COLLECTION « LA FRANCE DÉVASTÉE
ANDRÉ-M. DE PONCHEVILLE
ARRAS ET L ARTOIS
DÉVASTÉS
A:ct 7 pUnchcs et i carte hors texte.
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Ruines ie f'Hôtef de Ville et du Beffro
LIBRAIRIE FEUX ALCAN
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Comité France- Canada,
Toronto.
ARRAS ET L'ARTOIS
DÉVASTÉS
LIBRAIRIE FELIX ALGAN
COLLECTION « LA FRANCE DÉVASTÉE >.
Volumes à 3 fr. 30 et 4 Ir.
I. — LES RÉGIONS
L'Alsace et la Guerre, par l'Abbé É. Wetterlb.
Un vol. in-1 6 avec 6 planches et 2 cartes hors texte, S'ir. 30
La Lorraine dévastée, par Maurice Bahrès, de
l'Académie Irançaise. Un vol. in-16 avec 8 planches et
1 carte hors texte 3f'r. 30
Verdun, par Loifis Madelin. Un vol. in-16 avec
6 planches et 1 carte hors texte 3 fr. 30
Reims dévastée, par Paul Adam. Un volume
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La Marne en feu, par Ghables Le Goffig. Un vol.
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L'Oise dévastée, par le Baron André de Marigocrt.
Un vol. in-15 avec planches hors .texte. . . . 4 fr. »
L'Aisne pendant la Grande Guerre, par Gabriel
Hanotalix, de l'Académie française. Un vol. in-16 avec
6 planches etl carte hors texte ........ 3fr. 30
La Somme dévastée, par Gaston Desghamps, Un vol.
in-16 avec planches hors texte 4fr. »
Arras et l'Artois dévastés, par André M. de Pon-
ciiEviLLE. Un vol. iu-16 avec planches hors texte. 4 fr. »
Le Nord dévasté, par Henry Cochin, Nicolas Bour-
geois el André M. de Ponghbville. Un vol. in-16 avec
planches hors texte 4fr. »
II. — LES FAITS
Rapatriés : 1915-1918. par M»» Ghaptal. Un vol. in-16
avec 7 planches hors texte 3 fr. 30
En France et Belgique envahies. Les Soirées de
la C. R. B , par M " Saint-René Taillandier. Un vol.
in ir» avec 7 planches hors texte 3fr. 30
La grande Pitié de la Terre de France, par Gabriel
Louis-Jaray, maître des requêtes au Gonseil d'Ktat,
Un vol. in-16 avec 7 planches hors texte. . . 3fr. 30
COLLECTION « LA FRANCK DEVASTEE »
Dirigée par M. Gabriel LOUIS-JARA Y
8érie I : LES RÉGIONS
ANDRÉ M? DE PONCHEVILLE
ÂRRAS ET L ARTOIS
DÉVASTÉS
Avec 8 planches hoi
s texte.
«JUATIUÉ.ME ÉDITION C\ /
PARIS L^^"^
LIRUAIHIE FÉLIX
ALCAN
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, VI»
1920
Tons droits Je Iraduclion, de reproduction et dadaplation
réseivcs pour lous pays.
Nioeteen huudred twenty copyright by Félix Alcan
and R. Lisbonne
proprietors of Librairie Félix Alcan.
ARRAS
ET L'ARÏOIS DÉVASTÉS
CHAl'ITUE PREMIER
ARRAS ET L ARTOIS DÉVASTÉS
L Artois, terroir d'Arras. compris cnlre la r.\s et la Somme. —
Quelques villes : Sainl-Omer, poste avancé au Nord ; Lens,
bastion à l'est de Bolhunc ; Bapaume, voué aux combats;
Hesdin, patrie do l'abLé Prévost; Saint-Pol et sa cr\ptc
mystérieuse. — Ruines d'Arras. jadis lieu de rencontre du
génie latin et du génie du Nord.
Depuis 17'JU le département du Pas-de-Calais a
remplacé la province d'Artois sur les géographies,
mais l'ancienne désignation a survécu et ne fut
jamais si vivante que pendant la guerre. Seule en
e£fet, elle exprime la réalité du sol sur lequel et
pour lequel on se battait.
Si l'on cherche à quoi elle correspondait dans
quehjue livre imprimé sous l'ancien régime, on y
trouve cette notion : « Province de France dans les
Pays-Bas, avec titre de comté. Atrebatensis Comi-
tatus. Arras en est la capitale * ». Ainsi nous sont
1. Abrégé du DicLionnuire de Tréioux. A Paris, chef Lau-
rent-Charles d'Houry, au Saint-Esprit et au Soleil d'or, 1762.
De E'ONCHKVll.LE. l
2 ARRAS ET L ARTOIS DEVASTES
rappelées plusieurs choses : d'abord que l'Artois
touche à la vaste plaine du Nord appelée jadis les
Pays-Bas et dont ses collines insensiblement, de
nicnie que son évolution historique, la détachent et
ramènent vers la France ; ensuite, qu'elle fut une
principauté indépendante, dont le titre en dernier
lieu, on s'en souvient, fut porté par ce jeune et
fringant cadet de Louis XVI, le comte d'Artois ;
enfin nous est enseigné un fait capital, à savoir que
l'Artois n'existe qu'en fonction d'Arras, et que son
nom même indique combien il est essentiellement
le terroir qui relève d'Arras et lui obéit. C'est là ce
qui lui a donné sa personnalité, le distinguant de la
Flandre qui l'enserre au Nord et à l'Est, du Boulon-
nais et du Montreuillois à l'Ouest, de la Picardie au
Sud avec laquelle il a gardé le plus de ressemblance,
tant aux points de vue ethnique, géograpliique,
historique, que pour ce qui est de la tournure
d'esprit des habitants. On distingue peu des habi-
tants de la Picardie les Artésiens qui toujours par-
lèrent le même dialecte français, ce Picard cher à
la Fontaine :
Biaux chires leups, n'écoutez mie
Mère lenclieut clien fieux qui crie.
Jetons les yeux sur une carte ancienne, celle-ci,
par exemple, intitulée : « Les Provinces des Pays-
Bas catholiques », dédiée l'an 1672 à Louis XIV
« par son très humble, très obéissant et très fidèle
serviteur et sujet, Guillaume Sanson, géographe
ordinaire de Sa Majesté '. » Il y a tout juste trente
l, A l'aris, chez II. laillol, joignant les grands Auguslius.
Aux deux globes. Avec privilèges du Roy, 1G72.
ARRAS ET L ARTOIS DÉVASTÉS 3
ans à cette date que lArtois a fait retour à la
France, non pas entièrement puisque sa pointe
extrême au >'ord commandée par Saint-Omer, figure
encore sur la carte à côté d'un « Artois français »
sous le nom d' « Artois espagnol ». De fait ce pays
de Saint-Omer déjà à demi-flamand — l'Aa coulant
entre la ville et les faubourgs est la frontière lin-
guistique — fut toujours la forteresse avancée de
l'Artois, jetée au delà de la rivière de Lys comme
une tète de pont. L'Artois essentiel est compris entre
la Lys au Nord et l'Authie au Sud. Au delà c'est la
Flandre d'un côté, de l'autre la Picardie faite par la
Somme et qui s'élire en longueur selon son lleuve.
Notons cependant que les trouvères artésiens des
xn« et xiii* siècles nous marquent un Artois allant à
cette époque jusqu'à la Somme même, se mêlant
intimement à la Picardie. Ainsi parle EaudeFastoul
dans son Conf/é, et en termes semblables Adam le
Bossu dans son Jeu de la Feuillée :
< Entre le Lis voir et le Somme
N'a plus faux ne plus buhotas, »
Trois rivières, la Canche, la Ternoise, la Scarpe.
naissent dans l'Artois et l'arrosent. C'est un alUuent
minime de la dernière, le Crinchon, qui par son
confluent avec elle a déterminé la position d'Arras,
dont la légende veut que ses eaux éminemment
propres à la teinture de la laine aient fait la pros-
périté.
Cette ville d'Arras qui a rassemblé l'Artois n'est
pas plus à son centre que Paris à celui de la France.
Sensiblement portée au Sud-Est vers Douai, Valen-
eiennes et Cambrai, ses sœurs naturelles de Wallo-
nie, elle communie historiquement avec elles, sans
4 AKRAS ET L ARTOIS DEVASTES
parler de Tournai un peu plus lointaine mais proche
par l'esprit et que nous verrons lui emprunter le
secret de ses tapisseries. De Saint-Quentin et
d'Amiens, les deux centres de Tellipse picarde, elle
n'est pas plus éloignée. Tout semble vouloir la sous-
traire — et ainsi en fut-il progressivement dans
l'histoire — à une influence germanique à laquelle
elle a emprunté les éléments assimilables, pour la
ramener par la Picardie et la W^allonic vers la
France.
Au Nord, avant celui de Saint-Omer qui seul a
survécu, elle avait eu un autre poste avancé,
Térouanne sur la Lys, détruit par l'implacable
volonté de Charles-Quint. Le danger d'ailleurs, dès
le XVII» siècle, vint de l'hJst comme il en est venu
cette fois encore ; et Lens, ville fortifiée jadis, s'est
retrouvée de cité minière un nouveau bastion dirigé,
hélas, contre nous, et que nous n'avons pu reprendre
qu'en achevant de le réduire en poudre. C'est là,
presque aux portes d'Arras, que se trace la ligne où
de l'automne de 1914 à celui de 1918, le flot de sang
n'a cessé ses tlux et reflux. Elle commence au Nord
avec Béthune dont le beffroi à demi abattu domine
encore pourtant les ruines de la vieille cité, et
s'achève en Artois avec Bapaume, centre d'un ter-
roir déjà presque picard. Là le 3 janvier 1871 l'armée
de Faidherbe remporta contre les Prussiens un suc-
cès malheureusement sans lendemain. Et durant
cette guerre, Bapaume, placée entre la ligne de feu
de 1914 et celle de 1918, a été entièrement ravagée
et réduite presque à rien.
Le voyageur qui de Boulogne-sur-Mer cherche à
gagner Arras et l'Artois dévastes, traverse d'abord le
ARRAS ET L ARTOIS DEVASTES 5
plus riant pays de la région du nord de la France,
ce Boulonnais tout en coteaux et en vais dont le
chroniqueur Georges Chastellain écrivait au
xv« siècle quil était « le plus précieux anglet de la
chrétienté ». Boulogne en dépit des traces laissées
par les raids nocturnes garde son aspect vivant de
carrefour du monde. Sans doute les bombes davions
ont-elles créé des vides dans la Grand'Rue qui
porte à la haute ville la rumeur et lodeur de la nur.
Là notamment a été atteint un musée qui contenait
à Coté de toiles médiocres une belle colleclion de
vases antiques. N'importe, Boulogne est toujours la
ville riante aimée de quiconque l'a traversée une
fois : et son pays, ce Boulonnais qui reconstitue
fidèlement entre ses collines un ancien pagus gaulois,
est toujours le même pays d'eaux vives et de Irais
vallons entrecroisés à l'infini, où il semble que les
fées des chansons et des contes frant-ais aient con-
tinué d'habiter. .lusqu à Montreuil, la route qui
passe par Samer, — l'ancienne route de la diligence
de Paris, — laisse voir à chaque instant des paysages
dont non plus que de ceux" du A'alois, si chers à
Géiard de Nerval, on ne saurait se lasser.
Aux environs de Montreuil, la ligne des horizons
commence à se modifier. Les collines de l'Arlois
sont proches ; des ondulations plus larges succèdent
auv courts entrecroisements des vallons, il semble
que la terre se modèle maintenant sous la main
d'un dieu plus puissant, et les Anciens eussent dit
qu'au.t divinités champêtres amies des bergers, la
grande Maïa, la Gérés des laboureurs a succédé. De
fait, c'est là que le pays, de bocager qu'il était,
coupant ses bois de prairies propices à l'élevage,
devient agricole, et que le froment y étale ses
6 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
larges nappes blondissantes alternées avec le vert
des betteraves. L'Artois s'annonce entre Montreuil et
Hesdin, essentiellement terre à blé et qui veut le
redevenir.
Quand on roule sur ces larges routes ombragées
où naturellement Tautomobile a remplacé la dili-
gence, c'est là vers Hesdin que les plus beaux pay-
sages de l'Artois viennent doucement vous solliciter,
et se pressant dans un défilé rapide, demander votre
sufifrage. On se sent en terre pleinement française,
acquise de tout temps à la civilisation incomparable
qui a produit au xiii» siècle la Cathédrale et le Mys-
tère, au xvip Versailles et la Tragédie, au xix«, le
retour à la nature en même temps qu'à la tradition
nationale que fut un Romantisme dont les excès
n'empêchent pas qu'il renouvela, dans tous les
domaines de l'esprit, notre expression. L'œil ici ne
saurait se lasser des beautés si aisément décou-
vertes au fur et à mesure que l'on pénètre en
Artois. A gauche la Ternoise coule dans une vallée
entre d'amples paysages. De nobles allées d'arbres
conduisent à des châteaux de brique et de pierre
entr'aperçus entre les frondaisons. Un vers d'Henri
de Régnier nous revient en mémoire, évoquant une
pure figure de jeune fille à la fin du xviii» siècle :
« Devant quelque cliâleau de Bourgogne el d'Artois. »
C'est ici le joyau de la France du Nord : l'Artois
choisi, théâtre exquis des images de la paix, pour
être l'un des théâtres de la guerre.
On sent que l'on se rapproche des tristes lieux
qu'elle a frappés. Voici, parmi les arbres de la
route, des arbres morts, touchés par les nappes de
gaz perfides. Hesdin pourtant est encore souriante
ARRAS ET L ARTOIS DEVASTES 7
et paisible. Au chevet de son église, là où coule entre
deux parapets de brique la Canche ailleurs largement
étalée à son embouchure, on passerait des heures
infinies à voir fuir l'eau transparente en songeant à
celui qui émeut de romanesque la petite cité, cet
étrange Prévost d'Exilés qui tour à tour abbé et
militaire, bénédictin en France et gazetier en Hol-
lande, nous a laissé dans sa Manon Lescaut la plus
/Séduisante et la plus vive histoire d'amour d'un
siècle qui ne vécut que pour lui. Il naquit ici. l'an
1697, d'une honnête famille de robe, et sa maison
natale 5^ subsiste toujours entre la grand'place ornée
dun hôtel de ville à loggia, et le chevet d'église
dont nous parlions. On imagine ses retours repen-
tants dans cette maison et le père sévère envers
l'adolescent. Il entre dans l'église proche et veut y
chercher Dieu. Mais l'image de Manon s'y glisse
avec lui. Quelles indécisions, quels remords!...
Nulle vie fut-elle jamais plus reniplie de roma-
nesque et de malheur que celle de Prévost d'Exilés !
Ici on peut cesser de penser à la guerre, encore
que des obus et des bombes, comme presque par-
tout en Artois, soient tombés à Hesdin ; on peut s'y
perdre en d'autres songeries. Mais à Saint-Pol, le
drame commence. Trop de maisons ici ont été tou-
chées par les effrayants oiseaux de nuit porteurs de
bombes ou par les obus d'un canon à longue por-
tée. Le premier qui y tomba, ce fut sur le Mont,
sorted'esplanade plantée de beaux arbres qui domine
la ville en regard des ruines d'un vieux château
fort du xv» siècle. C'est là un endroit de paiv et de
recueillement que rien ne semblerait jamais pouvoir
troubler. En septembre, vers la fin de la journée, la
lumière s'y joue entre les troncs séculaires et les
8 ARRAS ET L ARTOIS DEVASTFS
tendres feuillages verts avec la môme grâce inex-
primable qu'elle revêt aux yeux d'un mourant ou
d'un convalescent. Cette petite ville incolore de
l'Artois, toujours rudement froissée par les guerres,
— de même que Hesdin elle fut détruite par
Charles-Quint, — prend à cet endroit et à cette
heure la robe couleur de temps et couleur de
lumière de la jeune princesse destinée, dans le
conte de Perrault, à épouser le fils du roi. Méta-
morphose mystérieuse : de tels instants sont à rete-
nir, comme l'on baise une fleur qui doit pâlir.
Quand les obus tombaient sur Saint-Pol, la popu-
lation unanimement rentrait sous terre. On y
retrouva une immense crypte datant de Dieu sait
quelle époque, où ce devint une habitude de passer
la nuit: et telle était sa profondeur que perdu dans
ses entrailles on n'y entendait pas plus le bruit
d'orgues des moteurs de gothas que les éclatements
des bombes jetées par eux.
L'étape de Saint-Pol à Arras est la dernière du
voyage qui nous amène à, la ville assassinée. Main-
tenant presque tous les arbres de la ville sont morts
empoisonnés par les gaz. Sur notre gauche s'élève
et grandit peu à peu, devenant de plus en plus
visible, la silhouette jumelée des tours de l'ancienne
abbaye de Saint-Eloi. Ruinées déjà avant la guerre,
elles le sont davantage, mais dressent encore en
l'air les robustes pans d'architecture sur lesquels se
sont acharnés en vain les obus allemands. Rlles
veillent toujours sur Arras et l'annoncent, senti-
nelles et gardiennes à la fois, saintes tours parentes
del'abbayede Saint-Vaast qui, dansl'Arras antique,
créa l'Arras moderne.
Celle-ci, quelle merveille elle fut, nous Talions
ARRAS ET L ARTOIS DRVASTES 9
dire. Avant d'entrer parmi les décombres de cette
guerre et de cheminer parmi les tranchées entre les
buissons rouilk'S des fils de fer barbelés, nous allons
voir surgir devant nous TArras qui a sa page —
une des plus belles — dans l'histoire de la civilisa-
tion. Et c'est pour celle-ci que nous avons com-
battu.
Telle fut aussi la pensée maîtresse de ce livre
écrit pour des esprits cultivés et qui veulent voir
dans le monde à travers les faits historiques le fil
conducteur de cette civilisation humaine infiniment
précieuse à sauvegarder. Avant de voir comment
l'Allemagne a voulu détruire Arras et ravager cette
province d'Artois dont sa capitale est la plus haute
expression, pour mieux comprendre son dessein
criminel, contemplons lus trésors séculaires d art et
de pensée qu'il a visés.
C'est un songe terrible que de revoir maintenant
Arras. Quand on se retrouve sur celle des places
fameuses, la plus petite, où s'élevait le célèbre
hôtel de ville, on croit rêver. Devant soi, à l'extré-
mité d'une étendue morne, on apereoit un talus de
carrière, semble-t-il, joncbé de pierrailles et semé de
ronces comme ils le sont à l'ordinaire. Des sentiers
y serpentent, on croit que derrière le rebord de ce
talus la carrière doit se creuser, mais c'est au con-
traire une ruine qui s'y dresse, un pan île mur carré,
l'ombre d'un donjon effacé. On se demande alors si
l'on est en face d'un de ces témoins du moyen ùge
épargnés à demi par la clémence du tem[)S et qui
couronnent des buttes féodales un peu partout en
Franee. Mais l'œil shabituant plus aisément encore
10 ARRAS ET L'ArtTOlS DÉVASTÉS
que l'esprit à la ruine qu'il explore, finit par décou-
vrir sur la droite quelques arcades et les débris d'une
aile de style Renaissance. On se rend compte que là
put être le célèbre hôtel de ville d'Arras, couronné
par ce beau beffroi dont la base seule est demeurée.
Sur la droite, un peu plus à l'arrière-plan, d'autres
ruines apparaissent, encore surmontées cl une croix:
l'ancienne église de l'abbaye de Saint- Vaast, deveniie
la cathédrale après qu'eut disparu au début du
xix» siècle la cathédrale antique. Elle avait été com-
mencée dans le style gréco-romain vers la lin du
xvni» siècle par les moines de Saint- Vaast aprè.^
qu'ils eurent reconstruit daçs le même goût leur
riche et célèbre couvent. Elle était belle à voir aii
sommet de son escalier de pierre; maintenant, avec
ses chapiteaux corinthiens émergeant des tas do
décembres, elle fait penser aux ruines de Rome, et
nous remet en mémoire le début de l'adage connu :
« Quod non fecerunt Barbari »
Fidèles aux tactiques qui les ont fait nommer Bar-
bares à juste titre, les Allemands ont voulu inscrire
celte cathédrale presque neuve au martyrologe qui
comprend déjà les cathédrales anciennes de Reims,
Ypres, Soissons, Noyon, joyaux de l'Occident.
Si nous retournons en arrière, nous engageant
dans la rue de la Taillerie qui la réunit à la place
de l'Hôtel-de-Ville, nous trouvons la célèbre grand'-
place, — le grand markiel, comme Tondit en picard,
— assassinée elle aussi, trouée par les obus, défigu-
rée. Combien de maisons sont abattues ? Combien
blessées ? Qu'est devenu le décor ordonné au début
du xvH° siècle dans le style de la Renaissance lla-
mande ? Même les caves profondes, — les boves —
ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS \i
à deux ou trois étages sous les maisons, ont été
atteintes parfois, leurs voûtes crevées par les lourds
projectiles de l'artillerie ennemie. On suppute avec
angoisse le temps et l'argent qui seront nécessaires
pour rétablir cet ensemble, si toutefois une œuvre
d'art telle que celle-ci peut jamais être refaite; on
comprend que M. Clemenceau ait pu dire aux Arra-
geois le lû août 1919 : « Pas une ville de France
plus qu'Arras mérite de la Nation; et, si je ne crai-
gnais de paraître vouloir déprécier Verdun, je vous
dirais tout de suite : Pas une ville n'est plus glo-
rieuse qu'Arras.
«■ Arras, Verdun, ce sont les deux plus nobles des
yillos niartyi'es. »
Le dessein de l'Allemagne en 1914 est connu. Elle
ne voulait pas seulement nous vaincre matérielle-
mont, conquérir nos territoires ; elle entendait
encore substituer sa « kultur » à une civilisation
qu'elle jugeait décrépite. Un écrivain suisse de haute
valeur, M. Louis Dumur *, dès 191o, étudiait avec
courage le problème posé brutalement par elle,
et démontrait la supériorité de notre pensée sécu-
laire sur les rapides conquêtes intellectuelles de
lAllemagne. A celte date, la victoire pouvait paraître
à échéance lointaine encore : elle ne faisait plus
doute après que l'ennemi avait dû porter ses lignes
à l'arrière de Reims en Champagne. d'Airas en Ar-
tois, d'Ypres en i^^landre. On sait comment il s'en
est vengé, et que ses canons ont cru anéantir avec
les monuments <{ui l'attestaient — la Cathédrale,
1. Cultwe française et culture allemande. A Lausanne,
clitz (j. Tarin, 1015.
d2 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
le Beffroi, les Halles — la rayonnante culture de
France,
Ces villes à demi détruites parlent cependant à
voix plus haute que jamais, et sans doute ne leur
était-il arrivé encore démouvoir à ce point des
pèlerins plus pieux et attentifs qu'elles ne con-
nurent au temps de leur prospérité. Dans celle où
nous sommes, Arras qui commande le pays
d'Artois, nous allons voir la muse de l'histoire se
lever d'entre les pierres et montrer sous ses voiles
de deuil son visage grave et pur.
« Deux groupes de peuples, a écrit Taine *, ont
été et sont les principaux ouvriers de la civilisation
moderne : d'un côté, les peuples latins ou latinisés,
Italiens, Français, Espagnols et Portugais ; de
l'autre les peuples germaniques, Belges, Hollandais,
Allemands, Danois, Suédois, Norvégiens, Anglais.
Ecossais, Américains. » C'est l'honneur insigne de
la France du Nord (jue ces deux races s'y soient
rencontrées et fondues harmonieusement dès les
premiers siècles de l'ère chrétienne, spécialement
semble-t-il, dans cette Arras gallo-romaine qui fut
pourtant nommée Atrecht ^ ; dont une moitié indé-
pendante en ses remparts, la Cité, était au roi de
France, dont une autre part, la Ville, se différenciait
peu des riches communes flamandes telles que
Gand. La fusion d'éléments à première vue contra-
dictoires, la rencontre et l'union harmonieuse du
génie latin et du génie du Nord, c'est la gloire
1. Philosophie de l'art.
2. Les deux noms figurent sur la carte des Pays-Bas catho-
liques par Guillaume Sanson, imprimée à Paris en 1672.
»>w«pt;xu«£-.» v<'
ARRAS ET LARTOIS DÉVASTÉS 13
d"Arras, attestée par le tableau que nous tracerons
de son épanouissement au xni» siècle, quand elle
fut une des capitales non de la France seule, mais
de l'Europe constituée alors en chrétienté.
CHAPITRE 11
NAISSANCE DARRAS
La cité des bois. — h'oppidum où se tisse pour Rome la iaiue
des Atrebates. — César y campe. — Le temple païeu y fait
place à l'église chrétienne. — Saint Vaast, catéchiste de Clo-
vis, y fonde l'abbaye dont naîtra la ville moderne. — Bau-
douin Bras-de-fer, premier comte de Flandre, en fait sa capi-
tale.
Concordance. — La colline de Baudimont.
Elle est, dans Arras, la cité, le berceau antique,
la Roma quadrata. Pour y aller méditer, nous traver-
serons V Arras moderne par son artère principale, la
rue Ernestale continuée par la rue Saint-Aubert et
la rue Baudimont. Arrivés à celle-ci qui monte selon
la pente de la colline, nous tournerons à gauche et
verrons devant nous Saint-Nicolas, église construite
vers 1840 en style néo-grec sur l'emplacement de la
primitive cathédrale. Atteinte à son fronton par les
obus, debout pourtant, elle nous marque le lieu le
plus ayiciennement habité, celui oii s'éleva le premier
lonple dayis l'oppidum gallo-romain, et ensuite la
résidence de Baudouin, comte de Flandre^ dont la
colline prit son nom {Mont de Baudouin).
L'Artois était jadis nonmié communément un gre-
nier à blé. Terre d'échange, il était encore entrepôt
NAISSANCE d'aHKAS 15
de vins, apportant au laboureur de la plaine du
Nord la flamme subtile élaborée sur les pentes
sèches du vignoble méridional. Ce sontlà les traits
relativement modernes de l'activité qui a fleuri dès
toujours en sa capitale. Dans des temps plus reculés,
Arras après avoir été la cité des bois (Nemeto-
cenna) fut celle de la laine.
César nous a parlé des Atrebates et de leui* roi
Commius. Aux temps qui précédèrent l'entrée des
légions en Gaule, nous pouvons nous imaginer ce
pays, sombre forêt qui ne le cédait pas en horreur
à l'Hercynienne, percée de rares clairières, semée de
plus rares oppida. Lun d'entre eux, Nemetocenna,
lc^, ville des bois, semblable à tous avec ses huttes
rondes qui laissent échapper la fumée des feux au
centre de leur toit de chaume, ceinte d'un rempart
de terre et de palissades. Le fleuve est là dans le
bas, qui s'appellera la Scarpe. Un peu partout alen-
tour il déborde en marais fangeux, mais porte les
barques par lesquelles s'opèrent les premiers
échanges. Les routes sont rares, remblais de fagots
à travers la forêt et le marais universels ; la rivière
y supplée, ce chemin en marche, dira Pascal.
Se joignant à elle, un ruisseau qui sera le Crin-
chon réputé pour les teintures. Dans le haut de
l'oppidum, la colline, une des collines du pays qui
s'appellera l'Artois, la future colline de Baudimont,
prête dès ce temps aux cultes, vouée aux cultes,
« colline inspirée » dès ce temps. Dans Nemeto-
cenna gauloise nous voyons les marchands groupés
pour leur sécurité avec les guerriers, et sur la col-
line les serviteurs des dieux farouches, Borvo,
Tarann, Cernunnos, ceux auxquels dans la forêt
source de tout, on continue d'otirir des sacrifices
16 AURAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
humains. Le temps du pur sacrilice n'est pas venu
encore.
(( Quoi de plus laid, disait Cicéron, qu'un oppi-
dum gaulois ! » Le beau diseur possédait une table
de citronnier évaluée des milliers de sesterces. Ces
rudes Gaulois n'ont nul mobilier et mangent avec
leurs doigts dans des écuelles de terre. Pourtant la
laine des Atrebates est dès ce temps nécessaire à
Rome.
C'est que la prairie est née à coté de la forêt et
du marécage, née de l'une et de l'autre défrichés,
assainis. A l'ombre des grands arbres, la prairie
humide encore, le sol suffisamment résistant déjà,
gonllé en dessous par les eaux latentes, résistant
en dessus au pied fourchu du bétail, reçoit les pre-
mières bétes des peuples pasteurs, les lanifères,
brebis douces, moutons passifs, béliers à la forte
odeur. Les Atrebates ne sont plus seulement chas-
seurs, pasteurs aussi et bientôt fabricants. L'ingé-
niosité celtique s'est éveillée en ce district des
Gaules, un des plus perdus, si proche des Morins
après lesquels finit la terre. « Extremi hominum
Morini... » mystérieu.x soupir de Virgile à ce terme
des terres habitables.
Dans la prairie, à côté de l'herbe vulgaire nourris-
sante, croît l'herbe de la teinture : la garance. Les
Atrebates sont habiles à guider leurs troupeau.x vers
les plus gras pâturages, à les tondre, à laver avec
soin la laine, à la teindre par le moyen de la
garance dans les eaux courantes du ruisseau. Ces
laines muées en écarlate et qui luttent d'éclat avec
la pourpre sont envoyées par la Gaule lyonnaise à
Rome, portées par le dieu Rhône à la Province.
Elles passent les Alpes et habillenl le légionnaire
ce
NAISSANCE d'aRRAS \1
dont l'éclatant manleau rouge est leur tribut. Le
pagus des Atrebates les reconnaîtra sur le dos des
victorieux.
L'ardent solitaire de Judée, Jérôme le saint et le
docteur, a parlé de ces laines plus fameuses dans
l'Empire que les ordinaires étoffes à carreaux tissées
par la Gaule entière. Et Gallien s'adressant au Sénat
épouvanté par la nouvelle de la révolte de Carau-
sius : « Eh quoi, s'est-il écrié, l'Empire est-il donc
en danger si la laine des Atrebates vient à lui man-
quer ! »
Avant qu'Arras ne fut comme toutes les villes de
Flandre au moyen âge un centre de l'industrie dra-
pière ; avant que ces mots : Arazzi, eussent porté
dans ritalie et dans toute l'Europe le renom de ses
brillantes tapisseries. Rome s'habillait de l'étoffe des
Atrebates.
Un demi-siècle avant Jésus-Christ, le chauve liber-
tin, — mœchus calvus, ainsi le nommaient les Ro-
mains. — prend l'oppidum des Atrebates. Venu à
travers des Gaules plus ou moins complices. César
a rencontré ici une Gaule profondément hostile,
farouche autant par ses habitants que par son terri-
toire. Les lourdes légions ont piétiné les prairies
où paissaient des moutons à longue toison, elles se
sont envasées dans les marais, perdues dans les
forêts encore inextricables ; elles sont parvenues
cependant sous les murs de terre qui entourent
l'oppidum, et César est entré dans Nemetocenna.
ainsi que le commandant Marchand dans un impor-
tant village de l'Afrique, en vainqueur curieux du
raffinement qui se peut cacher sous une apparente
barbarie. Il a campé au plus haut de l'oppidum, là
De Ponchevillk, • 2
18 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
OÙ la Cité succédera plus tard au ferme dessin du
camp romain. Dans ses entreprises contre les Mo-
rins, les Nerviens, les Bretons, Nemetocenna lui
servira de base.
Peu après lui, les prêtres accourus y élèveront le
temple où un même culte sera rendu au Jupiter
méditerranéen et au Tarann nordique confondus.
L'oppidum devient une civitas. Les étoffes s'y fabri-
quent non plus sous la hutte circulaire en chaume
perpétuellement enfumée, mais dans des manufac-
tures construites par les mains des maçons, recou-
vertes de lourdes tuiles rouges dont chacune porte
le sceau du potier. La rivière a moins de roseaux et
de débordements, le marais moins de vase, la forêt
primitive échange ses pistes à peine tracées contre
des routes construites à la Romaine. Ces gens cons-
truisaient tout, les routes aussi bien que les jar-
dins, eux; qui construisaient jusque la mer.
L'argot des soldats est adopté par le peuple qui
désapprend insensiblement sa langue d'origine.
Nemetocenna n'est plus la cité des bois, ils ont été
abattus autour d'elle et on la nomme maintenant
Nemetacum. Elle correspond avec Boulogne pour les
relations maritimes, avec Bavai, Tongres, Trêves,
capitale des Gaules romaines. Aux limites de son
pagus qni déik est plus souvent nommé diocèse, elle
a pour voisines des cités florissantes autant qu'elles,
l'antique Thérouanne par exemple. Du nom du peuple
atrebate, bientôt elle s'appellera Arras.
Et enfin y paraissent les prêtres de la religion
nouvelle instaurée sur le monde par l'enfant qui y
naquit, Dieu et homme, un demi-siècle après que le
César fut entré dans Nemetocenna. Les évangélistes
s'y montrent : Diogène le premier, un grec sans
NAISSANCE d'aRRAS 19
doute ; puis saint Vaast, catéchiste de Clovis avec
saint Rémy, vient au temps des Francs relever les
autels élevés par lui au Dieu connu.
Dès lors., l'oppidum gaulois est définitivement
transformé, la Cité d'Arras existe. Elle a son assem-
blée des fidèles traduite par un édifice matériel, son
ecclesia. Elle a son évèque qui la défend contre la
décadence de l'empire romain expirant et contre
la neuve rapacité du barbare. Ni au spirituel, ni au
temporel, les remparts ne lui manquent, mais elle
est trop étroite pouf ceux qui veulent sy presser.
Il est temps que naisse la Ville d'Arras. Alors est
fondée l'abbaye de Saint-Vaast dont elle sera la
fille, assise qu'elle sera en son verger.
On conte que l'évèque Vaast avait coutume, des-
cendant les pentes de la Cité, d'aller se promener
sur les bords du ruisseau qui coulait en bas, à la
façon de ces philosophes péripatéticiens d'Athènes
le long des rives plantées de platanes. Il avait fait
élever en cet endroit une étroite cellule pour s'y
reposer et y converser avec Dieu. Un de ses conti-
nuateurs, saint Aubert, retrouvant cet oratoire aux
bords du Crinchon après qu il eut été habité par
maint ermite, médita de le transformer en un vaste
monastère. Divin architecte, un ange avait paru à
ses yeux, trayant t-n l'air le plan de lédilice et de
son église.
Ce furent les rois successeurs de Clovis qui four-
nirent à l'évj'que successeur de saint Vaast les
sommes nécessaires à leur édification. L'un d'entre
eux, Thierry, troisième du nom, y voulut être
inhumé en 674, volonté suprême qu'autorisaient
encore chez: leurs royaux pupilles les tout-puissants
20 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
maires du Palais. La dotation qui l'accompagnait
permettait le développement d'abbayes qui s'ac-
croissaient naturellement en villes, les marchands,
et les plus heureux des serfs se groupant autour
d'elles. Ils n'y manquèrent pas dans les murs de
Saint-Vaast.
La ville neuve qui naquit ainsi auprès de la cité
ancienne fut cependant menacée dans sa croissance.
Le viii« siècle ne s'écoula pas que Fabbaye n'ait
brûlé. Réédifiée plus belle, les coureurs vikings
venus par la mer et les fleuves sur leurs longues
barques la rebrûlent. Charlemagne. l'empereur a la
barbe fleurie qui tant aimait les clercs et le pauvre
peuple, n'était plus là pour leur interdire l'accès de
l'empire démembré.
Sous Charles le Chauve, un comté de Flandre se
crée par la force des choses, et le roi qui ne suffit
pas à la protection de tout le royaume, le donne à
Baudouin Bras-de-fer qui est son gendre parce qu'il
a préféré lavoir pour soutien plutôt que pour
ennemi. Arras va être capitale de ce comté, et le cri
de guerre des Flamands sera : Arras !
Baudouin avait servi sous le roi Charles, notam-
ment en Guyenne contre les Sarrasins. Homme du
Nord lui-même, on lavait aussi opposé dans l'Est
aux Northmans, comme jadis les Romains n'avaient
pas trouvé mieux que les Francs pour garder leurs
frontières de l'Est contre les barbares incivilisables.
Charles le Chauve le considérait entre tous parmi ses
familiers; c'est ainsi qu'en l'an 862, se trouvant
auprès de lui à Senlis, le Bras-de-fer enleva sa fille
Judith dont il avait su se faire aimer, et partit au
ISord avec elle. Charles le Chauve l'ayant poursuivi,
son armée fut taillée en pièces au lieu où s'éleva
NAISSANCE d'aRRAS 21
plus tard près d'Arras l'abbaye du mont Saint Eloi.
Il ne se tint pas pour battu, les ressources spiri-
tuelles lui restant. Par ses soins, un concile
d'évêque fut tenu dans cette même ville de Senlis,
d'où Judith et le Bras-de-ler s'étaient enfuis en-
semble, et ils furent par eux excommuniés. Il leur
restait, ce qu'ils firent, d'aller à Rome où Nicolas I»""
voulut bien les absoudre sur ce quil n'y avait pas
eu rapt, mais enlèvement consenti librement de la
part de Judith. Ce bon pape fit mieux: il pria le roi
de France d'accorder au couple son pardon, ce qu'il
fut bien contraint de faire. I*eut-être fût-ce cordiale-
ment, puisqu'il donna en plus l'Artois et la Flandre
à son gondre, mais il paraît vraisemblable qu'ici
encore il ne fit que régulariser une situation de fait,
le Bras-de-fer tenant en sa possession avec une égale
fermeté la fille du roi et ses belles provinces du
Nord. L'an 864, la poin|)e du mariage se fit à
Auxerre : nous entrevoyons les premières relations,
qui ne cesseront pas, entre la vineuse Bourgogne et
l'Artois de la laine et du blé.
Pour le préserver des Normands, il ne fallait pas
moins que ce prince énergique. Après sa mort (879),
le fiéau devient plus intolérable. Heureusement le
comte se doublait à Arras de l'abbé de Saint-Vaast.
Ils lui résistaient s'ils le pouvaient; et s'ils avaient
dû céder au passage torrentiel des pillards, du
moins prenaient-ils soin ensuite que les édifices et
les murs fussent réparés, les champs ensemencés à
nouveau. Enfin quand au début dux» siècle les Nor-
mands acceptèrent de se cantonner à l'embouchure
de la Seine, et que RoUon eut épousé une fille du
roi de France, l'Artois put respirer et le paysan jeter
le blé dans le sillon sans que derrière lui le moine
22 ARRAS EN l'aRTOIS DÉVASTÉS
bénédictin répétât avec une crainte amère le vers de
Virgile : Barbarus has segetes! L'Artois est fondé en
tant que terre à blé, plus riche que n'en fut jamais
une Sicile jadis pourvoyeuse de Rome.
Dès lors commence le rôle d'Arras, capitale de la
France d'extrême-nord. Ce qu'est Paris vers le
centre, elle l'est en Artois et en Flandre, un point
de ralliement. Le cri de guerre des hommes d'armes
est là haut : « Arras ! » comme plus bas : « Montjoie
et Saint-Denis ! »
Autant que cette abbaye de Saint-Denis à laquelle
les rois de France avaient emprunté leur étendard
et leur cri. l'abbaye de Saint-Vaast jouera ici un
rôle de premier ordre. Civilisatrice comme toutes,
par l'exemple de la douceur évangélique envers les
humbles, détentrice de l'héritage méditerranéen
tenu d'Athènes et de Rome, bienfaitrice universelle
jusqu'aux jours de la décadence, quand après le
XV» siècle elle ne sera plus qu'une prébende entre les
mains de la cour de France, elle aura aidé aupara-
vant Arras à naître et à vivre. Son verger sera
devenu le grand markiet ceint par les belles mai-
sons des marchands.
Ce fut sur ce marché non bordé encore des élé-
gantes constructions de pierre qui succédèrent aux
logis de bois, ce fut sur cette place que le sixième
comte d'Artois et de Flandre, Baudouin dit leBaibu
ou le Débonnaire, voulut qu'un pavillon fût dressé
dans l'attente de la naissance de son fils premier-né.
Elle y eut lieu en présence des bourgeois d'Arras
pour que nul ne soupçonnât d'artifice un prince
dont l'épouse, Ugine de Luxembourg, avait alors
cinquante ans. Et ce fut en 1014 au dire des chro-
niqueurs qui ont recueilli ce trait de mœurs moins
NAISSANCE DARRAS 23
eïtraordinaiic qu'il ne semble à première vue,
puisque la naissance d'un fils de France, jusque
sous les plafonds dorés de Versailles, fut toujours
publique.
CHAPITRE III
ROLE DARRAS ET DE L ARTOIS
DANS LA CULTURE FRANÇAISE DU XIIP SIÈCLE
La ville au moyen âge. — La commune et les comtes. —
L'architecture ogivale dans la France du Nord et en Artois.
— L'art dramatique à Arras, ville des trouvères : le Jeu de
la Feuilli^e.
GoNGORDAKGE. — La Petite Place.
De la colline de Baudimont, nous redescendons
dans V Arras moderne; et à travers des quartiers
effroyablement rasés, semblables à ceux de Pompéi,
nous nous acheminons vers la Petite Place que
dominent les ruines de l'Hôtel de Ville et du Beffroi.
Face à elles, allons jusqu'à une maison qui porte un
monstre marin sur son enseigne de pierre sculptée :
l'ancienne auberge de la Baleine. Jadis, pour les
représentations dramatiques, les échafauds étaient
dressés en cet emplacement. El nous allons g voir
jouer LE Jeu de la Feuillée.
Après trois siècles de vie coinniune avec la
Flandre, l'Artois retourne à la France en 1180 par
le mariage d'Isabelle de Hainaut avec Philippe-
Auguste. 11 faut qu'en lui s'élaborent par une plus
ARRAS £T L ARTOIS AL" XIU^ SIECLE 2d
étroite union avec le cœur de la France, les sourdes
germinations qui prépareront le siècle suivant, ce
xiii« siècle, lloraison unique, apogée de la culture
nationale à laquelle Arras prendra la part immense
(]m demeure sa gloire.
Terre d'échanges tant matériels que spirituels,
l'Artois est une terre de, milieu, placée entre France
et Flandre, aussi apte à être entre elles une pomme
de discorde — et il advint qu'elle le fut — qu'un
trait d'union, ce qui demeure son rôle historique.
Brassée, rebrassée tour à tour par le Ilot des inva-
sions venues du Nord et du Sud, elle a incarné au
XIII» siècle le meilleur de ce génie français né d'un
mélange égal de la sève germanique et de l'antique
ferment méditerranéen. Si la formule de Fart ogival
fut trouvée entre la Seine et l'Oise, les trouvères des
bords de la Scarpe ont devancé ceux des rives de
Seine ou de Loire. Que la commune d'Arras ait
rangé résolument sa bannière à Bouvines auprès de
celle de Philippe-Auguste, ce n'est pas seulement
une glorieuse fidélité à son nouveau suzerain, c'est
l'expression d'un choix, la reconnaissance de la
naissante civilisation française à laquelle elle entend
apporter toutes ses énergies. Dès lors, dans la cité
des drapiers ei des changeurs, dos mesureurs de blé,
des foulons et des teinturiers, les trouvères vont
s'élever, et nous montrer sur l'un ou l'autre des
inarkiets d'Arras son peuple vif et puissant, comme
Aristophane nous raconte l'Agora d'Athènes et les
quais du Pirée, ou Shakespeare la cité de Londres.
Entrons par la pensée dans la ville aux cent clo-
chers, comme on l'a nommée au moyen âge. Orgueil-
leusement à l'écart, renfermée dans son enceinte
propre, la Cité contient le palais de l'évêque et la
26 ARRAS ET LAUTOIS DÉVASTÉS
cathédrale qu'il partage avec le peuple. Commencée
en 1030 avant que celui-ci ne possédât la charte de
sa commune, elle ne lui appartient qu'à demi de
même qu'elle n'est qu'à demi achevée, possédant
seulement, à cette aube du xiif siècle où nous
sommes, son chœur et son transept. De la sorte,
incomplète, elle attendra depuis le milieu duxi^ siècle
jusqu'à la fin du xiv. Dans sa parure gothique, un
peu lourde mais dominée par une haute tour, alors
elle appartiendra bien à la commune qui Taura
achevée. Les foulons, les drapiers, les teinturiers :
les haute-lissiers, les batteurs et les changeurs d'or;
les bouchers, les marchands de blé et de vin pour-
ront y entrer avec fierté, elle sera complètement à
eux.
En l'église de l'abbaye de Saint-Vaast, ils ont une
seconde cathédrale, plus belle peut-être, mais aux
moines d'abord. Elle a existé dès le vi* siècle, les
Normands l'ont brûlée au ix^ et on l'a réédifiée aus-
sitôt. Depuis elle n'a cessé do commander l'ancien
verger de son abbaye autour duquel les bourgeois
d'Arras ont bâti leurs maisons.
Maisons particulières à chacun, maison commune
aussi, maison de tous et de chacun, hôtel des corpo-
rations, hôtel de ville, reliquaire où la charte d'Ar-
ras est conservée, comme dans la cathédrale et l'ab-
baye, les ossements vénérés des martyrs et des
confesseurs. Cet hôtel de ville antérieur à la mer-
veille édifiée aux xv* et xvi« siècles, il est à croire
qu'il fut simple d'abord, construit en bois comme les
logis des markiets et se confondant parmi eux. seu-
lement plus vaste ; confondu avec la halle publique
où les pièces de drap sont rangées et vendues ; tout
en charpentes vigoureuses, chêne el châtaignier,
ARRAS ET l'aRTOIS AU XIII® SIÈCLE 27
sculptées aux parties qui paraissent, aux semelles
des poutres qui font saillie au dehors, grossières
sculptures analogues aux modillons de l'époque
romane : monstres, ttHes barbares tirant la langue.
Il est si bien encore la halle, ihutel de ville, que le
père du trouvère Adam, de l'emploi qu*il y tient,
grattant le parchemin pour la Commune, a reçu le
nom d'Henri de la Halle.
Sur la petite place a été élevé au début du
xiii» siècle un curieux monument : la chapelle en
forme de pyramide élancée qui contient la Sainte
chand^ie d'Arras*. Ge-t là une histoire de légende
dorée. En l'an HOo une peste dénommée yyial des
Ardents faisait des ravages dans les Flandres. Il
advint que deux pauvres jongleurs qui habitaient,
l'un, le Brabant, l'autre, IWrtois, eurent en même
temps une apparition de la vierge Marie leur enjoi-
gnant d'aller trouver l'évêque d'Arras et de lui dire
qu'il allât prier avec eux dans la cathédrale la nuit
du dimanche 27 mai. Ils so rendirentà Arras chacun
de leur côté, passèrent cette nuit en prières avec
l'évêque; etàl'aube, la Vierge, fidèle au rendez-vous
donné, leur remit un cierge allumé en leur recom-
mandant de verser quelques gouttes de cire brûlante
dans une eau destinée à guérir les Ardents. C'est ce
qui advint; en reconnaissance une confrérie se fonda
et une chapelle fut élevée à la Sainte-Chandelle *.
■ La Commune coexiste en bonne intelligence avec
les comtes d'Artois. Après ijue Philippe-Auguste eut
1. Détruite à la fin du xviii" siècle.
2. Le culte de Notre-Dame des Ardents a survécu à la
Révolution. Elle est honorée dan^» une église qui lui fut récem-
ment dédiée et qui, seule, a échappé aux bombardements de
cette guerre.
28 ARRAS ET l'ARTOIS DÉVASTÉS
été en même temps roi de France et comte d'Artois,
— certes, ses descendants ne s'intituleront pas avec
plus de fierté rois de France et de Navarre, — après
le vainqueur de Bouvines, le roi saint, Louis IX, a
érigé la province en comté, l'an 1237, et en a fait
don à son frère Robert, lui donnant pour armes
celles de France, l'écu d'azur aux fleurs de lys d'or,
auxquelles il a ajouté celles de Castille, un lambel
à trois pendants chargé de trois castelsd'or. Le tout
est surmonté par le lion invincible des Flandres, qui
pendant des siècles se dressera au sommet du
beffroi communal, grinçant et menaçant à tout vent.
Le comte Robert, premier du nom, surnommé
le Bon et encore le Vaillant, digne frère du Saint,
son compagnon à la croisade contre les infidèles
détenteurs du Tombeau du Christ, à trente-trois ans
est tué à la bataille de Mansourah comme le Christ
au même âge avait versé son sang pour les hommes
sur la colline du Golgotha. Il avait été un temps
régent du royaume de Sicile, et la couronne impé-
riale lui avait été offerte par le pape Grégoire IX.
Ce comJLe admirable et lointain ne dut guère gêner
ses bourgeois d'Arras dans leur enrichissement et
leur indépendance sans cesse en progrès.
Au milieu exactement du xin« siècle, en 1250, son
fils Robert II lui succède, nommé Vllluslre. A cette
date un tel surnom conviendrait mieux encore à
Arras réputée dès lors une des capitales de la chré-
tienté. Elle est aux côtés, dans la France d'au-
dessus Loire, de Paris, Reims, et Tournai, toutes
villes avec lesquelles elle se trouve en incessants
rapports, envoyant ses écoliers à l'Université de
Gerson et de Robert Sorbon, ses marchands aux foires
universelles de Champagne, pratiquant avec Tour-
ARRAS ET l'aRTOIS AU XIll'' SIÈCLE 29
nai un échange perpétuel d'hommes et de produits,
tant et si bien que les célèbres tapisseries d'Arras
se confondront presque avec celles de Tournai. leurs
célèbres imitatrices et rivales.
Arrêtons-nous à ce milieu du xni^ siècle et
regardons autour de nous en France et en Europe
avant de contempler plus attentivement Arras et
l'Artois. La merveille de France, la cathédrale ogi-
vale est née. Elle s'est élevée des prairies humides
de l'Oise et de la Somme comme une fleur immortelle
auprès de Tarum éphémère dont elle ornera ses
chapiteaux. Elle a fait entrer pour la première fois
dans un édifice humain la libre lumière aimée des
Francs nomades, et transporté sur ses vitraux le
scintillement des pierreries dont ils chargeaient
leurs lourds joyaux. Elle a peint ses murs comme
ils peignaient les poutres grossièrement sculptées de
leurs fermes bâties en bois là où ils campaient pour
quelques années. Leur patrie étant désormais fixée,
la Gaule foulée par eux ayant pris le nom de
France, il convenait qu'ils fussent logés de manière
fixe, que la pierre durable abritât leur assemblée
mieux que le bois vite vermoulu. Leurs dieux bar-
bares écartés que l'on adore dans les clairières,
Rome leur ayant apporté le rayonnement de la
religion vraie et le goût des sûres disciplines, il
convenait qUe par le moyen de ces disciplines et par
le don d'invention propre à leur race neuve, ils
édifiassent à Dieu la haute maison où aussi bien
ils se sentiraient chez eux, familiers avec Dieu,
conversant aisément avec lui, recherchant son inti-
mité : les nefs désormais ne cesseront plus de
monter, ayant renoncé au cintre qui limitait leur
élan pour jeter toujours plus haut, de vingt ans
30 ' ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
en vingt ans, l'ogive folle en apparence, sûre d'elle-
même en réalité.
Les moines sont entrés les premiers dans l'ordre
nouveau, et les laïcs les ont suivis, puis devancés.
Ainsi une prédication : celui qui écoute peut sentir
s'émouvoir en lui plus fortement qu'en la poitrine
même du prêtre, l'appel de son Dieu. L'abbaye de
Saint-Denis, maison des rois de France, en juin 1144
consacre son chœur d'un style encore inconnu. Le
moine Suger ayant eu pitié des pèlerins qui s'écra-
saient et manquaient d"air quand ils venaient vénérer
les reliques de Saint-Denis, aère largement son église
par la voûte reportée plus haut qu'elle ne l'avait
jamais été. Le branle est donné; après l'abbaye
royale, la cathédrale royale, Notre-Dame de Paris
adopte l'œuvre franque et française, Vopus franci-
genum, l'an 1163 qu'elle est commencée. Celle de
Laon sur son haut plateau rocheux, unique dans la
plaine du Nord, se construit vers le même temps : et
toutes, Chartres parmi ses blés, Reims parmi ses
vignes, Amiens entre ses riviérettes filles de la
Somme. On ne construira plus, au sud même de la
Loire, jusque dans l'Aquitaine latine et wisigothe,
jusque dans la Provence phocéenne, que selon le
style nouveau imposé même au Rhin, à Stras-
bourg.
Dans la France du Nord. Tournai commence
en 1242 le chœur divinement élancé qui se raccor-
dera avec son transept parfait de proportions et
avec sa belle nef romane. La vill-e étant au roi de
France, il faut que le chœur au moins de sa cathé-
drale appartienne au radieux style français. Beau-
vais achèvera le sien en iili et s'épuisera, écroulé,
à le refaire aussi sublime. Arras attend avec une
ARRAS ET l'aRTOIS AU XIII® SIÈCLE 31
sagesse plus pesante puisque au xivb siècle seulement
elle achèvera sa cathédrale.
Mais dans l'Artois qu'elle commande, d'autres
volontés architecturales s'exprimèrent au cours du
xip et du xiiî« siècle. Très actives à l'époque
romane, elles se sont manifestées notamment à la
cathédrale de Boulogne-sur-Mer et à la collégiale
de Lillers, églises sœurs et presque semblables dont
la seconde seule subsiste avec ses colonnes adossées
élevées jusqu'à la charpente de la nef, son vaste
triforium, sa façade percée de deux fenêtres, ses
archivoltes en zigzags. Cette collégiale artésienne
<( montre encore, a écrit M. Camille Enlart, ce qu'é-
tait dans le nord de la France une grande église
dans la première moitié du xn« siècle »'. La sculp-
ture y est primitive, elle se borne à peu de chose
près aux larges feuilles qui sont sculptées sur les
chapiteaux des colonnes. L'un d'entre eux pourtant
offre sur un fond de couleur rouge — la couleur
chère aux cœurs primitifs — une scène de chasse
comme les Francs durent aimer à retracer sur les
poteaux de leurs baraquements : un centaure pour-
suivant un cerf à coups de flèches.
La statuaire, c'est en quoi l'Artois et la Flandre
semblent retarder sur l'Ile-de-France. Si nous
regardons le clocher de Guarbecques en Artois,
édifié vers 4160, nous y voyons des tête énormes
« à faces plates et à oreilles écartées qui continuent
la tradition barbare des sculptures du xi« siècle »*.
1. Monuments religieux de l'architecture romane et de
transition dans la région picarde, Paris et Amiens, 1895.
i. Camille Enlarl, ibidem. LYminent historien a aussi écrit
une étude sur les cathédrales «lisparues du nord de la France,
Arras et Thérouanue. parue dans les Mémoires de r.\cadémie
32 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
Des progrès se montrent cependant et deviennent
rapides au xin» siècle, la cathédrale de Saint-Omer
l'atteste encore, celle de Thérouannë surtout nous
l'eût attesté si Charles-Quint ne l'avait détruite.
A Saint-Omer, sous l'influence de la riche abbaye
de Saint-Bertin, et à Thérouannë, centre d'un antique
diocèse en relations permanentes avec Tournai et
Noyon, l'art ogival donna des chefs-d'œuvre, et
c'en est bien un que le groupe émouvant connu
sous Je nom de qrand Dieu de Thérouannë. Allez à
Saint-Omer, et dans le bas de la nef de la cathédrale
échappée à la destruction, plus heureuse que celle
de sa cité sœur, vous verrez ce Dieu de majesté
entre la Vierge et saint Jean. L'ensemble, fait pour
être vu de bas en haut, paraît accroupi. Il se faut
accroupir soi-même, se mettre au ras du pavé pour
bien le considérer. Alors dans une humble et muette
contemplation la beauté profonde de l'œuvre vient
à surgir de la pierre, la sérénité que rien ne peut trou-
bler, la majesté du Dieu tonnant, l'humanité de celui
qui s'est fait homme « pour notre commun salut », dit
le serment de Strasbourg, toutes ces vertus divines
apparaissent sur la terre étonnée de les porter. La
Vierge et saint Jean de chaque côté du Crucifié glo-
rieux, avec une compassion et avec un respect, avec
un amour infinis, le regardent. Certes, celui qui a créé
une telle œuvre était le frère non indigne des ima-
giers de Reims. Et nous savons quels voyages
incessants avaient cours sur les routes entre l'Artois
et la Champagne.
Mais ce n'est pas seulement par la cathédrale que
d'Arras pn 1005, et qu'à notre grainl regret ii ne nous a pas
été possilile de. consulter.
ARRAS ET l'aRTOIS AU XIIl'^ SIÈCLE 33
la France s'est manifestée à la Chrétienté, aussi par
le don d'une langue dès lors européenne, parlée en
Angleterre par l'aristocratie à l'exclusion de celle
propre au pays, et encore dans les Allemagnes et
les Italies. Le français est la langue de la chevalerie
Internationale pour ce qu'il n'est parler plus délec-
table et mieux en bouche. Une littérature puissante
s'est élevée chez nous depuis la chanson de Roland.
Nos innombrables chansons de gestes ont été répétées
partout où se dressent des châteaux, que ce soit ceux
riants de la Loire ou les farouches burgs du Rhin.
Puis après ces longs récits dont le rythme a suc-
cédé à celui des cantilènes franques, nos fabliaux
gaulois ont fait sourire et rire Jacques Bonhomme
dans sa chaumine aussi bien que le riche marchand
des bonnes villes fortes telles q'u'Arras. Sourires du
coin de la lèvre des paysans français, sourires rusés
des normands encore vikings, larges éclats de rires
qui secouent le ventre du paysan flamand.
Donc du XI» au xiii« siècle la France naissante a
atteint son apogée, conquis — la première de l'Eu-
rope — une culture: elle s'est démontrée une pre-
mière fois, avec une infinie liberté et en gardant des
coudées franches qu'elle ne retrouvera plus, héri-
tière de Rome et d'Athènes. Semblablement les
Grecs sous Périclès avaient trouvé en la parfaite
Athéné de Phidias leur expression, eux dont les
sculptures antérieures d'à peine deux siècles à ce
chef-d'œuvre sont encore barbares.
« Ici nous nous trouvons, a écrit M. Louis Dumur %
en présence de tout un monde de sentiments nou-
veaux, d'impressions nouvelles, de vues nouvelles,
1. Culture française et culture allemande.
Db POSCHFVILLE. 3
34 ARRAS ET l'ARTOIS DÉVASTÉS
(le goûts et de plaisirs nouveaux, de passions, de
joies et de douleurs nouvelles, dont l'antiquité
n'avait eu aucune idée. Ce que l'on a appelé plus
tard le moyen âge naissait, se développait, évoluait
en un tout cohérent et vivant, en une riche et in-
contestable culture, dont le point culminant fut ce
merveilleux xm» siècle, qui marqua une apothéose
magnifique du génie français, en même temps qu'une
époque de prospérité extraordinaire. »
Ce qui est vrai pour la France, aînée d'Europe,
est plus vrai encore pour Arras, aînée entre les ca-
pitales de la France du Nord. C'est de sa prospérité
même que découle son art. L'abbaye de Saint- Vaast
fut riche avant que les marchands le devinssent
par la sécurité qu'ils trouvaient à vivre auprès
d'elle, et nous verrons la partquelle eut à l'établis-
sement des haute-lissiers. En même temps qu'elle
conservait dans ses hautes cellules voûtées les
tixtes précieux des lettres antiques, elle proposait
aux yeux de tous, si humbles fussent-ils de condition
et d'instruction, les merveilles de ses orfèvreries, —
lt;s châsses des corps saints, — de ses sculptures, de
ses murs peints ou revêtus de tissus j^récieux. Avant
même que les comtes d'Artois rapportassent de l'Orient
ou de la Sicile les témoignages du luxe oriental, tapis
et étolfes dont depuis des milliers d'années le monde
n'a pu se lasser, les moines de Saint- Vaast avaient
formé près d'eux des artisans aptes à tirer le meil-
leur parti de ces merveilles millénaires.
Dans l'ordre des lettres elle conserva, comme
toutes les abbayes, l'héritage de Rome, et fut la
source de l'instruction, envoyant ensuite les écoliers
à l'Université de Paris, tel Adam de la Halle. Aux
temps les plus durs, elle sauvegarda les germes
ARRAS ET l' ARTOIS AU XIU® SIÈCLE 35
de la civilisation septentrionale. Et qu'on le re-
marque bien, la France du Nord, la France de
langue doïl était considérée encore au xiii» siècle
comme la patrie véritable de l'esprit fran(^ais, la
Provence, par exemple, s'en ditTéreneiant totalement
par les mœurs autant que par la langue. « Cet
esprit français, a écrit M. Lanson ', est né comme
la patrie, comme la langue, entre Loire et Meuse.»
Et entreprenant à la suite de Michelet, un voyage
dans les provinces d'oïl : « Presque aucune particu-
larité n'en modifie la définition générale dans cet
ancien duché de France qui en donne l'exacte
moyenne, dans ce Paris suitout, qui comme la pre-
mière des bonnes villes, doit, à ses marchands, ses
étudiants, et bientôt ses gens de palais, de paraître
la propre et naturelle patrie de l'esprit bourgeois.
La maligne, line et conteuse Champagne. TOrléanais
avec le rire âpre de ses « guêpins », et le simple,
un peu pesant mais solide Berry se caractérisent
davantage. Le long de ces provinces s'échelonnent,
apportant une note plus originale, à mesure qu'elles
sont plus excentriques, la Picardie ardente et sub-
tile, l'ambitieuse etpositive Normandie...
« Chacune de ces régions fournit sa part dans la
littérature du moyen âge. La Normandie et la
France propre s'appliquent à la rédaction des chan-
sons de geste, comme la Bourgogne qui vit long-
temps à part, et se fait une épopée à elle. En
Champagne lleurissent l'idéalisme romanesque et
lyrique, et les mémoires personnels. Les bruyantes
communes picardes se donnent la joie de la poésie
dramatique. Paris lait tout, produit tout, profite de
1. Histoire de la littérature française.
36 ARRAS ET l'ARTOIS DÉVASTÉS
tout ; bientôt tout y afflue. Rutebœuf, Jean de
Meung, quittent lun sa Champagne et l'autre son
Orléanais et écrivent à Paris. »
L" Artésien Adam de la Halle y alla étudier, et à
ces noms révélateurs de la poésie française au
moyen âge, nous pouvons ajouter le sien, auquel
M. Lanson fait allusion quand il parle des représen-
tations dramatiques des « bruyantes communes
picardes ». Arras est en rapports incessants avec
Paris, donnant dans ces échanges autant qu'elle
reçoit. Rappelons pour le xn* siècle les trouvères
Quesne et Maximilien de Béthune ; pour le xiii»,
Jean Bodel, Gauthier d'Arras, Baude Fastoul, Adam
de la Halle : cependant qu'au xiv« viendront le
théologien Buridan — fameux par la comparaison
de l'àne, — le grammairien Evrard de Béthune, et
dans les arts, Jacquemart, le miniaturiste d'Hesdin.
La renommée d'Arras au xiii» siècle et qui de-
meure sa gloire, ce sont donc ses représentations
dramatiques.
Gomme toujours, la chanson les avait précédées,
chanson de geste, chanson à danser et chanson de
toile. Mais dès le milieu du xii" siècle (avant 1170)
Jean Bodel, « talent universel, épique, drama-
tique* », fait représenter à Arras le Jeu de Saint
Nicolas. Puis en itO^, vieux et malade, atteint de la
lèpre, obligé de se retirer de sa ville dans une
maladrerie, le cœur ulcéré il écrit contre elle un
Congé dont quelques invectives, a dit M. Lanson,
font songer de loin à Dante. Puisque l'auteur de la
Chanson de Roland n'est pas connu de façon sûre,
c'est le premier grand nom de nos lettres. Avec
1. Lanson.
ARRAS ET l'aRTOIS AU XIII*^ SIÈCLE 37
Gauthier d'Arras, Baude Fastoul, avec surtout Adam
de la Halle, il constitue le célèbre « groupe picard ».
Ce dernier trouvère, nous Talions voir à l'œuvre.
« Dans ces remuantes communes picardes où les
tètes sont chaudes, rien ne passionne plus les
poètes du cru que les affaires locales, la vie de la
cité, duquartier, du foyer ; ils nous parlent d'eux, de
leurs femmes, de leurs compères, raillant, invecti-
vant, aimant, regrettant selon l'événement qui les
inspire ou selon le vent ([ui souffle". » Ainsi
avertis, nous allons par la pensée assister à larepré-
sentation du Jeu de la Fe aillée vers l'an 1255, sous le
règi i de Robert II, comte d'Artois. Nous y verrons
passer, goguenarder, rire et se gausser, railleurs,
railles, les bourgeois d'Arras, avides d'argent mais
laborieux ; mais compagnons du Puy d'Arras avec
les trouvères ; mais artistes eus-mêmes autant qu'ar-
tisans, orfèvres, fabricants de vitraux et de draps
bien ouvrés, pères des haute-lissiers qui vont naître ;
mais chansonniers dont nous avons les noms et
professions, gais compères qui se nommaient Colars
le Bouteiller, Jean le Charpentier, Jean le Teinturier,
Colars le Changeur, Gilles le Vinier, Boudescot le
Marchand.
La feuillée a été dressée un matin du mois de
mai, adossée sans doute à cette hôtellerie de la Ba-
leine qui fait face à la Maison commune — le futur
hôtel de ville — et qui de tout temps fut le lieu des
réjouissances municipales. En Ile-de-France on
danse autour d'un arbre de mai; en Artois, dans ce
mois, on joue un jeu sous la leuillée. Elle est belle
et fraîche et ombreuse ;c'esU«e que nous nommerions
1 LansoD.
38 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
maintenant un théâtre de verdure. Sur le ciHé
s'ouvre la taverne de Gilles le Waidier.
Les acteurs en jouant voient la Maison commune,
la halle, surmontée du beffroi robuste cfui précéda
à coup sûr — puisqu'il n'est de commune sans le
beffroi qui renfertne la bqncloque — le somptueux
beffroi du xvi» siècle. Les spectateurs sontnombrcuT,
assis sur des bancs aux premiers rangs, deboutplus
loin.
lis ont pris leur repas. — c'est jour de fête, — lar-
gement, plus plantureusement que d'habitude; ils
ont bu le coup de vin d'Auxerre et sont prêts à rire
aux mots salés. Les femmes et les filles sont pour la
plupart à vêpres. Eux sont venus ici rire, clabauder,
s'ébaudir. voir quel est celui d'entre eus que le
Bochu — Adam de la Halle, bossu peut-être, n'eut
d'autre nom parmi ses compatriotes, — va draper
de sa satire. Lui-même paraît en scène portant la
cape des écoliers parisiens, et s'adressant à eux dès
les premiers vers * :
« Seigneurs, savez pourquoi j'ai mon habil changé. »
11 leur explique qu'après avoir pris femme, il va
la quitter pour aller continuer ses études à Paris.
Et de leur raconter comment amour l'entreprit :
« Amour me prit à ce point-là
Où lamarit se fait mal deux fois
S'il se veut contre lui défendre.
Car fus pris au premier bouillon
Tout droit en la verte saison
Et en l'ardeur de la jeunesse,
Où la chose a plus grand'saveur.
\
l. Nous nous sommes servis de l'édition du Jeu de la Fcuil-
ARRAS ET L'ARTOIS AU XIII^ SIÈCLE 39
Eté faisait bel et serein,
DouT et vert, et clair, et joli,
Délectable en chant d'oisillons ;
En haut bois, prps d'une fontaine
Courant sur un brillant gravier.
Là donc me vint la vision
De celle quo j'ai pris à femme,
(Jui maintenant me semble pâle.
Alors était blanche et vermeille,
Riante, amoureuse, élancée.
Mais il n'y a pas que des couplets amoureux dans
ce que nous nommerions une revue de fin d'année et
qui en est bien une en effet, des plus vivantes, des
plus caustiques aussi; les puissances du jour y sont
marquées des traits de la satire : Ermenfroi Crespin,
aussi riche qu'avare, qui prête de l'argent au comte
d'Artois ; et cet autre qui lui fait pendant, non moins
riche et non moins ladre, Ermenfroi de Paris. Qu'on
ne croie pas que le trouvère a couvert de noms ima-
ginaires de prétendus bourgeois d'Arras ! Il les
nomme tels qu'ils sont, pratiquant avant Boileau la
plus rude franchise, appelant chat un chat et Rolet
un fripon. Ils ont réellement existé en chair et en
os, ces trois amateurs de bonne chère, Adam l'Ans-
tier, — un Mécène d'ailleurs, protecteur du trouvère
Baude Fastoul. — Jean d'Autruik et Guillaume Wa-
gons, malades tous trois :
Par trop remplir leur panse.
Ils figurent d.ins le \écvolor/e Artésien, dtj in'me
que Jakemon Louchart dit Barbe Dorée et Robert
Soumeillons, rudement malmenés dans le Jeu, y sont
lèe donnée par M. Ernest Langlois. chez Champion, 1911. .Nous
avons rajeuni le texte des citations pour les rendre intelli-
gibles.
40 ARRAS ET l'ARTOIS DÉVASTÉS
indiqués comme morts l'un en 1297, l'autre en 1311.
Et la mort non plus n'épargna pas à la Pentecôte de
l'an 1301 le marchand Rikier Auri, ami du poète et
bon ami de dame Douche.
Celle-ci, forte en gueule en dépit de son nom,
(Douce) soufflette au début de la pièce un physicien
quand, s'étant plainte à lui de son embonpoint
excessif, elle s'attire cette réponse que ce mal lui
vient de ce qu'elle se couche trop volontiers sur le
dos. Après cette scène des Halles, un moine survient
qui promène dans l'Artois les reliques du saint de
l'abbaye d'Haspres près Valenciennes, saint Acaire
guérisseur de la folie. Nouvelles drôleries, mais une
atmosphère mystérieuse insensiblement comme dans
Shakespeare, leur succède et s'insinue. Les fées
enfin, les fées sont annoncées par des cloches qui
sonnent invisiblement dans les airs. Le soir tombe,
les acteurs ont disparu, entrés dans la taverne où
Raoul le Waidier offre du vin d'Auxerre et des
harengs tout chauds de Yarmouth, — le moine lui-
même avec ses reliques. Il n'y a plus sous la feuillée
que la table préparée pour les fées par Rikier Auri
et Adam le Bochu. Elles paraissent soudain, un peu
après que le trouvère les a annoncées d'un vers qui
semble un refrain de ballade :
Ce sont belles dames parées.
Elles sont trois, Morgue, Arsile et Maglore, échap-
pées d'un roman breton du cycle d'Artus pour visi-
ter Arras et y festoyer. Mais à la place de Magloire,
un couteau manque. Et c'est comme dans la Belle
au bois dormant : la fée s'en dépite et s'en fâche.
Pour remerciement, Morgue et Arsile promettent à
Rikier qu'il deviendra riche, à Adam qu'il sera
De Poncheville.
Pl. III.
(Lithographie de l'épocfuc lS30.)
L'Hôtel de Ville et le Beffroi d'Arras.
ARRAS ET l'aRTOIS AU XIll'^ SIÈCLE 41
réputé le meilleur faiseur de chansons qui soit
trouvé en nul pays ; mais Maglore jette sur tous
deux des sorts mauvais :
Je dis que Rikier soit pelé
Et qu'il n'ait nul cheveu dcvaul.
De l'autre, qui se va vantant
D'aller à l'école à Paris,
Veux qu'il soit atruandi
En la compagnie d'Arras,
Et qu'il s'oublie entre les bras
De sa femme qui est molle et tendre.
Ou'il perde tout le goût d'apprendre...
— Pauvre trouvère (jui semble avoir pressenti
une destinée inférieure à son génie... Villon aussi
viendra qui dira avec je ne sais quel retour vers sa
jeunesse perdue en folles amours ;
Corps féminin qui tant es tendre,
Poli, souef, si précieux...
Une diversion est créée par larrivée d'une roue
dn fortune sur laquelle sont figurés des personnages
riches et en faveur, mais sujets à monter aussi bien
qu'à descendre. Ermenfroi Crespin y est avec son
coFiipère Jaicemon Louchars auprès de Thomas de
Bourriane drapier, puis brasseur, qui fut à tort vic-
time de la fureur populaire : avertissement aux deux
premiers bourgeois encore au faite de la fortune.
La nuit s'écoule cependant, et Morgue rappelle
aux fées ses suivantes qu'en dehors des murs de la
ville, sur le pré verdoyant (lui sert aux bourgeois
de promenade et, dirions-nous, de terrain de sport,
les dames d'Arras les attendent :
Ne faisons plus ici séjour,
Car nous ne devons être en jo\ir
En nul lieu où passe un homme.
42 ARRAS ET l'ARTOIS DÉVASTÉS
Elles s'en vont donc en chantant ; Par là va la
ynigjidtise — par là oii je vais.
Le matin est tout à fait venu, les fées se sont
évanouies comme un songe. La réalité recommence.
On revoit en scène le moine qui s'éveille en se frot-
tant les yeux ; « Dieu que j'ai sommeillé 1 » et
auquel on ne rendra ses reliques que s'il paye la
note des joyeux compagnons attablés pour vider
des pots dans la taverne de Gilles le Waidier.
Ainsi finit ce spectacle mêlé de rêverie et de satire,
qui fait songer à Aristophane ; et trois cents ans
avant qu'il ne naquit, à Shakespeare, avec son mer-
veilleux emprunté à l'élément celtique. Dans la
pensée de son auteur, ce n'était là pourtant qu'un
divertissement — un Jeu — comptant dans sa pensée
pour infiniment moins qu'un bon poème didactique
en vers latins. Nous y trouvons, nous, l'expression
même de la réalité, un clair miroir delà vie à Arras
dans le milieu du xin« siècle.
Le poète nous a montré ses compères tels qu'ils
furent ; et sans les flatter davantage, les commères
de la rue de la Waranche (la Garance), qui des
ongles s'aident, outre qu'elles savent jouer de la
langue, jeunes ou vieilles, Margot- A s-Pumetes,
Aelis-au-dragon, même la Maroie que maître Adam
a aimée et épousée, dont il ne nous cèle point les
défauts. Il nous a parlé de la vie d'Arras, des tour-
nois qui ont lieu sur le Markiet, de la rue d'Enga-
nerie qui est pays de filous, du Pré qui est hors la
ville avec sa croix ail milieu de l'herbe. Sortis des
remparts, comme dans une miniature de Fouquet
ou de Jacquemart d'Hesdin, on y voit venir
s'ébattre les bourgeois, leurs femmes et leurs filles.
Sages celles-ci, les yeux baissés, et prudes ou délu-
ARRAS ET l'aRTOIS AU XIII* SIÈCLE 43
rëes les commères : et eux, les compères, tirant de
lare au papegai. Nous les connaissons maintenant,
Arras n'est plus pour nous un décor inanimé.
Telle est la capitale de TArtois. On y boit sous le
contrôle des échevins le vin d'Auxerre à pleins
bords. Sans doute Arras, sise aux confins de la
Flandre, compte de puissants brasseurs de bière
comme la Gand des Arteveldes. Mais nous l'avons
vue entrepôt de vins, et le détail a son importance
pour établir à quel point, de mœurs autant que de
langue, elle est française. De toute la France, du
Bordelais, de la Bourgogne surtout, par les routes
se sont acheminés vers elle les tonneaux qui
s'étagentdans les doubles et triples caves profondes.
Arras boit plus de vin que de bière, ville parmi les
villes des Pays-Bas, mais cité française où jamais
ne parla-t-on — nous venons de l'entendre — que le
picard, l'un des authentiques dialectes de notre
langue.
La part d'Arras, capitale de l'Artois, est celle-
là dans notre première culture nationale : elle
crée l'art dramatique français, le développant pour
ainsi dire des langes de la liturgie. Jean Bodel
avant Adam de la Halle qui lavait fait sans doute,
quand il avait introduit dans son Jeu de Saint-
Nicolas auprès de personnages sacrés les plus pitto-
resques taverniers et filous de sa ville natale, FMn-
cedés, Cliquet, Basoir, brelan au nom significatif.
1. « Arras pst la ville qui, la première à notre connaissanre,
s'empara du drame religieux, et lui donna, avec Bodel surtout,
le caractère d'un divertissement dévot, mais laïque. I/imagina-
tion éveillée des poètes picards, ou peut-être la fantaisie origi-
nale du seul .\dam de la Halle, saisit la variété et la puissance
des effets contenus dans la forme de ces " jeu\ » sacrés.
Appliquée au vieux thème des pastourelles, fjjlc donna le Jeu
44 ARRAS ET L'aRTOIS DÉVASTÉS
Mais l'inventeur véritable de l'art dramatique, par
la poésie qu'il y introduisit, ce fut Adam de la
Halle avec le Jeu de la Feuillée auquel nous venons
d'assister. Kt il eut encore cette trouvaille, l'opéra-
comique, quand il mêla la musique à l'idylle dans
le Jeu de Robin et Marion *.
de Robin et Marion, la première de nos pastorales drama-
tiques, ou, comme on a dit, de nos opéras-comiques : en effet,
de son origine lyrique, le sujet a gardé la musique. Appliquée
à un autre thème, le thème satirique et badin qui s'était à Arras
même cristallisé dans le Congé, remplie au moyen d'un mélange
singulièrement hardi de toute sorte d'éléments narratifs,
Ivriques, littéraires et populaires, elle a donné le Jeu de la
Feuillée. » Lanson,
1. Ce Jeu fut représenté à Arras, mais d'abord à Naples dar s
l'automne de 1283. Le trouvère artésien y avait suivi Charles
d'Anjou.
CHAPITRE IV
LES TAPISSERIES DARRAS.
SYMBOLE DE SA PROSPÉRITÉ
La cour de la comtesse Mahaut. — Les tapisseries, représenta-
tions de l'existence de l'époque. — Vopus atrebaticum com-
plète Vopus francigenum. — Influence de la Vintaine sur
leur technique et des Jeux sur leur inspiration. — Leur
renommée européenne et l'éclat d'Arras sous les ducs de
Bourgogne.
Concordance. — La Grand'Place.
Par la rue de la Taillerie, nous gaç/nons la
Grand" Place ou Grand-Markiet. Là se donnaient les
tournois au centre desquels les ducs de Bourgogne
s asseyaient sur un haut échafaud. Là aussi, daris
les BOVES profondes sous les maisons, se fabriquaient
les tapisseries d'Arras, non moins colorées et animées
que ces tournois.
Nous glissant sous les arcades naguère protégées
contre les bombardements par de^ 7'emparts de pavés,
nous descendons dans ces belles caves soutenues par
des piliers gothiques, grandes, claires, aérées. Elles
furent tout pour Arras, lui servant d'ateliers, de
magasins à blé, de celliers, d'hôtelleries, de refuges
jusque durant cette guerre où. certaines furent éven-
trées par le coup de bélier des obus.
46 ARRAS ET l'arTOIS DÉVASTÉS
Capitale du comté d'Artois, Arras au moyen âge
fut en réalité une république comme toutes ces cités
des Pays-Bas dont parle Taine, « maintenues telles,
en dépit de leurs suzerains féodaux. L'association
libre s'y établit et s'y maintient sans effort et
d'abord, la petite comme la grande et dans la
grande ». Au fond, la commune régissant la ville,
le comte n'est guère autre chose que son ministre
de la guerre et des affaires étrangères, un représen-
tant magnifique qu'elle accepte, un drapeau vivant
qu'elle s'est donnée. Il faut bien qu'il y ait des
entrées somptueuses de temps à autre, que les
litières des grandes dames, les palefrois des princes
de ce monde traversent les rues, trompettes son-
nant et le peuple criant : Arras ! Il faut un sei-
gneur, surtout, pour présider aux tournois et aux
joutes qui se donnent sur le markiel.
En 1302, Robert II d'Artois est tué à la bataille de
Gourtrai. Dans l'année même, Philippe le Bel pour
récompenser ses services l'avait créé pair de France,
et il est vrai qu'il n'avait eu à ses côtés de plus
loyal serviteur ni de plus preux chevalier dans la
lutte engagée depuis des années contre ses vassaux
flamands. A la victoire de Furnes, Robert avait pris
une grande part, lui sacrifiant son fils aîné, Phi-
lippe, qui y trouva la mort. Et il avait été en 129/,
de la prise de Lille.
Lui mort, c'est une femme qui va lui succéder,
et résidant en Artois, filant et brodant avec ses
femmes dans son palais de la Gour-le-Gomte à Arras
ou son château d'Hesdin, va donner à la cour en
même temps qu'à tout le pays, un éclat encore
inconnu. N'entrons-nous pas d'ailleurs dans ce siècle
fastueux autant que bizarre qui verra les malheurs
LES TAPISSERIES d'aRRAS 47
et le relèvement français, la prospérité et la rapide
décadence de la maison de Bourgogne. « On suit à
la trace, dit Taine, un large ruisseau d'or qui coule,
chatoie, s'étale, et ne s'arrête pas ce ne sont
qu'entrées de villes, fastueuses chevauchées, dégui-
sements, danses, bizarreries voluptueuses... *» Dans
des bornes encore raisonnables, la cour de Mahaut
comtesse d'Artois, prélude à ces magnificences. Et
d'abord en 13C4 le roi Philippe le Bel, blessé à Mons-
en-Puèle, fit à Arras un séjour forcé. Nul doute que
Fadroite Mahaut n'en ait profité pour s'assurer dans
l'esprit du roi. Ge comté lui était en effet contesté
par son neveu Robert d'Artois fils de ce Philippe
tombé à Furces. On admit que la loi salique ne
s'appliquait pas en Artois et que le comté pouvait
tomber en quenouille. Mahaut demeura comtesse.
Elle se montra d'ailleurs organisatrice par l'insti-
tution de ses baillis partout répandus en Artois et
qui lui rendaient leui's comptes trois fois l'an, à la
Chandeleur, à l'Ascension, à la Toussaint. Par cette
institution, par l'énergie qu'elle déploya contre les
seigneurs pillards, l'Artois connut une paix réelle.
Un trait le prouve : le sire d'Oisy ayant envahi les
terres de l'abbaye du Verger, tué et emprisonné des
habitants, elle envoya contre lui une expédition et
fit détruire son château.
C'est encore un trait intéressant que le soin qu'elle
prit des pauvres auxquels elle assura des tables —
telle Thôtelierie de l'abbaye de Saint-Waast, — où
ils trouvaient à toute heure du jour et de la nuit du
l'eu pour se chauder, du pain et des pois pour se
restaurer. Lnfin elle prenait à sa charge l'éducatiou
1. l'IiilosopLie de l'art.
48 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
de plusieurs filles pauvres, tant nobles que rotu-
rières. M"« de Maintenon en fondant Saint-Gyr ne
fera qu'imiter sans le savoir la comtesse de l'Artois
au XIV* siècle.
Elle aimait les lettres et possédait de beaux livres
enluminés : La chronique des rois de France, l'His-
toire de Troie, l'Histoire du preux chevalier Perce-
val le Gallois. Sous son règne, en 131o, pour fêter
la trêve signée par le roi de France avec les Fla-
mands, Tabbé de Liesse — ainsi nommait-on à
Arras le roi des ribauds — fit représenter l'épisode
de La fille de Jephté. Le théâtre illuminé par un feu
de joie « esclairait le markiet comme en plein
soleil », disent les anciens chroniqueurs.
De beaux festins se donnaient alors à la cour
d'Artois, celui par exemple qui eut lieu au mois de
juin 1328 en l'honneur de Thierri d'Hireçon, nouvel
évêque d'Arras. La saison riante permet de manger
dehors, et les tables ont été dressées sous des tentes
de toile dans le jardin du palais. A l'entrée se
trouvent les aiguières et les bassins d'argent pour
se laver les mains. Les convives une fois placés ont
sous les yeux les plus riches pièces d'orfèvrerie :
pots à vin, saucières, salières, et ces nefs richement
gréées de voiles et de fils d'argent qui contiennent
les épices venues des îles lointaines — poivre, can-
nelle, clou de girofle — dont on usait même dans le
vin. Ils mangent deux par deux, selon l'usage du
temps, dans une écuelle d'argent pour les mets
liquides et les sauces. Les écuyers tranchants leur
apportent la viande sur de larges morceaux de
pain \
1. Les comptes nous apprennent qu'on mangea à ce feetin
LES TAPISSERIES d'aRRAS 40
De tels repas duraient pour le moins un demi-jour
et étaient entremêlés de musique, jeux et chansons.
La cité des trouvères excellait en ces sortes de
divertissements.
Mais elle va acquérir une renommée plus univer-
selle par les célèbres tapisseries qui dans ce
xiv« siècle où nous sommes entrés, vont répandre
le nom d"Arras au delà même de la chrétienté. C'est
sous le règne de Mahaut qu'elles apparaissent
comjne une des parures de la vie à l'époque où fes-
tins et tournois en sont les fleurs éclatantes^
La vie ne fait pas de bonds brusques : elle pro-
cède par efforts lents selon la courbe ascendante
d"une évolution. Semblablement les arazzi ne
furent pas inventés d'un coup et nous pouvons dire
que leur fabrication constitua seulement un pro-
grès, une façon nouvelle des tissus de laine qui
firent de tout temps, nous le vîmes, la prospérité
d'Arras. Sans doute la vertu des eaux du Crinchon,
éminemment propres aux teintures, pouvait-elle y
être dès lors pour quelque chose, et put-elle servir
l'éclat des rares tapisseries. Mais la cause princi-
pale de leur perfection, nous la trouvons dans les
sévères règlements dune juridiction spéciale, la
Vintaine, qui veillait à ce que nulles malfaçons ne
s'introduisissent dans la draperie, et qui régit la
tapisserie dès qu'elle exista \ Ici comme toujours
les artisans ont été les pères des artistes.
5 bœufs et 32 codions de lait, où moutons, 900 volailles; plus,
des oisons, des chapons, des cygnes et des lierons, toutes sortes
de poissons et de pâtes, entremets, fritures, gelées. On but
5 tonneaux et demi devin. Ct. J,-M. Kicliard. Mahaut, com-
tesse d'-Ai'tois et de Bouryofjne.
1. \jn des historiens d'Arras, M. (jue>non, cite dans son
De Po:<gheviu.k. 4
50 ARRAS ET l'ARTOIS DÉVASTÉS
Quand avec tous les historiens de l'art nous défi-
nissons la tapisserie de haute-lisse une invention
propre au terroir d'Arras, nous n'ignorons pas que
le métier en est vieux comme le monde, et né
comme lui dans la profonde Asie où nous plaçons
l'Eden, berceau du premier couple. Mais c'est l'art
qui en est nouveau, c'est-à-dire la vivante représen-
tation des images universelles à la place de dessins
inanimés. Un historien des tapisseries d'Arras' Ta
fort bien dit, « ce qui distingua surtout, dès l'ori-
gine, l'œuvre d'Arras, ce qui lui donna ce cachet de
perfection qui enlevait l'admiralion des Orientaux
eux-mêmes, si bons juges en matière d'objets de
luxe, c'est le relief, le modelé, l'animation, la vie
que nos artistes surent donner aux figures de leurs
tapisseries devenues de véritables peintures. Les
ombres, les nuances, le clair-obscur, la représenta-
tion complète et saisissante de la nature se virent
dans leurs œuvres, tandis que dans celle du Levant
on ne voyait en quelque sorte qu'une esquisse colo-
riée de teintes plates et sans relief.
C'est la grande peinture quant aux elTets géné-
raux ; c'est plus en un sens à cause des dimensions
en longueur et de la possibilité de représenter ainsi
toute une longue série d'événements historiques ou
de sujets allégoriques... Voilà l'idée synthétique
ouvrage sur Le livre rouge de la Vinytatne un rcglenieut de
mars 1287 qui a trait à la garance (waranclie) cultiece sur le
territoire d'Arras. et meilleure quen aucun autre endroit :
« Que nul ni nulle ne soit si hardi que de mêler waranche
d'autre terroir avec waranche d'Arras en balle ou autrement ».
L'amende est de i6 sols en cas de fraude, c'est la plus forte
qui soit consignée dans ce livre.
1. Van DriYal.
LES TAPISSERIES d'aRRAS 51
que l'on doit se faire du ce qu'on appelait jadis :
l'œuvre d'Arras, l'ouvraige d'Arras, iopus Alre-
balicum ».
Nous nous trouvons donc ici en présence d'un
art parfaitement défini, né en Artois, et que le latin
du moyen âge a qualiOé d'opus atrebaticum comme
il avait nommé opus francigenum l'art de construire
nouvellement trouvé en Ile-de-France ; l'un, la
tapisserie, complétant l'autre, dont l'expression la
plus haute demeure la Cathédrale. Reims fut tou-
jours parée de l'ouvrage dArras. Les deux villes,
également victimes de la guerre qui vient de se ter-
miner, sont unies dès longtemps par des liens mys-
térieux : villes de marchands, villes aussi d'artistes ;
l'une cité de saint Rémi qui baptisa le franc Glovis,
l'autre de saint Vaast qui l'avait d'abord catéchisé.
Le goût de létolfe ornée est aussi ancien qu'Ar-
ras. Nous l'avons vue dès les Gaulois fabriquer les
saies dont Gallien railla la peur des sénateurs ro-
mains à l'annonce de la révolte de Poslhumus :
« Non sine Atrcbaticis sagis Respublica tuta est! —
La République ne peut-elle vivre sans les saies des
Atrebates! •) Us ne fabriquaient pas seulement des
étoffes rouges pour le peuple et les soldats, mais de
plus précieuses comme celles-là dont ils firent don
sous Carin — c'est l'historien Vopiscus qui le rap-
porte — à des comédiens. Trait précieux eu ce qu'il
nous montre dès l'origine de la cité des Jeux le goût
le plus vif pour les représentations dramatiques.
Après l'invasion normande, au ix» siècle de l'ère
chrétienne, les Arrageois qui s'étaient réfugiés à
Beauvais revinrent dans leur ville. Mais ceux qui
s'adonnaient à l'induslrie du drap s'établirent aussi
près qu'il leur fut possible de l'abbaye de Saint-Vaast
52 ARRAS ET l" ARTOIS DÉVASTÉS
et presque dans son enceinte pour jouir de sa pro-
tection.
Voilà donc l'Arras moderne, la Ville — par oppo-
sition à la Cité, — née des ateliers des drapiers qui
vont devenir haute-lissiers. Ils avaient orné déjà
cette abbaye-mère. En Fan 795, quand Radon II,
abbé de Saint- Yaast, avait reconstruit son église, il
y avait suspendu des tapisseries au témoignage
d'Alcuin, le moine ami de Charlemagne et qui ne
dédaigna pas de chanter ces tapisseries ou pallia
dans un poème en vers latins.
Mais ce sont là des tapisseries à Taiguille. — ce
que les Latins avaient appelé expressivement de la
peinture à l'aiguille — non encore des tapisseries
de haute-lisse*. Ce qui différencie celles-ci de toutes
autres, c'est que ce qui y est figuré est tissé dans
Tétoffe même, que d'ailleurs elles soient historiées,
c'est-à-dire représentant des scènes composées de
personnages, ou nommées verdures, du paysage
qu'elles offrent à l'œil.
1. Voici en quelques lignes la technique de celles-ci d'après
Van Drivai, l'historien des tapisseries d'Arras :
« Où appelle lices ou lisses les fils qui servent de chaîne au
tissu. Ce sont comme les barrières à travers lesquelles tout va
se faire, et c'est pourquoi le même mot a servi primitivement
pour deux ordres d'idées en apparence fort dissemblables. Ou
dit : entrer en lice, pour entrer dans l'enceinte des barrières,
et c'est ainsi que les dictionnaires les plus développés, y com-
pris celui de l'Académie, nous expliquent ces rapprochements
d'idées. Les lisses ou lices sont donc là comme une série de
fils tendus à côté les uns des autres, et c'est en traversant ces
fils à l'aide d'autres fils de diverses couleurs que l'on forme les
dessins les plus variés. J^es lisses sont donc la chaîne du tissu
et les fils qu'on vient y intercaler en sont la trame. Quand dans
un métier à tapisserie les fils de la chaîne sont tendus horizon-
talement à la manière du métier à faire de la toile, on dit que
c'est un travail de basse lisse. Quand au contraire les fils de la
chaîne sont tendus verticalement, c'est alors le métier de haute
lisse. C'est seulement dans ce dernier genre que l'on paraît
avoir travaillé à Arras. »
LES TAPISSERIES d'aRRAS 53
Les haute-lissiers apparaissent dans leur perfec-
tion à Arras au xiii" siècle, formés quant à la tech-
nique et la connaissance do leur métier par les
règlements de la Vintaine. Pour ce qui est de l'ins-
piration, de lïdée géniale quils eurent d'introduire
sur leurs draps tissés, les représentations colorées de
la vie, l'on nous permettra de croire que les Jeux
incessamment représentés à Arras* furent l'étincelle
créatrice pour les haute-lissiers qui succédèrent aux
trouvères artésiens, dans la renommée d'Arras. Le
Mystère de saint Xicolas^ le Jeu de la Feuillée, le
Jeu de Robin et Manon, ne sont-ce pas déjà les plus
colorées, les plus vives tapisseries ? Que l'on ajoute
à ces spectacles l'introduction en Europe des mer-
veilleux tissus, des tapis éclatants rapportés d'Asie
par les croisés, et l'on ne s'étonnera pas qu'au début
du xiv» siècle, sous le règne et grâce peut-être aux
commandes de Mahaut, ait jailli dans tout son éclat
la fleur d'un art dès longtemps élaboré.
Nous avons plus d'une preuve de l'universelle
renommée des tapisseries d'Arras à cette époque.
Quand le 24 mai 1357, après la bataille de Poitiers,
le Prince Noir fît son entrée dans Londres avec son
royal captif, tous les murs étaient tendus de tapis-
series d'Arras. Le roi Jean mené à Windsor y
retrouva ces mêmes tapisseries qui y sont demeu-
rées. Il était peu de châteaux anglais d'ailleurs qui
n'en fussent ornés. Un de leurs historiens, Strutt,
l'atteste : « Aux xiv» et xv« siècles, dit-il, les salons
des riches Anglais et Ecossais étaient tendus de
1. Nous ne les possédons pas lous. Mais la seule existence —
légale en quelque sorte — d'un abbé de Liesse chargé d'orga-
niser les représentations dramatiques, atteste combien elles
étaient fréquentes.
54 ABRAS ET l'ARTOIS DÉVASTÉS
tapisseries d'Arras. » Ce nom était si bien partout
synonyme de tapisserie que Shakespeare l'a employé
en ce sens :
... « He's going to his mother's closet; Behingthe
y4n'«5 ni convey myself, To hear the process... »
Les Italiens en usaient de même, et le terme
cVArazzi désignant nos tapisseries a passé de leur
langue dans plus d'une autre'.
S'il en était ainsi en Angleterre et en Italie, on
juge aisément du succès qu'eurent en France les
tapisseries d'Arras. Saint Louis en possédait qui le
suivirent à la croisade et furent pillées dans sa tente
par les Tunisiens. Gharles-Quint les leur reprit trois
siècles plus tard et elles sont demeurées depuis à
Madrid où on les connaît sous le nom de tapisse-
ries royales d'Espagne. C'est de France qu'il faudrait
dire.
Les comptes et les inventaires nous dévoilent
sûrement les Arazzi possédés par les rois et les
princes de la chrétienté. Dans celui de Charles V par
exemple, à n'y prendre qu'une mention* :
c( Item, un grand drap de l'œuvre d'Arras, historié
des faits et batailles de Judas Macchabœus et d'An-
tiochus, et contient de Tun des pignons de la galle-
rie de Beauté jusques après le pignon de l'ancien
bout d'icelle. »
Charles VI, le pauvre roi fol. possédait entre
autres une chambre de tapisseries d'Arras racon-
tant l'Histoire de Plaisance, et qui charma peut-être
1. Van Drivai cite celte définition d'après l'Académie délia
Crusca : t Arazzo, panno tissuto a figure, per uso di parère a
adoliare, delto cosi dal falto nella citta d Arazzo ».
2. Inventaire du 21 janvier 1380. Publié par le comte de
Laborde dans la Revue urcfiéologi/jue, année 1851.
LES TAPISSERIES d'aRRAS 55
sa démence intermittente. Si nous repasons en
Angleterre, nous y trouvons Edouard IV possesseur,
d'après les comptes de sa garde-robe, de pièces de
soies historiées de figures et faites à Arras.
Mais les grands auteurs de commandes, ceux qui
donnèrent une immense impulsion aux fabriques de
la ville, furent les puissants ducs de Bourgogne.
Le siècle a été ouv* rt par la série de la Vie de
saint Vaast exécutée l'an 1400 pour orner le chœur
de l'abbaye. Puis l'a suivie la Vie de saint Piaf et
saint Eleutkère commandée pour la cathédrale de
Tournai par l'un des chanoines, Toussaint Prier,
comme il est marqué en jeu de mots sur Tune des
tapisseries :
Ces draps furent faits et achevés
En Arras par Pierrot Frérés
L'an mil quatre cent et deux
En décembre, mois gracieux.
Veuillez à Dieu tous saints prier
Pour l'âme de Toussaint Prier.
Que l'on avance au long du siècle, des com-
mandes importantes s'y échelonnent, sans parler des
pièces du commerce courant. En 1409, ce sont les
tapisseries rehaussées d'or et d'argent de Chypre
ordonnées par Jean sans Peur pour célébrer sa vic-
toire sur les Liégeois. En 1416, les scènes de chasse
à l'oiseau qu'il donne à Lille aux ambassadeurs du
roi de France et du roi d'Angleterre. Les archives de
cette ville nous marquent les paiements réguliers du
duc à des haute-lissiers d'Arras: Jacquemart Davion,
Jehan Gosset, Michel Bernard, Pierre Leconte, Jehan
56 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
Renout, Jehan Waiois, Jehan Visso, pour des tapis-
series qui mêlent l'allégcrie et l'histoire, la mytho-
logie et l'hagiographie à la représentation d'événe-
ments contemporains ; l'Histoire de saint Jean, les
Vices et les Vertus, VRistpire de la Pomme d'Or, la
Bataille de Rosebecque, l'Histoire de Messii'e Ber-
trand du Guesclin, Les sept joies de la Benoîte Vierge
Marie, la Passion et le Cruci/îemeni de Notre-Sei-
gneur. Il est même de ces Arazzi où Ton entrevoit
des coins d'Arras au xv siècle, des maisons à
pignons semblables à celles des places, comme dans
le Miracle de Saint Quentin.
Qui contemple maintenant le morne désert de ces
places mutilées et plus qu'à demi ruinées ; qui
même les a vues avant la guerre dans leur activité
médiocre, ne peut qu'avec peine imaginer l'extraor-
dinaire effervescence qui les remplissait aux xiv» et
xv« siècles sous les règnes des « grands ducs d'Occi-
dent », successeurs de la comtesse Mahaut. Arras à
cette époque est riche parmi les riches cités des
Pays-Bas, ces fourmilières humaines dont parle
Michelet ; elle compte environ cent mille habitants
tous pourvus de métiers rémunérateurs, groupés en
corporations, habitués à porter les armes, piquiers,
archers, arbalétriers. Ces derniers possèdent des
maisons communes et des jardins où ils se réunis-
sent, s'exercent, boivent au frais sous la treille de
houblon en été, se chauffent en hiver sous le man-
teau d'une vaste cheminée. Ces gens-là, pauvres ou
riches, sont libres et puissants, indépendants, d'hu-
meur moins farouche sans doute que les Flamands^
riante même, mais fière. Ils marchent avec orgueil
entre les murs de leur ville, bien nourris, chacun
sachant ce qu'il gagne et au surplus ce qu'il y a de
De Poxcheville. ',
a. '.-t.,
Robespierre,
le jour de /a fête de I Être Suprême.
\
LES TAPISSERIES DARRAS 57
^"richesses à tous dans la ville : les ballots de laine
dans la halle et les boutiques, les sacs de blé dans
les greniers privés et publics, les tonneaux de vin
dans les doubles et triples profondes caves — les
boves — affouillées sous les logis de bois des deux
places.
De cette prospérité, de ce contentement de l'es-
prit, de son aptitude par conséquent aux jeux de
l'imagination, du métier consciencieusement appris
et pratiqué, des fêtes publiques, des plaisirs parti-
culiers, de tout cet ensemble coloré et vif, la tapis-
serie est née et a vécu. Que ces conditions ensuite
viennent à disparaître, que la population de la
ville soit décimée et la ville elle-même à demi
détruite, comme nous le verrons, l'art des haute-lis-
siers, la quittant, passera aux cités plus heureuses,
naguère humbles suivantes de la ville aux cent clo-
chers : à Tournai, dont la cathédrale sublime en
porte cinq ; à Bruxelles, dont la célèbre place eût
paru mesquine auprès des leurs, si vastes, aux
bourgeois d"Arras triomphants : à Enghien,:à Aude-
narde, à Paris. Pour la seconde fois ici encore, la
capitale de la France n'aura fait que suivre la capi-
tale de ses pays du Nord et aura reçu d'elle deux
des éléments les plus importants de notre culture
nationale au xiii« siècle : lart dramatique et celui
de la tapisserie, — tout le décor de l'existence mé-
diévale.
L'importance d'Arras est donc grande dans le
rayonnement de la civilisation frant^aise à cette
époque. Un fait signilicatif en pourrait fournir la
preuve. Quand en 1396 1e fils de Philippe le Hardi,
premier duc de Bourgogne, eut été fait prisonnier à
Nicopolis par le sultan Bajazct, que demanda celui-
58 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
ci pour rançon aux envoyés du prince? Quelques-
uns des « draps de haute-lice ouvrés à Arras ». Le
xive siècle ne s'achève pas sans que leur renommée
ait franchi les limites de l'Europe.
V Histoire cV Alexajidre fut envoyée à Bajazet. Vers
le même temps Philippe le Hardi avait commandé
à un haute-lissier d'Arras une représentation de la
Bataille de Rosebecque, dont les chroniqueurs nous
assurent avec admiration qu'elle coûta 2.600 francs
d'or. Mais la belle série, et combien propre à déco-
rer, mieux encore qu'une salle de palais, la toile
mouvante d'un pavillon que l'on dresse au hasard
des campements de guerre !
Les événements contemporains fournissent donc
des sujets aux haute-lissiers arrageois.Ils s'inspirent
encore de la littérature médiévale. C'est du roman
de la Rose assurément que procèdent des allégories
telles que les Vertus et les Vices ; et les romans bre-
tons de la Table Ronde dont nous avons vu l'in-
fluence dans le Jeu de la Feuillée leur fournissent
l'Histoire de Perceval le Gallois. La Bible et les
Chroniques de France sont illustrées par des com-
positions telles que l'Histoire du roi Pharaon et de
la nation de Moïse ou l'Histoire du roi Clovis. L'ha-
giographie enfin n'est pas oubliée : la Vie de sainte
Anne, l'Histoire de saint Georges nous en sont des
témoignages. Cette dernière légende du moyen
âge chevaleresque, jamais fut-elle plus aimée et
mieux interprétée que par notre race du Nord ! Le
chevalier merveilleux de pourpre et d'or, penché
vers la petite princesse captive du dragon, il figure
sans doute au portail roman de la catliédrale de Poi-
tiers avant d'inspirer le haute-lissier d'Arras, mais
il est si bien le héros de notre cœur que nous le
LES TAPISSERIES d'aRRAS 59
retrouvons jeune et vivant encore dans un poème
inspiré de Verhaeren :
Le saint Georges rapide et clair
A traversé, par bonds de flamme.
Le frais matin, jusquà mon àme ;
Il était jeune et beau de foi ;
11 se pencha d'autant plus bas vers moi,
Qu'il me voyait plus à genoux ;
Comme un intime et pur cordial d or
Il m'a rempli de son essor
Et tendrement d'un effroi doux ;
Devant sa vision altière,
J'ai mis en sa pâle main fière
Les fleurs tristes de ma douleur ;
Et lui, s'en est allé, m'imposant la vaillance,
Et, sur le front, la marque en croix dor de sa lance,
Droit vers son Dieu, avec mon cœur.
CHAPITRE V
ARRÂS OUVRE ET CLOTURE
LA GUERRE DE CENT ANS
La successioa d'Artois, une des causes de la guerre de Cent
ans. — Les chefs armagnacs et le roi Charles VI assiègent
Jean sans Peur dans Arras. — Paix de 1414. — Entrée
joyeuse de Philippe le Bon et tournoi sur la Grand'Place. —
.leanue d'Arc prisonnière à Arras dans l'automne de 1430. —
L'assemblée de la chrétienté pour la paix en 1435. — Le
saug de France parle en Philippe le Bon, duc de Bourgogne.
Concordance. — Aux ruines de l'abbaye
de Saint-Vaast.
Telle qu'elle était en 1914, l'abbaye oh fut signée
la paix qui réconciliait entre eux les Français et
terminait virtuellement la guerre de Cent ans, avait
été rebâtie au XVIIl^ siècle, de 1742 à 1783. Elle
serait un froid décor si le bombardement ne l'avait
incendiée, lui donnant un caractère tragique. C'est
pourtant ici qu Arras au XV^ siècle parut à son
apogée, quand elle y donna la paix à la chrétienté.
Souà les ducs de Bourgogne, Arras fut profondé-
ment engagée dans la guerre qui dura cent ans
entre Anglais et Français et eut pour cause les
prétentions d'Edouard III, fds ot petit-fils de prin-
LA GUERRE DE CENT ANS 61
cesses capétiennes,, à la succession de France. En
1331 il avait accepté de prêter serment de vassal,
pour ses possessions de Guyenne, à Philippe de
Valois qui lui avait été préféré. En 1337 il renie ce
serment et se dresse contre lui en rival : Robert
d'Artois, beau-frère du roi de France, a déterminé
ce changement par ses intrigues à la cour de
Londres, réfugié qu'il y est après avoir été con-
vaincu de faux dans les pièces produites pour de-
mander revision du procès qui avait attribué l'Ar-
tois à Mahaut.
La succession de l'Artois au début du xiv« siècle
doit donc être considérée comme une cause — indi-
recte sans doute — de la guerre de Cent ans, en ce
qu'elle envenima l'affaire delà succession de France.
Et ce siècle ne s'écoulera pas tout entier que le riche
comté, par le mariage de la fille de Louis de Mâle,
comte de Flandre, avec Philippe le Hardi, ne cesse
d'être français pour devenir bourguignon.
En 1382 donc, Philippe le Hardi ayant joint d'un
même coup Flandre et Artois à son duché, le couple
princier fît son entrée dans Arras et prêta tant à la
porte Saint-Michel qu'à la Cour-Ie-Gomte, le ser-
ment de défendre et maintenir les franchises des
habitants.
Or, en 1414, la ville est assiégée par Charles VI,
roi de France, et les chefs armagnacs.
Après une longue trêve entre Français et Anglais,
la guerre s'est rallumée l'an précédent. Et ce qui la
rend terrible, c'est qu'entre Français même sévit la
guerre civile, — Armagnacs d'une part, Bourgui-
gnons de l'autre, — depuis que le fils de Philippe
le Hardi, Jean sans Peur, a fait assassiner le duc
62 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
d'Orléans, en l'an 1407. Longtemps populaire, le duc
de Bourgogne a régné dans Paris, soutenu par les
bouchers qui sont ses féaux, mais la capitale du
royaume s'est lassée de leur tyrannie et leur a opposé
les charpentiers, corporation non moins forte et
rude. Devant le mouvement grandissant, le duc sans
Peur a jugé politique de quitter Paris, et en août 1413,
il en est parti comme pour aller sébattr e au bois
de Viucennes, emmenant le roi fol, le pauvre
Charles VI. Mais une troupe de bourgeois de Paris
est venue Ty rechercher et le duc a dû seul conti-
nuer sa route. Au début de 1414, après une tentative
sur la malheureuse capitale tombée maintenant aux
mains des Armagnacs, il s'est retiré dans Arras,
poursuivi par ses ennemis qui sont venus mettre le
siège.
La ville n'eût pas eu uq ferme dessein de résister,
qu'elle y eût été encouragée par les récentes atrocités
des Armagnacs au siège de Soissons. La garnison
d'Arras était commandée par un homme de résolu-
tion, Jean de Luxembourg, qui fit sortir les bouches
inutiles et brûla les faubourgs. Elle disposait d'une
bonne artillerie où l'on remarquait l'invention toute
neuve des canons à main. Les assiégeants, eux,
possédaient une grosse pièce surnommée la Bow-
geoise, mais le duc de Bourgogne ayant trouvé moyen
de gagner à prix d'or l'ingénieur qui la pointait
sur Arras, elle n'y faisait guère de ravage.
Charles VI était parmi les assiégeants, mais le
dauphin son fils commandait à sa place, dominé
lui-même par les chefs Armagnacs. En cet état de
choses, le siège n'avançait guère. Les garnisons
bourguignonnes de Lens, Hesdin, Saint-Pol et autres
villes de l'Artois, couraient le pays, arrêtant les
LA GCEriRE DE CENT ANJ, 63
C'jnvois destinées aux assiégeduts. Tout l'Artois
lutlait avec sa capitale.
Dui'ant ce siège aux longs loisirs, les chevaliers
des deux camps rivalisaient de joutes courtoises, le
prix étant un diamant pour la dame du vainqueur.
Ou encore, il y avait pour les clore un festin pris en
comujun sous un pavillon dressé en dehors des
fossés de la ville, là où elles avaient lieu. En ces
sortes d'occasions, il se trouvait que le riche duc,
n'oubliant rien, avait envoyé l'un de ses écuyers
avec de beaux écus sonnants pour les écuyers
et chevaliers français.
Il arriva tout uaturellcmeut qu'ils désirèrent la
paix durant un siège si long et qui leur montrait à
la fois la force et l'adresse du duc de Bourgogne.
Ce désir alla jusqu'au pauvre roi fol, à ce que
Barante nous conte :
« Un matin qu'il était encore au lit, sans dormir,
riant et devisant avec un de ses valets de chambre,
un des seigneurs du parti d'Orléans s'avanra tout
doucement, et passant la main sous la couverture,
il tira le roi par le pied. « Monseigneur, vous ne
dormez pas, dit-il. — Non, mon cousin, répliqua le
roi, soyez le bienvenu. Voulez-vous ([uelque chose?
N'y a-t-il rien de nouveau? — Non, monseigneur,
sinon que vos gens disent que si vous vouliez faire
assaillir la ville, il y. aurait espérance d'y entrer. —
Mais, reprit le roi, si mon cousin de Bourgogne se
rend à la raison, s'il met la ville en ma main sans
assaut, nous ferons la paix. — Gomment, monsei-
gneur, s'écria l'autre, vous voulez avoir la paix
avec ce méchant, ce traître, ce déloyal, qui a si
cruellement fait tuer votre frère ? » Ces paroles allli-
gèrcnt le roi, qui cependant répondit : « Tout lui a
64 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
été pardonne du consentement de mon neveu d'Or-
léans.— Hélas ! sire, vous ne reverrez jamais votre
frère. » Pour lors le roi perdit patience, et inter-
rompant ce seigneur : « Laissez-moi, mon cousin,
je le reverrai au jour du jugement \ »
L'élément français l'emporta décidément dans le
camp sur l'irréductible élément armagnac. Ces
condottiers méridionaux en peu de temps s'étaient
fait haïr. Ne disaient-ils pas aux paysans qu'ils tor-
turaient : « Va maintenant te montrer à ton idiot
de roi ^. » Et ne battaient-ils pas dans Paris les
petits enfants qui allaient chantant innocemment
une complainte populaire : « Duc de Bourgogne —
Dieu te maintienne en joie! ».
La paix d'Arras se fit donc à la fin de novembre,
dégageant le duc de la mauvaise situation où il se
trouvait lors. Il ne lui en coûta que de laisser le
comte de Vendôme aller planter la bannière royale
dans une ville bien décidée à rester ducale comme
elle était. Et aussitôt en toute hâte et grand désar-
roi s'en fut l'armée des assiégeants. « On ne vit
jamais un tel désordre, a écrit Barante ; il semblait
qu'elle fût mise en déroute. Par négligence ou autre-
ment le feu prit au logis du roi, et il fut contraint
à se remettre en route au plus vite. On laissa une
grande partie des charrettes et des bagages. Le
camp fut pillé par les Bourguignons de la ville : on
1. Baranle. Histoire des ducs de Bourgogne^ lomc IV.
2. « Ce roi fou que les gens du Nord, que Paris au milieu de
ses plus grandes violences, ne voyaient qu'avec amour ; ceux du
Midi n'y trouvaient rien que de risible. Quand ils prenaient un
paysan, et que, pour s'amuser, ils lui coupaient les oreilles ou
le nez ; « Va, disaient-ils, va maintenant te montrer à ton idiot
de roi ». Michelot. Histoire de France, lome V de Tôdition
Lacroix, Paris.
LA GUERRE DE CENT ANS 65
courut même après les marchands qui étaient venus
apporter des provisions, et plusieurs furent déva-
lisés. Des compagnies de l'un et de l'autre parti
couraient les campagnes et les dévastaient. »
Comment le souvenir d'un siège terminé de la
sorte n'eût- il pas rendu narquois à l'égard des
Français les habitants d'une ville que nous avons
vue pétillante desprit picard !
Non seulement Arras n'a pas été asservie aux
Armagnacs, mais elle a contribué à libérer d'eux
Paris. Demeurée l'une des libres capitales de la
France du Nord, elle continue à jouer son rôle dans
la civilisation élaborée par celte France aux rives
de Loire et de Seine, d'Oise et de Somme, de Scarpe
et d'Escaut. Les ducs y tiennent leur cour quand il
leur plaît, sûrs d'y trouver le décor fastueux qui
convient aux fêtes qu'ils donnent. Ce sont joutes en
1423 sur le grand Markiet devant Philippe le Bon
venu d'Amiens. Saintraille et Lionel de Vendôme
l'ont pris pour arbitres et le premier jour courent
six lances ; puis le second, combattent à pied avec
la hache. <i Lionel, avec une ardeur extrême et sans
reprendre haleine, s'en allait frappant du tranchant
de sa hache: Saintraille, plus froid, parait avec le
biton de la sL-nne. Puis, saisissant son moment, il
porta à Lionel plusieurs coups de la pointe de sa
hache dans la visière, si bien qu'il iinit par la rele-
ver, et lui découvrit le visage ; l'autre saisit aussitôt
de sa main la hache de Saintraille: celui-ci accro-
cha son casque, et lui égratignait le vi?age avec
son gantelet de fer : pour lors le Duc lit cesser le
combat *. »
1. Barànte.
De Po.NCHtviLi.r, 0
60 ARRAS ET l'aRTôIS DÉVASTÉS
Six ans après, ccst bien une aiitre fête. Au mois
de janvier 1429 le duc Pliilippe a pris femme à
Bruges en même temps qu'il y instituait 1 ordre de
la Toison d"or. Après avoir été à Gand, il vient à
Arràs avec cette Isabelle de Portugal à laquelle en
signe de sa puissance il a offert un train de maison
« bien plus magnifique et composé d'un beaucoup
plus grand nombre de serviteurs que n"en avait
aucune reine de la chrétienté » '. Dans cette entrée
solennelle, les bourgeois d'Arras voient pour la
première fois la pompe inouïe de l'ordre nouvelle-
ment créé, mis à la fois sous le patronage de
î'âpôtre saint André et sous celui du fabuleux
Jason. Les grands manteaux couleur de feu traînent
à terre, balayaiit le sol au passage du cortège.
Point de fête sans tournoi. Celui qui fut publié
alors dans toute l'Europe est demeuré célèbre. Sain-
traille de nouveau et avec lui Valperga d'Abrécy,
Dubiet et de NuUy, chevaliers français, vinrent des
villes les plus proches demeurées sous l'obéissance
du Boi, défier cinq chevaliers du Duc, le sire de
Baufremont, le geigneur de Gharny, le sire de
Lalaing, Jean de Vauldrey et Philibert de Men-
thon. Chaque jour un couple de chevaliers combattit
entre les barrières de couleur nommées lices ainsi
qUe celles entre lesquelles Arras tissait ses mou-
vantes et vives tapisseries. Le Duc et la Duchesse
étaient placés sur un échafaud, dominant avec leur
suite éclatante la foule qui assiégeait le grand
markiet pour être témoin de ce rare spectacle.
A ce tournoi, Jean de Luxembourg — le défenseui-
< Ibidem,
L\ GUERKE DE CENT ANS G7
d'Arras en 141 i —approchait les lances aux combat-
tants bourguignons. Nous l'allons voir maintenant
avec une extraordinaire inconscience vendre la pure
héroïne fran<;aise, Jeanne d'Arc, aux Anglais : et le
dernier séjour que la Pucelle fera en terre bour-
guignonne — c'était terre française encore malgré
les erreurs d'une alliance antiuationale — ce sera
Arras.
Elle a été prise à Compiègne le 23 mai 1480, et
dès lors appartient à Jean de Luxembourg qui la
loge successivement au château de Beaulieu en
Vermandois, d'où elle Lente de s'évader, et à celui
de Beaurevoir où elle a pour cumpagnus dans une
liospitalité courtuise cunfurme aux mœurs chevale-
resques, Jeanne de Luxembourg et Jeanne de
Béthune, la tante et la propre femme du chef bour-
guignon. Que ce séjour fut doux, que les trois
Jeannes aisément s'accordèrent, la Pucelle en témoi-
gna durant son procès : « Si j'eusse dû prendre
habit de femme, je l'eusoe plutôt fait à la requête
de ces deux dames que d'aucune autre dame en
France, excepté la reine. >> Mais elle ne le pouvait
sans que ses voix ly eussent autorisées.
Nous sommes eu septembre 1430. Vers la fin de
ce mois, Jeanne est transférée à Arras.
Ce dût y être grande rumeur. Peu de mois aupa-
ravant, dans le temps quelle assiégeait Paris, elle
avait fait prisonnier l'un des meilleurs chefs bour-
guignons, mais réputé pour ses cruels brigandages,
Franquet d'Arras. il courait l'Ile-de-France, et per-
sonne n'osait l'attaquer. Jeanne y alla et le trouva
retranché, ayant de bons archers derrière son rem-
part improvisé, Elle le prit pourtant et voulait le
garder « pour l'échanger avec un brave pari3ien>
68 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
maître d'une fameuse hôtellerie à l'enseigne de
l'Ours, que l'on retenait en prison pour quelque
entreprise faite en faveur du roi. Le bailli de Senlis
et les juges de Lagny demandaient au contraire
que Franquel leur fut livré afin de punir ses bri-
gandages. Jeanne ayant appris que l'aubergiste
était mort : « En ce cas, dit-elle, faites de celui-ci ce
« que justice voudra. » Son procès fut suivi et il fut
décapité. La mort de ce fameux chef de guerre...
donna un courroux extrême aux ennemis. On assura
que Jeanne avait violé la foi promise et avait
manqué à toutes les lois de la guerre. Cela augmenta
la réputation de cruauté qu'elle avait parmi les
adversaires du roi. Ils répandirent même le bruit
qu'elle avait tué Franquet de sa propre main * ».
Ce sont là assurément les bruits odieux qui circu-
lèrent dans Arras, et nous pouvons imaginer quelle
créance ils y trouvèrent dans le peuple.
Peut-être n'était-elle pas à Arras même, mais
enfermée au château de Bellemotte, contigu à la
ville, et qui appartenait au duc de Bourgogne -. Elle
y jouissait encore d'une certaine liberté, puisqu'elle
y reçut la visite d'un clerc de la ville de Tournai,
Jean Naviel, qui lui apportait une trentaine d'écus
d'or de la part des bourgeois de ladite ville « pour
employer en ses nécessités », Elle y aperçut aussi
entre les mains d'un archer écossais le seul portrait
d'elle qu^elle ait jamais vu et qui la représentait à
genoux, en armes, offrant au roi une lettre^.
1. Bar an te.
2. C'est la conclusion d'une étude publiée par un liistorien
local, M. Blondel, dans les Mémoires de l'Académie d' Arras,
année 1900, Arras, imprimerie Guyol.
:i. Andrew Lang. La Pucelle de France.
LA GUERRE DE CENT AXS 69
A la fin de novembre, 400.000 écus d'or ayant et<i
remis par les Anglais à Jean de Luxembourg, il
leur livra sa prisonnière qui fut menée au château
du Crotoy et de là à Rouen. Arras avait <-onnu les
derniers jours heureux du la pure héroïne, ceux où
elle avait été traitée encore en prisonnière de
marque par ses compatriotes.
C'est dans cette même Arras, naguère ardente pour
la guerre* que la pai-x va se décider, et s'éteindre
la guerre de Cent ans, brasier dont la succession
d'Artois avait été un brandon.
Jeanne d'Arc avait t'ait entamer des négociations
entre le roi et le duc du sang de France. Elle avait
horreur de cette guerre intestine dans la guerre
contre l'envahisseur. En 143o, cinq ans après que
la bonne Lorraine eût été brûlée à Rouen, la récon-
ciliation qu'elle désirait de toute son àme se fait à
Arras, et se signe la paix; bienheureuse qui laisse
prévoir à court terme l'échec définitif des Anglais.
Apogée d'Arras. Paris est alors peu de chose
auprès d'elle. Vers la fin du mois de juillet arrivent
dans la capitale septentrionale tous ceux qui doivent
prendre part à la conférence, et, remarque Michelet,
« cette assemblée était celle de toute la chrétienté * ».
Les premiers furent les cardinaux légats du pape,
qui avaieat mission de tout faire pour éteindre une
1. Michelet parle des prédications fougueuses du car nie bre-
ton Conecta sur le marché d'Arras, devant des masses de
15.000 à 20.000 hommes.
2. Histoire de France, tome VI. — Baranle nous apporte un
semblable témoignage de l'admiration des contemporains,
u Jamais on n'avait rien vu de si grand que l'assemblée qui se
formait en celte ville. » Tome VI de VHistoire des ducs de
L'ourgoyne.
70 ARRAS ET l'aRTôIS BÊVASTÉS
guerre dont aucune jusque-là n'avait approché la
durée ni l'horreur. Ce qu'ils devaient proposer aux
combattants, c'était en somme la formule de l'anti-
que serment de Strasbourg, la réconciliation « pro
Deq araur ». Puis vinrent après les envoyés du
pape ceux de l'empereur. Sigismond. Enfin, selon
la hiérarchie médiévale, les ambassadeurs des rois :
Castille, Aragon, Portugal, Navarre, Sicile, Chypre,
Pologne et Danemark. Les durs de Bretagne et de
Milan avaient aussi envoyé }eurs diplomates aux
ducs d'Occident. Parmi les évoques, ce^iii de Liège
entra dans Ârras accompagné de 200 cavaliers
montés sur des chevaux d'une blancheur éclatante,
L'Université de Paris était représentée. Les scribes,
— légistes, docteurs en droit et en théologie, —
étaient nombreux aux côtés des princes des
hommes.
Pour l'Angleterre, Tarchevêque d'York et le comte
de Suffolli accompagnés de quelque deux cents sei-
gneurs avaient mission de parler en son nom.
Tout ce rnonde étant logé dans les maisons et les
hôtelleries d'Arras, le duc de Bourgogne y entra à
son tour le 30 juillet, venu de Paris qu'il avait tra-
versé avec sa femme et ^on fils, Paris alors en
proie à la peste et à la famine, où on l'implora
« cqmme un ange de Dieu » ' en faveur de la paix.
Quel contraste quand il entre dans cette triomphante
Arras aux places plus vastes qu'aucune à Paris î
Tous les ambassadeurs, ceux du Pape seuls exceptés,
sont venus à sa rencontre hors des murs. A ses
côtés brille une fleur de chevalerie composée de ses
vassaux et parents, trois cents archers l'escortent :
1. Michelet.
LA GUERRE DE CENT AXS 71
le peuple sur son passage se presse et crie :
« Noël ! ».
Quand de leur côté les ambassadeurs du roi de
France furent aux portes de la ville, Philippe le
Bon en sortit pour aller à leur rencontre, et em-
brassa tendrement ses beaux-frères qui étaient parmi
eux, le duc de Bourbon et le comte de Richemont.
Les Anglais, comme s'ils eussent prévu que le sang
parlerait en lui, avaient refusé de l'accompagner.
Tant était grande leur méfiance qu^on avait été
jusqu'à dire en leur camp « qu'on l'enverrait boire
de la bière en Angleterre », re qui signifiait appa-
remment qu'il eût été bon de s'assurer de sa per-
sonne.
Tous les seigneurs français, qu'ils appartinssent
au roi ou au duc rentrèrent ensemble dans Arras
au milieu d'une animation joyeuse. Les ducs de
Bourgogne, de Bourbon et de Gueldre chevauchaient
sur un même f»ng derrière les trompettes sonnant,
et le roi d'armes de France, Montjoye, dont le
nom symbolise à merveille une telle journée. Les
acclamations des Arrageois pressés dans les rues
et sur les places prouvaient unanimement combien
ils en auguraient la réconciliation nationale.
Au début du mois d'août, les joutes commencè-
rent sur le grand markiet en même tenips que les
conférences à l'abbaye de Saint-Vaast, et de la sorte
légistes comme seigneurs eurent l'emploi de leur
activité. Il était venu d'Espagne pour rompre des
lances en champ clos une sorte de don Quichotte,
Juan de Merlo, qui déclara n'avoir aucune querelle
à venger, mais désirer prendre part au tournoi pu-
blic à seule fin d'acqu^'-rir honneur et renom. |1
défia l'un des chevaliers de la Toison d'or, le sire de
72 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
Charny, qui combattit tenant en main une bannière
sur laquelle la Vierge et saint Jean étaient repré-
sentés. Pour l'espagnol, qui par fierté ne voulut
abattre la visière de son casque, il portait sur ses
armes par courtoisie pour le roi de France allié à
son maître le roi de Castille, une hucque de velours
rouge avec la croix blanche de France. Après que
les deux champions eussent rompu leurs lances et
comme ils allaient combattre corps à corps, le duc
à leur grand déplaisir fit cesser la joute. Don Juan
de Merlo protestait qu'il ne serait pas venu à grands
frais de si loin par terre et par mer s'il avait su
courir à un si mince combat. On l'apaisa en louant
sa vaillance.
Il est à remarquer que les chevaliers anglais ne
prirent nulle part à ces joutes courtoises, ils sen-
taient combien était proche la réconciliation entre le
Duc jusque-là leur allié, et Charles VII de France.
Maître Laurent Pinon, confesseur de Philippe le
Bon, avait assez marqué le désir de paix de son pé-
nitent princier quand, le 5 aoiit, dans la salle des
conférences à l'abbaye de Saint- Vaast, il avait choisi
pour thème de son sermon d'ouverture les paroles
d'Abraham à Lot : « Je te prie qu'il n'y ait point de
querelle entre toi et moi, non plus qu'entre tes pas-
teurs et mes pasteurs, car nous sommes frères. »
La proposition française était celle-ci : a Que le
roi et la nation d'Angleterre renonceraient absolu-
ment au titre et au droit prétendu de la couronne
de France ; que le duché d'Aquitaine leur serait
cédé à titre de fief et qu'ils rendraient tout ce qu'ils
occupaient en France. » Ni l'archevêque d'York, ni
le cardinal de Winchester arrivé le 26 août, n'y vou-
lurent jamais souscrire, et au début du mois de
LA GUERRE DE CENT ANS 73
septembre, ils quittèrent Arras avec leur suite. Il
appartint dès lors au seul duc de Bourgogne de dé-
cider si la grande misère du peuple de France ces-
serait ou non.
On assiste quand on lit les historiens de ce temps,
au drame intime qui se passa en lui. Le sang de
France parlait assez haut pour qu'il désirât la paix
de tout son cœur. D'autre part il croyait en cons-
cience être tenu toujours par le serment qui l'avait
fait Taillé des Anglais.
L'atmosphère d' Arras était propice à la réconci-
liation. Comme il avait embrassé ses beaux-frères,
le duc de Bourbon et le comte de Richemont. avant
môme qu'ils n'y entrassent, ainsi les chevaliers
français d'une part, bourguignons de l'autre, se
reconnaissant de même langue et patrie, se fêlaient
mutuellement en longs banquets.
Le duc pendant ce temps, grave et soucieux, re-
cevait les consultations des docteurs en théologie,
légistes, chats-fourrés de toute espèce et de toute
sorte. Souvent aussi il se retirait d'eux pour prier.
Le peuple d'Arras ne l'ignorait pas ; et l'on montait
qu'étant ainsi en oraison, la duchesse sa femme
était venue avec plusieurs seigneurs de sa suite et
les ambassadeurs de France, se jeter à ses genoux
en pleurant et le conjurer de faire la paix. L'esprit
de la Pucelle habita ce jour là celui de la bonne
duchesse.
Des prodiges survenaient : le cardinal de Sainte-
Croix, légat du pape, pour montrer au duc le pou-
voir de l'Eglise qui lie et délie, avait prononcé une
malédiction sur un pain et il était devenu noir tout
entier. 11 l'avait béni ensuite, et C".' pain avait
repris sa blancheur primitive.
7i ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
Sur ce, parvint à Arras une nouvelle importanle :
le duc de Bedford venait de mourir à Rouen le
14 septembre, Bedford, l'homme auquelle duc avait
prêté serment d'alliance. Dans l'esprit du temps, il
se trouvait dégagé par le fait. Dès lors il écouta avec
une conscience apaisée les propositions françaises
et lînit par les accepter. Elles étaient belles assez,
lui donnant l'Auxerrois, le Boulonnais, les villes de
la Somme, c'est-à-dire, selon Michelet, « la barrière
de la France du côté du Nord* ». Louis XI s'em-
ploiera sa vie durant à pallier l'effet de ce traité
qui donnait sans doute la paix à. la France, mais en
favorisant singulièrement la puissance delà maison
de Bourgogne. Ce que son père Charles VII est bien
contraint maintenan}; de laisser faire, il le défera,
rachetant les villes de la Somme, reprepant le Bou-
lonnais par une ruse pieuse, entrant par force dans
Arras à cette heure triomphante aveclesducs et qui
s'abattra avec eux. Parmi tant de docteurs en théo-
logie qui y foisonnent alors, nul ne va-t-il se lever
pour lui faire craindre le rnème destin qu'à Jérusa-
lem : « Ils l'entoureront de tranchées et de circon-
vallations... » ?
Mais cette heure était tout à la joie. Les sceaux
étant apposés au bas du traité, une grand'messe fut
aussitôt chantée en actions de grâces dans l'église
des moines de Saint- Yaast qui avaient prêté leur
abbaye le temps qu'avaient duré ces longues con-
férences . Le chroniqueur contemporain Monstre-
let nous laisse entrevoir la pompe de cette messe
célébrée [pour la réconciliation en Dieu de princes
séparés jusque-là par tant d'actions fratricides; le
1. Précis de Vhistoire de France, Paris, 1833.
LA GUERRE DE CENT ANS 7b
sacre du roi à Reims avait réuni moins de eignenrs
et connu moins d'éclat. Si cette fois la libératrice, la
Pucelle sainte, ne se trouvait pas en chair et en os
dans le chœur, comment douter que son esprit im-
mortel n'ait plané au-dessus de ceux qui, agenouil-
lés au pied de l'autel do Saint-Vaast, promettaient à
la France l'oubli de leurs sanglantes querelles.
« Le duc, la duchesse et les princes de Bour-
gogne tenaient la droite; le duc de Bourbon et les
princes de France étaient à gauche. Le chancelier
de France et les autres ambassadeurs se placèrent
dans le milieu du chœur devant un petit autel qu'on
avait dressé et sur lequel étaient un crucifix d'or,
deux flambeaux allumés et le livre des évg.ngiles.
L'évêque d'Auxerre ht un sermon sur cotte heureuse
paix. Son texte fut : « Ta foi ta sauvé, va-t-en en
paix. » Quand la messe fut dite, les cardinaux firent
donner lecture du traité. Et aussitôt Jean Tudert,
doyen de Paris, s'avança, ainsi que cela avait été
réglé, se jeta aux pieds du duc Philippe et pria
merci de la part du roi, pour le meurtre du duc
Jean. Le duc se montra ému, releva le doyen de
Paris, l'embrassa et lui dit qu'il n'y aurait à l'avenir
jamais de guerre entre le roi Charles et lui. Pour
lors le cardinal de Sainte-Croix, ayant posé unecroix
d'or et le Saint-Sacrement sur un coussin, fit jurer
au duc de Bourgogne que jamais il ne rappellerait
la mort de son p^re, et entretiendrait bonne paix et
union avec le roi de France. Puis les deux cardinaux
mirent la main sur lui, et lui donnèrent l'absolution
des serments qu'il avait faits aux Anglais.
« La paix fut ensuite publiée dans les rues. On
peut s'imaginer la joie qui éclata parmi cette foule
de gens de tous pays et de tous états dont la ville
76 ÀRRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
était remplie. C'était des cris d'allégresse qui ne
finissaient point. La foule, comme enivrée de con-
tentement, ne pouvait apaiser ses transports ; ou
entendait crier Noël de toutes parts. Un jour ne
suffit point à épuiser une si grande joie. On ne se
lassait point de fêtes, de repas, de danses ^))
D'Arras la joie gagna tout le royaume. On sentait
l'unité nationale assurée désormais. Charles VII
assembla les trois Etats à Tours, et le chancelier y
rendit compte de la pai-x: qui venait d'être signée.
On y cria ; Vive le duc ! autant que : Vive le roi !
La popularité de la maison de Bourgogne en dépit
d'éciipses passagères n'avait cessé d'être grande
dans tout le pays de Seine et de Loire. Le Pape enfin
par l'envoi d'une bulle témoigna de la joie de la
chrétienté tout entière ; c'était elle aussi et non seu-
lement la France qui avait souffert d'une guerre
si longue, c'était en son nom que le duc Philippe
avait été supplié à Arras par les légats : c'était pour
elle enfin que la Pucelle avait souffert dans son rêve,
toutes divisions cessant, d'unir les croyants contre
les infidèles en une nouvelle croisade.
Cette date de 1435 est unique à vrai dire dans
l'histoire d'Arras, et jamais son nom ne brilla d'un
si vif éclat. A la place de Paris dont la peste et la
famine avaient faiif, dit Michelet, un « trop affreut
séjour», elle s'était montrée la capitale vers laquelle
convergeaient alors les aspirations nationales.
1. Baraute. Histoire des ducs de Boicrr/ognc, VI, p. ^S'^Q,
CHAPITRE VI
ARRAS entraînée DANS LA RUINE
DE LA MAISON DE BOURGOGNE
La Vaudoisie d'Arras. — Louis XI et Philippe le Bon à Ilesdin.
— Entrée du Téméraire à Arras. — Après sa mort, Louis XI
s'empare de TArlois. — 11 dépeuple Arras et la veut nommer
Franchise. — Paix de 1482.
Concordance. — Dans le quartier
de l'Hôtel de Ville.
i)7, nous plaçant auprès de l'Hôtel de ville, nous
portojxs notre regard sur les maisons à l'en tour,
blessées toutes ou abattues, nous, sentirons la simili-
tude qui existe entre l' Arras ruinée et dépeuplée de
la fin du XV' siècle, et V Arras de ce temps. En 1477-
1479, un accident analogue à celui de 1914-1918
arrête la montée de la sève dans l'arbre. — Mais la
fureur des guerres fut-elle Jamais ce qu'elle est
devenue ?
Pour les villes comme pour les hommes, il arrive
que la plus éclatante prospérité précède les. plus
cruels revers. Ce fut le cas pour Arras. Kncore
qu'étrangement mêlés, de beaux jours s'étendent
de 143ij — année de la paix signée dauas le faste et
la joie — à 1477. premier coup de la hache dans
78 -ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
l'arbre aux mille rameaux qui rassemble l'Artois
sous son vaste feuillage.
Pendant un demi-siècle, une extraordinaire abon-
dance matérielle l'enivre que nous symbolisent les
fontaines de vin coulant dans les rues le jour où la
paix fut signée *. Dans celte période, peut-être la
cité charnelle i'emporta-t-elle sur la cité de Dieu. Il
semble qu'alors Arras ait accepté pour devise celle-là
qu'un chevalier. prit dans une joute sur le grand
Markiet : « Que j'aie de mes désirs assouvissance —
et jamais d"autre bien. »
Avec cette furie de plaisirs coïncida une étrange
maladie morale : nous voulons parler de cette Vau-
doisle cr Arras signalée par Chateaubriand dans ses
Etudes historiques' et qui fut réprimée à force de
supplices. Autant qu'on puisse voir clair dans cette
affaire ténébreuse, de prétendus sorciers et sor-
cières, hommes et femmes, se réunissaient de nuit
pour rencontrer le diable et tenir sabbat avec lui
dans les bois autour d'Arras, « soit dans les bois de
Alotllaines situés entre Arras et Tiiloy, soit dans le
bois Maugart » ^.
Leur nombre croissait sans cesse, les bûchers
eurent enfin raison de ces malheureux en qui nous
verrions aujourd'hui des malades, et que l'on traita
1. E. Séyaud. Arras elles nurns de ses rues, Ari'as, Répessé-
Ci-epcl, éditeur, i9u3. — ÎS'ous y lisons encore : « Dans un
acie du i^^ décembre 1430, il est dit que de tel et si long temps
(ju'il n'était mémoire du contraire, le vin est la plus notable
marchandise qui ait cours en icelie ville ».
2. « Lors de la Vaudoisie d'Arras, — écrit-il — les hommes
et les femmes, retirés dans les bois, après avoir trouvé un cer-
tain démon, se livraient à une prostitution générale. »
3. Julien Boutry. Arras, son histoire et ses monuments,
Arras, l69U.
LA RUINE DE LA MAISON DE BOURGOGNE 79
en criminels. Il y a une nuance de pitié dans ce
qu'en dit en sa chronique rimée des Merveilles du
temps le contemporain Chastellain .
« J'ai vu graad' vauderie
En Arras pulluler,
Gens pleins de rêverie
Par juj5'ement briiIer ;
Trente ans puis cette alTaire,
Parlement décréta
Qu'à tort sans raison faire,
A mort ou les traita. -.
Cette sinistre alïaire, c'est en .somme le tribut
payé par Arras au déséquilibre d'un siècle infiniment
troublé, la folie du pauvre roi Charles VI en est une
preuve parmi cent autres. Mais ce côté d'ombre
inquiétante à la Rembrandt ne sert qu'à faire res-
sortir la joie et la santé générales d'une ville qui
plus souvent par son éclat fait songer à Rubens.
Jamais peut-être autant que dans ce court demi-
siècle, le nom d'Ârras ne vola dans la bouche dts
hommes. Ville où la chrétienté a tenu son assem-
blée, elle demeure en outre la riche cité des fêles et
des tapisacries. Même les ducs de Bourgogne pour
donner plus de faste à ses représentations drama-
tiques, ont érig(5 en chambres de rhétorique les
anciens puys.
Cependant quand ils séjournent en Artois pour
leur agrément, leur préférence va à Hesdin plus
encore qu'à Arras. Aussi loin qu'on recule dans les
âges, cette ville-la a[)paraît par la grâce d'un site
merveilleu-K, un séjour de plaisance, cité érigeant en
elle comme au centre de son activité le château du
prince. L'un des premiers comtes fi'Artois et de
80 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
Flandre, Baudouin dit de Mons, y éleva en l'an 1068
un palais magnifique et y tint sa cour une partie de
l'année, partagé entre son mont de Hainaut et son
jardin d'Artois. Ainsi apparaît bien le terroir d'Hes-
din : il est à l'Artois ce que la Touraine est provei^-
bialement à la France.
Mahaut tint aussi sa cour à Hesdin dans le château
rebâti ensuite, l'an 1395, par Philippe le Hardi, pre-
mier duc de Bourgogne. Dès lors, pour lui et ses
descendants, Hesdin est le séjour élu où ils viennent
se reposer, entourés à la fois de magnificence et de
la naturelle beauté du pays. Que de fois la forêt
d'Hesdin dût les voir en chasse, le faucon sur le
poing !
C'est au beau château d'Hesdin que Louis XI —
l'universelle aragne, — vint trouver Philippe le Bon
pour tenter d'effacer le traité d'Arras en traitant
avec lui du rachat des villes de la Somme. Amiens,
Abbeville, Saint-Quentin.
Hs se connaissaient et avaient vécu ensemble de
longue date, le renard pliant l'échiné et patelinant
autour du vieux lion. Etant dauphin et brouillé
avec son père, le futur roi de France avait vécu
auprès du duc, puis à la mort de Charles VII, été
mené par lui à Reims pour le sacrer, y faisant
môme la mine d'un petit garçon encore en lisières,
si l'on en croit le chroni(jueur Chastellain, attaché,
il est vrai, à la maison de Bourgogne. Le neveu
était pauvre, l'oncle riche et puissant, plus que lui
populaire et plus acclamé tant à Reims qu'à Paris
où il avait encore sa résidence. Michelet raconte
qu'à cette époque du sacre un boucher parisien, de
ceux qui avaient toujours appartenu corps et âme
aux ducs, lui cria : « 0 franc et noble duc de Bour-
-3
X
o
LA RUINE DE LA MAISON DE BOURGOGNE 81
gogne, soyez le bienvenu en la ville de Paris ! 11 y
a bien longtemps que vous n'y fûtes quoique on
vous ait bien désiré. » Mais en ce milieu du
xv" siècle, les capitales du Nord-Est, Dijon, Arras,
éclipsaient Paris comme la splendeur de la maison
de Bourgogne celle de Valois. Tandis que les Tour-
nelles où le roi se retirait lui paraissaient un nid de
hibou, l'hôtel d'Artois, situé dans le quartier des
Halles, symbolisait pour le peuple toute puissance
et richesse *.
Aussi fastueux, le château d'Hesdin serait un plus
délicieux séjour pour Philippe le Bon parvenu à
l'apogée de sa fortune, s'il n'avait le souci de son
tîls le duc de Charolais — le futur Téméraire, dressé
contre lui et complotant avec ses ennemis. Le duc
est âgé ; de retour en Artois après les fêtes de Paris,
il a été malade et a dû s'aliter. Remis sur pied, il a
senti qu'il était devenu bien vieux. Il aspire à la
paix, au repos.
L'universelle arafjne n'en connaît point. Le roi
Louis XI vient flatter chez lui son vieil oncle,
léblouir par ses mille tours de renarderie, lui arra-
cher — au grand dépit du duc de Charolais quand
il l'apprendra — la cession pour 400.000 écus des
villes qui sont la barrière du royaume. Il eut
Amiens et Saint-Quentin, non point pourtant ce
coup Boulogne ni Lille. Chastellain, et Michelet
après lui, ont raconté le détail de cette longue
1. « Cet hôtel était une merVeille pour les meubles, la riche
vaisselle, les belles tapisseries. Le peuple de Paris de toute
condition, dames et demoiselles. depui> le matin jusqu'au 6oir,
V Tenait à la file, voyait, béait... il y a\ail entre autres
choses, la fameuse tapisserie de Gédeon, la plus riche de toute
la terre, le fameux pavillon de velours qui contenait salle, ves-
tibule, oratoire et chapelle. » Michelet. Histoire df: France,
tome VII.
De PoNi.HEvii.r.K. tj
82 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
séduction terminée assez brusquement par un
grand dégoût du duc, quand Louis XI dans la forêt
d'Hesdin se dévoila à lui trop cyniquement. Mais le
principal était fait :
« Il ne bougea plus guère de la frontière du Nord,
allant, venant le long de la Somme, poussant jus-
qu'à Tournai, puis se confiant, sen allant tout seul
chez le duc en Artois, lui rendant à tout moment
visite, l'attirant par la douce et innocente séduction
de la reine, des princesses et des dames. Elles
vinrent surprendre un matin le bonhomme, réchauf-
fèrent le vieux cœur, l'obligèrent de se montrer
galant, de leur donner des fêtes. Il en fut si aise et
si rajeuni qu'il les retint trois jours de plus que le
roi ne le permettait.
« Charmé d'être désobéi, il prit ce bon moment
près de l'oncle, accourut à Hesdin, l'enveloppa,
tournant tout autour, l'éblouissant de sa mobilité,
avec cent jeux; de chat ou de renard... A la longue,
le croyant étourdi, fasciné, il se hasarda à parler,
il demanda Boulogne. Puis la passion l'emportant,
il avoua l'envie qu'il aurait d'avoir Lille C'était
dans une belle forêt : le roi promenait le duc, qui le
laissait causer Enfin, enhardi par sa patience, il
lâcha le grand mot : « Bel oncle, laissez-moi mettre
à la raison beau-frère de Charolais : qu'il soit en
Hollande ou en Frise, par la Pàque-Dieu, je vous le
ferai venir à commandement... » Ici il allait trop
loin ; le mauvais cœur av.ait aveuglé le subtil esprit.
Le père se réveilla, et il eut horreur... Il appela ses
gens pour se rassurer, et sans dire adieu il prit
brusquement un autre chemin de la forêt '. »
1. Michelel. Histoire de France lome VII.
LA Rl'iNK DE LA .MAISON DE BOURGOGNE 83
N'importe, ce sont seulement quelques années de
patience à prendre. Philippe le Bon va mourir, le
Téméraire courra à la ruine avec sa hâte fébrile,
tout viendra à souhait poui* celui qui aura su
attendre. Le roi humble et volontairement pauvre
d'aspect, portant houseaux, vêtu en pèlerin d'une
cape de gros drap gris, aura presque entier l'héri-
tage des tastueux ducs de Bourgogne. Nous sommes
en 1463 : en 1477, avant de prendre Arras, il aura
enlevé de force et brûlé Hesdin où maintenant il
vient de ruser.
Mais auparavant la capitale de l'Artois connaît
encore des jours de fête, celui par exemple, le
15 mars 1469, où le duc qui sera le dernier de sa
maison, Charles le Téméraire, fait sa joyeuse
entrée. Elle eut lieu selon la coutume par la porte
Saint-Michel, le duc ayant à ses côtés son chancelier,
et son premier chambellan Philibert de Savoie, le
propre frère de la reine de France. Devant lui, un
de ses écuyers marchait, portant son épée, précédé lui-
même par quatre cents porteurs de torches allumées.
11 faisait nuit, mais toutes les façades des maisons
avaient été illuminées par ordre des échevins. De la
Ville où il avait son palais do la Gour-le-Corate.
Charles Le Téméraire passa à la Cité où il voulut
loger au palais épiscopal, soi-disant par crainte
d'une épidémie qui régnait en ville. Peut-être aussi
voulait-il marquer au roi de France dont la Cité
relevait en principe, qu'elle était bien encore à lui,
duc de Bourgogne. C'est là que le lendemain matin
à neuf heures les échevins lui apportèrent les pré-
sents d'usage : des pots à vin. une aiguière et un
gobelet, le tout en argent.
S4 ARRAS ET l' ARTOIS DÉVASTÉS
Tout ce jour le populaire se divertit aux mora-
lités représentées sur des échafauds par les soins
des mêmes échevins. On y voyait, nous dit un his-
torien local*, « Manlius Torquatus jugeant son fils,
et le roi d'Aragon punissant un ministre coupable :
c'était un hommage à la sévérité du duc qui, récem-
ment, avait condamné à mort le gouverneur de
Flessingue convaincu, d'une action criminelle ».
Chacune des confréries qui donnaient les moralités
avait reçu cent sols pour sa peine ^ ; et le prince
d'honneur du corps des drapiers rivalisait avec le
prince des Loquebaux des bouchers, sous la gou-
verne de Yabbé de Liesse, personnage chargé de
temps immémorial de l'organisation des réjouis-
sances. Si les ducs de Bourgogne étaient populaires
à Paris, combien davantage 4 Arras, on le juge
aisément î
Le désastre qui va frapper cette ville coïncidera
avec la ruine de la maison. Le Téméraire battu
déjà par les Suisses à Granson et à Morat est tué
sous les murs de Nancy le 4 janvier 1477 et l'on
retrouve le surlendemain son cadavre pris dans la
glace et rongé par les loups'. Louis XI aussitôt
1. Lecesiie.
2. Shakespeare nous montre de même dans le Songe d'une
nuit d'été des artisans se réunissant pour jouer une pièce.
Durant tout le moyen âge, les mœurs furent à peu de choses
près semblables des deux côtés du détroit, seulement plus
douces en France.
:i. Le trésor de la cathédrale de Berne contient dix tapisse-
ries d'Arras qui viennent du pillage de la tente du duc après
Granson. On y remarque un« Adoration des Mages, La glori-
fication de Justice, Vhistoire de Jules César. La fameuse
série de Nancy, la Condamnation de Banquet provient de là
même source, comme aussi l'hi.-loire d Eslher et Assuérus.
LA RUINE DE LA MAISON DE BOURGOGNE 8d
vient s'emparer de la ville « objet de toutes ses
concupiscences — a écrit Michelet* — parce qu'elle
était deux fois barrière et contre Calais et contre la
Flandre ». Mais il avait affaire en Artois à un
peuple obstinément bourguignon de coeur parce
qualtaché à des franchises que les ducs avaient
toujours respectées.
Il gagna d'abord le gouverneur d'Hesdin, Raoul
de Lannoy, lun des principaux chefs bourguignons,
et prit la ville. Ensuite il alla à Boulogne-sur-Mer
confier à la Vierge la seigneurie d'une ville dont il
entendait bien être seul maître à toujours -. Enfin il
vint à Arras, entrant dans la Cité qui relevait de
lui, et d"où il trouva moyen de passer dans la Ville.
Le 17 mars il y reçut à l'abbaye de Saint- Vaast le
serment des échevins, en dépit d'une légère émeute
populaire. Se montrant gracieux, il leur rendit les
clefs de la ville ; et réduisit la gabelle du vin pour
plaire aux petits, en même temps que pour être
agréable aux bourgeois il leur accordait les privi-
lèges de la noblesse. Le 1" avril, les lettres qui
annonçaient le nouvel état de choses furent lues à
l'hôtel de ville, puis le roi quitta sa bonne ville pré-
sumée pour aller se reposer dans son château
d'Hesdin, hérité des ducs comme tout le reste. Mais
derrière lui, le parti qui entendait demeurer sous
1. Histoire de France, tome VII.
2. Boulog:De fut durant tout le moyen âge un des principaux
pèlerinages de la chrétienté au même titre que Lorelte, Sainl-
Michel-au-péril-de-la-mer ou Saint-Jacques- de-Compostelle.
Après le traité signé à Arras dans l'automne de 14X5, nous
voyons le bon duc Philippe s'en départir le il octobre pour
venir remercier la mère de Dieu dans son sanctuaire de Bou-
logne. Il est à noter que dans la principale rue de la haute
ville, celle par laquelle passait le flot des pèlerins, il existe
encore un I/ôlel de Boun^orjne.
86 ARRAS ET l'ARTOIS DÉVASTÉS
l'obéissance de M"« de Bourgogne — la fille du
Téméraire — ferma les portes de la Ville à la Cité
où M. du Lude commandait une garnison française,
et se porta à l'abbaye de Saint- Vaast en criant :
Tuez, tuez !
Cependant les plus raisonnables obtinrent que
l'on envoyât des députés à Hesdin, l'un d'eux étant
M. Oudart, notable bourgeois auquel le roi avait
conféré la seigneurie en son parlement de Paris. Il
les reçut bien et leur permit d'aller à Gand consul-
ter Ml'» de Bourgogne : mais ayant appris sur ces
entrefaites que sa garnison d'Arras avait reçu de
sérieux renforts, il les fit rejoindre à temps et
ramener à Hesdin où ils furent décapités et exposés
en public. La vengeance du roi éclata surtout au
sujet de cet ingrat Oudart auquel il avait donné une
charge de président ; il écrivit alors cette lettre
où la rancune se montre atroce * : « Afin qu'on con-
nût bien sa tête, je l'ai fait atourner d'un beau cha-
peron fourré : il est sur le marché d'Hesdin, là où
U préside. » Le prévôt Tristan l'avait fait d'abord
enterrer : on le déterra pour l'exposer de la sorte.
Ce fut par la brèche, le 4 mai. que le roi rentra
dans Arras après un siège au cours duquel il pensa
périr, visé qu'il fut de près par un arbalétrier dont
il eût reçu le carreau si un boucher d'Arras n'avait
détourné le coup. « Vous m'avez été rudes, dit-il
aux habitants rassemblés sur la petite place devant
le monument de la Sainte-Chandelle, — je vous le
pardonne, et si vous m'êtes bons sujets, je vous
serai bon seigneur. » Il ordonna cependant que l'on
en mit à mort un certain nombre dont l'arbalétrier
l. Citée par Michelet.
LA RUINE DE LA MAISON DE BOURGOGNE 87
qui avait failli le tuer*. Les pauvres gens expièrent
cruellement leurs bravades renouvelées du siège
de 1414. et le dicton d"un esprit bien picard affiché
par eux sur l'une des portes :
(Juand les souris mangeront les chais
Le roi sera seigneur dArras.
(Juand la mer qui est grande et lée,
Sera à la Saint-Jean gelée.
On verra par-dessus la glace
Sortir ceux d'Arras de la place.
Ce fut pis, le roi parti. Le gouverneur laissé par
ui. M. du Lude, et son compère maître Guillaume
Cerisais. tuaient pour confisquer, voyaient partout
des complots et les faisaient naître. Quand le roi
revenait dans Arras, la crainte d'un soulèvement
populaire lui faisait publier de belles promesses
quil ne tenait pas. De part et d'autre on vivait en
méfiance. Louis XI y séjourna pourtant en 1477, où
il y reçut la visite du roi de Portugal, et en 1478 où
il tint un ciergtj à la procession de la Fête-Dieu sans
parvenir à désarmer les suspicions des irréductibles
Arrageois -.
1. M. Boutry dans Ari-ns, non histoire et ses monuments
rapporte d'après un vieu)^ chroniqueur la visite que fit alors
Louis XI à Tours nourri de temps immémorial dans labbaye de
Saint-Vaast en souvenir df ceux que l'apôtre de la Gaule Bel-
pique aurait trouvé sur les ruines de l'église primitive bâtie
par saint Diogène.
« 11 voulut voir l'ours auquel il fit grands ébattements ; puis
il (it mettre un chien avec ledit ours . mais le chien oncques
n'osa se mouvoir d'un onguelet. et quand le Roi vit ce : Or,
lais que mon chien n'ait nul mal. dit-il à un nommé Jehan
Haret, dit boquillard, (|ui était le gardien dudit ours. Cestuv
entra dedans en donnant à manger à l'ours, et en même temps
le chien saillit hors du logis, et le roi donna au dit Haret un
écu d or. »
1. Il ne semble pas y avoir passé toujours le temps aussi
dévotement. « Se trouvant un jour à Arras sans argent, il
88 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
Ces deux années se passèrent de la sorte : puis
en 1479, ils réussirent par un complot secret à faire
échouer une entreprise de Louis XI sur Douai.
« Les Français de la garnison d'Arras, — raconte
Barante, — résolurent d'y entrer par surprise. Ils
marchèrent toute la nuit, se cachèrent dans les blés
aux environs des murailles, et attendirent que la
porte fût ouverte. Quelques-uns s'étaient vêtus en
paysans, et portaient du pain et des vivres ; ils
comptaient entrer comme gens venant au marché,
puis se saisir de la porte et appeler les autres à
leur aide. Par malheur, un bourgeois d'Arras, qui
avait vu les apprêts et su le seci-et de cette entre-
prise, avait sur-le-champ envoyé à Douai une
femme, bonne Bourguignonne comme lui, pour tout
raconter à un de ses amis. Les magistrats et les
capitaines de Douai, informés du complot, tinrent
la porte fermée, firent avancer une couleuvrine, et
tirèrent sur le lieu de l'embuscade. Les Français se
voyant découverts, s'enfuirent à la hâte, laissant
après eux les haches et outils de fer qu'ils appor-
taient pour briser les portes '. »
En réponse à ce qu'il considéra comme une trahi-
son, la colère du roi fut terrible. Au mois de
juillet 1479, il fit raser les remparts et chassa de
leurs maisons tous les habitants d'Arras qu'il voulut
être désormais nommée Franchise pour abolir tout
souvenir de son passé, et qu'il peupla par force de
emprunta à Jacques Hamelin, un de ses serviteurs, la somme
de trois cent vingt livres seize sous huit deniers pour l'em-
ployer à ses plaisirs et voluptés, ainsi que cela a été trouvé
écrit dans les comptes de ses dépenses. » Baranle, tome XII
de V Histoire des ducs de Bourgogne.
1 . Barante, tome XII.
LA RUINE DE LA MAISON DE BOURGOGNE 89
gens de tout état et profession pris ailleurs dans le
royaume, à Paris, Rouen, Orléans, Lyon, Tours ; en
Auvergne, en Limousin, en Languedoc. Dans l'in-
tervalle la ville fut déserte et il n'y resta pas même
un moine dans l'abbaye de Saint- Vaast transformée
en caserne pour les francs-archers du roi.
C'est donc à Franchise, ombre d'Arras, que se
rencontrèrent en 1482 pour l'affaire delà succession
de Bourgogne les ambassadeurs de Maximilien
d'Autriche et ceux du roi, qui avaient pour mission
de régler les fiançailles de Marguerite d'Autriche
avec le dauphin de France. Les Etats de Flandre
n'avai-ntpas envoyé moins de quarante-huit députés.
Pour Louis XL ils étaient moins nombreux : M. d'Es-
querdes, Olivier de Coetmen. gouverneur d'Arras,
le président de Vacquerie, et Jean Guérin, maître
d'hôtel du roi. Les pourparlers furent courts, toutes
choses étant réglées à l'avance et les envoyés se
souciant peu de séjourner l'hiver dans Arras ruiné
et dépeuplé. S'il en était parmi eux qui se sou-
vinssent du triomphant été de 143.5, ils devaient
trouver que cette paix-ci ressemblait peu à l'autre.
Aucunement en effet, puisqu'autant la première
avait paru sceller le triomphe de la maison de
Bourgogne, autant celle-ci en marquait la ruine et
morcelait ses anciennes possessions. L'Artois notam-
ment y était reconnu bien du roi de France en
même temps que la Bourgogne, à titre do dot de
M"« Marguerite.
Il fut stipulé par surcroît qu'Arras serait gouverné
d'après ses droits, usages, privilèges accoutumés,
au nom du futur époux, le dauphin de France. « Les
ambassadeurs de Flandre demandèrent que les
habitants de Franchise ou Arras, qui étaient épars
90 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
soit dans le royaume, soit ailleurs, eussent permis-
sion de retourner librement dans leurs maisons ou
habitations pour y reprendre leur marchandise ou
métier. Gela fut accordé pour ceux qui étaient réfu-
giés dans les états de l'Archiduc; quant à ceux du
royaume, il y avait été pourvu, répondirent les am-
bassadeurs du roi*. »
Ceux de Flandre dépeignirent encore « Â.rras,
Aire, Lens, Bapaume, Béthune, et tous les villages
environnants... déserts et abandonnés de leurs habi-
tants ; ils demandèrent que pour restaurer ce mal-
heureux pays d'Artois, et afin qu'il pût se repeupler,
on l'exemptât pendant douze ans de tous aides et
impôts ordinaires et extraordinaires, ainsi que de
tous les arrérages. Le roi accorda six ans. »
Ce ne fut que sous Charles VIIÏ que l'Echevinage
fut rétabli dans ses anciens privilèges et coutumes,
et que les moines de Saint-Vaast purent rentrer
dans leur abbaye. Alors enfin, ses habitants étant
revenus, Arras redevint Arras ; mais le cruel traite-
ment qu'elle avait subi ne fut pas oublié de si tôt. et
nous en trouvons un écho dans les rimes curieuses
intitulées par Georges Chastellain : Becollection des
merveilles advenues en noire temps-. »
« Pour chose assez pi'écise,
.lai vu en nos tenans
Arras nommer Franchise
El changer les manans ;
Comme infâmes et viles
Les hoirs en débouter,
Et gens d'estranges villes
Y venir habiter. »
1. Baranle.
2. Ce poème figure à la suite de V Histoire des ihirs ilf Boiir-
(/ogne de Barante,
CHAPITRE VII
L'ARTOIS SÉPARÉ DE LA FRANCE
Les Allemands pillent Arras en 1492. — L'hôtel de ville est
achevé et le décor des places réglé sous la domination espa-
gnole. — Tapisseries exécutées d'après les cartons de Raphaël
— Les malheurs des Pays-Bas.
CoNCORDANCK. — Dans le décor hispano-flamand
des deux places.
Le libre rjé nie d' Arras avait élevé sous la domina-
tion espagnole les maisons à arcades et à pignons des
deux places, dominées par l'hôtel de ville, et celui-ci
par le beffroi. C'est vers ces ruines des édifices com-
munauœ que nous nous tournons en ce moment. Et il
nous souvient d'y avoir vu encore un obus non éclaté,
comme la signature brutale des destructeurs.
Bourguignonne, Arras était toujours franraise.
Voici qu'elle va cesser de l'être par sa volonté pen-
dant un siècle et demi au lendemain même de ce
traité de 1483 qui semble consacrer son rattachement
plus étroit à la couronne. Charles VIII a eu beau
tenter de réparer le tort fait à la ville par son père,
rétablir les Arrageois exilés dans leurs maisons, leur
rendre les privilèges anciens, le ressentiment per-
92 ARRAS ET l'ARTOIS DÉVASTÉS
siste si vif contre le roi de France — peu importe à
leurs yeux qu'il soit Charles ou Louis — qu'ils vont
de propos délibéré se donner à cette maison d'Au-
triche héritière des Bourgogne. Mais eux. les ducs,
étaient du sang de France. Et en 1435, à Arras, qu'il
avait parlé impérieusement en Philippe le Bon !
Une conjuration populaire eut lieu dans la nuit
du 4 au 0 novembre 1492. Un boulanger de la ville.
Jean Le Maire dit Grisard, ouvrit les portes d'Arras
aux lansquenets de Maximilieu d'Autriche, Alle-
mands pillards qui dès le jour suivant, après avoir
défoncé et bu sept cents tonneaux de vin sur le
grand markiet se répandirent dans la ville, entrant
de force dans les maisons et y volant tous objets
précieux, allant jusqu'à emprisonner Tévêque et
s'emparer du trésor de la cathédrale. Presque un an
durant ils tinrent garnison à Arras au grand dam
de ses habitants. Le traité de Senlis (14 mai 1493),
qui assurait à Maximilien la possession de l'Artois,
était promulgué depuis yjlusieurs mois quand ils
quittèrent enfin la ville à laquelle leur présence
avait coûté plus de huit cent mille écus. Ainsi
débuta pour Arras la domination de la maison
d'Autriche qui devait durer jusqu'en 1640.
Au cours de cette longue période, le Beffroi com-
mencé en 1463 là où s'élevait autrefois la Halle aux
cuirs, fut achevé l'an 15.54. La ville s'embellit nota-
blement; les logis de bois, proie désignée pour l'in-
cendie, furent interdits en 1574. Et Philippe II roi
d'Espagne, consacrant par un édit du 23 mars 15S3
une initiative antérieure des échevins, régla le décor
des deux places célèbres en imposant de les rebâtir
toujours dans le même style. II a duré à peu près
intact, épargné en somme par l'injure du temps,
LARTOIS SEPARE DE*LA FRANCE 93
jusqu'à celle reçue des barbares en l'automne de
1914.
Regardons ce qu'il fut sur quelque gravure an-
ancienne, puisque les obus allemands ont réussi à
le détruire partiellement, et reconstituons-le par la
pensée dans sa beauté primitive. L'hôtel de ville se
dresse devant nous. Regardons sur les sept arcades
gothiques fleuries et flamboyantes s'élever huit
fenêtres semblables mais plus élancées encore, au
centre desquelles s'ajoure un balcon et que surmonte
une balustrade curieusement découpée là où com-
mence le toit. En arrière, le beffroi de Jacques le
Garon, architecte de l'abbaye de Marchiennes et
élevé pour son chef-d'œuvre à ia dignité de bour-
geois d'Arras, commence la prodigieuse ascension
qui met à 75 mètres du sol le lion d'Arras, son cou-
ronnement. L'horloge de ce befl'roi provenait de
Thérouanne détruite ; un carillon y tintait, com-
plété par quatre grosses cloches, la Bancloque ou
Joyeuse, là. cloche du guet, la cloche du couvre-feu,
et placée tout en haut dans la couronne, immédia-
tement en dessous du lion, la cloche d'alarme.
Les places complétaient cet hôtel de ville et son
beffroi. Leurs maisons hispano-flamandes à pignons
dentelés avaient eu leur expression totale dans la
Maison Commune. Elles lui faisaient corlOge, ache-
minant l'étranger vers elle, comme encore mainte-
nant à Bruxelles les logis des corporations sont les
compagnons naturels de celui du roi. Les deux
ensembles, Arras et Bruxelles, ne furent-ils pas con-
çus dans le même temps ! — Heureuse Bruxelles,
ville toujours puissante et dorée quand sa rivale de
jadis gît dans la cendre.
94 ARRAS ET* l'aRïOIS DÉVASTÉS
S'il nous fallait une preuve de plus de la conti-
nuation de Tactivité d'Arras sous la domination
espagnole, un témoignage que son génie inventif
subsiste intact, nous le trouverions dans les tapisse-
ries qu'elle ne cesse encore de produire. Ce sont des
Arazzi, les tapisseries conservées à Beauvais qui
s'inspirent des Illustrations de Gaule et sincjularilés
de Troyes, ouvrage de Jean Lemaire de Belges publié
vers 1509 et qui eut grand succès. On y voit les rois
de la Gaule cent ans après le Déluge et jusqu'au
temps du siège de Troie. La cathédrale de Beauvais
y est représentée sur la tapisserie du roi Belgius,
la cathédrale de Reims sur celle qui rassemble les
rois Ré mus et Francus, des aspects de Paris vers
153Û — date marquée sur ces pièces remarquables
— Ogui'ent tout naturellement comme fond au per-
sonnage du roi Paris.
Mais en tant que merveilles de technique, l'hon-
neur des haute-lissiers d'Arras au début du xvf siè-
cle, ce sont les tapisseries exécutées d'après les car-
tons de Raphaël et destinées aux salons du Vatican :
la Pèche Miraculeuse, le Massacre des Innocents y la
Guérison du Boiteux, Saint Paul et saint Silas reti-
rés de prison par un tremblement de terre, Elymas
rendu aveugle, la Conversion de saint Paul, la Des-
cente du Saint-Esprit, la mort de saint Etienne, la
Résurrection, V Ascension, l'Adoration des Bergers,
V Adoration des Mages, la Présentation au Temple,
le Repas d'Emmaiis, saint Paul dans V Aréopage, la
Mort d'Ananie.
Tous les cartons originaux peints de la main de
Raphaël et de ses élèves furent envoyés à Arras où
il fallut bien pour les traduire en tapisserie qu'ils
fussent découpés par les ouvriers. Ils y demeurèrent
l'aRTOIS séparé de la FRANCE 95
ensuite, selon la tradition, oubliés dans une cave,
vraisemblablement une de celles qui existent encore
sous les maisons des deux places et qui purent fort
bien servir d'ateliers, éclairées et aérées quelles
sont, divisées en travées par de belles colonnes à
chapiteaux gothiques. C'est là que Rubens les aurait
retrouvées* et lait acheter au roi d'Angleterre
Charles l^-, les sept du moins qui sont actuellement
à Hampton court et dont Caylus qui les y vit en il2-2
louait l'état de conservation. Ces cartons sont la
Mort d'Ananie, Elymas rendu aveugle, la Guérison
du Boiteux, la Pêche miraculeuse. Saint Paul devant
V Aéropage, Saint Paul et saint Silas. « Pasce oves
meas » -.
Même après que Louis XI eût passé, l'art de la
tap'isserie était donc encore florissant à Arras. II le
demeura tout le xvp siècle, et c'est ainsi que nous
voyons Cliarles-Quint au milieu de ses guerres avec
François I", accorder des saul-conduits à des mar-
chands d'Arras pour l'expédition de tapisseries^. Le
musée de Gluny en a d'ailleurs conservé qui sont de
1 . Sur tout ceci, voir Van Drivai en son Hisloii e des tapis-
series d'Arras.
2. Van Drivai signale aux musées de Dresde et de Berlin des
tapiï^series d'.\rras de cette série de Rapha<"l. et il cite à ce
sujet le livre de Viardot sur les Musées d'Allemuijne : « Per-
sonne ne sait au juste combien d'exemplaires de la série furent
exécutés par la fabrique d'Arras. Oue seraient-ils devenus ? L'on
ne détruit pas, Ion ne perd pas à la légère des tapisseries de
Flandre faites sur des dessins de Kapha^l. L'unique collectiou
complète (à peu près» est celle du Vatican. ^>
Toujours d après Van Drivai, l'exécution de ces tapisseries à
Arras aurait été surveillée par les peintres Bernard Van ()rlev
et Michel Coxie.
3. Sauf-conduits accordés le 15 juillet et le 22 aoiit 1543
à Eloi et Honaveoture (iontyer. Jean et (Jérard Hertin, Pierre
Vignon, marchands d'.^rras. pour l'expédition de 200 paquets
de tapisserie. Van hiival.
96 ARRAS ET l'ARTOIS DÉVASTÉS
ce siècle, et notamment l'Histoire de David et Belli-
sabée' . Van Drivai en signale une encore, datée de
1597-, qui allégorise les Malheurs des Pays-Bas, dont
Arras s'est toujours reconnue faire partie, picarde
et française qu'elle soit pour autant. 1597, c'est l'an-
née où elle accueille à coups de canon Henri lY qui
essaie sur elle une tentative. Mais voici la descrip-
tion de Van Drivai : « Une femme toute éplorée est
assise au centre de ce tableau. Assaillie à la fois par
quatre hommes armés et en fureur, elle est à demi
renversée, dans l'attitude de la plus vive désolation.
Cette femme représente les Pays-Bas. Il n'y a pas
à s'y méprendre, ce nom est écrit en toutes lettres
près de son pied droit ; les écussons de ses dix-sept
provinces sont d'ailleurs suspendus en longue ligne
au-dessus de sa tête, protégés par la Fidélité, qui
sort des nues, mais assaillis par VEtivie aux traits
ignobles, et par la Dissidence qui s'éloigne en lan-
çant des menaces. A droite et à gauche, au-dessous
de ces deux emblèmes des passions dévastatrices,
vous en voyez deux autres qui achèvent de vous
donner l'explication de tous ces malheurs. C'est
l'ambition, avec son sceptre, sa couronne, ses
magnificences inutiles : c'est l'avarice qui jette pêle-
1. Le catalogue du musée le? donne pour tapisseries de
Flandre, sans plus de précision. Je les ai longuement examinées
avec le conservateur actuel, M. Haraucourt et crois pouvoir
les attribuer à Arras, comme Van Drivai. On y remarque en
effet, une mesure et une grâce rares en Flandres proprement
dite.
Par ailleurs, le musée de Cluny vient d'installer dans une
salle nouvellement ouverte au public des tapisseries reconnues
pour être d'Arras à coup sûr et qui représentent la Vie de
sailli Etienne sur une longueur totale de 44 mètres. Elles sont
exquises de vérité et de couleur.
2. A Douai dans une famille. la famille Maroniez, — ori-
einaire d'Arras.
L ARTOIS SEPARE DE LA FKA.NCE 9 /
iiièle dans ses coffres des vases précieu.v, de lardent
et de l'or. Au loin l'incendie brille, les ruines
s'amoncellent. Les quaUiî lioiiuncs qui tourmentent
les Pays-Bas éplorés sont fort reconnaissables à leur
costume et à leurs emblèmes. D'ailleurs une longue
inscription ai-hève de nous donner la clef du toute
cette vive allégorie.
•i L'EspagDol, le Françaié et l'Auj^Iais, et les miens ;
0 f'auvre Pays-Bas, out ravi de mes bjeus,
Superbe, ambitieux, hérétique et avares
Et les vaincs ricliesses, et les dépouilles rares, _
El de tout point gâte -
Ce qu'avais de beauté. •
On sunge aux paroles de Flécliier dans sun orai-
son funèbre de Turenne: « Flandre, théâtre sanglant
où se pressent tant de scènes tragiques, triste et
fatale contrée, trop étroite pour contenir tant d'ar-
mées qui se dévorent ! » C'est bien ici une longue
lamentation, figurée selon le génie propre à Arras.
11 semble quelle ait pressenti son déclin. Sans doute
quand elle redevient française, en 1640, mille cinq
cents métiers bruissaient encore dans la ville qui fut
— et n'a cessé de demeurer dans l'histoire de la
civilisation — la ville des tapisseries. Mais dans
notre seconde culture, toute classique, retrouvera-
t-elle jamais la place qu'elle eut dans la première,
le temps où les Jeux de ses trouvères, d'abord repré-
sentés sur ses places, essaimaient ensuite dans toute
la chrétienté, le temps où. lille chérie des grands
ducs d'Occident, elle accordait la paix à cette même
chrétienté ?
l)t l'uNcUEMLLE.
CHAPITRE VIII
L ARTOIS REVIENT A LA FRANCE
Le siège de 1640. — Culture du xvu® siècle. — Arras se fond
daus la vie naliouale. — Les Etats d'Artois et la frégate qu'ils
offrirent aux Américaius. — Jeunesse de Robespierre. —
L'échafaud dressé à Arras sur la place du théâtre.
CoNcouuANGE. — De l'hôtel des États d'Artois
à la maison de Robespierre.
Placés en face des ruines de l'hôtel de ville, nous
apercevons à notre gauche au delà d'un espace laissé
vide par le bombardement, un hôtel du XVIII'' siècle
décoré de sculptures gui fut celai des Etats d'Artois.
Cette institution ne se contenta pas de sauvegarder
les libertés de la province : elle voulut encore aider
au delà des mers celle des Américains en leur offrant
une frégate gréée à ses frais : Z' Artois.
C'est à la même époque^ en 1785, que fut construit
le théâtre dont le style à l'antique représente bien
une France modelée alors depuis deux siècles sur
la Grèce et sur Rome. Et il vit un des plus sanglants
épisodes de la Révolution qui termina l'ancien
régime : les exécutions ordonnées à Arras par
Lebon.
En face du théâtre s'ouvre la rue des Rappor-
l'AHTOIS revient a la FRANCE 99
leurs. Là, au n" o, se trouve la maison kabitee par
Robespierre avant que, de pelit avocat, il devint l'un
des tribuns populaires.
Au xvii« àiècJc, avant que Ja Frauce eut le grand
Roi, elle eut le grand Cardinal, Richelieu, qui pour-
suivit la vieille politique de Louis XI avec infiniment
plus de succès que lui, et pi épara la délinitivc unité
française. C'est ainsi que la guerre de Trente ans
nous valut, outre l'Alsace et le Roussillou, le retour
de l'Artois.
Trois armées le reprirent eu 1040, conduites par
les maréchaux de la Meilleraye, Chàtillon et
Ghaulnes. Elles parurent sur le Mont Saiut-Éloi et
investirent Arras, nouvelle Alésia, par de formida-
bles circonvallations. Quand les Espagnols s'avan-
cèrent pour attaquer ces lignes, Richelieu eut
une réponse énergique aux envoyés des trois maré-
chaux : « Sortez, ou ne sortez pas de vos lignes ;
mais, si vous ne prenez point Arras, vous en répon-
drez sur vos tètes. » Par le fait, elles ne furent pas
attaquées, et Arras fut prise après trente-cinq jours
de tranchée, le 10 août. Une fois de plus le narquois
dicton picard inscrit sur les portes avait eu tort :
« Quand les souris raingeront les cats,
Le roi d'Arras seigneur sera. »
Mais Arras en notre pouvoir, restait à débarrasser
l'Artois des bandes espagnoles, ce qui ne fut achevé
qu'en 1648 par la victoire de Condé à Lens. Et le
même Condé ne devait-il pas, hélas, six ans plus
tard, ayant passé au service de l'Espagne pour une
querelle personnelle, tenter de reprendre Arras
pour elle. Turenne, plus audacieux que l'ennemi ne
100 AHRAS ET LAHTOIS DÉVASTÉS
Tavail élé en d640, attaqua les lignes des assié-
geants, forçant Condé à la retraite et sauvant
Arras. La ville avait été jugée si importante à con-
server, et telle fut la joie publique de ce succès, que
le jeune roi de seize ans — le futur Roi-Soleil —
accourut y faire une entrée triomphale et s'assurer
par sa bonne grâce personnelle de la fidélité des
habitants.
Condé, Turenne, noms que l'on ne peut piononcer
sans un frémissement. Le texte sublime de Bos-
suet nous revient ici en mémoire, cette comparai-
son fameuse où il dit :
« Vit-on jamais en deux hommes les mêmes vertus
avec des caractères si divers, pour ne pas dire si
contraires? L'un paraît agir par des réflexions pro-
fondes, et l'autre par de soudaines illuminations ;
celui-ci par conséquent plus vif, mais sans que sou
feu eût rien de précipité ; celui-là, d'un air plus
froid, sans jamais rien avoir de lent, plus hardi à
faire qu'à parler, résolu et déterminé au dedans,
lors même qu'il paraissait embarrassé au dehors.
L'un dès qu'il parut dans les armées, donne une
haute idée de sa valeur et fait attendre quelque chose
d'extraordinaire, mais toutefois s'avance par ordre,
et vient comme par degrés aux prodiges qui ont
fini le cours de sa vie : l'autre comme un homme
inspiré, dès sa première bataille, s'égale aux maîtres
les plus consommés. L'un, par de vifs et continuels
efforts, emporte l'admiration du genre humain, et
fait taire l'envie ; l'autre jette d'abord une si vive
lumière, qu'elle n'osait l'attaquer. L'un enfin, par
la profondeur de son génie et les incroyables res-
sources de son courage, s'élève au-dessus des plus
grands périls, et sait même profiter de toutes les
l'aRTOIS revient a la FRANCE 101
infidélités de la fortune : l'autre, et par l'avantage
d'une iiaute naissance, et par ces grandes pensées
que le ciel vous envoie, et par une espèce d'instinct
admirable dont les hommes ne connaissent pas le
secret, semble né pour entraîner la fortune dans ses
desseins, et forcer les destinées ^ »
Il n'était pas inutile de citer cette page fameuse
pénétrée d'éloquence grecque et latine, au riîoment
où nous voyons Arras retourner à la France et la
trouver dans un développement avancé de notre
seconde culture, modelée sur le génie méditerranéen
avec une fidélité qui n'a pas laissé parfois que de
contrarier notre génie national, et la libre montée
de la sève dans ce chêne gaulois auquel les Francs
suspendirent leurs armes.
A cette date de 1640, Corneille vient de révéler
avec le Cid la forme enfin parfaite — après les
tâtonnements de Jodelle, Garnier et Rotrou — d'une
tragédie française directement inspirée de l'antique.
Le Poussin a exécuté ses toiles les plus fameuses,
emplies par une méditation dune qualité admirable
et dont on ne surpassera jamais l'expression. Des-
cartes a donné son Discours sur la méthode. Tout
annonce qu'une grande ère commence : le siècle de
Louis XIV, appelé à être comparé à ceux de Périclès
et d'Auguste. Perrault pourra sans injustice prendre
parti pour les Modernes contre les Anciens. Les
chefs-d'œuvre des lettres et des arts vont se suc-
céder pendant cent ans, jusqu'à l'épuisement trahi
par la pâle tragédie de Voltaire et la languissante
peinture de Boucher.
1 . Oraison funèbre dr» (.nuis de Ronrloii, pijnre «ie ConJé,
102 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
Mais dans cette éblouissante culture dont le
défaut est malheureusement de n'être ni autochtone,
ni profondément nationale, quelle place y a-t-il
pour Arras, placée qu'elle est au Nord? Et la. cité
reine du xiii" siècle ne va-t elle pas se trouver ser-
vante et cendrillon dans une civilisation où le Midi
commande ? Par surcroît, la monarchie absolue telle
qu'elle se révèle dès lors par une centralisation exces-
sive, ne permet plus aux provinces de respirer
aussi librement que par le passé, d'être elles-mêmes
et d'obéir à leur génie propre comme au temps où
elles étaient autant de républiques dans la monarchie
tempérée, — conformément aux traditions franques,
— du xiii^ siècle. Nous avons vu ce qu' Arras fut
alors. Au xvii» au contraire, nul nom n'y apparaît
grand *, nulle œuvre que la citadelle construite par
Vauban sur l'ordre de Louis XIV pour lui répondre
de la ville, et qui fut, en fait, la Belle Inutile. Au
xviii" nous rencontrons deux noms : l'abbé Pré-
vost -, — toute la galanterie de l'époque — et Maxi-
milien Robespierre, — sa faillite sanglante.
Et pourtant il fallait qu'Arras, où l'on n'a jamais
cessé de parler notre langue, redevînt ville fran-
çaise. La cité qui avait créé la première forme de
notre art dramatique, celle en qui se résume à peu
de chose près léclat de nos lettres au xiii« siècle ; et
qui ensuite par ses tapisseries aussi vives que les
1. Notons cependant que deux sculpteurs, Anselme Flamen
et Hurtrel, nés en Artois, l'un à feaint-Omer et l'autre à
B('*thune. ont laissé de leurs œuvres dans les jardins de Ver-
sailles. El au xYiii" siècle, le musicien Monsigny appartient
encore à l'Artois.
2. C'est du coche d'Arras qu'il fait descendre Manon Les-
caut à Amiens, tout au début de cette exis-tencc aventureuse
tragiquement terminée en A-mérique.
l'artois revient a la FRAN<',E 103
récits de Froissart — tournois, chasses, allégories
d'amours en des vergers, histoires de tous person-
nages réels ou fictifs, — avait montré au monde les
images de la France ; cette cité-là no pouvait pas
vivre hors d'elle. La cité reine accepta d'y être ser-
vante plutôt que de quitter la maison de sa mère.
Le long ressentiment enfin épuisé, elle cessa d'être
Aragonaise — selon le mot de Richelieu — pour
écouter son cœur comme le duc Philippe le Bon lui
en avait donné l'exemple en 143o. Elle était bien
décidément redevenue française^ le jour où le
même jeune roi qui entrait botté, éperonné. la cra-
vache en main, au parlement de Paris, vint la
remercier d'avoir été fidèle quand son propre cou-
sin Louis de Bourbon ne l'était plus, ot qu'il avait
dû lui opposer Turenne.
A partir de celte date de 1654, Arras et l'Artois
n'ont plus de page à part dans l'histoire de la
civilisation française. Leurs sources propres — et
c'est ainsi que les tapisseries des Gobelins naquirent
de celles d'Arras — se répandent dans le large
courant de la vie nationale. Ils vivent de la même
existence que toutes les provinces du royaume, con-
servant par les seuls Etats d'Artois, l'ombre d'une
autonomie.
Ces états étaient composés comme ceux de France,
des trois ordres : clergé, noblesse et tiers-état.
L'évêque d'Arras les présidait. Il y avait en outre
I. « Pour célébrer la grande victoire du 24 août 1634, des mé-
dailles furent frappées, une procession fut instituée pour « être
faite chaque année par les rues de la ville >», et encore aujour-
d'hui la lôte annuelle d'Arras commence le dimanche le plus
rapproché du 24 août. » Arma, son histoire et s^s momnnpnts,
par Julifu Boiitry.
104 ARRAS ET l'ARTOIS DÉVASTÉS
dans les rangs du clergé, l'évèque de Saint-Omer,
dix-neuf abbés — dont celui de Saint-Vaast, — et
neuf chapitres représentant les cathédrales d'Arras
et de Saint-Omer, plus sept collégiales.
L'Assemblée générale avait lieu une fois l'an,
« tant pour délibérer des affaires de la province, que
pour les subsides qu'on devait accorder au Roi* ».
Celui-ci avait trois commissaires auprès de l'assem-
blée : le gouverneur-général de l'Artois, l'intendant
de la province et le premier président du conseil.
De même choisissait-elle en son sein trois députés,
un de chaque ordre, pour aller porter au Roi son
cahier annuel. Us en étaient généralement bien
reçus, et nous voyons Louis XIV en 1713 faire
remise à l'Artois de trois cent raille livres sur quatre
cent mille qui lui étaient dues pour l'année, en
considération de ce que la province avait souffert
de la guerre •.
1. Note sur les Etats d'Artois parue dans le recueil des
Archives du Nord, aunée 1837. Valencieiines, Prignet, édi-
teur.
2. L'a des députés de l'Artois pour cette année-là était Jean-
André Mabille, éolievin de la ville d'Arras comme l'avait été
son père Jean-François Mabille, seigneur de Poncheville. Nous
avons retrouvé aux Archives d'Arras, quelques années avant la
guerre actuelle, la requête rédigée par lui pour les Elats afin
d'obtenir du roi une remise : « Les fouragemens et les pillages
inouïs soullerts pendant la dernière campagne que l'armée de
Votre Majesté a campé dans cette province, les corvées de clia-
riols et de pionniers qu'elle a fournis, particulièrement dans
le précieux temps des semailles pour les sièges des villes de
Douay, du Qucsnoy et de Boucliain, et autres services de
l'armée de Votre Majesté, et les désordres faits dans un grand
nombre de villages au passage des troupes nombreuses qui ont
traversé l'Artois par les baiilages de Saint-Omer et de Hesdiu
ayant rais les habitants hors d'état de bien façonner le peu de
terres qu'ils ont ensemencées, la récolle de 1713 a été si petite
qu'elle ne suffit pas pour la nourriture des habitants, et le
prix des grains est si augmenté que la plus grande partie s'est
s
o
O
a.
l'aRTOIS revient a la FRANCE 10"»
Ce fiirr-nt Ifs Etats d'Artois qui au début de la
guerre de l'Indépendance soutenue contre lAngle-
terre par les États-Unis firent ^réer une frégate à
leurs Irais, l'Artois, et l'offrirent aux Américains :
beau geste qui leur a été rappelé récemment par
l'évêque d'Arras, M^^ Julien. Un de ses collabora-
teurs, le chanoine Guillemant, qui l'accompagnait
en Amérique, a écrit sur ce sujet une brève notice
historique* à laquelle nous empruntons les lignes
qui suivent :
« En traversant l'Artois, les soldats des Etats-
Unis soupçonnent-ils qu'ils foulent une terre où
jadis la cause de l'Indépendance américaine souleva
un véritable enthousiasme?
« Au moment le plus critique de cette guerre iné-
gale, Louis XVI eut le mérite de jeter dans la
balance, au profit de la jeune républiriue, lépée de
la France; La Fayette y ajouta la grâce et la bra-
voure de ses vingt ans : Rochambe-au, qui devait
plus lard être gouverneur de l'Artois, mit son
expérience militaire, en un jour décisif, au service
de Washington,
« Mais nos ancêtres se passionnèrent, eux aussi,
pour cette grande cause; et avec leur esprit prati-
Irouvf^e dans 1 impuissance d'en acheter pour semer, ce qui ne
fait e?pérer pour celte année i|uune très petite récolte ».
En 172:), il fut <iueslion de rétablir en Artois l'impùt de la
gabelle dont il s'était racheté une fois pour toutes. Le même
échevin qui faisait alors partie des six commissaires exlraonii-
naires des Etals d'Artois, réussit à empêcher cette mesure, et
l'ysscmblée générale des Etats l'on remeicia en lui ollVanl
publiquement une paire de flambeaux d'argent. — Nous avons
publié en lOnO chez l'éditeur Gras-et un livre de famille dont
iiouB extrayons ces détail qui intéressent l'Artois.
1. L'hommui/e (l'A mis ft de l'Artois à farmée américaine.
Plaquette sans nom ilédileur,
106 ARRAS ET i/aRTOIS DÉVASTÉS
que et soucieux des réalités, ils ne se bornèrent pas
à voter des acclamations ni à formuler des vœux
stériles .
« La marine de France, anéantie pendant la guerre
de Sept ans, s'était reformée peu à peu sous l'im-
pulsion de Choiseul et de Sartine, et h>rùlait de se
mesurer avec la flotte anglaise.
« Les Etats d'Artois résolurent de construire et
mettre en mer, aux Irais de la province, « une fré-
gate de la plus grande force, armée en course »,
portant quarante canons, etqui s'appellerait l'^î'/of^.
« Us empruntèrent, à cet effet, cinq cent mille
livres.
« Pour seconder rhéroïsme des ofïïciers et de l'équi-
page, ils décidèrent que si le commandant arrivait
à prendre un vaisseau ennemi supérieur en force,
il lui serait accordé « entrée et séance aux Etats
d'Artois. » Le produit' des prises faites par la fré-
gate serait réservé en partie, pour en armer de
nouvelles, en partie pour distribuer des récompenses
aux gens de l'équipage ; et les Etats assuraient
faveur et protection aux veuves et aux orphelins
« de ceux de ces braves gens qui seraient tué dans
les combats ».
« Ces résolutions furent volées, en 1778, « par accla-
mation générale » ; de Versailles, le prince de Mont-
barey en félicita « Messieurs des Etats d'Artois » ;
et le 7 mars 1779, le Roi « étant en son Conseil »
autorisa l'emprunt qui permettrait de réaliser ce
magnifique programme.
« Si la réalité ne répondit pas de tout point au
rêvé ; si la frégate l'Artois n'eut qu'une histoire
courte et tragique ; si, partie du Port-Louis (près de
Lnrient) lo 29 mai 1780. sous les ordres de M. Fabre.
l' ARTOIS REVIENT A LA FRANCE 107
elle fut prise, non loin de la Gorogne, le 1" juillet,
par le vaisseau anglais de soixante-quatorze canons,
le Romney, cela n'enlève rien au mérite ni à la
générosité de nos pères.
« Ils eurent foi dans la destinée des Etats-Unis,
dont ils voulurent protéger le berceau et affermir
les libertés naissantes.
« Une miniature de la frégate l'Artois ornait le
musée d'Arras. Elle a péri dans les flammes, avec
tout 1p reste, le 6 juillet 1915. »
Le même souverain qui faillit rétablir la gabelle
en Artois mais s'y heurta à une opposition éner-
gique, Louis XV, établit officiellement à Arras en
1758 une Académie rivale de l'Académie française
et qui obtint même en 1773 le nom de Royale et
l'autorisation de compter quarante membres à l'ins-
tar de celle de Paris. Un seul devait parvenir à la
célébrité : l'avocat Maximilien de Robespierre.
C'est ainsi que nous le voyons en 178o faire partie
des commissaires-rapporteurs institués pour juger
les mémoires reçus en réponse à une question posée
par l'Académie d'Arras : « Quelles furent autrefois
les différentes branches de commerce dans les con-
trées qui forment présentement la province d'.Artois.
en remontant même au temps des Gaulois? Quelles
ont été les causes de leur décadence et quels
seraient les moyens de les rétablir, notamment les
manufactures de la ville d'Arras? «
Au jugement de Robespierre, les réponses à ces
questions furent peu satisfaisantes. La réalité l'était
moins encore. Pour ce qui est des tapisseries qui
avaient fait la renommée d'Arras, depuis 1750 un
nommé Plantez était le seul à en fabriquer. Encore
108 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
élait-il subventionné par les échevins, et ne sorlait-
il guère de ses ateliers que des verdures, non plus
ces éclatantes tapisseries historiées qui jadis avaient
conté la vie des saints, des héros légendaires et des
preux du moyen âge.
La catastrophe, la Révolution sanglante était
proche. Arras la sentait venir comme toute la
France ; et comme elle, tentait de s'étourdir par le
plaisir. Ses citoyens les plus remarquables avaient
fondé à la fin du xviii» siècle une société épicurienne
placée sous le triple patronage de La Fontaine,
Ghaulieu et Chapelle, et qui prit son nom des roses
dont leurs bustes — et les convives eux-mêmes —
étaient couronnés. Les Rosati d'Arras comptaient
dans leurs rangs le même avocat disciple dé Rous-
seau que nous avons vu s'intéresser au relèvement
des anciennes industries, Maximilien de Robespierre,
et un capitaine du génie nommé Lazare Carnot —
le futur organisateur de la Victoire. Réunis sur les
bords de la Scarpe dans un faubourg de la ville
nommé Avènes, ils y siégeaient sous un berceau
de roses, la coupe en main, qui ne devait être vidée
que pour se remplir aussitôt. Où Robespierre eût
chanté :
tt 0 Dieu, que vois-je, mes amis ?
Un crime trop notoire,
Du nom charmant de Jiosaii.i
Va donc flétrir la gloire.
0 malheur affreux !
0 scandale honteux !
J'ose le dire à peine,
four vous j'en rougis.
Pour moi j'en gémis,
Ma coupe n'est pas pleine i. »
1. La cûiipp vide, pit-re citée par Arthur Diiiaux dans un
l'artofs revient a la fhance 1<i9
Ces vers doivent se placer aux environs de 1785.
Robespierre avait fait ses éludes à Paris, où lab-
baye de Saint-Vaast l'avait fait entrer au collège
Louis-Le-Grand en qualité de boursier. C'est alors
qu'il eut l'honneur de complimenter au seuil de
Téglise Sainte-Geneviève Louis XVl et Marie-Antoi-
nette, peu après les cérémonios du sacre, En 1781,
une fois reçu avocat au parlement de Paris, il re-
vint à Arras et s'y installa, conquérant assez vite
une renommée locale. Le 26 avril 1789, il était
choisi comme député du Tiers aux Etats généraux,
début de l'orageuse carrière qui devait le conduire
finalement là où il avait envoyé tant de victimes, à
la guillotine.
Elle fonctionna aussi à Arras. et dans des condi-
tions particulièrement atroces. Le Bon, ancien curé
d'un village des environs, y fut envoyé et y
exerça le plus sanglant proconsulat qu'on vit ja-
arlicle des Archires du Nord i3* série, tome li. Lue autre
(ibidem) est iiililulée la Bose et Robespierre y niadrigalise 6ur
iair : Résiste-moi, belle Aspa-sie.
Je vois l'épine avec la rose
Dans les bouquets que vous m'ollrcz -bis) :
Et, lorsque vous me célébrez,
Vos vers découragent ma prose.
Tout ce qu'on m'a dit de charmant.
.Messieurs, a droit de me confondre :
La Bose est votre compliment.
L'Epine est la loi d'y répondre (6iîj.
Carnot rivalisait d'esprit et de belle liumcur aver Hobes-
pierrc. Il excellait surtout dans le tou bachique dont voici un
échantillon.
Chantant ribon-ribaine,
Le bon-homme Silène
D'un grand verre nanti,
Buvait comme une éponge
Et valait sans mensonge
Le plus franc Bosali.
110 • ARRAS ET l'ARTOIS DÉVASTÉS
mais, se délectant du haut du balcon du théâtre au
spectacle des supplices, car la sanglante machine
avait été dressée tout auprès. Dans Tété de 1794,
en cinq mois il y eut quatre cents exécutions !
« L'huissier Taquet se rendait aux prisons, vers
les quatre heures de raprès-midi. On appelait les
directeurs et chaque prisonnier tremblait de s'en-
tendre adresser les mots fatidiques : « Prends ton
chapeau, on te demande en bas », par lesquels on
avertissait les prévenus qu'ils allaient comparaître
devant le tribunal qui ne pardonnait pas. Les exé-
cutions devinrent si nombreuses que l'on craignit
que le sang des victimes ne devînt une cause d'in-
salubrité. Le 26 ventôse, le conseil général de la
commune d'Arras écrivait au directoire du départe-
ment : « Considérant que les aristocrates, après
avoir exhalé le poison de l'aristocratie, empoison-
nent encore nos concitoyens de leur sang, quand le
glaive de la loi frappe leur tête coupable, le conseil
a délibéré de vous inviter de faire fabriquer un ou
plusieurs paniers doublés de toile cirée, comme à
Paris, afin qu'aussitôt les tètes tombées elles puis-
sent être transportées au cimetière commun sur une
voiture * »...
Après tant de bombardements qu'Arras a essuyés
pendant cette guerre, le théâtre, témoin des scènes
sanglantes de jadis, est encore intact ; la maison
même de Robespierre, à deux pas delà, l'est à peu
de chose près, seulement touchée en arrière légère-
ment. C'est devant cette maison modeste, petite
comme celle que Socrate souhaitait au sage, que
l. Lecesne. Arras sous la Bévolu/ioit.
LARTOIS REVIENT A LA FRANCE i 1 1
Ton se prend à se demandei' si le jeune el sensible
avocat, disciple éperdu de Rousseau et pareillement
féru d'idéologies, avait bien réfléchi avant de semer
le vent qu'il ne pouvait récolter que la tempête.
CHAPITRE IX
ARRAS « VILLE DU BONHEUR CALME »
Victor {fug'o à Arras. — Comment uoe neuve cathédrale suc-
céda à raricienne. — Aventure de Verlaine et de Rimbaud.
— Corot travaille en Artois. — Arras en 19ii, ville ancienne
et moderne. — Visite de Barrés en 1915.
Dans rélé de 1837, le 13 août vers six heures du
soir, Victor Hugo de passage à Arras écrivait à sa
femme ' : « J'attendais mieux d'Arras, je n'en suis
qu'à deuii-content. Il y a bien deux places curieuses
à pignons en volutes dans le style flamand-espa-
gnol du temps de Louis XITI, mais pas d'églises...
« Sur l'une des places, la petite, il y a un charmant
hôtel de ville du xv^ siècle accosté par un délicieux
logis de la Renaissance. La façade serait admirable
si les architectes du cru n'avaient eu l'idée de l'en-
joliver, ce qui la fait ressembler à un décor gothique
de l'ancien Ambigu. Maintenant ils refont la tour
du beiïroi. Gomme ils vont coiffer ce pauvre édi-
fice î »
Mon Dieu, la restauration de l'édifice et de sou
beffroi, nécessaire sans doute, ne fut pas si mal
1. France cl /ielf/itjiw. Alpes cl Pyrénées.
ARRAS VILLE DU BONHEUR CALME 113
conduite si nous en jugeons d'après les lithogra-
phies de Tépoque. Et quelle vie, quelle animation
elle nous montrent toujours sur la petite place qui
est le marché aux légumes, fleurs, fruits, animaux
de basse-cour: de même que la grand'place est le
marchéaux grains oùles paysans se tiennent debout,
causant entre eux près de leurs sacs entrouverts
montrant le blé jaune.
Mais Hugo nous en nveTi'd: Pas d'églises. Be celles
du passé il en restait une seule dans la ville qui fut
la ville « aux cent cloches a, Saint-Jean-Baptiste,
assassinée cette fois par les obus allemands en même
temps que la cathédrale moderne dont nous parle-
rons et qu'Hugo dédaigna, n'étant point gothique.
Pour la cathédrale ancienne, c'est une sinistre his-
toire à raconter que celle de sa longue agonie.
179.3 en avait fait comme de beaucoup d'églises un
magasin aux munitions et aux fourrages. En l'an IV
elle était à peine rendue au culte qu'une bande
noire qui se couvrait d'un certain Hollandais, Paul
Vandercorter, soumissionnait à Paris pour la dé-
molir, ce qui fut accordé en l'an VII, le ler jan-
vier 1799. Etrennes d'Arras dont les habitants en
vain avaient pétitionné. Le cloître tomba d'abord.
« Ensuite, écrit un historien local*, vint le tour de
l'église Notre-Dame qui vit d'abord enlever sa belle
et curieuse horloge, les plombs de ses toits, les fers
qui garnissaient les charpentes, les fenêtres et les
portes, puis les grilles du chœur et enfln les boise-
ries, les autels, les charpentes et les dalles de
marbre. Tout cela lut mis à l'encan, chacun put
1. Auguste Ternyiick. Essai sur l'ancienne cathédrale
d'Arras. Paris el Anas. s. d.
Dl PONCHEVIlt.B. 8
114 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
décorer sa maison ou ses jardins des dépouilles du
saint lieu ; mais la vente fut bien pénible, et l'on vit
le plus grand nombre des habitants la fuir avec hor-
reur et refuser d'introduire dans leur demeure ces
restes précieux qui pouvaient y apporter la malé-
diction et la colère du ciel.
Enfin quand tout dans l'intérieur eut été dévasté,
que les verrières magnifiques eurent été enlevées
ou brisées, alors vint le tour des voûtes qui furent
jetées sur le sol et laissèrent libre passage au soleil
et aux pluies ; et bientôt ces ruines furent abandon-
nées par les acquéreurs qui ne trouvant plus à en
vendre les pierres, les laissèrent à la libre disposition
du premier venu qui put venir à sa guise abattre et
choisir les matériaux dont il avait besoin... »
Quelle tristesse ! Mais une autre église presque
achevée, celle de l'abbaye de Saint-Vaast recons-
truite dans la seconde moitié du xviiie siècle, allait
servir de cathédrale à la place de l'antique édifice
si lamentablement détruit. Elle ne reposait pas ses
fondations sur un sol moins sacré, étant assise au
lieu où saint Vaast avait prié et où en 1435 la paix
salvatrice de la France avait été signée. Napoléon,
dès 1804, en fit continuer la construction sous la di-
rection de l'architecte de la Madeleine, Goûtant. En
1833, le cardinal-évèque d'Arras, "SU^ de la Tour
d'Auvergne, la consacra au culte.
Pour nous qui avons pénétré sous ses voi>tes avant
que les Allemands n'en fissent la ruine tragique
qu'elle est maintenant, nous ne nierons pas que
dans sou style gréco-romain elle ne fût un peu froide
et ressemblât davantage à un temple de la raison
qu'à celui du Dieu tout amour qui s'incarna pour
sauver le monde. Mais en haut de son escalier aux
ARRAS VILLE DU BONHEUR CALME 115
cent marches elle apparaissait sublime, non indigne,
certes, de sa sœur la Madeleine de Paris, ni même
des grandes églises romaines. Et maintenant, plus
qu'aux trois quarts détruite, c'est à Rome encore
qu'elle fait songer, si émouvante avec les chapiteaux
corinthiens de ses colonnes émergeant des dé-
combres, et ses arceaux à plein cintre s'élevant
sous le ciel bleu de l'été.
Le xix" siècle construisit à Arras d'autres églises,
entre autres Saint-Géry où Verlaine écrivit la poésie
qu'il dédia à Germain Nouveau : Devant un Christ '.
Il était Artésien par sa mère, Elisa-Julie-Josèpbe-
Stéphanie Dehée, née à Fampoux où le poète fit de
nombreux séjours, notamnif-nt en 1866. C'est un
gros village assez peu distant d'Arras pour qu'il y
soit venu souvent. Mais sur une seule de ces visites
nous avons des détails circonstanciers : celle qu'il y
fit avec Rimbaud en 187:2 et au cours de laquelle,
tous deux, appréhendés parles gendarmes, turent
conduits à l'IiAtel de ville. L'anecdote est scabreuse,
mais peint au vif le côté bohème de deux poètes
par ailleurs souvent admirables d'inspiration vraie.
Descendusdu train de Paris au petit jour, ils s'étaient
attablés d'abord au bullet de la gare et y avaient
pris force consommations, si bien qu'à demi ivres,
ils s'amusèrent à effrayer leurs paisibles voisins
par le récit de prétendus crimes commis par eux.
Cette truculence ne fut pas du goût du buvetier
qui prévint la police, si bien que les deux amis
furent empoignés par les gendarmes.
« Conduits à l'hôtel de ville, on procéda à l'inter-
l. D'après M. l'abbé Foulon dans son ouvrage : Arras sous
les obus. Pari?. Bloud et Oay. 1915,
H6 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
rogatoire des deu^ suspects. Rimbaud, en présence
du procureur de la République, reprit son aspect
d'enfant et se mit à pleurnicher. Verlaine, interrogé
ensuite, confirma les dénégations de son ami, et
comme le procureur commençait à s'excuser, recon-
naissant l'erreur des gendarmes, le poète, dont ne
s'était pas encore dissipée l'excitation des apéritifs,
éleva la voix. Il menaça le procureur. 11 déclara,
avec des regards terribles lancés au personnel judi-
ciaire estomaqué, qu'en présence de son arrestation
arbitraire, et il accentuait « arbitraire » à la façon
d'un traître de mélodrame, roulant les r dans un
tremblement expressif, il allait faire du bruit dans
la presse, agiter ses amis républicains, qui ne lais-
seraient point passer cette séquestration de deux
camarades, citoyens paisibles, honorables, n'ayant
pas l'ombre d'un casier judiciaire '. )>
La conclusion de cette ridicule et curieuse his-
toire fut que Verlaine et Rimbaud le jour même
étaient remis par les soins de la maréchaussée dans
le premier train en partance pour Paris.
Qu'il eût désapprouvé le mauvais goût de cette
farce de rapins, le peintre Corot, homme paisible et
de bonne compagnie qui vint si souvent à Arras
visiter son ami le peintre Constant Dutilleux *. La
première fois qu'il accepta son hospitalité, ce fut en
1831. Le 2 juin il lui écrit pour lui annoncer son ar-
rivée. De belle humeur et d'heureux natm-ei, à peine
débarqué, il trouve tout bien, admire la ville où on
1.' E. Lepellelier dans sa biographie de Verlmne. Mercure de
France.
2. L'œuvre de Corot, par Alfred Robaul et Etienne Moreau-
Nélaton.
ARRAS VILLE DU BONHEUR CALME \ l 7
Je promène, s'attarde à contempler le betfroi, les
curieuses maisons de la Grand'Place, se récrée au
pittoresque des chariots artésiens. Avec Dutilleux il
court les champs, s"installant où le cœur lui en dit,
faisant pochades sur poohades. Quand on le laisse
partir, c'est à la condition qu'il reviendra. Et, de
fait, au printemps de 18o2, il reparaît, fidèle à la
petite société d'amis qu'il s'est constituée parmi les
amateurs arrageois. Avec une patience inlassable,
il se prête aux désirs de chacun ; et pour la joie des
photographes amateurs dont l'art est encore dans
l'enfance, supporte stoïquement de longues poses en
plein soleil. Une de ces précieuses photographies
nous le montre assis, complètement rasé, l'air
simple et franc, avec l'ombre de finesse d'un brave
paysan qui serait un peu normand.
Un autre document, un croquis fait par le jeune
Alfred Robaut, — qui sera bientôt le gendre de Du-
tilleux, — représente les d(,ux amis installés sur les
glacis de la citadelle d'Arras. Corot est assis sur
l'herbe, sa boîte à couleurs ouverte entre les jambes,
coiffé d'une casquette. En ce moment, il est en train
de peindre, dominant les remparts, la cathédrale
et le beftroi qui lui fout face. Peut-il deviner qu'un
jour viendra où la fureur barbare des obus allemands
les abatti-a tous deux'?
Ses pérégrinations à travers la France ramenaient
invinciblement Corot vers le septentrion. Là est son
foyer et son cœur. En juin 1853, nous le trouvons
à Saint-Omer, puis à Douai et àArras.En septembre
1857 il séjourne à BouIogne-sur-Mer. Aloi'S sans
doute il peint le Vallon ', un dos plus charmants
1 . Musée du Louvre.
118 ARRAS ET l'arTOIS DÉVASTÉS
coins du Boulonnais, C'est celui que traverse la
Cluse avant qu'elle devienne le Denacre, site ver-
doyant dont il a bien rendu le charme paisible.
Tout cet automne, il sera notre hôte. D'Arras où
il est allé prendre Dutilleux, il va à Dunkerque.
Les deux amis s'y installent d'abord au Chapeau-
Rouge, puis plus gaiement et à meilleur compte à
l'auberge de la Chaloupe Nationale. Là rien ne con-
traignait leur joyeuse liberté d'artistes, et ils préfé-
raient à toute autre la société des rudes marins
qu'ils y rencontraient. — Charmante bonhomie de
Corot ! Quand il écrit de Paris pour annoncer son
arrivée à Arras, il recommande surtout qu'on ne se
dérange pas pour venir le prendre à la gare. « Je
mettrai mon paquet sur l'omnibus et viendrai cum
pedibus ».
Les années passent, sa gloire grandit, Corot est
toujours le même. Il semble que le temps, non plus
que sur sa simple et joyeuse humeur, n'ait de prise
sur sa robuste organisation. Voici une photographie
prise à Arras en 1865 : assis dans le jardin de Dutil-
leux, ayant près de lui posé sur une table, à côté de
son gros parapluie roulé, ce chapeau haut de forme
qui lui sert de nécessaire de voyage, et dans lequel
il entasse pêle-mêle un faux-col de rechange, ses
papiers et ses crayons ; il a cet air qu'il eut toujours
d'un vieux paysan calme, probe et solide, dont, sans
doute, les tempes ont blanchi.
De l'été de 1873 date son dernier séjour dans le
Nord. D'abord il va à Arras, se plaisant à y peindre
les prairies du faubourg Sainte-Catherine ou de
Saint-Nicolas ; puis à Douai. Là, chaque matin, il se
rend à Sin-le-Noble, et s'y installe, pour travailler,
le long de la grand'route. Il est en train de peindre
ARRAS VILLE DU BONHEUR CALME I 1 9
le célèbre tableau delà collection Thomy-Thiéry, la
route d'Arras, quand Robaut et Henri Dubem le
rejoignent, le matin du jour où doit avoir lieu la
fête de Gayant. Hélas ! c'est cette route qui sera
brusquement tranchée en son milieu par la ligne
de feu, un jour ; et les prairies des faubourgs
d'Arras, si charmantes à l'heure de la rosée mati-
nale, quand le peintre vient s'y asseoir, à peine y
aura-t-il un pouce de terrain qui n'ait été creusé par
les obus allemands.
Rassemblons ici nos souvenirs, efforçons-nous de
revoir Arras à la veille de la guerre, telle que nous
nous y promenâmes aus temps heureux de naguère,
On respire dans la vieille ville un délicat parfum
d'ancienne province. Maintenant comme, au xvni»
siècle, « la ville est assez bien batye et les maisons
élevées, elle a plusieurs églises et clochez, le beffroi
est une pièce rare, la place est grande avec des
arcades aux maisons qui y sont situées. » La cathé-
drale, toutefois a été abattue, et cette « belle et
agréable piramidu dans laquelle on conserve en
dépôt la Sainte Chandelle... ^ »; les remparts de
Vauban enfin n'existent plus. Mais les anciens
logis charmants abondent encore et conservent leurs
vieux noms qu'on ne peut prononcer sans un
plaisir secret : la Tourterelle, l'Asne rayé, la Grappe
d'or, le Pastoureau, le Chapeau amoureux, le Vieil
Tripot, le Tambourin, les Pastourelles, la Beste sau-
vage, l'Angelot d'or, la Maison-Dieu. Si des noms
nouveaux ont été imposés aux grandes artères, les
petites rues ont gardé leurs anciens noms familiers
1. J'enipruiilc ces citations au livre de famille publié en lOotl
chez Grasset : • Mi'moircv {(•uclia- l mes vovages, ".te. ».
120 ARRAS ET l'ARTOIS DÉVASTÉS
et pieux, rue Saint-Denis, rue du petit Saint-Jean,
rue des Baudets, rue des Portes Cochères, et cette
rue où s'engoutïre encore l'âpre vent de bise. Tou-
jours tortueuses et étroites, leurs grosses bornes de
pierre accotées aux maisons tenant lieu de trottoirs,
elles aident avec les vieux logis aux toits de tuiles
à ce qu'on se représente un ancien aspect de pro-
vince. Elles ont gardé un peu de la vie de ce qui
est mort aux yeux indifférents.
Tel est l'aspect ancien d'Arras. Mais avec la des-
truction de ses remparts, elle s'était développée,
ceinte de boulevards aux maisons neuves; et avec
ses faubourgs comptait largement 32.000 habitants.
(( Entre le bas pays et le plateau relativement élevé
servant de partage des eaux entre la Manche et
l'Escaut» *, elle demeurait un actif lieu d'échange
grâce à son réseau de voies ferrées rayonnant vers
Paris, Lille, le bassin houiller — Lens, Douai, An-
zin, — DouUens. Boulogne, Cambrai. Elle était la
ville où s'achetaient pour toute la plaine du Nord,
les blés de semence, le marché aussi des graines
oléagineuses ; colza, œillette, cameline, lin, dont on
extrayait riiuile dans de nombreuses manufactures,
tant à Arras que dans le reste de l'Artois. Que l'on
y ajoute de nombreuses distilleries de betteraves et
sucreries — celle de Carency-Souchez est demeuré
célèbre dans les communiqués — et Ton aura une
idée de la vie industrielle en Artois. La fonderie de
Biache-Saint-Vaast, enfin, à dix kilomètres d'Arras,
était réputée pour le traitement du cuivre, même
de l'argent et de l'or. Il y a trente ans, l'Italie et
l'Espagne y faisaient frapper leurs monnaies.
1. Ardouin-Uumazet. Voijage en France.
ARRAS VILLK DU BONHEUR CALME 121
Lisons maintenant les lignes qu'un Barrés écrit en
juillet 1915 ' après une visite à la ville qui fut c la
belle ville du bonheur calme ».
« Je suis allé passer quelques heures dans Arras.
Avec méthode, les Allemands bombardent la ville.
Depuis combien de temps? Depuis le 6 octobre. Cest
le général de Maud'huy qui sauva la ville et barra
devant elle aux Prussiens le chemin de la mer, en
même temps que le chemin de Paris. Au 26 octobre,
il put prendre la contre-offensive.
« Ce mois-ci, au cours de juin, une pluie d'obus
simples, incendiaires, asphyxiants, s'est de nouveau
abattue sur Arras. « Canonnade violente, canon-
nade intermittente. » Nous venons voir ce qu'il y a
de positif sous cette expression un peu grisâtre que
nous offrent régulièrement les communiqués.
a Voilà donc Arras, cette belle ville du bonheur
calme ! Elle a perdu son bonheur et plutôt exagéré
son calme. Plus un passant, de l'herbe entre les
pavés et de la mousse sur les pavés. Le long des
rues, à ras du trottoir, des sacs de terre bouchent
les soupiraux des caves; les maisons lugubres ont
fermé tous leurs jours, pareilles à des mortes aux
yeux clos.
« Ruine à droite, ruine à gauche: de deux en deux
ruines, pourtant, une maison subsiste. Voici même
des magasins entr'ouverts, leurs volets prêts à être
rapidement verrouillés. Mais à mieux regarder, les
meilleures de ces maisons ont dans leur toit un
obus.
«Souvent, la façade s'est écroulée du haut en bas,
et d'un seul regard, on voit la série des étages, les
1. Echo de Pari'i du 2 juill-il lOlii.
122 ARRAS ET l'ARUHS DÉVASTÉS
chambres é ventrées, hideuses, montrant partout
sous leurs tapisseries décollées les traces de la
flamme et de la pluie.
« La ville d'Arras comptait 27.000 habitants. Elle
en abrite encore l.oOO sous ses décombres. Les Alle-
mands, désespérant de les y atteindre, s'appliquent
spécialement à viser les ambulances. Ils ont réussi
à mettre hors d'usage l'hôpital Saint-Jean; ils vien-
nent de frapper à la tète une religieuse auprès de
ses blessés, à l'ambulance du Saint-Sacrement.
Leurs Taubes et leurs Dracken les guident avec
zèle. »
Telle était devenue Arras en moins d'un an, et
elle devait rester trois ans et demi encore sous le feu
des canons lourds ennemis.
Remontons au commencement de la guerre et
suivons-la dans ce calvaire inoubliablement long.
CHAPITRE X
LES BATAILLES AUTOUR D'ARRAS EN RUINES
Incursion des Allemands dans Arras dès le 31 août 19 14. —
Arrivée de larmée Maud'huy en septembre. — Combats
autour d'Arras contre l'armée von Biilow. — Les tranchées
allemandes dans les faubourgs d'Arras. — Incendie de
l'hôtel de ville le 7 octobre. — Destruction du beffroi le
21 octobre. — Journal d'un habitant d'Arras. — Destruction
de la cathédrale le 6 juillet 1915. — Deuxième bataille d'Ar-
ras. — Ln de ses combattants : Jean-Marc Bernard, tué à
Carency-Souchez. — Sur la colline de Lorette. — La victoire
d'Arras nous donne Vimy le 28 septembre.
Les Allemands furent aux portes dArras dès le
31 août 1914. Ce jour-là, deux jeunes gens qui pas-
saient en bicyclette sur la route de Cambrai, ren-
contrèrent à quatre kilomètres de la ville, à Tilloy-
les-Mofllaines, une forte patrouille de uhlans qui
entra le jour même dans Arras piivée de garnison.
Puis le 2 septembre, la population fut avertie que
d'importantes forces allemandes allaient défller dans
les rues où les becs de gaz restèrent allumés toute
la nuit. Les Allemands ne vinrent pourtant que le
6 septembre, et occupèrent alors — 3 000 hommes
environ, — les casernes et la citadelle. Ils étaient
commandés par le général Von Arnim qui s'installa
avec son état-major aux hôtels du Commerce et de
124 ABRAS ET l'aHTOIS DÉVASTÉS
rUnivers. Tous ces ofliciers parlaient français et
ne se cachaient pas d'avoir séjourné à Arras peu de
temps auparavant. Deux jours après, le 8 septembre,
ils quittaient la ville pour aller renforcer les con-
tingents battus sur la Marner. Ce ne fut pas sans
emmener avec eux ceux des blessés français soignés
dans les hôpitaux qui pouvaient à la rigueur se traîner.
Ensuite ce furent jusqu'à la fin du mois les per-
pétuelles et énervantes incursions des détachements
de uhlans qui battaient la campagne autour d' Arras
défendue seulement par un régiment de goumiers
arabes. Et l'armée de Maud'huy arriva le 27 sep-
tembre dans la région de Lens et d'Arras pour faire
face aux forces allemandes qui remontaient vers le
Nord dans « la course à la mer » commencée. Cette
armée allait avoir à combattre l'armée de Von Btilow,
230.000 hommes, et deux corps de cavalerie. Arras
était devenue la porte de Paris au Nord, et il impor-
tait qu'elle ne fût pas forcée.
Un officier qui combattit durant les premières
journées en a fait le récit suivaat' :
« Les Allemands, pensant nous gagner de vitesse,
CDmptaient s'emparer d'Arras, bousculer nos flancs-
garde, et rabattre notre aile gauche par le Sud.
Pour mettre ce beau plan à exécution, ils avaient
lancé sur Arras trois corps d'armée, dont la Garde,
rappelée précipitamment des abords de Craonne.
« L'état-major français fut, juste à temps, averti
(le ces intentions. La ...« division, entièrement
composée de troupes de l'Orient, qui combattait à
ce moment non loin de Reims, reçut l'ordre de se
I. Nous rempruntons au beau livre de M. l'abbé Foulon ;
A/vay sous les obus.
LES BATAILLES AUTOUR d'aRRAS EN RUINES 125
transporter d'urgence au point menacé. Ce fut une
course folle : chemin de fer, autobus, marches for-
cées de nuit et de jour, surtout de nuit. Enfin, le
27 septembre au soir, la division était à pied
d'œuvre. Elle bivouaqua, à deux heures de marche
de l'ennemi, au milieu des champs de betteraves,
dans Timmense plaine de l'Artois. La nuit fut
froide, et ceux qui veillaient aux avant-postes
purent voir la mélancolique comète de 1914, alors
dans toute sa splendeur, toarner lentement autour
de l'horizon en déployant autour de la Grande Ourse
sa traîne argentée. »
— Que voilà bien dans nos plaines du Nord
Téternelle rêverie du Celte ! Elle ne l'empêchera pas
de se retrouver le lendemain homme d'action, sol-
dat opposé à l'envahisseur germanique qui voudrait
recouvrir ces mêmes plaines.
f.e lendemain matin, la division fut prévenue de
ce qu'on attendait d'elle : il fallaitarrèter à tout prix
Ja marche des Allemands pour permettre au gros
des renforts français d'arriver et de prendre ses
dispositions de combat.
« Les trois curps d'armée allemande s'avançaient,
protégés par un véritalrle rideau de feu. Leur artille-
rie lourde, dépensant ses munitions sans compter,
incendiait tout en avant d'elle d'une invraisemblable
averse d'obus. Les « marmites » tombaient sans
discontinuer, balayant les crêtes, éventrant les
routes, émiettaut les rares bosquets, incendiant les
liameaux, qui s'allumaient soudain comme des
torches gigantesques. N'importe, la ..." division se
rua à l'assaut dans cet ouragan.
«Le combat dura sept jours. Nos 7o, iiii[)Ui.^sanlsà
découvrir les balteries lourdes ennemies, ne jouèrent
126 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
cette fois qu'un rôle secondaire. L'infanterie, avec
des bonds brusques, des arrêts, des brefs reculs sui-
vis de sursauts désespérés, mit trois jours à fran-
chir l'infernale barrière des « marmites », puis elle
s'élança avec sauvagerie sur l'adversaire. Le con-
tact fut pris par une attaque de nuit à la baïonnette.
L'ennemi, surpris, décontenancé, ignorant la fai-
blesse des effectifs qu'il avait en face de lui, s'ar-
rêta, puis fléchit. Les avant-gardes lâchèrent pied,
abandonnant les deux villages de Mercatel et Neu-
ville-Yitasse. Ce fut autour de ces deux vilUages que,
le 2 octobre au matin, la lutte reprit plus acharnée
que jamais. Le régiment français qui avait occupé
Neuville-Yitasse, découvert par la mise hors de com-
bat du bataillon cycliste qui formait avant-garde,
dut battre en retraite. Il revenait presque aussitôt
et reprenait le village. Toujours plus nombreux, les
allemands, de leur côté, se lançaient sans cesse à
l'assaut. Inlassablement, dans les rues pavées, les
Français se ruaient à leur rencontre. Les charges à
la baïonnette succédaient aux charges à la baïon-
nette. Commencées dans la rue, elles se continuaient
en corps à corps désespérés dans les cours, dans les
jardins, dans les chambres même des maisons que
leurs habitants, bien avisés, avaient par bonheur
évacuées quelques jours plus tôt.
(( Cela dura jusqu'au moment où le régiment qui
combattait à l'est du village dut plier sous le nombre
et commença son mouvement de recul en défendant
le terrain pied à pied. Ainsi découverts sur le flanc
droit, les défenseurs de Neuville-Vitasse se trou-
vaient pris entre deux feux. Ils réussirent cependant
à évacuer le village en bon ordre, en infligeant à
ronnemi des pertes terribles.
LES BATAILLES AUTOUR d'aRRAS EX RUINES 127
« La retraite de la division se poursuivit tout en
combattant, jusqu'au 4 octobre. A cette date, elle
atteignit les éléments avancés des troupes de ren-
fort, qui non seulement avaient eu le temps d'arri-
ver, mais encore d'organiser sérieusement la dé-
fense du terrain. Le but était atteint ; l'aile mar-
chante allemande, son offensive brisée, se heurtait
à une muraille infranchissable. »
Vers cette date en ellet, la bataille de l'Est et du
Sud d'Arras va se transporter au iSord-Est, dans les
faubourgs de Saint-Mcolas, et de Saint-Laurent et
Blangy où les Allemanils tiendront plusieurs mois, à
deux kilomètres environ du centre d'Arras qu'ils ne
cessent de convoiter. Et son bombardement com-
mence par un temps radieux, le 6 octobre au matin,
pour se continuer le lendemain, ce 7 octobre qui \it
l'incendie de l'hôtel de ville. 11 dura trois jours.
« Des tourbillons de famée noire et de flammes
montaient du toit, sortaient par les fenêtres, se tor-
dant, fusant vers le ciel, enveloppant le beffroi et
jetant des llam mèches incendiaires sur toute la
ville. Le brasier crépitait sans cesse et l'ax'deur du
foyer était telle que dune rue à l'autre, les maisons
prenaient feu. »
Ainsi parle un témoiu oculaire, l'auteur d'Arras
sous les obus. Et il ajoute : « Quand l'incendie
cessa, le corps principal de l'hôtel de ville n'était
plus qu'un squelette. Le toit si élégant avait été
complètement détruit. Sur les murs, les grandes
baies ogiviques se détachaient béantes, tandis que
la dentelle de pierre qui courait le long du mur
apparaissait plus transparente et plus line. Et à
côté, le Beffroi se dressait toujours, mutilé déjà,
troué par les obus, noirci par l'incendie, mais
128 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
plus beau, plus admiré, plus aimé que jamais. »
Ce beffroi sublime, vu à des lieues à la ronde
autour d"Arras et qui était tout l'amour des Artésiens
avec son Lion de Flandre au couronnement, son
carillon, ses cloches bien sonnantes, voilà qu'il va
être touché lui aussi par les monstres d'acier volant
sinistrement à l'entour comme autant d'esprits du
mal. Zabette et Batiche autrefois dans leurs dia-
logues picards s'émerveillaient qu'il ne brûlât pas le
14 juillet quand on l'illuminait tout entier, mais
cette fois le feu ne sera plus d'artifice.
" Ach 14 juillet, t'rappelles-tu
Qu'dous avons cru, rli'cloquer in fu
Gn'avaut des flani.n' jusqu'à pa'dessus
A tous chés galeries
L'tête de ch' lieu aussi.
Ah pour mi j' n'érau jamais cru
Qu'in pouvant t'nir si lieut du fu '. »
Pauvres paysans de l'Ariois, vous ne verrez plus
sur vos campagnes, levant la tète au-dessus du sillon
où vous peinez, ce compagnon immuable, géant de
pierre qui semblait appeler à l'horizon les autres
beffrois des villes flamandes et wallonnes, même
jusqu'à leurs géants d'osier promenés dans les ré-
jouissances publiques : Gavant de Douai et son fils
Binbin de Valenciennes, Lydéric de Lille et Reuze
de Dunkerque. Joyeuse, sa bancloque, ne sonnera
i. « Au 14 juillet, te rappelles-tu
Que nous avons cru le befîroi en feu ?
11 y avait des flammes jusque par-dessus
A toutes les galeries,
A la tête du liou aussi.
Ali 1 pour moi je n'aurais jamais cru
Qu'on pouvait tenir si haut du feu. »
Entretien de Batiche et Zahette, chanson sur l'air du Caril-
lon de Midi pour la fête communale d'Arras en 1885.
LES BATAILLES AUTOUR d'aRRAS EX RUINES 129
plus pour les fôtes et les défilés. C'est sa cloche
^.'Effroi qui peut bien anuoncer la mise à feu et à
sang, la dévastation et le deuil de l'Artois avant
qu'elle ne tombe fondue dans le vaste brasier. Le
21 octobre à 10 heures et demie du matin, les obus
allemands commencèrent à s'acharner sur le haut
monument de pierre, symbole des libertés fran-
çaises, et en moins d'une heure le mirent à bas avec
un tremblement de tout le soi*. Il y avait un mois
que pareillement la cathédrale de Reims avait été
détruite pour tout ce qu'elle représentait de nos
grandeurs nationales.
Paul Verlaine avait écrit naguère :
« Belle, très au-dessus de toute la contrée
Se dresse éperdûment la tour démesurée
D'un gothique beffroi sui' le ciel balancé,
Attestant les devoirs et les droits du passé,
Et tout en haut de lui le grand lion de Flandre
Hurle en cris d'or dans l'air moderne : < Viens les prendre ! ■
Cotte date du il ocloijre l'Jl4 marque l'immense
déception allemande. Maudhuy les avait empêchés
de prendre Arras, et il allait, le 26, contre-attaquer
victorieusement. La grande bataille pour percer se
porta du côté d'Ypres bientôt réduit au même état
qu'Arras.
Dans la ville, les deux places destinées à servir de
cible pendant des années n'étaient plus intactes
déjà. Les obus et les flammes avaient détruit le côté
Sud de la petite place, l'angle Nord-Est de la
grande. Pour les faubourgs, ceus de Saint-Laurent
et Blangy du moins, l'ennemi y avait creusé des
1. On a dit que Guillaume II, des hauteurs de Mercatel,
aB&ista à cette destruction. Du moins le lion d'Arrae, symbole
des libertés communale?, y a-t-il échappé.
De Po:<cheville, 9
130 AUHAS ET i/aRTOIS DÉVASTÉS
tranchées dont il lut rejeté lentement au cours do
cet hiver de 1914-1915 pendant lequel Arras vécut
aux limites du combat, percevant à chaque instant
le « tac, tac, tac » des mitrailleuses sur la basse
énorme du canon, voyant rouler dans ses rues les
balles encore chaudes des shrapnels. Pour donner
une idée de l'existence des habitants à cette période
de la guerre, rien ne vaut de reproduire quelques
fragments d'un « journal » *.
Vendredi 30 octobre. — A 7 heures précises com-
mence le bombardement intense de La ville. Les obus
■pleuvent de tous côtés. L' arrosage cesse à S heures.
M=' Lobbedey, accompagné de deux vicaires géné-
raux, MM. Delatlre et Guillemunt, parcourt les rues
de l'infortunée cité. Il y a des dégâts considérables
de tous côtés : rue Saint-Aubert, place de la Made-
leine, rue de la Gouvernance. La cathédrale et
l'église Saint-Géry ont été at teintes . L' hôpital Saint-
Jean a été fort éprouvé. Le bombardement a occa-
sionné un accident terrible à l'hospice des vieillards.
Deux obus arrivés simultanément le matin, vers
8 heures et demie, sur le bâtiment des femmes,
défoncèrent les murs et firent tomber les lourdes
poutrelles du plafond sur les pauvres vieilles.
La première blessée retirée fut la sœur Saint-
Pierre. On retrouva trois cadavres méconnaissables.
Quand on fit le total, on compta vingt-cinq morts et
une vingtaine de blessés dont l'état semble désespéré.
Le tableau est on ne peut plus lugubre. De tous
1. D'après M. l'abbé Foulon : Arras so7ts les ohus.
LES BATAILLES AUTOUR d'aRRAS EN RUINES 131
côtés, on voit encore, l'après-midi, de larges taches
de sang et des laynbeaux de chair,
A 4 heures moins le quart, le bombardement
reprend avec fureur. Il arrive plusieurs obus à la
minute; ils ejplosent, semble-t-il, avec une violence
plus grande que lors du premier bombardement. La
cloche de l'église Saint-Nicolas sonne le salut en
pleine bourrasque.
Dimanche 29 novembre. — Nuit troublée par l'ar-
rivée de quelques obus allemands et surtout par le
tapage d'un gros canon français qui hurle à diffé-
rentes reprises. Fusillade habituelle du côté de Sainf-
Ijiurent.
C'est dimanche 1 A midi, les rues Gambetta, Ernes-
tale et Saint-Aubert sont absolument désertes. Quel
changement avec les années précédentes'. Quelle dif-
férence aussi, place du Théâtre ! L'an dernier à
pareille heure il y avait affluence autour du kiosque
qui est là abandonné, semblant attendre vendeurs et
acheteurs. Une marchande de légumes est assise et
semble rêveuse sur les marches du Théâtre. Elle a
apporté choux et salades. Les acheteurs sont venus
plus tôt. Elle reste seule. L'an dernier elle avait un
bel étalage de chrysanthèmes.
A partir de midi et demi jusqu'au soir, les obus
allemands arrivent clairsemés.
Jeudi 31 décembre. — Nuit militaire habituelle :
fusils, mitrailleuses et canon allemand.
A partir de / heure canonnade française, l'eu
d'obus.
En résumé, journée brumeuse et froide. Quelle
triste fin d'année pour ceux qui sont restés à Arras
132 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
La ville n'a jamais paru aiissi lur^ubre. Quand vient
le soir on croirait errer dans nne nécropole. La
dévastation semble plus grande encore si on fait la
comparaison avec le passé. L'an dernier il y avait
une grande animation dans les rues devant les vi-
trines brillamment éclairées : on se bousculait dans
les magasins achalandés. Aujourd'hui les boutiques
encore debout ont leur façade aveuglée avec toutes
sortes de planches. Pour se guider il faut tnarcher à
tâtons au milieu des rues. Le vent gémit dans les
ruines.
Vendredi 15 janvier. — Nuit saiis tapage. A
6 heures dumatin on n' entend même pas, cJiose éton-
nante, de fusillade dans les tranchées.
Une cinquantaine de prisonniers allemands ont
traversé hier les mies d'Arras. Ils étaient, paraît-il,
dans un état déplorable.
Les évacués d'Arras s'ingénient à rentrer dans la
ville. Un arrêté a été affiché par l'autorité militaire
portant que toute personne rentrée à Arrns saîis un
taisser-passer en règle est passible de la prison jus-
qu'à la fin de la guerre.
Le grand rendez-vous des Artésiens est toujours la
poste. Une foule de personnes de tout âge attend au
square Saint-Vaast vers 2 heures l'arrivée de l'auto
grise pour se disputer les journaux : le Télégramme,
le Petit Parisien, l'Echo de Paris, etc.
Samedi 46 janvier. — Une grande attaque a eu
lieu aujourd'hui. De 10 heures et demie à midi, les
Allemands ont canonné activement les tranchées de
Saint-Laurent-Blaîigy. A partir de 1 heure et demie,
le combat a repris avec violence et a duré j usqu' à la
LES BATAILLES AUTOUR d'ARRAS EN RUINES 133
tombée de la nuit. Tous nos canons tonnaient à la
fois. Les coups se répondaient et se croisaient avec
précipitation. C'était presque terrifiayit.
Dans la soirée on a pu savoir en ville — chose peu
commune — ce qui s'était passé.
Les Allemands ont commencé par jeter, avec leurs
minnenwerfers, des bombes très puissantes sur les
tranchées françaises et surtout sur la malterie Lau-
rent et sur les anciens ateliers Bourdrez. Nos soldats
surpris, aveuglés, à demi asphyxiés, durent se reti-
rer.
Croyant le terrain déblayé, les Allemands s'avan-
cèrent en colonnes serrées et en poussant de grands
cris. Heureusement, un brave, le sergent Demazure,
eut la présence d'esprit de faire aussitôt prévenir
l'artillerie; puis voyant que la pluie de feu avait
cessé, il réussit à rallier douze hommes avec lesquels
il se retrancha dans les ateliers Bourdrez.
Le tir nourri de nos soldats fit merveille dans les
masses profondes qui s'avançaient.
D'autres Français, au bruit de la fusillade, revin-
rent sur leurs pas et p}-irenl l'ennemi de flanc. Notre
artillerie se mit de la partie et les renforts arrivè-
rent pour achever la déroute de l'ennemi. A -5 heures
tout le terrain perdu était reconquis.
Samedi 30 janvier 1915. — A midi précis des obus
arjHvent sur Arras.
On a claironné hier en ville pour « faire assavoir
au public » de ne pas avoir, le soir venu, de lumière
apparente dans les habitations par crainte des
taubes, aviatiks et autres volatiles allemands.
La bombe lancée hier par un aéro est tombée sur
134 ARRAS ET l" ARTOIS DÉVASTÉS
le couvent du Bon Pasieuv et a blessé assez griève-
ment une personne de la maison.
On a affiché en ville la liste des condamnations
prononcées par le conseil de guerre de L... On y
relève les noms d'une dizaine de civils ayant vendu
de l'alcool aux soldats. La peine est identique : un
peu de prison et renvoi à l'arrière.
Les journaux arrivés ici dramatisent Valérie de
Blangy. Nous n'avons jamais songé que la ville pou-
vait être prise. Il faut être à Paris pour croire cela.
Telle était la vaillance des quelques milliers d'Ar-
rageois demeurés chez eux malgré tout. Nous ne
pousserons pas plus loin le dépouillement de ce
curieux journal tenu par un témoin oculaire qui
était en même temps un artiste, plus d'une notation
nous le prouve, celle-ci par exemple au 15 juin :
L'herbe pousse à souhait dans les rues d'Arras. Les
enfants — il y en avait donc encore ? — cueillent
des coquelicots sur la place de la Madeleine. Et cette
autre où perce une tristesse qui se veut courageuse:
Mercredi 14 juillet. — C'est aujourd'hui la fête
nationale. Qui s'en douterait ici? Le gai carillon, qui
éveillait chaque année les habitants d' Ar ras ^ et jetait
à tous les échos de la ville les notes joyeuses de ses
refrains populaires, s'est tu pour longtemps...
Arras a connu, depuis U7i ati, des jours aussi mau-
vais que celui-ci. Pourquoi celui-ci paraît-il plus
lugubre? Ceux qui sont restés pourtant, ne désespè-
rent pas.
A cette date de la Fête Nationale, il y avait
• quelques jours qu' Arras venait d'être atteinte en
son berceau : l'ancienne abbaye de Saint- Vaast dont
l'église depuis le début du xix» siècle était devenue
LES BATAILLES AUTOUR d'aRRAS EX RUINES 435
la cathédrale de la ville. Elle avait été touchée,
mais légèreiûent, dès la fin d'octobre 1914, peu
après l'hôtel de ville et le beffroi. Mais le 6 juil-
let 1913, à la façon dont les obus s'acharnèrent sur
elle, les habitants comprirent qu'elle était destinée,
comme celle de Reims, à être la rançon d'un échec
allemand, et qu'elle devait tomber. Une deuxième
bataille d'Arras. en effet, avait été engagée par
nous dans le double but d'avancer vers Douai et
d'entraver l'offensive allemande en Galicie. Le
9 mai, après une formidable préparation d'artillerie,
Neuville- Sain t-Vaa.st avait été enlevé, début d'une
offensive qui allait se prolonger jusqu'à la fin de
juin, marquée par la conquête du fameux ouvrage
dit le Labyrinthe et du plateau de Notre-Dame-de-
Lorette. Cette bataille demeure un type de la
guerre de siège : dans la seule journée du 16 juin
et sur un seul point, autour de Neuville,
trois cent mille obus avaient été tirés en vingt-quatre
heures par notre artillerie.
Le centre du combat était Carency-Souchez, et
c'est là que devait trouver la mort un soldat auquel
on permettra à notre pensée de s'attacher, parmi
tant de combattants anonymes. Le poète Jean-
Marc Bernard avait publié avant la guerre entre
autres recueils, Sub Tegmine Fagi, qui contenait
parmi tant d'œuvres exquises une fine odelette au
Rhône, son fleuve natal. Engagé volontaire, envoyé
au printemps de 1914 en Artois, le 9 mai, premier
jour de l'offensive, il reçoit en même temps que le
baptême du feu un éclat d'obus qui le blesse légè-
rement à la tète. De l'ambulance, le 15 mai, il écri-
vait à sa mère : « Ainsi que tu peux voir par les
communiqués, nous continuons à progresser du
J36 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
côté d'Arras. Voilà qui encourage singulièrement et
qui fait oublier bien des petits ennuis. Je n'ai que le
regret persistant de ce qu'il ne m'a pas été permis
de prendre part à cette série de succès. »
Le 14 juin, de retour au front, mais encore dans
les formations de l'arrière, il lui envoyait ces
rapides notations sur l'Artois : « Il fait un petit
temps frais délicieux ; la campagne est tout à fait'
charmante. Les villages ici sont enfouis dans la ver-
dure, et les routes, encadrées entre de hauts talus,
sont bordées d'églantiers en fleurs. Je vais très
bien, ma plaie est complètement fermée.
« Je passe mon temps à aller chercher de l'eau. Le
reste du temps je suis étendu sous un bois plein
d'oiseaux et de tourterelles. Autour de moi, des
tentes, des soldats vautrés dans l'herbe, des mulets
et des chevaux attachés, des linges qui sèchent, et
partout des feux de cuisine allumés et dont le bois
vert fume.
« Dans l'air, le ronflement des avions, sur les
routes, des camions de ravitaillement, des convois
d'artillerie, des autos de la Croix-Rouge. Au loin, le
canon ne cesse de tonner, et l'on entend même
parfois le bruit des mitrailleuses et celui de la
fusillade. »
Il allait rentrer dans le combat, et le texte d'une
citation proposée le !«'' juillet par son commandant
de compagnie nous éclaire magnifiquement sur son
moral : « A fait preuve d'une grande énergie et
d'un grand moral, est resté quarante-huit heures
aux créneaux de première ligne pendant un bom-
bardement de grenades et a abattu plusieurs
ennemis. »
LES BATAILLES AUTOUR DARBAS EN RUINES 137
Cette tranchée d'Artois où il se trouvait, c'était à
n'en pas douter d'après une description qu'il donne,
^ur le plateau de Notre-Da/ne-de-Lorette d'où l'on
aperçoit à l'heure qu'il est, les ruines affreuses de
Lens. Dans sa dernière lettre à sa mère, datée du
7 juillet, il lui écrit : « Il fait grand vent et beau
soleil. Par-dessus le parapet de la tranchée, on
aperçoit un village en ruines, un bois dont les
arbres sont fracassés par les obus, un marais, sur
la droite assez loin, de délicieuses maisons ouvrières
aux toits rouges, mais avec l'incendie au milieu. Le
canon tonne, les obus éclatent et leurs éclats vol-
tigent avec un bruit de grosses mouches, w
Le village, c'est Ablaiii-Saitit-Xazaire au bas du
plateau de Lorelte, — à moins que ce ne soit Souchez
ou Carency, il en est trois ou quatre serrés dans ce
coin. Mais les maisons ouvrières aux toits rouges,
à n'en pas douter, c'est Liévin, Liévin demeuré tel
à peu près, moins touché en apparence par la mort,
et au delà duquel Lens disparaissait dans la fumée
des innombrables éclatements d'obus.
Sur ce plateau de Lorelte un jour du mois d'août
dernier, j'ai accompli un pèlerinage pieux envers
la mémoire de mon ami de jeunesse. Je ne cherchai
nulle sépulture, sachant que le 9 juillet 1914 Jean-
Marc Bernard avait reçu en plein corps un obus,
mort extraordinaire et digne d'un poète, comme
Elisée fut enlevé par un char de feu. Mais aux
pentes du mont je cueillis pour sa mère, parmi les
buissons de fil de fer barbelés, des Heurs semblable-
ment couleur de rouille et d'autres couleurs de vio-
lettes. Il faisait un soleil admirable : des cigales
chantaient et une odeur de thym sauvage se déga-
geait de ce lieu où des milliers d'hommes ont
138 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
donné et reçu la mort. Une ressemblance invincible
apparentait cette colline de l'Artois où le poète
vécut ses derniers jours, avec les coteaux enso-
leillés de sa vallée du Rhône, parmi lesquels il
m'avait conduit quelques années auparavant, l'été
de 1911.
Ce n'est pas un soldat quelconque, sans doute,
celui dont nous évoquons ici rapidement le souve-
nir. Et pourtant, n'est-ce pas la plainte unanime
faite des voix maintenant éteintes d'innombrables
combattants, qui est exprimée tragiquement en ce
de Profundis écrit sur la plus sanglante colline
de l'Artois dévasté ^ ?
Du plus profond de la Iranchée
Nous élevons les mains vers vous,
Seigneur 1 ayez pitié de nous
Et de notre âme desséchée !
Car plus encore que notre chair,
I Notre âme est lasse et sans courage.
Sur nous s'est abattu l'orage
Des eaux, de la tlamme et du fer.
Vous nous voyez couverts de boue,
Déchirés, hâves et rendus...
Mais nos cœurs, les avez-vous vus?
Et faut-il, mou Dieu, qu'on l'avoue ?
1. Un appel émouvant a été lancé dans l'Echo de Paris du
12 octobre 1919 par Msr Julien, évêque d'Ârras, pour que soit
reconstruite et agrandie sur la colline de Lorette la chapelle
qui s'y élevait avant la guerre : « Il faut, dit-il, qu'elle renaisse,
il faut qu'elle se dresse à nouveau sur le coteau sacré ; il faut
qu'elle étende son rayonnement sur les plaines environnantes,
où la mort a fait sa moisson, et sur tout ce front de l'Artois
qu'elle dominera ; il faut qu'elle devienne la voix qui pleure
sur la jeunesse faucliée dans ?a fleur, la voix qui prie pour le
repos éternel des âmes, la voix qui parle despérance aux
veuves, aux fiancées, aux parents, la voix qui appelle les géné-
rations de demain aux pèlerinages du souvenir et de la pitié. »
LES BATAILLES AUTOUR d'ARRAS EX RUINES 139
Nous sommes si privés d'eepoir,
La paix est toujours si lointaine,
Que parfois nous savons à peine
Où se trouve notre devoir.
Eclairez-nous dans ce marasme,
Réconfortez-nous, et cha«sez
L'angoisse des cœurs harassés ;
Ah ; rendez-nous l'enthousiasme !
Mais aui morts qui ont tous été
Couchés dans la glaise et le sable,
Donnez le repos ineffable,
Seigneur ! ils l'ont bien mérité.
Voilà, croyons-nous, lexacte psychologie de ceux
quun de nos plus admirables écrivains a juste-
ment appelés les saiyiis des branchées, et qu'il
ne faut pas se représenter toujours vibrants et
tendus, mais infiniment résignés et prêts à agir
quand il le fallut, retrouvant dans ces moments-là
ce que la théologie a nommé les grâces d'état, un
oubli des maux passés et la flamme qui couvait
sous les quotidiennes cendres grises. Un Jean-
Marc Bernard, pas plus que ses camarades,
n'accepte de sombrer dans la tristesse. Il aspire au
contraire à en sortir comme on sort de la tranchée
un jour d'attaque ; et il le disait : « Maintenant je
vais écrire... une paraphrase du Dies irae :
o Jour de colère que ce jour
Où nous sortirons des tranchées. «
Il n'en eut pas le temps, et la mort eût tôt fait de
le porter aux cieux.
La deuxième bataille d'Ârras, infiniment longue
et pénible, nous avait donné aveo le plateau de
140 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
Lorette un regard vers Lens. La troisième bataille
de ce nom — une victoire décidée cette fois,
— nous donna celui de Vimy avec la vue sur
la plaine de Douai. L'offensive, comme celle de
Champagne, fut déclanchée le 25 septembre. Le 28,
nous parvenions à la cote 140, point le plus élevé
de la crête de Vimy. Et les Britanniques à nos côtés
avaient enlevé les villages de Loos et d'HuUucli.
Dès lors Arras ne fut plus à la merci dune alerte,
mais son lent martyre continua. Elle ne devait être
libérée des batteries lourdes allemandes qu'à la fin
de l'été de 4918, quand la poussée irrésistible des
Alliés libéra tout le sol de la France.
CHAPITRE XI
AUTOUR DE BÉTHUNE ET DE LENS
L'extraction du charbon sous les obus. — Bélliune en ruines.
— Le souvenir du grand Condé dans la plaine de Lens. —
Lens en poudre et qui veut renaître. — Vlmy et le monu-
ment des Canadiens.
Arras commandait l'important bassin houiller de
Béthune et Lens découvert en 1842, le plus riche de
France, avant Anzin même et Saint-Etienne, sa pro-
duction nette annuelle dépassant douze millions de
tonnes. La ligne de feu en le coupant par le milieu
n'en permettait plus que l'exploitation partielle, au
prix encore de mille difficultés et de piille dangers.
C'est ainsi qu'à Bully-Grenay, par exemple, sans
parler des obus qui y pleuvaient chaque jour, le
vent rabattait les gaz délétères employés par les
Allemands et dont on ne pouvait se préserver que
par l'emploi continuel du masque. Le casque y
était également de rigueur pour les civils, ingé-
nieurs et mineurs demeurés héroïquement à leur
poste.
Béthune autant qu'Arras est en ruines. Les bom-
bardements incessants ont sans doute dégagé des
maisons qui l'enserraient, la base de son beffroi du
142 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
XIV* siècle, mais aussi ils ont détruit son sommet.
Quanta l'église Saint- Vaast, qui reconstruite vers le
milieu du xvp siècle, avait conservé de beaux
piliers gothiques, elle est à l'heure actuelle presque
entièrement détruite.
L'exemple de la dévastation totale et radicale,
c'est Lens qui nous l'offre. Littéralement la vieille
cité espagnole muée rie nos jours en cité minière a
été réduite en poudre par les bombardements de
quatre années, depuis le 8 septembre 1914 que
l'armée de Von Biilow y entra.
On la voit sur les anciennes estampes ceinte d'un
étroit corset de pierre, forteresse, une des clés de
l'Artois, dans laquelle l'archiduc Léopold s'était
retranché lors de la célèbre bataille du 20 août 1648.
Il fallut pour Ten faire sortir et accepter le combat,
que Gondé, par une ruse demeurée célèbre, feignit
de fuir. Alors s'ébranlèrent à sa poursuite, précédés
de la cavalerie espagnole, les lourds bataillons
d'une infanterie qui passait pour la première du
monde. Gondé cependant posté à l'ombrage d'un
bel arbre sur un mamelon près de G-renay d'où la
vue embrasse un large horizon, lança les troupes
que l'on croyait en fuite contre un assaillant surpris
et dont le front fut vite rompu. Pendant plus de
deux siècles, l'arbre historique marqua ce lieu
fameux où l'on a érigé depuis une colonne commé-
morative. La vague allemande n'a pas été jusque là
par bonheur, et plus d'un sans doute parmi les
chefs de cette guerre a dû, de ce même observa-
toire où accourut la Victoire sur un signe du grand
Condé, regarder Lens, long l)ut de nos offensives
répétées.
AUTOUR DH I3ÉTHUNE ET DE LEXS 143
Plutôt que par les vers médiocres de Boileau',
illuminons ici notre méditation par le sublime pas-
sage de Bossuet, cet autre aigle divin : « Ceux qui
combattaient avec lui. — s'est-il écrié dans la chaire
de Notre-Dame de Paris le jour qu'il y fît Poraison
lunèbre du héros, — nous ont dit souvent que, si
l'on avait à traiter quelque grande affaire avec ce
prince, on eût pu choisir de ces moments où tout
était en feu autour de lui : tant son esprit s'élevait
alors ! tant son àme paraissait éclairée comme d'en
haut en ces terribles rencontres î semblable à ces
hautes montagnes dont la cime, au-dessus des nues
et des tempêtes, trouve la sérénité dans sa hauteur,
et ne perd aucun rayon de la lumière qui 1 envi-
ronne ; ainsi dans les plaines de Lens, nom
agréable à la France, l'archiduc, contre son des-
sein, tiré d'un poste invincible par l'appât d'un
succès trompeur, par un soudain mouvement du
prince, qui lui oppose des troupes fraîches à la
place des troupes fatiguées, est contraint à prendre
la fuite ; ses vieilles troupes périssent ; son canon,
où il avait mis sa confiance, est entre nos mains ;
et Beck, qui l'avait flatté dune victoire assurée,
pris et blessé dans le combat, vient rendre en mou-
rant un triste hommage à son vainqueur par son
désespoir. »
Descendons maintenant de ce monticule glorieux
1. Nous les donnons ici à titre documentaire, inscrits qu'ils
sont sur la colonne commcmoralive ;
u Lori-qu'aux plaines de Lens nos bataillons poussés
Furent presque à tes yeux ouverts et renversés,
Ta valeur, arrêtant les troupes fugitives,
Rallia d'un regard leurs cohortes craintives,
llépandit d-iiis leurs rangs ton esprit belliqueux,
Et força U victoire à le suivre aveceui. <»
444 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
dans Lens. Presque partout ailleurs dans les cités
dévastées, qu'elles se nomment Noyon, Soissons,
Reims, Verdun, Arras, quelques édifices demeurent,
mutilés sans doute, pour attester l'existence d'une
vie urbaine, mais ici, c'est à la fois le néant et le chaos.
Gomment croire que vingt-cinq mille êtres humains
vivaient ici en 1914 ? Il n'est pas une brique qui
soit entière dans les vastes tas de décombres mêlés
de morceaux de planche et fleuris pour toute végé-
tation de ces effarants buissons faits de fîl de fer
barbelés emmêlés et rouilles. De ci, de là, une pièce
de fer tordue en émerge, une tôle percée de mille
trous, le générateur devenu informe, d'une usine.
Dans quelques rues déblayées hâtivement, on aper-
çoit le seuil d'une maison, parfois le gouffre d'une
cave fortifiée à l'aide du béton armé. Car les Alle-
mands, jusqu'à la débâcle finale, ont tenu dans
Lens avec l'énergie du désespoir.
Ils y étaient entrés en maîtres et définitivement,
après mainte incursion, le dimanche 4 octobre 1914.
Le jour même, ils parlaient de fusiller le maire,
M. Basly, et un de leurs officiers supérieurs se
répandant en injures* : « Ah ! la culture française!
Quelle civilisation ! Les civils ont tiré sur nos sol-
dats, et maintenant encore il y a des Français au
sommet de la tour de Lens... » — On sait ce que
leur kultur allait faire de la malheureuse cité.
Sans parler de la contrainte morale imposée aux
habitants par la présence des envahisseurs, deux
maux y sont à craindre ; la famine, et le bombar-
dement subi du fait que des batteries ennemies sont
t. Lens, par le chauoiue Occre, curé-archiprêtre de Lens,
Paris, 1919. Ce livre nous retrace au jour le jour d'une façon
émouvante la vie à Lens sous l'occupation allemande.
AUTOUR DE BÉTHUNE ET DE LENS 145
installées en plein Lens. Pour la famine, un jour
vint, en mai 1915, où cette menace fut écartée grâce
au comité américain de C. R. B. (Committee Relief
for Belgium) qui étendit sa libéralité au nord-est de
la France. Mais les bombardements allaient se suc-
céder de plus en plus violents, de plus en plus ter-
rifiants, jusqu'à Texode final.
« Qui d'entre nous, a écrit larchiprêtre de Lens,
ne se souvient d'une journée effrayante entre toutes,
je veux dire celle du 29 janvier 1917 ?
« Ce jour-là, l'orage de fer et de feu s'abat
d'abord sur les rues Emile-Zola et Casimir Beugnet.
« Il est d'une violence que l'on ne peut décrire.
Trois familles du quartier ont l'habitude de se réu-
nir dans la même cave pour se protéger contre les
bombardements. Elles s'y trouvent en ce moment.
Or, les obus se succèdent autour de la Maison Syn-
dicale, et l'un d'eux vient de tomber ex^-ctement
au-dessus de l'abri où sont groupées nos trois
familles. Le premier étage de la maison, ^ainsi que
la voûte de la cave, sont traversés et les pau%Tes
réfugiés sont recouverts par les décombres.
'< Revenant de voir un malade dans les environs,
M. l'abbé Ledoux, l'un de nos vicaires, apprend le
malheur qui vient de se produire. 11 vole au secours
de ces familles ensevelies. Il descend par la cave
voisine, et, en lui montrant un tas de débris, quel-
qu'un s'écrie : c Ils sont là 1 » Près de M. l'abbé
Ledoux vient d'arriver le père d'une jeune fille qui
« est là » sous les ruines. Il crie sa détresse, il
appelle son enfant. De l'intérieur du souterrain une
voix de femme répond : « Vitt\ vite, jo vais
mourir 1 »
« Le Prêtre et le malheureux père unissent leurs
De Ponchevm.i k. . 10
146 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
efforts pour dégager les victimes. Ils se hâtent d'en-
lever les briques avec leurs mains, mais le travail
est long et presque sans résultai. On leur apporte
des pioches, des pics et des pelles. Ils opèrent avec
précaution. Après vingt minutes d'un travail
fiévreux et angoissant, ils découvrent des cheveux
et une tète qui se dresse ; mais aussitôt que le déga-
gement SB fait, la tête s'incline, le corps se replie et
s'affaisse, c"esl le cadavre d'une enfant de douze
ans qui vient d'être étouffée sous les décombres ».
Les Allemands avaient fait bétonner les meilleures
caves et y vivaient dans une sécurité relative, mais
les malheureux habitants ! Réfugiés le plus souvent
dans une chapelle souterraine qu'ils ont baptisée
Saint-Léqer-sous-terre en souvenir de leur église
écroulée, ils y cherchent la force de supporter leurs
épreuves. Ils ne furent évacués, troupeau lamen-
table et décimé, que le 11 avril 1917.
Les ennemis demeurèrent seuls dans Lens et
purent s'y livrer librement à la destruction de tout
ce qui avait un intérêt industriel. Déjà après la
prise de Loos-en-Gohelle par les Britanniques, au
printemps de 1915, les Allemands avaient pris pré-
texte de cette avance pour faire sauter les cuvelages
des mines, condamnant ainsi à Tinondation les
concessions de Lens, Meurchin, Drocourt, Liévin,
Garvin ; des équipes de pionniers avaient en même
temps détruit les installations du jour, enlevant
et expédiant en Allemagne les machines, faisant
sauter les chevalets. Ils continuèrent cette besogne
criminelle dans les environs de Lens, à Bourges
et à, Courrières*, après la conquête totale des
1. Il ne faudrait pas croire que ces destruclious se firent sans
AUTOUR DE BÊTHUNE ET DE LE>'S 147
crêtes de Vimy par les Britanniques en avril 1917.
Mais ils devaient enfin être chassés de Lens. Au
mois d'août 191S, ces mêmes Britanniques encer-
claient Lens de trois C(')té3, et menaient en septembre
leurs patrouilles jusqu'à la place de la Gare. Lens
fut reprise le 3 octobre après un combat de rues où
entrèrent en action les mitrailleuses dissimulées par
les Allemands dans les caves des maisons transfor-
mées en blockhaus.
Mais elle n'était plus que le fantôme effroyable
d'elle-même. Ce que les bombardements des Alliés
n'avaient pu faire, la ruine totale, les Allemands
l'avaient achevé à coups d'explosifs. Avant de
battre en retraite, ils avaient miné les églises, les
écoles, la gare, l'hôtel de ville à peine achevé
en 1914 et non inauguré encore, les banques, les
magasins, et jusqu'aux caveaux du cimetière. Ils
firent sauter Lens presque d'un seul coup, et c'est
bien l'œuvre de la néfaste kultur dressée contre
notre civilisation séculaire, que Ton y trouve là où
s'érigeaient innombrables les hautes cheminées et
les chevalets métalliques des fosses profondes.
Dans ce désordre inouï, dans cette mer de débris,
ce qui fut l'église émerge en un monticule qui porte
préracdilalion ni mélliode. La Presse de Paris du 3 novem-
l)re 1019 a publié à ce sujet un fait accablant :
" Dans une j^alerie d'accès au puits n° lù de la Compagnie de
Lens, on a retrouvé un rouleau de toile qui renfermait des
do'umenls établissant dans ses moindres détails la méthode
avec Taquelle les Allemands effectuaient leurs destructions.
« Ces documents comprenaient : un plan de l'ensemble des
bûtimenls de la fosse avec indication au crayon rouge, des
emplacements à miner ; une feuille manuscrite donnant l'indi-
cation des bâtiments et des machines à faire sauter : la nomen-
clature du matériel et des explosifs mis a la disposition du
personnel chargé de la destruction. «
148 ARRAS ET l' ARTOIS DÉVASTÉS
au sommet l'écriteau à l'inscription déjà célèbre :
Lens veut renaître.
Oui, Lens renaîtra, et déjà les traces de l'effort
humain y sont sensibles. Le drapeau tricolore flotte
sur un ensemble de baraquements : les bureaux de
la Compagnie de Lens. Et tout autour, un peu par-
tout d'autres baraquements ont surgi, en tôle, en
bois, en briquailles. Des équipes d'ouvriers tra-
vaillent, la grande voie ferrée Paris-Dunkerque tra-
verse Lens de nouveau, les employés de chemin de
fer couchant dans des wagons inutilisés.
Plus de deux mille habitants sont revenus dans
la capitale du Pays Noir. Dans quelques années, une
neuve cité s'y élèvera sur les ruines de l'autre, tant
sont fortes ici les énergies de la race et du sol \
Nous rentrons à Arras par la côte tristement devenue
célèbre de Vimy. Il y avait là avant la guerre deux
agglomérations : Petit-Vimy et Vimy, chef-lieu de
canton peuplé de plus de trois mille habitants, dont
l'église du xvi* siècle était surmontée d'une antique
tour romane. Récemment, une mine y avait établi
.son carreau. Comme à Lens, rien ne reste ici que
des ruines si souvent pilonnées par les obus qu'elles
font penser au mot funèbre du poète latin : Etiam
perierunt ruijise...
Mais en revanche, ce ne sont sur les bords de la
route que blockhaus, tranchées bétonnées, inextri-
1. « Cette place a été fortifiée et souvent prise et reprise
autrefois... » Délices des Pays-Bas. On y lit encore que Lens
a possédé un couvent de Récollets « qui fut commencé vers
l'an 1220 par saint Pacifique, disciple de saint François d'As-
sise, et premier provincial des Récollets de France*, qui est
enterré à Lens. » — Le tombeau de ce saint nommé Pacifique,
parmi les blockhaus de béton armé construits par les Alle-
mands, quel sujet de rêverie I
AUTOUR DE BÉTHUNE ET DE LENS 149
cables champs de fils de fer barbelés. L'on y voit
même de ces tourelles d'acier où les Allemands
plaçaient des guetteurs ou des tireurs d'élite. C'est
qu'ils ne cessèrent de craindre pour Lens depuis
que les Britanniques eurent emporté complètement
la position de Vimy en avril 1917. Nous sommes ici
sur un des lieux de l'Artois qui furent le plus
arrosés de sang, et le sol y a encore cet aspect de
paysage lunaire que lui donnent les cratères dobus
rapprochés à l'extrême les uns des autres.
Quand on parvient au point culminant de la crête,
deux monuments élevés aux morts apparaissent. L'un
est une simple croix de bois, mais grande et belle.
L'autre un peu plus loin, au linu dit les Tilleuls,
commémore l'assaut donné par les Canadiens et
honore ceux parmi eux qui tombèrent au printemps
de 1917. C'est en maçonnerie une pyramide tron-
quée, surmontée d'une croix et ceinte d'obus de
haute taille. Une inscription y est gravée sur une
plaque de cuivre :
ErECTED IN" MEMORY OK
OfFICEKS, -NON COJIMISSrONED OFFICERS,
An MEN OF THE
Canadian corps ARïILI.RRY
VhO FELL DURIXG THE VlMV OPERATIONS
APRIL 1917
On s'arrête ici et l'on songe. Dans le bas de la
côte, Arras élève la silhouette impressionnante de
sa cathédrale en ruines. Qu'est-ce donc que notre
pays, et quel rayonnement séculaire est le sien pour
que des hommes nés dans la lointaine Amérique,
accourus ici par centaines de milhers, aient donné
IriO ARRAS ET i/aRTOIS DÉVASTÉS
leur vie pour l'idéal de civilisation représenté par
la douce France ! Victor Hugo a écrit dans une ode
ardente et grave :
« Ceux qui pieusement sont morls pour la patrie
Ont droit qu'à leur tombeau la foule vienne et prie. »
Mais ici, auprès des Irèrps qui se sont donnés à
nous et ont adopté librement notre patrie pour la
leur, ({uellB sera notre prière, et coin ment y enfer-
mer notre gratitude infinie !
CHAPITRE XII
ARRAS ET L ARTOIS RENAITRONT
Au début de cet hiver de 1919-19iu, il semble que
la moitié pour le moins des habitants d'Arras y
soient rentrés. Quand on sort de la gare déjà
presque entièrement restaurée, on constate dans la
rue Gambelta et la rue Ernestale qui lui fait suite —
rues passagères et commerçantes — une animation
de bon alùi. Si c'est l'heure de midi, on croise des
ouvriers qui vont manger la soupe, des écoliers
qui rentrent chez eux. La plupart des familles se
sont réinstallées tant bien que mal. Et les immeu-
bles déjà remis à neut ne sont pas rares : le maçon,
le plombier, le menuisier et le peintre ont fait leur
œuvre.
Ailleurs sans doute, ce sont les ruines, plus
funèbres à mesure que l'hiver approche. Mais Airas
n'est plus la silencieuse nécropole que nous con-
nûmes, peuplée seulement de quelques ombres.
Des vivants nombreux l'habitent qui ne veulent pas
qu'elle meure, et qui reconstruiront son hôtel de
ville, sa cathédrale et ses deux places, — s'il plait
à Dieu et aux hommes. Les premiers, son évoque
et son préfet y sont rentrés depuis de longs mois,
M" Julien et M. Robert Leullier. L'un rassemblant
152 ARRAS ET l'ARTÛIS DÉVASTÉS
les fidèles à Notre-Dame des Ardents, seule église
d'Arras échappée aux obus ; l'autre dans cet hôtel
de la Préfecture qui porte les traces du bombarde-
ment, présidant à la reconstitution du pays.
La situation actuelle en Artois est complexe à
l'égal de ces tranchées indéfiniment sinueuses qui
furent creusées partout dans son sol. li s'agit de le
rendre à nouveau habitable et cultivable, puis d'y
l'aire renaître les industries qui s'y étaient installées
nombreuses, nées du charbon contenu dans ses
entrailles.
Pour ce qui est de la superficie, on s'était
demandé avec angoisse si toute une zone, celle où
le canon tonna sans arrêt sur la ligne de feu n'était
pas irrémédiablement perdue pour la culture.
Cette zone rouge, on avait parlé d'y laisser le temps
faire son œuvre, et peut-être d"y planter des arbres
qui eussent jalonné l'ancien front d'une « forêt du
souvenir ». Mais on avait compté sans les ruraux
propriétaires du terrain enfermé dans cette zone.
Après un an, ils ont déjà prouvé par le plus patient
des défrichements, celui qui s'etïectue sous la
continuelle menace de l'explosion d'un projectile
oublié, qu'ils entendent cultiver à nouveau ce ter-
rain semé pendant quatre ans par la Mort seule.
On peut donc estimer que l'Artois en son entier
sera rendu à ses cultures traditionnelles : blé, bette-
raves, colza. L'œuvre de patience fera germer les
futures récoltes.
Ils sont rentrés chez eux, ces habitants des
villages rendus célèbres par une dévastation jus-
qu'ici sans exemple : Souchez, Avion, Carency,
Achicourt, Aix-Noulette, Neuville- Saint- Vaast,
Ablain-Saint-Nazaire, Thélus, Farbus, Vimy... Ou ne
^RRAS ET l'aRTOIS RENAITRONT 45H
peut citer tous leurs noms. De même que les cita-
dins des vilL'S détruites, telles que Lens, ils sont
installés dans des abris provisoires. Les plus heu-
reux ont des baraques de tôle assez confortables,
telles que celles-là dues à la générosité américaine,
nommées Nissen /luts, Sausage liiits. D'autres cam-
pent dans des maisonnettes improvisées par eux à
l'aide des matériaux retrouvés parmi les ruines,
morceaux de briques, pierrailles, poutres déchi-
quetées par les éclats d'obus. On voit s'en élever un
mince filet de fumée. Là vivent à sept, huit ou dix,
les anciens habitants d'une ferme détruite ou d'un
coron. Le jour, inlassablement répandus parmi les
décombres, ils y glanent ce qui peut servir et aussi
ce qui peut nuire, la brique par hasard intacte, la
grenade oubliée, l'obus pourvu encore de sa fusée,
ils ont la conscience de coopérer dans leur mesure
et par leur présence, déjà, à lœuvre de reconstitu-
tion.
En tout, les sinistrés revenus en Artois à l'heure
où nous écrivons — novembre 1919 — sont plus de
douze mille ' : cinq mille sept cent quatre pour l'ar-
rondissement d'Arras, six mille neuf cent soixante-
dix pour celui de Bétbune. Parmi ceux qui s'occu-
pent d'eux avec un zèlci, admirable, il nous faut citer
après M. Robert Leullier, préfet du Pas-de-Calais,
des hommes tels que M. Basly, maire de Lens,
M. Marlier, chargé du service de la reconstitution,
MM. TaillanditT, Doutremépuich. Delau, qui ont
contribué à reconstituer Villerval et Saint-Laurent-
Blangy, ce faubourg d'Arras où les Allemands, puis
les Français, ont tenu si longtemps. •■
1. Sana compter les millierâ d'habitants rentrés dans Arras.
154 ARRAS ET i/aRTOIS DÉVASTÉS
Les services officiels de la Reconstitution sont
ceux-ci : secours et avances aux sinistrés, fourni-
tures de baraquements, de mobiliers, de matériaux
et de denrées de toute nature, évaluation enfin des
dommages subis du fait de la guerre. Quelques
chiffres ici ne sont pas -inutiles*.
« La quantité des logis, maisons, baraquements,
immeubles réparés et rendus habitables par les
soins de la reconstitution dans les régions sinistrées
d'Artois sélevait à dix-neuf mille à la fin de septem-
bre dernier.
« On comptait deux mille deux cent cinquante-six
maisons provisoires ou baraquements de types
divers pour l'arrondissement d'Arras et mille six
cent onze pour celui de Béthune.
« En matériaux de remploi, on avait construit
deux mille six cent soixante-quatorze habitations.
Enfin, les immeubles réparés et rendus habitables
s'élevaient à douze mille cent soixante-treize.
« A la même époque les avances consenties aux
sinistrés, tant en espèces qu'en nature s'élevaient à
deux cent dix millions.
« Soit exactement :
f< En argent : 188.443.379
« En nature : 21.265.792 ».
Ajoutons que parmi les baraquements, il en est
d'assez importants pour abriter, comme à Lens, des
écoles, des hôpitaux, les sièges sociaux des compa-
gnies minières. Lens sera la première concession
i; Nous les emjiruntons à un arlicle forfemenl (iocunienlé par
la préfecture du f'as-de-Calais, qui parut le 11 novembre 1919
dans la Presse de Paris,
ARRAS ET l'aRTOIS RENAITRONT \^o
remise en état, et cela dans un délai que l'on estime
de quatre à cinq ans.
Enregistrons également les déclarations faites en
ce mois de novembre où nous sommes par M. André
Tardieu, ministre des Régions Libérées après avoir
servi la France en Amérique. « Trois grands pro-
blèmes, a-t il dit, dominent l'activité de demain dans
ces régions : finances, transports, main-d'œuvre.
(( Le problème financier est double : il faut que
les avances soient payées, dès qu'elles sont deman-
dées et justifiées : mais il faut aussi que leur emploi
soit vérifié et leur rendement pleinement assuré, on
évit:int les abus, sur lesquels mon attention est fixée.
Donc, augmpntation des crédits, notamment de ceu.x
destinés aux agiiculteurs ; contrôle exact, par les
départements et par le ministre, de l'utilisation des
dits crédUs.
« Les transports s'amélioreront quand ils seront
régis par un programme unique, c'est-à-dire quand
on saura d'avance méthodiquement — au lieu de
constater après, dans le désordre et dans l'inco-
hérence — quels sacrifices doivent être imposés
aux demandes de' chaque service en raison de la
limitation actuelle des moyens.
« Il y a une hiérarchie des besoins, tant publics
que privés : je suis résolu à la faire prévaloir à tout
prix...
« 1919 a été l'année des maisons provisoires, 19:JU
doit être l'année des maisons définitives. 11 faut
des ouvriers en nombre énorme, non pas des ma-
nœuvres, mais des ouvriers spécialisés, maçons,
charpentiers, serruriers. Il faut recruter en France
tout ce qu'on pourra, et par des écoles profession-
nelles, organisées sans retard, transformer les ma-
156 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
nœuvres français en spécialistes. Nous prendrons le
complément à iétranger, mais sans nous encom-
brer d'un personnel qui sera inutile s'il n'est pas
spécialisé !
«Dans le Nord et le Pas-de-Calais la reconstruction
est à peu près achevée pour les chemins de fer, les
canaux, les routes : c'est an gros résultat. La cul-
ture, elle aussi, a fait des prodiges. Il y a des
champs labourés [nous le constations tout à l'heure]
jusqu'au centre de la zone rouge.
.'( Restent les maisons. C'est elles qu'il faut faire
revivre l'an prochain. »
Si nous en venons maintenant aux besoins dordre
spirituel, que trouvons-nous ? Les ruines des églises,
et des pauvres gîtes groupés autour d'elles, d'où
s'élève un cri déchirant : « Nous vivons comme des
bêtes 1 » — Ils veulent rebâtir leurs sanctuaires, dont
près de deux cent cinquante sont tombés. Les vil-
lages de i'Artois ne peuvent renaître pleinement
qu'à l'ombre de nouveaux clochers.
Où que nous allions, c'est le même invincible dé-
sir. A Brebières, où une quarantaine de maisons
seules sont réparables, le dimanche des Rameaux,
la messe fut dite en plein air dans les ruines de
l'église, servie par le maire, M. Pilât. Symbole
assurément, cette union des pouvoirs ecclésiastique
et civil : s'il en fallait encore un, et qui parlât
davantage au cœur, dirai-je que chaque jour l'autel
y est couvert de fleurs !
L'église de Monchy-le-Preux avait été reconstruite
vers 1848 par un architecte valenciennois, Bernard,
qui favorisa les débuts de Carpeaux alors inconnu
en lui confiant l'exécution de statues destinées à
ARRAS ET l'aRTOIS RENAITRONT 157
cette église : les quatre docteurs de la loi, saint
Grégoire, saint Jérôme, saint Âmbroise et saint
Augustin*. Elles furent ensevelies dans les ruines,
et une pauvre femme de la paroisse que je rencon-
trai naguère m'a dit que des fragments informes
en étaient seuls demeurés. C'est là un exemple en
plus de la destruction d'œuvres d'art par les Alle-
mands. On pourra reconstruire un jour l'église de
Monchy : mais ces statues, œuvres de début d'un
grand sculpteur, qui les remplacerai
A Bapaurae s'élevait une église dédiée à Notre-
Dame de Pitié. Deus cratères en marquent la place,
et il a fallu deux jours de fouill«'S pour retrouver
dans ses ruines la Pieta du xv» siècle en bois
sculpté, honorée séculairement dans le pays. Elle
le sera désormais dans un baraquement en atten-
dant la reconstruction.
Une bombe à retardement fit exploser l'église du
village tout proche de Sapignies douze jours après
le départ des Allemands. Là, ce qui fut retrouvé
dans le cratère, ce fut le plus émouvant crucifix.
« Le Christ paraît avoir souffert une deuxième pas-
sion. Les bras tordus par l'incendie semblent avoir
voulu préserver le visage contrel'ardeur desflammes.
Nul artiste n'aui^ait pu donner une impression de
douleur plus poignante »-. Dans ce ruème ordre
d'idées, <|ui n'a contemplé au bas de la colline de
1. Ou en Irouvera la reproduction d'après uu dessin de Gar-
peau dans notre ouvrage : Carpeaux inconnu. Van Oest, édi-
teur, Paris et Bruielles.
2. Bulletin des églises décastées du diocèse d'Arras. — Ce
bulletin, dirigé par M. l'abbé Foulon (33, rue d'Amiens, Arras),
est d'un extrême intérêt en chacun de ses numéros, et repré-
sente une œuvre qui importe autant à la civilisation qu'à la
religion.
158 ARRAS ET l'aRTOIS DÉVASTÉS
Notre-Dame de Lorette la ruine pathétique de
l'église d'Ablain-Saint-Nazaire ? Elle avait été cons-
truite au xvi" siècle par Jacques Caron, le même
architecte qui éleva lliôtel de ville et le beffroi
d'Arras. Semblablement s est-elle muée, elle aussi,
en un fantôme de désolation qui semble vouloir ex-
primer toute l'horreur de la vallée de la Souchez et
du plateau raviné de Lorette.
Les prêtres qui vivent dans ces villages détruits
parmi des ouailles déshéritées de tout bien, ressem-
blent aux apôtres des temps primitifs. A l'exemple
de saint Paul qui ne dédaigna pas de fabriquer des
tentes, eux, travaillant aussi de leurs mains, se font
terrassiers, maçons, ajusteurs, pour que le baraque-
ment élevé par leurs mains et celles des fidèles
permette d'attendre lareconstruction d'une véritable
église. A Mercatel, à Hermies-le-Grand, on verra
des types de ces humbles maisons de Dieu qui se-
raient semblables en tout à celles des plus pauvres
hommes si un clocheton de fortune et une croix ne
les surmontaient.
TABLE DES PLANCHES
I'lanche I. — Ruines de rHôlel de ville et du
Beffroi Couverture.
Planche II. — Tranchées abandonnées en
Artois 16
Planche III. — Lllôtel de ville et le Beffroi
d'Arras 40
Planche IV. — Robespierre, le jour di; la fùte
de l'Etre Suprême 56
Planche V. — Aspect actuel de Neuville-Saint-
Vaast 80
Planche VI. — Ablain-Saint-Nazaire et le pla-
teau de Notre-Daine-de-Lorette 104
Planche VII. — Un aspect actuel de Lens ... J28
Planche VIII. — Carte de la région d'Arras. . 158
TABLE DES ^MATIERES
Chapitre premier. — Arras ei l Artois dévastés. \
L'Artois, terroir d'Arras, compris entre la
Lys et la Somme. — Quelques villes : Saint-
Omer, poste avancé au Nord ; Lens, bastion
à TEst avec Béthuue ; Bapaume, voué aux
combats; Hesdin, patrie de Tabbé Prévost;
Saint-Pol et sa crypte mystérieuse. Ruines
d'Arras, jadis lieu de rencontre du génie
latin et du génie du Nord.
Chapitre IL — Naissance cV Arras 14
La cité des bois. — L'oppidum où se tisse
pour Rome la laine des Atrebates. — César y
campe. — Le temple païen y fait place à l'é-
glise chrétienne. — Saint Vaast, catéchiste de
Clovis, y fonde l'abbaye dont naîtra la ville
moderne. — Baudouin Bras-de-fer, premier
comte de Flandre en fait sa capitale.
Chapitre IIL — Rôle d'Arras et de l'Artois dans
la culture française du Xni<^ siècle 2i
La ville au moyen âge. — La commune et
les comtes. — L'architecture ogivale dans la
France du Nord et en Artois. — L'art drama-
tique à Arras, ville des trouvères : le Jeu de
la Feuillée.
Chapitre IV. — Les tapisseries d'Arras, symbole
de sa prospérité 45
La cour de la comtesse Mahaut. — Les lapis-
TABLE DES MATIÈRES 161
séries, représentations de l'existence de l'épo-
que. — Uopus atrebaticurn complète l'opus
francigenum. — Influences de la Tm^ame sur
leur technique, et des Jeux sur leur inspira-
tion. — Leur renommée européenne et l'éclat
d'Arras sous les ducs de Bourgogne.
Chapitre Y. — Arras ouvre et clôture la guerre
de Cent ans 60
La succession d'Artois, une des causes de
la guerre de Cent ans. — Les chefs arma-
gnacs et le roi Charles VI assiègent Jean sans
Peur dans Arras. — Paix de 1414. — Entrée
joyeuse de Philippe le Bon et tournoi sur la
Grand'Place. — Jeanne d'Arc prisonnière à
Arras dans l'automne del430. — L'assemblée
de la chrétienté pour la paix en 1435. — Le
sang de France parle en Philippe le Bon, duc
de Bourgogne.
Chapitre VI. — Arras^ entraînée dans la ruine
de la maison de Bourgogne 77
La Vaudoisie d'Arras. — Louis XI et Philippe
le Bon à Hesdin. — Entrée du Téméraire à
Arras. — Après sa mort, Louis XI s'empare
de l'Artois. — II dépeuple Arras et la veut
nommer Franchise. — Paix de 1482.
Chapitre VII." — L'Artois séparé de la France. 91
Les Allemands pillent Arras en 1492. — L'hô-
tel de ville est achevé et le décor des places
réglé sous la domination espagnole. — Tapis-
series exécutées d'après les cartons de Ra-
phaël. — Les malheurs des Pays-Bas.
Chapitre VIII. — L'Artois revient à la France. 98
Le siège de 1640. — Culture du xvm» siècle.
— Arras se fond dans la vie nationale. — Les
Etats d'Artois, et la frégate qu'iis^offrirent aux
De PoNCHKVILLE. 1 t
162 TABLE DES MATIÈRES
Américains. — Jeunesse de Robespierre. —
L'échafaud |dressé à Arras sur la place du
théâtre.
Ch\pitreIX. — Arras «. ville du bonheur calme ». 112
Victor Hugo à Arras. — Comment une
neuve cathédrale succède àFancienne. — Aven-
ture de Verlaine et de Rimbaud. — Corot tra-
vaille en Artois. — Arras en 1914, ville an-
cienne et moderne. — Visite de Barrés en
191o.
Chapitre X. — Les batailles autour d' Arras en
ruines 123
Incursion des Allemands dans Arras dès le
31 août 1914. — Arrivée de l'année Maud'huy
en septembre. — Combats autour d'Arras
contre l'armée von Biilow. — Les tranchées
allemandes dans les faubourgs d'Arras.
— Incendie de Ihôtel de ville le 7 octobre.
— Destraction du beffroi le 21 octobre. — Jour-
nal d'un habitant d'Arras. — Destruction de
la cathédrale le 6 juillet. 191o.- — Deuxième
bataille d'Arras. Un de ses combattants: Jean-
Marc Bernard. — La victoire d'Arras nous
donne Vimy le 28 septembre.
Chapitre XI. — Autour de Béthune et de Le7is . 141
L'extraction du charbon sous les obus.
— Béthune en ruines. — Les souvenirs du
grand Condé dans la plaine de Lens. — Lens
en poudre et qui veut renaître. — Vimy et
le monument des Canadiens.
Chapitre XII. — Arras et l'Artois renaîtront. . loi
LE PAS-DE-CALAIS DEVASTE
ASSOGIATlOxN DÉCLAREl^ ET AUTORISEE
CONFORMÉMENT AUX LOIS DE 1901 et 1916
AFFILIÉli A LA SOCIÉTÉ DES AG KICLLTECUS
DE KHANCE
Raùkicltée au « Comité du Secours National w
et à « l'Union des (Euires de Secours
aux Foyers dévastés par la Guerre *).
22, aUE DE LONDRES, 22, PARIS
L'heure de la \ictoire a sonné. Le sol de France
est enfin libéré. Il sagit de ramener la vie là où nos
barbares ennemis ont semé la mort. Le Pas-de-
Calais est peut-être le département qui a le plus
souiïert. Cette malheureuse région a été le théâtre
de violentes batailles : Arras, Carency, Ablain-Saint-
Nazaire, et le Labyrinthe, Vimy, Bullecourt, Fres-
noy, Lens, liavrincourt, Bourlon, Quéant. Elle a
vu les Allemands reculer en détruisant tout dt^rrière
eux : fermes, maisons, arbres, routes. Le Pas-de-
Calais envahi est aujourd'hui transformé en désert.
Sans parler d'Arras, dont on connaît le sort : sans
compter dés villes comme Bapaume, Lens, Béthune
et Liévin complètement détruites, plus de deux
cents communes rurales n'existent plus.
Les deux cent ciniiuante mille Français et Fran-
çaises qui habitaient le Pas-de-Calais envahi, après
avoir soulfert toutes les horreurs de l'occupation, ont
été transportés à l'arrière, dans les Ardennes ou en
Belgique, obligés dctoutabandonnera lennemi. Quel-
ques-uns de ces malheureux compatriotes, rapatriés
2 LE PAS-DE-CALAIS DÉVASTÉ
dans un dénuement absolu, ©nt fait le récit le plus
douloureux de leurs terribles souffrances.
C'esl aux pouvoirs publics qu'incombe le devoir
de relever ces villes et ces villages anéantis. Mais
à côté de cette action gouvernementale, que de
détresses à secourir, quel champ d'action pour les
initiatives charitables et patriotiques !
Le « Pas-de-Calais dévasté » se donne comme
mission d'aider au relèvement de ses malheureuses
régions. Cette œuvre encourage le retour des habi-
tants sur leur terre ruinée et la reconstitution de
leurs foyers.
Grâce à une organisation très complète de corres-
pondants, les dons sont distribués avec ordre et
méthode, et toutes les précautions sont prises pour
éviter un double emploi.
Pour répondre à ces besoins immenses, « le Pas-
de-Calais -dévasté » fait un présent appel à votre
générosité.
Notre œuvre reçoit, avec la plus vive reconnais-
sance, tous les dons en argent et en nature.
Les dons en argent peuvent être versés, soit au
siège de l'œuvre, 22, rue de Londres à Paris; soit à
la Banque Adam, 106, boulevard Haussmaim, à
Paris, et en province, dans ses succursales.
Les dons en nature peuvent être adressés au siège
de l'œuvre, 22, rue de Londres, à Paris.
Donnez généreusement pour des compatriotes qui
ont tout perdu, pour la partie de la France qui a
servi de rempart au reste du pays !
COMITÉ DE DIRECTION
Président d'honneur : M. Jonnart, sénateur du
Pas-de-Calais.
LE PAS-DE-CALAIS DÉVASTÉ 6
Membres d'honneur : M. Lebrun, ministre de la
reconstitution des Régions libérées. MM, les Séna-
teurs du l'as-de-Calais. MM, les Députés du Pas-de-
Calais. M. le Préfet du Pas-de-Calais. S. G. Ms^ l'E-
vèque d'Arras. MM. les Conseillers généraux du
Pas-de-Calais.
Président : M, le comte de Francqueville, maire
de Bourlon.
Vice-Présidente : M"" Henri Tailliandier.
Vice-Président : M. Mercier, directeur général des
Mines de Béthune.
Secrétaire général : M. Despinoy, notaire à Arras.
Trésorier : M. Maurice Tilloy, industriel, maire de
GourritTes.
Administrateurs déléguas : M. Octave Bouchez,
industriel, membre de la Chambre de Commerce
d'Arras.
Administrateurs : M. Fernand Bar, ancien Député,
industriel, à Béthune. M. le baron d'Herlincourt,
agriculteur, maire dElerpigny. M. A. Leloup, pro-
priétaire. M. Marchand, avoué honoraire. M. Minelle,
ancien maire d'Arras M'>' la marquise de Partz,
M-"» Albert Tailliandier.
Délégué général pour la propagande et aux sec-
teurs : M. Camille Hollart.
Délégués du Conseil : M-"» la comtesse F. de Dies-
bach de Belieroche. M"^» Moleux d'Hermerangues.
M. de Lenquesaiug. M. Georges Leviez. M°» Albert
Leviez. M"* Lenglin. M Bauvin, administrateur de
Id Banque de France, à Arras. M. Eugène Carlier,
inspecteur honoraire de l'Assistance publique.
M. Jean Lejosne, fabricant de sucre. M. Poutraiu,
maire de Croisilles, M. Pierre Cage. M, de Ker-
suenec.
LA GRANDE PITIÉ DES ÉGLISES D'ARTOIS
Parmi les problèmes d'après-guerre, l'un des plus
ardus à résoudre est la réorganisation du culle dans
les régions dévastées.
Dans le seul département du Pas-de-Calais, plus
de deux cents églises gisent, les unes mutilées, les
autres réduites en cendres. Leurs sacristies sont
vides ou écrasées. Les prêtres envoyés pour relever
ces ruines n'ont ni abri, ni meubles, ni livres ; et ils
portent souvent sur eus tous leurs vêtements.
Les autorités officielles sont bienveillantes, pour
la plupart; mais elles songent d'abord, on le devine
aux mairies et aux écoles. Les œuvres de bienfai
sances s'occupent plus de lingerie, lits et chaussures
(]ue d'ornements sacrés; on ne saurait les en blâmer.
Heureusement, des femmes prévoyantes et géné-
reuses avaient, au cours de la guerre, mis en com-
mun leurs ressources et leur talent, pour être en
mesure de faire face, le moment venu, aux besoins
les plus urgents de nos paroisses ravagées. Elles
avaient organisé, à Boulogne, à Berck-Plage, à
Saint-Omer, à Calais, aideurs encore, des exposi-
tions d'ornements et de vases sacrés qui avaient l'ait
l'admiration des connaisseurs.
En quittant la France, les Canadiens, les aumô-
niers de l'armée britannique, la Ligue des Femmes
catholiques d'Angleterre nous firent don, de leur
côté, de plusieurs chp,pelles et du matériel qu'elles
conlenaienL Une famille catholique de New-York,
LA GRANDIE PITIE DES EGLISES D ARTOIS 5
dont M-f Julien fut l'hHe pendant son voyage aux
États-Unis en 191S, concentra sagenaent ses efforts sur
la construction d'abris destinés au culte. Et plusieurs
de nos paroisses lui sont grandement redevables.
Nous attendons beaucoup de la sympathie des
évêques américains et de l'appel collectif qu'ils ont
fait pour le relèvement de nos sanctuaires.
Mais c'est surtout à l'œuvre de la rue Oudinot. à
Paris, que nous nous sommes adressés dans nos
embarras sans cesse renouvelés.
Trois catégories de secours viennent par cette voie.
Les uns aident à réparer les brèches faites aux
églises, ou à élever des chapelles provisoires.
Les autres reconstituent, de toutes pièces, les
sacristies.
Un vestiaire ecclésiastique sest adjoint aux deux
premiers services.
Au mois de décembre 1919, trente-cinq de nos pa-
roisses avaient' reçu, de la^uvre de Paris, une sub-
vention pour leur église provisoire; — une centaine
de sacristies avaient été renouvelées, totalement ou
partiellement ; — 8"j trousseaux avaient été deman-
dés, dont 64 livrés. De rares églises avaient trouvé
des marraines hors du diocèse. Mais l'idée a été
reprise par des curés de notre région maritime, qui
« adoptent » une paroisse en ruines, en concen-
trant sur elle les aumônes de leurs paroissiens.
La tâche est immense: elle durera dix ans peut-
être. Il y a place ici pour toutes les bonnes volontés.
Pour tous renseignements, consulter :
A l'aris, le Comité de secours aux églises dévas-
tées, 3, rue Oudinot;
A Arras, à M"« la Secrétaire de l'œuvre des églises
pauvres, 1, place Sainte-Croix,
La Collection « La France Dévastée >>
paraît sous le patronage du Comité Fiance-Amériqve
et du Touring-Club de France.
TOL'KIIVCÏ-CLÏJB DE FRANCE
65, avenue de la Grande-Armée, Paris.
Tout Français se doit de travailler à l'accrois-
somont de la prospérité de notre pays joar/e Tou-
risme.
Tout Français doit s'inscrire comme membre
du Touriiif^-Club de France.
Nous étions lôO.OOO en 1914. 11 faut que
nous soyons 500.000 en 1920.
Demain, T. G. F. voudra dire : Tout citoyen
Français.
OFFICE .\ATIOAAl. DL TOLRISSIE
n, rue de Sure ne, Paris.
L'Office national du Tourisme, rattaché au Minis-
»tère des Travaux publics, a pour mis^^ion de reciier-
chertousles moyens propres à développer le touiis-ne.
11 provoque dans ce but toutes initiatives admi-
nistratives et lé.iîislatives et prend toutes mesures
tendant à améliorer les condilions de transport, de
circulation et de séjour des touristes. 11 coordonne
les etï'orts des groupements et industries touristiques.
Il organise la propagande touristique à létranger.
tOMllE FRAr\tE-AMÉRIQLE
8:2, avenue des Champs-Elysées, Paris.
Tout Français désireux de resserrer les liens
qui unissent la France aux nations de l'Amé-
riiiae du Nord et du Su! doit se faire inscrire
comme souscripteur (6 fr.) ou comme adhérent
(28 fr ) de France-Amérique, que préside M. Ga-
briel llanotaux, de l'Académie française.
Les souscripteurs reçoivent la publication
l'Amérique : les adhérents la revue mensuelle
France- A mé.riq ne.
Le Comité pul)lie en outre une revue franco-
anglaise illustrée qui paraît chaque mois sous
le titre F lance-È tais-Unis.
NUMÉRO SPÉOIMRN SUR DBMANOR