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Full text of "Au coeur frais de la forêt : roman"

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in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/aucoeurfraisdelaOOIemo 


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AU  CŒUR  FRAIS 

DELA    FORÊT 


ŒUVRES    DE    CAMILLE    LEMONNIER 


ROMANS  p:t  nouvelles 

Un  Coin  de  Village.  —  Un  Mâle.  —  Le  Mort.  —  Thé- 
rèse Monique.  —  L'Hystériqne,  —  Happe-Chair.  — 
Ceux  de  la  glèbe.  --  Noëls  Flamands.  —  Madame  Lu- 
par.  —  Le  Possédé.  —  Dames  de  Volupté.  -  La  Fin  des 
Bourgeois.  —  Claudine  Lamour.  —  Le  Bestiaire.  — 
L'Arche.  —  L'Ironique  Amour.  —  L'Ile  vierge.  — 
L'Homme  en  Amoiu".  —  La  Vie  Secrète.  —  Adam  et 
Eve 

CONTES  POUR  LES  ENFANTS 

Bébés  et  Joujoux.  —  Histoires  de  huit  Bêtes  et  une 
Poupée.  —  La  Comédie  des  Jouets.  —  Les  Jouets  par- 
lants. 

CRITIQUES  D'ART 

Gustave  Courbet  et  son  Œuvre.  —  Mes  Médailles.  —  His- 
toire des  Beaux- Arts  en  Belgique.  —  En  Allemagne.  —  Les 
Peintres  de  la  Vie. 


Les  Charniers. 
La  Belgique. 


DIVERS 


THEATRE 


Un  Mâle,  4  aoies.  en  collaboration  avec  A.  Bjihier  el  J.  Dcbois. 
Le  Mort.  —  Les  Mains.  —  Les  Yeux  qui  ont  vu. 


Tous  droits  de  reproduclion  et  de  traduction  réservés  pour  tous  les  pays. 
y  comj^'ris  la  Suède  et  la  Norvège. 


S'adresser,  pour  Irailer,  à  la  Librairie  Paul  011en(lorff,oO,Chauss(:'e  d'Anlin,  Paris. 


CAMILLE    LEMONNIER 


Au 

Cœur  Frais 

de 

La  Forêt 


ROM  A  N 


PARIS 

SOCIÉTÉ  D'ÉDITIONS  LITTÉRAIRES  ET  ARTISTIQUES 

LIBRAIRIE    PAUL   OLLENDORFF 

50,    CHAUSSÉE    D^ANTIN,     5o 

1900 

Tous  droits  réservés 


uni  vers  »57 
BIBLIOTHECA 


//  <.: .  ùU  tiré  à  part  dix  exemplaires  sur  papier  de 
Hollande  numérotés  à  la  presse. 


AU  CŒUR  FRAIS 

DE    LA   FORÊT 


Je  ne  savais  pas  exactement  quel  âge  j'avais  : 
personne  ne  m'avait  appris  à  compter  les 
années  ;  et  elle-même  ne  parvenait  pas  à  dé- 
passer le  chiffre  dix  quand  on  lui  deman- 
dait le  sien. 

Je  lui  dis  donc  :  «  Quel  âge  as- tu?  »  C'était 
la  première  fois.  Elle  me  répondit  comme  à 
tout  le  monde  : 

—  J'ai  dix  ans. 

La  terre,  pour  elle,  avait  dix  ans  comme 
sa  propre  vie  et  la  vie  de  toutes  les  choses  au- 
tour d'elle.  Une  mère  n'avait  pas  marqué  sur 
le  mur  par  de  petites  lignes  le  degré  de  sa 
croissance  en  comptant  :  Un,  trois,  cinq, 
sept,  et  ainsi  de  suite  jusqu'à  l'âge  qu'elle 

avait  maintenant.  Il  n'y  avait  à  l'horizon  de 

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AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 


ses  jours  que  d'horribles  visages  de  misère  et 
personne  ne  lui  avait  donné  le  nom  familial. 

Elle  me  dit  :  «  Dix  ans  »  ;  et  je  me  mis  à 
rire,  car  moi,  du  moinG.  je  pouvais  compter 
jusqu'à  cent.  Il  m'était  arrivé  de  posséder 
cent  cerises  ou  cent  noix,  au  temps  de  mes 
maraudes  dans  les  vergers.  Ensuite,  toujours 
il  était  venu  un  homme  armé  d'une  fourche 
ou  un  gros  chien  qui  m'avait  mis  en  fuite. 

Je  l'appuyai  contre  le  tronc  d'un  arbre  et 
avec  une  pierre  tranchante,  je  marquai  l'en- 
droit qu'atteignait  la  plus  grande  hauteur 
de  sa  tète.  Puis  je  lui  passai  la  pierre  et  à 
mon  tour  je  me  plaçai  contre  l'arbre  en  lui 
disant  : 

—  Fais  pour  moi  une  marque  dans  1  ecorce 
comme  je  l'ai  fait  pour  toi. 

Alors  seulement  je  me  retournai  et  je  vis 
qu'elle  était  plus  petite  que  moi  de  près  d'une 
main.  J'étais  content  qu'il  y  eût  entre  nous 
cette  différence. 

—  Vois,  lui  dis-je,  tu  ne  vas  que  jusque-là 
et  moi  j'atteins  presque  à  cette  branche.  Je 
suis  aussi  plus   fort  que  toi,  j"ai  des  doigts 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 


plus  durs.  Je  suis  donc  ton  aîné  de  plusieurs 
années. 

Et  nous  nous  parlions  comme  un  frère  et 
une  sœur.  Elle  me  regarda  de  côté  avec  ses 
yeux  gris,  des  yeux  de  petit  animal  défiant. 

—  Si  c'est  pour  me  battre  comme  les  autres 
que  tu  parles  ainsi,  fit-elle,  j'aurais  préféré  ne 
pas  aller  avec  toi  contre  l'arbre. 

Encore  une  fois  je  me  mis  à  rire,  je  riais 
sans  méchanceté. 

—  Mais  non,  petite  fille,  ce  n'est  pas  pour 
ce  que  tu  crois.  Puisque  je  suis  le  plus  grand, 
c'est  moi  qui  les  battrai  quand  ils  viendront. 

Les  autres  jamais  ne  lui  avaient  parlé 
aussi  doucement.  Son  regard  s'éclaira  à  tra- 
vers l'emmêlement  de  ses  cheveux  couleur 
de  lin  roui.  Elle  vint  plus  près  de  moi  et  me 
dit  : 

—  Oh!  tu  ferais  cela?  : 

Personne  non  plus  ne  m'avait  parlé  avant 
cetemps  avec  cette  confiance.  Une  onde  passa, 
une  chose  inconnue  et  grave  comme  quand 
le  matin  descend  sur  la  plaine;  et  je  ne  di- 
sais rien,  je  n'aurais  pu  trouver  de  mot  pour 


AU   CŒUU   FRAIS   DE    LA    FORET 


exprimer  le  sentiment  étrange  qui  tout  à  coup 
liait  ma  force  à  sa  faiblesse.  Je  remuai  seule- 
ment la  tête  à  petites  fois  un  peu  de  temps,  ré- 
pondant ainsi  à  sa  question;  et  c'était  elle 
à  présent  qui  riait.  J'ignorais  ce  qui  la  faisait 
rire . 

—  Ecoute,  fit-elle  en  fouillant  dans  la  po- 
che de  sa  jupe,  situ  as  faim,  partage  avec  moi 
cette  tranche  de  pain.  Je  l'ai  trouvée  à  la 
porte  d'une  maison,  là-bas. 

Elle  me  montrait  avec  le  doigt  la  ville  au 
loin.  Je  ne  sais  pas  comment,  ce  matin-là, 
presque  en  même  temps  que  moi,  elle  était 
descendue  vers  la  campagne,  si  bien  que  nous 
nous  étions  trouvés  l'un  près  de  l'autre  sous 
le  vieil  arbre.  Il  n'y  avait  pas  encore  de  cerises 
dans  les  vergers  ;  le  fruit  à  peine  commençait 
à  se  nouer  ;  c'était  le  temps  de  l'année  où  la 
nature  et  nous  semblions  avoir  le  même  âge 
d'enfance. 

Nous  nous  assîmes  au  pied  de  l'arbre  ;  elle 
m'avait  attiré  par  la  main  et  maintenant  elle 
rompait  la  tranche  de  pain  :  elle  m'en  donna 
la   moitié.  Ce  fut  la  première  cène,   comme 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORET 


une  petite  Pâque  des  pauvres  qui  n'ont  rien 
et  qui  se  donnent  tout.  Nous  enfonçâmes  donc 
nos  dents  dans  cette  miche  qui  autrefois  avait 
été  une  mousse  légère  et  fraîche  et  que  nous 
dûmes  casser  comme  un  caillou.  Il  nous  vint 
ainsi  avec  les  restes  dédaignés  d'une  desserte, 
un  festin.  Nous  étions  comme  des  moineaux 
de  la  ville  picorant  dans  un  tas  la  joyeuse  pro- 
vende du  hasard.  Quand  il  n'y  eut  plus  que 
quelques  miettes  au  creux  de  sa  jupe,  elle  les 
roula  dans  sa  main  et  me  dit  : 

—  Prends  encore  ceci,  puisque  tu  es  le  plus 
grand. 

Mais  moi,  déjà,  je  pensais  qu'en  raison  de 
ma  taille,  il  était  juste  qu'à  mon  tour  je  lui 
offrisse  quelque  chose.  Mes  yeux  tournèrent 
dans  la  plaine;  elle  était  sèche  et  nue;  des 
monceaux  de  gravats  et  d'escarbilles  la  bour- 
souflaient de  petits  dômes;  à  une  assez  grande 
distance  un  chien  famélique  rongeait  un  os 
qu'il  serrait  entre  ses  pattes.  Lui  aussi  était 
semblable  à  nous  ;  il  n'éprouvait  pas  de  dé- 
goût pour  le  résidu  misérable  qui  apaisait  sa 
faim. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE   LA    FORÊT 


—  Vois-tu,  dis-je  à  cette  fille,  il  nous  faut 
aller  plus  loin.  Là  où  nous  verrons  des  mou- 
ches, il  y  aura  sûrement  de  quoi  manger. 

Nous  longeâmes  des  décombres;  un  nuage 
crayeux  se  levait  de  nos  pas  ;  elle  n'avait  aux 
pieds  qu'un  lambeau  d'espadrilles  :  quelque- 
fois elle  se  détournait  pour  ne  point  se  blesser 
aux  tessons  de  bouteilles.  Moi,  j'allais  sur 
mesplantaires  :  il  y  avait  près  d'une  semaine 
que  mes  dernières  bribes  de  semelles  s'étaient 
détachées  :  c'était  une  vieille  couple  de  botti- 
nes dépariées  ayant  chaussé,  l'une  un  pied 
délicat  de  femme,  l'autre,  les  orteils  puis- 
sants d'un  roulier.  Avec  ménagement  je  les 
avais  portées  pendant  une  partie  de  l'hiver. 
Nous  marchâmes  ainsi  près  d'une  heure;  et 
à  la  fin  il  passa  de  grosses  mouches  dorées  ; 
toutes  se  dirigeaient  d'un  vol  alerte  vers  lés 
zones  cultivées.  Il  y  avait  longtemps  que  la 
ville  avait  disparu  derrière  nous. 

D'abord  nous  avions  cessé  de  voir  l'arbre 
sous  lequel  nous  avions  rompu  le  pain  et  puis 
à  leur  tour  les  hautes  cheminées  s'enfoncèrent 
dans  le  brouillard  des  fumées.   Maintenant 


AU  CŒUR  FRAIS   DE   LA  FORET 


nous  avions  la  sensation  d'être  plus  libres, 
comme  si  un  poids  nous  eût  été  enlevé  des 
épaules.  Là  où  nous  allions,  la  terre  était  à 
nous  et  il  n'y  avait  plus  que  nous  deux  sur  la 
terre.  Cependant  les  paroles  nous  manquaient 
pour  exprimer  ce  sentiment  ou  un  autre  ;  et 
nous  ne  savions  pas  si  ce  que  nous  ressen- 
tions était  de  la  joie.  Nous  n'aurions  pu  dire 
non  plus  de  quelles  peines  avant  ce  moment 
nous  avions  été  tristes.  Elle  avait  apparu 
dans  cette  banlieue  pelée,  avec  ses  cheveux 
roux  et  ses  petites  jambes  maigres  sous  son 
loqueton  de  jupe;  elle  était  venue  vers  l'arbre; 
nous  ne  nous  connaissions  pas  et  nous  nous 
étions  reconnus;  moi  aussi,  en  la  voyant, 
j'avais  fait  un  pas  vers  le  vieil  arbre  solitaire. 
Il  n'y  en  avait  point  d'autre  à  une  grande  dis- 
tance :  il  avait  poussé  dans  ces  confins  hasar- 
deux comme  un  pauvre,  comme  un  ancêtre 
qui  a  vu  mourir  autour  de  lui  les  arbres  d'une 
forêt  et  leur  survit.  Nous  avions  levé  comme  lui 
dans  un  désert  d'hommes.  Il  était  selon  l'ordre 
que  nous  nous  rencontrions  un  jour,  elket  moi, 
sous  son  feuillage,  reverdi  par  le  printemps. 


AU    CŒUR    FRAIS   DE    L\   FORET 


Vieil  arbre  à  jamais  inoublié!  la  grêle  et 
les  rafales  t'avaient  battu  tout  l'hiver  et  à  pré- 
sent tu  avais  une  jeune  chevelure  de  soleil. 
Tu  étendis  de  l'ombre  sur  notre  chemin  de  pe- 
tits enfants  errants,  toi  qui  n'avais  nulle  om- 
bre amie  sur  ton  écorce.  Oh  !  elle  était  venue 
si  pâle,  si  lasse  avec  sa  petite  mine  crispée, 
avec  la  fièvre  de  son  petit  corps  qui  n'avait 
pas  été  veillé  par  une  mère  !  Elle  et  moi  étions 
malades  de  la  grande  ville  fumeuse  et  cepen- 
dant, nous  ignorions  de  quoi  l'un  et  l'autre 
nous  étions  malades.  Nous  avions  un  esto- 
mac et  un  cœur  comme  les  autres  hommes  : 
nous  n'avions  jamais  ri  et  nous  avions  toujours 
eu  faim.  Maintenant  cette  petite  frappait  for- 
tement la  terre  avec  ses  talons  comme  si  déjà 
le  monde  lui  appartenait.  Elle  avait,  en  ba- 
lançant son  petit  jupon  gras  de  boue  et  de 
suie,  un  rythme  léger  de  danse.  Et  elle  riait, 
oui,  elleriait  librement  en  montrant  ses  dents 
aiguës  sous  sa  lèvre  haute  comme  si  elle  eût 
mordu  dans  un  pain  de  joie. 

Elle  me  dit  étrangement  : 

--  Est-ce  qu'il  n'y  avait  pas  là-bas  autre- 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 


fois  une  ville?  Est-ce  qu'il  n'y  avait  pas  un 
garçon  et  une  fille  qui  un  jour  s'en  allèrent 
l'un  vers  l'autre  par  la  campagne? 

A  peine  la  ville  s'était  effacée  à  l'horizon  et 
cependant  elle  parlait  de  cela  comme  d'un 
événement  lointain.  C'était  déjà  autour  de 
notre  marche  à  petits  bonds  par  la  plaine 
comme  l'air  en  désuétude  sur  lequel  se  chante 
une  antique  légende.  Il  y  avait  si  longtemps 
que  la  ville  n'était  plus  derrière  nous,  si 
longtemps  que  nous  ne  savions  plus  qui 
étaient  ce  jeune  garçon  et  cette  petite  fille!  Et 
à  présent  nous  avancions  dans  une  terre 
verte  et  riche.  Une  armée  de  mouches  était 
nos  ambassadeurs  comme  quand  il  vient  un 
roi  et  une  reine.  Elles  allaient  par  grands 
vols  ;  des  oiseaux  nous  souhaitaient  la  bien- 
venue dans  notre  royaume  nouveau. 

—  Oh!  vois,  dis-je,  il  y  a  tant  d'arbres  et 
on  ne  sait  pas  ce  qu'il  y  a  derrière  ! 

Elle  mouilla  son  doigt  et  le  tendit  dans  le 
vent,  puis  le  porta  à  sa  bouche. 

—  C'est  sucré,  fit-elle,  c'est  doux  comme  le 
lait. 

1. 


10        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

Ni  elle  ni  moi  n'étions  jamais  allés  si  loin; 
les  vergers  aux  cerises  étaient  de  l'autre  côté 
de  la  ville.  Nos  pieds  légers  coururent,  lais- 
sant dans  la  poussière  des  milliers  d'emprein- 
tes, comme  les  pas  d'un  peuple  venu  à  la 
file  avant  nous  dans  cette  contrée  de  hauts 
feuillages.  Et  enfin  nous  foulâmes  les  prés  de 
velours  ;  un  ruisseau  sinua  ;  je  n'eus  qu'à  me 
pencher  pour  cueillir  à  poignées  un  cresson 
gras  et  poivré.  Elle  vint  s'asseoir  auprès  de 
moi:  elle  défit  les  cordes  qui  retenaient  les 
espadrilles  à  ses  orteils;  et  ensuite,  avec  un 
frisson  de  plaisir,  elle  laissa  couler  ses  pieds 
au  fil  de  l'eau.  Quelquefois,  en  riant,  j'agitais 
avec  mes  talons  le  courant  :  des  remous  bouil- 
lonnaient, brouillant  le  reflet  de  ses  jambes. 

Comme  nous  restions  penchés  sur  le  ruis- 
seau, une  grande  clarté  monta  du  fond  de 
cette  onde  limpide  ;  et  nous  reconnûmes  nos 
visages.  Il  nous  parut  alors  que  nous  nous 
voyions  pour  la  première  fois. 

—  Tu  es  bien  plus  beau  que  je  ne  croyais, 
fit-elle. 

Et  je  lui  dis  : 


AU   CŒUR   FRAIS    DE    LA    FORET 


11 


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12        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

heureux.  Xous  étions  dans  l'espace  Lieu  un 
autre  garçon  et  une  autre  fille  qui  ne  connais- 
saient pas  encore  la  joie  du  monde  ;  et  avant 
ce  temps  non  plus  nous  n'avions  pas  connu 
la  couleur  du  ciel. 

Il  nous  ondoya  dans  ses  plis  de  soie  comme 
la  petite  rivière  baignait  nos  pieds  :  il  éploya 
sur  notre  nudité  les  tentures  somptueuses 
d'un  palais.  Le  vent  à  nos  oreilles  ressem- 
blait à  une  musique  Les  paroles  nous  man- 
quaient pour  nous  dire  l'un  à  l'autre  la  beauté 
des  prodiges.  Pourtant,  comme  c'est  toujours 
au  ciel  que  riiomme  vierge  rapporte  ses  élans, 
j'avais  dit  ingénument  :  «  Tu  as  tout  le  ciel 
dans  tes  cheveux.  » 

Ce  fut  l'après-midi.  Le  soleil  brûlait  nos 
peaux  rousses  :  il  coulait  de  l'or  dans  notre 
sang.  Naus  étions  repartis,  suivant  notre  om- 
bre sur  le  chemin.  Elle  sautait  à  cloche-pied, 
poussant  du  bout  du  pied  une  pierre  devant 
elle.  Une  fois,  elle  se  mit  à  courir  si  loin  que 
je  voulus  crier  après  elle.  Alors  seulement  je 
pensai  que  je  ne  savais  pas  même  le  nom 
dont  on  l'appelait.  Je  lui  dis  : 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        13 


—  Vois  un  peu  :  tu  es  venue  et  j'ignore 
encore  ton  nom. 

Elle  me  montra  ses  petits  bras  maigres. 

—  Je  tremblais  toujours  quand  j'étais  petite. 
Mama  une  fois  m'a  appelée  «  Frilotte  »  et 
alors  tous  m'ont  appelée  ainsi.  Voilà,  je  n'ai 
jamais  su  ce  que  c'était  d'avoir  chaud. 

Elle  parla  de  cette  part  de  sa  vie  comme 
d'une  très  ancienne  chose.  Je  riais;  je  ne 
sentis  pas  dans  le  moment  combien  il  était 
triste  qu'elle  n'eût  connu  qu'un  nom  si  peu 
humain. 

—  Toi,  tu  es  Frilotte,  lui  dis-je,  et  moi  je 
suis  Petit  Vieux. 

Je  ne  sais  plus  qui  une  fois  m'avait  affublé  de 
ce  sobriquet  par  dérision  de  mon  humeur  taci- 
turne et  solitaire  Je  n'en  éprouvais  ni  honte 
ni  peine.  Cela  m'était  indifférent,  après  tout, 
comme  la  vie,  comme  l'idée  qu'une  créature 
m'eût  mis  au  monde  en  me  maudissant  Elle 
eût  pu  rire  comme  moi-même  j'avais  ri;  son 
nom  n'était  pas  plus  ridicule  que  le  mien; 
une  même  ironie  pesait  sur  nos  existences. 
Elle  me  regarda  sérieusement. 


14        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

—  Oh!  fit-elle,  on  t'appelle  Petit  Vieux,  toi 
qui  as  des  yeux  comme  un  enfant  ! 

Je  haussai  les  épaules  et  elle  pensa  à  autre 
chose.  Nous  n'avions  pas  encore  appris  à  nous 
étonner  sur  nous-mêmes.  Nous  étions  des 
épaves  roulées  par  le  Ilot  des  âges;  les  foules 
avaient  été  notre  famille. 

Cependant  elle  commença  de  bâiller  et  me 
dit: 

—  J'ai  faim. 

C'était  la  première  fois  et  c'était  le  mot  de 
toute  notre  vie.  A  chaque  heure  du  jour,  notre 
corps  nous  criait  :  «  Je  te  porte,  je  cède  à  tes 
volontés  et  tu  ne  fais  rien  pour  réparer  l'u- 
sure de  mes  forces.  Une  meule  tourne  à  vide  en 
moi.  Des  chiens  furieux  me  rongent.  Nourris- 
moi  ou  je  te  refuse  le  service  de  tes  membres.  » 
C'était  le  même  cri  qui  sans  trêve  relançait 
par  les  rues  de  la  ville  la  détresse  afïblée 
des  meutes  humaines.  Nous  l'avions  tou- 
jours entendu  :  il  nous  réveillait  sur  les  dal- 
les où  s'étiraient  nos  sommeils  accablés  ;  et 
voilà,  il  montait  de  nous,  à  présent,  dans 
l'heure  divine. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT.        15 

Alors  moi,  inconsciemment  je  subis  le  sen- 
timent d'un  devoir  envers  cette  enfant  venue 
sur  mes  pas.  Je  n'étais  pas  triste;  la  tristesse 
est  si  bien  l'état  naturel  des  dénués  qu'elle 
demeure  au  fond  de  la  vie  comme  une  eau 
trouble  qui  ne  déborde  pas.  Je  dis  à  Frilotte 
de  m'attendre.  Je  partis  en  courant,  je  suivis 
les  mouches  sous  les  arbres,  toujours  plus 
loin.  Elles  entrèrent  dans  une  étable,  et  à 
côté  j'aperçus  une  maison.  Je  savais  par 
quelle  paroles  évoquer  la  charité;  il  m'était 
arrivé  çà  et  là  de  tendre  la  main  du  fond  d'un 
porche  quand  la  chance  ne  m'aidait  pas  dans 
mes  petits  métiers  précaires.  L'été,  j'allais 
cueillir  des  graminées  et  des  bluets  aux  alen- 
tours des  vergers;  je  revenais  ensuite  les  pro- 
poser aux  passants.  Ou  bien  j'ouvrais  la  por- 
tière des  voitures  devant  les  restaurants  de 
nuit;  mais  de  grands  voyous  violents  et  d'a- 
giles vieillards  sournois  me  disputaient  ce 
poste  convoité.  Je  me  rabattais  aussi  vers  les 
halles  et  m'employais  à  balayer  le  carreau 
suintant  de  marée  ou  juteux  de  fruits  avariés. 
C'étaient  là  mes  meilleurs  profits. 


16  AU   CŒUR    FRAIS    DE   LA     FORÊT 

Je  heurtai  au  seuil  ;  une  femme  âgée  arriva 
en  traînant  ses  sabots. 

—  Frilotte  a  faim,  lui  dis-je  avec  décision. 
Si  vous  aviez  un  petit  morceau  de  pain? 

L'aïeule  était  d'humeur  gaie  ;  elle  se  tourna 
vers  une  jeune  mère  qui,  dans  le  fond  de  la 
pièce,  berçait  un  enfant. 

—  Frilotte  I  fit-elle.  Celle-là  sûrement  doit 
être  aussi  drôle  que  lui  ! 

Toutes  deux  riaient  sans  méchanceté.  La 
pitoyable  vieille  prit  dans  la  huche  un  quart 
de  pain  bis,  le  coupa  par  moitié,  puis  entre  les 
parts  écrasa  une  coulée  de  beurre.  Je  ne  sais 
pas  si  auparavant  j'avais  jamais  éprouvé  une 
telle  joie.  Je  volai  vers  mon  amie  ;  je  lui  mis 
le  pain  dans  les  mains,  disant  : 

—  As-tu  déjà  mangé  du  beurre? 

Ses  yeux  luisaient  :  le  vieil  instinct  de  la 
défiance  reparut;  elle  me  regarda  de  côté 
comme  si  elle  redoutait  qu'après  lui  avoir 
donné  le  pain,  je  ne  le  reprisse.  Je  secouais 
la  tête. 

—  11  est  à  toi,  tu  m'en  donneras  ce  que  tu 
voudras. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        17 

Elle  eut  un  petit  cri  de  hôte  sauvage,  comme 
les  êtres  qui  ont  mal  appris  à  parler.  Ouah  ! 
Ouah  !  fit-elle,  exprimant  ainsi  une  joie  très 
franche.  Elle  aspira  longuement  l'odeur  aigre 
du  seigle;  et  ensuite,  comme  elle  avait  fait  la 
première  fois  sous  l'arbre,  elle  divisa  le  pain 
de  ses  petites  mains  brunes.  Nous  étions 
allés  vers  de  hauts  peupliers;  nous  nous  assî- 
mes à  leur  ombre.  Elle  ne  finissait  pas  de 
lécher  le  beurre  ;  il  avait  une  couleur  de  soleil. 
Quand  la  belle  couche  jaune  eut  toute  fondu 
à  sa  bouche,  elle  commença  seulement  de 
mordre  à  dents  profondes  dans  l'épaisseur  du 
quignon.  Oui,  la  ville  était  loin. 

Une  fraîcheur  monta  comme  nous  achevions 
ce  repas  savoureux.  Aucun  de  nous  n'avait 
eu  la  pensée  qu'il  viendrait  un  moment  où  il 
nous  faudrait  nous  décider  à  reprendre  le  che- 
min du  vieil  arbre.  La  plaine  s'empourpra  de 
rais  obliques  :  je  tendis  le  doigt  vers  la  cité 
fumeuse. 

—  Dis,  Frilotte,  retournerons-nous  là-bas? 
Elle  me  répondit  : 

—  Si  tu  y  retournes,  j'irai  avec  toi. 


18        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 


Je  portais  toujours  un  caillou  dans  ma  po- 
che. Quand  il  me  fallait  décider  si  la  chance 
viendrait  du  chemin  de  droite  ou  du  chemin 
de  gauche,  je  tirais  le  caillou  et  le  lançais  en 
l'air.  Ce  caillou,  en  outre,  me  donnait  l'illu- 
sion de  posséder,  comme  les  riches,  quelque 
chose  qui  pesait  le  poids  de  l'argent.  Les 
humhles  petits  pauvres  ont  vis-à-vis  d'eux- 
mêmes  de  secourahles  ingéniosités.  J'aurais 
pu  prendre  cette  fois  encore  le  caillou  :  le 
jetant  devant  moi,  j'aurais  par  pile  ou  face 
fixé  notre  destinée.  La  décision  tranquille  de 
Frilotte  me  donna  la  confiance  en  moi-même. 
D'un  esprit  résolu,  je  dis  : 

—  Nous  irons  par  là. 

Je  lui  montrais  la  route  en  avant  de  nous. 
Maintenant  nous  étions  tous  deux  pleins  de 
haine  pour  la  ville. 

Oh  !  la  gueuse  !  la  gueuse  !  l'horrihle  marâtre 
qui  toujours  nous  avait  retiré  le  pain  des 
dents,  qui  avait  houché  nos  soifs  avec  sa  ma- 
melle sans  lait!  Nous  y  avions  grelotté  l'hi- 
ver et  rôti  l'été,  nus,  sans  abri,  trompant  no- 
tre faim  avec  des  rebuts  que  nous  disputions 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        19 

aux  chiens.  Mais  ceux-là  se  levaient  plus  ma- 
tinalement  que  nous  :  presque  toujours,  quand 
nous  arrivions  fureter  dans  les  tas,  ils  avaient 
déjà  passé.  J'étais,  moi,  le  Petit  Vieux  qui, 
depuis  les  jours  de  la  petite  enfance,  traînait 
après  lui  la  misère  du  monde.  Je  n'aurais  pu 
dire  quel  sentiment  me  rendait  à  moi-même 
si  vieux  qu'il  me  semblait  n'avoir  jamais  été 
jeune.  J'étais  le  prolongement  peut-être  d'an- 
tiques races  qui  avaient  souffert  la  faim  et  le 
froid  avant  moi.  Elle  aussi,  cette  petite  fleur 
de  pavé  qui  ne  pouvait  compter  que  jusqu'à 
dix,  eût  été  incapable  de  faire  le  total  de  ses 
détresses.  Mais  celle-là  était  une  essence  vive  ; 
elle  avait  une  gaîté  de  matin  dans  ses  ailes 
légères  d'oiseau.  Elle  riait  comme  rit  le  vent 
dans  une  chambre  de  malade  quand  les  fenô 
très  sont  ouvertes.  Son  mobile  esprit  de  peti  e 
femme  dansait  devant  elle  sur  le  chemin.  Elle 
se  tourna  une  dernière  fois  vers  l'endroit  de 
l'horizon  où  avaient  disparu  les  tours  et 
cracha  au  loin  avec  .une  moue  de  colère.  Et 
puis  tout  de  suite  elle  ne  pensa  plus  qu'à 
s'amuser  de  sa  vie  nouvelle. 


20        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

—  DiS;  Petit  Vieux,  il  y  aura  là  des  cerises 
à  l'été  ?  Il  y  aura  des  meules  de  foin  tiède  où 
dormir?  Il  y  aura  des  tartines  de  beau  pain 
beurré  quand  nous  voudrons  manger? 

Ses  mains  battirent  avec  un  bruit  clair.  Elle 
aspirait  la  senteur  des  herbages,  le  nez  au  vent, 
comme  une  petite  génisse.  L'âme  de  la  terre 
entra  en  elle.  Je  pensais:  a  Là-bas  il  n'y  aura 
pas  de  chiens  levés  avant  le  jour.  » 

Le  soleil  se  coucha  paisiblement;  le  ciel  sur 
notre  marche  semait  des  roses;  le  vent  avait 
gardé  un  peu  de  la  chaleur  du  jour.  Il  apparut 
des  fermes,  des  toits  de  chaume,  des  clô- 
tures fleuries.  Les  herbes  et  le  sable  rafraî- 
chissaient nos  pieds.  Nous  longeâmes  ensuite 
un  grand  bois  et  tout  le  soir  n'était  pas  tombé. 
Un  peu  de  clarté  pâlissait  nos  visages;  nous 
étions  l'un  près  de  l'autre  comme  de  petites 
ombres:  de  nouveau  nous  croyions  ne  nous 
être  pas  connus  encore.  Puis  ce  reste  de  jour 
s'éteignit,  la  nuit  bleue  nous  enveloppa.  Elle 
me  dit  singulièrement  : 

—  Est-ce  bien  toi,  Petit  Vieux,  qui  es  là 
près  de  moi  ? 


AU    CŒUR   FRAIS    DE    LA    FORÊT  21 

Je  disais  : 

—  Est-ce  bien  toi,  petite  Frilotte  ? 

Nos  noms  nous  étaient  très  doux  comme  le 
beurre  de  la  tartine  et  nous  n'apercevions 
plus  les  bouches  qui  les  disaient.  Elle  coula 
sa  main  dans  la  mienne.  Je  n'avais  pas  en- 
core senti  la  tiédeur  de  la  chair  chez  les  au- 
tres filles.  D'affreuses  petites  guenons  m'a- 
vaient mordu  jusqu'au  sang;  moi-même  je 
leur  avais  tiré  les  cheveux  à  poignées.  La 
sensation  n'avait  pas  été  différente  de  mes 
rixes  avec  les  garçons. 

Ce  fut  donc  une  chose  nouvelle  et  profonde, 
la  douceur  de  sa  main  dans  ma  main.  Les 
cerises  seules  avaient  la  moiteur  de  cette 
petite  peau  tiède.  Nous  serions  allés  comme 
cela  jusqu'au  bout  du  monde.  Un  grand  si- 
lence tomba  :  des  voix  d'enfants  très  loin 
s'étaient  tues  ;  l'aboi  d'un  chien  un  peu  de 
temps  aussi  avait  traîné  ;  il  n'y  eut  plus  sur 
nous  que  la  nuit  du  bois  aux  petites  feuilles 
remuées,  aux  légers  craquements  de  brindilles 
comme  un  peu  plus  de  silence.  Une  apparence 
irréelle  duvetait  les  formes,  de  fraîches  soies 


AU  CŒUR    FRAIS    DE   LA    FORET 


d'ombre  fluide  coulaient.  Nous  ne  nous 
parlions  plus,  nous  n'avions  plus  pour  nous 
entendre  que  la  chaleur  de  nos  mains  l'une 
dans  l'autre. 

Nous  n'avions  pas  peur  :  les  nuits  de  la 
ville  avec  leurs  réverbères  clignotants  et  leurs 
râles  d'ivrognes,  les  lourdes  ténèbres  comme 
des  morgues  après  des  crépuscules  livides, 
le  noir  humide  des  rues  battues  par  les  rafa- 
les hurlantes  et  sillonnées  de  guets  rôdeurs 
avaient  épuisé  en  nous  les  frissons  de  l'ef- 
froi. C'était  plutôt  un  sentiment  de  confiance 
et  de  sécurité  comme  si  nous  nous  en  remet- 
tions à  une  vigilance  inconnue  du  soin  de 
nous  préserver.  Quelqu'un  doucement  sem- 
bla parler  dans  la  nuit,  quelqu'un  qui  peut- 
être  avait  fermé  les  paupières  du  jour  et  ber- 
çait les  arbres  ;  et  personne  ne  nous  avait 
appris  Dieu.  Nous  arrivâmes  ainsi  au  bord 
d'une  clairière. 

Là  elle  me  dit  : 

—  Je  suis  lasse,  Petit  Vieux. 

Sa   main  depuis  un  peu  de  temps  pesait  à 
mon  bras.  Ses  pieds  aussi  râpaient  sans  cou- 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        23 

rage  le  chemin.  Mes  plus  belles  nuits  là-bas 
étaient  celles  que  je  passais,  gîté  aux  pou- 
trelles des  grands  ponts  de  fer,  par-dessus  le 
sombre  fleuve  tranquille.  Il  coulait  de  son 
flot  éternel  et  sans  bruit.  Vers  le  matin  de  pe- 
sants chariots  passaient;  toute  l'armature 
trépidait;  j'étais  bercé  comme  dans  une  tem- 
pête. Frilotte,  elle,  couchait  dans  l'odeur 
brûlante  et  fétide  des  taudis  où  s'entassait 
un  remous  humain.  Quelquefois  elle  s'abat- 
tait derrière  un  remblai,  contre  une  porte, 
près  d'un  soupirail  de  cave.  Ni  l'un  ni  l'au- 
tre ne  connaissions  encore  la  tendre  nuit  des 
bois. 

Dans  le  soir  de  la  clairière,  un  chêne  comme 
une  église  se  dressa.  Son  pied  se  renflait  de 
monstrueux  orteils,  feutrés  de  mousse.  Je 
riais  en  tâtant  la  douceur  de  ce  lit,  moelleux 
comme  un  duvet  de  petit  oiseau. 

—  Vois  un  peu,  Frilotte,  si  tu  ne  serais  pas 
bien  ici,  disais-je. 

Elle  répondit  quelque  chose  que  je  ne  pou- 
vais comprendre,  et  elle  s'était  laissée  tomber 
entre  les  grosses  nervures  de  l'arbre.  Cepen- 


AU   CŒUH  FKAIS    l)t  LA    l-OKÉT 


dant  moi,  regardant  le    ciel  splendide  au- 
dessus  d'elle,  je  du  encore  tout  bas  : 

—  Ils  ont  allumé  toutes  les  chandelles  là- 
haut. 

Je  ne  savais  pas  de  qui  je  parlais  ;  il  monte 
du  fond  des  ignorants  des  paroles  obscures 
qui  cependant  ont  un  sens.  Des  milliers  d'é- 
toiles criblaient  le  feuillage  léger  du  chêne  ; 
tous  les  trous  du  ciel,  à  travers  le  jeune  prin- 
temps des  feuilles,  avaient  une  pâleur  tran- 
quille de  veilleuses.  Les  nuits  de  Noël,  il  y 
avait  comme  cela  des  arbres  éclairés  aux  vi- 
trines. Mais  Frilotte  ne  faisait  plus  un  mou- 
vement. Elle  avait  replié  ses  jambes  nues 
sous  son  jupon  :  ses  paupières  étaient  retom- 
bées. Un  souffle  passa. 

—  Bonsoir,  Petit  Vieux. 

Un  petit  pauvre  une  fois  m'avait  aussi  dit 
cela.  Celui-là  toussait  toujours.  Il  était  venu 
coucher  auprès  de  moi  dans  une  cave  près  du 
fleuve.  Je  m'y  coulais  en  glissant  entre  les  sou- 
piraux. Ce  soir-là  il  m'avait  dit  tendrement 
bonsoir.  Et  puis  plus  jamais  il  ne  s'était 
réveillé. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORET 


J'étais  couché  au  pied  du  chêne,  dans  le 
duvet  frais  de  la  terre  avec  une  vie  étrange 
en  moi.  Mes  mains  caressaient  des  tissus 
tendres  et  animés,  comme  une  chair.  Les 
arbres  aussi  vivaient,  et  les  étoiles,  et  toute 
la  profondeur  du  bois.  J'eus  là  pour  la  pre- 
mière fois  le  pressentiment  d'un  mystère  au- 
tour de  la  créature.  Ce  n'était  qu'une  idée 
venue  de  la  beauté  de  la  nuit  et  descendue 
au  cours  de  mon  sang.  Et  à  peine  je  connais- 
sais mon  sang  î)our  l'avoir  vu  s'égoutter  de 
mes  membres  blessés.  Je  connaissais  bien 
moins  les  rapports  de  ma  vie  avec  le  sens 
éternel  des  choses.  Qui  jamais  m'aurait  parlé 
de  Dieu  et  de  l'univers  ?  Mais  la  terre  sous 
moi  avait  une  pulsation;  d'infinies  rumeurs 
montaient  de  la  clairière  ;  la  sève  bruissait 
aux  artérioles  comme  la  salive  à  mes  lèvres, 
comme  le  sang  dans  mes  veines. 

J'avais  collé  mon  oreille  contre  le  chêne;  il 
vibrait  dans  toute  sa  hauteur  et  une  onde 
sonore  courait  sous  son  écorce.  Mon  ouïe 
subtile  de  petit  sauvage  croyait  reconnaître 
le  bruit  de  la  ville  quand  de  loin  on  l'entend 

2 


26        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

dans  les  soirs,  avec  ses  roulements  de  chars 
sur  les  dalles,  ses  musiques  de  cuivres  et  de 
tambours,  son  bourdonnement  comme  une 
ruche. 

Ma  peur  tout  à  coup  trembla  comme  devant 
un  prodige.  J'aurais  voulu  réveiller  Frilotte, 
lui  crier  : 

—  Petite  fille  î  la  terre  a  un  cœur  comme  toi 
et  moi  ! 

Les  premiers  hommes  entrés  aux  forêts  du- 
rent éprouver  ce  sentiment  de  terreur  reli- 
gieuse. 

Je  couchai  ma  tête  près  de  celle  de  Frilotte  ; 
je  n'eus  plus  un  mouvement  ;  et  un  bruit  lé- 
ger, profond  montait  aussi  de  sa  vie,  son 
sommeil  faisait  une  musique  comme  une 
grosse  mouche,  comme  la  respiration  de  cette 
terre  nocturne.  Un  flot  tranquille  toujours 
s'élevait,  s'abaissait  :  je  regardais  sous  les 
étoiles  sa  bouche  tendrement  palpiter.  Comme 
la  mienne  elle  avait  crié  des  injures  ;  elle 
avait  répété  les  paroles  exécrables  qui,  sur  des 
lèvres  d'enfant,  ont  la  rougeur  déchirée  d'une 
blessure.  A  présent  elle  frémissait  doucement 


AU   CŒUR   FRAIS    DE    LA  FORÊT  27 

comme  le  cœur  d'une  rose.  Un  engourdis- 
sement me  prit  :  je  me  sentis  m'évanouir 
tièdement  dans  la  chaleur  de  son  sang. 

Et  puis  ce  fut  notre  premier  matin.  Pres- 
que en  même  temps  nous  ouvrîmes  les  yeux. 
Des  gouttes  de  clarté  pleuvaient  des  bran- 
ches, roulaient  sur  nos  visages.  Notre  chair 
était  mouillée  d'aube.  Quel  étonnement  pour 
tous  deux  !  Elle  me  regardait  avec  de  claires 
prunelles  émerveillées.  Il  me  sembla  que 
c'était  une  autre  fille  qui  était  près  de  moi. 
Elle  n'avait  plus  dans  l'heure  fraîche  le 
même  front  pâle  qui  la  veille  était  venu 
vers  l'arbre.  Sa  bouche  aussi  était  une  autre 
fleur  de  sang,  ardente  et  mobile.  Et  encore 
une  fois,  dans  le  paysage  vierge,  ce  fut  comme 
si  nous  ne  nous  étions  point  encore  vus.  Elle 
reposait  sur  le  lit  de  mousse  comme  un  esprit 
de  l'air,  comme  une  forme  subtile  de  rêve.  Je 
la  considérais  avec  des  yeux  jeunes,  lavés  de 
lumière. 

—  C'est  bien  toi,  Frilotte? 

Et  auparavant  je  n'avais  jamais  souri. 

—  Oui,  fit-elle,  c'est  bien  moi,  mais  est-ce 


2S        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 


toi,  Petit  Vieux,  qui  me  touches  avec  ta 
main  ? 

Un  vent  léger  souffla  sur  nos  yeux.  La  clai- 
rière fumait;  une  ombre  bleue  tombait  des 
arbres  et  coupait  comme  une  proue  le  lac  ar- 
genté des  vapeurs.  Le  soleil  crépitait,  brillant 
et  gras.  Lin  coucou,  dans  les  lointains  du 
bois,  chanta  trois  fois. 

—  Oh!  dit-elle,  quelqu'un  nous  a  appelés. 

—  Non,  c'est  un  oiseau,  petite  fille. 
Cependant  je  ne  savais  pas  quel  était  cet 

oiseau.  Elle  et  moi  ne  connaissions  que  les 
moineaux  des  rues;  et  nous  étions  à  présent 
nous-mêmes  pareils  à  des  moineaux  qui  ont 
quitté  la  ville  et  sont  venus  vers  les  grands 
arbres.  Mille  sources  sourdaient  du  sol,  con- 
tinues, profondes.  Le  cœur  de]  a  terre  à  grands 
coups  battit.  La  vie  de  moment  en  moment 
montait;  elle  roula  comme  une  mer;  et  la 
même  main  qui  avait  fait  glisser  les  gonds 
de  la  nuit  rouvrait  les  écluses  du  jour. 

Encore  une  fois  j'appuyai  l'oreille  à  l'écorce 
du  chêne.  Il  ronflait  comme  une  meule  ;  tout 
le  bois  sembla  tressaillir  dans  sa  vie  magni- 


AU  CŒUR    FRAIS  DE   LA   FORÊT  29 

fique  comme,  dans  la  poitrine  cl'nn  roi,  l'àme 
entière  d'un  peuple.  Je  n'étais  plus  le  même 
enfant  craintif  qui  avait  tremblé  dans  le  mys- 
tère des  ombres. 

—  Ecoute,  Frilotte,  m'écriai-je.  Lui  aussi 
vit  comme  nous. 

Elle  ignorait  ce  que  je  voulais  dire.  Et  alors 
une  joie  ivre  passa  en  moi.  En  criant,  j'étrei- 
gnis  le  grand  arbre  comme  un  ami,  comme 
un  frère.  Une  nuée  d'oiseaux  s'envola,  un 
pivert  au  loin  hennit.  Chaque  bruit  de  la 
*  forêt  était  un  prodige  ;  mais  surtout  le  coucou 
nous  charmait.  De  nouveau  il  frappa  trois 
coups.  Là-bas  chez  l'horloger  nous  avions  vu 
un  oiseau  noir  s'avancer  au  bord  d'une  porte  en 
poussant  trois  hoquets  saccadés.  Elle  me  dit  : 

—  Allons  là  où  crie  cet  oiseau. 

Nous  marchâmes  quelque  temps  dans  le 
thym  humide.  Chaque  pas  dont  nous  fou- 
lions le  sol  moelleux  faisait  effluer  des  sen- 
teurs vertes.  Nous  appelions  :  Coucou  !  Cou- 
cou! Et  à  trois  reprises  encore  l'oiseau  ré- 
pondit, mais  chaque  fois  sa  voix  semblait 
se  reculer  dans  la  profondeur  du  bois. 

2. 


30  AU    CŒUR    FRAIS    DE    LA    FORÊT 

Les  taillis  s'épaissirent  :  une  mêlée  sauvage 
s'ouvrait  et  se  refermait  sur  notre  passage,  et 
d'autres  oiseaux  maintenant  arrivaient  nous 
saluer  à  la  pointe  des  branches.  Il  y  en  avait 
qui  du  bout  de  leur  bec  semblaient  égoutter 
une  eau  de  cristal;  chaque  goutte  tintait  claire 
et  fraîche.  Des  pinsons  ressemblaient  aux 
petits  musiciens  qui,  le  dimanche,  s'en  vont 
jouer  du  violon  devant  les  guinguettes.  Et 
puis  le  loriot  siffla;  il  n'avait  que  quatre  no- 
tes, toujours  les  mêmes;  c'était  mouillé,  mo- 
queur et  tendre.  Il  y  avait  aussi  à  la  ville  un* 
joueur  de  flageolet  qui,  avec  ses  doigts  sur  les 
trous  du  bois  sonore,  faisait  ce  bruit  mélo- 
dieux. Quelquefois  des  geais  aigrement 
criaient. 

—  Oh  !  disait  Frilotte,  je  crois  entendre  la 
vieille  femme  se  chamailler  avec  Mama. 

La  joie  du  bois  passa  en  nous.  Avec  patience 
j'essayais  de  moduler  les  quatre  notes  du  lo- 
riot. Notre  rire  était  une  chanson  d'oiseau  à 
nos  bouches  :  il  montait  de  nous  comme  l'o- 
deur du  thym  montait  du  sol  foulé  par  nos 
pieds.  Il  était  l'analogie  de  nos  petites  âmes 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        31 

élémentaires  avec  la  gaîté  du  matin.  Autrefois 
nous  avions  ri  d'un  rire  plutôt  méchant,  à  la 
pointe  des  dents,  comme  on  mord  pour  se 
défendre.  Nous  étions  alors  les  petites  bêtes 
du  hallier  humain;  nous  n'avions  pas  en- 
tendu encore  le  rire  du  vent  dans  les  arbres. 

Cependant  Frilotte  tout  à  coup  commença 
de  claquer  des  dents  et  de  nouveau  la  faim 
était  revenue.  Comme  le  loup  elle  était  sortie 
du  bois  et  maintenant  elle  se  jetait  sur  nous. 
C'était  le  même  aboi  que  les  autres  matins, 
que  tous  les  jours  de  notre  vie.  Nous  prîmes 
une  poignée  d'herbes  vertes;  leur  suc  acre 
nous  crispa  ;  nous  essayâmes  vainement  de 
mâcher  des  écorces.  Alors,  avec  des  yeux 
pâles,  elle  se  mit  à  parler  du  beau  pain  beurré 
de  l'aïeule. 

—  Ahl  dis-je,  si  seulement  nous  pouvions 
retrouver  le  chemin  de  cette  maison  ! 

Nous  n'avions  pas  perdu  le  courage;  nous 
étions  accoutumés  à  mériter  par  de  patients 
labeurs  notre  aléatoire  subsistance  quoti- 
dienne. Nous  tâchâmes  de  nous  orienter.  Nos 
pieds  nus  ne  cessaient  pas  de  frapper  rapi- 


32        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

dément  la  terre.  A  la  fin  Frilotte  se  laissa 
tomber. 

—  Va  seul,  Petit  Vieux,  dit-elle  faiblement. 
Moi  je  resterai  ici. 

Mais  tout  de  suite  après,  se  cramponnant  à 
mes  mains  : 

—  Non,  non,  Petit  Vieux,  porte-moi.  Qu'est- 
ce  que  je  ferais  seule  ici  sans  toi  ?  Je  ne  veux 
pas  mourir  dans  cet  horrible  bois. 

Je  la  pris  donc  dans  mes  bras  et  la  portai 
un  peu  de  temps;  mais  à  mon  tour  je  sentis 
mes  forces  s'épuiser.  J'éprouvais  un  grand  ac- 
cablement. Quelle  ironie  ce  soleil  et  toute  cette 
joie  des  arbres  et  des  oiseaux  par-dessus  notre 
agonie  !  Nous  étions  là  l'un  près  de  l'autre, 
pressant  notre  estomac  avec  nos  mains.  En- 
suite, en  l'écrasant  de  tout  le  poids  de  notre 
corps  sur  le  sol,  nous  tâchions  d'étouffer  la 
bête  affamée  qui  criait  en  nous.  A  la  ville  du 
moins,  les  chiens  quelquefois  n'avaient  pas 
tout  mangé  quand  nous  passions.  La  nature 
était  plus  terrible  que  les  hommes. 

Gomme  encore  une  fois  je  me  retournais  sur 
le  ventre,  je  vis  s'avancer  une   file  de  gros 


AU  CCEUIl    FRAIS    DE    LA   FORÊT  33 

insectes  noirs  et  brillants.  Ils  ramaient  sous 
les  herbes  avec  lenteur  et  semblaient  se  diri- 
ger vers  un  carnage,  vers  un  pays  de  riches 
proies.  Ayant  fait  quelques  pas,  j'aperçus  au 
pied  d'un  arbre  un  ramier  mort,  se  mouvant 
sous  l'assaut  de  leurs  légions  noires.  Une  vie 
rythmique  palpitait  sous  les  ailes;  le  duvet 
des  plumes  mollement  ondulait  par  lentes  et 
larges  secousses  continues.  Cependant  per- 
sonne n'avait  dit  à  ces  insectes  voraces  qu'il 
y  avait  là  un  débris  savoureux  :  leur  sûr  ins- 
tinct les  avait  guidés  et  à  présent  par  centai- 
nes ils  se  repaissaient  du  ramier. 

Un  petit  pauvre,  un  être  primitif  lie  ses 
idées  avec  plus  de  spontanéité  que  le  civilisé 
des  villes.  Je  dis  à  Frilotte  : 

—  Il  y  a  des  nids  dans  les  arbres.  Si  je  reste 
un  peu  de  temps  sans  revenir,  crie  trois  fois 
comme  l'oiseau. 

Comme  le  chat  au  guet,  je  me  glissai  sous 
bois,  écoutant  la  rumeur  qui  partait  des  hauts 
feuillages.  J'évitais  le  craquement  des  brin- 
dilles, le  froissement  des  feuilles  sèches  et 
toujours  je  regardais  au-dessus  de  moi  dans 


34        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

l'épaisseur  verte  des  branches.  Une  force 
meurtrière  bandait  mes  nerfs.  Mon  cœur  bat- 
tait à  se  rompre.  Je  vécus  certainement  là  une 
longue  durée  dévie.  A  la  fin  une  cime  s'agita; 
un  émoi  de  maternité  apeurée  traîna  un 
instant  et  puis  retomba  sur  un  frémissement 
de  jeunes  ailes.  L'instinct  du  fauve,  le  goût 
forcené  de  la  proie  aussitôt  darda.  Pour  jouir 
d'un  cortège  ou  voir  défiler  un  régiment,  j'a- 
vais maintes  fois  grimpé  aux  candélabres, 
noué  mes  genoux  aux  platanes  lisses,  d'une 
souplesse  agile  de  singe.  Mais  l'arbre,  ru- 
gaeux  et  vaste,  cette  fois  défia l'embrassement 
de  mes  membres  trop  courts.  Un  jeune  hêtre 
heureusement  par  la  cime  joignait  l'une  des 
grosses  branches  de  cet  ancêtre  du  bois.  Jç 
l'enserrai  dans  mes  bras,  mes  jarrets  s'agrip- 
pèrent et  à  la  force  des  reins  je  commençai 
à  me  hisser.  Bientôt  j'atteignis  les  hautes 
ramures:  elles  ployèrent,  frêles  et  tendres; 
leur  extrémité  seulement  frôlait  les  nervures 
puissantes  du  chêne.  A  présent  l'effroi  du  nid 
grondait;  le  mâle  gonflait  la  plume;  la  fe- 
melle largement  avait  blotti  la  couvée  sous 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        35 

ses  ailes  éployées.  J'apercevais  nettement  sous 
son  ventre  les  becs  aigus  et  jaunes  des  petits 
en  tumulte. 

Alors  une  décision  froide  noua  ma  volonté. 
Un  sûr  élan  pouvait  seul  avoir  raison  de  l'es- 
pace qui  me  séparait  du  nid.  J'imprimai  au 
hêtre  des  oscillations  à  mesure  plus  fortes  et 
enfin  me  lançai.  Je  crus  tomber  de  la  hauteur 
d'un  ciel.  Un  fracas  de  rameaux  craqua;  la 
lumière  et  l'ombre  se  déchirèrent,  d'un  long 
bruit  de  soies  fendues.  Tout  le  chêne  fut  se- 
coué comme  par  une  rafale  violente  ;  et  moi, 
élastique  et  souple,  les  yeux  clairs  dans  ce 
bond  prodigieux,  je  roulai  parmi  une  mer 
■de  feuillages.  Une  branche,  torsée  comme  un 
câble,  m'arrêta,  je  m'accrochai;  et  un  vol 
maintenant  tourbillonnait;  les  ramiers  me 
perçaient  de  coups  de  becs.  Mais  déjà,  avec 
une  clameur  sauvage,  j'avais  arraché  le  nid 
et  le  coulais  contre  ma  chair. 

Je  me  laissai  tomber  de  branche  en  bran- 
che; et  puis,  visant  le  jeune  hêtre  prochain, 
j'ouvris  les  mains  et  d'un  saut  hardi  de  nou- 
veau plongeai  dans  l'abîme  vert.  Des  feuilla- 


3C  AU   CŒL'h    F1;a1S    I'K    la    FOIiÊT 

ges  amortirent  la  chute  ;  je  roulai,  sans  trop 
de  mal,  sur  l'humus  moussu.  Des  écorchures 
bruinaient  à  mes  mains  ;  une  large  entaille 
m'éraflait  la  joue  :  le  sang  des  petits  ramiers 
me  barbouillait  la  poitrine. 

Il  y  eut  là  un  sentiment  d'orgueil  farouche 
tel  que  durent  l'éprouver  les  anciens  hom- 
mes des  bois.  J'avais  joué  ma  vie  dans  un 
acte  héroïque.  Je  m'étais  égalé  à  ma  volonté  ; 
je  crois  bien  que  l'instinct  parla  ainsi  en  moi, 
car  mes  sensations  ne  pouvaient  encore  s'ex- 
primer. Je  criai  par  trois  fois,  mais  je  ne 
savais  plus  comment  chantait  le  coucou  :  je 
poussais  la  clameur  furieuse  d'un  roi.  Et 
là-bas,  une  voix  faible  me  répondait. 

—  Vois,  dis-je  en  jetant  le  nid  à  ses  pieds, 
ces  bêtes  tout  à  l'heure  vivaient. 

Elle  les  mania,  tièdes  encore  et  palpitantes. 
Des  roses  vives  fleurissaient  ses  joues;  ses 
narines  battaient.  Elle  fut  contre  moilesyeux 
brillants,  d'une  joie  de  vie  féroce  et  tendre, 
poussant  son  cri  sauvage. 

Bientôt  la  plume  légère  vola  sous  ses  doigts. 
J'amassai  du  bois,  des  feuilles  sèches  ;  je  pris 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        37 

mon  caillou;  j'en  fis  jaillir  l'étincelle.  Le  feu 
pétilla  clair  et  rose  :  il  monta  sous  les  chê- 
nes comme  la  petite  âme  de  la  couvée.  Et  en- 
tre les  pattes  nouées  des  ramiers,  j'avais  glissé 
un  scion  que  nous  écartions  ou  rapprochions 
selon  l'intensité  de  la  flamme.  Les  chairs  se 
dorèrent.  Un  fumet  de  grillade  se  mêla  à 
l'odeur  d'encens  du  bois  brûlé.  Avec  de  lon- 
gues salives  nous  regardions  s'achever  la 
cuisson.  Comment  un  jeune  garçon  comme 
moi  eût-il  pu  soupçonner  la  raison  de  l'exé- 
crable attrait  qui  pour  l'homme  se  dégage  de 
la  senteur  d'une  viande  grésillante  au  feu? 
Le  sang  d'une  vie  sur  le  gril  est  plus  délec- 
table que  la  saveur  d'un  fruit  généreux,  que 
le  parfum  d'un  pain  fraîchement  pétri.  A 
peine,  pour  l'avoir  reniflé  au  seuil  des  rôtis- 
series, je  connaissais  l'acre  relent  poivré  du 
charnage.  Et  maintenant  à  l'odeur  de  cette 
petite  chair  qui  avait  palpité  et  saignait  un 
jus  rose,  mes  lèvres  d'elles-mêmes  s'allon- 
geaient. 

L'instinct  des  carnassiers   nous  domina  : 
nous  lacérâmes  les   tendres    filandres  à  la 

3 


38  AU  CŒUR    FR\IS    DE    LA   FORKT 

pointe  des  canines.  Nous  broyâmes  entre 
nos  molaires  les  jeunes  os  des  fils  du  vieux 
chêne.  Il  nous  en  resta  comme  une  griserie 
accablée  qui  nous  fit  dormir,  heureux  et  re- 
pus, une  longue  heure  de  sommeil. 

Au  réveil,  la  soif  à  son  tour  nous  tortura  ; 
cette  viande  flambée  rendait  nos  gorges  brû- 
lantes. Mais  l'herbe  était  chaude;  nous  su- 
cions des  feuilles;  elles  ne  nous  procurèrent 
qu'un  rafraîchissement  momentané.  Nous  re- 
grettâmes le  clair  ruisseau  :  nous  en  avions 
pour  jamais  perdu  le  chemin.  Entre  lui  et 
nous,  comme  une  roue  les  grands  arbres 
tournaient. 

Une  forge  écarlate  s'alluma  dans  les  fonds  : 
le  soleil  roula  comme  une  tête  sous  des  mar- 
teaux. Nous  étions  dans  un  hallier  épais,  au 
cœur  même  du  bois  immense.  Une  illusion 
nous  avait  lancés  parmi  les  ronces  et  les 
épines  rougies  par  le  couchant  ;  de  loin  nous 
avions  cru  voir  des  fruits  pourprés.  Des  échar- 
des  meurtrissaient  nos  jambes;  un  morceau 
de  la  jupe  de  Frilotte  resta  pris  aux  griffes 
du   fourré.    Elle  jurait   comme   une    vieille 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        39 

femme  ivre;  j'allais,  tapant  avec  un  bâton  de- 
vant moi,  prudemment.  Des  formes  agiles  et 
longues  soudain  s'élancèrent,  un  émoi  effa- 
rouché et  gracieux  de  vies  légères,  presque 
volantes,  dans  la  sveltesse  de  leur  fuite. 
Quelle  bête  ainsi  pouvait  tenir  du  flexible  lé- 
vrier, du  cheval  ardent  et  sensible?  Il  y 
avait  bien  à  la  ville  un  jardin  d'animaux; 
leurs  fureurs  emplissaient  les  soirs  du  quar- 
tier. Ceux-là  du  moins  avaient  un  nom  dans 
ma  mémoire,  un  nom  qui  quelquefois  venait 
à  la  bouche  des  plus  ignorants,  lion,  tigre, 
loup.  Et  une  fois,  hissé  à  la  crête  d'un  mur, 
j'avais  pu  voir,  par  delà  la  clôture,  des  toisons 
massives  et  des  pas  saccadés.  Mais  personne 
jamais  ne  nous  avait  parlé  des  innocents  che- 
vreuils. 

—  Ohî  me  dit-elle  tout  bas,  j'ai  peur.  Petit 
Vieux. 

Je  fis  mouliner  le  bâton.  L'orgueil  du  car- 
nage était  en  moi  pour  avoir  goûté  au  sang. 

—  S'il  en  vient  encore  une,  criai-je,  je  la 
tuerai. 

—  Le  ferais-tu  vraiment?  dit-elle. 


40        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

Ses  narines  comme  l'autre  fois  battaient. 

Le  roncier  un  peu  plus  loin  se  creusa:  une 
aire  moelleuse  et  verte  ondula  aux  pentes  d'un 
vallon  où  déjà  tombait  la  nuit.  Nous  eûmes 
u-n  cri.  Un  clair  rivulet  ruisselait  d'une  source 
et  serpentait  à  travers  les  fonds.  Nous  puisâ- 
mes avec  nos  paumes  cette  eau  miraculeuse; 
elle  filtrait  de  nos  doigts  en  filets  d'argent: 
nous  n'avions  jamais  fini  de  boire,  et  une 
douceur  profonde  coulait  avec  elle  dans  nos 
poitrines  altérées.  Nous  serions  restés  là  des 
heures,  divinement  rafraîchis  par  le  délicieux 
paysage. 

Nous  suivîmes  le  léger  courant;  les  arbres 
se  reculèrent;  une  mare,  un  sommeil  d'eau 
immobile  se  velouta  d'une  ombre  violette. 
Doucement  le  ciel  se  mit  à  pâlir;  des  clartés 
d'étoiles,  comme  des  gouttes  de  lait,  ruisselè- 
rent des  mamelles  de  la  nuit.  Alors  deux 
enfants,  en  se  tenant  par  la  main,  remontèrent 
les  pentes  et  ils  ne  riaient  ni  ne  se  parlaient, 
très  purs  et  heureux  dans  la  bonté  de  l'ombre. 
Ils  étaient  venus  de  la  ville  horrible,  avec 
leurs  boyaux  crevant  de  faim;  ils  s'étaient 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        41 


pris  par  la  main  et  ils  avaient  marché  devant 
eux.  Une  vie  libre  déjà  les  payait  de  leurs 
longues  détresses  exténuées.  Et  ni  l'un  ni 
l'autre  n'avaient  appris  à  joindre  les  doigts  ; 
une  âme  religieuse  pourtant  était  sur  leurs 
bouches. 

Elle  se  serra  contre  moi. 

—  Petit  Vieux,  dit-elle,  il  y  avait  une  fois 
comme  cela  une  église. 

Voilà,  elle  disait  vrai  :  c'était  bien  là  comme 
cette  église  dont  elle  parlait,  mais  toujours  à 
la  ville,  au  bout  d'un  peu  de  temps,  un 
homme  solennel  nous  chassait  en  faisant  son- 
ner sa  hallebarde  sur  les  dalles. 

La  nuit  entra  dans  nos  âmes  sauvages  comme 
un  duvet,  comme  l'eau  fraîche  de  la  source. 
Un  souffle  lent  montait,  le  vent  d'une  haleine 
comme  un  frôlement  de  plumes  et  de  soies.  Il 
y  avait  si  longtemps  que  nous  avions  cessé 
de  souffrir  de  l'autre  vie  mauvaise,  moi  cou- 
chant sous  le  tablier  ronflant  des  ponts,  toi 
dans  des  taudis  fétides  qu'empestait  une 
odeur  d'égout  et  d'alcool!  Un  arôme  de  sè- 
ves et  de  gommes  nous  sucrait  les  lèvres.  A 


42  AU   CŒUR    FRAIS    DE    LA  FORET 

chaque  coup  nous  croyions  aspirer  l'énorme 
âme  verte  du  bois.  Nous  avions  les  sens  vierges 
de  deux  petits  faunes  aux  écoutes  du  mystère. 

L'ombre  trembla  sur  des  randonnées  agiles, 
de  lents  glissements  furtifs.  Des  poursuites 
fuyaient  par  les  sentes.  Dans  l'épaisseur  des 
chênes  couraient  des  traques  énamourées  d'é- 
cureuils. Et  des  cris  légers,  quelquefois  la 
plainte  plus  longue  d'une  bête  blessée  se  mê- 
laient au  craquement  des  branches,  au  froissis 
des  feuillages,  à  de  sourds  battements  d'ailes. 
Une  rumeur  continue  traînait,  la  palpitation 
des  vies  proches  ou  lointaines  rôdant  sous 
bois.  Un  vol  ouaté  de  hibou  tout  à  coup 
s'étouffa;  suivi  d'un  petit  râle  d'agonie  et 
des  palombes  soupiraient  comme  des  amants 
heureux.  Presque  aussitôt  un  galop  fendit  la 
nuit;  des  sabots  précipités  rebondirent  vers 
la  mare.  Je  revis  la  grâce  svelte  et  frémis- 
sante des  longs  animaux  aux  yeux  de  femme. 

Frilotte  frissonna,  se  blottit  dans  mes  bras. 

—  Je  t'assure,  Petit  Vieux,  ce  ne  sont  pas 
des  bêtes  comme  les  autres. 

L'air  mou  retomba  au  silence;  la  grande 


AU   CŒUR    FltAlS  DE    LA    FORÊT  43 

nuit  du  bois  s'assoupit;  il  y  eut  comme  un 
doigt  de  velours  qui  frôla  nos  paupières.  Nous 
nous  endormîmes  dans  l'âme  fraîche  de  la 
terre.  Et  encore  une  fois  ensuite  le  matin 
s'éveilla.  Nous  frissonnâmes  sous  la  hauteur 
des  arbres.  Nous  ne  cessions  pas  d'admirer 
le  prodige  de  leurs  troncs  énormes  au-dessus 
de  nous,  si  petits.* 

Des  jours  s'écoulèrent.  Nous  comptions  les 
heures  par  la  courbe  du  soleil.  Six  fois  il  s'é- 
tait levé  dans  un  ciel  clair,  lleuri  de  roses. 
Aussitôt  montait  la  vie  ;  le  coucou,  avec  ses 
petits  coups,  donnait  le  signal.  Celui-là  était  le 
chanteur  matinal,  posté  derrière  les  portes  du 
jour.  Puis  le  loriot  jouait  son  petit  air;  la 
plainte  pâmée  des  palombes  traînait  ;  le  pivert 
s'ébrouait  avec  un  hennissement  de  poulain; 
l'aigre  clameur  des  geais  graillait;  et  nous 
reconnaissions  aussi  le  foret  strident  de  la  pie 
et  le  rauque  coup  de  rabot  des  corneilles. 
Nous  inventâmes  des  noms  p^ur  les  distin- 
guer l'un  de  l'autre  et  quelques-uns  nous 
charmaient,  les  autres  stimulaient  en  nous  le 
goût  de  la  chasse  et  du  combat. 


44  AU  CŒUR    FRAIS    DE    LA   FORÊT 

En  nous  glissant  dans  le  vallon  vert,  nous 
allions  regarder  les  chevreuils  boire  à  la  mare. 
Par  petits  bonds  ils  remontaient  les  pentes  et 
à  notre  tour  nous  descendions  vers  la  source 
pour  y  boire  et  y  tremper  nos  pieds.  Je  ne 
pensais  plus  au  meurtre;  ils  étaient  sembla- 
bles à  nous,  d'âme  douce  et  confiante,  dans 
la  paix  de  la  nature.  Ils  s'habituèrent  à  nos 
visages:  nous  pouvions  les  approcher  à  une 
petite  distance;  leurs  frais  yeux  lumineux 
nous  suivaient  et  n'étaient  plus  inquiets. 

L'heure  de  la  faim  me  relançait  vers  les 
hauts  feuillages.  La  chair  du  ramier  nous 
était  précieuse,  d'un  fumet  moins  acre  que 
la  pie  et  le  geai.  L'instinct  m'enseigna  com- 
ment, en  tordant  mon  lambeau  de  veste  et  en 
le  jetant  à  mesure  devant  moi  le  long  de  l'ar- 
bre ^  je  pouvais  sûrement  me  hisser  jusqu'aux 
nids.  Ouah!  Ouah!  criait-elle.  Ensuite  le  feu 
s'allumait,  nous  mangions  innocemment  de  la 
vie  ailée.  Je  n'osais  pas  encore  toucher  aux 
autres  êtres  du  bois.  Et  c'était  le  mois  d'a- 
mour; des  gouttes  de  sève  pleuvaient  des 
feuilles:  aux  écorces  se   coagulait  la  sueur 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        45 

chaude  des  résines.  Quelques  essences  suin- 
taient une  gomme  poivrée  qui  brûlait  nos 
lèvres;  le  cœur  des  chênes,  nourri  de  sang 
vierge,  sonnait  comme  un  tambour.  Cepen- 
dant nous  ignorions  encore  l'émoi  de  notre 
chair;  nous  ne  nous  étions  pas  aperçus  d'un 
sexe  différent. 

Vers  la  dixième  nuit,  la  lune  changea.  Une 
fine  pluie  mouilla  notre  réveil;  elle  grésillait 
sur  les  mousses,  elle  ruisselait  des  feuillages 
avec  une  musique  claire  qui  d'abord  nous 
amusa.  Le  coucou,  ce  matin-là,  sonna  d'une 
voix  enrouée  et  nous  n'entendîmes  plus  les 
oiseaux  joyeux  du  bois.  Seuls  les  geais  et  les 
corneilles  continuaient  à  se  quereller  dure- 
ment dans  le  silence  attristé.  Vers  le  midi,  la 
pluie  s'épaissit  :  son  bruit  sourd  et  continu 
ressembla  à  la  marche  lointaine  d'une  foule. 
Toutes  les  autres  rumeurs  s'étaient  étouffées. 
Un  air  pesant  et  gris  étamait  le  jour.  Comme 
les  oiseaux,  nous  avions  perdu  la  gaîté. 

Nous  dûmes  varier  nos  stations  sous  les 
chênes  ;  l'ondée  à  mesure  visitait  nos  abris. 
Alors  la   nécessité   me    rendit   industrieux 

3. 


46        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORET 

J'allai  dans  le  taillis  couper  les  branches  les 
plus  droites.  Je  les  juxtaposai,  les  serrant  en- 
semble  avec  des  brins  de  coudrier.  Ce  clayon- 
nage  nous  procura  un  simulacre  de  toit;  je 
le  fixai  sur  deux  piquets  en  lui  gardant  une 
déclivité  pour  l'écoulement  de  l'eau.  De  me- 
nues branches  tressées  ensuite  formèrent  les 
parois.  Comme  le  froid  nous  avait  pris,  j'allu- 
mai un  feu  de  brindilles  près  de  la  hutte. 
Nous  eûmes  ainsi  au  cœur  du  bois  un  cam- 
pement, comme  les  fondations  d'une  jeune 
cite.  1-t  il  plut  de  l'aube  à  la  nuit  pendant 
cinq  jours. 

Les  arbres,  sous  la  grande  pluie  féconde, 
se  lustrèrent  d'un  vert  ample  et  riche.  Des 
germes  s'épanouirent,  une  grâce  frileuse  de 
petites  corolles  pâles  étoila  les  couches  pro- 
fondes. Les  arômes  aussi  plus  subtilement 
montaient  des  terreaux  drainés.  Un  matin 
les  oiseaux  se  remirent  à  chanter.  Des  jours 
de  clarté  fraîche  dorèrent  les  feuillages.  Nous 
quittâmes  notre  hutte;  nous  marchâmes  long- 
temps à  travers  le  bois. 

Un  soir  elle  me  dit  : 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        47 

—  Pense  donc  à  cela.  Marna  quelquefois 
me  prenait  dans  ses  genoux  et  m'embrassait. 

Moi,  croyant  qu'elle  regrettait  l'autre  vie, 
j'eus  le  cœur  serré  de  dépit. 

—  Eh  bien,  lui  dis-je,  si  tu  veux,  nous 
retournerons  à  la  ville.  Tu  iras  retrouver 
cette  Mama. 

Ma  voix  tremblait  :  je  l'aurais  battue  si  elle 
avait  dit  oui. 

—  Non,  fit-elle,  ce  n'est  pas  ce  que  tu  crois, 
Petit  Vieux.  Mama  toujours  revenait  avec  des 
hommes.  Quand  elle  était  soûle,  il  n'y  avait 
plus  rien  de  bon  à  attendre  d'elle,  mais  en- 
suite elle  redevenait  très  tendre  ;  elle  pleurait 
en  me  demandant  pardon.  Si  seulement  tu 
voulais  un  peu  caresser  mes  cheveux  comme 
elle  faisait  ! 

Je  ne  pensais  pas  qu'elle  m'aurait  demandé 
cette  chose  un  jour.  Elle  s'était  pelotonnée 
contre  moi  et  maintenant  elle  prenait  mes 
mains,  elle  les  appuyait  doucement  à  son 
front. 

—  Oh!  c'est  si  bon,  tes  mains.  Petit  Vieux  1 
Je  me  prêtai  un  peu  de  temps  à  ce  jeu  et 


48        AL*  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

puis  je  m'en  allai  par  le  bols.  Je  n'étais  pas 
fâché,  c'était  quelque  chose  de  singulier  en 
moi  que  je  ne  connaissais  pas.  Quand  je  revins, 
elle  dormait  tranquillement,  les  bras  croisés 
sur  sa  poitrine. 

Une  autre  fois,  nous  étions  partis  au  ma- 
tin. Nous  allions  la  main  dans  la  main  en 
balançant  nos  bras.  Des  pensées  sourdes  m'a- 
gitaient et  je  lui  dis  : 

—  Pense  un  peu  à  ceci.  Il  y  a  des  hommes 
qui  travaillent  aux  champs.  Ils  retournent  la 
terre;  ils  sèment  le  blé.  Ils  vont  avec  les  bœufs 
et  les  chevaux.  Ceux-là  valent  mieux  que  moi 
et  toi. 

Elle  fronça  le  sourcil  et  cria  : 

—  Ils  ne  sont  pas  libres  comme  nous! 

Oh  !  elle  disait  là  une  chose  vraie  et  cepen- 
dant je  ne  pouvais  lui  donner  raison.  L'in- 
secte, l'arbre  et  la  source  travaillent  à  leur 
manière  ;  ils  accomplissent  une  œuvre  néces- 
saire comme  le  laboureur  et  le  semeur.  Moi 
j'avais  des  bras  et  des  mains  et  ils  m'étaient 
inutiles.  Ainsi  la  loi  reparut,  la  destinée  qui 
voue  riiomme  au  travail  ;  et  je  ne  raisonnais 


AU   CŒUR    FRAIS    DE    LA    FORÊT 


pas,  c'était  un  instinct  confus  qui  me  donnait 
le  regret  d'une  chose  que  j'aurais  pu  faire. 
Un  cœur  de  petit  pauvre  est  plus  près  de  l'hu- 
manité que  les  autres. 

Je  marchais  donc  à  côté  de  Frilotte  sans 
rien  dire,  remué  par  des  choses  sans  mots, 
tandis  qu'elle  follement  riait  et  dansait  sous 
les  arhres.  Tout  à  coup  je  m'arrêtai  et  criai 
sauvagement  : 

—  Ils  mangent  du  pain,  ceux  qui  travail- 
lent! 

Voilà^  les  idées  s'étaient  nouées  et  main- 
tenant elles  éclataient  dans  ce  cri  qui  était 
celui  des  races,  le  vœu  même  de  la  vie.  Oui, 
ceux-là  ensemençaient  la  terre;  le  seigle  et  le 
froment  levaient  de  leurs  sueurs,  et  ensuite  ils 
pétrissaient  la  claire  mouture  :  le  pain  les 
payait  de  leurs  peines. 

Elle  me  regarda  toute  pâle,  les  yeux  ma- 
lades. 

—  Oh  !  fit-elle^  casser  avec  les  dents  une 
croûte  de  pain  f 

Nous  aurions  donné  notre  hutte  pour  être 
semblables  à  eux  et  savourer  l'odeur  aigre  du 


50        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

seigle  chaud.  Il  passa  une  tristesse  sous  les 
arbres,  les  thyms  foulés  cessèrent  de  nous  ré- 
jouir. Nos  salives  avaient  le  goût  amer  du  désir. 
C'était  un  midi  de  vent  d'est,  sec  et  brus- 
que. La  faim  nous  avait  fait  chercher  au 
loin  notre  pâture  ;  les  nids  commençaient  à 
nous  manquer.  Bientôt  les  taillis  se  clair- 
semèrent  ;  il  n'y  eut  plus  que  des  hêtres; 
leur  colonnade  montait  et  s'abaissait  sur  des 
pentes. 

—  Oh  !  dit-elle,  serait-ce  enfin  la  limite  de 
ce  bois? 

Nous  n'osions  nous  regarder  ;  toute  la  joie 
libre  de  notre  vie  fut  oubliée  ;  il  n'exista  plus 
que  l'angoisse  de  l'inconnu  du  monde  qui 
était  par  delà  les  hêtres.  Maintenant  soufflait 
vers  nous  une  senteur  acre  de  vase  et  de 
houille.  Je  reconnus  l'odeur  de  la  brique 
cuite  :  elle  demeurait  aux  bâtisses  fraîches, 
aux  maisons  en  construction  où  si  souvent, 
dans  le  sable  et  le  mortier,  avaient  gîté  mes 
rudes  nuits  d'hiver. 

—  Crois-moi,  dis-je,  n'allons  pas  plus  loin. 
Il  y  avait  aussi  cette  odeur  à  la  ville. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        51 

Elle  se  lança  sans  m'entendre  et  à  mon 
tour  je  me  mis  à  courir,  poussé  par  une  force. 
Bientôt  une  fumée  bleuâtre  nous  enveloppa 
de  flocons  légers.  Des  arbres  dardèrent  en 
fûts  d'or  des  lisières  brumeuses.  Une  plaine 
immense  s'étendit.  Avec  un  étonnement  muet, 
nous  regardions  près  des  fours  ardents,  les 
paillotes  d'un  campement  de  briquetiers. 

Le  soleil  plombait  droit,  c'était  midi.  Des 
hommes  dormaient,  presque  nus,  le  ventre  à 
plat  contre  l'aire.  Quelques-uns,  accroupis 
sur  les  reins,  taillaient  avec  le  couteau  de  lar- 
ges quartiers  de  pain  et  les  portaient  à  leurs 
dents. 

Ceux-là  continuellement  remuaient  leurs 
mâchoires  comme  des  meules.  Ils  fermaient 
à  demi  les  yeux  dans  la  joie  de  savourer  la 
lourde  miche  parfumée.  11  nous  parut  qu'un 
long  temps  de  notre  vie  s'était  écoulé  depuis 
que  nous  avions  cessé  de  voir  des  êtres  faits 
à  notre  image.  Des  femmes  ensuite  sortirent 
des  huttes  et  apportèrent  des  jarres  pleines 
d'un  breuvage  noir.  Il  y  avait  aussi  des  en- 
fants; les  plus  jeunes  déjà  aidaient  au  tra- 


5.2        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

vail  commun  :  la  glaise  gluait  à  leurs  peaux  et 
ils  avaient  les  pieds  agiles  des  chevreuils  sous 
bois.  Ensemble  ils  étaient  la  tribu  des  pétris- 
seurs  de  glèbes  qui  rase  les  campagnes  et  va 
devant  le  pas  prochain  des  bâtisseurs  de  villes. 
Un  chien  nous  aperçut  et  aboya  ;  nous  rede- 
vînmes les  petites  essences  farouches  que  re- 
lance la  peur  des  hommes  en  société.  Une  fuite 
rapide  nous  rejeta  vers  le  bois.  Mais  de  nou- 
veau, au  bout  de  quelque  temps,  une  étrange 
sympathie  nous  ramenait.  Une  partie  de 
l'équipe  gâchait  Targile  blonde  que  les  femmes 
trempaient  avec  l'eau  des  seilles.  Un  va-et- 
vient  de  brouettes  charriait  la  substance  ainsi 
préparée,  mollie  à  point  pour  la  mise  en  for- 
mes. Et  debout  devant  la  table,  le  chef,  un 
vieillard  souple  et  nerveux,  recevait  la  pâte, 
l'insérait  dans  des  moules  pareils  à  des  gau- 
friers, égalisait  les  cases  d'un  coup  adroit  de 
plane,  puis  les  passait  à  de  lestes  enfants 
qui  les  déversaient  sur  le  sol  poudré  d'un 
sable  d'or.  Nous  regardions  sans  nous  parler 
la  beauté  harmonieuse  de  ce  travail  qui  nous 
était  encore  inconnu. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        53 

L'attrait  mystérieux  nous  ramena  le  lende- 
main. J'aurais  souhaité  courir  à  leurs  côtés, 
traîner  des  charges  de  glaise,  sentir  contre  la 
mienne  la  chaleur  de  leur  peau.  Et  encore 
une  fois  nous  étions  là,  le  corps  avancé  sur 
nos  poings,  regardant  la  plaine. 

—  Ohl  lit-elle,  des  pains! 

Une  des  cabanes  béait,  et  du  doigt  elle  me 
montrait  un  rang  de  gros  pains  au  mur.  Ses 
dents  aiguës  tremblaient;  moi  aussi  je  consi- 
dérais avec  envie  les  puissantes  croûtes  dorées. 
Je  ne  songeais  pas  que  ce  pain  avait  été  pé- 
niblement gagné  par  un  travail  sacré.  Je  la  re- 
gardais et  puis  je  regardais  les  grandes  roues 
vermeilles.  Son  rire  malade  et  saccadé  m'en- 
courageait. 

Avec  prudence  je  rampai  hors  du  bois,  je 
me  coulai  jusqu'au  seuil.  Une  pénombre 
tomba  des  solives  et  je  ne  voyais  que  la  ta- 
che claire  des  pains.  J'étendis  la  main;  un 
bras  s'abattit;  je  n'avais  pas  remarqué  qu'un 
homme  était  couché  sur  une  litière  de  paille, 
près  de  la  porte.  Il  se  dressa,  me  traîna  par 
le  camp  et  là-bas  cette  fille  méchante  à  pré- 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORET 


sent  fuyait  derrière  les  arbres.  La  tribu  accou- 
rut aux  cris  de  l'homme  ;  il  y  eut  un  ameute- 
ment,  des  gestes  forcenés;  tous  m'injuriaient. 
Mais  soudain  un  des  briquetiers  poussa  un 
cri  de  douleur  et  de  colère.  Comme  une  petite 
louve,  une  fille  était  sortie  du  bois  et  lui  plan- 
tait ses  canines  dans  la  main.  Du  sang  à  la 
bouche,  Frilotte  les  bravait  en  poussant  son 
cri  de  guerre.  Ouah!  Ouah!  Sa  petite  âme 
lâche  s'était  réveillée,  intrépide  et  violente. 

Le  chef  à  grands  pas  arriva,  le  vieillard  agile 
et  souple  qui  là-bas  manœuvrait  le  gaufrier. 
Il  fendit  le  groupe,  me  saisit  la  nuque,  l'attira 
elle-même  par  le  bras.  Et  il  avait  le  regard 
droit  dans  un  visage  dur. 

—  Qui  es-tu,  toi  qui  voles  les  pains? 

Je  le  regardai  franchement  dans  les  yeux 
en  haussant  les  épaules. 

—  Je  ne  sais  pas. 

—  D'où  viens-tu? 

J'indiquai  un  point  de  l'espace  derrière  moi. 

—  Et  celle-là,  dis,  est-elle  ta  sœur? 

Je  ne  pensais  pas  qu'il  m'eût  fait  cette 
question.  J'ouvris  la  bouche  et  puis  serrai  les 


I 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        55 

dents,  ne  sachant  plus  que  répondre.  Mais 
soudain  Frilotte  bizarrement  cria  : 

—  Je  suis  sa  femme. 

Ces  gens  se  mirent  à  rire;  le  chef  seul, 
sous  son  sourcil  froncé,  ne  riait  pas  et  la  re- 
gardait au  fond  des  yeux.  Elle  lui  avait  parlé 
avec  la  fierté  farouche  d'une  petite  sauvage 
des  villes  qui  ne  fait  pas  de  distinction  entre 
la  vie  fraternelle  et  Tautre.  Doucement  il  lui 
demanda  : 

—  Quel  âge  as-tu? 

—  J'ai  quatre  tailles  dans  l'arbre  de  moins 
que  Petit  Vieux. 

A  présent  je  riais  avec  les  hommes  qui 
étaient  là.  Cependant  la  femme  de  celui  qui 
avait  été  mordu  à  la  main  tout  à  coup  s'ap- 
procha, une  pierre  dans  la  main. 

—  Crois-moi,  lui  dit  le  chef,  prends  plutôt 
un  pain  et  coupe-le  par  moitié.  Ce  garçon  et 
cette  fille  n'ont  commis  d'autre  crime  que 
d'avoir  faim. 

La  femme  laissa  donc  rouler  la  pierre;  elle 
pénétra  sous  le  chaume  et  ensuite  elle  revint, 
apportant  la  moitié  d'un  des  grands  pains.  Il 


56        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

avait  ôté  sa  large  main  de  dessus  mon  épaule, 
il  prit  le  pain;  et  maintenant  il  s'adressait  à 
moi  comme  à  un  des  siens,  avec  un  visage 
paternel  et  grave. 

—  Les  petits  que  tu  vois  autour  de  moi 
sont  les  fils  de  mes  fils.  Il  y  en  a  qui  n'ont 
pas  dix  ans.  Pourtant  ils  travaillent  déjà  et 
ils  nous  aident  à  gagner  le  pain  que  nous 
mangeons.  Toi,  tu  préfères  entrer  dans  les 
maisons  et  dérober  le  pain  que  tu  n'as  pas 
mérité.  Eh  bien,  si  elle  et  toi  vous  avez 
faim,  emportez  ceci.  Il  se  peut  qu'ensuite  tu 
veuilles  travailler  à  ton  tour  comme  nous. 
Dans  ce  cas,  reviens  demain.  Il  n'y  a  jamais 
assez  de  bras  pour  cuire  la  brique  et  activer 
les  fours. 

Sans  doute  celui-là  connaissait  la  versati- 
lité féminine.  C'est  pourquoi  il  ne  se  tourna 
pas  vers  cette  petite  fiile  ;  et  il  était  devant 
moi  comme  un  homme  parlant  à  un  homme. 
Je  l'écoutais,  remué  d'un  grand  mouvement 
intérieur. 

—  Maintenant,  allez,  fit-il. 

Les  femmes  nous  poussèrent  hors  du  cam- 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        57 

pement  et  à  pas  rapides  il  s'en  retourna  vers  la 
table. 

—  Vois,  fit-elle  en  riant,  ceux-là  se  don- 
nent du  mal  et  nous  sommes  libres.  Ce  pain 
nous  en  paraîtra  bien  meilleur. 

La  miche  était  fraîche  et  odorait  le  champ 
mûr;  nous  y  en  foncions  les  dents  furieusement. 
C'était  encore  de  la  vie,  bien  que  ce  ne  fût  plus 
du  sang  et  des  os,  comme  les  proies  que  je 
dérobais  aux  arbres,  et  elle  moussait  à  nos 
bouches,  légère  et  dorée.  Une  chaleur  me 
gonflait  le  cœur;  je  pensais  au  vieillard  : 
aucun  homme  encore  ne  m'avait  parlé  avec 
cette  bonté  sévère.  Si  j'avais  été  seul,  je  serais 
retourné  au  camp.  Cependant  je  me  méfiais 
de  Frilotte.  Je  sifflai  entre  mes  dents  et  puis 
lui  dis  avec  indifférence  : 

—  Est-ce  que  toi  aussi,  tu  n'aurais  pas  voulu 
avoir  un  père  comme  cet  homme? 

Elle  cessa  de  manger,  me  regarda  sous  le 
nez  en  secouant  ses  crins  roux  : 

—  Tous  les  hommes,  c'est  toi  à  présent  pour 
moi,  Petit  Vieux,  cria-t-elle  avec  une  vraie 
joie  de  possession,  avec  un  élan  de  vie  person- 
nelle et  sauvage. 


58  AU    CŒUIl   FRAIS    DE   LA    FÛRÈT 

OÙ  donc  cette  petite  fille  animale  prenait-elle 
de  si  étranges  idées?  Xotre  chair  nous  demeu- 
rait encore  obscure  et  déjà  elle  me  parlait 
comme  une  femme,  avec  une  tendresse  impé- 
rieuse dans  le  pli  de  ses  sourcils.  La  force 
mâle  aussitôt  se  rebella,  l'instinct  vierge  de 
la  défense,  comme  si  elle  avait  attenté  à  la 
libre  disposition  de  ma  vie. 

Après  tout,  elle  faisait  pour  moi  partie  du 
bois,  avec  les  arbres  et  les  œufs  des  nids. 
J'aurais  pu  lui  tordre  les  cheveux  dans  mes 
poings  et  la  tenir  sous  moi  comme  une  en- 
nemie terrassée.  Elle  se  serait  mise  à  pleurer 
sans  pouvoir  se  défendre.  Et  ensuite  j'aurais 
marché  à  travers  le  bois,  elle  serait  retour- 
née à  la  ville  par  un  autre  chemin.  C'était 
là  un  sentiment  qui  peut-être  me  vint  de  ma 
louche  hérédité.  Il  me  sembla  que  cette  petite 
était,  par  rapport  à  ma  conscience  d'homme, 
une  humanité  inférieure.  Voilà,  cette  chose 
était  en  moi  comme  le  caillou  dans  la  terre. 

J'éprouvai  le  besoin  de  montrer  de  la  déci- 
sion. Je  ramassai  une  motte  de  terre  et  la  je- 
tai devant  moi,  disant  : 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        59 

—  Aussi  sûrement  que  j'ai  jeté  cette  terre, 
j'irai  demain  travailler  avec  eux. 

Du  bout  de  son  pied,  elle  repoussa  la  motte 
et  cria  aigrement  : 

—  Toi,  tu  l'as  mise  ici  et  vois,  maintenant 
elle  est  là-bas. 

Je  m'en  allai  avec  colère  sous  les  arbres. 
Je  sentais  bien  que  si  seulement  j'avais  fait 
un  pas  vers  elle,  elle  aurait  pensé  :  —  Il  en 
fera  un  second  qui  me  le  ramènera. 

Je  sifflais  comme  les  oiseaux  par  dérision 
de  sa  révolte  inutile;  et  j'étais  déjà  loin,  j'au- 
rais voulu  ne  l'avoir  pas  quittée. 

Coucou!  coucou  1  cria-t-elle.  J'entendis  ses 
pieds  frapper  nerveusement  la  terre  derrière 
moi.  Je  tournai  la  tête  et  elle  était  là,  soumise 
et  sournoise. 

—  Pourquoi  t'es-tu  fâché?  dit-elle  J'irai  de- 
main avec  toi  chez  les  hommes. 

Ses  yeux  luisaient  ironiquement  à  travers 
ses  cheveux. 

Ce  fut  notre  dernière  nuit  dans  la  hutte  du 
bois  :  à  pointe  d'aube,  dans  la  sueur  fraîche 
de  la  terre,  d'un  cœur  libre  je  partis  avec  elle. 


60        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

J'allais  vers  le  travail  et  le  pain.  Je  fis  là  mon 
premier  acte  conscient  d'homme. 

Le  vent  matinal  tordait  comme  de  légères 
chevelures  les  fumées  au-dessus  des  paillotes. 
Sitôt  que  nous  fûmes  arrivés  devant  la  table, 
le  chef  au  visage  dur  appela  une  de  ses  brus  et 
dit: 

—  Tu  les  prendras  sous  ton  toit,  comme 
tes  enfants. 

Cette  femme  alors  nous  mena  vers  la  cabane 
et  coupa  deux  larges  tranches  de  pain.  Et  en- 
suite elle  emplit  d'une  décoction  de  café  un 
bol  que  nous  nous  passâmes  de  la  bouche  à  la 
bouche.  Puis  de  nouveau  le  vieillard  vint 
et  ils  rappelaient  entre  eux  le  Père.  Et  il 
dit  : 

—  Voilà,  toi  et  elle  d'abord  puiserez  l'eau 
à  la  mare  et  avec  cette  eau  vous  tremperez 
l'argile. 

Cet  homme  ne  s'occupa  pas  autrement  de 
nous.  Il  parlait  peu  et  ne  disait  que  les  paroles 
nécessaires,  comme  un  roi.  Frilotte,  à  mesure, 
les  pieds  dans  la  flaque,  emplit  donc  les  fines, 
et  je  les  charriais  vers  les  hommes  chargés  de 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        61 

pétrir  la  terre.  Sa  patience,  sa  bonne  volonté 
maintenant  s'égalaient  à  mon  courage.  Elle 
haïssait  ces  gens  comme  des  maîtres,  elle 
était  encore  trop  près  de  la  vie  libre  du  bois, 
et  cependant  un  étrange  respect  la  rendait 
craintive  :  elle  leur  obéissait  avec  humilité. 

Elle  vint  près  de  moi  sous  la  paillote,  à  la 
pause  du  midi.  Nous  rompîmes  ensemble  le 
premier  pain  du  travail.  La  femme  nous  en- 
veloppait de  regards  défiants  et  pourtant 
n'osait  s'opposer  à  la  volonté  du  Père.  Elle 
nous  dit  : 

—  Mangez  et  buvez. 

Le  pain  était  aigre  et  dur  ;  les  petits  pauvres 
comme  nous  ne  sont  pas  difficiles.  Mais  l'aîné 
des  fils,  plus  grand  que  moi  d'une  tête,  par 
jeu  ou  rancune,  jeta  vers  nous  une  poignée 
de  sable  qui  fit  craquer  les  bouchées  sous  nos 
dents.  Celui-là  agissait  méchamment,  car 
nous  avions  mérité  de  manger  le  pain  pur 
aussi  bien  que  lui.  Avec  une  force  de  chat 
sauvage,  je  lui  sautai  à  la  gorge;  il  roula;  je 
frappais  son  visage  avec  mes  poings.  Le  Père 
au  bruit  de  la  rixe  arriva. 

4 


62        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

—  Petit  Vieux  a  raison,  dit-il  quand  il 
connut  le  motif  pour  lequel  nous  en  étions  ve- 
nus aux  mains. 

Il  réprimanda  la  femme  pour  nous  avoir 
donné  de  la  miche  moisie  et  le  garçon  pour 
l'avoir  poudrée  de  sable.  Et  ensuite  elle  et  moi 
nous  dormîmes  l'un  près  de  l'autre,  sous  le 
midi  brûlant.  Maintenant  aussi  la  mère  don- 
nait tort  à  son  fils. 

Jusqu'au  soir  Frilotte  puisa  l'eau  à  la  mare 
et  puis  moi,  je  roulais  cette  eau  vers  l'aire  où 
les  hommes  gâchaient.  La  lune  monta;  un 
tourbillon  léger  de  famée  dansait  à  la  crête 
des  fours  comme  une  ronde  de  petites  filles  en 
tuniques  blanches.  Dans  la  nuit  pâle  les  hauts 
cônes  braséèrent;  ils  ressemblaient  à  des  pa- 
lais en  feu  dont  les  rouges  soupiraux  inquié- 
taient la  plaine.  Une  lassitude  heureuse  cour- 
bait nos  membres.  Nous  avions  pris  notre  part 
du  repas  en  commun  :  le  pain  et  la  pomme  de 
terre  avaient  comblé  notre  faim.  A  présent, 
nous  étions  assis  au  seuil  de  la  cabane  et  nous 
écoutions  crépiter  les  houilles.  La  femme  nous 
appela  et  dit  : 


AU   CŒUR    FRAIS   DE  LA   FORÉt  63 

—  Le  garçon  couchera  avec  les  garçons  et 
la  fille  avec  les  filles. 

Derrière  les  portes  fermées,  des  ronflements 
puissants  montaient.  Frilotte,  avec  un  senti- 
ment fier,  avança  le  front  comme  une  vraie 
petite  femme  : 

—  Embrasse-moi,  Petit  Vieux,  dit-elle. 
Là-bas,  nous  dormions  sous  les  arbres  l'un 

à  côté  de  l'autre  et  elle  ni  moi  n'avions  encore 
échangé  le  baiser. 

—  Fais  ce  qu'elle  te  demande,  puisque  aussi 
bien  elle  est  ta  femme. 

Quelqu'un  ainsi  parla  de  qui  nous  ne 
voyions  pas  remuer  la  bouche  dans  cette  nuit 
d'été.  Et  je  l'embrassai  dans  les  cheveux  sans 
honte. 

C'était  le  mois  des  nuits  brèves.  Une  clarté 
passait,  le  frisson  du  petit  jour  comme  der- 
rière une  porte  un  flambeau.  Aussitôt  les  lits 
étaient  remués  de  réveil.  Dans  l'aube  pâle 
des  formes  se  levaient  et  se  répandaient  à 
travers  le  camp  comme  des  ombres,  comme 
des  parts  attardées  de  la  nuit.  Et  nous  aussi, 
dans  le  petit  jour  gris,  nous  étions  pareils  à 


64        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORET 

des  ombres.  Une  fraîcheur  coulait  de  la  hêtraie 
jusqu'à  ce  sol  brûlé  et  aride.  La  senteur  verte 
nous  rappelait  la  hutte  solitaire,  au  cœur  du 
taillis. 

,  Avec  les  jours,  le  regret  s'émoussa  :  nous 
parlions  de  la  petite  maison  du  bois  sans 
douleur,  comme  d'un  souvenir  lointain.  Les 
grands  chênes  rouges  furent  pour  nous  comme 
des  parents  restés  en  arrière  tandis  que  la  ca- 
ravane s'enfonce  à  travers  le  vaste  monde.  On 
les  aperçoit  encore  un  peu  de  temps  et  puis 
ils  s'elïacent  à  l'horizon.  Frilotte  maintenant 
allait  et  venait,  des  bannes  de  sable  fin  dans 
les  mains;  elle  passait  ce  sable  au  tamis  et 
ensuite  elle  me  l'apportait.  Je  sablais  de  pou- 
dre d'or  l'aire  où  à  mesure  les  autres  enfants 
mettaient  sécher  les  haies  de  briques  avant 
de  les  porter  aux  fours.  La  joie  résida  en  nos 
gestes  alertes  et  précis.  Le  pain  aussi  avait 
une  saveur  plus  tonique  depuis  qu'il  nous 
payait  de  notre  labeur.  Le  soir  et  le  matin,, 
une  des  filles  de  la  cabane  disait  à  haute  voix 
la  prière;  les  autres  se  signaient  quand  elle 
avait  fini  :  et  à  notre  tour  nous  faisions  le  si- 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        65 

giie  de  croix  comme  des  chrétiens  vers  Torient. 

Quand  la  nuit  tombait,  nous  allions  regar- 
der flamber  les  fours  ;  ils  dominaient  la  plaine 
nue.  Cependant  très  loin,  vers  l'orient,  les 
lumières  d'une  ville  brûlaient  comme  des 
lampadaires.  C'était  une  ville  toute  jeune  : 
peut-être  il  y  avait  là  déjà  des  malheureux, 
de  petits  pauvres  comme  nous  sans  gîte  et 
sans  pain;  elle  lignait  de  feux  tout  l'hori- 
zon. Et  la  campagne,  l'arène  dévastée  et 
sans  végétations  toujours  un  peu  plus  dimi- 
nuait à  mesure  qu'elle  avançait.  C'est  pour 
cette  ville  que  de  l'aube  à  la  nuit,  le  camp 
travaillait,  moulant  l'argile  dans  les  formes 
et  les  portant  cuire,  ensuite  aux  fours.  Inépui- 
sablement les  briques  sortaient  de  la  terre, 
montaient,  se  dressaient  en  tours  rouges  par 
simulacre  des  maisons  qu'elles  serviraient 
bientôt  à  bâtir. 

Partout  où  passaient  les  briquetiers,  le  sol 
se  vidait  de  ses  sèves,  un  désert  naissait.  Il 
y  avait  des  années  qu'ils  étaient  en  marche; 
ils  arrivaient  toujours  après  les  moissons  et 
ensuite  les  moissons   ne  repoussaient  plus. 


60        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

Ils  étaieni  maigres  et  desséchés  comme  la 
terre  ;  leurs  yeux  étaient  consumés  de  feux 
noirs  comme  les  fours.  Ils  ne  connaissaient 
pas  le  repos  des  dimanches.  Quelquefois  en- 
tre eux,  avec  des  faces  nostalgiques,  ils  se 
parlaient  du  village  natal.  Et  nous  étions, 
nous,  deux  petites  graines  d'humanité,  ger- 
mées  dupasse  des  cités.  Xous  avions  renoncé 
à  la  vie  libre  pour  prendre  notre  part  de  la 
sueur  des  hommes  qui  travaillent.  Avec  les 
autres  nous  marchions  par  la  plaine  du  pas 
d'une  tribu.  Vers  le  soir  il  nous  arrivait  de 
demeurer  tristes  sans  cause. 

Un  jour  la  vieille  femme  du  chef,  étant  à  la 
table  avec  les  autres  hommes,  passa  la  main 
sur  le  front  de  Frilotte  et  dit  : 

—  N'est-ce  pas  une  chose  étrange?  Notre 
petite  Iule  avait  le  même  regard  que  celle  ci. 

Et  Iule  était  une  fille  qu'ils  avaient  eue  au- 
trefois et  qui  dormait  sous  un  tertre,  dans  le 
cimetière. 

—  Voilà,  oui,  mère  !  tu  as  dit  la  vérité,  s'é- 
crièrent lès  hoinines.  C'est  là  une  chose 
ëtràhgè. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        67 


Elle  prit  donc  l'habitude  de  l'appeler  de 
ce  nom  léger  et  musical  ;  et  moi  aussi  je  finis 
par  ne  plus  l'appeler  autrement.  Iule,  c'était 
comme  le  vent  dans  les  chênes,  comme  le 
cri  d'un  jeune  oiseau,  comme  la  petite  eau 
d'une  source  sous  bois.  Cela  ressemblait  aussi 
à  la  chanson  qu'une  nourrice  chante  près 
d'une  enfant.  Elle  fut  très  fière  de  porter  un 
nom  que  la  fille  des  maîtres  avait  porté.  Elle 
me  disait  : 

—  Pense  un  peu  à  cela.  Hier  j'étais  Frilotte 
et  maintenant  je  suis  Iule.  Est-ce  que  tu  ne 
me  trouves  pas  changée? 

Gomme  on  lui  mettait  plus  de  beurre  qu'à 
moi  sur  ses  tartines,  Iule  le  raclait  avec  le 
couteau  et  retendait  sur  mon  pain.  Moi,  je  ne 
cessais  pas  de  m'appeler  le  Petit  Vieux.  Même 
en  changeant  de  nom,  je  serais  demeuré 
celui  qui  traîne  un  faix  de  vieille  humanité. 

Une  fois  elle  commença  à  me  reparler  du 
bois  comme,  au  temps  de  nos  famines,  elle 
me  parlait  du  pain.  Elle  tourna  vers  les  ar- 
bres des  yeux  aigus  qui  semblaient  regarder 
la  hutte.  Èile  ^Valt  sliissi  Une  autre  voix  ar- 


68        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

dente  et  fiévreuse.  Mais  je  vivais  maintenant 
de  la  vie  de  la  tribu  ;  je  ne  pris  pas  attention 
à  sa  plainte.  Lui  montrant  les  cônes  dans  la 
plaine,  je  dis  : 

—  Ils  ont  mis  le  feu  au  troisième  four. 
Elle  ne  m'entendit  pas  :  son  âme  était  partie 

vers  la  petite  maison  verte. 

Or,  à  quelques  jours  de  là  j'appelai  en  vain 
Iule  :  elle  ne  vint  pas  avec  les  bannes  de 
sable;  et  alors  je  me  mis  à  la  chercher  du 
côté  des  paillotes.  'Elle  n'était  pas  sous  les 
paillotes. 

—  Elle  est  là-bas  au  bois,  me  dit  mon  cœur 
triste. 

Je  m'en  allai  vers  le  bois,  je  me  mis  à  cou- 
rir sous  les  arbres.  Des  branches  cassées 
m'indiquèrent  le  chemin  par  lequel  elle  avait 
fui.  L'ancienne  senteur  subtile,  l'arôme  des 
serpolets  montait  de  ses  foulées  et  tous  les 
oiseaux  chantaient.  Dans  les  ramures  pro- 
fondes cria  le  coucou.  Gomme  un  hoquet, 
comme  un  sanglot  passa  son  cri  dans  la 
haute  vie  verte  :  je  n'avais  pas  encore  en- 
tendu pleurer  ainsi  l'oiseau.  Le  bois  m'appa- 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        69 

rut  une  jeune  éternité,  un  mystère  vierge  ;  je 
le  considérais  avec  des  3'eux  frais  et  nou- 
veaux. 0  quelles  rivières  d'ombre  ruisselaient 
sur  ma  chair  calcinée  à  l'haleine  ardente  des 
fours  !  Quelles  sources  divines  de  paix  s'égout- 
taient  des  arbres  légèrement  frissonnants  ! 
Une  voix  au  loin  appela. 

Ma  chère  Iule,  me  voilà  maintenant  près 
de  toi  (  Tu  reposes  sur  l'ancien  lit  de  feuilles 
de  notre  hutte,  tu  tiens  tes  pieds  dans  tes 
mains  et  rien  n'est  changé,  la  hutte  est  tou- 
jours là  comme  si  seulement  je  venais  d'en 
unir  les  branches. 

—  Je  savais  que  tu  serais  venu,  dit-elle  en 
riant  franchement. 

Elle  me  mena  vers  la  source,  m'offrit  l'eau 
claire  entre  ses  mains  et  ensuite  se  mit  à  lis- 
ser ses  cheveux.  Elle  avait  repris  sa  grâce 
de  gentil  animal  sauvage,  sa  vie  onduleuse  et 
souple.  Et  moi,  en  riant  comme  elle,  par  fo- 
lie j'embrassais  à  présent  les  arbres  en  les 
entourant  de  mes  bras.  Je  faisais  là  une  chose 
obscure  et  spontanée  qu'avaient  dû  faire  les 
hommes  des  âges  en  regagnant  la  forêt  après 


70        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

Texil  des  villes.  Le  midi  tomba  et  tout  à  coup 
je  pensai  à  la  tribu  qui  nous  attendait  près 
des  fours. 

—  Iule,  dis-je,  je  suis  venu  te  chercher. 
L'ouvrage  pressait. 

Je  parlais  avec  décision,  comme  un  homme 
qui  a  la  conscience  de  son  devoir. 

—  Eh  bien,  fit-elle,  tu  repartiras  seul.  Iule 
n'ira  pas  avec  toi. 

—  0  Iule!  les  femmes  mettaient  cuire  du 
beau  pain  doré  sur  la  cendre. 

Ce  fut  à  cause  de  cela  qu'elle  me  suivit  do- 
cilement vers  la  lisière.  Le  Père  avec  les  aides 
manœuvrait  près  de  la  table.  Il  m'aperçut  et 
de  loin  me  cria  : 

—  Tu  as  fait  sagement  de  revenir,  Petit 
Vieux.  Maintenant;  tu  n'ignores  plus  ce  qui 
est  bien  et  ce  qui  est  mal. 

Iule  avait  un  autre  visage  en  écoutant  cette 
simple  parole. 

Il  tomba  des  pluies;  le  venteux  automne 
arrivait  par  la  futaie.  Les  paillassons  couru- 
rent comme  un  camp  en  marche;  les  hommes 
rentrèrent  réparer  les  outils.  L'n  jour  brouillé 


AU  CŒUR    FRAIS    DE    LA   FORÊT  71 

et  bas  glissait  à  travers  les  vitres;  à  peine  on 
voyait  les  mains  battre  sur  l'enclumette  le 
fer  ébréché.  Maintenant  aussi  les  arbres  du 
])ois  commençaient  à  s'empourprer. 

Puis  des  éclaircies  bleuirent,  une  tiédeur 
(le  soleil  sécha  l'arène  ;  les  petites  ombres 
dans  la  pâleur  de  l'aube  se  reprirent  à  faire 
leurs  gestes  rythmés.  Une  suprême  ardeur  ré- 
gna. Iule,  ma  chère  Iule!  avec  quel  entrain 
tes  petites  jambes  blondes  d'argile  couraient 
sous  la  charge  des  briques  fraîches!  Toi  et 
moi,  avec  le  temps,  étions  devenus  d'habiles 
ouvriers. 

La  sieste  du  midi  s'accourcit.  On  ne  fumait 
plus  sa  pipe  qu'à  la  nuit,  autour  des  feux  de 
bois.  Alors  ces  hommes  taciturnes  se  par- 
laient du  village;  leurs  faces  étaient  moins 
sombres,  comme  si  déjà  ils  voyaient  se  lever 
derrière  les  fours  le  clocher  natal. 

Un  jour  l'aïeule  partit  pour  la  ville.  La  nuit 
était  tombée  quand  elle  rentra.  A  la  clarté  des 
lampes,  des  étoffes  s'éployèrent  ;  les  femmes 
les  palpaient  entre  leurs  doigts.  Il  y  eut  des 
vêtements  moelleux  pour  les  enfants.  Pour 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  fORtï 


la  première  fois  de  notre  vie  nous  sentîmes 
la  douceur  d'un  tissu  envelopper  chaudement 
nos  membres.  La  laine  vêtit  nos  peaux  nues 
qui  avaient  grelotté  suus  la  bise  et  brûlé  sous 
le  soleil.  Xous  n'osions  faire  un  mouvement, 
de  peur  de  froisser  la  trame  unie.  Et  moi,  ce 
soir-là,  je  regardai  avec  une  gaucherie  timide 
cette  sauvage  fille  des  bois  habillée  comme 
une  petite  Vierge  des  chapelles  et  qui  tour- 
nait sur  elle-même,  en  cambrant  sa  taille. 
D'un  cri  tout  à  coup  elle  bondit  vers  le  grand 
coquemar  de  cuivre  qui  chauffait  sur  le  poêle. 

—  Petit  Vieux,  est-ce  bien  moi?  Me  recon- 
nais-tu encore:^  Jamais  je  ne  me  serais  crue 
si  belle. 

Ensuite  sa  pensée  glissa  ;  elle  fut  là-bas 
avec  Marna,  la  prostituée  secourable,  le  pau- 
vre bon  cœur  chargé  de  péchés. 

—  Petit  Vieux!...  Si  elle  pouvait  me  voir! 

D'intimes  et  heureuses  sensations  jailli- 
rent, s'accordèrent  à  la  joie  de  Fheure.  Elle 
eut  l'éveil  du  sentiment  de  la  dignité,  s'é- 
prouva grandie,  dans  l'importance  d'une  crois- 
sance sociale. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        73 

Ce  fut  là  la  fin  du  travail  ;  sous  de  bas  ciels 
nébuleux,  la  lumière  s'éteignit;  on  sentit 
peser  la  stagnation  prochaine  du  solstice. 
Des  attelages  maintenant  roulaient  dans  la 
plaine  ravinée,  de  longues  charrettes  qui  se 
comblaient  d'empilements  de  briques  et  en- 
suite prenaient  le  chemin  de  la  ville.  Dans 
le  désert  rouge,  parmi  les  flaques  rouilleuses, 
il  ne  resta  plus  debout  que  les  grands  pilo- 
nes  entamés,  la  brèche  déchiquetée  des  cuis- 
sons de  l'été. 

D'abord  les  femmes  partirent,  les  mères, 
l'aïeule,  fléchies  sous  le  poids  des  bardes  :  au 
petit  matin  on  vit  leurs  silhouettes  décroître 
dans  l'air  pluvieux.  Elles  marchaient  sur  un 
rang,  à  pas  rapides,  reprises  par  le  désir  de 
l'abri  sûr,  de  la  petite  maison  au  village,  dans 
la  tranquillité  engourdie  de  l'hiver.  Nous  de- 
meurâmes un  jour  encore  avec  les  hommes, 
rentrant  les  pailles,  les  tables,  les  moules. 

—  Hé  !  Petit  Vieux,  disait  Iule,  le  dimanche 
on  va  à  l'église.  Je  mettrai  ma  belle  robe.  S'il 
y  a  des  boutiques,  tu  m'achèteras  des  boucles 
d'oreilles. 

5 


74        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

Le  Père  retira  les  clefs.  Le  silence,  la  mort 
régnèrent  dans  l'ancienne  animation  du  camp. 
Et  à  présent,  avec  la  charge  des  bêches  aux 
épaules,  nous  relayant  pour  pousser  les 
brouettes  où  s'entassaient  les  ustensiles  et  les 
literies,  les  mâles  de  la  tribu,  à  leur  tour, 
dans  la  clarté  brouillée  du  matin,  fendaient 
la  plaine. 

Nous  traversâmes  des  villages  ;  les  fermes 
blanches  à  toits  de  tuiles  rouges,  les  étables 
eifurnant  un  suint  chaud  se  groupaient  en 
rond  autour  des  clochers  pointus.  Des  che- 
vaux tiraient  la  charrue  :  il  y  avait  des  enfants 
qui  mangeaient  d'épaisses  miches  beurrées 
sur  le  pas  des  portes. 

La  nuit  tomba  :  moyennant  le  denier  du 
pauvre,  nous  fûmes  hébergés  dans  une  grange. 
La  chaude  senteur  des  pailles  nous  enve- 
loppa ;  et,  avec  ses  petits  pieds  laS;,  Iule  était 
près  de  moi,  sa  tête  rousse  dans  ma  poitrine. 

L'aube  filtra  par  les  joints  des  vantaux,  le 
Père  donna  le  signal  et,  encore  une  fois,  les 
routes  s'allongèrent.  Vers  le  midi,  des  gens 
sur  des  seuils  commencèrent  à  nous  saluer  : 


I 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        75 


les  faces  étaient  cordiales,  comme  pour  un 
retour  attendu. 

Nous  marchâmes  ainsi  jusqu'à  la  tombée 
du  jour.  Et  puis  des  fumées  volèrent,  l'odeur 
des  feux  de  bois  nous  arriva  du  hameau. 
Toutes  les  portes  étaient  ouvertes.  Des  fem- 
mes avec  des  nourrissons  dans  les  bras  s'a- 
vançaient et  embrassaient  les  hommes. 

C'était  là,  aux  confins  de  la  lande,  une 
centaine  de  maisons  badigeonnées  au  lait  de 
chaux,  parmi  des  emblavures  et  des  vergers. 
Des  fils,  des  pères  en  étaient  sortis  au  temps 
de  l'exode:  et  maintenant  les  barrières  étaient 
levées,  chacun  rentrait  dans  les  maisons  où 
des  petits  étaient  nés,  où  des  vieux  avaient 
été  cloués  dans  leur  bière.  La  mort  et  la  vie 
avaient  passé  pendant  leur  absence  et  à  leur 
tour  ils  arrivaient,  maigres  et  errenés,  ayant 
gagné  le  pain  de  l'hiver. 

Le  Père  poussa  une  porte  et  dit  : 

—  Voici.  Toi  et  Iule  à  présent  vous  vivrez 
dans  cette  maison  avec  nos  enfants  et  nous- 
mêmes. 

Nos  pieds  enfin  goûtèrent  la  fraîcheur  du 


76        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

carreau,  après  la  longue  marche  harassée.  La 
nappe  de  serge  fut  tendue,  les  étains  réson- 
nèrent: une  garhure  épaisse  fuma  sous  la 
lampe  claire.  Aux  siestes  brèves  du  campe- 
ment, nous  n'avions  pas  connu  un  si  grave 
et  si  naturel  plaisir. 

Des  voisins,  de  coriaces  campagnards,  de 
menues  commères  entrèrent,  se  pressèrent 
près  de  l'âtre.  Ceux-là  étaient  loquaces  :  ils 
dirent  les  humbles  fastes,  les  obscures  desti- 
nées. L'histoire  du  hameau,  tandis  qu'au  dé- 
sert là-bas  les  autres  peinaient,  se  déroula,  la 
moisson,  les  labours,  les  semailles.  Le  charron 
avait  remis  un  toit  de  tuiles  à  sa  maison  ;  la 
femme  du  messager  avait  eu  deux  jumeaux; 
des  jeunes  gens  avaient  échangé  les  promesses. 

Quelle  chose  nouvelle  pour  Iule  et  pour 
moi  î  A  la  ville  comme  à  la  forêt,  nous 
avions  vécu  en  sauvages,  ignorant  les  soli- 
darités. Et  voilà,  ce  hameau  nous  révélait  le 
rudiment  de  la  cité  selon  la  vraie  vie,  chacun 
bêchant  et  ensemençant  pour  soi,  mais  tous 
associés  de  peine  et  d'intérêts,  avec  une  com- 
munion de  misère  et  de  courage. 


i 


AU  CŒUR    FRAIS   DE    LA    FORÊT  77 

^ __» 

Iule  écoutait,  bouche  bée,  avertie  soudain 
qu'il  existait  des  âmes  simples,  différentes  des 
haineux  et  sournois  maraîchers  peuplant  l'a- 
bord des  villes.  Ah  I  nous  les  connaissions 
bien,  ceux-là,  embusqués  derrière  la  haie 
avec  leurs  chiens  et  leurs  fourches,  donnant 
la  chasse  aux  petits  pillards  affamés  qui  ma- 
raudaient un  navet  à  la  limite  de  leur  champ  ! 
La  famille,  la  collectivité  sociale  vaguement 
s'éveillèrent,  eurent  un  sens.  Au  campement 
déjà,  dans  les  parlotes  des  soirs,  on  nous 
avait  dit  qu'il  n'y  avait  pas  de  pauvres  au 
hameau.  Personne  n'était  riche,  mais  tout  le 
monde  travaillait  ;  le  pain  jamais  ne  man- 
quait à  la  faim  des  petits. 

La  tribu  reprit  racine.  Les  ouvriers  roux 
du  feu  furent,  aux  grasses  matrices  de  la  terre, 
un  autre  peuple  redevenu  laboureur.  Des 
bêches  fouissaient  les  courtils;  les  champs 
s'emplirent  de  brusques  silhouettes  qui  traî- 
naient la  herse.  On  rentra  les  derniers  fruits 
pour  les  réserves  de  l'hiver  ;  je  montai  au 
verger  cueillir  la  pomme  pourprée  d'automne. 
Iule  avec  prudence  rassemblait  la  récolte  dans 


78        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

les  bannes.  Quelle  joie  de  palper  et  de  cro- 
quer librement  les  belles  pulpes  vermeilles 
qui,  autrefois,  par  delà  les  clos  murés,  exci- 
taient si  cruellement  nos  convoitises!  Nos 
mains  et  nos  habits  étaient  parfumés  de  sève 
verte.  Nous  vivions  là  dans  l'abondance  des 
biens  de  la  terre,  au  cœur  inépuisable  des 
fructifications. 

—  Vois  un  peu,  Petit  Vieux,  disait  Iule, 
une  fois  tu  es  venu  dans  la  plaine  avec  moi.  A 
présent  nous  avons  un  verger  et  une  maison. 
Nous  mangeons  du  bon  pain  frais.  Si  cepen- 
dant toi  et  moi  n'étions  pas  allés  vers  l'arbre, 
cela  ne  serait  jamais  arrivé. 

Avec  son  front  court,  elle  exprimait  là  une 
idée  juste  de  destinée:  nous  ne  pouvions  en- 
core la  comprendre  et  néanmoins  elle  remuait 
quelque  chose  de  profond  en  nous.  C'était 
comme  une  main  qui  était  sortie  d'un  nuage 
et  nous  avait  menés  vers  la  vie. 

Les  pommiers  se  dénudèrent  :  nous  rentrâ- 
mes les  dernières  cueillettes;  d'humbles  ri- 
chesses s'accumulèrent  aux  gi^eniers.  Les  mai- 
sons ressemblèrent  à  de  petites  arches  combles 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        7î) 

qui  tranquillement  attendaient  l'hiver.  Iule 
maintenant  trempait  la  soupe,  aidait  Faïeule 
à  enfourner  le  pain.  Ses  mains  sentirent  l'oi- 
gnon, le  poireau,  les  bonnes  herbes  qui  par- 
fument le  repas.  On  lui  confiait  aussi  la  vache  ; 
elle  sut  manier  les  aiguilles  d'un  tricot,  et 
en  tricotant,  elle  menait  la  bête  pâturer  au 
long  de  la  route.  Moi,  avec  les  hommes,  un 
jour  je  partis  couper  les  osiers,  dans  la  ré- 
gion des  marais. 

Je  connus  l'alternance  des  travaux  qui  par- 
tageaient ces  humbles  existences.  Le  prin- 
temps venu,  le  hameau  partait  cuire  la  brique 
aux  confins  des  villes.  Il  ne  restait  aux  mai- 
sons que  les  vieillards,  les  jeunes  mères  et 
les  infirmes.  Ceux-là  prenaient  soin  de  la 
vache,  du  mouton  et  du  porc;  ils  entrete- 
naient l'habitation  et  le  courtil  ;  ils  regardaient 
l'épeautre,  le  seigle  et  la  pomme  de  terre 
pousser  au  soleil  de  l'été,  dans  l'étendue  soli- 
taire. On  s'entendait  ensuite  pour  faire  en- 
semble la  moisson.  Au  retour,  la  grange  était 
remplie  :  activement,  silencieusement  la  mai- 
son s'était  préparée  à  recevoir  la  tribu  rêve- 


80        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

nue  de  l'exil.  Et  puis  arrivait  l'hiver  :  avec 
des  gestes  souples  on  courbait  l'osier,  on 
maillait  les  corbeilles  et  les  paniers.  L'ar- 
dent briquetier  de  l'été,  le  hâtif  ouvrier  des 
derniers  labours  devenait  le  vannier  aux 
mains  agiles,  derrière  les  vitres  étamées  par 
le  givre. 

Le  fléau  battit  sous  l'auvent  des  granges. 
Je  portais  le  grain  au  moulin  ;  j'en  poussais 
devant  moi  une  pleine  brouettée.  J'avais  de 
bons  moments  parmi  les  fariniers  aux  mas- 
ques blancs,  dans  la  maison  pâle  où  neigeait 
la  farine.  Le  ronflement  des  ailes  virant  sur 
leurs  axes  me  rappelait  avec  douceur  le  ton- 
ner le  sourd  des  ponts  par-dessus  mes  som- 
meils blottis  aux  nervures  du  fer. 

Le  petit  pauvre  est  observateur  :  il  saisit 
les  analogies.  Sa  tête  travaille  comme  le  mou- 
lin broie  la  pulpe  grasse  du  grain.  Au  coup 
de  vent  du  hasard,  elle  aussi,  dans  l'im- 
mense aventure  quotidienne  de  la  vie,  fait  sa 
farine  de  tout  ce  qui  passe  à  sa  trémie.  Moi, 
je  regardais  le  geste  lent  des  fariniers  sous 
les  hautes  solives  poudrées  déverser  aux  con- 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT         81 

duits  le  sac  de  grain,  arrêter  ou  mettre  en 
mouvement  le  taquet.  Ils  étaient  silencieux 
et  patients,  comme  tous  ceux  qui  s'aident  des 
forces  de  la  nature.  Quand  leS^ent  cessait  de 
souffler,  le  moulin  chômait  ;  et  en  sifflant 
doucement  des  airs  mélancoliques,  ils  atten- 
daient que  le  vent  reprît.  Je  sifflais  comme 
eux. 

Ma  vie  se  haussa.  J'éprouvai  le  sentiment 
que  moi  aussi,  en  rapportant  le  grain  moulu 
à  la  maison,  je  faisais  une  chose  utile.  Le 
moulin  moud  le  hlé  et  ensuite,  au  creux  de 
la  maie,  des  poings  activement  pétrissent  la 
farine.  J'étais  l'intermédiaire  entre  la  maie  et 
le  moulin.  Quand  enfin  le  pain  levait,  j'avais 
la  conscience  d'avoir  pris  ma  part  de  l'œuvre. 
C'était  une  chaleur  de  joie  et  d'orgueil,  comme 
de  faire  le  bien  et  de  mériter  la  vie.  A  pré- 
sent que  la  réflexion  m'est  venue,  j'admire 
quelles  forces  secourables,  quelles  réserves 
de  courage  et  de  sagesse  reposent  au  fond 
de  l'être  le  plus  dénué.  Il  n'y  avait  qu'un 
peu  de  temps  que  j'avais  cessé  d'être  un 
petit  vagabond,  mêlé  aux  lamentables  épa- 

5. 


AU    CŒUR   FRAIS  DE    LA    FORET 


ves  que  charrie  le  fleuve  fangeux  des  villes; 
et  déjà,  par  la  puissance  de  l'exemple,  aux 
approches  d'une  humanité  simple  et  cordiale, 
je  sentais  en  moi  les  mouvements  d'une  con- 
science. Cependant  là-bas,  torturé  par  la  faim, 
il  aurait  pu  m'arriver  un  jour  de  voler  sur 
le  comptoir  du  boulanger  un  pain.  Tout 
Tappareil  social  se  fût  ébranlé  pour  me  mener 
au  juge.  Celui-ci  aurait  établi  sans  peine  que 
j'étais  un  précoce  criminel  parce  que,  dans 
une  société  hypocrite  et  lâche,  la  faim,  plus 
encore  que  le  vol  d'un  pain,  est  un  attentat  à 
la  moralité  publique.  Moi  qui  étais  un  enfant 
mis  bas  dans  l'ombre  d'un  porche  et  à  qui 
personne  n'avait  appris  à  travailler,  moi  qui 
avais  poussé  à  la  vie  comme  l'ivraie  du  bord 
des  fossés,  je  serais  devenu,  dans  les  corrosifs 
dortoirs  d'une  maison  de  correction,  un  être 
perverti,  aux  yeux  cauteleux,  au  cœur  fer- 
menté de  haine  et  de  révolte. 

La  première  neige  floconna  :  les  vergers,  les 
toits  de  feurre  et  de  tuiles  sombrèrent  dans 
un  silence  blanc.  L'intimité  alors  se  retira  au 
cœur  des  maisons,  une  quiète  vie  feutrée  de 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        83 

silence  et  d'attente  près  des  bêtes  domesti- 
ques. L'horloge,  au  chaud  des  âtres,  scanda 
les  heures  actives,  le  rythme  des  mains  tres- 
sant l'osier,  les  molles  et  muettes  détentes 
de  la  veillée  au  feu  des  crassets.  Tout  le  ha- 
meau, derrière  les  vitres,  façonnait  des  ban- 
nes, des  paniers  à  égoutter  le  fromage  et  de 
délicates  corbeilles.  On  entendait  au  fond  des 
étables  le  ruminement  pesant  des  vaches,  le 
barbotement  des  porcs  dans  l'auge;  et  les 
routes  étaient  vides,  il  n'y  avait  point  d'autre 
bruit.  Toute  attache  sembla  coupée  avec  le 
monde  du  dehors.  Cependant  au  matin  un 
clapotement  de  sabots  d'enfants  traînait,  filles 
et  garçons  en  petites  bandes,  le  nez  bleu  et 
les  mains  dans  les  moufles.  C'était  la  classe 
du  cordonnier  Jean.  Les  sabots  un  peu  de 
temps  méandraient  le  long  des  haies  et  puis 
heurtaient  le  seuil  d'une  porte  basse.  Nous 
allions  avec  les  autres.  Dans  une  chambre 
aux  vitres  brouillées,  un  vieil  homme,  des 
besicles  au  nez,  piquait  l'alêne  et  tirait  le  fil 
avec  ses  grosses  mains  noires  de  poix. 
Trois  [bancs  [s'alignaient  près  du  poêle  de 


84        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

fonte.  li  y  avait  au  mur  d'antiques  images  et 
des  livres  dans  le  bahut  :  ils  aidaient  le  vieil 
homme  à  méditer  sur  les  choses  de  l'univers. 
Depuis  bientôt  soixante  ans  qu'il  était  au 
hameau,  sa  vie  se  passait  à  aimer  le  prochain 
et  à  ressemeler  le  pays,  dans  cet  humble 
coin  du  monde.  Il  n'avait  pas  eu  d'autre  am- 
bition, laissant  venir  à  lui  les  petits  enfants, 
leur  enseignant  ce  qu'à  grand  effort  de  cer- 
veau, sans  l'aide  d'aucun  maître,  il  avait  ap- 
pris lui-même  dans  ses  images  et  dans  ses 
livres.  Mon  Dieu!  ses  livres!  D'anciens  al- 
manachs,  des  Mathieu  Laensberg  de  l'an 
quinze  aux  feuillets  déchiquetés  et  racornis, 
comme  grignotés  par  les  souris,  maculés  par 
le  coup  de  pouce  mouillé  dont  il  les  tournait, 
jaunis  et  chinés  à  l'égal  de  la  peau  de  ses 
mains  !  Il  possédait  aussi  quelques  fragments 
des  Evangiles.  Quand  il  nous  parlait  de  Christ, 
c'était  vraiment  comme  une  figure  de  lumière 
qui  se  levait  devant  nous,  un  homme  infini- 
ment bon  d'aujourd'hui  disant  de  douces  pa- 
roles. 
—  Christ  est  passé  ce  matin,  disait  Jean 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÉÏ        85 

gravement.  Il  est  entré  ici,  il  s'est  assis  ici, 
il  m'a  dit  de  belles  choses  que  je  vais  vous 
dire  à  mon  tour. 

Tous  ne  le  croyaient  pas,  mais  moi  je  re- 
gardais la  chaise  qu'il  me  montrait  du  doigt. 
J'étais  sûr  que  la  chose  était  arrivée  comme  il 
disait  et  que  Christ  s'était  assis  sur  la  chaise.  Il 
me  semblait  qu'il  devait  lui  ressembler. 

Avec  le  tremblement  de  ses  gros  verres  sur 
son  nez  picoté  de  trous  noirs,  il  partait  de  là 
pour  nous  expliquer  qu'il  fallait  aimer  les 
autres  comme  soi-même,  partager  avec  le  pau- 
vre sa  misère  et  ne  point  faire  de  mal  aux  bêtes. 

Je  pense  avec  émotion  au  bonhomme  Jean. 
Il  ressuscite  du  passé  de  ma  vie  comme  un 
humble  saint  de  village.  Si  j'arrivai  plus  tard 
à  démêler  le  bien  du  mal,  moi  le  petit  vaga- 
bond à  l'âme  obscure,  c'est  à  lui,  à  la  grande 
lumière  qui  tombait  de  ses  mains  ouvertes 
que  je  le  dois.  Cependant  à  peine  il  passa  dans 
ma  vie  et  il  ne  s'en  est  jamais  allé. 

Assis  parmi  nous,  ses  mains  cordées  cou- 
rant le  long  des  lignes,  il  nous  lisait  les  textes, 
nous  expliquait  les  vieux  symboles.  C'était 


86        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 


l'astrologue  au  chapeau  pointu,  à  la  robe 
constellée  de  lunes  et  d'étoiles;  c'étaient  les 
mois  et  les  saisons,  les  solstices,  les  équi- 
noxes;  c'étaient  les  fables,  les  proverbes  et  les 
sentences.  Je  connus  les  Jours  d'or  du  calen- 
drier ;  les  grands  Béatifiés  m'apparurent  des 
ancêtres,  des  grands-pères  nimbés  et  glorifiés 
pour  avoir  fait  leur  devoir  sur  la  terre. 

11  nous  apprenait  aussi  à  épeler  et  à  écrire. 
D'une  grosse  écriture  à  la  craie  il  traçait  sur 
le  bahut  des  lettres  qu'ensuite  il  nous  fallait 
recopier  jusqu'à  ce  que  les  deux  côtés  de  nos 
ardoises  en  fussent  remplis.  La  touche  grin- 
çait, mal  conduite  par  les  doigts  gourds; 
tandis  que  nous  nous  appliquions  à  nos  jam- 
bages, lui  un  peu  de  temps  s'en  allait  battre 
un  pan  pan  à  sa  table.  D'autres  fois,  en  vidant 
un  sac  de  châtaignes  sur  le  carreau,  il  nous 
enseignait  l'arithmétique.  Deux  et  deux  font 
quatre  et  quatre  font  huit,  et  quatre  fois  huit... 
Qui  aurait  dit  jamais,  petite  Iule,  qu'un  jour 
toi  aussi  pourrais  compter  jusqu'à  cent? 

Quand  le  bonhomme  disait  :  «  Regardez- 
moi  bien.  C'est  moi  qui  suis  Dieu  et  je  pousse 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        87 


la  terre  comme  ceci  et  la  lune  comme  cela,  » 
je  croyais  véritablement  que  Dieu  était  de- 
vant moi  et  me  révélait  le  grand  mystère. 

La  petite  école  finissait  à  midi.  Alors,  comme 
au  matin,  les  sabots  se  remettaient  à  battre 
le  long  des  haies.  Parfois  une  rixe  s'élevait. 
Les  grands  fonçaient  sur  les  petits.  Iule  et 
moi  tapions  avec  les  poings  :  on  la  redoutait. 
Quand  nous  rentrions,  la  pomme  de  terre 
fumait  sur  la  table.  Il  y  avait  là  le  père  et  trois 
de  ses  fils,  assis  autour  de  l'âtre  sur  des  es- 
cabeaux bas,  avec  les  outils  et  les  osiers  frais. 
Ils  ne  s'interrompaient  de  remuer  les  mains 
que  pour  manger  et  ensuite  travaillaient  jus- 
qu'au soir.  Iule  avait  pris  goût  à  ce  travail  ; 
j'y  étais  moins  habile  qu'elle.  Les  osiers  sous 
ses  doigts  précis  se  déroulaient  comme  de 
minces  couleuvres.  Elle  les  tordait,  les  mail- 
lait en  délicats  corbillons.  Dans  le  taciturne 
hiver  de  la  maison,  l'horloge  battait  d'un 
pouls  lent,  la  lampe  s'allumait,  le  chaudron 
à  petits  bouillons  cuisait  à  la  crémaillère. 

Cette  vie  monotone  doucement  nous  engour- 
dissait .  L'autre  hiver  j'avais  gelé  sous  les  ponts , 


88  AU  CŒUR   FRAIS  DE    LA   FORÊT 

Iule  une  nuit  avait  manqué  ne  plus  jamais 
s'éveiller  :  c'était  Mama  qui  l'avait  ramenée 
à  la  vie  en  la  couchant  près  d'elle  dans  sa 
chaleur  d'amour.  Qu'était-elle  devenue,  celle- 
là,  en  sa  pauvre  vie  de  misère  et  d'ahjection? 
Ah-  oui!  qu'était  devenue  la  pauvre  Mama 
avec  ses  vieilles  loques  bariolées,  avec  le  châle 
à  trous  sous  lequel,  comme  une  image  de 
la  mort  galante,  elle  se  pavanait  dans  le  soir 
impur  des  rues,  chuchotant  des  invites  cajo- 
leuses aux  passants  ?  Elle  toussait  déjà  en  ce 
temps  d'un  si  affreux  râle  d'alcool  et  de 
phtisie  ! 

Oui,  ce  fut  là  un  heureux  temps.  Il  faut  que 
la  maison,  l'antique  tradition  familiale  soit 
bien  profondément  incrustée  au  cœur  des 
races  pour  ressusciter  si  vite  l'instinct  de  la 
sociabilité.  Comme  de  libres  bêtes  farouches, 
nous  avions  vécu,  aux  confins  de  l'humanité, 
l'aventure  des  jours.  Et  déjà  nos  fibres  se 
reprenaient  à  la  chaleur  vive  des  contacts. 

Une  filialité  obscure  palpita,  m'assouplit  à 
la  vie  commune  près  de  l'ancêtre  et  de  l'aïeule. 
Iule  aussi  sembla  changée.  Elle  ne  jurait  plus 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORET        89 

par  les  saints  noms.  Des  mots,  des  rappels 
de  choses  ordiirières  s'éliminèrent.  Ses  fonds 
de  nature  rusés  et  sournois  furent  comme  li- 
més à  la  probité  de  ce  peuple  loyal  et  doux. 

Voilà  oui^  je  fus  dupe  comme  tout  le  monde 
de  sa  petite  comédie  de  dissimulation.  Je  ne 
savais  pas  pourquoi  quelquefois  elle  tirait  la 
langue  derrière  le  dos  des  gens  qui  étaient  là 
et  ensuite  étrangement  me  regardait  en  riant. 
Quand  je  commençai  à  voir  clair  en  elle,  il  me 
parut  qu'elle  avait  instinctivement  deux  âmes, 
son  âme  des  dimanches  qu'elle  passait  avec  sa 
belle  robe,  une  âme  franche  et  amusée  avec 
laquelle  elle  se  regardait  au  miroir  et  partait 
entendre  la  messe  au  village  à  une  lieue  du 
hameau,  et  puis  l'autre,  clandestine  et  butée, 
sa  petite  âme  de  misère  et  de  vice  là-bas  dans 
la  ville. 

Un  jour  les  arbres  bourgeonnèrent  et  le 
temps  des  paniers  fut  fini.  Il  vint  des  oiseaux; 
la  sève  verte  monta.  On  prépara  la  terre  pour 
les  semis.  Toutes  les  maisons  étaient  vides 
et  Iule  commença  à  me  reparler  de  la  forêt. 
Moi,  je  l'écoutai  distraitement  d'abord.  Ma  vie 


90        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

était  plutôt  avec  ces  hommes  qui  se  courbaient 
dans  la  campagne  rose.  La  petite  classe  avait 
pris  fin  avec  la  neige  et  l'hiver.  Les  sabots  ne 
cognaient  plus  à  la  porte  du  doux  maître  in- 
génu :  par  les  chemins  verts  ils  partaient  pour 
une  autre  école  très  loin  oii  un  vrai  maître 
enseignait  d'après  les  principes. 

Le  dernier  jour,  Jean  gravement  avait  pris 
un  de  ses  antiques  almanachs  et  me  l'avait 
mis  dans  les  mains,  disant  : 

—  Toi,  tu  n.'es  pas  comme  les  autres.  Je  lis 
des  choses  dans  tes  yeux.  Si  un  jour  tu  es 
malheureux  ou  si  tu  as  besoin  d'un  conseil, 
ouvre  le  livre,  tu  y  trouveras  la  bonne  leçon. 

Ce  fut  pour  moi  comme  un  legs   de  vie^, 
comme  un  don  religieux  :  le  livre  palpita  près  ^ 
de  ma  chair  sous  ma  chemise. 

Un  matin  de  ciel  couvert,  les  portes  batti- 
rent :  c'était  le  lundi  de  la  semaine  de  Pâques. 
Les  hommes,  chargés  de  pelles  et  de  bissacs, 
partirent  comme  ils  étaient  revenus.  Tous  les 
ans,  au  même  jour,  pluie  ou  soleil,  on  émi- 
grait  avec  les  bardes  en  tas  dans  les  brouet- 
tes. Le  Père  allait  devant  et  les  fils  suivaient. 


AU   CŒUR   FRAIS  DE    LA  FORET 


Les  femmes  ensuite  arrivaient,  trouvaient  le 
campemen-t  installé.  Quelques  vieilles  gens 
demeuraient  seules  dans  les  maisons  pour  les 
semailles  et  les  berceaux.  Nous  traversâmes 
les  villages  ;  sur  les  seuils,  comme  au  temps 
du  retour,  des  enfants  mangeaient  du  pain 
Leurré;  et  les  haies  verdoyaient.  J'avais  un 
couteau,  de  bonnes  chaussures,  un  bâton  à 
la  main.  Je  me  sentais  un  homme  et  toute  la 
vie  devant  moi. 
Iule,  dans  le  soir,  eut  des  yeux  étranges. 

—  Pense  donc,  Petit  Vieux,  fit-elle,  si  la 
petite  maison  était  toujours  là  ? 

Mon  cœur  battit  fortement  ;  tout  le  bois  vert 
passa.  0  Iule  !  la  petite  hutte  sous  la  jeune 
pousse  des  feuilles  !  Le  vent  comme  le  souffle 
d'une  bouche  endormie  1  La  pluie  comme  des 
pas  légers  qui  s'approchent  !  Je  n'étais  plus 
avec  les  hommes.  Elle  se  mit  à  rire  et  chu- 
chota dans  mon  cou  : 

—  La  maison  pense  à  nous  comme  nous 
pensons  à  elle,  Petit  Vieux. 

Elle  ne  dit  pas  autre  chose,  et  moi,  voyant 
ses  yeux  rusés,  je  tremblai  comme  si  déjà  elle 


92        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 


m'avait  pris  par  la  main  et  me  menait  vers  la 
hutte.  Si  j'avais  fait  un  pas  vers  le  bois,  peut- 
être  je  ne  serais  plus  jamais  revenu.  Je  se- 
couai la  tète. 

—  Yois-tu,  Iule,  il  y  a  eu  les  pluies  et  les 
neiges. 

Et  ensuite  je  fus  devant  elle,  la  bouche  vide 
de  paroles.  Je  n'osais  plus  all^r  au  bout  de  m^ 
pensée. 

Tout  de  suite  la  vie  du  campement  reprit, 
elle  sembla  avoir  été  interrompue  la  veilh 
seulement.  Les  paillassons  au  dos  des  hom- 
mes coururent  brandis,  debout  comme  deî 
tentes  en  marche.  Les  feux  de  bois  fumero-  i 
lèrent  sous  la  marmite.  A  coups  de  talons 
nus,  Iule  et  moi  arpentâmes  l'aire  où  une 
pauvre  herbe  maigre  comme  le  poil  d'une 
bête  galeuse  par  places  avait  repoussé.  Main- 
tenant l'équipe  avec  ses  huttes  s'avançait 
aux  terres  vierges.  L'ancienne  dévastation  du 
désert  demeura  derrière  nous.  On  défonça  des 
champs  encore  verts,  gras  de  la  sève  des  ré- 
centes cultures.  Le  Père  lui-même  avec  les 
maîtres  du  fonds  en  avait  fixé  les  limites. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        93 

Voilà  bientôt  trente  ans  qu'un  matin  il  était 
venu  pour  la  première  fois  et  chaque  année 
la  campagne  reculait,  entamée  par  les  brè- 
ches, mangée  par  la  cuisson  des  fours  tan- 
dis qu'à  l'opposé,  dans  l'horizon  déchiqueté, 
la  bâtisse  comme  une  armée  toujours  plus 
loin  avançait. 

La  forêt,  de  toute  sa  masse  légère  et  rever- 
die, maintenant  était  là,  dans  les  jeunes  pluies 
d'avril.  Iule  quelquefois  rôdait  autour  de  moi, 
me  regardait  avec  des  yeux  sournois.  Quand 
le  soir  tombait,  elle  disparaissait  dans  le  bois. 
Une  fois,  je  la  guettai.  La  petite  ombre,  dans 
la  nuit  des  arbres,  ardemment  fouissait  sous 
les  mousses,  à  la  base  d'un  chêne.  Mon  souffle 
haleta  :  elle  me  vit  près  d'elle  et  aussitôt,  d'un 
cri  de  colère,  elle  se  laissa  tomber,  s'aplatit 
toute  raide  sur  le  trou  qu'elle  creusait.  J'étais 
très  doux  et  cauteleux.  Elle  se  rassura;  elle 
riait  avec  des  yeux  dissimulés  et  hardis  : 

—  Petit  Vieux,  tu  ne  le  diras  à  personne? 

—  Non. 

—  Eh  bien,  j'ai  trouvé  quelque  chose  et  l'ai 
caché  là.  Vois! 


9  4         AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

Elle  gratta  dans  le  trou  et  en  retira  une  pe- 
tite boîte  où  il  y  avait  une  boucle  d'oreille. 

—  Iule,  tu  mens  !  m'écriai-je.  Tu  as  volé 
cette  boucle  à  la  vieille  femme. 

Je  marchai  sur  elle  et  voulus  lui  arracher 
la  iDoîte  ;  mais  elle  la  tenait  dans  sa  main 
crispée,  ses  ongles  me  griffaient  le  visage. 

—  Donne-la  moi,  donne-la  moi!  criais-je 
toujours. 

Nous  luttâmes.  D'un  bond  elle  s'échappa  et, 
à  une  petite  distance,  avec  une  joie  méchante, 
elle  me  défiait  et  sourdement  disait  : 

—  Elle  est  à  moi!  Je  l'ai  volée!  je  l'ai  vo- 
lée !  Elle  est  à  moi  ! 

Je  me  mis  à  siffler  tranquillement  entre  mes 
dents,  et  puis,  après  un  peu  de  temps,  je 
lui  dis  : 

—  Vois  maintenant  :  cette  femme  t'a  aimée 
comme  une  fille  et  tu  l'as  volée. 

Elle  cria  encore  une  fois  en  faisant  tinter 
l'or  de  la  pendeloque-: 

—  Elle  est  à  moi.  Je  percerai  un  petit  trou 
à  mon  oreille,  je  la  passerai  dans  le  trou.  Si 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORET 


quelqu'un  dit  que  cette  chose  n'est  pas  à  moi, 
il  en  a  menti. 
Je  lui  répondis  doucement  : 

—  Il  n'y  a  là  qu'une  boucle  et  tu  as  deux 
oreilles.  Comment  feras-tu  pour  en  mettre  un 
morceau  à  toutes  les  deux? 

—  Oh  !  fit-elle,  je  n'avais  pas  encore  pense  à 
ce  que  tu  dis  là.  La  boucle  était  dans  le  tiroir 
là-bas  :  il  n'y  en  avait  qu'une  et  je  l'ai  prise. 
Je  ne  les  aurais  pas  prises  toutes  les  deux. 

—  Si  j'étais  toi,  Iule,  je  la  rapporterais  à 
la  vieille  femme,  puisqu'aussi  bien  tu  as  deux 
oreilles  et  que  tu  n'as  qu'une  boucle.  Je  lui 
dirais  :  J'ai  pris  cette  boucle  dans  le  coffre  et 
à  présent  je  te  la  remets.  Elle  se  fâchera  et 
puis  elle  oubliera  que  tu  es  allée  au  colïre.  Je 
t'assure,  c'est  cela  qui  est  le  mieux. 

—  Oui,  s'écria-t-elle  joyeusement,  c'est  cela 
qui  est  le  mieux. 

Je  fis  un  pas,  je  croyais  qu'elle  me  rendrait 
la  boucle.  Mais  elle  se  recula  derrière  un  ar- 
bre et  se  mit  à  rire. 

—  Après  tout,  n'est-elle  pas  à  moi,  puisque 
je  l'ai?  Dans  le  coffre,  elle  n'était  à  personne  et 


96        AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

maintenant  je  la  tiens  dans  mes  mains.  Pour- 
quoi l'unaurait-il  une  cliosequel'autren'apas? 
Voilà,  cette  petite  fille,  dans  sa  cervelle 
obtuse,  disait  là  une  vérité  effrayante.  Si  l'un 
a  un  morceau  de  pain  qui  est  refusé  à  la  faim 
d'autrui,  c'est  celui-là  qui  est  le  voleur.  Tout 
devrait  être  partagé  entre  les  hommes,  et  qui 
a  deux  boucles  d'oreilles  peut  bien  en  donner 
une  à  qui  n'en  a  pas.  Cependant  je  dis  à  Iule  : 

—  Pense  à  ceci  :  la  vieille  femme  a  payé 
la  boucle  avec  son  argent,  et  si  elle  te  deman- 
dait le  prix  qu'elle  en  a  donné,  tu  ne  pour- 
rais pas  le  lui  rendre. 

—  Eh  bien,  fit-elle,  va  toi-même  la  remettre 
dans  le  coffre.  Quand  elle  l'ouvrira,  elle  verra 
la  boucle  et  elle  ne  songera  pas  à  autre  chose. 

Ses  paupières  battirent  ;  elle  eut  une  petite 
douleur  sèche  qui  lui  crispait  la  bouche. 

—  Je  l'avais  tenue  cachée  sur  ma  peau  tout 
un  temps.  Elle  brillait  si  gentiment  au  soleil! 
Si  tu  l'avais  vue  pendue  à  mon  oreille,  tu  au- 
rais cru  voir  une  autre  fille.  Oh  !  je  la  déteste, 
cette  vieille  femme!  Pourquoi  a-t-elle  eu  de 
douces  paroles  pour  moi? 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        97 

Je  lui  ouvris  les  doigts,  elle  m'abandonna 
enfin  la  boucle  et  alors  moi,  avec  le  cri  de  la 
force  et  de  la  ruse,  je  partis  en  courant  vers 
le  camp. 

—  Elle  est  à  moi,  Iule  I  Si  tu  dis  que  c'est 
moi  qui  l'ai  volée,  je  t'étranglerai. 

La  Mère  était  dans  la  cabane  avec  les  hom- 
mes :  c'était  la  fin  d'une  journée  de  travail. 
Personne  ne  s'aperçut  que  je  tenais  quelque 
chose  dans  les  mains.  J'étais  venu  avec  le 
ferme  propos  de  rendre  la  boucle  à  la  vieille 
femme,  et  maintenant  j'étais  là,  bouche  close, 
éprouvant  à  mon  tour  une  joie  singulière  à 
tenir  ce  petit  trésor  entre  mes  doigts.  Je  pen- 
sais :  puisqu'elle  ne  sait  rien,  il  vaut  autant 
garder  cela  pour  moi  seul.  Dans  le  fond  de  la 
chambre  était  l'appentis  où  couchaient  les 
deux  vieux;  je  savais  que  le  coffre  était  près 
de  la  porte.  Les  hommes  maintenant,  avec  des 
gestes  lourds  de  sommeil,  se  dirigeaient  vers 
les  lits.  Je  me  coulai  jusqu'à  la  porte.  Je  me 
disais  qu'une  fois  dans  l'appentis,  j'ouvrirais 
très  vite  le  coffre  et  y  jetterais  la  boucle.  Mais 

la  Mère  me  dit  : 

/       6 


98        AU  CŒUR  FRAIS  LE  LA  FORÊT 

—  OÙ  vas-tu  par  là,  Petit  Vieux? 

J'aurais  pu  lui  répondre  que  je  devais  pé- 
nétrer dans  l'appentis  pour  une  chose  qui  ne 
la  concernait  pas  ou  bien  lui  remettre  simple- 
ment la  boucle  en  lui  disant  :  «  Voilà,  Iule  l'a- 
vait prise  et  je  la  reporte  dans  le  coffre.  »  Mais 
tout  à  coup  je  songeai  que  si  je  le  disais  ainsi, 
il  y  aurait  clans  la  maison  une  grande  colère 
contre  Iule.  J'étais  là  devant  la  porte,  les  yeux 
bas,  ne  sachant  quelle  histoire  imaginer.  Et 
puis  encore  une  fois  je  sentis  le  charme 
étrange  de  l'or  à  mes  doigts.  Mes  dents  se 
serrèrent;  je  n'aurais  pu  en  tirer  un  son.  Ce 
sera  pour  demain,  pensai-je,  quand  personne 
ne  sera  plus  dans  la  maison.  Iule  en  ce  mo- 
ment rentra;  j'entendis  le  battement  de  ses 
petits  pieds  nus,  près  de  moi.  D'un  souffle 
dans  mon  cou,  elle  me  demanda  : 

—  L'as-tu  vraiment  jetée  au  fond  du  coffre? 
Et  je  lui  dis  : 

—  Je  l'ai  fait. 

Cependant  je  tenais  toujours  la  boucle  dans 
mes  mains. 
Le  lendemain  je  passai  la  journée  à  trem- 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        99 

per  les  argiles.  Iule  ne  travaillait  jamais  loin 
de  moi  :  elle  allait  et  venait  avec  l'eau  de  la 
tine.  De  la  rancune  couvait  dans  son  œil  obli- 
que. A  plusieurs  reprises  elle  me  demanda 
si  c'était  vraiment  vrai  que  j'eusse  remis  la 
boucle  dans  le  coffre.  Je  remuais  simplement 
la  tête  sans  dire  ni  oui  ni  non.  Il  n'y  avait 
pas  la  moindre  honnêteté  en  tout  cela;  je 
n'éprouvais  plus  le  môme  sentiment  de  bonne 
conscience  que  la  veille.  Elle,  du  moins, 
avait  cédé  à  l'instinct,  au  plaisir  naturel  de 
dérober  un  bijou  pour  s'en  parer.  Les  mains 
du  pauvre  sont  tentaculaires;  mais  moi,  en 
différant  de  restituer  la  boucle  d'or,  je  parais- 
sais me  donner  le  temps  d'user  les  mouve- 
ments de  ma  probité. 

Iule,  pendant  le  repos  du  midi,  vint  se  cou- 
cher près  de  moi.  Elle  tenait  ses  pieds  dans 
ses  mains,  ce  qui  était  chez  elle  le  signe  de  la 
réflexion,  et  elle  me  regardait  franchement. 

—  C'est  que,  vois-tu,  Petit  Vieux,  me  dit- 
elle,  si  tu  ne  l'avais  pas  fait,  cette  boucle  se- 
rait maintenant  à  toi.  Jamais  je  ne  te  l'aurais 
redemandée. 


100       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

—  Eh  bien,  voilà,  lui  répondis-je.  Hier,  la 
Mère  m'a  empêché  d'aller  jusqu'au  coffre.  Je 
l'ai  cachée  entre  les  planches. 

Elle  me  dit  tranquillement  : 

—  Tu  ne  l'as  pas  cachée  entre  les  planches. 
La  boucle  est  dans  ta  poche.  Si  tu  m'en  crois, 
maintenant  que  tu  t'y  es  habitué,  tu  la  gar- 
deras pour  nous  deux. 

C'était  là  la  chose  terrible,  je  commençais 
à  m'habituer,  comme  elle  disait,  à  l'idée  d'a- 
voir toujours  le  poids  léger  de  cet  or  près  de  ma 
chair  vive.  Je  n'aurais  plus  eu  le  même  cou- 
rage s'il  m'avait  fallu  dans  le  moment  aller 
vers  le  coffre.  Ce  n'est  p^s  l'affaire  d'un  jour, 
pensai- je,  puisque  aussi  bien  la  vieille  femme 
ne  s'est  aperçue  de  rien. 

Alors  elle  coula  son  bras  sous  ma  nuque; 
et  elle  ne  me  demandait  rien,  elle  me  cares- 
sait d'une  affection  câline. 

—  Je  suis  malade  du  bois^  fit-elle.  Sens 
comme  mes  mains  brûlent.  Pourquoi  sommes- 
nous  venus  chez  ces  hommes?  Là-bas  nous 
aurions  vécu  ensemble  sans  avoir  de  comptes 
à  rendre  à  personne.  Toi  et  moi  aurions  tra- 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       101 

vaille  librement  pour  nous.  Petit   Vieux,  je 
t'assure,  cela  eût  mieux  valu  pour  tous  deux. 

Sa  voix  doucement  chuchotait  près  de  mon 
oreille;  et  maintenant,  appuyé  sur  le  coude, 
je  regardais  la  ligne  verte  de  la  forêt  dans  le 
ciel  clair.  Je  tenais  mes  dents  serrées,  comme 
pour  arrêter  mon  cœur  près  de  sortir.  Mais  elle 
toujours  suivait  son  idée  et  plus  bas  elle  disait  : 

—  Nous  partirions  le  soir  quand  les  hommes 
sont  dans  la  maison.  Personne  ne  saurait  où 
nous  sommes  allés  et  chacun  de  nous  à  son 
tour  porterait  un  peu  de  temps  cette  chose. 
Pense  à  cela  :  il  n'y  aurait  jamais  personne 
pour  nous  la  réclamer. 

Une  chaleur  monta  de  ma  vie.  J'aurais 
voulu  pleurer,  avec  mon  cœur  gonflé  comme 
une  fève  entre  mes  mains.  Il  existait  déjà  de 
si  solides  liens  entre  moi  et  cette  famille  de 
hasard  !  Et  cependant  la  forêt  parfumée  aussi 
m'appelait.  La  voix  de  Iule  à  mon  oreille 
était  comme  le  frôlement  du  vent  venu  de  des- 
sous les  arbres.  Je  me  retournai  pour  ne  plus 
voir  les  cimes  et  dans  ce  mouvement  je  sentis 
tout  à  coup  qu'elle  tâchait  d'entrer  sa  main 

6. 


102       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

dans  ma  poche.  Elle  se  vit  surprise  et  aussi- 
tôt elle  se  mit  à  crier  d'horribles  jurons  ;  toute 
la  lie  de  la  ville  remonta;  et  maintenant  elle 
se  sentait  à  jamais  vaincue,  livrée  à  moi. 

Le  Père,  du  seuil  de  la  maison,  battit  des 
mains  ;  les  hommes  l'un  après  l'autre  se  levè- 
rent pour  reprendre  le  travail  et  jusqu'au  soir 
Iule,  avec  sa  passion  noire,  resta  muette.  Moi, 
par  moment  je  tatais  la  boucle  au  fond  de  ma 
poche.  Je  n'avais  plus  la  même  joie,  com- 
prenant que  ce  serait  perpétuellement  entre 
nous  un  sujet  d'irritation  et  de  rancune.  Je 
pensais  :  Qu'est-ce  que  tu  vas  devenir  avec 
cela  qu'il  te  faudra  toujours  cacher?  Si  tu  ne 
le  rends  pas,  on  se  doutera  tout  de  même  à 
la  fm  que  c'est  Iule  ou  toi  qui  l'as  volé.  La 
tentation  du  bois  revint,  persista,  l'impunité 
après  la  mauvaise  action,  le  sûr  mystère  des 
cachettes  où  personne  n'irait  nous  découvrir. 
Le  soir  tomba  et  elle  vint  gentiment  à  moi. 
Elle  me  dit  : 

—  Que  tu  la  gardes  ou  que  tu  la  rendes,  à 
présent  ça  m'est  égal.  Fais  comme  tu  voudras. 
Jamais  plus  je  ne  t'en  parlerai. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       103 

—  Iule  !  Iule  !  m'écriai-je,  pourquoi  l'avais-tu 
prise  ?  Tout  le  mal  est  venu  de  là.  Maintenant 
il  ne  nous  reste  plus  qu'à  nous  cacher  dans  le 
Lois.  Nous  ne  pourrions  plus  vivre  auprès  de 
ces  gens. 

Iule  doucement  riait,  suivait  son  idée.  Elle 
me  dit  : 

—  Une  fois  que  nous  serons  dans  le  bois, 
nous  ne  nous  occuperons  plus  de  ce  qu'ils  peu- 
vent penser  de  nous. 

Je  n'aurais  pu  expliquer  comment  il  se  fit 
que  tout  à  coup  je  crus  sentir  battre  l'alma- 
nacli  dans  ma  poitrine. 

Je  le  portais  toujours  sur  moi,  l'ouvrant 
quelquefois  et,  un  doigt  sur  les  lettres,  m'ef- 
forçant  d'aller  jusqu'au  bout  des  lignes.  Il 
semblait  me  dire  :  Fais-le  !  Fais-le  I  Mais  le 
Père  nous  appela  ;  les  autres  hommes  déjà 
dormaient. 

—  Demain,  petite  Iule  !  Demain... 

Elle  se  coucha  sur  la  botte  de  paille  :  la 
porte  fut  refermée;  et  par-dessus  le  ronflement 
de  la  chambrée,  sa  voix  doucement  monta. 

—  Bonsoir,  Petit  Vieux. . .  Demain ,  demain . . . 


104  AU  CŒUR  FRAIS   DE   LA   FORÊT 

A  l'aube  la  maison  se  vida  et  moi,  à  pas 
prudents,  écoutant  au  loin  les  voix  dans  le 
camp,  j'allai  vers  le  coffre.  Il  était  fermé,  la 
Mère  en  avait  enlevé  la  clef;  et  la  boucle  en- 
tre mes  doigts,  je  regardais  à  présent  le  coffre 
avec  un  grand  serrement  de  cœur.  Iule,  venue 
sur  mes  talons,  me  dit  bravement  : 

—  Puisque  aussi  bien  cela  est,  mets-la  sur 
le  lit.  Nous  n'avons  plus  rien  à  cacher  à  pré- 
sent. Elle  la  trouvera  là  en  rentrant  et  elle 
comprendra  pourquoi  nous  sommes  partis. 

Je  jetai  la  boucle  sur  le  lit .  Aussitôt  nos  pieds 
coururent;  la  forêt  s'ouvrit  :  nous  ne  cessâ- 
mes de  courir  que  lorsque  le  souffle  nous 
manqua. 

Nous  roulâmes  au  lit  tiède  de  la  terre  et 
Iule  cachait  quelque  chose  derrière  elle.  Nous 
fûmes  là  tout  un  temps  comme  évanouis  à 
la  vie,  avec  le  halètement  de  nos  poitrines. 
Aucune  rumeur  ne  s'éveillait  du  camp;  le 
silence,  la  grande  paix  fraîche  des  feuilla- 
ges nous  enveloppait.  J'étais  heureux,  je  n'a- 
vais pas  de  rancune  contre  Iule.  Elle  avait  fait 
le  mal  :  je  ne  m'étais  pas  séparé  d'elle  dans 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       105 

les  conséquences  de  la  mauvaise  action  :  j'a- 
vais pris  fraternellement  ma  part  de  la  faute. 
Si  elle  avait  dû  être  menée  en  prison,  j'aurais 
voulu  y  être  mené  avec  elle.  C'étaient  là  des 
pensées  bien  subtiles  pour  un  jeune  garçon. 
Et  pourtant  cela  fut  profondément  en  moi, 
dans  l'inexprimé  de  ma  vie,  comme  un  éveil 
de  mon  intime  beauté  encore  obscure. 

0  ma  chère  Iule,  j'avais  porté  ta  faute  comme 
une  peine  lourde  et  maintenant,  ayant  accepté 
d'être  séparé  des  autres  hommes  à  cause  d'elle, 
je  sentais  au-dessus  de  moi  une  chose  très 
douce,  confusément  montée  du  fond  de  ma  vie, 
et  qui  se  mêlait  à  la  bonté  de  la  nature.  J'ai 
pris  alors  tes  mains  dans  les  miennes;  je 
t'ai  regardée  dans  les  yeux  et  je  ne  pouvais 
rien  te  dire.  Jamais  je  ne  m'étais  senti  plus 
près  de  toi  qu'à  travers  la  faute  partagée  qui 
si  intimement  confondait  nos  deux  destinées. 
Toi  non  plus  tu  ne  me  parlais  pas,  mais  une 
clarté  passa  dans  tes  yeux,  ta  poitrine  fut  se- 
couée, et  à  présent  peut-être  tu  te  rendais 
compte  que  je  t'avais  donné  ma  vie. 

Les  mouches  vibrèrent  vermeilles  ;  l'ondée 


106       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

d'or  du  midi  filtra  sous  les  feuillages;  et  l'an^ 
cienne  faim  des  pauvres  recommença.  Iul( 
disparut  un  peu  de  temps  derrière  les  arbres 
et  ensuite  je  la  vis  revenir,  chargée  d'ui 
vieux  sac.  Je  compris  que  c'était  cela  qu'elh 
avait  tenu  caché  derrière  elle. 

Maintenant,  sans  rien  dire,  d'une  activité 
nerveuse  de  fourmi,  elle  ouvrait  le  sac  et  ei 
retirait  du  pain,  des  pruneaux,  des  noix,  des 
quartiers  de  pommes  séchées,  une  bouteille 
une  assiette  ébréchée.  A  chaque  objet  qu'elh 
étalait  devant  moi,  elle  me  regardait  en  riant 
avec  son  petit  ouah  joyeux.  Elle  avait  em 
porté  aussi  les  souliers  et  les  vêtement! 
qu'elle  et  moi  nous  portions  là-bas  le  dimai 
che.  Ah  î  ceux-là,  nous  les  avions  mérités  pa 
notre  travail  de  l'autre  été;  ils  avaient  été  L 
salaire  de  la  peine  prise  en  commun.  Moi 
Dieu!  c'était  une  chose  vraiment  amusante 
qu'elle  eût  pensé  à  tout  cela!  Nous  avions un^ 
assiette  comme  si  nous  devions  manger  en- 
core l'appétissante  garbure  que  préparait  la 
vieille  femme. 

Moi  aussi  je  poussais  des  cris  de  plaisir. 


AU  CŒUR   FUAIS  DE   LA  FORÊT  107 

Cependant  je  ne  pouvais  comprendre  com- 
ment elle  s'était  procuré  les  pruneaux  et  les 
quartiers  de  pommes  :  depuis  la  fin  de  l'hiver 
la  réserve  en  était  épuisée.  Toute  sa  merveil- 
leuse dissimulation  se  révéla  :  elle  me  dit 
qu'en  prévision  de  notre  retour  à  la  forêt, 
elle  les  avait  épargnés  sur  ses  repas,  les  ca- 
chant à  mesure  dans  le  vieux  sac. 

Elle  s'éleva  ainsi  très  haut  au-dessus  des 
autres  lilles,  de  celles  qui  à  la  ville  couraient 
pieds  nus  dans  le  ruisseau,  de  celles  aussi  qui, 
avec  de  petites  mines  sages,  allaient  écouter 
la  messe  au  village.  Elle  fut  devant  mes 
yeux  comme  une  Iule  que  je  ne  connaissais 
pas  encore.  0  Iule  !  moi  là-bas  j'avais  oublié 
l'heureuse  vie  sous  les  arbres,  content  d'être 
bien  nourri  ;  mais  toi,  tu  avais  gardé  tes  éner- 
gies sauvages  ;  tu  étais  toujours  la  petite  bête 
libre  qui  aspirait  au  giron  velu  de  la  forêt. 

Avec  ma  tête  plus  haute  et  mon  couteau 
dans  ma  poche,  il  me  vint  une  honte  de  me 
sentir  inférieur  à  cette  petite  fille  qui  résolu- 
ment avait  arrangé  dans  sa  tête  le  plan  de 
notre  évasion.  Elle  prit  huit  pruneaux,  n'en 


108       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

garda  que  deux  pour  elle  ;  et  puis  elle  cassa 
le  pain  et  m'en  donna  la  plus  forte  part.  Elle 
faisait  là  ce  qu'eût  fait  une  sœur  aînée.  Nous 
étions  riches  et  libres;  nous  ne  songions  pas 
que  les  pommes  et  les  pruneaux  prendraient 
fut  un  jour.  ?sous  avions  la  vie  devant  nous. 

Une  fraîcheur  monta  :  c'était  l'heure  où 
l'or  des  derniers  rayons  là-bas  enveloppait  le 
camp;  nos  ombres  longues  la  veille  encore 
avaient  couru  sur  le  désert  d'argile,  dans  la 
hâte  du  labeur  final.  Je  n'éprouvai  plus  que 
du  mépris  pour  ces  hommes  qui  avaient  été 
ma  famille.  La  folie  sauvage  du  bois  me  gri- 
sait. Si  l'un  d'eux  était  venu  pour  nous  re- 
prendre, j'aurais  tiré  mon  couteau.  Après 
tout,  nous  étions  les  maîtres  de  nos  peaux. 
Le  bien  volé  avait  été  restitué  :  nous  ne  de- 
vions plus  rien  à  personne. 

—  Petit  Vieux!  fit -elle  comme  la  première 
fois  qu'elle  vint  avec  moi  sous  les  arbres,  je 
n'en  peux  plus.  Mets-toi  là,  je  coucherai  ma 
tête  sur  ton  épaule. 

Il  y  avait  si  longtemps  que  nous  n'avions 
plus  dormi  ainsi.  Iule,  avec  sa  vie  contre  ma 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       109 

vie,  redevint  la  petite  enfant  confiante  qui 
avait  laissé  derrière  elle  la  ville  pour  me  sui- 
vre. Nous  ne  fûmes  plus  qu'une  même  desti- 
née dans  la  molle  nuit  claire  du  bois,  comme 
si  jamais  aucun  homme  encore  ne  nous  avait 
dit  :  «  Toi  tu  es  un  garçon  et  toi  une  fille.  » 
Je  tenais  sa  tête  lourde  dans  mon  bras. 

Nous  nous  éveillâmes  aveo  du  ciel  bleu 
dans  les  yeux,  et  comme  la  veille  elle  tira  le 
pain  du  sac,  elle  en  fit  deux  parts  ;  et  la  plus 
grande  fut  pour  moi.  Et  puis,  la  main  dans 
la  main,  nous  partîmes  à  la  découverte  de  la 
hutte.  31ais  les  branches  s'étaient  emmêlées 
sur  nos  anciens  sentiers;  les  foulées  de  nos 
pas  avaient  disparu,  perdues  sous  les  hautes 
pousses  vertes.  Quand  midi  tomba,  Iule  comme 
au  matin  me  donna  six  pruneaux  et  elle  en 
prit  deux  pour  elle.  Nous  ne  finissions  pas 
d'écouter  le  bourdonnement  des  mouches  au- 
tour de  nous.  Parfois  elle  en  attrapait  une 
au  vol  et  doucement  elle  lui  arrachait  les 
ailes.  Encore  une  fois  les  arbres  recommen- 
cèrent de  palpiter  dans  le  soir;  j'eus  sa  vie 
fraîche  dans  ma  poitrine. 

7 


JIO       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORET 

—  Est-ce  que  jamais  nous  ne  retrouverons 
la  petite  maison  verte?  disait-elle. 

Et  elle  s'endormit.  Mais  le  lendemain, 
ayant  marché  devant  nous,  un  cri  nous  vint 
en  même  temps.  La  hutte! 

Lès  brins  de  frêne  que  j'avais  entremêlés 
aux  branches  de  chêne  maintenant  remuaient 
d'une  vie  de  petites  feuilles  autour  du  bois 
mort.  Petite  maison  primitive,  tu  avais  con- 
tinué de  vivre  là  comme  une  part  de  nous, 
nous  laissant  le  mal  doux  de  quelque  chose 
qui  était  comme  nos  fibres  arrachées,  demeu- 
rées acrochées  à  une  autre  vie  perdue.  Elle 
avait  été  faite  d'une  de  nos  pensées  et  elle 
avait  grandi  toute  seule  ;  elle  s'était,  au  mys- 
tère du  bois  profond,  fleurie  de  jeune  prin- 
temps. Quelle  surprise  inouïe  !  Nous  faisions 
le  tour  de  l'humble  abri,  Iule  poussant  ses 
petits  cris  de  bête,  moi  muet  et  grave,  comme 
le  Petit  Vieux  dont  je  portais  le  nom. 

J'étais  fier  et  étonné  de  l'avoir"  bâti.  Oui, 
j'étais  là,  devant  la  hutte,  comme  une  créa- 
ture humaine  qui,  après  une  longue  absence, 
revoit  sa  maison.   Il  ne  faut   qu'un  peu  de 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        111 

bonne  volonté  à  l'homme  pour  s'assurer  une 
demeure  et  ensuite  la  nature  travaille  à  la 
lui  conserver.  Des  mousses  duvetaient  l'abri, 
les  feuilles  s'ombrageaient  d'une  vie  mobile; 
le  toit  seulement,  sous  le  poids  des  neiges, 
avait  fléchi. 

Mon  cœur  doucement  levait,  remué  par  des 
choses  profondes  que  je  n'aurais  pu  dire. 
Peut-être  c'était  la  silencieuse  action  de  grâces 
pour  la  beauté  de  la  vie  et  toute  l'éternité  de  la 
vie  qu'il  y  a  dans  une  branche  qui  à  chaque 
printemps  reverdit.  On  ne  sait  pas  ce  qui  se 
passe  au  fond  d'une  âme  qui  n'a  rien  appris 
et  qui  vit  de  ses  propres  puissances.  Et  Iule 
non  plus  n'aurait  pu  dire  pour  quelle  cause 
tout  à  coup,  après  m'avoir  regardé  avec  sa 
main  dans  la  sienne,  elle  la  retira  et  se  mit 
à  sangloter,  se  cachant  de  moi  pour  pleurer 
entre  ses  doigts. 

Un  chêne  non  loin  avait  une  large  fissure  : 
il  devint  notre  grenier  d'abondance.  En  sage 
ménagère,  elle  y  mit  nos  réserves  de  pommes 
et  de  pruneaux  ;  et  il  nous  restait  un  peu  de 
pain.  Elle  me  dit  tranquillement  : 


112       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

—  C'est  encore  une  fois  le  temps  des  nids. 
Quand  nous  aurons  mangé  tout  le  pain,  tu 
monteras  aux  arbres  et  tu  prendras  les  œufs. 

Elle  parlait  là  comme  une  enfant  qui  a 
confiance  dans  la  vie. 

Je  repassai  mon  couteau  sur  une  pierre  et, 
ayant  gagné  le  cœur  du  bois,  j'en  revins  avec 
de  grosses  branches.  Je  les  assemblai  et  les 
liai  au  moyen  de  flexibles  rameaux.  Elles  re- 
couvrirent la  hutte  d'une  voûte  légère  et  so- 
lide. Tandis  que  j'achevais  ce  travail,  Iule 
vint  à  moi  et,  appuyant  sa  main  sur  mon  bras, 
me  dit  doucement  : 

—  Entends-tu  là-bas  chanter  l'oiseau? 

Sa  voix  avait  un  autre  son  que  chez  les 
hommes  Je  ne  savais  pas  de  quel  oiseau 
elle  me  parlait.  Mais,  étant  sorti  de  la  hutte, 
à  mon  tour  je  prêtai  l'oreille  et  alors  très  loin 
j'entendis  le  coucou.  Il  chanta  trois  fois  et 
de  nouveau  ensuite,  après  un  peu  de  temps,- 
il  recommença  à  chanter.  Il  sembla  nous 
souhaiter  la  bienvenue  comme  au  premier 
jour.  Celui-là,  parmi  les  autres  oiseaux,  était 
la  petite  âme  bienveillante  et  solitaire  de  la 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       113 

forêt.  Iule  et  moi,  l'écoutant  chanter,  nous  ne 
parlions  plus;  c'était  comme  si  en  nous  quel- 
que chose  avait  remué  qui  nous  était  encore 
inconnu.  Et  puis  il  se  tut  et  alors  nous  nous 
mîmes  à  crier  coucou  1  avec  folie. 

Mon  Dieu  !  Cette  nuit-là,  sous  l'abri  vert  ! 
Cette  nuit  où  pour  la  première  fois,  avec  la 
chaleur  de  sa  vie  innocente  contre  la  mienne, 
il  me  vint  l'angoisse  de  la  savoir  autrement 
faite  que  moi  !  Un  feu  inconnu  me  consuma. 
Je  brûlais  et  mes  membres  étaient  glacés;  je 
me  sentais  affreusement  triste  comme  pour 
une  chose  survenue  qui  allait  nous  changer 
l'un  devers  l'autre.  Ma  main  timidement 
essaya  le  contour  de  sa  poitrine.  Mes  doigts 
avaient  des  caresses  qui  auraient  voulu  lui 
faire  tendrement  mal.  J'étais  comme  quel- 
qu'un qui  est  entré  dans  un  jardin  plein  de 
fruits  d'or  et  qui,  avec  ces  beaux  fruits  dans 
la  main,  est  dévoré  d'une  soif  qu'il  ne  peut 
apaiser.  J'aurais  fui  de  peur  si  subitement 
elle  ne  s'était  éveillée  et  ne  m'avait  regardé 
dans  la  nuit.  Non,  je  n'avais  pas  encore 
éprouvé  une  peine  aussi  acre.  L'aube  com- 


114       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

rnença  de  filtrer  à  travers  les  branchages  du 
toit  et  alors  seulement  je  trouvai  le  sommeil. 
Quand  j'ouvris  les  yeux,  Iule  était  penchée 
sur  moi  et  me  lissait  les  cheveux. 

—  Tu  as  crié  cette  nuit,  me  dit -elle.  Je  dor- 
mais encore  et  tes  cris  m'ont  réveillée.  Je 
croyais  que  tu  avais  de  la  peine  :  tu  ne  m'as 
pas  répondu.  Alors  doucement  j'ai  pris  ta  tête 
contre  moi. 

—  Voilà,  oui,  j'ai  rêvé.  Iule. 

—  Oh  !  fit-elle,  moi  aussi  j'ai  fait  un  rêve. 
J'étais  près  de  toi  et  tu  me  mordais  avec  ta 
bouche.  C'était  très  bon.  Tu  avais  des  yeux 
comme  je  ne  t'en  ai  jamais  vus.  Tes  mains 
ne  me  lâchaient  pas  :  je  pleurais  et  j'avais 
du  bonheur. 

En  sanglotant,  je  me  mis  à  crier  Iule  ! 
Iule  !  et  ensuite  je  ne  trouvai  plus  rien  à  lui 
dire.  Toute  ma  peine  était  revenue  et  cepen- 
dant j'étais  heureux  qu'elle  eût  souffert  à 
cause  de  moi.  C'était  une  chose  profonde  et  ' 
obscure  au  fond  de  ma  vie  comme  si,  dans 
la  même  minute,  nous  avions  délicieusement 
saigné  d'une  pareille  blessure  fraternelle.  Et 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       115 

tendrement  Iule,  avec  des  paroles  chuchoteu- 
seS;.  me  consolait. 

—  Qu'est-ce  que  tu  as,  Petit  Vieux?  Je  ne 
t'ai  rien  fait  pourtant.  Mais  si  tu  es  triste  à 
cause  de  cette  autre  chose,  tu  aurais  Lien 
tort,  je  t'assure.  C'était  doux  comme  quand 
Mama  me  faisait  boire  un  petit  coup  de  trop. 
Elle  buvait  toujours  une  chose  sucrée  dont 
j'ai  oublié  le  nom.  Les  jours  où  il  était  venu 
des  hommes,  elle  en  buvait  une  bouteille  en- 
tière ;  et  cependant  il  y  avait  toujours  trois  ou 
quatre  verres  pour  moi.  Alors  tout  tournait 
et  j'étais  contente.  Crois -moi,  je  voudrais  re- 
commencer tout  de  suite  à  dormir  pour  sentir 
encore  cela: 

Mais  voilà!  j'avais  mis  les  mains  sur  sa 
chair  comme  un  voleur.  Il  me  resta  un  grand 
trouble.  J'allai  dans  le  bois,  j'éprouvais  le 
besoin  d'être  un  peu  de  temps  seul  avec  moi- 
même.  Je  marchai  donc  devant  moi  en  sif- 
flant. Je  lui  avais  dit  :  «  Je  monterai  aux  ar- 
bres s'il  y  a  des  nids.  »  Mais  à  présent  je  ne 
pensais  plus  aux  nids.  Je  me  laissai  tomber, 
mon  cœur  battait  entre  mes  mains  et  je  ne 


116       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

savais  pas  de  quel  mal  je  souffrais;  je  savais 
seulement  que  Iule  était  une  femme  comme 
cette  Mama  qui  rentrait  dans  son  misérable 
galetas  avec  des  hommes.  Je  n'avais  jamais 
songé  que  je  la  détesterais  un  jour  à  cause  de 
cela.  0  Iule!  tu  n'étais  plus  la  petite  sœur 
sauvage  qui  courait  avec  un  lambeau  de  jupe 
sur  les  cuisses  et  dont  le  sein  n'avait  pas  encore 
levé.  C'était  un  étrange  mélange  de  peur  et 
d'aversion  que  tu  m'inspirais.  Et  j'étais  là 
criant  et  jurant^  me  roulant  sur  la  mousse 
avec  une  chaleur  d'entrailles.  Si  tu  étais  venue 
dans  ce  moment,  je  t'aurais  prise  par  les  che- 
veux, je  t'aurais  traînée  à  terre.  Tes  pleurs 
m'auraient  fait  plaisir. 

Et  puis  tout  à  coup  je  cessai  de  la  haïr; 
je  n'aspirai  plus  qu'à  me  retrouver  auprès 
d'elle.  Mes  fibres  se  détendirent;  la  sèche  fu- 
reur s'amollit.  D'un  élan  je  courus,  je  fendis 
les  rameaux  verts  et  de  loin,  avec  la  bonne 
fraternité  revenue,  je  l'appelais. 

—  Iule  !  Iule  ! 

La  hutte  était  vide.  Mon  appel  se  perdit 
dans  les  hautes  branches  et  je  n'avais  plus 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       117 

de  colère.  J'étais  triste,  avec  une  grande  peine 
lâche,  comme  si  une  moitié  de  ma  vie  n'était 
plus  là.  L'absence  se  prolongea.  Je  redoutai 
une  ruse,  la  mobilité  de  son  cœur  furtif  et 
clandestin.  Je  crois  bien  que  si  elle  n'était 
plus  revenue,  je  me  serais  cassé  la  tête  con- 
tre un  tronc  d'arbre.  Je  restai  longtemps  l'o- 
reille tendue,  écoutant  les  rumeurs  du  bois. 
Le  vent  s'était  levé,  une  onde  large  et  sonore 
qui  froissait  les  cimes  et  faisait  le  bruit  con- 
tinu d'un  fleuve  :  il  y  avait  un  fleuve  qui  tra- 
versait la  ville.  Elle  fut  soudain  près  de  moi 
dans  cette  houle  verte,  sans  que  je  l'eusse  en- 
tendue venir,  et  les  yeux  bas,  elle  riait.  Moi 
non  plus,  je  n'osais  la  regarder  franchement. 

—  As-tu  trouvé  des  nids?  dit-elle. 

—  Il  n'y  avait  pas  de  nids  où  j'ai  passé. 
Elle  battit  joyeusement  des  mains. 

—  Oh!  Petit  Vieux,  ne  dis  pas  cela.  Le 
bois  est  plein  de  nids.  Mais  voilà,  tu  t'es  cou- 
ché sous  un  arbre. 

—  Eh  bien,  oui.  Il  faisait  chaud,  répondis- 
je.  Toi  aussi,  Iule,  tu  as  de  la  mousse  dans 
les  cheveux. 

7. 


118       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

Elle  regardait  par-dessus  son  épaule  vers 
les  arbres,  très  loin. 

—  Si  tu  crois  que  moi  aussi  j'ai  dornii,  fit- 
elle,  ce  n'est  pas  vrai.  Ahî  Petit  Vieux  I 

Elle  soupira  :  elle  aurait  voulu  me  dire 
quelque  chose  et  elle  se  tut.  Peut-être  elle 
ne  savait  pas  elle-même  ce  qu'elle  voulait 
me  dire.  FA  maintenant  elle  tordait  douce- 
ment ses  mains  Tune  dans  l'autre,  d'un  geste 
las  d'ennui. 

—  Je  t'assure,  dit-elle,  je  ne  sais  pas  ce  que 
tu  as  contre  moi.  Tu  n'es  plus  le  même  gar- 
çon qu'autrefois. 

Mon  cœur  monta;  cependant  je  ne  trouvais 
rien  à  lui  dire.  Elle  prit  ses  cheveux  dans  ses 
mains,  les  déploya  et  elle  riait  au  travers, 
disant  par  moquerie  : 

—  Toi,  tu  cries  la  nuit;  et  le  jour,  tu  tiens 
tes  dents  serrées. 

Encore  une  fois  je  l'aurais  battue,  je  n'au- 
rais pu  dire  pourquoi. 

Ce  soir-là,  elle  ne  me  donna  que  trois  pru- 
neaux ;  et  nous .  entamâmes  la  réserve  des 
pommes.  Nous  avions  mangé  au    matin  le 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       119 

dernier  morceau  de  pain.  Aucun  de  nous  n'a- 
vait d'inquiétudes  pour  l'avenir.  Quelque 
chose  était  survenu  qui  nous  tourmentait  plus 
que  la  faim.  L'ombre  s'étendit,  la  nuit  remuée 
des  feuilles.  Les  arbres  balançaient  comme 
les  navires  dans  le  port.  Elle  méprit  la  main 
et  me  dit  : 

—  Viens  dans  la  maison.  Le  vent  me  fait 
peur.  Je  ne  l'entendrai  plus  quand  tu  m'au- 
ras pris  la  tête  dans  tes  bras. 

Elle  avait  coupé  des  fougères  fraîches;  leur 
épaisseur  mollement  recouvrait  le  sol;  et 
maintenant,  blottie  dans  ma  poitrine,  elle 
riait. 

—  Oh  !  comme  ce  vent  est  bon  1  Toute  la 
terre  tremble  et  je  n'ai  plus  peur. 

Les  genoux  au  menton,  tenant  les  mains 
en  croix  entre  ses  petits  seins,  presque  aussi- 
tôt elle  s'endormit  de  son  grand  sommeil 
d'enfant.  Mais  moi,  dans  la  secousse  terrible 
des  rafales,  je  restai  longtemps  à  veiller.  Des 
chocs  brusques  battaient  le  toit  léger.  Une 
grosse  branche  craqua,  fracassa  de  petits 
arbres  près  de  nous.  Toute  la  forêt  ronflait 


120       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

comme  une  meule.  Avec  la  palpitation  chaude 
de  cette  petite  vie  de  Iule  dans  mon  épaule, 
j'éprouvais  une  grande  douceur.  Le  bruit  du 
vent,  l'odeur  assoupissante  des  fougères  à  la 
fin  m'endormirent.  Et  puis  au  matin  la  pluie 
tomba.  Nous  nous  réveillâmes  au  tintinement 
de  Peau  ruisselant  des  hauts  feuillages.  Le 
bois  était  jonché  de  débris. 

Des  jours  passèrent  :  le  temps  cessa  d'exis- 
ter. Je  montais  aux  arbres;  je  dérobais  des 
nids.  Iule  aimait  voir  l'agonie  des  petites  bêtes 
sous  ses  doigts  ;  il  y  avait  dans  sa  nature  un 
fond  de  cruauté  tranquille  et  moi  non  plus 
je  n'avais  pas  encore  appris  à  respecter  la  vie. 

C'était  la  saison  d'amour  :  il  volait  de  petites 
plumes  grises  dans  l'air  et  les  mères  elles- 
mêmes  avec  leurs  cris  nous  signalaient  la 
place  des  couvées.  Elle  apprit  à  grimper  aux 
branches;  quelquefois  elle  m'apportait  des 
œufs  frais  au  goût  sauvage.  Nous  mettions 
rôtir  les  petits  à  des  feux  de  bois  que  j'al- 
lumais en  battant  le  silex.  L'eau  de  la  source 
près  de  la  mare  ensuite  nous  désaltérait. 
Il  nous  vint  de  petites  industries  :  je  tail- 


i 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       121 

lâi  au  couteau  des  disques;  ils  nous  servirent 
d'assiettes.  A  la  pointe  de  la  lame,  j'avais 
gravé  des  formes  de  bêtes  sur  le  houx  noueux 
que  je  brandissais  comme  un  sceptre.  J'avais 
aussi  creusé  une  racine  de  buis  :  elle  prit  le 
dessin  d'une  pipe.  J'y  fumais  des  feuilles 
sèches  de  châtaignier.  Iule  de  son  côté  tres- 
sait des  nattes  qui  recouvrirent  le  toit  et  ar- 
rêtaient la  pluie.  Avec  des  ronces  pelées  elle 
façonna  des  corbeilles  pour  ses  cueillettes. 

Il  nous  arrivait  de  marcher  pendant  des  jours 
entiers^,  poussant  devant  nous  à  l'aventure  et 
cassant  des  branches  aux  taillis  pour  retrou- 
ver notre  chemin.  Quand  le  soir  tombait,  Iule 
étendait  une  couche  de  fougères  et  puis  au 
matin  nous  nous  remettions  en  marche  :  il 
nous  semblait  découvrir  le  monde.  Des  es- 
sences nouvelles  nous  furent  révélées  ;  des 
arbres  se  pommelaient  de  fruits  inconnus 
au  jus  vert  délicieux.  Nous  laissions  fondre 
lentement  sur  la  langue  le  suc  rose  des  pre- 
mières fraises.  A  chaque  trouvaille,  elle  avait 
son  cri.  Ouah  !  Ouah  !  Nous  étions  les  jeunes 
rois  de  la  silve;  il  nous  paraissait  que  jamais 


132       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

nous  n'aurions  fini  d'en  faire  le  tour.  Ainsil 
nous  allions,  portant  sagement  nos  soulieri 
sur  le  dos  pour  en  ménager  les  semelles.  Ài 
retour,  la  petite  maison  verte  vivant  au  soJ 
leil  sa   vie  frémissante   de  claires   feuilles! 
nous  causait  une  joie.  Oui,  c'était  un  gran 
bonheur  pour  deux  rebuts  d'humanité  commi 
nous,  n'avoir  point  de  maîtres  et  vivre  libre- 
ment au  cœur- de  la  nature. 

Un  jour,  rentrant  d'avoir  fait  ma  chasse  aux| 
nids,  je  cherchai  en  vain  Iule.  Le  midi  lourd 
brûlait.  Je  pensai  qu'elle  avait  pris  le  chemin 
frais  de  la  mare.  Et,  comme  à  mon  tour  je 
m'approchais,  je  l'aperçus  se  baignant  der- 
rière les  feuillages.  Autrefois,  avec  de  l'eau 
jusqu'au-dessus  des  genoux,  nous  étions  en- 
trés dans  cette  grande  flaque  verte  :  je  n'avais 
point  encore  ressenti  la  peur  de  son  corps.  Et 
à  présent  elle  était  là  dans  sa  nudité,  comme 
une  petite  Eve.  Sa  chair  claire  avait  la  beauté 
d'une  fleur  de  vie  dans  le  paysage  innocent. 
Elle  puisait  l'eau  au  creux  de  ses  mains  et  la 
laissait  ruisseler  entre  les  pointes  de  sa  gorge  ; 
ou  bien  elle  plongeait  sous  les  lentilles  qui 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       123 


duvetaient  la  mare,  demeurait  tout  un  temps 
perdue  au  frisson  froid  du  bain. 

Dans  Tardent  silence,  le  feuillage  s'agita  : 
elle  leva  la  tête,  poussa  un  cri  et  moi  déjà 
j'avais  fui.  Avec  le  mystère  de  sa  vie  dans  les 
yeux,  je  m'enfonçai  sous  bois.  Si  elle  m'avait 
appelé,  je  ne  serais  pas  revenu  :  j'étais  malade 
d'une  peine  très  douce  et  farouche,  comme  si 
moi-même  devant  elle  j'avais  été  tout  à  coup 
nu.  J'aurais  voulu  vivre  longtemps  seul  au 
plus  profond  de  l'ombre,  regardant  bouger  tou- 
jours la  petite  tache  lumineuse  qu'elle  faisait 
dans  l'eau.  Je  ne  l'aimais  ni  ne  la  détestais  ; 
mais  maintenant  je  savais  qu'une  chose  en 
moi  m'était  encore  inconnue,  une  chose  ter- 
rible et  délicieuse  qui  demandait  à  vivre  du 
reste  de  ma  vie.  L'être  nubile  et  originel  tres- 
saillit de  se  désirer  avant  de  désirer  la  sub- 
stance complémentaire.  Je  me  roulai  sur  le 
sol,  je  mordis  la  terre  ;  à  la  douleur  de  la  bles- 
sure, je  me  sentis  devenir  un  homme.  Et 
comme  j'étais  là,  me  déchirant  avec  mes  mains , 
tout  à  coup  le  vieil  almanach,  la  leçon  du  bon 
maître  roula.  Je  le  portais  toujours  sur  moi. 


124       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

comme  une  petite  relique,  comme  un  talis-- 
man  ;  il  battait  près  de  mon  cœur  ;  je  n'avaiî 
passé  aucun  jour  sans  épeler  ses  fables  naïvesj 
0  monsieur  Jean  !  monsieur  Jean  ! 

Il  y  avait  une  histoire  surtout,  un  vieil 
homme  vivant  dans  un  désert,  parmi  les  pierj 
res  et  les  bêtes  malfaisantes.  Il  était  venu  ei 
ces  lieux  redoutés  à  l'âge  trouble  du  sang.  1] 
avait  tué,  il  avait  volé,  il  avait  fait  le  mal  d( 
toutes  les  manières.  La  bonne  conscienc( 
tardive  enfin  avait  paru  et  alors  le  désert  s'étai| 
changé  en  un  jardin  d'abondance  et  de  joiel 
Les  pierres,  arrosées  de  ses  larmes  repentanj 
tes,  avaient  fleuri  :  les  tigres  et  les  liom 
furent  d'innocentes  ouailles  ;  et  parce  qu( 
lui-même  était  revenu  à  la  bonté,  toutes 
choses  autour  de  lui  devinrent  bonnes  à  soi 
image.  Je  l'avais  lu  cent  fois,  cet  aimable' 
conte,  et  il  me  semblait  toujours  nouveau, 
avec  un  sens  parabolique  et  universel.  Un 
petit  pauvre  contemplatif  entend  la  chanson 
des  oiseaux  et  il  saisit  les  rapports  secrets 
des  choses  :  il  est  plus  près  de  la  nature  et 
de  lui-même.  Le  doux  maître  m'avait  dit  : 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       125 

P  —  Ne  cesse  pas  de  réfléchir  à  cette  histoire  du 
méchant  homme  au  désert.  Penses-y  surtout 
quand  tu  seras  sur  le  point  de  manquer  à  ta 
conscience.  Tu  verras  qu'elle  s'applique  à 
tous  les  hommes  et  il  ne  faut  que  de  la  bonne 
volonté  pour  changer  les  cailloux  en  froment 
et  les  pires  animaux  en  douces  brebis.  Un 
petit  livre  comme  celui-là  contient  tout  le  sa- 
voir humain  :  mais  le  meilleur  savoir  est  en- 
core celui  qui  nous  vient  de  regarder  au  fond 
de  nous. 

Oui,  un  simple  cordonnier  de  hameau,  avec 
ses  lunettes  sur  le  nez,  ainsi  me  dit  la  vraie 
parole.  Et  à  présent,  l'écoutant  dans  ma  vie, 
je  savais  que  moi  aussi  j'étais  un  homme  vi- 
vant au  désert  parmi  les  bêtes  sauvages. 

Cette  nuit  et  les  nuits  qui  suivirent^  je  pris 
sa  tête  dans  mes  bras,  comme  elle  aimait  s'en- 
dormir ;  et  ensuite  doucement,  quand  le  som- 
meil était  venu,  je  la  couchais  sur  les  fougè- 
res et  j'allais  dormir  dans  le  bois.  Il  y  avait  là 
pour  moi  un  acre  plaisir  comme  si,  en  fai- 
sant cela,  j'étais  un  homme  qui  déjà  tient  au 
creux  de  sa  main  ses  puissances  de  volonté. 


126       AU  CŒUR  FRIIS  DE  LA  FORÊT 

Si  le  vieux  au  désert  ne  les  avait  pas  eues,  ij 
n'eût  pas  changé  les  tigres  en  brebis.  Maiï 
la  dixième  nuit,  le  tonnerre  gronda,  l'horreui 
fut  sur  la  forêt  et  Iule  me  dit  : 

—  Vois  un  peu,  si  maintenant  j'étais  tuéej 
qu'est-ce  que  tu  deviendrais? 

Elle  aurait  pu  dire  tout  aussi  bien  le  con] 
traire  et  alors  elle  n'aurait  songé  qu'à  sa  pr( 
pre  vie;  mais  avec  son  cœur  tendre,  elle  prij 
la  mort  pour  elle  et  me  vit  à  jamais  malhei 
reux.  Ce  fut  une  si  douce  chose  de  l'entendH 
ainsi  me  parler.  Oui,  pensai-je,  cela  vaut  mieu] 
comme  elle  dit.  Qu'est-ce  que  je  deviendrais 
tout  seul  dans  la  forêt?  Mais  aussitôt  je  criai  : 

—  Ne  dis  pas  cela,  petite  Iule.  Vois,  je  me 
mets  au-dessus  de  toi,  je  te  cache  avec  mon 
corps.  Je  t'assure,  c'est  moi  qui  mourrai  le 
premier. 

Elle  s'endormit  et  moi  je  veillai  tendrement 
sur  cette  vie  qu'elle  m'avait  abandonnée  en 
pensée.  Elle  était  comme  une  petite  enfant 
craintive  entre  mes  mains  et  j'avais  oublié 
qu'elle  avait  été  nue  devant  mes  yeux.  Au 
matin,  tous  les  oiseaux  chantèrent. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       1^7 

Maintenant,  quand  le  vent  s'élevait,  nous 
montions  aux  arbres,  je  grimpais  aux  plus 
hautes  ramures.  Nous  aimions  nous  balancer 
au  roulis  des  cimes  :  il  nous  en  restait  la 
sensation  d'une  vie  d'écureuils  et  d'oiseaux 
mêlée  aux  forces  et  à  l'espace.  La  tourmente 
sous  nous  tournoyait  en  remous  verts.  Accro- 
chés étroitement  au  craquement  des  branches, 
nous  plongions  dans  le  vide,  de  la  hauteur 
d'un  ciel,  et  puis  de  nouveau  nous  volions, 
nous  étions  emportés  aux  courants.  Une  hor- 
reur délicieuse  nous  pinçait  les  nerfs.  Elle 
poussait  ses  ouah  sauvages  et  moi  je  riais, 
dans  une  folie  d'héroïsme.  Le  vent  nous 
•  secouait,  nous  jetait  l'un  vers  l'autre.  Quel- 
quefois je  guettais  le  passage  de  la  rafale,  je 
lâchais  prise  tout  à  coup,  je  me  lançais  les 
mains  en  avant  dans  l'énorme  vague  fu- 
rieuse :  elle  me  portait  jusqu'à  Iule.  Et  cette 
musique  de  la  tempête,  comme  là-bas  le  ron- 
flement des  eaux  sous  les  grands  ponts  de  fer, 
nous  charmait,  tous  deux  soudain  immobiles, 
archontes  aux  nervures  du  tronc,  un  peu 
épouvantés  tout  de  même. 


128  AU   CŒUR    FRAIS  DE    LA    FORÊT 


Il  nous  vint  l'idée  de  passer  là  nos  nuits 
Un  antique  hêtre,  d'une  sève  tourmentée,  s 
bifurquait  à  mi-hauteur,  comme  fendu  d'ui 
coup  de  hache.  Un  chôneau  tout  près  nous  ai" 
dait  à  nous  hisser  jusqu'au  fourchon.  Je  la 
tirais  par  les  poignets  et  d'une  petite  secousse 
des  reins  à  son  tour  elle  s'enlevait.  La  vaste 
nuit  onduleuse  de  la  forêt  faisait  sur  nous  sa 
rameur  :   nous  nous  endormions  dans  des 
clartés   d'étoiles,   bercés  de  souffles   légers, 
comme  sur  un  radeau.  Quelle  chose  profonde, 
montée  des  races,  nous  donna  le  goût  de  cette 
vie  ailée  où  à  la  fois  nous  goûtions  la  joie  de 
l'aventure  et  la  sécurité  dans  le  péril?  La 
substance  primaire  à  notre  insu  s'agitait  dans 
notre  sang  revenu  à  la  sauvagerie  delhomme 
des  bois. 

Nos  provisions  depuis  longtemps  s'étaient 
épuisées  :  nous  étions  forcés  constamment  de 
varier  nos  plans.  Il  n'y  eut  plus  d'œufs  dans 
les  nids  :  les  oisillons  avaient  pris  leur  vol. 
Pour  apaiser  notre  faim,  quelquefois,  après  des 
guets  infinis  au  bord  d'une  clairière,  j'abattais 
un  lapin,  d'une  pierre  sûrement  lancée.  Nous 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       129 

devions  marcher  pendant  des  heures  avant 
de  gagner  la  région  des  fraises  et  des  myr- 
tilles. Cependant  nous  étions  bien  plus  heu- 
reux que  chez  les  hommes.  Ils  nous  avaient 
été  secourahles  et  bons  ;  ils  m'avaient  appris 
la  vertu  du  pain  honnêtement  gagné;  nous 
avions  connu  sous  leur  toit  une  trêve  à  la  dure 
existence.  Et  voilà,  la  folle  sève  de  nature  avait 
été  plus  forte. 

Une  fois  je  reparlais  à  Iule  de  notre  an- 
cienne vie  au  camp  :  elle  se  mita  ronger  ses 
ongles  et  ensuite  aigrement  elle  regretta  la 
boucle  d'or.  Elle  jurait  comme  une  païenne, 
comme  à  la  ville  cette  Mama  quand  les  hom- 
^mes  l'avaient  mal  payée.  Petit  Vieux!  pensai- 
je,  il  vaut  mieux  désormais  garder  tes  idées 
pour  toi  seul.  Il  n'est  pas  bon  de  tout  dire  aux 
filles.  Cette  fois-là  donc,  comme  toutes  les  fois 
où  il  valait  mieux  pour  moi  être  seul,  j'al- 
lai fumer  ma  pipe  à  une  petite  distance  de  la 
hutte  comme  un  vieil  homme  ;  j'ouvris  le  vieil 
almanach  et  il  me  sembla  que  le  bonhomme 
Jean  était  là,  penché  sur  mon  épaule  et  fai- 
sant glisser  son  gros  doigt  noir  de  poils  le 


130       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

long  des  lignes.  C'ét'ait  très  doux,  un  peu 
émoussé  déjà  par  le  temps.  J'aurais  voulu  un 
soir  aller  frapper  à  sa  porte. 

Notre  vie  était  plutôt  une  vie  de  petites  bê- 
tes sauvages.  Nous  passions  des  heures  sans 
parler.  Il  m'était  poussé  des  cheveux  si  longs 
qu'ils  me  tombaient  en  crinière  dans  le  dos. 
Elle  torsait  les  siens  et  les  piquait  d'une  épine 
pour  les  maintenir  à  sa  nuque.  Elle  aimait 
s'attacher  des  pendeloques  de  petites  fraises 
aux  oreilles.  Elle  se  parait  aussi  de  feuillages  : 
ils  l'enveloppaient  comme  une  tunique.  Moi, 
sous  mes  bardes  fil  à  fil  effrangées,  j'avais 
la  maigreur  d'un  loup.  Nous  aurions  fait 
peur  aux  petits  riches  si  nous  avions  été 
ramenés  à  la  ville.  Mais  j'avais  un  couteau 
et  il  n'y  avait  personne  pour  nous  dire  que 
le  bois  après  tout  était  à  quelqu'un. 

D'anciens  petits  mendigots  comme  nous  ont 
une  autre  notion  de  la  vie  que  les  enfants  qui 
ont  été  à  l'école.  Il  nous  semblait  que  nous 
aurions  toujours  pu  vivre  comme  cela.  Ton 
père  peut-être,  Iule,  et  le  mien  avaient  fait 
comme  nous,  ou  bien  ils  étaient  morts  dans 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT        131 

un  pays  lointain,  marchant  devant  eux,  fa- 
rouches et  jibres.  Ou  bien  ils  avaient  fini  sur 
un  échafaud.  Qui  encore  aurait  pu  nous  dire 
de  quoi  toi  et  moi  étions  sortis?  Le  vent  là- 
dessus  était  muet  :  les  petites  essences  de 
la  forêt  poussent  à  la  lumière  et  ne  savent 
pas  non  plus  de  quel  arbre  elles  sont  tombées. 
Notre  confiance  dans  la  vie  était  courageuse 
et  ingénue.  Personne  ne  nous  l'avait  apprise 
que  la  force  même  de  la  vie  en  nous.  Je  sens 
bien  que  s'il  fallait  recommencer  le  monde, 
c'est  avec  de  la  graine  de  misère  comme  nous 
qu'on  le  recommencerait. 

Il  y  avait  dans  le  livre  une  figure  du  Zodia- 
que qui  étrangement  représentait  un  homme  à 
cheval,  appuyant  une  flèche  à  la  courbe  de. 
son  arc.  Jamais  nous  n'avions  vu  un  pareil 
homme  :  il  nous  eût  épouvantés  s'il  avait  ap- 
paru entre  les  arbres,  rué  comme  une  bête  aux 
pieds  cornés.  De  son  bras  musclé,  il  tendait 
l'arc,  cabré  en  arrière  :  il  faisait  ainsi  une 
chose  qu'à  la  ville  j'avais  vu  faire  à  ceux  qui, 
moyennant  un  petit  denier,  pouvaient  s'a- 
cheter un  arc  aux  boutiques.   La  forme  de 


152       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

l'arme  aussitôt  s'appropria  à  la  pensée  de  nos 
chasses.  Je  choisis  un  rameau  flexible  et  dur, 
et  en  ayant  pelé  l'écorce,  je  fixai  aux  deux 
bouts  une  corde  tressée  avec  les  fils  de  chan- 
vre que  j'avais  pris  au  tissu  du  sac.  Ensuite 
je  taillai  des  flèches;  et  maintenant  j'étais 
comme  cet  archer  terrible,  avec  le  destin  dans 
mes  mains.  Iule  poussa  sa  clameur  :  tout  le 
bois  retentit  de  ses  ouah  forcenés.  Elle  vou 
lut  porter  les  traits,  je  tenais  l'arc  dans  mes 
poings  :  et  nous  descendîmes  au  cœur  de 
forêt . 

Iule  dans  l'ombre  avait  des  yeux  effrayants  : 
elle  marchait  près  de  moi  à  la  pointe  des  or 
teils  avec  un  rire  bas.  Nos  oreilles  étaient  sub 
tiles  et  recueillaient  les  moindres  rumeurs 
Tout  à  coup  elle  fit  un  signe  :  un  écureuil 
accroupi  sur  une  branche,  croquait  des  pom-j 
mes  de  pin.  Je  bandai  l'arc;  la  minute  fut 
anxieuse  ;  et  enfin  la  flèche  partait,  culbutait 
le  gentil  animal  qui  un  instant  essayait  de  se 
raccrocher  aux  rameaux  et  puis  s'abattait,  la 
pointe  droit  au  gésier. 

Iule  eut  son  cri  sauvage.  La  petite  agonie  à 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       133 

nos  pieds  se  crispait  dans  un  battement  de  la 
belle  queue  rouge.  Elle  le  crut  mort,  mais 
comme  elle  avançait  la  main,  d'un  spasme 
dernier  l'écureuil  lui  mordit  le  doigt.  Et  ensuite 
la  vie  s'en  alla.  Moi  qui  par  ma  volonté  avais 
tué  cette  bête,  je  ne  prenais  pas  attention  à  la 
colère  de  Iule  :  je  demeurais  penché  sur  cette 
petite  chose  qui  fut  la  vie  et  avait  joué  dans 
les  arbres.  Mais  elle  dansait  à  l'entour,  cher- 
chant à  lui  écraser  la  tête  avec  ses  talons. 
Je  lui  dis  : 

—  Pourquoi  fais-tu  du  mal  à  cette  bête  puis- 
qu'elle est  morte? 

Les  dents  à  peine  étaient  entrées  dans  sa 
chair  et  cependant  elle  criait  comme  si  elle 
aussi  allait  mourir.  Je  retirai  la  flèche  et  ce 
jour-là  avec  l'arc  je  tuai  encore  deux  oiseaux. 
Nous  fûmes  assurés  ainsi  de  ne  jamais  man- 
quer de  nourriture.  Iule  cessa  de  se  lamen- 
ter ;  elle  portait  fièrement  le  trophée  comme 
la  femme  d'un  chef  de  tribu  guerrière  après 
un  combat. 

—  Si  seulement,  dit-elle,  tu  avais  une  cas- 
quette avec  un  cordon  d'argent  comme  les 

i  •      8 


134       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

hommes  du  tram  à  la  ville,  il  n'y  aurait  per- 
sonne de  plus  beau  que  toi. 

Elle  me  parlait  comme  à  un  héros  ;  mon 
sang  courait  joyeusement. 

Je  pris  goût  au  carnage  ;  je  devins  le  petit 
tueur  des  bois.  Quelquefois  aussi,  en  jetant  le 
couteau,  je  pouvais  abattre  un  rat  ou  un  la- 
pin. Je  m'étais  fait  longtemps  la  main  en 
m'exerçant  sur  les  arbres.  A  la  fin  je  trouvai 
la  bonne  manière  :  je  tenais  le  manche  dans 
ma  paume  et  d'un  coup  de  bras  je  lançais 
le  couteau  :  la  lame  entrait  profondément. 
Nous  mettions  ensuite  sécher  les  peaux  sur 
les  branches.  C'était  une  idée  qui  nous  était 
venue  en  pensant  à  l'hiver.  Et  un  jour  elle 
me  dit  : 

—  Vois  cependant,  si  tu  pouvais  tuer  une 
des  grandes  bêtes  qui  descendent  boire  à  la 
mare,  je  t'en  ferais  un  bel  habit  de  peau 
comme  on  en  voit  là-bas  chez  les  marchands. 

Mais  celles-là  étaient  pour  moi  comme  les 
hôtes  sacrés  de  la*  forêt.  Chaque  fois  que  de 
loin  je  les  voyais  s'élancer  par  petits  bonds 
gracieux,  j'éprouvais  la  sensation  religieuse 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       135 

d'une  vie  associée  au  mystère  des  solitudes. 
Après  tant  de  temps,  je  ne  puis  encore  expri- 
mer cela.  Ils  vivaient  en  troupeau  avec  des 
femelles  aux  yeux  de  vie  profonde,  avec  d'ai- 
mables faons  joueurs.  Et  Iule  avec  son  rire 
dangereux,  à  voix  basse  toujours  me  reparlait 
de  leur  fourrure. 

Je  m'étais  taillé  une  nouvelle  pipe  dans 
un  nœud  de  merisier.  Je  l'emportais  avec  moi 
dans  mes  chasses.  Je  fumais  là  dedans  des 
feuilles  séchées,  j'en  savourais  le  goût  d'a- 
madou. A  la  ville,  de  puants  déchets  de  tabac 
faisaient  les  délices  des  petits  miséreux.  C'é- 
tait pour  moi  une  joie  de  tirer  de  grosses 
bouffées,  assis  au  pied  d'un  arbre  comme  un 
vrai  chasseur.  J'usais  le  temps  du  guet  à  des- 
siner, à  la  pointe  du  couteau,  des  figures  sur 
mon  arc.  Cela  aussi,  les  premiers  hommes 
l'avaient  fait  comme  moi.  Un  hérisson,  aux 
heures  fraîches,  doucement  passait,  comme 
un  léger  esprit  de  la  terre.  Il  y  avait  beau- 
coup de  pies  et  de  geais.  Les  petites  corneilles 
étaient  tendres  à  manger.  Je  tuai  une  fois  un 
coq  des  bois  :  jamais  nous  n'avions  fait  pareil 


136       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

festin  et  elle  garda  les  plumes  qu'elle  porta 
sur  sa  tête. 

Iule  quelquefois  allait  seule  dans  le  bois. 
Je  la  suivis,  je  la  vis  se  mirer  dans  la  mare. 
Appuyée  sur  les  poings,  elle  avançait  son  buste 
par-dessus  l'eau  et  avec  ses  lèvres  tâcliait  de 
baiser  son  image.  Elle  m'entendit  rire,  bondit 
vers  moi  et  elle  avait  des  yeux  de  fièvre. 

—  Sens  comme  mon  cœur  bat,  fit-elle. 

Elle  avait  pris  ma  main  et  l'appuyait  entre 
ses  petits  seins.  Je  ne  savais  pas  ce  qu'elle 
voulait  dire.  Et  tout  à  coup,  sous  la  chaleur  de 
mes  doigts,  elle  se  mit  à  trembler  :  la  nature 
tourmentait  son  jeune  sang  sauvage. 

En  luttant,  nous  roulions  sur  la  mousse  et 
elle  me  mordait  le  cou.  Il  m'arrivait  alors  de 
la  serrer  un  peu  trop  rudement  :  elle  fuyait 
aux  taillis  d'un  cri  blessé.  Un  jour  je  l'ap- 
pelai vainement  :  elle  ne  rentra  pas  à  la  hutte. 
Elle  aimait  rouler  sa  tête  dans  ma  poitrine 
et  ^écouter  longuement  battre  ma  vie.  C'était 
pour  nous  un  si  profond  mystère,  la  petite 
source  qui  goutte  à  goutte  stillait  avec  son 
bruit  d'éternité. 


I 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       137 

Nous  ne  savions  plus  depuis  combien  de 
temps  nous  avions  quitté  les  hommes.  Nous 
avions  à  présent  d'autres  visages  et  d'autres 
gestes.  Nous  recommencions  l'humanité  selon 
nos  humbles  forces.  Notre  vie  était  violente 
et  contemplative.  Je  connus  les  heures  du 
jour  où  la  sève  travaillait  :  c'était  le  temps 
du  déclin  solaire.  Alors  les  odeurs  montaient; 
la  terre  tressaillait  ;  tous  les  arbres  palpitaient 
comme  des  cœurs  gonflés,  et  au  matin  il  ve- 
nait des  pousses  nouvelles. 

Je  vis  croître  le  rameau  et  monter  l'herbe. 
Le  vieil  almanach  m'annonça  les  lunes  et  les 
saisons  ;  il  m'initia  aux  pronostics  qui  aver- 
tissent l'homme  de  la  nature.  J'étais  le  petit 
solitaire  attentif  et  émerveillé  qui  écoute 
chanter  les  oiseaux.  J'appris,  à  imiter  en  sif- 
flant leur  chant;  et  avec  les  jours  d'autres  oi- 
seaux arrivaient  avec  d'autres  voix  inconnues. 

Iule  près  de  moi  m'écoutait:  elle  trouvait 
mes  sons  bien  plus  beaux  que  leur  chanson. 
Et  je  n'avais  point  encore  taillé  les  pipeaux 
où  plus  tard  je  devins  un  musicien  habile.  Elle 
me  disait: 

8. 


138       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

—  Chante  comme  celui  qui  fait  fouit  fouit 
ou  comme  celui-là  qui  fait  di  di  di. 

Nous  leur  donnions  des  noms  naïfs  qui 
correspondaient  à  leur  chant. 

Il  nous  vint  des  sensations  subtiles.  Nous 
ouvrions  nos  bras  au  vent;  il  fut  comme  une 
chose  amie  que  nous  pressions  amoureuse- 
ment contre  nous.  J'ignorais  pourquoi  si  ten- 
drement j'étreignais  les  arbres.  Je  croyais 
respirer  tout  le  ciel  en  aspirant  fortement 
l'air.  Et  à  terre  avec  nos  mains  nous  tâchions 
de  saisir  l'or  mobile  des  clartés  :  elles  étaient 
pareilles  à  de  grands  lézards  vermeils,  aux 
bêtes  rapides  et  furtives  qui  glissaient  sous 
bois.  Quelquefois  Iule  défaisait  ses  cheveux 
couleur  de  lin  roui  ;  à  pleins  poings  elle  les 
tordait  au  soleil  et  disait  : 

—  Vois,  n'est-ce  pas  du  soleil  que  je  tords 
avec  mes  cheveux  ? 

J'aimais  tant  regarder  la  vie  verte  de  l'om- 
bre sur  sa  peau  quand  elle  dansait,  tenant  son 
bout  de  jupe  dans  ses  doigts.  C'était  une  fille 
déjà  rusée  et  lascive  qui  semblait  connaître 
son  empire.  Sa  jupe  se  levait  toujours  plus 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       139 


haut  et  elle  avait  un  rire  muet.  Moi  aussi  je 
riais,  d'un  autre  rire,  car  je  me  souvenais 
qu'elle  avait  été  nue  dans  la  mare.  Je  croyais 
qu'elle  avait  une  idée  qu'elle  ne  me  disait  pas. 

Un  jour,  assis  près  de  la  maison,  je  lisais 
dans  le  livre.  Le  chemin  craqua  sous  ses  pas, 
je  levai  les  yeux;  elle  était  là  devant  moi, 
tournant  en  rond,  sa  jupe  dans  ses  mains,  avec 
desgrâces  maniérées.  Qui  donc  lui  avaitappris 
cela?  A  travers  ses  paupières  plissées,  elle  me 
jetait  un  regard  pointu. 

—  Vois  un  peu  comme  je  danse,  fit-elle. 

Je  pensai  à  une  autre  petite  qui,  dans  un 
fauhourg  de  la  ville,  une  fois  dansait  au  son 
d'une  clarinette  et  d'un  tambour.  Celle-là 
aussi  avait  une  belle  robe,  oh!  une  robe  très 
courte,  plutôt  une  jupe  de  vieille  gaze  sale  et 
défraîchie,  mais  passequillée  de  fils  d'or.  Tan- 
dis qu'elle  pivotait  sur  ses  escarpins  éculés 
avec  son  maillot  d'un  rouge  violet,  sa  noire 
petite  main  crispée  prenait  à  sa  bouche  des 
baisers  qu'elle  jetait  à  l'assistance,  des  gens 
du  peuple,  de  grands  et  de  petits  voyous  comme 
moi.  Je  n'oublierai  jamais  l'émerveillement  que 


140       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

me  laissa   cette   pitoyable  marionnette   hu- 
maine. Je  dis  à  Iule  : 

—  Ily  avait  une  fois  une  petite  fille  qui  dan- 
sait. Je  n'en  avais  pas  encore  vue  de  plus  belle. 

J'éprouvais  un  singulier  plaisir  à  lui  parler 
ainsi.  Iule  s'arrêta  tout  à  coup  de  tourner  ;  elle 
vint  sur  moi,  ses  poings  levés,  et  me  de- 
manda si  j'avais  aussi  aimé  celle-là.  Moi  alors, 
par  défi  à  cause  de  la  colère  de  ses  yeux,  je  dis 
en  riant  que  je  serais  volontiers  venu  à  la  foret 
avec  elle.  Je  m'amusais  de  sa  peine  jalouse 
par  un  sentiment  d'indépendance,  exprimant 
ainsi  qu'après  tout  j'étais  maître  de  suivre 
mon  goût.  Aussitôt  elle  tira  ses  cheveux  et 
cria  que  si  jamais  j'amenais  une  autre  fille  au 
bois,  elle  la  tuerait. 

—  Oui,  voilà  je  l'écraserai  à  coupsde  talons. 
Je  lui  arracherai  le  cœur  avec  les  dents. 

Ensuite  elle  se  jeta  à  mon  cou  et  mainte- 
nant elle  pleurait,  d'un  petit  cœur  farouche 
et  tendre. 

—  Non,  vois-tu,  il  ne  faut  pas  faire  cela. 
Dis,  Petit  Vieux,  ferais-tu  vraiment  cela  un 
jour?  Je  t'assure,  moi  aussi  tu  me  tuerais. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       141 

1^  J'éprouvai  une  fierté  mauvaise  qu'elle  fût  à 
moi  soudain  si  humblement  comme  une 
proie,  comme  une  petite  bete  à  bec  et  à  on- 
gles que  ma  valeur  eût  domptée.  Je  me  sen- 
tis le  maître  de  sa  vie.  Je  n'aurais  eu  qu'à  la 
prendre  sous  les  aisselles  et  à  la  jeter  sur 
l'herbe. 

Un  feu  me  mangea  les  entrailles  ;  je  la  regar- 
dai si  furieusement  qu'elle  prit  peur  et  s'écria  : 

—  Petit  Vieux  !  comme  tu  as  l'air  ter- 
rible I 

Est-ce  qu'elle  tremblait  véritablement?  Elle 
cacha  sa  tête  dans  ses  mains  et  me  dit  genti- 
ment : 

—  Fais  de  moi  ce  que  tu  voudras. 

Et  moi,  la  voyant  douce  et  soumise,  je 
haussai  les  épaules  sans  lui  répondre  comme 
si  à  présent  je  ne  savais  plus  ce  qu'elle  me 
voulait.  Je  tirai  mon  almanach;  j'épelai,  avec 
mon  doigt  sur  les  lettres,  la  parabole  du  vieil 
homme  au  désert.  J'étais  heureux  d'une  joie 
triste,  sentant  sa  petite  main  à  mon  épaule 
tandis  que  je  lisais.  Chaque  fois  que  j'ouvrais 
les  pages,  il  me  venait  la  sensation  que  le  li- 


142       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 


vre  aussi  était  une  force  comme  le  vent  et  1< 
tonnerre,  mais  une  force  bienfaisante.  Quelqui 
chose  de  Lon  et  de  divin  en  émanait  comni 
lorsque,  à  l'école  du  bon  maître,  je  croyai 
voir  Dieu  se  lever  du  geste  dont  il  faisai 
•tourner  la  boule  devant  la  chandelle  en  nous 
disant  :  Ceci  est  la  terre  et  cela  le  soleil.  Je 
ne  songeais  pas  à  me  demander  par  quel  mi- 
racle les  idées  étaient  descendues  se  figer  là 
en   lettres.  J'aurais  été  bien  étonné  si  quel- 
qu'an  m'avait  parlé  de  l'homme  qui  avec  une 
petite  pince  les  prenait  dans  un  casier  et  les 
mettait  l'une  à  la  suite  de  l'autre  comme  les 
pièces    d'un  jeu   de   patience.   Peut-être   en 
moi  j'avais  un  peu  le  sentiment  que  c'était 
là  une  chose  de  vie  naturelle  comme  il  nous 
vient  des  ongles  aux  doigts  et  des  poils  à 
la  peau. 

La  foret  fut  rouge  :  il  passa  un  froid  à  tra- 
vers les  arbres  éclaircis.  Iule  ne  descendait 
plus  au  cœur  de  la  forêt  avec  moi.  Je  partais 
seul  en  chasse,  tuant  çà  et  là  un  écureuil  à 
coups  de  flèches.  Je  rentrais  mouillé,  ma  chair 
mi-nue  toute  froide  sous  mes  haillons.  Même 


AU   CŒUll    FRAIS    DE    LA    FORÊT  143    4 


aux  jours  de  soleil;  l'ombre  restait  humide. 
Alors  elle  imagina  de  coudre  ensemble  les 
peaux  de  bêtes  qu'à  mesure  nous  mettions 
sécher  sur  des  branches.  Avec  la  pointe  du 
couteau  je  les  perçais  de  petits  trous;  elle 
y  passait  des  cordes  enlevées  à  la  trame  du 
sac  et  qu'elle  tressait  solidement.  Nous  ne 
cessâmes  pas  de  rire  la  première  fois  que 
nous  endossâmes  cet  étrange  vêtement.  Nous 
nous  apparaissions  à  nous-mêmes  comme  des 
bêtes  sorties  du  hallier  et  à  présent,  sous  la 
chaude  pelisse  sauvage,  nous  ne  redoutions 
plus  ni  le  froid  ni  la  pluie. 

Patiemment  je  me  mis  à  tailler  dans  de 
grosses  branches  des  sabots  pour  Iule;  nous 
en  avions  porté  de  pareils  au  hameau.  Mais 
tandis  que  j'achevais  de  creuser  le  second  des 
sabots,  la  lame  de  mon  couteau  s'épointa  : 
j'aurais  préféré  me  couper  un  doigt.  Toute  no- 
tre vie  était  dans  ce  couteau  :  il  était  l'outil 
essentiel  sans  lequel  je  n'aurais  pu  ni  re- 
construire la  hutte  ni  me  refaire  un  arc.  Et, 
avec  la  lame  éclatée  entre  mes  doigts,  j'étais 
là  tout  pâle,  songeant  à  ce  qu'il  adviendrait 


144  AU    CŒUR  FRAIS   DE   LA    FORÊT 


de  nous  si  une  nouvelle  ébréchure  devait  l'en-^ 
tamer.  Je  ne  m'en  servis  plus  qu'avec  une 
prudence  extrême. 

Etant  descendus  ce  jour-là  vers  la  mare, 
nous  perçûmes  un  bruit  qui  ne  nous  était  pas 
encore  connu.  Des  coups  sonores  à  intervalles 
réguliers  battaient  dans  le  grand  silence  de 
la  forêt.  Iule  me  dit  : 

—  C'est  comme  quand  je  mets  ma  tête  sur 
ta  poitrine  et  que  j'entends  battre  ton  cœur 

Le  cœur  de  la  forêt  aussi  semblait  bondir 
dans  ces  secousses  profondes.  C'était  ef 
frayant  et  lointain  comme  si,  à  une  grand 
distance,  des  hommes  se  battaient  avec  la 
forêt.  Dans  l'air  humide  et  lourd,  le  son  s'é- 
moussait  et  par  moment  semblait  monter  de 
dessous  la  terre.  Il  ne  se  prolongeait  pas,  il 
était  étouffé  comme  les  pulsations  d'un  cœur 
sous  un  drap  épais  et  cependant  il  était 
terrible. 

Il  nous  remplit  d'effroi  ;  nous  ne  pouvions 
douter  que  des  hommes  étaient  venus  dans  la 
forêt  et  faisaient  là  une  chose  mystérieuse  et 
redoutable.  Les  coups  durèrent  jusqu'à  la 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       145 

nuit  et  ensuite  ils  recommencèrent  dans  le 
matin  brumeux.  Il  nous  paraissait  que  tout 
le  bois  tremblait.  Je  dis  à  Iule  : 

—  S'ils  viennent  pour  nous  prendre,  j^ai  mon 
couteau. 

Pourtant  c'était  là  plutôt  une  bravoure  af- 
fectée. Maintenant  que  l'homme  encore  une 
fois  se  rapprochait  de  nous,  d'autant  plus 
dangereux  qu'il  nous  restait  caché,  j'avais 
moins  confiance.  Iule,  elle,  dans  son  simple 
courage,  fut  admirable. 

—  Tu  les  tueras  avec  ton  couteau,  me  dit-elle 
farouchement,  et  moi  je  tirerai  des  flèches.  Et 
puis  avec  mes  pieds  nus  je  danserai  sur  leur 
cœur  comme  après  que  l'écureuil  m'a  mordue. 

Elle  parlait  comme  une  vraie  guerrière, 
comme  une  fille  des  tribus  sauvages.  Nous 
descendîmes  ensemble  dans  la  forêt  ;  j'allais 
devant,  tenant  mon  couteau  dans  mes  mains  ; 
elle  me  suivait,  portant  l'arc.  Les  coups  dans 
le  jour  pluvieux  s'étaient  assourdis  :  parfois 
nous  cessions  tout  à  fait  de  les  entendre  ;  et 
ils  étaient  très  loin,  de  l'autre  côté  de  la  foret. 
Nous  cherchions  vainement  à  nous  orienter 

9 


146       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

quand  ils  reprenaient.  Xous  marchions  avec 
une  grande  prudence  comme  si  à  présent  c'é- 
tait nous  le  gibier. 

Un  jour  de  l'autre  année,  allant  à  petit  pas, 
nous  avions  découvert  le  campement  :  il  y 
avait  derrière  les  paillotes  des  hommes  ve- 
lus et  qui  se  mouvaient  avec  des  rythmes  sub- 
tils qu'avant  ce  temps  nous  avions  ignorés. 
Ceux-là  après  tout  étaient  des  êtres  bienveil- 
lants sous  leurs  grands  visages  muets.  Et  nous 
nous  demandions  quel  autre  ouvrier  inconnu 
si  furieusement  faisait  gémir  le  cœur  de  la 
forêt.  Tout  à  coup  Iule  eut  des  yeux  pâles 
dans  l'ombre  du  taillis  : 

—  Dis,  Petit  Vieux.  Si  ce  n'étaient  pas  des 
hommes?  Si  c'était  une  bête  comme  celle  qui 
une  fois  est  passée  dans  la  rue  et  qui  était  haute 
comme  une  maison  ? 

Elle  m'avait  parlé  souvent  d'une  bête  qu'on 
menait  jouer  comme  un  acteur  dans  un  cir- 
que. Je  crois  bien  que  c'était  un  éléphant; 
mais  alors  ni  elle  ni  moi  n'en  connaissions 
encore  le  nom.  L'idée  qu'un  animal  aussi  ter- 
rible  vécût  dans  la  "forêt  nous  fit,  ce  soir-là, 


j 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       147 

déserter  la  hutte:  nous  grimpâmes  au  hêtre 
et  nous  tenant  enlacés  au  chaud  de  nos  peaux 
d'écureuils,  nous  dormîmes  dans  l'ahri  où  nos 
nuits  avaient  été  si  souvent  bercées  au  vent  de 
Tété. 

A  Taube,  la  forêt  de  nouveau  tressaillit,  et 
maintenant  il  semblait  que  les  coups  s'étaient 
rapprochés.  Notre  vie  resta  troublée  de  la 
crainte  d'un  ennemi  secret  qui  toujours  sûre- 
ment avançait  et  attaquait  le  bois  par  tous  les 
côtés.  Vers  le  midi  du  jour,  les  profondeurs 
mugirent;  l'air  fut  déchiré  d'un  fracas  hor- 
rible après  lequel  il  régna  un  grand  silence; 
et  à  présent  je  ne  croyais  plus  que  c'était  une 
bête  qui  fit  un  tel  bruit. 

—  Je  t'assure,  Iule,  ce  sont  bien  les  hom- 
mes et  ils  abattent  la  forêt.  Quand  la  grosse 
branche  une  nuit  est  tombée,  c'était  aussi 
comme  un  coup  de  tonnerre. 

Elle  me  regarda  en  riant  : 

—  Oh!  fit-elle,  il  y  a  peut-être  parmi  eux 
des  garçons  comme  toi.  Petit  Vieux. 

Pourquoi  me  dit-elle  cela  ainsi?  Ses  narines 
battaient.  Elle  ne  parlait  plus  de  danser  sur 


148      AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

leur  cœur  avec  ses  talons  nus.  J'aurais  voulu 
lui  mordre  le  cou.  Je  dis  : 

—  S'il  y  a  là  un  garçon  comme  moi... 

Et  voilà,  je  demeurai  muet  ensuite,  avec 
une  chose  en  moi  que  je  n'aurais  pu  exprimer  ; 
et  peut-être  aussi  Iule  avait  pensé  à  cette 
chose. 

Le  lendemain  elle  me  dit  tranquillement  : 

—  Xous  irons  devant  nous  tant  que  nous 
aurons  vu. 

Elle  a  raison,  songeais-je  ;  tu  sauras  alors  ce 
qu'il  te  reste  à  faire.  Nous  étions  venus  avec 
l'arc  et  le  couteau  dans  les  mains  :  cependant 
si  dans  ce  moment  une  forme  humaine  avait 
apparu,  j'aurais  jeté  mon  couteau  à  terre. 

Nous  marchâmes  longtemps  :  les  coups  re- 
tentirent plus  distinctement  et  à  chaque  coup 
la  forêt  gémissait.  Nous  étions  légers,  con- 
fiants ;  nous  chantions,  nous  tenant  par  la 
main.  Mais  un  coq  des  bois,  au  plumage  de 
cuivre  et  de  feu,  avec  un  cri  bruyamment  s'é- 
leva d'un  fourré.  Je  tirai  une  flèche;  elle  s'é- 
gara, et  presque  aussitôt  un  lapin  piqua  dans 
sa  rabouillère.  Nous  oubliâmes  les  hommes. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       149 

Le  souffle  court,  nous  guettions  si  le  lapin 
n'allait  pas  sortir  par  un  autre  passage  à  une 
petite  distance.  Il  ne  vint  qu'un  écureuil  qui 
pour  nous  regarder  s'avança  jusqu'au  bout 
d'une  branche.  Encore  une  fois  je  brandis 
l'arc  et  visai.  La  bestiole  rusée  tournait  au- 
tourdu  tronc  et  moi  aussi,  avec  mon  arc  tendu, 
je  me  mis  à  tourner,  attendant  le  moment. 
Enfin  la  flèche  partit,  l'écureuil  roula.  Dans 
notre  joie,  nous  dansâmes  autour  de  sa  mort. 
Avec  nos  peaux  de  bête,  nous  avions  l'air 
vraiment  terrible;  elle  poussait  ses  ouah  ouah; 
mes  cris  faisaient  envoler  les  oiseaux.  Notre 
folie  remua  tout  le  bois.  Il  nous  parut  que  des 
voix  au  loin  répondaient  à  nos  clameurs. 

—  Crois-moi,  dit-elle,  c'est  par  là  qu'il  faut 
aller. 

Elle  me  montrait  l'occident. 

Nous  écoutâmes  :  les  voix  s'étaient  tues  et 
encore  une  fois  le  cœur  des  arbres  sonnait 
sous  les  coups. 

Il  y  avait  des  mois  que  nous  vivions  dans 
la  solitude  de  cette  forêt;  je  ne  savais  plus 
comment   était  fait  le  visage  d'un  homme. 


150       AU  CŒUR  FUAIS  DE  LA  FORÊT 

Mes  yeux  regardaient  ardemment  devant  moi. 
Nos  sabots  dans  les  mains,  nous  courûmes 
dans  la  direction  des  voix.  J'avais  mis  le  pe- 
tit corps  tiède  de  l'écureuil  sous  un  lit  de 
feuilles  ;  j'avais  planté  une  branche  à  côté  afin 
de  reconnaître  l'endroit  quand  nous  revien- 
drions pour  le  reprendre.  Et  maintenant  une 
force  secrète  nous  attirait,  détendait  sous  nous 
les  ressorts  de  la  course.  Je  pensais  :  il  y  a  là 
peut-être  des  filles  comme  Iule;  mais  je  ne  le 
disais  pas  à  Iule.  Une  odeur  de  bois  brûlé  ef- 
flua  :  les  fonds  se  vaporisèrent  de  spirales 
bleues  que  doucement  le  vent  portait.  C'était 
une  fumée  comme  celle  qui  un  jour  nous  avait 
attirés  vers  les  paillotes  de  la  tribu.  Elle  sen- 
tait l'abri,  le  repas  familial  après  la  journée 
de  travail:  elle  nous  caressait  si  mollement 
le  cœur  quand,  à  la  tombée  du  soir,  elle  venait 
vers  nous,  aux  limites  du  désert  d'argile  où 
toute  une  journée  pleine,  sous  l'ardent  soleil, 
nous  avions  peiné!  Nous  l'aspirions  comme 
après  une  longue  faim  on  mange  le  pain.  Ni 
l'un  ni  l'autre  ne  pensions  plus  à  notre  petite 
hutte  au  cœur  de  la  forêt. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       151 

Une  jeune  voix  d'homme  chanta  et  j'avais 
pris  les  mains  de  Iule;  elle  serrait  les  mien- 
nes; nous  avions  envie  de  pleurer.  Un  vaste 
découvert  ajoura  la  forêt  vers  les  fonds.  Nous 
avions  peur  qu'un  chien  ahoyât.  Nous  ram- 
pions sous  les  arbres,  moi  tenant  le  couteau 
dans  les  mains.  J'aurais  tué  le  chien.  Et  puis 
tout  à  coup  à  une  petite  distance,  lé  chant  re- 
commença. Des  hommes  sous  les  arbres  par- 
laient :  leurs  voix,  dans  le  silence  lourd,  avec 
le  poids  de  la  forêt  sur  elles,  étaient  inouïes, 
comme  si  elles  montaient  de  la  profondeur 
d'un  puits.  Elles  nous  faisaient  mal  délicieu- 
sement. 

Couchés  dans  les  végétations  basses,  nous 
nous  dressâmes  sur  nos  poings,  regardant  fa- 
mer  des  huttes  dans  la  clairière.  Il  y  en  avait 
deux,  moitié  faites  de  planches  aboutées,  moi- 
tié hourdées  avec  des  mottes  de  terre;  et  elles 
n'avaient  d'autre  ouverture  que  la  porte. 
Elles  étaient  bien  plus  primitives  que  la 
maison  des  briquetiers. 

Mon  Dieu  !  comme  soudain  ma  sympathie 
s'éveilla  pour  ces  hommes  qui  s'étaient  fait 


152       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

un  toit  semblable  à  notre  toit!  Sans  doute 
eux  aussi  vivaient  d  ^  proies  libres  et  sauvages 
comme  nous.  Combien  étaient-ils  ?  Avaient- 
ils  leurs  femmes  avec  eux?  Mon  cœur  battait 
contre  la  terre.  Quelque  chose  parfois  bou- 
geait dans  l'une  des  huttes,  une  forme  va- 
gue' que  nous  ne  pouvions  reconnaître.  Un 
vieux,  très  grand,  avec  la  cognée  frappait  le 
pied  d'un  hêtre.  A  chaque  coup,  il  se  baissait, 
lançait  de  toute  sa  taille  le  fer  dans  l'en- 
taille déjà  profonde;  et  ensuite  d'un  effort  de 
bras  il  la  retirait  et  recommençait  à  frapper. 
On  n'entendait  pas  tout  de  suite  le  han.  J'en- 
viais la  force  tranquille  de  cet  homme.  Sans 
doute  les  autres  étaient  plus  loin  :  on  enten- 
dait les  coups  de  leurs  cognées  et  on  ne  les 
voyait  pas. 

Encore  une  fois  la  voix  joyeuse  s'éleva.  Elle 
venait  du  fond  de  la  hutte  et  puis  elle  s'avança 
jusqu'au  seuil.  Et  maintenant  un  jeune  homme 
était  là,  les  bras  croisés,  dans  l'attitude  du 
repos  entre  deux  besognes,  regardant  avec  ses 
prunelles  claires  vers  la  forêt.  Il  portait  des 
guêtres  de  cuir  aux  jambes;  sa  tête  bouclée 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       153 

s'attachait  fortement  à  ses  larges  épaules. 
Iule,  droite  sur  ses  poings,  le  considérait 
avec  des  yeux  de  petite  louve. 

—  Celui-là  est  plus  beau  que  toi  !  souffla- 
t-elle  dans  mon  cou. 

—  Eh  bieni  va  avec  lui.  Je  retournerai  seul 
au  bois. 

Si  elle  l'eût  fait,  peut-être  j'aurais  levé  sur 
elle  mon  couteau.  J'étais  très  doux  et  triste. 
Moi  aussi  j'admirais  ce  jeune  garçon  :  j'aurais 
aimé  l'avoir  pour  frère. 

Sans  doute  il  entendit  nos  voix.  Il  eut  le 
regard  fixe  et  dur  des  hommes  habitués  à  re- 
garder dans  la  nuit  du  bois;  et  il  tendait  un 
peu  le  cou,  curieux,  étonné.  Nous  nous  vîmes 
découverts  :  cependant  nous  n'avions  pas  la 
force  de  fuir,  cloués  sur  place  par  ces  yeux  qui 
ne  nous  quittaient  pas. 

Un  autre,  après  tout,  eût  éprouvé  la  même 
surprise  en  voyant  surgir  de  terre  deux  créa- 
tures vêtues  de  peaux  saigneuses  et  dont  les 
visages  seuls  avaient  gardé  une  apparence 
humaine.  D'un  bond  il  s'élança,  fendit  la 
clairière  ;  son  rire  sonnait  comme  un  aboi  :  et 


154       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

nos  sabots  dans  les  mains,  maintenant  aussi 
nous  courions  comme  des  bêtes  traquées.  Nous 
avions  de  l'avance  ;  nos  pieds  nus  nous  don- 
naient plus  d'agilité.  Il  perdit  notre  piste. 

La  lune  monta.  Ni  Iule  ni  moi  ne  parlions 
plus  :  peut-être  elle  songeait  à  ce  jeune  homme 
ma^ifique.  Dans  la  nuit  pâle,  des  soies  d'ar- 
gent glissaient  en  longues  traînées  mouillées. 
Toute  la  forêt  sembla  un  rêve  dans  une  paix 
de  sommeil  immense.  Enfin  l'abri  s'aperçut  : 
nous  fûmes  là  au  cœur  même  du  silence.  Et 
Iule,  avec  sa  tête  contre  mon  épaule^  était  une 
petite  chose  doucement  évanouie  et  palpitante. 
Les  heures  n'existèrent  plus. 

Des  voix.  Des  rires.  Un  tumulte  étouffé.  Nos 
yeux  se  rouvrirent  et  c'était  le  matin  venu  à 
petits  pas  avec  une  troupe  d'hommes  qui 
étrangement  se  penchaient  et  nous  regar- 
daient nous  éveiller.  Il  y  en  avait  trois,  déjà 
vieux,  très  droits  sous  les  ans,  et  le  quatrième 
était  ce  garçon  qui,  du  fond  de  la  clairière, 
s'était  élancé  vers  nous.  Iule,  avec  un  cri,  se 
ramassa  sous  les  feuilles.  J'étais  debout,  je 
tâtai  mon  couteau  dans  ma  poche. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       155 

Les  vieux  nous  considéraient  d'un  air  peu 
rassurant.  Mais  le  jeune  homme  riait  en  leur 
montrant  nos  peaux  de  bêtes. 

—  Voilà.  Ils  étaient  assis  au  bord  de  la 
clairière  quand  je  leur  ai  donné  la  chasse. 
J'ai  pensé  qu'il  était  venu  des  singes  dans  la 
forêt. 

Iule  s'agita  sous  les  feuilles,  amusée  de 
l'idée.  Elle  se  mit  à  rire  et  me  dit  : 

—  Oh!  Petit  Vieux,  tu  entends?  Ils  nous 
ont  pris  pour  des  singes. 

Quelquefois  des  hommes  s'installaient  aux 
carrefours  :  ils  possédaient  de  petits  ouistitis 
aux  yeux  malades,  affublés  d'épaulettes  de 
troupier  ou  de  falbalas  de  marquise.  Elle  et 
moi  souvent  avions  pris  plaisir  à  les  voir  dan- 
ser à  la  corde  ou  manœuvrer  un  fusil.  Je  dis 
fièrement  à  ce  garçon  : 

—  Nous  sommes  des  hommes  comme  toi. 

—  Oui,  ma  foi!  s'écria-t-il.  Ils  ont  des  bras 
et  des  visages  comme  nous. 

Et  il  ne  cessait  pas  de  regarder  Iule.  Un  des 
vieux  aperçut  nos  réserves  de  bois,  les  peaux 
séchant  aux  branches,  les  pierres  sur  lesquel- 


156 


AU    CŒIJI   FRAIS    DE  LA   FORET 


les  nous  mettions  cuire  nos  proies.  11  montra 
la  forêt  d'un  large  geste  et  dit  rudement  : 

—  C'est  eux  qui  cassent  les  jeunes  arbres. 
Ils  tueAt  les  bêtes. 

J'appuyai  sur  lui  des  yeux  résolus  et  ré- 
pondis tranquillement  : 

— '  La  forêt  est  à  nous.  Il  n'y  avait  personne 
ici  quand  nous  sommes  venus. 

Alors  ce  vieil  homme  se  mit  à  rire  aussi. 

—  Ils  disent  que  la  forêt  est  à  eux  !...  Il  y  a 
cent  ans  que  les  miens  et  moi  abattons  les 
arbres  et  pas  même  une  feuille  ne  nous  appar- 
tient. 

Le  jeune  homme  se  penchait  sur  moi  et  me 
demandait  avec  douceur  qui  était  cette  fille 
aux  cheveux  rouges.  Je  crus  qu'elle  allait  lui 
répondre  comme  aux  briquetiers  : 

—  Celui-là  est  Petit  Vieux  et  moi  je  suis  sa 
femme. 

Elle  me  dit  seulement  : 

—  Parle-lui,  toi,  comme  tu  croiras  devoir 
parler. 

La  ruse,  la  défiance  s'éveillèrent.  Après  tout, 
de  queFdroit  nous  interrogeaient  ces  gens? 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       157 

—  C'est  Iule,  dis-je,  et  moi,  on  m'appelle 
Petit  Vieux.  Je  n'en  dirai  pas  davantage. 

Ils  échangèrent  encore  quelques  mots  entre 
eux  ;  puis  le  plus  vieux  fit  un  pas. 

—  Voilà.  Il  y  a  du  pain  chez  nous.  Si  tu 
as  du  cœur,  tu  viendras  travailler.  On  s'ar- 
rangera pour  le  reste. 

Dupain!  La  tentation  encore  une  fois  monta. 
Celui-là  avait  parlé  comme  le  vieil  homme 
chez  les  briquetiers.  Je  me  tournai  vers  Iule 
et  ensuite  toute  la  vie  libre  de  la  forêt  fut  de- 
vant moi  :  je  n'osai  plus  la  regarder.  Elle  pal- 
pita contre  ma  poitrine.  Elle  me  chuchota 
dans  l'oreille  :  «  Du  pain,  Petit  Vieux!  Pense 
à  cela  f  » 

Je  lui  dis  : 

—  Ce  sera  comme  tu  voudras.  Dis,  toi. 
J'aurais  voulu  qu'elle  me  montrât  la  forêt 

en  secouant  la  tête  ;  mais  elle  se  leva,  elle  mit 
la  main  sur  le  bras  du  jeune  garçon  en  riant. 

—  J'irai  avec  toi,  puisqu'il  lèvent,  fit-elle. 
Ce  cœur  de   Iule   était  plein   de  détours. 

Elle  parla  comme  si  j'avais  décidé  que  nous 
suivrions  ces  hommes  inconnus.  Quand  j'étais 


158       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

un  petit  pauvre  des  villes,  je  lançais  en  l'air 
un  caillou.  Selon  qu'il  tombait,  je  faisais  une 
chose  ou  l'autre.  Et  à  présent  c'était  elle  qui 
était  ma  destinée. 

Nous  quittâmes  donc  la  hutte.  Des  palom- 
bes amoureusement  sanglotaient.  Un  brouil- 
lard bleu  fumait  sur  la  forêt.  Toutes  les  herbes 
scintillaient.  Jamais  le  matin  ne  m'avait  paru 
plus  beau.  Et  j'avais  fixé  mes  souliers  par  une 
liane  à  mon  cou,  Iule  portait  sa  belle  robe 
roulée  dans  le  sac.  C'est  ainsi  que  nous 
gagnâmes  le  campement  des  bûcherons. 

Le  jeune  homme  poussa  la  porte  de  la  mai- 
son de  planches.  Il  dit  joyeusement  à  Iule: 

—  Il  n'y  a  que  toi  de  femme  ici.  Les  autres 
sont  dans  la  foret  plus  loin. 

Ensuite  il  nous  coupa  du  pain.  Mon  Dieu! 
le  goût  nous  en  était  toujours  resté  aux  dents  ; 
cependant  nous  croyions,  elle  et  moi,  en 
manger  pour  la  première  fois. 

Ce  fut  le  recommencement  de  notre  ancienne 
vie  chez  les  hommes.  L'instinct  d'humanité 
encore  une  fois  prévalut,  nous  fit  accepter 
le  vague  lien  social  dont  demeurait  unie  cette 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       159 

tribu  au  fond  des  bois.  Elle  se  composait 
d'âmes  simples  et  rudes  qui  avaient  les  silen- 
ces, la  vie  dormante  des  petites  mares  de  so- 
leil au  creux  des  ravines.  Ils  vivaient  parmi  les 
arbres,  ligneux  et  indestructibles,  avec  une 
sève  sauvage  et  de  tendres  moelles.  Un  dura- 
ble compagnonnage  au  cœur  vert  des  solitudes 
lesunissait  d'une  affection  tenace  sans  paroles. 
Ils  n'éprouvaient  pas  le  besoin  de  se  rien  dire, 
ayant  tous  les  mêmes  idées  et  dépourvus  de 
mots  pour  les  exprimer.  Lequel  d'entre  eux 
le  premier  était  venu  à  la  forêt  avec  sa  hache, 
ils  l'ignoraient  :  c'était  une  ancienne  tradition 
qui  se  perdait  dans  l'âge  même  de  la  silve. 
Leurs  générations  s'étaient  épuisées  à  toujours 
frapper  au  cœur  les  grands  chênes  :  là  oii  ils 
passaient,  des  fleuves  de  sèves  coulaient  et  ne 
diminuaient  pas  les  intarissables  fontaines  de 
la  vie.  Gomme  les  briquetiers,  ils  marchaient 
devant  eux,  faisant  une  œuvre  obscure,  frap- 
pant en  tous  sens  des  coups  qui  retentissaient 
aux  matrices  de  la  terre.  Ils  ne  raisonnaient 
pas  la  destinée  qui  les  poussait  à  travailler 
sans  trêve  pour  les  villes. 


IGO       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

La  plupart  n'avaient  pas  dépassé  la  limite 
des  hameaux.  Quelquefois  ils  allaient  y  cher- 
cher des  femmes  et  s'y  mariaient.  Les  noces 
étaient  brèves  et  s'achevaient  sous  les  arches 
bleues  de  la  foret,  dans  la  nuit  des  huttes. 
Quand  l'un  des  leurs  mourait,  on  le  clouait  en- 
tre-des  planches  fraîchement  sciées  et  ensem- 
ble, en  se  relayant,  on  le  portait  au  cimetière, 
très  loin.  C'étaient  les  seules  corvées  qui  les 
rattachaient  à  la  vie  des  autres  hommes.  Ils 
étaient  doux  et  dissimulés,  un  peu  tristes. 

lacq  était  le  nom  du  garçon.  Il  m'apprit  à 
manier  la  cognée.  Après  que  l'arbre  était  tombé, 
il  fallait  abattre  les  branches;  les  grosses 
passaient  à  la  scie;  on  bottelait  les  moyennes 
en  falourdes;  les  brindilles  formaient  des  fa- 
gots et  des  balais.  Les  maîtres  bûcherons  seu- 
lement frappaient  l'arbre  au  pied. 

lacq  me  dit  : 

—  Je  t'apprendrai  à  abattre  les  chênes. 

Ce  jeune  homme  était  une  grande  force  de 
vie.  Quand  celui-là  riait,  les  oiseaux  se  tai- 
saient;  tout  le  silence  de  la  forêt  était  rompu. 
C'était  un  vrai  fils  des  bois,   et  pourtant  il 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       161 

n'avait  pas  la  taciturnité  des  autres  enfants 
de  la  tribu.  Sa  gaîté  d'homme  sain  et  robuste 
tranchait  sur  leur  vie  sourde  et  renfermée. 
J'admirais  sa  vigueur  calme  tandis  qu'il  jetait 
la  cognée,  cambré  sur  les  reins,  le  torse  tordu 
de  côté.  Le  fer  s'abattait,  faisait  une  large 
blessure,  mousse  et  mouillé  d'avoir  frappé 
dans  le  sang  vert.  lacq  semblait  cogner  dans 
l'ivresse  joyeuse  de  sa  force,  les  muscles  câ- 
blés à  l'égal  des  nervures  puissantes  du  hêtre. 
Sa  cognée  vibrait,  avec  un  ronflement  de 
grosse  mouche  quand  on  l'entendait  de  loin. 
Quelquefois  il  coupait  son  rude  labeur  d'une 
chanson  chantée  à  tue-tête,  ou  bien  il  sifflait, 
imitant  les  oiseaux. 

Je  ne  connaissais  pas  encore  la  souffrance 
des  arbres  :  les  coups  de  la  cognée  me  don- 
naient envie  de  frapper  à  mon  tour.  Un  jour, 
comme  il  me  défiait  en  plaisantant,  je  ramas- 
sai la  lourde  masse;  je  la  lançai  à  la  volée; 
elle  s'abattit  à  côté  de  l'entaille,  s'enraîna  aux 
moelles  profondes.  J'eus  le  vertige  d'avoir 
entré  le  fer  dans  un  torse  humain,  dans  une 
vie  d'or  et  de  sang.  L'arbre  frémit  de  tout  son 


163       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

feuillage  :  un  fracas  sourd  se  perdit  aux  si-| 
lences  de  la  forêt.  Et  à  présent  je  n'ignorais 
plus  ma  force.  lacq  cessa  de  rire  et  dit  : 

—  Toi,  tu  seras  un  bûcheron. 

Nous  étions  là,  dans  la  coupe,  huit  hommes 
et  Iule.  Le  reste  de  la  tribu  s'éparsait  de  clai- 
rière en  clairière.  Ils  avaient  des  huttes  comme 
les  nôtres  :  ils  étaient  plus  nombreux  et  des 
femmes  préparaient  leurs  repas.  Ce  fut  Iule 
qui  fut  chargée  du  ménage  dans  notre  camp. 
Elle  allumait  le  feu,  passait  l'eau  ensuite  sur 
la  cafetière.  Une  décoction  de  chicorée  trem- 
pait notre  pain  bis  pendant  le  jour.  La  fumée 
montait  sous  les  arbres,  se  ouatait  en  légers 
flocons  bleus  qui  ne  se  dissipaient  que  lente- 
ment, roulaient  au  vent  jusque  dans  les  com- 
bes. Le  soir,  la  flamme  dardait  plus  haute  : 
Iule  alors  mettait  cuire  les  pommes  de  terre. 
C'était,    avec  de  la  couenne  de  porc.,  notre 
habituelle  nourriture.  Ces  gens  de  forêt  n'en 
connaissaient  pas  d'autre.  Iule  et  moi  demeu- 
rions surpris  qu'ayant  les  fruits  et  les  bêtes 
du  bois,  ils  se  contentassent  de  ces  simples 
aliments.  Leur  probité  était  farouche  :  ils  vi- 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       1G3 

valent  d'une  pauvreté  volontaire,  dans  la  large 
abondance  de  Ja  terre.  Aucun  d'eux  ne  pen- 
sait qu'après  tout  celle-ci  est  aux  hommes 
qui  peinent  et  ahannent  à  son  îlanc.  Ils  res- 
pectaient les  antiques  défenses,  soumis  à 
leur  destin,  vaillants  et  nus.  Une  fois  je  tuai 
d'un  coup  de  bâton  un  jeune  lapin  et  le  rap- 
portai à  la  hutte,  lacq  à  grandes  dents  en 
mangea.  Les  vieux,  eux,  n'étaient  pas  con- 
tents. Je  compris  que  nous  seuls,  Iule  et 
moi,  avions  connu  la  vie  libre. 

Dès  l'aube,  le  travail  commençait.  Le  pre- 
mier frisson  du  jour  glissait  aux  cimes^  une 
vapeur  glauque  duvetait  l'ombre  humide.  Et 
puis  la  clarté  descendait,  fraîche,  trouble  en- 
core comme  une  grande  onde  après  les  van- 
nes levées.  Les  profondeurs  restaient  long- 
temps brumeuses;  un  brouillard  violet  de 
proche  en  proche  s'irisait  aux  filtrées  du 
soleil,  obliques  et  mobiles  comme  des  colon- 
nes oscillantes.  La  cognée  bondissait  comme 
un  palet  d'or.  Les  coups  faisaient  trembler 
le  ciel  au-dessus  des  arbres. 

Midi  amenait  une  trêve  :  un  lourd  sommeil 


164       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

pesait  ;  le  bourdonnement  des  grosses  mou- 
ches planait;  et  les  hommes,  couchés  au  frais] 
des  mousses,  avec  leurs  larges  torses  écrou- 
lés, eux-mêmes  ressemblaient  à  des  troncs 
abattus.  Un  des  vieux  ensuite  frappait  dans  les] 
mains  :  on  abattait  jusqu'au  déclin  du  jour.] 
Pais  l'ombre  fraîchissait,  bleue  comme  ai 
matin;  le  mystère  descendait.  Mon  Dieu!  c'é-' 
talent  là  des  sensations  que  nous  connaissions 
depuis  longtemps  ;  et  pourtant,  mêlés  à  cette 
vie  de  la  tribu,  elles  nous  semblaient  toujours 
nouvelles.  Iule,  entre  le  temps  des  repas,  liait 
avec  des  bardes  les  falourdes  et  moi  quelque- 
fois je  laissais  reposer  la  hache,  écoutant  rire 
les  pies  ou  hennir  le  pivert. 

lacq  un  jour  me  donna  une  pipe  et  du  ta- 
bac. Il  me  plaisait  à  cause  de  sagaîté  et  de  sa 
force  et  cependant  je  me  défiais  de  lui,  je 
n'aurais  pu  dire  pourquoi.  Peut-être  il  avait 
pour  Iule  un  regard  qui  n'était  plus  le  même 
quand  il  le  tournait  vers  moi.  Je  ne  songeais 
pas  à  m'expliquer  ce  sentiment.  Le  don  de  la 
pipe  nous  lia.  J'éprouvais  un  réel  bonheur  à 
fumer  comme  les  vieux  qui  m'entouraient, 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       165 

—  Vois  comme  il  est  bien,  ce  garçon,  me 
disait  Iule.  Il  partage  avec  toi  ce  q^u'il  pos- 
sède et  toi,  c'est  à  peine  si  tu  lui  parles. 

J'aurais  voulu  lui  répondre  qu'elle  prenait 
trop  attention  à  lui  ;  souvent  ils  s'en  allaient 
ensemble  rire  derrière  les  huttes.  Et  puis,  ti- 
rant sur  la  pipe,  je  haussai  les  épaules  comme 
si  c'était  là  un  secret  qui  ne  me  regardait 
pas.  Je  n'éprouvais  pas  de  jalousie  :  il  me 
semblait  naturel  qu'elle  le  trouvât  plus  beau 
que  moi,  le  Petit  Vieux. 

lacq,  d'ailleurs,  n'eût  pas  mis  un  pas  de- 
vant l'autre  pour  lui  faire  plaisir.  Il  la  trai- 
tait comme  une  petite  bête  singulière  qui 
criait  et  pleurait  sans  cause.  Une  fois,  comme 
il  la  plaisantait  sur  ses  maigres  jambes,  elle 
lui  mordit  la  main  et  courut  se  cacher  dans 
le  bois. 

Son  dépit  dura  deux  jours;  elle  me  dit 
qu'elle  le  détestait;  elle  voulait  retourner  à  la 
hutte  chez  nous.  Et  ensuite  elle  se  remit  à 
rire  avec  lui.  Il  semblait  bien  plus  cordial 
quand  elle  n'était  pas  là.  Je  crois  que  dans 
l'esprit  de  ce  lacq,  il  y  avait  l'idée  que  Iule 


1G6  AU    CŒL'R   FRAIS    DE    L  .\    FORÊT 

était  un  peu  un  jouet  vivant.  Il  avait  été  la 
chercher  au  cœur  du  bois;  il  n'avait  pas  fait 
autrement  qu'un  homme  sauvage  à  la  chasse 
des  femelles.  Elle  était  pour  lui  comme  une 
jeune  proie  de  laquelle  il  aimait  rire  et  s'a- 
muser, une  proie  avec  une  autre  âme  que  la 
sienne.  Oui,  je  pense,  c'était  là  son  idée. 

Je  pris  goût  au  métier.  Quand  l'arbre  était 
très  haut  et  qu'en  s'écroulant  il  eût  fracassé 
les  arbres  à  l'entour,  je  passais  mes  crocs  et 
montais  à  la  tête.  A  grands  tours  de  cognée, 
je  sapais  les  branches.  J'étais  là-haut  comme 
le  pivert  qui  donne  des  coups  dans  l'aubier  et 
fait  sortir  les  insectes.  Moije  faisais  envoler  les 
oiseaux.  Je  dominais  les  silences  de  la  forêt. 

C'était  là  encore,  après  tout,  une  vie  sau- 
vage :  j'avais  pour  compagnons  les  ramiers 
et  les  geais.  Et  un  sentiment  que  j'avais 
connu  chez  les  briquetiers  m'était  revenu,  la 
fierté  de  n'être  pas  inutile  et  de  gagner  mon 
pain,  comme  il  était  dit  dans  le  vieil  alma- 
nach.  Le  soir,  après  le  repas,  en  fumant  ma 
pipe  sur  le  pas  de  la  maison,  j'avais  vraiment 
la  conscience  d'être  devenu  un  homme. 


AU  CŒUR  FUAIS  DE  LA  FORÊT       107 

Maintenant  au6si  nous  connaissions  le  re- 
pos du  dimanche.  Ce  jour-là,  les  cognées  et 
les  scies  demeuraient  inactives.  Les  bûche- 
rons remontaient  vers  les  hauts  campements; 
quelquefois  ils  marchaient  jusqu'aux  ha- 
meaux. 

Une  fois  lacq  me  dit  : 

—  Toi  qui  sais  lire,  lis  dans  le  livre. 

Aucun  des  hommes  de  la  tribu  n'avait  ap- 
pris à  épeler  les  lettres.  Les  mères,  en  croi- 
sant leurs  mains,  leur  avaient  enseigné  la 
prière,  au  temps  de  leur  petite  enfance. 
C'était  la  simple  oraison  du  pain  :  ils  la  réci- 
taient avant  et  après  les  repas.  Le  bonhomme 
Jean  aussi  la  disait  à  voix  haute  avant  de 
commencer  la  classe  et  ensemble  les  petits  la 
répétaient,  dans  un  bourdonnement  bas  qui 
traînait  un  instant  sous  les  solives  enfumées. 
Iule  et  moi  l'avions  oubliée  depuis  notre  re- 
tour à  la  forêt. 

La  futaie,  sous  le  vent  et  les  pluies,  se  dé- 
pouilla. Au  matin  la  terre  craquait  sous  le 
givre  et  maintenant  chaque  dimanche  je  lisais 
à  voix  haute  dans  le  livre  pour  lacq  et  les 


168       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

vieux.  J'épelais  d'abord,  un  doigt  sur  les  let- 
tres, comme  faisait  le  vieux  maître.  Il  y  avait 
des  mots  desquels  je  ne  venais  jamais  à  bout 
mais  je  tâchais  d'en  saisir  le  sens  et  ensuite, 
ligne  par  ligne,  je  lisais.  Cette  petite  maison 
où  un  humble  garçon  ignorant  élevait  la  voix 
et  disait  les  choses  éternelles  dans  la  solitude 
nue,  avait  sa  beauté.  Je  ne  l'ai  compris  que 
plus  tard.  Si  d'autres,  selon  leurs  forces,  s'en 
allaient,  comme  je  le  faisais  là,  répandre  la 
bonne  parole  chez  les  hommes  des  hameaux 
et  des  bois,  l'humanité  y  gagnerait  des  âmes 
nouvelles. 

On  travailla  jusqu'aux  grosses  neiges.  Le 
gel  n'arrêtait  pas  les  cognées  :  elles  frappaient 
au  cœur  d^s  grands  arbres  dans  la  mort 
des  sèves.  Un  silence  plombait  l'air  dur 
il  n'était  déchiré  que  par  le  graillement  des 
geais  et  la  clameur  rauque  des  corbeaux.  Les 
hommes  de  la  nature  ne  sentent  pas  le  froid  : 
leur  sang  demeure  jeune  et  chaud  sous  les 
glaçons.  Sitôt  que  mes  mains  avaient  touché 
la  cognée,  une  force  de  vie  coulait  en  elles,  je 
frappais  droit  mes  coups,  réchaufifé  jusqu'aux 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT      169 


moelles.  Ah  I  lulè!  quelle  joie  c'était  pour  nous 
maintenant,  la  grande  forêt  d'hiver  avec  ses 
cristallisations  qui  filigranaient  les  moindres 
branches  à  l'égal  des  orfèvreries  scintillant 
là-bas  à  l'étalage  des  marchands  !  Ni  toi  ni  moi 
jamais  n'avions  rien  vu  de  plus  beau.  Il  nous 
semblait  que  notre  cœur  battait  plus  sonore 
près  du  cœur  rigide  de  la  nature,  dans  toute 
cette  immobilité  figée  des  anciens  frissons 
de  l'été.  Nous  étions  la  chaleur  des  anciennes 
humanités  survivant  aux  cataclysmes  du 
monde.  Les  races  criaient  la  vie  en  nous 
quand  autour  de  nous  régnaient  les  apparen- 
ces de  la  mort. 

Ensuite  les  grandes  neiges  tourbillonnèrent: 
il  fallut  se  frayer  un  chemin  à  travers  l'ava- 
lanche, se  rabattre  sur  les  hauts  campements. 
La  tribu,  la  grande  famille  disséminée  dans 
les  coupes,  se  reforma  sous  des  toits  plus  soli- 
des que  le  précaire  abri  des  huttes.  Il  y  avait 
six  vastes  cases,  avec  les  fours  à  pain,  Téta- 
ble  aux  chèvres,  la  soue  aux  porcs.  Une 
sorte  de  noyau  humain  vivait  là  d'une  vie 
commune  à  la  limite  des  triages.  Des  mères 

10 


170 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 


allaitaient  Jeurs  enfants  près  des  grands  feux 
de  bois.  Les  aïeules  aidaient  à  pétrir  le  seigle 
ou  réparaient  les  bardes.  De  vieux  bommes, 
d'anciens  bûcberons,  perclus  d'ans  et  de 
maux,  dessécbés  jusqu'à  l'os,  expiaient  les 
immémoriaux  outrages  de  la  forêt.  Ceux-là 
traînaient  détranges  infirmités  qui  faisaient 
penser  aux  ganglions  des  arbres  tourmentés 
dans  leur  croissance. 

L'alcool  était  leur  grande  tentation  à  tous  : 
il  était  proscrit  au  camp;  ils  se  dédomma- 
geaient dans  les  villages.  lacq  lui-même,  cet 
bonnéte  garçon,  une  fois  rentra  ivre-mort  :  il 
avait  rencontré  d'autres  gars  avec  lesquels  il 
s'était  battu  jusqu'au  sang.  Il  eût  péri  dans 
les  neiges  si  un  des  vieux,  qui  était  allé  boire 
aux  cantines  avec  lui,  ne  l'avait  ramené  sur 
ses  épaules.  Iule  fadmira.  Elle  me  dit  étran- 
gement : 

—  Toi,  Petit  VieuX;  tu  n'aurais  pas  fait  cela 
pour  moi. 

Elle  parlait  là  comme  si  une  fille  eût  été  le 
motif  de  la  rixe 

Les  cases,    d'ailleurs,   ne   cbômaient  pas 


AU  CŒUR  FRATS  DE  LA  FORÊT       171 

dans  l'hiver  de  la  forêt.  Avec  les  genêts  on 
faisait  des  balais.  De  menus  branchages  ser- 
vaient à  tresser  des  corbeilles  et  des  jardiniè- 
res que,  vers  le  printemps,  des  marchands 
venaient  acheter.  C'était  la  même  industrie 
que  chez  les  hommes  du  désert;  mais  ceux-là 
employaient  l'osier. 

On  réparait  aussi  les  outils.  Dans  le  soir, 
les  crassets  s'allumaient.  J'ouvrais  le  livre  ; 
le  doigt  sur  les  lignes,  je  lisais.  Une  lumière 
était  dans  les  yeux  tandis  qu'à  petites  fois,  en 
me  reprenant,  je  développais  naïvement  les 
maximes  ou  commentais  à  ma  façon  les  histoi- 
res. Quel  bel  auditoire  c'était,  ces  rugueux  vi- 
sages tannés  par  les  haies,  ces  âmes  de  sim- 
ples montées  au  pli  des  fronts,  tendues  dans 
l'effort  de  comprendre!  Je  croyais  que  toute  la 
forêt  m'écoutait. 

Cependant  un  malentendu  subsistait  entre 
ces  gens  des  cases  et  nous.  Ils  avaient  la  vie 
régulière  d'une  tribu  fixée  dans  la  forêt.  Iule 
et  moi  étions  pour  eux  des  êtres  suspects, 
échappés  des  villes  et  venus  se  terrer  dans 
les  bois.  Ils  éprouvaient  la  défiance  sourde  des 


172       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

créatures  résignées  au  servage  à  l'égard  des 
libres  enfants  de  la  vie.  Etait-ce  moi  qui  leur 
étais  inférieur,  avec  mon  instinct  farouche? 

J'avais  aussi  une  âme  à  la  fois  plus  sau- 
vage et  plus  tendre,  une  âme  qui  ne  voyait  pas 
tout  de  suite  le  mal  autour  de  moi.  J'avais  cru 
détester  les  hommes  :  je  ne  ressentais  contre 
eux  nulle  rancune  profonde;  cependant  il  y 
avait  entre  l'humanité  et  moi  notre  ancienne 
vie  martyrisée. 

lacq  était  l'unique  homme  des  camps  que 
j'aimais  réellement  :  je  serais  parti  avec  lui 
au  bout  de  la  forêt.  Si  seulement  il  avait 
voulu  appeler  moins  souvent  Iule  pour  rire 
avec  elle  derrière  les  cases,  j'aurais  été  tout  à 
fait  son  ami.  Elle  avait  toujours  le  sang  aux 
joues  ensuite:  le  rire  la  laissait  toute  frémis- 
sante. 

—  Oh!  disait-elle,  ce  lacq  est  un  si  étrange 
garçon...  Tu  ne  peux  te  douter  de  ce  qu'il 
me  dit  ! 

Elle  me  regardait,  recommençait  à  rire  et  je 
ne  savais  jamais  ce  que  lacq  avait  pu  lui  dire. 
Je  n'aimai  plus  ce  jeune  homme  d'un  même 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       173 

cœur  confiant,  bien  qu'après  tout,  avec  cette 
folle  de  Iule,  les  torts  peut-être  n'étaient  pas 
entièrementde  son  côté.  Il  riait  d'ailleurs  avec 
toutes  les  femmes.  Celles-ci  entre  elles  parlaient 
d'une  fille  qu'il  connaissait  dans  les  hameaux. 

Un  jour  un  des  hommes  revint  de  la  forêt 
et  dit  : 

—  Les  neiges  ont  fondu. 

On  rassembla  les  hardes,  on  noua  les  pains 
dans  les  draps.  La  petite  troupe  un  matin 
reprit  le  chemin  des  cabanes. 

Avec  les  jours  il  vint  des  oiseaux,  les  pre- 
miers chants  timides  de  l'année.  Les  ciels  fu- 
rent hauts;  un  jeune  et  mâle  soleil  éclaira  la 
repousse  des  feuilles.  Ma  joie  était  vierge  et 
fraîche  comme  le  réveil  de  la  nature.  Toute  la 
forêt  chantait  en  moi  et  lacq  sous  les  arbres 
chantait  avec  sa  gaîté  de  jeune  géant.  A  pré- 
sent, quand  ils  se  regardaient,  Iule  et  lui, 
c'était  pour  rire  ensemble  avec  des  voix 
étouffées  comme  si  moi  je  ne  comptais  plus 
pour  eux.  Ou  bien  il  lui  faisait  signe  et  ils 
allaient  à  deux  derrière  la  hutte.  Il  me  par- 
lait doucement  ;  il  me  donnait  plus  souvent 

10. 


174       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

du  tabac;  et  Iule  aussi  se  frottait  contre  moi 
avec  plus  de  tendresse.  Tous  deux  parurent 
s'entendre  pour  endormir  mes  défiances  à 
propos  d'une  chose  qui  devait  me  rester  igno- 
rée. Jamais  elle  n'avait  été  aussi  caressante; 
elle  avait  des  frôlements  de  petite  chatte 
joueuse.  J'étais  troublé  de  l'entendre  quel- 
quefois soupirer  auprès  de  moi. 

Pourquoi  me  dit-elle  un  jour  qu'elle  m'aimait 
mieux  que  lacq?  Son  élan  fut  spontané  et  sin- 
cère, bien  que  je  ne  lui  eusse  rien  demandé. 
Si  elle  m"avait  dit  au  contraire  qu'elle  me 
préférait  ce  garçon,  je  l'aurais  traînée  par  les 
cheveux.  Je  commençai  seulement  alors  à  me 
douter  qu'ils  me  cachaient  quelque  chose.  Je 
ne  croyais  à  rien  de  mal,  c'était  plutôt  le  sen- 
timent qu'entre  elle  et  lui  régnait  une  entente 
pour  s'abandonner  librement  à  leur  humeur 
enjouée.  Iule  aimait  le  plaisir  et  je  n'étais,  moi, 
que  le  maussade  Petit  Vieux.  Si  j'avais  pu 
soupçonner  de  quoi  toujours  ils  riaient  en- 
semble, je  n'aurais  pas  éprouvé  d'ennui. 
Mais  voilcà,  quand  j'étais  là,  tous  deux  se  pin- 
çaient les  lèvres  et  cessaient  de  rire. 


AU  CŒUR    F.RAIS    DE    LA  FORÊT  175 

Il  arriva  plusieurs  fois  que  Iule  elle-même 
allât  prendre  le  tabac  et  en  bourrât  ma  pipe. 
Je  ne  savais  pas  si  c'était  lacq  qui  l'envoyait 
ou  si  elle  l'avait  fait  crelle-même,  et  alors  quel 
droit  avait-elle  sur  le  tabac  de  lacq? 

—  Non,  vois-tu,  lui  dis-je  une  fois,  je  ne 
fumerai  plus  de  son  tabac.  C'est  une  idée  que 
j'ai.  Tu  peux  le  lui  dire  de  ma  part. 

Iule  aussitôt  se  mit  à  crier  aigrement  que 
le  tabac  de  lacq  était  le  mien,  que  tout  d'ail- 
leurs dans  la  hutte  était  en  commun. 

—  Il  ne  me  plaît  pas,  répondis-je.  C'est  mon 
idée.  Je  n'ai  pas  autre  chose  à  te  dire. 

—  lacq  est  un  si  étrange  garçon.  Il  pourrait 
se  fâcher  et  tu  n'es  pas  le  plus  fort. 

—  J'ai  planté  la  cognée  droit  au  cœur  du 
chêne.  Il  peut  venir,  je  ne  le  crains  pas. 

Sans  doute  elle  rapporta  mes  paroles  à  lacq, 
car  il  vint  le  lendemain  m'offrir  lui-même  du 
tabac,  et  comme  j'écartais  sa  main,  il  me  dit 
sans  colère  : 

—,  Pourquoi  me  fais-tu  cette  injure?  Je  t'as- 
sure, je  te  l'offrais  de  bon  cœur. 

J'auraisjdû  lui  tourner  le  dos,  puisque  c'était 


176       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

mon  idée  de  ne  rien  accepter  de  lui  et  que  je 
l'avais  dit  à  Iule.  Mais  il  paraissait  sincère 
et  me  parlait  comme  un  homme  déterminé 
à  ne  pas  garder  rancune.  Le  courage  me 
manqua;  j'avançai  la  main,  il  la  pressa  dans 
la  sienne.  Et  à  présent  encore  une  fois  tous 
deux  riaient. 

Un  matin  avec  lacq  j'avais  gagné  une  coupe 
reculée.  J'étais  là  dans  un  arbre,  travaillant  de 
la  cognée  dans  les  hautes  branches.  Lui  aussi, 
à  une  petite  distance,  frappait  au  cœur  d'un 
hêtre.  Le  fer  sonnait  après  le  fer,  les  coups  se 
répondaient  comme  des  voix  dans  la  jeune  vie 
de  la  forêt.  Depuis  deux  jours,  il  cessait  de 
me  parler;  il  avait  dans  les  sourcils  un  pli  de 
volonté.  Je  ne  savais  pas  encore  quel  projet 
mûrissait  chez  ce  garçon  fourbe.  Nous  étions 
donc  venus  ensemble  à  la  coupe,  sans  rien 
nous  dire  ;  et  puis  nous  avions  joué  de  nos 
cognées.  La  sève  nouvelle  me  grisait,  mon 
sang  courait  rapide  dans  mes  artères.  Chacun 
de  mes  coups  retentissait  en  moi  et  m'étour- 
dissait comme  si  ma  vie  adhérait  à  celle  de 
l'arbre,  comme  si  moi-même  j'étais  une  des 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       177 

branches  gonflées  du  flux  vert  qui  charriait 
le  printemps.  Je  cessai  tout  à  coup  d'entendre 
la  cognée  de  lacq  et,  ayant  regardé  à  travers 
les  feuillages,  je  le  vis  qui  courait  sous  bois 
du  côté  des  huttes. 

Ma  force  tomba,  je  serais  roulé  à  bas  du  chêne , 
dans  la  peine  d'angoisse  qui  m'étranglait.  11 
est    allé   rejoindre  Iule,  pensai-je.  Et  un  tel 
mouvement  de  douleur  et  de  jalousie,  je  ne 
l'avais  pas  encore  ressenti.  Je  me  laissai  glisser, 
l'écorce  dure  me  râpait  les  membres;  et  avec 
ma  cognée  dans  les  mains,  à  mon  tour  je  courus 
devant  moi.  Il  entra  dans  la  maison  de  plan- 
ches, appela  Iule,  et  elle  n'était  pas  là.  Alors 
du  seuil  il  cria  plusieurs  fois  Iule  !  Iule  !  dou- 
cement, en  se  tournant  vers  les  limites  de  la 
clairière.  Elle  apparut  derrière  les  arbres  avec 
une  charge  de  bois;  de  loin  elle  lui  souriait. 
Maintenant  moi  je  me  tenais  caché,  écrasant 
mon  cœur  contre  la  terre. 

—  Vois,  dit-il,  je  te  cherchais.  J'ai  quitté 
la  forêt  pour  te  dire  quelque  chose. 

Et  encore  une  fois  il  s'élançait,  un  rire  snu- 
vage  aux  dents.  Elle   avait  laissé  tomber  la 


178       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

bourrée  de  bois   qu'elle  portait  et  se  tenait 
assise,  pleurant  mollement  dans  ses  mainsi 

—  Non,  fit-elle;  cela,  je  ne  veux  pas  l'eni 
tendre.  Tu  me  l'as  déjà  dit  trop  de  fois.  Et  ce^ 
pendant,  je  t'assure,  quand  tu  me  le  dis,  j'ei 
meurs  de  plaisir. 

*L'air  était  léger  et  une  petite  distance  nouî 
séparait  :  j'entendais  nettement  leurs  paroles 
lacq  à  présent  haussait  les  épaules  et  la  re 
gardait  avec  des  yeux  froids  sous  ses  sour 
cils  levés.  Je  pensais  :  «  S'il  porte  seulemen 
la  main  sur  elle,  je  bondirai,  je  le  tuerai  ave( 
la  cognée.  »  Je  ne  savais  pas' ce  que  je  ferai 
ensuite  de  Iule.  Je  demeurai  ainsi  un  peu  di 
temps  tendu  comme  la  corde  de  l'arc,  mordan 
mes  mains  jusqu'au  sang  pour  ne  pas  criei 
Toute  ma  force  m'était  revenue,  une  énergie 
froide  et  bandée,  dans  l'attente  sournoise  d( 
Tévénement.  Je  voulais  savoir  enfin  pourquo 
toujours  à  deux  ils  riaient.  Et  c'était  auss 
un  autre  sentiment  torturant  et  mauvais, 
une  joie  trouble  de  saigner  là  ma  vie,  dans 
une  soif  de  souffrance  impure. 

lacq  un  instant  s'assit  auprès  d'elle,  sifflant 


AU  CŒUK   i'KA'lS  DE    LA    FOKÈT  171) 

dans  ses  dents  et  balançant  la  tête.  Quelque- 
fois, avant  d'abattre  la  hache,  il  s'attardait 
ainsi  à  siffler,  mesurant  à  la  puissance  de  l'ar- 
bre la  force  de  l'efTort.  Le  coup  n'en  était  que 
plus  terrible  après.  Mais  Iule  soudain  retira 
sa  main  de  dessus  ses  yeux  et  le  regarda  d'un 
air  de  défi  :  elle  m'avait  aussi  regardé  comme 
cela  autrefois.  Et  maintenant,  avec  une  cla- 
meur de  bête  il  la  poussait  par  les  épaules, 
lui  mangeait  goulûment  la  bouche,  couché 
sur  elle  de  toute  sa  masse  de  géant. 

—  Petit  Vieux  !  cria  Iule. 

Voilà  oui,  cette  chose  aurait  pu  arriver. 
J'aurais  tué  cet  homme  sans  défense^,  écou- 
tant l'instinct  originel,  et  ensuite  plus  jamais 
je  n'aurais  touché  à  une  hache  sans  le  voir 
étendu  à  terre  dans  son  sang.  Je  courus  donc 
sur  lacq  en  brandissant  la  cognée  :  s'il  avait 
eu  un  couteau,  nous  nous  serions  battus  jus- 
qu'à la  nuit.  Mais,  s'étant  relevé,  il  avait 
croisé  les  bras   et  me  disait  tranquillement  : 

—  Eh  bien,  tu  l'as  vu.  Frappe,  puisque 
c'est  toi  qui  as  la  chance. 

Iule  aussi,  dans  sa  lâcheté  de  femme,  criait  : 


180       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

—  Oui,  oui,  frappe-le,  ce  n'est  pas  moi  qu; 
l'en  empêcherai. 

Ce  fut  le  premier  mouvement  trouble  de  la 
nature.  Elle  trembla  devant  mon  bras  armé. 
Elle  me  sentit  vainqueur  et  se  tourna  contre 
le  vaincu.  D'autres  femmes  ainsi  l'avaient  fait 
av^nt  elle.  Cependant  cet  homme  l'avait  dési» 
rée  d'une  chaude  passion  de  sang  et  de  jeu 
nesse.  0  Iule  1  étrange  cœur  violent  et  mobile, 
il  t'avait  dit  les  mots  d'amour  !  Elle  le  vit  dans 
sa  beauté  calme,  s'ofïrant  fièrement  à  la  mort 
et  sans  doute  elle  l'admira,  car  tout  à  coup, 
me  saisissant  le  bras  : 

—  Je  ne  veux  pas.  Si  tu  le  manquais,  il  n( 
te  manquerait  pas,  lui. 

Moi  alors,  de  toute  ma  force,  je  jetai  ma 
cognée.  Elle  s'enfonça  profondément  dans  la 
terre,  devant  lacq.  Et  je  dis  à  Iule  : 

—  Ce  n'est  pas  tant  à  cause  de  toi  que  parci 
qu'il  est  venu  sans  sa  cognée. 

Il  me  regarda,  les  yeux  droits. 

—  |Je  n'aime  pas  te  devoir  la  vie,  à  toi  le 
plus  jeune.  Et  cependant  je  le  dis  :  Si  tu 
aimes  cette  fille,  prends-la;  je  ne  mettrai  pas 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT      181 

un  pas  devant  l'autre  pour  te  la  disputer. 
Si  comme  moi,  il  eût  conquis  Iule  sur  la 
misère  et  la  douleur,  il  eût  préféré  la  mort. 
Mais  sa  chair  seule  hennissait  :  Iule  n'avait 
été  pour  ses  convoitises  de  mâle  qu'un  butin 
de  chasse,  la  tentation  et  la  poursuite  d'un 
gibier  dans  l'odeur  acre  de  la  forêt.  Il  s'éloi- 
gna en  sifflant;  je  le  vis  reprendre  le  chemin 
de  la  coupe;  et,  à  mesure,  la  petite  chanson, 
douce  comme  le  flûtet  du  vent,  s'enfonçait 
avec  lui  sous  les  arbres.  Maintenant  je  san- 
glotais, la  tête  dans  les  poings,  écroulé  parmi 
les  fougères,  sans  orgueil  et  faible  comme  un 
enfant.  Toute  ma  colère  était  tombée,  je  n'en 
voulais  ni  à  Iule  ni  à  ce  garçon  sauvage. 
C'était  une  peine  molle,  un  mal  sourd  de  mes 
fibres,  avec  un  même  cri  qui  revenait  tou- 
jours : 

—  Pourquoi  as-ta  fait  cela.  Iule? 
Cependant  je  n'aurais  pu  dire  quelle  chose 

•mauvaise  avait  faite  Iule.  Elle  me  caressa  les 
cheveux  :  elle  s'était  assise  près  de  moi  et 
me  tenait  la  tête  dans  ses  genoux. 

—  Si  tu  veux  dire  que  j'ai  ri  avec   ce  gar- 

11 


182       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

çon,  oui,  j'ai  eu  tort,  fit-elle.  Il  m'appelait 
constamment  derrière  la  hutte  et  là  il  me  ser- 
rait de  toute  sa  force  contre  lui.  11  voulait 
toujours  m'embrasser.  Moi,  je  me  défendais 
comme  je  pouvais  et  je  riais.  Une  fois  il  m'a 
dit  une  chose  étrange  que  toi,  Petit  Vieux,  tu 
ne  m'avais  pas  dite  encore.  Yois-tu,  cela,  je 
ne  te  le  répéterai  pas. 

Elle  me  parla  loyalement  :  elle  avait  Tin- 
nocence  d'une  fille  que  le  baiser  de  Thomme 
a  seulement  effleurée.  Je  n'osais  lui  demander 
s'il  lui  avait  pris  la  bouche  dans  ses  lèvres. 
Mon  cœur  encore  une  fois  fut  blessé  mortel- 
lement. Et  puis  doucement,  cachant  mon  jeu 
pour  mieux  capter  sa  confiance,  je  me  mis  à 
rire. 

—  Iule,  dis-le  moi,  comment  faisait-il? 
Comme  il  le  faisait,  moi  aussi  je  le  ferai. 

—  L'autre  matin,  il  m'a  renversé  la  tête 
comme  ça.  J'ai  cru  qu'il  voulait  me  mordre. 

—  Comme  cela,  dis-tu  ? 

Je  m'étais  dressé  sur  les  poings  et  avec  fu- 
reur je  lui  prenais  la  bouche  entre  mes  dents. 
Elle  cria,  toute  pâle  : 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       183 

—  Tu  m'as  fait  mal  I  Je .  t'en  prie,  si  tu  re- 
commences, fais-le  moins  fort. 

Mais  à  présent  je  la  roulais  sous  moi,  je 
cognais  sa  nuque  contre  le  sol,  je  disais  sour- 
dement dans  ma  folie  jalouse  : 

—  Vois-tu,  toi  aussi  je  pourrais  te  tuer, 
horrible  Iule  ! 

Elle  se  raidit,  les  yeux  agrandis  d'épou- 
vante et  charmés  : 

—  Va,  tu  le  peux  si  c'est  ton  plaisir  :  je  ne 
crierai  plus. 

Et  elle  était  là  comme  une  petite  martyre,  les 
bras  retombés  le  long  de  son  corps,  avec  un  vi- 
sage heureux,  ayant  l'air  d'attendre  la  sainte 
mort.  Je  ne  sais  plus  comment  il  se  fit  que  tout 
à  coup  mes  mains  se  détendirent.  Je  pleurais, 
je  riais,  je  tétais  tendrement  ses  lèvres,  disant: 

—  Te  fais-je  encore  mal  ainsi  ? 

Je  n'avais  jamais  connu  un  tel  bonheur.  Sa 
bouche  avait  le  goût  d'un  fruit  chaud.  J'aurais 
voulu  mourir  en  buvant  son  jus  frais.  Iule 
avait  fermé  les  yeux  et  poussait  des  cris  légers. 
Si  cependant  lacq,  ce  jour-là,  n'était  pas  re- 
venu vers  la  hutte,  j'aurais  ignoré  longtemps 


184       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

encore  que  j'aimais  Iule  d'un  cœur  d'homme. 
La  nature  enfin  avait  jeté  son  cri  en  moi. 
Elle  me  disait  gentiment  à  présent  : 

—  Pourquoi  ne  le  faisais-tu  pas  avant  lui? 
Je  t'ai  attendu  si  longtemps,  j'étais  toujours 
malade  d'une  chose  que  tu  ne  voulais  pas 
comprendre. 

Moi  aussi,  Iule,  j'avais  crié  et  sangloti 
dans  le  Lois,  je  touchais  ma  chair,  je  croyais 
la  toucher  avec  tes  mains.  Une  lumière  nouj 
inonda  :  la  nuit  fut  déchirée,  et  je  ne  me  ca 
chais  plus  d'elle.  Je  lui  disais  naïvement  d( 
quel  mal  moi  aussi  j'avais  souffert.  Ce  fut  uï 
moment  très  pur  au  bord  de  la  connaissance: 
avec  le  tremblement  de  la  virginité  entre 
nous,  comme  une  dernière  défense.  Elle  me 
rendait  mes  baisers  et  soupirait. 

—  Crois-moi.  Il  y  a  encore  autre  chose  dont 
toujours  me  parlait  le  garçon. 

Dans  son  tourment  ingénu,  elle  fut  pareille 
à  Eve  rougissante  d'un  feu  inconnu  tandiî 
qu'en  riant  elle  montrait  à  Adam  l'ombre  d( 
l'arbre  comme  un  doigt  à  son  tlanc.  Le  bor 
maître  nous  avait  conté  cette  histoire. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       185 

En  ce  moment  un  des  vieux  hucha  en  nous 
injuriant.  Nous  fûmes  troublés  de  nous  aper- 
cevoir au  grand  jour  de  la  clairière,  avec  nos 
Ames  nues  sur  nos  visages. 

—  0  Iule!  Cet  homme  était  là!  Il  nous  a 
vus  nous  embrassant  ! 

lime  semblait  qu'il  nous  avait  volé  une  part 
de  notre  secret.  Je  le  détestai,  je  détestai  sou- 
dain encore  une  fois  tous  les  hommes.  Mais 
elle  m'attirait  en  riant,  dans  son  libre  instinct 
d'amour. 

—  Laisse-le  crier.  Est-ce  que  je  ne  suis  vrai- 
ment pas  ta  femme  à  présent?  S'il  vient,  je 
lui  dirai  qu'il  ne  dépasse  pas  l'endroit  où  tu 
as  planté  la  cognée. 

La  sauvage  passion  du  bois  se  déchaîna.  Je 
dis  à  Iule  : 

—  Ecoute.  C'est  fini  entre  les  hommes  et 
nous.  Toi  et  moi  nous  irons  jusqu'à  ce  qu'il 
n'y  aura  plus  autour  de  nous  que  la  nuit 
verte  du  bois.  J'ai  sommeil  de  toi.  Il  y  a  si 
longtemps  que  tu  n'as  plus  dormi  près  de 
moi,  avec  ta  tête  contre  ma  poitrine. 

L'homme  s'en  alla.  Et  puis   Iule,   en  se 


186       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

coulant  derrière  les  arbres,  entra  dans  la 
maison.  Elle  noua  dans  le  sac  ses  hardes  et 
les  miennes.  Moi,  j'avais  ramassé  la  cognée  et 
la  portais  sur  mon  épaule.  Ainsi  nous  quit- 
tâmes le  camp. 

Comme  la  graine  poussée  par  le  vent,  nous 
allâmes  devant  nous.  lacq  souvent  m'avait 
parlé  de  la  grande  forêt  qui  s'étendait  vers 
l'ouest.  Celle-là,  Iule  et  moi  ne  la  connais- 
sions pas  encore.  «  Vois-tu,  me  disait-il,  en 
marchant  tous  les  jours  de  l'aube  à  la  nuit, 
il  faudrait  des  semaines  pour  en  faire  le  tour. 
Aucun  homme  vivant,  y  étant  entré,  n'en  est 
sorti.  »  C'était  déjà  l'après-midi;  nous  nous 
orientions  vers  la  courbe  du  soleil.  Aux  limi- 
tes de  la  futaie,  des  essences  touffues  apparu- 
rent, la  vie  végétale  nous  enveloppa  comme 
une  mer,  et  maintenant  une  lassitude,  une  lan- 
gueur infinie  nous  avait  saisis.  Nous  faisions 
quelques  pas  et  puis  nos  bouches  se  cher- 
chaient. Un  feu  très  doux  nous  consumait.  La 
terre  autour  de  nous  aussi  entrait  en  amour. 

—  Je  n'irai  pas  plus  loin,  dit-elle.  Vois 
comme  mon  cœur  bat. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       187 

Mon  Dieul  quelle  folie!  Je  laissai  tomber 
la  cognée  et  j'étais  là,  baisant  sa  petite  gorge 
avec  un  grand  tremblement  froid.  Notre  chair 
cria  l'une  vers  l'autre,  palpitante,  blessée,  le 
divin  tourment  delà  substance,  toute  la  durée 
des  races  en  nous  depuis  les  origines. 

Je  dis  une  dernière  fois  faiblement  : 

—  Te  fais-je  mal  ainsi? 

Un  vent  léger  bruissait,  agitait  sur  nous 
les  feuilles.  11  n'y  eut  plus  que  deux  créatu- 
res qui  avaient  échangé  le  don  sacré  de  la 
vie. 

0  petite  Iule!  C'était  pour  cela  que  toi  et 
moi,  le  premier  jour,  nous  étions  venus  vers 
l'arbre,  du  fond  de  la  misère  horrible  des  vil- 
les. La  destinée  avait  commencé  pour  nous 
par  l'échange  d'un  morceau  de  pain  et  à  pré- 
sent nous  nous  étions  donné  la  vie  à  travers 
le  temps  sans  limites.  Je  pleure  doucement  à 
évoquer  l'heure  inouïe. 

Iule  !  Iule  ! 

Cette  nuit  dans  la  forêt  où  tout  entière  avec 
ta  chère  vie  chaude,  tu  fus  dans  ma  main  ! 
Cette    nuit   d'étoiles  et    de  frissons   sous  le 


188       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

chêne,  avec  des  draps  de  rosée  à  notre  lit,  avec 
la  Louche  fraîche  du  vent  huvant  nos  sou- 
pirs à  nos  houches  !  L'ombre  d'or  et  d'azur 
palpitait,  tendre  et  farouche;  et  nous  étions 
à  présent,  toi  et  rnoi,  une  même  chose  de 
vie.  Nous  ne  savions  plus  où  l'un  commen- 
çailrà  devenir  l'autre.  Je  te  donnai  pour  la 
première  fois  le  nom  de  femme.  Je  ne  cessais 
pas  de  t'appeler  :  Ma  femme,  et  toi  tu  me 
disais  :  Petit  Vieux,  avec  une  voix  que  je 
navals  pas  encore  entendue.  Et  puis  lematin 
se  leva  :  tu  mis  ta  main  devant  ton  visage. 
Nous  n'allâmes  pas  loin  dans  la  forêt,  ce 
jour-là,  ni  le  jour  suivant.  Nous  faisions 
quelques  pas  et  nous  tombions  l'un  près  de 
l'autre.  Il  me  seml^lait  que  nous  n'aurions 
jamais  fini  de  nous  connaître.  Je  buvais  sa 
vie  à  ses  lèvres  comme  une  source,  et  ensuite 
j'étais  plus  altéré.  Mon  sang  tournait  comme 
une  meule  ardente.  J'avais  le  vertige  de  tout 
l'inconnu  de  son  amour  :  un  pli  léger  à  sa 
peau  et  les  fins  cheveux  de  ses  aisselles 
étaient  comme  autant  de  petites  sœurs  d'elle 
qu'elle  me  donnait  après  s'être  donnée  elle- 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       189 

même.  Elle  ne  cessait  pas  de  se  donner  et 
elle  était  une  Iule  nouvelle  dans  chaque  part 
de  sa  vie  que  touchaient  ma  bouche  et  mes 
mains.  Elle  fnt  bien  plus  vierge  qu'au  temps 
où  sa  gorge  pour  la  première  fois  gonfla,  où 
elle  appuyait  innocemment  sa  nuque  à  mon 
épaule,  dans  la  nuit  de  la  hutte. 

Mon  Dieu!  une  telle  chose  se  pouvait  elle? 
Tu  étais  maintenant  ma  vie  même  comme  la 
sève  et  l'écorce  ne  se  séparent  pas  et  font  une 
même  rumeur  vivante.  Tu  prenais  ma  tête 
dans  tes  mains,  tu  la  pressais  contre  tes  seins 
et  j'écoutais  vivre  ma  vie  aux  ondes  profon- 
des de  la  tienne.  Elles  stillaient  goutte  à 
goutte  comme  des  eaux  jumelles  dans  un 
même  bassin  et  elles  faisaient  le  bruit  d'une 
mer.  Mes  yeux  s'enivraient  de  voir  palpiter 
la  petite  fossette  d'ombre  qui  était  la  pul- 
sation de  ton  cœur.  Toi  à  ton  tour  tu  collais 
l'oreille  à  la  place  où  battait  ma  peau.  Dou- 
cement tu  la  pinçais  entre  tes  lèvres,  tu  l'as- 
pirais comme  un  fruit. 

—  Vois,  je  mange  ton  cœur,  disais-tu. 

Ce  n'était  qu'une  chatouille  et  il  me  parais- 

11. 


190 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORET 


sait  que  ton  cœur  tout  entier  venait  à  tes  lè- 
vres,, qu'il  montait  du  fond  de  moi  sucé  par 
ce  mouvement  de  bouche  dont  tu  aurais  vidé 
le  jus  d'une  prune  mûre.  Quelquefois  toi  ni 
moi  ne  parlions  plus,  accablés  sous  un  poids 
lourd  et  délicieux;  et  nous  cessions  de  vivre 
de  longs  instants.  Nous  nous  arrêtions  là 
comme  évanouis,  submergés  dans  le  flot  de 
l'être,  avec  tout  notre  sang  sonore  remonté 
au  cœur. 
Iule  disait  : 

—  Une  fois  j'ai  pris  ta  main  pendant  que 
tu  dormais.  Je  Tai  mise  contre  ma  gorge.  J'au- 
rais voulu  mourir  comme  cela. 

—  Moi,  petite  Iule,  j'allais  pleurer  dans  le 
bois.  Je  ne  sais  pas  pourquoi  je  pleurais. 

Aucun  de  nous  ne  disait  le  mot  d'amour. 
Personne  ne  nous  l'avait  appris,  mais  la  na- 
ture nous  avait  appris  une  chose  plus  belle 
que  tous  les  noms  et  qui  était  l'amour  même. 
Sa  jeune  vie  nerveuse  toujours  frémissait 
quand  j'approchais.  Nous  ne  finissions  pas  de 
nous  jeter  nos  lèvres. 

Les  arômes  avec  les  jours  furent  plus  subtils. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       191 


Le  vent  charria  les  effluves  puissants  de  l'été. 
La  terre  eut  l'âge  des  premiers  matins  du 
monde.  Toute  la  forêt  bruissait,  frémissait 
d'une  âme  de  sèves  et  d'oiseaux.  Chaque  se- 
conde était  une  naissance,  toutes  les  secondes 
ensemble  tissaient  de  l'éternité.  Il  y  avait  là 
des  arbres  immenses  musclés  de  siècles  et  ils 
se  rajeunissaient  de  feuilles  et  de  nids  :  le  brin 
d'herbe  poussé  pendant  la  nuit  n'était  pas 
plus  jeune.  Lèvent  et  la  clarté  aussi  vivaient. 
Nous  buvions  le  silence  comme  une  eau  pro- 
fonde au  bord  d'un  puits.  Iule  !  est-ce  que 
toi  et  moi  avions  vécu  avant  ce  temps  divin  ? 
Nous  étions  nés  l'un  de  l'autre  avec  le  pre- 
mier baiser  et  à  chaque  baiser  nouveau  nous 
renaissions.  Notre  vie  était  comme  la  continue 
éclosion  des  petites  lentilles  d'un  étang.  Je  re- 
gardais remuer  ton  ombre  à  terre  et  la  terre, 
avec  le  dessin  mobile  de  ton  corps,  s'animait, 
devenait  elle-même  une  petite  Iule  vivante. 

Nous  avançâmes  ainsi  au  cœur  inconnu  de 
la  forêt,  cherchant  notre  nourriture  aux  arbres 
et  sur  le  sol.  Elle  s'appuyait  à  mon  épaule, 
j'entourais  de  mes  bras  sa  ceinture,  et  moi  je 


192       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 


sifflais  comme  les  oiseaux,  elle  chantait.  Tout 
à  coup  elle  se  laissait  tomber,  avec  son  désir 
mûr  conme  un  fruit,  et  nous  ne  marchions 
pas  plus  avant.  Le  soir,  j'abattais  des  bran- 
ches :  je  les  réunissais  en  toit  ;  j'étendais  une 
litière  de  feuilles.  Il  m'était  venu  une  molle 
tendresse  pour  les  aises  de  son  corps,  un  goût 
de  la  tenir  bercée  voluptueusement  dans  ma 
force  d'homme.  Quand  elle  était  lasse,  je  la 
portais  entre  mes  bras.  Je  lui  avais  dit  : 

—  Si  un  jour  tu  trouves  dans  cette  forêt  un 
endroit  qui  te  plaise  plus  que  les  autres,  là 
je  bâtirai  pour  nous  une  maison. 

Des  combes  ravinèrent  l'ondulation  légère 
des  futaies.  Le  roc  comme  un  os  déchira  la 
terre  spongieuse,  l'humus  antique  des  végéta- 
tions géantes.  Des  blocs  moussus,  de  profon- 
des nervures  de  pierre  perpétuaient  un  primitif 
chaos.  Cet  aspect  nouveau  de  l'univers  charma 
et  épouvanta  nos  sens  vierges.  Dans  notre 
ignorance,  nous  nous  imaginions  qu'une  ville 
autrefois  avait  été  bâtie  là,  attestée  par  des 
ruines.  Les  ressacs  persistèrent,  brusques, 
violents,  les  apophyses  et  les  vertèbres  d'une 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       193 

aiiatomie  de  bête  monstrueuse,  surgie  des  Ages 
ifcrouches  du  monde.  Iule  avec  des  cris  s'aven- 
turait; mais  moi  étrangement  je  palpitais,  pris 
d'un  obscur  sentiment  religieux.  Les  pentes 
ensuite  s'escarpèrent  :  il  n'y  eut  plus,  dans 
une  débâcle  de  grès,  que  le  tremblement  d'ar- 
gent des  bouleaux.  Et  à  présent  je  voyais  bien 
que  c'était  là  une  des  formes  de  la  terre,  comme 
la  plaine  et  le  lit  des  rivières  et  les  courbes  lé- 
gères qui  seules  nous  étaient  connues  encore. 
L'âpre  paysage  de  nouveau  s'abaissa,  des- 
sina l'échancrure  d'un  vallon  sauvage,  comble 
d'une  mêlée  d'arbres  et  d'arbustes.  Sous  des 
éboulisde  roches  tigrées  de  rouille,  un  ruisseau 
courut,  un  filet  d'eau  claire  et  froide  qui 
moussait  et  bouillonnait  à  petits  remous  d'or 
et  d'émeraude.  Depuis  que  nous  vivions  dans 
la  forêt,  nous  n'avions  point  éprouvé  une  pa- 
reille joie.  Nous  écartâmes  les  rameaux;  ils 
se  recourbaient  en  voûte  sur  notre  passage;  et 
les  jambes  nues,  avec  la  fraîcheur  du  flot  à 
nos  peaux  brûlantes,  nous  remontâmes  le  cou- 
rant. Des  bagues  lumineuses  nous  cerclaient 
les  chevilles  et  les  genoux,  selon  la  profon- 


194       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

deur  :  nous  étions  obligés  de  nous  retenir  aux* 
rives  pour  ne  pas  glisser  sur  les  cailloux  gras 
de  fucus.  Et  quelquefois  Iule  ou  moi,  penchés 
sur  le  ruisseau,  nous  en  puisions  l'onde  au 
creux  de  la  main  et  la  portions  à  nos  lèvres.  Il 
y  avait  si  longtemps  que  nos  soifs  ne  s'a- 
paisaient qu'aux  petites  mares  des  sous-bois  I 
Un  sang  frais  coula  en  nous  avec  cette  eau 
brillante  comme  le  givre.  Il  nous  sembla 
que  nous  étions  vraiment  là  au  tabernacle  du 
mystère  et  de  la  solitude,  avec  cette  petite 
musique  de  silence  qui  glougloutait  contre  les 
pierres.  Elle  appuyait  son  doigt  à  ma  bouche 
et  me  disait  : 

—  Ecoute,  on  n'entend  plus  rien  que  la  pe- 
tite chose. 

Et  il  n'y  avait,  en  effet,  dans  cette  grande 
paix  du  cœur  de  la  forêt,  que  le  bruit  sourd, 
continu  de  notre  vie. 

L'eau  lentement  se  brouilla  :  nous  vîmes 
que  le  soir  était  venu.  Et  ce  jour-là,  à  peine 
nous  avions  pensé  à  la  faim  :  des  fruits  sau- 
vages, l'amande  des  pommes  de  pin  à  présent 
suffisaient  à  nous  alimenter.  Les  riches  ne 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       195 

savent  pas  combien  peu  il  faut  à  l'homme 
pour  se  nourrir.  Elle  coucha  sa  tête  dans  mon 
épaule  et  nous  nous  endormîmes  près  du  ruis- 
seau. 

Le  lendemain  je  dis  à  Iule  : 

—  Si  tu  veux,  c'est  ici  que  je  construirai  la 
maison. 

J'allai  donc  dans  la  forêt  avec  ma  cognée, 
ayant  mon  plan.  Je  choisis  de  jeunes  arbres 
sveltes  et  droits.  Le  premier  jour  j'en  ébran- 
chai  deux,  je  les  abattis  ensuite^,  et  les  jours 
suivants,  j'en  abattis  encore  trois.  Je  les 
divisai  en  parts  égales,  je  les  fendis,  en  outre, 
dans  le  sens  de  leur  longueur,  comme  le  bû- 
cheron fend  ses  bûches;  et  à  l'un  des  bouts  de 
chacun  de  ces  tronçons  à  mesure  je  donnai 
la  forme  d'un  pieu.  Je  taillai  une  large  mortaise 
à  l'autre  bout. 

Ensuite  à  mi-pente  nous  cherchâmes  un  sol 
ferme  et  profond.  Je  traçai  les  limites  de  la 
demeure  en  sorte  qu'elle  fût  abritée  par  les 
arbres  du  côté  de  l'ouest.  Et  puis^,  ayant  creusé 
la  terre  avec  la  cognée,  je  commençai  à  abou- 
ter  les  bois  en  les  enfonçant  dans  la  tran- 


196       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

chée.  Un  pâlis  ainsi  se  dressa,  la  primitive 
clôture  des  hommes  vivant  en  forêt.  Et  seule- 
ment, quand  je  fus  venu  à  bout  de  ce  travail, 
je  me  mis  à  équarrir  la  charpente  du  toit. 
Iule  battit  des  mains,  car  à  présent  l'extrémité 
des  pièces,  taillées  en  tenons,  s'insérait  au 
creux  des  mortaises;  et  toutes  avaient  une 
inclinaison  légère  pour  l'écoulement  des  eaux. 
Une  étroite  ouverture  servit  d'entrée  et  s'o- 
rienta au  levant.  Je  comblai  ensuite  les  joints 
avec  de  la  fougère.  Voilà,  avec  ma  seule  co- 
gnée pour  outil,  je  m'étais  égalé  à  l'art  naïf 
du  premier  constructeur. 

Le  labeur  fut  patient  et  difficile.  A  peine 
j'eus  dressé  le  toit,  il  s'écroula;  et  des  se- 
maines peut-être  s'étaient  passées  ;  il  fallut 
recommencer  avec  un  courage  nouveau.  Mais 
nous  qui  avions  perdu  la  notion  du  temps, 
nous  ne  mesurions  pas  la  longueur  de  l'effort 
à  la  brièveté  des  jours.  Chacun  amenait  sa  tâ- 
che, et  sans  le  savoir,  nous  étions  à  notre 
manière  d'humbles  ouvriers  d'éternité  :  nous 
avions  édifié  la  maison  comme  la  fourmi  élève 
ses  dômes  légers,  comme  l'abeille  bâtit  ses 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       197 

cellules.  Un  antique  instinct,  venu  du  loin- 
tain des  races,  avait  présidé  à  notre  industrie. 
J'ignorais  encore  que  l'homme  ne  fait  que  ré- 
péter le  geste  qu'un  autre  homme  fît  naïve- 
ment avant  lui.  Dans  l'orgueil  de  l'œuvre 
accompli,  je  criais  sous  les  arhres  :  je  ne 
voyais  pas  que  pendant  que  j'étais  là,  combi- 
nant les  formes  et  la  pesanteur,  un  pensif  an- 
cêtre doucement  était  sorti  de  la  forêt  et  me 
conseillait.  Iule,  viens  à  présent,  étends  un 
lit  de  fougères  fraîches  pour  notre  amour.  Nos 
paisibles  nuits  se  riront  de  l'averse  et  de  l'ou- 
ragan. Et  voilà  le  ruisseau,  voici  la  pierre 
sur  laquelle,  devant  la  porte,  tu  allumeras 
le  feu. 

Je  partais  en  chasse.  J'avais  fabriqué  un 
arc  souple  et  terrible  ;  des  figures  gravées  au 
couteau  le  décoraient,  et  il  était  très  grand. 
Mes  flèches  atteignaient  aux  plus  hauts  feuil- 
lages. Iule  disait  : 

—  Yoilà.  Tu  es  à  présent  le  premier  des 
hommes.  Tu  es  plus  beau  que  celui  qui,  avec 
une  grande  canne  et  des  plumes  sur  la  tête, 
marchait  là-bas  devant  le  régiment.  Tu  as 


198       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

bâti  la  maison  et  quand  tu  pars  avec  tes  flè- 
ches, tu  es  terrible. 

Cependant  j'étais  toujours  le  même  Petit 
Vieux;  mais  l'amour  était  venu  etunjournouî 
nous  étions  fait  l'un  à  l'autre,  avec  la  point( 
du  couteau,  une  blessure.  Et  nous  avions  bi 
notre  sang.  C'était  là  une  idée  de  Iule.  Ave( 
mon  sang  rouge  à  ses  lèvres,  elle  cria  : 

—  Maintenant,  j'ai  ta  vie  en  moi  et  je  t'ai 
donné  la  mienne. 

Les  bois  regardaient  cette  petite  femme  ten 
dre  et  furieuse,  dont  la  bouche  baisait  comm( 
elle  eût  mordu. 

Tous  les  soirs,  Iule  partait  ramasser  des  cô' 
nés  dans  la  pinède.  Or,  une  fois,  elle  rentra 
soudain,  le  souffle  court,  et  me  dit  : 

—  Petit  Vieux,  un  visage  d'homme  était  lî 
derrière  les  arbres  et  me  regardait. 

Je  m'élançai,  j'étais  armé  de  la  cognée.  J'au* 
rais  vengé  au  prix  de  ma  vie  notre  chère  so- 
litude violée.  Les  ombres  s'étendirent  et  j( 
n'avais  pas  vu  l'humain  redoutable  entré  dam 
notre  royaume.  Je  revins  vers  la  maison  e 
dis  à  Iule  : 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       199 

—  Vois,  le  fer  est  humide  de  sang. 

Elle  vit  que  je  me  moquais  :  elle  n'était  plus 
aussi  assurée  qu'elle  eût  aperçu  réellement 
un  homme. 

—  Je  t'assure  cependant,  fit-elle,  il  avait 
une  bouche  et  des  yeux  comme  toi. 

—  C'était  un  arbre,  petite  Iule,  rien  qu'un 
arbre. 

Mon  rire  joyeusement  sonnait  sous  le  ciel 
pâle. 

Je  n'aimais  pas  qu'elle  me  parlât  de  lacq.  Un 
levain  jaloux  toujours  fermentait  à  l'idée  que 
ce  garçon  avait  porté  la  main  sur  sa  chair 
vierge.  C'était  aussi  un  regret  pénible  qu'il  ne 
fût  plus  là  pour  me  donner  du  tabac.  Voilà 
oui,  j'étais  obligé  de  fumer  maintenant  des 
feuilles  sèches  :  son  tabac  à  lui  avait  un  goût 
plus  délicat.  Je  ne  pouvais  oublier  cela,  je  m'en 
voulais  de  ne  pouvoir  penser  à  lacq  sans  ran- 
cune à  la  fois  et  sans  gratitude.  Mais  un  jour 
qu'assis  avec  Iule  sous  les  bouleaux  parmi  les 
roches,  nous  admirions  notre  toit,  elle  me  dit  : 

—  Songe  donc  à  la  figure  que  ferait  lacq 
s'il  pouvait  se  douter  que  toi  seul  avec  tes 


200       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

mains  as  bâti  cette  maison  !  Il  n'aurait  plus 
envie  de  rire. 

Oh  !  elle  put  ce  jour-là  me  parler  de  lui 
tant  qu'elle  voulut.  Elle  me  procura  ainsi  le 
plaisir  de  mépriser  lacq  comme  un  homme 
grossier  et  vain,  comme  un  homme  que  j'avais 
le  droit  de  considérer  avec  des  yeux  froids  du 
haut  de  ma  fierté.  Si  seulement  cette  petite 
folle  de  Iule  ne  l'avait  pas  rejoint  si  souvent 
derrière  la  porte  pour  rire  ensemble  de  cette 
chose  qu'il  disait  toujours  ! 

—  Vois-tu,  fit-elle,  il  est  beau.  Toutes  les 
filles  l'aiment  à  cause  de  cela.  Mais  toi,  tu  sais 
lire  dans  les  livres  et  voici  que  tu  as  bâti  cette 
maison. 

Alors  je  la  regardai  dans  les  yeux. 

—  Iule,  parle-moi  franchement.  N'as-tu  ja- 
mais senti  autrefois  remuer  ta  vie  en  toi  en 
pensant  à  lui  ? 

Et  elle  me  répondit  : 

—  Une  fois  j'allai  dans  le  bois;  je  me  rou- 
lais à  terre  comme  si  j'avais  été  piquée  d'une 
abeille.  Je  ne  sais  pas  ce  qui  serait  arrivé  si 
en  ce  moment  il  était  venu. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORET       201 

Elle  me  fit  cet  aveu  si  simplement  que  je 
n'éprouvai  pas  de  colère,  car  depuis  qu'elle 
m'avait  donné  son  amour,  elle  ne  mentait  plus 
et  encore  une  fois  elle  avait  parlé  selon  la  na- 
ture. Moi-même,  avec  cette  vie  fraîche  de  la 
première  femme  près  de-la  mienne,  j'étais  de- 
venu un  autre  Petit  Vieux  plus  jeune.  Il  ne 
faut  qu'un  toit  d'abord  et  tout  change  : 
l'homme  a  déjà  conscience  d'une  destinée.  Il 
peut  dire  :  ma  maison,  et  en  disant  ainsi,  il 
pense  à  celle  qui  est  près  de  lui  et  aux  enfants 
qu'il  aura  d'elle. 

Iule  avec  des  rameaux  flexibles  tressa  des 
nattes.  Elle  mailla  des  corbeilles.  Je  taillais 
dans  des  racines  les  humbles  ustensiles  qui 
servaient  à  nos  repas.  Une  souche  devint  notre 
table.  Ce  fut,  avec  plus  d'expérience,  la  petite 
industrie  des  premiers  temps  que  nous  avions 
passés  dans  la  forêt.  Et  j'avais  imaginé  d'as- 
surer avec  de  souples  liens  de  coudrier  tordu 
une  porte  faite  de  branchages  et  qui  nous 
clôtura  dans  notre  mystère  d'amour.  Il  vint 
des  pommes  sûres  aux  branches  des  aigrins; 
nous  mangions  aussi  des  mûres,  des  prunel- 


202       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  F ORÉT 

les  et  des  cornouilles.  Chaque  jour  des  fruits 
nouveaux  nous  étaient  révélés  :  sous  les  châ- 
taigniers le  sol  était  jonché  des  châtaignes  de 
l'autre  automne;  et  il  y  eut  de  petites  noiset- 
tes sauvages,  les  baies  rouges  de  l'églantier^ 
l'amande  huileuse  des  fênes;  le  cône  laiteux 
de  la  pomme  de  pin  abondait.  Ou  bien  j'allais 
dans  la  foret,  j'abattais  une  chair  vivante  et 
Iule  ensuite,  en  heurtant  le  caillou,  allumait 
le  feu.  Un  hérisson  quelquefois,  comme  au 
temps  de  la  hutte,  s'avançait  jusque  près  de 
la  maison  :  nous  ne  lui  faisions  point  de  mal. 
Nous  vivions  innocents  et  charmés.  Un 
sens  nous  inclina  vers  le  mystère,  vers  la 
beauté  du  ciel  et  des  heures,  une  sensibilité 
émerveillée  d'enfants  devant  un  prodige. 
C'était  si  gentil,  cette  Iule  cueillant  la  rosée 
à  ses  cheveux  et  l'égouttant  en  arc-en-ciel 
dans  le  matin  frais,  avec  des  yeux  éblouis! 
Couchée  sur  le  ventre  près  de  moi,  elle  regar- 
dait glisser  à  ma  peau  les  filées  de  soleil  comme 
des  scarabées  vermeils  et  elle  criait  de  plaisir. 
Elle  sentait  bon  le  jour  qui  se  lève,  l'écorce 
humide,  le  brouillard  monté  de  l'eau,  le  vent 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       203 

venu  de  loin  avec  ses  corbeilles  cl'aromes.  Elle 
avait  l'odeur  du  froment  mûr  et  du  pain.  Elle 
était  pour  ma  douce  folie  la  petite  chair  au 
goût  sauvage  qui  déjà  vivait  dans  le  sein  de 
toutes  les  mères  de  sa  race  et  qui  un  jour  était 
venue  vers  moi  du  fond  des  âges  par  le  che- 
min de  la  douleur  et  de  la  mort.  Cela,  petite 
Iule,  je  ne  te  le  disais  pas  encore  ;  c'était  une 
idée  qui  remuait  obscurément  en  moi  et  ne 
s'élucida  qu'avec  le  temps.  Et  néanmoins, 
quand  avec  le  doigt  j'effleurais  le  grain  doré 
de  tes  épaules  comme  j'épelais  les  lettres  du 
vieux  livre,  elle  glissait  déjà  au  bord  de  ma 
pensée.  0  Iule!  une  chose  toujours  dérive 
d'une  autre;  toutes  plongent  leurs  racines 
dans  la  forêt  profonde  des  origines.  Un  enfant 
sort  de  la  ville  et  il  voit  venir  à  lui  une  autre 
enfant  et  tous  deux  sont  partis  à  l'heure 
dite  :  ils  n'ont  pas  cessé  de  marcher  l'un 
vers  l'autre  à  travers  la  durée  des  siècles.  Ta 
vie,  chère  Iule,  me  fut  dédiée  de  toute  éter- 
nité. Et  à  présent,  dans  cette  solitude  verte, 
apaisant  nos  faims  avec  les  fruits  de  la  forêt, 
buvant  les  sèves  et  les  frissons  de  la  terre 


204      AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

aux  sources  du  matin,  nous  étions  pareils  au; 
premier  homme  et  à  la  première  femme  et 
nous  recommencions  l'humanité.  Cependant 
si  quelqu'un  des  cités  était  entré  dans  la  forêt 
et  nous  avait  vus  près  du  ruisseau  avec 
les  trous  clairs  de  notre  peau  sous  nos  hail- 
lons, il  nuus  aurait  dénié  une  âme  humaine. 

Or  voici  :  un  jour  Iule  revint  encore  une  fois 
du  bois  toute  pâle,  me  disant  qu'elle  avait i 
aperçu  le  même  visage  qui  lui  avait  apparu 
un  soir. 

—  Je  t'assure,  Petit  Vieux,  ce  n'est  pas  une 
idée.  11  y  a  un  autre  homme  dans  la  forêt.  Il 
était  là  vivant  comme  toi  devant  moi.  Il  me 
regardait,  je  n'osais  faire  un  mouvement.  Et 
puis  il  a  disparu  comme  il  était  venu. 

Je  pris  ma  cognée  comme  la  première  fois  et 
ensemble,  en  nous  parlant  à  voix  basse,  nous 
allions  sous  les  arbres,  du  côté  où  elle  l'avait 
vu.  J'entendais  les  coups  de  nos  cœurs  dans  le 
silence,  je  n'entendais  que  cela.  L'homme 
avait  une  barbe  grise  et  des  yeux  rusés;  Iule 
l'affirmait;  et  il  marchait  à  quatre  pattes,  il 
courait  comme  une  bête.  Dans  sa  peur,  elle 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       205 

l'imaginait  terrible.  Moi-même  je  n'étais  plus 
aussi  assuré  que  la  cognée  ne  me  tomberait 
pas  des  mains  si  tout  à  coup  il  se  dressait 
derrière  un  chêne.  Le  sol  s'abaissa  :  une  fla- 
que rouilleuse,  une  stagnation  d'eau  et  de 
feuilles  croupies  trempait  le  pli  de  la  ravine. 
Je  restai  saisi,  sans  souffle  :  l'empreinte  fraî- 
che d'un  large  pas  s'enfonçait  dans  l'humus 
spongieux.  Un  homme  avait  passé  là;  les 
foulées  ensuite  froissaient  la  mousse  à  mi- 
pente.  Elles  se  perdirent  dans  un  éboulis  de 
pierrailles.  La  solitude,  le  mystère  se  refer- 
mait sur  ce  passage  d'un  être  humain  fait 
comme  nous. 

Nos  battues  s'étendirent  les  jours  suivants. 
Des  sentes  filaient  sous  bois,  étroites,  coupées 
par  les  dents  des  lapins,  frayées  quelquefois 
par  les  hautes  faunes.  La  forêt  n'avait  point 
d'autres  chemins.  Nous  nous  coulions,  aux 
aguets,  épiant  les  pistes.  D'anciennes  traces 
avaient  séché,  des  pas  qui  toujours  s'en- 
fonçaient plus  loin  et  ensuite  cessaient  d'être 
visibles.  Une  fois  Iule  ramassa  des  champi- 
gnons fraîchement  cueillis  et   que  l'homme 

12 


206 


AU  CŒUR   FRAIS    DE    LA    FORET 


sans  doute  avait  laissé  tomber.  Puis,  les  pas 
un  matin  reparurent  au  bord  d'une  zone  fleu- 
rie, une  combe  étoilée  comme  un  ciel  d'août, 
touffue  comme  la  mosaïque  d'un  jardin  : 
quelqu'un  était  venu  et  avait  coupé  les  tiges 
par  larges  gerbes.  Et  ce  jour-là,  ayant  dilaté* 
fortement  mes  narines,  je  crus  humer  un 
lointain  arôme  délicieux  dans  l'air  et  je  de- 
mandai à  Iule  : 

—  Ne  sens-tu  pas  une  odeur  de  tabac  venir! 
de  là-bas  ? 

—  Oui,  dit-elle.  Si  c'était  lacq! 
Cette  idée  me  fit  rire.  Pourquoi  le  garçon] 

serait-il  venu  dans  cette  foret?  Il  disait  que, 
personne  jamais  n'en  aurait  pu  sortir,  y  étant] 
une  fois  entré.  Et^uis,  avec  une  étrange  dou- 
ceur, je  pensai  profondément  que  peut-être] 
un  autre  homme  un  jour  partagerait  avec  moi 
un  tabac  parfumé  comme  celui  de  lacq.  y  on. 
songeai-je  ensuite,  qu'un  arbre  l'écrase  plutôt,j 
celui-là  !  Et  je  n'avais  rien  dit  à  Iule. 

Des  jours  passèrent;  les  empreintes  s'é-j 
talent  effacées  ;  la  subtile  odeur  ne  perça  plus] 
à  travers  Tàcre  évent  vert  des    sèves.  Mais] 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       207 

comme  un  soir  nous  étions  assis  devant  la 
porte,  mangeant  des  châtaignes,  il  me  sem- 
bla soudain  à  mon  tour  qu'un  visage  se  te- 
nait caché  derrière  les  troncs  rouges  des  pins. 

—  Crois-moi,  c'est  bien  cet  homme,  souffla 
Iule.  Demain  il  entrera  dans  cette  maison,  si 
tu  le  laisses  faire. 

Je  courus  vers  la  pinède;  il  avait  disparu; 
mais  au  loin  quelqu'un  toussa.  Je  dormis 
cette  nuit  avec  la  cognée  entre  mes  poings. 

Voilà,  oui,  je  n'en  pouvais  plus  douter  :  la 
forêt  avait  un  habitant.  Un  solitaire  farouche 
et  sournois  rôdait  aux  limites  de  notre  do- 
maine. Peut-être  il  était  venu  là  avant  nous  : 
il  semblait  connaître  les  fuites  mystérieuses 
des  taillis  mieux  que  nous-mêmes.  0  quelle 
ironie,  Iule  !  Nous  avions  cru  fuir  à  jamais  le^ 
hommes  et  un  homme  était  là,  avec  un  cœur 
comme  notre  cœur,  vivant  là  la  vie  libre  des 
bois  Tu  pleuras  de  dépit;  je  n'osais  pas  en- 
core te  dire  quelle  chose  nouvelle  et  profonde 
s'était  levée  en  moi.  Je  pensais  :  quelles  misè- 
res plus  grandes  que  les  nôtres  ont  poussé  cet 
homme  à  se  réfugier  dans  cette  forêt?  Je  res- 


208       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

tai  tressaillant  à  la  pensée  de  le  savoir  plus 
malheureux  que  nous,  d'une  douleur  qui 
nous  était  ignorée.  Je  n'éprouvais  plus  de 
rancune  contre  l'humain  inconnu.  Qu'il  par- 
tageât avec  nous  la  foret,  cela  petit  à  petit 
finit  par  me  paraître  naturel,  puisque  nous 
aussi  nous  y  étions  venus,  chassés  par  notre 
haine  des  hommes.  Je  ne  savais  pas  qu'au 
fond  des  cœurs  les  plus  dépris  subsiste  encore 
l'antique  lien  fraternel.  J'avais  fui  les  tribus 
et  ma  solidarité  déjà  s'éveillait,  aspirait  à  ce 
passant  triste  des  solitudes.  C'était  un  senti- 
ment que  je  n'aurais  pas  connu  dans  la  san- 
glante mêlée  des  villes.  Il  me  gonfla  le  cœur; 
mon  cœur  un  jour  me  monta  aux  lèvres.  Je 
dis  à  Iule  : 

—  Vois  cependant,  si  celui-là  n'avait  ni 
femme  ni  enfant!  Toi,  tu  m'as  comme  moi  je 
t'ai.  Peut-être  il  souffre  d'être  seuL  lui  qui 
déjà  avait  souffert  chez  les  hommes. 

Elle  me  répondit  justement  : 

—  Autrefois,  Petit  Vieux,  tu  serais  parti  à 
sa  rencontre  avec  la  cognée.  Tu  n'aurais  pas 
pensé  si  loin. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       209 

Une  querelle  de  geais  aigrement  cria  dans 
les  arbres.  Nous  vîmes  les  plumes  voler  sous 
les  coups  de  bec  dont  ils  se  déchiraient. 

—  Le  geai  était  là  seul  aussi,  dis-je,  et  puis 
un  second  est  venu.  Maintenant  c'est  à  qui 
tuera  l'autre.  Crois-moi,  l'homme  n'est  pas 
fait  pour  ressembler  aux  bêtes. 

Le  vieil  almanach  encore  une  fois  battit 
dans  ma  poitrine.  Il  frémissait  de  chaude 
humanité  comme  si  tout  le  cœur  des  hommes 
palpitait  dans  ses  tendres  apologues. 

—  Eh  bien,  fit  Iule,  tu  es  le  maître  de  sui- 
vre ton  idée. 

Des  soleils  encore  coururent  et  les  traces 
de  l'homme  semblèrent  s'être  définitivement 
perdues  dans  la  vaste  solitude.  Il  n'y  eut  plus 
que  le  silence  des  arbres  sur  le  sillage  furtif 
de  cette  vie  d'une  créature.  Et  moi,  je  croyais 
sentir  qu'il  allait  me  manquer  quelque  chose. 
Une  âme  encore  élémentaire  ne  peut  s'expli- 
quer :  elle  a  des  mouvements  qu'elle  ignore 
et  qui  déjà  sont  la  haute  vie  des  êtres.  Quand 
les  briquetiers  et  les  bûcherons  étaient  venus, 

je  n'avais  pensé  qu'au  pain.  Ceux-là  vivaient 

12. 


210       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

en  commun,  ils  n'étaient  pas  malheureux. 
Ce  frère  errant  des  bois,  avec  son  mal  soli- 
taire, était  bien  plus  de  ma  famille. 

—  11  a  vu  ta  cognée,  il  aura  tremblé,  disait 
Iule. 

Je  secouai  la  tête. 

—  Xon.  ce  n'est  pas  cela.  Un  homme  ne 
craint  pas  un  autre  homme. 

Maintenant  je  ne  partais  plus  avec  la  co- 
gnée. Si  l'homme  avait  reparu,  j'aurais  crié 
vers  lui,  je  lui  aurais  montré  mes  mains  dé- 
sarmées. 

Une  fois,  ayant  suivi  le  cours  de  l'eau,  nous 
fûmes  tout  à  coup  très  loin  de  la  maison; 
nous  étions  partis  au  matin,  avec  le  désir  d'al- 
ler jusqu'où  irait  cette  eau.  Quelquefois  elle 
s'encaissait  entre  de  hauts  pans  de  roches  : 
nous  descendions  alors  dans  son  lit,  mouillés 
jusqu'à  la  ceinture.  Nous  goûtions  là  une  pe- 
tite horreur  charmée  ;  et  ensuite  les  parois 
s'abaissaient;  le  défilé  se  terminait  en  ressacs 
lentement  aplanis.  Nous  reprenions  notre 
route  au  fil  de  la  rive,  sous  les  voûtes  vertes. 
L'air  était  lourd  et  laiteux  :  un  brouillard  lé- 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       211 

ger  embrumait  les  taillis;  les  grosses  mouches 
dormaient,  collées  aux  feuilles.  Et  puis  vers 
midi  le  ciel  se  déchira,  une  fine  ondée  de 
soleil  dora  les  vapeurs  qui  remontaient;  la 
forêt  fuma  dans  la  chaleur  vermeille. 

J'allais  devant  Iule,  lui  frayant  un  passage 
entre  les  rameaux.  Mais  bientôt  la  fatigue 
l'accabla  ;  elle  voulut  se  reposer  près  du  ruis- 
seau, et  à  peine  elle  se  fut  étendue,  ses  yeux 
se  fermèrent,  elle  s'endormit.  Je  continuai  à 
marcher  seul  un  peu  de  temps.  Je  ne  pensais 
plus  à  l'homme,  j'écoutais  se  réveiller  la  fo- 
ret dans  la  claire  lumière.  Son  énorme  vie  me 
grisait,  l'odeur  de  safran  et  de  tanin  efflué  des 
écorces  tièdes,  l'infini  bruissement  des  arté- 
rioles  resuant  tardivement  au  soleil  les  humi- 
dités de  la  nuit.  J'étais,  moi  aussi,  avec  le 
bourdonnement  sonore  du  sang  âmes  tempes, 
une  part  de  cette  vie.  Et  j'avançais  doucement, 
regardant  bouger  les  feuilles,  courir  un  in- 
secte, trembler  sous  bois  un  silence  de  clarté. 

Les  arbres  s'éclaircirent;  je  demeurai  saisi, 
mon  cœur  entre  mes  mains,  voyant  là  tout 
à  coup,  sous  le  ciel  nu.  l'homme  assis  près 


212       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

d'un  étrange  abri  et  triant  des  herbes.  Le 
site  était  farouche  et  délicieux,  des  blocs  de 
rocs,  une  petite  forêt  de  digitales,  de  séne- 
çons, de  doradilles,  une  sauvagerie  de  na- 
ture roulant  à  grandes  ondes  diaprées  dans 
l'édhancrure  d'une  clairière.  Une  chape  de 
lierres  recouvrait  les  parois  de  l'habitation. 
C'était  une  voiture  sans  roues  enfoncée  de 
guingois  dans  le  sol,  une  de  ces  maringotes 
de  forains  comme  il  en  venait  près  des  car- 
rousels, aux  fêtes  des  banlieues.  Et  je  ne 
voyais  pas  les  yeux  de  l'homme;  il  avait  une 
longue  barbe  grise  qui  lui  descendait  sur  la 
poitrine. 

Je  n'aurais  pas  cru  que  la  vue  d'une  créa- 
ture m'eût  fait  tant  de  plaisir.  Je  n'osais 
avancer  de  peur  qu'il  ne  m'aperçût.  Je  tenais 
les  branches  écartées  avec  les  mains  et  je 
demeurais  là  sans  respirer.  Ce  que  je  pensais 
exactement  en  ce  moment,  je  n'aurais  pu  le 
dire.  C'était  sans  doute  une  chose  confuse 
comme  toutes  les  perceptions  de  ma  sensibi- 
lité encore  vierge  et  cependant  il  me  semble 
aujourd'hui  qu'elle  eût  pu  s'expliquer  ainsi  : 


à 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       213 

un  homme  et  moi  étions  venus  de  deux  points 
opposés  du  monde  pour  nous  joindre  un  jour. 
L'almanach  n'en  disait  rien,  mais  une  grande 
lumière  était  en  moi  qui  éclairait  devant  moi 
la  Vie.  Une  chose  après  une  chose  était  venue 
et  toutes  étaient  venues  à  leur  heure  :  aucun 
mouvement  de  notre  volonté  n'avait  été  né- 
cessaire pour  les  susciter.  Iule  et  moi  sim- 
plement avions  obéi  au  geste  d'une  main  qui 
nous  avait  conduits  l'un  vers  l'autre  et  en- 
suite avait  conduit  les  hommes  vers  nous.  Un 
ordre  admirable  ainsi  avait  présidé  à  chacun 
de  nos  pas  dans  les  chemins  du  monde.  Nous 
suivions  notre  vie  :  elle  ne  nous  suivait  pas  ; 
et  personne  n'a  appris  au  ruisseau  à  cher- 
cher son  niveau  ni  au  chardon  à  carder  son 
étoupe  ni  à  l'écureuil  à  grimper  dans  les 
arbres.  Cependant  on  n'a  jamais  vu  l'eau  re- 
monter sa  pente  ni  aucune  chose  terrestre 
s'opposer  à  la  loi  qui  originellement  lui  fut 
assignée.  Quand  mes  tempes  élargies  eurent 
pris  mesure  sur  l'effort  de  ma  pensée,  ce  fut 
cette  petite  source  de  vérité  qui  en  recula  les 
parois  comme  il  suffit  d'un  léger  filet  d'eau 


214       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

pour  frayer  à  la  longue  le  lit  où  passera  le- 
torrent.  Nous  ne  cessâmes  jamais  de  nous 
confier  à  la  vie  :  elle  seule  n'ignore  pas  par; 
quelles  voies  tout  s'achemine  à  son  but. 

Je   restai    un   peu    de   temps    à  regarder 
rhomme  et  la  maison;  et  puis,  comme  cha- 
cun des  battements  de  mon  cœur  se  prolon-, 
geait  dans  le  cœur  de  Iule,   à  pas  étouffés  je 
m'en  allai  la  réveiller. 

—  Chut  !  ne  dis  rien  et  lève-toi. 
Elle  vint  alors  avec  moi  et  maintenant  à 
son  tour  elle  était  là;  muette^  à  la  limite  des 
arbres,  avec  ses  sourcils  hauts.  Un  mystère 
doucement    enveloppait    cette    vie  d'homme 
sans  défense  et  qui  avec  confiance  s'abandon- 
nait à  la  garde  de  la  nature.  Aucune  chose 
au  monde  n'était  plus  tendre  et   plus  belle 
que  la  paix  fleurie,   la  palpitation  du  silence 
autour  du  tranquille  solitaire,  comme  si  d'in- 
visibles providences  faisaient  le  cercle  et  veil 
laient  sur  sa  rêverie.  Il  était  toujours  assis  sui 
le  seuil  :  il  avait  fini  de  trier  les  herbes  et  il  s( 
tenait  immobile,  les  mains  sur  ses  genoux.  Le 
front  vers  le  ciel-  il  paraissait  contempler  h 


AU  CŒUH  TKAIS  DE  LA  FORÊT       215 

beauté  du  jour.  La  barbe  avait  mangé  son  vi- 
sage jusqu'aux  sourcils;  ses  cheveux  descen- 
daient sur  ses  épaules  comme  le  feuillage 
d'un  chêne  ;  il  avait  de  clairs  yeux  d'enfant. 
Sans  doute  la  vie  en  forêt  avait  subtilisé 
ses  sens;  il  subodora  une  présence  insolite, 
tendit  sa  grosse  tête  velue. 

—  Parle-lui,  me  souffla  Iule. 

Mais  qu'aurais-je  dit  à  cet  homme,  moi,  un 
si  jeune  garçon? J'aurais  voulu  seulement  ca- 
resser ses  longs  cheveux  comme  un  fils. 

—  Vois-tu,  Iule,  il  vaut  mieux  que  ce  soit  toi. 
Alors  hardiment  elle  fit  un  pas,  toussa  et 

le  vieillard  à  présent  nous  regardait  avec  des 
yeux  irrités. 

—  Qui  êtes-vous?  N'entrez  pas  ici!  Allez- 
vous-en!  cria-t-il. 

Il  parlait  comme  si  la  forêt  lui  eût  appar- 
tenu J'avais  pris  la  main  de  Iule  et  nous  n'o- 
sions ni  avancer  ni  reculer.  Nous  ne  savions 
que  lui  répondre,  sortis  tout  à  coup  de  l'om- 
bre verte,  avec  nos  visages  craintifs  dans  la 
haute  lumière.  Il  se  leva,  marcha  violem- 
ment  à  travers  la  clairière.  Je  regrettai  de 


216       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 


n'avoir  pas  emporté  la  cognée,  mais  Iule  déjà 
était  tombée  à  genoux  et  disait  : 

—  Père  !  ne  nous  fais  pas  de  mal. 
Personne  ne  lui  avait  appris  ce  mouvement, 

et  elle  disait  là  une  chose  tendre  et  filiale, 
montée  du  fond  de  sa  vie.  L'homme  s'arrêta, 
passa  la  main  sur  son  grand  visage. 

—  Aucune  autre  que  toi  ne  m'a  appelé  par 
ce  nom,  dit -il. 

Et  il  nous  regardait  à  présent  sans  colère. 
Sa  barbe  s'agita  au  vent  des  paroles  qu'il  se 
disait  à  lui  même  : 

—  Ce  sont  les  petits  de  la  forêt.  A  leur  âge  ! 
Qu'est-ce  qu'ils  ont  bien  pu  faire  aux  autres 
hommes  ? 

Il  appuya  la  main  à  mon  épaule. 

—  Dis-moi  d"oii  tu  viens. 

—  De  là-bas.  je  ne  sais  plus. 

J'avais  répondu  ainsi  aux  briquetiers. 
Iule  se  mit  à  rire. 

—  Celui-là  n'aime  pas  parler,  dit- elle.  Mais 
voilà.  Une  fois  il  y  avait  un  arbre  dans  la 
campagne,  près  de  la  ville.  Il  est  venu  vers 
Tarbre  au  moment  où  moiaussi  je  venais.  Ja- 


i 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       217 

mais  nous  ne  nous  étions  vus.  Nous  avons 
partagé  ensemble  un  morceau  de  pain.  Et  puis 
il  m'a  prise  par  la  main,  nous  ne  nous  som- 
mes plus  quittés.  C'est  comme  ça  que  nous 
sommes  arrivés  dans  cette  forêt. 

Maintenant  moi  aussi  je  riais,  l'entendant 
ainsi  parler  comme  si  vraiment  il  n'y  avait 
eu  que  cela  dans  notre  vie. 

Cependant  elle  était  plus  près  de  la  vérité 
que  si  elle  eût  dit  par  le  détail  l'aventure 
quotidienne  de  nos  famines  et  de  nos  cara- 
vanes. La  vie  se  limite  en  quelques  lignes 
essentielles  et  une  petite  vague  d'un  grand 
fleuve  suffit  à  donner  aux  rives  le  goût  du  sel 
ou  du  miel.  Mais  le  vieillard,  nous  voyant 
rire  tous  deux,  entra  en  défiance.  La  solitude 
n'avait  pas  encore  exprimé  toute  l'âcreté  de 
ses  anciennes  blessures. 

—  Qui  m'assure,  fit-il,  que  c'est  là  la  vérité  ? 
Et  il  était  triste,  un  nuage  l'isola  de  nous. 

Je  levai  mes  yeux  droits,  je  lui  dis  avec  fran- 
chise : 

—  Elle  a  dit  ce  qui  est.  Petit  Vieux  n'a  ja- 
mais trompé  personne.  Une  fois  il  a  manqué 


I 


13 


218        AU  CŒUR  FRAIS  LE  LA  FORÊT 

tuer  avec  sa  cognée  un  homme   qui  l'avait 
trompé  et  puis  il  lui  a  donné  la  vie. 

—  lacq,  oui!  cria  Iule. 

Voilà,  je  parlais  comme  un  petit  sauvage 
des  bois  dont  les  idées  n'ont  pas  de  suite  et 
tourbillonnent  d'un  vol  errant  de  feuilles  au 
vent  de  l'automne.  Nous  disions  souvent,  Iule 
et  moi,  des  choses  comprises  de  nous  seuls 
dans  l'unité  simple  de  notre  vie  comme  un 
grand  chemin  en  forêt. 

L'homme  était  petit,  craintif,  rapide  dans 
ses  élans,  comme  toute  créature  qui  a  désap- 
pris la  dissimulation  chez  les  arbres.  Il  posa 
la  main  sur  mon  épaule,  enfonça  dans  mes 
tempes  ses  claires  prunelles,  buvant  ainsi  ma 
sincérité  à  sa  source.  La  minute  fut  solennelle, 
nos  vies  l'une  devant  l'autre  balancèrent  en 
suspens.  Et  enfin  doucement  il  dit  : 

—  Il  y  a  donc  des  êtres  qui  ne  mentent  pas  ! 
Sois  le  bienvenu  dans  ma  pauvre  cabane,  toi 
qui  as  les  yeux  limpides  comme  le  jour. 

Il  nous  mena  vers  la  maison  verte.  Des  tor- 
sades de  lierre  pendaient  en  travers  du  seuil  : 
l'hiver  seulement  il  tirait  sur  lui  la  porte  ;  et  la 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       219 

nuit  et  le  jour  entraient  librement.  Il  y  avait 
près  de  dix  ans,  étant  venu  dans  la  forêt,  il 
avait  trouvé  là  cette  roulotte  abandonnée.  Peut- 
être  ses  habitants  étaient  morts  :  il  n'avait 
jamais  su  comment  elle  avait  pu  arriver  en 
cet  endroit  sauvage,  loin  des  routes.  Déjà 
les  ronces  et  les  orties  l'avaient  recouverte  : 
elle  avait  perdu  ses  roues,  toute  vide  comme 
la  carcasse  d'une  barque  après  un  naufrage. 
Et  à  présent  nous  étions  dans  cette  ancienne 
chose  de  vie  comme  au  cœur  même  de  la  des- 
tinée du  vieil  homme.  Avec  des  arbres  abattus 
par  le  vent  il  s'était  fait  une  table,  une  cahière, 
un  cadre  étroit  qu'il  emplissait  de  fougères 
et  qui  lui  servait  de  couchette.  Des  tablettes 
supportaient  les  ustensiles  nécessaires  à  ses 
repas.  Une  lucarne  aux  vitres  maillées  de 
toiles  d'araignée  versait  un  jour  vert  sur  des 
bottelées  d'herbes  sèches  accrochées  aux  cloi- 
sons. Il  y  avait  aussi,  pendu  au-dessus  du  lit, 
dans  une  bordure  de  cuivre,  un  petit  portrait  de 
femme  et  un  vieux  calendrier  barré  de  ratures. 
Pourquoi,  voyant  que  Iule  regardait  le  portrait, 
cria-t-il  tout  à  coup  avec  emportement  : 


ï 


220       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

—  Ferme  les  yeux  :  il  y  a  là-dessus  du  sang. 
11  prit  le  portrait  et  le  jeta  sous  les  fougères. 

Ses  mains  tremblaient  :  il  demeura  un  peu 
de  temps  perdu  dans  une  idée,  oubliant  notre 
présence.  Et  puis  il  nous  dit  : 

— ^  Un  pauvre  bomme  comme  moi  a  une  lon- 
gue vie  derrière  lui  et  toutes  les  heures  ne 
sont  pas  bonnes.  La  pluie,  la  neige  et  le  vent 
n'ont  rien  effacé. 

Il  m'apparut  concentré  et  farouche,  avec 
le  mal  triste  d'une  chose  inconnue  enfoncée 
dans  ses  jours.  Je  n'osais  l'interroger,  sentant 
sur  lui  le  poids  lourd  d'une  peine.  Il  alla 
sur  le  seuil,  aspira  fortement  l'air  et  ensuite 
revint  nous  offrir  du  miel  et  du  pain  qu'il 
cassait  avec  un  marteau  et  qu'il  mit  tremper 
dans  de  l'eau. 

—  Tous  les  mois,  dit-il,  je  vais  au  couvent 
des  Pères  à  six  lieues  de  marche  d'ici.  Je 
connais  les  dates  par  le  calendrier.  Les  lunes 
et  les  mois  y  sont  marqués.  Je  me  figure  que 
rien  n'a  changé  depuis  le  temps  où  il  réglait 
les  heures  de  ma  vie.  Et,  après  tout,  un  jour 
n'est  qu'un  jour  dans  la  durée  du  temps.  Je  porte 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       231 

aux  bons  Pères  des  herbes  qu'ils  distillent  et 
ils  me  donnent  en  échange  du  pain,  du  sel,  un 
peu  d'élixir  et  les  fruits  qui  ne  mûrissent  pas 
dans  la  forêt.  Il  ne  m'en  faut  pas  plus  pour 
vivre. 

Ses  paroles  souvent  demeuraient  mystérieu- 
ses pour  moi.   Il  parlait  moins  simplement 
que  le  bonhomme  Jean.  Quelquefois  il  sem- 
blait se  parler  à  lui-même  d'une  voix  basse. 
Toi,  chère  Iule,  tu  prenais  moins  attention  à 
ce  qu'il  disait  qu'aux  nourritures  qu'il  avan- 
çait sur  la  table.  Le  pain  a  beau  être  moisi, 
c'est  toujours  le  pain  :  tu  étais  un  peu  gênée 
de  le  manger  à  la  cuillère,  tu  ne  t'étais  servie 
jusqu'alors  que  de  tes  dents  et  de  tes  doigts. 
Mon  Dieu  !  qu'il  y  avait  encore  une  fois  de 
temps  que  le  goût  nous  en  était  passé  !  Il  pa- 
raissait prendre  plaisir  à  étudier  sur  nos  vi- 
sages la  franchise  de  nos  sensations.  Je  ne  pus 
réprimer  un  rire  sauvage  quand,  ayant  froissé 
entre  son  pouce  et  son  index  des  feuilles  cou- 
leur d'amadou,  il  m'en  donna  ma  part  en 
disant  que  c'était  du  tabac  qu'il  avait  planté 
près  de  la  cabane.  Si  quelqu'un  était  venu 


322       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

heurter  à  notre  hutte,  nous  n'aurions  pu  lui 
donner  que  les  fruits  acres  de  la  forêt.  Sa  pau- 
vreté était  riche  à  côté  de  notre  dénûment. 

—  PèrC;  lui  dit  Iule,  par  quel  nom  faut-il 
que  nous  t'appelions  au  loin  si,  venant  vers 
toi,  -nous  trouvons  la  maison  vide? 

Ses  yeux  parurent  interroger  le  petit  por- 
trait sous  les  fougères  et  il  demeura  un  ins- 
tant muet.  Enfin  remuant  son  front  chevelu, 
il  répondit  : 

—  Je  suis  celui  qui  n'a  plus  de  nom.  Mais 
il  me  sera  très  doux  que  tu  continues  à  m'ap- 
peler  Père. 

—  Moi,  autrefois  j'étais  Frilotte,  fit-elle.  A 
présent  on  m'appelle  Iule. 

—  Frilotte...  Petit  Vieux... 
Il  riait  doucement. 

—  Toi  et  lui  cependant  aviez  un  père,  une 
mère. 

Iule  haussa  les  épaules. 

—  Voilà,  ils  nous  ont  tous  demandé  la 
même  chose.  Mon  père,  peut-être  on  lui  a 
coupé  le  cou.  Quant  à  ma  mère,  celle-là  sans 
doute   huvait   et   causait   avec  les    hommes 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       223 


comme  Mama.  Petit  Vieux,  lui,  tout  petit  cou- 
chait sous  les  ponts.  Nous  ne  savons  pas  au- 
tre chose. 

Les  paupières  du  vieillard  battirent;  son 
regard  se  mouilla.  Aucune  larme  encore  n'a- 
vait pleuré  sur  notre  enfance.  Et  maintenant 
il  tenait  nos  têtes  rapprochées  dans  ses  larges 
paumes  et  nous  caressait. 

—  Petits...  petits...  0  misère! 

Nous  étions  là  tendrement  devant  sa  grande 
vie  comme  des  enfants.  Nous  avions  chaud 
au  battement  de  son  cœur.  Il  regarda  un 
point  du  ciel,  eut  l'air  d'interroger  quelqu'un 
dans  l'espace.  Un  souffle  faiblement  expira 
dans  sa  barbe. 

—  Pourquoi  faut-il  qu'une  telle  chose  soit? 
Je  n'aurais  pu  trouver  une  parole  ;  mais 

Iule,  plus  près  de  la  nature,  eut  un  élan  déli- 
cieux. 

—  Nous  ne  voulions  pas  te  faire  de  la  peine, 
dit-elle. 

Il  sécha  ses  yeux  avec  le  doigt  et  sourit, 
disant  : 

—  Vous  qui  n'avez  point  désespéré  de  la 


224       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

vie,  VOUS  êtes  plus  hauts  devant  elle  que  moi, 
le  vieil  arbre.  Cœurs  de  bon  courage,  je  croyais 
n'avoir  plus  rien  à  apprendre  et  vous  m'ap- 
portez la  bonne  leçon. 

Nous  ne  comprenions  qu'à  demi  ce  qu'il  vou- 
lait  dire  et  cependant  nous  étions  remués  d'une 
chose  profonde  en  nous,  comme  si  notre  race 
et  tous  ceux  delà  vieille  humanité  palpitaient 
dans  la  longue  peine  de  cet  homme.  Iule  se 
mit  à  jouer  avec  sa  barbe  et  dit: 

—  Toi,  tu  n'es  pas  heureux,  Père. 

—  Je  tache  d'oublier  le  mal  que  m'ont  fait 
les  hommes  et  celui  que  je  leur  ai  fait  moi- 
même,  répondit-il  en  secouant  la  tête. 

La  communion  s'étendit,  la  chaleur  frater- 
nelle sur  l'hurnble  famille  réunie  au  cœur  de 
la  vie  par  une  destinée  pareille.  Un  chêne 
immense  au-dessus  de  nous  bourdonnait  de 
mouches  et  d'abeilles.  Nous  fûmes  ensemble 
sous  ses  arceaux  comme  une  petite  huma- 
nité détachée  de  la  grande  et  qui  sent  repous- 
ser les  anciennes  fibres.  Et  l'homme  etTarbre 
faisaient  une  même  ombre  profonde.  Il  nous 
dit  qu'un  jour  iP  avait  entendu  le  choc  de  la 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       225 


I 


cognée  ;  c'était  le  temps  où  je  commençais  de 
construire  la  maison  ;  toute  la  forêt  avait  sai- 
gné de  sa  propre  angoisse  ;  et  puis,  se  diri- 
geant au  bruit,  il  était  venu,  il  avait  vu  rôder 
deux  êtres  humains  dans  le  silence  outragé 
des  solitudes.  Ce  jour-là  il  était  reparti  pour 
la  cabane,  sanglotant  comme  un  enfant.  Lui 
qui  pour  jamais  croyait  avoir  fui  les  hom- 
mes, il  les  retrouvait  dans  la  forêt  qu'il  avait 
élue  pour  y  mourir  d'une  mort  ignorée,  ren- 
due à  la  nature.  Et  de  nouveau  ensuite  une 
invincible  sympathie  l'avait  attiré.  Une  fois 
il  nous  avait  appelés  :  personne  n'ayant  ré- 
pondu, il  s'était  glissé  sous  le  toit,  il  avait  vu 
le  lit,  les  nattes,  nos  jeunes  industries. 

—  0  Petit  Vieux,  s'écria  Iule,  un  homme 
a  vu  le  lit  ! 

Pourquoi  me  parlait-elle  ainsi,  elle  qui  n'a- 
vait pas  caché  ses  jambes  pour  lacq  ?  Je  ne 
compris  pas  tout  de  suite  que  le  lit  aussi 
était  une  part  de  sa  nudité  et  que  la  pudeur 
lui  était  venue  avec  l'amour.  Les  fibres  de 
l'homme  tressaillent  de  désir  et  d'héroïsme 
et  après  l'amour  il  s'en  va  au  combat,  à  la 

13 


226       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

chasse,  laissant  à  la  maison  la  femme,  gar- 
dienne fidèle  des  choses  nuptiales  et  secrètes. 

Le  vieillard  souriait  et  répondit  : 

—  Ton  lit  était  alors  pour  moi  le  lit  d'une 
ennemie.  Maintenant  que  tu  m'as  appelé  du 
nom  paternel,  il  sera  le  lit  d'une  fille. 

Le  silence  bruissa  léger  comme  une  pluie 
de  mai.  Iule  sans  honte  m'attira  par  la  tête  et 
me  baisa  sur  la  bouche. 

Il  nous  mena  voir  ses  abeilles.  Vers  le 
temps  qu'il  était  venu,  il  avait  capturé  l'es- 
saim à  une  grande  distance  et  l'avait  transporté 
près  d'un  tronc  d'arbre  creux,  aux  limites 
d'une  étendue  de  bruyères.  D'anciens  hom- 
mes avaient  abattu  les  pins  qui  y  poussèrent 
autrefois.  Une  friche  vaste  à  présent  se  dérou- 
lait, une  terre  cendreuse  bouquetée  de  touffes 
violettes  à  l'arôme  doucement  amer.  Les  abeil- 
les avaient  élu  l'arbre  pour  y  bâtir  la  ruche; 
mais  avec  le  temps  à  leur  tour  elles  avaient 
essaimé.  De  la  cité  primitive  d'autres  cités 
étaient  sorties  qui  également  s'étaient  fixées 
dans  le  voisinage  des  bruyères.  Ensemble  elles 
lui  donnaient  en  abondance  le  miel  et  la  cire: 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       227 


il  ne  gardait  que  le  miel,  il  portait  la  cire  au 
couvent  des  Pères.  Elles  connaissaient  leur 
maître  :  il  s'avança  jusqu'au  seuil  de  la  ruche 
et  aucune  ne  lui  faisait  de  mal.  Leur  vol  l'ef- 
fleurait et  ensuite  se  repliait  au  bord  de  l'ou- 
verture ou  se  dispersait  par-dessus  les  jardins 
fleuris  de  la  friche.  Un  long  frisson  vermeil 
vibrait  dans  l'air,  un  vent  d'or  comme  l'été 
aux  portes  d'une  ville.  Par  multitudes,  du  flot 
d'un  fleuve  elles  entraient,  sortaient,  ron- 
flaient. Autour  de  son  grand  front  d'ancêtre 
elles  avaient  l'air  d'être  le  tourbillon  de  ses 
pensées.  Et  nous  étions  là,  moi  muet  et  fré- 
missant, Iule  poussant  de  petits  cris,  tous 
deux  secoués  d'une  joie  intérieure  devant  cette 
image  de  la  vie. 

Nous  connaissions  le  gîte  des  lapins,  les 
galeries  de  la  taupe,  le  dédale  des  fourmilières  ; 
nous  ignorions  encore  la  maison  des  abeilles, 
les  porches  blonds,  le  miracle  des  sucs  de 
la  terre  changés  en  gâteaux  parfumés.  Un 
peuple  infiniment  travaillait  derrière  les  cloi- 
sons, distillait  les  essences,  faisant  là  à  petites 
fois  [une  chose  d'éternité.  Et  j'étais  saisi  de 


228       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

respect  comme  devant  un  mystère,  une  force 
plus  grande  que  celle  qui  était  en  moi.  Toute 
la  forêt  bruissait  d'un  vol  subtil  d'esprits,  ce- 
pendant que  le  vieillard  expliquait  les  cellu- 
les, les  mâles  et  les  reines,  la  ponte  des  œufs, 
le  drame  d^amour  et  de  mort  duquel  sans  fin 
renaissait  la  ruche  bourdonnante.  Iule  alors 
eut  la  question  naïve  de  Tenfant  : 

—  Dis-nous,  père,  qui  leur  apprit  tout 
cela  ■? 

Voilà,  c'était  la  même  chose  qu'elle  et  moi 
avions  dite  devant  le  ruisseau,  l'arbre,  le  fruit 
etTaurore.  Elle  nous  revenait  toujours  aux  lè- 
vres et  personne  encore  ne  nous  avait  répondu. 
Notre  âme  en  nous  se  tourmentait  comme  un 
aveugle  dans  une  maison  sans  portes.  Nous 
ne  savions  pas  que  cette  même  question,  les 
hommes  des  âges  l'avaient  faite  avant  nous  ; 
et  à  ceux-là  non  plus  l'eau  ni  le  vent  ni 
les  autres  prodiges  du  monde  n'avaient  ré- 
pondu. 

Le  vieillard  dit  simplement  : 

—  La  vie  peut-être,  la  vie  qui  à  vous-mêmes, 
petits,  vous  apprit  à  vous  nourrir  des  fruits  du 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       229 

])ois  et  à  vous  préserver  de  la  pluie  en  vous 
construisant  un  toit. 

Le  petit  oiseau  qui  fait  son  nid  avec  des 
brins  d'Jierbe  aussi  eût  dit  cela,  s'il  avait  pu 
parler,  La  vie  infiniment  sort  de  la  vie  et  toute 
chose  était  déjà  dans  la  substance  à  ses  origi- 
nes. Je  le  pense  ainsi  à  présent,  après  être  resté 
longtemps  penché  sur  l'obscur  mystère.  Mais 
alors  c'était  encore  une  chose  nouvelle  qu'une 
bouche  humaine  exprimât  cette  conjecture. 
Je  ne  savais  pas  que  moi  qui  avais  fait  œuvre 
de  vie  enbâtissant  la  maison,  j'étais  moi-même 
une  part  de  la  vie  dans  la  durée. 

Le  jour  s'inclina,  une  fraîcheur  monta  des 
fonds.  Ce  fut  le  vieil  homme  qui  nous  avertit 
de  l'heure  :  nous  serions  demeurés  jusqu'à  la 
nuit  à  regarder  la  ruche.  Il  nous  combla  de 
miel  et  marchant  devant  nous,  il  nous  fit  sui- 
vre une  sente  que  lui-même  avait  frayée  et 
qui  accourcissait  la  distance  entre  son  toit  et 
le  nôtre.  La  forêt  maintenant  se  peuplait  des 
pas  que  depuis  des  ans  il  avait  mis  l'un  de- 
vant l'autre,  finissant  par  être  l'âme  partout 
visible  des  taillis.  D'autres  sentes  croisaient 


230       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

celle  qui  sinuait  vers  notre  hutte  :  et  à  peine 
elles  traçaient  une  ride  légère  dans  la  grande 
vie  mystérieuse  de  la  silve.  Nous  les  aurions 
longtemps  ignorées,  nous  qui  vivions  près  du 
ruisseau. 

Le  vent  s'était  levé  avec  la  pleine  lune, 
un  vent  clair  et  limpide  comme  le  bruit  d'une 
eau.  Elle  semblait  couler  d'entre  les  arbres, 
s'étendre  avec  les  mares  de  lumière  dormante 
sur  les  mousses  et  les  fougères.  Un  brouillard 
bleu  noyait  les  éclaircies:  nous  ne  pouvioni 
voir  la  lune  entière  dans  la  masse  lourde  des 
cimes.  Elle  glissait  entre  les  feuilles,  filtrait 
en  gouttes  lentes  comme  des  jets  de  lait.  Une 
pâleur  de  jour  mort  traînait  aux  transparen- 
ces froides  de  l'ombre.  La  nuit  de  clair  de 
lune  entra  avec  nous  dans  la  maison.  Je  disais 
à  Iule  : 

—  La  vie  !  La  vie  î  0  Iule  !  Pense  à  cela  ! 

Elle  s'était  tue  une  partie  du  chemin,  nour- 
rissant une  envie  secrète  dans  son  cœur  sau- 
vage; et  maintenant  elle  desserrait  les  dents 
et  suivait  son  idée  sans  me  répondre. 

—  Vois-tu,  Petit  Vieux,  il  n'est  pas  juste 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       231 

qu'un  homme  ait  à  lui  seul  tant  de  ruches. 
Si  tu  m'en  crois,  un  jour  qu'il  sera  dans  la 
foret,  tu  emporteras  un  essaim. 

—  Cela,  non,  ni  maintenant  ni  jamais.  Toi 
et  moi  lui  avons  donné  le  nom  de  Père. 

Elle  me  sauta  au  cou  et  cria  avec  une  fureur 
d'amour  : 

—  Toi  seul,  Petit  Vieux,  es  pour  moi  tous 
les  hommes.  Il  n'y  a  ni  père  ni  frère  pour 
Iule. 

Elle  exprimait  là  un  sentiment  selon  le  cœur 
même  de  la  vie  et  une  fois  elle  l'avait  dit 
déjà,  au  temps  de  notre  passage  chez  les  hri- 
quetiers.  Toute  sa  vie,  la  femme  la  donne  en 
une  fois  à  celui  qui  lui  est  arrivé  le  premier 
et  ensuite  les  autres  hommes  peuvent  venir 
ou  passer  leur  chemin  :  son  amour  n'a  saigné 
qu'une  fois.  Si  j'avais  dit  :  «  Je  repartirai  au 
matin,  je  frapperai  entre  les  tempes  cet  homme 
que  la  première  tu  appelas  père  et  qui  a  des 
abeilles,  »  elle-même  m'eût  passé  la  cognée. 
Je  ne  l'aurais  pas  moins  aimée  pour  cela. 

Nous  retournâmes  voir  le  vieillard.  Deux 
fois  la  terre  avait  tourné  et  ce  jour-là  la  pluie 


232       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

tombait  doucement.  J'avais  tué  un  écureuil 
près  de  la  maison.  Je  me  figurais  la  joie  di 
solitaire  quand  je  lui  dirais  : 

—  Il  était  tout  frais  de  vie.  Vois,  c'est  pour  toi 
que  je  l'ai  tué. 

Mais  sitôt  qu'il  aperçut  le  sang,  il  repousss 
ma  main  et  dit  rudement  : 

—  Tu  as  immolé  une  chair  vivante.  Main- 
tenant ta  main  à  jamais  sera  rouge.  Commen 
veux-tu  qu'entre  toi  et  moi,  il  n'y  ait  pas  h 
pensée  de  cette  mort? 

Et  ensuite  il  contempla  l'écureuil. 

—  C'était  la  gaîté  de  la  forêt.  Sa  femelle  1( 
cherchera  dans  l'ombre  et  ne  le  trouvera  plus 
Peut-être  il  avait  des  petits. 

Iule  riait. 

—  Ce  n'est  là  qu'une  bête  et  tu  en  parles 
comme  si  c'était  un  de  nous. 

—  La  vie  est  la  vie!  cria-t-il  en  secouant 
son  front  chevelu.  Il  n'y  a  pas  plus  de  vie  en 
Petit  Vieux  et  toi  qu'il  n'y  en  avait  dans  cet 
animal.  Et  toute  chose  qui  vit  est  sacrée.  Il  a 
suffi  d'un  geste  pour  lui  enlever  la  vie;  et 
nulle  force  au  monde  ne  pourrait  la  lui  rendre. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       233 

Cependant  il  avait  un  cœur  et  des  poumons 
et  une  chair  comme  vous  deux.  Il  avait  une 
petite  âme  farouche  et  tendre  qui  criait  de  plai- 
sir et  de  douleur. 

Iule  cessa  de  rire  et  elle  regarda  l'écureuil 
avec  des  yeux  étonnés.  Son  souffle  courait  ra- 
pide. Elle  se  serra  contre  moi. 

—  Vois  donc!  Si  cette  hête  avait  eu  réelle- 
ment un  cœur  comme  il  le  dit  !  Jamais  ni  toi 
ni  moi  nous  n'aurions  pensé  à  cela. 

*  Moi  aussi  je  tenais  mon  regard  fixé  sur  cette 
pauvre  chose  de  vie  raidie  à  terre.  Je  n'éprou- 
vais plus  l'ancien  orgueil  de  l'homme  qui  a 
abattu  une  proie.  Je  pensais:  «  Voilà,  il  a  rai- 
son. Je  l'ai  tuée  et  je  ne  pourrais  lui  rendre  la 
vie.  »  Je  n'aurais  pu  dire  pourquoi  je  cachais 
mes  mains  derrière  mon  dos. 

Il  me  vit  triste  et  pensif.  Son  visage  s'éclaira  ; 
il  avait  les  sensations  mobiles  et  fraîches  des 
jeunes  hommes  de  l'humanité. 

—  Je  lis  dans  tes  yeux,  me  dit-il  joyeuse- 
ment. Maintenant  cette  béte  morte  tressaillira 
en  toi  chaque  fois  que  te  reviendra  la  mau- 
vaise tentation.  Tu  ne  frapperas  plus  aucun 


234       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

animal  en  vie,  ayant  reçu  toi-même  la  mesure  de 
vie.  Vois  cependant  :  si  toi  et  moi  avions  mangé 
de  sa  chair,  nous  n'aurions  point  fait  autre 
chose  que  si  nous  avions  mangé  l'un  de  l'autre 
puisque  la  vie  est  la  même  chez  tous  les  êtres. 
Autrefois,  quand  j'habitais  chez  les  hommes, 
je  n'éprouvais  pas  de  répugnance  à  me  nourrir 
de  viandes  :  tous  le  faisaient  ainsi  par  un  ins- 
tinct sauvage.  Et  puis  un  jour,  étant  venu  avec 
mon  fusil  dans  cette  forêt,  je  tuai  un  ramier. 
Ma  faim  était  ardente:  je  le  dévorai  chaud  en- 
core, dans  le  dernier  frisson  de  la  vie  ;  je  dé- 
chirai ses  fibres  avec  des  dents  rouges,  comme 
une  bête  carnassière.  Mais  tout  à  coup  le  goût 
du  sang  frais  me  tourna  le  cœur.  Je  regardai 
profondément  en  moi  et  j'eus  horreur.  Crois- 
moi,  il  en  sera  de  même  pour  toi  si  tu  veux 
écouter  la  nature. 

Il  se  baissa,  pieusement  prit  entre  ses  mains 
l'écureuil,  et  m'ayant  montré  la  bêche,  il  me 
dit  d'aller  devant,  en  dehors  des  limites  de 
l'enclos.  C'est  ainsi  qu'il  appelait  le  coin  de 
la  forêt  où  il  vivait. 

—  La  mort  n'est  pas  encore  entrée  ici,  fit-il, 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT      235 

mais  va  là-bas  vers  le  taillis  et  creuse  une  pe- 
tite fosse. 

Je  fis  comme  il  disait  et  la  bête  maintenant 
reposait  dans  la  terre  légère.  L'humide  feuil- 
lage pleura  sur  ses  esprits  pacifiés.  Et  nous 
restâmes  là  un  peu  de  temps  sans  parler.  En- 
suite la  barbe  blanche  trembla. 

—  Si  un  jour,  en  venant  par  la  forêt,  tu  me 
trouves  couché  sans  vie  sur  le  seuil,  ne  m'é- 
veille pas.  Je  veux  dormir  près  de  mes  abeil- 
les. Le  temps  se  chargera  du  reste.  Il  m'est 
doux  de  penser  que  le  soleil  et  la  pluie  auront 
bientôt  fait  de  consumer  mes  os.  Et  de  la  vie 
qu'il  y  eut  en  moi  naîtront  des  fleurs  et  des 
feuillages  où  à  l'infini  continuera  de  bourdon- 
ner la  rumeur  des  ruches. 

Il  parlait  avec  sérénité  de  la  mort  :  il  ne  la 
désirait  pas  et  il  l'attendait.  Mais  nous,  avec 
notre  jeune  force  de  vie,  nous  étions  remués  à 
ridée  qu'il  nous  faudrait  voir  cet  homme  étendu 
raide  sur  le  sol.  Une  ombre  plana;  les  sources 
de  la  sensibilité  tressaillirent.  Et  Iule  me  te- 
nait dans  ses  bras  en  pleurant. 

—  Est-ce  que  toi  aussi,  Petit  Vieux,  tu 


236       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 


mourras  un  jour?  Qu'est-ce  que  je  deviendrai 
après  que  tu  auras  fermé  les  yeux?  Je  t'en 
prie,  ne  me  fais  jamais  cette  peine. 
Le  vieil  homme  haussa  les  épaules  : 

—  Penses-en  ce  que  tu  veux,  toi  qui  as  un 
cœur  viril.  Elle  ont  toutes  dit  la  même  chose. 
Et  ensuite  quelqu'un  vient  et  boit  les  larmes 
sur  leur  bouche. 

Les  veines  de  son  front  se  cordèrent  :  il 
soufflait  dans  sa  barbe  avec  colère;  et  il  re- 
gardait hors  de  la  forêt.  Et  puis,  pressant  sa  poi- 
trine avec  ses  mains,  il  cria,  la  bouche  béante, 
comme  une  bête  qui  aboie  : 

—  Vieille  souffrance  !  Ne  te  tairas-tu  ja- 
mais ? 

Iule  porta  le  doigt  à  son  front  et  me  dit  à 
l'oreille  : 

—  Mama  aussi  quelquefois  comme  une  folle 
criait  contre  les  hommes... 

Il  nous  vit,  demeura  saisi  comme  s'il  avait 
parlé  dans  un  moment  d'égarement  et  d'un 
geste  de  la  main  devant  ses  yeux,  il  parut 
chasser  une  vision  pénible. 

—  Enfants...  enfants.  Est-ce  bien  vous  qui 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       237 

êtes  là?  Venez  plus  près,  défendez-moi  contre 
moi-même.  Je  suis  un  si  pauvre  homme. 
Il  caressa  doucement  Iule. 

—  Vois-tu,  ce  n'est  pas  vrai,  toi,  tu  n'es  pas 
comme  les  filles  des  villes.  Celles-là  mentent 
avec  des  bouches  peintes;  et  ensuite  il  y  a  un 
homme  qui  fait  une  chose  mauvaise  et  s'en 
va  expier  sa  faute  dans  une  forêt.  Ne  cherche 
pas  à  comprendre  :  c'est  là  une  histoire  dont 
moi  seul  je  me  souviens  encore. 

Les  images  funestes  se  dispersèrent.  Il  at- 
tira nos  mains  dans  les  siennes  et  à  présent 
il  fermait  les  yeux,  il  avait  l'air  de  se  parlera 
lui-même. 

—  Ceux-ci  sont  la  vie  innocente  et  libre.  Ils 
ont  l'âge  charmé  des  matins  du  monde.  Qu'est- 
ce  qu'il  peut  y  avoir  de  commun  entre  eux  et 
moi? 

11  nous  fit  entrer  dans  la  maison  et  comme 
la  première  fois  nous  donna  des  fruits  et  du 
pain.  Il  nous  dit  sa  vie  dans  la  forêt  :  il  n'a- 
vait commencé  à  vivre  que  le  jour  où  il 
s'était  séparé  des  hommes.  Quand  il  revenait 
de  porter  ses  herbes  aux  Pères,  une  chaleur 


238       AU  CŒLR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

d'humanité  lui  demeurait  et  suffisait  à  peuplei 
sa  solitude.  Cependant  le  dieu  qu'ils  véné- 
raient n'était  pas  le  sien;  mais  ils  étaient  bien- 
veillants et  priaient  pour  son  salut.  Et  leî 
hivers  avaient  succédé  aux  étés  ;  son  corps  s'é- 
tait accoutumé  aux  intempéries.  Matin  et  soir, 
il  descendait  se  baigner  dans  le  ruisseau.  Lui- 
même,  avec  les  bardes  et  les  outils  que  lui  pas- 
saient les  moines,  s'était  fait  ses  vêtements  e1 
ses  instruments  de  travail.  Ses  veillées,  ai 
temps  des  longues  nuits,  s'éclairaient  de  flam- 
beaux de  résine  :  à  leur  clarté  il  rêvait  ou  lisait 
dans  de  vieux  livres.  Il  connaissait  les  essen- 
ces de  la  forêt  :  toutes  étaient  belles,  étant  h 
vie  :  et  chacune  avait  ses  vertus  spéciales. 
Les  fruits  aussi  lui  étaient  familiers  :  il  savait 
leurs  propriétés  ;  un  petit  nombre  recelait  des 
poisons.  Et  même  les  oiseaux  les  plus  défiants 
ne  redoutent  pas  l'homme  s'il  est  sans  mé- 
chanceté. Du  seuil  il  siffla  :  des  pies  descen- 
dirent à  la  pointe  des  branches  et  ensuite  à 
petits  sauts  s'avancèrent  vers  la  maison. 

Iule  cria  tout  à  coup  : 

—  Petit  Vieux  aussi  sait  lire  dans  les  livres  l 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       239 

Elle  avait  mis  la  main  sur  ma  tête  et  elle  me 
regardait  fièrement  dans  les  yeux.  Mais  je 
me  sentais  si  humble  près  de  cet  homme 
de  grande  vie  qui  savait  les  secrets!  Je  bais- 
sai la  tête. 

—  Voilà,  oui.  Une  fois  un  vieil  homme 
comme  toi  m'apprit  à  lire  dans  le  livre. 

J'en  parlais  comme  d'une  Bible.  Comment 
aurais-je  soupçonné  qu'une  pauvre  chose  des 
âges  comme  celle-là,  écrite  pour  les  labou- 
reurs, n'était  qu'une  foliole  sans  importance 
dans  la  grande  sève  inépuisable  de  l'arbre  du 
savoir  humain  ? 

—  L'as-tu  là?  fit-il. 

Je  le  tirai  de  ma  poitrine.  Depuis  un  peu 
de  temps,  je  le  portais  roulé  dans  un  morceau 
de  la  belle  robe  de  Iule.  La  robe  s'était  usée  : 
elle  n'était  plus  qu'une  loque  à  ses  épaules; 
toute  sa  chair  passait  au  travers  et  elle  et 
moi  allions  presque  nus  dans  la  forêt.  Mais 
un  pauvre  lambeau  contient  encore  assez  de 
richesse  pour  faire  la  charité  d'une  couverture 
à  un  livre  qui  s'en  va  d'avoir  été  trop  manié. 
Iule  avait  taillé  une  pièce  dans  le  tissu  et  elle 


240       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

en  avait  protégé  les  fibres  tordues  du  papier, 
Elle  n'aurait  pas  fait  autrement  pour  un  talis- 
man, pour  les  cendres  sacrées  d'un  ancêtre 
de  sa  race. 

Il  s'émut,  tenant  à  présent  le  livre  ouvert 
dans  ses  mains.  Ses  narines  battirent  :  il  me 
regardait  avec  un  étrange  attendrissement. 

—  Ob  !  dit-il,  tu  en  sais  plus  que  moi  si  tu 
as  saisi  toute  la  beauté  qui  est  cachée  ici.  Il 
y  a  plus  de  vraie  sagesse  dans  un  petit  livre 
comme  celui-là  que  dans  tous  les  livres  de  la 
terre.  N'en  lis  jamais  d'autre.  Celui-là  sûre- 
ment était  un  saint  qui  te  le  donna. 

L'air  pluvieux  s'éclaircit  :  un  air  léger  cou- 
rut, une  lumière  tiède  et  blonde  qui  fumait 
aux  feuilles.  Toutes  les  herbes  scintillaient  de 
joyaux.  Les  artères  du  sol,  trempé  profon- 
dément, buvaient  les  eaux.  La  forêt  s'égout- 
tait,  chantait  dans  un  bruissement  de  fontai- 
nes. Nous  allâmes  revoir  les  abeilles  :  elles 
montaient  à  la  chaleur,  ivres  de  soleil  après 
la  pluie,  les  ailes  frémissantes.  Il  nous  mon- 
tra comment  elles  faisaient  le  miel,  leurs  bros- 
ses duvetées  de  pollen,  les  corbeilles  qu'elles 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT      241 

ont  aux  pattes  et  qui  leur  servent  à  auiasser 
leur  cueillette.  Voyant  ainsi  s'empresser  les 
agiles  ouvrières,  ma  pensée  fit  un  retour  sur 
elle-même.  La  parabole  jaillie  d'un  point  de 
la  conjecture,  s'acheva  dans  le  bégaiement  du 
jeune  homme  ivre  d'inconnu. 

—  Si  la  vie  leur  apprit  ce  qu'elles  font  là, 
qui  leur  apprit  la  vie? 

Ma  question  monta  ardente,  inquiète,  comme 
si  tout  à  coup  quelqu'un  avait  crié  en  moi, 
dans  le  mystère.  Lui,  le  front  courbé,  regar- 
dait à  terre  son  ombre. 

—  Si  tu  me  demandes  pourquoi  cette  ombre 
est  là,  je  me  tournerai  vers  le  soleil  :  mais  je 
ne  puis  te  dire  quelles  mains  ont  lancé  ce  so- 
leil à  travers  l'espace  ni  s'il  n'existait  pas 
avant  toutes  les  mains.  Aucun  homme  ne  l'a 
jamais  su  et  tous  parlent  d'un  dieu  qui  était 
à  l'origine  des  choses.  Moi  aussi,  étant  enfant, 
j'ai  bégayé  son  nom  en  tremblant.  A  présent 
je  ne  le  sépare  plus  de  la  vie  :  elle  était  de 
tout  temps  avec  lui.  Je  les  adore  ensemble  à 
travers  la  beauté  du  monde.  Ne  m'en  de- 
mande pas  davantage. 

14 


242       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

Mes  yeux  suivirent  le  geste  de  sa  main  vers 
l'ombre  et  puis  se  perdirent  dans  l'orbe  dont 
il  marquait  la  courbe  du  soleil.  J'étais  comme 
le  premier  homme  devant  les  prodiges.  L'a- 
bîme dans  un  sillon  de  feux  s'ouvrit,  se  re- 
ferma et  je  demeurais  au  bord  de  la  grande 
ténèbre,  muet,  saisi  de  vertige.  Qu'est-ce 
qu'un  enfant  sauvage  comme  moi  aurait  pu 
comprendre  à  ces  grandes  images  sublimes? 
S'il  avait  simplement  évoqué  le  dieu  terrible 
de  la  Bible,  je  me  serais  tu  épouvanté,  sentant 
entre  lui  et  moi  une  morne  barrière  infran- 
chissable. Un  poids  lourd  pesa  sur  mes  tempes. 

—  Je  ne  sais  pas  ce  que  tu  veux  dire,  bal- 
butiai-je. 

Il  caressa  mon  front  et  lentement,  comme 
perdu  dans  un  rêve,  il  parlait. 

—  Ouvre  les  yeux  et  tu  verras,  toi  qui  appa- 
rais vierge  devant  le  mystère.  L'obscur  encore 
est  plein  de  clartés  si  on  l'aborde  d'une  âme 
ingénue.  Le  tout  est  de  ne  rien  savoir.  Ce- 
lui-là seul  comprend  qui  n'a  rien  appris  et  re- 
garde avec  des  yeux  frais  la  nature.  N'écoute 
donc  pas   ce  que  je  te  dis  :  je  suis   un  vieil 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       243 

homme  qui  a  cherché  à  tâtons  la  lumière, 
tandis  que  toi,  n'ayant  pas  connu  le  men- 
songe, tu  tiens  la  vérité  au  creux  de  ta  main. 
J'envie  ta  jeune  âme  qui  n'a  rien  à  oublier. 
Ouvre  donc  les  yeux,  jaillis  de  ta  propre  force 
vers  les  évidences.  Crois  sans  raisonner  avec 
la  foi  émerveillée  de  la  vie  devant  la  vie.  Tu 
entendras  le  vrai  dieu  éternel  te  répondre  du 
fond  des  choses.  Il  est  dans  le  brin  de  mousse 
aussi  bien  que  dans  le  chêne  et  dans  toute 
la  forêt.  Il  est  dans  ie  tonnerre  et  il  est  dans 
le  bruit  léger  du  vent.  C'est  lui  qui  bat  dans 
le  battement  de  ton  cœur  et  il  tourne  avec  ton 
ombre  à  tes  pieds.  Quand  Iule  te  baise  sur  la 
bouche,  il  est  entre  vos  lèvres.  Cherche-le  par- 
tout dans  ta  vie  et  aux  limites  de  ta  vie;  tu 
le  trouveras  encore  dans  ce  que  les  hommes 
appellent  la  mort  et  qui  n'est  que  le  recom- 
mencement de  la  vie. 

Moi,  j'étais  secoué  par  une  force  intérieure. 
Je  pensais  : 

—  Peut-être  celui-là  aussi  est  un  dieu. 

Et  il   était  là,   dans  une  grande  lumière, 
comme  les  apôtres,  comme  les  saints,  comme 


244       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

ceux  qui  avec  la  main  levée  marchent  devant 
les  autres  hommes.  Les  idées  sont  des  grai- 
nes qui  tombent  en  terre  et  ne  germent  pas 
aussitôt;  etun  jour  elles  cassent  le  dur  caillou 
et  le  champ  entier  est  levé.  Quand  plus  tard, 
les  .ayant  mûries,  je  pus  les  rapporter  à  l'en- 
semble des  choses,  le  monde  divinement  s'é- 
claira devant  moi.  Mais  alors  je  ne  voyais  en- 
core que  l'arbre,  le  brin  d'herbe,  le  ruisseau 
là  où  il  fallait  voir  tout  l'univers  La  vie  entra 
au  dedans  de  mon  être  comme  l'eau  qui  filtre 
d'une  petite  source  et  à  présent  elle  comble 
mes  citernes. 

Le  vieillard  encore  une  fois  nous  donna  un 
gâteau  de  miel:  il  partagea  avec  nous  ce  qui 
lui  restait  de  pain.  Et  en  nous  en  retournant 
tous  deux  avec  nos  mains  enlacées  par  la  forêt, 
je  dis  à  Iule  : 

—  Ne  croyais-tu  pas  entendre  quelquefois 
parler  le  bon  maître  Jean  ? 

—  Oui,  fit-elle.  Mais  toujours  il  nous  par- 
lait d'un  dieu  qui  était  mort  sur  la  croix.  Je 
ne  sais  plus  son  nom. 

—  Celui-là,  dis-je,  était  un  dieu  triste. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       245 

Elle  eut  faim  et  soif  d'amour  et  prit  ma 
bouche  entre  ses  lèvres.  Une  douce  folie  passa 
dans  mon  sang  :  je  tombai  avec  elle  dans  les 
feuilles.  Je  ne  finissais  pas  de  lui  dire  : 

—  0  Iule  !  pense  à  cela,  tu  es  la  vie! 

Ce  fut  ce  jour-là  que  pour  la  première  fois 
elle  porta  la  main  à  son  flanc.  Elle  était  très 
pâle,  les  yeux  évanouis,  et  elle  gémissait  dou- 
cement : 

—  Quelque  chose  est  venu,  Petit  Vieux. 
Et  voilà,  l'enfant  avait  crié  en  elle.  Je  la 

portai  dans  mes  bras  jusqu'à  la  cabane;  et 
ensuite  elle  se  mit  à  rire  elle-même  comme 
un  petit  enfant  qui  ne  sait  pas  pourquoi  elle 
rit.  0  Iule  !  petite  Iule,  aimée  à  mains  jointes  ! 
toi  qui  étais  arrivée  vers  moi  dubout  du  monde 
m'apporter  ta  vie,  à  présent  tu  avais  reçu  la 
Sainte  Visitation  et  une  autre  vie,  faite  de 
nous  deux,  palpitait  dans  ton  sein.  Mais  au- 
cun de  nous  ne  se  doutait  que  ton  mal  était 
la  vie  qui  frappait  à  la  porte.  Si  quelqu'un 
avait  dit:  C'est  l'enfant!  nous  nous  serions 
regardés  sans  comprendre. 
La  grive  se  pendit  aux[sorbes  mûres  dans 

14. 


246       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

la  forêt  empourprée.  Nous  connûmes  ainsi 
que  c'était  l'automne.  Il  coula  des  jours  gra- 
cieux et  frais,  dans  un  moût  ardent  de  sèves. 
Toujours  j'allais  devant  moi,  disant  comme 
une  prière  qu'on  épèle  : 

—  Vie  !  0  Vie  !  0  Vie  !  0  Vie  î 

Je  levais  ma  main  vers  le  soleil  ;  une  onde 
vermeille  courait  aux  contours,  la  diaphane  et 
lourde  chaleur  de  mon  sang.  Vie!  0  Iule! 
Vie!  Je  prenais  les  cheveux  de  Iule,  je  les  éten- 
dais dans  leur  longueur  au  bout  de  mes  doigts  ; 
chacun  était  comme  une  fibre  de  sa  vie, 
comme  une  petite  chose  vivante  dans  le 
cours  sonore  de  sa  vie.  J'avais  une  joie  sacrée 
à  regarder  les  fines  arborescences  des  veines 
à  sa  peau  :  elles  ressemblaient  aux  ramuscules 
d'une  feuille,  au  réseau  délicat  d'une  chair  de 
fruit.  Je  l'avais  fait  ainsi  autrefois  et  alors  j'i- 
gnorais ce  qu'était  la  vie.  Il  ne  faut  d'abord 
que  la  petite  ouverture  par  où  un  peu  d'eau 
sourd  de  terre  et  ensuite  passe  tout  le  fleuve. 
Mes  tempes  bourdonnaient  comme  une  riche 
où  sont  captives  les  abeilles.  Je  criais  :  Vie  ! 
Vie  !  n'ayant  pas  d'autre  parole  à  dire.  Mon 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       347 

cri  se  perdait  dans  la  vie  rouge  de  la  forêt. 

Le  père  arrivait  par  le  chemin  des  arbres.  Il 
s'asseyait  devant  notre  seuil  auprès  du  ruis- 
seau. Il  tirait  sur  sa  pipe,  secouait  sa  tête  en- 
tre ses  épaules,  demeurait  longtemps  muet, 
comme  un  homme  qui  était  déjà  en  marche 
avant  le  jour.  Le  silence  ne  nous  pesait  pas  : 
nous  aussi,  pendant  des  jours  entiers,  n'é- 
changions que  les  paroles  nécessaires.  Elle 
avait  son  petit  cri  de  bête,  dans  la  joie  et  la  sur- 
prise. Ouah!  Ouah  !  Moi,  je  sifflais,  avec  le 
piaulis  du  vent  léger  à  mes  oreilles  comme  une 
flûte .  J'étais  devenu  habile  à  imiter  le  chant  des 
oiseaux  nouveaux  qu'amenait  chaque  saison. 
Nous  n'éprouvions  pas  le  besoin  de  rien  nous 
dire  pour  nous  comprendre. 

Quand  il  parlait,  il  disait  de  belles  choses. 
Avec  le  tremblement  de  sa  barbe  blanche,  il 
était  comme  un  vieux  cerisier  en  fleurs.  Il 
avait  l'air  de  se  parler  tout  bas. 

—  Yoilà  oui,  disait-il,  c'est  la  vérité.  Il  faut 
tirer  de  soi  le  toit  et  les  outils,  il  faut  que  la 
maison  soit  un  acte  de  volonté  et  d'amour. 
Votre  maison  sauvage,  petits,  est  plus  belle 


248       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

que  les  palais  des  villes,  ayant  été  faite  à  la  me- 
sure de  votre  vie.  Un  jour  les  hommes  com- 
prendront cela.  Chacun  aux  lisières  des  bois 
aura  sa  demeure  et  son  champ  selon  son  rêve. 

Il  semblait  regarder  toujours  vers  le  fond 
de  la-  forêt  et  il  disait  : 

—  Les  temps  viendront. 

Nous  ne  savions  pas  de  quels  temps  il  vou- 
lait parler. 

Il  nous  révéla  les  racines,  les  champignons 
et  les  herbes;  toute  la  table  du  riche  croît  à 
l'état  sauvage  dans  la  forêt  .Nous  mettions  cuire 
au  feu  nos  cueillettes  ou  bien  nous  les  man- 
gions crues,  toutes  parfumées  de  l'odeur  de  la 
terre.  C'était  aussi  le  temps  des  derniers  fruits  : 
la  pomme  de  l'églantier  et  de  l'épine-vinette,  la 
nèfle  et  la  cornouille  ne  manquaient  jamais.  La 
nature  nous  comblait  comme  un  grenier  d'a- 
bondance. Et  une  fois  il  commença  à  nous 
parler  de  la  terre,  de  la  lune  et  du  soleil.  A 
la  ville  tout  le  monde  disait  :  le  soleil  se  lève 
et  se  couche.  Le  vieil  almanach  là-dessus 
était  de  l'avis  du  commun  des  gens.  Nous 
comme  les  autres,  en  regardant  son  disque 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       349 

rouge  plonger  au  bas  du  ciel,  nous  avions  cru 
qu'il  disparaissait  chaque  soir.  Et  voilà;  main- 
tenant il  nous  était  révélé  que  la  terre  seule 
s'enfonçait  dans  l'espace.  Deux  créatures  des 
bois  ont  bien  alors  le  droit  de  prendre  leur 
tête  avec  leurs  mains,  comme  si  elles  sen- 
taient l'espace  vaciller. 

L'univers  s'étendit:  nos  humbles  vies  pan- 
telèrent  dans  le  vertige.  Oui,  c'était  là  un 
grand  miracle.  Un  pas  que  nous  faisions  après 
un  autre  chaque  fois  reculait  les  limites  du 
monde.  Est-ce  que  cela  seul,  tourner  sur  ses 
pieds  comme  tournait  la  terre,  n'était  pas  déjà 
une  chose  merveilleuse?  Nous  ne  cessions  pas 
d'être  étonnés  sur  nous-mêmes  et  ce  qui  nous 
entourait. 

De  grands  vents  tourbillonnèrent  comme 
des  meules  rouges  ;  toute  la  forêt  fut  nue. 
Nous  allumions  des  feux  de  bois  devant  la 
hutte.  Avec  de  la  fougère  sèche  j'avais  bou- 
ché les  joints  des  cloisons. 

—  Vois-tu,  disait  Iule,  si  seulement  il  te 
laissait  tuer  les  bêtes,  nous  aurions  des  peaux 
qui  nous  réchaufferaient. 


25-0      AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

Les  pauvres  hommes  d'autrefois,  dans  leurj 
industrie  naïve,  avaient  tiré  Tétoupe  des  fibres! 
ligneuses  pour  s'en  vêtir  ou  s'étaient  fait  des! 
manteaux  avec  les  feuilles  sèches.  Mais  nous 
étions,  nous,  les  rejetons  des  vieilles  souches 
pourries  ;  peut-être  nos  pères  inconnus  avaient 
couché  dans  de  bons  draps  moelleux.  Iule  ten- 
drement attirait  ma  tête  vers  sa  poitrine  et  mol, 
au  cœur  de  sa  vie.  entre  ses  deux  bras  repliés, 
j'avais  chaud  comme  aux  jours  de  l'été.  Main- 
tenant aussi,  il  lui  arrivait  de  lever  jusqu'à 
mes  mains  ses  seins  épais  et  blessés.  C'était 
un  grand  poids  qui  lui  tirait  son   corps  en 
avant  comme  se  courbe  un  arbre  sous  le  fruit. 
Elle  disait  : 

—  Quand  tu  les  portes  ainsi  avec  moi,  je 
souffre  moins. 

Elle  traînait  un  mal  sourd,  continu  ;  quel- 
quefois, comme  un  fruit  blet,  elle  tombait  sur 
le  sol  en  gémissant  et  criait  : 

—  Petit  Vieux,  je  crois  que  je  vais  mourir. 

Déjà  c'était  la  fin  de  l'hiver:  de  petites  nei- 
ges étaient  tombées  comme  si  avec  les  mains 
nous  avions  secoué  des  pommiers  fleuris.  Ja- 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       251 

mais  nous  n'avions  autant  dormi  ;  nous  dor- 
mîmes un  long  songe  d'oubli  et  de  repos.  Et 
une  à  une  les  petites  mains  des  feuilles  se  dé- 
plièrent au  vent  doux.  L'herbe  s'étoila  d'a- 
némones, comme  des  gouttes  de  lait  tombées 
des  mamelles  de  la  nuit.  Nous  savions  que 
c'était  encore  une  fois  le  printemps. 

Je, traversai  la  forêt.  J'allai  devant  moi  jus- 
qu'à la  maison  du  vieil  homme  et  je  lui  dis  : 

—  Père,  Iule  souffre  d'un  mal  que  nous  ne 
savons  pas.  N'as-tu  pas  une  herbe  qui  puisse 
la  secourir? 

Il  riait  : 

—  C'est  la  vie,  petit,  c'est  la  vie. 
J'étais  là  triste  et  penchant  la  tête. 

—  Pourquoi  alors  ne  nous  appris-tu  pas  à 
craindre  la  vie  ? 

Il  souffla  sur  mon  front  et  dit  : 

—  Ouvre  les  yeux  et  tu  comprendras. 
Avec  une  grande  secousse  au  fond  de  mes 

os,  je  le  regardai. 

—  Père,  est-ce  que  le  temps  serait  venu  ? 
Une  grande  lumière  était  sur  moi  et  j'avais 

le  cœur  mou  d'un  homme  qui  a  été  frappé  sur 


253       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

le  chemin.  Il  me  tint  un  peu  de  temps  serré 
entre  ses  bras,  d'une  pression  paternelle,  et 
lui-même  ne  pouvait  plus  parler.  Et  enfin  sa 
barbe  remua  : 

—  C'est  à  cause  de  l'enfant,  fit-il. 

Un  enfant  !  un  petit  enfant  !  Le  petit  enfant 
de  Iule  !  Toute  ma  vie  fut  morte,  passa  dans 
un  cri  d'agonie  délicieuse.  Nous  pleurions 
tous  les  deux.  Et  puis,  tenant  dans  mes  mains 
le  poids  lourd  de  mon  cœur,  je  retraversai  la 
forêt  en  courant. 

Je  criais  de  loin  : 

-  Iule  !  Iule  ! 

Elle  vint  sur  le  seuil  et  je  tombai  sur  les 
genoux,  rappelant  toujours  de  son  cher  nom 
sans  oser  lui  dire  que  l'enfant  était  là.  Comme 
elle  était  debout,  elle  leva  ma  tête  vers  elle 
et  toute  pâle,  elle  m'interrogeait^,  entrant  ses 
yeux  loin  dans  les  miens.  Son  souffle  rapide 
courait  comme  le  vent  du  matin.  Elle  n'avait 
plus  le  même  visage  ;  elle  avait  plutôt  le  vi- 
sage de  la  petite  Iule  qui  vint  le  premier  jour 
avec  moi  dans  la  forêt.  Elle  ressemblait  aune 
Iule  enfant  et  aussi  à  quelqu'un  d'autre  qui 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       253 

ne  m'était  pas  encore  connu.  Voilà,  elle  avait 
déjà  un  peu  dans  ses  yeux  brumeux  de  la  vie 
de  l'enfant  qu'elle  portait.  Doucement,  en 
tremblant,  elle  appuya  une  main  à  son  flanc 
et  l'autre,  elle  la  tenait  ouverte  sous  sa  gorge, 
là  où  battait  fortement  son  cœur.  Toute  la 
forêt  se  tut,  et  avec  une  voix  montée  des  sour- 
ces jeunes  de  son  être,  elle  dit  la  première  : 

—  Ne  sois  pas  fâché.  Je  crois  que  c'est  une 
petite  chose  de  vie. 

Elle  se  laissa  glisser  près  de  moi  sur  la 
terre;  elle  me  baisait  tendrement  comme  pour 
me  consoler.  Elle  ne  l'eût  pas  fait  autrement 
si  elle  m'avait  été  infidèle;  et  elle  ne  me  parlait 
plus.  Sa  bouche  me  chatouillait  de  légers  bai- 
sers chauds  dans  la  nuque.  Et  moi,  de  joie  je 
sanglotais  entre  ses  genoux.  Ainsi  j'étais  venu 
en  courant  comme  un  messager  d'annoncia- 
tion;  et  c'était  elle  qui,  avertie  par  la  nature, 
tout  à  coup  me  parlait  de  l'enfant  tandis  que 
je  tenais  encore  mes  dents  fermées  sur  le  se- 
cret divin. 

Le  printemps  s'avança.  Maintenant  comme 

le  Vieux,  elle  se  tournait  toujours  vers  un 

15 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORET 


cijté  de  la  forêt  et  elle  regardait  devant  elle. 
Une  femme  ainsi  dans  les  maisons  tient  les 
yeux  fixés  sur  la  porte  par  laquelle  doit  venir 
celui  qui  est  attendu.  Elle  riait  en  voyant  l'om- 
bre que  faisait  à  terre  la  courbe  de  son  ven- 
tre. 'Elle  eut  l'humeur  mobile,  les  grâces 
mièvres  et  irritées  des  jeunes  animaux  à  l'é- 
poque des  dents.  Quelquefois  elle  pleurait, 
disant  : 

—  Que  ferons-nous  de  l'enfant  quand  il 
sera  venu?  Pense  un  peu  ;  à  la  ville  elles  ont 
toutes  des  poupées  qu'elles  habillent  et  qu'elles 
bercent  dans  leurs  bras.  Ça  les  habitue  dou- 
cement à  avoir  des  petits.  Moi  jc:  n'ai  jamais 
eu  de  poupée  Une  fois,^  Mama  m'avait  donné 
un  fichu  de  soie  qu'elle  ne  portait  plus.  Elle 
demeurait  près  d"un  ancien  cimetière,  un  an- 
cien cimetière  où  un  homme  toujours  retour- 
nait la  terre.  A  chaque  coup  de  la  bêche,  c'é- 
taient des  os  qui  venaient.  Vois  un  peu  s'il 
n'y  a  pas  de  quoi  rire  !  J'avais  ramassé  un  de 
ces  os,  je  l'ai  cousu  dans  le  fichu  et  je  le  bai- 
sais comme  une  vraie  poupée.  Crois-moi,  le 
mieux  serait  de  mettre  le  doigt  dans  la  bou- 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       255 

che  de  l'enfant.  Toi,  tu  irais  creuser  une  pe- 
tite fosse. 

Le  vent  ensuite  tournait;  une  folie  la  pre- 
nait à  l'idée  de  l'avoir  tout  nu  entre  ses  pe- 
tites mamelles.  Avec  le  balancement  de  ses 
hanches,  elle  imita  le  bercement  qui  invite 
au  sommeil.  Une  fois  elle  dit  : 

—  C'est  à  mourir  de  joie  quand  ils  commen- 
cent à  vous  appeler  avec  leur  petite  bouche 
comme  une  fraise. 

Or,  un  jour,  sentant  ses  seins  se  tendre,  elle 
gémit  et  porta  la  main  à  leurs  bouts  gonflés. 
Et  le  lait  avait  monté  :  une  goutte  claire  trem- 
bla à  ses  doigts  et  lourdement  roula  sur  l'herbe. 
Vovant  ainsi  sa  vie  couler,  je  lui  dis  : 

—  Je  t'en  prie,  donne-m'en  un  peu,  puisque 
aussi  bien  le  petit  n'est  pas  venu  encore. 

Elle  pressa  gravement  les  pointes  roses  et 
moi  qui  n'avais  pas  connu  le  lait  d'une  mère, 
je  bus  pour  la  première  fois  le  lait  d'amour 
dans  mon  âge  d'homme.  Il  avait  un  goût  aigre 
et  sucré  :  j'aurais  voulu  être  son  petit  enfant. 

J'allais  à  présent  sans  elle  à  travers  la  forêt. 
J'aidais  le  Vieux  à  faire  ses  cueillettes  de 


256      AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

plantes  ;  les  moines  en  distillaient  les  sucs  pour 
des  dictâmes  et  des  collyres.  Il  m'apprit  leurs 
vertus,  la  plupart  lui  étaient  connues  par  leurs 
noms.  Ensemble  aussi  nous  récoltions  la  fraise 
et  l'airelle  pour  Iule.  Elle  aimait  manger  la 
jeune  ortie  et  le  pissenlit.  Je  battais  la  pierre 
et  les  mettais  bouillir  dans  des  jarres.  Celles- 
ci,  je  les  avais  pétries  avec  de  la  terre  grasse  et 
séchées  ensuite  au  feu.  Il  y  avait  dans  l'alma- 
nach  une  histoire  d'homme  naufragé  perdu 
en  une  île  inhabitée  et  qui  petit  à  petit  était 
devenu  un  habile  potier.  Je  l'avais  lue  cent 
fois:  elle  correspondait  à  notre  vie.  Chaque 
feuillet  du  vieux  livre  ainsi  était  une  leçon. 
Je  n'en  avais  encore  épelé  que  la  moitié  :  il 
me  semblait  que  je  n'arriverais  jamais  à  bout 
de  le  lire  jusqu'à  la  dernière  page.  Le  Vieux 
riait,  disait  toujours  : 

—  Crois-moi,  le  cordonnier  avait  raison.  Il 
y  a  là  plus  de  sagesse  que  dans  tous  les  livres 
qu'on  a  à  la  ville. 

Après  tout,  nous  ne  manquions  de  rien 
dans  notre  dénùment.  Nous  possédions  une 
cabane,  une  table,  un  lit;  le  ruisseau  jamais 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT      257 

ne  tarissait;  la  terre  nous  procurait  en  abon- 
dance des  herbes  et  des  fruits.  Quand  le  vieil 
ami  s'en  revenait  du  couvent,  il  partageait 
avec  nous  le  pain.  Lui  et  nous,  dans  cette  vie 
fraternelle,  étions  comme  une  famille  échap- 
pée d'un  désastre,  comme  une  petite  tribu  qui 
s'est  retrouvée  après  de  lointaines  caravanes. 
Voilà,  nous  ressemblions  à  cet  homme  nau- 
fragé qui  avait  fini  par  se  faire  à  lui  seul  une 
ville  dans  l'île  solitaire. 

Une  fois,  étant  à  cueillir  à  deux  des  herbes 
près  du  ruisseau,  je  lui  dis  : 

—  Père,  l'enfant  veut  sortir  et  nous  ne  sa- 
vons encore  quel  nom  lui  donner.  Un  arbre 
s'appelle  un  arbre,  mais  un  enfant  a  besoin 
d'un  nom  comme  elle  est  Iule  et  moi  le  Petit 
Vieux.  Si  tu  voulais  nous  dire  quel  nom  on 
te  donnait  chez  les  hommes,  nous  l'appelle- 
rions comme  toi. 

Il  tenait  en  main  une  petite  pelle  en  forme 
de  truelle  avec  laquelle  il  soulevait  délicate- 
ment les  racines.  Il  la  planta  en  terre,  se  re- 
leva, me  répondit  d'abord  durement  : 

—  Autrefois  il  y  avait  là-bas  un  homme  qui 


258       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

avait  un  visage  semblable  aux  autres  hommes. 
Celui-là,  on  l'appelait... 

Il  se  laissa  tomber,  essuya  son  front  bouil- 
lant de  sueur;  et  un  souffle  .ardent  lui  sortait 
des  narines. 

—  Ne  me  demande  pas  cela,  fit-il,  je  te  l'ai 
dit,  je  suis  celui  qui  n'a  plus  de  nom. 

—  Iule  l'aurait  désiré,  dis-je  doucement. 
Alors  un  nuage  ternit  ses  yeux  et  il  pleurait 

sans  larmes,  la  tête  basse,  regardant  loin  en 
lui-même. 

—  Bien,  c'est  bien.  Voilà,  oui,  c'est  bien 
que  tu  me  demandes  cela,  dit-il  enfin. 

Et  tout  à  coup  sa  voix  baissa,  comme  s'il 
avait  honte  de  se  rappeler  son  nom. 

—  Je  m'appelle  Jean.  A  présent  fais  selon 
ton  désir. 

Je  n'aurais  pas  été  plus  remué  si  dans  ce 
moment  le  vieux  maître  était  sorti  du  bois, 
disant  :  «  Lui  et  moi  nous  sommes  le  même 
homme.  »  Mes  dents  claquaient. 

—  Vois  un  peu,  m'écriai -je,  l'autre  aussi 
s'appelait  Jean. 

L'almanach  battait  sur  mon  cœur  ;  ce  fut 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       '^59 


un  des  bons  moments  de  ma  vie.  Je  revins 
vers  Iule  et  je  lui  dis  : 

—  Il  sera  deux  fois  Jean,  car  voilà,  le  Père 
a  le  même  nom  que  le  vieux  maître.  N'est-ce 
pas  là  une  chose  heureuse? 

—  Boni  fit-elle  en  riant,  si  l'enfant  pisse 
droit  comme  un  garçon. 

Je  n'avais  pas  encore  pensé  que  ce  pût  être 
une  fille.  Elle  ouvrit  plusieurs  fois  de  suite  la 
bouche  et  elle  soufflait  doucement  le  nom  de- 
vant elle  comme  un  air  de  chanson.  A  mesure 
il  perdait  sa  rudesse  un  peu  brusque.  11  de- 
vint Yan  et  comme  cela  il  ressembla  un  peu 
à  Yacq  ;  et  ensuite  ce  fut  plus  doux  encore. 
Elle  l'appela  Yantje.  11  traîna  ainsi  dans  l'air 
comme  un  petit  cri  blessé  d'oiseau;  il  prit 
son  vol  et  palpita  haut  et  joyeux  comme  le 
vent  de  l'été.  '  Moi,  je  l'aurais  plutôt  crié 
comme  les  geais  avec  l'orgueil  de  mes  pou- 
mons. Puis  elle  se  tut,  elle  sembla,  avec  ses 
yeux  fixes  devant  elle,  regarder  le  nom  vivre 
et  devenir  un  petit  homme.  Je  cessai  d'exister; 
il  n'y  eut  plus  que  l'enfant;  et  elle  était  avec 
lui  du  fond  de  sa  vie,  avec  un  grand  songe 


260       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 


I 


dans  les  prunelles.  Elle  lui  parlait  comme  s'il 
était  là  derrière  la  porte,  remuant  ses  claires 
petites  mains.  Follement  elle  lui  disait  : 

—  Ah!  ahî  tu  sais  rire,  toi,  quand  je  dis 
Yantje  !  C'est  qu'il  connaît  déjà  son  nom! 

Je  cessai  tout  à  coup  d'aimer  ce  petit. 

La  grande  douleur  arriva  avec  la  lune  d'été. 
Elle  languit  un  jour  entier  ei  puis  encore  la 
nuit,  pressant  son  flanc  avec  ses  deux  mains. 
Et  enfin  ses  cris  montèrent,  si  horribles  que 
j'aurais  donné  mon  sang  pour  ne  plus  les  en- 
tendre. 

Elle  criait  toujours  : 

—  Prends  la  cognée,  tue-moi. 
Pourquoi  le  Vieux  m'avait-il  appris  à  aimer 

lavie?Aprésentj'allaissurleseuiletjetendais 
mon  poing  vers  le  ciel,  j'injuriais  quelqu'un 
là-haut;  celui-là  aussi  à  la  ville  était  constam- 
ment blasphémé  par  la  douleur  des  hommes. 
Et  ensuite  il  arriva  cette  chose  :  moi,  l'enfant 
vomi  du  genre  humain,  le  Petit  Vieux  mis 
bas  au  coin  d'une  borne,  je  pensai  pitoyable- 
ment aux  souffrances  de  la  femme  inconnue 
qai  m'avait  porté.  Dans  la  nuit  terrible,  pour 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       261 

la  première  fois  mon  cœur  tout  à  coup  cria 
vers  celle  qui  m'avait  maudit.  Une  mère  na- 
quit de  ma  pitié  très  tendre  et  profonde  :  l'or- 
phelin, le  rejeton  exécré  enfanta  sa  mère. 

Il  y  a  de  si  puissants  mouvements  dans  la 
nature  et  qui  n'ont  pas  de  nom!  Peut-être  cela 
eût  pu  s'appeler  le  pardon,  et  elle  ne  l'a  jamais 
su. 

L'aube  passa  avec  son  frisson  crispé:  un 
jour  nouveau  monta;  et  une  petite  chose 
roula  dans  le  lit  de  fougères.  J'étais  à  genoux, 
penché  sur  l'enfant,  tremblant  de  tout  mon 
corps,  avec  le  saisissement  et  la  peur  de  cette 
vie  qui  maintenant  s'agitait  là  et  était  sor- 
tie de  moi.  Il  poussa  son  petit  glapissement 
sauvage  ;  les  arbres  reconnurent  le  fils  de 
l'homme;  et  l'agonie  de  Iule  fut  déliée.  Elle 
soupira  faiblement  : 

—  Va  au  ruisseau,  prends  de  l'eau  :  nous 
le  laverons  ensemble. 

Il  y  avait  si  longtemps  que  cette  voix  de  la 
femme  ne  m'avait  plus  parlé! 

—  0  chère  Iule  !  il  me  semble  que  toi  aussi 

tu  viens  de  renaître,  m'écriai-je. 

15. 


262       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

Je  riais  et  pleurais  avec  le  visage  convulsé 
d'un  homme  en  délire.  Et  à  peine  j'osais  la 
toucher  avec  mes  mains  :  elle  m'était  bien 
plus  sacrée  avec  sa  blessure  qu'au  jour  où 
pour  la  première  fois  les  roses  avaient  saigné. 
Et  voilà,  à  présent  elles  avaient  fructifié 
comme  la  fleur  de  l'églantier. 

J'allai  au  ruisseau,  j'en  rapportai  une  pleine 
écuelle  d'eau.  Elle-même  de  ses  mains  avait 
délivré  l'enfant  et  elle  le  tenait  appuyé  à  sa 
mamelle,  buvant  le  lait  gloutonnement.  Cela, 
personne  ne  le  leur  avait  appris  ;  sitôt  qu'un  pe- 
tit est  venu  à  une  mère  chez  les  bêtes,  elle  se 
couche  et  il  lui  prend  le  pis  ;  et  la  vie  est  par- 
tout la  même.  L'enfant  vida  le  sein  et  ensuite, 
le  tenant  dans  les  genoux,  elle  l'ondoya  d'eau 
fraîche.  Moi,  j'allai  dehors,  à  bout  de  force, 
éprouvant  l'impérieux  désir  d'étreindre  un 
être  vivant  contre  ma  poitrine.  J'aurais  voulu 
crier  comme  l'enfant.  Et,  comme  il  n'y  avait 
là  que  des  arbres,  j'ouvris  les  bras.  Je  restai 
longtemps  sanglotant,  mon  visage  collé  à  la 
râpeuse  écorce  d'un  orme  ;  je  croyais  embras- 
ser toute  la  forêt.  Alors  une  voix   de  loin 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       263 

m'appela.  Un  pas  rapidement  traversait  les 
taillis.  Et  je  dis  : 

—  Père  !  père  !  l'enfant  est  venu  ! 

Il  fallait  que  la  terre  entière  l'entendît  : 
mon  cœur  était  trop  petit  pour  contenir  une 
telle  joie.  Et  il  était  près  de  moi,  avec  sa  barbe 
grise  sur  mon  épaule,  pleurant  aussi  douce- 
ment : 

—  Voilà,  oui,  le  temps  est  venu  :  son  cri  a 
passé  plus  haut  que  les  cris  des  geais.  Je  l'ai 
entendu  du  fond  de  la  forêt.  Et  à  présent  tu 
as  un  fils,  toi  qui  n'eus  pas  de  père. 

Nous  marchâmes  sous  le  jour  montant.  Il 
prit  l'enfant  dans  ses  grandes  mains,  le  haussa 
à  la  lumière  du  ciel,  et  ensuite  il  se  mit  à 
souffler  sur  ses  yeux  comme  un  jour  il  l'avait 
fait  pour  moi.  Et  religieusement,  par  trois 
fois  dans  le  silence  de  la  forêt,  il  dit  : 

—  Sois  Jean  !  Sois  un  homme  !  Sois  la  vie  ! 
Un  mystère  plana,  une  pause  d'éternité  sur 

la  petite  chair  nue  qui  voulait  prendre  sa  part 
d'humanité.  Il  sembla  que  l'âme  des  anciens 
hommes  aussi  fût  venue  de  partout  à  ce  ren- 
dez-vous de  la  vie.  Et  moi,  avec  ma  bouche 


2G4       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

muette,  j'étais  remué  dans  mes  fibres  d'un 
trouble  profond,  pensant  que  ma  race  et  la 
race  de  Iule  s'étaient  fondues  dans  le  sang 
jeune  de  l'enfant. 

Il  n'avait  jamais  fini  de  se  gorger  de  lait  ; 
sa  bouche  était  un  anneau  à  la  mamelle  de 
Iule.  Celui-là  était  mon  petit  poulain  dans  la 
foret  sauvage  de  ma  jeune  force.  Quand  il 
criait,  mon  cœur  hennissait  de  joie  ;  toute  ma 
vie  ruait  avec  ses  petits  pieds  frappant  le  vide. 
Il  était  roux  comme  les  renards.  Iule  le  cou- 
lait au  ruisseau  et  puis  elle  l'étendait  nu  sur 
la  mousse  :  le  vent  chaud  séchait  la  mouillure 
de  sa  peau.  L'aventure  à  travers  la  forêt,  les 
matins  errants  et  émerveillés  recommencè- 
rent. Elle  le  porta  suspendu  par  des  fibres 
tressées  à  son  épaule  ;  il  dormit  dans  son  dos 
ses  sommeils  secoués;  et  comme  la  famille  des 
premiers  hommes,  nous  allions  devant  nous, 
chantant  et  sifflant  avec  les  oiseaux.  Le  soir 
elle  le  couchait  près  d'elle  au  lit  de  ses  che- 
veux. 

Sa  substance  prolongea  la  nôtre  et  elle  ne 
différait  pas  de  la  libre  pousse  des  essences 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT  ^      265 

autour  de  nous  :  elle  fut  le  plus  haut  point 
de  la  vie  parmi  les  formes  élémentaires  nour- 
ries de  sève  verte.  Il  eut  des  gestes  nouveaux; 
à  chacun,  je  sentais  monter  l'humanité;  tous 
ensemble  étaient  beaux  comme  la  naissance 
d'une  pensée.  Je  croyais,  dans  ma  simplicité, 
qu'ils  jouaient  avec  sa  petite  âme  intérieure, 
descendue  aux  limites.  Toi,  ô  Iule,  tu  re- 
gardais tourner  la  lune  au  bout  de  ses  peti- 
tes mains  dans  le  soir,  comme  une  boule. 

Il  joua  avec  ses  pieds,  il  se  traîna  sur  le 
ventre  après  son  ombre.  Le  premier  pas  qu'il 
essaya  recula  les  bornes  de  l'univers.  Là-bas, 
à  la  ville,  ils  ont  aussi  des  enfants  et  ils  ne 
les  voient  pas  grandir.  Un  jour  et  un  jour  ne 
se  ressemblent  pas.  Chaque  aube  est  une 
naissance  pour  le  monde  et  un  cheveu  qui 
vient  a  la  beauté  pleine  d'une  vie. 

Il  y  avait  sur  moi  cette  parole  de  l'ancêtre  : 
«  Ouvre  les  yeux  et  tu  verras.  »  Voilà,je  tâ- 
chais d'ouvrir  les  yeux  comme  l'enfant  ou- 
vrait ses  mains  au  soleil,  au  vent,  au  frisson 
des  feuilles. 

Iule  portant  son  faix  léger  entre  ses  épaules, 


266       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

nous  allions  avec  ]e  Père  récolter  les  plantes 
officinales.  Cet  été -là,  la  moisson  fut  abon- 
dante: le  pain  qu'on  lui  donnait  en  échange 
nous  alimentait  largement.  C'était  une  grande 
douceur  pour  nous  de  penser  que  le  pain  ne 
nous  i;aanquerait  jamais  tant  que  l'été  ferait 
reverdir  les  pousses  nouvelles.  Le  sens  sacré 
de  l'éternité  de  la  terre  ainsi  nous  fut  révélé 
et  s'associa  à  nos  destinées.  La  terre!  ce  n'é- 
tait là  qu'un  mot,  et  il  nous  remuait,  il  fai- 
sait autour  de  nous  du  vent  comme  une  porte 
qui  s'ouvre  sur  quelque  chose  d'infini.  Rien 
qu'à  le  prononcer,  j'en  demeurais  tout  pâle, 
avec  un  frisson. 
Un  jour  il  nous  dit  : 

—  Cette  forêt  est  grande;  en  marchant  pen- 
dant des  jours,  on  en  touche  seulement  les  li- 
mites; et  ensuite  c'est  la  mer  et  par-dessus  la 
mer,  il  n'y  a  plus  que  le  ciel. 

—  De  quoi  veut-il  parler?  fit  Iule,  cessant 
d'altaiter  l'enfant. 

A  mon  tour  je  dis: 

—  Je  t'assure,  Père,  nous  ne  te  compre- 
nons pas.  C'est  là  une  chose  de  laquelle  ja- 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       267 

mais  personne  ne  nous  a  parlé.  Elle  n'était 
pas  dans  l'almanach. 

Avec  une  pierre  il  dessina  sur  le  sol  la  forme 
des  continents;  les  grandes  eaux  formaient  au- 
tour un  anneau  liquide  ;  et  la  terre  et  les  mers 
se  mouvaient  dans  l'espace.  Cependant  elles 
n'étaient  ensemble  qu'un  point  infiniment  petit 
de  l'univers  et  les  planètes  qui  brillaient  dans 
la  nuit  étaient  aussi  des  mondes  où  sans  doute 
vivaient  d'autres  hommes.  Iule,  avec  le  petit 
dans  ses  bras,  avait  fléchi  les  genoux  et  se 
tenait  penchée  sur  les  signes  qu'il  traçait.  Elle 
secoua  la  tête. 

—  Quand  tu  me  dirais  cela  cent  fois,  fit-elle, 
il  y  a  là  quelque  chose  que  je  ne  comprendrai 
jamais. 

Elle  embrassa  l'enfant  et  ensuite  se  mit  à 
rire. 

—  Vois-tu,  petit  homme,  un  jour  tu  seras 
grand;  je  prendrai  alors  aussi  une  pierre 
comme  il  fait  et  puis  jeté  dirai  :  ceci  est  la  mer 
et  ceci  est  la  terre,  et  ceci  est  le  ciel.  Je  ver- 
rai bien  ce  que  tu  en  penseras. 

Mais  moi,  avec  mes  yeux  profonds,  je  ne 


268       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

pouvais  me  détacher  de  la  vue  des  cercles.  Mon 
cœur  battait  à  me  faire  mal.  Un  poids  lourd 
m'accablait  comme  si  tout  l'univers  m'eût  pesé 
aux  épaules.  Et  je  ne  trouvais  rien  à  dire,  avec 
une  force  enchaînée  au  fond  de  moi. 

—  Répète  encore  la  leçon,  demandai-je. 

Il  ramassa  le  caillou  et  alors  seulement  une 
chose  dans  ma  vie  se  délia  :  je  pris  ma  tête 
dans  mes  mains  et  pleurai  comme  un  petit 
enfant. 

Les  jours  suivants,  j'allai  seul  dans  la  fo- 
rêt et  avec  un  bâton  entre  les  doigts,  je  des- 
sinais les  trois  cercles  de  la  terre,  des  eaux,  de 
l'espace.  Je  n'étais  plus  heureux. 

—  Voilà,  dis-je  à  cet  homme,  à  présent  il 
faut  que  j'aille  devant  moi  par  le  monde.  Si 
Iule  veut  rester  ici  avec  le  petit,  elle  le  peut. 
Je  partirai  seul. 

Sa  voix  trembla  :  il  eut  la  défaillance  des 
vieillards. 

—  Je  t'ai  aimé  comme  mon  fils.  Tu  ne  trou- 
veras ailleurs  ni  un  meilleur  pain  ni  plus  de 
fruits.  Réfléchis  aussi  que  tu  rencontreras  les 
hommes  sur  ton  chemin. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       269 

—  Je  prendrai  ma  cognée. 

Alors  il  haussa  doucement  les  épaules. 

—  Eh  bien,  va,  dit -il.  On  n'arrête  pas  la 
vie. 

J'appelai  Iule  :  elle  avait  mis  l'enfant  sur 
la  mousse  et  cueillait  des  mûres  dans  le  ron- 
cier, car  encore  une  fois  on  touchait  à  la  fin 
de  l'été.  Et  quand  elle  fut  venue  ;  je  lui  dis  : 

—  Voilà  j  on  n'arrête  pas  la  vie.  J'irai  jus- 
qu'à la  mer,  là-bas.  Si  tu  préfères  demeurer 
ici  avec  le  petit,  tu  le  peux. 

Elle  fut  sous  ses  crins  jaunes  comme  un 
son  ardent.  Et  elle  criait  : 

—  Je  ne  te  laisserai  pas  partir  seul.  J'irai 
avec  toi,  portant  l'enfant.  Tu  ne  feras  pas  un 
pas  que  je  n'en  fasse  un  autre  auprès  de  toi. 

M'étant  tourné  vers  le  vieillard,  je  le  vis 
penché  vers  la  terre  et  triant  les  semences 
qu'il  avait  récoltées.  Avec  son  front  calme  et 
ses  yeux  clairs,  il  avait  l'air  d'un  sage  qui  se 
retire  des  actions  humaines.  Mon  cœur  mollit, 
je  lui  mis  la  main  sur  l'épaule  et  lui  dis  tris- 
tement : 

—  Tu  resteras  donc  seul  dans  la  forêt? 


270       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

Il  me  répondit  tranquillement: 

—  J'y  vivais  seul  avant  toi. 

Nous  restâmes  silencieux,  comme  deux 
hommes  qui  se  regardent  d'une  rive  opposée. 
Il  ramassa  les  semences,  se  redressa,  fit  quel- 
ques pas,  et  puis  s'arrétant,  il  me  cria  : 

—  Nous  ferons  route  ensemble  par  la  forêt; 
tandis  que  je  m'arrêterai  au  couvent,  vous  con- 
tinuerez seuls  votre  chemin. 

Le  lendemain,  au  petit  jour,  nous  quittâmes 
la  maison;  il  nous  attendait  près  des  ruches; 
il  avait  noué  pour  nous  dans  son  sac  des  gâ- 
teaux de  miel  et  du  pain.  Il  donna  aussi  à 
Iule  quelques  hardes,  disant: 

—  Il  ne  faut  pas  que  les  hommes  rient  de 
ta  nudité. 

La  forêt  se  referma  sur  nous.  QuandTenfant 
criait,  Iule  lui  mettait  son  sein  dans  la  bou- 
che; et  ensuite  il  s'endormait,  elle  le  portait 
suspendu  entre  ses  épaules  par  des  lianes.  Le 
Vieux  allait  devant,  frayant  le  passage  ;  Iule 
marchait  entre  nous.  Je  la  suivais,  la  cognée 
passée  dans  ma  ceinture. 

D'abord  des  courbes  légères  ondulèrent.  Le 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       271 

jour  tomba  comme  nous  atteignions  une  roche 
puissante,  ouverte  en  arche  à  sa  base. 

—  Ici,  dit  le  Père,  d'anciens  hommes  vé- 
curent. 

Jamais  mon  cœur  n'avait  battu  aussi  forte- 
ment. A  mon  tour,  comme  ils  avaient  fait,  je 
voulus  pénétrer  dans  la  roche;  la  cavité  s'es- 
paçait ;  une  clarté  à  mesure  affaiblie  en  des- 
sina les  parois  et  puis  mourut.  Il  me  sembla  que 
j'étais  moi-même  à  jamais  séparé  des  vivants. 
J'appelai  Iule  en  criant  ;  sa  voix  me  guida  vers 
la  sortie.  J'apparus  au  jour,  tout  pâle  d'avoir  vu 
la  vieille  humanité  dans  la  nuit  des  origines. 

Nous  étendîmes  une  litière  de  feuilles. 
Nos  voix  profondes  grondaient  sous  la  voûte 
comme  un  bruit  de  siècles.  L'air  était  mort  et 
glacé:  j'allai  ramasser  des  branches  sèches; 
je  battis  le  silex.  Nos  ombres  avec  la  flamme 
s'allongeaient  jusqu'aux  limites  de  l'antre. 
Quelquefois  le  Vieux  s'avançait  vers  le  fond  : 
ses  pas  semblaient  s'enfoncer  aux  spirales 
d'un  puits.  Quand  il  revenait,  sa  taille  avait 
l'air  de  se  dresser  hors  des  temps. 

Nous  dormîmes  toute  cette  nuit  près  du 


272       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

cœur  d'une  humanité  tendre  et  farouche.  Elle 
aussi,  dans  sa  marche  sans  trêve,  connut  là 
l'étape  et  elle  attendait  venir  le  jour.  Des  re- 
nards aigrement  glapissaient  au  dehors  ;  des 
chats  sauvages  se  battaient  ;  le  râle  dur  des 
grands  oiseaux  nocturnes  ne  cessait  pas. 

Et  puis  des  vols  de  freux  croassèrent  :  nous 
sûmes  ainsi  que  le  matin  était  descendu. 

Des  pentes  nouvelles  s'escarpèrent;  un  aigle 
longtemps  plana.  Celui-là,  je  n'aurais  pu  l'a- 
battre avec  mes  flèches.  Cette  terre  volcani- 
que ensuite  petit  à  petit  s'aplanit.  La  cara- 
vane s'enfonça  dans  la  forêt  des  pins:  elle 
s'étendait  pendant  des  lieues;  leurs  fibres 
nerveuses  seules  avaient  pu  pousser  dans  le 
sol  léger  et  cendreux  que  les  eaux  salées  de  la 
mer  autrefois  avaient  épuisé.  On  entendait 
toujours  les  cris  amusés  de  l'enfant  et  Iule 
chantait:  ses  chansons  étaient  douces  et  n'a- 
vaient pas  de  sens.  Parfois  aussi  elle  sifflait, 
imitant  le  chant  des  oiseaux.  Le  Père  et  moi  à 
présent  marchions  devant  sans  rien  dire,  le 
cœur  serré,  car  le  temps  de  la  séparation  était 
proche. 


AU   CŒUR  FRAIS  DE   LA    FORÊT  273 

Il  m'embrassa  et  me  dit  : 

—  En  avançant  droit  devant  toi,  tu  ne  peux 
manquer  de  rencontrer  la  mer.  Quant  à  moi, 
mon  chemin  est  à  l'est.  Adieu! 

Il  me  serra  une  dernière  fois  dans  sa  poi- 
trine; et  frappant  de  son  bâton  la  terre  molle, 
il  allait  à  grands  pas.  Iule  était  restée  en 
arrière  avec  l'enfant  ;  il  parut  l'avoir  oubliée. 
Je  le  regardais  s'avancer  sous  les  arbres,  pen- 
sant :  Tant  que  tu  pourras  l'apercevoir,  il  sera 
vivant  pour  toi;  mais  qui  peut  dire  qu'ensuite 
tu  le  re verras  jamais  ? 

Il  ne  fut  plus  qu'une  ombre;  et  maintenant 
Iule  m'avait  rejoint  :  elle  lutinait  avec  l'enfant 
et  à  peine  elle  s'aperçut  qu'il  nous  avait  quittés. 

—  Vois,  dis  je,  cet  homme  est  parti  et  de 
nouveau  nous  sommes  seuls  comme  au  pre- 
mier jour. 

—  Pourquoi  aussi,  me  répondit-elle  aigre- 
ment, voulais-tu  voir  cette  mer?  N'avais-tu  pas 
assez  du  ruisseau?  Et  es-tu  sûr  qu'une  fois  ar- 
rivés là,  nous  toucherons  aux  limites  du  monde 
et  qu'ensuite  il  n'y  aura  plus  rien  que  le  vide  ? 

Le  souci  s'effaça;  je  ne  songeai  plus  qu'à 


274       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORET 

rire  de  la  conception  qu'elle  se  faisait  de  la 
terre.  Du  manche  de  ma  cognée  figurant  sur 
le  sol  un  grand  cercle,  j'expliquai  : 

—  Le  monde  est  une  boule,  comprends  donc. 
Et  qui  jamais  est  venu  à  bout  de  trouver  la 
fin  d'une  boule  ? 

Elle  secoua  la  tête  et  se  reprit  à  chanter. 

Au  matin  du  troisième  jour,  nous  enten- 
dîmes une  vaste  rumeur.  Xous  avancions  pé- 
niblement dans  le  désert  mou  des  sables;  des 
cônes  coururent;  nous  en  atteignîmes  la'crête 
et  je  ne  poussai  pas  de  cri.  J'étais  là  comme 
un  homme  pris  de  stupeur  en  considérant  le 
balancement  énorme  des  eaux.  Je  ne  savais 
plus  si  je  vivais;  je  n'éprouvais  nul  sentiment 
de  grandeur  ni  de  beauté. 

Iule  auprès  de  moi  riait,  disait  qu'après 
tout  ce  n'était  là  que  de  l'eau  ;  et  elle  l'avait 
crue  plus  grande. 

Le  flot  courbe  puissamment  s'enflait,  pous- 
sant des  coquilles  vers  nos  pieds.  Iule  les 
ramassait,  les  mirait  à  la  lumière,  et  elle  s'en 
faisait  des  pendeloques  dont  le  bruit  clair 
chatouillait  ses  oreilles. 


AU  CŒUK  FRAIS  DE  LA  FORÊT       275 

Un  voilier  tout  à  coup  laboura  la  haute 
mer.  Moi  qui  étais  resté  jusque-là  muet,  je 
poussai  alors  un  cri  sauvage;  car  à  présent, 
avec  cette  petite  tache  claire  des  voiles  dans 
le  vide  énorme,  l'étendue  m'était  révélée.  J'a- 
vais pareillement  crié  sous  les  hauts  feuilla- 
ges. Encore  une  fois  mes  tempes  devant  le 
prodige  craquèrent.  Toute  la  terre  pesa  d'un 
tel  poids  à  mes  épaules  que  je  tombai  sur  mes 
genoux.  Iule  ramassait  à  poignées  les  coquilles 
et  les  laissait  retomber  en  pluie  pour  amuser 
l'enfant.  Son  rire  aussi  avait  l'air  d'un  co- 
quillage à  sa  bouche. 

Le  voilier  ne  fut  plus  qu'un  oiseau  dans 
l'espace  ;  je  pensais  aux  marins  qui  avec  ce 
pont  frêle  sous  eux,  se  risquaient  par-dessus 
les  gouffres.  C'étaient  là  des  hommes  faits 
comme  moi,  avec  une  âme  et  des  membres 
semblables  aux  miens;  mais  moi,  à  peine  je 
pouvais  me  dire  encore  un  homme  à  côté  de 
leur  grand  héroïsme  tranquille.  Peut-être 
ils  partaient  à  la  découverte  d'un  monde. 
Mon  être  s'exalta,  humble  et  fraternel.  J'au- 
rais voulu  "les  étreindre  dans  mes  bras  ou 


276       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

simplement  toucher  avec  les  mains  leurs  vê- 
tements. A  présent  la  mer  était  petite  à  côté 
de  l'homme  debout  sur  un  navire. 

Le  point  clair  encore  diminua  :  je  courus  le 
long  de  la  plage,  je  montai  sur  la  plus  haute 
dune,  avec  la  volonté  de  l'apercevoir  plus  long- 
temps. Il  plongea  dans  l'horizon  et  de  nou- 
veau il  n'y  avait  plus  là  que  l'énormité  des 
eaux.  Mon  cœur  battait  avec  force.  Je  revins 
auprès  de  Iule,  les  dents  serrées  sur  des  choses 
obscures  en  moi.  J'avais  plutôt  du  dédain 
pour  cette  créature  animale  qui  toujours  riait 
avec  l'enfant.  Je  les  aimais  tous  deux  de 
toutes  mes  fibres,  mais  voilà,  j'étais  là-bas 
avec  le  grand  vaisseau  qui  labourait  la  mer  et 
à  peine  je  les  apercevais  encore,  très  petits, 
sur  une  pointe  infime  des  terres. 

Avec  le  bruit  et  le  vertige  de  la  mer  dans 
ma  tête,  je  ne  voyais  pas  qu'une  femme,  en 
agitant  seulement  les  mains,  remue  de  la  lu- 
mière et  de  la  musique  autour  de  la  jeune  vie 
charmée  de  son  nourrisson.  Elle  fait  une  chose 
simple  et  nécessaire  comme  la  mer  elle-même 
en  poussant  ses  coquilles  le  long  de  la  plage. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT      277 

Nous  allâmes  ensuite ,  dans  l'après-midi  d'or. 
Les  sels  de  l'air  brillaient  comme  des  cris- 
taux. Iule  rompit  un  coin  du  gâteau  de  miel; 
et  nous  n'avions  pas  épuisé  tous  les  fruits 
cueillis  dans  la  forêt.  Mais  tout  à  coup  d'un 
large  flot  la  mer  monta,  et  elle  se  mit  à  courir 
en  gémissant,  le  petit  dans  les  bras.  Moi  aussi 
je  criais  dans  ma  colère,  croyant  que  la  mer 
allait  nous  atteindre.  De  loin  nous  la  regar- 
dions venir;  elle  bondissait  comme  un  mil- 
lion de  bêtes  furieuses  et  elle  était  terrible.  Si 
seulement  elle  escaladait  les  monts  de  sable, 
toute  la  terre  eût  été  franchie  d'une  seule  de 
ses  lames;  et  pas  un  arbre,  la  mort  livide  des 
sables,  à  l'infini. 

D'angoisse  le  sein  de  Iule  tarit;  elle  se  la- 
mentait après  la  bonne  forêt,  vagissait  comme 
une  bête  blessée  et  follement  elle  baisait  la 
petite  vie  roulée  dans  ses  cheveux. 

Un  grand  vent  souffla;  la  nuit  était  tom- 
bée. Toute  l'étendue  fut  noire  comme  si  plus 
jamais  le  jour  ne  devait  se  lever.  Et  moi, 
dans  cette  épouvante,  j'étais  sans  paroles, 
écoutant  la  mort  aboyer.  L'âme  maternelle, 

16 


278  AU   CŒL'R    FRAIS   DE    LA    FORÊT 

l'âme  héroïque  et  sauvage  des  races  alors  cria. 

—  Sauve  l'enfant,  fit-elle,  cours  devant  toi 
jusqu'à  la  forêt,  monte  au  plus  haut  d'un 
grand  arhre. 

Etant  allé  une  dernière  fois  vers  les  eaux, 
je  vis  qu'elles  s'étaient  arrêtées. 

Le  vent  de  la  forêt  aussi  quelquefois  sem- 
blait rouler  tout  le  ciel  et  ensuite  il  y  avait 
toujours  une  barrière  qui  brisait  sa  force.  Je 
touchai  mon  front  avec  mes  doigts,  comme  un 
homme  qui  se  réveille  après  un  sommeil  hor- 
rible. Unespoir  immense  m'attendrit,  une  con- 
fiance dans  la  bonté  de  la  nature.  J'étais  là 
tremblant  de  tout  mon  corps,  avec  des  paro- 
les en  moi  comme  les  vagues  de  la  mer.  J'a- 
vais le  sentiment  infini  d'une  délivrance 
comme  si  à  présent  je  me  sentais  dans  les 
grandes  mains  qui  à  leur  gré  déchaînaient  et 
refrénaient  la  mer  épouvantable.  Iule!  Iule! 
Yoilà  bientôt  le  jour  et  la  mer  recule  ! 

Pas  à  pas  j'avançai,  refoulant  la  meute  des 
chiens  pâles,  entrant  dans  l'abime  avec  ma 
poitrine  nue,  moi  sans  défense,  presque  l'égal 
des  hommes  qui  de  leur  vaisseau  fendaient 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       270 


Tabîme.  Toujours  un  peu  plus  la  terre  libre 
sortait  des  eaux.  Et  Iule  aussi  de  la  dune  re- 
gardait s'enfoncer  la  nier  dans  ses  demeures 
hurlantes. 

Je  creusai  avec  la  hache  un  trou  profond. 
Le  sable  y  était  léger  et  doux  comme  un  du- 
vet. Elle  s'y  coucha,  à  bout  de  vaillance  et 
d'agonie,  appuyant  l'enfant  à  la  palpitation 
ardente  de  sa  gorge.  Ensuite  je  restai  longtemps 
assis  dans  la  nuit,  les  yeux  fixés  sur  la  barre 
toujours  plus  lointaine  des  eaux.  J'étais  sans 
idées  :  pourtant  au  fond  de  mon  être  quelque 
chose  violemment  s'agitait,  la  force  sourde 
d'une  pensée.  Il  y  a  une  loi,  Petit  Vieux,  il  y 
a  une  harmonie  qui  règle  tout  et  à  quoi  tout 
reste  soumis.  Voilà,  oui,  je  crois  que  c'était 
cela  qui  montait  et  remuait  en  moi  comme  la 
mer  elle-même.  Et  à  la  fin  l'orient  frémit  sous 
les  nuées  claires,  et  le  jour  encore  une  fois 
était  venu. 

Nous  dormîmes  dans  la  fraîcheur  salée  de 
la  dune.  La  paix,  la  sécurité  furent  sur  nous. 
Une  jeune  humanité  ainsi  alla  vers  l'horreur 
inconnue  et   ayant  vu  redescendre  la   mer, 


280       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

S'endormit  tranquillement  au  bercement  des 
eaux.  Nous  étions  revenus  aux  jours  enfants 
du  monde  ;  le  pouls  fiévreux  de  la  tempête 
avait  grondé  en  nous  et  à  présent,  près  de  la 
palpitation  harmonieuse  du  flot,  nous  repo- 
sions sans  effroi.  Iule  s'était  couchée  sur  ma 
poitrine  et  sa  poitrine  à  elle  se  recourbait  en 
berceau  autour  du  sommeil  de  l'enfant.  Avec 
les  mains,  je  les  recouvrais  tous  les  deux.  Au- 
dessus  de  nous,  il  y  avait  la  grande  douceur 
bleue  de  l'air. 

Quand  je  rouvris  les  yeux,  les  chiens  livi- 
des de  nouveau  lentement  montaient.  Un 
orgueil  fou  me  gonfla;  je  descendis  en  criant 
vers  la  mer.  Les  eaux  bondissaient  à  mes  jar- 
rets, elles  rejaillissaient  jusqu'à  mes  reins,  et 
moi,  un  simple  homme  de  la  nature,  déjà  je 
jouais  avec  leur  puissance  mystérieuse.  Je 
pris  l'enfant,  je  le  plongeai  nu  dans  les  sels; 
toute  la  mer  d'une  fois  passa,  et  ensuite,  avec 
cette  petite  vie  au-dessus  de  ma  tête,  j'étais  là 
comme  un  homme  dans  une  joie  sacrée. 

—  Vois,  criai-je,  celui-là  aussi  est  un 
homme.  Lui  et  moi  avons  vaincu  la  mort. 


AU   CŒUR    FRAIS   DE    LA    FORÊT  281 

La  mer  fat  haute.  J'entrai  avec  Iule  dans 
les  sables  et  la  tins  là  sous  mon  amour.  Je 
l'eus  dans  sa  vie  profonde  comme  si  la  mer  et 
toute  la  beauté  et  toute  l'horreur,  je  les  em- 
brassais à  travers  elle.  Je  n'avais  pas  connu 
cette  sensation  sublime  dans  le  murmure 
doux  de  la  source  et  du  vent.  Un  cœur  tou- 
jours s'égale  à  la  mesure  des  choses  qui  l'en- 
tourent. Maintenant  la  mer  violente  avait 
monté  sur  moi;  j'étais  un  homme  tout  fré- 
missant d'avoir  affronté  les  Forces.  Voilà,  il 
passa  dans  cette  minute  d'amour  l'éternité 
qu'il  y  a  dans  le  silence  et  le  fracas  de  la  mer. 
Cependant  alors  je  n'étais  encore  qu'une 
créature  d'instinct  sauvage. 

Dans  le  soir,  le  soleil  roula,  rouge  :  il  sem- 
blait plonger  plus  bas  que  l'horizon,  attiré 
par  l'abîme.  Tout  le  ciel  fumait  comme  une 
braise  sous  des  loques  humides.  Et  presque 
aussitôt  la  grande  ténèbre  régna,  le  vide  hur- 
lant des  profondeurs.  Nous  étions  montés  sur 
la  plus  haute  dune  pour  voir  plus  longtemps 
la  lumière,  debout  par-dessus  les  houles  d'or 
et  de  sang.  Là-bas,  la  barre  droite  des  eaux, 

16. 


282       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

dans  un  recul  vertigineux,  nous  apparaissait 
cette  fois  la  fin  du  monde.  Oui,  nous  étions 
sur  cette  colline  comme  les  premiers  humains 
regardant  pour  jamais  sombrer  .la  mort  du 
jour  dans  un  cataclysme.  Une  angoisse  jus- 
qu'à la  stupeur  étreignait  nos  âmes  muettes. 
La  nuit  nous  fut  une  délivrance;  elle  coula 
d'un  flot  plus  énorme  que  la  mer.  Et  à  pré- 
sent toute  la  plage  à  l'infini  s'ourlait  de  peti- 
tes lumières  vivantes. 

Iule  et  moi  avec  nos  pieds  nous  remuions 
cette  eau  ardente.  Notre  ceinture  ruissela 
d'une  tunique  de  pierreries.  Nous  nous  bai- 
sions avec  des  Louches  comme  des  poissons 
enflammés.  Et  moi,  innocemment,  je  lui 
disais  : 

—  Petite  Iule,  ne  crois-tu  pas  que  ce  sont 
là  des  morceaux  de  soleil  tombés  dans  la  mer? 

Le  lendemain,  nous  marchâmes  encore  une 
partie  du  jour  devant  nous.  Aucun  être  vi- 
vant sans  doute  n'avait  passé  par  là.  Nous 
perdîmes  l'espoir  de  revoir  jamais  un  visage 
humain.  Nous  n'étions  pas  tristes,  nous  éprou- 
vions plutôt  l'orgueil  d'avoir  découvert  un 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       283 

coin  du  monde.  C'était  là  aussi  le  sentiment 
avec  lequel  j'étais  venu  à  la  foret  :  elle  nous 
apparaissait  à  présent  un  point  infime  de  l'u- 
nivers à  côté  de  la  vaste  mer.  Quelquefois 
nous  mangions  la  chair  des  coquillages  ;  leur 
goût  nous  laissait  une  fraîcheur  brûlante. 
Bientôt  la  soif  nous  tortura  :  nos  baisers 
étaient  salés  comme  l'air  et  le  vent.  Tout  le 
reste  du  jour  nous  errâmes,  espérant  un  peu 
d'eau  douce.  Le  soir  fraîchit;  nous  buvions 
à  nos  peaux  la  rosée  nocturne.  Mais  le  matin 
suivant,  il  plut  :  nous  recueillîmes  les  gouttes 
précieuses  dans  nos  mains.  Iule  toujours  re- 
grettait la  hutte  sous  les  arbres  verts. 

Un  jour  encore  passa  et  à  mon  tour  je  com- 
mençai de  pleurer  en  moi-même  la  forêt  et 
le  vieil  ami.  Je  n'aimais  plus  la  mer;  un 
poids  effrayant  de  solitude  m'écrasait.  Cepen- 
dant je  ne  pensais  pas  à  retourner  en  arrière. 
Une  force  me  poussait,  le  visage  tendu  vers 
les  eaux,  comme  ma  destinée.  C'était  là  un 
grand  mystère. 

A  la  tombée  du  cinquième  jour,  comme  nous 
étions  assis  dans  la  dune,  le  vent  tout  à  coup 


284       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

charria  des  voix  humaines.  Mon  cœur  bon- 
dit :  il  avait  bondi  ainsi  chaque  fois  que  les 
hommes  avaient  apparu.  Je  pris  ma  hache  et 
montai  à  la  pointe  des  dunes.  Ils  étaient  dix, 
le  front  farouche.  Et  Iule,  près  de  moi,  te- 
nait l'enfant  dans  les  bras.  Nous  voyant  mi- 
nus sous  nos  haillons,  ils  nous  crurent 
échoués  sur  la  côte,  après  un  naufrage.  D'a- 
bord ils  s'arrêtèrent,  étonnés,  défiants;  et  puis 
ils  se  mirent  à  courir  vers  nous  avec  une 
grande  clameur. 

—  Dites-nous  où  est  l'argent,  criaient-ils. 

Leur  langue  était  rude,  aux  consonnes  sif- 
flantes et  brusques  comme  le  vent.  Je  ne  sa- 
vais de  quel  argent  ils  voulaient  parler. 

Je  pris  Iule  dans  mes  bras.  Je  n'avais  pas 
peur.  Si  l'un  d'eux  avait  porté  la  main  sur 
elle  ou  sur  Yantje,  je  l'aurais  abattu  avec  ma 
hache.  Je  leur  dis  sans  colère  : 

—  Voyez,  nous  sommes  des  gens  comme 
vous.  Nous  venons  de  la  forêt.  Il  n'y  avait  là 
que  des  oiseaux,  des  arbres  et  des  herbes. 
Nous  n'avons  fait  de  mal  à  personne. 

Ils  rôdèrent  un  peu  de  temps. dans  la  dune, 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       285 

comme  des  chiens  flaireurs.  Et  puis  revenant 
vers  nous  encore  une  fois,  ils  criaient  sauva- 
gement : 

—  Cette  terre  est  à  nous  ! 

—  Voilà,  leuv  dis-je,  si  quelqu'un  vient  trop 
près,  je  le  frapperai  entre  les  yeux  avec  la 
hache. 

Ils  se  reculèrent  à  une  petite  distance  et 
entre  eux  ils  riaient  de  la  nudité  de  Iule.  Aus- 
sitôt je  ressentis  une  grande  honte  à  cause 
d'elle.  Je  n'avais  pas  éprouvé  ce  sentiment 
devant  le  vieillard.  J'allai  vers  celui  qui  pa- 
raissait le  plus  âgé  et  doucement  je  dis  : 

—  Donne-moi  un  morceau  de  tes  hahits 
pour  couvrir  celle-ci.  Dans  la  forêt  nous  allions 
nus  et  personne  ne  nous  regardait.  Ensuite, 
si  tu  veux,  je  me  battrai  avec  un  de  vous. 

Je  parlais  là  comme  un  ancien  homme  des- 
cendu des  montagnes  vers  les  fleuves.  Celui- 
là  aussi  s'était  confié  à  l'idée  que  la  force 
seule  décidait  du  rang  des  êtres. 

L'homme  me  mesura  des  yeux  et  dédaigna 
mes  bras  moins  musclés  que  les  siens.  Il  ne 
savait  pas  que  j'avais  vu  passer  dans  la  nuée, 


•28G  AU   CŒUR    FRAIS    DE    LA    FORÊT 

au  large  de  la  mer,  les  grands  marins  au  cœur 
enfant  et  héroïque.  Il  remua  donc  ses  lour- 
des épaules  et,  se  tournant  vers  les  autres, 
il  disait  en  riant  : 

—  Le  garçon  a  sa  hache  et  nous  n'avons 
que  nos  poings.  Ce  n'est  pas  cela  non  plus 
qui  nous  ferait  peur. 

Aussitôt  je  jetai  la  hache,  disant  : 

—  Va  la  ramasser. 

Un  d'eux  alors  se  leva,  vint  mettre  son 
épaule  contre  la  mienne,  et  il  me  dépassait 
de  la  tête. 

—  Qui  es-tu,  toi  si  petit,  fit-il,  pour  nous 
parler  aussi  hardiment? 

J'étais  droit  sur  mes  orteils,  levant  très 
haut  mon  front.  Je  dis  : 

—  lack  était  plus  grand  que  toi  et  je  n'ai 
pas  tremblé.  Je  connais  les  secrets  de  la  vie. 

De  nouveau  ils  se  regardèrent,  ne  compre- 
nant pas;  et  moi,  soudain,  j'éprouvai  que  je 
portais  entre  les  tempes  une  chose  qui  me 
grandissait  par-dessus  eux  tous.  L'homme  dit  : 

—  Eh  bien,  allez  votre  chemin  ensemble, 
toi  et  celle-là.  Nous  ne  te  ferons  pas  de  mal. 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       287 

Personne  encore  ne  nous  a  regardés  droit 
dans  les  yeux  comme  tu  le  fais,  nous  qui 
sommes  redoutés  des  liommes-qui-vont-sur- 
la-mer. 

Ils  s'enfoncèrent  dans  la  dune  et  Iule  main- 
tenant tranquillement  donnait  le  sein  à  l'en- 
fant. Mais  de  loin  ils  continuaient  à  nous 
regarder  et  au  bout  d'un  peu  de  temps  ils  re- 
vinrent. 

—  Ecoute,  dit  le  vieil  homme,  il  y  a  là-Las 
des  femmes  et  des  enfants  malades  dans  nos 
maisons.  Si  tu  veux,  tu  viendras  vivre  avec 
nous. 

Leurs  yeux  étaient  farouches  et  bienveil- 
lants, et  il  parlait  avec  sincérité.  Le  livre  tout 
à  coup  battit  contre  ma  poitrine  ;  il  palpitait 
comme  ma  vie  même.  Je  dis  à  Iule: 

—  Si  tu  m'en  crois,  nous  suivrons  ces  hom- 
mes. 

Autrefois  j'aurais  jeté  le  caillou  en  l'air. 

Elle  regarda  en  soupirant  du  côté  où  nous 
étions  venus,  avec  le  regret  de  la  forêt  laissée 
en  arrière  et  elle  dit  : 

—  Là  où  tu  iras,  j'irai. 


288      AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

Nous  marchâmes  à  travers  la  dune.  J'avais 
donné  la  hache  à  l'un  des  hommes,  il  la  por- 
tait sur  l'épaule.  Je  me  sentais  bien  plus  fort 
les  mains  nues.  Dans  un  repli  des  sables,  un 
hameau  misérable  enfin  apparut.  Une  petite 
fille  nous  jeta  une  pierre  ;  des  femmes  étaient 
tournées  vers  la  mer  et  nous  crièrent  des  in- 
jures. 

Les  hommes  leur  disaient  simplement  : 

—  Celui-là  sait  les  secrets. 

Qu'est  ce  qu'il  y  avait  de  commun  entre  ces 
gens  et  nous  ?  Nous  étions  venus  par  la  forêt 
comme  un  roi  et  une  reine,  riches  de  sources 
et  de  vent  et  d'oiseaux,  dans  notre  jeune  nu- 
dité heureuse.  Au  contraire,  une  grande  dé- 
tresse était  sur  eux,  tous  rudes  et  chétifs, 
avec  des  yeux  tristes,  mangés  par  le  sel.  Ils 
amenèrent  devant  moi  deux  de  leurs  femmes 
qu'une  maladie  affreuse  rongeait,  et  à  présent 
tous  m'entouraient,  criant  avec  une  grande 
pitié  : 

—  Toi  qui  connais  les  secrets,  guéris-les. 
Mon  cœur  alors  profondément  fut  remué, 

voyant  qu'ils  s'étaient  mépris  sur  mes  forces  : 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       289 

je  ne  connaissais  que  les  bonnes  herbes  de  la 
forêt . 

—  Non,  non,  criai-je  avec  une  vraie  douleur, 
cela,  je  ne  le  peux.  Les  bêtes  de  la  mer  sont 
en  elles.  Il  faudrait  les  porter  là-bas  où  il  y  a 
des  herbes  et  l'eau  du  ruisseau. 

La  révolte  gronda.  L'homme  qui  avait  me- 
suré son  épaule  à  la  mienne  fit  un  pas. 

—  Pourquoi  nous  parlais-tu  des  secrets  si 
tu  ne  peux  rien  pour  elles  ? 

Je  répondis  farouchement: 

—  Quand  un  arbre  est  pourri  dans  ses  moel- 
les, il  n'y  a  plus  qu'à  le  laisser  tomber. 

Une  des  mères  vint  à  son  tour,  portant  son 
fils,  déjà  presque  un  homme,  dans  ses  bras. 

—  Oh!  gémit- elle,  guéris-le  moi. Il  n'avait 
pas  dix  ans  que  déjà  le  mal  était  dans  ses  jam- 
bes et  il  ne  marche  plus.  Pense  à  toutes  les 
larmes  que  j'ai  pleurées. 

Des  puissances  aussitôt  s'éveillèrent  dans 

l'inconnu  de  ma  vie.  Il  me  vint  un  si  grand 

élan  d'amour  que  les  eaux  me  jaillirent  des 

yeux.  On  m'aurait  dit  :  «  Ce  jeune  homme 

jamais  plus  ne  marchera;  »  j'aurais  répondu 

17 


290       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORET 

qu'il  n'avait  qu'à  mettre  un  pied  devant  l'au- 
tre pour  s'en  aller  par  le  chemin.  Ma  bouche 
trembla,  avec  cette  parole  à  mes  dents,  et 
pourtant  je  restais  là  encore  immobile  et  muet, 
bandé  dans  ma  volonté. 

Je  vais  dire  une  chose  que  quelques-uns 
seulement  croiront  :  elle  arriva  si  simplement 
que  je  n'en  fus  pas  étonné  moi  même.  Je  re- 
gardai ce  garçon  dans  les  3"eux,  je  le  serrai 
de  toutes  mes  forces  contre  moi,  et  il  était  de- 
bout sur  ses  pieds.  Je  ne  savais  pas  ce  que  je 
faisais.  Mais  cela.je  le  fis  naturellement  comme 
si  de  tout  temps  je  l'avais  fait.  Je  lui  dis  pro- 
fondément : 

—  A  présent  je  veux  que  tu  marches. 

Il  fit  trois  pas  sans  l'aide  de  sa  mère  et  dans 
le  grand  silence  on  entendait  monter  la  mer 
vers  la  dune. 

—  Va;  dis-je  encore,  puisque  tu  es  guéri. 
Et  encore  une  fois,  il  allait  comme  j'avais 

dit. 

Alors  seulement  les  sanglots  de  la  femme 
retentirent  :  elle  le  menait  par  le  bras,  toute 
secouée  par  des  cris  sans  mots.  Et   avec  son 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       291 

cœur  à  terre,  elle  marchait  à  côté  et  semblait 
lui  aplanir  les  sables.  Les  autres  maintenant 
me  touchaient  du  bout  de  leurs  mains.  Tout 
le  hameau  vint  à  l'annonce  du  miracle  :  on 
regardait  le  garçon  à  petits  pas  s'avancer  vers 
les  eaux.  La  mère  criait  : 

—  Ne  va  pas  trop  loin,  fils,  tu  pourrais  ne 
plus  revenir. 

Moi,  le  petit  pauvre  des  villes,  avec  ma 
seule  volonté  j'avais  fait  cette  chose.  Mon  camr 
s'était  levé,  j'avais  dit  à  l'enfant  paralysé  : 
Marche!  Et  il  avait  obéi  à  mon  geste.  J'étais 
pourtant  simple  et  nu  comme  eux.  Mais  ceux- 
là  étaient  de  ma  race  de  misère  à  travers  le 
temps  et  à  cause  de  cela  il  m'était  venu  une 
grande  force  d'amour.  Ces  âmes  rudes  main- 
tenant étaient  douces  et  soumises  entre  mes 
mains.  Nous  eûmes  un  toit. 

Tous  les  jours  ils  partaient  recueillir  lejlong 
des  sables  les  épaves  que  le  flot  rejetait.  Quand 
le  ciel  et  la  mer  s'obscurcissaient,  ils  mon- 
taient au  haut  des  dunes  guetter  les  naufra- 
ges. Autrefois,  ils  avaient  eu  des  barques. 
L'une  après   l'autre,   elles  avaient  été  em- 


292  AU    CŒUR    FRAIS    DE    LA   FORÊT 

portées,  avec  ceux  qui  les  montaient;  il  leur 
en  restait  deux,  qui  leur  servaient  à  pêcher  le 
long  (les  côtes.  Le  soir,  devant  les  portes,  le 
plus  vieil  homme  récitait  des  histoires  mer- 
veilleuses. Il  y  avait  bien  deux  cents  ans,  ils 
étaient  iin  peuple  redouté.  Ils  avaient  des 
maisons  d'or  où,  autour  des  tables,  on  faisait 
bombance.  La  mer  trois  fois  avait  passé  et 
deux  fois  ils  rebâtirent  de  riches  demeures. 
La  troisième  fois,  il  n'était  plus  resté  que 
quelques  hommes.  Ceux-là  étaient  allés  voler 
des  femmes  au  loin.  Mais  les  temps  avaient 
pris  fin  :  il  n'y  eut  plus  que  de  pauvres  ca- 
banes là  où  s'étaient  dressées  des  tours. 

Dans  la  ville  d'où  nous  venions,  on  eût 
appelé  ce  hameau  un  ramassis  de  bandits.  Ils 
ne  semblaient  pas  faire  plus  de  cas  de  la  vie 
d'un  homme  que  de  leur  vie  à  eux.  Leurs  pè- 
res avaient  été  des  écumeurs  de  mer  et,  à 
leur  tour,  ils  vivaient  de  rapines,  au  hasard 
de  la  tempête  et  des  naufrages.  Avec  ma  vo- 
lonté droite  entre  mes  tempes,  je  pensais  :  Si 
à  ton  commandement,  celui  qui  ne  pouvait 
marcher  s'est  mis  à  courir,  il  ne  t'est  pas  plus 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       293 

difficile  d'étendre  ta  main  sur  ces  cœurs  rudes 
et  de  les  conduire  là  où  ils  doivent  aller. 

Le  vieil  almanach  toujours  battait  sur  ma 
poitrine.  Je  rouvrais  à  une  page  et  puis,  assis 
près  d'eux  dans  la  dune,  j'allais  jusqu'au  bout 
de  la  page.  J'étais  étonné  de  tout  ce  qu'il  ren- 
fermait de  bon  et  d'éternel.  Un  seul  homme 
peut-être  l'avait  écrit  et  il  l'avait  écrit  pour 
tous  les  hommes.  Un  petit  coin  de  terre,  se- 
lon la  pluie  et  le  vent,  suffit  à  faire  pousser 
des  essences  hautes  et  durables. 

Quand  je  refermais  les  feuillets  jaunis,  ils 
me  disaient  : 

—  Voilà  oui,  c'est  bien  ainsi,' le  livre  a  rai- 
son. 

La  hache  restait  pendue  au  mur,  toute 
rouillée  à  cause  de  l'air  de  la  mer. 

Comme  ils  n'avaient  ni  arts  ni  industries, 
Iule  leur  apprit  à  tresser  des  paniers.  Je  les 
aidai  à  réparer  leurs  toits  en  ruines.  Avec 
les  bois  échoués,  ils  se  construisirent  des  clô- 
tures. J'allais  avec  les  jeunes  hommes  sur  la 
dune,  je  leur  disais  : 

—  Un  jour  je  vous  mènerai  vers  la  forêt. 


294       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

Elle  est  sortie  d'un  gland.  Vous  planterez  un 

des  glands  et  il  vous  viendra  une  forêt  aussi. 

Ayant  frappé  du  pied  le  sol,  je  disais  encore  : 

—  Avec  cette  terre,  vous  ferez  des  maisons. 
Je  parlais  comme  un  homme  qui  rêve  de 

peupler' un  désert. 

Un  hiver  ainsi  passa  :  la  mer  entra  dans  la 
dune;  des  harques  échouèrent  à  la  côte;  et 
ils  étaient  redevenus  sauvages.  Une  fois,  ils 
S3  ruèrent  sur  des  naufragés  :  le  meurtre  plana  ; 
et  moi,  avec  le  livre  dans  les  mains,  je  les 
soumis  :  j'avais  bien  dit  au  paralytique  de  mar- 
cher devant  lui.  Et  puis  les  matins  légers  bleui- 
rent. Iule,  en  caressant majeune barbe, reparla 
de  la  forêt.  Je  cessai  de  regarder  la  mer  et  à 
mon  tour  j'éprouvais  une  peine  infinie. 

—  Oui,  dis-je  comme  en  songe,  les  nou- 
veaux essaims  ont  bâti  des  cités  nouvelles. 

Des  vols  d'abeilles  tourbillonnèrent.  Les 
âges  étaient  remplis  de  leur  labeur  et  elles 
travaillaient  pour  les  siècles.  Mon  âme  nou- 
velle remua  en  moi:  comme  elles,  j'étais  venu 
aux  limites  de  la  mer  vers  des  fleurs  d'huma- 
nité rude  et  à  présent  je  jetais  les  fondements 


AU  CŒUR  FRAFS  DE  LA  FORÊT       295 

d'une  cité  dans  les  sables  jusque-là  incultes. 
Je  ne  savais  plus  que  Iule  était  là  avec  ses 
mains  dans  ma  barbe  et  ses  yeux  pâles  regar- 
dant vers  la  forêt. 

—  Crois-moi,  fit-elle,  nous  irons  avec  l'en- 
fant. Il  y  a  si  longtemps  que  nous  n'avons  bu 
l'eau  claire  du  ruisseau. 

Mon  cœur  orgueilleusement  se  leva  et  je 
répondis: 

—  Femme,  vois  ces  hommes  :  ils  ont  mis  leur 
confiance  en  moi.  Puis-je  les  abandonner? 

Elle  prit  sa  tête  dans  ses  mains  et  douce- 
ment elle  gémissait  : 

—  Quand  nous  vivions  à  deux  dans  la  fo- 
rêt, il  n'y  avait  personne  entre  toi  et  moi. 

Alors  je  la  repoussai,  criant: 

—  Ne  touche  pas  à  ma  force.  Toi,  tu  danses 
avec  l'enfant  au  soleil  et  tu  crois  que  le 
monde  entier  tient  dans  la  petite  ombre  qui 
tourne  autour  de  toi. 

Ses  bras  se  déplièrent;  depuis  un  peu  de 
temps  son  ventre  comme  le  flot  de  nouveau 
avait  monté;  et  elle  était  très  belle.  Elle  vint 
donc  et  s'appuya,  les  bras  lourds  à  mon  épaule. 


296       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

—  Le  jour  où  tu  m'as  prise  pour  la  pre- 
mière fois,  tu  ne  m'aurais  pas  parlé  ainsi,  fit- 
elle. 

Sentant  peser  son  flanc,  j'éprouvai  que  son 
amour  avait  des  droits  plus  anciens  que  les 
autres  ;  car  elle  était  venue  la  première  avec 
moi  par  le  chemin  de  la  forêt.  Elle  tint  ma  vie 
au  creux  de  ses  mains  et  toute  ma  race  à  l'in- 
fini passa. 

—  Je  serai  toujours  pour  toi  un  homme  que 
les  autres  n'auront  pas  connu,  Iule.  Gela,  je 
te  le  dis  sincèrement. 

Elle  riait  à  présent  comme  une  petite  chè- 
vre avec  sa  lèvre  haute. 

Iule  me  donna  vers  la  fin  de  l'été  un  second 
enfant  mâle  et  déjà  l'aîné  courait  droit  parmi 
les  sahles.  Ma  vie  monta,  fut  devant  moi 
comme  un  peuple.  Je  tenais  cette  petite  chair 
dans  mes  mains,  et  la  terre  entière  était  légère 
à  côté.  Je  ressentais  à  la  fois  une  grande  force 
d'orgueil  et  de  l'humilité.  Est-ce  que  cela 
aussi  n'était  pas  un  miracle  comme  les  sai- 
sons, comme  l'arhre  qui  sort  d'une  faîne, 
comme  le  poids  énorme  de  la  mer?  Cependant 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       297 

il  m'avait  suffi  d'une  goutte  de  ma  substance 
vive  ;  toute  l'éternité  avait  crié  dans  le  pre- 
mier cri  de  l'enfant  et  ma  volonté  n'y  était 
pour  rien. 

Au  printemps  suivant,  nous  partîmes  avec 
les  bêches.  La  terre  se  fendit,  les  fours  brû- 
lèrent; ils  commencèrent  à  bâtir  des  maisons. 
Entre  eux  toujours  ils  parlaient  d'une  grande 
tour.  Un  jour  peut-être  les  marins  passant  au 
large  verraient  là  des  feux  qui  les  mèneraient 
vers  un  port;  mais  voilà,  le  bois  manquait  et 
eux  aussi  me  parlaient  de  la  forêt.  Je  disais  : 

—  Toute  la  mer  ne  monte  pas  d'un  flot. 

Iule,  dans  le  soir  des  dunes,  doucement 
chantait.  Elle  chantait  le  cœur  vert  des  solitu- 
des et  la  chanson  des  eaux  tièdes.  Ses  yeux 
étaient  religieux,  attendris  par  un  mystère.  Ils 
Fécoutaient  émus  et  graves,  avec  une  foi  naïve. 
Le  rêvC;,  la  douceur  de  la  vie  loin  des  rivages 
salés  s'éveilla.  Ils  palpitèrent  du  désir  de  la 
terre  aimable  et  fraîche  sous  des  airs  légers. 
Quand  ils  me  demandaient  si  le  temps  n'était 
pas  encore  venu  d'aller  ramasser  les  glands, 
je  m'en  allais  seul  le  long  des  eaux,  pleurant 

17. 


298       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

comme  un  enfant.  Cependant  si  quelqu'un, 
dans  ce  moment,  avait  tenté  de  souffler  sur 
ma  force,  peut-être  je  l'aurais  couché  Las  avec 
ma  hache. 

—  S'ils  connaissent  trop  tôt  le  repos  sous 
les  arbres,  pensais -je,  ils  ne  finiront  jamais 
de  bâtir  la  ville. 

Il  arriva  que  ces  gens  vivant  au  bord  de  la  mer 
un  jour  jetèrent  là  les  bêches  et,  ayant  marché 
vers  moi,  me  dirent  avec  des  visages  froncés  : 

—  Voilà,  nous  irons  là-bas  sans  toi. 

—  Hommes  de  peu  de  foi,  leur  répondis-je, 
depuis  quand  est-il  écrit  que  le  pasteur  sui- 
vra son  troupeau?  Lui  seul  connaît  la  route 
et  il  n'y  a  d'herbes  que  là  où  il  passe. 

Un  des  anciens  faiblement  se  lamenta  : 

—  Est-ce  qu'il  nous  faudra  mourir  sans 
que  nos  yeux  brûlés  par  le  sel  se  soient  ra- 
fraîchis à  la  lumière  verte  des  arbres? 

^  Celui-là  m'émut  à  cause  de  ses  ans  misé- 
rables. Sa  Yoix  venait  à  moi  comme  du  fond 
d'une  agonie. 

Je  touchai  avec  les  doigts  ses  paupières  et 
je  dis  : 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       299 

—  Voici  mes  mains  sur  tes  yeux,  et  mes 
mains  sont  la  vie.  Maintenant  la  vie  ne  t'a- 
bandonnera pas  avant  que  tu  aies  vu  les 
choses  promises.  Crois-en  ce  que  je  te  dis,  la 
vie  est  avec  moi. 

Une  grande  force  montait  du  fond  de  mon 
être  :  je  tins  la  vie  de  ce  vieil  homme  dans 
mes  mains  et  j'avais  parlé  sans  imposture, 
croyant  moi-même  à  ce  que  je  lui  disais. 

—  S'il  en  est  ainsi,  dirent  les  autres,  qu'il 
en  soit  fait  selon  ta  volonté.  Il  est  juste  que 
celui-là  commande  qui  a  un  signe  sur  lui. 

J'étais  donc  avec  ce  peuple  comme  quel- 
qu'un venu  du  côté  de  l'orient.  Ils  regardaient 
profondément  la  vie  dans  mes  yeux  clairs. 
Pour  l'avoir  eue  en  moi,  j'avais  mérité  d'être 
le  berger  qui  va  devant  le  bêlement  du  trou- 
peau. Celui-là  est  le  plus  près  de  la  vie  qui, 
sans  raisonner,  met  un  pas  devant  l'autre,  et 
tous  rapprochent  d'une  chose  qu'on  ne  sait 
pas  et  qui  est  la  destinée.  Je  pensais  :  Un 
jour  il  viendra  des  hommes  vierges  et  terri- 
bles selon  le  cœur  de  la  vie  et  la  terre  leur 
appartiendra.  Un  pauvre  homme  comme  moi 


300  AU  CŒUR    FRAIS    DE    LA    FORÊT 

qui  avait  été  à  l'école  chez  les  arbres  et  les 
oiseaux,  avait  bien  le  droit  de  penser  cela. 

Le  troisième  été  brûla  et  la  ville  montait.  La 
foret  alors  de  nouveau  tressaillit  en  moi. 
C'était  le  temps  où  mûrissaient  les  secou- 
rables  vulnéraires,  où  les  sauvages  abeilles 
distillaient  un  miel  abondant.  Mon  cœur  se 
gonfla  comme  autrefois  le  cœur  des  fils  libres 
de  la  terre  à  l'idée  des  proies  chaudes.  Aux 
limites  parfumées,  peut-être  le  Père  écoutait 
si  des  pas  ne  venaient  pas  du  côté  de  la  mer. 

Je  dis  aux  hommes  : 

—  Iule  et  moi  irons  devant,  car  à  présent 
le  temps  est  arrivé. 

Dans  le  matin  les  eaux  chantaient.  Nous 
marchâmes  tout  un  jour.  Quand  le  soir  tomba, 
nous  avions  atteint  la  zone  des  pins. 

A  l'aube,  la  tribu  repartit  ;  l'air  avait  perdu 
son  goût  salé  et  se  parfumait  d'une  odeur 
de  résine.  Ils  ramassaient  les  cônes,  ils  en 
mangeaient  les  amandes  laiteuses.  Notre  mar- 
che sous  les  arbres  faisait  le  bruit  d'une  grosse 
pluie.  Là  où  nous  passions,  les  feuillages 
étaient  agités  comme  par  le  vent  et  puis,  sur 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       301 

nos  pas,  l'immense  paix  de  Tété  retombait- 
Ils  allaient  à  la  file,  muets,  pleins  de  stu- 
peur et  quelquefois  criaient  tous  ensemble 
dans  une  ivresse  de  vie.  La  hauteur  des  troncs 
les  effraya;  ils  croyaient  entendre  battre  un 
cœur  sous  la  terre;  le  fracas  de  la  mer  n'était 
rien  auprès  du  bruit  d'éternité  terrible  qui 
montait  du  fond  des  silences  lourds.  Les  vieux 
étaient  redevenus  enfants  :  ils  collaient  leur 
oreille  aux  écorces  et  jouaient  avec  le  soleil 
sur  le  chemin  comme  avec  de  longs  insectes 
d'or.  La  douceur  de  la  vie  rendait  les  yeux 
pâles.  J'allais  devant  comme  quand  nous 
avions  quitté  la  mer  :  ma  main  toujours  de- 
vant eux  levait  des  barrières.  Et  un  jour  en- 
core s'écoula.  Nous  marchions  avec  l'été  et  le 
vent  sans  hâte,  car  maintenant  nous  appro- 
chions des  jardins  de  vie.  La  jeunesse  du 
monde  palpitait  en  nous.  J'étais  moi-même  un 
jour  d'humanité,  avec  la  tribu  entrée  aux 
hautes  ramures,  fendant  derrière  moi  la  puis- 
sante ombre  végétale. 

L'épais  dédale  s'éclaircit.  Des  porches  va- 
poreux se  dressèrent;  l'énorme  frisson  léger 


302       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 


des  siècles  verts  passa.  Un  soir  des  âges  tomba 
sur  la  dernière  étape.  Alors  toute  la  forêt  noc- 
turne remua  en  moi,  la  joie  très  pure  des  ori- 
gines. Nous  étions  partis  de  là  au  matin  de 
la  vie  et  une  destinée,  après  des  choses -accom- 
pli es,  lions  y  ramenait,  traînant  après  nous 
l'âme  d'un  peuple.  Ma  clameur  monta  :  je  re- 
devins le  chef  sauvage  qui  souffle  sa  force  par 
les  naseaux. 

0  Iule  !  à  présent  le  rêve  nous  menait  par 
la  main.  Nos  visages  se  reconnaissaient  avec 
mystère  comme  au  premier  jour  :  ils  n'étaient 
plus  les  mêmes  que  ceux  qui  s'étaient  regardés 
devant  les  sombres  eaux.  Tu  eus  vraiment 
l'âge  du  jeune  hymen  au  temps  de  la  halte 
dans  la  nuit  printanière.  Mon  cœur  sous  ta 
main  battit  une  éternité. 

Un  air  humide  et  tiède  parfuma  le  réveil. 
Je  les  conduisis  vers  l'eau  douce  au  fond  du 
ravin  :  ils  la  lapaient  longuement  dans  le 
creux  de  leurs  mains.  Ils  avaient  oublié  l'acre 
sel  de  la  mer.  C'était  là  que  s'ouvrait  la  ca- 
verne :  j'y  avais  vu  se  lever  au  recul  des  âges, 
l'homme  des  races.  Quelquefois  tous  ensem- 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       303 


blc  poussaient  une  tendre  clameur  sauvage. 
Ils  léchaient  à  leurs  bouches  les  arômes  su- 
crés. Et  un  nouveau  jour  de  vie  monta. 

—  Pense  donc,  dis-je  à  Iule,  le  môme  vent 
léger  qui  remue  les  feuilles  au-dessus  de  nous 
passe  en  ce  moment  dans  l'enclos  du  Père. 
Peut-être  déjà  il  est  parti  visiter  les  ruches. 

J'avais  une  âme  fraîche  et  filiale  ;  ma  voix 
tremblait. 

Nous  entrâmes  dans  la  région  des  végétaux 
gras  et  des  floraisons  hautes  comme  des  pâtu- 
rages. Je  leur  révélai  les  essences,  les  graines, 
les  herbes  de  vie  comme  à  moi-même  elles 
avaient  été  révélées.  Ils  commencèrent  d'amas- 
ser d'abondantes  récoltes,  et  ensuite  je  leur  dis  : 

— Vous  nous  voyez  ici,  mais  vous  nous  cher- 
cherez vainement  tout  à  l'heure.  Nous  aurons 
disparu  dans  la  forêt.  Cependant  ne  perdez 
pas  la  confiance  et  continuez  à  amasser  les 
bonnes  herbes.  Vous  nous  verrez  revenir  le 
quatrième  jour  après  celui-ci. 

Ils  vinrent  sur  le  bord  de  la  rive  et  nous  re- 
gardèrent gravir  le  versant  jusqu'au  moment 
où  nous  cessâmes  d'être  visibles  à  leurs  yeux. 


304       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

La  forêt  s'ouvrit,  l'enchanteinent  du  matin 
sous  les  arches  vermeilles.  Je  tenais  Iule  par 
la  main  et  elle  portait  le  petit  enfant  ;  celui 
quis'appelaitYantje  courait  devant  nous.  Nous 
avancions  doucement  dans»  l'heure  tendre: 
quelquefois,  du  bout  des  lèvres,  je  sifflais 
comme  les  oiseaux.  Le  lait  puissamment  gon- 
flait les  mamelles  de  la  femme  ;  le  rire  de  la 
sève  et  du  vent  bourdonnait  dans  mes  tem- 
pes. J'appuyais  le  froid  des  feuillages  à  ma 
chair.  Une  folie  me  roulait  dans  les  herbes. 
Cependant  je  n'étais  plus  le  même  homme 
furieux  qui  soufflait  comme  l'étalon.  Mon 
cœur  criait  dans  le  silence  vierge  et  ma  bou- 
che était  muette.  Tout  mon  sang  bondissait 
et  il  ne  faisait  pas  plus  de  bruit  qu'une  herbe 
sous  le  pas.  Je  marchais  comme  un  homme 
dans  le  vertige,  avec  un  poids  lourd  et  déli- 
cieux sur  moi  :  je  n'aurais  pu  expliquer  cela. 
Quand  il  m'arrivait  de  penser  qu'avant  le  soir 
nous  serions  à  la  hutte  du  vieil  ami,  mon 
souffle  un  peu  de  temps  s'arrêtait.  Je  tenais 
les  yeux  à  terre,  regardant  s'il  n'avait  pas 
passé  là  avant  nous.  Nous  frémissions  à  l'idée 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       805 

de  prendre  sa  grande  barbe  dans  nos  mains  : 
peut-être  elle  lui  tombait  jusqu'aux  genoux. 

Le  coucou  chanta  dans  la  belle  après-midi. 
Une  roue  d'or  bourdonna.  0  Iule  !  les  abeil- 
les !  Les  abeilles  !  Elles  venaient  à  nous  comme 
des  avant-courrières  et  nous  menaient.  Tu 
voulus  en  prendre  une  :  elle  te  piqua  et  nous 
nous  aperçûmes  qu'elles  étaient  redevenues 
sauvages.  La  forêt  en  était  rousse. 

Nos  pieds  coururent,  légers;  nos  cœurs  vo- 
laient avec  les  mouches  vermeilles.  Je  dus 
casser  des  branches  pour  passer  :  elles  nous 
frappaient  le  visage.  Une  folie  de  vie  avait 
poussé  autour  de  l'enclos  et  ondulait  comme 
la  mer.  La  tendre  paix  du  soir  était  sur  la 
maison.  Doucement  je  frappai  dans  mes  mains 
en  l'appelant  par  son  nom  de  père  et  Iule  avec 
des  cris  légers  excitait  l'enfant. 

—  Ris,  petit  homme  !  S'il  dort  déjà,  ton  rire 
l'éveillera. 

Il  y  avait  là  un  si  profond  silence  et  les  her- 
bes étaient  hautes  comme  des  arbres. 

Oh  !  oh  !  une  telle  chose  était-elle  possible  î 
Il  dormait  sur  le  seuil  une  éternité  de  som- 


306       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

meil  :  la  clameur  d'un  peuple  n'aurait  pu  le 
réveiller.  Il  dormait  là  comme  un  siècle, 
tourné  du  côté  où  s'en  va  le  soleil.  La  fin  de 
la  journée  l'avait  surpris  dans  sa  haute  chaise 
de  branchages.  Les  poils  lourds  de  sa  barbe 
toujours  pendaient  au  menton  et  cependant 
il  n'y  avait  plus  de  visage  :  il  n'y  avait  plus 
que  le  résidu  fermente  delà  vie.  Les  mâchoires 
étaient  retombées  et  restaient  ouvertes  comme 
les  portes  par  où  était  partie  son  âme. 

Père  !  ô  Père  !  très  infiniment  et  uniquement 
notre  Père  !  Mon  sang  horriblement  se  figea. 
Mes  sanglots  étaient  une  herse  sèche  dans  ma 
gorge  et  je  demeurais  sans  cri,  avec  l'aboi 
sourd  d'une  béte  dans  mes  racines.  Je  ne  pou- 
vais ni  penser,  ni  pleurer,  ni  faire  aucun 
geste,  regardant  toujours  avec  mes  yeux  morts 
verdir  les  os.  0  Père!  il  n'y  avait  plus  là  que 
d'anciennes  parcelles  de  substance  retournées 
à  la  nature  !  Toi,  l'ancêtre  de  la  forêt,  tu  étais 
à  présent  moins  que  le  plus  petit  insecte  vi- 
vant :  tu  étais  le  moyeu  inerte  d'une  meule 
tourbillonnante. 

Iule  à  petits  pas  s'avançait  dans  la  forêt  touf- 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       307 

fue  des  herbes.  Je  sentis  son  souftle  dans  ma 
joue. 

—  Vois,  fit-elle,  ne  croirais-tu  pas  qu'il  vit? 

Je  suivis  le  geste  de  sa  main.  Une  lumière 
passa.  Mes  paupières  furent  comme  déchirées 
avec  des  tenailles.  Et  à  mon  tour  je  voyais  la 
chose  effrayante  et  belle  qu'une  simple  femme 
avait  vue  avant  moi.  La  barbe  tremblait,  bou- 
geait d'un  tressaillement  de  vie  comme  une 
eau  et  comme  un  feuillage.  De  la  mousse  du- 
vetait  les  os  de  la  mâchoire.  Une  semence 
d'herbe  avait  germé  aux  trous  des  orbites. 
Et  la  tige  mince  d'un  bouleau  jaillissait  du 
sol  entre  les  pieds.  Un  lierre  profond,  de  sou- 
ples ronces  s'étaient  enroulés  autour  du  corps 
et  l'enchaînaient  de  liens  chevelus  à  la  chaise. 
Comme  une  des  mains  était  restée  sur  les  s^e- 
noux,  un  liseron  semblait  un  petit  cierge  dans 
cette  main,  avec  sa  fleur  au  bout  comme  une 
flamme. 

La  forêt  sur  les  pas  de  la  mort  était  entrée 
et  il  dormait  là  dans  un  linceul  royal  d'or  et 
d'émeraudes.  Voilà,  oui,  toute  la  vie,  avec 
un  doigt  sur  les  lèvres,  était  venue.  Elle  avait 


308       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

regardé  au  fond  des  yeux  vides  et  ensuite 
elle  l'avait  nettoyé  des  souillures  de  la  mort, 
comme  une  ensevelisseiise.  Elle  lui  avait  tissé 
un  manteau  immortel  de  belles  essences  jeu- 
nes. A  présent,  la  maison  était  verte,  tout 
l'été  riait  par  delà  le  seuil.  Un  frisson  remuait 
dans  la  lucarne  comme  le  geste  d'un  bras.  Le 
cœur  frais  de  la  forêt  palpitait  à  la  place  (m 
un  cœur  d'homme  s'était  arrêté.  Et  puis  en- 
core je  vis  ceci  :  une  abeille  passa,  entra  dans 
le  liseron,  et  dans  l'angle  de  la  porte,  un  nid 
vide  pendait  :  l'oiseau  l'avait  fait  avec  les 
poils  de  la  barbe. 

Mes  larmes  mollement  coulèrent  :  elles  ar- 
rosaient la  terre  qui  avait  bu  la  vie  et  qui  avait 
ressué  la  vie.  Elles  n'étaient  pas  amères  :  elles 
ressemblaient  à  celles  que  j'avais  versées  cha- 
que fois  que  je  m'étais  senti  en  présence  du 
grand  mystère.  La  vie!  La  vie!  Iule!  Mes 
tempes  battaient,  une  confiance  immense  sou- 
levait mon  être  :  nous  aussi  étions  une  des 
vagues  qui  sans  cesse  charriaient  l'âme  du 
monde.  Il  fut  debout  devant  nous,  très  doux, 
avec  ses  veux  d'enfant  et  il  levait  la  main,  il 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       309 

nous  parlait  comme  le  jour  où  il  nous  avait 
enseigné  l'éternité  de  toute  chose  vivante. 
Son  cœur  à  grands  coups  battait  dans  la  forêt. 

—  Pense  donc  à  cela,  toi,  disait  Iule.  Une 
fois  il  nous  parla  des  fleurs  et  des  feuilles  qui 
sortiraient  de  lui.  Vois  :  à  présent,  toutes  les 
abeilles  sont  venues. 

Les  ruches,  dans  le  soir,  eurent  une  su- 
prême rumeur,  et  elles  tourbillonnaient  sur 
le  seuil  comme  son  âme  ancienne.  Alors  nous 
restâmes  longtemps  sans  parler,  nous  tenant 
enlacés  dans  notre  amour  et  continuant  à  re- 
garder la  beauté  de  la  vie,  plus  belle  au  sortir 
de  la  mort.  Un  rire  monta  de  la  terre,  près  de 
nous  :  nous  ne  savions  pas  que  le  petit  enfant 
était  venu  comme  les  abeilles  et  par  jeu  il 
tenait  dans  ses  petites  mains  les  pieds  immen- 
ses de  l'ancêtre.  Cela  aussi  était  un  symbole, 
comme  les  abeilles  et  la  maison  verte  et  nous- 
mêmes  avec  la  palpitation  chaude  de  notre 
désir.  Elle  sourit. 

--  Viens  à  la  hutte,  chez  nous,  dit-elle. 

Le  ciel  pâlit;  un  vent  léger  soaftla;  le  jeune 
bouleau  et  le  lierre  frémirent,  et  la  nuit  était 


310       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

entrée  :  elle  mit  le  verrou  sur  le  seuil.  Avec  son 
secret  mort,  dans  sa  paix  d'éternité,  le  Vieux 
toujours  semblait  garder  les  trous  de  ses  yeux 
ouverts  du  côté  de  la  vie.  Un  jour  il  avait 
quitté  comme  nous  les  villes  ;  déjà  en  ce 
temps  il  était  mort  pour  les  hommes,  et  nous 
ignorions  quelle  destinée  l'avait  rendu  farou- 
che et  bienveillant. 

Maintenant  Yantje  dormait.  Je  le  couchai 
sur  mon  épaule  et  nous  allions  devant  nous, 
marchant  à  travers  les  végétations  hautes: 
elles  avaient  envahi  les  sentes  par  lesquelles 
le  vieillard  venait  à  notre  rencontre.  La  lune 
s'épandit,  mais  nous  ne  pûmes  retrouver  no- 
tre maison  de  jeunes  amants.  Il  sembla  qu'elle 
aussi  fût  retournée  à  la  nature.  Et  moi  je 
compris  que  le  dernier  lien  qui  m'attachait 
à  l'ancienne  vie  était  ainsi  rompu  et  que 
j'étais  irrésistiblement  emporté  vers  une  vie 
nouvelle. 

Iule  me  dit  : 

—  N'allons  pas  plus  loin.  Il  y  a  ici  des  fou- 
gères. 

Puis  le  matin  trembla.  Elle  mit  ma  main 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       311 

sur  son  ventre  et  me  demanda  si  cette  fois  en- 
core je  ne  sentais  pas  remuer  la  vie. 

Je  la  tenais  pressée  contre  moi  dans  le  jour 
vierge,  et  elle  était  très  grande,  auguste  comme 
le  matin  éternel.  Voilà,  ma  race  encore  une 
fois  avait  tressailli.  Elle  était  l'arbre  de  ma 
vie,  avec  des  In-anches  qui  s'étendraient  à 
travers  le  temps. 

Le  jour  se  levait.  Je  pensai  à  ceux  qui  m'at- 
tendaient de  l'autre  côté  de  la  forêt.  Le  che- 
min nous  ramena  vers  l'enclos;  toutes  les 
ruches  étaient  éveillées;  un  nuage  bourdon- 
nait autour  de  nos  pas.  Dans  le  matin  léger  la 
maison  s'ouvrit.  Le  jeune  été  de  la  forêt  était 
revenu;  tous  les  oiseaux  chantaient.  Une  vie 
fraîche  d'éternité  frémissait  dans  le  liseron  et 
le  bouleau. 

Je  restai  un  instant  surle  seuil  avec  le  trem- 
blement de  ma  vie  dans  mes  mains.  Je  ne 
dérangeai  ni  une  branche  ni  une  feuille.  Je 
laissai  la  porte  ouverte,  et  suivi  de  Iule,  je 
m'en  allai  vers  les  hommes. 

Ce  fut  le  soir  du  quatrième  jour.  Le  bois 
se  referma  sur  nous  comme  un  matin  il  s'é- 


312       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

tait  ouvert  et  tous  accouraient,  demandant  ce 
que  j'avais  vu. 

—  La  vie. 

Je  ne  disais  pas  autre  chose.  J'étais  comme 
un  homme  qui  est  sorti  d'un  nuage  et  qui  a 
vu  une  chose  secrète  et  éternelle.  Mais  eux  me 
regardaient  avec  des  yeux  étonnés  et  soumis. 
c(  Sûrement,  se  disaient-ils,  un  miracle  est  ar- 
rivé. Il  fait  devant  nous  le  geste  de  quelqu'un 
qui  est  au-dessus  de  lui.  »  Il  n'y  avait  eu  pour- 
tant que  le  miracle  du  vent  et  des  petites  se- 
mences germées;  il  y  avait  toute  la  forêt  qui 
avait  repoussé  d'un  peu  d'os  et  de  sang  là  où 
un  fils  de  la  vieille  humanité  s'était  endormi. 
Mais  Iule  allait  derrière  les  arbres  mystérieu- 
sement; je  ne  savais  pas  ce  qu'elle  disait; 
ses  paroles  faisaient  un  bruit  de  petits  cailloux 
qui  tombent  dans  un  puits. 

Je  levai  mon  bâton  et  les  ramenai  vers  la 
mer.  Voilà,  pensais-je,  tu  étais  nu  et  tu  es 
bien  plus  nu  à  présent  :  tu  n'as  plus  même 
l'ombre  et  la  clarté  de  la  forêt  sur  ta  peau. 
Une  tristesse  lourde  passa;  et  puis  le  vieil 
almanach  battit  sur  le  cœur  de  ma  vie.  Va 


AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT       313 

devant,  homme;  l'humanité  ne  s'arrête  pas. 
Etant  avec  ce  peuple,  tu  es  toi-même  un 
peuple. 

C'est  ainsi  que  Iule  et  moi  quittâmes  pour 
jamais  le  cœur  frais  de  la  forêt.  J'avais  suivi 
ma  vie  :  elle  ne  m'avait  pas  suivi  ;  et  d'autres 
choses  depuis  sont  advenues.  J'ai  été  l'ouvrier 
levé  avant  le  jour;  j'ai  vécu  un  grand  temps 
d'humanité  et  à  présent  il  y  a  au  bord  de  la 
mer  une  jeune  ville  et  des  hommes  libres.  Rien 
de  tout  cela  ne  serait  arrivé  si  un  matin  je 
n'étais  allé  avec  Iule  vers  la  forêt.  Il  faut  que 
chaque  homme,  avec  une  âme  personnelle  et 
ingénue,  recommence  toute  la  vie  avant  lui  et 
j'ai  mis  mon  pied  là  où  le  premier  ancêtre 
avait  mis  le  sien.  J'ai  demandé  ma  subsistance 
à  la  terre,  j'ai  vécu  solitaire  dans  le  meurtre 
et  l'innocence.  J'ai  élevé  de  mes  mains  mon 
toit;  mes  dieux,  je  les  ai  créés  selon  ma  des- 
tinée. Et  un  jour  les  tribus  ont  apparu  :  j'ai 
dit  à  ceux  qui  avaient  faim  :  voilà  le  pain  ;  à 
ceux  qui  mouraient  :  voilà  la  vie  ;  à  ceux  qui 
coulaient  bas  les  barques  :  n'allez  pas  contre  le 
vœu  de  la  tempête.  Je  ne  leur  ai  pas  donné  de 

18 


314       AU  CŒUR  FRAIS  DE  LA  FORÊT 

lois:  ainsi  ils  n'ont  connu  ni  l'hypocrisie  ni. 
le  servage.  Mais  je  les  ai  aidés  à  se  construire 
une  cité  ;  ils  ont  eu  des  industries  ;  vivant  entre 
la  mer  éternelle  et  la  foret,  ils  sont  restés, 
près  des  forces,  au  cœur  même  de  la  nature. 
J'ai  tourné  le  dernier  feuillet  du  vieux  li- 
vre; ma  journée  est  finie  :  je  puis  attendre 
tranquillement  la  mort.  Je  sais  qu'elle  est 
encore  une  des  formes  de  la  vie.  Je  vivrai 
donc  dans  les  âges  comme  l'ancêtre  dans  les 
essences  vives  de  la  forêt.  Une  forêt  humaine 
reverdira  de  mes  bras  ouverts  sous  la  terre  et 
mes  os  repousseront  à  travers  les  races. 


FIN 


imprimerie  Générale  de  Ctàtillon-sar-Seiae.  —  A.  I'iohat. 


La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Échéonc* 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Dote  due 


a39003  002518503b 


'^' 


CE  PC   2337 
.L^A8  ISCO 
COO   LEMONNIER, 
ACC#  1224759 


C  AU  COEUR  FRA