ses moments sont comptés.
L'état se trouve dans cette situation, aussitôt qu'il
veut adjuger au droit public quelque chose qui ne lui
appartient pas. 11 ne peut pas créer de droit, ni celui
des hommes privés, ni le sien. Le droit public a sa base
uniquement dans la disposition divine, qui assigne à
tous les hommes de vivre pour la totalité. A cette fin,
Dieu donne au pouvoir public certains droits pour diri-
ger la vie des hommes réunis en association ; mais ces
droits ne vont pas plus loin que la fin ne l'exige et ne le
permet. Là où le pouvoir d'état dépasse ses droits, là il
agit sans droit et même contre le droit. S'il croit pou-
voir se faire lui-même un droit, ou s'approprier un
droit étranger, il se pose en maître pour ce dont il est
le serviteur responsable, et anéantit le droit en inven-
tant des droits. C'est ainsi qu'il mine le droit dans ses
effets, et, ce qui est pis encore, dans les cœurs et dans
la conviction des hommes.
La vengeance arrive toujours tôt ou tard. Malheur
aux états lorsqu'une fois les peuples commencent à
croire ce que les maîtres affirment avec l'approbation
complaisante des puissances et des monarques, à savoir
que Dieu n'est pas la seule raison et le seul maître du
droit, mais que l'état seul est la source de toutes les
lois ! Deux fois malheur à tout ce qui existe, si les hom-
mes en concluent que ceux qui s'inquiètent le moins
du droit sont toujours ceux qui comptent sur leur puis-
sance ! Alors les dépositaires du pouvoir pourront voir,
mais malheureusement trop tard, qu'en vérité, il n'y a
qu'un seul soutien de la puissance, le droit interprété
^t pratiqué d'après la volonté de celui qui l'a donné.
350 LA FAMILLE
9.-Lader- p^^^^p l'état, le dIus grand danger de se permettre des
nière fin du ^ '-'v^» ? r o • i i p -ii
Too'Sion'à empiétements dans la question de la tamille, comme
llîduS: d'ailleurs dans toutes les questions sociales, est du côté
me de Dieu. ^^^ ^^^ droits ecclésiastiqucs se touchent avec les droits
civils, c'est-à-dire les droits que Dieu s'est réservé lui-
même, et ceux qu'il a transmis à l'homme pour les
exercer en son nom. Pour trouver les limites des domai-
nes spirituels, il faut, comme on le sait des organes
délicats, et une sensibilité intellectuelle aiguisée par
l'exercice, la délicatesse du cœur et la modestie. L'ab-
sence de ces qualités peut être remplacée par la docilité
à recevoir des enseignements de la part d'autres qui
sont au courant de ces sortes d'atîaires. C'est pourquoi
tous les chefs des affaires publiques, à qui importe l'ob-
servation exacte de la jurisprudence, devraient procé-
der avec la plus grande prudence dans les questions de
ce iïenre, et se concerter avec les tenant-lieu de Dieu.
Si au lieu de cela, ils font invasion à dessein et avec
plaisir sur des domaines qui leur sont étrangers, et s'y
comportent comme en pays conquis, de semblables
, exhortations font presque une impression comique,
mais elles aboutissent aussi à faire voir que nous avons
à faire ici, non à une puissance qui considère la sauve-
garde du droit et de la paix comme sa tâche propre,
mais qui, dans chaque arrangement de droit, fait comme
le vieux barbare, jette avec dédain son glaive dans la
balance.
Si un tel procédé ne produit rien de bon là où il s'agit
de régler des comptes entre puissances terrestres, dont
les droits mutuels ne sont pas établis d'une façon im-
muable et sûre, le procédé est encore bien plus fâ-
cheux, quand il est appliqué par un royaume terrestre
contre le royaume de Dieu; et c'est précisément le cas
ici.
Nous nous sommes déjà convaincus ci-dessus que
Dieu n'a pas institué la famille pour une autre fin que
pour réaliser, par l'intermédiaire des hommes, son plan
LA FAMILLE 351
divin dans le monde, l'établissement de son royaume.
Dans cette vue, il l'a fondée dès le commencement, il a
répandu sur elle ses bénédictions ; il lui a confié la con-
servation et l'expansion du genre humain ; il a donné
au foyer domestique la dignité d'un sanctuaire reli-
gieux.
C'est aussi ce qu'elle est restée chez tous les peuples,
qui n'ont pas rejeté les derniers restes de la civilisation.
Les anciens Romains en particulier ont conservé, sous
ce rapport, avec fidélité et délicatesse, les traditions
antiques de l'humanité. Leur maison était un temple,
dont le centre était formé par l'autel domestique, qui ne
faisait qu'un avec le foyer. Le père était le prêtre-né de
la famille ; il regardait comme son plus grand devoir et
son plus grand honneur de célébrer chez lui, en per-
sonne, le service divin quotidien et solennel. Le com-
mencement et la fin de la journée étaient, comme les
repas, consacrés par une prière commune. Chaque
événement particulier, qu'il ait un caractère joyeux ou
triste, était célébré par une fête religieuse. Mais avec
ceci les Romains ne voulaient pas seulement satisfaire
leur piété personnelle; ils avaient une double vue plus
élevée. Ils croyaient d'abord ne pouvoir assurer, sans
la protection de la religion, la prospérité d'une institu-
tion exigeant tant de sacrifices comme l'est la famille.
Ensuite, ils étaient des hommes d'état beaucoup trop
prudents, pour ne pas comprendre que, si l'étatne peut
pas prospérer sans la religion, il ne suffit pas de la lui
faire pratiquer comme tel, mais que le sentiment reli-
gieux doit pénétrer aussi dans ses membres isolés^ et
particulièrement dans les derniers groupes dont il se
compose. De même qu'ils auraient considéré comme
une folie de traiter seulement l'état en général comme
un être juridique, sans édifier sur le droit ses différen-
tes parties, la famille en particulier, de même ils au-
raient regardé comme impossible de maintenir le tout
religieux, si la religion n'avait pas vivifié ses derniers
352 LA FAMILLE
rameaux et ses dernières racines. Plus leur conception
d'état, — qui pour eux était la communauté la plus
élevée du droit et de la religion, — était grandiose,
plus ils croyaient fermement que le maintien de cette
qualité essentielle dépendait de ce que la famille, qui
en formait la partie la plus importante, et qui est elle-
même l'association la plus étroite qui soit parmi les
hommes, conservât son caractère de communauté de
droit et de religion.
10. - La Cette conviction ne fut certes pas la dernière à don-
JX'dTdroTt ner aux Romains leur grandeur et leur force. De tout
de la^i'^ugioa tcmps, la prospérité régna chez les peuples, où la famille
et aussi le rciïi-
part de la fut parfaitement or2;anisée sous le rapport moral et re-
société. ^ ^ .
ligieux. Dans la famille se trouvent toutes les conditions |
capables de favoriser la vie commune. En elle le senti-
ment religieux doit jeter ses racines les plus profondes,
sans quoi elle ne peut jamais se développer sur des
bases solides. En elle sont posées les assises premières
et inébranlables de la foi, de l'obéissance, du respect de
l'autorité, de l'esprit de sacrifice et de communauté, qui
forment les piliers de l'édilice social. En elle se trouve
le foyer du sentiment conservateur, le soutien de la tra-
dition, le rempart protecteur des coutumes, des particu-
larités, des mœurs, des générations, des tribus, des
peuples. En elle se trouve l'assurance de la perpétuité
de la possession, de la transmission des espèces de tra-
vail et de l'acquisition. En elle se nouent toujours parmi
les hommes de nouveaux liens, les plus forts de tous,
les liens du sang. En elle s'unissent, par les chaînes de
l'amitié et des mêmes intérêts sociaux, les hommes dont
\ les voies sont ordinairement si différentes ; la paix so-
ciale peut être regardée comme assurée là où les famil-
les se maintiennent solides et bien organisées. En elle
enfin se trouve toujours un sohde contrepoids aux pré-
tentions démesurées, par lesquelles le pouvoir public
pourrait porter préjudice au droit privé. Tout pouvoir
et toute théorie fausse ne peuvent pas grand chose con-
LA FAMILLE 353
tre la nature; c'est pourquoi se brisent toujours contre
elle les empiétements de l'absolutisme dans le droit
privé et dans le droit des consciences. Personne n'a plus
d'intérêt que l'état, à posséder dans la famille, cet état
dans l'état, une limite infranchissable, et par là aussi un
rempart pour le droit.
L'humanité cependant ne vit pas seulement du droit ;
elle vit aussi des mœurs. Pour celles-ci comme pour le
droit, et même davantage, la famille est pareillement
une école. Dans la famille, l'homme doit connaître quels
sont ses devoirs envers Dieu et envers les hommes, et
apprendre avant tout à les pratiquer. Si ces devoirs ne
lui sont inculqués qu'à l'école ou à l'église, il est déjà
trop tard. Les parents sont les maîtres et les précep-
teurs-nés des enfants. De la mère en particulier dépen-
dent les mœurs. Si la nature lui a refusé le professorat
public, il lui a donné, à la place, une habileté d'autant
plus grande pour l'exercer dans le sein de la famille, et
par celle-ci dans la société. FUïi matrizant^ telle mère,
tel fils. Puissent seulement les femmes s'occuper du
monde, sur le théâtre qui leur a été désigné par Dieu et
par la nature ! Elles auront alors résolu en grande par-
tie la question de leur vocation.
On n'estimerait cependant pas à sa juste valeur l'im-
portance de la famille, si on n'étendait que jusqu'aux
enfants sa puissance éducatrice. Là où elle est bien
comprise, elle agit bien plus profondément sur les ca-
ractères des adultes eux-mêmes. Des gens, qui n'ont
pas le bonheur d'être appelés à mener la vie de commu-
nauté, ne peuvent rien faire de mieux, pour leur propre
éducation personnelle^ que de fonder une famille. Sup-
porter des sacrifices continuels, avoir sans cesse l'occa-
sion de faire abnégation de soi, savoir se contraindre,
subir les différences de caractères, de sexe, de vues,
d'efPorts, tout cela est une école de perfection, si on sait
l'utiHser en esprit de vertu chrétienne, et le cède très
peu à la vie de communauté religieuse, Là comme ici,
*■ 23
oM/ LA FAMILLE
354 ,.,
on trouvera toujours que personne ne reste ce qu .1
•; , 'il V P<,t entré ; il dev ent ou meilleur ou
était lorsquil j est enue ,
^'rest ainsi que la famille est la meilleure école pour
lar;i i n^ et le droit, pour le droit public
comme pour le droit privé. Or c'est sur le droit, la reli- .
In e les mœurs que repose la société tout entière,
fasociété à laquelle Dieu a donné la famille pour abri.
Si la famille est ébranlée, la société ne tardera pas a
s'écrouler. Quelque critiques que soient les dangers de
'époque, ne désespérons pas de l'avenir si seulement
la famille reste sacrée et solide au point de vue du
droit.
1. — Le
mariage est
unecliose re-
doutable,mys-
et
sainte.
QUINZIÈME CONFERENCE
MARIAGE ET FAMILLE.
1. Le mariage est une chose redoutable, mystérieuse et sainte. —
2. Bassesse des vues du monde sur le mariage. — 3. Le mariage
comme institution morale. — 4. Caractère juridique privé du ma-
riage. — 5. Le mariage comme institution de droit public et comme
institution sociale. — 6. Le mariage revêtu d'un caractère reli-
gieux au point de vue naturel de la famille. — 7. Unité du ma-
riage. — 8. Indissolubilité du mariage. — 9. Devoirs de l'époque
relativement au mariage.
On ne doit s'approcher des choses saintes qu'avec des
sentiments saints. La famille est un sanctuaire fondé
immédiatement par Dieu, un sanctuaire dans l'intérieur TrS
duquel il demeure et agit lui-même invisiblement, pour
aider, dans leur grande tâche, les hommes qui se décla-
rent prêts à concourir au maintien et à la continuation
de son royaume ici-bas. A cette fin, il réunit hommes
et femmes en vertu de cette inchnation mvstérieuse
qu'eux-mêmes ne comprennent pas. Il a donné à leur
union la grâce de la fécondité, et a fait dépendre d'elle
l'existence de l'humanité, comme l'ordre de la société.
Il a fait plus encore, mais nous en parlerons une autre
fois. Ce que nous venons d'énoncer suffît pour ofiVir
une abondante matière à notre réflexion, à notre admi-
ration et à notre respect. Car, quand même nous consi-
dérons simplement le mariage comme le moyen naturel
■de la propagation du genre humain, c'est plus qu'il
n'en faut pour éveiller en nous l'idée que nous allons
méditer un mystère saint. C'est avec un cœur palpitant
que nous soulevons ce voile. Honte à celui chez qui le
respect d'une si grande chose ne fermerait pas tout ac-
cès à une pensée impure !
L'origine d'un homme, quia lieu selon la manière
ogg LA FAMILLE
établie par Dieu, est quelque chose de si obscur, de si
saint, de si divin ; la puissance que 1 homme y exerce a
W nlace de Dieu, est si pleine de respousab.htes et s.
féconde eu conséquences, qu'on ne peut y penser sans
éprouver ce frisson qui parcourt l'être en face de cette
puissance, en vertu de laquelle un ro, signe ou déchire
un arrêt de mort. C'est pourquoi malgré les impertec-
tious humaines qui s'y ghssent facilement, tout le monde
considère comme une chose sainte le mariage conclu
d'après la volonté de Dieu. Le débauché lui-même, qui
profane ses lèvres par des paroles inconvenantes, se re-
tient par pudeur quand il s'approche de ce mystère. Quel
abus quel crime, quand, en cette matière, l'homme pè-
che contre la loi divine, et rabaisse la participation a la
force créatrice de Dieu, à la satisfaction d'un vil plaisir !
U oblige pour ainsi dire la toute-puissance de Dieu a se
mettre au service de sa passion ; il joue avec une émgme
d'où dépendent la vie et la mort.
Mais il s'agit ici non seulement d'un rapport moral ;
il s'agit aussi d'un rapport juridique, sur lequel repose
le bien de la société. Le mariage envisagé comme le
moyen par lequel est fondée la lamille, cette pépimere
de l'humanité, est une charge publique, de l'exercice
légitime de laquelle dépendent l'ordre elle salut du genre
humain. Celui qui s'engage à contracter cette obligation
envers la communauté n'est plus son maître irresponsa-
ble ; il devient comme un mandataire, uu fonctionnaire
de la société à laquelle il doit, — pour ne pas parler de
Pieu, —de remplir sa charge publique, selon l'ordre
établi par la nature et par son maître, de même que
selon les lois, et en vue du bien de la communauté, dans
la mesure où il assume celte responsabilité. De cette
manière, le côté privé juridique du mariage n'est nulle-
ment lésé.
Mais il est bon et important de savoir, que cette insti-
tution sublime n'occupe aucune place dans le cadre
étroit du droit personnel, qu'elle va au contraire bien
MARIAGE ET FAMILLE 357
au delà, et que les obligations, dont quelqu'un se charge
envers la société en contractant mariage, dépassent de
beaucoup les droits qu'il acquiert pour sa personne.
Nous sommes persuadés que beaucoup de personnes
réfléchiraient, plus qu'elles ne le font avant de s'engager
dans le mariage, si elles connaissaient exactement sa
nature intime, et lesobhgations impérieuses qui s'y rat-
tachent. Mais nous croyons aussi que beaucoup feraient
ce pas avec un plus grand sérieux^ si elles en étaient
mieux instruites. Un fait certain, c'est qu'on ne peut se
faire une trop haute idée du mariage, ni en parler
en termes trop élevés, et qu'il n'est pas facile de le traiter
comme il convient à sa dignité sublime. Ceci ne nous
empêchera cependant pas défaire notre possible, pour
essayer de ramener le monde au respect qui est dû à
cette alliance sacrée.
Ce respect est malheureusement fort ébranlé chez la 2._ Bag-
d, 1 1 1 j • 1 sessedes vues
e masse des hommes, non seulement depuis le mo- dumondesur
^ i > T J ' -n ' 1 • j i- '^ mariage.
ment ou 1 on a dépouille le mariage de son caractère re-
ligieux, remplacé l'Église par la mairie, le prêtre par
l'officier civil, mais depuis une époque plus lointaine.
La faute en est surtout aux philosophes de droit et aux
avocats. Qu'y faire ? Ces messieurs ont la main malheu-
reuse partout où ils touchent à des rapports moraux un
peu délicats. Souvent on préférerait voir un maréchal
des logis de dragons comme professeur de religion dans
une école de filles, que d'entendre un jurisconsulte par-
ler de la famille. A la première parole on tremble, telle-
ment rude, et parfois grossière est la façon dont il traite
ce qui doit être sacré pour chacun. Dans un ouvrage qui
est destiné à un nombre considérable de lecteurs choisis,
on hésite presque à entrer dans la question du mariage,
telle que la présentent Kant et son école. Mais nous ne
pouvons faire autrement, car il faut montrer combien le
monde tombe bas, quand il fuit la doctrine chrétienne.
Nous atténuerons cependant ces paroles pour les rendre
moins choquantes. Pour Kant, le mariage est une simple
358 LA FAMILLE
affaire de commerce, comme l'achat d'une paire de sou-
liers, excepté qu'il s'agit là de la possession et de la
jouissance de certaines propriétés, que deux personnes
de sexe différent se concèdent mutuellement. Ainsi, dit-
il, l'homme se fait chose ; mais en retour il acquiert une
femme, et la femme acquiert un mari, et le couple ac^
quiert des enfants.
11 semblerait qu'un tel abaissement de ce rapport sa-
cré ne pouvait être dépassé. Fichte cependant l'a fait, et
en termes encore plus injurieux. La femme, dit-il, ne
contracte pas le mariage par amour, par conséquent pas
pour des raisons morales, mais seulement par sensua-
lité. D'après lui, l'homme ne se marie pas dans des vues
beaucoup plus élevées, puisque c'est seulement pour
satisfaire un besoin qu'il trouve dans sa nature. Celui
qui n'est pas marié, ajoute-t-il, n'est qu'une moitié
d'homme. Pour former un tout deux moitiés de per-
sonne s'unissent ensemble. C'est ainsi que le mariage
devient un complément réciproque. Telle est sa nature.
Ceci indique déjà qu'il ne porte pas sa fin en lui-même ;
quant à une autre fin plus étendue, il n'en faut pas par-
ler.
Et c'est cette conception pitoyable et dégoûtante qui,
pour le dire à notre honte, prédomine presque d'une
manière générale à notre époque. L'emploi fréquent de
ce mot hideux de 7noitiés en est un témoignage suffi-
sant. Toujours et partout nous rencontrons la doctrine,
que le mariage n'est pas un état résultant d'un contrat
libre, — plusieurs jurisconsultes combattent cette idée
avec une violence particulière, — mais un rapproche-
ment et un complément de sexes produit par l'inchna-
tion de la nature, et ainsi l'établissement complet de
Tunité chez l'homme (1). C'est déclarer le mariage
affranchi de toute fin sociale ; c'est faire de lui sa pro-
pre fin, c'est-à-dire le limiter à l'union des deux sexes.
(1) Bluntschli, Staatswœrterbuclt, II, 203.
MARIAGE ET FAMILLE 359
Celle-ci accomplie, le mariage est arrivé à sa fin. On
comprend facilement alors l'affirmation que le mariage
n'a pas de fin en dehors de lui, que la perpétuité du
genre humain ne repose pas dans sa nature, que les
enfants ne sont pas la fin, mais seulement le fruit du
mariage, par conséquent quelque chose d'accidentel,
peut-être même d'involontaire. Enfin, ce qui est pis
encore, c'est rabaisser le mariage exclusivement au
domaine de la sensualité, et le dépouiller complètement
de son noble caractère moral, dans le genre de ces
mondains qui ont appris par les romans et par les épi-
thalames, à ne pas voir autre chose dans le mariage
que le ciel d'un plaisir sensuel, la fleur de toutes les
jouissances, le but de l'existence terrestre, le véritable
esprit de la vie, et la félicité des félicités.
Sans doute, le mariage peut et doit devenir un ciel
sur la terre, autant que cela peut s'harmoniser avec
cette vallée de larmes dans laquelle nous vivons ; mais
pour arriver à ce résultat, il doit être compris autre-
ment. Il faut que des personnes droites s'unissent dans
une intention droite, qu'elles travaillent ensemble et sup-
portent de grandes peines et de grands sacrifices. Ce n'est
point avec la jouissance sensuelle, avec le badinage et
la folâtrerie qu'on achète le ciel, pas plus le ciel terrestre
que le ciel de Dieu ; mais c'est au prix de sérieuses luttes
morales. Si les époux agissent de concert et se soutien-
nent, tout va bien pour eux et pour leur alliance ; mais
si chaque partie espère trouver dans l'autre ce qu'elle-
même n'a pas, ils auront peu de satisfaction. Pour faire
un mariage heureux, il faut des gens entiers, deux moi-
tiés sont encore plus malheureuses à deux que seules.
Malheur au mariage que quelqu'un contracte pour
chercher dans un autre ce qu'il n'a pas. Le vrai mariage
est celui dans lequel les époux se dévouent l'un à Tau-
Ire, pour se communiquer ce qu'ils possèdent mutuel-
lement. Des moitiés d'époux, des chercheurs, des gens
à convoitise, se torturent, s'illusionnent, se dépouillent,
3. — Le ma-
riage comme
institution
morale.
350 LA FAMILLE
de sorte qu'à la fin, la vie commune leur semble comme
une phtisie, et leur union devient insupportable. Quand
même quelqu'un n'est pas tout à fait complet, il doit
en tout cas se posséder entièrement, être maître de lui-
même, et c'est alors seulement qu'il peut, selon les
besoins de l'autre partie, l'aimer, la consoler, l'ins-
truire, la corriger et la redresser. Bref la sensualité n'a
pas le droit de vouloir se plaire dans la sensualité. Il
faut que l'homme complet s'incline vers la femme au-
tant que faire se peut, et que la femme complète s'atta-
che à son mari ; il faut avant tout que l'âme, le carac-
tère, le cœur, la vie vertueuse, que la prudence et la
justice, les sacrifices, l'empire sur soi, l'amour, la gé-
nérosité, la douceur, l'abnégation, la mansuétude,
l'homme complet en un mot, réalisé dans chacun des
époux, ofTre au compagnon de sa vie et de ses souffran-
ces la jouissance de sa propre beauté intérieure, de
cette beauté qui, loin de se fiiner avec les années,
rayonne au contraire chaque jour davantage. La coni-
munication réciproque des qualités morales, des quali-
tés du cœur, forme le bonheur du mariage, et en fait
le principal moyen par lequel Tindividu peut fortifier sa
faiblesse et s'ennoblir lui-même.
Que personne ne dise donc qu'il a mal calculé son
affaire en se mariant, qu'il avait espéré le bonheur, et
qu'il n'a trouvé que des sacrifices. Le mariage lui a pré-
cisément montré le chemin du ciel ici-bas, et s'est pré-
senté a lui comme un gage de bonheur, le jour qu'il lui
est apparu comme l'école du sacrifice. 11 n'y a pas de
chemin plus sûr pour la purification personnelle, pas
de voie plus facile pour la perfection que les sacrifices f
constants. Si quelqu'un se sert du mariage pour réali-
ser en lui les fms que poursuit le sacrifice, le bonheur |
ne peut lui faire défaut. Tout notre malaise vient de ce^
que nous portons en nous des choses qui nous sont
étrangères et hostiles, et que nous ne sommes pas à la
hauteur de notre tâche morale. Le mariage est un moyen
MARIAGE ET FAMILLE 361
pour écarter ces deux sources de malaise que rame res-
sent. Il n'y a qu'un petit nombre d'hommes que le tra-
vail personnel parvient à purifier de leurs défauts ; le
frottement mutuel est plus efficace. C'est généralement
par lui qu'ils deviennent plus purs, plus nobles, plus
contents. Celui qui supporte les imperfections d'autrui.
se défait des siennes propres. Porter les autres à la per-
fection est la meilleure manière de s'y exciter soi-même.
Si quelqu'un veut devenir heureux, il lui faut suppor-
ter les autres, les soutenir^ les soulager, leur donner de
la satisfaction. Il n'y a pas d'hommes plus contents
que ceux qui se sacrifient pour les autres. Or, où trouver
une institution qui offre ces occasions au même degré
que le mariage? Encore une fois, oui c'est vrai, le ma-
riage est le ciel sur la terre ; mais seulement pour ceux
qui voient en lui une institution morale, une communi-
cation des qualités du cœur, une école de vertu, de sa-
crifices, d'éducation personnelle réciproque et de per-
fection.
Après ce que nous venons de dire, un commentaire 4.-carac-
1 1 , 1 , 7 w , ' j tère juridique
plus développe n est pas nécessaire pour se rendre privé du ma-
compte que la fin la plus prochaine, et la plus immé-
diate du mariage, a le caractère d'une fin juridique pri-
vée, qui consiste dans un secours réciproque (1) pour
accomplir les obhgations morales d'abord, puis les
obligations temporelles. Dans ce but, l'homme et la fem-
me contractent une communauté de vie indissoluble (2),
une union pour la vie tout entière; ils participent au
droit divin et au droit humain (3), de sorte que les deux
ensemble n'ont qu'un seul corps et une même vie (4),
de sorte qu'ils ne sont plus deux, mais ne forment qu'une
seule chair (5) ; que la femme n'a pas autorité sur son
propre corps, mais le mari ; et que le mari n'a pas au-
torité sur son propre corps, mais la femme (6).
(i) Gen., II, 18. — (2) Imt., i, 9, i. — (3) Big., 23, 2, 1,
(4^ Tacit., Germ., 10.
(:i) Gen., 11,24. Malth., XIX, o, 6.1 Cor., VI, 16. —(6)1 Cor., VII, 4.
nage.
3^9 LA FAMILLE
De là résulte la vérité que seuls un zèle aveugle et la
méconnaissance du mariage pouvaient nier, afin de trou-
bler les consciences, que le mariage, envisagé sous tous
. ses aspects,demeure autorisé, même là où il ne faut point
attendre de postérité. Seulement, ce qui n'est pas auto-
risé, c'est d'entraver à dessein et par injustice la nais-
sance de cette postérité. Dans ce cas, le mariage devien-
drait un crime. Il ne doit pas non plus y avoir dans le
mariage des disproportions naturelles telles, qu'elles
rendent la descendance impossible dès le début. Dans
ce cas Talliance ne pourrait avoir lieu. Comme le ma-
riage a été, d'après sa nature, institué pour perpétuer
le genre humain, il ne peut être conclu d'une manière
vaiide, que là où il y a possibilité d'atteindre cette fin.
Mais son existence et sa liberté ne dépendent nullement
de ce que de fait elle se réalise sous tous les rapports .
11 y a toujours pour les époux manière de se rendre uti-
les à la totalité sans cela. A ce point de vue, leur alliance
ne perd donc rien de son importance envers la société,
quand même sa fin principale n'est pas atteinte. Seule-
ment, pour le dire encore une fois, la possibilité d'at-
teindre cette fin doit exister, et, de cette hypothèse, dé-
pend incontestablement la vafidité du mariage.
L'homme, avons-nous dit, peut se rendre utile à la
société de beaucoup d'autres manières. Personne n'a
besoin de contracter mariage pour cette fin générale. Le
mariage est un moyen particulier de favoriser les fins
de l'humanité, et cela avant tout en perpétuant le genre
humain. Ceci n'est pas sa fin unique ; mais c'est sa prin-
cipale, celle qui a donné lieu à son institution. On ne
demande jamais à celui qui le contracte un engagement
qu'il atteindra cette fin, car ce serait le rendre responsa-
ble de quelque chose qui ne dépend pas de lui. Cepen-
dant, il est à présumer que, d'après l'état naturel des
choses, cette fin se réalisera, sans quoi aucun mariage
ne pourrait avoir lieu, car personne ne peut contracter
une obligation juridique dont il lui est impossible de
MARIAGE ET FAMILLE 363
réaliser la fin principale. Mais comme le mariage a, ou-
tre cette fin première, encore beaucoup d'autres fins
concernant Futilité du tout, et celle de l'individu, il s'en-
suit que si ce mariage est contracté validement, il n'y a
aucune obligation d'observer sa fin principale. C'est pour
cela que, par suite de raisons naturelles, et plus encore
par suite de raisons morales, les époux peuvent, d'un
mutuel accord (1), renoncer à cette fin principale, soit
par ménagement pour une des deux parties, soit pour
subvenir aux besoins et se mettre au service d'une
tierce personne, soit pour raison de perfection person-
nelle. Il va sans dire, quand ils renoncent à cette fin,
qu^ils renoncent au moyen qui ne peut jamais en être
séparé, sans violation coupable de l'ordre naturel et di-
vin.
Donc, abstraction faite de ceci, il reste encore aux
époux beaucoup d'au très égards qui justifient leur com-
munauté de vie, sanctifient leur alliance, et parmi ceux-
ci, la pratique de ces vertus sublimes, auxquelles leur
vie commune les oblige, est loin d'être la moins im-
portante, quand même elle ne serait que de droit privé.
Mais que le mariage n'appartienne pas seulement au 5 -Lema-
domaine du droit privé, qu'il ait aussi un côté de droit Sutiondu
public, on ne peut en douter. Si ce que nous avons dit euommMns-
,, , t L ■ t j-iA -1, titution so-
jusqu a présent est juste, on doit même considérer ce ciaie.
second rapport du mariage comme le plus important,
puisqu'il résulte de sa nature même. Si la fin première
du mariage est de perpétuer l'humanité, il s'ensuit
avant tout qu'il est par nature destiné au service de la
totalité. Ce qui ne veut pas dire queles fruits du mariage,
les enfants, appartiennent à la société, comme le veu-
lent Platon et les socialistes.
Cette opinion repose sur une triple erreur. D'abord,
elle méconnaît l'indépendance de la personnalité hu-
maine. Les parents contractent mariage comme person-
(1) IGor., Vn, 6.
364 LA FAMILLE
nés libres et indépendantes, non comme organes de
l'état. Elle méconnaît en outre la signitîcation de la
famille. En tant qu'alliance entre personnalités indépen-
dantes, celle-ci reste absolument indépendante sans
faire tort à toutes les obligations qui la rattachent à la
totalité. Le côté sublime de la conception chrétienne
du droit et de la société est précisément que Dieu, en
harmonie avec elle, a abandonné en toute contiance, à
l'action hbre et morale de l'homme, ses vues les plus
grandioses concernant le bien public. Enfin cette opi-
nion part d'une fausse conception du droit de la société
envers l'individu. Ce n'est point par le fait de son exis-
tence que l'homme est membre de la société, mais en
vertu de sapersonnalité libre, c'est-à-dire en tant qu'être
pensant et agissant librement. Dieu a disposé ainsi les
choses, que ses obligations envers l'ensemble comme
membre, ne commencent qu'à partir du moment où il
peut faire valoir ses droits propres envers lui. C'est
pourquoi la société a des obligations envers l'enfant,
mais non des droits, sinon des droits en expectative. La
totalité ne peut donc se désintéresser de la façon dont
il est traité, de même qu'elle peut exercer sur les parents
un droit de surveillance pour voir s'ils élèvent l'enfant
de façon à le rendre un jour un membre digne de la
communauté humaine. Mais elle n'a pas le droit de se
permettre des empiétements sur les droits qu'ont les
parents envers leurs enfants, car les droits publics ne
doivent jamais porter atteinte aux droits privés.
La descendance est une raison très importante, c'est
certain ; mais elle n'est pas l'unique cause qui donne au
mariage une place dans le droit public. Le mariage est
le seul moyen institué par Dieu pour fonder la famille ;
et c'est la raison pour laquelle dépendent de lui ces ser-
vices excessivement importants que la famille rend à la
société, comme nous l'avons déjà vu précédemment.
Veut-on peser leur nombre, l'influence, et par consé-
quent l'importance du mariage comme institution de^
MARIAGE ET FAMILLE 365
l'ordre public? Oq n'a qu'à considérer comment Dieu,
par égard pour lui, et pour le maintenir chez un peuple
si dur de cœur et si opiniâtre que l'était le peuple
juif (1), a fait abstraction, non seulement de son unité,
mais même de son indissolubilité. En ce qui concerne
la polygamie, il put aussi donner des dispenses pour des
raisons de droit privé. Car quand même le mariage
perdit ainsi beaucoup de son caractère comme moyen
de réfréner les passions, et moyen d'éducation person-
nelle, il acquit en revanche le caractère de moyen de
discipline, de prison, d'où personne ne pouvait sortir
sans avoir payé la dernière obole, de sorte qu'il est beau-
coup plus juste d'appeler la polygamie une punition
qu'une approbation.
Le divorce lui s'explique uniquement ainsi. Si la mo-
ralité était descendue au degré d'infériorité où elle était
chez les Juifs, il valait mieux faire disparaître les motifs
de droit privé qui exigent l'indissolubilité, que de lais-
ser ébranler la paix et la prospérité du tout. Cette con-
sidération montre le peu d'estime qu'ont pour le carac-
tère de notre génération, ceux qui considèrent encore
aujourd'hui la dissolution du mariage comme une exi-
gence indispensable, qu'on ne peut éviter à cause de
l'ordre pubhc. Seulement ici, où nous examinons le
mariage comme une institution de droit public, nous
comprenons en quelque sorte la profonde sagesse qui a
disposé les choses de la sorte, que salicéité soit subor-
donnée à l'intention de fonder une famille, et qu'aucune
famille ne puisse exister sans lui.
Cette loi a aussi des effets souverainement bienfaisants
au point de vue du droit privé. La première disposition
met de fortes rênes aux passions, la seconde empêche la
partie plus forte d'exploiter à son profit la partie plus
faible, et delà rejeter ensuite. Mais elle est encore plus
importante au point de vue de l'ordre public. En con-
(l) Matth. XIX, 8.
365 LA FAMILLE
tractant le mariage par lequel ils fondent aussi une
famille, les époux loin de former un tout, doublent leur
personnalité, et créent un germe indestructible d'indé-
pendance comme contrepoids à l'excès de puissance de
la société. Comme ils n'ont pas d'autre moyen que le
mariage pour former une famille, ils s'engagent d\m
côté à des égards qui leur rendent beaucoup plus diffi-
cile la possibilité de se soustraire à leurs obligations
envers la totalité, que s'ils vivaient seuls pour eux seuls.
D'un autre côté, ils concluent une alliance solide qui
malgré toutes les tentatives faites pour la détruire, n'est
pas déjà si facile à dissoudre par de simples motifs na-
turels, et forme pour ainsi dire l'ossature qui soutient
l'état. C'est ainsi que le mariage est l'intermédiaire en-
tre la personnalité et la totalité, le lien qui rattache
l'individu à la société, le trait d'union entre le droit
privé et le droit public, et en même temps une barrière
infranchissable qui empêcbe le tout de dépouiller l'indi-
vidu de sa valeur, le droit public d'étendre ses préten-
tions jusqu'à absorber le droit privé, et à morceler la
totalité en individualités isolées.
e.-Lema- De cc quc, par sa nature, le mariage ne fasse qu'un
Sl^arTitre avcc la famille, il s'ensuit déjà que, par sa nature aussi,
pointTe vîe \\ porte eu lui un caractère religieux. Et ici nous ne par-
naturel de la r^ .,,!•• ^ * 1 «
famille. ^^^^g pas eucore de la propriété religieuse spéciale que
le Christ lui a donnée dans l'Église. Mais dans l'ordre
purement naturel, on ne peut se le représenter que
comme une institution ayant trait immédiatement au
service de Dieu et qui, pour cette raison, doit obtenir de
lui une bénédiction expresse.
Au Paradis, Dieu avait déjà consacré l'alliance du
premier couple, en lui donnant une délégation spéciale
pour accomplir sa tâche. Les peuples n'ont jamais entiè-
rement perdu le souvenir de ce fait, et toujours, plus ou
moins selon les lieux, ils ont entouré la célébration du
mariage de cérémonies religieuses. Les Romains furent
les plus scrupuleux, et même exagérés sous ce rapport.
MARIAGE ET FAMILLE 367
Ils mobilisaient toute une armée de dieux, pour mettre
chaque pas des nouveaux mariés sous la protection
d'une divinité spéciale (1). Que les païens aient compris
ou non le véritable motif de cette institution, ceci ne
fait rien à la question. C'est une preuve de plus, et
une des meilleures que, chez eux, la religion avait très
souvent dégénéré en crainte superstitieuse. Ce qu'il nous
importe de savoir, c'est qu'eux aussi considéraient le
mariage comme une institution religieuse. La raison
principale est qu'en vertu desahaison indissoluble avec
la famille, il est l'institution établie par Dieu, pour réa-
liser sur terre les plans de la Providence. Or, son des-
sein dernier est la réalisation de son royaume. Dans
aucune institution humaine, l'indication de la destina-
tion suprême, non seulement de l'individu, mais du genre
humain, n'est exprimée aussi clairement que dans le
mariage. On ne peut mieux reconnaître ceci que le droit
romain disant que, par leur union, les époux participent
au droit divin (2).
De plus, l'origine de l'homme, qui est attachée au
mariage, est un événement si mystérieux, un événe-
ment qui suppose si nécessairement la coopération im-
médiate de la toute puissance créatrice de Dieu, que
l'homme, s'il réfléchit sérieusement, doit éprouver le
même sentiment que Moïse devant le buisson ardent,
qu'Elie lorsque le Seigneur se manifestait à lui d'une
manière visible, que cet ami de Job qui disait de sa vi-
sion nocturne : a Je fus saisi de crainte et de tremble-
ment, et la frayeur pénétra dans mes os ; un esprit se
présenta devant moi, et mes cheveux se dressèrent sur
ma tête » (3). Il y a matière en effet à être pénétré d'une
sainte frayeur. Dans la vie d'un homme, il n'est aucun
événement où la faiblesse humaine se manifeste mieux
qu'ici. Il n'est pas d'activité humaine dans laquelle la
raison et la réflexion soient si facilement étourdies, et
(1) Augustin., Civ. Dei, 6, 9, 3. — (2) Dig., 23, 2, i.
(3) Job, IV, 14 sq.
308 LA FAMILLE
cependant, c'est celle dans laquelle Dieu approche
l'homme de plus près, l'investit pour ainsi dire de sa
puissance, et agit de concert avec lui pour continuer
son œuvre créatrice. Ce n'est donc qu'avec un saint fré-
missement, avec la prière sur les lèvres, et en pleine
possession de leur être, que les époux devraient s'unir,
comme Tobie et Sara (1).
Or, ceci nous montre encore mieux pourquoi Dieu a
déposé un germe religieux dans la nature du mariage.
Ce germe, il le possède non seulement pour des raisons
de droit public, mais aussi pour des motifs de droit
privé. Pline n'a que trop raison, quand il dit que, sous
ce rapport, l'homme est plus déréglé, plus excessif, plus
sauvage que l'animal (2). Sijamaisila besoin du secours
et de la protection de Dieu, pour ne pas succomber à
l'excès de sa faiblesse, c'est bien ici. Sans l'intluence
plus élevée de la religion, le mariage serait le théâtre
des passions les plus grossières, ou tout au plus une ac-
tion purement extérieure^ dans laquelle on ne pourrait
dire ce qui la distingue d'une union arbitraire et sans
lois.
11 va de soi que l'athéisme et le matérialisme qui n'en-
visagent que le côté extérieur sensible dans le mariage,
ne comprendront jamais pourquoi on fait une différence
entre lui et un rapprochement, qui n'est soumis à aucune
règle. Les lois, disent-ils, peuvent faire une différence
à cause de l'ordre public; mais cette distinction n'est
pas fondée en réalité. Et, à leur point de vue, ils ont par-
faitement raison. Dieu a sanctifié le lien légitime du
mariage et lui a donné une empreinte religieuse, préci-
sément pour le distinguer déjà par sa nature intime d'un
simple acte charnel. Mais le mariage n'est pas seulement
une union de corps ; il est plus encore un lien entre les
esprits, et, pour cette raison aussi, il a besoin de la bé-
nédiction divine. La différence des sexes et des caractè-
(1) Tob., Vm, 4sq. - (2) Pline, X, 83 (63), 1.
du mariage.
MARIAGE ET FAMILLE 369
res, les difficiles tâches morales dont les époux se char-
gent Tun envers l'antre relativement aux enfants, le
poids de la vie avec ses mille épreuves qu'il faut suppor-
ter ensemble, leur rend non seulement désirable le se-
cours d'une puissance supérieure, mais indispensable,
s'ils veulent être à la hauteur de leur tâche.
La tâche qu'on s'impose en effet par le mariage est si ?._ uniié
grande et si effrayante, qu'il est difficile de compren-
dre comment les hommes peuvent contracter si légère-
ment cette alliance, et comment ils peuvent la célébrer
comme la plus grande des réjouissances. Quand quel-
qu'un veut entrer dans un ordre et mener la vie de
communauté, il s'examine lui-même, et examine pen-
dant longtemps et avec minutie ceux auxquels il veut
s'adjoindre ; puis provisoirement, et à titre d'épreuve,
il revêt pendant une année l'habit de Tordre qu'il a
choisi. Mais on s'engage dans le mariage sans longue
réflexion, bien que par lui on se lie pour toujours à un
seul être, et cela d'une manière si étroite qu'il faut tout
partager avec lui, le supporter comme soi-même, le
considérer comme ne faisant qu'un avec soi, non seu-
lement par rapport à la vie commune extérieure, mais
y relativement à la vie intérieure, aux affections, aux sen-
timents, et le faire sincèrement, sans réserve. Cette exi-
gence fait du mariage une entreprise hasardeuse et un
grand sacrifice. Cependant, c'est seulement par là qu'il
devient une école de perfection morale, comme nous
l'avons déjà vu. Nous comprenons que le monde qui
cherche dans le mariage comme partout ailleurs uni-
quement la jouissance et le droit, mais non le devoir et
le sacrifice, s'effraie à la pensée de l'unité exclusive et
sans condition du lien matrimonial ; mais cela ne peut
nous empêcher de déclarer que cette unité est une pro-
priété essentielle du mariage.
Avant tout, le mariage réclame, pour des motifs à la
fois religieux et moraux, une unité parfaite dans la pen-
sée, dans les aspirations et dans la vie. Et qu'on le re-
2i
370 LA FAMILLE
marque bien, ici, comme plus haut, nous ne parlons
pas exclusivement dans le sens chrétien, mais tout d'a-
bord au point de vue du droit naturel. D'après ce der-
nier aussi, la tâche la plus élevée que chaque homme
doive accomplir-ici bas, est de s'assurer son salut éter-
nel. Jusqu'au moment du mariage, les deux parties ont
fait chacune séparément leurs efforts pour arriver à la
fin dernière ; maintenant elles s'unissent pour travail-
ler ensemble à leurs intérêts communs. Et il n'y a pas J
de doute que les tins les plus importantes et les plus
sacrées, les fins religieuses, ne demandent aussi l'union
la plus intime. Si les époux ne sont pas parfaitement
unis relativement à leur fin suprême, il leur sera diffi-
cile d'avoir une union sans nuage et heureuse. C'est
pourquoi le droit romain donne à l'unité la première
place, même dans les choses divines. Seule la Révéla-
tion qui ordonne à l'homme de considérer son épouse
comme lui-même, c'est-à-dire comme un écoulement
de l'esprit de Dieu (i), une héritière de la grâce (2),
pouvait montrer toute l'importance de l'obligation de
cette unité. Ce n'est qu'en vertu de la vérité, que les
deux parties sont, parleur origine et par leur destinée,
parfaitement égales en valeur, qu'a été posée la base
par laquelle leur union porte maintenant cette unité en-
tière et sans limite, qui est seulement possible dans
l'hypothèse d'une égalité complète. Mais là où cette éga-
lité n'est pas admise, là où l'épouse est traitée comme
un être subordonné, comme un objet que plusieurs
peuvent se partager, le mariage ne peut satisfaire à sa
tache sublime, ni sous le rapport du droit privé, ni sous-
le rapport moral. Ni au point de vue du droit privé,
car le mariage est une communauté que les deux par-
lies contractent tout d'abord, à cause de leur propre
utilité. Quelle injustice si l'homme, placé entre plusieurs
femmes, ne cherche que la satisfaction en préférant tou-
(1) Malach., II, 15. — (2) I, Petr., III, 7.
MARIAGE ET FAMILLE 371
jours celle qui lui plaît le plus, mais ne se lie jamais à
une seule, ne se donne jamais lui-même, tandis que
chacune de celles-ci, dans la lutte avec ses rivales, doit,
comme une esclave, non seulement se donner, mais s'a-
vilir, sans pourtant parvenir à la véritable possession
de son mari. Si la femme ne parvient pas à posséder ex-
clusivement son mari, de telle sorte qu'en tout elle soit
envers lui sur le même pied que lui envers elle, de telle
sorte que, dans leur communauté, il n'existe ni partie ni
différence, elle est mal au point de vue du droit (1 ). Ou-
tre qu'elle est déjà la partie la plus faible et qu'elle porte
le plus grand poids des humiliations, des privations, des
soucis, et des dérangements, elle engage de plus sa si-
tuation tout entière^ lorsqu'elle contracte mariage. On
n'a qu'à la comparer avec la jeune tîlle libre et indépen-
dante, chez qui régnent des mœurs saines et naturelles,
des principes religieux solides. Elle est la reine de la
société, et, chose incomparablement plus importante
encore, elle est sa seule maîtresse, sa seule dominatrice.
Il n'y a pas d'être plus indépendant, plus fort que la
jeune fille. Et ici, nous ne parlons pas de ces fantômes
languissants qui jettent de tous côtés l'amorce de leurs
yeux, pour voir si elles ne trouveront personne qui les
délivrera d'elles-mêmes ; mais nous parlons seulement
de cette jeune fille quiaconsciencede sa dignité, et sait la
conserver par l'empire moral qu'elle exerce sur elle (2).
Nous ne parlons pas de celle que le sort inexorable a
condamné à rester fille, mais de celle qui reste vierge
par volonté et par vertu.
Si la virginité est quelque chose de si grand, c'est
que par elle, la créature la plus faible est rendue fîère
et invincible, comme une citadelle qu'on n'a jamais
prise. Quelle injustice si la jeune fdle sacritie cette si-
tuation, pour la dépendance à laquelle l'assujettit le
mariage, sans qu'une pleine compensation lui soit don-
(1) Décret. Grat., c. 3, c. 27, q. 2.
(2) Cf. Vol. IX,conf. VU, 7, 8.
372 LA FAMILLE
née par ia protection du droit ! Bien plus, elle ne sacri-
fie pas seulement sa situation ; elle se donne elle-même.
11 faut savoir ce que c'est qu'une femme. Ou elle se
donne entièrement avec tout ce qu'elle a ou pas du
tout. Chez elle, une réserve n'est pas possible. Mais si
la jeune fille que nous connaissons donne à l'homme ce
qu'elle a de plus grand, son tout, son unique bien, son
honneur, sa personne, sans trouver chez lui un autre
honneur égal, équivalent, afin de se retrouver elle-
même, elle s'abaisse, elle s'avilit. C'est seulement dans
l'hypothèse qu'elle acquiert la dignité de l'homme en
vertu de l'égalité et de l'unité, qu'est vrai l'adage : Le
mariage n'est pas une perte de la virginité (1). Comme
on le voit, la haute estime du mariage et la valeur de la
virginité sont liées d'une manière inséparable.
La perfection morale de la vie conjugale ne dépend
pas moins de l'unité et de l'égalité du mariage. C'est à
cette seule condition qu'il devient l'école de vertu et de
formation de caractère à laquelle il est destiné. Là où
l'homme considère la femme comme un être qui lui est
inférieur, il peut se faire qu'elle n'en subisse aucun dom-
mage, si elle est douée d'une vertu extraordinaire; mais
alors ce n'est plus au mariage qu'elle le doit. L'homme
ne peut lui causer d'abaissement plus sensible qu'en la
contraignant de partager avec d'autres son cœur et ses
droits, sans qu'en retour, ses obligations en soient allé-
gées, sans qu'aussi de son côté, elle ait le droit de cher-
cher une compensation. Tout le monde comprendra
qu'une telle situation devient nécessairement une ten-
tation continuelle de mécontentement, de jalousie et
d'infidéhté, sans compter qu'elle porte constamment
l'homme à la sensuahté, à la partialité et à la tyrannie.
Il faut vraiment une grâce extraordinaire et faire des
efforts héroïques, pour que le caractère n'en souffre
pas. Eh bien ! cette conception hideuse du mariage, pré-
(1) Graf und Dietherr, Deutsche Sprichwœrier , 4, 6 (130).
MARIAGE ET FAMILLE 373
tendant que lui seul fait des époux complets, contient au
moins celte vérité, que la plupart de ceux qui contrac-
tent mariage n'ont pas accompli toute leur tâche morale,
tant s'en faut ; qu'ils sont encore loin d'avoir un carac-
tère achevé, et que le Dieu miséricordieux les unit pré-
cisément pour qu'ils se perfectionnent à ces deux points
de vue.
Le mariage en effet doit devenir pour les époux, la
plus haute école de vertu, une institution pour la for-
mation du caractère. C'est pour cela que la vie com-
mune constante, avec ses sacrifices sans fin, avec la
nécessité impérieuse de renoncer aux droits propres,
aux opinions, aux désirs, à cause de la paix, est une
véritable fournaise dans laquelle se purifient les filons
les plus cachés de l'amour-propre, un creuset dans le-
quel s'amollit la dureté de l'homme, se durcit la sensi-
bilité de la femme, un brunissoir sous lequel s'aplanis-
sent toutes les rugosités, se polissent tous les cœurs,
pour arriver à la plus haute finesse. Mais tout cela sans
aucun doute est subordonné à cette condition que les
époux soient sur le même pied d'égalité, et qu'entre
eux règne l'unité la plus grande. De cette condition là
seule dépend la justesse de l'ancienne parole : le ma-
riage est un ordre sacré. En dehors d'un ordre, il n'y a
en effet point de moyen qui, de sa nature, offre tant
d'occasions, on pourrait dire d'obligations, d'enseigner
la vertu et de la pratiquer, tantôt par le silence et la pa-
tience, tantôt par l'instruction et la douce réprimande,
tantôt par le support, le renoncement, l'abnégation, le
zèle, le relèvement, le redressement et l'affermissement.
Oui, c'est quelque chose de grand et de sacré que le ma-
riage ; mais il faut le comprendre et le pratiquer sérieu-
sement. Or, il n'est compris que là où l'homme des-
cend vers la femme sans réserve et dans un dévoue-
ment complet, où un seul homme est tout entier à une
seule femme, et où la femme peut s'attachera l'homme
et croître près de lui, comme le lierre sur le tronc de
374 LÀ FAMILLE
l'arbre, de telle sorte, qu'en réalité, les deux aient une
seule vie.
Enfin, d'après ce que nous avons dit, il est inutile de
mettre davantage en relief, que l'unité du mariage est
(l'une importance capitale pour l'humanité elle-même,
par conséquent au point de vue du droit public. Si le
mariage était observé partout avec l'esprit qui lui con-
vient, la perfection des caractères, à laquelle il donne
une impulsion si vigoureuse, exercerait l'influence la
plus salutaire sur les mœurs publiques, et parla sur
l'esprit et la vie de la société. Il n'est évidemment pas
indifférent pour ceci, que les passions se calment ou
non, que le sentiment du sacrifice et de la renonciation
règne dans la famille, l'accord dans les cœurs, et que
les mœurs et les sentiments conservateurs, qui en sont
le fruit, se répandent au loin ou non. Il est clair que l'é-
ducation des enfants, un des piliers principaux de l'hu-
manité, dépend en grande partie de laccord qui existe
dans le mariage. Enfin la vie économique et la prospé-
rité publique ont grand intérêt à la question, car il est
inutile d'accumuler les preuves pour montrer qu'un
mariage qui repose sur la domination de soi-même, et
qui consiste dans une purification morale continuelle de
l'homme intérieur, exerce davantage l'activité, met plus
de joie, plus de force, plus de triomphe sur soi, plus de
fécondité dans le travail qu'un mariage qui, au lieu d'ê-
tre basé sur l'esprit d'abnégation et sur les efforts pour
arriver à la perfection, vise à la sensualité et à la jouis-
sance. Comme par une juste punition, il affaiblit les
forces intellectuelles et morales parla division, l'usure,
et fait de la vie elle-même un fardeau intolérable parler
disparités sans nombre qu'il contient, maux insépara
blés d'un mariage qui manque d'unité.
8.-iudis- Mais s'il est si important pour les époux, pour le ma
solubilité du ^.j^g^^ p^^^^ ^^ famille et pour la société, que l'unité di
lien soit sauvegardée, ceci s'applique dans une doubl
mesure à son indissolubihté. Parler de l'unité du me
mariage- ï
MARIAGE ET FAMILLE 375
riage, sans avoir avant tout l'unité de temps en vue, ce
serait jouer sur les mots. Plutôt la polygamie que le
libelle de divorce ! La femme qui doit partager avec
d'autres le cœur du mari, mais qui du moins est sûre de
n'être pas jetée dans la rue à la première occasion, n'est
pas aussi mal que celle qui doit tout accepter, pour ne
pas être chassée de la maison, obligée d'abandonner
la place à une rivale, et qui se prépare ce sort d'autant
plus sûrement qu'elle s'est plus abaissée par son em-
pressement.
Comment en arrivons-nous à porter un jugement si
dédaigneux sur les peuples chez lesquels la polyga-
mie existe comme institution légale ? En quoi notre
situation est-elle meilleure depuis que nous avons le
divorce? Que disons-nous ? Meilleure !... Ne sommes-
nous pas pires qu'eux? Est-ce que nos mariages ne sont
pas rabaissés à de véritables mariages d'essai, ou à des
échanges, égarements que nous ne trouvons que chez
les peuples les plus sensuels ? Le polygame porte un joug
qui le rend souvent plus esclave que les harpies de son
harem ; et il lui faut user de tous les moyens pour rendre
son sort supportable. Dans nos pays civilisés, c'est plus
commode. L'homme est polygame selon son plaisir; et
il a tous les avantages de la polygamie sans en avoir les
charges. Par l'introduction et la facilité incroyable du
divorce, nous avons imprimé à notre civilisation une
marque déboute ineffaçable ; nous avons ébranlé la mo-
rale publique, ébranlé un des piliers fondamentaux de
l'ordre juridique de la société, abaissé le caractère de
notre génération, et, ce qui est pis encore, donné par
voie légale à l'arbitraire et à la passion le pas sur les
droits de Dieu et delà nature, dans les questions les
plus saintes et les plus riches en conséquences. Nous
nous en rapportons à l'Ecriture sainte, c'est vrai ; mais
c'est une preuve de plus de la profondeur de notre déca-
dence. Si tout sentiment d'honneur et de pudeur n'était
pas éteint en nous, pourrions-nous accepter volontiers
376 LA. FAMILLE
le reproche d'opiniâtreté du cœur adressé autrefois aux
Juifs, à la seule condition de participer à la situation
exceptionnelle que ce peuple extorqua jadis à Dieu par
son indomptable sensualité (1 ).
D'après toutes les exigences de la raison, de la morale
et du droit, le mariage doit être indissoluble. C'est avant
tout dans l'intérêt du mariage lui-même. Une promesse
quin'estpas donnée sans réserve, pour toutesles circons-
tances, n'est rien autre chose qu'une restriction men-
tale, formule qui, à juste titre, est loin de passer pour
honorable. Une porte de derrière, dit le proverbe, gâte
toute la maison. Une alliance contre la rupture de la-
quelle la partie la plus faible n'est jamais en sécurité, ne
peut rendre gai et assuré, sans compter que c'est une
tentation constante d'infidélité. Pour la partie plus forte,
c'est un manque de caractère impardonnable, si elle
engage sa promesse seulement pour des jours heureux,
et y met comme condition de pouvoir la reprendre aus-
sitôt que les sacrifices se feront sentir. Une telle parole
n'est-elle pas une raillerie de la lettre et de l'obligation
du contrat? Comment se représenter qu'un tel mariage
soit une institution destinée à favoriser l'ennobhssement
moral? Il ne sera l'école de la vertu que s'il est un hen
qu'on ne peut rompre^ un frein qui retient les passions,
et s'il ferme tout échappatoire à l'homme, en lui rappe-
lant les paroles de l'Apôtre : « Ne te laisse pas vaincre
parle mal, mais vaincs le mal par le bien » (2).
Mais qui pense à cela en pareil cas? Tant que l'a-
mour prédomine comme passion, on reste ensemble;
la première fois que se présente l'occasion de le prati-
quer comme vertu, sous forme d'empire sur soi, on se
sépare. Un tel mariage peut être tout, mais il n'est pas
une école d'éducation personnelle. Au lieu de dompter
le plaisir, la colère, l'impatience, il excite de son aiguil-
lon acéré tous ces vices, et corrompt les deux parties
(1) IVVol.,conf. XVII, 8. - (2) Rom., XII, 21.
MARIAGE ET FAMILLE 377
d'une manière d'autant plus incurable qu'elles cher-
chent moinsdansla correction personnelle l'amélioration
de leur situation , et qu'elles sont toutes disposées à croire
que la dissolution du lien matrimonial réparerait tout.
En pareilles circonstances, quelle perspective de succès
peut offrir une exhortation à la résignation ? Qui, dans
ce cas, se promettra beaucoup d'une tentative de récon-
ciliation ? Quel sens peut avoir ici la parole du Sauveur ,
(( Et moi, je vous dis que quiconque regarde une fem-
me avec convoitise, a déjà commis l'adultère dans son
cœur ( 1 ) ».
Nous devons juger plus sévèrement encore l'indisso-
lubilité du mariage au point de vue du droit privé. No-
tre époque peut idolâtrer le sexe féminin avec autant
d'exagération qu'elle voudra ; tant qu'elle n'aura pas
effacé de la législation cette tache honteuse, on ne nous
enlèvera pas la conviction qu'avec tous ces hommages,
on ne fait que rendre un culte à la sensualité, et qu'en
réalité on n'a pour la femme ni sentiment de droit, ni
équité, ni estime. La situation dans laquelle se trouve
la femme, par la dissolution du mariage, est trop sou-
vent une situation dans laquelle le droit fait complète-
ment défaut. C'est une amère dérision, quand l'homme
dit à la femme qu'il lui rend sa liberté et son indépen-
dance. Elle n'est plus ce qu'elle a été, et plus jamais elle
ne peut le devenir. Elle ne s'est pas seulement donnée à
lui ; elle a renoncé à elle-même pour se retrouver tout
autre en lui. 11 faut bien savoir ce que la femme fait
lorsqu'elle se donne à l'homme. Elle n'est plus elle-mê-
me, elle passe dans l'homme, elle se perd en lui. C'est
une dureté, un manque de cœur, une injustice sans pa-
reille, si l'homme la presse comme un citron et la jette
ensuite. Cette image est la seule qui convienne à une
telle conduite. Maintenant qu'elle est perdue, elle peut
s'en aller. Où et comment se retrouvera-t-elle ? Est-ce
(1) MaUh., V, 28.
378 LA. FAMILLE
son dévouement qui lui a valu cela ? Une jeune fille qui
a péché contre la loi de Dieu et de la nature n'acquiert
point de droit par son tort ; de plus, elle ne se donne pas
tout entière à l'homme comme la femme légitime. Et
celle-ci devrait se laisser traiter de la même manière ou
plusdurement encore I Si celaestjuste, il n'y aplus
de justice. L'homme, qui fait d'une jeune fille sa femme,
se charge envers elle de l'obligation de justice d'être son
soutien, tant qu'elle est sa femme. Elle s'est donnée à
lui ; mais en se donnant elle n'a sacrifié ni son honneur,
ni son droit. C'est lui qui est son honneur, et qui se
charge de son droit. Cet honneur, elle le garde ; ce droit,
il est sa propriété, et cela d'après l'égalité la plus com-
plète, comme compensation équivalente pour laquelle
le mari engage sa personne comme caution. Cette obli-
gation, il ne peut pas s'en défaire avec de l'argent ; il ne
peut la supprimer par aucun principe de droit, pas plus
qu'elle ne peut y renoncer, quand même elle le vou-
drait ; car aucune volonté, aucune décision de droit, ne
peut prévaloir contre la disposition de la nature. L'in-
justice est doublement grande si l'homme la congédie
contre sa volonté, car elle doit le quitter, et lui rester
pourtant attachée avec toute sa personnalité, son hon-
neur, son droit, sa volonté. Elle a consumé à son service
sa beauté, sa force, peut-être même sa fortune. Que de-
viendra-t-elle maintenant ? L'homme trouverait cent
femmes, quand même il serait septuagénaire; mais la
femme reste seule. Et quand même elle est encore l'ob-
jet d'attentions, elle s'est perdue et ne se retrouve plus
jamais entièrement dans un second mari. Sa rupture
injuste avec celui auquel elle appartenait a fait une trop
grande blessure dans toute sa nature. Les femmes divor-
cées sont semblables aux religieux qui ont quitté leur
couvent, après avoir prononcé leurs vœux. Elles ne sont
plus ce qu'elles étaient ; elles sont atteintes d'un mal
profond ; le meilleur d'elles a disparu.
Mais quand le divorce est passé dans les mœurs, ses
MARIAGE ET FAMILLE 379
plus mauvais effets se font sentir sur les rapports pu-
blics juridiques et moraux. Sans doute Dieu, dans lan-
€ienne alliance, a, par égard pour elle, permis la disso-
lution du mariage ; mais cela tenait à la situation tout
à fait particulière de l'époque. Le peuple d'Israël vivait
au milieu de peuples chez lesquels ces mauvaises cou-
tumes régnaient en plein. S'il était déjà constamment
tenté de s'approprier leur idolâtrie et les débauches qui
l'accompagnaient, il est aisé de s'imaginer combien il
€Ût été difficile à maintenir dans le service d'un seul
Dieu, si celui-ci n'avait pas fait toutes les concessions
possibles à sa sensualité. On ne peut donc pas même
ramener cette tolérance à des motifs de droit public
proprement dits ; mais il faut plutôt les considérer
comme des droits spéciaux conférés à un peuple. Que
cette loi n'ait produit aucune amélioration dans la vie
publique du peuple juif, mais l'ait au contraire rendu
pire, personne ne peut le nier. Or, ce qu'il en était à
cette époque se trouve partout et toujours, aujourd'hui
plus que jamais. On peut toujours dire que la fréquence
des divorces provient du relâchement des mœurs publi-
ques, de l'instabilité des caractères, du manque de fidé-
lité dans le contrat et du défaut de conscience de droit.
Par contre, on ne peut contester que la prédominance
de ces situations malheureuses, effrayantes, s'explique
facilement, lorsqu'on voit avec quelle légèreté on traite
la rupture du contrat, dans une des questions de droit
les plus sacrées, et comme la science et la législation
se mettent vite et peu sincèrement au service des pas-
sions du genre humain, en paraissant trouver des rai-
sons juridiques dans un acte de violence, dont la vérita-
ble cause, dit chaque enfant, est contenue dans la sen-
sualité, l'égoïsme, l'avarice et la sauvagerie du cœur.
Et alors on se demande comment il se fait que, dans le
peuple, il y ait si peu de foi au droit, si peu d'égards
pour la justice, si peu de fidélité et de fermeté de carac-
tère. Si l'on était embarrassé pour trouver une explica-
380 LA FAMILLE
tion à ces tristes faits, le point que nous venons d'indi-
quer suffirait pour les rendre compréhensibles. En
comparaison de ces conséquences, tous les autres désa-
vantages sociaux, la destruction de l'unité sociale,
l'incertitude des situations de fortune, l'ébranlement
qui règne au sein de la famille, sont d'une importance
proportionnellement moindre.
En revanche, le dernier dommage qui touche à la vie
publique, la triste influence que le divorce exerce sur
le caractère et sur l'éducation des enfants, est si grande,
que c'est à peine si l'on peut trouver des couleurs assez
sombres pour la dépeindre. Non moins que de la femme
divorcée, on peut dire de l'enfant dont la jeunesse est
secouée et assombrie par une pareille catastrophe,
qu'il a reçu une blessure dont il souffrira toujours.
Les tristes conséquences de cet ébranlement sont tel-
lement évidentes ; elles étendent tellement leurs rava-
ges, que dans les pays où la loi a autorisé le divorce,
déjà depuis un certain temps, on remarque un fort
mouvement de réaction contre cette licence. Ceux qui
luttent au premier rang, pour le rétablissement d'une
législation plus sévère concernant le mariage, font re-
marquer avec raison, que tous les motifs tirés de la
compassion qu'excitent les unions malheureuses, quel-
que vrais qu'ils puissent être, et quelque impression
qu'ils puissent faire sur nous, ne peuvent suffire pour
rompre la fidélité et le droit ; que toutes les misè-
res que des individus évitent parfois par la séparation, -|
ne peuvent pas être comparées au dommage que le di-
vorce fait à la société, et qu'une fermeté inexorable de
la part de la loi est tout à l'avantage des époux, en leur
apprenant à contracter le mariage d'une façon plus rai-
sonnable, plus morale et plus conforme au droit. D'un
autre côté, les libéraux et les réactionnaires radicaux
unis aux socialistes font tout ce qui est humainement
possible, pour dépouiller partout le mariage de ce der-
nier reste de dignité et de solidité qu'il possède. Ils se
9. — Devoirs
au mariage.
MARIAGE ET FAMILLE 381
rendent compte que si l'on veut détruire sûrement Tédi-
fice social, le meilleur moyen est de renverser ses pi-
liers fondamentaux.
Celui donc qui prend au sérieux l'état actuel des cho-
ses ; celui qui désire voir reQeurir la morale publique '^r^eiauvemenr
et se relever le caractère de notre génération ; celui qui
veut restituer à la parole donnée sa valeur, et faire de
nouveau régner la fidélité, cette vertu que nos ancêtres
estimaient tant (i); bref, quiconque prend notre épo-
que au sérieux et l'humanité en général, ne doit laisser
passer aucune occasion pour faire renaître l'estime,
qu'on avait jadis pour le mariage et pour la vie de fa-
mille, autant que cela dépend de lui. 11 faut que le
monde apprenne de nouveau à croire que le mariage
est quelque chose d'éminemment grand, saint et divin,
et que, de la conservation de sa pureté, dépendent sa
force, sa santé et son salut. Avant tout, il faut prendre
au sérieux le contrat du mariage. La légèreté avec la-
quelle les négociations matrimoniales sont entamées
I actuellement, par le fait d'une connaissance fugitive,
m d'une excursion, d'un bal, est un des plus mauvais
W côtés de notre époque. Faire une plaisanterie d'une
■|alliance qui doit durer toute la vie, d'une promesse qui
engage jusqu'à la mort, démontre une faiblesse d'intel-
ligence et de cœur, dont nous ne pouvons que rougir
en face des siècles précédents.
Puis, la vie dans le mariage doit prendre elle-même
un caractère sérieux. Ce n'est pas sans rougir qu'on
voit des époux se conduire d'une manière indigne. Ils
e marient comme des enfants, prennent l'un envers
l'autre des habitudes d'enfants, et restent toujours en-
ants. 11 est beau évidemment que les époux manifes-
ent devant tout le monde le bonheur qu'ils ont trouvé
■€n eux et en leurs enfants ; mais est-ce que ces roucou-
lements qui font delà femme un joujou et du petitmari,
(1) VP Vol., conf. XVf, 8.
382 MARIAGE ET FAMILLE
comme on dit souvent, un fou inoffensif, dont on chasse
la maussaderiepardes baisers, et dont on vide la bourse
par des caresses ; est-ce que ces dorlotements, ces ca-
joleries et ces exhibitions d'idolâtrie, nous voulons dire 1
ces enfantillages, répondent à la gravité qui sied à des *
époux et à des parents? Est-ce que cette conduite indi-
gne ne démontre pas précisément combien même les
meilleurs ne conçoivent la vie conjugale qu'au point de
vue de la jouissance sensuelle, et non au point de vue
du sacrilice, du devoir, et de la perfection? C'est pour-
quoi notre troisième tâche estd'agir tous sans exception
parla parole el par l'action, afin que notre génération
ait de nouveau sur le mariage des pensées aussi élevées,
et des sentiments aussi respectueux que s'il s'agissait
d'un sanctuaire. Oui, rendons le mariage saint, et il
sanctifiera la société tout entière.
1. —Excès
dans l'activité
SEIZIÈME CONFÉRENCE
MARIAGE ET SOCIETE.
Excès dans l'activité de Tétat. — 2. Le mariage est soi-disant
une affaire appartenant exclusivement à Te'tat. — 3. La contrainte
de rétat dans la question du mariage. — 4. Malthusianisme. —
o. Mesures privées et mesures de Fétat relativement au mariage.
G. Le mariage est institué c'est vrai pour le service de la so-
ciété ; mais comme institution morale et comme droit de la per-
sonnalité libre. — 7. Droit général au mariage. Il est à désirer
que le plus grand nombre possible de personnes en fassent usage.
— 8. La limitation du mariage n'est pas nécessaire, car il y a
sans cela des empêchements plus qu'en nombre suffisant. — 9.
Influence pernicieuse et fausseté des vues malthusiennes. — 10.
La morale et la religion seules peuvent indiquer ici la juste voie
à suivre.
Les parents qui vont passer les vacances à la campa
gne avec leurs enfants, ne reviennent souvent pas de Séiàu
leur étonnement, en voyant les enfants de la pauvre
veuve chez qui ils demeurent, respirer la vie et la santé,
bien qu'ils n'aient à manger, d'un bout de l'année à
l'autre, que des pommes de terre et de la choucroute,
du pain et du lait, quand ils ne vont pas au dehors cher-
cher des fraises ou des pommes sauvages. Leurs enfants
à eux ont tout ce qu'on peut imaginer ; et malgré cela,
ils sont faibles et ont besoin du médecin toute l'année.
Comment s'expliquer cela disent-ils? Question inutile.
L'explication est dans le fait qu'ils ont eux-mêmes posé.
La raison pour laquelle leurs enfants ne prospèrent pas,
n'est pas en ce qu'ils font trop peu pour eux, mais en
ce qu'ils font trop. S'ils ne leur prodiguaient pas des
soins excessifs, s'ils ne les déformaient pas^ s'ils lais-
saient davantage la nature agir chez eux, ils verraient
bientôt qu'à la ville aussi, au milieu de la civilisation,
la santé est possible. Mais malheureusement, dans leur
sollicitude mal placée, ils ne veulent jamais compren-
384 MARIAGE ET FAMILLE
dre l'ancienne sentence de la sagesse, qu'il peut aussi
y avoir excès dans le bien.
L'état se rend coupable de ce même excès dans tou-
tes les affaires où il croit devoir exercer un droit. Il
suffit pour cela qu'il ait intérêt à une chose, et on peut
être sûr qu'il l'étouffé bientôt et la disloque par son
manque de mesure. Attire-t-on son attention sur la pul-
lulation des vagabonds? Alors il est prudent de ne pas
faire de promenade sans passe-port, si on ne veut pas
coucher au dépôt de mendicité. Les mots de sociétés
d'étudiants, de révolutionnaires, de bohémiens, d'es-
pions, de démocrates socialistes, excitent-ils l'attention
publique ? Alors l'Église devient une société d'étu-
diants, le pape un démocrate socialiste, et les évêques
ne doivent pas souftler mot, quand on leur dit qu'ils
sont placés sous la surveillance de la police, comme des
révolutionnaires et des espions au service d'une puis-
sance étrangère.
Bref, tout ce quel'étatprend entre ses mains souffre
de la malédiction de l'exagération : assistance publique,
école, hygiène, police des marchés^ surveillance de la
sûreté. Le juste milieu n'existe pas pour la vie publi-
que. Les individus croient faire acte de supériorité, de
force, de sagesse, en sachant se limiter. Le pouvoir
public n'a qu'un moyen de montrer sa grandeur, c'est i
de tendre l'arc jusqu'à ce qu'il se brise. C'est pourquoi
sous sa main, le bien se transforme si souvent en mal,
et les efforts les mieux intentionnés échouent.
2. -Le ma- Lc mariage est un des domaines sur lesquels ceci
disantunea?- s'cxcrcc dc k manière la plus fâcheuse. C'est à Luther
nant exclusif quc rcvlcnt Ic mérite, si toutefois c'en est un, d'avoir
vement à l'é- , • , i, ,
tat. livré le mariage a 1 état, lors même qu il y a mis cette
réserve insignifiante, que celui-ci n'avait qu'à lui don-
ner des lois, et à en juger comme représentant ou
maître de l'Église. Dans la France catholique aussi
l'absolutisme d'état a mis le pied sur ce terrain. Au
temps de Louis XIV, et de la complaisante coopération
MARIAGE ET SOCIÉTÉ 385
du Gallicanisme, le prétendu droit canonique d'état fît
une législation spéciale sur le mariage. Mais la rupture
n'eut lieu qu'au moment où les idées révolutionnaires
naissantes commencèrent à pénétrer la vie publique.
En Prusse, l'ordonnance du 19 mai 1748 qualifie les
affaires de mariage d'affaires exclusivement laïques.
En Autriche, le mariage fut déclaré un contrat civil,
par une ordonnance de 1783. A ce point de vue, la Ré-
volution française procéda naturellement d'une manière
tout à fait radicale, et créa un droit de mariage si fri-
vole, qu'il n'est point d'enseignement dans lequel la
législation moderne eut plus à réparer qu'ici (1 ). .
On peut facilement mesurer la signification de ces
paroles, si l'on considère combien peu la législation
napoléonienne a compris la dignité intérieure du ma-
riage et sa sainteté. Néanmoins elle a créé extérieure-
ment une certaine organisation et un certain décorum,
en soumettant le contrat de mariage et sa dissolution à
des lois d'état, et a mis du moins ainsi un terme au ca-
price et à l'arbitraire sans frein de l'individu. Peu à peu
ses principes ont été appliqués dans le monde entier,
de sorte que, à proprement parler, nous ne possédons
plus un droit matrimonial public, institué selon les
principes de l'Église. Dans leur législation, tous les
états se sont affranchis des exigences du Christianisme,
et ont adopté le principe d'après lequel Portalis a dis-
posé tout son travail : le mariage est la base fondamen-
! taie de l'ordre humain; chaque état a donc un droit
essentiel à en fixer les conditions. On ne nia point que
les chrétiens pussent considérer leur aUiance comme
religieuse, et on ne leur défendit pas de la faire consa-
crer par l'Eglise ; mais on déclara partout que l'état ne
s'inquiétait pas le moins du monde de savoir si les
prescriptions établies par lui s'accordaient ou non avec
lès vues de l'Église, avec les convictions des époux, et
(1) Zacharia3-Puclielt, Franz. Civilrecht, (6) III, 7.
^ 25
'J
^gg LA FAMILLE
si elles tenaient compte ou non de leurs obligations en-
vers la conscience et la religion. Bref on déclarait que
dans le mariage, la morale et la religion étaient des
affaires privées. Si les socialistes ont généralisé ceci
pour la religion, ils font simplement voir qu'ils n ont
rien créé de nouveau; mais qu'ils ont continué à tirer
les conséquences des idées modernes.
Avec cela, le mariage était dépouillé complètement,
du moins pour la vie publique, de son caractère reli-
gieux et moral, et ramené exclusivement à une formalité
Juridique, ce qui suffit déjà pour faire un véritable tour-
ment d'un des rapports les plus délicats entre les hom-
mes, tourment auquel pense avec effroi celui qui a passé
paria. Si bien des candidats au mariage soupçonnaient
quelles démarches ils sont obligés de faire, que de temps
ils doivent sacrifier, combien de formalités ils ont à
remplir, à combien d'humiliation il leur faut se soumet-
tre, avant de pouvoir posséder leur fiancée, qui sait s'ils
n'y renonceraient pas par dégoût et par frayeur ? Nous
venons de lire dans une revue, qu'une des associations
de Saint-Vincent, à Vienne, a été obligée d'avoir recours
au moins à seize actes officiels, pour mettre en règle
devant la loi l'union sauvage de deux pauvres gens (1).
Les malheureux avaient peut-être vécu ainsi, parce
qu'ils craignaient les dépenses et les chicanes des auto-
rités. Sans doute la loi est souvent transgressée sous ce
rapport, uniquement par la peur qu'elle inspire. On n a.
qu'à regarder un couple de pauvres se présenter à l'K-
giise. Que de fois on le verra brisé, fatigué, désireux de
voir venir la fin de leurs démarches, après avoir été
poussé par tout ce rouage de la machine d'état, comme
la feuille de papier dans la presse ! Bon nombre de ceux
qui sont passés par là diront avec pleine conviction,
que, pour eux, il est hors de doute que le contrat de ma^
riage n'est pas l'affaire de l'état. Sa main est beaucoup
(1) Linzer Quartalschrift, 1892, p. 140.
MARIAGE ET SOCIÉTÉ 387
trop rude, Ou il doit redonner entière liberté pour con-
tracter mariage, ou il doit devenir lui-même moral et
religieux.
Mais on devait en arriver là, depuis qu'on a considéré 3.-Lacon-
trainte de l'é-
le mariaiçe comme une mstitution purement juridique, ^^t dans la
^ 1 j A question du
Pour comble, la sagesse d'état moderne a mêlé encore mariage.
dans cette affaire des considérations d'économie natio-
nale, et, dans l'intérêt du bien commun, ajustement
trouvé le moyen de limiter de la manière la plus sensi-
ble, la liberté de la personnalité. Sans doute la pensée
n'est pas neuve ; mais ce qui est neuf, c'est la manière
dont elle est exécutée maintenant. Que le mariage, com-
me moyen de perpétuer l'humanité ; que l'augmentation
ou la diminution du chiffre de la population ait une
grande importance pour l'état ; que celui-ci par consé-
quent ait aussi un droit d'exiger et de veiller à ce qu'on
ait égard au bien commun et à ses fins dans le contrat
de mariage, c'est, comme nous l'avons vu autrefois, une
exigence de droit naturel, et tout le monde l'admet.
Mais autre est la question de savoir^ s'il en résulte pour
l'état le droit de pratiquer ou d'exercer relativement au
mariage, cette contrainte qu'il a déjà exercée dans l'an-
tiquité, et qu'il exerce encore d'une manière plus sensi-
ble dans les temps modernes.
L'état antique qui était tout, et qui ne laissait surgir
à côté de lui aucune personnalité libre, ne connaissait
point d'autre tin pour l'homme ici-bas, que d'être obligé
de se sacrifier corps et âme pour la totalité. Ce Moloch
avait besoin de victimes pour ses hécatombes. C'est
pourquoi, à cette époque, toute la politique visait à aug-
menter le nombre de la population ; mais ce n'était point
des motifs économiques, c'était des motifs de droit d'é-
tat ou des motifs de droit de guerre, qui dirigeaient
cette tendance. C'était le petit nombre des esprits qui
comprenaient clairement, comme Aristote et Tacite,
l'inulilité (1) ou le dommage (2) qu'ils causaient à la
(1) Aristot., PoL, 2, 6 (9), 13. — (2) Tacit., Ann., 3, 25.
oog LA FAMILLE
communautéJls ne consacrèrent naturellement pas un
mot àlalibre personnalité de l'ind.vxdu envers 1 état.
Mais de telles considérations étaient généralement
inaccessibles aux anciens. Le célibat était partout, s-
"on défendu, du moins mal vu. Platon -qu. comme
on le sait n'était pas marié - propose d'obliger chaque
citoyen à se marier, sous peine d'amende et de deshon-
neur ( 1 ). Le fait eut lieu en Crète (2). A Rome auss., des
L temps les plus reculés, les vieux célibataires furent
frappés d'amendes et d'autres punitions (3) Mais comme
celles-ci ne produisaient aucun effet, on chercha a faire
naître legoût du mariage eny mettantdes récompenses,
et on crut pouvoir relever la vie conjugale tombée en
décadence, en faisant dépendre d'un grand nombre
d'enfants l'affranchissement des obligations envers 1 e-
tat du service militaire et autres privilèges semblables.
Le même fait eut lieu en Perse (4) et à Sparte (5) ; mais
Rome décadente surtout publia sur ce point une telle
quantité de lois, qu'il est difficile de les embrasser tou-
tes d'un seul coup d'œil; etces lois échouèrent toutes
lorsqu'on voulut les exécuter. Souvent même elles aug-
mentaient le mal au lieu de le guérir. Les plus connues
sont le Jus Liberomm (6) et les lois Julïa, Papia et Pop-
nœa (7). Par cette dernière, non seulement le mariage
fut prescrit dans un espace de cent jours (8) à tout homme
âgé de moins de soixante ans, et à toute femme qui n en
n'avait pas cinquante, mais l'homme au-dessus de vingt-
cinq ans et la femme au-dessus de vingt furent punis
s'ils n'avaient pas d'enfants (9).
De telles mesures ne sont possibles que làoùlahberte
de la personne ne compte pour rien en face de la puis-
(1) Plato., Leg., 4, p. Tai, a ; 6, p. "2, <!• 774, a.
(2) Strabo, 10, 4, 20. - (3) Valer. Max., 2, 9, 1.
(4) Strabo, 15, 3, 17. - (5) Arislot., Vol., 2, 6 (9 , 13
(6) Pauly, Real. Encyclop. der Altertlmmswiss., IV, 659 sq.
(7) Ibid., IV, 979 sq. — Sohm, Institutlonen, (4) 338 sq., 438.
8) Ulpian., Tituli ex corp., 22, 3 ; 16, 3. - Lactant., Jnst., i, 16-
(9) Ulpian., 16, 1, 2. — Cf. Tertull., Apolog., 4.
MARIAGE ET SOCIÉTÉ 389
sance de l'état. Mais cette idée ne peut venir à l'état que
si la vie publique est tellement endommagée, qu'il croit
nécessaire de prendre des mesures de rigueur répon-
dant naturellement h son caractère. Ceci nous explique
pourquoi ces lois disparurent avec l'effondrement du
monde antique. Dans tout le moyen âge, aucun état ne
pensait à ces prescriptions. D'ailleurs personne ne les
aurait tolérées. L'indépendance de l'humanité et la
conscience qu'elle avait d'elle-même étaient alors trop
fortes. Ce n'est qu'au commencement des temps moder-
nes, que le monde fut de nouveau mûr pour des vues
analogues. L'absolutisme d'état s'éleva à une hauteur
que le moyen âge ne dépassa certainement pas. L'homme
n'eut plus aucune valeur à ses yeux, sinon comme ins-
trument pour exécuter ses tins. Les vues religieuses
que la Réforme avaient fondées pesaient aussi dans la
balance, puisque, d'après elles, le premier devoir de
l'homme, le devoir le plus sacré, sinon Tunique, était de
croître et de remplir la terre.
A ceci s'ajoutèrent enfin des considérations politico-
sociales auxquelles offrit trop d'occasions l'état du mon-
de, après les ravages terribles que produisit la guerre
de Trente Ans. A partir de cette époque, les hommes
d'état vécurent dans une crainte continuelle que le
monde ne mourut de consomption. En tout cas, ils
avaient peur de ne plus fournir les nombreux soldats,
dont on avait besoin chaque année, pour favoriser l'ex-
pansion de la civilisation humaine. Aussi le mot d'or-
dre qu'on connaissait le mieux en économie nationale
était population. Tous les représentants des sciences
d'état depuis Colbert considèrent que la première de
toutes les tâches pour l'état, est de penser à la multipli-
cation du peuple ; et c'est Montesquieu qui a le plus con-
tribué à répandre cette idée dans les sphères les plus
étendues (1). D'après l'esprit de cette époque, tous les
(1) Montesquieu, Esprit des lois, I. XXIII.
4. — Mal
tbusianisme.
39Q LA FAMILLE
moyens sont bons pour y arriver : contrainte au mariage,
facilité pour le divorce, suppression d'empêchements,
principalement ceux de parenté, et même le dérègle-
ment parmi les soldats. On ne saurait croire les choses
que Conring, Pufendorf, Schlettwein, de Sonnenfels,
le conseiller courtisan de Joseph II, ont recommandées
à ce sujet (1).
De ces vues sortirent aussi beaucoup de prescriptions
matrimoniales qui supprimaient, par une ordonnance
de l'état, tous les scrupules moraux et religieux osant
s'élever là contre. On ne peut nier que la législation
prussienne de l'an 1794 subit fortement cette influence.
Sans doute, il n'était plus possible, grâce à l'influence
du Christianisme, d'appliquer au mariage des mesures
de contrainte générales ; mais il était beaucoup plus re-
grettable que, pour favoriser le mariage, l'état passât
par dessus les principes de la morale et entreprît à des-
sein la suppression des principes religieux. C'était assu-
rément logique, s'il se considérait comme maître absolu
de la législation du mariage.
Chaque fois que la grossière théorie de la multiplica-
tion a été employée contre la morale et contre la reh- _
gion, elle n'était pas par elle-même contre nature. Mais
depuis que le Libéralisme est parvenu à régner sur le
monde, il a fait prédominer des points qui, à eux seuls,
le couvriraient d'une plus grande honte que tout le reste.
Chose curieuse, un ecclésiastique appartenant à l'Eglise
anglicane, homme honorable quant à sa personne, et
penseur qui n'est pas sans valeur, s'est prêté à leur
donner droit de cité dans la société. Pour sa juste puni-
tion, la doctrine et les pratiques honteuses, auxquelles
il a donné naissance sans le vouloir lui-même, porte-
ront à jamais son nom. Malthus n'a pas inventé sa théo-
rie de toutes pièces ; il l'a puisée en partie dans d'autres
écrits, et en partie dans l'esprit de dureté du Libéralis-
me, dont il était malheureusement lui-même trop péné-
(1) Wagner, Staats und Gesellschafts Léo?. VI, 659.
MARIAGE ET SOCIÉTÉ 391
tré. Mais il en a fait une école fermée, et il l'a exposée
d'une manière vivante, comme personne ne l'avait fait
avant lui. De là son succès et sa gloire, quoi qu'il ait
lui-même rejeté plusieurs de ses principes (1).
(( Tout le malheur de la situation actuelle du monde,
dit-il, que les hommes mettent si volontiers à la charge
de la mauvaise volonté des gouvernements, ne provient
que de leur insouciance et de leur irréflexion ; et ceux
qui ont entre mains la direction des affaires, n'en sont pas
exempts eux-mêmes. Il est clair que la société ne peut
vivre en sécurité s'il y a plus d'hommes sur terre, qu'il
n'y a de moyens d'existence. Des gens auxquels la na-
ture n'a pas servi la table à l'avance, n'ont pas le droit
de s'y asseoir. Il faut donc veiller à ce qu'ils n'y parais-
sent pas. De fait, la société s'accroît, et la plupart du
temps, dans les classes les plus pauvres, en proportion
géométrique, tandis que les moyens d'existence n'aug-
mentent qu'en proportion arithmétique ». Malheureu-
sement, Malthus ne dit pas où il a puisé cette célèbre
loi. Nous présumons qu'elle provient uniquement de
son imagination. Malgré qu'il ait un cœur de glace, il
devait posséder une imagination vive, car lui-même
était persuadé de ses assertions, et ce spectre lui fit
commettre les inhumanités les plus monstrueuses.
« Les hommes, continue-t-il, sont beaucoup trop irré-
fléchis et trop légers, pour pouvoir conjurer tout le dan-
ger de leur situation par une continence volontaire.
Si leur nombre ne décroissait pas par suite de leurs
débauches, de leurs folies et de leurs violences mutuel-
les ; si la nature ne venait à leur secours, par des épi-
démies et par la misère, pour rejeter de sa table les
hôtes qui ne sont ni invités ni comptés, la détresse dé-
(1) Mohl, Gesch. und Lit. der Staatswissenschaft, I[[, 411-517. Co-
quelin et Guillaumin, Dictionnaire d'Economie politique, (4) II, 126-
128, 382-420. Bluiitschli, Staatswœrterbuch, II, 113-135. Schœnberg,
Hanbd. der polit. (Economie, (3) I, 766 sq. Kells Ingram, Gesch. der
Volkswirlhiichaftslchre, 131-165. OEttingen, Moralstatistik, (5) 257 sq.
Roscher, Volkswirthschaft, (20) I, 662sq.
392 LA FAMILLE
passerait bientôt toute mesure. Néanmoins ceci ne suffit
pas toujours. C'est pourquoi le pouvoir public doit
entraver, par des mesures de violence, cette augmenta-
tion qui nuit à la communauté, et ne se laisser attendrir
ni par des opinions philosophiques perverses, ni par
une fausse humanité. C'est une opinion erronée que
celle qui prétend, que les biens de la terre forment une
provision commune, à laquelle chacun prétend avoir
part. Un homme qui naît dans un monde déjà occupé,
sans recevoir de sa famille ce qu'il lui faut pour vivre,
sans que la société ait besoin de sa force de travail, est
de trop sur la terre, et n'a pas le droit d'y paraître. Qu'à
côté d'un nombre déterminé de possesseurs, il puisse
encore y avoir quelqu'un qui travaille à devenir pro-
priétaire ; qu'outre la possession, il y ait encore d'autres
droits, celui de l'existence, celui de la liberté, celui du
travail ; que quelqu'un travaille aussi pour soi, et non
seulement par grâce et pour l'avantage de la possession,
ce sont là tout autant de principes dont ne peut entendre
parler le prédicateur du Libéralisme. Donc, conclut-il,
il faut intervenir sans pitié contre tous ceux qui mettent
les possesseurs en péril, par l'augmentation du nombre
de la population. Qu'on démolisse donc les hospices
pour les enfants trouvés, les établissements pour les
pauvres. Ce sont des moyens de favoriser l'insouciance
des hommes et rien de plus. Qu'on rende donc difficiles
de toutes manières le mariage et l'augmentation des
hommes ; qu'on prive de secours les irréfléchis qui ne
se laissent pas avertir. En abandonnant les enfants, on
punit les parents. La société n'a vraiment pas le devoir
de s'occuper d'eux^ et d'expier ainsi la faute de ceux à
qui ils doivent le jour. Que ceux qui se marient sans
posséder de moyens supportent aussi les conséquences
de leur action ; la nature elle-même fera peser sur eux
le poids de sa juste sentence ^).
On ne peut pousser plus loin la méconnaissance de la
Providence divine et de l'amour humain, l'égoïsme et le
MARIAGE ET SOCIÉTÉ 393
culte de Mammon, rindividualisme et la négation des
devoirs sociaux, la dépréciation de l'homme, l'élévation
de la possession au droit unique ici-bas, la puissance
absolue delà société, non seulement sur les droits, mais
sur l'existence de l'homme. En un mot, on ne peut
pousser plus loin le libéralisme. Considéré au seul point
de vue économique, il arrive à son apogée avec Hicardo ;
mais Malthus mérite incomparablement mieux de s'ap-
peler l'homme du parfait Libéralisme^ lui qui s'est
fait le champion pour tirer les conclusions de son sys-
tème relativement à la société. Personne n'a démontré
plus clairement que lui, que la religion et la morale
n'ont aucune place dans la société, qu'aussitôt qu'elle
est morcelée en fragments sans cohésion, la personnalité
et les individus n'ont plus d'importance, et qu'enfin,
d'après ces principes, la totalité, l'état en d'autres ter-
mes,peut négliger tous les droits, les supprimer, les faire
à sa guise et absorber tout pouvoir, sans avoir à observer
lui-même d'obligations ni d'égards envers ses sujets.
Malthus avait fait ces réserves expresses, comme si^ s.-Mesu-
. . , . , . , . res privées et
avec cette théorie, il avait indique la voie a certaines mesures de
■^ l'état relative-
conséquences de droit privé, auxquelles nous ne voulons "î^nt au ma-
^ r ' ^ nage.
pas toucher de plus près. Ce que lui-même ne voulait
pas, d'autres Font fait après lui. C'était inévitable une
fois ces hypothèses acceptées. C'est pourquoi on ne peut
faire autrement que de lui imputer toutes ces monstruo-
sités morales, que le moderne Malthusianisme déverse
dans le peuple par tant d'écrits. Toute la sagesse de ce
système apour but d'entraver,par des moyens criminels,
l'augmentation delà population. Et malheureusement,
il n'a que trop bien réussi à propager plusieurs de ces
hvres d'une manière incroyable, en sachant leur donner
des litres, grâce auxquels on était tenté de croire, qu'ils
offraient de sûrs moyens pour soulager le paupérisme et
résoudre la question sociale (1). De plus, le socialisme
(1) Hohoff, Révolution, :322-339. OEttingen, Moralstatistik, [3) 258,
sq. Roscher, Volkswirthschaft, (20) I, 678 sq. 724.
394 LA FAMILLE
s'est emparé de ce domaine, pour déversersa haine fana-
tique contre le mariage qu'il considère comme un régime
de forçat. Plusieurs de ces chefs, qui n'ont pas assez de
paroles, pour déhlatérer contrôle Malthusianisme, ne
connaissent point d'autres moyens, pour remédier à la
misère sociale, que d'indiquer ex professa aux hommes,
comment ils peuvent jouir de la sensualité, et éviter
prudemment les obligations morales.
Ce serait une consolation pour nous, que de pouvoir
dire qu'une telle honte se hmite à la littérature ; mais
malheureusement ces principes qui crient vengeance
vers le ciel ont passé depuis si longtemps dans la vie,
qu'ils sont littéralement devenus mœurs publiques.
Comme on le sait, la malédiction des mariages à deux
enfants, ou des mariages stériles, plane depuis long-
temps sur la France. Les Allemands ne se lassent pas
de faire à leurs voisins les reproches les plus amers à
ce sujet. Assurément le chiffre de la population aug-
mente en Allemagne d'une manière qui excite la solli-
citude économique de plusieurs hommes politiques;
mais ici aussi, il y a des phénomènes, et non seulement
des phénomènes isolés, qui nous enlèvent tout sujet
de jeter la pierre aux autres. Nous pensons particuliè-
rement à ces contrées qui sont la patrie des faiseuses
d'anges.
L'Amérique du Nord elle aussi, porte une grande res-
ponsabilité, puisqu'on n'y peut poursuivre ce crime par
lequel, Rome à son déclin savait rendre les mariages .
infructueux. Il y est pratiqué ouvertement, et les méde-
cins ne craignent pas d'offrir dans les journaux, par
des signes que chacun peut reconnaître, leurs services
pour cette besogne abominable, impudence qui d'ail-
leurs ne se trouve pas seulement de ce côté de l'Océan.
En tout cas, un fait certain, c'est que les statistiques
mettent la France au dernier rang des nations, au point
de vue prolifique, et constatent que la population y di-
MARIAGE ET SOCIÉTÉ 395
minue d'une manière effrayante (1). La statistique de
1890 enregistre dans ce pays, un excédent de 38.000
décès relativement aux naissances (2).
Si nous ne pouvons ni ne voulons rendre Malthus
responsable de toutes ces horreurs, qui provoquent la
colère de Dieu, on ne peut néanmoins l'absoudre d'une
autre conséquence de droit privé qu'il a voulu produire,
et qu'il a produite aussi dans une proportion assez no-
table ; nous voulons dire la limitation violente des al-
liances matrimoniales, au moyen de la législation. Sous
l'influence de la terreur que Malthus avait répandue
dans la société, les états modernes trouvèrent une
occasion favorable pour suivre avec succès leur inclina-
tion à réglementer la liberté individuelle dans le do-
maine du mariage. Sous prétexte du bien de l'état, la
permission de contracter mariage a été, dans un grand
nombre d'états, subordonnée à tant de conditions pour
le rendre difficile, principalement dans la première
moitié de ce siècle, qu'on l'a rendu presque impossible
à des classes tout entières. Que cette oppression des
droits humains fut contraire à la nature et au droit, on
aurait pu le voir depuis longtemps, dans toutes les con-
séquences qui s'en sont suivies pour la morale publique,
et pour les revenus des caisses des communes et de l'é-
tat. Qu'y faire? Les hommes en général ne sont pas des-
tinés au célibat. Pour la plupart, il vaut mieux qu'ils
vivent dans l'état du mariage. Si on leur rend cette si-
tuation impossible sans leur donner un contre-poids
spécial, un contre-poids moral et religieux, pour contre-
balancer leurs penchants naturels, les erreurs morales
augmentent jusqu'à devenir une maladie et une cala-
mité publique.
On n'a qu'à consulter les statistiques pour se con-
vaincre que là où la civilisation n'est pas encore assez
(1) Œttingen, Moralstatistik, (3). Tab, 34. Meyer, Conversât. Lex.
(4) XVII, 129 sq. Uoscher, Volkswirthschaft (20) I, 700 sq.
i'i) Association catholique {iS9\),XXXll, ^Si.
396 LA FAMILLE
avancée, pour suggérer à l'état la pensée qu'il peut ré-
gir les affaires du cœur humain, avec des chaînes et des
paragraphes, les naissances illégitimes sont rares ; mais
que dans les pays qui se distinguent par une tutelle et
une mesquinerie exagérée de sa part, elles croissent en
nombre efTrayant (1). Or, quand une fois la morale pu-
blique d'un peuple est gâtée, il faut du temps avant
qu'elle soit de nouveau améliorée à fond. On peut amé-
liorer les lois dans un jour ; mais pour réparer ce qu'el-
les ont détruit dans la conscience juridique et dans le
sentiment moral du peuple, il faut du temps, si toute-
fois le temps suffît pour réparer ce dommage. i
6.-Lema- ^ résultc dc tout ccci, quc le mariage ne peut jamais
"S^c'eT être conçu comme une pure institution de droit. Sans
leJvicrije la doutc il l'cst aussi, ct il faut inculquer souvent et sé-
société, mais . . ,. . , ,., > •« • • i?
comme insti- neusemcnt aux individus qu il ne s asfit pas ici d une
tution moraîe . . ci
etcommedroit chosc dout la décisiou Dcut être abandonnée exclusive-
de la persoa- ^
naiité libre, mcut à l'impétuosité du sang, mais d'une institution
dont dépend leur salut, le salut de leur prochain et
celui de la société, d'une institution qu'on ne peut
aborder avec assez de réflexion, et dans laquelle on
doit mettre d'accord les inclinations et les désirs per-
sonnels avec les devoirs de la justice envers la totalité.
Mais il faut encore inculquer plus souvent et plus pro-
fondément au cœur des représentants de la société, que:
le mariage est de sa nature tout d'abord une affaire
morale et religieuse. S'ils ne considèrent pas ce côté,;
il est inévitable que le mariage en souffre et endom-
mage la société elle-même. On ne peut pas donner au
droit une autre place et une autre signification que cel-
les qu'il possède en raison de sa nature. Or, il est une
partie de la morale et une partie qui lui est subordonnée.
S'il porte la main sur elle, ou si seulement il méconnaît
son influence prédominante, non seulement il lui fait
du tort, mais il s'en fait encore davantage à lui-même.
(1) OEttingen, Moralstatisttk (3), Tab. 36, Haushofer, Statistik (2),
492 sq. Schœnberg, Polit. OEhonom., (3) I, 744.
MARIAGE ET SOCIÉTÉ 397
Il est peu de domaines dans lesquels cela soit si frap-
pant que dans celui du mariage et de l'éducation.
La même chose existe en ce qui concerne le rapport
delà personnalité et de la loi. C'est un lieu commun,
rebattu, que la loi existe à cause de l'homme, et non
l'homme à cause de la loi. Malgré cela, il semblerait
presque qu'il n'ait pas encore pénétré jusqu'aux oreilles
et au cœur de ceux qui font des lois et les appliquent.
Il ne faut donc pas cesser de répéter que l'individu lui
aussi doit trouver son compte dans toutes ces lois qui
concernent l'ordre public. Chaque individu est évidem-
ment créé pour le service du tout ; mais le tout est à son
tour destiné à l'utilité de l'individu, par conséquentle
droit public ne peut rester droit, qu'autant qu'il n'op-
prirne pas les droits privés de la personnalité. Donc plus
un droit est l'exercice naturel de la liberté personnelle,
plus le pouvoir public doit être prudent, pour ne pas lui
faire de tort par ses prescriptions.
Sans doute, il est vrai que le mariage est de sa nature
destiné à servir l'utilité publique de la société, et per-
sonne ne l'affirmera plus catégoriquement que nous ;
mais il est également vrai qu'il est un droit personnel,
dont quelqu'un fait tout d'abord usage pour son propre
avantage, et un droit aussi intime que pas un. Vouloir
réglementer ces situations juridiques par la contrainte
extérieure et par l'application d'un mécanisme violent,
doit fatalement amener des malentendus. Les questions
dans lesquelles le cœur joue un si grand rôle, ne se rè-
glent que par voie d enseignement amical et d'accord à
l'amiable. Si le premier devoir de la loi est d'instruire,
celle-ci doit, en pareille matière, se contenter d'indi-
quer à l'homme la manière de bien remplir ses devoirs
envers la totalité, et ne montrer sa puissance que si elle
ne peut compter ni sur sa raison ni sur sa bonne volonté.
S'il y avait un cas auquel s'appliquait bien la proposition
de l'illustre J. Mœser, demandant que dans chaque état
l'autorité institue des conseillers de conscience au point
398 LA FAMILLE
de vue du droit, c'était bien ici. Les autorités elles-mê-
mes ne devraient venir qu'après ceux-ci. Instruire sur
les obligations juridiques dont quelqu'un se charge par
le mariage, et indiquer avant tout des principes moraux
et religieux, qui fassent pratiquer le mariage comme
une charge publique au service de l'humanité et du
royaume de Dieu, sont des choses qui, la plupart du
temps, devraient rendre superflue l'intention du pouvoir
public.
7. -Droit Mais toutes les considérations publiques ne peuvent
généralauma- ^. ,. a«i "•<' i • i !•<
riage. Il est à pas lairc disparaitrc la verrte que le mariage est un droit
désirer que le ■« i tvt
plus grand quc chaquc hommc possède. INous ne pouvons pas com-
Dombre pos- T- ^ a ^ ^ ^
sonlfes^'eVfas- P^^^ii^^e pourquoi OU uc parle que du petit nombre de
sent usage. ^^^^ q^* s'abslienneut du mariage, pour le rendre pos-
sible aux autres, et qu'on n'a pas un mot pour le droit
des milliers de personnes, auxquelles les lois et les ins-
titutions sociales rendent impossible l'exercice de leur
droit. Ce droit, elles l'ont en vertu de la nature humaine,
de leur personnalité libre, parce qu'elles sont membres
de la société humaine. Cette dernière qualité ne peut
jamais devenir un obstacle à l'exercice d'un droit qui|
est avant tout concédé pour la formation de la société.
En outre, il est désirable, pour des raisons juridique*
et morales personnelles, que le plus grand nombre pos-
sible de personnes fassent en réalité usage de leur droit.j
Proportion gardée, il n'y en a qu'un petit nombre qui
aient la vocation de vivre dans le célibat. Cet état de-
mande une force morale si élevée, une activité physiqu(
et intellectuelle si considérable pour soustraire l'esprit à
la sensualité, qu'il sera toujours une exception. Des
hommes en particulier, qui doivent vivre au milieu du
monde, ont à subir tant de dangers et de tentations,
qu'ils succombent facilement là où une vie morale sé-
rieuse, la retraite, le travail et la religion, ne leur accor- !
dent pas une protection intérieure. L'homme dont tous
les soucis sont concentrés sur sa personne a vite fait de
se trouver trop bien ; et comme on le sait, ceci est tou-
MARIAGE ET SOCIÉTÉ 399
jours sa ruine et trop souvent aussi celle des autres.
Pour la plupart, les sacrifices, les chagrins, les priva-
tions que le mariage apporte avec lui, sont la protection
la plus salutaire, et un moyen de conversion qui rend
pour eux toutes les prisons inutiles. Seuls, ils ne se ti-
rent pas d'affaire malgré leur liberté ; liés par une famille ,
ils ne tombent à la charge de personne. Oui, il est vrai
que dans le monde, deux se tirent plus facilement d'af-
faire qu'un seul, que deux se réchauffent mieux qu'un
seul (1). Il est rare que quelqu'un soit tellement indé-
pendant, qu'il n'ait besoin du secours de personne, ou
ne subisse aucun dommage s'il vit continuellement seul.
Ceci s'applique aussi bien à la vie économique qu'à la
formation du caractère. Si l'on veut trouver des hom-
mes qui soient remplis de caprices, des esprits fiers, des
tyrans, des fantasques, des hommes à idées bizarres,
des hypocondriaques, des pédants sensibles comme le
mimosa, qui vivent d'imagination, qui sont des inutiles
et un tourment pour le monde réel, il faut chercher des
célibataires qui ne vivent pas en communauté, ou qui
sont au service de la vie publique.
De tels hommes et de telles situations ne sont assuré-
ment pas un sujet de bénédiction pour la totalité. C'est
pourquoi, dans leur intérêt aussi, il est à désirer que les
mariages soient aussi nombreux que possible. Plus la
Foule est morale, plus les hommes sont sobres, labo-
'ieux, économes, plus ils sont attachés à la maison, plus
la société est saine, plus le calme et le sentiment conser-
vateur, le respect de la tradition et de l'autorité devien-
lent morale pubhque. L'individu est toujours tenté d'at-
lendre son salut d'un changement dans les événements,
^ersonne plus que les gens mariés ne peuvent avoir
['intérêt à ce que les choses marchent bien, et que l'or-
fdre ne soit pas troublé. Des milliers de liens les ratta-
chent à la société. Si nous n'avions pas aujourd'hui,
(1) Eccl. IV, il.
— La li-
mitation du
400 LA FAMILLE
grâce à la législation tyrannique sous laquelle nous vi-
vons, tant d'hommes qui sont là sans aucune attache au
monde; si nous avions plus de familles, nous n'aurions
pas tant de socialistes, ou bien ils seraient en tout cas
bien moins dangereux, car ils ne penseraient qu'à l'a-
mélioration et non à la destruction de la société.
Dans son intérêt, la société devrait donner toutes les
maSgeVe'st facilités possiblcs pour contracter mariage. Les empê-
cariiyasans chemcnts uaisscut dcja d eux-mêmes, et aujourd hui
pècheSentT' plus quc jamais, grâce à l'ébranlement de la vie publi-
qu'en nombre Que. Lc mauvais état de la situation en France a produit
suffisant. ^ ^ *■
un grand mouvement, qui s'occupe de chercher les cau-
ses pour lesquelles la vie de famille est tombée si bas
dans ce pays. Mais il nous semble qu'on n a pas trouvé
la vraie racine du mal, caries fausses situations indi-
quées (1) sont malheureusement, la plupart du temps,
les mêmes que dans presque tous les pays. Les ouvriers, |
dit-on, peuvent difficilement penser à fonder une famil-
le, puisque l'incertitude de leur situation, la durée du
travail, le travail de nuit, le salaire peu élevé, la faiblesse
héréditaire de leur santé, s'y opposent déjà. Le bienfait
de la vie de famille est souvent rendu impossible aux
gens de basse condition, par la difficulté de pouvoir se
loger. Dans les villes, les logements sont si étroits et si
chers, que c'est le plus petit nombre qui peut en possé-
der un. De plus, dans bien des maisons, on n'accepte
pas de famille avec des enfants, parce que cela importu-
nerait trop les gens du premier et du second étage.
La grande classe des domestiques, des portiers, des
commissionnaires qui trouvent une retraite de quelques
heures dans des mansardes, sous des combles, dans des
réduits, au milieu de malles et de vieilles défroques,
n'entre évidemment pas en hgne de compte ici. Dans
les magasins et dans nombre de services, on n'emploie
jamais de femmes mariées ; on ne prend que des jeunes
(I) Association catholique, XXXII, 349 sq.
MARIAGE ET SOCIÉTÉ 401
filles à la taille svelte, à la physionomie agréable. Les
clients viendraient-ils à la maison sans cela ? Toute cette
armée de domestiques masculins et féminins, dans les
hôtels, dans les restaurants, dans les cafés, et qui chan-
ge tous les jours, n'a pas seulement le temps de penser
aune famille. Les commis, les employés des postes, des
chemins de fer, des fabriques, des bureaux ; les sergents
deville, les gardiens de la sûreté, qui exercent leurs fonc-
tions pendant la nuit, et doivent prendre le temps du
sommeil sur les heures de la journée, sont presque dans
la même situation, que la catégorie de personnes que
nous venons de nommer tout à l'heure. Enfin la foule
innombrable de ceux qui ne trouvent nulle part d'occu-
pations fixes pour un temps durable, mais qui sont tou-
jours destinés à les faire comme les bohémiens, sans
avoir comme ceux-ci le privilège d'entretenir une fa-
mille, doivent également renoncer au désir d'en fonder
jamais une.
On serait presque tenté de croire qu'il ne reste plus
personne pour embrasser la vie de famille. Si le petit
nombre de ceux pour qui existe cette possibilité se la
voient rendue si difficile, nous pouvons nous demander
avec raison : Au service de qui l'état est-il donc? Est-il
au service de la totalité, ou au service de l'infime mino-
rité de ceux qui veillent à ce que personne, en dehors
du nombre calculé, n'entre dans leur sphère, afin de
n'être pas obligés à donner quelque chose de leur pos-
session ? Nous ne disons pas que l'état favorise à des-
sein cette jalouse théorie bourgeoise; mais, sans s'en
rendre compte, il a prêté les mains à sa réalisation.
Cestla suite inévitable et la juste punition de ce que,
dans son action et dans sa législation, il a donné de l'in-
fluence aux vues fausses de l'école libérale, vues élucu-
brées par Malthus et ses successeurs.
Mais ces théories concernant la population sont à
lïnor'i immorales et irreligieuses. La seule possibilité de cimea^raSs-
1 .. , ., .,., ., seté des vues
les agiter est une marque qui donne smguherement a maiihusien-
2Û nés.
9. — In-
fluence perni-
402 LA FAMILLE
penser sur la corruption morale de l'époque. Les famil-
les nombreuses et fécondes en enfants sont le moyen le
plus sûr pour juger si une société est saine. On n'a qu'à
considérer l'histoire des Saints, et on trouvera qu'ils
sortaient fréquemment de familles nombreuses. Etaient-
ils eux-mêmes dans l'état du mariage? Nous voyons
leur vie s'écouler au milieu d'un essaim d'enfants. Ceci
seul nous indique ce qu'il faut penser des mariages sté-
riles. Il est difficile de voir en eux une preuve de conti-
nence. Non ! nous n'avons pas tort de parler d'immora-
lité ici, et de dire que tous les malthusiens la favorisent.
Nous ne disons pas, que tous ceux qui admettent leurs
principes méritent ce reproche pour leurs personnes ;
mais ils se placent, quand même ils n'en n'ont pas cons-
cience, à un point de vue qui donne à penser, au point
de vue du libéralisme bourgeois qui, dans cette question,
ne peut nier sa nature mesquine, envieuse et intolérante.
Ceux-là seuls ont à ses yeux le droit'de vivre qui, sans
travail personnel et sans secours étrangers, peuvent
vivre de leurs rentes. Pourlui, comme le dit Hegewisch,^
la prétention que le nombre des hommes devrait s(
limiter à ceux qui peuvent avoir chaque jour un morceai
de bœuf et un verre de vin pour leur déjeuner (1), n'esl
pas une plaisanterie, mais quelque chose de très sérieux.
Il faut donc, conclut-il, toujours tenir la population danî
cet équilibre commode, qui épargne aux possesseurs
l'aspect désagréable des pauvres, et la nécessité encon
plus désagréable d'être obligé de donner une bouché(
de son morceau de bœuf, pour soulager une misèr.(
étrangère. Que ceci se fasse soit au préjudice de la li-
berté, soit en favorisant des crimes personnels, peu
importe ; on n'en tient pas compte.
Religion, morale, humanité, ne sont que des mots
dans ce système qui considère les hommes comme des
chiffres. Personne ne pense plus à la souveraineté de
(1) Malthus, Volksvcrmehninrj , deutsch von Uegewisch,J,\'.
MARIAGE ET SOCIÉTÉ 403
Dieu, au règne d'une Providence, à l'immortalité des
âmes, au droit des créatures de Dieu les plus dénuées
de secours, à la lumière du soleil et à la lumière éter-
nelle, à une loi qui commande de dominer les instincts
sensuels, à une responsabilité envers Dieu. Humanité et
homme ne sont que des matériaux, comme un tas de sa-
ble et de mortier, pour l'exécution de certaines fins de
l'état et de la société. S'agit-il de promouvoir la civili-
sation par une nouvelle guerre de peuples ?A-t-on besoin
d'outils vivants pour élargir des forteresses, pour faire
fonctionner chemins de fer et machines? On met alors
en mouvement tous les leviers, afin de réunir à temps
le contingent d'hommes dont on a besoin, ou dont on
aura besoin plus tard. D'habitude, on dit sèchement : il
y a tant de réserves disponibles ; il y a pour subvenir aux
besoins de tant et tant d'hommes ; voici le nombre exact
de ceux que nous pouvons utiliser, mais pas un de plus ;
tous ceux qui seraient en plus compromettraient la si-
tuation. Quant à savoir si c'est chrétien et moral, on ne
s'en occupe pas. Si seulement ce n'était pas inhumain !
Mais c'est complètement inutile. Si jamais on a besoin
d'une preuve que l'humanité manque de pondération,
elle est dans ces systèmes. Trop souvent, dans leurs
ruses calculées^ ils ont atteint juste le contraire de ce
qu'ils avaient en vue. Ici aussi s'applique la parole : ma-
hce surpasse force; vouloir est plus fort qu'agir (1).
Que l'homme ne puisse aller au delà des limites qui lui
sont tracées ; c'est inutile de le prouver. Mais il ne peut
pas non plus rester en arrière de sa fin. Dans les cas iso-
lés, la prévoyance coupable devient souvent un sujet de
confusion. Mais comme système économique national,
elle ne fait que produire, sous une forme plus mauvaise,
ce qu'elle devrait éviter. Ce que le crime supprime par
voie légale, fait irruption d'une façon doublement dan-
gereuse par des voies illicites. Nous disons doublement
(1) Jer., XLVm, 30, 3Ô. — Is. XYI, 6.
404 LA FAMILLE
dangereuse, car ce qui usurpe une place dans le monde
contre la volonté de la société, et qui est marqué du
sceau de sa malédiction, bravera, durant tout le temps
de son existence, sa volonté, et opposera sans cesse la
malédiction à la malédiction.
Puissent nos statisticiens tourner leur attention du
côté d'où proviennent ceux qui sont la terreur de la so-
ciété ! L'injustice produit l'injustice. On est toujours
puni par où Ion a péché (1). Et avec quoi veut-on mettre
un frein à ceux qui, parleurs fautes contre la loi, encou-
rent la vengeance pour des crimes tolérés par elle ?
Serait-ce en introduisant des usages grecs et chinois,
comme châtiments imposés à ces infractions? Ce sera
sans doute le seul moyen qui réussira. Comment des
hommes, d'ailleurs expérimentés, peuvent-ils être le
jouet d'illusions si misérables? Comment ne peuvent-ils
pas s'en défaire, quand ils voient qu'il faut une nouvelle
contrainte pour soutenir le premier tort ? Des lois sont
ici nécessaires ; et celui-là seul le nie qui n admet que
les passions sans frein. Mais nulle part une simple
loi de police, séparée de la morale et de la religion,
n'est plus insignifiante que celle-ci. La contrainte au
mariage est absurde. Atteindre un chiffre dans la po-~
pulation au moyen de la contrainte est impossible. Pu-
nir le célibat est inadmissible. Défendre le mariage à
celui qui ne se sent pas de vocation pour le célibat est
révoltant. Hérisser le mariage de difficultés ne fait qu'ac-
croître l'augmentation illégitime de la population, et
précisément de cette partie d'où résultent les plus grands
dangers pour la société. Apporter des obstacles à la fixité
du domicile, et pousser à l'émigration est un empiéte-
ment sur le droit des hommes, et une chose inexcusable
dans un temps de libéralisme sans bornes. L'émigration-
ne fait qu'enlever au pays ceux qui possèdent encore
quelque chose ; mais elle y laisse ceux qui sont tout à fait
(1) Sap. I, 28; 8, 17; IX, 1.
10. — La
morale et la
peu-
vent seules in-
MARIAGE ET SOCIÉTÉ 405
pauvres. Ici, la puissance et la sagesse purement humai-
nes trouvent évidemment un terme.
Seules la morale et la religion peuvent remédier à la
situation ; et elles y remédient pourvu qu'on les laisse J^îigîon
agir librement. Il n'y a que leur enseignement qui offre diSienâjuSë
ij '•! ' j^ii 1* Ti' ^°*^ ^ suivre
les données justes pour repondre a cette question. 11 n y ici.
a qu'une vie conforme à leurs prescriptions qui donne
la force de la résoudre avantageusement. L'humanité
prise en général a le devoir de se multiplier. Par con-
séquent chacun aie droit de se marier. Mais tous ne
peuvent pas faire usage de ce droit, pas plus que du
droit à la propriété et au travail. Ce droit entraîne éga-
lement avec lui des obligations lourdes et sacrées ; et
celui-là seul qui peut y satisfaire a le droit d'en user.
Donc, il n'y a qu\m nombre limité d'hommes, qui
puissent se vouer au mariage. Si, parmi ceux qui ont
cette aptitude, il s'en trouve qui en profitent, il y en a
aussi d'autres, à qui cette voie est ouverte, et qui en se-
raient exclus par ailleurs. Le célibat volontaire est déjà,
au point de vue social, un noble sacrifice pour le bien
commun du prochain ; mais ceux qui usent de leur droit
doivent tenir compte de quatre considérations. Ils doi-
l^vent premièrement agir en considérant la sainteté des
fins du mariage. Ils doivent secondement se garder de
tombera la charge de la société, et de lui apporter de
nouveaux fardeaux. Ils doivent troisièmement se rendre
: parfaitement compte de leurs devoirs de parents^ et
! quatrièmement enfin mettre leur affection et les mouve-
: ments de la sensuahté sous la garde de la morale. Mais
cette responsabilité est une lourde charge, et impose
parfois un empire sur soi si difficile, non seulement aux
pauvres, mais aux riches et aux grands, que quelqu'un
fait bien de s'examiner avant de prendre ce joug, et que
personne ne peut le porter sans faiblir, s'il n'a pas vi-
vantes au cœur la religion et la morale.
Ces suppositions faites, nous disons sans hésiter, que
ces soucis pitoyables au sujet de l'excès de population
406 LA FAMILLE
manquent de fondement. Dieu a distribué tant de dons,
— car sa main n'est pas avare quand elle donne, — que
tous ceux qui sont ici-bas peuvent vivre, pourvu que
chacun veuille bien prendre la part qui lui revient. Tout
dépend de ceci. Les moyens d'existence ne manquent
pas ; seul le juste partage fait défaut. La découverte de
Malthus nous explique la frayeur instinctive qui s'em-
pare du libéralisme, lorsqu'il entend dire qu'une liberté
plus grande devrait être laissée pour contracter maria-
ge. Oui, nous sommes convaincus que les hommes pour-
raient vivre en plus grand nombre qu'ils ne sont au-
jourd'hui, et qu'il y a déjà eu des époques où, dans
plusieurs conditions, ils ont vécu plus nombreux et
beaucoup mieux. Au lieu de chercher les malheurs de
notre temps dans l'excès delà population, il serait peut-
être plus juste de les attribuer à sa diminution.
Non ! il ne faut pas chercher la cause de nos maux
dans l'insuffisance des moyens d'existence pour tout le
monde ; mais dans le désœuvrement d'une grande par-
tie des hommes, et dans l'attache aux biens de la terre»
S'il y avait davantage d'hommes, beaucoup seraient
obligés de faire un meilleur usage d'eux-mêmes et de
leurs biens. Car l'augmentation delà population accroît
aussi l'activité, et l'augmentation du travail est une
source de richesses. Pour tout ceci, nous avons une
grande confiance dans la puissance humaine ; mais nous
en avons une plus grande encore dans la puissance et
dans la miséricorde divine. Personne assurément ne
peut contester que celles-ci apparaissent tout particu-
lièrement dans notre question. Si Dieu a tout ordonné
avec nombre, poids et mesure (1) ; s'il a compté tous les
cheveux de notre tête (2), aurait-il perdu l'homme de
vue? Non ! il ne l'a pas oublié. 11 ne s'est pas détourna |
de lui malgré son infidélité. Au-dessus de toutes lej
erreurs des esprits, et de tous les égarements de If
(1) Sap.,XI, 21. — (2) Matth., X, 30. Luc, XII, 7.
MARIAGE ET SOCIÉTÉ 407
chair, veille toujours sa bonté. Si cela n'eut dépendu
que de nous, l'humanité aurait depuis longtemps dis-
paru et la terre aussi. Mais Dieu qui sait utiliser jus-
qu'aux plus grands crimes, quand même c'est souvent
sous forme de punition, est tel que, sous son action, le
trop et le trop peu s'égalisent, et que son plan reste tou-
jours immuable.
Nous ne voulons pas dire par là qu'on doive se repo-
ser complètement sur Dieu et laisser tout aller son train
sans l'ombre de réflexion. Personne nous l'espérons ne
nous prêtera de tels sentiments, pas plus qu'on nous
imputerait ceux qui consisteraient à dire aux hommes :
Continuez à pécher, Dieu s'en charge. Les gens qui en-
courent le blâme de se croiser les bras sont autres que
nous. Comprenne qui voudra ce^ savants qui prêchent
le principe : Laissez faire^ laissez aller. Que penser de
ces écrivains qui dépeignent d'une façon si émouvante
les tristes conséquences de l'accroissement du proléta-
riat moral et économique, mais qui font tout pour en
justifler les causes? Que penser de ces hommes d'Etat,
qui tremblent devant ses effets, et qui nous empêchent
d'en tarir les sources? Que penser de ces maîtres, de
ces pédagogues, qui avertissent de ce mal, qui y prépa-
rent systématiquement? 11 y a ici de grands crimes à
réparer, et une brèche dangereuse à fermer. Pour y ar-
river, tous doivent se tendre les mains et travailler de
concert. Multiplier les obstacles sur le chemin de l'Eglise,
et puisse frotter ensuite les mains de joie, parce qu'elle
non plus ne peut tenir tête à l'orage, nous semble être
plutôt aveuglement que méchanceté. Qui donc en sup-
portera les conséquences? Laissez-vous avertir, vous
qui avez la puissance dans vos mains, et vous qui pou-
vez parler dans le monde ; et faites cause commune avec
nous, mais entièrement et sérieusement.
Ce qu'il faut redresser en premier lieu, c'est la sain-
teté du mariage. 11 n'y a rien à craindre du mariage tant
qu'il est saint ; une bénédiction merveilleuse repose sur
408 LA FAMILLE
lui. Les plus légers sont comme transformés et devien-
nent sobres, économes, chastes, dès qu'ils ont accepté
ce joug dans des vues religieuses. Là où Ton apprend à
considérer le mariage comme sacrement, là l'humanité
n'est pas entravée dans sa marche. Ce danger il faut le
chercher ailleurs. Quand la chair corrompt ses voies
sur terre, de telle sorte que Dieu se repent de l'avoir
créée ; quand la terre est remplie d'impuretés, alors c'en
est fait de la chair (1). C'est donc une folie évidente que
d'ébranler les liens de la discipline^ de se moquer de
l'abnégation, de la retraite, de la modestie, comme d'une
faiblesse et d'une absurdité ; de favoriser la mollesse
chez les jeunes gens, et de n'avoir qu'une peur, celle d'é-
lever les enfants dans la bigoterie. Si le monde n'a pas
d'autres soucis que ceux-là, il peut dormir tranquille.
Plût à Dieu que nous puissions faire de tous les enfants
ce qu'on appelle des bigots ! Il y aurait moins de parle-
ments qui sauteraient, et les empereurs seraient plus
solides sur leur trône. Que perdra le monde, si l'on in-
culque à la jeunesse un autre esprit, l'ancien esprit? A
tout le moins l'état dans lequel nous vivons maintenant,
cet état qui nous fait trembler devant les adultes, et qui
nous remplit d'horreur en présence de la génération qui
grandit.
Que la jeunesse apprenne donc, — et la vieillesse
avec elle, — à dompter sa chair et à se refuser des cho-
ses permises, afin de tenir ses mains et ses désirs bien
loin du mal. Oui, il vaut beaucoup mieux que la jeunesse
n'apprenne pas à connaître tout cela. Est-il besoin
qu'elle sache tout ce que la vieillesse elle-même devrait
ignorer? A quoi bon l'emmener partout où l'on va, exci-
ter sa convoitise en tout? Oh 1 heureuse la jeunesse qui
grandit dans l'ignorance de l'innocence! Oh! combien
est heureuse la vie et la société dans laquelle une jeu-
nesse fleurit en chasteté, en renonciation, en sévérité de
(1) Gen. VI, 6, 12, 13.
MARIAGE ET SOCIÉTÉ 409
mœurs, sous la protection de la piété du foyer domesti-
que et de l'Eglise ! Qu'il y ait seulement du sérieux dans
l'éducation, de la discipline et de la modestie cliez le
jeune homme, de la pudeur et de la retenue chez la jeune
lille, de la mortification, de la fidélité au devoir, de la
crainte de Dieu chez tous, et on pourra laisser la nou-
velle génération suivre sa conscience dans les questions
les plus déhcates. Alors le malthusianisme sera une
superfluité, alors nous aurons de nouveau une généra-
tion morale, vigoureuse, sur laquelle on pourra comp-
ter, non plus pour inspirer la terreur à la société, mais
pour la faire prospérer et fleurir.
DIX-SEPTIÈME CONFÉRENCE
LE MARIAGE ET LE ROYAUME DE DIEU.
1. Les sphères des obligations sociales sont nombreuses, mais tou-
tes sont dans une dépendance intime. — 2. Les sphères naturel-
les et surnaturelles unies ensemble forment une seule société', le
royaume de Dieu. — 3. L'unité de la fin naturelle et surnaturelle
existe aussi pour la société publique et pour l'humanité tout en-
tière. — 4. Signification du mot organisme pour toute société hu-
maine jusqu'au royaume de Dieu. — 5. Le mariage, comme moyen
pour établir le royaume de Dieu, est religieux par nature et sacre-
ment. — 6. Le mariage comme sacrement et comme alliance na-
turelle dépendant de l'Église et de sa législation. — 7. Dépendance
qu'il y a entre le mariage, l'Église, la nature et la surnature. —
8. Prétentions juridiques et empiétements de l'état. — 9. Les lut-
tes entre l'état et l'Église. — 10. Le ciel sur terre.
1. - Les « Le bœuf, est-il dit chez le prophète, connaît celui
obligations so- quî Ic possède, et l'àne connait la crèche de son maî-
ciales sont hk •
tre » (1). Mais en dehors de cela, ces animaux ne con-
nombreuses
mais toutes
£ont dans une
dépendance
intime.
naissent plus rien. Leur horizon ne va pas au delà des
besoins de leur corps et de leurs satisfactions. En cela,
ils ne sont pas blâmables, car la nature ne leur a pas
donné des dispositions pour un coup d'oeil plus vaste.
Pour l'homme, c'est une honte ineffaçable si son regard
et ses aspirations ne vont pas plus loin que la portée de
ses sens. Malheureusement, le nombre des hommes qui
ne peuvent pas élever leurs pensées plus haut que les
animaux est beaucoup trop grand. Ce terrible reproche
atteint moins ces milliers de pauvres portefaix dont la
sensibilité est émoussée par un travail pénible, et dont
la vie est écrasée par les soucis, que beaucoup d autres
qui ont désappris tout effort intellectuel, dans la crainte
de penser et de travailler, qui sont rongés d'ennui par
suite de leur inaction, et qui sont saouls de la vie parce
(1) Is., I, 3.
LE MARIAGE ET LE ROYAUME DE DIEU 411
qu'ils sont fatigués de jouissances. En dehors des haras
où sont entretenus leurs chevaux de course, des migra-
tions du gibier, du ballet et de Valmanach de GotJui,
c'est à peine s'il reste quelque chose capable d'attirer
leur attention. Si on leur dit que, selon les sphères aux-
quelles il appartient, l'homme doit se rendre utile dans
les affaires de la commune, de la province, de l'état, ils
se mettent à rire d'un air vexé et méprisant. Si on leur
parle de la patrie^ ils se mettent à bâiller, et si on leur
place entre les mains une histoire de l'humanité ou un
livre sérieux, ils demandent avec anxiété ce que l'on
eut faire d'eux. Si on leur montre le ciel étoile et l'uni-
vers, ils regardent fixement comme dans un désert ; si
enfin on dirige leurs regards sur le monde immense,
éternel, invisible, cette fois leur patience est à bout, et
ils vous montrent la porte.
Or tout homme qui s'élève au-dessus de l'animal
appartient à ces sphères. Comme elles le concernent tou-
tes, il a lui aussi des rapports et des obligations envers
chacune d'elles. Naturellement, cette relation n'est pas
la même en tout ; ici elle est immédiate, là médiate,
mais malgré cela toujours réelle ; car dans le monde
des obligations, il en est comme dans le monde physi-
que, il n'y a point de bout, point de lacunes, point d'in-
terruption. Ce sont des anneaux nombreux comme les
montagnes et les vallées que forment les flots, qui, par-
tant d'un centre commun, s'étendent au loin dans tou-
tes les directions. Pour beaucoup, on ne peut pas dire
avec certitude où l'une cesse et où l'autre commence.
Mais là où elles sont séparées aussi distinctement que
la terre l'est du ciel, leur connexité n'a pas de lacune
non plus, et la fin d'une obligation est le commencement
d'une nouvelle. Celui qui croit pouvoir s'affranchir d'une
obligation qui le touche de plus près, dans ses devoirs
d'état par exemple, ou envers sa famille, pour pouvoir
mieux accomplir une obligation plus éloignée, pour con-
sacrer tous ses services à la société, ne satisferait assu-
412 LA FAMILLE
rément pas à cette obligation, précisément parce qu'il
néglige la base sur laquelle elle repose. En vertu du
même principe, personne ne doit ni ne peut former des'
liens internationaux qui le conduisent à négliger ses de-
voirs envers sa patrie. S'il est infidèle à ces derniers, il
est jugé sur l'idée qu'il peut se faire de l'internationa-
lité.
Par contre, les obligations de droit privé ne doivent
jamais être un obstacle qui empêche quelqu'un de rem-
plir ses obligations de droit public. Personne n'a le droit
de se séquestrer dans sa famille ou dans ses devoirs
d^état, jusqu'à être inaccessible quand une obligation
plus élevée fait entendre sa voix. Personne ne doit aimer
sa patrie d'un amour si exclusif, que cela le détourne de
servir l'humanité. Un patriotisme qui fait de quelqu'un
un ennemi de la société, qui le rend indifférent au bien
et au mal des autres hommes, est inhumain et pour cela
répréhensible. L'humanité est un tout ; elle est un être
grand, vivant, étroitement uni, et dont les parties iso-
lées sont nécessaires pour la santé, la vigueur et l'acti-
vité fructueuse de la totalité. C'est pourquoi quiconque
a la mission d'accomplir quelque service envers un
membre de la société, doit veiller à ce que le tout en
profite, et celui qui doit déployer son activité envers un
nombre plus considérable doit éviter de violer les droits
de la partie la plus faible.
sphèreTnati?! Mais la tâchc de l'homme ne se limite pas seulement
''iaTureiies'' ^^ moudc tcrrcstrc et visible. L'endroit même, où ses
blï'' forment yeux ct SCS maius ont atteint leur but, est le point de
c^été!fe"roya2- départ d'uuc nouvclle sphère d'activité pour la vie in-
me de Dieu. x n i ii i t •
tellectuelle, morale et rehgieuse. Dans une certame
mesure, celle-ci est accessible à l'homme, pourvu qu'il
n'agisse pas comme ces natures de taupes que nous ve-
nons de blâmer plus haut, car il a reçu de son créateur
des forces intellectuelles suffisantes pour reconnaître
l'existence d'un monde supérieur, auquel il est destiné.
Mais si loin qu'il puisse pénétrer avec ces puissances, il
LE MARIAGE ET LE ROYAUME DE DIEU 413
a cependant vite fait de succomber, comme l'œil lors-
qu'il regarde dans le lointain ou qu'il fixe le soleil. C'est
pour cela que la Révélation divine lui a indiqué que la
limite de sa connaissance ne s'arrête pas à ce royaume
supra-sensible, mais qu'au-delà du domaine intellec-
tuel qui lui est accessible, commencent de nouvelles
régions qui le dépassent en profondeur, comme le ciel
dépasse la terre. Ces régions, elle ne les lui a pas com-
plètement révélées, mais elle les lui a fait connaître suf-
fisamment pour qu'il sache ce qu'elles sont, et, chose en-
core plus importante, pour qu'il sache quelle direction
il doit imprimer à sa vie ici-bas, pour accomphr sa des-
tinée, et atteindre sa fin dernière, si son esprit immor-
tel doit passer dans sa véritable patrie, le théâtre de son
activité éternelle.
Il est inutile de parler de ce monde, si l'on a affaire à
€es hommes blasés, indifférents, qui sont fatigués dès
que quelqu'un les invite à faire une courte excursion
dans le domaine de l'histoire, de la métaphysique et de
la morale. Nous avons par contre la consolation de cons-
tater que beaucoup de ces bêtes de somme humaines
qui ont l'air si grossières, et qui, courbées sous le joug
de la misère et des peines voient à peine à cent pas de-
vant elles, commencent à revivre dès qu'on dirige le re-
gard de leur intelligence sur cette tâche surnaturelle.
Car, chose remarquable, ces cœurs droits et sincères
sont beaucoup plus accessibles aux faits et aux obliga-
tions même d'ici-bas, que des esprits plus instruits.
Mais ce qui élève l'âme, c'est d'observer combien ces
pauvres qui travaillent pour d'autres^ sans jamais savoir
pour quel but on se sert d'eux, ces zéros, relèvent la tête
avec joie, fierté, courage et conscience d'eux-mêmes,
lorsqu'on leur dit que ce n'est pas pour longtemps qu'ils
ne sont rien, et qu'ils travaillent, comme ils en sont
persuadés, sans procurer d'utilité au monde^ mais
qu'une éternité les attend eux aussi, une éternité dans
laquelle ils auront quelque importance, et où il leur sera
414 LA FAMILLE
tenu compte des services qu'ils auront rendus à l'huma-
nité, et que dès maintenant leur activité, quelque petite
qu'elle soit aux yeux du monde, contribue pour sa part
à l'édification de cette société surnaturelle éternelle,
composée d'hommes d'élite, ainsi qu'à l'accomplisse-
ment de l'histoire de l'humanité et des plans éternels de
Dieu.
C'est une pensée très grande en effet, que notre courte
vie est une préparation à une éternité où le changement
et le trouble n'existent pas, et que la communauté impar-
faite que nous formons ici-bas dans le monde visible,
n'est qu'une partie insignifiante d'une unité parfaite et
indestructible, dans laquelle sont rassemblés tous les
esprits illustres de tous les temps, unité à laquelle coo-
pèrent les grandes actions, les sacrifices, les œuvres ci-
vilisatrices véritables et durables de tous les peuples,
aussi bien que les efforts les plus insignifiants et les
privations dans les choses les plus petites. Ce royaume
ne sera édifié complètement qu'à la fin de ce temps
dans lequel nous vivons ; mais il a déjà son commence-
ment en lui. 11 ne sera visible pour nous qu'après le cou-
cher de ce soleil terrestre ; mais déjà maintenant il ne
fait pas seulement partie du ciel lointain comme le soleil
pendant la journée, il pénètre notre vie comme l'éther,
d'après les savants, pénètre l'espace et les corps. Quicon-
que accomplit sa tâche terrestre, de concert avec le Sei-
gneur du monde, lui appartient comme membre. Toutes
les œuvres vraiment bonnes que quelqu'un accomplit
selon sa volonté, forment son trésor royal. C'est pourquoi ^
nous lui appartenons dans toute notre existence terres-
tre, comme la terre appartient au système solaire. Cha-
que rayon de lumière que le soleil envoie produit un
etîet dans l'espace du ciel. De même personne d'entre
nous ne peut exercer une activité vraie et juste, sans
qu'une place ne lui soit assurée dans cet état éternel.
Quelque exactement que les deux domaines de la vie
naturelle et surnaturelle soient séparés l'un de l'autre,
LE MARIAGE ET LE ROYAUME DE DIEU 415
il n'y a point de lacune entre eux, pas plus qu'entre le
ciel et la terre. Quand une lacune se produit, l'union
n'est pas seulement interrompue, elle est complètement
supprimée. La vie terrestre est une préparation, la vie
éternelle est un achèvement. Au moment même où quel-
qu'un quitte l'étroite société du temps, il fait déjà partie
d'une société immense à laquelle il appartiendra éter-
nellement. Cette grande communauté dont fait partie
depuis le commencement jusqu'à la tin toute l'humanité
visible et invisible à la fois, commencée ici en petit et
dans l'obscurité, développée au milieu des luttes, des
douleurs, des erreurs de toutes sortes, purifiée et con-
sohdée par la conduite secrète de Dieu, accomplie en
vérité, en justice, en paix, et éternellement durable en
féhcité, c'est le royaume de Dieu.
Pour bien nous orienter, et ne pas perdre courage au s.-Lunué
de la fin natu-
milieu de l'agitation confuse de la vie sociale, tout dé- reUe êrsu?-
-, -, T t , 1, iT r • , r 1 r naturelIc ex-
pend donc de cette grande et sublime vente, que le se- isie pour la
jour terrestre et V au-delà sont une seule et même chose, que et pour
«^ ) 11 • 1 • l'humanité
que la terre et tout ce qu elle contient, hommes, acti- tout entière.
vite et production humaine, sont tout aussi bien du Sei-
gneur que la lumière dans laquelle il réside lui-même.
Il n^y a qu'une histoire, une société, une humanité. Elles
N ont chacune leur aurore au commencement des jours,
mais elles ne finissent pas au jugement dernier, elles
durent éternellement. Ici, nous distinguons des peuples,
des époques, mais c'est pour un temps très court. Ici,
chacun fait partie comme rouage de la grande machine
humaine, et accomplit la portion de la lâche qui lui est
assignée. Ici le regard borné et le cœur étroit des hom-
mes sont une source de divisions et de contradictions
dans la répartition de cette tâche, mais un jour, toutes
ces dissonances disparaîtront, et il en résultera que cette
quantité de phénomènes isolés, que notre esprit n'est
pas capable d'embrasser, aura servi à la seule réalisa-
lion du royaume de Dieu ; et cela d'après un plan cal-
culé de toute éternité, avec une sagesse infinie, et exé-
416 LA FAMILLE
ciité avec une toute puissance semblable. Sans cette
pensée, l'histoire du monde deviendrait pour nous un
chaos confus, et l'humanité se fractionnerait en une
quantité innombrable de camps prêts à la guerre, com-
me c'est d'ailleurs toujours le cas, lorsque la souverai-
neté de Dieu sur le monde, lorsque l'influence de l'or-
dre surnaturel sur l'ordre naturel des choses est nié et
attaqué.
Inutile de prouver et d'expliquer plus au long cette
union entre la nature et la surnature, puisque nous y
avons consacré des volumes spéciaux. Qu'il suffise de
faire remarquer expressément, que cette vérité se rap-
porte non seulement au domaine religieux et au do-
maine moral, mais tout aussi bien à celui de la société
avec tous ses membres : la famille, l'état, l'humanité, et
à toutes leurs actions de droit privé et de droit public,
comme à leurs actions politiques et économiques. Si
c'est vrai , — et l'histoire de la civilisation le montre bien,
— que tout l'ensemble des relations humaines, et que
toutes les sphères d'activité que les hommes exercent :
activité morale, scientifique, artistique, économique,
juridique, religieuse, sont unies par les liens les plus-
étroits, les affaires de la vie publique n'en sont pas ex-
ceptées. C'est toujours le même homme, la même per-
sonnalité humaine qui, agissant tantôt pour elle, tantôt
pour la communauté, forme le point de départ et la
cause libre de toute action isolée, et de tout fruit dura-
ble d'une activité personnelle ou commune. L'homme
qui croit, et qui travaille à l'ennoblissement de son cœur,
n'est pas différent de celui qui travaille et acquiert de la
propriété, donne des lois et dirige les peuples vers l'ac-
complissement de leur fin civilisatrice. Si tout homme
a donc l'obligation de conscience non divisée et indivi-
sible d'atteindre sa tâche naturelle et sa tâche surnatu-
relle, il ne peut y avoir de ce côté aucune séparation, si
tous ensemble forment une unité publique. Car, lors
même que par nature celle-ci est quelque chose d'autre
i
LE MARIAGE ET LE ROYAUME DE DIEU 417
•que la simple somme des individus, elle se compose
néanmoins d'hommes libres, pensants et agissants, qui
doivent favoriser leur bien propre par la réalisation de
J'ordre public. En outre, le droit est une partie de la
morale. Or, celle-ci est soumise à la loi religieuse.
Si la société publique veut donc être un établissement
de droit, elle est déjà obligée, par suite des éléments
qui la composent et par sa fin, de reconnaître cette vé-
rité, que la dernière fin que toute activité humaine, par
conséquent aussi l'activité d'état, doit acquérir par la
lutte, n'est pas autre que celle vers laquelle notre desti-
née religieuse veut nous guider. De cette façon, la société
terrestre ne devient pas l'Église. L'Église a pour fin im-
médiate de guider les hommes vers l'accomplissement
de leur tâche surnaturelle, mais elle n'enlève ainsi
aucune tâche naturelle à l'individu, et ne lui épargne
aucune obligation naturelle. Il en est de même pour
l'humanité. Elle conserve tous ses droits, tous ses de-
voirs, toutes ses fins naturelles, sans qu'ils subissent le
plus petit dommage. Seulement, elle doit poursuivre
ceux-ci de façon à atteindre sa destinée surnaturelle.
Sous ce rapport, il n'y a pas la moindre différence entre
elle et chacun de ses membres. L'individu n'est lésé
/dans aucun de ses droits qui lui viennent de la nature •
il est seulement astreint à les utiliser de façon à ce qu'ils
lui servent de moyen pour parvenir à l'ordre surnaturel.
La même chose a lieu relativement à l'état, et à toute
forme de droit public. II ne perd pas la plus infime par-
cellede ses droits réels. Dieu, le Seigneur du surnaturel
ne détruit môme pas ce qu'il a donné comme créateur
du naturel. Cependant, tout plein pouvoir naturel doit;
être exercé de telle sorte qu'il soit un moyen de perfec-
tionner le royaume de Dieu. Ce royaume de Dieu est
unique. Sans doute, il est divisé en deux provinces qui
sont séparées l'une de l'autre aussi exactement que le
continent l'est de la mer ; mais de même que les deux
réunies forment la terre, de même l'ordre naturel et l'or-
27
418 LA FAMILLE
dre surnaturel unis ensemble forment un seul état divin.
A -_ si^ni- La Révélation a donné la meilleure preuve que la sur-
:^riE nature ne nuit pas à la nature, en introduisant dans
maine jus-
qu'
me de Dieu.
SrT- l'enseignement de l'état et de la société la notion si
f 'rjyaû- importante de l'organisme. Nous devons lui en être très
reconnaissants, parce qu'elle a étendu à l'extérieur l'i-
dée de société humaine, de telle manière qu'elle a, sem-
ble-t-il, paré au danger que le droit et l'indépendance
des parties subordonnées soient endommagées par le
tout. La sagesse humaine aurait difficilement évité ces
écueils, mais l'enseignement chrétien de la société a
considérablement élargi vers le dehors l'ancienne con-
ception, et l'a néanmoins garantie contre le despotisme
à l'intérieur. Celle-là connaissait de nombreuses socié-
tés particulières ; mais pas une société. Plusieurs asso-
ciations pouvaient former une alliance, mais ce moyen
ne créait pas l'unité parmi elles, à moins que la plus
forte n'avalât la plus faible, comme font les poissons.
Autrefois, chaque état vivait pour lui, et considérait
comme des ennemis et des barbares tous ceux qui ne
lui appartenaient pas. Par les deux idées qu'elle a tout
d'abord réalisées, l'idée de l'unité et de la communauté,
la conception chrétienne fait plonger le regard jusqu'aux
extrémités de la terre, dans l'infini lui-même, et ne
considère pas seulement, comme membres d'une so-
ciété unique régie par Dieu, les hommes qui, réunis par
les liens étroits d'associations particulières, poursui-
vent les fins de leur existence terrestre, mais tous, mê-
me ceux qui sont déjà parvenus à leur fin éternelle.
Tandis que les anciens ne pouvaient se représenter les
petites associations autrement que comme un boa, qui
broie tous les os de sa victime et la transforme en bouil-
lie pour l'absorber, l'Esprit de Dieu, dans cette image
dont saint Paul se servait avec une prédilection particu-
lière si visible (1), compare le royaume de Dieu à ur
(1) Rom., XII, 4 sq. ; I, Cor., X, 17 ; XII, 12 sq. ; Coloss., 111, 13. -
Cf. Aristote, PoL, 5, 2, 7. — Liv., 2, 32.
LE MARIAGE ET LE ROYAUME DE DIEU 419
corps quisecomposedecentaiiies de membres indépen-
dants. Tous ensemble, dit-il^ ne forment qu'un seul
corps vivant ; mais chacun d'eux a une nature qui lui
est propre, ses forces particulières et sa destination na-
turelle. Le tout ne porte pas préjudice aux parties, et
chaque membre doit respecter les autres^ parce qu'il
contribue pour sa part, au bien du corps tout entier et
à l'utilité de chacun d'eux. Ainsi, tout est dans l'unité
et dans l'action d'ensemble, et tout dans la force et dans
l'activité propre de chaque partie en particulier.
Le mot organisme fait ressortir tout cela. D'où la né-
cessité et l'importance pour l'enseignement delà société
d'avoir la juste notion de ce mot. Un tas de bois^ un
tas de sable ou de pierres, un sac de noix, une masse
de pâte, quand même elle est cuite pour faire du pain,
même une locomotive, ne forment pas un organisme.
Pour qu'il y ait organisme, il faut quatre conditions préa-
lables et nécessaires. La première est une pluralité et
une diversité démembres. Là où règne une égalité uni-
verselle comme dans l'état futur des socialistes, ou dans
le despotisme complet, une structure organique est
impossible. En second lieu, les structures isolées doi-
vent être indépendantes et agir par elles-mêmes, lors
) même qu'elles ne sortent pas du cadre du tout. Dans
une armée, plus on peut compter que les fractions sépa-
rées s'en tiendront au plan de campagne du général,
mais agiront en même temps rigoureusement par impul-
sion propre, et marcheront droit au but, dans les limi-
tes qui leur sont assignées, mieux cette armée est orga-
nisée. La centralisation et l'absolutisme sont si nuisibles
à l'état, parcequ'ils lui enlèvent la force intérieure qui
résulte de l'organisation libre. En troisième Heu, l'acti-
vité personnelle des membres doit trouver de nouveau
un contrepoids en ce que ceux-ci soient unis par une
force intérieure, et non pas seulement par une force
extérieure. Là où des divisions, des parties, des hosti-
lités submergent la force centripète, là, l'organisme est
420 LA FAMILLE
menacé de dissolution. Enfin, quatrièmement, cette
force intérieure unissante doit, en vertu de son influence
prédominante, diriger le mouvement, qu'il soit activité
intérieure ou extérieure, et le conduire ensuite à la fin
qui lui est destinée. Plus dans une communauté hu-
maine, l'indépendance des membres est grande, l'auto-
rité dominante, plus elle mérite de s'appeler organisme
complet. Sous les deux rapports, il faut reconnaître le
prix de chaque ordre qu'embrasse le royaume de Dieu,
soit que cet ordre ne dépasse pas les étroites limites de
la nature, soit qu'il soit universel ou surnaturel au sens
propre du mot, soit qu'il comprenne et unisse dans un
état grand, international, supra-terrestre, éternel, im-
mense, à la fois la nature et la surnature, l'état et l'E-
glise, le monde et le ciel.
Personne ne refuse au royaume de Dieu le sérieux de
l'autorité. C'est de là que proviennent précisément la
crainte et la haine qui animent le monde à son endroit.
Mais on peut dire qu'il veille d'un œil aussi jaloux à ce
que chaque membre, grand ou petit, qui sert le tout,
conserve ses droits et possède la capacité de satisfaire
par lui-même à ses obligations. La hiérarchie ecclésias-
tique en est un exemple. Un curé est dansl'Éghse beau-
coup plus indépendant et plus en sécurité qu'un minis-
tre et un chancelier dansl'état. Celui-ci, son prince peut
le congédier, quand il lui plaît, tandis que pour le curé,
l'évêque doit instruire son procès selon les formes vou-
lues, et ne peut le destituer que lorsqu'une décision lui
en donne le pouvoir. Partout l'Esprit-Saint prend soin
que celui qui se subordonne à lui soit affermi dans ses
droits. La nature n'est jamais plus en sécurité que là où
elle se soumet à la surnature ; la liberté n'est jamais plus
sûre de sa force que lorsqu'elle suit la grâce. La raison
n'est jamais mieux protégée contre l'erreur, que lors-
qu'elle prête l'oreille à la foi. La société civile n'a pas.
besoin de craindre que ses fins, ses moyens, ses dispo-
sitions soient jamais restreints, là où elle se dirige sans
LE MARIAGE ET LE ROYAUME DE DIEU 421
réserve d'après la loi de Dieu, et où elle s^init dans une
alliance sincère avec l'Église. Elle peut en être d'autant
plus sûre que la surnature, quand même elle n'agirait
pas ainsi par motif de justice envers la nature, y est obli-
gée à cause de son propre avantage, car le royaume de
Dieu s'affaisserait lui-même, comme ce colosse qui repo-
sait sur des pieds d'argile, s'il voulait léser dans leur
force naturelle propre, ses membres dans lesquels il
s'incarne ici-bas et commence à se réaliser. D'après le
plan divin du monde réalisé dans l'histoire, le domaine
terrestre avec toutes ses formes sensibles, n'est pas
quelque chose d'accidentel ou d'indifférent, mais il est
une partie tout à fait essentielle de ce qui doit former le
royaume de Dieu à la fin du temps et dans l'éternité.
Personne ne doutera que Dieu aurait pu créer un autre
ordre dechoses, mais d'après celui qui existe, son royau-
me ne peut s'achever que par la coopération de la société
terrestre.
On voit clairement maintenant ce qu'est le mariage, 5.-Lema-
et ce qu'il doit être là où sont admis l'ordre surnaturel moyen pour
établir le roy-
et son union intime avec 1 ordre naturel. 11 est le moyen aume de Dieu
•^ est religieux
institué par Dieu, le eerme par lequel l'humanité et le p^"" ^^^"^l^ «*
. *^ 7 o r u sacrement.
I royaume de Dieu peuvent se perpétuer. Sans mariage,
point de société humaine ; sans société humaine point
de royaume de Dieu. L'achèvement du royaume de Dieu
suppose l'ordre naturel de la communauté des hommes.
Du mariage provient l'humanité sous l'influence de la
bénédiction naturelle de Dieu. De l'humanité grandit le
royaume de Dieu parla fructification surnaturelle que
Dieu lui donne. Dans le mariage. Dieu pose la pierre
fondamentale, et dans son royaume la pierre finale. C'est
lui qui prend soin du passage du temps à l'éternité et
de l'humanité en même temps. Par le mariage, l'homme
fait le premier pas dans l'exécution de la fin divine.
Dans l'ordre actuel du monde, le mariage est donc éta-
bli par Dieu comme condition préliminaire absolument
nécessaire pour réaliser le royaume de Dieu.
422 LA FAMILLE
De là résulte la doctrine de la Révélation (1) et de l'E-
glise (2) sur le mariage. Comme moyen essentiel abso-
lument nécessaire pour l'établissement du royaume sur-
naturel de Dieu, le mariage est également quelque chose
de surnaturel. De même que dans le royaume de Dieu,
le naturel et le surnaturel sont étroitement liés l'un à
l'autre, et que les deux forment un tout, ainsi en est-il
dans l'union des époux. Le mariage chrétien est donc
un sacrement, et depuis que Jésus-Christ a fondé son
royaume, un sacrement par sa nature. Validement reçu
il est un sacrement pour le chrétien ; et par le fait même
qu'il est reçu comme sacrement, il est reçu validement.
Le sacrement n'est pas quelque chose qui s'ajoute seu-
lement au contrat civil et qui peut en être séparé (3) ;
mais le sacrement est le contrat lui-même. Il est sacre-
ment partout où des hommes qui sont obligés par le
baptême à réaliser le royaume surnaturel de Jésus-
Christ, — par conséquent aussi des hérétiques ou des
chrétiens sans foi, — font un contrat de mariage va-
lide (4). S'il n'est pas valide comme sacrement, il n'est
pas valide non plus comme contrat de mariage natu-
rel (5). Il n'y a parmi les chrétiens aucun doute à ce su-
jet (6). L'Eglise ne peut et ne doit dévier de ce principe,
et elle n'en déviera pas non plus, dût-elle s'exposer aux
plus grands désagréments (7).
(i)Eph., V. 32. — (2) Conc. Trident, s. 24, dematr., c. 1.
(3) Sijllabiis errorum, prop. 66.
(4) Petrus de Ledesma, ThcoL mor., matr., c. 2, 9. 17 (Douai, J630,
747 sq.). Schmalzgrueber, Jus can., t.ïV, de matr., l, 303, 304. Phillips,
Lehrbuch des Kirchenrechtes, (1) 942.
, (5) Plus IX, alloc, 27 sept. 1652 [Enchir., 1501).
(6) Autrefois les théologiens et les canonistes purent discuter si un
contrat de mariage pouvait être valide sans sacrement. La majorité
a toujours e'te' pour Tindivisibilité des deux choses. Cf. Schmalz-
grueber, Jus can. IV. de matr., 1, 301, 302 (Ingolstadt, J715, IV, 120
sq). Beaucoup ont admis que, (par suite du manque d'intention), on
peut empêcher la réalisation du sacrement, mais ils devaient aussi
admettre que parla, il y avait obstacle à la réalisation du contrat.
Cf. Sanchez, De matr., 1. 2, d. 10,6.
Tout doute disparaît après la décision de l'Eglise citée plus haut.
(7) Ainsi Pie IX à Victor Emmanuel en 1852.
LE MARIAGE ET LE ROYAUME DE DIEU 423
D'après ce que nous avons dit, il est clair que le
mariage devient moyen surnaturel de réalisation du
royaume de Dieu, c'est-à-dire sacrement, au moment
où il est contracté conformément au droit, et que c'est
le contrat qui fait de lui un sacrement. Pour l'élever à
cette dignité, il n'est pas nécessaire qu'il s'y ajoute
quelque chose de nouveau. Le caractère de sacrement
ne peut donc pas être séparé de lui par l'intention mau-
vaise de ceux qui le contractent.
Lorsque des chrétiens contractent mariage, ils ac-
complissent le sacrement. En cela le mariage diffère des
autres sacrements. Dans tous ceux-ci, il faut une per-
sonne étrangère qui accomplisse au nom de Jésus-Christ
et de son Église l'action sainte sur celui qui reçoit le sa-
crement. Ici^ ceux qui le reçoivent sont, dans une et
même personne, ceux qui le dispensent. Ainsi le ma-
riage que les chrétiens contractent est saint, ainsi le
fardeau dont ils se chargent est sublime. De même que
par le mariage, ils exercent dans Tordre naturel une
charge publique, au service et à l'avantage de la société
humaine, de même ils en exercent une pour le bien du
royaume de Dieu dans l'ordre surnaturel. Mais quicon-
que occupe un emploi public, une situation officielle,
reçoit aussi toute puissance et force nécessaire de celui
au nom duquel il agit. Ici, ils accomplissent la tâche et
tiennent la place de Jésus-Christ lui-même, le chef, le
prêtre, le promoteur du royaume de Dieu sur terre. C'est
pourquoi ils reçoivent directement de lui les grâces dont
ils ont besoin pour leur haute vocation. Ce n'est pas le
prêtre qui consacre leur alliance et conclut le mariage ;
mais eux seuls le font, car dans ce cas, ce sont eux et
non le prêtre qui sont les représentants de Jésus-Christ.
Chaque mariage renouvelle et continue l'alliance que
Jésus-Christ a conclue entre le ciel et la terre, entre la
nature et la surnature, parla fondation de l'Eglise. Or,
les rénovateurs et les continuateurs de cette alliance ne
sont pas autres que les époux. C'est là ce qui rend leur
424 LA FAMILLE
alliance si inexplicablement grande, et si sainte de sa
nature. Le prêtre ne fait que les bénir à la place de Jé-
sus-Christ, afin qu'ils reçoivent la grâce nécessaire à leur
tâche difficile et sublime ; mais il n'a pas besoin de sanc-
tifier leur alliance, et il ne pourrait le faire quand même
il le voudrait. Par sa nature, celle-ci est aussi sainte
que l'Eglise elle-même, de sorte que toute bénédiction
de cette dernière, ne peut rien y ajouter. Scheeben a dit
très justement à ce propos, que le prêtre n'était pas né-
cessaire au contrat du mariage pour que celui-ci de-
vienne saint ; mais qu'il y était seulement parce qu'il est
saint (1).
6.-Lema- Lc Douvoir dc l'Edisc et la présence de son ministre
nage comme ^ o i
sacrement et qj^[ daus Ic mariasc, une si2:nification tout autre. Il va
comme allian- ' c ' o
dépenïant^dl ^^ ^^î quc Ic contrat dc mariage étani une institution de
Sgiïiatfon! droit public, qui a une influence considérable sur le bien,
de la totalité, ne peut être abandonnée exclusivement à
l'arbitraire des personnes privées. Il y a tant de ques-
tions relatives au bien des enfants, à la fortune, au bon-
heur, et à la stabilité de l'union matrimoniale, à la paix
de la société, qu'on peut dire que le maintien de la sé-
curité publique et de l'ordre est intimement lié avec lui.
Un représentant du pouvoir public doit pouvoir se con-
vaincre que l'alliance conclue ici n'offre, dans aucune
de ses dispositions importantes, un danger pour le repos
public. Ce n'est que dans cette hypothèse que la société
peut se charger d'une garantie envers l'alliance, et lui
assurer la protection du droit public.
Mais le mariage n'est pas de sa nature seulement une
afPaire civile ; il est aussi une affaire religieuse. Con-
tracté entre chrétiens, il l'est encore davantage. En se
réalisant comme alliance naturelle, il devient par le fait
même un état surnaturel. Les deux choses sont insépa-[
râbles et essentiellement liées ensemble. En matière
matrimoniale, elles n'en forment qu'une, comme un être
(1) Scheeben, Mysterien des Christenthums, 586.
LE MARIAGE ET LE ROYAUME DE DIEU 425
vivant qui, à sa naissance, se compose de corps et d'âme.
S'il n'y a pas de corps viable, il n'y a pas d'âme non
plus ; et là où Dieu ne crée point d'âme, il n'y a point de
corps vivant. Si le mariage n'est pas valide comme
alliance naturelle, il n'est pas non plus un sacrement sur-
naturel. S'il n'y a pas de sacrement, il n'y a pas de con-
trat. Donc tout dépend de ce que le mariage soit valide
comme sacrement, aussi bien la validité naturelle, que
chacune des conséquences qu'il entraîne à sa suite, pour
le bien de la société et l'ordre de droit naturel public.
Oui^ le mariage comme sacrement est une des questions
les plus importantes pour la stabilité de l'ordre surnatu-
rel public, pour le royaume de Dieu. Or, son plus haut
représentant ici-bas est l'Église. Il est donc clair que
comme sacrement, le mariage est soumis à ses prescrip-
tions et à sa haute surveillance ; mais il lui est par là ^
même soumis comme alliance naturelle, c'est-à-dire
dans sa situation sociale, et dans l'influence immense
qu'il exercé sur le bien public. Comme interprète de la
loi divine, l'Eglise doit savoir et décider en dernier res-
sort, à quelles conditions, d'après la volonté de Dieu,
le mariage comme sacrement et comme alliance natu-
relle est valide, et dans quels cas il n'est valide ni au point
de vue naturel, ni au point de vue surnaturel. Comme
puissance à laquelle, d'après les paroles non équivoques
du Seigneur, il convient de lier et de délier sur terre
tout ce qui sera hé et déHédansle ciel(l ), elle a le droit,
même le devoir, d'assurer le maintien de l'ordre public,
religieux, moral et juridique dans le royaume de Dieu,
aussi bien dans le royaume invisible surnaturel, que
dans le royaume visible naturel, en établissant des pres-
criptions et des mesures de précaution, de l'observation
desquelles dépend des deux côtés la validité de l'al-
hance (2).
(1) Matth., Xym, 18. — (2) Conc. Trident., s. 24, de matr., c. 4.
surnature.
426 LA FAMILLE
7.-Dépen- D^ lout cecî, il résulte que la doctrine du mariage
a'emreie"'ma- chrétieu est k doctrine de l'union entre la nature et la
ïïaiur^^tia sumature. Abstraction faite du dognne semblable de
l'Église, il n'y en a évidemment pas d'autre dans lequel
le principe que nous venons de citer, et qui forme la
base de la conception chrétienne du monde, soit expri-
mé si clairement, si fortement que dans celui du ma-
riage. C'est pourquoi on peut dire avec raison, que le
mariage chrétien donne parfaitement l'idée de l'union
entre le naturel et le surnaturel, en même temps qu'il
en est l'incarnation la plus évidente. C'est pourquoi on
comprend que tous ceux qui attaquent l'Eglise dirigent
aussi leurs coups contre le mariage, et que par contre
personne ne défend ce dernier sans avoir à soutenir la
cause de l'Église. On ne peut, quand même on le vou-
drait, s'en tenir à un seul de ces points de doctrine. En
attaquant l'un, on a déjà rejeté l'autre. Mais qu'on nie
l'un ou l'autre, on brise l'union entre le naturel et le
surnaturel ; et lors même qu'on ne nie pas complète-
ment la surnature, on lui a néanmoins enlevé son in-
fluence sur le monde naturel.
11 était donc dans la nature de la chose, que cette
tendance qui par elle-même est une atteinte portée au
surnaturel, que la Réforme, disons-nous, en faisant la
guerre à l'Église, la déclarât en même temps au mariage.
Luther lui-même avait sous ce rapport la conscience
très inquiète (1). Un jour il affirmait témérairement
ce qu'il retirait le lendemain tout effrayé. 11 aurait bien
voulu conserver au mariage son caractère surnaturel,
mais la structure de l'édifice de la vérité chrétienne est
si merveilleuse, qu'une pierre dépend d'une autre. Si
on en arrache une de l'ensemble, tout le reste suit. 11
sentait qu'il eût été obligé de se soumettre sans répli-
que à l'Église chrétienne, s'il avait voulu conserver au
mariage son caractère divin, et de cette façon à tout
(1) vie vol. Gonf. Xï, 8 sq.
LE MARIAGE ET LE ROYAUME DE DIEU 427
renseignement naturel et surnaturel, pour lequel il
avait un dégoût instinctif.
Ses successeurs furent moins scrupuleux sous ce rap-
port. Plus ils se détachèrent de toute conception reli-
gieuse, plus ils firent bon marché de la qualité religieuse
du mariage. Et pourquoi ne l'auraient-ils pas fait? Quand
tout l'édifice est profané, on ne peut pas plus vénérer
la pierre fondamentale que le sanctuaire. Ainsi, nous
comprenons l'enseignement moderne du protestantis-
me qu'un de ses représentants les plus illustres résume
en ces termes : « Le mariage est un acte politique.
Quelque bienséante que soit la bénédiction de l'Eglise,
elle n'a cependant rien d'essentiel (1). C'est seulement
par l'État et dans l'État, que le mariage devient mariage
dans toute l'acception du mot » (2). Il n'est peut-être
guère d'affirmations dans lesquelles le protestantisme
ait manifesté son opposition au catholicisme, qui re-
présente ici la cause du christianisme. Dans celui-ci
nature et surnature sont unies d'une union indissolu-
ble ; là, il n'y a que la nature, on ne voit aucune trace
de la surnature.
C'est la raison pour laquelle le christianisme, comme 8.-Préten-
1» «■ri , , tions juridi-
nous 1 avons vu précédemment, ne porte en aucune ma- quesetempê-
ch.pni6iits (i6
nière préjudice au droit réel de l'état. Le mariage, — l'état.
nous avons assez souvent insisté sur ce point, — est la
base de la vie publique, par conséquent aussi une insti-
tution de droit civil, qui pénètre d'une façon multiple
les domaines soumis à l'état (3). C'est pourquoi lui aussi
a^ cela va sans dire, un grand intérêt à ce que ses pres-
(1) Rothe, Christliche Ethik, (2), V, 59. — (2) Ibid., II, 462.
(3) Bellarmin, Controv. matr., c. 32 (Coll. Agr. 1615, III, 557, c). Li-
berius a Jesu, Controv. matr., d. 6, n. 284 (Mediol., 4752, VI, 404).
Thomas, 4, d. 34, q. i, a. i, ad 4 ; C. Gentes, 3, 74 ; SnpiU., q. 50, a.
l, adS; Cf. Billuart, De matr., d. 6, a. 2. Sylvius, SuppL, q. 50,
a. q. 5. Sanchez, 1. 7, d. 3. Ledesma, De matr., c. H (Duaci, 1630,
828 sq.). Schmalzgrueber, /. cl, 364 sq. Mart. Ferez, De matr.,
d. 21, s. 5. Drouven, Sacr., 1.9, q. 6, c. 1, § 2 (Venet., 1737, II,
478 sq.).
428 LA FAMILLE
criptions soient prises en considération, et que ses fins
ne subissent aucun dommage. L'Eglise n'a pas seule-
ment reconnu cela de tout temps, mais elle a aussi
pratiquement tenu compte de cette concession dans de
nombreuses négociations avec les états et les gouverne-
ments (1). Le changement le plus décisif, que la légis-
lation du concile de Trente a fait relativement au ma-
riage, provenait précisément de l'intention de réagir
contre les maux, que la forme du contrat de mariage,
telle qu'elle existait jusqu'alors, pouvait entraîner dans
la vie civile (2). On tint compte aussi dans ce concile,
selon que c'était possible, des offres et des propositions
des puissances civiles (3) ; et si jamais le besoin de nou-
velles réformes particulières ou générales se faisait
sentir dans la situation publique, l'Eglise y mettrait de
nouveau la main avec empressement, pour rassurer les
consciences, brider les passions, favoriser les fins du
mariage, et avec tout cela cependant sauvegarder les
intérêts de l'ordre civil (4).
Mais si le pouvoir public, dans une situation qui ap-
partient en même temps si essentiellement aux deux
domaines naturel et surnaturel, prend d'un côté sé-
parément des dispositions sans s'occuper des doctri-
nes fondamentales delà Révélation chrétienne ; s'il pro-
cède à des réformes qui ne sont pas nécessaires dans la
législation du mariage, qui produisent des erreurs de
conscience ; si, pour plier le mariage sous son joug, il
nie le sacrement, ou du moins se conduit de façon qu'il
faille sans cesse revenir sur la question, la discorde est
inévitable ; mais la faute n'est pas du côté du Christia-
(1) Léon XIII, EncycL, 10 février 1880 (Freib., 1881, p. 145 sq.).
(2) Liberius a Jesu, /. c, n. 20o.
(3) Pallavicino, Hist. conc. Trident., 1. 22, c. 4, 27 ; 8, 8.
(4) Ibld., L 22, c. 4 ; 1. 23, c. 8. Tbeiner, Acta Conc/ Trident., II,
314 sq. Tournely, Prœlect. de mair., q. 6, a. 3 (Venet. 1735, XI, 192
sq.). Liberius a Jesu, Controv. de matr., d. 6, c. 18 (VI, 402 sq.).
Gotti, Theol. dogm. matr., q. 3, d. 9 (Bonon. 1734, XIV, 212 sq.).
Billuart, De matr., d. 6, a. 12. Sanchez, De matr., 1. 3, d. 4.
LE MARIAGE ET LE ROYAUME DE DIEU 429
nisme. Ceci s'applique particulièrement lorsque la lé-
gislation civile sépare du sacrement le contrat de ma-
riage public. Or, l'institution du mariage civil, celle du
moins du mariage soi-disant facultatif ne cherche pas
autre chose. Si les lois civiles laissent chacun libre de
se marier à l'église ou civilement, c'est évidemment
contraire à l'enseignement chrétien, qui n'admet pas
qu'un mariage puisse être valide comme traité sans être
sacrement. 11 nous semble cependant, que même à notre
point de vue, nous pourrions donner une autre inter-
prétation plus bénigne, nous nous gardons de dire une
approbation complète , au mariage civil obligatore .
Celui-ci oblige tout le monde à se soumettre aux pres-
criptions qu'il a plu à l'état de lui donner, pour sau-
vegarder ses intérêts. Or l'état ne s'occupe pas de
savoir s'il se soumet aux prescriptions chrétiennes. Par
le mariage civil, il déclare simplement que les époux ont
satisfait à ses lois, et que de son côté, il n'existe plus
d'obstacle pour faire le pas ultérieur que l'ordre divin
impose à chacun. Cet acte ne leur donne ni devant leur
conscience, ni devant l'état, un droit de dire qu'ils ont fait
tout ce à quoi ils sont obligés, puisque ce dernier fait
xcomplètement abstraction de toutes les obhgations qu'ils
avaient encore à accomplir.
Autre est aussi la question de savoir si l'état admet-
tra notre interprétation ; mais nous la donnons quand
même, parce que d'un côté elle est possible au point de
vue du droit, et d'un autre côté elle peut être admise
non seulement pour la tranquillité de ceux qui se ma-
rient, lesquels peuvent être mis si facilement dans un
dur embarras par cette loi, mais aussi pour l'excuse si-
non de l'état, au moins du grand nombre de ceux qui
ont coopéré à l'introduction de telles lois. Car c'est
clair. Si le mariage est considéré simplement comme
un contrat civil, deux droits sacrés sont violés profon-
dément. Vouloir forcer les subordonnés à se soumettre
à un acte civil, après lui avoir attribué une importance
430 LA FAMILLE
que leur foi, leur conscience, leurs convictions rejettent,
signifie porter une grossière atteinte à la liberté de cons-
cience, à laquelle tous ont prêté serment. Mais relative-
ment au Christianisme, un tel procédé, surtout s'il est
joint au geste facile et bien connu de porter la main
sur la garde de l'épée, signifie que pour le moment, on
se sent assez puissant pour lui disputer les droits qui
lui ont été assurés par serment, ces droits dont elle a
besoin pour affermir les dogmes qui lui sont confiés par
Dieu, et sauvegarder les âmes du péril de leur perte.
9. - Les Aucun homme perspicace ne s^y trompe. Dans ces
i'Egii?eeti'é- questions, il ne s'agit ni de la prétention de vouloir avoir
raison, ni de préséance hiérarchique ; il s'agit de cho-
ses d'un ordre incomparablement plus élevé, et que la
religion chrétienne ne peut pas livrer. Les gouverne-
ments savent très bien, et le chancelier d'état Harden-
berg lui-même en rend témoignage au nom de son expé-
rience, qu'il n'y a aucune puisssance avec laquelle il soit
aussi facile de traiter qu'avec l'Eglise (1). Depuis le com-
mencement, depuis leé jours des Lucifériens et des Do-
natistes, depuis le moyen âge, depuis les Catharres et
les Jansénistes jusqu'à ce jour, il y a toujours eu dans
son sein des esprits inquiets et surexcités qui lui ont
reproché d'exercer beaucoup trop de condescendance
envers le pouvoir d'état, et de se prêter toujours à de
nouveaux arrangements dont elle doit prévoir l'inutilité,
bien qu'elle ait été trompée des milliers de fois. Mais
croit-on qu'elle ignore cela? Si, comme on le lui repro-
che, il s'agissait seulement pour elle d'avoir raison à
tout prix, et de n'abandonner aucune de ses prétentions,
croit-on qu'elle se plierait ainsi à ces exigences, pour en
recueillir de nouvelles illusions? Non ! mais elle doit
profiler de toute possibilité, même de la plus invraisem-
blable, et toujours elle tend la main dans chaque arran-
gement, même là où elle prévoit d'avance l'inutilité de
(i) Hurter, Geburt und Wledergeburt, (2) II, 285
LE MARIAGE ET LE ROYAUME DE DIEU 431
ses démarches, précisément parce qu'elle ne succombe
pas à l'envie de dominer; mais parce qu'il s'agit pour
elle uniquement du salut des âmes (1 ). Mais même lors-
qu'il s'agit de la vérité et du salut des âmes, il y a une
limite où il est dit : Jusqu'ici et pas plus loin.
C'est le motif pour lequel il ne faut pas attendre de sa
part une condescendance plus grande dans cette ques-
tion. Dans l'extrême nécessité, on renonce bien à quel-
ques prétentions ; mais jamais au salut d'autrui, ni au
droit dont on a la garde. Or, ceux qui combattent le ma-
riage avec ces armes, rejettent aussi son caractère reli-
gieux. Ceux qui veulent arracher l'école à l'Eglise sont
plus sincères. Ils disent eux-mêmes que le but de leurs
efforts est de démolir la base chrétienne de l'instruction
et à plus forte raison de l'éducation, c'est tout naturel.
Oui, il en est ainsi, que ce soit consciemment ou non,
tous les champions du mariage civil, et tous ceux qui
combattent pour la séparation de l'église et de l'état,
n'ont d'autre but que de détacher la famille, l'éducation
et tout ordre naturel de sa base et de sa fin chrétienne,
en un mot de déchristianiser le monde.
Ici comme partout, la véritable cause de toutes ces
luttes est donc l'ancienne erreur toujours la même, que
nous avons déjà rencontrée tant de fois, l'erreur qu'il
ne peut y avoir sur terre deux ordres, un ordre naturel
et un ordre surnaturel dont le premier doit tenir compte
partout, mais que désormais l'ordre naturel seul existe,
à Texclusion de tout ce qui est surnaturel. Si l'état croit
servir sa cause par l'acceptation de cette erreur fonda-
mentale, qui vise inévitablement à la suppression de
toutes les vues chrétiennes, nous ne pouvons que plain-
dre une telle illusion et non l'empêcher. Mais si par son
exécution violente dans la vie publique, il met des mil-
liers de personnes dans l'embarras le plus pénible, et
dans la nécessité de mettre sous sa protection ce qu'elles
(1) Cf. Hurter, Gehurt und Wiedergeburt, (2) II, 289 sq. (Ire édit. III,
85 sq.).
432 LA FAMILLE
ont de plus cher, ce qu'elles ne donneraient pas au prix
de leur vie, leur conscience, leur foi, leur-dévouement
confiant, cette conduite ne peut lui rapporter ni honneur,
ni avantage. Que des sujets qui sont ainsi lésés dans leurs
droits, qui, malgré le péril où ils se trouvent relative-
ment à leur fin dernière, et malgré la raillerie froide, le
mépris déshonorant avec lequel on répond à chaque ré-
clamation contre l'asservissement de leur conscience,
conservent néanmoins fidélité à l'état ; que ces sujets
n'appartiennent pas à ses membres les moins nobles^
aucun défenseur des revendications d'état les plus hau-
tes ne nous le contestera. Ne méritent-ils pas d'autre
récompense que celle de voir l'état troubler la paix de
de leur cœur, soumettre leur conscience à une contrainte
continuelle, et les briser dans le plus profond de leur
âme? Puissent donc les chefs d'état avoir pitié de leurs
sujets les plus fidèles, et voir enfin sérieusement où il
faut chercher leurs véritables amis^ leurs conseillers
sincères et leurs avantages durables !
lo.-Leciei Mais cck doit être ainsi, et cela a aussi son beau côté.
Le royaume de Dieu se développe ici sur terre, comme un
lis au milieu des épines et comme le rosier qui produit
ses belles fleurs sur un tronc épineux. Si la fleur merveil-
leuse et déhcate de la virginité, que pourtant le Sauveur
lui-même appefle la meilleure part, ne prospère* qu'au
prix de durs combats (1), il serait alors injuste qu'on
puisse cueillir sans peine les magnifiques fruits du ma-
riage. Celui qui veut jouir des fruits ne doit pas crain-
dre la peine. Celui qui a éprouvé la bénédiction du ma-
riage, celui qui veut sentir en lui sa force sanctifiante,
doit savoir que ce qui est saint s'acquiert d'abord par
le glaive (2), et ne prospère dans le plus intime du cœur
qu'au mifieu de tempêtes et de labeurs continuels. Le
mariage est un état saint, mais aussi un état de sacri-
fice, de reniement, de purification continuelle et d'en-
(1) Sap., IV, 2. — (2) Matth., X, 34.
sur terre.
LE MARIAGE ET LE ROYAUME DE DIEU 433
noblissement sérieux de soi. Pour accomplir ses fins
difficiles, Dieu a répandu sur lui sa grâce, dans la me-
sure la plus abondante. Par lui, le ciel s'incline littéra-
lement vers la terre et élève celle-ci jusqu'à sa hauteur.
Oui, c'est vrai, le mariage est le ciel sur la terre, non
le ciel du plaisir, mais le ciel de la grâce, qui donne la
force de supporter tous les sacrifices, et qui rend ca-
pable de tous les triomphes personnels. Celui qui reçoit
sa grâce et sait l'utihser fidèlement dans le but pour
lequel elle est donnée, celui-là vit encore sur la terre
et éprouve chaque jour en lui ce qu'est cette vie, mais
au milieu de tous ces fardeaux, il se sent pourtant attiré
vers le ciel et soutenu comme le fer l'est par l'aimant,
et il goûte déjà la récompense des luttes livrées pour
arriver à sa fin la plus élevée^ cette paix du cœur qui
est en effet le ciel sur terre. S'il a fallu que le Christ
souffrit pour entrer dans sa gloire (1), puissent tous
ceux qui embrassent l'état du mariage se tenir pour dit
que le royaume de Dieu, pour l'expansion duquel ils se
chargent de ce fardeau sacré, ne produit son doux fruit
de paix que pour ceux qui se sont rendus dignes de lui,
par la patience, la discipline et la justice (2).
(1) Luc, XXIV, 26. — (2) Hebr., XII, 11.
28
DIX-HUITIÈME CONFÉRENCE
LE MARIAGE COMME SEMENCE DIVINE.
1. Philosophie et esthétique du mariage. — 2. Le triple lien qui
unit les parents et les enfants. — 3. Mal que cause la question
scolaire moderne. — 4. La doctrine enseignant que l'état a un
droit de propriété sur les enfants. — 5. L'éducation est un do-
maine qui intéresse la famille, l'état et l'Eglise. — 6. L'instruc-
tion et l'école sont des affaires sociales. — 7. L'éducation et une
vie religieuse sont inséparables. — 8. L'éducation est soumise à
l'Église. — 9. Ce n'est qu'en donnant ses soins à la semence di-
vine que la société travaille à sa prospérité.
1.- Philo- Peu d'hommes ont aussi souvent l'occasion d'enten-
sophie et es-
marTe ^"^ ^^^ ^^^ plaintcs sur le contraste entre l'idéal et la réa-
lité, et d'apprendre cette différence dans toute sa gran-
deur, que le pasteur des âmes, chargé d'intervenir dans
des questions de mariage, soit pour donner des con-
seils, soit pour apaiser des différents, soit pour s'inter-
poser comme arbitre. S'il lui semble bon, avant que
tout soit réglé, de donner un avertissement pour inviter
à la réflexion, on lui répond que si cela dépendait dej
lui, la vie aurait vite perdu sa joie et ses charmes. Et
quelques jours après que le pas décisif est fait, voilà
que ces mêmes personnes viennent le trouver, et se
plaignent de s'être terriblement illusionnées en croyant]
au bonheur et à l'humanité. S'il essaie de pondérer lesj
premières impressions d'un cœur qui n'est pas encore
familiarisé avec la réalité, alors on lui dit qu'il lui est
facile de parler, qu'il ne sait pas quelle distance sépare
l'apparence et la réalité. Pourtant, il le sait par une
expérience souvent répétée sur lui ou sur d'autres. C'est
pour cela qu'autrefois il avait parlé aussi sérieusement.
Son intention n'était pas de détruire l'idéal, mais seu-
lement d'harmoniser la perspective avec les faits. Et
c'est pourquoi il agit de même chaque fois qu'il s'agit
LE MARIAGE COMME SEMENCE DIVINE 435
d'un pas à faire dans la vie. Saint Augustin a déjà donné
le conseil de retenir un peu quiconque veut se consa-
crer au service de Dieu, et de lui dire en conscience qu'il
doit faire ce pas non avec des intentions juives, à cause
des avantages temporels^ mais uniquement par égard
au salut de son âme et à la récompense éternelle (1 ).
C'est, et ce sera toujours le plus grand service qu'on
puisse rendre à quelqu'un dans des affaires décisives.
Des jeunes gens à la tête chaude, au cœur ardent, qui se
précipitent à notre porte pour recevoir une prompte ré-
ponse à la question : dois-je entrer en religion ? dois-je
me marier? se sentent souvent blessés quand ils sont
accueillis avec cette douche glaciale. Mais Teffet ne sera
probablement pas de longue durée quand on leur aura
tenu ce langage : C'est vous qui devez vous-même tran-
cher la question, car c'est vous qui supporterez les con-
séquences. Réfléchissez-y donc bien. Pour moi, voici
tout ce que je puis vous dire : Si vous n'attendez que du
miel, vous vous apercevrez de votre méprise avant peu.
Mais si vous cherchez le ciel sur terre dans la prose ac-
tive et passive, au lieu de la chercher dans une stérile
poésie ; si vous ne demandez pas que d'autres vous ap-
portent le bonheur, mais si vous êtes prêts à vous le pro-
curer à vous-mêmes par abnégation intérieure, et aux
autres par des sacrifices extérieurs, vous ne serez pas
trompés, et vous trouverez sur terre plus d'idéal et de
poésie que vous ne l'auriez cru.
Dans ce monde, il n'y a qu'un seul chemin qui con-
duise à la paix, c'est une conscience pure, un cœur qui
est d'accord avec Dieu, une volonté prête à tous les sa-
crifices. Les heures où il faut accomplir l'aride devoir
^onl nombreuses ; celles de l'enthousiasme sont rares.
Il faut acheter les courts moments de la transfiguration
par de longs jours, souvent par de longues années d'ab-
négation. La prose est une règle générale dans la vie,
(1) Augusfc., Catech. rud., 16, 24 ; 17, 26 sq.
4,36 LA FAMILLE
elle en forme la base; la poésie n'est qu'un ornement des
iours de fête ; mais une bonne prose est plus importante
et plus difficile qu'une poésie enchanteresse. Ce serait
cependant une grande erreur de croire que la prose n est
pas poétique. Celui qui en est bien maître peut lui don-
ner de la ligueur, de l'énergie, et avec elle se préparer
ainsi qu'aux autres une gloire plus belle et plus durable,
que par n'importe quelle poésie. La félicité la plus pure
qu'otîre cette vie est la conscience d'avoir été utile et
d'être devenu meilleur ; mais cette conscience, il faut
l'obtenir. Or les meilleurs moyens pour cela, sont letra-
vail et le sacrifice.
Telle est la philosophie et l'esthétique, en un mot la
sagesse du mariage. Mais s'il en est ainsi, on ne peut
contester que, d'après l'idée qu'on a de lui, idée qui est
inculquée par la Révélation, il contient une haute poésie
et représente le véritable idéal. La Révélation évite avant
fout de faire chercher la beauté du mariage dans des
sentiments doux et fugitifs, qui ne laissent après eux
qu'amertume, mais dans le plaisir pour le travail et dans
l'empressement pour le sacrifice, deux choses dont la
matière ne fera jamais défaut. La joie pour le sacrifice,
les époux la trouvent dans la vie commune ; l'impulsion
pour leur activité est dans le devoir d'élever les enfants.
^ _^,,i ' En donnant des enfants aux époux, Dieu bénit, con-
•pie ' lien^qùi g^jg g^ affermit leur alliance dans une mesure qui dépasse
MÙetlesen- ^^^^g description. A partir de cette heure, ils s'appar-'
tiennent par de nouveaux liens si étroits, qu'il est impos
sible de les briser, à moins d'avoir foulé aux pieds le
sentiments les plus profonds et les plus naturels d
l'homme. Il n'y a pas d'explication humaine à donner d
l'amour des parents envers les enfants, parce qu'il i!
provient pas d'une disposition humaine, mais qu'il e.
une loi immuable de l'ordre naturel créé par Dieu. Sai
doute des hommes, comme Edouard de Hartmann, qij
nient cet amour, ne peuvent pas comprendre commei
une dame de distinction qui a fait jusqu'à présent s
LE MARIAGE COMME SEMENCE DIVINE 437
délices d'Homère et de Shakespeare puisse éprouver du
plaisir et même un ravissement, en présence du bégaie-
ment inintelligible d'une masse de chair toute boursou-
flée, comme ils appellent l'enfant, et croient voir en cela
la meilleure preuve que l'esprit raisonnable ne se dis-
tingue pas de l'instinct sensible. Mais en abaissant un
des sentiments les plus délicats, l'amour maternel, cet
amour sacré, à un instinct animal, sans conscience de
lui-même, ils ont porté leur propre condamnation, et
ont en même temps prouvé qu'il n'y a point d'explica-
tion et point de sécurité pour la nature et pour les cho-
ses les plus naturelles, si on n'en reconnaitpas l'auteur
et le protecteur dans la personne de Dieu. Or il y a un
Dieu de qui proviennent les lois de la nature sainte et
immuable, et voilà pourquoi c'est une loi sacrée que les
parents, avec tout leur être, soient attachés à leurs en-
fants, et se sentent obligés de prendre soin de toutes fa-
çons de ce bien si cher. Plus cette tâche leur cause de
travail et de peines, plus il en résulte un nouveau lien
moral qui les unit aussi bien entre eux qu'avec leurs
enfants. On sait ce qu'est la fraternité des armes. Et
quand deux personnes étrangères l'une à l'autre se sont
par hasard prêtées un mutuel secours, dans un péril de
! roule ou d'hôtel, il s'établit entre elles des relations qui
jne s'effaceront plus jamais. Des terreurs et des sacrifices
supportés en commun, des services qu'on s'est rendu
dans des heures difficiles, des preuves d'attachement
sincère qu'on s'est donné dans des moments d abatte-
ment ; mais avant tout, les mêmes craintes, les mêmes
projets relatifs à un avenir incertain, critique, sont un
i moyen merveilleux pour rendre les cœurs tendres et les
I fondre en un seul. Or ceci se passe presque chaque jour
'dans l'éducation des enfants.
De là résulte ce ciment qui unit ensemble le cœur des
' parents, bien mieux que la soudure ne réunit deux la-
I mes de plomb, et cet amour jaloux pour les enfants,
! dont la poule et les poussins sont l'image. Plus il y a de
438 LA FAMILLE
soucis, plus il y a d'amour. Chagrins, croix et souffran-
ces sont ce feu qui purifie l'amour naturel ou mieux dit
transforme l'amour passionné en amour vertueux. C'est
pourquoi les parents qui ont une fois commencé à faire
des sacrifices pour leurs enfants, sacrifieraient plutôt
leur vie que ces êtres qui leur sont si chers. Ce qu'on
ne peut concevoir, c'est que les parents livrent, sans
combattre jusqu'à la dernière extrémité, leurs enfants à
des exigences non autorisées ou à des empiétements de
la part du pouvoir public. Us ne voudraient pourtant pas
se rendre le témoignage qu'ils n'ont jamais fait de sa-
crifices pour eux !...
Pour tout dire, des parents chrétiens sont unis entre
eux et à leurs enfants par un troisième trait d'union qui
surpasse de beaucoup les deux précédents. C'est seu-
lement par la présence des enfants, qu'ils commencent
à sentir la sainteté de l'alliance qu'ils ont contractée de-
vant Dieu et avec Dieu. C'est précisément en vue de la
descendance, que celle-ci a été revêtue par Dieu de la
dignité de sacrement. C'est aussi dans cette vue, qu'ils
se sont unis tous les deux ensemble et tous les deux
avec Dieu par un contrat solennel, et voilà que Dieu-
leur envoie un gage visible d'acceptation, de ratification
et de bénédiction du traité. Par les enfants, Dieu entre
donc en quelque sorte lui-même visiblement comme
tiers dans l'alliance. Lorsque les parents voient leurs
enfants, ils voient la réalisation du caractère religieux,
de la fin la plus prochaine, et de la bénédiction divine
de leur union ; et ils n'ont pas besoin de plus amples ex-
plications sur la tâche du mariage, qui est de servir à la
propagation du royaume de Dieu, sur sa nature reli-
gieuse et sainte et sur la belle parole de l'Ecriture:
(( Qu'est-ce que l'Éternel demande dans le mariage,
sinon qu'il en sorte une race d'enfants dignes de
Dieu? » (1).
(l)Malach., II, 15.
moderne.
LE MARIAGE COMME SEMENCE DIVINE 439
Par suite de cette triple considératioa, des parents 3._Maiquo
consciencieux, fidèles au devoir, ne peuvent faire au- ffoT'scE
trement que de penser avec une certaine anxiété aux
lourdes obligations dont ils se chargent, relativement à
l'éducation de leurs enfants. Et quiconque pèse d'un
côté la grandeur et la gravité de cette tâche, d'un autre
la disposition du cœur paternel, n'osera dire qu'ils peu-
vent aller trop loin dans leurs scrupules. Mais si, par sa
nature et dans des conditions normales, la tâche des
parents relativement aux enfants est si difficile et si
pleine de responsabilités, qui leur en voudra s'ils disent
aujourd'hui, qu'il y a lieu de réfléchir sérieusement
avant de se marier, puisque la plupart des difficultés de
l'autorité publique se rapportent à la personne et à
l'éducation de ceux qui les font se charger de ce pénible
fardeau, surtout que ces difficultés, ils peuvent d'autant
moins facilement les vaincre, que ceux qui les font naî-
tre ont la facilité d'invoquer la lettre de la loi, et au be-
soin d'avoir recours à la force, pour couvrir leurs em-
piétements violents.
Les parents qui parlent ainsi ont raison. La manière
dont la question est comprise aujourd'hui est en etfet
loin d'être pour eux un secours dans les fonctions diffi-
ciles de l'éducation ; elle est au contraire le plus grand
obstacle à l'exercice de leur vocation déjà si difficile
sans cela. La question d'école, on peut le dire sans exa-
gération, est devenue un des pires fléaux de notre épo-
que. Grâce à la dissolution de toutes les situations qui
existaient jusqu'à présent, on peut dire que presque
tout ordre s'est transformé en question. Le seul mot
de question signifie déjà un état de choses embrouillé,
sans solution. Qu'on songe un peu à la réputation que
notre siècle est en train de se faire devant la postérité
avec toutes ces questions! Au lieu d'un ordre social,
nous avons une question sociale; au lieu de situation
normale dans l'ordre politique, et dans l'ordre écono-
mique, nous avons une question industrielle, une ques-
440 LA FAMILLE
tion ouvrière, une question agricole et cent questions
politiques. Qu'y a-t-il encore qui ne soit pas mis en
question? De cette vocation des femmes, rendue si évi-
dente par les lois de la nature et de la morale, a surgi
la question sur le rôle de la femme ; de la vie de famille,
cette pierre fondamentale de l'ordre social, s'est élevée
une question domestique. Là encore, qui s'étonnerait
du décousu de notre vie? Nous avons assez de questions
pour mettre en désunion, dans leurs droits et leurs
rapports les plus sacrés, hommes et femmes, états qui
ne peuvent se passer les uns des autres, villages de pay-
sans, maisons perdues dans des vallées au fond des
montagnes, et pour aigrir entre eux les meilleurs amis.
Mais une question qui est propre à empoisonner la
vie à sa source, et à faire naître dans le cœur de l'enfant,
la semence diabolique de l'indocilité, du doute, de l'ef-
fronterie, ne s'était pas encore présentée. Et voici venir
la question d'école, ou mieux dit la question de l'en-
fant. Oui c'est une question inouïe. A proprement parler,
que veut dire ce mot? Si seulement on avait posé la
question ainsi: Qui a des devoirs envers l'enfant? Ce
serait déjà assez triste d'être obligé de l'entendre sous
cette forme ; mais voici qu'elle est conçue en ces ter-
mes : A qui appartiennent les enfants? Est-ce que par
hasard, les enfants ne sont que des instruments dont
un parti se sert pour arriver à ses fins, fins qu'on n'ose
même pas avouer publiquement? Ou, les enfants ne
sont-ils que le bouclier avec lequel on pare les flèches
dans la lutte acharnée qui se déploie sur toute la ligne?
Oui, c'est un fait, il ne s'agit plus que des enfants. Tant
que ceux-ci ne nous appartiendront pas, se dit en lui-
même le libéralisme, nos plans secrets ne se réahseront
jamais. Si une fois, ils nous sont livrés, le monde nous
appartient, quand même nous subirions cent défaites.
Tel est le sens de cette question, que le père de la
Révolution, Rousseau, a léguée au monde avec d'autres
héritages qui ont été payés au prix du sang. Il ne faut
LE MARIAGE COMME SEMENCE DIVINE 441
pas s'étonner que l'art de révolutionner le monde, d'une
manière habile et délicate, ait choisi ce domaine pour
son champ d'action favori. Nous nous servons de fortes
expressions, nous le sentons ; mais l'amour fait homme
lui aussi entrait dans une sainte colère, quand il pen-
sait à cette question, qu'il maudissait un tel scandale
et parlait de meule de mouhn et d'abîme de la mer (1).
Mais, y a-t-il une parole qui puisse être trop sévère, dans
une question où est mis en jeu tout ce qu'il y a de plus
saint, dans une question qui, au témoignage de Platon,
est plus difficile et exige une plus grande circonspection
que toute autre (2), dans une question où tout jeune
homme sans éducation, et tout brouillon, en rupture de
ban avec sa vocation d'éducateur, se permet de conseil-
ler, de décider, de soupçonner, de détruire et d'assassi-
ner, sans avoir seulement la moindre notion de la ques-
tion dont il s'agit. Ici aussi, s'applique le dur proverbe
des anciens : « plus l'art est difficile, plus il y a de gâte-
métier (3) ». Si seulement il n'y avait pas tant d'àmes
i nnocentes qui paient par leur mort éternelle les recet-
tes de ces gâte-métier !
Le seul nom de question scolaire est déjà une preuve
d'ignorance, et ne s'agirait-il que de celui qui doit faire
la classe, et de ce qu'on doit infuser à l'école aux pau-
vres victimes qui s'y présentent, que nous regretterions
déjà les flots d'encre que cette discussion a fait couler.
Oui, nous plaignons les pauvres enfants qui, huit années
durant, sont obligés, au prix de leurs yeux et de leur
santé, de se laisser torturer sur les secrets de l'analyse
spectrale, les racines cubiques, l'anatomie, lasaurolo-
gie et mille autres choses qui, comme préparation à leur
vocation future de cuisiniers ou de cochers, sont aussi
inutiles que possible.
Si toute la question se bornait à cela, nous ne ferions
pas tant de bruit autour de ces monstruosités. Ce qui
(0 Matth., XVni, 6, 7. — (2) Plato, Leg. 7, p. 808, d.
(3) Koerte^ Sprichwœrter der Deutschen, (2) 4547.
442 LA FAMILLE
toutefois ne veut pas dire que nous restions indifférent
aux matières qu'on enseigne dans les écoles, et à la fa-
çon dont on les enseigne. Ce que nous voulons dire,
c'est qu'à côté de la question d'éducation, celle-ci est
reléguée au dernier plan. En matière d'enseignement,
notre principe est celui-ci, qui s'applique même à la
religion : Pour des enfants, le moins possible, le plus
simple possible, et le plus court possible. Qu'on ne leur
donne que ce qu'ils peuvent comprendre, retenir, et ce
qui les excite à penser. Mais nous comprenons que ce
serait nager contre le courant que de vouloir prôner ces
vues arriérées. C'est pourquoi taisons-nous, car les
jours sont mauvais. Pour ce motif, nous laissons entiè-
rement de côté l'instruction au sens strict du mot. Le
but qu'on poursuit en réalité porte sur des choses bien
plus importantes. On veut faire croire qu'il s'agit d'a-
méliorer rinstruction, et on vise le cœur et l'àme de
l'enfant. On dit école^ et on veut dire éducation. Voilà
le nœud de cette question, et c'est à ce point de vue
qu'il faut la juger.
4.-Ladoc- L'éducation est le devoir le plus sacré et le droit le
gnaStqueré- plus iuamissiblc dcs parcuts (i). C'est un principe de
droit (Je pro- droit naturcl, que, depuis que les hommes pensent, per-
priélé sur les >
enfants. souue n a mis en doute, excepté les Spartiates et en
partie les Cretois et les Perses (2). Fustel de Coulanges
exagère quand il accuse toute l'antiquité d'avoir porté
préjudice aux droits des parents sur leurs enfants (3).
L'état antique alla loin dans son oppression des droits
privés; mais il n'a pourtant pas nié des droits aussi na-
turels que celui-ci. Sans doute Platon aurait lui aussi
introduit ces principes contre nature dans son pland'é- j
tat social, s'il avait pu le réaliser ; mais il dissolvait la
famille pour pouvoir plus facilement livrer à l'ensemble
(1) Dig., 1,1,1. 1, § 3. Inst., 1,2, prol. ; Ancillon, Gelst der Staats-
verfassungen (1825), 200; Bluntschli, Lehre vom modernen Staatc (5),
II, 460. — Sintenis, CivUrccht (3), III, 121.
. (2) VP vol. conf. XIV.
(3) Fustel de Coulanges, La cité antique, (2) 283 sq.
LE MARIAGE COMME SEMENCE DIVINE 443
l'individu isolé et sans appui. Ces cas exceptés, on
pourrait citer peu d'exemples de ce genre dans les temps
antiques.
Mais ce qui fut partout et toujours la conviction de
l'humanité, la Révolution ne devait pas le respecter,
précisément pour cette raison que c'était resté immua-
ble jusqu'à cette époque. Les chefs de la Terreur érigè-
rent en principe dans leur nouvelle vie paradisiaque, la
pensée glorieuse, comme ils disaient, que l'enfant ap-
partenait d'abord à la République, et que les droits des
parents ne venaient qu'ensuite. C'était faire de l'école
une institution d'état, ramener l'instruction à un moyen
de servir les fins de l'état, et livrer l'enfant à ce dernier,
comme un esclave, comme une chose, car il n'avait pas
encore la valeur d'un citoyen indépendant. Il n'avait
que des devoirs envers l'état, mais pas de droits. Aux
parents, il ne restait plus que l'obligation de prendre
soin de l'enfant ; à part cela, ils perdaient tout droit à
sa formation.
Or, ces doctrines tombèrent sur un sol fertile^ au
moment où une puissance arbitraire rationaliste se fai-
sait un honneur de taillerie droit naturel, comme jadis
dans les parcs des despotes débauchés, on avait donné
aux arbres la forme d'images légères. Les choses devin-
rent pires qu'on aurait pu l'attendre. Le philosophe alle-
mand qui. par ses harangues contre la gallomanie et
pour l'exaltation delà nation allemande, avaitsipuissam-
ment contribué à faire fleurir l'orgueilleuse teutomanie,
se fit sous ce rapport le colporteur de la marchandise
révolutionnaire, et si nous sommes presque lek seuls
maintenante en avoir en réserve, c'est à lui surtout que
nous le devons. Il ne peut être question que les parents
soient obligés à élever leurs enfants, dit Fichle avec un
sang-froid qui rappelle le calme cynique de la Révolu-
tion. Entre le père et Tenfant, dit-il, il n'y a aucune dé-
pendance naturelle fondée sur la liberté et sur la pleine
connaissance de cause. La mère reçoit son enfant par
444 LA FAMILLE
besoin, comme c'est chez les animaux (1). Pour cette
raison, elle n'est même pas obligée de lui conserver la
Yie corporelle, pas plus que l'arbre n'est obligé de por-
ter la branche quia poussé sur lui (2). Au contraire,
elle pourrait dire au père : Tu es la cause de ce que j ai
un enfant, décharge-moi du fardeau de son entretien.
Ce à quoi le père peut répondre avec raison : — n'ou-
blions pas que ce sont les propres expressions de Fichte,
qui autorisent une telle barbarie, — Ni toi ni moi n'a-
vons eu cette intention ; c'est à toi que la nature a donné
l'enfant, ce n'est pas à moi ; alors supporte les consé-
quences qui en résultent, comme il m'aurait fallu les
supporter si elles me concernaient. Quand même les
parents, continue ce singulier apôtre de l'humanité, au-
raient conclu entre eux un traité relatif à l'entretien de
l'enfant, ce traité motiverait seulement une obligation
morale intérieure, mais non une obligation à laquelle
ils puissent être contraints, à moins que l'état ne s'en
soit porté garant (3). De même^, conclut-il, les parents
n'ont pas plus de droits envers leurs enfants qu'ils n*ont
d'obligations. C'est sans raison qu'ils considèrent les
enfants comme leur propriété, et qu'ils prétendent avoir
un droit à leur éducation (4). L'enfant appartient à l'hu-
manité. Si les parents traitaient les enfants comme leur
propriété, ils les lui soustrairaient. De par la loi natu-
relle, ils n'ont comme parents aucun droit exclusif sur
eux, mais ceux-ci appartiennent plutôt en commun à
l'humanité (5). Et de même que les parents n'ont aucun
devoir exigible, de même les enfants n'ont aucun droit
à l'éducation (6).
(1) J. G. Fichte, Syst. d. SittenL, § 27, B. 1. (G. W., IV, 332 sq.).
(2) Id. Grundlage des Natiirrechts nach Vrincipien der Wissenschafts-
lehre. Erster Anhang, § 41 (G. W., III, 356).
(3) Ibid., §42 (in, 357).
(4) J. G. Fichte, Naturrecht. Erster Anhang, § 53, 56 (G. W., III,
363 sq.).
(5) J. G. Fichte, Beitrœge zur Berichtigung der Urtheile iiber die
franzosische Révolution (VI, 142).
(6) Id. Naturrecht. Erster Anhang., § 43, 44 (Kl, 358 sq.).
LE MARIAGE COMME SEMENCE DIVINE 445
A cela, il faudrait encore ajouter que de la part de
parents pauvres, par conséquent chez le plus ^rand nom-
bre, une éducation particulière n'est pas admissible,
par la raison que la pression des petites circonstances
extérieures empêche les enfants de prendre un libre es-
sor vers le monde de la pensée (1). Où le bon philoso-
phe a-t-ilfait cette découverte, que les enfants des gens
riches s'orientent mieux et plus facilement dans le
monde de la pensée que ceux des pauvres, il ne le dit
pas. Comme on le sait déjà de toute antiquité, l'expé-
rience enseigne justement le contraire. Sans cela le pro-
verbe ne dirait pas : « A l'un Dieu donne la richesse, à
l'autre l'intelligence ». Sans doute, il y a là-dedans une
disposition très sage de la part de Dieu, et une des pen-
sées les plus frappantes que sa Providence gouverne la
société. Que deviendrait celle-ci, si ceux qui trouvent
dans leur berceau la fortune et une haute situation,
avaient aussi l'intelligence en partage!... Mais de l'au-
tre manière, ils doivent toujours regarder autour d'eux,
pour trouver du secours dans les classes les plus pau-
vres ; et ce n'est pas cela qui contribue le moins à con-
solider la contexture de l'humanité. Fichte ne savait-il
pas cela, ou l'ignorait-il à dessein? Nous ne pouvons
nous prononcer à ce sujet. En tout cas, cette erreur lui
servit de principe sur lequel d'après lui tout repose, le
principe que seul l'état est le grand instituteur et le
grand censeur (2). Si les hommes étaient aussi grossiers
et aussi animalisés qu'il les dépeint ici, on devrait sans
doute savoir gré à l'état de s'occuper des pauvres en-
fants, par humanité et par miséricorde. Autrement des
époux sans tête, des parents sans humanité, finiraient
par les jeter aux chiens, comme les honorables Chinois,
chez qui ce soi-disant droit naturel de la pédagogie ré-
volutionnaire est suivi à la lettre.
Le monde n'était pas encore mûr pour ces doctrines
(1) J.-G. Fichte, Reden an d. deutsche Nation, 9. Rede (VIT, 406 sq.),
(2) Ibid., 11. Rede {G. W. VIl,428sq.).
446 LA FAMILLE
répugnantes et contre nature, même au temps où le li-
béralisme était dans sa plus belle fleur. Il n'y a que les
socialistes qui aient osé répéter dans toute leur grossiè-
reté les principes établis par Fichte. Pour combler la
mesure, ils préconisent encore ce hideux principe, par
lequel Kant croyait avoir prouvé aux parents, l'obliga-
tion où ils sont de prendre soin de leurs enfants. Puis-
que ceux-ci, pense-t-il, les ont mis au monde sans leur
demander avis, ils sont obligés, cela va sans dire, de
leur faciliter les moyens d'existence. Le premier mem-
bre de cette proposition abominable parait tout naturel
aux socialistes ; mais ils n'admettent pas la conclusion.
D'après eux, au contraire, par le fait même que les pa-
rents donnent l'existence à l'enfant, sans qu'il y con-
sente, il en résulte qu'ils perdent tout droit sur lui.
On devrait donc dire avec Fichte, que le père de cha-
que enfant est l'état tout entier (1). C'est à lui qu'appar-
tient le nourrisson dès son berceau, à lui le gamin de la
rue et l'écolier, à lui le jeune homme de la caserne, à lui
aussi l'homme tant qu'il peut porter les armes dans la
réserve et qu'il est capable de payer des contributions.
11 n'y a que le vieillard usé, qui ne produit plus aucune
utilité tangible, à qui le Père-Etat retire son amour,
pour lui permettre d'aller chercher une petite place
dans un hôpital et y mourir.
Ce système doit évidemment mettre le comble au
bonheur de l'humanité. Quand une fois nous aurons une
éducation nationale, et une nourriture intellectuelle na-
tionale ; quand une fois tout sera transformé en caserne
nationale et en atelier national, ce sera le Paradis. Toute
initiative personnelle chez les individus sera supprimée,
parce que chacun sait qu'il n'est rien par lui-même,
mais seulement comme partie de l'état. Nous n'aurons
plus besoin d'armée puisque l'humanité tout entière
sera une armée permanente. Les maisons de discipline
(1) Fichte, Polit. Fragm. (VIII, 564).
LE MARIAGE COMME SEMENCE DIVINE 447
et de correction, les établissements pour les pauvres
seront superflus, puisque l'état ne sera pas autre chose
qu'une immense maison de correction et un hospice gi-
gantesque. Comme le dit Fichte (1) et comme le répè-
tent les socialistes, avec une telle éducation nationale,
toutes les branches de l'économie domestique s'épa-
nouiront dans une floraison jusqu'alors inconnue. C'est
pourquoi, conclut-il, il faut pousser, par la force et la
violence vers cette félicité, les hommes qui ne la com-
prennent pas encore et qui s'en font difficilement une
idée ; sinon la barbarie et la sauvagerie nous accable-
ront inévitablement (2).
Nous voulons espérer que l'humanité possède assez 5._Lé(iu-
le sentiment de l'honneur, pour qu'il ne soit pas néces- domakie'\d
saire de réfuter cette manière de voir. D'ailleurs, tou- fammef rétat
. 6t l'é''"liS6.
tes les raisons seraient superflues pour une société qui
ne posséderait pas assez de force morale pour chasser
d'elle avec dégoût un tel communisme d'enfants, une
telle raillerie de tous les droits et de tout l'honneur
des parents, une telle profanation de toute vertu conju-
gale et domestique. S'il était vrai, comme on l'a pré-
tendu, que l'humanité d'aujourd'hui possède sous ce
rapport moins de sentiments d'honneur que nous le
croyons, elle mériterait que les desseins du socialisme
se réalisent. Personne ne niera que c'est l'esprit libéral
moderne, qui a préparé le champ à ces opinions ; et si
nous en sommes là, c'est sur lui que retombe une grande
partie de la faute. 11 a combattu, proscrit, arraché du
cœur les principes du droit naturel et du christianisme
sur l'éducation; il a fait de la semence de Dieu, une
pomme et une semence de discorde. Mais où deux se
disputent, un troisième récolte. 11 n'est donc pas dit que
Ip socialisme n'emmagasinera pas les fruits delà discus-
sion entre l'Eglise et l'Etat. Il le peut d'autant plus faci-
(1) Fichte, Reden an d. dcut. Nal., 11. R. (G. W. VU, 430 sq.}.
(2) Ibid. VII, 434 sq.
448 LA FAMILLE
lement qu'il est, sous ce rapport, le disciple docile du
libéralisme et de l'état absolu.
Pour ceux qui veulent voirie lien intime entre l'esprit
libéral et les efforts socialistes les plus radicaux, l'exem-
ple n'est nulle part plus frappant et plus manifeste que
chez Fichte, le père intellectuel de l'école moderne, de
l'éducation nationale, du despotisme à l'égard de Técole.
Pour le grand nombre de ceux qui, comme les dieux d'E-
gypte ont des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour
ne pas entendre, il est possible que leurs yeux s'ouvri- j
ront seulement lorsque le socialisme aura réalisé ces
pensées, dont ils avaient souri autrefois comme de rêve-
ries. Alors, quand il sera trop tard, ils se diront que ceux
qu'ils décriaient comme des ennemis de la civilisation
et des abrutisseurs de l'humanité, n'avaient pas tout à
fait tort. Non ! ils n'avaient pas tort. Non ! ils n'étaient
pas aveugles. Dahlmann n'était pas aveugle, lorsque,
dans sa juste indignation, il comparait ce système d'im-
mense assassinat intellectuel d'enfants à une vente d'â-
mes ( 1 ). Mohl n'était pas un ennemi de la société, quand
même il appelait la tyrannie moderne envers l'école un
esclavage pire que le servage (2).
Donc, il ne peut être question de ceci que parmi les
communistes qui, conséquents avec leur système^ tirent
les conclusions que Tétat doit être le maître des enfants,
le seul et suprême éducateur. Les premiers éducateurs
sont les parents. Telle est la loi fondamentale du droit
naturel; et parce qu'elle appartient au droit naturel, elle
appartient aussi à la foi chrétienne (3). Est-ce à direpouri
cela, que l'éducation ne concerne nullement l'état? Vou
lons-nous prétendre que les parents seuls aient un droit
et un devoir à l'éducation, et que personne ne puisse
les aider en cela? Non ! s'il est des cas dans lesquels tout
peut se trancher d'un mot, il n'en n'est pas de même
(1) Dahlmann, PolUik (2), § 268, p. 294.
(2) Mohl, Staatsrecht, Wœlkerrecht und PolUik, lU, 89.
(3) Riess, Der moderne Staat und die christliche Schule 133, sq.
ti
LE MARIAGE COMME SEMENCE DIVINE 449
ici. Ceux-là se trompent beaucoup qui veulent se débar-
rasser du fardeau de l'éducation avec cette phrase sèche :
c'est l'affaire de l'état ; qu'il s'en charge comme il se
charge de faire les approvisionnements de poudre, de
veiller à la bonne qualité du pain, et d'éloigner le ty-
phus.
Mais ceux-là sont aussi dans l'erreur qui, par peur
des plans féroces de l'absolutisme despotique, veulent
défendre à l'état de jeter seulement un regard sur les
enfants. Nous comprenons cependant, qu'en raison des
prétentions inhumaines que nous venons d'entendre de
la bouche de Fichte, beaucoup soient disposés à enlever
à l'état tout droit d'intervenir dans l'éducation, car un
extrême en amène un autre. Mais c'est aussi une exagé-
ration qui rend toute entente impossible et porte en ou-
tre préjudice à la vérité. Lors même qu'elle nous serait
utile, nous ne pouvons l'approuver. La vérité avant tout,
même là où on l'exploite à notre désavantage. Or^ la vé-
rité est que l'état a un très grand intérêt aussi bien ii
l'instruction qu'à l'éducation. Il s'agit donc ici d'harmo-
niser les droits de ceux qui sont intéressés à la chose :
les parents, la société, les enfants. Comme le mariage,
l'éducation aussi est un de ces domaines, dans lesquels
une séparation du civil et de l'ecclésiastique ne peut ja-
mais se réahser, sans que toutes les parties en subissent
un très grand dommage.
P L'éducation embrasse deux grands domaines, l'ins-
truction et la discipline, ou, ce que dans le sens plus
strict du mot, on appelle ordinairement éducation. Pour
donner une solution complète de la question, il faut sé-
parer ces deux éléments, sans quoi ce serait impossible,
'instruction est une partie importante de l'éducation,
mais subordonnée à elle. La discipline qui consiste dans
a formation du cœur, la répression des passions, l'en-
Qoblissement de la volonté, l'habitude de bien agir, est
t restera toujours la chose la plus importante dans la
'ormation de la jeunesse. Sans elle, la culture la plus
0.— Lias-
Iruction et l'é-
cole sont des
affaires soci«-
les.
450 LÀ FAMILLE
élevée de l'esprit, n'est qu'un moyen de pratiquer plus
facilement la grossièreté et une voie ouverte au raffine-
ment du vice. Là où elle existe, l'homme est policé,
quand même l'instruction scientifique laisse à désirer(l ).
Si donc l'éducation revient aux parents, il en est de
même de l'instruction comme formant sa première par-
tie, soit qu'ilspuissentetveuillentla donner eux-mêmes,
soit qu'ils veuillent la faire donner par quelqu'un en
qui ils ont confiance. La nature de la chose réclame le
plus souvent que les parents fassent instruire leurs en-
fants en commun, d'où fécole. L'école est évidemment
une nécessité et une institution sociale. Au fond, peu
importe celui qui la dirige, pourvu qu'il donne des ga-
ranties qu'il fait son devoir, et n'abuse pas de l'influence
de sa situation, pour arriver à des fins étrangères. Pour
pouvoir instruire, il n'est pas nécessaire d'être prêtre ni
homme d'état. Des héros en paroles conviennent peu
pour ces fonctions ; les savants les remplissent souvent
d'une façon très gauche ; mais les plus incapables sont
ceux qui font de cette carrière leur gagne-pain, et dont
le cœur orgueilleux, sans cesse mécontent de ce travail
modeste, aspire toujours à monter plus haut. Considérée
exclusivement comme établissement d'instruction, l'é-
cole n'appartient ni à l'état ni à l'Église, mais elle est
une institution purement sociale, sortie du besoin des
familles, pour travailler ensemble à l'accomplissement
plus facile d'une de ses fms les plus importantes.
Ceci établi, il est clair, qu'elle a tout avantage à être
placée sous la surveillance d'une autorité indépendante,
puissante, inspirant le respect, que ce soit l'état ou l'É-
glise, et dont la vigilance oblige le maître à donner des
preuves de son aptitude à remplir sa charge pleine de
responsabilités. Si l'état déclare qu'il a tout intérêt à
cela (2), et que sa prospérité dépend de ce que les futurs
(1) VP VoL Gonf. V, 4; Vile Vol. Conf. XIV, 10, XV, 5.
(2) Aristot., PoL, 8, l,l.;5(i3), 12. — Thomas, Po/i^, 1. 1,1. M, e;
1. 8, 1. 1, a.
LE MARIAGE COMME SEMENCE DIVINE 451
citoyens jouissent d'une instruction, qui les prépare à
lui être utiles dans l'avenir, personne n'y trouvera à re-
dire. Les plus grands et les plus sévères docteurs de l'É-
glise ont toujours reconnu, dans ce sens à l'état, le droit
d'établir des écoles, d'installer des maîtres (i) ; ils ont
môme déclaré que c'était pour lui une obligation de s'oc-
cuper de l'instruction de ses sujets (2). Aussi l'Église
s'est toujours prononcée sans réserve en ce sens (3).
Seulement, elle exige aussi qu'on admette le tait simple
et évident, qu'elle aussi a le même intérêt (4). L'état peut
donc surveiller l'instruction et la faire donner par des
maîtres payés par lui, là où les familles et les communes
ne sont pas en état de la donner elles-mêmes. Dans l'in-
térêt d'une éducation générale publique, il peut faire
valoir certaines exigences qui ne soient pas exagérées ;
il peut prescrire des examens auxquels doit se soumet-
tre quiconque recherche cet emploi dans son sein, ou
dont il a besoin pour arriver à des fins publiques.
D'après ceci, le gouvernement est parfaitement auto-
risé à ouvrir des écoles, pourvu qu'il n'abuse de sa puis-
sance pour écraser une concurrence étrangère par la
^.olence, par des prescriptions prohibitives, pour dé-
pouiller du même droit la commune et l'Eglise, et pour
monopoliser ses établissements et son enseignement.
Nulle part, la concurrence n'agit d'une manière plus
bienfaisante qu'en matière d'études, et encore davan-
tage en matière d'enseignement. Celui qui l'évite, et
lui impose à tous par des mesures de violence ses écoles
3t ses maîtres, de manière à ne pas laisser la liberté de
choisir, celui-là paralyse l'essor de l'instruction et delà
^\l?fT"'''i^ ^-f';' ^' ^' ^-^^ ^' - ^ ' ^' 2' 3^ ^' ^^ ^^' 2; 4, 13.
^tm^rvalt, 123 - Cf. Thomas, C. impugnaL, c. 3, ad. penult.
^-j Aegid., a Columna, liegim. prlnc, 3 2 8
onc. MogunL, 1549, c. 96. Cf. Conc, Trident., s. 5, de reform Zn
ymnasus autem publicis. /''/*., b m
(4) Conçu. Mogunt., 1549, c. 96, Conc. Paris., II, 829, 1, 21.
452 LA. FAMILLE
science, et fait preuve de n'oser engager la lutte avec
d'autres.
Dans ce domaine, le monopole de l'état est d'ailleurs
non seulement une violation de la justice, mais aussi
une violation de la raison, puisque Dieu a distribué la
science comme bien commun général où chacun peut
puiser; puisque le don du savoir et de l'enseignement
ne peut être ni loué, ni prêté ; puisque instruction et
science n'ont rien à faire directement avec sa lâche de
sauvegarder le droit. 11 peut et doit aider ses sujets à
acquérir les biens intellectuels nécessaires, là où ils ne
peuvent se les procurer eux-mêmes ; mais il ne peut les
forcer à penser et à apprendre d'après une méthode
inventée par lui. 11 peut encore moins leur défendre
d'acquérir la vérité et la science à leur propre compte,
trésors qui, comme le soleil et l'air, appartiennent au
bien commun de l'humanité, et qui sont dévolus à celui
qui s'en empare le premier. ,
Et alors même que l'état, comme c'est le cas actuel-j
lement presque partout, prend lui-même l'école entre
mains pour plus de commodité pour les communes, el
à cause de l'uniformité de l'instruction, elle ne peut ja-
mais devenir sa propriété. Ici l'état est comme le repré<
sentant des communes et des familles, c'est-à-dire qu'i
agit comme mandataire d'une activité sociale, et non
en vertu de son pouvoir gouvernemental. Ce sérail
exercer la justice d'une façon bizarre, si l'on prétendail
que, parle fait même que quelqu'un agit au nom d'un
autre, il s'approprie les droits et les devoirs du délé-
guant. Il faut donc bien distinguer ce que l'état exerce
aujourd'hui, ce qu'il a jamais exercé, et en quelle qua-
lité il se charge de cette affaire. Malheureusement, on
serait tenté de croire que, dans le domaine du droit d'é-
tat et du droit public, les savants eux-mêmes ne sont
pas capables de faire cette distinction. Mais ce que lé
droit et la raison exigent de maintenir ferme dans le*
droit public comme dans le droit privé, s'applique éga-
LE MARIAGE COMME SEMENCE DIVIiNE 453
lementici. Aucun juge ne condamnera comme coupa-
ble de lèse-majesté un mari qui a maltraité le prince,
pour avoir attenté à l'honneur de son foyer : il n'y a que
des conceptions de droit très bornées, qui accusent le
gouvernement d'injustice, si un magistrat ne rend pas
immédiatement justice à quelqu'un, ou qui molestent
l'Eglise, parce qu'un prêtre a commis une faute. Est-ce
que cela ne doit pas s'appliquer aussi au droit d'état ?
IN'a-t-on pas le droit d'exiger des jurisconsultes et des
hommes politiques qu'ils s'élèvent au-dessus des cour-
tes vues de l'homme vulgaire ?
Quand le Maître dit à Pierre qu'il devait pardonner
non pas sept fois, mais soixante-dix fois sept fois, cela
le concernait comme simple chrétien, et pour cette rai-
son s'appliquait à tous les autres chrétiens. La mission:
« faites ceci en mémoire de moi », a été donnée à Pierre
et aux autres apôtres en qualité de prêtres, ainsi qu'à
tous ceux qui sont revêtus de la puissance sacerdotale.
Le pouvoir de lier et de délier, Pierre l'a reçu comme
êvêque. L'obligation de parcourir le monde et de prê-
cher rÉvangile lui a été donnée comme apôtre, et il l'a
^çue en commun avec les autres évêques et les autres
apôtres. Mais la charge d'être le fondement de l'Église,
de confirmer ses frères, de paître les agneaux et les
brebis, sont des privilèges que lui seul a reçus comme
chef de l'Église et chef des apôtres, et qu'il ne transmet
à personne, sinon à celui qui hérite de sa puissance
universelle.
On doit faire également la même distinction dans le
domaine du droit d'état. Si le pouvoir d'état introduit
dans une contrée stérile la culture de la pomme de terre,
ou s'il désigne un piquet de soldats pour éteindre un
incendie, il exerce une fin civilisatrice d'un genre très
nférieur; il pratique la simple humanité et pas autre
îhose. L'otficier d'état civil essayant de réconcilier des-
époux qui veulent divorcer, pratique un devoir de cha-
i^ité chrétienne ; l'autorité qui ordonne la poursuite d'un
454 LA FAMILLE
chien enragé ou la fermeture d'une étable, dans laquelle
le typhus s'est déclaré, ne fait que se charger, au nom
des'communes intéressées d'une contrée tout entière,
de l'exécution d'une mesure qui, en droit, revient aux
communes elles-mêmes. Si le pouvoir d'état nomme un
évêque en vertu de l'autorité apostolique, il fait cet acte
comme délégué spirituel ; mais il ne l'exerce pas comme
un droit qui lui est propre. Personne évidemment ne
voudra faire passer la culture de la pomme de terre, l'ex-
tinction du feu, ou des mesures de salubrité pour des
droits de couronne et de majesté, pas plus que des apai-
sements de querelles entre époux ou des distributions
de postes ecclésiastiques pour des fins d'état.
S'il en est ainsi, jamais l'école ne deviendra elle non
plus, la propriété de l'état, quand même celui-ci em- ^
ploierait, pendant des milliers d'années, tous les maî- '
très d'école, et quand même il imposerait aux commu-
nes les plus lourdes charges pour des fins scolaires.
Avec le même droit, on pourrait prétendre qu'une rue
nouvellement construite devient, avec toutes ses mai-
sons, la propriété de la ville, parce que, après indem-
nité, l'architecte a pu engager les entrepreneurs à faire-
bâtir les maisons sur le plan élaboré par lui.
Voilà pour l'instruction.
7.-L*édu- Incomparablement plus importante est la discipline,
vîe'^dîgiere l'éducatiou daus le sens strict du mot. Celle-ci a pour
sontinsépara- ^.^^ ^^ ^.^.^^ disparaître les défauts qui sont dans la natu-
re de lenfan t ( 1 ) ,de lui inculquer la vertu (2) , et de le pré-
. parer à devenir avec le temps un homme complet (3).
Le domaine de l'éducation comprend par conséquent la
morale dans toute son étendue. Sa lâche est d'initier à
la véritable morale intérieure et extérieure. Que cette
morale ne puisse se réaliser par la simple honnêteté e
sans la Religion, qui en est tout d'abord la pratique lî
plus excellente^ c'est trop clair pour que nous puission"
(1) Aristot., Po/ii., 7, 15 (17), 11.
(2) Plato, Re^., 3, p. 402, c. d. — (3) Id., Leg., 1, p. 643, d.
LE MARIAGE COMME SEMENCE DIVINE 455
nous y arrêter. La soi-disant morale libre sans religion,
est un jeu de comédie et d'intrigue percé à jour, une
chinoiserie, un moyen pour éviter la maison de cor-
rection ou la potence. Sans religion vivante, et sans vie
religieuse, toute morale est ce qu'est un été au pôle
nord, un pays sans soleil, un aliment sans saveur, un
foyer sans feu. 11 faut que la vie religieuse soit vigou-
reuse et ardente, pour parer aux nombreux dangers du
mensonge, de l'insincérité et de la médiocrité dans la
vie morale. Si même la religion est considérée comme
le reste, ou estimée comme un ornement de parade pour
les jours de fête, le sentiment moral ne la conduira
jamais jusqu'à la gravité, à l'action et à la perfection.
C'est pourquoi on ne peut approuver qu'un certain
nombre d'hommes, concédant il est vrai à la religion
une place dans l'éducation^ la considèrent cependant
comme un accessoire et la rangent parmi des matières
secondaires. Ils croient avoir fait une concession mer-
veilleuse, et en réalité ils ont fait très peu de chose, si-
non rien du tout. Une suffit pas de connaître la religion.
La religion est avant tout pratique, action et vie. Son
introduction dans l'éducation n'est pas une partie plus
ou moins essentielle, à côté de l'enseignement et de la
discipline, et qu'on peut séparer d'elles ou omettre sans
préjudice aucun. Elle est au contraire l'âme et la base
fondamentale de l'éducation, le véritable principe de
la morale ; elle est ce qui partout, même dans l'instruc-
tion, forme le point final, mais qui dans l'éducation doit
former le commencement, le milieu et la fin. En assi-
gnant quelques heures à l'instruction religieuse, comme
cela se fait pour la gymnastique et le dessin, tout n'est
pas fini, beaucoup s'en faut. Et si l'on croit qu'il suffît
d'employer pour cette branche d'enseignement un spé-
cialiste, comme on le fait pour d'autres matières, on la
rabaisse bien bas. Ces mots d'enseignement religieux
ou de professeur de religion sont déjà une méconnais-
sance complète du rôle de la religion et de l'éducation.
456 LA FAMILLE
On peut ériger une chaire pour l'étude d'une langue,
s'il ne s'agit que d'enseigner ses règles Mais quand il
s'agit d'apprendre à parler aux enfants, on ne procède
pas ainsi. Le professeur énonce les règles devant les
élèves, ceux-ci les répètent. Mais apprendre à manier
la langue est chose si différente que nos despotes de
l'école n'y pensent même pas la plupart du temps. Ici
s'applique bien le proverbe : On apprend mieux une
langue à la cuisine qu'en classe ( 1 ) . Comme on sera bien
moins à la hauteur de sa tâche, si, en matière de reli-
gion, on se contente seulement de faire rabâcher les
règles ! Quelle illusion sur les progrès de Técole mo-
derne, quand on voit les élèves des gymnases allemands
rendre des oracles sur le style de Corneille, et être in-
capables de renseigner un voyageur français qui leur
demande son chemin !
Dans la religion cependant, nous n'admettons pas un
pareil exclusivisme. La religion elle aussi doit être en-
seignée, c'est vrai, mais elle doit être surtout ensei-
î2;née par la pratique, par l'usage, et inculquée par
l'éducation. La religion, et la religion pratique, appar-
tient donc à l'éducation, de même que l'éducation ap-
partient à la religion. Il n'y a que les habitudes religieu-
ses qui ramènent l'homme en lui-même, qui l'élèvent
au-dessus de lui, qui lui enseignent à accomplir par
conscience ce qu'il fait, et à se tenir sans crainte en la
présence de Dieu, le témoin de notre intérieur, de Dieu
qui réclame inexorablement la vérité. Il n'y a que la re-
ligion et l'éducation unies ensemble qui lui enseignent
l'art de diriger son cœur avec rectitude, dans les diffé-
rentes actions dont se compose la vie, dans. la manière
de penser et de vouloir, dans les approbations et le suc-
cès, dans les choses du temps et de l'éternité, dans l'ac-
complissement aussi exact de chaque action transitoire,
fugitive, insignitiante en apparence, que s'il s'agissait
(1) Sailer, Weishelt auf d. Gasse (Graz, 1819, XX, I, 134).
se.
LE MARIAGE COMME SEMENCE DIVINE 457
de la faire pour Timmortalité, parce que en réalité elle
compte pour la vie éternelle. Eduquer signifie donc que
la vie de religion est le point de départ, le centre et la
foi de l'éducation. Toute éducation autre que celle-ci
est un dressage à laniédiocrité, à l'apparence extérieure
et au mensonge intérieur.
C'est pourquoi cette puissance, à laquelle Dieu a con- s-L-édu-
fîé le soin de la vie de religion, est aussi l'éducatrice des Ss^rrÉgii"-
hommes et de l'humanité. Cette obligation, elle la tient
de Dieu, et malheur à elle si elle lui devenait infidèle.
Si les parents sont les premiers maîtres des enfants,
l'Eglise est leur éducatriçe souveraine, parce qu'elle est
celle de tous les hommes. Aussi, quant à leurs person-
nes, et par suite de leur vocation difficile d'éducateurs,
les parents sont soumis à la puissance éducatriçe de
l'Eglise. Ou, si cette parole semble être un peu dure à
entendre à notre époque, disons que les parents avec
toutes leurs obligations, surtout celles dont ils sont le
plus responsables, exercent cette charge sous l'œil du
même Dieu, que l'Église elle aussi est obligée de servir,
et à qui elle doit rendre des comptes. Mais personne ne
peut exiger sans témérité, que Dieu se mette immédia-
tement à sa disposition pour chaque cas particulier, où
il a besoin de son conseil et de son secours. Ce serait le
tenter. A cette fin, il a institué une puissance chargée
de le représenter et de diriger les hommes en son nom.
Ils n'ont qu'à s'adresser à elle pour tous les cas (1).
Ceci n'enlève à personne qui a quelque intérêt dans
l'éducation, le droit et le devoir qu'il a sur elle, pourvu
qu'il les exerce dans sa sphère et dans ses limites. Pour
ce qui concerne l'état en particulier, personne ne niera
que la bonne éducation de ses sujets doive lui importer
autant que la bonne instruction, et même davantage.
Mais de ceci, il ne s'ensuit pas qu'il ait le droit de s'ap-
proprier le monopole de l'éducation (2), et de priver de
(1) Matth., XVni, J7, 18.
(2) Mohl, Staatsrecht, Vœlkerrecht iind Politik, 111/89.
458 LA FAMILLE
leurs droits ceux à qui Dieu a transmis de par la nature
la charge de l'éducation. Aucune puissance ne lui donne
cette autorisation, et chacune de ses tentatives de ce
côté serait aussi pernicieuse que contraire au droit (1 ).
La part qui lui revient dans l'éducation ne peut concer-
ner autre chose que le domaine qui lui est subordonné.
Or sa Lâche est de réglementer la conduite extérieure
des hommes au point de vue du droit.
Enseigner la morale intérieure est tout ausi peu son
affaire, et tout aussi peu de son ressort que de vouloir
faire de quelqu'un un savant. Aucun préteur ne juge de
l'intérieur. Aucune discipline d'état ne forme l'inté-
rieur, le cœur. Cette partie, la plus importante de l'édu-
cation, a été par sa nature réservée à cet éducateur su-
prême qui seul sonde l'intérieur des cœurs, l'Eglise. La
raison pour laquelle tant d'hommes se sont éloignés
d'elle, et justement ceux qui ont le plus besoin de disci-
pline, est précisément qu'ils reconnaissent en elle la
seule puissance, qui soit capable de pénétrer dans les
replis les plus secrets du cœur. C'est aussi un témoi-
gnage en faveur de l'Eglise. On peut nier en paroles son
rôle d'éducatrice ; mais en pratique on avoue d'autant
mieux non seulement qu'elle le possède, mais qu'elle le
pratique comme pas une autre puissance, et qu'elle
seule a la capacité et le pouvoir de le pratiquer jusque
dans l'intime de l'âme.
C'est pourquoi, comme nous l'avons vu ci-dessus, le
domaine de l'éducation appartient tout particulièrement
à ces domaines dans lesquels on ne peut séparer le côté
laïque du côté ecclésiastique, sans qu'il en résulte les
inconvénients les plus grands. Vouloir attribuer l'édu-
cation à l'état, et vouloir en exclure l'Eglise et la reli-
gion, signifie séparer la religion et la nature, le droit et
la morale, et même les mettre en état d'hostilité. Il ne
(1) Bluntschli, Lehrevom modernen Staate (5), II, 461. Waitz, Grund-
zûge der Politik, 14 sq. — Zachariae, Vierzig Bûcher vom Staate (2)
VI, 42 sq.
LE MARIAGE COMME SEMENCE DIVINE 459
peut qu'en résulter une guerre à vie et à mort ; car la
conscience des parents et celle de l'Eglise doivent défen-
dre leurs droits et leurs obligations. Mais les frais de
cette guerre sont supportés par les cœurs et les âmes
immortelles de ceux qui désormais, au lieu d'être l'ob-
jet de soins particuliers et attentifs au point de vue de
l'éducation, deviennent le point de mire des combats les
plus violents, grandissent sans éducation, portent en
eux une déchirure profonde, sont pleins de mépris con-
tre toute autorité, d'acharnement et d'hostilité contre
ces puissances qui ont troublé en eux la paix des pre-
miers jours. En pareilles circonstances qu'adviendra-t-il
de la semence de Dieu, du royaume de Dieu ?
Il est naturel que la dernière question inquiète beau- 9. _ ce
coup moins ceux qui détiennent le pouvoir, que toutes donnant"^"
ses
soins à la se-
1.1,,. r*< i i ^ iJi suius A la se-
es considérations que nous avons faites tout a 1 heure, mence divine
Ils devraient pourtant s'inquiéter davantage de la durée travaille à sa
*■ . ^ prospérité.
de leur œuvre. « Toute plante que Dieu n'a pas plantée
sera arrachée » (1). « Contre le Seigneur, il n'y a au-
cune sagesse, aucune prudence qui tienne » (2), pas
même celles de l'état. Si, au milieu de ce courant qui
entraîne hommes et choses, un plan divin, éternel, se
réalise dans le monde ; si les hommes ne sont les maî-
tres ni du droit ni des événements, mais de simples
instruments aux mains du suprême directeur du mon-
de, mais des instruments libres ; s'ils peuvent créer des
institutions qui sont en harmonie ou en contradiction
avec le droit éternel, tous ces efforts et tous ces déploie-
ments de puissance qui contredisent la volonté divine,
cette base de tout droit, ce soutien de tout édifice hu-
main, ce gage de pérennité pour tout ce qui existe, sont
dépensés en pure perte. Mais ce qui est bâti sur ces
fondements est édifié pour jamais, et celui qui observe
fidèlement ces prescriptions travaille pour l'éternité.
« Le monde passe et ses convoitises aussi ; mais celui
qui fait la volonté demeure éternellement » (3). Ces
(1) Matth., XV, 13. — (2) Prov., XXI, 30. — (3) I Joan., II, 17.
460 LA FAMILLE
paroles de l' Apôtre sont le plan de l'édifice social et de
la science sociale. Il n'est aucune action si petite soit-
elle, qui ne soit semée pour l'éternité, si elle est enhar-
monie avec Dieu. Aucun homme n'est si insignifiant,
qu'il ne soit en état de devenir une semence de Dieu.
Or ceux qui sèment pour l'éternité, et ceux qui sont
une semence de Dieu, forment la société humaine vé-
ritable et durable, cette société seule avec laquelle 1 his-
toire aura à compter, et qui s'appelle le royaume de
Dieu, l'état de Dieu. Ce n'est qu'en cultivant cette se-
mence, que la société travaille à ses propres intérêts.
Pour que la semence du droit et des hommes justes soit
semée ici, et parvienne à son développement, tous ceux
qui prennent à cœur le véritable maintien de la société
humaine doivent mettre la main à l'œuvre, mais avant
tout la famille et sa protectrice ici-bas, l'Eglise, le
royaume de Dieu sur terre.
TABLE DES MATIÈRES
Introduction 1-23
\. Manque d'intelligence pour les grands devoirs politiques et les
questions sociales. — 2. Fautes et obligations des théologiens
catholiques relativement à la question sociale. — 3. Le devoir de
l'heure actuelle est la re'novation delà société. — 4. La science
sociale. — 5. Importance de la science sociale en face du socia-
lisme. — 6. Vers quel avenir marchons-nous? — 7. Moyens de
succès.
PRElMIÈRE PARTIE
LA VIE PUBLIQUE SOUS L'INFLUENCE DES IDÉES
MODERNES
PREMIÈRE CONFÉRENCE. - L'État absolu 25-40
i.Rien de nouveau sous le soleil. — 2. La divinité de l'Etat dans
Tantiquité. — 3. Byzantinisme. — 4. Absolutisme d'état au moyen-
âge. — 5. Origine du moderne absolutisme d'état. — 6. Réalisation
de cet absolutisme. — 7. L'état absolu dans son développement
le plus moderne. — 8. L'état absolu a fait son temps; son rôle
est joué.
SECONDE CONFÉRENCE. — Le droit de la Révolution. 41-60
1. Nature et principe suprême de la politique. — 2. Le droit de la
Révolution. — 3. La Révolution est la conséquence nécessaire des
principes de l'état absolu. — 4. La Révolution considérée comme
la révolte de la nature contre un droit faux. — 5. La Révolution
considérée comme une lutte universelle et internationale d'affran-
chissement contre l'état absolu. — 6. La vraie nature de la Révo-
lution. — 7. L'Absolutisme et le Terrorisme font partie de la nature
de la Révolution. — 8. Manque de sécurité du droit dans la Révo-
lution. — 9. Raison et résultat du droit de la Révolution.
TROISIÈME CONFÉRENCE. — Le Libéralisme 61-81
1. La nature du Libéralisme. — 2. L'origine du Libéralisme. — 3.
Idée qu'il faut se faire du Libéralisme. — 4. Attitude du Libéra-
lisme envers l'Eglise. — 5. Le Libéralisme sur le terrain de la mo-
rale. — 6. Le Libéralisme sur le terrain de la politique. — 7. Le
462 TABLE DES MATIÈRES
Libéralisme dans Téconomie nationale. — 8. Le Libéralisme com-
me ennemi du surnaturel. — 9. La perfidie retombe sur son au-
teur.
QUATRIÈME CONFÉRENCE. — Le Socialisme 82-96
d. — Le Socialisme fossoyeur du Libéralisme. — 2. Le Socialisme
comme tentative de conduire les masses populaires au combat
contre Tordre social. — 3. Le Socialisme est une secte positive-
ment révolutionnaire. ~ 4. Le Socialisme est le fruit et l'ennemi
né du Libéralisme. — 5. Le Socialisme est l'ennemi du Libéralis-
me comme système politique ; mais il est l'ami du Libéralisme
comme école. — 6. Le Socialisme ennemi de l'Etat absolu est
cependant son promoteur le plus décidé. — 7. Le Socialisme est
une imitation de toutes les exagérations de la Révolution. — 8.
Le Socialisme est Fétat de l'avenir, l'héritier universel et la mise
en scène des idées modernes. — 9. Gravité de l'avenir.
Appendice. — Les idées religieuses et morales du socia-
lisme.. 97-110
1. C'est un mensonge de dire que le Socialisme n'a rien à faire
avec la religion. — 2. La religion considérée comme affaire pri-
vée. — 3. Athéisme du Socialisme. — 4. La religion darwiniste
du Socialisme et son humanité matérialiste. ^— 5. La tendance
révolutionnaire du Socialisme dirigée particulièrement contre l'É-
glise. — 6. Mariage et morale dans le Socialisme. — 7. Le véri-
table esprit du Socialisme.
CINQUIÈME CONFERENCE. — La situation du Monde. 111-127
1. La situation du monde est une preuve de Texisterice d'une Pro-
vidence divine qui le régit. — 2. Les charges publiques sont la
ruine des peuples. — 3. Militarisme permanent. — 4. La situation
politique publique est la résurrection de l'état de nature de
Hobbes. — 5. La situation critique du monde au point de vue éco-
nomique. — 6. La situation intérieure du monde au point de vue
juridique, moral et religieux. — 7. Les sept planètes des idées
modernes, et le soleil autour duquel gravite le monde.
SIXIÈME CONFÉRENCE. — Solidarité dans la responsabi-
lité des idées modernes 128-146
1. Les accusations réciproques des représentants des idées moder-
nes et leur faute commune. — 2. L'esprit du temps est avaut
tout fait par les penseurs, les maîtres publics et les écrivains. —
3. Responsabilité de la presse, de la littérature et de l'art. —
4. Faute de l'état et des maîtres de la situation publique. —
5. Toutes les classes sans exception ont une responsabilité com-
mune. — 6. De simples mesures extérieures à l'égard des idées
modernes, sans une aversion intérieure pour elles, ne font qu'aug-
menter le mal. — 7. Perspectives qu'a le monde.
TABLE DES MATIÈRES 463
DEUXIÈME PARTIE
LE DROIT
SEPTIÈME CONFÉRENCE. — Le droit et Tordre naturel
du monde d 47-170
1. C'est abaisser la nature que de la respecter d'une manière exagé-
rée. — 2. Hugo Grotius créateur du droit naturel dans sa forme
moderne. — 3. Son influence sur la science du droit moderne et
son importance. — 4. Différence entre la conception moderne du
droit et la conception ancienne. — 5. Le droit naturel moderne est
la négation de la nature et du droit. — 5. Négation du droit natu-
rel dans l'école historique. — 7. Malgré la contradiction des deux
tendances, les principes sont les mêmes. — 8. La vraie doctrine du
droit naturel.
HUITIÈME CONFÉRENCE. — Le droit et l'ordre moral. 171-191
1. D'où provient la susceptibilité de la science du droit et du gouver-
nement dans cette question ? — 2. L'antiquité et la question des
rapports entre le droit et la morale. — 3. La doctrine chrétienne
sur le droit et la morale. — 4. La nouvelle doctrine sur la sépara-
tion du droit et de la morale. — 5. La quintessence de la politi-
que moderne et de la science du gouvernement. — 6. La situation
du monde, conséquence de la séparation du droit et de la morale.
7. Les vrais rapports entre le droit et la morale. — 8. Le con-
traste de la situation d'après la doctrine moderne et la doctrine
ancienne.
NEUVIÈME CONFÉRENCE. — Le droit et Tordre public. 1 52-214
1. Nous sommes tous les enfants de notre temps. — 2. Influence de
l'opinion publique sur l'intelligence du droit et sa culture. — 3.
' Influence de la morale publique sur l'intelligence du droit et sa
formation. — 4. Influence de l'ordre public sur la morale publique
et sur le droit. — 5. Droit et solidarité. — 6. Droit et autorité
publique. — 7. Conscience publique, condition d'une saine situa-
tion sociale.
DIXIÈME CONFÉRENCE. — Le droit et Tordre divin. 210-237
1. Unité de la législation romaine et disposition de l'état envers la
religion. — 2. L'éloignement delà religion ruine l'unité et la sta-
bilité du droit et de l'état. — 3. L'unité dans Tordre du droit et de
l'état n'existe que quand la religion est au premier rang. — 4. La
stabilité dans l'organisation du droit n'existe que parla subordi-
nation de ce dernier à l'ordre divin. — 5. La sécurité du droit im-
possible sans droit divin. — 6. L'accomplissement d'une loi sanc-
tionnée par Dieu, n'est possible que par une impulsion intérieure
de la conscience. -— 7. L'ordre du monde ne peut se maintenir
que par son union avec l'ordre divin.
464 TABLE DES MATIÈRES
TROISIÈME PARTIE
LES BASES DE LA SOCIÉTÉ
ONZIÈME CONFÉRENCE. — Là personnalité humaine. 239-236
i. Embarras du monde sur ce qu'il doit faire avec l'homme. — 2.
Place que le Christianisme lui assigne. — 3. Sécurité de l'homme
à condition qu'il appartienne d'abord à Dieu. — 4. La personnalité
humaine rendue le centre de la vie par l'enseignement de la
conscience. — 5. La juste conception de la personnalité conduit
nécessairement à la doctrine organique de la société. — 6. Union
de l'indépendance personnelle et de la liberté impliquée avec
l'intérêt général dans la véritable idée de personnalité. — 7.
L'homme doit devenir de nouveau le centre de la société.
DOUZIÈME CONFÉRENCE. — La propriété 257-289
i. La fondation de l'économie politique et des relations sociales
remonte au paradis. — 2. Les bases de la société sont la pro-
priété et le travail. — 3. Le droit propre et le droit commun sont
inséparables. — 4. Pourquoi est-il si périlleux de discuter la
question de la propriété? — 3. La doctrine du droit naturel sur
la propriété. — 6. Le droit du possesseur et le droit du riche. —
7. Dans l'ordre actuel du monde, la propriété privée est indispen-
sable. — 8. Admettre Tordre actuel du monde sans admettre le
péché originel est chose impossible. — 9. Pourquoi les efforts du
socialisme et du communisme ne se réaliseront-ils jamais ? —
10. Fondation du droit de nécessité. — 11. Droit de succession.
— 12. Devoir de l'époque relativement à la doctrine du droit de
propriété.
TREIZIÈME CONFERENCE. — Le travail 290-331
1. La loi de Dieu est le pivot autour duquel se meutla question de
la propriété et du travail. — 2. Le travail est de sa nature un
devoir moral. — 3. Modification que la chute originelle a pro-
duite dans la signification du travail. — 4. Importance que la
considération du travail comme devoir moral a pour l'économie
politique et la question sociale. — 5. Le travail est un devoir
social. — 6. Signification de l'expression: travail social. — 7. Le
plus grand travail social est le travail intellectuel. — 8. Le sys-
ième féodal était la meilleure expression du travail et de la soli-
darité. — 9. Le travail comme activité économique. — 10. Le tra-
vail et la propriété dans leur rapport économique. — 11. Le droit
au travail. — 12. Devoir de l'époque relativement au travail et
aux travailleurs.
1
TABLE DES MATIÈRES 465
QUATRIÈME PARTIE
LA FAMILLE
QUATORZIÈME CONFÉRENCE. — La Famille 333-354
1. La Réforme est un moment à partir duquel change la doctrine
sur la société'. — 2. Erreurs sur les rapports de l'individu avec
la société. — 3. Erreurs sur les rapports de la famille avec la so-
ciété. — 4. Erreurs sur la personnalité libre comme base de la
société. — o. La famille d'abord base de la société par l'accom-
plissement de ses obligations sociales, morales et juridiques. —
G. La famille n'est, pour la société et pour l'individu, qu'un moyen
d'atteindre une fin plus élevée. — 7. La fin prochaine du maria^^e
est le bien privé de l'individu. — 8. Sa fin plus élevée est le bien
commun. — 9. Sa dernière fin est la coopération à l'établisse-
ment du royaume de Dieu. — 10. La famille est l'école du droit,
de la morale, de la religion, et ainsi le rempart de la société,
QUINZIÈME CONFÉRENCE. — Mariage et famille. . . 35o-382
1. Le mariage est une chose redoutable, mystérieuse et sainte. —
2. Rassesse des vues du monde sur le mariage. — 3. Le mariage
comme institution morale. — 4. Caractère juridique privé du ma-
riage. — 0. Le mariage comme institution de droitpublic et comme
institution sociale. — 6. Le mariage revêtu d'un caractère reli-
gieux au point de vue naturel de la famille. — 7. Unité du ma-
riage. — 8. Indissolubilité du mariage. — 9. Devoirs de l'époque
relativement au mariage.
SEIZIÈME CONFÉRENCE. — Mariage et société. . . . 383-409
1. Excès dans l'activité de l'état. — 2. Le mariage est soi-disant
une affaire appartenant exclusivement à l'état. — 3. La contrainte
de l'état dans la question du mariage. — 4. Malthusianisme. —
o. Mesures privées et mesures de l'état relativement au mariage.
6. Le mariage est institué c'est vrai pour le service de la so-
ciété ; mais comme institution morale et comme droit de la per-
sonnalité libre. — 7. Droit général au mariage. Il est à désirer
que le plus grand nombre possible de personnes en fassent usage.
— 8. La limitation du mariage n'est pas nécessaire, car il y a
sans cela des empêchements plus qu'en nombre suffisant. — 9.
Influence pernicieuse et fausseté des vues malthusiennes. — 10.
La morale et la religion seules peuvent indiquer ici la juste voie
à suivre.
DIX-SEPTIÈME CONFÉRENCE. ~ Le mariage et le
Royaume de Dieu 410-433
1.- Les sphères des obligations sociales sont nombreuses, mais tou-
tes sont dans une dépendance intime. — 2. [.es sphères naturel-
les et surnaturelles unies ensemble forment une seule société, le
royaume de Dieu. — 3. L'unité de la fin naturelle et surnaturelle
30
466 TABLE DES MATIÈRES
existe aussi pour la société publique et pour l'humanité tout en-
tière. — 4. Signification du mot organisme pour toute société hu-
maine jusqu'au royaume de Dieu. — o. Le mariage, comme moyen
pour établir le royaume de Dieu, est religieux par nature et sacre-
ment. — 6. Le mariage comme sacrement et comme alliance na-
turelle dépendant de l'Eglise et de sa législation. — 7. Dépendance
qu'il y a entre le mariage, l'Église, la nature et la surnature. —
8. Prétentions juridiques et empiétements de l'état. — 9. Les lut-
tes entre l'état et l'Église. — 10. Le ciel sur terre.
DIX-HUITIÈME CONFERENCE. — Le mariage comme
semence divine 434-460
1. Philosophie et esthétique du mariage. — 2. Le triple lien qui
unit les parents et les enfants. — 3. Mal que cause la question
scolaire moderne. — 4. La doctrine enseignant que l'état a un
droit de propriété sur les enfants. — 5. L'éducation est un do-
maine qui intéresse la famille, l'état et l'Eglise. — 6. L'instruc-
tion et l'école sont des affaires sociales. — 7. L'éducation et une
vie religieuse sont inséparables. — 8. L'éducation est soumise à
l'Église. — 9. Ce n'est qu'en donnant ses soins à la semence di-
vine que la société travaillé à sa prospérité.
ERRATA
au lieu de Usez
p. 25, 1. 2 livres lèvres
p. 101, 1. 12 Je demande Tenfer Le diable? Je m'en moque
au diable
p. 427, 1. 17 ait manifesté ait davantage manifesté
loip. G. Saint-Aubin et Thevenot, Saint-Dizier, 15-17, passage Verdeau, Paris.
APOLOGIE DD CHRISTIANISME
AU POINT DE VUE
DES MŒURS & DE LA CIVILISATION
VIII
LA 8CESTI0N SOCIALE ET L'ORDRE SOCIAL
ou
INSTITUTIONS DE SOCIOLOGIE
II
i
R. P. Albert Maria WEISS
DE l'ordre des frères-prêcheurs
M
AU POIiNÏ DE VUE
DES MŒURS & DE LA CIVILISATION
Traduite de lalleinand sur la 2® édition
PAR
L'Abbé Lazare COLLIN
professeur a l'école SAINT-FRANÇOIS-DE-SALES de DIJON
Avec la collaboration de M. .T. MIGY, professeur à Dijon
VIII
U QiHTIO^ m\M ET L'ORDRE MIM
OU
INSTITUTIONS DE SOCIOLOGIE
II
DELHOMME ET BRIQUET, ÉDITEURS
PARIS
83, rue de Rennes, 83
LYON
3, avenue de l'Archevêché, 3
Setde traduction française autorisée et revue par l'auteur
I
CINQUIÈME PARTIE
LA SOCIETE CIVILE
DIX-NEUVIEME CONFERENCE.
LA SITUATION SOCIALE.
. Nécessité et urgence de la question sociale. — 2. Derniers motifs
et courte expression de la question sociale. — 3. Notre législa-
tion comme expression de notre morale publique et de notre
sentiment publie du droit. — 4. Le système pernicieux de la pré-
tendue prospérité générale. — 5. Les conséquences morales et
économiques de la ploutocratie. — 6. La soi-disant concurrence
générale et libre. — 7. Anéantissement de la classe moyenne et
des classes agricoles par la liberté sans protection. — 8. Dépré-
ciation du travail. — 9. Division du travail. — 10. Travail et tra-
vailleurs devenus une marchandise. — 11. Les raisons morales
des maux de la société. — 12, Solidarité de la faute à perdre la
société.
Bien des ffens se refusent à trouver du sens dans i—Néces-
*^ sitéeturgence
cette parole du Rédempteur, qu'aux derniers jours, les soç|air^^"°°
hommes continueront de danser et de festoyer, avec
autant d'ardeur qu'aux jours de Noé (1). Si tout ce qu'il
prédit concernant ces temps est vrai ; si le sol tremble
sous les pieds ; si des signes menaçants apparaissent
dans le ciel; si l'édifice social craque dans toutes ses
jointures et se fond comme la cire exposée au feu, n'y
a-t-il pas de quoi leur donner à réfléchir, et les engager
à se prémunir sérieusement contre les événements fu-
turs ?
(1) Matth., XXIV, 37 sq.
6 LA SOCIÉTÉ CIVILE
On peut se poser la question, et cependant il faut y
répondre par un non catégorique. Que le Maître ait
dépeint avec exactitude et clarté l'humanité future, la
question sociale actuelle en donne la preuve irrécusa-
ble. Combien s'en faut-il encore que nous puissions
regarder comme accomplie sa prophétie concernant la
situation du monde dans les temps modernes? Et ce-
pendant, qui est-ce qui s'en émeut un seul instant au
milieu des plaisirs mondains où il roule? H y a tantôt
un demi-siècle qu'un poète, appartenant quelque peu
aux initiés, chantait les vers suivants :
« J'ai erré çà et là, et j'ai vu »
<c S'e'lever un signe mauvais. »
« SurTaile des vents un combat s'avance, »
« Le combat des pauvres avec les riches (1) ».
Ce n'étaient encore que les premiers souffles de
guerre. On peut donc pardonner aux riches d'avoir
pris la chose si peu au sérieux, et d'avoir dit en haus-
sant les épaules : « Bah ! c'est un pessimiste, c'est un
poète révolutionnaire, nous nous en moquons un peu ».
Aujourd'hui cependant la lutte bat son plein. Mais est-
ce une raison pour que quelqu'un se prive d'assister à
une fête ou à un banquet? Ne semblerait-il pas que la
société danse bruyamment sur l'abîme, atin de ne pas
entendre les préparatifs qu'on fait de toutes parts pour
l'engloutir d'un seul coup? C'est toujours la vieille his-
toire du Mane^ Thecel, Phares. Les grands et les petits
Ballhazars sont, il est vrai, un instant déconcertés
quand un avertissement sérieux les approche d'un peu
près, puis ils continuent d'aller leur train jusqu'à ce
que leur tour arrive.
Mais une fois pour toutes, il ne sert de rien de nier le
danger et l'urgence de la question sociale. Elle est là.
Quand même on veut s'obstiner à ne pas la voir, ce n'est
pas une raison pour qu'elle disparaisse du monde. De
(1) Alfred Meissner, Gedichte (5), 108.
LA SITUATION SOCIALE 7
foutes les questions actuelles, elle est la plus vaste et
la plus complexe. Elle est le résumé et la récapitulation
de toutes les questions particulières de l'époque. Elle
est la conséquence nécessaire de toutes les situations
qui ont été créées par les idées modernes, sur les diffé-
rents domaines de la vie industrielle, commerciale,
intellectuelle, morale et juridique. Qui sème du vent
récolte des tempêtes (1). Elle est l'essai tenté par l'in-
flexible logique des faits sur la justesse ou l'inexactitude
des principes d'après lesquels nos rapports juridiques
et publics ont été transformés. On connaît l'oiseau à
son cbant, l'arbre à son fruit, le loup à sa démarche (2).
La vraie nature de notre état se connaît aussi à la ques-
tion sociale. Quiconque a des yeux pourvoir, une intel-
ligence pour comprendre, ne peut s'abstenir de s'occu-
per d'elle sérieusement. Mais tous ceux dont la puissance
extérieure ou la force intellectuelle donne la capacité
de contribuer soit à l'éclaircir, soit à la résoudre, se
rendraient coupables d'une faute grave envers la société
s'ils ne voulaient pas employer dans ce but les moyens
dontilsdisposent. C'est ici surtoutqu'on afait trop preuve
de paresse et de médiocrité. Si on veut dire franchement
la vérité, il faut avouer que le mal est déjà assez ancien,
et que le devoir et la prudence auraient dû depuis long-
temps poussera l'action. Une seule chose a manqué,
c'est la ferme résolution d'agir (3). Puisse-t-elle enfin
être prise au sérieux et très au sérieux, avant qu'il soit
trop tard ! L'ordonnance du médecin est inutile quand
le malade est mort (4), dit un proverbe, et vouloir étein-.
dre l'incendie quand il a tout consumé est une entre-
prise vaine. Or, il s'agit ici d'incendie et de mort pour
le monde tout entier. Et aujourd'hui encore ont leur
application ces paroles du poète cité plus haut :
(1) Dûrinf,'sfeld, Sprlchivœrter der germaniscJicn und romanischen
Sprachen, H, 153, iVr. 274.
(2) Ibidem, I, 208, IVr. 416.
(3) Mohl, Staatsrechl, Vœlkerrccht und PolUlk, U, 530.
(4) Diiringsfeld, loc. cit., II, 69, Nr. 121.
8 LA SOCIÉTÉ CIVILE
« Il est temps encore. N'avez-vous pas peur? »
« Ne sortirez-vous pas de votre illusion? »
« Pensez donc à la marche errante des armées »
« Devant lesquelles des loques de mendiants flottent en guise
[d'étendard ? »
« Pensez donc à la f;uerre, au pillage, »
« Pensez aux foules sauvages et mugissantes. »
« L'œuvre des siècles tombe en cendres et en ruines » (1).
2. _ Der- Personoe, c'est vrai, ne nie que depuis longtemps le
cSrrxpr'el mauvais état de la situation ait attiré l'attention géné-
question so- raie sur la questiou sociale. Quiconque n'est pas affran-
chi de tout autre travail doit déjà renoncer à suivre les
publications qu'elle produit chaque jour. Mais plus la
foule des propositions et des tentatives de remédier au
• mal est considérable, plus elle fait voir clairement que
personne n'est à la hauteur de la tâche, parce que ja-
mais personne, ou c'est rare, n'atteint le mal dans sa
racine. Le grand défaut de la plupart de ceux qui s'oc-
cupent de ces questions, est que très souvent ils atta-
quent le mal superficiellement et à moitié, parce que la
connaissance qu'ils en ont ne va pas plus loin. On n'y
cherche que des événements extérieurs, fortuits et des
raisons économiques. On fait comme si la question so-
ciale tout entière n'était qu'une question de valeur, de
salaire et d*estomac. Mais on se dissimule que, dans
les questions morales basées sur les rapports sociaux,
la racine gît à une profondeur beaucoup plus considé-
rable (2), et que toutes les améliorations de la situation
économique reposeront sur du sable, tant que le lien
religieux, moral et juridique delà société, ne sera pas
rétabli solidement et d'une manière durable.
Le plus grand, pour ne pas dire l'unique malheur de
la société, est que, dans la vie publique, les bases de
l'ordre moral sont profondément ébranlées. Depuis des
(1) Meissner, Gedichte (o), 109.
(2) Nous renvoyons ici d'une manière toute spéciale à l'ouvrage
trop peu remarqué de Rœsler, sur les doctrines fondamentales de
la théorie d'économie politique fondée par Adam Smith, 7 sq., 20
sq., 34 sq., 95 sq.
LA SITUATION SOCIALE 9
siècles, on a cherché comme nous l'avons vu plus haut,
la sagesse suprême, la prudence elle talent politique,
uniquement dans la séparation du droit, de la morale
et de la religion, dans la séparation de l'économie poli-
tique du droit, de la morale et des lois contenues dans
le Symbole. Cette tendance a fini par porter ses fruits.
Désormais, nous en sommes venus à ce point que, non
seulement les savants dans les écoles jurent par cette
doctrine fondamentale du libéralisme, mais que Les lé-
gislations, les propriétaires, les ouvriers, bref toutes
les classes, toutes les manifestations de la vie en sont
pénétrées. C'est ce qui fait la question sociale.
Il y a toujours eu des égarements dans la vie prati-
que des individus et dans la vie de l'ensemble, et il y en
aura toujours tant qu'il y aura des hommes. Néanmoins,
à côté de cela, et malgré l'inconséquence du monde, il
peut y avoir un ordre de choses tolérable. Mais il en
est tout autrement si la vie morale est détruite en entier
dans les principes qui dominent tout (1). Les mœurs
privées sont attaquées sans grand dommage, pourvu
que la morale publique soit saine. Vouloir miner celle-
ci, c'est vouloir ébranler l'ordre lui-même. Mais ce
résultat ne se produit point, quand les individus émous-
sent, pour leur compte personnel, la pointe des consé-
quences extérieures les plus extrêmes d'un faux système .
Or, voici la situation actuelle. 11 ne s'agit pas seule -
ment de la conduite absurde des individus ou de l'amé-
lioration de la situation économique ; mais ce sont les
lois de l'ordre public qui sont ébranlées jusque dans
leurs fondements et jusque dans la conscience morale.
On a rejeté la foi, ce guide de la vie, ce rempart des
lois, et là où on ne l'a pas fait complètement, on l'a du
moins affaiblie d'une façon qui donne sérieusement à
réfléchir. On a renversé le principe que, dans la vie
publique, l'homme ne devait pas être moins soumis à
(1) Cf. Léon Xni, Encijcl., 4 août J879 (Saemmtliche Rundschrelben,
Freiburg, 1881, 57.
^0 hk SOCIÉTÉ CIVILE
Dieu, et davanlage son propre maître que dans la vie
personnelle intérieure. On a arraché du cœur de l'hu-
manité la conviction de la corruption qui habite en
elle, et on lui a inculqué l'opinion qu'elle peut se déve-
lopper d'elle-même, et régler comme bon lui semble, ce
qui est juste et bien. Ces trois erreurs forment le véri-
table germe de la misère sociale. Il n'y a plus rien de
sûr, plus rien de durable, parce qu'il n'y a plus rien de
sainl. La situation n'est presque plus tolérable parce
que la puissance arbitraire des dépositaires du pouvoir,
l'impatience de ceux qui souffrent, l'orgueil et l'idolâ-
trie personnelle, les idées les plus exagérées relative-
ment à la possibilité du perfectionnement de l'homme,
le sentiment charnel du matérialisme qui veut jouir de
tout ici-bas, et cela sous une forme sensible et saisissa-
ble, l'esprit de Kant et de Fichte, cet esprit de glorifi-
cation personnelle, au lieu de l'esprit de soumission à
la loi et d'humbles sentiments de pénitence, sont de-
venus les guides uniques de la pensée et de l'action.
Donc celui qui veut conjurer le mal social doit s'atta-
cher à guérir ces plaies qui sont le vrai foyer de la con-
tagion.
3. -Notre ^" regard jcté sur nos lois suffira pour convaincre
commf"''eV l^s plus incrédulcs delà vérité de ce que nous venons
freXaie^pu- ^c dire. L'cxprcssion la plus exacte des principes mo-
blique et de i» , ,, > ^t ' <i ^ • r\
notre senti- raux d uuc cpoquc OU Q uue société sont leurs lois. Or,
ment public . 'i j- i» •. i i • i -
de droit. si uous etudious 1 esprit des lois modernes, nous trou-
vons que la société actuelle souflVe d'un double mal.
Ses institutions ne sont plus naturelles parce qu'elles
sont en opposition avec la surnature et la religion. Or
la raison par laquelle elles sont si peu conformes à la
nature est aussi la cause qui les rend si peu pratiques
et si peu durables. 11 n'y a plus de lois ni d'institutions
qui soient naturelles et adaptées à la nature. L'histoire
et la tradition n'ont plus rien à faire avec elles. Ce ne
sont que des prescriptions artificielles, inventées par la
perspicacité des savants, créées selon le bon plaisir d'un
LA SITUATION SOCIALE 1 1
parti régnant, d'après l'inspiration du moment, sous
l'influence d'un besoin subit, sur le modèle d'institu-
tions qui ont pu avoir de bons résultats dans des pays
étrangers et dans d'autres circonstances. Kt pourquoi?
Une de ces pernicieuses paroles ailées^ dont l'apparence
superficielle doit remplacer pour nous aussi bien la foi
surnaturelle que les solides principes naturels, nous
l'apprend, nous voulons dire le principe déplorable de
faire des lois là où nous n'avons pas de droits.
Jadis la loi était appliquée comme la parfaite expres-
sion de ce qui est moral et juste, et le droit et la morale
apparaissaient comme l'harmonie avec l'immuable vo-
lonté divine, harmonie telle que Dieu l'a déposée dans la
nature humaine. Faire une loi sans droit, ou contre le
droit, c'est-à-dire contre la règle de toute justice et de
toute morale, eut été considéré jadis non seulement
comme une révolte criminelle contre Dieu, mais comme
un péché contre la nature et la raison. Malheureusement
la frivole révolution contre Dieu, et par là même contre
les fondements du droit, est devenue le véritable pro-
gramme pour construire le nouvel édifice de la société.
On a fait des lois sans tenir compte du droit ni du maître
du droit. C'est ainsi qu'elles ont seulement répondu à la
glorification personnelle et à la présomption de l'homme.
Pour cette raison aussi, elles sont souvent en contradic-
tion de la manière la plus flagrante avec l'ordre divin et
le bien naturel de la société. Or, ce qui n'est pas natu-
rel n'a ni solidité ni stabilité, et c'est ce qui fait com-
prendre ces changements et ces essais sans fin. Nous ne
sortons plus des essais et du provisoire. C'est un grand
malheur. Les esprits les plus sages et les plus expéri-
mentés des anciens temps avaient de graves scrupules
pour changer une loi (1). Ils croyaient que le changement
n'était bon en aucune chose, à moins qu'elle ne soit po-
li) AristoL, Polit., 2, o (8), 10 sq. Alfred le Grand, Geselzc EinL,
49, 9. (Schmidt, Geselzc der Angelsachst^n (2), 69).
12 LA SOCIÉTÉ CIVILE
sitivement mauvaise (1). 11 i)'y avait qu'une utilité évi-
dente (2) et un avantage sérieux, qui pussent justifier
une innovation dans les lois. Même là où une améliora-
tion réelle n'est pas douteuse, le dommage causé par
le changement est facilement supérieur à l'utilité obte-
nue par lui, car l'innovation dans les lois affaiblit tou-
jours leur force (3). C'est pourquoi Charondas avait fait
cette bizarre prescription, que quiconque voulait pro-
poser un changement dans une loi, devait paraître la
corde au cou devant l'assemblée du peuple (4).
Aurait-on oublié de nos jours cette sagesse et cette
expérience d'il y a mille ans, ou la considère -t-on comme
une folie? Non ! ce n'est pas possible. Mais il y a dans
les faits une logique et une conséquence qui sont plus
fortes que la logique humaine. On a rompu avec l'his-
toire, avec la tradition, avec le droit immuable de Dieu,
et on le pouvait ; mais vouloir arrêter la dissolution du
droit devenue inévitable et le morcellement de la société,
voilà ce qu'on ne peut pas, si on ne revient à ce qu'on a
quitté. On peut voir en cela une ironie bizarre du sort
et de la destinée ; nous chrétiens, nous aimons mieux
lui donner le nom dejuste vengeance de l'ordre moral du
monde, ou, pour faire disparaître toute apparence d'ex-
pression moderne panthéistique, nous aimons mieux
voir une punition de Dieu dans l'obligation où se trouve
la société d'exécuLer elle-même ce procédé de décom--
position^ par une pénible fabrication de lois. Après avoir
abandonné le droit, il faut qu'elle se fasse mourir par
des lois. Et en définitive, par cette logique de fer des
faits, elle est frustrée de sa propre logique. Quand on a
rejeté ce qui est immuable et éternel, on ne croit plus
qu'il puisse y avoir de vérité durable, de droit durable
et par dessus tout de loi durable.
(1) Plato, Leg., 1, 797, e, sq.
(2) Dlg., 1, 4, 2. Cf. à ce sujet Topinion de Crussaire dans Savi-
gny, Appel que notre temps adresse à la législation, (3) 197.
(3) Aristot., PoL, 2, 5 (8), 10 sq.
(4) Diodor., 12, 17, 1, 2.
LA SITUATION SOCIALE 13
Au début de ce siècle, le plus grand homme d'élat
disait ces paroles: « C'est une grande folie que de
détruire une vieille institution qui a fait ses preuves, de
ne pas se corriger en suivant une voie simple et de vou-
loir imposer de la besogne mauvaise, étrangère, inop-
portune, jetant partout le désordre et la dislocation (1).
Actuellement on chercherait en vain quelqu'un qui par-
tageât ses vues. Joseph II est devenu notre homme,
notre idéal, notre modèle, notre héros. Ce n'est pas
sans motif que nous le louons. C'est parce que nous
avons une parenté d'esprit avec lui que nous l'appré-
cions tant. H a été la cause de l'éruption de notre lèpre
qui s'appelle la logique des faits. Ce n'est pas le pen-
chant effréné des jeunes gens à vouloir faire tout mieux
que leurs parents ; ce n'est pas mêrîie la vanité de bril-
ler par la gloire d'une activité créatrice propre, qui
nous adoucit l'amertume du travail dans les fabriques
de lois, dans les parlements, dans les diètes. Non certes !
Il n'y a croyons-nous que la haine de ce quia été transmis
par tradition, qui nous fasse nous acharner contre elles.
Nous sommes en cela comme les vieilles personnes dont
Fchacun croit pressentir la mort prochaine, parce qu'elles
se mettent soudain à tout bouleverser, à tout changer, et
ne sont contentes de rien. La vie n'a plus de charmes
jpour nous. L'institution la plus bienfaisante doit tomber
parce qu'elle est vieille. Le seul fait qu'une chose est nou-
[' velle la rend admirable. Et pour que l'admiration ne soit
pas interrompue, il faut renouveler les nouveautés cha-
que année. Nous voulons cacher le fait indéniable, que
depuis longtemps déjà, la force d'innover nous a aban-
donnés; et c'est pourquoi nous voulons du moins prou-
tver au monde que nous sommes encore capables de quel-
que chose avec notre manie des changements. 11 est rare
qu'on ait vu une époque manquer de capacité législative
dans la mesure (2) où elle fait défaut depuis un siècle,
(1) Pertz, Leben des Ministers Freih. vom Slcin, VI, 90.
(2) Savigny, Aj)pel que notre temps adresse à la législation, (3)49
sq., 161.
14 LA SOCIÉTÉ CIVILE
depuis Joseph II et la Révolution, de même que, par un
juste jugement de Dieu, il est rare qu'on ait vu une ma-
ladie de faire des lois, comme celle qui sévit depuis le
même laps de temps (1). La précipitation ne nous laisse
pas le temps de bien peser une loi avant le temps de la
promulguer, et notre impatience ne nous permet pas
d'attendre qu'une loi donnée fasse ses preuves ou con-
quière droit de cité parmi nous. C'est ainsi que nous
avons des lois si nombreuses, si différentes, si changean-
tes, que les savants eux-mêmes ne peuvent les retenir
dans leur mémoire. Quant au peuple, il est témoin de
cette situation que redoutait un ancien docteur, à savoir
que l'abondance des lois, au lieu d'être une protection,
se change en toiles d'araignée pour les faibles, et en
pièges pour les imprudents (2).
Les anciens n'avaient pas tout à fait tort, quand ils
croyaient que plus il y a de lois moins il y a de droit, et
que plus il y a de lois plus y a d'imperfections (3). En
tout cas, la parole qu'ils disaient des réformateurs
turbulents : le mieux et le pire sont dans la même ba-
lance (4), se vérifie complètement de nos jours. Tout
chez nous rappelle ces temps de Rome à son déclin, où
Cicéron disait: « Nous n'avons point de dépôt public
pour nos lois. Aussi prenons-nous pour lois celles que
nous donnent nos huissiers ; nous les demandons à des
copistes, car nous n'avons ni archives publiques, ni tra-
ditions officielles (5) ».
Sans doute cette situation est déjà l'expression de
grands malheurs moraux cachés à l'intérieur. Mais, si
nous pénétrons le contenu de ces lois, c'est alors que
nous voyons jusqu'à l'évidence, combien profondément
la séparation du droit et de la morale a ébranlé dans les
(1) De 1789 cà 1843, 81.366 lois ont été portées en France (Wan-
der, Sprlchw-Lexlkon, I, 1615, Nr. 58.
(2) Soto, De JustUia et jure, 1. 1, q. 5, a. 2.
(3) Graf u. Dietherr, Deutsche Rechtssprichw. 18(1, 226,223).
(4) Sailer, Welsheit aiif der Gasse (1801), XX, I, 36).
(5) Gicero, Leg., UI, 20.
LA SITUATION SOCIALE 15
cœurs le sentiment de l'un et de l'autre, et comment
notre situation sociale est la suite logique de la corrup-
tion morale de la société. C'est ce qui rend compréhen-
sible, que les lois, comme s'en plaint déjà Cicéron, ne
se transmettent plus dans la conscience publique. Et
comment le feraient-elles, si elles ne sont pas basées
sur la conscience? Or, si leur base n'est pas là, — et
elle n'y est pas, puisqu'elles ne reposent pas sur le droit,
c'est-à-dire sur la volonté de Dieu, — pourquoi s'éton-
ner que le peuple les considère seulement comme des
fils, comme des toiles d'araignée? Si les lois n'ont pas
leur point de départ dans la foi à un droit immuable,
éternel, et dans l'obéissance au législateur suprême,
est-il possible que l'obéissance à la loi, et, ce qui est pis
encore, que le respect pour la loi et la foi au droit ne
disparaissent pas? S'il est permis à la loi humaine de ne
pas s'occuper de la loi divine, on ne peut défendre à
l'homme de mépriser la loi humaine. Cette situation
nous montre bien jusqu'à quel point il est vrai que les
bases fondamentales de l'ordre public sont ébranlées;
autrement, il ne viendrait jamais à l'idée de légiférer
malgré le droit, comme on s'exprime aujourd'hui avec
un véritable orgueil.
Cet état de choses nous explique pourquoi il y a au-
jourd'hui une question sociale, et pourquoi il n'y en
avait pas autrefois. On a toujours enfreint les lois; mais
les lois représentaient le droit. De tout temps on a com-
mis l'injustice ; mais en cela on ne pouvait s'autoriser
ni des lois, ni de l'opinion publique. Aujourd'hui, il
faut distinguer strictement entre droit et loi ; aujour-
d'hui l'opinion publique n'est pas en contradiction avec
l'injustice, mais elle la produit et la justifie. Aujour-
d'hui en un mot, la morale publique et le sentiment de
droit public sont ébranlés, les fondements de la société
minés, et c'est ce qui fait la question sociale. Les viola-
tions du droit et de la morale, commises par des milliers
d'individus, ne causent pas des ravages comparables à
16 LA SOCIÉTÉ CIVILE
ceux que produit à lui seul rébraulement de la morale
publique; mais quand de plus, cette dernière est atta-
quée chaque jouP;, et à dessein, ne faut-il pas que les
choses en viennent où elles en sont?
On voit donc quelle diUérence il y a, qu'un certain
nombre et même beaucoup d'individus transgressent
les lois, comme parle passé, alors que la foi et la cons-
cience sont là pour leur rappeler leurs obligations, ou
que les lois se fassent presque un honneur d'être en
contradiction avec le droit. On pouvait dire autrefois:
de mauvaises mœurs font de bonnes lois (1). Aujour-
d'hui, il faut presque dire le contraire : nouvelles lois
chassent l'ancien droit (2). Une mauvaise loi fait né-
cessairement de mauvaises mœurs, et ce qui est pis,
de mauvais cœurs, de mauvais esprits. Les lois qui ne
reposent pas sur le droit, sur la volonté de Dieu et sur
la conscience, sont en vérité pires que la situation so-
ciale réelle, quelque mauvaise qu'elle puisse être en
elle-même.
4.-Lesys- Ou sourit dc ces vues, et on croit qu'avec d'arides
Sx de'"iâ principes théologiques et de? abstractions philosophi-
prétendue „ . -• i> • ,
pospéritégé- ques, on tait peu avancer une question d une importance
aussi éminemment pratique. Leci provient de ce qu il y
a très peu d'hommes, qui n'ont pas une idée de la né-
cessité de la tête dans la vie pratique, et delà portée
qu'ont souvent, dans la pratique, les principes en
apparence les plus abstraits. La première exploration
qu'on fait ordinairement sur le domaine de la question
sociale, la recherche de la dernière fin de la vie écono-
mique le montre déjà. C'est certes une question très
abstraite et purement spéculative que celle-ci: Pour-
quoi les hommes travaillent-ils? Pourquoi entrent-ils
en relation les uns avec les autres ? Pourquoi échan-
gent-ils ?Et c'est précisément cette question qui, quelle
que soit la réponse qu'on lui donne, contient en germe
(1) Graf iind DieLherr, 18 (1, U4). — (2) Ibid., 18 (1, 231).
LA SITUATION SOCIALE 17
toute la formation de la vie sociale. Au moyen âo-e
on répondait : c'est afin que chacun puisse vivre ou
par lui-même, ou par d'autres pour qui il travaille. Et
la question était tranchée. On pensait non pas à la pos-
session, mais au soutien de la vie, à la vie. Tout était
calculé pour que chacun eût le nécessaire. Mais comme
personne ne peut vivre pour soi, comme une monade
isolée ; comme chacun est plutôt destiné déjà parla na-
ture à vivre dans la communauté, alors, concluait-on
dans ce temps là, la société en grand doit être réglée de
façon que tous se soutiennent mutuellement, les uns par
le travail, les autres par sollicitude. Pour cette raison,
on ne voyait pas seulement la possession, mais aussi
les obligations envers le tout et envers chacun de ses
membres, le partage comme la production, et avant tout
l'égalisation, le travail en commun, la solidarité. Ainsi
en était-il à cette époque. Et avec cela du moins la vie
. était tolérable.
Toute l'école moderne répond à notre question : La
dernière fin de la vie sociale est l'augmentation de la
prospérité générale.
Avec cela, c'en est fait de notre société. Ce funeste
principe est une des équivoques les plus dangereuses,
parfois même une tromperie consciente et intention-
nelle. Il n'est plus question des membres isolés de la
société, mais uniquement de la richesse de l'ensemble.
Ap?'ion, on ne s'occupe ni de la personne, ni de ses
besoins, ni de ses fins ; par contre, on accorde une
attention d'autant plus grande à l'instrument mort, au
moyen duquel la totalité se tire d'affaire ici-bas.' La
magnifique idée du christianisme que la société est un
grand organisme, dans lequel chaque membre isolé a
son autonomie dans la place qui lui est destinée, et doit
accomplir sa fin propre en vue de la totalité, mais dans
lequel aussi l'ensemble doit prendre soin de chaque
membre, est par le fait même anéantie. Les remparts
protecteurs de l'individu, la contexture du tout, lacoor-
18 LA SOCIÉTÉ CIVILE
dination, la suprématie sont supprimés. L'argent est
l'unique mesure, la production d'ensemble la plus con-
sidérable possible, et l'accumulation de valeurs dans
les proportions les plus gigantesques, sont la fin der-
nière ; la richesse absolue du tout impersonnel et non
la possession relative, ou même le bien-être de l'indi-
vidu (1), la production et non la répartition des fortu-
nes, sont les ressorts de notre vie sociale (2).
Tandis qu'autrefois, on calculait la prospérité d'un
état d'après le nombre de ceux qui pouvaient s'équiper
sur pied de guerre à leurs propres frais, ou fournir des
hommes, on le calcule maintenant d'après les sommes
qu'il a placées dans les casernes, dans les forts, et dans
le matériel de guerre. Si un état a un milliard de for-
tune en plus que les autres, il est considéré comme
plus heureux qu'eux. Quant à celui qui possède le mil-
liard, et à celui qui en profite, c'est chose indifférente. Il
suffit que le milliard y soit, quand même il gît mort dans
la caisse de la guerre, ou qu'il se trouve entre les mains
de quelques nababs^ à côté desquels il y a des milliers
d'êtres dont l'insécurité de vie est telle, qu'il leur faut
lutter jusqu'à la mort pour avoir seulement un linceul.
C'est une raison pour laquelle il nous faut reconnaître,
dans ce prétendu système de prospérité générale, une
des causes principales de la détresse sociale. Jadis on
croyait que tous devaient profiter de la prospérité de
l'ensemble (3), et que si les citoyens ne recevaient pas
des avantages de la part du tout, ils n'étaient pas des
citoyens (4). Maintenant, un philosophe, qui est déplus
un vrai disciple de la Réforme et de la sagesse politique"
prussienne, ne rougit pas d'affirmer que la misère de
la plus grande partie de la population est l'état idéal,
qu'elle est une vraie bienfaitrice et l'éducatrice de l'hu-
manité, pourvu que la totalité jouisse d'une grande;
(1) Val. Mayer, Bas Eigenthiim, 33 sq.
(2) Samter, Das Eigenthiim in semer soclalen Bedeutung, 216..
(3) Aristot., Polit., 7, 8 (9), 5.— (4) Ibicl, 3, 5 (7), 1.
LA SITUATION SOCIALE 19
richesse (I). JNousne comprenons presque plus les vues
d'Aristote, disant que le meilleur état d'une société est
celui où l'aisance médiocre est la règle (2), où nulle
part ne s'amoncellent de gigantesques sommes super-
flues ; mais où la misère proprement dite ne se fait sen-
tir nulle part. Une telle situation nous dit-on, avec le
plus grand sang-froid, peut convenir à des époques de
calme. Mais comment fera-t-on, lorsqu'il s'agira de faire
la guerre. On agit comme si la paix n'était qu'une ex-
ception, et la guerre la fin proprement dite de la société ;
comme si la société était seulement un état, et la poli-
tique son unique devoir. Sans doute on s'effraie parfois,
quand on voit quel terrible paupérisme existe dans les
masses, à côté des gigantesques possessions inutiles
d'une petite minorité (3), et pourtant on ne se lasse
pas de célébrer la gloire d'une telle organisation sociale.
Mais en vérité une pareille situation est contre nature
et doit conduire à la ruine.
L'inégalité dans la possession elle contraste entre la
richesse et la pauvreté sont d'ordre divin (4). C'est une
disposition qui a été introduite pour le bien de la société,
une disposition d'où dépend le maintien de la société ac-
tuelle. Quoiqu'en pensent certains partisans du progrès
indéfini et quelles que soient les allégations de certains
1 séducteurs, nous sommes obligés de reconnaître com-
me une loi générale, que la pauvreté ne pourra jamais
être entièrement suppriméede l'humanité. Mais pauvreté
n'est pas misère (5). On ne succombp pas sous le poids
(1) Lasson, RechtsphiL, 178 sq. — (2) Aristot., PoL, 4, 9 (11) 8
I (3) En 1878, sur 25.747.660 habitants que comptait la Prusse, il
jjy en avait 8.790.285 capables de payer des impôts. Mais presque' la
1 moitié 3.506.423 en était exempte, parce qu'elle avait un revenu
amiuel inférieur à 420 marcs. Presque un tiers, 2.662.104, avait un
revenu qui s'élevait de 420 marcs à 660, En résumé 82, 7 0/0 étaient
dans rindigence, 12, 9 0/0 dans une situation tolérable, 3, 1 0/0
- dans une bonne situation et 1, 3 0/0 étaient riches. Cf. Kolb, Slatls-
l tik (8), 57 sq. Roscher, Volkswirthschaft (20), L 574 sq. Schœnbere
[j/^o/ii. ÛEAm., (3),I, 675sq. ^'
(4) Deut., XV, 11 ; Matth., XXVI, 11 ; Joan., XII, 8.
(o) Cf. vol. III, conf. IV, 3.
20 LA SOCIÉTÉ CIVILE
de la pauvreté. Là où la pauvreté existe avec son con-
traste naturel, la richesse, là aussi, il y a toujours du
courage, de la force morale, pour pâtir, prier, se pri-
ver ; là il y a espoir et patience d'un côté, condescen-
dance, communication et solidarité de l'autre. Tant que
l'opposition entre la pauvreté et l'aisance modérée
n'est pas démesurément grande, la première sent
moins son fardeau, parce qu'elle est moins tentée d'ê-
tre mécontente, et la seconde, qui est restée naturelle
et saine, ne manque jamais de la grâce de vouloir et de
la bénédiction de pouvoir lui aider. Mais si une misère
contre nature, une misère dans le sens proprement dit,
qu'entraînent avec eux des excès de richesse ; si la mi-
sère dès masses, le Paupérisme, se trouve en face du
Mammonisme et d'un arrêt dans la circulation de l'or,
la société est partout malade. Ce ne sont plus des
contrastes naturels, mais de malsaines oppositions de
situations ; c'est un signe de déchirement et d'éparpil-
lement, un présage de dissolution pour la société.
Quand une fois le sang ne circule plus que dans quel-
ques membres, et les fait enfler jusqu'à devenir diffor-
mes, ceux-ci sont aussi malades que les autres auxquels
ils enlèvent de la force, en même temps qu'ils sont une
charge et un danger pour le corps tout entier dont l'af-
faiblissement les a rendus si lourds. En pareilles cir-
constances, l'excès engendre la détente et la paresse,
l'hébétement et la chute dans la sensuaUté et dans la
jouissance, la débauche, la dureté, la turbulence. Mais
alors la pauvreté devient dénûment, hostilité et ven-
o-eance envers ceux qui possèdent et envers la société
elle-même ; elle devient sauvagerie, débauche, torpeur,
enfin désespoir qui ne trouve de consolation que dans
la destruction ; bref, elle devient misère (1). Or la so-
ciété ne peut se maintenir ainsi. Quand même une sem-
(1) Périn, De la richesse, II, 163 sq. Eusebius Gallicanus, HomiLde
S Epipodioet Alexandro {BM.,Lu^d. VI, 669, e). Augustin., Civ.
Del, 15, 4;Ep. 140,23, 56.
LA SITUATION SOCIALE 21
blable inégalité contre nature ne conduit pas à des
coups subits, violents^ qui d'ailleurs ne peuvent man-
quer de se produire, l'épuisement, le dépérissement
viennent d'eux-mêmes, et l'ensemble est condamné à
périr misérablement et sans honneur.
Donc, tant qu'on ne renoncera pas à ce funeste idéal
de la prospérité générale, tout espoir de situations meil-
leures est vain, et la ruine inévitable de la société est la
seule perspective qui apparaisse à l'horizon. Qu'on nous
écoute ou non, nous ne nous lasserons pas d'opposer à
ce système pernicieux, en renversant son programme,
le principe que s'il n'y a que les petits et les moyens qui
puissent vivre d'une façon supportable, la nation peut
déjà se regarder comme pauvre ; mais que si on ne cesse
pas de calculer quelle est la richesse de la nation, le peu-
ple tout entier sera bientôt pauvre, si toutefois il ne de-
vient pas misérable.
Qu'on ne parle donc plus de l'aridité des formules 5._Lescon-
abstraites, mais qu'on avoue qu'elles peuvent avoir des ralSTré^o-
conséquences très saisissables et très profondes. Telle iT'pirufocra^
philosophie, tel homme ; et telle théologie, tel temps,
telle société. Proclamer le système delà prospérité géné-
rale voudrait dire proclamer le despotisme de l'argent.
La grossière ploutocratie du temps est le véritable en-
fant, la conséquence nécessaire de la domination de ce
principe. C'est une conquête terrible. 11 est mauvais de
mesurer la valeur de l'homme à l'argent (1). Il est encore
plus triste de répondre par le chiffre auquel s'élève la
fortune courante ou stagnante de la société, à la ques-
tion de savoir si une société ou un état sont heureux,
s'ils sont en progrès ou en décadence. Mais le comble
de la ruine pour une société est de ne pouvoir se repré-
senter la possession, la richesse, le bonheur autrement
{i) M.enaiud.ev, Piscatores fragm., 7. Juvénal, III, 143 sq. Gicero,
Quinct., 15, où il dépeint parfaitement les conséquences de ce sys-
tème.
22 LA SOCIÉTÉ CIVILE
que sous la forme de grandes sommes d'écus morts et
sonnants, ou même de valeurs arbitraires.
C'était le point de vue de l'antiquité. Argent est puis-
sance disait-on dans ce temps là (1 ). L'état qui possède
moins d'argent est nécessairement plus faible que celui
qui possède de grandes richesses. Thucydide lui-même
le croit (2). C'était un mauvais début pour un temps re-
lativement bon. Mais lorsque c'en fut fait de l'antiquité,
il s'ensuivit comme dernière conséquence, cette posses-
sion énorme, insensée, telle qu'il nous est facile de
comprendre comment cette société a péri.
Mais ce que nous comprenons du passé sur lequel
nous ne revenons plus, nous ne le comprenons pas du
présent. Où en sommes-nous aujourd'hui ? Montons-
nous ou descendons-nous? Adam Smith lui-même, le
père de ce système matérialiste de la prospérité géné-
rale, osait croire qu'il serait trop ridicule de vouloir
entreprendre sérieusement de prouver que la prospé-
rité générale ne consiste pas dans l'argent, et que d'ail-
leurs l'argent n'est qu'une petite partie et la partie la
moins productive de la richesse nationale (3). Quelques,
dizaines d'années plus tard, Malthus osait dire avec une
singulière prudence, que la puissance et la richesse ne
sont désirables qu'en tant qu'elles favorisent le bonheur
d'une nation (4). Et maintenant? Nous nous plaçons
entièrement de nouveau au point de vue du principe:
un homme sans argent est un cadavre, un homme sans
argent est un homme mort (5). Ce que Logau disait del"
son temps s'applique au nôtre dans une mesure incom-
parablement plus grande :
(1) Euripides, P/iœmssa>, 439 sq. Aiistophanes, Plutus, 146. — Gf
EccL, X, 19 ; TertulL, Marc, IV, 33.
(2) Thucydid., 1,11, 13.
(3) Smith, Wealth of nations, IV, 1. Ed. Rogers, 1869, 11, 10.
(4) Malthus, Versuch ûber die Volksvermehrung [deutschvon Hegew
isch), 1807, n, 228.
(5) Dùringsfeld, Sprichwœrfer der germanischen und romaniscne
Sprachen, I, 292, Nr. 561.
LA SITUATION SOCIALE 23
« Bien et argent sont l'esprit et le sang de Thomme. »
« Celui qui ne possède rien est un cadavre dans le monde (i) »,
C'est vraiment un triste signe de progrès, qu'après
des expériences répétées pendant des siècles, nous en
soyons revenus exactement à cette puissance et à ce
maniement d'argent, qui ont marqué d'une honte inef-
façable les derniers temps du monde romain. Ici toute
critique est inutile, parce que tout avertissement serait
probablement donné en vain. Il n'est pas d'injustice
aussi grande, pas d'aveuglement aussi incurable que
cette passion pour l'argent. Si jamais il y a eu une ido-
lâtrie qui rende capable de tout (2), excepté de s'impo-
ser un frein (3) ; s'il y a jamais eu une dureté qui rende
le cœur inaccessible à la justice et à l'équité, un culte
diabolique qui rende l'esprit hosfile envers les exigen-
ces les plus indéniables de la raison, de la religion et
de la morale, c'est bien le culte de l'argent (4). Cette
idole ne peut exister sans sacrifices et sans hécatombes ;
et le dernier sacrifice qu'elle exige toujours, lorsqu'elle
a englouti tous les autres, est celui de ses propres ser-
viteurs (5).
D'après cela, nous pouvons facilement prévoir quelle
sera la fin de la forme sociale actuelle, si on ne réussit
pas à la détourner de ce culte rendu àMammon. Mais il
n'y aguère dechances de succès. Là où l'argentparle il n'y
a plus de parole (6). Quand il élève la voix, le monde se
tait (7). De plus, toute notre vie économique est déjà
tellement subjuguée par l'argent, que seuls les plus
grands efforts et les sacrifices les plus sensibles peuvent
encore amener une guérison. Mais qui comptera là-des-
sus dans les circonstances où nous sommes ? Qui se sou-
cie encore d'autre chose que de l'argent ? Qui compte
(1) Logau, Sinngedichte, 63. — (2) Virgil., Aen. III, 56 sq.
(3) Eccl., V, 0. Juvénal, XIV, 139.
(4) Col., ni, 5 ; Eph., V, 5 ; I, Tim., VI, 9 ; Horat., Ep. I, 1, 54;
Juvenal, XIII, 86 sq.— (5) Eccl., X, 9, 10.
(6) Graf und Dietherr, 418 (8, 80).
[l] Duringsfeld, I, 194, I^r. 569.
^4 LA SOCIÉTÉ CIVILE
encore avec autre chose qu'avec l'argent ? L'homme
sans honneur, à qui on peut reprocher dix banqueroutes
frauduleuses, et qui veut faire croire àsa solvabilité par
les moyens les plus douteux, est jugé digne de confian-
ce ; il peut se lancer dans des entreprises, se présenter
dans les salons, même à la cour. Pour l'ouvrier honnête
qui ne peut fournir de caution, c'est tout au plus si on
le reçoit par pitié, comme un valet sans liberté. Tou-
jours de l'argent et rien que de l'argent. Or, pour l'ar-
gent, il n'y a point de commerce malpropre, point de
religion, point de morale, point de lois, point de limi-
tes. Supprimer les lois sur l'usure, laisser s'exercer
librem-ent les brigandages de la bourse, est une consé-
quence logique quand une fois on ne compte plus avec
des hommes, mais seulement avec l'argent.
Pourquoi poursuivre aussi cette usure en petit des
accapareurs d'argent, de grains et de biens, déjà punie
par sa difficulté d'exister et par sa malpropreté, si ceux
qui dominent la législation sociale peuvent se livrer
sans préjudice pour leur argent, pour leur honneur, et
sans aucune peine, à n'importe quelle forme d\isure de
bourse et de spéculation, où, dans un clin d'œil et sans
mise de fonds, on gagne des millions aux dépens de la
société ? Sous les yeux de nos législateurs, dit avec rai-
son Ihering, les sociétés par actions se sont transfor-
mées.en sociétés organisées pour le volet la tromperie,
en sociétés dont l'histoire secrète contient plus de bas-
sesses, plus de déshonneur et de friponnerie que beau- |
coup de maisons de détention, avec cette seule diffé-
rence, que les voleurs de cette espèce roulent sur l'or,
au lieu d'être assis sur le fer (1 ).
Mais la situation ne peut tenir longtemps ainsi. Les
peines et les charges augmentent constamment pour les
travailleurs, et l'argent s'éloigne sans cesse d'eux pour
aller vers ceux qui en ont déjà à profusion (2). Dans ce
(1) Ihering, Der Zweck in Recht, I, 222.
(2) D'après les calculs de certains financiers, le gros capital absorbe
LA SITUATION SOCIALE 25
cas, on comprend que l'argent soit d'un si bon rapport,
et que le travail soit si mal rétribué. Plus les hommes
d'argent gagnent^ plus le fruit du travail est maigre.
Plus l'intérêt est élevé, plus les salaires sont bas. L'im-
pitoyable capital est maître, les ouvriers sont des valets,
non ! ils sont des esclaves. Ce n'est pas d'après leurs
peines et d'après leurs besoins, mais d'après son pro-
pre avantage, que le capital leur assigne leur salaire.
Et quand même^ sous ce rapport, beaucoup de choses
se sont améliorées à notre époque, le Libéralisme révo-
lutionne toujours les cœurs de ceux dans les mains des-
quels il met forcément des salaires plus élevés, avec
cette prétention insupportable qu'il exerce non pas la
justice envers eux, mais la charité et la générosité.
Au milieu de cette abondance, les charges publiques
augmentent tous les jours dans une telle mesure, qu'il
est souvent difficile de comprendre comment elles peu-
vent être supportées par les masses épuisées. Et pour
que le délicat aiguillon de ce sentiment de justice
blessé ne fasse pas défaut dans cette oppression, la ré-
partition des charges est toute aussi disproportionnée
que celle du gain. Qui subvient aux frais des charges
publiques? C'est surtout la propriété foncière déjà
lourdement grevée par la législation, c'est le travail,
l'échange des biens et de la possession nécessité par la
misère, le petit propriétaire et la petite industrie, la
consommation des choses indispensables aux besoins
de la vie. Mais l'état semble ne rien vouloir accepter de
la part de l'acquisition excessive et injuste, sans doute
pour les mêmes scrupules de conscience en vertu des-
quels l'Eglise rejette les présents des usuriers.
En un mot, toute notre manière d'équilibrer les
charges publiques pèse, par les contributions indirec-
tes, en général beaucoup trop sur les nécessiteux, et
épargne dans une trop grande mesure, la grande pro-
chaque année en France de 1000 à 1200 millions de valeurs produi-
tes parle travail. Kuhn, Franzœsische Zustœnde, 313.
26 LA SOCIÉTÉ CIVILE
priété. Une telle inégalité n'est pas tolérable. Une
charge également portée ne brise le dos de personne (1).
Mais un fardeau inégal brise au peuple sinon le dos, du
moins la patience. Et si seulement le peuple profitait de
l'emploi de ces charges ! Si seulement on prenait à
cœur cette sérieuse exhortation que Fénelon adressait
jadis aux dépositaires du pouvoir: Le bien du peuple
ne doit être employé qu'à la véritable utilité des peu-
ples (2) ! Mais quand les trois quarts des contributions
s'en vont pour couvrir les intérêts des dettes, pour sub-
venir aux frais du militarisme, et qu'il en reste à peine
un quart pour le commerce, l'industrie, l'école, le droit,
la sécurité publique, l'art, les sciences, l'économie
agricole et forestière, peut-on parler encore des avan-
(1) Zingerlé, Deutsche Sprichwœrter des M'ittelalters,23. — Graf und
Dietherr, Deutsche Rechtssprichw, 496 (9, 60).
(2) Fénelon, Directions pour la conscience d'un roi, dir. 7.
Nous y joignons un passage remarquable des visions d'une car-
mélite, lequel montre parfaitement que même les vierges extatiques
ont parfois plus d'importance sociale que beaucoup de personnes ne
le croient. Voici ce passage : « Dis aux hommes, puisque personne
ne le croit, combien Dieu punit sévèrement les fautes contre lajus-
tice. Dis-leur que moi, Dieu, je ne reconnais pas le droit qu'ils fa-
briquent, ce droit qu'ils font seulement pour augmenter leur pos-
session temporelle. Ce ne sont pas des lois, ce sont des tours d'adresse
pour dépouiller les pauvres et les opprimés. On te dira: nous n'a*
vons pas fait ces lois, par conséquent ce n'est pas à nous de les abo-
lir. Mais dis-leur qu'ils doivent les abolir, s'ils ne veulent pas voir
ma juste colère. Dis d'abord à ton prince (Max Emmanuel de Bavière)
qu'il ne doit pas te mépriser. Je lui fais dire qu'il veille à faire régner
la justice dans le pays, qu'il fasse attention à ses ministres et à ses
fonctionnaires, qu'il veille à ce qu'on ne pressure pas le sang de ses
sujets pauvres, qu'il remplisse bien sa charge, car il a été établi pour
proté^,'er son pays, et pour être le refuge de la veuve et de l'orphe-
lin. C'est pour les sujets une obligation de lui donner ce à quoi il a
droit comme prince. Mais parce que ces impôts sont le sang et
la sueur des sujets pauvres, il doit les appliquer à leur utilité et à
l'utilité du pays tout entier. Il rendra à Dieu un compte sévère sur
ce point. Dis-lui que ma volonté est qu'il supprime le faste royal
depuis le bas jusqu'en haut. Dis-lui qu'il châtie les péchés elles
vices de l'injustice. Il doit être prêt à combattre pour l'Eglise et il
s'en trouvera bien. Qu'il n'attaque pas non plus le droit spirituel,
s'il veut que la paix et le bonheur régnent sur lui. S'il veut protéger
mon honneur, je protégerai moi-même sa maison ». (Nock, Leben der
Maria Anna Josepha a Jesu Lindmayr, 4201 sq.).
nérale libre.
LA SITUATION SOCIALE 27
tages des peuples ? Peut-on nier que toutes nos finan-
ces sucent le peuple et Toppriment?
Et maintenant nous demandons à nouveau, si Ton e.-Lasoi-
peut taxer d'indifférence la prédilection que quelqu'un a currence gé-
pour tel ou tel système, et si de faux principes généraux
n'entraînent pas après eux de funestes conséquences
pratiques ? Sans doute on nous dira qu'il n'est pourtant
pas nécessaire de tirer de si mauvaises conséquences
du système de la prospérité générale publique. Nous
l'admettons, si l'on nous accorde qu'on peut sortir de
là et qu'on en est sorti réellement. Mais on ne nous
ôtera pas cette conviction, qu'il renferme encore d'au-
tres conséquences et des conséquences beaucoup plus
funestes, qu'on ne peut éviter si on est logique.
La première de ces conséquences est le principe de
la concurrence libre universelle. La fin de l'activité so-
ciale dit-on, est de faire monter la prospérité générale
publique. Mais il n'est question ni de la façon dont elle
s'élève, ni des mains dans lesquelles elle se trouve. 11
faut toucher le moins possible à la question de la répar-
tition de la fortune nationale, car elle a un fort goût de
socialisme, si toutefois on ne doit pas l'appeler un so-
cialisme déguisé. Sans doute, dans les anciens temps
reculés, on avait cru qu'il valait mieux que la fortune
restât tout d'abord chez ceux qui l'ont produite par leur
travail, et que l'ensemble en profitât directement par
eux; mais cette vue ne serait plus approuvée mainte-
nant. Car avec ce système l'accroissement de la richesse
nationale serait évidemment bien moins favorisé, que
si des sommes formidables sont canalisées en grand
pour la production. Or le système de la prospérité géné-
rale publique atteint ce but beaucoup plus promptement
et plus complètement, parce qu'il veille à ce que chaque
nouvelle partie de la fortune nationale qui surgit, soit
livrée aussi vite que possible entre les mains de la
grande totalité.
Que cette théorie, — qui d'ailleurs est tout à fait celle
28 LA SOCIÉTÉ CIVILE
des socialistes les plus avancés, — considère la liberté
humaine et l'indépendance comme une chose accessoire^
si toutefois elle en tient compte, nous en avons déjà dit
un mot autrefois, et nous serons encore obligés d'y re-
venir avec plus de netteté. Mais elle a évidemment aussi
pour base la conception du matérialisme panthéistique.
Au point de vue où se place celui-ci, elle est tout à fait
légitime et même, comme il nous semble, irréfutable ;
et non seulement elle, mais aussi sa conséquence néces-
saire qui est la lutte de tous contre tous, ou, comme on
préfère dire dans le domaine économique, la concur-
rence générale libre.
L'ancienne indépendance des membres dans le tout,
le maintien des liens et des limites par lesquels les indi-
vidus employaient ce qu'ils avaient acquis et produit,
pour eux d'abord et pour la totalité ensuite, selon leur
situation sociale, étaient de trop grands obstacles au
système de la prospérité générale publique, pour que la
lutte la plus violente du côté de l'école moderne libérale
ne s'y dirigeât pas. Nivellement général, abaissement
de toutes les limites, et destruction de toute alliance
conclue entre les individus, devinrent doncles trois points
qu'on visa en proclamant la concurrence libre. Liberté
d'industrie, liberté de commerce, liberté dans Texercice
des professions, liberté dans le partage des biens et du
sol, liberté d'échange universelle et liberté de disposer
de la propriété et des droits propres, devinrent des exi-
gences inévitables. L'ancienne organisation des classes,
des corporations, des confréries, des corps et métiers,
par laquelle la petite propriété avait été jadis protégée
et le travail maintenu libre, durent disparaître impitoya-
blement. Comme on doit le comprendre, c'est contre
elle que se dressa tout spécialement la colère du libéra-
lisme. Quand les petits ouvriers et les petits propriétai-
res étaient unis en grandes corporations, qu'ils dispo-
saient de moyens communs et de forces communes, il
y avait toujours un obstacle infranchissable, qui empê-
LA SITUATION SOCIALE 29
chait raccumulation de sommes gigantesques dans les
mains de quelques individus, et les dépenses d'état
inouïes. On mit donc tout en œuvre pour isoler les in-
dividus, puis on en vint facilement à bout en les livrant
à la totalité comme des instruments sans défense. Les
abus indéniables, qui s'étaient introduits dans les corpo-
rations aux derniers temps de leur existence, offrirent
le prétexte commode pour leur livrer cet assaut d'anéan-
tissement. Parce qu'elles assignaient souvent d'une ma-
nière qui paraissait peu juste des limites à l'individu,
sans toutefois le dédommager par d^autres avantages,
on se laissa entraîner à une colère aussi grande contre
leurs anciennes formes, qu'à des attentes insensées d'une
nouvelle ère, où il n'y aurait plus ni limites ni frein.
Par contre, on savait cacher soigneusement les diffi-
cultés auxquelles l'individu devait être exposé sans sou-
tien dans cette lutte générale, et les vraies fins qu'on
poursuivait pour la totalité aux dépens des membres.
C'est pourquoi, en vertu de cette impulsion révolution-
naire, poussant vers la liberté, ou plutôt vers l'indépen-
dance et l'absence de limites ; en vertu de cette orgueil-
leuse satisfaction d'être à la hauteur de l'époque et
d'introduire un développement grandiose dans les affai-
res, des milliers d'hommes saisis de fureur, contre tout
ce qui venait du moyen âge, travaillèrent à la démolition
de l'ancien ordre social, ne pressentant pas que, dans
leur zèle aveugle, ils avaient scié la branche sur laquelle
ils étaient eux-mêmes assis.
Cette branche était la situation sûre et la force iné- ..'^— Aucan-
tissemeiit de
branlable de la classe moyenne. Sur elle était fondée 'enné^'ItT.;
l'ancienne société^, et c'est contre elle que se dirigea le ciieTpa'/Vâ
nouveau combat. Or, la solidité des classes moyennes, pIoTeciion^"'
du squelette de l'ancien ordre social, reposait sur deux
bases fondamentales, la petite propriété sûre et le tra-
vail indépendant. C'est contre ces deux piliers que la
logique fatale des faits poussa à une guerre acharnée.
Une possession indépendante toujours sûre, quand
30 LA SOCIÉTÉ CIVILE
même elle n'est pas toujours libre, une possession mo-
dérée et assez égale, une possession qui repose particu-
lièrement sur une propriété foncière ou sur le droit d'u-
tiliser le sol, une possession partagée selon les règles
de la justice et protégée, est juste Topposé du système
de ]a prospérité publique générale. Compter avec des
milliards, engager des capitaux dans des entreprises co-
lossales, faire des opérations internationales de bourse,
tirer de l'argent, sans travailler, les résultats les plus
merveilleux, qu'on oppose aujourd'hui à la doctrine de
l'Eglise comme une réfutation infamante, tout ceci n'a
pas été possible tant qu'il y eut une possession moyenne
établie et consolidée par l'organisation légale, c'est-à-
dire [Mît que le capital existant, au lieu de s'entasser
dans les caisses de quelques millionnaires, séparé de la
base naturelle de toute acquisition, le sol, a continué
de passer d'un membre à l'autre dans une marche ré-
gulière, comme le sang qui est distribué goutte à goutte,
et qui forme pourtant un ensemble dans le corps entier.
Cette impossibilité a duré tant que les classes destinées
au travail ont eu sous leurs pieds un terrain solide par
suite d'une possession, si petite qu'elle put être, et qu'el-
les furent capables de résister contre l'excès du capital
par l'union et le groupement. Tout cela fut radicalement
mis de côté, surtout par l'aveuglement de la classe
moyenne elle-même, qui se donnait comme le représen-
tant le plus enthousiaste du libéralisme, et l'ennemi irré-
conciliable de toutes les puissances conservatrices.
Depuis cette époque, il ne peut plus être question de
la possession proprement dite, ni du droit social des |
classes petites et moyennes (1). Or, c'est le moyen de '
(i) Eiiltalie, dans un espace de sept années, de 1873 à J879, il n'y
a pas eu moins de 35,074 familles expulse'es de leur propriété. En
deux ans, le fisc- lui-même a vendu 13.258 propriétés, et cela à cause
de KO et même de 10 francs d'impôts arriérés !... [Rom als Haiiptstadt
von Italien ^Freihur^, iSSi , 25).— En France, après la guerre,ily avait,
dit-on, environ 3.600.000 propriétaires fonciers, — on sait combien le
sol est morcelé dans ce pays, — qui n'étaient plus en état de payer
leur cote personnelle. (Jaeger, in den Christl. soc. BL, 1881, 669). En
LA SITUATION SOCIALE 31
sucer la moelle du peuple et de perdre une nation (1). Ja-
dis, par Texistence des corps et métiers et des corpora-
tions,l'ouvrier et le manœuvre étaient des membres in-
dépendants du grand et fort tout, parce qu'ils étaient des
membres protégés par la loi ; et le serf, quand même il
n'était pas libre, était pourtant sûr d'avoir du pain,
d'être stable, et, chose plus importante, d'être secouru
dans les cas de nécessité. Maintenant tous sont libres
de se tirer d'affaire comme ils peuvent, de se soutenir
comme ils peuvent, mais tous sont aussi affranchis de
l'obligation d'aider et de soutenir les autres si ceux-ci
ne peuvent le faire eux-mêmes. Affranchi du sol, affran-
chi d'une acquisition sûre quoique modérée, affranchi
de limites protectrices, chacun jouit de la liberté de
raison de Timpôt des portes et fenêtres qui est propre à cette contrée,
il y a 346.000 habitations de paysans qui n'ont pas de fenêtres, et
2.000.000 qui en ont seulement une (Ibid.). — En Bavière, les ex-
propriations violentes se sont éleve'es à 9.178 du premier octobre 1863
à juillet 1867, sans compter la capitale, le foyer du mal (Sûddeuts-
che Presse, Morgenblatt, 53, du 22 nov. 1867); mais en 1880, elles
atteignirent le chiffre de 3.722. (Ratzinger, Volkivirthschaft, 330). —
En Cisleithanie de 1875 à 1879, il y a eu des ventes par licitation
forcée, de 37.471 propriétés de paysans, avec une perte de capital
montant à 63.812.541 llorins (Ratzinger, 329; Cf. Vogelsang, Nothiven-
digkeUeiner neuen Grundentlastung , 18 sq. 29 sq.). De 1870 à 1878, la
possession foncière de toute TAutriche s'est obérée de 895.259.000 flo-
rins en plus {Wiener Valerland, 23 juill. 1882, Beil. ; Cf. Vogelsang,
Social polit. Bedeiitung der hypot/iekar. Grundbelastung, 39 sq.). Le
prix moyen des propriétés foncières vendues par main libre, en Au-
triche, était en 1873 de 1.626 florins ; en 1874, il n'était plus que de
1.477 florins; mais en 1875, il avait décliné à 1.459, et en 1876 à
1.316. Ce ne sont donc pas des dettes, mais c'est un abaissement
constant de la valeur de la propriété qui, en cinq ans, a baissé de
20 0/0, et qui entraîne la ruine à sa suite. — Dans la Galicie si fer-
tile en blé, où il n'y avait en 1867 que 164 expropriations forcées, il
y en eut 614 en 1873, 1.026 en 1874, 1.326 en 1875, 1.433 en 1876,
2.139 en 1877, 2.450 en 1878, 3.164 en 1879 (Jaeger, Agrarfragc, der
Gegenwart, I, 172 sq. ; Chrisil. soc. Blœtt., 1881, 701 ; Vogelsang,
Bedeiitung der hypothekar. Grundbelastung, 41). Et nos économistes
libéraux voient dans cette mobilité de la propriété foncière, qui s'ac-
croît dans des proportions effrayantes, une preuve de civilisation
plus haute. (V. à ce sujet de riches indications de statistique dans
Hitze, Kapital und Arbeit, 376 sq.). Il est vraiment difficile de leur ré-
pondre.
(l) Niebuhr, ISichtphilologische Schriflen, 447) bei Roscher, Geschi-
chte der Nationalœkonomik, 922 sq.).
32 LA SOCIÉTÉ CIVILE
roiseau^ sans en avoir les ailes. L'ouvrier d'autrefois
est devenu un simple salarié, semblable au premier
journalier venu. Celui dont les compagnons défiaient
jadis, avec un véritable orgueil d'artisan, les étudiants
de l'université ; celui qui, sous son propre étendard,
secourait l'empereur dans la bataille, est maintenant
très content de trouver comme manœuvre, ouvrier à
ses pièces^ ou entrepreneur, le moyen de gagner^ pen-
dant quelques jours, un pain parcimonieusement me-
suré. Le négociant à qui trois concurrents, dans la même
petite rue, enlèvent jusqu'à l'air qu'il respire, s'en va
sur toutes les routes comme fripier ou marchand am-
bulant. Rudoyé par tous les gardes-champêtres qui
exigent son permis de circuler, il est encore tout fier
d'être affranchi de la tutelle du moyen âge. Ou bien, il
s'abaisse jusqu'à devenir un fermier, un petit éditeur
qui négocie de la marchandise étrangère à l'avantage
d'autrui. Le petit domestique d'autrefois, qui vivait au
service de son maître, sans avoir tous ses soucis, et qui
partageait le pain de son petit-fils, se précipite mainte-
nant pour avoir une charge plus lucrative de copiste ou
de commissionnaire. Tant qu'il peut marcher, c'est à
peine si son patron le voit une fois. S'il devient inca-
pable de travailler, il est remplacé par un autre.
Les ouvriers ont donc souvent grand tort de se con-
sidérer comme les victimes les plus maltraitées dans la
question sociale. Cet abaissementafrappé tous les hom-
mes de petite condition ; mais où il a été le plus dur,
c'est peut-être envers les petits employés, et encore da-
vantage envers cette classe pour laquelle l'époque n'a
pour ainsi dire ni pitié, ni intelligence (1), la classe
(1) Roscher lui-même montre combien ceci est vrai. Parmi les
preuves qu'il apporte pour prouver que l'empire allemand est sur un
haut degré de civilisation au point de vue e'conomique, il cite à côté
des faits, que la poste expe'die chaque année 14 lettres par tête, et
que la langue allemande moderne prend déjà parti pour le posses-
seur d'argent, parce qu'elle emploie u billig » à la place de « geld-
wohlfeii». Il dit aussi que notre propriété foncière est parvenue à un
tel degré de mobilité, qu'en raison de cela, les biens territoriaux
LA SITUATION SOCIALE 33
agricole. Jadis demi-roi dans bien des pays, le paysan
n'est plus que l'ombre de lui-même. L'Angleterre, —
il ne faut pas parler de l'Irlande, — où l'arrondisse-
ment de la propriété foncière (1) est pratiqué d'une
manière systématiquement exagérée, nous rappelle le
iemps des latifundia, qui furent la cause delà décadence
de Tempire romain (2). Celte situation a fait descendre
l'agriculture jadis si forte, jusqu'au prolétariat com-
plet, dans lequel le pouvoir public commence déjà à
voir un péril social. Les Mongols eurent jadis le dessein
de transformer la Chine tout entière en pâturages (3).
Mais ils y renoncèrent, plus prudents en cela que les
lords anglais, qui, depuis Adam Smith, ont fait dispa-
raître 160.000 propriétaires libres (4). En France, on
est arrivé aussi à ruiner l'agriculture, mais par une
voie contraire. Là, la division et l'aliénation des terres
va si loin, que 51 milhons d'hectares sont divisés en
150 millions de propriétés, et que, parmi ces propriétés,
il y en a quelques-unes qui nepeuventpas contenir plus
de vingt, dix et même six ceps de vigne (5). Ce n'est
pas à tort qu'on attribue à cet état de choses la déca-
dence de la vie conservatrice relisrieuse et morale dans
ie bas peuple (6). En Autriche, le paysan doit s'estimer
heureux s'il gagne le rapport brut du produit de son
travail. La rente foncière de sa propriété est devenue
•sont obérés de 52 0/0 de leur valeur en Prusse, de 40 0/0 en Saxe,
de 45 0/0 dans le Mecklembourg {Geschichte der Nationalœkonomik,
■1004 sq.)
(1) Marx, Das KapUal (4), I, 630 sq., 679 sq. Rossbach, Gesch. der
polit. Oeîion., 243 sq ; Gcsch. der Gesellschaft, IV, 6 sq. Kolb, Statistlk,
(8), 221. Rentzsch, Handwœrterb. d. Volkswirthschaft, 416 sq.
(2) Appian., Bell, civ.^ 1, 7. Seneca, Ep. 89 ; Benef., 7,10. Plin., 18,
7 (3). Golumella 1, 3. Petronius, Sat. 48. Ammian MarcelL, 27, 11.
En 104 avant Jésus-Christ, à Home toute la possession était entre les
mains de 2000 particuliers (Cicero, Off. 2, 21, 73.). Sous Néron, la
moitié de la province d'Afrique appartenait à six propriétaires.
(3) Roscher, System der Volkawirthschaft (2), II, 49.
(4) Garey, Lehrh. der Volkswirthschaft, deutsch von Adler (1), 240.
(o) Kuhn, Franzœsische Zustaende 75. Histor. polit. J5te^^er,91,559 sq.
(6) Rossbach, Gr<?sc/iic/i^c' der polit. Oekonomie, 252 sq. Pertz, Leben
des Freih. vom Stein, Yl, 945.
34 LA SOCIÉTÉ CIVILE
complètement rente de capital, qu'il doit fournir sous
forme d'intérêt au véritable propriétaire du sol, le capi-
taliste. Dans ce pays, le paysan est devenu un salarié
et un salarié à la journée, un salarié qui, sur son pro-
pre sol est au service d'un étranger (1). Le paysan alle-
mand était jadis protégé dans son indépendance par le
droit germanique qui considérait le sol non seulement
comme un objet de possession privée, mais aussi comme
une base fondamentale des droits politiques. Quand
même cette protection n'était pas établie sous forme de
loi proprement dite concernant l'indivisibilité, elle exis-
tait presque partout dans les mœurs, dans les coutu-
mes et dans la tradition. Mais avec l'introduction du
droit étranger, qui considérait aussi le sol comme pro-
priété privée, a cessé de plus en plus la limitation de la
division du sol. La domination des seigneurs, à la-
quelle conduisirent les tempêtes du XVI' siècle, eut
alors un jeu facile pour chasser le paysan de la posi-
tion solide qu'il occupait. Dans plusieurs endroits, sur-
tout dans le Sud resté catholique et dans le Nord-Ouest,
il a encore sauvé un beau morceau de l'héritage de ses [
pères et lui a permis d'arriver intact jusqu'à nos jours ;
mais là aussi, il est maintenant poussé vers l'abîme par
le nouveau système de fractionnement des biens et de
liberté d'établissement, par l'augmentation du salaire
et la dépréciation des produits, par la dislocation des
rapports de serviteurs à maîtres, par l'envahissement
des marchés par des produits étrangers, par l'influence
de l'école moderne et de la caserne, parla faveur ac-
cordée au luxe, par l'augmentation des cabarets, des
occasions de plaisir, sans parler des Charges. Même
dans les pays qui jusqu'à présent avaient appartenu a
l'a-riculture aisée, l'augmentation des villes fournit la
preuve évidente que, chaque jour, des membres de plus
en plus nombreux de la classe moyenne, jadis si fixe el
(1)
Jaeger, in den Christl. soc. BL, i881, 732.
LA SITUATION SOCIALE 35
à l'abri de toute nécessité, ont été chassés par le man-
que de terrain et de pain, et sont partis à la recherche
d'un emploi quelconque (i).
Mais l'importance de l'autre base fondamentale de la s.-oépré-
^ ^ ^ , ciationdutra-
société, le travail personnel et indépendant, a disparu ^^**-
aussi. Ce nouveau système de Libéralisme a déjà le
grand tort de compter avec les hommes et les sociétés
comme avec des choses, et de ne pas faire entrer en ligne
de compte le travail ni le rapport du travail comme un
fruit libre de l'homme ; mais il parle encore du travail
comme du foin qui croît dans la prairie. En économie
politique, comme nous l'avons déjà mentionné autre-
fois, notre langage ne se sert jamais de l'expression oU"
vrier, mais seulement des mots travail^ capital^ consom-
mation^ et ce n'est pas sans motif. C'est pourquoi on
considère l'ouvrier comme une chose ; on envisage jus-
qu'à quel point on peut le marteler sans qu'il casse, et
quelle dose de travail on peut lui donner sans nuire à
l'utilité qu'on en tire. Personne ne s'inquiète comment
il se porte, pas plus qu'on ne s'inquiète de ce que le
capital lui doit, car il n'est pas davantage question du
capitaliste. Capital mort^ travail mort, offre et deman-
de, et on a tout dit.
Déplus, quand on envisage les choses à ce point de
vue, il n'est plus question des lois de la morale. On
n'entend parler de lois naturelles économiques qu'au
sens du panthéisme et du matérialisme. Celles-ci, affîr-
me-t-on, régissent la ftibrique et le marché. Tout leur
est soumis. 11 n'est pas permis de les changer en quoi
que ce soit. Le travail comme tel n'a pas de droit, le
capital point de devoirs. Pour le capital inanimé, il n'y
a ni morale, ni lois, ni limites, ni religion, ni égards. La
justice la plus sévère aurait elle-même une situation
difficile pour faire rendre son droit à l'ouvrier, en face
de la ligue toute puissante du capital. Comment en effet
(1) Rœsler, Grundlehreri der von Adam Smith begrûndeten Volk-
mlrlhschaftstheorie, 91 sq., U3 sq.
36 LA SOCIÉTÉ CIVILE
l'ouvrier, avec ses mains vides, avec sa force si vite
épuisée, pourrait-il tenir tête aux machines qui travail-
lent avec des forces de chevaux, des nerfs de fer, et qui
sont alimentées par les grands capitaux, là où l'équité
et l'amour de la justice ne comptent pour rien ? Or si
toute morale est exclue à dessein pour enlever au tra-
vail sa force indépendante, et le dépouiller de sa valeur
propre, il faut que l'ouvrier succombe. Désormais son
travail ne lui est plus diclé comme jadis par un désir de
gain croissant ; mais il devient une lutte à mort avec la
machine, pour des prix de plus en plus bas, et pour un
temps qui va toujours en augmentant. Mais plus les ou-
vriers devinrent sans défense sur cette voie et furent
dépouillés de toute situation sûre, plus ils furent con-
traints de lutter en masse avec la machine et de se li-
vrer, à n'importe quelles conditions, au gros capital qui
lui aussi se concentrait, par conséquent d'abaisser eux-
mêmes de leur côté le prix du travail. Alors leur fut
appliquée dans sa véritable signification la conception
de la concurrence libre, qu'ils avaient jadis saluée de
leurs joyeuses acclamations.
9._Divi- Enfin, la foule des mains qui étaient appliquées au
sion du tra- . i? t • •
vaii. travail, et les proportions gigantesques d exploitation
eurent pour résultat que chaque main saisit et serra
convulsivement un morceau de l'engrenage, afin qu'un
autre ne lui enlevât pas sa place. Or ceci est l'abais-
sement complet de l'ouvrier et du travail humain.
Autant de parties dans la machine, autant d'ouvriers.
Chacun est rivé à la sienne avec le morceau de travail
ou de machine qu'il a devant lui ; chacun est identifié à
lavis, au levier, à la soupape dont il est chargé. Si la
machine a dix parties, il y a dix ouvriers qui lui font
contrepoids. Mais l'ouvrier isolé ne compte pas plus
qu'un dixième de toute la machine. Quelque répugnante
que soit l'expression, elle est juste. L'ouvrier n'est pas
seulement devenu un travailleur à la pièce ; il est de-
venu une pièce de travail. L'expression division du tra-
LA SITUATION SOCIALE 37
vail dont notre époque est si fîère, comme si eu l'inven-
tant, Adam Smilli avait trouvé le plus merveilleux
moyen de progrès, est aussi inapplicable que possible.
La répartition et la division du travail chez les ouvriers
ont toujours été connues depuis qu'il y a des ouvriers
raisonnables. Mais ce qu'on appelle maintenant partage
du travail, c'est l'isolement de la force du travail indi-
viduel, c'est le partage, c'est même le démorcellement
de l'ouvrier, lequel le rend minus hahens au point de
vue de l'esprit, sot, mort, dépendant de la chose dont il
est chargé, et incapable de subvenir à ses besoins d'une
autre manière.
Ainsi atteignit son plein développement le principe
du Libéralisme qui tendait à fractionner les hommes
en personnalités isolées. Nous comprenons alors que,
par voie de conséquences, il soit si fier de l'introduction
de la division du travail ; mais nous la regrettons au
point de vue de la personnalité libre, et par conséquent
de l'humanité. Ce peut être un beau travail qu'à Bir-
mingham, un ouvrier ne fasse que des clous de cer-
cueil, un autre que des clous pour ferrer les chevaux,
et un troisième que des clous de souliers. Nous voulons
bien croire que les clous de cercueil feront leur service
jusqu'au jugement dernier ; et si leur fabrication est la
fin suprême pour laquelle les hommes travaillent et
s'unissent sur le domaine économique, il n'y a pas de
doute que c'est un pas gigantesque fait dans la voie du
progrès. Mais nous plaignons le pauvre ouvrier qui,
durant toute sa vie, n'a pas autre chose entre les
mains que des clous de cercueil, et nous plaignons la
jeune fille qui passe la plus belle partie de sa jeunesse
à aiguiser des plumes d'acier, ou à tremper des ressorts
de montres. Que doivent faire l'enfant pauvre, la femme
pauvre, en péril de perdre ce travail, le seul qu'ils con-
naissent? Est-ce que tout ne leur est pas bon, en face
de la seule alternative qu'ils ont de mourir de faim, dès
qu'ils ne pourront plus aiguiser la plume ? Peut-on
38 LA SOCIÉTÉ CIVILE
abaisser l'ouvrier plus bas? Ce serait difficile, et ce-
pendant on le peut. Voici dix-sept personnes ou grou-
pes de personnes rivées les unes aux autres par une
loi de fer, comme dans un bagne ; là, il y en a cent trois.
Pourquoi? Les premières pour faire une épingle, les
autres pour faire une montre. Qu'on se représente cent
trois hommes personnellement incapables de se tirer
d'affaire chacun en leur particulier, et qui doivent tra-
vailler pour ainsi dire dans le vague, d'après un plan
qu'ils connaissent tous plus ou moins, afin de pouvoir
confectionner un objet d'industrie. C'est une servitude,
un suicide intellectuel, un assujettissement au travail,
tel qu'il est difficile d'en imaginer un plus indigne de
l'homme. Ici, le travail est inévitablement maître des
hommes, et non les hommes maîtres du travail. Comme
individu, chaque ouvrier est, dans ce cas, égal à la dix-
septième partie d'une épingle, à la cent troisième par-
tie d'une montre. C'est un véritable zéro.
Sans doute on dit que c'est exigé par l'intérêt du
commerce. Une personne travaillant seule ne ferait que
vingt épingles par jour, tandis qu'ainsi, dix personnes
en font 48.000, par conséquent chacune 4.800. C'est à
vous donner l'envie d'en faire autant. Mais quand même
cette preuve serait juste, est-ce que cet avantage de-
vrait être acheté à un tel prix? Aurait-on le droit d'agir
d'une manière si inhumaine que de considérer le pro-
duit du travail comme la fin, et de ne voir dans l'ou-
vrier qu'un instrument?
Malheureusement cette preuve ne se vérifie pas seu-
lement ici (1). On confond constamment le partage du
travail et le démembrement de l'ouvrier. Est-ce que
l'ouvrier isolé, entier, non morcelé, ne peut pas parta-
ger son travail, ou plutôt partager son temps? Com-
ment les ouvriers d'autrefois faisaient-ils? N'ont-ils
rien fait ? Se sont-ils ruinés dans leur genre de tra-
(1) Rœsler, loc. cit., 43 sq.
LA SITUATION SOCIALE 39
vail (1)? Nos économistes semblent s'imaginer qu'un
fabricant d'aiguilles du moyen âge passait d'abord
cinq minutes à étirer le fil d'une aiguille, puis dix pour
faire la pointe, puis cinq pour l'aiguiser, puis qu'après
I cela, il allumait du feu pour souder la tête à ce fil, et
qu'ensuite il éteignait le feu pour recommencer le
même manège avec l'aiguille suivante. Le nom de divi-
sion du travail convenait parfaitement à cela. Mais
autant que nous le sachions, les anciens ouvriers n'ont
pas divisé le travail, ils l'ont laissé s'amasser, selon
leur manière de s'exprimer, et pour le faire, ils ont di-
visé le temps. Au lieu qu'une seule personne étire le
fil, comme cela se fait maintenant, et qu'une autre l'ai-
guise, ils opéraient en grand, d'abord pour étendre le
fil, puis pour l'aiguiser et ensuite pour faire les autres
travaux. Ils changeaient ainsi d'occupations, et ne
devenaient pas abrutis et fatigués, en même temps qu'ils
apprenaient à se rendre maîtres de l'ensemble, comme
de l'objet particulier. Il n'était donc pas nécessaire d'in-
troduire dans le travail ce nouveau système, qui a re-
nouvelé entièrement la pensée fondamentale de l'ancien
et barbare système de castes. Sous prétexte de rendre un
objet plus fini, plus délicat, on enchaîne pour sa vie tout
entière un ouvrier à un seul et même travail. Ce n'est pas
la chose qui s'adapte à l'homme (2), mais c'est l'homme
qui est un instrument en vue de la production (3).
(1) Mon père avait autrefois commandé une pendule à répétition
à un horloger de campagne, ouvrier de vieille souche, très adroit,
et de plus homme honnête et loyal. Il fit tout par lui-même, jus-
qu'aux rouages, qui n'étaient pas en bois. L'objet sera meilleur
qu'avec de la marchandise de fabrique, disait-il. Et il fut en effet
excellent. Cette pendule était de très bon goût ; elle était une pièce
•rornementation pour la chambre, elle allait parfaitement bien et
n'était pas trop chère. Cependant l'ouvrier n'était pas millionnaire.
Il faisait de bonnes affaires; je le voyais toujours joyeux et de bonne
humeur, surtout quand il pouvait nous montrer à nous autres en-
fants ses petits chefs-d'œuvre et nous les expliquer.
(2) Plato, Réf., 2,370 b. Isocrates, Busiris (11), 16. Xénophon, Cy-
rop., 8,2,5, 6. Diodor., 1, 74, 7.
(3) Eudemus, Moral,!, 10, 4. Rœsler, loc. cit., 56. Jœrg, Geschichte
lier politischen Parteien, 22 sq.
40 LA SOCIÉTÉ CIVILE
10.- Tra- C'est ainsi qu'en pleine civilisation moderne, nous
vailieurs *de- nous rctrouvous suF Ic sol dc l'ancienne barbarie et de
venus mar- ,,,, i «xj jtu'
chandise. l'ancicn mépris de 1 homme. Au point de vue du libé-
ralisme économique, il faut de nouveau diviser les ins-
truments de travail en trois classes, comme le fit jadis
Varron, ceux qui ont une voix, ceux qui en ont une de-
mie, et ceux qui sont muets : les esclaves, les animaux,
les machines (1 ). C'est alors que nous comprenons bien,
pourquoi, à ce point de vue, il est toujours question de
travail et jamais de repos, toujours de production, et
jamais de partage. Tous les rapports de travail et de ca-
pital se sont changés en spéculation commerciale. Tirer
du travail et de la force du travail tout le produit qu'on
peut,> éloigner la concurrence, produire le plus vite et
le meilleur marché possible, c'est tout ce dont on en-
tend parler. De l'ouvrier, on n'en dit mot.
On ne peut répéter ceci trop souvent pour apprendre
au monde à le déplorer. Par l'école libérale, le travail
est devenu une marchandise, et l'ouvrier aussi. On
achète le travail si bon marché qu'on peut, de même
qu'on en tire une utilité aussi prompte et aussi considé-
rable que possible (2). Le libéralisme ne sait pas tenir
(1) Varro, Agric, I, 17. Très partes instrumenti, genus vocale, se-
mivocale et mutum, servi, boves, plaustra.
(2) lin exemple entre mille. Le comte de Rumford donne, dans
les meilleures intentions du monde sans doute, la recette suivante
pour pouvoir faire aux ouvriers une nourriture bon marché : 5 li-
vres d'orge, 5 livres de maïs, pour 3 d. (pence) de hareng, 1 d. de
sel, 1. de vinaigre, 2 d. de poivre et d'herbes ; en tout 20 3/4 d. avec H
lesquels 64 hommes peuvent avoir de la soupe en quantité suffisante.^
Ceci rappeUe le « vin des esclaves » à propos duquel Caton {De re
rustica) donne aussi sa recette : 10 quadrantalia de vin doux, 2 de
vinaigre, 2 de vin cuit, 50 d'eau douce, tout cela remué pendant
cinq jours, avec un bâton, et trois fois par jour. Puis on ajoutait
64 setiers d'eau de mer, on fermait le tonneau pendant dix jours,
et le vin était fini. En d'autres termes, pour faire 1960 litres de « vir
d'esclaves », il fallait 360 litres de vin, 60 litres de vinaigre, 1540 li-
tres d'eau salée, ou 18, 4 0/0 de vin, 3 0/0 de vinaigre, 78, 6 0/C
d'eau salée. On ne sait si c'est sérieusement ou pour se railler, quanc
le héros de vertu ajoute pour terminer sa recette : ce vin se conserve
jusqu'à la fin de l'été. Ce qui en reste à cette époque fait d'ailleun
un excellent vinaigre.
i
LA SITUATION SOCIALE 41
compte de l'appréciation, de l'élévation de la personne
de l'ouvrier ; il n'admet pas sa valeur intérieure morale
et les droits indépendants de son activité.
Il n'est donc pas étonnant que dans cet état où tout
pèse sur lui, à l'intérieur comme à l'extérieur, l'homme
soit misérable. Il s'épuise à travailler pour d'autres. Il
voit d'un côté un luxe efiréné obtenu sans travail, et
d'un autre côté point de ménagement, souvent même
aucun espoir de travail. Quelle pensée poignante, quand
on songe à ces 33,000 couturières de Londres, qui,
avec un travail de vingt heures, peuvent à peine s'em-
pêcher de mourir de faim, et se préserver du vice, à ces
pauvres filles qui chassent la faim, le froid et le som-
meil accablant, par ces vers mélancoliques de la Chan-
son de la chemise :
« 0 Dieu que le pain est cher » !
« Mais que la chair et le sang sont bon marché ! » (1)
Quelle angoisse pénible serre le cœur, quand on
pense à ces centaines de mille ouvriers qui passent un
temps considérable de leur vie dans l'uniformité du
bruit des machines, ce bruit mortel pour l'esprit, en-
tourés de fer, de poussière et de suie ! Pas un rayon de
foi, pas une consolation de la religion, pas un souffle
d'amour ne tombe sur eux ; et ils deviennent presque
abrutis, misanthropes, désespérés, capables de tout.
Quel est celui qui, se trouvant dans la même situation
qu'eux, ne fuirait pas la famille dont la vue ne fait
qu'augmenter leur peine ? Qui ne chercherait pas dans
la débauche et dans l'intempérance l'oubli de la misère,
et dans les plans de bouleversements une issue à la co-
lère intérieure ? Quel est celui qui, se plaçant au point
de vue de ces pauvres, ne peut expliquer cette disposi-
tion d'esprit de l'assassin ? « Je suis un homme irrité
par les outrages et les lâches persécutions du monde,
(1) Hood's Song of the shirt (Ghambers, Cyclopaedla of engl. lit.,
U, 420.
42 LA SOCIÉTÉ CIVILE
au point que je suis prêt à tout faire indifféremment pour
me venger de lui. Je suis si las de ma lutte continuelle
et infructueuse avec le sort, que j'exposerais ma vie à
tous les hasards, pour la rendre plus heureuse ou pour
m'en délivrer (1) ».
raisins"iora- Nous rcvcnous aiusi à notre point de départ. La ques-
!feh société! tion socialc est tout d'abord une question morale. Pro-
venant de la destruction de la morale, elle doit exer-
cer sur elle un pouvoir destructeur. Tant qu'une vraie
vie morale ne sera pas rétablie, il n'y aura pas de solu-
tion possible à la question sociale.
Mais nous comprenons ces paroles dans un sens qui
n'est peut-être pas familier à tout le monde. Quand il
est question d'immoralité, le monde ne fait que penser
à ces pauvres ouvriers qu'on amène le matin à la police,
après qu'ils ont dépensé leur dernier sou pour noyer
dans l'eau-de-vie les misères de la semaine. On agit
comme si l'immoralité n'était qu'un privilège des ker-
messes et des pauvres cibles du moyen âge, laissé à Fart
de séduction toujours nouveau chez les jeunes riches
débauchés. Qu'il y ait aussi de l'immoralité dans les
rangs plus élevés, et une immoralité plus raffinée ; qu'il
y ait aussi une immoralité publique, sociale, pratiquée
en commun et même tolérée par la loi, et que celle-ci
agisse d'une manière incomparablement plus perni-
cieuse que celle des individus, surtout des petits, on n'y
pense pas plus qu'à la vérité que la loi de Dieu lie non
seulement la conscience des pauvres, mais aussi les
mœurs publiques et les institutions des états. Or, c'est
précisément la méconnaissance de cette vérité qui cons-
titue en grande partie la question sociale.
Il est aisé de faire le vertueux en parlant des vices du
peuple, devant une tasse de thé ou un lunch, et de faire
le fanfaron avec la morale libre des lettrés. Les pauvres,
dit-on, sont eux-mêmes cause de leur misère. Ils de-
(i) Shakespeare, Macbeth, HI, i.
LA SITUATION SOCIALE . 43
vraient être plus modérés. Qu'ont-ils besoin de se mettre
sur le dos une famille qu'ils ne peuvent pas entretenir?
Un peu plus de frugalité, d'économie, de retenue, et ils
pourront bien vivre. Mais quand un peuple se conduit
comme il le fait, il n'y a que la misère qui puisse l'as-
souplir.
Les prêcheurs de vertu repus semblent presque croire
que pauvreté et abjection sont une et même chose, et
que la pauvreté est toujours la conséquence bien méri-
tée du péché. Ainsi jugeaient les durs païens (1). Or, il
y a une pauvreté dont on n'est pas cause, et des défauts
que la misère atténue beaucoup, si elle ne les excuse
pas. C'est à peine si les riches se rendent compte com-
bien la pauvreté expose souvent au péché (2). Ils n'ont
pas besoin de voler, de tromper, d'étourdir leur misère
dans la débauche, et pourtant ces péchés ne sont pas
non plus inouïs parmi eux. Pourquoi veulent-ils faire
delà pauvreté une juste punition, quand on la voit par-
fois peser longtemps sur les pauvres, avant que troublés
parla misère, ils s'oublient jusqu'à faire une fois ce qu'ils
ont commis des centaines de fois par excès de bien-être !
Que de fois ces sévères juges moraux condamnent ce
dont ils sont la cause !
Ici, nous parlons non seulement de l'exemple des ri-
ches et des grands. Ceci exerce déjà une influence con-
tagieuse sur la morale générale et même sur la société.
Quand le mal est commis par ceux qui jouissent du bon-
heur, de la puissance et des honneurs, c'est une arme
terrible, c'est une invitation adressée àhaute voixàlaplus
dangereuse de toutes les révolutions, au renversement
des limites morales. Alors les pauvres et les petits com-
mencent à parler et à dire : A quoi nous a servi notre
honnêteté? Pourquoi n'y a-t-il que ces viveurs à qui
(1) Menander, Agricola frag., 2; SentenL, 455. Juvenal, III, 144
sq. Cf. Karl Schmidt, Die burgcrliche Gescllschaft Indcr altrœm. Wclt,
59 sq.
(2) Prov., XXX, 9. Hieron., In. Is., 48, 10 ; In Ëzech., 25, 27. — Am-
bros., Hexœm., 5, 17, 57. Chrysost., Sacerd., III, 16.
44 LA SOCIÉTÉ CIVILE
tout arrive à souhait (1) ? Une conduite vicieuse n'est-
elle pas plus avantageuse que notre amère retenue?
Mais il y a encore une Faute plus grande que le mau-
vais exemple donné par les personnes puissantes et in-
fluentes, une faute positive, directe. Combien d'ouvriers
et d'ouvrières ont perdu leurs principes sur la religion,
le caractère, la vertu et la retenue, par leur impuissance
complète à se défendre en face de l'exploitation sans
conscience de la puissance que donne la richesse? Qui
a dépouillé de leur honneur ces milliers d'êtres, qui
vivent maintenant de leur déshonneur, parce qu'ils ne
trouvent plus la possibilité de gagner leur vie honorable-
ment? Ne faut-il pas appliquer tout particuhèrement à
ces malheureuses victimes que la société repousse, la
parole de Malthus, qu'il faut une force de volonté peu
commune, pour que celui qui n'est respecté de personne
se respecte pendant longtemps? (2)
Certes, il y a aussi des péchés dont la société est cou-
pable, et ce sont ceux-là spécialement qui font la ques-
tion sociale. Il y a tout un système de péchés, avec les-
quels la logique des faits a tressé la verge qui nous
châtie maintenant. Nous craignons beaucoup que ce
système n'entre pour une grande part dans ce qu'on
appelle si souvent avec orgueil le progrès moderne, ou
les idées modernes. Tout le monde se plaint du retour
à la barbarie morale des masses, du mépris de l'auto-
rité, du dérèglement de la jeunesse. C'est avec anxiété
que nous voyons approcher le moment où cette généra-
tion qui grandit prendra en mains la direction des affai-
res. Mais qui nous a fait ce fouet sinon nous-mêmes,
avec notre manière d'élever la jeunesse, et notre éduca-
tion scolaire ? N'est-ce pas un faux prétexte àlalàcheté
quand on dit : c'est curieux comme la jeunesse grandit
dans la corruption maintenant ? Qu'y a-t-il de curieux ?
(1) Malach., III, 14, 15. Job., XXI, 15. EccL, VIII, 10 sq.
(2) Malthus, Volksvermehrung (deutsch von Hegewisch), 1807, II,
192.
LA 'situation sociale 45
Le maintenant ? La corruption ? La croissance ? Est-ce
que par hasard, à notre époque, nous serions venus au
monde meilleurs qu'on y vient maintenant? Non ! Mais
ce sont nos parents, qui nous ont bien élevés et bien
disciplinés; tandis que nous, nous éduquons mal nos
enfants. De là provient le mal. Pourquoi ne pas avouer
que l'efTet correspond parfaitement à la cause ? N'est-il
pas naturel qu'une éducation sans piété produise une
génération sans piété, et une école sans Dieu un peuple
pour qui rien n'est sacré ? Des enfants qu'on a élevés
dès leur bas-âge dans le doute^ le dédain contre la pre-
mière des autorités, peuvent-ils ne pas se moquer de
toute autorité sur terre et rejeter la tradition ? Toute
question est inutile à ce sujet.
Inutile aussi est la question de savoir sur qui tombe
la faute delà situation actuelle, et pour quelle cause le
germe continue de se développer ainsi, et que rien, ou
au moins rien de décisif, ne se fait pour y remédier.
Celui qui est responsable de la génération qui grandit,
celui qui est cause que partout les anciennes mœurs et
les bornes delà tradition ont disparu, que tant de réfor-
mes dangereuses peuvent faire leur chemin sans obsta-
cle, que toutes les puissances conservatrices souffrent
sous l'oppression, la méfiance, la violence, que tous les
moyens de salut n'ont qu'un demi résultat^ paralysé,
insuffisant, est coupable de grands péchés. Or, ceci at-
teint plus ou moins la société tout entière. Les plus res-
ponsables sont sans doute les coryphées et les chefs.
Le mal est protégé, la défense de l'ordre et des mœurs
est non seulement sans protection ; mais elle est entra-
vée (1). La séduction et l'usure ont libre cours, et des
missions sont surveillées par la police. Les marchands,
les chanteurs ambulants, les colporteurs empoisonnent
le peuple impunément s'ils s'entendent à leur métier,
et des prédicateurs, des associations conservatrices,
(1) Léon XII, Encycl. Imcrutabili, 21 avril 1878 (Rundschreiben,
Freiburg, 1881, 5).
46 LA SOCIÉTÉ CIVILE
des journaux conservateurs sont soumis à la censure.
Aucun pouvoir n'urge pour la sanctification du diman-
che et n'insiste sur la vie religieuse ; mais celui qui
ambitionne un emploi et un avancement doit être
très réservé avec ses convictions et ses pratiques reli-
gieuses. Quand une commune refuse la permission
d'ouvrir une auberge, dans la persuasion que chaque
nouvelle enseigne suspendue avec l'approbation de l'au-
torité, est une provocation à la prodigalité, et une nou-
velle occasion de débauche, le gouvernement donne
l'autorisation sur la demande qu'on lui en fait, et, avec
le revenu de l'impôt sur les boissons, il établit un sta-
tisticien pour calculer, par des chiffres, les effets perni-
cieux de la fréquentation des cabarets, el l'augmenta-
tion des tavernes suspectes.
Ainsi, il y a peu sujet de s'anathématiser réciproque-
ment. Les grands et les lettrés pèchent gravement en-
vers la société, et les petits cherchent à les imiter selon
leur pouvoir. D'en haut partent les grands coups contre
les bases, la confusion des idées, l'empoisonnement de
l'inteUigence, la sape de la foi et du sentiment religieux,
la prédication continuelle du mécontentement par la
doctrine d'un progrès sans limite, le mépris de l'auto-
rité et des lois, la négation des droits, des devoirs et
d'une vérité qui obhge, la suffisance personnelle qui
n'accepte aucune direction, l'impossibihté de conduire
la jeunesse, l'avidité grossière de possession, le besoin
de jouissance pour les adultes, le matériahsme des mas-
ses, la dissolution des foyers et des familles, la profa-
nation du mariage, le renversement de toutes les limi-
tes, la paralysie de l'Église et de tout ce qui est bien. En
bas, s'accomplit ce qui manque à cette série, par l'exé-
cution pratique des doctrines que, dans un aveuglement
incompréhensible, les grands avaient voulu établir seu-
lement pour les esprits forts, comme un inoffensif exer-
cice intellectuel.
Loin de nous la pensée d'excuser les petits, Dieu nous
LA SITUATION SOCIALE 47
en préserve! car leur faute est grande aussi. Souvent
ils ont rejeté la religion qui leur avait jadis enseigné la
vertu de travail, la morale, et les avait soutenus dans
l'épreuve. Trop souvent, il leur manque l'esprit de pé-
nitence, et avec lui la ténacité, l'esprît de travail, le
courage pour les sacrifices, la patience et la résigna-
tion. Il leur manque la force de se refuser des plai-
sirs qui ne sont pas pour eux ; il leur manque l'écono-
mie, la prévoyance de l'avenir. On comprend donc
alors ces murmures à propos de salaires qui empêchent
juste de mourir de faim, et de la dureté de ceux qui les
paient. Mais il y a cependant beaucoup de patrons qui
donnent un salaire presque plus élevé que ne le permet
la situation; et pourtant les ouvriers ne peuvent pas
& joindre les deux bouts. Ils recevraient un salaire encore
plus grand, que ce serait toujours la même chose, et
qu'ils ne pourraient pas vivre. Ils ne peuvent se suffire
que lorsqu'ils sont devenus mendiants, ou qu'ils ont
été condamnés aux travaux forcés y\). Ils murmurent
sur le luxe et sur les vices des riches, et, proportion gar-
dée, ils se permettent des dépenses plus grandes et des
excès plus nuisibles qu'eux. Touchent-ils un salaire
élevé ? ils le jettent par les fenêtres. Ont-ils un salaire
modeste? ils font des dettes, comme les grands. Même
les jours ordinaires, car ils ne veulent pas. admettre de
différence entre les jours de travail et le dimanche, on
ne peut les distinguer des gens riches et des gens culti-
vés, tant qu'ils n'ouvrent pas la bouche. On peut leur
appliquer les proverbes : Ils ont du velours à leurs cols
et la faim dans le ventre (2). Velours et soie sur le corps
éteignent le feu dans la cuisine (3). D'après ces princi-
pes, ils élèvent leurs enfants, les jeunes filles en particu-
lier, bien au-dessus de leur condition, avec des préten-
tions et des espérances qui les mènent inévitablement à
(1) Justiis Mœser, Patriotische Phantaslen (3), I, 180 sq.
(2) Kœrte, Sprichivœrter der DeutscJien (2), 6476.
(3) Sailer, Weisheit auf der Gasse, Gratz, 1819, XX, I, 74.
48 LA SOCIÉTÉ CIVILE
la ruine. Ils n'habituent plus les jeunes gens à l'endur-
cissement et aux privations ; mais ils les habituent à
tout faire et à tout imiter ce qui peut vider le cœur et la
maison. Si on écrivait l'histoire de la jeunesse de tant de
femmes dont la conduite, — non sans culpabilité delà
part des parents qui les ont élevées ainsi, et des maris
qui les ont choisies et désirées ainsi, — entraîne à sa
suite la grande ruine sociale, elle se résumerait tout en-
tière en ces mots : Elle dansait bien et faisait mal la cui-
sine (1). Raccommoder, filer, nettoyer, il n'en n'est plus
question.
Mais les hommes raisonnent trop sur la nécessité du
temps; et à ce sujet oublient facilement de faire ce
qu'ils pourraient pour alléger au moins leur propre
misère. Avec leur philosophie, ils ont pour unique pen-
sée : le moins de travail possible, le plus d'argent pos-
sible, donner peu, recevoir beaucoup, faire peu, se faire
beaucoup faire. C'est exactement la même philosophie
sous la pression de laquelle ils gémissent maintenant.
Si leurs plans réussissaient, ils feraient souffrir aux
autres exactement ce qu'ils ressentent eux-mêmes
maintenant. Ils veulent parvenir à ce qu'ils blâment
dans leurs oppresseurs. De là provient cette haine con-
tre les difTérences établies par Dieu entre pauvres et
riches, maîtres et serviteurs, classe et classe. Ils mur-
murent, ils font fureur, et cependant ils ne veulent
même pas l'amélioration de leur condition. Le plus
triste est qu'ils ont honte de leur état, et que les ouvriers
eux-mêmes ne respectent plus le travail. Qui aujour-
d'hui est fier de son travail et de son métier? Tous
veulent monter plus haut. Où veulent-ils aller? Personne
ne le sait. C'est pourquoi tous leurs efforts n'ont pas de
but autorisé, pas de base sûre, pas de fin déterminée ;
autrement, on aurait de meilleurs résultats. Mais ils
sont le jouet d'imaginations fantasques ; ils tombent
(1) Justus Mœser, Patriotische Phantasien (3), II, 84 sq.
LA SITUATION SOCIALE 49
dans des rêves insensés, stériles, et deviennent la proie
de trompeurs qui ont sur eux des desseins tout autres
que ceux qu'ils font miroitera leurs yeux. Ils se lancent
dans des entreprises qui n'amélioreront jamais leur
sort, mais qui les mettront chaque jour en danger de
détruire la société, et de miner ainsi le sol sous leurs
pieds.
La situation est triste, la misère profonde, la faute dâîfiéle^"'/;
générale; toute la société est malade, car toute la so- irsodéfè!^*^'^
ciété a failli et commis un crime contre elle-même.
Cette parole est amère, parce qu'elle est la vérité ;
mais parce qu'elle est la vérité, c'est la raison pour la-
quelle elle contient un principe de guérison. Tous ont
failli. Aucune classe n'a quelque chose à reprocher à
l'autre. L'une a contaminé l'autre, et toutes ont mis la
société dans l'état où elle se trouve maintenant. La
faute est commune. Dans sa dernière cause, elle est la
même pour tous. Ce qu'un écrivain français avait, peu
de temps avant la Révolution, indiqué comme la cause
de toute la ruine, du grand péril social, existe encore
aujourd'hui. L'égoïsme est le fléau qui ravage la terre.
Il prend tout et ne rend rien. 11 est l'adversaire né de
la communauté et du bien général. C'est lui qui pose le
principe : Chacun pour soi. Avec cela, il brise tous les
liens qui relient l'humanité, et précipite la société dan s
le néant (1).
Qu'il soit nécessaire de remédier à la situation, per-
sonne, je l'espère, ne le niera. Avec ce prétendu système
du laisser aller ^ le mal est devenu très grand. Il y a trop
longtemps que nous n'avons ni oreilles, ni intelligence
pour la sagesse de nos pères : si on ne fait pas de bien
à quelqu'un, on lui fait du tort (2). Mais il faut que la
correction se fasse sérieusement. Des mesures prises à
moitié rendent le mal encore pire. Un médecin douillet
(1) Reboul, dans Ilibbe, Les famille?, et la société en France avant la
Rcvolulion, 140.
(2) Graf uiid Dietherr, Deutsche Rechlssprichw., 314 (7, 211).
50 LA SOCIÉTÉ CIVILE
fait de cuisantes blessures (1). Le principal est qu'il
faut mettre partout la main à l'œuvre. Il n'y a pas d'ex-
ception, pas de faux prétexte, pas de détour. La cause
du mal c'est l'égoïsme^ la révolte contre l'unité et la
dépendance des classes, contre la solidarité des droits,
des avantages, des charges et des devoirs du côté de la
société tout entière.
Ainsi, le salut ne viendra qu'en réveillant le senti-
ment pour la communauté et pour les obligations soli-
daires de tous.
La misère est commune et solidaire ; la faute est
commune et solidaire ; le devoir de s'entr'aider est
commun et solidaire. Si ces principes sont admis d'une
manière générale, il y a encore quelque espoir de remé-
dier à la situation.
(1) Dtiringsfeld, Sprichw. der germ. undrom.Sprach. I, 57, Nr. iil.
VINGTIEME CONFÉRENCE
l'organisation économique de la société.
\. La libre organisation sociale organique impossible dans l'anti-
quité est avant tout une création du Christianisme. — 2. Cause,
origine, lin prochaine de la société civile. — 3. L'organisation
sociale n'est possible que lorsqu'elle est basée sur la morale, la
justice et la religion. — 4. Formation organique de l'ordre so-
cial. — 5. Rétablissement d'une aisance générale modérée et de
la classe moyenne. — 6. La concurrence universelle n'est possi-
ble que par l'introduction de limites solides. — 7. L'organisation
sociale n'existe que par la forme coopérative et la constitution
de classes. — 8. Solidarité dans la vie sociale. — 9. La question
sociale n'est pas difficile à résoudre.
Ce n'est pas pur hasard, que l'Humanisme et son i._Laii-
droit aient tout fait dès le début, pour dissoudre peu à uon^'^S^ë
peu l'organisation sociale civile du moyen âge, et même pS?e"^dans
1 1 r i • «•> , • 9 ^ i r , r Ml i l'aiitiquité est
pour la détruire entièrement si c eut ete possible. Avec avamtoutune
,,—.,,. 1 />! • • • 1 • 1 création du
1 affaiblissement du Christianisme, devait tomber cette christianisme.
création qui était la sienne. 11 n'y avait, c'est certain,
aucune société de ce genre dans les temps qui ont pré-
cédé Jésus-Christ. L'antiquité, il est vrai, avait con-
servé çà et là, de ses bonnes époques passées, plusieurs
débris d'un ordre social. Quelques esprits plus nobles
avaient toujours gardé l'idée qu'il devait y avoir une
société humaine quand même il n'y aurait pas d'état (1),
et que par conséquent toute espèce de communauté hu-
maine n'était pas comprise dans l'état. Voici cependant
ce qui est arrivé. La société civile dans le sens propre
du mot a sombré. Les causes en sont faciles à saisir.
Des trois choses que nous avons vu former la base fon-
damentale de la société : la personnalité humaine, le
travail, la propriété, il n'y en eut aucune qui conserva
ses droits naturels. C'est à peine si Ton reconnut les
(1) Eudemus, Moral, 7, 10, 6.
52 LA SOCIÉTÉ CIVILE
obligations communes qui reposaient sur elles. D'a-
bord, il régnait une telle inégalité parmi les hommes,
qu'on ne pouvait pas penser à une communauté. D'un
côté, c'était chez quelques individus la présomption
poussée jusqu'aux dernières limites, d'un autre côté
c'était l'oppression criante de la liberté humaine et de
l'activité indépendante chez un nombre excessif d'es-
claves, ce qui rendait impossible toute idée de justes
rapports. Ces derniers n'étaient pas considérés comme
objets du droit, à plus forte raison pas comme sujets.
Il ne pouvait être question chez eux de personnalité ; ils
n'avaient que la valeur d'une chose. C'est ainsi que les
prétendues républiques libres des anciens se limitaient,
la plupart du temps, à un nombre relativement petit
d'hommes libres qui partageaient entre eux tout droit,
tout pouvoir, toute possession, mais qui écartaient soi-
gneusement de leur personne toute activité économique
comme indigne d'eux, à moins qu'on ne leur laissât
pratiquer l'usure en grand. De là s'ensuivit, en second
lieu, un tel mépris et un tel asservissement du travail,
que celui-ci ne pouvait procurer ni joie, ni élévation
morale, ni bons résultats. Une troisième chose était
encore liée de la manière la plus étroite aux deux que
nous venons de signaler, c'était la puissance excessive
de la propriété sur le travail, et, comme suite nécessaire,
l'entassement de possessions gigantesques, l'anéantis-
sement de tout ce qui était de condition moyenne,
l'inégalité écrasante dans le partage des biens (1 ). ^
A ces trois maux économiques principaux, s'adjoigni-
rent ensuite, la situation politique, l'écrasement de toute
vie corporative libre par l'état. Au point de vue de l'an-
tiquité, toute communauté disparaissait dans ce der-
nier (2). Pour tirer toute l'utilité possible de sa posses-
(1) Iheriiig, Geist des rœm. Rechtes (2), II, 237, 248 sq. Arnold,
Cultur und Rechtsleben, 135 sq. ; Cnltur und Recht der ^^J>^^^ 31 sq^.
'124 sq., 470. Mommsen, Rœm. Geschichte (6), 1, 189, 265, 2b7, 8J«,
852; II,' 391 sq. ; III, 517 sq., 521 sq.
(2) Aristot., Eth., 8, 9 (11), 4, 6, 7. — Eudemus, ,, 9, 3.
l'organisation économique de la société 53
sion de droit privé, de son capital, de sa puissance,
l'homme libre individuel n'avait d'autre moyen que le
droit de remontrance pour se mettre en garde contre
tout heurt avec l'état. Mais si quelques-uns, parmi les
faibles et les petits, voulaient s'associer entre eux pour
se protéger contre ceux qui étaient démesurément ri-
ches, et pour promouvoir leurs avantages communs, les
lois d'état étaient les premières, et la plupart du temps
aussi les dernières à leur opposer des limites ou des
obstacles insurmontables. C'est ainsi qu'aucune société
organique ne pouvait prospérer. A l'intérieur s'y oppo-
sait le droit excessif de la possession, et à l'extérieur,
l'excès de puissance de l'état.
On peut donc dire que le Christianisme avait tout à
refaire, et que la réalisation d'une organisation sociale
libre est une œuvre qui lui est propre (1). Ce travail qu'il
a entrepris a été exécuté avec un succès qui provoque
notre admiration la plus grande. L'unité et l'harmonie
du tout, dans lesquelles était sauvegardée l'indépen-
dance de chaque partie subordonnée, ainsi que la liberté
et la dignité de chaque membre isolé, ne pouvaient être
réalisées avec plus de perfection qu'elles le furent dans
les vues du moyen âge (2). A cette époque, une concep-
tion organique du monde lui est tout aussi naturelle
qu'une constitution sociale atomistique et mécanique lui
est impossible (3).
Maintenant en quoi consiste cette communauté dont 2.— cause,
1 • • . 1 1 •> . . origine, un
nous parlons ici. et que, pour cause de brièveté, nous ap- prochaine de
^ ,^ ^ 1 ' r ' ^ la société ci-
pellerons société ? Comment s'est-elle réalisée ? Ce n'est ^ne.
pas difficile à voir diaprés ce que nous venons de dire.
Il y eut malheureusement des temps où l'esprit païen,
humaniste, régna tellement en maître, qu'on regardait
la possession comme l'unique cause qui donnât une si-
tuation dans la société. La race de ceux qui ne voient
(1) Ahrens, Jurii^t. Enctjdopœdie, 762.
(2) Gierke, Deutsches Genossenschaftsrecht, III, 514.
(3) ma., III, 546.
54 LA SOCIÉTÉ CIVILE
des membres de la société que dans les gens qui ont
le droit de faire peindre une couronne sur leur voiture,
ou qui ont tant de rentes, qu'ils peuvent, sans dommage
personnel, jeter, dans un seul jour par les fenêtres, ce
qui suffirait à faire vivre une famille pendant une année
entière, n'est pas encore éteinte. En présence de la ques-
tion sociale, ceci n'est ni plus ni moins qu'un aveugle-
ment incompréhensible. Si jamais il y a eu une audace
qui se soit préparée à elle-même sa punition, nous crai-
gnons bien que ce ne soit cette présomption, avec la-
quelle une minime partie de l'humanité se considère
comme la société, dans le sens exclusif du mot, et cela
en vertu d'actions d'éclat accomplies par ses ancêtres,
ou de richesses non méritées. N'est-ce pas chercher à
justifier la haine, la méfiance, les préjugés, la jalousie
dont ils sont l'objet de la plupart de ceux qui les entou-
rent? Ou bien veulent-ils dire avec cela qu'ils se plai-
sent à être en dehors de la grande société commune,
qu'ils renoncent aux avantages, aux droits et aux ména-
gements auxquels la société humaine fait participer ses
seuls membres ?
D'un autre côté, il y a des milliers de personnes chez
lesquelles ces expressions de « question sociale, d'ordre
social », n'éveillent pas d'autre pensée que la misère qui
accable les classes ouvrières, et le danger qui par là
menace les possesseurs. D'après cette conception, la
société serait donc l'ensemble de tous ceux qui luttent
au jour le jour pour gagner leur pain, et dont les uns
s'efforcent d'empêcher l'association, parce que c'en est
fait selon eux de l'existence de tout ordre, dès qu'ils se-
ront réunis, tandis que les autres travaillent à leur or-
ganisation, dans le but de faire disparaître du monde
les derniers vestiges de l'ordre social.
Ce sont deux vues opposées l'une à l'autre, et qui
manifestent clairement leur fausseté par leur exclusivis-
me. Mais chacune d'elles aussi contient quelque chose
de vrai. Ceux qui possèdent les biens de la terre font
l'organisation économique de la société 55
partie de la société ; mais ceux qui gagnent leur vie par
le travail lui appartiennent aussi. Sous ce rapport, il
n'y a aucune différence entre eux. Car ce n'est pas en
vertu de leurs possessions et de leur activité qu'ils sont
membres de la société, mais parce qu'ils sont des hom-
mes. Et parce que comme tels ils se ressemblent tous,
ils appartiennent tous à la société d'une manière égale.
La personnalité est donc la cause proprement dite et le
ciment de la société. La propriété et le travail sont
seulement les deux moyens par lesquels, d'un côtelés
membres individuels delà société entrent en relations
les uns avec les autres, et d'un autre côté les fins de la
société elle-même sont réalisées ; c'est-à-dire que les
obligations des individus envers la totalité sont aussi
bien remplies, que les biens de l'ensemble sont équita-
blement distribués, dans les différentes sphères qui lui
sont subordonnées.
Comme son nom l'indique déjà, la société repose sur
le principe d'égalité réciproque, ou au moins sur les ef-
fets qui tendent à l'égalisation. 11 n'y a que les hommes
qui s'associent pour former une société, qui se recon-
naissent égaux en dignité, en droits et en devoirs, en
possessions et en besoins, ou qui veulent devenir égaux
par échange, par complément mutuel de services réci-
proques. Chaque membre individuel et chaque petite
association de membres individuels ne peut se regar-
der comme partie vivante de Tensemble, qu'à la seule
condition qu'aucun de ses membres ne se considère
comme le tout, qu'aucun ne s'estime indépendant de
lui, qu'aucun ne se croie déchargé de l'obligation de
prendre soin de l'ensemble, qu'aucun ne se considère
comme affranchi de la nécessité d'être soutenu parles
autres ; mais que chacun se comporte comme un des
nombreux membres qui forment un ensemble sain, à
la condition de vivre unis les uns aux autres (1).
(\) Cor. XH, 22 sq., August., Qudest, in Hcptat., 6, 8.
56 LA SOCIÉTÉ CIVILE
On voit d'après ce que nous venons dédire, pourquoi
les hommes entrent en relations les uns avec les autres,
quelle est, en d'autres termes, la fin la plus prochaine de
la société civile. Par nature déjà, les hommes ne peuvent
se passer les uns des autres. Le dernier motif de toute
association est l'instinct naturel qui pousse l'homme à
vivre avec ses semblables. Mais Dieu a donné à l'homme
non seulement un esprit ; il l'a doué aussi d'une nature
qui ne peut vivre sans moyens matériels. C'est pourquoi,
dans sa sagesse, il a disposé les choses de telle sorte que
cette pression apparente, qui nous enchaîne si solide-
ment à la terre, devient en même temps le hen par le-
quel nous sommes attachés à notre prochain et à la so-
ciété. L'homme peut passer par dessus les obligations
purement spirituelles, et trop souvent il les transgresse;
mais il ne peut se défaire, quand même il le voudrait,
de ce sans quoi il lui est impossible de continuer son
existence.
Prhnum vivere dit l'adage. Tout le reste passe après.
Mais personne ne peut vivre de soi et seulement pour
soi. L'un possède sa force de travail ; mais il a les mains
vides; l'autre a des possessions gigantesques; mais il
mourrait de faim s'il ne trouvait pas des mains pour les
exploiter. L'échange entre possession et travail est donc
la fin immédiate de la société. La formation de cette der-
nière vient de ce que personne ne se suffit à soi-même,
de ce que l'un manque, dans une certaine mesure, de
biens qu'un autre possède, de ce que quelqu'un a quel-
que chose dont il peut se passer, et à la place duquel il
peut recevoir, pour sa plus grande utilité, ce qui est
inutile à un autre (1). La société prend naissance en don-
nant et en recevant par le salaire (2). Do ni des, fado ut
des, do ut fadas, sont les trois principes de la société
(1) Arist., Elh., 5, o (8), 13, U; Cf. 8, 9(li), 5. Eudemiis, Moral,
7, 10, 12. — Thomas, Eth., 5, ]. 9 ; 8, 1. 9.
(2) Augustin, Diu. quœst. ad Simplic.^l. 1, q. 2, 16. Thomas, 1, 2,
q. 105, a. 2, c.
l'organisation économique de la société 57
civile. Acquisition, partage des biens, réglementation
de tous les rapports relatifs à l'appropriation et à l'é-
change des biens terrestres, ne forment ni l'unique, ni
la dernière fin de la société ; mais sont en tout cas le
motif de sa naissance, et la raison pour laquelle elle est
une nécessité indispensable.
Or n'est-ce pas là une conception tout à fait matéria- 3. _ L-or-
l'iji 1 1 11 •'l'omt • ganisalion so-
liste de la structure de la société? Lst-ce que ceux qui daien'estpos-
appellent la question sociale une simple question d'es- lorsqu'elle est
baséô sur là
tomac n'ont pas raison? Non assurément. Le mariasje moraie,iajns-
^ ... tice et la reli-
lui aussi a sa raison la plus proche dans l'inclination sio»-
sensible et dans le besoin de soutien. Mais cela n'em-
pêche pas qu'il soit une institution sublime, idéale et
sainte. Il en est de même ici. Notre explication montre
seulement que l'enseignement social chrétien ne plane
pas dans les nuages, mais qu'il est fixé sur le sol de la
plus froide réalité, tout en n'excluant pas une manière
de voir spirituelle plus profonde.
P Que la question sociale soit une question d'estomac,
personne ne le niera. C'est pour cette raison qu'elle est
si pressante, et que sa solutionne souffre aucun retard,
car la faim dit le peuple, et il s'y entend, ne souffre au-
cun délai et ne connaît pas de lois. Avoir faim, et être
déçu dans ses espérances rend furieux. Mais de ce que
la question sociale ait une base si matérielle, il ne s'en-
suit pas qu'elle soit une question purement économi-
que, ou même purement politique. Ceci nous prouve
au contraire, que parce qu'elle doit être édifiée sur la
morale, elle est une question morale. Dans un domaine
où les passions les plus farouches, l'avidité^ la soif d'ac-
quisition sont excitées à chaque pas, personne ne peut
remuer le pied sans porter préjudice à celui-ci ou à ce-
lui-là, s'il ne prend pas comme règle de toute son acti-
vilé les principes de la loi morale.
(\) Dûringsfeld, Sprichw. der german. undroman. Sprachen, I, 410,
Nr 178. Cf. Graf und Dietherr, Deutsche Rechtssprichwœrter, 389
(7,549,550).
08 LA SOCIÉTÉ CIVILE
De plus, en vertu de la liaison étroite qui existe en-
tre la société et ses membres, le bien de la première
dépend de la conduite juste des derniers. Toute viola-
tion des obligations morales, dans les rapports écono-
miques des hommes entre eux, est plus ou moins une
violation de droit envers le tout. 11 n'y a que l'ignorance
complète de la société qui puisse dire : Qu'est-ce que
cela fait à l'ensemble que les biens soient partagés de
telle ou telle manière. Rien ne se perd dans le monde.
Que ce soit dans telles ou telles mains, est-ce que l'uti-
lité totale des biens terrestres n'est pas toujours la
même? Dans le grand tout, est-ce que ces biens ne res-
tent pas toujours les mêmes ? Voilà bien encore l'ex-
pression de ce système libéral de la prospérité générale,
auquel il n'y a pourtant que le socialisme qui rende
logiquement justice.
Non î Non ! il n'est pas égal pour la société, que ce
soit tel ou tel qui possède les biens, pourvu que ceux-ci
demeurent. Ce serait juste, si toute la société était une
somme non ordonnée de parties isolées. Qu'un tas de
pierres soit fait de telle ou telle manière, qu'on laisse
les pierres entières ou qu'on les casse en morceaux,
cela ne fait sans doute pas une grande différence pour
l'ensemble. Nous ne dirons pas que ce soit la mê-
me chose, car chacun sait que le tas devient plus grand
ou plus petit selon qu'on range ou qu'on casse les pier-
res de telle ou telle manière. Ici, la différence consiste
seulement dans une étendue plus ou moins grande, par
conséquent dans une étendue quantitative. Mais qui vou-
drait donner une preuve de son ignorance et dire que
dans l'organisation d'un objet artistique, d'une maison,
d'un habit, d'un mets, il importe peu que la matière
soit divisée ou composée, puisque la masse reste tou-
jours la même? Chacun comprend que de la juste divi-
sion et de la juste union dépend non seulement la qua-
lité, mais même l'emploi du tout. Quant à savoir quel
ordre juste convient dans le détail, ceci s'évalue d'après
l'organisation économique de la société 59
la fin de Tensemble. Or tout ceci s'applique dans une
mesure incomparablement plus grande à tout ensemble
organique. Il n'est rien moins qu'indifférent, que, dans
un corps vivant, la circulation du sang s'opère sur quel-
ques membres, ou sur toutes les parties de l'ensemble
selon ses besoins et ses fins, ou soit par trop abondante
dans une partie, tandis qu'elle se retire des autres. Ce
manque d'équilibre pourrait mettre sérieusement en
danger et la santé et la vie elle-même. Mais de même
que ceci est réglé dans le corps d'après des lois physi-
ques, de même la santé du corps social se conserve en
observant les lois de la justice, par conséquent parla
justice. Or, si c'est vrai, et nous serions curieux de
connaître quelqu'un qui aurait l'audace de le nier^ il est
juste aussi, qu'avant d'être considérée comme une ins-
titution économique, la société économique soit conçue
comme une institution morale, comme la conception
dernière des rapports moraux et juridiques des hom-
mes les uns envers les autres.
C'est donc précisément pour la raison que la société
naît du donner et du recevoir, qu'elle est une institution
morale et juridique. La justice dans les exigences, et
dans la manière d'y répondre, est le fondement indis-
pensable et la règle de tout ordre social. Toute la ques-
tion sociale serait facile à résoudre si seulement le prin-
cipe révélé était mis en pratique : Faites aux autres ce
que vous voudriez qu'on vous fît et ne leur faites pas ce
que vous ne voudriez pas qu'on vous fît (l ). C'est assu-
rément un principe qui ne suppose aucune perfection
utopiste, qui ne demande pas l'impossible, un principe
dans lequel tout le monde trouve son compte. Le Christia-
nisme n'a pas mis à la base de son enseignement social
le précepte de renoncer à tous ses droits, ni l'exigence
de devenir pauvre, sans droits, sans défense. Non ! il n'a
(1)Tob.,IV, 16. Matth., VII, 12, Luc, VI, 31. Cf. Gyprian,Ora^
domin., (Baluze, 500, d). Constit. apost., 7, 2. August., Sermo, 353.
Concil. Bmcar., II, c. 1 (Hardouin, 111, 386, c. d).
60 LA SOCIÉTÉ CIVILE
fait que prescrire un amour personnel raisonnable. L'a-
mour de soi est l'impulsion pour toute activité, aussi
bien dans le domaine de la vie sociale, que dans la pro-
pre conduite morale intérieure. L'homme tel qu'il est ne
se laisse pas facilement déterminer à une activité, sans y
voir ou y chercher une utilité personnelle. Or, le Chris-
tianisme compte avec les faits, avec la vie réelle, avec
l'homme réel. C'est pourquoi il n'exige pas l'esprit d'im-
molation d'un sourd, delà part de celui qui doit dé-
ployer son activité dans la société. Cependant, il n'a-
bandonne pas les rêves à l'homme ordinaire. Sans doute
l'amour de soi est légitime ; mais afin qu'il ne devienne
pas un égoïsme pernicieux, il doit admettre des limites,
un correctif, un contrepoids également autorisé, c'est la
charité (1). Tant que l'amour que l'homme se porte
marchera de pair avec celle-ci, il sera inofPensif pour
la base de toute activité morale et sociale. Or ceci n'aura
lieu que si l'amour de soi et la charité agissent comme
des parties subordonnées à l'amour suprême et univer-
sel. Sans consécration religieuse, l'amour personnel ne
tolérera jamais la charité à côté de lui, pas plus qu'il
ne verra en elle une égale, et ne sera par conséquent
jamais en état de servir de base à l'ordre social.
C'est pourquoi sont vaines toutes les tentatives de
vouloir régler uniquement la question sociale par des
lois et des mesures prises de haut, ou des mesures pu-
rement extérieures. C'est précisément le vice de la plu-
part des efforts tentés de nos jours pour remédier à la
situation, et c'est pourquoi nous avons prononcé un ju-
gement si sévère contre les législations modernes qui,
comme des médecins superficiels, attaquent le mal au
moyen de palliatifs ou de corrosifs, qui le brûlent à la
surface sans en pénétrer Tintérieur, et sans aller jusqu'à
la racine. Mais quand le sang est malade, les onguents
appliqués sur la peau ne produisent aucun effet. Dans
(1) Cf. Rossbach, Geschichte der Gesellschaft, IV, 293.
l'organisation économique de la société 61
ce cas, c'est le sang qu'il faut guérir. 11 en est de même
de la question sociale. Elle ne peut être résolue qu'en
la prenant par l'intérieur. Nous ne voulons pas dire
par là, que les prières elles jeûnes suftîsent seuls à faire
disparaître tous les maux de ce monde. Et à ce sujet,
Molli a considéré les choses trop à la légère, s'il a cru
se débarrasser des essais de réforme catholique, dont il
ne peut nier lui-même l'excellence, avec cette remarque
que l'homme ne vit pas seulement de la parole de
Dieu (1). Nous aussi nous le disons. Mais cela n'empê-
che pas d'admettre que l'homme et la société ne pour-
raient pas vivre sans la parole de Dieu, même si on réus-
sissait à faire du pain avec des pierres. Ainsi l'a dit la
Vérité éternelle (2). Elle a aussi promis des bénédic-
tions temporelles non seulement à l'individu, mais à la
société tout entière qui chercherait sérieusement le
royaume de Dieu et sa justice (3). C'est pourquoi nous
disons avec une assurance plus grande que celle avec
laquelle nous affirmons tout autre principe d'économie
politique, que la question sociale sera résolue du jour
où les bases morales de l'ordre social, la miséricorde,
la justice, la fidélité (4), seront rétablies, ou comme se
plaisait à le dire l'illustre Le Play, du jour où les dix
commandements de Dieu deviendront les lois fonda-
mentales de la vie publique (5). Personne ne contestera
que des principes ne seront jamais assez stables ni assez
solides pour porter un monde tout entier, si la religion
n'en forme la base et le ciment, et si cette base n'est
pas posée de concert avec TEglise.
Le principe que nous venons d'établir, que la société j^*:^~ ^^^3
repose sur une base morale, c'est-à-dire est soumise Sïnociai.^'^'
aux préceptes de la morale naturelle et chrétienne, ne
doit pas être limité à la conduite des individus les uns
envers les autres et envers la totahté ; mais il doit aussi
(1) Mohl, Slaatsrecht, Vœlkei'vecht und Politik, III, 559 sq.
(2) Matth., IV, 4. — (3) Matth., Vî, 33. — (4) Matth., XXIH, 23.
(o) Le Play, V organisation du travail (2), 187 sq., 205 sq.
62 LA SOCIÉTÉ CIVILE
s'appliquer à la société. Nous avons vu précédem aient
que là où il existe des obligations morales et juridiques,
la communauté doit les remplir aussi bien que l'indi-
vidu, quand même le mode d'accomplissement est dif-
férent. D'où il suit que la forme de la société économi-
que doit être disposée selon les lois fondamentales de
n'importe quelle autre association morale et juridique
parmi les hommes. Or ces lois sont très simples si nous
examinons la société au point de vue de l'organisme.
D'après ce que nous avons vu, cette idée d'organisme
comprend trois choses principales, l'unité du tout, la
contexture des parties et l'action d'ensemble vivante
de toutes les parties individuelles, agissant les unes
pour les autres et pour la fin du tout. Ce triple sens
existe aussi quand on parle d'une conception organique
de la société. Ici, chaque membre a sa place désignée
qu'il ne doit pas quitter, son devoir qui lui est assigné,
et auquel il ne doit pas faillir, ses limites qu'il ne peut
pas franchir sans nuire à l'avantage de l'ensemble,
comme au sien. Mais chaque membre a aussi un droit
assuré, que personne n'est autorisé à affaiblir, la tota-
lité moins que tout autre. C'est sur ce point qu'il est
surtout bon d'insister. Nous parlons toujours des droits
que l'ensemble possède envers ses membres ; mais
nous nous taisons beaucoup trop sur les devoirs qu'il
a aussi envers eux. Or ceux-ci ne sont pas moins im-
portants que ceux-là. L'unité n'existe que si le corps
prend soin de ses membres. Si ceux-ci doivent toujours
faire des sacrifices, sans trouver en lui sécurité et com-
pensation pour les services qu'ils lui rendent, il ne faut
pas leur en vouloir de chercher leur avantage ailleurs.
Une société ne mérite le nom de société organique, que
si elle est disposée de telle sorte que tous les membres
y trouvent leur compte.
Ce n est que dans cette hypothèse aussi, qu'on peut
assigner à ceux-ci leurs devoirs respectifs, d'un côté
envers les autres membres, d'un autre côté envers la
l'organisation économique de la société 63
communauté. Dans un organisme, chacun doit accom-
plir ses fonctions particulières d'où dépend le bien com-
mun. Personne ne se ressemble. Chacun a ses dons et
ses forces particulières. Et c'est précisément pour cette
raison, que tous ne peuvent se passer les uns des au-
tres ni de la totalité. Quand même il y a des différences
parmi eux, personne n'a droit de mépriser quelqu'un,
parce que personne ne peut se passer de lui, et que cha-
cun a son importance pour les fins de l'ensemble, quand
même la mesure diffère. On peut donc tout aussi bien
parler de l'égalité de tous que de l'inégalité. Ils sont
égaux entre eux par le besoin commun de secours mu-
tuel. Ils sont inégaux relativement aux fins du tout par
les diflerents services dont ils favorisent la société. Ils
sont inégaux entre eux par la diversité de leurs forces
et de leurs biens. Ils sont égaux pour la société, parce
que celle-ci a besoin des services de tous. Le meilleur
est donc d'éviter aussi bien le mot d'égalité que celui
d'inégalité, et de dire plutôt égalité de droit, équilibre.
Quant au corps de la société, chacun pour sa per-
sonne,comme chaque classe, estautoriséàen faire partie.
Les parties les plus basses ne sont pas moins nécessai-
res à la prospérité de l'ensemble que les parties les plus
nobles. Par contre, le plus fort ne peut non seulement
se passer de l'ensemble ; mais il ne peut pas même se
passer des plus faibles. Chacun doit par conséquent
chercher dans l'avantage de chaque individu son avan-
tage propre (1). Dès qu'il croit l'atteindre par l'oppres-
sion d'un autre, il perd conscience de sa place dans
l'organisme et de ses obligations envers lui (2).
Si cette conception de l'organisme social développée
jusqu'à présent d'une façon générale est juste, et si cha- duôraSce
cun s'attache à la société, d'abord par motif d'intérêt °Xcias?e ^
propre, il est tout clair qu'il faut rejeter le système de
(1) Cor., XII, 5 sq. Basilius, Regulœ fus., 24.
(2) Pertz, Leben des Freih. vom Stein, V, 230 {Denkschrift ubcr die
Adelsverhœltnisse, § 38).
5. — Réta-
moyenne.
64 LA SOCIÉTÉ CIVILE
la soi-disant prospérité générale, au point de vue moral,
juridique et social. Quand un corps absorbe tous les
sucs des membres ou les dissout^ il est lui-même malade
et près de la dissolution. Sa santé est la santé de ses
parties, sa force la force de ses membres. L'histoire des
derniers siècles de Rome, ainsi que la situation sociale
du monde depuis l'époque de la destruction de l'ancien
ordre social chrétien, nous montrent de la manière la
plus triste que tel est l'état de la société. H tant que Re-
nan ait de l'audace pour citer parmi les crimes princi-
paux dont le Christianisme s'est rendu coupable envers
le paganisme, la suppression de l'art et de la richesse (1 ).
S'il n'a pas autre chose à se reprocher, que d'avoir fait
disparaître du monde les abus de l'arl au service de la
sensualité et de la séduction, le Mammonisme brutal et
son mauvais côté, la misère horrible des masses, on
peut encore être fier de lui. Car le monde lui-même
l'absoudra facilementdu reproche que lui adresse Fried-
la^nder, d'avoir déclaré sacré et inviolable le droit du
petit et du faible, et d'empêcher le plus fort de poursui-
vre son droit jusqu'aux dernières limites, sans se préoc-
cuper ni de Dieu ni de la vie morale (2).
Mais ce qui est on ne peut plus juste, c'est que la con-'
ception sociale chrétienne avisé dès le début à briser la
ploutocratie, et à mettre à sa place une aisance modeste
également distribuée. Sous ce rapport, elle se trouve ab-
solument d'accord avec les esprits les plus sages de tous
les peuples et de tous les temps. Dans l'antiquité elle-
même, bon nombre d'hommes ont vu non seulement le
véritable bonheur des individus, mais celui de la tota-
lité, dans les cas où une certaine modération forme la
règle, et où l'excès d'une misère écrasante et d'un super-
flu énorme est également évité (3). C'est dans ce sens
(1) Renan, Marc-Auj^êle, 598.
(2) Friedlaender, Sittengeschichte Roms (1), III, 547.
(3) Prov., XXX, 8. Thaïes (ap. Plutarch, Conviv., 1, sap. c. H. Mul-
lach, Frag. philos., 1, 232). Plato, Phaedrus, 64, 279, b. Aristot., PoL,
4, 9 (11), 8 ; 10 (12), 3 ; 5, 7 (8), 7. Ambros., ïïexacm., 6, 8, 53. BasiL,
l'organisation économique de la société 65
que nos pères prudents avaient coutume de dire : la vie
la plus heureuse est entre la pauvreté et la richesse (1).
Et ils orientaient toutes leurs lois sociales, de manière
que cette condition moyenne prédomine dans l'organi-
sation générale. 11 est tout naturel que cet esprit qui croit
devoir combattre le Christianisme et tout ce qui en vient,
quand même c'est l'honneur et le salut de l'humanité,
n'a pas manqué d'attaquer ce principe. On vous regarde
presque comme un socialiste, quand vous osez dire qu'un
des premiers devoirs qui s'imposent pour la réforme so-
ciale, est une distribution juste et équitable des biens.
Cette parole horrible a très souvent rendu de grands ser-
vices au hbéralisme. Depuis que Léon XIII (2) a énoncé
dans son encyclique sur la question sociale le principe
que nous venons de citer, personne n'hésitera plus à
s'en servir. C'est une leçon qui nous apprendra à crain-
dre un peu moins les dogmes que le libéralisme pro-
clame avec tant de conviction, et les anathèmes qu'il
lance si volontiers, et avec tant de force. Nous lui di-
sons donc le front haut : l'état le plus prospère de la so-
ciété est celui dans lequel il y a peu de millionnaires,
mais des millions d'hommes qui gagnent leur pain quo-
tidien. La prospérité générale consiste en ce que le plus
grand nombre possible profite de quelque chose, et non
que le tout profite à quelques-uns. Quand le plus grand
nombre possède seulement ce qu'il lui faut pour vivre, il
n'y a point de luxe, c'est vrai, et le monde n'offre pas des
dehors brillants. Mais la splendeur éblouissante n'est pas
nécessaire pour vivre. 11 suffit que la situation soit bonne,
ou tout au moins tolérable. C'est le seul point important
en matière économique. Là où la situation se rappro-
che le plus de cet idéal, on a la preuve que le droit, la
vérité et l'équité y régnent. Mais que le monde fui plus
De libr, gentil., n. 8. Aegidius a Columna, Regim. prtnc, 3, 2, 23
Thomas, Polit., 4, 1. 10; o, L 7, fçg.
(1) Sailer, Weisheit auf der Gasse, (G. W., 1819, XX, I, 88).
(2) Léon XllI, EncycL De conditione opificum (Archiv. fiir KircheIl-
| recht, 1891, II, 238 : aequior partitio bonorum).
66 LA SOCIÉTÉ CIVILE
OU moins près de la réalisation de cet idéal, avant l'ap-
plication des principes économiques modernes, telle
qu'elle a lieu maintenant, dans ce temps où la force de
la société était dans les membres moyens indépendants,
où les états moyens s'étaient élevés à une si grande pros-
périté, les admirateurs de notre situation actuelle eux-
mêmes ne le discuteront pas. C'est ce qui nous fait pro-
clamer en toute confiance ce principe fort et solide sur
lequel nos pères ont basé leur économie : un bonheur
moyen est le meilleur ( 1 ) .
6.-Lacon- Mais Dour qu'un bonheur moyen, une possession et
currence uni- . or> , • t ' 1
verseiie n'est ^^c acQuisitiori suffisantcs, soicut assurcs au plus
possible que ^ «i i i j 'i.
pari'introduc- o-rand nombrc d'hommes possible, la concurrence aou
tiondeliBiiies 51 a-^vj. uv^ni*^! v^ v^ r t • ivt
solides. être modérée et endiguée dans de justes limites. iNous
ne rejetons assurément ni la liberté, ni la concurrence;
au contraire. Nous sommes de ceux qui demandent une
liberté générale et une concurrence générale, quand
bien même nous n aimons à nous servir de ces paroles
dont on a tant de fois abusé ; mais nous demandons li-
berté et concurrence pour tous sans exception. Sans
concurrence, il n'y a aucune prospérité sociale imagina-
ble. Ou toute relation devrait cesser, ou ceux qui sont
dans la nécessité tomberaient victimes de l'exploitation
par la spéculation et le monopole. La concurrence est
inséparable de la lutte de forces libres. Mais ce qui tient
toujours les individus en activité, les pousse aux rela-
tions les uns avec les autres, c'est la perspective d'un
gain probable et répondant à leurs efforts. Quand on
prononce le mot concurrence, trop souvent on ne pense
qu'à la lutte, et on oublie le gain. Or ce n'est pas de la
concurrence, si chacun a seulement la possibilité de je-
ter dans le torrent son petit avoir et sa force, pour que
le premier venu qui se tient sur le bord attire tout à lui.
Là où chacun n'a pas la possibilité de gagner propor-
tionnellement à sa mise de fonds, et non seulement la
(1) Sailer, Weisheit auf der Gasse (G. W., 1891, XX, l, 98); Cf.
Kœrte, Sprichiv. der Deutschen (2), 5358 sq.
l'organisation économique de la société 67
possibilité qu'a tout enfant de devenir pape ou empe-
reur, mais une possibilité sur laquelle il peut compter,
c'est une loterie, ou, ce qui est encore pis, c'est un de
ces jeux de hasard dont il est dit : C'est un mauvais jeu
dans lequel un seul rit et tous les autres pleurent (1) ;
mais ce n'est pas de la concurrence. Si donc la concur-
rence doit devenir semblable à l'idée qu'en prêchent ses
panégyristes, c'est-à-dire un moyen principal pour les
pauvres d'améliorer leur sort, elle doit être organisée
de telle sorte que tous puissent y participer avec un
espoir raisonnable d'arriver à un bon résultat.
La concurrence doit donc être réglée par des lois équi-
tables, et modérée par des barrières infranchissables.
Que le principe du laisser aller no^ puisse y être appliqué,
qu'il doive être limité par des exceptions^, précisément
envers ceux qui ont le plus d'intérêt à l'admettre; et
qu'en ces sortes de questions, ceux qui ont l'avantage
soient très souvent les moins capables de porter un ju-
gement impartial à ce sujet, ceci personne ne peut le
nier, pas même les avocats les plus zélés de la concur-
rence générale (2). Avec des déclamations creuses contre
la violence du moyen âge, et les limitations féodales;
avec des appels commodes et répétés aux prétendues
lois de la nature qui doit tout régler d'elle-même, on
n'a rien dit. La plupart du temps aussi ceux qui ont
toujours ces paroles sur les lèvres ne veulent rien dire
non plus, ils sont les derniers à laisser aux lois de la
nature le soin de régler la concurrence. Mais ils tonnent
contre le préjudice porté à la liberté, pour que, dans
leur douce foi à cette dernière, ou par une crainte su-
perstitieuse des lois de l'économie politique, les pau-
vres crédules et les faibles n'y fassent pas attention,
persuadés que les forts et les prudents sauront bien faire
(1) Diiringsfeld, Sprichiv. der german. und rom. Sprachen, I, 209, Nr
379.
(2) Stuart MiU, Principles of poUtical economy, 5, 11, 8 (London,
1869, 575 sq.).
68 LA SOCIÉTÉ CIVILE
suivre à la nature son cours. C'est pourquoi nous devons
autant que possible insister sur la limitation de la con-
currence générale, au profit de ceux qui ne compren-
nent pas leur propre avantage, et cela malgré l'impopu-
larité qui puisse en résulter. La liberté absolue est tout
aussi impossible que l'égalité absolue. Accorder une
concurrence sans limites signifie livrer sans défense, ou
mal armés, des hommes entre les mains d'adversaires
armés jusqu'aux dents. La société n'a donc que le choix
ou de régler légalement l'usage de forces inégales, ou
délaisser d'abus de la liberté, l'excès delà puissance
opprimer les faibles.
Jadis c'est à peine si, dans un moment d'aveuglement,
quelqu'un se risquait à parler de ceci. S'il s'en trouvait
un qui osât dire un mot contre la liberté de l'industrie
et du commerce, et contre les anciens corps de métier et
corporations, on se moquait de lui et on le mettait au ban
de la société. Depuis, on voit plus clair, parce que le
cœur est plus froid et les poches plus vides. Quand une
source vient à ne plus donner d'eau, c'est alors qu'on
l'apprécie. Quand on a jeté un objet par la fenêtre, on
va ensuite le chercher dans les épluchures. C'est ce
que l'italien dit d'une manière pittoresque : u Plus d'un
n'a pas touché au rôti, qui maintenant serait content
d'en sentir le fumet (1). Quand même on n'a pas le cou-
rage de le dire ouvertement, on voit néanmoins déplus
en plus que les limites étaient un rempart pour l'ordre
public, et en même temps un excellent moyen pour
favoriser la prospérité générale. Elles protégeaient d'a-
bord contre les dangers de l'exploitation ceux qui ache-
taient et qui donnaient du travail. Elles protégeaient
secondement la société contre la défiance générale pu-
blique, qui aujourd'hui nous estpresque imposée comme
un devoir. Elles protégeaient troisièmement le travail et j,
la marchandise de l'altération que les maux cités à l'ins-
(i) Dûringsfeld, loc. cit., II, 296, Nr. 528.
l'organisation économique de la société 69
tant entraînent toujours après eux. Mais le plus inapor-
tant, est qu'elles protégeaient les petits, rendaient pos-
sible la concurrence générale pour les ouvriers, pour
ceux qui cherchaient du travail, et pour ceux qui en don-
naient, non une concurrence directe, immédiate de tous
contre tous, car celle-ci n'existe pas, mais une concur-
rence indirecte, négociée et protégée par l'organisation
des conditions et des classes. Voilà ce qu'on pouvait
appeler concurrence. Mais ce qu'on décore maintenant
de ce nom, c'est un grandiose brouhaha de marché, où
les petits et les faibles ne sont pas seulement durement
lésés par les acheteurs, les patrons, et par eux-mêmes
réciproquement; mais où ils doiventnécessairement être
lésés. Voilà ce qu'il faut bien considérer pour ne pas
porter un jugement trop dur contre les individus. 11 est
certain que désormais dans ce pêle-mêle général, il ne
reste presque plus d'autre choix que de se laisser oppri-
mer et pousser soi-même, ou de pousser et d'opprimer
tant qu'on peut. Aussi est-il vrai que sous ce rapport,
la situation publique et les lois qu'elle a créées sont plus
mauvaises que les hommes, et que la plupart des péchés
sociaux sont beaucoup plus grands que les péchés per-
sonnels. Car même ceux qui ne le voudraient pas, sont
maintenant forcés d'user de violence par suite de lasup-
! pression de toutes limites, pour ne pas succomber eux-
i mêmes à la violence.
1 II faut rendre à la société cette quadruple sécurité. 7. -L'or-
\\H • Il «Il -1 . ganisation so-
iMais ce n est possible que si la concurrence est res- ciaie n'existe
treinte a des limites lustes et fixées par la loi (1). Or me corpora-
•^ ^ ^ ' tive et la con-
stitation des
(i) Il n'y a que quelques théologiens, de très grand nom, c'est classes,
vrai (Navarrus, Enchiridion, 23, 81. — De Lugo, De jure et just. à.
26, 50), qui sans doute par excès de sollicitude envers la conscience
de ceux qui n'en ont pas, se sont prononcés là contre. Comme on
transgresse souvent de telles lois, ils croient que ce serait augmen-
ter le nombre des péchés. Mais parce qu'il y en a quelques-uns, qui,
même sans limites légales, entassent les péchés les uns sur les au-
tres, on ne doit pourtant pas livrer les pauvres et les petits à tous
les voleurs de grands chemins et à tous les flibustiers. U est beau et
honorable que les théologiens représentent toujours les principes
les plus doux ; mais ils ne doivent pas aller jusqu'à porter préjudice
1'
70 LA SOCIÉTÉ CIVILE
personne ne peut douter que ces limites resteront à l'é-
tat de souhait vain et pieux, tant qu'on n'aura pas éta-
bli une nouvelle organisation dans les classes, non une
organisation quelconque, mais une organisation solide
et protégée par la loi. En cela seulement les limites de
la concurrence ont du sens, de l'utilité et des chances
de succès. Sans cela, elles n'aboutiraient qu'aux plus
grands désavantages des relations et du travail. Elles
feraient des petits des esclaves, des forts de purs mono-
poleurs et de la société un vrai système de castes. Si le
libéralisme est r-ebelle à toute organisation de classes,
c'en est fait de la société ; et s'il lutte avec un tel effroi
contre les limitations de la vie industrielle et de la vie
de relations de telle sorte^ dirait-on, qu'il n'existe plus
rien en dehors de la liberté d'usure pour laquelle il dé-
ploie un zèle remarquable, il a sans doute raison à son
point de vue ; seulement il tourne dans un cercle qu'il
s'est créé lui-même, un cercle semblable à uneg^oue de
moulin ou à un cercle de fantômes. Car la concurrence
sans limites ne fait qu'un avec la dissolution des classes
professionnelles. Tant que des corporations indépen-
dantes ne seront pas introduites dans la société, pour
en former la moelle et le squelette, on ne pourra oppo-
ser une digue sûre à l'exploitation des petits. C'est pour-
quoi toutes ces belles paroles de protection du faible,
de réglementation de la concurrence et de la solidarité,
sont de vaines paroles avec lesquelles on aboutit, comme
on le sait, à très peu de choses chez ceux qui ont besoin
de travailler pour gagner leur vie, ou plutôt des paroles
qui n'ont pas de sens, si elles ne sont pas comprises
d'une contexture tout à fait concrète, et d'une organisa-
tion des classes. C'est seulement de cette manière que
le travail et la marchandise, l'ouvrier et le public, l'offre
et la demande, que la partie de beaucoup la plus consi-
dérable de la société, pourra être en sécurité contre j
à la généralité. Il n'y a pas de doute que ceci s'applique aussi à leur
conduite dans la question de Fusure.
L ORGANISATION ÉCONOMIQUE DE LA SOCIÉTÉ 71
l'exploitation en règle conçue d'après un plan déterminé.
Nous admettons qu'avec cela tout malaise ne sera pas
encore évité, beaucoup s'en faut. Contre l'injustice de
l'individu dans les cas particuliers, il n'y a point de pro-
tection générale, sinon la disposition intérieure d'un
cœur droit qui, dans toutes les situations critiques, a
devant les yeux le témoin et le juge éternel, et fait pas-
ser la paix de la conscience avant tous les avantages. Et
I si la peur que les lois extérieures seront à leur tour
j transgressées était un motif d'abolir les lois elles-mêmes,
alors Dieu le Seigneur aurait pu s'épargner la peine de
faire les dix commandements, et Jésus-Christ notre
Rédempteur l'Evangile.
On pourrait croire qu'aujourd'hui, un simple regard
jeté sur la question sociale suffirait pour faire com-
prendre la nécessité des corporations et des classes. La
société ne peut plus ni continuer de vivre, ni agir dans
cet état de morcellement, de désagrégation panthéisti-
que où l'a jetée le libéralisme. Elle ressemble à un tas
de sable. Des associations d'individus, poursuivant des
fins communes, sont absolument nécessaires. Si elles
ne se forment pas par voie naturelle, elles se feront par
des voies contraires à la nature ; si les moyens histori-
ques et légitimes ne suffisent pas, il reste la voie de
Tarbitraire et de la violence ; si elles ne répondent pas
à l'idée organique cle la communauté humaine, elles
répondront à sa conception matérialiste.
Bref, le spectre redoutable de la démocratie sociale
n'est autre chose que la suite nécessaire de la suppres-
sion de la constitution des classes. Il semble qu'on en-
tende une description prophétique de notre situation,
quand Aristote dit que la dissolution de toutes les
classes et de toutes les différences, que l'égalisation
parfaite, peuvent être bonnes pour l'esprit d'hostilité,
mais jamais pour le maintien de l'ordre dans la situation
sociale (1). Il ne faut pas non plus penser que le danger
(1) Aristot., PoL, 2, 1 (2), 4.
1
72 LA SOCIÉTÉ CIVILE
de la guerre sociale générale puisse être conjuré, si la
nalure des conditions n'est pas renouvelée par une
transformation qui réponde à Thistoire, à la nature de
la société et aux besoins des temps modernes (1). De
prétendues associations libres, de petites sociétés, peu-
vent peut-être amener l'union dans certains milieux,
pour un temps plus ou moins long, et avoir même une
utilité importante ; mais elles ne sauraient tenir long-
temps en face de cette absence générale de limites, et
encore bien moins apporter un remède à toute la so-
ciété, et une -protection à la misère des faibles. Car il
est bien clair qu'il s'agit ici non seulement d'intérêts de
droit privé, mais plutôt d'intérêts sociaux. De même
que la force du corps résulte de son ossature, de même
la force de l'organisme social dépend de l'immutabilité
d'une structure corporative fortement membrée. Donc,
plus le libéralisme, cette triste école de l'individua-
lisme égoïste, dévoile sa faiblesse, plus le cœur bat
pour le grand tout, plus devient général le cri qu'il faut
rétablir les sociétés corporatives et les classes profes-
sionnelles.
En Autriche et en Allemagne, après de longues
années de luttes, on en est arrivé au point que l'opinion
publique commence peu à peu à le comprendre. En
France, l'ancienne école tient encore ferme, et se refuse
à comprendre ce qui devient un besoin pour nous ;
néanmoins là aussi, l'amour pour le bien augmente-
L'enthousiasme avec lequel la magnifique assemblée
des 12 et 13 décembre 1891 proclama à Romans l'an-
cienne constitution du Dauphiné, la liberté des provin-
ces, comme les bases de la constitution sociale future,
autorise aux plus belles espérances. Ce qu'il y a de plus
consolant c'est que Léon XIII a élevé énergiquement
la voix en faveur de cette importante idée. Dans l'ency-
clique du 28 décembre 1878, il avait déjà indiqué la
(1) Pertz, Leben des Freih. vom Steln, V, 231.
l'organisation économique de la société 73
forme corporative delà société comme une disposition
naturelle et divine (1). Dans celle sur la question sociale,
il est tout clair qu'il insiste encore plus vivement sur
ce point (2).
Puissent donc cesser ces plaintes suspectes sur les
limites et sur les organisations. La liberté est un bien
très élevé, mais difficile à atteindre, et c'est justement
ce qu'on oublie. Personne ne la respecte plus, parce que
personne ne sait plus que toutes les puissances du
monde ne peuvent la donner, et que c'est à chacun de
l'acquérirpoursapropre personne. Depuis qu'onpenseen
pouvoir faire présent à chaque nouveau-né, comme jadis
onlui donnaitun souvenir de son baptême/les enfants eux
aussi se croient déjà libres de la véritable liberté, quand
ils ont échappé à leur père ou à leur instituteur par la
porte ouverte, et gagné la rue. Quelles pitoyables idées
de liberté ! Que penser de ces phrases : « Notre temps
ne veut plus de l'ancienne mise en tutelle; nous pou-
vons faire ce que bon nous semble; que personne, s'il
tient à son honneur, ne cherche à nous indiquer la
route? » On peut pardonner de telles paroles à des en-
fants. Quelle idée en effet pourraient-ils avoir de la li-
berté et de sa valeur, s'ils n'ont jamais rien fait pour la
conquérir? Mais que les hommes faits ne comprennent
par liberté que la permission de faire ce qui leur plaît,
voilà qui donne lieii à de tristes réflexions,
P Puissent donc ceux qui ont constamment le mot de
liberté sur les lèvres, essayer une bonne fois de l'acqué-
rir honnêtement, et il n'y a pas de doute, qu'à ce mo-
ment là même, ils diront cette parole avec des senti-
ments tout autres. Ils la prononceront comme prononce
le mot de vie celui qui a échappé aune mort imminente.
Alors, au lieu de trouver mal que ce grand bien soit
entouré de remparts protecteurs, ils s'en applaudiront.
(1) Léon XIII, EncycL, Quod apostolicl miineris (Freib., 1881, 39).
(2) Léon XIII, Encycl.y Rerum novarum (Archiv. fiir. Kirchenrecht,
1891, II, 240).
74 LA SOCIÉTÉ CIVILE
Celui qui voit une injure personnelle dans les décisions
juridiques portées à cause du bien commun ; celui qui
croit qu'on viole ses droits quand on garantit par la loi
les droits de tous ; celui qui se regarde comme désho-
noré quand on lui accorde Tusage de la liberté, à con-
dition qu'il donne une caution pour sa science, sa puis-
sance, sa volonté, et pour le dommage présumé qu'on
a peine à éviter, vu la faiblesse humaine, celui-là n'est
ni digne ni capable de liberté. Dans les limites que le
droit lui impose, l'homme libre ne voit aucun obstacle
à ce qui est juste ; mais il y voit plutôt, dirait-on, un
rempart contre l'injustice, supposé que les lois ne soient
pas seulement données, mais qu'elles soient aussi main-
tenues et exécutées par une forte main.
8.- soii- Mais plus l'ordre social chrétien, ou pour parler plus
darité dans la ' i x i
vie sociale, justcmcut, l'ordrc social naturel, protège les droits des
individus envers la totalité, plus il demande énergique-
ment que tous sans exception reconnaissent et obser-
vent leurs obligations sociales envers l'ensemble. Com-
me nous l'avons déjà dit si souvent, la société repose
sur la loi divine et sur la loi naturelle, de telle sorte que
personne n'a le droit de vivre pour soi seul, mais que
chacun, avec sa personne et avec tout ce que Dieu lui a
donné, est tributaire de la totalité. Personne n'a de
droits dont lui seul puisse tirer profit. Ce que quelqu'un
possède en plus de ce qui lui est nécessaire, en biens ou
en forces, il l'a pour en faire bénéficier le tout. L'abon-
dance de l'un doit faire compensation à la disette de
l'autre (J). Dieu n'a pas seulement voulu que l'indigent
fût pauvre en biens temporels^ afin qu'il travaillât pour
lui, mais aussi afin qu'il se sentît poussé à employer le
surplus de ses forces à produire des fruits dont l'ensem-
ble bénéficierait. Et l'abondance des biens terrestres
est donnée au riche, afin de compenser l'insuffisance de
ses forces, en occupant ceux qui sans cela n'auraient
(1) II Cor., VIII, 14; IX, 10 sq.
l'organisation économique de la société 75
pas de champ de travail, et afin d'être obligé de rendre
sa propriété profitable à la totalité (1 ).
Dieu a mis de l'ordre dans l'inégalité parmi les hom-
mes pour que le sentiment de la solidarité et de la dé-
pendance mutuelle ne se perdît pas (2). Cet état n'est
pas comme les socialistes voudraient nous le faire
croire, la suite d'une fausse organisation de la société
humaine ; mais c'est une loi naturelle que Dieu a créée
pour que, malgré l'égoïsme et la paresse des hommes,
la société soit unie d'une manière indestructible. Donc,
jamais ils ne réussiront à créer un état futur dans le-
quel n'existeront pas l'inégalité des forces, le partage
inégal des biens, et la séparation du capital et du tra-
vail. Car ici, nous sommes en face non d'une institution
humaine, mais d'un état de choses naturel, non d'une
injustice, mais d'une disposition miséricordieuse.
Que l'injustice humaine abuse aussi de celle-ci et
l'exploite jusqu'à produire un malheur public, personne
ne le niera. Nous venons de dire que cette situation si
disproportionnée entre la possession gigantesque dont
quelques individus ne savent que faire, et la détresse
complète de la plupart des autres, sont contraires à la
nature et à la volonté de Dieu ; mais ceci ne concerne
pas l'inégalité comme telle. Non seulement celle-ci n'est
pas un mal pour la société ; mais elle est un bien. Si
parmi les hommes, il n'y en avait pas de riches en biens
temporels ; s'il n'y en avait pas dont la maladresse et
l'abondance de besoins requièrent de nombreux servi-
ces étrangers ; s'il n'y en avait pas de pauvres en pos-
sessions terrestres, qui soient heureusement doués de
forces physiques, et la plupart du temps aussi de forces
(1) Léo Magn., Sermo 4, de jejunio sept, mensi^^ c. 6. Aug., Sermo
239, 4, 5. Eusebius Gallic, ad monachos, hom.y 10 (Bibl. Lugduii, VI,
665 g. Gffîsarius Arelat., Sermo 63 (3, 4), 0pp. S. August. append., V,
430. Cf. Bibl. Lugd., VIU, 820). Caesar. Arel., Sermo, 97, 2 {0pp. S.
August., V, 512. Bibl. Lugd., VIII, 842). Chrysost., In Ephes. hom.,
2, 3.
(2) Chrysost., De Anna sermo 5, 3.
76 LA SOCIÉTÉ CIVILE
intellectuelles, il serait difficile d'imaginer une vie so-
ciale et une véritable unité parmi les hommes (1 ). Mais
ce besoin de secours qui esl nécessaire à tous, aux
grands et aux riches les premiers, les avertit que mal-
gré toutes les différences extérieures, ils sont égaux,
que tous ont besoin les uns des autres, que tous sont
obligés de se donner la main mutuellement, au profit
du tout.
Tel est le principe de la solidarité sur lequel la société
a été bâtie par Dieu. Tous ont des obligations récipro-
ques et la totalité elle-même doit répondre pour tous
ses membres. Le fait d'une solidarité naturelle obliga-
toire et universelle esl, à n'en pas douter, une création
de l'esprit chrétien. Si quelqu'un se trouvait choqué de
cette affirmation énoncée plus haut, que le Christianisme
a suscité la société à la vie, il lui faudrait prouver qu'un
véritable représentant des vraies idées de l'antiquité a
soupçonné la solidarité entre les hommes. Et sa tenta-
tive serait vaine. Ce n'est que dans les derniers temps
du paganisme, lorsque les influences du Judaïsme et du
Christianisme eurent porté chez lui quantité d'idées
étrangères, qu'on rencontre les premières traces de sem-
blables vues (2). Considérer tous les étrangers comme
des ennemis-nés, et tous ceux qui étaient destinés au
travail et à la servitude comme des moitiés d'hommes,
des esclaves-nés, voilà ce qui convient au paganisme (3).
Mais se considérer soi-même comme le serviteur et le
débiteur obligé de tous, cela n'était venu à l'idée de per-
sonne avant que le Fils de Dieu (4) se soit fait homme.
Avant la prédication de l'Evangile par l'Apôtre des Gen-
tils (5), aucun maître n avaitcherché à inculquerces prin-
cipes au cœur de ses disciples. Qu'on ne ravisse pas à
notre foi la gloire d'avoir été marquée la première du
(1) Chrysost, De Anna sermo 5, 3.
(2) YI vol., conf. H, 12. — (3) V. infra, Gonf. XXVIII, 2.
(4) Matth., XX, 28. — Marc, X, 4o.
(5) Rom., IX, 14. I Cor. IX, 19, 22; X, 33.
l'organisation économique de la société 77
signe de la catholicité, dans toute la force du terme. Le
paganisme connaissait aussi les obligations de l'indi-
vidu envers l'état auquel il appartenait ; mais entendre
parler des obligations de l'état envers l'individu, au-
quel il réclamait pourtant de si grands sacrifices, eût
été considéré par les anciens comme un crime de haute
trahison. La foi aux obligations de tous envers tous dut
leur paraître une prétention aussi insensée et aussi fâ-
cheuse, que celle de plier le genou devant la croix. Au-
jourd'hui, nous avons nos obligations envers la totalité;
mais la totalité elle aussi est obligée devant Dieu, à pren-
dre soin de tous ceux qui lui sont confiés (1). Mais nous
en avons déjà parlé précédemment. Ici il s'agit des de-
voirs envers nos semblables, devoirs dont personne
n'est exclu . Ce n'est pas seulement un beau conseil
philosophique, mais c'est une grave obligation reli-
gieuse. Si nous ne rendons service qu'à nos parents ou
aux hommes de notre condition, nous sommes encore
bien loin du sommet de la vie chrétienne. Les païens
eux aussi agissaient de m ême (2), et si quelqu'un croit
que sa puissance ou sa possession le place si haut, qu'il
n'ait plus besoin de se considérer comme le serviteur
de son prochain, c'est précisément pour lui qu'il a été
dit : Plus quelqu'un est élevé en dignité, plus il doit ser-
vir les autres (3). Dans ce cas, chacun a, pour sa pos-
session et pour son droit, une limite dans le droit du
prochain et dans la fin de-l'ensemble, qu'il soit de haute
ou de basse condition, peu importe.
Que le principe de la concurrence générale libre, du
laisser aller, de la prospérité générale, ne s'accorde pas
avec ceci, c'est de toute évidence. Mais il faut dire aussi
que ces principes ne proviennent pas de la conception
chrétienne du droit. Dans le Christianisme, on ne peut
jamais dire : Laissez-les faire, laissez-les aller. Qu'ils
(1) Rom., XIII, 4, — (2) Matth., V, 47.
(3) Matth., XX, 26; XXIII, 11 ; Marc, IX, 34; X, 43; Luc, XXII,
26.
78 LA SOCIÉTÉ CIVILE
fassent ce qu'ils pourront. Ni eux ni nous n'avons besoin
d'avoir des égards pour d'autres. Ainsi parle l'ancien
droit païen (1). Le droit romain ne connaît que la puis-
sance subjective, et la puissance propre comme la base
de toute légitimité de droit. C'est pourquoi le droit et la
possession se présentent toujours à lui au point de vue de
l'exploitation. Pour lui^ le droit c'est la force (2). D'après
cela, la propriété et la puissance sont donc la domination
absolue (3), pour laquelle il n'y a d'autres limites qu'une
puissance encore plus forte (4) : la loi de l'état. Et celui-ci
non plus ne prescrit pas certaines limites au droit pro-
pre, et certains égards envers le prochain, pour la rai-
son que l'individu a une limite dans le droit équivalent
de ses semblables ; — car la façon païenne d'envisager
le droit n'en reconnaît pas, — mais par intérêt extérieur
de droit public, afin que la tranquillité et l'ordre général
ne soient pas troublés (5). Tant qu'il n'y a pas violation
deslimites du droit public, chacun peut s'étendre sur son
terrain de droit privé, et faire sentir à tous sa puissance
dans la mesure où cela lui plaît ; pour cela, il n'a qu'à
faire usage de son droit écrit (6).
Par malheur, cet impitoyable droit païen est redevenu
le principe dominant de la société moderne. Le principe
favori du libéralisme : laissez faire, laissez passer; la
prétendue loi naturelle delà concurrence générale signi-
fîe-t-elle autre chose? On ne peut faire autrement que
d'avouer que ceci a été la cause des maux de notre vie
sociale. Chacun ne parle que de son droit; de là vient
(1) Dlg., 8, 2, L 9 ; 39, 2, l. 26 — Cod., 3, 34, h 8, L 9. Cf. Gœs-
chen, Vorlesung uber das Civilrecht^ II, I, 24. Sintenis, Civilrecht{i), I,
234.
(2) Lange, Rœm, AUerthûmer (3), I, 64 sq., 152 sq. Ihering, Geist
des rœm. liechtes (3), I, 110 sq.
(3) Gierke, Deutsches Genossenschaftsrecht, II, 28.
(4) Schmidt, Der 'principielle Unterschied des rœm. undgerman. Redi-
tes, I, 217 sq., 223, 227, 236 sq.
(5) Rein, Privatrecht und Civilprocess der Rœmer, 204 sq. Ihering,.
Zweck in Recht, I, 514 sq.
(6) Rœder, Grundgedanken und Bedeiitung des rœm. und german.
Redites^ 122 sq.
l'organisation économique de la société 79
que personne n'a plus de droit, que personne ne main-
tient ni ne conserve le droit, et que le droit a pour ainsi
dire disparu de la société. Les anciens avaient un petit
proverbe qui peut bien nous indiquer comment ils juge-
raient notre situation. Cuique suum, disaient-ils: à cha-
cun ce qui lui revient, et le diable n'aura rien (1). Mais
nos oreilles sont devenues si délicates qu'une parole
aussi juste nous fait mal à entendre. Nous ne voulons
donc pas tirer la conclusion où tout ira si chacun, comme
c'en est maintenant l'usage, pense uniquement à soi.
Où vont donc ces progrès et ces conquêtes immenses ?
Nous entendons toujours parler de millions et de mil-
liards, et pourtant toutes nos poches sont vides. Quant
aux poches de la grande société, de l'état, il ne faut pas
en parler. Qui possède les millions? Les anciens nous
l'auraient dit sans détour. Ce n'est pas en vain qu'il a
été prophétisé : « Vous avez semé beaucoup et vous avez
peu recueilli, vous avez mangé et vous n'avez point été
rassasiés, vous avez bu et votre soif n'a point été étan-
chée, vous vous êtes couverts d'habits et vous n'avez
point été échauffés, et celui qui a ramassé de l'argent
l'a mis dans un sac percé. Appliquez vos cœurs à con-
sidérer vos voies (2) ». Oui prenez bien à cœur, nous
auraient-ils dit, qu'il ne peut y avoir de prospérité gé-
nérale ou individuelle, là où la solidarité a disparu, où
l'égoïsme est devenu le ressort de l'action jusqu'à chas-
ser le droit. L'égoïsme est lé destructeur de l'utilité gé-
nérale (3) et encore davantage de l'utilité propre, car
jamais l'injuste ne deviendra juste (4). L'égoïsme est
toujours châtié^ aussi bien chez les individus que chez
les nations (5).
(1) Diiringsfeld, Sprichw. der german. und roman. Sprach., l, 433.
Nr. 816.
(2) Agg., I, 6, 7.
(o) Graf und Dietherr, Deutsche Rechtssprichw., 487 (9, 27).
(4) Ibid., 3 (1, 39).
(o) Garey, Lehrbuch des Volkswirthschaft (2), 14, 2, p. 194.
80 LA SOCIÉTÉ CIVILE
questio7 so- En définitive, nous en arrivons toujours à ceci, que
difAciîè^^ ?é- toutes les prétendues institutions économiques delà so-
soudre. ^w^^ ^^ ^^^^ ^^^ l'expression de vérités morales plus
profondes ou d'erreurs, et que ce n'est pas avec des lois
économiques qu'on sauvera la société, si ces lois ne re-
posent pas sur une base religieuse, c'est-à-dire si elles
ne sont pas disposées d'après les préceptes de la loi
morale, en d'autres termes, de la loi naturelle et de la
loi chrétienne.
C'est pourquoi nous ne voyons pas bien pourquoi l'on
considère souvent la question sociale comme une énigme
insoluble. Nous ne nions pas qu'en pratique, il est diffi-
cile de prendre les véritables moyens pour sortir du la-
byrinthe dans lequel nous nous sommes égarés en fuyant
le christianisme. Mais en ce qui concerne les principes
généraux, ceux-ci sont si évidents et si clairs pour qui-
conque veut les chercher, qu'il n a qu'à les prendre. La
question sociale serait résolue à l'instant, si la société
tout entière prononçait sincèrement la parole du psau-
me : « Votre parole, Seigneur, est une lampe qui éclaire
mes pieds, et une lumière qui me fait voir les sentiers
où je dois marcher ( t ))) .
(1) Psalm. GXVIII, 105.
VINGT-ET-UNIÉME CONFÉRENCE
LA SOCIÉTÉ CIVILE ET L ETAT.
' sSe 1' 't. 2 V """' '' "^"'^•^"^ P^^ ^'^^^ès de puis-
sance de 1 état - 2. Vues du moyen âge sur les rapports de la
société et de 1 état. - 3. Histoire delà dissolution du corps social
par r tat - 4. La confusion de l'état et de la société est un ma
pour les lois et pour les institutions sociales. - 5 Elle est inssi
un mal pour Tadministralion de Tétat et de la société - 6 le
socialisme d'état est une source féconde pour la révolution - 7
n mine la conscience du droit et la foi au droit. - 8 L'individu
Il est pas hé à l'état directement et sous tous les rapports _ 9
La formation de 1 organisation sociale civile est la causé delà
liberté juridique et de l'ordre naturel des choses - 10 Dénen
dance de Fétat et de la société; le droit de l'état en face de la
société civile.
Les raisons pour lesquelles il existait un certain ordre
économique dans l'antiquité, mais pas de société civile vrLo'.X
celle-ci n'étant pas même possible, n'étaient pas seule- »«™moS
ment des raisons de droit privé, mais la plupart du plf"»'^'»
temps des raisons de droit d'état. L'état antique avait '""'
quelque chose du Moloch, pournepasdiretout; ce qu'il
saisissait avec ses mains de fer, lui appartenait'corpset
âme. A cette époque, l'humanité n'avait pas plus l'idée
que le désir d'une impulsion indépendante quelconque,
qui ne lui fût pas entièrement soumise. Le retour des
temps modernes à l'esprit du paganisme ancien a, sous
ce rapport, comme sous beaucoup d'autres, ramené la
situation d'autrefois. Personne ne s'en étonnera. Les
mêmes causes doivent produire les mêmes effets. Si l'es-
prit non chrétien de l'antiquité a élevé l'état au Tout-
Dieu terrestre qui ne tolérait rien à côté et en dehors de
lui, l'esprit anti-chrétien des temps modernes devait
conduire à l'Etat-Dieu panthéiste, qui considère comme
un crime la seule pensée que les hommes puissent res-
82 LA SOCIÉTÉ CIVILE
pirer ensemble sans sa permission expresse, et sans sa
conduite immédiate.
Jusqu'où va cet exclusivisme, nous le savons par cette
question que nous rencontrons partout, en cherchant
quelle est la nature de la société moderne. Y a-t-il une
société? Curieuse question. Les tuiles sur les toits, les
pierres dans les murailles ne parlent plus que de la ques-
tion sociale ; et on met en doute qu'il y ait un corps so-
cial sur lequel la maladie puisse avoir prise. On discute
avec violence pour savoir si l'état a le droit et le devoir
de dire aussi son mot dans les choses sociales, et on
soutient l'opinion que chaque société, qui mérite ce nom ,
n'est pas autre chose que l'état lui-même. Tous les jour-
naux, tous les catalogues, tous les congrès, toutes les
représentations nationales, nous rappellent, jusqu'à
nous en fatiguer, les mots de question sociale et de socia-
lisme. Et les chefs d'état, et les maîtres du droit d'état
gardent froids et impassibles leur vieille profession de
foi rabâchée tantôt depuis quatre siècles, et qui est celle-
ci : Il n'y a pas de société qui ne soit pas l'état lui-mê-
me (1 ). Ils fabriquent des lois contre les socialistes ; ils
veulent, comme on dit, saisir le taureau par les cornes ;
ils prennent eux-mêmes en main la solution de la ques-
tion sociale, et ils nient la société.
Ceci nous montre jusqu'où va la monstrueuse idée de
la toute-puissance de l'état. Ces esprits ne voient ni
une histoire vieille bientôt de deux mille ans, ni une
réahté qui menace ruine à chaque instant. Pour eux,
l'état est dans l'acception du mot la plus stricte, l'ab-
solu Tout-Un. Une association formée en dehors de lui,
qu'il ne reconnaît pas expressément, et à laquelle il n'a
pas tout d'abord donné le caractère de société, est à
son point de vue non seulement en contradiction avec
la loi ; mais elle est une pure impossibilité (2). Si cette
tendance persiste, il nous faudra à l'avenir baptiser les
(1) Zœpfl, Grundsaetze d. gem. deiUsch. Staatsrechts (o), § 9, 5, 1, 16.
(2) Jbid., § 8, 1, I, 13*.
LA SOCIÉTÉ CIVILE ET l'ÉTAT 83
enfants avec ce Credo qu'il n'y a pas de droit, pas de
propriété, pas d'existence, sinon par l'état. D'après elle,
tout droit découle de la volonté de l'état ; il est une
faveur gracieuse de son bon plaisir. Avec cela, il ne
peut être question d'un droit éternel. L'état n'autorise
jamais cette école d'une manière absolue ; mais les
égards qu'il a pour sa conservation, briseront bientôt
tout droit (1). Si c'est vrai, il n'y a rien à objecter con-
tre cet enseignement que seule, la volonté de l'état dé-
termine ce qui est permis et ce qui est défendu, ce qui
est honnête et immoral, ce que chacun doit garder et
abandonner de sa liberté primitive (2). 11 va sans dire
alors que l'état est aussi le possesseur suprême, uni-
que, absolu, irresponsable de toute propriété socia-
le (3); d'ailleurs le monde n'en reconnaîtra bientôt pas
d'autre. Tels sont les représentants logiques de l'abso-
lutisme d'état moderne. Mais supposé qu'il y en ait
qui ne veuillent pas comprendre une pareille chose,
l'état, disent-ils, a, comme représentant suprême de la
raison, le droit et le devoir de les y contraindre par la
violence (4).
Que s'est-il donc passé dans les esprits, pour que de 2.- vues
telles vues soient devenues possibles? Sans doute on ne ^^^M^
peut mer qu'elles soient des conséquences presque né- ^^^''^^ <i'
cessaires,quandsontunefoisadmisles principes dudroit ''''''
public ancien et moderne. Ce qui leur résiste en nous,
c'est un reste de façon dépenser naturelle et chrétienne!
Au moyen âge, on aurait certainement condamnéàporter
un chien, un docteur qui eut osé traiter publiquement
de semblables questions. A cette époque, on commen-
çait par dire : Il ne faut jamais compter sur autrui, mais
(1) Lasson, Rechtsphilosophle, 316, 543, 647 670
^^W Samter, Das Eigenthum in sciner social. Dedeutung, 302 sq.,
1 itln''«' n^^, v" ^"J"^^'' Geschiohte der Natiomlcekonomik, 992.
l-asson, Rechtsphtlosophie, 319. ,'■'-'■
^4 LA SOCIÉTÉ CIVILE
on ne manquait pas non plus de sentiment pour la com-
munauté ni d'obéissance. Car, disait-on, aucun gouver-
nement ne peut tenir là où il n'y a point d'obéissan-
ce (1). On disait encore: l'utilité commune passe avant
l'utilité privée (2) ; mais il ne venait à l'idée de per-
sonne d'abandonner le droit propre à l'ensemble. On
pourrait presque dire que, dans ce temps là, les hommes
étaient nés avec trois idées qu'ils portaient dans toute
la vie publique, et sans lesquelles ils ne pouvaient se .
figurer une action sociale. Tout d'abord ils disaient :
quand il s'agit de former une communauté quelconque
l'individu doit y participer avec toute sa force indépen-
dante. C'est seulement de cette manière qu'un tout peut
en résulter. Si on voulait faire quelque chose sans eux,
ils avaient vite fait de dire : Rien au-dessus de nous sans
nous. Nous ne coopérons pas à ce pour quoi nous ne
sommes pas consultés (3). D'où il résultait seconde-
ment que, d'après leurs idées, le droit de s'unir libre-
ment, était inséparable de la liberté complète (4). Il en
résultait troisièmement que l'indépendance de toutes
les associations, plus ou moins grandes, qu'on résume
sous le nom de société civile, et leur indépendance du
grand tout, de l'état, était une chose qui se comprenait
d'elle-même. C'est la commune qui contribue à former
la propriété de l'empereur (5), disait-on. Notre concep-
tion actuelle que la commune découle de l'état, et ne vit
que par lui, leur était incompréhensible,
Maintenant, nous savons très bien que cette manière
de penser et de vivre avait aussi son mauvais côté. Où
l'enseignement d'état antique péchait par excès, celui du
moyen âge péchait par défaut. Là, les membres moyens
n'avaient aucune importance ; ici ils en avaient trop ;
là l'ensemble était tout, ici il avait trop peu de valeur.
(1) Graf und Dietherr, Deutsche Rechlsspnchiv.,^^Q (9, 58).
2 Ibid., 487 (9, 23). - (3) Ibld., 498 (9, 101, 102).
(4) Eichhorn, Deutsche Staats und Bechtsgeschichte (5), II, 598 sq.
_ Gierke, Deutsches Genossenschaftsrecht, I, 459.
(5) Graf und Dietherr, loc. cit., 497 (9, 21). 4
.'3. — Hisloi-
LA. SOCIÉTÉ CIVILE ET l'ÉTAT 85
C'est pourquoi nous ne blâmons pas que dans le droit
public, on en soit revenu au principe de l'ancienne doc-
trine d'état. Quant au droit privé, nous avons dc^à eu
l'occasion d'en parler. 11 était certainement permis, et
même nécessaire d'améliorer la foiblesse de l'état au
moyen âge, en lui ajoutant quelque chose de l'ancien.
Mais l'amélioration qui eut lieu ressemble plutôt à une
extirpation qu'à un greffage.
Il semble en effet qu'on ait voulu se venger sur la so-
ciété du moyen âge pour ses fautes envers l'état, de telle lu^tl'cS;
façon qu'il lui fût à tout jamais impossible de se tenir taL"^""'^
debout en face de lui. Quand même c'est un état chétif
misérable, il doit devenir tout en tout. Pour ce qui est
soumis à l'état, — car à côté de lui, il n'y a plus rien, —
tout cela devient une masse d'atomes sans cohésion,
sans droit, sans valeur. Ce n'est qu'en les serrant ensem-
ble avec des crampons de fer, qu'ils ont quelque valeur.
Leur faut-il un nom? c'est lui qui le leur donne. Une
action de leur part doit-elle avoir des suites juridiques?
11 leur faut montrer ses cachets et sa permission. Quel-
ques-uns de ces atomes veulent-ils se juxtaposer d'une
façon plus étroite, ne serait-ce que pour fabriquer des
bonnets de nuit et dupaind epice? Il leur faut présenter
leurs statuts à Tétat, lui faire constatera secret de leur
commerce et leurs moyens d'exploitation ; puis, ils pour-
ront tenter la fortune après son autorisation et sous sa
bénédiction. Sans cela, ils forment une association illé-
gale, rebelle, dangereuse pourl'état (1), et commettent
un crime contre sa sécurité, un crime qui étant un crime
de haute trahison et presque un sacrilège, est digne
de mort (2).
Partant de ces hypothèses, les homme d'état, les ju-
risconsultes, les publicistes rivalisèrent de zèle à l'épo-
que de la Réforme, et encore davantage au moment de
(1 ) Gollegia illicita (Rein, Criminalrecht der Rœmer, 824 sq.)
(-) Majestas imminuta : Pauly, Real. Encykl., IV, i4oI sq. Proxi-
mum sacrilegio: Dig., 48, 4, 1. 1. Cf. Livius, II, 28; XXV, 4.
36 LA SOCIÉTÉ CIVILE
lasuerre de Trente^Aiis, pour détruire les derniers ves-
liaes de raucienne société civile. Ils n'avaient que deux
buts devant les yeux, chercher où il fallait encore faire
disparaître le mouvement d'indépendance économique
et sociale, et où il y avait encore une goutte de sang a
pressurer dans le cadavre épuisé. Les titres des ouvra-
ges qui parurent sur la question à cette époque, nous
instruisent déjà plus que suffisamment. Ainsi, l'un est
intitulé : Lart de régner chez unprince, ou Mine d or iné-
puisable, un autre s'appelle : Clirhtianus Teutophilus,
ou Mine d'or découverte dam raccise, c'est-a-dn-e
compte rendu court mais profond de l'accise, disant que
celle-ci est la taxe la plus riche, la plus pohe et la meil-
leure marché, qu'elle est même tout à fait nécessaire, et
digne par conséquent d'un double honneur. Avis a tou-
tes les autorités de la propager et d'en peupler le pays
Le contenu répondait au titre. Il n'y eut d'abord que
125 choses qui appartinrent à l'état comme régcdes,
bientôt ce fut 208, et finalement elles s'élevèrent a 413.
On déclarait propriété exclusive de l'état, les choses les
plus bizarres: chasse, peaux, pêche, huile, eau-de-vie,
sel, brosses, bière, potasse, soufre, titres de noblesse
brevets d'officiers, places de fonctionnaires, neige chi-
fons, et on les vendait pour son compte au plus otlrant,
absolument comme aux jours de Vespasien et de Jusli-
nien Personne ne s'inquiétait de ce qui restait au peu-
ple pour équilibrer les charges qui augmentaient tou-
jours de plus en plus. D'ailleurs la réponse eut ete
difficile. . • 1 t
Cette manière de résoudre la question sociale est
radicale, on ne peut le nier. Pour guérir la société, on
l'anéantit. Selon la méthode du docteur Eisenbart, on
coupe pieds et mains au malade, et là où c'est nécessaire,
on lui enlève le cœur. 11 est alors bien obligé de se cal-
mer.
11 faut bien saisir la violence de tous ces procèdes
qu'on ne peut comparer qu'à la vivisection, pour com-
LA SOCIÉTÉ CIVILE ET l'ÉTAT 87
prendre comment la société a pu s'égarer dans la pensée
de croire, que c'étaient les mesures de violence, qui
amélioraient le mieux la situation du monde. C'est
exactement ce qu'a fait^ toutefois avec plus de célérité,
la Révolution française dans la folle nuit du 4 août 1 789,
et par la loi du 14 juin 1791. C'est exactement aussi ce
que le socialisme pense faire plus vite et plus radicale-
ment. L'état absolu a inventé la recette ; des gens plus
audacieux se chargeront de l'appliquer. Comme nous
nous en sommes déjà convaincus autrefois, l'absolu-
tisme d'état a préparé le terrain au socialisme sous
bien des rapports. Mais ce dont celui-ci lui doit être le
plus reconnaissant, c'est la fusion de l'état et de la so-
ciété civile. C'est en cela précisément que consiste la
nature du socialisme ; et c'est ce qui lui donne sa force.
Si l'état absolu n'avait pas tracé la voie d'une façon si
opiniâtre; s'il n'avait pas anéanti par son activité, et
par les idées qu'il favorisait toute intelligence pour la
nature et pour la lâche de la société civile, la Révolu-
tion et le socialisme n'avaient pas un jeu si facile. L'état
absolu a poursuivi lentement mais sûrement son œuvre,
qui est la dissolution du corps social. L'état et toujours
l'état, telle fut l'unique idée qui domina de plus en plus
la vie publique et les esprits. Les classes, les corpora-
tions, les associations libre? tombèrent par morceaux,
et leurs débris s^ossifièrent pour devenir une momie pi-
toyable.
On se moque ordinairement de la physionomie la-
mentable de l'organisation des communes allemandes
après la guerre de Ïrente-Ans ; mais on agirait plus
justement si on la déplorait avec amertume. Après que
la Prusse eut donné l'exemple sous Frédéric II ; après
qu'on eut enlevé aux villes leur droit propre de se gou-
verner, et même la police ; après qu'on eût déclaré leur
fortune comme biens d'état, et qu'on les eût mises sous
la tutelle gênante de ses fonctionnaires ; après que tout
leur eût été enlevé, sauf la permission des kermesses
88 LA SOCIÉTÉ CIVILE
de baptême,la libération des apprentis, la répression des
bavardages, et la politique d'estaminet, est-ce que cet es-
pritde boutique ne devint pas inévitable? Qui donc acréé
cet âge d'or du Philisthinisme.sinon l'état? Oui, nous le
répétons, qui a créé cet âge où chaque homme instruit
se retirait de la commune, et laissait à l'état le soin de
s'inquiéter du beau temps, de la porcelaine chinoise et
de la liberté de pensée, pendant que retiré chez lui il in-
culquait au son de la flûte la douceur de caractère et la
tolérance à ses enfants, et s'extasiait devant la lune en
exécutant des variations sur la contrebasse? C'était un
âge de honte et d'abaissement ; mais la cause ne fut pas '
autre que l'absolutisme d'état de cette époque (1).
Lorsque le XVIIP siècle touchait à sa fin, la société
était dans une telle décadence, qu'elle ne savait plus ni
ce qu'elle avait été jadis, ni ce qu'elle pouvait et devait
être. C'est ce qui donna naissance au célèbre écrit de
Sieyès sur le tiers-état, le programme d'ouverture de
la Révolution, en même temps que le permis d'inhumer
de la société. Toute sa sagesse est contenue dans ces
deux principes, que l'état français se compose d'envi-
ron 25.200.000 atomes d'hommes, que 25,000.000 sont
1 25 plus que 200.000, et que par conséquent ces derniers
n'avaient pas le droit d'exister comme classe propre.
C'était anéantir toute contexture organique de la popu-
lation, toute différence, toute dépendance, toute tradi-
tion historique, tout droit garanti par des titres, en d'au- f
très termes, toute société. On ne calcula plus d'après les
provinces, mais d'après les départements qu'on avait
taillés avec une règle dans la carte géographique; on ne
calcula plus selon l'importance d'une classe, d'un état,
d'une ville, d'une famille, mais d'après le nombre des
membres qui les composaient. Même nombre, même
importance. D'après cette sagesse, un ongle du doigt,
vaut autant qu'un œil; cinq doigts de pied, cinq fois
(1) Mittermaier, Deutsches Privatrecht (1), I, 348 sq.
LA SOCIÉTÉ CIVILE ET l'ÉTAT 89
autant que le cœur. Tous les hommes sont égaux, le
cliarbonnier et le général. Un seul être a encore de la
puissance et même de la toute-puissance, c'est l'état.
Les amis de l'absolutisme d'état ont tout sujet de con-
server leur gratitude au père intellectuel de la Révolu-
tion. Ce qu'ils avaient préparé avec beaucoup de peine,
lui, il l'a achevé d'un seul coup, et l'a exprimé plus clai-
rement qu'ils ne l'auraient jamais cru. Et lorsque plus
tard il fut mis en demeure de réaliser ses pensées avec
Napoléon, il utilisa tous ces préparatifs avec un tel ta-
lent pour édifier l'état absolu moderne, qu'il a entraîné
le monde tout entier à l'imiter, et aplani montagnes et
vallées pour le triomphe du socialisme.
L'état absolu, si longtemps l'idéal des rêves et des 4. ~ u
ro t f -17 • • Il confusion df
etlorts pour la lormation d un parti puissant, est devenu l'étatei de i;
' ^ ^ ^ ^ société est ui
une réalité en triomphant de la société. Il peut être fier ;"?' p^""^ |e
1 ^ lois et pour le:
de ce succès ; mais il n'a pas lieu de s'en réjouir, et cela i.°a£''°"^^''
pour quatre motifs.
11 nie premièrement l'existence d'une société civile
qui ne soit pas lui-même. Il veut tenir la place de la
société dont ses lois doivent former le droit et ses insti-
tutions les bases fondamentales. Mais avec cela, il jette
la société dans la misère, et lui fait tort sans compter
qu'il ne se fait pas honneur. Jamais il ne pourra satis-
faire tous les besoins de la vie ordinaire d'acquisition et
de relations. Comment veut-il alors prendre des dispo-
sitions raisonnables et utiles pour le marché delà vie?
C'est déjà chose lamentable que de voir dans un cirque
un écuyer faire marcher un cheval sur des œufs ; mais
ce n'est pourtant pas aussi pitoyable que lorsque l'état
se crée de la besogne inutile avec des marchands d'œufs
ou de poissons. Nous avions cru qu'il avait quelque
chose de mieux à faire que de se rendre ridicule à leurs
yeux, en prenant des dispositions relativement aux
choses qui ne sont pas de son ressort. Personne ne
trouve à redire que le ministre charge une cuisinière de
faire sa cuisine ; mais s'il croit montrer sa puissance en
90 LA SOCIÉTÉ CIVILE
allant lin-même au marché faire ses achats, il doit alors
accepter que les bonnes se moquent de lui. Pour le dire
d'une façon générale, il sied mal à l'état de s'abaisser
à des choses qui ne répondent pas à sa dignité ; mais si
l'état qui ne reconnaît pas même de société fait des lois
sociales, on peut facilement imaginer ce qu'il en advien-
dra de ces lois.
Personne ne niera que l'état se donne souvent une
peine loyale trop exagérée pour l'organisation de la
situation sociale. Mais nous comprenons facilement
qu'il ait eu si peu de succès, qu'il ait mérité si peu de
reconnaissance et qu'il se soit fait si peu d'amis. Chacun
pense d'abord à soi. Chacun fait prendre ses mesures
quand il désire une paire de souliers. L'état absolu qui
ne connaît rien en dehors de lui, n'a naturellement pas
d'autre mesure que lui-même. Or, comment le petit
homme fera-t-il poursuivre le grand état, si celui-ci lui
donne une mesure d'après ses bottes de sept lieues?
Dans l'ancienne alliance, il était défendu d'atteler le
bœuf et l'âne à la même charrue (i), pour que le plus
fort n'écrasât pas le plus faible. Et ici, le pauvre petit,
l'affamé, doit marcher du même pas que l'état géant.
Alors, il perd haleine. Oh ! si les chefs d'état savaient
comme leurs employés subalternes font souvent du mal
aux gens laborieux, en voulant s'immiscer dans la vie
ordinaire avec les meilleures intentions 1 Comme avec
leur maladie de vouloir gouverner, ils conduisent les
meilleurs au bord de la désespérance ! S'ils savaient
quelle haine, ils emmagasinent contre l'état, en se mê-
lant de relations sociales ! Aucun juge impartial ne niera
que la nouvelle législation sociale provenant de l'état a
fait presque autant de mécontents que d'intéressés.
Qu'on pense seulement au malaise qu'a produit dans les
meilleures contrées, la facilité avec laquelle on change
de domicile actuellement. 11 est vrai qu'auparavant, on
(1) Deut., XXII, 10.
LA SOCIÉTÉ CIVILE ET l'ÉTAT 91
s'était tellement momifié par le selfgovermnent commu-
nal, qu'il fallait mourir où l'on était né, se marier où
l'on avait été élevé, et exercer le métier de son père.
Mais était-ce une raison pour changer les choses, de
telle sorte que les communes soient obligées d'avoir
constamment sur le dos des gens, contre lesquels elles
sont obligées de se défendre devant Dieu et devant les
hommes, et que la population soit sans cesse en mou-
vement comme chez les nomades? Parce que la liberté
d'échange pouvait être un avantage pour les négociants,
devait-on aussi la donner au paysan et à l'ouvrier?
Fallait-il, parceque tel pays était approprié au commerce
et aux fabriques, en changer la législation qui l'avait fait
fleurir pendant des siècles par l'agriculture, de façon à
ne pas faire prospérer les fabriques et à ruiner l'agri-
culture ? Ne doit-on pas considérer avant tout à quelle
branche d'industrie un peuple peut s'appliquer, au lieu
de voir celle qu'il veut exploiter, ou de le laisser sotte-
ment imiter ce qu'un autre peuple fait?
Sans doute on nous dit que l'état ne peut pas entrer
dans les bagatelles des intérêts individuels, lui qui a
toujours devant les yeux les grandes lignes et l'ensem-
ble. Nous sommes de cet avis ; mais nous le disons
précisément, pour qu'il ne mette pas d'excès à s'occuper
de la législation sociale. Chacun n'a besoin que de faire
appel à ses propres lumières pour comprendre où cela
mène, si quelqu'un pense toujours à l'ensemble et laisse
ainsi périr les individus et les petits. Tout homme rai-
sonnable, qui est à la tête de grandes affaires qui ne lui
laissent pas le temps de penser aux bagatelles de son
ménage, en confie la direction à un autre. Autrement,
sa maison se ruine, et ses propres affaires vont mal.
Cette sagesse serait-elle trop élevée pour l'état ? La
société se compose de milliers et de milliers d'existen-
ces, de relations et de droits petits et particuliers. 11 va
de soi que l'état n'est pas fait pour s'en occuper. Sans
qu'il s'en rende compte, cette tendance qu'il a d'envi-
92 LA SOCIÉTÉ CIVILE
sager continuellement les grandes lignes et Tensemble,
fait qu'il ne considère que lui pour voir ses avantages
et non ceux du peuple (1). Et de cette façon le peuple se
ruine, et l'état avec lui.
5. _ La En effet, — et ceci est la seconde chose dans cette
confusion de n • m i • i ? i • •
l'état et de la couiusion d ctat ct de société — 1 exploitation est pres-
sociélé est un • • i i r\ • • i •
mal pour leur que luévitable. Dans une maison qui mène c:rand train,
administra- / ^ .
tio°- il est toujours dangereux que la gestion des affaires ne
soit pas séparée de l'administration de la maison. Toute
autre chose est que le comte ou le patron d'une fabrique
fasse venir son régisseur ou son caissier, pour s'infor-
mer s'il peut supporter ou non les frais de telle fête, de
telle chasse, de tel voyage, de telle construction nou-
velle, et s'il peut acquitter toutes les dépenses. Mais si
tout sort, comme on dit d'une même bourse; si le comte
reçoit lui-même l'argent directement des mains de ses
débiteurs ; si c'est lui qui paie les salaires, les comptes
de cuisine et la restauration du château en puisant dans
la même caisse, où lui et madame son épouse prennent
chaque jour leur agent de poche, et où ils prennent au-
jourd'hui pour acheter un canapé, demain pour faire
une excursion^ on sait où cela conduit. Bientôt les
comptes ne seront plus payés aussi ponctuellement que
parle passé, mais les débiteurs devront impitoyable-
ment verser ce qu'ils doivent. Les exigences devien-
dront de plus en plus impérieuses. Des retenues auront
lieu sur ce qui aura été donné. Plus rien ne suffira.
C'est la ruine qui s'avance rapide.
Cette comparaison, pensons-nous, peut bien s'appli-
quer à la vie de l'état. Le système de la simple tenue du
ménage de l'état, que nous considérons maintenant com-
me la condition fondamentale de sa vie, est commode
en réalité. Mais pour cette raison, il tourne facilement
à la ruine sociale. Sans doute c'était jadis un grand obs-
tacle à une action d'état prompte et rigoureuse, quand
(1) Gontzen, Grundbaii der Nationalœkonomie, 50.
LA SOCIÉTÉ CIVILE ET L ETAT 93
la mendicité et la misère pitoyable donnaient pour quel-
ques florins un temps dont on aurait eu besoin pour
résister aux Turcs. xMais c'était tout de même une bonne
chose que l'état n'entamât pas si facilement des merres
générales. ïl était toujours obligé de bien considérer d'où
pouvaient lui venir les moyens d'exécuter ses entrepri-
ses, et de proportionner celles-ci aux premiers. Mainte-
nant c'est le contraire ; on ne demande pas si le peuple
peut y tenir avec nos armements, mais on rêve le bou-
leversement du monde ; et il faut en prendre les moyens
peu importe d'où ils viennent.
Depuis longtemps, le présent ne suffit plus à couvrir
les frais qui vont chaque jour en augmentant. Nos états
ont déjà sucé à l'avance la force vitale des générations
futures, sans s'inquiéter comment celles-ci se tireront
d'affaire. Ainsi s'est introduit dans notre politique cet
esprit de dérèglement, d'incapacité de calculer et de
témérité, qui nous pousse avec la rapidité d'un enfant
qui descend une pente au galop. Quiconque pense à cette
situation est saisi d'effroi. Il n'y a que les hommes d'é-
tat qui se consolent en disant que tout va bien, et les
économistes qui nous donnent des calculs, dans lesquels
ils s'efTorcent de démontrer que les dettes sont notre
plus grand bonheur. Oui, c'est vrai, nous vivons des
dettes et du crédit, comme le ferait un élégant baron.
Mais il est bien à craindre qu'avec cette façon de gérer
les affaires, nous n'allions pas aussi longtemps dans la
vie publique, que lui dans la vie privée. Ce baron peu(,
si personne ne lui prêle plus d'argent en Prusse, aller
en Bavière ou à Paris, prendre un nom d'emprunt au
cas où toutes les cordes casseraient, et continuer ainsi
très longtemps avant d'avoir tari les sources qui lali-
mentent. Mais l'état ne peut pas mener les affaires aussi
brillamment. Tout a ses limites, même le crédit, même
la manie de faire des dettes et d'en vivre. Car, avec ce
système, la société ne subit pas moins de dommage que
l'état. Avec le mot crédit, nous passons par dessus tous
94 LA SOCIÉTÉ CIVILE
les scrupules, et nous disons que nos enfants se char-
geront des grandes dettes. Pour nous, nous ne pensons
pas à les rembourser, nous sommes déjà bien contents
de pouvoir seulement mettre ordre à nos petites. C'est
un sentiment qui est loin d'être noble. Si seulement il
était raisonnable !
Or, de cette manière, nous ne sommes plus en état
de remplir nos obligations. S'il arrive qu'on chasse une
famille de sa propriété qu'elle habitait depuis cinq cents
ans, parce qu'elle a dix francs d'impôts arriérés; si le
fisc est obligé de donner une propriété pour un florin,
parce qu'il n'y a personne qui en offre davantage ; si la
mode s'établit que les héritiers refusent de se charger
de la propriété du père, pour échapper aux dettes qu'ils
sont incapables de solder, et qu'il leur faudrait payer
avant d'entrer en possession de l'héritage, c'est signe
que la source n'est plus guère abondante, qu'on ne fera
plus longtemps des dettes, et que là on vit même assez
mal du crédit. Mais comment pourra-t-on encore avoir
du plaisir au travail, de l'application et de l'économie ?
Qu'on se plaigne que les gens sont si paresseux, que
tout ce qu'ils gagnent leur passe par le gosier; mais
qu'on avoue aussi que ce ne sont pas toujours des péchés
dont l'individu seul est coupable, mais trop souvent des
péchés politiques. Pourquoi le pauvre diable travaille-
rait-il jusqu'à en mourir, si, avec son travail de forcené,
il ne peut pas couvrir les impôts pour lesquels il est
inexorablement poursuivi aussitôt qu'il gagne un sou.
S'il boit le samedi soir ce qu'il a gagné dans sa se-
maine, il en profite au moins, tandis que s'il le porte
chezlui, l'huissier vient immédiatement le lui réclamer.
Comment un peuple peut-il encore être économe si
chaque sou, qu'il est censé mettre de côté, est cité par
les statisticiens et les ministres avec une emphase triom-
phante, comme preuve que le peuple devient de plus en
plus capable de payer des impôts, que son aisance aug-
mente sans cesse, et qu'une élévation d'impôts est jus-
LA SOCIÉTÉ CIVILE ET L ETAT 95
tifiée ? Le vieux Christianus Teulophilus a peut-être plus
d'un adorateur parmi nos hommes d'état à cause de sa
doctrine laconique : bien payer les impôts est la mine
d'or la plus lucrative. Sans impôts, croit-il, l'arrogance
du peuple n'aurait plus de bornes. Une bonne oppression
par les impôts lui enseigne beaucoup plus Fluimilité
que toutes les prohibitions du luxe. C'est un maître de
discipline toujours en éveil, qui exhorte sans cesse à
l'économie. La douceur de cette accise, conclut-il, se
voit déjà chez les Hollandais qui ne mangent plus qu'une
fois par jour (1).
Ensuite, cette tentative de fondre la société dans .g— Leso-
cialisme (1 état
l'état, parce qu'elle est une révolution complète dans f|conde'''"ou'r
l'organisation d'ici-bas, est aussi un germe pour de '^ '■^^^'""^"•
nouvelles révolutions. C'est à peine s'il y a eu une ré-
volution purement politique. L'institution des archon-
tes après la mort de Codrus, des consuls après la
chute de Tarquin, de la Défense nationale après la ba-
taille de Sedan, étaient des changements de gouverne-
ments et non des révolutions. Les deux révolutions
anglaises elles-mêmes ne peuvent s'appeler ainsi à pro-
prement parler. Une révolution suppose toujours une
dissolution de disparités sociales et politiques. Du moins,
la pensée fondamentale de tous les mouvements révolu-
(i) Uoscher, Geschichte der Nationalœkonomik, 322. L'auteur (Ten -
zel) est particulièrement vexé du quémandage d'argent, dans les
riches assemblées, où Ton engloutit souvent 20 à 30.000 thalers avant
d'avoir trouvé la manière de faire quelque chose pour les besoins
de la vie. H trouve un imitateur habile dans le ministre prussien
Hertzberg qui pensait que l'immense armée de Frédéric II n'était
pas une charge pour le pays, comme le croyait la populace igno-
rante, mais un bienfait et un soulagement. Et comment cela? Parce
qu'elle servait à augmenter la population (!), favorisait la circulation
de l'argent, et mettait ainsi les sujets en état d'en profiter (Roscher,
429). Il n'y a qu'un malheur, c'est que le ministre d'après lequel le
pays le plus heureux est évidemment celui qui donne le plus d'ar-
gent pour entretenir le plus grand nombre de soldats possible, et
qui favorise le mieux l'immoralité parmi eux, ait oublié de dire où
les sujets doivent prendre cet argent, et cependant c'est là que se
trouve pour eux la difficulté proprement dite. S'ils avaient de l'ar-
gent, ils n'auraient pas besoin de ministre pour le dépenser.
96 LA SOCIÉTÉ CIVILE
lionnaires modernes fut le mélange et la confusion des
maux politiques et sociaux (1).
Comme nous l'avons déjà accentué à diverses repri-
ses, c'est ce qui fait la force du socialisme moderne.
La Société des saisons, par exemple, une de ces sociétés
secrètes qui prirent naissance après la Révolution de
Juillet, et dont le programme était de travailler à la ré-
volution, répond ainsi à la quinzième question de son
catéchisme : Devons-nous faire une révolution politique,
ou une révolution sociale? Une révolution sociale (2).
De là le grand danger du socialisme d'état. Ce danger
reste partout le même, que ce soit un despote comme
Louis XIV, qui profite de la politique pour exploiter la
société, ou que ce soit des socialistes et des commu-
nards rouges, qui se servent de la misère sociale comme
d'un prétexte pour réaliser leurs fins politiques, peu
importe. Celui qui croit qu'il s'agit seulement de royauté
ou de république, a la vue quelque peu courte. La révo-
lution est tout aussi menaçante dans les républiques
organisées selon les principes de l'absolutisme d'état
moderne, que dans les monarchies absolues. Elle y est
encore plus à craindre, parce que les abus du pouvoir
public y sont plus faciles, et s'y font sentir plus grave-
ment au préjudice de l'ordre social. Les Grecs qui pou-
vaient le savoir nous en informent par la bouche de
leurs sages (3). Et celui qui ne les croirait pas se laisse-
rait peut-être convaincre par l'ancienne ou la nouvelle
république française, ou par l'Amérique du Nord tant
vantée (4). La véritable cause de la révolution, dit un
roi très libéral, est la révolution d'en haut, par laquelle
tout l'édifice social, avec tous ses membres^ ses moyens,
(1) Riehl, Bie burgerltche Gesellschaft (5), 328.
(2) Stein, Socialimus und Communismns (2), 489 sq.
(3) Arist., Fol., 2, 6 (9), 6, 9, 10, 23. Plato, Rep., 8, 364, d. sq. —
Isocrates, Nicoclès (2), 17 sq. ; Panathen. (12), 132 sq., 138 sq.— Po-
lybe, 6, 4, 4 sq., 9, 1 sq. Cf. Fiistel de Coulanges, La Cité antique,
428.
(4) Jannet, Les États-Unis, 443, 447 sq., 496 sq. Kœberlé, Der Zcit-
geist, 363 sq.
LA SOCIÉTÉ GIVJLE ET L ETAT 97
son activité, son église, ses classes, sa législation, son
économie populaire, son administration communale,
son soin pour les pauvres, les corporations religieuses
et les exercices du culte, est entravé, opprimé, anéanti
pour devenir l'instrument d'un mécanisme bureaucrati-
que sans liberté et du despotisme militaire (I). Tant
que l'état essaiera de remplacer la société par lui, il
devra s'attribuer les révolutions. Les socialistes d'état
pensent rehausser ce dernier, en disant qu'il est tout
que de lui seul peut venir le salut, que lui seul peut
porter du secours en tout. La bourgeoisie libérale ap-
prouve volontiers cette vue dans l'espoir que l'état
comme remercîments, lui prêtera le secours de ses ar-
mées, si un jour la Révolution vient réclamer ses sacs
d'écus; et, sans s'en douter, ils prêchent une fois de
plus le socialisme et la révolution.
Peut-on mieux le faire qu'en disant avec Fichte que
tout incombe à l'état, mais particulièrement le soin de
veillera ce que chacun possède une propriété (2), que
l'état est un établissement de propriétaires, et que le
pouvoir de l'état est le serviteur de ces propriétaires,
payé par eux pour les services qu'il leur rend?Cette vue,
croit Fichte, est assez générale dans les écoles de philo-
sophie (3). Si c'est vrai, les écoles de philosophie de l'é-
tat seront responsables d'une grande folie. Et Lassalle ?
A-t-il enseigné autre chose à ses armées, que la doctrine
de Fichte qu'il loue tant ? Se place-t-il, lui, le représen-
tant le plus déterminé de la démocratie sociale, à un
autre point de vue que le représentant le plus décidé de
l'état constitutionnel (4) ? Qu'est-ce donc que le socia-
lisme, ou, pour nous exprimer plus justement ici, la
démocratie sociale ? Ce serait un aveuglement impar-
(1) Mission actuelle des Souverains, par riin d'eux (2), Paris, 1882,
366 sq., 368 sq., 374.
(2) J. G. Fichte, Syst. de Sittenl., §23, III (G. W., IV, 295).
(3) J. G. Fichte, Staatslehre (G. W., IV, 403).
(4) Gumplowicz, Rechtsstaat und Socialtsmus, 502. Cf. Jœrg, Gesch.
der soc. polit. Parteien, 189 sq.
98 LA SOCIÉTÉ CIVILE
donnable que de ne voir en elle rien autre chose qu'une
lutte contre le droit privé régnant (1). Comme si chaque
socialiste était un voleur, un brigand et un assassin
fieffé ! Non ! ce qui fait de la démocratie sociale telle
qu'elle est un danger pour l'état, ce sont les erreurs
qu'elle partage avec l'absolutisme moderne, sur le do-
maine du droit public et du droit de l'état. C'est cet
enseignement que l'état est tout en tout, qu'il possède
tout droit, tout pouvoir, qu'il peut faire tout ce qu'il
veut. Chevalier a raison de dire que la base commune
à tous les systèmes sociaux, est cette opinion de la per-
fection infinie de la puissance de l'état, qui fait de tout
le monde ses pensionnaires ; mais qui rejette aussi sur
lui toute la responsabilité (2). Si l'état doit veiller à ce
que tous possèdent quelque chose, et s'il est un étabhs-
sement pour les possesseurs, qui sont assez riches pour
payer ses services, il est clair que quiconque désire du
travail, quiconque ne veut pas travailler, quiconque se
trouve dans le besoin est mécontent et doit s'attacher à
lui. Il y a autant d'ennemis de l'état que de nécessiteux.
Sans cette exagération de la puissance et de l'extension
de l'état, le Socialisme, la Commune et l'Internationale
auraient peu d'importance politique. Mais ils sont de-
venus un danger auquel même un état de fer ne peut
pas tenir tête. Le colosse du monde romain triompha de
toutes les tempêtes politiques. Les plaies sociales furent
son tombeau.
7.-Leso- Enfin quatrièmement, par la confusion des questions
cialisme d'état . . , . ^
mine laçons- poUtiqucs ct socmlcs, l'état embrouillc chez le peuple la
cience du ^ -^ ' r r
Xou.'*^°' conscience du droit et le respect de la loi. C'est évidem-
ment ce qui, dans cette maladresse insigne, donne le
plus à réfléchir. Les situations sociales sont si différen-
tes selon les lieux et les mœurs ; elles changent chaque
jour d une manière si variée, que du moment où l'état
met le pied sur ce domaine, il émiette toute son activité
(1) Moritz Meyer, Die neuere National œkonomiej 70.
(2) Jarcke, Hundert Schlagwœrter, 21 {Prmcipienfragen, dol sq.).
LA SOCIÉTÉ CIVILE ET l'ÉTAT 99
sur des bagatelles inutiles purement extérieures, et perd
dans ces détails non seulement sa force et son temps,
mais même l'idée des grandes choses. Ce qui est encore
pis, il prend un plaisir funeste à cette manie de tout
gouverner, avec laquelle il se nuit à lui-même et à la
société humaine, plus qu'il n'est capable de l'apprécier.
La tutelle importune dans laquelle il tient la vie ordinaire,
et avec laquelle il se fait plus d'ennemis que la chose ne
vaut, le bureaucratisme mesquin qui, devant le peuple,
prête tant à la critique et qui, chose pire encore^porte à
critiquer l'état, sont évidemment la suite nécessaire
d'une insiérence dans le mouvement libre de la vie so-
ciale. Nous ne doutons pas un instant que ce sont les
meilleurs employés de l'état que le système actuel oblige
à une surveillance de maître d'école, pour les choses les
plus indifférentes et les plus insignifiantes, qui^ la plu-
part du temps, sentent le plus amèrement quel préju-
dice ils portent à leur dignité et au respect de l'autorité.
En somme, personne ne doit s'étonner que la foi aux
lois commence à chanceler. Ce qui procède de l'état est
considéré comme loi par le peuple. Est-ce une simple
mesure de police ou une obligation de conscience obli-
geant sous peine de péché grave? L'homme vulgaire ne
sait pas au juste ; et ce n'est ni l'état ni sesministres qui
l'aideront à faire cette distinction. Car, s'ils traitent un
serment fait en justice comme une bagatelle, et s'ils con-
sidèrent la réforme des conscrits et la violation d'une loi
concernant le marché, comme une chose si solennelle et
si terrible, comment l'homme ignorant pourra-t-il faire
une ditférence entre ce qui est grand et important, et ce
qui ne l'est pas ? Mais le domaine de lavie sociale amène
chaque jour des innovations nécessaires. Si alors il ne
fait pas des changements continuels, il produit le mé-
contentement, et cela dans des choses où, comme on
dit quelquefois, les hommes n'entendent pas la plaisan-
terie. S'il change, il détruit dans le peuple la foi aux
lois. On peut, sans produire aucune mauvaise impres-
100 LA SOCIÉTÉ CIVILE
sion, remplacer par une autre une prescription faite par
des hommes vulgaires, qu'une autorité sacrée ne rend
pas dignes de respect. Mais le changement d'une loi
d'état ou de ce qui est considéré comme tel, attaque
toujours les racines du droit, la foi en la sainteté de
l'autorité, et au maintien du droit (1). Que devient
alors le monde, quand les masses en sont arrivées à ce
point'? Elles sentent le poids de la loi, et ne croient pas
à un droit. Le monde pourrait-il supporter cela long-
temps? Beaucoup passent facilement sur de telles ques-
tions ; mais ce n'est pas nous. Nous sommes convaincus
que là situation devra beaucoup changer si l'on veut
éviter un cataclvsme final. Pour cela, il faudrait, entre
autres choses, que la législation sociale partit dessphe
res capables de la faire, des sphères auxquelles la na
ture et l'histoire donnent cette mission, c'est-a-dire de
la société elle-même.
Ce principe, nous le savons, n'a presque plus de sen
rr^ maintenant ; il n'est la plupart du temps pas compris d
TLP£ ceux qui comptent seulement avec la situation actuell
les rapports. ^^^ choscs. Nous cu sommcs rcvenus au temps a M
guste et de Néron, comme à cette époque, il n'y a pou
ainsi dire plus de société. Cette ressemblance de noti
situation et de celle d'autrefois nous condmt sur la trac
de la vérité. Dans l'antiquité, il n'y avait point de s(
ciété et il ne pouvait pas y en avoir, parce que, enti
l'étal et l'individu, il n'y avait rien, et il ne pouvait ri.
V avoir L'homme ancien dépendait de l'ensemble;
l'état sans être relié à lui par des membres intermedii
res absolument comme le protestant se représente s
union avec le royaume invisible de Dieu. Cette man.e
d'envisager les choses de la part de l'état domine depi
quel'Humanisme arenouvelé l'ancien esprit païen. Nu
,n Arist Pol , 2, 5 (8), 10 sq. August., Ep., 34, 6 ; de muska
(1) Anst.,^01., , ^h ^ Aecid. aColumna, Reg. princ, 3
8 13. Thomas, i, i, q. •"> <^> "■ "-'^b p „ ^^^
lnl\ A'icol Oresmius, Mutai. monet.,S (KM. max., l-.i.A.
20, 31. iMcol. uiesiii , Contzen, Polit., o,
228) ; C 5, ndiculwn, a. il- — "uj-t 'i *i '•
LA SOCIÉTÉ CIVILE ET l'ÉTAT 101
part nous ne la trouvons si clairement exprimée que
dans l'enseignement d'état de Sieyès, esquissé ci-des-
sus, et qu'ont réalisé dans la mesure du possible la Ré-
volution et le Libéralisme. Ces systèmes représentent
pour ainsi dire l'état comme un grand sac rempli de
sable. Chaque grain est un homme, complet, isolé pour
soi et disparaissant dans la grande foule. Que quelques
individus puissent former un tout plus petit dans le cadre
du grand, voilà ce que le libéralisme ne tolère pas, car
dans ce cas, les parties réunies pourraient faire valoir
leurs droits en face du tout, et c'est ce qu'il veut éviter
atout prix. Delà sa frayeur pour le mot féodalité, et
son incapacité de concevoir la société comme un orga-
nisme. Un tout qui se compose de membres indépen-
dants, dont chacun a sa tâche propre, est tout l'opposé
de l'idée d'état ancienne et moderne.
De là s'ensuit encore une seconde conséquence. Si les
individus appartiennent immédiatement à l'état et dis-
paraissent en lui, ils doivent alors lui appartenir com-
plètement sous tous les rapports et dans toute leur ac-
tivité. Sans doute, ils peuvent etdoiventparconvenance,
— c'est-à-dire parce que quelqu'un ne peut pas tout
accomplir par lui seul, et doit bon gré, mal gré, agir de
concert avec d'autres, — former des associations d'hom-
1 mes plus ou moins grandes, pour s'aider nxutuellement,
i et sauvegarder leurs avantages. Or, d'après cette ma-
I nière de concevoir l'état, ils ne peuvent effectuer cela
j que sous forme de personne morale et juridique.
! Cette idée est une des créations les plus curieuses de
l'esprit humain, et une des formes les plus instructives,
j dans lesquelles l'esprit du monde païen s'est incarné.
Personne ne peut se rendre compte de son contenu,
sans admirer la sévérité et la logique de la pensée juri-
dique qui a présidé à son éclosion, mais non sans éprou-
ver une profonde compassion pour l'homme, qui est
ainsi sacrifié tout entier à la logique d'une formule
niorte. D'après cet enseignement, une unité qui secom-
102 LA SOCIÉTÉ CIVILE
pose de plusieurs hommes, et qui n'est pas l'état, ne
peut être conçue que comme une invention artificiel-
le (1 ). Comme vaine production de la pensée, elle n'a,
de par le droit, ni volonté, ni capacité de faire quelque
chose (2). Elle ne reçoit sa capacité juridique que dans
l'état, seulement par l'état, seulement par le fait que
l'état lui accorde son être, sa puissance et son droit, et
seulement en ce que l'état le lui accorde (3). Là où l'é-
tal ne donne rien de son existence, ni de la plénitude
de sa puissance, aucune communauté n'arrive à possé-
der l'existence juridique, et bien moins encore l'unité
et la capacité juridiques. On aura seulement une foule
d'individus et non un ensemble uniforme.
Au contraire, dès que l'état a reconnu une agrégation
de membres, celle-ci a la valeur d'une unité. Pour lui,
les membres individuels n'existent plus. C'est ainsi
qu'au moment même où ils s'unissent pour former une
communauté, et aussi longtemps qu'ils agissent de con-[
cert avec elle, les individus perdent en elle leurs droits
et même leur existence. Au point de vue du droit privé.
ils ne font pas attention les uns aux autres, et au point
de vue de l'association dans laquelle ils se trouvent, ce
ne sont pas des membres, mais des étrangers (4) sans
participation à ses droits et à ses obligations (5). Bref
il n'y a plus que la communauté qui soit reconnue
mais comme unité de droit d'état sans mélange (6) d.
droit privé. C'est tout naturel. Si les individus ne son
rien en face delà totalité, iln'y a que la toute-puissanc
de l'état qui puisse procurer la capacité juridique à leii
(1) Sintenis, Civilrecht (3), I, 101. Gœschen Varies ûber d
Civilrecht, l, 200. Beseler, System des deutschen Pnvatrechtes, 1, ^■
sq — Kierulff, Théorie des gemeinen Civilrechtes, I, 129 sq.
(2) Gœschen, § 64, 1 (I, 206). Baron, Pandekten (7), 62.
3 Hœpfner Cornmentar zù den Heinecc. Institutionen (2), ^(
Gœschen, I, 201, 204. Cf. Dig., 3, 4, 11 ^^' V^.' J' ^' J j,.,,,^ j
(4) Sohm, Institutionen (4), 103. Puchta in Weiske, Rechtslex, i
lS,L3iSson,Rechtsphilosophie,Ul. .,,,,.,, ,;
(b) Scheuvi, Institutionen (8), 81. Schmidt, Ins^^w ., 44^
(6) Sintenis, I, 107. Thœl, Volksrecht, 38. Baron (;), 60. Zachai
— Puchelt, Franz. Civilrecht (6), I, 164.
LA SOCIÉTÉ CIVILE ET l'ÉTAT 103
association. Mais elle ne fait pas ceci de manière que
ceux-ci puissent continuer à vivre. Elle les tient tou-
jours plus ou moins en tutelle (1 ), comme des mineurs
I ou des fous (2). En un mot, au moment où quelques
[individus s'associent pour une fin quelconque, et pré-
I tendent que leur activité commune sera appréciée publi-
quement, et aura chance de succès, ils ont, dans cette
vue, renoncé à leurs droits privés, et l'affaire tout entière
a passé dans le domaine du droit d'état (3).
Il est donc juste que, d'après cette conception du
droit, il ne puisse rien exister entre Tindividu isolé et
l'état; et son introduction devait renverser inévitable-
ment toutes les forces sociales du moyen âge. On com-
prend aussi qu'en partant de ce point de vue, il soit si
difficile à l'Eglise d'acquérir une situation sûre avec ce
système. L'Eglise et la société ont naturellement le
même sort. Si une société plus étroite, subordonnée, ne
peut pas exister d'une manière indépendante à côté de
|rétat, à plus forte raison une société comme l'Eglise.
Mais il est clair aussi que ces principes ne peuvent pas
jdurer longtemps, si la liberté personnelle des individus,
jet tout mouvement libre en dehors des murs de la mai-
'son, sont condamnés à disparaître. Quoi qu'on fasse,
chacun a le droit de s'associer avec d'autres pour sau-
'vegarder ses intérêts. Le besoin d'en faire usage devient
d'autant plus grand que l'absolutisme d'état d'un côté
jet le manque de solidarité de l'autre, le démembrement
pe la société en atomes et la concurrence sans limites,
l'impuissance de toutes les parties individuelles contre
a prépondérance de l'ensemble, se font sentir pour tous,
^ais à quoi cela leur sert-il de s'unir, si l'union ne leur
^ffre pas plus de droits que ceux qu'ils possèdent sans
iela? Il va de soi que, par l'association, des hommes
il) Gœschen, § 64, IV (I, 210 sq.). Baron (7), 63.
U) Gierke in HoltzendorfTs, Rechtslex. (1), I, 237. inûWips, Deutsches
]^^irecht (3), î, 360 sq. Beseler, Privatrecht, I, 363.
■V Smtenis, /oc. cit., I, 106.
9. — La
formation de
l'organisation
sociale civile
est la cause de
la liberté juri-
dique et de
l'ordre naturel
des choses.
104 LA. SOCIÉTÉ CIVILE
cherchent à former une contre-puissance indépendante,
sans avoir besoin de céder leurs propres droits à celte
communauté, puis par elle à l'étal, et de disparaître
ainsi derrière l'un et l'autre.
Ni les personnes morales dépendantes de l'état (uni-
versités, collèges, ni lesassociations libres, sans unité
et sans valeur juridique (sociétés, corporations) ne suf-
fisent à ce besoin. 11 faut aux hommes un soutien plus
solide contre l'état. Or ce soulien ne se trouve dans
aucune des deux espèces d'associations que nous ve-
nons de voir à l'instant (1). Autre était l'ancien sys-
tème social. 11 offrait une troisième classe d'associa-
tions (2), qui avaient les avantages des deux commu-
nautés possibles d'après le droit romain, sans en avoii
les côtés défectueux, c'étaient les associations de droi
allemandes (3). La conception juste du droit priv
comme du droit public, l'idée vraie de la Ifiche et del
puissance de l'état, des attributions des individus,
conduisent presque d'elles-mêmes, comme le prou\
l'instinct général, on pourrait presque dire l'instin.
juridique des peuples et des temps chrétiens. L'étal nj
qu'à renoncer à la souveraineté absolue du droit paît
qui fait de lui un Dieu sur terre, de telle sorte qu'il m
ne rien pouvoir tolérer en dehors ni à côté de lai. Ma
l'individu lui aussi doit se résigner, et ren^icer a
prétention que la vieille conception païenne des droi
propres illimités, et la conception païenne moderne ■
l'autonomie humaine, renferment en elles. Alors le
seignement social d'autrefois deviendra de nouve
(I) et. Thœl. Volksrecht, Jurislenrecht, 26. Beseler, System
m Heusier {InsiituUonen des deutschen PrwatrecMes i ^5->
explcTue rassociation allemande, comme personne jund.^ue da
sen du droit romain, Sohm [Die deutsche ff^o'^lX^f'^^/,
^U le sentiment de ScluœieriDeuiscke «i^^'''^^.^'^^^^'^^^,*^// ^
considère comme société de biens Item Gengler [Deulsches i-
mft((4),90, sq.Gerber. Prim(recM (16) 78 sq.
(3) Mittermaier, DeufscAes PrivalrecM (,),l, 343. Beseler, w
I, 337 sq. Id. Erbvertraege, 1, 80 sq.
LA SOCIÉTÉ CIVILE ET l'ÉTAT 105
facilement compréhensible et acceptable. L'homme est
limité dans sa puissance eL dans son droit. Il est astreint
par sa nature à la dépendance et à l'action d'ensemble
avec la totalité. Les païens eux-mêmes admettaient cela,
puisqu'ils appelaient bestial ou démoniaque ce trait de
dur exclusivisme que le philosophe moderne a de nou-
veau développé dans sa doctrine de la souveraineté et de
la suffisance personnelle (1).
C'est bien vrai^ il est en effet démoniaque dans son
orgueil, et bestial dans ses conséquences. L'homme ne
s'appuie pas impunément sur lui-même. Il a vite fait de
tomber très bas au-dessous du niveau qui lui convient.
Ce n'est qu'en communiquant aux autres ce qui lui ap-
partient et en recevant ce qu'ils possèdent ; ce n est qu'en
exerçant son activité pour les autres, et en recevant du
secours de leur part, qu'il s'élève au point de vue intel-
lectuel aussi bien qu'au point de vue moral, et qu'il
monte en culture terrestre. Rien n'est plus pernicieux,
plus contre nature, que de considérer constamment
rhomme et l'humanité comme deux contrastes dont
l'un doit toujours vivre aux dépens de l'autre. Ils doi-
vent vivre ensemble l'un par l'autre et l'un pour Tautre.
Parla même que l'individu agit pour la totaHté, et
lui donne quelque chose, il ne perd rien. Au contraire,
il y gagne beaucoup de choses que seul il n'obtiendrait
pas. Mais s'il s adjoint à une communauté plus ou moins
grande, il ne renonce à aucun de ses droits, et il n'a be-
soin de renoncer à aucun. Il exerce tous ses droits pro-
pres comme auparavant ; mais par l'intermédiaire de la
communauté, il pratique aussi beaucoup de choses qu'il
ne pourrait pas faire s'il était abandonné à ses propres
forces. C'est ainsi que prennent tout naturellement
naissance des associations, qui, non seulement ne sont
pas en contradiction avec la vie et l'activité ordinaires
de l'individu, mais sortent nécessairement de lui, le fa-
(1) Aristot., Polit., 1,1(2)^ 13,9 (V. Thomas, 2, 2,q. 188, a. 8, ad 5).
106 LA SOCIÉTÉ CIVILE
vorisent et le complètent. Sans qu'ils renoncent à quel-
que partie de leur droit, les individus obtiennent, par
leur association organique avec la société, de nouveaux
droits communs et une protection plus forte à l'exté-
rieur. Les membres individuels ne s'associent certes
pas pour sacrifier quelque chose de leur liberté indivi-
duelle ; mais ils ont plutôt l'intention de sauvegarder
celle-ci, et de gagner encore davantage. Ils conservent
donc leurs droits personnels pour eux, et acquièrent des
droits plus élevés par la participation à l'ensemble. Ils
apportent leur concours personnel à l'action de la so-
ciété par le choix de représentants, par des décisions
prises d'une manière indépendante, par la libre dispo-
sition de la direction et des fins de l'ensemble, et sont
pourtant soumis à l'organisation à laquelle ils ont eux-
mêmes coopéré. Unis ensemble, ils continuent donc
d'exister comme pluralité de personnes indépendantes,
capables de droit, de même qu'elles sont capables de
droit en tant qu'elles forment une unité fermée, sem-
blable à une personne physique ( 1 ) . Le droit de l'unité et
le droit de la pluralité ne sont pas en contradiction l'un
avec l'autre, mais tous deux dépendent essentiellement
l'un de l'autre, et sont unis organiquement parla so-
ciété (2). Ici, il ne s'agit plus de fiction juridique, mais
d'union vraiment naturelle de forces qu'on ne peut faire
disparaître que par la violence, en anéantissant un des
premiers principes de la morale, le principe que nous
avons rencontré jusqu'à présent dans chaque question,
à savoir qu'au-dessus de la vie individuelle, ^^ Y ^ ^^^
vie commune, que l'homme et l'humanité ont un même
sort, une même loi, une même fin.
La formation de telles associations est si naturelle,
si nécessaire qu'elle précède partout la formation de
l'état, et se développe indépendamment de lui, en dépit
(i) Mittermaier, Deufsches Privatrecht (7), I, 347 ; Cf. 589. Gierke.,
loc. cit.^ I, 239. Schœnberg, Handb. der polit. Oekonomie (3), II,
478.
(2) Gierke, loc. citât. j I, 494 sq.
LA SOCIÉTÉ CIVILE ET l'ÈTAT 107
de toutes ses lois (1 ). Les besoins de la vie, dans le sens
le plus large, par conséquent la vie industrielle, com-
merciale et civile, y conduisent par la force des choses.
Si l'état ne veut pas se mettre en contradiction par prin-
cipe^ avec le droit le plus naturel de la personnalité
libre, et s'il ne veut pas forcer la société à engager avec
lui une lutte qui deviendrait une lutte désespérée pour
l'existence, il ne peut faire autrement que de donner à
nouveau une place à l'antique liberté d'association, li-
berté fondée aussi bien sur l'histoire que sur le droit.
Quand Sohm a dit qu'il fallait introduire l'association
allemande dans les sciences et dans le droit, les déli-
bérations sur le projet d'un code civil allemand ont
offert le consolant spectacle d'être de cet avis, et la
science du droit elle-même réclame énergiquement
qu'on l'introduise dans la vie publique (2). Cette ré-
alisation doit avoir lieu, si la société veut se déve-
lopper d'une façon saine, et se préserver de violentes
tempêtes. Afin que les hommes aient de quoi vivre,
et qu'ils puissent vivre d'une manière plus digne d'eux,
plus civilisée et plus morale, la nature les a déjà as-
treints à former des associations mutuelles. Ils doivent
donc former des sociétés particulières relativement à
tous les efforts humains qui concernent l'acquisition et
la distribution des biens terrestres, la culture de l'esprit
et la pratique de la morale. A cela appartient aussi la
garantie de toutes les dispositions qui ont été prises
pour atteindre ces fins. Et ainsi nous obtenons cinq ob-
jets principaux, dont la poursuite est l'affaire de ces
associations : l'acquisition, les relations, la culture in-
tellectuelle et morale, et la sécurité de ces biens ou l'ac-
tivité de la police.
Mais il est en même temps dans la nature des choses,
P'- (1) Mittermaier, loc. cit., I, 350. Gierke, loc. cit., 1,237. Sintenis,
Civilrecht (3), I, 107.
(2) Zusammenstellung der gutachtlichen Aeusserungen zu dem Enliiyurf
eines burgerlichen Gesetzbuches. Gefertigt im Heichs =z Justizamt, Ber-
lin, 1890, I, 65 sq.
108 LA SOCIÉTÉ CIVILE
que les associations privées ne peuvent pas vivre toutes
pour elles-mêmes comme des îles isolées ; elles doivent
former entre elles des associations plus étroites. C'est
ce qui s'est toujours produit au point de vue historique,
comme au point de vue naturel, par leur union, ou
mieux dit, parleur agrégation à la commune. Que celle-
ci ait reçu plus tard une importance politique, cela ne
change rien à cet état de choses. On peut très bien, et
on doit distinguer entre la commune comme institution
politique^ et la commune comme institution sociale.
Par là même qu'elle est institution politique, soumise
immédiatement et entièrement à l'état, elle ne devient
pas chose de l'état en tant qu'institution sociale, pas
plus que l'homme n'engage par écrit sa conscience, sa
religion, sa pensée à l'état, quand il devient son ci-
toyen, pas plus que le mariage ne devient une affaire de
l'état pour la raison qu'il remplit une fin sociale. L'en-
semble de toutes ces associations individuelles grandes
et petites forme la soi-disant société civile. Par le mot
de société, nous comprenons donc l'idée d'institutions,
d'associations et d'activités créées pour favoriser et assu-
rer la culture intellectuelle, morale et matérielle, les-
quelles rempliront d'autant mieux leur fm que l'état
leur laissera plus d'indépendance.
10. _ Dé- Mais est-ce à dire pour cela que l'état n'ait rien à faire
réta?°eueia avcc la société, et que sa forme ne le regarde pas? Un
droit de' l'état tel cxclusivismc Serait l'anéautissement des deux prin-
en face de la . i > • i i • ' i '
société civile cipcs sur Icsqucls rcposc pour nous 1 idée de société,
les dogmes de la nature organique et solidaire de l'hu-
manité. Tout le monde comprend que l'état a autant
d'intérêt à la prospérité de la société que celle-ci peut
en avoir à aider l'état. Chaque disposition essentielle de
l'état a son contre-effet sur la société ; chaque change-
ment dans la société a son influence sur l'état. Une sé-
paration absolue est aussi peu réalisable entre eux
qu'entre l'Flglise et l'état. Elle l'est encore moins, carie
droit et la civilisation dépendent l'un de l'autre encore
. LA SOCIÉTÉ CIVJLE ET L ÉTAT 109
plus étroitement que la religion et le droit. Qui pourrait
dire, dans chaque cas isolé, où finit le domaine de la
civilisation, dont le soin concerne la société, et où com-
mence celui de Tordre juridique qui forme la partie
principale de la tâche de l'état? Donc, une fois pour
toutes, l'exclusion complète de l'état dans la réglemen-
tation de la situation sociale n'est pas plus possible,
que celui-ci n'a le droit d'avancer sur le domaine politi-
que, sans avoir constamment égard à la prospérité so-
ciale (1). Ce fut précisément aussi une des raisons de
l'apparition de cette petite bourgeoisie qui, depuis l'é-
poque de la Réforme, fait dépérir si pitoyablement so-
ciété etétat, que toute aspiration vers un idéal commun,
grand et noble, que tout sentiment pour l'homogénéité
des communes et la solidarité de toutes les classes et
de toutes les sphères, en remontant jusqu'à Tunité de
Fétat, furent perdus pour elle, détachée qu'elle était de
l'esprit catholique et de la vie publique active.
Mais pour remédier à ce mal, on employa le moyen
le plus pernicieux qui soit, celui de nier entièrement la
société, et de mettre l'état à sa place. Sous ce rapport,
le socialisme d état que l'absolutisme d'état a engendré,
ainsi que la démocratie sociale, sont absolument pro-
ches parents, comme nous l'avons déjà fait ressortir.
Politique d'état sans politique sociale, ou pour mieux
dire, politique de commune, est un édifice sans base.
Faire une politique de commune qui est sinon exclusive-
ment, au moins en premier lieu une politique d'état,
signifie commencer la construction d'une maison par le
toit. Telle est malheureusement notre sagesse à la mode.
On peut déjà voir, par ce qui s'est passé en Allemagne,
(1) Ici, nous ne parlons naturellement pas contre ceux qui, dans
la pratique, usent de la plus grande retenue possible envers le so-
cialisme d'état, ou plutôt envers ses efforts, pour remettre sur ses
pieds, par des améliorations très douteuses des nécessités sociales,
le système bien compromis de la politique. Mais il ne faudrait pas
que cela se changeât en négation théorique. D'ailleurs, ce n'est pas
leur intention.
110 LA SOCIÉTÉ CIVILE
combien peu d'égards, combien peu d'intelligence, la so-
ciété peut attendre du système régnant. Le peuple qui
n'y aime la patrie qu'à cause de sa ville natale, et qui
n'aime le grand tout qu'à cause delà patrie, a jugé à
propos d'anéantir l'indépendance des communes, au-
tant que cela a été en son pouvoir, et de la remplacer
par la centralisation générale. C'est ainsi qu'on a enlevé
aux villes, et surtout à elles, le dernier reste d'un sen-
timent d'honneur civil et de conscience sociale ; et plus
celles-ci augmentent, plus elles sont livrées aux agisse-
ments d'une clique qui, sans posséder un pouce de ter-
rain chez elles, sans zèle pour leurs intérêts, ne poursuit
que des fins politiques. Et quelles fins politiques ! H est
curieux d'observer quels membres de la commune sont
ceux qui mettent tout en œuvre pour la représenter.
Des banquiers et des négociants qui, par leurs affaires,
sont plus chez eux aux Indes et en Amérique que dans
la ville où ils passent l'hiver, des avocats, des méde-
cins, des journalistes, et cette grande classe d'êtres à
l'existence équivoque, vivant au jourle jour, que Riehl a
si bien nommée le prolétariat de l'intelligence et des char-
ges officielles, mécontents d'eux-mêmes, mécontents
du monde, et qui semblent faits pour semer la discorde,
y sont représentés en nombre considérable (1). C'est à
peine si, parmi eux, on trouve des hommes laborieux,
des hommes dont les intérêts professionnels sont liés
indissolublement avec ceux de Pendroit. Que veulent
faire ces singuliers personnages en occupant cette place ?
A peine Font-ils prise, qu'ils le montrent sans pudeur.
La politique est leur premier et leur dernier mot. Si
seulement c'était une politique nationale, ce serait en-
core tolérable ! Mais c'est chez eux que l'on trouve, la
plupart du temps, la politique anti-nationale. Les in-
térêts de la communauté sont le moindre de leurs sou-
(1) Si ces jugements semblent trop durs, on peut lire, sur la ma-
tière, ceux qu'a portés le baron de Stein. V. Pertz, Leben des Frei-'
herrn vom Stein, V, 464-603.
f
LA SOCIÉTÉ CIVILE ET l'ÉTàT 1 1 1
cis, et là où ils ne peuvent pas s'en servir pour leurs fins
ultérieures, ils ne daignent pas seulement les regarder.
De telles situations ne peuvent pas être saines. Il faut
qu'elles s'améliorent si la société veut se renouveler.
En soi, la société est quelque chose d'indépendant ; elle
a d'autres fins que l'état, mais elle n'existe pas en de-
hors de l'état. L'état repose sur elle ; elle le porte, il la
protège. Elle est l'ensemble de l'édifice, et il en est le
toit. La base qui porte les deux est formée par la mo-
rale et la religion. C'est ainsi que les deux sont des
domaines indépendants, et néanmoins ne sont pas sé-
parables. Ils sont différents, mais non séparés. Il doit
exister entre eux, pour le moins, un accommodement
pacifique et des égards mutuels.
Meilleure et plus désirable encore est l'union ou un
accommodement libre ; mais qu'on ne parle jamais de
séparation ou d'isolement complet : l'harmonie est la
moindre des choses que nous devons exiger. Etat et so-
ciété civile sont, d'après leur nature, des organisations
différentes ; mais ils ne peuvent se passer l'un de l'autre
dans l'action. Ils sont liés l'un à l'autre. De la même
espèce juridiquement parlant (i), ils sont inégaux par le
rang, et ne se rencontrent que dans les questions géné-
rales du droit. Comme représentant de l'ordre et de la
sécurité juridique, l'état a aussi le droit de dire son mot
en ce qui les concerne, et cela tout le premier. Les prin-
cipes de droit de la science sociale doivent donc être
établis par l'action d^ensemble de l'état qui est le repré-
sentant des classes sociales et de la commune. Mais
s'immiscer par des institutions et des prescriptions dans
des bagatelles de détail, et dans la casuistique de la vie
civile, voilà qui est indigne de lui. Il est au-dessus de
toutes ces questions du mécanisme quotidien du monde,
comme le plus haut représentant du droit, comme le
tribunal de dernière instance pour les parties en discus-
(1) Ciierke in Holtzendorffs Rechtsleœikon (1), I, 237. Cf. Philips,
Deutsches Privatrecht (3), I, 356.
112 LA SOCIÉTÉ CIVILE
sion. Et c'est pourquoi il ne peut s'immiscer comme
agent de police parmi les voituriers et les marchands,
ou prendre parti pour des femmes de la halle, des cui-
sinières et des apprentis. Tous doivent pouvoir lui por-
ter avec confiance leurs griefs et leurs plaintes s'ils
n'ont trouvé justice nulle part, ils doivent être convain-
cus qu'il tient avec impartialité et fermeté le sceptre du
droit, dans des choses où les intérêts mesquins le gâtent
si souvent.
C'est là aussi un travail social de la part de l'état, et
à la vérité un travail plus noble et meilleur que d'aller
lever le couvercle de toutes les marmites, et d'enregis-
trer chaque poule qu'on porte en ville. L'œil du maître
fait que le bœuf devient gras ; l'œil du maître fait plus
que ses deux mains (1). Notre époque de mesquinerie
politique, qui, comme Philippe II et Joseph II, semble
n'avoir que des yeux dans les mains et tout son esprit
dans les doigts, devrait peindre ces proverbes si raison-
nables d'une ancienne époque de prudence, dans tous
les bureaux officiels, et les faire graver sur des colonnes
de fer, devant les entrées des ministères. On travaille
aussi avec l'esprit, et même plus qu'avec les doigts. Est-
ce que nos hommes d'état ne comprendraient plus cela ?
Fortifier le droit, faire disparaître l'injustice, augmen-
ter la sécurité, regarder toute limite comme sacrée,
n'appauvrir personne, pas même le plus pauvre, pour
avoir une ombre de sa propriété, ou le priver de ses
droits déjà si petits, prêter un concours fidèle là où une
autorité qui tient sa mission de Dieu, que ce soit un père^
un éducateur, un supérieur, un prêtre, cherche à gra-
ver ]e droit, la discipline et la morale, non sur des
tables de pierre, mais dans des cœurs vivants, voilà la
question sociale de l'état, tâche glorieuse, il est vrai,,
tâche digne de Dieu lui-même.
(1) Sailer, M^eisheit auf der Gasse (G. W. 1819, XX, I, 123). Kœrte,
Sprichw. der Deutschen (2), 3472. Diiringsfeld, Sprichw. der german..
und roman. Sprachen, I, 372, N»^ 712. Binder, ISov. thesaur. adag., 3205.
Déjà dans Aristote {Oecon., 1, 6, 3).
VINGT-DEUXIÈME CONFÉRENCE
l'économie du capital.
1. Lutte du socialisme contre le capital. — 2. Le capital est toute
possession qui, unie au travail, donne naissance à une activité
productive. — 3. Le travail et le capital dans leurs rapports éco-
nomiques au point de vue de la production, et dans leurs reven-
dications juridiques au point de vue du résultat. — 4. Ni le travail
seul, ni le capital seul, n'est la cause de la production de la va-
leur, mais les deux ensembles. — 5. Le mode de production
capitalistique est une loi économique naturelle. — 6. La nature
de la production capitalistique est toujours la même. — 7. La doc-
trine de l'Eglise sur le mode de production capitalistique. —
8. Raisons des différentes manières d'agir de l'Eglise en cette
matière.
Nous sommes les derniers à méconnaître les dangers i._ uite
du socialisme. Malgré cela, nous nous sentons comme contœTe'^^!
tranquillisés en voyant les socialistes donner eux-mêmes
tant de preuves qu'ils sont les vrais fils du XIX® siècle,
c est-à-dire les esclaves de la phrase. Ils sont là tous à
regarder dans un avenir incertain, à parler, à blâmer,
à murmurer. Serait-ce le moyen nouvellement inventé
pour faire descendre le paradis sur la terre ? Ou bien,
y a-t-il donc un obstacle qui les empêche de mettre la
main à l'œuvre pour le réaliser ? Toutes les grandes
choses, toutes celles qui sont destinées à la solidité et à
la pérennité, sont petites à leurs débuts, et croissent
lentement. Les socialistes peuvent donc posera chaque
heure la pierre fondamentale de l'état futur. Si les états
modernes comprenaient leurs avantages, ils leur assi-
gneraient un territoire spécial, et -leur feraient des
avances considérables pour les aider dans leur expéri-
menlation. Ils pourraient ainsi montrer au monde leur
supériorité et le bonheur qui l'attendrait, s'il adoptait
leur organisation sociale. 11 n'y a pas dé doute que les
8
pital.
jj4 LA SOCIÉTÉ CIVILE
conversions se^feraient en masse, et que l'exécution de
leurs plans aurait \'ite fait de donner, sans bouleverse-
ment violent, les résultats qu'ils promettent constam-
ment, et qu'ils souhaitent de toutleur cœur. Or, c'est pré-
cisément là contre, que Liebknecht et les chefs du parti
les plus prudents mettent en garde leurs adhérents, avec
la même sollicitude que la poule veut empêcher d'aller
a l'eau les petits canards qu'elle a couvés. On comprend
pourquoi ils détournent de ces essais. Pour nous, qui
suivons leur littérature par devoir, ceci à des consé-
quences désagréables ; car tant que le socialisme s'oc-
cupera exclusivement de l'encre et de la parole, il jettera
autour de lui des fleurs de rhétorique comme le laquais
parmi ses connaissances nobles, probablement pour
donner la preuve qu'il est à la hauteur de la formation
de l'époque, et que quiconque prend une carte d'entrée
chez lui, est autorisé à porterie titre de docteur dans
toutes les sciences, même dans celles qui ne sont pas
encore découvertes.
Le sociahsme joue avec la science, comme dans le
Talmud, Dieu s'amuse avec Léviathan, après son repas.
Il résume en ces mots toute l'histoire du monde : Lutte
deMoloch (état actuel) et de Mammon (capital) contre
le travail. Il traite en un mot l'économie politique ; c'est,
dit-il, l'exploitation du travail par le capital. Un seul
mot aussi compose sa philosophie et sa morale : L'homme
sera Dieu au moment où le mode de production capita-
listique sera supprimé. Un seul mot résout toutes les
énigmes des sciences naturelles : L'antique âge d'or sera
réalisé et la terre deviendra un ciel, dès que le Darwi-
nisme et la conception matérialiste marxiste du monde
seront adoptés d'une façon générale. Bref, on ne petil
exiger plus de tours de prestidigitation même d'un so
phiste.
Ici cependant les paroles répondent à l'état des choses;
Le socialisme peut écrire toute sa sagesse sur un ongle
car il ne rêve rien autre chose que la lutte contre l'orga
l'économie du capital IJD
nisation actuelle de l'état, contre l'ordre social et contre
le capital. C'est là le programme dont il se prévaut, dont
il se fait un titre de gloire. En face des autres partis,
écrit l'organe de M. de Yollmar, la démocratie sociale
ressemble à quelqu'un qui est au sommet d'une mon-
tagne, par rapport à un autre qui se trouve au bas, dans
une étroite vallée. Du point culminant de son savoir
philosophico-historique et économico-social, elle seule
voit au delà de la sphère limitée de la vie économique
actuelle, et agit sans cesse pour faire sortir la société de
cette lamentable vallée capitalistique, etla faire parvenir
au plateau libre de l'état socialiste (1). Sous ce prétexte,
elle a engagé la lutte contre le capital, et, dans cette in-
tention, elle ne se lasse pas de tonner contre lui ; elle
cherche à rendre ce mot si odieux, que personne ne
puisse plus l'entendre sans dégoût.
Or, autant qu'il est permis de prendre cette lutte au 2.-Leca-
sérieux, et qu'elle ne sert pas simplement de prétexte pisLïioiquu
au bouleversement des choses, elle a pour point de dé- vaii, donne
1 naissance à
part une double hypothèse fausse, une erreur sur la na "«e acuvué
^ . . productive.
ture du capital, et une conception erronée du rapport de
travail et de capital dans le processus de la production.
Dans la chaleur de la lutte contre des institutions qui
se sont fait détester, par les abus auxquels elles ont
donné lieu, le simple mot qui les rappelle suffit pour
faire perdre le calme dans la discussion. Telle fut/Sur •
les Juifs, depiris Caligula, le mot de domination romai-
ne^ sur les Français depuis Rousseau, le mot de tyran-
nie. Quand on en est là, il suffit la plupart du temps
d'entendre le mot, pour condamner la chose elle-même,
sans réflexion aucune. Même le petit nombre de ceux
qui savent toujours conserver leur sang-froid, et qui
sont capables de réflexion, n'a pas le courage de cher-
cher si ceci ne contient pas une vérité, dans quelle me-
sure cette vérité repose sur le droit, et dans quel cas
(1) Mûnchener Post, 28 janvier 1891.
\{Q LÀ SOCIÉTÉ CIVILE
elle commence à devenir fausse et dangereuse, tout cela
par peur du règne général de la terreur. Il en est de
même aujourd'hui du mot capital. Sans doute celui-ci
a mérité pleinement la défiance qui accompagne main-
tenant partout son nom. Mais quelle que soit l'injustice
dont il se soit rendu coupable, ce n'est pas un motif
pournous de refuser de lui rendre justice. Ce qui prouve
le mieux l'acharnement dont il est l'objet, c'est que, sous
l'influence de la crainte superstitieuse que leur inspire
Marx, des auteurs qui ne veulent pas passer pour socia-
listes'prétendent que le Capitalisme est une invention
des temps modernes. Or, quand même on n'a pas
d'yeux pourvoir, on devrait pourtant hésiter avant de
s'en rapporter à un homme, dont le manque de clarté
n'a pas peu contribué, à ce que les étrangers nous trai-
tent, nous allemands, comme des jeunes gens nébuleux;
à un homme qui, dans la critique, sa seule force, ne
trouve aucune expression trop obscure ; à un homme
qui, à l'occasion, éloignait de lui avec mépris ceux qui
l'avaient suivi dans une foi aveugle.
D'ailleurs Marx ne dit pas du tout ce dont on l'ac-
cuse. Il se contente d'accuser de bêtise, — comme il
s'exprime lui-même dans sa gentillesse juive, — Momm-
sen et d'autres savants, parce que d'un côté ils préten-
dent que, dans l'antiquité, le capital a pris une exten-
sion considérable, tandis que d'un autre, ils contestent
l'existence du travail libre et du crédit pendant cette pé-
riode (1). Ceci contient une espèce de contradiction.
S'il n'y avait pas de crédit, l'économie du capital ne se
développait pas. A cette époque, le manque de liberté
n'était pas, comme c'estle cas aujourd'hui, un obstacle
pour elle, mais il était plutôt un moyen de la pousser à
l'exagération la plus excessive. Sans crédit, il n'y a point
d'économie de capital possible. Elle peut exister san&
argent ; mais non sans crédit.
(1) Marx, Das KapitaL (4), I, 130.
l'économie du capital 117
L'opinion reçue que l'économie politique s'est déve-
loppée dans quatre périodes différentes se succédant
les unes aux autres, et que l'on désigne sous les noms
d'économie de produits, d'économie d'argent, d'écono-
mie de capital et d'économie de crédit, et que cette der-
nière est la plus jeune de toutes, est absolument con-
traire à l'histoire. C'est précisément l'économie de
crédit qui est la plus ancienne, parce qu'elle est la
forme la plus naturelle des rapports économiques. Sans
crédit, aucune relation commerciale n'est possible, sur-
tout dans l'économie des produits.
Qu'on se représente deux hommes de différents pays,
-et dont l'un dispose d'une charrue et a besoin d'une
marmite, tandis que l'autre a une marmite disponible,
€t a besoin d'une charrue. Ils ne marcheront pas avec
leurs objets d'échange sur le dos, jusqu'à ce qu'ils se
rencontrent par hasard dans la forêt et y déchargent
leurs fardeaux. L'économie de produits suppose donc l'é-
conomie de crédit. Ce n'est qu'avec la baisse du crédit
que l'économie d'argent a été nécessaire. Mais l'éco-
nomie de capital ne dépend ni de l'une ni de l'autre de
ces formes économiques. Elle dépend seulement du
crédit, parce que sans celui-ci aucune relation économi-
que n'est imaginable. A part cela, elle peut résulter et
se développer de toute espèce d'économie, plus diffici-
lement de l'économie d'argent, plus facilement de l'éco-
nomie de crédit, et même de la simple économie de
produits.
L'idée que l'argent seul, réel ou imaginaire puisse
être capital, n'est vraiment pas digne d'être réfutée. Si
les immeubles ne sont pas du capital, qu'est-ce qui en
sera encore?
Au point de vue juridique et moral, il n'existe évi-
demment pas de différence entre capital meuble et ca-
pital immeuble. Economiquement parlant, on ne peut
y trouver non plus une différence essentielle. La pro-
priété foncière en union avec le travail est la forme pri-
118 LA SOCIÉTÉ CIVILE
mitive de tout capital. Toutes les formes de capital
meuble se ramènent à celle-ci et doivent pouvoir s'y
laisser ramener, ou sans quoi elles ne sont qu'une appa-
rence de capital. Donc, au point de vue économique,
on peut toujours distinguer entre capital et capitaux^
en comprenant par le premier mot, le capital meuble
aussi bien que le capital immeuble, bref, toute espèce
de capital en général, et par le second les différentes
espèces particulières du capital meuble. Mais il faut
admettre que toute possession, sous n'importe quelle
forme, prend le caractère de capital, dès qu'elle est en
rapport avec le travail, dans le but d'être rendue pro-
ductive. Au point de vue juridique et moral de ce rap-
port, il n'y a point de différence, c'est pourquoi nous
n'emploierons pas ici babituellement le terme purement
économique de capitaux, et nous traiterons seulement
le capital sans aucune autre distinction.
3-.— le Nous ne pouvons donc pas attacher à ce point toute
travail et le ^^ ^ ^ ^ ^ ^
capital dans Timportance que tant d'autres croient devoir lui donner.
leurs rapports t^ ^
af^o^de ^^^s d'autant plus importante est la question concer-
'ducuonVet uaut le rapport de capital et de travail, dans \e p?'Oces-
dans leurs re- j i i i •
vendications SUS QO la produCtlOU .
juridiques T ' 1 VU ' T ' • • , , • -
au point de Ici, le libéralisme économique, arrive a son point
vuedurésul- -t - t»i • ...
tat. culminant, grâce à Ricardo, a émis ce principe perni-
cieux que les rentes de la propriété, et le salaire du tra-
vail ont toujours des intérêts opposés. Plus l'intérêt du
capital est grand, plus le produit du travail doit deve-
nir petit et réciproquement. C'est transporter dans le
domaine économique la funeste conception kantiste du
droit. D'après cette conception, qui est celle des an-
ciens, le droit est considéré comme quelque chose de
non limité en soi, quelque chose qui peut seulement
être restreint et amoindri par d'autres droits qui lui sont
opposés. Tous les droits particuliers seraient par consé-
quent des rivaux et des ennemis, et nous aurions ainsi
dans le domaine du droit la même lutte de tous contre
tous, comme elle existait dans l'état de nature au dire
l'économie du capital 119
de Hobbes, de Rousseau et de Darwin. iMais il ne pour-
rait être question de la solidarité de tous les intérêts et
de tous les droits.
Quoique tout le monde voie du premier coup d'œil
que, dans cette affirmation révoltante, — la ruine inévi-
table de toute unité sociale, — il ne s'agisse pas de l'ex-
plication économique de l'origine des fruits par la pro-
duction, et par conséquent pas de l'origine des rentes
du capital, ni du salaire du travail, mais de revendica-
tions juridiques dans la distribution des résultats pro-
duits en commun, le socialisme néanmoins s'est emparé
de ce principe, et l'a exploité de telle manière que non
seulement les cœurs en ont été émus, mais les intelli-
gences complètement troublées. Et chez lui, ce n'était
certainement pas illusion, mais c'était un dessein bien
arrêté de se forger une arme terrible. Ce qui, au point
de vue juridique, doit être considéré comme une sim-
ple erreur frauduleuse, dans la balance entre les deux
parties intéressées, est maintenant devenu un péril de
bouleversement pour la société tout entière, depuis que
le principe est passé comme une loi dans le domaine
économique. Si cette loi d'airain du salaire, ditLassalle,
l'habile inventeur des mots d^ordre à effet, est la suite
nécessaire du mode de production capitalistique, et il
n'est pas un homme raisonnable qui puisse en douter,
a soin d'ajouter le juif rusé, afin que personne n'ose
protester là contre, il est évident que le travail ne peut
lutter contre le capital. Mais comme tout le monde doit
'comprendre qu'un tel rapport entre capital et travail
ia'est pas admissible, on en peut bien conjecturer que
Itoutce système du capitalisme, d'où, ajoute-t-il, avec
une ruse calculée découlent nécessairement de sembla-
ibles horreurs, doit être aboli.
11 faudrait désespérer de l'intelligence humaine, si
l'on croyait que Lassalle ou un chef du socialisme n'a
(1) Protocole du congrès de Halle, 1800, p. 1G7.
120 LA SOCIÉTÉ CIVJLE
pas compris la fausseté de cette hypothèse, et par consé-
quent de la conclusion. Pourquoi les socialistes de salon,
commelessocialistes du journal, de la plume, delà parole,
ou les socialistes commis-voyageurs, se sont-ils cram-
ponnés à ceci d'une manière si tenace, et s'y crampon-
nent-ils encore? Ils l'avouent maintenant que le moyen
a produit son effet. Ils se sont servis de mesures agita-
toires, parce que, en face des masses, il fallait quelque
chose de saisissable et de visible. Il ne fallait pas de
démonstrations savantes, dit Liebknecht. D'ailleurs,
comment un parti prétendrait-il à la science, — pour
ce qui est de l'honnêteté, nous préférons n'en point par-
ler, — quand, uniquement en vue d'exciter les passions,
il déplace le point de la discussion, et embrouille la
question à plaisir, comme c'est le cas ici. Au point de
vue scientifique, l'affaire n'est vraiment pas difficile à
résoudre, du moins pour celui qui croit à la distinction
de l'âme et du corps, et à leur action commune. Au point
de vue économique, elle est assez claire également.
Comme nous l'avons déjà vu, elle est résolue dès les
premières pages de l'Ecriture sainte (1), de même qu'elle
l'est par la raison et par l'expérience quotidienne qui
ne varie pas depuis des milliers d'années. Dieu a créé
la terre, l'a dotée de riches biens et de forces abondan-
tes pour la donner à l'homme. Puis, il a créé celui-ci,
l'a doué delà vertu de travail et lui a confié ce domaine.
Sans la nature , tout travail ne rapporterait rien à
l'homme. Sans travail, la nature lui fournirait peu de
chose ; mais quand tous deux agissent de concert, il a
suffisamment pour vivre. C'est ainsi que tout revenu
économique est dépendant de l'exploitation des forces
naturelles par le travail, de l'union du capital et du tra-
vail. Economiquement parlant, le travail et le capital
ont donc le même intérêt. Mieux le travail réussit, plus
le capital gagne. Celui-ci vient-il à faire défaut? Le tra-
vail s'en ressent.
(1) V. plus haut conf. XII, 1 ; XIII, 3.
J
l'économie du capital 121
S'il en est ainsi, la question de droit est facile à ré-
soudre. Le revenu complet n'appartient ni au capital
seul, ni au travail seul. Les deux doivent se partager le
résultat commun de la production commune^ dans la
mesure de l'activité économique que chacun d'eux y a
déployée. La répartition de droit doit donc se régler
d'après le côté économique de la production. Que le
droit puisse être changé par des actes de violence, c'est
malheureusement trop certain. Mais est-ce que l'injus-
tice qui a lieu dans le partage des fruits change leur
production? Longlemps avant Ricardo, l'avarice ou la
fourberie avait trouvé que le capitaliste empoche d'au-
tant plus d'intérêts qu'il retient davantage du salaire
qui est dû à l'ouvrier. Mais si autrefois, quelqu'un avait
voulu en déduire l'application utilitaire que, dans le
travail et le capital, la production avait des rapports et
des intérêts opposés, on lui aurait répondu, ou qu'il ne
savait pas ce qu'il disait, ou qu'il avait des motifs pour
compliquer d'une manière si évidente une chose si
simple.
Or, quand des alléfirations sont à dessein ou par erreur ^- — ni le
-^ '^ ' travail seul,
en contradiction avec toute la nature, les conséquences °^ J^ ?pjff^
' ^ seul n est la
ne peuvent faire autrement que d'être en opposition avec production de
la vérité. Nous n'accusons pas de tourner la question !es'''deux™en?
tous ceux qui, sous ce rapport, font plus ou moins cause
commune avec le socialisme. Loin de nous une pareille
intention. Plusieurs sont de très bonne foi en croyant
que c'est la seule manière de donner au travail, souvent
lésé par le système actuel du capitalisme, tout le droit
qui lui revient. Mais l'erreur est toujours l'erreur, et
l'injustice ne devient pas justice, quand même elle est
commise en faveur des opprimés. C'est pourquoi Dieu
a expressément défendu non seulement de léser le pau-
vre en faveur du riche, mais de faire du tort au riche
par commisération pour le pauvre (1). Par contre, il
(1) Lev. XIX, 15. .
semble.
122 LA SOCIÉTÉ CIVILE
est difficile d'absoudre ici bien les socialistes du repro-
che d'insincéri té, car ils possèdent sans doute assez d'ha-
bileté de pensée, pour se rendre compte de quelles ma-
nœuvres vexatoires, ils se rendent coupables, en voulant
prouver qu'au travail seul est dû tout le produit de la
production.
Mais personne, mieux que les socialistes, ne peut nous
démontrer que le travail sans le capital ne produit au-
cune valeur, qu'il ne doit par conséquent pas revendi-
quer seul tout le résultat de la production ; et cela pré-
cisément quand ils veulent prouver que le capital n'ayant
aucune part dans la production des valeurs, il ne doit
pas participer à leur partage. C'est ainsi que\ix3Iûn-
chener Post veut démontrer, — pour nous servir de la
savantasserie socialiste qu'elle emploie, — que la pro-
priété est une catégorie juridique et non économique.
Le travail, dit-elle, n'est l'unique source de la richesse,
qu'en tant qu'il s'agit de l'homme ou de la société hu-
maine. S'il s'agissait seulement de la production natu-
relle, il en serait autrement. Or l'homme peut bien mo-
ditier les différentes situations du monde. Pour que le
travail bénéficie du revenu complet, il faut abolir la
propriété et ses moyens de production, et particulière-
ment la propriété foncière (1). 11 faudrait donc débuter
par un acte de violence. Mais quel serait le résultat?
Tout enfant sait que la production totale appartient à
celui qui possède les moyens de production et qui fait
le travail, à celui qui est capitaliste et ouvrier. Qu'arrive-
t-il si les deux sont séparés ? Chaque enfant vous dira
encore qu'une partie appartient à l'ouvrier, et une partie
à celui qui est propriétaire des moyens de production.
Très bien, mon enfant. Mais si ce propriétaire est l'état
social lui-même ? Dans ce cas, il a droit à la portion qui
reviendrait au capitaliste. Ce n'est donc pas l'ouvrier
socialiste qui reçoit cette portion? Non, cela ne se peut,
{\)MunGhener PostfS février 1891.
l'économie du capital 123
car l'état social lui aussi doit pouvoir faire face à ses
dépenses, el par conséquent avoir sa part de revenu..
Quand même il n'en aurait pas besoin, on ne peut don-
ner cette part à l'ouvrier, parce qu'il n'a droit qu'à ce
qu'il a gagné. Ainsi raisonne l'intelligence de l'enfant.
C'est pourquoi le raisonnement de Marx est faux, quand,
dans sa critique du Congrès démocrate socialiste, il pro-
clame que ce premier principe : le travail est la source
de toute richesse, se trouve dans tous les abécédaires (1 ) .
S'il entend par là, les abécédaires du socialisme, nous
l'adme ttons, mais ceux de l'intelligence saine l'ignorent.
Celle-ci souscrit seulement à ce que Marx a dit avec une
clarté merveilleuse au même endroit: que le travail
n'est pas la source, — il veut dire l'unique source, —
de toute richesse, que la nature aussi bien que le travail
est la source de toutes les valeurs d'usage (2).
'^ Ce qui est vrai, c'est donc précisément le contraire de s. - Le
, . ,. . , . y^ ' i j mode de pro-
ce que le socialisme a enseisfne lusqu a présent, quand duction ca-
^ . o j j i ^ X pitalisfique
il prétend que la question de l'influence du capital sur la ^st une loi
, . . économique
formation de la valeur est simplement une question ju- "atnreiie.
ridique, et non une question économique. Quant à la
question de droit, à savoir à qui appartiennent les
moyens de production, celle-ci a tout aussi peu à faire
avec elle, que le rapport économique de capital et de
travail avec la question de savoir d'où provient, dans les
moyens de production, la raison juridique de la pro-
priété. Que le capital se trouve aux mains de proprié-
taires privés, ou qu'il appartienne à une société ou à l'é-
tat, ceci rentre dans le domaine du droit.
11 est inutile d'entrer dans de plus grands détails à ce
sujet, après avoir démontré que l'institution actuelle-
ment existante de la propriété particulière ne peut être
changée sans violation de ce qui a été fixé par le droit
naturel. Mais que l'ordre social actuel soit conservé ou
non, la production économique reste la même. Dansl'é-
(1) Neue Zeit., IX, 563. Blum, Lilgen der Socialdemokratle, 49.
(2) Ibid.
i24 LA SOCIÉTÉ CIVILE
tat social futur aussi, la part que le travail aurait dans
la production de la valeur ne serait pas plus grande que
maintenant, et celle du capital pas moindre. Car ce sont
des rapports économiques basés sur la nature delà pro-
duction^ et celle-ci, personne ne peut la changer. On
orienterait peut-être davantage, peut-être ne le ferait-
on pas non plus, la répartition des valeurs produites,
en faveur du travail. On pourrait le faire, car, comme
nous l'avons déjà dit à diverses reprises, c'est une ques-
tion de droit. Mais pour cela, le règne du socialisme
n'est pas nécessaire, il suffit que les seuls principes du
droit chrétien et du droit naturel soient victorieux.
Que les gens qui sont toujours prêts à nous blâmer se
convainquent bien que notre insistance pour une répar-
tition plus juste et plus équitable des valeurs produites,
n'a rien à faire avec le socialisme. Les vrais socialistes
ne veulent justement pas entendre parler de répartition ;
ils demandent tout pour eux. Par suite d'une confusion
bizarre d'idées peu claires, ils veulent tout enlever au
capital, l'existence juridique aussi bien que l'influence
économique sur la formation de la valeur. Dans l'attente
anxieuse de pouvoir créer un état social où le travail
seul absorbera tout le résultat de la production, ils font
fureur contre le mode de production capitalistique,
comme ils disent ordinairement, fureur dans laquelle,
ils ne savent pas même ce qu'ils veulent, ni ce qu'ils ne
veulent pas. A part la terreur des terreurs pour eux, les
policiers secrets, ils ne connaissent rien qui leur inspire
autant d'horreur et de dégoût que l'expression que nous
venons de citer. Mais c'est une nouvelle preuve de la
puissance terrifiante qu'exercent chez eux des mots d'or-
dre mal compris. Ils ont assurément raison de se plain-
dre que le capital leur a fait du mal pendant longtemps ;
mais vouloir pour cette raison condamner le capital lui-
même, ou vouloir l'abolir est aussi bizarre que si un
enfant en colère brise le couteau avec lequel il s'est
coupé. Encore une fois, le capital est nécessaire pour la
l'économie du capital 125
production et pour lactivité économique, peu importent
les mains dans lesquelles il se trouve. C'est pourquoi
aucun changement dans la constitution de la société, au^
cune transformation de la propriété commune, ne mo-
difiera la production ou ne procurera au travail une si-
tuation entièrement indépendante. Qu'on perfectionne
la production par l'introduction de nouveaux moyens
auxiliaires^ qu'on abolisse les abus dont l'ouvrier est
victime, qu'on fasse une répartition plus équitable du
revenu provenant des entreprises, nous le désirons
aussi. Mais ce qui ne change jamais, ni ne pourra jamais
changer, c'est la nécessité du capital et les rapports so-
lidaires entre le capital et le travail.
Parler contre le mode de production capitalistique
comme tel, serait une pure perte de temps. Il s'agit en
effet ici d'une loi économique naturelle, qu'on ne peut
faire disparaître du monde avec du pétrole ou de la dy-
namite, et encore bien moins avec des phrases. Ces pa-
roles insensées et exagérées insurgent les pauvres ou-
vriers contre une institution sans laquelle eux-mêmes
seraient voués à la ruine, et les éloignent de ceux qui
seraient prêts à se consacrer à leur juste cause. Mais
comment un homme sensé pourrait-il faire cause com-
mune avec eux, s'ils basent tous leurs efforts pour amé-
liorer leur situation, sur des idées fantaisistes et sans
consistance? Comment un ami de la justice pourrait-il
les soutenir, s'ils veulent commettre en leur faveur cette
même injustice dont ils se plaignent si amèrement tant
qu'ils en souffrent ? Qu'ils ne touchent donc pas à l'or-
ganisation économique juridique et sociale, et ils auront
bientôt le monde tout entier pour eux. Il y a plus de
cœurs compatissants qui battent en leur faveur, qu'ils
ne le croient ; mais il faut qu'ils leur donnent la possi-
bilité de les aider. Ce ne sera pas difficile ; du moins
autant que faire se peut sur cette terre qui est et restera
une vallée de larmes. La première condition est d'ac-
cepter des conseils ; car il n'y a pas de doute qu'on
6 . — La na-
ture de la
production ca-
pitalisliqup
126 LA SOCIÉTÉ CIVILE
puisse arriver à une répartition plus juste de ce qu'ils
produisent eux-mêmes ; et le fait s'est réalisé plusieurs
fois dans ces derniers temps. Elle se fera encore d'une
manière plus avantageuse pour eux, s'ils ne s'écartent
pas du droit, et s'ils ne demandent rien qui soit contre
les lois de la nature.
La même requête et le même avertissement s'appli-
quent non seulement aux socialistes, mais aussi à ceux
hfmome:''^"'^' coutre qui ils dirigent leurs attaques principales, contre
leurs protecteurs en paroles et contre leurs amis. Per-
sonne ne niera plus aujourd'hui que les partisans de
l'école libérale sont très coupables d'avoir, par les opi-
nions fausses qu'ils ont répandues dans le monde, été
cause que le socialisme, le plus crédule de ses disciples,
fasse courir à cette heure un tel danger au monde. Que
personne ne cherche le véritable motif de sa naissance
dans des faits isolés, ou dans des milliers de faits.
Comme secte, le socialisme ne s'explique pas par ces
preuves innombrables que Marx et Schippel nous of-
frent de la misère de la classe ouvrière, et parla dureté
des classes qui possèdent. Celui qui le considère seule-
ment comme la réaction contre un traitement oppres-
sif, ne comprend pas sa véritable signification. Par sa
nature, le socialisme est une fausse doctrine qui doit
être considérée non comme l'opposé de la philosophie
libérale qui l'a précédée, mais comme son complet dé-
veloppement. De même que chaque doctrine sociale
particulière provient du libéralisme, de même il en est
aussi de la conception économique sur laquelle repose
le système tout entier. Le socialisme croit qu'on peut
transformer le rapport du capital et du travail, de telle
manière que le travail absorbe le produit tout entier.
Il tient cela du libéralisme avec la seule différence que
celui-ci applique le principe en faveur du capital. Mais
tous les deux partent de l'hypothèse erronée qu'on peut
transformer artificiellement la nature de la production
économique, ou que la civilisation humaine peut du
l'économie du capltal 127
moins faire de tels progrès, qu'elle prendra d'elle-même
une autre marche. Sur cette funeste illusion reposent
tous ces motifs apparents, avec lesquels on attaque de-
puis longtemps les anciennes doctrines du Christia-
nisme sur le droit, sur la nature, sur le capital et la
production. X\ec elles ont été justifiés tous les change-
ments accomplis dans nos moyens d'acquisition. Tant
que ces preuves illusoires parlèrent en faveur du capi-
tal, ou plutôt de l'argent, il fut complètement inutile
d'élever la voix contre elles.
Tandis que dans les questions économiques, on nous
opposait le silence presque partout où nous invoquions
le droit et la morale, relativement aux offres^ aux de-
mandes et à la concurrence, bref, les lois naturelles,
on faisait une exception dès que nous osions prétendre
que la loi naturelle sur la production de valeur n'ad-
mettait pas de changement. C'était, disait-on, une véri-
table dérision pour les progrès merveilleux des temps
modernes. Grâce à eux, la production a tellement
changé, que maintenant nous sommes capables de faire
du chocolat avec des briques, du vin avec de l'anihne.
Surtout, chose admirable entre toutes, nous avons
rendu le plus productif des objets l'argent que les som-
bres temps d'autrefois avaient considéré comme abso-
lument improductif. Tout ce que nous avions de mie^nx
à faire était donc de nous envelopper dans le silence, et
de ne pas entraver, avec des théories vieillies, la mar-
che victorieuse du capital ; d'ailleurs cela n'eût servi
de rien, sinon à rendre son triomphe plus glorieux. Eh
bien, ce triomphe a duré assez longtemps, et les tré-
sors de la terre tout entière y ont été traînés. Et voilà
qu'au moment môme où il touche à sa fin, il menace de
dégénérer en une défaite inouïe. A Rome, quand le
triomphe montait vers le Capitole, on conduisait les
captifs dans la prison Mamertine ; et pendant qu'au
sommet de la colline le triomphateur offrait sur l'autel
de Jupiter le sacrifice solennel, en bas, coulait le sang
128 LA SOCIÉTÉ CIVILE
des victimes enchaînées. Cette fois, il semble presque
que le vainqueur va subir le sort du vaincu, et que le
grand cortège triomphal de l'argent va finir par un sa-
crifice terrible. En tout cas, il a déjà transformé sa vic-
toire en une défaite morale générale. On ne pèche pas
impunément contre les lois immuables de Dieu et de la
nature. Nous souhaitons de tout cœur que cette défaite
s'arrête au point où elle en est, et qu'elle n'aille pas jus-
qu'au châtiment sensible. Le capital s'est déjà attiré un
dommage immense en suivant les doctrines modernes.
Cette punition devrait lui suffire. En somme, l'avantage
du monde est que le coupable s'amende, et il le pourrait
d'autant mieux qu'il a pu devenir prudent à ses propres
dépens, et apprendre que le mode de production capi-
talistique reste toujours le même malgré toutes les
améliorations particulières et extérieures qu'on peut lui
apporter.
Or, si les bases fondamentales de la production éco-
vEguse Âl nomique ne sont pas susceptibles de changement, les
'%riducuon' priucipcs sur la nature de la production, en d'autres
capitahstique. ^gpj^gg jgg p^jncip^g gQp ig capital, l'argcut, l'intérêt et
l'usure, n'y sont pas non plus. On croit fréquemment
rendre au Christianisme, Dieu sait quel service de Sa-
maritain, quand on cherche à excuser tant bien que
mal l'Église à cause de sa doctrine sur Tintérêt et sur
l'usure. Nous n'avons pas de motif pour douter de la sin-
cérité, de la bienveillance et de la vraie compassion de
ceux qui essaient d'arrêter des agressions hostiles, par
cette explication donnée ordinairement, qu'il ne faut
pas juger les anciens temps d'après les moyens d'ac-
quisition du nôtre, tellement ils sont différents. Ils
pensent que si on s'était jadis douté de la facilité avec
laquelle nous pouvons maintenant faire circuler notre
argent et du développement grandiose, inouï, de notre
situation morale, économique, l'Église n'aurait certai-
nement jamais émis ces opinions malheureuses qui lui
ont tant fait d'ennemis. 11 faut entendre ces opinions
7. — La
l'économie du capital 129
i'après l'époque qui les a vu naître, et considérée ainsi,
cette doctrine est parfaitement justifiable. Aujourd'hui
elle est devenue absolument insoutenable. D'ailleurs
l'Église elle-même y a renoncé et ne nous enchaîne plus
3ar elle. Ainsi parlent ces apologistes. D'eux aussi l'É-
glise pourrait dire : « Vous me faites de beaux conso-
lateurs ! Croyez-vous donc que Dieu ait besoin de votre
mensonge, pour que vous lui imputiez vos ruses ?
Est-ce que vous voulez vous substituer à lui pour juger
à sa place? » (1).
En vérité, c'est d'un exemple dangereux si les pro-
pres défenseurs de l'Église en viennent à n'accorder à
ses doctrines qu'une valeur de temps limitée. Qu'y
a-t-il encore qui soit durable? Et qu'y a-t-il encore qui
soit certain, si l'on tire les dogmes de la foi chrétienne
exclusivement d'hypothèses historiques arrangées pour
s'en servir à sa guise, hypothèses qui d'ailleurs sont on
ne peut plus contraires à l'histoire. Quelle différence y
a-t-il alors entre cette défense de l'Eglise et cette his-
toire des dogmes, cette critique historique par laquelle
le Protestantisme moderne distille tellement le vin du
Symbole, et le mélange avec tant d'éléments conformes
au goût de l'époque, qu'il n'en reste plus qu'un breu-
vage insipide ?
Mais ce qui est le plus bizarre, c'est d'entendre exal^
1er partout ce développement merveilleux de la vie so-
sociale. Tout d'abord, ce sont des lamentations sur la
situation intolérable dans laquelle nous vivons. Mais à
peine a-t-on parlé de l'enseignement de l'Église, que
tout se change en hymne pour célébrer le développe-
ment grandiose du présent. Eh bien! l'Église ne doit
pas s'écarter de son ancienne doctrine, s'il suffit de
penser à elle pour tarir toute misère sociale, et changer
à l'instant en panégyristes enthousiastes de notre situa-
tion, ses détracteurs les plus acharnés. Il nous semble
,(1) Job. XVI, 2; Xni, 78.
130 LA SOCIÉTÉ CIVILE
que si quelque chose sonne mal dans cette critique de
l'enseignement de l'Église, et si quelque chose est pro-
pre à mieux disposer en sa faveur, c'est précisément
tout ce tapage qu'on fait autour de la splendeur de no-
tre situation sociale. Qui sont ceux qui la trouvent in-
comparable? Nous ne savons; mais si ceux-là recon-
naissent dans l'enseignement de l'Église un obstacle à
la réalisation de leur idéal, c'est déjà pour elle une re-
commandation qui n'est pas à dédaigner. Une fois pour
toutes l'enseignement de l'Église sur l'intérêt et sur
l'usure est bien au-dessus de toutes les situations éco-
nomiques des temps anciens et modernes.
Nous venons de nous convaincre que, abstraction
faite de l'abolition d'abus et de l'amélioration dans les
moyens d'acquisition, les bases fondamentales de la for-
mation delà valeur ne peuvent jamais subir de change-
ment. Que nous possédions aujourd'hui des moyens
d'acquisition qu'on n'avait pas autrefois, nous le savons;
que ceux-ci aient leur côté défectueux, nous le savons
tous également, de même que nous n'ignorons pas qu'il
y avait autrefois dans l'acquisition beaucoup de secours
et de préservatifs que nous n'avons plus aujourd'hui.
Mais personne, parmi les connaisseurs de la situation
ancienne et moderne, ne nous blâmera si nous préten-
dons que, tout compte fait, les choses d'autrefois le cè-
dent très peu aux choses d'aujourd'hui. Sans doute celui
qui se peint les anciens temps sous des couleurs horri-
bles, et pense avec Bastiat que pour un habillement qui
coûte aujourd'hui le salaire de vingt journées de travail^
un ouvrier du temps de Luther aurait dû travailler de
trois cents à quatre cents jours (1), secouera la tête avec
incrédulité. Qu'il le fasse s'il veut, c'est qu'il a des mo-
tifs pour cela. Une telle ignorance mérite de la compas-
sion pour celui qui en est la victime. Ce n'est pas avec
de telles crécelles qu'on nous effraie aujourd'hui. Depuis
(1) Bastiat, Harmonies, Ghap. VIII.
l'économie du capital 131
qne nous avons appris à suivre la véritable histoire,
nous sommes devenus extraordinairement froids à l'en-
droit de tels récits fantastiques, presque aussi froids que
nos ancêtres eux-mêmes.
Au déclin du moyen âge, il y eut aussi, comme Hugo
de Trimberg nous le raconte (1), des enfants à l'esprit
si précoce, qui, lorsqu'ils avaient réussi à manger un
œuf dans un premier tour d'escapade, sentaient déjà
leur pousser des ailes dans le dos. Ils commençaient
alors à jeter un regard de pitié sur leur père qui s'était
traîné à terre si péniblement. Mais le père n'en voulait
pas au blanc-bec et se contentait de dire dans sa bonne
humeur inépuisable : Quand même on mettrait mille
poules sur un œuf, elles ne parviendraient pas à le faire
éclore en huit jours .(2). Nos pères n'auraient peut-être
pas répondu autre chose que ces petits proverbes à tous
nos discours sublimes sur les moyens d'acquisition ré-
cemment découverts.
Ces anciennes maximes ont souvent un son très pro-
saïque. Néanmoins elles cachent en elles plus d'écono-
mie nationale saine que beaucoup de gros volumes.
Aujourd'hui, nous nous vantons de faire produire à
l'argent des résultats dont on n'avait aucune idée ja-
dis. Mais reportons-nous aux temps anciens. Suppo-
sons que nous sommes en face de nos pères avec cette
sagesse, et que survienne un négociant d'autrefois, qui
lui aussi savait comment employer l'argent, un Fugger
ou un Welser d'Augsbourg par exemple, je suis sûr
que dans sa sèche philosophie, il nous demanderait
simplement en souriant : Est-ce que chez vous les ome-
lettes poussent à la place des pommes de pin ? Est-ce
que chez vous les poules pondent des œufs ayant cent
jaunes? Avez-vous trouvé l'art de faire éclore des petits
poussins avec des œufs qu'une poule n'a pas pondus ?
Est-ce que chez vous, le blé rapporte trois fois l'an ?
(4) VII° voLConf. XVII, 4.
(2) Sailer, Weisheit auf der Gasse (1819, XX, I, 28).
132 LA SOCIÉTÉ CIVILE
Franchement, ne rougirions-nous pas devant lui ? En
s'exprimant ainsi, n'aurait-il pas touché le juste point
de la Ibrmation de la valeur, tandis que nous, avec nos
expressions savantes, nébuleuses, nous ne faisons
qu'obscurcir le véritable état de la question?
En quoi peuvent nous rendre plus riches tous les
moyens de commerce et d'échange, les établissements
de crédit, les banques, les concurrences, les libertés, les
bourses, si les sources de production dans lesquelles
nous puisons les moyens de transaction, c'est-à-dire la
nature et le travail, restent toujours les mêmes ? INous
avons des chemins de fer, des machines, des bateaux à
vapeur et des fabriques en quantité innombrable, peut,
être même beaucoup trop. Avec de la fortune en papier,
avec du crédit et des emprunts, nous acquérons une
morgue devant laquelle nos pères se signeraient. Nous
sommes bouffis d'orgueil avec notre argent dont nous
ne savons que faire, avec le gain colossal que nous
tirons de nos dettes. Mais chose bizarre, dans tous les
livres que j'ai lus, je n'ai pas souvenance d'avoir ren-
contré une seule fois le seul mot dont nous devrions être
fiers, le seul avec lequel on peut remédier à tout et qui est
celui-ci : Nous avons plus de pain que nos pères. Ce mot,
l'optimisme le plus désespéré n'ose pas le dire, et c'est
pourquoi je crains bien qu'avec nos discours creux sur le
progrès et la richesse, nous ne puissions que difficile-
ment tenir tête aux anciens, qui, avec leur sens pratique,
nous battent avec ce seul petit mot dans la tenue du
ménage : l'homme ne vit pas du superflu (1). Et vous,
nous diraient-ils, vous voulez vivre d'argent ou même
de simples valeurs ? Mais partout le pain est bon à
manger ; il suffit d'en avoir (2). Eh bien ! les anciens
avaient au moins du pain, personne ne leur contestera
cela. Il esta présumer qu'ils Tout mangé aussi. Nous
(1) Kœrte, Sprkhwœrter der Deutschen^ (2) 5307.
(2) Dûringsfeld. Sprichw. der german. und roman. Sprachen^ II, 272,
N'^ 494.
l'économie du capital J33
n'examinerons pas si nous le mangeons meilleur qu'eux.
Mais ce qui est certain, c'est qu'il doit croître partout.
Or l'endroit où il croît le mieux est celui où on le cul-
tive le mieux. Du moins, il en était ainsi dans les temps
où l'enseignement de l'Eglise sur l'intérêt et sur la foi
chrétienne dominait le monde. C'est de ce fait seul
qu'est sorti l'enseignement de l'Eglise.
On ne peut donc pas considérer celui-ci comme le lu-
mineux reflet des pitoyables situations économiques
qu'on imputait jadis au moyen âge. D'ailleurs nous se-
rionsreconnaissan ta quiconque voudrait élargir notre ho-
rizon scientifique et exaucer une prière que nous faisons
depuis longtemps, celle de nous indiquer un seul doc-
teur de l'Eglise qui ait amplifié ou fondé le dogme chré-
tien sur les rapports économiques de son époque. Quel-
que défectueuses que soient nos connaissances scolasti-
ques, nous croyons néanmoins pouvoir douter de cette
possibilité. En tout cas, nous voulons attendre la preuve
contraire. Et puis, quand même il s'en rencontrerait un,
on n'aurait encore rien prouvé contre le dogme. Car par
là même qu'une doctrine de l'Eglise est faussement ou
faiblement motivée par un docteur, elle ne cesse pas
d'être ce qu'elle est, c'est-à-dire une vérité inébranlable
et immuable^ au-dessus des probabilités ou des hasards
du temps. Et c'est le cas ici. Ce n'est pas une hypothèse
économique qui ne tient plus debout aujourd'hui ou qui
était déjà fausse dès le début, qui a donné naissance à
la doctrine de l'Eglise ; ce ne sont pas des manipulations
économiques, d'adroites manœuvres de banquiers,
ou des rapports extérieurs de relations et de transac-
tions qui la créent ou changent quelque chose en elle ;
mais seule la base immuable, éternelle de la Révélation
divine et du droit naturel, seule la conception du capital
et de la formation de valeur qui est vraiment admissible
au point de vue philosophique, juridique et théologique
forment son point de départ et son rempart éternel.
134 LA SOCIÉTÉ CIVILE
^- -^?|- Arrière ces défenses incomplètes qui, pour sauver
sons des dit- ^ i " r
itères^^vtr ^'Eglisc, Sacrifient sa foi. L'Eglise n'a pas besoin d'excu-
ceSaUèrc? ^^^ ct n'acccple pas de compassion. Elle veut qu'on pro-
fesse ouvertement sa doctrine et qu'on reconnaisse sin-
cèrement que, sous ce rapport aussi, elle a su préserver
de la honte et de Terreur la vérité à jamais immuable,
gardant ainsi dans son sein le salut de la société. Elle a
toujours eu à cœur ces deux choses. Pour dégager la
vérité, elle a jadis exprimé sa doctrine de la manière la
plus décisive. Et si, dans les dernières dizaines d'années
qui viennent de s'écouler, elle a usé de retenue et de
ménagements, c'était non parce qu'elle avait changé sa
doctrine, car elle ne le pourrait pas, quand même elle
le voudrait, mais parce qu'elle ne voulait pas troubler
davantage ces temps de dissolution générale dans les-
quels se transformaient tous les rapports sociaux, sem-
blable ainsi au général qui laisse passer la surexcitation
de l'armée en déroute, et ne donne ses ordres que lors-
que ses soldats sont en état de les comprendre et de les
exécuter.
Partant de la même considération, beaucoup de dé-
fenseurs de l'Eglise ont cru devoir s'imposer une con-
descendance apparente envers les empiétements du ca-
pital. Leur intention n'était certainement pas de parler
en faveur de l'usure, mais ils y ont été poussés par
crainte d'être un obstacle à un nouveau moyen d'acquisi-
tion, à un progrès peut-être possible dans la production.
Aux époques mauvaises, ils ont agi selon le principe :
« Le prudent se tait parce que les jours sont mau-
vais (1) ». Ces temps, où toute parole était inutile à
priori et courait risque d'aggraver le mal, ne reviendront
plus, c'est plus que probable. Les conséquences de leurs
principes ont rendu le monde plus attentif à la parole
de la vérité. C'est pourquoi, il est désormais de notre
devoir dédire toute cette vérité sans restriction aucune,
(1) Amos V, 13.
l'économie du capital 135
afin que les esprits et les cœurs deviennent plus accessi-
bles, quand l'Eglise, la maîtresse de la vérité, trouvera
le moment opportun pour élever la voix à ce sujet avec
autant de force et de décision qu'elle Ta fait jadis dans
les anciens temps.
^
Appendice.
La doctrine de F Eglise sur le capital, Vintérêt et tusurt
1. D'où proviennent la lutte contre cette doctrine et la difficulté de
la comprendre. — 2. L'idée de valeur dans sa double significa-
tion. — 3. Idée de la productivité économique. — 4. La pro-
ductivité ou la formation de la valeur résulte de faction commune
de la nature et du travail. — 5. L'enseignement de l'Eglise sur
l'intérêt comme dogme de la foi, du droit naturel et du droit posi-
tif. — 6. Sa double base fondamentale. — 7. a) Le côté écono-
mique. Différence essentielle entre argent et capital. — 8. Ori-
gine et nature de l'argent. — 0. Triple valeur de l'argent. —
10. Double signification et idée de l'argent. — il. Degrés dans
f emploi de l'argent. -^ 12. Argent improductif. — 13. Diffé-
rence entre fargent et le capitaf — 14. Risque inséparable du
capital et du travaif — 15. Le capital et le travail ne peuvent
s'accroître indéfiniment. — 16. Combien y a-t-il de facteurs dans
la formation de la valeur? — 17. Notion du capital. — 18. L'ar-
gent, malgré sa productivité apparente, est infructueux en réa-
lité. — 19. La nature organique de l'intérêt dans le capital. —
20. Dommage économique provenant de ce qu'on méconnaît la
nature de l'argent. — 21. h) Le côté juridique. — 22. Nature du
prêt. — 23. L'enseignement de f Eglise sur le prêt. — 24. Ac-
cord du droit civil avec l'enseignement de l'Eglise. — 25. Répro-
bation d'un prêt productif et consomptif, ou de l'usure, de la
part du riche et de la part du pauvre. — 26. Titre de compensa-
tion dans le prêt. — 27. En quoi la vie économique est-elle
changée aujourd'hui? — 28. Diflerence entre intérêt (Zins) et in-
demnité (Interesse). — 29. L'intérêt provenant d'emplois de ca-
pitaux n'est jamais défendu. — 30. Rétribution et salaire. —
31. Nature des emplois de capitaux. — 32. Différence entre prêt
et emploi de capitaux. — 33. Court résumé de renseignement
sur le capital et le prêt. — 34. Usure. — 35. Espèces d'usure. —
36. Devoirs de la législation relativement à fusure.
1 . — D'où
La question sociale oiïre beaucoup de sujets qui n
fuTtfTontre sout pas moius iuiportauts que celui du capital. Mais il
eua%1fficuué u'eu cst aucuu où la plus opiniâtre des passions s'ingère
prendre .^°""' davantage. C'est pourquoi il ne faut pas nous étonner^
si nulle part ailleurs nous ne rencontrons autant de
luttes et de contradictions qu'ici. 11 semble que sur lui
se trouvent concentrés tout lacharnement et toutes lee
l'économie du capital 137
divisions dont la société est le théâtre. C'est ce qui en
fait une question si importante. Nous ne voulons pas
dire qu'elle soit à proprement parler la question fonda-
mentale par excellence. Loin de là, elle il'est que l'ap-
plication des principes que nous avons posés jusqu'à
présent; mais elle est plus importante que toutes les
autres, parce que d'elle résulte si clairement la portée
de plusieurs de ces principes, que c'est seulement ici
que nous pouvons voir sur qui compter dans un essai de
réforme sociale selon les idées chrétiennes. Elle est en
effet la pierre de touche à laquelle on reconnaît l'atta-
chement aux doctrines de l'Église, les seules que nous
voulions démontrer ici, avec toute la fidélité dont nous
sommes capable.
En elle-même, la question n'est pas du tout si em-
brouillée qu'on le pense; ce qui la rend difficile, c'est
la variété incroyable des opinions et des expressions qui
la concernent, ainsi que la façon multiple de les expli-
quer. Nulle part peut-être plus amèrement qu'ici, ne
se venge cette espèce de terreur que le monde ressent,
en présence de toutes les formules de la philosophie, de
la théologie et de la jurisprudence, formules consacrées
par la raison et par la nécessité de la logique, de même
que par une pratique de deux mille ans. Combien de
jeunes gens qui n'ont jamais vu un scolastique, et qui
ne se son t jamais occupés de pénétrer bien profondément
les principes si bien polis et si bien cristallisés de la
jurisprudence et de la théologie, croient piétiner le passé
et le présent, quand ils ont foulé aux pieds les expres-
sions propres au droit et à la morale, comme un fouillis
scolastique dont on ne sait que faire? Or, on ne peut se
passer un seul instant de ces formules et de ces distinc-
tions prétendues inutiles, dès qu'on s'aventure sur notre
domaine. Et parce qu'on ne connaît pas, et qu'on ne veut
pas accepter ces antiques formules, fruit du travail in-
tellectuel d'un grand nombre de générations à l'intelli-
gence subtile^ les seules qui soient justes, on en crée de
vVIÏ
i38 LA SOCIÉTÉ CIVILE
nouvelles dont le seul avantage est de ne pas s'accorder
avec les anciennes. Aucune de celles-ci n'ayant de valeur
générale ne peut, comme c'est tout naturel, avoir d'ac-
ception générale. Et c'est ainsi que chacun se crée sa
propre terminologie, et que chaque jour voit naître de
nouvelles expressions de ce genre. Pour une expression
scolastique, nous en avons mainlenant cinq ou dix nou-
velles, toutes plus barbares et beaucoup moins précises
qu'elle.
Mais ce qu'il y a de plus fâcheux là dedans, c'est que
même les expressions qui sont encore généralement
employées sont comprises différemment, selon les per-
sonnes qui s'en servent (1). Ainsi les unes distinguent
entre valeur d'usage et valeur d'échange. D'autres, au
contraire, rejellent entièrement cette distinction. L'une
considère la valeur d'usage, comme la valeur qu'une
chose a pour l'usage personnel, et la valeur d'échange
pour la valeur qu'elle a sur le marché public, tandis
qu'une autre comprend par valeur d'usage la valeur
qu'on ajoute artificiellement à une chose par l'usage ou
par le travail, et par valeur d'échange, la valeur de la
chose contre laquelle on en échange une autre pour son
propre usage. L'une prend la valeur d'échange dans le
sens de valeur de troc, une autre la regarde comme
synonyme de valeur commutative. Ainsi, les deux se
servent des mêmes mots, mais leur donnent une signifi-
cation fout opposée. Et il en est presque partout ailleurs
comme ici.
Dans une telle disparité de mots et d'idées, toute com-
préhension et toute action d'ensemble cessent comme à
Babel. Si Tunilé et la fixité ne reviennent pas, tous les
efforts pour éclaircir les questions les plus difficiles se-
ront du temps perdu et des forces dépensées en vain.
i.- L'idée La première chose sur laquelle nous avons à nous en-
srdou"bifsi- tendre ce sont les mots bien et valeur. Constamment ces
gnification.
(l) l\œs\er, Grmidlehren der von Adam Smith begrûndeten Volksivir-
thschaftstheorie, 1 sq.
L ÉCONOMIE DU CAPITAL 139
idées apparaissent l'une à côté de l'autre, mais de telle
façon pourtant, qu'on puisse les distinguer facilement.
Quelle valeur a ce bien? Pourquoi ce bien a-t-il telle
valeur? Comment peut-on donner à ce bien une plus
i grande valeur? Ces questions et d'autres semblables
démontrent combien les deux idées se touchent de près,
et comment elles ne signifient cependant pas une seule
et même chose. Le bien est la base fondamentale. La
valeur repose sur le bien. On peut donc se servir à la
place de l'expression bien, de l'expression synonyme,
objet de valeur. La valeur découle de l'objet de valeur^
et doit fout d'abord pour ainsi dire en être extraite. Par
\ebien, ou comme nous disons ordinairement bie?i tem-
poreU nous comprenons toute chose matérielle qu'un
I individu peut s'approprier comme objet d'usage ou
d'usufruit, et capable de former une possession particu-
lière (1). Des choses qui sont communes comme l'air et
la lumière, personne ne les comptera parmi les biens
temporels. Seul ce qui est capable de former une pos-
session particulière porte ce nom.
Ceci posé, il n'est pas difficile de trouver les rapports
qui existent entre le bien et la valeur. Quelqu'un par
exemple possède dans sa prairie une source, qui non
seulement donne de l'eau non potable, mais empêche
même l'herbe de pousser, ou produit une herbe que le
bétail ne peut manger. C'est évidemment un bien sans
valeur pour lui. Il se fâcherait même contre nous, si
nous lui donnions le nom de bien. Mais voici quelqu'un
qui lui démontre que cette eau a des propriétés très sa-
lutaires, et qui lui enseigne la manière de cultiver une
certaine plante dans cette prairie. Aussitôt, le bien com-
mence à obtenir de la valeur à ses yeux. Au bien s'ajoute
la science de savoir l'utiliser, la capacité de l'employer
et d'en jouir, et c'est ce qui lui donne une valeur réelle.
(1) Di^., 37, 1, 1. i ; ]. 3, ^ 2 ; 50, 16, 1. 39, 5; 1 ; 1. 40, Cicero, Ihi-
rod., 1, 1 ; Famil., 43, 30. Cf. August. Sevmo 157, 5; 177, 8 ; De
doctrina christ. ^ 1,4.
140 LA SOCIÉTÉ CIVILE
Comme objet de valeur, le bien n'avait que la capacité
de valeur, mais la capacité d'emploi lui donne la réalité
. de la valeur. La valeur est par conséquent le degré d'uti-
lité plus ou moins grand, qu'un objet de valeur maté-
rielle ou un bien fournit en réalité par l'usage qu'on en
fait.
Mais il est évident que le possesseur taxera la valeur
de cette plante très différemment, selon que le mode de
culture qu'on lui a indiqué, lui donnera une racine sa-
voureuse qu'il servira sur sa table, ou bien une fleur,
ou un fruit dont la nature tinctoriale ou la vertu offici-
nale le met dans la possibilité d'en faire un objet de
commerce. Dans le premier cas, il retire du bien seule-
ment ce qu'il lui faut pour son propre besoin, et ce qu'il
dépense en l'exploitant lui-même ; mais dans le second
cas, il a un avantage durable.
Prenons cependant un second exemple, parce que ce-
lui-ci n'explique suffisammentla question que d'un côté.
Voici quelqu'un qui vient d'entrer en jouissance de l'hé-
ritage d'un parent. Arrive un marchand de domaines qui
lui dit: Je vous achète cette propriété. Que vaut-elle?
Ce qu'elle vaut? dit Fheureux héritier. Elle est évaluée
dix mille francs, et entre nous soit dit, elle les vaut bien,
mais je ne la donne pas. Dans l'intervalle entre l'huis-
sier du tribunal qui réclame mille francs de frais de suc-
cession et de mutations. Mais, pour l'amour de Dieu,
s'écrie le propriétaire consterné , la propriété tout en-
tière ne vaut pas cela; et puis, en la prenant je me suis,
chargé de tant de dettes, que je serai bien heureux s'il
me reste chaque année deux cent cinquante francs. De
cette manière, la valeur de quatre années complètes est
donc perdue d'avance. Ce sont évidemment deux notions
et deux estimations de la valeur complètement différen-
tes l'une de l'autre (1). Selon que le bien est conçu
comme la base d'une utilité toujours fixe, qui ne varie
(1) Cf. Aristot., Po/., 1, 3 (9), 11 sq. ; Eth., 5, 7 10), 5, 6. Thomas,
Eth., \. 5, lect. 12, h.
l'économie du capital J41
pas, ou comme base d'une utilité mobile, changeante,
1 liant toujours croissant, capable d'être renouvelée ou
l'épétée, il en résulte deux manières tout à fait différen-
cies de concevoir ce mot de valeur.
P Ou le comprend dans le premier sens, quand on le
considère comme un lien, un intermédiaire, ou une
égalisation entre un propriétaire et un autre, ou entre
le commencement et la fin de la possession ou de l'ex-
ploitation. Il a le second sens, quand le bien est con-
sidéré comme moyen capable de favoriser l'acquisi-
tion, comme base d'accroissement de son utilité et de
toute espèce d'activité économique entreprise avec lui.
Autre est la valeur d'un objet comme matière destinée
à être consommée, ou à former le point de départ d'un
travail quelconque, et autre est la valeur de cet objet,
lorsque parce travail il a pris une nouvelle forme ou subi
un perfectionnement. Celui qui a cultivé une prairie ne
lui attribuera pas la valeur qu'elle avait quand elle était
en friche. Aucun ouvrier non plus, — car dans le tra-
vail aussi on fait la même distinction, — ne voudra
donner pour la même valeur qu'ils lui ont coûté, le ré-
sultat de son travail ou l'application de sa force de tra-
vail. 11 est facile de comprendre qu'il taxe sa valeur
très différemment, selon qu'il calcule le bien que le tra-
vail a consommé, ou le bien qu'il a réalisé. La question
de la valeur d'un bien ou d'un travail est donc toujours
équivoque. Elle signifie ou bien quelle valeur y a-t-il
dans le travail, dans la propriété? ou bien quelle valeur
peuvent produire la propriété et le travail ? Savoir ce que
le travail et la propriété ont consommé pour être mis
sur pied, et savoir ce qu'ils réaliseront à l'avenir comme
nouveauté et surplus, sont deux questions qui diffèrent
complètement l'une de l'autre et qu'il faut séparer. La
réponse à la première nous fait concevoir la valeur
comme quelque chose de fini, de mort, d'invariable; la
réponse à la seconde nous la représente comme une
chose en voie de formation, vivante, variable.
142 LA SOCIÉTÉ CIVILE
Cette distinction est tellement naturelle, qu'elle a été
faite dès les temps les plus anciens. Aristote l'a déjà
traitée de la manière la plus claire, et le droit romain
l'a également admise sans rien savoir d'Aristote. Aussi
le moyen âge tout entier s'y est-il attaché d'une manière
inébranlable. L'usage du langage observé pendant si
longtemps par la théologie et la jurisprudence est si pré-
cis ; il est si difficile à remplacer, que nous n'avons pas
de raison pour nous en écarter. Tout droit, — mais
qu'avons-nous besoin de droit ici? — toute idée qui pro-
vient de la raison distingue, dans l'emploi d'un bien, un
usage qui est en même temps consommation, etun usage
qui peut se séparer delà consommation du bien (1). 11 y
a certains objets dont on ne peut se servir qu'une fois,
parce qu'ils cessent d'exister avec le premier et seul
usage qu'on en fait (2). Le droit les désigne sous le nom
de biens qui consistent en mesure, nombre et poids (3),
ou, plus exactement, sous le nom de choses qui cessent
d'exister immédiatement par l'usage, de choses dont
l'usage est dans la consommation (4). Tels sont les ali-
ments, les boissons, s'ils servent à leur but naturel, et
particulièrement l'argent, comme nous l'établirons plus
exactement dans la suite. Toutes les autres choses sont
telles que, chez elles, l'usage peut être séparé de la con-
sommation (5), mais que des milliers de fois aussi, les
(1) Celte distinction se rencontre déjà chez Aristote : 'Eo-tî Twv|xèy
ï(Tyjii.TO-j Yi Xpnatç xai oOSiv yiyviTcx.t Tjrxpù. ra'jTyjv irepov , «tt Ivt'wv
3g yr/vâtae, oTov «Tro t«ç or/.oSo|jir/cv3ç oixta Trapà tvîv oîxo§ô|xï3<Ttv {Metaphys.,
8, 8, 0). Et à propos de l'argent, il dit : XpHaiç S'elvat Soxsf p^/jvjpiâTwv
S«7rày/? xat ^ôaiç [Eth., 4, 1, 7).
(2) Res quarum usus est ipsoriun remm consinnptto. Tliomas, 2,2,
q. 78, a. 1; a. 2, ad 2 ; a. 3.
(3) Dig. ,i2, 1, 1. 2, § 1. De là l'expression: chose de quantUê
[Quantitaetssache). D'ailleurs cette expression et l'expression encore
assezfréquente (invente'e par Zasius ?) de choses fongibles, bien qu'elle
soit la plupart du temps factice, ne concordent pas tout à fait avec
l'expression chose de consommation.
(4) OuaB ipso usu consumuntur {Dig., 7, 5, tit. Inst., 2, 4, 2), qiise
sunt in abusii, quœ in abusu consistunt {Dig., 7, 5, L 5, § 2).
(5) Quorum usus non est ipsa rei consumptio (Thomas, 2, 2^
q. 78, a. i ; a. 3). Cf. Dig., 7, 5, 1. 6; 7, 8, 1. 14, § 1 ; 7, 1, 1. 42.
L ECONOMIE DU CAPITAL j 43
deux ont lieu ensemble (1). Ainsi, on peut employer le
bois pour la construction, les pommes de terre pour la
semence, mais plus souvent encore on se sert du bois
pour faire du feu et des pommes de terre comme nour-
riture. Dans ce dernier cas, l'usage et la consommation
ne font qu'un. Mais dans le premier l'usage est distinct
delà consommation. Et ici, il faut bien distinguer la
valeur que la chose prend par l'usage, delà valeur qu'elle
a pour la consommation. Lar valeur qu'elle a pour la
consommation est la valeur fondamentale, la valeur
qu'elle contient en elle, la valeur qu'elle a consommée,
comme nous venons de dire, la valeur d'origine, la va-
leur d'achat, la valeur de nature. Mais la valeur qu'elle
a par l'usage sans la consommation est une survaleur ;
c'est la valeur conventionnelle, la valeur commerciale,
ou la valeur qu'elle a en raison du travail qu'elle a coûté.
Comme toute la doctrine sur les transactions et les rela-
tions commerciales se ramène en théologie, comme en
jurisprudence, toujours à ces expressions, nous donne-
rons désormais, pour éviter toute équivoque, à la va-
leur prise dans le premier sens, le nom de valeur de
consommation, et à la valeur prise dans le second sens,
c est-à-dire à la valeur commerciale, le nom de valeur
d'usage.
11 va de soi que les choses qui n'admettent pas iln
usage distinct de la consommation n'ont pas une double
valeur, mais seulement la valeur de consommation. On
n'a pas besoin d'explication sur ce fait qu'une seule et
même chose peut avoir une valeur ditierente, selon
qu'elle est envisagée sous des rapports différents. Pour
le tanneur, la peau brute a une valeur de consommation,
et la peau qu'on a travaillée pour en faire du cuir a une
(1) Il faut avoir soin de remarquer ici que beaucoup de choses
ont, par leur nature, une valeur tVusacje spéciale, mais n'ofîrent à
beaucoup d'hommes qu'une valeur de consommation. Ainsi, un piano
qu'un paysan gagne dans une loterie, n'a qu'une î;«/eur de consomma-
tion pour lui, tandis qu'il a une valeur d'usage pour un professeur
de piano.
144 LA SOCIÉTÉ CIVILE
valeur d'usage. Mais le même cuir tanné a, pour le re-
lieur ou pour le cordonnier, une valeur de consomma-
lion, et devient pour eux valeur d'usage par le travail
qu'ils lui font subir, en le transformant en reliures ou
en souliers destinés au commerce. Donc l'objection qu'il
nV a point de valeur naturelle, mais que toute valeur
renferme en elle une valeur d'usage est juste^ mais ne
change néanmoins rien à la justesse delà distinction.
Car de ce qu'une valeur envisagée sous un autre rapport
soit une valeur d'usage, cela n'empêche pas le moins du
monde que, mise sur un pied nouveau, elle puisse être
supposée comme servant de base solide, indépendante,
à une valeur d'usage plus élevée, et devienne par con-
séquent valeur de consommation. Ainsi dans le sorite,
la dernière proposition de la première conclusion
devient la première proposition de la seconde conclu-
sion. Ainsi le capitaine est préposé au soldat comme
supérieur, mais subordonné au colonel comme infé-
rieur.
3. _ i.iée Maintenant, la question qui se pose est de savoir
uvùé''ewnSl comment une valeur d'usage résulte de la valeur de
'"^"^* consommation. Le sens de cette question n'est naturel-
lement pas de savoir comment on pourrait tirer une
valeur d'usage d'un bien qui a été consommé. C'est pré-
cisément le tort dont l'usure d'argent se rend coupable.
Sa signification est plutôt celle-ci : à quelle cause faut-il
attribuer qu'un bien obtient une valeur plus élevée, si
on en ftiit usage que si on le consomme ? Ceci nous
conduit à la grande question tant discutée de la produc-
tivité, c'est-à-dire comment la valeur d'usage a pris
naissance, ou, comme on dit souvent tout court, à la
question de la formation de la valeur (1).
Avant de répondre à cette question, il serait oppor-
tun de déterminer d'abord exactement les expressions
{]) Il suffit de faire remarquer une fois pour toutes que dans la
locution formation de valeur, l'ide'e de valeur ne peut avoir, d'après
la nature et d'après la chose, que la signification de valeur tVu^age.
L ÉCONOMIE DU CAPITAL 145
productibililé, produciwité ou rapport. La défectuosité de
nos langues est justement la cause qu'en cette matière,
tant d'obscurités et de contradictions aient empêché la
solution de la difficulté. Nous nous servons toujours
d'un même mot^ et nous oublions combien différente
est la signification dans laquelle nous l'employons. C'est
ainsi que quelqu'un demande si la nature est productive
et un autre si le travail est fructueux. Le premier tient
pour l'affirmative de sa question aussi ferme qu'il nie
l'autre ; le second l'imite et aucun d'eux ne voit que son
adversaire a autant raison que lui. Carie premier con-
çoit, sans s'en rendre compte, le mot productif dans le
sens de capacité de rapport^ ou comme prodiictible , et
le second comprend le mot fructueux de la productivité
réelle, effective, par conséquent dans le sens qu'il porte
des fruits ou en rapporte. De nombreux malentendus
seraient évités, et de vaines discussions seraient épar-
gnées si l'on distinguait toujours exactement entre pro-
ductible et productif, ou entre capacité de rapport et
rapport réel. Ici nous prenoas l'idée de prodiictibilité
comme synonyme de capacité de rapport, et nous l'op-
Iposons au rapport, au rendement qui résulte d'un gain
jeffectif. D'après ceci donc, \^ productibïUté ov\\di capacité
de rapport est la capacité qu'a un bien de fournir des^
valeurs d'usage, et le rapport ou productivïté est la
valeur d'usage effective, réelle qu'on tire d'un bien.
1 La question de savoir si un bien est productible, ca-
îpable de rapport, signifie donc : Le bien est-il de la
'sorte, qu'il donne la possibilité de se servir d'un fruit
qu'il a produit^ sans le détruire lui-même? En d'autres
termes, peut-on séparer dans ce bien, le fruit du tronc,
de telle sorte que le bien, après qu'on s'est approprié le
fruit, reste de sa nature encore propriété du possesseur
lactuel, et que celui-ci puisse avoir en propre le bien
jcomme tel, et le fruit comme tel, séparé, et simultané-
jmentrun à côté de l'autre, comme cela peut avoir lieu
pour les fruits de l'arbre et du champ, et le champ ou
10
146 LA SOCIÉTÉ CIVILE
l'arbre lui-même. Comme on le voit, le sens est le même
que celui de l'expression plus juridique : la productibi-
lité d'un bien est la capacité qu'il a de fournir une va-
leur d'usage, qui n'est pas sa valeur de consommation,
ou la propriété de rendre possible un usage par lequel
le bien comme tel n'est pas consommé, c'est-à-dire ne
se perd pas pour celui qui en fait usage comme prix
de l'usage, ou cesse d'être sa propriété. La productibi-
lité est donc la capacité qu'a une chose de devenir objet
d'un droit de jouissance, bref, la capacité de jouissance,
la capacité d'usufruit, la capacité d'usage complet. Car
l'usage complet, l'usage de jouissance, ou l'usufruit,
ususfructus, se distingue du simple usage ou du simple
emploi, du niidus itstiSj en ce que celui-ci rend seule-
ment possible la possession de la chose sans le fruit
qui en est séparé, tout au plus l'apaisement du propre
besoin (1), tandis que celui-là permet l'usage et la
jouissance du rapport tout entier, mais de telle sorte
que, à côté, la chose elle-même subsiste non consom-
mée et intacte (2). Le droit d'usufruit est donc plus que
la simple utilité, et celle-ci est moindre que celui-là (3).
Le droit d'utilité peut exister sans le droit d'usufruit, et
la capacité de la simple utilité, sans la capacité d'usu-
fruit, peut exister aussi, mais non la réciproque. Dans
le droit d'usufruit est compris le droit d'utihté, dans la
capacité d'usufruit est comprise aussi la simple capa-
cité d'utilité ; mais là où se trouve seulement la simple
capacité d'utilité, là est exclue la capacité d'usufruit (4).
D'où il résulte que toute utilité d'un bien n'est pas
l'usage complet de ce bien. Ce dernier, c'est-à-dire
l'usufruit ou droit de jouissance, est seulement possible
là où le fruit est séparé du bien, où l'utilité est séparée
de la possession, où l'usage est distinct de la consom-
(1) Inst., 2, 5, 1. Dig., 7, 8, L I, § 1.
(2) Dlg., 7, 1, L 1. Inst., 2, 4.
(3) InsL, 2, 5, 1. Dig., 7, 8, L 10, § 4.
(4) Dig., 1, 8, 1. 14, § 1. Vangerow, Pandekten (6), I, 850 sq.
l'écoiNomie du capital 147
mation (1). Et il n'y a qu'un bien qui offre un fruit sé-
paré du tronc ou de tout ce qui peut le porter qui soit
productif. Mais là au contraire où le fruit tout entier
est la chose elle-même, et où l'appropriation du fruit
équivaut à la suppression de la chose, là personne ne
parle de la productivité au sens propre. Ainsi se véritîc
ce que nous soutenions tout à l'heure, que la capacité
de rapport ou la productibilité est la capacité que pos-
sède un bien de donner jouissance ou usufruit, c'est-à-
dire usage plein.
Il n'est peut-être pas superflu de faire remarquer
qu'on doit prendre ici la productivité seulement dans le
sens économique et bien la distinguer de la productivité
physique. Si un champ, par exemple, ne rapporte que
ce qu'on y a semé, il est productif au point de vue physi-
que, mais improductif au point de vue économique.
On voit par là, combien il faut se garder de confondre
des idées d'économie agricole avec des idées économi-
ques proprement dites, chose qui arrive si souvent au
détriment de la clarté dans des questions d'économie
politique. Or, puisqu'il n'y a que le plein usage ou l'u-
sufruit qui soit usage dans le sens propre du mot, et que
la simple utilité ne peut être séparée de la consomma-
tion du bien lui-même, il en résulte que l'utilité qui est
en même temps consommation est, au point de vue éco-
nomique, équivalente à valeur de consommation et à
improductivité, tandis qu'un usage distinct de la consom-
mation, usage par conséquent dans le sens propre et
complet du mot ou jouissance, usufruit, considéré au
point de vue économique, est équivalent à productivité
et à valeur d'usage.
Désormais il est donc facile de répondre à la question : 4._Lai)ro-
Quelle est la base de la productivité ? Son sens est celui- il"'Saiion
ci: A quelle cause doit-on attribuer qu'un bien produise rlsuifediVac-
p « *'°° coraniu-
du rapport, et que des valeurs d usa2;e se torment en ne de la na-
réalité? ^f*^«>'-
(1) Inst., 2, 4, 1. Cf. Dig., 22, 1, 1. 19.
148 LA SOCIÉTÉ CIVILE
D après Qiiesnay, c'est uniquement la nature et par-
ticulièrement la propriété foncière, qui est la cause de
toute productivité. La productrice et la mère de toutes
choses est la nature, dit-il. Le travail est absolument
improductif. Heureux le riche pour qui la nature est
une mère tendre, une nourrice pleine de sollicitude. On
a bien raison de plaindre l'ouvrier de ce que la nature
est pour lui une marâtre. Comme l'enfant dont la mère
vient d'expirer, c'est en vain qu'il cherche de la nourri-
ture sur son sein glacé. Cependant c'est là une réalité à
laquelle il faut se rendre. Il n'y a rien à faire contre la
nature ; nous devons tous vivre d'après elle. Tel est à peu
près le système qui a reçu le nom de Physiocratisme.
Cette vue pouvait paraître naturelle au médecin de
Louis XV, au contemporain de Voltaire et de Rousseau,
d'Helvétius et de La Mettrie ; aujourd'hui il serait su-
perflu de la réfuter.
Mais comme un extrême en produit toujours un au-
tre, il en fut de même cette fois. Dans son exclusivisme,,
le Physiocratisme occasionna nécessairement un sys-
tème industriel tout aussi exclusif. Cette même société
qui avait poussé le naturalisme jusqu'aux extrêmes éleva
les esprits qui, à dessein et consciemment, nièrent toute
nature, et proclamèrent l'homme maître exclusif et
absolu du monde, ne devant qu'à lui seul tout ce qu'il a
et tout ce qu'il est, et n'ayant aucune obligation à l'égard
d'une puissance quelconque en dehors de lui. Ce ne fut
donc pas par hasard, mais c'est un événement dont doit
tenir compte la philosophie de l'histoire, si ce système
qu'on appelle l'individualisme, qui a eu grand succès à
l'époque de la Révolution, et qui est encore très vivace à
l'heure actuelle, a été le prélude de la tourmente révolu-
tionnaire. Au fond, Adam Smith, son père, a plutôt mis
à l'arrière-plan qu'il n'a nié, rinfluence des causes na-
turelles pourl'augmentation de ce qu'il appelait richesse
nationale. Lui-même était un esprit trop perspicace,
pour laisser passer une telle défectuosité. Autant que:
l'économie du capital 149
nous le sachions du moins, il ne fait passer nulle part
le travail pour l'unique source de la valeur. Il l'appelle
seulement l'unique mesure générale et exacte de la va-
leur (1). Mais ses successeurs n'avaient point son intelli-
gence et firent deson exagération de l'importance du tra-
vail uneabsurdité complète. Nousavons déjàvujusqu'où
les socialistes la poussent. Pour eux, le travail est la
source de toute formation de valeur et de toute produc-
tivité, bref, il est l'unique et entière cause de toutes les
valeurs d'usage. Chose curieuse, c'est qu'en cette ma-
tière, on s'en rapporte parfois même aux scolastiques,
qu'on traite pourtant d'ordinaire avec tant de dédain.
Sans doute, il est vrai de dire que ceux-ci estiment bien
haut le travail ; mais il est absolument faux qu'ils le con-
sidèrent comme étant la seule cause de toute producti-
vité (2). Ils enseignent juste le contraire (3). Sans doute
quelques-uns parmi eux distinguent, outre ces fruits que
produit en partie la nature seule, en partie le travail de
concert avec la nature, des fruits dont l'origine est due
au travail seul (4). Mais ceux-ci forment de rares excep-
tions. D'autres se contentent seulement d'établir deux
espèces de fruits de production, les uns pour lesquels
la nature exerce une grande influence, les autres pour
lesquels c'est le travail (5).
11 est donc commun à toute espèce de formation de
valeur que la nature et l'activité humaine y aient leur
part, quand même c'est d'une manière différente (6).
(1) Adam Smith, Inquiry intothe wcalth of nations, I, ,5 (Rogers,
1869, I, 38; Cf. 1,34,197).
(2) Thomas (3. d. 37, q. 1, a. 6 ad 4) dit seulement que celui
qui, par le prêt, devient possesseur de la somme prêtée, a pour lui
le gain qu'il obtient par son travail, puisqu'il est à la fois capitaliste
et ouvrier. Il s'agit donc de la question de droit, non de la ques-
tion économique. Cf. infra, Nr 31.
(3) Banes, 2, 2, q. 77. a. 2, ad 1 : circa secundum. Billuart,Dc con-
tract., d. 5, a. 2, prob. 2. Azor, InslU., III, 1. 10, de camb., c.4, q. 4.
(4) Sylvester, v. fructus 1. — Fumus, Armilla, v. fructus 1. —
Billuart, De jure, d. 8, a. 9, not. 2. — Pichler, Jus can., 2, 12, 5.
(5) Laymann, ThcoL mor., 1. 3, tr. 3, c. 3, 2. Lessius, J. etj., 1. 2,
c. 12, 110. Cf. Zoesius, Comm. in, Dig., 41, 1, 62 ; 22, 1, 40.
(6) Antonin, II, t. 1, c. 7, § 16. Cf. Ghrysost., In Gènes, hom., 41, 1,
150 LA SOCIÉTÉ CIVILE
Dans chaque valeur d'usage est contenue non seulement
une valeur naturelle, mais aussi une valeur de travail.
Par conséquent, la valeur de consommation doit tou-
jours être plus grande que la simple valeur d'usage ,
même dans les soi-disant fruits naturels qui, dans l'art
et dans l'industrie en particulier, exigent au moins le
travail de les recueillir et de se les approprier. Pour
cette seule raison déjà, l'argent qui ne contient aucun
travail ne peut pas avoir une valeur d'usage. « Un mou-
lin qui ne marche pas ne moud point de farine (1) », dit
le Hollandais pratique. Notre peuple aussi, qui sait
cela, a ce petit proverbe : « Champ non cultivé
porte rarement de bon blé (2) ». Il ne croit pas à la
possibilité d'une valeur d'usage, même de biens pro-
ductibles sans adjonction de travail. Ce n'est que par
l'union des deux qu'il attend du rapport. Il est comme
le Sicihen qui fait ainsi parler la terre : « Donne-moi
afin que je te donne (3) ». C'est pourquoi nos ancêtres,
plus prudents que tous les physiocrates et les indus-
triels ensemble, avaient coutume de dresser leurs en-
fants avec ce petit proverbe : « Le pain ne vient pas
seul, il faut le gagner (4) ». Et, si nous ne faisons pas
erreur, ils se tiraient mieux d'affaire que nous, qui,
croyant fièrement avoir découvert d'autres moyens de
formation de valeur, avons perdu la patrie du pain et
appris à connaître à fond celle de la faim.
Mais tout travail de l'homme qui ne tombe pas sur
un terrain productible est inutile. La productivité sup-
pose la productibilité. Le travail de l'homme n'est pas
créateur par lui-même. Là où la force pour le rapport
ne se trouve pas déjà contenue dans la nature, là le
BasiL, In ps., 32, ii. 9. Ambros., In Luc, 1. 5 (Paris, J603, III, 90,
c). Léo XIII. V. Gonf. XIII, 10.
(J) Wander, Deutsches Sprichwœrterlexikon, HT, 754, Nr 71.
(2) Dûringsfeld, Sprichw. dcr german. und roman. Sprachen, l, 5,
Nr 618.
(3) Ibid., II, 373, Nr652.
{k)Ibid., 1, 321, Nr618.
l'économie du capital 151
travail est tout aussi improductif que si on voulait ex-
traire du vin ou de l'huile des pierres. Toute valeur du
travail consiste donc en ce que celui-ci fasse du bien en
question l'usage auquel il est destiné, ou au moins apte
par la nature. C'est la raison pour laquelle un travail
purement intellectuel peut produire un rapport plus sai-
sissable, et souvent plus grand que l'activité corporelle.
Car il peut se faire que cela n'arrive que par la recher-
che et la connaissance de circonstances, de lieux, de
moyens par lesquels la productibilité naturelle se trans-
forme en productibilité réelle, ou par le déplacement
d'un objet d'un endroit où certaines circonstances le
rendent inutile, pour le porter dans un autre où il pro-
duira de lui-même de l'utilité.
Par conséquent, sans l'homme point de rapport, mais
point de rapport non plus sans la nature. L'homme ne
peut pas créer. Il ne peut qu'utiliser ce qu'il y a dans la
nature (1). Par lui, ce qui était productible dans la na-
ture devient productif. C'est ainsi que la nature est sou-
mise à l'homme, mais que néanmoins l'homme dépend
d'elle. Les deux sont astreints l'un à l'autre ; les deux
agissent de concert dans toute formation de valeur, et
cela d'une façon si harmonieuse et si étroite, qu'il est
impossible de faire une séparation entre leur part mu-
tuelle (2).
Nous devions commencer par exposer ces principes 5. - loo-
r^A ' !• ^1 ' ' 1 n seignement de
généraux, pour expliquer 1 opmion sur laquelle repose rÉguse sur
il' • 1 ï • !»• « ^ A< . 1? 1-1 1 l'intérêt com-
II ancienne aoclrme sur 1 intérêt et sur 1 usure. En abor- me dogme do
, . la foi, du droit
clantleur démonstration elle-même, nous déclarons que naturel et du
' ^ droit positif.
iaous n'avons pas l'intention de décider en dernier res-
sort, si l'application des dogmes de l'Eglise à la situa-
tion actuelle, doit être faite comme nous la faisons. Loin
lie nous l'intention d'accuser, ou même d'attaquer
Id'autres qui l'essaient d'une autre manière. Nous ne
ivoulons pas plus usurper le titre d'arbitre suprême en
I (1) Arnold, Cultuv und Recht der Rœmer, 190 sq.
i (2) Aristot., Phys., 7, 2, 5.
1 52 LA SOCIÉTÉ CIVILE
cette matière, que troubler l'opinion et la conscience
des autres. Puissent tous ceux qui pensent autrement
agir comme nous, ce sera le meilleur moyen de sauve-
garder la paix, et de frayer un chemin à la vérité. No-
tre plus grand désir est que, sous ce rapport, les senti-
ments de tous soient conformes aux nôtres.
Nous croyons cependant pouvoir exprimer en toute
sécurité cette opinion, que le passé tout entier a consi-
déré sa doctrine sur l'intérêt comme un dogme aussi
bien de la Révélation que du droit naturel, et comme un
article fondamental commun à tous les droits. Ainsi
Clément V l'a déclaré au concile général de Vienne (1).
Benoit XIV dit sans réserve que d'après tout droit, droit
naturel, droit divin, droit ecclésiastique, d'après l'ensei-
gnement constant, unanime et décisif de tous les conci-
les, de tous les Pères et de tous les théologiens, aucun
doute ne peut avoir lieu à ce sujet (2), et que quicon-
que contredirait cela, contredirait non seulement la
Révélation divine, mais aussi l'opinion commune de
l'humanité et de la raison naturelle (3).
C'est aussi avant tout l'enseignement exprès de l'E-
criture sainte, de l'ancien (4) comme du nouveau Tes-
tament (5), que le prêt d'argent comme tel, c'est-à-dire
aussi bien pour l'objet prêté, l'argent, que pour l'acte
du prêt, aucun supplément ne peut être exigé unique-
ment à cause du prêt. Il est vrai qu'il y a toujours eu
des hommes qui n'ont pas cru trouver dans les passages
cités la doctrine en question ; mais l'Eglise a expressé-
ment décidé (6), que cette parole de l'Evangile, dont
(1) Clemens Y, Approhante Conc. Vienn. (C. ex gravi, § 2. Clem. 5,
o) : decernimus eum velut hœreticum puiiiendum.
(2) Bened. XIV, Syn. Diœc, X, 4, 2.
(3) Id., Constlt. Vix pervenit, 5° (Constit. sel. RomaB 1766, 1,218.
Denzinger, Enchirid., 1322).
(4) Exod., XXII, 25. Lev., XXV, 36. Deut., XXIII, 19. II Esd., V, 7.
Psalm., XIV, 5. Jerem., XV, 10. Ezech., XVIII, 8, 13 ; XXII, 12.
(5) Luc, VI, 34, 35.
(6) Alexandre III, In conc. Later. , III; c. 25 (C. quia 5, X, 3, 19 ; C.
super 4, X, 5, 19). Urban. III, C. consuluit, 10, X, 5, 19. Benedict.
XIV, Syn. Diœc. 10, 4, 5 (I3enzinger, Enchiridion^ 307).
l'économie du capital 153
l'interprétation est la plus attaquée, doit être expliquée
dans le sens précité, et que toute interprétation qui s'en
écarte doit être considérée comme une attaque contre
la foi et l'infaillibilité de l'Eglise (1).
La législation de l'Église dans les conciles et de la
part des papes n'a jamais varié sous ce rapport, et ne
s'est jamais laissé induire en erreur par aucune impo-
pularité et par aucun faux prétexte (2).
Selon l'expression de Benoit XIV, les Pères (3) sont
restés fidèles à l'ancienne doctrine de la Révélation, una-
nimement, absolument et sans restriction aucune (4).
On a parfois essayé de prétendre qu'ils avaient eu seu-
lement en vue cette situation particulière de l'antiquité
à son déclin, où l'usure avait pris le caractère d'une bar-
barie digne des anthropophages. Or, au témoignage du
même pape, cette déclaration n'est pas admissible (5).
De ce que, dans la vie pratique, tel ou tel Père cherchait
à régler en toute charité une affaire d'usure, ou du
moins à réduire les exigences les plus démesurées à une
mesure possible (6), on ne peut pourtant pas conclure
sérieusement qu'il ait autorisé l'usure en théorie. Avec
ce même principe, on pourrait tout aussi bien considé-
rer comme le défenseur de l'usure le pauvre diable qui,
dans sa misère, s'en va chez l'usurier et lui emprunte à
un taux usuraire de l'argent qu'il n'est pas capable d'ob-
tenir des gens honnêtes à des conditions équitables.
(1) Bened. XIV, Syn. Diœc, 10, 4, 6.
(2) Conc. Nicaen., 1, 17 (c. 2,d. 47 ; c. 8, c. 14, q. 4). — Léo Magnus
(c. 7, c. 44, q. 4). — Alexand. III, Urban III, Innoc. III, Gregor. IX
(tous dans X, 5, 19). Gregor. X, In conc. lugdun., II (c. 1, 2, VI, o, 3).
Glemeiis V, In conc. Vienn. [l. cit.), Conc. Illib., 20. Conc. Arelai., I,
12. Conc. Laodic, 5. V. la collection de Raymond de Pennafort,
Summa, 2, 7.
■ (3) ïertull., Adv. Marc, IV, 17. Lactant., InsiU.,Y, 18 ; Epilomc, 64.
Cyprian, De Uipsis (6), 4. — Ambros., De Tob., 14 (c. 3, c. 14, q. 3);
De hono mortis, 12 (c. 10, c. 14, q. 4). Augiist., Ep., 135, 25 (c. 11,
c. 14, q. 4) ; In pscdm., 36, 3, 6. Hieron., InEzech., 18, 13 (c. 2, c. 14,
q. 3). Basil., Homil. in ps., 14. Gregor. Mag., Ep.,9^ 48.
(4) Bened., Syn. diœc. X, 4, 4. — (5) Ihid., X, 4, 7.
(6) Apollinaris Sidon., Epist., 4, 24.
•^
154 LA SOCIÉTÉ CIVILE
D'après ce que nous venons de dire, il ne peut donc
y avoir de doute sur ce point, que ce n'est pas l'Église
qui a introduit sa doctrine sur l'intérêt et le prêt, mais
que cette doctrine est directement de droit divin (1), et
que c'est nier un article de foi chrétien en la rejetant (2).
L'Église a aussi déclaré expressément qu'elle ne pour-
rait pas abolir ce dogme, quand même elle le voudrait
et qu'elle ne pourrait pas dispenser (3) de l'obligation
qu'il impose, parce qu'elle n'a aucun pouvoir sur la
vérité divine. Dans cette question néanmoins, comme
chacun en sera frappé, les scolastiques affectionnent de
s'en rapporter beaucoup plus au droit naturel qu'à la
Révélation (4), et traitent ce principe non seulement
comme dogme révélé, mais comme dogme de la loi natu-
relle (5). Nous allons examiner sur le champ les motifs
qui justifient cette assertion.
Une chose curieuse, c'est qu'en cette matière, le droit
romain sous l'empire duquel l'usure a causé de si formi-
dables ravages, se place tout à fait au point de vue du
droit naturel (6). Primitivement chez les Romains, le
prêt d'argent n'imposait, même en pratique, pas d'au-
tres obligations que celle de rendre ce qu'on avait
reçu (7). Sans doute cela changea complètement plus
(1) Bened. XIV, Syn. diœc, X, 4, 2 (très décisif). Cregor. a Valen-
tia, Comm. theol., 111, d. 5, q. 21, p. i, § 2. Cf. Viguerius, Inst.,
c. à, § 3, 14. Navarrus, Enchir., 17, 207, Estius, Comm. in sent., 3,
d. 37, § 26. Sylvius, 2, 2, q. 78, a. 1. Schmalzgrueber, Jus canon.,
5, 49, 6 sq.
(2) Lugo, De jure, d. 25, 2, 8. Lessiiis, J. eAj. 1. 2, c. 29, 23. Pla-
tel, Synopsis, III, n. 626.
(3) Alexander III, C. sujier eo, 4, X, 5, 19 (Denzinger, Enchirid.,
307). Antonin, II, A. 1, c. 7, § 2. Schmalzgrueber, 5, 19, 11 sq.
(4) Thomas, 2, 2, q. 78, a, 1.
(o) Bened. XIV, Syn. diœc, X, 4, 2. Soto, De jiist. et jure, 1. 6,
q. 1, a, 1. Salmantic, Mor. tr., 14, c. 3, p. 3. Billuart, De contract.,
d. 4, a. 3, 3. Sylvius, 2, 2, q. 78, a. 1. Schmalzgrueber, 5, 19, 9.
Bânes, 2, 2, q. 78, a. 1, d. 1, concL, 2. Sporer, Decalog., tr. 6, c. 4,
112. Alfonsus, De contract.., 759.
(6) Dig., 2, 14, 1. 17 ; 12, 1, 1. U, i^ 1 ; 19, 5, 1. 24 ; 50, 16, \. 121,
Cod., 4, 32, 1. 3. Cf. Dig., 14, 6, 1. 1, pr.
(7) Nonius Marcellus dans Pauly, Real = Encyckl. des class.
Alterthums, III, 447. Scheurl, Institutionen (8), 255.
l'économie du capital 155
tard, mais malgré cela, la conception fondamentale
continua d'exister comme c'est maintenant de plus en
plus admis par les romanistes (1 ). Autant ils défendent
de prendre intérêt sur le prêt d'argent, comme chose
légitime, autant ils admettent que, sans compter la na-
ture du contrat de prêt (2), l'obligation de payer des
intérêts n'y est pas comprise (3), que celle-ci n'est pas
une partie des obligations dont on s'est chargé par le
prêt comme tel, mais seulement par une nouvelle sti-
pulation ajoutée en dehors de lui (4), et qu'un contrat
de prêt qui a été conclu sans cette condition expresse
doit être considéré comme gratuit (5).
Parler du droit germanique est à peine nécessaire.
Au début, les Allemands n'avaient pas l'usure d'inté-
rêt (6). Après qu'ils eurent embrassé le Christianisme,
ils restèrent d'autant plus fidèles à l'observation de la
loi de nature, qu'ils qe l'avaient jamais abandonnée sur
ce point (7). Dans le droit français, la défense de l'inté-
rêt du prêt avait encore une plus grande importance
qu'en Allemagne^ puisqu'en France elle a été formulée
comme loi nationale jusqu'en 1789 (8).
Ce n'est qu'avec l'explosion de la grande Révolution
dans la pensée et dans la foi, qu'apparut une tendance
à s'éloigner de cette vérité si claire, à laquelle on s'étajt
(1) Rein, PrivatrerJU und Civilprocess der Rœmer,Q2^. W^alter, Ges-
chichte des rœmischen Rechtes (3), II, 239.
(2) Dernburg, Pandekten (2), II, 231. Gœschen, Vorlesungen uher
das Clvilrecht, II, II, 289. Sohm, InstituHonen (4), 274. Baron, Pan-
dekten (7), 72, 470.
(3) Windscheid, Pandekten (7), II, 366. Sintenis, Ctvilrecht (3), II,
93, 96, 519. Mûhlenbnich, Pandekten {2), 374.
(4) Sohm, Institut. (4), 274, 279. Arndts, Pandekten (7), 493. Weiske,
Rechtslex. XV, 390 sq. Scheurl, Institut. (8), 255.
(5) Thibaut, Pandekten (7), II, 295.
(6) Tacitus, Germania, 26.
(7) Schwabenspiegel, § 361, Landfriede von 1235, c. 7 (Zœpfl, Al-
terth. des deutschen Reiches und Rechtes, IIÏ, 398). Phillips, Deuisches
Privatrecht (3), I, 539, Graf und Dietherr, Deutsche Rechtssprichw.,
268 (6, 260-262).
(8j Warnlcœnig und Stein, Franz. Staats =: und Rechtsgesch. II, 526,
Ghéruel, Diction, des Institut, de la Finance, II, 1014.
156 LA SOCIÉTÉ CIVILE
jusqu'alors attaché avec tant de force. Au commence-
ment de la Réforme, on vit pour la première fois la
négation de l'antique vérité et de la tradition (1 ). Dans
la violente discussion littéraire des deux branches saxon-
nes, concernant le système monétaire, le duc Georges,
le rempart de l'ancienne foi chrétienne et de la vie alle-
mande, expose encore en 1532, dans les « Gemeine
Stymmen von der Miintze », l'ancien point de vue delà
foi et du droit, et cela avec une telle profondeur que
même aujourd'hui Roscher en est pénétré de respect.
Par contre, la politique monétaire Ernestine s'écarte
des anciens principes que le système monétaire Albertin
observe encore ; mais elle est entrée avec cela dans une
telle confusion d'idées, que le même savant ne peut as-
sez s'étonner de son désordre et de sa sophisterie (2).
Ce désordre frappe les défenseurs de la Réforme dans
les personnes de Luther, de Mélanchthon et de Zwin-
gle (3). Pour le principal, ils s'en tiennent encore à l'an-
cienne doctrine. Mais comme ils auraient volontiers
changé tout ce qui rappelait le passé, malgré leur zèle
contre les usuriers, ils ne peuvent dissimuler qu'ils
auraient été tout disposés à abandonner l'ancienne doc-
trine sur l'usure. Ils avaient en outre ébranlé tous les
fondements de la foi, et, comme parmi ses vérités^ ils
retenaient encore celles qui leur plaisaient, ils ne vou-
lurent ni les expliquer, ni les défendre avec des motifs
qui jusqu'à présent avaient conduit à la foi, leur situa-
tion devint oscillante et intenable. Calvin passa par
dessus ces hésitations ; ici comme partout, il commença
par rompre complètement avec la nature et le dogme.
11 est le père du système de fer de l'usure moderne (4).
[\) Eiidemann, Studien der romanisch. canonistischen Wirthschafls-
und Bedttslehre, I, 42-70.
(2) Roscher, Gesch. d. Nationalœkonomik in Deutschl., 103, 106, 111.
1^3) Ibid., 75; cf. 63, sq. 72, sq. Jacobson in Hertzogs, Real-Encykl.
fur protest. Théologie (1), XVm, 273 sq.
(4) Jacobson, loc. cit., XVIII, 274. Endemann, Studien ,1, 41. Funk,
Zins und Wucher, 108 sq. Knies, Geld und Crédit. II, I, 335.
l'économie du capital 157
Son disciple Saumaise fit de cette nouvelle doctrine un
système, et acheva ainsi l'œuvre de la dissolution de la
société chrétienne, et de la décadence de la société na-
turelle.
La société a supporté pendant près de quatre siècles e. - La
les suites de cette rupture avec le droit naturel, la mo- fomiamentafe
raie et la foi. Mais de toutes parts maintenant on entend
dire que la situation ne peut durer longtemps. Le mo-
ment où il sera permis de compter sur des cœurs plus
accessibles à la vérité est peut-être arrivé. C'est dans
cet espoir que nous essaierons de développer l'ancienne
doctrine de la Révélation et du droit naturel à ce sujet.
Nous parlons, c'est du moins ce que nous supposons,
à des hommes qui désirent de tout cœur trouver la vé-
rité et aider les peuples. Mais s'il nous arrive de nous
rencontrer avec des amis de l'humanité qui n'évitent
pas toute perspicacité logique et toute exactitude juridi-
que, uniquement par peur de tomber entre les mains
de la scolastique, nous espérons qu'une entente ne
sera pas impossible. Plût à Dieu que nous puissions du
moins dire de cette doctrine: « Elle est une lumière
méprisée par les riches, mais préparée pour un temps
fixé (1) ».
La question tout entière se présente sous deux faces,
un côté économique et un côté moral. Le côté économi-
que de la question d'intérêt et d'usure se rapporte à
l'objet de l'un et de l'autre. Nous avons donc tout d'a-
bord à examiner les notions d'argent et de capital. Le
côté moral, ou, si l'on préfère, le côté juridique, con-
cerne la nature des différents rapports de contrat, ou
obligations qui y sont contractées. Nous aurons donc à
discuter ici deux notions plus complexes, celle du prêt
et celle des actions ou emploi de capitaux.
Nous commençons par traiter le côté économique. ^ _a)Le
On loue l'économie nationale moderne d'avoir la pre- ^ueVotSi-
ce essentielle
entre arj^'ent
/j\ f u VIT - et capital.
(1) Job, Ail, o.
158 LA SOCIÉTÉ CIVILE
mière fortement accentué la distinction essentielle et
fondamentale entre les deux notions d'argent et de ca-
pital. Mais c'est faire trop d'honneur à Hume et à Adam
Smith que de leur attribuer le mérite de l'invention de
cette distinction. Ici encore une fois s'explique très bien
le proverbe : « liien n'est aussi nouveau que ce qui est
tombé dans l'oubli (1) ». Les penseurs anglais n'ont
pas imaginé qu'après de longs détours et de nombreux
tâtonnements, ils n'avaient fait qu'arriver, en cette ma-
tière, juste au point où leurs pères étaient parvenus
sûrement et avec évidence jadis au temps du catholi-
cisme. On ne peut s'empêcher de sourire quand on voit
Sismondi tonner contre les anciens théologiens sans se
douter qu'il voudrait rétablir leur enseignement. Il a
du moins la sincérité d'avouer qu'il ne les a pas bien
compris (2). Mais s'il les avait compris, ou examinés
avec plus d'attention, il aurait pu voir combien il a rai-
son d'attacher tant d'importance à ce que, dans cette
question (3), on sache distinguer exactement entre ar-
gent et capital (4).
Qu'est-ce donc que l'argent? Parmi les économistes
îei'argënu"' politiqucs. Certains avouent en toute sincérité que la ré-
ponse à cette question offre presque des difficultés in-
surmontables. La scolastique (5) a déjà fait ce même
aveu, preuve qu'elle s'en est occupée sérieusement. En
tout cas, cette question est une des plus difficiles parmi
toutes celles que nous aurons à traiter ici, ou, pour
mieux dire, elle est presque la seule qui ofPre réellement
des difficultés considérables. Une fois celle-ci résolue,
les autres ne sont pas de grande importance.
(1) Kœrte, Sprichivœrter der Deutschen (2), 5694.
(2) Sismondi, Nouveaux princi'pes d'économie politique, II, 36.
(3) Soto, J. et j., 1. 6, q. i, a. 3, concl. 3, § totum ergo pondus.
(4) Les expressions employées par Soto sont : Pecunia secundum
ejus communem usum (argent comme argent) et pecunia utnegotia-
tionis industrie subest, ou encore negotiationi expositœ (Capital). Le
droit romain dit pour le capital : pecunise collectœ in sortem [Big.,
12, 1, 1. 33).
(5) Soto, J. et y., 1. 6, q. 11, a. 1.
8.— Origi
ne et nature
l'économie du capital 159
Dans l'antiquité, le mot argent a été employé très fré-
quemment, même dans le sens juridique, pour toute es-
pèce de possession^ par conséquent dans la signification
générale de bien, ou de propriété (1 ) , surtout de propriété
immobilière (2). Mais pour nous, il a maintenant une
signification d'un genre particulier et beaucoup plus
étroite, laquelle se rattache complètement aux relations
commerciales de la société (3). Plus celles-ci prirent de
l'extension, plus il en résulta la nécessité de transformer
le commerce d'échange, qui primitivement se faisait
immédiatement ou moyennant crédit, en un commerce
fait par voie d'intermédiaire. Or pour cela, il fallait un
moyen de substitution, et un moyen de transaction, ou
disons plutôt un signe de valeur qui fut accepté et reçu
partout, et qui put, en n'importe quel point de la chaîne
de transaction, être donné en échange du besoin ou de la
marchandise, par conséquent delà chose de valeur elle-
même. Dans sa signification primitive, l'argent étaitdonc
un bon sur des choses de valeur, s'élevant à la hauteur
de leur montant. De quelle nature était ce bon, peu im-
porte. Nous avons en effet différentes formes d'argent,
l'argent-lingot, l'argent-cuir, l'argent-papier, l'argent-
coquillages, l'argent-thé, l'argent-fourrure, l'argent-ha-
ricotS;, l'argent-bétail, l'argent-sel. Seulement, il devait
remphr trois conditions. D'abord être reconnu partout
comme hypothèque pour donner et recevoir. Il devait en-
suite conserver d'une manière durable et immuable cette
valeur une fois reconnue. Enfin, il ne devait pas fixer la
valeur de tous les autres biens, mais faire que le rapport
{i)Dig., oO, 16, 1. 97, 1. 178, 1. 222. Aristot., Eth., 4, 1, 2. Augus-
tin., Disctpl. ChrisL, G (c. 6, c. 1, q. 3). Thomas 2, 2, q. 78, a. 2 ;
q. 100, a. 2; a. 5.
(2) D'où l'expression : reverti in casam et in pecuniam suam, mais
aussi pecunia viva (Du Gange, v. pecunia. Gengler, G/ossar zu dengcr-
man. Rechl^denhnaelern, 875. Waitz, Deutsche Ver fassungsgeschichte{i),
III, 33, 35.
(3)Plato, Rep., 2, p. 369, d. sq. Magna Moralia 1, 34, 10 sq. Aris-
tot., Eth., 5, 5 (8), 14 sq. ; Polit., 1, 3 (9), 13 sq. Dig., 18, 1, 1. 1.
Aegid. a Columna, Reg. prlncîp.^ 2,. 3, 9. Sporer, Decalog., tr. 6, c. 5, 1.
160 LÀ SOCIÉTÉ CIVILE
de leur valeur les uns envers les autres ne soit pas dé-
rangé, et que lui, argent, soit seulement conçu comme
représentant de l'expression de ces rapports de va-
leur (1).
Par cette introduction, deux grands changements
eurent lieu dans les rapports commerciaux (2). Pre-
mièrement réchange devint achat; en d'autres termes
le pur rapport réel devint rapport personnel, le contrat
réel devint contrat consensuel (3). Secondement, le
prix remplaça la marchandise. Celle-ci est le bien meu-
ble lui-même, objet de l'achat ou de l'échange. Le prix
est l'estimation ou la comparaison de la marchandise
avec ce qui n'est pas directement marchandise, mais seu-
lement équivalent ou représentation de la marchandise,
et intermédiaire entre marchandises. 11 faul donc bien
distinguer le prix de la valeur. La valeur repose sur la
chose, et désigne la mesure de son utilité pour celui qui
s'en sert, ou qui doit s'en servir. Le prix est l'estimation
de la valeur ou de la fixation du degré de la valeur,
que prend une chose dans l'échange avec d'autres choses
équivalentes, par conséquent la fixation d'une valeur en
retour, acceptable pour tout le monde. Avec l'introduc-
tion de l'argent, les transactions correspectives, les be-
soins ne furent plus directement comparés entre eux,
mais ils furent seulement considérés médiatement les
uns par rapport aux autres, en ramenant leur valeur à
Targent, mesure de prix généralement adoptée.
L'argent comme tel, c'est-à-dire en qualité d'argent,
ne peut donc jamais être marchandise. On achète tou-
jours de la marchandise à cause d'elle ; et quand même
(1) NicoL Oresmius, De permutât, monet. Roscher {Geschichte der
NtUionalœkonomik.,2D, 533 ; System der Volkswirthschaft (20), I, 301) re-
garde comme une œuvre magistrale et classique cet ouvrage édité de
nouveau par Wolowski (Paris, 4865), et c'est avec raison. Mais il nous
semble que le traité d'Aegidius de Golumna cité plus haut n'est pas.
moins excellent.
(2) D/.g.,19, 4, 1. 4.
(3) Zoesius, Comm. Din ig., 19, 4, 3. — Gœscheii, Voiiesungen ûbeP
das Clvilrccht II, II, 32ô sq.
l'économie du capital 161
e premier acheteur ne veut pas l'utiliser lui-même, il
/achète pourtant pour celui qui, la recevant de sa main,
se chargera de l'utiliser lui-même.
Mais l'argent reste toujours en circulation, sans pour
cela être immédiatement employé pour des fins humai-
nes, et se distingue de tous les autres biens échangés,
précisément en ce que ceux-ci tôt ou tard tombent entre
les mains d'un possesseur, qui commence à en faire
usage d'après leur caractère de choses de valeur, c'est-
à-dire de marchandises (1). Mais cela ne veut pas dire
qu'oQ ne puisse pas faire de commerce avec l'argeat,
que l'argent en d'autres termes ne puisse pas devenir
marchandise, et pour cette raison chose de valeur, objet
i'achatet de vente (2). Pour ne pas ouvrir la porte à
les ambiguités, on ne devrait jamais omettre d'ajouter
lue ce cas là n'existe et ne peut se présenter, que si on
m fait un objet de commerce soit à cause de la valeur
mlique ou artistique qui s'y rattache extérieurement,
ioit à cause de la matière intérieure qui le compose.
Mais dans ces deux cas, il n'est plus considéré comme
argent. L'argent comme monnaie ou comme signe de
mleur n'est point une marchandise, et ne peut pas en
être une (3). Si on le prend comme marchandise, soit
comme simple chose de valeur à cause de la matière ,
qui le compose (4), soit à cause d'autres commodités
^ou avantages qui s'y ajoutent, et dont l'usage peut en
être séparé, ou du moins être estimé à part, parce qu'ils
(1) Laymann, TheoL mor., L 3, tr. 4, c. 17, 2. Sporer, Decalog., tr.
0, c. 5, 6. La merveilleuse clarté de cet auteur devrait, dans toutes
ces questions,Ie rendre l'objet d'une attention spéciale dontil ne jouit
pas d'ordinaire.
(2) Sylvesier, Summa v. usura, 4, 8, § 1. Navarrus, EncA/nY/., 17,
'292. Lessius, J. et j., 1.2, c. 22, d. 4, 27 ; c. 23, d. 1,4, 11, 12. Lugo,
d. 28, s. 1, 8.
(3) Fumus, Armllla, v. campsor, 2 : pecunia formaliter (ou, comme
nous disons, l'argent comme tel, l'argent comme argent) est invendi-
bilis.
(4) Laymann [TheoL mor., lib. 3, tr. 3, p. 1, c. 5, 2) dit avec raison
■que l'argent, d'après sa valeur métallique, habet nondum rationem
pretii sed mercis.
11
162 LA SOCIÉTÉ CIVILE
ne sont pas essentiellement liés à lui comme moyens de
relations commerciales (1), ce n'est plus de la mon-
naie (2). Ceci est facile à constater dans le cas où il y a,
comme on dit, superfluité d'argent dans une contrée.
Alors ou bien l'argent s'écoule de lui-même dans d'autres
pays, qui en ont moins, ou il y est porté par la spécula-
tion. Mais ce n'est pas à proprement parler l'argent
qu'on fait écouler dans ce dernier, et ce n'est pas comme
monnaie ou comme signe de valeur qu'on l'y achète,
mais c'est comme matière et comme marchandise, com-
me or, argent, cuivre, bref, comnje chose de valeur.
Dans le pays où il est devenu plus abondant, ou dit plus
exactement , objet de rebut , il ne sert plus comme
moyen de relations commerciales ou de transactions,
c'est-à-dire comme argent, et il ne peut plus y servir
comme tel, autrement, il n'y serait pas devenu superflu.
Et dans le pays où on l'achète, on ne l'achète pas non
plus comme monnaie ; mais en l'acquérant pour en faire
seulement un argent ayant cours en monnaie, on mon-
tre clairement qu'on le cherche comme pure marchan-
dise et non comme argent, par conséquent d'après sa
matière et non comme moven de transaction dans le
commerce.
9.- Tripla D'après cc que nous avons dit, nous devons distin-
vaieurdei'ar- ^^^^ ^^^^ triple valcur daus l'argent. Nous ne disons pas
une triple valeur de l'argent, mais dans l'argent. Autre
chose est de parler de la valeur de l'argent, autre chose
est de parler des valeurs qu'on peut distinguer dans
l'argent. A celle-ci appartient tout d'abord la valeur de
la chose de valeur, de la marchandise ou de la matièrer
par conséquent du métal sur lequel repose la seconde
valeur, la valeur d'argent. Nous avons déjà dit que les
deux ne sont pas une et même chose. Elles peuvent
s'écarter plus ou moins Tune de l'autre, ets'enécar-
(i) Cf. Thomas, 2, 2, q. 78, a. 1, ad. 6. Dig., i3, 6, I. 3, § 6. Aegi-
clius a Columna, Reg. princip., 1. 2, p. 3, c. IJ52.
(2) Navarrus, Enchirid., 17, 29J.
l'économie du capital 163
tent aussi très souvent. Si l'on découvrait aujourd'hui
une énorme mine d'or en Europe, il en résulterait évi-
demment que jusqu'à l'introduction d'un autre système
monétaire, la valeur métallique de notre monnaie d'or
baisserait beaucoup au-dessous de sa valeur nominale.
Par contre, on a dit des anciens écus de la couronne,
qu'on faisait une bonne affaire en les vendant au poids
à un orfèvre. Donc leur argent était si pur que la valeur
de la chose dépassait la valeur de cette monnaie. Si
quelqu'un trouve dans son jardin un vase rempli de
monnaies romaines, il n'en peut rien faire dans le com-
merce ; elles n'ont pas cours, disons-nous, parce qu'elles
ne sont pas des signes de valeur. Leur valeur de choses
est restée, leur valeur d'assignation ou monétaire a dis-
paru ; elles ne sont plus monnaie, preuve évidente que
la qualité comme monnaie n'est qu'une création fictive
de la pensée humaine, introduite par convention, et
qu'on peut abolir comme bon semble. Néanmoins, ce-
lui qui a trouvé ces vieilles pièces, peut faire un com-
merce très lucratif avec elles, à cause de leur valeur de
choses, ou aussi à cause de leur valeur artistique. Nous
voyons par là que la valeur de l'argent repose sur la va-
leur de la chose, mais qu'en revanche elle peut en être
retranchée ; que la monnaie peut disparaître, tandis que,
les valeurs de choses ne changent pas du tout. Mais dès
que l'argent n'est plus monnaie, il entre dans la classe
des marchandises ou des simples choses de valeur, et
est soumis au commerce et à la spéculation, comme
toute autre marchandise, même plus que toute autre,
parce qu'il est plus rare et que dans l'usage il résiste
mieux.
La valeur que nous avons nommée tout à l'heure va-
leur artistique, qu'on nomme aussi valeur d'affection ou
valeur de rareté, et qu'on pourrait peut-être nommer
plus justement valeur déforme, est aussi la troisième
qu'il faut considérer dans l'argent. Celle-ci peut dans
certains cas être très grande ; mais comme valeur pu-
164 LA SOCIÉTÉ CIVILE
rement extérieure et accidentelle^ qui n'a rien à faire
directement avec la vie d'acquisition comme telle, nous
n'en tenons pas compte davantage ici^ où nous ne devons
qu'envisager le côté économique. C'est pourquoi nous
nous en tenons à l'ancienne distinction de valeur réelle
et de valeur nominale, qui suffisent parfaitement en
économie politique.
i .-Dou- Mais avant d'établir la valeur d'argent elle-même,
ble si;,'ninca- . i i> .
tion eiidée de uous devous distiuauer de uouveau oans 1 areent comme
l'argent. ... ...
tel une double signification. La signification première,
originelle, essentielle de l'argent est, comme il s'ensuit
de la considération de son origine et de sa fin première,
celle d'un moyen d'échange (1). Vient alors seulement
la seconde, celle d'une mesure de valeur (2). Dans les
petites relations ordinaires, nous regardons les membres
qui nous louchent de plus près, comme les points ex-
trêmes de la chaîne de transactions. C'est pourquoi nous
ne voyons pas la plupart du temps que tous nos petits
traités commerciaux ne sont que des membres isolés
dans la grande série de l'échange de tous les besoins et
de tous les produits humains (3), et que l'affaire d'ar-
gent est seulement une représentation par des signes de
valeur et un leurre provisoire, en attendant l'échange
de prestations réelles ou de valeurs de choses, bref, de
choses de valeur ou de marchandises, qui ont lieu aux
deux points extrêmes de la série des transactions (4).
(1) Plato, Rep., 2, 371, b. Aristot., Pol., 1, 3 (JO), 23; Eth., o, 5,
(8), 14 sq. Dig., 18, 1,1. 1. A cette notion appartiennent aussi les
significations si estimées par quelques-uns de porte-valeur interlocal
pour la transmission de valeur locale et de moyen de conservation
de valeur.
(2) Aristot., Eth., 5, o (8), 10. Soto, 1. 6, q. 9, a. 1. Laymann, 1. 3,
tr. 3, p. 1, c. 5, 1.
(3) En ceci consiste la différence essentielle entre rechange et Fa-
chat. L'achat est un moyen d'échange. L'échange comme tel cons-
titue le commerce. Le commerce par achat est toujours calculé sur
un autre, afin de pouvoir se défaire de l'argent qu'on ne peut pas
utiliser comme tel. Ainsi, une seule aff'aire d'échange peut être di-
visée en cent affaires d'achat.
(4) Si nous désignons l'échange de deux marchandises avec la
formule a=:b, l'argent avec g, nous obtenons pour l'achat la formule
l'économie du capital 165
De là provient souvent pour nous l'erreur que, dans
cette course intermédiaire, dans les petits travaux par-
tiels qu'il a l'air d'accomplir dans l'intervalle^ l'argent
prend un caractère indépendant, et devient mêmeici une
chose de valeur (1). Et il est arrivé ainsi très fréquem-
ment, que même chez les meilleurs auteurs, il existe
cette opinion que l'argent est, d'après sa signification
essentielle, une mesure de valeur. Mais s'il est une fois
mesure de valeur en soi, pour soi, et non seulement par
hasard et en tant que moyen d'échange, il est facile d'ex-
pliquer la situation qui pèsemaintenant sur l'état social,
car alors, l'argent est mesure de valeur non comme le
moyen d'échange établi par convention, donc non pas
comme argent, mais comme marchandise, en raison de
sa matière. Or cette mesure de valeur peut être aug-
mentée ad libitum. Plus l'or et l'argent augmentent,
plus ils perdent de valeur. Si donc l'argent comme mar-
chandise est mesure de valeur à cause de la matière qui
le compose, il pèse d'autant plus sur toutes les valeurs
que celles-ci augmentent, chose qui ne peut que tourner
à leur détriment. Or toute cette supposition est fausse.
Non seulement il n'est pas nécessaire que l'argent soit
une mesure de valeur, mais il peut très bien y avoir une^
disposition des choses, d'après laquelle il existe une
autre mesure de valeur, malgré l'usage de l'argent.
D'ailleurs c'était ce qui avait lieu primitivement. Chez
Homère, les armes sont estimées d'après des bœufs.
Dans l'Ancien Testament, nous trouvons l'argent
comme moyen d'échange en usage dès les temps les plus
anciens. Au temps d'Abraham, il est déjà une mesure
a=:g, gzzib ou, par série continue, a=g, g=:g, g=:b. On voit par là
qu'on ne peut pas se représenter l'acliat autrement que comme une
fraction d'une affaire d'échange, calculée de façon à être complétée
par une autre fraction semblable. Ceci a lieu particulièrement là. où
Ton vend un bien dont on n'a pas besoin actuellement, pour Tacheter
plus tard quand on en aura besoin, c'est-à-dire là où l'argent sem-
ble être une fonction temporelle pour l'estimation de la valeur, selon
l'expression de Knies.
(1) Ratzinger, Volkswlrthschaft, 225.
^
166 LA SOCIÉTÉ CIVILE
de valeur pour des choses inanimées, pour un champ
par exemple. Par contre, le butin enlevé aux ennemis est
encore calculé assez tard d'après une double échelle. Il
n'y a que les pièces inanimées qui soient estimées à prix
d'argent, et non les animaux (1). Ce n'est que depuis
Salomon, que nous trouvons aussi les animaux évalués
à prix d'argent (2).
Pendant longtemps en Allemagne, la vache laitière
fut considérée comme unité de valeur dans l'estimation
du wehrgeld, de même qu'on achetait la fiancée avec
des servantes, des valets, des chevaux, des armes, des
terres, mais non avec de largent. Il n'y a pas de doute
non plus qu'aux débuts de la société, la valeur de tout
bien, après les premiers besoins de la vie, fut la plu-
part du temps calculée d'après les céréales, l'huile, le
riz, le bétail, et que ce genre de mesure de valeur ne fut
pas immédiatement abandonné à partir de l'introduc-
tion de l'argent comme moyen d'échange. On pesait et
on calculait (3) la valeur de la matière qui devait être
employée comme argent, d'après une autre mesure de
valeur, et on équilibrait la valeur des objets à échan-
ger.
D'ailleurs, il y a tout lieu de croire que la monnaie
elle-même, particulièrement la monnaie-métal, n'a ja-
mais été employée comme mesure de valeur avant l'in-
troduction générale de l'argent monnayé, possédant une
valeur publiquement fixée, cas qui s'est présenté assez
tard relativement (4). Il est facile de s'expliquer pour-
quoi, dès cette époque, l'idée de mesure de valeur s'est
jointe à l'argent. C'était une simplification importante
de la manière de compter dans le commerce. Mais sa-
(1) Nombres XXXI, 32 sq. 50 sq. ; cf. VII, 2 sq.
(2) 3 Reg. X, 29.
(3) Gènes., XXIII, 16. II Reg., XVIII, 12. III Reg., XX, 39. Job.,
XXVIIl, 15. Jerem., XXXII, 9, 10. Au moyen âge encore, nous trou-
vons le système de la pesée en Angleterre (Ochenkowski, Englands^
Wlrthschaftl. EntwickeL 202).
(4) Cf. Plinius, 33, 13 (3), 2 sq.
l'économie du capital 167
oir si les désavantages indéniables qui résultèrent de
ette union de moyen d'échange et de mesure de valeur
lans l'argent métal, pour les autres relations commer-
nales dans la société, ne dépassaient pas de beaucoup
es avantages qu'elle introduisit avec elle dans le négoce,
î'est une question qui occupe très sérieusement et ajuste
itre les économistes politiques, et qui les a déterminés
i faire les propositions les plus diverses au sujet d'une
autre mesure de valeur (1).
Il nous semble aussi à nous que la juste solution de
ette question est de quelque importance pour le bien
de la société. Cependant nous concevons difficilement
'espoir que cela conduise jamais pratiquement à chan-
ger l'organisation actuellement existante.
Mais si nous comptons avec les rapports réels, d'après
esquels l'argent est devenu aussi généralement mesure
le valeur (1), nous sommes obligés d'affirmer qu'on ne
3eut légitimer cela sans avoir à redouter un grand dom-
nage pour la société, à moins que, d'après sa valeur
nominale, comme signe de valeur par conséquent, Tar-
ent ne coïncide autant que possible avec la valeur de
a chose ou la chose de valeur (2).
Nous disons autant que possible, car l'identité com-
)lète n'est jamais possible pour un long temps. Il n'y a
rien qui change si souvent de valeur que le métal pré-
cieux, dont l'extraction est exposée à tant de hasards et
d'oscillations. C'est pourquoi l'argent comme argent ne
peut jamais perdre entièrement le caractère d'une
valeur artistique ou simplement légale, et d'après cela
porte toujours en lui, dès qu'il est devenu mesure de
valeur, le germe pour de nouveaux changements de
valeur. Mais si, comme le voudrait Fichle, il n'était
qu'une vaine convention à laquelle peu importeraient la
matière et la valeur qui en font la base, dans quelle
(1) Roscher, Sijstem de^i Volksivirthschaft (20), I, 335 sq. Kleinschrodt,
Grundprincipien der polit. Oekon. 23 sq. Schoenberf?, Handbuch d.pol,
Oecon., (3) I, 328 sq. Gide, Economie polit., (2) 80 sq.
(2) Aristot., Elh., 5, 5 (8), 11, 15. — (2) Ibid., 5, 5(8), 14.
'n
168 LA SOCIÉTÉ CIVILE
situation serions-nous alors ? Nous vivrions continuel-
lement dans des situations économiques, comme à l'é-
poque delà guerre de Trente-Ans, où, dans la seule
année 1621, chaque mois voyait de nouvelles évalua-
tions (1). Non ! ce qui doit servir démesure aux valeurs,
doit avoir soi-même de la valeur ou une certaine valeur
comme base fondamentale (2), de même qu'une mesure
de longueur, de profondeur doit avoir une étendue dans
l'espace, et de même qu'une mesure de poids doit avoir
de la pesanteur (3). C'est pour cela que la conception
de l'Eglise et sa législation ont toujours insisté sur ce
que l'argent soit seulement mis en circulation d'après
sa valeur complète (4), et ceci non pas en ce sens que la
matière d'argent ou la chose de valeur, par conséquent
la valeur métaUique devienne ainsi mesure de valeur.
On ne peut assez distinguer entre ces deux choses.
La mesure de valeur est toujours l'argent comme mon-
naie, c'est-à-dire l'argent comme signe de valeur. Là
aussi où le signe de valeur, la valeur nominale, s'ac-
corde parfaitement avec la chose de valeur ou la valeur
de la chose, l'argent reste dans toutes ses fonctions
seulement signe de valeur, et ne devient jamais chose
de valeur. La chose de valeur qui lui sert de base fon-
damentale n'est qu'un dépôt, une caution ou garantie
pour sa validité et son emploi comme signe de valeur et
peut, pour cette raison, être entièrement séparé de lui,
comme cela a lieu dans le papier-monnaie. Mais il faut
urger pour que l'égalisation ait lieu autant que possible,
parce que autrement la société serait exposée de tout
temps aux plus grandes pertes, attendu qu'une valeur
(1) Hanauer., Etudes mrV Alsace, I, 389 s., 449 ss., 561 ss. Ross-
bach., Gesch. der. Gesellschaft. IV, 69. Roscher, Gesch. der Nationalœ-
konomik. 172. Wander, Sprichw zz: Lex., II, 1335.
(2) Il n'est pas nécessaire que cette valeur serve de base immédiate
à l'argent. Pourvu que cette valeur y soit, elle peut en être sépare'e
réellement. Ainsi en est-il dans le papier-monnaie.
(3) Aristot., Met., 9, 1, 13. — Thomas., Phtjs., 4, 1. 20; Met., 10,
1. 2. — Arnold, Culfur und Recht der Rxmer., 328.
(4) Legitimum pondus (Innoc, III, C. quanto 18, X, 2, 24).
l'économie du capital 169
de cours absolument arbitraire peut changer à chaque
instant, et que la chose de valeur, se trouvant entre les
mains de ceux qui achètent et de ceux qui vendent,
n'offre alors pas même de sécurité pour un dédomma-
gement approximatif. Qu'on pense par exemple à la si-
tuation des membres d'un syndicat de consommation
ou d'une autre société qui, pour leurs créances et dettes
réciproques, n'ont rien autre chose entre les mains
que des bons en fer blanc ou des cartes pour leurs
repas, et pour une certaine quantité de bière et de vin.
Entre eux, ils peuvent les utiliser aussi bien comme
moyens d'échange que comme mesures de valeur ; mais
que leur reste-t-il au moment où la société déclare
qu'elle les considère tous sans valeur, parce qu'elle ne
possède plus les moyens de les rembourser, par le
fait qu'elle remplace la valeur nominale par la valeur
réelle? (1)
Cet exemple nous montre encore clairement que
l'importance de chacun de ces moyens de transaction
comme mesure de valeur, repose sur son importance
comme moyen d'échange, et dépend d'elle absolument.
Il nous montre aussi que ce n'est pas une suite néces-
saire, mais une disposition volontaire qui en approche
beaucoup si le moyen d'échange est employé comme
mesure de valeur. 11 n'y a d'absolument nécessaire que
la signification comme moyen d'échange. Ceci s'appli-
que particulièrement à l'argent (2). Cette signification
lui est si essentielle, qu'involontairement et sans nous
en rendre compte, il nous vient à l'esprit la pensée de
ce que nous voulons échanger pour lui. Ceci est en
effet le seul procédé juste et logique. Si nous examinons
(1) Sans doute on dit : comme argent, le papier-monnaie a autant
de valeur que la monnaie elle-même ; c'est tout naturel tant qu'il est
couvert par des de'pôts suffisants. Mais qu'il n'ait plus la même va-
leur, si on ne peut plus le rembourser, les actions de Laws, les assi-
gnats et les « scheine » autrichiens en sont la preuve.
(2) Nicol. Oresmius, De permutât, monet., \ (Bibl. Max. P. P. XXVI,
226, sq.). Aegid. a Golumna, Rer/im. princip..^ 2, 3, 9 ; Sylvester, v.
usura, 4, 1, § 3.
no LA SOCIÉTÉ CIVILE
exactement la marche de notre pensée, nous trouvons
que, lorsque nous calculons avec l'argent, d'une ma-
nière économique, nous n'avons jamais en vue le côté
matériel, d'où dépend pour nous la notion ou la pro-
priété de l'argent, mais toujours ce bien que nous vou-
lons en retirer, ou cette activité créatrice de valeur
inhérente au bien qui doit en résulter, ou du moins cer-
tains biens indéterminés reposant sur des entreprises
dont il est la base. De là provient l'erreur dans l'ensei-
gnement du prêt.
D'après ceci, l'argent comme monnaie n'est pas une
chose de valeur, ou un bien réel. Il est seulement un
signe de valeur, c'est-à-dire une qualité (1), en vertu de
laquelle — lors même qu'elle n'est pas prise en l'air ni
établie d'une manière purement arbitraire, mais intro-
duite par le fait de conventions humaines reposant sur
la valeur de chose, ou sur la valeur de consommation
de la chose de valeur, ou du bien réel, et autant que
possible évaluée d'après celui-ci, — il peut être employé
comme expression du prix équivalent aux marchandises
ou aux choses de valeur ou bien les représentanf.
De cette signification de Targent, s'ensuit une conclu-
rem loi "^^de ^'^^^ ^^^ nous avons déjà touchée ci-dessus, mais qu'il'
l'argent. fj^^j^ faire rcssortir plus fortement à cause de son im-
portance en économie politique. On dit qu'Adam Smith
aie mérite d'avoir vaincu le mercantilisme, c'est-à-dire
ce système à courtes vues qui mesure le bien-être et lar
prospérité d'un pays à la quantité de métal précieux
(1) C'est, comme disent la philosophie et la théologie, unec^ts^inc-
tio realis modalis ou minor, ut inter rem et ejus modum, ou une dls-
tinctio rationis cum fundamento in re. Toutefois cette distinction ne
s'applique pas tout à fait exactement, puisqu'elle est à proprement
parler une dislinctio rationis ratiocinantis, mais non une distinctio ratio-
nis ratiocinatœ, et qu'elle devient seulement cette dernière en suppo-
sant qu'on a voulu introduire cette distinction. Nous demandons par-
don de cette remarque aux lecteurs à qui la philosophie n'est pas très
familière, mais elle a aussi son utilité. Ils en tireront peut-être d'au-
tant plus de profit pour eux, que l'opinion exposée ici sur la nature
de l'argent n'est pas un voyage d'exploration fait pour trouver la
pierre philosophale, comme beaucoup le croient.
il. — De-
l'économie du capital 171
u'on a sous la main (1). Mais il nous semble que le
[principe sur lequel repose ce système possède encore
un fort point d'appui dans l'opinion générale, non seu-
lement de l'homme du vulgaire, mais aussi chez beau-
coup d'hommes d'état et d'économistes. Du moins l'im-
jportance exclusive qu'on attribue chaque jour de plus
|en plus à l'argent parle beaucoup en faveur de cette pré-
emption.
Sous ce rapport, nous sommes loin d'être aussi sages
qu'on était au moyen âge. Celui ci était complètement
exempt de l'erreur mentionnée. C'est précisément à
partir du moment où la politique économique dirigea
son attention principale sur l'introduction de l'or, que
date le déclin de la prospérité d'autrefois. C'est pour-
quoi nous pouvons dire que bien avant les temps mo-
dernes, le moyen âge s'est distingué non seulement par
des situations sociales plus heureuses, mais aussi par
des vues économiques plus saines.
Or, si l'argent-monnaie n'est pas un bien réel, indé-
pendant, il n'a pas non plus de valeur réelle, propre, in-
dépendante; il n'est qu'un signe de valeur, qui peut être
employé pour le remboursement d'autres valeurs réel-
les ; mais il ne peut être cela, que dans la mesure où il
y a d'autres valeurs qui peuvent être échangées les unes
contre les autres. Au moment où cette mesure est dé-
passée, la chose à laquelle était attachée jusqu'alors la
valeur d'argent, perd ce caractère, et cesse d'être argent.
Un bien , un morceau de métal peut, comme nous l'avons
vu ci-dessus, perdre sa propriété comme monnaie, sans
qu'il se soit produit aucun changement en lui. Alors il
rentre dans la catégorie des choses de valeur ordinaires,
mais il ne peut plus être argent-monnaie.
C'est pourquoi il faut admettre trois principes dont
la portée est considérable. D'abord, il est évident que
l'argent comme tel n'est pas une richesse. 11 n'y a que
(1) Ochenkoyf/ski, Englands ulrthsch. Enlwickel. 212, 247, 2o8 sq.
172 LA SOCIÉTÉ CIV[LE
les biens productifs, par conséquent les capitaux, qui
forment la richesse d'un pays. Les peuples les plus ri-
ches en argent ne sont pas les plus riches. L'Amérique
du Nord et l'Angleterre ont beaucoup moins d'argent
monnayé en circulation que d'autres pays (1). Si donc
l'argent n'a d'autre fonction que la transaction des biens
productifs proprement dits, secondement on ne peut
produire plus d'argent que les besoins ne l'exigent. Or
le besoin de tant et de tant d'argent ne se fait sentir que
lorsqu'il y a des biens en circulation, ou dans le com-
merce. De là provient ce fait déjà signalé, que partout
où il y a abondance d'argent, on voit immédiatement un
écoulement involontaire se produire vers d'autres en-
droits où il fait défaut. Donc on peut aussi avoir trop
d'argent (2). Tout ce qui est en circulation sous l'appa-
rence d'argent n'est pas argent, mais marchandise ; pas
signe de valeur ou mesure de valeur, mais simple chose
de valeur. Et c'est vrai, puisque le côté matériel est com-
plètement inutile pour la grande majorité de ceux qui
s'en servent, attendu que c'est une chose de valeur morte,
ne remplissant d'autre fin dans la société, que de faire
baisser par sa présence les autres valeurs productibles,
et par contre de faire monter les prix, puisque avec elle
on peut à tout moment se procurer du nouvel argent, si
le besoin s'en fait sentir.
Donc, plus est grande, — et c'est la troisième chose,
— l'abondance d'argent dans une société, plus est grande
aussi la disproportion entre la valeur et le prix, entre
l'argent et le capital. Plus l'argent devient marchandise
ou chose de valeur, plus les valeurs baissent, aussi bien
les valeurs de consommation que les valeurs d'usage;
plus les prix s'élèvent, plus le capital baisse (3). Bodin a
déjà fait ressortir cela aux beaux jours de mercantilisme.
(1) Leroy-Beaulieu, Economie politique, 225 ss. BaudriUard, Ma-
nuel (H), 299 ss. ^
(2) Laveleye, Economie polit. (2) 210 ss. ^ÊÊ
(3) S. Hildebrand, Die Nationalœkonomie dcr Gegenwart und Zukunfv
iOsq. Cf. Ihid. 320 sq.
l'économie du capital 173
u^ décadence de l'Espagne dont la faute ne retombe pas
iir son catholicisnrie, mais directement sur sa politique
coloniale mercantile, en est un exemple frappant. L'il-
ustre Saavedra a opposé ceci énergiquement aux chefs
3e la politique espagnole, dans un temps où on aurait
3eut-être encore pu remédier à la situation (1). Malheu-
eusement ses efforts furent vains. En cela, notre époque
a'a pas le droit de condamner des temps plus anciens,
3ar dans les malheurs que cette économie charlatanes-
que a répandus sur l'Allemagne et sur l'Autriche après
1871, sur la France en 1882, nous avons sous la main
des exemples, qui pourraient parfaitement se placer à
côté de celui que nous venons de citer.
Maintenant, ce n'est plus la peine de chercher long- la.-Ly-
emps où l'on en est avec cet optimisme qui veut persua- productif.
der à lui et à nous, que notre temps a découvert le secret
Cle tirer de l'argent un usage et un profit autres que ja-
dis. Si ceux qui prétendent avoir trouvé cet art, l'avaient
communiqué à nos financiers avant le grand krach, que
de misères, que de suicides, ils auraient pu éviter 1 Mais
c'est une vaine illusion que de vouloir croire à la possi-
bihté d'une semblable découverte. L'argent n'aura ja-
mais une autre nature que celle qu'il avait au moyen
âge et au temps d'Alexandre le Grand. Aujourd'hui, si
nous ouvrons les yeux à la lumière, nous ne trouvons
pas en lui, malgré tous nos progrès, une valeur différente
de celle que l'illustre maître d'Alexandre et les grands
docteurs du moyen âge, ces esprits les plus lucides, les
plus modérés et les plus perspicaces que le monde con-
naisse, y ont découverte. La valeur de l'argent est une,
ne peut être qu'une et sera toujours une. L'argent comme
monnaie est un moyen d'échange. S'il est donné, et s'il
est échangé contre un autre bien, il a réalisé la fin de
son emploi. Son usage est sa consommation (2). On ne
(1) Saavedra, Idea princlpis, c. 69.
(2) Aristot., Eth., 4, 1, 7. Thomas., 2, 2, q. 78, a. 1 ; 2. ad. 2. Ins-
nt., 2, 4, 3.
174 LA SOCIÉTÉ CIVILE
peut imaginer un usufruit ou une jouissance capable de
séparer l'usage de l'argent lui-même (1).
Le droit romain des derniers temps voulut trouver un
moyen d'éluder, au moins dans la pratique, son propre
enseignement que nous venons d'apprendre à connaître.
Il permet donc un usufruit de choses représentatives,
ou du moins, comme il ne pouvait pas faciliter cet usu-
fruit, l'hypothèse d'un droit de dédommagement. Il doit
cependant avouer lui-même que c'est un usufruit sim-
plement apparent (2), dans lequel s'identifient la simple
utilité et l'usage du fruit (3). Par conséquent en prati-
que, il ne peut pas se distinguer du prêt (4), ni de la
transmission complète du droit de propriété (5). Seule-
ment ici, l'origine juridique et le motif sont autres que
dans l'acquisition directe ou indirecte de la propriété (6).
L'invention de cet usufruit apparent est un curieux té-
moignage en faveur de la vérité. Malgré cet abandon
factice de sesprincipes théoriques, le droit romain, pour-
tant si perspicace, n'a pas été capable de trouver un
moyen par lequel on aurait pu attribuer à l'argent une
seconde valeur réelle, une valeur d'usage séparable de
la valeur de consommation (7). Il se déclare vaincu dans
cette tentative par le droit de nature, et avoue qu'il est
impossible d'innover à côté de ce droit naturel, qui ne
(1) Dlg. 7, 5. 1. 2. Imt. 2, 4, 2. Solim, Inslitutionen (4), 214.
(2) Quasi ususfructus, Inst., 2, 4, 2. Dig., 1, o, L 2. § i. Big., 7, 5,
I. 5; § 2 ; L iO H- — Puchta, Pamlekten. (6), § f82, p. 266. Weiske,
Hecîitslexicon, XI, 941-6o5.
(3) Sintenis, Civilrecht. (3) I, 575. Weiske, XI, 941.
(4) Sohm, Jnstitullonen, (4), 245. Scheurl, InstUutlonen (8), 196.
Ilœpfner, Commentur ûber die InatUutlonen. (2), 286. Gœschen, Civil-
recht, U, I, 230. — Cf. Lessius, 1. 2, c. 3. d. 4, 17.
(5) Quel jour ceci jette sur la controverse théologique concernant
la pauvreté parfaite relativement à ces choses qui sont consommées
par le premier et unique usage qu'on en ait fait. Cf. OEsterreich. Mo-
tiatsschrift fur Gesellschaftswissenschaft 1883, 1754, Cf. G oli\, Théo log.
Dogin. (Bonon. 1731, XI, 63-70).
(6) Voir à ce sujet notre article précité dans OEsterreich Monalss-
chrift fur Gesellschaftswissenschaft, 1883, 163 sq.
(7) Nec enini naturalis ratio auctoritate senatus commutari potuifc
[Dig., 1, 5. 1. 2, ^ 1). Cf. Inst., 2, 4,2. Tliomas, 2, 2, q. 78, a. 1, ad. 3.
l'économie du capital 175
reconnaît pas à l'argent d'autre valeur de consomma-
I tion. Toute autre valeur n'est que pure apparence.
L'argent est donc stérile de sa nature. Si un posses-
seur d'argent veut que cet argent lui rapporte, il doit
l'échanger lui-même ou le faire changer par d'autres, —
quand même il devrait passer par cent mains différen-
tes, — en un équivalent productible, dont on puisse tirer
un usufruit d'après les lois connues, d'après par consé-
quent son union avec le travail. Mais tant que quelqu'un
traite l'argent comme argent, il ne peut en faire un autre
Il usage que celui de le consommer. 11 est impossible qu'on
le possède à côté du fruit, c'est-à-dire qu'il existe entre
les mains d'un seul et même possesseur comme pro-
priété véritable et complète, en même temps que ce
qu'on a échangé. Il n'^ a que l'équivalent à l'argent dé-
pensé, l'équivalent productible qui puisse, de concert
avec le travail, être transformé en rapport ou en usufruit
capable d'être séparé de la nature de la chose elle-même.
Or, ceci a lieu par le moyen de la capitalisation.
Capital est donc juste le contraire d'argent. La diffé- 13.- uif-
•) i • 1 T rr ' • 1 férence entre
rence n est pas une simple dinerence nommaie comme larsent etie
cânitnl
entre les mots intelligence et intellect. Elle n'est pas
non plus accidentelle ni extérieure comme cela a lieu
entre un pommier qui porte des fruits, et un autre qui,
par suite de son extrême jeunesse ou d'un accident su-
bit, n'en porte pas ; mais elle est essentielle et réelle.
L'argent, comme toute chose stérile en réalité, est un
j bien dans lequel la valeur de consommation et la valeur
' d'usage, ou ne peuvent pas être séparées, ou du moins
ne sont pas séparées de fait, dans les circonstances
régnantes. Le capital au contraire est un bien d'où l'on
peut tirer par le travail une valeur d'usage ou une jouis-
sance, sans que la chose en elle-même soit consommée
dans son essence, par conséquent un bien dans lequel
s'accomplit, ou est déjà accomplie la séparation delà
valeur d'usage et de la valeur de consommation.
A la notion de capital, appartient donc tout d'abord
^76 LA SOCIÉTÉ CIVILE
que celui-ci n 'ofîre pas seulement d'une manière éloignée
la possibilité de produire du fruit, mais qu'il soit entré
défait dans cette voie de production. Tandis que l'ar-
gent comme tel est absolument stérile, le capital ne peut
être qu'une chose qui, d'après sa nature, n'est pas seu-
lement capable de porter fruit, mais qui est productive
.de fait, ou qui est déjà entrée dans la voie de la produc-
tivité (1).
D'après Texamen que nous avons fait ci-dessus du
motif de la productivité, c'est-à-dire de la formation de
valeurs d'usage, il est désormais établi que tout rapport
ou valeur d'usage résulte de l'action d'ensemble du ca-
pital et du travail. Chaque fruit de la formation de valeur
est donc en second lieu le produit commun du capital
et du travail, et appartient en commun à tous les deux,
avec cette différence, qu'il va de soi que la part qui leur
revient, n est pas toujours complètement égale, mais
très inégale selon le rapport.
En troisième lieu, il est clair qu'on ne peut se repré-
senter le capital, — dont la productivité ne consiste en
rien autre chose qu'à détacher une valeur d'usage de sa
base matérielle, de telle façon que celle-ci demeure in-
tacte^ — autrement que dans un procès de transforma-
tion, s'opérant par l'activité humaine ou parle travail.
Le bien économique en fournit la matière ou la base.
La force transformatrice et fructificatrice réside dans le
travail. Dietzel eut donc une pensée très heureuse quand
il proposa de remplacer le mot étrange de capital » par
l'expression matière de transformation (2). L'argent, ou
plutôt le bien échangé pour l'argent, doit être atout
hasard livré au travail, s'il en doit résulter une produc-
(1) Plus V. Cum omis (Lib. Sept., 1, 12). Sylvius, 2, 2, q. 78, a. 4,
q. 2, concl., 2, 2. Valentia III, d. 3, q. 22, p." 2. Billuart, Contract.,
d. 5, a. 1,§2. Lessius, 1. 2, c. 22, d. 12, 77. Lacroix, Theol.
moral., éd. Zaccaria, L 3, p. 2, n. 1008, 1022. Laymann, 1. 3, tr. 4,
c. 18, n. 14. Platel, Synopsis, 3, 694. Sporer, Decalog., tr., 6, c. 6,
24. Lugo, d. 27, 70. Bassaeus, Flores, v. census, li, 22.
(2) Dietzel, Syslem der Slaatsanleihcn 39.
l'économie du capital 177
tien ou l'origine d'un nouveau bien, c'est-à-dire d'une
valeur d'usage. . Si le grain de blé qui est tombé en
t«rrene meurt pas, il demeure seul; mais s'il meurt
il porte beaucoup de fruits ». C'est une loi fondamen-
tale de la capitalisation, que ne dépasseront jamais ni
aucune invention ni aucun progrès.
On voit ainsi ce à quoi il faut s'en tenir quand le li- u. - au-
beralisme se démène tant pour les dangers que court le S'SpTJ
capital, ou quand Lassalle s'illusionne lui-même et " '" '"™"-
^trompe les siens en prônant cette idée insensée que le
risque du travail ne se trouve que dans l'excès de la pro-
duction et dans la concurrence des gros capitaux. Mais
c est la un élément purement négatif facile à mettre de
cote, pourvu que la production se fasse d'une autre
taçon. Sur ce terrain, le socialisme instruit par le libé-
ralisme fait comme toujours, il mène l'eau à son moulin
)ans les deux cas, c'est atfaire de pure imagination'
)ui, on peut et on doit faire disparaître l'insécurité sans
)orne dans laquelle on se trouve maintenant. Mais
eile-ci n'est pas précisément le risque
Le risque est l'incertitude du succès que, d'après la
ature des choses, chaque partie, capital ou travail doit
rendre à sa charge, quand il s'agit de rendre productif
a bien productive, ou quand d'une chose, qui est nro-
re a former une valeur d'usage , on peut en tirer
itte valeur outre sa valeur de consommation. Pour cette
uson, le risque fait partie des propriétés essentielles
« capital, comme il appartient aussi au travail pro-
•ctif II est la condition préliminaire indispensable
^ur faire naître toute valeur d'usage indépendante,
tns risque il n y a ni capital, ni travail, ni producti-
ve, ni usufruit. Sous ce rapport, capital et travail sont
'solument sur le même pied, et dans la même situa-
C'est à peine si l'on peut imaginer une objection plus
J^arre que celle avec laquelle le libéralisme veut sup'-
mer 1 égalité du travail et du capital. On ne fait pas
i2
178 LA. SOCIÉTÉ CIVILE
attention, dit-il, que pour former le premier capital, il
y a déjà abstention du propre usage de consommation,
par conséquent sacrifice et capacité de faire des plans
économiques pour l'avenir (1). La théorie curieuse, on
pourrait dire piétiste de Ricardo sur le capital, comme
sacrifice et fruit de l'économie, abuse pourtant de la
mystique. Que viennent faire ici les sacrifices et les
plans économiques ? C'est la nécessité et le gain qui
inspirent au capital ses plans ; et c'est le besoin qui rend
l'ouvrier industrieux et actif. Les ouvriers peuvent eux
aussi parler de sacrifice.llneleurmanqueraitplusquede
paver le capitaliste, parce que le besoin oblige celui-ci
à descendre jusqu'à eux ! Si les capitalistes ressentent
si douloureusement le soi-disant sacrifice qu'ils font
avec leur argent ; s'ils craignent tant le risque qu'ils
courent par là ; s'ils ne supportent pas que nous pré-
tendions que capital et travail sont économiquement sur
le même pied, aussitôt qu'ils cherchent des ouvriers
pour les aider à gagner, eh bien ! qu'ils laissent leur
argent sans y toucher, ils seront alors en sécurité contre
tout péril et contre tout abaissement suppose. Qui les
oblige à engager leur argent dans ce procès de transfor-
mation, et de l'exposer aux dangers d'un tel procès .
Qui les force donc à s'abaisser devant l'ouvrier et apla-
cer le capital et le travail sur le même pied d égalité .
Ce ne sont pourtant pas les ouvriers. Que celui qui m
veut pas courir de risques reste chez lui ; que celm qu|
ne veut pas recevoir de poussière ne reste pas près m
moulin (2). . . j „oni
Ce à quoi nous répondent les représentants du capi
tal • ce serait certes plus sûr et plus noble ; mais on n
peut pas vivre ainsi. Eh bien ! Si on ne peut pas viv
iinsi, les capitalistes nous font un quadruple aveu •
nous disent d'abord que l'argent est stérile. Si on
^2) Duringsfeld, Sprkhwmvter der gevmamschen undiom. »P
II, 02, Nr 107.
l'économie du capital 179
ploie comme argent, il est consommé au moment môme
Donc, on ne peut pas vivre longtemps avec de l'argent
seulement. Mais si on veut en faire un usage qui ne soit
pas sa consommation, c'est-à-dire, si on veut tirer de lui
des valeurs d'usage, de sorte que la valeur de consom-
maf.on continue d'exister, il faut le changer en capital
Or ceci n est pas possible sans risque. Ainsi nous le dit
le second aveu. Il n'y a pas d'autre moyen de rendre le
capital réellement productif que de l'abandonner au tra-
vail pour l'exploiter et le transformer, et cela avec toute
iT^^^"^" '^'' ''""''''' q"i' dans ce cas, est inévitable
S. 1 affaire réussit, on augmente le capital, par consé-
quent la valeur de consommation complète, et en plus
a valeur d'usage nouvellement gagnée. Si elle échoue
le capital peut être perdu en entier ou en partie
Mais l'ouvrier doit aussi considérer que si l'affaire
réussit, .1 rentre dans les frais de son travail, c'est-à-
|dire quil en reçoit sa valeur de consommation avec
bénéfice, ou une valeur d'usage indépendante, nouvel-
^leraent gagnée. Si au contraire l'entreprise échoue il est
alors plus ou moins frustré de son propre travail, et il a
,du verser son unique capital, si toutefois l'expression
est permise en ce sens, c'est-à-dire sa force de travail
^«partie plus ou moins grande, non seulement sans
ruit et sans valeur d'usage, mais peut-être sans rétri-
nition, par conséquent sans même couvrir les frais de
|onsommati^on. Et cependant, lui, comme le capitaliste,
l entreprend cette affaire malgré le danger prévu. Pour-
uoi une telle témérité ? Chacun n'a qu'une seule réponse
cette question. Il le faut bien, sans cela, je ne pourrais
ivre.
C est nous dire en troisième lieu que la nécessité de
1^ charger du péril de la productivité pousse aussi bien
■ capitaliste que l'ouvrier. Sans doute s'il s'agit seule-
'iot de s'affamer réciproquement, les capitalistes tien-
■ont plus longtemps que les pauvres diables qui sont
'liges de travailler pour vivre, et en cela est on ne peut
180 LA SOCIÉTÉ CIVILE
plus vraie la maxime : Heureux ceux qui possèdent. Mais
s'il s'agit d'acquérir, de gagner, d'augmenter, le capita-
liste est au même niveau que l'ouvrier le plus pauvre.
Sans travail des millions ne lui donnent pas un liard de
plus en fait de possession. Si le travail ne se charge pas
de son argent, chaque bouchée qu'il mange, et chaque
bouton qu'il achète est un trou fait dans sa bourse, un
trou par lequel tout l'argent finira par passer, ne se-
rait-ce que lentement, s'il ne prend pas un autre moyen
pour l'employer. Mais s'il veut vivre de sa possession,
et malgré cela la laisser dans toute son intégrité; s'il
veut même l'augmenter, il a besoin du travail comme le
plus pauvre ouvrier du monde.
Bref, on peut consommer sans travail, mais il est
impossible d'avoir un usufruit, ou de jouir du fruit
d'une chose et de conserver à côté la chose elle-même
sans travail. L'argent n a pas besoin du travail ; mais
il est en revanche épuisé par l'usage. Le capital, lui, a
besoin du travail, absolument comme le travail a be-
soin du capital. Mais parce que le même besoin con-
traint le capital et le travail, et parce que en outre,
comme nous le savons, le résultat de leur travail com-
mun, le rapport ou la valeur d'usage est leur produit
commun, il s'ensuit comme quatrième conclusion, que
le rapport de l'affaire toute entière doit échoir propor-
tionnellement au capital comme au travail, sans que
le capital ait le droit de mettre en ligne de compte son
risque comme motif d'un dédommagement particulier,
ou d'une rétribution plus élevée d'intérêts.
De tout ceci, il résulte clairement qu'il ne faut pas
peu^v^nt s'ac- pcuscr à la prétcuduc aiig me ntabUi té 'ûWmxiée du capi-
'i'nimcnt!"^'^' tal, dout taut dc gens rêvent (1). La grande erreur d'A-
dam Smith a été de considérer toute augmentation de ce
qu'il nommait richesse nationale, comme une augmen-
tation proportionnelle du capital, même lorsque les
(1) Kleinschrodt, Grundprinciplen der politischen OEkonomie, 29. En
particulier Dietzel, System der Staatsanleihen.
\o. — Le
capital et le
l'économie du capital J81
gré Ij II es facile de vo.r d'où cela provenait. D'après
lu. le travail vit du capital, c'est vrai : mais par contre
. n a pas autre chose à faire que d'augmenter le capi i
et de donner ainsi plus de force à celui qui l'e.plS e
Que le capital dépende tout aussi bien du lavai ihie„
a^aucune idée, quelles que soient les bel e 'prl ïï
n u7 om fe ^r""" '' ^ ^^P"™*^^' <ï"- -«-'-«"t
hérienn T '°"'"' '' ^' ''^'^'^ ^'^'t ""^ '^hose
dan ou le" ""' '" ""'^ P^r^«"«-lité indépen-
leste'u le hV'/'" '''" "^^'^^'^g'que auquel
les dieux, les hommes, la marche des événements sont
soumis comme au fffftrm rVot • ^ ."-^ *'°'"
le travail n. n 7 ' ^ pourquoi Smith dit que
le travail ne peut augmenter que lorsque le capital au-
epTrlTe'^ '" '' "^'^' "'-^"^"^"'^ qu'autant qo^n
ITsTeetllf 7' ''r''''' «"g'nenteraient sans
iTai a'u ! ? ^^' '"'' ''" ''■'^^'^ «ï"' ^"' ^«t soumis
proportion. 11 es évident qu'une telle situation finirait
par ruiner complètement le travail
enllsaïï sn 'T f '""' "'"' ^^"^ ^^P''^' ^^ travail
"ourt r?!"'*^"?^'"^"'^'-'^"'^"'' y a du travail,
ire c é f r^^r "'"'• "-^ "•-»'■' P'-oductif ne peu
^Ire crée artificiellement ; on ne peut en ofTrir qu^au-
antqu II existe du capital. Des deux côtés on ne peut
0 oan! r :*; "ï"""^ '' ^'^ 1"^ 1 "'dustrie est limi-
'^tdanstoutprocesdeproduction(4).Enparlantainsi,
Sw'sc,ÎAUona?8o"1r foe" ^<"*^-™^*™«» (de"'-h von
(3) IZn miV "f""'^''' -("''*• R°8«r^. 1869. II, 30)
182 LA SOCIÉTÉ CIVILE
il dit la vérité. Si on ne peut pas se figurer le capital
sans liaison avec le travail, alors il est impossible que
le capital augmente selon le caprice et à l'infini. 11 y a
une limite déterminée au delà de laquelle on ne peut
plus imaginer décapitai ; c'est la mesure et la quan-
tité des forces de travail qui de fait le mettent en œuvre.
i6.-com- Avec ces considérations, nous avons épuisé la doc-
^dTfactms^ trine du capital dans ses parties essentielles. Une ques-
mation de^u tiou accessoirc qui est régulièrement soulevée ici et qui
valeur ? ^ . i < • i • •
se tranche d'elle-même, est la question de savoir si ou-
tre le travail et le capital, il faut admettre un troisième
facteur de la formation de valeur, la nature. 11 est clair
que c'est une question de mots, car personne ne doute
que tout capital n'est rien autre chose qu'un objet qu'on
s'est approprié, comme dit Stuart Mill, ou une parti-
cipation à des biens naturels qui sont entrés dans le
procès de formation de valeur. Mais de même qu'il va
différentes espèces de travail, de même aussi il y a dif-
férentes espèces de biens de nature. Les deux opinions
sont d'accord sur ce point. De même, nous avons bien
des espèces d'argent, et pourtant, nous ne pouvons
le concevoir que d'une seule manière au point de vue
économique. Il nous faut aussi faire rentrer dans cette
idée de capital quantité d'espèces diverses de capital, ou,
comme nous disons, de capitaux, des capitaux placés,
des capitaux inoccupés, des capitaux circulants, des
capitaux bruts, des capitaux fondamentaux, des capi-
taux auxiliaires, des capitaux qu'il faut arracher à la
nature, d'autres qui ont déjà été mis en œuvre par le
travail, et qui sont soumis à un nouveau procès. Mais
cela n'empêche pas que nous comptons toujours avec
cette seule idée générale et commune de capital.
Il n'existe pas ime troisième cause de formation de
valeur. Sans doute au point de vue du calcul, il faut dis-
tinguer différents facteurs parmi les idées générales de
capital et de travail, dans leur application à la vie éco-
nomique, les rentes foncières, le gain qui résulte des
l'économie du capital 183
entreprises, le salaire, et les capitaux dans le sens strict
du mot ; mais ici, où ce sont les seules idées générales
qui nous préoccupent, les subdivisions isolées n'entrent
pas en ligne de compte. La chose nous paraît tellement
évidente que nous l'aurions laissée sous silence, s'ilne
s'agissait pas là d'une conséquence pratique importante
pour la vie économique ordinaire, de la casuistique ap-
pliquée de l'économie politique. Il est clair que dans
i3el)e-ci, les espèces isolées de capital et de travail doivent
iitre calculées séparément. Mais ce qui est moins clair
^)0ur beaucoup, c'est la place à donner aux comptes par-
icuhers. Si l'on comprend par travail exclusivement le
ravail physique, et si on lui oppose ab.solument tout,
ature, capital, entreprise ou travail intellectuel,
_u est-ce qui reste encore au travail proprement dit f II
est pas étonnant alors que le soi-disant salaire couvre
peine les frais du travail. C'est pourquoi il reste établi
)inme principe suprême, qu'il y a seulement deux cau-
îs de formation de valeur, le capital et le travail, tous
I3UX pris dans le sens le plus large. C'est aux subdivi-
ons de chacun d'eux à régler leur compte entre elles ;
i différentes espèces de capital ont à régler entre elles .
part commune du capital, et les différentes espèces de
Uvail intellectuel et physique ont à régler leur compte
être elles relativement à une part commune du travail.
DKdTfr -f T T "'"' ''°"' *^^"*''' J"^'ï"''<^i' il n'^^st n. - NO.
P. s difhcile de déterminer la notion du capital. Que ^""'''-
• e conception ordinaire qui ne voit dans le capital que
; is?h, "7^"^' '^'""^ ^^'■'^'"^ f'^Ç^» "^ 'oit pas
«.a sible, cela se comprend sans peine. L'idée de capi-
ast évidemment beaucoup plus large, et comprend
Ir "^i""" P'"' «s'imeràprix d'argent, bien qui
■ne dans le procès de la formation de valeur d'usage
0 comme capital fondamental, soit comme capital
; soire soit comme capital de mise en train. Il est
• leurs lacile d'expliquer qu'ordinairement c'est l'ar-
' ! seul qu on a en vue, lorsqu'on parle de capital
]84 hX SOCIÉTÉ CIVILE
Une première raison, c'est qu'au lieu de considérerle
capital avec lequel on forme des valeurs d'usage, on se
représente le moyen pour lequel on peut l'échanger
comme équivalent.
Une seconde raison est celle-ci. Quoique les classes
particulières de biens économiques se ressemblent
toutes en ce que, dans le procès de capitalisation, elles
sont soumises à la formation de valeurs d'usage, elles
sont pourtant par leur nature d'espèces tout à fait dif-
férentes. Mais depuis que l'argent est devenu une
mesure de valeur, on ramène toute leur valeur à la
valeur d'argent, et on les compare entre elles moyen-
nant celle-ci. Il n'y a rien à dire à cela, pourvu qu'on
sache se garder de deux grandes erreurs. Trop sou-
vent on se laisse aller à donner le nom de capitaux
uniquement à ces biens économiques qui sont ramenés
à leur valeur d'argent, et cela seulement en tant qu'ils se
présentent sous forme d'argent. De là provient cette idée
bizarre qu'au moyen âge on savait produire sanscaprtal.
C'est faire trop d'honneur à la perspicacité de cette épo-
que et c'est renverser les choses. Un bien économique
n'est pas capital parce qu'il est ramené à de l'argent,
mais toujours et seulement les biens économiques qu on
peut taxer d'après une valeur d'argent sont capital,
n'importe de quelle espèce ils soient, si d'après lem
nature économique, ils sont employés dans le procès (l(
capitalisation pour former des valeurs d'usage. Us se-
raient capital quand même on ne les mesurerait pas ei
valeur d'argent. U s'ensuit de là secondement que ton
tes ces valeurs d'argent flottantes, qui attendent le tra
vail pour être rendues productives en réahté, nedoiven
pas être appelées capital. On ne peut même se servira
l'expression capital de réserve, que dans certaines lim^
tes, en tant que ces valeurs gisent là prêtes à être mis
immédiatement dans un emploi de capitaux siie Deso
l'exige. . , Lf..
Le capital est donc la valeur de consommation de
l'économie du capltal 185
bien économique qui sert, parle fait qu'il est uni au
travail dans le sens le plus large du mot, à la formation
de valeurs d'usage, soit comme base fondamentale, soit
comme moyen accessoire. Que cette valeur de consom-
mation soit représentée en valeur d'argent ou non, peu
importe ; mais ce qui est important, c'est que le capital
est seulement ce bien économique et seulement cette
partie, mais toute espèce de bien et toute partie, qui,
comme valeur de consommation, est la base matérielle
du procès de formation de valeur. Ce n'est qu'en tant
qu'il est traité comme valeur de consommation, qu'il
peut devenir capital. Tout le monde regarderait comme
une injustice et une usure, si un capitaliste voulait s'as-
socier avec un autre qui fait le travail, et posait com-
me condition préliminaire de séparer de son capital une
certaine valeur d'usage pour en jouir lui-même, et s'il
voulait néanmoins avoir une part commune avec son
associé au rapport total de l'affaire. Ce serait exiger
d'une chose une double valeur d'usage, une de la chose
comme base fondamentale de l'entreprise, l'autre de
l'entreprise avec la chose. C'est pourquoi Stuart Mill a
très bien dit que dans le procès de capitalisation, tout ca-
jpital disparaît. Ce qui n'y disparaît pas, n'est pas capital.
I En résumé, le capital est toute chose de valeur trai-
itée comme valeur de consommation dans l'étendue la
plus complète du mot, ou tout bien matériel, — peu
limporte que ce soit directement comme il se trouve
lans la nature, ou qu'ayant déjà été soumis à un pre-
mier procès de mise en œuvre comme valeur d'usage,
1 soit soumis à un second comme valeur de consomma-
ion, ou qu'il soit seulement représenté par un équiva-
ent, particulièrement par l'argent, — bref tout bien
iaatériel d'où l'on peut tirer moyennant du travail,
llans la signification la plus étendue de ce mot, à des
isques et à des périls communs une utilité productive de
ruits aussi bien pour le capital que pour le travail, ou
ne valeur d'usage indépendante existant en commun.
i86 LA SOCIÉTÉ CIVILE
i8._L'ar- Doiic, SI près quG soient dans la vie pratique l'argent
gent malgré . , «i i «i t i ii • ± ^ i,
sa productfvi- et le Capital, ils sont pourtant logiquement opposesl un
té apparente i i ? , • i »■ • i . i
est stérile. a 1 autre comme une idée simple et une chose compo-
sée, et forment, au point de vue économique, les deux *
côtés opposés de la vie d'acquisition, comme la plaine
déserte et le verger cultivé, comme le sauvageon et l'ar-
bre greffé. En un mot, les deux idées sont opposées
l'une à l'autre comme les deux idées de stérilité et de
fertilité, ou les idées moins exposées à être mal inter-
prétées de'consommation et d'usage. L'argent est une
idée simple ; le capital, quand on le représente séparé
du travail, ne peut jamais dans la réalité être représenté
autrement que dans la dépendance la plus étroite avec
celui-ci. L'argent est un simple signe de valeur. Nous
ne disons pas un vain signe de valeur. Mais, quand la
chose de valeur se rencontre avec le signe de valeur,
elle en prend le caractère, sinon l'argent perd son ca-
ractère d'argent, et devient marchandise. Or le capital
est une chose de valeur^ non pas une chose de valeur
telle qu'elle, mais une chose de valeur en tant que base
d'une affaire, et non pas d'une affaire quelconque, mais
d'une affaire dans laquelle de nouvelles valeurs s'ajou-
tent à la première par le travail, par conséquent d'une
affaire d'où l'on tire d'une chose de valeur qu'on traite
comme valeur de consommation, ou de son équivalent,
une valeur d'usage indépendante qui peut en être sépa-
rée. C'est pourquoi l'argent est stérile, et ne peut être
que stérile, tant qu'il est traité comme argent. Car il
n'admet plus d'usage séparé de la chose, pas même un
usage apparent. L'unique usage naturel qu'il est possi-
ble d'en tirer est sa consommation immédiate. Car si le
signe de valeur est employé à ce à quoi il est destiné, la
chose de valeur elle-même est consommée. Le propre
de l'argent est précisément que la chose de valeur elle-
même est inséparable du signe de valeur, et que dans le
moment où l'on manie la chose de valeur comme telle,
l'économie du capital 187
léparée du signe de valeur, le signe de valeur, la pro-
)riété comme argent a disparu.
Il est donc impossible de traiter comme marchandise
)u comme chose de valeur l'argent, tant qu'il est mon-
laie et qu'il est considéré comme monnaie, et d'en tirer
les valeurs indépendantes. La seule affaire qui soit pos-
ible avec l'argent comme monnaie, consiste en ce qu'on
e traite comme signe de valeur, c'est-à-dire qu'on le
lonne contre un autre signe de valeur, ou contre une
hose de valeur. Mais avec cela aussi, il est immédiate-
ment consommé, aussi bien comme signe de valeur que
omme chose de valeur. Or, si Ton ne peut s'imaginer
in autre moyen par lequel on pourrait tirer de l'argent
n rapport séparé, il ne peut évidemment jamais être
liste de demander pour l'argent donné, plus que la
limple compensation de sa valeur.
Contre ce principe, que l'argent comme tel ne peut
,mais devenir ni une chose de valeur, ni la base d'une
ifaire productive de valeur, l'objection que pourtant,
Ion l'expérience, l'argent rapporte quelque chose, et
>uvent plus que tout capital, n'est qu'apparente. Avec
seul mot rapporter^ cette objection donne déjà la
<ef pour la résoudre.
Nous n'avons jamais dit que l'argent ne peut rien rap-
l>rter. Et certes il n'est que trop vrai, qu'il rapporte
laucoup plus qu'un capital honnête. Un grand million-
Hjire interrogé sur la provenance de son énorme fortune
ftcette réponse: u Le grand gain vient de lui-même
p^raptement et sans peine. Mais ce qui coûte du travail,
ece qui va lentement c'est le petit profit ». Et c'est vrai.
Squelqu'un travaille avec son capital, le travail est
^iibleet le gain modéré. Mais s'il laisse, comme on
<1: d'une manière assez caractéristique, travailler l'ar-
got pour lui, alors, il lui arrive à flots comme d'une
scrce, et le gain est souvent inouï. La seule différence
ssiquele capital porte ou produit de nouvelles valeurs,
^t valeurs d'usage, tandis que l'argent rapporte ou
188 LA SOCIÉTÉ CIVILE
extorque d'anciennes valeurs de consommation, qui en
droit appartiennent aux autres, mais amasse souvent de
vaines valeurs apparentes. Nous considérons ce principe
comme un de ceux qu'on devrait souvent prêcher à l'hu-
manité aujourd'hui.
Autrefois c'était une vérité dont personne ne doutait.
Sous Léopold I, les économistes autrichiens, d'accord
avec l'esprit de leur temps, appelaient Colbert et ses
partisans, les sangsues et les ventouses de l'Allemagne
à cause de leur adresse à se servir de l'argent allemand
pour alimenter les caisses françaises. Ce n'était sans
doute pas un compliment de cour, mais une vérité d'é-
conomie politique qui s'appliquait parfaitement dans le
cas présent.
Les Hollandais du siècle dernier disant à qui voulait
l'entendre, qu'ils tiraient la plupart du temps leurs ri-
chesses de la bêtise des autres peuples, étaient bien plus
près de toucher le juste point de la situation que le lan-
gage fantaisiste de la productivité de l'argent avec lequel
on nous étourdit aujourd'hui Malgré nos prétendues
découvertes, le travail de l'argent n'est pas productif^!
comme celui du capital, mais il est purement inductif.
Tout jeu d'argent à la bourse est économiquement par-
lant comme le pari et la loterie ; juridiquement et mo-
ralement, il est beaucoup plus bas encore. Le secret
consiste en ce que les uns gagnent parce que les autres
donnent ou doivent perdre. Il s'agit donc seulement de
la transmission de nouvelles valeurs existantes^ non de
la création de nouvelles valeurs. Quand quelqu'un ga-
gne des millions à la bourse, il ne met pas un sou de
plus dans le monde pour cela, pas plus qu*il n'augmente
la richesse nationale lorsqu'il joue à Monaco. Par le tra-
vail le capital produit des valeurs qui n'existaient pas
auparavant. Mais l'argent ne rapporte que ce que d'au-
tres ont produit. L'argent ne produit pas des valeurs d'u-
sage, mais il attire à lui, des mains étrangères dans les-
quelles elles se trouvent, les valeurs de consommation
l'économie du capital 189
déjà existantes. Ces soi-disant travaux de l'argent sont
tous exactement de la même espèce que le travail de ces
Hollandais et de ces ventouses, ou de ce malin dont il
est dit :
« Un homme avait faim depuis longtemps,
« Il alla et acheta un chien (1) ».
C'est-à-dire qu'il dressa le chien à lui rapporter de
tous les pays du jambon et de la volaille. En agissant
ainsi, le maître et le chien vivaient sinon royalement,
en tout cas beaucoup plus facilement que s'il leur avait
fallu être producteurs.
Un moyen aussi simple siérait naturellement mal à
notre époque si bien civilisée. Mais de même que ce
chien, l'argent rend à quiconque ne veut pas produire
des valeurs d'usage par un travail honnête, le même
service et de meilleurs encore. Car l'argent, comme on
sait, est semblable à de la colle; tout ce qu'il touche s'y
attache * conscience, honneur, inteUigence, mais surtout
le bien d'autrui. C'est pourquoi il rapporte tout, bien
qu'il ne rapporte rien.
C'est si évident que l'école de Forbonnais a pu aller ^9. - La
, , , '11' ) nature organi-
jusqu à prétendre que le capital lui-même n est pas pro- quedermié-
ductif. Les prétendus intérêts du capital reposeraient ^^^p'*'^'-
sur une ruse de guerre. On tire, dit cette école, avec
une adresse véritablement digne des Physiocrates, non
pas l'intérêt du capital, mais on paie intérêt sur le capi-
tal. Puisque l'argent est complètement stérile, les gens^,
comme c'est tout naturel, le cacheraient dans l'armoire
et causeraient ainsi une disette pécuniaire considérable
s'ils n avaient pas de raison pour l'en faire sortir. Or, seul
l'intérêt dont nous venons de parler peut les y décider.
Celui-ci n'est pas un rapport du capital, mais seulement
une prime pour le capital. Smith lui-même et ses dis-
ciples se sont plus ou moins engagés dans cet(e erreur,
(1) Wander, SpricJnu-Lejnkon, III, 404, N. 963.
190 LA SOCIÉTÉ CIVILE
en considérant, conformément au mysticisme de leur
théorie sur l'épargne, l'intérêt du capital non comme un
fruit intrinsèque, mais comme un dédommagement de
ce que le capitaliste a fait le sacrifice de simposer, pour
le bien de l'ouvrier, la privation de ne pas consommer
lui-même son capital.
Nous avons donc à faire ici avec deux extrêmes. Une
tendance voudrait attribuer à l'argent lui-même une
vertu et une nature productive, et pour cette raison
rend l'argent capital. L'autre ne laisse pas même au ca-
pital sa nature, c'est-à-dire sa productivité ; elle rend le
capital argent. Nous devons tenir le juste milieu en dis-
tinguant l'un de l'autre argent et capital, comme on
distingue le métal d'une plante, une pierre d'un jardin.
L'intérêt dans le capital est un fruit qui, par le travail,
sort organiquement du capital lui-même ; mais l'argent
ne peut jamais produire ni par lui, ni en dehors de lui,
une nouvelle valeur d'usage.
rr.^l'~A?^^n' Saus doutc des aens prudents sourient de ces idées
nan^/Z^^cë nioyeu âgc, absolumcut comme souriaient les paysans
KaTa'turë prudcuts ct Ics Icttrés plus prudents encore, lorsqu'on "
e argen . ^^^ invitait à uc pas se fier aux banques frauduleuses et
aux spéculations rêveuses, jusqu'au krach de l'Union
générale. Se trouvait-il des hommes savants et conscien-
cieux qui disaient d'éviter la précipitation pour juger
ces établissements ? On n'y croyait pas, et on pensait
qu'il pouvait parfaitement se faire que les Spitzeder ou
M. Bontoux aient découvert de nouveaux moyens, pour
faire avec l'argent des choses auxquelles la scolastique
ne pensait pas. Mais cela ne dura pas longtemps, et on
ne tarda pas à voir que l'argent est toujours argent, et
n'a qu'un chemin. Ces prétendus moyens nouveaux n'é-
taient que les anciens. La découverte anti-scolastique a
consisté à le prendre dans un tiroir pour le mettre dans
un autre, ou, comme les anciens disaient un peu crû-
ment, à fermer un trou pour en ouvrir un autre. Et
lorsqu'il n'y en eut plus à ouvrir, il n'y en eut plus à
l'économie du capital 191
fermer. Lorsqu'il n'y eut plus rien à prendre dans un
sac, on ne put rien mettre dans un autre ; le tour était
joué, et ce qui en résulta fut appelé un krach. Ainsi en
est-il dans les petites entreprises innocentes ; nous di-
sons innocentes, car dans celles-ci du moins on donne
encore quelque chose ; mais dans les grandes affaires
d'argent, on ne fait que prendre et on ne donne qu'un
vain titre, ici ce que l'argent rapporte ne consiste plus
même en valeurs de consommation étrangères, mais
exclusivement en titres de valeurs, ou, plus justement,
en simples valeurs de titres.
Comment ceci peut-il se produire, nous l'avons déjà
examiné précédemment. On ne peut créer de l'argent à
sa guise. 11 ne peut en exister que dans la mesure où le
besoin s'en fait sentir. Mais tout ce qui chôme sous l'ap-
parence d'argent, au delà de cette limite infranchissable,
devient chose de valeur, mais chose de valeur morte et
stérile. C'est pour cette raison qu'on porte déjà préjudice
à la société, si l'excédent d'argent reste en caisse. Dans
cette hypothèse, l'excès abaisse toutes les valeurs et fait
monter les prix. Car, comme l'argent est une mesure de
prix et de valeur générale, tous les prix et toutes les va-,
leurs se règlent d'après lui. Mais dès qu'il ne sert plus
aux simples transactions, — et il ne le peut pas s'il
dépasse les besoins, — l'argent perd son caractère
comme argent et augmente en outre les choses de valeur
stériles. Le dommage général est donc inévitable. Com-
me chose de valeur, l'argent superflu déprécie les
valeurs, demême celles-ci baissent à chaque surenchère.
Mais avec cela il baisse même en valeur. Et comme il est
en même temps mesure de prix ou de valeurs, tous les
prix montent naturellement dans la même proportion
que les valeurs baissent ( 1 ) .
(1) Si nous désignons la chose de valeur ou la valeur par v, le prix
par p, nous avons dans des situations régulières, où marchandises
et valeurs s'accordent avec le prix, la formule v = p. Si la valeur
baisse à cause de Texcès de marchandise et que le prix reste le même,
c'est-à-dire si on peut avoir la môme marchandise pour le ujème
192 LA SOCIÉTÉ CIVILE
Si maintenant les valeurs qu'on a faites artificielle-
ment, sont desimpies valeurs apparentes, comme c'est le
cas qui se présente la plupart du temps dans nos affaires
d'argent, elles mettent alors en circulation de la monnaie
qui non seulement n'est pas monnaie, mais de la mon-
naie qui n'a pas même de valeur. Et pourtant cette illu-
sion produit son effet aussi bien sur la diminution des
valeurs, que sur l'augmentation des prix. Mais par con-
tre, ces valeurs attirent l'argent réellement existant, et
le remplacent dans la société par quelque chose qui n'est
([u'une vaine apparence. 11 suffît seulement d'un peu de
calcul et de réflexion, pour se rendre compte qu'avec
un tel procédé la société est pillée, et que l'argent doit
finir par lui manquer dans la même proportion qu'il
augmente en apparence. Sous ce rapport, comprenne
notre temps qui voudra. C4e ne sont pourtant pas là des
choses tellement élevées qu'elles soient inintelligibles.
Mais quand toutes les prières, tous les avertissements,
toutes les remontrances sont inutiles, il y a tout lieu de
croire qu'on ne veut pas se rendre compte de la vérité.
Eh bien, ici aussi se vérifie complètement le proverbe
du droit anglo-saxon : celui qui commet un crime sciem-
ment l'expiera de même (1). Malgré toute la défaveur
que nous encourons, nous ne nous tairons cependant
pas sur ce point, voulant ainsi dégager notre respon-
sabilité personnelle pourle jour où la vengeance s'accom-
plira.
21. — b) Telle est l'explication de ce qu'enseignent non seule-
que! ^"""^^ ment l'Eglise, mais aussi le droit naturel et tous les
prix qu'autrefois, avec cette difTérence qu'elle n'a plus la même va-
leur qu'autrefois, nous avons v — li=:p;v — 2 = p;v — 3=ip,
ouv=:p+l;v=:p-|-2;v=:p-f-3. Je paie donc même là où le
prix ne change pas, des prix toujours plus élevés avec dépréciation
progressive de la matière. Si les prix montent encore, comme c'est
le cas régulièrement, la disproportion entre la valeur et le prix de-
vient encore plus criante. Ce n'est que trop souvent que nous pour-
rions appliquer ici la formule v — lzz:p-l-l;v — 2 = p4- 2;
V — 3 1= p -f- 3 ; donc vz:zp-}-2;vzz:p4-4;v=p-|-6.
(1) Graf und Dietherr. Deutsche RechUsprichw. 291 (7, 43).
L ECONOMIE DU CAPITAL 193
droits civilisés , relativement aux idées économiques
d'argent et de capital.
Reste encore un second éclaircissement à donner sur
cette question. Il est d'ordre moral et juridique, et ne
se rapporte plus à l'objet des différentes entreprises éco-
nomiques et juridiques, mais à leur nature. Selon que
l'objet d'une affaire est tpl ou tel, cette affaire prend une
forme qui varie. Tout autre est le prêt d'argent et tout
autre l'emploi de capitaux (1).
Le prêt est un contrat réel par lequel une chose, d'à- 02 _Na.
près sa valeur de consommation est transmise à un au- ^"'^'*" p"^^'*
tre, comme propriété, contre l'obligation de la rendre
après un temps déterminé selon l'espèce à laquelle elle
appartient, c'est-à-dire non la chose elle-même, — car
c'est impossible, si elle n'a qu'une valeur de consom-
mation, — mais une chose qui lui est égale en quantité
et en qualité (2).
Le contrat de prêt est donc d'abord un contrat réel.
11 est inhérent à la chose ; il est fondé sur l'objet comme
tel. Ce n'est pas sur ce qu'il résulte de la chose, ce n est
pas sur la fin pour laquelle on cherche à l'acquérir,
mais c'est sur la chose elle-même, et sur elle seule,
que se base dans le contrat l'obligation contractée (3).
Nous verrons bientôt l'importance de ceci.
Le contrat de prêt est secondement un contrat stric-
tement unilatéral. Il n'y a que le prêteur qui soit auto-
risé de par le contrat à réclamer la restitution de la
chose ; lui seul est créditeur. L'emprunteur et lui seul
est obligé à rendre la chose ; lui seul est débiteur.
L^objet du contrat de prêt est troisièmement une
chose traitée exclusivement d'après sa valeur de con-
sommation. Il y a comme nous le savons, des choses
(1) Bened. XIV, Vixpervenit § quarto loco.
(2) Inst. 3, 15 (14), prol. Dlg.] 44, 7, 1. 1, ^ 2. Cf. infra, n. 31.
(3) Re contrahitur obligatio mu lui datione. Dig.^ 47, 7, 1. i, § 2.
Inst, 3, 15 (14), prol.
(4) Gœschen, Civilrecht, II, II, 283. Weiske, Rechtslexikon. III, 236.
Pichler, Jus canon., 5, 19, 2.
194 LA SOCIÉTÉ CIVILE
qu'on peut considérer tantôt d'après leur valeur d'usage,
tantôt d'après leur valeur de consommation. Même cel-
les-ci motivent un prêt dans le cas où elles sont données
purement d'après leur valeur de consommation contre
restitution d'une même chose, après un délai fixé. Quel-
qu'un a par exemple un cheval de selle dont il n'a pas
besoin pendant l'hiver, et qui pour le moment lui cause
des frais inutiles. Pendant ce temps là un autre pourrait
se créer une situation s'il était en état de donner une
certaine caution ou de se monter convenablement, ou
de payer une certaine dette. Or, le premier n'a pas assez
d'argent comptant disponible à lui avancer pour le tirer
d'embarras. Mais comme il peut se passer de son cheval
jusqu'au printemps, il le lui donne pour qu'il en dispose
à sa guise, à condition qu'il lui rende à Pâques ou ce
cheval ou un autre cheval de selle de même valeur. Le
second ne peut naturellement pas plus se servir du che-
val emprunté que le premier; mais par lui, il peut se
procurer la somme dont il a besoin pour le moment, en
le consommant, c'est-à-dire en le vendant, ou en l'hy-
pothéquant, ou en l'utilisant d'une autre manière. Cette
affaire est donc un prêt réel, car, quoique en d'autres cir-
constances, le cheval ait de la valeur d'usage, il forme
pourtant dans le cas présent la base du contrat tout en-
tier, exclusivement comme valeur de consommation ( J ).
Mais il y a une grande différence entre les divers
points de vue, d'après lesquels on fait d'une chose la
(1) On ne peut faire assez attention qu'il ne faut jamais juger la
valeur d'une chose en général et d'une façon absolue, mais qu'il faut
constamment procéder par le particulier, quand il s'agit de juger la
légitimité d'un commerce. Une confiserie qu'un paysan reçoit en hé-
ritage, une paire de bœufs que reçoit un négociant dans une ville,
une auberge qui échoit à un ecclésiastique, un magasin de bas qui
revient à un fonctionnaire public et que tous acceptent pour ne pas
perdre entièrement ce qui leur est dû, tout cela possède dans ce cas
particulier, la seule valeur de consommation, et leur sert exclusive-
ment comme moyen d'échange pour les écouler le plus rapidement
possible en quelque autre chose, bien, prix, marchandises ou signes
de valeur. Bref, la confiserie, l'auberge, le magasin, sont dans ce cas
particulier de l'argent et rien autre chose, et sont de plus une des
sortes d'argent les plus incommodes.
l'économie du capital 195
base d'une affaire. Est-elle donnée comme consomnti
ble contre la restitution d'une chose égale ? Il e"i rZÏ e"
un rnutuum, un prêt. Si au contraire elle n'est pas doi
neepourlaconsomniation.maisseulementpourl'ust
avec 0 I,gat.on de ne pas seulement rendr'e un é vt
lent de la même espèce, mais de rendre cette mêle
chose comme telle, alors il en résulte un con traU'ui
ge^nre^tout nouveau, un com.nodaUun ou contrat X
D'après cela, on ne peut faire un contrat de louao-e
avec des objets d'usage, dans des conditions où ilsTad-
mettent pas l'usage séparé de la consommation, et par-
.euherement avec des objets qui, d'après leur nature
ne peuvent avoir qu'une valeur de consommation, mS
.eu lemen un contrat de prêt (2). C'est pourquo ^H
de 1 argent, on ne peut jamais, par suite de sa nature
conclure une autre affaire qu'un prêt. Or, si dans le prêt'
ZÎC:% 'r' '^"""^ -"--Pfible, il est alors bt'
V table qu II devienne possession véritable et réelle de
celui a qui il a été prêté.
Ceci forme une autre différence entre le prêt et le
"Ile?::: ''r'^-^l'^'^^^^^ q- -nd seuleml
po s.ble 1 usage d'une chose, et impose la restitution de
cette chose elle-même, celui qui la loue ne peut jamai
ndevemr le propriétaire (3). Mais ce serait une Te
oZaTo7d' ^^"'-•■--'•^- à quelqu'un la co !
sommation d une chose contre dédommagement par
«ne autre SI on ne voulait pas lui en accorder le drm't
de prophète comp et. C'estpourquoi tout droit, le droi
naturel comme le dro.t romain (4) et le droit ecclésias-
chïïS'o'i II \ '300 =BiLa;/- 1; ' '■ '"''- '' '' ('*'' § '■ «œs-
mOk, 13 6 I q s fi «f • ^^ '^''""•«'^«•. d- 6, a. 3.
3 Dn' A' « ■ î' •? ; ^^■'™s'e''. V- oommodatmn, § 2.
ci^f^h^fu'n ù m' b!;,'' ';''n^'"- '"■'"' '' ''^''^' § 2- G-
BiblU.,.. com "ôdâlîTo ' """■"'•' '• '' " '' ^^"^^'^•
I <*'^'^-*^V'-2,§2;26, 8, 1.9. /«st, 3,13(14) 2-2 8 o rr
196 LA SOCIÉTÉ CIVILE
tique ( j ) tiennent fermement à ce que celui qui emprunte
devienne par le contrat de prêt, propriétaire de la chose
consomptible, par conséquent de l'argent en particu-
lier (2). Le prêt est un changement réel du droit de pro-
priété et une transmission réelle de propriété, une alïe-
natio, une traditïo ^comxnQ s'exprime le droit romain. Le
créditeur se démet du droit de propriété, qui jusqu'à
présent lui appartenait, et le débiteur entre en posses-
sion entière et réelle de ce qui auparavant appartenait
au premier (3). Le changement du droit de propriété est
si essentiel au contrat de prêt, que celui-ci ne peut s'ef-
fectuer là où ce changement n'a pas lieu (4). Ce fait ju-
ridique est d'une portée décisive pour juger l'enseigne-
ment de l'Eglise.
C'est avec raison que le père de l'enseignement mo-
derne de l'usure, Saumaise, a dirigé ses attaques sur ce
point. Il pensait avec assez de logique, pour comprendre
que aussi longtemps que la doctrine de la tradition, ou
de la transmission de propriété dans le prêt, ne serait
pas renversée, toute tentative faite pour transformer
l'enseignement de l'Eglise sur l'intérêt devait fatalement
écliouer (5). Comment en effet jamais justifier l'exigence
d'une restitution pour une chose qui depuis longtemps
est devenue la propriété d'autrui ? Donc conclut-il à juste
titre, ou bien il faut admettre la défense que l'Eglise fait
relativement à l'intérêt du prêt, ou, si on veut lui échap-
per, il faut nier que le prêt entraîne avec lui un change-
ment du droit de propriété. Pour lui, qui se croyait
appelé à ouvrir à l'usure la porte d'or dans le sanctuaire
de l'enseignement chrétien, il ne pouvait hésiter sur le
choix qu'il avait à faire. Pour aplanir les voies à l'usure,
il préféra se mettre en contradiction avec le droit et la
(1) Sylvester, Summa, v. contractus, § 4; mutuum, § 3. Pichler^
Jus con., 5, 19, 2. Navarrus, Enchir., 17, 180, 206.
(2) Thomas, 2, 2, q. 78, a. 1 ; a. 2, ad o ; 3, d. 37, q. 1, a. 6.
(3) Sintenis, Civilrecht, (3) II, 515, sq.
(4) Windscheid, Pandekten, (5) II, 362.
(5) Bened., XIV, Synod, dioec, X, 4, 2.
l'économie du capital 197
raison, et nia que le prêt fût une transmission du droit
de propriété. Il entra à ce sujet, comme c'est facile à
comprendre, dans une lutte violente contre les juristes,
lutte qui produisit de nombreux écrits (î). Mais jamais
un juriste de valeur n'a renoncé au principe de la trans-
mission de propriété dans le prêt (2).
Les jurisconsultes les plus éminents s'en sont toujours
tenus à l'enseignement du droit romain qui dit qu'un
intérêt, de quelque espèce qu'il soit, ne peut jamais être
justifié par la nature intrinsèque du prêt comme tel (3).
Néanmoins, s'ils permettent l'intérêt dans le prêt, ils
conçoivent cet intérêt comme une exigence supplémen-
taire qui est en dehors de la nature du contrat de prêt,
et qui s'ajoute à lui extérieurement par un nouveau con-
trat particulier.
Autre est la question de savoir s'ils sont en confor-
mité avec le droit en agissant ainsi. Nous ne nions pas
que le texte puisse être interprété de cette façon ; mais
il nous semble que le droit romain lui aussi, s'il veut
être conséquent, et personne ne lui dispute ce titre de
gloire, ne peut permettre une telle exigence supplémen-
taire, comme intérêt dans le sens proprement dit, mais
comme quelque chose de tout autre, c'est-à-dire comme
ce que nous nommerons hienioi Jnde?7imté (Intéresse).
Quoiqu'il en soit, deux choses restent inébranlables
pour nous. Premièrement que dans le contrat de prêt,
le droit de propriété est transmis à celui qui emprunte,'
Mûl^^m^n^^^''' Comme«f«r ûber die Heineccischen Instilutionen (2),
^yj. U ailleurs Saumaise comprit aussi que la transmission de pro-
priété était inévitable en réalité, et déclara dans un mémoire justi-
icatit, qu elle n'a pas lieu seulement d'une manière formelle d'après
1 enseignement du droit romain sur Vallenatio.
(2) Giphanius, Antinomiœ jiiris civ., 24, 21, (Francof., 166J,II, 20).
^oesius, Comm. in Dtg., 12, i, 10; Comm. iji Ins., 3, 16, 6. Thibaut,
Pandekten (7), II, 294. Muhlenbruch, Pandekten (2), II, 330. Gœschen,
tmlrecht, II, II, 283, 289. Arndts, Pandekten (7), ^ 280. p. 488. Puchta,
Pcindekten{Q), U3.Eck in HoltzendorfTs IlechtslexU:on(i),l,250,^\e^ske,
Hechtslexikon, III, 230. Baron, Pandekten (7), 468. Sohm, Instilutio-
nen (4), 274. ScheurI, Inslitutionen (8), 254.
(3) V. suprà, N» 5.
198 LA SOCIÉTÉ CIVILE
et secondemeni; que précisément pour cette raison, le
prêt ne peut nullement être conçu comme une espèce
de louage, c'est-à-dire être frappé d'intérêt (i).
Mais comme les risques et périls sont inséparables
du droit de propriété, il s'ensuit quatrièmement qu'au
moment de la transmission et de l'entrée en jouissance
du droit de propriété, tout le risque qui se trouve dans
le prêt, n'existe plus pour celui qui prête, mais retombe
sur celui qui emprunte (2). Or, si par le droit complet
de consommation et par le risque, celui qui emprunte
est devenu le maître unique et absolu de la chose prê-
tée, et si au moment de la transmission toute Fatraire
du prêt est conclue, il s'ensuit cinquièmement que
tout ce que le nouveau propriétaire de la chose, c'est-
à-dire l'emprunteur, entreprend avec elle, ne peut avoir
aucune influence sur le contrat lui-même. La remise de'
la chose une fois accomplie, Femprunteur peut avoir
l'intention d'entreprendre et entreprendre en réalité
tout ce que bon lui semble avec la chose prêtée ; le prê-
teur de son côté peut calculer que lui aussi aurait pu en
tirer parti, et que la chose, stérile pour lui, est fructu-
euse pour un autre ; mais tout cela n'atteint pas le con-
trat comme tel (3), et ne donne pas au premier maître
de la chose le droit de faire entrer dans le contrat de
prêt lui-même ce qui résulte après ce contrat, à titre
de compensation particulière (4).
23.- L'en- Ccs différenlcs considérations donnent l'enseifîfne-
seignement . *^
j^g« l'Eglise sur mcnt dc l'Eglisc dont la teneur peut être ainsi formu-
lée : tout gain qui est tiré du prêt comme tel, uniquement
par suite du fait lui-même, est usuraire et illicite (5).
Quiconque, outre la restitution de ce qui a été prêté,
(1) Ainsi Bened., XIY, Synod. dioec, X, 4, 2.
(2) Dig., 44, 7, 1. 1, § 4. Inst., 3, 15 (14), § 2. Thomas, 2, 2, q. 78,
a. 2, ad. 5. — Civilrecht, II, II, 252 sq., 289.
(3) Ceci peut parfaitement être le sens du passage tant discuté de
saint Thomas (2, 2, q. 78, a. 2, ad. 1).
(4) Bened. XIV, Synod. dloec.^ X, 4, 10, 2" ; Vix pervenit 2o (Const.
sel. Romœ, 1766, I, 217, (Denzinger, Enchir., 1319).
(5) Bened. XIV, Synod. dioec, X, 4, 10, i\
L ECONOMIE DU CAPITAL 199
exige, à cause du prêt lui-même plus qu'il n'aprêté,agit
contre la loi fondamentale du prêt, qui exige une égalité
complète entre ce qu'on donne et ce qui doit^être
rendu (1).
^ Toute exigence supplémentaire ou toute perception
d'un gain simplement à cause du contrat de prêt comme
tel, que ce soit sous forme d'intérêt ou de n'importe
quelle autre manière, est complètement inadmissible.
Ceci résulte de la nature de l'objet qui forme la base du
contrat de prêt. Celui-ci est constamment une cbose
qui n'a pas une valeur d'usage séparée de la valeur de
consommation et, dans l'argent, une valeur d'usage qui
n'est pas même séparable de la valeur de consomma-
tion. Ce serait donc une injustice criante si le prêteur, à
qui on remplace toute la valeur de consommation, vou-
lait se faire indemniser de cette même chose par une
valeur d'usage qui, dans le cas présent, n'existe même
pas ^'2).
Avec ceci tombe d'elle-même aussi la théorie singu-
lière qui veut faire dériver l'autorisation à prélever de
l'intérêt sur le prêt, du temps pendant lequell'argent se
trouve entre les mains de l'emprunteur. Cette explica-
tion a déjà été souvent tentée au moyen âge, comme nous
levoyonsdanssainlïhomasd'Aquinetdansd'autresdoc-
I teurs. Bœhm-Bawerk l'a ressuscitée dernièrement dans
son grand ouvrage sur le capital et sur Tintérêt. Il ex-
plique ce dernier comme étant la différence, en vertu de
laquelle nous taxons la chose que nous donnons présen-
tement plus haut que ce que nous pouvons en aiff^ndie
dans l'avenir. Mais si l'objet de l'afPaire de prêt est
actuellement comme toujours stérile en lui-même, le
temps n'a rien à faire avec cela. Dans ce cas en effet,
comme on le disait au moyen âge, c'est le temps, bien
commun à tous, qui serait vendu.
(1) Id., Vix pervenit, 1° ; 2o (Gonst. sel. Homœ, 1766, I, 217).
(2) Dlg., 7, 5, ;^ 2. Thomas, 2, 2, q. 78, a. 1 ; a. 2, ad. 2; a. 3 ; De
^alo, q. 13, a. 4. c. Rainer a. Pisis, Pimthcologie, v. usiira, 2, 3
(Lugo 16oo, in, 786). Antoniii. 11, t. 1, c. 0, ^ 1.
200 LA SOCIÉTÉ CIVILE
La même chose résulte secondement de la nature de
l'affaire de droit en question. Pour cette raison, le
contrat de prêt lui-même ne crée, dans aucune circons-
tance, une autorisation à une exigence supplémentaire
quelconque (1), parce qu'il n'inclut en lui que l'obli-
gation de rendre l'équivalent de ce qui a été prêté (2),
de sorte que ce qu'on pourrait peut-être réclamer en
plus, devrait être déduit de la somme principale qui est
à rendre (3). Or, comme nous le savons déjà, ce que le
nouveau maître fait avec le prêt, après la conclusion du
contrat, n'entre pas en considération pour le contrat
lui-même. C'est pourquoi troisièmement, on ne peut
trouver non plus du côté de celui qui emprunte aucun
motif à une exigence supplémentaire quelconque. Pour-
tant, il n'est ni équitable, ni juste que quelqu'un paie de
l'intérêt, ou, en d'autres termes^ donne des fruits d'une
affaire qui ne lui en a pas rapporté à lui-même (4), et de
plus, comme c'est le cas pour l'argent, des fruits qui ne
sont pas autres que la chose elle-même, des fruits qu'il
faudrait enlever de la nature de cette chose, des fruits
que quelqu'un ne peut absolument pas prendre sans
porter préjudice à la chose elle-même. Dans cette affaire,
l'objet lui-même serait donc littéralement tronqué ou
amoindri par le vendeur.
Mais quatrièmement, c'est du côté de celui qui prête
qu'il faut le moins chercher un motif pour exiger de
l'intérêt du prêt. Sans doute on peut imaginer le cas où
le droit de propriété et la possession factice sont sépa-
rés l'un de l'autre (5). Mais ceci ne peut avoir lieu ici
parce que la remise de la chose est nécessaire pour que
le contrat de prêt soit conforme au droit. Donc le pre-
mier possesseur ne peut invoquer aucune responsabilité
ni aucune peine pour avoir été possesseur. Il a plutôt
transmis à l'emprunteur, par l'exécution du contrat, la
(1) Dig., 50, 16, 1. 121. Cod., 4, 32, I. 3.
(2) Dig., 2, 14, 1. 17, prol.
(3) Dig., 19, 5, 1. 24. Thomas, 2, 2, q. 78, a. 2, ad. 6.
(4) Dig., 21, 1,1. 16. — (5) Digr., 43, 17,1. 1, § 2.
L ÉCONOMIE DU CAPITAL 201
propriété comme la possession du bien qui lui appar-
tenait jadis. Mais avec la chose s'est aussi transmis l'u-
sufruit delà chose (1), et ce cas doit d'autant mieux
exister dans le prêt, qu'il s'agit de choses qui n'ont
qu'une valeur de consommation, et qui n'admettent pas
d'usufruit séparé d'elles. Si le premier possesseur vou-
lait se réserver un fruit particulier quelconque, par con-
séquent un usufruit, il poserait alors non seulement
une condition impossible, mais il agirait comme maître
et comme propriétaire d'une chose devenue possession
d'aulrui. Car celui qui a le droit dejouir des fruits d'une
chose, peut également s'en dire le maître (2) surtout si,
comme ici, le fruit est la chose elle-même. Mais ceci
aurait pour résultat que, par le prêt, il s'affranchirait
seulement du risque et dé toutes les charges de la pro-
priété, et garderait les droits et les fruits pour lui.
Qu'appellera-t-on injustice si ceci n'en est pas une?
Le premier possesseur n'a plus de droit de propriété sur
la chose, point de risque à courir à son sujet, point de
dépenses, point de travail à supporter pour elle. Tout
cela a passé à l'emprunteur par suite du contrat de prêt.
Si le premier possesseur voulait jouir de cette chose,
par conséquent d'une chose étrangère ; s'il voulait jouir
de fruits qu'elle ne peut porter en raison de sa nature,
ce sérail évidemment une usure accomplie (3), un vol
manifeste ; en d'autres termes, ce serait faire payer deux
fois une seule et même chose.
Sous ce rapport le peuple, avec sa perspicacité natu-
relle, voit plus clair que bien des savants éblouis par
l'éclat de l'argent. On ne peut pas vendre la vache et se
réserver le lait, dit l'anglais prosaïque. Celui qui donne
un pré ne peut pas en couper Therbe (4). Or c'est ce que
fait l'usure d'argent. Elle fait même pis encore. Elle
(1) Dig,, 42, 5, 1. 8, prol. — (2) Ibtd.
(3) Léo X, Inter multipltces, ajyprob. Conc. Lateran. V. {Magnum
Bull. Roman. Luxemb., i742, I, 554 ; Denzinger, Enchir. 623).
(4) Diiringsfeld, Sprichw. der german. und roman. Sprachen, I, 284.
Nr 545.
202 LA SOCIÉTÉ CIVILE
donne un œuf contre pleine compensation, et veut qu'on
lui apporte les œufs qui ont été pondus par la poule
éclose de cet œuf. Elle vend un morceau de terre inculte,
et réclame le produit du jardin qu'on y a fait. Elle donne,
comme dit le proverbe, un chapeau pour un habit, un
œuf pour un bœuf, une aiguille pour une charrue (1) ou
même pour le rapport annuel d'un champ cultivé. Si
c'est juste, on pourrait à ces conditions se procurer une
maison pour un liard. Mais qui parle de droit ici? Dans
le droit il est dit : Payer c'est faire la paix. Celui qu'on
a payé est affranchi de tout. Il faudrait plutôt dire : Ce-
lui qui commence à payer doit toujours continuer de
payer (2). Payer une fois, payer toujours sont des prin-
cipes qui peuvent passer à l'état d'habitude ; mais ja-
mais ils ne pourront devenir droit. Il est dit: Centannées
d'injustice ne deviendront jamais justice. Que le droit
devienne de nouveau honnête et la coutume disparaîtra
d'elle-même (3).
24. -Ac- 11 6st en vérité souverainement nécessaire que dans
civil " av7c ces choses-là, le droit soit mieux écouté et pris davan-
l'enseigne- . «j'.-!^ Wi i
ment de i'E- tagc cu cousideration. Personne ne s étonnera que des
gens qui tirent proht du système régnant, et des gens
dont l'unique pensée est de renverser tout ce qui existe
comme droit, passent par dessus les principes du droit
naturel et du droit positif. Mais que des auteurs con-
servateurs, qui prennent sérieusement à cœur la guéri-
son des plaies de la société, mettent de côté sans plus
de façon le dogme du droit naturel et de la foi, en pré-
tendant que, sous ce rapport^ TEglise s'est trop laissée
captiver par l'idée rigide du contrat de prêt du droit
romain, un tel expédient, pour ne pas dire une telle dé-
sertion du drapeau, mérite toute notre attention. Ce
fait nous montre la raison pour laquelle le mal a une si
grande force, et pourquoi toute tentative de guérison a
(1) Ibid.,U, 172, Nr 306.
(2) Graf und Dietherr, Deutsche Rechtssprlchiv., 236 (6, 82, 84).
(3) Ibid., 14 {i, 187, 194).
l'économie du capital 203
si peu de succès. Nous portons tous en nous une regret-
table inconséquence et une conscience de droit inébran-
lable. Ce n'est pas sans motif que nous faisons toujours
appel au sentiment du droit. Mais avec ce sentiment va-
gue pour ce qui est droit, nous ne sortirons jamais de
la médiocrité et de la contradiction. C'est pourquoi le
mal a si beau jeu avec nous, et un cours si libre dans le
monde.
ft Si nous-mêmes nous transplantons sur un autre ter-
rain les questions sociales qui, au fond pourtant sont des
questions morales, par conséquent aussi des questions
strictement juridiques; et si nous voulons les traiter
d'après d'autres lois que celles de la morale et du droit,
n'est-ce pas favoriser la ruine de la société? Il n'y a pas
d'espoir que la question sociale soit jamais résolue d'une
manière satisfaisante, si on ne la traite pas en s'atta-
chant strictement aux doctrines et aux docteurs de l'E-
glise, ainsi qu'aux principes éprouvés du droit ecclésias-
tique et civil. Il serait triste que la lutte contre certaines
exagérations du droit public romain conduisit à mépri-
ser tout le droit commun, et dût confirmer la conviction
qu'un principe n'est déjà pas soutenable, parce qu'il se
trouve dans le droit romain. Ce serait invoquer Belzé-
buth pour exorciser un démon incommode. Non ! le droit
doit rester droit. Ce qui est une fois droit, — nous ne
disons pas ce à quoi on a droit, — ne cesse jamais d'être
droit. Et si c'est droit, peu importe alors celui qui le
dit. Dans la lutte contre des empiétements particuliers
du droit humain, nous ne poussons pourtant pas les
préjugés jusqu'à rejeter le droit divin uniquement parce
que le droit civil l'approuve. C'est plutôt pour nous une
joie de voir que le droit humain concorde en tant de fa-
çons si exactement avec le droit divin, comme c'est le
cas dans la question qui nous occupe.
Nous avons du faire ressortir ceci avec d'autant plus ^5. _ Ré-
d'énergie, que les tentatives se répètent en plus grand rf.,7p^r'^l;V
nombre, pour atténuer le sérieux et la portée de l'ensei- sSuf oïïe'
204 LA SOCIÉTÉ CIVILE
l'usure de la fi^iiemeiit de l'EûUse, du droit et de la nature sur le prêt.
part du riche ^ . .
et de la part Cette doctrlue est une question exclusivement et pure-
du pauvre. ...
ment juridique, et, d'après la conséquence la plus stricte
du droit, elle doit être maintenue jusque dans ses der-
niers résultats. Ce que nous avons dit s'applique donc à
toute espèce de prêt et à toute personne sans exception
aucune. Le prêt est le prêt. 11 n'y a pas de différence entre
la fin pour laquelle on contracte un emprunt et sa des-
tination, peu importe si c'est pour entreprendre une af-
faire à ses risques et périls, ou si c'est pour subvenir aux
nécessités de la vie. L'essai de distinguer deux espèces
de prêt et de permettre de l'intérêt pour le soi-disant
prêt productif, et de le défendre pour le prêt consomp-
tif, a été repoussé à juste titre par Benoît XIV. Confor-
mément à la nature de la situation juridique, ce pape
admet tout aussi peu une distinction entre les person-
nes auxquelles on prête. Un intérêt du prêt n'est pas
défendu parce qu'on lé prélève sur des pauvres, mais
parce qu'on le prélève sur le prêt. L'intérêt pris sur le
prêt est toujours de l'usure, qu'il soit extorqué aux ri-
ches ou aux pauvres peu importe (1). Mais que, à côté
de l'injustice générale, cette usure prenne envers les
pauvres encore une dureté particulière, cela se com-
prend. D'ailleurs, l'Ecriture-Sainte imprime un signe
d'ignominie tout particulier à celui qui se livre à ce genre
d'usure (2).
de^'^cWeû- M^i^ ^1^ faisant cesser cette injustice, ni le droit ni la
s^a^ion ans e j{^y^j^l_JQjj ^^ vculcnt faire tort à quelqu'un (3). Or c'est
ce qui se produirait, si celui qui prête ne recevait au-
cune espèce de compensation ou de garantie pour le
dommage qu'il subit par suite du prêt, ou pour un péril
particulier qui n'est pas également dans la nature de la
chose en toutes circonstances, péril auquel il s'expose
(1) Bened. XIV, Sijnod. dioec, X, 4, 2, 3 ; Vix pervenit 2" (Const.
sel., 1,217).
(2) Rened. XIV, Synod. dioec.,X, 4, 5.
(3) Lucius III, C. pervenit, 2, X, 3, 22.
l'économie du capital 205
lui-même. C'est pourquoi on a toujours considéré ces
deux motifs comme des titres de droit particuliers, en
vertu desquels celui qui prête peut revendiquer un dc-
dompiagement ou une garantie.
On a davantage douté si le simple manque de gagner
devait être considéré comme titre à un dédommagement.
La raison de ce doute était l'ambiguïté avec laquelle la
question était posée. Par le seul fait que l'emprunteur
fait avec le prêt un gain que le prêteur ne fait pas, tout
droit interdit une exigence supplémentaire. C'est pour-
quoi il serait absolument illicite d'exiger dans le prêt,
que celui qui emprunte règle le dédommagement annuel
à payer d'après le gain annuel de sou entreprise. Ceci
ne signifierait pas que la cause d'un dédommagement
est le dommage ou le manque de gagner qui atteint celui
qui prête, mais le rapport venant de l'activité de l'em-
prunteur ; ce serait par conséquent prélever du capital
de celui qui emprunte un intérêt pour le prêt. Mais ce
que l'emprunteur fait avec l'objet du prêt, une fois le
contrat conclu, n'a pas la moindre influence sur le con-
trat de prêt lui-même. Si par contre, le prêteur voulait
faire de l'argent lui-même le point de départ d'une affaire,
et qu'il soit obligé dy renoncer, dans le cas où il donne
le prêt au voisin, alors au fond, ce n'est pas un manque
de gagner, mais c'est un dommage réel, c'est la perte
d'un gain qu'on avait en vue et probable (1 ). Dans cette
hypothèse, il a aussi le droit de réclamer un dédomma-
gement, comme d'ailleurs c'est admis maintenant d'une
manière générale.
L'ensei«:nement comme la pratique de l'Église a tou- 27. - En
*-^ quoi la ^'6
jours admis ce dédommagement (2). Dans les temps gf[:''e°f^XS-
modernes, il a été permis à différentes reprises, par une gf^ui/"^^"^'
(1) A cause de cela, les juristes distinguent un damnum posUivunif
et un damniim prlvatum. Gœschen, Civilrecht, II, II, 82.
(2) Alphonsus, Mor, tr. de contract., n. 763-772. Die Literatur bel
Bassaeus, Flores v. usura, art. 3. Billuart, De contract., d. 4, a'. 5.
206 LA SOCIÉTÉ CIVILE
série de décisions ecclésiastiques (1). On a cru y trouver
un abandon de la doctrine primitive plus sévère, et plu-
sieurs y ont même vu une approbation de l'intérêt pro-
venant du prêt d'argent. Naturellement, il ne peut être
question de cela. Dans cet enseignement rien ne peut
changer et rien ne changerajamais. Comme le dit Alexan-
dre III, l'Église ne pourrait pas changer quelque chose,
ni être indulgente à ce sujets quand même elle le vou-
drait. Mais la situation des temps a bien changé de-
puis, et l'Église doit en tenir compte afin que personne
n'en subisse de détriment. Toutefois ce changement des
temps ne consiste pas en ce que l'argent a pris aujour-
d'hui une autre nature que celle qu'il avait autrefois, ni
en ce qu'on a découvert de nouveaux moyens de le ren-
dre productif. Le seul moyen d'en tirer les fruits est de
le constituer en capital par le travail. En cela les temps
modernes n'ont point d'avance sur le passé. Il est vrai
qu'aujourd'hui nous avons davantage de moyens auxi-
liaires pour le travail, principalement dans les machines.
Maiscelles-ciont, comme onlesaitaussi, leurs côtésdéfec-
tueux, et ils sont si grands qu'on peut ajuste titre dou-
ter si elles sont un avantage comme moyen auxiliaire de
travail, ou un obstacle^ et par conséquent dangereuses,
parce qu'elles portent préjudice à la société. En tout cas,
nous croyons juger équitablement, si nous disons que
leurs avantages et leurs désavantages se compensent, et
que, sous ce rapport, le temps d'autrefois et le temps
actuel sont assez sur le même pied.
A notre humble avis, il nous semble qu'il y a trois
rapports sous lesquels la vie économique a beaucoup
changé en comparaison de celle d'autrefois. D'abord,
et c'est incontestablement un progrès, la vie de rela-
tions s'est perfectionnée de telle sorte qu'il est presque
toujours possible à chacun de placer son argent quel-
que part comme capital, avec espoir de gain^ quand
(1) Alphons. Ligaori, Theol. mor., éd. Heilig. 1852, IV, 46 sq. Gury,
Mor,, Ratisbon., d868, 395 sq.
l'économie du capital 207
même ce serait dans un lointain très éloigné. C'est
pourquoi on peut bien dire qu'actuellement, le titre à
dédommagement à cause d'un gain qui échappe, peut
presque en règle générale être produit avec une certaine
apparence de légitimité.
Mais cette extension grandiose des relations a aussi
son mauvais côté, et c'est lui qui forme le second chan-
gement dans notre situation économique. Chacun peut
sans doute aujourd'hui placer son argent comme bon
lui semble, sur des chemins de fer turcs ou égyptiens,
dans une spéculation américaine ou une expédition clii-
noise ; mais Rothschild ou Bleichrœder, qui servent
d'intermédiaires dans ce placement d'argent, ne pour-
raient peut-être pas dire eux-mêmes avec certitude
ce qu'il en est de ces entreprises. Et supposé que quel-
qu'un retire à temps son argent de cette affaire et mê-
me avec profit, il n'est pas encore sûr que cet argent,
quand même il le tient déjà dans sa main, ne fondra
pas comme la neige exposée au soleil. Cette insécurité
inouïe de l'argent et de toutes les valeurs amène aussi
dans le contrat de prêt un élément tout à fait nouveau.
Dans une situation bien ordonnée, le prêt met tout le
risque exclusivement sur celui qui emprunte, mais vu
l'état de choses actuel, celui qui prête, malgré la trans-
mission de propriété, court encore constamment le ris-
que de ne se voir rendre autre chose qu'un vain titre et
des signes de valeur sans valeur. Pour cette raison, le
titre de dédommagement est devenu presque perma-
nent, eu égard au danger actuel de la perte, et à l'insé-
curité de notre situation.
D'après ce que nous avons dit ci-dessus, rien n'au-
torise à réclamer un dédommagement, parce que c'est
une situation générale. 11 s'agit ici seulement d'une cau-
tion. Mais au moment où ce que l'on a prêté est rendu
et rendu intégralement, il n'y a plus de raison de la
conserver. Il faudrait donc à notre avis du moins, ou
bien conserverie dédommagement touché d'avance sous
208 LA. SOCIÉTÉ CIVILE
cette condition, pour parer au danger d'une perte réelle,
et le rendre après restitution exacte de ce qu'on a em-
prunté, ou déduire de la somme principale, au moment
de la restitution, ce qui a déjà été touché d'avance (1).
Notre époque nous offre encore pour cela un troisième
motif qui n'est guère plus honorable sans doute, mais qui
semble assez justifier pour tous les cas le prélèvement et
la conservation d'une certaine rétribution. C'est cet effra-
yant peu de confiance que les hommes ont entre eux dans
leurs relations. A peine est-il encore question de loyau-
té, d'obligation, de fidélité à la parole donnée, d'accom-
plissement de conditions. On rencontre des gens qui
sont gens d'honneur sous tous les rapports, mais qui
n'ont aucun scrupule de recevoir avec les meilleures
promesses, et de ne plus jamais parler de leur dette.
Payer des dettes, remplir des obligations, rembourser
des gages, sont choses tout à fait passées de mode. C'est
à peine si l'on y pense encore. Les nobles qui ont une
position élevée, remplissent une charge publique et sont
dans les honneurs, agissent sous ce rapport encore pis
que les hommes ordinaires, comme si c'était la marque
d'un esprit vulgaire et mesquin de penser encore à de
telles choses. En pareil cas, le prélèvement d'une taxe
régulière pour le prêt est malheureusement non seule-
ment permis, mais absolument nécessaire si on ne veut
pas le jeter par la fenêtre. Dans cette hypothèse, nous
ne croyons pas même devoir insister pour une restitu-
tion ou une déduction quand le prêt est rendu. Cardans
ce cas, une taxe annuelle pour le prêt n'est pas autre
chose qu'un moyen personnel pour le récupérer. Pour
le débiteur, c'est un renouvellement de l'aveu de sa dette,
et pour le créancier, c'est un moyen de contrainte qui
lui permet de se faire rembourser à temps . On sait
comme sont les hommes. Très souvent, le seul moyen
de les déterminer à tenir leurs obligations est de les
(1) Cf. Dlg., 19, 5, 1. 24. Thomas, 2, 2, q. 78, a. 2, ad 6.
l'économie du capital 209
attacher à une corde, avec laquelle on puisse les relenir
aussitôt qu'ils veulent se sauver, et qui finit par les gêner
tellement, qu'ils préfèrent remplir leurs obligations.
Nous n'avons pas la prétention que les raisons que 28.-Dif-
' ^ ^ ^ férence eatre
nous venons de donner sur la légitimité du titre de '°térét (zins)
c et mderoaite
dédommagement, et qui sont les nôtres, soient aussi (^"^^^'^^sso.
l'opinion de l'Église. Nous avons seulement dit sous toute
réserve que, actuellement, il y a presque toujours un
motif pour l'invoquer avec quelque apparence de légiti-
mité. Benoît XIV du moins a déclaré expressément pour
son temps, qu'on ne pouvait pas toujours soutenir cela
avec certitude (1). Quoiqu 11 en soit, en ces choses sur
lesquelles l'Eglise ne s'est pas prononcée, il convient
d'exprimer son avis avec autant de prudence qu'il faut
le faire avec fermeté, là où elle a manifesté son ensei-
gnement. Mais ce qu'il y a de sûr en tout cela, c'est que
CCS titres de dédommagement n'ont rien de commun
avec l'iûtérêt.
Sans doute le peuple parle à'iniérêt et à'ïnlérêls sans
faire de distinction; mais on ne peut pas non plus exiger
de lui une pénétration très exacte de questions si diffici-
les. Cependant le langage ordinaire qui emploie réguliè-
rement le pluriel m^er<?/^, indique que le peuple n'ignore
pas tout à fait, comment des choses d'espèces diftérentes
ne font qu^ine ici d'après les apparences extérieures.
Alors c est une raison pour s'attendre à ce que les savants
séparent complètement ces choses l'une de l'autre. Que
faut- il penser si l'on rencontre continuellement chez eux
l'expression titres crijitérêt; si, comme ilsdisent,ils entre-
prennent avec elle une reconstruction de l'enseignement
de l'intérêt, en supposant que ces prétendus titres d'in-
térêt appartiennent à une même rubrique que l'intérêt?
Faut-il en vouloir aux adversaires quand ils disent avec
amertume, que toute la question n'est qu'une vaine chi-
(1) Bened., XIV, Vix pervenit 5° (Gonst. seL, I, 217) ; Synod. diœc,
X, 4, 10, 3°.
210 LA SOCIÉTÉ CIVILE
cane de mots , une question de sophistique, et que
l'Église, ne voulant pas admettre le manque de consis-
tance de sa doctrine, et ne pouvant pas résister à la logi-
que des faits, a tout simplement ouvert une porte de
derrière? Heureusement qu'il n'est pas question de cela,
tant s'en faut.
L'enseignement de l'Eglise sur l'intérêt est aussi solide
que jamais. Jamais on n'ébranlera chez elle ce dogme
qu'il n'est ni possible, ni permis de prélever un intérêt
sur le prêt. Mais que le prêteur ait pour sa personne
intérêt à recevoir une indemnité pour un danger, ou un
préjudice dont il se charge parle prêt, personne ne Fa
encore nié. Que l'intérêt lui-même et cette indemnité
soient deux choses foncièrement différentes, ce n'est
pas difficile à comprendre. L'intérêt (Zins) est la valeur
d'usage de la chose elle-même, indépendante, détachée
de sa valeur de consommation. L'indemnité (interesse)
est le dédommagement d'un préjudice personnel, ou une
garantie pour le prêteur, donnée à l'occasion du prêt.
C'est ainsi qu'il y a une quadruple différence entre l'inté-
rêt proprement dit (Zins) et cette indemnité (Interesse).
Le premier repose sur une base réelle et la seconde sur
une base personnelle. Le premier provient abintrinseco
d'une chose non seulement capable de porter des fruits,
mais productive en réalité et en est extrait par le travail.
La seconde n a aucune parenté avec le prêt et ne résulte
ni de lui, ni de l'emploi quelconque de l'argent. Il n'est
pas une estimation de l'argent, il n'est pas un rapport
du prêt, pas une compensation pour ce qu'on a prêté,
mais il s'y ajoute d'une manière purement accidentelle,
par des motifs extérieurs et personnels (1). De ce côté,
la différence entre eux est donc exactement la même
qu'entre les revenus provenant des domaines de l'état
et le prélèvement mécanique d'impôts et de contribu-
(1) Bened. XIV, /. c. — De là les expressions fructus provenientes
(ab intrinsecus) pour l'intérêt (Zins) et tituli advenientes (ab extrin-
secus) pour Tindemnité (Intéresse).
i
L ÉCONOMIE DU CAPITAL 211
lions. Le premier est troisièmement un fruit du capital
ga^né par le travail, par conséquent une valeur d'usage
qui rend possible un usufruit sans porter préjudice à
la chose elle-même. La seconde n'est ni une valeur d'usage
de l'argent, qui d'ailleurs n'existe pas, ni un rapport de
l'affaire du prêt comme tel, mais une garantie pour celui
qui prête, garantie contre les dommages, et garantie
dont l'emprunteur couvrira les frais, avec la valeur
de consommation du prêt ou les valeurs d'usage
qu'il en tirera, par la capitalisation. Quatrièmement,
le capital seul peut produire de l'intérêt dans le
premier sens (Zinsj, et dans ce cas, cet intérêt naît
comme une valeur nouvelle, variable, selon la marche
de l'affaire entreprise avec le capital. L'indemnité
(Interesse) ne fait que s'ajouter au prêt, mais ne pro-
vient pas du prêt, et n'est pas donné pour le prêt. Au-
cune nouvelle valeur n'est produite par le prêt, ni du
côté du prêteur, ni de celui de l'emprunteur. Dans
cette indemnité, ce qui est transmis au prêteur, c'est
simplement une valeur déjà existante, comme dédom-
magement, non pas pour le prêt, mais pour un préjudice
personnel, évaluable en argent, et cela à un taux qui
est fixé à l'avance selon la grandeur présumée du dom-
mage qu'il subit, mais non d'un rapport quelconque.
Une peutdonc pas être question que l'Eglise ait jadisdé- 29,_ L.,n.
fendu le prélèvement d'm^er^^ (Interesse), ou que son en- iantd/rem-
seignement actuel ait varié. L'intérêt est seulement dé- capuanx n'est
ndu la ou un y en a pas et ou une peut yen avoir, c est- du.
à-dire dans des affaires stériles, particulièrement dans le
prêt au sens strict du mot, dans lequel on donne une
chose comme valeur de consommation sans valeur d'u-
sage, et l'argent est toujours cela (1). Mais cette défense
ne s'applique pas à d'autres affaires qui, considérées au
point de vue juridique et économique, ont aô intriiiseco
une nature tout autre, par conséquent aux affaires pro-
(1) Soto, J. et y., 1. 6, q. i, a. 1, introd. — Silvesler, Summa, v.
usura 1, introd. Zœsius, Comm. in eod., 4, 32, not. a.
212 LA SOCIÉTÉ CIVJLE
ductives quand même elles ressemblent au prêt (1). Ce
sont ces affaires assez différentes extérieurement et
qu'on désigne communément sous le nom d'emploi de
capitaux (Kapitalgescliaeft). Par leur nature intime, tou-
tes ces affaires de droit sont complètement différentes
du prêt, et doivent pour cette raison être traitées abso-
lument en dehors de lui (2).
.?o-.-Ré- Sans entrer dans le détail de leurs espèces particu-
tnbulion et ^ *
salaire. lièrcs, nous uous occupcrons seulement des rapports
entre capitalistes et ouvriers. C'est très simple quand il
n'y a pas immixtion de la part d'une autre influence que
nous citerons plus loin. Comme on ne peut se lasser de
le dire, pris en eux-mêmes, le capitaliste et l'ouvrier
sont sur le même pied d'égalité. Le capitaliste est pro-
priétaire de ce qu'il a déposé dans le procès de produc-
tion, comme moyen de production de valeur et en sup-
porte aussi le risque. L'ouvrier est propriétaire de ce
qu'il a déposé dans le même procès^ de sa force de tra-
vail, de l'emploi libre de cette force, et il en supporte
également le risque. Les deux ont dans l'affaire com-
mune le même droit de propriété et le même danger.
D'où il résulte que personnellement ils sont en rapport
d'égalité l'un envers l'autre, et, qu'au point de vue ob-
jectif, ils sont non pas absolument, mais proportion-
nellement égaux, et doivent partager entre eux, selon
le montant de leur mise, le rapport commun, aussitôt
que leur affaire commune est terminée.
Mais ici se trouve la difficulté pour l'ouvrier. 11 ne
peut attendre longtemps la part qui lui revient pour son
travail, la paie. De plus, il n'aime pas à supporter le
risque immédiat. Il préfère plutôt se contenter d'une
partie de ce qui lui revient, pourvu qu'il la reçoive tout
de suite et sûrement. C'est ainsi que de la rétribution
(1) Bened. XIV, Vix pervenit (Gonst. sel. Roma3, 1766. I, 217).Lugo,
d. 26,6. Lessius, l. 2, c. 20, 19, 20. Salmantic, Mor, tr., 14, c. 3, H.
Billuard, Decontract., d. 4, a. 2, 3.
(2) Bened. XIV, Vix pervenit 3° ; ^ quarto loco (Gonst. sel., I, 217,
219).
l'économie du capital 213
qui lui est due est résulté le salaire. En vertu de ce sa-
laire, l'ouvrier est affranchi du risque immédiat pour
chaque partie spéciale de la production. Le capitaliste,
ou un tiers qui reçoit alors le nom d 'entrepreneur, se
charge de ce risque à sa place. Celui-ci donne à l'ou-
vrier co'mme dédommagement pour sa peine^ une som-
me qui doit rester toujours égale et durable, et dont
l'importance doit être calculée d'après le produit ou le
rapport de l'affaire menée ensemble par le capital et le
travail, mais qui, cela va sans dire, n'en peut jamais
atteindre la valeur toute entière. Car lentrepreneur doit
payer le salaire d'avance, bien qu'il puisse arriver qu'en
fin de compte, l'affaire ne réussisse pas ; il doit aussi
immobiliser pendant longtemps une somme d'argent
qui reste la même, malgré que l'affaire soit soumise à
des oscillations constantes. Comme il supporte donc un
double risque, et pour lui et pour l'ouvrier, souvent
aussi pour le capitaliste, et comme il fait en outre une
partie du travail, et souvent la plus importante, c'est-à-
dire la partie intellectuelle, il doit laisser, dans une me-
sure équitable, le salaire au-dessous de la récompense
présumée. Le salaire qui est en général appliqué actuel-
lement ne peut donc jamais offrir la rétribution com-
plète que le travail pourrait obtenir, s'il était indépen-
dant à côté du capital. Mais en cela l'ouvrier n'est
nullement lésé, puisque le salaire a été institué dans
son intérêt. D'ailleurs, le rapport économique de capi-
tal et de travail n'est nullement changé par là. Le
changement a son motif uniquement dans le rapport
juridique entre entrepreneur et ouvrier, ou entre en-
trepreneur d'un côté, et entre capitaliste et ouvrier de
l'autre.
Un emploi de capitaux est donc toute union ou asso- si.-Naiu-
*■ ^ 1 • • »■ 1 re des emplois
ciation de droits de propriété et d activité dans une decapiiaux.
seule personne, ou entre plusieurs, pour obtenir un gain
ou une valeur d'usage commune. Si tout se trouve entre
les mains d'une seule personne, c'est un cmp/oi simple.
214 LA SOCIÉTÉ CIVILE
Si plusieurs personnes s'unissent à cette fin, il en ré-
sulte une communauté d'acquisition ou d'affaires, un con-
trat de capital exprès ou tacite. Mais chose curieuse,
l'emploi simple offre, dans certaines hypothèses, les
difficultés les plus grandes pour être bien compris. Sup-
posons le cas où un homme a de la force de travail su-
perflue, mais pas d'objet de propriété propre, ou pas
d'objet de propriété suffisant par lequel il puisse ren-
dre cette force de travail avantageuse à lui seul. S'il avait
un morceau de terre ou du matériel de travail, des ca-
pitaux de mise en train ou des capitaux auxiliaires, il
pourrait, par son travail, augmenter considérablement
sa situation, attendu qu'une très belle affaire se présen-
te. 11 cherche donc à se procurer, comme on dit, un
capital par un emprunt d'argent, et il y réussit à des
conditions avantageuses. Maintenant qu'il possède l'ar-
gent, il a donc réuni dans une seule personne le droit
de propriété complet et sur l'argent et sur la force de
travail. La première chose qu'il fait, c'est de changer son
argent en capital, car bien que dans la vie ordinaire on
appelle déjà capital l'argent prêté, et que par ce mot
on ne comprenne pas autre chose que de l'argent versé,
le simple artisan comprend pourtant qu'en réalité l'ar-
gent comme tel n'est pas capital, mais qu'il doit être
transformé en son équivalent^ par conséquent ici en pro-
priété foncière ou en matériel de mise en train ou de
machines. Avec cela, il commence son affaire qui lui
rapporte aussi un grand profit, grâce à l'application et
à l'habileté qu'il y déploie. Dans ce cas, ouvrier et capi-
taliste sont réunis dans une même personne, et tout le
gain qui résulte de l'emploi de capitaux échoit à cet in-
dividu seul comme étant possesseur^oucapitalet ouvrier.
Ce qu'il doit payer comme dédommagement, ou comme
intérêt s'il y a lieu, au premier propriétaire de l'argent
emprunté, en vertu d'un contrat de prêt, il ne le paie
pas pour le résultat de son entreprise, ni, comme nous
l'avons fait ressortir ci-dessus, d'après la marche bonne
L ECONOMIE DU CAPITAL 215
OU mauvaise de cet emploi de capitaux ; mais il le paie
pour un motif tout à fait indépendant, exclusivement
d'après la mesure selon laquelle le premier possesseur
a taxé d'avance son dommage (1 ).
Nous devons donc distinguer ici deux affaires com-
plètement différentes l'une de l'autre, par la nature et
parle temps. La première était un prêt. Par celui-ci,
l'ouvrier voulait s'approprier l'argent pour le capitali-
ser, afin de ne pas être obligé de partager avec un capi-
taliste le gain plus grand qui était à prévoir. De cette
manière, le premier propriétaire de l'argent tire peut-
être, au point de vue de son intérêt personnel, beau-
coup moins de dédommagement qu'il n'en tirerait s'il
participait lui-même à l'affaire comme capitaliste ;
mais il a en tout cas un dédommagement sûr restant
toujours le même. Secondement, il est sûr que son ar-
gent lui sera rendu intact, et troisièmement il est pen-
dant ce temps là affranchi de tout danger et de tout
souci envers lui, car, parle contrat de prêt, le risque
exclusif et complet pour l'argent versé a passé, avec le
droit de propriété, aux mains de celui qui l'a emprunté.
Celui-ci s'est en outre chargé, à ses risques et périls, de
l'obligation de rendre au premier propriétaire au bout
d'un temps fixé, la somme tout entière. Telle est la pre-
mière partie de l'affaire.
Vient maintenant la seconde. Parle prêt, l'ouvrier a
supprimé tous les droits du prêteur sur l'argent et sur
tout ce qu'il manie pour arriver à la capitalisation. Il en
est donc maintenant le seul maître avec le droit de pou-
voir en disposer librement. Ce qu'il entreprend désor-
mais avec lui est une nouvelle affaire qu'il fait marcher
à ses risques et périls, avec sa propriété et son travail
qui appartiennent à lui seul. La valeur d'usage qu'il
tire comme résultat du capital et du travail, appartient
donc aussi entièrement à lui seul. Ceci a lieu dans tout
emploi simple de capitaux.
(1) Thomas, 3, d. 37, q. 1, a. 6, ad. 4.
216 LA SOCIÉTÉ CIVILE
Il en est autrement dans l'emploi de capitaux où par-
ticipent plusieurs personnes. Il se peut, pour continuer
avec le cas commencé ci-dessus, que le propriétaire
chez lequel l'ouvrier cherche de l'argent, ; — on voit
combien il est faux d'appeler celui-là capitaliste, — ne
veuille pas lui en donner. Il présume que l'ouvrier pos-
sédant son argent fera un gain beaucoup plus grand
qu'il ne lui donnera, et qu'il ne pourra lui donner pour
le dédommager du déficit qu'il fait dans ses intérêts.
C'est pourquoi il ne veut pas entendre parler de prêt. Il
voudrait diriger lui-même l'affaire qui promet un si
grand rapport. Il a, il est vrai, ce qui est nécessaire en
fait de capital, mais il ne peut pas se charger du tra-
vail, pas plus qu'il ne peut vivre de sa propriété morte
ou de l'argent comme tel. Il a tout aussi besoin du tra-
vail pour obtenir un gain ou une valeur d'usage que
l'ouvrier. Le besoin mutuel les pousse donc à s'unir, à
former une société d'affaires. Ils font cause commune
pour obtenir un gain commun (1).
Ceci peut avoir lieu d'une triple manière. Ou ils en-
trent en société l'un avec l'argent qu'il met dans l'af-
faire, l'autre avec son travail, comme des moitiés qui
sont sur le même pied, l'une envers l'autre, dans le rap-
port d'une société proprement dite, ou bien le capita-
liste, sans renoncer au droit de propriété, et par là au
danger, abandonne le capital à l'associé, contre une re-
devance annuelle qui se règle d'après le gain en prévi-
sion, ou contre un règlement de compte basé sur le gain
commun obtenu. Ou enfin troisièmement le capitahste
fait marcher l'affaire tout entière en son nom et au nom
de l'ouvrier.
Comme nous l'avons dit à l'instant, une autre classe
plus vaste d'affaires est encore possible, celle de l'entre-
prise, soit que le capitaliste ou l'ouvrier devienne en-
trepreneur, soit qu'un tiers se charge de l'entreprise.
(1) Dig., 17, 2, 1. 5, i5 1 ; 1. 52, § 7 ; L 80, Cod., 4, 37, i ; Inst., 3, 26
(23), 2.
i/économie du capital 21.7
La chose essentielle en ceci est que l'entrepreneur prend
constamment sur lui seul le risque tout entier. C'est
pourquoi relativement à lui, l'afTaire, — quoique le
rapport économique de capital et de travail reste le
même, — prend un caractère juridique tout autre,
qui n'a rien de commun avec ce rapport ambigu de ca-
pital et de travail.
Selon que l'entrepreneur agit comme le seul maître
et le seul directeur responsable de tout, ou comme ou-
vrier, ou comme capitaliste, ou comme tierce personne,
il s'ensuit quantité de changements de droit qu'il est
inutile de développer davantage ici, puisqu'ils n'in-
fluent pas sur le seul point dont il s'agit : lalicéité de
l'intérêt du capital comme tel.
S'il faut admettre le contrat de prêt comme un cou- 32. -Diffé-
rence entre
drat réel, unilatéral, on doit considérer le contrat de prêt et em-
[capital, — nous parlons seulement de celui-ci dans la i^aux^. ^*^'^^'
[forme la plus stricte, et non de l'entreprise — comme
n contrat consensuel, un contrat strict et bilatéral (1).
lar les deux parties, aussi bien le capital que le travail,
apportent, du commencement à la fin, des charges et
les dangers sinon absolument, du moins proportion-
lellement égaux, et ont, d'après leur mise de fonds,
•roportionnellement le même droit à revendiquer le ré-
;ultat de l'affaire, l'utilité commune.
Dans le contrat de prêt secondement, l'objet est un
lien considéré exclusivement d'après sa valeur de con-
[sommation. Sans doute la base du contrat de capital ou
l'emploi simple de capitaux est aussi un bien qui est
istimé d'après sa valeur de consommation, mais il l'est
la condition expresse d'être tellement transformé par
(1) Gontractus bilateralis œqualis. Nous nous en tenons ici (V. plus
laut no 22) à l'ancienne division, parce qu'il n'y en a pas encore de
louvelle qui soit établie d'une manière générale. Bruns (HoIzendorfT,
fEncyklop., [3] 437 sq.) embrasse tous les contrats à fins et à intérêts
communs, ayant pour but des rapports de fortune, sous le nom gé-
nérique de contrats de société^ dénomination qui en réalité est par-
faitement fondée. Au fond, le mot importe peu, pourvu que la situa-
tion de droit soit exposée exactement.
218 LÀ SOCIÉTÉ CIVILE
le travail, dans le sens le plus étendu du mot, que sans
faire tort à sa valeur de consommation, il puisse en être
détaché une valeur d'usage indépendante. Une chose
qui n'est pas productible, ou capable de rapport; en
d autres termes, une chose qui n'est pas propre à être
mise dans un état, où elle puisse donner un usufruit,
sans préjudice pour sa substance, ne peut pas devenir
l'objet d'un emploi de capitaux.
Quelque bizarre que cela puisse paraître dans un
temps où l'on considère l'argent seul comme capital, il
est pourtant vrai que l'argent comme tel ne peut pas
être capital, mais doit d'abord être transformé en ca-
pital parle travail, c'est-à-dire en équivalents produc-
tifs. A la nature de l'emploi de capitaux appartient donc
un objet qui est productible et qui est destiné à devenir
productif par le travail. Tandis que la marque distinc-
tive du prêt est la transmission de propriété, l'essence
du contrat de capital consiste troisièmement en ce que
chez lui aucun changement de propriété n'a lieu (1).
Contrairement à ce qui se produit dans le prêt, le capi-
taliste conserve seul la propriété complète de toute sa
mise de fonds (2).
Mais au droit de propriété sont joints la charge et
tous les dangers de. la possession. Tandis que dans le
prêt, le risque tout entier passe au débiteur, quatrième-
ment, dans l'emploi de capitaux, le risque pour le capi-
tal est du côté du capitaliste (3). Mais si dans le contrat
de capital, les dangers et les charges sont partagés des
deux côtés, quand même ce partage n'est pas toujours
(1) La forme de contrai d'intérêt qu'on appelait census reservativus
consistait dans la transmission de la propriété. Cf. Gen., XLVII, 20
sq. C'est à elle que se rapporte la bulle de Pie V. Cum onus (Lib.
Sept., 1,12). Mais on sait à quels doutes, et à quelles discussions
cette forme de droit a conduit. Elle n'est plus employée nulle part
maintenant.
(2) Thomas, 2, 2, q. 78, a. 2, ad 5 ; (Thomas) opusc, 73, de usur.,
c. 11-, AQtonin., II, tract., 1, c. 7, § I. Sylvester, v. societas, 1,1.
(3) Thomas, 2, 2, q. 78, a. 2. ad 5. Antonin., II, tr. 1, c. 7, § 1 ; HI,
tr. 8, c. 4, § 3. Rainer a Pisis, PantheoL, v. usura, i,4. Sylvester,
V. societas, 1, 1, 2.
l'économie du capital 219
égal, et si la fin commune pour laquelle les associés s'u-
nissent est le gain commun, la conséquence juridique
est que le rapport de l'emploi de capitaux doit être ré-
parti proportionnellement entre le capital et le travail.
Dans tous les cas où le contrat de capital a le caractère
juridique complet du contrat de société, il n'y a aucune
difficulté dans la répartition des parts de gain qui revien-
nent à chacun. Mais que dans le traité concernant le
salaire ou le louage, — simplement comme emploi de
capitaux, nous faisons abstraction de l'entreprise, — le
capital n'ait pas le droit d'exiger un intérêt plus élevé,
et de payer au travail un salaire moindre que celui qui
est indiqué d'ordinaire dans la législation du contrat de
société, cela résulte de ce que nous avons dit plus haut.
Un certain nombre d'auteurs aussi ont mis en doute,
au point de vue juridique la légitimité de l'exigence de
l'intérêt pour le capital et ont considéré particulièrement
l'achat de rentes et de valeurs, comme une usure cachée
ou comme un moyen d'éluder l'enseignement de l'Église
surl'intérêt et sur l'usure devenu incommode. Mais ceci
repose sur le manque de pénétration du véritable sens
de cette affaire (1), dont la compréhension a sans aucun
doute ses difficultés (2). L'intérêt réel est l'usufruit par-
tiel d'une chose productive ; le droit de propriété n'est
pas changé par l'achat de rentes, mais le droit d'usufruit
seul et en partie est transmis à l'acheteur. C'est-à-dire,
tandis que dans la vente, la chose avec toutes ses consé-
quences, par conséquent avec le droit à tous ses fruits,
change de propriétaire et que dans l'emphythéose, le
droit de propriété reste immuable, alors que tout l'usu-
fruit passe à un autre^ dans l'achat de la rente, le droit
de propriété n'est pas changé, mais c'est l'usufruit seul
qui est vendu en partie. En d'autres termes, on ne vend et
(1) Beseler, Privatrceht, II, i34. Mittermaier, DciUsches Privatrecht
(7), II, 3o, sq. Gerber, Deutsches Privatrecht (16), 310.
(2) Lugo, Just. etj., d. 27, s. 2.
220 LA SOCIÉTÉ CIVILE
on n'achète que le droit de jouir d'une partie des fruits
de la propriété étrangère [i).
L'intérêt réel est donc le droit de jouir d'une partie
des fruits d'un bien étranger. De même, le soi-disant inté-
rêt personnel est le droit de s'approprier par achat et
d'en jouir, une partie d'un travail étranger. Ceci est évi-
demment toute autre chose qu'un prêt. Sans le capital,
l'ouvrier n'a ni moyens pour le travail, ni pour le gain.
Par le fait que quelqu'un lui fournit les moyens pour
les deux choses, il obtient du gain ; mais celui qui les
lui fournit a aussi le droit d'exiger la participation à son
gain. On lui laisse l'usufruit des fruits du capital, et par
contre on lui achète le droit à l'usufruit d'une partie des
fruits de son travail. Or ceci est assurément un marché
juste. L'injustice de l'intérêt du prêt consiste en ce qu'on
exige du fruit là où il n'y en a pas ; mais dans le contrat
d'intérêt, et généralement dans n'importe quelle forme
d'emploi de capitaux, l'intérêt est justifié, d'abord parce
qu'il est une partie des fruits d'une chose productive
ou d'un travail identique, et ensuite parce que le capi-
tal a fourni la base pour produire ces fruits, dont il
peut ajuste titre revendiquer une partie comme sien-
ne (2).
Donc la cinquième et dernière différence entre le prêt
et l'emploi de capitaux est que dans le premier, l'intérêt
ne peut jamais être justifié, tandis que dans le second,
il résulte de l'affaire toute entière.
Jetons un coup d^œil sur ce que nous avons dit à pro-
pos du prêt et de l'affaire de capital, et demandons-
nous ce qui a dû se passer dans les esprits pour qu'on
puisse se choquer de cet enseignement. C'est un grand
problème, dit Justus Mœser ; mais selon lui^, on ne pé-
nètre plus le véritable motif de la doctrine de l'inté-
(1) Sporer, Decalog., tr. 6, c. 6, 8. Lacroix, Mor. éd. Zaccaria, 1. 3,
p. 2, iOOl.
(2) Laymann, Theol. mor.^ 1. 3, tr. 4, c. 18, 4, Lacroix, éd. Zac-
caria, 1. 3, p. 2, 1007, 1002. Sporer, tr. 6, c. 6, 24, 26.
l'économie du capital 221
rêt (1). Cet homme illustre pourrait bien avoir raison.
Que ce soit seulement la mauvaise volonté et la mauvaise
interprétation consciente du droit qui aient rendu la
vérité incompréhensible, et le droit inacceptable, nous
ne le croyons pas. Souvent la pratique a été fausse, c'est
incontestable, et elle à fini par entraîner la pensée avec
elle. Maintenant le temps est venu de remettre la pensée
sur la bonne voie, afin que la pratique conduise de nou-
veau à la lumière et au droit. Espérons que pour cet
enseignement viendra aussi le jour où s'accomplira la
parole: « C'est une lumière méprisée des riches, mais
mise en réserve pour des temps meilleurs (2) ».
Pour clore cette dissertation résumons brièvement 33.-court
dans une vue d'ensemble et comparative tout l'enseigne- ^^!ei^temèT
ment du prêt et de l'emploi de capitaux, et disons : Un eueprêr'"^
seul et même possesseur d'une chose productible peut
entrer en rapport de deux manières différentes avec une
seule et même affaire, — car ici nous faisons abstrac-
tion de l'entreprise, — lors même qu'il n'y prend
point part de deux manières différentes.
S'il veut lui-même tirer de l'utilité et du rapport de
l'affaire^ il doit entrer dans l'affaire comme associé. Mais
il doit alors garder son argent ou le bien productible
dont il s agit, sinon dans sa main, du moins en sa pos-
session, et en supporter lui-même tout le péril. Dans ce
cas, celui qui exécute le travail dans l'affaire n'a souci
ni de se mettre en quête du capital, ni des dangers que
court celui-ci ; mais il doit en revanche supporter le
travail à lui seul et prendre sur lui seul toute la respon-
sabilité de ce travail. De cette manière, le capitaliste
supporte pour son profit, comme pour le profit de l'as-
socié, les soucis et les périls du capital, et l'ouvrier
supporte les soucis et les dangers du travail tout aussi
bien pour lui que pour le capitaliste. Mais le rapport
que l'affaire donne est à la fois un résultat du capital et
(1) Justus Mœser, Patriof. Phantasien{^), U, 103 sq.
(2) Job., XII, 5.
222 ' LA SOCIÉTÉ CIVILE
du travail, et doit par conséquent, puisque les deux ont
partagé également la charge et le danger, être partagé
aussi entre eux d'une manière égale, c'est-à-dire en rai-
son de l'importance des services réciproques comme
intérêt du côté du capital, et comme salaire du côté du
travail.
Mais si le possesseur d'une chose dont on pourrait
tirer profit dans une entreprise, craint le danger et la
peine, soit que l'entreprise lui semble incertaine, soit
qu'il ne soit pas à la hauteur de sa tâche, il peut alors
se défaire de sa possession et la transmettre à charge de
restitution^ et contre caution suffisante, à un autre qui
est apte, et disposé à entreprendre la chose lui-même
en son nom. Mais dans ce cas, il doit aussi transmettre
à ce dernier le droit de propriété et le droit complet
d'en disposer librement, par conséquent renoncer com-
plètement à toute prétention, aussi bien à la chose
qu'aux fruits de l'affaire de capital entreprise avec elle.
De cette seule manière aussi, il peut s'affranchir de tout
péril de ce côté. En retour, son droit à la restitution à
une époque fixée lui reste assuré, quand môme l'affaire
devrait échouer complètement. Il peut en outre joindre
au contrat du prêt une exigence de dommages-intérêts,
si toutefois il a subi réellement un dommage par celui-ci.
Si au contraire, il ne sait pas que faire de sa propriété,
ou s'il n'a aucun péril à redouter pour son argent, il ne
peut pas dire qu'il a subi de dommage, et n'a pas le droit
de demander des dommages-intérêts. 11 doit plutôt être
reconnaissant envers l'emprunteur, parce que par le
prêt, celui-ci se charge pour un temps du risque de son
argent. Mais si l'entreprise en question est trop risquée,
ou trop difficile pour lui, et s'il peut par un autre moyen
entreprendre une affaire par lui-même, il a dans ce cas,
un motif suffisant d'exiger un dédommagement pour
ce qui lui échappe par le prêt. Seulement dans ce cas,
le dédommagement ne doit jamais se régler d'après ce
que l'emprunteur gagne dans Fenfreprise qu'il a faite
re.
l'économie du capital 223
avec son emprunt, mais seulement d'après ce qui
échappe au prêteur par suite du prêt dans l'entreprise,
qu'il ne peut conduire actuellement, mais qu'il pourrait
diriger et qu'il dirigerait, s'il n'avait pas donné le prêt.
Pour en finir avec cette question, il s'ensuit de tout .^^^-^^u-
ceci que l'intérêt et l'usure sont deux idées qui n'ont
rien de commun entre elles. On a souvent l'habitude de
considérer l'usure seulement comme un intérêt excessif
et qu'on ne peut arriver à payer. D'après cette opinion,
l'intérêt serait toujours valable et justifié dans toutes
les affaires de droit, par conséquent aussi dans le prêt.
Ce n'est que si l'intérêt est poussé à une telle hauteur,
qu'il ne soit plus possible à celui qui emprunte, de payer
avec le rapport du travail l'intérêt et la restitution du
capital, que l'intérêt commence à se transformer en
usure. Il n'y a pas de doute que ceci soit de l'usure. Mais
si l'usure commençait seulement à cette limite, il serait
encore moins douteux qu'on lui ouvriraitparlà un champ
très vaste et très libre. D'abord tout le domaine du prêt,
sur lequel le droit divin et le droit humain interdisent
l'intérêt, lui serait livré ; puis elle commencerait sur le
domaine de l'emploi de capitaux, quand on exigerait
tellement d'intérêt que le capital lui-même serait atta-
qué.
Qu'une telle conception ne puisse pas être juste, ceci
n'a pas besoin de preuve. Usure et intérêt sont deux
idées qui diffèrent autant Tune de l'autre que vol et
achat. L'intérêt est la répartition juste et nécessaire de
l'usufruit d'une chose qui rapporte des fruits, en d'autres
termes, une partie des fruits ou delà valeur d'usage d'une
chose productive. L'usure est sans doute aussi une par-
ticipation excessive aux fruits d'une chose productive,
car personne ne niera qu'une revendication excessive
d'intérêt soit de l'usure ; mais l'usure ne se limite pas
seulement à ceci; elle commence beaucoup plus tôt. C'est
pourquoi nous sommes obligés de dire que l'usure est
toute revendication non autorisée d'une part des fruits
224 LA SOCIÉTÉ CIVILE
d'une chose productive, et naturellement encore davan-
tage d'une chose improductive. Que la part revendiquée
soit grande ou petite ; que celui à qui on porte préjudice
soit écrasé ou mis dans une gêne à peine sensible, cela
suffît. 11 y a usure dès que l'exigence n'est pas fondée,
cefîi^sur?!' L'usurc cst par conséquent une injustice commise
relativement aux valeurs d'usage, ou toute appropria-
tion injuste d'une de ces valeurs (1 ). Or cette injustice
peut être commise de trois manières. Ou on revendique
des valeurs d'usage là où il n'y en a point et où il ne
peut y en avoir. Ou l'on produit par des moyens injustes
des valeurs d'usage qui ne répondent pas, ou du moins
pas complètement, à la vraie valeur des choses, par con-
séquent des valeurs d'usage tout à fait fausses, ou tout
au moins exagérées. Ou enfin on commet une injustice
dans la répartition des valeurs d'usage qui existent, de
sorte qu'à Tun revient une part trop petite, et à l'autre
une part trop grande. 11 va sans dire que ces espèces
d'usure ne se présentent pas toujours d'une manière
isolée, mais que fréquemment elles sont plusieurs en-
semble. Le mot d'usure n'est employé que là où il s'a-
git de valeurs d'usage. Il ne s'applique pas où il s'agit
seulement de valeurs de consommation. On n'attribue
pas une valeur d'usage séparée de la valeur de consom-
mation.
Il en est de même avec le commerce de choses qui
ont une valeur d'usage, et dans lesquelles l'injustice
n'est pas commise relativement à cette dernière, mais
relativement à la substance de la chose, par conséquent
par rapport à la valeur de consommation. C'est pour-
quoi on nomme tromperie et non usure l'acte par le-
quel on vend du verre pour des pierres précieuses, du
faux argent, du mauvais drap, du vin mélangé d'eau et
de la farine mélangée de chaux, pour des produits véri-
tables, quand on laisse à des prix qui ne sont pas en
(1) Thomas, De malo, q. 13, a. 4. Aegid., a Columna, Heg. princ,
1. 2, p- 3, c. H, 3. Soto, J. et j,, 1. 6, q. 1, a. 1.
l'économie du capital 225
rapport avec elles, une rareté littéraire, une curiosité
artistique qui sont achetées seulement pour les conser-
ver, ou pour en jouir au point de vue artistique, bref
pour un usage qui n'est pas évaluable en argent.
La première injustice relativement à la valeur d'usage
consiste donc en ce qu'on la revendique là où elle ne
peut exister. Or c'est ce qui a lieu principalement là où
l'on prélève un intérêt sur le prêt comme tel. Ceci est
toujours la première et la plus usitée des formes de l'u-
sure (1). Elle est de plus celle sur la nature de laquelle
l'avidité égare le plus facilement l'esprit, et pourtant
elle est le moins naturel de tous les moyens de réali-
ser du gain (2). Cette espèce d'usure consiste donc en
ce qu'on exige une valeur d'usage de l'argent prêté ou
de l'objet du prêt (3). Mais en cela se trouve une double
injustice. L'une concerne l'objet du prêt. On le traite
comme un objet rapportant des fruits ; en d'autres ter-
mes, on lui attribue une capacité d'usufruit, quoique
dans le prêt il soit infructueux, et ait seulement une
valeur de consommation, quand même il peut rappor-
ter des fruits dans un autre emploi, puisque l'unique
usage qu'on en peut faire, et qu'on en fait ici, est en mê-
me temps sa consommation. C'est pourquoi toutes les'
langues ont choisi d'une manière significative pour
iCette forme d'usure un mot qui indique qu'on fait pas-
ser pour productif ce qui ne l'est pas de sa nature (4).
p La seconde injustice concerne la nature du contrat de
prêt elle-même. Celui qui prête s'affranchit de la chose,
du danger et du travail. 11 laisse cela à celui qui em-
prunte, et demande néanmoins une partie du rapport
(1) Bened. XIV, Vix pervenit, 2° (Const. seL Rom£c, 1766, I, 217) ;
Synod. dioec, X, 4, 10, 1.
(2) Aristot., Polit., 1,3 (10), 23.
(3) Thomas, 2, 2, q. 78, a. 1 : pretium usus, pretiiim pro usu pe-
cuniae mutuatœ.
(4) En grec toxoç (de TÛreev, Aristot., Polit., 1, 3 (10), 23); en latin
tenus (cf. feciindus, fétus, fenum, femina), en allemand Wuclier
[Goth. vôkr, en dépendance avec Wachsen, augeo (latin) cf.v^(^ (grec)
i^ax (sanscrit).
226 LA SOCIÉTÉ CIVILE
que celui-ci obtient à ses risques et périls, avec sa pro-
priété et son travail. Mais il est tout clair que c'est de
l'usure (1), non seulement quand le fait se produit en-
vers les pauvres, et qu'on exploite la misère du pro-
chain, non seulement dans le soi-disant prêt consomp-
tif, mais aussi quand on agit de cette manière envers un
prêt productif, ou envers un riche. Car ce qui constitue
avant tout l'usure, c'est qu'on exige une valeur d'usage
d'une chose qui n'en a pas.
La seconde forme de l'usure consiste à produire par
des moyens injustes des valeurs d'usage injustes. Ceci
a lieu d'une double manière, ou en les inventant par
mensonge et tromperie, là où elles n'existent pas, ou en
les faisant injustement monter à une hauteur qu'elles
ne peuvent atteindre. Dans le premier cas, il s'agit d'un
vol pur et simple. Dans le second, il faudrait payer ce
qui n'existe pas. Il s'agit donc d'une tromperie qualifiée.
On fait surgir par ruse l'apparence qu'une valeur d'usage
existe en réalité afin de pouvoir se l'approprier sous un
prétexte d'équité. Cette forme d'usure est ajuste titre
regardée partout comme laplus méprisable, parce qu'elle
s'arroge par ruse et par hypocrisie l'apparence de la jus-
tice. Mais elle est aussi celle qui est la plus nuisible à la
communauté. La première forme a ceci de commun avec
tout vol, qu'une valeur est soustraite injustement à un
individu. L'équilibre au moins n'est pas dérangé, mais
dans la seconde on invente de fausses valeurs, et cela
souvent sur une grande échelle. Or ceci est toujours un
préjudice porté à la société elle-même, et un des princi-
paux moyens pour produire ce dérangement de valeurs
et de prix, dont nous avons démontré ci-dessus les in-
convénients sociaux. 11 n'est pas nécessaire qu'on exige
la valeur d'usage réclamée injustement comme une pres-
tation courante consistant en acomptes réguliers. On
peut aussi l'ajouter immédiatement dans la vente au
(1) Conc. Lateran.y V.
l'économie du capital 227
prix régulier sous forme de paiement fait en une seule
fois, et on peut la percevoir d'un seul coup comme la
valeur d'usage injuste. C'est un moyen pour prélever
d'une manière plus rapide et moins dangereuse un gain
injuste. A ceci appartiennent toutes ces espèces d'opé-
rations qui vont depuis la monopolisation plus ou moins
grande des marchandises et du travail, jusqu'aux pra-
tiques les plus mesquines et les plus odieuses de l'acca-
parement de moyens d'existence^ dans le but de provo-
quer une pénurie artificielle, et d'établir ensuite des
prix arbitraires, ou, comme on dit, de s'emparer du
marché, de le dominer et de le faire.
Une question qui vaudrait la peine d'une considéra-
tion sérieuse, serait d'examiner si les procédés de sou-
mission, de mise aux enchères et d'accord commun ne
servent pas souvent à une fin analogue. Cette usure
presque admirée à cause de sa grandeur, qui est la plus
grandiose et la plus nuisible à la communauté, a son
siège principal dans nos bourses. A cette usure appar-
tiennent aussi les opérations à crédit, l'agiotage, très
souvent aussi le procédé d'émission dans les emprunts
et dans les entreprises véreuses.
La troisième forme d'usure est la simple injustice
dans la répartition des parts qui reviennent à chacun
dans les valeurs d'usage véritables et réelles. Elle est as-
surément la plus mitigée, mais elle est quand même de
l'usure. Toute valeur d'usage qui a résulté de l'action
d'ensemble du capital et du travail doit, comme nous
le savons, être partagée comme intérêt et comme sa-
laire, selon la proportion de la mise de fonds et des
services respectifs. Si donc la proportion juste de ces
parts dans le produit de valeur commune est mal équi-
librée, il s'ensuit alors d'un côté une appropriation in-
juste d'une valeur d'usage, par conséquent l'usure. La
forme la plus commune de cette usure consiste en ce
que le capital enlève au travail une partie de la part qui
lui est due, quepar conséquent intérêt ou dividende sont
gislation rela
tivem
l'usure
228 LA SOCIÉTÉ CIVILE
prélevés d'une manière excessive, et portent préjudice
au salaire du travail. D'ailleurs l'injustice opposée peut
aussi avoir lieu. C'est pourquoi il n'est pas superflu
de dire que l'usure non seulement peut être pratiquée
par le capital envers le travail, mais aussi de la part du
travail envers le capital. Si un ouvrier exploite sa né-
cessité absolue ou sa supériorité intellectuelle ; si la
classe ouvrière exploite sa puissance par des complots,
des actions d'ensemble ou comme on dit maintenant
par des grèves, de telle sorte que le capital doive payer
un gain plus grand que la marche de l'affaire ne le per-
met, c'est aussi de l'usure.
vofrs'deTa^ie' Avcc la qucstiou d'usurc, nous sommes entrés sur un
tweme"nrà''" domainc qui, après toutes les considérations précéden-
tes, n'offre plus aucune difficulté au point de vue théo-
rique. Mais il en présente de grandes pour la vie prati-
que, et de plus grandes encore pour la vie publique. A
quoi servent toutes les raisons pour l'intelligence, là où
la volonté ne les admet pas? Mais s'il est difficile de
prêcher à la volonté tant qu'une passion l'attire, c'est
tout aussi difficile là où l'avarice et les occasions de
lucre exercent leurs attraits. Nous n'arriverons donc
pas au but que nous nous proposons, si nous mettons
seulement sur le papier l'idée qu'il faut se faire de l'u-
sure. Si la vérité sur elle n'est pas proclamée dans les
institutions et dans les lois publiques ; si on n'applique
pas le droit contre tous les usuriers sans exception, il
ne faut pas penser à une amélioration de notre situa-
tion.
Mais avec ceci, nous avons attaqué une des questions
les plus délicates. Nous osons supposer que la logique
des faits a conduit presque tout le monde à cette con-
viction exprimée tout haut, ou du moins renfermée dans
le cœur, qu'il eut mieux valu qu'on réformât la législa-
tion sur l'usure, au lieu de l'abolir. Mais il y a toujours
de grandes hésitations pour rétablir cette législation. Ce
n'est pas conforme au temps, dit-on; c'est inutile; ce
l'économie du capital 229
n'est pas l'affaire de l'état. Ces diverses raisons et au-
tres semblables font taire toute proposition en ce sens.
Mais nous, nous disons : c'est conforme au temps ; ce
n'est pas inutile ; c'est l'affaire du pouvoir législatif, et
si, sous ce rapport, il ne fait pas son devoir, ilsecbarge
d'une grande responsabilité, et de la coopération à la
ruine de la société. Une nouvelle législation sur l'usure
est bien conforme au temps, car elle est extrêmement
nécessaire. 11 est cependant bizarre d'être obligé de
discuter sur l'opportunité d'une chose dont la nécessité
n'est discutée par personne^ sinon par ceux qui vivent
et s'engraissent de l'anarchie des lois. Une législation
I sur l'usure n'est pas inutile. Si c'est un motif d'abolir
les lois parce que beaucoup les transgressent, et qu'on
ne peut saisir ces transgresseurs, alors il faut abolir
toutes les lois contre les crimes de haute trahison, les
crimes de lèse-majesté, les faux-serments, le meurtre et
les dix commandements eux-mêmes. Pourtant, il en est
[encore qui hésitent à commettre une injustice quand on
la leur expose clairement comme telle. Or c'est précisé-
[ment le premier devoir de la loi d'éclairer les hommes
lur le juste et sur l'injuste. C'est seulement sur cette
iremière base que s'appuie sa seconde tâche, qui est non
[seulement de contraindre les hommes à observer ce
[u'elle leur présente, mais de les contraindre en vertu
l'une obhgation qu'ils connaissent (1). C'est pourquoi
►n ne doit pas abolir une loi quand même l'humanité
'serait si corrompue qu'on soit impuissant à la dompter.
En pareil cas, on met la verge de côté et on laisse tom-
ber en désuétude un paragraphe pénal. Mais alors, on
a d'autant plus le devoir de rappeler les récalcitrants à
leurs obligations et de les leur enseigner. Quand même
lesétats déclareraient leurs sujets incorrigibles, elquand
même ils devraient donner publiquement un témoi-
gnage de leur impuissance en n'appliquant plus les pei-
(1) Thomas, d,2, q. 92, a. 2 ; Comment. In polit., 2, 1. 9.
230 LA SOCIÉTÉ CIVILE
nés contre l'usure, même dans ce cas, ils n'auraient
pas le droit d'abolir les lois contre elles. Actuellement
celles-ci sont nécessaires. Il faut que les hommes sa-
chent ce qui est juste et ce qui est injuste. C'est la loi
qui doit le leur enseigner ; mais supposez qu'on abolisse
encore celle-ci, ce serait pour ainsi dire rendre les in-
corrigibles maîtres des lois. Ceci est donc l'affaire de la
puissance législative, ici évidemment l'état a le droit
d'intervenir. C'est en tout point conforme à la concep-
tion nébuleuse de son état, lorsque Platon dit que la
question de l'usure ne le touche pas (1).
Quand un état s'ingère dans la vie réelle, il ne mé-
connaît pas la vérité du principe d'Aristote, qu'il est
aussi nécessaire qu'avantageux pour lui de s'occuper de
ces questions à fond (2). C'est son devoir, même quand
on conçoit l'état au sens libéral, comme état constitu-
tionnel, car la fin pour laquelle il existe est avant tout
de maintenir le droit et de protéger les faibles pour
qu'ils ne soient pas mangés par les plus forts, comme le
cas se présente chez les poissons. Mais en cela aussi il
trouve son propre avantage, et pour le lui montrer,
nous n'avons pas besoin de lui prouver que l'ordre in-
térieur de la vie d'acquisition, la sécurité et la satisfac-
tion de ses citoyens le touchent de près, et qu'il ne peut
lui être indifférent que sa prospérité repose sur des va-
leurs vraies, ou seulement sur des valeurs illusoires.
Le côté bizarre de cette question est que c'est préci-
sément nous, qui sommes obligés d'indiquer à l'état
une nouvelle grande tâche, à côté des nombreuses qu'il
accomplit déjà. SinguHère satisfaction pour nous, à qui
on reproche toujours de chercher à limiter d'une ma-
nière si injuste le domaine des droits de l'état ! Qu'on
ne nous en veuille pas lorsque nous disons, selon l'an-
cien proverbe, que, dans sa sollicitude excessive pour
tout, letat succombera bientôt à la tentation de procu-
(0 Plato, Le^., 8, p. 842, d.
(2) Aristot., Polit., 1, 4 (H), 8.
l'économie du capital 23 i
rer aux oies des souliers fourrés pour leur éviter de
marcher pieds nus pendant l'hiver, mais que cependant,
il ne doit pas demeurer spectateur oisif quand, en plein
jour, ses sujets les plus laborieux, mais aussi les moins
capables de se défendre, sont pillés jusqu'à la peau et
même plus loin. Dans cette situation, c'est vraiment à
se demander si nous sommes en pays civilisé. Chez les
Indiens, un sauvage est proclamé chef dès qu'il a sus-
pendu le scalpe de cent ennemis dans son ivigœam.
Chez nous, quelqu'un est sûr d'être décoré ou d'avoir
une baronnie quand il a dépouillé un millier de ses conci-
toyens. Est-ce là l'effet de la suppression des lois sur
l'usure ? Ou n'est-ce pas plutôt une provocation publi-
que à l'usure ? Vraiment on a tort de se plaindre que la
foule ne croie plus à la justice, et qu'elle ne respecte
plus aucune autorité d'un pouvoir public. Ne comprend-
on pas qu'il vaudrait mieux que l'ennemi envahit le pays
tout entier, parce que le dommage serait moitié moin-
dre, plutôt que l'usure, cet « argent du sang », comme
disaient les Romains (1), pût se couvrir du manteau de
la loi, et se faire un rempart de l'autorité ? Faut-il en
vouloir aux pauvres sans protection, si, sous l'influence
de telles réflexions, ils tombent victimes des insinua-
tions des apôtres qui guettent tous les moments de leur
prêcher la révolution et le trouble ? Est-ce que le berger
peut se plaindre d'être suspecté par ses brebis, s'il va
de pair et compagnie avec le loup ? « Celui qui ménage
le loup nuit aux brebis (2) », ont dit nos honnêtes pères
allemands. Et le poëte perse dit dans le même sens :
« Celui qui a pitié du tigre ».
^( Est un tyran pour les pauvres brebis » (3).
Ce qui presse ici pour le moment, c'est donc un re-
mède sérieux, général, entier, contre l'usure. Avec la
simple fixation d'un intérêt maximum moyen pour les
()) Pecunia cruenta (Valer. Maxim., 4, 8, 3).
(2) Kœrte, Sprichiv. der Deutschen (2), 8688.
(3) Sadi, Rosengarten (deutsch von Graf, 208).
232 LA SOCIÉTÉ CIVILE
petits, tout n'est pas fini, tant s'en faut. Tout n'est pas
fait non plus, si, par un impôt sur la bourse, on forme
une nouvelle source de recettes, prix de chaque goutte
de sang du peuple. Ce n'est pas le mal qu'il faut impo-
ser et approuver avec ce système ; mais c'est lui qu'il
faut attaquer. La grande obligation est de porter les
coups là où l'usure exerce ses ravages principaux. Le
marché d'argent, ce foyer de ruine, doit donc être ra-
mené au droit et à la loi. L'état pourra-t-il faire quelque
chose de décisif pour mettre de l'ordre dans la situation
sociale? Ceci dépend en partie de son courage et de sa
force à faire une incision dans l'abcès de la société. Ce
n est que lorsqu'il aura mis sérieusement la main à
l'œuvre de ce côté, qu'il pourra penser à entreprendre
la quatrième et dernière tâche de la législation sur l'u-
sure, une réglementation fondamentale des différents
emplois d'argent et de capitaux.
VINGT-TROISIÈME CONFÉRENCE
MOYENS DE SALUT MORAUX.
1. Misère de la situation sociale. — 2. Il est urgent de lui porter
remède. — 3. Les maux comme les remèdes sont avant tout intel-
lectuels et moraux. — 4. Retour à Dieu et — 5. à la justice. —
6. Particulièrement à la justice dans la vie publique. — 7. Renou-
vellement de Fesprit social, du sentiment de la communauté et
des vertus sociales. — 8. Extirpation des vices sociaux, et prépa-
ration du cœur à recevoir de meilleurs principes. — 9. Rétablis-
sement de la famille. — 10. Changement du système d'instruction
et du système d'éducation. — 11. Formation de la femme. — 12.
Perspectives d'avenir.
Les maux actuels sont grands. La situation de la va- i._ Misère
leur et de la propriété est devenue si incertaine, que uonsSciale"!^"
c'est à peine si elle peut l'être davanlage. Nous avons
des valeurs dont nous ne pouvons plus nous faire une
idée, et qui pèsent lourdement sur les moyens d'exis-
tence les plus nécessaires. Mais elles sont de vains chif-
fres ; elles changent si vite et si facilement que, dans
une heure, des milliards peuvent disparaître du monde
et que des milliers de personnes peuvent être précipi-
tées dans l'abîme. Ce que nous appelons valeur est
[ complètement séparé du bien réel de valeur. La plus
grande possession foncière est sans valeur et des liasses
I de papier équivalent à une partie du monde. La vieille
propriété la plus respectable n'est plus sûre. Les familles
les plus anciennes descendent de leurs châteaux et s'as-
seyent dans la poussière auprès des plus pauvres. Les
plus grandes richesses n'existent souvent que dans l'i-
magination et ne durent qu'autant que leur propriétaire
possède assez d'indélicalesse et de force brulale pour
exploiter les autres en sa faveur et se faire illusion sur
ce qu'il n'a pas. Avec cela, nous péchons toujours au
détriment de nos enfants et des enfants de nos enfants,
234 LA SOCIÉTÉ CIVILE
à qui nous enlevons ce qui est indispensable, et nous leur
imposons des fardeaux intolérables. Nous-mênaes, nous
ne pensons pas à nous acquitter peu à peu de nos obliga-
tions ; mais nous laissons à la charge de nos successeurs
des obligations dont il leur faut se décharger par la
banqueroute, s'ils ne veulent pas être écrasés. Le tra-
vail auquel est astreinte la plus grande partie de l'hu-
manité, si elle veut vivre, supporte à peine ses frais, et
ne laisse pourtant à l'ouvrier pas même le temps de res-
pirer. Des crises générales, qui d'ailleurs reviennent
assez souvent, sont nécessaires à des milliers déjeunes
filles et de femmes, afin de leur donner le temps néces-
saire pour apprendre à faire la cuisine et à coudre. Au
point de vue de la nourriture, le chômage leur est peu
funeste, car elle n'est pas suffisante même pendant le
temps du travail.
Où cela conduira-t-il ? Combien de temps cela durera-
t-il encore ? On parle d'un progrès infini ; mais le pro-
grès a ses limites, et c'est presque l'unique consolation
pour la plupart des hommes. Une machine peut, dit-on,
courir de Paris à Saint-Pétersbourg, et n'a pas plus be-
soin de se reposer le jour de Noël que le Mercredi des
Cendres. Mais pour l'homme, le jour n'a que vingt-qua-
tre heures, et ses nerfs ne peuvent être comparés aux
poutres de fer des machines Si^ dans des populations
tout entières, la durée moyenne de la vie descend à dix-
neuf et à dix-sept ans ; si des districts, des pays^, se dé-
peuplent, chacun doit se rendre compte que ce progrès
ne pourra pas durer longtemps et que la fin n'est pas
loin.
Qu'un tel système doive éteindre toute étincelle de
religion, de consolation, d'élévation, de morale, toute
activité intellectuelle", c'est facile à comprendre. Les en-
quêtes officielles en Angleterre ont conduit à découvrir
dans des souterrains où ils travaillaient, des êtres qui
croyaient que leur reine était un homme^ qui n'avaient
jamais entendu parler de Londres, et qui ne connais-
MOYENS DE SALUT MORAUX 235
saient pas même le nom d'Angleterre ; des êtres qui, à
dix-sept ans, regardaient Jésus-Christ lefdsdeDieu,
le Rédempteur au nom duquel ils avaient été baptisés,
si toutefois ils l'étaient, comme un mauvais génie, et le
Diable pour un bon ; des êtres qui, à toutes les tentati-
ves d'amélioration, répondaient de ne pas se donner
une telle peine, qu'on convertirait plutôt le Diable
qu'eux (1 ). Personne ne s'étonnera de ces découvertes.
Dans un tel surmenage, dans une telle misère, dans un
tel délaissement moral et religieux, les forces physi-
ques et intellectuelles se rétrécissent. C'est à peine si
les débauches peuvent encore exercer quelque charme
sur les nerfs. Ainsi semble devoir périr non seulement
la société, mais l'humanité.
Ici l'appel s'adresse à tous ceux qui ont encore du 2- n est
. . urgent de por-
sentiment et de la réflexion. Attention ! Faites votre pos- |er remède à
*- la situation
sible pour sauver ce qui reste encore à sauver. sociale.
Mais le salut est-il encore possible? Beaucoup n'y
croient plus. Nous ne pouvons pas admettre qu'on con-
sidère tout comme perdu. Il y a encore beaucoup de
bien, quand même les ruines sont nombreuses. L'hu-
manité est indestructible. La vieille croyance en Dieli
vit encore. C'est sur ces trois principes que nous fondons
tout notre espoir. Mais ce qu'il y a de vrai, c'est qu'il
est temps de travailler au salut. Il faut mettre la main à
l'œuvre sans retard. Il faut un secours sérieux et non
une moitié de secours. Tout le monde doit coopérer au
travail, s'y rendre apte et se donner la main pour cette
œuvre de régénération.
Maintenant s'il s'agit d'un travail de salut, comment
l'exécuter? Continuer sur la voie déjà commencée?
Nous ne le pouvons plus. Rétablir dans ses droits l'an-
cien état? Cela ne peut pas se faire non plus, et on est
allé beaucoup trop loin en ce sens. Rien ne remédiera à
(1) Marx, Das Kapital (4), I, 221, 450, 461 sq., 620 sq., 665 sq.,
675 sq. Franco, Populaere Antworten aufdle Etnwendnngen fjeQcii die
Religion (2), II, 375 sq.
236 LA SOCIÉTÉ CIVILE
cette situation, à moins que revenant à ce que nous avons
rejeté, nous en restaurions ce qui présente encore quel-
que utilité, à moins que, appréciant avec réflexion ce
qui existe encore, le ménageant en tenant compte de la
situation nouvelle, nous ne continuions d'édifier lente-
ment, mais sûrement, patiemment, avec une fermeté
inébranlable. Donc d'abord en arrière 1 Le mot est dur;
cependant, mieux vaut rebrousser chemin que de faire
fausse route. Et ensuite, en avant !
Mais par où faut-il commencer? Une réponse à cette
- question est difficile. Il faut commencer par où les
besoins sont les plus pressants. Or ils sont partout pres-
sants, et cependant on ne peut pas tout faire à la fois. No-
tre situation est telle que nous sommes obligés de dire :
Peu importe où l'on mette la main à l'œuvre, pourvu que
cela se fasse quelque part, et pourvu que cela ait lieu
sérieusement. Tout se tient, une amélioration montrera
la nécessité d'une autre.
3. — Les Pour tous ceux qui prennent à cœur une véritable
maux comme
moraux.
les remèdes amélioration de notre situation, il y a un point sur lè-
sent avant tout 111 .,1 , , , T
intellectuels et qucl le Qoute u cst pas possiblc, c cst OU OU nc remédie
à rien avec de simples moyens extérieurs d'apaise-
ment, OU encore avec des palliatifs superficiels. Le mal
est à l'intérieur, et c'est là qu'il faut le guérir.
Sous ce rapport, le socialisme est aussi léger d'es-
prit et de cœur que le libéralisme. Si l'un croit avoir
remédié aux malheurs du temps avec des palliatifs, ou
des onguents odoriférants, l'autre croit l'avoir fait avec
des mesures de violence drastiques, provenant de l'an-
cienne pharmacie populaire des maréchaux-ferrants et
des équarrisseurs. Les deux partent de la supposition
erronée qu'il faut chercher la racine du mal exclusive-
ment dans la situation sociale. En cela déjà, ils ont
fait preuve d'être des gâte-métier qu'il serait superflu
de chercher la manière de guérir. Celui qui a dans sa
maison un malade dont le sang est empoisonné, et qui
ne va pas chercher le médecin, parce qu'il attend si les
MOYENS DE SALUT MORAUX 237
remèdes que les commères lui ont conseillés comme in-
faillibles produiront leur effet, est responsable de sa
mort au cas où elle s'ensuivrait.
Qu'il ne faille pas seulement chercher les motifs de
nos maux dans l'opposition entre le capital et lô tra-
vail, c'est ce que prouvent le mieux les classes aisées
et les prétendues classes instruites. Chez elles, la situa-
tion n'est pas meilleure qu'ailleurs. Les choses y sont
précisément telles que souvent on ne peut que s'éton-
ner comment l'édifice social est encore debout. Tout est
rongé comme si les termites y avaient passé. 11 faut
presque éviter de le toucher du doigt, pour que l'en-
semble ne s'écroule pas. Point de foi, point de piété,
point de mœurs, point d'amour de la vérité, point de
sérieux. Partout, en haut et en bas, chez le riche et
chez le pauvre, cette soif sauvage d'acquisition et de
jouissance, ce matériahsme brutal que le poète dépeint
avec trop de vérité dans ces paroles :
« Les chiffres sont toute leur pensée. Us n'ont de sentiment
[que pour l'intérêt. »
« Le lien de l'amour est rabaissé à l'état de vile marchandise. »
« On pèse la valeur de Fliomme au poids de ses rentes, »
« Et toute étincelle céleste s'éteint dans la fange )> (3).
De sa nature, le mal est moral et intellectuel. Si la
guérison doit avoir lieu, l'amélioration doit commencer
par le foyer du mal. Toutes les mesures extérieures ne
profiteront que si le terrain sur lequel elles doivent opé-
rer est rendu accessible. Ici s'applique la parole : « Ce-
lui-là ne peut être guéri qui n'aime pas la justice » (4).
Amour de la justice et de toutes les vertus, amour de la
vérité, telles sont les conditions préliminaires de salut.
Ainsi agit le médecin qui exige avant tout un aveu sin-
cère de la maladie, et la soumission à ses prescriptions.
La guérison doit donc commencer par le retour au i. -Retour
véritable médecin, à la source de la vie et de la santé.
(1) Schippel, Bas moderne Elend, 13. — (2) Ihld., 250.
(3) Sallet, Laienevangelium{^), 324. — (4) Job., XXIV, 17.
238 LA SOCIÉTÉ CIVILE
Avec l'apostasie de Dieu a commencé la maladie mor-
telle de la société. La situation sociale de l'époque est la
preuve la plus évidente qu'aucune parole ne tombe à
terre de la bouche de celui qui a dit : « Sachez et com-
prenez quel mal c'est pour vous, et combien il vous est
amer d'avoir abandonné le Seigneur votre Dieu » (1).
Si cette prophétie s'est accomplie, cette autre s'accom-
plira aussi : « Je ne veux point la mort de celui qui
meurt. Revenez à moi et vivez » (2).
Pour vivre, il ne suffit pas de la foi et du culte de
Dieu. Vivre c'est agir, et agir d'une action propre et
indépendante. Dieu ne nous enlève pas l'honneur de pou-
voir opérer nous-mêmes notre salut. Mais que nous ne
soyons pas les seuls maîtres de notre bonheur^ j'espère
qu'il est inutile d'en fournir des preuves. « Si le Sei-
gneur n'édifie pas la maison, c'est en vain qu'y travail-
leront les ouvriers. Il est inutile de vous lever avant le
jour. Levez-vous après vous être assis, vous qui man-
gez le pain de la douleur » (3). Cette parole doit reposer
sur la vérité, elle doit être confirmée par l'expérience,
sans quoi nos ancêtres n'auraient pas formulé le pro-
verbe : Tout dépend de la bénédiction de Dieu.
5.-Reiour Mais Ic premier de tous les travaux n'est pas celui
qu'on fait avec une charrue, ou un marteau ; c'est celui
qu'on fait avec le cœur. Le fruit de la justice (4) est plus
précieux et nourrit mieux que tous les fruits delà terre.
Là où ce fruil n'est pas planté, c'est absolument comme
si la malédiction reposait sur toutes les autres planta-
tions. De fait, il en est ainsi. Des milliers d'années se
sont écoulées depuis que l'Eternel a proféré cette menace
par la bouche de son serviteur Moïse ; mais elle est aussi
fraîche que si elle avait été proclamée hier : « Si vous
ne voulez point écouter la voix du Seigneur votre Dieu,
et si vous ne pratiquez pas ses ordonnances, toutes ces
malédictions fondront sur vous et vous accableront.
(1) Jérém., II, 20. — (2) Ezéch., XVIII, 31.
(3) Psalm. CXXVl, 1 sq. — (4) Phil., I, 11.
à la justice.
MOYENS DE SALUT MORAUX 239
Vous serez maudits dans la ville et vous serez maudits
dans les champs. Votre grenier sera maudit, et les fruits
que vous aurez mis en réserve seront maudits ; vous bâ-
tirez une maison et vous ne l'habiterez point ; vous plan-
terez une vigne et vous n'en recueillerez point le fruit.
Vous sèmerez beaucoup de grains dans votre terre, et
vous en cueillerez peu, parce que les sauterelles vous
mangeront tout. Parce que vous n'aurez point servi le
Seigneur votre Dieu, avec la reconnaissance et la joie
du cœur, que demandait cette abondance de toutes cho-
ses qu'il vous avait données, vous deviendrez l'esclave
d'un ennemi que le Seigneur vous enverra ; vous le
servirez dans la faim, dans la soif, dans la nudité et
dans le besoin de toutes choses (1) ».
a Appliquez donc vos cœurs à considérer vos voies.
Vous avez semé beaucoup, et vous avez peu recueilli;
vous avez mangé, et vous n'avez point été rassasiés ;
vous avez bu, et votre soif n'a point été étanchée ; vous
vous êtes couverts d'habits, et vous n'avez point été
échauffés, et celui qui a amassé de l'argent n'en est pas
devenu plus riche, parce qu'il l'a mis dans un sac
percé (2) ». Mais il devait en être ainsi: « Vous avez
cultivé l'impiété, et vous avez moissonné l'iniquité (3J ».
« Semez donc pour vous dans la justice, afin de mois-
sonner dans la miséricorde. Travaillez à défricher votre
terre, et à la disposer pour le temps où il faudra recher-
cher le Seigneur, lorsque celui qui doit vous enseigner
la justice sera venu (4) ». « La récompense est assurée
à celui qui sème la justice (5) ». «. Peu avec la justice
et la grâce de Dieu, vaut mieux que de grands biens
avecTiniquité (6) >;.« La justice amasse un trésor de joie
à celui qui est affermi en elle (7) ». « La paix est l'œu-
vre de la justice, et le soin que quelqu'un mettra à
(1) Deut., XXVIII, 15 sq., 30, 33, 38, 47 sq.
(2) Agg. I, 6, 6. — (3) Osée V, d3. — (4) Osée X, iH.
(5) Prov. XI, 18. — (6) Prov. XVI, 8. — (7) Eccli. XV, I, G.
240 LA SOCIÉTÉ CIVILE
cultiver cette justice lui procurera une tranquillité qui
ne finira jamais (1) ».
6.— Retour A COUD sûr nous scrious bientôt dans une meilleure
à la justice, -, .• x i • '. ' • • T • j
particulière- situatiou ct la socictc aussi, SI uous Darlious moins de
ment dans la , ...
vie publique, civilisatiou et davantage de justice; si nous aspirions
moins à la science et davantage à la vérité. Mais tels
, que nous sommes, nous avons aussi peu d'estime pour
' la justice que de désir pour la vérité. De là provient le
mal général. Celui qui n'estime pas la vérité n'hésite
pas à ruiner ce pilier fondamental de l'ordre social, a A
_: qui sera bon celui qui est mauvais à lui-même »? (2).
Quand quelqu'un a une fois goûté au fruit sacré de la
. justice, il se sent alors pressé d'y faire participer le
monde. Sans l'échafaudage de la justice, l'édifice de la
société s'eflondre. Car de même que chacun est un
membre du corps de la société, de même la justice de
chaque individu est une pièce nécessaire à la solidité de
l'édifice total.
Avant tout, chacun doit participer personnellement
à cette grande lâche, lapins importante pour notre épo-
que^ la tâche du rétablissement de la justice universelle.
Si la situation doit devenir meilleure, il faut que tous
s'améliorent, et si ce devoir incombe à tous, il concerne
aussi chaque individu. Blâmer, se lamenter, se déses-
pérer, ce n'est pas cela qui transforme le monde, mais
c'est en mettant vigoureusement la main à l'œuvre.
Qu'avons-nous jamais obtenu en criant au secours sans
payer nous-mêmes de notre personne? Qu'est-ce qui
changera dans l'avenir, si nous n'avons en vue que des
choses qui ne sont pas dans nos attributions, et qui se
trouvent en dehors de la portée de notre pouvoir? Nous
ne nous laisserons pourtant pas appliquer la parole
qu'on appliquait jadis à un indolent réformateur du
monde. « 11 raccommode les sacs des autres, mais les
siens, il les laisse manger par les souris (3) ». Or, elle
(1) Is. XXXII, 17, — (2) Eccli. XIV, 5.
(3) Kœrte, Sprlcfnv. der Deiitschen (2), 205.
MOYENS DE SALUT MORAUX 241
a un bon sens si l'on vanfe le self-governmeni, comnir^
le moyen destiné à résoudre la question sociale.
Dans le domaine économique, ce conseil sonne com-
me une pure raillerie (1) ; mais dans le domaine moral
d ou doit partir le renouvellement de la société c'est le
meilleur moyen de salut, celui quia le mieux fait ses
preuves, et le plus nécessaire de tous. Ah ! si seulement
tout le monde agissait d'après la parole : « Médecin
guéris-toi toi-même (1) », la société aurait vite fait de
changer en mieux. Mais chacun peut aussi élever la
VOIX pour que les principes sur lesquels reposent le
salut du monde prennent davantage racine dans les
esprits. Nous tous, nous participons à la faute que l'o-
pinion publique n'en connaît plus grand chose. Pour-
quoi gardons-nous à ce sujet un silence opiniâtre ? Pour
changer la disposition d'esprit générale, tous doivent
travailler à sa transformation, et chacun doit y coopé-
rer pour sa part. De pieux soupirs ne convainquent pas
le monde qui favorise lui-même la dissolution, en glo-
rifiant comme la vraie civilisation et la vraie liberté
l'esprit de Mammon, la recherche de la jouissance, l'in-
subordination et le dérèglement. 11 faut qu'une multi^-
tude de voix répètent haut et souvent le principe qu'il
n'y a que la pureté des mœurs, le reniement de soi-
même, l'amour du sacrifice et du renoncement qui élè-
veront une génération meilleure, principe auquel l'épo-
que doit croire sérieusement,
Knfin, chacun doit travailler dans sa sphère et selon
ses forces à ce que la justice soit reconnue comme une
vertu indispensable à la vie publique, et appliquée
comme règle. Sous ce rapport, nous sommes tombés
très bas. Le manque de justice publique, de toute pro-
tection accordée à la morale publique, la licence du
vice public, montrent seuls dans quels abîmes la société
est descendue. Officiellement nous laissons le mal do-
(1) Jac, n, 16. — (2) Luc, IV, 23.
242 • LA SOCIÉTÉ CIVILE
miner la vie publique, et ensuite nous tenons des con-
grès internationaux pour exprimer le pieux désir qu'il
faudrait restreindre la liberté qui lui est accordée. Nous
jetons feu et flamme contre les lois sur l'usure, comme
étant un anachronisme de mauvais augure. Nous ré-
prouvons comme une honte pour le siècle toute opposi-
tion faite contre une immigration de nomades et de
pillards orientaux, et nous exigeons que la charité chré-
tienne se montre, vienne au devant d'eux, les bras ou-
verts, et guérisse les blessures quils ont faites. C'est à
peine si, dans la vie publique, nous savons encore qu'il
y a une justice ; à plus forte raison, nous ignorons la
place qu'elle y doit occuper. Sous ce rapport aussi, les
anciens envisageaient les choses d'une manière plus
saine et plus énergique. « La justice marche en avant,
dit saint Grégoire le Grand ; la miséricorde la suit. Il
n'y a que celui qui sait d'abord pratiquer la justice, qui
témoigne de l'amour d'une manière juste. Le torrent
delà miséricorde doit découler de la source de la jus-
tice. Par malheur, ajoute-t-il, beaucoup de personnes
veulent prêter leur concours avec des œuvres de charité,
mais ne veulent pas abandonner les œuvres de l'injus-
tice » (1). Ce renversement des justes proportions est
passé à l'état de principe général. Nous nous soucions
peu de la justice publique. Si parla suite, la situation
devient intolérable, nous voulons l'apaiser non pas avec
la charité, mais avec de grandes et belles paroles, ou
encore au moyen de jugements comminatoires. Si ceci
ne produit pas d'effet, nous nous laissons alors aller à
la plus commode de toutes les philosophies, dans la-
quelle nous pouvons nous donner tout aussi facilement
l'apparence d'êtres meilleurs et plus sublimes que l'a-
vantage de n'avoir pas besoin de remuer le bout du
doigt, la philosophie du pessimisme, tant à la mode
aujourd'hui.
(1) Gregor., Mag., Moral. XIX, 38..
MOYENS DE SALUT MORAUX 243
Il est donc évident que les temps ne pourront jamais 7. _ ^e.
devenir meilleurs, si tous ne prennent point part à l'a- d^'eipriu^^^
mélioration, et cela non seulement par le propre renou- m!if''dr\a
11 ir ' i ' ' • • l'ii •, 1,. communauté
vellement mterieur, mais aussi par celui de la vie publi- et des vertus
• • civiles
que. Ici aussi et avant tout, la loi de l'obligation est
commune. Personne ne vit tellement séquestré des au-
tres, qu'il ne puisse exercer d'influence sur les hommes
dans une sphère plus ou moins grande. Mais comme
chacun est né pour agir avec la société, et doit lui pro-
curer autant d'utilité que possible, il en rendra compte
un jour au tribunal suprême. Une chose caractéristi-
que, c'est que le Sauveur, dans sa description du grand
règlement de comptes, ne cite pas les grands criminels
envers Dieu et envers les hommes, mais ceux qui, selon
l'expression reçue, n'ont fait ni bien ni mal. Que ceux-
là y réfléchissent bien qui s'affranchissentconstamment
de l'obligation de coopérer au bien commun avec le faux
prétexte : Je ne fais de mal à personne, qu'on me laisse
la paix ! Que d'autres emploient leurs forces à améliorer
un monde pour lequel toute peine est perdue. Je serai
content si je puis traverser cette vie en paix et avec hon-
neur. Il serait triste que cela dépendit de moi. Heureti-
sement, le nombre de ceux qui se mêlent de tout est
assez srand.
Ce sont de belles paroles pour voiler une chose qui
est loin d'être belle. Elles sont la principale cause de la
dissolution sociale, du démembrement général, de l'in-
dividualisme, de la suffisance de soi-même, delà glori-
fication personnelle, bref, de Tégoïsme. Inutile de per-
dre un mot sur ce que l'amélioration de la société sup-
pose avant tout l'amélioration de l'esprit social, le réveil
du sentiment de la communauté. « Ce qui est mainte-
nant partout nécessaire, dit Ingram (1), c'est beaucoup
moins l'immixtion du pouvoir législatif dans la situa-
tion économique, que le réveil de la conviction dans
(1) Ingram, Geschichte der Volkswirthschaftslehre, 336.
8.— Extir-
pation des vi-
ces sociaux e
préparation
244 LA SOCIÉTÉ CIVILE
toutes les sphères, hautes et basses, que chacun a des
obligations sociales à remplir. Plus celles-ci exigent de
sacrifices et délimitation personnelle, plus l'esprit de
communauté est impossible sans la pratique des vertus
sociales proprement dites, l'humilité, la modestie, la
fidélité, la libéralité, la vivacité, l'obéissance, la bien-
faisance, Tamour de la paix, la condescendance, la joie
dans les sacrifices, la patience, la douceur, la magnani-
mité, la force, plus il en résulte clairement qu'une mo-
rale saine et forte est nécessaire pour une vie sociale
saine.
Par situation^ une grande partie de l'humanité a déjà
"t l'occasion et le devoir de pratiquer cette morale et de
.iS'cœu?à?e- la propager. L'école proprement dite des vertus sociales
leurJ princi- cst la famille. Sa décadence entre pour la plus grande
part dans la cause de nos vices sociaux, delà mollesse,
de la paresse, de l'insubordination, du mépris de l'au-
torité, de l'égoïsme, de la peur des sacrifices, du man-
que de piété, de l'aversion contre la domination per-
sonnelle, contre le sérieux et contre l'effort, la cause de
l'humeur querelleuse, de l'inclination au plaisir et à la
jouissance. S'il faut supprimer ces hôtes mauvais qui
disloquent la société dans toutes ses jointures et l'ont
empoisonnée dans toutes ses veines, la guérison doit
commencer par la famille. Quand celle-ci n'accompli-
rait pas d'autre tâche, elle aurait déjà contribué dans
une mesure très importante à guérir l'humanité. C'est
pourquoi, à ce point de vue déjà, nous ne pouvons pas
assez accentuer qu'une réforme de la société est impos-
sible sans une réforme de la famille. Que personne ne
s'attende à voir surgir pour cette œuvre un réformateur
extraordinaire. 11 n'est pas besoin d'un messie pour la
solution de cette question. S'il en tombait un du ciel
comme un météore, et qu'il ne trouvât pas la terre
accessible, il n'allumerait pas le feu sacré. La terre se-
rait consumée, car la provision de matières inflamma-
bles est assez considérable. Ces matières, il faut les
MOYENS DE SALUT MORAUX 245
éloigner du cœur et de la société, sans cela aucune ten-
tative de réforme ne trouvera un terrain abordable et
fertile. Tels que les hommes sont, c'est à peine si les
esprits sont capables de connaître ce qui peut sauver le
monde, à plus forte raison les cœurs sont incapables de
le pratiquer dans la réalité. Tout le monde ne rêve
qu'une vie commode, que délices paradisiaques, que
pays de cocagne. C'est avec cette échelle qu'on mesure
le passé; c'est de cette pensée que sont remplis tous les
jugements sur l'ordre social actuel ; c'est d'après cet
idéal qu'on bâtit des châteaux de cartes et des châteaux
en Espagne. Les esprits se meuvent presque exclusive-
ment dans le monde rêveur des romans. En cela, libé-
raux et socialistes apparaissent de nouveau comme frè-
res jumeaux. Personne ne compte avec le monde réel,
personne avec l'homme réel. Que le paradis est perdu,
que le monde est une vallée de larmes et en restera une,
que l'homme porte en lui-même la plupart des causes de
son malaise et les transmet au monde, que la terre vaut
mieux que celui qui la régit, qu'elle sera l'asile d'un
bonheur plus grand dès que l'homme sera plus juste,
plus modéré, plus satisfait, que, par conséquent, l'amé-
lioration de la situation sociale ne dépend pas de la créa-
tion d'un état futur, nébuleux, mais de gens prêts à
faire des sacrifices, patients, moraux, tout cela sont des
principes dont l'époque n'est pas près d'avoir la juste
intelligence. Sans cela cependant, notre système d'édu-
cation, notre vie publique, notre littérature porteraient
un tout autre caractère. Ici encore, il y a de grands pro-
blèmes à résoudre avant de pouvoir penser à la solution
de la question sociale. On y reste tellement indifférent
qu'il y a fort à craindre qu'on n'arrive jamais en grand à
un renouvellement effectif de la situation du monde.
Car c'est un enseignement qui résulte clairement de
l'histoire qu'une réforme ne peut pas être ordonnée de
haut en bas, ni extorquée de bas en haut, ni réalisée
par quelques hommes puissants, si les esprits en [gêné-
246 LA SOCIÉTÉ CIVILE
rai n'ont pas conscience de leur faute et ne l'avouent
pas, et s'ils ne sont pas prêts à tout sacrifice. C'est très
beau et très louable de la part de la société d'avouer son
impuissance à se secourir elle-même, et de se rendre
compte qu'il lui faut l'infusion de l'esprit d'en haut, si
toutefois elle peut encore être secourue. Mais pour que
celui-ci puisse agir d'une manière efficace elle doit, à
l'exemple des Apôtres^ rentrer en elle-même et lui pré-
parer les voies par la prière et par la retraite. Ou il faut
- nous imposer un temps de prières et un temps de péni-
tence sérieuse, ou viendra un jour d'expiation qui sera
le prélude du jugement dernier.
9. __ Hé- Mais, comme nous l'avons déjà dit, la base de tout
rie^ïïTS. ceci doit être posée dans la famille. Si on ne réussit pas
à inculquer d'une manière générale que le salut de la
société est avant tout dans la guérison, et dans la sanc-
tification de la famille, il est inutile de perdre un mot
sur la solution de la question sociale. Or la famille doit
accomplir sa mission de salut d'une triple manière. Elle
doit d'abord devenir un sanctuaire, non ce sanctuaire
imaginaire dont rêve la poésie et que la prose trouve s
peu, mais un sanctuaire vraiment surnaturel, chrétien,
religieux, sanctifié par la main de Dieu. Elle doit deve-
nir, disons-nous, ce sanctuaire dont nos pères, fidèles à
la parole de l'Ecriture Sainte (1), avaient coutume de
dire: « Le mariage est une des plus élevées des sept
choses saintes » (2). Tant que cette conviction ne
régnera pas d'une façon générale, aucun renouvelle-
ment de la famille n'aura lieu. La vie domestique tout
entière doit montrer à quel degré la vie de la famille est
devenue vivante et dominante. Si le mariage a vérita-
blement sa valeur comme sacrement, ou, selon l'expres-
sion de nos ancêtres, comme chose sainte, il doit deve-
nir une école de piété et de crainte de Dieu, de sacrifice
et de culte de Dieu, de purification et de perfectionne-
(i) Ephes., V, 32.
(2) Graf und Dietherr, Deutsche Rechtssprichw. (4, 5), 139.
MOYENS DE SALUT MORAUX 247
ment, par conséquent de sainteté. Si, en réalité il est
conclu au ciel, il doit aussi prouver qu'il provient du
ciel et qu'il conduit au ciel. On s'étonnera peut-être
qu'ici, dans le domaine social, nous parlions de ces cho-
ses. Mais c'est justement la place opportune. Nous ne
parlons pas de ce ciel du mariage après lequel les peti-
tes filles en robe courte et les enfants dans l'âge ingrat
soupirent au clair de la lune, pas de ce ciel avec lequel
des romans équivoques excitent la sensualité. Non! nous
parlons du ciel d'où Dieu dicte sa loi et fait couler sa
grâce, pour transformer la famille, le foyer, la terre et
le monde tout entier en son temple et en son royaume.
Ce royaume de Dieu qui doit renouveler la terre a une
de ses bases principales dans le mariage et dans la fa-
mille. De là, il doit se répandre sur la société, car s'il
ne la pénètre pas, elle tombera en ruines. C'est pourquoi
maison et famille ont une si grande importance pour la
solution de la question sociale. Si la foi et la fidélité, la
paix et la pureté, si l'amour et le sentiment du sacri-
fice, si le courage de se renoncer doivent de nouveau
dominer sur la terre, — et ils le doivent, car sans cela,,
il ne faut espérer aucune amélioration, — tout cela
doit partir de la famille. Mais alors la famille doit deve-
nir un sanctuaire domestique consacré à Dieu, un sanc-
tuaire qui rende tout d'abord ses membres individuels
capables d'accomplir leur destinée vraie et entière, par
le culte divin et les vertus domestiques pratiquées
d'après la volonté de Dieu, puis s'efforcer d'accomplir
sa tâche dernière, c'est-à-dire de réaliser le royaume de
Dieu sur terre en s'attachant de cœur à ce qui en forme
le noyau et le centre ici-bas, l'Eglise.
Si seulement elle devenait un sanctuaire, elle offrirait
bientôt aussi le second aspect qui lui fait tant défaut,
ainsi qu'à la société tout entière : la vie intérieure. Cette
absence est une plaie terrible qui ronge toute la société.
A force de verser constamment dans l'extériorité, nous
avons tout perdu : réfiexion, domination personnelle,
248 LA SOCIÉTÉ CIVILE
modération, calme, économie, temps, nous-mêmes^
bref tout l'art de vivre. Nous faisons tout, mais seule-
ment à l'extérieur, en apparence, à la surface. Rien ne
vient plus de l'intérieur et plus rien n'y pénètre ; nous
n'avons plus de provisions ; nous n'avons plus rien à dé-
penser, car nous ne faisons pas de recettes ; nous n'em-
magasinons rien ; nous vivons au jour le jour, du matin
au soir. Pourvu que les choses aillent encore aujour-
d'hui, voilà toute notre conduite morale et économique.
Est-ce un tel système qui a abaissé notre vie de famille
au point où elle en est ? Est-ce la dissolution de la fa-
mille qui est la cause de cette misère ? C'est difficile à
dire. Ce qui est sur, c'est que la famille est dans un
état lamentable, et que c'est ici avant tout que doit avoir
lieu l'améhoration. Le souci de la famille est presque le
dernier que nous ayons. Nous nous occupons d'abord
de la société, non pas de cette société dont la famille
forme la base, mais de ces sociétés qui sont sa ruine ;
puis vient la politique, et en dernier lieu la famille. La
juste punition qui en résulte est que ce n'est pas la so-
ciété qui fleurit par la famille, mais qu'avec la famille,
la société s'enfonce de plus en plus au point de vue
économique et moral. 11 est difficile de concevoir com-
ment nos historiens de la civilisation ont eu le courage
d'accuser les anciens grecs d'avoir négligé la famille.
Quelque mauvaise que fut leur situation sous ce rap-
port, elle ne pouvait être plus triste qu'elle est chez
nous sous beaucoup de faces. Ici, nous faisons abstrac-
tion complète des excroissances les plus hideuses que
l'Amérique du Nord en particulier ait produites, les
systèmes du « mariage libre », de « l'amour libre », de
la « pantogamie », de la a liberté des inclinations »,
des (( sociétés anti-conjugales », des « phalanstères d'a-
mour libre » (i). Mais là aussi où la famille du moins
existe encore de nom, la maison souvent n'est pas au-
(1) Jannet, Les Etats-Unis, 204 sq., 371.
MOYENS DE SALUT MORAUX 249
tre chose qu'une hutte de refuge contre la nuit et le
mauvais temps^ ou un rendez-vous public pour des
cancans et des plaisirs. Le boarding-house américain
où douze, quinze familles vivent ensemble (1) dans des
salons, des salles à manger, des lieux de récréation
communs en est l'expression la plus exacte.
C'est pourquoi notremot d'ordredoitdevenir : Arrière
l'extériorité ! Entrons dans l'intérieur, dans la maison ;
apprenons de nos pères la manière de vivre. Ils avaient
coutume de dire avec leur bonne humeur délicieuse : La
vie d'escargot est la meilleure (2), et ils avaient raison.
Avec notre vie de souris, en nous ingérant dans tout ce
qui ne nous appartient pas ; avec notre vie de grenouille,
dans le coassement des clubs, des hôtels, des lieux de
plaisir ; avec notre vie d'oiseaux de passage sur les che-
mins de fer, et notre vie de moineaux à travers les rues,
nous ne savons où nous allons. Les anciens ont fait
avancer leur modeste maison en silence et avec lenteur,
mais avec une constance inébranlable, et ils sont arri-
vés à quelque chose. Oui, la vie d'escargot est la meil-
leure. Quand une fois quelqu'un a commencé d'aimer
sa modeste maison, la prospérité vient on ne sait com-
ment. Pour cela, on n'a pas besoin d'une instruction
extraordinaire ni d'une science gigantesque ; une vie
solide, modeste, va plus loin. Nos pères n'ont pas fait
beaucoup de bruit, mais ils avaient quelque chose dans
[leurs coffres et dans leurs armoires, car ils vivaient d'a-
près le petit proverbe qu'il faut quatre deniers pour
[faire marcher le ménage, un qui soit en réserve, un
pour vivre, un pour la dignité et un pour se défen-
dre (3). Avec ces courtes maximes, ils ont établi un
système d'économie politique, tel qu'on n'en trouve
plus aujourd'hui dans maint gros livre.
Nous ne croyons donc pas que la question sociale soit
(1) Ihid., 216.
(2) Sailer, Weisheit auf dcv Gasse{G. W. 1810, XX, 1,87).
(3) Ibid,, XX, I, 123.
250 LA SOCIÉTÉ CIVILE
si difficile à résoudre. Si Dieu a donné les lois sociales
pour les hommes, et s'il a créé les hommes pour la si-
tuation sociale, il doit avoir disposé les choses de la
sorte que ceux-ci puissent fonder une société organisée
d'une manière humaine , tolérable , sans qu'on soit
obligé d'être dans des perplexités continuelles à ce su-
jet. NousIq répétons encore une fois ; il s'agit ici de la
vie, et celle-ci doit être apprise dans la famille. C'est
seulement si nous arrivons à vivre dans son sein, com-
r me nous le devons, que nous pouvons vivre dans la so-
ciété et pour la société. Mais ce qui nous rend si amère
cette vie de famille, c'est notre aversion pour la limita-
tion personnelle , l'obéissance et l'esprit de commu-
nauté. Les difficultés qui viennent de ce côté montrent
combien une vie de famille est nécessaire en première
ligne pour le rétablissement de la société. Comme nous
l'avons déjà dit autrefois, la maladie de la situation
sociale, c'est l'égoïsme. De lui provient la fuite de l'or-
dre, de la discipline, de la soumission, la destruction
de la solidarité, le dégoût de tout ce qui nous impose
des sacrifices, du renoncement, des limites à nos capri-
ces, à nos efforts pour étendre notre puissance et notre
possession. Que plus tard, sous le poids de la vie, par
le contact avec des étrangers, on n'apprenne pas facile-
ment à triompher de ces défauts, c'est certain. Ce n'est
que par une discipline sévère imposée à la jeunesse,
par le sacrifice et le renoncement, que les égards de la
famille imposent dans l'âge mûr, que ces dangers peu-
vent être vaincus. Ah ! si nous avions le véritable esprit
de famille, cet esprit d'opiniâtreté, d'égoïsme, d'amol-
lissement, cette crainte de se vaincre soi-même, dont le
monde est atteint maintenant, et qui le fait craquer de
toutes parts, feraient bientôt place à une vie plus saine.
do.-chan- Pour y arriver, il faut une réforme dans l'éducation
fèSr^'^d'fns- toï^ît entière, même dans celle de Tesprit. Nous l'avons
système ^d'é- déjà fait rcssortir autrefois (1) ; mais sous l'impression
ducalion.
(1) VI vol., conf. XIV, 17.
MOYENS DE SALUT iMORAUX 251
des recherches que nous venons de faire, nous ne pou-
vons qu'insister davantage et répéter que les grandes
plaies sociales du temps ont surtout leur cause dans
l'instruction à rebours qu'on donne à l'intelligence, et
dans la négligence qu'on apporte dans la culture de la
volonté, du caractère et du cœur chez la jeunesse. S'il
nous est permis d'espérer qu'un jour on arrivera à un
changement complet sous ce rapport, nous ne renonçons
pas à l'espoir de voir des jours meilleurs. Mais si la gé-
nération qui grandit n'est plus habituée à se dominer
et à se vaincre elle-même, à mettre la solidité du carac-
tère, le sacrifice et l'accomplissement fidèle du devoir
au-dessus de la savantasserie et de l'indiscipline pré-
somptueuse, il nous faut donner raison à ceux qui con-
sidèrent la possibilité du salut comme une chimère. Et
ici, nous ne pouvons nous empêcher d'adresser les re-
proches les plus amers à tous ceux entre les mains de
qui se trouve l'éducation de notre génération, non pas
au nom de la pédagogie, non pas au nom de la religion,
mais au nom de la situation sociale.
De qui doit-on attendre qu'il sache dans quel temps
il vit^ et pourquoi il déploie son activité, sinon de l'édu-
cateur du peuple? Et qui s'en doute moins que cette
classe d'hommes, qui commence au maître d'école et
va jusqu'au professeur d'université? Ne sont-ils pas
tous, à peu d'exceptions près, de vrais habitants de Nua-
geville ? Dans le souci où ils sont de savoir si Junon don-
nait des soufflets à Jupiter avec sa pantoufle ou avec sa
main, ou si madame Willemer Gœthe avait envoyé ses
artichauts le 25 ou le 26 octobre, ils oublient complète-
ment dans quel siècle ils vivent. Quand ils ont réussi à
se faire réciter par l'écolier les éléments chimiques de
l'eau, et par le candidat les trente-trois significations de
upoi, leur cœur se soulève de joie ; mais ce que les élèves
font ensemble sous les bancs, ce qu'ils s'apprennent les
uns les autres sous les fenêtres de l'école ; mais l'esprit
d'incrédulité, de mauvaise humeur, d'orgueil dont la
252 LA SOCIÉTÉ CIVILE
jeunesse s'imprègne et en face duquel ni le divin ni l'hu-
main ne sont en sécurité ; mais les maux que la généra-
tion qui grandit sous leurs yeux et entre leurs mains,
développe en elle chaque jour d'une manière effrayante,
et qui rendent la société si dangereuse, tout cela ne les
inquiète pas. Nous regrettons d'être obligés d'accuser
une classe tout entière, et nous ne nous permettrions
cela pour aucun autre motif, pas même si nous parlions
au point de vue de la religion, traitée pourtant avec tant
d'injustice. Mais quand les besoins sont si grands, quand
le péril frappe à la porte à coups redoublés, quand l'ap-
pel au secours, adressé à tous ceux qui sont en état de
pouvoir penser et sentir, retentit d'une manière si pres-
sante qu'aujourd'hui dans la question sociale, il faut
parler sérieusement, dès que cette classe qui a l'avenir
entre ses mains fait comme si elle était sourde et aveu-
gle. C'est une parole bien dure que celle que nous allons
prononcer, mais nous la disons quand même. Si au-
jourd'hui tout s'effondre, la culpabilité en retombe avant
tout sur la sagesse d'école moderne et sur l'éducation
libérale d'aujourd'hui.
Ceci, nous le disons particulièrement de l'éducation
femme. dcs jcuncs fllles. Car c'est ici que le mal a peut-être
porté ses plus grands ravages, le plus détruit, menacé
le plus gravement les racines naturelles de la vie sociale.
C'est une grande plaie que la femme soit arrachée à sa
situation naturelle, et jetée dans la vie publique, où, par
la force des choses, elle ne peut jouer qu'un rôle contre
nature et pernicieux. Qu'en agissant ainsi elle doive elle-
même dégénérer, cela se comprend facilement. Ce mal
ne serait cependant pas le plus grand. Mais ce qui est
presque irréparable, c'est que la société dégénère inévi-
tablement, et est même déjà empoisonnée dans ses
commencements, aussitôt que la femme a perdu la place
qui lui convient. Peut-on supposer quelqu'un qui ne
voie pas cela? Si ces vues si pernicieuses sur la vocation
de la femme sont maintenant colportées partout par To-
11. — For
mation de la
MOYENS DE SALUT MORAUX 253
pinionpublique,etsontcultivées systématiquement, nous
sommes presque autorisés à croire qu'il y a en cela non
seulement aveuglement mais calcul. Car môme les peu-
ples les plus grossiers sentaient que les vertus domesti-
ques de la femme forment toute son importance pour la
vie publique (1). L'obligation des peuples qui veulent
passer pour des peuples civilisés, est de bien se rendre
compte que la femme n'a point d'autre tâche sociale que
le soin de la maison.
Que celui qui voit dans ce principe un abaissement de
l'importance sociale de la femme, se taise lorsqu'on
parle de la question sociale. Nous parlons de la tâche
sociale de la femme, et non des moyens par lesquels sa
situation économique peut être améliorée. S'il s'agit
de ces derniers, nous nous joignons de tout cœur à
ceux qui veulent y remédier. Nous croyons même que
notre génération, pensant que la femme est ici-bas pour
pâtir et se taire, fait preuve de trop peu d'intelligence
pour la situation véritablement triste de la femme dans
la société actuelle. Mais contre qui l'industrialisme mo-
derne a-t-il plus péché que contre la femme ? Nous ne
parlons pas ici de l'abaissement révoltant de la femme
comme ouvrière dans les fabriques et dans les mines.
11 suffit déjà que, par la fabrique, des centaines de tra-
; vaux, dont la femme vivait autrefois lui soient enlevés.
Ceux qui lui sont restés devraient être d'autant mieux
payés. Mais au contraire, on lui a restreint son salaire
d'une manière dérisoire. Nous ne pouvons comprendre
comment en face de cela les ouvriers ont le courage de
dire qu'on leur donne des salaires pour les empêcher de
mourir de faim. Non ! parmi eux, c'est à la femme que
revient la gloire de soufTrir patiemment. Souvent le sa-
laire qu'elle reçoit pour des travaux sans fin, ne peut
pas être appelé un salaire qui empêche de mourir de
taim, mais un salaire qui fait mourir, et ce qui est cn-
,(1) Kiehl, Die Famille, 89
254 LA SOCIÉTÉ CIVILE
core pis, un salaire qui fait devenir phtisique. 11 faut
remédier à cette situation.
Mais le remède doit être tel que la femme ne soit pas
enlevée à la maison. L'ordre de la maison est la tache
première, fondamentale et indispensable pour le tra-
vail social. Dans ce travail, la femme n'a pas seulement
la première et la plus grande part, mais elle ne peut
être remplacée. Parce que l'homme a d'autres tâches
plus bruyantes, plus éclatantes, et en apparence plus
honorables, il n'est pas plus élevé en valeur morale ni
en valeur sociale. Nous disons catégoriquement que
dans la société, il n'y a ni rang ni valeur. Celui-là seul
est sans valeur qui n'est pas à sa place ; mais celui qui
remplit sa tâche, grande ou petite, qu'il soit honoré ou
qu'il passe inaperçu, a de la valeur devant Dieu et de-
vant la société comme partie du tout et comme cause
coopératrice à l'activité prospère de toutes les parties.
Le mécanisme politique et nombre de branches du tra-
vail social peuvent rapporter plus d'honneur à l'homme
auprès de ceux qui jugent seulement d'après les appa-
rences extérieures ; mais celui qui est capable de réflé-
chir avouera que l'activité sociale de la femme est plus
utile, plus nécessaire, plus honorable que la plus grande
partie des affaires qui lui rapportent gloire et honneur.
Supprimons celles-ci par centaines, la société existera
toujours vivante ; mais si la maison et la famille sont
renversées, c'en est fait de la société ; or, nous le ré-
pétons encore, la maison est entre les mains de la fem-
me. Puisse-t-elle toujours répondre ce petit proverbe à
toutes les tentations de s'immiscer dans d'autres sphè-
res d'activité qui lui sont étrangères :
« Les femmes qui bâtissent la maison, »
(( Sont celles qui y restent, et non celles qui sont toujours
[dehors ».
Bien appliqué, ce principe seul suffirait à sauvegar-
der sa dignité et la société en même temps. Car en bâ-
tissant la maison, il édifie la société. Tandis quel'hom-
MOYENS DE SALUT MORAUX 255
me doit sortir chaque jour pour de nouveaux moyeos
d'acquisitions, pour compter avec de nouvelles situa-
tions, pour se mettre en rapport avec des vues et des
personnes nouvelles, la femme est à la maison la aar-
dienne des mœurs, et des principes moraux et relii^ieux
qui en définitive domineront la vie publique fout en-
tière. Si au contraire, elle commence à se perdre dans
les choses extérieures, et à manquer de conservatisme,
la société perd son point d'appui et court à sa ruine.
C'est pourquoi la solution de la question sociale dépend
à un haut degré de l'éducation solide de la femme. La
formation à rebours des jeunes filles, passée mainte-
nant à la mode, est sans aucun doute une des causes
principales de notre misère.
Il n'est pas besoin de preuves pour comprendre que
ce ne peut être une bénédiction ni pour la famille, ni
pour la société, si une éducation superficielle élève des
jeunes filles présomptueuses, entêtées, volages, des
jeunes filles au cœur de qui on enlève à bonne heure la
délicatesse virginale, des jeunes filles qui n'ont jamais
la bouche fermée, sans modestie, et curieuses de con-
naître tous les dangers qui les menacent. Comment ces
demi-savantes heureuses de savoir écrire, ces femmes-
hommes passées maîtres en exercices de natation et de
gymnastique, estimeront-elles les vertus sociales par
lesquelles la femme accomplit de si grandes choses?
le goût pour l'intérieur, l'amour du travail, l'économie,
et avant tout l'amour des petites choses qui forment sa
plus grande valeur ? Où trouverons-nous encore des
femmes qui aient du sens et de l'intelligence pour tout
cela ? Si des jeunes filles à l'imagination enthousiaste
jugent volontiers d'après ce qui brille, personne ne peut
leur en vouloir ; mais que des parents, là où ils ont le
choix, envoient leurs enfants à des espèces d'abattoirs
dont l'enseignement tue le cœur, plutôt qu'à l'école de
personnes sensées ; qu'ils obligent môme ces établisse-
ments qui eussent encore pu élever les gens pour les ren-
256 LA SOCIÉTÉ CIVILE
dre capables de quelque utilité dans la vie, les écoles
congréganistes, à s'unir à l'engouement général pour la
savantasserie et la virtuosité de mauvais aloi, cela mon-
tre que nous avons complètement perdu l'idée de notre
tâche pour la vie pratique sociale.
Au moyen âge, une des principales qualités qu'on
exigeait d'une jeune fille honnête, était de savoir filer
un fil fin, dans lequel il n'y eut rien à reprendre. Le pré-
sent le plus convenable pour une femme était une que-
nouille et une boîte à aiguilles. Sur son tombeau, on
gravait des ciseaux (1). Mais on ne négligeait pas non
plus la formation intellectuelle. Au moyen âge, les fem-
mes étaient souvent supérieures aux hommes dans la
connaissance des langues, dans l'art d'écrire, de dessi-
ner et dans d'autres beaux arts (2). Cependant tout cela
était regardé comme des moyens relativement à la fin.
Or, la fin pour laquelle on les élevait était la vie et la
vie dans la maison, malgré tous les chants mélodieux et
les roucoulements des poètes.
Si, d'après l'antique manière de concevoir les choses,
nous voulons dire en quoi consiste la tâche principale
de la femme dans la vie, et comment on doit s'efforcer
d'élever les jeunes filles dès leur bas âge, nous pouvons
le faire en deux paroles très courtes : travail et écono-
mie. De là le précieux principe pédagogique qui peut
nous remplacer cent gros volumes sur l'éducation de la
femme: « Les jeunes filles doivent sauter trois haies
pour ramasser une plume » (3). Sauter trois haies à
cause d'une plume, dira-t-on ? Oui, non pas à cause
d'une plume avec laquelle on écrit des romans, mais
d'une plume avec laquelle on fait un lit (4). Voilà la
véritable gymnastique qui convient aux demoiselles.
(1) Schultz, Das hœfische Leben zur Zeit der Minnesœnger , 1, 149 sq.
(2) Weinhold, Die deutschen Frauen (2) t, 121 sq. Schultz, ibid., I,
125, 149. — Lecoy de la Marche, La société au XIIP siècle, 189 sq.
(3) Kœrte, Sprichw. der Deutschen (2), 5030. Diffère un peu dans
Wander, Sprichiuœrterlexikon, 111, 310 iVr 34.
(4) Kœrte, Ibid., 1638. *
MOYENS DE SALUT MORAUX 257
Nous approuverions aussi tous les jeunes gens qui
feraient le serment de ne pas épouser une jeune fille,
tant que celle-ci n'aurait pas terminé avec distinction
ce cours de gymnastique. Tout est là. Depuis qu^avec
tous leurs exercices physiques, nos jeunes filles sont
devenues si molles et si grimacières ; depuis que par
suite d'avoir tant étudié, elles sont devenues si savan-
tes, qu'elles se sauveraient si on leur versait un tonneau
de plumes sur la tête, les maris et les enfants sont sou-
vent très mal couchés. Parce qu'on ne leur a pas ensei-
gné assez tôt à faire leur bonheur, elles sont toute leur
vie en pèlerinage pour le chercher, sans pouvoir le trou-
ver. Quel malheur que les ménagements et les soins
dont on entoure les enfants aident seulement à chercher
le bonheur, au lieu de le produire ! Ah 1 nos pères et
nos mères étaient plus prudents, en nous gâtant moins
et en nous astreignant au travail sans consulter nos
goûts. Ils pensaient que si nous apprenions quelque
chose de sérieux, nous verrions plus tard par expérience
que s'ils nous y avaient contraints, c'était pour notre
plus grand bien. Dans ce temps là on disait: « Quand
le travail garde la maison, la pauvreté n'y entre pas.'
L'art cherche du pain et en trouve. C'est ainsi qu'on
enseignait autrefois à faire le bonheur. Et lorsque les
enfants demandaient comment conserver ce qui existait,
on leur disait: Économiser c'est gagner; bien économisé
est un bien acquis (1).
On enseignait cela particulièrement dans l'éducation
féminine. L'homme apporte à la maison, la femme con-
serve et augmente ce qu'on y apporte. Ce que la femme
économise est tout aussi bon que ce que l'homme ga-
gne (2). Mais si elle n'a pas appris cet art, et il est diffi-
cile à apprendre à un certain âge, la femme emporte
hors de la maison dans son tablier, plus que l'homme
n'y amène sur une voiture. Nous nous plaignons ton-
i
(1) Kœrte, Sprichiv. der DeutscheUy 7009, 7014.
(2) Ihld., 1839. Wander, Sprichwœrterlexikon, IV, Go8, n" H.
258 LA. SOCIÉTÉ CIVILE
jours que les temps sont mauvais, et certes ils sont durs;
mais nos pères n'ont pas vécu non plus dans une situa-
tion paradisiaque, et ils ont traversé la vie honnêtement ;
ils nous ont même laissé après leur mort quelque chose
qui n'était pas à dédaigner. Que nous ayons perdu ces
biens dont nous avons hérité, que nous n'ayons rien
gagné nous-mêmes, et que nous ayons consommé déjà
d'avance ce qui devait appartenir à nos petits-fîls, per-
sonne ne nous fera croire que c'est le temps qui en est
cause. Essayons seulement de mettre de nouveau sé-
rieusement en pratique les deux moyens par lesquels
nos ancêtres se sont tirés d'affaire avec d'autant plus de
difficultés que les temps étaient plus mauvais, et ensei-
gnons-les à nos enfants dès leur bas-âge, surtout à nos
jeunes filles. Alors, aujourd'hui encore, sans aucun
doute, malgré toutes les mauvaises situations, le pro-
verbe remarquable apparaîtra dans toute sa vérité :
« Travail et économie sont les deux moyens, »
« Qui vous rendent le plus sûrement riches. »
42. -Per- Lcs tcmps dcvicndront-ils meilleurs? 11 est difficile
nir. de le prophétiser quand on n'est pas prophète. La ques-
tion se pose déjà depuis longtemps pour quiconque re-
garde dans la réalité. 11 y a déjà quelques dizaines d'an-
nées qu'un poète, qui n'appartient pas au Christianisme,
y a donné une réponse que nous rappelons à notre temps
pour son salut :
« Depuis longtemps on a semé du vent,
« Pour récolter des tempêtes.
(( Pourtant, il n'est pas encore trop tard
« De frayer la voie au salut futur.
« Sans doute les eaux sont amassées,
« Le déluge apparaît; il viendra.
a Cependant, il y a encore un moyen : construire l'arche
« Qui sauvera Noé et les siens (2) ».
L'arche qui seule peut nous sauver, nous la connais-
sons, ce sont les anciens et éternels principes du droit
(1) Kœrte, loc. cit., 1838.
(2) Jordan, Demiurg, III, 177 sq.
MOYENS DE SALUT MORAUX 259
et de la morale. Mais pour les assembler, pour qu'ils
protègent contre le déluge, il faut les tailler exactement
d'après le commandement de Dieu, et en former un tout.
Le déchaînement des vents et de la tempête est très
grand maintenant ; mais comme c'est à prévoir, il de-
viendra plus violent encore. Pour y résister, il faut que
les jointures soient ajustées solidement.
VINGT-QUATRIÈME CONFERENCE
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX.
1. Toutes les tentatives de secours doivent être basées sur la morale
et la religion. — 2. Intervention de Tétat contre l'économie d'ar-
gent et la liberté de l'usure pour réglementer le crédit. — 3. Lé-
gislation sociale et limitation de l'état dans l'intérêt de la question
sociale. — 4. Les bases inébranlables de l'organisation de la so-
ciété. — 5. Maintien de la classe agricole et de la noblesse. — 6.
Situation plus sûre pour les différentes professions. — 7. Situa-
tion plus sûre pour les valeurs. Crédit et possession. — 8. Salut
de la situation politique, et — 9. De la morale publique, en les
harmonisant avec l'organisation naturelle à la société. — 10. Or-
ganisation des différentes classes. — 41. Souci qu'on doit avoir
de la propriété foncière. — 12. Soins qu'on doit prendre pour as-
surer la petite propriété. — 13. Rétablissement de classes solide-
ment organisées. — 14. Limitation des libertés démesurées. ~
13. Qui doit travailler à ce programme ? — 16. Résumé de la solu-
tion.
1. -Toutes Quiind nous avons osé aborder pour la première fois
les tentatives i «• • i ' ' "> ' i ' l \^
iiesecours les queslions qui nous occupent ici, c était d un cœur
doivent être r^ r > . . , j •j.iii i
hasées sur la hesiiant 61 avcc dcs maïus tremblantes, que nous cher-
religion. cbioRs daus la demi-obscurilé, un chemin à travers des
broussailles presque impraticables, craignant à chaque
pas de nous égratigner aux épines, ou de trouver la
mort en marchant sur une vipère cachée. Comme tout
cela a changé depuis dix ans! Ce qui, à cette époque,
était une lande sauvage est devenu aujourd'hui une
grande roule ouverte. Ceux qui jadis nous accusaient
de témérité sont maintenant disposés à nous reprocher
d'être restés en arrière du mouvement. Les vues qui
autrefois nous semblaient presque trop hardies sont
maintenant sur toutes les lèvres.
En jetant un coup d'œil sur cet état de choses, nous
pouvons donc entreprendre avec assurance la tâche que
nous avons encore devant nous, quelque nombreuses
que soient les difficultés qu'elle présente. Sans doute,.
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 261
iln-est pas possible de discuter en détail toutes les me-
sures juridiques et sociales qui paraissent nécessaires
pour la solution de la question sociale, car cet ouvrage
dépasserait toutes limites permises (1). Mais ce que
nous exposons, nous pouvons l'exprimer avec la convic-
tion que la nécessité de prendre des mesures publiques
sérieuses gagne chaque jour du terrain. Les temps sont
irrévocablement passés, où le libéralisme, cet émule du
bouddhisme en fait d'idées, remplissait le monde de sa
chanson monotone : « Laissez tous les chemins libres ».
La question sociale est de sa nature une question
morale ; et parce qu'elle est cela, elle est une question
de la vie commune, de la vie juridique, de la vie sociale,
et de la vie d'état. Et parce qu'elle est tout cela, elle
a besoin pour sa réglementation d'un concours exté-
rieur auxiliaire et dirigeant, non seulement sur tel ou
tel point inévitable, mais de tous les côtés. Il n'est pas
de domaine de la pensée et de l'action humaine qui ne
soit atteint par elle, et qui n'exerce une influence plus
ou moins grande sur son enchevêtrement ou sur sa so-
lution. C'est pourquoi il suffit de prononcer le mot de
question sociale, pour donner la réponse à cette sagesse
bizarre qui s'imagine voir à l'instant la plus grande
splendeur régner dans le mondé, pourvu qu'on sépare
aussi complètement que possible l'économie politique,
la politique, le droit et l'instruction de la morale et de
la religion. On croyait pouvoir ainsi faire comprendre
les questions de détail delà vie humaine à l'intelligence
la plus faible et les résoudre si simplement^ qu'on ver-
rait surgir une ère nouvelle. Sans doule elle a surgi
cette ère nouvelle ; mais c'est une ère dans laquelle la
chose la plus simple est tellement embrouillée, que le
monde lui-même en a horreur. C'est pourquoi la parole
à laquelle on prêtait jusqu'à présent l'oreille à contre
(1) Nous renvoyons à Hitze, Schutzdcm Arbeiter. Molil, StaatsrcGht,
III, 066-6OI. Schœnberg, Handb. der polit. Oekonomie (3), II, 683-
778. Wirth, NcU. Ockon. IV.
262 LA SOCIÉTÉ CIVILE
cœur, que c'est seulement en joignant les questions
économiques et sociales aux questions morales et reli-
gieuses, qu'on peut donner une solution avanlageuse à
la question, trouve grâce devant les hommes.
2.-inter- Basés sur cette vérité, nous disons sans crainte que
vention del'é- i . . . , . ,
tat contre l'é- la qucstiou socialc, cu cc OUI concemc les mesures ex-
conomie ,*■• ..,, .,.
d'argent et la teneurcs juridiques, serait déià résolue en grande par-
libertedelu- . . *' ^ "^ .
'"ememer "^^ë ^^^' ^^ l'état attaquait sérieusement le mal principal
crédit. (j'qi;i gQjj^ sorties la plupart des plus graves situations
sociales publiques, l'économie d'argent et la liberté d'u-
sure modernes. Nous regardons comme superflu de
perdre encore une parole sur la certitude de ce prin-
cipe, et sur la légitimité de cette exigence que nous for-
mulons. 11 y a quelque chose de vrai, quand les socia-
listes prétendent que là où l'opposition entre le capital
et le travail existe dans la mesure où elle règne aujour-
d'hui, il ne fautj^attendre aucun salut (1), et que tout
pousse vers la solution de cette contradiction (2). Ils
ont certainement tort de chercher la cause des malheurs
dans la séparation du capital et du travail, ou dans le
mode de production capitalistique. Mais l'état moderne
en donnant libre cours à l'usure, est la cause de cette
confusion inouïe. Depuis lors, on en est arrivé à ce point
que, même pour des esprits calmes qui examinent la
chose d'une manière tout à fait désintéressée, il est ex-
trêmement difficile de discerner où se trouve un emploi
légitime de capitaux, et où commence l'usure.
Celui qui saurait distinguer cela dans les innombra-
bles opérations de bourse, et dans les sociétés de spé-
culations fondées pour les faire fonctionner, aurait pres-
que l'omniscience divine. C'est sans doute aussi le mo-
tif pour lequel l'Eglise se détermine si difficilement à
trancher cette question. Elle ne veut faire tort à per-
sonne, tant que quelqu'un a une lueur de droit en sa fa-
veur, et elle n'ose pas donner raison, parce que presque
(1) Schippel, Bas moderne Elend, 2f)0.
(2) Kautsky, Kai^l Marx œkonomische Lehren, 256.
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 263
toujours l'injustice y est mêlée. Des doctrinaires s'en
font un jeu d'enfants, surtout des doctrinaires d'une es-
pèce aussi rare que Karl Marx, qui résout tout avec une
formule contenue dans les paroles célèbres du « carac-
tère fétiche de la marchandise et de son secret (1) »,
paroles dans lesquelles Kautsky trouve tranchée la ques-
tion sociale avec autant de certitude, qu'il ne connaît
pas de livre économique qui puisse défier en beauté de
style classique Touvrage de Marx (2).
D'autres personnes, qui ne voudraient nullement
porter atteinte à la vérité et à la justice, se trouvent ici
dans une situation plus difficile. Cependant^ plus sont
difficiles les rapports produits par la liberté de l'usure,
plus il est nécessaire de pénétrer ces questions, et de
les régler par voie de législation sérieuse. Cette tâche
d'organiser le marché d'argent diaprés les lois de la jus-
tice, et le crédit ébranlé, pour le plus grand bien de la
société tout entière, se fait sentir chaque année à l'état
d'une manière plus^pressante.
Nous croyons qu'avec cela, il aurait à fournir une
contribution si difficile pour la solution de la question
sociale, qu'il pourrait facilement se dispenser de se
charger d'affaires que d'autres aussi peuvent trancher.
Mais s'il se soustrait à cette obligation, nous ne pou-
vons lui épargner le reproche de n'avoir pas fait ce qui
dépendait de lui, pour mettre de l'ordre dans cette con-
fusion dont il est en grande partie coupable. Car, il n'y
a pas de doute que l'abolition de l'économie d'usure ac-
tuelle, est la première condition du rétablissement des
justes rapports entre le capital et le travail, et que les
tentatives faites pour résoudre la question du salaire
au seul point de vue du droit privé, ne pourront jamais
avoir un plein succès.
Mais ceci ne veut pas dire que l'état n'ait point d'au- 3 .Légi^.
très tâches à remplir pour faire disparaître la confusion ^f 'LSoa
de l'état dam
l'intérêt de la
(luestion so-
(1) Marx, Das Kapital (4), I, 37. — (2) Kautsky, loc. cit., p. V. daie.
264 LA SOCIÉTÉ CIVILE
qui règne dans la société. Elles sont si nombreuses
que nous ne pouvons pas même songer à énumérer les
principales. Sans doute les unes lui incombent seule-
ment d'une manière transitoire, en ce sens que les sphè-
res petites ou grandes, qui voudraient améliorer leur
situation, ne peuvent pas y travailler sous la pression
de la situation générale. Mais d'autres lui incombent
comme découlant de ses obligations essentielles, de
sorte qu'il agirait absolument contre sa propre destina-
tion et sa propre prospérité, s'il ne voulait pas s'en oc-
cuper sérieusement.
Une troisième espèce provient de ce que, par suite
(les relations étendues entre les peuples, quantité d'af-
faires juridiques et économiques ont pris plus ou moins
le caractère international. En pareil cas, une solution
favorable ne peut être obtenue que par l'action d'en-
semble des étals. Ceci s'applique particulièrement à la
limitation ou à l'expansion de l'importation et de l'ex-
portation, bref du commerce, de la protection des mé-
tiers et de l'agricuUure locale, autant de questions que
Tétat doit se charger de réglementer, afin que le mer-
cantilisme, cet ennemi né de l'ouvrier et de la prospé-
rité publique, ne les traite pas uniquement d'après ses
vues.
Le premier devoir de l'état est donc d'accorder aux
membres de la société et aux obligations qu'ils contrac-
tent entre eux une somme considérable de liberté, une
grande latitude pour se mouvoir, s'administrer et se ré-
gir eux-mêmes dans des sphères plus étroites, et ne ja-
mais intervenir dans des affaires de droit privé qu'en
raison de son droit de surveillance. 11 a par contre, en
vertu de sa toute puissance, le devoir de commander
dans toutes les choses qui touchent à l'ensemble, qui
ont de l'influence sur le bien du tout, et qui tiennent de
plus ou moins près au droit pubHc. A moins d'injustice,
il faut sans doute reconnaître que beaucoup de choses
ont été mises en ordre dans la législation sociale, autant
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 265
que c'était possible pour le moment; mais tout cela
n'est encore que du rapiéçage, c'est-à-dire souvent
comme dit l'Evangile, un morceau neuf cousu à un vieil
habit.
A part les relations commerciales entre les différents
pays, et l'abolition de nombreux abus criants dans le
monde du travail, c'est à peine sil'on aabordé une desau-
tres questions qui demandent peut-être les réformes les
plus urgentes. Grâce au danger que le mécontentement
bruyant de ces ouvriers amène avec lui, le monde con-
tinue toujours de croire que la société ne se compose
que d'eux, et que la question sociale ne consiste en rien
autre chose que de rechercher les moyens de leur venir
en aide. Or, en réalité, ils ne forment qu'une minime
partie du tout, à laquelle on ne peut venir en aide si la
société n'est pas renouvelée dans tous ses membres.
Mais en attendant, nous abandonnons de plus en plus
aux conséquences de la dissolution générale les autres
classes sur lesquelles reposent encore davantage le bien
du corps total, les classes agricoles, la classe des arti-
sans, bref, ce qu'on appelle les gens de petite conditiQn ;
nous les laissons se morceler jusqu'à ce qu'elles tom-
bent dansle tourbillon, et contribuent à couper les ponts
et les digues dans la débâcle générale.
En définitive, tous les efforts pour amener une situa-
tion plus favorable chez certaines classes et dans cer-
taines sphères^ ou aussi dans la société tout entière, se-
ront inutiles tant que l'état ne mettra pas la main à l'œu-
vre. Ces dépenses gigantesques pour des fins qui ne font
que consommer sans rien créer; ces charges intoléra-
bles qui pèsent sur tous ceux qui produisent, travaillent
et possèdent, ne permettent pas une réforme à fond, une
solution véritable de la question sociale. Si on n'apporte
pas un remède à ceci, et un remède international, par
une action d'ensemble de tous les états, quand môme ce
serait au prix de sacrifices politiques assez sensibles, il
est difficile de penser à un avenir meilleur. C'est pour-
266 LA SOCIÉTÉ CIVELE
quoi nous ne pouvons pas nous dissimuler que la pers-
pective d'une solution pacifique de la question sociale
n'est pas précisément rose, et qu'un certain oubli de la
réalité est nécessaire, si nous voulons continuer avec
confiance la discussion de notre sujet.
4. - Les Tous les efforts concernant la solution légale de la
Ses^de^^^îâ qucstiou socialc doivent avoir comme fin le maintien ou
le rétablissement de l'ordre naturel et divin du monde,
par conséquent tout d'abord la sécurité des droits des
hommes ou de la liberté personnelle, puis la sauvegarde
des droits de la propriété, du capital et du travail, enfin
la consolidation de toutes les organisations sociales qui
résultent de la séparation et de l'union de la propriété
et du travail. Ce dernier point doit nous occuper ici tout
particulièrement à cause de son importance.
11 est évidemment du plus haut intérêt pour le déve-
loppement des relations sociales de savoir si la propriété
et le travail doivent être réunis dans une seule et même
main ou si les travailleurs et les possesseurs, séparés
les uns des autres, doivent être cependant astreints les
uns aux autres. Dans une situation de choses où le pro-
priétaire foncier cultive lui-même sa petite propriété^
comme un colon dans la forêt vierge; dans une autre
situation où un grand propriétaire fait cultiver ses im-
menses biens par ses propres esclaves qui lui appar-
tiennent d'une manière aussi absolue que ses arbres, ses
champs, ses animaux, il ne peut évidemment y avoir
de société au sens propre du mot. Cette société n'existe
pas non plus là où elle est disposée selon l'idéal du col-
lectivisme, c'est-à-dire dans ce cas où elle est l'unique
grand seigneur et propriétaire de la totalité, à laquelle
tous les membres individuels appartiennent comme
esclaves, avec leurs moyens de travail, leur temps de
travail, leur force de travail. Là où le travail et la pro-
priété foncière ou le gain qu'elle produit, ou bien encore
ce qui remplace l'un ou l'autre; là où en un mot le
capital et le travail sont séparés l'un de l'autre, de sorte
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 267
que ceux qui possèdent sont ou en partie seulement,
ou pas du tout en état de cultiver leurs biens et les ren-
dre utiles, tandis que de l'autre côté ceux qui sont capa-
bles de travailler n'ont pas le capital nécessaire pour
procurer les outils à leur force de travail, et avec cela
du rapport, là doivent surgir des relations sociales. Le
capital est obligé de chercher la force de travail qu'il ne
possède pas ; le travail a besoin de l'aide du capital.
Plus ce besoin mutuel qui n'existe pas seulement du
côté du travail, mais aussi du côté de la propriété pousse
les hommes à se jeter dans les bras les uns des autres^
plus il y a d'associations parmi eux, plus aussi se for-
ment les rapports de la société (1 ).
On ne peut nier non plus qu'à prendre les hommes
tels qu'ils sont en réalité, l'inégalité parmi eux et la sé-
paration de la propriété particulière et du travail sont
sans contredit le point de départ des relations sociales
et de la formation de la société. Cette séparation ne doit
toutefois pas être excessive, car la société ne pourrait se
former. Dans l'état de choses actuel, où tout le capital
détaché de sa base naturelle repose entre les mains ^e
quelques individus, ou, pour mieux dire, plane dans
l'air, mobile et incertain, et où des milliers de person-
nes qui vivent seulementau jour le jour doivent s'atten-
dre à la mort si elles sont quelques jours sans travail, le
rapport du travail et du capital n*est pas social. Dans ce
cas, le capital est maître absolu et sans limite, le travail
est subordonné absolument, sans condition, sans limite :
il est à la merci du capital. Ce n'est plus une société ;
c'est plus que le servage, c'est l'esclavage complet. Ce
n'est pas seulement un bel idéal, mais c'est une exi-
gence nécessaire pour la santé de la société, que de ré-
clamer une organisation intermédiaire, d'un côté une
richesse formée de différentes manières, mais jamais
(1) Cf. I, Cor., XII, 22 sq. Gregor. Mag., in Ezech., I, 10,34 ; Moral.,
28, 22, 24. Ambros. in ps., 118, s. 8 (V. 0.3, Roux, 1603, II, 947, d.)
Thomas, i, 2, q. 105, a. 2 ad 3.
268 LA SOCIÉTÉ CIVILE
excessive, une richesse qui repose sur sa base naturelle
et qui participe à sa stabilité et à sa sécurité, mais une
richesse qui ne voltige pas dans les airs comme des bul-
les de savon, d'un autre côté une classe ouvrière qui ne
soit pas astreinte au simple salaire donné comme par
grâce parle propriétaire, mais une classe ouvrière ga-
rantie par une possession modeste. Dans ce cas, le tra-
vail n'a pas besoin de se soumettre à la première offre
lui venant du côté de la possession, encore qu'elle ne
soit pas trop injuste, mais il peut se dresser en face
d'elle comme indépendant et capable de faire un traité.
Et c'est seulement de cette manière qu'une société se
forme en réalité.
On se plait à reprocher à cette conception de la so-
ciété et de la formation de la société, qu'elle convient
seulement à des civilisations grossières, c'est-à-dire à
des sociétés qui reposent uniquement sur l'agriculture
et sur un commerce par échange, comme sont les pay-
sans et les ilotes attachés à la glèbe. Mais un développe-
ment grandiose du capital, tel que les temps modernes
nous l'offrent, ne se laisse pas ramener au cadre de ces
théories bornées. Nous acceptons la première partie de
ce reproche, elle ne semble pas trop mal intentionnée.
Mais si la seconde est énoncée sérieusement, d'autres
paroles ne sont pas nécessaires pour recommander no-
tre opinion. On ne pourrait lui décerner de plus grand
éloge que celui-ci. D'après elle l'économie actuelle d'ex-
ploitation et d'usure doit cesser. Et en réalité elle est
la meilleure et même l'unique voie pour établir une vie
de capital, d'acquisition et de relation modérée et saine,
et pour édifier la société sur une base sûre, conforme à
la nature et à l'histoire.
C'est pourquoi nous ne pensons nullement à nous jus-
tifier à ce sujet. Nous pouvons au contraire nous glori-
fier avec un sentiment de légitime satisfaction, que par-
tout où règne l'esprit du christianisme et de l'Eglise, la
possession foncière et le travail qui se rapporte direc-
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX . 269
teiïient à elle, sont considérés confime le point de départ
des relations sociales, et comme la base de l'ordre so-
cial tout entier (1 ). Disons plutôt que, actuellement, aussi
bien dans l'intérêt moral que dans l'intérêt social et po-
litique, tout dépend de la résurrection de cette antique
manière de voir de la nature saine, de l'histoire et du
christianisme.
Avant tout, il y va de l'intérêt social. On peut déjà 5._Main-
désirer pour la société un certain degré de mouvement Ifair'c'oîe't
et d'animation, afin qu'elle ne se transforme pas en "*"''"''''"''•
marécage comme un étang stagnant. 11 faut cependant
éviter les excès. Les proportions du renouvellement et
du changement seraient par trop considérables si on
agissait de telle sorte dans cet étang, que tous les pois-
sons se mangent entre eux, ou si on le faisait traverser
par un courant tellement rapide, qu'aucun poisson ne
puisse y rester, et qu'aucun alvin ne puisse y prospérer.
Or tel est l'état de la société depuis qu'on a supprimé
l'antique conception qu'on avait d'elle. Le mouvement
et le renouvellement ne peuvent jamais être trop grands,
c'est vrai, mais à condition cependant que la force de
persévérance, qui en forme la base fondamentale, soit
plus grande encore. Au moment où le développement
et le progrès l'emportent sur la résistance de la retenue
et de la stabilité, l'équilibre est déjà rompu, l'épuise-
ment commence, et la chute définitive est inévitable.
C'est pourquoi la prudence économique et sociale la
plus élémentaire aurait dû inspirer de fortifier les an-
ciens éléments de stabilité, au même degré que les élé-
ments modernes du soi-disant progrès ont gagné de
l'influence. Mais au lieu de cela, on a favorisé ceux-ci à
l'excès ; chaque fois qu'on a voulu agrandir l'édifice,
on a détaché un morceau de la base. Mais plus on a
pratiqué pendant longtemps et inconsidérément ce pro-
(d) Aiifïust., Gencs. ad lit., 8. 8, 15 ; 0, 18. Ambros., 0/f3,., 6, 40.
— Thomas, Reg . iïrinc.,2, 3. Contzen, Polit., 8, H. Cf. Aristot., (k^-
conom., 1, 2, 2, 3 ; Polit., 6, 2 (4). Thomas, Polit., 6, 1. 5, c.
270 LA SOCIÉTÉ CIVILE
cédé incompréhensible, plus est pressante l'obligation
de tourner toute l'attention vers la base. La véritable
base de l'ordre social et l'élément conservateur pro-
prement dit est la classe formée par la propriété
foncière, assurée, stable, et par le travail qui lui est
joint (1). Une noblesse et une classe agricole fortement
unies, voilà les colonnes de la société. L'intelligence,
le sentiment, on pourrait dire l'instinct de tout ce qui
concerne la société est tellement naturel et propre à ces
deux classes, qu'elles considèrent toujours les questions
politiques au point de vue social. Ceux au contraire qui
ne sont pas établis solidement sur leur propre terrain,
et qui ne s'y sentent pas chez eux, abordent une ques-
tion purement sociale comme une question politique.
Une propriété foncière sûre est de plus un point d'ap-
pui solide pour le travail libre. Le travail ne peut s'a-
baisser à devenir l'esclave du capital, tant qu'il repose
sur un terrain qui lui est propre. C'en est fait de la do-
mination du capital, dès que les ouvriers ne sont plus
de simples ouvriers à la journée et des ouvriers à leurs
pièces, dépendant de son bon plaisir, mais qu'il leur
est permis de pouvoir traiter comme des gens libres,
au lieu d'être à chaque instant à la merci d'offres déri-
soires. Ceci devrait déjà indiquer aux socialistes la voie
qu'ils prennent avec leurs désirs de se livrer à l'état fu-
tur, au capital géant, l'état de l'avenir sans conserver
de bases personnelles sous leurs pieds.
En troisième lieu, la sécurité de la propriété foncière
est la condition première, indispensable, pour que les
classes soient bien organisées, sans quoi, comme nous
l'avons déjà fait ressortir bien des fois, un achèvement
prospère de l'édifice social n'est pas possible. Les légis-
lateurs et les écrivains politiques les plus anciens con-
sidéraient déjà la juste répartition de la propriété fon-
(1) Cf. l'adresse souverainement digne d'être prise en considéra-
tion de 4000 émigrés à Louis XVI, décembre 1791 (Weiss, Weltges-
chichte, VII, 553 sq.).
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 271
cière etla conservation des différentes classes de proprié-
taires fonciers, dans une situation sûre et dans une
stabilité indépendante, comme la question fondamentale
de la vie civile, et distribuaient les droits politiques d'a-
près cela. Ils regardaient l'accumulation excessive com-
me aussi dangereuse que le démembrement complet.
Lorsqu'on commença à ne plus admettre ce principe,
ou du moins à n'y plus attacher d'importance, les cités
grecques et l'état romain périclitèrent promptement(1 ).
lien fut ainsi au moyen-âge, où l'on appliquait le droit
saxon, et sans doute aussi dans les temps les plus recu-
lés dans l'Allemagne du sud-ouest, à l'exception des cer-
cles de Franconie(2), quoique nous ne puissions mettre
sous les yeux de décisions de cette jurisprudence, jus-
qu'à l'époque où la dissolution de l'ancienne organisation
rendit nécessaires des prescriptions expresses. Le main-
tien ou plutôt le renouvellement de cette institution qui
remonte aux premiers âges du peuple allemand, avec le
droit d'héritage et d'indivisibilité de la propriété prin-
cipale, foncière, non pas d'une propriété grevée de
charges, mais, comme le dit l'ancien droit, d'une pr,o-
priété véritable, libre, est donc absolument nécessaire
si l'on veut conserver ou rétablir la moelle de la société.
Une agriculture intacte, non grevée est le seul renfort
contre l'accaparement malsain de la propriété foncière,
. et surtout contre la nationalisation sociale du sol. L'in-
terdiction, l'indivisibilité, les limites apportées à la pos-
sibilité d'aliénation et la réglementation solide de la
succession dans les biens des paysans, sont aussi une
digue contre la spéculation et l'accaparement de biens
qui ne ruinent pas moins la société que les scandales
de la bourse, démembrant toute possession solide, et
faisant d'hommes sans aveu les maîtres de toutes les
(1) Aristot., Polit., 2,2 (5), 1 sq.
(2) Gengler, DeiUsches Prlvatrecht (4), 68o. Schrœder, Deutsche
Rechtsgeschichte,7i3. Roscher, Volkswirtiischaft {il), II, 314, 317, 328,
330. Schœnberg, Handb.der polit. Oekon. (3), II, 190 sq. Rentscli,
Handwœrterb. cler Volkswirthschaflslchre, 41 o.
272 LA SOCIÉTÉ CIVILE
affaires et de tous les marchés, jusqu'aux moyens d'exis-
tence les plus ordinaires. D'un autre côté il doit y avoir
une grande propriété foncière solidement fermée mais
non excessive, pour que le sol ne soit pas trop démem-
bré, et qu'ainsi la situation des petits propriétaires ne
soit pas de nouveau mise en danger.
Avec la grande possession et la succession bien com-
prises, la noblesse est une digue importante contre tou-
tes les tentatives de dissolution de la société, et il ne
faut pas s'étonner, — au contraire, c'est un témoignage
en sa faveur, — si en tout temps les premières et les plus
grandes tempêtes se déchaînent contre elle (1). La no-
blesse comme centre et la classe agricole groupée autour
d'elle, sont et resteront sans contredit l'avant-mur et la
base de l'édifice de la société (2). Dans la noblesse, nous
reconnaissons le rempart de la solidité de la famille, car
la plupart du temps c'est à cause de la famille qu'elle
s'assujettit à la possession (3). La classe agricole est par
contre le modèle du sacrifice personnel pour la conserva-
tion de la tradition et du bien commun, puisqu'elle su-
bordonne la situation de fortune et le mariage, la liberté
ou la servitude au maintien des biens que lui ont trans-
mis ses ancêtres. Si le paysan supporte les charges com-
munes, la noblesse égalise cela lorsque de grands et ex-
traordinaires besoins de la société se font sentir. Si le
paysan accomplit le travail dont vit la société, la société
lui fournit les moyens par lesquels le travail se fait, et
l'empêche de tomber sous la grifïe de l'usure ou de la
spéculation. Sous ce rapport une noblesse riche en biens
est d'autant plus nécessaire que l'ancien seigneurnaturel
et irremplaçable du paysan, l'Eglise, peut moins lui
venir en aide contre l'exploitation par le capital. Mais
les deux ensemble, noblesse et classe agricole, forment
(1) Cf. Beseler, System des deiitschen Privatrechtes (1), III, 114.
(2) Gerber, Deutsches Privatrecht (15), 131 sq.
(3) Pertz, Leben desFreih. vom Stein, V, 463. Cf. Aristot., Polit. t,
6,2(4), 1 sq.
SIODS.
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 273
le lien solide qui unit Tétat et la société, et qui pourlaiit
les tientà distance l'un de l'autre, comme des domaines
séparés. Ils sont^, en un mot, les piliers fondamentaux
de l'ordre social comme le sol est la base de tout édifice,
et ils le sont parce qu'ils sont étroitement liés à la pro-
priété foncière.
En raisonnant ainsi, nous n'abaissons pas les autres o.-suua-
classes. Nous les reconnaissons comme étant aussi uti- pourfiffé-
les que nécessaires à la société ; mais nous ne nions pas, ""'"^^^ p°''^''
qu'à ce moment où les choses, détachées de toute base
solide etséparées entre elles, flottent à la surface comme
des myriades de petites îles dans Tocéan, elles préparent
de grands obstacles, sinon des dangers sérieux au vais-
seau social. Le travail sans base propre est une situa-
tion très incertaine qui ne rend jamais la vie gaie. Mais
le simple bien meuble ne donne également jamais non
plus de point d'appui sûr. On peut s'y rouler comme
Caligula, et de fait la société tout entière y roule et y
chancelle comme ce prince ivre ; mais on ne peut s'y
maintenir, et encore moins y bâtir un grand édifice so-
cial, t
Autrefois aussi la classe ouvrière reposait sur la petite
propriété ; mais cette propriété était solide. 11 fallait
d'abord que quelqu'un devint citoyen de la commune,
puis il devait avoir sa demeure et ses outils à lui ; et
c'est alors seulement qu'il pouvait commencer une en-
treprise. Régulièrement même, dans les grandes villes,
les citoyens avaient leur propriété foncière. Et quand
même au début, quelqu'un avait besoin d'un capital
étranger, il lui fallait donner une caution avec sa pos-
session personnelle. Quand une fois ses outils n'étaient
plus sa propriété, il n avait plus le droit de continuer
son entreprise en son nom. Bref, le métier non plus n'é-
tait pas un droit que quelqu'un pouvait exercer simple-
ment pour sa propre personne et aux risques et périls
de la totalité. C'était, comme on l'appelait, un droit réel
reposant sur la possession, et transmis par héritage ou
274 LA SOCIÉTÉ CIVILE
acquis. Ainsi l'artisan et la société se trouvaient en sé-
curité (1 ). Dans ce temps là, on pouvait bien dire : « Un
métier est un comté (2) », et « le métier est un trésor;
seulement pour le trouver, il faut fouiller le sol (3) ».
Aujourd'hui chacun croit en se levant ou en se pro-
menant dans ses habits des dimanches, n'avoir qu'à ra-
masser le bonheur et à le mettre dans sa poche, comme
on rapporte des cailloux dans ses souhers au retour
d'une promenade. Personne ne veut plus croire qu'il
faut d'abord avoir un propre chez-soi, où l'on puisse
retrousser ses manches sans crainte, pour pêcher le
bonheur. Autrefois on n'avait pas qu'à ramasser le tré-
sor, mais il fallait creuser et fouiller pour arriver jus-
qu'à lui. Toute la différence est que maintenant on croit
trop facilement pouvoir faire sortir l'or du sol, sans ou-
tils et sans moyens auxiliaires, avec quelques paroles de
progrès et avec la seule puissance du capital, comme
avec une baguette magique, tandis que dans ce temps
là, personne ne pensait à se mettre à creuser, qui n'é-
tait pas formé à cet ouvrage et suffisamment bien équi-
pé. Les hommes de cette époque se moquaient du qu'en
dira-t-on ; et s'ils ne trouvaient pas beaucoup d'or, la
qualité remplaçait du moins la quantité.
7.- Situa- C'est une nouvelle raison qui milite en faveur de l'an-
tion plus sûie . . . , a i • <•
pour les va- cicnue conccption si souvent méconnue. Avec les insti-
leurs. *
Crédit et tutions actuelles, qui peut nous garantir que ces som-
possession. ^ ^ i o x^
mes colossales qui se négocient aujourd'hui à la Bourse,
sommes auxquelles, quand même elles n'existent pas,
sont attachés, comme les nids d'hirondelles aux toits,
toute la propriété foncière, toutes les relations et des
millions d'existences, qui, répétons-nous, peut nous
garantir que ces sommes de chiffres ne se dissiperont
pas demain matin, sans laisser de traces, avec les nua-
(1) Rossbach, Geschichte de)' polit. Oekonomie {Y om Geist der Ges-
chichte), I, 167.
(2) Graf und Dietherr, Deutsche RechtsspiHchw., 502 (9, 116). Cf. Dii-
ringsfeld, Sprichiv. der german. und roman. Sprachen, I, 354, n" 683.
(3) Graf und Dietherr, loc. cit., 503 (9, 120).
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 275
ges qui composent toute leur réalité? Sans doute nous
ne comptons plus qu'avec des milliards ; mais qui peut
dire combien parmi ceux-ci, il y en a qui reposent sur
une simple imagination? Les millions n'ont jamais ex-
isté, les millions ont depuis longtemps disparu, et des
milliards figurent comme dépensés sur nos budgets,
longtemps avant qu'on ne les ait touchés, même avant
qu'ils soient produits, — on appelle cela crédit, — et il
n'en existe qu'une minime partie en réalité. Nous vi-
vons de chiffres qui n'existent que dans notre confiance
aveugle, et de chitTres encore plus grands avec lesquels
nous comptons seulement, persuadés que nos descen-
dants sauront bien les trouver pour nous. En voilà une
économie de crédit !...
11 en était jadis autrement, avant que les cataractes
de l'enfer ne s'ouvrissent dans cette funeste nuit du
4 août 1789, et n'envoyassent à la surface de la terre ces
flots qui ont emporté la société naturelle, historique et
chrétienne presque tout entière.
Les sommes sur lesquelles reposaient autrefois les
relations sociales étaient moindres que celles que nous
nous imaginons aujourd'hui, mais malgré cela, elles
étaient beaucoup plus grandes que nous ne sommes
disposés à en convenir. Nos ancêtres non plus ne con-
naissaient pas l'art de vivre avec rien, .et ils n'avaient
pas inventé l'art de faire des afTaires et du commerce
sans capital. D'ailleurs, comme ils ne connaissaient pas
le secret d'inventer des valeurs artificielles, ni de les
faire circuler à la place de valeurs réelles, il leur fallut
penser à créer des moyens d'acquisition suffisants et
fructueux, dans une proportion plus grande que nous
croyons en avoir besoin, avec la multiplicité des moyens
de compensation équivoque que nous possédons. Et ils
les ont créés aussi ; et la nature des choses fait que ce
n'était point des valeurs imaginaires, mais des valeurs
■véritables, qui n'existaient pas comme nos valeurs en
papier, seulement pour le moment, ou môme pour les
276 LA SOCIÉTÉ CIVILE
futures périodes glaciaires, mais des valeurs qui for-
maient la base durable, uniforme de la possession et de
l'acquisition dansions les temps. Ceci découlait de la
nature du système qui considérait la propriété foncière
comme le point de départ de toute activité d'acquisition,
comme la base fondamentale de toutes les valeurs réel-
les, et la banque dans laquelle on pouvait placer le plus
sûrement tout ce qu'on avait acquis. C'est certes une
bizarre sagesse d'économie politique que celle qui juge
ce système avec dédain. Quelle société est plus prospè-
re, de la société qui compte avec des valeurs nominales
considérables, ou de celle qui négocie avec de plus pe-
tites valeurs réelles? de celle dans laquelle, au bout
d'une heure, la prétendue possession de milliards peut
varier de milliards, ou de celle qui ne professe que des
millions, mais qui est certaine que seuls des événements
tout à fait extraordinaires peuvent lui faire perdre ces
millions ?
L'admirateur le plus enthousiaste de la liberté d'éta-
blissement secouera aussi la tête, en voyant quelle dis-
simulation et quel bouleversement régnent dans notre
classe bourgeoise des villes. Si on examine les registres
d'affaires et les rôles d'habitations, on est effrayé de ne
trouver, après vingt-cinq ans, presque plus de maisons,
plus de familles, plus d'affaires et même plus de noms,
tant le changement de la vie commerciale est prompt et
complet dans ces sphères. Nous voulons simplement
poser cette question : Est-ce là une bonne chose? Mais
si nous remarquons la même disparition dans toutes les
situations, même dans celles qui ont trait à la terre et
à la possession foncière, alors, nous ne pouvons pas
assez nous effrayer des dangers économiques dans les-
quels nous nous trouvons.
Sans doute, il y a des économistes pohtiques qui di-
sent, en face de ces désordres : Peu importe entre quel-
les mains le sol se trouve. Peu importe que nous ayons
des cultivateurs propriétaires ou fermiers. Le sol ap-
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 277
partiendra toujours à quelqu'un ; et il y aura toujours
des gens pour le cultiver. Ce raisonnement est faux.
Les hommes qui parlent ainsi dénotent une telle igno-
rance de l'histoire et de l'état des choses, qu'ils ne peu-
vent prétendre pouvoir se faire écouter. iMontesquieu
fait déjà la remarque que le rapport du sol ne s'évalue
pas d'après sa fertilité, mais d'après la liberté de ceux
qui le cultivent (1). Qui est-ce qui ne sait ce que de-
vient le sol quand il prend le caractère d'un bien
meuble, change de maître à chaque instant, et quand
une fois il n'est plus cultivé par le maître, mais par des
gens qui non seulement n'en tirent pas profit, mais qui
sont certains d'avance qu'eux ou leurs enfants ne le
conserveront pas (2) ? N'avons-nous pas dans Thistoire
assez d'exemples, et dans le présent assez de faits qui
nous montrent que, en pareilles circonstances, le sol ne
rapportera bientôt plus rien, et prendra le caractère
d'une terre inculte, abandonnée et sans maître?
En face de semblables situations, les plus funestes qui
soient au point de vue économique, se dresse la sagesse
de l'ancien système tant méconnu, qui faisait de l'atta-
chement à la possession fondamentale de la société, et
de la propriété réelle le point de départ et la fin du tra-
vail. A lui se joignait l'esprit de persévérance désormais
perdu, et qui nous frappe tant aux époques passées.
Sans doute nous agissons quelquefois comme si nous
ne pouvions pas assez remercier Dieu d'en être délivrés ;
mais nous ne parlons pas sérieusement. Dieu le sait, et
nous le savons aussi. Quand une famille sait qu'elle
possède depuis des siècles une propriété foncière ou un
commerce quelconque, comme cela doit réagir sur ses
mœurs et sur son activité ! Serait-il par hasard indifi'é-
rent pour la société que quelqu'un achetât aujourd'hui
une propriété pour s'en défaire demain, avec quelques
liards de bénéfice, ou, qu'à cause de sa famille, qucl-
(1) Montesquieu, Esprit de^ lois, XVII F, 3.
(2) Vo^elsan^, NothwendigkeU einer neuen Gnindcntlastung, H sq.
278 LA SOCIÉTÉ CIVILE
qu'un ait intérêt à la conserver et à l'améliorer ? Quel
bonheur pour la société, si tous les esprits pensaient
comme ce jeune homme qui, en entreprenant son com-
merce, commence par écrire dans le livre de famille :
Tous mes ancêtres ont travaillé à acquérir ce que je
possède. Dans quelle mesure ? Je ne le sais ; moi du
moins je ne veux pas détruire leur œuvre (1).
8. — Salut Une sagesse politique plus profonde aurait donc pu
de la situation ,,pj
politique en défendre au moudc dc s'cmprcsser d'adoptcr cc svstème,
Iharmonisant i^ r j ^
sîuon'Taîi- Q"^ P^^^^ ^^^^^ P^"s d'intérêt au salut de l'état, de celui
dété.'^^'^'^ qui n'a aucune racine à son sol, ou de ces classes qui
ont grandi sur leur terre natale (2) ? Le blâme qu'on peut
adresser à ces dernières, si toutefois c'en est un, c'est de
penser toujours aux intérêts sociaux avant de penser
aux intérêts privés. Nous ne le nions pas, nous deman-
dons précisément qu'on leur témoigne plus d'égards
en politique, car une politique saine ne peut exister que
si elle a de grands égards pour les bases naturelles de
l'état. Or celles-ci sont formées par ces classes, et ees
intérêts qui ne font qu'un avec le sol natal.
Sous ce rapport, l'ancien esprit allemand était vrai-
ment naturel. La participation à la propriété foncière,
sous une forme quelconque, fut longtemps, pour nos
ancêtres, la première de toutes les conditions, quand
quelqu'un parmi eux voulait jouer un rôle public. Plus
tard, le travail conquit aussi sa place dans la politique ;
mais il a péri presque aussitôt avec la fleur de la poli-
tique des villes, lorsqu'une fois onanégligé d'admettre
dans le gouvernement ceux qui étaient liés à la chose
publique par la propriété ou le travail qui reposait sur
celle-ci. Les ctioses sont allées si loin, que bientôt la
politique est devenue internationale, cosmopolitisme
sans patrie, et que le meilleur politique fut celui qui,
(1) Ribbe, Le livre de famille, 180 sq.
(2) V. une foule d'exemples magnifiques tirés de l'histoire fran-
çaise, dans Ribbe, Les familles et la société en France avant la Révolu-
tion, 112 sq., 157 sq.
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 279
semblable à Neptune, pouvait soulever avec un lon«-
trident les mers profondes, ruiner les continents les
plus solides, et lancer le harpon dans les brouillards
hyperboréens. Les politiciens de cette école ne s'occu-
pent naturellement jamais de ce que porte et supporte
le sol natal. Leurs oracles sont plutôt ces nomades sans
patrie, sans terre, qui ne comprennent pas seulement
ce que signifie le mot de misère, et dont le seul principe
est: îibi bene ibi patria ; je chante les louanges de celui
dont je mange le pain.
Il faut que la politique soit dans un mauvais état, pour
en arriver à ce point, que les plus mauvais politiques
sont les meilleurs patriotes. Mais il est facile de com-
prendre pourquoi on en est venu là. Si la pohtique
d'état se considère comme d'autant plus admirable
qu'elle surpasse davantage la politique sociale ; et si la
politique sociale abandonne le terrain solide que la rai-
son, la nature et l'histoire lui tracent, il n'en peut être
autrement. C'est pourquoi tant que la seule vraie base
de toute vie publique, la propriété foncière, ne sera paè
rétablie dans son honneur, et ne sera pas réintégrée
par la loi dans ses droits naturels, que personne n'atta-
que sans détriment pour l'état et pour la société, la poli-
tique extérieure sera toujours l'ennemie née de la poli-
tique du pays natal, et le manque de patrie la première
condition de la grandeur politique.
Si donc, toute politique ne doit pas disparaître uni-
quement dans la tentative faite pour affaiblir les autres
états, et pour jouer le premier rôle dans ce concert quel-
que peu bizarre des puissances, il faut d'abord que le
sol et les murs soient en harmonie, c'est-à-dire que
toute la construction et l'activité doivent être ordonnées
selon la base naturelle d'une vie sociale saine. Si une fois
l'on commence, on verra bientôt où sont les véritables
soutiens de l'état et où sont ses amis les plus dangereux.
Alors s'étalera dans tout son danger pour lui, le hideux
préjugé qu'il peut y avoir une politique saine et solide
280 LA SOCIÉTÉ CIVILE
en dehors des sphères du patriotisme tradilioiinel anti-
que. Or celles-ci sont formées par ces classes qui, d après
leur situation sociale, représentent la constance de la
tradition et de la fidélité historique. Elles sont aussi la
digue naturelle contre le despotisme sous toutes ses for-
mes, le despotisme du pouvoir, le despotisme des réfor-
mes, le despotisme de l'opinion publique, et le rempart
le plus sûr contre cette concentration malsaine de la
fortune, de la population, de l'administration, et du pou-
voir public, concentration qui, au point de vue social,
comme au point de vue politique, doit être mise au
nombre des plus grands dangers que peut courir le salut
commun.
9. -Salut Aussi disons-nous sans crainte: les choses doivent
publique en êtrc trausformécs de telle façon que le centre de sçravité
l'harmonisant ^ x o
aTecrorgani- Je toutc notrc vic Dublioue passe des cabinets dans la
salion natu- i u r
ciété.'^^ '^ **^' nature, et des bureaux des changeurs et des officiers
d'administration dans les sphères où se trouvent les
vraies relations de la vie. Il faut que les gens de la cam-
pagne soient à leur aise, sans cela jamais nous ne serons
bien et au naturel, ni dans notre pays, ni en aucun lieu
de la terre.
Mais nous ne disons pas seulement ceci relativement
à la situation sociale proprement dite dont il a été ques-
tion jusqu'à présent, nous le disons tout particulière-
ment pour ce qui concerne la morale publique. On peut
discuter les avantages et les inconvénients de la pro-
priété foncière, au point de vue de l'économie pohtique,
mais j'espère qu'au point de vue moral, personne ne
doutera du système qu'il faut préférer (1 ). Il n'est pas
nécessaire de faire de longues recherches pour savoir à
quelle époque Israël était à son aise ; si c'est depuis qu'il
parcourt terres et mers, engloutit les maisons des veu-
ves et ne jure que par l'or (2), ou si c'était dans ce temps
(j) Voir un beau chapitre sur ce sujet dans Stuart Mill, Principles
ofpùUtical economy, 2, 7 (London, 1869, 171-182). Voir aussi Carey,
Lehrbiich der Volkswirthschaft {2) , 38, 3, p. 523 sq.
(2) Matth., XXIII, 15, 16. — Luc, XX, 47.
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 281
OÙ il ne voyait pas de plus bel idéal pour chacun, que
de s'asseoir à l'ombre de sa treille et de son figuier, et
et d'y inviter son voisin (1 ).
Dans l'histoire de la morale chez nos peuples, la si-
tuation ne s'est pas améliorée depuis qu'on a détaché du
sol les classes, les familles et les individus, et qu'ils
sont poursuivis à travers le monde par l'éternel juif-
errant sans patrie et sans but. Depuis ce moment, tout
amour du travail actif a disparu, cet amour qui, lors-
qu'il se sent sur son propre terrain, transforme le sable
en or et le rocher en un terrain fertile. La tempérance,
l'économie, la prévoyance et la domination de soi, ver-
tus qui viennent naturellement dès que chacun s'établit
dans sa propriété propre, ont disparu. On ne comprend
plus combien la satisfaction, l'indépendance, la morale
de l'individu agissent sur la morale publique, et par le
fait même sur le salut public. Depuis Ricardo, on de-
mande si les stricts moyens de subsistance accordés à
■ l'ouvrier, et sur lesquels on règle son salaire, compren-
nent nécessairement aussi, outre la nourriture et le vê-
tement, la propagation de la classe ouvrière, question
si grossière et si indigne de l'homme, que nous ne trou-
vons pas d'expression pour rendre le dégoût qu'elle nous
inspire. La société ne serait pas capable de poser une
question si choquante, et de douter qu'il soit bon ou dé-
sirable que celui qui fait le travail de la société vive
aussi dans la société, si elle possédait seulement une
étincelle de sentiment chrétien et humain. Non ! il n'est
pas bon que dans le travail de la vie l'homme soit seul ( 2) .
Lorsque Dieu plaça le premier homme dans le Paradis
pour le travailler, il lui donna un aide (3). Les meilleu-
res époques ont toujours agi d'après cela. Leur souci
était de procurer avant tout à l'ouvrier autant de terrain
solide et assuré qu'il lui en fallait pour y établir sa
(1) m, Reg., IV, 25. - IV, Reg., XVIII, 31. - Ezecb., XXXIV, 2.1. -
Mich., IV, 4. — Zach., III, 10. — Macch., XIV, 8, 12.
(2) Geii., II, 18. — (3) Gen., H, 18-20.
282 LA SOCIÉTÉ CIVILE
maison et sa famille. Ils croyaient à la parole de l'Ecri-
tiire, (( qu'il vaut mieux être deux ensemble que d'être
seul, car ils tirent avantage de leur société (1) ». Et l'ex-
périence le confirme. On a vu des milliers de fois un
jeune homme léger transformé, devenu sobre, éco-
nome, prévoyant, infatigable au travail, aussitôt qu'il
avait fondé une famille, qu'il n'était pas livré à toute es-
pèce d'incertitude, et que le sentiment de la responsa-
bilité et de la communauté s'était emparé de lui. La so-
ciété en tire assurément un très grand avantage. Un
ouvrier qui est sans cesse suspendu en l'air, se consi-
dère comme banni de la société, sinon comme ennemi.
Celui qui possède un petit morceau de terre et a souci
d'une famille digne de ce nom, a au contraire l'esprit de
communauté aussi développé que l'instinct de la con-
servation. Il fera tous les sacrifices pour la conservation
de l'ensemble, comme s'il agissait pour lui-même. C'est
par la petite propriété sûre, et par la famille que les hom-
mes s'attachent le plus à la grande société. L'exigence
que nous avons reconnue être la condition fondamentale
des situations sociales saines, pour que chacun consi-
dère ce qui lui appartient comme un fief de la société,
et accomplisse son travail à l'avantage du tout, aucune
classenelacomprendraaussi facilement, nela pratiquera
avec autant de joie, comme quelque chose de complète-
ment naturel, que la classe des petits propriétaires.
De là provient aussi qu'avec ce système, la morale
publique possède une puissance si forte. C'est à peine
si nous savons encore ce qu'elle est depuis que le nou-
veau système du libre exercice, de l'inconstance, de
l'insécurité dirige tout. Or, elle est un des plus grands
bienfaits, et une des dotations les plus nécessaires qui
puissent échoir à la société. Elle peut se corrompre
dans le meilleur ordre de choses ; mais elle se corrom-
pra certainement si l'ordre de la situation publique est
(1) Eccl., IV, 9 sq.
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 283
dissous. Ceci nous indique la différence entre les temps
anciens et les temps modernes. Nous n'avons plus de
morale publique^ plus de caractère social. C'est une des
plus grandes plaies morales du temps. L'époque elle-
même, la société sont plus mauvaises, plus immorales,
plus dépourvues de caractère que les individus (1). La
totalité pèse avec ses mœurs sur la morale de ses mem-
bres, et en corrompt le plus grand nombre. La plupart
seraient contents de pouvoir vivre libres selon leur
conscience ; mais ils succombent à la puissance corrup-
trice de la morale publique, car le pouvoir de lui tenir
tête, sans que le caractère en souffre, est seulement
donné à un petit nombre favorisé de Dieu.
Sous ce rapport, nos aïeux étaient dans une situa-
tion meilleure. 11 n'y a pas eu que des saints dans ces
temps parfois trop vantés ; mais les temps comme tels
étaient pourtant meilleurs que les nôtres, et de beau-
coup. La cause en était à la puissance sévère qu'exer-
<jaient les mœurs sociales (2). Beaucoup d'individus
étaient personnellement dans une situation pire qjLie
leurs descendants actuels sans vigueur et sans force
pour se livrer à leurs convoitises mauvaises. Mais pa-
raissaient-ils en public? Ils étaient excommuniés par la
morale et la coutume. S'ils cherchaient à passer outre,
ils pouvaient s'attendre à être repoussés de leur corpo-
ration ou de leur classe, et ils étaient là privés de droits,
bannis, considérés comme des sorciers, et rejetés de la
société. Ainsi le voulait le caractère public de cette
dernière. Quiconque ne voulait pas perdre ses honneurs
et ses avantages devait le respecter. Naturellement ceci
devait réagir d'une manière bienfaisante sur le carac-
tère personnel. Aujourd'hui c'estjuste le contraire. Des
gens qui personnellement ne sont ni mécliants, ni hos-
tiles à la religion dans une sphère plus restreinte, éta-
lent, dès qu'ils sont en public, une absence de princi-
(1) V. vol. VII, conf. IX, 3 ; vol. VIII, conf. XXV, 4.
(2) Cf. Le Play, La réforme sociale (5), lU, 6 sq.
284 LA SOCIÉTÉ CIVILE
pes et une faiblesse de caractère qui souvent les vexent
eux-mêmes. C'est évidemment parce que nous ne som-
mes pas protégés par des institutions solides, par la
tradition et l'estime publique contre les influences sé-
ductrices du monde. Or, quand une fois l'homme sait
qu'il est trahi, il se livre plus volontiers lui-même.
Personne ne doutera que cette situation ne soit un
grand mal. Il ne faut pas en chercher le dernier motif
ailleurs que dans la destruction de l'ancien ordre social.
En rendant tout libre et sans consistance : travail, po-
pulation et même sol^ on a aussi fait disparaître toute
tradition, toute discipline et toute morale. Qu'on ait des
doutes sur la dépendance intime de toutes ces choses
entre elles, c'est difficile à croire, à moins d'avoir quel-
que intérêt secret à ne pas vouloir le comprendre, ou
du moins à ne pas vouloir l'avouer. La vie avec sa mo-
rale repose sur la situation extérieure de l'homme.
Selon que celle-ci est sûre, estimée, honorée, le même
homme est tout autre. C'est pourquoi les anciens di-
saient : La morale de la condition en fait l'honneur. Or,
la condition repose sur la stabihté, la stabilité sur la
fixité à l'endroit qu'on occupe, et la fixité repose sur
l'attachement au sol. Fixité et caractère^ possession
sûre et esprit conservateur, attachement au sol et au
pays natal, persistance dans la tradition, sont une seule
et même chose. C'est pourquoi encore une fois : Morale
de la condition, honneur de la condition. Mais pour tout
dire, nous ajouterons: Morale de la condition morale
de l'homme, morale de la condition morale du pays.
Oui, et il y a même encore davantage. Celui à qui Dieu
ouvre le cœur, nous comprendra si nous disons : Morale
de l'homme morale de l'état, honneur du pays.
nisati^^ïes Nous nous sommcs si longtemps arrêtés à la terre
ciasfes^.^"*^^ en expliquant la signitlcation de propriété foncière, qu'il
pourrait sembler que nous attribuons trop peu de valeur
aux autres activités sociales. Mais il n'en est pas ainsi.
Par là même qu'en vertu de la nécessité, nous donnons
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 285
une attention particulière à cette base de la société,
malheureusement si méconnue et si peu estimée, nous
n'enlevons rien aux autres classes de ce qui leur est dû.
On peut relever quelqu'un qui est tombé à terre, sans
qu'on ait besoin pour cela de renverser ceux qui sont
debout.
Rendre justice à un opprimé ne signifie pas faire tort
aux autres; mais ceux-ci agiraient mal, s'ils ne le lais-
saient pas jouir de son droit, ou s'ils considéraient
comme un tort fait à eux-mêmes le droit qu'on lui rend.
Si donc, même le père du système industriel ne peut
rien objecter à notre doctrine, sinon qu'elle considère
toutes les diverses catégories de travail, à lexception
de l'agriculture, comme absolument infructueuses (1),
c'est déjà un signe qu'il n'y a aucune objection sérieuse
à faire contre elle. Jamais certainement personne parmi
ceux qui ont défendu l'honneur et la sécurité de la pos-
session foncière, et non seulement l'agriculture, mais
la possession foncière en général, n'a prétendu cela. Ce
que nous voulons, c'est que l'on comprenne commept
le travail qui vise à rendre la terre fructueuse et à lui
ravir ses trésors, — que ce soit des minéraux, des vé-
gétaux, ou des animaux, qu'ils soient sur la terre ou
dans la terre, dans l'air ou dans l'eau, — reste en tout
temps le point de départ de la formation de valeur et de
la transaction de toutes les valeurs, non seulement au
début de la société, mais dans la vie de relations la
plus développée.
^ Le travail premier et indispensable est toujours de
s'emparer des dons que la nature ne nous donne jamais
pour rien, mais seulement à la sueur de notre front.
Le second est le travail et la transformation des ma-
tières extraites, par conséquent ce qu'on entend la plu-
part du temps, dans le sens plus strict du mot, dans
le sens ordinaire, sous le nom d'industrie. Enfin en troi-
(1) Ad. Smith, Wealth of nations, 4, 9 (Uogers, 1800, 11,250).
286 LA SOCIÉTÉ C[VILE
sième lieu vient le commerce (1), par lequel nous com-
blons nos besoins extraordinaires, et nous employons
notre superflu pour notre utilité, pour le soutien d'au-
trui , et par lequel nous favorisons notre commodité au
delà du besoin proprement dit. Tous les autres travaux
plus ou moins intellectuels sont considérés, au point de
vue économique, comme des travaux plus ou moins ac-
cessoires, ainsi que nous l'avons déjà vu autrefois. 11 est
donc inutile de faire constater qu'avec cette division, on
n'enlève ni honneur ni dignité, à aucune espèce de tra-
vail. Il y a longtemps que nous avons dit notre senti-
ment à ce sujet. Il est superflu de répéter encore une
fois qu'il n'y a pas de prééminence d'honneur parmi les
classes. Mais cela n'empêche pas que nous mettions cer-
tains travaux avant d'autres. Nous ne les jugeons pas
ici d'après leur honneur, mais d'après leur nécessité,
d'après le développement historique et les besoins de
la société.
]i._sou- Si nous jetons un coup d'œil sur tout ce que nous
avoïpouMi avons dit jusqu'à présent, sur l'origine naturelle et his-
P_n3prie ûû- |-Qp|q^g ^(^ g^^P \q développement dc la société, il est fa-
cile de résumer les points sur lesquels nous devons con-
centrer nos exigences pour le rétablissementdela société.
En indiquant comme l'une des tâches les plus pressantes
pour notre époque le devoir de rétablir la société, nous
avons exprimé une quadruple exigence. Deux se rap-
portent à la possession, deux au travail.
En premier lieu, la forme primitive de toute posses-
sion est la propriété foncière dans le sens le plus étendu
du mot. Toute propriété mobilière en est seulement le
(i)Il est, dit l'ancien droit allemand: Droit du citoyen d'abord,
droit du marchand ensuite (Graf und Dietherr, Deutsche Rechtsspri-
chw., 502 (9, 110). Il n'y a pas de doute qu'il faille prendre aussi en
ce sens beaucoup d'expressions d'e'crivains ecclésiastiques, quoiqu'ils
aient été souvent inlluencés par la considération des dangers
moraux du commerce et des affaires d'argent. Cf. August., In ps.
70, 1, 17. Basil., Reg. fus., 38. Thomas., Reg. princ, 2, 3. Antonin.,
2, t. 1, c. 16 ; 3, t. 8, Humbert., Erudit. prsedic, 2, '^2, 91, 92. Peral-
dus, Summavirtut. et vit., Venet., 1571, II, 150 sq.
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 287
fruit et repose sur elle tant qu elle est propriété solide,
vraie et légitime. Mais la propriété immobilière doit ab-
solument être traitée autrement que la propriété mobi-
lière. On ne doit pas traiter l'arbre comme son fruit, ni
le blé comme le champ qui le porte. La qualité essen-
tielle de la possession immobilière est la stabilité, la
fixité. La propriété mobilière est donnée précisément
pour égaliser les désavantages et les obstacles qui s'y
rattachent, mais non pour entraîner avec elle le bien
immobilier lui-même. C'est pourquoi la législation doit,
avant tout, créer à nouveau pour la propriété foncière,
une base naturelle et sûre, comme point de départ de
toute acquisition. Elle peut et doit faire cela d'une dou-
ble manière. Elle doit décharger le sol des fardeaux qui
pèsent sur lui d'une manière si exclusive et qui l'acca-
blent. Enlever les charges qui pèsent sur le sol est dé-
sormais le premier cri de guerre, le signe distinctif de
tous ceux qui prennent à cœur la restauration de la so-
ciété.
D'un autre côté, la législation doit prendre soin, en
limitant la divisibilité et l'aliénation du sol, que celui-ci
ne tombe pas au pouvoir arbitraire de ceux qui ne sont
jamais ses maîtres absolus, mais seulement ses adminis-
trateurs et ses usufruitiers. La terre n'est pas donnée à
l'homme pour qu'il la démorcelle et en fasse ce que bon
lui semble ; mais elle lui est donnée pour qu'il la cultive
et la rende fertile au profit de la totalité. C est pourquoi
avec l'appel au dégrèvement de la propriété foncière, il
faut répéter à satiété cet autre mot d'ordre : 1^'ixité de la
propriété foncière. En disant cela, nous ne parlons pas
d'une forme de société telle qu'elle a existé chez les Ca-
rolingiens. Une certaine mobilisation de la propriété
foncière, moindre dans certains pays, plus grande dans
d'autres, surtout là où la culture de la vigne et l'exploi-
tation maraîchère ou horticole rendent le morcellement
du sol plus avantageux, a aussi existé en droit au moyen-
âge. Il est donc inutile de pensera une immobilité com-
288 LA SOCIÉTÉ CIVILE
plète de la possession ; mais une limitation plus sévère
du droit de disposer de la propriété foncière est indis-
pensable, si elle doit tourner à une amélioration morale,
économique et politique.
12. -Soins En second lieu^ la situation doit être réglée de la sorte
qu'on doit i • j- -j ' t. A t '
prendre pour que Ics individus rcçoivcut de nouveau un terram
assurer lape- -^ . i at i • m •
tite propriété, solidc SOUS Icurs picds. iNous avous vu combien il im-
porte pour la liberté du travail, et pour la conservation
de la société comme société réelle, d'ofTrir autant que
possible, à ceux qui font le travail, une part sûre en ter-
rain, ou en une autre forme quelconque de propriété
qui puisse remplacer la possession foncière, et qui la
rende en quelque sorte indépendante vis-à-vis des en-
trepreneurs et des capitalistes (1). Les choses doivent
être rétablies de façon que l'ouvrier ne fasse qu'un avec
le sol, cette base de la société, et qu'il ait une propriété
personnelle sûre et suffisante pour s'intéresser au main-
tien de l'ordre ; sans cela, il n'y a pas de sécurité à atten-
dre, ni pour la société, ni pour les institutions politiques.
Donc tous nos efforts doivent tendre à ce qu'on
procure aux ouvriers, et non seulement aux ouvriers
s'occupant d'agriculture, mais davantage encore aux
ouvriers proprement dits, dans le sens plus strict et
habituel du mot, une possession leur appartenant, im-
mobilière autant que possible, un véritable chez-soï. Qui-
conque est capable d'agir sur l'opinion publique doit
viser à ce que les législations perdent enfin cette incli-
nation à la grosse propriété, et favorisent par contre la
petite dans la mesure du possible. Que notre désir ne
soit pas de voir partout un morcellement du sol à la
française, et que nous considérions comme une condi-
tion essentielle de prospérité pour la société la propriété
foncière en grand, mais dans de justes limites, nous l'a-
vons déjà dit suffisamment. Nous voudrions notamment
que tous les bois soient entre les mains de familles ri-
(1) Gonf. Thomas, Reg. jmnc, 2, 3 ; 4, 12.
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 289
ches, de grandes communautés, de communes, ou de
l'état. Mais dans une agglomération modérée de terrain,
il en reste encore assez pour la possession en petit. Et
cette possession est aujourd'hui beaucoup plus impor-
tante qu'autrefois. Jadis une possession propre n'était
pas nécessaire pour une grande partie de la population,
parce que l'état du servage garantissait de parla loi un
rapport ou un droit d'usufruit dans le bien seigneurial.
Mais comme ce secours n'existe plus, il doit être rem-
placé par la création d'une possession propre.
Petite propriété assurée, possession propre, posses-
sion foncière unie au travail, si c'est possible, création
de chez-soiy comme on dit maintenant, dégrèvement
progressif de la propriété foncière, tel est notre cri de
guerre dans la lutte pour la restauration de la société.
Pour nous, il nous semble tout à fait incompréhensible
que l'immense importance de cette question ne saute
pas aux yeux. Il nous paraît presque impossible d'en
résumer en peu de mots tous les avantages moraux,
politiques et sociaux. Mis en face de nos ouvriers sa-
lariés qui vivent au jour le jour, comme ils sont dignes
d'envie les petits citoyens des villes moyennes alleman-
des (1), les demi-agriculteurs, les serfs et les vassaux
du moyen âge (2), les gens comme les ouvriers des sali-
nes de l'évêque de Salzbourg, à Durrenberg (3), les
sujets du couvent de Gebenbach, dans la Forêt-Noire (4)^
et les petits propriétaires de l'Allemagne du Sud;, jus-
qu'aux temps modernes! Ils avaient leur petite propriété
privée ; et de plus, ils avaient leur part dans la terre
communale, ou du moins un droit de participation soit
à l'usufruit qu'elle rapportait, soit à la propriété de leurs
maîtres. Quand même ceci n'était pas partout aussi
étendu que dans le droit des communes en liesse (5),
(1) Jansseii, Geschichte des deutschen Volkes (4), I, 292 sq.
(2) Vol. IX, conf. XXII, 13.
■ (3) Chrislllch — sociale Blaetter., 1881, 638 sq.
(4) Hansjakob, Schneeballen, Neue Folgc, 4.
{(5) Duocker, Das Gesammtelgenthiim, 179 sq.
290 LA SOCIÉTÉ CIVILE
lequel était égal pour les riches et pour les pauvres (1),
partout néanmoins s'appliquait ce principe : Le Père
céleste nous a donné comme tîefs l'eau et la prairie (2).
Et partout on voit ces petites gens profiter de l'eau et
de la prairie pour leur avantage, aussi bien que le sei-
gneur. Partout ils avaient droit au bois nécessaire pour
se chaulYer, au bois de construction, au bois pour
faire des haies, des voitures et des charrues (3). C'est
ainsi que, malgré de nombreuses charges et de durs
travaux, ils reposaient sur un terrain solide, et se sen-
taient en sécurité et à leur aise.
Quant aux suites qui en résultaient pour leur vie mo-
rale tout entière et pour leur conduite sociale, on ne
peut les apprécier qu'en comparant la situation des ou-
vriers modernes avec celle des ouvriers de cette époque.
Il y en a encore beaucoup parmi nous qui ont connu,
pour les avoir vus, les derniers restes de la demi-bour-
geoisie et de la demi-classe agricole de l'Allemagne du
Sud. Nous parlons seulement de celles-ci, parce que nous
pouvons nous y reporter par expérience personnelle.
D'autres auront fait les mêmes observations ailleurs (4).
Ces gens étaient, nous pouvons l'affirmer devant Dieu,
au service de qui nous les avons vus des années durant,
dans leur ménage et dans leur cœur, les gens les plus
sobres, les ouvriers les plus laborieux, les chefs de mai-
son les plus modérés, les époux et les éducateurs les*
plus heureux, les voisins les plus empressés à faire des
sacrifices, les sujets les plus fidèles, les chrétiens les
plus pieux. Leur petite maison était la pépinière des
meilleures recrues pourTEglise et pour l'administration.
Les apôtres de la révolution pouvaient s'épargner la
(1) Thiidichum, Rechtsgeschichte der Wetterau, I, 212 sq.
(2) Duiicker, loc. cit., 16.5. — Graf und Dietherr, Rechtsspr., 68
(3, 39).
(3) Maurer, Geschichte der Frohnhœfe, III, 29 sq. — Thudichum,
loc. cit., I, 66 sq. 218 sq. — Graf und Dietherr, 67 (3, 23 sq). Schrœ-
der, Deutsche Rechtsgeschichte, 206, 412.
(4) Déjà Humbertus a Roman., Erudit. prœdic, 2, 1, 78.
MOYKNS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 29 J
peine de prêcher chez eux le bouleversement et la ré-
volte. Que dans une promenade on s'arrêtât un moment
devant leur porte, ou qu!on leur apportât un petit se-
I cours, quand ils étaient dans le besoin ; — et il fallait
voir comme ils se contentaient de peu ! — qu'on les vi-
sitât dans la maladie, ou qu'on les préparât à leur der-
t nier voyage, qui souvent aussi était leur premier, on
les quittait toujours édifié, ils étaient un véritable baume
pour le cœur du prêtre. Quel crime hélas ! notre légis-
lation moderne n'a-t-elle pas commis contre cette popu-
lation d'élite ! Tant que nous vivrons, nous ne cesserons
de nous lamenter sur elle comme Jérémie. Et si on n'é-
H coûte pas nos plaintes, nous les répéterons encore au
dernier jour, en face de toute la société, devant le tribu-
nal de Dieu. Ces gens en sont dignes. Ils luttent encore
de bien des manières avec une admirable fidélité, pour
maintenir les anciennes coutumes et l'honneur de leur
condition. Mais sans protection aucune, ils tombentl'un
après l'autre dans le gouffre béant, écrasés qu'ils sont
par le poids de leur situation ; et, qui plus est, oppri-
més par les lois, ils recrutent le prolétariat et les pri-
sons. Peut-être pourrait-on encore leur venir en aide.
Nous avons des princes, des hommes d'état et des légis-
lateurs à revendre. N'y en a-t-il donc pas un seul parmi
eux qui ait des yeux et du cœur pour ces malheureux ?
Jadis le héraut de l'empire s'écriait dans les assemblées :
N'y a-t-il pas de Dalberg ici? Ah ! que ne suis-je ce hé-
raut î J'emmènerais ces gens avec moi, et j'entrerais
sans me faire annoncer là où les princes et les politi-
ciens délibèrent et je ne cesserais de crier : N'y a-t-il
pas ici un ami de l'humanité?
C'est à la seule condition que cette exigence soit ac- i3.-Héta-
compile que la troisième peut être réalisée, c est-a-dirc datées soiitie-
.,,,11.1 , ""'Il organi-
celle qui consiste a établir de nouveaux rapports so- sées.
ciaux. Nous n'avons plus de société. La prédominance
de l'état en est en partie la cause, mais seulement en
partie, La société elle-même a une grande part dans
292 LA SOCIÉTÉ CIVILE
la faute. Elle se dissout d'elle-même, et cela pour trois
causes. 11 n'y a plus que des individus qui s'associent
pour former des sociétés particulières, mais c'est plutôt
par égoïsme, non pas à cause du bien commun, et seu-
lement pour la période de temps qui leur plaît. Presque
tous se défendent contre la pensée d'une association
générale de tous ceux qui ont les mêmes intérêts, si
grand est l'oubli de la société dans l'opinion publique
générale. Mais s'il s'agit seulement que les plus élevés
en puissance et en possession reconnaissent sérieuse-
ment leurs rapports envers les plus petits et les plus
faibles comme des rapports sociaux obligés, il ne faut
plus songer au succès.
Trois cboses doivent donc entrer en ligne de compte
pour rétablir la société dans le sens propre du mot : Tout
le monde doit être considéré comme membre de la so-
ciété ; personne n'est libre d'y entrer à sa guise ou de
ne pas y entrer, d'y rester pendant un certain temps et
d'eu sortir; pour tous existe toujours le devoir de faire
preuve d'être un membre vivant de la société. D'ailleurs
on n'empêche personne de chercher son utilité propre ;
et la facilité de contracter une association plus étroite
est un droit qui est lié d'une manière inséparable à la
liberté de l'homme. Mais ce qui n'est pas permis, c'est
tout avantage qui serait seulement l'avantage propre, et
une association volontaire qui exclurait l'avantage de
la grande société. Or, tous ne peuvent pas former en-
semble une société unique, illimitée, sans forme ; et la
société n'a de vie en grand, de force et de mouvement,
que si elle se compose d'un organisme bien ordonné,
de membres attachés les uns aux autres, mais indépen-
dants et vigoureux.
C'est ce qui forme la constitution des classes. Tout
ceux qui ont un même intérêt et une même tâche sociale
appartiennent à une classe, non d'après une puissance
arbitraire, mais parla nature des choses, par obligation
sociale. Dans l'intérieur de la classe, l'un n'est pas com-
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 293
plètement égal à l'autre sous tous les rapports ; mais
d'après la nature de l'organisme tous se ressemblent
seulement en ceci que chacun a un certain droit que per-
sonne ne peut violer. Mais à l'extérieur, chaque classe,
comme chaque association, garde son indépendance
complète et protège aussi l'indépendance de ses mem-
bres contre les empiétements des classes étrangères.
L'exigence que tous, les plus puissants comme les
plus faibles, soient sur le même pied au point de vue
social, ne peut être réalisée par aucun autre moyen que
par une organisation de classes. Or celle-ci n'a pas seu-
lement une importance juridique et économique, elle a
aussi une grande importance morale. C'est ajuste titre
qu'on se plaint maintenant de la dissolution de toute
discipline, de la prodigalité, de l'orgueil et de l'efRice-
ment de toutes les différences. Mais, à parler franche-
ment, comment pourrait-il en être autrement ? Oi} a
dissous toutes les classes. Tout est jeté pêle-mêle com-
me dans la démolition d'un édifice à travers lequel la
tempête mugit sans obstacle. Qui cherchera encore là
-de la morale, des caractères, des différences ? On est
vexé de ce que l'ouvrier tailleur imite le ministre, et
que la servante passe avant la comtesse. Pourquoi pas ?
>'ils paient, qui peut réclamer ? La différence de la
dasse, le seul motif qui justifiât autrefois une diffé-
rence dans les habitudes extérieures, a été détruite par
îeux qui font maintenant du zèle assez bizarre à ce su-
^et. Qui faut-il rendre responsable? Est-ce la jeune fille
niaise ou le jeune homme dont la lèvre commence à se
couvrir d'un léger duvet, qui nagent dans le courant
général et qui cherchent à émerger au(ant qu'ils le
comprennent et peuvent le faire, ou les vieux maîtres
audacieux qui, avec adresse et réficxion, ont rompu les
digues et tout inondé ? Reconstruire ces digues est
maintenant le devoir le plus pressant. C'est pourquoi
notre mot d'ordre ici est : Organisation des classes
comme obligation générale, et relations sociales entre
surees.
294 LA SOCIÉTÉ CIVILE
tous, même entre les classes diverses, mais relations
sociales dans le sens vrai et littéral du mot.
u.-Limi- Enfin, au rétablissement de la société appartient la
Ks démè- limitation de toutes nos libertés non mûres, nuisibles,
et l'élévation de barrières protectrices. Nous ne per-
drons pas. un mot ici sur les conséquences funestes de
cette liberté générale accordée à tous. Nous en avons
parlé suffisamment. A quoi servent les classes et l'ac-
tion d'ensemble de mille ouvriers, vaillants, si cinq gâ-
te-sauce peuvent perdre toute la cuisine ? Ici chacun
peut se mettre à l'œuvre, sans avoir dans la main ou
sous la main la première condition nécessaire. C'est la
société ou plutôt l'honnête ouvrier qui paie les frais.
Cependant nous n'en sommes pas encore arrivés où l'on
en est aux pays des libertés, aux Etats-Unis, où quel-
qu'un cherche son bonheur, aujourd'hui comme ra-
monneur, demain comme ouvrier meunier, dans huit
jours comme garçon boucher, et dans un mois comme
bijoutier, pour le trouver enfin comme directeur d'un
cercle de spiri tes, ou comme magnétiseur. Mais nous
en sommes malheureusement venus à ce point, que
bientôt se vérifiera l'ancien proverbe : Douze métiers,
treize misères (1 ).
Ceci n'est plus la hberté, c'est l'abaissement et même
la dépréciation du travail. Dans ce cas, le fil de la pa-
tience se rompt chez l'homme le plus patient, l'amour
du travail quitte le plus laborieux, et l'homme le plus
probe se dégoûte de l'honnêteté.
Pourquoi a-t-il donc fait un apprentissage, si le pre-
mier gâte-métier venu peut le gêner? Pourquoi avoir
eu tant de peines, de fidélité et d'application à son tra-
vail, si le premier venu offre un travail de camelotte
pour un prix dérisoire, et lui coupe l'herbe sous le pied?
On dit : Travail sohde tiendra toujours le marché s'il
(1) Graf und Dietherr, Deutsche Rechtssprichiv., 503 (9, 136). Cf.
Dûringsfeld, Sprichwœrter der german. u. roman. Sprachen., I, 3o5,
no 684.
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 295
est libre ; mais ce n'est pas exact. Oui, si pour nourrir
son homme le travail n'avait pas besoin de la posses-
sion ! C'est ainsi que, selon l'expérience, partout où les
ouvriers n'agissent pas de concert par des associations,
comme puissance fermée, les payeurs, les donneurs de
travail et les acheteurs sont encore de beaucoup plus
•gâte-travail que les frivoles gâte-métier, et les voleurs
d'ouvrage sans conscience. Dans la situation où nous
sommes, la solidité ne s'estime jamais à sa juste valeur
si elle n'est pas protégée par de forts remparts. Chacun
la loue ; personne ne la paie. Et si quelque marchand
qui habite au delà des mers offre sa camelotte un cen-
time meilleur marché, on va la chercher et on étrangle
l'honnête voisin dans son lit. Plutôt dix fois bon mar-
ché qu'une fois solide. On aime mieux être trompé par
un brocanteur ambulant, étranger, que d'être bien
servi par un marchand connu. Qui aujourd'hui connqiît
encore l'ancien proverbe : « Recevoir des cadeaux
coûte plus cher que d'acheter »? Qui croit encore au
principe confirmé par l'expérience des siècles : « Il n'y
a pas de soupe plus chère que celle qu'on mange pour
rien (1)? »
Les temps sont passés depuis longtemps où l'Alle-
mand pensait que le meilleur coûte le moins cher (2), et
que le meilleur bien est le meilleur achat (3). Mainte-
nant, la concurrence française et allemande se distingue
précisément en ce que le Français cherche à offrir et à
acheter une meilleure marchandise au même prix, tan-
dis que l'Allemand cherche à dépasser son adversaire
en fabriquant et en s'appropriant cette même marchan-
dise, de qualité mauvaise naturellement, à un prix moin-
dre qui empêche le Français de tenir la concurrence (4).
On ne bâtit, on ne travaille et on n'achète que pour le
(1) Sailer, Weishelt auf der Gasse (G. W. 1819, XX, I, 125). —
Kœrte, Sprich. der Deutschen (2) 773, 810, 2i00.
(2) Kœrte, I6i^. (2), Ô97. — (3) Graf und Dietlierr, 252 (6, lo7).
{i) Qesterreich . Monatsschrift fiir Gesellschaftswissenschaft. <882,
241 sq. — Vogelsang., Die Concurrenzfœhigkeit in der Induslne, 6.
296 LA SOCIÉTÉ CIVILE
besoin du moment. Les deux seules considérations qu'on
ait en vue sont de dépenser le moins possible et d'en
finir le plus vite possible. Combien de temps l'objet tien-
dra-l-il ? On s'en soucie très peu. C'est absolument
comme si nous ne croyions plus à aucun avenir. Par suite
de cela, affaires et marchandises sont vouées à la ruine;
car, comme le disaient très justement les anciens : tel
acheteur telle marchandise (1), tel prix tel marchan-
dise (2).
Si donc on veut voir refleurir l'amour du travail, la
solidité de la marchandise, il faut que le travail et l'ou-
vrier soient mis en sécurité. Si le travail n'est pas orga-
nisé de telle manière qu'un homme honnête puisse s'y
plaire, il ne produira jamais quelque chose debien. Or,
il est impossible de trouver du plaisir au travail, là où
le travail ne jouit pas de la paix.
C'est pourquoi le mot d'ordre pour l'avenir doit être :
Organisation du travail en lui donnant des limites in-
surmontables, protection du travail par des corpora-
tions ou des associations dans lesquelles chacun doit
entrer et en dehors desquelles personne ne doit travail-
ler pour la société. Donc, protection des corporations,
et sus à tout ce qui n'est pas corporation. Les corpora-
tions et les associations doivent être aussi sohdes et aussi
fermées qu'une forteresse en temps de guerre. Personne
de ceux qui en font partie ne doit en sortir, personne de
ceux qui n'en font pas partie, n^a rien à dire ni à faire
contre elles. Ou, comme disaient les anciens : Les em-
plois et les corporations doivent être aussi purs que s'ils
étaient cueillis par des colombes (3). Alors le plaisir
pour le travail viendra de lui-même ; alors l'ouvrier et
le public auront de nouveau sécurité et utilité; alors nous
verrons bientôt si aujourd'hui encore le travail n'est pas
une puissance, et s'il ne peut pas accepter avec succès
(1) Kœrte (2), 4159.
(2) Graf und Dietherr, 252 (6, 154). — Dûrin^sfeld, I, 295, n. 571.
(3) Vilda, Gilden im Mlttelalter, 331. Graf und Dietherr, 503 (9, 142).
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 297
la lutte avec la puissance qui régit le monde actuel : la
spéculation.
Et maintenant, qui a mission de coopérer à la solution 45 _Qyi
de la question sociale? Nous l'avons dit assez souvent : fce Sam-
tous et chacun. °'®'
Chaque individu doit y coopérer dans la place qu'il
occupe, dans son état, dans son entourage. Que per-
sonne ne dise : Mais je suis seul. Ce n'est pas une ex-
cuse là où il s'agit du devoir. Que personne ne dise : Cela
ne dépend pas de moi. Cela dépend de chacun où cela
dépend de tous.
La famille doit y coopérer. Nous plaçons une grande
partie de nos espérances à voir se renouveler la société
par le rétablissement delà vie intérieure et morale dans
la famille, parla vie frugale et capable de faire des sa-
crifices.
L'éducation doit y coopérer. Qui peut attendre des
serviteurs dociles, des ouvriers avec qui les maîtres, les
classes et les états peuvent encore exister, des maîtres
et des patrons tolérables, des hommes capables de sup-
porter quelque chose, de vaincre des difficultés, de sa-
voir se refuser des satisfactions, s'ils n'y sont pas pré-
parés dès leur jeunesse, et s'ils ne sont pas élevés
sérieusement à cette fin ?
L'école doit y coopérer. En elle se trouve la cause
principale du sot orgueil, de la fatuité, de l'esprit brouil-
lon, du mécontentement, des rapports étroits et des
travaux ordinairement pénibles qui remplissent la vie
de la plupart des hommes. Elle doit alléger les fardeaux
intellectuels afin qu'une nouvelle génération apprenne
à penser par elle-même ; elle doit former le cœur, forti-
fier la volonté, tremper le caractère ; elle doit enseigner
la modération et l'obéissance, placer la conscience au-
dessus de tout, estimer, pratiquer la religion, la consi-
dérer comme sacrée. Sans cela, elle est une école pour
l'etTondrement général de la société et non une école de
vie.
:^98 LA SOCIÉTÉ CIVILE
Coopérer doivent aussi les fractions de l'ancienne so-
ciété. Ce qui reste de la classe bourgeoise peut à peine
faire davantage que d'appuyer sur le besoin de son ré-
tablissement. Les débris de la classe agricole sont dans
un état lamentable, c'est vrai, mais il y en a encore ; et
si nous avons dit plus haut que peu importait où il fal-
lait porter secours, il y a pourtant une exception à faire
en faveur de cette classe d'élite. Elle a besoin d'être re-
levée avant tout, pour des raisons sociales et politiques.
Et parce qu'elle n'est pas encore complètement anéan-
tie, grâce à la ténacité qui lui est propre, il faut préci-
sément l'aider de toutes ses forces. Car c'est une règle
de prudence, de ne pas prendre dans une restauration,
ce qui manque complètement de solidité, et d'exposer
ainsi à la ruine ce qui tient encore debout à moitié.
Mais il faut d'abord réparer ce qui est susceptible de ré-
paration. Ce n'est pas trop dire que si toutes les autres
classes sont anéanties, sauf la classe agricole, celle-ci
les fera revivre avec le temps. Mais on ne peut plus créer
une classe agricole saine, quand il n'en reste plus
rien (1).
Pour cette rénovation, de simples associations dans
la classe bourgeoise et encore plus dans la classe agri-
cole ne suffisent plus. Sans doute elles sont des moyens
de consolidation souverainement utiles, mais ce ne sont
que des moyens pour atteindre la fin. Or la fin n'est pas
la création d'associations de paysans et d'ouvriers, mais
la vivification des classes et de la société elle-même.
C'est particulièrement indéniable dans la classe agri-
cole. 11 n'y a que le paysan comme membre de la classe,
comme agriculteur, comme fixé au sol, qui, déjà astreint
par sa naissance à son état, puisse nous offrir la garan-
tie d'un progrès prospère en agriculture et en senti-
ment politique conservateur (2). Mais elle ne peut s'ai-
der à elle seule, et bien moins encore, si elle est sur-
(1) Jœrg, Histor-poUt, Blaetter, 9i, 7o.
(2) Vogelsang, Nothwendigkeit einer neuen Griindentlastung, 12.
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 299
chargée de fardeaux, comme c'est malheureusement le
cas maintenant. Elle a besoin avant tout d'être protégée
contre une législation qui la traite comme une marchan-
dise mobilière, et d'être affranchie d'un fardeau qui est
au-dessus de ses forces (1). Il n'est pas nécessaire qu'on
lui applique tant d'organisations de contrainte. Dans
aucune classe, la constitution n'est si facile à établir et
à maintenir que chez elle, parce que ici régulièrement la
naissance, l'inclination, les occupations et la constance
ne font qu'un (2). C'est plutôt à la noblesse de s'aider
elle-même par ses propres forces, et par le fait même à
la société. Le succès dépend en grande partie de ce
qu'elle se mette en mouvement, et qu'elle entre dans la
lice en rangs serrés. Les membres de cette classe qui
restent éloignés du champ de bataille, et encore da-
vantage ceux qui se livrent corps et âme au libéralisme,
ne méritent non seulement point de pitié s'ils roulent
dans le précipice béant ; mais ils se rendent coupables
du crime le plus honteux que leur classe puisse com-
mettre, savoir le crime de désertion du drapeau, de fé-
lonie envers la société et de passage à l'ennemi.
Coopérer doivent aussi les riches, les capitalistes.
C'est sur eux que retombe une grande partie de la faute
générale. S'ils ne reviennent pas avant tout à la justice
la plus stricte, à l'équité humaine, à la pratique de la
charité chrétienne et à la pitié libre ; s'ils n'expient pas
par des sacrifices volontaires les fautes qu'ils ont com-
mises, il est difficile d'espérer le salut, à moins qu'il ne
faille l'attendre d'une secousse terrible dont ils seront
les premières victimes.
Coopérer doivent aussi les classes ouvrières. Elles ne
sont pas seulement les victimes de la situation sociale,
elles portent aussi une grande partie de la culpabilité.
Sans religion, sans patience, sans modération, sans es-
prit de sacrifice et sans justice, elles peuvent sans doute
(1) Histor-polit. Blactter, 91, 74 sq.
(2) Beseler, Erbvertraege, U, II, 194.
300 LA SOCIÉTÉ CIVILE
produire un bouleversement ; mais ce bouleversement
ne profitera qu'à ceux qui abusent d'elles et s'en ser-
vent comme d'instruments. Si elles veulent acquérir
une place sûre dans la société, il leur faut rester sur le
terrain de la justice, et ne jamais lutter contre la société
elle-même.
Coopérer doivent les communes. Quelle que soit la
profondeur où leur influence soit tombée, elles pour-
raient pourtant faire plus qu'elles ne font. D'ailleurs
elles ne seraient pas devenues aussi insignitiantes, si
elles-mêmes n'avaient pas prêté les mains au mal. Pour-
quoi laissent-elles l'état s'occuper de tout ? Pourquoi
les meilleurs citoyens se retirent-ils de la vie de la
commune, et cèdent la place aux plus mauvais, à des
gens qui n'ont pas un pouce de terrain sur elle et pas un
cœur pour eux ? Même maintenant, beaucoup de cho-
ses pourraient être maintenues dans l'école et dans la
famille, si seulement les bons se groupaient et agis-
saient sérieusement. Ne pourrait-on pas de concert
avec l'Eglise arrêter larrogance de la jeunesse et des
domestiques, les plaies des cabarets, les scandales pu-
blics, les représentations dangereuses, le colportage,
les séductions sans nombre pour la fuite du travail,
pour l'immoralité et la prodigalité ? C'est seulement une
question que nous posons. Mais il nous semble qu'on
se plaint trop et qu'on agit trop peu.
Coopérer doit l'état. Son excès de puissance, ses lois,
ses empiétements n'ont pas peu contribué à rendre la
situation mauvaise. C'est lui qui doit répondre en grande
partie de ce qu'il n'y a plus de société indépendante ; et
c'est à lui de la faire renaître par sa législation. C'est la
première et la plus importante des choses que nous lui
demandions. Nous la demandons non seulement pour
la société, mais nous la demandons aussi pour son pro-
pre avantage. En anéantissant la société, il détruit
même le sol sur lequel reposent ses pieds. Il doit re-
noncer au système écrasant du militarisme, du droit
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 301
absolu, de l'absorption qu'il pratique sur toute la ligne ;
dans toutes ses institutions, il doit avoir égard à l'a-
vantage de Tordre social (1).
Comme INiebuhr l'a déjà fait remarquer, nous ne mé-
connaissons pas qu'on doive aborder cette question
avec la plus grande circonspection, car, depuis cette
époque, on est descendu si bas sur la pente, que la pre-
mière tentative pour le rétablissement de la société peut
devenir le signal de l'éruption du plus grand désordre.
Néanmoins, selon l'expression de l'homme d'état que
nous venons de citer, une obligation qu'il ne peut décli-
ner, c'est d'élever les membres isolés de la société à la
personnalité morale indépendante (2). Cette obligation
devient chaque jour plus pressante et chaque jour de re-
tard nous rapproche de la situation dans laquelle se trou-
vent souvent tant de pays qui ne peuvent plus ralentir
leur course vertigineuse, et pour lesquels tout pas fait en
avant, comme tout pas fait en arrière est un pas vers Je
précipice. 11 faut se mettre à l'œuvre mais consciencieu-
sement, sérieusement, d'une manière réfléchie et lente.
Ceux qui ont le pouvoir entre leurs mains, et qui voient la
responsabilité et le danger suspendus au-dessus de leurs
têtes, doivent comprendre qu'ils ne peuvent se sauver,
eux et ce qui leur est confié, qu'en laissant toute liberté
à l'Eglise et à ses institutions morales et religieuses, et
qu'en faisant sincèrement cause commune avec tous les
éléments ecclésiastiques et conservateurs, non pour les
enchaîner, mais pour les soutenir et en être soutenus.
La tâche de l'état est si grande qu'on peut à peine en
énumérer toutes les parties. INous indiquons seulement
ce qui presse le plus, les lois sur la sanctification du di-
manche et des fêtes, la durée du travail, le ménagement
des enfants, le travail des femmes, la protection morale
des ouvrières, les lois contre l'usure, les agissements de
(i) Mission actuelle des Souverains. Par Tun d'eux (2), ;}68, 387.
(2) Niebuhrs Gutachten bei Pertz, Leben des Freiherrn vom Stcin,
VI, 326 sq.
302 LA SOCIÉTÉ CIVILE
la bourse, Texploitation du travail par le capital, puis
radoucissement et la répartition plus équitable des im-
pôts, la diminution des charges militaires, le dégrève-
ment de la propriété foncière, la garantie du sol contre
la facilité de l'hypothèque, le relèvement de la classe
agricole, de la classe bourgeoise et de la classe ouvrière,
le soutien de tous pour favoriser la religion, la morale,
la vie de famille, l'éducation et les efforts concernant la
discipline publique. N'hésitons pas non plus à demander
à l'état un crédit de prêt public pour la propriété foncière
et le travail, non comme don ou subvention de sa part,
mais comme un remboursement partiel de ce qu'il leur
a soustrait, ou directement par la sécularisation des
biens de l'Eglise mis en commun, par l'imposition d'im-
pôts trop forts ou indirectement par la dissolution des
situations historiques, des droits de la société, et par le
libre cours accordé à l'usure.
Coopérer doit enfin, et en première ligne l'Eglise. Sa
coopération est assurée pourvu qu'on la laisse agir. Si
on ne l'accepte pas, elle se consacrera néanmoins au
service de l'humanité souffrante, comme elle Ta toujours
fait jusqu'à présent, sans en attendre ni remercîment
ni récompense, souvent en dépit de la moquerie et de
tous les obstacles. Si seulement on ne lui avait pas en-
levé tous les moyens qu'elle possédait autrefois 1 Si seu-
lement on ne suspectait pas chacun de ses pas ! Si seu-
lement on ne lui liait pas pieds et mains^ il n'y a pas
de doute qu'elle déploierait une toute autre activité.
Même actuellement, malgré sa pauvreté et sa gêne, elle
peut montrer, avec une légitime fierté, ce que, dans
son oppression, elle a réalisé pour les pauvres et pour
les opprimés. Elle peut convier tout le monde à com-
parer ce qu'elle a fait, avec des moyens si restreints, à
ce que les états et les hommes d'argent ont fait pour le
soulagement de la misère sociale. C'est précisément
dans les pays où l'Eglise est le plus gênée, qu'elle a ob-
tenu ses plus beaux résultats. Nous avouerons aussi
lution.
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 303
que sur ce chapitre il y a d'autres contrées où, malgré
la somme de liberté et de possessions relativement assez
grande laissée au clergé, l'intelligence de la question
sociale et des grands besoins du présent n'est pas encore
suffisamment développée. Mais espérons que Tesprit
de Dieu, l'esprit de sacrifice, de force et d'union, y fera
sentir son souffle lorsque l'heure sera venue.
Pour terminer, jetons encore un regard en arrière. ig -Résu-
^ '' O me de la so-
La question sociale est tout d'abord une question mo-
rale, et seulement ensuite une question économique.
Elle ne peut avoir de solution que dans la rénovation
morale de l'humanité. C'est une solution très courte
des problèmes les plus embrouillés parmi tous les pro-
blèmes pratiques, quand Fichte dit, dans le sens de nos
socialistes : Des industries florissantes et le plus d'hom-
mes possible pêle-mêle, dans le plus grand bien-être
possible, tel est le plus grand bien, le ciel sur terre. La
terre ne nous donne rien de plus élevé. C'est aussi l'opi-
nion assez généralement admise dans les écoles de phi-
losophie (1 ). Si c'est vrai, la philosophie considère une
chose sérieuse très légèrement et très superficiellement,
presque aussi légèrement que Gœthe qui chante :
(( Pourquoi le peuple s'agite-t-il ainsi ? Cestpour se nourrir, »
« Produire des enfants, et les nourrir aussi bien que possible.»
a Prends note de cela, voyageur, et fais de même chez toi, »
<( Personne ne va plus loin, peu importe ce qu'il fasse (2).
Mais il ne faut pas croire que le monde se contente
de telles recettes ; et cela se comprend de plus en plus
maintenant que l'on est partout témoin des agissements
et des clameurs d'hommes affamés. Oui, il nous faut
autre chose que de l'industrie et le plus grand nombre
d'hommes possible ; il faut ce sans quoi, deux hommes
ne peuvent vivre en paix l'un à côté de l'autre, à plus
forte raison avoir le ciel sur la terre. A quoi servent
(1) J. G. Fichte, Staatslehre, 2 Abschn. {G. W. IV, 402 sq).
(2) Gœthe, Yenet., Epigr., 10 (G. W. 1827, I, 3oO).
304 LA SOCIÉTÉ CIVILE
toutes les lois extérieures, là où la volonté fait partout
défaut pour les observer? D'ailleurs, comment peut-on
fonder un ordre social, si le sol sur lequel on pourrait
l'établir chancelle ou manque tout à fait ?
Comment se fait-il que tant d'efforts bien intentionnés
pour remédier au mal l'augmentent plutôt, et nous en-
traînent dans le précipice comme le nageur saisi parle
tourbillon ? Parce que les bases de la société ne reposant
plus sur le sol, celle-ci est tombée dans le courant et
dans le torrent. Nous ne sommes plus sur le terrain de
l'ordre moral. De là ce malheur que chaque nouvelle
tentative de salut nous enfonce encore davantage. Nous
comprenons que la pression des impôts, les charges du
militarisme, l'odieux du système de surveillance et
d'oppression, doivent finir par exciter les peuples à la
révolte (1). Mais nous ne pouvons pas faire autrement.
Nous sommes obligés d'augmenter chaque année les
impôts, d'appliquer plus rigoureusement des mesures
d'oppression blessantes, d'augmenter les contingents
militaires. C'est en vertu du simple principe de la pro-
gression, que tout pouvoir voit arriver un moment où
sa force s'en va, s'il ne peut compter sur une puissance
autre que le simple déploiement de forces extérieu-
res (2). Chaque jour, nous nous sentons obligés d'user
de celles-ci dans des proportions toujours plus gran-
des, malgré la perspective certaine que nous hâtons ainsi
la catastrophe.
Ceci provient de ce que les bases morales de la vie
ont cédé. Tant qu'elles ne seront pas rétablies, toute ten-
tative de guérison sera vaine. Plus elles diminuent, plus
on a besoin de cette augmentation insensée de forces
extérieures, du militarisme, des machines administrati-
ves, de la bureaucratie, de la police, de l'administration
des prisons. Impossible de s'arrêter sur ce chemin, si
(1) Mohl, Staatsrecht, Vœlkerrccht, PolUik, I, 389 sq.
(2) Le Socialisme et la Société ; notes soumises aux Souverains de
l'Europe (I janv. 1880), 32.
MOYENS DE SALUT JURIDIQUES ET SOCIAUX 305
on ne réussit pas à baser de nouveau la société sur l'or-
dre moral (1). Les fondements sont la justice, l'équité,
la vérité et la fidélité dans les promesses, dans leur
accomplissement, dans la réciprocité des services, dans
Tamour, l'obéissance, le ménagement, l'application, la
modération, la frugalité, le respect des droits d'autrui, la
limitation de ses droits propres, le soutien réciproque,
Tesprit de sacrifice, l'économie, la prévoyance, l'em-
ploi réglé du temps et des forces, la fidélité à sa voca-
tion et l'accomplissement du devoir, peu importe si la
peine sert d'abord à l'avantage propre ou à l'avantage
commun. Mais espérer ces vertus là où une religion
vivante ne dompte pas la plus rusée et la plus opiniâtre
de toutes les passions, l'égoïsme^ c'est pure illusion.
Des discours parlementaires, et des réunions d'ou-
vriers, des livres morts, des lois mortes ne font pas dis-
paraître l'usure du monde, à plus forte raison ne pro-
duisent pas la justice et la charité. Et c'est ainsi qu'on
en reste aux vœux pieux et aux mauvaises actions.
11 faut que tout cela change. Nous ne demandons pas
une contre-révolutioU;, mais une suppression radicale
de la révolution. La révolution a commencé par la pro-
clamation des droits de l'homme ; le renouvellement
du monde doit commencer avant tout par la proclama-
tion des droits de Dieu sur les hommes, sur les commu-
nes, sur la société, sur l'état, sur les riches, sur les
pauvres, sur les personnes privées comme sur les prin-
ces (2). Ce ne sont pas des phrases humanitaires, con-
fuses, qui apporteront un remède à la situation ; il n'y
a que l'acceptation convaincue, généreuse des lois de
Dieu et de la foi chrétienne, qui puissent le faire. Des
demi-améliorations et des mesures extérieures ne font
que rendre le mal plus audacieux et plus profond (3).
Un peuple sans foi solide, sans religion vraie, sans mo-
(1) Le Socialisme et la Société, 1 L
(2) Ihid., 20.
(3) Mission aclucUc des Souverains. Par l'un d'eux (2), 387. ^^
306 LA SOCIÉTÉ CIVILE
raie pure, abuserait pour sa ruine des meilleures insti-
tutions et de la plus grande prospérité. Si seulement le
christianisme vivait et régnait au fond de notre cœur ;
si seulement il était libre et puissant au dehors, dans la
vie publique, et pouvait exercer de tous côtés son in-
fluence par l'Eglise, les lois seraient bonnes, justes,
équitables, et prendraient racine dans les cœurs. Alors
il n'y aurait plus de difficulté pour unir la justice^ la
charité et l'équité. Alors on n'aurait plus besoin de s'ap-
pliquer à la recherche compliquée et toujours dange-
reuse des moyens propres à assurer au travail son juste
salaire. Alors il y aurait équilibre entre les classes, en-
tente entre patrons et ouvriers, paix entre capital et tra-
vail. Alors le crédit équitable, la communauté des inté-
rêts et la solidarité commune ne seraient plus de vaines
paroles. Puis, les avantages et les charges s'égalisant, les
institutions seraient des réalités par lesquelles chacun
pourrait accomplir son devoir avec paix et modération,
certain qu'en cas de besoin, il aurait près de la société,
pour laquelle il travaille, une protection douce et un ac-
cueil affable. Et alors il n'y aurait plus de question so-
ciale.
Dieu a déposé dans l'humanité tant de forces, et dans
le monde tant de biens, que tous les hommes peuvent
vivre, et même vivre plus nombreux que maintenant.
Il suffit seulement que l'humanité apprenne à profiter
des dons de Dieu, de manière à exécuter ses desseins.
Mais on n'y arrivera que si ce petit proverbe, dans le-
quel nos pères loyaux résumaient leur science sociale,
vient à se vérifier :
« Si nous avions tous une même foi, »
« Dieu et Futilité commune devant les yeux, »
« Bonne paix, bonne justice. )>
« Même mesure et même poids, »
« Même monnaie et bon argent, »
« Le monde entier s'en trouverait bien (1) ».
(1) Kœrte, Sprichw. der Deutschen (2), 2934. — Vander, Sprichvœr-
terlexikon, I, 1700, n. 93.
SIXIEME PARTIE
ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
VJNGT-CINQUIÉME CONFÉRENCE.
l'état.
1. Les deux opinions extrêmes dans la question de l'ori-ine de l'é-
. tat. — 2. Trois causes concourent à Forigine de Tétat — 3 La
tache principale de l'état consiste dans la réalisation d'une partie
de la tache publique de l'humanité. ~ 4. L'état comme organisme
central^ indépendant. ~ 5. Rapports entre la nation, l'état et Lhu-
manite. - 6. Chaque état doit réaliser une tâche particulière —
7. Quatre principespour la vie d'état. - 8. La tâche que le Chris-
tianisme avait a accomplir et qu'il a accomplie. — 9 Où l'état
peut-il trouver aide et protection aujourd'hui ?
Parmi les questions sur lesquelles on a le plus écrit et
leplusdiscutédansles trois derniers siècles, ilfautcomn- ^^ux opinions
ter la question de 1 origine de l'état. Celui qui le premier ,tSe"3:
l'a mise à Tordre du jour, n'a certes guère bien mérité ^'^''''
de lui, car il faut avouer que, dans toutes ces discus-
sions, son autorité et le respect des peuples pour sa di-
gnité n'y ont pas gagné. Mais cette question est posée,
et il n'est pas en notre pouvoir de l'éluder, d'autant plus
que certaines opinions souverainement dangereuses ou
détestables ont cours à son sujet.
Au moyen âge, on s'est peu occupé de cette question et
on l'a traitée très brièvement. On prenait l'état comme
lin fait historique, et on cherchait à l'expliquer par la dis-
30sition naturelle de l'homme pour la vie commune, et
|)ar l'institution divine. Avec cela, la curiosité scienli-
308 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
fîque était satisfaite, la dignité de l'état sauvegardée,
l'autorité de sa puissance maintenue, et l'obligation de
se soumettre à lui reposait sur une base solide. C'est le
réveil des convoitises absolutistes, qui date de la vic-
toire de l'Humanisme, et la puissance que leur donne
la Réforme, qui furent le signal de la lutte. Celle-ci com-
mença tout d'abord par embrouiller la question, en con-
fondant état et autorité de l'état. Toutes les discussions
de cette époque, quand même elles paraissent traiter de
l'origine de l'état, ne roulent en réalité que sur la ques-
tion du droit de l'autorité. Puis, chose superflue, la
question passa sur le domaine religieux. Plus le despo-
tisme prolita de l'abus delà religion, plus il chercha à
se consolider en justifiant par des textes empruntés à la
Bible, — à ce moment où la manie de la citer faisait
fureur, — ses prétentions démesurées, et en ramenant
son origine à une institution expresse et immédiate de
Dieu lui-même. Comme on le sait, les hommes aiment
volontiers se rapporter à la parole de Dieu, quand ils
peuvent l'interpréter en leur faveur.
Cette tendance a trouvé son expression la plus haute
dans Jacques P'' d'Angleterre, le plus faible et le plus
mesquin de tous les pédants qui se soient jamais assis
sur un trône. Comme on le sait, personne ne veille
avec plus de jalousie à ce que d'autres reconnaissent
son autorité, que celui qui ne peut pas la sauvegarder
lui-même. C'est avec raison que Schiller dit de Jacques,
que pendant qu'il épuisait son érudition à chercher l'o-
rigine de la majesté royale dans le ciel, il laissa tomber
la sienne sur la terre. D'ailleurs, elle souffrait beaucoup
moins de la faiblesse enfantine et féminine avec laquelle
il l'exerçait, que de cet excès digne de Caligula, par le-
quel il la mettait sur le même rang que la puissance di-
vine. (( Si c'est un blasphème, disait-il, de demander
ce que Dieu peut faire, ce serait de la haute trahison que-
de chercher jusqu'où s'étend le pouvoir suprême du
roi. Il ne peut y avoir de discussion sur ce point. Il tient
l'état 309
son autorité directement de Dieu, et c'est lui qui doit
manifester sa volonté au peuple ». Personne ne s'éton-
nera donc que de semblables efforts aient abouti juste
au contraire de ce qu'ils se proposaient d'atteindre.
Plus les prétentions de l'absolutisme montaient, plus
ses exagérations grandissaient, et débordaient ensuite
dans des théories comme celles de Holmann, de Lan-
guet, de Knox, de Buchanan et de Milton, déclarant
que la puissance dont on abuse est une vaine tyrannie,
prêchant la résistance à outrance contre elle et justi-
fiant même le meurtre politique.
Lorsque le malheureux fils de Jacques, Charles P%
eut expié par la mort la présomption de son père, les
esprits devinrent un peu plus modérés, c'est vrai, mais
c'en était fait à tout jamais de la foi au droit divin du
pouvoir d'état. C'est ainsi que Hobbes put facilement
développer l'opinion émise par Grotius, que l'origine
de l'état, et par conséquent aussi la collation du pouvoir
d'état, peut s'expliquer uniquement par un contrat des
hommes entre eux. A partir de ce moment, cette con-
ception fit des progrès toujours grandissants, jusqu'à
ce que enfin Rousseau l'achevât dans le Contrat social.
Nous savons quel effet cet ouvrage produisit sur les
esprits et sur l'histoire de la vie publique. Le monde a
vu peu de livres qui aient exercé une influence aussi
révolutionnaire que celui-ci.
Telles sont les deux opinions extrêmes qui ont été
émises sur la question de l'origine de l'état. 11 serait
superflu de chercher laquelle des deux a causé le plus
de dommages. Nous ne nous tromperons certainement
pas en disant que les représentants de l'absolutisme
n'ont pas causé à l'état un préjudice moindre que ceux
qui ont nié son autorité. L'humanité a toujours montré
beaucoup moins de solidarité dans le bien que dans le
mal. Les reproches réciproques que s'adressent les dé-
positaires du pouvoir et leurs sujets, sont tout aussi en-
fantins que les efforts d'Adam pour rejeter la faute sur
310 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
Eve, et les tentatives de celle-ci pour la rejeter sur le
serpent. Tous ont péché et se châtient mutuellement
par leur péché. Malheureusement, il est rare qu'ils s'a-
mendent et se corrigent. Dieu fait peser sur la nuque
des peuples de bons ou de mauvais princes de même
qu'il donne aux princes des sujets comme ils les mé-
ritent, châtiant ainsi chaque partie par l'orgueil de
l'autre (1).
2. - Trois Au point de vue où nous nous sommes placés, c'est-
rentàiori-ine à-dirc au Doiut dc vuc du droit naturel et du christia-
(ie l'état.
nisme, il ne peut y avoir aucun doute que l'état ait son
origine dans la nature de l'homme, et en même temps
dans l'ordre établi par Dieu. Nous avons exprimé si sou-
vent ces principes qui forment la base de l'enseigne-
ment social, qu'il serait superflu d'y insister davan-
tage.
Par sa nature, l'homme est destiné à vivre en com-
munauté. Mais ce penchant n'est pas dans la nature
par ce qu'elle est nature, comme le croit Grotius ; mais,
comme l'ont déjà dit les anciens, parce que Dieu l'a
mis dans la nature comme l'expression de sa loi, et l'a
revêtu de sa sanction. D'après cela, il nous faut voir
dans la disposition établie par Dieu, c'est-à-dire dans
cette loi divine générale qui est exprimée par la nature
raisonnable de l'homme, la dernière raison de l'état
aussi bien que du pouvoir d'état, — car il faut bien les
distinguer l'un de l'autre. Il ne peut donc être question
d'une action divine immédiate dans l'origine de l'état,
ou dans la forme du gouvernement. C'est pourquoi les
néo-scolastiques avaient parfaitement raison de déclarer
contre Jacques P% que la raison et la foi nous enseignent
que l'autorité régnante est seulement d'institution divi-
ne médiate. Que le mode soit acceptable, comme Bel-
larmin et Suarez cherchent à l'expliquer, c'est une chose
qui peut être discutée. Le reproche qu'on leur fait la
(1) Petr. Blés., jBp., 95.
l'état 311
plupart du temps en disant que leur doctrine conduit à
celle de Rousseau, repose sur un malentendu, puis-
qu'entin, ils reconnaissent l'origine divine de la société
politique. En tout cas, ou ne peut nier que bien des
conséquences funestes qui résultent delà théorie du
Contrat social auraient lieu quand même, si comme ils
l'admettent, le consentement mutuel des hommes n est
pas la seule condition de la transmission du plein pou-
voir divin à l'état et au gouvernement établi mais aussi
le moyen par lequel cette transmission a lieu. De plus,
ce système est si artificiel et si confus ; il doit s'entou-
rer de telles précautions contre les mauvaises interpré-
tations, que déjà, par sa nature, il est difficile de le
concevoir et de bien l'exposer. Mais cela n'empêche pas
que la pensée dont ces hommes ne furent pas capables
de trouver l'expression convenable, à notre avis du
moins, soit juste en elle-même. Car si on n'admet pa«
une entremise naturelle de la volonté divine, il ne reste
plus qu'à dire avec Jacques P'', que toutes les fois qu'un
roi ou un président de république ouvre la bouche, c'est
comme si Dieu lui-même parlait du haut du Sinaï ,
ou bien à admettre avec Stahl, que Dieu transmet à
l'état et à ses chefs un pouvoir divin secondaire, contre
lequel il n'y a pas même de recours à Dieu, et auquel
on doit se soumettre même s'il a tort en réalité. Cette
énormité et d'autres semblables démontrent combien
les néo-scolastiques avaient raison d'accentuer, autant
qu'ils l'ont fait, le principe que l'état n'a pas le droit de
porter atteinte^ d'une manière quelconque, ni à la rai-
son humaine, ni à la liberté, ni à la conscience. Leur
erreur étaitseulement d'accorder une trop grande place
à l'action personnelle humaine dans la question de
l'origine de l'état.
Sous ce rapport, leur opinion doit donc être ramenée
à la juste mesure. Ce n'est évidemment pas l'excès dont
Haller s'est rendu coupable ici qui le fera. Par pure aver-
sion pour la révolution, qu'il attribuait avec raison à ce
312 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
vif désir de liberté illimitée prêché par Rousseau, il
voulut exclure toute action humaine libre dans la fon-
dation de l'état, et, sous l'influence de l'école histori-
que, ne vit en celui-ci que le produit du développement
historique et naturel, absolument indépendant de l'hom-
me. Personne ne niera que ce point est aussi d'une
grande importance dans l'origine de l'état. Seulement,
il ne faut pas le considérer comme l'unique cause de la
formation de l'état, car autrement, surtout avec la fa-
çon de penser panthéistique qui domine le monde ac-
tuel, on va droit à la doctrine de Hegel, doctrine d'après
laquelle l'état est le développement historique et néces-
saire de l'esprit du monde actif dans l'humanité, le
Dieu visible et présent lui-même.
De tout ceci résulte qu'ici, comme dans tous les évé-
nements de l'histoire humaine, il faut envisager laclion
commune de trois causes différentes : les rapports na-
turels, l'activité humaine libre et le gouvernement de
Dieu dans le monde (1).
L'homme n'est pas aussi indépendant de la nature et
des événements historiques que Rousseau le suppose,
à plus forte raison de Dieu. Mais sa liberté ne dispa-
raît pas non plus devant l'action divine comme le pen-
sent Jacques V% Stahl et Hegel, ni devant le développe-
ment naturel et historique comme Haller se l'imagine.
Sans doute l'homme intervient souvent d'une manière
puissante dans la marche des choses, ici en la favori-
sant, là en lui faisant obstacle ; mais sa force neva ja-
mais jusqu a celle du créateur et du maître du monde.
La nature et la logique des faits sont toujours plus forts
que lui, et, si la situation générale ne vient pas à son
secours, sans parler de la bénédiction de Dieu, les dons
et les efforts les plus grands sont vains. Très souvent
nous exagérons l'importance de quelques grands hom-
mes, bien au delà de ce qu'elle est en réahté. Qui croi-
(1) Joan., Saresber., Polycrat.y 2, 20, 21.
l'état 313
rait que Alexandre, Charlemagne, Napoléon, avaient, à
leurs débuts, un pressentiment de ce qu'ils purent ac-
complir et devenir? Qui niera qu'avec des capacités dix
fois plus grandes, ils n'auraient pas accompli ce qu'ils
ont fait, si les circonstances n'y avaient contribué pour
leur part? Ils furent grands et forts ; ils agirent avec ré-
flexion d'après des fins plus ou moins clairement con-
nues ; ils déployèrent toute leur puissance, et néanmoins
les circonstances et la main de Dieu furent plus fortes
qu'eux. Ils étaient libres, et cependant ils n'étaient pas
indépendants. Une double puissance supérieure, l'état
de choses naturel d'un côté, la direction divine de l'au-
tre, les poussait toujours en avant, à la victoire d'abord,
à la chute ensuite. C'est ainsi qu'ils ont consolidé leur
pouvoir, l'ont étendu comme royaume ^terrestre, et en
définitive l'ont détruit. Et c'est ainsi que tous les évé-
nements se sont produits, que toutes les sociétés sont
nées et ont disparu, les grandes en grand et les petites
dans une proportion moindre.
D'après l'enseieinement chrétien, il ne peut donc pas jî-uiâ-
^ *^ ^ , * . che principale
être question qu'il n'y aurait ni état, ni ordre social, si ^'fJ^'j^^^J^'j;
l'humanité n était pas tombée par le péché. Cette opi- d'ine^'^paTtie
nion fut déjà repoussée au moyen âge, ainsi que nous pSbiique*''*de
15 •<mi /*\TVT i'iiumanité.
1 apprenons par saint Thomas (1). Nous ne voyons pas
en quoi cette théorie prise en elle-même soit si inju-
rieuse à la dignité sublime de l'état, comme plusieurs
zélateurs veulent le faire croire (2). Si la croyance que
la Rédemption, le sacerdoce et l'Eglise, dans sa forme
actuelle, comme moyen de réconciliation, ont été don-
nés par la miséricorde de Dieu comme secours au genre
humain pécheur, ne porte aucun préjudice à leur hon-
neur, pourquoi l'état serait-il abaissé par celle explica-
tion.
(1) Thomas, i, q. 96, a. 4.
(2) Schulte, Die Macht dcr rœmischen Pacpste, ^ 4, l, 28 sq. iMied-
berg, DieGrenzen zwischen Kirche und Staat, 37. — Gierke, bas dculs-
che Genossenschaflsrecht, III, 125, 523.
314 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
La théorie d'élat qui est actuellement représentée
par l'école des nouveaux disciples de Schelling donne
beaucoup plus à penser. Comme d'ailleurs tout le Schel-
lingianisme de la dernière période, qui aboutissait au
Gnosticisme et au Manichéisme le plus sinistre, celle-ci
est une vraie rénovation de l'enseignement parsi d'Ah-
riman et de ses Dews, ou de l'enseignement gnoslique
du démiurge et de la matière. D'après cette opinion,
l'état considéré comme mauvais par nature est expliqué
par le mal. Mais a-t-on jamais vu un Docteur de l'E-
glise soutenir une semblable doctrine ? Tous, Thomas
d'Aquin et Aegidius de Columna (1) à leur tète, sont au
contraire d'accord sur ce point, que la cause de la for-
mation de l'état est dans Tordre naturel, dans la nature
sociale de l'homme, non seulement dans ses besoins,
mais dans ses obligations, non seulement dans le dénû-
ment et l'insuffisance de l'individu, mais dans l'obliga-
tion de déployer son activité pour d'autres et d'agir
avec d'autres. Donc l'opinion exposée par Platon (2), et
répétée sous une forme encore plus grossière par les
matérialistes modernes, à savoir que les états doivent
leur naissance uniquement à la nécessité et à l'utihté,
ne leur suffit plus, et à plus forte raison l'opinion qu'il
faut chercher la dernière cause de l'étabhssement de
l'état dans la violence coupable. Ceci d'ailleurs con-
corde parfaitement avec l'opinion d'un grand nombre
de Pères de l'Eglise et de souverains pontifes disant que
la plupart des états et nombre d'hommes, qui, dans le
cours des siècles, ont possédé la puissance s'en sont
emparés de fait par injustice propre ou par la faute
d'autrui (3). Malheureusement l'histoire le dit aussi.
Et avec cela, ces hommes prouvent qu'ils la connais-
(1) Aegid., a. Columna, De reg. prlnc, 1. 3, p. 1, c. 1 sq. Tho-
mas, Reg pri7iG., 1,1.
(2)'Plato, Rep., 2, p. 369, b. c. — (3) V. Fe u ardent si^r Irénée, o, 24,
dans Massuet, II, 346 et Hergenrœther, Kathol. Kirche und Christl.
Staat. 1872, 460 sq.
l'état 315
sent mieux qu'on ne le croit généralement (1). Leur at-
tribuer l'opinion que la puissance publique esl, de sa
nature, une suite du péché, est aussi logique que de
prétendre que le juge qui déclare quelqu'un coupable
de vol, prétend par là que la propriété est le vol.
Mais ils vont encore plus loin. S'ils ramenaient seu-
lement l'état à ce que les hommes ont tous des obliga-
tions à remplirles uns envers les autres, ils tomberaient
sous le reproche qu'on aime tant à formuler contre eux,
qu'ils l'ont considéré simplement comme la plus grande
association de droit privé ; et ont méconnu la différence
entre le droit public et le droit privé. Nous avons déjà
démontré autrefois combien cette accusation est fausse,
quand nous avons parlé de l'enseignement d'état de Hal-
ler(2).Sousce rapport, lascolastique adesidéesincompa-
rablement plus claires sur la nature de l'état que tant de
politiciens et de juristes modernes, qui s'expriment sou-
vent d'une manière obscure et indécise sur cette ques-
tion. Quand on lit saint Thomas d'Aquin, par exemple,
on serait lente de croire qu'il a voulu contredire Za-
chariee. Car tandis que l'un prétend qu'on ne peut pas
tracer de frontières exactes entre les deux domaines,
et que la différence se trouve seulement dans le plus et
dans le moins (3), l'autre enseigne que le droit public
et le droit privé ne doivent pas être conçus comme une
différence de plus ou de moins, mais que, par nature,
il faut séparer les deux domaines l'un de l'autre; et
comme lui, tous les autres théologiens (4). Tous s'ac-
cordent sur ce point, que l'homme et le chrétien en par-
ticulier se soumettent à l'état pour favoriser le bien com-
mun, nonseulement parégard pourleur avantage propre,
mais par des motifs plus élevés. Ils prétendent que, sous
(1) Cf. Bertrand. Cardin., De jurlsdict., 9, i.
(2) V. plus haut, conf. XIV, 3.
(3) Zachariœ, Vierzicj Bûcher vom Staate (2), I, 172.
(4) August.,Ep., 137, 7. Thomas., Reg. princ, 1, I, 14; 2, 2, q. 58,
a. 7, ad. 2. Aegid. a Columna, 3, 1, 4. Joann. Saresber., Polycral.,
4, 2; 6, 20.
316 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
ce rapport, on ne peut s'élever trop haut. Ils conçoivent
l'état à un point de vue si sublime, si universel, qu'on
les accuse de l'avoir presque fait disparaître, unique-
ment préoccupés qu'ils étaient des obligations morales
delà totalité, des grandes lins communes à l'humanité
et de la pensée du royaume de Dieu. Ceci est également
faux. Ils reconnaissent Findépendance de l'état, dans
les limites qu'ils lui ont tracées (1), mais ils lui assignent
une place où il y a une importance qui va même plus
loin que la terre. C'est^avec raison. L'élat est une partie
importante de l'organisation divine du monde, et non
la dernière roue dans le grand mécanisme du gouverne-
ment divin ici-bas. 11 n'est pas le résumé de l'édifice
tout entier, pas même le moyen le plus important pour
le représenter; mais le plus riche en influence parmi la
multitude de ceux par lesquels, selon les intentions de
Dieu, la société universelledoit atteindre sa fin. Comme
celle-ci, semblable à la nature limitée, ne peut accom-
plir sa tâche tout entière sous la forme d'un état univer-
sel, unique, sans limites, indéterminé, sans consistance,
comme celui dont les despotes conquérants et les socia-
listes attendent le salut^ Dieu a disposé les choses de la
sorte qu'un partage fait d'après des limites plus étroites
mais solides, fût établi dans la tâche collective de l'hu-
manité. Ces cercles particuliers qui ont chacun leur do-
maine propre, déterminé, s'appellent ^to/^.
4. -L'état Ce principe de l'unité essentielle intérieure de l'état
STceS a une telle importance qu'on ne peut se faire une idée
pen an. ^^^^ grande de sa portée. Tous les maux que la domi-
nation moderne des partis, des gens sans aveu et que la
dissolution en atomes sans cohésion ont répandus sur
la société, proviennent de ce que l'on conçoit l'état avec
Schlœzer, comme une machine arlistement arrangée,
ou, avec Rousseau, les révolutionnaires et les socialis-
tes, comme un entassement mécanique, ou, avec Hegel,
comme une idée d'unité logique, vide, ou enfin, avec
(1) Thomas, Reg. pi'inc, 1, lo.
L ETAT 317
l'absolutisme^ comme une grande masse retenue par
un cercle de fer, bref, comme la somme de nombreuses
parties isolées. D'après cette idée, il n'est qu'une masse
quantitative, mais non une société qualitative et orga-
nique, par conséquent pas une unité essentielle, pas un
organisme. Au pis aller, il est une simple juxtaposition
qui possède autant de droits et autant de forces que les
membres en ont pu réunir, comme c'est peut-être le cas
dans un pique-nique; mais il est loin d'être un tout,
quelque chose de nouveau, d'indépendant, et de possé-
der plus de contenu que celui auquel s'élève le rapport
total de ce que les individus possèdent. D'après cette
opinion, toute l'importance d'une action d'état se trouve
dans la question de savoir de quel côté est la majorité
des voix. Alors le droit est toujours adjugé à l'état qui
peut réunir la plus grande somme de forces physiques.
L'idée qu'une seule force, qu'un petit nombre de voix
représentant le tout, peuvent avoir, d'après leur nature
la plus intime, une valeur beaucoup plus élevée que la
soi-disant représentation du peuple, est tout à fait in-
compréhensible. On a pu s'en convaincre très clairement
dans les tempêtes que le concile du Vatican a soulevées.
Ces scrupules qui considéraient comme arbitraire de
faire parler seulement les évêques comme représentants
de l'Eglise, et non comme de simples témoins, c'est-à-
dire de peser leurs voix, mais de ne pas compter les
masses au nom desquelles ils agissaient ; ces questions
pourquoi un concile, avec un petit nombre de membres,
a la valeur d'un concile général, et un autre, avec des
membres beaucoup plus nombreux, a seulement la va-
leur d'un concile particulier, sont tous partis de l'erreur
fondamentale libérale qui conçoit l'ensemble comme
une pure agglomération d'individus, mais non comme
unité organique.
C'est pourquoi il est de la plus grande importance
de se rendre compte que la totalité, comme unité orga-
nique, est quelque chose de nouveau, d'indépendant,
318 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
d'incomparablement plus élevé que la somme de toutes
les parties isolées, ou, comme on s'exprime, que le
droit d'unité totale est toute autre chose que le droit de
pluralité totale. C'est sans doute ce que Aristote a voulu
dire par ce mot, que l'ensemble passe avant les parties,
naturellement non pas d'après le temps, mais d'après
la force et la nature. Ici, il s'agit de se défaire résolu-
ment de toutes les vues matérialistes et libérales, sans
quoi une juste conception de l'état ne sera jamais possi-
ble. Nous croyons déjà avoir fait merveille, quand, avec
Rousseau, nous plaçons la volonté totale au-dessus de
la volonté de tous. Mais cette volonté totale n'est qu'un
résumé mécanique de toutes les volontés. Ce n'est pas
quelque chose d'entier et d'homogène en soi, c'est quel-
que chose d'identique à la définition qu'on donne géné-
ralement du complot, dans le code pénal moderne : la
communauté n'y fait pas défaut, mais ce sont seulement
plusieurs personnes qui contractent une association,
ou adoptent une convention en vertu de laquelle cha-
cune se décide à exécuter le crime comme affaire per-
sonnelle.
Or voilà que partout, dans la nature et dans l'histoire,
nous voyons que l'ensemble organique ne s'adapte nul-
lement aux parties. Personne ne considérera un tableau
comme une certaine quantité de couleurs, et encore
moins la plante comme une simple somme des parties
qui la constituent, ou le corps humain comme un sim-
ple assemblage d'os, de muscles, de veines et de nerfs.
Chacune de ces choses forme un tout, et quelque chose de
nouveau qui dépasse de beaucoup les parties. Si le tout
n'était pas plus que les parties, on pourrait le rétabhr
par elles. Mais chacun sait qu'il est détruit dès que ces
parties sont dissoutes dans leurs éléments essentiels.
Ainsi en est-il de toutes les associations organiques mo-
rales : famillC;, classes, armée, état, Eglise. Il n'y a que
le matérialisme le plus grossier, pour ne pas dire le cy-
nisme, qui puisse prétendre que c'est la même chose si
l'état 319
deux personnes s'attachent l'une à l'autre d'une ma-
nière arbitraire, ou forment une famille stable en vertu
d'un contrat. La différence est toute aussi grande qu'en-
tre deux morceaux de verre et un verre entier, car elle
est essentielle. Dans le premier cas, il n'y a pas de so-
ciété humaine, parce qu'il n'y a pas d'unité, mais dans
le second, il en résulte un ordre de choses tout à fait
nouveau ; et c'est pourquoi l'indissolubilité appartient
à la nature du mariage. Il n'y a qu'un charlatan comme
Gambetta qui puisse croire avoir mis une armée sur
pied, quand il a levé cent mille hommes. Mais se faire
une idée de ce qu'il faut pour que cette armée, comme
un tout vivant, mobile, prêt au combat, se laisse manier
comme un pistolet entre les mains d'un chef, très peu
de gens en sont capables, parce qu'ils ne savent pas ce
que c'est que l'organisme.
Cependant l'état est un organisme (1 ). Il ne suffit pas
d'expliquer ses droits et son activité seulement comme
pluralité d'ensemble, c'est-à-dire comme droit d'ensem-
ble, comme force d'ensemble, volonté d'ensemble et
activité d'ensemble des membres. Cette conception,
comme on le voit, n'ira pas au delà d'une accumulation
de droits privés. Mais le droit public, comme nous l'a-
vons déjà appris par Aristote et Thomas d'Aquin, se
distingue du droit privé, non \)^vlepliis, mais par sa
nature intime.
Nous devons donc appliquer tout particulièrement à
'l'état l'enseignement de l'organisme traité à l'instant,
comme à une unité indépendante, vivante. Nous n'au-
rons une idée vraie du droit de l'état, que si nous le
considérons comme un droit d'un genre tout particulier,
et nous ne concevrons ainsi l'état lui-même, que si nous
le considérons comme un organisme homogène indé-
pendant, ayant son activité propre, une volonté propre,
une morale et une moralité propres et des fins propres.
(1) Aristot., Polit., 5, 2, 7. — Thomas, negim. princ, 4, 23. —
Joan. Saresber.,Po/î/crrt^.,o,2, 6, 20. Nicol. Oiesm., Mutât, moncf., 22.
320 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
11 ne faut pas comprendre ceci en ce sens que les vertus
ou les vices de la totalité soient jugés autrement que
ceux de l'individu. Pour celui-ci, comme pour celle-là,
il n'y a qu'une seule morale et qu'une seule justice (1).
Mais cela veut dire que taboulé et la corruption du tout
ne sont pas celles des membres et réciproquement. Nous
savons qu'une grande différence sépare la morale publi-
que et la morale privée, et que celles-ci peuvent même
être en opposition Tune avec l'autre (2). C'est ce que
nous voyons dans le complot dont il a été question ci-
dessus. La communauté agit tout autrement que ses
membres. En elle, il n'y a peut-être pas un seul indi-
vidu qui, pour sa personne, voudrait faire ou répondre
de ce que le tout a décidé à l'unanimité. Mais dès que
quelqu'un agit comme membre organique du tout, il
n'est plus ce qu'il est comme individu indépendant. Donc
ce ne sont pas les forfaits d'un certain nombre qui for-
ment un crime public, pas plus que les péchés de tous
les hommes ne forment le péché originel. Mais de même
que celui-ci est le péché de la totalité, commis au nom
du genre humain tout entier, par son premier père et
par son chef, de même les péchés publics sont ceux qui
sont commis par la communauté comme telle. Unité
d'ensemble est quelque chose de tout autre que plura-
lité d'ensemble. Que cette manière devoir du droit ma-
térialiste libéral, qui malheureusement est parvenue à
dominer le droit pénal d'aujourd'hui, en soit choquée si
elle veut, on ne peut pourtant pas nier qu'il y ait des dé-
lits commis en corps, c'est-à-dire des crimes commis par
l'unité d'ensemble (3). Ainsi l'a cru l'antiquité (4), ainsi
l'admettent le droit romain (5) elle droit canonique (6).
(1) V. infrà, Conf., XXVÏ, 1. — (2) V. Conf., IX, 3 ; XXIV, 9.
(3) Gierke, Gcnosi^enschaftsrecht, II, 522 sq. ; IIJ, 738 sq. — Beseler,
Deutsches Privatrecht (1), I, 366. — Bluntschli, Prlvatrechô (1), I, d05
sq. — Mûhlenbruch, Pandekten{2,),l/S10 sq. ~ Liszt, Strafrecht (i),
127. — (4) Vol., IV, Conf., XV, 8.
(5) Dig., 4, 2, 9, 1. 1, Cod., 1, 3, 2, 13. — Gierke, III, 168 sq., 234
sq., 402 sq., 491 sq. Cf. VoL VIII, Conf., IX, 1.
(6) G. 4, VI, 3, 20. Gierke, llï, 342 sq.
L'ÉTAT 321
Ce que nous avons dit jusqu'à présent s'éclairclt on-
core davantage si nous mettons en face l'une de l'aulre i'»"-"'™ '"
les trois idées de nation, d'état et d'humanité Nous ap °'"°"™""^-
pelons nation une partie déterminée de l'humanité en
tant que celte partie est issue d'une famille (1). La triple
unité du sang, des coutumes et de la langue, compose
la nationalité (2). L'homme s'attache à elle avec le même
amour et la même ténacité naturelle qu'à la famille
Aussi est-ce un amour purement naturel, sensible char-
nel. II n'y est pas poussé par une idée plus élevée, une
Idée spirituelle. S'il veut réaliser cette idée, il doit alors
s'arracher tout aussi bien à la pensée étroite de la na-
tionalité, que l'enfant doit quitter le jupon de sa mère
s il veut arriver à quelque chose. Pour accomplir une
[fin civilisatrice plus élevée, les hommes s'associent
-tonc en un ensemble particulier, qui n'est pas seule-
nent rattaché extérieurement par les liens du sang
nais qui est uni par une force vitale intérieure. C'est
l'état. Il n'est pas une institution que la nature a fait
croître ; mais quand même la nature de l'homme pousse
vers lui, comme nous l'avons déjà vu, il est une insti-
tution créée librement, disposée pour des fins civilisa-
trices, par conséquent une institution morale. Néan-
moins, on ne peut pas méconnaître que l'homme, en
s'atfachant à un état librement ou par contrainte,' ne
renonce pas entièrement à sa nationalité, pas plus que
la femme qui s'en va dans la maison de son mari n'ou-
blie entièrement sa maison paternelle.
Quelqu'un croira bien moins encore avoir renoncé à
ses droits d'homme en s'attachant à un état. En atten-
dant le moment où l'état remplacera l'humanité pour
l'homme, — et grâce à Dieu nous n'en sommes pas en-
core là, bien qu'un cosmopolitisme mal compris, et que
les principes de l'internationale, des loges, de la liberté,
|ile l'égalité et de la fraternité fassent leur possible pour
(1) Javcke, Principienfragen, 437 sq.
(2) Waitz, Grundziige der Polit ik, 6 sq.
^1
322 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
y arriver, — il faudra bien qu'il consente à ce qu'on dis-
lingue entre état et humanité, et que tout esprit qui
n'est pas déjà séduit au point de vue moral et politique,
sépare plus ou moins distinctement en lui le citoyen
de l'homme.
De par la nature, l'état a donc une place intermédiaire
entre l'humanité et l'internationalité. 11 doit également
laisser la liberté aux individus et leur prêter son assis-
tance, afin que comme hommes, ils soient en état de
faire valoir leurs droits et de remplir leurs devoirs, de
même qu'il doit, d'un autre côté, ne pas approcher trop
près de la nationalité. Nous regrettons très vivement
cette dégénérescence du sentiment national légitime,
parce que nous découvrons en elle, au point de vue mo-
ral, une triple chose qu'il faut rejeter: le renouvellement
de l'ancienne théorie païenne, barbare, impitoyable,
orgueilleuse, égoïste, la parenté avec la théorie brutale
et matérialiste des races, enfin le penchant indéniable
à la révolution contre l'ordre politique, juridique et his-
torique existant.
A cela s'ajoute, au point de vue purement politique,
un autre motif qui montre combien cette tendance est
condamnable. Dans la nationalité, la formation d'états
est, comme nous l'avons déjà dit, une élévation de la vie
sensible, pour ne pas dire matérialiste, vers des fins
morales plus hautes. Un pas fait en arrière du principe
de nationalité est aussi sûrement une négation de la
vie morale et par le fait même aussi de la vie politique
que pour la femme c'est commettre un crime contre les
devoirs du mariage de quitter la maison de son mari,
et de demeurer chez ses parents. Il y a des peuples qui
sont parvenus à former seulement une nation, mais non
un état. Le principe de nationalité est la rechute dans
cette forme la plus grossière de l'existence, une tentati-
ve de faire retourner l'humanité à l'état de horde ou de
bande, en la chassant de l'ordre juridique existant et
L ÉTAT 090
etabl, d après des fins morales (1). Bien que no«. n'ap-
prouvions pas un sentiment de nationalité aussi pervers
nous sommes pourtant obligé d'accentuer très forlemeni
le devoir de l'état envers la nationalité. A moins d'être
gatejusqua la moelle, personne n'oublie sa famille
Chacun ressent comme un affront fait à son sang tout
préjudice porté au sentiment national légitime. Chacun
est sensible sous ce rapport, et c'est sur ce terrain qu'il
résiste aux efforts tentés pour le faire changer d'opi-
nion. Quand une nationalité ne trouve pas dans l'état
ce qu elle demande : une vie honorable, assurée, agréa-
ble, elle la cherche ailleurs, et par tous les moyens. En
cela sont a plaindre ces lugubres fantômes du Pansla-
visme, du Magyarisme, de la Teutomanie, de l'Italie
non libre et du Fenianisme. Mais il faut dire aussi que
toute la faute n'est pas de leur côté, et que jusqu'à pré-
sent 1 état moderne, qui se ressemble un peu partout,
n a pas accompli sa tâche à ce point de vue.
Mais il est inutile de dire que ni l'état, ni l'humanité
elle-même ne la représentent et ne la remplacent auprès
de ses sujets. Chaque état isolé, quelque grand et puis-
sant qu'il puisse être en lui-même, occupe en face de
l'humanité une situation subordonnée. Mais pour ce qui
concerne les nationalités, son droit n'est nullement
aussi absolu qu'on voudrait le faire croire. La vérité est
que chaque nationalité et chaque race n'est pas autre
chose qu'un rejeton de l'arbre de l'humanité primitive-
ment un et indivisible, et qui, avec le temps, a pris ra-
cine et s'est étendu au loin en rameaux indépendants.
Chaque état est une nouvelle bifurcation de branches,
ou une conception plus étroite de la nationalité. Quand
une partie plus ou moins grande d'une nation se sépare
d'autres peuples par le droit et l'organisation ; quand
elle s'organise intérieurement par une certaine constitu-
tion, dans le but d'une sécurité plus grande vers le de-
I) Cf. Arnold, CuUuv und Rechtskhen.
324 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
hors, et d'une consolidation plus durable vers le dedans,
elle donne naissance à l'état. Combien de membres cet
état embrasse-t-il? Ne forme-t-il qu'une nationalité?
Embrasse-t-il en tout ou en partie une nation ou des
peuples divers ? Peu importe. 11 sera évidemment d'au-
tant plus solidement uni que les vigoureuses forces
d'impulsion du sentiment national lui viendront en aide.
Mais ce n'est pas ceci qui forme l'état, c'est l'ordre du
droit et de la sécurité. Donc, la limitation forme sa na-
ture, de niéme qu'elle est la cause de son origine. Un
état naît par le seul fait qu'une certaine quantité d'hom-
mes sont d'accord pour considérer, comme chose acces-
soire parmi eux, les intérêts dans les relations, et pour
favoriser d'autant plus par une action d'ensemble com-
mune, les fins morales et juridiques. Plus l'état triom-
phe du grossier principe de nationalité, plus il a claire- \
ment conscience de sa tâche (1 ).
o.-ciiaque I^^ l'admission de cette vérité qui est fondamentale
usUunet;\chê pour toutc politiquc, dépend la connaissance de la véri-
table tâche de l'état ; et c'est uniquement en se soumet-
tant à elle, qu'il a garantie de solidité pour sa prospé-
rité et sa stabilité. Toute tentative pour former un état
universel porte en elle le germe de la dissolution (2),
parce qu'elle repose sur Terreur et aspire à des choses
impossibles (3), sans compter que jamais des peuples
sains ne pourront s'enthousiasmer pour une telle idée.
Ils pressentent la vérité quand même ils ne peuvent en
exprimer la raison. Sans un particularisme raisonnable,
des institutions politiques n'auront jamais ni popula-
rité, ni durée, et ne réveilleront jamais l'amour du
sacrifice dans les masses. Le poète hongrois a raison de
chanter :
(1) Arnold, loc. cit., 48 sq. Haulleville, Définition du droit, 263 sq.
Stahl, Philos, den Rechtes (4), III, 161 sq. Bluntschli, Lehre vom mo-
dernen Staate (5), I, 403, sq.
(2) Aristot., Polit., 2, 1, 4.
(3) Bluntschli, Leh^e vom modernen Staaté, (5) I, 117 sq.
particulière.
l'état 32t;
« Il faut à l'homme des limites, car il perd ,.
« Beaucoup de sa force intérieure lorsqu'il ..
« Erre sans cesse à travers l'espace immense. „
« Je crams qu'il ne s'enthousiasme pas .,
« Aussi facilement pour le monde tout entier, >.
« (ju 11 le fait pour la tombe de ses aïeux. » (i)
Ces docteurs d'état qui, sans se soucier du droit, de
1 histoire et de la réalité, comptent, en vrais savants de
cabinet qu ils sont, seulement avec des idées qu'ils ont
mventées ; ces hommes d'étal qui, avec leur puissance,
se prêtent a traduire dans la vie les idées de ces doc-
trinaires, et avant tout les socialistes qui mettent leur
orgueil a surpasser encore les rêveries de ces derniers
auraient tous besoin d'aller à l'école du bon sens, chez
le peuple, car, en adjugeant à l'état toute la tâche que
seule 1 humanité totale est appelée à résoudre, ils mon-
trent qu'ils ont à peine une idée de la véritable tâche de
1 état Et ce qui est pis encore, c'est qu'ils préparent au
Socialisme les voies pour son œuvre de destruction.
Peut-être ne s'en aperçoivent-ils pas ; mais c'est pour-
tant la vérité, que ce sont eux qui déploient le plus d'ac-
tivité pour enlever à l'état le droit, et même la possibi-
lité d'exister (2). Qu'est-ce donc qu'une humanité qui
ne repose pas sur l'homme réel, et qui ne respecte pas
son union avec la famille, la commune, les classes et
l'état? Ou c'est une parole morte qui n'a rien à faire
avec la réalité, l'histoire, le bien-être ou le malaise de
1 humanité, et qui est un simple exercice oratoire, ou,
SI elle contient quelque chose, elle arrache alors l'hom-
me des sphères auxquelles il appartient par la nature,
par l'histoire et par le droit. Mais il n'y a rien à faire
avec cet homme ainsi déraciné, car il a perdu toute base
solide el tout appui sûr. C'est pourquoi un Cosmopo-
litisme et un Humanisme qui ne servent pas de contre-
poids à un patriotisme très déterminé, sont encore plus
funeste qu'un patriotisme qui ne repose pas sur le dé-
(1) Madach, Tragœdie des Uenschen, 12 Gesang.
(2) Bluntschli, Staalswœrterbuch, IX, 612.
326 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
vouement à la famille, à la vocation et à l'état, à la
tradition, à la coutume et à l'histoire. Nous ne pouvons
pourtant pas prendre l'homme comme un simple être
de raison ; il nous faut bien le considérer comme mem-
bre des communautés juridiques et historiques qui sont
la famille, la commune, l'état et l'Eglise. C'est seule-
ment par celles-ci, et seulement quand il est intimement
lié avec elles, qu'il est un véritable membre vivant de
l'humanité tout entière. Mais ce prétendu faux principe
d'humanité brise ces membres moyens, et cherche à
revendiquer pour le tout chaque individu directement,
sans intermédiaire. Or, c'est précisément le but que
poursuit la fausse Internationale visible du Socialisme.
Pour ne pas prêter les mains à cette perversité, l'état
doit former un cercle déterminé de son activité, un cer-
cle étroit et fixé par la nature des situations et de l'his-
toire. Chacun ne sait pas tout, et ce qu'il sait, il ne le
sait pas de la même manière que d'autres ; mais si
quelqu'un fait ce qu'il peut^ à sa manière, il n'y a rien
à dire. Ceci s'applique aussi à l'état. Tout état doit fa-
voriser la justice et la morale ; mais tout état doit fa-
voriser celles qui lui incombent et de la manière qui lui
est conforme (1). Nous devons des remerciements sin-
cères à Hegel d'avoir fait ressortir si clairement ce
point dans son histoire de la philosophie, quand même
nous ne pouvons pas approuver complètement l'appli-
cation qu'il en a faite. Chaque état doit en effet pour-
suivre une idée morale particulière. Plus celle-ci est
déterminée, plus la manière par laquelle il cherche à
la réaliser répond à son organisation tout entière, plus
le résultat sera grand. Chaque état a l'obligation de
réaliser la justice ; mais chacun doit le faire d'une ma-
nière particulière et propre à lui.
On peut donc appeler pour cette raison chaque état
une forme particulière du droit (2), et chaque politique
(i) Aristot., Polit., 5, 7 (9), 44.
(2) Eudem., Moral., 7, 9, i.
l'état 327
qui en fait l'épreuve, un exercice particulier de la jus-
tice. On ne peut concevoir un état qui soit meilleur ou
plus parfait (1). C'est précisément parce que l'état
comme un tout partiel, a fini par se former de la grande
masse de l'humanité, qu'il veut résoudre sa tache gé-
nérale d'une façon particulière. Celui qui voudrait que
l'état réalisât des idées au-dessus de ses forces, soit en
hauteur, soit en étendue ; celui qui le berce dans l'illu-
sion que sa tâche consiste à dominer tout ce qui appar-
tient à la civilisation de l'humanité, sans distinction de
choses intérieures et extérieures, choses divines et hu-
maines ; celui qui lui assigne des fins hors de sa portée
en ce qui concerne l'éducation et la science, le mariage,
la vie ecclésiastique, la transformation intérieure de la
vie sociale, celui-là prépare sa chute, car il mine la
base de son action et lui ravit le droit d'exister. L'était
est fondé pour assurer la sécurité des lois et pour sau-
vegarder la paix (2), non seulement pour ses sujets,
mais pour tous. 11 n'est qu\me partie du tout et doit,'
dans sa situation limitée et selon la mesure de ses obli-
gations particulières, contribuer pour sa part au salut
de l'ensemble. Tous les autres membres du tout qui
sont à ses côtés, ont autant de droit que lui. S'il viole
ceux-ci et outrepasse ses limites, il devient un danger
pour la sécurité et la paix de la totalité, et se prive lui-
même du droit d'exister. S'il trouble la paix, il ne peut
plus être non plus son rempart et son protecteur. Et
sll n'est pas cela, il a manqué sa fin et n'a pas le droit
d'exister. De plus, il perd de son contenu intérieur, de
sa force, et de sa capacité de vie dans la même propor-
tion qu'il s'égare au delà de la sphère particulière de
son activité naturelle, et s*expose ainsi à tomber sous
la première attaque sérieuse.
(1) Waitz, Grundzilge der Polltik. 8. Cf. Aristot., Polit., it, 1,2,
3 ; 3, o.
(2) Engelbert, Admon., De ortu et fine Rom. Imperii. 16, 21. Tho-
mas, Reg. princ, 1,2.
!
328 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
7.- Quatre La prospérité de Félat dépend donc de quatre choses .
principes pour i • t i .
lavied'étai. H doit d abord se limiter à sa tâche propre qui lui est
assez strictement mesurée en tout, mais qu'il peut con-
naître d'autant plus clairement et entreprendre avec
d'autant plus de décision. Ceci est au fond la plus grande
difficulté. Celui qui peut faire beaucoup est trop facile-
ment incliné à croire qu'il peut tout faire, et croit très
difficilement que ceux-là ont de bonnes intentions à son
endroit qui lui prêchent la modération. Plus la puissance
est grande, plus aussi elle a la tentation de s'insinuer
dans des sphères d'action qui lui sont étrangères. Or ceci
est non seulement beaucoup plus facile à l'état, mais
c'est aussi beaucoup plus dangereux que s'il s agissait
seulement d'un individu qui se laisse entraîner à des
empiétements. L'expérience de conséquences qui ne se
font jamais attendre longtemps l'assagira peut-être ; mais
qui le sauvera s'il se laisse entraîner sur cette voie?
Pour un qui voit le danger, il y en a des milliers qui
vont de l'avant et lui rendent tout retour impossible.
Chaque exhortation au droit est décriée comme une tra-
hison envers la patrie ; ce qui flatte la passion est au
contraire défendu comme s'il s'agissait de la conserva-
tion personnelle et d'un devoir. C'est pourquoi on peut
bien dire que dans la vie de l'état, la passion d'élargir
la puissance par des empiétements est presque incura-
ble, dès qu'elle a fait le premier pas. Avec cette con-
duite, c'en est fait aussi de l'intelligence de la vraie fin
de l'état, car c'est une loi du gouvernement divin du
monde, que quiconque s'arroge des droits étrangers sera
toujours incapable de reconnaître les siens propres et
ses obligations.
Mais cela ne veut pas dire que chaque état doive se
se retirer exclusivement dans son domaine propre et
limité autant que possible. Chaque élat doit plutôt,
et c'est la seconde chose que nous avons à dire, se mou-
voir sur le domaine de son activité particulière, de telle
sorte qu'il favorise toujours la grande totalité, et qu'en
l'état 329
tout cas, il ne lui devienne pas préjudiciable. L'état est
une partie du tout formé par l'humanité, et c'est préci-
sément une raison pour laquelle il a toujours des obli-
tions envers celle-ci, même là où son utilité propre est
en cause. Et il travaille pour le plus grand avantage de
cette dernière s'il sert sincèrement le grand tout. Celui
qui sert fidèlement quelqu'un qui est plus grand que lui,
se sert plutôt lui-même qu'il ne sert celui-là. Une poli-
tique qui sert exclusivement le particularisme, ou, pour
le dire plus justement, l'égoïsme ; une politique intéres-
rée, étroite, porte beaucoup moins de préjudice à la to-
talité à laquelle elle refuse l'accomplissement de quel-
ques devoirs, que d'autres peuvent peut-être facilement
remplacer, qu'à sa propre cause, qu'elle prive ainsi du
soutien autrement appréciable de l'ensemble.
A ces deux devoirs de l'état relatifs à ce qui est en
dehors de lui et au-dessus de lui, répondent deux obli-
gations envers ce qui est en lui et au-dessous de lui. En
d'autres termes troisièmement, l'état ne doit jamais per-
dre de vue que ses membres individuels ne sont pas là
à cause de lui, mais que c'est lui qui existe par eux et
pour eux. Sans doute ceci semble être une douce héré-
sie aux oreilles de notre génération, car on regarde
comme un titre de gloire pour l'état moderne d'avoir
pénétré tous les individus, et de les avoir abaissés eux
et leur activité au rang d'instruments serviles(l ). On ne
recule même pas devant cette exigence que l'état doit
être armé d'un pouvoir excessif en face duquel la puis-
sance de chaque volonté individuelle ne compte pour
ainsi dire pas (2), et qu'il doit imposer aux peuples des
lois inflexibles, une discipline de fer, jusqu'à ce qu'ils
admettent ce lourd fardeau comme naturel et néces-
saire (3). Nous sommes obligés de protester là contre
(1) J. G. Fichte, Gnindzi'uje des {/cgemvœrtigen Zeitalters, 14 et \:\
Vorl. (G. W. vu, 210, 227).
(2) Id. Grundlarje des Naturrechtes, ^ 16, HI. d. {(i. \^ . III, lo3).
(3) Lassoii, Rechtsphilosophie, 338.
330 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
au nom de l'état et de rhumanité. L'état ne doit pas être
un état d'esclaves, pour ne pas dire une étable où sont
parqués des êtres sans raison ; et ses sujets ne doivent
pas être rabaissés au rang d'animaux. Chacun de ses
membres est un être libre, indépendant^ personnel, qui
ne disparaît pas dans l'état avec toute son existence.
Par là même que quelqu'un devient citoyen, il ne cesse
pas d'être homme, il est homme et homme il reste. De
plus, il reste chrétien, et il a le droit et le devoir de vivre
comme chrétien. Aux sujets de l'état aussi s'applique la
loi d'un être plus élevé, loi en vertu de laquelle ils doi-
vent poursuivre une fin allant au delà de ses étroites li-
mites. L'état ne peut les dispenser de rendre compte de
leurs actions à une puissance plus élevée, à un juge di-
vin incorruptible. Rien ne l'autorise à violer le droit, la
raison, la liberté, la conscience de ses sujets, ou de
mettre en danger leur sort éternel. Sous ce rapport,
nous espérons pour l'honneur de l'état et de l'humanité
qu'on ^'en tiendra au droit germanique chrétien : l'hom-
me est à Dieu et non à l'empereur (1). Les gens sont à
Dieu, et l'intérêt à l'empereur (2). L'empereur même
n'a pas de droit sur le corps de l'homme (3). L'état doit
veiller à la paix, a la tranquillité intérieure, à la sécu-
rité extérieure du tout, mais de telle sorte que chaque
individu y trouve son compte avec tous ses droits et tous
ses devoirs.
Mais comme l'individu ne trouve pas dans l'état sa-
tisfaction à toutes ses exigences, il s'ensuit pour l'état
un quatrième devoir. Il y a des intérêts que nous réali-
sons seulement ou par l'humanité tout entière, ou par
l'association de gens qui unissent leurs forces et leur
expérience pour une fin particulière. C'est pourquoi,
sous aucun prétexte, l'état ne doit être un obstacle à ces
associations que les hommes contractent, soit par im-
pulsion libre, soit par suite d'une loi naturelle et sur-
(1) Graf und Dietherr, Deutsche Recfitssjirichw 43, (2, 455).
(2) Ibid. loc. cit., 40 (2. 105). — (3) Ibid. 340 (7, 375).
l'état 331
naturelle, pour satisfaire à des nécessités matérielles,
pour combler leurs besoins de civilisation, ou pratiquer
leurs devoirs religieux. La famille, la société, avec tous
leurs membres isolés, et comme c'est tout naturel l'E-
glise, ont, malgré les droits de l'état, un droit inviolable
à exciter et à déployer leur activité pour atteindre leurs
fins. Un état qui ne respecte pas ces droits méprise son
propre droit. Malgré toutes les limites qui l'entourent,
l'état peut et doit accorder la liberté complète à cha-
cune de ses parties individuelles et à tout pouvoir qui
poursuit au dedans de lui des fins propres autorisées (1).
On peut bien dire que la transgression de cette loi fon-
damentale de l'état offre toujours les motifs les plus
graves de rendre sa situation suspecte. On n'attaque des
droits étrangers que lorsqu'on n'est pas sûr des siens,
ou qu'on les a perdus. Déjà chez les anciens, la centra-
lisation excessive, l'immixtion en tout, étaient considé-
rées comme le signe le plus certain que la vie intérieure
de l'état était vermoulue et pourrie (2), et l'histoire en
fait foi. Plus la vie de l'état décline, plus celui-ci cher-
che à être tout et à tout absorber en lui. Les lois aug-
mentent alors dans une quantité effrayante. L'état s'oc-
cupe de tout. Ce qui n'est pas expressément ordonné est,
comme dans le pharisaïsme, considéré comme punissa-
ble. Les hommes deviennent des machines. La faiblesse
de l'état se manifeste d'une manière très évidente en ce
qu'il faut tout commander, même les choses les plus in-
signifiantes, en ce que plus rien ne prospère librement,
naturellement, par l'intérieur,c'est-à'dire ne peut pros-
pérer (3).
Tel est l'enseignement d'état donné parle droit natu- s.-iatA-
. ,, - • , che qae le
rel et parle Christianisme. On peut, si 1 on veut, rejoier chmiianisme
r ^ 11* '» t availa accom-
la conception chrétienne qu'en dehors de lui aucun état p^r^^^^e^^^^^^^^^
(1) Aristot., Polit., 5, 2, 7.
(2) Aristot., Polit., 2, 2 (5), 7, 9.
(3) Ibid., 6, 4 (6), 2. Cf , AiUhent. coll., 4, tit. 7, nov. 28, praet .
Noniii verborum multitudine, sed in vero et jiisto rerum elleclu
robur imperii collocaiidum est.
332 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
ne peut exister ; il ne sera pas nécessaire de la défendre
après tout ce que nous venons de dire. Non ! nous ne
voulons pas justifier la religion du Seigneur, mais nous
voulons dire, à sa gloire, que c'est elle qui la première
a ramené l'état à son droit naturel, a rendu dans son
sein la vie supportable et même agréable à l'homme, et
lui a fait retrouver ainsi sa véritable santé et sa vraie
force intérieure.
Le grand défaut de l'ancien état était le manque de vie
intérieure indépendante. Tous ses sujets, avec tout ce
qu'ils étaient, ce qu'ils pouvaient, ce qu'ils possédaient,
étaient astreints sans réserve et même asservis à l'état.
D'après nos idées, l'individu payait la splendeur et la
puissance de l'ensemble par un asservissement intolé-
rable. A Sparte, d'après l'expression de Plutarque (1 ), il
n'était permis à personne, d'organiser sa vie à sa propre
guise ; mais on prescrivait à chacun ce qu'il devait man-
ger et boire, chaque pas qu'il devait faire, comme s'il
se fut agi de soldats en campagne. Et personne ne pen-
sait qu'il s'appartenait ; mais chacun se considérait
comme la chose de l'état.
Il n'en était pas autrement non plus dans cette Athè-
nes tant vantée pour sa vie intellectuelle. «Vous ne vous
appartenez pas à vous-mêmes, et vous avez encore bien
moins le droit de considérer votre possession comme
votre propriété, car tout appartient à l'état (2) », est-il
dit aussi à l'athénien, et cela non par un tyran, ou par
un conquérant, mais parle philosophe Platon. Socrate
lui-même n'hésite pas un instant à prôner le principe
de l'absolutisme le plus radical. « Ce que l'état ordonne,
enseigne-t-il, est juste ; juste est celui qui fait la volonté
de l'état (3). C'est tout à fait la parole de Hegel : « Ce qui
est raisonnable est réel, et ce qui est réel est raisonna-
ble(4).C'estexactementcequ'enseignaitMarc-Aurèle(5).
(1) Plutarch., Lycurg., 24, 1. — (2) Plato., Leg., 11, p. 923 sq. a.
(3) Xenophon, Mcmorab., 4,4, 12 sq., 6, 6.
(4) Hegel, Philosophie des Rechtes. Vorrcde (G. W. VIII, 17).
(5) Marc-Aurel., 4, 10.
l'état 333
Nous pouvons bien dire que tel a été le principe gé-
néral de l'antiquité. On peut se figurer ce que devait être
la vie de Tétat en pareilles circonstances. 11 n'était ques-
tion ni de la conscience, ni de la liberté. L'état exigeait-il
d'un citoyen seulement un liard de plus qu'il ne pou-
vait payer ? Alors, la punition était la prison, la dé-
chéance de son honneur, la confiscation de sa fortune (1).
Quand il est question de l'état, on ne peut évidemment
pas parler de la classe qui était de beaucoup la plus
nombreuse, les esclaves. Le maître pouvait tout se per-
mettre envers eux (2). Qu'était-ce alors pour l'état? On
ne pouvait pas seulement les appeler une de ses parties.
Ils n'étaient que des choses.
Pour eux, il n'y avait point de droit, point de cons-
cience, point de nom (3). Voilà quelle était la situation
dans ces curieux soi-disant états libres de l'antiquité.
Nous ne serons pas surpris de ce que l'histoire nous
raconte sur l'époque impériale de Rome. L'idée d'étaf
païen s'était alors développée dans toute sa logique, et
prouva même au plus confiant, qu'à côté d'elle, il ne
peut rien exister de ce qui rappelle la lihertéet l'indé-
pendance. Sans doute on parlait et on parle toujours de
l'organisation et de la justice grandioses de l'Empire ro-
main^ mais dit Aulu-Gelle : « autres sont les paroles et
autre estlaréalité(4) ». ïlarrivaque la majorité des hom-
mes ne voulut plus se charger du fardeau de la vie, pour
laquelle ils ne trouvaient ni protection, ni moyens, et
que les richesses ne furent plus une garantie du droite!
de la vie pour le petit nombre des richissimes qui les
possédaient.
En face de cette situation, il n'était pas suffisant que
le christianisme dirigeât seulement en haut les regards
des hommes. Au premier moment, ce fut de quelque
(1) Aiidocides, De myster., 73. — Isocrates, Panalhcn., tO.
(2) Seneca, Clément., 1, d8, 2.
(3) Cf. n vol., conf. Xm, 9 ; HI vol., conf. IV, 2.
(4) Aulus Gellius, 16, 13.
334 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
utilité^ quand il releva rhumanité foulée aux pieds par
la perspective consolante d'une récompense éternelle
dans un monde meilleur, et lui facilita le devoir de l'o-
béissance rendue si difficile envers un tel pouvoir, en lui
indiquant Dieu comme celui à qui la soumission se rap-
portait. Mais ceci ne pouvait suffire longtemps. Il fallait
créer dans la vie d'état des situations plus dignes de
l'homme. Après avoir vivifié dans chaque individu le
besoin de liberté, et la conscience de l'indépendance
personnelle, le christianisme devait aussi transformer
la vie publique de telle sorte que chaque personnalité et
chaque association plus étroite autorisée, y trouvât une
impulsion libre et indépendante, et que tous les mem-
bres aient leur part au développement de l'ensemble,
sans toutefois nuire à ce dernier (1 ). Souvent on dit que
la question fut résolue grâce à la pénétration des Ger-
mains dans l'Empire romain. Or ce nouvel élément n'é-
tait bon qu'à créer un nouveau danger pour la vie d'é-
tat. Dans l'état antique, le pouvoir et l'ensemble sont
tout, l'individu n'est rien. L'esprit germain ne sait en-
core rien de l'état, et ne tolère pas une absoption de
l'individu par le tout, ou seulement la prédominance
d'un pouvoir quelconque (2). Le plus grand danger pour
la vie d'état germanique consiste toujours en ce que
l'instinct d'indépendance de l'individu dissout l'unité
du tout. L'Allemand sert le grand tout par conviction,
mais seulement à cause de l'indépendance de l'individu.
Et précisément là où l'état élève des prétentions trop
grandes, comme un géant, il se sent pris du désir de
{]) Cf. Thomas, 1, 2, q. 105, a. 1.
(2) Cœsar, Bell. galL, VI, 23. Tacit., Annal., XIII, 54 (in quantum
Germani regnantur). Gregor. Tur., H. Franc, IV, 14; VII, 8; VIII.
30 ; IX, 3. En particulier Tacit., German., VII. Les seuls Germains
qui tole'raient un pouvoir et une domination étaient les Goths, et ils
e'taient encore bien loin d'être la perfection du genre. Tacit., Ger-
man., XLIII. Cf. Waitz, Deutsche Verfassungsgesch., (2), II, 165 sq.Ar-
nold, Deutsche Urzelt, 33i sq.,357 sq. ZœpÛ, Deutsche Rechtsgescfi., (4),.
Il, 188. Schrœder, Deutsche Rechtsgesch., 19 sq., 114 sq. Cf. Graf und
Dietherr, Deutsche Rechtssprichw . , 486 (9, 13).
l'état 335
faire sauter l'édifice d'un coup d'épaule ou d'enfoncer
le sol d'un coup de pied, faits que les anciennes légen-
des héroïques nous racontent avec une véritable joie.
Donc, bien loin d'avoir enlevé sa tache au christianisme
sous ce rapport, les Germains ne firent que la doubler.
En face de ces deux maux, savoir une concentration
qui menace d'étouffer toute personnalité, et un subjecli-
visme à côté duquel l'ensemble pouvait arriver difficile-
ment jusqu'à son droit, il s'agissait d'harmoniser l'unité,
les droits particuliers, l'indépendance de tous les mem-
bres avec le dévouement à l'ensemble, la liberté de la
personne avec le respect de l'autorité, la solidité iné-
branlable de la conscience avec l'adhésion à la loi, Tac-
tion faite en esprit de sacrifice avec la docilité aux en-
seignements donnés et la limitation individuelle faite
par conviction personnelle, la fidélité au devoir et à
l'autorité avec l'exigence de la protection légale, la sou-
mission au pouvoiravec le désir que celui-ci reconnaisse
et accomplisse ses obligations envers le moindre de ses
sujets. Pour les hommes d'état et les jurisconsultes de
l'ancienne organisation, cette tâche leur s-emblait inso-
luble et en contradiction avec elle-même. Aussi n'ont-
ils tenté aucun effort pour la résoudre. Au contraire,
plus la science du droit se forma, plus l'idée d'état se
précisa, plus la pression vers le bas devint forte. Sous
ce rapport, les nouvelles vues chrétiennes passèrent sur
les hommes sans laisser de traces. La situation de Rome
à ses derniers temps, ou plutôt de Byzance, montrent une
oppression des communes allant toujours croissant. Les
charges deviennent plus lourdes, la liberté plus limitée,
les droits sont ramenés à une mesure plus petite que
sous Hadrien et sous Caracalla (J).
Il ne restait alors au christianisme qu'à intervenir
lui-même. Naturellement il n'a pas donné de lois dans
cette question qui no concernait pas sa tache propre.
(1) Rein bei Pauly, Real=i EncykL, II, 8S6 sq. V, 224 sq.
336 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
11 n'a pas publié non plus de programmes politiques
retentissants, dans le genre de ceux dont les anciens ont
dit : Ce sont des paroles qui ressemblent à la neige de
l'année dernière. 11 n'a pas soulevé non plus de savantes
discussions philosophiques ni de violents débats politi-
ques. Mais il s'est mis au travail pour résoudre la ques-
tion d'une manière pratique. Partout les évêques et .les
prêtres se sont levés comme défenseurs des communes
et des citoyens opprimés. Us furent attaqués, suspectés,
persécutés des milliers de fois comme des perturbateurs,
des tribuns ambitieux, mais tout cela ne les fit pas dé-
vier de leur voie ; et après de pénibles luttes, qui durè-
rent des siècles, le travail fut accompli, de telle sorte
que Tesprit chrétien qui l'avait fait put se présenter en
tout honneur à la face du monde, quoiqu'il y eut encore
beaucoup à faire pour l'achèvement définitif.
Au moyen âge, ce ne furent que corporations et asso-
ciations libres, libertés et privilèges. Un esprit de classe
sans pareil régnait à cette époque. Ces hommes jadis si
égoïstes sacrifiaient tout pour l'honneur et la prospérité
de la corporation, de la confrérie, de la commune, et,
dans chacune de ces petites sphères, quelque fermée et
disciplinée qu'elle fût, il se mouvait autant de caractè-
res indépendants, propres dans leur espèce, n'obéis-
sant qu'à leurs convictions, originaux, qu'il y vivait
d'hommes. Tous étaient enthousiastes pour leur liberté,
mais tous avaient aussi en vue la pensée au grand en-
semble commun auquel ils s'adjoignaient avec joie et
esprit de sacrifice, comme membres libres doués d'acti-
vité propre. Us donnaient tout pour la patrie. Commet-
tre une infidélité envers elle était pire pour eux que le
crime de Judas (2). Pour exprimer toute l'horreur qu'ils
avaient de la trahison, ils ont inventé ce proverbe : Le
(1) Kœrte, Sprichw. der DeuUchen (2), 8772.
(2) Kuonrât, Rolandslied, 6103. Dante lui aussi place au plus pro-
fond de l'enfer les traîtres envers la patrie et les traîtres envers Dieu.
Il n'y a pas lieu de s'étonner que la le'gislation allemande pensât de
même. V.Zœpfl, Deutsche liechtsgesch., (4), III, 373, 377, 417.
l'état 337
corbeau ne mange pas du traître (i ). Mourir pour la pa-
trie était pour eux une mort aussi belle et aussi expia-
toire que le martyre (2). Mais, à n'en pas douter, cette
patrie était la patrie chrétienne, le rempart de leur foi,
l'école de leur vie, l'alliée de leur religion, la patrie
dans laquelle ils avaient trouvé le bonheur. C'était le
christianisme vivant qui conciliait leur soif d'indépen-
dance avec le devoir de l'obéissance, qui leur enseignait
à faire de leurdévouementenversl'étatunvéritableculte
divin, mais qui compensaitaussi, par la libertéet le droit,
leur subordination à une direction unique et sévère.
D'autres temps sont venus depuis. Le monde a sus-
pecté et persécuté comme une ennemie de la liberté
celle qui a rétabli la liberté, et comme une puissance
destructive de l'obéissance celle qui a enseigné l'obéis-
sance, comme une puissance subversive de l'autorité
celle quia protégé l'autorité, et il l'a exclue de toute
intluence sur la vie publique. Qu'en est-il résulté pour
la liberté, l'obéissance, l'autorité? Chacun peut le cons-
tater. C'est peut-être par la comparaison entre l'histoire
des temps passés et des temps actuels que l'état, qui ne
peut exister sans ces trois soutiens, pourrait apprendre
où sont ses vrais amis, et où il peut espérer trouver le
plus sûrement aide et protection contre les dangers du
présent et de l'avenir.
(1) K(iirte, Sprichw. dcr Deutschen (2), 7862.
(2) Chanson de Roland, 1134. Kuonrât, RolandsUed, 78 sq. :]2:il sq.
;U09sq. On allait même jusqu'à nommer martyre, la mort des païens
qui tombaient en combattant pour la patrie {Chamon de Holand,
1638). Le peuple catholique du sud de la Bavière croit encore au-
jourd'hui que ceux qui meurent pour la patrie, vont tout droit au
ciel, comme les nouveaux baptise's et les martyrs. De fait, saint Tho-
mas (2, 2, q. 124, a. o, ad 3) dit qu'on pourrait l'aire de lamort i)our
la patrie un martyre, si on avait l'intention de la subir pour Dieu,
■et à plus forte raison si la guerre était une vraie guerre pour le
Christ (Supplem., q. 06 |07], a. 6, ad H). Cf. aux deux endroits
Sylvius, Soto in-4. d, 49, q. o, a. 2, concl. 4, ii ad h.TC tandem,
et en particulier Billuart, Tract, de fort., d. 1, a. 2, pet. I. Pour-
quoi le guerrier n'est-il pas appelé martyr? Ceci s'explique, parce
que mourir en combattant est incomparablement moindre que
pàtir et souffrir. Salmantic, Cursus thcolog., tr. 9, d. 3, n. 24; CL
n. 15.
9.— Oùré-
lat peut-il
trouveraide et
proteclion au-
jourd'hui?
\
VINGT-SIXIÈME CONFÉRENCE
LA FIN DE l'état.
1. Le droit public est inséparable des devoirs publics. — 2. L'e'tat a
une fin. — 3. La justice distributive favorise le bien privé. — 4.
Protection du bien privé total. — 5. L'état ne doit protéger qu'in-
directement le bien privé. — 6. La fin propre et immédiate de
l'état est la réalisation du bien commun. — 7. Détermination plus
précise de ce qui appartient au bien commun de l'état. — 8. Les
différentes conceptions de l'état. — 9. Idée qu'il faut se faire de
l'état.
_ La justice consiste en ce que chacun reçoive ce qui lui
rs?* inspira- ^^^ ^û. Cclui qui rcçoît quelque chose doit donner quel-|
plfbiics'^^^'^^'^ que chose en retour. Si on fait quelque chose pour quel-
qu'un, celui-ci doit alors accomplir quelque chose
comme compensation. Il faut qu'il y ait réciprocité dej
dons. La justice repose donc sur l'égalité (1), sinon sui
l'égalité mathématique, du moins sur l'égahté propor-
tionnelle (2). Là où il y a inégalité, il n'y a plus de doute]
qu'une injustice soit commise (3). Donc, celui qui sej
charge d'un droit, se charge aussi d'un devoir, car il n'
a pas de droit qui concède seulement un droit. Si quel-
qu'un veut faire de son droit un usage légitime, il doil
alors remplir ses obligations. Si celles-ci lui sont tro]
pénibles, il ne lui reste qu'un moyen de s'en dispenser,
c'est de renoncer à son droit, supposé qu'il le puiss(
sans causer un nouveau préjudice à d'autres. Cette con-
duite n'est certes pas un signe de courage, de constanc(
et de zèle pour la justice, mais elle est du moins ui
moyen d'éviter l'injustice. Or l'état doit être avant toul
le soutien et la réalisation de la justice. Chaque état^
(1) Aristot., Eth., 5, 3 (6), 3 ; Magna Mor., 1, 34, 9.
(2) Aristot., Eth., 5, 3 (6), 8, 12, 14.
(3) Aristot., Eth., 5, 3 (6), 3 ; Magna Mor., 1, 34, 5.
LA FIN DE l'état 339
comme disent les anciens, est une catégorie, une cer-
taine délimitation, de ce qui est juste (1). C'est telle-
ment dans sa nature, qu'il ne peut pas subsister long-
temps s'il s'éloigne du droit (2). Et comme il n'y a qu'une
seule justice, qu'un seul bien, la bonté (2), la prudence,
la force, la justice, bref la vertu de l'état ne peut être,
de sa nature, autre que celle de l'individu (4). Nous ne
pouvons donc pas parler autrement de la morale publi-
que que de la morale de l'individu, et nous ne pouvons
établir pour le droit public d'autres principes que pour
le droit privé.
S'il en est ainsi, des obligations reposent également
sur le droit d'état et sont unies à lui, comme elles le
sont à cbaque droit qu'un individu acquiert. Et ces
obligations ne se rapportent pas seulement à l'état lui-
même comme formant un tout, et parfois à d'autres
états, mais elles se rapportent aussi aux hommes en-
vers lesquels l'état possède des droits, car ils ne sont
pas créés à cause de lui, mais c'est lui qui est formé à
cause d'eux. Or, la fin pour laquelle un droit est ac-
cordé, est celle qui consiste à réaliser un bien auquel
conduit ce qui est juste, car le droit est toujours le
moyen, et il n'y a que le bien qui soit ce à quoi on as-
pire à cause de lui-même, par tout le reste (5). Par
conséquent, le devoir de prendre soin de ceux qui lui
sontsubordonnés est inséparable du droit public. En se
donnant comme usufruitier et exécuteur du droit pu-
blic, l'état contracte l'obligation de promouvoir le bien
de ses sujets. S'il ne veut pas admettre ceci, il doit se
démettre de l'administration du droit public, et, com-
me il est inséparable de celui-ci, il doit renoncer à exis-
ter lui-même.
Il est donc superQu de demander si l'état a une lin.
(1) Aristot, Eudem., 7, 0, d.
(2) Aristot., Eudem., 7, 13 (14), 2.
(3) Aristot., Eth., \, 2 (1), 8. _
(4) Aristot., Pol.,7, 1, 5. Thomas, Rec/. princ, i, lo.
(5) Aristot., Rhetor., i, 6, 2 sq.
■2. — l/eUt
a une tin.
340 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
S'il est porteur et exécuteur d'un droit, — il l'est et il
doit l'être, — il a aussi une tin, et c'est la fin qu'aie
droit. Si un homme bon et juste, si un élat bon et
juste doivent être jugés d'après les mêmes principes,
alors rhomme comme individu, et l'humanité comme
totalité, comme société ou comme état, ont une seule
et même fin (1).
Que penser alors si des jurisconsultes et des hommes
politiques prétendent que l'état n'a point de fin, et qu'il
vaudrait mieux n'en pas parler (2)? Pourquoi n'en par-
lerait-on pas? Cela signifierait-il que cette fin est si mal
remplie, qu'il vaudrait mieux la couvrir du voile de la
charité chrétienne ? Ou bien ne veut-on pas entrer en
discussion à ce sujet, parce qu'on comprend très bien
que si l'état a des fins à remplir, il a aussi des devoirs
dont il n'aime peut-être pas à enlendre parler?
Ce dernier cas est sans doute le vrai. La supposition
d'où provient cette tentative d'apaisement est on ne peut
plus juste. Oui , l'état a des devoirs parce qu'il a une
fin. 11 ne peut exister sans avoir une fin, car le crapaud
et le vers eux-mêmes ont une fin. Personne ne voudra
lui faire l'affront de dire de lui ce que Meusebach aimait
à dire d'un homme sans aveu : Il est allé parmi ceux qui
n'ont pas de fin. Et il ne peut pas être sa propre fin, du
moins pas pour ceux qui ne partagent pas l'opinion de
Hegel et du panthéisme, opinion d'après laquelle il est
comme le Dieu visible présent sur terre. Dieu seul est
sa propre fin. Donc s'il n'est pas lui-même sa fin, il a
une fin en dehors de lui et au-dessus de lui.
3.-Lajus- Cette fin, à commencer par ce qu'il y a de plus petit
tiîe Srise" ct dc plus prochc, — malhcureusement ce sur quoi on
len prive. ^^^^^ aussi Ic plus souvcut, — cstlc bicu dc chaque su-
jet. C'est seulement aux temps modernes qu'il était ré-
servé de nier ce principe. Kant l'a fait d'une manière
(1) Aristot., Polit., 7, 13 (15), J6.
(2) Lasson, Rechtspidl., 313.
LA FIN DE LÉTAT 341
assez catégorique (1). Mais voici que Lasson vient dire
avec autant de sang-froid que de brièveté : « Dans au-
cun cas l'état n'a le devoir de rendre les hommes heu-
reux (2) ».
Si c'est vraiment l'opinion et la pratique de l'état mo-
derne, il laisse de beaucoup derrière lui le despotisme
de l'état antique. Car, malgré le peu de soin que celui-
ci prit pour savoir ce qui faisait du bien ou du mal aux
hommes, il reconnaissait du moins que là où la vie ap-
portait des avantages ou imposait des fardeaux, les uns
et les autres devaient être également répartis (3). Cicé-
ron va même si loin qu'il impose comme devoir à ceux
qui doivent diriger les affaires de l'étal, de penser à la-
vantage des sujets, puisqu'ils ont leur charge non pour
leur propre utilité, mais pour l'utilité de ceux-là (4). Ces
paroles sont peu de chose, mais elles contiennent pour-
tant un pressentiment de la vérité. Celle-ci, l'ancien
monde ne pouvait jamais la comprendre complètement,
car l'idée qu'il se faisait de l'état ne laissait jamais émer-
ger la pensée de laquelle tout dépend, à savoir que l'é-
tat comme tel a aussi des devoirs envers les individus,
qu'en face de lui, chaque sujet, même le plus petit et le
plus faible, est libre avec sa personnalité indépendante,
et comme porteur de droits inaliénables ; que les mem-
bres de l'état peuvent s'unir entre eux, par leur propre
impulsion, sans son autorisation, pour la sauvegarde
et la consolidation de leurs droits. C'étaient là des doc-
trines qui sonnaient aux oreilles de l'ancien monde
comme autant d'hérésies criant vengeance vers le ciel.
Elles sonnent de même aux oreilles du monde moderne,
qui est presque descendu au-dessous des païens, en en-
seignant que l'état est la condition de toute morale,
qu'il est l'organisation morale sans laquelle l'homme ne
deviendra jamais homme, qu'il est seulement ce par
(1) Kant, Rechtslehre,^ ^1-^9.
(2) Lasson, RechtsphiL, 310.
(3) Aristot. Eth., o, 3 (6), 7. — (4) Cicero, O/'/ic, I, 25.
342 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
quoi l'individu devient une personne et une personne
morale (1).
Mais ce qui paraissait incompréhensible à l'antiquité,
et ce qui est devenu incompréhensible à l'esprit mo-
derne, la conception chrétienne de l'homme, du droit
et de l'état, l'a rendu parfaitement compréhensible, et
en a fait une doctrine régnante. Depuis cette époque,
il est dit : Le droit est pour tout le monde (2) ; rien au-
dessus de nous sans nous (3) ; charge égale ne casse les
reins à personne (4) ; le seigneur ne peut pas dépri-
mer son sujet; on ne peut me refuser ce à quoi j'ai
droit (5).
Se basant sur cette manière de penser, la théologie
et la jurisprudence donnèrent à l'idée de justice dïstri-
biit'wej une signification beaucoup plus étendue qu'elle
ne l'avait eue jusqu'à présent. Les anciens osaient seu-
lement inculquer aux personnes revêtues de l'autorité,
et aux personnes occupées des soins de l'administra-
tion, qu'elles devaient égaliser les charges et les avanta-
ges. Mais en cela aussi le Christianisme a rétabli le droit
naturel, en concevant dans un sens plus large la justice
distribu tive, c'est-à-dire comme justice qui assigne à
chacun ce qui lui revient, en imposant secondement, en
conscience, le devoir ainsi élargi, non seulement aux
personnes revêtues de l'autorité, mais à la totalité, et
troisièmement, en plaçant comme contrepoids la jus-
tice distributive à côté de la justice légale, c'est-à-dire
des obligations des sujets envers la communauté. Avec
cela était admis le vrai principe que, dans la vie publi-
que aussi, les droits et les devoirs s'équilibrent, que ce
n'est plus seulement la totalité qui possède des droits,
mais aussi l'individu en face d'elle, de même qu'il n'y a
pas seulement le subordonné qui a des devoirs envers
(1) Trendelenburg, Naturrecht, 286.
(2) Graf und Dietherr, Rechtssjorichw., 1, 44.
(3) Ibid., 9, 101. — (4) Ibid., 9, 60. — (5) Tbid., 11, 48, 42.
I
LA FIN DE LETAT 3I3
l'état, mais que celui-ci aussi en a envers chacun mê-
me envers ses sujets les moins importants
C'est alors seulement qu'on put réellement parler de
justice, c est-à-dire d'égalité, ou au moins de propor-
tion. A partir de ce moment, chacun put accomplir avec
tjoie ses sacrifices pour la totalité, parce qu'il savait que
celle-ci disposerait ses exigences envers le tout et ses
entreprises en prenant son bien en considération C'est
ainsi que les avantages qu'il tirait de son dévouement
envers 1 ensemble répondaient aux charges qu'il sup-
portait pour cela. Par là, le droit public perdit le carac-
tère du Moloch ou du Fatum inexorable qu'il avait
toujours porté dans l'antiquité ; il devint humain mi-
séricordieux (1), et, comme dit le moyen âge, plus mi-
séricordieux (2) que les hommes eux-mêmes. Ainsi se
vérifia le principe que l'homme n'est pas ici-bas pour
le droit, mais le droit pour l'homme (3). A partir de ce
moment-là seulement, l'homme fut établi comme cen-
tre de la société, sans que celle-ci fût lésée dans ses
droits.
Nous devons faire ici deux remarques pour que ce ,-,..„
que nous venons de dire ne soit pas mal interprété. On '^ét^l
a cru pouvoir décharger l'état de toutes les considéra-
tions eu vue du bien privé, par ces mots, que c'est un
grossier eudémonisme, si on exige de lui de rendre les
hommes heureux. En général, un bien-être extérieur ne
rend personne heureux. Pour un cœur noble, la liberté
de la propre activité est un bien beaucoup plus désirable.
Non seulement c'est exact, mais c'est trop peu dire.
Nous connaissons encore d'autres choses sans lesquelles
personne ne peut être heureux, des choses qui, pour
nous, sont des biens au-dessus de tout bien : la vérité,
la foi, la morale, la fidélité à la conscience et la pureté
iu cœur. Or c'est précisément pour cette raison que ja-
nais on n'eût imaginé que quelqu'un pût comprendre le
(1) Graf und Dietherr, ReclUssprichw., 7, 598.
(•2) Ibid., 7, 619. — (3) Dig., 1, 5, 2.
4.- PriHcc-
tron du bien
344 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
mot de bien privé seulement des biens extérieurs. Ce
qui ne veut pas dire toutefois que ces biens en doivent
être exclus. Nous désirons beaucoup que les hommes
d'état et les chefs d'état réfléchissent un peu que la faim
ne contribue pas précisément au bien de leurs sembla-
bles. Quand même la poule au pot n'est pas absolument
nécessaire à la prospérité du peuple, nous devons pour-
tant dire que, dans l'état où les citoyens ne peuvent
guère mettre que des pommes de terre sur leur table le
dimanche, on ne s'est pas suffisamment occupé du bien-
être des sujets. A côté de cela, nous savons très bien
que, même dans le pays de cocagne des socialistes, le
bien des hommes irait très mal, si les véritables biens de
la vie, la justice, la charité, la moralité, la modération,
la patience, la modestie, la piété et la religion ne domi-j
naient pas dans tous les cœurs. De là provient précisé-
ment notre demande, que, pour suffire à sa tâche, 1 etatj
doit contribuer à favoriser ces moyens.
Nous ajoutons qu'il doit contribuer en ce qui dépend]
de lui à rendre les hommes heureux, et non pas qu'il
doive nécessairement rendre les hommes heureux. ïl
n'y a que l'absolutiste d'état et le socialiste qui récla-l
ment cela de lui. Pour nous, il suffit qu'il fasse dispa-J
raître les écueils que les hommes ne sont pas en état
d'éviter eux-mêmes dans leur course vers le bonheur, etj
que, par sa législation et sa puissance, il leur accordei
une protection sans laquelle ils ne peuvent réaliser leurs'
désirs légitimes. Le Panthéisme despotique de Hegel et
de Strauss dit sans doute que c'est impossible, carie
développement de l'esprit humain dans l'histoire, et la
marche de la grosse machine de fer rendent vaine toute
tentative d'intervention. Le libéralisme panthéistique
de Darwin, de Herbert Spencer et de toute l'histoire de
la civilisation évolutionniste, prêche le laisser-aller et
la non-intervention^ car ce qui fait la consolation de
l'homme heureux, qui reste le plus habile dans la lutte
pour l'existence, c'est précisément de pouvoir s'admirer
LA FIN DE l'état 345
ensuite comme un homme qui s'est fait lui-même. Mais
si notre civilisation ne veut pas voir se réaliser ces rê-
veries d'une lutte de tous contre tous, qui remonte aux
temps les plus reculés et préhistoriques, l'état doit orga-
niser cela lui-même^ y remédier môme dans la vie de
droit privé, et soutenir le droit, la morale et la religion
par son influence.
Donc en second lieu, il ne peut être question que l'u- 5. -Léiai
1 « 1 • • 1 . A 1 ^ f> r t i • i f^e doit prolc-
nique ou seulement la principale tache del état, consiste geiqu-indirec-
, , 1 1 • •Il , p • • ' temeotlehicn
a s occuper du bien privé. 11 est tout a tait incompre- privé.
hensible comment Macaulay, qui d'ailleurs ne manque
pas de coup d'œil politique, a pu prétendre que le défaut
dans la politique des anciens et de Machiavel, a consisté
à méconnaître la véritable tâche de la législation de la
société, c'est-à-dire la tâche d'augmenter le bonheur
privé. Nous voulons bien croire que ce soit le dégoût du
despotisme et du libéralisme, ainsi que son sentiment
naturel pour l'humanité et la justice qui lui aient inspiré
cette exagération, mais à coup sur c'en est une, une
grande et une nuisible.
Une exagération qu'il faut rejeter avec non moins de
décision, est l'enseignement du prétendu état constitu-
tionnel que Kant et Guillaume de Humboldt ont mis sous
la forme qui est devenue un des principes favoris du li-
béralisme. Seulement, c'est une exagération dans le sens
opposé. D'après elle, l'état n'aurait pas d'autre tâche en-
vers les individus elle droit privé, que d'être toujours
en mesure de protéger le droit, afin que les sujets sa-
chent où ils doivent avoir recours s'ils ne peuvent plus
s'aider eux-mêmes en aucune manière. Mais à part cela,
la vie et les relations de ses sujets ne le touchent pas le
moins du monde. 11 ne s'inquiète pas s'ils pratiquent la.
justice ou l'injustice entre eux, pas plus qu'il n'a souci
des relations entre capital et travail. Usure, mariage,
divorce, immoralité publique, religion et troubles dans
l'exercice de la rehgion, les hommes peuvent s'en ar-
ranger entre eux comme ils veulent et comme ils peu-
346 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
vent, pour lui il ne s'en inquiète pas, à moins qu'ils en
appellent expressément à sa médiation, et même alors,
il n'interviendrait qu'autant qu'un droit bien déterminé
de l'individu serait violé.
Comme toujours, la vérité est au milieu. Macaulay a
raison de dire que l'état doit s'occuper de toutes ces
questions. Guillaume de Humboldt a parlé juste quand
il a dit que l'état n'a pas pour tâche particulière de s'oc-
cuper des affaires de droit privé. Sa sphère d'action pro-
pre embrasse le domaine du droit public. Ce que celui-ci
comprend lui incombe directement et exclusivement.
Il doit s'occuper de tout cela, en vertu de sa charge, sans
qu'il se fasse prier ou appeler. Mais tout ce qui appar-
tient au droit privé est du ressort des personnes privées
ou des associations sociales plus étroites que celles-ci
forment entre elles. Jamais Fétat n'a sujet de se mêler
de ses affaires en vertu de son droit propre. Mais, par
voie accessoire, ou comme représentant des intéressés^
il doit s'en occuper, soit qu'ils l'en prient, soit qu'il in-
tervienne lui-même pour eux, parce qu'ils ne peuvent
pas faire valoir leurs droits, et afin qu'ils ne soient pas
exposés à les perdre complètement. Non seulement il a
le pouvoir d'agir ainsi, mais il en a aussi le devoir, puis-
que, comme protecteur suprême de tous les droits sur
terre, il a également mission de protéger les droits pri-
vés.
6. -Lafin Nous crovous inutilc d'insister sur ce que, par sa
propre et im- i» r»
médiate de l'é- naturc, 1 état a une fin plus élevée et plus vaste que celle
tat est la réa- , *■ *■ ;* ,
lisatioa du de dispenser chaque individu de sa propre activité, ou
bien commun. r ^ r r '^
même de pratiquer à sa place la morale et la religion.
La fin propre et dernière de l'état ne peut être autre
cliose que ce qui donne lieu à sa formation et rend né-
cessaires tous les grands efforts et tous les sacrifices qui
y sont joints.
Par conséquent, la fin principale de l'état ne peut pas
être quelque chose qui soit exclusivement dans la nature,
comme l'instinct du bien-être ; elle ne peut pas être non
LA FIN DE l'état 347
plus quelque chose de si général, qu'elle appartienne
aux hommes comme totalité : elle n'est donc pas la réa-
lisation delà fin commune de l'humanité ou du royaume
de Dieu. Un état particulier, plus étroit, n'était pas né-
cessaire pour cela. En se fractionnant en états, le
genre humain déclare à priori que ceux-ci sont seule-
ment des moyens pour atteindre la destinée terrestre et
^ supra-terrestre, la réalisation de la vraie humanité et
de la véritable culture, et enfin l'établissement du royau-
me de Dieu. Par là, tous les intérêts purement humains
et surhumains: instruction, culture, civilisation, hu-
manité, religion, sont exclus de la fin immédiate de Té-
^ tat. Ils ont une étendue beaucoup plus grande que celui-
ci qui leur est subordonné, et calculé pour les exécuter.
Cependant, on ne peut pas dire qu'il n'a pas à s'en oc-
cuper. Ils le touchent aussi, et cela de telle sorte qu'il
n'est pas laissé à son bon plaisir de vouloir les favoriser,^
mais qu'il viole son devoir s'il s'y dérobe ou s'y oppose.
Ces fins vont en effet bien au delà de 1 état. Unie à elles
la fin de l'état devient un moyen, comme la fin de la
création de l'armée, ou de l'administration de la jus-
tice, le sont par rapport à lui.
Donc, comme nous ne pouvons bien apprécier l'état
qu'en envisageant sa situation dans le cadre de l'huma-
nité tout entière, et dans son union avec les droits delà
personnalité, de même l'évidence des fins de l'état dé-
pend de ce qu'on ne confonde pas les fins générales de
l'humanité avec celles de l'homme comme personne
privée, ou, par suite avec celles des associations lihres
contractées par lui.
Si nous séparons donc ces deux domaines complète-
ment différents, il n'est plus difficile de voir clair dans
notre question. La fin de l'état comprend tout ce que
l'homme ne peut atteindre ni par lui seul, ni par son
adjonction à une association privée dans le but de pour-
suivre des tâches générales humaines et surnaturelles,
3ar conséquent l'établissement d'une situation égale et
•^4-8 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
commune, dans laquelle un certain nombre d'hommes
cherchent à réaliser les obligations publiques de l'hu-
manité, par des institutions et des moyens propres à
eux, et à garantir leur accomplissement contre les trou-
bles, institutions telles qu'elles résultent des rapports
plus étroits de la communauté des hommes en ques-
tion, institutions qui sont calculées pour que tous ceux
qui y participent puissent accomplir, en commun et
également, les mêmes obligations et les mêmes vues (1).
C'est le résumé de ce que l'antiquité et le moyen âge
entendaient par l'expression si souvent répétée par eux :
bonum commune. Saint Thomas d'Aquin, pour nous
arrêter un instant à lui, distingue très exactement entre
le bien de l'individu, le bonum pr'watiim (2), et le bien
de la totalité, le bonum commune publicum, que souvent
aussi il appelle simplement bonum commune (3). 11 ne
dit pas seulement que le bien commun passe avant le
bien privé (4), mais qu'il se distingue de ce dernier
d'une manière aussi essentielle que le droit public sej
distingue du droit privé (5). C'est pourquoi, il ne traite
jamais une question du droit d'état sans la rapporter
au bien commun, et y répondre difîéremment selon;]
qu'elle le favorise ou lui fait obstacle. C'est par consi-j
dération pour celui-ci, enseigne-t-il, que les individus!
doivent faire leurs sacrifices et user de leurs droits, que
l'autorité doit exercer son pouvoir. Selon qu'une loi est]
calculée ou non d'après lui, elle doit être considérée]
comme juste ou injuste. Il en est de même des impôts.
(1) Cf. Thomas, 1, 2, q. 90, a. 2.
(2) Aussi bonum unius singularis personœ, salus privata, félicitas)
privata, bonum singulare, particulare, bonaparticularia: par exem-
ple 2, 2, q. 58, a. 7.
(3) Aussi bonum commune multorum (Reg. princ, 1, 1), bonumj
commune multitudinis (2, 2, q. 58, a. 6, arg. 3), bonum multitudi-
nis (Reg. princ, 1, 9 ; 1, 2, q. 96, a. 3), bonum totius (2, 2, q. 58, a.|
6, arg. 4), bonum commune civitatis (1, 2, q. 95, a. 4), communis
utilitas (1, 2,q. 97, a. 2), communis salus (iô/d.), commodum mul-,
titudinis (1, 2, q. 97, a. 4).
(4) Thomas, 2, 2, q. 43, a. 1. — (5) Id., 2, 2, q. 58, a. 7, ad 2.
LA FIN DE l'état ;]49
et autres charges publiques. Le chef du pouvoir qui a
égard au bien commun est pour lui un prince légitime ;
celui qui abuse de sa puissance publique pour fevoriser
son bien privé et causer du dommage à la communauté,
est un tyran (1).
Si donc, le bien commun résulte de toutes ces insti- ^.-Déier-
inioaiion plus
tutions et prescriptions extérieures par lesquelles Thu- ^îfa'^ttin^
manité doit accomplir sa tâche générale, à l'intérieur mundTS'.
d'un certain cercle, il ne peut y avoir de doute sur ce
que cette idée comprend. La destinée commune du
genre humain est l'accomplissement de ses fins mora-
les, par conséquent la morale publique. Réaliser celle-
ci n'est donc pas la tache directe de l'état, car elle est
de beaucoup hors de sa compétence. Mais son devoir
est de procurer, d'ordonner et d'assurer les moyens ex-
térieurs par lesquels ses sujets peuvent être aidés et
soutenus dans l'accomphssement de leur tâche commu.-
ne (2). Or, ces moyens extérieurs consistent dans les
mesures et les prescriptions publiques qui sont propres
à favoriser la morale publique;, et à préserver le bien
commun de troubles (3).
Le devoir prochain et proprement dit de l'état est
donc d'étabhr et de protéger l'ordre de droit public, et
de prendre à l'intérieur des mesures politiques telles,
que ses sujets puissent travailler sans obstacle à la réa-
lisation de la tâche morale qui leur est commune avec
tous les hommes. Personne ne niera que, par sa nature,
l'état est destiné avant tout à sauvegarder le droit (4).
Si nous blâmons la conception de l'état comme simple
protecteur du droit, ce n'est pas que ce mot contienne
quelque chose qui ne sied pas à l'état, mais c'est pour
deux motifs, et parce que ceci a l'air d'attribuer à l'état
(1) Thomas, 2, 2, q. 42, a. 2, ad 3.
(2) Aristot., Polit., 3, 5 (9), 11, 13, 14. Thomas, licg. prin>\ 1, 25.
Oontzen, Polit., 2, 3 sq.
(3) Thomas, 1, 2, q. 96, a. 1, 2, 3 ; q. 92, a. 1.
(4) Aegid. a Columiia, Reg. princ, 3, 1, 4.
350 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
une fin purement négative, et parce que cette fin est
conçue d'une manière trop étroite.
L'état ne doit pas seulement empêcher la violation du
droit, il doit aussi favoriser le droit par son activité, et
aller encore plus loin, c'est-à-dire qu'il doit cultiver le
droit de telle sorte qu'il devienne un moyen pour at-
teindre des fins plus élevées. L'organisation publique du
droit doit toujours s'adapter aux besoins de l'état, du
temps, des circonstances ; mais elle doit en même temps
servir de moyen apte à consolider la morale publique,
et réaliser les tâches les plus élevées de l'humanité.
11 résulte de ceci que l'état doit accomplir sa tâche la
plus prochaine, qui est l'établissement d'une organisa-
tion de droit public, d'un côté en la subordonnant aux
fins humaines et surhumaines de l'humanité, mais d'un
autre côté en ayant recours, de bien des façons, à d'au-
tres moyens qui appartiennent à des sphères qui lui
sont subordonnées ou supérieures, pour accomplir sa
tâche telle que sa situation dans le grand ensemble le
lui impose. Pour accomplir sa fin principale, il doit donc
s'occuper, selon les circonstances, tout aussi bien de^
favoriser la formation de l'esprit et toute espèce de cul-
ture, qu'il doit veiller à favoriser la vie d'acquisition etj
de relation, de même que la morale et la religion. Mai;
il doit agir ainsi seulement pour leur prêter secours, oui
en tant qu'il en a besoin comme moyens destinés à lui
faciliter l'accomplissement de ses devoirs essentiels. Parj
contre, il n'a pas plus le droit de s'approprier exclusive-
ment ces domaines, qu'il n'a le droit de s'emparer du]
droit privé. Tant que les individus peuvent se tirer d'af-
faire en poursuivant ces dernières fins, il n'a pas le droitj
de s'imposer à eux et de leur créer des obstacles. De!
même, il n'a jamais le droit de revendiquer ces sphères
qui sont de l'humanité tout entière, et hors de sa com-^
pétence, pour en faire sa propre sphère. Ce qu'il ne'
possède pas en vertu de son droit propre, il ne peut
l'extorquer à ceux qui le possèdent et l'exercent juste-j
LA FIN DE l'état 35 j
ment. Il peut eUloit les soutenir, surtout quand il s'a<^it
de fins comme celles que nous venons de ciler fins cmi
le dépassent, fins que lui-même doit poursuivre mais
par d'autres moyens, fins qui par conséquent ne peu-
vent être accomplies par lui, comme par d'autres sujets
du droit, que si tous ils aspirent à la même fin d'un
commun accord, chacun dans leur domaine particulier,
et en se soutenant mutuellement.
Relativement à l'étendue de ce qui appartient essen-
tiellement aux fins de l'état, une limitation est donc né-
cessaire. Elles comprennent seulement des tâches exté-
rieures, non des tâches idéales et purement intérieures,
comme la religion, la morale privée, la famille, la cul-
ture, la science, l'éducation ; seulement des tâ'ches de
droit public, et non des tâches de droit privé purement
personnelles, comme ce qui concerne la conscience
rhonneur, la liberté, le travail, la fortune; seulement
les tâchesnécessaires et exigibles, quiincombentcomme
devoirs à tous les membres de la société, non des tâches
libres comme la famille et les associations, quoique par
suite de leur importance dans la vie publique, ces der-
niers donnent davantage sujet à l'intervention de l'état.
A l'intérieur, il est par contre très désirable que, sans
se faire prier longtemps, et sans se laisser intimider par
les clameurs de l'opinion publique, l'état déploie une
grande vigueur pour sauvegarder et les droits qui sont
de son ressort immédiat, c'est-à-dire les droits publics,
et les droits qu'il fait entrer seulement d'une manière
indirecte et par voie auxiliaire dans le domaine de son
activité, comme la protection qu'il accorde à la religion
et à la morale, comme son rôle effectif dans les ques-
tions sociales.
D'après ce que nous venons de dire, il n'est pas d'iïri- s. - Les
cile de se former une juste conception de l'état (i). Si cot'epSde
(1) V. les différents points de vue dans Zœpfl, Deutschcs Staats-
recht, (o) I, 42 sq. Jarcke, Prlndpienfragen, 320 sq. Iloltzendorff,
Principien der Politik, 183 sq., 344. En particulier U aller, IHc^taura-
tion der Staatswissenschaft, (2) I, 403 sq.
,
352 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
l'on tient compte des réserves et des élargissements que
nous avons faits tout à l'heure à cette notion, nous n'a-
vons rienà objecter contre l'expression fT état protecteur
du droit. Mais comme à l'heure actuelle, cette dénomina-
tion jouit d'une mauvaise réputation nous préférerions
lui donner le nom d'état de justice. Les hommes forment
des alliances en vue de la paix (1) et de la tranquilli-
té (2) ; mais par le mot paix, il ne faut pas penser im-
médiatement, ou du moins principalement^ à se défen-
dre contre des agressions extérieures. C'est la dernière
chose qui doive attirer l'attention ; il ne faut y penser
que dans le cas d'extrême nécessité, et dans des circons-
tances exceptionnelles. C'est de mauvaise augure pour
notre état que par le mot /;«?>, nous ne puissions nous
représenter une autre situation que celle où, l'épée à la
main, nous retenons l'épée de l'ennemi dans le four-
reau. Or, la paix est quelque chose d'intérieur. Elle n'est
pas quelque chose de négatif; elle ne consiste pas dans
la vigilance à repousser l'ennemi ; mais elle est quelque
chose de positif : elle est un bien vrai, grand et sacré.
La paix est l'ordre, et l'ordre est impossible sans jus-
tice. 11 est impossible qu'un état puisse se maintenir
sans sauvegarder et sans pratiquer la justice (3). La jus-
tice est la base de la vie de l'état (4). La fin de l'état con-
siste donc, à parler d'une manière générale, à favoriser
le bien, l'ordre, la paix par le droit (5), bref à mainte-
nir l'ordre légal à l'intérieur et la sécurité au dehors (6).
Il est à peine nécessaire de parler des conceptions de
(1) August., Civ. Del, XIX, 13, 2.
(2) Justin., Authent. Coll., 8, tit. 15, nov. 114, praef.
(3) Justin. , Authent. Coll., 1, tit. 2, nov. 2, c. 5; In&t. proem.
Plato, Rep., 1, p. 331, b. c. Aristot., Polit., 7, 13 (14), 2. Cicéro,
Rep ., 3, frag . incert., dans Augiist., Cio . Dei, II, 21, 4 ; XIX,
21, 1.
(4) Prov., XIV, 34; XVI, 12 ; XXV, 5. Sap., V, 24. Aegid. a Colum-
na, Beg. prlnc, 1, 2,11, 12.
(5) Aristot., Eth., 2, 1, 5 ; Polit., 7, 12 (13), 1 sq.
(6) Justin., Authent. Coll., 2, tit. 2 nov., 2 praef. Frédéric I,
Feud., 1. 2, tit. 55.
L\ FIN DE L ÉTAT 353
K l'état, comme état de police, ou comme état militaire
Les matérialistes et les hommes d'argent, qui deman-
dent seulement à l'état de sauvegarder leurs possessions
et leurs jouissances, par une organisation sévère et des
punitions barbares, de veiller à ce qu'aucun fiacre ne
les écrase, et qu'aucun ivrogne ne brise leurs vitres
à coups de pierres, peuvent voir leur idéal réalisé dans
la première maison de correction venue. Ils seront sans
doute assez bons pour ne pas tenter la coûteuse expé-
rience d\ine fondation d'état selon leurs vues. Sérieuse-
ment, ils n'ont pas seulement le droit de parler de l'état.
Les panégyristes de l'état de violence prennent ceci
plus au sérieux. Des hommes comme Fichte, Hegel,
Rothe considèrent la guerre comme le moven' le plus
efficace pour répandre la civilisation (I), comme un
condiment indispensable à la vie, comme le sel qui em-
pêche les nations de se pourrir (2).
Ils ne parlent que du droit de la guerre, et indiquent
comme fin naturelle de toute guerre l'anéantissement,
l'extermination del'état rival (3). Dernièrement Lasson,
en disciple incorrigible des anciennes pensées qui ont
présidé à la formation de l'état prussien, et de l'ortho-
doxie évangélique et luthérienne (4), comme il le dit lui-
même, a chanté la guerre comme le plus grand bien qui
puisse arriver au genre humain, comme le meilleur
moyen pour éviter la mollesse et le dérèglement, pour
cultiver le renoncement personnel et l'amour de la pa-
trie, comme le levier le plus puissant pour le développe-
ment de la civilisation (5). Ici, nous devons renoncera
une réfutation, car il faudrait le faire pour chaque mot
«n particulier. Nous devons y renoncer d'autant plus
(1) Rothe, Christh. Ethik, (2), V, 352.
(2) Hegel, Philosophie dcUlec fîtes, i< 324 ((i. W. ¥111,428 sq.).
(3) J. G. Fichte, Grundlage des Naturrechtes, ^ 13, 15 (G. W. HI,
-377, 379). > . > ^
(4) Lasson, Rechtsphilosophie, p. X.
(5) Ibid., p. 410. Ce n'est qu'un résumé d'un plus grand ouvrage du
même auteur : Das Cultur Idéal iind der Krieg, 1868.
I
354 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
que cette manière de voir se vante d'être rebelle à tout
enseignement. Contre une telle tendance, cène sont ni
des paroles, ni des armes de l'esprit qu'il faut.
Pour nous autres hommes, qui sommes habitués à
voir dans le mot humanité quelque chose de plus noble
qu'un certain nombre de poings prêts à distribuer des
coups, le minimum que nous attendons de l'état, est
qu'il s'élève jusqu'à la hauteur de l'état de justice. Ce-
pendant, nous ne pouvons pas dire que ce nom nous
satisfait entièrement, parce qu'il est à craindre que
l'enseignement de Hegel ne se cache derrière lui, en-
seignement d'après lequel l'état doit être la réalisation
absolue de l'idée morale et du droit, ou doit être com-
pris selon la funeste théorie de la séparation du droit
et de la morale, comme si, avec l'introduction de cette
forme d'état, toute obligation à une autre loi morale et
religieuse était supprimée.
Nous pouvons encore moins nous familiariser avec le
mot d'état de culture, non seulement à cause de l'abus
qu'on en fait si souvent en pratique, mais parce qu'il
contient déjà en lui ce penchant à une usurpation con-
tre laquelle nous ne pouvons assez nous mettre en
garde dans la vie d'état. Il est naturel, comme nous ve-
nons de l'expliquer en détail, que l'état soit obligé de
protéger les lois morales et les vérités d'après lesquel-
les les hommes doivent rés^ler leur vie et leurs actes
dans la vie publique. Or la culture n'est pas autre chose
que la vie de l'humanité tout entière, intérieure et exté-
rieure, telle qu'elle se développe sur la base de la vérité
et de la morale. C'est la raison pour laquelle l'état pro-
prement dit ne peut pas s'appeler état de culture. Toute
culture n'est pas l'affaire de l'état. La culture princi-
pale, la culture du cœur, de l'esprit et tout d'abord de
la religion, ne tombe jamais sous sa puissance suprê-
me. Jamais non plus la culture matérielle extérieure ne
peut lui être abandonnée complètement. 11 n'y a qu'une
partie de celle-ci qui lui soit réservée comme étant son
Là fjn de l'état 3v..
domaine propre. C'est pourquoi nous ne pouvons re'
-"'°'^ 'e^aire passer^irv:!; ret';:^;::.^
ture, ou comme seul maître de toute culture
Disons donc, pour approcher le plus près possible
de la vente, que l'état est une institution morale ïv
cela tout est d t. Il n'est np« la .^i u ,
de h mnv^U ■ ' f ' P'"' ^'■'"'*^ réalisation
de la morale ; ,1 „ est pas même le moyen unique ou
pnncpal pour atteindre cette fin ; il n'est qu'un moy,
^portant qu'une institution réglée, composée cfhom
nés vivants, et destinée à favoriser sa réalisât o Sa
che la plus prochaine n'est donc en réalité que la pro
ecfon et la culture de la justice. Or le droiï et la h -
t.ce sont a leur tour un domaine particulier de la mo-
C'est pourquoi l'état qui ne s'inquiéterait pas d'eux
ou qu. mettrait son droit en contradiction avec eu '
travaillerait lui-même à sa ruine.
C'est donc une véritable question de vie ou de mort
pour 1 état, qu en toutes choses, il fasse de la morale la
ligne de conduite delà politique (1). Mais parce que
celle-ci a sa racine et son soutien dans la religion, si l'état
prend au sérieux l'accomplissement de sa fin dernière et
la protection du droit et de la morale, il a déjà, de'ce
cote, le devoir de respecter et de maintenir la religion
et non seulement une religion pratiquée à l'extérieur'
ormee d une manière arbitraire, mais une religion dont'
la puissance divine peut dominer les esprits et les cœurs
et réglementer la vie.
Que tous ceux qui visent à ruiner l'état attaquent ce
principe, c'est facile à comprendre; mais que l'état et
des jurisconsultes puissent dire que le droit et la mo-
rale, dans l'état, ne doivent pas être basés sur un sys-
tème religieux homogène et solide ; que tous les systè-
(1) Hollzendorff, Principien dcr Potili/i, 140 sq., 150 sq.
1
35t) ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
mes d'état théologisants, auxquels appartient en premiè-
re ligne l'ancien système romain, soient complètement
inutiles et insuffisants au point de vue scientifique (1 ) ;
que ce soit folie de s'en rapporter à l'Ecriture-Sainte en
matière politique (2), voilà qui est incompréhensible^
surtout en présence des signes du temps. Tandis que le
tocsin retentit dans le pays tout entier, et que les si-
gnaux de feu brillent sur les montagnes, croirions-nous
peut-être que, dans leur indifférentisme élégant, des
savants de cabinet qui ont sans cesse le mot de paix sur
les lèvres, feront des systèmes plus pratiques? Est-ce
que le vénérable baron de Stein n'entendait rien à la
politique, lui qui a résumé son enseignement d'état dans
ces paroles remarquables: a D'autres peuvent voir la
fin principale de l'état dans l'augmentation de la popu-
lation, ou dans la production de moyens d'existence,
pour moi, elle est dans la perfection religieuse, intellec-
tuelle et politique (3) ». Non ! avec son bon sens sain et
une politique saine, l'humanité ne se laissera jamais enle-
ver de l'idée que la culture de la vie morale, avec sa vraie
base, la religion, est une des premières tâches de l'état.
9. - Idée Ainsi, nous avons trouvé ce que signifie le mot élat^
qu'il faut se . « . • t ? • i i i
laire de l'étal, et cc qui cu tait partie. L état est un organisme durable
indépendant, qui, sous la direction d'une puissance su-
périeure dont nous parlerons bientôt plus en détail, est
destiné à favoriser le bien commun d'un tout fermé en
soietlimité à l'extérieur, tout d'abord et immédiatement
par ses institutions de droit public, qui servent de
moyens à la réalisation commune de la tâche morale de
l'humanité à l'intérieur de cette sphère déterminée, puis
médiatement et accessoirement par l'aide qu'il apporte
dans toutes ces tâches matérielles et civihsatrices, pour
lesquelles ne suffit plus seule l'activité des individus et
de la totalité.
(1) Holtzendorfî, Principien der Polilik, 148 sq. Zachariœ, Deuls-
ches Staats und Bundesrecht (3), I, 64.
(2) Constantin Frantz, Naliirlehere des StacUes, 147.
(3) Pertz, Leben des ministers Freih. vom Stein, V, 464.
VINGT-SEPÏIÈME CONFÉRENCE
l'autorité de l'état.
1. Origine et tendance du mot état. — 2. Différence entre Tétat
comme socie'té et l'autorité de l'état. — 3. L'autorité comme centre
et comme base d'unité pour l'organisme d'état. — 4. Gomment
l'autorité vient-elle de Dieu? — 5. L'autorité comme fonction reli-
gieuse. — 6. L'exagération est un grand péril pour l'autorité. —
7. Trois services que le Christianisme a rendus à l'autorité. — 8.
La grande responsabilité de l'autorité.
Le mot état est d'une origine assez récente. Ce mot, i._origi.
di 1 Aix ii'i j •'£' •»' ne et tendance
ans son sens actuel, parait tout a abord avoir ete usité du mot état,
en France au moment où la puissance royale commença
à réaliser ses efforts vers l'absolutisme par la centralisa-
tion du pays tout entier, et à effacer complètement la
pensée au tout par l'étalage de l'autorité suprême. On
ne peut nier que le choix du mot état fut un moyen très
heureux pour atteindre cette (in. Avec son sens vague
en effet, cette expression ne laisse pas supposer autre
chose qu'un grand tout auquel on ne peut marquer ni
limites, ni contenu exact. Au moyen âge, ce mot eut été
impossible. A cette époque, la notion d'état reposait sur
le peuple, ou sur le pays avec sa division historique et
naturelle en étais et en provinces. C'est pourquoi on
disait empire, royaume, république. Le mot d'état ne fut
à l'ordre du jour qu'au moment où la France, donnant
en cela l'exemple à tous les pays, travailla à dissoudre
l'ancienne constitution, à briser l'indépendance des
membres isolés, des provinces, des communes, des états,
et à transformer le tout en une bouillie sans consistance,
à laquelle on pouvait donner n'importe quelle forme. En
s'appliquant ce mot abstrait, une communauté exprime
les efforts qu'elle fait pour arriver à supprimer ses limi-
tes, et à réaliser l'idée générale de toute la somme de
358 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
droit et de puissance qui peut exister dans la société
publique. Quoiqu'il n'y ait que des états, et pas dé-
tat comme tel, une principauté de Reuss — Greiz —
Schleiz ou un Monténégro, prennentle nom d'eV^:/^, comme
si ces petits pays étaient l'incarnation de l'idée d'état
tout entière. 11 y a déjà dans le mot lui-même les efforts
vers l'infini, et l'inclination à enfreindre les limites na-
turelles ; c'est de toute évidence. Aussi ne risque-t-on
pas de se tromper, si l'on admet que le mot est sorti du
dessein d'opposer à la grande puissance spirituelle du
monde, à l'église universelle, une puissance civile
idéale.
2.-Diffé- Si le mot état appartient à tout ce qu'il y a de plus
rence entre , • i , i t ^ • x
létal cotr.me cquivoquc oaus uos langucs, c est a ces circonstances
,torité de lé- ou'il faut l'attribucr. On condamne pour délit commis
envers 1 état un pauvre diable, qui, après avoir noyé
dans de copieuses liba(ions le chagrin d'avoir perdu un
procès, prétend devant ses compagnons qu'il n'y a plus
de justice dans l'empire allemand. En France, on traite
un prince de l'Eglise comme un criminel d'état, parce
qu'il déclare que celui-ci n'a pas le droit de lui défen-
dre un voyage en Italie. Quelles sont, dans ces cas, les
atteintes portées à la sécurité des frontières, aux insti-
tutions, à l'administration du pays ? Il n'est pas ques-
tion de cela, nous répond-on ; mais ces criminels se
sont rendus coupables d'excès contre la dignité, la puis-
sance et la majesté de l'état. Telle est l'équivoque qui se
cache dans ce mot. Nous employons le mot état tantôt
en parlant de la forme extérieure et de la disposition
intérieure d'un tout politique, bref dans le sens de so-
ciété et de pays, tantôt en parlant de la puissance intel-
lectuelle qui domine et régit le tout, de l'autorité. De là
ces contradictions éternelles dans lesquelles nous nous
mouvons, dès que nous prononçons cette parole. Sous
Louis XIV, c'eût été un crime d'état que quelqu'un se
fut trouvé dans la nécessité d'éternuer en présence du
roi soleil ; aujourd'hui, l'état est offensé quand on omet
l'autorité de l'état 359
de saluer la première la femme du député dont la voix
est prépondérante dans le club qui donne le ton. Si je
néglige de prendre à temps voulu la marque pour mon
chien ; si dans une demande pour obtenir la permission
de réparer ma cheminée, j'écris sur du papier qui n'a
pas les dimensions légales, ou si j'acquitte une facture
sans y apposer le timbre prescrit, j'ai toujours affaire
à l'état, et dois expier d'une manière désagréable l'of-
fense que j'ai commise envers ses droits souverains.
Chacun sait que de telles confusions, dans la vie pra-
tique, ne sont rien moins qu'intéressantes, et qu'elles
sont loin d'augmenter la sympathie pour l'autorité de
l'état. Mais ce sens vague ne devrait pas se présenter
dans le domaine de la science. Or nous ne pouvons pas
dire que cet écueil y ait toujours été évité. Bien des
auteurs se meuvent continuellement dans des obscurités,
et, attribuent à l'état comme tout des choses qui s'appli-
quent seulement à l'autorité. Sans doute, le défaut
opposé est encore plus fréquent, pour ne pas dire géné-
ral. L'absolutisme et les efforts vers la centralisation
puisent précisément leur plus grande force en ce qu'on
impute à l'autorité de l'état tout ce qui vit et se fait au
dedans de lui, c'est-à-dire tout ce que ses sujets possè-
dent et font, peu importe qu'ils soient considérés comme
personnes privées, comme membres d'une commune,
d'une corporation, d'une famille ou comme citoyens
d'état. C'est ainsi que le bon petit bourgeois qui a cru
pouvoir ouvrir et fermer sa fenêtre comme bon lui sem-
blait, se trouve tout à coup, à son grand effroi, en con-
flit sérieux avec l'état parce qu'il s'est permis de le faire
une fois d'une autre manière que celle qui est autorisée
par le paragraphe 200, lettre a, chap. II de tel ou tel
code.
Pour éviter ces éternelles ambiguïtés auxquelles don-
nent presque inévitablement lieu le mot (Niai, il faut
distinguer entre l'état comme société, comme commu-
nauté, comme association, et le mot état employé pour
360 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
désigner l'autorité OU la puissance politique, c'est-à-dire
le pouvoir d'état. Dans ce qui précède, nous avons
traité de l'état pris dans sa première signification, et,
dans la question de l'origine de l'état, nous avons men-
tionné aussi l'origine de l'autorité, pour ne pas être
obligé de traiter deux fois la même question, quand
même c'eut été en l'appliquant à des objets différents.
Dans ce qui va suivre, nous parlerons de l'autorité de
l'état.
3. — L'au- Mais la distinction que nous venons de faire ne veut
torité coram e
centre et bsse pas dire OU OU Duissc s'imaducr aussi un état sans au-
d unité pour i ^ -i r o
d'étafr'^""^ torité d'état. Quelque bizarre que cela puisse sembler,
il est cependant exact que ce sera d'autant moins le cas,
que les deux idées sont en opposition plus tranchée
l'une avec l'autre. Le moyen le plus simple d'amener
les hommes à passer par dessus l'autorité, et de faire
en sorte qu'ils la négligent complètement, consiste,
comme l'expérience l'enseigne, à ne faire aucune dis-
tinction entre l'autorité de l'état et la communauté de
l'état. C'est toujours le fait qui se produit, peu importe
que la chose ait lieu par suite de cet absolutisme qui,
avec Jacques I et Louis XIV, considère l'autorité comme
découlant immédiatement de la majesté divine, de telle
sorte que, devant son feu dévorant, montagnes, terres
et hommes doivent se fondre comme un petit morceau
de cire, pour alimenter la mèche du dépositaire de l'au-
torité, ou que ce soit une société révolutionnaire qui,
d'après l'enseignement de Spinoza, de Hobbes et de
Rousseau, comprend uniquement par le mot souverai-
neté la somme des droits personnels que les individus
ont cédée dans le contrat social à un chef élu, pour que
celui-ci, moyennant ces contributions réunies, puisse
sauvegarder au moins l'apparence d'une certaine di-
gnité quand il paraît en public.
Le mauvais côté des deux conceptions est que les
esprits s'habituent à voir ce qu'on appelle l'autorité
dans chaque institution et prescription de la vie pubh-
l'autorité de l'état 361
que elle-même. Or, plus une chose devient commune,
plus elle perd en estime, plus on la rejette facilement.
Un aveuglement incompréhensible a conduit Louis XIV ,
ainsi que ses imitateurs grands et petits, à croire que
la majesté royale grandirait dans la même proportion
que le peuple serait habitué à considérer chaque nouvel
impôt, chaque ordonnance de marché et de route,
comme une parole sacrée, divine, et à voir dans cha-
que percepteur, dans chaque agent de la police secrète
et dans chaque piqueur royal, le reflet resplendissant
de son soleil. 11 ne faut pas réfléchir longtemps pour
comprendre que cet excès était de nature à diminuer le
respect dû à la majesté royale absolument comme si,
dans l'autre cas, on considère comme membre du peu-
ple souverain Tentant de vingt ans et l'ivrogne dont la
commune doit prendre soin. Dans les deux cas, la logi-
que est la même. On voit la souveraineté partout, et
nulle part on ne peut se convaincre de son existence.
Mais de même que ceux qui, dans les réunions de spi-
rites, ont vu le monde plein d'esprits, et que ceux qui
sont habitués à admirer dans chaque animal, l'esprit,
l'intelligence, le cœur, la piété et la vertu, ne croient
plus en définitive à aucun esprit et à aucune àme pen-
sante, de même aussi, on n'attendit pas longtemps pour
dire que les choses pouvaient marcher sans autorité,
car on s'était suffisamment convaincu, que celle-ci n'é-
tait qu'un mot et une vaine imagination.
Eh bien non ! telle n'est pas l'autorité, et précisément
pour la raison qu'elle se tient bien au-dessus de la vie
ordinaire. Plus nous la distinguons de celle-ci, pUis son
importance ressort. Sans doute elle apparaît partout
dans son efficacité, ici indirectement, là directement;
mais elle n'est pas tout ce qui se meut dans l'état. Dans
le corps aussi, aucun membre, aucune goutte de sang
ne se meut sans l'infiuence de l'âme humaine. Mais vou-
loir faire du mouvement l'esprit serait nier celui-ci.
Pour le trouver, il faut monter beaucoup plus haut, jus-
'^«- ETAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
que vers ces manifestations d'une vie plus élevée, les-
quelles émanent directement de lui. Quand une fois on
l'a reconnu dans sa véritable nature, il n'est pas diffi-
cile de poursuivre plus loin l'influence qu'il exerce en
tout sens par les instruments subordonnés du corps, et
c'est alors qu'on se convainc comment tout le mécanis-
me merveilleux est formé, maintenu et mis en mouve-
ment par lui. Plus donc on tient l'àme éloignée des ra-
meaux isolés de son activité, plus elle paraît être le
centre de la nature humaine tout entière, plus aussi
celle-ci est conçue clairement comme unité vivante.
11 en est exactement de même de l'autorité dans la vie
publique. L'état aussi est une unité vivante, un organis-
me. La vie, l'activité, l'unité de l'organisme sont l'œu-
vre de l'àme. L'âme du tout de l'état est l'autorité de
1 état. C'est peine inutile de vouloir maintenir le carac-
tère organique de ce dernier, l'unité essentielle, inté-
rieure, indivisible, l'action commune, la solidarité des
membres individuels, si on ne reconnaît pas une auto-
rité placée au-dessus du corps de l'état. Si on ôte Tame
du corps de l'homme, et qu'on essaie de lui conserver la
vie et l'activité seulement par les prétendues forces de
la matière, il devient alors rigide et tombe en décompo-
sition. Si on enlève l'autorité à l'état, autorité qui ne
prend pas sa source en lui-même, autorité qui n'est pas
la même chose que la somme de tous ses membres,
c'en est fait de lui.
metTamonl ^^"^^ ^cttc couccption, quc l'aulorité est quelque
tév.ent.eiiede chosc de plus élcvé quc l'eusemble de tous les droits et
des forces du tout, rend possible l'explication deTétat
et de son droit, telle que nous l'avons donnée. Nous
nous sommes convaincus que chaque organisme vivant
n'est pas seulement un amas quantitatif, mais que, qua-
litativement aussi, il est quelque chose de tout autre
que la somme de ses parties. Ce serait une contradiction
si, ce qui produit l'unité en soi, appartenait à un autre
ordre que les membres dont il se compose.
l'autorité de l'état 303
La même chose s'applique à la différence entre le
droit privé et le droit public, et c'est une pensée avec
laquelle le iVlatérialisme et le Libéralisme n'ont jamais
pu se familiariser. Si l'homme comme individu est le
seul point de départ de toute vie sociale, il est tout na-
turel que logiquement on ne puisse concevoir le droit
public que comme l'ensemble de tous les droits privés,
et non comme quelque chose de différent et de plus
élevé. C'est pourquoi nous avons dit autrefois que ces
deux systèmes ne peuvent accepter un droit public dans
le véritable sens du mot. C'est seulement si ce qui donne
à l'état Tunité, la vie, l'être, appartient à un ordre plus
élevé que les parties dont il se compose, que la doctrine
d'Aristole et des scolastiques peut être comprise. Par
sa nature la plus intime, le droit public diffère du droit
privé.
Aussi ce n'est pas une invention du Christianisme,
mais c'est dans la nature des choses, et c'est une exi-
gence de la raison et du droit naturel, que l'autorité qui
donne à l'état le caractère d'organisme doive avoir une
origine plus élevée, et, par suite, plus de droit et plus
de force que n'en ont les membres de l'état pris indivi-
duellement, et qu'ils ne peuvent en réunir pour former
un tout.
Nous avons déjà dit qu'il ne s ensuit pas nécessaire-
ment de là, que Dieu transmette l'autorité immédiate-
ment lui-même, et que, pour cette raison, nous ne som-
mes pas encore obligés, tant s'en faut, de considérer
chaque dépositaire de l'autorité, chaque président do
république, chaque sénat, chaque usurpateur, comme
l'élu, l'envoyé, le minisire expressément choisi par
Dieu. L'histoire du monde, dont la formation des élals
constitue une partie considérable, ne s'accomplit nulle-
ment en ce sens que Dieu seul, en personne, produit
tous les événements. Ce qui nous remplit d'admiration
pour sa puissance, c'est qu'il laisse précisément aux
causes naturelles et à la liberté humaine leur marche
364 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
libre, sans pour cela jamais abandonner les rênes. Ce
qui résulte aujourd'hui comme suite inévitable de telle
et telle condition préliminaire, il l'a préparé depuis des
milliers d'années, dans la forme où cela se réalise. Pen-
dant des siècles, la liberté humaine a semblé lui jouer
un tour qui devait entraver ses plans pour toujours, et,
ô surprise, tout cela était précisément nécessaire, pour
que ses plans conçus depuis longtemps se réalisent de
cette manière, à ce point, à cette heure. C'est pourquoi
Dieu permet sans inquiétude aucune, tous les coups
d'état, tous les événements qui sauvent les situations,
et reconnaît les faits accomplis comme l'Eglise aussi l'a
fait de tout temps. Ils sont parfaitement à leur place,
car l'histoire elle aussi est à ses yeux un organisme
grandiose dans lequel la liberté et la nature préparent
ses desseins sous sa direction suprême. Il est dit du
monde, et peut-être surtout du monde politique : « Dieu
a livré les hommes à leurs disputes (I) ». Mais il ne faut
pas comprendre ces paroles comme s'il s'en désintéres-
sait. Il laisse les hommes faire les guerres, fonder des
états, instituer des princes, renverser des dynasties,
comme le père laisse ses enfants jouer aux soldats, avec
cette seule diiférence que celui-ci intervient tout au plus
quand l'émulation va trop loin, tandis que Dieu peut
toujours être spectateur sans intervenir, parce que les
hommes, dans tout ce qu'ils entreprennent, que ce soit
pacifiquement ou par voie de révolte, accomplissent
seulement ce qu'il a prévu et permis de toute éternité,
et qu'il a fixé longtemps à l'avance comme moyen pour
accomplir ses fins.
5.~L'auto- Cette conception de l'autorité est certes pleine de mo-
finctioîTeï- dération, et compte aussi bien avec Dieu qu'avec l'his-
toire, aussi bien avec la nature de la société politique
qu'avec la hberté humaine. C'est pourquoi nous la con-
sidérons comme la plus admissible, et nous sommes
(1) Eccl., III, dl.
l'autorité de l'état 365
convaincus que le respect pour l'autorité de l'état est
plus en sécurité chez elle, que là où l'on veut faire valoir
des revendications exagérées et sans consistance. Le
mensonge et la présomption sont toujours de mauvais
soutiens de la puissance et des ennemis très redouta-
bles aux époques de danger. La vérité n'a jamais ren-
versé de puissance qui a su s'harmoniser avec elle.
D'après notre conviction inébranlable, c'est précisé-
ment l'enseignement chrétien de l'état, qui élève le pou-
voir de ce dernier beaucoup plus haut, et le rend beau-
coup plus sûrque jamaisl'imagination la plus absolutiste
et la plus désordonnée n'a réussi à le faire. L'état,
avons-nous dit, est une institution destinée à faciliter
l'accomplissement de la tâche morale d'une certaine par-
tie de l'humanité. Or, toute la loi morale est soumise à
Dieu lui-même de qui elle provient, à Dieu dont la vo-
lonté et la puissance l'ont consacrée et en ont fait une
règle de conduite inviolable pour le monde, à Dieu dont
la justice incorruptible jugera un jour l'humanité tout
entière comme chaque individu, d'un jugement sans
appel, sur la façon dont ils auront accompli la loi. Quand
une institution humaine se charge d'un certain nombre
d'hommes à la place de Dieu ; quand elle doit surveiller
et exécuter cette loi sainte qui lui est si chère, cette loi
qui a été fondée par lui, qui ne fait qu'un avec sa volonté
sacrée, immuable, cette loi dont dépend, d'après son
plan, le salut du monde etle salut desâmes, cettefonction
sublime et difficile à laquelle elle se soumet à cause de
Dieu, lui vaut alors d'être revêtue de la même autorité
que la sienne, afin de faire exécuter ses volontés. En cela
se trouve Tunique base de lautorité. L'autorité de l'état
se charge envers les hommes, et à la place de Dieu, d'une
partie de son règne sur le monde. C'est une fonction re-
ligieuse qu'elle assume, et en retour, elle reçoit aussi
une partie du respect et de l'obéissance due à Dieu lui-
même; elle jouit aussi d'une estime religieuse. Mais s'il
y a une justice, cette estime ne peut naturellement du-
366 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
rer aussi longtemps que l'autorité envisage sa fonction,
comme une fonction religieuse. Celui qui veut régner à
la place de Dieu doit d'abord servir Dieu (1). Personne
n'estobéi qui n'obéit le premier. Quelqu'un qui refuse l'o-
béissance à Dieu ne peut pas exiger l'obéissance au nom
de Dieu. Inutile de chercher pour Fautorité une raison
et un rempart autres que ceux-ci. L'autorité de l'état
vient de Dieu (2), car elle n'est autre que celle que Dieu
exerce lui-même pour faire respecter ses commande-
ments, et qu'il prête à ceux qui se font ses serviteurs
devant le monde, et qui se chargent de l'obligation de
maintenir ses lois et de les faire exécuter parmi les hom-
mes (3). S'ils rejettent cette condition, leurs sujets n'ont
néanmoins pas le droit d'apostasier, parce qu'ils ne sont
pas juges de l'autorité ; mais la puissance de l'autorité
s'ad'aiblit d'elle-même, et ce n'est qu'un jugement mé-
rité si le respect et l'obéissance envers elle disparais-
sent.
Si malgré cela, des princes et des hommes d'état re-
pSu^SE prochent constamment à cette conception chrétienne de
l'autorité d'état, de porter préjudice à Thonneur et à la
majesté de ce dernier, c'est une nouvelle preuve que la
flatterie fausse tout jugement (4). Il est vrai qu'aujour-
d'hui encore, à l'exemple de nos frères et de nos pères
les martyrs, nous refusons de nous servir de ces expres-
sions exagérées, que des caractères hypocrites et lâches
prodiguent sans scrupule aux détenteurs du pouvoir;
mais enlevons-nous pour cela, quelque chose qui soit
dû à lautorité de l'état? S'agit-il ici de paroles menteu-
ses, ou d'actes honnêtes, loyaux? Est-ce que l'état peut
(1) Prov. XXI, 28. Aristot., Polit., 3, 2 (4), 0 ; 1, 13 (14), 4. Maxi-
mil.. I, Bavar., Monila paterna, I, 1. Graf und Dietherr, Deutsche
Rechtssprichw., 286 (7, 25). Duringsfeld, Spric/iw. der german. und ro-
man. Sprachen, I, 289, n» oo5.
(2) Mine très riche sur ces questions dans Hergenrœther, Kathol.
Kirche und christh, Staat, 1872, 462 sq.
(3) Uom., Xm, 1 sq. I,Petr., II, 13. Sap. VI, 4. Prov. VIU, 15, 16.
(4) Seneca, Ep., 59, 13.
6.— LVxa-
},'ération est
un grand péril
lé
l'autorité de l'état :]07
moins compter sur nous, parce que nous ne le traitons
pas comme une idole ? Que peut-il attendre de serviteurs
d'idoles (1) ? Les Perses ont appelé leur roi « seigneur
et dieu » (2) ; ils ont admis comme loi d'état que tout ce
qu'il faisait n'était pas seulement permis, mais juste,
quand même il s'agissait delà violation la plus grossière
des lois de la morale (3). Tremblants devant sa face,
ils rampaient dans la poussière, et n'hésitaient pas à lui
décerner des honneurs divins, pourvu qu'ils pussent
espérer gagner par cette flatterie les faveurs de ce mor-
tel divinisé (4). Mais si le roi considérait comme sérieuse
et vraie une telle exagération, il était bien à plaindre.
C'est vraiment un dieu digne de pitié que celui qui com-
mande à des millions d'hommes, mais qui ne peut les
faire marcher au combat qu'à coups de fouet, lorsqu'il
fait la guerre à une petite confédération grecque (5).
C'est vraiment un pauvre dieu que celui devant lequel
ils se prosternent dans la poussière, tant qu'il a de l'or
à distribuer, et qu'ils abandonnent à son sort ou assassi-
nent dès que l'étoile d'un conquérant monte à l'horizon.
Comment en aurait-il pu être autrement? Comment au-
raient-ils eu du respect, ou se seraient-ils sacrifiés pour
une autorité qui, par les honneurs divins qu'elle extor-
quait, supprimait la véritable base de sa grandeur "''L'au-
torité humaine ne monte pas quand elle s'élève à une
hauteur surhumaine par le mensonge et par la violence ;
mais le respect des choses divines diminue et avec lui le
rempart de l'autorité terrestre, quand les hommes usur-
pent une apparence de divinité et s'abaissent devant
l'homme au même degré qu'ils prétendent s'élever au-
dessus de lui. Pourrait-on inventer un meilleur moyen
pour détruire d'un seul coup le respect dû à Dieu et à
l'autorité d'un prince (6), qu'en nommant seigneur et
(i) Maximil. L Bavar., Monita paterna, 3, 2i.
(2) Aristot., De mundo, c. 6. (Paris, 1854, UI, 037, 20).
(3) Herodot., 3, 31, 4. — (4) Isocrates, Pancgijricus, 151.
(o) Xenophon, Anabasis, 3,4, 2o.- (6) Arnobius, Adv. gcutcs, l,C4.
368 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
dieu (1), un tyran comme Domitien, qui, par peur de la
mort, était toujours pâle comme un cadavre (2j.
Pouvait-on mieux y réussir qu'en honorant par des
sacrifices durant sa vie (3) un monstre comme Commo-
de, qui ne se rencontrait jamais avec un homme sans
le déshonorer et se déshonorer lui-même (4), en le pro-
clamant solennellement bourreau de l'humanité et de
l'innocence, ennemi des dieux après sa mort (5), et en
le plaçant ensuite avec non moins de solennité au nom-
bre des dieux par son apothéose (6).
On pourrait croire que ces expériences s'étant répé-
tées si souvent et d'une manière si évidente, chaque
prince eût dû perdre l'envie d'accepter désormais de tels
hommages, et que chacune de ces flatteries eût plutôt
dû être considérée comme un attentat déguisé contre lui.
Mais non 1 Chacun de ses successeurs se faisait l'objet
de ce même jeu criminel et dangereux. 11 ne voyait de
serviteur soumis que dans celui qui lui rendait un culte
qu'il refusait à Dieu même. Il persécutait ceux qui ne
voulaient pas lui offrir des hommages mensongers, mais
le servir sérieusement. Le poète a bien raison de dire
qu' « il n'y a plus rien qu'on ne puisse faire croire à
quelqu'un^ quand une fois on lui a persuadé qu'il avait
une puissance divine (7) ». Alors ces serviteurs à l'œil
faisaient des serments vrais ou faux, selon qu'ils y étaient
intéressés ou non ; ils juraient par la divinité de l'em-
pereur régnant, tandis qu'ils aiguisaient déjà le poignard
pour l'assassiner ; et ensuite ils accusaient les chrétiens
de haute trahison, parce que ceux-ci refusaient de ren-
dre les honneurs divins à un homme (8). Les empereurs
eux-mêmes ôtaient la vie à ceux qui, par fidélité envers
eux, sacrifiaient la leur, et laissaient vivre ceux qui de-
vaient être leurs meurtriers. Il ne pouvait en êtreautre-
(1) Sueton., Domit., 13. — (2) Ibid., 14.
(3) Lampridius, Commodus, 9. — (4) Ibkl., 10. — (5) IbUL, 18.
(6) Ibld., 17. — (7) Juvenal, 4, 70 sq.
(8) Tertull., Ad scapulain, 2. Cf. Apolog., 30 sq.
l'actor.té de l'état .,^0
ment. La flatterie et la trabi.nn i. •
'•i-;..^.. son. ,,,..„ /r;;;::^:xr"''
qui esl noire gloire à no„« 1.?, "' ' '»"'' "
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ser.,le„rs i l'œil co™„e suiel, «;,!' "il'"" ''"' *»
conlrela vérilé n,,;. ,„ ,'"""", "°"S "c pouvons ren
terrestre qu'un seul honn 'e 1^^:^^ P"'^^^'-
et que cette sécnrilé n'^.f • ^ V "'*' sécurité,
«les, ni ^rsTefcb"^ ';:t": 'LIT; "' "T "'
teJui-ci, Dieu est l'unique et suprême maître /n t
les détenteurs de l'autorité son d^ZjJl S"
des fonctionnaires de Dieu li\ .t . ^ . "'^'''
servante f'-\ T ■ *^' ^t '°"'e autor té est sa
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: uverJe r- "' """^"^ ''''''' tranquillementTeur no e
^ b" „ cari le w"' f^'^.' '" '""'■"'^'■•^ P^'-<^«''« de leur
«;en, car la, le sujet ne voit pas dans son prince un fa„v
^ Sît 'T :. t^"""^ '^ '^'■^^' ^•^ —-de ce ;
plaît, et d ed.cter des lois au-dessus desquelles ill
l^'-neme, comme toutes les divinités de rOlymU ' m' ° '
n.stre de D.eu, du seul Dieu tout puissant et juste, a la
(I) n, Cor. xin, 8.
y/v^^ J' r^^^' ^^^' ^'' "' ï'a^al- XIV, il • \\v 8 • wvrr « n i
XIX, 8. 1, Macch.,lJI, 18. Il Macch vni i « r' ^'.'^'^•^."' ^- ^^^''"•
^ore 1, pme/-., G. 1, 17. ^^*^ccii., MU, (8. Jusfiniani, c. />c'o awr-
370 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
main de qui personne n'échappe, h l'œil de qui personne
ne se dérobe, et dont la volonté n'est changée par au-
cune puissance. Dans ce cas, la même loi lie aussi bien
l'empereur au nom de Dieu, que le paysan (1) ; le petit
sait qu'il ne porte aucun fardeau qui soit épargné au
prince, et c'est pour cela qu'il le sert plus volontiers, de
même que le soldat sert plus volontiers le chef qui par-
tage avec lui toutes les peines de la guerre. Au moyen
âge, l'empereur allemand ne se trouvait pas déshonoré
d'être lui aussi soumis à la loi de l'empire, et d'avoir
sur la terre son juge, près duquel on pouvait porter
plainte contre lui, l'électeur palatin du Rhin (2). Au con-
traire, il était facile de servir un tel empereur.
Ah ! plût au ciel que les choses fussent toujours restées
comme elles étaient autrefois, alors que tous pensaient
servir Dieu dans l'empereur, commeTempereur lui aussi
servait ce même Dieu, alors que tous étaient soumis au
prince par conviction et par religion (3), parce que tous
croyaient que Dieu donne les droits au prince, que ce-
lui-ci à son tourtes donne au peuple, et que le peuple
les reçoit de lui comme venant de la main de Dieu (4) !
,. . Non seulement l'autorité de l'état n'a rien à redouter
SSiTme ^^^ Christianisme, mais elle lui doit plutôt les plus gran-
ioriléT^^'^'^' des actions de grâce, et cela, à cause d'un triple service
qu'il lui a rendu.
Un aveugle préjugé lui a fait un crime d'avoir ra-
mené Texercice du pouvoir dans ses justes limites.
Quoique ce service soit le plus petit des trois, il est
grand cependant, et il doit s'en glorifier à juste titre.
(1) Sur ce point dont la négation est devenue le mot d'ordre de
l'absolutisme le plus excessif. Cf. c, Gum omnes 6, X, 1, 2, c. Digna
vox 4, c. 1, 14; Thomas, 1, 2, q. 96, a. 5 ; Contzen, Polit., 5, 20.
Graf und Dietherr, 286 (7, 17, 23 sq,).
(2) Schrœder, Deutsche Rechtsgesch., 46o sq. Zœpll, Deutsche Rechts-
gesch., (4), II, 251. Sebast. Munster, Zosmo^mp/iî'e, 247.
(3) Rom., XIII, 5.
(4) KaiserchroniJi., 14, 773 sq. — Kuonrât, Rolandslied, W6 sq. Cf.
Aethelreds Gesetze, 8, 2 ; Edwardi, Gonfess. leg., 17 (Reinh. Sch-
midt, Gesetze der Angelsachen, (2), 245, 500).
l'autorité de l'état o,,
Quel mérite plus o-ranfl na,.i
homme puis.ana'u'en1/:°V''^"'"'" '^"P-'è^ ^'"n
."'ii n'es; ptriiraS:;::: :s::tt..^ r--
Jamais plus tentés d'e ^^^Z^e^^ZZ^lS"
es reve.Kiieatio„s excessives. C'est'to «S: .t'!
bus et 1 exagération du pouvoir sont-ils autre chose
qu la violence ? Et la violence est-elle aie chose
qo une mjustice manifeste ? Et l'injustice eell a«
chose que la destruction de la basl de l'aufor ie '
Ponva.t-o„ rendre à celle-ci un plus grand ser" e'au
de la ramener à ses justes limites ? It qui e, â u a
a que deux formes possibles pour la vie d'état. Ou c'esî
une puissance qui veut être tout par elle-mèm . u
crée tout droit d'une manière arbitraire, qui pr^ld
s: i:!?:"?''^^^ ""^^''^ ^^ '«'> qui/soi if^n
quelle tait, c est 1 absolutisme. Et ainsi est tout pou-
voir qu. ne règne pas d'après les principes de la UélZ-
t.on, peu importe qu'un seul le détienne, ou qu'il soit
aux ma,„s de plusieurs. Un despotisme démolrati I
cb.que. C es précisément la démocratie qui a le plus de
ten ances à la tyrannie (2), et qui l'exercl le plus durÎ
ment. Aussi, il importe peu à la question que cet abso-
I U.sme prenne des airs de religion, parle de Dieu ou le
me ; .1 est alors son Dieu à lui-même, le Dieu unique,
le Dieu irresponsable. Cette dernière chose est décisive.
Voila ce qui fait la tyrannie, l'absolutisme. Pour lui il
n y a logiquement qu'un seul système religieux, si tou-
tefois Il en admet un, c'est le panthéisme. '
Si un pouvoir ne veut pas en venir à cette extrémité,
(-j Aribtot., Poht., o, 4 (6), i. Plato. Ilej,., 8, oC;!, a. sq
372 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
il ne lui reste qu'un seul moyen, celui de se subordon-
nera un Dieu vivant personnel, de se considérer comme
l'administrateur responsable d'une loi placée au-dessus
de lui et indépendante de lui (i). Mais ce moyen qui
peut seul le préserver de la destruction inévitable sans
cela, personne ne le lui a indiqué, et personne n'a osé
le lui montrer, sinon la doctrine chrétienne. Une his-
toire séculaire de luttes et de mise en suspicion con-
tinuelle en est la preuve suffisante.
Le Christianisme a rendu à l'état un second service
en ramenant le pouvoir à sa véritable nature.
D'après sa doctrine que nous venons de démontrer,
l'autorité est accordée seulement à cause de la société. Il
est donc clair que l'autorité et les subordonnés, la puis-
sance de ceux qui commandent et les droits des sujets,
ne se tiennent pas en l'ace l'un de l'autre comme des
choses séparées. Tous ensemble, grands et petits, for-
ment dans leur variété un tout vivant, dans lequel cha-
que partie est astreinte à tous et dépend de tous. Nous
avons nommé cela la conception organique de l'état.
On sait que saint Paul a inculqué cette conception
dans les esprits, par l'image du corps dont les membres
tiennent tous ensemble par la vertu du tout, tandis que
celui-ci dépend plus ou moins du bien-être et de l'acti-
vité de chaque membre particulier.
L'antiquité n'offre que rarement des exemples de cet
enseignement, et encore sont-ils bien faibles comme
chez Aristote par exemple (2).
L'idée d'organisme est aussi étrangère à l'esprit païen
qu'au MatérialisQie et au Libéralisme. Son triomphe
est l'invention des personnes juridiques, justement le
contraire de l'organisme, de ce monstre spéculatif qui
se compose de membres n'ayant pas plus de liens entre
eux qu'ils n'en ont avec Tensemble. Si dans les temps
qui ont précédé Jésus-Christ, les monarques devenaient
(1) Maximil. I Bavar., Monita paterna, 1, t.
(2) Arist., PoL, o, 2, 7. .
l'autorité de l'état 07.,
presqije toujours des tyrans et des despotes h fa.../
retombe pas sur eux seuls. Qui leur ZT\ n "'
que quedes liens étroitslesliss n 'a ' ; ^e'^r
rxi^r;:if„^^^^^
envers eux. (j^ui II Tl^Z^Z ^ Slif '^
urent corrompus? Tel maître, tel serv eu e te"'
t troupeau. Voilà ce qui rend la puissance' ^^„t:
que s pleine de responsabilités, car le peuple se rèX
^ après le prince. Mais il est tout aussi uste de dïe
tTon de /^' r^'' '^'' '"■'■"'^^^ «°"f 'a condamna-
1 s f ie„rr"'^'7 ^' • ■'" ^'^" *^*^ - P'--'-. les su-
ce aue 1 / u : """' '^^ ''''''''''' eux-mêmes de
ce que de telles choses soient possibles, et qu'ils les
a.ent pour ainsi dire rendues nécessaires (3)
ace ira.lfdf ^'^*'7'-?"^'-*^ q"e le despotisme se soit
ses r r '""^""•^- ^'' '"''''"' «"t fait des cho-
ses étonnantes pour l'état, c'est vrai ; ils lui sacrifiaient
Lis iT' •"■ '^«"^'^•'^"^e et leur vie ; mais ils ne le
^ d?fn ; ir'" '°""'' '^'"'^''' '"''■e-^' indépendants
«u tout. Ils ne pouvaient faire autrement, car ils ne
; voyaient point d'autres moyens de conserver la vie Ils
vivaient seulement dans l'état, seulement de l'état, seu-
lement pour l'élat. L'étal devait tout faire pour eux. Il
I était en toute vérité leur dieu sur la (erre. De là ce phé-
nomène SI fréquent, qu'au premier moment où l'état
paraissait être sous le coup d'un grand malheur, ils se
aonnaient la mort en masse, non par amour pour la pa-
trie qui aurait eu bien besoin d'eux, mais parce qu'ils
croyaient ne pouvoir vivre sans la marche régulière de
Juili/^n,' ^^/^29, 30. Isaïe, III, 4. Jercm.. XV, 4. Osée. .Mil, 1 1
In Oscc Vi, 11 ^' ' '■*' ^" ■'"''■■ ■"^' ^"- '-'''"■"«'• '' '-aPv
pilo^m^'r """' '^f,"'"*"'" '^""'^"l''^'-"' " ■■ li%'U"i lapsus pœna po-
(3J Gregor. Magn., Moral., 2o, 34.
374 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
la machine de l'état. Ce n'est pas douteux que le despo-
tisme était inévitable en pareil cas. De tels peuples ne
peuvent être gouvernés que par la tyrannie. Mais là où
des peuples comme des individus ne savent jamais trou-
ver le juste milieu entre l'avilissement servile et la mu-
tinerie, entre l'indocilité et la vénalité envers les plus ri-
ches ou les plus grossiers^ comment s'étonner alors que
ceux qui disposent du pouvoir osent tout faire, tout mé-
priser, tout fouler aux pieds (1)? Qui, en pareilles cir-
constances, peut leur en vouloir de ne pas toujours user
de leur pouvoir comme ils devraient le faire? S'il est donc
vrai que là où les individus ne sont pas autre chose que
des parties du tout, sans défense, sans volonté, sans
coopération indépendante, par suite d'une conviction
joyeuse et libre, il n'y a place que pour des tyrans et non
pour des princes (2), les détenteurs du pouvoir doivent
exclusivement au christianisme de n'être plus des tyrans
et d'être devenus des princes et des rois. Leur tâche est
facile maintenant puisqu'ils commandent des sujets qui,
comme chrétiens, obéissent par conscience libre, qui,
basés sur les principes de la foi, sur les questions les
plus importantes de la vie, et unis par les liens de la
charité chrétienne, poursuivent le bien commun en ser-
vant le bien le plus élevé et en restant fermement atta-
chés à la vérité éternelle et immuable (3).
Puissent ceux qui ne peuvent jamais assez parler de
la mise en péril de l'état par la doctrine chrétienne, la
laisser libre pour transformer, selon ses exigences, ar-
mée et magistrature, sujets et princes, époux et parents,
(1) Cf. par exemple l'opinion de Jugurtha sur la vénalité des Ro-
mains (Sallust., Jug., 35). Très instructive aussi est la manière dont
Tibère manifestait son mépris pour ceux qui rampaient à ses pieds.
Cf. Tacit., Annal., III, Ô5 ; IV, 37, 38, 69, 74 ; VI, 2, 15, 24, 45. Sue-
ton., Tiber., 59 ; oderint, dum probent. Chez les Grecs, Thrasybule
et Periandre donnèrent de semblables exemples (Herodot., 5, 92, 15.
Aristot., Polit., 3, 8 (13), 3). On doit considérer ceci et autre chose
encore pour ne pas juger trop durement des hommes comme Dio-
gène et Timon, et surtout les Stoïciens.
(2) Aristot., Polit., 5, 8 (10), 23. — (3) Augustin., Èp., 137, 5, 17.
^'•^U™"'TÉ ttE l'état o,.
éducateurs et enfants, maîtres et serviteurs ..
vnere et contribuables, pour faire d,'' """
nauté chrétienne dan. i ,> . °"' ""^ commu-
ât d'un même cœur se IévoV°"'' ''"" ""'""' ^-^P"'
vons nous porter ^Lt^Sfr"'' '''"' ^^""'^^ '^°"-
lequel il sera facii^d? ^ t''0"veront un état dans
-lation a rendu au ouvot d'ftTtest""'" '" '' '"
vons dpfà f«îf n. ^ ^^^' f^omme nous l'a-
chréfipn Nr. V ^ ^ ^ enseignement d'état
resioTsabe 'fd P'- '•"""' '^'^"^^ 1"'' ^«^ «--'teurs
desTsde l'hn ^°":«°V'P'''"^'^'Ï"''^ "« sontp^sau:
fa P^rfic di 7' '' '°''"'' '" Christianisme le bien-
ta.t particulier de s'entendre constamment rappeler cet
e re'Sr i-?" 'r'""^^^ '^ P"'^-^'^'- ^" P''- '
possesseur f^ T ' ^' ''"^'''^'■^'' ^^"'•^"'-'^ <^°'"'"e 'e
bJe 11 :T^' "!°'"^"'-'« <l'"n pouvoir formida-
chos de ^rl "-^ P''."^*^''- '''' '•éê-'^ e«t quelque
c ose de ternble, mais le dernier de leur souci est
r enesse (3). Mais c'est une grande erreur Le puis-
sant aussi peut faillir, et alors le dommage quÏ !Z
est toujours grand (4). Cette considération devrait ex-
horter chacun d'eux à la modestie.
Peut-on imaginer une plus grande responsabilité que
de commander à des millions d'hommes, de décider
a un mot, d un trait de plume, de leur félicité ou de
(1) W., Ep., m, 2, 15.
: ^■"î^'ot-, ilagna Mnralia, 2, 13, 2. — (i) Ibid •> 3 o
(4) Aristot., Rhctor., 2, 17, 4. ^ ' ' "' ' '
376 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
leur malheur, de tenir entre ses mains la vie et la mort
de milliers d'êtres humains ? Qu'arriverait-il si cette
main et cette langue venaient à se tromper? Et cela ne
pourrait-il pas arriver? Et cela n'est-il jamais arrivé ?
Quelle tentation pour les masses qui doivent expier par
le bonheur de leur vie, parleur sang, chaque trait de
plume porté à faux, quand une fois elles commencent à
voir dans leur prince un homme tel qu'elles en voient
chaque jour des milliers î Le socialisme dit déjà avec un
sourire moqueur : Le peuple est las d'accepter avec ré-
signation , de la main de Dieu , la souffrance qu'il
éprouve. Croit-on que le peuple supportera plus patiem-
ment le fardeau de la yie , s'il sent peser davantage
sur lui la main de l'étal ? Non ! si le peuple n'a pas de
religion; s'il n'a pas un vigoureux sens rehgieuxqui lui
donne la force de supporter aussi la main de Dit^u, cette
main qui permet et punit, et en outre une foi vive qui lui
apprenne à adorer l'invisible dans le visible, qu'est-ce
qui protégera encore l'autorité? Malheurà elle, si une fois
l'humanité déclare qu'elle ne lui obéira que dans les lois
où elle trouvera son profit temporel, une justice indis-
cutable et le droit le plus sévère pour la contraindre à
l'obéissance 1
Sur quoi l'état se basera-t-il, s'il ne peut et ne veut
plus se baser sur le pleinpouvoirde Dieu? Surlacrainte?
Mais la crainte, dit un prince quia eu pour lui l'expérien-
ce d'un règne de cinquante ans, est un mauvais sou-
tien de l'autorité (1 ). Comment la peur d'une prompte
mort domptera-t-elle une foule pour laquelle la terre
est devenue indifférente, parce qu'elle n'a plus d'autre
espoir que d'y vivre dans les tortures et d'y mourir len-
tement de faim, si cette foule ne craint rien dans Vau
deiàl On serait tenté de croire que chaque pouvoir d'é-
tat se considère comme incapable de récompenser ceux
qui gardent, au fond de leur cœur, la foi au surnaturel
(1) Maj^imil. I Bavar. Monita paterna, 3, 22. Cf. MohI, Staatsrecht,
Vœlkerrecht und Politik, I, 389 sq.
I
L AUTORITÉ DE L'ÉTAT 377
el la subordination de l'aulorilé de l'état à l'autorité
divine. Au l.eu de cela, on les considère précisément
comme un danger pour le pouvoir terrestre. Tandis que
tous les trônes chancellent, et que les meurtriers ne
craignent plus de paraître au grand jour, on ne peut
pas encore se défaire du préjugé que la foi, sous la dé-
nommalion de laquelle les rois ont vécu en sécurité
pendant des siècles, est la menace la plus sérieuse de
leur existence. Par contre, on se charge d'une partie
de la faute en tolérant et en laissant faire ceux qui la
plupart du temps, ne se cachent pas d'attaquer le surna-
turel, afin de pouvoir renverser d'autant plus facilement
le naturel, quand il est une fois privé du rempart de la
religion. Un tel aveuglement est presque incompréhen-
sible. On pense involontairement à l'oiseau qui se préci-
pite de lui-même dans la gueule béante du serpent. La
seule différence est que l'oiseau n'est pas coupable. Si
ce qui est saint ne doit plus être saint, qu'est-ce qui sera
encore saint? Est-ce que les peuples respecteront en-
core une tradition profanée, une dignité profanée, un
droit profané? Et s'ils ne respectent rien, que leur reste-
t-il encore? Et s'ils n'ont plus rien, que sont-ils, sinon
des nihilistes ? Et on s'étonne comment de tels faits peu-
vent exister, quaud on a presque rendu leur existence
nécessaire !...
S il y a donc quelque chose ici-bas qui, par sa nature, « _ La
soit poussé vers Dieu et vers la religion, c'est bien l'état ^mtTZ
et l'autorité de l'état. S'il faut une grande vertu pour ''""""'■
vivre dans le mariage, et pour y trouver le bonheur ; si
SI ceux qui font profession de vertu avouent que sou-
vent la force leur manquerait s'ils ne la cherchaient pas
en Dieu, ceci ne s'applique pas moins à la vie de l'é-
tat (I). Il faut en effet beaucoup de vertu à quelqu'un
pour être un bon citoyen ; il lui faut l'esprit de commu-
nauté, de sacrifice, de domination de soi, de respect, de
(I) Aristot., Polit., 8, 1,2, 3.
378 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
limitation, d'obéissance, d'abnégation. Celui qui croi-
rait que ces qualités peuvent être remplacées parla vio-
lence, ne serait pas éloigné de croire qu'on peut faire
une chaudière à vapeur avec des douves, pourvu qu'on
les entoure de cercles solides. Non ! ces qualités diffici-
les d'où dépend la vie commune, peuvent être détruites
par la violence, mais elles ne se remplacent pas. On
peut encore bien moins se passer de la crainte de Dieu
et de la religion par suite d'une habile organisation exté-
rieure, ou par l'instruction.
Pour le dire brièvement, il faut, pour rendre une vie
d'état prospère, peu de pouvoir, peu d'instruction^ peu
d'habileté; mais il faut une vertu sérieuse et un sens
religieux profond. Ce qui s'applique aux membres indi-
viduels du corps de l'état, s'applique à plus forte raison
à ceux qui se trouvent à sa tête. Non seulement ils ont
besoin d'une plus grande vertu et d'une plus grande
crainte de Dieu pour leur personne que pour leurs sujets,
mais sur eux pèse aussi la responsabilité d'inculquer à
ceux-ci les conditions fondamentales de la vie d'état, et
de leur en enseigner la pratique par leur exemple. La
place d'un chef de société n'est assurément enviable pour
personne. 11 a dans ses mains le sort de ceux qui lui sont
confiés, le sort de la morale publique, souvent même de
la morale privée ; il a l'autorité divine, la réalisation des
vues de Dieu sur le monde, sur l'histoire, sur son
royaume. La tâche de celui qui est revêtu de l'autorité
est grande, et lourde est sa responsabilité. L'art de bien
l'exercer suppose de grandes vertus qui, peut-on dire,
dépassent les forces de l'homme ordinaire. Il est donc
juste que les dépositaires de l'autorité considèrent le
pouvoir qui leur est confié, comme quelque chose de très
élevé, de surhumain, de religieux. Puissent-ils seule-
ment considérer aussi leur autorité comme un écoule-
ment de l'autorité divine, et faciliter aux peuples, par
leur conduite, l'obligation de voir en eux des représen-
tants de Dieu!
ue fasse
à celle-
ci.
APPENDICE
EST-IL POSSIBLE DE RÉGNER CHRÉTIENNEMEiNT ?
''nrfalll Ifiil^f' T-' ^'•'^'^' conception de l'autorité de l'état
moîen â^e \rlf-T^"l' ~'J- '^t'^ d'un bon gouvernement au
moyen âge. - 3. Get idéal a été réalisé. - 4. Saint Louis. - 5 La
justice est la hase de la prospérité du pouvoir. - 6. Henri le Saint
d^rétien." ""' ^'''^^'' '^ ^"^ gouvernement là où celui-ci est
^ Souvent on affecte de dire qu'un retour à l'autorité de , ^ ^rain
l'état dans les limites fixées par Dieu et tracées par la !,r')a'S
nature des choses, serait la destruction de l'état, la dis- SS" Z
solution de toute autorité, la ruine de la société ; et qn i'-ftor "
croit avoir réfuté à fond les vues chrétiennes à ce sujet,
en les qualifiant d'imaginations fantaisistes, d'élucubra-
tions d'esprits bornés, de fanatismeetde pharisaisme (1 ).
Or quelle est la puissance qui se soit jamais mal trouvée
de s'en être tenue à la vérité et au droit? Et pourquoi
compte-t-onici toujours avec des inquiétudes, des mena-
ces,desimpossibilités, qui toutes n'ont leur raison d'être
que dans une imagination mal réglée? Grâce à Dieu, il fut
des temps où l'on essaya de régler, du moins approxi-
mativement, la vie d'état d'après les exigences de l'en-
seignement de l'Eglise, ou, pour parler plus justement,
d'après le droit naturel. Est-ce que l'état s'en est trouvé
plus mal que là où les principes de Machiavel faisaient
loi? Dans des questions qui sont liées si étroitement avec
la vie réelle, on devrait pourtant consulter avant tout et
cetle vie réelle et l'histoire réelle. Eh bien, demandons
une fois à l'histoire si des princes qui, comme Maximi-
lien 1 de Bavière, se sont fait un principe sacré de ne
s'écarter en rien de la foi de l'Église et des pieux exem-
(1) Lasson, Rechtsphilosophie, 701 sq.
380 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
pies de leurs ancêtres, de respecter les personnes con-
sacrées à Dieu, et d'éviter comme funeste à l'état tout
empiétement sur les droits et les devoirs de l'Église, ne
furent que des ombres de monarques et des instruments
de l'ambition ecclésiastique (1 ) ?
A quelle époque les monarques furent-ils le plus heu-
reux? Etait-ce dans le temps où un prince énergique
comme celui que nous venons de citer, exhortait son
fils à ne jamais commencer ses journées, à ne jamais
les terminer, à ne jamais se mettre au travail autrement
que par la prière, à veiller à ce que ses sujets honorent
Dieu, et à se souvenir lui-même de sa grande responsa-
bilité devant Dieu, le juge des puissants (2), ou bien
dans les temps où le despotisme et l'absolutisme enchaî-
naient tout mouvement libre, sans avoir égard à la loi
de Dieu et aux protestations de l'Eglise ? Autant que
nous puissions connaître les temps passés, il nous sem-
ble qu'on ne vit guère mieux aujourd'hui qu'à cette
époque où le premier principe de toute liberté était
celui-ci :
« Dieu a deux glaives étincelants, »
« Forgés de main de maître. »
« Deux puissances peuvent »
« Les porter en tout honneur. )>
« Tous deux sont parfaits en leur genre ; »
« Leur aspect fait trembler le méchant )>
« Et réjouit l'homme pieux. »
(c Egaux en longueur, égaux en largeur, »
« Ils sont destinés à protéger la noble chrétienté. »
« Ces deux glaives sont l'épée et Tétole )>
« Qu'uiU même fourreau peut contenir (3) ».
2. - Idéal Sans doute on frissonne aujourd'hui à la pensée de
d'un bon gou-
vernement au
moyen âge. . ,
(1) Maximil. I Bavar., Monila paterna, 1, 1, 4.
(2) Maximil. I Bavar., Monita imterna, 1, 4, 1.
(3) Reinmar von Zweter, 2, 212 (Hagen, Minnesinger, II, 215). Cf.
Hugo de Trimberg, Renner, 7336-7347. Un document remarquable
en faveur de la diuturnité et de la vivacité de cette pensée chez les
esprits allemands est le poème de Peter Frey, sous Maximilienl,
dans Wackernagel, Das deiitsçhe Kirchenlied, II, 1069 sq. iV"^ 1304.
l'autorité de l'état 3y,
cette théorie du moyen âge sur les deux glaives Mais
nous demandons encore une fois, est-ce qu'à ce te ,1
que la marche côte à côte de l'Eglise et de l'Etat 3;
prejud.ce a la conception idéale de l'autorité du pH„ e
etdel'autontédel'élat?Voyons donc une bonne foi
pour pouvoir y répondre, l'idéal du prince que la 1
serchron.que trace dans le portrait de Louis le pieux
Peu nous importe qu'en réalité tout ne s'appliq L pa^
ngoureusement au héros lui-même ; mais la'' lerr
nous attribuons à ce document c'est de nous mon r
comment, en Allemagne, au milieu du Xll« siècle pé
tlmTet r? r ' *^"- '" ^""'" '""^^ -'- l'^bsolu-
t sme et 1 Eghse n'aient tué la conception religieuse de
la pohtique, on se représentait un roi dont l'opinion
publique avait fait son favori. Le poème résume tôu,
d abord en deux mots l'importance souveraine de 1-,
puissance civile : Le roi doit être seigneur et bailli de',
princes, et en même temps juge des chrétiens (i ) Ce
dernier rôle en particulier passait pour la plus grande
tache du pouvoir du prince, comme un poète le chante
SI Dieu :
<< Vous princes et seigneurs du pays, vous devriez vous souvenir »
« Que D,eu vous a choisis comme juges et sources de la grâce „
« Vous vous appelez seigneurs, parce que votre devoir ,
« Est de faire disparaître autant que possil,le l'injustice • „
« Vous n'êtes preux qu'en donnant la paix aux l.ommes (2). „
C'est pourquoi les princes doivent non seulement
exercer eux-mêmes la justice, mais veiller à ce que
celle-ci soit aimée est pratiquée de tous. Au prince in-
combe tout d'abord la charge d'enseigner la pratique
de cette vertu. Il doit faire en sorte que les jeunes no-
bles, qui plus tard auront à diriger eux-mêmes des su-
Ijordonnés, quand ils seront devenus des seigneurs
soient formés de bonne heure à la connaissance du'
(1) Kaiserchronik, 15, 111 sq. (.Massmann;.
(2) Der Vnverzayte, 3, 3 /Hageii, Miniiesiiiyer, \-n, 45).
382 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
droit (i). Lui, doit naturellement marcher le premier
par l'exemple dans la pratique de la justice. Partout où
il y a dans le royaume des jeunes gens et des vieillards
qui portent préjudice à son unité et à l'obéissance en-
vers le chef suprême, il les reprend sans les ménager,
de sorte que les princes eux aussi ont peur (2).
Mais ce n'est pas seulement par la violence et par les
armes qu'il doit juger le royaume, c'est aussi par le
conseil et la sagesse. C'est pourquoi il ordonne une paix
de Dieu. A chaque crime est adjointe une punition en
rapport avec lui, et appliquée sévèrement, selon l'esprit
du temps. Pour le brigandage, il y a la potence ; pour le
voleur, il y va des yeux ; pour le perturbateur de la
paix, de la main ; pour l'incendiaire, de la tête (3). Et il
maintient ces prescriptions avec une telle rigueur^, que
la paix augmente dans le royaume, et que les propriétés
continuent d'exister sans dommage et en toute sécurité.
L'enfant entre en jouissance de l'héritage de son père,
sans préjudice aucun (4) ; le père part pour la guerre
sans souci et porte honorablement l'épée. Alors quand
arrive la mêlée, il n'hésite pas à risquer sa vie pour son
seigneur. Qu'il meure ou qu'il soit sauf^ le fief qu'il pos-
sède, son fils le possédera aussi, sans qu'il ait besoin de
sacrifier argent ni trésor pour se faire rendre justice.
Sous un tel prince, chacun est sûr que si on lui fait du
mal, il sera vengé d'après le droit (5). La fidélité et
l'honneur régnent parmi ses sujets_, car chacun se tient
pour averti. Partout ce n'est que plaisir et discipline,
délices et prospérité. Les seigneurs tiennent leur parole,
font régner la justice et disent la vérité, et, quand une
fois ils ont accordé quelque chose, oh 1 comme alors ils
(i) Kaiserckronik, 15, 116 sq., 15, 223 sq. On y voit que, même en
campap;ne, les moments libres des jeunes nobles, étaient parta-
gés entre l'exercice des armes et l'étude de la loi. Kuonrât, Rolands-
lled, 060 sq. Chose curieuse à constater, c'est que la Kaiserchroni-
que (15, 119) fait déjà enseigner le droit d'après le droit romain.
(2) Kaiserckronik, 15, 112.
(3) Kaiserchronik, io, 155 sq. — (4) Ibid., 15, 168 sq.
(5) Ibid., 15, 179 sq.
L AUTORITÉ DE l'ÉTAT 383
y sont fidèles ! 11 n'y a que le roi qui puisse les vaincre
en cela(1). Les menteurs n'ont point d'accès à la cour,
les intrigants n'aboutissent à rien, l'homme simple ose
aussi dire son mot, l'honneur et la vertu sont la base
de l'autorité dont jouit quelqu'un. Les vieillards peu-
vent vieillir dans la vertu ; les jeunes gens sont tenus
dans une discipline sévère (2). La noblesse et le prince
le premier savent que leur situation les obligea s'occu-
per du peuple et des pauvres (3). Comme conseillers et
comme aides, les plus sages sont sans cesse devant la
porte du roi, afin qu'il puisse user de leur circonspection
pour le bien commun de tous (4). La sagesse inspire ses
prescriptions. Il sait joindre la bonté à la sévérité en-
vers les malfaiteurs (5). Les bons savent qu'ils peuvent
compter sur son égalité de caractère. 11 prend chaleu-
reusement à cœur le culte de Dieu (6). Le peuple s'at-
tache à lui avec amour. Lui s'attache aussi aux pauvres
avec amour, pour l'amour de Dieu (7). Il n accepte ja-
mais ni or ni argent pour rendre la justice (8).
Hélas ! dit-on aujourd'hui en soupirant, voilà bien les ;{. - cei
11- if r ' 1? • 1 A I r\ > £ idéal aéléréa-
lubies d un cure ou d un moine du moyen âge ! Ou a-t- usé.
on jamais vu dans le monde la réalisation d'un tel idéal?
Dans la situation actuelle^ où est-ce qu'un tel gouverne-
ment pourrait se réaliser? Non assurément, il n'en pour-
rait être ainsi dans le monde tel qu'il est maintenant.
(l) 15, 193 sq. — (2) Ibid., 15, 202 sq.
(3) Ibid., 15, 227 sq. — (4) Ibid., 15, 234 sq.
(5) La nénie 4, 6 sur Henri le saint dit aussi qu'il e'tait modéré en
toutes choses, et qu'il gardait la juste mesure dans le droit (Cani-
bridger Lieder in der Zeltschr. fur deiitsches Altcrth., XIV, 460). U. de
Charlemagne dans Mone, Hymni lat., 982, 32 sq. (III, 348).
(6) C'est à ceci naturellement que le moyen âge attache le plus
d'importance en ce qui concerne le prince. Par exemple, Xenia, 3,
6, 7 in Henricum [Zeitsch. fiir d. Altcrth., XIV, 459] . Henri y est ap-
pelé: ami du Seigneur (3, 8, 1). Cf. Hoppe, 2, 1 (Hagen, Minnesinger,
II, 383), der (Jnverzagte, 3, 1, 5 [ibid., III, 45).
(7) Inutile de donner des références sur l'expression protecteur
des pauvres, des veuves et des orphelins, comme surnom donné aux
princes et particulièrement cà Fempereur; cette appellation se ren-
contre continuellement.
(8) liaiserchronik, 15, 240 sq.
384 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
Mais devons-nous nous considérer comme la règle sur
laquelle il faille tout mesurer? C'estvrai qu'aujourd'hui,
il y a une telle poussée et une telle agitation dans les
états, que la paix et la sécurité sont reléguées au rang
des mythes. Depuis que nos grandes puissances et nos
petits états craignent que le plus léger souffle de l'Évan-
gile ne les réduise à néant, l'humanité elle-même ne se
connaît plus et n'a plus de confiance, par suite de la peur
et des mesures de précaution. Lefeucouve dans son sein;
elle enfante des étincelles, et les peuples ressemblent au
tas de cendres après l'incendie, et aux épines sur lesquel-
les le feu a passé (1). Mais en a-t-il toujours été ainsi,
parce qu'il en est ainsi aujourd'hui? A ces cœurs dévo-
rés par le doute, on pourrait aussi lancer cette raillerie
mordante par laquelle Mirabeau flétrissait jadis les cour-
tes vues de Necker en face de la Révolution déjà finie :
(( Malebranche voit tout en Dieu, Monsieur Necker voit
tout dans Necker. Les deux voient aussi bien l'un que
l'autre, car tous les deux, ne voient qu'eux, et pour
cette raison ne voient rien du tout ».
Ces philosophes et ces jurisconsultes, ces historiens
et. ces politiques qui voient Tétat, la société, le Christia-
nisme et le passé, seulement à travers le prisme des
idées modernes, ne peuvent pas plus dous accorder sans
conteste la vérité indéniable d'un passé plus consolant,
qu'ils ne veulent s'avouer à eux-mêmes que nos acquisi-
tions sociales ont, comme perspective inévitable, un*
avenir qui est loin d'être beau. Cet avenir, il n'est mal-
heureusement guère possible de le leur épargner. Mais
qu'ils ne nous ravissent pas le passé. Ce ne sont pas de
vaines élucubrations ce que les poètes et les écrivains
nous disent des jours où florissait le Christianisme,,
mais ce sont des vérités historiques. Loin de nous la
pensée de canoniser le moyen âge. D'ailleurs nous avons
dit assez souvent qu'il n'avait pas accompli sa tâche,,
tant s'en faut.
(l) Isaïe, XXXm, 11, 12; XXVI, 18.
i/autorité de l'état 385
Quand le mal faisait invasion chez lui, il agissait d'unP
™au:ère plus éhontée, et avecbeaucoupmoi^s de ete
qu on ne le fa.t maintenant. Où la méchanceté pouv U
se a.rejour, elle abnsait d'autant plus dangereusement
de la vente qu elle la connaissait mieux, grâce à celte
perspicacité d espn t et à cette logique qui lui était propre
en out, dans le bien comme dans le mal. Mais on ne
peut du moms refuser à cette société qu'elle fit souvent
de seneux efforts pour établir le Christianisme sous
tous les rapports, et que, dans les cas où elle réussit'
elle ne s attira aucun déshonneur.
Or ceci s'applique aussi tout particulièrement au su-
jet que nous traitons ici.
Ce que nous lisons sur saint Louis n'est pas de la lé- 4
gende, c'est de l'histoire véritable. Comme dispositions "-""'^
naturelles, il n'était certes pas un génie sous aucun rap- -
port. L histoire ne lui a pas décerné le nom de qrand
Comme talents. César, Napoléon, Alexandre, Frédéric
le Grand, Pierre le Grand et cent autres, lui étaient bien
supérieurs. Mais s'il s'agit de connaître les bienfaits
qu un gouvernement a répandus, il serait difficile d'en
citer un qui ait dépassé le sien. Avec des dispositions
ordinaires, au milieu de grands obstacles et de grands
dangers, malgré de formidables infortunes, il fut pour-
tant le père de ses sujets ; il agrandit le royaume, favo-
risa le pouvoir royal et le bien du peuple, (it régner la
prospérité dans ses états, fut le bienfaiteur de la société,
le rempart du droit ; en un mot, il fut un vrai prince et
un roi complet. Et il y arriva sans théories artificielles
méditées longtemps d'avance. Ce qui le guidait, c'était
la délicatesse de sa conscience, un grand amour do la
justice et de l'équité, le sentiment de l'ordre et du bien
Icommun. Jamais il n'eut d'arrière-pensée. Simple et
jdroit (1 ), son unique but était la volonté et l'honneurde
(1) Autrefois le surnom de Le Droicturier était donné au prince
omme un titre d'honneur. Aujourd'hui, époque du Machiavélisme,
m hausse les épaules sur ce titre comme sur ceux do Le Ddèonnairc'
25
4. —Saint
386 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
Dieu. L'utilité et le succès du moment l'inquiétaient
peu. Il n'avait qu'un souci, celui de faire produire à ses
peines des fruits pour l'avenir et pour l'éternité. En un
mot, toute sa politique consistait dans une scrupuleuse
délicatesse de conscience, dans l'observation de la jus-
tice naturelle et surnaturelle jusque dans les derniers
détails. En définitive, c'est la seule chose que les géné-
rations postérieures, qui ne l'ont pas suivi, trouvent à
blâmer en lui. Qu'elles le blâment si elles veulent, il y a
trois choses qu'elles ne peuvent nier, c'est que, dans ce
temps-là, la France parvint, dans son développement
social, à un degré d'élévation qu'elle n'a pas souvent
atteint depuis (1), et que, malgré quelques malheurs
partiels, elle jouissait, politiquement parlant, aussi bien
à l'intérieur qu'à l'extérieur, d'une félicité et d'une gloire
telles qu'on n'en a jamais vu les pareilles (2). Et tout cela
sous un roi qui n'était pas seulement un chrétien com-
plet, mais un grand saint, et saint précisément par l'ac-
complissement exact de ses devoirs comme roi (3).
En délicatesse de conscience , en activité chevale-
resque, politique et intellectuelle, Louis ne se laissait
surpasser par aucun prince (4). 11 pensait à tout ,
s'occupait constamment de la situation de son pays^
avait une véritable soif d'amélioration, s'inquiétait de
tout ce qui était mal, et cherchait à guérir toutes les
plaies qu'il rencontrait. 11 se rendait compte de toute
situation malheureuse, voyait tout de ses propres yeux,
ne se laissait arrêter par aucun obstacle, quand il s'a-
gissait de faire le bien ou de triompher du mal. Si ja-
mais il eut une passion, ce fut celle d'être actif pour le
bien. Chez personne assurément, l'amour du bien ne fut
Le Pieux, Le Saint et autres semblables, et on dit : Oui c'était un bon
chrétien, mais un mauvais politique. Belle politique que celle qui
ne concorde pas avec la droicture !
(1) Le Play, V organisation du travail, (2), 78 sq., 85 sq.
(2) Gaufridus, Vita S. Ludov., 4, 33, 34.
(3) Wallon, Saint Louis, 384.
(4) Guizot, Hist. de la civilis. en France, 1846, IV, 142 sq.
l'autorité de l'état qo-
moins faible OU moins irrénéchi que chez lui II,...
sait pas fout d'abord intervenir Ui , "® ''""*"
chait à la prévenir par la hlrie ! k"' -"" " "'""
niellait du sien plufôt que de t n ';"'"'«'^'^"'=«- " Y
pasiaisserauxa'urese' i : ; ^d^s"","' '^ "^
et ses fondations grandiLs i L^^^^^^ ZlZ^'
amour de la justice que de sa bonté le' consdé'u
;;;e préoccupait serupuleusernli'lln-^^^
dePnri^ ilror^V» i justement. Dans X^lraité
rev;n cL L 1 /'"'^"'^ ' l'Angleterre, quoique ses
défiass nf n •'"' ^'''' '^"^^' '^'^'■'«-■"es qu'elles
à rtonceV f T"''''' ''' '''''' " I'""aciéteLi„er
eu s r ; '": '•evendicalions injustes et dou-
ie paix . '7/ '" '' P^>'« J----t ^e la sécurité et
ae Ja pa.x (2). Un signe non moins caractéristique qui
témoigne en faveur de son gouvernement, fut qu^k Z
pulation des pays cédés ne voulut pas le reconnaître
sTrltr'T ^'^- " ^'""'" ""^"' 1- P--^'-^'e à fai
pas sur le droit, quand même ils existaient de temps
immémorial et lui rapportaient le plus grand profit (i)
Malgré ce a, .1 est un des princes qui ont le plus conlri-
fiue a 1 extension de la France (5).
Après avoir ainsi mis le royaume en sécurité, il cher-
cha a le consolider avant tout à l'intérieur par la paix
et la justice. Son principal souci fut de mettre en siircté
les petits contre les grands, mais non dans l'intention do
s en servir comme d'un prétexte pour établir un royau-
me absolu aux dépens des seigneurs féodaux (0), car il
(1) Wallon, loc. cit., 386, 426 sq.
2)Jo,nville, 1, 3 24; 2, 27,244. Cf. Rolland.,Commen<ar., §66, 68
(3) Guizot, loc. cit., IV, 144. '
(4) Gui. Carn., VitaS. Lud.,'i, |9. Joinville, 2, 28, 2.74
5 Voir 1 enumération détaillée dans Guizot, IV, 146.
(6) Guizot, loc. cit., IV, 147 sq.
388 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
respectait trop les droits de ses vassaux, et les traitait
absolument selon les lois conimunes. Il avait une grande
idée des droits et des devoirs réciproques des seigneurs
et des sujets^ et souvent il reconnut, à son propre dé-
triment, que ceux-ci doivent passer avant les empiéte-
ments d'une puissance royale. Aux barons, il accorda
le droit de résisler aux prescriptions illégales de la cou-
ronne. D'ailleurs, il prenait ses mesures à l'avance pour
n'en porter aucune de ce genre, en recourant aux lu-
mières des grands et des hommes prudents et expéri-
mentés, car il ne voulait imposer à personne des obli-
gations injustes (1). 11 agissait également avec rigueur
contre les excès de la féodalité, les disputes privées, les
duels (2). Pour protéger son peuple contre les exac-
tions en matière commerciale, il intervint sérieusement
contre l'usure, et bannit de ses états tous les juifs qui
ne voulaient pas faire de commerce honnête, ou qui ne
voulaient pas exercer d'industries (3). Mais, sur le do-
maine de sa puissance royale, il était infatigable dans
les prescriptions, et impitoyable pour les faire exécu-
ter (4). Sous ce rapport, il ne souffrait aucune excep-
tion. Il était plein de zèle pour l'Eglise, et lui prêta
l'appui de son bras ; mais il lui fallait d'abord se con-
vaincre qu'il s'agissait d'une chose dont il pouvait ré-
pondre en conscience et en justice.
Dans ses possessions personnelles où il avait toute
liberté, non seulement comme roi, mais comme maître
unique, il prenait des mesures énergiques et portait des
prescriptions d'une importance décisive (5). Les juges
durent jurer de ne pas accepter de présents et de rendre
(1) Repinae Gonfessar., Vita S. Lud., 15, io2, 153, i59. — Guil. de
Nangis, Paris 1761, 236 sq. Guizot, IV, 150.
(2) Guil. Corn., Vita S. Liid., 4, 21. Guizot, IV, 152 sq. Bolland.,
Comment., § 883 sq.
(3) Guil. Corn., Vita S. Liid., 4-, 19, 20. Bolland., Comment., 723.
(4) Guizot, IV, 157 sq. Wallon, Saint Louis, 265 sq. Joinville, 1.
3, 23 (Bolland. Aug., V, 679 sq.). Reginœ Gonfessar., Vita S. Ludov.,
45, 155.
(5) Guizot, IV, 162 sq.
, . I.'«OTOniTe DE L'jiTAT ,„„
quer sérieusement leurs resnonsahil,f«
^^roUd'intervenirpartouIlTorne lu;:r^
sa.res pour fa.re une enquête, tantôt des franciscains et
des dom,n,ca.ns, tantôt des membres du clerg ÏÏcX
tantôt des chevaliers et des orinces m ^; i f , '
fondpp ni „; k . "^*'P'^'"*=es(Jj.hilaplamteé.'Mt
ession ne „f ''•"' "''''''''' "' P'''^^"'*^' "' -'«•-
dans If l"^ '^ !!:»^ ^^'^«' '- peuples entrèrent
droTt en ,.f ' '•"■' "^^ ''' ''""'' ^'^ "-«"^er justice et
aroit en toutes circonstances.
Ainsi s'accrurent la prospérité et la population. Ce fut
^ ÙeZt ""r^ ^-;'°PP-ent queVirent l'agricu
o. ,1 , "''"■'• ^ •'"P«'-t»"-on- l'échange, le^ taxes
e toutes les possessions (5) augmentèrent à vue d'œil,
. et le revenu du roi atteignit bientôt le double de celu
de ses predéce.sseurs (6). Il chercha à supprimer l'excès
puissance des princes et des barons parle relèvement
(2) io!":;!!:; l ^'H:^"- '""■■'"'i- ^"'«'"-'•. ^«« -r-
ples^daL'Gufzoriv'';r"''r '«r-'V'"""'"" ^' Cha,len,a«„e. ICxom-
(S) Joinville, 2, 28, 234.
pour l^VoTl!!!" ""^ '^"m-nença à amender, et le peuple y vint
que les vel. T ''"'■"" ^'^f ■''•"• ^' ">°"lMia tant et'an/emia,
à doub^rat; ^^'^V'""'' ''' ""''^^ '' '«^ ''""•'^^ choses valoien
176r"w) ^ ''"" ' "°^'' ^' P'^'""'' '^^™"' (Joinville, Paris,
390 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
des villes. Dans l'expression de ses dernières volontés,
il conseillait encore à son fils, avec une insistance par-
ticulière, de protéger leurs libertés et leurs coutumes.
Il n attendait pas la sécurité du pays d'une grande puis-
sance guerrière, mais de la richesse et de la force des
villes (1). Pour soulager la misère, il distribua d'abon-
dantes aumônes, fît des fondations en si grand nombre^
qu'on lui en adressa des reproches. Dans la conviction
que la morale, cette moelle des peuples, ce nerf de la vie
d'état, prospère uniquement sous la protection de la re-
ligion, il favorisa celle-ci et ses ministres partout où il
le put. L'exemple de sa piété, de sa vertu, de sa droi-
ture, était un flambeau pour les autres. 11 était plein
d'estime et de sollicitude pour les sciences que person-
nellement il estimait beaucoup, et dans la culture des-
quelles il voyait une condition de prospérité pour ses
états (2). Les plus grands savants de son temps étaient
admis dans son intimité et devaient, par leur esprit et
par leur science, transformer les heures des récréations
en moments d'instruction etd'élévation intellectuelle (3).
11 contribua à la fondationdel'université de Toulouse (4) ;
mais sous son règne, l'université de Paris prit place à
la tête du monde savant tout entier. La fondation de son
confesseur, à laquelle il eut lui-même une part impor-
tante (5), posa dans la Sorbonne la base de l'orgueil uni-
versitaire. Pour la création d'une bibliothèque, dont
nous pouvons juger de la valeur et de la richesse par
(1) Wallon, Saint Louis, 275 sq. Vaublanc, La France au temps des
croisades, I, 145 sq,
(2) Gui], de 'Nantis, Annales (Paris, 1761, 169).
(3) Mais les moines et les savants qui Tentouraient ne devaient
pas se mêler d'affaires politiques, à moins d'en avoir été expressé-
ment chargés par lui. 11 est du moins très probable que le roi de
France dont parle Humbert a Romanis, le parrain de son fils Ro-
bert (Exposit. Regulœ S. Augustini, p. 9. Bibl. Lugd., XXV, 634. c),
n'était pas autre que Louis IX. It. Danzas, Etudes sur les temps
primitifs de Vordre de Saint Dominique^ III, 430.
(4) Bolland., Comment., 136 (August., V, 305, b).
(3) Ibid., 1053 sq. (August., V, 503 sq.).
P l'autorité de l'état 391
un éclatant temois^nasre Son«; lui l^ pk^ i •
était le plus bel ornemp'nr ^^ ^ la Chevalerie, dont il
pius oei ornement, s épanouit une dernière fois
dans toute sa grandeur. Il poursuivit la poliliaieex^
neure sans plans perturbateurs du mon e, mai Ivec"
honneur pour lui et sans danger pour le p ys Loi de
etTepaVeTlft^?;r^^°"'''^ '"'^^-'^ ^'-P^-
et e pape, .1 fut plutôt, au milieu de ces troubles le seul
défenseur de l'Eglise et du nom chrétien (1). Il , 't
à ser P d r'"'!' '"''"^ ^'^""•^- " «cherchait plutôt
a servir d intermédiaire pour la paix (2j, et refu a des
couronnes et des honneurs ,ui étaient U^rts à sa maî
son au détriment d'autres. Ce qui est dit d'un autre saint
couronne peut aussi s'appliquer à lui : . Loyal et vrai •
on le louait dansions les royaumes où l'on entendait
parler de lui (3j. » il était en outre un vrai serviteur de
lJ>eu, ce qui lui valut de grandes grâces (4). Sous son
règne, deux principes qui ordinairement n'ont pas
grande valeur en politique, ont paru être les sources
les plus abondantes du vrai bonheur des gouverne-
ments et des peuples. Ce sont ceux-ci : « La j'usiice est
1 affermissement du trône (5) », et: c La piété est utile
a tout, ayant la promesse de la vie présente et de la vie
a venir (6))).
Ce que nous avons trouvé en saint Louis n'est ni le
premier m le dernier exemple, que la seule base <ie la u^-^C
prospérité de l'état est la justice et le culte do Dieu '^'^X
franchement pratiqués. Il ne serait pas diflicile à l'hu- ™""
manite de s'en convaincre. Et ici nous faisons appel
\ll î^"''-.!^^ Nangis, Annales du rCgne de S. Louis, 1761, KS!».
83 s".'"!» !' '' -'' ^''"' '1- "°"""'l- ^•«"'««"'•. 8" sq-, 814 sq.,
ooi, s-ti, 103( gq ^ ' 1 >
(3) Kaiserc/tronik, 16, IttO sq. - (4) Ibld., 10, 181 sq.
(o) Proy. XVI, 12. - (6) I, Tim. VI, 8.
I
392 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
aux peuples eux-mêmes. Mieux que personne, ils savent
ce qui leur fait du bien et ce qui leur fait du mal. Il ne
leur sera pas difficile de répondre si c'est une magni-
ficence splendide, si ce sont de superbes combats, des
fêles et des spectacles où s'étale la prodigalité, des con-
quêtes et des milliards en circulation, qui font une pé-
riode de grandeur, comme nos historiens le supposent
pour la plupart. Ceux-ci sans doute ne peuvent s'empê-
cher de sourire, quand les peuples essaient de comparer
le gouvernement de Louis XIV, ou celui de Napoléon P""
à celui de saint Louis. Aveuglés par les apparences su-
perficielles d'un succès momentané, ils plaignent cor-
dialement ceux qui voudraient seulement essayer une
comparaison. Qu'ils s'épargnent la peine de cette com-
passion ! Ils en ont peut-être besoin pour eux-mêmes.
Après avoir prodigué toutes les louanges, et s'être admi-
rés jusqu'à en être fatigués, ils sont à bout de forces
maintenant, et il leur faut rendre compte des événe-
ments de ces prétendus règnes glorieux auxquels s ap-j
plique à la lettre la dure parole de saint Augustin :|
«• Système de brigandages commis sur une grande!
échelle » (1). Là ils succombent aussi comme succom-
bèrent les peuples qui durent subvenir aux frais de
cette splendeur. Il y a toujours un moment où ceux qui
se moquent d'une conception chrétienne du monde
comme incompatible avec lui, commencent à pressentir
que cette conception doit avoir pour elle quelque choseï
de plus que ce qui paraît à première vue. Oui, elle a
quelque chose pour elle. Seulement, il ne faut pas vou-
loir tout faire dépendre de la première impression et du!
succès du moment. Il faut être capable de pénétrer de
la surface dans la profondeur, de l'apparence dans la]
réalité, de ce qui passe dans ce qui ne passe point.
Mais il n'est pas donné à tout le monde d'avoir ce coup
d'œil , pas même aux grands et aux sages. Le brillant ami
de saint Bernard, le comte Théobald de Champagne, le
(1) Augustin., Civ. Dei, IV, 4.
l'autorité de l'état J93
premier en France après le roi, Je père des pauvres le
pro eetenr des orphelins, le juge des veuves Ja lum è
de tous les paralytiques (1), cet homme in ompar b e
par la justice, l'observation des lois (2), l'amou'r det
paix (3) umque parmi les princes en bienfaits envers les
églises, les monastères et les malheureux (4), était tombé
dans la gène la plus grande par le fait du roi de France
Uuelle tempête de railleries se déversa à cette heure sur
le pnnce en qui Job semblait revivre ! Chacun se croyait
appelé a éclipser la femme du sage de l'Idumée par des
railleries sur l'utilité de sa délicatesse de conscience et
de son amour pourDieu.Desévêquesquinepouvaientlui
pardonner son afTeclion pour les monastères, etdes ecclé
siastiques de tout genre, qui prétendaient comprendre
d autant mieuxlemonde queleur intelligence était moins
ouverte aux choses spirituelles, versaient le liel dans le
calice de ses souffrances. Un de ceux-ci, le plus consi-
dère du royaume par la puissance et la prudence, alla
même jusqu'à donner, dans une diète, en termes bles-
sants, le certificat mortuaire de la cause du comte. Les
quelques chevaliers qui lui étaient encore restés fidèles
étaient appelés par raillerie des porteurs de soutane, des
marmotteurs de prières, des valets de curés, indignes
de l'honneur des armes (3). Mais dans cette détresse, le
grand homme ne dévia en rien du droit et de la piété.
Il priait et luttait; il travaillait et persévérait. La vic-
toire et la paix récompensèrent sa confiance ; les rail-
leurs se turent, et le comte descendit avec estime dans
la tombe, léguant sa célébrité à la terre tout entière, et
laissant au monde la gloire d'avoir sauvegardé en lui,
d'une manière éclatante, eu face de tous les princes du
temps, l'amour des hommes et l'honneur de son nom
par la vérité, la douceur et la justice (6).
(1) Joannes a S. Victore, Memoriale hist., (Rilil. l,Uf,'il., WIV.
1307, h.). — (2) Bernard,, Ep., .tfl, I, — (3) Id., £/)., 358.
(4) Ernoldus, Vita S. Bernardi, I. 2, 8, 52.
(5) Gaufridus, Vlta S. Bernardi, 1. 4, 3. 12.
(6) Bernard., Ep., 427, 3 ; 38, 2.
le Saiut.
394 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
6. -Henri Après de tels faits et de tels témoignages donnés par
l'histoire, ne devrait-on pas attendre des jugements plus
équitables de la part de nos historiens? Que dire alors
si sur des personnes et des événements qui, déjà vieux
d'un siècle, pourraient être facilement jugés objective-
ment et avec calme, ils s'expriment avec la même étroi-
tesse de vue qu'un contemporain ignare le ferait sur un
grand chemin, parmi la troupe bavarde des femmes et
des enfants?
Nous pensons ici, pour choisir un exemple qui nous
touche de plus près nous allemands, à Henri le Saint.
Nous voulons être justes^, et ne pas faire un crime aux
historiens d'avoir osé aborder avec des préventions, une
circonspection infinie et une vigilance inépuisable, un
homme que l'Eglise vénère comme saint. La circonspec-
tion ne peut nuire nulle partassurément, et, eux nonplus,
ils ne peuvent pas mettre une méfiance plus grande que
l'Eglise dans l'examen de la vie d'un saint, à condition
toutefois qu'ils avouent la vérité là où ils la rencontrent.
Ils supposent donc comme une chose toute naturelle
que Henri a dû être un porteur de soutane, un marmot-
teur de prières, un etréminé impropre au service des
armes et incapable d'honneur, pour nous servir des ex-
pressions par lesquelles on jugeait les chevaliers de
Théobald ; mais cette fois toute circonspection et tout
préjugé sont inutiles. Après un examen plus minutieux,
ce dévot indigne du nom de roi, comme on l'appelle
avec mépris, apparaît plutôt à l'extérieur comme un
empereur dans la splendeur de sa dignité. On s'imagi-
nait que c'était un pénitent sans virilité, — sans doute
parce que seul le péché et non la pénitence convient à
l'homme ; — et, ô surprise, il est continuellement en
campagne contre des grands révoltés, contre des enne-
mis puissants, les Frisons, les Italiens, les Polonais, les
Grecs (1). Sa prétendue faiblesse en face de l'Eglise se
(1) Hirsch und Bresslau, Jahrb. d. d. Reiches unter Helnrich II,
m, 300 sq. Giesebrecht, Gesch. d. d. Kaiserzeit (3), II, 65-96.
L AUTORITÉ DE L ÉTAT 395
manifeste comme une politique réfléchie qui veut créer à
la fois dans une chevalerie et dans une puissance spiri-
tuelle indépendante, toutes deux au service du royaume,
un soutien toujours prêt à résister à l'égoïsme et à l'in-
fidélité des grands de la couronne. Au lieu de cette inac-
tivité présumée, il fait partout preuve de force, de di-
gnité, de dévouement à tout ce que l'empereur a reconnu
utile pour la consolidation de sa puissance et de celle
du royaume, Bref, après un examen judicieux, comme
juge, comme chef d'armée, le saint nous semble réali-
ser d'assez près l'idéal que nos rudes ancêtres s'étaient
fait de leur chef, idéal d'après lequel celui-ci devait se
trouver sur chaque point de l'empire armé de la triple
puissance de la loi, de l'épée et du sceptre, et devait
être encore plus que seigneur, père, médiateur et pacifi-
cateur pour tous. C'est là sans doute une découverte à
laquelle on ne s'attendait pas, mais qu'on ne peut nier.
Il n'y a pas de meilleure preuve que la piété et la sain-
teté ne sont pas un obstacle à l'habileté dans le manie-
ment des affaires civiles et politiques.
Mais tout autres sont les appréciations de nos histo-
riens. On ne peut nier que Henri fut un empereur éner-
gique et capable. Par contre, c'est d'autant plus siir|)Our
eux que l'Église a dû commettre une erreur, et que l'em-
pereur n'a pu être un saint. Vivre saintement, — on
sourit de la chasteté de Henri comme d'une fable ridi-
cule, — et régner avec autant d'énergie qu'il l'a fait;
prier, et avec cela être continuellement au travail et au
devoir, quel estl'hommequi aujourd'hui ne sachcpas que
ce sont là des fonctions incompatibles (1)? Une petite
punition était bien due à l'empereur, pense un critique.
Pourquoi n'a-t-il pas aussi vaincu l'ambition d'être
pieux ? Mais ce fut pourtant une punition trop forte de
l'avoir inscrit au nombre des saints. Ainsi parle Alfred
(1) Watteiibach, Deutschlands Geschicht^quellcnim MUtclaller (A), I,
284; 11,270. Riezier, Baycrischc Gescliichte, I, 42o.
396 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
Dove ( 1 ) . D'après l'opinion de ces savants, un homme de
cette époque n'a pu être pieux que par ambition. Mais
aujourd'hui, il semble que pour eux, il n'y ait pas de
honte comparable à la sainteté. Après une période de
près de neuf cents ans, ils ne peuvent s'empêcher de
donner à ce saint un bon conseil qui aurait pu en faire
un homme véritablement grand. Au lieu de s'attacher à
l'Eglise, il aurait dû poursuivre un idéal religieux pan-
théistique, ou un idéal bel esprit selon le goût moderne,
exploiter l'Église à son avantage, et il serait glorieux à
leurs yeux. Mais, dit Dove, avec une emphase naïve, il a
manqué à son âme l'élan suffisant pour honorer dans le
Christianisme la puissance spirituelle terrestre que l'état
doit porter par dessus lui dans les sombres pays étran-
gers, et parle fait même dans l'avenir immense (2). Je
veux bien croire qu'il ait compris sa pensée en donnant
ce conseil politique. Pour nous voici ce qui est clair. Si
Henri avait pensé ainsi, il ne serait pas devenu un saint,
ni un empereur digne de ce nom, mais un visionnaire
qui aurait fait ramasser des coquillages ou des plumes
d'oie dans un pays obscur, ou qui, dans un élan fan-
tastique^ se serait peut-être égaré dans des mers incon-
nues. Au moyen âge, heureusement, on était moins né-
buleux, et on regardait plutôt à un sol solide et à des
fins solides, parce qu'on avait les yeux fixés solidement
sur le ciel. Le moyen âge, vigoureux, infatigable au tra-
vail, plein d'audace pour atteindre ses fins n'aurait pas
canonisé un empereur seulement parce qu'il priait et
faisait l'aumône. Un spectable très instructif est de con-
sidérer les qualités qu'il loue dans Henri. Il vante aussi
sa piété, et c'est avec raison. Mais il l'estime d'à- j
voir particuhèrement uni le zèle pour l'accomplissement
de sa charge à un culte inébranlable pour la justice (3).
(1) Allgem. dentsche Biographie, IX, 384.
(2) Ihid., XI, 382.
(3) Adelberti, VilaEenrici^Xi. 22, 29 (Mon. German., IV, 805, 810).
Adebaldi, Vita S. Henrici, 19 (Bolland., Jul. III, 718) ; Anonymi,
Vita, 4, 34 (III, 730).
chrétien.
L AUTORITÉ DE l'ÉTAT 397
11 n'y a pas que les historiens du moyeu âge qui le vau-
tent d avoir soumis beaucoup de pays, accompli beau-
coup d exploits et d avoir vaincu partout par son courage
et ses prières (1) ; mais les hymnes de l'Église le célè
brent aussi à cause de sa valeur guerrière (2) Partout
on considérait sa vie et sa gloire comme une preuve qu'il
est possible de vivre riche sur terre et riche devant
Dieu (3), de sauvegarder la justice et la loi ici-bas pour
acquérir la gloire et le salut éternel après la mort '(4)
Qu'on nous permette ici une parole franche. La iVaii- 7 _ b
chise n'est jamais un péché, quoiqu'elle ne soit pas ïou- KSvf"
jours bien tolérée. Malgré cela, il nous faut avouer rrl!j
quavec quelque intelligence de la véritable grandeur, "'"^' "
il est inutile d^envisager les principes de la politique
moderne et les vues de l'histoire actuelle, pour conce-
voir ensuite une estime d'autant plus grande de l'éléva-
tion et de la profondeur des anciennes vues chrétiennes,'
qui, par bonheur, n'ont pas complètement disparu.'
Une venait à l'idée de personne, dans les temps qui
nous^ ont précédé, de combattre l'inquiétude mesquine
que l'honnêteté de la conscience et la fidélité à Dieu
pussent devenir un obstacle à la fidélité au devoir et
aux succès terrestres. En souvenir de leurs princes les
plus grands et les plus fêtés, ils ne pouvaient faire au-
trement que de considérer comme unegrande tache dans
leur vie, une faute qu'ils auraient commise contre leurs
fonctions et contre la religion, s'ils ne l'avaient pas ex-
piée. Mais si quelqu'un d'entre eux gardait intacte sa
dignité sublime (5), par l'énergie et l'héroïsme, parla
(1) Kœnigshofen, Chvonik von Strassbiirg (Chroniken deiUsrher
Stacdte, VIII, 427).
(2) Mone, Hymni lat., 966, 31 sq. (HI, 335). Nenia in ilcnric,^ 3, ;{,
2 sq. ; 411 {Cambridger Lieder ; Zeitachr. fiir deutsrhc Alterlli., \\\
459 sq.). Cf. Kaiser chronik, 16, 193 sq.
(3) ^enia, 4, 14 [Zcitsch. fur dcntsche Allerth., XIV, 460).
(4) Mone, Hymni lat., 981, 20 sq. (III, 347).
(5) Très riches aussi sont à ce poinf de vue les traités pour la
« Direction de la conscience d'un roi » que le moyen àjcçe nous a lais-
sés en très grand nombre. Voir par exemple les enseignements du
398 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
protection accordée aux lois, par l'amour du droit et de
la discipline, parle respect envers Dieu et envers l'Egli-
se, l'opinion publique était déjà, pour cette seule raison,
disposée à lui adjuger le titre de saint, quand même il
se serait conduit en homme dans la vie privée, témoin
Charlemagne.
Mais une chose qui nous peint quelle était la convic-
tion générale et inébranlable au moyen âge, c'est l'opi-
nion que l'honneur véritable et la féhcité durable sont,
dans la vie publique comme dans la vie privée, unis à
la fidélité aux commandements de Dieu. Ferdinand le
saint, l'orgueil de l'Espagne, à cause de ses victoires
sur les Maures, de ses riches et splendides conquêtes,
de son talent à exercer les siens pour qu'ils forment
toujours une armée de chevaliers prêts au combat (1),
Ferdinand, cet homme aussi grand comme législateur
que comme promoteur de la prospérité intérieure du
pays, avait coutume de dire qu'il estimait plus la pro-
tection accordée à un citoyen que la mort de mille
ennemis (2). Un jour qu'on lui adressait la question
comment il avait pu réaliser de si grands succès qui
éclipsaient tous ses prédécesseurs, il répondit en prince
véritablement grand qu'il était : « Mes ancêtres ont
beaucoup pensé à augmenter leur puissance terrestre^
mais ils ont peu songé à faire prospérer la foi et a éten-
dre le culte de Dieu. Vous, ô mon Dieu, — et en disant
ces mots, il levait les yeux au ciel, — qui sondez les
reins et les cœurs des hommes, vous savez que je ne
roi Tirol d'Ecosse à son fils Bridebrand; puisBoppe lI(Hagen, Min-
nesinger II, 383 sq. ; der Unverzagte 3, 35 [Ibid. III, 45), ou les poè-
mes laudatifs consacrés aux princes parfaits, qui nous dépeignent
l'idéal qu'on se faisait alors des princes v. g. sur Erich VI le saint
de Danemark (Reinmar von Zweter., 2, 140, II, 204), sur Albrecht
de Brunswick (Rumesland, 8, 4, III, 65; der Meissner, 17, 11, ÏII,
107). Rodolphe de Habsbourg {Der Unverzagte, 3, 1, III, 45). Othon
II, comte de Bavière (Friedr. von Suonenburk, 3, 1, II, 356). V.
aussi Seifried Heilbling, 8, 1140 sq.
(1) Rodericus Sanctius, De rébus Hisp., 3, 39 (Hispania illustrata;.
Francof., 1603, II, 188, 30 sq).
(2) Ibid., I, 189, 6.
l'autorité de l'état 399
cherche pas mon honneur mais le vôtre, et qu'il m'im
porte beaucoup plus de relever le Chrislianisme ql de
relever ma puissance » (1). ^
Sous de tels princes les peuples étaient heureux Ils
sacnfiaient de boa cœur à leur service tout ce qu'i
avaient. Mounr pour eux leur semblait une mort ma
gniHque (2). Quelqu'un aurait eu mille têtes, qu'iMes
aurait toutes laissé «battre avec joie pour sauvegarder
1 honneur du royaume et du prince (3). Saignant de
mille blessures, luttant avec la mort, le sujet expirant
pense encore à son seigneur à ses derniers moments • il
prie pour lui et pour ceux qui ont des intentions droi'tes
envers lui (4). Les sujets croyaient qu'une (elle royauté
— et ce n'était pas une vaine phrase à cette époque —
était accordée par la grâce de Dieu. Tant que des rois
et des princes se firent un honneur de se considérer
comme les vassaux de Dieu (5), leur dignité apparu't
aux peuples croyants dans toute la splendeur d'une
autorité et d'une consécration divines. L'obéissance
qu'on observait envers eux n'était pas une obéissance
al œil, pas une idolâtrie, mais un vrai culte de Dieu.
II faut avoir grandi soi-même sous l'influence de telles
vues, pour comprendre toute la chaleur et toute la
force de ce respect religieux pour la dignité royale.
Sans doute, depuis cette époque, les états ont trouvé
meilleur d'ébranler, sinon de rompre, toute attache au
Christianisme et à l'Eglise, biens sacrés qui avaient si
étroitement unis le cœur de leurs sujets à leurs inlé-
rets. Puisse le Dieu miséricordieux ne pas leur en tenir
rigueur ! Puisse-t-il leur épargner de faire l'essai si, en
pareils cas, les peuples sont encore disposés à faire des
sacrifices comme les Bavarois en firent jadis pour Max
Emmanuel, et les Tyroliens pour leur bon empereur
(1) Rodericus Sanct., loc. cit., I, 189, 12 sq.
(2) Chanson de Roland, 1128.
(3) Kuonrât, Holaïutslied, C019 sq. — (4) Ibid., CoOl 091 •' sq
(5) Bernard,, Ep., 92.
400 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
François ! Puisse-t-il, et c'est ce que nous préférerions,
toucher les princes et leurs conseillers, de façon à leur
faire rejeter tout soupçon mal fondé, à leur ouvrir les
yeux à la lumière, le cœur à la vérité, et leur indiquer
où ils doivent chercher leurs vrais amis et leurs sou-
tiens les plus sincères ! Heureux le prince, heureux le
pays, où quelqu'un peut déposer sans crainte sur les
marches du trône une exhortation comme celle de ce
poète du moyen âge :
« La couronne que Dieu porta pour nos péchés était une couronne d'épines ; »
« Son tronc fut la croix sur laciuclle la fureur du peuple non baptisé l'attacha. »
« Seigneur empereur, courbez-vous devant celui qui vous a élevé si haut. »
« Puisque vous portez la couronne des chrétiens pour qui son sang^ coula, »
« N'oubliez pas, si vous jouissez du bonheur, que Dieu ne fait de miracles que par vous. »
« Portez toujours votre couronne de telle sorte qu'elle soit une conseillère pour votre âme. » (1)
(1) Bruder Werner, 1, 10, (Hagen, Minnesinger, II, 229). Werner
ist ein Laie, (3, H, II, 23 i).
VflNGT-HUrTIÈME CONFÉRENCE
ÉTAT ET ÉTATS.
1 Notio^ du droit des peuples ; il est la clôture du droit naturel so-
auité ^'-^ , fTA ?'"''''' " ''^'^ P^' P°^^"^!« dans l'anli-
qu.te - 3 U christianisme a rétabli le droit naturel des r»
1 les et l'a élevé au point de vue surnaturel. - 4. Or "[ne du dro t
des peuples modernes, et en quoi il diffère des vuef du ino e
réelle - 6. Efforts pour parvenir à une paix éternelle -7 Les
apports juridiques des peuples ne peuvent être réplés qu'au poin
lJI!fn r °?''' ^' '" '■''"8'"" '' 'l" christianisme^- 8^ Si-
tuation des peuples au point de vue du droit et des devoirs de l'É-
Chaque élat n'est qu'une partie de la société lui- '
maine. Tout ce que l'étatpeut faire, lors même qu'il se- ■'"'■'^""ts
raitleplus grand et le plus puissant, c'est de contribuer 'T"''''''''^'''"
,\ l„ ^ -1 .♦ j 1 1 ' vt i»jLiv.i ,j,Q,j naturel
cl la solution de la grande tâche qui incombe au genre '''"''*''•
humain. Aussi le droit d'état le plus parfait n'est-il pas
autre chose qu'une réalisation partielle de l'état de jus-
lice que la société doit établir. Ce sont là trois princi-
pes qu'on ne peut assez répéter.
Le grand tout de l'humanité n'a donc pas changé par
la formation d'états particuliers. Comme cette huma-
nité ne peut pas résoudre en bloc sa tâche totale, puis-
qu'un état universel serait une institution aussi peu pra-
tique et aussi peu facile à manier qu'une machine
montée sur des roues gigantesques, les hommes se sont
fractionnés en groupes dont chacun s'est chargé de sa
part particulière dans l'exécution de la tin commune.
Mais celle-ci n'en a pas plus souffert que l'unité et les
obligations communes du genre humain tout entier (J).
En raison de sa fondation, chaque état particulier est
Jonc obligé de s'occuper du bien de la totalité, et de
(1) Cf. Held, Grundzûge des allgem. Slaatsrcchics, 37j sq.
402 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
travailler comme chaque individu. Ce n'est pas seule-
ment l'état qui est un organisme, mais toute l'humanité
en forme un qui, en réalité, est le plus élevé de tous les
organismes moraux naturels. Toutes les parties, c'est-
à-dire tous les peuples, tous les états, toutes les associa-
tions plus ou moins grandes ne sont que des membres
de ce grand corps. Tous sont astreints au service du
tout ; tous sont obligés de se favoriser mutuellement.
Chaque état doit considérer comme son avantage l'utilité
de la totalité ; chacun doit éviter ce par quoi il pourrait
nuire au grand corps de l'humanité, quand même il en
tirerait le plus grand avantage. Aucun membre du corps
ne doit vivre au détriment d'un autre, aucun ne doit s'é-
tendre au préjudice d'un autre, mais chacun doit voir
dans la propriété d'autrui l'utilité du corps tout entier;
chacun doit, à cause du bien commun, renoncer à des
extensions disproportionnées, et aider les autres à at-
teindre leurs fins.
Telle est l'idée du droit des peuples, provenant non
pas, comme on pourrait le croire, des chimères d'imagi-
nations chrétiennes et théologisan tes, mais l'idée d'après
laquelle la loi naturelle et l'histoire nous représentent la
société comme un organisme grandiose et parfaitement
homogène. Le droit des peuples est donc une partie es-
sentielle et la clôture proprement dite du droit social
naturel.
2. - Un Les notions très imparfaites que l'antiquité tout en-
droit des peu- ., .. 1 1 •< 1 1 /.\ P •, • A
pies nétait ticrc avait du droit des peuples il), — lait qui est avoue
pas possible a l \ /
dansi'anti- p^f gcs plus illustrcs défcuscurs sous ce rapport, —
nous montrent combien, à cette époque, l'humanité était
descendue au-dessous de la nature. Où les anciens en
effet, auraient-ils pu prendre un droit des peuples ? C'est
à peine s'ils avaient conservé un souvenir de la descen-
dance commune du genre humain. Ils regardaient leur
(1) Mohl, Encyklop. der Staatsivissenschaften, (2), 405 sq. Heffter,
Das eiiroioaeische Vœlkerrecht, [(j), 9 sq. Bluntschli, Staatswœrterbuch,
XI, 81 sq.
ÉTAT ET ÉTATS 403
état propre comme illimité et absolu. D'après leur con-
ception, les droits de celui-ci s'étendaient jusqu'où allait
sa puissance. Tous les étrangers étaient des barbares (1 ),
des ennemis, non pas à cause de leur manière d'ai^ir
mais par nature. Or, comme celle-ci est immuable, une
guerre éternelle contre elle leur semblait un devoir (2).
Les Romains étaient au-dessous des Grecs à ce point de
vue (3). Les Egyptiens pensaient et agissaient ainsi (4) ;
ainsi tous les anciens peuples. Par hommes capables de
droits et envers lesquels il y avait des obligations à rem-
plir, on ne comprenait que les propres compatriotes, et,
cela va sans dire, seulement ceux qui étaient libres et
comptaient parmi les propriétaires. Les autres, là où il
s'agissait de droits humains, n'entraient pas en ligne de
compte (5). Dans les meilleurs cas^ ils étaient des moitiés
d'hommes destinés à l'esclavage (6). Si on leur accor-
dait des droits, c'était d'une autre manière qu'aux habi-
tants du pays lui-même (7) ; si on leur faisait la guerre,
c'était tout autrement qu'on ne l'aurait faite contre un
adversaire de même rang (8). D'après la conviction des
soi-disant peuples civilisés, toute leur existence n'avait
pas d'autre but que d'offrir une proie constante aux con-
voitises de domination de ceux qui leur étaient supé-
rieurs en force (9).
Naturellement ces principes, de même que les con-
cessions terribles que les lois faisaient aux maîtres en-
vers les esclaves, aux créanciers envers les débiteurs,
aux pères envers leurs enfants^ ne furent jamais exécu-
tés dans toute leur sévérité, ou très rarement. Mais cette
raison n'est pas de nature à changer notre jugement sur
(1) Plato, Rep., 0, p. 470, c. Varro, Lingua lut., 5, 3. Cicero, n//*.,
12, 37.
(2) Tit. Liv., 31,29. — (3) Polyb. 9, 38,5.
(4) Herodot., 2, 158,2.
(5) Plato, Polilicus, c. G, p. 202, d.
(6) Aristot., PoL, 1, 1 (2), 4 ; 3, 9 (14), 3.
(7) Diog. Laert., 10, 150. — (8) Plato, Rep., 5, p. 470, c.
<9) Aristot., Polit., 1, 1 (2), 5.
404 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
Fantiquité. Elle montre seulement que les hommes
étaient meilleurs que leurs lois, de même qu'ils n'étaient
pas si mauvais que leurs dieux, et que les mœurs pri-
vées paraissaient supérieures aux mœurs publiques, ou
à ce qui était permis, enseigné et ordonné publique-
ment. Mais si ce que nous avons dit jadis est juste, que
les bonnes époques sont celles dans lesquelles la vie pu-
blique compense les défauts des individus, et que au
contraire les mauvaises sont celles où on laisse les in-
dividus libres d'user ou non de la facilité de faire le mal,
que la loi, la tradition et l'opinion publique leur con-
cèdent, notre jugement surl'antiquité ne peut être long-
temps douteux.
•5. - Le Dans cette question, le Christianisme a tout d'abord
Clirislianisme . , . -, . i i i •< « i
a rétabli le rcmis cu mcmoirc les enseignements du droit naturel,
droit naturel , l'ii i •, i
•lespeupieset et IcuT a donuc une base solide dans les esprits et dans
l'a élevé au ^ ^ ^
point de vue jgg cœurs, cu mettant en lumière les questions fonda-
surnaturel. ' ■■■
mentales sur lesquelles reposent les principes du droit
des peuples. Ce cosmopolitisme sans patrie, pour ne pas
dire ennemi de la patrie, que les Stoïciens répandirent
dans les derniers temps de l'empire romain ; cette in-
différence pour les délimitations des états et des peu-
ples, provenant du pessimisme et du mépris des hom-
mes, que l'excès de la civilisation antique à son déclin
considérait comme quelque chose de distingué ; cette
compassion inefficace et optimiste envers les hommes
et les animaux, comme étant des compagnons de souf-
france et d'esclavage dignes de pitié, selon l'enseigne-
ment de Marc-Aurèle et du Bouddhisme, tout cela n'é-
tait pas des bases très favorables au développement du
droit des peuples. Pour cela, il fallait de saines idées hu-
maines et politiques, et seul le Christianisme les a ap-
portées. On sent immédiatement toute la vigueur de ses
doctrines, quand on place Tertullien à côté des auteurs
païens de la même époque. Toute sa politique se meut
constamment autour de deux pensées solides et claires:
le dévouement complet à la patrie propre, avec toutes
ÉTAT ET ÉTATS 405
ses propriétés et toutes ses institutions, puis le sentiment
de la cohésion de tous les peuples entre eux, sans ex-
ception, de la fraternité avec les barbares, de Tunilé
dans l'humanité tout entière.
Avec ses doctrines sur l'origine commune de tous les
hommes, la foi chrétienne offrit la possibilité de pren-
dre à la lettre la pensée de lorganisme, et de rappli([uer
sans exception à tous les membres du genre humain, à
toutes les tribus, à tous les peuples, à toutes les races,
à toutes les communautés d'état, de sorte que tous pou-
vaient être considérés comme membres d'un seul corps,
sans qu'on eut besoin de porter préjudice aux droits
particuliers légitimes et à l'indépendance des indivi-
dus.
Au seul point de vue naturel, la conception chrétienne
répandit déjà des principes tout à fait nouveaux sur les
relations des peuples entre eux, — car rien n'est si
nouveau, nous l'avons déjà dit, que ce qui est depuis
longtemps tombé dans l'oubli, — et transforma l'hos-
tililé générale qui avait régné jusqu'alors en obligations
mutuelles, en intérêt et en soutien réciproques, bref en
solidarité. L'enseignement de la vocation de tous à un
même salut y ajouta encore un lien surnaturel plus fort,
qui mit un contre-poids à côté de toutes les influences
dangereuses de la faiblesse et de la médiocrité humaine.
Plus l'Eglise s'étendit et déploya hbrement sa puissance
plus apparut l'influence égalisante, médiatrice, unifian-
te du Christianisme dans les relations des peuples
entre eux. En elle s'unirent les représentants des pays
les plus éloignés ; elle devint l'arbitre universel, le tri-
bunal de dernière instance où tous portaient leurs
plaintes mutuelles.
Personne ne devrait considérer, sans une admiration
profonde, ce développement de choses qui résulta tout
naturellement de la nature de l'Eglise, sans qu'elle y
eut aspiré. Parmi tous les reproches qu'on lui fait, il n'y
en a pas de plus barbare et de plus inhumain que celui
406 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
par lequel on la blâme de s^êlre conduite comme état
dans l'état, hors de l'état, au-dessus de l'état. Elle n'y
a jamais pensé et n'y pouvait jamais penser, car, pour
devenir état, il lui eut fallu s'abaisser trop bas. Elle sen-
tait bien qu'elle était quelque chose d'incomparablement
plus grand, qu'elle représentait l'humanité tout entière
et davantage encore, et que, comme, telle, elle était le
trait d'union entre les états et les peuples séparés, l'ins-
titution destinée à procurer l'unité à toutes les sociétés
séparées, et à fondre dans une seule humanité les hom-
mes divisés par tant d'intérêts divers.
La fondation de l'empire d'Occident fut la tentative
la plus grandiose qui fut faite pour exprimer extérieu-
rement cette unité spirituelle des peuples au dehors, et
pour créer une organisation vigoureuse et un puissant
pouvoir civil destiné aie réaliser. Qu'on ne dise pas que
cette idée était trop belle et trop sublime pour être réa-
lisée complètement parmi les hommes. Si la loi de l'u-
nité générale proclamé par là ; si la fondation d^une so-
ciété embrassant tous les peuples que le Christianisme
essayait d'atteindre, fut rendue vaine en grande partie par
la conduite d'hommes privés et de peuples, il existe ici
la même contradiction qu'entre l'idéal etla réalité, entre
la morale publique et la morale privée, que celle que
nous venons d'observer à l'instant dans l'antiquité, avec
cette seule différence, que l'idéal était alors plus beau
que la vie grossière, et que la loi générale était incom-
parablement plus parfaite que la conduite des peuples.
Cela n'empêche donc pas de considérer comme une
bonne époque ce temps où l'Eglise donnait, comme on
a coutume de le dire, le ton en politique, et cela d'autant
plus qu'en face des principes de la doctrine chrétienne
qui étaient alors en vigueur, la domination des haines
et de la loi du plus fort apparaît sous un jour beaucoup
plus sombre que la conduite de l'antiquité elle-même.
11 faut donc reconnaître que la part que l'Église eut
comme institution chrétienne proprement dite à la réa-
i. — Ori-
(les vues da
moyen âge.
ÉTAT ET ÉTATS 407
lisation du principe d'unité et de solidarité de tous les
peuples, que, en d'autres termes, l'influence des doctri-
nes surnaturelles sur le développement des rapports du
droit des peuples, a été beaucoup plus grande, et con-
duisit beaucoup plus loin que les simples principes de
droit naturel sur les relations des hommes. Aussi ne nie-
rons-nous pas que les vues du moyen âge ne doivent pas
être confondues avec ce que nous entendons aujourd'hui
par droit des peuples. Elles surpassaient, du moins pour
la plupart, autant notre enseignement actuel que le sur-
naturel surpasse le domaine du naturel.
Mais plus le Surnaturel, l'Église et le Christianisme
perdirent leur influence sur la communauté des peuples, ='"® ^" ^^i''^^
1 ri' inouernc des
plus l'ancienne conception païenne s'introduisit par 5f,ou?dfflôr?
l'Humanisme, plus le principe de la glorification person-^
nelle et du pouvoir iflimité de l'individu, importé par la
Réforme, empiétèrent sur le droit social et même sur le
droit privé, en favorisant le principe anti-social de na-
tionalité et d'individualisme, plus se fit sentir d'une ma-
nière pressante la nécessité de trouver une compensa-
tion à la perte du lien qui unissait les membres du genre
humain. Les peuples catholiques, dans la chair et dans
,1e sang desquels la cohésion avec le monde tout en-
tier avait passé avec la foi, furent naturellement les pre-
miers à éprouver ce besoin. Ce fut surtout TEspagne
qui, par sa foi et ses tendances politiques d'alors, se vit
la plus pressée de régler, sur des principes solides, les
rapports de droit et d'amitié avec les peuples étrangers.
C'est ainsi que par les efforts des théologiens catholi-
ques, François de Victoria, Dominique Soto, Bànes,
Molina, Suarez , Lugo , Navarrez , Javellus, Lcssius,
Cont/en, naquirent les premières tentatives de réaliser
un droit international selon les idées d'aujourd'hui. La
différence des situations sociales, anciennes et moder-
nes, apparaît de la manière la plus claire dans ces recher-
ches qui ne comptent plus avec l'idéal, mais avec les
faits. Même pour ces théologiens, il s'agit moins, en ce
408 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
qui concerne les questions juridiques, d'accentuer l'u-
nité de l'humanité et la solidarité de ses relations, que
de sauver plutôt quelques points de vue d'après lesquels
pouvaient être maintenus des rapports réglés entre les
peuples fermés les uns aux autres. C'est pourquoi ils
clierchent avant tout à répondre aux questions sur la
justice œmmutatïve^ par laquelle un homme est égal à
un autre, de telle façon que tous l'approuvent et puis-
sent l'appliquer, quand même les lois.de leur pays s'en
écartent par maints côtés. Leurs efforts tendirent donc
iout d'abord à frayer la voie à un droit privé internatio-
nal commun. C'est ce qui explique qu'à cette époque,
les théologiens firent presque tous paraître des ouvrages
sous le titre de : De justïtia et jure ^ ouvrages dans les-
quels une grande place était presque toujours consacrée
au droit qu'on nomme maintenant droit commercial et
droit d'échange.
Pour ce qui est du domaine du droit public interna-
tional, ils avaient une situation difficile, vu la dissolu-
tion générale de la société et l'envahissement de l'ancien
droit d'état. Ils durent se bornera traiter quelques points
particuliers qui pressaient davantage, comme le droit
de guerre et de conquête, la question de l'esclavage, les
traités d'état et de paix, le côté public du droit mari-
time.
Mais plus la division générale augmentait avec la dé-
cadence de la vie chrétienne, plus il parut indispensable
de former une science de droit des peuples, pour frayer
la voie aux esprits, au moins sur des principes géné-
raux certains, puisqu'une union effective parmi les peu-
ples n'était plus possible. Ainsi s'explique l'impression
que produisit le célèbre ouvrage de Hugo Grotius sur le
droit de la guerre et de la paix, et le succès formidable
qu'il obtint. C'est à son apparition, — pendant la guerre
de Trente Ans, — qu'il faut attribuerle greffage de cette
nouvelle branche sur l'arbre delà jurisprudence. Que
cet ouvrage ait fait un second pas en séparant compte-
ÉTAT ET ÉTATS iOî)
tement le droit de la religion, et que rinfluencc qu'il
exerça doive être ramenée à cette cause, peut-être plus
qu'à la première, nous en avons parlé jadis.
Les relations étendues qui s'établirent parmi les hom- s. - Le
mes Cl un cote, et, a un autre, 1 incertitude eénéralo nui p'" prai'i»'-
' . ^ * et sa faiblesse
résulta nécessairement de plus en plus du développe- Jf,;'''* ''•''*•
ment des idées modernes, durent faire désirer aux états,
pour leur propre avantage, un accord commun sur une
espèce de code officiel reconnu partout dans les relations
internationales. Comme ce code n'était pas possible,
grâce à la désunion du genre humain, les états particu-
liers firent entre eux des arrangements concernant le
droit des peuples, arrangements qui, c'est tout naturel,
doivent sur beaucoup de points être réglés d'après les
mêmes vues. Depuis, le droit des peuples qui n'avait
inspiré jusqu'à présent qu'un intérêt scientifique, a ga-
gné en importance pratique. La conséquence en est qu'il
ne s'occupe pour ainsi dire presque plus des principes
généraux, mais seulement du détail des déterminations
positives et de leur application aux cas particuliers de
la vie pratique. Vattel, le contemporain de Rousseau et
le disciple de Wolff, a posé la base de cette nouvelle ten-
dance. C'est pourquoi son œuvre a conservé son impor-
tance et son influence jusqu'à ce moment, autant tou-
tefois qu'il peut être question d'une influence de droit
des peuples sur le domaine de la vie réelle.
On ne peut en effet pas se dissimuler que la force du
droit des peuples n'est pas précisément très grande dans
la vie réelle. L'exposition scientifique a sans doute fait
de grands progrès, et, si le nombre et l'extension des
traités internationaux étaient une preuve d'union parmi
les peuples, tous les désirs seraient bien près d'être com-
blés. Cependant, il y a peu de domaines où la théorie et
' la pratique soient aussi éloignées l'une de l'autre qu'elles
le sont dans le droit public. Le droit privé international
possède une efficacité plus grande, il est vrai, et il n'en
peut être autrement. Que dans son domaine proi)re,
410 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
Télat croie pouvoir maintenir le droit sans la protection
de la religion et de la morale, par la seule violence,
c^est son affaire, et il le pourra tant qu'une force plus
grande, la force révolutionnaire, ne se jettera pas sur
lui. Mais à quoi lui sert-il de s'en rapporter à sa puis-
sance dans le droit national public, à moins que la gue rre
ne doive durer éternellement ? Personne ne peut nier que
le machiavellisme ne soit inévitable dans le droit des
peuples, aussitôt qu'on rejette l'union du droit avec la
morale, et, parle fait même, l'obligalion de conscien-
ce (j). Si, comme leditLasson,les rapports mutuels des
états ne dépendent que de la puissance et de la pru-
dence (2), ils n'obligent pas moralement. Alors le ca-
ractère juridique faisant défaut dans tous les traités
entre états, qui sont même contre la loi, en tant qu'ils
sont une limitation du droit propre (3), on ne voit pas
pourquoi letat s'en tiendrait à eux, là où la prudence
et l'intérêt le lui défendent (4). Puis chaque état doit
s attendre à des inimitiés de la part d^autres états aussi-
tôt que l'intérêt le leur conseille (5). Celte conjecture ,
quelque rude et choquante qu'elle nous paraisse, est
néanmoins irréfutable. Dès que le droit est séparé de la
religion et de la morale, il est impossible d'expliquer
comment, selon les expressions de Hemer, un traité
peut être quelque chose, c'est-à-dire comment il peut
obliger par lui-même (6). Dans le droit privé et dans le
droit d'état, la nécessité de l'union du droit et de la mo-
rale n'apparaît pas comme dans le droit des peuples ;
mais ici, tout le monde voit que la séparation du droit
delà morale fait de chaque traité d'état un mensonge
officiel, et transforme la communauté humaine en cet
état naturel de Hobbes qui ne connaît que deux ressorts
d'action : l'égoïsme et la crainte.
(1) Cf. Trendelenburn;, Naturrecht, 503.
(2) Lasson, Natiirrec/U, 396.
(3) Zachariae, Vierzig Bûcher vom Staatc (2), V 67
(4) Lasson, loc. cit., 402. - (5) Lasson, loc. cit., 385.
(6jHeffter, Vcelherrecht (6), d66.
ÉTAT ET ÉTATS 4 1 1
Le monde s'en est aperçu depuis longtemps. Dans un c-Eiruns
moment d'oubli de sa propre doctrine, Kant a écrit sur TunTpah!
cette situation l'opuscule « Zum ewigen Frieden » (de
la paix éternelle), dans lequel il pose comme condition
indispensable que la politique devienne morale. (^ Ce
n'est que de l'éthique, dit-il très bien, que la paix peut
provenir ; le droit ne peut faire autre chose que de coo-
pérer à son introduction et à son maintien, supposé que
lui-même soit moral ». Ce serait aussi l'unique moyen
de réaliser cette belle pensée de la paix éternelle. Rien
ne peut nous en convaincre davantage, que le sort de
cet ami de l'humanité, de cet homme bon et enthou-
siaste, à qui le monde est redevable de cette parole (1 ),
l'abbé Charles de Saint-Pierre. Après s'être occupé de
la manière par laquelle on pouvait diminuer le nombre
des procès, les guerres continuelles de Louis XIV firent
germer en lui l'idée à laquelle il consacra toute sa vie^,
ridée de la paix éternelle. FI semblait à ce noble carac-
tère, qui, comme Français était tout naturellement pa-
triote, qu'il fut impossible de résister à son plan dès
qu'on le connaîtrait, et il en serait presque mort sur le
champ, comme il le dit lui-même, si la raison humaine
eût été plus précoce à Londres qu'à Paris, c'est-à-dire
si les Anglais avaient enlevé aux Français l'honneur
d'avoir réalisé la paix éternelle. Mais il n'avait rien à
craindre. Ses compatriotes n'eurent rien de plus pressé
que de le traiter d'exalté. D'ailleurs lui-même en conve-
nait. Pourquoi supposait-il une réalisation si générale
et si parfaite du règne de la raison parmi les hommes,
qu'aucun état ne ferait plus de réclamations injustes, et
que chacun réglerait sur le droit ses relations envers
les autres? C'est avec raison que le cardinal Fleury à
qui il avait présenté son livre lui dit: « Il n'y a qu un
malheur, vous oubliez de vous procurer le missionnaire
(1) Sur d'autres efforts analogues V. Zachariae, Vierzig Bâcher
vom Staate, (2) V, 16 sq. ; Heiïter, Vœlkenecht, (6), 12.
412 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
qui rendrait les hommes accessibles à vos proposi-
tions (1) ».
Sans doute il ne manque pas aujourd'hui d'apôtres
qui, avec un grand zèle, et, souvent avec plus de bonne
volonté qu'il n'en faut, prêchent l'idée de la paix éter-
nelle ; malheureusement la manière dont ils cherchent
à réaliser ces belles pensées n'a presque jamais d'au-
tres résultats que de rendre suspecte, ridicule, ou tout
au moins infructueuse la bonne cause qu'ils représen-
tent. Depuis le premier congrès pour la paix tenu à
J\e\v-York en 1815, se sont succédé par les efforts de
Noah Worcester, William Allen et du comte Cellon, de
nombreux congrès analogues (2), jusqu'à la naissance,
en J848, de la grande Ligue de la paix internationale,
sous la direction de l'apôtre bien connu, Eliu Burritt,
avec l'aide de Cobden et de Ducpétiaux. Mais avec tous
ses congrès et tous ses écrits, elle a fait que le monde
s'est détourné avec la plus grande méfiance du but
qu'elle poursuivait. Et comment aurait-il pu en être
autrement, quand on y voit réunis des quakers et des
libres-échangistes, desjuifset des chrétiens, des francs-
maçons et des démocrates, des libéraux et des catholi-
ques, et, dans une proportion qui est loin d'être petite,
les champions de l'émancipation des femmes, et lors-
qu'on observe les scènes guerrières auxquelles donnè-
rent lieu ces prétendues assemblées de paix. S'il fallait
donner une preuve que de tels efforts, respectables assu-
rément, n'aboutissentàaucunrésultat sans un Christia-
nisme vigoureux, on la trouverait précisément dans ces
congrès qui évitent avec soin tout souffle chrétien.
Les socialistes aussi se sont emparés de ce sujet. Ils
promettent au monde, entre autres avantages, que l'état
futur amènera avec lui, la suppression de toutes les
guerres. Cet effort avec le dessein d'améliorer la si-
tuation des classes ouvrières est, nous devons le dire,
(1) Hoefer, Biographie générale^ \L\\l^ %i.
(2) Mohl, Gesch. und Lit, der Slaatswissensch., I, 439 sq.
ÉTAT ET ÉTATS 413
celui qui nous intéresse le plus parmi toutes les tendan-
ces socialistes, car il faut avouer franchement que les
intolérables charges militaires sont un des motifs prin-
cipaux de la détresse générale, et qu'une solution de la
question sociale n'est pas possible sans la guérison de
ce chancre. Nous admettons volontiers que si le Socia-
lisme était victorieux, et pouvait enfin réaliser ses plans,
ces gigantesques armées permanentes subiraient au
moins une réduction, si toutefois elles n'étaient pas sup-
primées complètement. Nous ne sommes pas assez cré-
dules pour espérer qu'une paix générale ait lieu. Il n'y a
pas à en douter, nous aurions alors à craindre des guer-
res universelles comme à présent, des guerres faites avec
des armées encore plus considérables que maintenant.
Les socialistes eux-mêmes nous indiquent cela, en ce
sens que loin de nous promettre l'abolition du milita-
risme, ils veulent remplacer les armées permanentes par
une armée composée des peuples tout entiers, une armée
dont chacun ferait partie sans exception.
Oui, s'il y a des moyens d'établir la paix parmi les
peuples, ce ne peut être que par la réalisation de ces 'dViuêr dëi
i A ' ^ ^ ' . peu|)it'snepeu-
principes, qui, après la chute de Napoléon, furent expri- ;j,'î^^f^^'"^f',;,\
mes par les monarques alliés, sous l'impression évidente ;2!'de'h''re-
du secours de Dieu, et comme étant les lois fondamen- l;,SUisin.''.
taies pour la vie de l'état et des peuples (1). Oui, si les
peuples se considéraient comme les branches de la même
famille ; si tous les chefs d'état se considéraient comme
les serviteurs responsables envers le même Seigneur
commun, suprême, et s'ilsreconnaissaient dans les prin-
cipes de la religion chrétienne le trait d'union qui doit
les unir, c'est alors que ces efforts pour la paix éternolle
auraient un sens et une perspective de succès.
C'est seulement là où l'on considère l'homme comme
créature de Dieu destinée au service de son créateur,
que les lois du droit privé seront harmonisées avec le
(i) V. Vol. VU, Conf. X, 7.
— l.os
rapports juri-
414 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
droit naturel, au point de devenir elles-mêmes interna-
tionales, sans autres négociations ; c'est seulement là
où les états considèrent leur droit et leur puissance
comme un écoulement de la volonté de Dieu, qu'ils
admettront le principe sans lequel aucun lien interna-
tional solide ne peut exister, le principe que les sociétés
doivent se régler d'après ces mêmes lois juridiques et
morales qui obligent les individus (1). Mais là où les
états ne reconnaissent pas le devoir de la soumission à
Dieu, aucune égalité ne peut exister, aucun traité ne
tient debout ; il n'y a qu'une seule autorité et une seule
puissance au milieu des peuples : le glaive. Si donc le
salut du monde dépend de la résurrection de la vue qui
conçoit l'humanité tout entière comme un organisme
vivant, — et il n'est pas nécessaire de discuter long-
temps là dessus, — il est grand temps que le droit et
l'état reviennent aux enseignements du Christianisme.
Dans leurs relations entre eux, les états sont aussi
des personnes morales. Pour cette raison, ils sont aussi
responsables, astreints les uns envers les autres, et
obligés solidairement comme les individus qui vivent
dans leur sein. Chaque état a pour lui le droit à l'exis-
tence, à la liberté, à l'indépendance, tant qu'il n'est pas
un danger pour le bien commun. Qu'une communauté
plus grande le dépouille de ce droit, par la seule raison
qu'elle lui est supérieure en puissance, peu importe le
moyen, que ce soit par sécularisation, médiatisation,
annexion, voilà qui ne peut jamais être permis. C'est
une violation criante du droit des peuples. D'après cela,
chaque état doit laisser à chaque état, chaque peuple à
chaque peuple, non seulement ce qui lui appartient,
mais le secourir aussi contre l'injustice, et faire son
possible pour qu'il rentre dans son droit. Même le soi-
disant principe de la non-intervention est une violation
de la solidarité, là où un état voisin est en péril.
(1) Aristot., Polit., 7, 1, 5; 13 (15), 16.
ÉTAT ET ÉTATS 415
11 n'est d'ailleurs que l'application de l'Individualis-
me libéral au droit des peuples.
11 ne suffit pas encore que des états et des peuples
veuillent maintenir strictement le droit dans leurs rela-
tions entre eux. S'ils sont des personnes morales ; si
on peut leur appliquer les mêmes lois morales qu'à la
conduite des hommes entre eux, Téquité et la charité
doivent aussi régner dans le droit des peuples pour
aplanir les difficultés. Sans doute on accueille aujour-
d'hui avec des haussements d'épaules, sinon avec des
railleries, le principe que les nations doivent se traiter
avec respect, ménagement et amitié, se favoriser les
unes les autres pour arrivera leurs fins. Ceci montre
combien nous avons perdu l'idée de l'unité et de la so-
lidarité de l'humanité, combien peu nous sommes ca-
pables de concevoir celle-ci comme l'unique graivd
organisme. Mais il faut susciter à nouveau cette con-
viction dans les esprits, et la faire pénétrer dans les
cœurs. Chaque peuple, chaque état, occupe dans l'en-
semble de l'humanité la place que la Providence divine
lui a donnée, et accomplit une tache spéciale dans la
réalisation de ses plans dans le monde. Devant Dieu,
tous sont égaux en ce qu'ils contribuent à l'exécution
de ses desseins éternels. Mais celui qui refuse d'y con-
tribuer pour sa part, qui empêche les autres d'accom-
plir la partie dont ils sont chargés ; celui qui simmiscc
dans une situation que le chef éminemment sage de
l'ordre universel ne lui a pas assignée, n'entravera pas
ses desseins, il se nuira à lui-même, et sera peut être
tôt ou tard jeté hors de la place qu'il a usurpée sans
mission. Quand quelqu'un se charge de la construction
d'un édifice, grand, somptueux, il faut que chacun de
ceux qui doivent coopérer au travail remplisse exacte-
ment la place qui lui est assignée, et selon la manière
prescrite, puis, qu'il se soumette à la volonté conduc-
trice. L'édifice dont il s'agit ici est l'ordre du monde, le
i)onheur du monde, l'histoire du monde, le royaume
416 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
de Dieu. Les coopérateiirs sont tous les peuples et tous
les états, l'architecte est le Dieu éternel lui-même. Il
importe donc dans l'intérêt des états qu'ils conçoivent
d'une manière juste leur situation respective dans l'en-
semble de l'humanité.
Il résulte de tout ceci, qu'au simple point de vue du
droit des peuples, l'Eglise a déjà le droit d'exister, le
droit d^être ménagée, le droit qu'on respecte ses droits
et le droit de voir les traités conclus avec elle d'autant
mieux observés qu'elle peut moins rendre injustice pour
injustice, violence pour violence. Encore plus. Si le
droit des peuples vous fait sans cesse penser à la paix
éternelle ; si ces efforts n'ont pas de chance de réussir
là où la religion et la morale ne sont pas invoqués comme
les principes conducteurs ; si tous les efforts des états
isolés pour amener une situation pacifique restent
sans résultat, parce qu'ils sont eux-mêmes un parti; si
les hommes privés et les associations privées n'ont pas
de perspective de réussir non plus, parce que l'autorité
leur fait défaut, il est clair que la lâche naturelle de se
charger de la médiation de la paix incombe, d'après
les principes du droit des peuples, à cette puissance qui
est elle-même revêtue de cette autorité universelle égale
pour tous les états, et qui pourtant ne rivalise avec au-
cun, qui n'est nulle part parti dans les choses du monde,
celte puissance à laquelle a été confiée la garde de la
morale et de la religion : l'Eglise.
Appendice.
La conception médiévale du droit d'état et du droit
des peuples (1).
. Division actuelle parmi les peuples. — 2. Jadis l'Eglise était le
centre d'union parmi les peuples, pour former un empire univer-
sel. — 3. L'esprit de l'Eglise a tenu compte de tout ce qui était
national et propre à chaque peuple. — 4.. L'ancienne Allemagne
chrétienne, avec l'union de toutes ses particularités, a formé un
empire et un empire chrétien universel. — 5. L'Eglise comme
Mère de l'Empire. — 6. Les luttes de l'Eglise au moyen âge eu-
rent pour but le droit chrétien des peuples. — 7. Le christia-
nisme a-t-il une utilité politique?
Une preuve frappante que non seulement les hommes i.-Divi-
, . . , I , , . , sioa actuelle
comme individus se sont rendus peciieurs, mais que le parmi lespeu-
genre humain tout entier soufFre d'une corruption pro-
fonde, peut être tirée du triste fait que partout où une
association plus ou moins grande d'hommes est réunie,
elle se met immédiatement sur pied de guerre en face
^u reste de l'humanité. On dirait que c'est une obliga-
tion pour tout ensemble politique un peu considérable,
de se conduire comme un ennemi envers tout ce qui est
à côté de lui, même contre l'humanité tout entière. A
peine une communauté est-elle sortie de ses premiers
débuts ; à peine commence-t-elle à se sentir quelque
chose, qu'elle repousse déjà tout ce qui ne fait pas par-
tie d'elle. Plus un état grandit, plus il semble tenté, on
pourrait dire forcé, de jouer le rôle de trouble-paix,
plus ses voisins le regardent avec méfiance. On n'ose
pas aller prendre son repos sans avoir un poignard à son
côté (2). Salomon pouvait encore dormir parmi soixante
(1) V. à ce sujet Zachariœ, Vlerzig Bâcher vom Staate, (2) V, 173-
(2) Cf. Thucydide, 1, 3, 3. ^^
418 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
héros, tous armés du glaive pour le défendre en cas de
surprise nocturne (1) ; maintenant, ce sont des milliers
d'hommes qui sont armés jusqu'aux dents, d'un bout à
l'autre de l'année, comme s'il s'agissait à tout moment
d'arrêter une invasion turque.
C'est facile à comprendre. Chaque nation, chaque
communauté d'état a ses intérêts particuliers qu'elle
veut exécuter non en commun avec les autres, pas mê-
me seulement pour elle, mais dans une guerre ouverte
ou secrète contre tous. Tous savent cela, et pourtant ils
cherchent à se tromper par les tours d'adresse les plus
coûteux et les plus raffinés. Ils savent que tous les
moyens leur sont bons pour atteindre leurs fins parti-
culières. Ils se donnent des assurances de fidélité réci-
proque à chaque occasion, même là où il n'y a pas lieu
de le faire, signe qu'ils n'y croient pas entre eux, et
surtout qu'ils ne croient pas à leurs propres paroles. Ce
que les autres possèdent, chacun le considère comme
un vol fait à lui-même. Chaque succès d'un état étranger
est considéré comme une attaque faite à sa propre pa-
trie. Ce n'est qu'en affaiblissant le pays étranger qu'on
reconnaît la sécurité de la patrie propre. La chose est
allée si loin, que des gens foncièrement instruits croient
pouvoir déclarer cette lutte pour l'existence, cette
guerre de tous contre tous, absolument comme l'état
naturel de l'humanité. Or cela ne peut pas èire, pas plus
que les débris d'une ville qu'on a fait sauter ne sont
l'état naturel de cette ville, pas plus qu'un ouragan
n'est l'état naturel de l'atmosphère.
Dans une telle dissolution de l'humanité en atomes
luttant tous les uns contre les autres, l'expression h?i-
inanité est une pure ironie. Personne ne doutera que,
en réalité, depuisde longs siècles, la situation du monde
approche très souvent de cette conception (2). Non
(1) Cant., m, 7, 8.
(2) V. Mission actuelle des souverains. Par l'un d'eux, (2) Paris,.
1882, 37 sq., 392 sq.
ÉTAT ET ÉTATS 4j9
seulement nous ne sommes pas placés au point de vue
de l'antiquité, mais nous sommes presque au-dessous
de lui. Il est vrai que nous n'employons plus le mot
ôarbares pour ceux qui respirent l'air du ciel au delà
de nos frontières ; mais parmi nous, hommes civilisés,
les mots races et nations sont presque équivalents. Il
serait cependant difficile de dire en quoi notre principe
de nationalité se distingue de la théorie barbare des
anciens. Germains et Romans, Magyars, Tchèques,
Croates, Slovènes, Irlandais, races celtiques et anglo-
saxonnes, Suédois, Russes, Polonais, Rnthènes, Ita-
liens, Allemands du Sud et Allemands du Nord
Roumains, Hellènes, tout cela ce sont des mots qui non
seulement électrisent des millions d'hommes, mais les
enflamment d'une colère terrible, les portent aux inju-
res, à l'abaissement, au mépris et même facilement à
des actes de violence sanglants (1). Nous ne possédons
qu'en éditions séparées les conquêtes et les biens le^
plus sacrés de l'humanité. Il y a une science allemande
qui n'est accessible qu'au peuple qui se meut autour
des sables de la Sprée et à ses partisans ; il y a une
gloire française que les membres de la grande nation
marchant à la tête de la civilisation ont monopolisée à
leur usage ; il y a une vie hongroise comme on ne la
trouve nulle part ailleurs, une liberté américaine qu'on
ne comprend pas bien en Europe, une sécurité anglaise,
une unité italienne. Tout cela est tellement mesquin,
souvent tellement enfantin, qu'on devrait le tourner en
ridicule, si un mauvais esprit n'en était le vrai ressort.
Or ce lamentable état de choses provient d'un égoïsmc
(1) Le roi dont nous avons déjà souvent invoque- le tëmoi^'naije
appelle en termes plus forts que nous n'aurions ose le faire tout le
système gouvernemental actuel, et toute la politique régnante, un
système absurde et illégal, la cause do toutes nos guerres et de tou-
tes nos révolutions, un vrai coupe-gorge, une fourberie diplomati-
que, la constitution du mal permanent, l'organisation d'une lutte a
main armée pour l'existence. Mission actuelle des Souverains, par l un
d'eux, 370, 38G.
420 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
qui conduit jusqu'à la haine du prochain, et d'un or-
gueil qui mène jusqu'à la haine de Dieu.
11 y a quarante ans environ, un écrivain demandait
en plaisantant aux membres des sociétés de gymnasti-
que et de la ligue pour la vertu, si, en tonnant contre
l'immoralité romaiue et la rehgion , ils voulaient
reculer le monde jusqu'à la forêt de Teutobourg et
rétablir les sacrifices sanglants de Wodan (1). Il n'a
malheureusement fait que dire l'amère vérité. Ce
patriotisme à l'envers prend sa cause tellement au sé-
rieux, qu'aujourd'hui encore, comme le dit Voss, il ne
peut pas pardonner au Christianisme d'avoir fait dispa-
raître le culte de Wodan, le dieu germain. C'est pour-
quoi nous sommes péniblement impressionnés, quand
nous entendons ces phrases inhumaines et anti-chré-
tiennes, pour ne pas dire impi&s, concernant la vertu
allemande, l'esprit allemand, la force allemande et la
morale allemande. Car nous craignons beaucoup qu'un
châtiment sévère ne suive une telle glorification person-
nelle, si toutefois Dieu trouve encore les peuples dignes
d'un châtiment et capables d'une correction.
Nous disons les peuples. Sous ce rapport ils sont tous
égaux et aucun d'eux n'a rien à reprocher à l'autre. Si
cela nous peine jusqu'au fond du cœur, nous Allemands,
d'être obligés de plaindre un tel malheur dans notre
cher peuple, nous ne sommes pas moins peines de voir
comment, sous ce rapport, les Français, les Italiens, les
Slaves, les Hongrois, les Anglais et les Américains sont
souvent encore plus mesquins, plus exagérés et moins
accessibles à tout enseignement; comment ils pèchent
contre la vertu d'humanité^ et comment le genre humain
pèche contre la religion et contre la raison.
Cette chose pitoyable, preuve d'un esprit étroit, ne s'est
acclimatée en Europe que depuis le XIV*' siècle, quoique
des signes précurseurs la concernant eussent déjà paru au
(1) Jarcke, Principienfragen, 441.
ÉTAT ET ÉTATS 421
moment de la chute de l'empire chrétien, lors de l'élé-
vation des Hohenstaufen. Ce que nous observons à cette
époque dans tous les autres domaines de la civilisation,
dans la vie sociale, dans la vie morale et religieuse, se
manifeste aussi dans l'histoire de la politique, et on
peut dire que la ruine du moyen âge commence avec
les grandes luttes de l'Eglise et de l'Etat. Walter de Vo-
gelweide et ses disciples entonnent déjà sur tous les
tons ce chant hideux, qui depuis a été souvent répété par
leurs successeurs : Une seule Allemagne, l'Allemagne
est tout, des Allemands bien élevés, des Allemandes qui
soient de vrais anges, une nature allemande sans pareille,
l'Allemagne seule, et rien en dehors d'elle. Nous disons
un chant hideux, car c'est une belle chanson si l'Allemand
chante : Deutschland iiber ailes, l'Allemagne par des-
sus tout. A côté de cela, le Français peut chanter aussi :
La France par dessus tout, et l'un peut se réjouir de
l'amour que l'autre porte à sa patrie, comme chacun se
réjouit de l'amour dont il aime sa patrie propre. Mais la
chanson : Seulement l'Allemagne, seulement la France,
n'est pas une belle chanson. L'habitant du pays ne peut
pas y trouver de plaisir, et le voisin ne peut plus vivre
en paix. Ce n'est plus du patriotisme, c'est de l'orgueil,
c'est le mépris et l'attaque contre tous (1). Aussi sen-
tait-on déjà cela à cette époque. C'est pourquoi cette
conduite produisit chez les welsches irrités et méprisés
une littérature anti-allemande, laquelle ne laisse rien
à désirer en fait d'amertume et de violence (2).
(i) Der Meissner (14, 2 ; Hagen, Minneslnger, IH, 102) dit très bien :
G Allemagne, si tu es maintenant si déchue, si tu n'as plus d'empe-
reur, la faute en est à ton avidité ; si l'Empire romain est veuf d.'
toi, tu es la seule coupable. Tu pouvais régner aussi longtemps que
tu l'aurais voulu, et tu t'es réduite en servitude. Hélas ! quel pré-
judice ton avidité a porté cà l'Empire. Ces Allemands dégénérés vou-
laient être tout; ce qui n'était pas allemand à leurs yeux ne devait
être rien, et maintenant, ils ne sont rien eux-mêmes.
(2) V. des exemples de la part de Peire de la Caravane, Peire Vi-
dal, Folquet de Marseille dans Hagen, Min., IV, o sq.
422 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
Mais depuis que, par la ruse et les violences de Phi-
lippe le Bel, et que par les maladresses de Louis de Ba-
vière, monarque bon mais très mal dirigé, l'Allemagne
a été privée de l'appui de la papauté, et par le fait même
de la souveraineté sur le monde, cette outrecuidance à
été chèrement expiée, L'Empire germanique, jadis l'or-
gueil de tous les peuples d'Occident, devint d'abord
l'objet de leur haine, puis de leur moquerie. Tant qu'il
fut Empire romain germanique, les rois de France et
d'Angleterre cherchèrent aide et protection auprès de
lui. Maintenant, le premier vagabond venu le brave
impunément. Ce que Sébastien Miinster dit : «L'aigle
romain déplumé n'inspire plus que delà pitié », n'est
que trop vrai. Avec la chute ne l'empire qui était l'ex-
pression de la pensée unitaire d'autrefois, l'ancienne
unité, dans laquelle les parties isolées se trouvèrent si
bien, a été brisée dans le monde tout entier. Aucune
nation ne peut obtenir une suprématie complète, et c'est
fort heureux, pouvons-nous dire, puisqu'elle n'est due
à aucune. Aujourd'hui, il n'y a plus que les discordes,
les jalousies, les luttes et les haines nationales qui soient
à l'ordre du jour. Les nations incapables, et ne voulant
plus travailler en commun à une grande pensée, s'affais-
sent sur elles-mêmes. Ne pouvant plus s'élever, elles
cherchent du moins à abaisser les autres. L'enthou-
siasme pour les grandes entreprises intérieures et exté-
rieures disparaît. Un désir mesquin d'agrandir à tout
prix la puissance propre est tout ce qui reste. Les lan-
gues jusqu'à présent parentes se fractionnent en dialec-
tes inintelligibles. Les classes sont en face les unes des
autres comme des ennemis mortels et dépérissent en
elles-mêmes, puisque les grandes fins et l'union avec
un ensemble national leur font défaut. La noblesse de-
vient un fléau pour le pays, la vie des villes devient de
plus en plus le théâtre d'hostilités de corps, et le refuge
de l'esprit de boutique. Les guerres fratricides sont fré-
quentes. Que de sang a coulé entre le Danemark et Ja
ÉTAT ET ÉTATS 423
Suède, entre l'Irlande, l'Ecosse et l'Angleterre, entre la
France et l'Angleterre, entre la France et l'Aragon, en-
tre l'Aragon et la Castille, entre la Gastille et le Portu-
gal, en Italie, en Allemagne, en Bohême, en Pologne et
en Hongrie ! Même dans le cas d'une invasion turque,
on rit de satisfaction à la pensée de la ruine du voisin,
et on aide encore l'ennemi commun.
D'où provient cette misère? Ce n'est pas difficile à dire. i. - jadis
Il manque un trait d'union qui unisse en un seul tout les le centre d'u-
. 1 • T •! I n ion parmi les
parties divisées, et leur indique un travail commun. Le peuples, pour
* ^ ^ former un em-
même danger planait sur le monde dans la seconde ^pjreaniver-
moitiédu VIII^ siècle et au milieu du XP. Avec leur soif
d'exploits sans frein et sans but, les peuples menaçaient
de s'égorger mutuellement pour se perdre dans des
aventures folles. Mais dans ce temps-là, l'esprit chrétien,
malgré tous les défauts de l'époque, était le ciment qui-
unissait les peuples entre eux. Il ne fut donc pas difficile
à l'Église d'apporter son appui lorsque la détresse se fit
sentir. En intervenant dans ta vie du monde d'une ma-
nière unifiante et pacificatrice, elle poursuivit un double
plan, le premier, dont la fin fut peut-être un peu nébu-
leuse au début, le second, grandiose. Etablir un empire
comprenant le monde chrétien tout entier; lui donner
dans la puissance allemande qui surgissait à l'horizon
une solide base nationale ; en faire par son union étroite
avec Rome le centre du Christianisme, et une puissance
embrassant toutes les nations, fut la première tâche que
l'Eglise entreprit. Nous admettons volontiers que le
pape qui mit la couronne sur la tête de Charlemagne,
n'avait peut-être pas présente devant les yeux toute la
portée de sa démarche, mais nous croyons aussi que
ce ne fut pas la simple politique qui le fit prévenir
Charlemagne, et lui donner contre sa volonté ce qu'il
aurait peut-être préféré prendre lui-même. Il ne faut
pas vouloir expliquer par des motifs purement person-
nels, quand même ils seraient sublimes, ce qui arriva
aux moments les plus solennels de l'histoire, et celui-ci
424 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
est assurément Fiin des plus décisifs de l'histoire univer-
selle tout entière. Non, ce n'était pas le génie supérieur
du pape qui prévenait Charlemagne, mais c'était la puis-
sance de l'Eglise qui commandait au plus grand des
empereurs de s'agenouiller devant elle, et de recevoir
de ses mains, au nom de Dieu, ce que Dieu lui avait des-
tiné. Dans cet acte d'une gravité exceptionnelle, Léon
était tout aussi bien l'instrument que Charlemagne.
C'était l'esprit et la force de Celui qui dirige l'Eglise et
les cœurs des rois comme le cours des (leuves, qui les
avaient guidés l'un et l'autre. Celui qui croit pouvoir tout
expliquer ici d'après les principes de la politique hu-
maine, ne s'étonnera pas si, en définitive, il n'explique
rien.
La seconde entreprise^ due au génie puissant de Gré-
goire Vil, manifestait infiniment plus de prévoyance et
de politique. Ce pape voulut donner à la puissance for-
midable de cette monarchie universelle, qui, à défaut
d'une grande fin déterminée, avait touché à l'Eglise, et
par le fait même porté la main sur lui, un formidable but
d'activité en rapport avec elle. De là son dessein de ter-
rasser l'ennemi héréditaire de la chrétienté parle moyen
de tout l'Occident réuni, de l'étreindrede tous côtés par
des œuvres de mission, de telle sorte que, par une coo-
pération bien calculée de toutes les forces ecclésiasti-
ques et laïques, le royaume du monde chrétien put s'é-
tendre sur la terre tout entière. Ce but sublime ne fut
pas atteint. Celui qui lira l'histoire des Croisades verra
la cause de cet échec. L'ambition la plus mesquine, la
révolte des passions les plus basses contre le joug du
Christianisme, rendirent presque tous les efforts inuti-
les. Mais les temps grandioses des guerres de religion et
des missions du moyen âge nous fournissent tant de ré-
sultats magnifiques, que nous voyons clairement ce que
les peuples chrétiens auraient pu accomplir sous la di-
rection de l'Eglise, et combien il leur eut été facile de
réahser les dernières fins de sa politique, savoir la créa-
ÉTAT ET ÉTATS 425
tion d'une monarchie chrétienne universelle, s'ils eus-
sent été tant soit peu dignes des grands plans du Chris-
tianisme. Si cependant toutes ces entreprises n'ont réa-
lisé qu'en partie les desseins de l'Eglise, elles n'en
montrent pas moins sa puissance, à cause des grands
obstacles qui furent surmontés.
L'idée d'un empire chrétien universel eut sans doute :{._L'esprit
pu être réalisée plus facilement, si l'Église eut voulu ïenu'^compt?
.pi l'i'i' •' ^J ' j 1 de tout ce qui
sacriner les particularités privées pour 1 union du grand était national
1. L -an • 11 •r»i'«i •• i/-<i' et propre à
tout. Mais elle resla aussi iidele aux principes du Chns- chaque peu-
tianisme dans le domaine de la politique que dans la
poursuite de sa tâche morale. Jamais elle n'a gêné une
inclination légitime de la nature ; jamais elle n'a porté
préjudice à la formation libre d'une particularité natu-
relle ; jamais et nulle part les nationahtés ne se sont dé-
veloppées et conservées d'une manière plus' indépen-
dante que là où l'Eglise a exercé son influence. Si elle
avait pu se résoudre à courber le droit des nationalités
et des races en faveur d'un seul état, elle pourrait aujour-
d'hui revendiquer l'Italie tout entière comme sa pro-
priété, aussi bien que les Etats pontificaux qu'elle pos-
sédait depuis dix siècles. Mais fidèle à sa tache dès le
début, elle n'a jamais varié dans sa conduite. Elle s'en
est toujours tenue au principe exprimé par Grégoire le
Grand (1) et Nicolas I, que le Christianisme respecte
toutes les coutumes et toutes les institutions nationales
qui ne présentent pas de péchés (2). Des zélateurs aveu-
gles l'en ont mille fois blâmée, et des historiens mécon
tentslui en font également un crime aujourd'hui. Mais
l'Eglise renonce à son propre avantage plutôt que de
s'immiscer chez les autres par sa politique. C'est ainsi
qu'elleaconverti au Christianisme les Germains du nord
et les Germains du sud ; mais ceux-ci sont en même
temps restés ce qu'ils étaient autrefois, c'est-à-dire de
vrais Saxons, de vrais VVestphaliens, de vrais Bavarois.
(1) Gregor. Magn., Ep., 11, 76.
(2) Nicol. I, Responsio ad BuUjnros, 49.
426 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
Un habile diplomate nous certifie la même chose des
Indiens de l'Amérique du Sud, en se rapportant à Hum-
boldt (1). Dans les Philippines, les Tagals ont conservé
tellement intacts leur nationalité et tous leurs usages
sous le régime de l'Eglise, que quelques centaines d'Eu-
ropéens suffisent à les garder, puisque eux-mêmes ré-
pondent sur leur tête de ne jamais quitter leurs nou-
veaux maîtres (2).
On peut dire hardiment que nulle part les nationalités
ne continuent d'exister plus pures et moins fraction-
nées, que nulle part les tribus et les peuples n'ont plus
conscience d'eux-mêmes que là où l'Eglise a eu le plus
d'influence sur la vie^ublique. Les époques, où elle
régnait en souveraine, furent également les époques
du sentiment national le plus noble et le plus fier .
Qu'on pense seulement à l'Espagne. Ce n'est qu'avec
des sentiments de honte et de jalousie, que nous pou-
vons lire aujourd'hui les expansions de patriotisme qui
s'échappent du cœur de l'auteur de « Tlntroduction au
code salique » (3), ou de celui du moine Otfried (4), aus-
sitôt qu'il pense à son peuple franck. Les peuples de
ce temps là éprouvaient le besoin de tourner leurs
regards vers l'extérieur pour y trouver matière au tra-
vail. Ils se sentaient assez vigoureux pour pouvoir se
passer des autres quand il s'agissait de régler leurs af-
faires. Ils ignoraient la maladie singulière qui , plus
tard, rendit leurs petits-fils si faibles, cette manie d'é-
changer les droits, les usages, la langue de la patrie,
contre des produits étrangers. Ils étaient contents quand
ils voyaient chez les autres quelque chose pouvant leur
être utile. Mais il ne leur serait jamais venu à l'esprit
de se laisser prescrire des institutions de droit par des
étrangers.
(1) Hiibner, Promenade autour du monde, II, 167 sq.
(2) Kathol. Missionen, 1880, 208, sq. De 1852 à 1877, les Tagals de
Manille se sont accrus de deux millions {Ibid., 226).
(3) Lex SaL, prol. (Walter, Corp. jur, Germ. I, 1. 2).
(4) Otfried, 1, 1, 57 sq. (Kelle).
ÉTAT ET ÉTATS 427
En un mot, si nous voulons apprendre ce que c'est 4._L'an.
que l'amour de la patrie et la nationalité, il faut revenir magSe chrt
I -.1 A< «■«•«i ^, 1 1 tienne, avec
a ces temps ou les prêtres étaient les maîtres du peuple lunion .le lou-
t 1 J* 1 1 • T • . ^ , les ses parli-
et les gardiens du droit. Jamais on n a mieux compris cuiarués. a
^ * lorme un em-
que l'état et les institutions d'état devaient être quelque PjJg'^JhréS
chose de particulier, né du droit commun, unique et ""'^"s«'-
héréditaire, quelque chose d'enraciné sur le sol natal,
et de conforme à l'histoire, à la morale et aux vues du
peuple. Jetons seulement un coup d'œil sur l'Allemagne
chrétienne. Là tout était autochtone, depuis le gouverne-
ment du roi et le tribunal des districts, jusqu'au ivergeld
et à Vordaiie ; tout ne faisait qu'un avec le peuple ; tout
était gardé avec un soin jaloux. Inutile d'énumérer ce
qui s'est passé depuis, cela suffit. Aujourd'hui TAUe-
mand est une plante universelle. On est sur de le trou-
ver dans n'importe quel coin de terre. Mais dans c§
temps là, aucun peuple n'était plus étroitement attaché
à sa patrie que le peuple allemand. Le seul mot « ele/id »
nous explique tout. Etre, arraché du sol natal est
aussi terrible pour le véritable allemand, que de périr
de misère. 11 ne connaît pas de plus grand malheur que
de vivre proscrit. Il se soumet volontiers à n'importe
quelle punition pourvu qu'il puisse seulement retourner
chez lui.
Mais la patrie plus étroite ne lui fait nullement ou-
blier la patrie plus vaste. L'Allemagne par dessus tout!
Ce cri avait à cette époque du sens et de la valeur. Ce
marchandage pour la couronne, cette vente de l'empire
au plus offrant et au moins puissant, ces désertions, ces
alliances avec les étrangers, cet accord public ou tacite
avec les ennemis, autant de choses qui nous ont rendu
plus tard si méprisables et si faibles en face de l'étran-
ger, étaient inconnues de nos pères dans les temps
vraiment chrétiens. L'amour le plus grand les attachait
à leur ville natale, à leur mère-patrie. Mais ils s'atta-
chaient aussi avec un enthousiasme ardent à la patrie
totale, et à la grande pensée de l'unité universelle, sans
428 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
porter préjudice à leur sentiment national, précisément
à cause de leur particularisme, cette base fondamentale
de toute vie publique. Ils n'avaient pas des idées aussi
confuses que nous, qui nous flaltons de représenter
chacun pour nous la cause totale de l'humanilé, ou du
moins une forme particulière de l'humanité dans une
édition anglaise, allemande ou picarde, dans un pari-
sien, un berhnois ou un bourgeois de Schilda. Ils étaient
d'abord et avant tout Bavarois ou Saxons, et ils l'étaient
corps et âme, jusqu'à la mort. Mais les Luxembourgeois,
les Misniens, les Souabes, se donnaient fraternellement
la main, quand il s'agissait de faire quelque chose pour
l'Empire qui, pour eux, représentait l'humanité, quand
celle-ci avait besoin de leurs services. Chaque citoyen
était l'enfant de sa patrie propre ; mais par delà cette
patrie, il était l'enfant de l'Empire (1). Pour lui, il aurait
donné mille fois sa vie (2). Favoriser l'honneur de l'Em-
pire, voilà où tendaient toutes ses ambitions (3). En
favorisant la prospérité de l'Empire, chacun croyait
travailler au bonheur de sa patrie.
Patrie, Empire et Christianisme furent donc dans les
idées de nos ancêtres chrétiens comme trois cercles
concentriques d'étendue différente, mais ayant un point
central, et ce point central reposait dans leur cœur. Ils
aimaient ce qui était loin à cause de ce qui était proche,
et ils aimaient ces deux choses du même amour, sans
qu^aucune d'elles portât préjudiceà l'autre. Oh ! combien
peu, parmi ceux qui accusent toujours les anciens temps
d'étroitesse d'esprit, connaissent le cercle de pensées
et de vues de leurs pères cathoHques 1 C'est précisément
le contraire qui répond à la vérité. Ciel et terre, foi et
vie, Eglise et état, maison et monde ont trouvé leur
place autorisée dans les conceptions de cette époque.
Tous s'unissaient les uns aux autres, pour former un
(1) Kuonrât, Rolandslied, 6976.
(2) Ibid., 6022 sq. — (3) Ibid., 8815 sq., 8883.
ÉTAT ET ÉTATS 429
mécanisme vivant, actif, sans qu'un seul rouage en
gênât un autre. Ce n'était pas un empire universel qui,
comme l'Empire romain, déformait tous les membres de
l'ensemble, leur brisait les os, les broyait pour en for-
mer une pâte uniforme, dans laquelle on traçait ensuite,
comme bon semblait, des provinces et des contrées, au
détriment du patriotisme, du sentiment commun, de
rindépendance et du dévouement au tout. C'était un
corps dont les parties étaient retenues ensemble par
une conviction libre et une haute idée commune, un
corps dans lequel chaque membre conservait sa position
naturelle, sa force primitive, le mouvement et l'activité
qui lui étaient propres et qui, pour cette raison, se sen-
tait libre et à son aise (l).
Sous Charlemagne, cet empire qui, à ses débuts, dut
prendre comme modèles les états de l'antiquité, était
encore, dans une certaine mesure, organisé d'après eux^
mais à partir des empereurs saxons, il se forma de plus
en plus en confédération, ou, pour mieux dire, en un
état composé d'états. Le roi ou l'empereur n'était que
le chef pour les grandes fins communes. L'empire était
comme le cercle d'or qui reliait les joyaux précieux et
les perles des pays particuliers, pour en faire une cou-
ronne fermée. Les anciens empereurs auraient désespéré
de pouvoir faire quelque chose avec un tel empire. Mais
on put voir chez les empereurs chrétiens que la liberté
des membres isolés n'est pas le moins du monde un
obstacle à la puissance du tout. Otton 1 déploya une
telle puissance que le moyen âge lui décerna le nom de
grand. Ses deux successeurs ne l'égalèrent pas en éner-
gie, mais ils le dépassèrent en projets audacieux et su-
blimes. C'est pour cela que leurs contemporains les
nommèrentl'un « der blutige ïod » (la mort sanglante)
ou c( der bleiche Tod der Heiden » (la mort pâle des
païens) et l'autre « der Welt Wunderlich » (la mer-
(1) Cf. Gautier, Les épopées françaises (2), I, lo9 sq. Histor., Jahrb.
•der Gœrres-Gcsellschaft, I, 130.
430 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
veille du monde) (1). Le dernier, Otton III, avait conçu
la pensée d'une monarchie universelle qui nous semble
être aujourd'hui une exagération incompréhensible,
mais qui s'explique pour cette époque, si nous considé-
rons qu'il pouvait facilement espérer étreindre le monde
tout entier, sachant que son pouvoir était fondé sur
cette puissance dont l'influence l'embrassait de fait tout
entier.
5.-L'Ésu- On a prétendu que c'était affaire d'imadnation que
se comme Mè- ^ . > • ?r^ t •
rede l'Empi- Jq vouloir faire croire que c était 1 Eglise qui avait créé
cette unité. Ce furent l'épée et l'esprit qui réalisèrent
cela, dit-on, et non la crosse (2^. Cette revendication
est vraie, maisjce n'est pas une raison pour porter pré-
judice à l'honneur de l'Eglise. D'ailleurs il est inouï
que l'Eglise ait jamais revendiqué la gloire d'avoir créé
l'Empire avec la crosse. De telles idées n'ont pu germer
que dans l'imagination de ceux qui ne peuvent assez
parler de la ruse et des convoitises hiérarchiques de
l'Eglise. D'après ses vues, elle porte la crosse pour gui-
der les âmes, et non pour intervenir avec elle dans les
choses temporelles. L'esprit qui l'anime suffit pour
cela, quand elle est obligée de s'occuper d'elles. 11 est
donc très vrai que c'est l'esprit qui a créé l'Empire,,
l'esprit de foi, l'esprit d'unité^, l'esprit du tout, l'esprit
catholique qui est inséparable du Christianisme; mais
l'épée, le pouvoir laïque, a exécuté la pensée dont cet
esprit a conçu le plan. Sans l'esprit du Christianisme,
on ne serait pas seulement parvenu à former une Alle-
magne unie, à plus forte raison un empire. C'est un
principe admis, même de ceux qui voient dans le
Prussien moderne le plus pur type de l'ancienne nature
allemande, que les Allemands ne seraient pas arrivés à
créer une confédération de peuples quelque peu impor-
(1) Ainsi Closener, Chronik von Sfrassburg [Chroniken deùtschcv
Staedte, VIII, 35. Stuttgart, Lit. Verein, I, 21).
(2j Waitz, Deutsche Verfassungsgeschichte,lU, 41, 75 sq., 162 sq.,,
169 sq., 181 sq., 197 sq., 528 sq. ; V, 29, 115.
ÉTAT ET ÉTATS 431
tante (1). Chacun sait que non seulement un royaume
allemand uni n'a pas existé avant saint Boniface, mais
qu'il était impossible. Alors que penser d'un empire ?
Les Allemands ne pouvaient se considérer comme for-
mant un royaume unique avant de se considérer com-
me un tout homogène (2). Le premier qui fît surgir cette
pensée fut Boniface en instituant une église allemande.
Par cette création, il n'a rien changé dans la nationalité
allemande ; mais en formant une communauté unie
sous les lois de l'Eglise, il a frayé le chemin à Tidée
d'une communauté nationale, et s'est ainsi opposé à un
défaut inné chez l'Allemand, le défaut du démembre-
ment (3). C'est seulement dans ces conditions qu'il fut
possible de continuer l'édifice grandiose, et, par l'Em-
pire, d'essayer de créer sur une base allemande une
unité du monde chrétien tout entier. Or, un tel plan ne
pouvait venir que de l'Eglise universelle (4). Aucun
peuple isolé n'en avait le pouvoir. D'ailleurs le peuple
allemand manquait d'intelligence pour cette idée, qui
ne pouvait même pas lui venir à l'esprit.
C'est donc Boniface qui a posé la base de la nation
allemande, et Léon lïï celle de l'Empire. L'Eglise donna
l'idée et l'impulsion, Charlemagne fut l'instrument.
C est lui qui réalisa la pensée dont il faut lui attribuer
l'utilité et l'honneur, ainsi qu'à son peuple. Sans cette
union, que serait devenue l'Allemagne à cette époque^
l'Allemagne qui avait conscience de n'être pas seule-
ment un peuple, tandis que l'Islam, les Hongrois, les
Grecs et les ennemis du nord la pressaient de tous
côtés ?
(1) Sybel, Entstehung des deuischen Kœiiigthums, (2) 3o2, 3G0.
(2) Giesebrecht, Gesch. der deutschen KaUerzeit (2), I, 703. — Aniol.l,
CuUur und Rechtsleben, 130. Cf. nierke, Da!^ deulsche Genossmscfutfls-
recht, I, 33, 58 sq., 149 ; II, d6S.
(3) Arnold, Deutsche Geschichtc, II, 9, 229 sq. Ficker, Das deuls^he
Kaiserreich, (2) 04 sq. Giesebrecht (2), I, 122 sq., 47a sq.
(4) Ficker, Das deutsche Kaherrcich, (2), il8 sq. Arnold, Deutsche
Geschichle, II, 292.
432 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
C'est ainsi que l'Eglise sauva l'Allemagne et lui mit
en même temps entre les mains la souveraineté du
monde. Les Allemands se choisirent un roi comme d'au-
tres peuples en avaient (1). Quand il était sacré par les
évêques et mis sur le trône à Aix-la-Chapelle, il avait
alors un pouvoir royal et un nom royal ; il était roi alle-
mand. Mais c'est seulement lorsque le pape le consa-
crait, qu'il avait la puissance et le nom d'empereur (2).
Or l'empereur était considéré comme le protecteur et le
défenseur du monde chrétien tout entier, et, d'après le
langage du moyeu âge, le mot d'empire avait la même
signification ique monarchie universelle (3). Si donc,
comme c'était souvent le cas à cette époque, les mots
d'empire et d'empereurétaient employés comme expres-
sions synonymes (4), Tempereur était par le fait même
désigné comme représentant politique, et comme puis-
sance laïque suprême de l'unité chrétienne à l'extérieur.
Tout ce qui appartenait donc à l'unité du nom chrétien
devait rendre hommage à l'empereur, au seigneur de
l'Empire (5). Attachement à l'unité de la foi chrétienne et
au symbole, subordination à l'Empire, étaient une seule
et même chose (6). De même qu'on ne connaissait qu'une
chrétienté, ainsi, on ne connaissait qu'un seul empire.
Cette même communauté des fidèles qui, du côté spiri-
tuel, ecclésiastique^ s'appelait Eglise ou Chrétienté, s'ap-
pelait Empire du côté civil (7). On ne se figurait pas que
(1 ) Die Koelhofjfsche Cronica van der hilUger Stat van Coellen, compte
quatre grands rois couronne's et sacrés, celui de Rome, celui de Je'-
rasalem, celui de France et celui d'Angleterre, et 29 autres {Chron.,
deutschcr Staedte, XIII, 472). Twinger de Kœnigshofen {Ibid., VIII,
404, sq.) compte seulement 24 royaumes dans la chrétienté.
(2) Sachscnspiegel^'S^ 52, 1 ; Cf., l, 19, 71, 2. Schwabenspiegel, 118,
(Lasseberg, 59).
(3) Kœnigshofen, Slrassburger Chronik {ChronikenDeutscher Staedte,
VIII, 316).
(4) Hartman von Aue, Der arme Heinrich, 313 ; Lied, 5, 15. Cf., Zœpfl,
Deutsche Rechtsgeschichte, {^)ll, 257, 351. Gierke, Genossenschaftsrecht,
II, 570, sq. — (5) Kuonràt, Rolandslied, 8748.
(6) Bernard, Ep. 244. Gierke, Genossenschaftsrecht, 111,542 sq.
(7) Engelb. Admont. De ortu et fine Rom. Imp., 15, 40; 18. Graf und
Dietherr, Deutsche Rechtssprichiv., 27, (2, 3, 4).
ÉTAT ET ÉTATS 433
les deux pussent être séparés l'un de Tautre. On se sou-
mettait àTEmpire par des motifs religieux ; la révolte
et la félonie contre lui n'étaient pas seulement considé-
rées comme crimes politiques, mais aussi comme apos-
tasie de la foi (1). L'Eglise était appelée la i¥6Ve du Saint-
Empire. C'est au clergé, disait-on, que le Saint-Empire
doit sa solidité et sa dignité (2).
Contre ces faits historiques, et contre cette convic-
tion universelle, les explications des historiens qui s'en
écartent viennent dès siècles trop tard. Ce qui est, et ce
qui restera éternellement vrai, c'est que l'Eglise a été
la mère de l'Empire, c'est que la pensée de l'unité du
genre humain et d'une seule famille de peuples est véri-
tablement chrétienne (3). La preuve la plus certaine que
seul l'esprit de l'Eglise a pu l'inspirer, est sa réalisation
sur le sol germain, car l'Allemand a le don particulier
de se fondre au milieu de tous les peuples étrangers, de
disparaître au milieu d'eux, sans s'y adapter comme
membre. Il peut se faire que, au point de vue intellec-
tuel, il soit supérieur à d'autres peuples sur plusieurs
points, mais au point de vue politique, il leur est cer-
tainement inférieur.
L'Empire fut, est, et sera toujours la gloire de l'esprit
chrétien. Ainsi le considéraient les Allemands qui contri-
buèrent à le fonder et qui le virent aux jours de sa splen-
deur,ainsi tous les cœurs nobles, hons et patriotiques. Ils
ont_vu dans la disposition surnaturelle de Dieu la source
vénérable etsainte d'où il provenait. Dieu lui-même avait
fondé l'Empire. Dès le commencement, il avait existé en
vertu d'une institution divine et était allé de peuple en
peuple. Il était alors dans la nation allemande et agissait
sur son imagination avec tous les charmes religieux d'un
pouvoir religieux supra-terrestre, comme un sanctuaire
(1) Arnold, Deutsche Geschichle, H, 206.
(2) Grof uiid DieLherr, Deutsche licchtssprichn-., 1)35, (10, 1, 2).
(3) Tertiill , Apolog., 38 : Unam omnium rempublicam agnoscimus
mundum. Augustin., De op. monach., 25, 33. Omnium Clinstianorum
una respublica est. Cf. In j^s. 120, en. 3. ^g
434 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
donné par Dieu, unissant en lui tous les pouvoirs de la
terre, élevé au-dessus de l'arbitraire humain, néces-
saire, durable, indestructible (t). C'est ainsi qu'on con-
cevait l'Empire dans ses beaux jours. Mais ceux qui
vécurent en lui et travaillèrent à le réaliser, furent sans
doute plus à même de se rendre compte de sa vérita-
ble importance. 11 n'y avait que ceux qui étaient éloi-
gnés de la pensée d'une monarchie chrétienne univer-
selle, c'est-à-dire de l'unité indivisible entre l'Eglise et
le pouvoir civil, entre la nature et la surnature, qui fus-
sent aussi hostiles à l'idée du Saint-Empire romain ger-
manique.
(j. - Les On croit pouvoir infirmer le fait dont nous parlons,
giiseaumoy- par Ics luttcs uombrcuses et violentes dans lesquelles
en âge eurent l,,^ . i i,
pour but le 1 Empire, selon 1 expression reçue, a été entraîné envers
droit chrétien . . .
des peuples. l'Eglisc. Or cu réalité, celles-ci sont une nouvelle preuve
de ce que nous venons de dire. Que l'Eglise ne fut pas
hostile à l'Empire^ elle l'a montré non seulement en ce
que elle l'a créé, mais aussi en ce qu'elle a soutenu
au prix d'onéreux sacrifices la grande idée qu'elle avait
fait surgir. Sous les Ottons, et encore longtemps après,
ce furent les princes spirituels qui soutinrent constam-
ment l'Empereur là où d'égoïstes projets laïques mena-
çaient l'Empire (2). Les ducs et les comtes préférèrent
trop souvent les intérêts privés de leur pays et de leur
famille aux grandes fins nationales. Chaque prince, dit
la chronique de Cologne, s'est occupé de sa cause, et n'a
envisagé que ses nécessités et ses besoins personnels.
11 en était de même des villes. Celles-ci non plus
n'acceptaient pas volontiers le nom superbe d'Em-
pire romain (3). Qu'auraient fait les empereurs, s'ils
n'avaient pas trouvé dans les prêtres des soutiens qui,
(1) Gierke, Das deutsche Genossamcheftsrecht, II, 563 sq.
(2) Waitz, Jahrhûcher des deutschen Reiches unter Heinrich dem
Ersten (2), 2.
(3) Koelhoff, Cronica van der hilUger stat van Coellen [Chron. deufs-
cher Staedte, XIII, 434).
ÉTAT ET ÉTATS 435
outre l'utilité de leur entourage, étaient en état d'ap-
précier l'honneur et l'avenir éloigné du grand tout?
Croira-t-on que tous les dignitaires de l'Eglise, qui,
dans les grandes luttes des siècles suivants, mirent en
jeu honneur et liberté, patrie et revenus, et qui finirent
leur vie dans la misère et dans la pauvreté, se soumet-
taient à tout cela, non pas pour le bien de la patrie, par
conscience, pour le bien commun, comme ils disaient,
mais seulement par soif de domination et par avarice ?
Personne ne nie que quelques princes de l'Eglise aient
abusé des idées de celle-ci pour favoriser des vues con-
damnables ; mais si l'Eglise qui avait fondé l'Empire,
•coopéré à son extension par son activité, entreprit plus
tard avec lui une lutte si terrible, ce fut pour des motifs
tout autres que par orgueil hiérarchique et par soif de
domination ecclésiastique. Nous ne nions pas non plus,
qu'il y eut aussi de grands intérêts ecclésiastiques en
jeu. Pour les sauvegarder, l'Eglise pouvait, grâce à l'in-
fluence qu'elle avait sur les esprits à cette époque, s'en
tenir aux moyens spirituels. Mais ce furent des motifs
tout autres, qui la firent partout s'opposer aux excès
d'une puissance brutale sur le domaine laïque, môme
au prix de grands périls. Ce que l'Eglise a toujours re-
présenté, c'est le bien public politique, aussi bien pour
la communauté des peuples chrétiens que pour les peu-
ples individuels et toutes les parties qui les composent.
C'est elle qui supporta le danger, et c'est la communauté
des états chrétiens, des nations et des communes, qui
-retirâtes avantages tant qu'elle conserva hi suprématie.
Rien ne peut être plus erroné que l'idée que ces lulles
ont été si violentes, précisément parce qu'elles résul-
taient du choc des empiétements hiérarchiques avec les
droits de la politique laïque et de la liberté de l'état. La
raison qui la rendait si tenace et si terrible, provenait
plutôt de ce que, à cette époque, le droit chrétien et la
politique non chrétienne, l'ancienne indépendance po-
litique des états et des peuples, la puissance universelle
436 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
de l'absolutisme d'état et du pouvoir arbitraire despo-
tique, avaient commencé une lutte décisive. De là le
caractère complètement différent de ces tempêtes sous
les empereurs franconiens, et sous les Hohenstaufen.
Sous Henri IV, il s'agit presque exclusivement de la
liberté et de l'honneur de l'Eglise dans son sanctuaire.
Cette lutte fut sanglante, mais elle ne trouble pas les
consciences, car personne ne pouvait se tromper sur
sa signification. Mais depuis Frédéric Barberousse, le
sens de la discussion qui, parce qu'il fut compris seule-
ment du petit nombre, causa tant de troubles, fut celui
de savoir si la conception chrétienne germanique du
monde devait encore continuer d'exister, ou si elle de-
vait faire place à l'antique idée païenne de droit et d'é-
tat, ressuscitée par les Césars. Il s'agissait de savoir si
les droits internationaux, si l'indépendance des parties
isolées dans le cadre du tout, et que l'Eglise a toujours
favorisées et ennoblies, devaient encore être mainte-
nues, ou s'il fallait mettre à leur place un colosse de
fer, une seule machine gigantesque. Il s'agissait de sa-
voir si une culture entreprise pour le plus grand bien
de l'humanité, à la fois populaire et universelle, basée
sur la nature et rehaussée par le surnaturel, devait en-
core exister, ou si toute culture et toute vie de droit
devait être reculée de plus de mille ans. Il y avait là
beaucoup moins d'intérêts ecclésiastiques en jeu que
d'intérêts politiques et sociaux. Mais telle est l'infirmité
humaine, que les hommes de cette époque, qui avaient
le plus déraison pour la défendre, furent les premiers à
se méprendre là-dessus et même à coopérer à sa des-
truction.
C'est ainsi que l'Eglise se vit obligée de se lever pour
sauvegarder la liberté générale, quoiqu'elle sût à l'a-
vance qu'elle récolterait peu de remerciements de la
part de ceux qui y étaient intéressés. Si elle n'eut pas
agi ainsi, le droit aurait eu de la peine à trouver un
vendeur. Qu'il en eût été ainsi, c'est facile à démontrer.
ÉTAT ET ÉTATS 437
D'un côté, il y avait un parti qui prétendait que toute
ame ici-bas devait être soumise au pouvoir temporel et
que, pour arriver à cette foi, elle pouvait passer par
dessus les formes juridiques reçues (1), un parti qui
disait même aux princes, — il n'est naturellement plus
question de peuples avec de tels sentiments ; — vous
buvez aux sources de l'empereur, les mers sur lesquelles
vous naviguez sont les siennes, le sable de la mer est à
lui ; à lui sont les sommets des Alpes; ce que le ciel
embrasse est son jardin, et tout droit public ou privé
que vous possédez, ce sont ses lois qui vous l'accor-
dent (2). D'un autre côté, était une puissance qui eut
bien voulu se soustraire à la lutte (3), si les cris de ceux
qui n'avaient point d'abri ne l'y avaient contrainte (4),
une puissance qui déplorait amèrement les tristes con-
séquences de cette lutte pour le pouvoir d'état (5), une
puissance à laquelle il importait seulement d'établir la
juste proportion entre ce pouvoir d'état et ceux qui lui
doivent obéissance (6). C'est pourquoi le cri de guerre
dans cette lutte n'est pas : Ici le pape, là l'empereur!
ni même : Ici l'Eglise, là l'Empire ! ce qui n'aurait pas
eu de sens, car sans l'Eglise point de royaume, mais:
Ici Guelfes, là Gibelins 1 C'étaient des oppositions politi-
ques, des intérêts sociaux, des intérêts de civilisation de
la plus haute importance qui étaient en lutte. L'Eglise
n'y pouvait rester indifférente, attendu qu'ils portaient
atteinte à sa vie. Mais si l'Eglise eût été directement en
cause, elle n'aurait eu qu'à pousser le cri de guerre : Ici
l'Eglise, là le monde ! et à cette époque, l'ellet eut été
différent. Elle ne le fit pas, et les contemporains ne le
firent pas non plus, parce qu'il s'agissait d'une tout autre
question.
(1) Henric. Vll, Quomodo in laesae maj. crimine proced. (Extra-
vag. s. coll., ii ; De Feud. l. 5, t. 19).
(2) Hettinger, Die gœllÙche Komœdie, 545,
(3) Gregor. VII, Ep. {,[{; 2, 13.
(4) Innocent III, Ep. 13, 74. Bernard., Ep. 198, 2.Joannes Saresber.,
Polycrat., 8, 23. Petrus Venerab., Ep. 6, 28.
(5) Gregor. VII, JBjj. 5, 7, IG. — (6) Innocent HI, Ep. 1, 401.
438 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
Voilà le véritable sens de ces guerres terribles. Les
champions qui luttaient contre l'Eglise travaillaient au
rétablissement de l'ancien état païen. Comme l'église
d'un côté cherchait à maintenir l'indépendance des
membres plus petits, des classes, des villes, des com-
munes, des corporations, et que d'un autre côté elle
mettait toujours au cœur des gouvernements particu-
liers l'obligation d'agir de concert avec le grand tout,
les efforts de ses adversaires se dirigèrent naturelle-
ment contre ces deux conceptions fondamentales. La
tendance gibeline s'efforçait avant tout de limiter la vie
libre à l'intérieur. De là la lutte de Barberousse contre
les villes, de là le phénomène qu'en Italie la faction gi-
beline finit presque partout par la tyrannie. Mais elle
demandait trop peu au dehors ce qu'elle s'efforçait d'at-
teindre en bas et à l'intérieur. Du plan d'une monar-
chie universelle, les Gibelins retombèrent dans la poli-
tique nationale la plus étroite. Or tels furent les Gibelins
en Italie et en Allemagne, tels furent les précurseurs
du royaume absolu et de l'état moderne en France et
partout. Tous restreignaient leurs plans à former autant
que possible un tout fermé qui étouffait en lui toute vie
libre, et devenait un danger continuel pour tous les au-
tres membres de la grande famille des peuples. Partout
nous trouvons que l'éruption des grandes luttes contre
l'Eglise est intimement liée à l'apparition du principe
de nationalité. Les peuples se rétrécirent au même de-
gré qu'ils furent en contradiction avec l'Eglise, et ils ne
furent pas longtemps sans trouver trop grande même
la pensée d'une Eglise universelle. Ils ne purent conce-
voir qu'une Eglise nationale ; mais plus rien de catho-
lique. Ils sacrifièrent le royaume du monde chrétien à
un état universel grand ou petit, pourvu qu'il fût le seul
maître dans son domaine, qu'il embrassât tout, accom-
plît tout, comme le dieu moderne visible.
Il est facile à comprendre que là où régnait encore
l'estime de la vie de constitution libre à l'intérieur, que
ÉTAT ET ÉTATS 439
là OÙ il y avait encore un véritable particularisme patrio-
tique et une intelligence de la tâche commune de l'hu-
manité, à laquelle doit coopérer pour sa part chaque
membre de la communauté, le parti Guelfe, le parti de
l'Eglise et de la liberté, eut ses représentants. Malheu-
reusement il resta en minorité; et c'est ainsi, qu'après
une lutte longue et ardente, disparut ce système du
moyen âge dont un auteur, d'ailleurs peu suspect de
partialité pour l'Eglise, a dit que l'idée de l'unité du
genre humain, émise jadis par les prophètes à l'époque
du Judaïsme, et que le Césarisme essaya d'atteindre poli-
tiquement, fut réalisée par le principe de la religion
universelle (1). Cet empire apparaissait comme une
théocratie. L'Eglise, l'empire de Dieu sur terre, semblait
être son principe dévie le plus intime. Son corps catho-
lique en était la forme extérieure. Sans elle l'Empire
était impossible. Ce ne sont pas les lois romaines, ce
sont les prescriptions de l'Eglise qui ont formé la con-
texture solide et le lien qui a enserré les peuples de l'Oc-
cident^, et qui en firent une communauté chrétienne dont
les chefs étaient l'Empereur et le Pape. L'Eglise était
l'âme du Christianisme ; l'Empire en était le corps. Le
Pape était le vicaire de Jésus-Christ dans les affaires
divines et éternelles ; l'Empereur était son vicaire dans
le domaine des affaires terrestres et périssables. Toute
la vie des peuples fut réunie dans un grand système con-
centrique ecclésiastique et laïque, et d'elle, jaillit la civi-
lisation occidentale. Ce double et curieux système régna
des siècles sur l'humanité avec un tel cliarme, que l'or-
ganisation politique de l'antiquité ne peut lui être com-
parée en puissance et en durée (2).
On a cru faire une remarque très ingénieuse en signa-
lant les époques les plus brdlantes de 1 Eglise, 1 époque a-t-iiuneuu-
^ ^ *■ ^y i lilé politique^
d'un Chrysostome, d'un Basile, d'un Jérôme, d un Au-
gustin et de tant d'autres, comme des préludes de nou-
(1) Gregorovius, Geschichte der Stadt Rom. (:i), III, 332.
(2) Gregorovius, loc. cit., II, 480 sq.
7. — Le
Christianisme
440 ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
velles époques de barbarie terrible. On en a conclu que
la Religion pouvait bien être un secours divin pour les
âmes, mais qu'elle ne suffisait certainement pas dans
les situations politiques ; que, ne pouvant pas remplacer
le travail, Fhonneur, la liberté, dans le domaine spiri-
tuel et ecclésiastique, elle ne le pouvait à plus forte rai-
son pas dans celui de la vie publique. C'est vrai. Aussi
n'a-t-elle jamais revendiqué cela et ne l'a-t-elle jamais
promis. Elle n'a cessé de blâmer quiconque partageait
cette erreur. Ce qu'elle veut, c'est éveiller, favoriser,
guider et conduire vers une fin sûre le travail, la perspi-
cacité, l'enthousiasme, le dévouement, l'obéissance, l'a-
mour de la liberté ; mais elle n'a jamais pensé dispenser
l'homme du travail. Un témoignage en faveur de notre
religion est précisément qu'à chaque époque, où elle
brilla de son plus bel éclat au milieu de l'humanité, un
prompt déclin s'ensuivit dès que le monde repoussa son
secours. Quand Dieu offre au monde un moyen de salut,
il n'agit pas comme ces médecins qui appliquent un re-
mède non seulement inefficace, mais nuisible. Celui
qui a repoussé son secours, ou qui en a abusé par la pa-
resse et le crime, ne restera jamais ce qu'il a été, il tom-
bera plus bas. La vérité est comme la lumière du soleil ;
quand on en fait un bon usage elle est la vie du monde,
mal employée, elle se venge et produit Taridité, le dé-
sert, l'incendie et l'aveuglement.
Le Christianisme n'a jamais promis de dispenser l'état
du travail, de lui procurer des possessions plus vastes,
une puissance guerrière plus forte,, des impôts plus
abondants et une exploitation plus lucrative de ses
moyens de secours matériels ; d'ailleurs une puissance
extérieure est une base de bonheur très douteuse pour
l'état. Mais celui-ci est incontestablement heureux s'il
est établi sur la justice, sur la paix parmi les hommes
et sur la paix avec Dieu. Un état est heureux qui sait se
modérer dans ses désirs et dans ses entreprises, qui sait
gouverner tous ses sujets avec justice et équité, qui est
ÉTAT ET ÉTATS 441
content de son honneur et de ses droits, de ses posses-
sions, de ses frontières, de ses obligations, de ses tâ-
ches, qui donne aux siens ce qui leur est dû, qui ne
s'immisce pas dans les droits d'autrui, qui coopère vo-
lontiers avec d'autres, pour favoriser les grandes fins
communes, qui s'occupe des choses temporelles de telle
façon que chacun trouve plus facilement ce qui est éter-
nel, qui aspire à rétablissement universel du royaume
de Dieu comme fin de tout travail humain. Savoir si le
Christianisme peut l'aider en cela, est une question dont
nous pouvons sans crainte aucune laisser la solution à
l'histoire.
SEPTIÈME PARTIE
LE ROYAUME DE DIEU
VINGT-NEUVIÉME CONFÉRENCE.
l'église comme société.
1. L'état et la société n'ont de droit qu'autant qu'ils sont justes
envers l'Eglise. — 2. L'Eglise comme société comparée avec les
autres sociétés. — 3. 11 y a pour chacun une obligation naturelle
de s'attacher à l'Eglise. — 4. La double tin de l'Eglise oblige cha^
que homme à adopter une seule communion ecclésiastique —
5. Le caractère de droit naturel de l'Eglise comme société publique
universelle. — 6. Le pouvoir administratif, le droit d'autonomie,
le pouvoir disciplinaire de l'Eglise. — 7. Le droit que l'Eglise a
de posséder. — 8. La société et le royaume de Dieu.
Le plus grand reproche qu'on puisse adresser à un
homme d'honneur, est de lui dire qu'il occupe une place
dont il n'est pas digne, c'est-à-dire une phice par c,u'îssl!n'tjii?.
laquelle il prive les autres de leur situation et de leurs '^uZ"''^
droits. Personne ne se laisse mettre sur le même pied
qu'un voleur et un brigand. Eh bien, la meilleure preuve
que quelqu'un n'est pas un brigand, et qu'il est dans
son droit, c'est quand on le voit accordera chacun ses
droits. Le moyen le plus simple pour se faire rendre
justice est de pratiquer la justice envers tous. La société
humaine vit aujourd' hui dans une situation où elle ne
cesse de revendiquer pour elle le droit et la justice, et,
de toutes les corporations qui la composent, l'état est
au premier rang. N'y pourrait-on pas voir un acte de
la justice ? Car celui qui exerce l'injustice envers les
i . — L'état
et la société
n'ont de itroit
se comme so
ciété
rée avec
autres socié-
tés.
444 LE ROYAUME DE DIEU
autres sera lui-même payé par l'injustice. La société a
refusé si longtemps justice à l'Eglise, l'état lui a fait tant
de tort, qu'il n'y aurait pas de justice, si tôt ou tard
l'injustice ne se vengait par l'injustice. C'est pourquoi,
il n'y a pas d'autre moyen d'en sortir que de rétablir la
justice. Si l'état et la société veulent jamais trouver
leurs droits, ils doivent commencer par accorder les
droits des individus, ceux des membres de la société,
et avant tout ceux de l'Eglise.
I'rï.î^li7 Nous ne parlons pas ici de l'Edise comme institution
comme se- f i , o
Z^\% foïidée pour le salut des hommes, ni de sa constitution
intime, ni de son caractère surnaturel ; nous avons traité
cela ailleurs. Ici, nous la considérons exclusivement
comme société humaine. Qu'on la conçoive seulement
comme une société terrestre naturelle, comme une fon-
dation de la prudence humaine, ou comme l'œuvre de
Dieu, peu nous importe, car ceci n'atteint pas son droit
comme association, comme trait d'union et comme clô-
ture de la société. Celui qui, avecnous, considère l'Eglise
comme une institution divine destinée à indiquer aux
hommes la voie pour arriver à leur fin éternelle, ne lui
enlève aucun des droits qu'elle peut revendiquer comme
communauté de droit terrestre et sociale. Celui qui ne
voit en elle qu'une association humaine est naturelle-
ment le moins autorisé à porter atteinte à ses droits.
Vue par son côté extérieur, l'Eglise est donc une so-
ciété véritable et parfaite. Sous ce rapport, elle ne se
distingue d'aucune société fondée par les hommes. Elle
repose sur le droit d'association que chaque homme
possède par nature, et qu'il ne peut perdre en vertu de
sa personnalité libre. Elle a une fin qu'elle est en état
de poursuivre elle-même, sans qu'elle ait besoin de
secours étrangers. Elle forme une unité absolument fer-
mée, car elle n'accepte en elle aucune partie qui ne lui
appartient pas, et n'est liée à aucune puissance qui lui
serait nécessaire comme complément. Elle répond de la
manière la plus parfaite à l'idée d'organisme ; jamais et
L ÉGLISE COMME SOCIÉTÉ 445
nulle part, il n'y a eu de société formée avec tant de
prudence pour l'utilité de l'individu et du tout, de so-
ciété où chaque membre ait eu sa place et sa tàciic indi-
quées si clairement et si sûrement, de société qui ait in-
culqué à tous ses membres, d'une manière aussi unifor-
me, le devoir de la solidarité, de l'action d'ensemble et
de la communauté. Enfin elle maintient l'unité et dirige
l'activité du tout comme celle des membres, en vortu
d'une autorité dont le pouvoir se rapporte directement
à Dieu, et qui, pour cette raison, est fixé si exactement,
qu'il lui est impossible d'en franchir les limites. Car si
elle voulait s'arroger des pouvoirs qui ne sont pas de
son ressort, en vertu d'une institution divine, ou si elle
voulait porter préjudice aux droits des sujets, elle s'atti-
rerait non seulement le reproche d'injustice, mais elle
empêcherait tous ses membres de s'en tenir à ces pres-
criptions sans valeur dès leur origine.
Ce dernier point forme la seule différence qui existe
entre le gouvernement de l'Eglise et une société terres-
tre ordinaire. Dans le domaine ecclésiastique, il n'en
est pas de même que dans le domaine civil. Ici, on se
plaint d'une prescription injuste, on proteste si cela
va trop loin, et on finit par se soumettre, de sorte que
quand même elle est injuste en elle-même, elle devient
légitime par l'acceptation qu'on en fait. Mais ceci n'a
jamais lieu dans l'Eghse ; son autorité voudrait porter
une prescription contre le droit, qu'elle ne le pourrait
pas, car elle sait que celle-ci serait nulle et ne pour-
rait jamais être appliquée. Et les subordonnés savent
aussi qu'ils ne peuvent ni ne doivent se soumettre à
elle, et que l'accepter serait inutile, parce que l'obéis-
sance, dans ce cas, ne signifierait rien et ne pourrait
amener aucune modification dans l'état des choses. La
difTérence est fondée précisément sur la nature de l'au-
torité. Tandis que l'autorité civile vient immédiatement
de Dieu, l'autorité ecclésiastique est donnée directe-
ment par lui. Ceci lui donne d'un côté une puissance et
446 LE ROYAUME DE DIEU
une sécurité plus grandes, mais la limite d'un autre côté,
de telle sorte que toute tentative faite pour franchir les
limites de la puissance divine serait vaine. 11 est évident
que cette certitude protège les subordonnés et leur fa-
cilite l'obéissance. C'est en cela qu'il faut chercher la
cause pour laquelle il n'y a aucune société où les mem-
bres soient aussi sûrs dans leur situation, et mieux pro-
tégés contre toute prétention injuste et toute atteinte
portée à leurs droits.
pour"~chac^un ^^^^^ graudc cucore est la différence entre l'Eglise et
une oblitration ii «i ''i'**! • • ii
natureife de la plupart ucs socictcs civilcs, SI OU cxammc de plus
sjattacher à ,, n ' l ' ' n ' c 't ''i'ait
l'Ej^iise. près leur un intérieure. Ce qui tait une société et la dis-
tingue des autres, c'est sa fin. Les hommes ont des fins
très différentes parmi lesquelles les unes sont nécessai-
res et les autres choisies librement. Mais par leur na-
ture, ils sont destinés à la vie de communauté, par con-
séquent obligés de s'associer pour accomplir leurs
diverses tâches. Personne n'est obligé de faire partie de
toutes ces associations. C'est seulement quand il fait
d'une certaine fin sa fin propre, qu'il doit s'unir à cette
société qui lui aide à réaliser cette fin.
Personne n'est tenu de fonder une famille, mais sup-
posé que quelqu'un veuille remplir la fin de continuer
l'humanité, il ne peut le faire qu'à la condition d'en
fonder une. De cette manière, il résulte deux catégories
d'associations humaines, les unes dans lesquelles l'in-
dividu peut entrer librement, parce que personne n'est
obligé personnellement à coopérer à leur tâche particu-
lière, elles autres dont chacun doit faire partie, parce
que chacun a le devoir de servir leurs fins. Les premiè-
res sont la famille et la société civile, les secondes,
l'état et l'Eghse.
La fin pour l'accomplissement de laquelle l'Eglise
s'est formée, est une de celles qui incombent à chaque
homme sans exception comme obligations déjà impo-
sées par la nature. Il ne nous vient pas à l'idée de nier
que l'Eglise telle qu'elle existe en réalité soit une insti-
l'église comme société 447
tution surnaturelle établie par Dieu lui-même, mais
comme nous l'avons déjà fait remarquer, nous n'en par-
lons pas ici, nous parlons uniquement de son caractère
comme société. Or, chacun, même celui qui nie toute
Révélation surnaturelle, doit admettre qu'il faut déjà
attribuer à l'Eglise deux propriétés fondées sur la na-
ture : son caractère comme institution et comme société
morale et religieuse, et, qu'en conséquence, abstrac-
tion faite de sa destinée surnaturelle, l'homme doit
s'attacher à elle uniquement à cause de sa tache et de sa
situation naturelles.
Pour bien apprécier cela, il ne suffit pas d'envisager 4.-Ladon-
. I)le fin (le l'K-
la fin de l'Edise. Si nous écartons tout ce qui appar- guseobii^^e
*~^ . chaque hoiii-
tient à l'ordre surnaturel, il nous reste deux choses qui '«e a a.iopier
' ^ une seule Lgli-
n'ont pas été introduites par la Révélation : l'observation «^•
de la loi morale et la pratique de la Religion. Inutile de
prouver à nouveau que ces deux tâches incombent à
l'homme de par la nature, puisque nous avons traité cette
question dans un autre endroit (i). C'est donc un faux
prétexte de dire : que ceux-là s'arrangent avec l'Eglise
qui peuvent croire à elle comme institution divine.
Non ! l'obligation de s'attacher à elle a des racines plus
profondes. Celui qui sait faire usage de sa raison doit
comprendre aussi qu'il est obligé de servir Dieu et de
vivre d après sa loi. Or ces deux choses forment une
partie essentielle de la foi de l'Eglise. Sa nature raison-
nable et sa qualité d'homme lui indiquent donc déjà qu'il
doit faire partie de cette association dans laquelle cette
fin de chaque individu est accomplie en commun.
Tout dépend de cela. Ici, nous faisons complètement
abstraction de la question de savoir si l'homme, qui est
en même temps un être spirituel et sensible, peut ac-
complir sa tâche d'une manière exclusivement spiriluel-
le, puisqu'elle est d'espèce purement anthropologique.
Pour le moment, il n'y a quele devoir social de l'homme
(4) V. Vol. I, conf. II et IIL
448 LE ROYAUME DE DIEU
qui nous préoccupe. Or, tout l'enseignement social sub-
siste ou tombe par le principe que l'homme, d'après sa
nature, est destiné ou non à la vie sociale. Même ces
fins qui ne l'obligent pas, il doit, comme nous l'avons
dit ci-dessus, les accomplir de concert -avec la société,
si toutefois il veut les remplir. A plus forte raison ceci
s'applique à celles que la nature lui impose, de telle
façon qu'il ne peut refuser de les accomplir. Or, les fins
morales et religieuses tiennent le premier rang parmi
celles-ci. Donc, il ne peut les pratiquer à sa guise per-
sonnelle, mais il doit les accomplir en commun avec
l'humanité.
Nous disons avec l'humanité. L'étendue d'une société
à laquelle quelqu'un s'associe, se règle d'après la com-
munauté des intérêts. Dans le mariage, il n'y a que
deux personnes qui puissent former une union, parce
qu'il n'y a que deux personnes qui aient le même inté-
rêt mutuel. Pour former une société libre, ceux-là seuls
s'associent que le même intérêt d'acquisition et de sé-
curité réunit. Mais la morale et la religion sont des
tâches qui incombent à l'homme en vertu de sa raison
et de sa conscience, bref, en vertu de sa nature, donc
en sa qualité d'homme. C'est pourquoi des groupes
d'hommes ne peuvent pas, comme bon leur semble,,
fonder des associations plus étroites au moyen de sociétés
privées, pour accomplir ces obligations, car ils ne peu-
vent pas opposer une autre société à la société qui est
destinée à recevoir chaque homme à cause de sa qua-
lité d'homme. Ce serait absolument comme si quelques
hommes voulaient se mettre en opposition avec l'hu-
manité tout entière. Chaque Eglise particuhère est, par
sa nature, un fractionnement de l'humanité et de la
société. Toute formation de secte est anti-humaine et
anti-sociale.
5.-Leca- Pour Ic dire de nouveau, trois propriétés sont donc
drSr^naturei iuséparablcs de l'idée d'Eglise, non seulement d'après
comme socié- l'enseisnemcu t chrétien, mais d'après le droit naturel.
té publique ^
universelle.
l'église gomme sogiété 449
et l'enseignement social : l'unité, l'universalité et le ca
ractère de société publique. Ce sont trois propriétés
qui sont unies entre elles d'une façon indissoluble
Tout le monde voit que si l'Eglise a une fin, qui non
comme celle de l'état, doit être accomplie d'une manière
différente selon la diversité de temps, de lieux, de cir-
constances, mais une fin qui résulte immédiatement de
la nature de l'homme, partout la même et en tout temps
immuable, qui exige donc aussi partout les mêmes
moyens et le même accomplissement, tout le monde
voit, nous le répétons, que l'Eglise doit être la même
pour tous les hommes et pour tous les temps, aussi
longtemps que la nature humaine ne changera pas.
Or comme il ne s'agit pas ici d'une fin que l'individu
peut accomplir ou omettre à sa guise, mais d'une fin à
l'exécution de laquelle chacun sans exception est obligé
comme homme, c'est-à-dire comme membre du genre
humain, en d'autres termes, comme la morale et la re-
ligion ne sont pas les fins des hommes individuels, mais
les premières fins de l'humanité tout entière, par con-
séquent pas des fins privées, mais des fins communes
et publiques, l'Eglise doit donc être considérée comme
une société publique. Il n'y a que deux sociétés, qui,
par leur nature, soient obligatoires pour tous les hom-
mes : l'État et l'Eglise. Si donc la société politique,
(quoique son organisation particulière ne lui permette
pas d'embrasserl'humanité tout entière, mais seulement
une de ses parties), prend déjà un caractère de droit
public, il est évident que l'Eglise, qui est destinée à em-
brasser l'humanité tout entière, doit, à plus forte rai-
son, posséder la propriété de société publique.
Ici nous ne pouvons qu'exprimer notre étonnement
profond à propos du Socialisme, qui, — nous savons
pourquoi, — s'acharne à vouloir faire croire que la re-
ligion et la vie de l'Eglise sont chose privée. Cette rail-
lerie des premières notions fondamentales de l'ensei-
gnement social, il aurait dû laisser le Libéralisme s'en
29
450 LE ROYAUME DE DIEU
charger, lui dont on peut attendre le démembrement
de la société, mais non de l'intelligence pour elle. Par
respect pour son propre nom, il aurait dû éviter le prin-
cipe cité qui nous découvre sa faiblesse. Si ce qui in-
combe au genre humain tout entier, comme fin première
et générale, en vertu de sa nature et de ses obligations
communes ; si ce qu'il y a de plus social est affaire pri-
vée de l'individu, qu'est-ce qui sera encore social?
Or la religion et l'Eglise sont les pierres de touche in-
faillibles des esprits. Le Socialisme lui aussi en rend
témoignage. Il ne serait pas l'enfant duLibérahsme s'il
oubliait ses principes ici où il est en opposition avec
l'Eglise. D'ailleurs, il trahit assez souvent sa nature
anti-sociale, — rappelons seulement son incapacité de
concevoir la société comme organisme, — mais jamais
aussi complètement qu'ici. C'est l'unique point où, par
son essence et sa nature, l'humanité soit destinée à for-
mer une société universelle, et il y proclame comme
seul admissible le principe du Libéralisme, l'individua-
lisme. Tant qu'il s'en tiendra là, tant qu'il n'appliquera
pas la loi de l'obligation sociale à la première de toutes
les obligations humaines, à la morale et à la religion
commune, nous pourrons considérer le mot de Socia-
lisme comme une raillerie.
6.-Lepou- Une fois l'Église reconnue comme société publique et
Surs universelle, tous ses autres droits et propriétés suivent
d'autonomie, i, a \j' l •" i* ij'ij'j
lepouvoirdis- Q cux-mcmcs. Vieut en première hgne le droit d ad-
ciplinaire de . . , n ^ f« . , ,
J'Egalise. ministrer elle-même ses propres aiiaires, par conséquent
le pouvoir de gouverner, et le droit de gérer sa propre
administration intérieure en ce qui concerne les affaires
ecclésiastiques. Toutes les sociétés, même ces corpora-
tions libres plus étroites qui, d'après leur nature, n'ont
pas un caractère public, comme les anciens corps et
métiers et les communes, ont leurs droits propres indé-
pendants, leurs limites, non seulement vers le dehors,
c'est-à-dire leur domaine de droit limité par lequel elles
se séparent des autres associations, et à l'intérieur du-
L EGLISE COMME SOCIÉTÉ 451
quel elles exercent leur droit sur ce qui leur appar-
tient, mais pour que ces limites ne soient pas une
vaine idée, elles ont envers leurs membres le droit àFau-
tonomie ou à la législation statutaire. L'Église ne peut
pas posséder des droits moindres ; mais comme elle est
par sa nature une société publique, elle doit posséder
le droit de légiférer dans le sens le plus complet et le
plus large du mot. Qui voudrait lui discuter ce droit,
ou, pour quel motif une autre puissance voudrait-elle
se l'approprier ? L'état seul en est capable. Mais que les
attributions de l'Église ne soient pas de sa compétence,
et ne puissent pas l'être, c'est une conséquence de ce
que ses fins sont complètement différentes de celles de
l'Église. Si rien ne l'autorise à entraver les individus et
les corporations de droit privé dans l'exercice de leur
droit privé, ou de se les approprier ; s'il est obligé de
leur laisser leur libre administration, tant qu'ils sont
en état de la gérer ; s'il est autorisé à n'intervenir dans
leur domaine que dans les cas extrêmes, indirectement,
comme auxiliaire et pour les représenter, comment jus-
tifierait-il sa conduite s'il voulait empiéter sur les droits
de l'Église, société publique dont l'étendue et la sphère
d'activité dépassent de beaucoup les siennes ?
Si l'Église possède le droit de se régir, elle pos-
sède aussi celui de pouvoir punir. L'exercice de celui-
ci est un devoir de l'autorité envers la communauté qui
lui est soumise, pour maintenir en elle l'ordre et la
sécurité. Si l'état peut et doit même employer le châti-
ment, quoiqu'il soit seulement chargé de sauvegarder
ces moyens extérieurs de droit qui sont les remparts de
l'ordre moral, l'Eglise qui est chargée de favoriser la
morale elle-même comme sa fin principale, doit possé-
der le droit de punir à un degré encore plus élevé. Une
autorité qui ne possède pas et n'exerce pas le droit de
punir est livrée au mépris. Des lois dont l'infraction
reste impunie ne servent qu'à augmenter l'indiscipline
et le mépris contre tout droit. Celui qui veut défendre à
452 LE ROYAUME DE DIEU
PEglise d'exercer le droit de punir se rend coupable
d'un des crimes les plus graves, en conséquence, d'un
crime plus difficile à réparer que le vol, l'incendie et la
révolte, car il ruine dans l'humanité non seulement le
respect d'une loi extérieure, mais la base fondamentale
de toutes les lois, le soutien de tout droit, la sainteté de
la volonté divine. 11 lui ravit la foi à la vérité de la pa-
role divine^ à la force obligeante delà conscience, au ju-
gement de la raison personnelle. Intervenir ici, en met-
tant des obstacles, signifie non seulement attaquer un
droit, mais ébranlerions les droits, et encore davantage
ébranler la morale elle-même et la nature morale des
hommes.
Ce prétexte avec lequel on voudrait ordinairement
justifier le dommage ainsi porté au droit de l'Eglise,
montre combien il est condamnable et dangereux. L'é-
tat, dit-on, ne peut pas tolérer que l'Eglise insulte pu-
bliquement ses sujets,, en les frappant de punition ou
d'exclusion. Un tel langage ne doit pas être pris au sé-
rieux dans un temps qui ne connaît qu'une honte, la
fidélité envers l'Eglise, et qui fait de quelqu'un un héros
et un martyr de la liberté, dès qu'il entre en discussion
avec l'Eglise. Mais prenons-les à la lettre. Que nous di-
sent-ils ensuite? Que c'est une honte pubhque d'être
expulsé de l'EgHse ou de vivre en contradiction avec
elle. Alors c'est un honneur de vivre dans son sein et de
s'accorder avec elle dans la pensée et dans la vie, alors
c'est une honte de l'insulter, d'agir contre elle, de l'en-
traver dans son activité, et d'être ainsi un obstacle dans
l'exercice de ses droits.
7. - Le II en est de même de l'exercice d'un droit plus étendu
giiïerdepos'- proprc à chaquc société, c'est-à-dire du droit d'acqué-
rir, de posséder et d'administrer la propriété d'une
manière indépendante. Ce droit est lié d'une manière
tellement indissoluble à l'idée de corporation^ que,
dans les temps modernes, on n'a pas craint d'essayer
de le présenter comme sa nature et sa vie. Brinz a re-
l'église comme société 453
jeté toute idée d'une personne juridique ; il Ta rempla-
cée par celle de la prétendue fortune de fin, et Sohm a
déclaré pareillement que Fassocialion de droit alle-
mande n'était qu'une simple communauté de fortune.
Peu importe. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'une asso-
ciation qui n'a pas même le droit d'acquérir de la for-
tune et de s'en servir comme bon lui semble, est privée
de ses droits, de la liberté de ses mouvements, et de la
possibilité d'avoir de Tinfluence. Plus notre époque a
des idées matérialistes, plus elle est disposée à voir
dans la propriété et dans la liberté la base de toute in-
fluence et de tout pouvoir, et d'en faire ce que bon lui
semble. Nous avons déjà vu autrefois comment Hegel
et ses disciples privent un bomme sans possession du
droit, de la liberté, de la personnalité, et de l'iion-
neur (1). Un de ceux-ci est allé jusqu'à déclarer le man-
que de propriété comme un état animal, et a prétendu
que la punition la plus terrible qu'on puisse infliger à
un forçat, est précisément de lui enlever ses droits sur
sa personne et sur ce qu'il possède (2).
Il n'est pas nécessaire de faire remarquer que ce
sont là des vues abominables et condamnables. Mais il
ne s'agit pas ici de ramener ces égarés à la vérité, il
s'agit seulement de savoir ce qu'un temps et un monde
animés de telles vues veulent faire, quand ils ravissent
à l'Eglise la libre disposition de sa propriété. Leur but
est de l'anéantir comme personnalité, de la dépouiller
de son caractère de société publique, de lui ravir sa li-
berté, le respect et l'bonneur, et de la reléguer au rang
des forçats.
Les jurisconsultes et les bommes d'état feront sans
doute des réserves contre ce mauvais tour inavouable,
et déclareront qu'ils ne sont pas responsables de l'inter-
prétation que la philosopbiede droit donne à leurs pro-
positions et à leurs actes, qu'ils s'en tiennent au droit
(1) V. vol. Vni, conf. XII, 4. — (2) Lasson, Rechtsphilosophie, 395.
454 LE ROYAUME DE DIEU
et non au sens qu'on veut donner au droit. Mais s'il en
est ainsi, sur quel droit se basent-ils alors pour refuser à
TEglise le droit de posséder, et, parle fait même, le droit
d'association et de société? Il leur serait difficile d'en
trouver un. Sans doute, ils peuvent faire des lois en
quantité, puisque la fabrication de lois a trouvé dans le
domaine de ce qu'on appelle l'amortissement, une lice
qu'ils affectionnent particulièrement pour exécuter leurs
bonds les plus arbitraires et les plus désordonnés. Mais
des lois de ce genre appartiennent avant tout à ceux dont
il est dit: L'injustice est toujours l'injustice ; dix mille
ans d'injustice ne font pas une heure de justice (1). Les
hommes d'état eux-mêmes semblent comprendre cela,
car au lieu d'entrer en discussion sur le droit, ils s'en
rapportent toujours à la puissance, ou, en cas de néces-
sité économique, prennent pour prétexte de garantir la
société contre le danger de voir toute sa possession tom-
ber en mainmorte, comme on dit. Mais en agissant ainsi,
ils ont invoqué le plus misérable de tous les prétextes.
[ci, c'est tout un ou tout autre. Il y a encore d'autres
mainmortes qui tirent de la société des sommes incom-
parablement plus grandes, et les font disparaître ensuite.
Pourquoi l'état ne s'en empare-t-il pas? S'il prétend
qu'il ne peut trouver aucun droit pour rogner d'immen-
ses possessions nuisibles à la communauté, comment
peut-il alors dépouiller en même temps l'Eglise et la so-
ciété de leurs possessions si fécondes en utilité? Car pré-
cisément au point de vue économique, les prétendues
lois d'amortissement ont été une telle folie que l'état
n'en a jamais commis une semblable, sinon le libre cours
laissé àl'usure. L'Eglise ne pouvant faire fructifier elle-
même ses capitaux et ses biens-fonds, la nature de la
chose Ta obligée de chercher, pour cette raison, des
mains ou des propriétés foncières. Ainsi, des milliers
d'ouvriers furent à l'abri dans ses possessions, des mil-
(1) Graf und Dietherr, Rechtssprlchw., 3, 194,
l'église comme société 455
liersde propriétaires fonciers furent certains de trouver
toujours un crédit sûr et des choses à bon marché. Tant
que l'Eglise a été grande propriétaire, la spéculation ac-
tuelle était impossible. Aujourd'hui qu'on a vidé ses po-
ches, l'ouvrier est sans secours humain sûr, le proprié-
taire foncier est livré à l'usure, l'un et l'autre n'ont plus
de sol et sont jetés dans les bras du socialisme. Pour
comble, cette sage législation force l'Eglise à placer en
papier, à la bourse, le peu qui lui reste, et à augmenter
ainsi de son côté le déluge de la ruine. Ici se vérifie en-
core une fois de plus la vérité des axiomes : « L'injustice
frappe celui qui la commet », et « la négation de la vé-
rité et du droit rend sourd, aveugle et insensé ».
C'est précisément là où l'esprit laïque croyait faire s.-liïo-
,, , ., ,. ii«< ciétéelleroy-
les plus grands empiétements sur la vie et sur les droits aumedeoieu.
de l'Eglise, qu'il a donné la preuve la plus convaincante
qu'il eût été meilleur, dans l'intérêt de la prospérité
terrestre, de la tranquillité extérieure et de l'organisa-
tion du monde, bref pour l'avantage de la société, de
protéger la liberté de cette institution qui est la pierre
de couronnement et le mur protecteur de l'édifice tout
entier. Mais il en est ici comme partout. On croit que
c'en est fait de l'indépendance de l'état, si on le conçoit
comme une partie de l'humanité, et sa fin comme une
partie de la tâche totale du genre humain. Dès qu'on
laisse entendre que l'histoire universelle doit être la
réalisation du plan de Dieu dans le monde, que la so-
ciété humaine doit être le royaume de Dieu sur terre, et
que la destinée de chaque homme et de chaque sphère
plus ou moins grande dans laquelle il déploie son acti-
vité : famille, société civile, état, Église, est de contri-
buer à l'établissement et à l'achèvement de l'état divin,
la confusion est complète. C'est à tort. Dieu n'enlève
rien à Ihom me, il est assez puissant et assez riche pour
se passer de lui. Le royaume de Dieu lui non plus ne
porte préjudice à aucun de ses membres qui sont desti-
nés à coopérer à sa transformation. Il est assez grand
456 LE ROYAUME DE DIEU
pour accorder à chacun une possession assurée et une
carrière libre pour y déployer son activité. Puisse seu-
lement chaque membre s'efforcer d'exécuter fidèlement
le travail qui lui est assigné, et personne ne le déranger
dans ce travail, alors personne ne subira de dommage,
et le tout sera favorisé. Ainsi s'applique aussi à la doc-
trine sociale la parole de la Vérité : « Cherchez premiè-
rement le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous
sera donné par dessus (1) ».
(l)Matth., VI, 33.
Appendice.
Le salut de la société est dans la reconnaissance
de r Eglise comme société.
i. L'insécurité de la politique. — 2. L'Église comme société est la
vraie pierre de scandale. — 3. L'Église même comme institution
surnaturelle est un membre de la société humaine. — 4. La sépa-
ration de l'Eglise de la société est impossible. — 3. La tentative de
dépouiller TEglise du caractère social et de la chasser de la société
est une dissolution de la société. — 6. La société n'est saine et
capable de lutter que si elle reconnaît FEglise comme société
publique et indépendante.
Si dans le monde, les choses, — autant qu'elles dé- .^--y^T
' ' ^ ^ sécurité de la
pendent des hommes, — se passaient selon la raisoîl et po»i«q«e.
la logique, on croirait que nulle part la liberté de mani-
fester son opinion ne serait plus grande que dans.le do-
maine de la science du gouvernement. Or, il n'est pas
de sujet dans lequel il y ait plus de divergences. Quand
on nous promettrait un royaume dès que nous aurions
réuni cent hommes qui fussent du même avis sur le mode
de gouverner, il faudrait y renoncer. Les gens d'une
même école, d'un même sentiment, d'un même parti,
qui jurent tous sur le même programme, ne se font
souvent pas une idée combien ils diffèrent les uns des
autres. La plupart du temps, ce n'est que la résistance
contre l'adversaire qui les unit. Mais dès qu'il leur faut
intervenir eux-mêmes, pour mettre leurs principes en
pratique, et trouver les moyens de les exécuter, la di-
versité de vues apparaît. Toutefois, ne soyons pas in-
justes dans nos jugements à ce sujet. Nous pouvons dé-
plorer cela, mais nous ne pourrons jamais faire cesser
cet élat. Il n'y a que des savants infatués d'eux-mêmes
qui organisent le monde à leur idée dans leur cabinet,
ou ces pauvres journalistes dont le blâme et la contra-
458 LE ROYAUME DE DIEU
diction sont le gagne-pain, qui rêvent une autre situa-
tion. S'il est un cas où l'on doive appliquer cette parole:
« Dieu a fait chaque chose en son temps, mais il a livré
le monde à ses vaines disputes, sans que l'homme puisse
connaître les ouvrages que Dieu a créés dès le commen-
cement jusqu'à la fin (1))), c'est bien en politique. Et
ceux qui sont les plus exposés au danger de différer
d'opinion sur les détails, sont précisément ceux pour
qui tous les moyens sont bons, pourvu qu'ils conduisent
à la fin. Ce sont les hommes les plus consciencieux, ce
sont ceux qui comptent avec le droit et la conscience,
l'histoire et l'avenir, et non seulement avec le succès du
moment^ qui se font le plus scrupule de ne pas respec-
ter la situation actuelle (2).
Il en est de la politique comme de la médecine, les
principes généraux dont tout dépend ne sont pas très
nombreux, et sont pour la plupart tels que chacun les
comprend facilement. Mais tout dépend de leur applica-
tion dans les cas particuliers. Pour bien faire cette ap-
plication, il faut tant d'expérience, tant de perspicacité^
tant de domination du moment ; il faut un coup d'œil si
vaste sur tout ce qui s'y rattache, que le petit nombre
seul est à la hauteur de cette tâche. De plus^ les moyens
de succès dont on peut disposer sûrement, sont très peu
(1) EccL, Kl, 11.
(2) Ceci ne veut pas dire que dans les partis conservateurs, — ce
que nous venons de dire s'applique à eux, — on ne puisse pas ar-
river encore à une unité plus grande. Dans des questions où l'un a
rarement tout à fait droit, et où l'autre a rarement tout à fait tort,
questions qui, la plupart du temps, sont des questions de de'taiis de
la vie pratique publique, il ne siéra jamais mal à Tindividu, si,
dans un but d'utilité générale, ou d'utilité réalisable, il marche de
pair avec un autre, là où il n'est pas complètement d'accord avec
lui. Serait-il bon, qu'au service de la bonne cause, chacun voulût
tout comprendre, voulût avoir raison tout seul et laissât plutôt périr
le possible, que de renoncer au plaisir de poursuivre, dans ses der-
nières conséquences, une idée excellente, du moins en théorie ?
Tout cela peut bien mieux se réaliser, et d'une manière bien moins
nuisible, dans les livres et dans les journaux, si c'est nécessaire.
Mais dans la pratique, il faudrait rester pratique, et ne pas laisser les
enfants du monde être plus prudents que les enfants de la lumière.
l'église comme société 459
nombreux. Le meilleur politique comme le meilleur
médecin et le meilleur général est toujours celui qui a
le bonheur le plus inattendu, qui est le mieux favorisé
par les circonstances. De la clarlé et de la solidité dans
les principes généraux, une certaine pratique, un coup
d'œil du moment prompt et sur, et plus de chance que de
calcul, voilàle secret del'artchezle plus grand nombre.
S'il nous fallait classer les hommes d'état, nous pour-
rions les diviser en sept catégories. La première serait
formée par ceux qui veulent ce qu'ils doivent. La se-
conde par ceux qui savent ce qu'ils veulent. La troisième
comprendrait ceux qui veulent ce qu'ils peuvent. A la
quatrième appartiendrait ceux qui devinent ce qui peut
leur réussir. Dans la cinquième seraient ceux qui réus-
sissent dans cequ'ils veulent et qui, plus souvent encore,
réussissent là où ils n'y ont pas songé du tout. L'avant-
dernière classe serait composée de ceux qui font ce que
l'opinion publique veut, et la dernière de ceux qui ne
savent pas eux-mêmes pourquoi ils sont là, ni ce qu'ils
veulent.
En parcourant l'histoire, nous trouverons très peu
d'hommes d'état occupant une place dans les trois pre-
mières catégories. Ils sont de beaucoup plus nombreux
dans la quatrième classe. Les hommes d'état de gran-
deur moyenne appartiennent à la sixième. Ceux dont
l'histoire vante le plus les exploits se trouvent presque
tous dans la cinquième. 11 semblerait que cet état de
choses dût produire une grande modestie, une grande
tolérance et une grande concorde ; or, malgré cela, ou,
pour parler avec plus d'exactitude, précisément à cause
de ces sentiments d'insécurité personnelle, on ne trouve
nulle part autant d'intolérance et d'insensibilité qu'ici.
C'est tout naturel. Les joueurs les plus ardents sont
ceux qui savent que leur chance dépend d'un très petit
nombre de points, et ordinairement personne ne laisse
voir moins volontiers ses cartes, que celui dont on a
embrassé le jeu d'un seul coup d'œil.
460 LE ROYAUME DE DIEU
2— L'Egii- C'est pourquoi nous comprenons parfaitement qu'on
dété'^'^Srîâ en veuille tant à l'Église, quand elle se mêle de politi-
de scandale, que, comme OU dit. Sans doute elle le fait très rarement
et jamais sans motifs particuliers, et nous ne voyons
pas pourquoi elle ne le ferait pas. Les gouvernements
sont justement ceux qui sont le moins autorisés à lui
défendre de parler ici en toute liberté. S'ils n'ont pas
envie sinon d'enchaîner, du moins de surveiller les dog-
mes que Dieu proclame par l'organe de l'Église, le culte
de Dieu qu'elle accomplit au nom de son Fils unique,
quels principes peuvent-ils alors invoquer pour lui dé-
fendre d'avoir elle aussi une opinion sur l'organisation
des choses temporelles ? Sont-ils d'une race plus élevée
qu'elle ? Sont-ils plus infaillibles? Ont-ils pour eux une
expérience plus longue ? Nous nous garderons de ré-
pondre à ces délicates questions. Mais un homme qui
certes comprenait quelque chose atout cela, un homme
à qui les chefs d'état n'ont pas discuté l'expérience et la
loyauté, le vieux baron de Stein, y donna, à la fin de sa
carrière, la réponse suivante : « L'expérience de la vie
ma démontré, je l'avoue, le néant de la science humaine,
surtout de la politique (1) ». « Les rois et les princes,
les ministres d'état et les bourgmestres, sont hommes
aussi et se trompent souvent (2) ». Eh bien ! Quel crime
est-ce donc d'exprimer les principes chrétiens sur les
affaires du monde? Tout orateur d'estaminet en parle
bien ! Platon s'élève déjà contre ce fait que, dansla politi-
que, tout cuisinier, tout marchand, tout gymnaste et tout
charlatan impose sa sagesse à des rois et à des minis-
tres (3). Que dirait-il, s'il voyait avec quel recueille-
ment les ministres d'aujourd'hui écoutent la sagesse de
ces messieurs dans les parlements, comme les sténo-
graphes écrivent leurs effusions jusqu'à en être fatigués,
et comme les journaux les colportent à travers tous les
pays ? Et il n'y a que notre religion qui n'aurait pas le
(1) Pertz, Leben des Ministers Freih. vom Stein, V, 433.
(2) IbicL, VI, 335. — (3) Plato, Politicus, 11, p. 267, e. sqq.
l'église comme société 461
droit de dire un mot avec toute la modération qui ca-
ractérise la vérité, elle qui, dès le commencement, a été
investie des principes immuables de la justice et de la
vérité, elle qui les a pratiqués pendant des siècles, elle
qui ne veut certes ravir à personne le mérite d'avoir
rendu les peuples heureux !
Cependant, il ne s'agit pas précisément ici du droit
de parole, mais du droit d'existence. L'Église pourrait
dire tout ce qu'elle voudrait, si seulement elle ne reven-
diquait pas le droit d'être elle-même une société et une
société indépendante, une société ayant -les mêmes
droits que les autres, un membre égal aux autres dans
le grand organisme de l'humanité totale. C'est comme
société humaine que l'Église est la pierre d'achoppement
proprement dite. Sans cela, on lui pardonnerait tout,
même ses fins et son efficacité surnaturelles. Ce qui
suggère la lutte contre elle, c'est qu'elle veut jouer aussi
un rôle dans ce concert de la société terrestre.
On se trompe souvent sur ce point, et on croit que le
motif de discorde est seulement son désir d'être recon- ni3'i'ns"îftS
nue comme puissance surnaturelle. C'est une idée telle- elîun^membîe
i . M 1 ■< 1» 'L j '•! 1 ''"^ '3 société
ment maccessible a 1 esprit moderne, qu il est cons- humaine.
tamment provoqué à être en contradiction avec elle,
nous l'accordons volontiers. Cependant le résultat serait
plutôt celui-ci : le monde tournerait le dos à l'Eglise et
la laisserait poursuivre son chemin, si elle ne voulait pas
entrer comme égale dans le cercle des autres commu-
nautés humaines, et si elle ne voulait pas déclarer qu'elle
y a sa place aussi bien qu'elles, et qu'elle a le droit d'ê-
tre prise en considération avec ses fins comme toute
autre association.
Ce désir si naturel en lui-même paraît donner tant à
penser à la société, parce qu'elle a encore une telle idée
de la solidarité, qu'elle se voit obligée de coopérer elle-
même à la fin de l'Eglise, par conséquent d'accepter
aussi comme lois la religion et la morale, si elle lui ac-
corde une place dans son sein. Et il en est ainsi en réa-
3.— L'E^îIi-
462 LE ROYAUME DE DIEU
lité. La fin de l'Eglise, comme celle de l'État, oblige tout
le monde. Si l'Etat est reconnu comme membre de la
société, il est admis parle fait même que chacun doit
coopérer à sa tâche. La même chose s'applique à l'E-
ghse. La société tout entière a une loi, une tâche, une
fin. Il n'y a pas de loi morale qui oblige celui-ci et n'o-
blige pas celui-là ; il n'y a pas une morale autre pour la
vie publique que pour la vie privée; il n'y a pas une
obligation d'être religieux pour les sujets, afin qu'ils
paient plus volontiers leurs impôts, et n'adhèrent pas
au sociahsme, et une dispense de la religion pour les
riches, pour les grands et pour les états, afin que rien
ne les empêche d'étendre leur pouvoir aussi loin que
bon leur semble < Le même droit qui lie chaque individu
lie aussi l'état, la société et l'humanité. Et tel ceci existe
dans la nature, tel aussi c'est dans le domaine du surna-
turel. L'homme et l'humanité sont tombés, par consé-
quent Tétat et la société aussi. L'homme était perdu sans
la Rédemption, de même aussi la société, 1 état, l'hu-
manité. Jésus-Christ est mort pour les hommes et il est
mort aussi pour l'humanité, la société et les états (1).
Jésus-Christ est législateur, maître, prêtre, pour tout
homme qui veut se sauver ; et la société, l'état, l'hu-
manité, ne trouveront leur salut qu'en admettant la
puissance doctrinale, législative et sacerdotale de Jésus-
Christ, c'est-à-dire l'exercice de ces trois pouvoirs par
sa vertu divine et sa médiation humaine. Et c'est ainsi
qu'il n'y a qu'une seule fin pour l'homme et l'humanité,
pour l'état et la société : le Christ. Si cette fin n'est pas
remplie, la fin surnaturelle est manquée. Tout doit se
régler d'après ce que l'individu fait, et d'après ce que
la totalité commande et exécute. On ne peut jamais non
plus concevoir un développement et un achèvement sain
de culture humaine sur le domaine politique, qui ne
soit pas en harmonie avec la fin surnaturelle de l'huma-
nité.
(1) Ad. MûUer, Elemente d. Staatskunst, 34, Vorl. III, 246 sq.
l'église comme société 463
Ce principe est Tunique explication de toutes les per-
turbations qui ont troublé les rapports entre la société et
le Christianisme. Celui qui donne un autre motif à ces
perturbations si graves dans le développement de la cul-
ture, s'illusionne lui-même et trompe les autres. Il faut
renoncer à l'intelligence de l'histoire universelle depuis
Jésus-Christ, si, avec ce fîl conducteur, on ne sait pas
s'orienter dans ces confusions. Oui, la société est une
institution humaine établie pour atteindre des fins hu-
maines, et c'est pourquoi dans tout ce que nous avons
dit sur elle, nous n'avons envisagé que les fins de droit
naturel et nous avons fait abstraction complète du sur-
naturel.
On ne peut cependant exclure celui-ci. C'est toujours
au préjudice de la société qu'on nie par principe les de-
voirs qui sont imposés par l'ordre surnaturel. Il faut
plus que du courage, il faut être un peu fou pour pré-
tendre que le précepte de l'Eglise concernant la sancti-
fication du dimanche, la loi chrétienne delà prière, soient
insignifiants pour le bien naturel de Thomme et de l'hu-
manité. Nous avons vu ailleurs (1) dans quelle mesure
en dépendent la conservation des forces physiques et
morales, la conscience de soi et la dignité personnelle,
le vrai sentiment de la liberté et l'esprit de communauté,
de même que le goût pour le travail. Mais il en est ici
comme ailleurs. Il faut prendre le Christianisme et
l'Eglise comme ils sont, comme un tout, comme une
unité indivisible parce qu'elle est vivante, et leur accor-
der comme tels accès dans la société. Si on mutile
l'Eglise, on mutile aussi la société. Si on exclut l'Eglise
de la société, on détruit celle-ci, car on prive le tout de
son membre le plus important.
L'Eglise n'enlève donc rien à la société naturelle ; elle
lui assure au contraire un secours plus élevé. La société
est une institution destinée à aider l'homme dans l'ac-
(i)v. Vol. vu, Conf. xxm, s.
464 LE ROYAUME DE DIEU
complissement de ses tâches humaines (i ). Sa fin est le
rétablissement d'une organisation juridique, la garantie
de la paix et la prospérité de toute culture terrestre. La
base sur laquelle elle se meut et les moyens par lesquels
elle poursuit ses fins, sont la loi naturelle, les lois et
les institutions humaines positives qui reposent sur
elle (2). Or la vie d'ici-bas n'est pas une fin personnelle,
mais, comme tout ce qui est terrestre et tout ce qui est
humain, elle est subordonnée à une fin plus élevée, à la
poursuite delà fin finale surnaturelle etéternelle. Comme
tous les hommes sans exception, à commencer par le
prince, pour aller jusqu'au moindre sujet, sont obligés
d'aller à elle, aucune des communautés d'hommes plus
ou moins grandes jusqu'à l'état ne peut omettre cette
fin dernière de chaque individu et de la totalité, mais
toutes doivent prendre leurs dispositions, et agir pour
aider chacun de leurs membres à atteindre toutes ses
fins (3). Donc l'ordre terrestre et l'ordre chrétien, par
suite desquels chacun est indépendant dans son domaine
propre, n'ont qu'une seule et même fin dernière (4). La
société civile n'est fondée par Dieu que pour favoriser
ceux qui aspirent au bien (5).
Si donc la société terrestre comme telle doit aider
l'homme à atteindre le plus haut bien, et à accomplir
ses devoirs surnaturels, elle ne doit jamais, même indi-
rectement, être un obstacle à ses tâches plus élevées :
mais elle doit prendre ses dispositions pour aider autant
que possible tous les hommes à atteindre la fin surna«
turelle.
4 _ La Si donc il n'y a qu'une société, et s'il est dû à l'Egli-
TEgïse'Xla sc, commc société particulière et indépendante, une
Ste?''""" place dans cette société comme à toute autre associa-
tion d'hommes plus ou moins grande, il va de soi qu'une
(1) Augustin., Inps., oo, en., 2.
(2) Engelbert Admoiit., De ortu et fine Imperil, c. 18.
(3) Thomas, Reg. princ, 1, 8, 12, 15.
(4) Isid. Peins., Ep., 3, 249. — (5) Gregor. Magn., Ep., 3, 65.
l'église comme société 465
idée de séparation de l'Église et delà société est impos-
sible. Nous ne méconnaissons pas que beaucoup ont
inscrit de bonne foi ce principe sur leur programme.
Nous admettons aussi qu'en certains cas, — sans doute
ce sont des cas qui excluent toute espèce d'accommo-
dement juridique entre les deux pouvoirs, — cas d'ex-
trême nécessité, une séparation de l'Eglise et de l'État
soit un moindre mal (1) ; mais une séparation complète
est impossible et inimaginable. Anéantir l'Eglise, nier
tout devoir surnaturel, tout pouvoir, excepté celui de
l'Etat, voilà ce qu'on peut tenter, c'est du moins sincère
et logique ; mais porter le nom chrétien et vouloir faire
croire qu'on reconnaît une Eglise^, se donner l'apparence
de vouloir lui accorder le droit et la capacité de conduire
les hommes vers leur fin surnaturelle, et exiger néan-
moins que l'Etat et toutes les autres puissances char-
gées d'aider l'homme à atteindre sa perfection naturelle/
la société, la famille, l'école se conduisent en toute li-
berté sans égard pour elle, sans coopérer à son action,
voilà qui s'appelle mettre la contradictioa sur le pavois
et rendre la guerre inévitable. Le surnaturel peut émet-
tre des exigences, mais il ne doit tenir à l'exécution
d'aucune d'elles. Les sphères naturelles protestent de
leur respect et de leur soumission, mais n'en font pas
davantage, et considèrent tout mouvement sérieux de
sa part comme une attaque faite contre elles-mêmes. Et
les consciences qui se trouvent au milieu de ces deux
puissances doivent choisir ou la négation du devoir, ou
une discussion intolérable entre des exigences contra-
dictoires. C'est vraiment triste qu'on puisse concevoir
l'idée d'une telle séparation. Cela seul montre com-
bien est grand l'abîme qui a séparé dans les idées de
notre génération la religion et la vie, les obligations et
les aspirations, le droit et l'action, la morale et la vo-
lonté, le naturel et le surnaturel, Dieu et le monde, Pau
(1) H ergenrœther, Kaf/ioL Kirche iindChristl. Staat (1),G48.
466 LE ROYAUME DE DIEU
deçà et Tau delà, l'homme et réternité, le temporel et
l'éternel.
Mais si pour comble nous voyons que des esprits sé-
rieux et animés de bonnes intentions aient pu s'enthou-
siasmer pour cette pensée, c'est alors que nous pouvons
sonder toute la profondeur du mal. Nous grandissons
dans la conviction que Dieu, — puisqu'on ne peut pas
éviter le mot, — et le monde devraient marcher chacun
leur propre voie. Il nous semble tout naturel qu'ici l'hu-
manité se règle d'après ses propres lois créées par elle.
Ce qu'elle deviendra ensuite, après cette vie, supposé
qu'au delà de ce monde, il y ait encore une autre vie,
la sagesse à courtes vues croit qu'on en doit faire abs-
traction complète, et qu'on le saura toujours assez tôt.
Si nous voulons faire quelque chose, et nous montrer
religieux et généreux envers Dieu, nous lui accordons
au moins qu'il est le Seigneur du spirituel, mais nous
lui mettons immédiatement sur un écriteau cet autre
principe, qu'il ne peut pas être Seigneur du naturel et
du sensible, qui ne le regardent pas (1). D'après ce
principe, une tolérance révocable à chaque instant peut
autoriser à se réunir, en silence, le petit nombre de
ceux qui sentent le besoin de se grouper en son nom, à
condition toutefois de cacher leurs convictions quand
ils paraissent en public, de ne pas demander que leurs
vues religieuses aient de l'influence sur la vie, de ne pas
trop chagriner dans leur symbole et dans l'expression
de leurs convictions ceux qui usent des dons de Dieu
sans le servir, et qui ont la présomption de vouloir maî-
triser ses œuvres.
Dans ces tentatives de séparer la vie publique de la
religion, il ne reste qu'à choisir entre trois alternatives.
Ou bien il faut continuer de rejeter toute religion, et ce
serait la seule chose logique, mais par bonheur, la ma-
jorité des hommes n'est pas encore mûre pour cela. Ou
(1) Ainsi J. G. Fichte, Staatslehre, (G. W. IV, 547).
l'église comme société 467
bien il faut suivre le mouvement dans lequel beaucoup
sont engagés aujourd'hui depuis un temps assez long:
on ne renie pas Dieu, mais on le laisse de côté. De déci-
sion, il n'en est pas question; on pratique tantôt une
prescription religieuse, tantôt une autre. D'ailleurs tout
aboutit à ceci, qu'on oscille çà et là sans vie intérieure,
inconséquent, plein de contradictions, sans caractère,
sans conviction, partagé entre Dieu et le monde, et qu'on
porte sur les épaules, comme on dit, surtout dans cer-
taines circonstances, une participation à de nombreuses
formes extérieures delà vie religieuse, désirées ou même
commandées parla puissance civile.
Ou bien en troisième lieu, il faut se mettre du nombre
des gens d'imagination, qui craignent la logique comme
le feu, et qui sont enfin las de jouer aux hypocrites. Ils
avouent alors cette religiosité prudhommesque de l'IUu-
minisme qui trouve qu'on peut très bien avoir de la
religion, sans s'en tenir pour cela à des choses surnatu-
relles, ou être obligé de faire des exercices qui deman-
dent du sérieux et du triomphe sur soi. Bientôt ils ne
restent plus seulement dans la négation, mais ils assu-
rent, avec des prétentions excessives, qu'eux seuls pos-
sèdent les pures idées de la religion. Ils disent que la
religion vraiment parfaite, qu'une forme nouvelle et plus
élevée de cette religion, consiste à se conduire en public
comme un honnête homme, à ne pas devoir d'impôts,
à ne pas avoir à se reprocher de faillite frauduleuse et
à savoir manger ses rentes avec dignité. On ne veut,
dit-on, priver personne du plaisir qu'il éprouve dans
l'atmosphère de l'Eglise et du confessionnal; mais de
telles choses ne conviennent pas à des gens bien élevés,
à des gens qui ont du caractère, et surtout à des gens
qui doivent occuper une position dans le monde. Voilà
qui est incontestable. Sans doute c'est un point de vue
très bas et très étroit ; mais pour les gens qui n'ont pas
le courage d'aller aux extrêmes, à la négation de toute
religion, il est le seul arrangement commode aussitôt
5. — La
tentative de
(lépouillerrÉ-
glise du carac-
tère social et
de la chasser
de la société
est une disso-
lution de la
société.
468 LE ROYAUME DE DIEU
qu'avec le premier principe de la séparalion du monde
et de la religion, l'enseignement fondamental du Chris-
tianisme se trouve attaqué, c'est-à-dire le dogme qu'il
y a pour l'homme une double tâche à remplir, une tâche
naturelle et une tâche surnaturelle, mais que les deux
doivent être accomplies par un seul et même homme,
dans une et même vie, en ayant égard à une seule et
même fin.
Il y a bien encore un autre moyen d'arranger les cho-
ses. 11 consiste sinon à opprimer complètement l'Eglise,
du moins à lui ravir son caractère de société humaine
indépendante. Les états ont poursuivi ce moyen à tra-
vers tous les siècles, et ont fait naître ainsi ces grandes
luttes qui sont devenues aussi funestes à l'état qu'à l'E-
glise, et par le fait même à la société tout entière.
Personne ne niera que toute tentative de vouloir op-
primer l'Eglise comme société doit porter le plus grand
préjudice à l'état et à la société elle-même. On n'a qu'à
suivre l'histoire, pour se convaincre que des complica-
tions de ce genre ont toujours été liées aux secousses
les plus funestes de l'ordre moral et religieux, politique
et social. Tous les esprits de désordre semblaient dé-
chaînés. Pour les amis du droit et de la paix pour les
défenseurs de la tradition et de l'histoire, la vie devint
un tourment. Hutten, Sickingen, Marat, Desmoulins et
tous les précurseurs du Socialisme, ont déclaré que c'é-
tait seulement maintenant, qu'on avait du plaisir à vivre,
c'est-à-dire à vivre selon leur idée. La foi à l'immutabi-
lité du droit public fut ébranlée, et, par le fait même,
la sécurité de la société tout entière. Les seulsqui éprou-
vèrent de la joie, furent ces éléments en face desquels
aucun ordre et aucune puissance ne sont en sécurité,
que cette puissance s'appelle comme elle voudra» Par
contre, les obligations de conscience furent si difficiles
à remplir, la tentation de désobéir et le danger de suc-
comber à la séduction assaillit tellement les hommes
les plus obéissants, bref, le soutien sur lequel on pou-,
L EGLISE COMME SOCIÉTÉ 469
vait seul compter au moment décisif, fut si bien miné,
que ces troubles eurent l'issue qu'ils ont toujours. L'E-
glise reçut des blessures souvent très graves, mais ce
qui en mourut, ce fut la prospérité publique (1). Il suf-
fît de comparer les temps de ces tristes luttes aux épo-
ques de bonne harmonie entre TEglise et la société, pour
concevoir l'importance du malheur que celle-ci s'est
causé, par la tentative de chasser l'Eglise de son sein.
C'est avec raison qu'au moyen âge on a vu un signe ca-
ractéristique (2) de la satisfaction que les hommes éprou-
vaient de leur situation, alors que l'Eglise faisait partie
delà société, dans ce fait que, pendant cette période
tout entière, on n'a pas trouvé un seul exemple de ces
romans d'état qui, dans l'antiquité, jouèrent un sigrand
rôle dans l'état et dans la société, et encore davantage
depuis la rupture complète avec les principes surnatu-
rels du Christianisme. Ce à quoi, il faut ajouter que la
liberté était beaucoup plus grande, et que chacun pou-
vait dire et écrire, sans être inquiété en rien, ce qui ne
lui convenait pas et les améliorations qu'il voulait (3/).
L'Eglise a cependant un grand désavantage et avec
elle tout ce qui défend le maintien de la tranquillité, de
la tradition et du droit, le sens conservatif du peuple,
la fidélité envers la conscience, la conviction et la tra-
dition, bref, toutes ces puissances conservatrices d'où
dépendent la santé et la stabilité de la société. Au lieu
de pouvoir, selon son désir le plus intime, favoriser
l'ordre social existant, TEghse est entraînée contre sa
volonté et contre son inclination dans le domaine de la
politique. Bien plus, elle est obligée de résister. Alors
on dit : Est-ce que la politique regarde les chrétiens et
(1) Le Socialisme et la société, Notes soumises aux souverains de l Eu-
rope, p. 33.
(2) Mohl, Gesch. undLit. der Staatsioissenschaften, I, 178.
(3) Kenelm. Dighj, Mores catholici, Ages of Failh, h. 2,ch. o, I, 116.
Aubertin, Hlst. de la langue et de la littérature françaises, II, 5, 355
sq., 428 sq. Kœrting, Gesch. der Literatur im 'Aeitalter der Renaissance ,
II, 243, 366 sq., 652. Hettinger, Die gœttl. Komœdie, 460 sq., 508.
470 LE ROYAUME DE DIEU
les ministres de l'Eglise? Nous aussi nous le disons,
qu'il s'agisse de royaume, d'empire, de république ou
de régime constitutionnel, qu'est-ce que le Christianisme
peut avoir à faire avec cela (1)? Pour nous, il nous est
complètement indifférent, qu'il y ait là un ambassa-
deur ou un consul, que ce soit telle dame qui ouvre le
bal de la cour, que la justice et l'administration soient
séparées, qu'on punisse quelqu'un par la guillotine ou
par la potence, qu'on fasse administrer les affaires par
des préfets, des maires ou des huissiers. S'occuper de
politique par intérêt chrétien serait vraiment désespé-
rant. Mais il y a deux choses qui imposent au chrétien
le devoir de se mêler de politique, c'est le triste fait
que la politique s'immisce non seulement dans le Chris-
tianisme, mais veut tout simplement l'en expulser, et
les tentatives évidentes qu'elle fait pour rendre impos-
sible à TEglise sa situation dans la société humaine.
Ainsi^ quiconque combat pour le droit et pour l'inté-
orité de la société est obligé en conscience de se défen-
dre, au moins contre cette espèce de politique, quand
même il ne veut pas faire de politique.
Par cette confusion, on est allé souvent si loin qu'on
a voulu voir un sens politique dans toute parole pro-
noncée pour les droits de l'Eglise et de la foi, pour la
liberté du culte divin et de la conscience, et qu'en fait
elle est devenue politique. Quand quelqu'un défendait
les droits de Jésus-Christ sur les âmes et sur l'esprit
des enfants, on disait que c'était faire de la politique
non autorisée. Quand quelqu'un enseignait ce que l'E-
criture Sainte enseigne, que le mariage est un grand
sacrement, mais seulement dans Jésus-Christ et dans
l'Eglise, il courait le risque d'être expulsé comme un
être dangereux pour l'état. Quand l'Eglise chassait
quelqu'un qui profitait de sa présence dans son sein
pour donner du scandale public, pour troublerle monde
(1) I Cor. V, 12.
l'église comme société 471
tout entier et lui déclarait qu'il était libre d'aller où
bon lui semblait, c'était encore un crime contre l'état.
11 ne pouvait plus être question d'une discussion calme
sur les droits de l'Eglise, ni de ses rapports envers la
société. On ne voulait aucun éclaircissement pour pou-
voir la ligoter plus facilement. Là où il y avait danger,
on aurait voulu l'utiliser à ses dépens, pour des fins
purement politiques. Mais ce fut bien le reste là ou elle
voulut remplir ses devoirs envers Dieu.
Finalement personne ne sut plus où la vérité et le
droit finissaient, et où commençait le domaine des pré-
textes et des apparences. Ce qui resta évident, ce fut que
l'ordre et les esprits furent troublés, les bases de la
société ébranlées, les puissances les plus dangereuses
pour le bien commun déchaînées. En un mot les ten-
tatives de dépouiller l'Eglise de son caractère social et
de la chasser de la société, conduisirent à la décadence
et à la dissolution de la société elle-même.
Si nous voulons donc acquérir la eloire d'avoir ap- 6. —La
société n'est
pris quelque chose par l'histoire, — honneur dans le- saine et capa-
^ ^ ^ ^ . J . ble de lutter
quel, comme on le sait, nous n avons pas à craindre quesieiiere-
^ ' . connaitl Egli-
beaucoup de concurrents, — et si nous ne voulons pas cf^iéTJbuqSc
qu'on dise de nous que nous ne comprenons pas l'appel j°'^^p*^n<^3°'e.
du temps, — ce qui signifierait que nous sommes sourds
sans espoir de guérison, — nous devons considérer
comme une des tâches les plus importantes pour nous,
de reconnaître les droits de l'Eglise et de l'Eglise telle
qu'elle est, c'est-à-dire ses droits de société libre, indé-
pendante, égale à toute communauté humaine. Aujour-
d'hui, il n'est plus permis de faire des expériences et
des plaisanteries avec le mot de société. En temps de
paix, on peut faire des essais de tout genre avec les
armes, mais quand la guerre est imminente, il faut être
prêt à s'en servir telles qu'elles sont.
La première arme dont nous aurons besoin dans la
guerre universelle qui nous menace, c'est une société
solide, capable de lutter. Chacun comprend que la len-
472 LE ROYAUME DE DIEU
tative de lui couper le bras, qui est Tétat, serait la ren-
dre impropre au combat. Aussi n'aura-t-on pas de peine
à comprendre que ce serait encore pis de vouloir lui
arracher le cœur, car ce serait la tuer. Or, c'est ce que
fait à l'Eglise celui qui lui enlève sa place et son droit
dans la société. Quand il ne s'agit que d'un ongle ou
d'un petit bout d'oreille, le corps peut refuser la soli-
darité à cause du bien commun. On sacrifie même un
bras ou une jambe pour sauver le tout. Mais si le corps
vient à déclarer qu'il ne se rend plus solidaire avec le
cœur, alors il faut vite lui préparer un cercueil. La
société ne voudra sans doute pas s'ensevelir avant l'é-
ruption de la lutte redoutable. Eh bien, si elle ne le veut
pas ; si elle veut devenir saine et forte, entreprendre la
lutte avec une pleine confiance ; si elle veut mettre fin à
ces troubles éternels qui s'agitent dans son sein, ou
à cette manie stérile et sans but de politiquer, qui jette
les esprits dans la confusion ; si elle veut parvenir au
repos et à la connaissance de sa tache, ainsi que des
moyens de vaincre, une des meilleures voies est d'ac-
corder à l'Eghse les droits d'une société libre, indépen-
dante, publique.
TRENTIÈME CONFÉRENCE
l'église et la société.
1. Les luttes entre l'état et l'Eglise'au point de vue sociologique. —
2. L'état au point de vue sociologique. — 3. Le socialisme comme
punition de la méconnaissance de l'enseignement social. — 4. Le
socialisme comme docteur de la vraie doctrine sociale. — 5. L'E-
glise à la tête de la société. — 6. La réalisation du royaume de
Dieu. — 7. Eglise expiatoire et église de paix.
Le jugement porté sur un combat ou sur une guerre i. _ Les
est très différent selon le point de vue auquel on Tenvi- létauti'Égu-
^,. . ii^< I t 1 seau point de
sage. Celui qui, par hasard, tombe entre deux groupes vuesodoiogi
d'écoliers qui se jettent des boules de neige, trouve la
situation moins agréable quele spectateur qui voit cela
depuis sa fenêtre. Le correspondant d'un journal étran-
ger peut appeler grandiose l'aspect d'une grande bataille,
mais ceux qui prennent part à la lutte, y trouvent peu
de poésie. Il en est de même de ces discussions entre
l'état et FEglise qui reviennent périodiquement, pour
ne pas dire constamment. Ceux qui y sont engagés ;
ceux qui n'envisagent que le droit et le salut des âmes,
considèrent au moins comme fâcheux qu'une guerre
embrase le monde jusqu'à ce que l'Eglise promette de
ne plus allumer un cierge, de ne plus faire remplacer
un carreau cassé avant d'en avoir obtenu l'autorisation
de l'état. Mais celui qui envisage tranquillement ces
luttes dans son cabinet, au point de vue de la question
sociale, ne peut assez s'étonner de la mesquinerie que
l'état manifeste souvent dans ces frottements. Nous ne
nions pas qu'il s'agisse parfois de choses qui justifient
une guerre universelle ; mais les taquineries de l'état et
de l'Eglise sont ordinairement si frivoles et si futiles,
que l'homme qui s'occupe de questions sociales se de-
mande si l'état pense quelle tâche sérieuse il doit accom-
que.
474 LE ROYAUME DE DIEU
plir, s'il ne trouve donc rien avec quoi il puisse s'occu-
per honorablement, s'il sait pourquoi il est au monde.
Que doit dire quelqu'un qui a sous les yeux la misère
inexprimable du temps et les besoins criants de Thuma-
nité, quand il voit mobiliser des escadrons de dragons
pour empêcher quelques vieilles religieuses de prier en
commun, envoyer des agents de police espionner le pré-
dicateur, afin que les voleurs aient une occasion d'autant
plus commode de piller les maisons vides? Quand il voit
des curés obligés d'employer, comme bedeaux et prési-
dents de prières, des sergents-majors trop enroués pour
pouvoir encore jurer, el trop goutteux pour maltraiter
les soldats? Il semblerait que l'état dût avoir davantage
le sentiment de sa dignité et de son honneur. Mais on
n'a qu'à observer des enfants lorsqu'ils se jettent des
boules de neige. La fierté d'autrefois pour l'honorabilité
des parents disparaît ; il n'y a plus d'égards pour les
mieux habillés ; les passions les plus basses apparais-
sent ; toute l'attention se porte sur ceux qui distribuent
les plus forts coups de poings et qui peuvent donner des
crocs-en-jambe aux autres. Que ce soit juste ou injuste,
honnête ou enfantin, on ne s'en préoccupe plus.
Cet exemple quelque banal qu'il soit ne se réalise que
trop souvent dans les grandes luttes. Quelque ridicule
que soit un avantage obtenu sur l'Eglise, il est tout de
même bon pour le moment. Ce n'est qu'avec une pro-
fonde compassion qu'on peut voir comment celle-ci,
malgré toute résistance, est entraînée dans cette mêlée
indigne. Aristote a bien raison de dire que les fai-
blesses et les défauts sont les mêmes dans la vie de
l'état que dans la vie de l'individu. Le grand maître était
du petit nombre de ceux qui embrassent un point de vue
plus étendu que celui de l'état, la plupart du temps si
étroit ; et voilà pourquoi il ne voyait dans les événe-
ments publics, qui inspiraient aux autres un si grand
étonnement, guère plus de différence que dans les évé-
L ÉGLISE ET LA SOCIÉTÉ 475
nements qui se passent tous les jours en petit entre les
individus.
Aujourd'hui l'état doit s'attendre que nous le iu2;ions 2. -L'état
.. ^. •^" au point de
ICI plus iroidement que cela n'eut été possible au temps vue soeioiogi-
des perruques. Les temps sont passés où un Saxe-Co-
bourg-Gotha et un Saxe-Meiningen-Eisenach croyaient
pouvoir se considérer comme le centre de la terre. A
cette époque, c'était une question universelle autour de
laquelle gravitait le globe terrestre et l'histoire dupasse
et de lavenir, que la question de savoir si le souverain
de Schaumbourg-Lippe-Bueckbourg devait porter le
titre de ires éminent seigneur ou seulement à'éminent
seigneur. Les choses ont bien changé. Nous vivons à
l'époque de l'économie universelle et de la politique
sociale. De même que le latin et le grec sont descendus
du trône on ils régnaient en souverain sur le monde, et
ont pris modestement leur place à côté du lettonien et
du kymris, de même chaque nation qui se flattait jadis
de marcher à la tête de la civilisation et de pouvoir
imposer ses lois au monde, est reléguée au parterre,, et
doit s'estimer très heureuse si elle peut avoir un fauteuil
d'orchestre à côté des autres, de même l'état comme
institution politique. Pendant la fleur du despotisme et
de rilluminisme, tout fut considéré au point de vue de
la toute-puissance de l'état ; gibier et forêt, sel et eau,
culte divisé et fondation ecclésiastique, ramoneur et
chifïbnnier. Aujourd'hui nous sommes devenus très
froids pour tout cela, car nous entrevoyons déjà le mo-
ment où les questions d'état les plus importantes, la mo-
narchie ou la république, les armées permanentes ou
une classe particulière de fonctionnaires, seront seule-
ment considérées comme des parties subordonnées de
la question sociale.
Sans prétendre posséder le moins du monde le don
de prophétie, nous pouvons prédire que cette transfor-
mation de choses ne s'opérera pas sans secousses vio-
lentes et que l'état expiera les prétentions exagérées
476 ■ LE ROYAUME DE DIEU
qu'il a émises autrefois d'une manière si brutale à l'en-
droit de l'Église. Nous pouvons d'ailleurs dès à présent
en saluer le résultat. Sans doute cela pourrait aussi
arriver sans orage ; l'état n'aurait qu'à rester dans la
situation qui lui convient en vertu de sa nature, c'est-à-
dire qu'à se considérer comme |une partie de la société
universelle, comme un membre du grand corps humain,
et à régler sa conduite d'après cela. Le changement qui
s'accomplit d'une manière irrésistible aurait alors lieu
sans cataclysme, et l'état lui-même conserverait une
position dominante dans la nouvelle organisation du
monde. Nous'ne voulons pas décider s'il comprend les
signes du temps, s'il peut sedéfaire de ses revendications
rouillées et surannées, s'il a gardé dans le mécanisme
compliqué de son ancien système assez de mobilité pour
se familiariser avec les nouvelles situations ; mais il est
certain qu'il ne faut 'pas ."penser à un changement si
chaque Schleswig-Holstein-Sonderbourg-Gluecksbourg,
chaque état de Libéria, chaque Patagonie et chaque
République Argentine vise à se comporter comme état,
comme l'humanité idéale, comme l'idée fondamentale
de tout droit, de tout pouvoir, de toute civilisation,
comme le Dieu vivant et visible.
g __^^ Tant que les^états en seront là, on perdra son temps
'mepuniSn" ^ ^iscutcr Ics rapports de l'Église et de l'état. Un état
îaiisa^ct''''dë ^^ ^^ genre ne comprend même pas cette question, ou
mÏÏ'Sr. plutôt, la simple question est déjà pour lui un crime de
lèse-majesté, car s'il est tout, comment peut-il y avoir
en dehors de lui, ou à côté de lui, quelque chose avec
quoi il^doive entrer en rapport? Si on lui demandait
comment il veut se comporter avec l'Église, il semble-
rait qu'il n'existe pas seul, et qu'il n'est pas tout sans
exception. Or, les hommes d'état vieux style ne pour-
raient jamais se familiariser avec une telle manière de
voir. 11 y a quelques années, des fanatiques d'état de
celte trempe se sont émus ou fâchés, et ont failli faire
considérer comme un révolutionnaire ou un fou quicon-
l'église et la société 477
que parlait du Socialisme comme d'une puissance aran-
dissante, avec laquelle les états ne pourraient pas lutter
facilement. Mais ce n'était pas seulement un orgueil-
leux mépris qui aveuglait ainsi les états et leurs cham-
pions. Non! ils ne pouvaient pas seulement compren-
dre qu'il y eut quelque chose en dehors de l'élat. Ils
s'étaient particulièrement persuadés de cette singulière
doctrine de sa toute puissance dans leur lutte contre
l'Église.
Plus cette lutte éclata fréquente et opiniâtre, plus ils
s'enfoncèrent dans leurs préjugés innés. Ils seraient
vraiment assez punis quand même ils n'auraient pas
tiré autre chose de la discussion que cet aveuglement
funeste.
Mais voici qu'à côté d'eux, il y a un autre pouvoir
géant dont personne ne sent mieux qu'eux l'existence et
la puissance écrasante, c'est le Socialisme. De même que
le boa brise d'abord tous les os de sa victime, et la trans-
forme en une épaisse bouillie avant de l'engloutir, ainsi
les états, en caressant sans réflexion la chimère de leur
toute-puissance, ont écrasé et transformé en pâte toutes
ces associations plus ou moins grandes que l'on compre-
nait autrefois sous le nom de société civile, pour les
absorber ensuite. Mais avant qu'ils aient eu le temps de
s'en apercevoir, leur victime est redevenue vivante.
Comme elle n'avait plus d'os elle s'est transformée en un
monstre difforme. La contexture simple et solide de
l'ancienne société civile a été anéantie. L'idée qui avait
présidé à cette organisation ou à une organisation sem-
blable a été expulsée des esprits à un tel degré qu'on
veut précisément créer, pour la lui opposer, une société
universelle dans laquelle toute différence, tout degré,
toute indépendance, toute particularité de classe doivent
être effacées, dans laquelle tout doit disparaître: famille,
corporation, état. Église, comme jadis la société dispa-
raissait dans l'état. Tel est le Socialisme, l'œuvre de
l'état absolu, la caricature de la société ancienne.
478 LE ROYAUME DE DIEU
Maintenant, que veulent faire les états en face de cet
héritier? Ici, nous disons toujours états et non état, non
pas par mépris, mais par compassion. Cela sentirait la
raillerie si nous voulions rétorquer à tel ou tel état mis
dans une situation si critique sa présomption d'autre-
fois^ en le payant de retour et en lui disant : Allons ! fais
voir que tu es l'état ; c'est le moment. En face de l'Eglise
qui, se souvenant de sa situation, ne se comportait pas
comme société, mais modestement comme une partie
de la société universelle, chaque état bouffi d'orgueil ne
lui permettait pas seulement de se considérer comme
une partie de l'ensemble, car c'est lui qui était l'ensem-
ble, la société, bref qui était l'état. Maintenant un autre
adversaire est entré en lutte, qui lui aussi veut être tout,
veut être la société, mais qui, avec cela, ne possède nul-
lement la modestie de l'Eglise. Grâce à Dieu, il n'em-
brasse pas encore la société humaine tout entière, mais
il a déjà gagné une puissance et une étendue en face des-
quelles les états particuliers, et même en grand nombre,
ne peuvent plus exister. Désormais c'en est fait du mot
état; il pâlit comme la lune lorsque paraît l'astre du
jour. Maintenant chaque état particulier serait content
s'il pouvait trouver aide et protection dans un autre ; il
s'estimerait heureux si les états voulaient tous s'unir
ensemble pour chasser le spectre rouge. Mais qui peut
y penser puisque, en anéantissant l'état voisin, chaque
état s'efforce de faire disparaître les derniers obstacles,
pour que le Socialisme puisse accomplir d'autant plus
facilement sa mission? Les choses en sont venues à ce
point, que le Socialisme est presque poussé par la né-
cessité de se venger sur ceux qui ont méprisé si dédai-
gneusement les principes de l'enseignement social chré-
tien.
Il serait peut-être encore possible de prévenir les
4.— Le so- ^ . ,, , . • > I 1 • -«
ciaiismecora- choscs cxtrcmcs, SI 1 on voulait, au moins a la dernière
me docteur de t i o • i • j
la vraie doc- heurc, se rendre compte, en étudiant le Socialisme, de
trine sociale. i^'^'-* ^ r ' '
cette vérité si longtemps méconnue concernant la so-
l'église et la. société 479
ciété humaine. Elle n est certes pas difficile à compren-
dre, pourvu qu'on y mette de la sincérité de cœur et de
la bonne volonté. Espérons que l'heure est venue où
s'accomplit cette parole : La nécessité sera telle que vous
remarquerez la parole de la vérité (1). Cette parole de
la vérité est aussi simple que naturelle. D'après le des-
sein de celui qui l'a créée, l'humanité tout entière forme
une grande unité, et une unité telle, que d'après l'ensei-
gnement chrétien, il y a, parle fait d'un seul homme,
unité dans la chute du genre humain et unité dans son
rachat. L'humanité est donc un tout, un corps vivant,
une seule personnalité. De même que le corps humain
n'est pas une masse dans laquelle on n'aperçoit aucune
différence, mais qu'il est composé de plusieurs parties,
et de même que celles-ci ne sont pas immédiatement
liées à l'ensemble, mais tout d'abord unies entre elles
pour former des membres plus ou moins grands, au
moyen desquels elles se réunissent à l'ensemble, de
même il en est du grand organisme de la société humai-
ne. Chacun des membres individuels a sa place et ses
fonctions qui lui sont indiquéjes par la loi naturelle. Per-
sonne n'est là uniquement pour soi ; chacun est astreint
au service de l'ensemble. Est-il fidèle dans celui-ci? Il
accomplit sa tâche. Chacun est autorisé et trouve son
honneur et sa dignité à persister dans sa destinée natu-
relle. Tous ne sont pas égaux en importance pour le
bien de la totalité, mais tous y contribuent à leur ma-
nière, et peuvent ainsi revendiquer l'honneur de tenir
dignement leur place. C'est pourquoi un membre doit
respecter l'autre comme lui-même, considérer son bien
et son dommage comme les siens propres, écarter de
lui les dangers et favoriser ses intérêts, car chacun est
un membre du tout de la prospérité duquel dépend le
bien-être de l'unité. C'est à la vivacité de ce sentiment
envers la société, qu'on reconnaît le mieux si un mem-
bre tient sa place et remplit ses devoirs sociaux.
(1) Isaïe, XXVm, 19.
480 LE ROYAUME DE DIEU
D'après ceci, aucun membre individuel n'est le tout,
et ne peut jamais le devenir tant que celui-ci est conçu
comme organisme. L'Eglise elle-même ne revendique
pas la gloire d'être la société humaine. Elle aussi se con-
sidère au point de vue social comme une partie de la
totalité, à plus forte raison les autres membres de l'hu-
manité, la famille, les dilTérentes associations fondées
en vue de l'acquisition, des relations, de la protection
et de l'instruction, lesquelles sont comprises sous le
nom de société civile, ainsi que les nombreux états qui,
par le seul fait de leur quantité, prouvent que chacun
d'eux est un membre assez ordinaire et assez subor-
donné du corps total de la société, ne peuvent songer
à aller au delà de cette situation.
La prospérité de ces associations dépend donc de ce
que chacune de leurs parties occupe la place qui lui est
assignée, qu'aucune ne se comporte jamais comme in-
dépendante du tout, jamais comme membre isolé, ou
comme le tout lui-même. Elle dépend également de ce
que toutes les contextures sociales individuelles, qui
considèrent la sollicitude pour le bien de l'ensemble
comme leur propre bien, afin d'aimer, de défendre et
de soutenir chaque autre membre à cause de la totalité,
accomplissent toujours fidèlement leurs devoirs. Bref,
elle dépend de ce que tous, sans exception, les plus cir-
conspects et les plus forts, en tête naturellement, con-
sidèrent les deux grandes pensées d'organisme universel
et de solidarité universelle comme la base fondamen-
tale delà vie sociale.
5.-L'Égii- Cette conception n'exclut pas que les parties indivi-
la société. duelles aient une importance différente pour 1 ensem-
ble, et que, parmi les membres, les uns aient une tâche
plus restreinte et les autres une tâche plus étendue à
remplir. L'Eglise comme organe par lequel la société
pose les bases de tout ordre pubHc et de toute vie inté-
rieure a^ sans contredit, une influence qui va plus loin
que la famille. Celle-ci en effet ne s'occupe que de la vie
l'église et la société 481
intérieure d'un petit nombre d'individus, de même que
les états isolés ne s'occupent que de l'ordre public d'une
partie de l'humanité. S'il est vrai, — et nous n'en dou-
terons plus maintenant, — que la religion et la morale
sont les plus grands biens de l'humanité, les biens dont
elle peut le moins se passer ; s'il est vrai que toute au-
tre disposition de la vie privée comme de la vie publi-
que, et le droit en particulier en dépendent, on ne peut
discuter ce principe que, parmi toutes les contextures
sociales, l'Eglise occupe le premier rang. Les temps
sont sans doute trop sérieux pour que les petites dis-
cussions dé prééminence, dont le monde a été si sou-
vent témoin, se renouvellent sur ce point. Tant que la
religion, la conscience et la morale auront encore de l'in-
fluence sur le cœur, toute tentative faite pour renverser
cet ordre sera inutile. Nous savons qu'en règle générale
une lutte ouverte augmente la conviction de l'inviolabi-
lité des droits de l'Eglise et l'enthousiasme pour elle.
L^augmentation d'une véritable culture du cœur et de
l'esprit, la consolidation du sentiment delà liberté per-
sonnelle, favorisent à leur tour le dévouement à la
cause de TEghsc. Il n y a que les masses, qui, dans les
temps de surexcitation, se soumettent sans jugement
et sans volonté au mot d'ordre donné et à la contrainte
de l'opinion publique, qui se laissent exciter pour quel-
que temps à la lutte contre l'Eglise ; mais chez elles
aussi, le calme ne tarde pas à se faire. Toute tentative
d'influencer les esprits, pour leur faire refuser à l'E-
glise ses droits, se change tôt ou tard en événements
contraires, carThomme est beaucoup trop fier de ses
droits personnels, de sa liberté et de l'indépendance de
sa pensée, pour se permettre qu'on en fasse ici un es-
clave.
Enfin la conscience est une puissance sur l'influence
de laqueUe un état ne s'est jamais trompé sans se cau-
ser le plus grand dommage. On peut se moquer de ceci,
mais on ne détruira pas le fait ; et toutes les fois que les
31
482 LE ROYAUME DE DIEU
états essaieront de la frapper, ils éprouveront quelle
puissance ils ont provoquée contre eux. Si l'Eglise vou-
lait entrer dans une telle lutte; si elle ne craignait pas
de donner la preuve de fait ; si elle voulait une seule fois
appeler les hommes à résister par devoir de conscience,
et si elle voulait les appeler au combat pour revendiquer
ses droits contre les prétentions illégitimes de tel ou tel
état, ah î que ne verrions-nous pas?... Mais précisément
parce que dans toutes les revendications de l'Eglise, il
ne s'agit que de la conscience, de la religion et de la
morale, il importe donc souverainement, à ce moment
décisif, de reconnaître solennellement sa prééminence.
Vouloir la lui nier, serait prétendre que les trois paroles
citées ne signifient rien, ou du moins lui enlever toute
influence sur la vie publique.
Inutile de dire ce que cela produirait dans la situa-
tion actuelle du monde. C'est à peine s'il fut un temps
où il a été aussi nécessaire de fondre l'humanité en un
seul tout, en prêchant sur tous les toits que la conscience,
la morale et la religion, sont le centre autour duquel
doivent se grouper tous ceux qui prennent au sérieux le
salut de l'humanité. Il faut un sentiment religieux con-
vaincu, une morale rigoureuse, une conscience inébran-
lable pour affronter les tempêtes et les vagues menaçan-
tes. Toute notre vie publique doit être mise en harmonie
avec la conscience, la morale et la rehgion, pour que la
situation devienne meilleure, et que le nouvel ordre so-
cial, auquel nous devons mettre la main, soit bâti sur
une base sûre et solide. Eh bien, ces trois principes, dont
personne ne doutera de l'opportunité et de la nécessité
à l'heure actuelle, peuvent se résumer dans cette courte
phrase : il faut rendre à l'Eglise le respect qui lui est dû,
et lui rendre son influence sur l'humanité en la plaçant
de nouveau à la tête de la Société.
Ainsi seront résolues toutes les autres questions qui
lisaùon du ont toujours sur2:i aux époques de trouble intellectuel.
royaume de «' o i j. ^ ^
Dieu. piyg personne alors ne pensera à ces questions pitoya-
l'église et la société 483
blés que le Libéralisme, ce fauteur de désordres, de
discussions, cet élément de décomposition a toujours
soulevées aux tristes jours de son règne. Au temps
de sa souveraineté, on a disloqué tout ce que Dieu et la
nature avaient uni d'une manière indissoluble : reli-
gion, droit, coutume, jurisprudence, politique, écono-
mie politique, état. Eglise, école, mariage, éducation,
foi et science. On n'entendait parler que de suppression
et de séparation. Ce furent les seules choses dont cet
efféminé sans vigueur se montra capable. Désormais,
il est grand temps d'unir, de former, de redresser, et
nous épargnerons ainsi au Nihilisme la tâche qu'il
poursuit, de replonger la société dans le néant. 11 ne
faut pas chercher le remède pour les plaies du temps,
dans la séparation de l'Eglise et de l'état, mais dans
leur union. Il serait plus juste de dire dans l'union de
l'Eglise et de la société. Le malheur actuellement est
que tout est tombé en ruines, depuis le toit jusqu'à la
base, de telle sorte que c'est à peine si une pierre
tient avec l'autre. Le salut doit consister en ce que tout,
/
sans exception aucune, tout ce qui appartient à la vie
de l'humanité soit de nouveau uni : état, Eglise, famille,
société civile, culture du droit, économie politique,
science^ école, éducation, mariage. Chacun de ces élé-
ments doit être mis à la place qui lui convient, chacun
doit être sauvegardé dans ses droits ; mais chacun doit
aussi être employé au service du tout, et tous doivent
rester pacifiquement unis entre eux. Les idées d'orga-
nisme et de solidarité doivent devenir des vérités dans
chaque branche de la vie, de la pensée et de l'action
humaine. Il faut fonder une société universelle. L'E-
glise doit y occuper le premier rang ; tous les autres mem-
bres doivent vivre en harmonie avec elle. Toute activité
de la société comme des individus doit s'accorder avec
ses lois, c'est-à-dire avec les lois de la conscience, de
la morale et de la religion, par conséquent avec les lois
du droit, de la nature et de Dieu. Alors sera réalisé ce .
484 LE ROYAUME DE DIEU
mol qui frappe l'époque d'une terreur inouïe, le mot de
royaume de Dieu,
On se représente le royaume de Dieu si terrible, parce
qu'on ne voit en lui qu'un grand monastère dans lequel
ne peuvent vivre que des pénitents et des gens qui ont
renoncé à tout. Nous ne nierons pas que la société doit
exécuter en grand ce que chaque monastère s'efforce de
réaliser en petit. Oui, tous ceux qui font partie delà
société doivent travailler à pratiquer la pénitence, parce
que tous ont contribué à faire croître le mal. Oui, tous
doivent pratiquer le renoncement, car sans lui il ne faut
jamais penser à la solidarité. Encore plus. Tous doivent
porter en eux cet esprit de communauté qui forme la
vie monastique, qui est le ciment par lequel tient en-
semble le grand édifice de la société. Mais à côté de cela,
personne n'a besoin de renoncer à sa propre situation,
à ses propres droits, à son propre honneur. Au contraire,
dans la réalisation d'une société qui est établie selon la
loi de Dieu, chacun trouve précisément la garantie pour
l'intégrité, et en même temps pour la fructification de
tout ce qui le concerne. L'esprit de communauté est le
meilleur rempart du droit privé et du droit public; mais
le lien le plus solide pour l'esprit de communauté, c'est
la foi commune, la morale commune, la religion com-
mune. Les hommes ont besoin de la société pour les
protéger^ mais la société a besoin du royaume de Dieu.
Nous ne pouvons dire si l'époque est accessible à cette
expiatoire" et manière de voir ; mais ce que nous savons certainement,
église de paix -^ ,
c'est que son sort pour l'avenir, peut-être pour un avenir
très proche, dépend de ce qu'elle accepte ces vues ou
les rejette. Les prédictions à laCassandre qui déclarent
la catastrophe inévitable et même tout proche, devien-
nent de plus en plus nombreuses. Qu'il en soit donc
ainsi, s'il n'en peut être autrement 1... Nous ne voulons
pas arrêter le cours delà justice; mais malgré cela,
nous préférons caresser Tespérance que le monde, quoi-
qu'il ne veuille plus entendre parler du royaume de
7.— Édise
l'église et la société 485
Dieu, deviendra plus accessible à sa parole, lorsque les
jours d'épreuve auront frayé aux cœurs le chemin de la
vérité. Emile Grégorovius, dans son livre « Le ciel sur
la terre », fait une description de la manière dont aura
lieu le grand châtiment. 11 parle de la courte durée de
l'aveuglement des hommes, de ses fruits, et du retour
à Dieu de l'humanité purifiée. La fin de cette terrible
tempête sera que les hommes chercheront de nouveauté
Dieu de leurs pères, et lui élèveront une église expia-
toire. Belle et consolante pensée. Ce serait encore plus
beau et plus consolant, si'la société ne commençait pas
d'abord par attendre le déluge/ mais si elle fondait d'a-
vance, par des efforts communs, une église de paix.
Dieu se laisserait encore apaiser, il n'y a pas à en douter,
car il ne peut résister au moi àç^ paix et encore moins à
l'action delà paix. Or l'église de paix la plus belle, la
plus féconde en bénédictions, la plus agréable à Dieu,
serait la société établie sur des principes chrétiens, la
société sous la conduite de l'Eglise, la réalisation du
royaume de Dieu ici-bas. '
TABLE DES MATIÈRES
CINQUIÈME PARTIE
LA SOCIÉTÉ CIVILE
DIX-NEUVIÈME CONFÉRENCE. — La situation sociale. 5-50
1. Nécessité et urgence de la question sociale. — 2. Derniers motifs,
et courte expression de la questiou sociale. — 3. Notre législa-
tion comme expression de notre morale publique et de notre
sentiment public du droit, — 4. Le système pernicieux de la pré-
tendue prospérité générale. — 5. Les conséquences morales et
économiques de la ploutocratie. — 6. La soi-disant concurrence
générale et libre. — 7. Anéantissement de la classe moyenne et
des classes agricoles par la liberté sans protection. — 8. Dépré-
ciation du travail. — 9. Division du travail. — 10. Travail et tra-
vailleurs devenus une marchandise. — M, Les raisons morales
des maux de la société. — 12. Solidarité de la faute à perare la
société.
VINGTIÈME CONFERENCE. — L'organisation économi-
que de la Société 51-80
i. La libre organisation sociale organique impossible dans l'anti-
quité est avant tout une création du Christianisme. — 2. Cause,
origine, lin prochaine de la société civile. — 3. I/organisation
sociale n'est possible que lorsqu'elle est basée sur la morale, la
justice et la religion. — 4. F'ormation organique de l'ordre so-
cial. — 5. Rétablissement d'une aisance générale modérée et de
la classe moyenne. — 6. La concurrence universelle n'est possi-
ble que par Fintroduction de limites solides. — 7. L'organisation
sociale n'existe que par la forme coopérative et la constitution
déclasses. — 8. Solid;irité dans la vie sociale. — 9. La question
sociale n'est pas difficile à résoudre.
VINGT-ET-UNIÈME CONFÉRENCE. — La Société civile
et l'État 81-112
{, Oppression de la société ancienne et moderne par l'excès de puis-
sance de l'état. — 2. Vues du moyen âge sur les rappoits de la
société et de l'état. — 3. Histoire de la dissolution du corps social
par l'état. — 4. La confusion de l'état et de la société est un mai
pour les lois et pour les institutions sociales. — 5. Elle est aussi
488 TABLE DES MATIÈRES
un mal pour radministration de Tétat et de la société. — 6. Le
socialisme d'état est une source féconde pouria révolution. — 7.
Il mine la conscience du droit et la foi au droit. — 8. L'individu
n'est pas lié à l'état directement et sous tous les rapports. — 9.
La formation de Torganisation sociale civile est la cause de la
liberté juridique et de l'ordre naturel des choses. — 10. Dépen-
dance de Tétat et de la société ; le droit de l'état en face de la
société civile.
VINGT-DEUXIÈME CONFÉRENCE.— L'économie du ca-
pital 113-135
1. Lutte du socialisme contre le capital. — 2. Le capital est toute
possession qui, unie au travail, donne naissance à une activité
productive. — 3. Le travail et le capital dans leurs rapports éco-
nomiques au point de vue de la production, et dans leurs reven-
dications juridiques au point de vue du résultat. — 4. Ni le travail
seul, ni le capital seul, n'est la cause de la production de la va-
leur, mais les deux ensembles. — 5. Le mode de production
capitalistique est une loi économique naturelle. — 6. La nature
de la production capitalistique est toujours la même. — 7. La doc-
trine de FEglise sur le mode de production capitalistique. —
8. Raisons des différentes manières d'agir de l'Eglise en cette
matière.
Appendice. — La doctrine de l'Église sur le capital,
l'intérêt et l'usure 136-232
1. D'où proviennent la lutte contre cette doctrine et la difficulté de
la comprendre. — 2. L'idée de valeur dans sa double significa-
tion. — 3. Idée de la productivité économique. — 4. La pro-
ductivité ou la formation de la valeur résulte de l'action commune
de la nature et du travail. — 5. L'enseignement de l'Eglise sur
l'intérêt comme dogme de la foi, du droit naturel et du droit posi-
tif. — 6. Sa double base fondamentale. — 7. a) Le côté écono-
mique. Différence essentielle entre argent et capital. — 8. Ori-
gine et nature de l'argent. — 0. Triple valeur de l'argent. —
10. Double signification et idée de l'argent. — il. Degrés dans
l'emploi de fargent. — 12. Argent improductif. — 13. Diffé-
rence entre l'argent et le capital. — 14. Risque inséparable du
capital et du travail. — 15. Le capital et le travail ne peuvent
s'accroître indéfiniment. — 16. Combien y a-t-il de facteurs dans
la formation de la valeur? — 17. Notion du capital. — 18. L'ar-
gent, malgré sa productivité apparente, est infructueux en réa-
]ité. — 19. La nature organique de l'intérêt dans le capital. —
20. Dommage économique provenant de ce qu'on méconnaît la
nature de l'argent. — 21. b) Le côté juridique. — 22. Nature du
prêt. — 23. L'enseignement de l'Eglise sur le prêt. — 24. Ac-
cord du droit civil avec l'enseignement de l'Eglise. — 25. Répro-
bation d'un prêt productif et consomptif, ou de l'usure, de la
part du riche et de la part du pauvre. — 26. Titre de compensa-
tion dans le prêt. — 27. En quoi la vie économique est-elle
changée aujourd'hui? — 28. Différence entre intérêt (Zins) et in-
demnité (Interesse). — 29. L'intérêt provenant d'emplois de ca-
TABLE DES MATIÈRES 489
pitaux n'est jamais défendu. — 30. Rétribution et salaire. —
31. Nature des emplois de capitaux. ~ 32. Différence entre prêt
et emploi de capitaux. — 33. Court résumé de l'enseignement
sur le capital et le prêt. — 34. Usure. — 35. Espèces d'usure. —
36. Devoirs de la législation relativement à l'usure.
VINGT-TROISIÈME CONFERENCE. — Moyens de salut
moraux 233-259
i. Misère de la situation sociale. — 2. Il est urgent de lui porter
remède. — 3. Les maux comme les remèdes sont avant tout intel-
lectuels et moraux. — 4. Retour à Dieu et — 5. à la justice. —
6. Particulièrement à la justice dans la vie publique. — 7. Renou-
vellement de Tesprit social, du sentiment de la communauté et
des vertus sociales. — 8. Extirpation des vices sociaux, et prépa-
ration du cœur à recevoir de meilleurs principes. — 9. Rétablis-
sement de la famille. — 10. Changement du système d'instruction
et du sjs^me d'éducation. — il. Formation de la femme. — 12.
Perspectives d'avenir.
VINGT-QUATRIÈME CONFÉRENCE. — Moyens de salut
juridiques et sociaux 260-306
1. Toutes les tentatives de secours doivent être basées sur la morale
et la religion. — 2. Intervention de l'état contre l'économie d'ar-
gent et la liberté de l'usure pour réglementer le crédit. — 3. Lé-
gislation sociale et limitation de l'état dans l'intérêt de la question
sociale. — 4. Les bases inébranlables de l'organisation de la so-
ciété. — 5. Maintien de la classe agricole et de la noblesse. — 6.
Situation plus sûre pour les différentes professions. — 7. Situa-
tion plus sûre pour les valeurs. Crédit et possession. — 8. Salut
de la situation politique, et — 9. De la morale publique, en les
harmonisant avec l'organisation naturelle à la société. — 10. Or-
ganisation des différentes classes. — 11. Souci qu'on doit avoir
de la propriété foncière, — 12. Soins qu'on doit prendre pour as-
surer la petite propriété. — 43. Rétablissement de classes solide-
ment organisées. — 14. Limitation des libertés démesurées. —
15. Qui doit travailler à. ce programme ? — 16. Résumé de la solu-
tion.
SIXIÈME PARTIE
ÉTAT ET SOCIÉTÉ DES PEUPLES
VINGT-CINQUIÈME CONFÉRENCE. — L'État 307-337
l. Les deux opinions extrêmes dans la question de l'origine de l'é-
tat. — 2. Trois causes concourent à l'origine de l'état. — 3. La
tâche principale de l'état consiste dans la réalisation d'une partie
de la tâche publique de l'humanité. — 4. L'état comme organisme
central indépendant. — 5. Rapports entre la nation, l'état et l'hu-
manité. — 6. Chaque état doit réaliser une tâche particulière. —
7. Quatre principes pour la vie d'état. — 8. La tâche que le Chris-
490 TABLE DES MATIÈRES
tianisme avait à accomplir et qu'il a accomplie. — 9. Où l'état
peut-il trouver aide et protection aujourd'hui?
VINGT-SIXIÈME CONFERENCE. — La fin de l'État. . . 338-356
1. Le droit public est inséparable des devoirs publics. — 2. L'état a
une fin. — 3. La justice distributive favorise le bien privé. — 4.
Protection du bien privé total. — 5. L'état ne doit protéger qu'in-
directement le bien privé. — 6. La fin propre et immédiate de
l'état est la réalisation du bien commun. — 7. Détermination plus
précise de ce qui appartient au bien commun de l'état. — 8. Les
différentes conceptions de l'état. — 9. Idée qu'il faut se faire de
l'état.
VINGT-SEPTIÈME CONFERENCE. — L'autorité de TÉ-
tat 357-378
1. Origine et tendance du mot état. — 2. Différence entre l'état
comme société et l'autorité de l'état. — 3. L'autorité comme centre
et comme base d'unité pour l'organisme d'état. — 4. Comment
Tautorité vient-elle de Dieu? — 5. L'autorité comme fonction reli-
gieuse. — 6. L'exagération est un grand péril pour l'autorité. —
7. Trois services que le Christianisme a rendus à l'autorité. — 8.
La grande responsabilité de l'autorité.
Appendice. — Eçtil possible de régner chrétienne-
ment ? 379-400
1. Crainte mal fondée que la juste conception de l'autorité de l'état
ne fasse du tort à celui-ci. — 2. Idéal d'un bon gouvernement au
moyen âge. — 3. Cet idéal a été réalisé. — 4. Saint Louis. — 5. La
justice est la base de la prospérité du pouvoir. — 6. Henri le Saint.
— 7. Bonheur des peuples et du gouvernement là où celui-ci est
chrétien.
VINGT-HUITIÈME CONFÉRENCE. — État et États . . . . 401-416
{. Notion du droit des peuples ; il est la clôture du droit naturel so-
cial. — 2. Un droit des peuples n'était pas possible dans l'anti-
quité. — 3. Le christianisme a rétabli le droit naturel des peu-
ples et l'a élevé au point de vue surnaturel. — 4. Origine du droit
des peuples modernes, et en quoi il diffère des vues du moyen
âge. — 5. Le droit des peuples pratique, et sa faiblesse dans la vie
réelle. — 6. Efforts pour parvenir aune paix éternelle. — 7. Les
rapports juridiques des peuples ne peuvent être réglés qu'au point
de vue de la morale, de la religion et du christianisme. — 8. Si-
tuation des peuples au point de vue du droit et des devoirs de l'É-
glise.
Appendice. —La conception médiévale du droit d'état
et du droit des peuples 417-441
1. Division actuelle parmi les peuples. — 2. Jadis l'Eglise était le
centre d'union parmi les peuples, pour former un empire univer-
TABLE DES MATIÈRES 491
sel. — 3. L'esprit de l'Eglise a tenu compte de tout ce qui était
national et propre à chaque peuple. — 4. L'ancienne Allemagne
chre'tienne, avec l'union de toutes ses particularités, a formé un
empire et un empire chrétien universel. — 5. L'Eglise comme
Mère de l'Empire. — 6. Les luttes de l'Eglise au moyen âge eu-
rent pour but le droit chrétien des peuples. — 7. Le christia-
nisme a-t-il une utilité politique ?
SEPTIÈME PARTIE
LE ROYAUME DE DIEU
VINGT-NELVIÈME CONFERENCE. — L'Église comme
société 443-456
1. L'état et la société n'ont de droit qu'autant qu'ils sont justes
envers l'Eglise. — 2. L'Eglise comme société comparée avec les
autres sociétés. — 3. Il y a pour chacun une obligation naturelle
de s'aUacher à l'Eglise. — 4. La double lin de l'Eglise oblige cha-
que homme à adopter une seule communion ecclésiastique. —
5. Le caractère de droit naturel de l'Eglise comme société publique
universelle, ~ 6. Le pouvoir administratif, le droit d'autonomie,
le pouvoir disciplinaire de l'Eglise. — 7. Le droit que l'Eglise a
de posséder. — 8. La société et le royaume de Dieu.
Appendice. — Le salut de la société est dans la recon-
naissance de l'Église comme société ....... 457-472
1. L'insécurité de la politique. — 2. L'Eglise comme société est la
vraie pierre de scandale. — 3. L'Eglise même comme institution
surnaturelle est un membre de la société humaine. — 4. La sépa-
ration de l'Eglise de la société est impossible. — 5. La tentative de
dépouiller l'Eglise du caractère social et de la chasser de la société
est une dissolution de la société. — 6. La société n'est saine et
capable de lutter que si elle reconnaît l'Eglise comme société
publique et indépendante.
TRENTIÈME CONFÉRENCE. — L'Église et la Société. 473-485
1. Les luttes entre l'état et l'Eglise au point de vue sociologique. —
2. L'état au pointde vue sociologique. — 3. Le socialisme comme
punition de la méconnaissance de l'enseignement sociaL — 4. Le
socialisme comme docteur de la vraie doctrine sociale. — 5, L'E-
glise à la tête de la société. — 6. La réalisation du royaume de
Dieu. — 7. Eglise expiatoire et église de paix.
Table des matières 487-491
Delhomme et Briguet, Éditeurs, 83, rue de Rennes, Paris.
3, avenue de l'Archevêché, Lyon.
DICTIONNAIRE APOLOGETIQUE DE LA FOI CATHOIIOIIE
Contenant les preuves de la vérité de la Religion
et les réponses aux objections tirées des sciences humaines
Par J.-B. JAUGEY, prêtre, docteur en théologie
AVEC LA COLLABORATION d'UN GRAND NOMBRE DE SAVANTS CATHOLIQUES
Seconde édition, augmentée d'un Supplément
Un vol. grand in-8 jésus de 3500 colonnes (1750 pages). Prix broché. 25 fr.
Relié, dos en chagrin, plats en toile. 30 fr.
Ouvrage honoré d'un Bref de S. S. le Pape Léon XIII.
« Entre tant d'ouvrages très bien faits que la défense de la foi a inspirés aux
travailleurs de la plume dans l'Eglise de France, durant la période qui va de
Frayssinous aux Universités catholiques où l'on travaille avec tant d'ardeur
et de profit, je n'en sais point de plus vraiment utile que celui-là.
« M. le chanoine J.-B. Jaugey, en l'entreprenant, ne s'est peut-être pas
rendu compte de tout ce qu'aurait d'aride la tâche immense qu'il assignait à
son zèle pour la lutte contre l'impiété et le doute. De précieux concours
modestement énumérés dans sa préface, une rare entente des besoins de l'a-
pologétique contemporaine, une ardeur infatigable au labeur et un amour
éclairé du bien des âmes, ont soutenu l'initiative à laquelle nous devons cette
encyclopédie d'un nouveau genre, véritable arsenal où toutes les armes s'of-
frent à la main qui les cherche, avec la manière de s'en servir exposée en
style net, clair et précis.
« Les missionnaires, les prédicateurs de stations, les conférenciers, tous
ceux qui ont à résoudre des objections, à éclairer les doutes, à réfuter des
sophismes, dans la classe éclairée où les difficultés sont tirées de la science
orgueilleuse, comme dans la classe populaire où l'esprit d'erreur revêt une
autre forme, tous trouveront dans le Dictionnaire apologétique la réponse
qu'il serait si long d'aller chercher dans les ouvrages spéciaux, souvent hors
de portée.
« Voilà pourquoi je voudrais voir cet admirable instrument sur la table de
travail, dans nos presbytères, nos communautés vouées à l'enseignement
de la foi partout où l'on a à combattre, à instruire et à éclairer. »
(Ant. Ricard, Prélat de la maison de Sa Sainteté).
Supplément à la première édition du Dictionnaire
apologétique. 0 fr. 60
LEÇONS DE DROIT SOCIAL NATUREL
DONNÉES A LA CONFÉRENCE DES ÉTUDES SOCIOLOGIQUES
Par le D»- ED. TARDIF, d'Aix
Un beau volume in-12. — Prix 3 fr.
Pour coopérer efficacement à la solution des problèmes sociaux qui
préoccupent en ce moment tous les esprits, il est nécessaire d'avoir des no-
tions claires et des principes certains sur le droit, le devoir, la société, l'au-
torité, l'Eglise et la destinée de l'humanité en ce monde et en l'autre.
L'ouvrage que nous présentons ici au public nous parait digne de toute
confiance. L'auteur a donné ces leçons de vive voix devant un auditoire spé-
cial qui concourait au développement de la doctrine par ses objections intel-
ligentes et le sérieux de ses discussions. Les lecteurs profiteront des explica-
tions du maître et des réponses provoquées par la sagacité des interlocu-
teurs. L'ouvrage est composé de vingt-cinq leçons divisées en deux séries,
dont la première roule sur les grandes questions de famille, du mariage, de
la société civile, de l'autorité sociale, et la seconde sur la destinée de rÉglise
et ses rapports avec l'Etat.
Les principes sont sûrs, les démonstrations claires et rapides. Le style est
sobre, nerveux et vivant, la discussion alerte et courtoise. A la vérité, on
peut s'éloigner des conclusions adoptées sur quelques points controversés.
Nous aurions notamment quelques réserves à faire au sujet de la meilleure
forme de gouvernement, de la nature des concordats et des explications rela-
tives à la vision intuitive. Mais ces restrictions n'enlèvent rien à la sincérité
de nos éloges : l'auteur, dans les questions libres, expose son opinion et ne
l'impose pas. (L. Boussac, S. J., professeur de théologie
à l'Institut catholique de Toulouse.)
Oelhomme et Briguet, Éditeurs, 83, rue de Rennes, Paris.
3, avenue de l'ArchevAché, Lyon.
HISTOIRE DE L'ÉGLISE
Ps^r le Cardinal HERGErVRŒTHER
Traduite de l'allemand par Tabbé BÉLET
8 forts, vol. in-8. Prix. 60 fr. Net 40 fr.
Nous possédons enlin le VJIIc et dernier volume de cette histoire de l'É-
glise, dont on souhaitait depuis longtemps l'achèvement.
L'histoire du cardinal Hergenrœther occupera dans notre littérature histo-
rique en France une place jusqu'ici laissée vide. Nous avons depuis Fleury
des histoires de l'Église très étendues. A l'autre pôle, nous avons des ma-
nuels très abrégés où bien des questions sont passées sous silence. Nous
n'avions pas d'ouvrage qui tînt le milieu entre les deux. L'histoire du savant
cardinal allemand, sans avoir les proportions monumentales des grandes his-
toires, est pourtant beaucoup plus qu'un simple résumé. Toutes les ques-
tions importantes et même les questions secondaires y sont abordées et
traitées avec les développements suffisants. Ce qui fait le prix de cette his-
toire, c'est l'abondance des renseignements de toute nature qu'elle renferme.
L'auteur était un savant de grand mérite qui s'était durant de longues
années consacré à l'histoire ecclésiastique. Il a fait sur les points importants
de cette histoire, notamment sur l'Église byzantine et sur Photius, des ouvra-
ges qui resteront. Quand il aborda son Histoire de VÉglise, il voulut faire
bénéficier tous ses lecteurs du fruit de ses longs travaux ; il a mis dans son
ouvrage les notes recueillies au cours de sa laborieuse carrière. Aussi
trouve-t-on dans son livre, sur presque tous les sujets, les renseignements
les plus détaillés.
La méthode adoptée est des plus simples et en même temps des plus
commodes. La question est exposée en quelques paragraphes précis ; chaque
paragraphe est suivi de notes bibliographiques qui permettent d'approfondir
l'étude de cette question. Aussi, sous un format beaucoup moins volumineux
que ceux de Rohrbacher ou de l'abbé Darras, le cardinal Hergenrœther pos-
sède une richesse d'informations au moins égale et souvent supérieure à celle
des historiens qui l'ont précédé. Son livre a donc un prix singulier comme
livre d'enseignement et de recherche; il rendra en particulier les plus grands
services aux professeurs qui sauront en faire usage.
On se tromperait en y cherchant un livre de lecture courante. Le vénérable
auteur ne parait pas avoir eu le moindre souci de l'art d'exposition ou de l'in-
térêt du récit. Il n'a visé qu'à l'érudition et à la précision. Tout le reste est
sacrifié.
Le Ville volume que nous avons sous les yeux est consacré à la neuvième
époque, l'âge de laRévolution, 1789-1877. Le premier chapitre de cette époque,
qui traitait de l'histoire extérieure de l'Église ou des relations de l'Église avec
l'État, appartient encore au VII^ volume. Le chapitre II et le chapitre III que
nous avons ici comprennent l'histoire des Églises séparées et des sectes, et
celle de la propagation exiérieure et de la vie intérieure de l'Église. Ces divi-
sions de l'histoire d'après ces diverses catégories de faits, sont conformes
au .système allemand. Malgré les critiques déjà vieilles qui en ont été faites,
ces divisions ont du moins le mérite d'une réelle utilité pédagogique. On suit
plus facilement la marche des événements, grâce à ces distinctions.
Le chapitre sur les Églises séparées contient un grand nombre de faits in-
téressants, notamment sur le mouvement puséyste, sur les vieux catholiques,
sur le gunthérianisme, sur la secte de Michel Vintras, et aussi sur le protes-
tantisme moderne. Une conclusion se présente tout naturellement à l'esprit
au cours de cette exposition : c'est la vigueur et la force de résistance do
l'Église catholique. Le protestantisme, quand il n'aboutit pas au scepticisme,
s'émiette en une foule de sectes ; les autres sectes, en dehors du protestan-
tisme, disparaissent ou s'étiolent ; il semble qu'elles ne se maintiennent plus
qu'en vertu de la vitesse acquise. Les tentatives d'Église nationale en France,
en Italie, en Allemagne ont misérablement avorté. Il y a là un phénomène
unique dans l'histoire de l'Église, si nous ne nous trompons. Le savant
cardinal, qui donne peu de place à la philosophie de l'histoire, ne le
fait pas ressortir, mais il est de nature à frapper tout esprit observateur. A
aucun siècle de son histoire, l'Église n'avait montré cette puissance en
face des tentatives schismatiques ou hérétiques ; à toutes les époques, ces
tentatives, avortées dans leur but principal, avaient cependant presque tou-
jours réussi à arracher à l'Église quelque province. Aujourd'hui les dissi-
Delhomme et Briguet, Éditeurs, 83, rue de Rennes, Paris,
3, avenue de TArchevèché, Lyon.
dents se comptent. Il y a là un fait qui atteste la force de résistance et l'es-
prit de discipline dans l'Église au X1X'= siècle.
Le Ille chapitre sur la propagation extérieure de l'Église et sa vie intérieure
prouve aussi l'incontestable vitalité du catholicisme. On ne peut lire sans une
admiration émue ces longues et sèches énumérations qui, sous quelques dates
et quelques noms, nous font assister à ce puissant travail de propagande qui
pousse les missionnaires, comme aux premiers siècles, vers les régions où
le règne de Notre-Seigneur n'est pas encore établi. Cette vitalité se trahit
encore par les fondations si nombreuses d'instituts nouveaux ou d'oeuvres de
charité. Et il y aurait certainement bien des lacunes à combler dans le livre
du cardinal, surtout pour la France. Mais comment espérer sur ce point
d'être absolument complet ? Ces entassements de noms et de faits entraî-
nent souvent aussi un défaut de perspective, qu'il était peut-être difficile d'é-
viter.
Un tiers du volume environ est consacré à une table chronologique et à
une table des noms, indispensable pour un ouvrage comme celui du cardi-
nal Hergenrœther.
Nous aurions mauvaise grâce, à la suite de certains critiques, à relever
dans la traduction de l'abbé Bélet quelques fautes, d'ailleurs vénielles. H
nous semble au contraire qu'il faut le féliciter d'avoir su mener à terme une
œuvre aussi utile et aussi remarquable.
{Bulletin catholique. Dom F. Cabrol).
LE MYSTÈRE DE N.-S. JÉSUS-CHRIST
PARLER. P. J. CORNE
Oblat de Marie Immaculée, Supérieur du grand séminaire de Fréjùs.
VOLUMES PARUS :
l»"" partie : Le Verbe de Dieu. 1 beau volume in-8 ....... 5 fr.
2e partie : De rincarnation du Verbe et de la Vie cachée
de Jésus. 1 beau volume in-8 5 fr.
3« partie : Le ministère évangélique de Jésus. 1 vol. in-8.
Prix ,. . 5 fr.
Les 4« et b^ parties paraUront prochainement.
Fruit de longues années d'études, de méditations et de prières, cet ou-
vrage est un exposé complet, mais clair et accessible à tous, de la doctrine
surnaturelle qui se ramène à la connaissance de Jésus-Christ. Le Verbe de
Dieu avant l'Incarnation, les mystères de Bethléem et de Nazareth, le minis-
tère évangélique de Jésus, le sacrifice, la gloire du Christ dans son royaume
terrestre et dans son royaume céleste, telles sont les grandes lignes de cette
magnifique synthèse, dont le but est de faire connaître dans sa royale
beauté Celui en qui seul est le salut.
(Polybiblion).
TRÂGTATUS CANONICUS DE SACRA ORDIMTIONE
Auctore Petro GASPARRI Sacerd.
2 beaux vol. in-8. Prix ....... . 13 fr.
Cet ouvrage fait le plus grand honneur au docte professeur de droit cano-
nique, et par contre-coup à la Faculté où il enseigne ; plus complet, sous
le rapport historique, que le Tractatus canonicus de matrimonio, il possède
toutes les qualités qui ont assuré le succès de ce dernier ; il sera, en ma-
tière d'ordinations, ce qu'est le premier pour les affaires matrimoniales, un
guide sûr et utilement consulté.
{Le Canoniste contemporain ^ A. Boudinhon).
DU MÊME AUTEUR :
TRACTATUS CAITOITICUS DE MATHIMOITIO
2 forts vol. in-8. Prix ..... 13 fr.
Delhomme et Briguet, Éditeurs, 83, rue de Rennes, Paris.
3, avenue de l'Archevêché, Lyon.
JESUS ET LES FEMMES DANS L'EVANGIIE
Par le P. BADET, de l'Oratoire.
Un beau volume in-12. Prix ...... 3 francs
TABLE DES MATIÈRES. — Introduction : La Femme créée par Dieu.
— Gn.\P. I. La Femme rachetée par Jésus. — II. Les Femmes par-
données par Jésus : La Samaritaine. — III. Les Femmes pardonnées
par Jésus : La Femme adultère. — IV. Les Feynmes pardonnées par
Jésus: Madeleine. — V. Les femmes louées, par Jésus. — VI. Les
Femmes reprises par Jésus. — VII. Les Femmes bénies dans leurs
joies par Jésus. — VIII. Les Femmes consolées dans leurs douleurs
par Jésus . — IX. Les Femtnes dévouées à Jésus. — X. La Femme.,
Mère de Jésus. — Conclusion : La Femme née de l'Evangile.
APPRÉCIATIONS
« Dans ce commentaire sincère et éloquent, l'Evangile a été creusé et
fouillé jusqu'en ses profondeurs intimes. Une psychologie fine et pénétrante
s'y unit à une apostolique et sacerdotale liberté. Le P. Badet est prêtre avant
tout, il aime les âmes. Cest à elles qu'il vient, qu'il parle, comme autrefois
le divin Maître, sympathique à leurs besoins, à leurs misères ou à leurs dou-
leurs les plus secrètes. A toutes il apporte la bonne parole, celle qui corrige
et émeut, celle qui est remède, force et consolation.
[Moniteur de Rome. V. G. Vicaire Général de Tours).
« En lisant tant de belles pa^es sur la Samaritaine., sur Madeleine., je
vois transposées et appropriées a notre temps les méditations de Saint Au-
gustin ou de Saint Ambroise, quand ils parlaient à leurs contemporains.
Dans son commentaire si chaud et si vivant, si large et si précis de l'Evan-
gile, le P. Bade' fait jaillir de vivifiantes clartés du texte divin, remué et re-
tourné, comme ces sillons de terre, d'où émanent, aux souffles printaniers,
les mystérieuses énergies, par lesquelles les roses s'épanouissent et gran-
dissent les épis... Ce beau et bon livre est une œuvre digne d'un prêtre
formé à l'école des Gratry et des Perreyve si dévoués à leur époque ; en le
faisant paraître, le P. Badet a obéi à une de ces impulsions providentielles
contre lesquelles rien ne prévaut. (Paul Lallemand, Docteur ès-lettres.)
« L'auteur de ce livre possède un art plus moderne et une langue plus
vivante que le P. Ventura, son devancier dans un tel sujet. Son œuvre,
toute personnelle, a une vraie valeur littéraire. Les mères chrétiennes y
trouveront une série de considérations parfaitement adaptées à la piété de
leurs sentiments et à la tendresse de leurs affections les plus délicates et
les plus élevées. Les chapitres généraux sont d'une belle philosophie chré-
tienne. Les études de détail offrent une lecture spirituelle propre à déve-
lopper dans les âmes la connaissance et l'amour de Jésus-Christ. On sou-
haiterait parfois une touche plus virile, même dans ces peintures gracieuses
de la vierge, de l'épouse et de la mère, où excelle le talent souple et brillant
de l'éloquent oratorien. [Études religieuses, Rocket, S. J.)
. « Que de leçons se dégagent pour les femmes et pour tous de ces pages
vibrantes du P. Badet ! Une analyse délicate et sûre qui pénètre jusqu'aux
dernières fibres du cœur ; une dignité de pensée et de sentiment qui bannit
sévèrement toute flatterie de la sensibilité ; une onction qui met le style en
rapport avec la nature du sujet ; une habileté supérieure à tirer de la ma-
tière fournie par l'Évangile des applications pratiques, font de Toeuvre du
pieux oratorien un beau commentaire des parties de l'Évangile, où le Sau-
veur apparaît en face de la femme. Ces pages se recommandent avant tout
aux âmes susceptibles de s'élever au-dessus des préoccupations terrestres,
capables de comprendre l'action de Dieu dans l'âme humaine. Les pasteurs
et les directeurs des âmes y trouveront des inspirations peu communes.
(A. GoGNON, Prêtre de St-Sulpice,
Professeur au grand Séminaire de Metz.)
« J'ai lu avec infiniment de plaisir le livre du P. Badet et je voudrais le
vpir dans toutes les mains des femmes chrétiennes... A l'auteur mes félici-
tations et l'expression de ma pleine et entière satisfaction. Il a un bien beau
talent. Puisse-t-il nous donner beaucoup de livres de cette valeur !
(Mgr Maricourt, recteur de l'Université catholique d'Angers.)
Imp. G. Saint-Aubin et Thevenot, Saint-Dizier (Haute-Marne). 15-17, passage Verdeau, Paris .
^5'^"AM YOUNG UNIVERSITY
3 1197 21049 8769