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Full text of "Art poétique: Connaissance du temps; Traité de la connaissance au monde et de soi-mème; Développement de l'église"

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3  1761  01 

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I^^H 

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in  2009  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/artpotiqueconnOOclau 


ART    POÉTIQUE 


DU  MÊME  A  UTEUR 


THÉÂTRE (\    vol. 

30NNAISSANCE  DB   LEST.  ........ I     VOl. 


PAUL    CLAUDEL 


Art   Poétique 

CONNAISSANCE     DU     TEMPS 

TRAITÉ     UE     LA     CO-NAISSANCE     AU     MONDE     ET     DE     SOI-MÊMB 

DÉVELOPPEMENT    DE    l'ÉGLISE 


Sicut  Creator,  ita  moderator.  Donec 
universi  seculi  pulcritudo..,.  velut 
magnum  carmen  inefl'abilis  modula- 
toris. 

S.  AuGL'STLN,  Ep.  V,  ad  Marcellinum. 


HUITIÈME      ÉDITION 


PARIS 
MERCVRE  DE  FRANCE 

XXTI,  RVE  DE  CONDÉ,  XXVI 


^   r.  u  1951 

76.9034, 

IL   A    ÉTÉ    TIRÉ    aï    CET    OUVRA»!  î 

Djnee  exemplaires  sur  papier  de  HoUoJuUt 
naméroUt  dt  i  à  la. 


JU8TIFICATI3N    DU  TIRVOR 


17/3 


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OraiU  '.)•  trttiuSiiot  «t  d»  repr«iiacfl«a  r^rTM  pour  toa«  ?«fk 


CONNAISSANCE  DU  TEMPS 


CONNAISSANCE  DU  TEMPS 


ARGUMENT 


PRÉLUDE.  —  Interprétation  de  l'univers  et  de  la 
fig'ure  que  forment  autour  de  nous  les  choses  simul- 
tanées. 

I.  DE  LA  CAUSE.  —  Définition  par  l'idée  de  conti- 
nuité. Analyse  de  l'idée  Je  cause.  Le  couple  du  5a- 
jet  et  du  moyen.  Exemples  et  classification.  Compa- 
raison avec  le  couple,  majeure  et  mineure,  du  syllo- 
gisme. Le  sujet  n'implique  pas  le  moyen  et  ne  le 
commande  pas.  Des  formes,  pas  de  lois.  Eternelle 
nouveauté  de  toutes  choses.  Leur  répétition  indique 
l'importance  suprême  et  sacrée  que  le  Créateur  leur 
a  conférée,  comme  à  des  mots  de  l'éternel  vocabu- 
laire. Chaque  chose  n'a  de  nécessaire  que  son  exis- 
tence. Discussion  du  Mécanisme,  absurdité  du  mou- 
yement  perpétuel  sans  but  que  lui-même.  Résumé  : 


O  ART    POETIQUE 

le  sujet  n'a  pas  de  programme  par  lui-même  et  ne 
le  trouve  que  par  la  détermination  à  un  certain  efFel 
que  le  moyen  lui  confère.  La  différence  g-énératrice. 

II.  DU  TEMPS.  —  L'espace  ou  le  dessin  fini,  le 
temps  ou  le  dessin  qui  est  en  train  de  se  faire  en  ua 
mouvement  universel  qui  est  le  ternes.  L'univers  est 
une  machine  à  marquer  le  temps. Comparaison  avec 
les  horlog-es  humaines:  le  mouvementée  régulateur, 
l'inscripteur.  Le  mouvement  primitif  est  toujours  de 
et  non  pas  vers.  Double  temps  de  tout  mouvement, 
impulsion  e.xtérieure,  tendance  au  retour.  L'échappe- 
ment solaire.  L'origine  du  mouvement  est  le  fré- 
missement de  la  matière  au  contact  d'une  réalité, 
différente,  l'Esprit  :  la  peur  de  Dieu.  Tout  ce  qui  est 
mouvement  est  temps  et  sert  à  l'indiquer.  Le  temps 
considéré  comme  continuité  du  mouvement,  ou  durée- 
Modes  et  phases  du  temps.  Suite  et  avancement 
dans  la  durée.  Le  passé  est  la  somme  sans  cesse 
croissante  des  conditions  du  futur,  qui  est  donc  tou- 
jours nouveau  et  inédit. 

III.  DE  L'HEURE  -l  heure  en  moi  que  j'indique 
et  que  je  sais,  non  pas  seulement  dans  le  temps, 
mais  dans  la  durée.  Ce  mouvement  même  dans  uo 
cœur  dont  les  horizons  en  perspective  autour  de  lui 
ne  sont  que  les  reporteurs  et  les  traducteurs  concen- 
triques. Mon  intention  dans  le  dessin  total.  Connais- 


CON.NAïaSAKCB    DU    TE>4PS 


sance  que  j'en  ai.  Connaissance  de  mon  rapport 
«ux  choses  et  des  choses  entre  elles  sous  le  seul  rap- 
port de  leur  simultanéité.  La  Cause  Harmonique 
ou  mouvement  qui  règle  rassemblement  des  êtres  à 
lel  moment  de  la  durée. C'est  l'Art  Poétique.  La  nou- 
velle Logique,  ayant  la  métaphore  pour  expression. 
Toute  chose,  en  dehors  de  sa  réalité  propre,  et  du  fait 
du  rapport  infini  qu'elle  entretient  avec  toutes  les 
autres,  a  une  valeur  de  signe  du  moment  de  la  durée 
auquel  nous  sommes  parvenus. 

CONCLUSION.  —  Le  Temps  est  l'invitation  à 
mourir, -le  moyen  qui  permet  aux  choses  d'avouer  en 
expirant  leur  néant  dans  le  sein  de  leur  Créateur. 


Ce  n'est  point  le  futur  que  j'envisage,  c'est  le 
présent  même  qu'un  dieu  nous  presse  de  déchif- 
frer. De  moment  à  autre,  un  homme  redresse 
la  tête,  renifle,  écoute,  considère,  reconnaît  sa 
position  :  il  pense,  il  soupire,  et,  tirant  sa  montre 
de  la  poche  logée  contre  sa  côte, regarde  l'heure. 
Où  suis-j'e?  et, Quelle  heure  est-il?  telle  est  de 
nous  au  monde  la  question  inépuisable;  Où  suis- 


10  ART    POETIQUE 

jeei  Où  en  suis-jel  C'est  pourquoi  les  Cités  an- 
tiques postaient  à  demeure  l'augure.  En  marche 
dans  le  courant,  le  navire  humain  plantait  sa 
vigie.  Rien  en  vain.  L'homme  pensait  que  tou- 
tes choses  à  toute  heure  avec  son  intime  assen- 
timent travaillées  par  la  même  inspiration  qui 
mesure  sa  propre  croissance  élaboraient  un 
mystère  qu'il  fallait  de  nécessité  surprendre.  Et 
c'est  pourquoi  l'aruspice  armant  son  bras  allait 
le  rechercher  jusque  dan«  l'entraille  des  ani- 
maux. Qu'un  être  doué  d'une  voix  intelligible 
captive  l'exhalaison  de  la  terre  et  le  rot  de 
l'abîme!  La  sibylle  savait  tromper  avec  sa  poi- 
gnée de  feuilles  mortes,  ensemencer  le  vent  de 
paroles.  Tout  site  religieux  recelant  l'oracle, 
comme  un  autre  ses  sources  curalives,  avait  un 
temple  pour  l'exploiter.  Et  de  nos  jours  la 
même  curiosité  a  inventé  des  instruments,  cons- 
truit des  hypothèses  et  des  observatoires.  Par- 
tout;,  ;\  tout  moment,  chacun  sait  le  degré  de  la 
chaleur  qu'il  fait  et  le  poids  de  l'air  qui  le  lient 


CONNAISSANCE    DU    TEMPS 


pressé.  Toute  la  peau  de  la  terre  est  devenue 
sensible  comme  l'extrémité  denosdoig"ts  et  télé- 
g-raplue  les  nouvelles  de  la  tempête  et  de  la 
beauture.  Le  bulletin  des  taches  du  soleil  est 
nécessaire  à  la  Bourse  et  à  la  politique.  Le 
Globe  oriente  encore  l'aiguille  soustraite  à  sa 
masse.  C'est  ainsi  que  nous  savons  toujours  par- 
faitement le  temps  qu'il  fait  et  le  visage  qu'il 
se  compose,  l'arrangement  conclu  pour  la  jour- 
née entre  Phœbus  et  la  nue.  Mais  quand  l'occul- 
tation de  notre  soleil  journalier  nous  permet  de 
nouveau  de  relever  notre  position  dans  l'absolu, 
que  sont  les  pratiques  naïves  de  l'astrologie  au- 
près de  nos  tables  et  de  nos  méthodes  et  de  ce» 
yeux  forts  que  nous  braquons  sur  les  amers 
célestes  ?  Quel  almanach  valut  jamais  celui  du 
Bureau  des  Longitudes,  et  quel  thème  horosco- 
pique  à  la  devise  de  Saturne  ou  du  Cancre  le  secret 
plus  serré  de  ces  nombres  enfermés  en  d'exactes 
.colonnes  ?  Nous  lisons  mieux  l'aspect  du  ciel- 
brillant.  Une  heure  immense,  totale,  est  à  tout 


la  ART    POETIQUE 

moment  calculée,  plus  décisive  que  celle  qui 
jadis  avérait  la  naissance  des  rois,  retardait  les 
batailles,  présidaitàla  cueille  des  simples,  favo- 
risait les  purg-es.  Nous  n'accrochons  plus  aux 
astres  notre  cuisine  et  notre  politique.  H  n'est 
pas  moins  que  toute  chose  qui  arrive  est  située 
spécialement  dans  la  durée  par  telle  combinai- 
son non  reproductible  du  chiffre  sidéral,  comme 
tout  point  sur  la  carte  par  sa  distance  du  méri- 
dien et  de  l'équateur,  et  trouve  dans  les  cieux 
inépuisables  sa  racine  arithmétique.  Mais  peut- 
être  que,  plus  prochaines  qu'étoiles  et  planètes, 
toutes  les  choses  mouvantes  et  vivantes  qui 
nous  entourent  nous  donnent  des  signes  aussi 
siîrs  et  l'explication  éparse  de  celte  poussée 
intérieure  qui  fait  notre  vie  propre. 

Et  tel  est  le  mystère  qu'il  s'agit  présentement 
de  reporter  sur  le  papier  avec  l'encre  la  plut 
noire. 


CCNNAISSANCE    DU    TBMPS  l3 


I 

.  DE  LA  CAUSE 

Tout  objet  qui  apparaît  devant  nos  yeux  et 
dans  notre  intelligence,  la  démangeaison  de 
l'esprit  est  aussitôt  de  le  ranger  à  sa  place,  de 
l'insérer  dans  le  continu.  La  ca^z^c  est  celte  join- 
ture que  nous  nous  appliquons  à  découvrir  ;  elle 
est  tout  cela  avec  une  énergie  productrice  sans 
quoi  une  chose  donnée  n'aurait  pu  être. 

Ces  mots  circonscrivent  le  sens  et  l'aire  de 
Dotre  enquête.  Nous  ne  chercherons  point  à 
comprendre  le  mécanisme  des  choses  de  par 
dessousj  comme  un  chauffeur  qui  r'xmpe  sur  le 
dos  sous  sa  locomotive.  Mais  nous  nous  place- 
rons devant  l'ensemble  descré.itur3S,  comme  un 
critique  devant  le  produit  d'un  poëte,  goûtant 
pleinement  la  chose,  examinant  par  quels 
moyens  il  a  obtenu  ses  eJJ'ets,  comme  un  peintre 


l4  ART    POEIIQUE 

clig^nant  des  yeux  devant  l'œuvre  d'un  peintre, 
comme  un  ingénieur  devant  le  travail  d'un  cas- 
tor. Rien  à  faire  ici  des  quatre  causes  du  Philo- 
sophe, matérielle,  formelle,  finale,  efficiente. 
Chercher  à  propos  de  chaque  entité  supportée 
par  un  nom  la  cause,  c'est  simplement  envisa~ 
ger  la  matière  et  le  moyen. 

Un  adage  assourdissant,  réductible  au  seul 
bruit,  emplit  la  feuille  de  tous  les  livres  :  Pas 
d'effet  sans  cause  !  M-^is  oserais-tu,  ô  creuse 
cigale,  moduler  aussi  bien,  entre  mes  doigts  : 
Point  de  cause  sans  effet  ?  Je  ne  l'attends  point, 
mais  je  souris  seulement,  et  je  répète  après  toi  : 
Oui,  point  d'effet  sans  causes.  Sans  causes  au 
pluriel. 

Car  la  cause  n'est  jamais  une.  La  série  des 
abstractions  nous  réduit  aux  idées  premières  du 
mouvement  et  de  la  masse,  du  moteur  et  du 
mobile,  ou,  plus  grossière,  d'une  influence  exté- 
rieure sur  toute  chose  donnée  manifestée  par 
un  mouvement  local.  C'est  ce  couple  d'un  sujet 


CONNAISSANCE    DU    TEMPg 


«l  d'une  action  sur  le  sujet  exercée  du  dehors, 
qui  constitue  proprement  la  cause.  Agencement 
infiniment  variable  dans  ses  modes,  autant  que 
chaque  effet  à  produire. 

Examinons  de  plus  près. 

Le  caractère  du  sujet  est  d'avoir  une  valeur, 
une  «  puissance  »  plus  générale  que  celle  de 
l'effet  qui  en  est  tiré  par  l'application  du  moyen, 
—  A  l'entrée  du  port  des  Phéaciens,  la  mer 
maniée  par  le  vent  s'est  amusée  à  ciseler  en  bar- 
que patiemment  le  bout  de  cet  os  saillant  hors 
du  vieux  corps  de  la  Terre.  —  L'hydrogène  a 
ses  propriétés,  l'oxygène  a  les  siennes  :  il  fau-t 
un  chiffre,  il  faut  la  proportion  de  un  à  deux 
pour  que  la  combinaison  ait  lieu,  de  l'eau.  —  II 
faut  une  étincelle  vivante,  le  microbe,  pour  fa- 
briquer, de  l'oxygène  uni  avec  l'azote,  le  nitrate, 
nourriture  de  l'herbe.  —  Il  faut  à  la  terre  la 
semence  pour  transformer  en  un  sucre  soluble  sa 
chair  inerte —  Il  faut  au  sang  de  la  mère  le  germe 
pour  la  conception  du  caillot  animé.  — Il  faut  au 


iG  ART    POETIOOK 


marbre,  il  faut  à  l'acier  et  au  cuivre  le  sculpteur, 
l'ouvrier  avec  ses  outils,  pour  dégager  la  statue 
el  pour  assembler  l'engin. 

On  le  voit  par  la  considération  de  ces  preu- 
ves, toute  créature  est,  par  cela  même  que  créée, 
créatrice,  dépositaire  souslecommandement  nou- 
veau qui  l'épouse  d'une  force  prête  à  sourdre  figu- 
ratrice.  C'est  l'inlerveniion  du  moj^en,  le  travail 
extérieur  ou  latent  de  sonyFa^  précis  comme  un 
ordre  que  l'on  articule,  qui  résout  le  sujet,  qui  le 
contraint  et  qui  le  détermine. 

Il  est  possible  de  classifîer  les  moyens  suivant 
leur  opération  ;  j'en  pends  ici  le  tableau  : 

I.    CAS     DITS     fortuit*     ET     APPLICATION    d'uN 

MOYEN    A   LNE  FIN    NON   IMPLIQUÉE    PAR    LUI 

Une  poudrière  —  l'éclair  —  l'explosion. 

La  masse  de  la  terre  —  le  vent,  la  pluie,  la 
gelée  —  j)hénoménes  d'érosion,  ciselure  du  re- 
licf. 


CONNAIS»  ANCE    DU    TEMPS  I7 

Napoléon  et  son  armée  —  les  froids  de   la 
Russie  —  perte  de  l' Empereur ^  sa  chute. 
Les  réactions  chimiques  naturelles. 

2.  —  APPLICATION  INCONSCIENTS  DES  MOYENS 
A    UNE   FIN. 

a.  —  La  terre  —  la  semence  —  la  plante. 
L'aliment  —  l'appareil  digestif  —  le  chyle, 

le  sang. 

Le  miel  et  son   récipient  —    l'œuf—  la  larve. 

Les  phénomènes  de  la  cristallisation  et  ceux 
de  l'instinct  primaire. 

b.  —  Les  ovaires  en  travail —  les  industries 
de  la  ponte  et  du  nid  —  l'insecte,  l'oiseau,  le 
poisson,  la  nourriture  des  espèces  carnivores 
qu'ils  procurent. 

3.  —    APPLICATION   CONSCIENTE     ET    VOLONTAIRE 

DES  MOYENS  A  UNE    FIN. 


l8  ART    POÉTIQUE 

a.  —  Application  des  instruments  ou  des  pro- 
cédés à  la  matière. 

La  proie  —  la  chasse,  les  dents  —  le  repas. 
Le  marbre  —  le  ciseau  —  la  statue , 
Procédés  d'entraînement  des  athlètes. 

b.  —  Déclenchement  volontaire  et  mise  eu 
marche  d'une  série  naturelle. 

Lagricultare^  la  médecine^  Vèlevage,  les 
expériences  de  laphysioloffie,  etc. 

c.  —  Création  d'une  série  artificielle 
L'horloge^  la  machine. 

La  première  catégorie  définit,  plutôt  qu'une 
application,  la  rencontre  fortuite  ou  répétée  du 
sujet  et  du  moyen  ;  les  deux  suivantes  compor- 
tent une  application  réelle  de  l'un  à  l'autre  dans 
une  fin  déterminée.  Les  quatre  premiers  exem- 
ples delà  deuxième  catégorie  décrivent,  entre  les 
deux  termes,  une  assimilation  de  substance  à 
substance  ;  dans  le  dernier  déjà,  il  n'y  a  pas 
modification,  ensemencement  du  moyen,  mais 
adaptation  au  sujet  d'une  industrie  extérieure 


CONNAISSANCE    DU    TtMPS  I() 

au  praticien  dans  une  tin  extérieure  et  de  lui 
plus  ou  moins  complètement  ignorée.  Enfin, 
dans  la  troisième  catégorie,  il  y  a,  avec  la  con- 
naissance du  terme,  choix,  direction,  agence- 
ment des  moyens.  Le  moyen  n'agit  plus  seul, 
par  la  vertu  en  lui  infuse  ;  il  est  manié  du  de- 
hors, il  devient  instrument.  Il  n'invente'plus  lui- 
même  son  effet,  et,  à  ce  point  de  vue,  révèle  un& 
analogie  avec  les  cas  de  la  première  classe. 

De  ce  qui  précède  ressort  cette  première  con- 
clusion :  Le  sujet  rCimplique  pas  le  moyen» 
Quel  est  donc  le  procédé  de  rattachement  de 
l'un  à  l'autre  ? 

Les  trois  termes  auxquels  nous  avons  réduit 
l'action  causale  suggèrent  aussitôt  à  l'esprit  cette 
formule  du  raisonnement  humain,  le  syllogisme. 
Le  syllogisme  est  le  procédé  par  lequel  nous- 
reconnaissons  les  choses  et  nous  reconnaissons 
nous-mêmes  parmi  elles.  Pour  cela  nous  les 
nommons,  c'est-à-dire  que  nous  posons  les  carac- 
tères spécifiques  qui  les  distinguent  de  toutes  les 


AnT    POETIOUE 


autres.  Nous  n'en  admellrons  aucune  à  revêtir 
le  nom  fabriqué  par  nous,  sinon  qu'elle  se  con- 
forme aux  conditions  que  nous  avons  édictées. 
Instruits  par  l'expérience,  éclairés  par  la  certi- 
tude, ou  poussés  par  notre  fantaisie,  nous  pro- 
mulguons notre  volonté,  nous  décrétons,  par  la 
majeure,  que  tel  caractère  doit  être  attribué  une 
fois  pour  toutes  au  prédicat  que  nous  avons 
choisi  ;  par  la  mineure  nous  certifions  que  tel  être 
dans  la  réalité,  tel  fait,  répond  d'ailleurs  au  signa- 
lement de  notre  prédicat  :  par  la  conclusion  nous 
lui  décernons  donc  explicitement  le  caractère 
qui  lui  appartient.  Les  membres  du  syllogisme 
s'enchaînent  ainsi  avec  une  nécessité  parfaite. 
La  proposition  que  nous  avons  formulée  a  vrai- 
ment force  de  loi.  Nous  ne  sommes  pas  maîtres 
des  phénomènes  ;  mais  il  est  de  notre  pouvoir 
et  droit  de  leur  donner  des  noms,  et  de  stipuler 
les  conditions  auxquelles  ces  noms  leur  seront 
appliqués.  Il  suit  avec  rigueur  que  si  un  phé- 
nomène justifie  de  l'ensemble  de  conditions  que 


CONNAISSANCE    DU    TEMPS 


nous  représentons  par  un  nom,  il  possède  entre 
autres  cette  condition  particulière  que  nous 
détachons  un  moment  pour  kii  donner  une 
attention  spéciale.  11  ne  suit  nullement  que  le 
procédé  par  où  nous  nous  retrouvons  dans  le 
dictionnaire  de  la  nature  soit  celui  par  quoi  la 
nature  elle-même  en  ait  trouvé  les  termes  et 
aggloméré  les  acceptions. 

Mais  déjà  l'enquête  logique  nous  livre  ce 
point,  que  nous  ne  pouvons  définir  une,  chose 
qu'elle  n'existe  en  soi,  que  par  les  traits  en  qui 
elle  diffère  de  toutes  les  autres. 

Gomme  le  syllogisme,  la  formule  causale  pro- 
cède du  général  au  particulier.  A  une  majeure 
éparse,  inopérante,  vient  s'appliquer  le  moyen 
qui  la  détermine,  de  même  que  la  mineure  peint 
le  passage  de  la  puissance  à  l'acte.  Mais  l'une 
n'est  rattachée  à  l'autre  par  aucune  nécessité 
logique,  c'est-à-dire  qu'il  n'y  a  pas  impossibilité 
à  penser  l'une  sans  l'autre.  Tout  au  contraire, 
c'est  cette  diffe'?ence  même  qui  est  la  condition 


2  8  ART    POETIQUlt 

de  leur  opération.  Aucune  chose  n'est  complète 
par  elle-même  et  ne  peut  se  compléter  que  par 
ce  qui  lui  manque.  INIais  ce  qui  manque  à  toute 
chose  particulière  est  infini;  nous  ne  pouvons 
savoir  "d'avance  le  complément  qu'elle  appelle. 
Nous  ne  reconnaissons  donc  que  par  l'autorité 
du  fait  et  par  le  g^oût  secret  de  notre  esprit 
quand  est  trouvée  l'harmonie  efficace,  la  diffé- 
rence-mère, essentielle  et  g-énératrice. 

Notre  esprit  ne  conçoit  et  nomme  que  le 
général.  Quand  nous  décrivons,  pour  la  lui  faire 
reconnaître,  à  notre  interlocuteur  telle  personne 
que  nous  avons  rencontrée,  nous  nous  servons 
d'une  succession  de  traits,  dont  chacun  est 
général,  mais  dont  l'ensemble  ne  peut  se  rap- 
porter qu'au  de  ciij'us  :  un  homme  petit,  brun, 
la  barbe,  les  vêtements,  tels.  Mais,  pour  parfaire 
notre  notion  d'un  corps  ou  d'un  être  vivant, 
son  action  habituelle,  ses  mœurs  et  ses  proprié- 
tés, sa  jointure  avec  l'extérieur,  ne  sont  pas  des 
traits  moins  organiques,  n'ont  pas,  s'ils  doivent 


CONNAISSANCt    DU    TEMPi  sS 

servir  comme  matériaux  de  connaissance,  une 
▼aleur  moins  fixe  que  sa  constitution  intrinsè- 
que. Le  fait  seul  est  proposé  à  nos  yeux  comme 
à  notre  esprit.  Il  occupe  le  cadre  entier  et  s'im- 
pose, par  exclusion,  comme  nécessaire.  Nous 
voyons  d'un  seul  morceau  devant  nous  l'ensem- 
ble des  causes  et  des  effets,  comme  on  voit  un 
homme  nu  avec  ses  membres,  et  nous  concluons 
que  la  même  loi  qui  ordonne  l'existence  des 
choses  en  commande  la  production,  qu'aux 
choses  mêmes  est  infuse  une  vertu  génératrice 
irrépressiblement  déterminée.  Erreur,  à  quoi 
s'oppose  la  condition  absolue  de  la  différence 
essentielle  et  complémentaire,  et  ce  principe, 
que  nous  levons  ici:  des  formes^  point  de  lois. 

{Formes  ;  au  même  sens  que  Tondit  :  la  forme 
de  la  main,  la  forme  de  ce  vase.) 

Les  êtres  et  les  choses,  et  les  différentes  com.- 
binaisons,  qui,  désignées  sous  le  nom  de  phéno- 
mènes, faits,  événements,  s'établissent  entre  eux 
dans  le  temps,  forment  ensemble   comme  une 


'    24  ART    POÉTIQUE 

étofFe  que  la  main  régulièrement,  tire  de  son  rou- 
leau. Cette  étoffe  est  l'objet  de  nos  regards,  la 
considération  de  notre  esprit,  la  matière  de 
notre  science.  Nous  constatons  que  le  dessin 
qui  la  couvre  est  continu,  et  nous  formulons 
aussitôt  le  principe:  nihil ex nihilo;  —  qu'il  y  a 
une  suite  naturelle,  une  relation  constante  entre 
certains  motifs,  comme  d'une  fleur  à  sa  lige,  du 
bras  avec  la  main:  nihil  sine  causa  siifficienti; 
—  enfin  nous  possédons  le  moyen  d'évaluer  les 
phénomènes,  de  les  soumettre  dans  leur  mar- 
che à  un  terme  fixe  de  comparaison,  de  les  clas- 
ser suivant  des  chiffres  communs  :  nihil  absque 
pondère  et  mensiirâ.  Ce  sont  ces  poids  et  ces 
mesures,  ces  cadres,  ces  tables,  ces  méridiens 
et  ces  horizons  artificiels,  qui,  par  leur  défini- 
tion même,  par  leur  construction  même,  ont  une 
rigueur  générale  et  absolue,  mathématique.  Mais 
tout  cet  appareil,  et  les  «  lois  «que  l'on  en  dé- 
duit,ne  sont  que  des  instruments  de  critique, des 
plans  de  simplification,  des  moyens  d'assimila- 


CONNAISSANCE    DU    TliMPS 


lion  intellecluelle.  Elles  n'ont  pas  en  elles-mêmes 
de  force  génératrice  et  de  valeur  obligatoire. 


Professeur!  dans  votre  classe  il  fait  parfaite- 
ment clair,  et  la  lumière  qu'elle  cube  suffit 
exceîlenmient  sous  l'abat-jour  aux  sages  cahiers 
que  les  élèves  engraissent  de  votre  doctrine. Mais 
apprenez-le  1  l'homme  est  encore  nu!  sous  le  vê- 
lement immonde,  il  est  pur  comme  une  pierre  ! 
Pour  moi,  le  noir  de  votre  tableau  ne  me  suffit 
pas,  ni  ces  maigres  signes  qu'y  trace  la  craie. 
Ce  qu'il  me  faut,c'est  le  ciel  noir  lui-même  !  Ah  ! 
crever  la  fenêtre  de  tout  mon  corps  !  Ce  sont  les 
nations  de  l'Espace, l'affichage  de  l'  «  expression  » 
incalculable  pour  l'heure  !  Tout  est  su,  dites- 
vous,  tout  peut  s'apprendre.  La  publication  de 
l'ouvrage  va  être  terminée;  nous  annonçons  à 
nos  souscripteurs  les  derniers  tomes  de  notre 
Encyclopédie.  Tout  s'explique  fort  bien,  et  les 
œuvresde  la  nature  ne  sont  qu'une  démonstra- 


a6  ART    POKTIQOK 


tion,  comme  sur  un  lableau  noir,  des  lois  que  je 
viens  d'avoir  l'honneur  de  vous  exposer.  Insensé, 
qui  pense  que  rien  peut  s'épuiser  comme  sujet  de 
connaissance,  jamais!  Je  vous  le  dis  :  vous  n'a- 
vez point  tari  le  génie  de  sa  liberté  et  de  sa  joie  ! 
Lamerconser\e  ses  trésors;  Apollon  entre  encore 
aux  forges  du  Tonnerre  !  Ouvrez  les  yeux!  Le 
monde  est  encore  intact  ;  il  est  vierge  comme  au 
premier  jour,  frais  comme  le  lait!  L'inconnu  est 
la  matière  de  notre  connaissance, il  est  le  bien  de 
notre  esprit  et  sa  chère  nourriture. Les  hommct 
antérieurs  n'ont  point  endommagé  notre  droit, 
ils  n'ont  point  réduit  notre  patrimoine.  Les  cho- 
ses ne  sontpoint  comme  les  pièces  d'une  machine, 
mais  comme  les  éléments  en  travail  inépuisable 
d'un  dessin  toujours  nouveau.  L'homme  connaît 
le  monde,  non  point  par  ce  qu'il  y  dérobe, 
mais  par  ce  qu'il  y  ajoute  :  lui-même.  Il  fait 
lui-même  l'accord  qui  est  l'objet  de  sa  con- 
naissance, comme  un  clavier  sur  qui  je  promèae 
les  doigts. 


COMNAISSANCB    DU     TEMPS 


Nous  avons  défini  l'idée  de  nécessité  ;  nous 
l'avons  réduite  à  l'ensemble  de  conditions  soli- 
daires dont  doit  justifier  chaque  objet  pour  rece- 
voir de  notre  bouche  un  nom.  Ce  mot  n'exprime 
donc  au  vrai  que  la  confiance  que  nous  reposons 
dans  la  nature,  notre  certitude  de  la  retrouver 
toujours  pareille  à  elle-même  en  tant  qu'objet  de 
notre  connaissance.  Nous  sommes  sûrs  de  notre 
lexique;  pas  plus  que  les  substantifs  eux-mêmes, 
les  verbes,  neutres  ou  actifs  qui  en  expriment 
les  actions  et  les  rapports  ne  faudront  à  leur 
office  Les  heures  et  les  saisons  réservent  tou- 
jours les  mêmes  provisions  d'adjectifs  et  d'ad- 
verbes. Il  suit  donc,  d'après  l'insistance  avec 
laquelle  elle  les  maintient  ou  les  répète,  que  tous 
les  vocables  couchés  aux  pages  de  la  nature  ont 
pour  elle  une  valeur  propre,  un  sens  indispen- 
sable, un  import  typique,  sacramentel,  une 
authenticité,  et  qu'ils  sont  l'objet  prédéterminé 
du  travail  auquel  ils  servent  de  ternies.  L'eiïet 
seul  est  proprement  de    nécessité,    péremptoire 


28  ART    POÉTIQUE 

el  pure,  incluse  à  ce  chef,  qu'il  est,  et  la  série 
des  causes  n'est  qu'une  vue  du  procédé  mis  en 
œuvre  pour  l'obtenir.  La  chose  jaillit  neuve, 
explicable  par  elle  seule,  et  l'ordre  permanent: 
Que  cela  soit  !  ne  cesse  pas  d'émouvoir  les 
entrailles  de  la  création.  (Commandement  que 
linge  notre  science,  et  nos  expériences  ne  sont 
que  des  questions  gauchement  posées.)  Où  vous 
suivez  la  marche  d'une  machine,  je  goûte  la  pra- 
tique d'un  instrument.  Il  n'y  a  point  de  lois,  il 
n'y  a  que  des  recettes. 

Démontons  donc  cette  «  machine  »,  par  quoi 
les  maîtres  d'école  voudraient  nous  figurer  ce 
«  travail  »,  obsession  de  l'esprit  serf,  par  quoi 
l'univers  accomplit,  et  mérite  sans  doute  I 
d'être.  Toute  machine,  vivante  ou  fabriquée, 
trouve  hors  d'elle-même  son  aliment  et  son 
objet  (je  mets  à  part  l'horloge,  dont  le  batte- 
ment conduit  le  présent  poëme),  celle-ci  difté- 
rantde  la  première  en  ce  qu'elle  est  étroitement 
déterminée  a£/MAi«m.  C'est   cette    double  servi- 


CONNAISSANCE    DC    TEMPS  2J 

tude  de  la  force  à  prendre  et  du  produit  à  ren- 
dre qui  nécessite  l'ajustage  rigoureux  de  ses  piè- 
ces et  l'ordre  invariable  de  son  jeu,  la  machine 
même.  Or  l'univers  est  total  et  par  votre  pos- 
tulat ne  comporte  rien  d'extérieur.  Qu'est-ce 
donc  que  cette  force  privée  de  source, cette  ma- 
cliine  qui  se  nourrit  et  se  produit  elle-même  ? 
Joujou,  qui  va,  sans  objet  que  son  mouve- 
ment même,  par  la  seule  impuissance  à  s'arrê- 
ter. Voici  l'automate  éternel  dansant  inié- 
finiment  !  —  La  maciiine  n'est  qu'un  agence- 
ment de  moyens  entre  deux  termes  qu'elle 
présume. 

Pour  conclure  :  toute  cause  est  une  combinai- 
ton  que  n'implique  forcément  aucun  des  termes 
qui  la  font.  Elle  n'engendre  point  l'eftet  qui  la 
construit.  Le  monde  n'est  pas  le  développement 
inextinguible  d'un  principe,  l'éploiement  de 
l'atome,  la  déflagration  spontanée  d'une  équa- 
tion. H  n'y  a  rien  d  intrinsèque  aux  corps  qui  à 
un  moment  total  de  lexislence  les  contraigne  4 


30  ART    POi.TIQLE 

la  génération  de  la  suite.  Les  formules  que  je 
copie  sur  mon  cahier  ne  suffisent  pas  plus  à 
«usciter  le  fait  qu'à  limiter  l'ombre  sur  le  miroir 
le  «  Pater  »  à  rebours  et  le  nom  des  diables 
Setos  et  Crepo.  Parce  que  nous  distinguons 
quelques-unes  des  conditions  d'un  fait,  nous 
n'en  possédons  pas  la  raison  d'être.  Nous  le 
Toyons  mieux  ou  autrement  :  c'est  tout.  L'oxy- 
gène se  combine  avec  l'autre  gaz,  tout  de  même 
que  le  bras  est  uni  à  la  main.  Les  lois  de  Kepler 
ne  sont  qu'une  représentation  abstraite,  un  des- 
sin mathématique  du  mouvement  d'un  corps 
dans  l'espace,  une  formule  abrégée,  une  con- 
vention mnémotechnique.  Tout  corps  plongé 
dans  un  liquide  éprouve  de  bas  en  haut  une 
pression  égale  au  poids  du  liquide  déplacé,  c'est 
une  loi  :  au  même  litre  que  cette  assertion  :  si 
je  m'enfonce  les  doigts  dans  la  gorge,  j'aurai 
envie  de  vomir.  La  seule  différence  entre  ces 
deux  faits  constants  est  que  le  premier,  plus 
simple,  est  trsduisible  par  un  chiffre.  Il  y  a  loi, 


C0.NNAI8SANC1     DO   TEMPS 


3t 


partout  où  nous  pouvons  apercevoir  une  pro- 
portion constante  et  certaine. 

Une  proportion,  c'est-à-dire  une  différence  : 
la  cause  est  radicalement  cela.  Elle  est  rétablis- 
sement ou  la  rupture  d'un  équilibre  entre  deux 
termes,  la  satisfaction  d'un  besoin,  la  composi- 
tion d'un  accord.  Elle  n'est  point  positive,  elle 
n'est  point  incluse  au  sujet.  Elle  est  ce  qui  lui 
manque  essentiellement.  Etque  manque-t-il  plus 
essentiellement  à  l'individu  que  d'être  total  ? 

Ma  richesse  est  inépuisable  !  C'est  posséder 
tout  l'univers  que  de  manquer  de  tout  l'univers 
et  de  lui  manquer  moi-même. 


II 
DU  TEMPS 

Or  c'est  ainsi  que  les  choses  s'y  prennent 
pour  être  ;  rien  ne  varie  ou  n'engendre  seul, 
mais  de   par  un    pur    don,  qui  est    fait,  de    ce 


ART    POETIOlK 


complément  qu'il  faut.  Mais  quel  que  soit  le  tra- 
vail antérieur,  la  chose  existe,  la  voici  :  tout  a 
abouti  à  un  nom  ;  tout  a  tourné  à  cela  finale- 
r:.ent,  une  forme,  la  production  d'une  certaine 
figure  sensible.  Acceptons-la  telle  qu'elle  est. 
Toute  figure  est  limitée  ex  intra^^x  la  quantité 
de  matière  qu'elle  comporte,  et  de  l'extérieur 
par  les  autres  formes  qui  l'encadrent  conter- 
minales  ;  elle  fait  partie  d'un  ensemble  plein, 
cohérent,  indivisible  ;  elle  s'y  place  et  s'y 
agence.  Ainsi  qu'il  y  a  une  étude  comme  en 
profondeur  des  causes,  pourquoi  clore  mon  œil 
à  une  vue  des  choses  dans  le  plan  horizontal, 
à  l'appréciation  des  motifs  qui  décorent  et  com- 
posent l'instant  ?  C'est  le  tableau  qui  donne  à 
la  tache  que  fait  tout  sa  valeur.  Mais  le  dessin 
n'est  pas  fini.  Nous  le  voyons  qui  se  fait  sous 
nos  yeux.  Il  ne  nous  suffit  pas  de  saisirl'ensem- 
ble,  la  figure  composée  dans  ses  traits,  nous 
devons  juger  des  développements  qu'elle  impli- 
que, comme  le  bouton  la  rose,  attraper  linten- 


CONNAISSANCK    DU    TEMPS 


33 


tion  et  le  propos,  la  direction  et  le  sens.  Le 
temps  est  le  sens  de  la  vie. 

{Sens:  comme  on  dit  le  sens  d'un  coursd'eau, 
le  sens  d'unephraseje  sens  d'une  étoffe,  le  sens 
de  l'odorat.) 

Comme  la  main  de  celui  qui  écrit  va  d'un 
bord  à  l'autre  du  papier,  donnant  naissance 
dans  son  mouvement  uniforme  à  un  million  de 
mots  divers  qui  se  prêtent  l'un  à  l'autre  force  et 
couleur,  en  sorte  que  la  masse  entière  ressent 
dans  ses  aplombs  fluides  chaque  apport  que  lui 
fait  la  plume  en  marche,  il  est  au  ciel  un  mou- 
vement pur  dont  le  détail  terrestre  est  la  trans- 
cription innombrable.  Un  corps  ne  peut  être  à 
la  fois  en  deux  points  divers  ;  il  faut  donc  qu'il 
s'y  trouve  successivement,  qu'il  cesse  d'être  là 
pour  être  ici.  Ce  déplacement  pourquoi,  et  que 
signifient  ces  mots,  ici  et  là  ?  Ailleurs,  la  pré- 
sence d'un  autre  corps  qui  le  maîtrise.  Une  seule 
position  n'épuise  pas  les  rapports  de  l'un  à 
l'autre  qui  naissent  de  leur  diff"érence.    Du   fait 


Af\T    POEIIOUE 


seul  que  par  l'espace  deux  corps  existent  diffé- 
rents, naît  le  mouvement,  qui  est  l'étude  propre 
à  chacun  de  sa  comparaison  avec  l'autre.  Quel 
est  raccrochag"e  de  ces  corps  entre  eux  ?  c<5 
mouvement,  quel  ?  qui  le  bat  ?  où  le  ressort  et 
le  régulateur  ? 

Je  dis  que  tout  l'univers  n'est  qu'une  machine 
à  marquer  le  temps. 

Dans  cette  vue,  considérons  les  instrument» 
humains  qui  ne  sont  que  la  copie,  sans  savoir, 
de  l'horloge  totale,  et  l'inclusion  dans  une  boîte 
au  moyen  d'ancres  et  de  pignons  de  cette  même 
force  qui  fait  rouler  les  g-rands  chars  de  la  Lune 
et  des  autres  dieux.  Trois  organes  s'y  agencent . 
le  mouvement,  son  régulateur  qui  en  rend  l'é- 
chappement égal  dans  toutes  les  fractions  de  sa 
durée,  l'inscripteur  oula  roue  qui  le  traduitparsa 
révolution.  Du  mouvement  lamanièreest  double: 
la  chute  ou  la  détente,  d'un  poids  ou  d'un  res- 
sort ;  elle  utilise  le  sens  par  le  corps  d'une  direc- 
tion, ou  la  réaction  d'une   lame  repliée,    et,  lui 


CONNAISSANCK    DU    TEMPS 


offrant  inniours  le  même  obstacle  à  vaincre,  en 
compte  les  touches  successives.  A  quoi  sert  la 
roue,  qui  de  son  centre  fixe  transmet  sur  cha- 
cun des  points  de  son  disque  l'impulsion  qu'elle 
reçoit  en  un  seul,  modifiant  la  position  sans 
altérer  la  distance.  Mais  quelle  est  la  nature 
même  du  mouvement,  et  l'origine,  au  cœur  ? 

On  peut  considérer  le  mouvement  à  son  dé- 
part, ou  à  son  terme,  selon  qu'il  va  ou  vient. 
Mais  purement  et  en  soi,  il  est  d'abord  un  dé- 
placement, l'éloig^nement  d'un  corps  du  point 
premièrement  tenu.  Ce  point,  l'ayant  une  fois 
occupé,  il  ne  saurait  de  nature  avoir  aucune  rai- 
son en  lui  d'y  interrompre  son  séjour.  S'il  le 
quitte,  c'est  donc  par  l'effet  d'une  force  exté- 
rieure et  plus  grande,  d'une  contrainte  à  quoi  il 
cède.  Mais  du  trajet  qu'il  suit  résulte  le  sens 
d'une  direction  naturelle,  ou  poids,  et  la  pro- 
pension à  retracer  sa  course.  Et  telle  est  l'ori- 
gine du  mouvement,  au  ciel  et  dans  les  horlo- 
ges, telle  est  la  pulsation  initiale. 


36 


ART    POETiyUE 


C'est  pourquoi  le  soleil,  arrêté  sur  lui-même, 
a  pris  feu  dans  le  milieu  du  monde,  l'extase  dans 
la  violence  I  comme  une  lampe  qui  s'allume, 
comme  quelqu'un  qui  reg^arde  pour  voir  où  il 
est,  de  tous  côtés.  Mais  le  déplacement  absolu, 
mal  ouvert  au  noyau  luttant  dans  la  compensa- 
tion d'un  double  effort,  se  traduit  en  un  dépla- 
cement relativement  à  lui  des  diff"érentes  par- 
ties de  la  masse  périphérique,  et  le  mouvement  , 
direct,  axial,  s'éloigner,  se  rapprocher,  le  bat-  * 
tement  vibratoire,  se  traduit  en  un  vol  de  roue: 
rotation  pour  un  corps  unique,  translation 
autour  d'un  pivot  pour  un  système  composé. 
Maintenant  admettrons-nous,  pour  un  instant, 
vainquant  cette  répug^nance  de  l'esprit  à  rien  '^ 
digérer  différent  de  ce  qui  repaît  son  œil,  les 
mythes,  ceux  d'Empédocle,  par  exemple,  ou  de 
Laplace?  et,  en  dépit  de  ce  principe  que  rien  à 
soi  seul  ne  naît  ou  ne  se  diff'érencie,  la  nébu- 
leuse, et  cette  roue  du  potier  sur  quoi  les  pla- 
nètes se  seraient  elle-mêmes  façonnées?    Rêve- 


i 


CONNAISSANCe    DU    TEMPS  ^7 

rons-nous  que  les  semences  des  mondes  enfouies 
au  chaos  y  aient  pris  forme  et  accroissement, 
comme  un  cristal  qui  construit,  comme  une 
herbe  qui  pousse?  Ou  pas  plus  qu'une  montre 
ne  saurait  marcher  alors  que  de  tous  ses  rouages 
le  moindre  manque,  attesterons-nous  que  la  ma- 
chine destinée  dans  le  ciel  non  pas  à  marquer 
le  temps,  mais  à  le  produire,  n'a  pu  commen- 
cer son  branle  avant  l'ajustante  et  la  disposition 
de  ses  poids  et  de  ses  volants  ?  J'ai  défini  le 
poids  :  le  sens  du  sens;  pour  les  planètes,  il  est 
la  confession  de  leur  centre  vital.  Le  soleil  a,  dans 
le  travail  qui  le  chasse  à  travers  l'étendue,  à 
surmonter  avec  son  propre  poids  l'opposition 
des  planètes  qui  i'étreignent  et  le  «  remontent  », 
coalisées  avec  lui  dans  sa  résistance.  Et  leur 
course  à  la  fois  est  l'inscription  du  temps  dans 
l'espace,  traduction  de  la  passion  solaire,  et  l'é- 
chappement de  la  détente  primordiale. 

Attachons  notre  pensée  sur  ces  derniers  mots. 

Le  mouvement  d'un  corps  est  son  abandon  du 


-38  ART    POF.TIQUK 

lieu  premièrement  occupé.  II  est  donc,  nous 
l'avons  dit,  de  soi,  et  avant  tout,  un  échappe- 
ment, un  recul,  une  fuite,  un  éloig'nement  im- 
posé par  une  force  extérieure  plus  grande.  Il  est 
l'effet  d'une  intolérance,  l'impossibilité  de  rester 
à  la  même  place,  d'être  là,  de  subsister.  Et  se 
dissout  en  mots  insonores  et  sans  issue  de  la 
bouche  cette  pensée,  que,  de  même  que  cette  per- 
ception consciente  (  i  ),  en  qui  d'une  âme  avec  un 
corps  je  suis  moi,  l'origine  du  mouvementestdans 
ce  frémissement  qui  saisit  la  matière  au  contact 
d'une  réalité  différente:  l'Esprit.  Il  est  la  dilata- 
tion d'une  poignées  d'astres  dans  l'espace;  et  la 
source  du  temps,  la  peur  de  Dieu,  la  répulsion 
essentieHe,  enregistrée  par  l'engin  des  mon- 
des (2). 

Mais  si  le  mouvement  et  le  temps  sont  les 
expressions  homologues  d'un  môme  fait,  il  suit 
que  tout  mobile  animé  de  l'un   sert  à    indiquer 

(1)  Connaissance  de  l'Est.  Sur  la  cervelle. 
(a)  Initiuni  sapalientiœ  tiinor  Domini. 
PrimiiH  in  orbe  Deurn  novit  tinior. 


CONNAISSANCE    DV    TKMPS 


l'autre  et  fail  partie  de  l'entière  machine  cliro- 
nométrique.  Il  suit  encore  que  le  temps  a  une 
réalité  objective,  une  origine  et  un  développe- 
ment tels  que  montrés  par  le  progrès  des  aiguil- 
les sur  le  cadran,  une  existence  concrète  et  une. 
Et,  dis  lors,  que  nous  pouvons  le  considérer 
soit  dans  sa  durée  absolue  et  dans  son  écoule- 
ment uniforme,  soit  dans  sa  texture  matérielle, 
dans  sa  suite  ou  dans  son  rythme.  Ceci  d'abord. 
Commençons  par  voir  comment  il  se  fait.  Exa- 
minons les  éléments  de  notre  temps  humain. 

Dans  la  révolution  qu'il  accomplit  sur  ses 
pôles,  le  Globe  successivement  expose  au  soleil 
tous  les  points  de  sa  surface.  C'est  cette  présen- 
tation qui  est  notre  jour.  Aussi  nettement,  aussi 
minutieusement  que  par  l'ombre  du  gnomon, 
que  parle reportde l'angle  sur  lecercle,  le  progrès 
et  le  déclin  de  la  lumière,  durant  le  temps  que 
nous  mettons  à  sortir  de  la  nuit  pour  y  rentrer, 
est  traduit  par  tout  ce  qui  l'absorbe.  La  couleur 
du  ciel  et  de  la  campagne,  le  toucher  du  sol  à 


l\n  ART    POÉTIQLK 

mes  pieds,  la  fleur  qui  s'ouvre  et  se  reclôt,  l'at- 
titude et  la  nuance  de  la  végétation,  l'activité 
des  hommes  et  des  animaux,  tout  cela  ensemble 
avec  un  certain  air  commun  remplit  les  divisions 
les  plus  fines  de  ce  temps  pur  qui  tique  dans 
notre  gousset.  Le  jour, c'est  la  Terre  qui  se  roule 
dans  le  soleil,  l'année,  la  figure  de  sa  danse,  la 
salutation  à  son  Roi,  la  ronde  qui  l'éloigné  ou 
l'approche  de  sa  face  perpétuelle;  les  saisons, 
ses  attitudes.  La  position  de  la  planète  sur  son 
orbite, son  inclinaison  sur  l'écliplique,  sont  mon- 
trées aussi  exactement  que  par  le  calcul  astro- 
nomique par  ce  fruit  que  je  tire  et  par  ce  feu  qui 
s'allume.  Le  rythme  des  vents,  les  migrations 
des  maquereaux  et  des  cygnes,  la  verdure  ou 
la  neige,  l'éveil  de  la  puissance  végétalrice,  la 
connaissance  de  la  petite  herbe  qui  attend  son 
humble  moment  de  fleurir,  le  rut  des  quadru- 
pèdes et  le  chant  de  tous  les  oiseaux,  la  longue 
cuisson  de  l'été,  la  riche  cadence  de  l'automne, 
tout  cela  observe  la  mesure,    garde    le  temps, 


I 


CONNAISSANCE    DU    TEMPS 


reprend  et  pousse  la  phrase  ailleurs  commencée, 
expose  et  nourrit  le  thème,  conclut  l'accord  ; 
tout  cela  répond  à  tel  aspect  du  ciel  mathéma- 
tique, à  telle  intersection  de  l'horizon  et  de  la 
nuit.  Et  chaque  jour  de  chaque  mois  le  satellite 
qui  officie  à  notre  pèlerinage  vient  nous  rappor- 
ter où  nous  en  sommes;  la  lune,  comme  un 
éclaireur  que  nous  avons  pris  avec  nous  et 
comme  un  feu  dont  le  navigateur  recense  l'éclat 
et  l'éclipsé,  nous  dit  combien  de  temps  il  nous 
a  fallu  pour  l'amener  toute  ou  la  soustraire  au 
regard  du  soleil  qui  est. 

Cependant  à  toute  heure  de  la  Terre  il  est 
toutes  les  heures  à  la  fois;  à  chaque  saison,  tou- 
tes les  saisons  ensemble.  Pendant  que  l'ouvrière 
en  plumes  voit  qu'il  est  Midi  au  cadran  de  la 
Pointe-Saint-Eustache,  le  soleil  de  son  premier 
rayon  ras  troue  la  feuille  Virginienne,  l'escadre 
des  cachalots  se  joue  sous  la  lune  australe.  Il 
pleut  à  Londres,  il  neige  sur  la  Poméranie,  pen- 
dant que  le  Paraguay  n'est  que   roses,  pendant 


43  ART    POÉriOL'E 

que  Melbourne  grille.  Il  semble  que  ce  qui  existe 
ne  puisse  jamais  cesser  d'être,  et  que  du  temps 
destiné  à  traduire  l'existence  sous  le  mode  pas- 
sager, chaque  partie  ayant,  comme  nous  l'avons 
dit,  une  forme  concrète  et  sa  figure  comme  une 
femme,  comporte  une  nécessité,  permanente, 
inéluctable. 

Or,  telles  la  manière  et  la  démarche  du  temps 
qui  amène  et  produit  toutes  choses.  Mais  si 
l'heure  comprimée  dans  le  boitier  ne  laisse  pour 
ellet  de  son  passage  qu'une  certaine  fatigue  du 
ressort,  quelque  usure  des  pignons,  l'heure  to- 
tale, créatrice,  accomplit  une  oeuvre,  parfait  des 
résultats,  avance  une  histoire  que  nous  pouvons 
lire.  Le  sédiment  qui  se  dépose  au  fond  des 
mers,  le  travail  des  coraux  et  des  termites,  les 
coulées  de  peuples  et  les  submersions  d'empires, 
tout  cela  ensemble  sur  le  globe  tour  à  tour  noir 
et  blanc,  en  mesure  avec  l'année,  en  plare  sur 
le  site  sidéral,  poursuit  le  même  ouvrage,  déve- 
loppe la  même    révélation.    Par  le    moyen  des 


C0NNA1SSA^CE    DU    TK.Ml'S 


^3 


jours  ég^aux,  dans  la  cadence  toujours  reprise 
de  Tannée,  quelque  chose  qui  a  commencé  dure 
et  se  poursuit.  Les  aménagements  de  la  terre 
travaillée  par  le  feu  et  par  l'eau,  les  réactions 
des  acides  et  des  sels,  le  liremenl  spirateur  de 
la  végétation,  l'animal  asservi  à  son  instinct, 
l'homme  debout  :  tout  concourt  au  même  des- 
sin, reçoit  d'un  même  moteur  impulsion,  mesure 
et  vie.  Non  moins  que  la  passivité  de  la  matière 
et  la  soumission  *de  la  bête,  la  liberté  de  l'homme 
raisonnable  est  nécessaire  à  l'œuvre  commune. 
Je  la  compare  aux  «  rétablissements  »  du  corps 
qui  maintient  son  équilibre  sur  son  sol  instable, 
à  la  main  écrivante  qui  forme  des  mots  du  mou- 
rement  qui  l'anime.  La  tâche  du  monde  est  de 
continuer,  de  ménag-er  sa  propre  suite.  Etre, 
c'est  créer.  Toutes  choses  dans  le  temps  écou- 
lent, concertent  et  composent.  Les  rencontres 
des  forces  physiques  et  le  jeu  des  volontés 
humaines  coopèrent  dans  la  confection  de  la 
mosaïque  Instant. 


44  ART    POÉliyVE 


Ainsi  le  Temps  n'est  pas  seulement  le  recom- 
mencement perpétuel  du  jour,  du  mois  et  de 
l'année,  il  est  l'ouvrier  de  quelque  chose  de  réel, 
que  chaque  seconde  vient  accroître,  le  Passé, 
ce  qui  a  reçu  une  fois  l'existence.  Il  est  néces- 
saire que  toutes  les  choses  soient  pour  qu'elles 
ne  soient  plus,  pour  qu'elles  fassent  place  à  l'ul- 
térieur qu'elles  appellent.  Le  passé  est  une 
incantation  de  la  chose  à  venir,  sa  nécessaire 
différence  génératrice,  la  somme  sans  cesse  crois- 
sante des  conditions  du  futur.  Il  détermine  le 
sens,  et,  sous  ce  jour,  il  ne  cesse  pas  d'exister, 
pas  plus  que  les  premiers  mots  de  la  phrase 
quand  l'œil  atteint  les  derniers.  Bien  mieux  il 
ne  cesse  pas  de  se  développer,  de  s'org-aniser  en 
lui-même,  comme  un  édifice  dont  de  nouvel- 
les constructions  changent  le  rôle  et  l'aspect, 
comme  une  phrase  encore  qu'une  autre  phrase 
explique.  Enfin  ce  qui  a  été  une  fois  ne  perd 
plus  sa  vertu  opérante  ;  elle  s'accrott  de  l'ap- 
port de  chaque    seconde.    La   minute   présente 


CONNAISSANCE    DU    TEMPS  4^ 

diffère  de  toutes  les  autres  minutes  en  ce  qu'elle 
n'est  pas  la  lisière  delà  même  quantité  de  passé. 
Elle  n'explique  pas  le  même  passé,  elle  n'im- 
plique pas  le  même  futur.  Je  continue  plus  que 
l'aïeul  dont  je  suis  issu.  A  chaque  trait  de  notre 
haleine,  le  monde  est  aussi  nouveau  qu'à  cette 
première  gorgée  d'air  dont  le  premier  homme 
fit  son  premier  souffle. 


III 

DE  L'HEURE 

Elle  sonne  et  je  retentis.  A  cette  explosion  du 
timbre,  moi-même  et  toutes  les  choses  qui  exis- 
tent, nous  avons  derrière  nous  la  même  quanti- 
té de  passé,  telle  masse  soustraite  au  possible  est 
adjugée  qui  désormais  ne  peut  être  différente, 
tel  litre  sur  le  futur.  C'est  un  coup  qui  m'éveille  ; 


46  ART    POÉTIQUE 

je  prends  conscience  de  ce  qui  m'ont'^ure  ;  la 
marée  de  l'univers  a  atteint  telle  marque  dis- 
posée d'avance.  Je  suis.  Je  suis,  mais  quoi  ?  Je 
suis,  mais  je  suis  où  ?  Quelle  heure  donc  est-il, 
en  moi  et  hors  de  moi,  suivant  que  je  me  clos 
ou  m'ouvre  ? 

J'entends  mon  cœur  en  moi  et  l'horloge  au 
centre  de  la  maison. 

Je  suis.  Je  sens,  j'écoute  en  moi  le  battant  de 
cette  machine  recluse  entre  mes  os  par  quoi  je 
continue  à  être.  Je  «  marche  »  par  l'effet  d'un 
mouvement  sur  qui  je  n'ai  point  d'action  ;  mon 
ressort  intérieur,  qui  l'a  bandé  ?  qui  a  réglé 
mon  cœur  ?  quel  nombre  d'heures  est-il  fait 
pour  me  débiter  ?  à  laquelle  en  suis-je  ?  Que  je 
dorme  ou  veille,  cela  ne  cesse  pas  de  travailler 
à  moi,  de  pourvoir  à  tout.  La  pompe  à  chaque 
coup  cueille  mon  sang  et  le  refoule,  flambé  par 
le  soleil  respiratoire,  aux  quatre  bouts  de  mon 
corps.  Et  je  ne  pourrais  longtemps  réprimer 
l'essor  de  mes  côtes.  Soudain  j'étouffe,  le  plan- 


CONNAISSANCE    DU    TEMPS  /l  7 

cher  du  diaphragme  se  tend,  je  tire  l'air  par  les 
narines,  et,  m'y  étant  combiné,  il  s'expire  de 
moi  mon  souffle,  sonore  ou  non,  parole  ou  pas, 
esprit  psychique  et  buée  sur  le  miroir.  Et  comme 
la  flamme  jaillit  sous  le  soufflet,  éclatent  à  cha- 
que aspiration  la  vie  du  corps  et  celle  de  l'âme, 
le  vers  substantiel,  phrase  ou  acte.  Tel  est  ce 
rythme  en  nous  par  qui  nous  nous  brûlons  pour 
vivre,  l'ancre  de  notre  échappement.  Et  comme 
le  ressort  du  chronog-raphe,  réglé  sur  le  soleil, 
presse  en  se  déployant  le  système  de  roues  et 
de  pignons  qui  aboutit  à  l'angle  mobile  des 
aiguilles  sur  le  cadran,  ainsi  le  battement  de 
noire  cœur  amène  l'heure  que  nous  indiquons 
et  que  nous  sommes. 

Or  l'heure,  inscrite  sur  l'émail  ou  le  calen- 
drier, marque  la  position  commune  des  choses 
dans  la  durée,  du  jour,  de  l'an,  Juin,  Midi.  Son 
tour  achevé,  l'aiguille  recommence  une  course 
indifl'érenle.  Demain  surle  cercle  des  chlfYres,  la 
même  ligne  annoncera  Minuit.  El  sur  le  cadran 


48  ART    POÉTIQUE 

n)ème  de  la  Terre  d'un  an  à  l'autre  Juillet  se 
définit  par  des  traits  semblables.  Jamais  pour- 
tant il  n'est  le  même  minuit,  le  même  juillet. 
Sous  les  rythmes  fermés  du  jour  et  de  la  sai- 
son, il  est  une  heure  absolue,  reportée  sur  une 
droite,  dont  le  symbole  est  un  nombre  sans 
cesse  accru.  Sous  ce  qui  recommence,  il  y  a  ce 
qui  continue.  De  celte  durée  absolue  notre  vie 
est,  de  la  naissance  à  la  mort,  une  division.  Elle 
porte  en  elle-même,  elle  a  reçu  en  dépôt  une  fois 
pour  toutes  le  principe  de  son  commencement 
et  de  sa  fin.  La  matière  brute  persiste,  la  plante 
et  l'animal  même  font  partie  du  cycle  qu'ils 
historient  de  l'année,  comme  le  jacquemart 
sortant  de  sa  guérite  frappe  sur  la  cloche  les 
demies  et  les  quarts  ;  l'homme  seul  ne  marque 
d'autre  heure  que  la  sienne.  Il  sent  en  lui,  il 
possède  en  lui  le  mouvement  même  dont  Ifs 
horizons  successifs  qui  s'élargissent  autour  de 
lui  sont  les  reporteurs  circonférents  (i).    L'as- 

(i)  Spirilus  vadens  et  non  redicns.   —  Ps.  77,^5. 


CONNAISSANCE    DU    TEMPS  /|t) 

pect  des  cieux  et  de  la  terre,  le  soleil  qui  se 
couche  dans  le  feuillage  et  ce  feuillage  avec,  la 
lune  sur  les  chrysanthèmes  ne  sont  pas  moins  la 
suite  et  l'effet  du  battement  de  son  cœur,  que  son 
visage  à  lui-même,  enfantin  ou  barbu.  Nouvelle 
astrologie  !  ce  ne  sont  plus  les  astres  qui  fixent 
notre  destinée  avec  l'arrêt horoscopique  ;  ce  sont 
eux-mêmes  qui  obéissent  à  la  palpitation  hérédi- 
taire déléguée  à  ce  vase  delà  vie  sous  mes  côtes. 
Quelque  chose  compte  en  moi,  ajoute  i,  para- 
chève le  nombre  critique  qu'attendent  les  atte- 
lages de  soleils  pour  bourrer  dans  le  harnais. 
Je  sais  que  j'ai  été  construit  pour  mesurer  telle 
portion  de  la  durée.  Au-dessous  des  choses  qui 
arrivent,  je  suis  conscient  de  cette  partie  con- 
fiée à  mon  personnage  de  l'intention  totale.  Je 
suis  fait  dans  une  vue,  chaque  minute  de  ma  vie, 
suivant  lejeu  de  ma  liberté,  est  calculée  pour  un 
contact^  comme  chaque  spire  du  ressort  enroulé 
sur  le  barillet.  Dans  l'attention  à  mon  intention 
je  trouve  la  connaissance.  J'apparais  et  je  cesse 


5o  AHT    POF.TIOUe 

à  la  place  et  à  l'iiistant  que  lecommoM  le  le  des- 
sin et  le  dessein  à  quoi  je  suis  nécessaire. 

Jadis  au  Japon,  comme  je  mentais  de  Nikkô 
à  Chuzenji,  je  vis,  quoique  grandement  distants, 
juxtaposés  par  l'alignement- de  mon  œil,  la  ver- 
dure d'un  érable  combler  l'accord  proposé  par 
un  pin.  Les  présentes  pages  commentent  ce  texte 
forestier,  renonciation  arborescente,  par  Juin, 
d'un  nouvel  Art  poétique  (i)  de  l'Univers,  d'une 
nouvelle  Logique.  L'ancienne  avait  le  syllogisme 
pour  organe,  celle-ci  a  la  métaphore,  le  mot 
nouveau,  l'opération  qui  résulte  de  la  seule 
existence  conjointe  et  simultanée  de  deux  choses 
différentes.  La  première  a  pour  point  de  départ 
une  affirmation  générale  etabsolue,  l'allributionj 
une  fois  pour  toutes,  au  sujet,  d'une  qualité, 
d'un  caractère.  Sans  précision  de  temps  ou  de 
lieux,  le  soleil  brille,  la  somme  des  angles 
d'un    triangle   est    égale  à   deux  droits.    Elle 

(i)  Poiein,  —  faire. 


CONNAISSANCK    DU    TEMPS 


crée,  en  les  définissant^  les  individus  abstraits, 
elle  établit  entre  eux  des  séries  invariables.  Son 
procédé  est  une  nomination.  Tous  ces  ternies 
une  fois  arrêtés,  classéspar  genres  et  par  espèces 
aux  colonnes  de  son  répertoire,  par  l'analys»' 
un  par  un,  elle  les  applique  à  tout  sujet  qui  li  i 
est  proposé.  Je  compare  cette  log-ique  à  la  pre- 
mière partie  de  la  grammaire  qui  détermine  la 
nature  et  la  fonction  des  différents  mots.  La 
seconde  Logique  en  est  comme  la  syntaxe  qui 
enseigne  l'art  de  les  assembler,  et  celle-ci  est 
pratiquée  devant  nos  yeux  par  la  nature  même. 
Il  n'est  science  que  du  général,  il  n'est  création 
que  du  particulier.  La  métaphore  (i),  l'iambe 
fondamental  ou  rapport  d'une  grave  et  d'une 
aiguë,  ne  se  joue  pas  qu'aux  feuilles  de  nos 
livres:  elle  est  l'artautochtlione  employé  par  tout 
ce  qui  naît.  Et  ne  parlez  pas  de  hasard  La 
plantation  de  ce  bouquet  de  pins,  la  forme   de 

(i)  Avec  ses  transpositions  dans  les  autres  arts  :  «valeurs  », 
•  harmonies  »,  «  proportions  », 


52  AhT    POÉTIQUE 

cette  montagne  n'en  sont  pas  plus  l'effet  que  le 
Parthénon  ou  ce  diamant  sur  qui  vieillit  le  lapi- 
daire à  l'user,  mais  le  produit  d'un  trésor  de 
desseins  certes  plus  riche  et  plus  savant.  J'allè- 
gue maintes  preuves  de  géologie  et  de  climat, 
d'histoire  naturelle  et  humaine  ;  nos  œuvres 
et  leurs  moyens  ne  diffèrent  pas  de  ceux  de  la 
nature.  Je  comprends  que  chaque  chose  ne  sub- 
siste pas  sur  elle  seule,  mais  dans  un  rapport 
infini  avec  toutes  les  autres.  Quand  j'aurai  dé- 
monté tous  les  organes  d'une  plante  ou  d'un 
insecte,  je  ne  saurai  pas  tout  encore,  pas  plus 
que  je  ne  saurai  tout  du  Misanthrope  ou  de 
l'Avare  par  leur  découpure  sur  le  décor.  Il  me 
reste  à  apprendre  en  quoi  cette  feuille,  cet  in- 
secte est  essentiellement  différent,  et  par  là  en 
quoi  il  est  nécessaire,  ce  qu'il  fait  là,  sa  posi- 
tion dans  l'ensemble,  son  rôle  dans  l'affabula- 
tion delà  pièce.  Le  cerisier  et  le  hareng  ne  sont 
pas  si  féconds  que  pour  eux-mêmes,  mais  pour 
les  peuplades   pillardes   qu'ils   nourrissent.  Le 


J 


CONNAISSANCE    DU    TEMPS 


53 


temps  passe,  dit-on,  oui:  //  se  passe  quelque 
chose,  un  drame  infiniment  complexe  aux  ac- 
teurs entremêlés,  que  l'action  même  introduit 
ou  suscite.  Qu'un  critique  se  poste  devant  la 
scène  béante  !  il  ne  s'agit  pas  d'une  rangée  d'au- 
tomates isolés  produisant  le  même  geste  indéfi- 
niment, mais  d'une  action  commune,  d'une  com- 
media  delV  arte,  qui  se  poursuit.  J'y  ai  moi- 
même  mon  entrée  et  ma  sortie;  mes  répliques 
sont  stipulées.  Là,  toute  chose,  tout  être  est 
son  nom  propre,  son  poids  spécifique  dans  le 
milieu  où  il  est  immergé,  sa  valeur  totale  en 
tant  que  signe  du  moment  où  l'action  arrive. 
Vous  me  racontez  Waterloo,  vous  m'expliquez 
la  carte,  vous  me  dites  la  rencontre  de  Welling- 
ton et  de  Blûcher  :  et  en  efFet  il  y  a  un  lien  entre 
ces  notions.  Or,  je  vois  Waterloo  ;  et  là  bas  dans 
1  océan  Indien,  je  vois  en  même  temps  un  pê- 
cheur de  perles  dont  la  tête  soudain  crève  l'eau 
près  de  son  catamaran.  Et  il  y  a  aussi  un  lien 
entre  ces  deux  faits.  Tous    les  deux  écrivent  la 


54  ART    POETIQUE 


même  heure,   tous  les  deux    sont  des  fleurons 
commandés  par  le  même  dessin. 

Tournons  donc  comme  la  religieuse  Chaldée 
nos  yeux  vers  le  ciel  absolu  où  les  astres  en  un 
inextricable  chiffre  ont  dressé  notre  acte  de  nais- 
sance et  tiennent  g-reffe  de  nos  pactes  et  de  nos 
serments.  Mais  à  défaut  de  la  polaire  pour  faire 
le  point,  sans  planète  pour  en  prendre  la  hau- 
teur, sans  sextant  et  sans  horizons,  reg-arde:  ta 
destinée  repose,  aussi  bien  que  dans  les  corps 
célestes,  au  cœur  de  ces  gens  inconnus  qui  dé- 
crivent à  tes  côtés  leur  trajectoire.  Le  fer-à-che- 
val  que  tu  ramasses  dans  la  poussière,  le  lièvre 
subit  qui  traverse  ta  roule,  ils  s'échappent  de 
cette  affaire  même  dont  tu  es  sans  le  savoir  et 
dont  la  marche  te  pousse  et  te  précède.  Cras, 
dit  le  corbeau,  demain!  Les  oiseaux  qui  d'un 
long  vol  nous  arrivent  du  Sund  et  de  la  Cour- 
lande  nous  jettent  d'un  cri  lointain  une  nouvelle 
à  prendre  avec  nous,  à  discuter  ce  soir  morose- 
ment  avec  notre  feu  :  (la  création  d'un  «  œil  »? 


CONNAISSANCE    DU    TEMPS  55 

le  déplacement  d'une  figure  sur  la  terre  hérissée 
d'hommes  droits?).  Et  jadis  notre  observation 
n'était  que  de  ce  cercle  le  plus  étroit  qui  nous 
contouche,  la  pierre  où  notre  pied  choppe,  en 
sortant,  cet  homme  qui  éternue  à  notre  coude. 
Mais  aujourd'hui  nous  pouvons  embrasser  au- 
tour de  nous  des  fig-ures  plus  vastes  et  plus  ri- 
ches. Chaque  malin,  le  journal  nous  donne  la 
physionomie  de  la  terre,  l'état  de  la  politique,  le 
bilan  des  échanges.  Nous  possédons  le  présent 
dans  sa  totalité,  tout  l'ouvrage  se  fait  sous  nos 
jeux;  toute  la  ligne  du  futur  apparaît  sur  le  rou- 
leau d'impression  qui  l'attire. 

Pour  le  répéter,  le  passé  est  la  condition  sans 
cesse  grossie  du  futur,  l'éternelle  proposition 
créatrice  de  la  tonique  à  la  dominante.  Brisons 
donc  les  liens  qui  nous  ont  tenus  si  longtemps 
captifs  et  foulons  aux  pieds  le  triste  adage  :  Ips 
mêmes  causes  produisent  les  mêmes  effets.  Ré- 
pondant premièrement  qu'il  n'y  a  de  cause  que 
totale,  que  chaque  effet  est  l'évaluation  diverse 


56  ART    POÉTIQUE 

de  tout  le  moment,  et  que  toute  cause  particu- 
lière n'est  qu'une  fiction  pour  noire  commodité, 
par  quoi  nous  isolons,  les  abstrayant  dans  l'ab- 
solu, nous  douons  d'une  existence  terminale 
telles  prémisses,  pour  en  dég-ag^er  une  mineure 
arbitraire.  Secondement,  et  par  suite,  que  la 
cause  n'est  jamais  la  même,  mais  l'opération 
comme  d'une  somme  qui  croît. 


Il  ne  me  reste  à  tirer  sous  ces  lignes  aucune 
barre  :  que  ce  discours  débouche  dans  le  silence 
et  le  blanc  1  Où  seule  ne  peut  se  dissoudre  celte 
dernière  question  :  Mais,  enfin,  le  sens,  ce  sens 
de  la  vie  que  nous  appelons  le  temps,  quel, 
donc,  est-il?  Tout  mouvement,  nous  l'avons  dit, 
est  d'un  point,  et  non  pas  uers  un  point.  C'est 
de  lui  que  part  le  vestige.  C'est  à  lui  que  s'atta- 
che toute  vie  déroulée  par  le  temps,  c'est  la  corde 
sur   laquelle    l'archet   commence  et  achève   sa 


CONNAISSANCE    DU    TEMPS  5"] 

course.  Le  temps  est  le  moyen  offert  à  tout  ce 
qui  sera  d'être  afin  de  n'être  plus.  Il  est  V Invi- 
tation à  mourir,  à  toute  phrase  de  se  décompo- 
serdansl'accord  explicatif  et  total,  deconsommer 
la  parole  d'adoration  à  l'oreille  de  Sigè  l'Abîme. 

Kouliang,  la  août  igoS. 


TRAITÉ  DE    LA   CO-NAISSANCE 
AU  MONDE  ET  DE  SOI-MÊME 


TRAITÉ   DE  LÀ  CONAISSANCE  AU 
MONDE  ET   DE  SOI-MÊME 


ARGUMENT 

PRÉLUDE. —  Parenté  des  mots  naître  et  connaître. 
De  trois  espèces  de  connaissance. 

ARTICLE  PREMIER.— De  la  connaissance  brute, 
soit  l'établissement  et  la  constatation  des  rapports 
qui  sont  entre  les  choses.  Ce  que  tous  les  êtres  ont 
de  semblable,  le  mouvement.  Opérations,  virements 
d'un  compte  à  l'autre.  La  matière  et  l'esprit  ont  ceci 
de  semblable  que  ces  deux  réalités  sont  soumises  au 
mouvement.  Il  y  a  mouvement  partout  où  il  y  a 
variation  dans  l'existence.  Idée  d'une  g-éométrie  sans 
espace.  La  nature  et  nous  animés  de  la  même  force 
g-éomélrisante.  Ce  que  tous  les  êtres  ont  de  diffé- 
rent la  fin  :  ou  arrêt  que  les  autres  êtres  leur 
imposent.  C'est   ainsi    qu'ils  connaissent    les  autres 


^(2  AI\T    POÉTIQUE 

êtres  et  se  connaissent  eux-mêmes  en  étant  ce  qui 
leur  manque.  Toutes  les  choses  se  connaissent  soit 
continues,  soit  complémentaires.  Tout  mouvement, 
quand  il  atteint  sa  fin,  a  pour  résultat  une  création 
d'équilibre  ou  forme.  De  là  deux  états  ordinaires  de 
matière  suivant  qu'elle  établit  ou  maintient  son 
équilibre  :  efférence  et  vibration.  La  vibration  est  le 
mouvement  prisonnier  de  la  forme.  Deux  espèces  de 
formes  :  formes  stables,  formes  développées  ou  ins- 
crites dans  la  durée.  D'où,  deux  sortes  primaires  de 
connaissances  :  connaissance  des  limites,  connais- 
sance de  la  construction  élaborée  par  soi.  Comment 
chaque  chose  est  à  la  fois  définie  et  définissante  : 
définie  par  les  choses  extérieures, définissante  en  leur 
étant  extérieure  ;  elle  ne  connaît  donc  que  ce  qu'elle 
exclut  par  sa  propre  existence.  Connaissance  ou  effet 
de  soi-même  suivi  chez  les  autres  ;  plus  un«  chose 
est  générale,  plus  elle  est  génératrice.  Reconnais- 
sance ou  retour  de  l'effet  sur  la  cause  et  constatation 
de  l'action  subie. 


Nous  ne  naissons  pas  seuls.  Naître,  pour  tout, 
c'est  co-naîlre.  Toute  naissance  est  une  con- 
naissance. 


DE     I.A    CO-NAISSANf:e    AU    MONDE    ET    DE    SOI-MÈMK  03- 

Pour  comprendre  les  choses,  apprenons  les 
mots  qui  en  sont  clans  notre  bouche  l'image 
soluble.  Ruminons  la  bouchée  intelligible.  La 
parenté  est  certaine  qui  relie  les  idées  dans  trois 
langues  d'acquérir  par  l'esprit  et  de  surgir; 
ffenoumaiet  gignôsko,  nasci,  gignere,  novi,co- 
gnoscere,  naître  et  connaître.  Jusqu'aux  formes 
inchoatives  et  passives  réparties  entre  les  deux 
familles,  tout,  dans  ranalomie  de  ces  verbes, 
veut  dire.  Interprétons,  que  toute  chose  qui 
s'inscrit  dans  la  durée  est  requise  par  la  cons- 
titution ambiante  et  préalable  de  sa  condition 
complémentaire  et  trouve  hors  d'elle-même  sa 
raison  d'être  qui  se  parfait  en  l'engendrant. 
J'appelle  très  proprement  connaissance  oui  celte 
nécessité  pour  tout  d'être  partie  :  d'abord.  Cette 
partie  secondement,  la  liberté  pour  l'homme  de 
la  /aire,  de  créer  sa  position  lui-même  sur  l'en- 
semble; et  troisièmement  celte  répercussion,  qui 
est  de  savoir  ce  qu'il  fait. 


64  ART    POÉTIQUK 


ARTICLE  PREMIER 

Vraiment  le  bleu  connaît  la  couleur  d'orange, 
vraiment  la  main  son  ombre  sur  le  mur;  vrai- 
ment et  réellement  l'angle  d'un  triangle  connaît 
les  deux  autres  au  même  sens  qu'Isaac  a  connu 
Rébecca.  Toute  chose  qui  est,  de  toutes  parts, 
désigne  cela  sans  quoi  elle  n'aurait  pu  être. 

Cela,  donc,  sans  quoi  rien  qui  soit  ne  saurait 
être,  que  ces  mots  pour  le  présent  supportent 
notre  idée  de  la  connaissance.  Tout  d'abord,  il 
est  évident  que  la  partie  ne  peut  exister  sans  le 
tout,  ni  toutes  choses  sans  chacune,  et  voici, 
pour  éclairer  cette  interdépendance,  le  corps 
humain.  II  y  a,  entre  les  différents  organes  qui 
le  composent,  union  d'échange  comme  du  cœur 
au  poumon,  qui  ne  vit  que  du  commerce  qu'ils 
entretiennent;  union  de  moyen  comme  de  l'œil 
au  pied,  de  la  main  à  la  bouche;  union  de  pro- 
portion, comme  des  poids  respectifs  de  la  chair 


DE     LA    CO-NAISSANCE    AU    MONDE    ET    DE    SOI-MÊME  65 

et  des  os;  union  simplement  de  fait,  comme  des 
cheveux  et  des  doigls  de  pied  parce  qu'ils  tien- 
nent au  même  individu.  Tous  ces  rapports  ré- 
pondent réellement  à  des  ordres  divers  de  Ta 
connaissance;  ils  en  sont  réellement  hors  de 
nous  des  exemplaires  matériels  et  opéiants.  La 
naliire  connaît  avec  ses  mers  et  ses  monts,  avec 
ses  mines  et  ses  volcans  et  le  point  minutieux 
de  ses  brins  d'herbe,  comme  nous  avec  l'équa- 
tion, le  théorème,  le  syllogisme  et  la  méta- 
phore. 

Si  donc  nous  déHnissons  connaissance  l'éta- 
blissement et  la  constatation  des  rapports  qui 
sont  entre  les  choses,  avant  tout,  qu'elles  se 
puissent  toucher,  et  qu'elles  soient,  sous  ce  qui 
fait  chacune,  semblables  en  leur  fond.  Ce  sem- 
blable, quoi?  Le  mouvement  d'abord,  ou  ce  sens 
que  j'ai  décrit  de  la  direction,  appel  et  résis- 
tance. De  la  solidarité  et  de  l'appui  qu'il  ren- 
contre dans  son  travail,  le  mobile  déduit  sa //m.çse 
et  sa  quantité]  de  sa  différence  des  autres  mobi- 

3 


66 


ART    POETIOLE 


les  les  définitions  de  distance,  de  dimensions  et 
âe  proportions.  Tels  sont  les  éléments  de  l'uni- 
vers mathématique  et  la  première  édition  du 
Pont-aux-ânes.  Tout  se  réduit  à  l'addition  de 
l'unité,  comme  2  qui  contient  i  n'exig"e  pas  3. 
Toute  nécessité  n'est  qu'analytique;  les  lig^nes 
inscrites  au  folio  du  sédiment,  au  rôle  de  l'arbre, 
ne  tiennent  pas  tout  notre  bilan;  à  chaque  arti- 
cle est  ouvert  un  compte  où  jour  à  jour  s'inscri- 
vent la  recette  et  la  dépense,  et  il  y  a  cela  seule- 
ment de  nécessaire,  que  chacun  balance  les  autres, 
que  chaque  mo^wenient  de  fonds  puisse  être 
vérifié.  La  caisse  n'est  jamais  fermée,  ral);ique  ne 
connaît  point  chômage.  Si  les  choses  dans  leur 
fond  se  peuvent  représenter  par  un  symbole  uni- 
forme en  tant  que  soumises  au  mouvement, 
comme  nous  représentons  en  monnaie  leur 
valeur  d'échange  et  de  circulation,  on  voit  (pie 
toute  l'activité  de  la  nature  se  réduit  à  Yopérd- 
tion  arithmétique,  ses  mutations  aux  virements 
d'une  cote  à  l'autre,  sa  nécessité  à  la  correspon- 


DE    LA    CO-NVISSANCK    Ali    MONDE    ET     DE    SOI   M1-;.ME  67 

dance  de  ses  comptes.  Et  je  n'imagine  pas  à  l'é- 
picurienne cette  provision  préalable  d'atomes^ 
qui  ne  peuvent  être  distincts  puisqu'on  les  sup- 
pose indifférents  :  rien  sans  doute  du  grand  au 
plus  petit  n'apparaît  qu'org-aniquement  et  com- 
posé. Cela  seul  est  commun  et  sous  tout  traduit 
par  l'unité  solitaire  ou  simultanée,  que  toutes 
choses  sont  soumises  au  mouvement, à  \a passa- 
tion comme  aux  colonnes  d'un  sommier  Le  chif- 
fre ne  déserte  un  total  que  pour  en  intégrer  un 
autre  :  addition-soustraction.  La  multiplication 
comme  un  épi  est  le  produit  de  la  comparaison 
d'une  quantité  avec  elle-même.  Partout  les  for- 
ces en  conflit  opèrent  la  division  :  les  parois  du 
vase  calculent  au  plus  juste  le  poids  de  l'eau 
qu'elles  renferment,  le  couvercle  du  sol,  comme 
une  barre  tracée  entre  deux  nombres,  l'effort  du 
feu,  l'eau  qui  bout,  la  pression  de  l'atmosphère. 
Tout  chiffre  est  une  équation,  de  l'unité  ajoutée 
à  elle-même  qui,  total,  représente  l'Etendue  dans 
les  différents  objets  qui  la  composent,  et  dont  la 


68  ART    POÉTIQUE 


mise  en  œuvre  forme  ce  que  nous  appelons 
durée,  le  Temps. 

Ici  s'offre  un  doule,  préliminaire,  à  résoudre. 

Que  sont,  au  rapport  de  l'une  à  l'autre,  les 
réalités  désignées  sous  le  nom  de  matière  et 
d'esprit?  Si  elles  sont  radicalement  hétérogènes, 
séparées  jusque  dans  leur  fond,  comment  pour- 
raient-elles co-naître  l'une  à  l'autre?  et  se  con- 
naître, ne  se  connaissant  pas?  On  doit  donc  leur 
refuser  non  pas  la  différence  qui  est  féconde, 
mais  un  isolement  de  nature  qui  est  inconceva- 
ble. Toutes  deux  sont  des  créatures  et  relèvent, 
dès  lors,  de  l'état  de  mouvement. 

Il  faut  considérer  en  effet  que  l'état  de  mou- 
vement ne  s'applique  pas  uniquement  aux  choses 
corporelles  et  n'est  pas  synonyme  d'un  déplace- 
ment local.  Il  y  a  mouvement,  partout  où  il  y  a 
variation  dans  l'existence.  Une  apparition  sui- 
vie d'une  disparition,  cela  constitue  un  mouve- 
ment, que  ces  faits  s'attachent,  par  exemple,  à 
une  idée  ou  à  une  tache  sur  le  mur.  Ces  appari- 


DE    LA    CO-NAISSANCE    AU    MONDK    BT     DE    SOI-MÊME  Ù(^ 

lions  et  ces  éclipses  peuvent  constituer  un 
rythme  récurrent,  un  individu  arithmétique 
jouissant  de  propriétés  distinctes.  Bien  plus,  je 
dis  que,  sans  aucun  lieu,  subsistent  les  idées 
d'intérieur  ou  d'extérieur,  ce  qui  est  et  ce  qui 
n'est  pas  la  chose  même,  ce  qui  est  la  chose  et 
ce  qui  est  sa  condition.  D'où  découlent  aussitôt 
les  idées  de  direction,  de  sens,  d'intention,  d'at- 
tention, d'intension  et  d'extension,  et  leurs  de- 
grés. Avec  la  seule  idée  de  son  existence  une^ 
l'esprit  peut  créer  toute  la  g-éométrie. 

Les  signes  de  la  géométrie,  en  effet,  par  eux- 
mêmes,  ne  s'appliquent  pas  plus  à  des  gran- 
deurs matérielles  que  les  chiffres  ne  désignent 
des  étoiles  ou  des  choux.  L'arithmétique  et  la 
géométrie  partent  toutes  deux  du  principe  d'une 
existence  une,  que  celle-ci  traduit  par  un  point. 
Nous  disons  d'une  chose  qu'elle  n'est  point, 
pour  exprimer  la  négation  la  plus  absolue.  Ce 
point  est  un  signe  pur,  indépendant  de  toute 
expérience  extérieure  positive.  Or,  cette  possibi- 


ART    FOETIQLE 


lité  de  concevoir  la  réalité  désignée  par  le  point 
implique  celle  d'en  concevoir  une  seconde  iden- 
tique, et  cela  indéfiniment.  Ce  pouvoir  co/i^iViH, 
actualisé  ou  non,  est  désigné  par  la  ligne.  Le 
point  unique  nous  fournit  l'idée  d'initiation  et 
de  départ.  Un  second  point  nous  fournit  l'idée 
de  direction.  Une  série  de  points  interdépen- 
dants et  s'eng-endrant  l'un  de  l'autre  de  telle 
sorte  qu'on  ne  puisse  arriver  au  dernier  sans 
passer  par  tous  les  autres,  nous  fournit  l'idée  de 
la  droite,  de  la  parallèle  et  de  la  perpendicu- 
laire. Une  série  de  points,  tous  séparés  par  un 
nombre  égal  d'unités  d'un  point  de  départ  uni- 
que, nous  fournit  l'idée  du  cercle  et  de  la  courbe. 
Un  nombre  d'unités  en  croissance  proportion- 
nelle nous  fournit  l'idée  de  l'angle.  L'expérience 
ne  fait  que  nous  fournir,  pour  ainsi  dire,  le 
papier  et  l'encre,  le  moyen  de  représenter  ces 
idées,  le  champ  sur  qui  projeter  l'ombre  de  notre 
«nilé. 

Loin  de  moi  la  pensée  niaise,  parce  que  notre 


4l 


DE     LA    CO-NAisSAMflE    AU     MOIDE    KT    DE    SOI-MEME  7I 

intelligence  à  elle  seule  peut  créer  des  fibres 
g:éomé triques  et  que  nous  vovons  le  monde  esté- 
rieur  tout  entier  se  réduire  à  ces  mêmes  figrures^ 
que  celui-ci  soit  l'œuvre  de  celle-là.  Je  cons- 
tate seulement  que  le  monde  et  moi  sommes 
animés  de  la  même  force  géométrisante,  que  je 
retrouve  indifféremment  et  commodément  en 
moi  ou  hors  de  moi.  C'est  ainsi  que,  devant  une 
toile  peinte,  l'oeil  de  lui-même  recule  et  situe  les 
plans,  établit  la  troisième  dimension.  Nous  fai- 
sons partie  d'un  ensemble  homogène,  et  comme 
nous  co-naiss<ins  à  toute  la  nature,  c'est  ainsi 
que  nous  la  connaissons. 

Mais  nous  ne  parlons  en  ce  premier  article 
que  des  choses  matérielles,  selon  quelles  se 
connaissent  communes  :  voyons-les  se  connaître 
différentes. 

Tout  est  mouvement,  ou,  ce  qui  revient  au 
même,  tout  est  exprimé  par  lui.  Or,  le  mouve- 
ment est,  je  l'ai  dit  ailleurs,  l'impossibilité  p4^ur 
le  mobile  de  sabsister,  de  garder  la  place  qu'il 


"52  ART    POÉTIQUE 

occupait  ;  il  tend  de  nature  à  s'en  éloigner,  il 
fait  effort  pour  fuir.  Dans  cet  écart,  il  est  amené 
en  contact  avec  les  autres  corps  qui  l'entourent 
et  constate  le  champ  qu'ils  lui  laissent.  Il  ne 
pourrait  sans  eux  tenir  cette  position,  qui  est  la 
sienne.  Il  évalue  par  eux  l'intensité  de  son  tra- 
vail, de  la  résistance  qu'ils  lui  opposent  et  de 
la  réaction  qu'il  détermine.  Il  provoque  ou  subit 
leurs  œuvres.  Il  trouve  hors  de  lui-même  sa 
définition,  sa  mesure  et  sa  fonction.  Il  connaît, 
c'est-à-dire  qu'il  se  sert  de  soi  pour  connaître 
ce  qui  n'est  pas  lui-même,  et,  à  l'inverse,  il 
connaît  qu'il  est  cela,  sans  quoi  tout  le  reste 
ne  saurait  être,  ni  en  qualité,  pas  plus  que  le 
total  sans  chacune  des  unités  qui  le  composent, 
ni  dans  sa  qualité  concrète,  pas  plus  que  l'heure 
sans  le  rouage. 

Connaître  donc,  c'est  être  :  cela  qui  manque  à 
tout  le  reste. 

Rien  ne  s'achève  sur  soi  seul  ;  tout  est  dessiné 
aussi  bien  que  du  dedans  par  lui-même  du  dehors 


DE    LA    CO-NAISSANCK    AU    MONDE    ET    DE    SOI-MÊME  ']$ 

par  le  vide  qu'y  tracerait  absente  sa  forme, 
comme  chaque  trait  est  commandé  parles  autres. 
Le  lac  peint  le  blanc  cygne  en  lui  suspendu  sur 
le  ciel  ovale,  l'œil  du  bœuf  la  pâture  et  la  pas- 
toure.Le  coup  de  vent  du  même  trait  rafle,  em- 
porte la  crache  de  la  mer,  la  feuille  et  l'oiseau 
du  buisson,  le  bonnet  des  paysans,  la  fumée  des 
villag^es  et  la  sonnerie  des  clochers.  Comme  un 
visagi^e  g^ag-né  peu  à  peu  par  l'intellig-ence,  quand 
l'aube  naît,  les  règnes  végétal  et  animal  ont  fini 
de  dormir.  Ainsi  des  thèmes  communs  sont  pro- 
posés à  la  réflexion  des  choses  diverses.  Toute 
la  surface  de  la  terre  avec  l'herbe  qui  la  couvre 
et  les  bêtes  qui  la  peuplent  est  sensible  comme 
une  plaque  travaillée  par  le  soleil  photographi- 
que. C'est  un  vaste  atelier  où  chacun  s'eflorce  de 
rendre  la  couleur  qu'il  prend  au  foyer  solaire. 

Les  choses  ont  deux  moyens  de  se  connaître, 
c'est-à-dire,  au  sens  adopté  dans  ce  paragraphe, 
de  se  compléter  dans  l'étendue  en  s'avérant  soit 
contiguës,  soit    complémentaires.  Toutes  s'ins- 


7-4  ART    POÉTIQUE 


crivent  dans  une  forme  plus  générale,  s'ag^en- 
cent  en  un  tableau  :  c'est  une  question  de  point 
de  Aue  à  chercher,  ce  regard  à  qui  elles  sont 
dues,  le  retrouver.  Et  de  même  que  nous  con- 
naissons les  choses  par  la  détermination  d'un 
caractère  général  que  nous  leur  décernons,  de 
même  les  choses  se  connaissent  entre  elles  par 
l'exploitation  d'un  principe  commun,  soit  la  lu- 
mière semblable  à  un  œil  qui  voit.  Chacune  obéit 
à  la  nécessité  d'être  vue.  La  rose  ou  le  pavot 
signe  rouge  l'obligation  au  soleil  d'autres  fleurs 
d'être  blanches  ou  bleues.  Tel  vert  ne  saurait 
pas  plus  exister  à  lui  seul  qu'une  masse  sans 
ses  points  d'appui.  Chaque  note  de  la  gamme 
appelle  et  suppose  les  autres.  Aucune  ne  pré- 
tend seule  à  rassasier  le  sentiment.  Elle  existe  à 
la  condition  de  ne  pas  être  ce  que  sonnent  les 
autres,  mais  à  la  condition,  aussi,  impérative, 
que  cela,  les  autres  le  sonnent  à  sa  place.  Il  y  a 
connaissance,  il  y  a  obligation  de  l'une  à  l'au- 
tre, lien  donc  entre  les  différentes  parties   d'i 


DE    LA    CO-NAISSANCE    AO    MONDE    ET    DE   SOI-MÊME  75 

monde,  comme  entre  celles  du  discours  pour 
former  une  phrase  lisible  ;  et  de  même  qu'il  y  a 
suite  des  sentiments  comme  des  mots  qui  les 
expriment,  il  y  a  composition  dans  les  mouve- 
ments dont  Iheure  est  autour  de  nous  le  témoin. 
Pas  plus  que  le  temps  ne  saurait  s'arrêter, 
ainsi  des  rouages  qui  le  fabriquent. 

Le  mouvement  n'est  pas  un  état  momentané 
de  la  matière,  local,  accidentel  ;  il  n'en  est  pas 
seulement  un  caractère,  une  c  puissance  »  insé- 
parable ;  il  est  son  acte  permanent  et  le  suppôt 
même  de  son  existence.  La  pesanteur  n'est  point 
l'effet  d'une  «  attraction  »  exercée  du  dehors  sur 
une  masse  d'ailleurs  inerte.  C'est  celle  masse 
elle-même  en  qui  son  essor  est  inclus  et  la  pierre 
vole  au  sol  comme  un  oiseau  vers  l'arbre. 

Or,  tout  mouvement  a  pour  résultat  la  créa- 
tion ou  le  maintien  d'un  état  d'équilibre.  Cet 
équilibre,  dans  le  domaine  de  la  matière,  que  ce 
soit  organisée  ou  brute,  ne  se  trouve  que  dans 
l'établissement  d'une  forme  ou  figure  de  compo- 


ART    POETIQUE 


jsilion.  Tout  ce  qui  est  travaille  à  être  d'une 
manière  plus  complète  ;  c'est-à-dire  à  construire 
l'idée  en  qui  il  puisse  s'agréger  à  ses  différences 
organiques. Ces  formes  ont  par  elles-mêmes  une 
valeur  permanente,  absolue, obligatoire,  exigence 
mécanique  et  nécessité  de  représentation.  Ce 
sont  réellement  des  corps  et  toutes  choses  pren- 
nent corps  en  elles. 

De  là  deux  étals  ordinaires  de  la  matière,  sui- 
vant qu'elle  établit  ou  maintient  son  équilibre; 
«fférence  et  vibration.  Le  premier, suivant  qu'on 
l'envisage  d'un  côté  ou  de  l'autre,  répond  assez 
aux  mots  dans  notre  esprit  de  conception  et  d'i- 
magination. Ou  plutôt,  il  en  est  l'expression 
actuelle,  mais  accidentelle  et  passagère,  un  arran- 
gement démoli  qui  se  refait.  La  matière  ne  sau- 
rait pas  même  exister  sans  une  série  de  formes 
de  plus  en  plus  générales  et  comme  concentri- 
ques en  qui  elle  se  dispose  et  se  constitue.  Le 
second  état  est  la  constatation  de  cet  arrange- 
ment auquel  elle   est  parvenue.  Rien,  dans  la 


I  DE    LA    CO-NAISSaNCB    AU    MONDE    ET    DK    SOI-MÈSIE  77 

nature,  ne  se  trouve  à  l'état  d'inertie.  Le  niaihfe 
où  le  sculpteur  le  copie  est  aussi  vivant  que  le 
bras  même  dont  Hercule  maintient  son  mons- 
tre, et  le  vaste  assemblem.ent  de  muscles  et  d'os 
qui  construit  le  corps  de  la  terre  ne  suffirait  pas 
plus  à  l'asseoir  en  place  sans  l'énergie  de  l'effort 
commun  qu'il  fait,  qu'à  contenir  nos  entrailles 
les  toiles  savamment  bandées  de  notre  ventre 
sans  la  marche  réglée  de  notre  pile  nerveuse.  La 
vibration,  c'est  le  mouvement  prisonnier  de  la 
forme.  Cette  vibration  se  traduit  selon  un  même 
milieu  en  un  certain  ordre  qui  est  dérangé  par 
tout  contact  ou  choc  reçu  de  l'extérieur  :  c'est  le 
premier  état  de  la  sensibilité. 

Les  formes,  telles  que  nous  les  avons  définies, 
c'est-à-dire  lieux  ou  figures  de  composition^  ne 
possèdent  point  le  repos,  mais  intègrent  perpé- 
tuellement le  travail  qui  leur  incombe  d'être  :  se 
faire,  se  maintenir.  On  peut  distinguer  deux 
espèces  de  formes  et,  de  même,  deux  espèces  de 
formations.  La  première  est  de  soi  complète,  et, 


"'^  At\T    POÉTIQUE 


à  ral>il  d'une  influence  extérieure  suffisante  à 
en  détruire  la  balance,  n'implique  de  nécessité 
aucun  changement.  Les  corps  chimiques  sont 
fabriqués  une  fois  pour  toutes  et  le  triangle  rec» 
langle  est  de  définition  parfaite  en  dehors  de  sa 
révolution  autour  d'un  de  ses  côtés.  La  seconde 
espèce  comporte  une  série  d'états  successifs, 
obligatoirement  et  solidairement  reliés  l'un  à 
l'autre,  en  sorte  que  tout  arrêt  dans  leur  produc- 
tion peut  entraîner  la  disparition  de  la  forme  elle- 
même. Ce  mode  reçoit  le  nom  de  développement. 
Nous  n'assistons  plus  au  remplacement  brusque 
d'une  forme  par  une  autre,  comme  il  arrive 
dans  une  combinaison  chimique  par  une  trans- 
position des  équivalents  :  la  matière  passivement 
subissant  les  rapprochements  qui  lui  sont  impo- 
sés. Ici  la  forme  se  façonne  et  se  produit  elle- 
même.  D'avance  l'arbre  en  terre,  l'homme  dans 
le  sein  de  la  mère  a  une  sûre  connaissance  de 
soi.  Le  développement,  c'est  la  forme  inscrite 
dans  la  durée,  comme  ailleurs  sur  le  plan  de  la 


DE    LA    CO-NAISSANCK    AU    MOKDB    ET   UE    MOI-MltME  -(( 


l 


<iirface,  et  les  parties  successives  en  sont  aussi 
Solidaires  que  les  membres  simultanés.  Le  germe 
sait  tout  ce  qu'il  a  à  faire,  il  remplit  de  point 
tn  point  son  pros:ramme  ;  il  choisit  dans  le 
milieu  qui  l'entoure  la  nourriture  qu'il  lui  faut, 
comme  un  peintre  ses  couleurs,  comme  un 
maçon  sa  brique  et  son  mortier.  Les  tours  de 
Scapinj  la  machination  des  mélodrames,  les 
combinaisons  de  Colombine  et  d'Arlequin  pour 
se  rejoindre  en  dépit  du  jaloux  sont  peu  à  côté 
des  ruses  qu'emploie  le  parasite  pour  parvenir  à 
sa  maturité  à  travers  trois  ou  quatre  organismes 
ditïérents.  Le  premier  état,  je  l'ai  dit,  de  la  con- 
naissance qu'un  corps  a  de  lui-même  est  la  cons- 
tatation du  lieu  qu'il  occupe,  c'est-à-dire  de 
l'impossibilité  où  il  est  de  sortir  de  l'arrange- 
ment dont  il  est  ])arlie;  la  vibration,  ou  choc 
suivi  d'un  retour  multiplié,  est  le  premier  tact 
intérieur.  Nous  en  voyons  maintenant  le  second 
état,  extérieur  et  actif,  dans  cette  image  que 
l'être   vivant  produit,  dans  cette    construction 


8o 


AKT    POETIQUE 


qu'il  élabore  de  soi,  il  n'existe  plus  par  une 
simple  limitation  opposée  du  dehors,  il  se  fait 
du  dedans  lui-même. 

Si  nous  retournons  maintenant  à  notre  prin- 
cipe :  connaître,  c'est  constituer  cela  sans  quoi 
le  reste  ne  saurait  être,  nous  éprouvons  que 
fette  connaissance  comporte  des  degrés  divers 
de  précision  ou  de  nécessité.  Il  y  a  une  nécessité 
d'ordre  absolu  :  le  tout  ne  saurait  être  sans  ses 
parties.  Il  y  a  des  nécessités  ou  des  convenan- 
ces d'ordre  concret  et  subordonné,  suivant  qu'il 
s'agit  de  l'être  en  soi  ou  qualifié.  Rien  n'est 
terme,  que  ce  qui,  terminant,  exclut,  terminé, 
l'extérieur,  et  la  connaissance  varie  avec  le  con- 
tact. Tout  corps  constitue  le  terme  final  d'un 
ensemble  de  séries  convergentes,  leur  aboutisse- 
ment commun  qui  ne  saurait  manquer. Plusieurs 
de  ces  séries  ont  avec  lui  un  rapport  constant, 
de  sorte  que,  sans  leur  apparition  préliminaire 
ou  simultanée,  il  ne  saurait  être,  et  tel  ;  d'au- 
tres un  contact  simplement  accidentel, nécessaire 


\  DE    LA    CO-NAISSANC(i    AU    MONDE    ET    DE    SOI   MÊME  8l 

cependant,  pui.s(ju'elles  contribuent  à  le  définir, 
à  déterminer  son  point  sur  la  durée.  De  même 
que  le  coloré  est  limité  par  un  autre  coloré,  il 
désigne  de  toutes  parts  autour  de  lui  les  derniers 
termes,  constants  ou  non,  de  sé({uences  venant 
de  l'infini.  Il  les  appuie,  les  arrête  et  les  coor- 
donne; il  noue,  il  est  le  lieu  du  croisement  infi- 
niment complexe  du  fil  avec  la  trame.  Définir 
une  chose,  c'est  littéralement  la  délimiter  du  fait 
du  cadre  aux  éléments  permanents  ou  fugaces 
où  elle  est  encastrée.  Toute  chose  donc  est  défi- 
nie et  définissante;  elle  est  définie  sur  tous  ses 
points,  elle  définit  par  un  seul.  Elle  connaît  par 
ce  qu'elle  exclut,  de  fait  ou  de  nature.  Elle  est 
cernée  du  rayonnement  de -ses  indices.  Définir, 
c'est  isoler,  c'est  exclure  :  c'est  dire  pourquoi 
une  chose  n'est  pas  toutes  les  autres.  Lorsque 
deux  termes  s'opposent,  chacun  des  deux  ajoute 
à  la  somme  des  différences  dont  l'autre  est  cons- 
titué. La  formule  serait  à  peu  près  telle  :  «  Cette 
chose  n'est  pas  celle-ci  que  je  constitue;  elle  n'é- 


^2 


ART    POETIQUE 


puise  pas  l'être;  rien  que  par  mon  seul  fait  elle 
n'intègre  pas  la  somme  et  je  l'enrichis  en  m'ajou- 
tant  au  nombre  des  choses  qu'elle  n'est  pas;  je 
suis  investi  du  droit  de  lui  dénier  la  totalité  et 
je  rencontre  en  elle  le  point  par  où  celle-ci  m'est 
refusée.  » 

La  chose,  ne  connaissant  que  ce  qu'elle  exclut, 
ne  connaît  que  ce  qu'elle  n'est  pas  et  ce  qui  n'est 
pas  elle-même. 

On  le  dira  donc  très  bien  :  être,  c'est  n'être 
pas  une  chose,  c'es-t  n'être  aucune  autre,  c'est 
être  empêché  de  l'être,  soit  par  une  opposition 
matérielle,  soit  par  le  besoin  qu'elle  a  de  moi 
comme  tel.  La  connaissance  est  la  constatation 
de  mon  contour.  —  Or  il  y  a  la  connaissance  et 
il  y  a  la  reconnaissance,  suivant  que  l'on  consi- 
dère la  chose  comme  causante  ou  ayant  cause. 

(Cause  :  moyen  fourni  à  la  chose  d'être  ou  se 
montrer  ce  qu'elle  est.  La  cause  de  la  chaleur, 
la  Cause  de  la  Justice,  causer  avec  un  ami.) 

La  connaissance  donc,  prise   uniquement   ici 


DE    LA     CO-NAISSANCE    AU    MONDE    ET    DE    SOI-MÊME  8Î 

dans  son  sens  l'èel  de  causaliou  et  d'action  sur 
le  dehors  exercée,  c'est  l'effet  de  soi-même  suivi 
chez  les  autres.  Cet  effet  se  traduit,  soit  par  une 
simple  impossibilité  pour  l'autre  d'occuper  le  lieu 
que  je  tiens,  soit  par  une  impulsion  donnée,  par 
un  travail  accompli  dont  je  suis  la  source  et 
dont  il  est  le  sujet.  Cette  connaissance  peut  pren-^ 
dre  le  nom  d'information,  puisque  la  fin  en  est 
la  production  d'une  forme.  C'est  dans  ce  sens 
que  la  mer  connaît  le  navire,  la  hache  et  le  roc 
natal,  tous  deux,  le  chêne,  le  feu,  la  nourriture 
qu'il  cuit,  le  métal  qu'il  fond,  Rome  qu'il  em- 
brase. Aussi  loin  que  l'action  va  de  sa  source^ 
jusque-là  la  connaissance.  Comprenez  que  plus 
une  chose  est  générale,  plus  elle  est  généra- 
trice.La  chose  estdélimitée  ou  définie  par  l'en- 
semble de  ses  actions,  finie  en  fait,  infinie  en 
puissance  comme  le  nombre  des  objets  qui  peu- 
vent lui  être  présentés. 

Réciproque  à  ce  premier  terme  répond  l'au- 
tre, qui   est  la  reconnaissance.  L'un  donne  et 


84  ART    POÉTIQUE 


l'autre  demande.  L'un  propose  et  l'autre  dis- 
pose. L'un  prouve  et  l'autre  éprouve.  Il  accepte 
par  mesure  de  qui  l'entoure  opposition,  impul- 
sion ou  aliment.  Accident  ou  nécessité,  passa- 
gère ou  permanente, rencontreou  accouplement. 
Le  second  terme  reçoit  du  premier  un  contraste 
à  établir,  une  énergie  à  transformer,  une  vertu  à 
traiter. Or,  tandis  que  les  activités  latentes  en  la 
matière  brute  attendent  l'occasion  qui  les  dégage 
ou  l'objet  qui  les  manifeste,  comme  la  fumée 
dans  un  rayon  de  soleil,  la  plante  et  la  bêle  sont 
toujours  en  acte;  elles  se  fabriquent  de  l'ali- 
ment qu'elles  se  procurent  l'existence  :  leur  vie 
n'est  qu'une  adhésion  à  la  source  d'où  ils  la 
tirent.  Reconnaissance  exige  au  préalable  coU" 
naissance  qui  la  provoque,  le  second  terme  ne 
peut  être  et  tel  sans  le  premier,  mais  non  pas 
à  l'inverse.  La  terre  est  toujours  féconde,  quel- 
les que  soient  les  moissons  qui  la  couvrent  ; 
paille  ou  livre,  tout  est  bon  au  feu  qui  les 
dévore  ;  l'herbe  nourrit  les  animaux  divers  qui 


DE    LA    CO-NAISSANCE    AU    MONDE    ET    DE    SOI-MÈMK  85 

la  broutent.  Mais  des  roses  sans  tel  sol,  et  tel 
insecte  sans  tel  fruit,  non  pas.  La  cause  peut 
être  sans  l'effet,  mais  non  point  l'effet  sans  sa 
cause.  Le  second  est  pour  la  première  un  moyen 
d'être  parmi  d'autres;  la  première  est  au  second 
sa  raison  d'être.  Le  «  connaissant  »  ne  connaît 
que  lui-même  et  les  moyens  sans  quoi  il  ne 
pourrait  être  tel  ;  le  «  reconnaissant»  connaît 
un  autre  sans  qui  il  ne  pourrait  être  et  le  dési- 
gne avec  précision.  Bien  entendu,  cette  distinc- 
tion n'est  que  log-ique,  les  deux  ([ualilés  pou- 
vant se  trouver  réunies  chez  le  même  sujet. 

Ces  principes  sont  posés. 


ARTICLE  DEUXIÈME 

ARGCMENT 

ARTICLE  DEUXIÈME.  —  De  la  connaissance 
CHEZ  LES  ÊTRES  VIVANTS.  —  L'acte  vital  par  excellence 
est  l'élaboration  de  la  vibration  nerveuse.  Que  la  sen- 


86  ART    POÉTIQUE 


sation  est  un  état  de  l'être  non  point  passif,  mais 
actif.  — Le  vég-étal  ou  élaboration  de  la  matière  com- 
bustible. L'animal  ou  état  delà  matière  allumée  pour- 
voyant à  sa  propre  alimentation.  La  respiration  ou 
balance  entre  les  besoins  de  l'individu  et  l'exigence 
extérieure.  De  la  vibration  vitale  essentielle,  ou  mou- 
vement qui, partant  d'un  centre,  g-ag-ne  tous  les  points 
d'une  aire  circonscrite  par  la  limite  qu'il  marque  en 
cessant.  Deux  temps  de  la  vibration,  émission  et  réac- 
tion. Toute  vibration  gagne  et  occupe  une  forme. 
Toute  forme  est  fermée.  Notre  appareil  nerveux  est 
consacré  à  l'élaboration  de  la  vibration.  Il  est  ce  qui 
frémit  au  contact  de  lEtre.  Notre  être  à  chaque  ins- 
tant naît  et  co  naît  aux  autres  corps  dont  il  prend 
ainsi  connaissance.  La  connaissance  sensible  de 
l'homme  est  une  naissance  consciente  qualifiée  par 
l'objet  qui  en  limite  l'expansion.  Connaître  par  les 
sens,  c'est  se  produire  en  tant  que  qualifié  par  telle 
sensation.  Des  appareils  préposés  à  notre  contact  avec 
l'extérieur.  Du  toucher.  Du  goilt.  De  l'odorat.  De  la 
vue.  Digression  :  justification  de  !'«  anthropomor- 
phisme ». Que  c'est  nous  qui  fabriquons  nous-mêmes 
l'énergie  à  laquelle  les  ondes  optiques  extérieures 
viennent  s'accorder.  De  l'ouïe, ou  sens  direct  du  mou-- 
vement  et  de  la  durée.  L'homme  partout  où  il  est 
connait,  unit  en  lui  des  choses  ditïérentes. 


DE    L\    CO-NAISSANCE    AU    MONDE    KT    DE    SOI-MÊME  87 

J'ai  indiqué  dans  ces  passes  préliminaires  r.ne 
connaissance  hors  de  nous  entre  les  choses  elles- 
mêmes  selon  les  rapports  qu'elles  nourissent. 
Analysant  le  mot,  j'y  ai  trouvé  des  idées  d'as- 
semblage et  de  production,  de  forme  et  de  mou- 
vement. J'ai  peint  la  fig^ure  de  Pan,  la  passion 
de  l'univers  travaillé  par  la  prohibition  de  sub- 
sister. J'ai  défini  la  notion  de  partie,  chacune 
indispensable  à  chacune  et  à  toutes.  J'ai  assez 
parlé  de  la  connaissance  de  construction  :  il  me 
reste  à  traiter  de  \à  connaissance  de  constatation 
selon  que  dévolue  à  notre  esprit. 

Appliquantles  principesacquis,  je  comprends 
que,  pour  l'homme  comme  pour  les  autres  élres, 
vivre,  c'est  connaître.  Quel  est  donc  le  mode 
parliculier  de  sa  connaissance  ou  vie? 

L'acte  vital,  essentiel  de  moi,  est  l'élaboration 
de  la  vibration  nerveuse. 

Pour  me  faire  mieux  entendre,  je  reproduis 
ici  les  lignes  déposées  aux  feuilles  d'un  autre 
livre,  «  Sur  la  cervelle  ». 


88  ART    POÉTIQUE 

«  La  cervelle  est  un  org-ane.  L'étudiant 
<(  acquiert  un  principe  solide  s'il  étreint  forte- 
«  ment  cette  pensée,  que  l'appareil  nerveux  est 
«  homogène  dans  son  foyer  et  dans  ses  raniiti- 
«  cations,  et  que  la  fonction  en  est  telle,  simple- 
«  ment,  que  la  détermine  son  efficacité  mécani- 
«  que.  Rien  ne  justifie  l'excès  qu'on  impute  à  la 
«  matière  blanche  ou  grise,  accessoirement  au 
«  rôle  sensitif  et  moteur,  de  «  sécréter  »,  ainsi 
«  que  bruit  une  apparence  de  paroles,  l'intelli- 
«  çence  et  la  volonté,  comme  le  foie  fait  de  la 
«  bile.  La  cervelle  est  un  org-ane,  au  même  titre 
«  que  l'estomac  et  le  cœur;  et,  de  même  que  les 
«  appareils  digestif  ou  circulatoire  ont  leurs 
«  fonctions  précises,  le  système  nerveux  a  la 
«  sienne,  qui  est  la  production  de  la  sensation 
«  et  du  mouvement. 

«  J'ai  employé  le  mot  «  production  »  à  des- 
«  sein.  11  serait  inexact  de  voir  dans  les  nerfs 
«  de  simples  fils,  agents  par  eux-mêmes  inertes 
«  d'une  double  transmission,  afférente,   comme 


1>E    LA    r.O-NAISSANCE     AL'     MONDE    ET  DE  SOI    MÔjiE  hg 

«  ils  disent,  ici,  là  efFérente,  prêts  indiflérem- 
«  ment  à  télégraphier  un  bruit,  un  choc,  ou 
«  l'ordre  de  l'esprit  intérieur.  L'appareil  assure 
«  l'épanouissement,  l'expansion  à  tout  le  corps 
«  de  l'onde  cérébrale,  constante  comme  le  pouls. 
<(  La  sensation  n'est  point  un  phénomène  pas- 
«  sif  ;  c'est  un  état  spécial  d'activité.  Je  le  com- 
«  pare  à  une  corde  en  vibration  sur  laquelle  la 
«  note  est  formée  par  la  juste  position  du  doigt. 
«  Parla  sensation  je  constate  le  fait,  et  je  con- 
«  trôle,  par  le  mouvement,  l'acte.  Mais  la  vibra- 
«  lion  est  constante. 

<{  Et  celte  vue  nous  permet  d'avancer  plus 
«  loin  notre  investigation.  Toute  vibration  impli- 
«  que  un  foyer,  comme  tout  cercle  un  centre. 
«  La  source  de  la  vibration  nerveuse  réside  dans 
<(  la  cervelle,  qui  remplit,  séparée  de  tous  les 
('  autres  organes,  la  cavité  entière  du  crâne  her- 
«  métique.  La  règle  d'analogie  indiquée  à  la  pre- 
«  mière  ligne  défend  d'y  voir  autre  chose  que 
«  l'agent    de   réception,   de  liansformation   et 


go  A  Kl   PoÉrujuE 

«  comme  de  dig^estion  de  la  commotion  initiale. 
«  On  peut  imag-inerque  ce  rôleest  spécialement 
«  dévolu  à  la  matière  périphérique,  que  le  subs- 
<(  trat  l)lanc  forme  comme  un  a^ent  d'amplifica- 
«  tion  et  décomposition,  et  enfin  que  les  or?a- 
«  nés  compliqués  de  la  base  sont  autant  d'ate- 
«  liers  de  mise  en  œuvre,  lé  tableau  de  distri- 
«  bution,les  claviers  et  les  compteurs,  les  appà- 
«  reils  de  commutation  et  de  réglage. 

«  Nous  devons  maintenant  considérer  la  vibra- 
«  tion  elle-même.  J'entends  par  là  ce  mouve- 
«  ment  double  et  un  par  lequel  un  corps  part 
«  d'un  point  pour  y  revenir.  Et  c'est  là  1'  «  élé- 
«  ment  »  même,  le  symbole  radical  qui  cons« 
«  titue  essentiellement  toute  vie.  La  vibration 
«  de  notre  cervelle  est  îe  bouillonnement  de  la 
«  source  de  la  vie,  l'émotion  de  la  matière  au 
«  contact  de  l'unité  divine  dont  l'emprise  cons- 
«  titue  notre  personnalité  typique.  Tel  est  l'om- 
it bilic  de  notre  dépendance.  Les  nerfs, et  la  tou- 
«  clie  qu'ils  nous  donnent   sur  le  monde  exté- 


lu;     LA    CO  NAISSANCE    AU    MQNDK    K T    DK    SOI-MÊME  QI 

«  rieur,  ne  sonl  que  l'instrument  de  noire  con- 
«  naissance,  et  c'est  en  ce  sens  seulement  qu'ils 
<(  en  sont  la  roiiHiiion.  Comme  on  fait  l'appren- 
"  tissage  d  p.n  outil,  c'est  ainsi  que  nous  faisons 
«  l'éducadon  de  nos  sens.  Nous  apprenons  le 
«  monde  au  contact  de  notre  identité  intime. 

«  La  cervelle,  donc,  n'est  rien  d'autre  qu'un 
«  organe  :  celui  de  la  connaissance  animale, 
«  sensible  seulement  chez  les  bêtes,  inlellii^ible 
«  chez  l'homme. Mais,  si  elle  n'est  qu'un  organe 
«  particulier,  elle  ne  saurait  être  le  support  de 
«  l'intelligence  ou  de  l'âme.  On  ne  saurait  faire 
«  à  aucune  partie  de  notre  corps,  image  vivante 
«  et  active  de  tout  Dieu,  ce  détriment.  L'âme 
«  humaine  est  cela  par  quoi  le  corps  humain  est 
((  ce  qu'il  est,  son  acte,  sa  semence  continuel- 
«  lement  opérante,  et,  selon  que  prononce 
n  l'Ecole,  sa  forme.  » 


La  vie  de   la  plante  est  essentiellement  une 


ART    POETIQUE  92 


acquisition;  sa  manière  d'être  est  de  croître  ou 
de  dépérir.  Cette  croissance  est  un  emmag"asi- 
nement  de  la  matière  qu'elle  va  puiser  dans  le 
sol  par  ses  racines,  dans  l'air  par  ses  feuilles 
respirantes;  sa  force  est  commandée  par  cette 
double  emprise, sa  capacité  àe  vivre  par  la  con- 
tenance dévolue  à  sa  forme.  La  substance  qu'elle 
acquiert,  ce  qu'elle  prépare  et  qu'elle  achève  en 
mourant  par  la  restitution  de  l'eau  qu'elle  a 
imbue,  ceci  :  de  quoi  brûler  et  se  dissoudre  en 
cette  flamme  dont  elle  est  l'imag-e  poussante. 

Si  le  végétal  peut  se  définir  en  tant  que  «  la 
matière  combustible  »,  pour  l'animal,  il  est  la 
matière  allumée.  Chez  l'un  la  forme  ou  qualité 
est  adéquate  à  la  quantité  de  matière  qu'elle 
comporte  et  qu'elle  amasse.  Mais  le  corps  vif, 
l'âge  adulte  bientôt  atteint,  et  dépouillé  le  pre- 
mier habit,  noviciat  ou  déguisement  nécessaire 
à  couvrir  l'étincelle  germinale,  ne  se  maintient 
qu'à  la  condition  de  se  détruire  et  de  se  fournir 
à  soi-même  aliment.  C'est  un  appareil  de  con- 


DE    LA    CO-NAISSANCE    AU    MONDE    ET     DE    SOI-MÊME  fji 

sommalk)!!  ;  il  doit  transformer  la  nourriture 
qu'il  prend  au  dehors  pour  suffire  à  son  foyer, 
il  doit  l'élaborer  en  vase  clos.  Cette  digestion, 
celle  nécessité  de  destruction,  implique  de  soi 
l'isolement  du  sujet,  sa  séparation,  mesurée  par 
le  besoin,  de  la  source  d'approvisionnement, 
un  acte  spontané  pour  s'y  reprendre.  Le  végétal 
en  croissant  remplit  la  forme  qui  lui  est  assi- 
gnée; l'animal  maintient  la  sienne  en  brûlant  de 
quoi  nourrir  l'énergie  dont  elle  est  l'acte,  en  se 
procurant  de  quoi  contenter  la  faim  du  feu 
.reclus  en  lui.  L'être  vivant,  ne  pouvant  croître, 
ne  maintient  sa  forme  qu'en  éliminant  ce  qui 
excède.  Il  se  conserve  en  se  détruisant.  Comme 
l'horloge  et  le  sablier,  il  marche  par  la  chute  en 
lui  de  sa  substance  qui  se  désagrège.  Séparé  de 
cette  bouche  qui  l'a  amorcé  de  son  Créateur,  il 
se  prend  à  cette  mer  même  de  mouvement  qui 
l'immerge,  il  en  aspire  l'impulsion  jusqu'aux 
extrémités  de  son  corps,  et,  ayant  reçu  de  l'air 
complément,  il  restitue  la  partie  de  soi  défaite. 


g4  ART    POET'QUE 

L'effet  de  ce  feu  comme  de  tout  autre  est  de 
détruire  un  arrangement  libratoire,  dont  les 
éléments,  recherchant  à  l'état  d'efférence  leurs 
groupes  d'affinité,  se  divisent,  suivant  leur  essor 
intérieur  ou  externe,  en  force  et  en  résidu. 

L'être  animé  est  creux  ;  à  la  façon  d'une  bou- 
teille, il  témoigne  du  souffle  qui  l'a  formé  et  le 
regonfle  à  chacune  de  ses  aspirations.  Ce  vide 
comporte  un  état  de  déséquilibre  natif,  une  dé- 
molition interne  et  passive,  compensée  par  une 
reprise  active  sur  le  dehors.  Or,  nous  avons  ima- 
giné que  toute  forme  est  l'œuvre  et  le  témoi- 
gnage d'un  certain  balancement  vibratoire  ; 
enfermée  dans  la  matière  dite  inerte  en  un  cycle 
récurrent,  la  vibration  est  cette  balance  sur  la- 
quelle un  corps  incessamment  se  pèse  dans  toutes 
ses  parties  ;  (j'ai  dit  ailleurs  le  sens  que  je  donne 
au  mot  poids).  Le  système  vital  manifeste,  am- 
plifie cette  oscillation  économique,  qui  opère  ici 
le  départ  entre  les  besoins  de  l'individu  et  l'exi- 
gence extérieure   qui  le  grève;  elle  est  l'action 


DE    LA     CO-NAISS^NCE    Al,'    MONDE    ET    DB   SOI-MÊME  €)'> 

élective  en  nous, elle  est  la  trémie  et  le  trébucliet. 
Examinons  donc  notre  vibration  humaine  et 
iroyons  quelle  en  est  la  source  et  l'œuvre. 

La  vibration  par  laquelle  nous  constatons 
l'existence  et  les  limites  de  notre  personne  est 
celle  même  qui  !'a  édifiée  et  qui  continue  à  la 
maintenir.  L'acte  créateur  essentiel  est  l'émis- 
sion d'une  onde.  L'onde  schématiquëment  peut 
se  définir  un  mouvement  qui,  partant  d'un  cen- 
tre, gagne  tous  les  points  d'une  aire  circonscrite 
par  la  limite  qu'il  trace  en  cessant.  Elle  déter- 
mine sur  tous  ces  points  un  déplacement  local, 
suivi  d'une  réaction,  ou  tendance  à  reprendre  le 
premier  lieu,  qui  nécessite  pour  être  surmontée 
l'accumulation  d'un  nouvel  effort,  la  poussée 
d'une  deuxième  onde.  De  là  deux  mouvements^ 
l'un  excentrique  du  moteur,  l'autre  concentrique 
du  sujet,  les  deux  temps  de  la  vibration.  L'eflet 
del'onde  est  une  information  ou  extension  d'un© 
certaine  forme  à  l'aire  qu'elle  détermine.  Toute 
forme  est  une  variation  du  cercle.  J'entends  par 


q6  art  poétiqle 


forme,  non  seulement  le  tracé  d'une  certaine 
fig^ure,  mais,  du  fait  de  la  fermeture  qu'elle  éta- 
blit, la  constitution  d'un  certain  milieu,  en  tant 
qu'obéissant  dans  toutes  ses  parties  au  rythme 
qui  les  compose.  Le  coup  d'un  maillet  sur  un 
tambour  détermine  un  être  sonore.  La  lumière 
et  la  chaleur  sont  des  effets  d'impulsions  sour- 
danl  au  sein  de  la  matière.  Je  propose  ces  ima- 
ges simples.  Mais  c'est  aussi  une  vibration  infi- 
niment complexe  et  diverse,  une  vibration  vou- 
lante, dont  attestent  les  jeux  ultimes  ces  tour- 
billons à  l'extrémité  de  nos  doigts  et  l'étoile  des 
cheveux  sur  le  sommet  de  la  tète.  Comme  une 
note  est  formée  sur  l'instrument  elle  chant  d'un 
groupe  de  notes  assemblées,  ainsi,  au  ventre  de 
la  mère,  l'enfant  doué  d'un  visage  et  d'une  âme 
retentissante. 

De  cette  vibration  créatrice,  du  sacré  frisson 
primordial,  la  substance  cérébrale  et  nerveuse, 
la  moelle  crânienne  et  spinale  avec  ses  éléments 
si  déliés  pareils  à  des  étoiles  aux  rayons  rélrac- 


DE    LA    C0-NAI8SANCK    AU    MONDE    BT    DE    SOI-MÊMC  97 

tiles,  à  des  notes  qui  joueraient  elles-mêmes 
étendant  de  tous  côtés  les  doigts,  est  la  source 
et  atelier.  C'est  cette  répulsion  essentielle,  cette 
nécessité  de  ne  pas  être  Gela  qui  nous  donne  la 
vie  et  par  suite  d'être  autre  chose,  qui  ourdit 
notre  substance,  qui  nous  inspire  et  nous  em- 
membre.Nous  ne  vivons  que  pour  résister,  pour 
recommencer  la  mystérieuse  lutte  d'Israël.  Nous 
ne  perdons  point  le  contact.  En  nous  cela  qui 
ne  cesse  point  de  frémir;  nous  ne  cessons  point 
d'être  posés  sur  la  source;  en  nous  la  touche  et 
le  compteur.  Dans  la  pierre  angulaire  de  nos  os, 
dans  l'étui  de  notre  tige  est  reclus  notre  mou- 
vement, comme  le  ressort  dans  le  barillet.  C'est 
par  ce  mouvement  que  nous  marchons;  c'est  lui 
qui  règle  l'échappement,  la  consommation  de 
chacun  de  nos  organes.  C'est  lui  dont  nous  pou- 
vons doser  l'intensité  et  localiser  l'action,  de 
manière  à  déterminer  le  déplacement  des  diffé- 
rentes parties  de  notre  corps.  Nous  sommes  maî- 
tres de  recourir  à  la  source  que  nous  portons  ei 

4 


ç8  ART    POÉTIQUE 


nous;  comme  une  pompe  en  une  succion  de  son 
piston  peut  tirer  tel  volume  d'eau  et  non  davan- 
tage, nous  sommes  faits  pour  puiser,  immédiats 
à  cette  force  qui  repousse  les  mondes,  telle  pro- 
vision d'énergie  que  nous  employons  selon  nos 
besoins  et  ménageons  à  notre  plaisir. 

Tout  étant  ainsi  défini,  nous  pouvons  mainte- 
nant nous  représenter  l'homme  comme  un  corps 
à  l'état  permanent  de  vibration  ou,  pour  em- 
ployer des  termes  que  nous  avons  reconnus 
congrénères.de  naissance  et  d'information.  Mais 
ce  corps  est  environné  d'autres  corps;  il  ne  naît 
point  seul  ;  à  chacun  de  tous  les  instants  de  sa 
durée,  il  co-naît.  En  cette  acceptation  primitive, 
ainsi  que  tous  les  autres  corps,  il  complète  l'en- 
semble où  il  apparaît,  il  remplit  un  comparti- 
ment, il  est  réciproque  des  autres  corps  qui 
déterminent  .sa  présence,  sa  production,  sa  place 
dans  l'espace  qu'ils  occupent  avec  lui.  Tel  est  le 
premier  sens,  comme  on  dit,  qu'un  objet  a  un 
sens  suivant  qu'il  est  vertical  ou  oblique,  à  l'en- 


DE    LA    CO-NAISSANCE    AU    MONDE    ET    DE    SOI-MEME  99 

ciroit  ou  à  l'envers.  Une  pierre  entre  les  mains 
de  qui  sait  l'interrog^er,  un  morceau  de  bois  flot- 
tant, l'insecte  sur  qui  j'abats  mon  chapeau,  ren- 
dent réponse  et  ne  se  taisent  pas.  Et  l'homme,  je 
dis  de  par  sa  seule  présence,  aura-t-il  une  moin- 
dre valeur  explicative?  N'y  a-t-il  pas  à  droite  et 
à  gauche  ajustement?  Sa  personne  n'est-elle  pas 
eng-agée  à  un  récit  moins  copieux  et  moi  ns  divers  ? 
N'est-il  point  redevable  de  comptes  de  toutes 
parts  à  rendre?  Il  exerce  connaissance.  Voyons 
<juel  en  est  chez  lui  le  mode  particulier. 

Toutes  les  choses ,  avons-nous  dit,  se  rédui- 
sent à  la  constitution  d'un  certain  équilibre  ou 
vibration.  J'ai  défini  connaissance  les  rapports 
que  chacune  entretient  avec  les  autres  du  fait 
de  la  résistance  qu'elle  offre,  de  l'action  qu'elle 
exerce  et  de  la  réaction  qu'elle  subit.  Aucune 
chose  n'a  été  créée  une  fois  pour  toutes  ;  elle 
n'est  point  arrêtée  ;  elle  continue  à  être  pro- 
duite, elle  exprime  un  état  de  tension  perma- 
nent de  l'efl*ort  dont  elle  est  l'acte.  Il  suit  que 


AKT    POETIO'.'E 


le  principe  de  son  existence  et  de  sa  forme  est 
aussi  l'ouvrier  de  sa  connaissance.  Celle  de 
riiomme  peut  se  définir  une  naissance  cons- 
ciente qualijîée  par  Vohjet  qui  en  limite  l'ex- 
pansion. Si  nous  nous  représentons  schémati- 
quement  le  domaine  de  la  vibration  animale 
comme  un  cercle  dont  l'onde  ultime  est  la  cir- 
conférence, nous  pouvons  fig'urer  toute  impres- 
sion, toute  sensation  venant  du  dehors,  par  une 
indentation,  qui  intéresse  non  seulement  la 
forme  extérieure,  mais  toute  l'étendue  de  l'aire 
qu'elle  circonscrit.  Chaque  onde  partant  du 
centre  vient  s'infléchir  à  cet  obstacle  ;  le  sujet 
tout  entier  en  reçoit  une  information  particu- 
lière. Chaque  émission  vitale  reproduit  la  pre- 
mière :  chacune  récupère  tout  le  domaine  con- 
quis par  la  croissance,  recharge  l'homme, 
rebande  les  nerfs  de  cette  machine  qui  l'a  dres- 
sé, récole  tout  cela  d'inclus  aux  limites  de  cet 
individu  (ju'elle  a  fait.  Elle  m'apprend  que  je 
suis  et  ce   que  je  suis  par  cela  que  je  ne  suis 


DE    LA    CO-NAIÀSANCE    AU    MONDE    ET    OC    SOI-MÉMIi:        lOI 

pas.  Je  suis,  c'est-à-dire  que  je  ne  suis  pas  les 
différents  objets  qui  m'entourent,  je  suis  en  tant 
que  limité  par  eux,  en  tant  qu'éprouvant  cette 
limitation,  en  tant  qu'informé  par  elle,  en  tant 
que  ressentant  celte  touche  sur  moi  qu'elle 
exerce,  je  suis  voyant  et  entendant,  je  vois,  je 
goûte,  j'odore,  ce  feu,  ce  fruit,  cette  rose. 

Ainsi,  de  même  que  nous  reproduisons  notre 
propre  existence,  nousproduisons  cette  existence 
en  tfint  que  modifiée  par  les  objets  exlérieurs 
qui  nous  entourent.  N'ous  sommes  les  auteurs 
de  nos  sensations  ;  de  nous  à  elles,  il  y  a  rapport 
de  cause  à  effet,  c'est-à-dire  qu'en  elles,  par  l'in- 
tervention du  moyen  étrang-er  et  de  l'objet  sur 
lequel  nous  nous  pressons,  nous  sommes  déter- 
mfnés  ad  quid,  nous  nous  produisons  en  tel 
état  de  sensibilité. Cela  qui  nous  fait  est  cela  qui 
nous  fait  connaissants. 

Il  n'y  a  pas  ici  moyen  ni  affaire  de  plus  de 
précisions.  Nous  pouvons  voir  cependant  que, 
comme   l'émission,  la   préparation,    tension   et 


ART    POETIQUE 


intention,  de  Tonde  nerveuse  est  l'œuvre  des 
or$;anes  centraux  et  que  le  système  cérébro- 
médullaire  n'est  rien  autre  qu'un  laboratoire  de 
mouvement.  Ce  mouvement  met  en  état  les  diflé- 
renls  appareils  qui,  à  la  périphérie,  ménagent 
notre  contact  avec  l'extérieur,  préposés  à  ce  que 
j'appellerai  la  digeation  du  choc. 

De  ces  appareils,  les  uns  ne  fournissent  qu'une 
information  locale  chez  le  sujet  ou  partielle  de 
l'objet  ;  les  autres  donnent  une  image  com- 
plète. 

Parmi  les  premiers,  le  plus  simple  est  celui 
du  toucher.  Notre  peau  est  nue  ;  nous  sommes 
sensibles  sur  tous  les  points  de  notre  forme, 
nous  sommes  égaux  à  nolreenveloppe.  Le  contact 
€sl  une  simple  action  sur  le  circuit,  douloureuse 
si  elle  le  gène  ou  l'interrompt,  agréable  parfois  si 
elle  l'accélère.  Tel  le  toucher  purement  passif, 
mais  les  mains  ont  chez  nous  le  rôle  actif  que 
nous  portons  où  nous  le  voulons.  Elles  ne  sont 
pas  seulement  chargées  d'apprécier  le  mou  et  le 


UE    LA    CO-NAISSANCE    AU    MOSDK    ET    DE    S01-MÈ>IE        lO'î 

résistant,  l'âpre  et  le  poli.  Elles  sont  au  bout  de 
nos  bras  une  réduction  métrique  denous-mêmes. 
Elles  nous  donnent  la  première  mesure,  je  veux 
dire  de  l'effort  qui  répond  à  l'échantillon  de  sen- 
sibilité qu'elles  prélèvent.  Par  IC'  raie  o'ihumb, 
par  le  toucher  sur  le  pouce  de  nos  quatre  doigts^ 
nous  avons  notre  outil  du  nombre  et  de  la  sur- 
face. Par  l'angle  articulé  de  nos  phalang^es,  par 
l'écartement  des  compas  divers  dont  nous  som- 
mes munis,  nous  possédons  la  sphère  et  le 
volume. 

Le  toucher  par  lui-même  ne  nous  donne  que 
des  informations  partielles  ;  c'est  une  partie  de 
notre  corps  qui  entre  en  contact  avec  telle  partie 
d'un  autre  ;  les  quatre  autres  sens  nous  four- 
nissent des  informations  générales,  confiées  à 
un  organe  spécial  et  isolé.  Par  la  bouche  et 
par  le  nez,  j'obtiens,  (moi  et  non  pas  ma  bouche 
et  mon  nez,directement  et  sans  opération  déduc- 
live),  sens  de  tout  cela  en  quoi  une  viande  et 
un  grain  de  musc  est  saveur  ou  parfum.  Le  goiîl 


I04  ART    POÉTIQUE 

n'estqu'un  toucher  plus  complet,  une  compéné- 
tration  que  permet  la  presse  des  mâchoires,  la 
cuisine  et  le  chaud  four  de  la  bouche  avec  les 
jels  de  salive  qui  viennent  dissoudre  et  délayer 
l'aliment  trituré  par  nos  meules.  Le  nez  est  la 
cheminée  par  laquelle  nous  tirons  l'air  à  nous, 
jug-eant  des  fumées  et  des  esprits.  L'odeur 
indique  toujours  une  décomposition,  que  ce  soit 
vertu  du  chaud  ou  de  l'humide,  une  efférence, 
une  dilatation  réciproque  à  celle  de  nos  poumons 
qui  s'ouvrent  pour  aspirer  et  faire  vie  de  cette 
haleine  purifiée  auxchicânes  du  filtre  veslibulaire. 
La  fable  nous  montre  les  dieux  se  nourrissant  de 
la  fumée  des  sacrifices. 

Les  deux  sens  supérieurs  ne  nous  donnent  pas 
seulement  des  impressions,  mais  l'un  et  l'autre, 
sur  des  plans  différents,  des  images. 

Il  est  une  vérité  au  fond  de  nous  obstinément 
prenante,  en  dépit  de  l'Arbre  aux-singes  affreu- 
sement interjetant  le  bruit  grec  (.<  anthropomor- 
phisme »,  c'est  que  l'homme,  parcelle  consciente 


DE    LA     CO-NAISSANCF.    AU    MONDE    ET    DE    SOI-MÊME        Io5 

d'une  activité  homog^ène,  infère  à  droit  de  lui-. 
même  aux  choses  extérieures  ;  c'est  qu'il  porte 
sn  lui  les  racines  de  toutes  les  forces  qui  mettent 
le  monde  en  œuvre,  qu'il  en  constitue  l'exem- 
plaire abrégé  et  le  document  didactique.  Com- 
prendre, c'est  communier,  c'est  joindre  au  fait 
ses  clefs  que  nous  avons  avec  nous.  Avant  d'ou- 
vrir les  yeux,  je  sais  tout  par  cœur,  et  cette  noire 
puissance  que  je  contiens  en  moi  n'exige  pas 
moins  au  ciel  si  je  les  ouvre  que  ce  soleil  en  effet 
que  j'y  trouve.  Je  comprends  ce  qu'il  y  fait.  Moi 
aussi,  je  suis  comme  lui  un  foyer  de  lumière 
et  d'énergie.  Et  l'oude  lumineuse  dans  son 
expansion  ne  rencontre,  nulle  part,  de  corps 
inertes,  mais  partout  des  systèmes  de  forces  en 
travail,  plus  ou  moins  compacts  ou  com|.liqués. 
Elle  est  obligée  de  composer  avec  cet  obstacle, 
de  modifier  sur  lui  son  rythme  et  son  allure. 
C'est  cette  réaction,  cet  allumage  de  l'objet  sous 
le  choc  solaire  que  nous  appelons  couleur.  J'em- 
ploie le  mol  allumage  à  dessein,  car  cette  illu- 


106  ART    POÉTIQUE 

mination,  celte  enluminure  de  l'objet,  constitue, 
aussi  bien  que  la  combustion,  un  état  spécial  de 
sa  fonction  vibratoire.  Ebranlement  et  non  des- 
truction, la  couleur  est  le  héraut  de  la  flamme. 
Or,  soit  un  cercle  dont  le  foyer  lumineux  est  le 
centre.  La  propagation  de  l'onde  se  faisant  en 
ligne  droite,  nous  pouvons  considérer  tout  point 
de  la  circonférence  comme  relié  au  centre  par 
le  H  rayon  »,  ce  mot  pris  selon  le  double  sens 
optique  et  géométrique.  Etudions  maintenant 
Pœil  animal  :  la  membrane  appelée  «  rétine  », 
qui  en  garnit  le  fond,  est  un  appareil  d'élabora- 
tion vibratoire  intense.  Sa  fii^^uration  microsco- 
pique nous  montre  en  lui  à  la  fois  une  batterie 
et  un  «  métier  »,  une  batterie  composée  de  deux 
éléments  de  longueur  inégale,  l'un  mousse, 
l'autre  effilé,  les  «  cônes  »  et  les  «  bâtonnets  ». 
Nous  pouvons  donc  voir  dans  l'œil  une  sorte  de 
soleil  réduit,  portatif,  doué,  comme  son  proto- 
type, de  la  faculté  d'établir  un  rayon,  de  lui  à 
tout  point  de  la  circonférence.  De  même  que, 


DE    LA    C0-NAIS3ANGE    AU    MONDE    ET    DE    SOI-MEME         IO7 

dans  le  fait  du  téléphone,  l'onde  sonore  emprunte 
le  véhicule  créé  par  le  courant  électrique,  ainsi 
notre  œil  s'amorce  sur  la  lumière.  Il  est  construit 
pour  s'accorder  à  son  rythme,  soit  libre,  soit 
celui  qui,  se  brisant  sur  un  corps  étranger,  pro- 
duit la  couleur.  Le  choc  qui  à  l'une  des  extré- 
mités du  rayon  fait  paraître  la  couleur  en  déter- 
mine en  retour  au  fond  de  notre  œil,  par  son 
impact  sur  l'atelier  prêt  à  en  tisser  l'éclair,  la 
sensation.  La  vue  ne  résulte  point  d'une  imagée 
qui  se  peint  sur  notre  cervelle,  mais  d'un  con- 
tact réel  avec  l'objet  que  le  regard  attouche  et 
circonscrit.  Le  rayon,,  pareil  à  un  système 
rigide,  reproduit  à  l'une  de  ses  extrémités  le 
mouvement  qui  l'affecte  à  l'autre. 

Tandis  que  les  autres  sens  ne  nous  les  don- 
nent que  successives,  la  vue  homologue  des  im- 
pressions contrastantes  et  simultanées.  Bientôt 
ces  groupes,  ces  associations  de  coloris  que 
nous  appelons  images,  et  la  découpure  qu'elles 
font,  nous    apprenons,  grâce   au  jeu    de  notre 


I08  AKT    POÉriOUK 

paire  d'yeux,  à  les  reconnaître,  à  les  distinguer 
du  fond  où  elles  s'agencent.  Nous  les  percevons 
d'un  seul  coup,  nous  préparons  son  regard  à 
chacune.  La  perception  d'un  arbre  ou  d'un  mur 
répond  en  moi  à  tel  état  de  ma  sensibilité,  je 
fais  mon  regard  à  ce  mur  et  à  cet  arbre,  je  fais 
cet  arbre  et  ce  mur  en  moi. 

La  vue  nous  donne  des  images  de  l'espace  ; 
l'ouïe  en  trace  de  la  durée.  De  ces  images,  l'une 
se  construit  sur  la  différence  et  l'autre  sur  la 
variation.  L'une  se  modèle  et  l'autre  se  module. 
D'un  côté  et  de  l'autre  un  trou  est  percé  à  tra- 
vers le  muret  l'assise  même  de  notre  crâne.  Nous 
prêtons  l'oreille,  c'est-à-dire  que  nous  nous  prê- 
tons nous-mêmes  au  son  qui  nous  envahit  et  nous 
pénètre.  L'organe  auditifavec  ses  réservoirs,  ses 
circuits  et  ses  canaux,  ses  milliers  de  filaments 
ténus  plongés  dans  un  liquide  en  mouvement, 
ne  saurait  être  mieux  comparé  qu'à  celui  de  la 
dit^-^estion.  Il  y  a  une  sorte  de  concjuc  cl  d'écho 
ménagé  dans  l'épaisseur  île  noire  crâne.  Tout  cri 


DE    LA    CU-NAISSANCE    AU    MONDE    ET    DE    SOl-.MKMK         in(J 

lire  de  nous  une  réponse  et  percute,  sur  la  mcn- 
brane  tendue  qui  en  occlut  le  guichet,  notre 
tambour.  Et  le  procédé  auditif  est  une  sorte 
de  distillation  de  l'onde  sonore,  qui  sépare, 
pour  le  réintégrer  en  sensation,  chacun  des  élé- 
ments dont  le  bruit  est  composé.  Comme  le  nez 
aspire  les  odeurs,  l'oreille  apprécie  le  son  à  la 
manière  dont  il  passe,  dont  il  franchit  l'échelle 
des  organes  destinés  à  en  computer  les  vibra- 
tions. 

Le  sens  de  l'ouïe  est,  en  effet,  éminement  le 
sens  de  ce  qui  passe,  ce  qu'on  nomme  la  hau- 
teur des  sons,  l'aigu,  le  grave,  n'étant  que  l'in- 
dice de  leur  rapidité.  Les  ondes  sonores  ont  ce 
caractère  qu'elles  sont  assez  lentes  pour  que  nous 
puissions  en  saisir  et  dénombrer  les  battements, 
qu'elles  sont  infiniment  variables  dans  leur  in- 
tensité, dans  leur  composition,  dans  la  vitesse 
dont  ces  variations  se  succèdent,  qu'elle  sne  sont 
jamais  continues  dans  leur  émission,  enfin  que 
cette  émission  est  toujours  attribuable  à  des  eau- 


ART    POBilOUK 


ses  déterminées  et  spéciales.  La  variété  des  for- 
mes et  des  couleurs  provient  de  celle  des  objets 
qui  se  trouvent  présentés  au  jour,  durant  dans 
la  lumière  solide,  le  milieu  vibrant  ne  faisant 
office  d'eux  à  nous  que  de  transmission.  Pour  le 
son,  au  contraire,  c'est  la  vibration  même  qui 
est  produite  et  qui  est  l'objet  de  notre  connais- 
sance et  de  notre  critique.  On  peut  dire  que  le 
son  est  la  peinture  du  mouvement  et  son  image 
même  à  la  fois  abstraite  et  sensible.  Or,  la  per- 
sonne informée  auditivement  devient  son,  c'est- 
à-dire  modifiée  par  le  son,  de  même  que,  selon 
la  vue,  elle  devient  couleur,  c'est-à-dire  modifiée 
par  la  couleur  dans  ses  racines  vibratoires.  Elle 
devient  donc  le  suppôt  du  mouvement  pur  et  du 
temps  en  marche.  Mais  nous  avons  exposé  pré- 
cédemment que  le  mouvement  est  de  toutes  cho- 
ses l'acte  même,  la  condition  expressive,  le  sens. 
Le  mouvement  n'est  jamais  uniforme;  il  a  tou- 
jour  sa  crise  et  ses  périodes.  Ainsi  le  son  est 
essentiellement  ce  qui  commence  et  qui  cesse,  ce 


DE    LA    CO-NAISSANCK    AU    MONDE    ET    DE    SOI-.Ml.Mi  I  I  I 

qui  décrit  d'un  lerme  à  l'autre  la  phase.  I/o- 
reille  est  cet  instrument  par  qui  l'honnme  peut 
apprécier  tous  les  rythmes  et  allures  de  ce  mou- 
vement dont  il  est  lui-même  animé,  se  servant 
comme  d'une  base  continue  de  son  cours  propre. 
Ce  train  de  la  vie,  il  est  loisible  à  l'homme  d'en 
créer  l'image  sonore  ;  et  telle  est  l'origine  de  la 
musique  et  du  langage.  J'indique  ces  prémisses 
-dont  je  développerai  ultérieurement  les  consé- 
quences. 

J'ai  fini  ce  que  j'avais  à  dire  de  la  connaissance 
sensible.  De  longtemps  sans  doute  il  ne  sera  per- 
mis d'aller  plus  loin,  de  remonter  à  la  source 
même  de  la  sensation,  au  tableau  de  distribu- 
tion, à  ce  poste  central  où  l'onde  destinée  à  ali- 
menter les  différents  organes  de  la  périphérie 
reçoit  sa  première  élaboration.  La  même  pulsa- 
tion nerveuse  qui  entretient  notre  vision,  dirigée 
sur  d'autres  réseaux,  nous  permet  d'entendre  et 
d'odorer.  Nos  organes  sensilifs  ne  sont  que  des 
appareils  de  transformation  du  courant  initial  et 


I  12  ART    POETIQUE 

pour  ainsi  dire  d'allumag-e  construit  pour  des 
rupteurs  divers.  Il  suit  qu'ilssontinterdépendanis 
et  que  la  pression  par  exemple  qui  produit  la  vue 
qualifie  le  même  éploiement  de  la  circonférence 
qui  ailleurs  a  le  son  pour  limite,  et  que  le  regard 
dès  lors  peut  qualifier  le  bruit. 

D'autre  part,  si  nous  considérons  que  le  mou- 
vement et  la  sensation  ont  une  source  com- 
mune, nous  pouvons  voir  dans  ce  double  ordre 
d'activité  le  moyen  total  pour  l'homme  d'at- 
teindre 'ît  de  constater  les  limites  de  la  place 
qui  lui  est  assignée.  Il  constitue  lui-même, 
partout  où  il  est,  un  centre,  et  ce  centre,  il  jouit 
de  la  faculté  de  le  transporter  où  il  veut.  De 
même  qu'un  morceau  d'or  ou  de  houille  est  le 
signe  des  forces  multiples  qui  l'ont  produit  et 
conservé,  de  même  l'homme,  du  fait  seul  de 
son  existence  ici,  devient  le  point  de  coordina- 
tion des  phénomènes  divers  auxquels  il  apporte 
son  témoignage  commun.  11  les  explique,  il  les 
accorde,  il  les  connaît  par  sa  seule  présence.  Si 


\     DE    LA   CO-NAISSANCE    AU    MONDE    KT    DE    SOI-MÊME        Il3 

un  iiisérable  caillou  rend  compte  de  tout  l'uni- 
vers, \combien  plus  l'animal  sensible  qui  a  fait 
le  sujet  de  ce  second  article.  Il  nous  faut  présen- 
tement parler  de  l'animal ,  raisonnable  et  intel- 
ligent. 


ARTICLE    TROISIEME 

ARGUMENT 

ARTICLE  TROISIÈME.  —  De  la  connaissance 
INTELLECTUELLE  et  tout  d'abord  des  idées  générales.  De 
la  constance.  La  constance  est  le  caractère  de  toute 
forme  fermée  et  le  résultat  d'un  effort  continu.  De 
même  la  sensation  ou  forme  qualifiée  du  dehors  est 
constante.  La  sensation  constante  d'un  objet  cons- 
tant est  la  base  de  nos  idées  générales.  J'appelle 
générale  cette  qualité  en  qui  des  choses  diverses  sont 
communes  et  qui,  par  suite,  est  chez  toutes  deux 
due  à  l'opération  d'une  force  semblable.  La  qualité 
la  plus  générale  et  seule  universelle  est  le  mouve- 
ment. Connaître  le  semblable  c'est  co-naître  sem- 
blable. Uniformité  des  réactions  chimiques.    Unifor» 


I  l4  ART   POÉTIQUE 

mile  des  réactions  animales.  La  sensation  produc- 
trice de  mouvement  et  d'opération  ;  l'animal  co-naît 
uniformément  à  l'objet  auquel  il  est  apte  et  qui  sera 
pour  lui  une  invitation  uniforme  à  co-naître.  L'ani- 
mal a  une  raison  dêtre  particulière,  l'homme  a  une 
raison  d'être  générale,  soit  la  raison  tout  court.  Il  est 
maître  de  sa  co-naissance,  il  est  fait  pour  se  retrou- 
ver partout.  Il  connaît  partout  le  g^énéral,  ce  qui  est 
susceptible  de  le  mettre  dans  un  état  de  co-naissance 
dont  il  est  maître.  Nous  connaissons  les  choses  en 
leur  fournissant  le  moyen  d'exercer  une  action  sur 
notre  mouvement, nous  les  produisons  en  tant  qu'ayant 
rapport  à  nous,  nous  sommes  maîtres  d'une  sensa- 
tion génératrice,  et  de  sa  réduction  abstraite  par 
l'effet  abrégé  qui  en  est  l'image,  soit  l'idée  géné- 
rale. De  la  mémoire  ou  faculté  de  répéter  des  séries 
enchainées  d'eftorts  générateurs.  Des  siennes  et  des 
images.  Du  signe  fabriqué  par  nous  ou  mot.  Le  mot 
appelle,  provoque  en  nous  l'état  de  co-nai.ssance 
qui  répond  à  la  présence  sensible  des  choses  mêmes. 
Les  mots  désignent  soit  notre  état  de  tension  person- 
nelle, soit  cet  état  en  tant  qu'informé  par  des  objets. 
Connaissance  :  ou  constatation  de  la  figure  erénérale 
suivant  laquelle  nous  sommes  aptes  à  co  naître. 
Intelligence  :  ou  répétition  au  dedans  du  mot  qui 
appelle  chaque  objet  à  être  par  rapport  à    nous. 


\  DE    LA    CO-NAISSANCB    AU    MONDE    ET    DE    SOI-mAmE         llS 

— 1 ^ 

Av^nt  de  traiter  des  idées  générales,  arrclons^ 

la  notbn  de  constance. 

Le  constant  chez  toute  chose  existante,  c'est 
la  forme  en  qui  elle  existe,  étant  fermée.  Or,  nous 
avons  vu  que  partout,  dans  la  matière  brute 
comme  dans  la  matière  organisée,  celte  forme; 
n'est  pas  le  résultat  d'un  découpage  exercé  une' 
fois  pour  toutes,  mais  le  produit  d'un  travail  qui 
la  maintient.  Si  la  forme  est  constante,  de  même 
l'etTort  qui  l'effectue.  Chez  l'animal  sensible  on 
peut  définir /or/we  la  quantité  de  matière  limi- 
tée par  le  contact.  J'entends  par  contact  la  pres- 
sion exercée  du  dehors  sur  tous  les  sens. 
L'animal;  par  le  même  travail  d'élaboration  ner- 
veuse qui  pourvoit  au  maintien  de  sa  forme, 
suffit  à  son  contact.  De  même  que  la  forme  est 
constante,  la  sensation  est  constante.  Constant, 
ce  qui  la  maintient,  c'est-à-dire  ce  qui  la  limite, 
du  dedans  comme  du  dehors,  en  tant  que  tel. 
La  sensation  est,  de  même  que  constante,  une 
dans  sa    source   première  qui   est  la    pulsation 


ART    POETIQLE 


nerveuse  ;  celle-ci,  en  effet,  n'est  différenciée  que 
par  les  appareils  qui  la  canalisent  et  la  prédis- 
posent. Toute  sensation  est  une  en  tant  que  pro- 
duit du  même  courant  débité  par  le  poste  cen- 
tral, et  diversifiée  par  les  obstacles  divers  qui 
l'arrêtent  et  le  rompent.  Il  suit  donc,  à  parler 
figurément,  qu'à  chacun  de  ces  obstacles  corres- 
pond une  section  spéciale  et  déterminée  pratiquée 
sur  chacun  de  ces  rayons  que  nous  dardons 
par  tous  nos  sens.  A  chacun  de  ces  objets  répon- 
dra donc  désormais  pour  nous  une  manière 
spéciale  d'être  interrompus  par  lui  qui  en  sera 
l'imag-e,  en  d'autres  mois,  une  sensation.  Le 
même  objet  produira  toujours  la  même  sensation 
et  toute  variation  de  l'un  sera  traduite  récipro- 
quement par  l'autre.  Soit  un  arbre  :  tout  arbre 
produira  sur  chacun  de  nos  sens  une  calég-orie 
d'impressions  toujours  les  mêmes,  accompagnées 
d'autres  plus  ou  moins  particulières  qui  nous 
désigneront  l'espèce  et  l'individu.  Un  objet  cons- 
tant produit  une  sensation  constante  et   toute 


l'K    LA     CO-NAIS9ANCK    AU  MONDE    tT   DE   SOI-MEME  li^ 

Tarialion  plus  ou  moins  constante  de  cet  objet, 
une  sensation  aussi  plus  ou  moins  constante.  La 
sensation  constante  d'un  objet  constant,  voilà 
la  base  de  nos  idées  g^énérales.  11  reste  à  dire 
comment  nous  pouvons  comparer  entre  elles  nos 
expériences  disjointes  et  les  juger  similaires  ou 
difîérenles. 

Mais  expliquons  le  mot  qui  surgit  ici  de  géné- 
ral, pour  cela,  retournant  aux  premières  pages 
de  la  thèse  précédente(i).  J'appelle  «  générale  » 
cette  qualité  en  qui  des  choses  différentes  sont 
communes,  c'est-à-dire  comme  une.  Si  deux 
choses  d'ailleurs  différentes  monlrenV  une  qua- 
lité semblable,  il  est  évident  qu'elles  ne  la  tien- 
nent pas  d'elles-mêmes,  mais  d'une  troisième 
chose  qui  est  générale,  c'est-à-dire  par  rapport  à 
elles  génératrice  de  cette  qualité,  tina  in  diver- 
sis.  Plus  ce  troisième  terme  est  général,  c'est-à- 
dire  plus  nombreux  et  plus  variés  sont  les  cas 
où  il  entre,  plus  écartés  sont  les  effets  qu'il  sort 

(i)  Connaissance  du  Temps,  —  I.  De  la  Cause 


1  l8  ART   POÉTIQUE 


et  plus  riche  la  prise  que  le  sujet  offre  à  des 
moyens  plus  divers,  plus  largement  aussi  s'é- 
tend son  pouvoir  générateur.  Ainsi  donc  le 
général  est  cette  qualité  que  plusieurs  choses 
ditîerentes  ont  commune,  le  plus  général,  cela 
en  quoi  le  plus  de  choses  différentes  sont  sem- 
blables, et  l'absolument  général,  cela  en  quoi 
toutes  les  choses  sans  exception  sont  sembla- 
bles. De  qualités  ainsi  universelles,  nous  n'en 
découvrons  qu'une  seule,  qui  est  le  mouvement. 

Mais,  derechef,  comment  apprécions-nous  ce 
que  les  choses  extérieures  et  les  sensations  qui 
en  nous  y  répondent  ont  de  semblable  ou  de 
différent  ? 

Toute  sensation  est  une  naissance  ;  toute  nais- 
sance est  co-naissance.  L'être  animé  connaît  le 
semblable,  en  co-naissant  semblable. 

Mais  ainsi  quelle  est  la  différence  de  l'homme 
avec  les  autres  animaux  ? 

Nous  voyons  le  corps  en  chimie  réagir   tou 
jours    en   présence  de  tel  sel    ou    acide  d'une 


DE  LA   co-nai.ssani;e   au  monde  et  de  soi-mi;me       irrj 

manière  constante  et  déterminée.  Et  àr.  nrjAme 
les  délicats  composés  org-aniques  élaborés  par 
les  vég^étaux  et  les  individus  végétaux  eux- 
.  mêmes  sous  l'infiuence,  par  exemple,  du  jour  et 
de  la  nuit.  Mais  les  animaux,  à  leur  tour,  four- 
nissent une  critique  aussi  sûre,  mais  bien  plus 
fine  et  détaillée  de  l'action  extérieure  pratiquée 
sur  eux.  Les  conditions  de  vie  sont  plus  nom- 
breuses, leurs  exigences  plus  grandes,  leur 
balance  chimique  plus  susceptible,  leur  méca- 
uisnoe  plus  précis  et  plus  compliqué.  Ils  mettent 
plus  de  principes  en  jeu  pour  utiliser  plus  de 
forces.  Le  caractère  des  animaux  est  de  se  mou- 
voir, nous  pouvons  donc  les  considérer  comme 
des  eng^ins  con.slruits  en  vue  de  tel  ou  tel  mou- 
vement. Comme  nous  jugeons  de  la  brouette  et 
<lu  vélocipède,  ainsi  nous  pouvons  iuger  du  che- 
val barbe  ou  percheron,  du  reptile  et  du  singe, 
inférer  de  leurs  pièces  à  leur  travail.  L'animal 
est  établi  pour  satisfaire  à  certaines  conditions 
<ie  vie  déterminées  ;  celte  vie,  pour  se  conserver 


120  -       ART    POETIQUE 

£)U  se  reproduire,  l'astreint  à  certains  mouve- 
ments précis.  De  même  que  le  cercle  ouïe  polv- 
o^one  s'insèrent  suivant  leur  forme  sur  un  plan, 
de  même,  dans  la  nature,  la  bête  conduit  sa  forme 
animée.  Elle  co-naît  suivant  certaines  condi- 
tions stipulées,  le  bœuf  suivant  l'herbe  qu'il 
broute,  tel  scarabée  suivant  le  noyau  de  cerise 
ou  d'abricot  que  sa  larve  perfore.  Parmi  les 
objets  extérieurs,  il  en  est  qui  l'affectent  ou 
non,  dans  sa  forme  spécifique.  Dans  le  premier 
cas,  l'objet  provoque  la  sensation  et  la  sensation 
à  son  lour  le  mouvement  et  ses  effets,  ou  place. 
Ainsi  un  objet  constant  produit  une  sensation 
constante  et  celle-ci  à  son  tour  les  mouvements 
nécessaires  au  maintien  d'une  forme  constante. 
Les  sensations  seront  dites  efficaces  ou  non,  sui- 
vant qu'elles  sont  de  nature  ou  non  à  en4raînerun 
mouvement,  c'est-à-dire  à  faire  connaître  un  ob- 
jet selon  lequel  le  sujet  est  apte  ou  non  à  co-naU 
Ire.  Des  sensations  pareilles,  étant  l'indice  d'un 
objet  pareil,  seront  l'invitation  pour  l'atteindre 


DE    LA    CO-NAISSANCE    AU    MONDE    ET    DE    SOI-MÊME        121 

à  des  inouvemeiil  pareils.  La  forme  de  l'ani- 
mal est  celle  même  sous  laquelle,  par  rapport  à 
lui, ses  sensations  se  classent  comme  générales^ 
c'est-à-dire  comme  propres  à  le  maintenir,  à  le 
limiter  du  dehors  et  au  dedans  à  le  réintég-rer. 
L'animal  est  construit  pour  se  retrouver  dans  un 
certain  milieu.  De  quelque  manière,  nous  pou- 
vons dire  qu'il  est  sensible,  comme  on  dit  qu'une 
boussole,  ou  un  baromètre,  ou  une  plaque  pho- 
tographique est  sensible,  suivant  que  ces  instru- 
ments enregistrent  avec  plus  ou  moins  de 
finesse  et  de  fidélité  les  actions  extérieures  en 
vue  desquelles  ils  sont  disposés. 

Mais  l'homme  est  né  pour  se  »  retrouver  » 
partout. 

11  n'est  constance  que  de  la  forme.  A  la  forme 
constante,  pour  la  maintenir  une  opération  cons- 
tante. Comme  un  polygone  a  sa  nature  déter- 
minée par  le  nombre  de  ses  côtés,  les  sensations 
générales,  ou  motrices,  de  l'animal  que  nous 
pouvons  appeler  appréhensives  sont  adaptées  à 


122  ART    POETIQUE 

un  pelit  nombre  d'invitations  extérieures  aux- 
quelles il  répond  avec  une  fidélité  infaillible  et 
mécanique.  L'homme,  au  contraire,  est  capable 
de  trouver  partout  sa  place,  de  réaliser  sa  forme 
à  l'ég^ard  de  toute  chose  à  l'état  de  différence,  de 
co-naître  selon  elle.  Toutes  les  sensations  par 
rapport  à  lui  étant  susceptibles  d'être  g-énéra- 
Irices,  c'est-à-dire  générales,  il  peut  adresser  . 
partout  indifféremment  son  appréhension.  Il 
doit  donc  être  maître  du  choix  de  l'objet  qui  la 
provoque.  A  cause  de  l'infinie  complexité  des 
combinaisons  auxquelles  il  est  partie,  il  doit 
être  maître  de  sa  connaissance  sensitive  et  mo- 
trice. En  un  mot,  l'animal  a  une  raison  d'être 
particulière,  l'homme  possède  une  raison  d'être 
absolue,  soit  la  Raison  tout  court  ;  il  règle,  il 
dirige,  il  exploite  la  force  qui  le  produit.  Le 
sens  seul  chez  l'animal  est  appréhensif,  soit 
l'itjstinct  de  1  orientation  où  il  doit  se  placer 
pour  cadrer  avec  le  circonstant;  mais  l'homme 
est  conduit  par  la  raison. 


ne    LA    r.O-NAISSANCE    AU    MCNDE    ET    DE    SOI-Ml>\in;        r2.'î 

Ainsi,  de  même  que  l'animal  est  particulier, 
l'homme  est  un  être  général  ;  l'un  adapté  a  des 
conditions  particulières,  l'autre  à  des  conditions 
générales  ;  l'un  co-naît  selon  le  particulier  et 
l'autre  selon  le  général  ;  l'animal  connaît  le 
particulier,  et  l'homme  connaît  le  général.  Le 
chien  est  mené  par  son  nez,  le  bœuf  n'a  qu'à 
baisser  la  tète  pour  paître,  le  singe  à  fermer  ses 
quatre  mains  sur  les  branches  de  l'arbre  qu'il 
habile  ;  tel  fruit,  tel  sol,  tel  moment  même  sont 
pour  une  espèce  des  conditionsd'existences,  quoi- 
que extérieures,  aussi  impérieuses  que  les  détails 
d'anatomie  qu'elles  commandent.  L'animal  ap- 
porte une  série  toute  prête  de  déclenchements 
à  des  touches  prédéterminées.  Mais  l'homme  a 
été  fabriqué  pour  s'arranger  avec  tout.  Dès  lors 
il  doit  posséder  le  moyen  d'être  modifié  dans  sa 
forme  par  tout,  d'èlre  informé  par  tout.  Mais 
cet  élément  commun,  qu'il  doit  retrouver  en 
tout  susceptible  de  lui  fournir  information,  ne 
peut    être  que   le  plus  général,  c'est-à-dire    c 


1*4  ART    POÉTIQUE 

mouvement  même  par  qui  toute  chose  existe. 
Nous  avons  vu  que  chez  l'animal  la  différence 
entre  les  sensations  que  nous  avons  appelées 
g^énérales  (ou  génératrices)  et  toutes  autres  est 
que  les  premières  sont  efficaces,  c'est-à-dire  sui- 
vies de  l'effet  particulier  nécessaire  au  maintien 
de  la  forme .  Dans  ce  cas,  il  y  a  appréhension  par 
le  sujet,  tension  de  l'énergie  vers  l'objet  appré- 
hendé, attention  et  intention,  apport  du  méca- 
nisme à  la  touche  extérieure  susceptible  d'en 
opérer  le  déclic.  (Jegrossisàdessein  le  trait.)  Chez 
l'homme  aussi  la  suite  de  la  sensation  au  mou- 
vement, la  conscience  de  la  place  à  maintenir  et 
des  moyens  pour  cela,  s'établit  souvent  comme 
d'elle-même  et  sans  une  poussée  spéciale  de  la 
volonté;  la  chaleur  et  la  dilatation  des  pores 
de  la  peau  un  chatouillement  et  le  geste  de  la 
main  qui  se  porte  au  lieu  agacé.  Mais  nous 
avons  dit  que  l'homme  doit  retrouver  au  milieu 
de  tout  sa  place,  que,  par  suite,  il  doit  pouvoir 
faire  vie  de  tout,  tirer  de  tout  information,  que 


DK   LA    CO-NAISSANCE    AU    MONDE    KT    DE    SOI-MÊME         I  2i> 

dès  lors  il  doit  être  capable  de  discerner  en  tout 
pour  s'y  attacher  la  qualité  g-énérale  et  commune 
qui  lui  procure  cette  information,  qu'il  est  capa- 
ble, en  lin  mot,  de  choix  et  d'abstraction.  11  a 
reçu  pour  cela  un  instrument,  cette  poussée 
vibratoire  par  qui  il  existe  et  qu'il  peut  diriger  à 
son  gré.  11  peut,  grâce  aux  différents  sens  dont  il 
est  muni,  la  porter,  la  presser  comme  un  doigt 
sur  les  objets  qui  l'entourent,  enregistrer  sur 
elle  la  modification  constante  qu'ils  procurent, 
inférer  de  cette  constance  de  l'action  extérieure 
à  celle  qui  produit  leur  constitution  intrinsèque, 
reconnaître  ainsi  en  eux  le  général. 

Nous-  avons  donné  à  la  sensation  générale 
chezl'animal  ce  caractère  qu'elle  produit  toujours 
le  même  effet  sur  la  position  qu'il  est  construit 
pour  tenir.  La  même  action  produit  la  même 
figure.  Il  en  est  ainsi  chez  l'homme.  Mais  de 
même  que  la  sensation  chez  lui  atteint  ce  qu'il 
y  a  dans  l'objet  d'absolument  général,  c'est-à- 
dire   de  générateur,    de  même  elle    agit  sur  ce 


120  AUT    l'OÉTiyUK 


qu'il  y  a  en  lui  d'absolument  générateur.  Elle 
ne  le  détermine  pas,  elle  le  charge,  elle  le  met 
en  état  de  se  déterminer  ;  elle  le  met  en  forme, 
en  puissance  d'agir.  Lui  étant  donné  en  effet 
pour  se  retrouver  partout,  pour  inventer  une  rai- 
son commune  à  des  termes  infiniment  distants 
et  multiples,  son  mouvement,  comme  son  appré- 
hension, en  un  seul  mot,  son  sens,  doit  être 
réglé  par  un  choix,  par  un  procédé  d'abstrac- 
tion. J'ai  à  m'informer  pour  leur  satisfaire  des 
conditions  qui  m'entourent  ;  j'ai  à  co-naître  selon 
elles. 

En  résumé,  nous  connaissons  les  choses  en 
leur  fournissant  le  moyen  d'exercer  une  action 
sur  notre  «  mouvement  ».  Nous  les  co-naissons, 
nous  les  produisons  dans  leurs  rapports  avec  nous. 
Agiter  la  main,  c'est  me  produire  agitant  cette 
main  ;  sentir  une  rose,  c'est  me  produire  sentant 
celte  rose.  Cette  sensation  est  génératrice  d'un 
moi  sentant  la  rose,  et  de  celte  rose  en  tant  que 
surgissant,  qu'apparaissant  à  mes  sens.  Elle  est 


DE    LA    CO  NAISSANCK     AU    MONDE    KT    DE    SOI-MEME        I  27 

générale,  en  tant  que  le  même  objet  m'arrête,  me 
limite  au  même  point,  et,  par  là,  détermine  la 
même  forme,  la  même  sensation.  Je  substitue  à 
la  limite  et  à  l'effet  qui  en  la  fig^ure  des  choses 
est  imposée  au  travail  qui  les  produit,  la  limite 
et  l'effet  réciproques  qui  en  ma  sensation 
d'elles  est  imposée  au  travail  qui  me  produit. 
Je  les  perçois  donc  en  tant  qu'engendrées, 
c'est-à-dire  en  tant  que  çrénérales,  en  tant  que 
l'effet  constant  d'une  cause  constante  de  cette 
même  force  dont  je  possède  en  moi  la  mesure 
avec  le  principe,  je  ressens  sur  mon  propre  res- 
sort l'arrêt  qui  détermine  leur  forme.  Comme 
je  suis  conscient  du  mouvement  par  qui  je  me 
produis,  ainsi  qu'il  sera  dit  à  l'article  suivant, 
ainsi  du  terme  qui  me  limite,  le  même  ou  diffé- 
rent. 

Les  corps  bruts,  les  composés  organiques,  les 
tissus  vivants  sont,  par  leur  nature  même,  sen- 
sibles à  certaines  actions  d'avance  déterminées. 
De  même  les  êtres  animés  sont  instruits  par  ft? 


I2S  ART    POÉTIQUE 

plaisir  ou  la  douleur  de  ce  qui  leur  agrée  ou  pas. 
De  l'objet  au  suj^t,  de  la  sensation  au  mouve- 
ment, s'établissent  d'elles-mêmes  les  séries  de 
pénible  ou  de  plaisant,  de  bon  ou  de  mauvais, 
d'effort  ou  de  facilité.  De  même  qu'un  ordre  déter- 
miné existe  entre  les  différents  états  que  l'indi- 
vidu a  successivement  à  produire  pour  réaliser 
l'extension  et  l'usage  des  membres  et  des  instru- 
ments dont  il  est  muni,  ainsi  entre  les  sensations 
qu'il  se  procure  par  ses  jointures  différentes  avec 
l'extérieur.  La  série  commencée  à  l'intérieur 
exige,  implique  ses  derniers  termes,  la  diffé- 
rence nécessaire  que  le  contact  au  dehors  lui 
fournit.  La  mémoire  chez  l'animal  n'est  que  le 
sens,  de  ses  nécessités  propres  et  du  milieu 
auquel  ses  besoins  sont  adaptés.  Comme  il  con- 
naît, c'est-à-dire  d'une  connaissance  limitée  aux 
objets  de  nature  à  exercer  une  action  sur  le 
travail  qu'il  a  à  fournir,  c'est  ainsi  qu'il  recon- 
naît et  se  souvient. 

Le  besoin  est  une  espèce  d'image  négative  de 


DE    LA    CO-NAISSANCB    AU    MONDE    KT   DE    SOI-MÊME         I  2Q 

la  satisfaction  qu'il  appelle  ;  il  est  la  représenta- 
tion constante  chez  le  sujet  de  l'objet  qui  est 
destiné  à  la  remplir.  Comme  ce  besoin  est  cons- 
tant,  ainsi  l'énergie  qui  pousse  l'être  vivant  à 
chercher  hors  de  lui  où  et  de  quoi  le  contenter, 
ainsi  les  qualités  dans  l'objet  extérieur  à  cet  efïet 
disposées,  ainsi  les  signes  auxquels  cet  objet 
est  reconnu  (car  rien  de  connu,  s'il  n'est  connu 
d'avance).  L'animal  qui  aura  besoin  d'un  fruit 
ou  d'un  arbre  pour  y  grimper  aura  (en  dehors 
même  de  toute  expérience)  la  mémoire  de  l'ar- 
bre, et  du  fruit,  et  de  l'action  que  par  leur  pré- 
sence ils  permettent.  Le  même  besoin  réveillera 
la  même  tension  qui,  en  fait,  a  eu  pour  terme 
l'appréhension  de  l'objet  propre  à  le  satisfaire. 
Mais  l'homme  est  à  l'état  de  besoin,  de  sen- 
sibilité, par  rapport  à  tous  les  objets  qui  l'en- 
tourent, dont  aucun  ne  lui  est  indijférent. 
Comme  il  est  maître  de  diriger  son  intention, 
comme  par  l'attention  il  donne  à  l'application  de 
»es  sens  sur  un  objet  la  durée  nécessaire  pour 

5 


î30  ART    POÉTIOOE 

en  abstraire  les  éléments  qu'il  y  cherche,  commit 
il  est  maître  de  produire  et  de  continuer  l'effort 
qui  aboutit  à  la  perception  de  la  chose  dans  sa 
vertu  efficace  et  dans  les  signes  d'icelle,  il  est 
maître  de  le  répéter.  L'expérience  circonscrit 
l'homme  et  lui  fait  connaître  tous  les  points 
auxquels  il  était  susceptible  de  co-naîlre. 

Celte  connaissance  est  une  abstraction  :  cela 
veut  dire  que  nous  distinguons  dans  l'objet  des 
qualités  différentes  auxquelles  tour  à  tour  nous 
appliquons  notre  attention  servie  par  l'un  ou 
plusieurs  de  nos  appareils  sensilifs.  Nous  re- 
marquons que  ces  qualités  forment  des  g-roupes, 
c'est-à-dire  qu'une  certaine  sensation  sera  tou- 
jours accompagnée  de  certaines  autres,  simul- 
tanément ou  dans  tel  ordre.  Cette  sensation 
devient  pour  nous  un  signe,  un  avertissement 
du  travail  de  perception  divers  que  nous  sommes 
invités  à  fournir,  une  valeur  de  représentation. 
Un  ensemble  de  signes  définissant  complètement 
un  objet  par  leurs  rapports  réciproques  constitue 


UE    LA    CO-^AI^SAN^.E     AU    MONDE    ET    DE    SOI-MEME        l3l 

une  image.  Une  touche  unique  suffit  ainsi  à 
nous  donner  la  notion  d'une  chose,  c'est-à-dire 
à  nous  indiquer  l'état  de  connaissance  où  nous 
aurons  à  nous  mettre  pour  répondre  à  son  éuu 
d'existence. 

Or,  les  sig-nes  qui  nous  donnent  la  nolion  des 
choses,  comme  ceux  qu'elles-mêmes  exhibent, 
nous  pouvons  les  accentuer,  ainsi  en  fabriquer 
d'autres  à  notre  volonté,  faire  une  marque  sur 
elles.  Gela  que  nous  ne  pouvons  toujours  avoir 
sous  les  yeux,  imag-inons  un  signe  qu'il  ne 
dépende  que  de  nous  de  produire  pour  la  repré- 
senter :  «  une  fleur  »,  la  voici.  Si  nous  ne  pou- 
vons produire  aucun  objet,  nous  pouvons  pro- 
duire cet  état  de  nous  qui  en  est  la  connaissance 
et  le  signe  que  nous  lui  donnons  pour  caractère. 
Produire,  c'est-à-dire  douer  d'une  existence 
extérieure  un  être  artificiel,  uniforme,  s'impri- 
mant  toujours  sur  nos  sens  de  même.  Cet  être 
€st  ce  que  nous  appelons  un  mot.  Je  le  profère 
et  l'entends.  Je  le  reçois  et  le   rends  ;  je  suis 


l32 


ART    POÉTIQUE 


l'instrument  et  l'oreille  ;  en  lui,  sonore,   je  me 
perçois  moi-même. 

Nous  disons  bien  ainsi  que  les  mots  sont  les 
sig'nes  dont  nous  nous  servons  pour  appeler  les 
choses;  nous  les  appelons,  en  effet,  nous  les 
évoquons  en  constituant  en  nous  l'état  de  co- 
naissance  qui  répond  à  leur  présence  sensible. 
Lorsque  je  dis  «  le  rat  »  ou  «  le  soleil  »,  je 
substitue  au  rongeur  ou  à  l'astre,  à  tel  rat  jail- 
lissant de  l'ordure,  à  tel  soleil  de  la  ville  ou  de 
la  campagne,  sa  valeur,  le  signe  sous  lequel 
nous  rangeons  toutes  les  impressions  qu'il  est 
capable  de  nous  procurer.  Je  deviens  maître, 
avec  le  mot,  de  l'objet  qu'il  représente,  je  puis 
le  transporter  où  je  veux  avec  moi,  je  puis 
faire  comme  s'il  était  là.  Nomnaer  une  chose, 
c'est  la  répéter  en  court  ;  c'est  substituer  au 
temps  qu'elle  met  à  être  celui  que  nous  pre- 
nons à  l'énoncer.  Ce  qui  subsiste  d'une  chose 
dans  ce  signe  qu'est  d'elle  un  mot,  c'est  seule- 
ment son  sens^  son  intention,  ce  qu'elle  veut 


DE    LA    CO-NAISSANCB    AU    MONDE    ET    DB    8UI-MÈME        l33 

dire  et  que  nous  disons  à  sa  place.  C'est  ce 
sens  que  nous  adaptons  au  nôtre,  que  nous 
assimilons  et  qui  devient  la  matière  de  notre 
intelligence . 

(  «  Intelligere  »,  inlire.  »  or  Lire  »,  s'assimiler 
et  le  sens  au  sens.  «  Comprendre  »,  saisir  en 
même  temps,  réunir  parla  prise.  Comme  on  dit 
que  le  feu  prend,  ou  que  le  ciment  prend,  ou 
qu'un  lac  se  prend  en  hiver,  ou  qu'une  idée 
prend  dans  le  public,  c'est  ainsi  que  les  cho- 
ses se  comprennent  et  que  nous  les  compre- 
nons.) 

Les  mots  peuvent  se  distinguer  en  deux  caté- 
gories :  les  uns  servent  à  nous  dénommer  nous- 
mêmes,  à  désigner  les  différents  états  de  notre 
sensibilité,  suivant  leur  force  ou  suivant  le  plai- 
sir ou  la  peine  que  nous  éprouvons  ;  ils  consti- 
tuent en  quelque  sorte  les  graduations  de  notre 
appareil  de  connaissance,  le  jeu  des  attitudes 
dont  un  même  agent  est  susceptible.  Les  autres 
désignent  des  états  divers  de  notre   sensibilité 


l34  ART    POÉTIQUE 

■en  tant  que  produits  par  une  même  cause,  ou 
<:elte  cause  même  hors  de  nous.  La  première 
catégorie  nous  fournit  les  idées  de  plus  ou  de 
moins,  de  complaisance  ou  de  refus  ;  nous  dis- 
posons de  la  mesure  et  da  contrôle  ;  quelque 
•chose  sonne  suivant  la  tension  et  le  cran.  La 
seconde  est  l'inventaire  des  différents  objets 
^ue  la  vie  nous  propose.  Toute  a  proposition  » 
est  premièrement  renonciation  des  rapports,  de 
la  balance  que  nous  établissons  entre  la  chose 
€t  nous,  entre  le  sajet  et  l'objet,  des  effets  sur 
nous-mêmes  que  nous  lui  reconnaissons,  le 
geste  par  qui  nous  nous  montrons  les  choses  et 
nous  montrons  à  elles. 

Mais  nous  pouvons  faire  plus.  Le  mot  n'est 
pas  seulement  la  formule  de  L'objet.  Il  est 
l'image  de  moi-même  en  tant  qu'informé  par 
cet  objet.  Quand  je  pense  «  le  chien  »,  ce  que 
je  fais,  c'est  moduler  aussitôt,  disposer  les  diffé- 
rentes images  et  impressions  dont  cet  animal  est 
le  support.  Quand  je  dis  «    le  chien  aboie    », 


DK    LA    CO-NAISSANCE    AU    MOîfOK    ET    DE    SOI-MÊME        1 35 

c'est  le  chien  dans  ma  pensée  qui  aboie,  ce  chien 
assimilé  à  qui  j'impartis  mon  énergie  de  sujet  ; 
je  répèle  en  court  l'action,  j'en  deviens  moi- 
même  l'auteur,  l'acteur. 

Telle  est  la  différence  qu'il  importe  de  bien 
saisir  entre  les  termes  de  a  connaissance  »  et 
d'«  intcllisirence  »,  «  apprendre  et  comprendre  ». 

La  connaissance  est  une  constatation.  Nous 
portons,  nous  promenons  le  doigt  de  nos  sens 
sur  les  divers  objets  qui  nous  entourent,  nous 
en  poursuivons,  nous  en  établissons  l'image, 
nous  en  déterminons  les  signes,  nous  en  dres- 
sons le  catalogue,  nous  nous  procurons  le  moyen, 
et  de  les  appeler  et  de  nous  les  rappeler,  nous 
constituons  notre  vocabulaire.  Dès  lors,  nous 
avons  sous  la  main  une  petite  création  dont  nous 
disposons  à  notre  volonté  comme  un  enfant  des 
animaux  de  son  arche.  Nous  pouvons  en  manœu- 
vrer les  pièces  comme  nous  l'entendons,  les 
rapprocher  ou  les  disperser  à  notre  plaisir,  les 
recenser  et  les  répartir,  imaginer  telle  ou   telle 


l36  ART    POÉTIQUE 


combinaison  qui  nous  convient,  arrang-er  des 
gammes  et  des  bouquets.  Notre  volonté  n'étant 
pas  déterminée  ad  quid,  comme  celle  des  ani- 
maux, n'accepte  pas  ses  motifs  d'ag^ir  tout  faits, 
elle  est  obliirée  de  se  composer  des  raisons. 
Comme  elle  a  la  faculté  d'aller  de  toutes  parts 
choisir  les  éléments  de  sa  détermination,  ainsi 
celle  de  les  assembler  au  corps  d'une  image  effi- 
cace et  complète,  de  l'objet  à  atteindre  ou  de 
l'inconvénient  à  écarter.  L'immense  tâche  à 
chacun  dévolue  est  de  tout  comparer,  d'essayer 
tout  avec  tout.  Pratiquement  :  nous  ne  cessons 
pas  d'être  travaillés  par  le  besoin.  Le  besoin  est 
des  choses  que  nous  ne  possédons  pas  et  que 
nous  sommes  donc  forcés  de  demander  au 
dehors.  Ces  choses,  nous  les  «  reconnaissons  » 
à  des  signes,  le  pain,  par  exemple,  à  son  odeur, 
c'est-à-dire  au  point  de  liaison  de  leur  série  avec 
la  nôtre,  et  la  proposition  consiste  dans  le  rap- 
port que  nous  supposons  entre  le  signe  et  la 
chose  signifiée.  Nous  pouvons  imputer  à  tout, 


DK    LA    CO-NAISSANCE    AU    MONDE    ET    DE    SOI-MÊME        lij 

selon  noire  fantaisie,  la  valeur  du  sig^ne,  mais  il 
faut  que  notre  guide  nous  conduise  vers  l'objet 
que  nous  cherchons.  L'image,  une  fois  trouvée 
à  son  tour,  détermine  notre  action.  En  un  mot, 
il  nous  faut  créer,  par  la  jointure  de  ses  diffé- 
rents éléments,  la  figure,  le  milieu  selon  lequel 
nous  sommes  aptes  à  co-naître. 

La  connaissance  vient  de  nous-mêmes,  elle 
est  la  lecture  à  tout  moment  de  notre  position 
dans  l'ensemble  :  l'intelligence  est  des  choses 
que  nous  connaissons.  La  première  est  une  esti- 
mation de  la  forme,  la  seconde  est  une  évalua- 
lion  de  la  force.  L'une  est  l'évocation  du  tout 
par  la  partie,  l'autre,  du  sens  à  la  sensation, 
mime  la  détente  du  principe  en  son  emploi,  de 
la  puissance  en  l'acte.  L'un  est  une  vue  de  l'en- 
semble dans  sa  construction  défensive,  l'autre 
une  intuition  de  l'élément  dans  les  lignes  de  son 
attaque.  Comprendre  est  l'acte  par  lequel  nous 
nous  substituons  à  la  chose  que  nous  compre- 
nons ;    nous  la  prenons  avec   nous,  nous  pre- 


l38  ART    POÉTIQL'K 

nons  son  nom  en  le  sonnant  comme  un  tim- 
bre sous  le  marteau.  Ce  nom  est  une  formule 
conjuraloire  dont  nous  nous  servons  pour  pro- 
voquer un  certain  état  de  notre  tension  person- 
nelle, correspondant  à  tel  objet  extérieur,  et  qui 
désormais  pourra  lui  servir  d'image,  de  mise- 
en-marche,  de  clef.  C'est  une  force  qui  agit  sur 
nous  et  qui  trouve  en  nous  le  moyen  de  s'ins- 
crire et  de  se  fixer,  comme  la  température  sur 
le  thermomètre,  comme  la  voix  sur  le  cylindre. 
Nous  sommes  désormais  capables  de  le  repré- 
senter, de  par  le  nom  que  nous  lui  fournissons. 
Et  l'ordre  qu'il  était  en  nous,  il  le  profère  au 
dehors  ;  «  le  mot  »  nous  est  désormais  donné. 
Ce  mot  que  nous  prononçons  appelle,  nous 
devenons  de  lui  sonores  pour  appeler,  pour  con- 
voquer (nous  proférons  l'être)  les  différentielles 
destinées  à  en  féconder  l'effort,  en  le  configu- 
rant, natal.  On  voit  par  là  ce  que  signifient  ces 
expressions  :  comprendre  une  figure,  un  théo- 
rème ;  comprendre  un  raisonnement;  comprcu- 


DE    LA    CO-NAISSANCE    AU    MONDE    ET    DE    SOI-MKME        l'U^ 

dre  une  fleur,  un  homme  ;  comprendre  la  mu- 
sique; comprendre  une  affaire,  son  métier.  C'est 
saisir  un  principe  et  son  travail,  c'est  le  répéter 
sur  l'instrument  de  son  esprit,  c'est  «  penser  », 
c'est-à-dire  apprécier  de  chaque  chose  le  poids 
et  la  tension.  Et  nous  sommes  maîtres  d'em- 
ployer à  notre  volonté  la  chose  désormais 
représentée  par  le  nom  que  nous  lui  fournissons, 
de  la  faire  servira  notre  besoin,  de  la  promener 
sur  tout  comme'  un  instrument  de  comparaison 
et  de  découverte,  de  la  proposer  à  l'inconnu 
qui  nous  entoure  pour  en  éliciter  une  réponse 
et  un  sig-ne.  Nous  nous  dég^uisons  en  lui.  Nous 
lui  empruntons  sa  force  créatrice,  c'est-à-dire  la 
force  par  quoi  elle  est  créée.  Nous  connaissons 
ce  qu'elle  est  et  nous  comprenons  ce  qu'elle 
fait. 

Mais  il  est  temps  d'expliquer  ce  mot  «Nous  », 
et,  passant  de  l'objet  au  sujet,  traiter  de  cette 
connaissance  et  de  celte  intelligence  que  nous- 
avons  de  nous-mêmes. 


l/|0  ART    POÉTIQUE 


ARTICLE  QUATRIEME 

ARGUMENT  * 

ARTICLE  QUATRIÈME.—  De  la  Conscience.— 
Seconnaître  soi-même.  Idée  de  séparation  incluse  dans 
le  mo.  soi\  et  de  source.  Source,  ou  éloignement  au 
reg^ard  de  <-.e  qui  est  par  soi-même,  c'est-à-dire  ce 
qui  permet  d'être  intellig-ible  en  donnant  position 
de  commencement  et  de  fin  :  Dieu  transcendant.  Cons- 
cienceou  sentiment  avec  soi  de  la  scission.Tout  ce  qui 
est  en  dehors  de  Dieu  est  à  Tétat  de  fuite  ou  de  mou- 
vement. Le  mouvement  qui  vient  d'ailleurs  est  le  pre- 
mier «ens  de  soi-même.  Tout  mouvementest  en  second 
lieu  vers  la  tin  qui  l'arrête  ou  forme.  Se  co-naître, 
c'est  se  produire  en  rapports  avec  l'ensemble  de  ses 
fins  ou  formes.  Se  cjonnaître,  c'est  se  fournir  comme 
moyen  de  co-naissance,  c'est  pour  l'être  vivant  faire 
naître  en  tant  qu'avec  soi  tous  les  objets  dont  il  a 
connais.sance  et  dont  il  est  l'image  commune.  Il  est 
le  point  de  départ  de  tous  côtés  de  séries  de  mouve- 
ments. Se  connaître  pour  l'animal,  c'est  développer 
l'état  spécial  d'énergie  à  quoi  le  convoquent  les  mo- 
tifs qui  Tentoureot  et  le  dévoue  sa  propre  construc- 


DK    LA    CO-NAISSANCE    AU    MONDE    ET    DB    SOI-MEME        l4l 

tien.  L'être  particulier  se  connaît  d'abord  comme 
force,  puis  comme  image,  et  enfin  comme  cause  ou 
«raison  ».  L'être  intelligent  consomme  en  lui-même 
les  choses,  il  est  ce  qui  les  réduit  à  l'esprit,  ce  qui 
leur  permet  d'être  intelligibles  en  leur  donnant  posi- 
tion de  commencement  et  de  fin.  La  conscience  est 
la  réaction  de  l'énergie  exercée.  Premiers  vestiges 
et  témoignages  de  la  Conscience  :  la  naissance,  la 
reproduction,  l'être  animé  qui  sait  ce  qu'il  a  à 
taire.  L'homme  possède,  joint  à  son  corps, un  esprit, 
c'est-à-dire  le  mouvement  psychique  à  l'état  pur  et 
mélaphysique,  une  cause,  une  raison  d'elle-même 
intelligente.  Il  en  est  maître,  c'est-à-dire  qu'il  en 
ressent  non  seulement  l'essor,  mais  la  réaction  sur 
lui-même  à  laquelle  l'arrêt  imposé  par  Dieu  le  con- 
traint. 11  se  connaît  donc  tout  d'abord  dans  l'action 
autonome  qu'il  exerce  sur  sa  source,  se  conduisant 
en  tant  qu'effet  et  mise  en  œuvre  de  celte  cause  :  il  se 
construit  et  il  s'instruit,  il  se  façonne  par  le  contact 
avecles  séries  de  causesqu'il  met  en  branle.  La  cons- 
cience est  cette  faculté  par  laquelle  l'homme  sait  ce 
qu'il  fait,  et,  par  conséquent,  s'il  fait  bien  ou  mal. 


Retournons    à   ce   verbe  initial,    dont    nous 
construisons  ici  la  sjraramaire.  Tout  verbe  dési- 


ll\-2  ART    POETIQUE 

gne  une  action,  toute  action  implique  un  acte. 
Nous  disons  que  le  verbe  est  actif  ou  neutre, 
suivant  que  l'acte  produit,  la  chose  faite,  a  une 
existence  indépendante  du  sujet  qui  l'a  produit 
ou  qu'il  est  un  état  même  de  ce  sujet  (i).  Ainsi,. 
co-naître  au  neutre,  c'est  produire  en  moi  cela 
sans  quoi  le  reste  ne  saurait  être  pour  moi,  et 
connaître,  c'est  cela  à  l'accusatif  sans  quoi  le 
sujet  ne  saurait  être  tel.  Soit  maintenant  la 
forme  réfléchie  se  connaître  soi-même.  Nous 
examinerons  d'abord  le  complément  «  soi- 
même  »,  puis  la  manière  dont  il  est  possédé  par 
son  verbe. 

Le  terme  double  soi-même  a  une  valeur  d'au- 
thenlification;  il  ajoute  à  soi  l'adjectif  de  com- 
paraison en  qui  il  se  certifie  identique  dans  toute 
les  portions  de  sa  durée. 

L'idée  la  plus  essentielle  incluse  au  terme  Soi 
[Se,  Es-ce,slare,  scindre,  scire,  necesse,  as,  dis, 

(i)  Remarquons  que  les  substantifs  abstraits,  (|uanil  ils  n'cx- 
primoiit  pas  des  qualités  adjectivps,  ne  sont  ([ue  des  verbes  ren- 
dus ol)jt'clifs  par  la  simple  réseclion  du  sujet. 


DE    LA    CO-NAISSANCE     AU    MONDE    ET    DE    SOI-.MÈJIE        I 'j  3 

€sca,  socias,  sent  ire,  sanctus,  sans,  sceau)  est 
celle  de  séparation.  Le  mobile  se  séparede  l'im- 
mobile par  le  mouvement,  et  d'un  autre  mobile 
par  un  mouvement  différent.  Et  cette  difTérence 
chiffre  Isi/orce  qui  se  transcrit  par  ]e poids. 


0  lecteur  patient,  dépisteur  d'un  vestijçe  élti- 
sif,  l'auteur  qui  t'a  conduit  jusqu'ici  en  menant 
ses  arguments  comme  Cacus  faisait  des  bêtes 
Tolées  qu'il  entraînait  vers  sa  caverne^  t'invite  à 
bien  te  porter.  Glissante  est  la  queue  delà  vache 
bi-cornue  !  Ramène  vers  la  crèche  lég-itime  cet 
animal  maltraité,  et  que  te  rénumère  l'ample  don 
du  laitage  et  de  la  bouse  !  Pour  moi,  les  mains 
libres,  je  reg^açne  la  pipe  et  le  tambour,  je  referme 
derrière  moi  la  porte  de  la  Loge  de  la  Médecine. 
Qu'ai-je  promis  de  vous  donner  la  connaissance 
de  vous-mêmes,  quand,  à  cela,  suffit  au  bout  de 
votre  bras  votre  main  que  vous  refermez  ?  S'il 


l44  ART    POÉTIQUE 


est  intéressant  de  suivre,  la  loupe  à  l'œil,  le 
dessin  du  sigle  plat  sur  le  papier  sec,  combien 
plus  le  mot  rond,  la  balle  active  de  l'homme 
volant  sur  ses  deux  pieds  !  Comme  il  fait  sa  croix 
sur  l'univers,  comme  il  joue  de  ses  crics  et  de 
ses  leviers  !  Je  vois  çà  et  là  une  petite  figure  se 
mettre  à  bouillonner,  douleur  ou  rire,  toute  la 
grimoire  des  traits  vociférant  le  rond  noir  de  la 
bouche,  telle  que  ces  fossettes  qui  en  trouent  la 
surface  quand  l'eau  commence  à  s'échaufter. 
Comme  il  bat  de  tous  ses  membres  !  Comme  il 
travaille  de  ses  mains  pointues  !  Je  le  considère. 
Je  pense  assis. 

J'ai  retiré  mes  pieds  de  la  terre,  à  toutes 
mains  mes  mains,  à  tous  objets  extérieurs  mes 
sens,  à  mes  sens  mon  âme.  Je  ne  suis  plus 
limité  que  par  le  ressentiment  de  moi-même, 
oreille  sur  mon  propre  débit.  Je  suis  comme 
une  roue  dételée  de  sa  courroie.  Il  n'y  a  plus 
un  homme,  il  n'y  a  plus  qu'un  mouvement,  il 
n'y  a  plus  un  mouvement,  il  n'y  a  plus  qu'une 


DE    LA  CO-NAISS.VNCE    AU    MONDE    ZT    DK    «01 -MÊME        I^^ 


origine.  Je  souffre  naissance.  Je  suis  forclos. 
Fermant  les  yeux,  rien  ne  m'est  plus  extérieur, 
'  c'est  moi  qui  suis  extérieur.  Je  suis  maintenu  : 
hors  du  lieu  j'occupe  une  place.  Je  ne  puis  aller 
plus  avant  ;  j'endure  ma  source. 

Dieu,  étant  toute  l'existence,  ne  peut  permet- 
tre à  rien  d'exister  aussi,  qu'à  la  condition  de 
s'exclure  à  sa  mode  de  Lui.  L'homme,  ce  témoin 
vertical,  ne  peut  constater,  en  fin  d'analyse  de 
la  matière,  que  le  fait  pur  mathématique,  le  mou- 
vement. Tout  périt.  L'univers  n'est  qu'une  ma- 
nière totale  de  ne  pas  être  ce  qui  est.  Que  disent 
donc  les  sceptiques  et  quelle  n'est-  pas  la  sécu- 
rité de  notre  connaissance  !  Certes,  et  nous  avec, 
le  monde  existe  ;  certes,  il  est,  puisqu'il  est  ce 
qui  n'est  pas. 

Dieu  seul  est  cela  qui  est  :  nous  ne  pouvons 
ajouter  à  son  nom  ineffaijle  que  l'adoration  en 
lui  de  l'essentielle  différence  créatrice  en  confes- 
sant avec  les  Anges  qu'il  est  Saint. 

L'élément  premier  de  toute  science,  le  radical 


«46  ART    POiTIQUB 

mathématique  {math,  apprendre),  c'est  la  cons- 
titution, la  constatation  en  fait  de  notre  diffé- 
rence. Cette  constatation  a  deux  modes,  dont  le 
second  seul  s'applique  à  notre  origine  en  Dieu, 
Parla  connaissance,  nous  nous  ressentons  com- 
plémentaires ;  par  la  conscience,  nous  nous  res- 
sentons différents  ;  intérieurs  au  monde,  nous 
nous  ressentons  extérieurs  à  Dieu. 

Proprement  humain  est  donc  ce  que  j'appel- 
lerai sentiment  de  la  tige;  le  sentiment  de  l'ori- 
gine, le  sentiment  religieux  (religare),  le  mys- 
térieux attachement  placentaire.  Et  l'autre. face 
de  la  même  idée  est  celle  de  la  conscience,  ou 
sentiment  de  la  scission.  L'homme  est  un  prin- 
cipe exclu,  une  origine  forclose.  Par  rapport  au 
*nonde,iI  est  chargé  du  rôle  d'origine,de«  faire» 
le  principe  selon  quoi  tout  vient  s'ordonner 
(faire,  un  peu  comme  on  dit  qu'Ulysse  fai- 
sait le  mendiant  ou  Thersite  le  prince),  il  est 
général,  il  est  le  sceau  de  l'authenticité.  Par 
rapport  à  Dieu,  il  est  le  délégué  aux  relations 


DE    LA    CO-NAISSANCB    AU    MONDE    ET    DE    SOI-MÊME        \l\J 

extérieures,  le   représentant     et   le     fonde    de 
pouvoirs. 


Maintenant  que  nous  avons  attesté  rorigrine 
et  ce  principe  de  l'être  en  soi-même  coinplel  et 
suffisant,  nous  pouvons  penser  que  rien,  en 
dehors  de  lui,  n'existe  qu'à  l'état  de  jeu  et  de 
contradiction.  L'Etre  est  immobile  (je  parle 
grossièrement,  obligé  d'employer  des  négations 
pour  exprimer  l'essence  même  de  l'Acte  ;  la  chose 
qui  est,  est  mouvement.  L'Etre  est  un)  ;  la  chose 
qui  est  répète  l'unité  en  multipliant  sa  présence. 
L'Etre  est  infini,  n'étant  fini  que  par  lui-même; 
la  chose  qui  est,  indéfinie,  comme  le  nombre 
des  positions  qu'elle  est  passibled'occuper. Toute 
chose  créée  acquiert  de  ce  fait  qu'elle  ne  vient 
pas  d'elle-même  un  sens.  De  quoi  la  transcrip- 
tion générale  est  le  mouvement,  la  fuite.  Elle 
désigne  son  origine  en  s'en  écartant.  Le  mou- 
vement n'est  pas  un  état  passif,  il  est  le  premier 


lZ|6  ART    POBTIQUB 

sens  que  l'élément  possède  de  lui-même,  ^n 
n'étant  pasc/e  lui-même. 

Fuir.  J'ai  maintenant  à  implanter  au  courant 
de  ce  discours  un  second  mot  :  résister.  C'est 
cette  résistance, ce  terme  opposé  à  la  fuite  que 
l'on  désigne  sous  le  nom  de  fin.  (De  là  les 
expresssions  de  définir,  finalité,  etc.  Une 
chose  n'existe  qu'à  la  condition  d'èire/inie.) 

Le  mouvement  en  soi,  tel  que  l'étudient  les 
mathématiques,  constitué  par  la  pure  répétition 
de  l'unité,  n'est  qu'une  abstraction  de  l'esprit. 
Tout  rnouvement  est  limité  par  une  fin,  qui  est 
la  production,  la  naissance  d'un  être,  quelque 
chose  qui  soit  capable  de  finir.  Le  mobile,  ren- 
contrant de  toutes  parts  ses  fins,  constitue,  des 
fronlières  qu'il  se  trouve,  une  forme  ou  figure 
fermée.  Il  se  construit  une  enceinte  dont  il  ne 
peut  désormais  s'échapper.  11  se  co-naît  dans 
ses  différentes  parties  reliées  par  l'eiïorl  com- 
mun qui  les  commande.  Et  toute  la  nature  en- 
semble est  occupée  à  naître.  Naître)  avec  l'ini- 


DE    LA    CO-NAIS.'<ANCE    AU    MONDE    ET    DK    SOI   WEMK        iZlÇI 

liale  négative), c'esl-à-dire  être  ce  qui  n'est  pas, 
c'est-à-dire  l'image  de  ce  qui  est,  finissante  et 
finie  de  ce  qui  n'a  point  de  commencement. 
Mais  nulle  chose  ne  peut  être  finie  que  pai  une 
autre;  nulle  chose  ne  peut  être  à  elle  seule  cette 
image  complète,  nulle  chose  ne  peut  être  à  elle 
seule  toute  ce  qui  n'est  pas.  Tout  cherche  par- 
tout ssijîn,  complément  ou  efférence,  sa  part 
dans  la  composition  de  l'image,  le  mot  qui  pro- 
fère  son  5^n*.  Et  le  mot  total,  c'est  Vunivers 
(«  l'univers  »  version  à  l'unité),  cela  qui  impose 
le  sens  et  le  devoir.  Nous  définirons  le  premier 
état,  dans  l'élément  pur,  de  la  conscience  : 
le  sentiment  du  devoir  à  l'extérieur,  le  senti- 
ment de  son  devoir  à  l'image,  le  devoir  du  pro- 
pre au  tout. 

Le  premier  devoir  de  l'univers  matériel, réparti 
aux  offices  de  ses  composantes,  est  de  durer. 
Dieu  existe  :  l'univers  dure,  c'est-à-dire  qu'à 
tout  moment  il  est  identique  à  ce  qu'il  n'est 
plus.  Dieu  existe  et  l'univers  résiste,  c'est-à-dire 


l50  ART    POÉTIfJIJE 

qu'il  se  sent  dans  toutes  ses  parties  la  même 
chose  à  ne  pouvoir  être,  chacune  d'ailleurs  en 
cela  s'éprouvant  d'une  façon  particulière.  Dieu 
existe  et  l'univers  assiste,  c'est-à-dire  qu'il  se 
prèle  à  lui-même  assistance  en  ses  différents 
org-anes.  Rien  ne  peut  s'échapper.  Tout  passe, 
et,  rien  n'étant  présent,  tout  doit  être  repré-^ 
sente.  Je  fais  acte  de  présence.  Je  constitue.  Je 
me  maintiens  dans  la  forme  et  la  figure.  Je  me 
fais  connaître.  Je  réponds  à  l'appel.  L'univers, 
prisonnier  de  sa  forme,  pourvoit  à  ce  mamtien 
de  la  figure,  à  cette  nécessité  de  co-naître  pour 
satisfaire  à  son  devoir  d'être  connu.  Il  construit 
sa  forme,  sa  formule  et  son  enceinte,  il  est 
incarcéré  dans  ses  Jins  dont  il  ne  peut  s'échap- 
per, il  ne  peut  cesser  d'être  présent,  de  repré- 
senter au  devant  de  ce  qui  est  ce  qui  n'est  pas. 
Tout  être  se  co-naît  en  tant  que  partie  du  tout 
que  sa  tension  ou  poids  travaille  à  maintenir; 
l'être  vivant  commence  à  se  connaître  en  tant 
qu'im:<içe.  Le   corps  physique  maintient  ce  qui 


DE    LA    CO-NAISSANCB    AU    MONDE    ET    DE    SOI-MÊME        l5l 


continue;  ie  corps  vivant,  capable  de  c^m^^ien- 
cer  et  de  finir,  exprime,  énonce,  personnifie,  tel 
moment,  l'heure.  Le  premier  naît  de  la  place  à 
laquelle  il  est  dû  dans  la  durée.  La  masse  muette 
somme  Dieu  de  l'ensemencer  d'une  parole,  de  lui 
donner  cela  par  quoi  en  lui  elle  soit  capable  de 
finir,  d'expirer,  de  rendre  ce  qu'elle  a  reçu.  Et 
voici  que  la  vie  a  tressailli  dans  son  sein.  Voici 
végéter  le  visage!  L'être  vivant  est  le  facteur 
€l  l'auteur  de  son  propre  mouvement,  de  sa  nais- 
sance. Se  connaître,  pour  lui,  c'est  se  faire  co- 
naître,  se  fournir  comme  moyen  de  co-nais- 
sance,  c'est  faire  naître  par  soi,  avec  soi,  tous 
les  objets  dont  il  a  connaissance.  C'est  se  faire 
leur  signe  commun,  l'image  passante  du  mo- 
ment où  ils  peuvent  souffrir  entre  eux  ce  lien. 
II  est  chargé  de  faire  la  somme,  à  toute  heure, 
ce  qui  n'est  pas,  le  consommer  en  le  consu- 
mant. L'image  n'est  pas  nne  portion  du  tout  ; 
elle  en  est  le  symbole.  Elle  est  ce  qu'il  ("ail  ; 
en  elle  comme  en  une  monnaie  marquée  de  la 


lôï  AUX   POETigUK 

face  du  souverain,  il  rend  cet  être  qu'il  a  reçu. 
Nous  arrivons  ainsi  au  second  degré  de  la  con- 
naissance de  soi-même. L'être  vivant  a  à  se  con- 
naître, c'est-à-dire  à  connaître  autour  de  lui  le 
monde  dont  il  se  fait  une  image. Mais  cette  image 
n'est  point  seulement  le  moulage  inerte  du  vide 
que  laissent  entre  eux  des  termes  irréductibles. 
Elle  n'est  point  contenue, elle  est  adaptée.  Ce  ne 
sont  pas  des  parois  autour  d'elle,  mais  des  points 
de  mise  en  marche.  Elle  est  pareille  à  une  clef, 
dont  la  figure  est  la  forme  de  son  mouvement 
adapté  au  pertuis  où  on  l'insère,  ses  dents  et 
ses  encoches  aux  barbes  du  pêne.  D'elle,  des 
séries  de  mobiles  attendent  leur  déclenchement. 
L'être  vivant  a  à  pourvoir  à  sa  tâche.  Il  est  res- 
ponsable et  spontané. Ce  n'est  point  une  impul- 
sion qu'ayant  reçue  il  a,  passif,  à  transmettre. 
Il  a  à  élaborer  son  acte,  à  fabriquer  ce  qui  est 
requis,  il  a  à  connaître  ce  qu'il  fait;  et  ce  qu'il 
fait, c'est  lui-même  à  l'état  de  puissance  ou  d'ap- 
plication. Individu,  chacun  de  ses  actes  l'inté- 


DELA    C0-Nj*I8SANCE    AU    MONDE    Kl     DE    SOI-MÈmE        153 

resse  tout  entier;  il   se  connaît   tout    entier  en 
chacun  d'eux. 

Les  choses  ne  sont  pas  seulement  des  objets 
de  connaissance,  mais  des  motifs  de  co-nais- 
sance.  Elles  provoquent,  elles  déterminent  dans 
le  sujet  toutes  les  attitudes  impliquées  par  sa 
construction.  Elles  suscitent  en  lui  une  image 
animée,  leur  symbole  commun. Elles  lui  fournis- 
sent le  moyen  de  co-naître,  de  se  connaître  par 
rapporta  elles,  de  produire  et  de  diriger  la  force 
nécessaire  pour  assurer  entre  les  deux  termes 
contact.  Pour  quoi  il  est  obligé  de  faire  appel 
aux  ressources  de  son  fond  propre,  à  sa  nature, 
à  sa  ditTérence  essentielle,  à  l'énergie  par  la- 
quelle il  se  maintient,  c'est-à-dire  ne  cesse  de 
se  produire  tel.  Se  connaître,  pour  l'animal, 
c'est  développer  l'état  spécial  d'énergie  à  quoi 
le  convoquent  les  motifs  qui  l'entourent  et  le 
dévoue  sa  propre  construction,  le  mouvement 
spécial  dontil  est  animé  et  qui  rend  raison  de  sa 
forme,  son  àme. 


l54  ART   POÉTIQUE 

Ainsi  le  particulier  se  connaît  d'abord  comme 
force.  Nous  l'avons  vu  ensuite  se  connaître 
comme  imag-e.  Et  maintenant  il  se  connaît 
comme  source  et  comme  raison.  Son  mouve- 
ment est  1  imag^e  en  même  temps  que  l'origine 
des  phénomènes  qu'il  détermine,  une  image 
opérante,  et,  d'une  certaine  façon,  déjà,  si  je 
puis  dire,  intelligente.  Elle  est,  en  effet,  ce  qui 
permet  à  des  choses  différentes,  non  seulement 
de  se  connaître,  mais  de  s'entre  comprendre.  Par 
où  l'être  vivant  est  cause  extérieurement  de  ses 
actes,  son  mouvement  est  la  raison  de  sa  forme. 
La  forme  est  définie  par  l'Ecole  «  cela  par  quoi 
une  chose  est  ce  qu'elle  est  ».  Or,  nous  avons 
vu  qu'unechoseestce  qu'elle  est  par  la  nécessité 
de  répondre,  de  co-naître  à  ce  qu'elle  n'est  pas, 
d'être  en  soi  seule  l'absence  de  toutes  les  autres, 
d'être  cela  de  commun  en  qui  elles  sont  com- 
prises. Tout  vivant  est  une  intelligence  aveu- 
glément à  l'œuvre.  Jl  est  ce  qui  ramène  les  cho- 
ses à  la  réalité,  ce  qui  les  libère  de  l'apparence^ 


DK    LA    CO-NAISSANCK    AU    ilO.NDK    ET    UK    hiH-MKMK        1 55 


■de  l'image  durante  où  elles  étaient  enfermées; 
la  double  action  sélective  et  élective  qui  leur 
permet  de  passer^  c'est-à-dire  d'aller  ailleurs. 
L'intelligence  est  ce  qui  consomme  les  choses, 
ce  qui  les  réduità  /'e^przV,  c'est -à-dire  à  ce  mou- 
vement dont  elles  le  décèlent  en  fuyant,  et  le 
mouvement  à  son  origine  et  à  sa  fin,  dont  l'être 
vivant  construit  dans  son  corps  la  proportion  et 
l'idée.  Il  est  des  choses  l'image  comprenante,  et 
consommante,  l'hostie  intelligible  en  qui  elles 
sont  consommées. 

Dieu  de  sa  création  se  réserve  à  tout  moment 
des  témoins.  Ils  ont  à  porter  des  témoignages 
divers  selon  leur  ordre. 

Le  premier  état  de  la  comparution,  de  la 
co-naissance  de  soi-même,  du  travail  de  l'être 
qui  se  prend  lui-même  pour  objet,  est  celui  du 
végétal  dont  la  vie  est  de  se  nourrir,  de  remplir 
et  de  dilater  la  forme  qui  lui  est  attribuée  ainsi 
qu'une  enveloppe  vide.  L'acte  introductif  de  la 
procédure  est  d'ester,    de    se    porter  partie.  Il 


i56 


ART    POKTIOUK 


naît  :  de  l'air  où  il  baigne,  de  la  terre  où  il  est 
attaché  par  des  liens  inéluctables.  0  qu'il  est 
vert  à  mes  yeux!  Et  sa  seconde  fonction  de  se 
co-naître  à  lui-même,  autrement,  de  se  repro- 
duire. De  même  que  le  mouvement  pur  n'est 
que  le  déplacement  d'un  corps  qui  cesse  de  tenir 
un  lieu  pour  en  occuper  un  autre,  ainsi  la  plante 
produit  un  second  elle-même  qui  reprendra 
cette  propre  imag^e  que  voici  défaillante. 

La  plante  pourvoit  à  l'édification  de  sa  forme» 
l'animal  est  lui-même  chargé  de  la  mise  en  œu- 
vre de  la  sienne,  de  l'emploi  de  ce  mouvement 
dont  il  est  animé.  La  plante  n'est  qu'une  image, 
l'animal  est  une  intention.  Il  n'a  plus  une  place, 
mais  un  rôle.  Il  co-naît,  non  plus  seulement  à 
la  manière  d'un  ornement  ou  d'une  illustration, 
mais  à  celle  d'un  acteur  qui  interpelle  et  qui 
répond.  Il  a  du  jeu,  il  joue  son  personnage.  Il 
reconnaît  les  parties  auxquelles  il  correspond, 
le  petit  monde  autour  de  lui  avec  qui  il  a  A  s'a- 
boucher.  Adaptées  d'avance,  les  choses  lui  four- 


DE    LA    CO-NAISSANCE    AU     UOMDE    ET    DE    SOI-MÊME        l5 

nissent  le  nioyen  d'exercer  (elle  forme  du  mou- 
vement particulier  qu'il  fournit.  La  plante  est  le 
témoin  de  leur  présence,  il  est  le  répondant  de 
leur  intention.  Il  co-naît  selon  elles,  il  se  co- 
naît  selon  elles  à  lui-même,  il  se  reconnaît  lui- 
même  en  elles  par  le  geste  qu'elles  lui  imposent, 
l'action  qu'elles  font  de  lui  sortir.  Sa  connais- 
sance de  chacune  est  réduite  à  l'efficacité  à  son 
reg"ard  d'icelle.  Il  se  connaît  leur  complémen- 
taire. Il  se  définit  par  son  action  :  par  exemple, 
le  cheval  est  ce  qui  court  et  l'oiseau  ce  qui  vole. 
II  est  comme  le  verbe  qui  s'ajoute  au  substantif 
pour  en  déterminer  l'énerg'ie  et  l'intention.  Il  se 
connaît  le  verbe  en  qui  des  choses  diverses  se 
co-naissent  l'une  à  l'autre  ;  le  verbe  d'avance 
qui  les  suscite  et  leur  permet  de  co-naîlre  et  qui 
lui-même  se  connaît  en  se  proférant. 

Maintenant,  l'homme:  comment  se  connaît-il 
lui-même  et  qu'est-ce  qu'il  connaît  en  lui? Quelle 
est  l'invitation  qu'il  reçoit  des  choses  qui  l'en- 
lourent  et  la  réponse  que  de  lui  elles  attendent  f 


l58  ART     POÉTIQUE 

Le  trait  qui  fait  le  propre  de  l'homme  est  qu'il 
possède  un  esprit.  Sur  ce  mot  s'échelonnent  les 
idées  de  souffle,  dans  le  souffle  de  l'élément  le 
plus  délié,  de  mouvement  sans  une  matière  sou- 
mise à  l'appréciation  des  sens,  de  mouvement 
dès  lors  ayant  pour  origine  un  acte  pur  de  la 
volonté.  L'existence  et  la  qualité  d'un  esprit  est 
ainsi  entièrement  déterminée  par  le  vœu  de  la 
volonté  qui  l'a  produit,  sa  co-naissance  par  le 
rapport  qu'il  entretient  avec  son  générateur.  Il 
est  simple,  puisque,  n'ayant  point  de  matière,  il 
n'a  point  de  parties,  son  mouvement  n'étant  que 
la  répétition  incessante  de  l'attitude  ou  rapport 
qui  lui  est  échu.  De  même  il  est  incorruptible, 
son  évanouissement  ne  pouvant  résulter  que  de 
la  cessation  de  la  volonté,  qui,  hors  du  temps 
mesuré  par  l'échappement  de  la  matière,  le  pro- 
duit. Il  est  connaissant,  puisqu'il  a  quelque 
chose  à  connaître  ;  de  même  que  la  matière 
prouve  par  le  mouvement  son  principe,  l'espri/ 
l'éprouve  par  la  conscience.  Tous  deux  ne  soril 


DE    LA    CO  NAISSANCK    AU    UONDK     ET    DE    SOI-MÊME        1 5r) 


que  des  manières  de  diiïérer  de  Dieu.  Mais  l'une 
s'en  va,  l'autre  est  ce  qui  ne  peut  être  ailleurs  ; 
l'une  crée  son  lieu,  recréeau  créateur  une  image  , 
l'autre,  constant  dans  son  rapport,  n'a  point  à 
l'établir  :  il  est  la  station  dans  la  posture,  il 
est  la  passion  de  la  différence.  Tel  est  l'esprit 
remis  à  l'homme,  tel  est  le  contact  qu'il  endure, 
tel  est  le  souffle  qui  l'a  suscité. 

Cet  esprit  s'est  construit  un  corps.  De  même 
que  Dieu  s'est  complu  dans  l'univers  comme 
dans  l'image  plastique  de  son  étendue  et  de  sa 
solidité,  ainsi  il  s'est  ménagé  dans  l'animal  une 
image  sensible  jouissant  de  son  existence  et 
des  rapports  qu'elle  entretient  avec  les  choses 
qui  l'entourent,  ainsi  il  s'est  réservé  dans 
l'homme  une  image  de  son  activité  créatrice,  une 
image  intelligible,  jointe  aux  bondes  mêmes  de 
la  vie  inépuisable,  jouissant  de  la  vie  qu'elle 
donne,  de  l'ordre  autour  d'elle  qu'ellecommande, 
de  ses  épousailles  immenses  avec  la  Cause  pre- 
mière  dont  elle  porte  à  son  doigt  l'anneau.  Se 


l6o  ART    POÉTIQUE 


connaître,  c'est  se  produire  en  corrélation.  De 
même  que  la  matière  se  connaît  par  le  m.oyen  de 
son  œuvre  et  de  l'imag-e  qu'elle  exécute,  de  même 
l'animal  se  connaît  en  tant  que  cause,  selon  la 
perfonction  de  son  rôle  et  selon  le  g-esle  que  sa 
construction  lui  impose  et  que  le  circonstant  lui 
tire,  de  même  l'homme  aussi  se  connaît  selon 
son  mode,  il  se  produit  dans  sa  corrélation  avec 
Dieu,  il  se  connaît,  engendré,  dans  sa  corréla- 
tion avec  le  générateur.  Comme  il  connaît,  c'est 
ainsi  qu'il  se  connaît.  De  même  que  dans  les 
choses  il  connaît  le  général,  c'est-à-dire  le  mou- 
vement générateur  qui  leur  donne  acte  et  forme, 
ilsecoimaîtlui-même  générateur  dansla produc- 
tion de  son  acte  et  de  sa  forme.  Par  le  moyen  du 
corps  qu'il  s'est  édifié  et  des  sens  dont  il  a  usage, 
il  s'amorce  avec  les  phénomènes  qui  l'entourent, 
il  est  accordé  sur  l'acte  créatif,  il  en  contient 
en  lui  l'échelle  et  la  réduction,  il  a  de  quoi  en 
mesurer  l'allure  et  l'intensité.  Toutes  choses  sur 
lui  réagissent  comme  sur  leur  origine.  Comme 


DE    LA     CO-NAISSANCE    AU    MONDE    ET    DE    SOI-MÊME        l6l 

il  connaft  c'est  ainsi  qu'il  se  connaît,  leur  auteur 
et  leur  maître,  du  fait  de  cet  Auteur  et  de  ce 
Maître  dont  il  a  reçu  pouvoir. 

Ainsi  l'homme  se  connaît  d'abord  dansl'action 
qu'il  exerce  sur  sa  source,  dans  la  manière  dont 
il  s'y  prend  pour  vivre.  Il  se  connaît  en  second 
lieu  comme  suite,  effet,  moyen,  instrument,  et 
mise  en  œuvre  de  sa  propre  cause.  S'élant  cons- 
truit, il  s'instruit  à  présent.  Comme  le  principe 
de  sa  vie  est  la  proposition  en  lui  d'une  certaine 
différence,  la  pratique  en  est  une  démonstration. 
Chaque  homme  a  été  créé  pour  être  le  témoin  et 
l'acteur  d'un  certain  spectacle,  pour  en  détermi- 
ner en  lui  le  sens.  Il  se  connaît  donc  à  son  pas 
et  à  l'extension  de  ses  mains,  au  recours  qu'il 
trouve  en  lui,  à  la  facilité  plusoumoindre  qu'il 
éprouve  à  se  servir  des  instruments  dont  il  a 
propriété.  Il  se  pratique  lui-même  et  le  clavier 
de  tous  les  organes  qui  l'attachent  au  branle 
extérieur,  son  propre  corps  lui  est  comme  un 
document  où  il  suit  les  œuvres  de  l'esprit  qui  le 

6 


iGa  ART    POÉTIQUB 

remue.  Use  reconnaît  des  goûts  et  des  humeurs, 
des  appétits  et  des  révoltes,  un  tempérament,  un 
caractère,  des  habitudes,  des  mœurs,  des  pas- 
sions qu'il  combat  ou  cultive  suivant  Tëclaire- 
ment  desa  volonté.  Il  prend  sa  place  et  son  équi- 
libre, il  sait  ce  qu'on  attend  de  lui,  et,  maître 
de  ces  instruments,  ce  qu'il  a,  suivant  la  circon- 
stance, à  faire. 

De  même  que  l'homme  s'instruit  du  dedans 
par  l'usasse,  il  se  façonne  au  dehors  par  le  choc. 
Et  comme  il  se  produit  par  son  contact  avec  son 
origine,-  il  se  définit  par  sa  rencontre  avec  sa 
fin.  De  même  que  l'on  dit  de  quelqu'un  qu'il  se 
connaît  en  mécanique  ou  en  peinture,  il  acquiert 
une  science  particulière  des  objets  ou  points  de 
mise  en  marche  sur  lesquels  il  a  à  presser  d'une 
manière  plus  ou  moins  intense  et  fréquente  son 
énergie  sensitive  ou  motrice.  Ces  objets  dès  lors 
deviennent  comme  l'empreinte  de  sa  forme,  le 
signe  de  son  effort  qui  en  provoque  la  répéti- 
tion effective  ou  idéale,  la  condition  de  sa  sensi 


DE    LA    CO-NAISSANCE    AU   MONDE    ET    DE    SOI-MÊME         l63 

bililéetde  son  action.  Il  ne  manque  plus  désor- 
mais de  mots  pour  dénommer  ses  actes.  Les 
choseslui  fournissent,  parles  modifications  qu'el- 
les exercent  sur  sa  pulsation  vibratoire,  le  moyen 
d'en  mesurer  l'intensité  et  de  se  distinguer  sui- 
vant ses  opérations.  Il  se  connaît  fonction  el  se 
fabri{jueeng-in.  Sous  les  coups  de  l'énergie  qu'il 
dirige,  comme  un  métal  sous  le  marteau  inté- 
rieur, il  se  modèle  et  reforge  sa  personne. 

La  conscience  donc  est  cette  faculté  par  quoi 
l'hoirime  sait  ce  qu'il  fait,  et,  par  conséquent, 
s'il  fait  bien  ou  mal.  Bien  ou  mal,  c'est-à-dire 
conformément  ou  non  à  ses  fins  prochaines  ou 
foncières,  réelles  ou  imaginaires,  à  sa  fantaisie 
ou  à  son  devoir.  Les  choses  ne  naissant  pas 
seules  sont  reliées  par  une  obligation  mutuelle. 
Cette  obligation,  purement  physique  et/or/n^//e 
(au  sens  plastique)  chez  la  brute,  est  morale  chez 
l'homme  pourvu  de  liberté.  Sa  conscience  lui 
apprend  s'il  a  contrevenu  ou  non  à  son  dessein 
et  à  sa  nature. 


j64  akt  poétique 

J'ai  fini  ce  que  j'avais  à  dire  de  notre  connai- 
sance  en  cette  vie.  J'ai  calculé  un  cadre  ;  j'ai 
tissé  un  rets  de  phrases  pareilles  à  la  grille  cryp- 
tographique  et  à  la  dentelle  sur  la  vitre.  Il  reste 
à  exposer  ce  que  nous  pouvons  sentir  de  la  con- 
naissance qui  nous  est  réservée  dans  cette  autre 
vie  après  la  mort  que  les  promesses  infaillibles 
nous  assurent. 


ARTICLE  CINQUIÈME 

ARGUMENT 

ARTICLE  CINQUIÈME.  —  De  lk  connaissance 
DE  l'homme  après  SA  MORT.  —  Tout  mouvement  dans 
un  être  a  une  fin  qui  l'arrête  et  qui  donne  une  forme 
à  son  témoignage.  La  durée  de  ce  témoignage  dans 
un  être  est  proportionnée  à  celle  du  fait  qu'il  avère. 
Mais  l'homme  est  le  témoin  du  permanent  et  de  la 
variation  des  choses  par  rapport  à  un  point  fixe. 
L'homme  atteste  le  permanent  par  la  parole.  Pour 
attester  les  choses  en   tant  que  permanentes,  il  faut 


DE     LA    CO-NAISSANCe    AU    MONDE    ET    DK    SOI-MÊMK        l65- 

être  soi-même  impérissable,  le  mot  n'étant  qu'une; 
modification  du  sujet.  Les  organes  périssables  de- 
l'homme  ne  sont  faits  que  pour  emprunter  aux  cho- 
ses les  modifications  de  son  mouvement  qui  lui  ser- 
vent à  leur  00  naître.  La  fin  de  l'homme  étant  per- 
manente, il  est  naturellement  impérissable  dans  lin- 
tégrité  de  sa  nature,  c'est-à-dire  dans  l'union  de  soni 
me  et  de  son  corps,  et  leur  séparation  est  un  état 
violent.  Ce  que  peut  connaître  l'âme  séparée  et  sans- 
organes  personnels:  soit  ses  différences.  Sa  diffé- 
rence avec  Dieu.  Sa  différence  avec  les  autres  âmes- 
par  l'intention  particulière  dont  elle  est  l'expression. 
Notre  nom  propre.  Connaissance  des  autres  âmes,  ea 
tant  que  solidaires  de  son  propre  devoir.  L'instru- 
ment de  la  connaissance  de  l'âme  séparée  est  l'infor- 
mation donnée  à  sa  vibration  essentielle.  L'âme^ 
connaît  la  plénitude  de  son  intention,  par  conséquent 
garde  la  mémoire  du  passé  qui  lui  devient  pleine- 
ment intellig-ible.  Elle  connaît  les  choses  sensibles 
puisqu'elle  ne  cesse  pas  de  leur  co-naître  dans  leur 
cause  suprême.  L'éternelle  formation. 


Quand  un  homme  est  mort,  il  cesse  d'être  par 
rapport  à  nous  et  nous  prononçons  en  consé- 


lf6  ART    POÉriQUK 


quence  qu'il  n'est  plus.  Et  en  effet  désormais 
nos  sens  et  notre  esprit  ne  découvrent  plus  rien 
qui  réponde  à  la  perception  dont  nous  avions 
coutume  de  le  trouver  la  cause  :  il  n'est  plus, 
voilà  tout  ce  que  nous  savons,  il  est  pour  nous 
comme  s'il  n'était  j)]us.  Il  ne  tient  plus  sur  ses 
pieds.  Il  ne  produit  plus  cette  énergie  par  quoi 
il  était  avec  nous.  Cela  parti,  il  ne  reste  plus 
qu'un  simulacre  inerte,  une  statue  de  chair  qui 
bientôt  s'écoule  :  que  l'on  emporte  ce  débris  ! 
Quelles  que  soient  les  leçons  de  la  raison  et  de 
la  foi,  la  bête  en  nous  ne  peut  appréhender  rien 
d'autre  :  il  était  et  il  n'est  plus,  et,  pour  autant 
que  nous  gardons  son  souvenir,  il  est  désormais 
ce  qui  n'est  plus. 

(Et,  en  effet,  comme,  avant  la  mort,  l'homme 
était  ce  qui  n'était  pas,  il  est,  après  la  mort,  ce 
qui  n'est  plus  :  il  n'est  plus  ce  qui  n'était  pas.) 

Naître,  connaître.  Qu'est-ce  que  l'homme  peut 
continuer  à  naître,  étant  mort?  Et  à  quoi  pour- 
rait-il  désormais  co-naître  ?  Dépouillé  de  ses 


DF.    LA    CO-NAISSANCR    AU    MO.VUK    KT    DE    SOI-MÊME        1G7 

sens,  que  pourrait-il,  et  comment,  connaître  ? 
Nous  avons  vu  que  hi  matière  n'est  point  1;» 
cause  du  mouvement,  mais  que  le  mouvement, 
au  contraire,  est  la  cause  de  ces  divers  arrange- 
ments auxquels  nous  donnons  le  nom  commun 
de  matière.  II  n'y  a  point  une  certaine  matière 
première  et  c'est  dans  le  mouvement  seul  qu'elle 
trouve  son  unité.  Si  la  matière  d'ailleurs  peut 
avoir  une  existence  indépendantedu  mouvement 
qui  la  produit,  qui  l'exprime  et  qui  l'évalue, 
c'est  ce  qu'il  n'y  a  pas  affaire  ici  d'examiner.  Ce 
que  nous  avons  vu,  c'est  que  notre  existence  et 
notre  connaissance,  notre  esprit,  notre  cons- 
cience et  nos  sens  sont  également  incapables  de 
rien  énoncer  ou  appréhender  d'autre  en  nous  ou 
autour  de  nous  que  le  mouvement,  c'est-à-dire 
la  variation  par  rapport  à  un  point  fixe  donné. 
Toutes  les  notions  que  nous  donnent  nos  orga- 
nes du  monde  extérieur  sont  réductibles  aux 
vaiiations  produites  sur  l'échelle  de  nos  vibra- 
lions  nerveuses.  En  second  lieu,  nous  avons  dit 


l6S  ART    POKTIQITB 

que  le  mouvement  reçoit  sa  forme  de  sa /in,  qui 
le  circonscrit  en  l'arrêtant.  Comme  pour  lesges- 
tes  calculés  du  statuaire  ou  du  chirurgien,  l'im- 
pulsion qui  en  contrôle  le  débit  est  réglée  par  les 
besoins  du  travail  à  exécuter.  Elle  cesse  là  où 
son  objet  ou  terme  est  atteint,  c'est-à-dire  là  où 
il  cesse  d'y  avoirun  rapport  réciproque  de  néces- 
sité du  sujet  à  l'objet.  Le  mouvement  n'est  pas 
par  lui-même  extinguible  ;  cesse  seulement  son 
«  temps  »  momentané  et  le  rythme  à  telle  fin 
particulier  qu'il  emploie.  A  supposer  un  rapport 
de  nécessité  permanent  entre  le  sujet  et  l'objet, 
le  mouvement  qui  y  correspond  sera  aussi  per- 
manent. 

La  connaissance  explique  la  naissance,  toute 
substance  implique  sa  preuve,  le  verbe  multi- 
forme qui  lui  dit  dans  le  temps  ce  qu'elle  est. 
L'être  vivant  est  un  appareil  de  constatation  ;  il 
ne  subit  pas  son  contour,  il  a  lui-même  à  le  trou- 
ver et  à  l'établir.  Il  se  remplit  par  reprises  de 
l'énergie  brute  qu'il  a  à  puiser,  suivant  la  me- 


DK    LA    CO-NAISSANCE    AU    MONDE    ET    DB    SOI-MÊME         I Ô^ 

sure  de  son  corps,  alentour,  comme  la  pinte  est 
une  mesure  de  capacité.  Il  la  transmue  suivant 
le  rythme^  particulier  de  l'idée  comme  musicale 
dont  il  inclut  en  lui  le  battement,  et  l'élabore 
suivant  le  besoin  de'  ses  différents  org'anes  et 
des  fins  en  vue  desquels  ils  sont  constitués. 

De  même  que  dans  une  peinture  la  fin  est  ce 
qui  constitue  la  forme  en  limitant  l'espace  qu'elle 
occupe,  ainsi,  au  sens  absolu,  la  fin  est  ce  qui 
constitue  la  forme  en  fournissant  à  sa  recherche 
vivante  les  moyens  et  les  matériaux  de  se  main- 
tenir en  tant  que  telle.  Trouver  la  fin,  c'est  re- 
trouver l'origine.  Gomme  le  criocère  vil  sur  le 
lys  et  comme  le  scarabée  dans  la  bouse,  l'exis- 
tence de  l'animal  dépend  étroitement  de  celle  de 
certains  êtres  qui  la  déterminent.  La  durée  de 
son  témoig-nage  est  proportionnée  à  celle  du  fait 
qu'il  avère. 

Mais  la  présence  de  l'homme  ne  dépend  pas, 
de  nécessité,  de  celle  de  telles  ou  telles  figiTres  à 
son  entour,  de  telle  ou  telle  situation  dans   le 


170  ART    POETIQUE 

temps.  Il  est  partout  à  sa  place.  Il  connaît  le 
général.  Sous  toute  forme,  il  est  adressé  à  l'élé- 
ment commun  quil'engenclre  par  le  moyende  la 
modification  spécifique.  L'animal  est  construit 
comme  un  joujou  pour  tel  saut  déterminé.  Par- 
ler de  la  connaissance  du  singe,  ou  de  l'oiseau, 
ou  du  poisson,  c'est  dire  la  modification  que  tel 
objet  interposé  exerce  sur  le  grimpe-aux-arbre«, 
le  pique-fruits,  le  nageur-sous-l'eau.  Il  se  sert 
pour  connaître  de  la  même  intention  qui  a  ras- 
semblé ses  organes. L'homme  connaît  le  perma- 
nent, c'est-à-dire  qu'en  toutes  choses  il  recon- 
naît le  fait  de  la  variation  par  rapport  à  un  point 
fixe,  commeen  chinoisl'idée  d'éternité  est  expri- 
mée par  le  caractère  «  eau  »  avec  un  point  au- 
dessus.  Comment  donc  pourrait-il  connaître  les 
choses,  et  comment  pourraient-elles  lui  co-naî- 
tre,  en  tant  que  permanentes,  si  lui  ne  l'était  pas 
dans  sa  respiration  initiale  et  dans  le  branlç 
qu'elle  imprime  à  son  corps?  Tel  est  le  !(Mnoi- 
gnage  de  sa  permanence  devant  Sa  face  que  la 


DE    LV    CO-NAISSANGE    AU    MONDE    ET    DE    SOI-MKME        I7I 

nature  réclame  à  Dieu  el  que  riioaime  est  venu 
lui  apporter. 

L'acte  par  lequel  l'homme  atteste  la  per- 
manence des  choses,  par  lequel,  en  dehors  du 
temps,  en  dehors  des  circonstances  et  causes 
secondes,  il  formule  l'ensemble  des  conditions 
permanentes  dont  la  réunion  donne  à  chaque 
chose  son  droit  de  devenir  présente  à  l'esprit, 
par  lequel  il  la  conçoit  dans  son  cœur  et  répète 
l'ordre  qui  l'a  créée,  s'appelle  la  parole.  Pour 
désigner  celte  parole  nous  nous  servons  de  trois 
termes  :  le  verbe,  le  mot,  le  nom.  Le  verbe  dési- 
gne la  vertu  de  celui  qui  parle;  le  mot, le  mou- 
vement particulier  qui  est  le  motif  de  chaque 
être  et  dont  l'émotion  de  celui  que  l'énonce  est 
l'imag-e  ;  le  nom  (i),  le  nom  enfin  (ou  le  non),  la 

(i)  Tout  mol  est  l'expression  d'un  état  psychologique  procuré 
par  l'attention  à  un  objet  extérieur.  C'est  un  '^e^i&  qui  'peut  se 
décomposer  en  ses  éléments  ou  lettres.  La  lettre,  ou,  plus  préci- 
sément, la  consonne,  est  une  altitude  sonore  provoquée  par  l'idée 
génératrice  qu'elle  mime,  l'émotion,  le  mot.  Comme  S,  par  exem 
pie,  indique  une  idée  de  scission,  N,  produite  par  l'occlusion  de 
la  voix,  la  liingue  de  son  bout  venant  s'attacher  au  palais,  sug- 
gère l'idée  de  niveau  intérieurement  atteint,  d'une  déclaration  de 


\-,2  ART    POEIIQLE 

ditTérenae  en  qui  chaque  individu  n'est  pas  l'an 
tre.  Nommer  une  chose,  c'est  la  produire  inex- 
terminable,  car  c'est  la  produire  par  rapport  à 
son  principe  qui  ne  comporte  point  cessation.  Je 
considère  un  être  ;  j'envisage  en  lui  l'existence 
pure,  le  mouvement  parliculier  qui  lui  donne 
naissance,  et  dont  la  formule  mathématique  ne 
comporte  pas  par  elle-même  sa  dissolution  (ni 
•de  commencement, autre  que  l'apparition  devant 
■l'esprit),  et  ne  supporte  fin  de  son  opération 
■que  par  le  fait  du  dehors  et  pour  le  bien  d'un 
ordre  plus  large.  Le  mouvement  est  une  répé- 
tition de  soi  (ou  naissance),  plus  ou  moins  fré- 
quente par  rapport  àun  principe  immuable. Pour 
exercer  connaissance,  c'est-à-dire   pour.repro- 

surdité,  du  refus  dans  une  plénitude  latente.  Jn.  non,  Itominem, 
nomen,  namem,  omnis,  nenio,  senien,  unus,  nnmerus,  nos, nous 
(Gr.;,  et  le  groupe  immense  noscere,  nasci,  de  qui  plus  haut; 
la  for^e  des  participes  présents. 

•  Crai/le  a  raison  de  dire  qu'il  existe  des  noms  naturels  aux 
choses,  et  que  tout  homme  n'est  pas  un  artisan  de  noms,  mais 
que  l'est  celui-là  seul  qui  considère  quel  nom  est  natiirellcmenl 
propre  à  chaque  chose  et  qui  sait  en  reproduire  l'Idée  dans  les 
Jellres  et  les  syllabes.  » 

Platon,— Cratyle. 


DR    LA    CO-NAISSANCE    AU    MONDK    ET    DK    SOI-MÊME        I  7$ 

duire  chacun  des  nioiivenients  particuliers  dans 
son  étal  de  corrélation  avec  l'orig-ine, pour  déter- 
miner en  moi  l'état  intérieur  qui  leur  corres- 
ponde, en  un  mot,  pour  ne  pas  être  astreint  à 
un  nombre  de  rythmes  limité,  mais  pour  avoir  le 
moyen  de  leur  fournir  à  tous  iinaye,  il  me  faut 
avoir  la  faculté  de  me  régler  sur  leur  principe 
commun,  il  me  faut  avoir  avec  lui  un  contact, 
ou,  ce  qui  revient  au  même,  une  différence  per- 
manente. Pour  consolider  les  choses  dans  leur 
qualité  de  termes,  pour  les  rendre,  en  les  nom- 
mant, inerterminables,  il  me  faut  l'être  moi- 
même.  Le  mot  ne  comporte  point  de  mort;  or, 
le  mot  est  un  état  de  moi-même. 

Et  cependant  nous  voyons  que  les  orsranes  de 
l'homme  ne  sont  pas  sensiblement  ditTérents  de 
ceux  de  l'animal  périssable.  Leur  activité  s'ali- 
mente et  se  répartit  par  des  procédés  apparem- 
mentsemblables.Xous  vivons,  nous  mourons  de 
même.  Quel  est  donc  ce  mouvement  que  vous 
voulez  qui  survive  au  corps  qu'il   anime,    et  la 


174  ART    P0ÉT1QU& 

rotation,  par  exemple,  à  la  roue?  —  Je  réponds 
que  le  mouvement  n'est  pas  en  soi-même  exlin- 
guible,  mais  simplement  cet  ensemble  de  mou- 
vements particuliers  que  nous  connaissons  en 
tant  que  corps.  En  effet,  tout  mouvement,  n'étant 
que  la  reproduction  d'une  certaine  existence, 
peut  toujours  s'ajouter  à  lui-même  comme  i  à 
une  somme  donnée,  et  ne  comporte  donc  par 
nature  aucune  limite  à  sa  durée. Ce  qu'est,  dail- 
leurs,  cette  existence  dans  son  fond,  nous  l'i- 
gnorons, puisque, pour  savoir  cequ'elle est,  nous 
devrions  d'abord  connaître  ce  qu'elle  n'est  pas 
ou  Dieu;  son  tremblement  essentiel  devant  la 
face  duSaint.  L'existence  d'un  mouvement  n'est 
limitée  que  par  sa  fin, par  le  dessein  de  la  nature 
et  par  le  dessein  de  Dieu;  celle  de  l'animal 
par  sa  connaissance  sensible  et  celle  de  l'homme 
par  sa  connaissance  intelligible,  laquelle  est 
éternelle  comme  Dieu  même  sous  les  images 
sensibles  qui  en  forment  l'objet.  Que  l'homme, 
ayant  à  connaître   les  choses  matérielles,  s'ap- 


DE    LA    CO-NAISSANCE    AU    MONDE    ET    DE    hdl-MÈMK.        .  T» 

provisionne  autour  de  lui,  à  la  manière  des  ani- 
maux,du  mouvement  qui  lui  est  nécessaire  pour 
co-naître,  cela  rt-'a  rien  d'étrang-e,  mais  ce  mou- 
vement, il  le  digère  et  le  transforme,  il  lui  im- 
prime la  commotion,  l'intention  qui  lui  es!  pro- 
pre, il  le  met  en  communication  avec  la  source 
continue  qu'il  contient  en  lui  de  son  être  :  son 
geste  n'est  plus  que  la  traduction  dans  l'univers 
matériel  du  sanglot  de  l'origine.  Gela  fjui  reçoit 
ce  rythme  premier,  que  les  organes  d'amplitica- 
tion  construits  et  entretenus  par  lui  subsistent 
ou  non,  est  éternel  comme  sa  fin. 

Il  ne  faut  pas  penser  que  l'esprit  de  l'homme 
soit  joint  à  son  corps  comme  la  vapeur  à  la 
machine  quand  on  l'introduit  dans  le  tiroir,  ou 
le  contenu  à  son  contenant,  ou  qu'aucun  organe* 
lui  serve  de  support.  Quel  lieu,  en  effet,  pour- 
rait-il, n'ayant  point  de  parties,  occuper?  Le 
mouvement  essentiel  de  l'animal  est  cela  en  qui 
il  construit  son  corps,  par  qui  il  naît  et  co  naît. 
L'intention  de  ce  mouvement  peut  être  perma- 


'7^  ART    POÉTIQUE 

nente  ou  passagère,  suivant  la  nature  des  fins 
auxquelles  il  s'adresse.  Nous  avons  vu  que  celle 
de  l'homme  est  permanente,  qui  est  de  connaî» 
tre  Dieu  dans  ses  créatures.  «  Les  volontés  de 
Dieu  sont  sans  repentir.  »  L'homme  est  donc 
perpétuel  comme  la  fin  à  qui  il  est  adressé.  In- 
corruptible, dans  son  Ame  comme  dans  son 
corps,  qui  en  estl'instrument  nécessaire, la  mort 
est  pour  lui  un  accident  violent.  Si  l'intention 
est  soustraite  à  sa  fin,  si  les  moyens  lui  sont 
refusés  de  la  remplir  et  de  s'approvisionner  des 
matériaux  nécessaires  à  leur  réparation,  c'est  là 
un  désordre  où  il  faut  voir  l'effet  de  la  trans- 
gression primitive.  L'homme  au  jour  de  sa  créa- 
tion avait  une  égale  connaissance  de  son  ori- 
gine et  de  sa  fin.  Séduit  par  le  serpent,  il  se 
complut  dans  sa  fin  comme  si  elle  lui  était  pro- 
pre, et  non  point  celle  de  la  volonté  de  Dieu, 
dont  il  était  l'instrument.  Et  c'est  pourquoi  une 
fin  lui  fut  en  effet  donnée  et  la  mort  de  ce  corps 
qui  lui   servait  à  l'atteindre.  Il  n'eut  plus  con- 


DE    LA    CO-NAISSANCE    AU    MONDE    ET    DE    SOI-MÊME         I77 

naissance  que  de  sa  fin  et  son  origine  dans  le 
Père  lui  fut  cachée;  la  chair  nous  est  un  mur 
entre  nous  et  Lui  (i). Vient  la  mort  qui  invertit 
les  termes  et  le  livre  sans  voile  et  sans  défense 
à  l'examen  de  l'Eternité  et  de  la  source  qui  l'a 
créé.  II  ne  peut  plus  cacher  sa  nudité  comme 
Adam  sous  le  feuillag-e.  II  reg-arde  et  ne  trouve 
plus  de  fin  autour  de  lui. Il  s'est  approprié  toute 
cette  partie  de  la  création  au  milieu  de  laqueHe 
il  a  été  placé,  il  en  a  usé  et  abusé  comme  de 
son  bien  personnel,  et  maintenant  il  a  à  rendre 
des  comptes  au  maître  légitime.  Le  voici  dé- 
pouillé, le  voici  nu  dans  le  Regard  sévère. Voici 
qu'il  co-naît  à  Dieu  pour  le  jug"ement  dans  sa 
nudité,  dans  la  simplicité  de  sa  volonté  intelli- 
gente, dans  la  directe  contemplation  de  son 
devoir.  Effrayante  obligation  à  qui  fait  défaut 
pour  la  solder  la  grâce  gratuitement  accordée! 
0  regard  de  Celui  qui  est  toute  vie  à  supporter 
pour  ma  purification^  pour  ma  gloire  ou  pour 

(i)  En  ipse  slat  post  parietem.  —  Gant. ,  II,  9. 


ABT     POETIOL'E 


ma  torture!  Plus  tard,  comme  les  âmes  subsistent 
pour  TExamen,  leurs  corps  reviendront  s'y 
joindre,  et  l'homme  entier  sera  consolidé  dans 
le  Jugement.  Mais  c'est  de  la  connaissance  seule 
des  âmes  séparées  que  j'ai  à  parler  ici.  Et 
puisque  Dieu  en  est  désormais  l'objet,  il  faut 
savoir  ce  qu'elles  connaissent  en  Dieu  et  ce  que 
Dieu  connaît  en  elles. 

C'est  à  savoir,  ainsi  que  maintes  fois  indiqué, 
leur  difïerence  essentielle.  Mais  quelle  diffé- 
rence de  res[»rit  maintenant  séparé  à  Dieu,  et 
du  simple  au  simple,  alors  que,  selon  le  Philo- 
sophe, toute  différence  est  comparable  à  l'ad- 
jonction d'un  nombre  ou  à  la  soustraction  de 
l'unité?  L'âme,  ni  Dieu,  n'ayant  de  parties,  ne 
peuvent  différer  par  la  présence  ou  l'absence  de 
l'une  d'elles. Je  dis  qu'ils  diffèrent  premièrement 
par  la  nature  puisque  Dieu  est  par  lui-même  et 
l'âme  par  Dieu.  L'un  est  la  substance  et  l'autre 
l'image,  mais  une  image  de  Dieu  tout  entier  puis- 
que son  objel  ne  comporte  point  de  division.  Le 


DL    LV     Cn-NAISSANCB  AU    MONDS    ET    DE    SOI-U&MB        1 79 

reste  de  la  création  n'est  pas,  à  proprement 
parler,  une  image,  mais  un  symbole,  comme  la 
couleur  l'est  de  la  lumière  qui  travaille  inces- 
samment à  se  constituer  pour  avoir  le  moyen  de 
se  dissoudre.  Secondement,  l'âme  diffère  non 
seulement  de  Dieu,  par  le  fait  de  son  issue,  mais 
des  autres  âmes  par  le  mode  particulier  de  celte 
issue.  Comme  la  chaleur  diffère  de  l'électricilé  et 
celle-ci  de  la  lumière  par  le  nombre  des  vibra- 
tions qui  les  produit, et  comme  un  métal  de  l'autre 
par  son  poids  spécifique, c'est  ainsi  que  les  espè- 
ces spirituelles  diffèrent  entre  elles,  un  ange  de 
l'autre,  par  le  chiffre  indissoluble  qui  les  for- 
mule :  alors  qu'au  dedans  de  l'espèce  toute  âme 
humaine  diffère  de  l'autre  par  l'usage  en  vue 
duquel  elle  a  reçu  vie.  Elle  est  non  point  l'i- 
mage d'une  entité  partielle,  mais  l'effet  d'une 
volonté  particulière.  Elle  diffère  non  point  par 
la  substance,  mais  par  l'intention.  L'intention 
est  l'attention  à  la  fin.  L'intention  de  l'âme, 
cette  attention  de  Dieu  à  la  fin  à  quoi  il  l'a  des- 


i8o 


ART     POETIQUE 


tinée.  Comme  les  ordres  des  Anoes  diffèrent 
suivantles  fonctions  auxquelles  ils  sont  assignés, 
ainsi  les  hommes  ont  cette  différence  en  eux  qu'ils 
sont  dédiés  à  la  connaissance  des  choses  cor- 
porelles et  chaque  homme  à  son  tour  diffère 
des  autres  suivant  la  nature  et  le  degré  de  la 
co-haissance  à  laquelle  il  est  destiné,  suivant  la 
partie  et  le  moment  de  la  création  dont  il  es<t 
appelé  à  jamais  à  rester  dans  le  regard  de  Dieu 
l'oblateur  et  le  témoin. 

Tel  est  donc  ce  «  nom  nouveau  »  dont  parlent 
les  Saints  Livres,  ce  nom  propre  en  qui  nous 
avons  été  appelés  à  naître  pour  l'éternité,  ce 
nom  ineffable  qui  reste  à  jamais  un  secret  entre 
le  Créateur  et  nous  et  qui  n'est  communiqué  à 
aucun  autre.  Apprendre  ce  nom,  c'est  com- 
prendre notre  nature,  nous  nourrir  de  notre  rai- 
son d'être.  De  même  qu'un  mot  est  formé  de 
voyelles  et  de  consonnes,  notre  Ame,  à  chaque 
aspiration,  puise  en  Dieu  la  plénitude  de  sa 
sonorité.    Naître  alors  pour  elle  sera   le  même 


DB    LA     CO-NAI^SANCK    AU    MONDE    ET    DB    SOI-MÊME         l8l 

acte  (j.ue  connaître,  d'une  conscience  pleine- 
ment illuminée.  Timc  cognoscam^  dit  l'apôtre, 
siciit  et  cognilus  su  m.  Nous  verrons  alors, 
comme  le  nombre  manifeste  l'unité,  le  rythme 
essentiel  de  ce  mouvement  qui  constitue  mon 
âme,  cette  mesure  qui  est  ma  personne  ;  nous 
ne  le  verrons  pas  seulement,  nous  le  serons, 
nous  nous  produirons  nous-mêmes  dans  la 
perfection  de  la  liberté  et  de  la  vision  et  dans  la 
pureté  d'un  amour  sans  défaut.  Nous  puiserons 
dans  le  sein  de  l'Agneau  notre  moyen  d'être 
différent  de  lui  pour  avoir  quelque  chose  à  lui 
donner.  Dans  cette  amère  vie  mortelle,  les  plus 
poignantes  délices  révélées  à  notre  nature  sont 
celles  qui  accompagnent  la  création  d'une  âme 
par  la  jonction  de  deux  corps.  Hélas  !  elles  ne 
sont  que  l'image  humiliée  de  cette  étreinte  sub- 
stantielle où  l'âme,  apprenant  son  nom  et  l'in- 
tention qu'elle  satisfait,  se  proférera  pour  se 
livrer,  s'aspirera,  s'expirera  tour  à  tour.  0  con- 
tinuation de  notre  cœur  !  ô  parole  mcommuni- 


iSa  ART    POÉTIQUE 


cable  !  ô  acte  dans  le  Ciel  futur  !  Toute  posses- 
sion charnelle  est  incomplète  dans  son  empan  et 
dans  sa  durée  et  qu'en  sont  les  transports  au- 
près de  ces  noces  opimes  !  0  mon  Dieu,  tu  nous 
as  montré  des  choses  dures,  lu  nous  as  abreuvés 
du  vin  de  la  pénitence  (i)  l  Quelle  prise,  d'un 
empire  ou  d'un  corps  de  femme  entre  des  bras 
impitoyables,  comparable  à  ce  saisissement  de 
Dieu  par  notre  âme,  comme  la  chaux  saisit  le 
sable,  et  quelle  mort  (la  mort,  notre  très  pré- 
cieux patrimoine),  nous  permet  enfin  un  aussi 
parfait  holocauste,  une  aussi  généreuse  restitu- 
tion, un  don  si  filial  et  si  tendre  ?  Telle  est  la 
récompense  promise  à  tous  les  justes  et  ce 
salaire  unique,  qui  étonne  les  ouvriers  de  la 
parabole.  Mais,  en  réalité,  la  dot  de  chaqueâme 
différera  de  l'autre,  comme  la  volonté  dont  elle 
est  l'expression,  comme  l'intention  qui  lui  a 
donné  le  jour,  et  comme  ceUe  qui  lui  a  donné  la 
gloire. 
(i)Ps.  LIX,  5. 


DE    LA    r.O-NAl.iS  ANCE     AU     MUNlilî    H.T    DE    SOr   MK.Mr,        1 83 

Et  ce  que  je  dis,  par  une  inversion  exquise, 
fait  comprendre  la  souffrance  des  damnés. 

L'âme  séparée  connaîtra  Dieu  ;  le  dogme  de 
la  communion  des  saints  nous  enseigne  qu'elle 
connaîtra  également  les  autres  âmes  saintes  qui 
jouissent  de  la  même  vision. 

On  peut  penser  que  cette  connaissance  s'ob- 
tient et  s'exerce  de  deux  manières. 

L'âme  séparée  connaît  Dieu,  elle  le  connaît 
entièrement  puisque  cet  objet  de  sa  connaissance 
n'a  point  de  parties  ;  mais  elle  connaît  d'une 
manière  qui  lui  est  propre,  c'est-à-dire  qui  est 
propre  à  lui  prendre  la  vie  de  cette  image  ou  per- 
sonne qu  elle  est.  Voyant  à  plein  celte  intention 
qu'elle  réalise,  elle  reconnaîtra  que  cette  inten- 
tion est  particulière,  c'est-à-dire  qu'elle  se  rat- 
tache à  une  autre  intention  plus  générale.  Elle 
ressent  en  elle-même  cette  énergie  totale,  la  com- 
motion initiale,  non  point  de  Dieu,  qui  est  un 
acte  invariable,  mais  de  la  différence  mystique 
qui  donne  naissance  en  même   temps  à   toutes 


Ib4  ART    POÉTIQUE 

les  créatures  enchaînées  par  la  vision  bienheu- 
reuse. Elle  comprend  qu'elle  ne  suffit  point  à 
épuiser  la  reconnaissance  et  qu'elle  a  pour  cela 
besoin  de  tous  les  autres  esprits.  De  même 
qu'elle  voit  dans  l'acte  spécial  d'amour  qui  \\ 
suscitée  la  nécessité  même  qui  impliquait  la 
création  des  autres  esprits  complémentaires,  de 
même  elle  a  besoin  de  leurs  voix  pour  y  joindre 
la  sienne.  Elle  voit  en  elle-même  avec  sa  racine 
en  Dieu  celles  de  toutes  les  autres  âmes  qu'y 
rattache  un  commun  amour.  Toutes  lui  sont 
nécessaires,  toutes  ont  leur  place  dans  l'économie 
de  son  salut,  depuis  la  Vierge  et  le  plus  grand 
Ange  jusqu'au  petit  enfant  que  la  sag-e-femme  à 
peine  a  eu  le  temps  de  baptiser. 

Non seulementles âmes  se connaissenten Dieu, 
mais  elles  exercent  entre  elles-mêmes  une  con- 
naissancedirecte.  Comme  le  corps  perçoit  le  corps 
et  comme  la  matière  appréhende  la  matière,  ainsi 
l'esprit  discerne  les  esprits  (i).  Nous  avons  vu 

(i)  Et  quoniam   ipsa  eorum  claritas  vicissim  sibi   in  allernis 


DE    LA    CO-NAISSANCE    AU    MONDE    KT    DE    SOI-MÊME        1 85 

que  l'appareil  de  la  connaissance  sensible  con- 
siste dans  la  vibration,  c'est-à-dire  dans  un  cer- 
tain rég'la^e  du  rythme  intime  sur  lequel  vien- 
nent s'insérer  les  impressions  extérieures.  Or, 
nous  avons  défini  que  chaque  temps  de  la  vibra- 
tion est  une  répétition  de  la  naissance.  Mais  de 
même  que  la  naissance  s'applique  au  corps,  elle 
s'applique  également  aux  esprits.  L'esprit  donc, 
étant  capable  de  vibrer,  est  capable  dans  le 
dessin  de  ses  intervalles  de  recevoir  impression 
des  autres  substances  homogènes.  Il  y  a  une 
étendue  spirituelle  où  les  «  distances  »  sont 
réglées  non  plus  par  l'éloignement  tactile,  mais 
par  les  relations  harmoniques.  Ce  n'est  plus  par 
un  signe,  c'est  par  leur  naissance  même  que  les 
âmes  exerceront  l'une  de  l'autre  connaissance. 


cordibus  patet,  cum  uniuscujusque  valtus  attenditur  et  cons- 
cientia  penetratur.  Ibi  quippe  uniuscujusque  menlcm  ab  alte- 
rius  oculis  membrorum  corpulenlia  non  abscondet,  scd  patebit 
animas...  atque  unusquisque  lûnc  erit  conspicabilis  alieno,  sicut 
nunc  esse  non  potest  conspic<ibilis  sibi...  Unde  dicitur  :  Xolite 
judicare  anle  tempus,  donec  veniat  Dominiis  qui  et  illuminabit 
abscondila  tenebrarum,  et  manifestabit  consilia  cordium  (I  Cor., 
IV,  5).  Auro  clara,  vitro  perspicua  —  S.  Grej.  De  auro  et  vitro. 


86  ART    POÉTIQUE 

Il  reste  à  rechercher  quelle  connaissance  les 
âmes  séparées  peuvent  avoir  des  choses  maté- 
rielles et  des  esprits  non  séparés.  L'homme, 
comme  toutes  les  choses  créées,  étant  doué  de 
mouvement,  acquiert  de  ce  fait  une  direction, 
un  sens,  une  intention,  une  fin.  Possédant  un 
esprit,  il  est  conscient  de  cette  intention, mais  sé- 
paré de  Dieu  en  celte  vie,  il  n'est  informé  que  par 
le  dehors,  par  le  terme  qui  l'arrête,  parles  diffé- 
rentes parties  du  monde  extérieur  avec  lesquelles 
il  est  placé  en  contact.  Séparé  de  son  corps,  il 
possède  en  Dieu  seul  désormais  le  point  fixe  qui 
détermine  son  sens,  indépendamment  de  repères, 
et  relèvements  sensibles.  Voyant  Dieu  à  plein, 
il  réalise  pleinement  par  le  fait  même  de  sa  na- 
ture, sa  différence  ou  intention  constitutive.  L'in- 
tention, la  puissance  de  l'homme  (comme  on  dit 
la  puissance  d'une  machine)  est  adressée  à  une 
action  sur  les  choses  extérieures,  de  celle  action 
résulte  une  sensalionet un  mouvement,  une  image 
d'elle  élicitée.  Car  la  créature  ne  s'éloigne  de  lu 


ni:     LA    CO- NAISSANCE    \U    MONDE    ET    DE    S^'I-MÈME        1 87 

vision  que  pour  travailler  à  l'image.  Dépouillée 
de  ses  sens,  l'âme  séparée  n'a  plus  le  moyen  de 
s'informer  extérieurement;  mais  elle  n'est  point 
privée  de  ce  sens  premier  constitué  de  son  rap- 
port mouvant  au  seul  point  fixe.  L'impulsion, 
qui  naguère  mettait  en  branle  les  diflérenls  ap- 
pareils des  sens  et  qui  par  eux  lui  procurait  la 
perception  de  son  imag-e,  l'âme  à  présent  directe 
en  épouse  le  coup  et  la  visée.  En  son  «  temps  » 
de  tension  elle  se  réalise  dans  toute  sa  puissance; 
elle  n'a  plus  le  moyen  de  se  former  d'image  avec 
ses  sens  ;  mais  la  disposition  par  laquelle  elle  les 
mettait  en  mouvement  constitue  à  elle  seule  une 
certaine  imaa^e.  Elle  se  compose  dans  un  certain 
équilibre,  elle  fonde  seule  la  figure  intelligible 
que  les  circonstances  extérieures  lui  servaient 
précédemment  à  provoquer.  Cette  image  est  le 
donqu'elle  fait  à  son  créateur  parle  second  temps 
de  sa  respiration,  et  la  matière  de  sa  joie  ou  de 
sa  torture.  L'aspiration,  la  prise  qu'elle  opère 
d  elle-même  en  Dieu,  et  par  laquelle  elle  se  di- 


ART    POEIIQUE 


late  et  déploie  à  son  regard  dans  toutes  les  puis- 
sances de  sa  nature,  vient  maintenant,  pleine- 
ment intelligible,  prendre  la  place  de  cet  afflux 
aveugle  qu'elle  utilisait  pour  ses  actions  bonnes 
ou  mauvaises  ;  ses  motifs  sont  repris  et  éprouvés 
dans  leur  détail  par  la  lumière  vivante  ;  je  dis 
approuvés  ou  réprouvés,  suivant  qu'ils  sont  ou 
non  conformes  à  l'image  que  Dieu  avait  en  nous 
prédéterminée. 

Cela  pour  la  connaissance  que  de  son  passé 
l'âme  emporte  avec  elle  dans  la  mort;  mais  que 
penser  de  celle  qu'au  delà  de  la  mort  elle  con- 
tinuerait à  exercer  sur  les  choses  sensibles? 

Nous  avons  défini  qu'au  sens  large  connaître 
c'est  exister  en  même  temps.  Ainsi  tout  ce  qui 
naît,  esprit  ou  corps,  co-naît  selon  son  monde.  Il 
y  a  une  harmonie,  à  chaque  temps  de  la  durée 
entre  toutes  les  parties  de  la  création,  depuis  le 
Séraphin  jusqu'au  ver.  Or, l'âme,  ne  cessant  pas 
de  naître,  ne  cesse  donc  pas  de  co-naître.  Elle 
fait  partie  d'un  ensemble  et  d'un  équilibre  dont 


DE    LA    CO-NAISSANCE    AU    MONDE    ET    DE    SOI-MEME        1 89 


elle  ressent  en  elle-même  toutes  les  variations. 
Comme  l'âme  séparée  est  une  intelligence  pure, 
toute  naissance  d'elle-même  est  la  matière  d'une 
claire  connaissance,  et,  par  suite,  de  toutes  les 
causes  qui  l'affeclent  concertantes.  De  même 
qu'en  cette  vie  l'intelligence  est  informée  par  les 
sens,  de  même  en  l'autre  la  substance  même  de 
l'âme  intelligible  lui  sert  d'organe  perceptif  pour 
réaliser  la  disposition,  le  juste  appoint  de  force 
qui  correspondrait  à  tel  état  sensitif.  Bien 
entendu,  elle  s'intéresse  plus  énergiquement 
aux  parties  de  l'ensemble  avec  lesquelles  elle  se 
trouve  en  rapport  plus  direct  de  causation  ou  de 
voisinage  suivant  la  figure  des  distances  spiri- 
tuelles que  j'ai  déterminée  tout  à  l'heure.  Elle 
suit  toutes  les  conséquences  dont  ses  actions 
bonnes  ou  mauvaises  ont  déterminé  le  déclen- 
chement. 

On  voit  par  là  la  simplicité  à  la  fois  et  l'im- 
mense variété  de  l'état  de  connaissance  qui  sera 
celui  de  l'âme  séparée  après  la  mort.  L'organe 


jgO  ART    POETIQUE 

essentiel  en  sera  ce  temps  double  de  la  cons* 
cience  dont  les  fiçures  en  cette  vie  sont  la  respi- 
ration, le  battement  de  cœur,  l'aigu  et  legrave, 
les  brèves  et  les  longues,  l'iarabe  fondamental  de 
tout  langage.  Mais,  tandis  que  notre  existence 
ici-bas estpareilleàunlangage barbare  et  rompu, 
notre  vie  en  Dieu  sera  comme  un  vers  (i)  de  la 
justesse  la  plus  exquise.  Le  mot,  en  effet,  nous 
l'avons  vu,  n'est  pas  seulement  le  signe  d'un 
certain  état  de  notre  sensibilité,  il  est  l'évalua- 
tion de  l'effort  qui  nous  a  été  nécessaire  pour 
le  former,  ou  plutôt  pour  nous  former  en  lui.  Le 
poète  qui  aie  magistère  datons  les  mots,  et  dont 
l'art  est  de  les  employer^  est  habile,  par  une 
savante  disposition  des  objets  qu'ils  représen- 
tent, à  provoquer  en  nous  un  état  d'intelligence 
harmonieux  et  intense,  juste  et  fort.  Mais,  alors, 
nous  serons  les  poêles,  les  faiseurs  de  nous- 
mêmes.  Ce  sentiment  aigu  de  notre  prosodie 
essentielle, cette  impossibilité  d'échapper  à  notre 

(i)  Vers,  direction. 


DE    LA    CO-NAISSANCE    AU    UONDE    ET    NE    SOI-MÊME        I9I 


mesure  admirable,  nous  senjiil  alors  conférés 
directement  sans  l'appoint  empirique  et  hasar- 
deux du  lano-age  extérieur. 

Et  de  même  qu'un  vers  dans  sa  mesure  uni- 
forme peut  renfermer  tous  les  rythmes  et  tous 
les  êtres, de  même  toute  la  création  pourra  s'ins- 
crire sur  le  mèlre  que  l'âme  constitue. 

Telle  la  parole  de  confession  en  qui  notreâme 
pour  l'éternité  échappera  à  la  mort.  Mais  la  con- 
juration ici-bas  n'en  est  pas  assez  forte  pour 
retenir  les  éléments  de  notre  corps  réclamés 
pour  d'autres  besog-nes.  Et  cependant,  même  en 
ce  monde  périssable,  pour  qui  s'attache  à  ces 
ensembles  qui  sont  proprement  l'objet  de  la 
connaissance,  l'éternité,  sous  sa  forme  circula- 
toire, ne  présente  à  l'esprit  rien  que  de  facile  et 
de  familier  ;  nous  ne  pouvons  de  rien  dire  qu'il 
commence  ou  finit.  Nous  voyons  demeurer  des 
cadres  fixes  que  remplit  une  matière  en  mouve- 
ment. L'idée  d'éternité  se  réduit  à  celle  d'une 
i'^rmeture  par  elle-même  infrangible.  Or,  toute 


192  ART    POETIQUE 


forme  se  déduit  de  cette  même  idée  d'une  en- 
ceinte/er/nee  sur  elle-même,  et  nous  avons  vu 
que  rien  en  ce  monde  n'échappe  à  la  nécessité 
de  la  forme.  Lors  le  Temps  sera  fermé  sur  nous 
et  le  Présent  en  sera  le  centre  éternel.  Le  temps 
établi,  voici  qu'éclate  de  toutes  parts  le  chœur! 
Quoi  de  mieux  Çait  que  ce  qui  est  achevé?  Quoi 
de  plus  fini  que  ce  qui  est  terminé?  Quoi  de 
plus  fini  que  ce  qui  ne  peut  plus  finir?  Alors 
notre  connaissance  sera  complète  comme  notre 
forme  et  comme  notre  fermeture.  De  même  que 
le  jour  répèle,  jamais  le  même,  le  jour,  et  l'an 
l'année,  comme  à  des  intervalles  réçfuliers,  lé- 
crou  des  astres  se  relâche  ou  se  resserre,  et  que 
sans  jamais  rompre  la  ronde  les  enfants  de  la 
Nuit  l'ouvrent  ou  la  rétrécissent  comme  une 
bouche  (ainsi  se  dispersent  ou  s'éclusent  ces 
nations  de  l'éther,  comme  une  foule  qui  d'un 
seul  cœur  craque  et  s'ébranle),  notre  occupation 
pour  l'éternité  sera  l'accomplissement  de  notre 
part  dans  la  perpétration  de  rOffice,le  maintien 


^E    LA    CO-NAISSANCE    AU    MONDE    ET    DE    SOI-MÊME       IqS 


(!e  notre  équilibre  toujours  nouveau  dans  un 
Immense  tacl  amoureux  de  tous  nos  frères,  l'é- 
lévation de  notrevoix  dans  l'inénarrable  gémis- 
sement de  l'Amour  ! 

Fou-lchéou.  d904. 


k 


J^ 


DEVELOPPEMENT  DE  LEGLISE 


DÉVELOPPEMENT  DE  L'ÉGLISE 


Du  profond  bois  sacré,  de  la  haute  futaie  pri- 
mitive, telle  que  celle  qui  au  Japon  encore  om- 
brage les  cabanes  sacrées  de  Nikko,  le  défriche- 
ment peu  à  peu  a  aminci  le  voile  jusqu'à  cette 
rangée  unique,  à  cette  colonnade  régulière  qui 
des  temples  classiques  enclôt  le  sanctuaire  ma- 
çonné. Car,  depuis  le  Paradis,  et  comme  Jonas- 
au  jour  de  la  pénitence  de  Ninive,  comme  Elie 
dans  sa  douleur,  l'homme  toujours  a  eu  pour 
gardien  de  sa  prière  et  pour  protecteur  de  se» 
eaux  l'arbre  qui,  pousse  et  végétation  de  l'unité^ 
est  l'expression del'Attente  dans  le  témoignage; 
assis,  agenouillé   sous  l'ombre.  Mais  cependant 


IC)8  ART    POÉTIOUE 


que  le  païen,  impuissant  à  maîtriser  l'arcane, 
en  recherchait  les  ténèbres  obreptices  pour  y 
cacher  sespoupées,!  Eglise  chrétienne  a  absorbé 
le  bois  mystique,  adaptant  intérieurement  à  la 
congrégation  humaine  ses  avenues  et  son  chœur. 
Le  temple  païen  n'était,  au  vrai, que  la  pri- 
son et  le  contenant  du  dieu;  par  la  caisse  où  elle 
la  tenait  serrée,  la  tribu  affirmait  sa  propriété 
àe  l'idole.  La  boîte,  où  la  bande  errante  si  long- 
temps avait  promené  sa  part  du  trésor  tradition- 
nel, maintenant  élargie,  superstition  affermie 
sur  une  base  permanente,  il  importait  qu'on  ne 
la  trouvât  point  vide.  Par  son  silence  à  défaut 
de  parole,  quelque  statue  signifiait  l'occupation, 
objet  antique  et  commun,  et  toute  la  foi  et  le 
culte  consistait  dans  l'excitation  de  l'amulette. 
—  C'est  ainsi  qu'aujourd'hui  encore  le  musul- 
man vient  faire  sa  prière  devant  la  niche  vide 
d'où  il  croit  l'idole  retirée. —  Mais  l'action  cul- 
tuelle restait  proprement  extérieure  au  temple; 
sous  les  colonnades,  par  les  exèdres,  les  cours, 


DÉVELOPPEMENT    DE    L  ÉGLISE  I  99 

la  procession  et  la  tliéorie  continuaient  la  rcclier- 
clie  et  l'exode.  Jusqu'à  ce  que  la  révélation,  for- 
mulant entre  le  Créateur  et  l'homme  une  rela- 
tion légale,  assurât  l'exercice  effectif  et  précis 
de  la  fonction  religieuse;  dont  l'ég'lise  fut  désor- 
mais l'organe,  la  maison  commune  de  Dieu  avec 
l'homme  introduit. 

C'est  pourquoi  l'édifice  nouveau  n'emprunta 
au  réceptacle  païen  aucun  principe  de  son  déve* 
1  )ppement.  Plus  de  chambre  à  mystère  dont  il 
fût  sacrilèg-e  d'envahir  sans  purification  la  capa- 
cité oraculaire  ;  toutes  relations,  Dieu  même  y 
fiit-il  partie,  se  résolvent  en  une  transaction,  et 
c'est  pourquoi  le  sacrement  désormais  substitué 
au  mystère,  l'église  fut  la  transformation  da 
marché.  Le  toit;  établir,  simplement, l'abri. On 
ferme,  on  enclôt  le  carrefour,  la  rue  publique, 
telle  que  cette  sombre  roule  d'Emmaûs  où  les 
disciples  forcèrent  le  Sauveur  à  s^arrêter,  «  parce 
que  le  soir  venait  et  que  le  jour  inclinait  vers  sa 
fin  ».  Au-dedans  les  piliers,  par  la  proportion 


ART    POETIOUE 


■de  leur  espacement,  semblent  imposer  à  tout  [las 
la  mesure  qui  régla  leur  implantation.  Ils  condui- 
sent, ils  sont  la  rangée  des  témoms  et  leur  ctiœur. 
Promenoir  ténébreux,  avenues  pleines  de  silence 
propices  aux  guets-apens  de  la  grâce. 

Ainsi  l'on  ne  voit  'amais  dans  nos  vieilles 
villes  la  Cathédrale  se  dégager  nettement  des 
■maisons  où  elle  est  comme  prise.  Selon  qu'au- 
jourd'hui une  chapelle  est  faite  pour  l'hôpital  où 
'ie  couvent  qu'elle  dessert,  de  même,  alors,  le 
j)lus  large  vaisseau  gonflé  par  le  souffle  humain, 
il'église,  levait  de  la  ville  et  la  ville  naissait  de 
î'église,  étroitement  adhérente  aux  flancs  et 
■comme  sous  les  bras  de  l'Eve  de  pierre.  Quelles 
pensées  n'entretient  pas  le  voyageur,  quand  un 
moment,  par  un  de  ces  soirs  vineux  delà  France, 
avant  que  sa  fuite  ne  l'emporte  plus  loin, dans  le 
repli  d'une  lente  rivière  ou  là-bas  au  sommet 
de  quelque  butte  urbaine,  il  voit  se  lever  le 
vieux  monstre  noir,  la  Bête  Evangélique  cap- 
turée, attachée  au  milieu  des  âmes  où  elle  paît 


DEVBLOl'PEMKNT    DE    L  KOLISE 


par  ses  contreforts  tels  que  d'énormes  liens D 
L'objet,  donc,  des  constructeurs  du  Moyen- 
Age  ne  fut  pas  de  dessiner  par  l'air  un  temple 
aux  lignes  arrêtées  et  précises  comme  une  sta- 
tue, mais  de  clore  le  marché  mystique,  de  cons- 
tituer à  demeure  de  l'ombre.  Tous  les  éléments 
de  l'édifice,  toute  sa  végétation  pendant  des 
siècles  conspirèrent  au  royal  exhaussement  du 
baldaquin  au-dessus  de  la  croix  creuse,  du  car- 
refour forme  de  la  rencontre,  image  abstraite 
et  sceau  de  la  ville  dans  son  milieu.  Un  dais 
aux  longs  voiles  retombants  et  mal  joints,  à  cha- 
que coupure  du  vaisseau  des  portes  semblables 
à  l'écarteraent  de  deux  rideaux,  et  le  pignon^ 
agrandissement  de  la  porte,  des  tours  enfirt 
chargées  de  produire  par  l'espace  extérieur  tout 
le  tonnerre  de  la  forêt  ensevelie  avec  le  Christ^ 
tels  sont  les  principes  de  la  Cathédrale. 

Comme  un  cercueil  pour  son  mort  nous  avons 
considéré  que  le   coffre  païen  était  ajusté  pour 


AHT    PaETlQUE 


contenir  le  fétiche,  le  gage  légué  obscurément 
parles  aïeux,  le  mystère  qu'il  y  avait  à  préser- 
ver de  l'évent.  Mais  quand  il  plut  au  Père  d'en- 
voyer son  Fils  parmi  nous,  et  le  Verbe  Jésus 
comme  un  homme  qui  parle,  l'écho  antérieur 
recelé  confusément  comme  la  mer  au  repli  des 
coquilles  expira  dans  le  vase  oraculairef,  et  entre 
notre  Sauveur  et  nous  s'engagea  cette  conver- 
sation familière  et  précise  qui  n'a  point  pris 
fin.  Le  Christ  fut  un  homme  public  et  dès  le 
commencement  il  choisit  les  lieux  publics  pour 
son  séjour.  De  même  que  si  nous  le  cherchons 
aux  jours  de  son  passage, nous  le  trouvons  dans 
la  maison  de  Simon  et  dans  l'auberge  d'Em- 
maûs,  au  puits  de  Sichem  et  à  la  table  de  Gana, 
et  toujours,  selon  le  r«proche  pharisien,  «  avec 
ceux  qui  boivent  et  qui  mangent  »,  de  même 
l'Eglise,  quand  elle  parut  au  jour,  s'accom- 
moda, pour  y  dresser  son  banquet,  de  l'abri 
banal  de  la  basilique,  —  debout  au  croisement 
des  chemins  comme  la   Sagesse   du    Proverbe, 


UKVELtrPEMENT    DE    LÉGLISB  2o3 

comme  les  messagers  de  la  Parabole  Nuptiale l 
La  basilique  profane  existait  par  son  toit,  charg-é 
ae  fournir  aux  passants  qui  venaient  échanger 
entre  eux  des  paroles  et  des  monnaies  un  cou- 
vert momentané  et  l'ombrage  comme  d'un  jardin 
fictif.  C'était  une  galerie  faite  pour  être  traver- 
sée et  rien  ne  fixait  entre  les  deux  plans  parallè- 
les du  plafond  et  du  parquet  le  pied.  Mais  le 
jour  où  l'Eglise  au  comptoir  forain  substitua 
l'autel  stable  et  que  la  transaction  sacramentelle 
prit  la  place  de  la  banque  et  du  marché  et  des 
balances  du  négoce  et  de  la  justice,  l'édifice  fut 
proprement  consacré  à  la  fonction  perma- 
nente qui  lui  était  devenue  intérieure,  et  nous 
le  voyons,  comme  un  homme  qui  se  recueille,  se 
composer  sur  lui-même.  Le  toit  n'avait  été  jus- 
que-là que  la  disjonction  du  sol  natif,  l'exhausse- 
ment sur  des  murs  ou  des  piliers  de  la  dalle 
sépulcrale,  maintenue  dans  l'inertie  homogène 
de  son  poids  et  de  sa  rigidité.  Dès  que  fume  sous 
le  hangar  vulgaire  l'encensoir,  nous  voyons  toute 


ART    POETIOIE 


ja  construction  entrer  en  travail  et  se  dilater 
dans  ses  combles.  La  toiture  est  l'invention 
purement  de  l'homme  qui  a  besoin  que  soit  com- 
plète la  clôture  de  cette  cavité  pareille  à  celle  de 
]a  tombe  et  du  ventre  maternel  qu'il  réintègre 
pour  la  réfection  du  sommeil  et  de  la  nourriture. 
Maintenant  cette  cavité  est  tout  entière  occupée, 
grosse  comme  de  quelque  chose  de  vivant.  La 
demeure  dérangée  dans  les  actions  parallèles 
de  son  poids  cherche  son  centre  commun  et 
trouve  aplomb  sur  son  propre  vide  ;  la  coupole 
apparaît,  l'œuf  est  constitué  dont  toute  église 
usqu'à  ce  jour  est  issue.  L'architecture  gothif|ae 
-est  le  développement  particulier  que  le  moyen- 
âge  tira  du  principe  posé.  —  Maisd'autres  déve- 
loppements sont  possibles  et  il  semble  qu'à  tout 
le  travail  accompli  depuis  le  xvi«  siècle  préside 
une  certaine  loi  dont  le  Sacré-Cœur  de  nos  jours 
fait  ressortir  pour  la  première  fois  l'unité. 

Donc  l'église,  à  ce  principe  de  ^a  dilatation, 
m'était  qu'une  collection  de  tentes,  l'agrégation 


DÉVELOPPEMENT    DE    l'ÉGLîSï  SoS 

dans  une  même  enceinle  des  trois  tabernacles 
proposés  par  saint  Pierre  dans  la  vision  du 
Thabor,  «  l'un  pour  le  Seigneur,  le  second  pour 
Moïse,  et  l'autre  pour  Elie  ».  C'était,  simple- 
ment, l'abri  assuré  au  campement  eucharistique, 
le  caravansérail  d'Abraham  et  de  Melchisédech. 
Les  trois  nefs  ne  formaient  qu'une  salle  unique 
par  une  disposition  dont  la  Cathédrale  de  Poi- 
tiers, encore  que  l'ogive  s'y  montre,  nous  offre 
un  exemplaire  attardé.  Mais  aussitôt  à  l'idée 
d'abri  s'ajouta  celle  de  direction  et  d'un  mou- 
vement introversif.  Car  voici  que  la  Croix  qui, 
selon  la  promesse  sacrée,  devait  tout  «  tirer  à 
elle  »,  avait  été  plantée  dans  le  fond  de  l'édifice, 
selon  ce  geste  des  deux  bras  écartés  qui  montre, 
qui  déploie,  qui  appelle  et  qui  arrête;  qui  arrête, 
ne  permettant  pas  d'aller  plus  loin.  Ainsi,  l'une 
des  deux  issues  du  passage  fermée,  la  foule 
selon  l'axe  central  coagulée  dans  une  vision 
commune  reflua  suivant  la  périphérie.  Seuls 
autour  de  l'autel  des  officiants  dans  le  chœur 


206  Aar    POÉIIQUB 

reçoivent  sièg'e  et  disposilioii  ;  la  foule  par  son 
arrêt  même  fait  paraître  en  s'y  fig-eant  le  mou- 
vement qui  l'a  attirée  déterminé  par  un  acte  pré- 
cis, son  assistance  subordonnée  à  la  perpétration 
du  drame  liturgique  où  elle  communie,  à  la  per- 
fection de  l'Heure.  La  travée  médiane  barrée  par 
les  mystères  impénétrables  guide  jusque-là  les 
yeux,  les  bas-côtés  mènent  et  ramènent  dans 
leur  circuit  le  pas. 

De  là  la  différenciation  des  trois  nefs,  de  là 
l'ogive. 

On  voit  à  Angouléme,  àPérigueux,  la  succes- 
sion des  coupoles  prêter  à  l'autel  l'encadrement 
de  leurs  porches  alignés.  Maintenant  il  fallait 
que  la  juxtaposition  de  ces  éléments  semblables 
se  combinât  dans  l'unité  de  la  voûte  et  de  l'al- 
lée, et  c'est  pourquoi  le  temps  vient  que  le  tem- 
ple en  travail  invente  l'ogive.  La  matière  cons- 
tructrice s'était  animée,  nous  la  voyons  main- 
tenant se  transformer  dans  la  conscience  que 
l'église  prend   d'elle-même  et  de  son  unité.    La 


DKVELOl'PKME.NT    DE    LÉGLISE  207 

coupole  fermait  comme  un  couvercle,  le  pleir.- 
cinlre  s'arque  sous  la  charge  supérieure  ;  l'ogive 
est  l'effort  pour  s'ouvrir,  la  détente  du  ressort 
intime  L'édifice  jusque-là  avait  reçu  sa  forme 
du  dehors,  réprimé  dans  son  expansion,  sous 
le  poids  des  pierres  entassées,  solidifié  dans  sa 
carapace  compacte.  Maintenant  que  c'est  de  l'in- 
térieur qu'éclate  et  jaillit  le  principe  de  son  dé- 
veloppement, nous  voyons  par  une  loi  naturelle 
la  force  nouvelle  emprunter  son  expression  à  la 
poussée  végétative.  A  l'effort  précis  il  fallait  des 
membres  explicites.  Dans  la  masse  homogène  de 
la  coupole  apparaissent  les  quatre  nerfs  vigou- 
reux qui  la  relèvent  et  la  distendent,  et  tous  ces 
rameaux  déployés  viennent  rechercher  leurs 
racines  jusqu'aux  souches  trapues  de  l'obscure 
forêt  romane,  qui,  elles-mêmes  travaillées  par  la 
sève  du  branchage  futur,  prolifiaient  dans  les 
ténèbres,  se  couvrant  à  la  soudure  de  leurs  cha- 
pitaux  de  la  pâle  flore  des  caves,  une  moisis- 
sure de  monsires  et  d'embryons. 


to8  ART    POÉTIQUE 


Par  l'ogive,  l'idée  de  fermeture  disparaît  dans 
celle  de  l'absorption  dont  l'Autel  constitue  le 
terme.  Au  lieu  des  plafonds  lourds,  du  strict 
couloir  dont  les  trouées  successives  multipliaient 
devant  lui  les  seuils  de  la  prison  pénitentielle 
et  le  poids  adapté  à  son  agenouillement,  le 
fidèle  jusqu'à  Dieu  se  trouve  maintenant  libre, 
comme  on  est  libre  sur  une  route.  L'ogive 
comme  dans  l'effort  humerai  de  deux  ailes  pour 
s'ouvrir  et  dans  le  jeu  de  son  double  levier  ar- 
rache définitivement  tout  le  fardeau  de  pierres 
au  sol  dont  tant  d'étais  le  maintenaient  pénible- 
ment séparé,  le  libère  dans  un  suspens  au  regard 
soustrait  par  l'exaltation.  L'inertie  se  résout  en 
opacité  et  le  toit  en  un  épanchement  d'ombre. 
Pour  que  plus  de  la  nuit  dans  la  caverne  auguste 
sauvegardée  du  jour  mesuré  par  les  heures, 
aux  yeux  de  l'Eglise  vivante  rassemblée,  ali- 
mente l'or  des  cierges  qui  au-dessus  de  l'au- 
tel j)ublient  le  pur  holocauste  1  Le  regard, 
maintenant,  ainsi  que  dans  les  premières  égli- 


DSrELOPPEMEN T    DE     L  ECHSK  ÎOf) 

ses.  n'est  plus  brutalemeiU  au  delà  du  sacri- 
ficateur arrêté  et  comme  répercuté  par  un  cul- 
de  four  ;  la  prison  s'est  ouverte  et  la  verrière 
accueille  les  yeux  qui,  laissant  en  chemin  l'es- 
prit s'amuser  aux  formes  précises  et  au  ra;iiage 
des  couleurs,  ne  trouvent  repos  qu'au  sein  de 
la  lumière.  Elle,  comme  lorsque  nous  voyons  le 
soleil  entre  les  feuilles  ou  parmi  les  fumées  d'un 
campement  sous  les  bois,  pénètre,  rompue  en 
un  chatoiement  innombrable  et  comme  altérée 
par  l'exhalaison  à  demeure  de  l'encens,  comme 
la  vérité  à  travers  les  divisions  du  syllogisme, 
l'obscurité  incluse  ;  le  prêtre  officie  devant  l'o- 
pulence extérieure  du  monde  exclu  et  béant. 
L'âme  de  l'église,  jusque-là  diffuse,  est  désor- 
mais la  nef  médiane  qui  dans  la  double  proces- 
sion jusqu'au  berceau  incandescent  de  l'abside 
de  ses  filts  colossaux  ne  laisse  autour  d'elle 
qu'une  ceinture  d'ombre  I)asse  à  tout  pas  uu 
moment  écarté  de  la  formidable  attraction  rec 
liligne  ;  et  cependant  que  les  ogives,  comme  une 


ART    POETIOLE 


forêt  de  branches  enracinées  dans  le  ciel,  y 
tirent,  y  nouent  toute  la  charpente  intérieui^  en 
un  faîte  unanime,  de  chaque  côté  les  contreforts 
comme  des  bras  s'altelant  par  le  dehors  à  la 
masse  l'accrochent,  cramponnent  tout  étroite- 
ment à  l'assomption  de  la  Nef-mère  et  du  vais- 
seau essentiel. 

La  façade  étant  une  exhibition,  l'ég^lise,  re- 
cueillie surson  principe  intérieur,  profondément 
engagée  dans  le  gâteau  humain,  ne  pouvait  faire 
montrance  que  de  ses  portes. 

On  peut  étudier,  devant  la  pauvre  bonne 
vieilleéglisedeNotre-Dame-la-Grande  à  Poitiers, 
comme  une  feuille  dans  son  bourgeon,  le  germe 
ratatiné  de  ce  qui  devint  l'ample  portail  gothique 
et  le  motif  complet  de  l'immense  dessin.  Le 
portail  est  le  titre  illustré  du  livre,  le  jubé  exté- 
rieur, l'iconostase  foraine.  Les  ambons  d'où  le 
diacre  en  pompe  venait  annoncer  au  peuple  l'é- 
vangile et  proclamer  la  Pâque  sont  devenus  les 
deux  tours  qui  font  bruit  dans  le  vent  de  leurs 


DEVELOPPEMENT     DK    L  lltiLISE 


cloches  convocatrices.  Ran^sur  rang,  le  cortèg-e 
évangélique,  les  anges  et  les  rois,  les  patriar- 
ches et  les  pontifes,  aligne  en  bon  ordre  son 
témoignage  au-dessus  de  là  triple  entrée  ;  eux- 
mêmes  font  de  leurs  corps  pressés  l'un  contre 
l'autre  la  porte,  ménageant  le  passage  de  ce  qui 
est  hors  à  ce  qui  est  au-dedans.  L'orifice  n'est 
plus  seulement  l'ablation  arbitraire  d'un  frag- 
ment de  la  paroi  ;  obéissant  à  l'aspiration  inté- 
rieure, il  se  rétracte  à  la  façon  vivante  de  la 
bouche,  et  l'honorifique  iris  des  saints  conti- 
nués par  la  baguette  entremêlée  des  symboles  et 
des  anges  comme  une  tige  par  sa  palme  investit 
le  noyau  d'obscurité  béante.  Le  mur,  comme  un 
fruit  que  Ton  entaille,  partout  où  le  fer  l'attaque, 
fait  paraître  les  semences  de  vie  engagées  dans 
son  tissu.  La  sévère  église  primitive  avait  dressé 
devant  ses  portes  l'abri  du  narthex  pour  les 
catéchumènes  et  les  frénétiques  à  qui  le  seuil 
était  interdit  ;  aujourd'hui,  elle  délègue  à  scg 
portes  tout  le  clergé  de  la  pierre  pour  inviter 


?I2  ART    POEIIQUE 


pareillement  à  entrer  le  pur  et  l'impur  et  ses 
rangs  s'ouvrent  pour  l'accueillir  et  lui  livrer 
passage. 

Et  maintenant,  église  de  Dieu,  par  quelle 
frondaison  et  quelles  touffes,  par  quelles  vrilles 
subtiles,  par  quelle  fumée  de  pinacles,  par  quelles 
flèches  vibrantes  comme  une  hampe  de  jacinthe, 
vas-tu  trouver  le  moyen  assez  innombrable  et 
curieux,  à  défaut  de  t'y  fondre  par  le  parfum  et 
le  miel,  de  te  lier  à  l'azur  et  au  nuage  et  de 
pendre  au  plus  haut  la  croix  suprême  ?  Ni  le 
plomb  mol  et  le  bois  le  mieux  amenuisé  n'y  suf- 
fisent; mais  ce  Midi  Pascal,  à  Rheims,  comme  un 
homme  qui  tout  à  coup  par  la  trappe  fait  explo- 
sion dans  le  tonnant  colombier,  je  me  souviens 
qu'à  la  plus  haute  échauguette  je  surgis  au 
milieu  du  soleil,  et  de  la  plaine  ronde  et  grise  et 
de  la  ville  couleur  de  lilas  et  de  cette  nichée 
de  cloches,  qui,  avec  l'hymne  précise  célébrant 
l'Heurecanonique,  semblaient  terminer  tout  dans 
le  ciel  pai  l'articulation  de  l'Alleluia  !  La  cathé- 


DÉVELOPPEMENT    DE    l'kOLISE  2i3 

drale  s'achève  dans  le  vent.  Oui  veut  compren-  , 
dre,    par  exemple,   les  églises   R.ouennaises  au 
milieu  des  ouvrages  qui  les   flanquent,   il  faut 
qu'il  se  souvienne  de  ces  villages  normands  que 

'  l'on  voit  sur  la  côte  au  nord  de  la  Seine  ;  chacun 
pour  s'y  tapir  entretient  son  carré  de  grands 
hêtres  où  les  rafales  du  large  s'amusent  et  s'a- 
mortissent. Ainsi  à  Rouen  l'Arbre-Dieu,  l'Eten- 
dard de  la  Foi,  impuissant  à  se  laisser  empor- 
ter par  la  bise  acharnée  et  folle,  ressemble  à  une 
flamme  torturée,  à  un  signal  travaillé  par  latem- 
pête,  à  un  grand  être  végétal  tout  occupé  par 
l'ennemi,  qu'il  contient  de  ses  membres  entre 
mêlés.  Saint-Ouen,  Saint-Maclou  ;  et  j'appelle 
Fais  la  cathédrale  elle-même  une  cité  de  candé- 

l  labres,  d'où,  au  centre,  cependant  que  les  blocs 
évidés  de  chaque  côté  des  porches  du  Nord  et 
du  Sud  suggèrent  d'énormes  lanternes  et  les 
boisseaux  de  la  Parabole,  jaillit,  à  l'intersection 
même  de  la  croix,  plantée  emphatiquement  sur 
la  grande  tour  ouvragée,  la  Flèche  telle  que  le 


»l4  AHT    POÉTIQUE 

cierge  pascal,  la  chandelle  sur  son  chandelier  ! 
Ainsi  la  considéraliqn  de  chacun  des  élagesde 
la  Cathédrale,  ses  piliers,  ses  voûtes,  son  faîte, 
peut  fournir  la  caractéristique  de  chacune  des 
époques  de  son  développement  par  l'exhausse- 
ment progressif  du  principe  générateur.  A  la  fin 
du  Moyen-Age,  l'efTorl  de  l'ogive  a  épuisé  toute 
son  énergie.  Sous  sa  tension  les  piliers  se  sont 
eftilés  dans  le  faisceau  des  colonnettes,  les  parois 
partout  ouvertes  ont  fait,  de  l'obscur  vaisseau 
puissamment  bandé  de  muscles  énormes,  une 
cage  de  verre  enserrée  d'une  grêle  armature  de 
contreforts  et  de  châssis,  fervente  gemme  aux 
feux  intérieurs,  orientée  avec  un  art  dévot  dans 
le  rayon  de  soleil  pour  en  cuire  et  distiller  l'or. 
Déjà  ces  fûts  trop  frêles  semblent  appeler  la 
hache  !  et  l'œil  suspecte  aussi  l'exubérance  de  la 
frondaison.  Comme  une  bûche  que  l'on  met  au 
feu  écume  et  souffle  par  le  bout  qui  reste  intact 
et  comme  l'eau  sous  l'exorcisme  se  purge  de  son 
maléfice,  c'est  ainsi  que,  contrainte  à  contenir  le 


DÊVEI  OPHtMENT    DE    LÉOLISK  1' 1  5 

Dieu  saint,  la  pierre  païenne  déj^agea  extérieu- 
rement une  vermine  grimaçante  et  démoniaque, 
et  les  gargouilles  vomissantes,  et  la  grande  herbe 
de  fleurs  vaines.  A  mesure  que  l'heure  du  Scan- 
dale approche,  le  grouillis  mécréant  se  fait  plus 
vivace  et  plus  dense  et  l'on  dirait  que  toute  la 
sève  de  l'église  s'épuise  dans  ce  gui  parasite.  I  a 
voici  qui  bientôt  accepte  des  ornements  étran- 
gers. L'âme  gothique  s'éteint. 

Pas  avant  que,  comme  peu  à  peu  nées  de  re- 
mous au  confluent  des  routes  et  des  rivières,  se 
complétait  le  système  de  toutes  les  villes,  elle  n'ait 
ménagé  à  la  France  l'ouvrage  tout  entier  de  son 
culte.  Point  de  prière  latente  incluse  au  site  à 
laquelle  on  ne  donnât  voix,  point  de  fief  religieux 
dont  quelque  haute  tour  ne  pourvût  à  recevoir 
l'allégeance.  L'église,  aujourd'hui,  n'est  plus 
qu'un  oratoire  anonyme,  une  partie  banale,  mo- 
bilière, comme  un  confessionnal  ou  un  prie-dieu 
du  matériel  de  la  dévotion.  Mais  aux  premiers 
temps  les  légendes  d'apparitions  dans  le  chêne 


ai6  ART    POÉTIQUE 


OU  l'épine,  de  statues  trouvées  sous  la  friche, 
de  sources  soudain  jaillissant  baptismales,  indi- 
quent assez  bien  quelles  nécessités  antérieures 
joignaient  la  terre  brute  aux  fondations  qui  l'em- 
brassent. Le  temps  que  prenait  la  construction 
de  l'édifice,  sa  nourriture  puisée  au  sol  même 
lui  permettaient  de  prendre,  pour  ainsi  dire,  le 
goût  du  terroir  ;  il  était  l'expression  devant  le 
soleil  du  mode  spécial  de  la  permanence  locale, 
l'éruption  du  témoignage  autochtone.  Par  des- 
sus les  toits  et  les  murailles  de  la  Ville,  la  Cathé- 
drale commandait  le  diocèse.  Le  voyageur  la 
voyait  de  loin, comme  les  armoiries  sacrées  delà 
région,  se  peindre  sur  la  campagne  ou  se  dessi- 
ner sur  le  ciel. 

Quand  les  apôtres  des  Gaules  furent  morts, 
les  chaires  mêmes  où  ils  étaient  assis,  les  Cathé- 
drales, continuèrent  leur  enseignement,  dont 
elles  sont  encore,  à  ce  jour,  au  dessus  de  toute 
voix  humaine,  dispensatrices.  Comme  on  vient 
demander  aux  reliques  des  Saints  la  guérison  de 


DEVELOPPEMENT    DE    L  EGLISE  il"] 


telle  ou  telle  infirmité,  il  semble  qu'il  faille  les 
ombres  élernelles  ihésaurées  par  ces  vieilles  mu- 
railles pour  y  fondre  l'enveloppe  de  notre  nuit 
personnelle, pour  dissoudre  notre  bruyante  sur- 
dité dans  le  silence  de  la  Bonne-Nouvelle.  L'on 
ne  saurait  dire  que  la  Cathédrale  soit  faite  pour 
la  prière  ;  elle  en  est  l'appareil  cérémonial.  Fran- 
chir ses  portes  est,  de  même  qu'ouvrir  le  bré- 
viaire, s'incorporer  à  un  aménagement  dépréca- 
toire,  à  la  supplication  officielle  préparée  pour 
tout  le  genre  humain.  Comme  jadis  les  liturgies 
variaient  suivant  les  diocèses,  ainsi  diffèrent  les 
métropoles.  —  A  Notre-Dame  plus  que  nulle 
part  ailleurs,  dans  le  milieu  du  cloaque  Parisien, 
comme  Jérémie  dans  sa  citerne  enseveli  sous 
des  eaux  profondes,  lu  goûteras  bien  le  goût  de 
la  Mort  ;  qu'il  est  rassurant,  si  tu  relèves  la  tète, 
de  ne  plus  voir  au  lieu  de  soleil  que  durer  ces 
grandes  roses  bigarrées  qui  semblent  imboire, 
suspendre  en  trophée  afin  de  mieux  l'exclure 
toute  \\  lumière  qui  pourrait  entrer. —  Rheims, 


2lS  AIVT     l'OElJOL'E 

toulc  raisselanlede  baume,  est  encore  prête  pour 
d'autres  sacres,  à  accueillir  plus  que  les  anciens 
Roys.  —  Mais  Chartres  est  entre  toutes  l'église 
de  Notre-Dame.  Avec  quelle  ampleur  magna- 
nime s'ouvre  à  nos  yeux  son  chœur  !  Elle  est 
obombrée  par  la  vertu  du  Très-Haut  ;  elle  est 
l'exaltation  de  l'humilité,  elle  est  la  componction 
dans  la  gloire  !  Elle  est  suave  et  une,  elle  est 
bien  recueillie  sur  le  baume.  Vaisseau  honorable, 
récipient  de  l'orthodoxie,  secret  spirituel,  vase 
de  prudence,  sanctuaire  insigne  de  la  dévotion  I 
Pleine  de  grâce,  on  la  voit  de  toutes  parts  ache- 
ver toute  la  {»auvre  et  vieille  ville  en  elle-même; 
elle  y  puise  comme  par  des  racines,  elle  s'y  ajuste 
comme  par  des  mortaises,  elle  surgit  et  se  com- 
pose du  mouvement  de  tous  les  toits,  et  de  ses 
deux  flèches  égales  avérant  l'envergure  de  la 
cité,  elle  ne  fait  point  faute  à  l'œil  abîmé  qui  lui 
demande  passage  jusqu'au  ciel.  Les  vents  con- 
tinuels n'ont  point  permis  aux  sculptures  de 
réussir  sur  ses  hautes  parois  ;  comme  on  voit  les 


DEVELOPPEMENT     DE     L  EGLISE  SIQ 

graminées  et  les  mousses  essayer  les  vieilles  mu- 
railles et  les  joubarbes  avec  les  giroflées  pro- 
^  ter  de  tous  les  bons  coins,  ici  on  ne  trouve  d'or- 
nements et  de  statues  que  là  où  les  auvents  et 
les  corniches  fournissent  quelque  abri.  Les  Saints 
se  sont  réfug-iés  sous  les  porches,  tant  qu'à  celui 
du  Nord  il  a  fallu  leur  ménager  cet  ample  vesti- 
bule où  le  Dimanche,  au  sortir  de  la  messe,  les 
bourgeois  viennent  familièrement  s'habituer  à 
leur  compagnie.  Des  deux  clochers,  l'un  qui  sans 
doute  est  à  l'abri  du  vent  élève  un  cône  rigide  et 
tout  nu;  l'autre,  comme  un  pieu  planté  en  tra- 
vers du  courant,  a  arrêté  toutes  les  épaves  en 
dérive  par  l'air  illimité,  les  longues  brumes  et  les 
tenaces  fumées,  et  les  anges  et  les  corbeaux  ;  elles 
s'empêtrent,  s'enroulent  autour  de  sa  base.  La 
forêt  honorifique  dont  les  cimes  semblent  ratta- 
chées l'une  à  l'autre  comme  par  l'enchevêtrement 
de  leurs  fruits  a  laissé  libres  ces  deux  brins.  La 
semence  est  encore  ici  le  grain  de  sénevé  mys- 
tique! entre,  et  tu  pourras  vénérer  la  petite  statue 


ART    PCETIf)L!E 


jadis  trouvée  sous  la  terre  comme  un  pépin  noir. 
Aujourd'hui  une  cépée  nouvelle  ne  nous  réserve 
plus  d'autres  ombrages.  Jadis  la  foule  unanime 
convoquée  pour  le  sacrifice  ne  demandait  à  l'église 
vaste  comme  un  purgatoire  que  l'obscurcisse- 
ment et  la  sécurité  de  son  gouffre  tutélaire.  La 
foi  se  trouble  à  mesure  que  le  jour  extérieur  pé- 
nètre. Maintenant  les  fidèles  qui  sont  demeurés 
voient  devant  eux,  exposé  à  plein  dans  le  plein 
jour,  l'autel  dans  le  détail,  or  et  linges,  de  son 
ornement  liturgique,  et  le  tabernacle  fermé,  et 
la  croix  dans  une  sévère  évidence.  Car,  lorsque 
le  l)lasphème  protestant,  jurant  que  chaque 
homme  était  propriétaire  de  sa  justification,  nia 
que  le  prêtre  pût  élever  rien  entre  ses  mains,  les 
croyants  voulurent  mieux  voir,  l'Eglise  voulut 
mieux  montrer  l'hostie,  le  jour  se  fit  dans  le 
sanctuaire.  Si  la  présence  du  Christ  sous  les 
espècesconsacrées  n'était  point  seulement,  comme 
le  voulaient  les  novateurs,  une  sorte  de  luxe 
alimentaire,  un  mystère  réservé  au  contact  du 


DBVKI.Ol'l'KMKNT    L)E    L  EGLISE 


palais  avec  la  langue,  il  importail  maintenant 
que  le  culte  rendu  ne  fût  point  limité  à  Tacte 
lilurg-ique,  mais  que  l'Eucharistie  reçût  parmi 
nous  une  résidence  et  un  honneur  continuels. 
Aussitôt  Rome  sur  la  pierre  inébranlable  élève 
l'énorme  dôme.  Les  églises  au  xvii®,  au  xvni®  siè- 
cle, au  XIX*  encore,  deviennent  de  grandes  salles 
d'audience  et  de  réception,  des  refuges  toujours 
ouverts,  des  parloirs  confidentiels,  meublés  dans 
le  goût  de  nos  propres  demeures.  De  nos  jours 
enfin  le  Sacré-Cœur  montre  Taboutissement  com- 
plet de  l'idée  nouvelle  :  un  Dieu  toujours  visible, 
un  peuple  toujours  présent;  l'exaltation  du  pain, 
l'ostension  du  cœur  secret.  —  Mais  ce  n'est 
point  le  lieu  de  dire  davantage. 


Eii  France,  avril-juillet  1900, 


NOTICE   BIBLKKiRAPHIQUE 

La  C£W2oissance  du  Temps  a  été  imprimée  pour  la  pre- 
rr;tre  fois  en  un  petit  vol.  in-i6  carré  de  27  pages  en 
igo4  [Chez  la  Veiwe  Rosario,  Foulcheoa,  igo4)  tiré  à 
i5o  ex.,  hors  commerce.  Il  a  été  réédité'avec  les  deux 
autres  traités  par  le  Mercvre  de  France  en  tgoj.  Le 
texte  de  la  présente  réimpression  est  celui  de  cette  édi- 
tion avec  quelques  corrections  et  adjonctions,  particu- 
lièrement d' Arguments. 

■  Hambourg,  Dovembre  igi3. 
».   C, 


TABLE 


Pages. 
COX.VAISSAXCE  DU  TEMPS j 

TRAITÉ  DE  LA   CO-NAISSANCE   DU  MONDE  ET  DE 

SOI-MEME 59 

DÉVELOPPEMENT  DE  L'ÉGLISE 193 


Air%<^i 


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UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


pQ  Claudel,  Paul 

2605  Art  poétique.     Hai&ieme 

L2A7  édition 

1913 


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