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in 2009 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/artpotiqueconnOOclau
ART POÉTIQUE
DU MÊME A UTEUR
THÉÂTRE (\ vol.
30NNAISSANCE DB LEST. ........ I VOl.
PAUL CLAUDEL
Art Poétique
CONNAISSANCE DU TEMPS
TRAITÉ UE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊMB
DÉVELOPPEMENT DE l'ÉGLISE
Sicut Creator, ita moderator. Donec
universi seculi pulcritudo..,. velut
magnum carmen inefl'abilis modula-
toris.
S. AuGL'STLN, Ep. V, ad Marcellinum.
HUITIÈME ÉDITION
PARIS
MERCVRE DE FRANCE
XXTI, RVE DE CONDÉ, XXVI
^ r. u 1951
76.9034,
IL A ÉTÉ TIRÉ aï CET OUVRA»! î
Djnee exemplaires sur papier de HoUoJuUt
naméroUt dt i à la.
JU8TIFICATI3N DU TIRVOR
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OraiU '.)• trttiuSiiot «t d» repr«iiacfl«a r^rTM pour toa« ?«fk
CONNAISSANCE DU TEMPS
CONNAISSANCE DU TEMPS
ARGUMENT
PRÉLUDE. — Interprétation de l'univers et de la
fig'ure que forment autour de nous les choses simul-
tanées.
I. DE LA CAUSE. — Définition par l'idée de conti-
nuité. Analyse de l'idée Je cause. Le couple du 5a-
jet et du moyen. Exemples et classification. Compa-
raison avec le couple, majeure et mineure, du syllo-
gisme. Le sujet n'implique pas le moyen et ne le
commande pas. Des formes, pas de lois. Eternelle
nouveauté de toutes choses. Leur répétition indique
l'importance suprême et sacrée que le Créateur leur
a conférée, comme à des mots de l'éternel vocabu-
laire. Chaque chose n'a de nécessaire que son exis-
tence. Discussion du Mécanisme, absurdité du mou-
yement perpétuel sans but que lui-même. Résumé :
O ART POETIQUE
le sujet n'a pas de programme par lui-même et ne
le trouve que par la détermination à un certain efFel
que le moyen lui confère. La différence g-énératrice.
II. DU TEMPS. — L'espace ou le dessin fini, le
temps ou le dessin qui est en train de se faire en ua
mouvement universel qui est le ternes. L'univers est
une machine à marquer le temps. Comparaison avec
les horlog-es humaines: le mouvementée régulateur,
l'inscripteur. Le mouvement primitif est toujours de
et non pas vers. Double temps de tout mouvement,
impulsion e.xtérieure, tendance au retour. L'échappe-
ment solaire. L'origine du mouvement est le fré-
missement de la matière au contact d'une réalité,
différente, l'Esprit : la peur de Dieu. Tout ce qui est
mouvement est temps et sert à l'indiquer. Le temps
considéré comme continuité du mouvement, ou durée-
Modes et phases du temps. Suite et avancement
dans la durée. Le passé est la somme sans cesse
croissante des conditions du futur, qui est donc tou-
jours nouveau et inédit.
III. DE L'HEURE -l heure en moi que j'indique
et que je sais, non pas seulement dans le temps,
mais dans la durée. Ce mouvement même dans uo
cœur dont les horizons en perspective autour de lui
ne sont que les reporteurs et les traducteurs concen-
triques. Mon intention dans le dessin total. Connais-
CON.NAïaSAKCB DU TE>4PS
sance que j'en ai. Connaissance de mon rapport
«ux choses et des choses entre elles sous le seul rap-
port de leur simultanéité. La Cause Harmonique
ou mouvement qui règle rassemblement des êtres à
lel moment de la durée. C'est l'Art Poétique. La nou-
velle Logique, ayant la métaphore pour expression.
Toute chose, en dehors de sa réalité propre, et du fait
du rapport infini qu'elle entretient avec toutes les
autres, a une valeur de signe du moment de la durée
auquel nous sommes parvenus.
CONCLUSION. — Le Temps est l'invitation à
mourir, -le moyen qui permet aux choses d'avouer en
expirant leur néant dans le sein de leur Créateur.
Ce n'est point le futur que j'envisage, c'est le
présent même qu'un dieu nous presse de déchif-
frer. De moment à autre, un homme redresse
la tête, renifle, écoute, considère, reconnaît sa
position : il pense, il soupire, et, tirant sa montre
de la poche logée contre sa côte, regarde l'heure.
Où suis-j'e? et, Quelle heure est-il? telle est de
nous au monde la question inépuisable; Où suis-
10 ART POETIQUE
jeei Où en suis-jel C'est pourquoi les Cités an-
tiques postaient à demeure l'augure. En marche
dans le courant, le navire humain plantait sa
vigie. Rien en vain. L'homme pensait que tou-
tes choses à toute heure avec son intime assen-
timent travaillées par la même inspiration qui
mesure sa propre croissance élaboraient un
mystère qu'il fallait de nécessité surprendre. Et
c'est pourquoi l'aruspice armant son bras allait
le rechercher jusque dan« l'entraille des ani-
maux. Qu'un être doué d'une voix intelligible
captive l'exhalaison de la terre et le rot de
l'abîme! La sibylle savait tromper avec sa poi-
gnée de feuilles mortes, ensemencer le vent de
paroles. Tout site religieux recelant l'oracle,
comme un autre ses sources curalives, avait un
temple pour l'exploiter. Et de nos jours la
même curiosité a inventé des instruments, cons-
truit des hypothèses et des observatoires. Par-
tout;, ;\ tout moment, chacun sait le degré de la
chaleur qu'il fait et le poids de l'air qui le lient
CONNAISSANCE DU TEMPS
pressé. Toute la peau de la terre est devenue
sensible comme l'extrémité denosdoig"ts et télé-
g-raplue les nouvelles de la tempête et de la
beauture. Le bulletin des taches du soleil est
nécessaire à la Bourse et à la politique. Le
Globe oriente encore l'aiguille soustraite à sa
masse. C'est ainsi que nous savons toujours par-
faitement le temps qu'il fait et le visage qu'il
se compose, l'arrangement conclu pour la jour-
née entre Phœbus et la nue. Mais quand l'occul-
tation de notre soleil journalier nous permet de
nouveau de relever notre position dans l'absolu,
que sont les pratiques naïves de l'astrologie au-
près de nos tables et de nos méthodes et de ce»
yeux forts que nous braquons sur les amers
célestes ? Quel almanach valut jamais celui du
Bureau des Longitudes, et quel thème horosco-
pique à la devise de Saturne ou du Cancre le secret
plus serré de ces nombres enfermés en d'exactes
.colonnes ? Nous lisons mieux l'aspect du ciel-
brillant. Une heure immense, totale, est à tout
la ART POETIQUE
moment calculée, plus décisive que celle qui
jadis avérait la naissance des rois, retardait les
batailles, présidaitàla cueille des simples, favo-
risait les purg-es. Nous n'accrochons plus aux
astres notre cuisine et notre politique. H n'est
pas moins que toute chose qui arrive est située
spécialement dans la durée par telle combinai-
son non reproductible du chiffre sidéral, comme
tout point sur la carte par sa distance du méri-
dien et de l'équateur, et trouve dans les cieux
inépuisables sa racine arithmétique. Mais peut-
être que, plus prochaines qu'étoiles et planètes,
toutes les choses mouvantes et vivantes qui
nous entourent nous donnent des signes aussi
siîrs et l'explication éparse de celte poussée
intérieure qui fait notre vie propre.
Et tel est le mystère qu'il s'agit présentement
de reporter sur le papier avec l'encre la plut
noire.
CCNNAISSANCE DU TBMPS l3
I
. DE LA CAUSE
Tout objet qui apparaît devant nos yeux et
dans notre intelligence, la démangeaison de
l'esprit est aussitôt de le ranger à sa place, de
l'insérer dans le continu. La ca^z^c est celte join-
ture que nous nous appliquons à découvrir ; elle
est tout cela avec une énergie productrice sans
quoi une chose donnée n'aurait pu être.
Ces mots circonscrivent le sens et l'aire de
Dotre enquête. Nous ne chercherons point à
comprendre le mécanisme des choses de par
dessousj comme un chauffeur qui r'xmpe sur le
dos sous sa locomotive. Mais nous nous place-
rons devant l'ensemble descré.itur3S, comme un
critique devant le produit d'un poëte, goûtant
pleinement la chose, examinant par quels
moyens il a obtenu ses eJJ'ets, comme un peintre
l4 ART POEIIQUE
clig^nant des yeux devant l'œuvre d'un peintre,
comme un ingénieur devant le travail d'un cas-
tor. Rien à faire ici des quatre causes du Philo-
sophe, matérielle, formelle, finale, efficiente.
Chercher à propos de chaque entité supportée
par un nom la cause, c'est simplement envisa~
ger la matière et le moyen.
Un adage assourdissant, réductible au seul
bruit, emplit la feuille de tous les livres : Pas
d'effet sans cause ! M-^is oserais-tu, ô creuse
cigale, moduler aussi bien, entre mes doigts :
Point de cause sans effet ? Je ne l'attends point,
mais je souris seulement, et je répète après toi :
Oui, point d'effet sans causes. Sans causes au
pluriel.
Car la cause n'est jamais une. La série des
abstractions nous réduit aux idées premières du
mouvement et de la masse, du moteur et du
mobile, ou, plus grossière, d'une influence exté-
rieure sur toute chose donnée manifestée par
un mouvement local. C'est ce couple d'un sujet
CONNAISSANCE DU TEMPg
«l d'une action sur le sujet exercée du dehors,
qui constitue proprement la cause. Agencement
infiniment variable dans ses modes, autant que
chaque effet à produire.
Examinons de plus près.
Le caractère du sujet est d'avoir une valeur,
une « puissance » plus générale que celle de
l'effet qui en est tiré par l'application du moyen,
— A l'entrée du port des Phéaciens, la mer
maniée par le vent s'est amusée à ciseler en bar-
que patiemment le bout de cet os saillant hors
du vieux corps de la Terre. — L'hydrogène a
ses propriétés, l'oxygène a les siennes : il fau-t
un chiffre, il faut la proportion de un à deux
pour que la combinaison ait lieu, de l'eau. — II
faut une étincelle vivante, le microbe, pour fa-
briquer, de l'oxygène uni avec l'azote, le nitrate,
nourriture de l'herbe. — Il faut à la terre la
semence pour transformer en un sucre soluble sa
chair inerte — Il faut au sang de la mère le germe
pour la conception du caillot animé. — Il faut au
iG ART POETIOOK
marbre, il faut à l'acier et au cuivre le sculpteur,
l'ouvrier avec ses outils, pour dégager la statue
el pour assembler l'engin.
On le voit par la considération de ces preu-
ves, toute créature est, par cela même que créée,
créatrice, dépositaire souslecommandement nou-
veau qui l'épouse d'une force prête à sourdre figu-
ratrice. C'est l'inlerveniion du moj^en, le travail
extérieur ou latent de sonyFa^ précis comme un
ordre que l'on articule, qui résout le sujet, qui le
contraint et qui le détermine.
Il est possible de classifîer les moyens suivant
leur opération ; j'en pends ici le tableau :
I. CAS DITS fortuit* ET APPLICATION d'uN
MOYEN A LNE FIN NON IMPLIQUÉE PAR LUI
Une poudrière — l'éclair — l'explosion.
La masse de la terre — le vent, la pluie, la
gelée — j)hénoménes d'érosion, ciselure du re-
licf.
CONNAIS» ANCE DU TEMPS I7
Napoléon et son armée — les froids de la
Russie — perte de l' Empereur ^ sa chute.
Les réactions chimiques naturelles.
2. — APPLICATION INCONSCIENTS DES MOYENS
A UNE FIN.
a. — La terre — la semence — la plante.
L'aliment — l'appareil digestif — le chyle,
le sang.
Le miel et son récipient — l'œuf— la larve.
Les phénomènes de la cristallisation et ceux
de l'instinct primaire.
b. — Les ovaires en travail — les industries
de la ponte et du nid — l'insecte, l'oiseau, le
poisson, la nourriture des espèces carnivores
qu'ils procurent.
3. — APPLICATION CONSCIENTE ET VOLONTAIRE
DES MOYENS A UNE FIN.
l8 ART POÉTIQUE
a. — Application des instruments ou des pro-
cédés à la matière.
La proie — la chasse, les dents — le repas.
Le marbre — le ciseau — la statue ,
Procédés d'entraînement des athlètes.
b. — Déclenchement volontaire et mise eu
marche d'une série naturelle.
Lagricultare^ la médecine^ Vèlevage, les
expériences de laphysioloffie, etc.
c. — Création d'une série artificielle
L'horloge^ la machine.
La première catégorie définit, plutôt qu'une
application, la rencontre fortuite ou répétée du
sujet et du moyen ; les deux suivantes compor-
tent une application réelle de l'un à l'autre dans
une fin déterminée. Les quatre premiers exem-
ples delà deuxième catégorie décrivent, entre les
deux termes, une assimilation de substance à
substance ; dans le dernier déjà, il n'y a pas
modification, ensemencement du moyen, mais
adaptation au sujet d'une industrie extérieure
CONNAISSANCE DU TtMPS I()
au praticien dans une tin extérieure et de lui
plus ou moins complètement ignorée. Enfin,
dans la troisième catégorie, il y a, avec la con-
naissance du terme, choix, direction, agence-
ment des moyens. Le moyen n'agit plus seul,
par la vertu en lui infuse ; il est manié du de-
hors, il devient instrument. Il n'invente'plus lui-
même son effet, et, à ce point de vue, révèle un&
analogie avec les cas de la première classe.
De ce qui précède ressort cette première con-
clusion : Le sujet rCimplique pas le moyen»
Quel est donc le procédé de rattachement de
l'un à l'autre ?
Les trois termes auxquels nous avons réduit
l'action causale suggèrent aussitôt à l'esprit cette
formule du raisonnement humain, le syllogisme.
Le syllogisme est le procédé par lequel nous-
reconnaissons les choses et nous reconnaissons
nous-mêmes parmi elles. Pour cela nous les
nommons, c'est-à-dire que nous posons les carac-
tères spécifiques qui les distinguent de toutes les
AnT POETIOUE
autres. Nous n'en admellrons aucune à revêtir
le nom fabriqué par nous, sinon qu'elle se con-
forme aux conditions que nous avons édictées.
Instruits par l'expérience, éclairés par la certi-
tude, ou poussés par notre fantaisie, nous pro-
mulguons notre volonté, nous décrétons, par la
majeure, que tel caractère doit être attribué une
fois pour toutes au prédicat que nous avons
choisi ; par la mineure nous certifions que tel être
dans la réalité, tel fait, répond d'ailleurs au signa-
lement de notre prédicat : par la conclusion nous
lui décernons donc explicitement le caractère
qui lui appartient. Les membres du syllogisme
s'enchaînent ainsi avec une nécessité parfaite.
La proposition que nous avons formulée a vrai-
ment force de loi. Nous ne sommes pas maîtres
des phénomènes ; mais il est de notre pouvoir
et droit de leur donner des noms, et de stipuler
les conditions auxquelles ces noms leur seront
appliqués. Il suit avec rigueur que si un phé-
nomène justifie de l'ensemble de conditions que
CONNAISSANCE DU TEMPS
nous représentons par un nom, il possède entre
autres cette condition particulière que nous
détachons un moment pour kii donner une
attention spéciale. 11 ne suit nullement que le
procédé par où nous nous retrouvons dans le
dictionnaire de la nature soit celui par quoi la
nature elle-même en ait trouvé les termes et
aggloméré les acceptions.
Mais déjà l'enquête logique nous livre ce
point, que nous ne pouvons définir une, chose
qu'elle n'existe en soi, que par les traits en qui
elle diffère de toutes les autres.
Gomme le syllogisme, la formule causale pro-
cède du général au particulier. A une majeure
éparse, inopérante, vient s'appliquer le moyen
qui la détermine, de même que la mineure peint
le passage de la puissance à l'acte. Mais l'une
n'est rattachée à l'autre par aucune nécessité
logique, c'est-à-dire qu'il n'y a pas impossibilité
à penser l'une sans l'autre. Tout au contraire,
c'est cette diffe'?ence même qui est la condition
2 8 ART POETIQUlt
de leur opération. Aucune chose n'est complète
par elle-même et ne peut se compléter que par
ce qui lui manque. INIais ce qui manque à toute
chose particulière est infini; nous ne pouvons
savoir "d'avance le complément qu'elle appelle.
Nous ne reconnaissons donc que par l'autorité
du fait et par le g^oût secret de notre esprit
quand est trouvée l'harmonie efficace, la diffé-
rence-mère, essentielle et g-énératrice.
Notre esprit ne conçoit et nomme que le
général. Quand nous décrivons, pour la lui faire
reconnaître, à notre interlocuteur telle personne
que nous avons rencontrée, nous nous servons
d'une succession de traits, dont chacun est
général, mais dont l'ensemble ne peut se rap-
porter qu'au de ciij'us : un homme petit, brun,
la barbe, les vêtements, tels. Mais, pour parfaire
notre notion d'un corps ou d'un être vivant,
son action habituelle, ses mœurs et ses proprié-
tés, sa jointure avec l'extérieur, ne sont pas des
traits moins organiques, n'ont pas, s'ils doivent
CONNAISSANCt DU TEMPi sS
servir comme matériaux de connaissance, une
▼aleur moins fixe que sa constitution intrinsè-
que. Le fait seul est proposé à nos yeux comme
à notre esprit. Il occupe le cadre entier et s'im-
pose, par exclusion, comme nécessaire. Nous
voyons d'un seul morceau devant nous l'ensem-
ble des causes et des effets, comme on voit un
homme nu avec ses membres, et nous concluons
que la même loi qui ordonne l'existence des
choses en commande la production, qu'aux
choses mêmes est infuse une vertu génératrice
irrépressiblement déterminée. Erreur, à quoi
s'oppose la condition absolue de la différence
essentielle et complémentaire, et ce principe,
que nous levons ici: des formes^ point de lois.
{Formes ; au même sens que Tondit : la forme
de la main, la forme de ce vase.)
Les êtres et les choses, et les différentes com.-
binaisons, qui, désignées sous le nom de phéno-
mènes, faits, événements, s'établissent entre eux
dans le temps, forment ensemble comme une
' 24 ART POÉTIQUE
étofFe que la main régulièrement, tire de son rou-
leau. Cette étoffe est l'objet de nos regards, la
considération de notre esprit, la matière de
notre science. Nous constatons que le dessin
qui la couvre est continu, et nous formulons
aussitôt le principe: nihil ex nihilo; — qu'il y a
une suite naturelle, une relation constante entre
certains motifs, comme d'une fleur à sa lige, du
bras avec la main: nihil sine causa siifficienti;
— enfin nous possédons le moyen d'évaluer les
phénomènes, de les soumettre dans leur mar-
che à un terme fixe de comparaison, de les clas-
ser suivant des chiffres communs : nihil absque
pondère et mensiirâ. Ce sont ces poids et ces
mesures, ces cadres, ces tables, ces méridiens
et ces horizons artificiels, qui, par leur défini-
tion même, par leur construction même, ont une
rigueur générale et absolue, mathématique. Mais
tout cet appareil, et les « lois «que l'on en dé-
duit,ne sont que des instruments de critique, des
plans de simplification, des moyens d'assimila-
CONNAISSANCE DU TliMPS
lion intellecluelle. Elles n'ont pas en elles-mêmes
de force génératrice et de valeur obligatoire.
Professeur! dans votre classe il fait parfaite-
ment clair, et la lumière qu'elle cube suffit
exceîlenmient sous l'abat-jour aux sages cahiers
que les élèves engraissent de votre doctrine. Mais
apprenez-le 1 l'homme est encore nu! sous le vê-
lement immonde, il est pur comme une pierre !
Pour moi, le noir de votre tableau ne me suffit
pas, ni ces maigres signes qu'y trace la craie.
Ce qu'il me faut,c'est le ciel noir lui-même ! Ah !
crever la fenêtre de tout mon corps ! Ce sont les
nations de l'Espace, l'affichage de l' « expression »
incalculable pour l'heure ! Tout est su, dites-
vous, tout peut s'apprendre. La publication de
l'ouvrage va être terminée; nous annonçons à
nos souscripteurs les derniers tomes de notre
Encyclopédie. Tout s'explique fort bien, et les
œuvresde la nature ne sont qu'une démonstra-
a6 ART POKTIQOK
tion, comme sur un lableau noir, des lois que je
viens d'avoir l'honneur de vous exposer. Insensé,
qui pense que rien peut s'épuiser comme sujet de
connaissance, jamais! Je vous le dis : vous n'a-
vez point tari le génie de sa liberté et de sa joie !
Lamerconser\e ses trésors; Apollon entre encore
aux forges du Tonnerre ! Ouvrez les yeux! Le
monde est encore intact ; il est vierge comme au
premier jour, frais comme le lait! L'inconnu est
la matière de notre connaissance, il est le bien de
notre esprit et sa chère nourriture. Les hommct
antérieurs n'ont point endommagé notre droit,
ils n'ont point réduit notre patrimoine. Les cho-
ses ne sontpoint comme les pièces d'une machine,
mais comme les éléments en travail inépuisable
d'un dessin toujours nouveau. L'homme connaît
le monde, non point par ce qu'il y dérobe,
mais par ce qu'il y ajoute : lui-même. Il fait
lui-même l'accord qui est l'objet de sa con-
naissance, comme un clavier sur qui je promèae
les doigts.
COMNAISSANCB DU TEMPS
Nous avons défini l'idée de nécessité ; nous
l'avons réduite à l'ensemble de conditions soli-
daires dont doit justifier chaque objet pour rece-
voir de notre bouche un nom. Ce mot n'exprime
donc au vrai que la confiance que nous reposons
dans la nature, notre certitude de la retrouver
toujours pareille à elle-même en tant qu'objet de
notre connaissance. Nous sommes sûrs de notre
lexique; pas plus que les substantifs eux-mêmes,
les verbes, neutres ou actifs qui en expriment
les actions et les rapports ne faudront à leur
office Les heures et les saisons réservent tou-
jours les mêmes provisions d'adjectifs et d'ad-
verbes. Il suit donc, d'après l'insistance avec
laquelle elle les maintient ou les répète, que tous
les vocables couchés aux pages de la nature ont
pour elle une valeur propre, un sens indispen-
sable, un import typique, sacramentel, une
authenticité, et qu'ils sont l'objet prédéterminé
du travail auquel ils servent de ternies. L'eiïet
seul est proprement de nécessité, péremptoire
28 ART POÉTIQUE
el pure, incluse à ce chef, qu'il est, et la série
des causes n'est qu'une vue du procédé mis en
œuvre pour l'obtenir. La chose jaillit neuve,
explicable par elle seule, et l'ordre permanent:
Que cela soit ! ne cesse pas d'émouvoir les
entrailles de la création. (Commandement que
linge notre science, et nos expériences ne sont
que des questions gauchement posées.) Où vous
suivez la marche d'une machine, je goûte la pra-
tique d'un instrument. Il n'y a point de lois, il
n'y a que des recettes.
Démontons donc cette « machine », par quoi
les maîtres d'école voudraient nous figurer ce
« travail », obsession de l'esprit serf, par quoi
l'univers accomplit, et mérite sans doute I
d'être. Toute machine, vivante ou fabriquée,
trouve hors d'elle-même son aliment et son
objet (je mets à part l'horloge, dont le batte-
ment conduit le présent poëme), celle-ci difté-
rantde la première en ce qu'elle est étroitement
déterminée a£/MAi«m. C'est cette double servi-
CONNAISSANCE DC TEMPS 2J
tude de la force à prendre et du produit à ren-
dre qui nécessite l'ajustage rigoureux de ses piè-
ces et l'ordre invariable de son jeu, la machine
même. Or l'univers est total et par votre pos-
tulat ne comporte rien d'extérieur. Qu'est-ce
donc que cette force privée de source, cette ma-
cliine qui se nourrit et se produit elle-même ?
Joujou, qui va, sans objet que son mouve-
ment même, par la seule impuissance à s'arrê-
ter. Voici l'automate éternel dansant inié-
finiment ! — La maciiine n'est qu'un agence-
ment de moyens entre deux termes qu'elle
présume.
Pour conclure : toute cause est une combinai-
ton que n'implique forcément aucun des termes
qui la font. Elle n'engendre point l'eftet qui la
construit. Le monde n'est pas le développement
inextinguible d'un principe, l'éploiement de
l'atome, la déflagration spontanée d'une équa-
tion. H n'y a rien d intrinsèque aux corps qui à
un moment total de lexislence les contraigne 4
30 ART POi.TIQLE
la génération de la suite. Les formules que je
copie sur mon cahier ne suffisent pas plus à
«usciter le fait qu'à limiter l'ombre sur le miroir
le « Pater » à rebours et le nom des diables
Setos et Crepo. Parce que nous distinguons
quelques-unes des conditions d'un fait, nous
n'en possédons pas la raison d'être. Nous le
Toyons mieux ou autrement : c'est tout. L'oxy-
gène se combine avec l'autre gaz, tout de même
que le bras est uni à la main. Les lois de Kepler
ne sont qu'une représentation abstraite, un des-
sin mathématique du mouvement d'un corps
dans l'espace, une formule abrégée, une con-
vention mnémotechnique. Tout corps plongé
dans un liquide éprouve de bas en haut une
pression égale au poids du liquide déplacé, c'est
une loi : au même litre que cette assertion : si
je m'enfonce les doigts dans la gorge, j'aurai
envie de vomir. La seule différence entre ces
deux faits constants est que le premier, plus
simple, est trsduisible par un chiffre. Il y a loi,
C0.NNAI8SANC1 DO TEMPS
3t
partout où nous pouvons apercevoir une pro-
portion constante et certaine.
Une proportion, c'est-à-dire une différence :
la cause est radicalement cela. Elle est rétablis-
sement ou la rupture d'un équilibre entre deux
termes, la satisfaction d'un besoin, la composi-
tion d'un accord. Elle n'est point positive, elle
n'est point incluse au sujet. Elle est ce qui lui
manque essentiellement. Etque manque-t-il plus
essentiellement à l'individu que d'être total ?
Ma richesse est inépuisable ! C'est posséder
tout l'univers que de manquer de tout l'univers
et de lui manquer moi-même.
II
DU TEMPS
Or c'est ainsi que les choses s'y prennent
pour être ; rien ne varie ou n'engendre seul,
mais de par un pur don, qui est fait, de ce
ART POETIOlK
complément qu'il faut. Mais quel que soit le tra-
vail antérieur, la chose existe, la voici : tout a
abouti à un nom ; tout a tourné à cela finale-
r:.ent, une forme, la production d'une certaine
figure sensible. Acceptons-la telle qu'elle est.
Toute figure est limitée ex intra^^x la quantité
de matière qu'elle comporte, et de l'extérieur
par les autres formes qui l'encadrent conter-
minales ; elle fait partie d'un ensemble plein,
cohérent, indivisible ; elle s'y place et s'y
agence. Ainsi qu'il y a une étude comme en
profondeur des causes, pourquoi clore mon œil
à une vue des choses dans le plan horizontal,
à l'appréciation des motifs qui décorent et com-
posent l'instant ? C'est le tableau qui donne à
la tache que fait tout sa valeur. Mais le dessin
n'est pas fini. Nous le voyons qui se fait sous
nos yeux. Il ne nous suffit pas de saisirl'ensem-
ble, la figure composée dans ses traits, nous
devons juger des développements qu'elle impli-
que, comme le bouton la rose, attraper linten-
CONNAISSANCK DU TEMPS
33
tion et le propos, la direction et le sens. Le
temps est le sens de la vie.
{Sens: comme on dit le sens d'un coursd'eau,
le sens d'unephraseje sens d'une étoffe, le sens
de l'odorat.)
Comme la main de celui qui écrit va d'un
bord à l'autre du papier, donnant naissance
dans son mouvement uniforme à un million de
mots divers qui se prêtent l'un à l'autre force et
couleur, en sorte que la masse entière ressent
dans ses aplombs fluides chaque apport que lui
fait la plume en marche, il est au ciel un mou-
vement pur dont le détail terrestre est la trans-
cription innombrable. Un corps ne peut être à
la fois en deux points divers ; il faut donc qu'il
s'y trouve successivement, qu'il cesse d'être là
pour être ici. Ce déplacement pourquoi, et que
signifient ces mots, ici et là ? Ailleurs, la pré-
sence d'un autre corps qui le maîtrise. Une seule
position n'épuise pas les rapports de l'un à
l'autre qui naissent de leur diff"érence. Du fait
Af\T POEIIOUE
seul que par l'espace deux corps existent diffé-
rents, naît le mouvement, qui est l'étude propre
à chacun de sa comparaison avec l'autre. Quel
est raccrochag"e de ces corps entre eux ? c<5
mouvement, quel ? qui le bat ? où le ressort et
le régulateur ?
Je dis que tout l'univers n'est qu'une machine
à marquer le temps.
Dans cette vue, considérons les instrument»
humains qui ne sont que la copie, sans savoir,
de l'horloge totale, et l'inclusion dans une boîte
au moyen d'ancres et de pignons de cette même
force qui fait rouler les g-rands chars de la Lune
et des autres dieux. Trois organes s'y agencent .
le mouvement, son régulateur qui en rend l'é-
chappement égal dans toutes les fractions de sa
durée, l'inscripteur oula roue qui le traduitparsa
révolution. Du mouvement lamanièreest double:
la chute ou la détente, d'un poids ou d'un res-
sort ; elle utilise le sens par le corps d'une direc-
tion, ou la réaction d'une lame repliée, et, lui
CONNAISSANCK DU TEMPS
offrant inniours le même obstacle à vaincre, en
compte les touches successives. A quoi sert la
roue, qui de son centre fixe transmet sur cha-
cun des points de son disque l'impulsion qu'elle
reçoit en un seul, modifiant la position sans
altérer la distance. Mais quelle est la nature
même du mouvement, et l'origine, au cœur ?
On peut considérer le mouvement à son dé-
part, ou à son terme, selon qu'il va ou vient.
Mais purement et en soi, il est d'abord un dé-
placement, l'éloig^nement d'un corps du point
premièrement tenu. Ce point, l'ayant une fois
occupé, il ne saurait de nature avoir aucune rai-
son en lui d'y interrompre son séjour. S'il le
quitte, c'est donc par l'effet d'une force exté-
rieure et plus grande, d'une contrainte à quoi il
cède. Mais du trajet qu'il suit résulte le sens
d'une direction naturelle, ou poids, et la pro-
pension à retracer sa course. Et telle est l'ori-
gine du mouvement, au ciel et dans les horlo-
ges, telle est la pulsation initiale.
36
ART POETiyUE
C'est pourquoi le soleil, arrêté sur lui-même,
a pris feu dans le milieu du monde, l'extase dans
la violence I comme une lampe qui s'allume,
comme quelqu'un qui reg^arde pour voir où il
est, de tous côtés. Mais le déplacement absolu,
mal ouvert au noyau luttant dans la compensa-
tion d'un double effort, se traduit en un dépla-
cement relativement à lui des diff"érentes par-
ties de la masse périphérique, et le mouvement ,
direct, axial, s'éloigner, se rapprocher, le bat- *
tement vibratoire, se traduit en un vol de roue:
rotation pour un corps unique, translation
autour d'un pivot pour un système composé.
Maintenant admettrons-nous, pour un instant,
vainquant cette répug^nance de l'esprit à rien '^
digérer différent de ce qui repaît son œil, les
mythes, ceux d'Empédocle, par exemple, ou de
Laplace? et, en dépit de ce principe que rien à
soi seul ne naît ou ne se diff'érencie, la nébu-
leuse, et cette roue du potier sur quoi les pla-
nètes se seraient elle-mêmes façonnées? Rêve-
i
CONNAISSANCe DU TEMPS ^7
rons-nous que les semences des mondes enfouies
au chaos y aient pris forme et accroissement,
comme un cristal qui construit, comme une
herbe qui pousse? Ou pas plus qu'une montre
ne saurait marcher alors que de tous ses rouages
le moindre manque, attesterons-nous que la ma-
chine destinée dans le ciel non pas à marquer
le temps, mais à le produire, n'a pu commen-
cer son branle avant l'ajustante et la disposition
de ses poids et de ses volants ? J'ai défini le
poids : le sens du sens; pour les planètes, il est
la confession de leur centre vital. Le soleil a, dans
le travail qui le chasse à travers l'étendue, à
surmonter avec son propre poids l'opposition
des planètes qui i'étreignent et le « remontent »,
coalisées avec lui dans sa résistance. Et leur
course à la fois est l'inscription du temps dans
l'espace, traduction de la passion solaire, et l'é-
chappement de la détente primordiale.
Attachons notre pensée sur ces derniers mots.
Le mouvement d'un corps est son abandon du
-38 ART POF.TIQUK
lieu premièrement occupé. II est donc, nous
l'avons dit, de soi, et avant tout, un échappe-
ment, un recul, une fuite, un éloig'nement im-
posé par une force extérieure plus grande. Il est
l'effet d'une intolérance, l'impossibilité de rester
à la même place, d'être là, de subsister. Et se
dissout en mots insonores et sans issue de la
bouche cette pensée, que, de même que cette per-
ception consciente ( i ), en qui d'une âme avec un
corps je suis moi, l'origine du mouvementestdans
ce frémissement qui saisit la matière au contact
d'une réalité différente: l'Esprit. Il est la dilata-
tion d'une poignées d'astres dans l'espace; et la
source du temps, la peur de Dieu, la répulsion
essentieHe, enregistrée par l'engin des mon-
des (2).
Mais si le mouvement et le temps sont les
expressions homologues d'un môme fait, il suit
que tout mobile animé de l'un sert à indiquer
(1) Connaissance de l'Est. Sur la cervelle.
(a) Initiuni sapalientiœ tiinor Domini.
PrimiiH in orbe Deurn novit tinior.
CONNAISSANCE DV TKMPS
l'autre et fail partie de l'entière machine cliro-
nométrique. Il suit encore que le temps a une
réalité objective, une origine et un développe-
ment tels que montrés par le progrès des aiguil-
les sur le cadran, une existence concrète et une.
Et, dis lors, que nous pouvons le considérer
soit dans sa durée absolue et dans son écoule-
ment uniforme, soit dans sa texture matérielle,
dans sa suite ou dans son rythme. Ceci d'abord.
Commençons par voir comment il se fait. Exa-
minons les éléments de notre temps humain.
Dans la révolution qu'il accomplit sur ses
pôles, le Globe successivement expose au soleil
tous les points de sa surface. C'est cette présen-
tation qui est notre jour. Aussi nettement, aussi
minutieusement que par l'ombre du gnomon,
que parle reportde l'angle sur lecercle, le progrès
et le déclin de la lumière, durant le temps que
nous mettons à sortir de la nuit pour y rentrer,
est traduit par tout ce qui l'absorbe. La couleur
du ciel et de la campagne, le toucher du sol à
l\n ART POÉTIQLK
mes pieds, la fleur qui s'ouvre et se reclôt, l'at-
titude et la nuance de la végétation, l'activité
des hommes et des animaux, tout cela ensemble
avec un certain air commun remplit les divisions
les plus fines de ce temps pur qui tique dans
notre gousset. Le jour, c'est la Terre qui se roule
dans le soleil, l'année, la figure de sa danse, la
salutation à son Roi, la ronde qui l'éloigné ou
l'approche de sa face perpétuelle; les saisons,
ses attitudes. La position de la planète sur son
orbite, son inclinaison sur l'écliplique, sont mon-
trées aussi exactement que par le calcul astro-
nomique par ce fruit que je tire et par ce feu qui
s'allume. Le rythme des vents, les migrations
des maquereaux et des cygnes, la verdure ou
la neige, l'éveil de la puissance végétalrice, la
connaissance de la petite herbe qui attend son
humble moment de fleurir, le rut des quadru-
pèdes et le chant de tous les oiseaux, la longue
cuisson de l'été, la riche cadence de l'automne,
tout cela observe la mesure, garde le temps,
I
CONNAISSANCE DU TEMPS
reprend et pousse la phrase ailleurs commencée,
expose et nourrit le thème, conclut l'accord ;
tout cela répond à tel aspect du ciel mathéma-
tique, à telle intersection de l'horizon et de la
nuit. Et chaque jour de chaque mois le satellite
qui officie à notre pèlerinage vient nous rappor-
ter où nous en sommes; la lune, comme un
éclaireur que nous avons pris avec nous et
comme un feu dont le navigateur recense l'éclat
et l'éclipsé, nous dit combien de temps il nous
a fallu pour l'amener toute ou la soustraire au
regard du soleil qui est.
Cependant à toute heure de la Terre il est
toutes les heures à la fois; à chaque saison, tou-
tes les saisons ensemble. Pendant que l'ouvrière
en plumes voit qu'il est Midi au cadran de la
Pointe-Saint-Eustache, le soleil de son premier
rayon ras troue la feuille Virginienne, l'escadre
des cachalots se joue sous la lune australe. Il
pleut à Londres, il neige sur la Poméranie, pen-
dant que le Paraguay n'est que roses, pendant
43 ART POÉriOL'E
que Melbourne grille. Il semble que ce qui existe
ne puisse jamais cesser d'être, et que du temps
destiné à traduire l'existence sous le mode pas-
sager, chaque partie ayant, comme nous l'avons
dit, une forme concrète et sa figure comme une
femme, comporte une nécessité, permanente,
inéluctable.
Or, telles la manière et la démarche du temps
qui amène et produit toutes choses. Mais si
l'heure comprimée dans le boitier ne laisse pour
ellet de son passage qu'une certaine fatigue du
ressort, quelque usure des pignons, l'heure to-
tale, créatrice, accomplit une oeuvre, parfait des
résultats, avance une histoire que nous pouvons
lire. Le sédiment qui se dépose au fond des
mers, le travail des coraux et des termites, les
coulées de peuples et les submersions d'empires,
tout cela ensemble sur le globe tour à tour noir
et blanc, en mesure avec l'année, en plare sur
le site sidéral, poursuit le même ouvrage, déve-
loppe la même révélation. Par le moyen des
C0NNA1SSA^CE DU TK.Ml'S
^3
jours ég^aux, dans la cadence toujours reprise
de Tannée, quelque chose qui a commencé dure
et se poursuit. Les aménagements de la terre
travaillée par le feu et par l'eau, les réactions
des acides et des sels, le liremenl spirateur de
la végétation, l'animal asservi à son instinct,
l'homme debout : tout concourt au même des-
sin, reçoit d'un même moteur impulsion, mesure
et vie. Non moins que la passivité de la matière
et la soumission *de la bête, la liberté de l'homme
raisonnable est nécessaire à l'œuvre commune.
Je la compare aux « rétablissements » du corps
qui maintient son équilibre sur son sol instable,
à la main écrivante qui forme des mots du mou-
rement qui l'anime. La tâche du monde est de
continuer, de ménag-er sa propre suite. Etre,
c'est créer. Toutes choses dans le temps écou-
lent, concertent et composent. Les rencontres
des forces physiques et le jeu des volontés
humaines coopèrent dans la confection de la
mosaïque Instant.
44 ART POÉliyVE
Ainsi le Temps n'est pas seulement le recom-
mencement perpétuel du jour, du mois et de
l'année, il est l'ouvrier de quelque chose de réel,
que chaque seconde vient accroître, le Passé,
ce qui a reçu une fois l'existence. Il est néces-
saire que toutes les choses soient pour qu'elles
ne soient plus, pour qu'elles fassent place à l'ul-
térieur qu'elles appellent. Le passé est une
incantation de la chose à venir, sa nécessaire
différence génératrice, la somme sans cesse crois-
sante des conditions du futur. Il détermine le
sens, et, sous ce jour, il ne cesse pas d'exister,
pas plus que les premiers mots de la phrase
quand l'œil atteint les derniers. Bien mieux il
ne cesse pas de se développer, de s'org-aniser en
lui-même, comme un édifice dont de nouvel-
les constructions changent le rôle et l'aspect,
comme une phrase encore qu'une autre phrase
explique. Enfin ce qui a été une fois ne perd
plus sa vertu opérante ; elle s'accrott de l'ap-
port de chaque seconde. La minute présente
CONNAISSANCE DU TEMPS 4^
diffère de toutes les autres minutes en ce qu'elle
n'est pas la lisière delà même quantité de passé.
Elle n'explique pas le même passé, elle n'im-
plique pas le même futur. Je continue plus que
l'aïeul dont je suis issu. A chaque trait de notre
haleine, le monde est aussi nouveau qu'à cette
première gorgée d'air dont le premier homme
fit son premier souffle.
III
DE L'HEURE
Elle sonne et je retentis. A cette explosion du
timbre, moi-même et toutes les choses qui exis-
tent, nous avons derrière nous la même quanti-
té de passé, telle masse soustraite au possible est
adjugée qui désormais ne peut être différente,
tel litre sur le futur. C'est un coup qui m'éveille ;
46 ART POÉTIQUE
je prends conscience de ce qui m'ont'^ure ; la
marée de l'univers a atteint telle marque dis-
posée d'avance. Je suis. Je suis, mais quoi ? Je
suis, mais je suis où ? Quelle heure donc est-il,
en moi et hors de moi, suivant que je me clos
ou m'ouvre ?
J'entends mon cœur en moi et l'horloge au
centre de la maison.
Je suis. Je sens, j'écoute en moi le battant de
cette machine recluse entre mes os par quoi je
continue à être. Je « marche » par l'effet d'un
mouvement sur qui je n'ai point d'action ; mon
ressort intérieur, qui l'a bandé ? qui a réglé
mon cœur ? quel nombre d'heures est-il fait
pour me débiter ? à laquelle en suis-je ? Que je
dorme ou veille, cela ne cesse pas de travailler
à moi, de pourvoir à tout. La pompe à chaque
coup cueille mon sang et le refoule, flambé par
le soleil respiratoire, aux quatre bouts de mon
corps. Et je ne pourrais longtemps réprimer
l'essor de mes côtes. Soudain j'étouffe, le plan-
CONNAISSANCE DU TEMPS /l 7
cher du diaphragme se tend, je tire l'air par les
narines, et, m'y étant combiné, il s'expire de
moi mon souffle, sonore ou non, parole ou pas,
esprit psychique et buée sur le miroir. Et comme
la flamme jaillit sous le soufflet, éclatent à cha-
que aspiration la vie du corps et celle de l'âme,
le vers substantiel, phrase ou acte. Tel est ce
rythme en nous par qui nous nous brûlons pour
vivre, l'ancre de notre échappement. Et comme
le ressort du chronog-raphe, réglé sur le soleil,
presse en se déployant le système de roues et
de pignons qui aboutit à l'angle mobile des
aiguilles sur le cadran, ainsi le battement de
noire cœur amène l'heure que nous indiquons
et que nous sommes.
Or l'heure, inscrite sur l'émail ou le calen-
drier, marque la position commune des choses
dans la durée, du jour, de l'an, Juin, Midi. Son
tour achevé, l'aiguille recommence une course
indifl'érenle. Demain surle cercle des chlfYres, la
même ligne annoncera Minuit. El sur le cadran
48 ART POÉTIQUE
n)ème de la Terre d'un an à l'autre Juillet se
définit par des traits semblables. Jamais pour-
tant il n'est le même minuit, le même juillet.
Sous les rythmes fermés du jour et de la sai-
son, il est une heure absolue, reportée sur une
droite, dont le symbole est un nombre sans
cesse accru. Sous ce qui recommence, il y a ce
qui continue. De celte durée absolue notre vie
est, de la naissance à la mort, une division. Elle
porte en elle-même, elle a reçu en dépôt une fois
pour toutes le principe de son commencement
et de sa fin. La matière brute persiste, la plante
et l'animal même font partie du cycle qu'ils
historient de l'année, comme le jacquemart
sortant de sa guérite frappe sur la cloche les
demies et les quarts ; l'homme seul ne marque
d'autre heure que la sienne. Il sent en lui, il
possède en lui le mouvement même dont Ifs
horizons successifs qui s'élargissent autour de
lui sont les reporteurs circonférents (i). L'as-
(i) Spirilus vadens et non redicns. — Ps. 77,^5.
CONNAISSANCE DU TEMPS /|t)
pect des cieux et de la terre, le soleil qui se
couche dans le feuillage et ce feuillage avec, la
lune sur les chrysanthèmes ne sont pas moins la
suite et l'effet du battement de son cœur, que son
visage à lui-même, enfantin ou barbu. Nouvelle
astrologie ! ce ne sont plus les astres qui fixent
notre destinée avec l'arrêt horoscopique ; ce sont
eux-mêmes qui obéissent à la palpitation hérédi-
taire déléguée à ce vase delà vie sous mes côtes.
Quelque chose compte en moi, ajoute i, para-
chève le nombre critique qu'attendent les atte-
lages de soleils pour bourrer dans le harnais.
Je sais que j'ai été construit pour mesurer telle
portion de la durée. Au-dessous des choses qui
arrivent, je suis conscient de cette partie con-
fiée à mon personnage de l'intention totale. Je
suis fait dans une vue, chaque minute de ma vie,
suivant lejeu de ma liberté, est calculée pour un
contact^ comme chaque spire du ressort enroulé
sur le barillet. Dans l'attention à mon intention
je trouve la connaissance. J'apparais et je cesse
5o AHT POF.TIOUe
à la place et à l'iiistant que lecommoM le le des-
sin et le dessein à quoi je suis nécessaire.
Jadis au Japon, comme je mentais de Nikkô
à Chuzenji, je vis, quoique grandement distants,
juxtaposés par l'alignement- de mon œil, la ver-
dure d'un érable combler l'accord proposé par
un pin. Les présentes pages commentent ce texte
forestier, renonciation arborescente, par Juin,
d'un nouvel Art poétique (i) de l'Univers, d'une
nouvelle Logique. L'ancienne avait le syllogisme
pour organe, celle-ci a la métaphore, le mot
nouveau, l'opération qui résulte de la seule
existence conjointe et simultanée de deux choses
différentes. La première a pour point de départ
une affirmation générale etabsolue, l'allributionj
une fois pour toutes, au sujet, d'une qualité,
d'un caractère. Sans précision de temps ou de
lieux, le soleil brille, la somme des angles
d'un triangle est égale à deux droits. Elle
(i) Poiein, — faire.
CONNAISSANCK DU TEMPS
crée, en les définissant^ les individus abstraits,
elle établit entre eux des séries invariables. Son
procédé est une nomination. Tous ces ternies
une fois arrêtés, classéspar genres et par espèces
aux colonnes de son répertoire, par l'analys»'
un par un, elle les applique à tout sujet qui li i
est proposé. Je compare cette log-ique à la pre-
mière partie de la grammaire qui détermine la
nature et la fonction des différents mots. La
seconde Logique en est comme la syntaxe qui
enseigne l'art de les assembler, et celle-ci est
pratiquée devant nos yeux par la nature même.
Il n'est science que du général, il n'est création
que du particulier. La métaphore (i), l'iambe
fondamental ou rapport d'une grave et d'une
aiguë, ne se joue pas qu'aux feuilles de nos
livres: elle est l'artautochtlione employé par tout
ce qui naît. Et ne parlez pas de hasard La
plantation de ce bouquet de pins, la forme de
(i) Avec ses transpositions dans les autres arts : «valeurs »,
• harmonies », « proportions »,
52 AhT POÉTIQUE
cette montagne n'en sont pas plus l'effet que le
Parthénon ou ce diamant sur qui vieillit le lapi-
daire à l'user, mais le produit d'un trésor de
desseins certes plus riche et plus savant. J'allè-
gue maintes preuves de géologie et de climat,
d'histoire naturelle et humaine ; nos œuvres
et leurs moyens ne diffèrent pas de ceux de la
nature. Je comprends que chaque chose ne sub-
siste pas sur elle seule, mais dans un rapport
infini avec toutes les autres. Quand j'aurai dé-
monté tous les organes d'une plante ou d'un
insecte, je ne saurai pas tout encore, pas plus
que je ne saurai tout du Misanthrope ou de
l'Avare par leur découpure sur le décor. Il me
reste à apprendre en quoi cette feuille, cet in-
secte est essentiellement différent, et par là en
quoi il est nécessaire, ce qu'il fait là, sa posi-
tion dans l'ensemble, son rôle dans l'affabula-
tion delà pièce. Le cerisier et le hareng ne sont
pas si féconds que pour eux-mêmes, mais pour
les peuplades pillardes qu'ils nourrissent. Le
J
CONNAISSANCE DU TEMPS
53
temps passe, dit-on, oui: // se passe quelque
chose, un drame infiniment complexe aux ac-
teurs entremêlés, que l'action même introduit
ou suscite. Qu'un critique se poste devant la
scène béante ! il ne s'agit pas d'une rangée d'au-
tomates isolés produisant le même geste indéfi-
niment, mais d'une action commune, d'une com-
media delV arte, qui se poursuit. J'y ai moi-
même mon entrée et ma sortie; mes répliques
sont stipulées. Là, toute chose, tout être est
son nom propre, son poids spécifique dans le
milieu où il est immergé, sa valeur totale en
tant que signe du moment où l'action arrive.
Vous me racontez Waterloo, vous m'expliquez
la carte, vous me dites la rencontre de Welling-
ton et de Blûcher : et en efFet il y a un lien entre
ces notions. Or, je vois Waterloo ; et là bas dans
1 océan Indien, je vois en même temps un pê-
cheur de perles dont la tête soudain crève l'eau
près de son catamaran. Et il y a aussi un lien
entre ces deux faits. Tous les deux écrivent la
54 ART POETIQUE
même heure, tous les deux sont des fleurons
commandés par le même dessin.
Tournons donc comme la religieuse Chaldée
nos yeux vers le ciel absolu où les astres en un
inextricable chiffre ont dressé notre acte de nais-
sance et tiennent g-reffe de nos pactes et de nos
serments. Mais à défaut de la polaire pour faire
le point, sans planète pour en prendre la hau-
teur, sans sextant et sans horizons, reg-arde: ta
destinée repose, aussi bien que dans les corps
célestes, au cœur de ces gens inconnus qui dé-
crivent à tes côtés leur trajectoire. Le fer-à-che-
val que tu ramasses dans la poussière, le lièvre
subit qui traverse ta roule, ils s'échappent de
cette affaire même dont tu es sans le savoir et
dont la marche te pousse et te précède. Cras,
dit le corbeau, demain! Les oiseaux qui d'un
long vol nous arrivent du Sund et de la Cour-
lande nous jettent d'un cri lointain une nouvelle
à prendre avec nous, à discuter ce soir morose-
ment avec notre feu : (la création d'un « œil »?
CONNAISSANCE DU TEMPS 55
le déplacement d'une figure sur la terre hérissée
d'hommes droits?). Et jadis notre observation
n'était que de ce cercle le plus étroit qui nous
contouche, la pierre où notre pied choppe, en
sortant, cet homme qui éternue à notre coude.
Mais aujourd'hui nous pouvons embrasser au-
tour de nous des fig-ures plus vastes et plus ri-
ches. Chaque malin, le journal nous donne la
physionomie de la terre, l'état de la politique, le
bilan des échanges. Nous possédons le présent
dans sa totalité, tout l'ouvrage se fait sous nos
jeux; toute la ligne du futur apparaît sur le rou-
leau d'impression qui l'attire.
Pour le répéter, le passé est la condition sans
cesse grossie du futur, l'éternelle proposition
créatrice de la tonique à la dominante. Brisons
donc les liens qui nous ont tenus si longtemps
captifs et foulons aux pieds le triste adage : Ips
mêmes causes produisent les mêmes effets. Ré-
pondant premièrement qu'il n'y a de cause que
totale, que chaque effet est l'évaluation diverse
56 ART POÉTIQUE
de tout le moment, et que toute cause particu-
lière n'est qu'une fiction pour noire commodité,
par quoi nous isolons, les abstrayant dans l'ab-
solu, nous douons d'une existence terminale
telles prémisses, pour en dég-ag^er une mineure
arbitraire. Secondement, et par suite, que la
cause n'est jamais la même, mais l'opération
comme d'une somme qui croît.
Il ne me reste à tirer sous ces lignes aucune
barre : que ce discours débouche dans le silence
et le blanc 1 Où seule ne peut se dissoudre celte
dernière question : Mais, enfin, le sens, ce sens
de la vie que nous appelons le temps, quel,
donc, est-il? Tout mouvement, nous l'avons dit,
est d'un point, et non pas uers un point. C'est
de lui que part le vestige. C'est à lui que s'atta-
che toute vie déroulée par le temps, c'est la corde
sur laquelle l'archet commence et achève sa
CONNAISSANCE DU TEMPS 5"]
course. Le temps est le moyen offert à tout ce
qui sera d'être afin de n'être plus. Il est V Invi-
tation à mourir, à toute phrase de se décompo-
serdansl'accord explicatif et total, deconsommer
la parole d'adoration à l'oreille de Sigè l'Abîme.
Kouliang, la août igoS.
TRAITÉ DE LA CO-NAISSANCE
AU MONDE ET DE SOI-MÊME
TRAITÉ DE LÀ CONAISSANCE AU
MONDE ET DE SOI-MÊME
ARGUMENT
PRÉLUDE. — Parenté des mots naître et connaître.
De trois espèces de connaissance.
ARTICLE PREMIER.— De la connaissance brute,
soit l'établissement et la constatation des rapports
qui sont entre les choses. Ce que tous les êtres ont
de semblable, le mouvement. Opérations, virements
d'un compte à l'autre. La matière et l'esprit ont ceci
de semblable que ces deux réalités sont soumises au
mouvement. Il y a mouvement partout où il y a
variation dans l'existence. Idée d'une g-éométrie sans
espace. La nature et nous animés de la même force
g-éomélrisante. Ce que tous les êtres ont de diffé-
rent la fin : ou arrêt que les autres êtres leur
imposent. C'est ainsi qu'ils connaissent les autres
^(2 AI\T POÉTIQUE
êtres et se connaissent eux-mêmes en étant ce qui
leur manque. Toutes les choses se connaissent soit
continues, soit complémentaires. Tout mouvement,
quand il atteint sa fin, a pour résultat une création
d'équilibre ou forme. De là deux états ordinaires de
matière suivant qu'elle établit ou maintient son
équilibre : efférence et vibration. La vibration est le
mouvement prisonnier de la forme. Deux espèces de
formes : formes stables, formes développées ou ins-
crites dans la durée. D'où, deux sortes primaires de
connaissances : connaissance des limites, connais-
sance de la construction élaborée par soi. Comment
chaque chose est à la fois définie et définissante :
définie par les choses extérieures, définissante en leur
étant extérieure ; elle ne connaît donc que ce qu'elle
exclut par sa propre existence. Connaissance ou effet
de soi-même suivi chez les autres ; plus un« chose
est générale, plus elle est génératrice. Reconnais-
sance ou retour de l'effet sur la cause et constatation
de l'action subie.
Nous ne naissons pas seuls. Naître, pour tout,
c'est co-naîlre. Toute naissance est une con-
naissance.
DE I.A CO-NAISSANf:e AU MONDE ET DE SOI-MÈMK 03-
Pour comprendre les choses, apprenons les
mots qui en sont clans notre bouche l'image
soluble. Ruminons la bouchée intelligible. La
parenté est certaine qui relie les idées dans trois
langues d'acquérir par l'esprit et de surgir;
ffenoumaiet gignôsko, nasci, gignere, novi,co-
gnoscere, naître et connaître. Jusqu'aux formes
inchoatives et passives réparties entre les deux
familles, tout, dans ranalomie de ces verbes,
veut dire. Interprétons, que toute chose qui
s'inscrit dans la durée est requise par la cons-
titution ambiante et préalable de sa condition
complémentaire et trouve hors d'elle-même sa
raison d'être qui se parfait en l'engendrant.
J'appelle très proprement connaissance oui celte
nécessité pour tout d'être partie : d'abord. Cette
partie secondement, la liberté pour l'homme de
la /aire, de créer sa position lui-même sur l'en-
semble; et troisièmement celte répercussion, qui
est de savoir ce qu'il fait.
64 ART POÉTIQUK
ARTICLE PREMIER
Vraiment le bleu connaît la couleur d'orange,
vraiment la main son ombre sur le mur; vrai-
ment et réellement l'angle d'un triangle connaît
les deux autres au même sens qu'Isaac a connu
Rébecca. Toute chose qui est, de toutes parts,
désigne cela sans quoi elle n'aurait pu être.
Cela, donc, sans quoi rien qui soit ne saurait
être, que ces mots pour le présent supportent
notre idée de la connaissance. Tout d'abord, il
est évident que la partie ne peut exister sans le
tout, ni toutes choses sans chacune, et voici,
pour éclairer cette interdépendance, le corps
humain. II y a, entre les différents organes qui
le composent, union d'échange comme du cœur
au poumon, qui ne vit que du commerce qu'ils
entretiennent; union de moyen comme de l'œil
au pied, de la main à la bouche; union de pro-
portion, comme des poids respectifs de la chair
DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊME 65
et des os; union simplement de fait, comme des
cheveux et des doigls de pied parce qu'ils tien-
nent au même individu. Tous ces rapports ré-
pondent réellement à des ordres divers de Ta
connaissance; ils en sont réellement hors de
nous des exemplaires matériels et opéiants. La
naliire connaît avec ses mers et ses monts, avec
ses mines et ses volcans et le point minutieux
de ses brins d'herbe, comme nous avec l'équa-
tion, le théorème, le syllogisme et la méta-
phore.
Si donc nous déHnissons connaissance l'éta-
blissement et la constatation des rapports qui
sont entre les choses, avant tout, qu'elles se
puissent toucher, et qu'elles soient, sous ce qui
fait chacune, semblables en leur fond. Ce sem-
blable, quoi? Le mouvement d'abord, ou ce sens
que j'ai décrit de la direction, appel et résis-
tance. De la solidarité et de l'appui qu'il ren-
contre dans son travail, le mobile déduit sa //m.çse
et sa quantité] de sa différence des autres mobi-
3
66
ART POETIOLE
les les définitions de distance, de dimensions et
âe proportions. Tels sont les éléments de l'uni-
vers mathématique et la première édition du
Pont-aux-ânes. Tout se réduit à l'addition de
l'unité, comme 2 qui contient i n'exig"e pas 3.
Toute nécessité n'est qu'analytique; les lig^nes
inscrites au folio du sédiment, au rôle de l'arbre,
ne tiennent pas tout notre bilan; à chaque arti-
cle est ouvert un compte où jour à jour s'inscri-
vent la recette et la dépense, et il y a cela seule-
ment de nécessaire, que chacun balance les autres,
que chaque mo^wenient de fonds puisse être
vérifié. La caisse n'est jamais fermée, ral);ique ne
connaît point chômage. Si les choses dans leur
fond se peuvent représenter par un symbole uni-
forme en tant que soumises au mouvement,
comme nous représentons en monnaie leur
valeur d'échange et de circulation, on voit (pie
toute l'activité de la nature se réduit à Yopérd-
tion arithmétique, ses mutations aux virements
d'une cote à l'autre, sa nécessité à la correspon-
DE LA CO-NVISSANCK Ali MONDE ET DE SOI M1-;.ME 67
dance de ses comptes. Et je n'imagine pas à l'é-
picurienne cette provision préalable d'atomes^
qui ne peuvent être distincts puisqu'on les sup-
pose indifférents : rien sans doute du grand au
plus petit n'apparaît qu'org-aniquement et com-
posé. Cela seul est commun et sous tout traduit
par l'unité solitaire ou simultanée, que toutes
choses sont soumises au mouvement, à \a passa-
tion comme aux colonnes d'un sommier Le chif-
fre ne déserte un total que pour en intégrer un
autre : addition-soustraction. La multiplication
comme un épi est le produit de la comparaison
d'une quantité avec elle-même. Partout les for-
ces en conflit opèrent la division : les parois du
vase calculent au plus juste le poids de l'eau
qu'elles renferment, le couvercle du sol, comme
une barre tracée entre deux nombres, l'effort du
feu, l'eau qui bout, la pression de l'atmosphère.
Tout chiffre est une équation, de l'unité ajoutée
à elle-même qui, total, représente l'Etendue dans
les différents objets qui la composent, et dont la
68 ART POÉTIQUE
mise en œuvre forme ce que nous appelons
durée, le Temps.
Ici s'offre un doule, préliminaire, à résoudre.
Que sont, au rapport de l'une à l'autre, les
réalités désignées sous le nom de matière et
d'esprit? Si elles sont radicalement hétérogènes,
séparées jusque dans leur fond, comment pour-
raient-elles co-naître l'une à l'autre? et se con-
naître, ne se connaissant pas? On doit donc leur
refuser non pas la différence qui est féconde,
mais un isolement de nature qui est inconceva-
ble. Toutes deux sont des créatures et relèvent,
dès lors, de l'état de mouvement.
Il faut considérer en effet que l'état de mou-
vement ne s'applique pas uniquement aux choses
corporelles et n'est pas synonyme d'un déplace-
ment local. Il y a mouvement, partout où il y a
variation dans l'existence. Une apparition sui-
vie d'une disparition, cela constitue un mouve-
ment, que ces faits s'attachent, par exemple, à
une idée ou à une tache sur le mur. Ces appari-
DE LA CO-NAISSANCE AU MONDK BT DE SOI-MÊME Ù(^
lions et ces éclipses peuvent constituer un
rythme récurrent, un individu arithmétique
jouissant de propriétés distinctes. Bien plus, je
dis que, sans aucun lieu, subsistent les idées
d'intérieur ou d'extérieur, ce qui est et ce qui
n'est pas la chose même, ce qui est la chose et
ce qui est sa condition. D'où découlent aussitôt
les idées de direction, de sens, d'intention, d'at-
tention, d'intension et d'extension, et leurs de-
grés. Avec la seule idée de son existence une^
l'esprit peut créer toute la g-éométrie.
Les signes de la géométrie, en effet, par eux-
mêmes, ne s'appliquent pas plus à des gran-
deurs matérielles que les chiffres ne désignent
des étoiles ou des choux. L'arithmétique et la
géométrie partent toutes deux du principe d'une
existence une, que celle-ci traduit par un point.
Nous disons d'une chose qu'elle n'est point,
pour exprimer la négation la plus absolue. Ce
point est un signe pur, indépendant de toute
expérience extérieure positive. Or, cette possibi-
ART FOETIQLE
lité de concevoir la réalité désignée par le point
implique celle d'en concevoir une seconde iden-
tique, et cela indéfiniment. Ce pouvoir co/i^iViH,
actualisé ou non, est désigné par la ligne. Le
point unique nous fournit l'idée d'initiation et
de départ. Un second point nous fournit l'idée
de direction. Une série de points interdépen-
dants et s'eng-endrant l'un de l'autre de telle
sorte qu'on ne puisse arriver au dernier sans
passer par tous les autres, nous fournit l'idée de
la droite, de la parallèle et de la perpendicu-
laire. Une série de points, tous séparés par un
nombre égal d'unités d'un point de départ uni-
que, nous fournit l'idée du cercle et de la courbe.
Un nombre d'unités en croissance proportion-
nelle nous fournit l'idée de l'angle. L'expérience
ne fait que nous fournir, pour ainsi dire, le
papier et l'encre, le moyen de représenter ces
idées, le champ sur qui projeter l'ombre de notre
«nilé.
Loin de moi la pensée niaise, parce que notre
4l
DE LA CO-NAisSAMflE AU MOIDE KT DE SOI-MEME 7I
intelligence à elle seule peut créer des fibres
g:éomé triques et que nous vovons le monde esté-
rieur tout entier se réduire à ces mêmes figrures^
que celui-ci soit l'œuvre de celle-là. Je cons-
tate seulement que le monde et moi sommes
animés de la même force géométrisante, que je
retrouve indifféremment et commodément en
moi ou hors de moi. C'est ainsi que, devant une
toile peinte, l'oeil de lui-même recule et situe les
plans, établit la troisième dimension. Nous fai-
sons partie d'un ensemble homogène, et comme
nous co-naiss<ins à toute la nature, c'est ainsi
que nous la connaissons.
Mais nous ne parlons en ce premier article
que des choses matérielles, selon quelles se
connaissent communes : voyons-les se connaître
différentes.
Tout est mouvement, ou, ce qui revient au
même, tout est exprimé par lui. Or, le mouve-
ment est, je l'ai dit ailleurs, l'impossibilité p4^ur
le mobile de sabsister, de garder la place qu'il
"52 ART POÉTIQUE
occupait ; il tend de nature à s'en éloigner, il
fait effort pour fuir. Dans cet écart, il est amené
en contact avec les autres corps qui l'entourent
et constate le champ qu'ils lui laissent. Il ne
pourrait sans eux tenir cette position, qui est la
sienne. Il évalue par eux l'intensité de son tra-
vail, de la résistance qu'ils lui opposent et de
la réaction qu'il détermine. Il provoque ou subit
leurs œuvres. Il trouve hors de lui-même sa
définition, sa mesure et sa fonction. Il connaît,
c'est-à-dire qu'il se sert de soi pour connaître
ce qui n'est pas lui-même, et, à l'inverse, il
connaît qu'il est cela, sans quoi tout le reste
ne saurait être, ni en qualité, pas plus que le
total sans chacune des unités qui le composent,
ni dans sa qualité concrète, pas plus que l'heure
sans le rouage.
Connaître donc, c'est être : cela qui manque à
tout le reste.
Rien ne s'achève sur soi seul ; tout est dessiné
aussi bien que du dedans par lui-même du dehors
DE LA CO-NAISSANCK AU MONDE ET DE SOI-MÊME ']$
par le vide qu'y tracerait absente sa forme,
comme chaque trait est commandé parles autres.
Le lac peint le blanc cygne en lui suspendu sur
le ciel ovale, l'œil du bœuf la pâture et la pas-
toure.Le coup de vent du même trait rafle, em-
porte la crache de la mer, la feuille et l'oiseau
du buisson, le bonnet des paysans, la fumée des
villag^es et la sonnerie des clochers. Comme un
visagi^e g^ag-né peu à peu par l'intellig-ence, quand
l'aube naît, les règnes végétal et animal ont fini
de dormir. Ainsi des thèmes communs sont pro-
posés à la réflexion des choses diverses. Toute
la surface de la terre avec l'herbe qui la couvre
et les bêtes qui la peuplent est sensible comme
une plaque travaillée par le soleil photographi-
que. C'est un vaste atelier où chacun s'eflorce de
rendre la couleur qu'il prend au foyer solaire.
Les choses ont deux moyens de se connaître,
c'est-à-dire, au sens adopté dans ce paragraphe,
de se compléter dans l'étendue en s'avérant soit
contiguës, soit complémentaires. Toutes s'ins-
7-4 ART POÉTIQUE
crivent dans une forme plus générale, s'ag^en-
cent en un tableau : c'est une question de point
de Aue à chercher, ce regard à qui elles sont
dues, le retrouver. Et de même que nous con-
naissons les choses par la détermination d'un
caractère général que nous leur décernons, de
même les choses se connaissent entre elles par
l'exploitation d'un principe commun, soit la lu-
mière semblable à un œil qui voit. Chacune obéit
à la nécessité d'être vue. La rose ou le pavot
signe rouge l'obligation au soleil d'autres fleurs
d'être blanches ou bleues. Tel vert ne saurait
pas plus exister à lui seul qu'une masse sans
ses points d'appui. Chaque note de la gamme
appelle et suppose les autres. Aucune ne pré-
tend seule à rassasier le sentiment. Elle existe à
la condition de ne pas être ce que sonnent les
autres, mais à la condition, aussi, impérative,
que cela, les autres le sonnent à sa place. Il y a
connaissance, il y a obligation de l'une à l'au-
tre, lien donc entre les différentes parties d'i
DE LA CO-NAISSANCE AO MONDE ET DE SOI-MÊME 75
monde, comme entre celles du discours pour
former une phrase lisible ; et de même qu'il y a
suite des sentiments comme des mots qui les
expriment, il y a composition dans les mouve-
ments dont Iheure est autour de nous le témoin.
Pas plus que le temps ne saurait s'arrêter,
ainsi des rouages qui le fabriquent.
Le mouvement n'est pas un état momentané
de la matière, local, accidentel ; il n'en est pas
seulement un caractère, une c puissance » insé-
parable ; il est son acte permanent et le suppôt
même de son existence. La pesanteur n'est point
l'effet d'une « attraction » exercée du dehors sur
une masse d'ailleurs inerte. C'est celle masse
elle-même en qui son essor est inclus et la pierre
vole au sol comme un oiseau vers l'arbre.
Or, tout mouvement a pour résultat la créa-
tion ou le maintien d'un état d'équilibre. Cet
équilibre, dans le domaine de la matière, que ce
soit organisée ou brute, ne se trouve que dans
l'établissement d'une forme ou figure de compo-
ART POETIQUE
jsilion. Tout ce qui est travaille à être d'une
manière plus complète ; c'est-à-dire à construire
l'idée en qui il puisse s'agréger à ses différences
organiques. Ces formes ont par elles-mêmes une
valeur permanente, absolue, obligatoire, exigence
mécanique et nécessité de représentation. Ce
sont réellement des corps et toutes choses pren-
nent corps en elles.
De là deux étals ordinaires de la matière, sui-
vant qu'elle établit ou maintient son équilibre;
«fférence et vibration. Le premier, suivant qu'on
l'envisage d'un côté ou de l'autre, répond assez
aux mots dans notre esprit de conception et d'i-
magination. Ou plutôt, il en est l'expression
actuelle, mais accidentelle et passagère, un arran-
gement démoli qui se refait. La matière ne sau-
rait pas même exister sans une série de formes
de plus en plus générales et comme concentri-
ques en qui elle se dispose et se constitue. Le
second état est la constatation de cet arrange-
ment auquel elle est parvenue. Rien, dans la
I DE LA CO-NAISSaNCB AU MONDE ET DK SOI-MÈSIE 77
nature, ne se trouve à l'état d'inertie. Le niaihfe
où le sculpteur le copie est aussi vivant que le
bras même dont Hercule maintient son mons-
tre, et le vaste assemblem.ent de muscles et d'os
qui construit le corps de la terre ne suffirait pas
plus à l'asseoir en place sans l'énergie de l'effort
commun qu'il fait, qu'à contenir nos entrailles
les toiles savamment bandées de notre ventre
sans la marche réglée de notre pile nerveuse. La
vibration, c'est le mouvement prisonnier de la
forme. Cette vibration se traduit selon un même
milieu en un certain ordre qui est dérangé par
tout contact ou choc reçu de l'extérieur : c'est le
premier état de la sensibilité.
Les formes, telles que nous les avons définies,
c'est-à-dire lieux ou figures de composition^ ne
possèdent point le repos, mais intègrent perpé-
tuellement le travail qui leur incombe d'être : se
faire, se maintenir. On peut distinguer deux
espèces de formes et, de même, deux espèces de
formations. La première est de soi complète, et,
"'^ At\T POÉTIQUE
à ral>il d'une influence extérieure suffisante à
en détruire la balance, n'implique de nécessité
aucun changement. Les corps chimiques sont
fabriqués une fois pour toutes et le triangle rec»
langle est de définition parfaite en dehors de sa
révolution autour d'un de ses côtés. La seconde
espèce comporte une série d'états successifs,
obligatoirement et solidairement reliés l'un à
l'autre, en sorte que tout arrêt dans leur produc-
tion peut entraîner la disparition de la forme elle-
même. Ce mode reçoit le nom de développement.
Nous n'assistons plus au remplacement brusque
d'une forme par une autre, comme il arrive
dans une combinaison chimique par une trans-
position des équivalents : la matière passivement
subissant les rapprochements qui lui sont impo-
sés. Ici la forme se façonne et se produit elle-
même. D'avance l'arbre en terre, l'homme dans
le sein de la mère a une sûre connaissance de
soi. Le développement, c'est la forme inscrite
dans la durée, comme ailleurs sur le plan de la
DE LA CO-NAISSANCK AU MOKDB ET UE MOI-MltME -((
l
<iirface, et les parties successives en sont aussi
Solidaires que les membres simultanés. Le germe
sait tout ce qu'il a à faire, il remplit de point
tn point son pros:ramme ; il choisit dans le
milieu qui l'entoure la nourriture qu'il lui faut,
comme un peintre ses couleurs, comme un
maçon sa brique et son mortier. Les tours de
Scapinj la machination des mélodrames, les
combinaisons de Colombine et d'Arlequin pour
se rejoindre en dépit du jaloux sont peu à côté
des ruses qu'emploie le parasite pour parvenir à
sa maturité à travers trois ou quatre organismes
ditïérents. Le premier état, je l'ai dit, de la con-
naissance qu'un corps a de lui-même est la cons-
tatation du lieu qu'il occupe, c'est-à-dire de
l'impossibilité où il est de sortir de l'arrange-
ment dont il est ])arlie; la vibration, ou choc
suivi d'un retour multiplié, est le premier tact
intérieur. Nous en voyons maintenant le second
état, extérieur et actif, dans cette image que
l'être vivant produit, dans cette construction
8o
AKT POETIQUE
qu'il élabore de soi, il n'existe plus par une
simple limitation opposée du dehors, il se fait
du dedans lui-même.
Si nous retournons maintenant à notre prin-
cipe : connaître, c'est constituer cela sans quoi
le reste ne saurait être, nous éprouvons que
fette connaissance comporte des degrés divers
de précision ou de nécessité. Il y a une nécessité
d'ordre absolu : le tout ne saurait être sans ses
parties. Il y a des nécessités ou des convenan-
ces d'ordre concret et subordonné, suivant qu'il
s'agit de l'être en soi ou qualifié. Rien n'est
terme, que ce qui, terminant, exclut, terminé,
l'extérieur, et la connaissance varie avec le con-
tact. Tout corps constitue le terme final d'un
ensemble de séries convergentes, leur aboutisse-
ment commun qui ne saurait manquer. Plusieurs
de ces séries ont avec lui un rapport constant,
de sorte que, sans leur apparition préliminaire
ou simultanée, il ne saurait être, et tel ; d'au-
tres un contact simplement accidentel, nécessaire
\ DE LA CO-NAISSANC(i AU MONDE ET DE SOI MÊME 8l
cependant, pui.s(ju'elles contribuent à le définir,
à déterminer son point sur la durée. De même
que le coloré est limité par un autre coloré, il
désigne de toutes parts autour de lui les derniers
termes, constants ou non, de sé({uences venant
de l'infini. Il les appuie, les arrête et les coor-
donne; il noue, il est le lieu du croisement infi-
niment complexe du fil avec la trame. Définir
une chose, c'est littéralement la délimiter du fait
du cadre aux éléments permanents ou fugaces
où elle est encastrée. Toute chose donc est défi-
nie et définissante; elle est définie sur tous ses
points, elle définit par un seul. Elle connaît par
ce qu'elle exclut, de fait ou de nature. Elle est
cernée du rayonnement de -ses indices. Définir,
c'est isoler, c'est exclure : c'est dire pourquoi
une chose n'est pas toutes les autres. Lorsque
deux termes s'opposent, chacun des deux ajoute
à la somme des différences dont l'autre est cons-
titué. La formule serait à peu près telle : « Cette
chose n'est pas celle-ci que je constitue; elle n'é-
^2
ART POETIQUE
puise pas l'être; rien que par mon seul fait elle
n'intègre pas la somme et je l'enrichis en m'ajou-
tant au nombre des choses qu'elle n'est pas; je
suis investi du droit de lui dénier la totalité et
je rencontre en elle le point par où celle-ci m'est
refusée. »
La chose, ne connaissant que ce qu'elle exclut,
ne connaît que ce qu'elle n'est pas et ce qui n'est
pas elle-même.
On le dira donc très bien : être, c'est n'être
pas une chose, c'es-t n'être aucune autre, c'est
être empêché de l'être, soit par une opposition
matérielle, soit par le besoin qu'elle a de moi
comme tel. La connaissance est la constatation
de mon contour. — Or il y a la connaissance et
il y a la reconnaissance, suivant que l'on consi-
dère la chose comme causante ou ayant cause.
(Cause : moyen fourni à la chose d'être ou se
montrer ce qu'elle est. La cause de la chaleur,
la Cause de la Justice, causer avec un ami.)
La connaissance donc, prise uniquement ici
DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊME 8Î
dans son sens l'èel de causaliou et d'action sur
le dehors exercée, c'est l'effet de soi-même suivi
chez les autres. Cet effet se traduit, soit par une
simple impossibilité pour l'autre d'occuper le lieu
que je tiens, soit par une impulsion donnée, par
un travail accompli dont je suis la source et
dont il est le sujet. Cette connaissance peut pren-^
dre le nom d'information, puisque la fin en est
la production d'une forme. C'est dans ce sens
que la mer connaît le navire, la hache et le roc
natal, tous deux, le chêne, le feu, la nourriture
qu'il cuit, le métal qu'il fond, Rome qu'il em-
brase. Aussi loin que l'action va de sa source^
jusque-là la connaissance. Comprenez que plus
une chose est générale, plus elle est généra-
trice.La chose estdélimitée ou définie par l'en-
semble de ses actions, finie en fait, infinie en
puissance comme le nombre des objets qui peu-
vent lui être présentés.
Réciproque à ce premier terme répond l'au-
tre, qui est la reconnaissance. L'un donne et
84 ART POÉTIQUE
l'autre demande. L'un propose et l'autre dis-
pose. L'un prouve et l'autre éprouve. Il accepte
par mesure de qui l'entoure opposition, impul-
sion ou aliment. Accident ou nécessité, passa-
gère ou permanente, rencontreou accouplement.
Le second terme reçoit du premier un contraste
à établir, une énergie à transformer, une vertu à
traiter. Or, tandis que les activités latentes en la
matière brute attendent l'occasion qui les dégage
ou l'objet qui les manifeste, comme la fumée
dans un rayon de soleil, la plante et la bêle sont
toujours en acte; elles se fabriquent de l'ali-
ment qu'elles se procurent l'existence : leur vie
n'est qu'une adhésion à la source d'où ils la
tirent. Reconnaissance exige au préalable coU"
naissance qui la provoque, le second terme ne
peut être et tel sans le premier, mais non pas
à l'inverse. La terre est toujours féconde, quel-
les que soient les moissons qui la couvrent ;
paille ou livre, tout est bon au feu qui les
dévore ; l'herbe nourrit les animaux divers qui
DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÈMK 85
la broutent. Mais des roses sans tel sol, et tel
insecte sans tel fruit, non pas. La cause peut
être sans l'effet, mais non point l'effet sans sa
cause. Le second est pour la première un moyen
d'être parmi d'autres; la première est au second
sa raison d'être. Le « connaissant » ne connaît
que lui-même et les moyens sans quoi il ne
pourrait être tel ; le « reconnaissant» connaît
un autre sans qui il ne pourrait être et le dési-
gne avec précision. Bien entendu, cette distinc-
tion n'est que log-ique, les deux ([ualilés pou-
vant se trouver réunies chez le même sujet.
Ces principes sont posés.
ARTICLE DEUXIÈME
ARGCMENT
ARTICLE DEUXIÈME. — De la connaissance
CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. — L'acte vital par excellence
est l'élaboration de la vibration nerveuse. Que la sen-
86 ART POÉTIQUE
sation est un état de l'être non point passif, mais
actif. — Le vég-étal ou élaboration de la matière com-
bustible. L'animal ou état delà matière allumée pour-
voyant à sa propre alimentation. La respiration ou
balance entre les besoins de l'individu et l'exigence
extérieure. De la vibration vitale essentielle, ou mou-
vement qui, partant d'un centre, g-ag-ne tous les points
d'une aire circonscrite par la limite qu'il marque en
cessant. Deux temps de la vibration, émission et réac-
tion. Toute vibration gagne et occupe une forme.
Toute forme est fermée. Notre appareil nerveux est
consacré à l'élaboration de la vibration. Il est ce qui
frémit au contact de lEtre. Notre être à chaque ins-
tant naît et co naît aux autres corps dont il prend
ainsi connaissance. La connaissance sensible de
l'homme est une naissance consciente qualifiée par
l'objet qui en limite l'expansion. Connaître par les
sens, c'est se produire en tant que qualifié par telle
sensation. Des appareils préposés à notre contact avec
l'extérieur. Du toucher. Du goilt. De l'odorat. De la
vue. Digression : justification de !'« anthropomor-
phisme ». Que c'est nous qui fabriquons nous-mêmes
l'énergie à laquelle les ondes optiques extérieures
viennent s'accorder. De l'ouïe, ou sens direct du mou--
vement et de la durée. L'homme partout où il est
connait, unit en lui des choses ditïérentes.
DE L\ CO-NAISSANCE AU MONDE KT DE SOI-MÊME 87
J'ai indiqué dans ces passes préliminaires r.ne
connaissance hors de nous entre les choses elles-
mêmes selon les rapports qu'elles nourissent.
Analysant le mot, j'y ai trouvé des idées d'as-
semblage et de production, de forme et de mou-
vement. J'ai peint la fig^ure de Pan, la passion
de l'univers travaillé par la prohibition de sub-
sister. J'ai défini la notion de partie, chacune
indispensable à chacune et à toutes. J'ai assez
parlé de la connaissance de construction : il me
reste à traiter de \à connaissance de constatation
selon que dévolue à notre esprit.
Appliquantles principesacquis, je comprends
que, pour l'homme comme pour les autres élres,
vivre, c'est connaître. Quel est donc le mode
parliculier de sa connaissance ou vie?
L'acte vital, essentiel de moi, est l'élaboration
de la vibration nerveuse.
Pour me faire mieux entendre, je reproduis
ici les lignes déposées aux feuilles d'un autre
livre, « Sur la cervelle ».
88 ART POÉTIQUE
« La cervelle est un org-ane. L'étudiant
<( acquiert un principe solide s'il étreint forte-
« ment cette pensée, que l'appareil nerveux est
« homogène dans son foyer et dans ses raniiti-
« cations, et que la fonction en est telle, simple-
« ment, que la détermine son efficacité mécani-
« que. Rien ne justifie l'excès qu'on impute à la
« matière blanche ou grise, accessoirement au
« rôle sensitif et moteur, de « sécréter », ainsi
« que bruit une apparence de paroles, l'intelli-
« çence et la volonté, comme le foie fait de la
« bile. La cervelle est un org-ane, au même titre
« que l'estomac et le cœur; et, de même que les
« appareils digestif ou circulatoire ont leurs
« fonctions précises, le système nerveux a la
« sienne, qui est la production de la sensation
« et du mouvement.
« J'ai employé le mot « production » à des-
« sein. 11 serait inexact de voir dans les nerfs
« de simples fils, agents par eux-mêmes inertes
« d'une double transmission, afférente, comme
1>E LA r.O-NAISSANCE AL' MONDE ET DE SOI MÔjiE hg
« ils disent, ici, là efFérente, prêts indiflérem-
« ment à télégraphier un bruit, un choc, ou
« l'ordre de l'esprit intérieur. L'appareil assure
« l'épanouissement, l'expansion à tout le corps
« de l'onde cérébrale, constante comme le pouls.
<( La sensation n'est point un phénomène pas-
« sif ; c'est un état spécial d'activité. Je le com-
« pare à une corde en vibration sur laquelle la
« note est formée par la juste position du doigt.
« Parla sensation je constate le fait, et je con-
« trôle, par le mouvement, l'acte. Mais la vibra-
« lion est constante.
<{ Et celte vue nous permet d'avancer plus
« loin notre investigation. Toute vibration impli-
« que un foyer, comme tout cercle un centre.
« La source de la vibration nerveuse réside dans
<( la cervelle, qui remplit, séparée de tous les
(' autres organes, la cavité entière du crâne her-
« métique. La règle d'analogie indiquée à la pre-
« mière ligne défend d'y voir autre chose que
« l'agent de réception, de liansformation et
go A Kl PoÉrujuE
« comme de dig^estion de la commotion initiale.
« On peut imag-inerque ce rôleest spécialement
« dévolu à la matière périphérique, que le subs-
<( trat l)lanc forme comme un a^ent d'amplifica-
« tion et décomposition, et enfin que les or?a-
« nés compliqués de la base sont autant d'ate-
« liers de mise en œuvre, lé tableau de distri-
« bution,les claviers et les compteurs, les appà-
« reils de commutation et de réglage.
« Nous devons maintenant considérer la vibra-
« tion elle-même. J'entends par là ce mouve-
« ment double et un par lequel un corps part
« d'un point pour y revenir. Et c'est là 1' « élé-
« ment » même, le symbole radical qui cons«
« titue essentiellement toute vie. La vibration
« de notre cervelle est îe bouillonnement de la
« source de la vie, l'émotion de la matière au
« contact de l'unité divine dont l'emprise cons-
« titue notre personnalité typique. Tel est l'om-
it bilic de notre dépendance. Les nerfs, et la tou-
« clie qu'ils nous donnent sur le monde exté-
lu; LA CO NAISSANCE AU MQNDK K T DK SOI-MÊME QI
« rieur, ne sonl que l'instrument de noire con-
« naissance, et c'est en ce sens seulement qu'ils
<( en sont la roiiHiiion. Comme on fait l'appren-
" tissage d p.n outil, c'est ainsi que nous faisons
« l'éducadon de nos sens. Nous apprenons le
« monde au contact de notre identité intime.
« La cervelle, donc, n'est rien d'autre qu'un
« organe : celui de la connaissance animale,
« sensible seulement chez les bêtes, inlellii^ible
« chez l'homme. Mais, si elle n'est qu'un organe
« particulier, elle ne saurait être le support de
« l'intelligence ou de l'âme. On ne saurait faire
« à aucune partie de notre corps, image vivante
« et active de tout Dieu, ce détriment. L'âme
« humaine est cela par quoi le corps humain est
(( ce qu'il est, son acte, sa semence continuel-
« lement opérante, et, selon que prononce
n l'Ecole, sa forme. »
La vie de la plante est essentiellement une
ART POETIQUE 92
acquisition; sa manière d'être est de croître ou
de dépérir. Cette croissance est un emmag"asi-
nement de la matière qu'elle va puiser dans le
sol par ses racines, dans l'air par ses feuilles
respirantes; sa force est commandée par cette
double emprise, sa capacité àe vivre par la con-
tenance dévolue à sa forme. La substance qu'elle
acquiert, ce qu'elle prépare et qu'elle achève en
mourant par la restitution de l'eau qu'elle a
imbue, ceci : de quoi brûler et se dissoudre en
cette flamme dont elle est l'imag-e poussante.
Si le végétal peut se définir en tant que « la
matière combustible », pour l'animal, il est la
matière allumée. Chez l'un la forme ou qualité
est adéquate à la quantité de matière qu'elle
comporte et qu'elle amasse. Mais le corps vif,
l'âge adulte bientôt atteint, et dépouillé le pre-
mier habit, noviciat ou déguisement nécessaire
à couvrir l'étincelle germinale, ne se maintient
qu'à la condition de se détruire et de se fournir
à soi-même aliment. C'est un appareil de con-
DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊME fji
sommalk)!! ; il doit transformer la nourriture
qu'il prend au dehors pour suffire à son foyer,
il doit l'élaborer en vase clos. Cette digestion,
celle nécessité de destruction, implique de soi
l'isolement du sujet, sa séparation, mesurée par
le besoin, de la source d'approvisionnement,
un acte spontané pour s'y reprendre. Le végétal
en croissant remplit la forme qui lui est assi-
gnée; l'animal maintient la sienne en brûlant de
quoi nourrir l'énergie dont elle est l'acte, en se
procurant de quoi contenter la faim du feu
.reclus en lui. L'être vivant, ne pouvant croître,
ne maintient sa forme qu'en éliminant ce qui
excède. Il se conserve en se détruisant. Comme
l'horloge et le sablier, il marche par la chute en
lui de sa substance qui se désagrège. Séparé de
cette bouche qui l'a amorcé de son Créateur, il
se prend à cette mer même de mouvement qui
l'immerge, il en aspire l'impulsion jusqu'aux
extrémités de son corps, et, ayant reçu de l'air
complément, il restitue la partie de soi défaite.
g4 ART POET'QUE
L'effet de ce feu comme de tout autre est de
détruire un arrangement libratoire, dont les
éléments, recherchant à l'état d'efférence leurs
groupes d'affinité, se divisent, suivant leur essor
intérieur ou externe, en force et en résidu.
L'être animé est creux ; à la façon d'une bou-
teille, il témoigne du souffle qui l'a formé et le
regonfle à chacune de ses aspirations. Ce vide
comporte un état de déséquilibre natif, une dé-
molition interne et passive, compensée par une
reprise active sur le dehors. Or, nous avons ima-
giné que toute forme est l'œuvre et le témoi-
gnage d'un certain balancement vibratoire ;
enfermée dans la matière dite inerte en un cycle
récurrent, la vibration est cette balance sur la-
quelle un corps incessamment se pèse dans toutes
ses parties ; (j'ai dit ailleurs le sens que je donne
au mot poids). Le système vital manifeste, am-
plifie cette oscillation économique, qui opère ici
le départ entre les besoins de l'individu et l'exi-
gence extérieure qui le grève; elle est l'action
DE LA CO-NAISS^NCE Al,' MONDE ET DB SOI-MÊME €)'>
élective en nous, elle est la trémie et le trébucliet.
Examinons donc notre vibration humaine et
iroyons quelle en est la source et l'œuvre.
La vibration par laquelle nous constatons
l'existence et les limites de notre personne est
celle même qui !'a édifiée et qui continue à la
maintenir. L'acte créateur essentiel est l'émis-
sion d'une onde. L'onde schématiquëment peut
se définir un mouvement qui, partant d'un cen-
tre, gagne tous les points d'une aire circonscrite
par la limite qu'il trace en cessant. Elle déter-
mine sur tous ces points un déplacement local,
suivi d'une réaction, ou tendance à reprendre le
premier lieu, qui nécessite pour être surmontée
l'accumulation d'un nouvel effort, la poussée
d'une deuxième onde. De là deux mouvements^
l'un excentrique du moteur, l'autre concentrique
du sujet, les deux temps de la vibration. L'eflet
del'onde est une information ou extension d'un©
certaine forme à l'aire qu'elle détermine. Toute
forme est une variation du cercle. J'entends par
q6 art poétiqle
forme, non seulement le tracé d'une certaine
fig^ure, mais, du fait de la fermeture qu'elle éta-
blit, la constitution d'un certain milieu, en tant
qu'obéissant dans toutes ses parties au rythme
qui les compose. Le coup d'un maillet sur un
tambour détermine un être sonore. La lumière
et la chaleur sont des effets d'impulsions sour-
danl au sein de la matière. Je propose ces ima-
ges simples. Mais c'est aussi une vibration infi-
niment complexe et diverse, une vibration vou-
lante, dont attestent les jeux ultimes ces tour-
billons à l'extrémité de nos doigts et l'étoile des
cheveux sur le sommet de la tète. Comme une
note est formée sur l'instrument elle chant d'un
groupe de notes assemblées, ainsi, au ventre de
la mère, l'enfant doué d'un visage et d'une âme
retentissante.
De cette vibration créatrice, du sacré frisson
primordial, la substance cérébrale et nerveuse,
la moelle crânienne et spinale avec ses éléments
si déliés pareils à des étoiles aux rayons rélrac-
DE LA C0-NAI8SANCK AU MONDE BT DE SOI-MÊMC 97
tiles, à des notes qui joueraient elles-mêmes
étendant de tous côtés les doigts, est la source
et atelier. C'est cette répulsion essentielle, cette
nécessité de ne pas être Gela qui nous donne la
vie et par suite d'être autre chose, qui ourdit
notre substance, qui nous inspire et nous em-
membre.Nous ne vivons que pour résister, pour
recommencer la mystérieuse lutte d'Israël. Nous
ne perdons point le contact. En nous cela qui
ne cesse point de frémir; nous ne cessons point
d'être posés sur la source; en nous la touche et
le compteur. Dans la pierre angulaire de nos os,
dans l'étui de notre tige est reclus notre mou-
vement, comme le ressort dans le barillet. C'est
par ce mouvement que nous marchons; c'est lui
qui règle l'échappement, la consommation de
chacun de nos organes. C'est lui dont nous pou-
vons doser l'intensité et localiser l'action, de
manière à déterminer le déplacement des diffé-
rentes parties de notre corps. Nous sommes maî-
tres de recourir à la source que nous portons ei
4
ç8 ART POÉTIQUE
nous; comme une pompe en une succion de son
piston peut tirer tel volume d'eau et non davan-
tage, nous sommes faits pour puiser, immédiats
à cette force qui repousse les mondes, telle pro-
vision d'énergie que nous employons selon nos
besoins et ménageons à notre plaisir.
Tout étant ainsi défini, nous pouvons mainte-
nant nous représenter l'homme comme un corps
à l'état permanent de vibration ou, pour em-
ployer des termes que nous avons reconnus
congrénères.de naissance et d'information. Mais
ce corps est environné d'autres corps; il ne naît
point seul ; à chacun de tous les instants de sa
durée, il co-naît. En cette acceptation primitive,
ainsi que tous les autres corps, il complète l'en-
semble où il apparaît, il remplit un comparti-
ment, il est réciproque des autres corps qui
déterminent .sa présence, sa production, sa place
dans l'espace qu'ils occupent avec lui. Tel est le
premier sens, comme on dit, qu'un objet a un
sens suivant qu'il est vertical ou oblique, à l'en-
DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MEME 99
ciroit ou à l'envers. Une pierre entre les mains
de qui sait l'interrog^er, un morceau de bois flot-
tant, l'insecte sur qui j'abats mon chapeau, ren-
dent réponse et ne se taisent pas. Et l'homme, je
dis de par sa seule présence, aura-t-il une moin-
dre valeur explicative? N'y a-t-il pas à droite et
à gauche ajustement? Sa personne n'est-elle pas
eng-agée à un récit moins copieux et moi ns divers ?
N'est-il point redevable de comptes de toutes
parts à rendre? Il exerce connaissance. Voyons
<juel en est chez lui le mode particulier.
Toutes les choses , avons-nous dit, se rédui-
sent à la constitution d'un certain équilibre ou
vibration. J'ai défini connaissance les rapports
que chacune entretient avec les autres du fait
de la résistance qu'elle offre, de l'action qu'elle
exerce et de la réaction qu'elle subit. Aucune
chose n'a été créée une fois pour toutes ; elle
n'est point arrêtée ; elle continue à être pro-
duite, elle exprime un état de tension perma-
nent de l'efl*ort dont elle est l'acte. Il suit que
AKT POETIO'.'E
le principe de son existence et de sa forme est
aussi l'ouvrier de sa connaissance. Celle de
riiomme peut se définir une naissance cons-
ciente qualijîée par Vohjet qui en limite l'ex-
pansion. Si nous nous représentons schémati-
quement le domaine de la vibration animale
comme un cercle dont l'onde ultime est la cir-
conférence, nous pouvons fig'urer toute impres-
sion, toute sensation venant du dehors, par une
indentation, qui intéresse non seulement la
forme extérieure, mais toute l'étendue de l'aire
qu'elle circonscrit. Chaque onde partant du
centre vient s'infléchir à cet obstacle ; le sujet
tout entier en reçoit une information particu-
lière. Chaque émission vitale reproduit la pre-
mière : chacune récupère tout le domaine con-
quis par la croissance, recharge l'homme,
rebande les nerfs de cette machine qui l'a dres-
sé, récole tout cela d'inclus aux limites de cet
individu (ju'elle a fait. Elle m'apprend que je
suis et ce que je suis par cela que je ne suis
DE LA CO-NAIÀSANCE AU MONDE ET OC SOI-MÉMIi: lOI
pas. Je suis, c'est-à-dire que je ne suis pas les
différents objets qui m'entourent, je suis en tant
que limité par eux, en tant qu'éprouvant cette
limitation, en tant qu'informé par elle, en tant
que ressentant celte touche sur moi qu'elle
exerce, je suis voyant et entendant, je vois, je
goûte, j'odore, ce feu, ce fruit, cette rose.
Ainsi, de même que nous reproduisons notre
propre existence, nousproduisons cette existence
en tfint que modifiée par les objets exlérieurs
qui nous entourent. N'ous sommes les auteurs
de nos sensations ; de nous à elles, il y a rapport
de cause à effet, c'est-à-dire qu'en elles, par l'in-
tervention du moyen étrang-er et de l'objet sur
lequel nous nous pressons, nous sommes déter-
mfnés ad quid, nous nous produisons en tel
état de sensibilité. Cela qui nous fait est cela qui
nous fait connaissants.
Il n'y a pas ici moyen ni affaire de plus de
précisions. Nous pouvons voir cependant que,
comme l'émission, la préparation, tension et
ART POETIQUE
intention, de Tonde nerveuse est l'œuvre des
or$;anes centraux et que le système cérébro-
médullaire n'est rien autre qu'un laboratoire de
mouvement. Ce mouvement met en état les diflé-
renls appareils qui, à la périphérie, ménagent
notre contact avec l'extérieur, préposés à ce que
j'appellerai la digeation du choc.
De ces appareils, les uns ne fournissent qu'une
information locale chez le sujet ou partielle de
l'objet ; les autres donnent une image com-
plète.
Parmi les premiers, le plus simple est celui
du toucher. Notre peau est nue ; nous sommes
sensibles sur tous les points de notre forme,
nous sommes égaux à nolreenveloppe. Le contact
€sl une simple action sur le circuit, douloureuse
si elle le gène ou l'interrompt, agréable parfois si
elle l'accélère. Tel le toucher purement passif,
mais les mains ont chez nous le rôle actif que
nous portons où nous le voulons. Elles ne sont
pas seulement chargées d'apprécier le mou et le
UE LA CO-NAISSANCE AU MOSDK ET DE S01-MÈ>IE lO'î
résistant, l'âpre et le poli. Elles sont au bout de
nos bras une réduction métrique denous-mêmes.
Elles nous donnent la première mesure, je veux
dire de l'effort qui répond à l'échantillon de sen-
sibilité qu'elles prélèvent. Par IC' raie o'ihumb,
par le toucher sur le pouce de nos quatre doigts^
nous avons notre outil du nombre et de la sur-
face. Par l'angle articulé de nos phalang^es, par
l'écartement des compas divers dont nous som-
mes munis, nous possédons la sphère et le
volume.
Le toucher par lui-même ne nous donne que
des informations partielles ; c'est une partie de
notre corps qui entre en contact avec telle partie
d'un autre ; les quatre autres sens nous four-
nissent des informations générales, confiées à
un organe spécial et isolé. Par la bouche et
par le nez, j'obtiens, (moi et non pas ma bouche
et mon nez,directement et sans opération déduc-
live), sens de tout cela en quoi une viande et
un grain de musc est saveur ou parfum. Le goiîl
I04 ART POÉTIQUE
n'estqu'un toucher plus complet, une compéné-
tration que permet la presse des mâchoires, la
cuisine et le chaud four de la bouche avec les
jels de salive qui viennent dissoudre et délayer
l'aliment trituré par nos meules. Le nez est la
cheminée par laquelle nous tirons l'air à nous,
jug-eant des fumées et des esprits. L'odeur
indique toujours une décomposition, que ce soit
vertu du chaud ou de l'humide, une efférence,
une dilatation réciproque à celle de nos poumons
qui s'ouvrent pour aspirer et faire vie de cette
haleine purifiée auxchicânes du filtre veslibulaire.
La fable nous montre les dieux se nourrissant de
la fumée des sacrifices.
Les deux sens supérieurs ne nous donnent pas
seulement des impressions, mais l'un et l'autre,
sur des plans différents, des images.
Il est une vérité au fond de nous obstinément
prenante, en dépit de l'Arbre aux-singes affreu-
sement interjetant le bruit grec (.< anthropomor-
phisme », c'est que l'homme, parcelle consciente
DE LA CO-NAISSANCF. AU MONDE ET DE SOI-MÊME Io5
d'une activité homog^ène, infère à droit de lui-.
même aux choses extérieures ; c'est qu'il porte
sn lui les racines de toutes les forces qui mettent
le monde en œuvre, qu'il en constitue l'exem-
plaire abrégé et le document didactique. Com-
prendre, c'est communier, c'est joindre au fait
ses clefs que nous avons avec nous. Avant d'ou-
vrir les yeux, je sais tout par cœur, et cette noire
puissance que je contiens en moi n'exige pas
moins au ciel si je les ouvre que ce soleil en effet
que j'y trouve. Je comprends ce qu'il y fait. Moi
aussi, je suis comme lui un foyer de lumière
et d'énergie. Et l'oude lumineuse dans son
expansion ne rencontre, nulle part, de corps
inertes, mais partout des systèmes de forces en
travail, plus ou moins compacts ou com|.liqués.
Elle est obligée de composer avec cet obstacle,
de modifier sur lui son rythme et son allure.
C'est cette réaction, cet allumage de l'objet sous
le choc solaire que nous appelons couleur. J'em-
ploie le mol allumage à dessein, car cette illu-
106 ART POÉTIQUE
mination, celte enluminure de l'objet, constitue,
aussi bien que la combustion, un état spécial de
sa fonction vibratoire. Ebranlement et non des-
truction, la couleur est le héraut de la flamme.
Or, soit un cercle dont le foyer lumineux est le
centre. La propagation de l'onde se faisant en
ligne droite, nous pouvons considérer tout point
de la circonférence comme relié au centre par
le H rayon », ce mot pris selon le double sens
optique et géométrique. Etudions maintenant
Pœil animal : la membrane appelée « rétine »,
qui en garnit le fond, est un appareil d'élabora-
tion vibratoire intense. Sa fii^^uration microsco-
pique nous montre en lui à la fois une batterie
et un « métier », une batterie composée de deux
éléments de longueur inégale, l'un mousse,
l'autre effilé, les « cônes » et les « bâtonnets ».
Nous pouvons donc voir dans l'œil une sorte de
soleil réduit, portatif, doué, comme son proto-
type, de la faculté d'établir un rayon, de lui à
tout point de la circonférence. De même que,
DE LA C0-NAIS3ANGE AU MONDE ET DE SOI-MEME IO7
dans le fait du téléphone, l'onde sonore emprunte
le véhicule créé par le courant électrique, ainsi
notre œil s'amorce sur la lumière. Il est construit
pour s'accorder à son rythme, soit libre, soit
celui qui, se brisant sur un corps étranger, pro-
duit la couleur. Le choc qui à l'une des extré-
mités du rayon fait paraître la couleur en déter-
mine en retour au fond de notre œil, par son
impact sur l'atelier prêt à en tisser l'éclair, la
sensation. La vue ne résulte point d'une imagée
qui se peint sur notre cervelle, mais d'un con-
tact réel avec l'objet que le regard attouche et
circonscrit. Le rayon,, pareil à un système
rigide, reproduit à l'une de ses extrémités le
mouvement qui l'affecte à l'autre.
Tandis que les autres sens ne nous les don-
nent que successives, la vue homologue des im-
pressions contrastantes et simultanées. Bientôt
ces groupes, ces associations de coloris que
nous appelons images, et la découpure qu'elles
font, nous apprenons, grâce au jeu de notre
I08 AKT POÉriOUK
paire d'yeux, à les reconnaître, à les distinguer
du fond où elles s'agencent. Nous les percevons
d'un seul coup, nous préparons son regard à
chacune. La perception d'un arbre ou d'un mur
répond en moi à tel état de ma sensibilité, je
fais mon regard à ce mur et à cet arbre, je fais
cet arbre et ce mur en moi.
La vue nous donne des images de l'espace ;
l'ouïe en trace de la durée. De ces images, l'une
se construit sur la différence et l'autre sur la
variation. L'une se modèle et l'autre se module.
D'un côté et de l'autre un trou est percé à tra-
vers le muret l'assise même de notre crâne. Nous
prêtons l'oreille, c'est-à-dire que nous nous prê-
tons nous-mêmes au son qui nous envahit et nous
pénètre. L'organe auditifavec ses réservoirs, ses
circuits et ses canaux, ses milliers de filaments
ténus plongés dans un liquide en mouvement,
ne saurait être mieux comparé qu'à celui de la
dit^-^estion. Il y a une sorte de concjuc cl d'écho
ménagé dans l'épaisseur île noire crâne. Tout cri
DE LA CU-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOl-.MKMK in(J
lire de nous une réponse et percute, sur la mcn-
brane tendue qui en occlut le guichet, notre
tambour. Et le procédé auditif est une sorte
de distillation de l'onde sonore, qui sépare,
pour le réintégrer en sensation, chacun des élé-
ments dont le bruit est composé. Comme le nez
aspire les odeurs, l'oreille apprécie le son à la
manière dont il passe, dont il franchit l'échelle
des organes destinés à en computer les vibra-
tions.
Le sens de l'ouïe est, en effet, éminement le
sens de ce qui passe, ce qu'on nomme la hau-
teur des sons, l'aigu, le grave, n'étant que l'in-
dice de leur rapidité. Les ondes sonores ont ce
caractère qu'elles sont assez lentes pour que nous
puissions en saisir et dénombrer les battements,
qu'elles sont infiniment variables dans leur in-
tensité, dans leur composition, dans la vitesse
dont ces variations se succèdent, qu'elle sne sont
jamais continues dans leur émission, enfin que
cette émission est toujours attribuable à des eau-
ART POBilOUK
ses déterminées et spéciales. La variété des for-
mes et des couleurs provient de celle des objets
qui se trouvent présentés au jour, durant dans
la lumière solide, le milieu vibrant ne faisant
office d'eux à nous que de transmission. Pour le
son, au contraire, c'est la vibration même qui
est produite et qui est l'objet de notre connais-
sance et de notre critique. On peut dire que le
son est la peinture du mouvement et son image
même à la fois abstraite et sensible. Or, la per-
sonne informée auditivement devient son, c'est-
à-dire modifiée par le son, de même que, selon
la vue, elle devient couleur, c'est-à-dire modifiée
par la couleur dans ses racines vibratoires. Elle
devient donc le suppôt du mouvement pur et du
temps en marche. Mais nous avons exposé pré-
cédemment que le mouvement est de toutes cho-
ses l'acte même, la condition expressive, le sens.
Le mouvement n'est jamais uniforme; il a tou-
jour sa crise et ses périodes. Ainsi le son est
essentiellement ce qui commence et qui cesse, ce
DE LA CO-NAISSANCK AU MONDE ET DE SOI-.Ml.Mi I I I
qui décrit d'un lerme à l'autre la phase. I/o-
reille est cet instrument par qui l'honnme peut
apprécier tous les rythmes et allures de ce mou-
vement dont il est lui-même animé, se servant
comme d'une base continue de son cours propre.
Ce train de la vie, il est loisible à l'homme d'en
créer l'image sonore ; et telle est l'origine de la
musique et du langage. J'indique ces prémisses
-dont je développerai ultérieurement les consé-
quences.
J'ai fini ce que j'avais à dire de la connaissance
sensible. De longtemps sans doute il ne sera per-
mis d'aller plus loin, de remonter à la source
même de la sensation, au tableau de distribu-
tion, à ce poste central où l'onde destinée à ali-
menter les différents organes de la périphérie
reçoit sa première élaboration. La même pulsa-
tion nerveuse qui entretient notre vision, dirigée
sur d'autres réseaux, nous permet d'entendre et
d'odorer. Nos organes sensilifs ne sont que des
appareils de transformation du courant initial et
I 12 ART POETIQUE
pour ainsi dire d'allumag-e construit pour des
rupteurs divers. Il suit qu'ilssontinterdépendanis
et que la pression par exemple qui produit la vue
qualifie le même éploiement de la circonférence
qui ailleurs a le son pour limite, et que le regard
dès lors peut qualifier le bruit.
D'autre part, si nous considérons que le mou-
vement et la sensation ont une source com-
mune, nous pouvons voir dans ce double ordre
d'activité le moyen total pour l'homme d'at-
teindre 'ît de constater les limites de la place
qui lui est assignée. Il constitue lui-même,
partout où il est, un centre, et ce centre, il jouit
de la faculté de le transporter où il veut. De
même qu'un morceau d'or ou de houille est le
signe des forces multiples qui l'ont produit et
conservé, de même l'homme, du fait seul de
son existence ici, devient le point de coordina-
tion des phénomènes divers auxquels il apporte
son témoignage commun. 11 les explique, il les
accorde, il les connaît par sa seule présence. Si
\ DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE KT DE SOI-MÊME Il3
un iiisérable caillou rend compte de tout l'uni-
vers, \combien plus l'animal sensible qui a fait
le sujet de ce second article. Il nous faut présen-
tement parler de l'animal , raisonnable et intel-
ligent.
ARTICLE TROISIEME
ARGUMENT
ARTICLE TROISIÈME. — De la connaissance
INTELLECTUELLE et tout d'abord des idées générales. De
la constance. La constance est le caractère de toute
forme fermée et le résultat d'un effort continu. De
même la sensation ou forme qualifiée du dehors est
constante. La sensation constante d'un objet cons-
tant est la base de nos idées générales. J'appelle
générale cette qualité en qui des choses diverses sont
communes et qui, par suite, est chez toutes deux
due à l'opération d'une force semblable. La qualité
la plus générale et seule universelle est le mouve-
ment. Connaître le semblable c'est co-naître sem-
blable. Uniformité des réactions chimiques. Unifor»
I l4 ART POÉTIQUE
mile des réactions animales. La sensation produc-
trice de mouvement et d'opération ; l'animal co-naît
uniformément à l'objet auquel il est apte et qui sera
pour lui une invitation uniforme à co-naître. L'ani-
mal a une raison dêtre particulière, l'homme a une
raison d'être générale, soit la raison tout court. Il est
maître de sa co-naissance, il est fait pour se retrou-
ver partout. Il connaît partout le g^énéral, ce qui est
susceptible de le mettre dans un état de co-naissance
dont il est maître. Nous connaissons les choses en
leur fournissant le moyen d'exercer une action sur
notre mouvement, nous les produisons en tant qu'ayant
rapport à nous, nous sommes maîtres d'une sensa-
tion génératrice, et de sa réduction abstraite par
l'effet abrégé qui en est l'image, soit l'idée géné-
rale. De la mémoire ou faculté de répéter des séries
enchainées d'eftorts générateurs. Des siennes et des
images. Du signe fabriqué par nous ou mot. Le mot
appelle, provoque en nous l'état de co-nai.ssance
qui répond à la présence sensible des choses mêmes.
Les mots désignent soit notre état de tension person-
nelle, soit cet état en tant qu'informé par des objets.
Connaissance : ou constatation de la figure erénérale
suivant laquelle nous sommes aptes à co naître.
Intelligence : ou répétition au dedans du mot qui
appelle chaque objet à être par rapport à nous.
\ DE LA CO-NAISSANCB AU MONDE ET DE SOI-mAmE llS
— 1 ^
Av^nt de traiter des idées générales, arrclons^
la notbn de constance.
Le constant chez toute chose existante, c'est
la forme en qui elle existe, étant fermée. Or, nous
avons vu que partout, dans la matière brute
comme dans la matière organisée, celte forme;
n'est pas le résultat d'un découpage exercé une'
fois pour toutes, mais le produit d'un travail qui
la maintient. Si la forme est constante, de même
l'etTort qui l'effectue. Chez l'animal sensible on
peut définir /or/we la quantité de matière limi-
tée par le contact. J'entends par contact la pres-
sion exercée du dehors sur tous les sens.
L'animal; par le même travail d'élaboration ner-
veuse qui pourvoit au maintien de sa forme,
suffit à son contact. De même que la forme est
constante, la sensation est constante. Constant,
ce qui la maintient, c'est-à-dire ce qui la limite,
du dedans comme du dehors, en tant que tel.
La sensation est, de même que constante, une
dans sa source première qui est la pulsation
ART POETIQLE
nerveuse ; celle-ci, en effet, n'est différenciée que
par les appareils qui la canalisent et la prédis-
posent. Toute sensation est une en tant que pro-
duit du même courant débité par le poste cen-
tral, et diversifiée par les obstacles divers qui
l'arrêtent et le rompent. Il suit donc, à parler
figurément, qu'à chacun de ces obstacles corres-
pond une section spéciale et déterminée pratiquée
sur chacun de ces rayons que nous dardons
par tous nos sens. A chacun de ces objets répon-
dra donc désormais pour nous une manière
spéciale d'être interrompus par lui qui en sera
l'imag-e, en d'autres mois, une sensation. Le
même objet produira toujours la même sensation
et toute variation de l'un sera traduite récipro-
quement par l'autre. Soit un arbre : tout arbre
produira sur chacun de nos sens une calég-orie
d'impressions toujours les mêmes, accompagnées
d'autres plus ou moins particulières qui nous
désigneront l'espèce et l'individu. Un objet cons-
tant produit une sensation constante et toute
l'K LA CO-NAIS9ANCK AU MONDE tT DE SOI-MEME li^
Tarialion plus ou moins constante de cet objet,
une sensation aussi plus ou moins constante. La
sensation constante d'un objet constant, voilà
la base de nos idées g^énérales. 11 reste à dire
comment nous pouvons comparer entre elles nos
expériences disjointes et les juger similaires ou
difîérenles.
Mais expliquons le mot qui surgit ici de géné-
ral, pour cela, retournant aux premières pages
de la thèse précédente(i). J'appelle « générale »
cette qualité en qui des choses différentes sont
communes, c'est-à-dire comme une. Si deux
choses d'ailleurs différentes monlrenV une qua-
lité semblable, il est évident qu'elles ne la tien-
nent pas d'elles-mêmes, mais d'une troisième
chose qui est générale, c'est-à-dire par rapport à
elles génératrice de cette qualité, tina in diver-
sis. Plus ce troisième terme est général, c'est-à-
dire plus nombreux et plus variés sont les cas
où il entre, plus écartés sont les effets qu'il sort
(i) Connaissance du Temps, — I. De la Cause
1 l8 ART POÉTIQUE
et plus riche la prise que le sujet offre à des
moyens plus divers, plus largement aussi s'é-
tend son pouvoir générateur. Ainsi donc le
général est cette qualité que plusieurs choses
ditîerentes ont commune, le plus général, cela
en quoi le plus de choses différentes sont sem-
blables, et l'absolument général, cela en quoi
toutes les choses sans exception sont sembla-
bles. De qualités ainsi universelles, nous n'en
découvrons qu'une seule, qui est le mouvement.
Mais, derechef, comment apprécions-nous ce
que les choses extérieures et les sensations qui
en nous y répondent ont de semblable ou de
différent ?
Toute sensation est une naissance ; toute nais-
sance est co-naissance. L'être animé connaît le
semblable, en co-naissant semblable.
Mais ainsi quelle est la différence de l'homme
avec les autres animaux ?
Nous voyons le corps en chimie réagir tou
jours en présence de tel sel ou acide d'une
DE LA co-nai.ssani;e au monde et de soi-mi;me irrj
manière constante et déterminée. Et àr. nrjAme
les délicats composés org-aniques élaborés par
les vég^étaux et les individus végétaux eux-
. mêmes sous l'infiuence, par exemple, du jour et
de la nuit. Mais les animaux, à leur tour, four-
nissent une critique aussi sûre, mais bien plus
fine et détaillée de l'action extérieure pratiquée
sur eux. Les conditions de vie sont plus nom-
breuses, leurs exigences plus grandes, leur
balance chimique plus susceptible, leur méca-
uisnoe plus précis et plus compliqué. Ils mettent
plus de principes en jeu pour utiliser plus de
forces. Le caractère des animaux est de se mou-
voir, nous pouvons donc les considérer comme
des eng^ins con.slruits en vue de tel ou tel mou-
vement. Comme nous jugeons de la brouette et
<lu vélocipède, ainsi nous pouvons iuger du che-
val barbe ou percheron, du reptile et du singe,
inférer de leurs pièces à leur travail. L'animal
est établi pour satisfaire à certaines conditions
<ie vie déterminées ; celte vie, pour se conserver
120 - ART POETIQUE
£)U se reproduire, l'astreint à certains mouve-
ments précis. De même que le cercle ouïe polv-
o^one s'insèrent suivant leur forme sur un plan,
de même, dans la nature, la bête conduit sa forme
animée. Elle co-naît suivant certaines condi-
tions stipulées, le bœuf suivant l'herbe qu'il
broute, tel scarabée suivant le noyau de cerise
ou d'abricot que sa larve perfore. Parmi les
objets extérieurs, il en est qui l'affectent ou
non, dans sa forme spécifique. Dans le premier
cas, l'objet provoque la sensation et la sensation
à son lour le mouvement et ses effets, ou place.
Ainsi un objet constant produit une sensation
constante et celle-ci à son tour les mouvements
nécessaires au maintien d'une forme constante.
Les sensations seront dites efficaces ou non, sui-
vant qu'elles sont de nature ou non à en4raînerun
mouvement, c'est-à-dire à faire connaître un ob-
jet selon lequel le sujet est apte ou non à co-naU
Ire. Des sensations pareilles, étant l'indice d'un
objet pareil, seront l'invitation pour l'atteindre
DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊME 121
à des inouvemeiil pareils. La forme de l'ani-
mal est celle même sous laquelle, par rapport à
lui, ses sensations se classent comme générales^
c'est-à-dire comme propres à le maintenir, à le
limiter du dehors et au dedans à le réintég-rer.
L'animal est construit pour se retrouver dans un
certain milieu. De quelque manière, nous pou-
vons dire qu'il est sensible, comme on dit qu'une
boussole, ou un baromètre, ou une plaque pho-
tographique est sensible, suivant que ces instru-
ments enregistrent avec plus ou moins de
finesse et de fidélité les actions extérieures en
vue desquelles ils sont disposés.
Mais l'homme est né pour se » retrouver »
partout.
11 n'est constance que de la forme. A la forme
constante, pour la maintenir une opération cons-
tante. Comme un polygone a sa nature déter-
minée par le nombre de ses côtés, les sensations
générales, ou motrices, de l'animal que nous
pouvons appeler appréhensives sont adaptées à
122 ART POETIQUE
un pelit nombre d'invitations extérieures aux-
quelles il répond avec une fidélité infaillible et
mécanique. L'homme, au contraire, est capable
de trouver partout sa place, de réaliser sa forme
à l'ég^ard de toute chose à l'état de différence, de
co-naître selon elle. Toutes les sensations par
rapport à lui étant susceptibles d'être g-énéra-
Irices, c'est-à-dire générales, il peut adresser .
partout indifféremment son appréhension. Il
doit donc être maître du choix de l'objet qui la
provoque. A cause de l'infinie complexité des
combinaisons auxquelles il est partie, il doit
être maître de sa connaissance sensitive et mo-
trice. En un mot, l'animal a une raison d'être
particulière, l'homme possède une raison d'être
absolue, soit la Raison tout court ; il règle, il
dirige, il exploite la force qui le produit. Le
sens seul chez l'animal est appréhensif, soit
l'itjstinct de 1 orientation où il doit se placer
pour cadrer avec le circonstant; mais l'homme
est conduit par la raison.
ne LA r.O-NAISSANCE AU MCNDE ET DE SOI-Ml>\in; r2.'î
Ainsi, de même que l'animal est particulier,
l'homme est un être général ; l'un adapté a des
conditions particulières, l'autre à des conditions
générales ; l'un co-naît selon le particulier et
l'autre selon le général ; l'animal connaît le
particulier, et l'homme connaît le général. Le
chien est mené par son nez, le bœuf n'a qu'à
baisser la tète pour paître, le singe à fermer ses
quatre mains sur les branches de l'arbre qu'il
habile ; tel fruit, tel sol, tel moment même sont
pour une espèce des conditionsd'existences, quoi-
que extérieures, aussi impérieuses que les détails
d'anatomie qu'elles commandent. L'animal ap-
porte une série toute prête de déclenchements
à des touches prédéterminées. Mais l'homme a
été fabriqué pour s'arranger avec tout. Dès lors
il doit posséder le moyen d'être modifié dans sa
forme par tout, d'èlre informé par tout. Mais
cet élément commun, qu'il doit retrouver en
tout susceptible de lui fournir information, ne
peut être que le plus général, c'est-à-dire c
1*4 ART POÉTIQUE
mouvement même par qui toute chose existe.
Nous avons vu que chez l'animal la différence
entre les sensations que nous avons appelées
g^énérales (ou génératrices) et toutes autres est
que les premières sont efficaces, c'est-à-dire sui-
vies de l'effet particulier nécessaire au maintien
de la forme . Dans ce cas, il y a appréhension par
le sujet, tension de l'énergie vers l'objet appré-
hendé, attention et intention, apport du méca-
nisme à la touche extérieure susceptible d'en
opérer le déclic. (Jegrossisàdessein le trait.) Chez
l'homme aussi la suite de la sensation au mou-
vement, la conscience de la place à maintenir et
des moyens pour cela, s'établit souvent comme
d'elle-même et sans une poussée spéciale de la
volonté; la chaleur et la dilatation des pores
de la peau un chatouillement et le geste de la
main qui se porte au lieu agacé. Mais nous
avons dit que l'homme doit retrouver au milieu
de tout sa place, que, par suite, il doit pouvoir
faire vie de tout, tirer de tout information, que
DK LA CO-NAISSANCE AU MONDE KT DE SOI-MÊME I 2i>
dès lors il doit être capable de discerner en tout
pour s'y attacher la qualité g-énérale et commune
qui lui procure cette information, qu'il est capa-
ble, en lin mot, de choix et d'abstraction. 11 a
reçu pour cela un instrument, cette poussée
vibratoire par qui il existe et qu'il peut diriger à
son gré. 11 peut, grâce aux différents sens dont il
est muni, la porter, la presser comme un doigt
sur les objets qui l'entourent, enregistrer sur
elle la modification constante qu'ils procurent,
inférer de cette constance de l'action extérieure
à celle qui produit leur constitution intrinsèque,
reconnaître ainsi en eux le général.
Nous- avons donné à la sensation générale
chezl'animal ce caractère qu'elle produit toujours
le même effet sur la position qu'il est construit
pour tenir. La même action produit la même
figure. Il en est ainsi chez l'homme. Mais de
même que la sensation chez lui atteint ce qu'il
y a dans l'objet d'absolument général, c'est-à-
dire de générateur, de même elle agit sur ce
120 AUT l'OÉTiyUK
qu'il y a en lui d'absolument générateur. Elle
ne le détermine pas, elle le charge, elle le met
en état de se déterminer ; elle le met en forme,
en puissance d'agir. Lui étant donné en effet
pour se retrouver partout, pour inventer une rai-
son commune à des termes infiniment distants
et multiples, son mouvement, comme son appré-
hension, en un seul mot, son sens, doit être
réglé par un choix, par un procédé d'abstrac-
tion. J'ai à m'informer pour leur satisfaire des
conditions qui m'entourent ; j'ai à co-naître selon
elles.
En résumé, nous connaissons les choses en
leur fournissant le moyen d'exercer une action
sur notre « mouvement ». Nous les co-naissons,
nous les produisons dans leurs rapports avec nous.
Agiter la main, c'est me produire agitant cette
main ; sentir une rose, c'est me produire sentant
celte rose. Cette sensation est génératrice d'un
moi sentant la rose, et de celte rose en tant que
surgissant, qu'apparaissant à mes sens. Elle est
DE LA CO NAISSANCK AU MONDE KT DE SOI-MEME I 27
générale, en tant que le même objet m'arrête, me
limite au même point, et, par là, détermine la
même forme, la même sensation. Je substitue à
la limite et à l'effet qui en la fig^ure des choses
est imposée au travail qui les produit, la limite
et l'effet réciproques qui en ma sensation
d'elles est imposée au travail qui me produit.
Je les perçois donc en tant qu'engendrées,
c'est-à-dire en tant que çrénérales, en tant que
l'effet constant d'une cause constante de cette
même force dont je possède en moi la mesure
avec le principe, je ressens sur mon propre res-
sort l'arrêt qui détermine leur forme. Comme
je suis conscient du mouvement par qui je me
produis, ainsi qu'il sera dit à l'article suivant,
ainsi du terme qui me limite, le même ou diffé-
rent.
Les corps bruts, les composés organiques, les
tissus vivants sont, par leur nature même, sen-
sibles à certaines actions d'avance déterminées.
De même les êtres animés sont instruits par ft?
I2S ART POÉTIQUE
plaisir ou la douleur de ce qui leur agrée ou pas.
De l'objet au suj^t, de la sensation au mouve-
ment, s'établissent d'elles-mêmes les séries de
pénible ou de plaisant, de bon ou de mauvais,
d'effort ou de facilité. De même qu'un ordre déter-
miné existe entre les différents états que l'indi-
vidu a successivement à produire pour réaliser
l'extension et l'usage des membres et des instru-
ments dont il est muni, ainsi entre les sensations
qu'il se procure par ses jointures différentes avec
l'extérieur. La série commencée à l'intérieur
exige, implique ses derniers termes, la diffé-
rence nécessaire que le contact au dehors lui
fournit. La mémoire chez l'animal n'est que le
sens, de ses nécessités propres et du milieu
auquel ses besoins sont adaptés. Comme il con-
naît, c'est-à-dire d'une connaissance limitée aux
objets de nature à exercer une action sur le
travail qu'il a à fournir, c'est ainsi qu'il recon-
naît et se souvient.
Le besoin est une espèce d'image négative de
DE LA CO-NAISSANCB AU MONDE KT DE SOI-MÊME I 2Q
la satisfaction qu'il appelle ; il est la représenta-
tion constante chez le sujet de l'objet qui est
destiné à la remplir. Comme ce besoin est cons-
tant, ainsi l'énergie qui pousse l'être vivant à
chercher hors de lui où et de quoi le contenter,
ainsi les qualités dans l'objet extérieur à cet efïet
disposées, ainsi les signes auxquels cet objet
est reconnu (car rien de connu, s'il n'est connu
d'avance). L'animal qui aura besoin d'un fruit
ou d'un arbre pour y grimper aura (en dehors
même de toute expérience) la mémoire de l'ar-
bre, et du fruit, et de l'action que par leur pré-
sence ils permettent. Le même besoin réveillera
la même tension qui, en fait, a eu pour terme
l'appréhension de l'objet propre à le satisfaire.
Mais l'homme est à l'état de besoin, de sen-
sibilité, par rapport à tous les objets qui l'en-
tourent, dont aucun ne lui est indijférent.
Comme il est maître de diriger son intention,
comme par l'attention il donne à l'application de
»es sens sur un objet la durée nécessaire pour
5
î30 ART POÉTIOOE
en abstraire les éléments qu'il y cherche, commit
il est maître de produire et de continuer l'effort
qui aboutit à la perception de la chose dans sa
vertu efficace et dans les signes d'icelle, il est
maître de le répéter. L'expérience circonscrit
l'homme et lui fait connaître tous les points
auxquels il était susceptible de co-naîlre.
Celte connaissance est une abstraction : cela
veut dire que nous distinguons dans l'objet des
qualités différentes auxquelles tour à tour nous
appliquons notre attention servie par l'un ou
plusieurs de nos appareils sensilifs. Nous re-
marquons que ces qualités forment des g-roupes,
c'est-à-dire qu'une certaine sensation sera tou-
jours accompagnée de certaines autres, simul-
tanément ou dans tel ordre. Cette sensation
devient pour nous un signe, un avertissement
du travail de perception divers que nous sommes
invités à fournir, une valeur de représentation.
Un ensemble de signes définissant complètement
un objet par leurs rapports réciproques constitue
UE LA CO-^AI^SAN^.E AU MONDE ET DE SOI-MEME l3l
une image. Une touche unique suffit ainsi à
nous donner la notion d'une chose, c'est-à-dire
à nous indiquer l'état de connaissance où nous
aurons à nous mettre pour répondre à son éuu
d'existence.
Or, les sig-nes qui nous donnent la nolion des
choses, comme ceux qu'elles-mêmes exhibent,
nous pouvons les accentuer, ainsi en fabriquer
d'autres à notre volonté, faire une marque sur
elles. Gela que nous ne pouvons toujours avoir
sous les yeux, imag-inons un signe qu'il ne
dépende que de nous de produire pour la repré-
senter : « une fleur », la voici. Si nous ne pou-
vons produire aucun objet, nous pouvons pro-
duire cet état de nous qui en est la connaissance
et le signe que nous lui donnons pour caractère.
Produire, c'est-à-dire douer d'une existence
extérieure un être artificiel, uniforme, s'impri-
mant toujours sur nos sens de même. Cet être
€st ce que nous appelons un mot. Je le profère
et l'entends. Je le reçois et le rends ; je suis
l32
ART POÉTIQUE
l'instrument et l'oreille ; en lui, sonore, je me
perçois moi-même.
Nous disons bien ainsi que les mots sont les
sig'nes dont nous nous servons pour appeler les
choses; nous les appelons, en effet, nous les
évoquons en constituant en nous l'état de co-
naissance qui répond à leur présence sensible.
Lorsque je dis « le rat » ou « le soleil », je
substitue au rongeur ou à l'astre, à tel rat jail-
lissant de l'ordure, à tel soleil de la ville ou de
la campagne, sa valeur, le signe sous lequel
nous rangeons toutes les impressions qu'il est
capable de nous procurer. Je deviens maître,
avec le mot, de l'objet qu'il représente, je puis
le transporter où je veux avec moi, je puis
faire comme s'il était là. Nomnaer une chose,
c'est la répéter en court ; c'est substituer au
temps qu'elle met à être celui que nous pre-
nons à l'énoncer. Ce qui subsiste d'une chose
dans ce signe qu'est d'elle un mot, c'est seule-
ment son sens^ son intention, ce qu'elle veut
DE LA CO-NAISSANCB AU MONDE ET DB 8UI-MÈME l33
dire et que nous disons à sa place. C'est ce
sens que nous adaptons au nôtre, que nous
assimilons et qui devient la matière de notre
intelligence .
( « Intelligere », inlire. » or Lire », s'assimiler
et le sens au sens. « Comprendre », saisir en
même temps, réunir parla prise. Comme on dit
que le feu prend, ou que le ciment prend, ou
qu'un lac se prend en hiver, ou qu'une idée
prend dans le public, c'est ainsi que les cho-
ses se comprennent et que nous les compre-
nons.)
Les mots peuvent se distinguer en deux caté-
gories : les uns servent à nous dénommer nous-
mêmes, à désigner les différents états de notre
sensibilité, suivant leur force ou suivant le plai-
sir ou la peine que nous éprouvons ; ils consti-
tuent en quelque sorte les graduations de notre
appareil de connaissance, le jeu des attitudes
dont un même agent est susceptible. Les autres
désignent des états divers de notre sensibilité
l34 ART POÉTIQUE
■en tant que produits par une même cause, ou
<:elte cause même hors de nous. La première
catégorie nous fournit les idées de plus ou de
moins, de complaisance ou de refus ; nous dis-
posons de la mesure et da contrôle ; quelque
•chose sonne suivant la tension et le cran. La
seconde est l'inventaire des différents objets
^ue la vie nous propose. Toute a proposition »
est premièrement renonciation des rapports, de
la balance que nous établissons entre la chose
€t nous, entre le sajet et l'objet, des effets sur
nous-mêmes que nous lui reconnaissons, le
geste par qui nous nous montrons les choses et
nous montrons à elles.
Mais nous pouvons faire plus. Le mot n'est
pas seulement la formule de L'objet. Il est
l'image de moi-même en tant qu'informé par
cet objet. Quand je pense « le chien », ce que
je fais, c'est moduler aussitôt, disposer les diffé-
rentes images et impressions dont cet animal est
le support. Quand je dis « le chien aboie »,
DK LA CO-NAISSANCE AU MOîfOK ET DE SOI-MÊME 1 35
c'est le chien dans ma pensée qui aboie, ce chien
assimilé à qui j'impartis mon énergie de sujet ;
je répèle en court l'action, j'en deviens moi-
même l'auteur, l'acteur.
Telle est la différence qu'il importe de bien
saisir entre les termes de a connaissance » et
d'« intcllisirence », « apprendre et comprendre ».
La connaissance est une constatation. Nous
portons, nous promenons le doigt de nos sens
sur les divers objets qui nous entourent, nous
en poursuivons, nous en établissons l'image,
nous en déterminons les signes, nous en dres-
sons le catalogue, nous nous procurons le moyen,
et de les appeler et de nous les rappeler, nous
constituons notre vocabulaire. Dès lors, nous
avons sous la main une petite création dont nous
disposons à notre volonté comme un enfant des
animaux de son arche. Nous pouvons en manœu-
vrer les pièces comme nous l'entendons, les
rapprocher ou les disperser à notre plaisir, les
recenser et les répartir, imaginer telle ou telle
l36 ART POÉTIQUE
combinaison qui nous convient, arrang-er des
gammes et des bouquets. Notre volonté n'étant
pas déterminée ad quid, comme celle des ani-
maux, n'accepte pas ses motifs d'ag^ir tout faits,
elle est obliirée de se composer des raisons.
Comme elle a la faculté d'aller de toutes parts
choisir les éléments de sa détermination, ainsi
celle de les assembler au corps d'une image effi-
cace et complète, de l'objet à atteindre ou de
l'inconvénient à écarter. L'immense tâche à
chacun dévolue est de tout comparer, d'essayer
tout avec tout. Pratiquement : nous ne cessons
pas d'être travaillés par le besoin. Le besoin est
des choses que nous ne possédons pas et que
nous sommes donc forcés de demander au
dehors. Ces choses, nous les « reconnaissons »
à des signes, le pain, par exemple, à son odeur,
c'est-à-dire au point de liaison de leur série avec
la nôtre, et la proposition consiste dans le rap-
port que nous supposons entre le signe et la
chose signifiée. Nous pouvons imputer à tout,
DK LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊME lij
selon noire fantaisie, la valeur du sig^ne, mais il
faut que notre guide nous conduise vers l'objet
que nous cherchons. L'image, une fois trouvée
à son tour, détermine notre action. En un mot,
il nous faut créer, par la jointure de ses diffé-
rents éléments, la figure, le milieu selon lequel
nous sommes aptes à co-naître.
La connaissance vient de nous-mêmes, elle
est la lecture à tout moment de notre position
dans l'ensemble : l'intelligence est des choses
que nous connaissons. La première est une esti-
mation de la forme, la seconde est une évalua-
lion de la force. L'une est l'évocation du tout
par la partie, l'autre, du sens à la sensation,
mime la détente du principe en son emploi, de
la puissance en l'acte. L'un est une vue de l'en-
semble dans sa construction défensive, l'autre
une intuition de l'élément dans les lignes de son
attaque. Comprendre est l'acte par lequel nous
nous substituons à la chose que nous compre-
nons ; nous la prenons avec nous, nous pre-
l38 ART POÉTIQL'K
nons son nom en le sonnant comme un tim-
bre sous le marteau. Ce nom est une formule
conjuraloire dont nous nous servons pour pro-
voquer un certain état de notre tension person-
nelle, correspondant à tel objet extérieur, et qui
désormais pourra lui servir d'image, de mise-
en-marche, de clef. C'est une force qui agit sur
nous et qui trouve en nous le moyen de s'ins-
crire et de se fixer, comme la température sur
le thermomètre, comme la voix sur le cylindre.
Nous sommes désormais capables de le repré-
senter, de par le nom que nous lui fournissons.
Et l'ordre qu'il était en nous, il le profère au
dehors ; « le mot » nous est désormais donné.
Ce mot que nous prononçons appelle, nous
devenons de lui sonores pour appeler, pour con-
voquer (nous proférons l'être) les différentielles
destinées à en féconder l'effort, en le configu-
rant, natal. On voit par là ce que signifient ces
expressions : comprendre une figure, un théo-
rème ; comprendre un raisonnement; comprcu-
DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MKME l'U^
dre une fleur, un homme ; comprendre la mu-
sique; comprendre une affaire, son métier. C'est
saisir un principe et son travail, c'est le répéter
sur l'instrument de son esprit, c'est « penser »,
c'est-à-dire apprécier de chaque chose le poids
et la tension. Et nous sommes maîtres d'em-
ployer à notre volonté la chose désormais
représentée par le nom que nous lui fournissons,
de la faire servira notre besoin, de la promener
sur tout comme' un instrument de comparaison
et de découverte, de la proposer à l'inconnu
qui nous entoure pour en éliciter une réponse
et un sig-ne. Nous nous dég^uisons en lui. Nous
lui empruntons sa force créatrice, c'est-à-dire la
force par quoi elle est créée. Nous connaissons
ce qu'elle est et nous comprenons ce qu'elle
fait.
Mais il est temps d'expliquer ce mot «Nous »,
et, passant de l'objet au sujet, traiter de cette
connaissance et de celte intelligence que nous-
avons de nous-mêmes.
l/|0 ART POÉTIQUE
ARTICLE QUATRIEME
ARGUMENT *
ARTICLE QUATRIÈME.— De la Conscience.—
Seconnaître soi-même. Idée de séparation incluse dans
le mo. soi\ et de source. Source, ou éloignement au
reg^ard de <-.e qui est par soi-même, c'est-à-dire ce
qui permet d'être intellig-ible en donnant position
de commencement et de fin : Dieu transcendant. Cons-
cienceou sentiment avec soi de la scission.Tout ce qui
est en dehors de Dieu est à Tétat de fuite ou de mou-
vement. Le mouvement qui vient d'ailleurs est le pre-
mier «ens de soi-même. Tout mouvementest en second
lieu vers la tin qui l'arrête ou forme. Se co-naître,
c'est se produire en rapports avec l'ensemble de ses
fins ou formes. Se cjonnaître, c'est se fournir comme
moyen de co-naissance, c'est pour l'être vivant faire
naître en tant qu'avec soi tous les objets dont il a
connais.sance et dont il est l'image commune. Il est
le point de départ de tous côtés de séries de mouve-
ments. Se connaître pour l'animal, c'est développer
l'état spécial d'énergie à quoi le convoquent les mo-
tifs qui Tentoureot et le dévoue sa propre construc-
DK LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DB SOI-MEME l4l
tien. L'être particulier se connaît d'abord comme
force, puis comme image, et enfin comme cause ou
«raison ». L'être intelligent consomme en lui-même
les choses, il est ce qui les réduit à l'esprit, ce qui
leur permet d'être intelligibles en leur donnant posi-
tion de commencement et de fin. La conscience est
la réaction de l'énergie exercée. Premiers vestiges
et témoignages de la Conscience : la naissance, la
reproduction, l'être animé qui sait ce qu'il a à
taire. L'homme possède, joint à son corps, un esprit,
c'est-à-dire le mouvement psychique à l'état pur et
mélaphysique, une cause, une raison d'elle-même
intelligente. Il en est maître, c'est-à-dire qu'il en
ressent non seulement l'essor, mais la réaction sur
lui-même à laquelle l'arrêt imposé par Dieu le con-
traint. 11 se connaît donc tout d'abord dans l'action
autonome qu'il exerce sur sa source, se conduisant
en tant qu'effet et mise en œuvre de celte cause : il se
construit et il s'instruit, il se façonne par le contact
avecles séries de causesqu'il met en branle. La cons-
cience est cette faculté par laquelle l'homme sait ce
qu'il fait, et, par conséquent, s'il fait bien ou mal.
Retournons à ce verbe initial, dont nous
construisons ici la sjraramaire. Tout verbe dési-
ll\-2 ART POETIQUE
gne une action, toute action implique un acte.
Nous disons que le verbe est actif ou neutre,
suivant que l'acte produit, la chose faite, a une
existence indépendante du sujet qui l'a produit
ou qu'il est un état même de ce sujet (i). Ainsi,.
co-naître au neutre, c'est produire en moi cela
sans quoi le reste ne saurait être pour moi, et
connaître, c'est cela à l'accusatif sans quoi le
sujet ne saurait être tel. Soit maintenant la
forme réfléchie se connaître soi-même. Nous
examinerons d'abord le complément « soi-
même », puis la manière dont il est possédé par
son verbe.
Le terme double soi-même a une valeur d'au-
thenlification; il ajoute à soi l'adjectif de com-
paraison en qui il se certifie identique dans toute
les portions de sa durée.
L'idée la plus essentielle incluse au terme Soi
[Se, Es-ce,slare, scindre, scire, necesse, as, dis,
(i) Remarquons que les substantifs abstraits, (|uanil ils n'cx-
primoiit pas des qualités adjectivps, ne sont ([ue des verbes ren-
dus ol)jt'clifs par la simple réseclion du sujet.
DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-.MÈJIE I 'j 3
€sca, socias, sent ire, sanctus, sans, sceau) est
celle de séparation. Le mobile se séparede l'im-
mobile par le mouvement, et d'un autre mobile
par un mouvement différent. Et cette difTérence
chiffre Isi/orce qui se transcrit par ]e poids.
0 lecteur patient, dépisteur d'un vestijçe élti-
sif, l'auteur qui t'a conduit jusqu'ici en menant
ses arguments comme Cacus faisait des bêtes
Tolées qu'il entraînait vers sa caverne^ t'invite à
bien te porter. Glissante est la queue delà vache
bi-cornue ! Ramène vers la crèche lég-itime cet
animal maltraité, et que te rénumère l'ample don
du laitage et de la bouse ! Pour moi, les mains
libres, je reg^açne la pipe et le tambour, je referme
derrière moi la porte de la Loge de la Médecine.
Qu'ai-je promis de vous donner la connaissance
de vous-mêmes, quand, à cela, suffit au bout de
votre bras votre main que vous refermez ? S'il
l44 ART POÉTIQUE
est intéressant de suivre, la loupe à l'œil, le
dessin du sigle plat sur le papier sec, combien
plus le mot rond, la balle active de l'homme
volant sur ses deux pieds ! Comme il fait sa croix
sur l'univers, comme il joue de ses crics et de
ses leviers ! Je vois çà et là une petite figure se
mettre à bouillonner, douleur ou rire, toute la
grimoire des traits vociférant le rond noir de la
bouche, telle que ces fossettes qui en trouent la
surface quand l'eau commence à s'échaufter.
Comme il bat de tous ses membres ! Comme il
travaille de ses mains pointues ! Je le considère.
Je pense assis.
J'ai retiré mes pieds de la terre, à toutes
mains mes mains, à tous objets extérieurs mes
sens, à mes sens mon âme. Je ne suis plus
limité que par le ressentiment de moi-même,
oreille sur mon propre débit. Je suis comme
une roue dételée de sa courroie. Il n'y a plus
un homme, il n'y a plus qu'un mouvement, il
n'y a plus un mouvement, il n'y a plus qu'une
DE LA CO-NAISS.VNCE AU MONDE ZT DK «01 -MÊME I^^
origine. Je souffre naissance. Je suis forclos.
Fermant les yeux, rien ne m'est plus extérieur,
' c'est moi qui suis extérieur. Je suis maintenu :
hors du lieu j'occupe une place. Je ne puis aller
plus avant ; j'endure ma source.
Dieu, étant toute l'existence, ne peut permet-
tre à rien d'exister aussi, qu'à la condition de
s'exclure à sa mode de Lui. L'homme, ce témoin
vertical, ne peut constater, en fin d'analyse de
la matière, que le fait pur mathématique, le mou-
vement. Tout périt. L'univers n'est qu'une ma-
nière totale de ne pas être ce qui est. Que disent
donc les sceptiques et quelle n'est- pas la sécu-
rité de notre connaissance ! Certes, et nous avec,
le monde existe ; certes, il est, puisqu'il est ce
qui n'est pas.
Dieu seul est cela qui est : nous ne pouvons
ajouter à son nom ineffaijle que l'adoration en
lui de l'essentielle différence créatrice en confes-
sant avec les Anges qu'il est Saint.
L'élément premier de toute science, le radical
«46 ART POiTIQUB
mathématique {math, apprendre), c'est la cons-
titution, la constatation en fait de notre diffé-
rence. Cette constatation a deux modes, dont le
second seul s'applique à notre origine en Dieu,
Parla connaissance, nous nous ressentons com-
plémentaires ; par la conscience, nous nous res-
sentons différents ; intérieurs au monde, nous
nous ressentons extérieurs à Dieu.
Proprement humain est donc ce que j'appel-
lerai sentiment de la tige; le sentiment de l'ori-
gine, le sentiment religieux (religare), le mys-
térieux attachement placentaire. Et l'autre. face
de la même idée est celle de la conscience, ou
sentiment de la scission. L'homme est un prin-
cipe exclu, une origine forclose. Par rapport au
*nonde,iI est chargé du rôle d'origine,de« faire»
le principe selon quoi tout vient s'ordonner
(faire, un peu comme on dit qu'Ulysse fai-
sait le mendiant ou Thersite le prince), il est
général, il est le sceau de l'authenticité. Par
rapport à Dieu, il est le délégué aux relations
DE LA CO-NAISSANCB AU MONDE ET DE SOI-MÊME \l\J
extérieures, le représentant et le fonde de
pouvoirs.
Maintenant que nous avons attesté rorigrine
et ce principe de l'être en soi-même coinplel et
suffisant, nous pouvons penser que rien, en
dehors de lui, n'existe qu'à l'état de jeu et de
contradiction. L'Etre est immobile (je parle
grossièrement, obligé d'employer des négations
pour exprimer l'essence même de l'Acte ; la chose
qui est, est mouvement. L'Etre est un) ; la chose
qui est répète l'unité en multipliant sa présence.
L'Etre est infini, n'étant fini que par lui-même;
la chose qui est, indéfinie, comme le nombre
des positions qu'elle est passibled'occuper. Toute
chose créée acquiert de ce fait qu'elle ne vient
pas d'elle-même un sens. De quoi la transcrip-
tion générale est le mouvement, la fuite. Elle
désigne son origine en s'en écartant. Le mou-
vement n'est pas un état passif, il est le premier
lZ|6 ART POBTIQUB
sens que l'élément possède de lui-même, ^n
n'étant pasc/e lui-même.
Fuir. J'ai maintenant à implanter au courant
de ce discours un second mot : résister. C'est
cette résistance, ce terme opposé à la fuite que
l'on désigne sous le nom de fin. (De là les
expresssions de définir, finalité, etc. Une
chose n'existe qu'à la condition d'èire/inie.)
Le mouvement en soi, tel que l'étudient les
mathématiques, constitué par la pure répétition
de l'unité, n'est qu'une abstraction de l'esprit.
Tout rnouvement est limité par une fin, qui est
la production, la naissance d'un être, quelque
chose qui soit capable de finir. Le mobile, ren-
contrant de toutes parts ses fins, constitue, des
fronlières qu'il se trouve, une forme ou figure
fermée. Il se construit une enceinte dont il ne
peut désormais s'échapper. 11 se co-naît dans
ses différentes parties reliées par l'eiïorl com-
mun qui les commande. Et toute la nature en-
semble est occupée à naître. Naître) avec l'ini-
DE LA CO-NAIS.'<ANCE AU MONDE ET DK SOI WEMK iZlÇI
liale négative), c'esl-à-dire être ce qui n'est pas,
c'est-à-dire l'image de ce qui est, finissante et
finie de ce qui n'a point de commencement.
Mais nulle chose ne peut être finie que pai une
autre; nulle chose ne peut être à elle seule cette
image complète, nulle chose ne peut être à elle
seule toute ce qui n'est pas. Tout cherche par-
tout ssijîn, complément ou efférence, sa part
dans la composition de l'image, le mot qui pro-
fère son 5^n*. Et le mot total, c'est Vunivers
(« l'univers » version à l'unité), cela qui impose
le sens et le devoir. Nous définirons le premier
état, dans l'élément pur, de la conscience :
le sentiment du devoir à l'extérieur, le senti-
ment de son devoir à l'image, le devoir du pro-
pre au tout.
Le premier devoir de l'univers matériel, réparti
aux offices de ses composantes, est de durer.
Dieu existe : l'univers dure, c'est-à-dire qu'à
tout moment il est identique à ce qu'il n'est
plus. Dieu existe et l'univers résiste, c'est-à-dire
l50 ART POÉTIfJIJE
qu'il se sent dans toutes ses parties la même
chose à ne pouvoir être, chacune d'ailleurs en
cela s'éprouvant d'une façon particulière. Dieu
existe et l'univers assiste, c'est-à-dire qu'il se
prèle à lui-même assistance en ses différents
org-anes. Rien ne peut s'échapper. Tout passe,
et, rien n'étant présent, tout doit être repré-^
sente. Je fais acte de présence. Je constitue. Je
me maintiens dans la forme et la figure. Je me
fais connaître. Je réponds à l'appel. L'univers,
prisonnier de sa forme, pourvoit à ce mamtien
de la figure, à cette nécessité de co-naître pour
satisfaire à son devoir d'être connu. Il construit
sa forme, sa formule et son enceinte, il est
incarcéré dans ses Jins dont il ne peut s'échap-
per, il ne peut cesser d'être présent, de repré-
senter au devant de ce qui est ce qui n'est pas.
Tout être se co-naît en tant que partie du tout
que sa tension ou poids travaille à maintenir;
l'être vivant commence à se connaître en tant
qu'im:<içe. Le corps physique maintient ce qui
DE LA CO-NAISSANCB AU MONDE ET DE SOI-MÊME l5l
continue; ie corps vivant, capable de c^m^^ien-
cer et de finir, exprime, énonce, personnifie, tel
moment, l'heure. Le premier naît de la place à
laquelle il est dû dans la durée. La masse muette
somme Dieu de l'ensemencer d'une parole, de lui
donner cela par quoi en lui elle soit capable de
finir, d'expirer, de rendre ce qu'elle a reçu. Et
voici que la vie a tressailli dans son sein. Voici
végéter le visage! L'être vivant est le facteur
€l l'auteur de son propre mouvement, de sa nais-
sance. Se connaître, pour lui, c'est se faire co-
naître, se fournir comme moyen de co-nais-
sance, c'est faire naître par soi, avec soi, tous
les objets dont il a connaissance. C'est se faire
leur signe commun, l'image passante du mo-
ment où ils peuvent souffrir entre eux ce lien.
II est chargé de faire la somme, à toute heure,
ce qui n'est pas, le consommer en le consu-
mant. L'image n'est pas nne portion du tout ;
elle en est le symbole. Elle est ce qu'il ("ail ;
en elle comme en une monnaie marquée de la
lôï AUX POETigUK
face du souverain, il rend cet être qu'il a reçu.
Nous arrivons ainsi au second degré de la con-
naissance de soi-même. L'être vivant a à se con-
naître, c'est-à-dire à connaître autour de lui le
monde dont il se fait une image. Mais cette image
n'est point seulement le moulage inerte du vide
que laissent entre eux des termes irréductibles.
Elle n'est point contenue, elle est adaptée. Ce ne
sont pas des parois autour d'elle, mais des points
de mise en marche. Elle est pareille à une clef,
dont la figure est la forme de son mouvement
adapté au pertuis où on l'insère, ses dents et
ses encoches aux barbes du pêne. D'elle, des
séries de mobiles attendent leur déclenchement.
L'être vivant a à pourvoir à sa tâche. Il est res-
ponsable et spontané. Ce n'est point une impul-
sion qu'ayant reçue il a, passif, à transmettre.
Il a à élaborer son acte, à fabriquer ce qui est
requis, il a à connaître ce qu'il fait; et ce qu'il
fait, c'est lui-même à l'état de puissance ou d'ap-
plication. Individu, chacun de ses actes l'inté-
DELA C0-Nj*I8SANCE AU MONDE Kl DE SOI-MÈmE 153
resse tout entier; il se connaît tout entier en
chacun d'eux.
Les choses ne sont pas seulement des objets
de connaissance, mais des motifs de co-nais-
sance. Elles provoquent, elles déterminent dans
le sujet toutes les attitudes impliquées par sa
construction. Elles suscitent en lui une image
animée, leur symbole commun. Elles lui fournis-
sent le moyen de co-naître, de se connaître par
rapporta elles, de produire et de diriger la force
nécessaire pour assurer entre les deux termes
contact. Pour quoi il est obligé de faire appel
aux ressources de son fond propre, à sa nature,
à sa ditTérence essentielle, à l'énergie par la-
quelle il se maintient, c'est-à-dire ne cesse de
se produire tel. Se connaître, pour l'animal,
c'est développer l'état spécial d'énergie à quoi
le convoquent les motifs qui l'entourent et le
dévoue sa propre construction, le mouvement
spécial dontil est animé et qui rend raison de sa
forme, son àme.
l54 ART POÉTIQUE
Ainsi le particulier se connaît d'abord comme
force. Nous l'avons vu ensuite se connaître
comme imag-e. Et maintenant il se connaît
comme source et comme raison. Son mouve-
ment est 1 imag^e en même temps que l'origine
des phénomènes qu'il détermine, une image
opérante, et, d'une certaine façon, déjà, si je
puis dire, intelligente. Elle est, en effet, ce qui
permet à des choses différentes, non seulement
de se connaître, mais de s'entre comprendre. Par
où l'être vivant est cause extérieurement de ses
actes, son mouvement est la raison de sa forme.
La forme est définie par l'Ecole « cela par quoi
une chose est ce qu'elle est ». Or, nous avons
vu qu'unechoseestce qu'elle est par la nécessité
de répondre, de co-naître à ce qu'elle n'est pas,
d'être en soi seule l'absence de toutes les autres,
d'être cela de commun en qui elles sont com-
prises. Tout vivant est une intelligence aveu-
glément à l'œuvre. Jl est ce qui ramène les cho-
ses à la réalité, ce qui les libère de l'apparence^
DK LA CO-NAISSANCK AU ilO.NDK ET UK hiH-MKMK 1 55
■de l'image durante où elles étaient enfermées;
la double action sélective et élective qui leur
permet de passer^ c'est-à-dire d'aller ailleurs.
L'intelligence est ce qui consomme les choses,
ce qui les réduità /'e^przV, c'est -à-dire à ce mou-
vement dont elles le décèlent en fuyant, et le
mouvement à son origine et à sa fin, dont l'être
vivant construit dans son corps la proportion et
l'idée. Il est des choses l'image comprenante, et
consommante, l'hostie intelligible en qui elles
sont consommées.
Dieu de sa création se réserve à tout moment
des témoins. Ils ont à porter des témoignages
divers selon leur ordre.
Le premier état de la comparution, de la
co-naissance de soi-même, du travail de l'être
qui se prend lui-même pour objet, est celui du
végétal dont la vie est de se nourrir, de remplir
et de dilater la forme qui lui est attribuée ainsi
qu'une enveloppe vide. L'acte introductif de la
procédure est d'ester, de se porter partie. Il
i56
ART POKTIOUK
naît : de l'air où il baigne, de la terre où il est
attaché par des liens inéluctables. 0 qu'il est
vert à mes yeux! Et sa seconde fonction de se
co-naître à lui-même, autrement, de se repro-
duire. De même que le mouvement pur n'est
que le déplacement d'un corps qui cesse de tenir
un lieu pour en occuper un autre, ainsi la plante
produit un second elle-même qui reprendra
cette propre imag^e que voici défaillante.
La plante pourvoit à l'édification de sa forme»
l'animal est lui-même chargé de la mise en œu-
vre de la sienne, de l'emploi de ce mouvement
dont il est animé. La plante n'est qu'une image,
l'animal est une intention. Il n'a plus une place,
mais un rôle. Il co-naît, non plus seulement à
la manière d'un ornement ou d'une illustration,
mais à celle d'un acteur qui interpelle et qui
répond. Il a du jeu, il joue son personnage. Il
reconnaît les parties auxquelles il correspond,
le petit monde autour de lui avec qui il a A s'a-
boucher. Adaptées d'avance, les choses lui four-
DE LA CO-NAISSANCE AU UOMDE ET DE SOI-MÊME l5
nissent le nioyen d'exercer (elle forme du mou-
vement particulier qu'il fournit. La plante est le
témoin de leur présence, il est le répondant de
leur intention. Il co-naît selon elles, il se co-
naît selon elles à lui-même, il se reconnaît lui-
même en elles par le geste qu'elles lui imposent,
l'action qu'elles font de lui sortir. Sa connais-
sance de chacune est réduite à l'efficacité à son
reg"ard d'icelle. Il se connaît leur complémen-
taire. Il se définit par son action : par exemple,
le cheval est ce qui court et l'oiseau ce qui vole.
II est comme le verbe qui s'ajoute au substantif
pour en déterminer l'énerg'ie et l'intention. Il se
connaît le verbe en qui des choses diverses se
co-naissent l'une à l'autre ; le verbe d'avance
qui les suscite et leur permet de co-naîlre et qui
lui-même se connaît en se proférant.
Maintenant, l'homme: comment se connaît-il
lui-même et qu'est-ce qu'il connaît en lui? Quelle
est l'invitation qu'il reçoit des choses qui l'en-
lourent et la réponse que de lui elles attendent f
l58 ART POÉTIQUE
Le trait qui fait le propre de l'homme est qu'il
possède un esprit. Sur ce mot s'échelonnent les
idées de souffle, dans le souffle de l'élément le
plus délié, de mouvement sans une matière sou-
mise à l'appréciation des sens, de mouvement
dès lors ayant pour origine un acte pur de la
volonté. L'existence et la qualité d'un esprit est
ainsi entièrement déterminée par le vœu de la
volonté qui l'a produit, sa co-naissance par le
rapport qu'il entretient avec son générateur. Il
est simple, puisque, n'ayant point de matière, il
n'a point de parties, son mouvement n'étant que
la répétition incessante de l'attitude ou rapport
qui lui est échu. De même il est incorruptible,
son évanouissement ne pouvant résulter que de
la cessation de la volonté, qui, hors du temps
mesuré par l'échappement de la matière, le pro-
duit. Il est connaissant, puisqu'il a quelque
chose à connaître ; de même que la matière
prouve par le mouvement son principe, l'espri/
l'éprouve par la conscience. Tous deux ne soril
DE LA CO NAISSANCK AU UONDK ET DE SOI-MÊME 1 5r)
que des manières de diiïérer de Dieu. Mais l'une
s'en va, l'autre est ce qui ne peut être ailleurs ;
l'une crée son lieu, recréeau créateur une image ,
l'autre, constant dans son rapport, n'a point à
l'établir : il est la station dans la posture, il
est la passion de la différence. Tel est l'esprit
remis à l'homme, tel est le contact qu'il endure,
tel est le souffle qui l'a suscité.
Cet esprit s'est construit un corps. De même
que Dieu s'est complu dans l'univers comme
dans l'image plastique de son étendue et de sa
solidité, ainsi il s'est ménagé dans l'animal une
image sensible jouissant de son existence et
des rapports qu'elle entretient avec les choses
qui l'entourent, ainsi il s'est réservé dans
l'homme une image de son activité créatrice, une
image intelligible, jointe aux bondes mêmes de
la vie inépuisable, jouissant de la vie qu'elle
donne, de l'ordre autour d'elle qu'ellecommande,
de ses épousailles immenses avec la Cause pre-
mière dont elle porte à son doigt l'anneau. Se
l6o ART POÉTIQUE
connaître, c'est se produire en corrélation. De
même que la matière se connaît par le m.oyen de
son œuvre et de l'imag-e qu'elle exécute, de même
l'animal se connaît en tant que cause, selon la
perfonction de son rôle et selon le g-esle que sa
construction lui impose et que le circonstant lui
tire, de même l'homme aussi se connaît selon
son mode, il se produit dans sa corrélation avec
Dieu, il se connaît, engendré, dans sa corréla-
tion avec le générateur. Comme il connaît, c'est
ainsi qu'il se connaît. De même que dans les
choses il connaît le général, c'est-à-dire le mou-
vement générateur qui leur donne acte et forme,
ilsecoimaîtlui-même générateur dansla produc-
tion de son acte et de sa forme. Par le moyen du
corps qu'il s'est édifié et des sens dont il a usage,
il s'amorce avec les phénomènes qui l'entourent,
il est accordé sur l'acte créatif, il en contient
en lui l'échelle et la réduction, il a de quoi en
mesurer l'allure et l'intensité. Toutes choses sur
lui réagissent comme sur leur origine. Comme
DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊME l6l
il connaft c'est ainsi qu'il se connaît, leur auteur
et leur maître, du fait de cet Auteur et de ce
Maître dont il a reçu pouvoir.
Ainsi l'homme se connaît d'abord dansl'action
qu'il exerce sur sa source, dans la manière dont
il s'y prend pour vivre. Il se connaît en second
lieu comme suite, effet, moyen, instrument, et
mise en œuvre de sa propre cause. S'élant cons-
truit, il s'instruit à présent. Comme le principe
de sa vie est la proposition en lui d'une certaine
différence, la pratique en est une démonstration.
Chaque homme a été créé pour être le témoin et
l'acteur d'un certain spectacle, pour en détermi-
ner en lui le sens. Il se connaît donc à son pas
et à l'extension de ses mains, au recours qu'il
trouve en lui, à la facilité plusoumoindre qu'il
éprouve à se servir des instruments dont il a
propriété. Il se pratique lui-même et le clavier
de tous les organes qui l'attachent au branle
extérieur, son propre corps lui est comme un
document où il suit les œuvres de l'esprit qui le
6
iGa ART POÉTIQUB
remue. Use reconnaît des goûts et des humeurs,
des appétits et des révoltes, un tempérament, un
caractère, des habitudes, des mœurs, des pas-
sions qu'il combat ou cultive suivant Tëclaire-
ment desa volonté. Il prend sa place et son équi-
libre, il sait ce qu'on attend de lui, et, maître
de ces instruments, ce qu'il a, suivant la circon-
stance, à faire.
De même que l'homme s'instruit du dedans
par l'usasse, il se façonne au dehors par le choc.
Et comme il se produit par son contact avec son
origine,- il se définit par sa rencontre avec sa
fin. De même que l'on dit de quelqu'un qu'il se
connaît en mécanique ou en peinture, il acquiert
une science particulière des objets ou points de
mise en marche sur lesquels il a à presser d'une
manière plus ou moins intense et fréquente son
énergie sensitive ou motrice. Ces objets dès lors
deviennent comme l'empreinte de sa forme, le
signe de son effort qui en provoque la répéti-
tion effective ou idéale, la condition de sa sensi
DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊME l63
bililéetde son action. Il ne manque plus désor-
mais de mots pour dénommer ses actes. Les
choseslui fournissent, parles modifications qu'el-
les exercent sur sa pulsation vibratoire, le moyen
d'en mesurer l'intensité et de se distinguer sui-
vant ses opérations. Il se connaît fonction el se
fabri{jueeng-in. Sous les coups de l'énergie qu'il
dirige, comme un métal sous le marteau inté-
rieur, il se modèle et reforge sa personne.
La conscience donc est cette faculté par quoi
l'hoirime sait ce qu'il fait, et, par conséquent,
s'il fait bien ou mal. Bien ou mal, c'est-à-dire
conformément ou non à ses fins prochaines ou
foncières, réelles ou imaginaires, à sa fantaisie
ou à son devoir. Les choses ne naissant pas
seules sont reliées par une obligation mutuelle.
Cette obligation, purement physique et/or/n^//e
(au sens plastique) chez la brute, est morale chez
l'homme pourvu de liberté. Sa conscience lui
apprend s'il a contrevenu ou non à son dessein
et à sa nature.
j64 akt poétique
J'ai fini ce que j'avais à dire de notre connai-
sance en cette vie. J'ai calculé un cadre ; j'ai
tissé un rets de phrases pareilles à la grille cryp-
tographique et à la dentelle sur la vitre. Il reste
à exposer ce que nous pouvons sentir de la con-
naissance qui nous est réservée dans cette autre
vie après la mort que les promesses infaillibles
nous assurent.
ARTICLE CINQUIÈME
ARGUMENT
ARTICLE CINQUIÈME. — De lk connaissance
DE l'homme après SA MORT. — Tout mouvement dans
un être a une fin qui l'arrête et qui donne une forme
à son témoignage. La durée de ce témoignage dans
un être est proportionnée à celle du fait qu'il avère.
Mais l'homme est le témoin du permanent et de la
variation des choses par rapport à un point fixe.
L'homme atteste le permanent par la parole. Pour
attester les choses en tant que permanentes, il faut
DE LA CO-NAISSANCe AU MONDE ET DK SOI-MÊMK l65-
être soi-même impérissable, le mot n'étant qu'une;
modification du sujet. Les organes périssables de-
l'homme ne sont faits que pour emprunter aux cho-
ses les modifications de son mouvement qui lui ser-
vent à leur 00 naître. La fin de l'homme étant per-
manente, il est naturellement impérissable dans lin-
tégrité de sa nature, c'est-à-dire dans l'union de soni
me et de son corps, et leur séparation est un état
violent. Ce que peut connaître l'âme séparée et sans-
organes personnels: soit ses différences. Sa diffé-
rence avec Dieu. Sa différence avec les autres âmes-
par l'intention particulière dont elle est l'expression.
Notre nom propre. Connaissance des autres âmes, ea
tant que solidaires de son propre devoir. L'instru-
ment de la connaissance de l'âme séparée est l'infor-
mation donnée à sa vibration essentielle. L'âme^
connaît la plénitude de son intention, par conséquent
garde la mémoire du passé qui lui devient pleine-
ment intellig-ible. Elle connaît les choses sensibles
puisqu'elle ne cesse pas de leur co-naître dans leur
cause suprême. L'éternelle formation.
Quand un homme est mort, il cesse d'être par
rapport à nous et nous prononçons en consé-
lf6 ART POÉriQUK
quence qu'il n'est plus. Et en effet désormais
nos sens et notre esprit ne découvrent plus rien
qui réponde à la perception dont nous avions
coutume de le trouver la cause : il n'est plus,
voilà tout ce que nous savons, il est pour nous
comme s'il n'était j)]us. Il ne tient plus sur ses
pieds. Il ne produit plus cette énergie par quoi
il était avec nous. Cela parti, il ne reste plus
qu'un simulacre inerte, une statue de chair qui
bientôt s'écoule : que l'on emporte ce débris !
Quelles que soient les leçons de la raison et de
la foi, la bête en nous ne peut appréhender rien
d'autre : il était et il n'est plus, et, pour autant
que nous gardons son souvenir, il est désormais
ce qui n'est plus.
(Et, en effet, comme, avant la mort, l'homme
était ce qui n'était pas, il est, après la mort, ce
qui n'est plus : il n'est plus ce qui n'était pas.)
Naître, connaître. Qu'est-ce que l'homme peut
continuer à naître, étant mort? Et à quoi pour-
rait-il désormais co-naître ? Dépouillé de ses
DF. LA CO-NAISSANCR AU MO.VUK KT DE SOI-MÊME 1G7
sens, que pourrait-il, et comment, connaître ?
Nous avons vu que hi matière n'est point 1;»
cause du mouvement, mais que le mouvement,
au contraire, est la cause de ces divers arrange-
ments auxquels nous donnons le nom commun
de matière. II n'y a point une certaine matière
première et c'est dans le mouvement seul qu'elle
trouve son unité. Si la matière d'ailleurs peut
avoir une existence indépendantedu mouvement
qui la produit, qui l'exprime et qui l'évalue,
c'est ce qu'il n'y a pas affaire ici d'examiner. Ce
que nous avons vu, c'est que notre existence et
notre connaissance, notre esprit, notre cons-
cience et nos sens sont également incapables de
rien énoncer ou appréhender d'autre en nous ou
autour de nous que le mouvement, c'est-à-dire
la variation par rapport à un point fixe donné.
Toutes les notions que nous donnent nos orga-
nes du monde extérieur sont réductibles aux
vaiiations produites sur l'échelle de nos vibra-
lions nerveuses. En second lieu, nous avons dit
l6S ART POKTIQITB
que le mouvement reçoit sa forme de sa /in, qui
le circonscrit en l'arrêtant. Comme pour lesges-
tes calculés du statuaire ou du chirurgien, l'im-
pulsion qui en contrôle le débit est réglée par les
besoins du travail à exécuter. Elle cesse là où
son objet ou terme est atteint, c'est-à-dire là où
il cesse d'y avoirun rapport réciproque de néces-
sité du sujet à l'objet. Le mouvement n'est pas
par lui-même extinguible ; cesse seulement son
« temps » momentané et le rythme à telle fin
particulier qu'il emploie. A supposer un rapport
de nécessité permanent entre le sujet et l'objet,
le mouvement qui y correspond sera aussi per-
manent.
La connaissance explique la naissance, toute
substance implique sa preuve, le verbe multi-
forme qui lui dit dans le temps ce qu'elle est.
L'être vivant est un appareil de constatation ; il
ne subit pas son contour, il a lui-même à le trou-
ver et à l'établir. Il se remplit par reprises de
l'énergie brute qu'il a à puiser, suivant la me-
DK LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DB SOI-MÊME I Ô^
sure de son corps, alentour, comme la pinte est
une mesure de capacité. Il la transmue suivant
le rythme^ particulier de l'idée comme musicale
dont il inclut en lui le battement, et l'élabore
suivant le besoin de' ses différents org'anes et
des fins en vue desquels ils sont constitués.
De même que dans une peinture la fin est ce
qui constitue la forme en limitant l'espace qu'elle
occupe, ainsi, au sens absolu, la fin est ce qui
constitue la forme en fournissant à sa recherche
vivante les moyens et les matériaux de se main-
tenir en tant que telle. Trouver la fin, c'est re-
trouver l'origine. Gomme le criocère vil sur le
lys et comme le scarabée dans la bouse, l'exis-
tence de l'animal dépend étroitement de celle de
certains êtres qui la déterminent. La durée de
son témoig-nage est proportionnée à celle du fait
qu'il avère.
Mais la présence de l'homme ne dépend pas,
de nécessité, de celle de telles ou telles figiTres à
son entour, de telle ou telle situation dans le
170 ART POETIQUE
temps. Il est partout à sa place. Il connaît le
général. Sous toute forme, il est adressé à l'élé-
ment commun quil'engenclre par le moyende la
modification spécifique. L'animal est construit
comme un joujou pour tel saut déterminé. Par-
ler de la connaissance du singe, ou de l'oiseau,
ou du poisson, c'est dire la modification que tel
objet interposé exerce sur le grimpe-aux-arbre«,
le pique-fruits, le nageur-sous-l'eau. Il se sert
pour connaître de la même intention qui a ras-
semblé ses organes. L'homme connaît le perma-
nent, c'est-à-dire qu'en toutes choses il recon-
naît le fait de la variation par rapport à un point
fixe, commeen chinoisl'idée d'éternité est expri-
mée par le caractère « eau » avec un point au-
dessus. Comment donc pourrait-il connaître les
choses, et comment pourraient-elles lui co-naî-
tre, en tant que permanentes, si lui ne l'était pas
dans sa respiration initiale et dans le branlç
qu'elle imprime à son corps? Tel est le !(Mnoi-
gnage de sa permanence devant Sa face que la
DE LV CO-NAISSANGE AU MONDE ET DE SOI-MKME I7I
nature réclame à Dieu el que riioaime est venu
lui apporter.
L'acte par lequel l'homme atteste la per-
manence des choses, par lequel, en dehors du
temps, en dehors des circonstances et causes
secondes, il formule l'ensemble des conditions
permanentes dont la réunion donne à chaque
chose son droit de devenir présente à l'esprit,
par lequel il la conçoit dans son cœur et répète
l'ordre qui l'a créée, s'appelle la parole. Pour
désigner celte parole nous nous servons de trois
termes : le verbe, le mot, le nom. Le verbe dési-
gne la vertu de celui qui parle; le mot, le mou-
vement particulier qui est le motif de chaque
être et dont l'émotion de celui que l'énonce est
l'imag-e ; le nom (i), le nom enfin (ou le non), la
(i) Tout mol est l'expression d'un état psychologique procuré
par l'attention à un objet extérieur. C'est un '^e^i& qui 'peut se
décomposer en ses éléments ou lettres. La lettre, ou, plus préci-
sément, la consonne, est une altitude sonore provoquée par l'idée
génératrice qu'elle mime, l'émotion, le mot. Comme S, par exem
pie, indique une idée de scission, N, produite par l'occlusion de
la voix, la liingue de son bout venant s'attacher au palais, sug-
gère l'idée de niveau intérieurement atteint, d'une déclaration de
\-,2 ART POEIIQLE
ditTérenae en qui chaque individu n'est pas l'an
tre. Nommer une chose, c'est la produire inex-
terminable, car c'est la produire par rapport à
son principe qui ne comporte point cessation. Je
considère un être ; j'envisage en lui l'existence
pure, le mouvement parliculier qui lui donne
naissance, et dont la formule mathématique ne
comporte pas par elle-même sa dissolution (ni
•de commencement, autre que l'apparition devant
■l'esprit), et ne supporte fin de son opération
■que par le fait du dehors et pour le bien d'un
ordre plus large. Le mouvement est une répé-
tition de soi (ou naissance), plus ou moins fré-
quente par rapport àun principe immuable. Pour
exercer connaissance, c'est-à-dire pour.repro-
surdité, du refus dans une plénitude latente. Jn. non, Itominem,
nomen, namem, omnis, nenio, senien, unus, nnmerus, nos, nous
(Gr.;, et le groupe immense noscere, nasci, de qui plus haut;
la for^e des participes présents.
• Crai/le a raison de dire qu'il existe des noms naturels aux
choses, et que tout homme n'est pas un artisan de noms, mais
que l'est celui-là seul qui considère quel nom est natiirellcmenl
propre à chaque chose et qui sait en reproduire l'Idée dans les
Jellres et les syllabes. »
Platon,— Cratyle.
DR LA CO-NAISSANCE AU MONDK ET DK SOI-MÊME I 7$
duire chacun des nioiivenients particuliers dans
son étal de corrélation avec l'orig-ine, pour déter-
miner en moi l'état intérieur qui leur corres-
ponde, en un mot, pour ne pas être astreint à
un nombre de rythmes limité, mais pour avoir le
moyen de leur fournir à tous iinaye, il me faut
avoir la faculté de me régler sur leur principe
commun, il me faut avoir avec lui un contact,
ou, ce qui revient au même, une différence per-
manente. Pour consolider les choses dans leur
qualité de termes, pour les rendre, en les nom-
mant, inerterminables, il me faut l'être moi-
même. Le mot ne comporte point de mort; or,
le mot est un état de moi-même.
Et cependant nous voyons que les orsranes de
l'homme ne sont pas sensiblement ditTérents de
ceux de l'animal périssable. Leur activité s'ali-
mente et se répartit par des procédés apparem-
mentsemblables.Xous vivons, nous mourons de
même. Quel est donc ce mouvement que vous
voulez qui survive au corps qu'il anime, et la
174 ART P0ÉT1QU&
rotation, par exemple, à la roue? — Je réponds
que le mouvement n'est pas en soi-même exlin-
guible, mais simplement cet ensemble de mou-
vements particuliers que nous connaissons en
tant que corps. En effet, tout mouvement, n'étant
que la reproduction d'une certaine existence,
peut toujours s'ajouter à lui-même comme i à
une somme donnée, et ne comporte donc par
nature aucune limite à sa durée. Ce qu'est, dail-
leurs, cette existence dans son fond, nous l'i-
gnorons, puisque, pour savoir cequ'elle est, nous
devrions d'abord connaître ce qu'elle n'est pas
ou Dieu; son tremblement essentiel devant la
face duSaint. L'existence d'un mouvement n'est
limitée que par sa fin, par le dessein de la nature
et par le dessein de Dieu; celle de l'animal
par sa connaissance sensible et celle de l'homme
par sa connaissance intelligible, laquelle est
éternelle comme Dieu même sous les images
sensibles qui en forment l'objet. Que l'homme,
ayant à connaître les choses matérielles, s'ap-
DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE hdl-MÈMK. . T»
provisionne autour de lui, à la manière des ani-
maux,du mouvement qui lui est nécessaire pour
co-naître, cela rt-'a rien d'étrang-e, mais ce mou-
vement, il le digère et le transforme, il lui im-
prime la commotion, l'intention qui lui es! pro-
pre, il le met en communication avec la source
continue qu'il contient en lui de son être : son
geste n'est plus que la traduction dans l'univers
matériel du sanglot de l'origine. Gela fjui reçoit
ce rythme premier, que les organes d'amplitica-
tion construits et entretenus par lui subsistent
ou non, est éternel comme sa fin.
Il ne faut pas penser que l'esprit de l'homme
soit joint à son corps comme la vapeur à la
machine quand on l'introduit dans le tiroir, ou
le contenu à son contenant, ou qu'aucun organe*
lui serve de support. Quel lieu, en effet, pour-
rait-il, n'ayant point de parties, occuper? Le
mouvement essentiel de l'animal est cela en qui
il construit son corps, par qui il naît et co naît.
L'intention de ce mouvement peut être perma-
'7^ ART POÉTIQUE
nente ou passagère, suivant la nature des fins
auxquelles il s'adresse. Nous avons vu que celle
de l'homme est permanente, qui est de connaî»
tre Dieu dans ses créatures. « Les volontés de
Dieu sont sans repentir. » L'homme est donc
perpétuel comme la fin à qui il est adressé. In-
corruptible, dans son Ame comme dans son
corps, qui en estl'instrument nécessaire, la mort
est pour lui un accident violent. Si l'intention
est soustraite à sa fin, si les moyens lui sont
refusés de la remplir et de s'approvisionner des
matériaux nécessaires à leur réparation, c'est là
un désordre où il faut voir l'effet de la trans-
gression primitive. L'homme au jour de sa créa-
tion avait une égale connaissance de son ori-
gine et de sa fin. Séduit par le serpent, il se
complut dans sa fin comme si elle lui était pro-
pre, et non point celle de la volonté de Dieu,
dont il était l'instrument. Et c'est pourquoi une
fin lui fut en effet donnée et la mort de ce corps
qui lui servait à l'atteindre. Il n'eut plus con-
DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊME I77
naissance que de sa fin et son origine dans le
Père lui fut cachée; la chair nous est un mur
entre nous et Lui (i). Vient la mort qui invertit
les termes et le livre sans voile et sans défense
à l'examen de l'Eternité et de la source qui l'a
créé. II ne peut plus cacher sa nudité comme
Adam sous le feuillag-e. II reg-arde et ne trouve
plus de fin autour de lui. Il s'est approprié toute
cette partie de la création au milieu de laqueHe
il a été placé, il en a usé et abusé comme de
son bien personnel, et maintenant il a à rendre
des comptes au maître légitime. Le voici dé-
pouillé, le voici nu dans le Regard sévère. Voici
qu'il co-naît à Dieu pour le jug"ement dans sa
nudité, dans la simplicité de sa volonté intelli-
gente, dans la directe contemplation de son
devoir. Effrayante obligation à qui fait défaut
pour la solder la grâce gratuitement accordée!
0 regard de Celui qui est toute vie à supporter
pour ma purification^ pour ma gloire ou pour
(i) En ipse slat post parietem. — Gant. , II, 9.
ABT POETIOL'E
ma torture! Plus tard, comme les âmes subsistent
pour TExamen, leurs corps reviendront s'y
joindre, et l'homme entier sera consolidé dans
le Jugement. Mais c'est de la connaissance seule
des âmes séparées que j'ai à parler ici. Et
puisque Dieu en est désormais l'objet, il faut
savoir ce qu'elles connaissent en Dieu et ce que
Dieu connaît en elles.
C'est à savoir, ainsi que maintes fois indiqué,
leur difïerence essentielle. Mais quelle diffé-
rence de res[»rit maintenant séparé à Dieu, et
du simple au simple, alors que, selon le Philo-
sophe, toute différence est comparable à l'ad-
jonction d'un nombre ou à la soustraction de
l'unité? L'âme, ni Dieu, n'ayant de parties, ne
peuvent différer par la présence ou l'absence de
l'une d'elles. Je dis qu'ils diffèrent premièrement
par la nature puisque Dieu est par lui-même et
l'âme par Dieu. L'un est la substance et l'autre
l'image, mais une image de Dieu tout entier puis-
que son objel ne comporte point de division. Le
DL LV Cn-NAISSANCB AU MONDS ET DE SOI-U&MB 1 79
reste de la création n'est pas, à proprement
parler, une image, mais un symbole, comme la
couleur l'est de la lumière qui travaille inces-
samment à se constituer pour avoir le moyen de
se dissoudre. Secondement, l'âme diffère non
seulement de Dieu, par le fait de son issue, mais
des autres âmes par le mode particulier de celte
issue. Comme la chaleur diffère de l'électricilé et
celle-ci de la lumière par le nombre des vibra-
tions qui les produit, et comme un métal de l'autre
par son poids spécifique, c'est ainsi que les espè-
ces spirituelles diffèrent entre elles, un ange de
l'autre, par le chiffre indissoluble qui les for-
mule : alors qu'au dedans de l'espèce toute âme
humaine diffère de l'autre par l'usage en vue
duquel elle a reçu vie. Elle est non point l'i-
mage d'une entité partielle, mais l'effet d'une
volonté particulière. Elle diffère non point par
la substance, mais par l'intention. L'intention
est l'attention à la fin. L'intention de l'âme,
cette attention de Dieu à la fin à quoi il l'a des-
i8o
ART POETIQUE
tinée. Comme les ordres des Anoes diffèrent
suivantles fonctions auxquelles ils sont assignés,
ainsi les hommes ont cette différence en eux qu'ils
sont dédiés à la connaissance des choses cor-
porelles et chaque homme à son tour diffère
des autres suivant la nature et le degré de la
co-haissance à laquelle il est destiné, suivant la
partie et le moment de la création dont il es<t
appelé à jamais à rester dans le regard de Dieu
l'oblateur et le témoin.
Tel est donc ce « nom nouveau » dont parlent
les Saints Livres, ce nom propre en qui nous
avons été appelés à naître pour l'éternité, ce
nom ineffable qui reste à jamais un secret entre
le Créateur et nous et qui n'est communiqué à
aucun autre. Apprendre ce nom, c'est com-
prendre notre nature, nous nourrir de notre rai-
son d'être. De même qu'un mot est formé de
voyelles et de consonnes, notre Ame, à chaque
aspiration, puise en Dieu la plénitude de sa
sonorité. Naître alors pour elle sera le même
DB LA CO-NAI^SANCK AU MONDE ET DB SOI-MÊME l8l
acte (j.ue connaître, d'une conscience pleine-
ment illuminée. Timc cognoscam^ dit l'apôtre,
siciit et cognilus su m. Nous verrons alors,
comme le nombre manifeste l'unité, le rythme
essentiel de ce mouvement qui constitue mon
âme, cette mesure qui est ma personne ; nous
ne le verrons pas seulement, nous le serons,
nous nous produirons nous-mêmes dans la
perfection de la liberté et de la vision et dans la
pureté d'un amour sans défaut. Nous puiserons
dans le sein de l'Agneau notre moyen d'être
différent de lui pour avoir quelque chose à lui
donner. Dans cette amère vie mortelle, les plus
poignantes délices révélées à notre nature sont
celles qui accompagnent la création d'une âme
par la jonction de deux corps. Hélas ! elles ne
sont que l'image humiliée de cette étreinte sub-
stantielle où l'âme, apprenant son nom et l'in-
tention qu'elle satisfait, se proférera pour se
livrer, s'aspirera, s'expirera tour à tour. 0 con-
tinuation de notre cœur ! ô parole mcommuni-
iSa ART POÉTIQUE
cable ! ô acte dans le Ciel futur ! Toute posses-
sion charnelle est incomplète dans son empan et
dans sa durée et qu'en sont les transports au-
près de ces noces opimes ! 0 mon Dieu, tu nous
as montré des choses dures, lu nous as abreuvés
du vin de la pénitence (i) l Quelle prise, d'un
empire ou d'un corps de femme entre des bras
impitoyables, comparable à ce saisissement de
Dieu par notre âme, comme la chaux saisit le
sable, et quelle mort (la mort, notre très pré-
cieux patrimoine), nous permet enfin un aussi
parfait holocauste, une aussi généreuse restitu-
tion, un don si filial et si tendre ? Telle est la
récompense promise à tous les justes et ce
salaire unique, qui étonne les ouvriers de la
parabole. Mais, en réalité, la dot de chaqueâme
différera de l'autre, comme la volonté dont elle
est l'expression, comme l'intention qui lui a
donné le jour, et comme ceUe qui lui a donné la
gloire.
(i)Ps. LIX, 5.
DE LA r.O-NAl.iS ANCE AU MUNlilî H.T DE SOr MK.Mr, 1 83
Et ce que je dis, par une inversion exquise,
fait comprendre la souffrance des damnés.
L'âme séparée connaîtra Dieu ; le dogme de
la communion des saints nous enseigne qu'elle
connaîtra également les autres âmes saintes qui
jouissent de la même vision.
On peut penser que cette connaissance s'ob-
tient et s'exerce de deux manières.
L'âme séparée connaît Dieu, elle le connaît
entièrement puisque cet objet de sa connaissance
n'a point de parties ; mais elle connaît d'une
manière qui lui est propre, c'est-à-dire qui est
propre à lui prendre la vie de cette image ou per-
sonne qu elle est. Voyant à plein celte intention
qu'elle réalise, elle reconnaîtra que cette inten-
tion est particulière, c'est-à-dire qu'elle se rat-
tache à une autre intention plus générale. Elle
ressent en elle-même cette énergie totale, la com-
motion initiale, non point de Dieu, qui est un
acte invariable, mais de la différence mystique
qui donne naissance en même temps à toutes
Ib4 ART POÉTIQUE
les créatures enchaînées par la vision bienheu-
reuse. Elle comprend qu'elle ne suffit point à
épuiser la reconnaissance et qu'elle a pour cela
besoin de tous les autres esprits. De même
qu'elle voit dans l'acte spécial d'amour qui \\
suscitée la nécessité même qui impliquait la
création des autres esprits complémentaires, de
même elle a besoin de leurs voix pour y joindre
la sienne. Elle voit en elle-même avec sa racine
en Dieu celles de toutes les autres âmes qu'y
rattache un commun amour. Toutes lui sont
nécessaires, toutes ont leur place dans l'économie
de son salut, depuis la Vierge et le plus grand
Ange jusqu'au petit enfant que la sag-e-femme à
peine a eu le temps de baptiser.
Non seulementles âmes se connaissenten Dieu,
mais elles exercent entre elles-mêmes une con-
naissancedirecte. Comme le corps perçoit le corps
et comme la matière appréhende la matière, ainsi
l'esprit discerne les esprits (i). Nous avons vu
(i) Et quoniam ipsa eorum claritas vicissim sibi in allernis
DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE KT DE SOI-MÊME 1 85
que l'appareil de la connaissance sensible con-
siste dans la vibration, c'est-à-dire dans un cer-
tain rég'la^e du rythme intime sur lequel vien-
nent s'insérer les impressions extérieures. Or,
nous avons défini que chaque temps de la vibra-
tion est une répétition de la naissance. Mais de
même que la naissance s'applique au corps, elle
s'applique également aux esprits. L'esprit donc,
étant capable de vibrer, est capable dans le
dessin de ses intervalles de recevoir impression
des autres substances homogènes. Il y a une
étendue spirituelle où les « distances » sont
réglées non plus par l'éloignement tactile, mais
par les relations harmoniques. Ce n'est plus par
un signe, c'est par leur naissance même que les
âmes exerceront l'une de l'autre connaissance.
cordibus patet, cum uniuscujusque valtus attenditur et cons-
cientia penetratur. Ibi quippe uniuscujusque menlcm ab alte-
rius oculis membrorum corpulenlia non abscondet, scd patebit
animas... atque unusquisque lûnc erit conspicabilis alieno, sicut
nunc esse non potest conspic<ibilis sibi... Unde dicitur : Xolite
judicare anle tempus, donec veniat Dominiis qui et illuminabit
abscondila tenebrarum, et manifestabit consilia cordium (I Cor.,
IV, 5). Auro clara, vitro perspicua — S. Grej. De auro et vitro.
86 ART POÉTIQUE
Il reste à rechercher quelle connaissance les
âmes séparées peuvent avoir des choses maté-
rielles et des esprits non séparés. L'homme,
comme toutes les choses créées, étant doué de
mouvement, acquiert de ce fait une direction,
un sens, une intention, une fin. Possédant un
esprit, il est conscient de cette intention, mais sé-
paré de Dieu en celte vie, il n'est informé que par
le dehors, par le terme qui l'arrête, parles diffé-
rentes parties du monde extérieur avec lesquelles
il est placé en contact. Séparé de son corps, il
possède en Dieu seul désormais le point fixe qui
détermine son sens, indépendamment de repères,
et relèvements sensibles. Voyant Dieu à plein,
il réalise pleinement par le fait même de sa na-
ture, sa différence ou intention constitutive. L'in-
tention, la puissance de l'homme (comme on dit
la puissance d'une machine) est adressée à une
action sur les choses extérieures, de celle action
résulte une sensalionet un mouvement, une image
d'elle élicitée. Car la créature ne s'éloigne de lu
ni: LA CO- NAISSANCE \U MONDE ET DE S^'I-MÈME 1 87
vision que pour travailler à l'image. Dépouillée
de ses sens, l'âme séparée n'a plus le moyen de
s'informer extérieurement; mais elle n'est point
privée de ce sens premier constitué de son rap-
port mouvant au seul point fixe. L'impulsion,
qui naguère mettait en branle les diflérenls ap-
pareils des sens et qui par eux lui procurait la
perception de son imag-e, l'âme à présent directe
en épouse le coup et la visée. En son « temps »
de tension elle se réalise dans toute sa puissance;
elle n'a plus le moyen de se former d'image avec
ses sens ; mais la disposition par laquelle elle les
mettait en mouvement constitue à elle seule une
certaine imaa^e. Elle se compose dans un certain
équilibre, elle fonde seule la figure intelligible
que les circonstances extérieures lui servaient
précédemment à provoquer. Cette image est le
donqu'elle fait à son créateur parle second temps
de sa respiration, et la matière de sa joie ou de
sa torture. L'aspiration, la prise qu'elle opère
d elle-même en Dieu, et par laquelle elle se di-
ART POEIIQUE
late et déploie à son regard dans toutes les puis-
sances de sa nature, vient maintenant, pleine-
ment intelligible, prendre la place de cet afflux
aveugle qu'elle utilisait pour ses actions bonnes
ou mauvaises ; ses motifs sont repris et éprouvés
dans leur détail par la lumière vivante ; je dis
approuvés ou réprouvés, suivant qu'ils sont ou
non conformes à l'image que Dieu avait en nous
prédéterminée.
Cela pour la connaissance que de son passé
l'âme emporte avec elle dans la mort; mais que
penser de celle qu'au delà de la mort elle con-
tinuerait à exercer sur les choses sensibles?
Nous avons défini qu'au sens large connaître
c'est exister en même temps. Ainsi tout ce qui
naît, esprit ou corps, co-naît selon son monde. Il
y a une harmonie, à chaque temps de la durée
entre toutes les parties de la création, depuis le
Séraphin jusqu'au ver. Or, l'âme, ne cessant pas
de naître, ne cesse donc pas de co-naître. Elle
fait partie d'un ensemble et d'un équilibre dont
DE LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MEME 1 89
elle ressent en elle-même toutes les variations.
Comme l'âme séparée est une intelligence pure,
toute naissance d'elle-même est la matière d'une
claire connaissance, et, par suite, de toutes les
causes qui l'affeclent concertantes. De même
qu'en cette vie l'intelligence est informée par les
sens, de même en l'autre la substance même de
l'âme intelligible lui sert d'organe perceptif pour
réaliser la disposition, le juste appoint de force
qui correspondrait à tel état sensitif. Bien
entendu, elle s'intéresse plus énergiquement
aux parties de l'ensemble avec lesquelles elle se
trouve en rapport plus direct de causation ou de
voisinage suivant la figure des distances spiri-
tuelles que j'ai déterminée tout à l'heure. Elle
suit toutes les conséquences dont ses actions
bonnes ou mauvaises ont déterminé le déclen-
chement.
On voit par là la simplicité à la fois et l'im-
mense variété de l'état de connaissance qui sera
celui de l'âme séparée après la mort. L'organe
jgO ART POETIQUE
essentiel en sera ce temps double de la cons*
cience dont les fiçures en cette vie sont la respi-
ration, le battement de cœur, l'aigu et legrave,
les brèves et les longues, l'iarabe fondamental de
tout langage. Mais, tandis que notre existence
ici-bas estpareilleàunlangage barbare et rompu,
notre vie en Dieu sera comme un vers (i) de la
justesse la plus exquise. Le mot, en effet, nous
l'avons vu, n'est pas seulement le signe d'un
certain état de notre sensibilité, il est l'évalua-
tion de l'effort qui nous a été nécessaire pour
le former, ou plutôt pour nous former en lui. Le
poète qui aie magistère datons les mots, et dont
l'art est de les employer^ est habile, par une
savante disposition des objets qu'ils représen-
tent, à provoquer en nous un état d'intelligence
harmonieux et intense, juste et fort. Mais, alors,
nous serons les poêles, les faiseurs de nous-
mêmes. Ce sentiment aigu de notre prosodie
essentielle, cette impossibilité d'échapper à notre
(i) Vers, direction.
DE LA CO-NAISSANCE AU UONDE ET NE SOI-MÊME I9I
mesure admirable, nous senjiil alors conférés
directement sans l'appoint empirique et hasar-
deux du lano-age extérieur.
Et de même qu'un vers dans sa mesure uni-
forme peut renfermer tous les rythmes et tous
les êtres, de même toute la création pourra s'ins-
crire sur le mèlre que l'âme constitue.
Telle la parole de confession en qui notreâme
pour l'éternité échappera à la mort. Mais la con-
juration ici-bas n'en est pas assez forte pour
retenir les éléments de notre corps réclamés
pour d'autres besog-nes. Et cependant, même en
ce monde périssable, pour qui s'attache à ces
ensembles qui sont proprement l'objet de la
connaissance, l'éternité, sous sa forme circula-
toire, ne présente à l'esprit rien que de facile et
de familier ; nous ne pouvons de rien dire qu'il
commence ou finit. Nous voyons demeurer des
cadres fixes que remplit une matière en mouve-
ment. L'idée d'éternité se réduit à celle d'une
i'^rmeture par elle-même infrangible. Or, toute
192 ART POETIQUE
forme se déduit de cette même idée d'une en-
ceinte/er/nee sur elle-même, et nous avons vu
que rien en ce monde n'échappe à la nécessité
de la forme. Lors le Temps sera fermé sur nous
et le Présent en sera le centre éternel. Le temps
établi, voici qu'éclate de toutes parts le chœur!
Quoi de mieux Çait que ce qui est achevé? Quoi
de plus fini que ce qui est terminé? Quoi de
plus fini que ce qui ne peut plus finir? Alors
notre connaissance sera complète comme notre
forme et comme notre fermeture. De même que
le jour répèle, jamais le même, le jour, et l'an
l'année, comme à des intervalles réçfuliers, lé-
crou des astres se relâche ou se resserre, et que
sans jamais rompre la ronde les enfants de la
Nuit l'ouvrent ou la rétrécissent comme une
bouche (ainsi se dispersent ou s'éclusent ces
nations de l'éther, comme une foule qui d'un
seul cœur craque et s'ébranle), notre occupation
pour l'éternité sera l'accomplissement de notre
part dans la perpétration de rOffice,le maintien
^E LA CO-NAISSANCE AU MONDE ET DE SOI-MÊME IqS
(!e notre équilibre toujours nouveau dans un
Immense tacl amoureux de tous nos frères, l'é-
lévation de notrevoix dans l'inénarrable gémis-
sement de l'Amour !
Fou-lchéou. d904.
k
J^
DEVELOPPEMENT DE LEGLISE
DÉVELOPPEMENT DE L'ÉGLISE
Du profond bois sacré, de la haute futaie pri-
mitive, telle que celle qui au Japon encore om-
brage les cabanes sacrées de Nikko, le défriche-
ment peu à peu a aminci le voile jusqu'à cette
rangée unique, à cette colonnade régulière qui
des temples classiques enclôt le sanctuaire ma-
çonné. Car, depuis le Paradis, et comme Jonas-
au jour de la pénitence de Ninive, comme Elie
dans sa douleur, l'homme toujours a eu pour
gardien de sa prière et pour protecteur de se»
eaux l'arbre qui, pousse et végétation de l'unité^
est l'expression del'Attente dans le témoignage;
assis, agenouillé sous l'ombre. Mais cependant
IC)8 ART POÉTIOUE
que le païen, impuissant à maîtriser l'arcane,
en recherchait les ténèbres obreptices pour y
cacher sespoupées,! Eglise chrétienne a absorbé
le bois mystique, adaptant intérieurement à la
congrégation humaine ses avenues et son chœur.
Le temple païen n'était, au vrai, que la pri-
son et le contenant du dieu; par la caisse où elle
la tenait serrée, la tribu affirmait sa propriété
àe l'idole. La boîte, où la bande errante si long-
temps avait promené sa part du trésor tradition-
nel, maintenant élargie, superstition affermie
sur une base permanente, il importait qu'on ne
la trouvât point vide. Par son silence à défaut
de parole, quelque statue signifiait l'occupation,
objet antique et commun, et toute la foi et le
culte consistait dans l'excitation de l'amulette.
— C'est ainsi qu'aujourd'hui encore le musul-
man vient faire sa prière devant la niche vide
d'où il croit l'idole retirée. — Mais l'action cul-
tuelle restait proprement extérieure au temple;
sous les colonnades, par les exèdres, les cours,
DÉVELOPPEMENT DE L ÉGLISE I 99
la procession et la tliéorie continuaient la rcclier-
clie et l'exode. Jusqu'à ce que la révélation, for-
mulant entre le Créateur et l'homme une rela-
tion légale, assurât l'exercice effectif et précis
de la fonction religieuse; dont l'ég'lise fut désor-
mais l'organe, la maison commune de Dieu avec
l'homme introduit.
C'est pourquoi l'édifice nouveau n'emprunta
au réceptacle païen aucun principe de son déve*
1 )ppement. Plus de chambre à mystère dont il
fût sacrilèg-e d'envahir sans purification la capa-
cité oraculaire ; toutes relations, Dieu même y
fiit-il partie, se résolvent en une transaction, et
c'est pourquoi le sacrement désormais substitué
au mystère, l'église fut la transformation da
marché. Le toit; établir, simplement, l'abri. On
ferme, on enclôt le carrefour, la rue publique,
telle que cette sombre roule d'Emmaûs où les
disciples forcèrent le Sauveur à s^arrêter, « parce
que le soir venait et que le jour inclinait vers sa
fin ». Au-dedans les piliers, par la proportion
ART POETIOUE
■de leur espacement, semblent imposer à tout [las
la mesure qui régla leur implantation. Ils condui-
sent, ils sont la rangée des témoms et leur ctiœur.
Promenoir ténébreux, avenues pleines de silence
propices aux guets-apens de la grâce.
Ainsi l'on ne voit 'amais dans nos vieilles
villes la Cathédrale se dégager nettement des
■maisons où elle est comme prise. Selon qu'au-
jourd'hui une chapelle est faite pour l'hôpital où
'ie couvent qu'elle dessert, de même, alors, le
j)lus large vaisseau gonflé par le souffle humain,
il'église, levait de la ville et la ville naissait de
î'église, étroitement adhérente aux flancs et
■comme sous les bras de l'Eve de pierre. Quelles
pensées n'entretient pas le voyageur, quand un
moment, par un de ces soirs vineux delà France,
avant que sa fuite ne l'emporte plus loin, dans le
repli d'une lente rivière ou là-bas au sommet
de quelque butte urbaine, il voit se lever le
vieux monstre noir, la Bête Evangélique cap-
turée, attachée au milieu des âmes où elle paît
DEVBLOl'PEMKNT DE L KOLISE
par ses contreforts tels que d'énormes liens D
L'objet, donc, des constructeurs du Moyen-
Age ne fut pas de dessiner par l'air un temple
aux lignes arrêtées et précises comme une sta-
tue, mais de clore le marché mystique, de cons-
tituer à demeure de l'ombre. Tous les éléments
de l'édifice, toute sa végétation pendant des
siècles conspirèrent au royal exhaussement du
baldaquin au-dessus de la croix creuse, du car-
refour forme de la rencontre, image abstraite
et sceau de la ville dans son milieu. Un dais
aux longs voiles retombants et mal joints, à cha-
que coupure du vaisseau des portes semblables
à l'écarteraent de deux rideaux, et le pignon^
agrandissement de la porte, des tours enfirt
chargées de produire par l'espace extérieur tout
le tonnerre de la forêt ensevelie avec le Christ^
tels sont les principes de la Cathédrale.
Comme un cercueil pour son mort nous avons
considéré que le coffre païen était ajusté pour
AHT PaETlQUE
contenir le fétiche, le gage légué obscurément
parles aïeux, le mystère qu'il y avait à préser-
ver de l'évent. Mais quand il plut au Père d'en-
voyer son Fils parmi nous, et le Verbe Jésus
comme un homme qui parle, l'écho antérieur
recelé confusément comme la mer au repli des
coquilles expira dans le vase oraculairef, et entre
notre Sauveur et nous s'engagea cette conver-
sation familière et précise qui n'a point pris
fin. Le Christ fut un homme public et dès le
commencement il choisit les lieux publics pour
son séjour. De même que si nous le cherchons
aux jours de son passage, nous le trouvons dans
la maison de Simon et dans l'auberge d'Em-
maûs, au puits de Sichem et à la table de Gana,
et toujours, selon le r«proche pharisien, « avec
ceux qui boivent et qui mangent », de même
l'Eglise, quand elle parut au jour, s'accom-
moda, pour y dresser son banquet, de l'abri
banal de la basilique, — debout au croisement
des chemins comme la Sagesse du Proverbe,
UKVELtrPEMENT DE LÉGLISB 2o3
comme les messagers de la Parabole Nuptiale l
La basilique profane existait par son toit, charg-é
ae fournir aux passants qui venaient échanger
entre eux des paroles et des monnaies un cou-
vert momentané et l'ombrage comme d'un jardin
fictif. C'était une galerie faite pour être traver-
sée et rien ne fixait entre les deux plans parallè-
les du plafond et du parquet le pied. Mais le
jour où l'Eglise au comptoir forain substitua
l'autel stable et que la transaction sacramentelle
prit la place de la banque et du marché et des
balances du négoce et de la justice, l'édifice fut
proprement consacré à la fonction perma-
nente qui lui était devenue intérieure, et nous
le voyons, comme un homme qui se recueille, se
composer sur lui-même. Le toit n'avait été jus-
que-là que la disjonction du sol natif, l'exhausse-
ment sur des murs ou des piliers de la dalle
sépulcrale, maintenue dans l'inertie homogène
de son poids et de sa rigidité. Dès que fume sous
le hangar vulgaire l'encensoir, nous voyons toute
ART POETIOIE
ja construction entrer en travail et se dilater
dans ses combles. La toiture est l'invention
purement de l'homme qui a besoin que soit com-
plète la clôture de cette cavité pareille à celle de
]a tombe et du ventre maternel qu'il réintègre
pour la réfection du sommeil et de la nourriture.
Maintenant cette cavité est tout entière occupée,
grosse comme de quelque chose de vivant. La
demeure dérangée dans les actions parallèles
de son poids cherche son centre commun et
trouve aplomb sur son propre vide ; la coupole
apparaît, l'œuf est constitué dont toute église
usqu'à ce jour est issue. L'architecture gothif|ae
-est le développement particulier que le moyen-
âge tira du principe posé. — Maisd'autres déve-
loppements sont possibles et il semble qu'à tout
le travail accompli depuis le xvi« siècle préside
une certaine loi dont le Sacré-Cœur de nos jours
fait ressortir pour la première fois l'unité.
Donc l'église, à ce principe de ^a dilatation,
m'était qu'une collection de tentes, l'agrégation
DÉVELOPPEMENT DE l'ÉGLîSï SoS
dans une même enceinle des trois tabernacles
proposés par saint Pierre dans la vision du
Thabor, « l'un pour le Seigneur, le second pour
Moïse, et l'autre pour Elie ». C'était, simple-
ment, l'abri assuré au campement eucharistique,
le caravansérail d'Abraham et de Melchisédech.
Les trois nefs ne formaient qu'une salle unique
par une disposition dont la Cathédrale de Poi-
tiers, encore que l'ogive s'y montre, nous offre
un exemplaire attardé. Mais aussitôt à l'idée
d'abri s'ajouta celle de direction et d'un mou-
vement introversif. Car voici que la Croix qui,
selon la promesse sacrée, devait tout « tirer à
elle », avait été plantée dans le fond de l'édifice,
selon ce geste des deux bras écartés qui montre,
qui déploie, qui appelle et qui arrête; qui arrête,
ne permettant pas d'aller plus loin. Ainsi, l'une
des deux issues du passage fermée, la foule
selon l'axe central coagulée dans une vision
commune reflua suivant la périphérie. Seuls
autour de l'autel des officiants dans le chœur
206 Aar POÉIIQUB
reçoivent sièg'e et disposilioii ; la foule par son
arrêt même fait paraître en s'y fig-eant le mou-
vement qui l'a attirée déterminé par un acte pré-
cis, son assistance subordonnée à la perpétration
du drame liturgique où elle communie, à la per-
fection de l'Heure. La travée médiane barrée par
les mystères impénétrables guide jusque-là les
yeux, les bas-côtés mènent et ramènent dans
leur circuit le pas.
De là la différenciation des trois nefs, de là
l'ogive.
On voit à Angouléme, àPérigueux, la succes-
sion des coupoles prêter à l'autel l'encadrement
de leurs porches alignés. Maintenant il fallait
que la juxtaposition de ces éléments semblables
se combinât dans l'unité de la voûte et de l'al-
lée, et c'est pourquoi le temps vient que le tem-
ple en travail invente l'ogive. La matière cons-
tructrice s'était animée, nous la voyons main-
tenant se transformer dans la conscience que
l'église prend d'elle-même et de son unité. La
DKVELOl'PKME.NT DE LÉGLISE 207
coupole fermait comme un couvercle, le pleir.-
cinlre s'arque sous la charge supérieure ; l'ogive
est l'effort pour s'ouvrir, la détente du ressort
intime L'édifice jusque-là avait reçu sa forme
du dehors, réprimé dans son expansion, sous
le poids des pierres entassées, solidifié dans sa
carapace compacte. Maintenant que c'est de l'in-
térieur qu'éclate et jaillit le principe de son dé-
veloppement, nous voyons par une loi naturelle
la force nouvelle emprunter son expression à la
poussée végétative. A l'effort précis il fallait des
membres explicites. Dans la masse homogène de
la coupole apparaissent les quatre nerfs vigou-
reux qui la relèvent et la distendent, et tous ces
rameaux déployés viennent rechercher leurs
racines jusqu'aux souches trapues de l'obscure
forêt romane, qui, elles-mêmes travaillées par la
sève du branchage futur, prolifiaient dans les
ténèbres, se couvrant à la soudure de leurs cha-
pitaux de la pâle flore des caves, une moisis-
sure de monsires et d'embryons.
to8 ART POÉTIQUE
Par l'ogive, l'idée de fermeture disparaît dans
celle de l'absorption dont l'Autel constitue le
terme. Au lieu des plafonds lourds, du strict
couloir dont les trouées successives multipliaient
devant lui les seuils de la prison pénitentielle
et le poids adapté à son agenouillement, le
fidèle jusqu'à Dieu se trouve maintenant libre,
comme on est libre sur une route. L'ogive
comme dans l'effort humerai de deux ailes pour
s'ouvrir et dans le jeu de son double levier ar-
rache définitivement tout le fardeau de pierres
au sol dont tant d'étais le maintenaient pénible-
ment séparé, le libère dans un suspens au regard
soustrait par l'exaltation. L'inertie se résout en
opacité et le toit en un épanchement d'ombre.
Pour que plus de la nuit dans la caverne auguste
sauvegardée du jour mesuré par les heures,
aux yeux de l'Eglise vivante rassemblée, ali-
mente l'or des cierges qui au-dessus de l'au-
tel j)ublient le pur holocauste 1 Le regard,
maintenant, ainsi que dans les premières égli-
DSrELOPPEMEN T DE L ECHSK ÎOf)
ses. n'est plus brutalemeiU au delà du sacri-
ficateur arrêté et comme répercuté par un cul-
de four ; la prison s'est ouverte et la verrière
accueille les yeux qui, laissant en chemin l'es-
prit s'amuser aux formes précises et au ra;iiage
des couleurs, ne trouvent repos qu'au sein de
la lumière. Elle, comme lorsque nous voyons le
soleil entre les feuilles ou parmi les fumées d'un
campement sous les bois, pénètre, rompue en
un chatoiement innombrable et comme altérée
par l'exhalaison à demeure de l'encens, comme
la vérité à travers les divisions du syllogisme,
l'obscurité incluse ; le prêtre officie devant l'o-
pulence extérieure du monde exclu et béant.
L'âme de l'église, jusque-là diffuse, est désor-
mais la nef médiane qui dans la double proces-
sion jusqu'au berceau incandescent de l'abside
de ses filts colossaux ne laisse autour d'elle
qu'une ceinture d'ombre I)asse à tout pas uu
moment écarté de la formidable attraction rec
liligne ; et cependant que les ogives, comme une
ART POETIOLE
forêt de branches enracinées dans le ciel, y
tirent, y nouent toute la charpente intérieui^ en
un faîte unanime, de chaque côté les contreforts
comme des bras s'altelant par le dehors à la
masse l'accrochent, cramponnent tout étroite-
ment à l'assomption de la Nef-mère et du vais-
seau essentiel.
La façade étant une exhibition, l'ég^lise, re-
cueillie surson principe intérieur, profondément
engagée dans le gâteau humain, ne pouvait faire
montrance que de ses portes.
On peut étudier, devant la pauvre bonne
vieilleéglisedeNotre-Dame-la-Grande à Poitiers,
comme une feuille dans son bourgeon, le germe
ratatiné de ce qui devint l'ample portail gothique
et le motif complet de l'immense dessin. Le
portail est le titre illustré du livre, le jubé exté-
rieur, l'iconostase foraine. Les ambons d'où le
diacre en pompe venait annoncer au peuple l'é-
vangile et proclamer la Pâque sont devenus les
deux tours qui font bruit dans le vent de leurs
DEVELOPPEMENT DK L lltiLISE
cloches convocatrices. Ran^sur rang, le cortèg-e
évangélique, les anges et les rois, les patriar-
ches et les pontifes, aligne en bon ordre son
témoignage au-dessus de là triple entrée ; eux-
mêmes font de leurs corps pressés l'un contre
l'autre la porte, ménageant le passage de ce qui
est hors à ce qui est au-dedans. L'orifice n'est
plus seulement l'ablation arbitraire d'un frag-
ment de la paroi ; obéissant à l'aspiration inté-
rieure, il se rétracte à la façon vivante de la
bouche, et l'honorifique iris des saints conti-
nués par la baguette entremêlée des symboles et
des anges comme une tige par sa palme investit
le noyau d'obscurité béante. Le mur, comme un
fruit que Ton entaille, partout où le fer l'attaque,
fait paraître les semences de vie engagées dans
son tissu. La sévère église primitive avait dressé
devant ses portes l'abri du narthex pour les
catéchumènes et les frénétiques à qui le seuil
était interdit ; aujourd'hui, elle délègue à scg
portes tout le clergé de la pierre pour inviter
?I2 ART POEIIQUE
pareillement à entrer le pur et l'impur et ses
rangs s'ouvrent pour l'accueillir et lui livrer
passage.
Et maintenant, église de Dieu, par quelle
frondaison et quelles touffes, par quelles vrilles
subtiles, par quelle fumée de pinacles, par quelles
flèches vibrantes comme une hampe de jacinthe,
vas-tu trouver le moyen assez innombrable et
curieux, à défaut de t'y fondre par le parfum et
le miel, de te lier à l'azur et au nuage et de
pendre au plus haut la croix suprême ? Ni le
plomb mol et le bois le mieux amenuisé n'y suf-
fisent; mais ce Midi Pascal, à Rheims, comme un
homme qui tout à coup par la trappe fait explo-
sion dans le tonnant colombier, je me souviens
qu'à la plus haute échauguette je surgis au
milieu du soleil, et de la plaine ronde et grise et
de la ville couleur de lilas et de cette nichée
de cloches, qui, avec l'hymne précise célébrant
l'Heurecanonique, semblaient terminer tout dans
le ciel pai l'articulation de l'Alleluia ! La cathé-
DÉVELOPPEMENT DE l'kOLISE 2i3
drale s'achève dans le vent. Oui veut compren- ,
dre, par exemple, les églises R.ouennaises au
milieu des ouvrages qui les flanquent, il faut
qu'il se souvienne de ces villages normands que
' l'on voit sur la côte au nord de la Seine ; chacun
pour s'y tapir entretient son carré de grands
hêtres où les rafales du large s'amusent et s'a-
mortissent. Ainsi à Rouen l'Arbre-Dieu, l'Eten-
dard de la Foi, impuissant à se laisser empor-
ter par la bise acharnée et folle, ressemble à une
flamme torturée, à un signal travaillé par latem-
pête, à un grand être végétal tout occupé par
l'ennemi, qu'il contient de ses membres entre
mêlés. Saint-Ouen, Saint-Maclou ; et j'appelle
Fais la cathédrale elle-même une cité de candé-
l labres, d'où, au centre, cependant que les blocs
évidés de chaque côté des porches du Nord et
du Sud suggèrent d'énormes lanternes et les
boisseaux de la Parabole, jaillit, à l'intersection
même de la croix, plantée emphatiquement sur
la grande tour ouvragée, la Flèche telle que le
»l4 AHT POÉTIQUE
cierge pascal, la chandelle sur son chandelier !
Ainsi la considéraliqn de chacun des élagesde
la Cathédrale, ses piliers, ses voûtes, son faîte,
peut fournir la caractéristique de chacune des
époques de son développement par l'exhausse-
ment progressif du principe générateur. A la fin
du Moyen-Age, l'efTorl de l'ogive a épuisé toute
son énergie. Sous sa tension les piliers se sont
eftilés dans le faisceau des colonnettes, les parois
partout ouvertes ont fait, de l'obscur vaisseau
puissamment bandé de muscles énormes, une
cage de verre enserrée d'une grêle armature de
contreforts et de châssis, fervente gemme aux
feux intérieurs, orientée avec un art dévot dans
le rayon de soleil pour en cuire et distiller l'or.
Déjà ces fûts trop frêles semblent appeler la
hache ! et l'œil suspecte aussi l'exubérance de la
frondaison. Comme une bûche que l'on met au
feu écume et souffle par le bout qui reste intact
et comme l'eau sous l'exorcisme se purge de son
maléfice, c'est ainsi que, contrainte à contenir le
DÊVEI OPHtMENT DE LÉOLISK 1' 1 5
Dieu saint, la pierre païenne déj^agea extérieu-
rement une vermine grimaçante et démoniaque,
et les gargouilles vomissantes, et la grande herbe
de fleurs vaines. A mesure que l'heure du Scan-
dale approche, le grouillis mécréant se fait plus
vivace et plus dense et l'on dirait que toute la
sève de l'église s'épuise dans ce gui parasite. I a
voici qui bientôt accepte des ornements étran-
gers. L'âme gothique s'éteint.
Pas avant que, comme peu à peu nées de re-
mous au confluent des routes et des rivières, se
complétait le système de toutes les villes, elle n'ait
ménagé à la France l'ouvrage tout entier de son
culte. Point de prière latente incluse au site à
laquelle on ne donnât voix, point de fief religieux
dont quelque haute tour ne pourvût à recevoir
l'allégeance. L'église, aujourd'hui, n'est plus
qu'un oratoire anonyme, une partie banale, mo-
bilière, comme un confessionnal ou un prie-dieu
du matériel de la dévotion. Mais aux premiers
temps les légendes d'apparitions dans le chêne
ai6 ART POÉTIQUE
OU l'épine, de statues trouvées sous la friche,
de sources soudain jaillissant baptismales, indi-
quent assez bien quelles nécessités antérieures
joignaient la terre brute aux fondations qui l'em-
brassent. Le temps que prenait la construction
de l'édifice, sa nourriture puisée au sol même
lui permettaient de prendre, pour ainsi dire, le
goût du terroir ; il était l'expression devant le
soleil du mode spécial de la permanence locale,
l'éruption du témoignage autochtone. Par des-
sus les toits et les murailles de la Ville, la Cathé-
drale commandait le diocèse. Le voyageur la
voyait de loin, comme les armoiries sacrées delà
région, se peindre sur la campagne ou se dessi-
ner sur le ciel.
Quand les apôtres des Gaules furent morts,
les chaires mêmes où ils étaient assis, les Cathé-
drales, continuèrent leur enseignement, dont
elles sont encore, à ce jour, au dessus de toute
voix humaine, dispensatrices. Comme on vient
demander aux reliques des Saints la guérison de
DEVELOPPEMENT DE L EGLISE il"]
telle ou telle infirmité, il semble qu'il faille les
ombres élernelles ihésaurées par ces vieilles mu-
railles pour y fondre l'enveloppe de notre nuit
personnelle, pour dissoudre notre bruyante sur-
dité dans le silence de la Bonne-Nouvelle. L'on
ne saurait dire que la Cathédrale soit faite pour
la prière ; elle en est l'appareil cérémonial. Fran-
chir ses portes est, de même qu'ouvrir le bré-
viaire, s'incorporer à un aménagement dépréca-
toire, à la supplication officielle préparée pour
tout le genre humain. Comme jadis les liturgies
variaient suivant les diocèses, ainsi diffèrent les
métropoles. — A Notre-Dame plus que nulle
part ailleurs, dans le milieu du cloaque Parisien,
comme Jérémie dans sa citerne enseveli sous
des eaux profondes, lu goûteras bien le goût de
la Mort ; qu'il est rassurant, si tu relèves la tète,
de ne plus voir au lieu de soleil que durer ces
grandes roses bigarrées qui semblent imboire,
suspendre en trophée afin de mieux l'exclure
toute \\ lumière qui pourrait entrer. — Rheims,
2lS AIVT l'OElJOL'E
toulc raisselanlede baume, est encore prête pour
d'autres sacres, à accueillir plus que les anciens
Roys. — Mais Chartres est entre toutes l'église
de Notre-Dame. Avec quelle ampleur magna-
nime s'ouvre à nos yeux son chœur ! Elle est
obombrée par la vertu du Très-Haut ; elle est
l'exaltation de l'humilité, elle est la componction
dans la gloire ! Elle est suave et une, elle est
bien recueillie sur le baume. Vaisseau honorable,
récipient de l'orthodoxie, secret spirituel, vase
de prudence, sanctuaire insigne de la dévotion I
Pleine de grâce, on la voit de toutes parts ache-
ver toute la {»auvre et vieille ville en elle-même;
elle y puise comme par des racines, elle s'y ajuste
comme par des mortaises, elle surgit et se com-
pose du mouvement de tous les toits, et de ses
deux flèches égales avérant l'envergure de la
cité, elle ne fait point faute à l'œil abîmé qui lui
demande passage jusqu'au ciel. Les vents con-
tinuels n'ont point permis aux sculptures de
réussir sur ses hautes parois ; comme on voit les
DEVELOPPEMENT DE L EGLISE SIQ
graminées et les mousses essayer les vieilles mu-
railles et les joubarbes avec les giroflées pro-
^ ter de tous les bons coins, ici on ne trouve d'or-
nements et de statues que là où les auvents et
les corniches fournissent quelque abri. Les Saints
se sont réfug-iés sous les porches, tant qu'à celui
du Nord il a fallu leur ménager cet ample vesti-
bule où le Dimanche, au sortir de la messe, les
bourgeois viennent familièrement s'habituer à
leur compagnie. Des deux clochers, l'un qui sans
doute est à l'abri du vent élève un cône rigide et
tout nu; l'autre, comme un pieu planté en tra-
vers du courant, a arrêté toutes les épaves en
dérive par l'air illimité, les longues brumes et les
tenaces fumées, et les anges et les corbeaux ; elles
s'empêtrent, s'enroulent autour de sa base. La
forêt honorifique dont les cimes semblent ratta-
chées l'une à l'autre comme par l'enchevêtrement
de leurs fruits a laissé libres ces deux brins. La
semence est encore ici le grain de sénevé mys-
tique! entre, et tu pourras vénérer la petite statue
ART PCETIf)L!E
jadis trouvée sous la terre comme un pépin noir.
Aujourd'hui une cépée nouvelle ne nous réserve
plus d'autres ombrages. Jadis la foule unanime
convoquée pour le sacrifice ne demandait à l'église
vaste comme un purgatoire que l'obscurcisse-
ment et la sécurité de son gouffre tutélaire. La
foi se trouble à mesure que le jour extérieur pé-
nètre. Maintenant les fidèles qui sont demeurés
voient devant eux, exposé à plein dans le plein
jour, l'autel dans le détail, or et linges, de son
ornement liturgique, et le tabernacle fermé, et
la croix dans une sévère évidence. Car, lorsque
le l)lasphème protestant, jurant que chaque
homme était propriétaire de sa justification, nia
que le prêtre pût élever rien entre ses mains, les
croyants voulurent mieux voir, l'Eglise voulut
mieux montrer l'hostie, le jour se fit dans le
sanctuaire. Si la présence du Christ sous les
espècesconsacrées n'était point seulement, comme
le voulaient les novateurs, une sorte de luxe
alimentaire, un mystère réservé au contact du
DBVKI.Ol'l'KMKNT L)E L EGLISE
palais avec la langue, il importail maintenant
que le culte rendu ne fût point limité à Tacte
lilurg-ique, mais que l'Eucharistie reçût parmi
nous une résidence et un honneur continuels.
Aussitôt Rome sur la pierre inébranlable élève
l'énorme dôme. Les églises au xvii®, au xvni® siè-
cle, au XIX* encore, deviennent de grandes salles
d'audience et de réception, des refuges toujours
ouverts, des parloirs confidentiels, meublés dans
le goût de nos propres demeures. De nos jours
enfin le Sacré-Cœur montre Taboutissement com-
plet de l'idée nouvelle : un Dieu toujours visible,
un peuple toujours présent; l'exaltation du pain,
l'ostension du cœur secret. — Mais ce n'est
point le lieu de dire davantage.
Eii France, avril-juillet 1900,
NOTICE BIBLKKiRAPHIQUE
La C£W2oissance du Temps a été imprimée pour la pre-
rr;tre fois en un petit vol. in-i6 carré de 27 pages en
igo4 [Chez la Veiwe Rosario, Foulcheoa, igo4) tiré à
i5o ex., hors commerce. Il a été réédité'avec les deux
autres traités par le Mercvre de France en tgoj. Le
texte de la présente réimpression est celui de cette édi-
tion avec quelques corrections et adjonctions, particu-
lièrement d' Arguments.
■ Hambourg, Dovembre igi3.
». C,
TABLE
Pages.
COX.VAISSAXCE DU TEMPS j
TRAITÉ DE LA CO-NAISSANCE DU MONDE ET DE
SOI-MEME 59
DÉVELOPPEMENT DE L'ÉGLISE 193
Air%<^i
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
pQ Claudel, Paul
2605 Art poétique. Hai&ieme
L2A7 édition
1913
y