Skip to main content

Full text of "Arras et l'Artois dévastés"

See other formats


COLLECTION  «  LA  FRANCE  DÉVASTÉE 


ANDRÉ-M.  DE  PONCHEVILLE 


ARRAS  ET  L  ARTOIS 

DÉVASTÉS 

A:ct   7  pUnchcs  et  i  carte  hors  texte. 


^ 


'.^RAS^-#T-'?vSPfS^Â5?^^^g^ 


Ruines  ie  f'Hôtef  de  Ville  et  du  Beffro 


LIBRAIRIE  FEUX  ALCAN 


iPresenteD  to 

Zbc  Xibrarç 

of  tbe 

mniveraitç  of  ÎToronto 

bg     the 

Comité  France- Canada, 
Toronto. 


ARRAS  ET  L'ARTOIS 

DÉVASTÉS 


LIBRAIRIE    FELIX   ALGAN 


COLLECTION  «  LA   FRANCE  DÉVASTÉE   >. 
Volumes  à  3  fr.  30  et  4  Ir. 

I.  —  LES  RÉGIONS 

L'Alsace  et  la  Guerre,  par  l'Abbé  É.  Wetterlb. 
Un  vol.  in-1 6  avec  6  planches  et  2  cartes  hors  texte,    S'ir.  30 

La  Lorraine  dévastée,  par  Maurice  Bahrès,  de 
l'Académie  Irançaise.  Un  vol.  in-16  avec  8  planches  et 
1  carte  hors  texte 3f'r.  30 

Verdun,  par  Loifis  Madelin.  Un  vol.  in-16  avec 
6  planches  et  1  carte  hors  texte 3  fr.  30 

Reims  dévastée,  par  Paul  Adam.  Un  volume 
in-16 3fr.  30 

La  Marne  en  feu,  par  Ghables  Le  Goffig.  Un  vol. 
in-16  avec  planches  et  cartes.  (Sous  presse.) 

L'Oise  dévastée,  par  le  Baron  André  de  Marigocrt. 

Un  vol.  in-15  avec  planches  hors  .texte.    .    .   .     4  fr.    » 

L'Aisne  pendant  la  Grande  Guerre,  par  Gabriel 
Hanotalix,  de  l'Académie  française.  Un  vol.  in-16  avec 
6  planches  etl  carte  hors  texte  ........     3fr.  30 

La  Somme  dévastée,  par  Gaston  Desghamps,  Un  vol. 
in-16  avec  planches  hors  texte 4fr.    » 

Arras  et  l'Artois  dévastés,  par  André  M.  de  Pon- 
ciiEviLLE.  Un  vol.  iu-16  avec  planches  hors  texte.    4  fr.    » 

Le  Nord  dévasté,  par  Henry  Cochin,  Nicolas  Bour- 
geois el  André  M.  de  Ponghbville.  Un  vol.  in-16  avec 
planches  hors  texte 4fr.    » 

II.  —  LES  FAITS 

Rapatriés  :  1915-1918.  par  M»»  Ghaptal.  Un  vol.  in-16 
avec  7  planches  hors  texte 3  fr.  30 

En  France  et  Belgique  envahies.  Les  Soirées  de 
la  C.  R.  B  ,  par  M  "  Saint-René  Taillandier.  Un  vol. 
in  ir»  avec  7  planches  hors  texte 3fr.  30 

La  grande  Pitié  de  la  Terre  de  France,  par  Gabriel 
Louis-Jaray,  maître  des  requêtes  au  Gonseil  d'Ktat, 
Un  vol.  in-16  avec  7  planches  hors  texte.    .    .     3fr.  30 


COLLECTION  «  LA  FRANCK  DEVASTEE  » 

Dirigée  par  M.  Gabriel  LOUIS-JARA  Y 
8érie  I  :  LES  RÉGIONS 

ANDRÉ  M?  DE  PONCHEVILLE 


ÂRRAS  ET  L  ARTOIS 

DÉVASTÉS 


Avec  8  planches  hoi 

s  texte. 

«JUATIUÉ.ME    ÉDITION             C\    / 

PARIS     L^^"^ 

LIRUAIHIE  FÉLIX 

ALCAN 

108,    BOULEVARD    SAINT-GERMAIN,    VI» 

1920 

Tons  droits  Je  Iraduclion,  de  reproduction  et  dadaplation 
réseivcs  pour  lous  pays. 


Nioeteen  huudred  twenty  copyright  by  Félix  Alcan 

and  R.  Lisbonne 

proprietors of  Librairie  Félix  Alcan. 


ARRAS 

ET  L'ARÏOIS  DÉVASTÉS 


CHAl'ITUE  PREMIER 
ARRAS  ET  L  ARTOIS  DÉVASTÉS 


L  Artois,  terroir  d'Arras.  compris  cnlre  la  r.\s  et  la  Somme.  — 
Quelques  villes  :  Sainl-Omer,  poste  avancé  au  Nord  ;  Lens, 
bastion  à  l'est  de  Bolhunc  ;  Bapaume,  voué  aux  combats; 
Hesdin,  patrie  do  l'abLé  Prévost;  Saint-Pol  et  sa  cr\ptc 
mystérieuse.  —  Ruines  d'Arras.  jadis  lieu  de  rencontre  du 
génie  latin  et  du  génie  du  Nord. 


Depuis  17'JU  le  département  du  Pas-de-Calais  a 
remplacé  la  province  d'Artois  sur  les  géographies, 
mais  l'ancienne  désignation  a  survécu  et  ne  fut 
jamais  si  vivante  que  pendant  la  guerre.  Seule  en 
e£fet,  elle  exprime  la  réalité  du  sol  sur  lequel  et 
pour  lequel  on  se  battait. 

Si  l'on  cherche  à  quoi  elle  correspondait  dans 
quehjue  livre  imprimé  sous  l'ancien  régime,  on  y 
trouve  cette  notion  :  «  Province  de  France  dans  les 
Pays-Bas,  avec  titre  de  comté.  Atrebatensis  Comi- 
tatus.   Arras  en  est   la   capitale  *  ».  Ainsi  nous  sont 

1.  Abrégé  du  DicLionnuire  de  Tréioux.  A  Paris,  chef  Lau- 
rent-Charles d'Houry,  au  Saint-Esprit  et  au  Soleil  d'or,  1762. 

De    E'ONCHKVll.LE.  l 


2  ARRAS   ET   L  ARTOIS    DEVASTES 

rappelées  plusieurs  choses  :  d'abord  que  l'Artois 
touche  à  la  vaste  plaine  du  Nord  appelée  jadis  les 
Pays-Bas  et  dont  ses  collines  insensiblement,  de 
nicnie  que  son  évolution  historique,  la  détachent  et 
ramènent  vers  la  France  ;  ensuite,  qu'elle  fut  une 
principauté  indépendante,  dont  le  titre  en  dernier 
lieu,  on  s'en  souvient,  fut  porté  par  ce  jeune  et 
fringant  cadet  de  Louis  XVI,  le  comte  d'Artois  ; 
enfin  nous  est  enseigné  un  fait  capital,  à  savoir  que 
l'Artois  n'existe  qu'en  fonction  d'Arras,  et  que  son 
nom  même  indique  combien  il  est  essentiellement 
le  terroir  qui  relève  d'Arras  et  lui  obéit.  C'est  là  ce 
qui  lui  a  donné  sa  personnalité,  le  distinguant  de  la 
Flandre  qui  l'enserre  au  Nord  et  à  l'Est,  du  Boulon- 
nais et  du  Montreuillois  à  l'Ouest,  de  la  Picardie  au 
Sud  avec  laquelle  il  a  gardé  le  plus  de  ressemblance, 
tant  aux  points  de  vue  ethnique,  géograpliique, 
historique,  que  pour  ce  qui  est  de  la  tournure 
d'esprit  des  habitants.  On  distingue  peu  des  habi- 
tants de  la  Picardie  les  Artésiens  qui  toujours  par- 
lèrent le  même  dialecte  français,  ce  Picard  cher  à 
la  Fontaine  : 

Biaux  chires  leups,  n'écoutez  mie 
Mère  lenclieut  clien  fieux  qui  crie. 

Jetons  les  yeux  sur  une  carte  ancienne,  celle-ci, 
par  exemple,  intitulée  :  «  Les  Provinces  des  Pays- 
Bas  catholiques  »,  dédiée  l'an  1672  à  Louis  XIV 
«  par  son  très  humble,  très  obéissant  et  très  fidèle 
serviteur  et  sujet,  Guillaume  Sanson,  géographe 
ordinaire  de  Sa  Majesté  '.  »  Il  y  a  tout  juste  trente 

l,  A  l'aris,  chez  II.  laillol,  joignant  les  grands  Auguslius. 
Aux  deux  globes.  Avec  privilèges  du  Roy,  1G72. 


ARRAS   ET   L  ARTOIS    DÉVASTÉS  3 

ans  à  cette  date  que  lArtois  a  fait  retour  à  la 
France,  non  pas  entièrement  puisque  sa  pointe 
extrême  au  >'ord  commandée  par  Saint-Omer,  figure 
encore  sur  la  carte  à  côté  d'un  «  Artois  français  » 
sous  le  nom  d'  «  Artois  espagnol  ».  De  fait  ce  pays 
de  Saint-Omer  déjà  à  demi-flamand  —  l'Aa  coulant 
entre  la  ville  et  les  faubourgs  est  la  frontière  lin- 
guistique —  fut  toujours  la  forteresse  avancée  de 
l'Artois,  jetée  au  delà  de  la  rivière  de  Lys  comme 
une  tète  de  pont.  L'Artois  essentiel  est  compris  entre 
la  Lys  au  Nord  et  l'Authie  au  Sud.  Au  delà  c'est  la 
Flandre  d'un  côté,  de  l'autre  la  Picardie  faite  par  la 
Somme  et  qui  s'élire  en  longueur  selon  son  lleuve. 
Notons  cependant  que  les  trouvères  artésiens  des 
xn«  et  xiii*  siècles  nous  marquent  un  Artois  allant  à 
cette  époque  jusqu'à  la  Somme  même,  se  mêlant 
intimement  à  la  Picardie.  Ainsi  parle  EaudeFastoul 
dans  son  Conf/é,  et  en  termes  semblables  Adam  le 
Bossu  dans  son  Jeu  de  la  Feuillée  : 

<  Entre  le  Lis  voir  et  le  Somme 
N'a  plus  faux  ne  plus  buhotas,  » 

Trois  rivières,  la  Canche,  la  Ternoise,  la  Scarpe. 
naissent  dans  l'Artois  et  l'arrosent.  C'est  un  alUuent 
minime  de  la  dernière,  le  Crinchon,  qui  par  son 
confluent  avec  elle  a  déterminé  la  position  d'Arras, 
dont  la  légende  veut  que  ses  eaux  éminemment 
propres  à  la  teinture  de  la  laine  aient  fait  la  pros- 
périté. 

Cette  ville  d'Arras  qui  a  rassemblé  l'Artois  n'est 
pas  plus  à  son  centre  que  Paris  à  celui  de  la  France. 
Sensiblement  portée  au  Sud-Est  vers  Douai,  Valen- 
eiennes  et  Cambrai,  ses  sœurs  naturelles  de  Wallo- 
nie, elle  communie  historiquement  avec  elles,  sans 


4  AKRAS    ET    L  ARTOIS    DEVASTES 

parler  de  Tournai  un  peu  plus  lointaine  mais  proche 
par  l'esprit  et  que  nous  verrons  lui  emprunter  le 
secret  de  ses  tapisseries.  De  Saint-Quentin  et 
d'Amiens,  les  deux  centres  de  Tellipse  picarde,  elle 
n'est  pas  plus  éloignée.  Tout  semble  vouloir  la  sous- 
traire —  et  ainsi  en  fut-il  progressivement  dans 
l'histoire  —  à  une  influence  germanique  à  laquelle 
elle  a  emprunté  les  éléments  assimilables,  pour  la 
ramener  par  la  Picardie  et  la  W^allonic  vers  la 
France. 

Au  Nord,  avant  celui  de  Saint-Omer  qui  seul  a 
survécu,  elle  avait  eu  un  autre  poste  avancé, 
Térouanne  sur  la  Lys,  détruit  par  l'implacable 
volonté  de  Charles-Quint.  Le  danger  d'ailleurs,  dès 
le  XVII»  siècle,  vint  de  l'hJst  comme  il  en  est  venu 
cette  fois  encore  ;  et  Lens,  ville  fortifiée  jadis,  s'est 
retrouvée  de  cité  minière  un  nouveau  bastion  dirigé, 
hélas,  contre  nous,  et  que  nous  n'avons  pu  reprendre 
qu'en  achevant  de  le  réduire  en  poudre.  C'est  là, 
presque  aux  portes  d'Arras,  que  se  trace  la  ligne  où 
de  l'automne  de  1914  à  celui  de  1918,  le  flot  de  sang 
n'a  cessé  ses  tlux  et  reflux.  Elle  commence  au  Nord 
avec  Béthune  dont  le  beffroi  à  demi  abattu  domine 
encore  pourtant  les  ruines  de  la  vieille  cité,  et 
s'achève  en  Artois  avec  Bapaume,  centre  d'un  ter- 
roir déjà  presque  picard.  Là  le  3  janvier  1871  l'armée 
de  Faidherbe  remporta  contre  les  Prussiens  un  suc- 
cès malheureusement  sans  lendemain.  Et  durant 
cette  guerre,  Bapaume,  placée  entre  la  ligne  de  feu 
de  1914  et  celle  de  1918,  a  été  entièrement  ravagée 
et  réduite  presque  à  rien. 

Le  voyageur  qui  de  Boulogne-sur-Mer  cherche  à 
gagner  Arras  et  l'Artois  dévastes,  traverse  d'abord  le 


ARRAS    ET    L  ARTOIS    DEVASTES  5 

plus  riant  pays  de  la  région  du  nord  de  la  France, 
ce  Boulonnais  tout  en  coteaux  et  en  vais  dont  le 
chroniqueur  Georges  Chastellain  écrivait  au 
xv«  siècle  quil  était  «  le  plus  précieux  anglet  de  la 
chrétienté  ».  Boulogne  en  dépit  des  traces  laissées 
par  les  raids  nocturnes  garde  son  aspect  vivant  de 
carrefour  du  monde.  Sans  doute  les  bombes  davions 
ont-elles  créé  des  vides  dans  la  Grand'Rue  qui 
porte  à  la  haute  ville  la  rumeur  et  lodeur  de  la  nur. 
Là  notamment  a  été  atteint  un  musée  qui  contenait 
à  Coté  de  toiles  médiocres  une  belle  colleclion  de 
vases  antiques.  N'importe,  Boulogne  est  toujours  la 
ville  riante  aimée  de  quiconque  l'a  traversée  une 
fois  :  et  son  pays,  ce  Boulonnais  qui  reconstitue 
fidèlement  entre  ses  collines  un  ancien  pagus  gaulois, 
est  toujours  le  même  pays  d'eaux  vives  et  de  Irais 
vallons  entrecroisés  à  l'infini,  où  il  semble  que  les 
fées  des  chansons  et  des  contes  frant-ais  aient  con- 
tinué d'habiter.  .lusqu  à  Montreuil,  la  route  qui 
passe  par  Samer, —  l'ancienne  route  de  la  diligence 
de  Paris,  —  laisse  voir  à  chaque  instant  des  paysages 
dont  non  plus  que  de  ceux"  du  A'alois,  si  chers  à 
Géiard  de  Nerval,  on  ne  saurait  se  lasser. 

Aux  environs  de  Montreuil,  la  ligne  des  horizons 
commence  à  se  modifier.  Les  collines  de  l'Arlois 
sont  proches  ;  des  ondulations  plus  larges  succèdent 
auv  courts  entrecroisements  des  vallons,  il  semble 
que  la  terre  se  modèle  maintenant  sous  la  main 
d'un  dieu  plus  puissant,  et  les  Anciens  eussent  dit 
qu'au.t  divinités  champêtres  amies  des  bergers,  la 
grande  Maïa,  la  Gérés  des  laboureurs  a  succédé.  De 
fait,  c'est  là  que  le  pays,  de  bocager  qu'il  était, 
coupant  ses  bois  de  prairies  propices  à  l'élevage, 
devient    agricole,    et    que   le    froment   y  étale  ses 


6  ARRAS    ET    l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

larges  nappes  blondissantes  alternées  avec  le  vert 
des  betteraves.  L'Artois  s'annonce  entre  Montreuil  et 
Hesdin,  essentiellement  terre  à  blé  et  qui  veut  le 
redevenir. 

Quand  on  roule  sur  ces  larges  routes  ombragées 
où  naturellement  Tautomobile  a  remplacé  la  dili- 
gence, c'est  là  vers  Hesdin  que  les  plus  beaux  pay- 
sages de  l'Artois  viennent  doucement  vous  solliciter, 
et  se  pressant  dans  un  défilé  rapide,  demander  votre 
sufifrage.  On  se  sent  en  terre  pleinement  française, 
acquise  de  tout  temps  à  la  civilisation  incomparable 
qui  a  produit  au  xiii»  siècle  la  Cathédrale  et  le  Mys- 
tère, au  xvip  Versailles  et  la  Tragédie,  au  xix«,  le 
retour  à  la  nature  en  même  temps  qu'à  la  tradition 
nationale  que  fut  un  Romantisme  dont  les  excès 
n'empêchent  pas  qu'il  renouvela,  dans  tous  les 
domaines  de  l'esprit,  notre  expression.  L'œil  ici  ne 
saurait  se  lasser  des  beautés  si  aisément  décou- 
vertes au  fur  et  à  mesure  que  l'on  pénètre  en 
Artois.  A  gauche  la  Ternoise  coule  dans  une  vallée 
entre  d'amples  paysages.  De  nobles  allées  d'arbres 
conduisent  à  des  châteaux  de  brique  et  de  pierre 
entr'aperçus  entre  les  frondaisons.  Un  vers  d'Henri 
de  Régnier  nous  revient  en  mémoire,  évoquant  une 
pure  figure  de  jeune  fille  à  la  fin  du  xviii»  siècle  : 

«  Devant  quelque  cliâleau  de  Bourgogne  el  d'Artois.   » 

C'est  ici  le  joyau  de  la  France  du  Nord  :  l'Artois 
choisi,  théâtre  exquis  des  images  de  la  paix,  pour 
être  l'un  des  théâtres  de  la  guerre. 

On  sent  que  l'on  se  rapproche  des  tristes  lieux 
qu'elle  a  frappés.  Voici,  parmi  les  arbres  de  la 
route,  des  arbres  morts,  touchés  par  les  nappes  de 
gaz  perfides.  Hesdin  pourtant  est  encore  souriante 


ARRAS  ET  L  ARTOIS  DEVASTES  7 

et  paisible.  Au  chevet  de  son  église,  là  où  coule  entre 
deux  parapets  de  brique  la  Canche  ailleurs  largement 
étalée  à  son  embouchure,  on  passerait  des  heures 
infinies  à  voir  fuir  l'eau  transparente  en  songeant  à 
celui  qui  émeut  de  romanesque  la  petite  cité,  cet 
étrange  Prévost  d'Exilés  qui  tour  à  tour  abbé  et 
militaire,  bénédictin  en  France  et  gazetier  en  Hol- 
lande, nous  a  laissé  dans  sa  Manon  Lescaut  la  plus 
/Séduisante  et  la  plus  vive  histoire  d'amour  d'un 
siècle  qui  ne  vécut  que  pour  lui.  Il  naquit  ici.  l'an 
1697,  d'une  honnête  famille  de  robe,  et  sa  maison 
natale  5^  subsiste  toujours  entre  la  grand'place  ornée 
dun  hôtel  de  ville  à  loggia,  et  le  chevet  d'église 
dont  nous  parlions.  On  imagine  ses  retours  repen- 
tants dans  cette  maison  et  le  père  sévère  envers 
l'adolescent.  Il  entre  dans  l'église  proche  et  veut  y 
chercher  Dieu.  Mais  l'image  de  Manon  s'y  glisse 
avec  lui.  Quelles  indécisions,  quels  remords!... 
Nulle  vie  fut-elle  jamais  plus  reniplie  de  roma- 
nesque et  de  malheur  que  celle  de  Prévost  d'Exilés  ! 
Ici  on  peut  cesser  de  penser  à  la  guerre,  encore 
que  des  obus  et  des  bombes,  comme  presque  par- 
tout en  Artois,  soient  tombés  à  Hesdin  ;  on  peut  s'y 
perdre  en  d'autres  songeries.  Mais  à  Saint-Pol,  le 
drame  commence.  Trop  de  maisons  ici  ont  été  tou- 
chées par  les  effrayants  oiseaux  de  nuit  porteurs  de 
bombes  ou  par  les  obus  d'un  canon  à  longue  por- 
tée. Le  premier  qui  y  tomba,  ce  fut  sur  le  Mont, 
sorted'esplanade  plantée  de  beaux  arbres  qui  domine 
la  ville  en  regard  des  ruines  d'un  vieux  château 
fort  du  xv»  siècle.  C'est  là  un  endroit  de  paiv  et  de 
recueillement  que  rien  ne  semblerait  jamais  pouvoir 
troubler.  En  septembre,  vers  la  fin  de  la  journée,  la 
lumière   s'y  joue  entre  les  troncs  séculaires    et  les 


8  ARRAS    ET   L  ARTOIS    DEVASTFS 

tendres  feuillages  verts  avec  la  môme  grâce  inex- 
primable qu'elle  revêt  aux  yeux  d'un  mourant  ou 
d'un  convalescent.  Cette  petite  ville  incolore  de 
l'Artois,  toujours  rudement  froissée  par  les  guerres, 
—  de  même  que  Hesdin  elle  fut  détruite  par 
Charles-Quint,  —  prend  à  cet  endroit  et  à  cette 
heure  la  robe  couleur  de  temps  et  couleur  de 
lumière  de  la  jeune  princesse  destinée,  dans  le 
conte  de  Perrault,  à  épouser  le  fils  du  roi.  Méta- 
morphose mystérieuse  :  de  tels  instants  sont  à  rete- 
nir, comme  l'on  baise  une  fleur  qui  doit  pâlir. 

Quand  les  obus  tombaient  sur  Saint-Pol,  la  popu- 
lation unanimement  rentrait  sous  terre.  On  y 
retrouva  une  immense  crypte  datant  de  Dieu  sait 
quelle  époque,  où  ce  devint  une  habitude  de  passer 
la  nuit:  et  telle  était  sa  profondeur  que  perdu  dans 
ses  entrailles  on  n'y  entendait  pas  plus  le  bruit 
d'orgues  des  moteurs  de  gothas  que  les  éclatements 
des  bombes  jetées  par  eux. 

L'étape  de  Saint-Pol  à  Arras  est  la  dernière  du 
voyage  qui  nous  amène  à,  la  ville  assassinée.  Main- 
tenant presque  tous  les  arbres  de  la  ville  sont  morts 
empoisonnés  par  les  gaz.  Sur  notre  gauche  s'élève 
et  grandit  peu  à  peu,  devenant  de  plus  en  plus 
visible,  la  silhouette  jumelée  des  tours  de  l'ancienne 
abbaye  de  Saint-Eloi.  Ruinées  déjà  avant  la  guerre, 
elles  le  sont  davantage,  mais  dressent  encore  en 
l'air  les  robustes  pans  d'architecture  sur  lesquels  se 
sont  acharnés  en  vain  les  obus  allemands.  Rlles 
veillent  toujours  sur  Arras  et  l'annoncent,  senti- 
nelles et  gardiennes  à  la  fois,  saintes  tours  parentes 
del'abbayede  Saint-Vaast  qui,  dansl'Arras  antique, 
créa  l'Arras  moderne. 

Celle-ci,    quelle   merveille    elle  fut,   nous  Talions 


ARRAS    ET    L  ARTOIS    DRVASTES  9 

dire.  Avant  d'entrer  parmi  les  décombres  de  cette 
guerre  et  de  cheminer  parmi  les  tranchées  entre  les 
buissons  rouilk'S  des  fils  de  fer  barbelés,  nous  allons 
voir  surgir  devant  nous  TArras  qui  a  sa  page  — 
une  des  plus  belles  —  dans  l'histoire  de  la  civilisa- 
tion. Et  c'est  pour  celle-ci  que  nous  avons  com- 
battu. 

Telle  fut  aussi  la  pensée  maîtresse  de  ce  livre 
écrit  pour  des  esprits  cultivés  et  qui  veulent  voir 
dans  le  monde  à  travers  les  faits  historiques  le  fil 
conducteur  de  cette  civilisation  humaine  infiniment 
précieuse  à  sauvegarder.  Avant  de  voir  comment 
l'Allemagne  a  voulu  détruire  Arras  et  ravager  cette 
province  d'Artois  dont  sa  capitale  est  la  plus  haute 
expression,  pour  mieux  comprendre  son  dessein 
criminel,  contemplons  lus  trésors  séculaires  d  art  et 
de  pensée  qu'il  a  visés. 


C'est  un  songe  terrible  que  de  revoir  maintenant 
Arras.  Quand  on  se  retrouve  sur  celle  des  places 
fameuses,  la  plus  petite,  où  s'élevait  le  célèbre 
hôtel  de  ville,  on  croit  rêver.  Devant  soi,  à  l'extré- 
mité d'une  étendue  morne,  on  apereoit  un  talus  de 
carrière,  semble-t-il,  joncbé  de  pierrailles  et  semé  de 
ronces  comme  ils  le  sont  à  l'ordinaire.  Des  sentiers 
y  serpentent,  on  croit  que  derrière  le  rebord  de  ce 
talus  la  carrière  doit  se  creuser,  mais  c'est  au  con- 
traire une  ruine  qui  s'y  dresse,  un  pan  île  mur  carré, 
l'ombre  d'un  donjon  effacé.  On  se  demande  alors  si 
l'on  est  en  face  d'un  de  ces  témoins  du  moyen  ùge 
épargnés  à  demi  par  la  clémence  du  tem[)S  et  qui 
couronnent  des  buttes  féodales  un  peu  partout  en 
Franee.  Mais  l'œil  shabituant  plus  aisément  encore 


10  ARRAS   ET    L'ArtTOlS    DÉVASTÉS 

que  l'esprit  à  la  ruine  qu'il  explore,  finit  par  décou- 
vrir sur  la  droite  quelques  arcades  et  les  débris  d'une 
aile  de  style  Renaissance.  On  se  rend  compte  que  là 
put  être  le  célèbre  hôtel  de  ville  d'Arras,  couronné 
par  ce  beau  beffroi  dont  la  base  seule  est  demeurée. 
Sur  la  droite,  un  peu  plus  à  l'arrière-plan,  d'autres 
ruines  apparaissent,  encore  surmontées  cl  une  croix: 
l'ancienne  église  de  l'abbaye  de  Saint- Vaast,  deveniie 
la  cathédrale  après  qu'eut  disparu  au  début  du 
xix»  siècle  la  cathédrale  antique.  Elle  avait  été  com- 
mencée dans  le  style  gréco-romain  vers  la  lin  du 
xvni»  siècle  par  les  moines  de  Saint- Vaast  aprè.^ 
qu'ils  eurent  reconstruit  daçs  le  même  goût  leur 
riche  et  célèbre  couvent.  Elle  était  belle  à  voir  aii 
sommet  de  son  escalier  de  pierre;  maintenant,  avec 
ses  chapiteaux  corinthiens  émergeant  des  tas  do 
décembres,  elle  fait  penser  aux  ruines  de  Rome,  et 
nous  remet  en  mémoire  le  début  de  l'adage  connu  : 

«  Quod  non  fecerunt  Barbari » 


Fidèles  aux  tactiques  qui  les  ont  fait  nommer  Bar- 
bares à  juste  titre,  les  Allemands  ont  voulu  inscrire 
celte  cathédrale  presque  neuve  au  martyrologe  qui 
comprend  déjà  les  cathédrales  anciennes  de  Reims, 
Ypres,  Soissons,  Noyon,  joyaux  de  l'Occident. 

Si  nous  retournons  en  arrière,  nous  engageant 
dans  la  rue  de  la  Taillerie  qui  la  réunit  à  la  place 
de  l'Hôtel-de-Ville,  nous  trouvons  la  célèbre  grand'- 
place,  — le  grand  markiel,  comme  Tondit  en  picard, 
—  assassinée  elle  aussi,  trouée  par  les  obus,  défigu- 
rée. Combien  de  maisons  sont  abattues  ?  Combien 
blessées  ?  Qu'est  devenu  le  décor  ordonné  au  début 
du  xvH°  siècle  dans  le  style  de  la  Renaissance  lla- 
mande  ?  Même  les  caves  profondes,  —  les  boves  — 


ARRAS   ET   l'aRTOIS    DÉVASTÉS  \i 

à  deux  ou  trois  étages  sous  les  maisons,  ont  été 
atteintes  parfois,  leurs  voûtes  crevées  par  les  lourds 
projectiles  de  l'artillerie  ennemie.  On  suppute  avec 
angoisse  le  temps  et  l'argent  qui  seront  nécessaires 
pour  rétablir  cet  ensemble,  si  toutefois  une  œuvre 
d'art  telle  que  celle-ci  peut  jamais  être  refaite;  on 
comprend  que  M.  Clemenceau  ait  pu  dire  aux  Arra- 
geois  le  lû  août  1919  :  «  Pas  une  ville  de  France 
plus  qu'Arras  mérite  de  la  Nation;  et,  si  je  ne  crai- 
gnais de  paraître  vouloir  déprécier  Verdun,  je  vous 
dirais  tout  de  suite  :  Pas  une  ville  n'est  plus  glo- 
rieuse qu'Arras. 

«■  Arras,  Verdun,  ce  sont  les  deux  plus  nobles  des 
yillos  niartyi'es.  » 

Le  dessein  de  l'Allemagne  en  1914  est  connu.  Elle 
ne  voulait  pas  seulement  nous  vaincre  matérielle- 
mont,  conquérir  nos  territoires  ;  elle  entendait 
encore  substituer  sa  «  kultur  »  à  une  civilisation 
qu'elle  jugeait  décrépite.  Un  écrivain  suisse  de  haute 
valeur,  M.  Louis  Dumur  *,  dès  191o,  étudiait  avec 
courage  le  problème  posé  brutalement  par  elle, 
et  démontrait  la  supériorité  de  notre  pensée  sécu- 
laire sur  les  rapides  conquêtes  intellectuelles  de 
lAllemagne.  A  celte  date,  la  victoire  pouvait  paraître 
à  échéance  lointaine  encore  :  elle  ne  faisait  plus 
doute  après  que  l'ennemi  avait  dû  porter  ses  lignes 
à  l'arrière  de  Reims  en  Champagne.  d'Airas  en  Ar- 
tois, d'Ypres  en  i^^landre.  On  sait  comment  il  s'en 
est  vengé,  et  que  ses  canons  ont  cru  anéantir  avec 
les   monuments  <{ui  l'attestaient  —  la   Cathédrale, 


1.    Cultwe   française   et   culture  allemande.   A  Lausanne, 
clitz  (j.  Tarin,  1015. 


d2  ARRAS   ET   l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

le  Beffroi,  les  Halles  —  la  rayonnante  culture  de 
France, 

Ces  villes  à  demi  détruites  parlent  cependant  à 
voix  plus  haute  que  jamais,  et  sans  doute  ne  leur 
était-il  arrivé  encore  démouvoir  à  ce  point  des 
pèlerins  plus  pieux  et  attentifs  qu'elles  ne  con- 
nurent au  temps  de  leur  prospérité.  Dans  celle  où 
nous  sommes,  Arras  qui  commande  le  pays 
d'Artois,  nous  allons  voir  la  muse  de  l'histoire  se 
lever  d'entre  les  pierres  et  montrer  sous  ses  voiles 
de  deuil  son  visage  grave  et  pur. 

«  Deux  groupes  de  peuples,  a  écrit  Taine  *,  ont 
été  et  sont  les  principaux  ouvriers  de  la  civilisation 
moderne  :  d'un  côté,  les  peuples  latins  ou  latinisés, 
Italiens,  Français,  Espagnols  et  Portugais  ;  de 
l'autre  les  peuples  germaniques,  Belges,  Hollandais, 
Allemands,  Danois,  Suédois,  Norvégiens,  Anglais. 
Ecossais,  Américains.  »  C'est  l'honneur  insigne  de 
la  France  du  Nord  (jue  ces  deux  races  s'y  soient 
rencontrées  et  fondues  harmonieusement  dès  les 
premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne,  spécialement 
semble-t-il,  dans  cette  Arras  gallo-romaine  qui  fut 
pourtant  nommée  Atrecht  ^  ;  dont  une  moitié  indé- 
pendante en  ses  remparts,  la  Cité,  était  au  roi  de 
France,  dont  une  autre  part,  la  Ville,  se  différenciait 
peu  des  riches  communes  flamandes  telles  que 
Gand.  La  fusion  d'éléments  à  première  vue  contra- 
dictoires, la  rencontre  et  l'union  harmonieuse  du 
génie    latin   et   du  génie   du  Nord,    c'est  la  gloire 


1.  Philosophie  de  l'art. 

2.  Les  deux  noms  figurent  sur  la  carte  des  Pays-Bas  catho- 
liques par  Guillaume  Sanson,  imprimée  à  Paris  en  1672. 


»>w«pt;xu«£-.»  v<' 


ARRAS   ET    LARTOIS    DÉVASTÉS  13 

d"Arras,  attestée  par  le  tableau  que  nous  tracerons 
de  son  épanouissement  au  xni»  siècle,  quand  elle 
fut  une  des  capitales  non  de  la  France  seule,  mais 
de  l'Europe  constituée  alors  en  chrétienté. 


CHAPITRE  11 

NAISSANCE  DARRAS 

La  cité  des  bois.  —  h'oppidum  où  se  tisse  pour  Rome  la  iaiue 
des  Atrebates.  —  César  y  campe.  —  Le  temple  païeu  y  fait 
place  à  l'église  chrétienne.  —  Saint  Vaast,  catéchiste  de  Clo- 
vis,  y  fonde  l'abbaye  dont  naîtra  la  ville  moderne.  —  Bau- 
douin Bras-de-fer,  premier  comte  de  Flandre,  en  fait  sa  capi- 
tale. 

Concordance.  —  La  colline  de  Baudimont. 

Elle  est,  dans  Arras,  la  cité,  le  berceau  antique, 
la  Roma  quadrata.  Pour  y  aller  méditer,  nous  traver- 
serons V Arras  moderne  par  son  artère  principale,  la 
rue  Ernestale  continuée  par  la  rue  Saint-Aubert  et 
la  rue  Baudimont.  Arrivés  à  celle-ci  qui  monte  selon 
la  pente  de  la  colline,  nous  tournerons  à  gauche  et 
verrons  devant  nous  Saint-Nicolas,  église  construite 
vers  1840  en  style  néo-grec  sur  l'emplacement  de  la 
primitive  cathédrale.  Atteinte  à  son  fronton  par  les 
obus,  debout  pourtant,  elle  nous  marque  le  lieu  le 
plus  ayiciennement  habité,  celui  oii  s'éleva  le  premier 
lonple  dayis  l'oppidum  gallo-romain,  et  ensuite  la 
résidence  de  Baudouin,  comte  de  Flandre^  dont  la 
colline  prit  son  nom  {Mont  de  Baudouin). 

L'Artois  était  jadis  nonmié  communément  un  gre- 
nier à  blé.  Terre  d'échange,  il  était  encore  entrepôt 


NAISSANCE   d'aHKAS  15 

de  vins,  apportant  au  laboureur  de  la  plaine  du 
Nord  la  flamme  subtile  élaborée  sur  les  pentes 
sèches  du  vignoble  méridional.  Ce  sontlà les  traits 
relativement  modernes  de  l'activité  qui  a  fleuri  dès 
toujours  en  sa  capitale.  Dans  des  temps  plus  reculés, 
Arras  après  avoir  été  la  cité  des  bois  (Nemeto- 
cenna)  fut  celle  de  la  laine. 

César  nous  a  parlé  des  Atrebates  et  de  leui*  roi 
Commius.  Aux  temps  qui  précédèrent  l'entrée  des 
légions  en  Gaule,  nous  pouvons  nous  imaginer  ce 
pays,  sombre  forêt  qui  ne  le  cédait  pas  en  horreur 
à  l'Hercynienne,  percée  de  rares  clairières,  semée  de 
plus  rares  oppida.  Lun  d'entre  eux,  Nemetocenna, 
lc^,  ville  des  bois,  semblable  à  tous  avec  ses  huttes 
rondes  qui  laissent  échapper  la  fumée  des  feux  au 
centre  de  leur  toit  de  chaume,  ceinte  d'un  rempart 
de  terre  et  de  palissades.  Le  fleuve  est  là  dans  le 
bas,  qui  s'appellera  la  Scarpe.  Un  peu  partout  alen- 
tour il  déborde  en  marais  fangeux,  mais  porte  les 
barques  par  lesquelles  s'opèrent  les  premiers 
échanges.  Les  routes  sont  rares,  remblais  de  fagots 
à  travers  la  forêt  et  le  marais  universels  ;  la  rivière 
y  supplée,  ce  chemin  en  marche,  dira  Pascal. 

Se  joignant  à  elle,  un  ruisseau  qui  sera  le  Crin- 
chon  réputé  pour  les  teintures.  Dans  le  haut  de 
l'oppidum,  la  colline,  une  des  collines  du  pays  qui 
s'appellera  l'Artois,  la  future  colline  de  Baudimont, 
prête  dès  ce  temps  aux  cultes,  vouée  aux  cultes, 
«  colline  inspirée  »  dès  ce  temps.  Dans  Nemeto- 
cenna gauloise  nous  voyons  les  marchands  groupés 
pour  leur  sécurité  avec  les  guerriers,  et  sur  la  col- 
line les  serviteurs  des  dieux  farouches,  Borvo, 
Tarann,  Cernunnos,  ceux  auxquels  dans  la  forêt 
source  de  tout,  on  continue  d'otirir  des  sacrifices 


16  AURAS    ET    l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

humains.  Le  temps  du  pur  sacrilice  n'est  pas  venu 
encore. 

((  Quoi  de  plus  laid,  disait  Cicéron,  qu'un  oppi- 
dum gaulois  !  »  Le  beau  diseur  possédait  une  table 
de  citronnier  évaluée  des  milliers  de  sesterces.  Ces 
rudes  Gaulois  n'ont  nul  mobilier  et  mangent  avec 
leurs  doigts  dans  des  écuelles  de  terre.  Pourtant  la 
laine  des  Atrebates  est  dès  ce  temps  nécessaire  à 
Rome. 

C'est  que  la  prairie  est  née  à  coté  de  la  forêt  et 
du  marécage,  née  de  l'une  et  de  l'autre  défrichés, 
assainis.  A  l'ombre  des  grands  arbres,  la  prairie 
humide  encore,  le  sol  suffisamment  résistant  déjà, 
gonllé  en  dessous  par  les  eaux  latentes,  résistant 
en  dessus  au  pied  fourchu  du  bétail,  reçoit  les  pre- 
mières bétes  des  peuples  pasteurs,  les  lanifères, 
brebis  douces,  moutons  passifs,  béliers  à  la  forte 
odeur.  Les  Atrebates  ne  sont  plus  seulement  chas- 
seurs, pasteurs  aussi  et  bientôt  fabricants.  L'ingé- 
niosité celtique  s'est  éveillée  en  ce  district  des 
Gaules,  un  des  plus  perdus,  si  proche  des  Morins 
après  lesquels  finit  la  terre.  «  Extremi  hominum 
Morini...  »  mystérieu.x  soupir  de  Virgile  à  ce  terme 
des  terres  habitables. 

Dans  la  prairie,  à  côté  de  l'herbe  vulgaire  nourris- 
sante, croît  l'herbe  de  la  teinture  :  la  garance.  Les 
Atrebates  sont  habiles  à  guider  leurs  troupeau.x  vers 
les  plus  gras  pâturages,  à  les  tondre,  à  laver  avec 
soin  la  laine,  à  la  teindre  par  le  moyen  de  la 
garance  dans  les  eaux  courantes  du  ruisseau.  Ces 
laines  muées  en  écarlate  et  qui  luttent  d'éclat  avec 
la  pourpre  sont  envoyées  par  la  Gaule  lyonnaise  à 
Rome,  portées  par  le  dieu  Rhône  à  la  Province. 
Elles  passent   les  Alpes  et  habillenl  le  légionnaire 


ce 


NAISSANCE    d'aRRAS  \1 

dont  l'éclatant  manleau  rouge  est  leur  tribut.  Le 
pagus  des  Atrebates  les  reconnaîtra  sur  le  dos  des 
victorieux. 

L'ardent  solitaire  de  Judée,  Jérôme  le  saint  et  le 
docteur,  a  parlé  de  ces  laines  plus  fameuses  dans 
l'Empire  que  les  ordinaires  étoffes  à  carreaux  tissées 
par  la  Gaule  entière.  Et  Gallien  s'adressant  au  Sénat 
épouvanté  par  la  nouvelle  de  la  révolte  de  Carau- 
sius  :  «  Eh  quoi,  s'est-il  écrié,  l'Empire  est-il  donc 
en  danger  si  la  laine  des  Atrebates  vient  à  lui  man- 
quer !  » 

Avant  qu'Arras  ne  fut  comme  toutes  les  villes  de 
Flandre  au  moyen  âge  un  centre  de  l'industrie  dra- 
pière  ;  avant  que  ces  mots  :  Arazzi,  eussent  porté 
dans  ritalie  et  dans  toute  l'Europe  le  renom  de  ses 
brillantes  tapisseries.  Rome  s'habillait  de  l'étoffe  des 
Atrebates. 

Un  demi-siècle  avant  Jésus-Christ,  le  chauve  liber- 
tin, —  mœchus  calvus,  ainsi  le  nommaient  les  Ro- 
mains. —  prend  l'oppidum  des  Atrebates.  Venu  à 
travers  des  Gaules  plus  ou  moins  complices.  César 
a  rencontré  ici  une  Gaule  profondément  hostile, 
farouche  autant  par  ses  habitants  que  par  son  terri- 
toire. Les  lourdes  légions  ont  piétiné  les  prairies 
où  paissaient  des  moutons  à  longue  toison,  elles  se 
sont  envasées  dans  les  marais,  perdues  dans  les 
forêts  encore  inextricables  ;  elles  sont  parvenues 
cependant  sous  les  murs  de  terre  qui  entourent 
l'oppidum,  et  César  est  entré  dans  Nemetocenna. 
ainsi  que  le  commandant  Marchand  dans  un  impor- 
tant village  de  l'Afrique,  en  vainqueur  curieux  du 
raffinement  qui  se  peut  cacher  sous  une  apparente 
barbarie.  Il  a  campé  au  plus  haut  de  l'oppidum,  là 

De  Ponchevillk,    •  2 


18  ARRAS   ET   l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

OÙ  la  Cité  succédera  plus  tard  au  ferme  dessin  du 
camp  romain.  Dans  ses  entreprises  contre  les  Mo- 
rins,  les  Nerviens,  les  Bretons,  Nemetocenna  lui 
servira  de  base. 

Peu  après  lui,  les  prêtres  accourus  y  élèveront  le 
temple  où  un  même  culte  sera  rendu  au  Jupiter 
méditerranéen  et  au  Tarann  nordique  confondus. 
L'oppidum  devient  une  civitas.  Les  étoffes  s'y  fabri- 
quent non  plus  sous  la  hutte  circulaire  en  chaume 
perpétuellement  enfumée,  mais  dans  des  manufac- 
tures construites  par  les  mains  des  maçons,  recou- 
vertes de  lourdes  tuiles  rouges  dont  chacune  porte 
le  sceau  du  potier.  La  rivière  a  moins  de  roseaux  et 
de  débordements,  le  marais  moins  de  vase,  la  forêt 
primitive  échange  ses  pistes  à  peine  tracées  contre 
des  routes  construites  à  la  Romaine.  Ces  gens  cons- 
truisaient tout,  les  routes  aussi  bien  que  les  jar- 
dins, eux;  qui  construisaient  jusque  la  mer. 

L'argot  des  soldats  est  adopté  par  le  peuple  qui 
désapprend  insensiblement  sa  langue  d'origine. 
Nemetocenna  n'est  plus  la  cité  des  bois,  ils  ont  été 
abattus  autour  d'elle  et  on  la  nomme  maintenant 
Nemetacum.  Elle  correspond  avec  Boulogne  pour  les 
relations  maritimes,  avec  Bavai,  Tongres,  Trêves, 
capitale  des  Gaules  romaines.  Aux  limites  de  son 
pagus  qni  déik  est  plus  souvent  nommé  diocèse,  elle 
a  pour  voisines  des  cités  florissantes  autant  qu'elles, 
l'antique  Thérouanne  par  exemple.  Du  nom  du  peuple 
atrebate,  bientôt  elle  s'appellera  Arras. 

Et  enfin  y  paraissent  les  prêtres  de  la  religion 
nouvelle  instaurée  sur  le  monde  par  l'enfant  qui  y 
naquit,  Dieu  et  homme,  un  demi-siècle  après  que  le 
César  fut  entré  dans  Nemetocenna.  Les  évangélistes 
s'y   montrent   :  Diogène   le  premier,  un   grec  sans 


NAISSANCE   d'aRRAS  19 

doute  ;  puis  saint  Vaast,  catéchiste  de  Clovis  avec 
saint  Rémy,  vient  au  temps  des  Francs  relever  les 
autels  élevés  par  lui  au  Dieu  connu. 

Dès  lors.,  l'oppidum  gaulois  est  définitivement 
transformé,  la  Cité  d'Arras  existe.  Elle  a  son  assem- 
blée des  fidèles  traduite  par  un  édifice  matériel,  son 
ecclesia.  Elle  a  son  évèque  qui  la  défend  contre  la 
décadence  de  l'empire  romain  expirant  et  contre 
la  neuve  rapacité  du  barbare.  Ni  au  spirituel,  ni  au 
temporel,  les  remparts  ne  lui  manquent,  mais  elle 
est  trop  étroite  pouf  ceux  qui  veulent  sy  presser. 
Il  est  temps  que  naisse  la  Ville  d'Arras.  Alors  est 
fondée  l'abbaye  de  Saint-Vaast  dont  elle  sera  la 
fille,  assise  qu'elle  sera  en  son  verger. 

On  conte  que  l'évèque  Vaast  avait  coutume,  des- 
cendant les  pentes  de  la  Cité,  d'aller  se  promener 
sur  les  bords  du  ruisseau  qui  coulait  en  bas,  à  la 
façon  de  ces  philosophes  péripatéticiens  d'Athènes 
le  long  des  rives  plantées  de  platanes.  Il  avait  fait 
élever  en  cet  endroit  une  étroite  cellule  pour  s'y 
reposer  et  y  converser  avec  Dieu.  Un  de  ses  conti- 
nuateurs, saint  Aubert,  retrouvant  cet  oratoire  aux 
bords  du  Crinchon  après  qu  il  eut  été  habité  par 
maint  ermite,  médita  de  le  transformer  en  un  vaste 
monastère.  Divin  architecte,  un  ange  avait  paru  à 
ses  yeux,  trayant  t-n  l'air  le  plan  de  lédilice  et  de 
son  église. 

Ce  furent  les  rois  successeurs  de  Clovis  qui  four- 
nirent à  l'évj'que  successeur  de  saint  Vaast  les 
sommes  nécessaires  à  leur  édification.  L'un  d'entre 
eux,  Thierry,  troisième  du  nom,  y  voulut  être 
inhumé  en  674,  volonté  suprême  qu'autorisaient 
encore  chez:  leurs  royaux  pupilles  les  tout-puissants 


20  ARRAS    ET    l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

maires  du  Palais.  La  dotation  qui  l'accompagnait 
permettait  le  développement  d'abbayes  qui  s'ac- 
croissaient naturellement  en  villes,  les  marchands, 
et  les  plus  heureux  des  serfs  se  groupant  autour 
d'elles.  Ils  n'y  manquèrent  pas  dans  les  murs  de 
Saint-Vaast. 

La  ville  neuve  qui  naquit  ainsi  auprès  de  la  cité 
ancienne  fut  cependant  menacée  dans  sa  croissance. 
Le  viii«  siècle  ne  s'écoula  pas  que  Fabbaye  n'ait 
brûlé.  Réédifiée  plus  belle,  les  coureurs  vikings 
venus  par  la  mer  et  les  fleuves  sur  leurs  longues 
barques  la  rebrûlent.  Charlemagne.  l'empereur  a  la 
barbe  fleurie  qui  tant  aimait  les  clercs  et  le  pauvre 
peuple,  n'était  plus  là  pour  leur  interdire  l'accès  de 
l'empire  démembré. 

Sous  Charles  le  Chauve,  un  comté  de  Flandre  se 
crée  par  la  force  des  choses,  et  le  roi  qui  ne  suffit 
pas  à  la  protection  de  tout  le  royaume,  le  donne  à 
Baudouin  Bras-de-fer  qui  est  son  gendre  parce  qu'il 
a  préféré  lavoir  pour  soutien  plutôt  que  pour 
ennemi.  Arras  va  être  capitale  de  ce  comté,  et  le  cri 
de  guerre  des  Flamands  sera  :  Arras  ! 

Baudouin  avait  servi  sous  le  roi  Charles,  notam- 
ment en  Guyenne  contre  les  Sarrasins.  Homme  du 
Nord  lui-même,  on  lavait  aussi  opposé  dans  l'Est 
aux  Northmans,  comme  jadis  les  Romains  n'avaient 
pas  trouvé  mieux  que  les  Francs  pour  garder  leurs 
frontières  de  l'Est  contre  les  barbares  incivilisables. 
Charles  le  Chauve  le  considérait  entre  tous  parmi  ses 
familiers;  c'est  ainsi  qu'en  l'an  862,  se  trouvant 
auprès  de  lui  à  Senlis,  le  Bras-de-fer  enleva  sa  fille 
Judith  dont  il  avait  su  se  faire  aimer,  et  partit  au 
ISord  avec  elle.  Charles  le  Chauve  l'ayant  poursuivi, 
son  armée  fut  taillée  en  pièces  au  lieu  où  s'éleva 


NAISSANCE   d'aRRAS  21 

plus  tard  près  d'Arras  l'abbaye  du  mont  Saint  Eloi. 

Il  ne  se  tint  pas  pour  battu,  les  ressources  spiri- 
tuelles lui  restant.  Par  ses  soins,  un  concile 
d'évêque  fut  tenu  dans  cette  même  ville  de  Senlis, 
d'où  Judith  et  le  Bras-de-ler  s'étaient  enfuis  en- 
semble, et  ils  furent  par  eux  excommuniés.  Il  leur 
restait,  ce  qu'ils  firent,  d'aller  à  Rome  où  Nicolas  I»"" 
voulut  bien  les  absoudre  sur  ce  quil  n'y  avait  pas 
eu  rapt,  mais  enlèvement  consenti  librement  de  la 
part  de  Judith.  Ce  bon  pape  fit  mieux:  il  pria  le  roi 
de  France  d'accorder  au  couple  son  pardon,  ce  qu'il 
fut  bien  contraint  de  faire.  I*eut-être  fût-ce  cordiale- 
ment, puisqu'il  donna  en  plus  l'Artois  et  la  Flandre 
à  son  gondre,  mais  il  paraît  vraisemblable  qu'ici 
encore  il  ne  fit  que  régulariser  une  situation  de  fait, 
le  Bras-de-fer  tenant  en  sa  possession  avec  une  égale 
fermeté  la  fille  du  roi  et  ses  belles  provinces  du 
Nord.  L'an  864,  la  poin|)e  du  mariage  se  fit  à 
Auxerre  :  nous  entrevoyons  les  premières  relations, 
qui  ne  cesseront  pas,  entre  la  vineuse  Bourgogne  et 
l'Artois  de  la  laine  et  du  blé. 

Pour  le  préserver  des  Normands,  il  ne  fallait  pas 
moins  que  ce  prince  énergique.  Après  sa  mort  (879), 
le  fiéau  devient  plus  intolérable.  Heureusement  le 
comte  se  doublait  à  Arras  de  l'abbé  de  Saint-Vaast. 
Ils  lui  résistaient  s'ils  le  pouvaient;  et  s'ils  avaient 
dû  céder  au  passage  torrentiel  des  pillards,  du 
moins  prenaient-ils  soin  ensuite  que  les  édifices  et 
les  murs  fussent  réparés,  les  champs  ensemencés  à 
nouveau.  Enfin  quand  au  début  dux»  siècle  les  Nor- 
mands acceptèrent  de  se  cantonner  à  l'embouchure 
de  la  Seine,  et  que  RoUon  eut  épousé  une  fille  du 
roi  de  France,  l'Artois  put  respirer  et  le  paysan  jeter 
le  blé  dans  le  sillon  sans  que  derrière  lui  le  moine 


22  ARRAS   EN   l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

bénédictin  répétât  avec  une  crainte  amère  le  vers  de 
Virgile  :  Barbarus  has  segetes!  L'Artois  est  fondé  en 
tant  que  terre  à  blé,  plus  riche  que  n'en  fut  jamais 
une  Sicile  jadis  pourvoyeuse  de  Rome. 

Dès  lors  commence  le  rôle  d'Arras,  capitale  de  la 
France  d'extrême-nord.  Ce  qu'est  Paris  vers  le 
centre,  elle  l'est  en  Artois  et  en  Flandre,  un  point 
de  ralliement.  Le  cri  de  guerre  des  hommes  d'armes 
est  là  haut  :  «  Arras  !  »  comme  plus  bas  :  «  Montjoie 
et  Saint-Denis  !  » 

Autant  que  cette  abbaye  de  Saint-Denis  à  laquelle 
les  rois  de  France  avaient  emprunté  leur  étendard 
et  leur  cri.  l'abbaye  de  Saint-Vaast  jouera  ici  un 
rôle  de  premier  ordre.  Civilisatrice  comme  toutes, 
par  l'exemple  de  la  douceur  évangélique  envers  les 
humbles,  détentrice  de  l'héritage  méditerranéen 
tenu  d'Athènes  et  de  Rome,  bienfaitrice  universelle 
jusqu'aux  jours  de  la  décadence,  quand  après  le 
XV»  siècle  elle  ne  sera  plus  qu'une  prébende  entre  les 
mains  de  la  cour  de  France,  elle  aura  aidé  aupara- 
vant Arras  à  naître  et  à  vivre.  Son  verger  sera 
devenu  le  grand  markiet  ceint  par  les  belles  mai- 
sons des  marchands. 

Ce  fut  sur  ce  marché  non  bordé  encore  des  élé- 
gantes constructions  de  pierre  qui  succédèrent  aux 
logis  de  bois,  ce  fut  sur  cette  place  que  le  sixième 
comte  d'Artois  et  de  Flandre,  Baudouin  dit  leBaibu 
ou  le  Débonnaire,  voulut  qu'un  pavillon  fût  dressé 
dans  l'attente  de  la  naissance  de  son  fils  premier-né. 
Elle  y  eut  lieu  en  présence  des  bourgeois  d'Arras 
pour  que  nul  ne  soupçonnât  d'artifice  un  prince 
dont  l'épouse,  Ugine  de  Luxembourg,  avait  alors 
cinquante  ans.  Et  ce  fut  en  1014  au  dire  des  chro- 
niqueurs qui  ont  recueilli  ce  trait  de  mœurs  moins 


NAISSANCE   DARRAS  23 

eïtraordinaiic  qu'il  ne  semble  à  première  vue, 
puisque  la  naissance  d'un  fils  de  France,  jusque 
sous  les  plafonds  dorés  de  Versailles,  fut  toujours 
publique. 


CHAPITRE  III 

ROLE  DARRAS  ET  DE  L  ARTOIS 
DANS  LA  CULTURE  FRANÇAISE  DU  XIIP  SIÈCLE 

La  ville  au  moyen  âge.  —  La  commune  et  les  comtes.  — 
L'architecture  ogivale  dans  la  France  du  Nord  et  en  Artois. 
—  L'art  dramatique  à  Arras,  ville  des  trouvères  :  le  Jeu  de 
la  Feuilli^e. 

GoNGORDAKGE.  —  La  Petite  Place. 

De  la  colline  de  Baudimont,  nous  redescendons 
dans  V Arras  moderne;  et  à  travers  des  quartiers 
effroyablement  rasés,  semblables  à  ceux  de  Pompéi, 
nous  nous  acheminons  vers  la  Petite  Place  que 
dominent  les  ruines  de  l'Hôtel  de  Ville  et  du  Beffroi. 
Face  à  elles,  allons  jusqu'à  une  maison  qui  porte  un 
monstre  marin  sur  son  enseigne  de  pierre  sculptée  : 
l'ancienne  auberge  de  la  Baleine.  Jadis,  pour  les 
représentations  dramatiques,  les  échafauds  étaient 
dressés  en  cet  emplacement.  El  nous  allons  g  voir 
jouer  LE  Jeu  de  la  Feuillée. 

Après  trois  siècles  de  vie  coinniune  avec  la 
Flandre,  l'Artois  retourne  à  la  France  en  1180  par 
le  mariage  d'Isabelle  de  Hainaut  avec  Philippe- 
Auguste.  11  faut  qu'en  lui  s'élaborent  par  une  plus 


ARRAS    £T    L  ARTOIS    AL"    XIU^    SIECLE  2d 

étroite  union  avec  le  cœur  de  la  France,  les  sourdes 
germinations  qui  prépareront  le  siècle  suivant,  ce 
xiii«  siècle,  lloraison  unique,  apogée  de  la  culture 
nationale  à  laquelle  Arras  prendra  la  part  immense 
(]m  demeure  sa  gloire. 

Terre  d'échanges  tant  matériels  que  spirituels, 
l'Artois  est  une  terre  de, milieu,  placée  entre  France 
et  Flandre,  aussi  apte  à  être  entre  elles  une  pomme 
de  discorde  —  et  il  advint  qu'elle  le  fut  —  qu'un 
trait  d'union,  ce  qui  demeure  son  rôle  historique. 
Brassée,  rebrassée  tour  à  tour  par  le  Ilot  des  inva- 
sions venues  du  Nord  et  du  Sud,  elle  a  incarné  au 
XIII»  siècle  le  meilleur  de  ce  génie  français  né  d'un 
mélange  égal  de  la  sève  germanique  et  de  l'antique 
ferment  méditerranéen.  Si  la  formule  de  Fart  ogival 
fut  trouvée  entre  la  Seine  et  l'Oise,  les  trouvères  des 
bords  de  la  Scarpe  ont  devancé  ceux  des  rives  de 
Seine  ou  de  Loire.  Que  la  commune  d'Arras  ait 
rangé  résolument  sa  bannière  à  Bouvines  auprès  de 
celle  de  Philippe-Auguste,  ce  n'est  pas  seulement 
une  glorieuse  fidélité  à  son  nouveau  suzerain,  c'est 
l'expression  d'un  choix,  la  reconnaissance  de  la 
naissante  civilisation  française  à  laquelle  elle  entend 
apporter  toutes  ses  énergies.  Dès  lors,  dans  la  cité 
des  drapiers  ei  des  changeurs,  dos  mesureurs  de  blé, 
des  foulons  et  des  teinturiers,  les  trouvères  vont 
s'élever,  et  nous  montrer  sur  l'un  ou  l'autre  des 
inarkiets  d'Arras  son  peuple  vif  et  puissant,  comme 
Aristophane  nous  raconte  l'Agora  d'Athènes  et  les 
quais  du  Pirée,  ou  Shakespeare  la  cité  de  Londres. 

Entrons  par  la  pensée  dans  la  ville  aux  cent  clo- 
chers, comme  on  l'a  nommée  au  moyen  âge.  Orgueil- 
leusement à  l'écart,  renfermée  dans  son  enceinte 
propre,  la  Cité  contient  le  palais  de  l'évêque  et  la 


26  ARRAS    ET    LAUTOIS    DÉVASTÉS 

cathédrale  qu'il  partage  avec  le  peuple.  Commencée 
en  1030  avant  que  celui-ci  ne  possédât  la  charte  de 
sa  commune,  elle  ne  lui  appartient  qu'à  demi  de 
même  qu'elle  n'est  qu'à  demi  achevée,  possédant 
seulement,  à  cette  aube  du  xiif  siècle  où  nous 
sommes,  son  chœur  et  son  transept.  De  la  sorte, 
incomplète,  elle  attendra  depuis  le  milieu  duxi^  siècle 
jusqu'à  la  fin  du  xiv.  Dans  sa  parure  gothique,  un 
peu  lourde  mais  dominée  par  une  haute  tour,  alors 
elle  appartiendra  bien  à  la  commune  qui  Taura 
achevée.  Les  foulons,  les  drapiers,  les  teinturiers  : 
les  haute-lissiers,  les  batteurs  et  les  changeurs  d'or; 
les  bouchers,  les  marchands  de  blé  et  de  vin  pour- 
ront y  entrer  avec  fierté,  elle  sera  complètement  à 
eux. 

En  l'église  de  l'abbaye  de  Saint-Vaast,  ils  ont  une 
seconde  cathédrale,  plus  belle  peut-être,  mais  aux 
moines  d'abord.  Elle  a  existé  dès  le  vi*  siècle,  les 
Normands  l'ont  brûlée  au  ix^  et  on  l'a  réédifiée  aus- 
sitôt. Depuis  elle  n'a  cessé  do  commander  l'ancien 
verger  de  son  abbaye  autour  duquel  les  bourgeois 
d'Arras  ont  bâti  leurs  maisons. 

Maisons  particulières  à  chacun,  maison  commune 
aussi,  maison  de  tous  et  de  chacun,  hôtel  des  corpo- 
rations, hôtel  de  ville,  reliquaire  où  la  charte  d'Ar- 
ras est  conservée,  comme  dans  la  cathédrale  et  l'ab- 
baye, les  ossements  vénérés  des  martyrs  et  des 
confesseurs.  Cet  hôtel  de  ville  antérieur  à  la  mer- 
veille édifiée  aux  xv*  et  xvi«  siècles,  il  est  à  croire 
qu'il  fut  simple  d'abord,  construit  en  bois  comme  les 
logis  des  markiets  et  se  confondant  parmi  eux.  seu- 
lement plus  vaste  ;  confondu  avec  la  halle  publique 
où  les  pièces  de  drap  sont  rangées  et  vendues  ;  tout 
en  charpentes  vigoureuses,  chêne    el    châtaignier, 


ARRAS   ET    l'aRTOIS   AU    XIII®   SIÈCLE  27 

sculptées  aux  parties  qui  paraissent,  aux  semelles 
des  poutres  qui  font  saillie  au  dehors,  grossières 
sculptures  analogues  aux  modillons  de  l'époque 
romane  :  monstres,  ttHes  barbares  tirant  la  langue. 
Il  est  si  bien  encore  la  halle,  ihutel  de  ville,  que  le 
père  du  trouvère  Adam,  de  l'emploi  qu*il  y  tient, 
grattant  le  parchemin  pour  la  Commune,  a  reçu  le 
nom  d'Henri  de  la  Halle. 

Sur    la   petite    place   a    été    élevé  au  début  du 
xiii»  siècle  un  curieux  monument  :  la  chapelle  en 
forme  de  pyramide  élancée  qui  contient  la  Sainte 
chand^ie  d'Arras*.  Ge-t  là  une  histoire  de  légende 
dorée.  En  l'an  HOo  une  peste  dénommée  yyial  des 
Ardents  faisait  des  ravages  dans  les  Flandres.    Il 
advint  que  deux  pauvres  jongleurs  qui  habitaient, 
l'un,  le  Brabant,  l'autre,   IWrtois,  eurent  en  même 
temps  une  apparition  de  la  vierge  Marie  leur  enjoi- 
gnant d'aller  trouver  l'évêque  d'Arras  et  de  lui  dire 
qu'il  allât  prier  avec  eux  dans  la  cathédrale  la  nuit 
du  dimanche  27  mai.  Ils  so  rendirentà  Arras  chacun 
de  leur  côté,  passèrent  cette  nuit  en  prières  avec 
l'évêque;  etàl'aube,  la  Vierge, fidèle  au  rendez-vous 
donné,  leur  remit  un  cierge  allumé  en  leur  recom- 
mandant de  verser  quelques  gouttes  de  cire  brûlante 
dans  une  eau  destinée  à  guérir  les  Ardents.  C'est  ce 
qui  advint; en  reconnaissance  une  confrérie  se  fonda 
et  une  chapelle  fut  élevée  à  la  Sainte-Chandelle  *. 

■  La  Commune  coexiste  en  bonne  intelligence  avec 
les  comtes  d'Artois.  Après  ijue  Philippe-Auguste  eut 

1.  Détruite  à  la  fin  du  xviii"  siècle. 

2.  Le  culte  de  Notre-Dame  des  Ardents  a  survécu  à  la 
Révolution.  Elle  est  honorée  dan^»  une  église  qui  lui  fut  récem- 
ment dédiée  et  qui,  seule,  a  échappé  aux  bombardements  de 
cette  guerre. 


28  ARRAS    ET    l'ARTOIS    DÉVASTÉS 

été  en  même  temps  roi  de  France  et  comte  d'Artois, 
—  certes,  ses  descendants  ne  s'intituleront  pas  avec 
plus  de  fierté  rois  de  France  et  de  Navarre,  —  après 
le  vainqueur  de  Bouvines,  le  roi  saint,  Louis  IX,  a 
érigé  la  province  en  comté,  l'an  1237,  et  en  a  fait 
don  à  son  frère  Robert,  lui  donnant  pour  armes 
celles  de  France,  l'écu  d'azur  aux  fleurs  de  lys  d'or, 
auxquelles  il  a  ajouté  celles  de  Castille,  un  lambel 
à  trois  pendants  chargé  de  trois  castelsd'or.  Le  tout 
est  surmonté  par  le  lion  invincible  des  Flandres,  qui 
pendant  des  siècles  se  dressera  au  sommet  du 
beffroi  communal,  grinçant  et  menaçant  à  tout  vent. 

Le  comte  Robert,  premier  du  nom,  surnommé 
le  Bon  et  encore  le  Vaillant,  digne  frère  du  Saint, 
son  compagnon  à  la  croisade  contre  les  infidèles 
détenteurs  du  Tombeau  du  Christ,  à  trente-trois  ans 
est  tué  à  la  bataille  de  Mansourah  comme  le  Christ 
au  même  âge  avait  versé  son  sang  pour  les  hommes 
sur  la  colline  du  Golgotha.  Il  avait  été  un  temps 
régent  du  royaume  de  Sicile,  et  la  couronne  impé- 
riale lui  avait  été  offerte  par  le  pape  Grégoire  IX. 
Ce  comJLe  admirable  et  lointain  ne  dut  guère  gêner 
ses  bourgeois  d'Arras  dans  leur  enrichissement  et 
leur  indépendance  sans  cesse  en  progrès. 

Au  milieu  exactement  du  xin«  siècle,  en  1250,  son 
fils  Robert  II  lui  succède,  nommé  Vllluslre.  A  cette 
date  un  tel  surnom  conviendrait  mieux  encore  à 
Arras  réputée  dès  lors  une  des  capitales  de  la  chré- 
tienté. Elle  est  aux  côtés,  dans  la  France  d'au- 
dessus  Loire,  de  Paris,  Reims,  et  Tournai,  toutes 
villes  avec  lesquelles  elle  se  trouve  en  incessants 
rapports,  envoyant  ses  écoliers  à  l'Université  de 
Gerson  et  de  Robert  Sorbon,  ses  marchands  aux  foires 
universelles  de  Champagne,  pratiquant  avec  Tour- 


ARRAS    ET    l'aRTOIS    AU    XIll''    SIÈCLE  29 

nai  un  échange  perpétuel  d'hommes  et  de  produits, 
tant  et  si  bien  que  les  célèbres  tapisseries  d'Arras 
se  confondront  presque  avec  celles  de  Tournai.  leurs 
célèbres  imitatrices  et  rivales. 

Arrêtons-nous  à  ce  milieu  du  xni^  siècle  et 
regardons  autour  de  nous  en  France  et  en  Europe 
avant  de  contempler  plus  attentivement  Arras  et 
l'Artois.  La  merveille  de  France,  la  cathédrale  ogi- 
vale est  née.  Elle  s'est  élevée  des  prairies  humides 
de  l'Oise  et  de  la  Somme  comme  une  fleur  immortelle 
auprès  de  Tarum  éphémère  dont  elle  ornera  ses 
chapiteaux.  Elle  a  fait  entrer  pour  la  première  fois 
dans  un  édifice  humain  la  libre  lumière  aimée  des 
Francs  nomades,  et  transporté  sur  ses  vitraux  le 
scintillement  des  pierreries  dont  ils  chargeaient 
leurs  lourds  joyaux.  Elle  a  peint  ses  murs  comme 
ils  peignaient  les  poutres  grossièrement  sculptées  de 
leurs  fermes  bâties  en  bois  là  où  ils  campaient  pour 
quelques  années.  Leur  patrie  étant  désormais  fixée, 
la  Gaule  foulée  par  eux  ayant  pris  le  nom  de 
France,  il  convenait  qu'ils  fussent  logés  de  manière 
fixe,  que  la  pierre  durable  abritât  leur  assemblée 
mieux  que  le  bois  vite  vermoulu.  Leurs  dieux  bar- 
bares écartés  que  l'on  adore  dans  les  clairières, 
Rome  leur  ayant  apporté  le  rayonnement  de  la 
religion  vraie  et  le  goût  des  sûres  disciplines,  il 
convenait  qUe  par  le  moyen  de  ces  disciplines  et  par 
le  don  d'invention  propre  à  leur  race  neuve,  ils 
édifiassent  à  Dieu  la  haute  maison  où  aussi  bien 
ils  se  sentiraient  chez  eux,  familiers  avec  Dieu, 
conversant  aisément  avec  lui,  recherchant  son  inti- 
mité :  les  nefs  désormais  ne  cesseront  plus  de 
monter,  ayant  renoncé  au  cintre  qui  limitait  leur 
élan  pour  jeter  toujours  plus  haut,  de  vingt  ans 


30  '       ARRAS   ET   l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

en  vingt  ans,  l'ogive  folle  en  apparence,  sûre  d'elle- 
même  en  réalité. 

Les  moines  sont  entrés  les  premiers  dans  l'ordre 
nouveau,  et  les  laïcs  les  ont  suivis,  puis  devancés. 
Ainsi  une  prédication  :  celui  qui  écoute  peut  sentir 
s'émouvoir  en  lui  plus  fortement  qu'en  la  poitrine 
même  du  prêtre,  l'appel  de  son  Dieu.  L'abbaye  de 
Saint-Denis,  maison  des  rois  de  France,  en  juin  1144 
consacre  son  chœur  d'un  style  encore  inconnu.  Le 
moine  Suger  ayant  eu  pitié  des  pèlerins  qui  s'écra- 
saient et  manquaient  d"air  quand  ils  venaient  vénérer 
les  reliques  de  Saint-Denis,  aère  largement  son  église 
par  la  voûte  reportée  plus  haut  qu'elle  ne  l'avait 
jamais  été.  Le  branle  est  donné;  après  l'abbaye 
royale,  la  cathédrale  royale,  Notre-Dame  de  Paris 
adopte  l'œuvre  franque  et  française,  Vopus  franci- 
genum,  l'an  1163  qu'elle  est  commencée.  Celle  de 
Laon  sur  son  haut  plateau  rocheux,  unique  dans  la 
plaine  du  Nord,  se  construit  vers  le  même  temps  :  et 
toutes,  Chartres  parmi  ses  blés,  Reims  parmi  ses 
vignes,  Amiens  entre  ses  riviérettes  filles  de  la 
Somme.  On  ne  construira  plus,  au  sud  même  de  la 
Loire,  jusque  dans  l'Aquitaine  latine  et  wisigothe, 
jusque  dans  la  Provence  phocéenne,  que  selon  le 
style  nouveau  imposé  même  au  Rhin,  à  Stras- 
bourg. 

Dans  la  France  du  Nord.  Tournai  commence 
en  1242  le  chœur  divinement  élancé  qui  se  raccor- 
dera avec  son  transept  parfait  de  proportions  et 
avec  sa  belle  nef  romane.  La  vill-e  étant  au  roi  de 
France,  il  faut  que  le  chœur  au  moins  de  sa  cathé- 
drale appartienne  au  radieux  style  français.  Beau- 
vais  achèvera  le  sien  en  iili  et  s'épuisera,  écroulé, 
à  le  refaire  aussi  sublime.   Arras   attend  avec  une 


ARRAS   ET   l'aRTOIS    AU   XIII®   SIÈCLE  31 

sagesse  plus  pesante  puisque  au  xivb  siècle  seulement 
elle  achèvera  sa  cathédrale. 

Mais  dans  l'Artois  qu'elle  commande,  d'autres 
volontés  architecturales  s'exprimèrent  au  cours  du 
xip  et  du  xiiî«  siècle.  Très  actives  à  l'époque 
romane,  elles  se  sont  manifestées  notamment  à  la 
cathédrale  de  Boulogne-sur-Mer  et  à  la  collégiale 
de  Lillers,  églises  sœurs  et  presque  semblables  dont 
la  seconde  seule  subsiste  avec  ses  colonnes  adossées 
élevées  jusqu'à  la  charpente  de  la  nef,  son  vaste 
triforium,  sa  façade  percée  de  deux  fenêtres,  ses 
archivoltes  en  zigzags.  Cette  collégiale  artésienne 
<(  montre  encore,  a  écrit  M.  Camille  Enlart,  ce  qu'é- 
tait dans  le  nord  de  la  France  une  grande  église 
dans  la  première  moitié  du  xn«  siècle  »'.  La  sculp- 
ture y  est  primitive,  elle  se  borne  à  peu  de  chose 
près  aux  larges  feuilles  qui  sont  sculptées  sur  les 
chapiteaux  des  colonnes.  L'un  d'entre  eux  pourtant 
offre  sur  un  fond  de  couleur  rouge  —  la  couleur 
chère  aux  cœurs  primitifs  —  une  scène  de  chasse 
comme  les  Francs  durent  aimer  à  retracer  sur  les 
poteaux  de  leurs  baraquements  :  un  centaure  pour- 
suivant un  cerf  à  coups  de  flèches. 

La  statuaire,  c'est  en  quoi  l'Artois  et  la  Flandre 
semblent  retarder  sur  l'Ile-de-France.  Si  nous 
regardons  le  clocher  de  Guarbecques  en  Artois, 
édifié  vers  4160,  nous  y  voyons  des  tête  énormes 
«  à  faces  plates  et  à  oreilles  écartées  qui  continuent 
la  tradition  barbare  des  sculptures  du  xi«  siècle  »*. 

1.  Monuments  religieux  de  l'architecture  romane  et  de 
transition  dans  la  région  picarde,  Paris  et  Amiens,  1895. 

i.  Camille  Enlarl,  ibidem.  LYminent  historien  a  aussi  écrit 
une  étude  sur  les  cathédrales  «lisparues  du  nord  de  la  France, 
Arras  et  Thérouanue.   parue  dans  les  Mémoires  de   r.\cadémie 


32  ARRAS    ET    l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

Des  progrès  se  montrent  cependant  et  deviennent 
rapides  au  xin»  siècle,  la  cathédrale  de  Saint-Omer 
l'atteste  encore,  celle  de  Thérouannë  surtout  nous 
l'eût  attesté  si  Charles-Quint  ne  l'avait  détruite. 

A  Saint-Omer,  sous  l'influence  de  la  riche  abbaye 
de  Saint-Bertin,  et  à  Thérouannë,  centre  d'un  antique 
diocèse  en  relations  permanentes  avec  Tournai  et 
Noyon,  l'art  ogival  donna  des  chefs-d'œuvre,  et 
c'en  est  bien  un  que  le  groupe  émouvant  connu 
sous  Je  nom  de  qrand  Dieu  de  Thérouannë.  Allez  à 
Saint-Omer,  et  dans  le  bas  de  la  nef  de  la  cathédrale 
échappée  à  la  destruction,  plus  heureuse  que  celle 
de  sa  cité  sœur,  vous  verrez  ce  Dieu  de  majesté 
entre  la  Vierge  et  saint  Jean.  L'ensemble,  fait  pour 
être  vu  de  bas  en  haut,  paraît  accroupi.  Il  se  faut 
accroupir  soi-même,  se  mettre  au  ras  du  pavé  pour 
bien  le  considérer.  Alors  dans  une  humble  et  muette 
contemplation  la  beauté  profonde  de  l'œuvre  vient 
à  surgir  de  la  pierre,  la  sérénité  que  rien  ne  peut  trou- 
bler, la  majesté  du  Dieu  tonnant,  l'humanité  de  celui 
qui  s'est  fait  homme  «  pour  notre  commun  salut  »,  dit 
le  serment  de  Strasbourg,  toutes  ces  vertus  divines 
apparaissent  sur  la  terre  étonnée  de  les  porter.  La 
Vierge  et  saint  Jean  de  chaque  côté  du  Crucifié  glo- 
rieux, avec  une  compassion  et  avec  un  respect,  avec 
un  amour  infinis,  le  regardent.  Certes,  celui  qui  a  créé 
une  telle  œuvre  était  le  frère  non  indigne  des  ima- 
giers de  Reims.  Et  nous  savons  quels  voyages 
incessants  avaient  cours  sur  les  routes  entre  l'Artois 
et  la  Champagne. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  par  la  cathédrale  que 

d'Arras  pn  1005,  et  qu'à  notre  grainl  regret  ii  ne  nous  a  pas 
été  possilile  de.  consulter. 


ARRAS    ET   l'aRTOIS   AU   XIIl'^   SIÈCLE  33 

la  France  s'est  manifestée  à  la  Chrétienté,  aussi  par 
le  don  d'une  langue  dès  lors  européenne,  parlée  en 
Angleterre  par  l'aristocratie  à  l'exclusion  de  celle 
propre  au  pays,  et  encore  dans  les  Allemagnes  et 
les  Italies.  Le  français  est  la  langue  de  la  chevalerie 
Internationale  pour  ce  qu'il  n'est  parler  plus  délec- 
table et  mieux  en  bouche.  Une  littérature  puissante 
s'est  élevée  chez  nous  depuis  la  chanson  de  Roland. 
Nos  innombrables  chansons  de  gestes  ont  été  répétées 
partout  où  se  dressent  des  châteaux,  que  ce  soit  ceux 
riants  de  la  Loire  ou  les  farouches  burgs  du  Rhin. 
Puis  après  ces  longs  récits  dont  le  rythme  a  suc- 
cédé à  celui  des  cantilènes  franques,  nos  fabliaux 
gaulois  ont  fait  sourire  et  rire  Jacques  Bonhomme 
dans  sa  chaumine  aussi  bien  que  le  riche  marchand 
des  bonnes  villes  fortes  telles  q'u'Arras.  Sourires  du 
coin  de  la  lèvre  des  paysans  français,  sourires  rusés 
des  normands  encore  vikings,  larges  éclats  de  rires 
qui  secouent  le  ventre  du  paysan  flamand. 

Donc  du  XI»  au  xiii«  siècle  la  France  naissante  a 
atteint  son  apogée,  conquis  —  la  première  de  l'Eu- 
rope —  une  culture:  elle  s'est  démontrée  une  pre- 
mière fois,  avec  une  infinie  liberté  et  en  gardant  des 
coudées  franches  qu'elle  ne  retrouvera  plus,  héri- 
tière de  Rome  et  d'Athènes.  Semblablement  les 
Grecs  sous  Périclès  avaient  trouvé  en  la  parfaite 
Athéné  de  Phidias  leur  expression,  eux  dont  les 
sculptures  antérieures  d'à  peine  deux  siècles  à  ce 
chef-d'œuvre  sont  encore  barbares. 

«  Ici  nous  nous  trouvons,  a  écrit  M.  Louis  Dumur  % 
en  présence  de  tout  un  monde  de  sentiments  nou- 
veaux, d'impressions  nouvelles,  de  vues  nouvelles, 

1.  Culture  française  et  culture  allemande. 

Db    POSCHFVILLE.  3 


34  ARRAS    ET    l'ARTOIS    DÉVASTÉS 

(le  goûts  et  de  plaisirs  nouveaux,  de  passions,  de 
joies  et  de  douleurs  nouvelles,  dont  l'antiquité 
n'avait  eu  aucune  idée.  Ce  que  l'on  a  appelé  plus 
tard  le  moyen  âge  naissait,  se  développait,  évoluait 
en  un  tout  cohérent  et  vivant,  en  une  riche  et  in- 
contestable culture,  dont  le  point  culminant  fut  ce 
merveilleux  xm»  siècle,  qui  marqua  une  apothéose 
magnifique  du  génie  français,  en  même  temps  qu'une 
époque  de  prospérité  extraordinaire.  » 

Ce  qui  est  vrai  pour  la  France,  aînée  d'Europe, 
est  plus  vrai  encore  pour  Arras,  aînée  entre  les  ca- 
pitales de  la  France  du  Nord.  C'est  de  sa  prospérité 
même  que  découle  son  art.  L'abbaye  de  Saint- Vaast 
fut  riche  avant  que  les  marchands  le  devinssent 
par  la  sécurité  qu'ils  trouvaient  à  vivre  auprès 
d'elle,  et  nous  verrons  la  partquelle  eut  à  l'établis- 
sement des  haute-lissiers.  En  même  temps  qu'elle 
conservait  dans  ses  hautes  cellules  voûtées  les 
tixtes  précieux  des  lettres  antiques,  elle  proposait 
aux  yeux  de  tous,  si  humbles  fussent-ils  de  condition 
et  d'instruction,  les  merveilles  de  ses  orfèvreries,  — 
lt;s  châsses  des  corps  saints,  —  de  ses  sculptures,  de 
ses  murs  peints  ou  revêtus  de  tissus  j^récieux.  Avant 
même  que  les  comtes  d'Artois  rapportassent  de  l'Orient 
ou  de  la  Sicile  les  témoignages  du  luxe  oriental,  tapis 
et  étolfes  dont  depuis  des  milliers  d'années  le  monde 
n'a  pu  se  lasser,  les  moines  de  Saint- Vaast  avaient 
formé  près  d'eux  des  artisans  aptes  à  tirer  le  meil- 
leur parti  de  ces  merveilles  millénaires. 

Dans  l'ordre  des  lettres  elle  conserva,  comme 
toutes  les  abbayes,  l'héritage  de  Rome,  et  fut  la 
source  de  l'instruction,  envoyant  ensuite  les  écoliers 
à  l'Université  de  Paris,  tel  Adam  de  la  Halle.  Aux 
temps    les  plus  durs,    elle  sauvegarda  les  germes 


ARRAS   ET   l' ARTOIS   AU   XIU®   SIÈCLE  35 

de  la  civilisation  septentrionale.  Et  qu'on  le  re- 
marque bien,  la  France  du  Nord,  la  France  de 
langue  doïl  était  considérée  encore  au  xiii»  siècle 
comme  la  patrie  véritable  de  l'esprit  fran(^ais,  la 
Provence,  par  exemple,  s'en  ditTéreneiant  totalement 
par  les  mœurs  autant  que  par  la  langue.  «  Cet 
esprit  français,  a  écrit  M.  Lanson  ',  est  né  comme 
la  patrie,  comme  la  langue,  entre  Loire  et  Meuse.» 
Et  entreprenant  à  la  suite  de  Michelet,  un  voyage 
dans  les  provinces  d'oïl  :  «  Presque  aucune  particu- 
larité n'en  modifie  la  définition  générale  dans  cet 
ancien  duché  de  France  qui  en  donne  l'exacte 
moyenne,  dans  ce  Paris  suitout,  qui  comme  la  pre- 
mière des  bonnes  villes,  doit,  à  ses  marchands,  ses 
étudiants,  et  bientôt  ses  gens  de  palais,  de  paraître 
la  propre  et  naturelle  patrie  de  l'esprit  bourgeois. 
La  maligne,  line  et  conteuse  Champagne.  TOrléanais 
avec  le  rire  âpre  de  ses  «  guêpins  »,  et  le  simple, 
un  peu  pesant  mais  solide  Berry  se  caractérisent 
davantage.  Le  long  de  ces  provinces  s'échelonnent, 
apportant  une  note  plus  originale,  à  mesure  qu'elles 
sont  plus  excentriques,  la  Picardie  ardente  et  sub- 
tile, l'ambitieuse  etpositive  Normandie... 

«  Chacune  de  ces  régions  fournit  sa  part  dans  la 
littérature  du  moyen  âge.  La  Normandie  et  la 
France  propre  s'appliquent  à  la  rédaction  des  chan- 
sons de  geste,  comme  la  Bourgogne  qui  vit  long- 
temps à  part,  et  se  fait  une  épopée  à  elle.  En 
Champagne  lleurissent  l'idéalisme  romanesque  et 
lyrique,  et  les  mémoires  personnels.  Les  bruyantes 
communes  picardes  se  donnent  la  joie  de  la  poésie 
dramatique.  Paris  lait  tout,  produit  tout,  profite  de 

1.  Histoire  de  la  littérature  française. 


36  ARRAS    ET   l'ARTOIS    DÉVASTÉS 

tout  ;  bientôt  tout  y  afflue.  Rutebœuf,  Jean  de 
Meung,  quittent  lun  sa  Champagne  et  l'autre  son 
Orléanais  et  écrivent  à  Paris.  » 

L" Artésien  Adam  de  la  Halle  y  alla  étudier,  et  à 
ces  noms  révélateurs  de  la  poésie  française  au 
moyen  âge,  nous  pouvons  ajouter  le  sien,  auquel 
M.  Lanson  fait  allusion  quand  il  parle  des  représen- 
tations dramatiques  des  «  bruyantes  communes 
picardes  ».  Arras  est  en  rapports  incessants  avec 
Paris,  donnant  dans  ces  échanges  autant  qu'elle 
reçoit.  Rappelons  pour  le  xn*  siècle  les  trouvères 
Quesne  et  Maximilien  de  Béthune  ;  pour  le  xiii», 
Jean  Bodel,  Gauthier  d'Arras,  Baude  Fastoul,  Adam 
de  la  Halle  :  cependant  qu'au  xiv«  viendront  le 
théologien  Buridan  —  fameux  par  la  comparaison 
de  l'àne,  —  le  grammairien  Evrard  de  Béthune,  et 
dans  les  arts,  Jacquemart,  le  miniaturiste  d'Hesdin. 

La  renommée  d'Arras  au  xiii»  siècle  et  qui  de- 
meure sa  gloire,  ce  sont  donc  ses  représentations 
dramatiques. 

Gomme  toujours,  la  chanson  les  avait  précédées, 
chanson  de  geste,  chanson  à  danser  et  chanson  de 
toile.  Mais  dès  le  milieu  du  xii"  siècle  (avant  1170) 
Jean  Bodel,  «  talent  universel,  épique,  drama- 
tique* »,  fait  représenter  à  Arras  le  Jeu  de  Saint 
Nicolas.  Puis  en  itO^,  vieux  et  malade,  atteint  de  la 
lèpre,  obligé  de  se  retirer  de  sa  ville  dans  une 
maladrerie,  le  cœur  ulcéré  il  écrit  contre  elle  un 
Congé  dont  quelques  invectives,  a  dit  M.  Lanson, 
font  songer  de  loin  à  Dante.  Puisque  l'auteur  de  la 
Chanson  de  Roland  n'est  pas  connu  de  façon  sûre, 
c'est  le  premier  grand  nom  de   nos  lettres.    Avec 

1.  Lanson. 


ARRAS    ET    l'aRTOIS    AU    XIII*^    SIÈCLE  37 

Gauthier  d'Arras,  Baude  Fastoul,  avec  surtout  Adam 
de  la  Halle,  il  constitue  le  célèbre  «  groupe  picard  ». 

Ce  dernier  trouvère,  nous  Talions  voir  à  l'œuvre. 
«  Dans  ces  remuantes  communes  picardes  où  les 
tètes  sont  chaudes,  rien  ne  passionne  plus  les 
poètes  du  cru  que  les  affaires  locales,  la  vie  de  la 
cité,  duquartier,  du  foyer  ;  ils  nous  parlent  d'eux,  de 
leurs  femmes,  de  leurs  compères,  raillant,  invecti- 
vant, aimant,  regrettant  selon  l'événement  qui  les 
inspire  ou  selon  le  vent  ([ui  souffle".  »  Ainsi 
avertis,  nous  allons  par  la  pensée  assister  à  larepré- 
sentation  du  Jeu  de  la  Fe aillée  vers  l'an  1255,  sous  le 
règi  i  de  Robert  II,  comte  d'Artois.  Nous  y  verrons 
passer,  goguenarder,  rire  et  se  gausser,  railleurs, 
railles,  les  bourgeois  d'Arras,  avides  d'argent  mais 
laborieux  ;  mais  compagnons  du  Puy  d'Arras  avec 
les  trouvères  ;  mais  artistes  eus-mêmes  autant  qu'ar- 
tisans, orfèvres,  fabricants  de  vitraux  et  de  draps 
bien  ouvrés,  pères  des  haute-lissiers  qui  vont  naître  ; 
mais  chansonniers  dont  nous  avons  les  noms  et 
professions,  gais  compères  qui  se  nommaient  Colars 
le  Bouteiller,  Jean  le  Charpentier,  Jean  le  Teinturier, 
Colars  le  Changeur,  Gilles  le  Vinier,  Boudescot  le 
Marchand. 

La  feuillée  a  été  dressée  un  matin  du  mois  de 
mai,  adossée  sans  doute  à  cette  hôtellerie  de  la  Ba- 
leine qui  fait  face  à  la  Maison  commune  —  le  futur 
hôtel  de  ville  —  et  qui  de  tout  temps  fut  le  lieu  des 
réjouissances  municipales.  En  Ile-de-France  on 
danse  autour  d'un  arbre  de  mai;  en  Artois,  dans  ce 
mois,  on  joue  un  jeu  sous  la  leuillée.  Elle  est  belle 
et  fraîche  et  ombreuse  ;c'esU«e  que  nous  nommerions 

1   LansoD. 


38  ARRAS   ET    l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

maintenant   un    théâtre    de    verdure.    Sur   le   ciHé 
s'ouvre  la  taverne  de  Gilles  le  Waidier. 

Les  acteurs  en  jouant  voient  la  Maison  commune, 
la  halle,  surmontée  du  beffroi  robuste  cfui  précéda 
à  coup  sûr  —  puisqu'il  n'est  de  commune  sans  le 
beffroi  qui  renfertne  la  bqncloque  —  le  somptueux 
beffroi  du  xvi»  siècle.  Les  spectateurs  sontnombrcuT, 
assis  sur  des  bancs  aux  premiers  rangs,  deboutplus 
loin. 

lis  ont  pris  leur  repas.  —  c'est  jour  de  fête,  —  lar- 
gement, plus  plantureusement  que  d'habitude;  ils 
ont  bu  le  coup  de  vin  d'Auxerre  et  sont  prêts  à  rire 
aux  mots  salés.  Les  femmes  et  les  filles  sont  pour  la 
plupart  à  vêpres.  Eux  sont  venus  ici  rire,  clabauder, 
s'ébaudir.  voir  quel  est  celui  d'entre  eus  que  le 
Bochu  —  Adam  de  la  Halle,  bossu  peut-être,  n'eut 
d'autre  nom  parmi  ses  compatriotes,  —  va  draper 
de  sa  satire.  Lui-même  paraît  en  scène  portant  la 
cape  des  écoliers  parisiens,  et  s'adressant  à  eux  dès 
les  premiers  vers  *  : 

«  Seigneurs,  savez  pourquoi  j'ai  mon  habil  changé.  » 

11  leur  explique  qu'après  avoir  pris  femme,  il  va 
la  quitter  pour  aller  continuer  ses  études  à  Paris. 
Et  de  leur  raconter  comment  amour  l'entreprit  : 

«  Amour  me  prit  à  ce  point-là 
Où  lamarit  se  fait  mal  deux  fois 
S'il  se  veut  contre  lui  défendre. 
Car  fus  pris  au  premier  bouillon 
Tout  droit  en  la  verte  saison 
Et  en  l'ardeur  de  la  jeunesse, 
Où  la  chose  a  plus  grand'saveur. 

\ 

l.  Nous  nous  sommes  servis  de  l'édition  du  Jeu  de  la  Fcuil- 


ARRAS   ET   L'ARTOIS   AU   XIII^    SIÈCLE  39 

Eté  faisait  bel  et  serein, 
DouT  et  vert,  et  clair,  et  joli, 
Délectable  en  chant  d'oisillons  ; 
En  haut  bois,  prps  d'une  fontaine 
Courant  sur  un  brillant  gravier. 
Là  donc  me  vint  la  vision 
De  celle  quo  j'ai  pris  à  femme, 
(Jui  maintenant  me  semble  pâle. 
Alors  était  blanche  et  vermeille, 
Riante,  amoureuse,  élancée. 

Mais  il  n'y  a  pas  que  des  couplets  amoureux  dans 
ce  que  nous  nommerions  une  revue  de  fin  d'année  et 
qui  en  est  bien  une  en  effet,  des  plus  vivantes,  des 
plus  caustiques  aussi;  les  puissances  du  jour  y  sont 
marquées  des  traits  de  la  satire  :  Ermenfroi  Crespin, 
aussi  riche  qu'avare,  qui  prête  de  l'argent  au  comte 
d'Artois  ;  et  cet  autre  qui  lui  fait  pendant,  non  moins 
riche  et  non  moins  ladre,  Ermenfroi  de  Paris.  Qu'on 
ne  croie  pas  que  le  trouvère  a  couvert  de  noms  ima- 
ginaires de  prétendus  bourgeois  d'Arras  !  Il  les 
nomme  tels  qu'ils  sont,  pratiquant  avant  Boileau  la 
plus  rude  franchise,  appelant  chat  un  chat  et  Rolet 
un  fripon.  Ils  ont  réellement  existé  en  chair  et  en 
os,  ces  trois  amateurs  de  bonne  chère,  Adam  l'Ans- 
tier,  —  un  Mécène  d'ailleurs,  protecteur  du  trouvère 
Baude  Fastoul.  —  Jean  d'Autruik  et  Guillaume  Wa- 
gons, malades  tous  trois  : 

Par  trop  remplir  leur  panse. 

Ils  figurent  d.ins  le  \écvolor/e  Artésien,  dtj  in'me 
que  Jakemon  Louchart  dit  Barbe  Dorée  et  Robert 
Soumeillons,  rudement  malmenés  dans  le  Jeu,  y  sont 

lèe  donnée  par  M.  Ernest  Langlois.  chez  Champion,  1911.  .Nous 
avons  rajeuni  le  texte  des  citations  pour  les  rendre  intelli- 
gibles. 


40  ARRAS   ET   l'ARTOIS    DÉVASTÉS 

indiqués  comme  morts  l'un  en  1297,  l'autre  en  1311. 
Et  la  mort  non  plus  n'épargna  pas  à  la  Pentecôte  de 
l'an  1301  le  marchand  Rikier  Auri,  ami  du  poète  et 
bon  ami  de  dame  Douche. 

Celle-ci,  forte  en  gueule  en  dépit  de  son  nom, 
(Douce)  soufflette  au  début  de  la  pièce  un  physicien 
quand,  s'étant  plainte  à  lui  de  son  embonpoint 
excessif,  elle  s'attire  cette  réponse  que  ce  mal  lui 
vient  de  ce  qu'elle  se  couche  trop  volontiers  sur  le 
dos.  Après  cette  scène  des  Halles,  un  moine  survient 
qui  promène  dans  l'Artois  les  reliques  du  saint  de 
l'abbaye  d'Haspres  près  Valenciennes,  saint  Acaire 
guérisseur  de  la  folie.  Nouvelles  drôleries,  mais  une 
atmosphère  mystérieuse  insensiblement  comme  dans 
Shakespeare,  leur  succède  et  s'insinue.  Les  fées 
enfin,  les  fées  sont  annoncées  par  des  cloches  qui 
sonnent  invisiblement  dans  les  airs.  Le  soir  tombe, 
les  acteurs  ont  disparu,  entrés  dans  la  taverne  où 
Raoul  le  Waidier  offre  du  vin  d'Auxerre  et  des 
harengs  tout  chauds  de  Yarmouth,  —  le  moine  lui- 
même  avec  ses  reliques.  Il  n'y  a  plus  sous  la  feuillée 
que  la  table  préparée  pour  les  fées  par  Rikier  Auri 
et  Adam  le  Bochu.  Elles  paraissent  soudain,  un  peu 
après  que  le  trouvère  les  a  annoncées  d'un  vers  qui 
semble  un  refrain  de  ballade  : 

Ce  sont  belles  dames  parées. 

Elles  sont  trois,  Morgue,  Arsile  et  Maglore,  échap- 
pées d'un  roman  breton  du  cycle  d'Artus  pour  visi- 
ter Arras  et  y  festoyer.  Mais  à  la  place  de  Magloire, 
un  couteau  manque.  Et  c'est  comme  dans  la  Belle 
au  bois  dormant  :  la  fée  s'en  dépite  et  s'en  fâche. 
Pour  remerciement,  Morgue  et  Arsile  promettent  à 
Rikier  qu'il   deviendra    riche,  à  Adam    qu'il  sera 


De  Poncheville. 


Pl.  III. 


(Lithographie  de  l'épocfuc  lS30.) 

L'Hôtel  de  Ville  et  le  Beffroi  d'Arras. 


ARRAS    ET   l'aRTOIS    AU   XIll'^    SIÈCLE  41 

réputé  le  meilleur  faiseur  de  chansons  qui  soit 
trouvé  en  nul  pays  ;  mais  Maglore  jette  sur  tous 
deux  des  sorts  mauvais  : 

Je  dis  que  Rikier  soit  pelé 

Et  qu'il  n'ait  nul  cheveu  dcvaul. 

De  l'autre,   qui  se  va  vantant 

D'aller  à  l'école  à  Paris, 

Veux  qu'il  soit  atruandi 

En  la  compagnie  d'Arras, 

Et  qu'il  s'oublie  entre  les  bras 

De  sa  femme  qui  est  molle  et  tendre. 

Ou'il  perde  tout  le  goût  d'apprendre... 

—  Pauvre  trouvère  (jui  semble  avoir  pressenti 
une  destinée  inférieure  à  son  génie...  Villon  aussi 
viendra  qui  dira  avec  je  ne  sais  quel  retour  vers  sa 
jeunesse  perdue  en  folles  amours  ; 

Corps  féminin  qui  tant  es  tendre, 
Poli,  souef,  si  précieux... 

Une  diversion  est  créée  par  larrivée  d'une  roue 
dn  fortune  sur  laquelle  sont  figurés  des  personnages 
riches  et  en  faveur,  mais  sujets  à  monter  aussi  bien 
qu'à  descendre.  Ermenfroi  Crespin  y  est  avec  son 
coFiipère  Jaicemon  Louchars  auprès  de  Thomas  de 
Bourriane  drapier,  puis  brasseur,  qui  fut  à  tort  vic- 
time de  la  fureur  populaire  :  avertissement  aux  deux 
premiers  bourgeois  encore  au  faite  de  la  fortune. 

La  nuit  s'écoule  cependant,  et  Morgue  rappelle 
aux  fées  ses  suivantes  qu'en  dehors  des  murs  de  la 
ville,  sur  le  pré  verdoyant  (lui  sert  aux  bourgeois 
de  promenade  et,  dirions-nous,  de  terrain  de  sport, 
les  dames  d'Arras  les  attendent  : 

Ne  faisons  plus  ici  séjour, 

Car  nous  ne  devons  être  en  jo\ir 

En  nul  lieu  où  passe  un  homme. 


42  ARRAS    ET    l'ARTOIS    DÉVASTÉS 

Elles  s'en  vont  donc  en  chantant  ;  Par  là  va  la 
ynigjidtise  —  par  là  oii  je  vais. 

Le  matin  est  tout  à  fait  venu,  les  fées  se  sont 
évanouies  comme  un  songe.  La  réalité  recommence. 
On  revoit  en  scène  le  moine  qui  s'éveille  en  se  frot- 
tant les  yeux  ;  «  Dieu  que  j'ai  sommeillé  1  »  et 
auquel  on  ne  rendra  ses  reliques  que  s'il  paye  la 
note  des  joyeux  compagnons  attablés  pour  vider 
des  pots  dans  la  taverne  de  Gilles  le  Waidier. 

Ainsi  finit  ce  spectacle  mêlé  de  rêverie  et  de  satire, 
qui  fait  songer  à  Aristophane  ;  et  trois  cents  ans 
avant  qu'il  ne  naquit,  à  Shakespeare,  avec  son  mer- 
veilleux emprunté  à  l'élément  celtique.  Dans  la 
pensée  de  son  auteur,  ce  n'était  là  pourtant  qu'un 
divertissement  —  un  Jeu  —  comptant  dans  sa  pensée 
pour  infiniment  moins  qu'un  bon  poème  didactique 
en  vers  latins.  Nous  y  trouvons,  nous,  l'expression 
même  de  la  réalité,  un  clair  miroir  delà  vie  à  Arras 
dans  le  milieu  du  xin«  siècle. 

Le  poète  nous  a  montré  ses  compères  tels  qu'ils 
furent  ;  et  sans  les  flatter  davantage,  les  commères 
de  la  rue  de  la  Waranche  (la  Garance),  qui  des 
ongles  s'aident,  outre  qu'elles  savent  jouer  de  la 
langue,  jeunes  ou  vieilles,  Margot- A s-Pumetes, 
Aelis-au-dragon,  même  la  Maroie  que  maître  Adam 
a  aimée  et  épousée,  dont  il  ne  nous  cèle  point  les 
défauts.  Il  nous  a  parlé  de  la  vie  d'Arras,  des  tour- 
nois qui  ont  lieu  sur  le  Markiet,  de  la  rue  d'Enga- 
nerie  qui  est  pays  de  filous,  du  Pré  qui  est  hors  la 
ville  avec  sa  croix  ail  milieu  de  l'herbe.  Sortis  des 
remparts,  comme  dans  une  miniature  de  Fouquet 
ou  de  Jacquemart  d'Hesdin,  on  y  voit  venir 
s'ébattre  les  bourgeois,  leurs  femmes  et  leurs  filles. 
Sages  celles-ci,  les  yeux  baissés,  et  prudes  ou  délu- 


ARRAS   ET   l'aRTOIS   AU   XIII*    SIÈCLE  43 

rëes  les  commères  :  et  eux,  les  compères,  tirant  de 
lare  au  papegai.  Nous  les  connaissons  maintenant, 
Arras  n'est  plus  pour  nous  un  décor  inanimé. 

Telle  est  la  capitale  de  TArtois.  On  y  boit  sous  le 
contrôle  des  échevins  le  vin  d'Auxerre  à  pleins 
bords.  Sans  doute  Arras,  sise  aux  confins  de  la 
Flandre,  compte  de  puissants  brasseurs  de  bière 
comme  la  Gand  des  Arteveldes.  Mais  nous  l'avons 
vue  entrepôt  de  vins,  et  le  détail  a  son  importance 
pour  établir  à  quel  point,  de  mœurs  autant  que  de 
langue,  elle  est  française.  De  toute  la  France,  du 
Bordelais,  de  la  Bourgogne  surtout,  par  les  routes 
se  sont  acheminés  vers  elle  les  tonneaux  qui 
s'étagentdans  les  doubles  et  triples  caves  profondes. 
Arras  boit  plus  de  vin  que  de  bière,  ville  parmi  les 
villes  des  Pays-Bas,  mais  cité  française  où  jamais 
ne  parla-t-on  —  nous  venons  de  l'entendre  —  que  le 
picard,  l'un  des  authentiques  dialectes  de  notre 
langue. 

La  part  d'Arras,  capitale  de  l'Artois,  est  celle- 
là  dans  notre  première  culture  nationale  :  elle 
crée  l'art  dramatique  français,  le  développant  pour 
ainsi  dire  des  langes  de  la  liturgie.  Jean  Bodel 
avant  Adam  de  la  Halle  qui  lavait  fait  sans  doute, 
quand  il  avait  introduit  dans  son  Jeu  de  Saint- 
Nicolas  auprès  de  personnages  sacrés  les  plus  pitto- 
resques taverniers  et  filous  de  sa  ville  natale,  FMn- 
cedés,  Cliquet,  Basoir,   brelan  au  nom  significatif. 

1.  «  Arras  pst  la  ville  qui,  la  première  à  notre  connaissanre, 
s'empara  du  drame  religieux,  et  lui  donna,  avec  Bodel  surtout, 
le  caractère  d'un  divertissement  dévot,  mais  laïque.  I/imagina- 
tion  éveillée  des  poètes  picards,  ou  peut-être  la  fantaisie  origi- 
nale du  seul  .\dam  de  la  Halle,  saisit  la  variété  et  la  puissance 
des  effets  contenus  dans  la  forme  de  ces  "  jeu\  »  sacrés. 
Appliquée  au  vieux  thème  des  pastourelles,  fjjlc  donna  le  Jeu 


44  ARRAS   ET   L'aRTOIS    DÉVASTÉS 

Mais  l'inventeur  véritable  de  l'art  dramatique,  par 
la  poésie  qu'il  y  introduisit,  ce  fut  Adam  de  la 
Halle  avec  le  Jeu  de  la  Feuillée  auquel  nous  venons 
d'assister.  Kt  il  eut  encore  cette  trouvaille,  l'opéra- 
comique,  quand  il  mêla  la  musique  à  l'idylle  dans 
le  Jeu  de  Robin  et  Marion  *. 


de  Robin  et  Marion,  la  première  de  nos  pastorales  drama- 
tiques, ou,  comme  on  a  dit,  de  nos  opéras-comiques  :  en  effet, 
de  son  origine  lyrique,  le  sujet  a  gardé  la  musique.  Appliquée 
à  un  autre  thème,  le  thème  satirique  et  badin  qui  s'était  à  Arras 
même  cristallisé  dans  le  Congé,  remplie  au  moyen  d'un  mélange 
singulièrement  hardi  de  toute  sorte  d'éléments  narratifs, 
Ivriques,  littéraires  et  populaires,  elle  a  donné  le  Jeu  de  la 
Feuillée.  »  Lanson, 

1.  Ce  Jeu  fut  représenté  à  Arras,  mais  d'abord  à  Naples  dar  s 
l'automne  de  1283.  Le  trouvère  artésien  y  avait  suivi  Charles 
d'Anjou. 


CHAPITRE  IV 

LES  TAPISSERIES  DARRAS. 
SYMBOLE   DE    SA   PROSPÉRITÉ 


La  cour  de  la  comtesse  Mahaut.  —  Les  tapisseries,  représenta- 
tions de  l'existence  de  l'époque.  —  Vopus  atrebaticum  com- 
plète Vopus  francigenum.  —  Influence  de  la  Vintaine  sur 
leur  technique  et  des  Jeux  sur  leur  inspiration.  —  Leur 
renommée  européenne  et  l'éclat  d'Arras  sous  les  ducs  de 
Bourgogne. 


Concordance.  —  La  Grand'Place. 

Par  la  rue  de  la  Taillerie,  nous  gaç/nons  la 
Grand" Place  ou  Grand-Markiet.  Là  se  donnaient  les 
tournois  au  centre  desquels  les  ducs  de  Bourgogne 
s  asseyaient  sur  un  haut  échafaud.  Là  aussi,  daris 
les  BOVES  profondes  sous  les  maisons,  se  fabriquaient 
les  tapisseries  d'Arras,  non  moins  colorées  et  animées 
que  ces  tournois. 

Nous  glissant  sous  les  arcades  naguère  protégées 
contre  les  bombardements  par  de^  7'emparts  de  pavés, 
nous  descendons  dans  ces  belles  caves  soutenues  par 
des  piliers  gothiques,  grandes,  claires,  aérées.  Elles 
furent  tout  pour  Arras,  lui  servant  d'ateliers,  de 
magasins  à  blé,  de  celliers,  d'hôtelleries,  de  refuges 
jusque  durant  cette  guerre  où.  certaines  furent  éven- 
trées  par  le  coup  de  bélier  des  obus. 


46  ARRAS   ET   l'arTOIS   DÉVASTÉS 

Capitale  du  comté  d'Artois,  Arras  au  moyen  âge 
fut  en  réalité  une  république  comme  toutes  ces  cités 
des  Pays-Bas  dont  parle  Taine,  «  maintenues  telles, 
en  dépit  de  leurs  suzerains  féodaux.  L'association 
libre  s'y  établit  et  s'y  maintient  sans  effort  et 
d'abord,  la  petite  comme  la  grande  et  dans  la 
grande  ».  Au  fond,  la  commune  régissant  la  ville, 
le  comte  n'est  guère  autre  chose  que  son  ministre 
de  la  guerre  et  des  affaires  étrangères,  un  représen- 
tant magnifique  qu'elle  accepte,  un  drapeau  vivant 
qu'elle  s'est  donnée.  Il  faut  bien  qu'il  y  ait  des 
entrées  somptueuses  de  temps  à  autre,  que  les 
litières  des  grandes  dames,  les  palefrois  des  princes 
de  ce  monde  traversent  les  rues,  trompettes  son- 
nant et  le  peuple  criant  :  Arras  !  Il  faut  un  sei- 
gneur, surtout,  pour  présider  aux  tournois  et  aux 
joutes  qui  se  donnent  sur  le  markiel. 

En  1302,  Robert  II  d'Artois  est  tué  à  la  bataille  de 
Gourtrai.  Dans  l'année  même,  Philippe  le  Bel  pour 
récompenser  ses  services  l'avait  créé  pair  de  France, 
et  il  est  vrai  qu'il  n'avait  eu  à  ses  côtés  de  plus 
loyal  serviteur  ni  de  plus  preux  chevalier  dans  la 
lutte  engagée  depuis  des  années  contre  ses  vassaux 
flamands.  A  la  victoire  de  Furnes,  Robert  avait  pris 
une  grande  part,  lui  sacrifiant  son  fils  aîné,  Phi- 
lippe, qui  y  trouva  la  mort.  Et  il  avait  été  en  129/, 
de  la  prise  de  Lille. 

Lui  mort,  c'est  une  femme  qui  va  lui  succéder, 
et  résidant  en  Artois,  filant  et  brodant  avec  ses 
femmes  dans  son  palais  de  la  Gour-le-Gomte  à  Arras 
ou  son  château  d'Hesdin,  va  donner  à  la  cour  en 
même  temps  qu'à  tout  le  pays,  un  éclat  encore 
inconnu.  N'entrons-nous  pas  d'ailleurs  dans  ce  siècle 
fastueux  autant  que  bizarre  qui  verra  les  malheurs 


LES    TAPISSERIES    d'aRRAS  47 

et  le  relèvement  français,  la  prospérité  et  la  rapide 
décadence  de  la  maison  de  Bourgogne.  «  On  suit  à 
la  trace,  dit  Taine,  un  large  ruisseau  d'or  qui  coule, 

chatoie,    s'étale,    et  ne  s'arrête  pas ce  ne  sont 

qu'entrées  de  villes,  fastueuses  chevauchées,  dégui- 
sements, danses,  bizarreries  voluptueuses...  *»  Dans 
des  bornes  encore  raisonnables,  la  cour  de  Mahaut 
comtesse  d'Artois,  prélude  à  ces  magnificences.  Et 
d'abord  en  13C4  le  roi  Philippe  le  Bel,  blessé  à  Mons- 
en-Puèle,  fit  à  Arras  un  séjour  forcé.  Nul  doute  que 
Fadroite  Mahaut  n'en  ait  profité  pour  s'assurer  dans 
l'esprit  du  roi.  Ge  comté  lui  était  en  effet  contesté 
par  son  neveu  Robert  d'Artois  fils  de  ce  Philippe 
tombé  à  Furces.  On  admit  que  la  loi  salique  ne 
s'appliquait  pas  en  Artois  et  que  le  comté  pouvait 
tomber  en  quenouille.  Mahaut  demeura  comtesse. 

Elle  se  montra  d'ailleurs  organisatrice  par  l'insti- 
tution de  ses  baillis  partout  répandus  en  Artois  et 
qui  lui  rendaient  leui's  comptes  trois  fois  l'an,  à  la 
Chandeleur,  à  l'Ascension,  à  la  Toussaint.  Par  cette 
institution,  par  l'énergie  qu'elle  déploya  contre  les 
seigneurs  pillards,  l'Artois  connut  une  paix  réelle. 
Un  trait  le  prouve  :  le  sire  d'Oisy  ayant  envahi  les 
terres  de  l'abbaye  du  Verger,  tué  et  emprisonné  des 
habitants,  elle  envoya  contre  lui  une  expédition  et 
fit  détruire  son  château. 

C'est  encore  un  trait  intéressant  que  le  soin  qu'elle 
prit  des  pauvres  auxquels  elle  assura  des  tables  — 
telle  Thôtelierie  de  l'abbaye  de  Saint-Waast,  —  où 
ils  trouvaient  à  toute  heure  du  jour  et  de  la  nuit  du 
l'eu  pour  se  chauder,  du  pain  et  des  pois  pour  se 
restaurer.  Lnfin  elle  prenait  à  sa  charge  l'éducatiou 

1.  l'IiilosopLie  de  l'art. 


48  ARRAS  ET    l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

de  plusieurs  filles  pauvres,  tant  nobles  que  rotu- 
rières. M"«  de  Maintenon  en  fondant  Saint-Gyr  ne 
fera  qu'imiter  sans  le  savoir  la  comtesse  de  l'Artois 
au  XIV*  siècle. 

Elle  aimait  les  lettres  et  possédait  de  beaux  livres 
enluminés  :  La  chronique  des  rois  de  France,  l'His- 
toire de  Troie,  l'Histoire  du  preux  chevalier  Perce- 
val  le  Gallois.  Sous  son  règne,  en  131o,  pour  fêter 
la  trêve  signée  par  le  roi  de  France  avec  les  Fla- 
mands, Tabbé  de  Liesse  —  ainsi  nommait-on  à 
Arras  le  roi  des  ribauds  —  fit  représenter  l'épisode 
de  La  fille  de  Jephté.  Le  théâtre  illuminé  par  un  feu 
de  joie  «  esclairait  le  markiet  comme  en  plein 
soleil  »,  disent  les  anciens  chroniqueurs. 

De  beaux  festins  se  donnaient  alors  à  la  cour 
d'Artois,  celui  par  exemple  qui  eut  lieu  au  mois  de 
juin  1328  en  l'honneur  de  Thierri  d'Hireçon,  nouvel 
évêque  d'Arras.  La  saison  riante  permet  de  manger 
dehors,  et  les  tables  ont  été  dressées  sous  des  tentes 
de  toile  dans  le  jardin  du  palais.  A  l'entrée  se 
trouvent  les  aiguières  et  les  bassins  d'argent  pour 
se  laver  les  mains.  Les  convives  une  fois  placés  ont 
sous  les  yeux  les  plus  riches  pièces  d'orfèvrerie  : 
pots  à  vin,  saucières,  salières,  et  ces  nefs  richement 
gréées  de  voiles  et  de  fils  d'argent  qui  contiennent 
les  épices  venues  des  îles  lointaines  —  poivre,  can- 
nelle, clou  de  girofle  —  dont  on  usait  même  dans  le 
vin.  Ils  mangent  deux  par  deux,  selon  l'usage  du 
temps,  dans  une  écuelle  d'argent  pour  les  mets 
liquides  et  les  sauces.  Les  écuyers  tranchants  leur 
apportent  la  viande  sur  de  larges  morceaux  de 
pain  \ 

1.  Les  comptes  nous  apprennent  qu'on  mangea  à  ce  feetin 


LES   TAPISSERIES    d'aRRAS  40 

De  tels  repas  duraient  pour  le  moins  un  demi-jour 
et  étaient  entremêlés  de  musique,  jeux  et  chansons. 
La  cité  des  trouvères  excellait  en  ces  sortes  de 
divertissements. 

Mais  elle  va  acquérir  une  renommée  plus  univer- 
selle par  les  célèbres  tapisseries  qui  dans  ce 
xiv«  siècle  où  nous  sommes  entrés,  vont  répandre 
le  nom  d"Arras  au  delà  même  de  la  chrétienté.  C'est 
sous  le  règne  de  Mahaut  qu'elles  apparaissent 
comjne  une  des  parures  de  la  vie  à  l'époque  où  fes- 
tins et  tournois  en  sont  les  fleurs  éclatantes^ 

La  vie  ne  fait  pas  de  bonds  brusques  :  elle  pro- 
cède par  efforts  lents  selon  la  courbe  ascendante 
d"une  évolution.  Semblablement  les  arazzi  ne 
furent  pas  inventés  d'un  coup  et  nous  pouvons  dire 
que  leur  fabrication  constitua  seulement  un  pro- 
grès, une  façon  nouvelle  des  tissus  de  laine  qui 
firent  de  tout  temps,  nous  le  vîmes,  la  prospérité 
d'Arras.  Sans  doute  la  vertu  des  eaux  du  Crinchon, 
éminemment  propres  aux  teintures,  pouvait-elle  y 
être  dès  lors  pour  quelque  chose,  et  put-elle  servir 
l'éclat  des  rares  tapisseries.  Mais  la  cause  princi- 
pale de  leur  perfection,  nous  la  trouvons  dans  les 
sévères  règlements  dune  juridiction  spéciale,  la 
Vintaine,  qui  veillait  à  ce  que  nulles  malfaçons  ne 
s'introduisissent  dans  la  draperie,  et  qui  régit  la 
tapisserie  dès  qu'elle  exista  \  Ici  comme  toujours 
les  artisans  ont  été  les  pères  des  artistes. 

5  bœufs  et  32  codions  de  lait,  où  moutons,  900  volailles;  plus, 
des  oisons,  des  chapons,  des  cygnes  et  des  lierons,  toutes  sortes 
de  poissons  et  de  pâtes,  entremets,  fritures,  gelées.  On  but 
5  tonneaux  et  demi  devin.  Ct.  J,-M.  Kicliard.  Mahaut,  com- 
tesse d'-Ai'tois  et  de  Bouryofjne. 

1.    \jn   des  historiens   d'Arras,   M.    (jue>non,  cite  dans  son 
De  Po:<gheviu.k.  4 


50  ARRAS    ET    l'ARTOIS    DÉVASTÉS 

Quand  avec  tous  les  historiens  de  l'art  nous  défi- 
nissons la  tapisserie  de  haute-lisse  une  invention 
propre  au  terroir  d'Arras,  nous  n'ignorons  pas  que 
le  métier  en  est  vieux  comme  le  monde,  et  né 
comme  lui  dans  la  profonde  Asie  où  nous  plaçons 
l'Eden,  berceau  du  premier  couple.  Mais  c'est  l'art 
qui  en  est  nouveau,  c'est-à-dire  la  vivante  représen- 
tation des  images  universelles  à  la  place  de  dessins 
inanimés.  Un  historien  des  tapisseries  d'Arras'  Ta 
fort  bien  dit,  «  ce  qui  distingua  surtout,  dès  l'ori- 
gine, l'œuvre  d'Arras,  ce  qui  lui  donna  ce  cachet  de 
perfection  qui  enlevait  l'admiralion  des  Orientaux 
eux-mêmes,  si  bons  juges  en  matière  d'objets  de 
luxe,  c'est  le  relief,  le  modelé,  l'animation,  la  vie 
que  nos  artistes  surent  donner  aux  figures  de  leurs 
tapisseries  devenues  de  véritables  peintures.  Les 
ombres,  les  nuances,  le  clair-obscur,  la  représenta- 
tion complète  et  saisissante  de  la  nature  se  virent 
dans  leurs  œuvres,  tandis  que  dans  celle  du  Levant 
on  ne  voyait  en  quelque  sorte  qu'une  esquisse  colo- 
riée de  teintes  plates  et  sans  relief. 

C'est  la  grande  peinture  quant  aux  elTets  géné- 
raux ;  c'est  plus  en  un  sens  à  cause  des  dimensions 
en  longueur  et  de  la  possibilité  de  représenter  ainsi 
toute  une  longue  série  d'événements  historiques  ou 
de    sujets   allégoriques...    Voilà   l'idée   synthétique 

ouvrage  sur  Le  livre  rouge  de  la  Vinytatne  un  rcglenieut  de 
mars  1287  qui  a  trait  à  la  garance  (waranclie)  cultiece  sur  le 
territoire  d'Arras.  et  meilleure  quen  aucun  autre  endroit  : 
«  Que  nul  ni  nulle  ne  soit  si  hardi  que  de  mêler  waranche 
d'autre  terroir  avec  waranche  d'Arras  en  balle  ou  autrement  ». 
L'amende  est  de  i6  sols  en  cas  de  fraude,  c'est  la  plus  forte 
qui  soit  consignée  dans  ce  livre. 

1.  Van  DriYal. 


LES    TAPISSERIES    d'aRRAS  51 

que  l'on  doit  se  faire  du  ce  qu'on  appelait  jadis  : 
l'œuvre  d'Arras,  l'ouvraige  d'Arras,  iopus  Alre- 
balicum  ». 

Nous  nous  trouvons  donc  ici  en  présence  d'un 
art  parfaitement  défini,  né  en  Artois,  et  que  le  latin 
du  moyen  âge  a  qualiOé  d'opus  atrebaticum  comme 
il  avait  nommé  opus  francigenum  l'art  de  construire 
nouvellement  trouvé  en  Ile-de-France  ;  l'un,  la 
tapisserie,  complétant  l'autre,  dont  l'expression  la 
plus  haute  demeure  la  Cathédrale.  Reims  fut  tou- 
jours parée  de  l'ouvrage  dArras.  Les  deux  villes, 
également  victimes  de  la  guerre  qui  vient  de  se  ter- 
miner, sont  unies  dès  longtemps  par  des  liens  mys- 
térieux :  villes  de  marchands,  villes  aussi  d'artistes  ; 
l'une  cité  de  saint  Rémi  qui  baptisa  le  franc  Glovis, 
l'autre  de  saint  Vaast  qui  l'avait  d'abord  catéchisé. 

Le  goût  de  létolfe  ornée  est  aussi  ancien  qu'Ar- 
ras.  Nous  l'avons  vue  dès  les  Gaulois  fabriquer  les 
saies  dont  Gallien  railla  la  peur  des  sénateurs  ro- 
mains à  l'annonce  de  la  révolte  de  Poslhumus  : 
«  Non  sine  Atrcbaticis  sagis  Respublica  tuta  est!  — 
La  République  ne  peut-elle  vivre  sans  les  saies  des 
Atrebates!  •)  Us  ne  fabriquaient  pas  seulement  des 
étoffes  rouges  pour  le  peuple  et  les  soldats,  mais  de 
plus  précieuses  comme  celles-là  dont  ils  firent  don 
sous  Carin  —  c'est  l'historien  Vopiscus  qui  le  rap- 
porte —  à  des  comédiens.  Trait  précieux  eu  ce  qu'il 
nous  montre  dès  l'origine  de  la  cité  des  Jeux  le  goût 
le  plus  vif  pour  les  représentations  dramatiques. 

Après  l'invasion  normande,  au  ix»  siècle  de  l'ère 
chrétienne,  les  Arrageois  qui  s'étaient  réfugiés  à 
Beauvais  revinrent  dans  leur  ville.  Mais  ceux  qui 
s'adonnaient  à  l'induslrie  du  drap  s'établirent  aussi 
près  qu'il  leur  fut  possible  de  l'abbaye  de  Saint-Vaast 


52        ARRAS  ET  l" ARTOIS  DÉVASTÉS 

et  presque  dans  son  enceinte  pour  jouir  de  sa  pro- 
tection. 

Voilà  donc  l'Arras  moderne,  la  Ville  —  par  oppo- 
sition à  la  Cité,  —  née  des  ateliers  des  drapiers  qui 
vont  devenir  haute-lissiers.  Ils  avaient  orné  déjà 
cette  abbaye-mère.  En  Fan  795,  quand  Radon  II, 
abbé  de  Saint- Yaast,  avait  reconstruit  son  église,  il 
y  avait  suspendu  des  tapisseries  au  témoignage 
d'Alcuin,  le  moine  ami  de  Charlemagne  et  qui  ne 
dédaigna  pas  de  chanter  ces  tapisseries  ou  pallia 
dans  un  poème  en  vers  latins. 

Mais  ce  sont  là  des  tapisseries  à  Taiguille.  —  ce 
que  les  Latins  avaient  appelé  expressivement  de  la 
peinture  à  l'aiguille  —  non  encore  des  tapisseries 
de  haute-lisse*.  Ce  qui  différencie  celles-ci  de  toutes 
autres,  c'est  que  ce  qui  y  est  figuré  est  tissé  dans 
Tétoffe  même,  que  d'ailleurs  elles  soient  historiées, 
c'est-à-dire  représentant  des  scènes  composées  de 
personnages,  ou  nommées  verdures,  du  paysage 
qu'elles  offrent  à  l'œil. 

1.  Voici  en  quelques  lignes  la  technique  de  celles-ci  d'après 
Van  Drivai,  l'historien  des  tapisseries  d'Arras  : 

«  Où  appelle  lices  ou  lisses  les  fils  qui  servent  de  chaîne  au 
tissu.  Ce  sont  comme  les  barrières  à  travers  lesquelles  tout  va 
se  faire,  et  c'est  pourquoi  le  même  mot  a  servi  primitivement 
pour  deux  ordres  d'idées  en  apparence  fort  dissemblables.  Ou 
dit  :  entrer  en  lice,  pour  entrer  dans  l'enceinte  des  barrières, 
et  c'est  ainsi  que  les  dictionnaires  les  plus  développés,  y  com- 
pris celui  de  l'Académie,  nous  expliquent  ces  rapprochements 
d'idées.  Les  lisses  ou  lices  sont  donc  là  comme  une  série  de 
fils  tendus  à  côté  les  uns  des  autres,  et  c'est  en  traversant  ces 
fils  à  l'aide  d'autres  fils  de  diverses  couleurs  que  l'on  forme  les 
dessins  les  plus  variés.  J^es  lisses  sont  donc  la  chaîne  du  tissu 
et  les  fils  qu'on  vient  y  intercaler  en  sont  la  trame.  Quand  dans 
un  métier  à  tapisserie  les  fils  de  la  chaîne  sont  tendus  horizon- 
talement à  la  manière  du  métier  à  faire  de  la  toile,  on  dit  que 
c'est  un  travail  de  basse  lisse.  Quand  au  contraire  les  fils  de  la 
chaîne  sont  tendus  verticalement,  c'est  alors  le  métier  de  haute 
lisse.  C'est  seulement  dans  ce  dernier  genre  que  l'on  paraît 
avoir  travaillé  à  Arras.  » 


LES   TAPISSERIES    d'aRRAS  53 

Les  haute-lissiers  apparaissent  dans  leur  perfec- 
tion à  Arras  au  xiii"  siècle,  formés  quant  à  la  tech- 
nique et  la  connaissance  do  leur  métier  par  les 
règlements  de  la  Vintaine.  Pour  ce  qui  est  de  l'ins- 
piration, de  lïdée  géniale  quils  eurent  d'introduire 
sur  leurs  draps  tissés,  les  représentations  colorées  de 
la  vie,  l'on  nous  permettra  de  croire  que  les  Jeux 
incessamment  représentés  à  Arras*  furent  l'étincelle 
créatrice  pour  les  haute-lissiers  qui  succédèrent  aux 
trouvères  artésiens,  dans  la  renommée  d'Arras.  Le 
Mystère  de  saint  Xicolas^  le  Jeu  de  la  Feuillée,  le 
Jeu  de  Robin  et  Manon,  ne  sont-ce  pas  déjà  les  plus 
colorées,  les  plus  vives  tapisseries  ?  Que  l'on  ajoute 
à  ces  spectacles  l'introduction  en  Europe  des  mer- 
veilleux tissus,  des  tapis  éclatants  rapportés  d'Asie 
par  les  croisés,  et  l'on  ne  s'étonnera  pas  qu'au  début 
du  xiv»  siècle,  sous  le  règne  et  grâce  peut-être  aux 
commandes  de  Mahaut,  ait  jailli  dans  tout  son  éclat 
la  fleur  d'un  art  dès  longtemps  élaboré. 

Nous  avons  plus  d'une  preuve  de  l'universelle 
renommée  des  tapisseries  d'Arras  à  cette  époque. 
Quand  le  24  mai  1357,  après  la  bataille  de  Poitiers, 
le  Prince  Noir  fît  son  entrée  dans  Londres  avec  son 
royal  captif,  tous  les  murs  étaient  tendus  de  tapis- 
series d'Arras.  Le  roi  Jean  mené  à  Windsor  y 
retrouva  ces  mêmes  tapisseries  qui  y  sont  demeu- 
rées. Il  était  peu  de  châteaux  anglais  d'ailleurs  qui 
n'en  fussent  ornés.  Un  de  leurs  historiens,  Strutt, 
l'atteste  :  «  Aux  xiv»  et  xv«  siècles,  dit-il,  les  salons 
des  riches   Anglais   et  Ecossais   étaient  tendus   de 


1.  Nous  ne  les  possédons  pas  lous.  Mais  la  seule  existence  — 
légale  en  quelque  sorte  —  d'un  abbé  de  Liesse  chargé  d'orga- 
niser les  représentations  dramatiques,  atteste  combien  elles 
étaient  fréquentes. 


54  ABRAS   ET   l'ARTOIS    DÉVASTÉS 

tapisseries  d'Arras.  »  Ce  nom  était  si  bien  partout 
synonyme  de  tapisserie  que  Shakespeare  l'a  employé 
en  ce  sens  : 

...  «  He's  going  to  his  mother's  closet;  Behingthe 
y4n'«5  ni  convey  myself,  To  hear  the  process...  » 

Les  Italiens  en  usaient  de  même,  et  le  terme 
cVArazzi  désignant  nos  tapisseries  a  passé  de  leur 
langue  dans  plus  d'une  autre'. 

S'il  en  était  ainsi  en  Angleterre  et  en  Italie,  on 
juge  aisément  du  succès  qu'eurent  en  France  les 
tapisseries  d'Arras.  Saint  Louis  en  possédait  qui  le 
suivirent  à  la  croisade  et  furent  pillées  dans  sa  tente 
par  les  Tunisiens.  Gharles-Quint  les  leur  reprit  trois 
siècles  plus  tard  et  elles  sont  demeurées  depuis  à 
Madrid  où  on  les  connaît  sous  le  nom  de  tapisse- 
ries royales  d'Espagne.  C'est  de  France  qu'il  faudrait 
dire. 

Les  comptes  et  les  inventaires  nous  dévoilent 
sûrement  les  Arazzi  possédés  par  les  rois  et  les 
princes  de  la  chrétienté.  Dans  celui  de  Charles  V  par 
exemple,  à  n'y  prendre  qu'une  mention*  : 

c(  Item,  un  grand  drap  de  l'œuvre  d'Arras,  historié 
des  faits  et  batailles  de  Judas  Macchabœus  et  d'An- 
tiochus,  et  contient  de  Tun  des  pignons  de  la  galle- 
rie  de  Beauté  jusques  après  le  pignon  de  l'ancien 
bout  d'icelle.  » 

Charles  VI,  le  pauvre  roi  fol.  possédait  entre 
autres  une  chambre  de  tapisseries  d'Arras  racon- 
tant l'Histoire  de  Plaisance,  et  qui  charma  peut-être 

1.  Van  Drivai  cite  celte  définition  d'après  l'Académie  délia 
Crusca  :  t  Arazzo,  panno  tissuto  a  figure,  per  uso  di  parère  a 
adoliare,  delto  cosi  dal  falto  nella  citta  d  Arazzo  ». 

2.  Inventaire  du  21  janvier  1380.  Publié  par  le  comte  de 
Laborde  dans  la  Revue  urcfiéologi/jue,  année  1851. 


LES    TAPISSERIES    d'aRRAS  55 

sa  démence  intermittente.  Si  nous  repasons  en 
Angleterre,  nous  y  trouvons  Edouard  IV  possesseur, 
d'après  les  comptes  de  sa  garde-robe,  de  pièces  de 
soies  historiées  de  figures  et  faites  à  Arras. 


Mais  les  grands  auteurs  de  commandes,  ceux  qui 
donnèrent  une  immense  impulsion  aux  fabriques  de 
la  ville,  furent  les  puissants  ducs  de  Bourgogne. 

Le  siècle  a  été  ouv*  rt  par  la  série  de  la  Vie  de 
saint  Vaast  exécutée  l'an  1400  pour  orner  le  chœur 
de  l'abbaye.  Puis  l'a  suivie  la  Vie  de  saint  Piaf  et 
saint  Eleutkère  commandée  pour  la  cathédrale  de 
Tournai  par  l'un  des  chanoines,  Toussaint  Prier, 
comme  il  est  marqué  en  jeu  de  mots  sur  Tune  des 
tapisseries  : 

Ces  draps  furent  faits  et  achevés 
En  Arras  par  Pierrot  Frérés 
L'an  mil  quatre  cent  et  deux 
En  décembre,  mois  gracieux. 
Veuillez  à  Dieu  tous  saints  prier 
Pour  l'âme  de  Toussaint  Prier. 

Que  l'on  avance  au  long  du  siècle,  des  com- 
mandes importantes  s'y  échelonnent,  sans  parler  des 
pièces  du  commerce  courant.  En  1409,  ce  sont  les 
tapisseries  rehaussées  d'or  et  d'argent  de  Chypre 
ordonnées  par  Jean  sans  Peur  pour  célébrer  sa  vic- 
toire sur  les  Liégeois.  En  1416,  les  scènes  de  chasse 
à  l'oiseau  qu'il  donne  à  Lille  aux  ambassadeurs  du 
roi  de  France  et  du  roi  d'Angleterre.  Les  archives  de 
cette  ville  nous  marquent  les  paiements  réguliers  du 
duc  à  des  haute-lissiers  d'Arras:  Jacquemart  Davion, 
Jehan  Gosset,  Michel  Bernard,  Pierre  Leconte,  Jehan 


56  ARRAS   ET   l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

Renout,  Jehan  Waiois,  Jehan  Visso,  pour  des  tapis- 
series qui  mêlent  l'allégcrie  et  l'histoire,  la  mytho- 
logie et  l'hagiographie  à  la  représentation  d'événe- 
ments contemporains  ;  l'Histoire  de  saint  Jean,  les 
Vices  et  les  Vertus,  VRistpire  de  la  Pomme  d'Or,  la 
Bataille  de  Rosebecque,  l'Histoire  de  Messii'e  Ber- 
trand du  Guesclin,  Les  sept  joies  de  la  Benoîte  Vierge 
Marie,  la  Passion  et  le  Cruci/îemeni  de  Notre-Sei- 
gneur.  Il  est  même  de  ces  Arazzi  où  Ton  entrevoit 
des  coins  d'Arras  au  xv  siècle,  des  maisons  à 
pignons  semblables  à  celles  des  places,  comme  dans 
le  Miracle  de  Saint  Quentin. 

Qui  contemple  maintenant  le  morne  désert  de  ces 
places  mutilées  et  plus  qu'à  demi  ruinées  ;  qui 
même  les  a  vues  avant  la  guerre  dans  leur  activité 
médiocre,  ne  peut  qu'avec  peine  imaginer  l'extraor- 
dinaire effervescence  qui  les  remplissait  aux  xiv»  et 
xv«  siècles  sous  les  règnes  des  «  grands  ducs  d'Occi- 
dent »,  successeurs  de  la  comtesse  Mahaut.  Arras  à 
cette  époque  est  riche  parmi  les  riches  cités  des 
Pays-Bas,  ces  fourmilières  humaines  dont  parle 
Michelet  ;  elle  compte  environ  cent  mille  habitants 
tous  pourvus  de  métiers  rémunérateurs,  groupés  en 
corporations,  habitués  à  porter  les  armes,  piquiers, 
archers,  arbalétriers.  Ces  derniers  possèdent  des 
maisons  communes  et  des  jardins  où  ils  se  réunis- 
sent, s'exercent,  boivent  au  frais  sous  la  treille  de 
houblon  en  été,  se  chauffent  en  hiver  sous  le  man- 
teau d'une  vaste  cheminée.  Ces  gens-là,  pauvres  ou 
riches,  sont  libres  et  puissants,  indépendants,  d'hu- 
meur moins  farouche  sans  doute  que  les  Flamands^ 
riante  même,  mais  fière.  Ils  marchent  avec  orgueil 
entre  les  murs  de  leur  ville,  bien  nourris,  chacun 
sachant  ce  qu'il  gagne  et  au  surplus  ce  qu'il  y  a  de 


De  Poxcheville.  ', 


a.  '.-t., 


Robespierre, 
le  jour  de  /a  fête  de  I  Être  Suprême. 


\ 


LES   TAPISSERIES    DARRAS  57 

^"richesses  à  tous  dans  la  ville  :  les  ballots  de  laine 
dans  la  halle  et  les  boutiques,  les  sacs  de  blé  dans 
les  greniers  privés  et  publics,  les  tonneaux  de  vin 
dans  les  doubles  et  triples  profondes  caves  —  les 
boves  —  affouillées  sous  les  logis  de  bois  des  deux 
places. 

De  cette  prospérité,  de  ce  contentement  de  l'es- 
prit, de  son  aptitude  par  conséquent  aux  jeux  de 
l'imagination,  du  métier  consciencieusement  appris 
et  pratiqué,  des  fêtes  publiques,  des  plaisirs  parti- 
culiers, de  tout  cet  ensemble  coloré  et  vif,  la  tapis- 
serie est  née  et  a  vécu.  Que  ces  conditions  ensuite 
viennent  à  disparaître,  que  la  population  de  la 
ville  soit  décimée  et  la  ville  elle-même  à  demi 
détruite,  comme  nous  le  verrons,  l'art  des  haute-lis- 
siers, la  quittant,  passera  aux  cités  plus  heureuses, 
naguère  humbles  suivantes  de  la  ville  aux  cent  clo- 
chers :  à  Tournai,  dont  la  cathédrale  sublime  en 
porte  cinq  ;  à  Bruxelles,  dont  la  célèbre  place  eût 
paru  mesquine  auprès  des  leurs,  si  vastes,  aux 
bourgeois  d"Arras  triomphants  :  à  Enghien,:à  Aude- 
narde,  à  Paris.  Pour  la  seconde  fois  ici  encore,  la 
capitale  de  la  France  n'aura  fait  que  suivre  la  capi- 
tale de  ses  pays  du  Nord  et  aura  reçu  d'elle  deux 
des  éléments  les  plus  importants  de  notre  culture 
nationale  au  xiii«  siècle  :  lart  dramatique  et  celui 
de  la  tapisserie,  —  tout  le  décor  de  l'existence  mé- 
diévale. 

L'importance  d'Arras  est  donc  grande  dans  le 
rayonnement  de  la  civilisation  frant^aise  à  cette 
époque.  Un  fait  signilicatif  en  pourrait  fournir  la 
preuve.  Quand  en  1396  1e  fils  de  Philippe  le  Hardi, 
premier  duc  de  Bourgogne,  eut  été  fait  prisonnier  à 
Nicopolis  par  le  sultan  Bajazct,  que  demanda  celui- 


58  ARRAS    ET    l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

ci  pour  rançon  aux  envoyés  du  prince?  Quelques- 
uns  des  «  draps  de  haute-lice  ouvrés  à  Arras  ».  Le 
xive  siècle  ne  s'achève  pas  sans  que  leur  renommée 
ait  franchi  les  limites  de  l'Europe. 

V Histoire  cV Alexajidre  fut  envoyée  à  Bajazet.  Vers 
le  même  temps  Philippe  le  Hardi  avait  commandé 
à  un  haute-lissier  d'Arras  une  représentation  de  la 
Bataille  de  Rosebecque,  dont  les  chroniqueurs  nous 
assurent  avec  admiration  qu'elle  coûta  2.600  francs 
d'or.  Mais  la  belle  série,  et  combien  propre  à  déco- 
rer, mieux  encore  qu'une  salle  de  palais,  la  toile 
mouvante  d'un  pavillon  que  l'on  dresse  au  hasard 
des  campements  de  guerre  ! 

Les  événements  contemporains  fournissent  donc 
des  sujets  aux  haute-lissiers  arrageois.Ils  s'inspirent 
encore  de  la  littérature  médiévale.  C'est  du  roman 
de  la  Rose  assurément  que  procèdent  des  allégories 
telles  que  les  Vertus  et  les  Vices  ;  et  les  romans  bre- 
tons de  la  Table  Ronde  dont  nous  avons  vu  l'in- 
fluence dans  le  Jeu  de  la  Feuillée  leur  fournissent 
l'Histoire  de  Perceval  le  Gallois.  La  Bible  et  les 
Chroniques  de  France  sont  illustrées  par  des  com- 
positions telles  que  l'Histoire  du  roi  Pharaon  et  de 
la  nation  de  Moïse  ou  l'Histoire  du  roi  Clovis.  L'ha- 
giographie enfin  n'est  pas  oubliée  :  la  Vie  de  sainte 
Anne,  l'Histoire  de  saint  Georges  nous  en  sont  des 
témoignages.  Cette  dernière  légende  du  moyen 
âge  chevaleresque,  jamais  fut-elle  plus  aimée  et 
mieux  interprétée  que  par  notre  race  du  Nord  !  Le 
chevalier  merveilleux  de  pourpre  et  d'or,  penché 
vers  la  petite  princesse  captive  du  dragon,  il  figure 
sans  doute  au  portail  roman  de  la  catliédrale  de  Poi- 
tiers avant  d'inspirer  le  haute-lissier  d'Arras,  mais 
il  est  si   bien  le    héros  de  notre  cœur  que  nous  le 


LES   TAPISSERIES    d'aRRAS  59 

retrouvons  jeune  et  vivant  encore  dans  un  poème 
inspiré  de  Verhaeren  : 

Le  saint  Georges  rapide  et  clair 

A  traversé,  par  bonds  de  flamme. 

Le  frais  matin,  jusquà  mon  àme  ; 

Il  était  jeune  et  beau  de  foi  ; 

11  se  pencha  d'autant  plus  bas  vers  moi, 

Qu'il  me  voyait  plus  à  genoux  ; 

Comme  un  intime  et  pur  cordial  d  or 

Il  m'a  rempli  de  son  essor 

Et  tendrement  d'un  effroi  doux  ; 

Devant  sa  vision  altière, 

J'ai  mis  en  sa  pâle  main  fière 

Les  fleurs  tristes  de  ma  douleur  ; 

Et  lui,  s'en  est  allé,  m'imposant  la  vaillance, 

Et,  sur  le  front,  la  marque  en  croix  dor  de  sa  lance, 

Droit  vers  son  Dieu,  avec  mon  cœur. 


CHAPITRE  V 

ARRÂS  OUVRE  ET  CLOTURE 
LA  GUERRE  DE  CENT  ANS 

La  successioa  d'Artois,  une  des  causes  de  la  guerre  de  Cent 
ans.  —  Les  chefs  armagnacs  et  le  roi  Charles  VI  assiègent 
Jean  sans  Peur  dans  Arras.  —  Paix  de  1414.  —  Entrée 
joyeuse  de  Philippe  le  Bon  et  tournoi  sur  la  Grand'Place.  — 
.leanue  d'Arc  prisonnière  à  Arras  dans  l'automne  de  1430.  — 
L'assemblée  de  la  chrétienté  pour  la  paix  en  1435.  —  Le 
saug  de  France  parle  en  Philippe  le  Bon,  duc  de  Bourgogne. 

Concordance.  —  Aux  ruines  de  l'abbaye 
de  Saint-Vaast. 

Telle  qu'elle  était  en  1914,  l'abbaye  oh  fut  signée 
la  paix  qui  réconciliait  entre  eux  les  Français  et 
terminait  virtuellement  la  guerre  de  Cent  ans,  avait 
été  rebâtie  au  XVIIl^  siècle,  de  1742  à  1783.  Elle 
serait  un  froid  décor  si  le  bombardement  ne  l'avait 
incendiée,  lui  donnant  un  caractère  tragique.  C'est 
pourtant  ici  qu  Arras  au  XV^  siècle  parut  à  son 
apogée,  quand  elle  y  donna  la  paix  à  la  chrétienté. 

Souà  les  ducs  de  Bourgogne,  Arras  fut  profondé- 
ment engagée  dans  la  guerre  qui  dura  cent  ans 
entre  Anglais  et  Français  et  eut  pour  cause  les 
prétentions  d'Edouard    III,  fds  ot  petit-fils  de  prin- 


LA   GUERRE    DE   CENT   ANS  61 

cesses  capétiennes,,  à  la  succession  de  France.  En 
1331  il  avait  accepté  de  prêter  serment  de  vassal, 
pour  ses  possessions  de  Guyenne,  à  Philippe  de 
Valois  qui  lui  avait  été  préféré.  En  1337  il  renie  ce 
serment  et  se  dresse  contre  lui  en  rival  :  Robert 
d'Artois,  beau-frère  du  roi  de  France,  a  déterminé 
ce  changement  par  ses  intrigues  à  la  cour  de 
Londres,  réfugié  qu'il  y  est  après  avoir  été  con- 
vaincu de  faux  dans  les  pièces  produites  pour  de- 
mander revision  du  procès  qui  avait  attribué  l'Ar- 
tois à  Mahaut. 

La  succession  de  l'Artois  au  début  du  xiv«  siècle 
doit  donc  être  considérée  comme  une  cause — indi- 
recte sans  doute  —  de  la  guerre  de  Cent  ans,  en  ce 
qu'elle  envenima  l'affaire  delà  succession  de  France. 
Et  ce  siècle  ne  s'écoulera  pas  tout  entier  que  le  riche 
comté,  par  le  mariage  de  la  fille  de  Louis  de  Mâle, 
comte  de  Flandre,  avec  Philippe  le  Hardi,  ne  cesse 
d'être  français  pour  devenir  bourguignon. 

En  1382  donc,  Philippe  le  Hardi  ayant  joint  d'un 
même  coup  Flandre  et  Artois  à  son  duché,  le  couple 
princier  fît  son  entrée  dans  Arras  et  prêta  tant  à  la 
porte  Saint-Michel  qu'à  la  Cour-Ie-Gomte,  le  ser- 
ment de  défendre  et  maintenir  les  franchises  des 
habitants. 

Or,  en  1414,  la  ville  est  assiégée  par  Charles  VI, 
roi  de  France,  et  les  chefs  armagnacs. 

Après  une  longue  trêve  entre  Français  et  Anglais, 
la  guerre  s'est  rallumée  l'an  précédent.  Et  ce  qui  la 
rend  terrible,  c'est  qu'entre  Français  même  sévit  la 
guerre  civile,  —  Armagnacs  d'une  part,  Bourgui- 
gnons de  l'autre,  —  depuis  que  le  fils  de  Philippe 
le  Hardi,  Jean  sans  Peur,  a  fait  assassiner  le  duc 


62  ARRAS    ET    l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

d'Orléans,  en  l'an  1407.  Longtemps  populaire,  le  duc 
de  Bourgogne  a  régné  dans  Paris,  soutenu  par  les 
bouchers  qui  sont  ses  féaux,  mais  la  capitale  du 
royaume  s'est  lassée  de  leur  tyrannie  et  leur  a  opposé 
les  charpentiers,  corporation  non  moins  forte  et 
rude.  Devant  le  mouvement  grandissant,  le  duc  sans 
Peur  a  jugé  politique  de  quitter  Paris,  et  en  août  1413, 
il  en  est  parti  comme  pour  aller  sébattr  e  au  bois 
de  Viucennes,  emmenant  le  roi  fol,  le  pauvre 
Charles  VI.  Mais  une  troupe  de  bourgeois  de  Paris 
est  venue  Ty  rechercher  et  le  duc  a  dû  seul  conti- 
nuer sa  route.  Au  début  de  1414,  après  une  tentative 
sur  la  malheureuse  capitale  tombée  maintenant  aux 
mains  des  Armagnacs,  il  s'est  retiré  dans  Arras, 
poursuivi  par  ses  ennemis  qui  sont  venus  mettre  le 
siège. 

La  ville  n'eût  pas  eu  uq  ferme  dessein  de  résister, 
qu'elle  y  eût  été  encouragée  par  les  récentes  atrocités 
des  Armagnacs  au  siège  de  Soissons.  La  garnison 
d'Arras  était  commandée  par  un  homme  de  résolu- 
tion, Jean  de  Luxembourg,  qui  fit  sortir  les  bouches 
inutiles  et  brûla  les  faubourgs.  Elle  disposait  d'une 
bonne  artillerie  où  l'on  remarquait  l'invention  toute 
neuve  des  canons  à  main.  Les  assiégeants,  eux, 
possédaient  une  grosse  pièce  surnommée  la  Bow- 
geoise,  mais  le  duc  de  Bourgogne  ayant  trouvé  moyen 
de  gagner  à  prix  d'or  l'ingénieur  qui  la  pointait 
sur  Arras,  elle  n'y  faisait  guère  de  ravage. 

Charles  VI  était  parmi  les  assiégeants,  mais  le 
dauphin  son  fils  commandait  à  sa  place,  dominé 
lui-même  par  les  chefs  Armagnacs.  En  cet  état  de 
choses,  le  siège  n'avançait  guère.  Les  garnisons 
bourguignonnes  de  Lens,  Hesdin,  Saint-Pol  et  autres 
villes  de  l'Artois,    couraient  le  pays,   arrêtant  les 


LA   GCEriRE   DE   CENT    ANJ,  63 

C'jnvois   destinées    aux    assiégeduts.   Tout   l'Artois 
lutlait  avec  sa  capitale. 

Dui'ant  ce  siège  aux  longs  loisirs,  les  chevaliers 
des  deux  camps  rivalisaient  de  joutes  courtoises,  le 
prix  étant  un  diamant  pour  la  dame  du  vainqueur. 
Ou  encore,  il  y  avait  pour  les  clore  un  festin  pris  en 
comujun  sous  un  pavillon  dressé  en  dehors  des 
fossés  de  la  ville,  là  où  elles  avaient  lieu.  En  ces 
sortes  d'occasions,  il  se  trouvait  que  le  riche  duc, 
n'oubliant  rien,  avait  envoyé  l'un  de  ses  écuyers 
avec  de  beaux  écus  sonnants  pour  les  écuyers 
et  chevaliers  français. 

Il  arriva  tout  uaturellcmeut  qu'ils  désirèrent  la 
paix  durant  un  siège  si  long  et  qui  leur  montrait  à 
la  fois  la  force  et  l'adresse  du  duc  de  Bourgogne. 
Ce  désir  alla  jusqu'au  pauvre  roi  fol,  à  ce  que 
Barante  nous  conte  : 

«  Un  matin  qu'il  était  encore  au  lit,  sans  dormir, 
riant  et  devisant  avec  un  de  ses  valets  de  chambre, 
un  des  seigneurs  du  parti  d'Orléans  s'avanra  tout 
doucement,  et  passant  la  main  sous  la  couverture, 
il  tira  le  roi  par  le  pied.  «  Monseigneur,  vous  ne 
dormez  pas,  dit-il.  —  Non,  mon  cousin,  répliqua  le 
roi,  soyez  le  bienvenu.  Voulez-vous  ([uelque  chose? 
N'y  a-t-il  rien  de  nouveau?  —  Non,  monseigneur, 
sinon  que  vos  gens  disent  que  si  vous  vouliez  faire 
assaillir  la  ville,  il  y.  aurait  espérance  d'y  entrer.  — 
Mais,  reprit  le  roi,  si  mon  cousin  de  Bourgogne  se 
rend  à  la  raison,  s'il  met  la  ville  en  ma  main  sans 
assaut,  nous  ferons  la  paix.  —  Gomment,  monsei- 
gneur, s'écria  l'autre,  vous  voulez  avoir  la  paix 
avec  ce  méchant,  ce  traître,  ce  déloyal,  qui  a  si 
cruellement  fait  tuer  votre  frère  ?  »  Ces  paroles  allli- 
gèrcnt  le  roi,  qui  cependant  répondit  :  «  Tout  lui  a 


64  ARRAS    ET    l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

été  pardonne  du  consentement  de  mon  neveu  d'Or- 
léans.—  Hélas  !  sire,  vous  ne  reverrez  jamais  votre 
frère.  »  Pour  lors  le  roi  perdit  patience,  et  inter- 
rompant ce  seigneur  :  «  Laissez-moi,  mon  cousin, 
je  le  reverrai  au  jour  du  jugement  \  » 

L'élément  français  l'emporta  décidément  dans  le 
camp  sur  l'irréductible  élément  armagnac.  Ces 
condottiers  méridionaux  en  peu  de  temps  s'étaient 
fait  haïr.  Ne  disaient-ils  pas  aux  paysans  qu'ils  tor- 
turaient :  «  Va  maintenant  te  montrer  à  ton  idiot 
de  roi  ^.  »  Et  ne  battaient-ils  pas  dans  Paris  les 
petits  enfants  qui  allaient  chantant  innocemment 
une  complainte  populaire  :  «  Duc  de  Bourgogne  — 
Dieu  te  maintienne  en  joie!  ». 

La  paix  d'Arras  se  fit  donc  à  la  fin  de  novembre, 
dégageant  le  duc  de  la  mauvaise  situation  où  il  se 
trouvait  lors.  Il  ne  lui  en  coûta  que  de  laisser  le 
comte  de  Vendôme  aller  planter  la  bannière  royale 
dans  une  ville  bien  décidée  à  rester  ducale  comme 
elle  était.  Et  aussitôt  en  toute  hâte  et  grand  désar- 
roi s'en  fut  l'armée  des  assiégeants.  «  On  ne  vit 
jamais  un  tel  désordre,  a  écrit  Barante  ;  il  semblait 
qu'elle  fût  mise  en  déroute.  Par  négligence  ou  autre- 
ment le  feu  prit  au  logis  du  roi,  et  il  fut  contraint 
à  se  remettre  en  route  au  plus  vite.  On  laissa  une 
grande  partie  des  charrettes  et  des  bagages.  Le 
camp  fut  pillé  par  les  Bourguignons  de  la  ville  :  on 

1.  Baranle.  Histoire  des  ducs  de  Bourgogne^  lomc  IV. 

2.  «  Ce  roi  fou  que  les  gens  du  Nord,  que  Paris  au  milieu  de 
ses  plus  grandes  violences,  ne  voyaient  qu'avec  amour  ;  ceux  du 
Midi  n'y  trouvaient  rien  que  de  risible.  Quand  ils  prenaient  un 
paysan,  et  que,  pour  s'amuser,  ils  lui  coupaient  les  oreilles  ou 
le  nez  ;  «  Va,  disaient-ils,  va  maintenant  te  montrer  à  ton  idiot 
de  roi  ».  Michelot.  Histoire  de  France,  lome  V  de  Tôdition 
Lacroix,  Paris. 


LA    GUERRE    DE   CENT   ANS  65 

courut  même  après  les  marchands  qui  étaient  venus 
apporter  des  provisions,  et  plusieurs  furent  déva- 
lisés. Des  compagnies  de  l'un  et  de  l'autre  parti 
couraient  les  campagnes  et  les  dévastaient.  » 

Comment  le  souvenir  d'un  siège  terminé  de  la 
sorte  n'eût- il  pas  rendu  narquois  à  l'égard  des 
Français  les  habitants  d'une  ville  que  nous  avons 
vue  pétillante  desprit  picard  ! 

Non  seulement  Arras  n'a  pas  été  asservie  aux 
Armagnacs,  mais  elle  a  contribué  à  libérer  d'eux 
Paris.  Demeurée  l'une  des  libres  capitales  de  la 
France  du  Nord,  elle  continue  à  jouer  son  rôle  dans 
la  civilisation  élaborée  par  celte  France  aux  rives 
de  Loire  et  de  Seine,  d'Oise  et  de  Somme,  de  Scarpe 
et  d'Escaut.  Les  ducs  y  tiennent  leur  cour  quand  il 
leur  plaît,  sûrs  d'y  trouver  le  décor  fastueux  qui 
convient  aux  fêtes  qu'ils  donnent.  Ce  sont  joutes  en 
1423  sur  le  grand  Markiet  devant  Philippe  le  Bon 
venu  d'Amiens.  Saintraille  et  Lionel  de  Vendôme 
l'ont  pris  pour  arbitres  et  le  premier  jour  courent 
six  lances  ;  puis  le  second,  combattent  à  pied  avec 
la  hache.  <i  Lionel,  avec  une  ardeur  extrême  et  sans 
reprendre  haleine,  s'en  allait  frappant  du  tranchant 
de  sa  hache:  Saintraille,  plus  froid,  parait  avec  le 
biton  de  la  sL-nne.  Puis,  saisissant  son  moment,  il 
porta  à  Lionel  plusieurs  coups  de  la  pointe  de  sa 
hache  dans  la  visière,  si  bien  qu'il  iinit  par  la  rele- 
ver, et  lui  découvrit  le  visage  ;  l'autre  saisit  aussitôt 
de  sa  main  la  hache  de  Saintraille:  celui-ci  accro- 
cha son  casque,  et  lui  égratignait  le  vi?age  avec 
son  gantelet  de  fer  :  pour  lors  le  Duc  lit  cesser  le 
combat  *.  » 

1.  Barànte. 

De  Po.NCHtviLi.r,  0 


60  ARRAS    ET    l'aRTôIS    DÉVASTÉS 

Six  ans  après,  ccst  bien  une  aiitre  fête.  Au  mois 
de  janvier  1429  le  duc  Pliilippe  a  pris  femme  à 
Bruges  en  même  temps  qu'il  y  instituait  1  ordre  de 
la  Toison  d"or.  Après  avoir  été  à  Gand,  il  vient  à 
Arràs  avec  cette  Isabelle  de  Portugal  à  laquelle  en 
signe  de  sa  puissance  il  a  offert  un  train  de  maison 
«  bien  plus  magnifique  et  composé  d'un  beaucoup 
plus  grand  nombre  de  serviteurs  que  n"en  avait 
aucune  reine  de  la  chrétienté  »  '.  Dans  cette  entrée 
solennelle,  les  bourgeois  d'Arras  voient  pour  la 
première  fois  la  pompe  inouïe  de  l'ordre  nouvelle- 
ment créé,  mis  à  la  fois  sous  le  patronage  de 
î'âpôtre  saint  André  et  sous  celui  du  fabuleux 
Jason.  Les  grands  manteaux  couleur  de  feu  traînent 
à  terre,  balayaiit  le  sol  au  passage  du  cortège. 

Point  de  fête  sans  tournoi.  Celui  qui  fut  publié 
alors  dans  toute  l'Europe  est  demeuré  célèbre.  Sain- 
traille  de  nouveau  et  avec  lui  Valperga  d'Abrécy, 
Dubiet  et  de  NuUy,  chevaliers  français,  vinrent  des 
villes  les  plus  proches  demeurées  sous  l'obéissance 
du  Boi,  défier  cinq  chevaliers  du  Duc,  le  sire  de 
Baufremont,  le  geigneur  de  Gharny,  le  sire  de 
Lalaing,  Jean  de  Vauldrey  et  Philibert  de  Men- 
thon.  Chaque  jour  un  couple  de  chevaliers  combattit 
entre  les  barrières  de  couleur  nommées  lices  ainsi 
qUe  celles  entre  lesquelles  Arras  tissait  ses  mou- 
vantes et  vives  tapisseries.  Le  Duc  et  la  Duchesse 
étaient  placés  sur  un  échafaud,  dominant  avec  leur 
suite  éclatante  la  foule  qui  assiégeait  le  grand 
markiet  pour  être  témoin  de  ce  rare  spectacle. 

A  ce  tournoi,  Jean  de  Luxembourg  —  le  défenseui- 

<     Ibidem, 


L\   GUERKE    DE   CENT   ANS  G7 

d'Arras  en  141  i  —approchait  les  lances  aux  combat- 
tants bourguignons.  Nous  l'allons  voir  maintenant 
avec  une  extraordinaire  inconscience  vendre  la  pure 
héroïne  fran<;aise,  Jeanne  d'Arc,  aux  Anglais  :  et  le 
dernier  séjour  que  la  Pucelle  fera  en  terre  bour- 
guignonne —  c'était  terre  française  encore  malgré 
les  erreurs  d'une  alliance  antiuationale  —  ce  sera 
Arras. 

Elle  a  été  prise  à  Compiègne  le  23  mai  1480,  et 
dès  lors  appartient  à  Jean  de  Luxembourg  qui  la 
loge  successivement  au  château  de  Beaulieu  en 
Vermandois,  d'où  elle  Lente  de  s'évader,  et  à  celui 
de  Beaurevoir  où  elle  a  pour  cumpagnus  dans  une 
liospitalité  courtuise  cunfurme  aux  mœurs  chevale- 
resques, Jeanne  de  Luxembourg  et  Jeanne  de 
Béthune,  la  tante  et  la  propre  femme  du  chef  bour- 
guignon. Que  ce  séjour  fut  doux,  que  les  trois 
Jeannes  aisément  s'accordèrent,  la  Pucelle  en  témoi- 
gna durant  son  procès  :  «  Si  j'eusse  dû  prendre 
habit  de  femme,  je  l'eusoe  plutôt  fait  à  la  requête 
de  ces  deux  dames  que  d'aucune  autre  dame  en 
France,  excepté  la  reine.  >>  Mais  elle  ne  le  pouvait 
sans  que  ses  voix  ly  eussent  autorisées. 

Nous  sommes  eu  septembre  1430.  Vers  la  fin  de 
ce  mois,  Jeanne  est  transférée  à  Arras. 

Ce  dût  y  être  grande  rumeur.  Peu  de  mois  aupa- 
ravant, dans  le  temps  quelle  assiégeait  Paris,  elle 
avait  fait  prisonnier  l'un  des  meilleurs  chefs  bour- 
guignons, mais  réputé  pour  ses  cruels  brigandages, 
Franquet  d'Arras.  il  courait  l'Ile-de-France,  et  per- 
sonne n'osait  l'attaquer.  Jeanne  y  alla  et  le  trouva 
retranché,  ayant  de  bons  archers  derrière  son  rem- 
part improvisé,  Elle  le  prit  pourtant  et  voulait  le 
garder  «  pour  l'échanger  avec  un  brave   pari3ien> 


68  ARRAS    ET   l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

maître  d'une  fameuse  hôtellerie  à  l'enseigne  de 
l'Ours,  que  l'on  retenait  en  prison  pour  quelque 
entreprise  faite  en  faveur  du  roi.  Le  bailli  de  Senlis 
et  les  juges  de  Lagny  demandaient  au  contraire 
que  Franquel  leur  fut  livré  afin  de  punir  ses  bri- 
gandages. Jeanne  ayant  appris  que  l'aubergiste 
était  mort  :  «  En  ce  cas,  dit-elle,  faites  de  celui-ci  ce 
«  que  justice  voudra.  »  Son  procès  fut  suivi  et  il  fut 
décapité.  La  mort  de  ce  fameux  chef  de  guerre... 
donna  un  courroux  extrême  aux  ennemis.  On  assura 
que  Jeanne  avait  violé  la  foi  promise  et  avait 
manqué  à  toutes  les  lois  de  la  guerre.  Cela  augmenta 
la  réputation  de  cruauté  qu'elle  avait  parmi  les 
adversaires  du  roi.  Ils  répandirent  même  le  bruit 
qu'elle  avait  tué  Franquet  de  sa  propre  main  *  ». 
Ce  sont  là  assurément  les  bruits  odieux  qui  circu- 
lèrent dans  Arras,  et  nous  pouvons  imaginer  quelle 
créance  ils  y  trouvèrent  dans  le  peuple. 

Peut-être  n'était-elle  pas  à  Arras  même,  mais 
enfermée  au  château  de  Bellemotte,  contigu  à  la 
ville,  et  qui  appartenait  au  duc  de  Bourgogne  -.  Elle 
y  jouissait  encore  d'une  certaine  liberté,  puisqu'elle 
y  reçut  la  visite  d'un  clerc  de  la  ville  de  Tournai, 
Jean  Naviel,  qui  lui  apportait  une  trentaine  d'écus 
d'or  de  la  part  des  bourgeois  de  ladite  ville  «  pour 
employer  en  ses  nécessités  »,  Elle  y  aperçut  aussi 
entre  les  mains  d'un  archer  écossais  le  seul  portrait 
d'elle  qu^elle  ait  jamais  vu  et  qui  la  représentait  à 
genoux,  en  armes,  offrant  au  roi  une  lettre^. 

1.  Bar  an  te. 

2.  C'est  la  conclusion  d'une  étude  publiée  par  un  liistorien 
local,  M.  Blondel,  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  d' Arras, 
année  1900,  Arras,  imprimerie  Guyol. 

:i.  Andrew  Lang.  La  Pucelle  de  France. 


LA   GUERRE   DE   CENT    AXS  69 

A  la  fin  de  novembre,  400.000  écus  d'or  ayant  et<i 
remis  par  les  Anglais  à  Jean  de  Luxembourg,  il 
leur  livra  sa  prisonnière  qui  fut  menée  au  château 
du  Crotoy  et  de  là  à  Rouen.  Arras  avait  <-onnu  les 
derniers  jours  heureux  du  la  pure  héroïne,  ceux  où 
elle  avait  été  traitée  encore  en  prisonnière  de 
marque  par  ses  compatriotes. 

C'est  dans  cette  même  Arras,  naguère  ardente  pour 
la  guerre*  que  la  pai-x  va  se  décider,  et  s'éteindre 
la  guerre  de  Cent  ans,  brasier  dont  la  succession 
d'Artois  avait  été  un  brandon. 

Jeanne  d'Arc  avait  t'ait  entamer  des  négociations 
entre  le  roi  et  le  duc  du  sang  de  France.  Elle  avait 
horreur  de  cette  guerre  intestine  dans  la  guerre 
contre  l'envahisseur.  En  143o,  cinq  ans  après  que 
la  bonne  Lorraine  eût  été  brûlée  à  Rouen,  la  récon- 
ciliation qu'elle  désirait  de  toute  son  àme  se  fait  à 
Arras,  et  se  signe  la  paix;  bienheureuse  qui  laisse 
prévoir  à  court  terme  l'échec  définitif  des  Anglais. 

Apogée  d'Arras.  Paris  est  alors  peu  de  chose 
auprès  d'elle.  Vers  la  fin  du  mois  de  juillet  arrivent 
dans  la  capitale  septentrionale  tous  ceux  qui  doivent 
prendre  part  à  la  conférence,  et,  remarque  Michelet, 
«  cette  assemblée  était  celle  de  toute  la  chrétienté  *  ». 
Les  premiers  furent  les  cardinaux  légats  du  pape, 
qui  avaieat  mission  de  tout  faire  pour  éteindre  une 

1.  Michelet  parle  des  prédications  fougueuses  du  car  nie  bre- 
ton Conecta  sur  le  marché  d'Arras,  devant  des  masses  de 
15.000  à  20.000  hommes. 

2.  Histoire  de  France,  tome  VI.  —  Baranle  nous  apporte  un 
semblable  témoignage  de  l'admiration  des  contemporains, 
u  Jamais  on  n'avait  rien  vu  de  si  grand  que  l'assemblée  qui  se 
formait  en  celte  ville.  »  Tome  VI  de  VHistoire  des  ducs  de 
L'ourgoyne. 


70  ARRAS   ET   l'aRTôIS    BÊVASTÉS 

guerre  dont  aucune  jusque-là  n'avait  approché  la 
durée  ni  l'horreur.  Ce  qu'ils  devaient  proposer  aux 
combattants,  c'était  en  somme  la  formule  de  l'anti- 
que serment  de  Strasbourg,  la  réconciliation  «  pro 
Deq  araur  ».  Puis  vinrent  après  les  envoyés  du 
pape  ceux  de  l'empereur.  Sigismond.  Enfin,  selon 
la  hiérarchie  médiévale,  les  ambassadeurs  des  rois  : 
Castille,  Aragon,  Portugal,  Navarre,  Sicile,  Chypre, 
Pologne  et  Danemark.  Les  durs  de  Bretagne  et  de 
Milan  avaient  aussi  envoyé  }eurs  diplomates  aux 
ducs  d'Occident.  Parmi  les  évoques,  ce^iii  de  Liège 
entra  dans  Ârras  accompagné  de  200  cavaliers 
montés  sur  des  chevaux  d'une  blancheur  éclatante, 
L'Université  de  Paris  était  représentée.  Les  scribes, 
—  légistes,  docteurs  en  droit  et  en  théologie,  — 
étaient  nombreux  aux  côtés  des  princes  des 
hommes. 

Pour  l'Angleterre,  Tarchevêque  d'York  et  le  comte 
de  Suffolli  accompagnés  de  quelque  deux  cents  sei- 
gneurs avaient  mission  de  parler  en  son  nom. 

Tout  ce  rnonde  étant  logé  dans  les  maisons  et  les 
hôtelleries  d'Arras,  le  duc  de  Bourgogne  y  entra  à 
son  tour  le  30  juillet,  venu  de  Paris  qu'il  avait  tra- 
versé avec  sa  femme  et  ^on  fils,  Paris  alors  en 
proie  à  la  peste  et  à  la  famine,  où  on  l'implora 
«  cqmme  un  ange  de  Dieu  »  '  en  faveur  de  la  paix. 
Quel  contraste  quand  il  entre  dans  cette  triomphante 
Arras  aux  places  plus  vastes  qu'aucune  à  Paris  î 
Tous  les  ambassadeurs,  ceux  du  Pape  seuls  exceptés, 
sont  venus  à  sa  rencontre  hors  des  murs.  A  ses 
côtés  brille  une  fleur  de  chevalerie  composée  de  ses 
vassaux  et  parents,  trois  cents  archers  l'escortent  : 

1.  Michelet. 


LA   GUERRE   DE   CENT   AXS  71 

le   peuple    sur    son   passage    se   presse    et   crie   : 
«  Noël  !  ». 

Quand  de  leur  côté  les  ambassadeurs  du  roi  de 
France  furent  aux  portes  de  la  ville,  Philippe  le 
Bon  en  sortit  pour  aller  à  leur  rencontre,  et  em- 
brassa tendrement  ses  beaux-frères  qui  étaient  parmi 
eux,  le  duc  de  Bourbon  et  le  comte  de  Richemont. 
Les  Anglais,  comme  s'ils  eussent  prévu  que  le  sang 
parlerait  en  lui,  avaient  refusé  de  l'accompagner. 
Tant  était  grande  leur  méfiance  qu^on  avait  été 
jusqu'à  dire  en  leur  camp  «  qu'on  l'enverrait  boire 
de  la  bière  en  Angleterre  »,  re  qui  signifiait  appa- 
remment qu'il  eût  été  bon  de  s'assurer  de  sa  per- 
sonne. 

Tous  les  seigneurs  français,  qu'ils  appartinssent 
au  roi  ou  au  duc  rentrèrent  ensemble  dans  Arras 
au  milieu  d'une  animation  joyeuse.  Les  ducs  de 
Bourgogne,  de  Bourbon  et  de  Gueldre  chevauchaient 
sur  un  même  f»ng  derrière  les  trompettes  sonnant, 
et  le  roi  d'armes  de  France,  Montjoye,  dont  le 
nom  symbolise  à  merveille  une  telle  journée.  Les 
acclamations  des  Arrageois  pressés  dans  les  rues 
et  sur  les  places  prouvaient  unanimement  combien 
ils  en  auguraient  la  réconciliation  nationale. 

Au  début  du  mois  d'août,  les  joutes  commencè- 
rent sur  le  grand  markiet  en  même  tenips  que  les 
conférences  à  l'abbaye  de  Saint-Vaast,  et  de  la  sorte 
légistes  comme  seigneurs  eurent  l'emploi  de  leur 
activité.  Il  était  venu  d'Espagne  pour  rompre  des 
lances  en  champ  clos  une  sorte  de  don  Quichotte, 
Juan  de  Merlo,  qui  déclara  n'avoir  aucune  querelle 
à  venger,  mais  désirer  prendre  part  au  tournoi  pu- 
blic à  seule  fin  d'acqu^'-rir  honneur  et  renom.  |1 
défia  l'un  des  chevaliers  de  la  Toison  d'or,  le  sire  de 


72  ARRAS   ET    l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

Charny,  qui  combattit  tenant  en  main  une  bannière 
sur  laquelle  la  Vierge  et  saint  Jean  étaient  repré- 
sentés. Pour  l'espagnol,  qui  par  fierté  ne  voulut 
abattre  la  visière  de  son  casque,  il  portait  sur  ses 
armes  par  courtoisie  pour  le  roi  de  France  allié  à 
son  maître  le  roi  de  Castille,  une  hucque  de  velours 
rouge  avec  la  croix  blanche  de  France.  Après  que 
les  deux  champions  eussent  rompu  leurs  lances  et 
comme  ils  allaient  combattre  corps  à  corps,  le  duc 
à  leur  grand  déplaisir  fit  cesser  la  joute.  Don  Juan 
de  Merlo  protestait  qu'il  ne  serait  pas  venu  à  grands 
frais  de  si  loin  par  terre  et  par  mer  s'il  avait  su 
courir  à  un  si  mince  combat.  On  l'apaisa  en  louant 
sa  vaillance. 

Il  est  à  remarquer  que  les  chevaliers  anglais  ne 
prirent  nulle  part  à  ces  joutes  courtoises,  ils  sen- 
taient combien  était  proche  la  réconciliation  entre  le 
Duc  jusque-là  leur  allié,  et  Charles  VII  de  France. 
Maître  Laurent  Pinon,  confesseur  de  Philippe  le 
Bon,  avait  assez  marqué  le  désir  de  paix  de  son  pé- 
nitent princier  quand,  le  5  aoiit,  dans  la  salle  des 
conférences  à  l'abbaye  de  Saint- Vaast,  il  avait  choisi 
pour  thème  de  son  sermon  d'ouverture  les  paroles 
d'Abraham  à  Lot  :  «  Je  te  prie  qu'il  n'y  ait  point  de 
querelle  entre  toi  et  moi,  non  plus  qu'entre  tes  pas- 
teurs et  mes  pasteurs,  car  nous  sommes  frères.  » 

La  proposition  française  était  celle-ci  :  a  Que  le 
roi  et  la  nation  d'Angleterre  renonceraient  absolu- 
ment au  titre  et  au  droit  prétendu  de  la  couronne 
de  France  ;  que  le  duché  d'Aquitaine  leur  serait 
cédé  à  titre  de  fief  et  qu'ils  rendraient  tout  ce  qu'ils 
occupaient  en  France.  »  Ni  l'archevêque  d'York,  ni 
le  cardinal  de  Winchester  arrivé  le  26  août,  n'y  vou- 
lurent jamais  souscrire,  et  au   début  du  mois   de 


LA   GUERRE    DE    CENT    ANS  73 

septembre,  ils  quittèrent  Arras  avec  leur  suite.  Il 
appartint  dès  lors  au  seul  duc  de  Bourgogne  de  dé- 
cider si  la  grande  misère  du  peuple  de  France  ces- 
serait ou  non. 

On  assiste  quand  on  lit  les  historiens  de  ce  temps, 
au  drame  intime  qui  se  passa  en  lui.  Le  sang  de 
France  parlait  assez  haut  pour  qu'il  désirât  la  paix 
de  tout  son  cœur.  D'autre  part  il  croyait  en  cons- 
cience être  tenu  toujours  par  le  serment  qui  l'avait 
fait  Taillé  des  Anglais. 

L'atmosphère  d' Arras  était  propice  à  la  réconci- 
liation. Comme  il  avait  embrassé  ses  beaux-frères, 
le  duc  de  Bourbon  et  le  comte  de  Richemont.  avant 
môme  qu'ils  n'y  entrassent,  ainsi  les  chevaliers 
français  d'une  part,  bourguignons  de  l'autre,  se 
reconnaissant  de  même  langue  et  patrie,  se  fêlaient 
mutuellement  en  longs  banquets. 

Le  duc  pendant  ce  temps,  grave  et  soucieux,  re- 
cevait les  consultations  des  docteurs  en  théologie, 
légistes,  chats-fourrés  de  toute  espèce  et  de  toute 
sorte.  Souvent  aussi  il  se  retirait  d'eux  pour  prier. 
Le  peuple  d'Arras  ne  l'ignorait  pas  ;  et  l'on  montait 
qu'étant  ainsi  en  oraison,  la  duchesse  sa  femme 
était  venue  avec  plusieurs  seigneurs  de  sa  suite  et 
les  ambassadeurs  de  France,  se  jeter  à  ses  genoux 
en  pleurant  et  le  conjurer  de  faire  la  paix.  L'esprit 
de  la  Pucelle  habita  ce  jour  là  celui  de  la  bonne 
duchesse. 

Des  prodiges  survenaient  :  le  cardinal  de  Sainte- 
Croix,  légat  du  pape,  pour  montrer  au  duc  le  pou- 
voir de  l'Eglise  qui  lie  et  délie,  avait  prononcé  une 
malédiction  sur  un  pain  et  il  était  devenu  noir  tout 
entier.  11  l'avait  béni  ensuite,  et  C".'  pain  avait 
repris  sa  blancheur  primitive. 


7i  ARRAS   ET    l'aRTOIS   DÉVASTÉS 

Sur  ce,  parvint  à  Arras  une  nouvelle  importanle  : 
le  duc  de  Bedford  venait  de  mourir  à  Rouen  le 
14  septembre,  Bedford,  l'homme  auquelle  duc  avait 
prêté  serment  d'alliance.  Dans  l'esprit  du  temps,  il 
se  trouvait  dégagé  par  le  fait.  Dès  lors  il  écouta  avec 
une  conscience  apaisée  les  propositions  françaises 
et  lînit  par  les  accepter.  Elles  étaient  belles  assez, 
lui  donnant  l'Auxerrois,  le  Boulonnais,  les  villes  de 
la  Somme,  c'est-à-dire,  selon  Michelet,  «  la  barrière 
de  la  France  du  côté  du  Nord*  ».  Louis  XI  s'em- 
ploiera sa  vie  durant  à  pallier  l'effet  de  ce  traité 
qui  donnait  sans  doute  la  paix  à. la  France,  mais  en 
favorisant  singulièrement  la  puissance  delà  maison 
de  Bourgogne.  Ce  que  son  père  Charles  VII  est  bien 
contraint  maintenan};  de  laisser  faire,  il  le  défera, 
rachetant  les  villes  de  la  Somme,  reprepant  le  Bou- 
lonnais par  une  ruse  pieuse,  entrant  par  force  dans 
Arras  à  cette  heure  triomphante  aveclesducs  et  qui 
s'abattra  avec  eux.  Parmi  tant  de  docteurs  en  théo- 
logie qui  y  foisonnent  alors,  nul  ne  va-t-il  se  lever 
pour  lui  faire  craindre  le  rnème  destin  qu'à  Jérusa- 
lem :  «  Ils  l'entoureront  de  tranchées  et  de  circon- 
vallations...  »  ? 

Mais  cette  heure  était  tout  à  la  joie.  Les  sceaux 
étant  apposés  au  bas  du  traité,  une  grand'messe  fut 
aussitôt  chantée  en  actions  de  grâces  dans  l'église 
des  moines  de  Saint- Yaast  qui  avaient  prêté  leur 
abbaye  le  temps  qu'avaient  duré  ces  longues  con- 
férences .  Le  chroniqueur  contemporain  Monstre- 
let  nous  laisse  entrevoir  la  pompe  de  cette  messe 
célébrée  [pour  la  réconciliation  en  Dieu  de  princes 
séparés  jusque-là  par  tant   d'actions  fratricides;  le 

1.  Précis  de  Vhistoire  de  France,  Paris,  1833. 


LA    GUERRE    DE    CENT    ANS  7b 

sacre  du  roi  à  Reims  avait  réuni  moins  de  eignenrs 
et  connu  moins  d'éclat.  Si  cette  fois  la  libératrice,  la 
Pucelle  sainte,  ne  se  trouvait  pas  en  chair  et  en  os 
dans  le  chœur,  comment  douter  que  son  esprit  im- 
mortel n'ait  plané  au-dessus  de  ceux  qui,  agenouil- 
lés au  pied  de  l'autel  do  Saint-Vaast,  promettaient  à 
la  France  l'oubli  de  leurs  sanglantes  querelles. 

«  Le  duc,  la  duchesse  et  les  princes  de  Bour- 
gogne tenaient  la  droite;  le  duc  de  Bourbon  et  les 
princes  de  France  étaient  à  gauche.  Le  chancelier 
de  France  et  les  autres  ambassadeurs  se  placèrent 
dans  le  milieu  du  chœur  devant  un  petit  autel  qu'on 
avait  dressé  et  sur  lequel  étaient  un  crucifix  d'or, 
deux  flambeaux  allumés  et  le  livre  des  évg.ngiles. 
L'évêque  d'Auxerre  ht  un  sermon  sur  cotte  heureuse 
paix.  Son  texte  fut  :  «  Ta  foi  ta  sauvé,  va-t-en  en 
paix.  »  Quand  la  messe  fut  dite,  les  cardinaux  firent 
donner  lecture  du  traité.  Et  aussitôt  Jean  Tudert, 
doyen  de  Paris,  s'avança,  ainsi  que  cela  avait  été 
réglé,  se  jeta  aux  pieds  du  duc  Philippe  et  pria 
merci  de  la  part  du  roi,  pour  le  meurtre  du  duc 
Jean.  Le  duc  se  montra  ému,  releva  le  doyen  de 
Paris,  l'embrassa  et  lui  dit  qu'il  n'y  aurait  à  l'avenir 
jamais  de  guerre  entre  le  roi  Charles  et  lui.  Pour 
lors  le  cardinal  de  Sainte-Croix,  ayant  posé  unecroix 
d'or  et  le  Saint-Sacrement  sur  un  coussin,  fit  jurer 
au  duc  de  Bourgogne  que  jamais  il  ne  rappellerait 
la  mort  de  son  p^re,  et  entretiendrait  bonne  paix  et 
union  avec  le  roi  de  France.  Puis  les  deux  cardinaux 
mirent  la  main  sur  lui,  et  lui  donnèrent  l'absolution 
des  serments  qu'il  avait  faits  aux  Anglais. 

«  La  paix  fut  ensuite  publiée  dans  les  rues.  On 
peut  s'imaginer  la  joie  qui  éclata  parmi  cette  foule 
de  gens  de  tous  pays  et  de  tous  états  dont  la  ville 


76  ÀRRAS   ET   l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

était  remplie.  C'était  des  cris  d'allégresse  qui  ne 
finissaient  point.  La  foule,  comme  enivrée  de  con- 
tentement, ne  pouvait  apaiser  ses  transports  ;  ou 
entendait  crier  Noël  de  toutes  parts.  Un  jour  ne 
suffit  point  à  épuiser  une  si  grande  joie.  On  ne  se 
lassait  point  de  fêtes,  de  repas,  de  danses  ^)) 

D'Arras  la  joie  gagna  tout  le  royaume.  On  sentait 
l'unité  nationale  assurée  désormais.  Charles  VII 
assembla  les  trois  Etats  à  Tours,  et  le  chancelier  y 
rendit  compte  de  la  pai-x:  qui  venait  d'être  signée. 
On  y  cria  ;  Vive  le  duc  !  autant  que  :  Vive  le  roi  ! 
La  popularité  de  la  maison  de  Bourgogne  en  dépit 
d'éciipses  passagères  n'avait  cessé  d'être  grande 
dans  tout  le  pays  de  Seine  et  de  Loire.  Le  Pape  enfin 
par  l'envoi  d'une  bulle  témoigna  de  la  joie  de  la 
chrétienté  tout  entière  ;  c'était  elle  aussi  et  non  seu- 
lement la  France  qui  avait  souffert  d'une  guerre 
si  longue,  c'était  en  son  nom  que  le  duc  Philippe 
avait  été  supplié  à  Arras  par  les  légats  :  c'était  pour 
elle  enfin  que  la  Pucelle  avait  souffert  dans  son  rêve, 
toutes  divisions  cessant,  d'unir  les  croyants  contre 
les  infidèles  en  une  nouvelle  croisade. 

Cette  date  de  1435  est  unique  à  vrai  dire  dans 
l'histoire  d'Arras,  et  jamais  son  nom  ne  brilla  d'un 
si  vif  éclat.  A  la  place  de  Paris  dont  la  peste  et  la 
famine  avaient  faiif,  dit  Michelet,  un  «  trop  affreut 
séjour»,  elle  s'était  montrée  la  capitale  vers  laquelle 
convergeaient  alors  les  aspirations  nationales. 

1.  Baraute.  Histoire  des  ducs  de  Boicrr/ognc,  VI,  p.  ^S'^Q, 


CHAPITRE  VI 

ARRAS  entraînée  DANS  LA  RUINE 
DE  LA  MAISON  DE  BOURGOGNE 


La  Vaudoisie  d'Arras.  —  Louis  XI  et  Philippe  le  Bon  à  Ilesdin. 
—  Entrée  du  Téméraire  à  Arras.  —  Après  sa  mort,  Louis  XI 
s'empare  de  TArlois.  —  11  dépeuple  Arras  et  la  veut  nommer 
Franchise.  —  Paix  de  1482. 


Concordance.  —  Dans  le  quartier 
de  l'Hôtel  de  Ville. 

i)7,  nous  plaçant  auprès  de  l'Hôtel  de  ville,  nous 
portojxs  notre  regard  sur  les  maisons  à  l'en  tour, 
blessées  toutes  ou  abattues,  nous,  sentirons  la  simili- 
tude qui  existe  entre  l' Arras  ruinée  et  dépeuplée  de 
la  fin  du  XV'  siècle,  et  V Arras  de  ce  temps.  En  1477- 
1479,  un  accident  analogue  à  celui  de  1914-1918 
arrête  la  montée  de  la  sève  dans  l'arbre.  —  Mais  la 
fureur  des  guerres  fut-elle  Jamais  ce  qu'elle  est 
devenue  ? 

Pour  les  villes  comme  pour  les  hommes,  il  arrive 
que  la  plus  éclatante  prospérité  précède  les.  plus 
cruels  revers.  Ce  fut  le  cas  pour  Arras.  Kncore 
qu'étrangement  mêlés,  de  beaux  jours  s'étendent 
de  143ij  —  année  de  la  paix  signée  dauas  le  faste  et 
la  joie  —  à  1477.  premier  coup  de  la  hache  dans 


78  -ARRAS   ET   l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

l'arbre  aux  mille  rameaux  qui  rassemble  l'Artois 
sous  son  vaste  feuillage. 

Pendant  un  demi-siècle,  une  extraordinaire  abon- 
dance matérielle  l'enivre  que  nous  symbolisent  les 
fontaines  de  vin  coulant  dans  les  rues  le  jour  où  la 
paix  fut  signée  *.  Dans  celte  période,  peut-être  la 
cité  charnelle  i'emporta-t-elle  sur  la  cité  de  Dieu.  Il 
semble  qu'alors  Arras  ait  accepté  pour  devise  celle-là 
qu'un  chevalier. prit  dans  une  joute  sur  le  grand 
Markiet  :  «  Que  j'aie  de  mes  désirs  assouvissance  — 
et  jamais  d"autre  bien.  » 

Avec  cette  furie  de  plaisirs  coïncida  une  étrange 
maladie  morale  :  nous  voulons  parler  de  cette  Vau- 
doisle  cr Arras  signalée  par  Chateaubriand  dans  ses 
Etudes  historiques'  et  qui  fut  réprimée  à  force  de 
supplices.  Autant  qu'on  puisse  voir  clair  dans  cette 
affaire  ténébreuse,  de  prétendus  sorciers  et  sor- 
cières, hommes  et  femmes,  se  réunissaient  de  nuit 
pour  rencontrer  le  diable  et  tenir  sabbat  avec  lui 
dans  les  bois  autour  d'Arras,  «  soit  dans  les  bois  de 
Alotllaines  situés  entre  Arras  et  Tiiloy,  soit  dans  le 
bois  Maugart  »  ^. 

Leur  nombre  croissait  sans  cesse,  les  bûchers 
eurent  enfin  raison  de  ces  malheureux  en  qui  nous 
verrions  aujourd'hui  des  malades,  et  que  l'on  traita 

1.  E.  Séyaud.  Arras  elles  nurns  de  ses  rues,  Ari'as,  Répessé- 
Ci-epcl,  éditeur,  i9u3.  —  ÎS'ous  y  lisons  encore  :  «  Dans  un 
acie  du  i^^  décembre  1430,  il  est  dit  que  de  tel  et  si  long  temps 
(ju'il  n'était  mémoire  du  contraire,  le  vin  est  la  plus  notable 
marchandise  qui  ait  cours  en  icelie  ville  ». 

2.  «  Lors  de  la  Vaudoisie  d'Arras,  —  écrit-il  —  les  hommes 
et  les  femmes,  retirés  dans  les  bois,  après  avoir  trouvé  un  cer- 
tain démon,  se  livraient  à  une  prostitution  générale.  » 

3.  Julien  Boutry.  Arras,  son  histoire  et  ses  monuments, 
Arras,  l69U. 


LA   RUINE    DE   LA   MAISON   DE   BOURGOGNE        79 

en  criminels.  Il  y  a  une  nuance  de  pitié  dans  ce 
qu'en  dit  en  sa  chronique  rimée  des  Merveilles  du 
temps  le  contemporain  Chastellain  . 

«  J'ai  vu  graad'  vauderie 
En  Arras  pulluler, 
Gens  pleins  de  rêverie 
Par  juj5'ement  briiIer  ; 
Trente  ans  puis  cette  alTaire, 
Parlement  décréta 
Qu'à  tort  sans  raison  faire, 
A  mort  ou  les  traita.  -. 

Cette  sinistre  alïaire,  c'est  en  .somme  le  tribut 
payé  par  Arras  au  déséquilibre  d'un  siècle  infiniment 
troublé,  la  folie  du  pauvre  roi  Charles  VI  en  est  une 
preuve  parmi  cent  autres.  Mais  ce  côté  d'ombre 
inquiétante  à  la  Rembrandt  ne  sert  qu'à  faire  res- 
sortir la  joie  et  la  santé  générales  d'une  ville  qui 
plus  souvent  par  son  éclat  fait  songer  à  Rubens. 
Jamais  peut-être  autant  que  dans  ce  court  demi- 
siècle,  le  nom  d'Ârras  ne  vola  dans  la  bouche  dts 
hommes.  Ville  où  la  chrétienté  a  tenu  son  assem- 
blée, elle  demeure  en  outre  la  riche  cité  des  fêles  et 
des  tapisacries.  Même  les  ducs  de  Bourgogne  pour 
donner  plus  de  faste  à  ses  représentations  drama- 
tiques, ont  érig(5  en  chambres  de  rhétorique  les 
anciens  puys. 

Cependant  quand  ils  séjournent  en  Artois  pour 
leur  agrément,  leur  préférence  va  à  Hesdin  plus 
encore  qu'à  Arras.  Aussi  loin  qu'on  recule  dans  les 
âges,  cette  ville-la  a[)paraît  par  la  grâce  d'un  site 
merveilleu-K,  un  séjour  de  plaisance,  cité  érigeant  en 
elle  comme  au  centre  de  son  activité  le  château  du 
prince.   L'un   des  premiers    comtes  fi'Artois  et  de 


80  ARRAS    ET   l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

Flandre,  Baudouin  dit  de  Mons,  y  éleva  en  l'an  1068 
un  palais  magnifique  et  y  tint  sa  cour  une  partie  de 
l'année,  partagé  entre  son  mont  de  Hainaut  et  son 
jardin  d'Artois.  Ainsi  apparaît  bien  le  terroir  d'Hes- 
din  :  il  est  à  l'Artois  ce  que  la  Touraine  est  provei^- 
bialement  à  la  France. 

Mahaut  tint  aussi  sa  cour  à  Hesdin  dans  le  château 
rebâti  ensuite,  l'an  1395,  par  Philippe  le  Hardi,  pre- 
mier duc  de  Bourgogne.  Dès  lors,  pour  lui  et  ses 
descendants,  Hesdin  est  le  séjour  élu  où  ils  viennent 
se  reposer,  entourés  à  la  fois  de  magnificence  et  de 
la  naturelle  beauté  du  pays.  Que  de  fois  la  forêt 
d'Hesdin  dût  les  voir  en  chasse,  le  faucon  sur  le 
poing  ! 

C'est  au  beau  château  d'Hesdin  que  Louis  XI  — 
l'universelle  aragne,  —  vint  trouver  Philippe  le  Bon 
pour  tenter  d'effacer  le  traité  d'Arras  en  traitant 
avec  lui  du  rachat  des  villes  de  la  Somme.  Amiens, 
Abbeville,  Saint-Quentin. 

Hs  se  connaissaient  et  avaient  vécu  ensemble  de 
longue  date,  le  renard  pliant  l'échiné  et  patelinant 
autour  du  vieux  lion.  Etant  dauphin  et  brouillé 
avec  son  père,  le  futur  roi  de  France  avait  vécu 
auprès  du  duc,  puis  à  la  mort  de  Charles  VII,  été 
mené  par  lui  à  Reims  pour  le  sacrer,  y  faisant 
môme  la  mine  d'un  petit  garçon  encore  en  lisières, 
si  l'on  en  croit  le  chroni(jueur  Chastellain,  attaché, 
il  est  vrai,  à  la  maison  de  Bourgogne.  Le  neveu 
était  pauvre,  l'oncle  riche  et  puissant,  plus  que  lui 
populaire  et  plus  acclamé  tant  à  Reims  qu'à  Paris 
où  il  avait  encore  sa  résidence.  Michelet  raconte 
qu'à  cette  époque  du  sacre  un  boucher  parisien,  de 
ceux  qui  avaient  toujours  appartenu  corps  et  âme 
aux  ducs,  lui  cria  :  «  0  franc  et  noble  duc  de  Bour- 


-3 
X 

o 


LA    RUINE    DE    LA    MAISON    DE    BOURGOGNE         81 

gogne,  soyez  le  bienvenu  en  la  ville  de  Paris  !  11  y 
a  bien  longtemps  que  vous  n'y  fûtes  quoique  on 
vous  ait  bien  désiré.  »  Mais  en  ce  milieu  du 
xv"  siècle,  les  capitales  du  Nord-Est,  Dijon,  Arras, 
éclipsaient  Paris  comme  la  splendeur  de  la  maison 
de  Bourgogne  celle  de  Valois.  Tandis  que  les  Tour- 
nelles  où  le  roi  se  retirait  lui  paraissaient  un  nid  de 
hibou,  l'hôtel  d'Artois,  situé  dans  le  quartier  des 
Halles,  symbolisait  pour  le  peuple  toute  puissance 
et  richesse  *. 

Aussi  fastueux,  le  château  d'Hesdin  serait  un  plus 
délicieux  séjour  pour  Philippe  le  Bon  parvenu  à 
l'apogée  de  sa  fortune,  s'il  n'avait  le  souci  de  son 
tîls  le  duc  de  Charolais  —  le  futur  Téméraire,  dressé 
contre  lui  et  complotant  avec  ses  ennemis.  Le  duc 
est  âgé  ;  de  retour  en  Artois  après  les  fêtes  de  Paris, 
il  a  été  malade  et  a  dû  s'aliter.  Remis  sur  pied,  il  a 
senti  qu'il  était  devenu  bien  vieux.  Il  aspire  à  la 
paix,  au  repos. 

L'universelle  arafjne  n'en  connaît  point.  Le  roi 
Louis  XI  vient  flatter  chez  lui  son  vieil  oncle, 
léblouir  par  ses  mille  tours  de  renarderie,  lui  arra- 
cher —  au  grand  dépit  du  duc  de  Charolais  quand 
il  l'apprendra  —  la  cession  pour  400.000  écus  des 
villes  qui  sont  la  barrière  du  royaume.  Il  eut 
Amiens  et  Saint-Quentin,  non  point  pourtant  ce 
coup  Boulogne  ni  Lille.  Chastellain,  et  Michelet 
après  lui,    ont  raconté   le   détail    de    cette    longue 

1.  «  Cet  hôtel  était  une  merVeille  pour  les  meubles,  la  riche 
vaisselle,  les  belles  tapisseries.  Le  peuple  de  Paris  de  toute 
condition,  dames  et  demoiselles.  depui>  le  matin  jusqu'au  6oir, 
V  Tenait  à  la  file,  voyait,  béait...  il  y  a\ail  entre  autres 
choses,  la  fameuse  tapisserie  de  Gédeon,  la  plus  riche  de  toute 
la  terre,  le  fameux  pavillon  de  velours  qui  contenait  salle,  ves- 
tibule, oratoire  et  chapelle.  »  Michelet.  Histoire  df:  France, 
tome  VII. 

De  PoNi.HEvii.r.K.  tj 


82  ARRAS    ET   l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

séduction  terminée  assez  brusquement  par  un 
grand  dégoût  du  duc,  quand  Louis  XI  dans  la  forêt 
d'Hesdin  se  dévoila  à  lui  trop  cyniquement.  Mais  le 
principal  était  fait  : 

«  Il  ne  bougea  plus  guère  de  la  frontière  du  Nord, 
allant,  venant  le  long  de  la  Somme,  poussant  jus- 
qu'à Tournai,  puis  se  confiant,  sen  allant  tout  seul 
chez  le  duc  en  Artois,  lui  rendant  à  tout  moment 
visite,  l'attirant  par  la  douce  et  innocente  séduction 
de  la  reine,  des  princesses  et  des  dames.  Elles 
vinrent  surprendre  un  matin  le  bonhomme,  réchauf- 
fèrent le  vieux  cœur,  l'obligèrent  de  se  montrer 
galant,  de  leur  donner  des  fêtes.  Il  en  fut  si  aise  et 
si  rajeuni  qu'il  les  retint  trois  jours  de  plus  que  le 
roi  ne  le  permettait. 

«  Charmé  d'être  désobéi,  il  prit  ce  bon  moment 
près  de  l'oncle,  accourut  à  Hesdin,  l'enveloppa, 
tournant  tout  autour,  l'éblouissant  de  sa  mobilité, 
avec  cent  jeux;  de  chat  ou  de  renard...  A  la  longue, 
le  croyant  étourdi,  fasciné,  il  se  hasarda  à  parler, 
il  demanda  Boulogne.  Puis  la  passion  l'emportant, 

il  avoua  l'envie  qu'il  aurait  d'avoir  Lille C'était 

dans  une  belle  forêt  :  le  roi  promenait  le  duc,  qui  le 

laissait  causer Enfin,  enhardi  par  sa  patience,  il 

lâcha  le  grand  mot  :  «  Bel  oncle,  laissez-moi  mettre 
à  la  raison  beau-frère  de  Charolais  :  qu'il  soit  en 
Hollande  ou  en  Frise,  par  la  Pàque-Dieu,  je  vous  le 
ferai  venir  à  commandement...  »  Ici  il  allait  trop 
loin  ;  le  mauvais  cœur  av.ait  aveuglé  le  subtil  esprit. 
Le  père  se  réveilla,  et  il  eut  horreur...  Il  appela  ses 
gens  pour  se  rassurer,  et  sans  dire  adieu  il  prit 
brusquement  un  autre  chemin  de  la  forêt  '.  » 

1.  Michelel.  Histoire  de  France    lome  VII. 


LA    Rl'iNK    DE    LA    .MAISON    DE    BOURGOGNE         83 

N'importe,  ce  sont  seulement  quelques  années  de 
patience  à  prendre.  Philippe  le  Bon  va  mourir,  le 
Téméraire  courra  à  la  ruine  avec  sa  hâte  fébrile, 
tout  viendra  à  souhait  poui*  celui  qui  aura  su 
attendre.  Le  roi  humble  et  volontairement  pauvre 
d'aspect,  portant  houseaux,  vêtu  en  pèlerin  d'une 
cape  de  gros  drap  gris,  aura  presque  entier  l'héri- 
tage des  tastueux  ducs  de  Bourgogne.  Nous  sommes 
en  1463  :  en  1477,  avant  de  prendre  Arras,  il  aura 
enlevé  de  force  et  brûlé  Hesdin  où  maintenant  il 
vient  de  ruser. 

Mais  auparavant  la  capitale  de  l'Artois  connaît 
encore  des  jours  de  fête,  celui  par  exemple,  le 
15  mars  1469,  où  le  duc  qui  sera  le  dernier  de  sa 
maison,  Charles  le  Téméraire,  fait  sa  joyeuse 
entrée.  Elle  eut  lieu  selon  la  coutume  par  la  porte 
Saint-Michel,  le  duc  ayant  à  ses  côtés  son  chancelier, 
et  son  premier  chambellan  Philibert  de  Savoie,  le 
propre  frère  de  la  reine  de  France.  Devant  lui,  un 
de  ses  écuyers  marchait,  portant  son  épée,  précédé  lui- 
même  par  quatre  cents  porteurs  de  torches  allumées. 
11  faisait  nuit,  mais  toutes  les  façades  des  maisons 
avaient  été  illuminées  par  ordre  des  échevins.  De  la 
Ville  où  il  avait  son  palais  do  la  Gour-le-Corate. 
Charles  Le  Téméraire  passa  à  la  Cité  où  il  voulut 
loger  au  palais  épiscopal,  soi-disant  par  crainte 
d'une  épidémie  qui  régnait  en  ville.  Peut-être  aussi 
voulait-il  marquer  au  roi  de  France  dont  la  Cité 
relevait  en  principe,  qu'elle  était  bien  encore  à  lui, 
duc  de  Bourgogne.  C'est  là  que  le  lendemain  matin 
à  neuf  heures  les  échevins  lui  apportèrent  les  pré- 
sents d'usage  :  des  pots  à  vin.  une  aiguière  et  un 
gobelet,  le  tout  en  argent. 


S4        ARRAS  ET  l' ARTOIS  DÉVASTÉS 

Tout  ce  jour  le  populaire  se  divertit  aux  mora- 
lités représentées  sur  des  échafauds  par  les  soins 
des  mêmes  échevins.  On  y  voyait,  nous  dit  un  his- 
torien local*,  «  Manlius  Torquatus  jugeant  son  fils, 
et  le  roi  d'Aragon  punissant  un  ministre  coupable  : 
c'était  un  hommage  à  la  sévérité  du  duc  qui,  récem- 
ment, avait  condamné  à  mort  le  gouverneur  de 
Flessingue  convaincu,  d'une  action  criminelle  ». 
Chacune  des  confréries  qui  donnaient  les  moralités 
avait  reçu  cent  sols  pour  sa  peine  ^  ;  et  le  prince 
d'honneur  du  corps  des  drapiers  rivalisait  avec  le 
prince  des  Loquebaux  des  bouchers,  sous  la  gou- 
verne de  Yabbé  de  Liesse,  personnage  chargé  de 
temps  immémorial  de  l'organisation  des  réjouis- 
sances. Si  les  ducs  de  Bourgogne  étaient  populaires 
à  Paris,  combien  davantage  4  Arras,  on  le  juge 
aisément  î 

Le  désastre  qui  va  frapper  cette  ville  coïncidera 
avec  la  ruine  de  la  maison.  Le  Téméraire  battu 
déjà  par  les  Suisses  à  Granson  et  à  Morat  est  tué 
sous  les  murs  de  Nancy  le  4  janvier  1477  et  l'on 
retrouve  le  surlendemain  son  cadavre  pris  dans  la 
glace  et  rongé  par  les  loups'.    Louis  XI  aussitôt 


1.  Lecesiie. 

2.  Shakespeare  nous  montre  de  même  dans  le  Songe  d'une 
nuit  d'été  des  artisans  se  réunissant  pour  jouer  une  pièce. 
Durant  tout  le  moyen  âge,  les  mœurs  furent  à  peu  de  choses 
près  semblables  des  deux  côtés  du  détroit,  seulement  plus 
douces  en  France. 

:i.  Le  trésor  de  la  cathédrale  de  Berne  contient  dix  tapisse- 
ries d'Arras  qui  viennent  du  pillage  de  la  tente  du  duc  après 
Granson.  On  y  remarque  un«  Adoration  des  Mages,  La  glori- 
fication de  Justice,  Vhistoire  de  Jules  César.  La  fameuse 
série  de  Nancy,  la  Condamnation  de  Banquet  provient  de  là 
même  source,  comme  aussi  l'hi.-loire  d  Eslher  et  Assuérus. 


LA  RUINE  DE  LA  MAISON  DE  BOURGOGNE    8d 

vient  s'emparer  de  la  ville  «  objet  de  toutes  ses 
concupiscences  —  a  écrit  Michelet*  — parce  qu'elle 
était  deux  fois  barrière  et  contre  Calais  et  contre  la 
Flandre  ».  Mais  il  avait  affaire  en  Artois  à  un 
peuple  obstinément  bourguignon  de  coeur  parce 
qualtaché  à  des  franchises  que  les  ducs  avaient 
toujours  respectées. 

Il  gagna  d'abord  le  gouverneur  d'Hesdin,  Raoul 
de  Lannoy,  lun  des  principaux  chefs  bourguignons, 
et  prit  la  ville.  Ensuite  il  alla  à  Boulogne-sur-Mer 
confier  à  la  Vierge  la  seigneurie  d'une  ville  dont  il 
entendait  bien  être  seul  maître  à  toujours  -.  Enfin  il 
vint  à  Arras,  entrant  dans  la  Cité  qui  relevait  de 
lui,  et  d"où  il  trouva  moyen  de  passer  dans  la  Ville. 
Le  17  mars  il  y  reçut  à  l'abbaye  de  Saint- Vaast  le 
serment  des  échevins,  en  dépit  d'une  légère  émeute 
populaire.  Se  montrant  gracieux,  il  leur  rendit  les 
clefs  de  la  ville  ;  et  réduisit  la  gabelle  du  vin  pour 
plaire  aux  petits,  en  même  temps  que  pour  être 
agréable  aux  bourgeois  il  leur  accordait  les  privi- 
lèges de  la  noblesse.  Le  1"  avril,  les  lettres  qui 
annonçaient  le  nouvel  état  de  choses  furent  lues  à 
l'hôtel  de  ville,  puis  le  roi  quitta  sa  bonne  ville  pré- 
sumée pour  aller  se  reposer  dans  son  château 
d'Hesdin,  hérité  des  ducs  comme  tout  le  reste.  Mais 
derrière  lui,  le  parti  qui  entendait  demeurer  sous 

1.  Histoire  de  France,  tome  VII. 

2.  Boulog:De  fut  durant  tout  le  moyen  âge  un  des  principaux 
pèlerinages  de  la  chrétienté  au  même  titre  que  Lorelte,  Sainl- 
Michel-au-péril-de-la-mer  ou  Saint-Jacques- de-Compostelle. 
Après  le  traité  signé  à  Arras  dans  l'automne  de  14X5,  nous 
voyons  le  bon  duc  Philippe  s'en  départir  le  il  octobre  pour 
venir  remercier  la  mère  de  Dieu  dans  son  sanctuaire  de  Bou- 
logne. Il  est  à  noter  que  dans  la  principale  rue  de  la  haute 
ville,  celle  par  laquelle  passait  le  flot  des  pèlerins,  il  existe 
encore  un  I/ôlel  de  Boun^orjne. 


86  ARRAS    ET   l'ARTOIS   DÉVASTÉS 

l'obéissance  de  M"«  de  Bourgogne  —  la  fille  du 
Téméraire  —  ferma  les  portes  de  la  Ville  à  la  Cité 
où  M.  du  Lude  commandait  une  garnison  française, 
et  se  porta  à  l'abbaye  de  Saint- Vaast  en  criant  : 
Tuez,  tuez  ! 

Cependant  les  plus  raisonnables  obtinrent  que 
l'on  envoyât  des  députés  à  Hesdin,  l'un  d'eux  étant 
M.  Oudart,  notable  bourgeois  auquel  le  roi  avait 
conféré  la  seigneurie  en  son  parlement  de  Paris.  Il 
les  reçut  bien  et  leur  permit  d'aller  à  Gand  consul- 
ter Ml'»  de  Bourgogne  :  mais  ayant  appris  sur  ces 
entrefaites  que  sa  garnison  d'Arras  avait  reçu  de 
sérieux  renforts,  il  les  fit  rejoindre  à  temps  et 
ramener  à  Hesdin  où  ils  furent  décapités  et  exposés 
en  public.  La  vengeance  du  roi  éclata  surtout  au 
sujet  de  cet  ingrat  Oudart  auquel  il  avait  donné  une 
charge  de  président  ;  il  écrivit  alors  cette  lettre 
où  la  rancune  se  montre  atroce  *  :  «  Afin  qu'on  con- 
nût bien  sa  tête,  je  l'ai  fait  atourner  d'un  beau  cha- 
peron fourré  :  il  est  sur  le  marché  d'Hesdin,  là  où 
U  préside.  »  Le  prévôt  Tristan  l'avait  fait  d'abord 
enterrer  :  on  le  déterra  pour  l'exposer  de  la  sorte. 

Ce  fut  par  la  brèche,  le  4  mai.  que  le  roi  rentra 
dans  Arras  après  un  siège  au  cours  duquel  il  pensa 
périr,  visé  qu'il  fut  de  près  par  un  arbalétrier  dont 
il  eût  reçu  le  carreau  si  un  boucher  d'Arras  n'avait 
détourné  le  coup.  «  Vous  m'avez  été  rudes,  dit-il 
aux  habitants  rassemblés  sur  la  petite  place  devant 
le  monument  de  la  Sainte-Chandelle,  —  je  vous  le 
pardonne,  et  si  vous  m'êtes  bons  sujets,  je  vous 
serai  bon  seigneur.  »  Il  ordonna  cependant  que  l'on 
en  mit  à  mort  un  certain  nombre  dont  l'arbalétrier 

l.  Citée  par  Michelet. 


LA  RUINE  DE  LA  MAISON  DE  BOURGOGNE    87 

qui  avait  failli  le  tuer*.  Les  pauvres  gens  expièrent 
cruellement  leurs  bravades  renouvelées  du  siège 
de  1414.  et  le  dicton  d"un  esprit  bien  picard  affiché 
par  eux  sur  l'une  des  portes  : 

(Juand  les  souris  mangeront  les  chais 

Le  roi  sera  seigneur  dArras. 
(Juand  la  mer  qui  est  grande  et  lée, 

Sera  à  la  Saint-Jean  gelée. 

On  verra  par-dessus  la  glace 

Sortir  ceux  d'Arras  de  la  place. 

Ce  fut  pis,  le  roi  parti.  Le  gouverneur  laissé  par 
ui.  M.  du  Lude,  et  son  compère  maître  Guillaume 
Cerisais.  tuaient  pour  confisquer,  voyaient  partout 
des  complots  et  les  faisaient  naître.  Quand  le  roi 
revenait  dans  Arras,  la  crainte  d'un  soulèvement 
populaire  lui  faisait  publier  de  belles  promesses 
quil  ne  tenait  pas.  De  part  et  d'autre  on  vivait  en 
méfiance.  Louis  XI  y  séjourna  pourtant  en  1477,  où 
il  y  reçut  la  visite  du  roi  de  Portugal,  et  en  1478  où 
il  tint  un  ciergtj  à  la  procession  de  la  Fête-Dieu  sans 
parvenir  à  désarmer  les  suspicions  des  irréductibles 
Arrageois  -. 

1.  M.  Boutry  dans  Ari-ns,  non  histoire  et  ses  monuments 
rapporte  d'après  un  vieu)^  chroniqueur  la  visite  que  fit  alors 
Louis  XI  à  Tours  nourri  de  temps  immémorial  dans  labbaye  de 
Saint-Vaast  en  souvenir  df  ceux  que  l'apôtre  de  la  Gaule  Bel- 
pique  aurait  trouvé  sur  les  ruines  de  l'église  primitive  bâtie 
par  saint  Diogène. 

«  11  voulut  voir  l'ours  auquel  il  fit  grands  ébattements  ;  puis 
il  (it  mettre  un  chien  avec  ledit  ours  .  mais  le  chien  oncques 
n'osa  se  mouvoir  d'un  onguelet.  et  quand  le  Roi  vit  ce  :  Or, 
lais  que  mon  chien  n'ait  nul  mal.  dit-il  à  un  nommé  Jehan 
Haret,  dit  boquillard,  (|ui  était  le  gardien  dudit  ours.  Cestuv 
entra  dedans  en  donnant  à  manger  à  l'ours,  et  en  même  temps 
le  chien  saillit  hors  du  logis,  et  le  roi  donna  au  dit  Haret  un 
écu  d  or.  » 

1.  Il  ne  semble  pas  y  avoir  passé  toujours  le  temps  aussi 
dévotement.   «    Se  trouvant  un   jour   à   Arras  sans   argent,    il 


88  ARRAS    ET    l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

Ces  deux  années  se  passèrent  de  la  sorte  :  puis 
en  1479,  ils  réussirent  par  un  complot  secret  à  faire 
échouer  une  entreprise  de  Louis  XI  sur  Douai. 

«  Les  Français  de  la  garnison  d'Arras,  —  raconte 
Barante,  —  résolurent  d'y  entrer  par  surprise.  Ils 
marchèrent  toute  la  nuit,  se  cachèrent  dans  les  blés 
aux  environs  des  murailles,  et  attendirent  que  la 
porte  fût  ouverte.  Quelques-uns  s'étaient  vêtus  en 
paysans,  et  portaient  du  pain  et  des  vivres  ;  ils 
comptaient  entrer  comme  gens  venant  au  marché, 
puis  se  saisir  de  la  porte  et  appeler  les  autres  à 
leur  aide.  Par  malheur,  un  bourgeois  d'Arras,  qui 
avait  vu  les  apprêts  et  su  le  seci-et  de  cette  entre- 
prise, avait  sur-le-champ  envoyé  à  Douai  une 
femme,  bonne  Bourguignonne  comme  lui,  pour  tout 
raconter  à  un  de  ses  amis.  Les  magistrats  et  les 
capitaines  de  Douai,  informés  du  complot,  tinrent 
la  porte  fermée,  firent  avancer  une  couleuvrine,  et 
tirèrent  sur  le  lieu  de  l'embuscade.  Les  Français  se 
voyant  découverts,  s'enfuirent  à  la  hâte,  laissant 
après  eux  les  haches  et  outils  de  fer  qu'ils  appor- 
taient pour  briser  les  portes  '.  » 

En  réponse  à  ce  qu'il  considéra  comme  une  trahi- 
son, la  colère  du  roi  fut  terrible.  Au  mois  de 
juillet  1479,  il  fit  raser  les  remparts  et  chassa  de 
leurs  maisons  tous  les  habitants  d'Arras  qu'il  voulut 
être  désormais  nommée  Franchise  pour  abolir  tout 
souvenir  de  son  passé,  et  qu'il  peupla  par  force  de 


emprunta  à  Jacques  Hamelin,  un  de  ses  serviteurs,  la  somme 
de  trois  cent  vingt  livres  seize  sous  huit  deniers  pour  l'em- 
ployer à  ses  plaisirs  et  voluptés,  ainsi  que  cela  a  été  trouvé 
écrit  dans  les  comptes  de  ses  dépenses.  »  Baranle,  tome  XII 
de  V Histoire  des  ducs  de  Bourgogne. 

1 .  Barante,  tome  XII. 


LA   RUINE   DE    LA    MAISON    DE    BOURGOGNE         89 

gens  de  tout  état  et  profession  pris  ailleurs  dans  le 
royaume,  à  Paris,  Rouen,  Orléans,  Lyon,  Tours  ;  en 
Auvergne,  en  Limousin,  en  Languedoc.  Dans  l'in- 
tervalle la  ville  fut  déserte  et  il  n'y  resta  pas  même 
un  moine  dans  l'abbaye  de  Saint- Vaast  transformée 
en  caserne  pour  les  francs-archers  du  roi. 

C'est  donc  à  Franchise,  ombre  d'Arras,  que  se 
rencontrèrent  en  1482  pour  l'affaire  delà  succession 
de  Bourgogne  les  ambassadeurs  de  Maximilien 
d'Autriche  et  ceux  du  roi,  qui  avaient  pour  mission 
de  régler  les  fiançailles  de  Marguerite  d'Autriche 
avec  le  dauphin  de  France.  Les  Etats  de  Flandre 
n'avai-ntpas  envoyé  moins  de  quarante-huit  députés. 
Pour  Louis  XL  ils  étaient  moins  nombreux  :  M.  d'Es- 
querdes,  Olivier  de  Coetmen.  gouverneur  d'Arras, 
le  président  de  Vacquerie,  et  Jean  Guérin,  maître 
d'hôtel  du  roi.  Les  pourparlers  furent  courts,  toutes 
choses  étant  réglées  à  l'avance  et  les  envoyés  se 
souciant  peu  de  séjourner  l'hiver  dans  Arras  ruiné 
et  dépeuplé.  S'il  en  était  parmi  eux  qui  se  sou- 
vinssent du  triomphant  été  de  143.5,  ils  devaient 
trouver  que  cette  paix-ci  ressemblait  peu  à  l'autre. 
Aucunement  en  effet,  puisqu'autant  la  première 
avait  paru  sceller  le  triomphe  de  la  maison  de 
Bourgogne,  autant  celle-ci  en  marquait  la  ruine  et 
morcelait  ses  anciennes  possessions.  L'Artois  notam- 
ment y  était  reconnu  bien  du  roi  de  France  en 
même  temps  que  la  Bourgogne,  à  titre  do  dot  de 
M"«  Marguerite. 

Il  fut  stipulé  par  surcroît  qu'Arras  serait  gouverné 
d'après  ses  droits,  usages,  privilèges  accoutumés, 
au  nom  du  futur  époux,  le  dauphin  de  France.  «  Les 
ambassadeurs  de  Flandre  demandèrent  que  les 
habitants  de  Franchise  ou  Arras,   qui  étaient  épars 


90  ARRAS    ET    l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

soit  dans  le  royaume,  soit  ailleurs,  eussent  permis- 
sion de  retourner  librement  dans  leurs  maisons  ou 
habitations  pour  y  reprendre  leur  marchandise  ou 
métier.  Gela  fut  accordé  pour  ceux  qui  étaient  réfu- 
giés dans  les  états  de  l'Archiduc;  quant  à  ceux  du 
royaume,  il  y  avait  été  pourvu,  répondirent  les  am- 
bassadeurs du  roi*.  » 

Ceux  de  Flandre  dépeignirent  encore  «  Â.rras, 
Aire,  Lens,  Bapaume,  Béthune,  et  tous  les  villages 
environnants...  déserts  et  abandonnés  de  leurs  habi- 
tants ;  ils  demandèrent  que  pour  restaurer  ce  mal- 
heureux pays  d'Artois,  et  afin  qu'il  pût  se  repeupler, 
on  l'exemptât  pendant  douze  ans  de  tous  aides  et 
impôts  ordinaires  et  extraordinaires,  ainsi  que  de 
tous  les  arrérages.  Le  roi  accorda  six  ans.  » 

Ce  ne  fut  que  sous  Charles  VIIÏ  que  l'Echevinage 
fut  rétabli  dans  ses  anciens  privilèges  et  coutumes, 
et  que  les  moines  de  Saint-Vaast  purent  rentrer 
dans  leur  abbaye.  Alors  enfin,  ses  habitants  étant 
revenus,  Arras  redevint  Arras  ;  mais  le  cruel  traite- 
ment qu'elle  avait  subi  ne  fut  pas  oublié  de  si  tôt.  et 
nous  en  trouvons  un  écho  dans  les  rimes  curieuses 
intitulées  par  Georges  Chastellain  :  Becollection  des 
merveilles  advenues  en  noire  temps-.  » 

«  Pour  chose  assez  pi'écise, 
.lai  vu  en  nos  tenans 
Arras  nommer  Franchise 
El  changer  les  manans  ; 
Comme  infâmes  et  viles 
Les  hoirs  en  débouter, 
Et  gens  d'estranges  villes 
Y  venir  habiter.  » 

1.  Baranle. 

2.  Ce  poème  figure  à  la  suite  de  V Histoire  des  ihirs  ilf  Boiir- 
(/ogne  de  Barante, 


CHAPITRE  VII 
L'ARTOIS  SÉPARÉ  DE  LA  FRANCE 

Les  Allemands  pillent  Arras  en  1492.  —  L'hôtel  de  ville  est 
achevé  et  le  décor  des  places  réglé  sous  la  domination  espa- 
gnole. —  Tapisseries  exécutées  d'après  les  cartons  de  Raphaël 
—  Les  malheurs  des  Pays-Bas. 

CoNCORDANCK.  —  Dans  le  décor  hispano-flamand 
des  deux  places. 

Le  libre  rjé nie  d' Arras  avait  élevé  sous  la  domina- 
tion espagnole  les  maisons  à  arcades  et  à  pignons  des 
deux  places,  dominées  par  l'hôtel  de  ville,  et  celui-ci 
par  le  beffroi.  C'est  vers  ces  ruines  des  édifices  com- 
munauœ  que  nous  nous  tournons  en  ce  moment.  Et  il 
nous  souvient  d'y  avoir  vu  encore  un  obus  non  éclaté, 
comme  la  signature  brutale  des  destructeurs. 

Bourguignonne,  Arras  était  toujours  franraise. 
Voici  qu'elle  va  cesser  de  l'être  par  sa  volonté  pen- 
dant un  siècle  et  demi  au  lendemain  même  de  ce 
traité  de  1483  qui  semble  consacrer  son  rattachement 
plus  étroit  à  la  couronne.  Charles  VIII  a  eu  beau 
tenter  de  réparer  le  tort  fait  à  la  ville  par  son  père, 
rétablir  les  Arrageois  exilés  dans  leurs  maisons,  leur 
rendre  les  privilèges  anciens,  le  ressentiment  per- 


92  ARRAS   ET   l'ARTOIS    DÉVASTÉS 

siste  si  vif  contre  le  roi  de  France —  peu  importe  à 
leurs  yeux  qu'il  soit  Charles  ou  Louis  —  qu'ils  vont 
de  propos  délibéré  se  donner  à  cette  maison  d'Au- 
triche héritière  des  Bourgogne.  Mais  eux.  les  ducs, 
étaient  du  sang  de  France.  Et  en  1435,  à  Arras,  qu'il 
avait  parlé  impérieusement  en  Philippe  le  Bon  ! 

Une  conjuration  populaire  eut  lieu  dans  la  nuit 
du  4  au  0  novembre  1492.  Un  boulanger  de  la  ville. 
Jean  Le  Maire  dit  Grisard,  ouvrit  les  portes  d'Arras 
aux  lansquenets  de  Maximilieu  d'Autriche,  Alle- 
mands pillards  qui  dès  le  jour  suivant,  après  avoir 
défoncé  et  bu  sept  cents  tonneaux  de  vin  sur  le 
grand  markiet  se  répandirent  dans  la  ville,  entrant 
de  force  dans  les  maisons  et  y  volant  tous  objets 
précieux,  allant  jusqu'à  emprisonner  Tévêque  et 
s'emparer  du  trésor  de  la  cathédrale.  Presque  un  an 
durant  ils  tinrent  garnison  à  Arras  au  grand  dam 
de  ses  habitants.  Le  traité  de  Senlis  (14  mai  1493), 
qui  assurait  à  Maximilien  la  possession  de  l'Artois, 
était  promulgué  depuis  yjlusieurs  mois  quand  ils 
quittèrent  enfin  la  ville  à  laquelle  leur  présence 
avait  coûté  plus  de  huit  cent  mille  écus.  Ainsi 
débuta  pour  Arras  la  domination  de  la  maison 
d'Autriche  qui  devait  durer  jusqu'en  1640. 

Au  cours  de  cette  longue  période,  le  Beffroi  com- 
mencé en  1463  là  où  s'élevait  autrefois  la  Halle  aux 
cuirs,  fut  achevé  l'an  15.54.  La  ville  s'embellit  nota- 
blement; les  logis  de  bois,  proie  désignée  pour  l'in- 
cendie, furent  interdits  en  1574.  Et  Philippe  II  roi 
d'Espagne,  consacrant  par  un  édit  du  23  mars  15S3 
une  initiative  antérieure  des  échevins,  régla  le  décor 
des  deux  places  célèbres  en  imposant  de  les  rebâtir 
toujours  dans  le  même  style.  II  a  duré  à  peu  près 
intact,   épargné  en   somme  par  l'injure  du  temps, 


LARTOIS    SEPARE    DE*LA    FRANCE  93 

jusqu'à  celle  reçue  des  barbares  en  l'automne    de 
1914. 

Regardons  ce  qu'il  fut  sur  quelque  gravure  an- 
ancienne,  puisque  les  obus  allemands  ont  réussi  à 
le  détruire  partiellement,  et  reconstituons-le  par  la 
pensée  dans  sa  beauté  primitive.  L'hôtel  de  ville  se 
dresse  devant  nous.  Regardons  sur  les  sept  arcades 
gothiques  fleuries  et  flamboyantes  s'élever  huit 
fenêtres  semblables  mais  plus  élancées  encore,  au 
centre  desquelles  s'ajoure  un  balcon  et  que  surmonte 
une  balustrade  curieusement  découpée  là  où  com- 
mence le  toit.  En  arrière,  le  beffroi  de  Jacques  le 
Garon,  architecte  de  l'abbaye  de  Marchiennes  et 
élevé  pour  son  chef-d'œuvre  à  ia  dignité  de  bour- 
geois d'Arras,  commence  la  prodigieuse  ascension 
qui  met  à  75  mètres  du  sol  le  lion  d'Arras,  son  cou- 
ronnement. L'horloge  de  ce  befl'roi  provenait  de 
Thérouanne  détruite  ;  un  carillon  y  tintait,  com- 
plété par  quatre  grosses  cloches,  la  Bancloque  ou 
Joyeuse,  là.  cloche  du  guet,  la  cloche  du  couvre-feu, 
et  placée  tout  en  haut  dans  la  couronne,  immédia- 
tement en  dessous  du  lion,  la  cloche  d'alarme. 

Les  places  complétaient  cet  hôtel  de  ville  et  son 
beffroi.  Leurs  maisons  hispano-flamandes  à  pignons 
dentelés  avaient  eu  leur  expression  totale  dans  la 
Maison  Commune.  Elles  lui  faisaient  corlOge,  ache- 
minant l'étranger  vers  elle,  comme  encore  mainte- 
nant à  Bruxelles  les  logis  des  corporations  sont  les 
compagnons  naturels  de  celui  du  roi.  Les  deux 
ensembles,  Arras  et  Bruxelles,  ne  furent-ils  pas  con- 
çus dans  le  même  temps  !  —  Heureuse  Bruxelles, 
ville  toujours  puissante  et  dorée  quand  sa  rivale  de 
jadis  gît  dans  la  cendre. 


94  ARRAS    ET*  l'aRïOIS    DÉVASTÉS 

S'il  nous  fallait  une  preuve  de  plus  de  la  conti- 
nuation de  Tactivité  d'Arras  sous  la  domination 
espagnole,  un  témoignage  que  son  génie  inventif 
subsiste  intact,  nous  le  trouverions  dans  les  tapisse- 
ries qu'elle  ne  cesse  encore  de  produire.  Ce  sont  des 
Arazzi,  les  tapisseries  conservées  à  Beauvais  qui 
s'inspirent  des  Illustrations  de  Gaule  et  sincjularilés 
de  Troyes,  ouvrage  de  Jean  Lemaire  de  Belges  publié 
vers  1509  et  qui  eut  grand  succès.  On  y  voit  les  rois 
de  la  Gaule  cent  ans  après  le  Déluge  et  jusqu'au 
temps  du  siège  de  Troie.  La  cathédrale  de  Beauvais 
y  est  représentée  sur  la  tapisserie  du  roi  Belgius, 
la  cathédrale  de  Reims  sur  celle  qui  rassemble  les 
rois  Ré  mus  et  Francus,  des  aspects  de  Paris  vers 
153Û  —  date  marquée  sur  ces  pièces  remarquables 
—  Ogui'ent  tout  naturellement  comme  fond  au  per- 
sonnage du  roi  Paris. 

Mais  en  tant  que  merveilles  de  technique,  l'hon- 
neur des  haute-lissiers  d'Arras  au  début  du  xvf  siè- 
cle, ce  sont  les  tapisseries  exécutées  d'après  les  car- 
tons de  Raphaël  et  destinées  aux  salons  du  Vatican  : 
la  Pèche  Miraculeuse,  le  Massacre  des  Innocents  y  la 
Guérison  du  Boiteux,  Saint  Paul  et  saint  Silas  reti- 
rés de  prison  par  un  tremblement  de  terre,  Elymas 
rendu  aveugle,  la  Conversion  de  saint  Paul,  la  Des- 
cente du  Saint-Esprit,  la  mort  de  saint  Etienne,  la 
Résurrection,  V Ascension,  l'Adoration  des  Bergers, 
V Adoration  des  Mages,  la  Présentation  au  Temple, 
le  Repas  d'Emmaiis,  saint  Paul  dans  V Aréopage,  la 
Mort  d'Ananie. 

Tous  les  cartons  originaux  peints  de  la  main  de 
Raphaël  et  de  ses  élèves  furent  envoyés  à  Arras  où 
il  fallut  bien  pour  les  traduire  en  tapisserie  qu'ils 
fussent  découpés  par  les  ouvriers.  Ils  y  demeurèrent 


l'aRTOIS    séparé    de    la   FRANCE  95 

ensuite,  selon  la  tradition,  oubliés  dans  une  cave, 
vraisemblablement  une  de  celles  qui  existent  encore 
sous  les  maisons  des  deux  places  et  qui  purent  fort 
bien  servir  d'ateliers,  éclairées  et  aérées  quelles 
sont,  divisées  en  travées  par  de  belles  colonnes  à 
chapiteaux  gothiques.  C'est  là  que  Rubens  les  aurait 
retrouvées*  et  lait  acheter  au  roi  d'Angleterre 
Charles  l^-,  les  sept  du  moins  qui  sont  actuellement 
à  Hampton  court  et  dont  Caylus  qui  les  y  vit  en  il2-2 
louait  l'état  de  conservation.  Ces  cartons  sont  la 
Mort  d'Ananie,  Elymas  rendu  aveugle,  la  Guérison 
du  Boiteux,  la  Pêche  miraculeuse.  Saint  Paul  devant 
V Aéropage,  Saint  Paul  et  saint  Silas.  «  Pasce  oves 
meas  »  -. 

Même  après  que  Louis  XI  eût  passé,  l'art  de  la 
tap'isserie  était  donc  encore  florissant  à  Arras.  II  le 
demeura  tout  le  xvp  siècle,  et  c'est  ainsi  que  nous 
voyons  Cliarles-Quint  au  milieu  de  ses  guerres  avec 
François  I",  accorder  des  saul-conduits  à  des  mar- 
chands d'Arras  pour  l'expédition  de  tapisseries^.  Le 
musée  de  Gluny  en  a  d'ailleurs  conservé  qui  sont  de 

1 .  Sur  tout  ceci,  voir  Van  Drivai  en  son  Hisloii  e  des  tapis- 
series d'Arras. 

2.  Van  Drivai  signale  aux  musées  de  Dresde  et  de  Berlin  des 
tapiï^series  d'.\rras  de  cette  série  de  Rapha<"l.  et  il  cite  à  ce 
sujet  le  livre  de  Viardot  sur  les  Musées  d'Allemuijne  :  «  Per- 
sonne ne  sait  au  juste  combien  d'exemplaires  de  la  série  furent 
exécutés  par  la  fabrique  d'Arras.  Oue  seraient-ils  devenus  ?  L'on 
ne  détruit  pas,  Ion  ne  perd  pas  à  la  légère  des  tapisseries  de 
Flandre  faites  sur  des  dessins  de  Kapha^l.  L'unique  collectiou 
complète  (à  peu  près»  est  celle  du  Vatican.  ^> 

Toujours  d  après  Van  Drivai,  l'exécution  de  ces  tapisseries  à 
Arras  aurait  été  surveillée  par  les  peintres  Bernard  Van  ()rlev 
et  Michel  Coxie. 

3.  Sauf-conduits  accordés  le  15  juillet  et  le  22  aoiit  1543 
à  Eloi  et  Honaveoture  (iontyer.  Jean  et  (Jérard  Hertin,  Pierre 
Vignon,  marchands  d'.^rras.  pour  l'expédition  de  200  paquets 
de  tapisserie.  Van  hiival. 


96  ARRAS    ET    l'ARTOIS    DÉVASTÉS 

ce  siècle,  et  notamment  l'Histoire  de  David  et  Belli- 
sabée' .  Van  Drivai  en  signale  une  encore,  datée  de 
1597-,  qui  allégorise  les  Malheurs  des  Pays-Bas,  dont 
Arras  s'est  toujours  reconnue  faire  partie,  picarde 
et  française  qu'elle  soit  pour  autant.  1597,  c'est  l'an- 
née où  elle  accueille  à  coups  de  canon  Henri  lY  qui 
essaie  sur  elle  une  tentative.  Mais  voici  la  descrip- 
tion de  Van  Drivai  :  «  Une  femme  toute  éplorée  est 
assise  au  centre  de  ce  tableau.  Assaillie  à  la  fois  par 
quatre  hommes  armés  et  en  fureur,  elle  est  à  demi 
renversée,  dans  l'attitude  de  la  plus  vive  désolation. 
Cette  femme  représente  les  Pays-Bas.  Il  n'y  a  pas 
à  s'y  méprendre,  ce  nom  est  écrit  en  toutes  lettres 
près  de  son  pied  droit  ;  les  écussons  de  ses  dix-sept 
provinces  sont  d'ailleurs  suspendus  en  longue  ligne 
au-dessus  de  sa  tête,  protégés  par  la  Fidélité,  qui 
sort  des  nues,  mais  assaillis  par  VEtivie  aux  traits 
ignobles,  et  par  la  Dissidence  qui  s'éloigne  en  lan- 
çant des  menaces.  A  droite  et  à  gauche,  au-dessous 
de  ces  deux  emblèmes  des  passions  dévastatrices, 
vous  en  voyez  deux  autres  qui  achèvent  de  vous 
donner  l'explication  de  tous  ces  malheurs.  C'est 
l'ambition,  avec  son  sceptre,  sa  couronne,  ses 
magnificences  inutiles  :  c'est  l'avarice  qui  jette  pêle- 

1.  Le  catalogue  du  musée  le?  donne  pour  tapisseries  de 
Flandre,  sans  plus  de  précision.  Je  les  ai  longuement  examinées 
avec  le  conservateur  actuel,  M.  Haraucourt  et  crois  pouvoir 
les  attribuer  à  Arras,  comme  Van  Drivai.  On  y  remarque  en 
effet,  une  mesure  et  une  grâce  rares  en  Flandres  proprement 
dite. 

Par  ailleurs,  le  musée  de  Cluny  vient  d'installer  dans  une 
salle  nouvellement  ouverte  au  public  des  tapisseries  reconnues 
pour  être  d'Arras  à  coup  sûr  et  qui  représentent  la  Vie  de 
sailli  Etienne  sur  une  longueur  totale  de  44  mètres.  Elles  sont 
exquises  de  vérité  et  de  couleur. 

2.  A  Douai  dans  une  famille.  la  famille  Maroniez,  —  ori- 
einaire  d'Arras. 


L  ARTOIS    SEPARE    DE    LA    FKA.NCE  9  / 

iiièle  dans  ses  coffres  des  vases  précieu.v,  de  lardent 
et  de  l'or.  Au  loin  l'incendie  brille,  les  ruines 
s'amoncellent.  Les  quaUiî  lioiiuncs  qui  tourmentent 
les  Pays-Bas  éplorés  sont  fort  reconnaissables  à  leur 
costume  et  à  leurs  emblèmes.  D'ailleurs  une  longue 
inscription  ai-hève  de  nous  donner  la  clef  du  toute 
cette  vive  allégorie. 

•i  L'EspagDol,  le  Françaié  et  l'Auj^Iais,  et  les  miens  ; 
0  f'auvre  Pays-Bas,  out  ravi  de  mes  bjeus, 
Superbe,  ambitieux,  hérétique  et  avares 
Et  les  vaincs  ricliesses,  et  les  dépouilles  rares,  _ 

El  de  tout  point  gâte  - 

Ce  qu'avais  de  beauté.    • 

On  sunge  aux  paroles  de  Flécliier  dans  sun  orai- 
son funèbre  de  Turenne:  «  Flandre,  théâtre  sanglant 
où  se  pressent  tant  de  scènes  tragiques,  triste  et 
fatale  contrée,  trop  étroite  pour  contenir  tant  d'ar- 
mées qui  se  dévorent  !  »  C'est  bien  ici  une  longue 
lamentation,  figurée  selon  le  génie  propre  à  Arras. 
11  semble  quelle  ait  pressenti  son  déclin.  Sans  doute 
quand  elle  redevient  française,  en  1640,  mille  cinq 
cents  métiers  bruissaient  encore  dans  la  ville  qui  fut 
—  et  n'a  cessé  de  demeurer  dans  l'histoire  de  la 
civilisation  —  la  ville  des  tapisseries.  Mais  dans 
notre  seconde  culture,  toute  classique,  retrouvera- 
t-elle  jamais  la  place  qu'elle  eut  dans  la  première, 
le  temps  où  les  Jeux  de  ses  trouvères,  d'abord  repré- 
sentés sur  ses  places,  essaimaient  ensuite  dans  toute 
la  chrétienté,  le  temps  où.  lille  chérie  des  grands 
ducs  d'Occident,  elle  accordait  la  paix  à  cette  même 
chrétienté  ? 


l)t    l'uNcUEMLLE. 


CHAPITRE  VIII 
L  ARTOIS  REVIENT  A  LA  FRANCE 

Le  siège  de  1640.  —  Culture  du  xvu®  siècle.  —  Arras  se  fond 
daus  la  vie  naliouale.  —  Les  Etats  d'Artois  et  la  frégate  qu'ils 
offrirent  aux  Américaius.  —  Jeunesse  de  Robespierre.  — 
L'échafaud  dressé  à  Arras  sur  la  place  du  théâtre. 

CoNcouuANGE.  —  De  l'hôtel  des  États  d'Artois 
à  la  maison  de  Robespierre. 

Placés  en  face  des  ruines  de  l'hôtel  de  ville,  nous 
apercevons  à  notre  gauche  au  delà  d'un  espace  laissé 
vide  par  le  bombardement,  un  hôtel  du  XVIII''  siècle 
décoré  de  sculptures  gui  fut  celai  des  Etats  d'Artois. 
Cette  institution  ne  se  contenta  pas  de  sauvegarder 
les  libertés  de  la  province  :  elle  voulut  encore  aider 
au  delà  des  mers  celle  des  Américains  en  leur  offrant 
une  frégate  gréée  à  ses  frais  :  Z' Artois. 

C'est  à  la  même  époque^  en  1785,  que  fut  construit 
le  théâtre  dont  le  style  à  l'antique  représente  bien 
une  France  modelée  alors  depuis  deux  siècles  sur 
la  Grèce  et  sur  Rome.  Et  il  vit  un  des  plus  sanglants 
épisodes  de  la  Révolution  qui  termina  l'ancien 
régime  :  les  exécutions  ordonnées  à  Arras  par 
Lebon. 

En   face  du  théâtre  s'ouvre  la  rue  des  Rappor- 


l'AHTOIS   revient    a    la    FRANCE  99 

leurs.  Là,  au  n"  o,  se  trouve  la  maison  kabitee  par 
Robespierre  avant  que,  de  pelit  avocat,  il  devint  l'un 
des  tribuns  populaires. 

Au  xvii«  àiècJc,  avant  que  Ja  Frauce  eut  le  grand 
Roi,  elle  eut  le  grand  Cardinal,  Richelieu,  qui  pour- 
suivit la  vieille  politique  de  Louis  XI  avec  infiniment 
plus  de  succès  que  lui,  et  pi  épara  la  délinitivc  unité 
française.  C'est  ainsi  que  la  guerre  de  Trente  ans 
nous  valut,  outre  l'Alsace  et  le  Roussillou,  le  retour 
de  l'Artois. 

Trois  armées  le  reprirent  eu  1040,  conduites  par 
les  maréchaux  de  la  Meilleraye,  Chàtillon  et 
Ghaulnes.  Elles  parurent  sur  le  Mont  Saiut-Éloi  et 
investirent  Arras,  nouvelle  Alésia,  par  de  formida- 
bles circonvallations.  Quand  les  Espagnols  s'avan- 
cèrent pour  attaquer  ces  lignes,  Richelieu  eut 
une  réponse  énergique  aux  envoyés  des  trois  maré- 
chaux :  «  Sortez,  ou  ne  sortez  pas  de  vos  lignes  ; 
mais,  si  vous  ne  prenez  point  Arras,  vous  en  répon- 
drez sur  vos  tètes.  »  Par  le  fait,  elles  ne  furent  pas 
attaquées,  et  Arras  fut  prise  après  trente-cinq  jours 
de  tranchée,  le  10  août.  Une  fois  de  plus  le  narquois 
dicton  picard  inscrit  sur  les  portes  avait  eu  tort  : 

«  Quand  les  souris  raingeront  les  cats, 
Le  roi  d'Arras  seigneur  sera.  » 

Mais  Arras  en  notre  pouvoir,  restait  à  débarrasser 
l'Artois  des  bandes  espagnoles,  ce  qui  ne  fut  achevé 
qu'en  1648  par  la  victoire  de  Condé  à  Lens.  Et  le 
même  Condé  ne  devait-il  pas,  hélas,  six  ans  plus 
tard,  ayant  passé  au  service  de  l'Espagne  pour  une 
querelle  personnelle,  tenter  de  reprendre  Arras 
pour  elle.  Turenne,  plus  audacieux  que  l'ennemi  ne 


100  AHRAS    ET    LAHTOIS    DÉVASTÉS 

Tavail  élé  en  d640,  attaqua  les  lignes  des  assié- 
geants, forçant  Condé  à  la  retraite  et  sauvant 
Arras.  La  ville  avait  été  jugée  si  importante  à  con- 
server, et  telle  fut  la  joie  publique  de  ce  succès,  que 
le  jeune  roi  de  seize  ans  —  le  futur  Roi-Soleil  — 
accourut  y  faire  une  entrée  triomphale  et  s'assurer 
par  sa  bonne  grâce  personnelle  de  la  fidélité  des 
habitants. 

Condé,  Turenne,  noms  que  l'on  ne  peut  piononcer 
sans  un  frémissement.  Le  texte  sublime  de  Bos- 
suet  nous  revient  ici  en  mémoire,  cette  comparai- 
son fameuse  où  il  dit  : 

«  Vit-on  jamais  en  deux  hommes  les  mêmes  vertus 
avec  des  caractères  si  divers,  pour  ne  pas  dire  si 
contraires?  L'un  paraît  agir  par  des  réflexions  pro- 
fondes, et  l'autre  par  de  soudaines  illuminations  ; 
celui-ci  par  conséquent  plus  vif,  mais  sans  que  sou 
feu  eût  rien  de  précipité  ;  celui-là,  d'un  air  plus 
froid,  sans  jamais  rien  avoir  de  lent,  plus  hardi  à 
faire  qu'à  parler,  résolu  et  déterminé  au  dedans, 
lors  même  qu'il  paraissait  embarrassé  au  dehors. 
L'un  dès  qu'il  parut  dans  les  armées,  donne  une 
haute  idée  de  sa  valeur  et  fait  attendre  quelque  chose 
d'extraordinaire,  mais  toutefois  s'avance  par  ordre, 
et  vient  comme  par  degrés  aux  prodiges  qui  ont 
fini  le  cours  de  sa  vie  :  l'autre  comme  un  homme 
inspiré,  dès  sa  première  bataille,  s'égale  aux  maîtres 
les  plus  consommés.  L'un,  par  de  vifs  et  continuels 
efforts,  emporte  l'admiration  du  genre  humain,  et 
fait  taire  l'envie  ;  l'autre  jette  d'abord  une  si  vive 
lumière,  qu'elle  n'osait  l'attaquer.  L'un  enfin,  par 
la  profondeur  de  son  génie  et  les  incroyables  res- 
sources de  son  courage,  s'élève  au-dessus  des  plus 
grands   périls,  et  sait  même  profiter  de  toutes  les 


l'aRTOIS    revient   a    la    FRANCE  101 

infidélités  de  la  fortune  :  l'autre,  et  par  l'avantage 
d'une  iiaute  naissance,  et  par  ces  grandes  pensées 
que  le  ciel  vous  envoie,  et  par  une  espèce  d'instinct 
admirable  dont  les  hommes  ne  connaissent  pas  le 
secret,  semble  né  pour  entraîner  la  fortune  dans  ses 
desseins,  et  forcer  les  destinées  ^  » 

Il  n'était  pas  inutile  de  citer  cette  page  fameuse 
pénétrée  d'éloquence  grecque  et  latine,  au  riîoment 
où  nous  voyons  Arras  retourner  à  la  France  et  la 
trouver  dans  un  développement  avancé  de  notre 
seconde  culture,  modelée  sur  le  génie  méditerranéen 
avec  une  fidélité  qui  n'a  pas  laissé  parfois  que  de 
contrarier  notre  génie  national,  et  la  libre  montée 
de  la  sève  dans  ce  chêne  gaulois  auquel  les  Francs 
suspendirent  leurs  armes. 

A  cette  date  de  1640,  Corneille  vient  de  révéler 
avec  le  Cid  la  forme  enfin  parfaite  —  après  les 
tâtonnements  de  Jodelle,  Garnier  et  Rotrou  —  d'une 
tragédie  française  directement  inspirée  de  l'antique. 
Le  Poussin  a  exécuté  ses  toiles  les  plus  fameuses, 
emplies  par  une  méditation  dune  qualité  admirable 
et  dont  on  ne  surpassera  jamais  l'expression.  Des- 
cartes a  donné  son  Discours  sur  la  méthode.  Tout 
annonce  qu'une  grande  ère  commence  :  le  siècle  de 
Louis  XIV,  appelé  à  être  comparé  à  ceux  de  Périclès 
et  d'Auguste.  Perrault  pourra  sans  injustice  prendre 
parti  pour  les  Modernes  contre  les  Anciens.  Les 
chefs-d'œuvre  des  lettres  et  des  arts  vont  se  suc- 
céder pendant  cent  ans,  jusqu'à  l'épuisement  trahi 
par  la  pâle  tragédie  de  Voltaire  et  la  languissante 
peinture  de  Boucher. 

1 .   Oraison  funèbre  dr»  (.nuis  de  Ronrloii,   pijnre  «ie  ConJé, 


102  ARRAS   ET   l'aRTOIS   DÉVASTÉS 

Mais  dans  cette  éblouissante  culture  dont  le 
défaut  est  malheureusement  de  n'être  ni  autochtone, 
ni  profondément  nationale,  quelle  place  y  a-t-il 
pour  Arras,  placée  qu'elle  est  au  Nord?  Et  la. cité 
reine  du  xiii"  siècle  ne  va-t  elle  pas  se  trouver  ser- 
vante et  cendrillon  dans  une  civilisation  où  le  Midi 
commande  ?  Par  surcroît,  la  monarchie  absolue  telle 
qu'elle  se  révèle  dès  lors  par  une  centralisation  exces- 
sive, ne  permet  plus  aux  provinces  de  respirer 
aussi  librement  que  par  le  passé,  d'être  elles-mêmes 
et  d'obéir  à  leur  génie  propre  comme  au  temps  où 
elles  étaient  autant  de  républiques  dans  la  monarchie 
tempérée,  —  conformément  aux  traditions  franques, 
—  du  xiii^  siècle.  Nous  avons  vu  ce  qu' Arras  fut 
alors.  Au  xvii»  au  contraire,  nul  nom  n'y  apparaît 
grand  *,  nulle  œuvre  que  la  citadelle  construite  par 
Vauban  sur  l'ordre  de  Louis  XIV  pour  lui  répondre 
de  la  ville,  et  qui  fut,  en  fait,  la  Belle  Inutile.  Au 
xviii"  nous  rencontrons  deux  noms  :  l'abbé  Pré- 
vost -,  —  toute  la  galanterie  de  l'époque  —  et  Maxi- 
milien  Robespierre,  —  sa  faillite  sanglante. 

Et  pourtant  il  fallait  qu'Arras,  où  l'on  n'a  jamais 
cessé  de  parler  notre  langue,  redevînt  ville  fran- 
çaise. La  cité  qui  avait  créé  la  première  forme  de 
notre  art  dramatique,  celle  en  qui  se  résume  à  peu 
de  chose  près  léclat  de  nos  lettres  au  xiii«  siècle  ;  et 
qui  ensuite  par  ses  tapisseries  aussi  vives  que  les 

1.  Notons  cependant  que  deux  sculpteurs,  Anselme  Flamen 
et  Hurtrel,  nés  en  Artois,  l'un  à  feaint-Omer  et  l'autre  à 
B('*thune.  ont  laissé  de  leurs  œuvres  dans  les  jardins  de  Ver- 
sailles. El  au  xYiii"  siècle,  le  musicien  Monsigny  appartient 
encore  à  l'Artois. 

2.  C'est  du  coche  d'Arras  qu'il  fait  descendre  Manon  Les- 
caut à  Amiens,  tout  au  début  de  cette  exis-tencc  aventureuse 
tragiquement  terminée  en  A-mérique. 


l'artois  revient  a  la  FRAN<',E  103 

récits  de  Froissart  —  tournois,  chasses,  allégories 
d'amours  en  des  vergers,  histoires  de  tous  person- 
nages réels  ou  fictifs,  —  avait  montré  au  monde  les 
images  de  la  France  ;  cette  cité-là  no  pouvait  pas 
vivre  hors  d'elle.  La  cité  reine  accepta  d'y  être  ser- 
vante plutôt  que  de  quitter  la  maison  de  sa  mère. 
Le  long  ressentiment  enfin  épuisé,  elle  cessa  d'être 
Aragonaise  —  selon  le  mot  de  Richelieu  —  pour 
écouter  son  cœur  comme  le  duc  Philippe  le  Bon  lui 
en  avait  donné  l'exemple  en  143o.  Elle  était  bien 
décidément  redevenue  française^  le  jour  où  le 
même  jeune  roi  qui  entrait  botté,  éperonné.  la  cra- 
vache en  main,  au  parlement  de  Paris,  vint  la 
remercier  d'avoir  été  fidèle  quand  son  propre  cou- 
sin Louis  de  Bourbon  ne  l'était  plus,  ot  qu'il  avait 
dû  lui  opposer  Turenne. 

A  partir  de  celte  date  de  1654,  Arras  et  l'Artois 
n'ont  plus  de  page  à  part  dans  l'histoire  de  la 
civilisation  française.  Leurs  sources  propres  —  et 
c'est  ainsi  que  les  tapisseries  des  Gobelins  naquirent 
de  celles  d'Arras  —  se  répandent  dans  le  large 
courant  de  la  vie  nationale.  Ils  vivent  de  la  même 
existence  que  toutes  les  provinces  du  royaume,  con- 
servant par  les  seuls  Etats  d'Artois,  l'ombre  d'une 
autonomie. 

Ces  états  étaient  composés  comme  ceux  de  France, 
des  trois  ordres  :  clergé,  noblesse  et  tiers-état. 
L'évêque  d'Arras  les  présidait.  Il  y  avait  en  outre 

I.  «  Pour  célébrer  la  grande  victoire  du  24  août  1634,  des  mé- 
dailles furent  frappées,  une  procession  fut  instituée  pour  «  être 
faite  chaque  année  par  les  rues  de  la  ville  >»,  et  encore  aujour- 
d'hui la  lôte  annuelle  d'Arras  commence  le  dimanche  le  plus 
rapproché  du  24  août.  »  Arma,  son  histoire  et  s^s  momnnpnts, 
par  Julifu  Boiitry. 


104  ARRAS   ET   l'ARTOIS   DÉVASTÉS 

dans  les  rangs  du  clergé,  l'évèque  de  Saint-Omer, 
dix-neuf  abbés  —  dont  celui  de  Saint-Vaast,  —  et 
neuf  chapitres  représentant  les  cathédrales  d'Arras 
et  de  Saint-Omer,  plus  sept  collégiales. 

L'Assemblée  générale  avait  lieu  une  fois  l'an, 
«  tant  pour  délibérer  des  affaires  de  la  province,  que 
pour  les  subsides  qu'on  devait  accorder  au  Roi*  ». 
Celui-ci  avait  trois  commissaires  auprès  de  l'assem- 
blée :  le  gouverneur-général  de  l'Artois,  l'intendant 
de  la  province  et  le  premier  président  du  conseil. 

De  même  choisissait-elle  en  son  sein  trois  députés, 
un  de  chaque  ordre,  pour  aller  porter  au  Roi  son 
cahier  annuel.  Us  en  étaient  généralement  bien 
reçus,  et  nous  voyons  Louis  XIV  en  1713  faire 
remise  à  l'Artois  de  trois  cent  raille  livres  sur  quatre 
cent  mille  qui  lui  étaient  dues  pour  l'année,  en 
considération  de  ce  que  la  province  avait  souffert 
de  la  guerre  •. 


1.  Note  sur  les  Etats  d'Artois  parue  dans  le  recueil  des 
Archives  du  Nord,  aunée  1837.  Valencieiines,  Prignet,  édi- 
teur. 

2.  L'a  des  députés  de  l'Artois  pour  cette  année-là  était  Jean- 
André  Mabille,  éolievin  de  la  ville  d'Arras  comme  l'avait  été 
son  père  Jean-François  Mabille,  seigneur  de  Poncheville.  Nous 
avons  retrouvé  aux  Archives  d'Arras,  quelques  années  avant  la 
guerre  actuelle,  la  requête  rédigée  par  lui  pour  les  Elats  afin 
d'obtenir  du  roi  une  remise  :  «  Les  fouragemens  et  les  pillages 
inouïs  soullerts  pendant  la  dernière  campagne  que  l'armée  de 
Votre  Majesté  a  campé  dans  cette  province,  les  corvées  de  clia- 
riols  et  de  pionniers  qu'elle  a  fournis,  particulièrement  dans 
le  précieux  temps  des  semailles  pour  les  sièges  des  villes  de 
Douay,  du  Qucsnoy  et  de  Boucliain,  et  autres  services  de 
l'armée  de  Votre  Majesté,  et  les  désordres  faits  dans  un  grand 
nombre  de  villages  au  passage  des  troupes  nombreuses  qui  ont 
traversé  l'Artois  par  les  baiilages  de  Saint-Omer  et  de  Hesdiu 
ayant  rais  les  habitants  hors  d'état  de  bien  façonner  le  peu  de 
terres  qu'ils  ont  ensemencées,  la  récolle  de  1713  a  été  si  petite 
qu'elle  ne  suffit  pas  pour  la  nourriture  des  habitants,  et  le 
prix  des  grains  est  si  augmenté  que   la  plus  grande  partie  s'est 


s 

o 
O 

a. 


l'aRTOIS    revient    a    la    FRANCE  10"» 

Ce  fiirr-nt  Ifs  Etats  d'Artois  qui  au  début  de  la 
guerre  de  l'Indépendance  soutenue  contre  lAngle- 
terre  par  les  États-Unis  firent  ^réer  une  frégate  à 
leurs  Irais,  l'Artois,  et  l'offrirent  aux  Américains  : 
beau  geste  qui  leur  a  été  rappelé  récemment  par 
l'évêque  d'Arras,  M^^  Julien.  Un  de  ses  collabora- 
teurs, le  chanoine  Guillemant,  qui  l'accompagnait 
en  Amérique,  a  écrit  sur  ce  sujet  une  brève  notice 
historique*  à  laquelle  nous  empruntons  les  lignes 
qui  suivent  : 

«  En  traversant  l'Artois,  les  soldats  des  Etats- 
Unis  soupçonnent-ils  qu'ils  foulent  une  terre  où 
jadis  la  cause  de  l'Indépendance  américaine  souleva 
un  véritable  enthousiasme? 

«  Au  moment  le  plus  critique  de  cette  guerre  iné- 
gale, Louis  XVI  eut  le  mérite  de  jeter  dans  la 
balance,  au  profit  de  la  jeune  républiriue,  lépée  de 
la  France;  La  Fayette  y  ajouta  la  grâce  et  la  bra- 
voure de  ses  vingt  ans  :  Rochambe-au,  qui  devait 
plus  lard  être  gouverneur  de  l'Artois,  mit  son 
expérience  militaire,  en  un  jour  décisif,  au  service 
de  Washington, 

«  Mais  nos  ancêtres  se  passionnèrent,  eux  aussi, 
pour  cette  grande  cause;  et  avec  leur  esprit  prati- 


Irouvf^e  dans  1  impuissance  d'en  acheter  pour  semer,  ce  qui  ne 
fait  e?pérer  pour  celte  année  i|uune  très  petite  récolte  ». 

En  172:),  il  fut  <iueslion  de  rétablir  en  Artois  l'impùt  de  la 
gabelle  dont  il  s'était  racheté  une  fois  pour  toutes.  Le  même 
échevin  qui  faisait  alors  partie  des  six  commissaires  exlraonii- 
naires  des  Etals  d'Artois,  réussit  à  empêcher  cette  mesure,  et 
l'ysscmblée  générale  des  Etats  l'on  remeicia  en  lui  ollVanl 
publiquement  une  paire  de  flambeaux  d'argent.  —  Nous  avons 
publié  en  lOnO  chez  l'éditeur  Gras-et  un  livre  de  famille  dont 
iiouB  extrayons  ces  détail  qui  intéressent  l'Artois. 

1.  L'hommui/e  (l'A  mis  ft  de  l'Artois  à  farmée  américaine. 
Plaquette  sans  nom  ilédileur, 


106  ARRAS   ET   i/aRTOIS    DÉVASTÉS 

que  et  soucieux  des  réalités,  ils  ne  se  bornèrent  pas 
à  voter  des  acclamations  ni  à  formuler  des  vœux 
stériles . 

«  La  marine  de  France,  anéantie  pendant  la  guerre 
de  Sept  ans,  s'était  reformée  peu  à  peu  sous  l'im- 
pulsion de  Choiseul  et  de  Sartine,  et  h>rùlait  de  se 
mesurer  avec  la  flotte  anglaise. 

«  Les  Etats  d'Artois  résolurent  de  construire  et 
mettre  en  mer,  aux  Irais  de  la  province,  «  une  fré- 
gate de  la  plus  grande  force,  armée  en  course  », 
portant  quarante  canons,  etqui  s'appellerait l'^î'/of^. 

«  Us  empruntèrent,  à  cet  effet,  cinq  cent  mille 
livres. 

«  Pour  seconder  rhéroïsme  des  ofïïciers  et  de  l'équi- 
page, ils  décidèrent  que  si  le  commandant  arrivait 
à  prendre  un  vaisseau  ennemi  supérieur  en  force, 
il  lui  serait  accordé  «  entrée  et  séance  aux  Etats 
d'Artois.  »  Le  produit' des  prises  faites  par  la  fré- 
gate serait  réservé  en  partie,  pour  en  armer  de 
nouvelles,  en  partie  pour  distribuer  des  récompenses 
aux  gens  de  l'équipage  ;  et  les  Etats  assuraient 
faveur  et  protection  aux  veuves  et  aux  orphelins 
«  de  ceux  de  ces  braves  gens  qui  seraient  tué  dans 
les  combats  ». 

«  Ces  résolutions  furent  volées,  en  1778,  «  par  accla- 
mation générale  »  ;  de  Versailles,  le  prince  de  Mont- 
barey  en  félicita  «  Messieurs  des  Etats  d'Artois  »  ; 
et  le  7  mars  1779,  le  Roi  «  étant  en  son  Conseil  » 
autorisa  l'emprunt  qui  permettrait  de  réaliser  ce 
magnifique  programme. 

«  Si  la  réalité  ne  répondit  pas  de  tout  point  au 
rêvé  ;  si  la  frégate  l'Artois  n'eut  qu'une  histoire 
courte  et  tragique  ;  si,  partie  du  Port-Louis  (près  de 
Lnrient)  lo  29  mai  1780.  sous  les  ordres  de  M.  Fabre. 


l' ARTOIS  REVIENT  A  LA  FRANCE       107 

elle  fut  prise,  non  loin  de  la  Gorogne,  le  1"  juillet, 
par  le  vaisseau  anglais  de  soixante-quatorze  canons, 
le  Romney,  cela  n'enlève  rien  au  mérite  ni  à  la 
générosité  de  nos  pères. 

«  Ils  eurent  foi  dans  la  destinée  des  Etats-Unis, 
dont  ils  voulurent  protéger  le  berceau  et  affermir 
les  libertés  naissantes. 

«  Une  miniature  de  la  frégate  l'Artois  ornait  le 
musée  d'Arras.  Elle  a  péri  dans  les  flammes,  avec 
tout  1p  reste,  le  6  juillet  1915.  » 

Le  même  souverain  qui  faillit  rétablir  la  gabelle 
en  Artois  mais  s'y  heurta  à  une  opposition  éner- 
gique, Louis  XV,  établit  officiellement  à  Arras  en 
1758  une  Académie  rivale  de  l'Académie  française 
et  qui  obtint  même  en  1773  le  nom  de  Royale  et 
l'autorisation  de  compter  quarante  membres  à  l'ins- 
tar de  celle  de  Paris.  Un  seul  devait  parvenir  à  la 
célébrité  :  l'avocat  Maximilien  de  Robespierre. 

C'est  ainsi  que  nous  le  voyons  en  178o  faire  partie 
des  commissaires-rapporteurs  institués  pour  juger 
les  mémoires  reçus  en  réponse  à  une  question  posée 
par  l'Académie  d'Arras  :  «  Quelles  furent  autrefois 
les  différentes  branches  de  commerce  dans  les  con- 
trées qui  forment  présentement  la  province  d'.Artois. 
en  remontant  même  au  temps  des  Gaulois?  Quelles 
ont  été  les  causes  de  leur  décadence  et  quels 
seraient  les  moyens  de  les  rétablir,  notamment  les 
manufactures  de  la  ville  d'Arras?  « 

Au  jugement  de  Robespierre,  les  réponses  à  ces 
questions  furent  peu  satisfaisantes.  La  réalité  l'était 
moins  encore.  Pour  ce  qui  est  des  tapisseries  qui 
avaient  fait  la  renommée  d'Arras,  depuis  1750  un 
nommé  Plantez  était  le  seul  à  en  fabriquer.  Encore 


108  ARRAS   ET   l'aRTOIS   DÉVASTÉS 

élait-il  subventionné  par  les  échevins,  et  ne  sorlait- 
il  guère  de  ses  ateliers  que  des  verdures,  non  plus 
ces  éclatantes  tapisseries  historiées  qui  jadis  avaient 
conté  la  vie  des  saints,  des  héros  légendaires  et  des 
preux  du  moyen  âge. 

La  catastrophe,  la  Révolution  sanglante  était 
proche.  Arras  la  sentait  venir  comme  toute  la 
France  ;  et  comme  elle,  tentait  de  s'étourdir  par  le 
plaisir.  Ses  citoyens  les  plus  remarquables  avaient 
fondé  à  la  fin  du  xviii»  siècle  une  société  épicurienne 
placée  sous  le  triple  patronage  de  La  Fontaine, 
Ghaulieu  et  Chapelle,  et  qui  prit  son  nom  des  roses 
dont  leurs  bustes  —  et  les  convives  eux-mêmes  — 
étaient  couronnés.  Les  Rosati  d'Arras  comptaient 
dans  leurs  rangs  le  même  avocat  disciple  dé  Rous- 
seau que  nous  avons  vu  s'intéresser  au  relèvement 
des  anciennes  industries,  Maximilien  de  Robespierre, 
et  un  capitaine  du  génie  nommé  Lazare  Carnot  — 
le  futur  organisateur  de  la  Victoire.  Réunis  sur  les 
bords  de  la  Scarpe  dans  un  faubourg  de  la  ville 
nommé  Avènes,  ils  y  siégeaient  sous  un  berceau 
de  roses,  la  coupe  en  main,  qui  ne  devait  être  vidée 
que  pour  se  remplir  aussitôt.  Où  Robespierre  eût 
chanté  : 

tt  0  Dieu,  que  vois-je,  mes  amis  ? 

Un  crime  trop  notoire, 

Du  nom  charmant  de  Jiosaii.i 

Va  donc  flétrir  la  gloire. 

0  malheur  affreux  ! 

0  scandale  honteux  ! 

J'ose  le  dire  à  peine, 

four  vous  j'en  rougis. 

Pour  moi  j'en  gémis, 
Ma  coupe  n'est  pas  pleine  i.  » 

1.  La  cûiipp   vide,   pit-re   citée   par  Arthur   Diiiaux  dans  un 


l'artofs  revient  a  la  fhance  1<i9 

Ces  vers  doivent  se  placer  aux  environs  de  1785. 
Robespierre  avait  fait  ses  éludes  à  Paris,  où  lab- 
baye  de  Saint-Vaast  l'avait  fait  entrer  au  collège 
Louis-Le-Grand  en  qualité  de  boursier.  C'est  alors 
qu'il  eut  l'honneur  de  complimenter  au  seuil  de 
Téglise  Sainte-Geneviève  Louis  XVl  et  Marie-Antoi- 
nette, peu  après  les  cérémonios  du  sacre,  En  1781, 
une  fois  reçu  avocat  au  parlement  de  Paris,  il  re- 
vint à  Arras  et  s'y  installa,  conquérant  assez  vite 
une  renommée  locale.  Le  26  avril  1789,  il  était 
choisi  comme  député  du  Tiers  aux  Etats  généraux, 
début  de  l'orageuse  carrière  qui  devait  le  conduire 
finalement  là  où  il  avait  envoyé  tant  de  victimes,  à 
la  guillotine. 

Elle  fonctionna  aussi  à  Arras.  et  dans  des  condi- 
tions particulièrement  atroces.  Le  Bon,  ancien  curé 
d'un  village  des  environs,  y  fut  envoyé  et  y 
exerça  le  plus  sanglant  proconsulat  qu'on  vit  ja- 

arlicle  des  Archires  du  Nord  i3*  série,  tome  li.  Lue  autre 
(ibidem)  est  iiililulée  la  Bose  et  Robespierre  y  niadrigalise  6ur 
iair  :  Résiste-moi,  belle  Aspa-sie. 

Je  vois  l'épine  avec  la  rose 
Dans  les  bouquets  que  vous  m'ollrcz  -bis)  : 
Et,  lorsque  vous  me  célébrez, 
Vos  vers  découragent  ma  prose. 
Tout  ce  qu'on  m'a  dit  de  charmant. 
.Messieurs,  a  droit  de  me  confondre  : 
La  Bose  est  votre  compliment. 
L'Epine  est  la  loi  d'y  répondre  (6iîj. 

Carnot  rivalisait  d'esprit  et  de  belle  liumcur  aver  Hobes- 
pierrc.  Il  excellait  surtout  dans  le  tou  bachique  dont  voici  un 
échantillon. 

Chantant  ribon-ribaine, 
Le  bon-homme  Silène 
D'un  grand  verre  nanti, 
Buvait  comme  une  éponge 
Et  valait  sans  mensonge 
Le  plus  franc  Bosali. 


110       •  ARRAS   ET    l'ARTOIS    DÉVASTÉS 

mais,  se  délectant  du  haut  du  balcon  du  théâtre  au 
spectacle  des  supplices,  car  la  sanglante  machine 
avait  été  dressée  tout  auprès.  Dans  Tété  de  1794, 
en  cinq  mois  il  y  eut  quatre  cents  exécutions  ! 

«  L'huissier  Taquet  se  rendait  aux  prisons,  vers 
les  quatre  heures  de  raprès-midi.  On  appelait  les 
directeurs  et  chaque  prisonnier  tremblait  de  s'en- 
tendre adresser  les  mots  fatidiques  :  «  Prends  ton 
chapeau,  on  te  demande  en  bas  »,  par  lesquels  on 
avertissait  les  prévenus  qu'ils  allaient  comparaître 
devant  le  tribunal  qui  ne  pardonnait  pas.  Les  exé- 
cutions devinrent  si  nombreuses  que  l'on  craignit 
que  le  sang  des  victimes  ne  devînt  une  cause  d'in- 
salubrité. Le  26  ventôse,  le  conseil  général  de  la 
commune  d'Arras  écrivait  au  directoire  du  départe- 
ment :  «  Considérant  que  les  aristocrates,  après 
avoir  exhalé  le  poison  de  l'aristocratie,  empoison- 
nent encore  nos  concitoyens  de  leur  sang,  quand  le 
glaive  de  la  loi  frappe  leur  tête  coupable,  le  conseil 
a  délibéré  de  vous  inviter  de  faire  fabriquer  un  ou 
plusieurs  paniers  doublés  de  toile  cirée,  comme  à 
Paris,  afin  qu'aussitôt  les  tètes  tombées  elles  puis- 
sent être  transportées  au  cimetière  commun  sur  une 
voiture  *  »... 

Après  tant  de  bombardements  qu'Arras  a  essuyés 
pendant  cette  guerre,  le  théâtre,  témoin  des  scènes 
sanglantes  de  jadis,  est  encore  intact  ;  la  maison 
même  de  Robespierre,  à  deux  pas  delà,  l'est  à  peu 
de  chose  près,  seulement  touchée  en  arrière  légère- 
ment. C'est  devant  cette  maison  modeste,  petite 
comme  celle    que   Socrate  souhaitait  au  sage,  que 

l.  Lecesne.  Arras  sous  la  Bévolu/ioit. 


LARTOIS    REVIENT    A    LA    FRANCE  i  1  1 

Ton  se  prend  à  se  demandei'  si  le  jeune  el  sensible 
avocat,  disciple  éperdu  de  Rousseau  et  pareillement 
féru  d'idéologies,  avait  bien  réfléchi  avant  de  semer 
le  vent  qu'il  ne  pouvait  récolter  que  la  tempête. 


CHAPITRE  IX 
ARRAS  «  VILLE  DU  BONHEUR  CALME  » 


Victor  {fug'o  à  Arras.  —  Comment  uoe  neuve  cathédrale  suc- 
céda à  raricienne.  —  Aventure  de  Verlaine  et  de  Rimbaud. 
—  Corot  travaille  en  Artois.  —  Arras  en  19ii,  ville  ancienne 
et  moderne.  —  Visite  de  Barrés  en  1915. 


Dans  rélé  de  1837,  le  13  août  vers  six  heures  du 
soir,  Victor  Hugo  de  passage  à  Arras  écrivait  à  sa 
femme  '  :  «  J'attendais  mieux  d'Arras,  je  n'en  suis 
qu'à  deuii-content.  Il  y  a  bien  deux  places  curieuses 
à  pignons  en  volutes  dans  le  style  flamand-espa- 
gnol du  temps  de  Louis  XITI,  mais  pas  d'églises... 



«  Sur  l'une  des  places,  la  petite,  il  y  a  un  charmant 
hôtel  de  ville  du  xv^  siècle  accosté  par  un  délicieux 
logis  de  la  Renaissance.  La  façade  serait  admirable 
si  les  architectes  du  cru  n'avaient  eu  l'idée  de  l'en- 
joliver, ce  qui  la  fait  ressembler  à  un  décor  gothique 
de  l'ancien  Ambigu.  Maintenant  ils  refont  la  tour 
du  beiïroi.  Gomme  ils  vont  coiffer  ce  pauvre  édi- 
fice î  » 

Mon  Dieu,  la  restauration  de  l'édifice  et  de  sou 
beffroi,    nécessaire  sans    doute,    ne  fut  pas  si  mal 

1.  France  cl  /ielf/itjiw.  Alpes  cl  Pyrénées. 


ARRAS   VILLE    DU   BONHEUR   CALME  113 

conduite  si  nous  en  jugeons  d'après  les  lithogra- 
phies de  Tépoque.  Et  quelle  vie,  quelle  animation 
elle  nous  montrent  toujours  sur  la  petite  place  qui 
est  le  marché  aux  légumes,  fleurs,  fruits,  animaux 
de  basse-cour:  de  même  que  la  grand'place  est  le 
marchéaux  grains  oùles  paysans  se  tiennent  debout, 
causant  entre  eux  près  de  leurs  sacs  entrouverts 
montrant  le  blé  jaune. 

Mais  Hugo  nous  en  nveTi'd:  Pas  d'églises.  Be  celles 
du  passé  il  en  restait  une  seule  dans  la  ville  qui  fut 
la  ville  «  aux  cent  cloches  a,  Saint-Jean-Baptiste, 
assassinée  cette  fois  par  les  obus  allemands  en  même 
temps  que  la  cathédrale  moderne  dont  nous  parle- 
rons et  qu'Hugo  dédaigna,  n'étant  point  gothique. 
Pour  la  cathédrale  ancienne,  c'est  une  sinistre  his- 
toire à  raconter  que  celle  de  sa  longue  agonie. 
179.3  en  avait  fait  comme  de  beaucoup  d'églises  un 
magasin  aux  munitions  et  aux  fourrages.  En  l'an  IV 
elle  était  à  peine  rendue  au  culte  qu'une  bande 
noire  qui  se  couvrait  d'un  certain  Hollandais,  Paul 
Vandercorter,  soumissionnait  à  Paris  pour  la  dé- 
molir, ce  qui  fut  accordé  en  l'an  VII,  le  ler  jan- 
vier 1799.  Etrennes  d'Arras  dont  les  habitants  en 
vain  avaient  pétitionné.  Le  cloître  tomba  d'abord. 
«  Ensuite,  écrit  un  historien  local*,  vint  le  tour  de 
l'église  Notre-Dame  qui  vit  d'abord  enlever  sa  belle 
et  curieuse  horloge,  les  plombs  de  ses  toits,  les  fers 
qui  garnissaient  les  charpentes,  les  fenêtres  et  les 
portes,  puis  les  grilles  du  chœur  et  enfln  les  boise- 
ries, les  autels,  les  charpentes  et  les  dalles  de 
marbre.  Tout  cela  lut  mis  à  l'encan,    chacun  put 


1.    Auguste    Ternyiick.    Essai    sur    l'ancienne    cathédrale 
d'Arras.  Paris  el  Anas.  s.  d. 

Dl    PONCHEVIlt.B.  8 


114  ARRAS    ET    l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

décorer  sa  maison  ou  ses  jardins  des  dépouilles  du 
saint  lieu  ;  mais  la  vente  fut  bien  pénible,  et  l'on  vit 
le  plus  grand  nombre  des  habitants  la  fuir  avec  hor- 
reur et  refuser  d'introduire  dans  leur  demeure  ces 
restes  précieux  qui  pouvaient  y  apporter  la  malé- 
diction et  la  colère  du  ciel. 

Enfin  quand  tout  dans  l'intérieur  eut  été  dévasté, 
que  les  verrières  magnifiques  eurent  été  enlevées 
ou  brisées,  alors  vint  le  tour  des  voûtes  qui  furent 
jetées  sur  le  sol  et  laissèrent  libre  passage  au  soleil 
et  aux  pluies  ;  et  bientôt  ces  ruines  furent  abandon- 
nées par  les  acquéreurs  qui  ne  trouvant  plus  à  en 
vendre  les  pierres,  les  laissèrent  à  la  libre  disposition 
du  premier  venu  qui  put  venir  à  sa  guise  abattre  et 
choisir  les  matériaux  dont  il  avait  besoin...  » 

Quelle  tristesse  !  Mais  une  autre  église  presque 
achevée,  celle  de  l'abbaye  de  Saint-Vaast  recons- 
truite dans  la  seconde  moitié  du  xviiie  siècle,  allait 
servir  de  cathédrale  à  la  place  de  l'antique  édifice 
si  lamentablement  détruit.  Elle  ne  reposait  pas  ses 
fondations  sur  un  sol  moins  sacré,  étant  assise  au 
lieu  où  saint  Vaast  avait  prié  et  où  en  1435  la  paix 
salvatrice  de  la  France  avait  été  signée.  Napoléon, 
dès  1804,  en  fit  continuer  la  construction  sous  la  di- 
rection de  l'architecte  de  la  Madeleine,  Goûtant.  En 
1833,  le  cardinal-évèque  d'Arras,  "SU^  de  la  Tour 
d'Auvergne,  la  consacra  au  culte. 

Pour  nous  qui  avons  pénétré  sous  ses  voi>tes  avant 
que  les  Allemands  n'en  fissent  la  ruine  tragique 
qu'elle  est  maintenant,  nous  ne  nierons  pas  que 
dans  sou  style  gréco-romain  elle  ne  fût  un  peu  froide 
et  ressemblât  davantage  à  un  temple  de  la  raison 
qu'à  celui  du  Dieu  tout  amour  qui  s'incarna  pour 
sauver  le  monde.  Mais  en  haut  de  son  escalier  aux 


ARRAS   VILLE    DU   BONHEUR    CALME  115 

cent  marches  elle  apparaissait  sublime, non  indigne, 
certes,  de  sa  sœur  la  Madeleine  de  Paris,  ni  même 
des  grandes  églises  romaines.  Et  maintenant,  plus 
qu'aux  trois  quarts  détruite,  c'est  à  Rome  encore 
qu'elle  fait  songer,  si  émouvante  avec  les  chapiteaux 
corinthiens  de  ses  colonnes  émergeant  des  dé- 
combres, et  ses  arceaux  à  plein  cintre  s'élevant 
sous  le  ciel  bleu  de  l'été. 

Le  xix"  siècle  construisit  à  Arras  d'autres  églises, 
entre  autres  Saint-Géry  où  Verlaine  écrivit  la  poésie 
qu'il  dédia  à  Germain  Nouveau  :  Devant  un  Christ  '. 
Il  était  Artésien  par  sa  mère,  Elisa-Julie-Josèpbe- 
Stéphanie  Dehée,  née  à  Fampoux  où  le  poète  fit  de 
nombreux  séjours,  notamnif-nt  en  1866.  C'est  un 
gros  village  assez  peu  distant  d'Arras  pour  qu'il  y 
soit  venu  souvent.  Mais  sur  une  seule  de  ces  visites 
nous  avons  des  détails  circonstanciers  :  celle  qu'il  y 
fit  avec  Rimbaud  en  187:2  et  au  cours  de  laquelle, 
tous  deux,  appréhendés  parles  gendarmes,  turent 
conduits  à  l'IiAtel  de  ville.  L'anecdote  est  scabreuse, 
mais  peint  au  vif  le  côté  bohème  de  deux  poètes 
par  ailleurs  souvent  admirables  d'inspiration  vraie. 
Descendusdu  train  de  Paris  au  petit  jour,  ils  s'étaient 
attablés  d'abord  au  bullet  de  la  gare  et  y  avaient 
pris  force  consommations,  si  bien  qu'à  demi  ivres, 
ils  s'amusèrent  à  effrayer  leurs  paisibles  voisins 
par  le  récit  de  prétendus  crimes  commis  par  eux. 
Cette  truculence  ne  fut  pas  du  goût  du  buvetier 
qui  prévint  la  police,  si  bien  que  les  deux  amis 
furent  empoignés  par  les  gendarmes. 

«  Conduits  à  l'hôtel  de  ville,  on  procéda  à  l'inter- 

l.  D'après  M.  l'abbé  Foulon  dans  son  ouvrage  :  Arras  sous 
les  obus.  Pari?.  Bloud  et  Oay.  1915, 


H6  ARRAS   ET   l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

rogatoire  des  deu^  suspects.  Rimbaud,  en  présence 
du  procureur  de  la  République,  reprit  son  aspect 
d'enfant  et  se  mit  à  pleurnicher.  Verlaine,  interrogé 
ensuite,  confirma  les  dénégations  de  son  ami,  et 
comme  le  procureur  commençait  à  s'excuser,  recon- 
naissant l'erreur  des  gendarmes,  le  poète,  dont  ne 
s'était  pas  encore  dissipée  l'excitation  des  apéritifs, 
éleva  la  voix.  Il  menaça  le  procureur.  11  déclara, 
avec  des  regards  terribles  lancés  au  personnel  judi- 
ciaire estomaqué,  qu'en  présence  de  son  arrestation 
arbitraire,  et  il  accentuait  «  arbitraire  »  à  la  façon 
d'un  traître  de  mélodrame,  roulant  les  r  dans  un 
tremblement  expressif,  il  allait  faire  du  bruit  dans 
la  presse,  agiter  ses  amis  républicains,  qui  ne  lais- 
seraient point  passer  cette  séquestration  de  deux 
camarades,  citoyens  paisibles,  honorables,  n'ayant 
pas  l'ombre  d'un  casier  judiciaire  '.  )> 

La  conclusion  de  cette  ridicule  et  curieuse  his- 
toire fut  que  Verlaine  et  Rimbaud  le  jour  même 
étaient  remis  par  les  soins  de  la  maréchaussée  dans 
le  premier  train  en  partance  pour  Paris. 

Qu'il  eût  désapprouvé  le  mauvais  goût  de  cette 
farce  de  rapins,  le  peintre  Corot,  homme  paisible  et 
de  bonne  compagnie  qui  vint  si  souvent  à  Arras 
visiter  son  ami  le  peintre  Constant  Dutilleux  *.  La 
première  fois  qu'il  accepta  son  hospitalité,  ce  fut  en 
1831.  Le  2  juin  il  lui  écrit  pour  lui  annoncer  son  ar- 
rivée. De  belle  humeur  et  d'heureux  natm-ei,  à  peine 
débarqué,  il  trouve  tout  bien,  admire  la  ville  où  on 

1.'  E.  Lepellelier  dans  sa  biographie  de  Verlmne.  Mercure  de 
France. 

2.  L'œuvre  de  Corot,  par  Alfred  Robaul  et  Etienne  Moreau- 
Nélaton. 


ARRAS    VILLE    DU   BONHEUR   CALME  \  l  7 

Je  promène,  s'attarde  à  contempler  le  betfroi,  les 
curieuses  maisons  de  la  Grand'Place,  se  récrée  au 
pittoresque  des  chariots  artésiens.  Avec  Dutilleux  il 
court  les  champs,  s"installant  où  le  cœur  lui  en  dit, 
faisant  pochades  sur  poohades.  Quand  on  le  laisse 
partir,  c'est  à  la  condition  qu'il  reviendra.  Et,  de 
fait,  au  printemps  de  18o2,  il  reparaît,  fidèle  à  la 
petite  société  d'amis  qu'il  s'est  constituée  parmi  les 
amateurs  arrageois.  Avec  une  patience  inlassable, 
il  se  prête  aux  désirs  de  chacun  ;  et  pour  la  joie  des 
photographes  amateurs  dont  l'art  est  encore  dans 
l'enfance,  supporte  stoïquement  de  longues  poses  en 
plein  soleil.  Une  de  ces  précieuses  photographies 
nous  le  montre  assis,  complètement  rasé,  l'air 
simple  et  franc,  avec  l'ombre  de  finesse  d'un  brave 
paysan  qui  serait  un  peu  normand. 

Un  autre  document,  un  croquis  fait  par  le  jeune 
Alfred  Robaut,  —  qui  sera  bientôt  le  gendre  de  Du- 
tilleux, —  représente  les  d(,ux  amis  installés  sur  les 
glacis  de  la  citadelle  d'Arras.  Corot  est  assis  sur 
l'herbe,  sa  boîte  à  couleurs  ouverte  entre  les  jambes, 
coiffé  d'une  casquette.  En  ce  moment,  il  est  en  train 
de  peindre,  dominant  les  remparts,  la  cathédrale 
et  le  beftroi  qui  lui  fout  face.  Peut-il  deviner  qu'un 
jour  viendra  où  la  fureur  barbare  des  obus  allemands 
les  abatti-a  tous  deux'? 

Ses  pérégrinations  à  travers  la  France  ramenaient 
invinciblement  Corot  vers  le  septentrion.  Là  est  son 
foyer  et  son  cœur.  En  juin  1853,  nous  le  trouvons 
à  Saint-Omer,  puis  à  Douai  et  àArras.En  septembre 
1857  il  séjourne  à  BouIogne-sur-Mer.  Aloi'S  sans 
doute   il  peint  le    Vallon  ',  un  dos  plus  charmants 

1 .  Musée  du  Louvre. 


118  ARRAS    ET   l'arTOIS    DÉVASTÉS 

coins  du  Boulonnais,  C'est  celui  que  traverse  la 
Cluse  avant  qu'elle  devienne  le  Denacre,  site  ver- 
doyant dont  il  a  bien  rendu  le  charme  paisible. 

Tout  cet  automne,  il  sera  notre  hôte.  D'Arras  où 
il  est  allé  prendre  Dutilleux,  il  va  à  Dunkerque. 
Les  deux  amis  s'y  installent  d'abord  au  Chapeau- 
Rouge,  puis  plus  gaiement  et  à  meilleur  compte  à 
l'auberge  de  la  Chaloupe  Nationale.  Là  rien  ne  con- 
traignait leur  joyeuse  liberté  d'artistes,  et  ils  préfé- 
raient à  toute  autre  la  société  des  rudes  marins 
qu'ils  y  rencontraient.  —  Charmante  bonhomie  de 
Corot  !  Quand  il  écrit  de  Paris  pour  annoncer  son 
arrivée  à  Arras,  il  recommande  surtout  qu'on  ne  se 
dérange  pas  pour  venir  le  prendre  à  la  gare.  «  Je 
mettrai  mon  paquet  sur  l'omnibus  et  viendrai  cum 
pedibus  ». 

Les  années  passent,  sa  gloire  grandit,  Corot  est 
toujours  le  même.  Il  semble  que  le  temps,  non  plus 
que  sur  sa  simple  et  joyeuse  humeur,  n'ait  de  prise 
sur  sa  robuste  organisation.  Voici  une  photographie 
prise  à  Arras  en  1865  :  assis  dans  le  jardin  de  Dutil- 
leux, ayant  près  de  lui  posé  sur  une  table,  à  côté  de 
son  gros  parapluie  roulé,  ce  chapeau  haut  de  forme 
qui  lui  sert  de  nécessaire  de  voyage,  et  dans  lequel 
il  entasse  pêle-mêle  un  faux-col  de  rechange,  ses 
papiers  et  ses  crayons  ;  il  a  cet  air  qu'il  eut  toujours 
d'un  vieux  paysan  calme,  probe  et  solide,  dont,  sans 
doute,  les  tempes  ont  blanchi. 

De  l'été  de  1873  date  son  dernier  séjour  dans  le 
Nord.  D'abord  il  va  à  Arras,  se  plaisant  à  y  peindre 
les  prairies  du  faubourg  Sainte-Catherine  ou  de 
Saint-Nicolas  ;  puis  à  Douai.  Là,  chaque  matin,  il  se 
rend  à  Sin-le-Noble,  et  s'y  installe,  pour  travailler, 
le  long  de  la  grand'route.  Il  est  en  train  de  peindre 


ARRAS   VILLE   DU   BONHEUR    CALME  I  1 9 

le  célèbre  tableau  delà  collection  Thomy-Thiéry,  la 
route  d'Arras,  quand  Robaut  et  Henri  Dubem  le 
rejoignent,  le  matin  du  jour  où  doit  avoir  lieu  la 
fête  de  Gayant.  Hélas  !  c'est  cette  route  qui  sera 
brusquement  tranchée  en  son  milieu  par  la  ligne 
de  feu,  un  jour  ;  et  les  prairies  des  faubourgs 
d'Arras,  si  charmantes  à  l'heure  de  la  rosée  mati- 
nale, quand  le  peintre  vient  s'y  asseoir,  à  peine  y 
aura-t-il  un  pouce  de  terrain  qui  n'ait  été  creusé  par 
les  obus  allemands. 

Rassemblons  ici  nos  souvenirs,  efforçons-nous  de 
revoir  Arras  à  la  veille  de  la  guerre,  telle  que  nous 
nous  y  promenâmes  aus  temps  heureux  de  naguère, 
On  respire  dans  la  vieille  ville  un  délicat  parfum 
d'ancienne  province.  Maintenant  comme,  au  xvni» 
siècle,  «  la  ville  est  assez  bien  batye  et  les  maisons 
élevées,  elle  a  plusieurs  églises  et  clochez,  le  beffroi 
est  une  pièce  rare,  la  place  est  grande  avec  des 
arcades  aux  maisons  qui  y  sont  situées.  »  La  cathé- 
drale, toutefois  a  été  abattue,  et  cette  «  belle  et 
agréable  piramidu  dans  laquelle  on  conserve  en 
dépôt  la  Sainte  Chandelle...  ^  »;  les  remparts  de 
Vauban  enfin  n'existent  plus.  Mais  les  anciens 
logis  charmants  abondent  encore  et  conservent  leurs 
vieux  noms  qu'on  ne  peut  prononcer  sans  un 
plaisir  secret  :  la  Tourterelle,  l'Asne  rayé,  la  Grappe 
d'or,  le  Pastoureau,  le  Chapeau  amoureux,  le  Vieil 
Tripot,  le  Tambourin,  les  Pastourelles,  la  Beste  sau- 
vage, l'Angelot  d'or,  la  Maison-Dieu.  Si  des  noms 
nouveaux  ont  été  imposés  aux  grandes  artères,  les 
petites  rues  ont  gardé  leurs  anciens  noms  familiers 


1.  J'enipruiilc  ces  citations  au  livre  de  famille  publié  en  lOotl 
chez  Grasset  :  •  Mi'moircv  {(•uclia-  l  mes  vovages,  ".te.  ». 


120  ARRAS   ET   l'ARTOIS    DÉVASTÉS 

et  pieux,  rue  Saint-Denis,  rue  du  petit  Saint-Jean, 
rue  des  Baudets,  rue  des  Portes  Cochères,  et  cette 
rue  où  s'engoutïre  encore  l'âpre  vent  de  bise.  Tou- 
jours tortueuses  et  étroites,  leurs  grosses  bornes  de 
pierre  accotées  aux  maisons  tenant  lieu  de  trottoirs, 
elles  aident  avec  les  vieux  logis  aux  toits  de  tuiles 
à  ce  qu'on  se  représente  un  ancien  aspect  de  pro- 
vince. Elles  ont  gardé  un  peu  de  la  vie  de  ce  qui 
est  mort  aux  yeux  indifférents. 

Tel  est  l'aspect  ancien  d'Arras.  Mais  avec  la  des- 
truction de  ses  remparts,  elle  s'était  développée, 
ceinte  de  boulevards  aux  maisons  neuves;  et  avec 
ses  faubourgs  comptait  largement  32.000  habitants. 
((  Entre  le  bas  pays  et  le  plateau  relativement  élevé 
servant  de  partage  des  eaux  entre  la  Manche  et 
l'Escaut»  *,  elle  demeurait  un  actif  lieu  d'échange 
grâce  à  son  réseau  de  voies  ferrées  rayonnant  vers 
Paris,  Lille,  le  bassin  houiller  —  Lens,  Douai,  An- 
zin,  —  DouUens.  Boulogne,  Cambrai.  Elle  était  la 
ville  où  s'achetaient  pour  toute  la  plaine  du  Nord, 
les  blés  de  semence,  le  marché  aussi  des  graines 
oléagineuses  ;  colza,  œillette,  cameline,  lin,  dont  on 
extrayait  riiuile  dans  de  nombreuses  manufactures, 
tant  à  Arras  que  dans  le  reste  de  l'Artois.  Que  l'on 
y  ajoute  de  nombreuses  distilleries  de  betteraves  et 
sucreries  —  celle  de  Carency-Souchez  est  demeuré 
célèbre  dans  les  communiqués  —  et  Ton  aura  une 
idée  de  la  vie  industrielle  en  Artois.  La  fonderie  de 
Biache-Saint-Vaast,  enfin,  à  dix  kilomètres  d'Arras, 
était  réputée  pour  le  traitement  du  cuivre,  même 
de  l'argent  et  de  l'or.  Il  y  a  trente  ans,  l'Italie  et 
l'Espagne  y  faisaient  frapper  leurs  monnaies. 

1.  Ardouin-Uumazet.   Voijage  en  France. 


ARRAS    VILLK    DU   BONHEUR   CALME  121 

Lisons  maintenant  les  lignes  qu'un  Barrés  écrit  en 
juillet  1915  '  après  une  visite  à  la  ville  qui  fut  c  la 
belle  ville  du  bonheur  calme  ». 

«  Je  suis  allé  passer  quelques  heures  dans  Arras. 
Avec  méthode,  les  Allemands  bombardent  la  ville. 
Depuis  combien  de  temps?  Depuis  le  6  octobre.  Cest 
le  général  de  Maud'huy  qui  sauva  la  ville  et  barra 
devant  elle  aux  Prussiens  le  chemin  de  la  mer,  en 
même  temps  que  le  chemin  de  Paris.  Au  26  octobre, 
il  put  prendre  la  contre-offensive. 

«  Ce  mois-ci,  au  cours  de  juin,  une  pluie  d'obus 
simples,  incendiaires,  asphyxiants, s'est  de  nouveau 
abattue  sur  Arras.  «  Canonnade  violente,  canon- 
nade intermittente.  »  Nous  venons  voir  ce  qu'il  y  a 
de  positif  sous  cette  expression  un  peu  grisâtre  que 
nous  offrent  régulièrement  les  communiqués. 

a  Voilà  donc  Arras,  cette  belle  ville  du  bonheur 
calme  !  Elle  a  perdu  son  bonheur  et  plutôt  exagéré 
son  calme.  Plus  un  passant,  de  l'herbe  entre  les 
pavés  et  de  la  mousse  sur  les  pavés.  Le  long  des 
rues,  à  ras  du  trottoir,  des  sacs  de  terre  bouchent 
les  soupiraux  des  caves;  les  maisons  lugubres  ont 
fermé  tous  leurs  jours,  pareilles  à  des  mortes  aux 
yeux  clos. 

«  Ruine  à  droite,  ruine  à  gauche:  de  deux  en  deux 
ruines,  pourtant,  une  maison  subsiste.  Voici  même 
des  magasins  entr'ouverts,  leurs  volets  prêts  à  être 
rapidement  verrouillés.  Mais  à  mieux  regarder,  les 
meilleures  de  ces  maisons  ont  dans  leur  toit  un 
obus. 

«Souvent,  la  façade  s'est  écroulée  du  haut  en  bas, 
et  d'un  seul  regard,  on  voit  la  série  des  étages,  les 

1.  Echo  de  Pari'i  du  2  juill-il  lOlii. 


122  ARRAS    ET    l'ARUHS    DÉVASTÉS 

chambres  é ventrées,  hideuses,  montrant  partout 
sous  leurs  tapisseries  décollées  les  traces  de  la 
flamme  et  de  la  pluie. 

«  La  ville  d'Arras  comptait  27.000  habitants.  Elle 
en  abrite  encore  l.oOO  sous  ses  décombres.  Les  Alle- 
mands, désespérant  de  les  y  atteindre,  s'appliquent 
spécialement  à  viser  les  ambulances.  Ils  ont  réussi 
à  mettre  hors  d'usage  l'hôpital  Saint-Jean;  ils  vien- 
nent de  frapper  à  la  tète  une  religieuse  auprès  de 
ses  blessés,  à  l'ambulance  du  Saint-Sacrement. 
Leurs  Taubes  et  leurs  Dracken  les  guident  avec 
zèle.  » 

Telle  était  devenue  Arras  en  moins  d'un  an,  et 
elle  devait  rester  trois  ans  et  demi  encore  sous  le  feu 
des  canons  lourds  ennemis. 

Remontons  au  commencement  de  la  guerre  et 
suivons-la  dans  ce  calvaire  inoubliablement  long. 


CHAPITRE  X 

LES  BATAILLES  AUTOUR  D'ARRAS  EN   RUINES 


Incursion  des  Allemands  dans  Arras  dès  le  31  août  19 14.  — 
Arrivée  de  larmée  Maud'huy  en  septembre.  —  Combats 
autour  d'Arras  contre  l'armée  von  Biilow.  —  Les  tranchées 
allemandes  dans  les  faubourgs  d'Arras.  —  Incendie  de 
l'hôtel  de  ville  le  7  octobre.  —  Destruction  du  beffroi  le 
21  octobre.  —  Journal  d'un  habitant  d'Arras.  —  Destruction 
de  la  cathédrale  le  6  juillet  1915.  —  Deuxième  bataille  d'Ar- 
ras. —  Ln  de  ses  combattants  :  Jean-Marc  Bernard,  tué  à 
Carency-Souchez.  —  Sur  la  colline  de  Lorette.  —  La  victoire 
d'Arras  nous  donne  Vimy  le  28  septembre. 


Les  Allemands  furent  aux  portes  dArras  dès  le 
31  août  1914.  Ce  jour-là,  deux  jeunes  gens  qui  pas- 
saient en  bicyclette  sur  la  route  de  Cambrai,  ren- 
contrèrent à  quatre  kilomètres  de  la  ville,  à  Tilloy- 
les-Mofllaines,  une  forte  patrouille  de  uhlans  qui 
entra  le  jour  même  dans  Arras  piivée  de  garnison. 
Puis  le  2  septembre,  la  population  fut  avertie  que 
d'importantes  forces  allemandes  allaient  défller  dans 
les  rues  où  les  becs  de  gaz  restèrent  allumés  toute 
la  nuit.  Les  Allemands  ne  vinrent  pourtant  que  le 
6  septembre,  et  occupèrent  alors  —  3  000  hommes 
environ,  —  les  casernes  et  la  citadelle.  Ils  étaient 
commandés  par  le  général  Von  Arnim  qui  s'installa 
avec  son  état-major  aux  hôtels  du  Commerce  et  de 


124  ABRAS    ET    l'aHTOIS    DÉVASTÉS 

rUnivers.  Tous  ces  ofliciers  parlaient  français  et 
ne  se  cachaient  pas  d'avoir  séjourné  à  Arras  peu  de 
temps  auparavant.  Deux  jours  après,  le  8  septembre, 
ils  quittaient  la  ville  pour  aller  renforcer  les  con- 
tingents battus  sur  la  Marner.  Ce  ne  fut  pas  sans 
emmener  avec  eux  ceux  des  blessés  français  soignés 
dans  les  hôpitaux  qui  pouvaient  à  la  rigueur  se  traîner. 

Ensuite  ce  furent  jusqu'à  la  fin  du  mois  les  per- 
pétuelles et  énervantes  incursions  des  détachements 
de  uhlans  qui  battaient  la  campagne  autour  d' Arras 
défendue  seulement  par  un  régiment  de  goumiers 
arabes.  Et  l'armée  de  Maud'huy  arriva  le  27  sep- 
tembre dans  la  région  de  Lens  et  d'Arras  pour  faire 
face  aux  forces  allemandes  qui  remontaient  vers  le 
Nord  dans  «  la  course  à  la  mer  »  commencée.  Cette 
armée  allait  avoir  à  combattre  l'armée  de  Von  Btilow, 
230.000  hommes,  et  deux  corps  de  cavalerie.  Arras 
était  devenue  la  porte  de  Paris  au  Nord,  et  il  impor- 
tait qu'elle  ne  fût  pas  forcée. 

Un  officier  qui  combattit  durant  les  premières 
journées  en  a  fait  le  récit  suivaat'  : 

«  Les  Allemands,  pensant  nous  gagner  de  vitesse, 
CDmptaient  s'emparer  d'Arras,  bousculer  nos  flancs- 
garde,  et  rabattre  notre  aile  gauche  par  le  Sud. 
Pour  mettre  ce  beau  plan  à  exécution,  ils  avaient 
lancé  sur  Arras  trois  corps  d'armée,  dont  la  Garde, 
rappelée  précipitamment  des  abords  de  Craonne. 

«  L'état-major  français  fut,  juste  à  temps,  averti 
(le  ces  intentions.  La  ...«  division,  entièrement 
composée  de  troupes  de  l'Orient,  qui  combattait  à 
ce  moment  non  loin  de  Reims,  reçut  l'ordre  de  se 

I.  Nous  rempruntons  au  beau  livre  de  M.  l'abbé  Foulon  ; 
A/vay  sous  les  obus. 


LES    BATAILLES   AUTOUR    d'aRRAS    EN    RUINES       125 

transporter  d'urgence  au  point  menacé.  Ce  fut  une 
course  folle  :  chemin  de  fer,  autobus,  marches  for- 
cées de  nuit  et  de  jour,  surtout  de  nuit.  Enfin,  le 
27  septembre  au  soir,  la  division  était  à  pied 
d'œuvre.  Elle  bivouaqua,  à  deux  heures  de  marche 
de  l'ennemi,  au  milieu  des  champs  de  betteraves, 
dans  Timmense  plaine  de  l'Artois.  La  nuit  fut 
froide,  et  ceux  qui  veillaient  aux  avant-postes 
purent  voir  la  mélancolique  comète  de  1914,  alors 
dans  toute  sa  splendeur,  toarner  lentement  autour 
de  l'horizon  en  déployant  autour  de  la  Grande  Ourse 
sa  traîne  argentée.  » 

—  Que  voilà  bien  dans  nos  plaines  du  Nord 
Téternelle  rêverie  du  Celte  !  Elle  ne  l'empêchera  pas 
de  se  retrouver  le  lendemain  homme  d'action,  sol- 
dat opposé  à  l'envahisseur  germanique  qui  voudrait 
recouvrir  ces  mêmes  plaines. 

f.e  lendemain  matin,  la  division  fut  prévenue  de 
ce  qu'on  attendait  d'elle  :  il  fallaitarrèter  à  tout  prix 
Ja  marche  des  Allemands  pour  permettre  au  gros 
des  renforts  français  d'arriver  et  de  prendre  ses 
dispositions  de  combat. 

«  Les  trois  curps  d'armée  allemande  s'avançaient, 
protégés  par  un  véritalrle  rideau  de  feu.  Leur  artille- 
rie lourde,  dépensant  ses  munitions  sans  compter, 
incendiait  tout  en  avant  d'elle  d'une  invraisemblable 
averse  d'obus.  Les  «  marmites  »  tombaient  sans 
discontinuer,  balayant  les  crêtes,  éventrant  les 
routes,  émiettaut  les  rares  bosquets,  incendiant  les 
liameaux,  qui  s'allumaient  soudain  comme  des 
torches  gigantesques.  N'importe,  la  ..."  division  se 
rua  à  l'assaut  dans  cet  ouragan. 

«Le  combat  dura  sept  jours.  Nos  7o,  iiii[)Ui.^sanlsà 
découvrir  les  balteries  lourdes  ennemies,  ne  jouèrent 


126  ARRAS   ET   l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

cette  fois  qu'un  rôle  secondaire.  L'infanterie,  avec 
des  bonds  brusques,  des  arrêts,  des  brefs  reculs  sui- 
vis de  sursauts  désespérés,  mit  trois  jours  à  fran- 
chir l'infernale  barrière  des  «  marmites  »,  puis  elle 
s'élança  avec  sauvagerie  sur  l'adversaire.  Le  con- 
tact fut  pris  par  une  attaque  de  nuit  à  la  baïonnette. 
L'ennemi,  surpris,  décontenancé,  ignorant  la  fai- 
blesse des  effectifs  qu'il  avait  en  face  de  lui,  s'ar- 
rêta, puis  fléchit.  Les  avant-gardes  lâchèrent  pied, 
abandonnant  les  deux  villages  de  Mercatel  et  Neu- 
ville-Yitasse.  Ce  fut  autour  de  ces  deux  vilUages  que, 
le  2  octobre  au  matin,  la  lutte  reprit  plus  acharnée 
que  jamais.  Le  régiment  français  qui  avait  occupé 
Neuville-Yitasse,  découvert  par  la  mise  hors  de  com- 
bat du  bataillon  cycliste  qui  formait  avant-garde, 
dut  battre  en  retraite.  Il  revenait  presque  aussitôt 
et  reprenait  le  village.  Toujours  plus  nombreux,  les 
allemands,  de  leur  côté,  se  lançaient  sans  cesse  à 
l'assaut.  Inlassablement,  dans  les  rues  pavées,  les 
Français  se  ruaient  à  leur  rencontre.  Les  charges  à 
la  baïonnette  succédaient  aux  charges  à  la  baïon- 
nette. Commencées  dans  la  rue,  elles  se  continuaient 
en  corps  à  corps  désespérés  dans  les  cours,  dans  les 
jardins,  dans  les  chambres  même  des  maisons  que 
leurs  habitants,  bien  avisés,  avaient  par  bonheur 
évacuées  quelques  jours  plus  tôt. 

((  Cela  dura  jusqu'au  moment  où  le  régiment  qui 
combattait  à  l'est  du  village  dut  plier  sous  le  nombre 
et  commença  son  mouvement  de  recul  en  défendant 
le  terrain  pied  à  pied.  Ainsi  découverts  sur  le  flanc 
droit,  les  défenseurs  de  Neuville-Vitasse  se  trou- 
vaient pris  entre  deux  feux.  Ils  réussirent  cependant 
à  évacuer  le  village  en  bon  ordre,  en  infligeant  à 
ronnemi  des  pertes  terribles. 


LES   BATAILLES   AUTOUR   d'aRRAS   EX   RUINES      127 

«  La  retraite  de  la  division  se  poursuivit  tout  en 
combattant,  jusqu'au  4  octobre.  A  cette  date,  elle 
atteignit  les  éléments  avancés  des  troupes  de  ren- 
fort, qui  non  seulement  avaient  eu  le  temps  d'arri- 
ver, mais  encore  d'organiser  sérieusement  la  dé- 
fense du  terrain.  Le  but  était  atteint  ;  l'aile  mar- 
chante allemande,  son  offensive  brisée,  se  heurtait 
à  une  muraille  infranchissable.  » 

Vers  cette  date  en  ellet,  la  bataille  de  l'Est  et  du 
Sud  d'Arras  va  se  transporter  au  iSord-Est,  dans  les 
faubourgs  de  Saint-Mcolas,  et  de  Saint-Laurent  et 
Blangy  où  les  Allemanils  tiendront  plusieurs  mois,  à 
deux  kilomètres  environ  du  centre  d'Arras  qu'ils  ne 
cessent  de  convoiter.  Et  son  bombardement  com- 
mence par  un  temps  radieux,  le  6  octobre  au  matin, 
pour  se  continuer  le  lendemain,  ce  7  octobre  qui  \it 
l'incendie  de  l'hôtel  de  ville.  11  dura  trois  jours. 
«  Des  tourbillons  de  famée  noire  et  de  flammes 
montaient  du  toit,  sortaient  par  les  fenêtres,  se  tor- 
dant, fusant  vers  le  ciel,  enveloppant  le  beffroi  et 
jetant  des  llam mèches  incendiaires  sur  toute  la 
ville.  Le  brasier  crépitait  sans  cesse  et  l'ax'deur  du 
foyer  était  telle  que  dune  rue  à  l'autre,  les  maisons 
prenaient  feu.  » 

Ainsi  parle  un  témoiu  oculaire,  l'auteur  d'Arras 
sous  les  obus.  Et  il  ajoute  :  «  Quand  l'incendie 
cessa,  le  corps  principal  de  l'hôtel  de  ville  n'était 
plus  qu'un  squelette.  Le  toit  si  élégant  avait  été 
complètement  détruit.  Sur  les  murs,  les  grandes 
baies  ogiviques  se  détachaient  béantes,  tandis  que 
la  dentelle  de  pierre  qui  courait  le  long  du  mur 
apparaissait  plus  transparente  et  plus  line.  Et  à 
côté,  le  Beffroi  se  dressait  toujours,  mutilé  déjà, 
troué    par    les    obus,    noirci  par    l'incendie,    mais 


128  ARRAS    ET   l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

plus  beau,  plus  admiré,  plus  aimé  que  jamais.  » 
Ce  beffroi  sublime,  vu  à  des  lieues  à  la  ronde 
autour  d"Arras  et  qui  était  tout  l'amour  des  Artésiens 
avec  son  Lion  de  Flandre  au  couronnement,  son 
carillon,  ses  cloches  bien  sonnantes,  voilà  qu'il  va 
être  touché  lui  aussi  par  les  monstres  d'acier  volant 
sinistrement  à  l'entour  comme  autant  d'esprits  du 
mal.  Zabette  et  Batiche  autrefois  dans  leurs  dia- 
logues picards  s'émerveillaient  qu'il  ne  brûlât  pas  le 
14  juillet  quand  on  l'illuminait  tout  entier,  mais 
cette  fois  le  feu  ne  sera  plus  d'artifice. 

"  Ach  14  juillet,  t'rappelles-tu 

Qu'dous  avons  cru,  rli'cloquer  in  fu 
Gn'avaut  des  flani.n'  jusqu'à  pa'dessus 

A  tous  chés  galeries 

L'tête  de  ch'  lieu  aussi. 
Ah  pour  mi  j'  n'érau  jamais  cru 

Qu'in  pouvant  t'nir  si  lieut  du  fu  '.  » 

Pauvres  paysans  de  l'Ariois,  vous  ne  verrez  plus 
sur  vos  campagnes,  levant  la  tète  au-dessus  du  sillon 
où  vous  peinez,  ce  compagnon  immuable,  géant  de 
pierre  qui  semblait  appeler  à  l'horizon  les  autres 
beffrois  des  villes  flamandes  et  wallonnes,  même 
jusqu'à  leurs  géants  d'osier  promenés  dans  les  ré- 
jouissances publiques  :  Gavant  de  Douai  et  son  fils 
Binbin  de  Valenciennes,  Lydéric  de  Lille  et  Reuze 
de  Dunkerque.  Joyeuse,   sa  bancloque,  ne   sonnera 

i.  «  Au  14  juillet,  te  rappelles-tu 

Que  nous  avons  cru  le  befîroi  en  feu  ? 
11  y  avait  des  flammes  jusque  par-dessus 
A  toutes  les  galeries, 
A  la  tête  du  liou  aussi. 
Ali  1  pour  moi  je  n'aurais  jamais  cru 

Qu'on  pouvait  tenir  si  haut  du  feu.  » 
Entretien  de  Batiche  et  Zahette,  chanson  sur  l'air  du  Caril- 
lon de  Midi  pour  la  fête  communale  d'Arras  en  1885. 


LES    BATAILLES    AUTOUR    d'aRRAS   EX    RUINES       129 

plus  pour  les  fôtes  et  les  défilés.  C'est  sa  cloche 
^.'Effroi  qui  peut  bien  anuoncer  la  mise  à  feu  et  à 
sang,  la  dévastation  et  le  deuil  de  l'Artois  avant 
qu'elle  ne  tombe  fondue  dans  le  vaste  brasier.  Le 
21  octobre  à  10  heures  et  demie  du  matin,  les  obus 
allemands  commencèrent  à  s'acharner  sur  le  haut 
monument  de  pierre,  symbole  des  libertés  fran- 
çaises, et  en  moins  d'une  heure  le  mirent  à  bas  avec 
un  tremblement  de  tout  le  soi*.  Il  y  avait  un  mois 
que  pareillement  la  cathédrale  de  Reims  avait  été 
détruite  pour  tout  ce  qu'elle  représentait  de  nos 
grandeurs  nationales. 
Paul  Verlaine  avait  écrit  naguère  : 

«  Belle,  très  au-dessus  de  toute  la  contrée 

Se  dresse  éperdûment  la  tour  démesurée 

D'un  gothique  beffroi  sui'  le  ciel  balancé, 

Attestant  les  devoirs  et  les  droits  du  passé, 

Et  tout  en  haut  de  lui  le  grand  lion  de  Flandre 

Hurle  en  cris  d'or  dans  l'air  moderne  :    <  Viens  les  prendre  !  ■ 

Cotte  date  du  il  ocloijre  l'Jl4  marque  l'immense 
déception  allemande.  Maudhuy  les  avait  empêchés 
de  prendre  Arras,  et  il  allait,  le  26,  contre-attaquer 
victorieusement.  La  grande  bataille  pour  percer  se 
porta  du  côté  d'Ypres  bientôt  réduit  au  même  état 
qu'Arras. 

Dans  la  ville,  les  deux  places  destinées  à  servir  de 
cible  pendant  des  années  n'étaient  plus  intactes 
déjà.  Les  obus  et  les  flammes  avaient  détruit  le  côté 
Sud  de  la  petite  place,  l'angle  Nord-Est  de  la 
grande.  Pour  les  faubourgs,  ceus  de  Saint-Laurent 
et  Blangy  du  moins,    l'ennemi   y   avait  creusé  des 

1.  On  a  dit  que  Guillaume  II,  des  hauteurs  de  Mercatel, 
aB&ista  à  cette  destruction.  Du  moins  le  lion  d'Arrae,  symbole 
des  libertés  communale?,  y  a-t-il  échappé. 

De  Po:<cheville,  9 


130  AUHAS    ET    i/aRTOIS    DÉVASTÉS 

tranchées  dont  il  lut  rejeté  lentement  au  cours  do 
cet  hiver  de  1914-1915  pendant  lequel  Arras  vécut 
aux  limites  du  combat,  percevant  à  chaque  instant 
le  «  tac,  tac,  tac  »  des  mitrailleuses  sur  la  basse 
énorme  du  canon,  voyant  rouler  dans  ses  rues  les 
balles  encore  chaudes  des  shrapnels.  Pour  donner 
une  idée  de  l'existence  des  habitants  à  cette  période 
de  la  guerre,  rien  ne  vaut  de  reproduire  quelques 
fragments  d'un  «  journal  »  *. 

Vendredi  30  octobre.  —  A  7  heures  précises  com- 
mence le  bombardement  intense  de  La  ville.  Les  obus 
■pleuvent  de  tous  côtés.  L' arrosage  cesse  à  S  heures. 
M='  Lobbedey,  accompagné  de  deux  vicaires  géné- 
raux, MM.  Delatlre  et  Guillemunt,  parcourt  les  rues 
de  l'infortunée  cité.  Il  y  a  des  dégâts  considérables 
de  tous  côtés  :  rue  Saint-Aubert,  place  de  la  Made- 
leine, rue  de  la  Gouvernance.  La  cathédrale  et 
l'église  Saint-Géry  ont  été  at teintes . L' hôpital  Saint- 
Jean  a  été  fort  éprouvé.  Le  bombardement  a  occa- 
sionné un  accident  terrible  à  l'hospice  des  vieillards. 
Deux  obus  arrivés  simultanément  le  matin,  vers 
8  heures  et  demie,  sur  le  bâtiment  des  femmes, 
défoncèrent  les  murs  et  firent  tomber  les  lourdes 
poutrelles  du  plafond  sur  les  pauvres  vieilles. 

La  première  blessée  retirée  fut  la  sœur  Saint- 
Pierre.  On  retrouva  trois  cadavres  méconnaissables. 
Quand  on  fit  le  total,  on  compta  vingt-cinq  morts  et 
une  vingtaine  de  blessés  dont  l'état  semble  désespéré. 
Le  tableau  est  on    ne  peut  plus   lugubre.  De   tous 

1.  D'après  M.  l'abbé  Foulon  :  Arras  so7ts  les  ohus. 


LES    BATAILLES    AUTOUR    d'aRRAS    EN    RUINES       131 

côtés,  on   voit  encore,  l'après-midi,  de  larges  taches 
de  sang  et  des  laynbeaux  de  chair, 

A  4  heures  moins  le  quart,  le  bombardement 
reprend  avec  fureur.  Il  arrive  plusieurs  obus  à  la 
minute;  ils  ejplosent,  semble-t-il,  avec  une  violence 
plus  grande  que  lors  du  premier  bombardement.  La 
cloche  de  l'église  Saint-Nicolas  sonne  le  salut  en 
pleine  bourrasque. 

Dimanche  29  novembre.  —  Nuit  troublée  par  l'ar- 
rivée de  quelques  obus  allemands  et  surtout  par  le 
tapage  d'un  gros  canon  français  qui  hurle  à  diffé- 
rentes reprises.  Fusillade  habituelle  du  côté  de  Sainf- 
Ijiurent. 

C'est  dimanche  1  A  midi,  les  rues  Gambetta,  Ernes- 
tale  et  Saint-Aubert  sont  absolument  désertes.  Quel 
changement  avec  les  années  précédentes'.  Quelle  dif- 
férence aussi,  place  du  Théâtre  !  L'an  dernier  à 
pareille  heure  il  y  avait  affluence  autour  du  kiosque 
qui  est  là  abandonné,  semblant  attendre  vendeurs  et 
acheteurs.  Une  marchande  de  légumes  est  assise  et 
semble  rêveuse  sur  les  marches  du  Théâtre.  Elle  a 
apporté  choux  et  salades.  Les  acheteurs  sont  venus 
plus  tôt.  Elle  reste  seule.  L'an  dernier  elle  avait  un 
bel  étalage  de  chrysanthèmes. 

A  partir  de  midi  et  demi  jusqu'au  soir,  les  obus 
allemands  arrivent  clairsemés. 

Jeudi  31  décembre.  —  Nuit  militaire  habituelle  : 
fusils,  mitrailleuses  et  canon  allemand. 

A  partir  de  /  heure  canonnade  française,  l'eu 
d'obus. 

En  résumé,  journée  brumeuse  et  froide.  Quelle 
triste  fin  d'année  pour  ceux  qui  sont  restés  à  Arras 


132  ARRAS    ET   l'aRTOIS   DÉVASTÉS 

La  ville  n'a  jamais  paru  aiissi  lur^ubre.  Quand  vient 
le  soir  on  croirait  errer  dans  nne  nécropole.  La 
dévastation  semble  plus  grande  encore  si  on  fait  la 
comparaison  avec  le  passé.  L'an  dernier  il  y  avait 
une  grande  animation  dans  les  rues  devant  les  vi- 
trines brillamment  éclairées  :  on  se  bousculait  dans 
les  magasins  achalandés.  Aujourd'hui  les  boutiques 
encore  debout  ont  leur  façade  aveuglée  avec  toutes 
sortes  de  planches.  Pour  se  guider  il  faut  tnarcher  à 
tâtons  au  milieu  des  rues.  Le  vent  gémit  dans  les 
ruines. 

Vendredi  15  janvier.  —  Nuit  saiis  tapage.  A 
6  heures  dumatin  on  n' entend  même  pas,  cJiose  éton- 
nante, de  fusillade  dans  les  tranchées. 

Une  cinquantaine  de  prisonniers  allemands  ont 
traversé  hier  les  mies  d'Arras.  Ils  étaient,  paraît-il, 
dans  un  état  déplorable. 

Les  évacués  d'Arras  s'ingénient  à  rentrer  dans  la 
ville.  Un  arrêté  a  été  affiché  par  l'autorité  militaire 
portant  que  toute  personne  rentrée  à  Arrns  saîis  un 
taisser-passer  en  règle  est  passible  de  la  prison  jus- 
qu'à la  fin  de  la  guerre. 

Le  grand  rendez-vous  des  Artésiens  est  toujours  la 
poste.  Une  foule  de  personnes  de  tout  âge  attend  au 
square  Saint-Vaast  vers  2  heures  l'arrivée  de  l'auto 
grise  pour  se  disputer  les  journaux  :  le  Télégramme, 
le  Petit  Parisien,  l'Echo  de  Paris,  etc. 

Samedi  46  janvier.  —  Une  grande  attaque  a  eu 
lieu  aujourd'hui.  De  10  heures  et  demie  à  midi,  les 
Allemands  ont  canonné  activement  les  tranchées  de 
Saint-Laurent-Blaîigy.  A  partir  de  1  heure  et  demie, 
le  combat  a  repris  avec  violence  et  a  duré  j usqu' à  la 


LES    BATAILLES   AUTOUR    d'ARRAS   EN   RUINES      133 

tombée  de  la  nuit.  Tous  nos  canons  tonnaient  à  la 
fois.  Les  coups  se  répondaient  et  se  croisaient  avec 
précipitation.  C'était  presque  terrifiayit. 

Dans  la  soirée  on  a  pu  savoir  en  ville —  chose  peu 
commune  —  ce  qui  s'était  passé. 

Les  Allemands  ont  commencé  par  jeter,  avec  leurs 
minnenwerfers,  des  bombes  très  puissantes  sur  les 
tranchées  françaises  et  surtout  sur  la  malterie  Lau- 
rent et  sur  les  anciens  ateliers  Bourdrez.  Nos  soldats 
surpris,  aveuglés,  à  demi  asphyxiés,  durent  se  reti- 
rer. 

Croyant  le  terrain  déblayé,  les  Allemands  s'avan- 
cèrent en  colonnes  serrées  et  en  poussant  de  grands 
cris.  Heureusement,  un  brave,  le  sergent  Demazure, 
eut  la  présence  d'esprit  de  faire  aussitôt  prévenir 
l'artillerie;  puis  voyant  que  la  pluie  de  feu  avait 
cessé,  il  réussit  à  rallier  douze  hommes  avec  lesquels 
il  se  retrancha  dans  les  ateliers  Bourdrez. 

Le  tir  nourri  de  nos  soldats  fit  merveille  dans  les 
masses  profondes  qui  s'avançaient. 

D'autres  Français,  au  bruit  de  la  fusillade,  revin- 
rent sur  leurs  pas  et  p}-irenl  l'ennemi  de  flanc.  Notre 
artillerie  se  mit  de  la  partie  et  les  renforts  arrivè- 
rent pour  achever  la  déroute  de  l'ennemi.  A  -5  heures 
tout  le  terrain  perdu  était  reconquis. 

Samedi  30  janvier  1915.  —  A  midi  précis  des  obus 
arjHvent  sur  Arras. 

On  a  claironné  hier  en  ville  pour  «  faire  assavoir 
au  public  »  de  ne  pas  avoir,  le  soir  venu,  de  lumière 
apparente  dans  les  habitations  par  crainte  des 
taubes,  aviatiks  et  autres  volatiles  allemands. 

La  bombe  lancée  hier  par  un  aéro  est  tombée  sur 


134        ARRAS  ET  l" ARTOIS  DÉVASTÉS 

le  couvent  du  Bon  Pasieuv  et  a  blessé  assez  griève- 
ment une  personne  de  la  maison. 

On  a  affiché  en  ville  la  liste  des  condamnations 
prononcées  par  le  conseil  de  guerre  de  L...  On  y 
relève  les  noms  d'une  dizaine  de  civils  ayant  vendu 
de  l'alcool  aux  soldats.  La  peine  est  identique  :  un 
peu  de  prison  et  renvoi  à  l'arrière. 

Les  journaux  arrivés  ici  dramatisent  Valérie  de 
Blangy.  Nous  n'avons  jamais  songé  que  la  ville  pou- 
vait être  prise.  Il  faut  être  à  Paris  pour  croire  cela. 

Telle  était  la  vaillance  des  quelques  milliers  d'Ar- 
rageois  demeurés  chez  eux  malgré  tout.  Nous  ne 
pousserons  pas  plus  loin  le  dépouillement  de  ce 
curieux  journal  tenu  par  un  témoin  oculaire  qui 
était  en  même  temps  un  artiste,  plus  d'une  notation 
nous  le  prouve,  celle-ci  par  exemple  au  15  juin  : 
L'herbe  pousse  à  souhait  dans  les  rues  d'Arras.  Les 
enfants  —  il  y  en  avait  donc  encore  ?  —  cueillent 
des  coquelicots  sur  la  place  de  la  Madeleine.  Et  cette 
autre  où  perce  une  tristesse  qui  se  veut  courageuse: 
Mercredi  14  juillet.  —  C'est  aujourd'hui  la  fête 
nationale.  Qui  s'en  douterait  ici? Le  gai  carillon,  qui 
éveillait  chaque  année  les  habitants  d' Ar ras ^  et  jetait 
à  tous  les  échos  de  la  ville  les  notes  joyeuses  de  ses 
refrains  populaires,  s'est  tu  pour  longtemps... 

Arras  a  connu,  depuis  U7i  ati,  des  jours  aussi  mau- 
vais que  celui-ci.  Pourquoi  celui-ci  paraît-il  plus 
lugubre?  Ceux  qui  sont  restés  pourtant,  ne  désespè- 
rent pas. 

A   cette  date   de  la  Fête   Nationale,   il    y   avait 

•  quelques  jours    qu' Arras  venait  d'être  atteinte  en 

son  berceau  :  l'ancienne  abbaye  de  Saint- Vaast  dont 

l'église  depuis  le  début  du  xix»  siècle  était  devenue 


LES   BATAILLES   AUTOUR   d'aRRAS   EX   RUINES      435 

la  cathédrale  de  la  ville.  Elle  avait  été  touchée, 
mais  légèreiûent,  dès  la  fin  d'octobre  1914,  peu 
après  l'hôtel  de  ville  et  le  beffroi.  Mais  le  6  juil- 
let 1913,  à  la  façon  dont  les  obus  s'acharnèrent  sur 
elle,  les  habitants  comprirent  qu'elle  était  destinée, 
comme  celle  de  Reims,  à  être  la  rançon  d'un  échec 
allemand,  et  qu'elle  devait  tomber.  Une  deuxième 
bataille  d'Arras.  en  effet,  avait  été  engagée  par 
nous  dans  le  double  but  d'avancer  vers  Douai  et 
d'entraver  l'offensive  allemande  en  Galicie.  Le 
9  mai,  après  une  formidable  préparation  d'artillerie, 
Neuville- Sain t-Vaa.st  avait  été  enlevé,  début  d'une 
offensive  qui  allait  se  prolonger  jusqu'à  la  fin  de 
juin,  marquée  par  la  conquête  du  fameux  ouvrage 
dit  le  Labyrinthe  et  du  plateau  de  Notre-Dame-de- 
Lorette.  Cette  bataille  demeure  un  type  de  la 
guerre  de  siège  :  dans  la  seule  journée  du  16  juin 
et  sur  un  seul  point,  autour  de  Neuville, 
trois  cent  mille  obus  avaient  été  tirés  en  vingt-quatre 
heures  par  notre  artillerie. 

Le  centre  du  combat  était  Carency-Souchez,  et 
c'est  là  que  devait  trouver  la  mort  un  soldat  auquel 
on  permettra  à  notre  pensée  de  s'attacher,  parmi 
tant  de  combattants  anonymes.  Le  poète  Jean- 
Marc  Bernard  avait  publié  avant  la  guerre  entre 
autres  recueils,  Sub  Tegmine  Fagi,  qui  contenait 
parmi  tant  d'œuvres  exquises  une  fine  odelette  au 
Rhône,  son  fleuve  natal.  Engagé  volontaire,  envoyé 
au  printemps  de  1914  en  Artois,  le  9  mai,  premier 
jour  de  l'offensive,  il  reçoit  en  même  temps  que  le 
baptême  du  feu  un  éclat  d'obus  qui  le  blesse  légè- 
rement à  la  tète.  De  l'ambulance,  le  15  mai,  il  écri- 
vait à  sa  mère  :  «  Ainsi  que  tu  peux  voir  par  les 
communiqués,   nous   continuons   à   progresser    du 


J36  ARRAS   ET   l'aRTOIS   DÉVASTÉS 

côté  d'Arras.  Voilà  qui  encourage  singulièrement  et 
qui  fait  oublier  bien  des  petits  ennuis.  Je  n'ai  que  le 
regret  persistant  de  ce  qu'il  ne  m'a  pas  été  permis 
de  prendre  part  à  cette  série  de  succès.  » 

Le  14  juin,  de  retour  au  front,  mais  encore  dans 
les  formations  de  l'arrière,  il  lui  envoyait  ces 
rapides  notations  sur  l'Artois  :  «  Il  fait  un  petit 
temps  frais  délicieux  ;  la  campagne  est  tout  à  fait' 
charmante.  Les  villages  ici  sont  enfouis  dans  la  ver- 
dure, et  les  routes,  encadrées  entre  de  hauts  talus, 
sont  bordées  d'églantiers  en  fleurs.  Je  vais  très 
bien,  ma  plaie  est  complètement  fermée. 

«  Je  passe  mon  temps  à  aller  chercher  de  l'eau.  Le 
reste  du  temps  je  suis  étendu  sous  un  bois  plein 
d'oiseaux  et  de  tourterelles.  Autour  de  moi,  des 
tentes,  des  soldats  vautrés  dans  l'herbe,  des  mulets 
et  des  chevaux  attachés,  des  linges  qui  sèchent,  et 
partout  des  feux  de  cuisine  allumés  et  dont  le  bois 
vert  fume. 

«  Dans  l'air,  le  ronflement  des  avions,  sur  les 
routes,  des  camions  de  ravitaillement,  des  convois 
d'artillerie,  des  autos  de  la  Croix-Rouge.  Au  loin,  le 
canon  ne  cesse  de  tonner,  et  l'on  entend  même 
parfois  le  bruit  des  mitrailleuses  et  celui  de  la 
fusillade.  » 

Il  allait  rentrer  dans  le  combat,  et  le  texte  d'une 
citation  proposée  le  !«''  juillet  par  son  commandant 
de  compagnie  nous  éclaire  magnifiquement  sur  son 
moral  :  «  A  fait  preuve  d'une  grande  énergie  et 
d'un  grand  moral,  est  resté  quarante-huit  heures 
aux  créneaux  de  première  ligne  pendant  un  bom- 
bardement de  grenades  et  a  abattu  plusieurs 
ennemis.  » 


LES   BATAILLES   AUTOUR   DARBAS   EN    RUINES       137 

Cette  tranchée  d'Artois  où  il  se  trouvait,  c'était  à 
n'en  pas  douter  d'après  une  description  qu'il  donne, 
^ur  le  plateau  de  Notre-Da/ne-de-Lorette  d'où  l'on 
aperçoit  à  l'heure  qu'il  est,  les  ruines  affreuses  de 
Lens.  Dans  sa  dernière  lettre  à  sa  mère,  datée  du 
7  juillet,  il  lui  écrit  :  «  Il  fait  grand  vent  et  beau 
soleil.  Par-dessus  le  parapet  de  la  tranchée,  on 
aperçoit  un  village  en  ruines,  un  bois  dont  les 
arbres  sont  fracassés  par  les  obus,  un  marais,  sur 
la  droite  assez  loin,  de  délicieuses  maisons  ouvrières 
aux  toits  rouges,  mais  avec  l'incendie  au  milieu.  Le 
canon  tonne,  les  obus  éclatent  et  leurs  éclats  vol- 
tigent avec  un  bruit  de  grosses  mouches,  w 

Le  village,  c'est  Ablaiii-Saitit-Xazaire  au  bas  du 
plateau  de  Lorelte,  —  à  moins  que  ce  ne  soit  Souchez 
ou  Carency,  il  en  est  trois  ou  quatre  serrés  dans  ce 
coin.  Mais  les  maisons  ouvrières  aux  toits  rouges, 
à  n'en  pas  douter,  c'est  Liévin,  Liévin  demeuré  tel 
à  peu  près,  moins  touché  en  apparence  par  la  mort, 
et  au  delà  duquel  Lens  disparaissait  dans  la  fumée 
des  innombrables  éclatements  d'obus. 

Sur  ce  plateau  de  Lorelte  un  jour  du  mois  d'août 
dernier,  j'ai  accompli  un  pèlerinage  pieux  envers 
la  mémoire  de  mon  ami  de  jeunesse.  Je  ne  cherchai 
nulle  sépulture,  sachant  que  le  9  juillet  1914  Jean- 
Marc  Bernard  avait  reçu  en  plein  corps  un  obus, 
mort  extraordinaire  et  digne  d'un  poète,  comme 
Elisée  fut  enlevé  par  un  char  de  feu.  Mais  aux 
pentes  du  mont  je  cueillis  pour  sa  mère,  parmi  les 
buissons  de  fil  de  fer  barbelés,  des  Heurs  semblable- 
ment  couleur  de  rouille  et  d'autres  couleurs  de  vio- 
lettes. Il  faisait  un  soleil  admirable  :  des  cigales 
chantaient  et  une  odeur  de  thym  sauvage  se  déga- 
geait de  ce   lieu   où  des    milliers    d'hommes    ont 


138  ARRAS   ET   l'aRTOIS   DÉVASTÉS 

donné  et  reçu  la  mort.  Une  ressemblance  invincible 
apparentait  cette  colline  de  l'Artois  où  le  poète 
vécut  ses  derniers  jours,  avec  les  coteaux  enso- 
leillés de  sa  vallée  du  Rhône,  parmi  lesquels  il 
m'avait  conduit  quelques  années  auparavant,  l'été 
de  1911. 

Ce  n'est  pas  un  soldat  quelconque,  sans  doute, 
celui  dont  nous  évoquons  ici  rapidement  le  souve- 
nir. Et  pourtant,  n'est-ce  pas  la  plainte  unanime 
faite  des  voix  maintenant  éteintes  d'innombrables 
combattants,  qui  est  exprimée  tragiquement  en  ce 
de  Profundis  écrit  sur  la  plus  sanglante  colline 
de  l'Artois  dévasté  ^  ? 

Du  plus  profond  de  la  Iranchée 
Nous  élevons  les  mains  vers  vous, 
Seigneur  1  ayez  pitié  de  nous 
Et  de  notre  âme  desséchée  ! 

Car  plus  encore  que  notre  chair, 
I         Notre  âme  est  lasse  et  sans  courage. 
Sur  nous  s'est  abattu  l'orage 
Des  eaux,  de  la  tlamme  et  du  fer. 

Vous  nous  voyez  couverts  de  boue, 
Déchirés,  hâves  et  rendus... 
Mais  nos  cœurs,  les  avez-vous  vus? 
Et  faut-il,  mou  Dieu,  qu'on  l'avoue  ? 

1.  Un  appel  émouvant  a  été  lancé  dans  l'Echo  de  Paris  du 
12  octobre  1919  par  Msr  Julien,  évêque  d'Ârras,  pour  que  soit 
reconstruite  et  agrandie  sur  la  colline  de  Lorette  la  chapelle 
qui  s'y  élevait  avant  la  guerre  :  «  Il  faut,  dit-il,  qu'elle  renaisse, 
il  faut  qu'elle  se  dresse  à  nouveau  sur  le  coteau  sacré  ;  il  faut 
qu'elle  étende  son  rayonnement  sur  les  plaines  environnantes, 
où  la  mort  a  fait  sa  moisson,  et  sur  tout  ce  front  de  l'Artois 
qu'elle  dominera  ;  il  faut  qu'elle  devienne  la  voix  qui  pleure 
sur  la  jeunesse  faucliée  dans  ?a  fleur,  la  voix  qui  prie  pour  le 
repos  éternel  des  âmes,  la  voix  qui  parle  despérance  aux 
veuves,  aux  fiancées,  aux  parents,  la  voix  qui  appelle  les  géné- 
rations de  demain  aux  pèlerinages  du  souvenir  et  de  la  pitié.  » 


LES    BATAILLES   AUTOUR    d'ARRAS   EX   RUINES      139 

Nous  sommes  si  privés  d'eepoir, 
La  paix  est  toujours  si  lointaine, 
Que  parfois  nous  savons  à  peine 
Où  se  trouve  notre  devoir. 

Eclairez-nous  dans  ce  marasme, 
Réconfortez-nous,  et  cha«sez 
L'angoisse  des  cœurs  harassés  ; 
Ah  ;  rendez-nous  l'enthousiasme  ! 

Mais  aui  morts  qui  ont  tous  été 
Couchés  dans  la  glaise  et  le  sable, 
Donnez  le  repos  ineffable, 
Seigneur  !  ils  l'ont  bien  mérité. 

Voilà,  croyons-nous,  lexacte  psychologie  de  ceux 
quun    de    nos  plus  admirables    écrivains  a   juste- 
ment  appelés   les    saiyiis    des    branchées,    et    qu'il 
ne    faut   pas    se    représenter   toujours  vibrants    et 
tendus,   mais    infiniment  résignés   et   prêts  à  agir 
quand  il  le  fallut,  retrouvant  dans  ces  moments-là 
ce  que  la  théologie  a  nommé  les  grâces  d'état,  un 
oubli   des  maux  passés   et  la  flamme  qui  couvait 
sous    les   quotidiennes   cendres    grises.    Un    Jean- 
Marc    Bernard,    pas     plus     que     ses    camarades, 
n'accepte  de  sombrer  dans  la  tristesse.  Il  aspire  au 
contraire  à  en  sortir  comme  on  sort  de  la  tranchée 
un  jour  d'attaque  ;  et  il  le  disait  :  «  Maintenant  je 
vais  écrire...  une  paraphrase  du  Dies  irae  : 

o  Jour  de  colère  que  ce  jour 

Où  nous  sortirons  des  tranchées.   « 

Il  n'en  eut  pas  le  temps,  et  la  mort  eût  tôt  fait  de 
le  porter  aux  cieux. 

La  deuxième  bataille  d'Ârras,  infiniment  longue 
et    pénible,   nous  avait  donné  aveo  le  plateau  de 


140  ARRAS   ET   l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

Lorette  un  regard  vers  Lens.  La  troisième  bataille 
de  ce  nom  —  une  victoire  décidée  cette  fois, 
—  nous  donna  celui  de  Vimy  avec  la  vue  sur 
la  plaine  de  Douai.  L'offensive,  comme  celle  de 
Champagne,  fut  déclanchée  le  25  septembre.  Le  28, 
nous  parvenions  à  la  cote  140,  point  le  plus  élevé 
de  la  crête  de  Vimy.  Et  les  Britanniques  à  nos  côtés 
avaient  enlevé  les  villages  de  Loos  et  d'HuUucli. 

Dès  lors  Arras  ne  fut  plus  à  la  merci  dune  alerte, 
mais  son  lent  martyre  continua.  Elle  ne  devait  être 
libérée  des  batteries  lourdes  allemandes  qu'à  la  fin 
de  l'été  de  4918,  quand  la  poussée  irrésistible  des 
Alliés  libéra  tout  le  sol  de  la  France. 


CHAPITRE  XI 

AUTOUR  DE  BÉTHUNE  ET  DE  LENS 

L'extraction  du  charbon  sous  les  obus.  —  Bélliune  en  ruines. 
—  Le  souvenir  du  grand  Condé  dans  la  plaine  de  Lens.  — 
Lens  en  poudre  et  qui  veut  renaître.  —  Vlmy  et  le  monu- 
ment des  Canadiens. 

Arras  commandait  l'important  bassin  houiller  de 
Béthune  et  Lens  découvert  en  1842,  le  plus  riche  de 
France,  avant  Anzin  même  et  Saint-Etienne,  sa  pro- 
duction nette  annuelle  dépassant  douze  millions  de 
tonnes.  La  ligne  de  feu  en  le  coupant  par  le  milieu 
n'en  permettait  plus  que  l'exploitation  partielle,  au 
prix  encore  de  mille  difficultés  et  de  piille  dangers. 
C'est  ainsi  qu'à  Bully-Grenay,  par  exemple,  sans 
parler  des  obus  qui  y  pleuvaient  chaque  jour,  le 
vent  rabattait  les  gaz  délétères  employés  par  les 
Allemands  et  dont  on  ne  pouvait  se  préserver  que 
par  l'emploi  continuel  du  masque.  Le  casque  y 
était  également  de  rigueur  pour  les  civils,  ingé- 
nieurs et  mineurs  demeurés  héroïquement  à  leur 
poste. 

Béthune  autant  qu'Arras  est  en  ruines.  Les  bom- 
bardements incessants  ont  sans  doute  dégagé  des 
maisons  qui  l'enserraient,  la  base  de  son  beffroi  du 


142  ARRAS    ET    l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

XIV*  siècle,  mais  aussi  ils  ont  détruit  son  sommet. 
Quanta  l'église  Saint- Vaast,  qui  reconstruite  vers  le 
milieu  du  xvp  siècle,  avait  conservé  de  beaux 
piliers  gothiques,  elle  est  à  l'heure  actuelle  presque 
entièrement  détruite. 

L'exemple  de  la  dévastation  totale  et  radicale, 
c'est  Lens  qui  nous  l'offre.  Littéralement  la  vieille 
cité  espagnole  muée  rie  nos  jours  en  cité  minière  a 
été  réduite  en  poudre  par  les  bombardements  de 
quatre  années,  depuis  le  8  septembre  1914  que 
l'armée  de  Von  Biilow  y  entra. 

On  la  voit  sur  les  anciennes  estampes  ceinte  d'un 
étroit  corset  de  pierre,  forteresse,  une  des  clés  de 
l'Artois,  dans  laquelle  l'archiduc  Léopold  s'était 
retranché  lors  de  la  célèbre  bataille  du  20  août  1648. 
Il  fallut  pour  Ten  faire  sortir  et  accepter  le  combat, 
que  Gondé,  par  une  ruse  demeurée  célèbre,  feignit 
de  fuir.  Alors  s'ébranlèrent  à  sa  poursuite,  précédés 
de  la  cavalerie  espagnole,  les  lourds  bataillons 
d'une  infanterie  qui  passait  pour  la  première  du 
monde.  Gondé  cependant  posté  à  l'ombrage  d'un 
bel  arbre  sur  un  mamelon  près  de  G-renay  d'où  la 
vue  embrasse  un  large  horizon,  lança  les  troupes 
que  l'on  croyait  en  fuite  contre  un  assaillant  surpris 
et  dont  le  front  fut  vite  rompu.  Pendant  plus  de 
deux  siècles,  l'arbre  historique  marqua  ce  lieu 
fameux  où  l'on  a  érigé  depuis  une  colonne  commé- 
morative.  La  vague  allemande  n'a  pas  été  jusque  là 
par  bonheur,  et  plus  d'un  sans  doute  parmi  les 
chefs  de  cette  guerre  a  dû,  de  ce  même  observa- 
toire où  accourut  la  Victoire  sur  un  signe  du  grand 
Condé,  regarder  Lens,  long  l)ut  de  nos  offensives 
répétées. 


AUTOUR    DH   I3ÉTHUNE    ET  DE    LEXS  143 

Plutôt  que  par  les  vers  médiocres  de  Boileau', 
illuminons  ici  notre  méditation  par  le  sublime  pas- 
sage de  Bossuet,  cet  autre  aigle  divin  :  «  Ceux  qui 
combattaient  avec  lui.  — s'est-il  écrié  dans  la  chaire 
de  Notre-Dame  de  Paris  le  jour  qu'il  y  fît  Poraison 
lunèbre  du  héros,  —  nous  ont  dit  souvent  que,  si 
l'on  avait  à  traiter  quelque  grande  affaire  avec  ce 
prince,  on  eût  pu  choisir  de  ces  moments  où  tout 
était  en  feu  autour  de  lui  :  tant  son  esprit  s'élevait 
alors  !  tant  son  àme  paraissait  éclairée  comme  d'en 
haut  en  ces  terribles  rencontres  î  semblable  à  ces 
hautes  montagnes  dont  la  cime,  au-dessus  des  nues 
et  des  tempêtes,  trouve  la  sérénité  dans  sa  hauteur, 
et  ne  perd  aucun  rayon  de  la  lumière  qui  1  envi- 
ronne ;  ainsi  dans  les  plaines  de  Lens,  nom 
agréable  à  la  France,  l'archiduc,  contre  son  des- 
sein, tiré  d'un  poste  invincible  par  l'appât  d'un 
succès  trompeur,  par  un  soudain  mouvement  du 
prince,  qui  lui  oppose  des  troupes  fraîches  à  la 
place  des  troupes  fatiguées,  est  contraint  à  prendre 
la  fuite  ;  ses  vieilles  troupes  périssent  ;  son  canon, 
où  il  avait  mis  sa  confiance,  est  entre  nos  mains  ; 
et  Beck,  qui  l'avait  flatté  dune  victoire  assurée, 
pris  et  blessé  dans  le  combat,  vient  rendre  en  mou- 
rant un  triste  hommage  à  son  vainqueur  par  son 
désespoir.  » 

Descendons  maintenant  de  ce  monticule  glorieux 

1.  Nous  les  donnons  ici  à  titre  documentaire,  inscrits  qu'ils 
sont  sur  la  colonne  commcmoralive  ; 

u   Lori-qu'aux  plaines  de  Lens  nos  bataillons  poussés 
Furent  presque  à  tes   yeux  ouverts  et  renversés, 
Ta  valeur,  arrêtant  les  troupes  fugitives, 
Rallia  d'un  regard  leurs  cohortes  craintives, 
llépandit  d-iiis  leurs  rangs  ton  esprit  belliqueux, 
Et  força  U  victoire  à  le  suivre  aveceui.  <» 


444  ARRAS    ET   l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

dans  Lens.  Presque  partout  ailleurs  dans  les  cités 
dévastées,  qu'elles  se  nomment  Noyon,  Soissons, 
Reims,  Verdun,  Arras,  quelques  édifices  demeurent, 
mutilés  sans  doute,  pour  attester  l'existence  d'une 
vie  urbaine,  mais  ici,  c'est  à  la  fois  le  néant  et  le  chaos. 
Gomment  croire  que  vingt-cinq  mille  êtres  humains 
vivaient  ici  en  1914  ?  Il  n'est  pas  une  brique  qui 
soit  entière  dans  les  vastes  tas  de  décombres  mêlés 
de  morceaux  de  planche  et  fleuris  pour  toute  végé- 
tation de  ces  effarants  buissons  faits  de  fîl  de  fer 
barbelés  emmêlés  et  rouilles.  De  ci,  de  là,  une  pièce 
de  fer  tordue  en  émerge,  une  tôle  percée  de  mille 
trous,  le  générateur  devenu  informe,  d'une  usine. 
Dans  quelques  rues  déblayées  hâtivement,  on  aper- 
çoit le  seuil  d'une  maison,  parfois  le  gouffre  d'une 
cave  fortifiée  à  l'aide  du  béton  armé.  Car  les  Alle- 
mands, jusqu'à  la  débâcle  finale,  ont  tenu  dans 
Lens  avec  l'énergie  du  désespoir. 

Ils  y  étaient  entrés  en  maîtres  et  définitivement, 
après  mainte  incursion,  le  dimanche  4  octobre  1914. 
Le  jour  même,  ils  parlaient  de  fusiller  le  maire, 
M.  Basly,  et  un  de  leurs  officiers  supérieurs  se 
répandant  en  injures*  :  «  Ah  !  la  culture  française! 
Quelle  civilisation  !  Les  civils  ont  tiré  sur  nos  sol- 
dats, et  maintenant  encore  il  y  a  des  Français  au 
sommet  de  la  tour  de  Lens...  »  —  On  sait  ce  que 
leur  kultur  allait  faire  de  la  malheureuse  cité. 

Sans  parler  de  la  contrainte  morale  imposée  aux 
habitants  par  la  présence  des  envahisseurs,  deux 
maux  y  sont  à  craindre  ;  la  famine,  et  le  bombar- 
dement subi  du  fait  que  des  batteries  ennemies  sont 

t.  Lens,  par  le  chauoiue  Occre,  curé-archiprêtre  de  Lens, 
Paris,  1919.  Ce  livre  nous  retrace  au  jour  le  jour  d'une  façon 
émouvante  la  vie  à  Lens  sous  l'occupation  allemande. 


AUTOUR  DE  BÉTHUNE  ET  DE  LENS      145 

installées  en  plein  Lens.  Pour  la  famine,  un  jour 
vint,  en  mai  1915,  où  cette  menace  fut  écartée  grâce 
au  comité  américain  de  C.  R.  B.  (Committee  Relief 
for  Belgium)  qui  étendit  sa  libéralité  au  nord-est  de 
la  France.  Mais  les  bombardements  allaient  se  suc- 
céder de  plus  en  plus  violents,  de  plus  en  plus  ter- 
rifiants, jusqu'à  Texode  final. 

«  Qui  d'entre  nous,  a  écrit  larchiprêtre  de  Lens, 
ne  se  souvient  d'une  journée  effrayante  entre  toutes, 
je  veux  dire  celle  du  29  janvier  1917  ? 

«  Ce  jour-là,  l'orage  de  fer  et  de  feu  s'abat 
d'abord  sur  les  rues  Emile-Zola  et  Casimir  Beugnet. 

«  Il  est  d'une  violence  que  l'on  ne  peut  décrire. 
Trois  familles  du  quartier  ont  l'habitude  de  se  réu- 
nir dans  la  même  cave  pour  se  protéger  contre  les 
bombardements.  Elles  s'y  trouvent  en  ce  moment. 
Or,  les  obus  se  succèdent  autour  de  la  Maison  Syn- 
dicale, et  l'un  d'eux  vient  de  tomber  ex^-ctement 
au-dessus  de  l'abri  où  sont  groupées  nos  trois 
familles.  Le  premier  étage  de  la  maison,  ^ainsi  que 
la  voûte  de  la  cave,  sont  traversés  et  les  pau%Tes 
réfugiés  sont  recouverts  par  les  décombres. 

'<  Revenant  de  voir  un  malade  dans  les  environs, 
M.  l'abbé  Ledoux,  l'un  de  nos  vicaires,  apprend  le 
malheur  qui  vient  de  se  produire.  11  vole  au  secours 
de  ces  familles  ensevelies.  Il  descend  par  la  cave 
voisine,  et,  en  lui  montrant  un  tas  de  débris,  quel- 
qu'un s'écrie  :  c  Ils  sont  là  1  »  Près  de  M.  l'abbé 
Ledoux  vient  d'arriver  le  père  d'une  jeune  fille  qui 
«  est  là  »  sous  les  ruines.  Il  crie  sa  détresse,  il 
appelle  son  enfant.  De  l'intérieur  du  souterrain  une 
voix  de  femme  répond  :  «  Vitt\  vite,  jo  vais 
mourir  1  » 

«  Le  Prêtre  et  le  malheureux  père  unissent  leurs 

De  Ponchevm.i  k.         .  10 


146  ARRAS   ET   l'aRTOIS   DÉVASTÉS 

efforts  pour  dégager  les  victimes.  Ils  se  hâtent  d'en- 
lever les  briques  avec  leurs  mains,  mais  le  travail 
est  long  et  presque  sans  résultai.  On  leur  apporte 
des  pioches,  des  pics  et  des  pelles.  Ils  opèrent  avec 
précaution.  Après  vingt  minutes  d'un  travail 
fiévreux  et  angoissant,  ils  découvrent  des  cheveux 
et  une  tète  qui  se  dresse  ;  mais  aussitôt  que  le  déga- 
gement SB  fait,  la  tête  s'incline,  le  corps  se  replie  et 
s'affaisse,  c"esl  le  cadavre  d'une  enfant  de  douze 
ans  qui  vient  d'être  étouffée  sous  les  décombres  ». 

Les  Allemands  avaient  fait  bétonner  les  meilleures 
caves  et  y  vivaient  dans  une  sécurité  relative,  mais 
les  malheureux  habitants  !  Réfugiés  le  plus  souvent 
dans  une  chapelle  souterraine  qu'ils  ont  baptisée 
Saint-Léqer-sous-terre  en  souvenir  de  leur  église 
écroulée,  ils  y  cherchent  la  force  de  supporter  leurs 
épreuves.  Ils  ne  furent  évacués,  troupeau  lamen- 
table et  décimé,  que  le  11  avril  1917. 

Les  ennemis  demeurèrent  seuls  dans  Lens  et 
purent  s'y  livrer  librement  à  la  destruction  de  tout 
ce  qui  avait  un  intérêt  industriel.  Déjà  après  la 
prise  de  Loos-en-Gohelle  par  les  Britanniques,  au 
printemps  de  1915,  les  Allemands  avaient  pris  pré- 
texte de  cette  avance  pour  faire  sauter  les  cuvelages 
des  mines,  condamnant  ainsi  à  Tinondation  les 
concessions  de  Lens,  Meurchin,  Drocourt,  Liévin, 
Garvin  ;  des  équipes  de  pionniers  avaient  en  même 
temps  détruit  les  installations  du  jour,  enlevant 
et  expédiant  en  Allemagne  les  machines,  faisant 
sauter  les  chevalets.  Ils  continuèrent  cette  besogne 
criminelle  dans  les  environs  de  Lens,  à  Bourges 
et    à,    Courrières*,    après    la   conquête    totale   des 

1.  Il  ne  faudrait  pas  croire  que  ces  destruclious  se  firent  sans 


AUTOUR    DE   BÊTHUNE   ET   DE   LE>'S  147 

crêtes  de  Vimy  par    les  Britanniques  en  avril  1917. 

Mais  ils  devaient  enfin  être  chassés  de  Lens.  Au 
mois  d'août  191S,  ces  mêmes  Britanniques  encer- 
claient Lens  de  trois  C(')té3,  et  menaient  en  septembre 
leurs  patrouilles  jusqu'à  la  place  de  la  Gare.  Lens 
fut  reprise  le  3  octobre  après  un  combat  de  rues  où 
entrèrent  en  action  les  mitrailleuses  dissimulées  par 
les  Allemands  dans  les  caves  des  maisons  transfor- 
mées en  blockhaus. 

Mais  elle  n'était  plus  que  le  fantôme  effroyable 
d'elle-même.  Ce  que  les  bombardements  des  Alliés 
n'avaient  pu  faire,  la  ruine  totale,  les  Allemands 
l'avaient  achevé  à  coups  d'explosifs.  Avant  de 
battre  en  retraite,  ils  avaient  miné  les  églises,  les 
écoles,  la  gare,  l'hôtel  de  ville  à  peine  achevé 
en  1914  et  non  inauguré  encore,  les  banques,  les 
magasins,  et  jusqu'aux  caveaux  du  cimetière.  Ils 
firent  sauter  Lens  presque  d'un  seul  coup,  et  c'est 
bien  l'œuvre  de  la  néfaste  kultur  dressée  contre 
notre  civilisation  séculaire,  que  Ton  y  trouve  là  où 
s'érigeaient  innombrables  les  hautes  cheminées  et 
les  chevalets  métalliques  des  fosses  profondes. 

Dans  ce  désordre  inouï,  dans  cette  mer  de  débris, 
ce  qui  fut  l'église  émerge  en  un  monticule  qui  porte 


préracdilalion  ni  mélliode.  La  Presse  de  Paris  du  3  novem- 
l)re  1019  a  publié  à  ce  sujet  un  fait  accablant  : 

"  Dans  une  j^alerie  d'accès  au  puits  n°  lù  de  la  Compagnie  de 
Lens,  on  a  retrouvé  un  rouleau  de  toile  qui  renfermait  des 
do'umenls  établissant  dans  ses  moindres  détails  la  méthode 
avec  Taquelle  les  Allemands  effectuaient  leurs  destructions. 

«  Ces  documents  comprenaient  :  un  plan  de  l'ensemble  des 
bûtimenls  de  la  fosse  avec  indication  au  crayon  rouge,  des 
emplacements  à  miner  ;  une  feuille  manuscrite  donnant  l'indi- 
cation des  bâtiments  et  des  machines  à  faire  sauter  :  la  nomen- 
clature du  matériel  et  des  explosifs  mis  a  la  disposition  du 
personnel  chargé  de  la  destruction.  « 


148       ARRAS  ET  l' ARTOIS  DÉVASTÉS 

au  sommet  l'écriteau  à  l'inscription  déjà  célèbre  : 
Lens  veut  renaître. 

Oui,  Lens  renaîtra,  et  déjà  les  traces  de  l'effort 
humain  y  sont  sensibles.  Le  drapeau  tricolore  flotte 
sur  un  ensemble  de  baraquements  :  les  bureaux  de 
la  Compagnie  de  Lens.  Et  tout  autour,  un  peu  par- 
tout d'autres  baraquements  ont  surgi,  en  tôle,  en 
bois,  en  briquailles.  Des  équipes  d'ouvriers  tra- 
vaillent, la  grande  voie  ferrée  Paris-Dunkerque  tra- 
verse Lens  de  nouveau,  les  employés  de  chemin  de 
fer  couchant  dans  des  wagons  inutilisés. 

Plus  de  deux  mille  habitants  sont  revenus  dans 
la  capitale  du  Pays  Noir.  Dans  quelques  années,  une 
neuve  cité  s'y  élèvera  sur  les  ruines  de  l'autre,  tant 
sont  fortes  ici  les  énergies  de  la  race  et  du  sol  \ 

Nous  rentrons  à  Arras  par  la  côte  tristement  devenue 
célèbre  de  Vimy.  Il  y  avait  là  avant  la  guerre  deux 
agglomérations  :  Petit-Vimy  et  Vimy,  chef-lieu  de 
canton  peuplé  de  plus  de  trois  mille  habitants,  dont 
l'église  du  xvi*  siècle  était  surmontée  d'une  antique 
tour  romane.  Récemment,  une  mine  y  avait  établi 
.son  carreau.  Comme  à  Lens,  rien  ne  reste  ici  que 
des  ruines  si  souvent  pilonnées  par  les  obus  qu'elles 
font  penser  au  mot  funèbre  du  poète  latin  :  Etiam 
perierunt  ruijise... 

Mais  en  revanche,  ce  ne  sont  sur  les  bords  de  la 
route  que  blockhaus,  tranchées  bétonnées,  inextri- 


1.  «  Cette  place  a  été  fortifiée  et  souvent  prise  et  reprise 
autrefois...  »  Délices  des  Pays-Bas.  On  y  lit  encore  que  Lens 
a  possédé  un  couvent  de  Récollets  «  qui  fut  commencé  vers 
l'an  1220  par  saint  Pacifique,  disciple  de  saint  François  d'As- 
sise, et  premier  provincial  des  Récollets  de  France*,  qui  est 
enterré  à  Lens.  »  —  Le  tombeau  de  ce  saint  nommé  Pacifique, 
parmi  les  blockhaus  de  béton  armé  construits  par  les  Alle- 
mands, quel  sujet  de  rêverie  I 


AUTOUR  DE  BÉTHUNE  ET  DE  LENS      149 

cables  champs  de  fils  de  fer  barbelés.  L'on  y  voit 
même  de  ces  tourelles  d'acier  où  les  Allemands 
plaçaient  des  guetteurs  ou  des  tireurs  d'élite.  C'est 
qu'ils  ne  cessèrent  de  craindre  pour  Lens  depuis 
que  les  Britanniques  eurent  emporté  complètement 
la  position  de  Vimy  en  avril  1917.  Nous  sommes  ici 
sur  un  des  lieux  de  l'Artois  qui  furent  le  plus 
arrosés  de  sang,  et  le  sol  y  a  encore  cet  aspect  de 
paysage  lunaire  que  lui  donnent  les  cratères  dobus 
rapprochés  à  l'extrême  les  uns  des  autres. 

Quand  on  parvient  au  point  culminant  de  la  crête, 
deux  monuments  élevés  aux  morts  apparaissent.  L'un 
est  une  simple  croix  de  bois,  mais  grande  et  belle. 
L'autre  un  peu  plus  loin,  au  linu  dit  les  Tilleuls, 
commémore  l'assaut  donné  par  les  Canadiens  et 
honore  ceux  parmi  eux  qui  tombèrent  au  printemps 
de  1917.  C'est  en  maçonnerie  une  pyramide  tron- 
quée, surmontée  d'une  croix  et  ceinte  d'obus  de 
haute  taille.  Une  inscription  y  est  gravée  sur  une 
plaque  de  cuivre  : 

ErECTED    IN"    MEMORY    OK 

OfFICEKS,    -NON    COJIMISSrONED    OFFICERS, 

An   MEN   OF   THE 

Canadian  corps  ARïILI.RRY 

VhO   FELL    DURIXG  THE    VlMV    OPERATIONS 
APRIL   1917 

On  s'arrête  ici  et  l'on  songe.  Dans  le  bas  de  la 
côte,  Arras  élève  la  silhouette  impressionnante  de 
sa  cathédrale  en  ruines.  Qu'est-ce  donc  que  notre 
pays,  et  quel  rayonnement  séculaire  est  le  sien  pour 
que  des  hommes  nés  dans  la  lointaine  Amérique, 
accourus  ici  par  centaines  de  milhers,  aient  donné 


IriO  ARRAS    ET   i/aRTOIS    DÉVASTÉS 

leur  vie  pour  l'idéal  de  civilisation  représenté  par 
la  douce  France  !  Victor  Hugo  a  écrit  dans  une  ode 
ardente  et  grave  : 

«  Ceux  qui  pieusement  sont  morls  pour  la  patrie 
Ont  droit  qu'à  leur  tombeau  la  foule  vienne  et  prie.  » 

Mais  ici,  auprès  des  Irèrps  qui  se  sont  donnés  à 
nous  et  ont  adopté  librement  notre  patrie  pour  la 
leur,  ({uellB  sera  notre  prière,  et  coin  ment  y  enfer- 
mer notre  gratitude  infinie  ! 


CHAPITRE  XII 
ARRAS  ET  L  ARTOIS  RENAITRONT 


Au  début  de  cet  hiver  de  1919-19iu,  il  semble  que 
la  moitié  pour  le  moins  des  habitants  d'Arras  y 
soient  rentrés.  Quand  on  sort  de  la  gare  déjà 
presque  entièrement  restaurée,  on  constate  dans  la 
rue  Gambelta  et  la  rue  Ernestale  qui  lui  fait  suite  — 
rues  passagères  et  commerçantes  —  une  animation 
de  bon  alùi.  Si  c'est  l'heure  de  midi,  on  croise  des 
ouvriers  qui  vont  manger  la  soupe,  des  écoliers 
qui  rentrent  chez  eux.  La  plupart  des  familles  se 
sont  réinstallées  tant  bien  que  mal.  Et  les  immeu- 
bles déjà  remis  à  neut  ne  sont  pas  rares  :  le  maçon, 
le  plombier,  le  menuisier  et  le  peintre  ont  fait  leur 
œuvre. 

Ailleurs  sans  doute,  ce  sont  les  ruines,  plus 
funèbres  à  mesure  que  l'hiver  approche.  Mais  Airas 
n'est  plus  la  silencieuse  nécropole  que  nous  con- 
nûmes, peuplée  seulement  de  quelques  ombres. 
Des  vivants  nombreux  l'habitent  qui  ne  veulent  pas 
qu'elle  meure,  et  qui  reconstruiront  son  hôtel  de 
ville,  sa  cathédrale  et  ses  deux  places,  —  s'il  plait 
à  Dieu  et  aux  hommes.  Les  premiers,  son  évoque 
et  son  préfet  y  sont  rentrés  depuis  de  longs  mois, 
M"  Julien  et  M.  Robert  Leullier.  L'un  rassemblant 


152  ARRAS    ET    l'ARTÛIS    DÉVASTÉS 

les  fidèles  à  Notre-Dame  des  Ardents,  seule  église 
d'Arras  échappée  aux  obus  ;  l'autre  dans  cet  hôtel 
de  la  Préfecture  qui  porte  les  traces  du  bombarde- 
ment, présidant  à  la  reconstitution  du  pays. 

La  situation  actuelle  en  Artois  est  complexe  à 
l'égal  de  ces  tranchées  indéfiniment  sinueuses  qui 
furent  creusées  partout  dans  son  sol.  li  s'agit  de  le 
rendre  à  nouveau  habitable  et  cultivable,  puis  d'y 
l'aire  renaître  les  industries  qui  s'y  étaient  installées 
nombreuses,  nées  du  charbon  contenu  dans  ses 
entrailles. 

Pour  ce  qui  est  de  la  superficie,  on  s'était 
demandé  avec  angoisse  si  toute  une  zone,  celle  où 
le  canon  tonna  sans  arrêt  sur  la  ligne  de  feu  n'était 
pas  irrémédiablement  perdue  pour  la  culture. 
Cette  zone  rouge,  on  avait  parlé  d'y  laisser  le  temps 
faire  son  œuvre,  et  peut-être  d"y  planter  des  arbres 
qui  eussent  jalonné  l'ancien  front  d'une  «  forêt  du 
souvenir  ».  Mais  on  avait  compté  sans  les  ruraux 
propriétaires  du  terrain  enfermé  dans  cette  zone. 
Après  un  an,  ils  ont  déjà  prouvé  par  le  plus  patient 
des  défrichements,  celui  qui  s'etïectue  sous  la 
continuelle  menace  de  l'explosion  d'un  projectile 
oublié,  qu'ils  entendent  cultiver  à  nouveau  ce  ter- 
rain semé  pendant  quatre  ans  par  la  Mort  seule. 

On  peut  donc  estimer  que  l'Artois  en  son  entier 
sera  rendu  à  ses  cultures  traditionnelles  :  blé,  bette- 
raves, colza.  L'œuvre  de  patience  fera  germer  les 
futures  récoltes. 

Ils  sont  rentrés  chez  eux,  ces  habitants  des 
villages  rendus  célèbres  par  une  dévastation  jus- 
qu'ici sans  exemple  :  Souchez,  Avion,  Carency, 
Achicourt,  Aix-Noulette,  Neuville- Saint- Vaast, 
Ablain-Saint-Nazaire,  Thélus,  Farbus,  Vimy...  Ou  ne 


^RRAS   ET   l'aRTOIS    RENAITRONT  45H 

peut  citer  tous  leurs  noms.  De  même  que  les  cita- 
dins des  vilL'S  détruites,  telles  que  Lens,  ils  sont 
installés  dans  des  abris  provisoires.  Les  plus  heu- 
reux ont  des  baraques  de  tôle  assez  confortables, 
telles  que  celles-là  dues  à  la  générosité  américaine, 
nommées  Nissen  /luts,  Sausage  liiits.  D'autres  cam- 
pent dans  des  maisonnettes  improvisées  par  eux  à 
l'aide  des  matériaux  retrouvés  parmi  les  ruines, 
morceaux  de  briques,  pierrailles,  poutres  déchi- 
quetées par  les  éclats  d'obus.  On  voit  s'en  élever  un 
mince  filet  de  fumée.  Là  vivent  à  sept,  huit  ou  dix, 
les  anciens  habitants  d'une  ferme  détruite  ou  d'un 
coron.  Le  jour,  inlassablement  répandus  parmi  les 
décombres,  ils  y  glanent  ce  qui  peut  servir  et  aussi 
ce  qui  peut  nuire,  la  brique  par  hasard  intacte,  la 
grenade  oubliée,  l'obus  pourvu  encore  de  sa  fusée, 
ils  ont  la  conscience  de  coopérer  dans  leur  mesure 
et  par  leur  présence,  déjà,  à  lœuvre  de  reconstitu- 
tion. 

En  tout,  les  sinistrés  revenus  en  Artois  à  l'heure 
où  nous  écrivons  —  novembre  1919  —  sont  plus  de 
douze  mille  '  :  cinq  mille  sept  cent  quatre  pour  l'ar- 
rondissement d'Arras,  six  mille  neuf  cent  soixante- 
dix  pour  celui  de  Bétbune.  Parmi  ceux  qui  s'occu- 
pent d'eux  avec  un  zèlci,  admirable,  il  nous  faut  citer 
après  M.  Robert  Leullier,  préfet  du  Pas-de-Calais, 
des  hommes  tels  que  M.  Basly,  maire  de  Lens, 
M.  Marlier,  chargé  du  service  de  la  reconstitution, 
MM.  TaillanditT,  Doutremépuich.  Delau,  qui  ont 
contribué  à  reconstituer  Villerval  et  Saint-Laurent- 
Blangy,  ce  faubourg  d'Arras  où  les  Allemands,  puis 
les  Français,  ont  tenu  si  longtemps.  •■ 

1.  Sana  compter  les  millierâ  d'habitants  rentrés  dans  Arras. 


154  ARRAS    ET    i/aRTOIS    DÉVASTÉS 

Les  services  officiels  de  la  Reconstitution  sont 
ceux-ci  :  secours  et  avances  aux  sinistrés,  fourni- 
tures de  baraquements,  de  mobiliers,  de  matériaux 
et  de  denrées  de  toute  nature,  évaluation  enfin  des 
dommages  subis  du  fait  de  la  guerre.  Quelques 
chiffres  ici  ne  sont  pas -inutiles*. 

«  La  quantité  des  logis,  maisons,  baraquements, 
immeubles  réparés  et  rendus  habitables  par  les 
soins  de  la  reconstitution  dans  les  régions  sinistrées 
d'Artois  sélevait  à  dix-neuf  mille  à  la  fin  de  septem- 
bre dernier. 

«  On  comptait  deux  mille  deux  cent  cinquante-six 
maisons  provisoires  ou  baraquements  de  types 
divers  pour  l'arrondissement  d'Arras  et  mille  six 
cent  onze  pour  celui  de  Béthune. 

«  En  matériaux  de  remploi,  on  avait  construit 
deux  mille  six  cent  soixante-quatorze  habitations. 
Enfin,  les  immeubles  réparés  et  rendus  habitables 
s'élevaient  à  douze  mille  cent  soixante-treize. 

«  A  la   même  époque  les  avances  consenties  aux 
sinistrés,  tant  en  espèces  qu'en  nature  s'élevaient  à 
deux  cent  dix  millions. 
«  Soit  exactement  : 

f<  En  argent  :  188.443.379 
«  En  nature  :    21.265.792  ». 

Ajoutons  que  parmi  les  baraquements,  il  en  est 
d'assez  importants  pour  abriter,  comme  à  Lens,  des 
écoles,  des  hôpitaux,  les  sièges  sociaux  des  compa- 
gnies minières.  Lens   sera  la  première  concession 


i;  Nous  les  emjiruntons  à  un  arlicle  forfemenl  (iocunienlé  par 
la  préfecture  du  f'as-de-Calais,  qui  parut  le  11  novembre  1919 
dans  la  Presse  de  Paris, 


ARRAS    ET    l'aRTOIS    RENAITRONT  \^o 

remise  en  état,  et  cela  dans  un  délai  que  l'on  estime 
de  quatre  à  cinq  ans. 

Enregistrons  également  les  déclarations  faites  en 
ce  mois  de  novembre  où  nous  sommes  par  M.  André 
Tardieu,  ministre  des  Régions  Libérées  après  avoir 
servi  la  France  en  Amérique.  «  Trois  grands  pro- 
blèmes, a-t  il  dit,  dominent  l'activité  de  demain  dans 
ces  régions  :  finances,  transports,  main-d'œuvre. 

((  Le  problème  financier  est  double  :  il  faut  que 
les  avances  soient  payées,  dès  qu'elles  sont  deman- 
dées et  justifiées  :  mais  il  faut  aussi  que  leur  emploi 
soit  vérifié  et  leur  rendement  pleinement  assuré,  on 
évit:int  les  abus,  sur  lesquels  mon  attention  est  fixée. 
Donc,  augmpntation  des  crédits,  notamment  de  ceu.x 
destinés  aux  agiiculteurs  ;  contrôle  exact,  par  les 
départements  et  par  le  ministre,  de  l'utilisation  des 
dits  crédUs. 

«  Les  transports  s'amélioreront  quand  ils  seront 
régis  par  un  programme  unique,  c'est-à-dire  quand 
on  saura  d'avance  méthodiquement  —  au  lieu  de 
constater  après,  dans  le  désordre  et  dans  l'inco- 
hérence —  quels  sacrifices  doivent  être  imposés 
aux  demandes  de'  chaque  service  en  raison  de  la 
limitation  actuelle  des  moyens. 

«  Il  y  a  une  hiérarchie  des  besoins,  tant  publics 
que  privés  :  je  suis  résolu  à  la  faire  prévaloir  à  tout 
prix... 

«  1919  a  été  l'année  des  maisons  provisoires,  19:JU 
doit  être  l'année  des  maisons  définitives.  11  faut 
des  ouvriers  en  nombre  énorme,  non  pas  des  ma- 
nœuvres, mais  des  ouvriers  spécialisés,  maçons, 
charpentiers,  serruriers.  Il  faut  recruter  en  France 
tout  ce  qu'on  pourra,  et  par  des  écoles  profession- 
nelles, organisées  sans  retard,  transformer  les   ma- 


156  ARRAS   ET   l'aRTOIS    DÉVASTÉS 

nœuvres  français  en  spécialistes.  Nous  prendrons  le 
complément  à  iétranger,  mais  sans  nous  encom- 
brer d'un  personnel  qui  sera  inutile  s'il  n'est  pas 
spécialisé  ! 

«Dans  le  Nord  et  le  Pas-de-Calais  la  reconstruction 
est  à  peu  près  achevée  pour  les  chemins  de  fer,  les 
canaux,  les  routes  :  c'est  an  gros  résultat.  La  cul- 
ture, elle  aussi,  a  fait  des  prodiges.  Il  y  a  des 
champs  labourés  [nous  le  constations  tout  à  l'heure] 
jusqu'au  centre  de  la  zone  rouge. 

.'(  Restent  les  maisons.  C'est  elles  qu'il  faut  faire 
revivre  l'an  prochain.  » 

Si  nous  en  venons  maintenant  aux  besoins  dordre 
spirituel,  que  trouvons-nous  ?  Les  ruines  des  églises, 
et  des  pauvres  gîtes  groupés  autour  d'elles,  d'où 
s'élève  un  cri  déchirant  :  «  Nous  vivons  comme  des 
bêtes  1  » —  Ils  veulent  rebâtir  leurs  sanctuaires,  dont 
près  de  deux  cent  cinquante  sont  tombés.  Les  vil- 
lages de  i'Artois  ne  peuvent  renaître  pleinement 
qu'à  l'ombre  de  nouveaux  clochers. 

Où  que  nous  allions,  c'est  le  même  invincible  dé- 
sir. A  Brebières,  où  une  quarantaine  de  maisons 
seules  sont  réparables,  le  dimanche  des  Rameaux, 
la  messe  fut  dite  en  plein  air  dans  les  ruines  de 
l'église,  servie  par  le  maire,  M.  Pilât.  Symbole 
assurément,  cette  union  des  pouvoirs  ecclésiastique 
et  civil  :  s'il  en  fallait  encore  un,  et  qui  parlât 
davantage  au  cœur,  dirai-je  que  chaque  jour  l'autel 
y  est  couvert  de  fleurs  ! 

L'église  de  Monchy-le-Preux  avait  été  reconstruite 
vers  1848  par  un  architecte  valenciennois,  Bernard, 
qui  favorisa  les  débuts  de  Carpeaux  alors  inconnu 
en  lui  confiant  l'exécution   de  statues  destinées  à 


ARRAS   ET   l'aRTOIS    RENAITRONT  157 

cette  église  :  les  quatre  docteurs  de  la  loi,  saint 
Grégoire,  saint  Jérôme,  saint  Âmbroise  et  saint 
Augustin*.  Elles  furent  ensevelies  dans  les  ruines, 
et  une  pauvre  femme  de  la  paroisse  que  je  rencon- 
trai naguère  m'a  dit  que  des  fragments  informes 
en  étaient  seuls  demeurés.  C'est  là  un  exemple  en 
plus  de  la  destruction  d'œuvres  d'art  par  les  Alle- 
mands. On  pourra  reconstruire  un  jour  l'église  de 
Monchy  :  mais  ces  statues,  œuvres  de  début  d'un 
grand  sculpteur,  qui  les  remplacerai 

A  Bapaurae  s'élevait  une  église  dédiée  à  Notre- 
Dame  de  Pitié.  Deus  cratères  en  marquent  la  place, 
et  il  a  fallu  deux  jours  de  fouill«'S  pour  retrouver 
dans  ses  ruines  la  Pieta  du  xv»  siècle  en  bois 
sculpté,  honorée  séculairement  dans  le  pays.  Elle 
le  sera  désormais  dans  un  baraquement  en  atten- 
dant la  reconstruction. 

Une  bombe  à  retardement  fit  exploser  l'église  du 
village  tout  proche  de  Sapignies  douze  jours  après 
le  départ  des  Allemands.  Là,  ce  qui  fut  retrouvé 
dans  le  cratère,  ce  fut  le  plus  émouvant  crucifix. 
«  Le  Christ  paraît  avoir  souffert  une  deuxième  pas- 
sion. Les  bras  tordus  par  l'incendie  semblent  avoir 
voulu  préserver  le  visage  contrel'ardeur  desflammes. 
Nul  artiste  n'aui^ait  pu  donner  une  impression  de 
douleur  plus  poignante  »-.  Dans  ce  ruème  ordre 
d'idées,  <|ui  n'a  contemplé  au  bas  de  la  colline  de 

1.  Ou  en  Irouvera  la  reproduction  d'après  uu  dessin  de  Gar- 
peau  dans  notre  ouvrage  :  Carpeaux  inconnu.  Van  Oest,  édi- 
teur, Paris  et  Bruielles. 

2.  Bulletin  des  églises  décastées  du  diocèse  d'Arras.  —  Ce 
bulletin,  dirigé  par  M.  l'abbé  Foulon  (33,  rue  d'Amiens,  Arras), 
est  d'un  extrême  intérêt  en  chacun  de  ses  numéros,  et  repré- 
sente une  œuvre  qui  importe  autant  à  la  civilisation  qu'à  la 
religion. 


158  ARRAS    ET    l'aRTOIS   DÉVASTÉS 

Notre-Dame  de  Lorette  la  ruine  pathétique  de 
l'église  d'Ablain-Saint-Nazaire  ?  Elle  avait  été  cons- 
truite au  xvi"  siècle  par  Jacques  Caron,  le  même 
architecte  qui  éleva  lliôtel  de  ville  et  le  beffroi 
d'Arras.  Semblablement  s  est-elle  muée,  elle  aussi, 
en  un  fantôme  de  désolation  qui  semble  vouloir  ex- 
primer toute  l'horreur  de  la  vallée  de  la  Souchez  et 
du  plateau  raviné  de  Lorette. 

Les  prêtres  qui  vivent  dans  ces  villages  détruits 
parmi  des  ouailles  déshéritées  de  tout  bien,  ressem- 
blent aux  apôtres  des  temps  primitifs.  A  l'exemple 
de  saint  Paul  qui  ne  dédaigna  pas  de  fabriquer  des 
tentes,  eux,  travaillant  aussi  de  leurs  mains,  se  font 
terrassiers,  maçons,  ajusteurs,  pour  que  le  baraque- 
ment élevé  par  leurs  mains  et  celles  des  fidèles 
permette  d'attendre  lareconstruction  d'une  véritable 
église.  A  Mercatel,  à  Hermies-le-Grand,  on  verra 
des  types  de  ces  humbles  maisons  de  Dieu  qui  se- 
raient semblables  en  tout  à  celles  des  plus  pauvres 
hommes  si  un  clocheton  de  fortune  et  une  croix  ne 
les  surmontaient. 


TABLE  DES  PLANCHES 


I'lanche  I.  —  Ruines  de  rHôlel  de   ville  et  du 
Beffroi Couverture. 

Planche    II.    —    Tranchées    abandonnées    en 
Artois 16 

Planche  III.  —  Lllôtel  de  ville  et  le  Beffroi 
d'Arras 40 

Planche  IV.  —  Robespierre,  le  jour  di;  la  fùte 
de  l'Etre  Suprême 56 

Planche  V.  —  Aspect  actuel  de  Neuville-Saint- 
Vaast 80 

Planche  VI.  —  Ablain-Saint-Nazaire  et  le  pla- 
teau de  Notre-Daine-de-Lorette 104 

Planche  VII.  —  Un  aspect  actuel  de  Lens  ...     J28 

Planche  VIII.  —  Carte  de  la  région  d'Arras.    .     158 


TABLE  DES  ^MATIERES 


Chapitre  premier.  —  Arras  ei  l Artois  dévastés.  \ 
L'Artois,  terroir  d'Arras,  compris  entre  la 
Lys  et  la  Somme.  —  Quelques  villes  :  Saint- 
Omer,  poste  avancé  au  Nord  ;  Lens,  bastion 
à  TEst  avec  Béthuue  ;  Bapaume,  voué  aux 
combats;  Hesdin,  patrie  de  Tabbé  Prévost; 
Saint-Pol  et  sa  crypte  mystérieuse.  Ruines 
d'Arras,  jadis  lieu  de  rencontre  du  génie 
latin  et  du  génie  du  Nord. 

Chapitre  IL — Naissance  cV Arras 14 

La  cité  des  bois.  —  L'oppidum  où  se  tisse 
pour  Rome  la  laine  des  Atrebates.  —  César  y 
campe.  —  Le  temple  païen  y  fait  place  à  l'é- 
glise chrétienne.  —  Saint  Vaast,  catéchiste  de 
Clovis,  y  fonde  l'abbaye  dont  naîtra  la  ville 
moderne.  —  Baudouin  Bras-de-fer,  premier 
comte  de  Flandre  en  fait  sa  capitale. 

Chapitre  IIL  —  Rôle  d'Arras  et  de  l'Artois  dans 

la  culture  française  du  Xni<^  siècle 2i 

La  ville  au  moyen  âge.  —  La  commune  et 
les  comtes.  —  L'architecture  ogivale  dans  la 
France  du  Nord  et  en  Artois.  —  L'art  drama- 
tique à  Arras,  ville  des  trouvères  :  le  Jeu  de 
la  Feuillée. 

Chapitre  IV.  —  Les  tapisseries  d'Arras,  symbole 

de  sa  prospérité 45 

La  cour  de  la  comtesse  Mahaut.  —  Les  lapis- 


TABLE    DES    MATIÈRES  161 

séries,  représentations  de  l'existence  de  l'épo- 
que. —  Uopus  atrebaticurn  complète  l'opus 
francigenum.  —  Influences  de  la  Tm^ame  sur 
leur  technique,  et  des  Jeux  sur  leur  inspira- 
tion. —  Leur  renommée  européenne  et  l'éclat 
d'Arras  sous  les  ducs  de  Bourgogne. 

Chapitre  Y.  —  Arras  ouvre  et  clôture  la  guerre 

de  Cent  ans 60 

La  succession  d'Artois,  une  des  causes  de 
la  guerre  de  Cent  ans.  —  Les  chefs  arma- 
gnacs et  le  roi  Charles  VI  assiègent  Jean  sans 
Peur  dans  Arras.  —  Paix  de  1414.  —  Entrée 
joyeuse  de  Philippe  le  Bon  et  tournoi  sur  la 
Grand'Place.  —  Jeanne  d'Arc  prisonnière  à 
Arras  dans  l'automne  del430. —  L'assemblée 
de  la  chrétienté  pour  la  paix  en  1435.  —  Le 
sang  de  France  parle  en  Philippe  le  Bon,  duc 
de  Bourgogne. 

Chapitre  VI.  —  Arras^  entraînée  dans  la  ruine 

de  la  maison  de  Bourgogne 77 

La  Vaudoisie  d'Arras.  —  Louis XI  et  Philippe 
le  Bon  à  Hesdin.  —  Entrée  du  Téméraire  à 
Arras.  —  Après  sa  mort,  Louis  XI  s'empare 
de  l'Artois.  —  II  dépeuple  Arras  et  la  veut 
nommer  Franchise.  —  Paix  de  1482. 

Chapitre  VII." —  L'Artois  séparé  de  la  France.  91 
Les  Allemands  pillent  Arras  en  1492. —  L'hô- 
tel de  ville  est  achevé  et  le  décor  des  places 
réglé  sous  la  domination  espagnole.  —  Tapis- 
series exécutées  d'après  les  cartons  de  Ra- 
phaël. —  Les  malheurs  des  Pays-Bas. 

Chapitre  VIII.  —  L'Artois  revient  à  la  France.      98 
Le  siège  de  1640.  —  Culture  du  xvm»  siècle. 
—  Arras  se  fond  dans  la  vie  nationale.  —  Les 
Etats  d'Artois,  et  la  frégate  qu'iis^offrirent  aux 

De    PoNCHKVILLE.  1  t 


162  TABLE    DES    MATIÈRES 

Américains.  —  Jeunesse  de  Robespierre.  — 
L'échafaud  |dressé  à  Arras  sur  la  place  du 
théâtre. 

Ch\pitreIX.  —  Arras  «.  ville  du  bonheur  calme  ».    112 

Victor  Hugo  à  Arras.  —  Comment  une 
neuve  cathédrale  succède  àFancienne.  — Aven- 
ture de  Verlaine  et  de  Rimbaud.  —  Corot  tra- 
vaille en  Artois.  —  Arras  en  1914,  ville  an- 
cienne et  moderne.  —  Visite  de  Barrés  en 
191o. 

Chapitre  X.  —  Les  batailles  autour  d' Arras  en 
ruines 123 

Incursion  des  Allemands  dans  Arras  dès  le 
31  août  1914.  —  Arrivée  de  l'année  Maud'huy 
en  septembre.  —  Combats  autour  d'Arras 
contre  l'armée  von  Biilow.  —  Les  tranchées 
allemandes     dans    les    faubourgs     d'Arras. 

—  Incendie  de  Ihôtel  de  ville  le  7  octobre. 

—  Destraction  du  beffroi  le  21  octobre. —  Jour- 
nal d'un  habitant  d'Arras.  —  Destruction  de 
la  cathédrale  le  6  juillet.  191o.-  —  Deuxième 
bataille  d'Arras.  Un  de  ses  combattants:  Jean- 
Marc  Bernard.  —  La  victoire  d'Arras  nous 
donne  Vimy  le  28  septembre. 

Chapitre  XI.  —  Autour  de  Béthune  et  de  Le7is .     141 

L'extraction    du  charbon   sous   les    obus. 

—  Béthune  en  ruines.  —  Les  souvenirs  du 
grand  Condé  dans  la  plaine  de  Lens. —  Lens 
en  poudre  et  qui  veut  renaître.  —  Vimy  et 
le  monument  des  Canadiens. 

Chapitre  XII.  —  Arras  et  l'Artois  renaîtront.   .     loi 


LE  PAS-DE-CALAIS  DEVASTE 


ASSOGIATlOxN  DÉCLAREl^  ET  AUTORISEE 
CONFORMÉMENT  AUX  LOIS  DE  1901  et  1916 

AFFILIÉli    A    LA    SOCIÉTÉ  DES    AG  KICLLTECUS 
DE    KHANCE 

Raùkicltée  au  «  Comité  du  Secours  National  w 
et  à  «  l'Union  des  (Euires  de  Secours 
aux  Foyers  dévastés  par  la  Guerre  *). 

22,  aUE  DE  LONDRES,  22,  PARIS 

L'heure  de  la  \ictoire  a  sonné.  Le  sol  de  France 
est  enfin  libéré.  Il  sagit  de  ramener  la  vie  là  où  nos 
barbares  ennemis  ont  semé  la  mort.  Le  Pas-de- 
Calais  est  peut-être  le  département  qui  a  le  plus 
souiïert.  Cette  malheureuse  région  a  été  le  théâtre 
de  violentes  batailles  :  Arras,  Carency,  Ablain-Saint- 
Nazaire,  et  le  Labyrinthe,  Vimy,  Bullecourt,  Fres- 
noy,  Lens,  liavrincourt,  Bourlon,  Quéant.  Elle  a 
vu  les  Allemands  reculer  en  détruisant  tout  dt^rrière 
eux  :  fermes,  maisons,  arbres,  routes.  Le  Pas-de- 
Calais  envahi  est  aujourd'hui  transformé  en  désert. 
Sans  parler  d'Arras,  dont  on  connaît  le  sort  :  sans 
compter  dés  villes  comme  Bapaume,  Lens,  Béthune 
et  Liévin  complètement  détruites,  plus  de  deux 
cents  communes  rurales  n'existent  plus. 

Les  deux  cent  ciniiuante  mille  Français  et  Fran- 
çaises qui  habitaient  le  Pas-de-Calais  envahi,  après 
avoir  soulfert  toutes  les  horreurs  de  l'occupation,  ont 
été  transportés  à  l'arrière,  dans  les  Ardennes  ou  en 
Belgique,  obligés  dctoutabandonnera  lennemi.  Quel- 
ques-uns de  ces  malheureux  compatriotes,  rapatriés 


2  LE   PAS-DE-CALAIS    DÉVASTÉ 

dans  un  dénuement  absolu,  ©nt  fait  le  récit  le  plus 
douloureux  de  leurs  terribles  souffrances. 

C'esl  aux  pouvoirs  publics  qu'incombe  le  devoir 
de  relever  ces  villes  et  ces  villages  anéantis.  Mais 
à  côté  de  cette  action  gouvernementale,  que  de 
détresses  à  secourir,  quel  champ  d'action  pour  les 
initiatives  charitables  et  patriotiques  ! 

Le  «  Pas-de-Calais  dévasté  »  se  donne  comme 
mission  d'aider  au  relèvement  de  ses  malheureuses 
régions.  Cette  œuvre  encourage  le  retour  des  habi- 
tants sur  leur  terre  ruinée  et  la  reconstitution  de 
leurs  foyers. 

Grâce  à  une  organisation  très  complète  de  corres- 
pondants, les  dons  sont  distribués  avec  ordre  et 
méthode,  et  toutes  les  précautions  sont  prises  pour 
éviter  un  double  emploi. 

Pour  répondre  à  ces  besoins  immenses,  «  le  Pas- 
de-Calais  -dévasté  »  fait  un  présent  appel  à  votre 
générosité. 

Notre  œuvre  reçoit,  avec  la  plus  vive  reconnais- 
sance, tous  les  dons  en  argent  et  en  nature. 

Les  dons  en  argent  peuvent  être  versés,  soit  au 
siège  de  l'œuvre,  22,  rue  de  Londres  à  Paris;  soit  à 
la  Banque  Adam,  106,  boulevard  Haussmaim,  à 
Paris,  et  en  province,  dans  ses  succursales. 

Les  dons  en  nature  peuvent  être  adressés  au  siège 
de  l'œuvre,  22,  rue  de  Londres,  à  Paris. 

Donnez  généreusement  pour  des  compatriotes  qui 
ont  tout  perdu,  pour  la  partie  de  la  France  qui  a 
servi  de  rempart  au  reste  du  pays  ! 

COMITÉ    DE    DIRECTION 

Président  d'honneur  :  M.  Jonnart,  sénateur  du 
Pas-de-Calais. 


LE   PAS-DE-CALAIS    DÉVASTÉ  6 

Membres  d'honneur  :  M.  Lebrun,  ministre  de  la 
reconstitution  des  Régions  libérées.  MM,  les  Séna- 
teurs du  l'as-de-Calais.  MM,  les  Députés  du  Pas-de- 
Calais.  M.  le  Préfet  du  Pas-de-Calais.  S.  G.  Ms^  l'E- 
vèque  d'Arras.  MM.  les  Conseillers  généraux  du 
Pas-de-Calais. 

Président  :  M,  le  comte  de  Francqueville,  maire 
de  Bourlon. 

Vice-Présidente  :  M""  Henri  Tailliandier. 

Vice-Président  :  M.  Mercier,  directeur  général  des 
Mines  de  Béthune. 

Secrétaire  général  :  M.  Despinoy,  notaire  à  Arras. 

Trésorier  :  M.  Maurice  Tilloy,  industriel,  maire  de 
GourritTes. 

Administrateurs  déléguas  :  M.  Octave  Bouchez, 
industriel,  membre  de  la  Chambre  de  Commerce 
d'Arras. 

Administrateurs  :  M.  Fernand  Bar,  ancien  Député, 
industriel,  à  Béthune.  M.  le  baron  d'Herlincourt, 
agriculteur,  maire  dElerpigny.  M.  A.  Leloup,  pro- 
priétaire. M.  Marchand,  avoué  honoraire.  M.  Minelle, 
ancien  maire  d'Arras  M'>'  la  marquise  de  Partz, 
M-"»  Albert  Tailliandier. 

Délégué  général  pour  la  propagande  et  aux  sec- 
teurs :  M.  Camille  Hollart. 

Délégués  du  Conseil  :  M-"»  la  comtesse  F.  de  Dies- 
bach  de  Belieroche.  M"^»  Moleux  d'Hermerangues. 
M.  de  Lenquesaiug.  M.  Georges  Leviez.  M°»  Albert 
Leviez.  M"*  Lenglin.  M  Bauvin,  administrateur  de 
Id  Banque  de  France,  à  Arras.  M.  Eugène  Carlier, 
inspecteur  honoraire  de  l'Assistance  publique. 
M.  Jean  Lejosne,  fabricant  de  sucre.  M.  Poutraiu, 
maire  de  Croisilles,  M.  Pierre  Cage.  M,  de  Ker- 
suenec. 


LA  GRANDE  PITIÉ  DES  ÉGLISES  D'ARTOIS 


Parmi  les  problèmes  d'après-guerre,  l'un  des  plus 
ardus  à  résoudre  est  la  réorganisation  du  culle  dans 
les  régions  dévastées. 

Dans  le  seul  département  du  Pas-de-Calais,  plus 
de  deux  cents  églises  gisent,  les  unes  mutilées,  les 
autres  réduites  en  cendres.  Leurs  sacristies  sont 
vides  ou  écrasées.  Les  prêtres  envoyés  pour  relever 
ces  ruines  n'ont  ni  abri,  ni  meubles,  ni  livres  ;  et  ils 
portent  souvent  sur  eus  tous  leurs  vêtements. 

Les  autorités  officielles  sont  bienveillantes,  pour 
la  plupart;  mais  elles  songent  d'abord,  on  le  devine 
aux  mairies  et  aux  écoles.   Les  œuvres  de  bienfai 
sances  s'occupent  plus  de  lingerie, lits  et  chaussures 
(]ue  d'ornements  sacrés;  on  ne  saurait  les  en  blâmer. 

Heureusement,  des  femmes  prévoyantes  et  géné- 
reuses avaient,  au  cours  de  la  guerre,  mis  en  com- 
mun leurs  ressources  et  leur  talent,  pour  être  en 
mesure  de  faire  face,  le  moment  venu,  aux  besoins 
les  plus  urgents  de  nos  paroisses  ravagées.  Elles 
avaient  organisé,  à  Boulogne,  à  Berck-Plage,  à 
Saint-Omer,  à  Calais,  aideurs  encore,  des  exposi- 
tions d'ornements  et  de  vases  sacrés  qui  avaient  l'ait 
l'admiration  des  connaisseurs. 

En  quittant  la  France,  les  Canadiens,  les  aumô- 
niers de  l'armée  britannique,  la  Ligue  des  Femmes 
catholiques  d'Angleterre  nous  firent  don,  de  leur 
côté,  de  plusieurs  chp,pelles  et  du  matériel  qu'elles 
conlenaienL   Une  famille  catholique  de  New-York, 


LA    GRANDIE    PITIE    DES    EGLISES   D  ARTOIS  5 

dont  M-f  Julien  fut  l'hHe  pendant  son  voyage  aux 
États-Unis  en  191S,  concentra  sagenaent  ses  efforts  sur 
la  construction  d'abris  destinés  au  culte.  Et  plusieurs 
de  nos  paroisses  lui  sont  grandement  redevables. 

Nous  attendons  beaucoup  de  la  sympathie  des 
évêques  américains  et  de  l'appel  collectif  qu'ils  ont 
fait  pour  le  relèvement  de  nos  sanctuaires. 

Mais  c'est  surtout  à  l'œuvre  de  la  rue  Oudinot.  à 
Paris,  que  nous  nous  sommes  adressés  dans  nos 
embarras  sans  cesse  renouvelés. 

Trois  catégories  de  secours  viennent  par  cette  voie. 

Les  uns  aident  à  réparer  les  brèches  faites  aux 
églises,  ou  à  élever  des  chapelles  provisoires. 

Les  autres  reconstituent,  de  toutes  pièces,  les 
sacristies. 

Un  vestiaire  ecclésiastique  sest  adjoint  aux  deux 
premiers  services. 

Au  mois  de  décembre  1919,  trente-cinq  de  nos  pa- 
roisses avaient' reçu,  de  la^uvre  de  Paris,  une  sub- 
vention pour  leur  église  provisoire;  —  une  centaine 
de  sacristies  avaient  été  renouvelées,  totalement  ou 
partiellement  ;  —  8"j  trousseaux  avaient  été  deman- 
dés, dont  64  livrés.  De  rares  églises  avaient  trouvé 
des  marraines  hors  du  diocèse.  Mais  l'idée  a  été 
reprise  par  des  curés  de  notre  région  maritime,  qui 
«  adoptent  »  une  paroisse  en  ruines,  en  concen- 
trant sur  elle  les  aumônes  de  leurs  paroissiens. 

La  tâche  est  immense:  elle  durera  dix  ans  peut- 
être.  Il  y  a  place  ici  pour  toutes  les  bonnes  volontés. 

Pour  tous  renseignements,  consulter  : 

A  l'aris,  le  Comité  de  secours  aux  églises  dévas- 
tées, 3,  rue  Oudinot; 

A  Arras,  à  M"«  la  Secrétaire  de  l'œuvre  des  églises 
pauvres,  1,  place  Sainte-Croix, 


La  Collection  «  La  France  Dévastée  >> 

paraît  sous  le  patronage  du  Comité  Fiance-Amériqve 

et  du  Touring-Club  de  France. 


TOL'KIIVCÏ-CLÏJB  DE  FRANCE 

65,  avenue  de  la  Grande-Armée,  Paris. 

Tout  Français  se  doit  de  travailler  à  l'accrois- 
somont  de  la  prospérité  de  notre  pays  joar/e  Tou- 
risme. 

Tout  Français  doit  s'inscrire  comme  membre 
du  Touriiif^-Club  de  France. 

Nous  étions  lôO.OOO  en  1914.  11  faut  que 
nous  soyons  500.000  en  1920. 

Demain,  T.  G.  F.  voudra  dire  :  Tout  citoyen 
Français. 


OFFICE  .\ATIOAAl.  DL  TOLRISSIE 

n,  rue  de  Sure  ne,  Paris. 
L'Office  national  du  Tourisme,  rattaché  au  Minis- 
»tère  des  Travaux  publics,  a  pour  mis^^ion  de  reciier- 
chertousles  moyens  propres  à  développer  le  touiis-ne. 
11  provoque  dans  ce  but  toutes  initiatives  admi- 
nistratives et  lé.iîislatives  et  prend  toutes  mesures 
tendant  à  améliorer  les  condilions  de  transport,  de 
circulation  et  de  séjour  des  touristes.  11  coordonne 
les  etï'orts  des  groupements  et  industries  touristiques. 
Il  organise  la  propagande  touristique  à  létranger. 


tOMllE   FRAr\tE-AMÉRIQLE 

8:2,  avenue  des  Champs-Elysées,  Paris. 

Tout  Français  désireux  de  resserrer  les  liens 
qui  unissent  la  France  aux  nations  de  l'Amé- 
riiiae  du  Nord  et  du  Su!  doit  se  faire  inscrire 
comme  souscripteur  (6  fr.)  ou  comme  adhérent 
(28  fr  )  de  France-Amérique,  que  préside  M.  Ga- 
briel llanotaux,  de  l'Académie  française. 

Les  souscripteurs  reçoivent  la  publication 
l'Amérique  :  les  adhérents  la  revue  mensuelle 
France- A  mé.riq  ne. 

Le  Comité  pul)lie  en  outre  une  revue  franco- 
anglaise  illustrée  qui  paraît  chaque  mois  sous 
le  titre  F lance-È tais-Unis. 

NUMÉRO    SPÉOIMRN    SUR    DBMANOR