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University of Ottawa
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AU CŒUR FRAIS
DELA FORÊT
ŒUVRES DE CAMILLE LEMONNIER
ROMANS p:t nouvelles
Un Coin de Village. — Un Mâle. — Le Mort. — Thé-
rèse Monique. — L'Hystériqne, — Happe-Chair. —
Ceux de la glèbe. -- Noëls Flamands. — Madame Lu-
par. — Le Possédé. — Dames de Volupté. - La Fin des
Bourgeois. — Claudine Lamour. — Le Bestiaire. —
L'Arche. — L'Ironique Amour. — L'Ile vierge. —
L'Homme en Amoiu". — La Vie Secrète. — Adam et
Eve
CONTES POUR LES ENFANTS
Bébés et Joujoux. — Histoires de huit Bêtes et une
Poupée. — La Comédie des Jouets. — Les Jouets par-
lants.
CRITIQUES D'ART
Gustave Courbet et son Œuvre. — Mes Médailles. — His-
toire des Beaux- Arts en Belgique. — En Allemagne. — Les
Peintres de la Vie.
Les Charniers.
La Belgique.
DIVERS
THEATRE
Un Mâle, 4 aoies. en collaboration avec A. Bjihier el J. Dcbois.
Le Mort. — Les Mains. — Les Yeux qui ont vu.
Tous droits de reproduclion et de traduction réservés pour tous les pays.
y comj^'ris la Suède et la Norvège.
S'adresser, pour Irailer, à la Librairie Paul 011en(lorff,oO,Chauss(:'e d'Anlin, Paris.
CAMILLE LEMONNIER
Au
Cœur Frais
de
La Forêt
ROM A N
PARIS
SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF
50, CHAUSSÉE D^ANTIN, 5o
1900
Tous droits réservés
uni vers »57
BIBLIOTHECA
// <.: . ùU tiré à part dix exemplaires sur papier de
Hollande numérotés à la presse.
AU CŒUR FRAIS
DE LA FORÊT
Je ne savais pas exactement quel âge j'avais :
personne ne m'avait appris à compter les
années ; et elle-même ne parvenait pas à dé-
passer le chiffre dix quand on lui deman-
dait le sien.
Je lui dis donc : « Quel âge as- tu? » C'était
la première fois. Elle me répondit comme à
tout le monde :
— J'ai dix ans.
La terre, pour elle, avait dix ans comme
sa propre vie et la vie de toutes les choses au-
tour d'elle. Une mère n'avait pas marqué sur
le mur par de petites lignes le degré de sa
croissance en comptant : Un, trois, cinq,
sept, et ainsi de suite jusqu'à l'âge qu'elle
avait maintenant. Il n'y avait à l'horizon de
1
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
ses jours que d'horribles visages de misère et
personne ne lui avait donné le nom familial.
Elle me dit : « Dix ans » ; et je me mis à
rire, car moi, du moinG. je pouvais compter
jusqu'à cent. Il m'était arrivé de posséder
cent cerises ou cent noix, au temps de mes
maraudes dans les vergers. Ensuite, toujours
il était venu un homme armé d'une fourche
ou un gros chien qui m'avait mis en fuite.
Je l'appuyai contre le tronc d'un arbre et
avec une pierre tranchante, je marquai l'en-
droit qu'atteignait la plus grande hauteur
de sa tète. Puis je lui passai la pierre et à
mon tour je me plaçai contre l'arbre en lui
disant :
— Fais pour moi une marque dans 1 ecorce
comme je l'ai fait pour toi.
Alors seulement je me retournai et je vis
qu'elle était plus petite que moi de près d'une
main. J'étais content qu'il y eût entre nous
cette différence.
— Vois, lui dis-je, tu ne vas que jusque-là
et moi j'atteins presque à cette branche. Je
suis aussi plus fort que toi, j"ai des doigts
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
plus durs. Je suis donc ton aîné de plusieurs
années.
Et nous nous parlions comme un frère et
une sœur. Elle me regarda de côté avec ses
yeux gris, des yeux de petit animal défiant.
— Si c'est pour me battre comme les autres
que tu parles ainsi, fit-elle, j'aurais préféré ne
pas aller avec toi contre l'arbre.
Encore une fois je me mis à rire, je riais
sans méchanceté.
— Mais non, petite fille, ce n'est pas pour
ce que tu crois. Puisque je suis le plus grand,
c'est moi qui les battrai quand ils viendront.
Les autres jamais ne lui avaient parlé
aussi doucement. Son regard s'éclaira à tra-
vers l'emmêlement de ses cheveux couleur
de lin roui. Elle vint plus près de moi et me
dit :
— Oh! tu ferais cela? :
Personne non plus ne m'avait parlé avant
cetemps avec cette confiance. Une onde passa,
une chose inconnue et grave comme quand
le matin descend sur la plaine; et je ne di-
sais rien, je n'aurais pu trouver de mot pour
AU CŒUU FRAIS DE LA FORET
exprimer le sentiment étrange qui tout à coup
liait ma force à sa faiblesse. Je remuai seule-
ment la tête à petites fois un peu de temps, ré-
pondant ainsi à sa question; et c'était elle
à présent qui riait. J'ignorais ce qui la faisait
rire .
— Ecoute, fit-elle en fouillant dans la po-
che de sa jupe, situ as faim, partage avec moi
cette tranche de pain. Je l'ai trouvée à la
porte d'une maison, là-bas.
Elle me montrait avec le doigt la ville au
loin. Je ne sais pas comment, ce matin-là,
presque en même temps que moi, elle était
descendue vers la campagne, si bien que nous
nous étions trouvés l'un près de l'autre sous
le vieil arbre. Il n'y avait pas encore de cerises
dans les vergers ; le fruit à peine commençait
à se nouer ; c'était le temps de l'année où la
nature et nous semblions avoir le même âge
d'enfance.
Nous nous assîmes au pied de l'arbre ; elle
m'avait attiré par la main et maintenant elle
rompait la tranche de pain : elle m'en donna
la moitié. Ce fut la première cène, comme
AU CŒUR FRAIS DE LA FORET
une petite Pâque des pauvres qui n'ont rien
et qui se donnent tout. Nous enfonçâmes donc
nos dents dans cette miche qui autrefois avait
été une mousse légère et fraîche et que nous
dûmes casser comme un caillou. Il nous vint
ainsi avec les restes dédaignés d'une desserte,
un festin. Nous étions comme des moineaux
de la ville picorant dans un tas la joyeuse pro-
vende du hasard. Quand il n'y eut plus que
quelques miettes au creux de sa jupe, elle les
roula dans sa main et me dit :
— Prends encore ceci, puisque tu es le plus
grand.
Mais moi, déjà, je pensais qu'en raison de
ma taille, il était juste qu'à mon tour je lui
offrisse quelque chose. Mes yeux tournèrent
dans la plaine; elle était sèche et nue; des
monceaux de gravats et d'escarbilles la bour-
souflaient de petits dômes; à une assez grande
distance un chien famélique rongeait un os
qu'il serrait entre ses pattes. Lui aussi était
semblable à nous ; il n'éprouvait pas de dé-
goût pour le résidu misérable qui apaisait sa
faim.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
— Vois-tu, dis-je à cette fille, il nous faut
aller plus loin. Là où nous verrons des mou-
ches, il y aura sûrement de quoi manger.
Nous longeâmes des décombres; un nuage
crayeux se levait de nos pas ; elle n'avait aux
pieds qu'un lambeau d'espadrilles : quelque-
fois elle se détournait pour ne point se blesser
aux tessons de bouteilles. Moi, j'allais sur
mesplantaires : il y avait près d'une semaine
que mes dernières bribes de semelles s'étaient
détachées : c'était une vieille couple de botti-
nes dépariées ayant chaussé, l'une un pied
délicat de femme, l'autre, les orteils puis-
sants d'un roulier. Avec ménagement je les
avais portées pendant une partie de l'hiver.
Nous marchâmes ainsi près d'une heure; et
à la fin il passa de grosses mouches dorées ;
toutes se dirigeaient d'un vol alerte vers lés
zones cultivées. Il y avait longtemps que la
ville avait disparu derrière nous.
D'abord nous avions cessé de voir l'arbre
sous lequel nous avions rompu le pain et puis
à leur tour les hautes cheminées s'enfoncèrent
dans le brouillard des fumées. Maintenant
AU CŒUR FRAIS DE LA FORET
nous avions la sensation d'être plus libres,
comme si un poids nous eût été enlevé des
épaules. Là où nous allions, la terre était à
nous et il n'y avait plus que nous deux sur la
terre. Cependant les paroles nous manquaient
pour exprimer ce sentiment ou un autre ; et
nous ne savions pas si ce que nous ressen-
tions était de la joie. Nous n'aurions pu dire
non plus de quelles peines avant ce moment
nous avions été tristes. Elle avait apparu
dans cette banlieue pelée, avec ses cheveux
roux et ses petites jambes maigres sous son
loqueton de jupe; elle était venue vers l'arbre;
nous ne nous connaissions pas et nous nous
étions reconnus; moi aussi, en la voyant,
j'avais fait un pas vers le vieil arbre solitaire.
Il n'y en avait point d'autre à une grande dis-
tance : il avait poussé dans ces confins hasar-
deux comme un pauvre, comme un ancêtre
qui a vu mourir autour de lui les arbres d'une
forêt et leur survit. Nous avions levé comme lui
dans un désert d'hommes. Il était selon l'ordre
que nous nous rencontrions un jour, elket moi,
sous son feuillage, reverdi par le printemps.
AU CŒUR FRAIS DE L\ FORET
Vieil arbre à jamais inoublié! la grêle et
les rafales t'avaient battu tout l'hiver et à pré-
sent tu avais une jeune chevelure de soleil.
Tu étendis de l'ombre sur notre chemin de pe-
tits enfants errants, toi qui n'avais nulle om-
bre amie sur ton écorce. Oh ! elle était venue
si pâle, si lasse avec sa petite mine crispée,
avec la fièvre de son petit corps qui n'avait
pas été veillé par une mère ! Elle et moi étions
malades de la grande ville fumeuse et cepen-
dant, nous ignorions de quoi l'un et l'autre
nous étions malades. Nous avions un esto-
mac et un cœur comme les autres hommes :
nous n'avions jamais ri et nous avions toujours
eu faim. Maintenant cette petite frappait for-
tement la terre avec ses talons comme si déjà
le monde lui appartenait. Elle avait, en ba-
lançant son petit jupon gras de boue et de
suie, un rythme léger de danse. Et elle riait,
oui, elleriait librement en montrant ses dents
aiguës sous sa lèvre haute comme si elle eût
mordu dans un pain de joie.
Elle me dit étrangement :
-- Est-ce qu'il n'y avait pas là-bas autre-
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
fois une ville? Est-ce qu'il n'y avait pas un
garçon et une fille qui un jour s'en allèrent
l'un vers l'autre par la campagne?
A peine la ville s'était effacée à l'horizon et
cependant elle parlait de cela comme d'un
événement lointain. C'était déjà autour de
notre marche à petits bonds par la plaine
comme l'air en désuétude sur lequel se chante
une antique légende. Il y avait si longtemps
que la ville n'était plus derrière nous, si
longtemps que nous ne savions plus qui
étaient ce jeune garçon et cette petite fille! Et
à présent nous avancions dans une terre
verte et riche. Une armée de mouches était
nos ambassadeurs comme quand il vient un
roi et une reine. Elles allaient par grands
vols ; des oiseaux nous souhaitaient la bien-
venue dans notre royaume nouveau.
— Oh! vois, dis-je, il y a tant d'arbres et
on ne sait pas ce qu'il y a derrière !
Elle mouilla son doigt et le tendit dans le
vent, puis le porta à sa bouche.
— C'est sucré, fit-elle, c'est doux comme le
lait.
1.
10 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
Ni elle ni moi n'étions jamais allés si loin;
les vergers aux cerises étaient de l'autre côté
de la ville. Nos pieds légers coururent, lais-
sant dans la poussière des milliers d'emprein-
tes, comme les pas d'un peuple venu à la
file avant nous dans cette contrée de hauts
feuillages. Et enfin nous foulâmes les prés de
velours ; un ruisseau sinua ; je n'eus qu'à me
pencher pour cueillir à poignées un cresson
gras et poivré. Elle vint s'asseoir auprès de
moi: elle défit les cordes qui retenaient les
espadrilles à ses orteils; et ensuite, avec un
frisson de plaisir, elle laissa couler ses pieds
au fil de l'eau. Quelquefois, en riant, j'agitais
avec mes talons le courant : des remous bouil-
lonnaient, brouillant le reflet de ses jambes.
Comme nous restions penchés sur le ruis-
seau, une grande clarté monta du fond de
cette onde limpide ; et nous reconnûmes nos
visages. Il nous parut alors que nous nous
voyions pour la première fois.
— Tu es bien plus beau que je ne croyais,
fit-elle.
Et je lui dis :
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12 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
heureux. Xous étions dans l'espace Lieu un
autre garçon et une autre fille qui ne connais-
saient pas encore la joie du monde ; et avant
ce temps non plus nous n'avions pas connu
la couleur du ciel.
Il nous ondoya dans ses plis de soie comme
la petite rivière baignait nos pieds : il éploya
sur notre nudité les tentures somptueuses
d'un palais. Le vent à nos oreilles ressem-
blait à une musique Les paroles nous man-
quaient pour nous dire l'un à l'autre la beauté
des prodiges. Pourtant, comme c'est toujours
au ciel que riiomme vierge rapporte ses élans,
j'avais dit ingénument : « Tu as tout le ciel
dans tes cheveux. »
Ce fut l'après-midi. Le soleil brûlait nos
peaux rousses : il coulait de l'or dans notre
sang. Naus étions repartis, suivant notre om-
bre sur le chemin. Elle sautait à cloche-pied,
poussant du bout du pied une pierre devant
elle. Une fois, elle se mit à courir si loin que
je voulus crier après elle. Alors seulement je
pensai que je ne savais pas même le nom
dont on l'appelait. Je lui dis :
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 13
— Vois un peu : tu es venue et j'ignore
encore ton nom.
Elle me montra ses petits bras maigres.
— Je tremblais toujours quand j'étais petite.
Mama une fois m'a appelée « Frilotte » et
alors tous m'ont appelée ainsi. Voilà, je n'ai
jamais su ce que c'était d'avoir chaud.
Elle parla de cette part de sa vie comme
d'une très ancienne chose. Je riais; je ne
sentis pas dans le moment combien il était
triste qu'elle n'eût connu qu'un nom si peu
humain.
— Toi, tu es Frilotte, lui dis-je, et moi je
suis Petit Vieux.
Je ne sais plus qui une fois m'avait affublé de
ce sobriquet par dérision de mon humeur taci-
turne et solitaire Je n'en éprouvais ni honte
ni peine. Cela m'était indifférent, après tout,
comme la vie, comme l'idée qu'une créature
m'eût mis au monde en me maudissant Elle
eût pu rire comme moi-même j'avais ri; son
nom n'était pas plus ridicule que le mien;
une même ironie pesait sur nos existences.
Elle me regarda sérieusement.
14 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
— Oh! fit-elle, on t'appelle Petit Vieux, toi
qui as des yeux comme un enfant !
Je haussai les épaules et elle pensa à autre
chose. Nous n'avions pas encore appris à nous
étonner sur nous-mêmes. Nous étions des
épaves roulées par le Ilot des âges; les foules
avaient été notre famille.
Cependant elle commença de bâiller et me
dit:
— J'ai faim.
C'était la première fois et c'était le mot de
toute notre vie. A chaque heure du jour, notre
corps nous criait : « Je te porte, je cède à tes
volontés et tu ne fais rien pour réparer l'u-
sure de mes forces. Une meule tourne à vide en
moi. Des chiens furieux me rongent. Nourris-
moi ou je te refuse le service de tes membres. »
C'était le même cri qui sans trêve relançait
par les rues de la ville la détresse afïblée
des meutes humaines. Nous l'avions tou-
jours entendu : il nous réveillait sur les dal-
les où s'étiraient nos sommeils accablés ; et
voilà, il montait de nous, à présent, dans
l'heure divine.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT. 15
Alors moi, inconsciemment je subis le sen-
timent d'un devoir envers cette enfant venue
sur mes pas. Je n'étais pas triste; la tristesse
est si bien l'état naturel des dénués qu'elle
demeure au fond de la vie comme une eau
trouble qui ne déborde pas. Je dis à Frilotte
de m'attendre. Je partis en courant, je suivis
les mouches sous les arbres, toujours plus
loin. Elles entrèrent dans une étable, et à
côté j'aperçus une maison. Je savais par
quelle paroles évoquer la charité; il m'était
arrivé çà et là de tendre la main du fond d'un
porche quand la chance ne m'aidait pas dans
mes petits métiers précaires. L'été, j'allais
cueillir des graminées et des bluets aux alen-
tours des vergers; je revenais ensuite les pro-
poser aux passants. Ou bien j'ouvrais la por-
tière des voitures devant les restaurants de
nuit; mais de grands voyous violents et d'a-
giles vieillards sournois me disputaient ce
poste convoité. Je me rabattais aussi vers les
halles et m'employais à balayer le carreau
suintant de marée ou juteux de fruits avariés.
C'étaient là mes meilleurs profits.
16 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
Je heurtai au seuil ; une femme âgée arriva
en traînant ses sabots.
— Frilotte a faim, lui dis-je avec décision.
Si vous aviez un petit morceau de pain?
L'aïeule était d'humeur gaie ; elle se tourna
vers une jeune mère qui, dans le fond de la
pièce, berçait un enfant.
— Frilotte I fit-elle. Celle-là sûrement doit
être aussi drôle que lui !
Toutes deux riaient sans méchanceté. La
pitoyable vieille prit dans la huche un quart
de pain bis, le coupa par moitié, puis entre les
parts écrasa une coulée de beurre. Je ne sais
pas si auparavant j'avais jamais éprouvé une
telle joie. Je volai vers mon amie ; je lui mis
le pain dans les mains, disant :
— As-tu déjà mangé du beurre?
Ses yeux luisaient : le vieil instinct de la
défiance reparut; elle me regarda de côté
comme si elle redoutait qu'après lui avoir
donné le pain, je ne le reprisse. Je secouais
la tête.
— 11 est à toi, tu m'en donneras ce que tu
voudras.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 17
Elle eut un petit cri de hôte sauvage, comme
les êtres qui ont mal appris à parler. Ouah !
Ouah ! fit-elle, exprimant ainsi une joie très
franche. Elle aspira longuement l'odeur aigre
du seigle; et ensuite, comme elle avait fait la
première fois sous l'arbre, elle divisa le pain
de ses petites mains brunes. Nous étions
allés vers de hauts peupliers; nous nous assî-
mes à leur ombre. Elle ne finissait pas de
lécher le beurre ; il avait une couleur de soleil.
Quand la belle couche jaune eut toute fondu
à sa bouche, elle commença seulement de
mordre à dents profondes dans l'épaisseur du
quignon. Oui, la ville était loin.
Une fraîcheur monta comme nous achevions
ce repas savoureux. Aucun de nous n'avait
eu la pensée qu'il viendrait un moment où il
nous faudrait nous décider à reprendre le che-
min du vieil arbre. La plaine s'empourpra de
rais obliques : je tendis le doigt vers la cité
fumeuse.
— Dis, Frilotte, retournerons-nous là-bas?
Elle me répondit :
— Si tu y retournes, j'irai avec toi.
18 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
Je portais toujours un caillou dans ma po-
che. Quand il me fallait décider si la chance
viendrait du chemin de droite ou du chemin
de gauche, je tirais le caillou et le lançais en
l'air. Ce caillou, en outre, me donnait l'illu-
sion de posséder, comme les riches, quelque
chose qui pesait le poids de l'argent. Les
humhles petits pauvres ont vis-à-vis d'eux-
mêmes de secourahles ingéniosités. J'aurais
pu prendre cette fois encore le caillou : le
jetant devant moi, j'aurais par pile ou face
fixé notre destinée. La décision tranquille de
Frilotte me donna la confiance en moi-même.
D'un esprit résolu, je dis :
— Nous irons par là.
Je lui montrais la route en avant de nous.
Maintenant nous étions tous deux pleins de
haine pour la ville.
Oh ! la gueuse ! la gueuse ! l'horrihle marâtre
qui toujours nous avait retiré le pain des
dents, qui avait houché nos soifs avec sa ma-
melle sans lait! Nous y avions grelotté l'hi-
ver et rôti l'été, nus, sans abri, trompant no-
tre faim avec des rebuts que nous disputions
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 19
aux chiens. Mais ceux-là se levaient plus ma-
tinalement que nous : presque toujours, quand
nous arrivions fureter dans les tas, ils avaient
déjà passé. J'étais, moi, le Petit Vieux qui,
depuis les jours de la petite enfance, traînait
après lui la misère du monde. Je n'aurais pu
dire quel sentiment me rendait à moi-même
si vieux qu'il me semblait n'avoir jamais été
jeune. J'étais le prolongement peut-être d'an-
tiques races qui avaient souffert la faim et le
froid avant moi. Elle aussi, cette petite fleur
de pavé qui ne pouvait compter que jusqu'à
dix, eût été incapable de faire le total de ses
détresses. Mais celle-là était une essence vive ;
elle avait une gaîté de matin dans ses ailes
légères d'oiseau. Elle riait comme rit le vent
dans une chambre de malade quand les fenô
très sont ouvertes. Son mobile esprit de peti e
femme dansait devant elle sur le chemin. Elle
se tourna une dernière fois vers l'endroit de
l'horizon où avaient disparu les tours et
cracha au loin avec .une moue de colère. Et
puis tout de suite elle ne pensa plus qu'à
s'amuser de sa vie nouvelle.
20 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
— DiS; Petit Vieux, il y aura là des cerises
à l'été ? Il y aura des meules de foin tiède où
dormir? Il y aura des tartines de beau pain
beurré quand nous voudrons manger?
Ses mains battirent avec un bruit clair. Elle
aspirait la senteur des herbages, le nez au vent,
comme une petite génisse. L'âme de la terre
entra en elle. Je pensais: a Là-bas il n'y aura
pas de chiens levés avant le jour. »
Le soleil se coucha paisiblement; le ciel sur
notre marche semait des roses; le vent avait
gardé un peu de la chaleur du jour. Il apparut
des fermes, des toits de chaume, des clô-
tures fleuries. Les herbes et le sable rafraî-
chissaient nos pieds. Nous longeâmes ensuite
un grand bois et tout le soir n'était pas tombé.
Un peu de clarté pâlissait nos visages; nous
étions l'un près de l'autre comme de petites
ombres: de nouveau nous croyions ne nous
être pas connus encore. Puis ce reste de jour
s'éteignit, la nuit bleue nous enveloppa. Elle
me dit singulièrement :
— Est-ce bien toi, Petit Vieux, qui es là
près de moi ?
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 21
Je disais :
— Est-ce bien toi, petite Frilotte ?
Nos noms nous étaient très doux comme le
beurre de la tartine et nous n'apercevions
plus les bouches qui les disaient. Elle coula
sa main dans la mienne. Je n'avais pas en-
core senti la tiédeur de la chair chez les au-
tres filles. D'affreuses petites guenons m'a-
vaient mordu jusqu'au sang; moi-même je
leur avais tiré les cheveux à poignées. La
sensation n'avait pas été différente de mes
rixes avec les garçons.
Ce fut donc une chose nouvelle et profonde,
la douceur de sa main dans ma main. Les
cerises seules avaient la moiteur de cette
petite peau tiède. Nous serions allés comme
cela jusqu'au bout du monde. Un grand si-
lence tomba : des voix d'enfants très loin
s'étaient tues ; l'aboi d'un chien un peu de
temps aussi avait traîné ; il n'y eut plus sur
nous que la nuit du bois aux petites feuilles
remuées, aux légers craquements de brindilles
comme un peu plus de silence. Une apparence
irréelle duvetait les formes, de fraîches soies
AU CŒUR FRAIS DE LA FORET
d'ombre fluide coulaient. Nous ne nous
parlions plus, nous n'avions plus pour nous
entendre que la chaleur de nos mains l'une
dans l'autre.
Nous n'avions pas peur : les nuits de la
ville avec leurs réverbères clignotants et leurs
râles d'ivrognes, les lourdes ténèbres comme
des morgues après des crépuscules livides,
le noir humide des rues battues par les rafa-
les hurlantes et sillonnées de guets rôdeurs
avaient épuisé en nous les frissons de l'ef-
froi. C'était plutôt un sentiment de confiance
et de sécurité comme si nous nous en remet-
tions à une vigilance inconnue du soin de
nous préserver. Quelqu'un doucement sem-
bla parler dans la nuit, quelqu'un qui peut-
être avait fermé les paupières du jour et ber-
çait les arbres ; et personne ne nous avait
appris Dieu. Nous arrivâmes ainsi au bord
d'une clairière.
Là elle me dit :
— Je suis lasse, Petit Vieux.
Sa main depuis un peu de temps pesait à
mon bras. Ses pieds aussi râpaient sans cou-
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 23
rage le chemin. Mes plus belles nuits là-bas
étaient celles que je passais, gîté aux pou-
trelles des grands ponts de fer, par-dessus le
sombre fleuve tranquille. Il coulait de son
flot éternel et sans bruit. Vers le matin de pe-
sants chariots passaient; toute l'armature
trépidait; j'étais bercé comme dans une tem-
pête. Frilotte, elle, couchait dans l'odeur
brûlante et fétide des taudis où s'entassait
un remous humain. Quelquefois elle s'abat-
tait derrière un remblai, contre une porte,
près d'un soupirail de cave. Ni l'un ni l'au-
tre ne connaissions encore la tendre nuit des
bois.
Dans le soir de la clairière, un chêne comme
une église se dressa. Son pied se renflait de
monstrueux orteils, feutrés de mousse. Je
riais en tâtant la douceur de ce lit, moelleux
comme un duvet de petit oiseau.
— Vois un peu, Frilotte, si tu ne serais pas
bien ici, disais-je.
Elle répondit quelque chose que je ne pou-
vais comprendre, et elle s'était laissée tomber
entre les grosses nervures de l'arbre. Cepen-
AU CŒUH FKAIS l)t LA l-OKÉT
dant moi, regardant le ciel splendide au-
dessus d'elle, je du encore tout bas :
— Ils ont allumé toutes les chandelles là-
haut.
Je ne savais pas de qui je parlais ; il monte
du fond des ignorants des paroles obscures
qui cependant ont un sens. Des milliers d'é-
toiles criblaient le feuillage léger du chêne ;
tous les trous du ciel, à travers le jeune prin-
temps des feuilles, avaient une pâleur tran-
quille de veilleuses. Les nuits de Noël, il y
avait comme cela des arbres éclairés aux vi-
trines. Mais Frilotte ne faisait plus un mou-
vement. Elle avait replié ses jambes nues
sous son jupon : ses paupières étaient retom-
bées. Un souffle passa.
— Bonsoir, Petit Vieux.
Un petit pauvre une fois m'avait aussi dit
cela. Celui-là toussait toujours. Il était venu
coucher auprès de moi dans une cave près du
fleuve. Je m'y coulais en glissant entre les sou-
piraux. Ce soir-là il m'avait dit tendrement
bonsoir. Et puis plus jamais il ne s'était
réveillé.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORET
J'étais couché au pied du chêne, dans le
duvet frais de la terre avec une vie étrange
en moi. Mes mains caressaient des tissus
tendres et animés, comme une chair. Les
arbres aussi vivaient, et les étoiles, et toute
la profondeur du bois. J'eus là pour la pre-
mière fois le pressentiment d'un mystère au-
tour de la créature. Ce n'était qu'une idée
venue de la beauté de la nuit et descendue
au cours de mon sang. Et à peine je connais-
sais mon sang î)our l'avoir vu s'égoutter de
mes membres blessés. Je connaissais bien
moins les rapports de ma vie avec le sens
éternel des choses. Qui jamais m'aurait parlé
de Dieu et de l'univers ? Mais la terre sous
moi avait une pulsation; d'infinies rumeurs
montaient de la clairière ; la sève bruissait
aux artérioles comme la salive à mes lèvres,
comme le sang dans mes veines.
J'avais collé mon oreille contre le chêne; il
vibrait dans toute sa hauteur et une onde
sonore courait sous son écorce. Mon ouïe
subtile de petit sauvage croyait reconnaître
le bruit de la ville quand de loin on l'entend
2
26 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
dans les soirs, avec ses roulements de chars
sur les dalles, ses musiques de cuivres et de
tambours, son bourdonnement comme une
ruche.
Ma peur tout à coup trembla comme devant
un prodige. J'aurais voulu réveiller Frilotte,
lui crier :
— Petite fille î la terre a un cœur comme toi
et moi !
Les premiers hommes entrés aux forêts du-
rent éprouver ce sentiment de terreur reli-
gieuse.
Je couchai ma tête près de celle de Frilotte ;
je n'eus plus un mouvement ; et un bruit lé-
ger, profond montait aussi de sa vie, son
sommeil faisait une musique comme une
grosse mouche, comme la respiration de cette
terre nocturne. Un flot tranquille toujours
s'élevait, s'abaissait : je regardais sous les
étoiles sa bouche tendrement palpiter. Comme
la mienne elle avait crié des injures ; elle
avait répété les paroles exécrables qui, sur des
lèvres d'enfant, ont la rougeur déchirée d'une
blessure. A présent elle frémissait doucement
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 27
comme le cœur d'une rose. Un engourdis-
sement me prit : je me sentis m'évanouir
tièdement dans la chaleur de son sang.
Et puis ce fut notre premier matin. Pres-
que en même temps nous ouvrîmes les yeux.
Des gouttes de clarté pleuvaient des bran-
ches, roulaient sur nos visages. Notre chair
était mouillée d'aube. Quel étonnement pour
tous deux ! Elle me regardait avec de claires
prunelles émerveillées. Il me sembla que
c'était une autre fille qui était près de moi.
Elle n'avait plus dans l'heure fraîche le
même front pâle qui la veille était venu
vers l'arbre. Sa bouche aussi était une autre
fleur de sang, ardente et mobile. Et encore
une fois, dans le paysage vierge, ce fut comme
si nous ne nous étions point encore vus. Elle
reposait sur le lit de mousse comme un esprit
de l'air, comme une forme subtile de rêve. Je
la considérais avec des yeux jeunes, lavés de
lumière.
— C'est bien toi, Frilotte?
Et auparavant je n'avais jamais souri.
— Oui, fit-elle, c'est bien moi, mais est-ce
2S AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
toi, Petit Vieux, qui me touches avec ta
main ?
Un vent léger souffla sur nos yeux. La clai-
rière fumait; une ombre bleue tombait des
arbres et coupait comme une proue le lac ar-
genté des vapeurs. Le soleil crépitait, brillant
et gras. Lin coucou, dans les lointains du
bois, chanta trois fois.
— Oh! dit-elle, quelqu'un nous a appelés.
— Non, c'est un oiseau, petite fille.
Cependant je ne savais pas quel était cet
oiseau. Elle et moi ne connaissions que les
moineaux des rues; et nous étions à présent
nous-mêmes pareils à des moineaux qui ont
quitté la ville et sont venus vers les grands
arbres. Mille sources sourdaient du sol, con-
tinues, profondes. Le cœur de] a terre à grands
coups battit. La vie de moment en moment
montait; elle roula comme une mer; et la
même main qui avait fait glisser les gonds
de la nuit rouvrait les écluses du jour.
Encore une fois j'appuyai l'oreille à l'écorce
du chêne. Il ronflait comme une meule ; tout
le bois sembla tressaillir dans sa vie magni-
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 29
fique comme, dans la poitrine cl'nn roi, l'àme
entière d'un peuple. Je n'étais plus le même
enfant craintif qui avait tremblé dans le mys-
tère des ombres.
— Ecoute, Frilotte, m'écriai-je. Lui aussi
vit comme nous.
Elle ignorait ce que je voulais dire. Et alors
une joie ivre passa en moi. En criant, j'étrei-
gnis le grand arbre comme un ami, comme
un frère. Une nuée d'oiseaux s'envola, un
pivert au loin hennit. Chaque bruit de la
* forêt était un prodige ; mais surtout le coucou
nous charmait. De nouveau il frappa trois
coups. Là-bas chez l'horloger nous avions vu
un oiseau noir s'avancer au bord d'une porte en
poussant trois hoquets saccadés. Elle me dit :
— Allons là où crie cet oiseau.
Nous marchâmes quelque temps dans le
thym humide. Chaque pas dont nous fou-
lions le sol moelleux faisait effluer des sen-
teurs vertes. Nous appelions : Coucou ! Cou-
cou! Et à trois reprises encore l'oiseau ré-
pondit, mais chaque fois sa voix semblait
se reculer dans la profondeur du bois.
2.
30 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
Les taillis s'épaissirent : une mêlée sauvage
s'ouvrait et se refermait sur notre passage, et
d'autres oiseaux maintenant arrivaient nous
saluer à la pointe des branches. Il y en avait
qui du bout de leur bec semblaient égoutter
une eau de cristal; chaque goutte tintait claire
et fraîche. Des pinsons ressemblaient aux
petits musiciens qui, le dimanche, s'en vont
jouer du violon devant les guinguettes. Et
puis le loriot siffla; il n'avait que quatre no-
tes, toujours les mêmes; c'était mouillé, mo-
queur et tendre. Il y avait aussi à la ville un*
joueur de flageolet qui, avec ses doigts sur les
trous du bois sonore, faisait ce bruit mélo-
dieux. Quelquefois des geais aigrement
criaient.
— Oh ! disait Frilotte, je crois entendre la
vieille femme se chamailler avec Mama.
La joie du bois passa en nous. Avec patience
j'essayais de moduler les quatre notes du lo-
riot. Notre rire était une chanson d'oiseau à
nos bouches : il montait de nous comme l'o-
deur du thym montait du sol foulé par nos
pieds. Il était l'analogie de nos petites âmes
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 31
élémentaires avec la gaîté du matin. Autrefois
nous avions ri d'un rire plutôt méchant, à la
pointe des dents, comme on mord pour se
défendre. Nous étions alors les petites bêtes
du hallier humain; nous n'avions pas en-
tendu encore le rire du vent dans les arbres.
Cependant Frilotte tout à coup commença
de claquer des dents et de nouveau la faim
était revenue. Comme le loup elle était sortie
du bois et maintenant elle se jetait sur nous.
C'était le même aboi que les autres matins,
que tous les jours de notre vie. Nous prîmes
une poignée d'herbes vertes; leur suc acre
nous crispa ; nous essayâmes vainement de
mâcher des écorces. Alors, avec des yeux
pâles, elle se mit à parler du beau pain beurré
de l'aïeule.
— Ahl dis-je, si seulement nous pouvions
retrouver le chemin de cette maison !
Nous n'avions pas perdu le courage; nous
étions accoutumés à mériter par de patients
labeurs notre aléatoire subsistance quoti-
dienne. Nous tâchâmes de nous orienter. Nos
pieds nus ne cessaient pas de frapper rapi-
32 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
dément la terre. A la fin Frilotte se laissa
tomber.
— Va seul, Petit Vieux, dit-elle faiblement.
Moi je resterai ici.
Mais tout de suite après, se cramponnant à
mes mains :
— Non, non, Petit Vieux, porte-moi. Qu'est-
ce que je ferais seule ici sans toi ? Je ne veux
pas mourir dans cet horrible bois.
Je la pris donc dans mes bras et la portai
un peu de temps; mais à mon tour je sentis
mes forces s'épuiser. J'éprouvais un grand ac-
cablement. Quelle ironie ce soleil et toute cette
joie des arbres et des oiseaux par-dessus notre
agonie ! Nous étions là l'un près de l'autre,
pressant notre estomac avec nos mains. En-
suite, en l'écrasant de tout le poids de notre
corps sur le sol, nous tâchions d'étouffer la
bête affamée qui criait en nous. A la ville du
moins, les chiens quelquefois n'avaient pas
tout mangé quand nous passions. La nature
était plus terrible que les hommes.
Gomme encore une fois je me retournais sur
le ventre, je vis s'avancer une file de gros
AU CCEUIl FRAIS DE LA FORÊT 33
insectes noirs et brillants. Ils ramaient sous
les herbes avec lenteur et semblaient se diri-
ger vers un carnage, vers un pays de riches
proies. Ayant fait quelques pas, j'aperçus au
pied d'un arbre un ramier mort, se mouvant
sous l'assaut de leurs légions noires. Une vie
rythmique palpitait sous les ailes; le duvet
des plumes mollement ondulait par lentes et
larges secousses continues. Cependant per-
sonne n'avait dit à ces insectes voraces qu'il
y avait là un débris savoureux : leur sûr ins-
tinct les avait guidés et à présent par centai-
nes ils se repaissaient du ramier.
Un petit pauvre, un être primitif lie ses
idées avec plus de spontanéité que le civilisé
des villes. Je dis à Frilotte :
— Il y a des nids dans les arbres. Si je reste
un peu de temps sans revenir, crie trois fois
comme l'oiseau.
Comme le chat au guet, je me glissai sous
bois, écoutant la rumeur qui partait des hauts
feuillages. J'évitais le craquement des brin-
dilles, le froissement des feuilles sèches et
toujours je regardais au-dessus de moi dans
34 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
l'épaisseur verte des branches. Une force
meurtrière bandait mes nerfs. Mon cœur bat-
tait à se rompre. Je vécus certainement là une
longue durée dévie. A la fin une cime s'agita;
un émoi de maternité apeurée traîna un
instant et puis retomba sur un frémissement
de jeunes ailes. L'instinct du fauve, le goût
forcené de la proie aussitôt darda. Pour jouir
d'un cortège ou voir défiler un régiment, j'a-
vais maintes fois grimpé aux candélabres,
noué mes genoux aux platanes lisses, d'une
souplesse agile de singe. Mais l'arbre, ru-
gaeux et vaste, cette fois défia l'embrassement
de mes membres trop courts. Un jeune hêtre
heureusement par la cime joignait l'une des
grosses branches de cet ancêtre du bois. Jç
l'enserrai dans mes bras, mes jarrets s'agrip-
pèrent et à la force des reins je commençai
à me hisser. Bientôt j'atteignis les hautes
ramures: elles ployèrent, frêles et tendres;
leur extrémité seulement frôlait les nervures
puissantes du chêne. A présent l'effroi du nid
grondait; le mâle gonflait la plume; la fe-
melle largement avait blotti la couvée sous
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 35
ses ailes éployées. J'apercevais nettement sous
son ventre les becs aigus et jaunes des petits
en tumulte.
Alors une décision froide noua ma volonté.
Un sûr élan pouvait seul avoir raison de l'es-
pace qui me séparait du nid. J'imprimai au
hêtre des oscillations à mesure plus fortes et
enfin me lançai. Je crus tomber de la hauteur
d'un ciel. Un fracas de rameaux craqua; la
lumière et l'ombre se déchirèrent, d'un long
bruit de soies fendues. Tout le chêne fut se-
coué comme par une rafale violente ; et moi,
élastique et souple, les yeux clairs dans ce
bond prodigieux, je roulai parmi une mer
■de feuillages. Une branche, torsée comme un
câble, m'arrêta, je m'accrochai; et un vol
maintenant tourbillonnait; les ramiers me
perçaient de coups de becs. Mais déjà, avec
une clameur sauvage, j'avais arraché le nid
et le coulais contre ma chair.
Je me laissai tomber de branche en bran-
che; et puis, visant le jeune hêtre prochain,
j'ouvris les mains et d'un saut hardi de nou-
veau plongeai dans l'abîme vert. Des feuilla-
3C AU CŒL'h F1;a1S I'K la FOIiÊT
ges amortirent la chute ; je roulai, sans trop
de mal, sur l'humus moussu. Des écorchures
bruinaient à mes mains ; une large entaille
m'éraflait la joue : le sang des petits ramiers
me barbouillait la poitrine.
Il y eut là un sentiment d'orgueil farouche
tel que durent l'éprouver les anciens hom-
mes des bois. J'avais joué ma vie dans un
acte héroïque. Je m'étais égalé à ma volonté ;
je crois bien que l'instinct parla ainsi en moi,
car mes sensations ne pouvaient encore s'ex-
primer. Je criai par trois fois, mais je ne
savais plus comment chantait le coucou : je
poussais la clameur furieuse d'un roi. Et
là-bas, une voix faible me répondait.
— Vois, dis-je en jetant le nid à ses pieds,
ces bêtes tout à l'heure vivaient.
Elle les mania, tièdes encore et palpitantes.
Des roses vives fleurissaient ses joues; ses
narines battaient. Elle fut contre moilesyeux
brillants, d'une joie de vie féroce et tendre,
poussant son cri sauvage.
Bientôt la plume légère vola sous ses doigts.
J'amassai du bois, des feuilles sèches ; je pris
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 37
mon caillou; j'en fis jaillir l'étincelle. Le feu
pétilla clair et rose : il monta sous les chê-
nes comme la petite âme de la couvée. Et en-
tre les pattes nouées des ramiers, j'avais glissé
un scion que nous écartions ou rapprochions
selon l'intensité de la flamme. Les chairs se
dorèrent. Un fumet de grillade se mêla à
l'odeur d'encens du bois brûlé. Avec de lon-
gues salives nous regardions s'achever la
cuisson. Comment un jeune garçon comme
moi eût-il pu soupçonner la raison de l'exé-
crable attrait qui pour l'homme se dégage de
la senteur d'une viande grésillante au feu?
Le sang d'une vie sur le gril est plus délec-
table que la saveur d'un fruit généreux, que
le parfum d'un pain fraîchement pétri. A
peine, pour l'avoir reniflé au seuil des rôtis-
series, je connaissais l'acre relent poivré du
charnage. Et maintenant à l'odeur de cette
petite chair qui avait palpité et saignait un
jus rose, mes lèvres d'elles-mêmes s'allon-
geaient.
L'instinct des carnassiers nous domina :
nous lacérâmes les tendres filandres à la
3
38 AU CŒUR FR\IS DE LA FORKT
pointe des canines. Nous broyâmes entre
nos molaires les jeunes os des fils du vieux
chêne. Il nous en resta comme une griserie
accablée qui nous fit dormir, heureux et re-
pus, une longue heure de sommeil.
Au réveil, la soif à son tour nous tortura ;
cette viande flambée rendait nos gorges brû-
lantes. Mais l'herbe était chaude; nous su-
cions des feuilles; elles ne nous procurèrent
qu'un rafraîchissement momentané. Nous re-
grettâmes le clair ruisseau : nous en avions
pour jamais perdu le chemin. Entre lui et
nous, comme une roue les grands arbres
tournaient.
Une forge écarlate s'alluma dans les fonds :
le soleil roula comme une tête sous des mar-
teaux. Nous étions dans un hallier épais, au
cœur même du bois immense. Une illusion
nous avait lancés parmi les ronces et les
épines rougies par le couchant ; de loin nous
avions cru voir des fruits pourprés. Des échar-
des meurtrissaient nos jambes; un morceau
de la jupe de Frilotte resta pris aux griffes
du fourré. Elle jurait comme une vieille
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 39
femme ivre; j'allais, tapant avec un bâton de-
vant moi, prudemment. Des formes agiles et
longues soudain s'élancèrent, un émoi effa-
rouché et gracieux de vies légères, presque
volantes, dans la sveltesse de leur fuite.
Quelle bête ainsi pouvait tenir du flexible lé-
vrier, du cheval ardent et sensible? Il y
avait bien à la ville un jardin d'animaux;
leurs fureurs emplissaient les soirs du quar-
tier. Ceux-là du moins avaient un nom dans
ma mémoire, un nom qui quelquefois venait
à la bouche des plus ignorants, lion, tigre,
loup. Et une fois, hissé à la crête d'un mur,
j'avais pu voir, par delà la clôture, des toisons
massives et des pas saccadés. Mais personne
jamais ne nous avait parlé des innocents che-
vreuils.
— Ohî me dit-elle tout bas, j'ai peur. Petit
Vieux.
Je fis mouliner le bâton. L'orgueil du car-
nage était en moi pour avoir goûté au sang.
— S'il en vient encore une, criai-je, je la
tuerai.
— Le ferais-tu vraiment? dit-elle.
40 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
Ses narines comme l'autre fois battaient.
Le roncier un peu plus loin se creusa: une
aire moelleuse et verte ondula aux pentes d'un
vallon où déjà tombait la nuit. Nous eûmes
u-n cri. Un clair rivulet ruisselait d'une source
et serpentait à travers les fonds. Nous puisâ-
mes avec nos paumes cette eau miraculeuse;
elle filtrait de nos doigts en filets d'argent:
nous n'avions jamais fini de boire, et une
douceur profonde coulait avec elle dans nos
poitrines altérées. Nous serions restés là des
heures, divinement rafraîchis par le délicieux
paysage.
Nous suivîmes le léger courant; les arbres
se reculèrent; une mare, un sommeil d'eau
immobile se velouta d'une ombre violette.
Doucement le ciel se mit à pâlir; des clartés
d'étoiles, comme des gouttes de lait, ruisselè-
rent des mamelles de la nuit. Alors deux
enfants, en se tenant par la main, remontèrent
les pentes et ils ne riaient ni ne se parlaient,
très purs et heureux dans la bonté de l'ombre.
Ils étaient venus de la ville horrible, avec
leurs boyaux crevant de faim; ils s'étaient
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 41
pris par la main et ils avaient marché devant
eux. Une vie libre déjà les payait de leurs
longues détresses exténuées. Et ni l'un ni
l'autre n'avaient appris à joindre les doigts ;
une âme religieuse pourtant était sur leurs
bouches.
Elle se serra contre moi.
— Petit Vieux, dit-elle, il y avait une fois
comme cela une église.
Voilà, elle disait vrai : c'était bien là comme
cette église dont elle parlait, mais toujours à
la ville, au bout d'un peu de temps, un
homme solennel nous chassait en faisant son-
ner sa hallebarde sur les dalles.
La nuit entra dans nos âmes sauvages comme
un duvet, comme l'eau fraîche de la source.
Un souffle lent montait, le vent d'une haleine
comme un frôlement de plumes et de soies. Il
y avait si longtemps que nous avions cessé
de souffrir de l'autre vie mauvaise, moi cou-
chant sous le tablier ronflant des ponts, toi
dans des taudis fétides qu'empestait une
odeur d'égout et d'alcool! Un arôme de sè-
ves et de gommes nous sucrait les lèvres. A
42 AU CŒUR FRAIS DE LA FORET
chaque coup nous croyions aspirer l'énorme
âme verte du bois. Nous avions les sens vierges
de deux petits faunes aux écoutes du mystère.
L'ombre trembla sur des randonnées agiles,
de lents glissements furtifs. Des poursuites
fuyaient par les sentes. Dans l'épaisseur des
chênes couraient des traques énamourées d'é-
cureuils. Et des cris légers, quelquefois la
plainte plus longue d'une bête blessée se mê-
laient au craquement des branches, au froissis
des feuillages, à de sourds battements d'ailes.
Une rumeur continue traînait, la palpitation
des vies proches ou lointaines rôdant sous
bois. Un vol ouaté de hibou tout à coup
s'étouffa; suivi d'un petit râle d'agonie et
des palombes soupiraient comme des amants
heureux. Presque aussitôt un galop fendit la
nuit; des sabots précipités rebondirent vers
la mare. Je revis la grâce svelte et frémis-
sante des longs animaux aux yeux de femme.
Frilotte frissonna, se blottit dans mes bras.
— Je t'assure, Petit Vieux, ce ne sont pas
des bêtes comme les autres.
L'air mou retomba au silence; la grande
AU CŒUR FltAlS DE LA FORÊT 43
nuit du bois s'assoupit; il y eut comme un
doigt de velours qui frôla nos paupières. Nous
nous endormîmes dans l'âme fraîche de la
terre. Et encore une fois ensuite le matin
s'éveilla. Nous frissonnâmes sous la hauteur
des arbres. Nous ne cessions pas d'admirer
le prodige de leurs troncs énormes au-dessus
de nous, si petits.*
Des jours s'écoulèrent. Nous comptions les
heures par la courbe du soleil. Six fois il s'é-
tait levé dans un ciel clair, lleuri de roses.
Aussitôt montait la vie ; le coucou, avec ses
petits coups, donnait le signal. Celui-là était le
chanteur matinal, posté derrière les portes du
jour. Puis le loriot jouait son petit air; la
plainte pâmée des palombes traînait ; le pivert
s'ébrouait avec un hennissement de poulain;
l'aigre clameur des geais graillait; et nous
reconnaissions aussi le foret strident de la pie
et le rauque coup de rabot des corneilles.
Nous inventâmes des noms p^ur les distin-
guer l'un de l'autre et quelques-uns nous
charmaient, les autres stimulaient en nous le
goût de la chasse et du combat.
44 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
En nous glissant dans le vallon vert, nous
allions regarder les chevreuils boire à la mare.
Par petits bonds ils remontaient les pentes et
à notre tour nous descendions vers la source
pour y boire et y tremper nos pieds. Je ne
pensais plus au meurtre; ils étaient sembla-
bles à nous, d'âme douce et confiante, dans
la paix de la nature. Ils s'habituèrent à nos
visages: nous pouvions les approcher à une
petite distance; leurs frais yeux lumineux
nous suivaient et n'étaient plus inquiets.
L'heure de la faim me relançait vers les
hauts feuillages. La chair du ramier nous
était précieuse, d'un fumet moins acre que
la pie et le geai. L'instinct m'enseigna com-
ment, en tordant mon lambeau de veste et en
le jetant à mesure devant moi le long de l'ar-
bre ^ je pouvais sûrement me hisser jusqu'aux
nids. Ouah! Ouah! criait-elle. Ensuite le feu
s'allumait, nous mangions innocemment de la
vie ailée. Je n'osais pas encore toucher aux
autres êtres du bois. Et c'était le mois d'a-
mour; des gouttes de sève pleuvaient des
feuilles: aux écorces se coagulait la sueur
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 45
chaude des résines. Quelques essences suin-
taient une gomme poivrée qui brûlait nos
lèvres; le cœur des chênes, nourri de sang
vierge, sonnait comme un tambour. Cepen-
dant nous ignorions encore l'émoi de notre
chair; nous ne nous étions pas aperçus d'un
sexe différent.
Vers la dixième nuit, la lune changea. Une
fine pluie mouilla notre réveil; elle grésillait
sur les mousses, elle ruisselait des feuillages
avec une musique claire qui d'abord nous
amusa. Le coucou, ce matin-là, sonna d'une
voix enrouée et nous n'entendîmes plus les
oiseaux joyeux du bois. Seuls les geais et les
corneilles continuaient à se quereller dure-
ment dans le silence attristé. Vers le midi, la
pluie s'épaissit : son bruit sourd et continu
ressembla à la marche lointaine d'une foule.
Toutes les autres rumeurs s'étaient étouffées.
Un air pesant et gris étamait le jour. Comme
les oiseaux, nous avions perdu la gaîté.
Nous dûmes varier nos stations sous les
chênes ; l'ondée à mesure visitait nos abris.
Alors la nécessité me rendit industrieux
3.
46 AU CŒUR FRAIS DE LA FORET
J'allai dans le taillis couper les branches les
plus droites. Je les juxtaposai, les serrant en-
semble avec des brins de coudrier. Ce clayon-
nage nous procura un simulacre de toit; je
le fixai sur deux piquets en lui gardant une
déclivité pour l'écoulement de l'eau. De me-
nues branches tressées ensuite formèrent les
parois. Comme le froid nous avait pris, j'allu-
mai un feu de brindilles près de la hutte.
Nous eûmes ainsi au cœur du bois un cam-
pement, comme les fondations d'une jeune
cite. 1-t il plut de l'aube à la nuit pendant
cinq jours.
Les arbres, sous la grande pluie féconde,
se lustrèrent d'un vert ample et riche. Des
germes s'épanouirent, une grâce frileuse de
petites corolles pâles étoila les couches pro-
fondes. Les arômes aussi plus subtilement
montaient des terreaux drainés. Un matin
les oiseaux se remirent à chanter. Des jours
de clarté fraîche dorèrent les feuillages. Nous
quittâmes notre hutte; nous marchâmes long-
temps à travers le bois.
Un soir elle me dit :
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 47
— Pense donc à cela. Marna quelquefois
me prenait dans ses genoux et m'embrassait.
Moi, croyant qu'elle regrettait l'autre vie,
j'eus le cœur serré de dépit.
— Eh bien, lui dis-je, si tu veux, nous
retournerons à la ville. Tu iras retrouver
cette Mama.
Ma voix tremblait : je l'aurais battue si elle
avait dit oui.
— Non, fit-elle, ce n'est pas ce que tu crois,
Petit Vieux. Mama toujours revenait avec des
hommes. Quand elle était soûle, il n'y avait
plus rien de bon à attendre d'elle, mais en-
suite elle redevenait très tendre ; elle pleurait
en me demandant pardon. Si seulement tu
voulais un peu caresser mes cheveux comme
elle faisait !
Je ne pensais pas qu'elle m'aurait demandé
cette chose un jour. Elle s'était pelotonnée
contre moi et maintenant elle prenait mes
mains, elle les appuyait doucement à son
front.
— Oh! c'est si bon, tes mains. Petit Vieux 1
Je me prêtai un peu de temps à ce jeu et
48 AL* CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
puis je m'en allai par le bols. Je n'étais pas
fâché, c'était quelque chose de singulier en
moi que je ne connaissais pas. Quand je revins,
elle dormait tranquillement, les bras croisés
sur sa poitrine.
Une autre fois, nous étions partis au ma-
tin. Nous allions la main dans la main en
balançant nos bras. Des pensées sourdes m'a-
gitaient et je lui dis :
— Pense un peu à ceci. Il y a des hommes
qui travaillent aux champs. Ils retournent la
terre; ils sèment le blé. Ils vont avec les bœufs
et les chevaux. Ceux-là valent mieux que moi
et toi.
Elle fronça le sourcil et cria :
— Ils ne sont pas libres comme nous!
Oh ! elle disait là une chose vraie et cepen-
dant je ne pouvais lui donner raison. L'in-
secte, l'arbre et la source travaillent à leur
manière ; ils accomplissent une œuvre néces-
saire comme le laboureur et le semeur. Moi
j'avais des bras et des mains et ils m'étaient
inutiles. Ainsi la loi reparut, la destinée qui
voue riiomme au travail ; et je ne raisonnais
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
pas, c'était un instinct confus qui me donnait
le regret d'une chose que j'aurais pu faire.
Un cœur de petit pauvre est plus près de l'hu-
manité que les autres.
Je marchais donc à côté de Frilotte sans
rien dire, remué par des choses sans mots,
tandis qu'elle follement riait et dansait sous
les arhres. Tout à coup je m'arrêtai et criai
sauvagement :
— Ils mangent du pain, ceux qui travail-
lent!
Voilà^ les idées s'étaient nouées et main-
tenant elles éclataient dans ce cri qui était
celui des races, le vœu même de la vie. Oui,
ceux-là ensemençaient la terre; le seigle et le
froment levaient de leurs sueurs, et ensuite ils
pétrissaient la claire mouture : le pain les
payait de leurs peines.
Elle me regarda toute pâle, les yeux ma-
lades.
— Oh ! fit-elle^ casser avec les dents une
croûte de pain f
Nous aurions donné notre hutte pour être
semblables à eux et savourer l'odeur aigre du
50 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
seigle chaud. Il passa une tristesse sous les
arbres, les thyms foulés cessèrent de nous ré-
jouir. Nos salives avaient le goût amer du désir.
C'était un midi de vent d'est, sec et brus-
que. La faim nous avait fait chercher au
loin notre pâture ; les nids commençaient à
nous manquer. Bientôt les taillis se clair-
semèrent ; il n'y eut plus que des hêtres;
leur colonnade montait et s'abaissait sur des
pentes.
— Oh ! dit-elle, serait-ce enfin la limite de
ce bois?
Nous n'osions nous regarder ; toute la joie
libre de notre vie fut oubliée ; il n'exista plus
que l'angoisse de l'inconnu du monde qui
était par delà les hêtres. Maintenant soufflait
vers nous une senteur acre de vase et de
houille. Je reconnus l'odeur de la brique
cuite : elle demeurait aux bâtisses fraîches,
aux maisons en construction où si souvent,
dans le sable et le mortier, avaient gîté mes
rudes nuits d'hiver.
— Crois-moi, dis-je, n'allons pas plus loin.
Il y avait aussi cette odeur à la ville.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 51
Elle se lança sans m'entendre et à mon
tour je me mis à courir, poussé par une force.
Bientôt une fumée bleuâtre nous enveloppa
de flocons légers. Des arbres dardèrent en
fûts d'or des lisières brumeuses. Une plaine
immense s'étendit. Avec un étonnement muet,
nous regardions près des fours ardents, les
paillotes d'un campement de briquetiers.
Le soleil plombait droit, c'était midi. Des
hommes dormaient, presque nus, le ventre à
plat contre l'aire. Quelques-uns, accroupis
sur les reins, taillaient avec le couteau de lar-
ges quartiers de pain et les portaient à leurs
dents.
Ceux-là continuellement remuaient leurs
mâchoires comme des meules. Ils fermaient
à demi les yeux dans la joie de savourer la
lourde miche parfumée. 11 nous parut qu'un
long temps de notre vie s'était écoulé depuis
que nous avions cessé de voir des êtres faits
à notre image. Des femmes ensuite sortirent
des huttes et apportèrent des jarres pleines
d'un breuvage noir. Il y avait aussi des en-
fants; les plus jeunes déjà aidaient au tra-
5.2 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
vail commun : la glaise gluait à leurs peaux et
ils avaient les pieds agiles des chevreuils sous
bois. Ensemble ils étaient la tribu des pétris-
seurs de glèbes qui rase les campagnes et va
devant le pas prochain des bâtisseurs de villes.
Un chien nous aperçut et aboya ; nous rede-
vînmes les petites essences farouches que re-
lance la peur des hommes en société. Une fuite
rapide nous rejeta vers le bois. Mais de nou-
veau, au bout de quelque temps, une étrange
sympathie nous ramenait. Une partie de
l'équipe gâchait Targile blonde que les femmes
trempaient avec l'eau des seilles. Un va-et-
vient de brouettes charriait la substance ainsi
préparée, mollie à point pour la mise en for-
mes. Et debout devant la table, le chef, un
vieillard souple et nerveux, recevait la pâte,
l'insérait dans des moules pareils à des gau-
friers, égalisait les cases d'un coup adroit de
plane, puis les passait à de lestes enfants
qui les déversaient sur le sol poudré d'un
sable d'or. Nous regardions sans nous parler
la beauté harmonieuse de ce travail qui nous
était encore inconnu.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 53
L'attrait mystérieux nous ramena le lende-
main. J'aurais souhaité courir à leurs côtés,
traîner des charges de glaise, sentir contre la
mienne la chaleur de leur peau. Et encore
une fois nous étions là, le corps avancé sur
nos poings, regardant la plaine.
— Ohl lit-elle, des pains!
Une des cabanes béait, et du doigt elle me
montrait un rang de gros pains au mur. Ses
dents aiguës tremblaient; moi aussi je consi-
dérais avec envie les puissantes croûtes dorées.
Je ne songeais pas que ce pain avait été pé-
niblement gagné par un travail sacré. Je la re-
gardais et puis je regardais les grandes roues
vermeilles. Son rire malade et saccadé m'en-
courageait.
Avec prudence je rampai hors du bois, je
me coulai jusqu'au seuil. Une pénombre
tomba des solives et je ne voyais que la ta-
che claire des pains. J'étendis la main; un
bras s'abattit; je n'avais pas remarqué qu'un
homme était couché sur une litière de paille,
près de la porte. Il se dressa, me traîna par
le camp et là-bas cette fille méchante à pré-
AU CŒUR FRAIS DE LA FORET
sent fuyait derrière les arbres. La tribu accou-
rut aux cris de l'homme ; il y eut un ameute-
ment, des gestes forcenés; tous m'injuriaient.
Mais soudain un des briquetiers poussa un
cri de douleur et de colère. Comme une petite
louve, une fille était sortie du bois et lui plan-
tait ses canines dans la main. Du sang à la
bouche, Frilotte les bravait en poussant son
cri de guerre. Ouah! Ouah! Sa petite âme
lâche s'était réveillée, intrépide et violente.
Le chef à grands pas arriva, le vieillard agile
et souple qui là-bas manœuvrait le gaufrier.
Il fendit le groupe, me saisit la nuque, l'attira
elle-même par le bras. Et il avait le regard
droit dans un visage dur.
— Qui es-tu, toi qui voles les pains?
Je le regardai franchement dans les yeux
en haussant les épaules.
— Je ne sais pas.
— D'où viens-tu?
J'indiquai un point de l'espace derrière moi.
— Et celle-là, dis, est-elle ta sœur?
Je ne pensais pas qu'il m'eût fait cette
question. J'ouvris la bouche et puis serrai les
I
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 55
dents, ne sachant plus que répondre. Mais
soudain Frilotte bizarrement cria :
— Je suis sa femme.
Ces gens se mirent à rire; le chef seul,
sous son sourcil froncé, ne riait pas et la re-
gardait au fond des yeux. Elle lui avait parlé
avec la fierté farouche d'une petite sauvage
des villes qui ne fait pas de distinction entre
la vie fraternelle et Tautre. Doucement il lui
demanda :
— Quel âge as-tu?
— J'ai quatre tailles dans l'arbre de moins
que Petit Vieux.
A présent je riais avec les hommes qui
étaient là. Cependant la femme de celui qui
avait été mordu à la main tout à coup s'ap-
procha, une pierre dans la main.
— Crois-moi, lui dit le chef, prends plutôt
un pain et coupe-le par moitié. Ce garçon et
cette fille n'ont commis d'autre crime que
d'avoir faim.
La femme laissa donc rouler la pierre; elle
pénétra sous le chaume et ensuite elle revint,
apportant la moitié d'un des grands pains. Il
56 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
avait ôté sa large main de dessus mon épaule,
il prit le pain; et maintenant il s'adressait à
moi comme à un des siens, avec un visage
paternel et grave.
— Les petits que tu vois autour de moi
sont les fils de mes fils. Il y en a qui n'ont
pas dix ans. Pourtant ils travaillent déjà et
ils nous aident à gagner le pain que nous
mangeons. Toi, tu préfères entrer dans les
maisons et dérober le pain que tu n'as pas
mérité. Eh bien, si elle et toi vous avez
faim, emportez ceci. Il se peut qu'ensuite tu
veuilles travailler à ton tour comme nous.
Dans ce cas, reviens demain. Il n'y a jamais
assez de bras pour cuire la brique et activer
les fours.
Sans doute celui-là connaissait la versati-
lité féminine. C'est pourquoi il ne se tourna
pas vers cette petite fiile ; et il était devant
moi comme un homme parlant à un homme.
Je l'écoutais, remué d'un grand mouvement
intérieur.
— Maintenant, allez, fit-il.
Les femmes nous poussèrent hors du cam-
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 57
pement et à pas rapides il s'en retourna vers la
table.
— Vois, fit-elle en riant, ceux-là se don-
nent du mal et nous sommes libres. Ce pain
nous en paraîtra bien meilleur.
La miche était fraîche et odorait le champ
mûr; nous y en foncions les dents furieusement.
C'était encore de la vie, bien que ce ne fût plus
du sang et des os, comme les proies que je
dérobais aux arbres, et elle moussait à nos
bouches, légère et dorée. Une chaleur me
gonflait le cœur; je pensais au vieillard :
aucun homme encore ne m'avait parlé avec
cette bonté sévère. Si j'avais été seul, je serais
retourné au camp. Cependant je me méfiais
de Frilotte. Je sifflai entre mes dents et puis
lui dis avec indifférence :
— Est-ce que toi aussi, tu n'aurais pas voulu
avoir un père comme cet homme?
Elle cessa de manger, me regarda sous le
nez en secouant ses crins roux :
— Tous les hommes, c'est toi à présent pour
moi, Petit Vieux, cria-t-elle avec une vraie
joie de possession, avec un élan de vie person-
nelle et sauvage.
58 AU CŒUIl FRAIS DE LA FÛRÈT
OÙ donc cette petite fille animale prenait-elle
de si étranges idées? Xotre chair nous demeu-
rait encore obscure et déjà elle me parlait
comme une femme, avec une tendresse impé-
rieuse dans le pli de ses sourcils. La force
mâle aussitôt se rebella, l'instinct vierge de
la défense, comme si elle avait attenté à la
libre disposition de ma vie.
Après tout, elle faisait pour moi partie du
bois, avec les arbres et les œufs des nids.
J'aurais pu lui tordre les cheveux dans mes
poings et la tenir sous moi comme une en-
nemie terrassée. Elle se serait mise à pleurer
sans pouvoir se défendre. Et ensuite j'aurais
marché à travers le bois, elle serait retour-
née à la ville par un autre chemin. C'était
là un sentiment qui peut-être me vint de ma
louche hérédité. Il me sembla que cette petite
était, par rapport à ma conscience d'homme,
une humanité inférieure. Voilà, cette chose
était en moi comme le caillou dans la terre.
J'éprouvai le besoin de montrer de la déci-
sion. Je ramassai une motte de terre et la je-
tai devant moi, disant :
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 59
— Aussi sûrement que j'ai jeté cette terre,
j'irai demain travailler avec eux.
Du bout de son pied, elle repoussa la motte
et cria aigrement :
— Toi, tu l'as mise ici et vois, maintenant
elle est là-bas.
Je m'en allai avec colère sous les arbres.
Je sentais bien que si seulement j'avais fait
un pas vers elle, elle aurait pensé : — Il en
fera un second qui me le ramènera.
Je sifflais comme les oiseaux par dérision
de sa révolte inutile; et j'étais déjà loin, j'au-
rais voulu ne l'avoir pas quittée.
Coucou! coucou 1 cria-t-elle. J'entendis ses
pieds frapper nerveusement la terre derrière
moi. Je tournai la tête et elle était là, soumise
et sournoise.
— Pourquoi t'es-tu fâché? dit-elle J'irai de-
main avec toi chez les hommes.
Ses yeux luisaient ironiquement à travers
ses cheveux.
Ce fut notre dernière nuit dans la hutte du
bois : à pointe d'aube, dans la sueur fraîche
de la terre, d'un cœur libre je partis avec elle.
60 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
J'allais vers le travail et le pain. Je fis là mon
premier acte conscient d'homme.
Le vent matinal tordait comme de légères
chevelures les fumées au-dessus des paillotes.
Sitôt que nous fûmes arrivés devant la table,
le chef au visage dur appela une de ses brus et
dit:
— Tu les prendras sous ton toit, comme
tes enfants.
Cette femme alors nous mena vers la cabane
et coupa deux larges tranches de pain. Et en-
suite elle emplit d'une décoction de café un
bol que nous nous passâmes de la bouche à la
bouche. Puis de nouveau le vieillard vint
et ils rappelaient entre eux le Père. Et il
dit :
— Voilà, toi et elle d'abord puiserez l'eau
à la mare et avec cette eau vous tremperez
l'argile.
Cet homme ne s'occupa pas autrement de
nous. Il parlait peu et ne disait que les paroles
nécessaires, comme un roi. Frilotte, à mesure,
les pieds dans la flaque, emplit donc les fines,
et je les charriais vers les hommes chargés de
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 61
pétrir la terre. Sa patience, sa bonne volonté
maintenant s'égalaient à mon courage. Elle
haïssait ces gens comme des maîtres, elle
était encore trop près de la vie libre du bois,
et cependant un étrange respect la rendait
craintive : elle leur obéissait avec humilité.
Elle vint près de moi sous la paillote, à la
pause du midi. Nous rompîmes ensemble le
premier pain du travail. La femme nous en-
veloppait de regards défiants et pourtant
n'osait s'opposer à la volonté du Père. Elle
nous dit :
— Mangez et buvez.
Le pain était aigre et dur ; les petits pauvres
comme nous ne sont pas difficiles. Mais l'aîné
des fils, plus grand que moi d'une tête, par
jeu ou rancune, jeta vers nous une poignée
de sable qui fit craquer les bouchées sous nos
dents. Celui-là agissait méchamment, car
nous avions mérité de manger le pain pur
aussi bien que lui. Avec une force de chat
sauvage, je lui sautai à la gorge; il roula; je
frappais son visage avec mes poings. Le Père
au bruit de la rixe arriva.
4
62 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
— Petit Vieux a raison, dit-il quand il
connut le motif pour lequel nous en étions ve-
nus aux mains.
Il réprimanda la femme pour nous avoir
donné de la miche moisie et le garçon pour
l'avoir poudrée de sable. Et ensuite elle et moi
nous dormîmes l'un près de l'autre, sous le
midi brûlant. Maintenant aussi la mère don-
nait tort à son fils.
Jusqu'au soir Frilotte puisa l'eau à la mare
et puis moi, je roulais cette eau vers l'aire où
les hommes gâchaient. La lune monta; un
tourbillon léger de famée dansait à la crête
des fours comme une ronde de petites filles en
tuniques blanches. Dans la nuit pâle les hauts
cônes braséèrent; ils ressemblaient à des pa-
lais en feu dont les rouges soupiraux inquié-
taient la plaine. Une lassitude heureuse cour-
bait nos membres. Nous avions pris notre part
du repas en commun : le pain et la pomme de
terre avaient comblé notre faim. A présent,
nous étions assis au seuil de la cabane et nous
écoutions crépiter les houilles. La femme nous
appela et dit :
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÉt 63
— Le garçon couchera avec les garçons et
la fille avec les filles.
Derrière les portes fermées, des ronflements
puissants montaient. Frilotte, avec un senti-
ment fier, avança le front comme une vraie
petite femme :
— Embrasse-moi, Petit Vieux, dit-elle.
Là-bas, nous dormions sous les arbres l'un
à côté de l'autre et elle ni moi n'avions encore
échangé le baiser.
— Fais ce qu'elle te demande, puisque aussi
bien elle est ta femme.
Quelqu'un ainsi parla de qui nous ne
voyions pas remuer la bouche dans cette nuit
d'été. Et je l'embrassai dans les cheveux sans
honte.
C'était le mois des nuits brèves. Une clarté
passait, le frisson du petit jour comme der-
rière une porte un flambeau. Aussitôt les lits
étaient remués de réveil. Dans l'aube pâle
des formes se levaient et se répandaient à
travers le camp comme des ombres, comme
des parts attardées de la nuit. Et nous aussi,
dans le petit jour gris, nous étions pareils à
64 AU CŒUR FRAIS DE LA FORET
des ombres. Une fraîcheur coulait de la hêtraie
jusqu'à ce sol brûlé et aride. La senteur verte
nous rappelait la hutte solitaire, au cœur du
taillis.
, Avec les jours, le regret s'émoussa : nous
parlions de la petite maison du bois sans
douleur, comme d'un souvenir lointain. Les
grands chênes rouges furent pour nous comme
des parents restés en arrière tandis que la ca-
ravane s'enfonce à travers le vaste monde. On
les aperçoit encore un peu de temps et puis
ils s'elïacent à l'horizon. Frilotte maintenant
allait et venait, des bannes de sable fin dans
les mains; elle passait ce sable au tamis et
ensuite elle me l'apportait. Je sablais de pou-
dre d'or l'aire où à mesure les autres enfants
mettaient sécher les haies de briques avant
de les porter aux fours. La joie résida en nos
gestes alertes et précis. Le pain aussi avait
une saveur plus tonique depuis qu'il nous
payait de notre labeur. Le soir et le matin,,
une des filles de la cabane disait à haute voix
la prière; les autres se signaient quand elle
avait fini : et à notre tour nous faisions le si-
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 65
giie de croix comme des chrétiens vers Torient.
Quand la nuit tombait, nous allions regar-
der flamber les fours ; ils dominaient la plaine
nue. Cependant très loin, vers l'orient, les
lumières d'une ville brûlaient comme des
lampadaires. C'était une ville toute jeune :
peut-être il y avait là déjà des malheureux,
de petits pauvres comme nous sans gîte et
sans pain; elle lignait de feux tout l'hori-
zon. Et la campagne, l'arène dévastée et
sans végétations toujours un peu plus dimi-
nuait à mesure qu'elle avançait. C'est pour
cette ville que de l'aube à la nuit, le camp
travaillait, moulant l'argile dans les formes
et les portant cuire, ensuite aux fours. Inépui-
sablement les briques sortaient de la terre,
montaient, se dressaient en tours rouges par
simulacre des maisons qu'elles serviraient
bientôt à bâtir.
Partout où passaient les briquetiers, le sol
se vidait de ses sèves, un désert naissait. Il
y avait des années qu'ils étaient en marche;
ils arrivaient toujours après les moissons et
ensuite les moissons ne repoussaient plus.
60 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
Ils étaieni maigres et desséchés comme la
terre ; leurs yeux étaient consumés de feux
noirs comme les fours. Ils ne connaissaient
pas le repos des dimanches. Quelquefois en-
tre eux, avec des faces nostalgiques, ils se
parlaient du village natal. Et nous étions,
nous, deux petites graines d'humanité, ger-
mées dupasse des cités. Xous avions renoncé
à la vie libre pour prendre notre part de la
sueur des hommes qui travaillent. Avec les
autres nous marchions par la plaine du pas
d'une tribu. Vers le soir il nous arrivait de
demeurer tristes sans cause.
Un jour la vieille femme du chef, étant à la
table avec les autres hommes, passa la main
sur le front de Frilotte et dit :
— N'est-ce pas une chose étrange? Notre
petite Iule avait le même regard que celle ci.
Et Iule était une fille qu'ils avaient eue au-
trefois et qui dormait sous un tertre, dans le
cimetière.
— Voilà, oui, mère ! tu as dit la vérité, s'é-
crièrent lès hoinines. C'est là une chose
ëtràhgè.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 67
Elle prit donc l'habitude de l'appeler de
ce nom léger et musical ; et moi aussi je finis
par ne plus l'appeler autrement. Iule, c'était
comme le vent dans les chênes, comme le
cri d'un jeune oiseau, comme la petite eau
d'une source sous bois. Cela ressemblait aussi
à la chanson qu'une nourrice chante près
d'une enfant. Elle fut très fière de porter un
nom que la fille des maîtres avait porté. Elle
me disait :
— Pense un peu à cela. Hier j'étais Frilotte
et maintenant je suis Iule. Est-ce que tu ne
me trouves pas changée?
Gomme on lui mettait plus de beurre qu'à
moi sur ses tartines, Iule le raclait avec le
couteau et retendait sur mon pain. Moi, je ne
cessais pas de m'appeler le Petit Vieux. Même
en changeant de nom, je serais demeuré
celui qui traîne un faix de vieille humanité.
Une fois elle commença à me reparler du
bois comme, au temps de nos famines, elle
me parlait du pain. Elle tourna vers les ar-
bres des yeux aigus qui semblaient regarder
la hutte. Èile ^Valt sliissi Une autre voix ar-
68 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
dente et fiévreuse. Mais je vivais maintenant
de la vie de la tribu ; je ne pris pas attention
à sa plainte. Lui montrant les cônes dans la
plaine, je dis :
— Ils ont mis le feu au troisième four.
Elle ne m'entendit pas : son âme était partie
vers la petite maison verte.
Or, à quelques jours de là j'appelai en vain
Iule : elle ne vint pas avec les bannes de
sable; et alors je me mis à la chercher du
côté des paillotes. 'Elle n'était pas sous les
paillotes.
— Elle est là-bas au bois, me dit mon cœur
triste.
Je m'en allai vers le bois, je me mis à cou-
rir sous les arbres. Des branches cassées
m'indiquèrent le chemin par lequel elle avait
fui. L'ancienne senteur subtile, l'arôme des
serpolets montait de ses foulées et tous les
oiseaux chantaient. Dans les ramures pro-
fondes cria le coucou. Gomme un hoquet,
comme un sanglot passa son cri dans la
haute vie verte : je n'avais pas encore en-
tendu pleurer ainsi l'oiseau. Le bois m'appa-
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 69
rut une jeune éternité, un mystère vierge ; je
le considérais avec des 3'eux frais et nou-
veaux. 0 quelles rivières d'ombre ruisselaient
sur ma chair calcinée à l'haleine ardente des
fours ! Quelles sources divines de paix s'égout-
taient des arbres légèrement frissonnants !
Une voix au loin appela.
Ma chère Iule, me voilà maintenant près
de toi ( Tu reposes sur l'ancien lit de feuilles
de notre hutte, tu tiens tes pieds dans tes
mains et rien n'est changé, la hutte est tou-
jours là comme si seulement je venais d'en
unir les branches.
— Je savais que tu serais venu, dit-elle en
riant franchement.
Elle me mena vers la source, m'offrit l'eau
claire entre ses mains et ensuite se mit à lis-
ser ses cheveux. Elle avait repris sa grâce
de gentil animal sauvage, sa vie onduleuse et
souple. Et moi, en riant comme elle, par fo-
lie j'embrassais à présent les arbres en les
entourant de mes bras. Je faisais là une chose
obscure et spontanée qu'avaient dû faire les
hommes des âges en regagnant la forêt après
70 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
Texil des villes. Le midi tomba et tout à coup
je pensai à la tribu qui nous attendait près
des fours.
— Iule, dis-je, je suis venu te chercher.
L'ouvrage pressait.
Je parlais avec décision, comme un homme
qui a la conscience de son devoir.
— Eh bien, fit-elle, tu repartiras seul. Iule
n'ira pas avec toi.
— 0 Iule! les femmes mettaient cuire du
beau pain doré sur la cendre.
Ce fut à cause de cela qu'elle me suivit do-
cilement vers la lisière. Le Père avec les aides
manœuvrait près de la table. Il m'aperçut et
de loin me cria :
— Tu as fait sagement de revenir, Petit
Vieux. Maintenant; tu n'ignores plus ce qui
est bien et ce qui est mal.
Iule avait un autre visage en écoutant cette
simple parole.
Il tomba des pluies; le venteux automne
arrivait par la futaie. Les paillassons couru-
rent comme un camp en marche; les hommes
rentrèrent réparer les outils. L'n jour brouillé
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 71
et bas glissait à travers les vitres; à peine on
voyait les mains battre sur l'enclumette le
fer ébréché. Maintenant aussi les arbres du
])ois commençaient à s'empourprer.
Puis des éclaircies bleuirent, une tiédeur
(le soleil sécha l'arène ; les petites ombres
dans la pâleur de l'aube se reprirent à faire
leurs gestes rythmés. Une suprême ardeur ré-
gna. Iule, ma chère Iule! avec quel entrain
tes petites jambes blondes d'argile couraient
sous la charge des briques fraîches! Toi et
moi, avec le temps, étions devenus d'habiles
ouvriers.
La sieste du midi s'accourcit. On ne fumait
plus sa pipe qu'à la nuit, autour des feux de
bois. Alors ces hommes taciturnes se par-
laient du village; leurs faces étaient moins
sombres, comme si déjà ils voyaient se lever
derrière les fours le clocher natal.
Un jour l'aïeule partit pour la ville. La nuit
était tombée quand elle rentra. A la clarté des
lampes, des étoffes s'éployèrent ; les femmes
les palpaient entre leurs doigts. Il y eut des
vêtements moelleux pour les enfants. Pour
AU CŒUR FRAIS DE LA fORtï
la première fois de notre vie nous sentîmes
la douceur d'un tissu envelopper chaudement
nos membres. La laine vêtit nos peaux nues
qui avaient grelotté suus la bise et brûlé sous
le soleil. Xous n'osions faire un mouvement,
de peur de froisser la trame unie. Et moi, ce
soir-là, je regardai avec une gaucherie timide
cette sauvage fille des bois habillée comme
une petite Vierge des chapelles et qui tour-
nait sur elle-même, en cambrant sa taille.
D'un cri tout à coup elle bondit vers le grand
coquemar de cuivre qui chauffait sur le poêle.
— Petit Vieux, est-ce bien moi? Me recon-
nais-tu encore:^ Jamais je ne me serais crue
si belle.
Ensuite sa pensée glissa ; elle fut là-bas
avec Marna, la prostituée secourable, le pau-
vre bon cœur chargé de péchés.
— Petit Vieux!... Si elle pouvait me voir!
D'intimes et heureuses sensations jailli-
rent, s'accordèrent à la joie de Fheure. Elle
eut l'éveil du sentiment de la dignité, s'é-
prouva grandie, dans l'importance d'une crois-
sance sociale.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 73
Ce fut là la fin du travail ; sous de bas ciels
nébuleux, la lumière s'éteignit; on sentit
peser la stagnation prochaine du solstice.
Des attelages maintenant roulaient dans la
plaine ravinée, de longues charrettes qui se
comblaient d'empilements de briques et en-
suite prenaient le chemin de la ville. Dans
le désert rouge, parmi les flaques rouilleuses,
il ne resta plus debout que les grands pilo-
nes entamés, la brèche déchiquetée des cuis-
sons de l'été.
D'abord les femmes partirent, les mères,
l'aïeule, fléchies sous le poids des bardes : au
petit matin on vit leurs silhouettes décroître
dans l'air pluvieux. Elles marchaient sur un
rang, à pas rapides, reprises par le désir de
l'abri sûr, de la petite maison au village, dans
la tranquillité engourdie de l'hiver. Nous de-
meurâmes un jour encore avec les hommes,
rentrant les pailles, les tables, les moules.
— Hé ! Petit Vieux, disait Iule, le dimanche
on va à l'église. Je mettrai ma belle robe. S'il
y a des boutiques, tu m'achèteras des boucles
d'oreilles.
5
74 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
Le Père retira les clefs. Le silence, la mort
régnèrent dans l'ancienne animation du camp.
Et à présent, avec la charge des bêches aux
épaules, nous relayant pour pousser les
brouettes où s'entassaient les ustensiles et les
literies, les mâles de la tribu, à leur tour,
dans la clarté brouillée du matin, fendaient
la plaine.
Nous traversâmes des villages ; les fermes
blanches à toits de tuiles rouges, les étables
eifurnant un suint chaud se groupaient en
rond autour des clochers pointus. Des che-
vaux tiraient la charrue : il y avait des enfants
qui mangeaient d'épaisses miches beurrées
sur le pas des portes.
La nuit tomba : moyennant le denier du
pauvre, nous fûmes hébergés dans une grange.
La chaude senteur des pailles nous enve-
loppa ; et, avec ses petits pieds laS;, Iule était
près de moi, sa tête rousse dans ma poitrine.
L'aube filtra par les joints des vantaux, le
Père donna le signal et, encore une fois, les
routes s'allongèrent. Vers le midi, des gens
sur des seuils commencèrent à nous saluer :
I
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 75
les faces étaient cordiales, comme pour un
retour attendu.
Nous marchâmes ainsi jusqu'à la tombée
du jour. Et puis des fumées volèrent, l'odeur
des feux de bois nous arriva du hameau.
Toutes les portes étaient ouvertes. Des fem-
mes avec des nourrissons dans les bras s'a-
vançaient et embrassaient les hommes.
C'était là, aux confins de la lande, une
centaine de maisons badigeonnées au lait de
chaux, parmi des emblavures et des vergers.
Des fils, des pères en étaient sortis au temps
de l'exode: et maintenant les barrières étaient
levées, chacun rentrait dans les maisons où
des petits étaient nés, où des vieux avaient
été cloués dans leur bière. La mort et la vie
avaient passé pendant leur absence et à leur
tour ils arrivaient, maigres et errenés, ayant
gagné le pain de l'hiver.
Le Père poussa une porte et dit :
— Voici. Toi et Iule à présent vous vivrez
dans cette maison avec nos enfants et nous-
mêmes.
Nos pieds enfin goûtèrent la fraîcheur du
76 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
carreau, après la longue marche harassée. La
nappe de serge fut tendue, les étains réson-
nèrent: une garhure épaisse fuma sous la
lampe claire. Aux siestes brèves du campe-
ment, nous n'avions pas connu un si grave
et si naturel plaisir.
Des voisins, de coriaces campagnards, de
menues commères entrèrent, se pressèrent
près de l'âtre. Ceux-là étaient loquaces : ils
dirent les humbles fastes, les obscures desti-
nées. L'histoire du hameau, tandis qu'au dé-
sert là-bas les autres peinaient, se déroula, la
moisson, les labours, les semailles. Le charron
avait remis un toit de tuiles à sa maison ; la
femme du messager avait eu deux jumeaux;
des jeunes gens avaient échangé les promesses.
Quelle chose nouvelle pour Iule et pour
moi î A la ville comme à la forêt, nous
avions vécu en sauvages, ignorant les soli-
darités. Et voilà, ce hameau nous révélait le
rudiment de la cité selon la vraie vie, chacun
bêchant et ensemençant pour soi, mais tous
associés de peine et d'intérêts, avec une com-
munion de misère et de courage.
i
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 77
^ __»
Iule écoutait, bouche bée, avertie soudain
qu'il existait des âmes simples, différentes des
haineux et sournois maraîchers peuplant l'a-
bord des villes. Ah I nous les connaissions
bien, ceux-là, embusqués derrière la haie
avec leurs chiens et leurs fourches, donnant
la chasse aux petits pillards affamés qui ma-
raudaient un navet à la limite de leur champ !
La famille, la collectivité sociale vaguement
s'éveillèrent, eurent un sens. Au campement
déjà, dans les parlotes des soirs, on nous
avait dit qu'il n'y avait pas de pauvres au
hameau. Personne n'était riche, mais tout le
monde travaillait ; le pain jamais ne man-
quait à la faim des petits.
La tribu reprit racine. Les ouvriers roux
du feu furent, aux grasses matrices de la terre,
un autre peuple redevenu laboureur. Des
bêches fouissaient les courtils; les champs
s'emplirent de brusques silhouettes qui traî-
naient la herse. On rentra les derniers fruits
pour les réserves de l'hiver ; je montai au
verger cueillir la pomme pourprée d'automne.
Iule avec prudence rassemblait la récolte dans
78 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
les bannes. Quelle joie de palper et de cro-
quer librement les belles pulpes vermeilles
qui, autrefois, par delà les clos murés, exci-
taient si cruellement nos convoitises! Nos
mains et nos habits étaient parfumés de sève
verte. Nous vivions là dans l'abondance des
biens de la terre, au cœur inépuisable des
fructifications.
— Vois un peu, Petit Vieux, disait Iule,
une fois tu es venu dans la plaine avec moi. A
présent nous avons un verger et une maison.
Nous mangeons du bon pain frais. Si cepen-
dant toi et moi n'étions pas allés vers l'arbre,
cela ne serait jamais arrivé.
Avec son front court, elle exprimait là une
idée juste de destinée: nous ne pouvions en-
core la comprendre et néanmoins elle remuait
quelque chose de profond en nous. C'était
comme une main qui était sortie d'un nuage
et nous avait menés vers la vie.
Les pommiers se dénudèrent : nous rentrâ-
mes les dernières cueillettes; d'humbles ri-
chesses s'accumulèrent aux gi^eniers. Les mai-
sons ressemblèrent à de petites arches combles
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 7î)
qui tranquillement attendaient l'hiver. Iule
maintenant trempait la soupe, aidait Faïeule
à enfourner le pain. Ses mains sentirent l'oi-
gnon, le poireau, les bonnes herbes qui par-
fument le repas. On lui confiait aussi la vache ;
elle sut manier les aiguilles d'un tricot, et
en tricotant, elle menait la bête pâturer au
long de la route. Moi, avec les hommes, un
jour je partis couper les osiers, dans la ré-
gion des marais.
Je connus l'alternance des travaux qui par-
tageaient ces humbles existences. Le prin-
temps venu, le hameau partait cuire la brique
aux confins des villes. Il ne restait aux mai-
sons que les vieillards, les jeunes mères et
les infirmes. Ceux-là prenaient soin de la
vache, du mouton et du porc; ils entrete-
naient l'habitation et le courtil ; ils regardaient
l'épeautre, le seigle et la pomme de terre
pousser au soleil de l'été, dans l'étendue soli-
taire. On s'entendait ensuite pour faire en-
semble la moisson. Au retour, la grange était
remplie : activement, silencieusement la mai-
son s'était préparée à recevoir la tribu rêve-
80 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
nue de l'exil. Et puis arrivait l'hiver : avec
des gestes souples on courbait l'osier, on
maillait les corbeilles et les paniers. L'ar-
dent briquetier de l'été, le hâtif ouvrier des
derniers labours devenait le vannier aux
mains agiles, derrière les vitres étamées par
le givre.
Le fléau battit sous l'auvent des granges.
Je portais le grain au moulin ; j'en poussais
devant moi une pleine brouettée. J'avais de
bons moments parmi les fariniers aux mas-
ques blancs, dans la maison pâle où neigeait
la farine. Le ronflement des ailes virant sur
leurs axes me rappelait avec douceur le ton-
ner le sourd des ponts par-dessus mes som-
meils blottis aux nervures du fer.
Le petit pauvre est observateur : il saisit
les analogies. Sa tête travaille comme le mou-
lin broie la pulpe grasse du grain. Au coup
de vent du hasard, elle aussi, dans l'im-
mense aventure quotidienne de la vie, fait sa
farine de tout ce qui passe à sa trémie. Moi,
je regardais le geste lent des fariniers sous
les hautes solives poudrées déverser aux con-
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 81
duits le sac de grain, arrêter ou mettre en
mouvement le taquet. Ils étaient silencieux
et patients, comme tous ceux qui s'aident des
forces de la nature. Quand leS^ent cessait de
souffler, le moulin chômait ; et en sifflant
doucement des airs mélancoliques, ils atten-
daient que le vent reprît. Je sifflais comme
eux.
Ma vie se haussa. J'éprouvai le sentiment
que moi aussi, en rapportant le grain moulu
à la maison, je faisais une chose utile. Le
moulin moud le hlé et ensuite, au creux de
la maie, des poings activement pétrissent la
farine. J'étais l'intermédiaire entre la maie et
le moulin. Quand enfin le pain levait, j'avais
la conscience d'avoir pris ma part de l'œuvre.
C'était une chaleur de joie et d'orgueil, comme
de faire le bien et de mériter la vie. A pré-
sent que la réflexion m'est venue, j'admire
quelles forces secourables, quelles réserves
de courage et de sagesse reposent au fond
de l'être le plus dénué. Il n'y avait qu'un
peu de temps que j'avais cessé d'être un
petit vagabond, mêlé aux lamentables épa-
5.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORET
ves que charrie le fleuve fangeux des villes;
et déjà, par la puissance de l'exemple, aux
approches d'une humanité simple et cordiale,
je sentais en moi les mouvements d'une con-
science. Cependant là-bas, torturé par la faim,
il aurait pu m'arriver un jour de voler sur
le comptoir du boulanger un pain. Tout
Tappareil social se fût ébranlé pour me mener
au juge. Celui-ci aurait établi sans peine que
j'étais un précoce criminel parce que, dans
une société hypocrite et lâche, la faim, plus
encore que le vol d'un pain, est un attentat à
la moralité publique. Moi qui étais un enfant
mis bas dans l'ombre d'un porche et à qui
personne n'avait appris à travailler, moi qui
avais poussé à la vie comme l'ivraie du bord
des fossés, je serais devenu, dans les corrosifs
dortoirs d'une maison de correction, un être
perverti, aux yeux cauteleux, au cœur fer-
menté de haine et de révolte.
La première neige floconna : les vergers, les
toits de feurre et de tuiles sombrèrent dans
un silence blanc. L'intimité alors se retira au
cœur des maisons, une quiète vie feutrée de
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 83
silence et d'attente près des bêtes domesti-
ques. L'horloge, au chaud des âtres, scanda
les heures actives, le rythme des mains tres-
sant l'osier, les molles et muettes détentes
de la veillée au feu des crassets. Tout le ha-
meau, derrière les vitres, façonnait des ban-
nes, des paniers à égoutter le fromage et de
délicates corbeilles. On entendait au fond des
étables le ruminement pesant des vaches, le
barbotement des porcs dans l'auge; et les
routes étaient vides, il n'y avait point d'autre
bruit. Toute attache sembla coupée avec le
monde du dehors. Cependant au matin un
clapotement de sabots d'enfants traînait, filles
et garçons en petites bandes, le nez bleu et
les mains dans les moufles. C'était la classe
du cordonnier Jean. Les sabots un peu de
temps méandraient le long des haies et puis
heurtaient le seuil d'une porte basse. Nous
allions avec les autres. Dans une chambre
aux vitres brouillées, un vieil homme, des
besicles au nez, piquait l'alêne et tirait le fil
avec ses grosses mains noires de poix.
Trois [bancs [s'alignaient près du poêle de
84 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
fonte. li y avait au mur d'antiques images et
des livres dans le bahut : ils aidaient le vieil
homme à méditer sur les choses de l'univers.
Depuis bientôt soixante ans qu'il était au
hameau, sa vie se passait à aimer le prochain
et à ressemeler le pays, dans cet humble
coin du monde. Il n'avait pas eu d'autre am-
bition, laissant venir à lui les petits enfants,
leur enseignant ce qu'à grand effort de cer-
veau, sans l'aide d'aucun maître, il avait ap-
pris lui-même dans ses images et dans ses
livres. Mon Dieu! ses livres! D'anciens al-
manachs, des Mathieu Laensberg de l'an
quinze aux feuillets déchiquetés et racornis,
comme grignotés par les souris, maculés par
le coup de pouce mouillé dont il les tournait,
jaunis et chinés à l'égal de la peau de ses
mains ! Il possédait aussi quelques fragments
des Evangiles. Quand il nous parlait de Christ,
c'était vraiment comme une figure de lumière
qui se levait devant nous, un homme infini-
ment bon d'aujourd'hui disant de douces pa-
roles.
— Christ est passé ce matin, disait Jean
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÉÏ 85
gravement. Il est entré ici, il s'est assis ici,
il m'a dit de belles choses que je vais vous
dire à mon tour.
Tous ne le croyaient pas, mais moi je re-
gardais la chaise qu'il me montrait du doigt.
J'étais sûr que la chose était arrivée comme il
disait et que Christ s'était assis sur la chaise. Il
me semblait qu'il devait lui ressembler.
Avec le tremblement de ses gros verres sur
son nez picoté de trous noirs, il partait de là
pour nous expliquer qu'il fallait aimer les
autres comme soi-même, partager avec le pau-
vre sa misère et ne point faire de mal aux bêtes.
Je pense avec émotion au bonhomme Jean.
Il ressuscite du passé de ma vie comme un
humble saint de village. Si j'arrivai plus tard
à démêler le bien du mal, moi le petit vaga-
bond à l'âme obscure, c'est à lui, à la grande
lumière qui tombait de ses mains ouvertes
que je le dois. Cependant à peine il passa dans
ma vie et il ne s'en est jamais allé.
Assis parmi nous, ses mains cordées cou-
rant le long des lignes, il nous lisait les textes,
nous expliquait les vieux symboles. C'était
86 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
l'astrologue au chapeau pointu, à la robe
constellée de lunes et d'étoiles; c'étaient les
mois et les saisons, les solstices, les équi-
noxes; c'étaient les fables, les proverbes et les
sentences. Je connus les Jours d'or du calen-
drier ; les grands Béatifiés m'apparurent des
ancêtres, des grands-pères nimbés et glorifiés
pour avoir fait leur devoir sur la terre.
11 nous apprenait aussi à épeler et à écrire.
D'une grosse écriture à la craie il traçait sur
le bahut des lettres qu'ensuite il nous fallait
recopier jusqu'à ce que les deux côtés de nos
ardoises en fussent remplis. La touche grin-
çait, mal conduite par les doigts gourds;
tandis que nous nous appliquions à nos jam-
bages, lui un peu de temps s'en allait battre
un pan pan à sa table. D'autres fois, en vidant
un sac de châtaignes sur le carreau, il nous
enseignait l'arithmétique. Deux et deux font
quatre et quatre font huit, et quatre fois huit...
Qui aurait dit jamais, petite Iule, qu'un jour
toi aussi pourrais compter jusqu'à cent?
Quand le bonhomme disait : « Regardez-
moi bien. C'est moi qui suis Dieu et je pousse
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 87
la terre comme ceci et la lune comme cela, »
je croyais véritablement que Dieu était de-
vant moi et me révélait le grand mystère.
La petite école finissait à midi. Alors, comme
au matin, les sabots se remettaient à battre
le long des haies. Parfois une rixe s'élevait.
Les grands fonçaient sur les petits. Iule et
moi tapions avec les poings : on la redoutait.
Quand nous rentrions, la pomme de terre
fumait sur la table. Il y avait là le père et trois
de ses fils, assis autour de l'âtre sur des es-
cabeaux bas, avec les outils et les osiers frais.
Ils ne s'interrompaient de remuer les mains
que pour manger et ensuite travaillaient jus-
qu'au soir. Iule avait pris goût à ce travail ;
j'y étais moins habile qu'elle. Les osiers sous
ses doigts précis se déroulaient comme de
minces couleuvres. Elle les tordait, les mail-
lait en délicats corbillons. Dans le taciturne
hiver de la maison, l'horloge battait d'un
pouls lent, la lampe s'allumait, le chaudron
à petits bouillons cuisait à la crémaillère.
Cette vie monotone doucement nous engour-
dissait . L'autre hiver j'avais gelé sous les ponts ,
88 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
Iule une nuit avait manqué ne plus jamais
s'éveiller : c'était Mama qui l'avait ramenée
à la vie en la couchant près d'elle dans sa
chaleur d'amour. Qu'était-elle devenue, celle-
là, en sa pauvre vie de misère et d'ahjection?
Ah- oui! qu'était devenue la pauvre Mama
avec ses vieilles loques bariolées, avec le châle
à trous sous lequel, comme une image de
la mort galante, elle se pavanait dans le soir
impur des rues, chuchotant des invites cajo-
leuses aux passants ? Elle toussait déjà en ce
temps d'un si affreux râle d'alcool et de
phtisie !
Oui, ce fut là un heureux temps. Il faut que
la maison, l'antique tradition familiale soit
bien profondément incrustée au cœur des
races pour ressusciter si vite l'instinct de la
sociabilité. Comme de libres bêtes farouches,
nous avions vécu, aux confins de l'humanité,
l'aventure des jours. Et déjà nos fibres se
reprenaient à la chaleur vive des contacts.
Une filialité obscure palpita, m'assouplit à
la vie commune près de l'ancêtre et de l'aïeule.
Iule aussi sembla changée. Elle ne jurait plus
AU CŒUR FRAIS DE LA FORET 89
par les saints noms. Des mots, des rappels
de choses ordiirières s'éliminèrent. Ses fonds
de nature rusés et sournois furent comme li-
més à la probité de ce peuple loyal et doux.
Voilà oui^ je fus dupe comme tout le monde
de sa petite comédie de dissimulation. Je ne
savais pas pourquoi quelquefois elle tirait la
langue derrière le dos des gens qui étaient là
et ensuite étrangement me regardait en riant.
Quand je commençai à voir clair en elle, il me
parut qu'elle avait instinctivement deux âmes,
son âme des dimanches qu'elle passait avec sa
belle robe, une âme franche et amusée avec
laquelle elle se regardait au miroir et partait
entendre la messe au village à une lieue du
hameau, et puis l'autre, clandestine et butée,
sa petite âme de misère et de vice là-bas dans
la ville.
Un jour les arbres bourgeonnèrent et le
temps des paniers fut fini. Il vint des oiseaux;
la sève verte monta. On prépara la terre pour
les semis. Toutes les maisons étaient vides
et Iule commença à me reparler de la forêt.
Moi, je l'écoutai distraitement d'abord. Ma vie
90 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
était plutôt avec ces hommes qui se courbaient
dans la campagne rose. La petite classe avait
pris fin avec la neige et l'hiver. Les sabots ne
cognaient plus à la porte du doux maître in-
génu : par les chemins verts ils partaient pour
une autre école très loin oii un vrai maître
enseignait d'après les principes.
Le dernier jour, Jean gravement avait pris
un de ses antiques almanachs et me l'avait
mis dans les mains, disant :
— Toi, tu n.'es pas comme les autres. Je lis
des choses dans tes yeux. Si un jour tu es
malheureux ou si tu as besoin d'un conseil,
ouvre le livre, tu y trouveras la bonne leçon.
Ce fut pour moi comme un legs de vie^,
comme un don religieux : le livre palpita près ^
de ma chair sous ma chemise.
Un matin de ciel couvert, les portes batti-
rent : c'était le lundi de la semaine de Pâques.
Les hommes, chargés de pelles et de bissacs,
partirent comme ils étaient revenus. Tous les
ans, au même jour, pluie ou soleil, on émi-
grait avec les bardes en tas dans les brouet-
tes. Le Père allait devant et les fils suivaient.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORET
Les femmes ensuite arrivaient, trouvaient le
campemen-t installé. Quelques vieilles gens
demeuraient seules dans les maisons pour les
semailles et les berceaux. Nous traversâmes
les villages ; sur les seuils, comme au temps
du retour, des enfants mangeaient du pain
Leurré; et les haies verdoyaient. J'avais un
couteau, de bonnes chaussures, un bâton à
la main. Je me sentais un homme et toute la
vie devant moi.
Iule, dans le soir, eut des yeux étranges.
— Pense donc, Petit Vieux, fit-elle, si la
petite maison était toujours là ?
Mon cœur battit fortement ; tout le bois vert
passa. 0 Iule ! la petite hutte sous la jeune
pousse des feuilles ! Le vent comme le souffle
d'une bouche endormie 1 La pluie comme des
pas légers qui s'approchent ! Je n'étais plus
avec les hommes. Elle se mit à rire et chu-
chota dans mon cou :
— La maison pense à nous comme nous
pensons à elle, Petit Vieux.
Elle ne dit pas autre chose, et moi, voyant
ses yeux rusés, je tremblai comme si déjà elle
92 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
m'avait pris par la main et me menait vers la
hutte. Si j'avais fait un pas vers le bois, peut-
être je ne serais plus jamais revenu. Je se-
couai la tète.
— Yois-tu, Iule, il y a eu les pluies et les
neiges.
Et ensuite je fus devant elle, la bouche vide
de paroles. Je n'osais plus all^r au bout de m^
pensée.
Tout de suite la vie du campement reprit,
elle sembla avoir été interrompue la veilh
seulement. Les paillassons au dos des hom-
mes coururent brandis, debout comme deî
tentes en marche. Les feux de bois fumero- i
lèrent sous la marmite. A coups de talons
nus, Iule et moi arpentâmes l'aire où une
pauvre herbe maigre comme le poil d'une
bête galeuse par places avait repoussé. Main-
tenant l'équipe avec ses huttes s'avançait
aux terres vierges. L'ancienne dévastation du
désert demeura derrière nous. On défonça des
champs encore verts, gras de la sève des ré-
centes cultures. Le Père lui-même avec les
maîtres du fonds en avait fixé les limites.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 93
Voilà bientôt trente ans qu'un matin il était
venu pour la première fois et chaque année
la campagne reculait, entamée par les brè-
ches, mangée par la cuisson des fours tan-
dis qu'à l'opposé, dans l'horizon déchiqueté,
la bâtisse comme une armée toujours plus
loin avançait.
La forêt, de toute sa masse légère et rever-
die, maintenant était là, dans les jeunes pluies
d'avril. Iule quelquefois rôdait autour de moi,
me regardait avec des yeux sournois. Quand
le soir tombait, elle disparaissait dans le bois.
Une fois, je la guettai. La petite ombre, dans
la nuit des arbres, ardemment fouissait sous
les mousses, à la base d'un chêne. Mon souffle
haleta : elle me vit près d'elle et aussitôt, d'un
cri de colère, elle se laissa tomber, s'aplatit
toute raide sur le trou qu'elle creusait. J'étais
très doux et cauteleux. Elle se rassura; elle
riait avec des yeux dissimulés et hardis :
— Petit Vieux, tu ne le diras à personne?
— Non.
— Eh bien, j'ai trouvé quelque chose et l'ai
caché là. Vois!
9 4 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
Elle gratta dans le trou et en retira une pe-
tite boîte où il y avait une boucle d'oreille.
— Iule, tu mens ! m'écriai-je. Tu as volé
cette boucle à la vieille femme.
Je marchai sur elle et voulus lui arracher
la iDoîte ; mais elle la tenait dans sa main
crispée, ses ongles me griffaient le visage.
— Donne-la moi, donne-la moi! criais-je
toujours.
Nous luttâmes. D'un bond elle s'échappa et,
à une petite distance, avec une joie méchante,
elle me défiait et sourdement disait :
— Elle est à moi! Je l'ai volée! je l'ai vo-
lée ! Elle est à moi !
Je me mis à siffler tranquillement entre mes
dents, et puis, après un peu de temps, je
lui dis :
— Vois maintenant : cette femme t'a aimée
comme une fille et tu l'as volée.
Elle cria encore une fois en faisant tinter
l'or de la pendeloque-:
— Elle est à moi. Je percerai un petit trou
à mon oreille, je la passerai dans le trou. Si
AU CŒUR FRAIS DE LA FORET
quelqu'un dit que cette chose n'est pas à moi,
il en a menti.
Je lui répondis doucement :
— Il n'y a là qu'une boucle et tu as deux
oreilles. Comment feras-tu pour en mettre un
morceau à toutes les deux?
— Oh ! fit-elle, je n'avais pas encore pense à
ce que tu dis là. La boucle était dans le tiroir
là-bas : il n'y en avait qu'une et je l'ai prise.
Je ne les aurais pas prises toutes les deux.
— Si j'étais toi, Iule, je la rapporterais à
la vieille femme, puisqu'aussi bien tu as deux
oreilles et que tu n'as qu'une boucle. Je lui
dirais : J'ai pris cette boucle dans le coffre et
à présent je te la remets. Elle se fâchera et
puis elle oubliera que tu es allée au colïre. Je
t'assure, c'est cela qui est le mieux.
— Oui, s'écria-t-elle joyeusement, c'est cela
qui est le mieux.
Je fis un pas, je croyais qu'elle me rendrait
la boucle. Mais elle se recula derrière un ar-
bre et se mit à rire.
— Après tout, n'est-elle pas à moi, puisque
je l'ai? Dans le coffre, elle n'était à personne et
96 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
maintenant je la tiens dans mes mains. Pour-
quoi l'unaurait-il une cliosequel'autren'apas?
Voilà, cette petite fille, dans sa cervelle
obtuse, disait là une vérité effrayante. Si l'un
a un morceau de pain qui est refusé à la faim
d'autrui, c'est celui-là qui est le voleur. Tout
devrait être partagé entre les hommes, et qui
a deux boucles d'oreilles peut bien en donner
une à qui n'en a pas. Cependant je dis à Iule :
— Pense à ceci : la vieille femme a payé
la boucle avec son argent, et si elle te deman-
dait le prix qu'elle en a donné, tu ne pour-
rais pas le lui rendre.
— Eh bien, fit-elle, va toi-même la remettre
dans le coffre. Quand elle l'ouvrira, elle verra
la boucle et elle ne songera pas à autre chose.
Ses paupières battirent ; elle eut une petite
douleur sèche qui lui crispait la bouche.
— Je l'avais tenue cachée sur ma peau tout
un temps. Elle brillait si gentiment au soleil!
Si tu l'avais vue pendue à mon oreille, tu au-
rais cru voir une autre fille. Oh ! je la déteste,
cette vieille femme! Pourquoi a-t-elle eu de
douces paroles pour moi?
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 97
Je lui ouvris les doigts, elle m'abandonna
enfin la boucle et alors moi, avec le cri de la
force et de la ruse, je partis en courant vers
le camp.
— Elle est à moi, Iule I Si tu dis que c'est
moi qui l'ai volée, je t'étranglerai.
La Mère était dans la cabane avec les hom-
mes : c'était la fin d'une journée de travail.
Personne ne s'aperçut que je tenais quelque
chose dans les mains. J'étais venu avec le
ferme propos de rendre la boucle à la vieille
femme, et maintenant j'étais là, bouche close,
éprouvant à mon tour une joie singulière à
tenir ce petit trésor entre mes doigts. Je pen-
sais : puisqu'elle ne sait rien, il vaut autant
garder cela pour moi seul. Dans le fond de la
chambre était l'appentis où couchaient les
deux vieux; je savais que le coffre était près
de la porte. Les hommes maintenant, avec des
gestes lourds de sommeil, se dirigeaient vers
les lits. Je me coulai jusqu'à la porte. Je me
disais qu'une fois dans l'appentis, j'ouvrirais
très vite le coffre et y jetterais la boucle. Mais
la Mère me dit :
/ 6
98 AU CŒUR FRAIS LE LA FORÊT
— OÙ vas-tu par là, Petit Vieux?
J'aurais pu lui répondre que je devais pé-
nétrer dans l'appentis pour une chose qui ne
la concernait pas ou bien lui remettre simple-
ment la boucle en lui disant : « Voilà, Iule l'a-
vait prise et je la reporte dans le coffre. » Mais
tout à coup je songeai que si je le disais ainsi,
il y aurait clans la maison une grande colère
contre Iule. J'étais là devant la porte, les yeux
bas, ne sachant quelle histoire imaginer. Et
puis encore une fois je sentis le charme
étrange de l'or à mes doigts. Mes dents se
serrèrent; je n'aurais pu en tirer un son. Ce
sera pour demain, pensai-je, quand personne
ne sera plus dans la maison. Iule en ce mo-
ment rentra; j'entendis le battement de ses
petits pieds nus, près de moi. D'un souffle
dans mon cou, elle me demanda :
— L'as-tu vraiment jetée au fond du coffre?
Et je lui dis :
— Je l'ai fait.
Cependant je tenais toujours la boucle dans
mes mains.
Le lendemain je passai la journée à trem-
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 99
per les argiles. Iule ne travaillait jamais loin
de moi : elle allait et venait avec l'eau de la
tine. De la rancune couvait dans son œil obli-
que. A plusieurs reprises elle me demanda
si c'était vraiment vrai que j'eusse remis la
boucle dans le coffre. Je remuais simplement
la tête sans dire ni oui ni non. Il n'y avait
pas la moindre honnêteté en tout cela; je
n'éprouvais plus le môme sentiment de bonne
conscience que la veille. Elle, du moins,
avait cédé à l'instinct, au plaisir naturel de
dérober un bijou pour s'en parer. Les mains
du pauvre sont tentaculaires; mais moi, en
différant de restituer la boucle d'or, je parais-
sais me donner le temps d'user les mouve-
ments de ma probité.
Iule, pendant le repos du midi, vint se cou-
cher près de moi. Elle tenait ses pieds dans
ses mains, ce qui était chez elle le signe de la
réflexion, et elle me regardait franchement.
— C'est que, vois-tu, Petit Vieux, me dit-
elle, si tu ne l'avais pas fait, cette boucle se-
rait maintenant à toi. Jamais je ne te l'aurais
redemandée.
100 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
— Eh bien, voilà, lui répondis-je. Hier, la
Mère m'a empêché d'aller jusqu'au coffre. Je
l'ai cachée entre les planches.
Elle me dit tranquillement :
— Tu ne l'as pas cachée entre les planches.
La boucle est dans ta poche. Si tu m'en crois,
maintenant que tu t'y es habitué, tu la gar-
deras pour nous deux.
C'était là la chose terrible, je commençais
à m'habituer, comme elle disait, à l'idée d'a-
voir toujours le poids léger de cet or près de ma
chair vive. Je n'aurais plus eu le même cou-
rage s'il m'avait fallu dans le moment aller
vers le coffre. Ce n'est p^s l'affaire d'un jour,
pensai- je, puisque aussi bien la vieille femme
ne s'est aperçue de rien.
Alors elle coula son bras sous ma nuque;
et elle ne me demandait rien, elle me cares-
sait d'une affection câline.
— Je suis malade du bois^ fit-elle. Sens
comme mes mains brûlent. Pourquoi sommes-
nous venus chez ces hommes? Là-bas nous
aurions vécu ensemble sans avoir de comptes
à rendre à personne. Toi et moi aurions tra-
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 101
vaille librement pour nous. Petit Vieux, je
t'assure, cela eût mieux valu pour tous deux.
Sa voix doucement chuchotait près de mon
oreille; et maintenant, appuyé sur le coude,
je regardais la ligne verte de la forêt dans le
ciel clair. Je tenais mes dents serrées, comme
pour arrêter mon cœur près de sortir. Mais elle
toujours suivait son idée et plus bas elle disait :
— Nous partirions le soir quand les hommes
sont dans la maison. Personne ne saurait où
nous sommes allés et chacun de nous à son
tour porterait un peu de temps cette chose.
Pense à cela : il n'y aurait jamais personne
pour nous la réclamer.
Une chaleur monta de ma vie. J'aurais
voulu pleurer, avec mon cœur gonflé comme
une fève entre mes mains. Il existait déjà de
si solides liens entre moi et cette famille de
hasard ! Et cependant la forêt parfumée aussi
m'appelait. La voix de Iule à mon oreille
était comme le frôlement du vent venu de des-
sous les arbres. Je me retournai pour ne plus
voir les cimes et dans ce mouvement je sentis
tout à coup qu'elle tâchait d'entrer sa main
6.
102 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
dans ma poche. Elle se vit surprise et aussi-
tôt elle se mit à crier d'horribles jurons ; toute
la lie de la ville remonta; et maintenant elle
se sentait à jamais vaincue, livrée à moi.
Le Père, du seuil de la maison, battit des
mains ; les hommes l'un après l'autre se levè-
rent pour reprendre le travail et jusqu'au soir
Iule, avec sa passion noire, resta muette. Moi,
par moment je tatais la boucle au fond de ma
poche. Je n'avais plus la même joie, com-
prenant que ce serait perpétuellement entre
nous un sujet d'irritation et de rancune. Je
pensais : Qu'est-ce que tu vas devenir avec
cela qu'il te faudra toujours cacher? Si tu ne
le rends pas, on se doutera tout de même à
la fm que c'est Iule ou toi qui l'as volé. La
tentation du bois revint, persista, l'impunité
après la mauvaise action, le sûr mystère des
cachettes où personne n'irait nous découvrir.
Le soir tomba et elle vint gentiment à moi.
Elle me dit :
— Que tu la gardes ou que tu la rendes, à
présent ça m'est égal. Fais comme tu voudras.
Jamais plus je ne t'en parlerai.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 103
— Iule ! Iule ! m'écriai-je, pourquoi l'avais-tu
prise ? Tout le mal est venu de là. Maintenant
il ne nous reste plus qu'à nous cacher dans le
Lois. Nous ne pourrions plus vivre auprès de
ces gens.
Iule doucement riait, suivait son idée. Elle
me dit :
— Une fois que nous serons dans le bois,
nous ne nous occuperons plus de ce qu'ils peu-
vent penser de nous.
Je n'aurais pu expliquer comment il se fit
que tout à coup je crus sentir battre l'alma-
nacli dans ma poitrine.
Je le portais toujours sur moi, l'ouvrant
quelquefois et, un doigt sur les lettres, m'ef-
forçant d'aller jusqu'au bout des lignes. Il
semblait me dire : Fais-le ! Fais-le I Mais le
Père nous appela ; les autres hommes déjà
dormaient.
— Demain, petite Iule ! Demain...
Elle se coucha sur la botte de paille : la
porte fut refermée; et par-dessus le ronflement
de la chambrée, sa voix doucement monta.
— Bonsoir, Petit Vieux. . . Demain , demain . . .
104 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
A l'aube la maison se vida et moi, à pas
prudents, écoutant au loin les voix dans le
camp, j'allai vers le coffre. Il était fermé, la
Mère en avait enlevé la clef; et la boucle en-
tre mes doigts, je regardais à présent le coffre
avec un grand serrement de cœur. Iule, venue
sur mes talons, me dit bravement :
— Puisque aussi bien cela est, mets-la sur
le lit. Nous n'avons plus rien à cacher à pré-
sent. Elle la trouvera là en rentrant et elle
comprendra pourquoi nous sommes partis.
Je jetai la boucle sur le lit . Aussitôt nos pieds
coururent; la forêt s'ouvrit : nous ne cessâ-
mes de courir que lorsque le souffle nous
manqua.
Nous roulâmes au lit tiède de la terre et
Iule cachait quelque chose derrière elle. Nous
fûmes là tout un temps comme évanouis à
la vie, avec le halètement de nos poitrines.
Aucune rumeur ne s'éveillait du camp; le
silence, la grande paix fraîche des feuilla-
ges nous enveloppait. J'étais heureux, je n'a-
vais pas de rancune contre Iule. Elle avait fait
le mal : je ne m'étais pas séparé d'elle dans
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 105
les conséquences de la mauvaise action : j'a-
vais pris fraternellement ma part de la faute.
Si elle avait dû être menée en prison, j'aurais
voulu y être mené avec elle. C'étaient là des
pensées bien subtiles pour un jeune garçon.
Et pourtant cela fut profondément en moi,
dans l'inexprimé de ma vie, comme un éveil
de mon intime beauté encore obscure.
0 ma chère Iule, j'avais porté ta faute comme
une peine lourde et maintenant, ayant accepté
d'être séparé des autres hommes à cause d'elle,
je sentais au-dessus de moi une chose très
douce, confusément montée du fond de ma vie,
et qui se mêlait à la bonté de la nature. J'ai
pris alors tes mains dans les miennes; je
t'ai regardée dans les yeux et je ne pouvais
rien te dire. Jamais je ne m'étais senti plus
près de toi qu'à travers la faute partagée qui
si intimement confondait nos deux destinées.
Toi non plus tu ne me parlais pas, mais une
clarté passa dans tes yeux, ta poitrine fut se-
couée, et à présent peut-être tu te rendais
compte que je t'avais donné ma vie.
Les mouches vibrèrent vermeilles ; l'ondée
106 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
d'or du midi filtra sous les feuillages; et l'an^
cienne faim des pauvres recommença. Iul(
disparut un peu de temps derrière les arbres
et ensuite je la vis revenir, chargée d'ui
vieux sac. Je compris que c'était cela qu'elh
avait tenu caché derrière elle.
Maintenant, sans rien dire, d'une activité
nerveuse de fourmi, elle ouvrait le sac et ei
retirait du pain, des pruneaux, des noix, des
quartiers de pommes séchées, une bouteille
une assiette ébréchée. A chaque objet qu'elh
étalait devant moi, elle me regardait en riant
avec son petit ouah joyeux. Elle avait em
porté aussi les souliers et les vêtement!
qu'elle et moi nous portions là-bas le dimai
che. Ah î ceux-là, nous les avions mérités pa
notre travail de l'autre été; ils avaient été L
salaire de la peine prise en commun. Moi
Dieu! c'était une chose vraiment amusante
qu'elle eût pensé à tout cela! Nous avions un^
assiette comme si nous devions manger en-
core l'appétissante garbure que préparait la
vieille femme.
Moi aussi je poussais des cris de plaisir.
AU CŒUR FUAIS DE LA FORÊT 107
Cependant je ne pouvais comprendre com-
ment elle s'était procuré les pruneaux et les
quartiers de pommes : depuis la fin de l'hiver
la réserve en était épuisée. Toute sa merveil-
leuse dissimulation se révéla : elle me dit
qu'en prévision de notre retour à la forêt,
elle les avait épargnés sur ses repas, les ca-
chant à mesure dans le vieux sac.
Elle s'éleva ainsi très haut au-dessus des
autres lilles, de celles qui à la ville couraient
pieds nus dans le ruisseau, de celles aussi qui,
avec de petites mines sages, allaient écouter
la messe au village. Elle fut devant mes
yeux comme une Iule que je ne connaissais
pas encore. 0 Iule ! moi là-bas j'avais oublié
l'heureuse vie sous les arbres, content d'être
bien nourri ; mais toi, tu avais gardé tes éner-
gies sauvages ; tu étais toujours la petite bête
libre qui aspirait au giron velu de la forêt.
Avec ma tête plus haute et mon couteau
dans ma poche, il me vint une honte de me
sentir inférieur à cette petite fille qui résolu-
ment avait arrangé dans sa tête le plan de
notre évasion. Elle prit huit pruneaux, n'en
108 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
garda que deux pour elle ; et puis elle cassa
le pain et m'en donna la plus forte part. Elle
faisait là ce qu'eût fait une sœur aînée. Nous
étions riches et libres; nous ne songions pas
que les pommes et les pruneaux prendraient
fut un jour. ?sous avions la vie devant nous.
Une fraîcheur monta : c'était l'heure où
l'or des derniers rayons là-bas enveloppait le
camp; nos ombres longues la veille encore
avaient couru sur le désert d'argile, dans la
hâte du labeur final. Je n'éprouvai plus que
du mépris pour ces hommes qui avaient été
ma famille. La folie sauvage du bois me gri-
sait. Si l'un d'eux était venu pour nous re-
prendre, j'aurais tiré mon couteau. Après
tout, nous étions les maîtres de nos peaux.
Le bien volé avait été restitué : nous ne de-
vions plus rien à personne.
— Petit Vieux! fit -elle comme la première
fois qu'elle vint avec moi sous les arbres, je
n'en peux plus. Mets-toi là, je coucherai ma
tête sur ton épaule.
Il y avait si longtemps que nous n'avions
plus dormi ainsi. Iule, avec sa vie contre ma
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 109
vie, redevint la petite enfant confiante qui
avait laissé derrière elle la ville pour me sui-
vre. Nous ne fûmes plus qu'une même desti-
née dans la molle nuit claire du bois, comme
si jamais aucun homme encore ne nous avait
dit : « Toi tu es un garçon et toi une fille. »
Je tenais sa tête lourde dans mon bras.
Nous nous éveillâmes aveo du ciel bleu
dans les yeux, et comme la veille elle tira le
pain du sac, elle en fit deux parts ; et la plus
grande fut pour moi. Et puis, la main dans
la main, nous partîmes à la découverte de la
hutte. 31ais les branches s'étaient emmêlées
sur nos anciens sentiers; les foulées de nos
pas avaient disparu, perdues sous les hautes
pousses vertes. Quand midi tomba, Iule comme
au matin me donna six pruneaux et elle en
prit deux pour elle. Nous ne finissions pas
d'écouter le bourdonnement des mouches au-
tour de nous. Parfois elle en attrapait une
au vol et doucement elle lui arrachait les
ailes. Encore une fois les arbres recommen-
cèrent de palpiter dans le soir; j'eus sa vie
fraîche dans ma poitrine.
7
JIO AU CŒUR FRAIS DE LA FORET
— Est-ce que jamais nous ne retrouverons
la petite maison verte? disait-elle.
Et elle s'endormit. Mais le lendemain,
ayant marché devant nous, un cri nous vint
en même temps. La hutte!
Lès brins de frêne que j'avais entremêlés
aux branches de chêne maintenant remuaient
d'une vie de petites feuilles autour du bois
mort. Petite maison primitive, tu avais con-
tinué de vivre là comme une part de nous,
nous laissant le mal doux de quelque chose
qui était comme nos fibres arrachées, demeu-
rées acrochées à une autre vie perdue. Elle
avait été faite d'une de nos pensées et elle
avait grandi toute seule ; elle s'était, au mys-
tère du bois profond, fleurie de jeune prin-
temps. Quelle surprise inouïe ! Nous faisions
le tour de l'humble abri, Iule poussant ses
petits cris de bête, moi muet et grave, comme
le Petit Vieux dont je portais le nom.
J'étais fier et étonné de l'avoir" bâti. Oui,
j'étais là, devant la hutte, comme une créa-
ture humaine qui, après une longue absence,
revoit sa maison. Il ne faut qu'un peu de
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 111
bonne volonté à l'homme pour s'assurer une
demeure et ensuite la nature travaille à la
lui conserver. Des mousses duvetaient l'abri,
les feuilles s'ombrageaient d'une vie mobile;
le toit seulement, sous le poids des neiges,
avait fléchi.
Mon cœur doucement levait, remué par des
choses profondes que je n'aurais pu dire.
Peut-être c'était la silencieuse action de grâces
pour la beauté de la vie et toute l'éternité de la
vie qu'il y a dans une branche qui à chaque
printemps reverdit. On ne sait pas ce qui se
passe au fond d'une âme qui n'a rien appris
et qui vit de ses propres puissances. Et Iule
non plus n'aurait pu dire pour quelle cause
tout à coup, après m'avoir regardé avec sa
main dans la sienne, elle la retira et se mit
à sangloter, se cachant de moi pour pleurer
entre ses doigts.
Un chêne non loin avait une large fissure :
il devint notre grenier d'abondance. En sage
ménagère, elle y mit nos réserves de pommes
et de pruneaux ; et il nous restait un peu de
pain. Elle me dit tranquillement :
112 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
— C'est encore une fois le temps des nids.
Quand nous aurons mangé tout le pain, tu
monteras aux arbres et tu prendras les œufs.
Elle parlait là comme une enfant qui a
confiance dans la vie.
Je repassai mon couteau sur une pierre et,
ayant gagné le cœur du bois, j'en revins avec
de grosses branches. Je les assemblai et les
liai au moyen de flexibles rameaux. Elles re-
couvrirent la hutte d'une voûte légère et so-
lide. Tandis que j'achevais ce travail, Iule
vint à moi et, appuyant sa main sur mon bras,
me dit doucement :
— Entends-tu là-bas chanter l'oiseau?
Sa voix avait un autre son que chez les
hommes Je ne savais pas de quel oiseau
elle me parlait. Mais, étant sorti de la hutte,
à mon tour je prêtai l'oreille et alors très loin
j'entendis le coucou. Il chanta trois fois et
de nouveau ensuite, après un peu de temps,-
il recommença à chanter. Il sembla nous
souhaiter la bienvenue comme au premier
jour. Celui-là, parmi les autres oiseaux, était
la petite âme bienveillante et solitaire de la
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 113
forêt. Iule et moi, l'écoutant chanter, nous ne
parlions plus; c'était comme si en nous quel-
que chose avait remué qui nous était encore
inconnu. Et puis il se tut et alors nous nous
mîmes à crier coucou 1 avec folie.
Mon Dieu ! Cette nuit-là, sous l'abri vert !
Cette nuit où pour la première fois, avec la
chaleur de sa vie innocente contre la mienne,
il me vint l'angoisse de la savoir autrement
faite que moi ! Un feu inconnu me consuma.
Je brûlais et mes membres étaient glacés; je
me sentais affreusement triste comme pour
une chose survenue qui allait nous changer
l'un devers l'autre. Ma main timidement
essaya le contour de sa poitrine. Mes doigts
avaient des caresses qui auraient voulu lui
faire tendrement mal. J'étais comme quel-
qu'un qui est entré dans un jardin plein de
fruits d'or et qui, avec ces beaux fruits dans
la main, est dévoré d'une soif qu'il ne peut
apaiser. J'aurais fui de peur si subitement
elle ne s'était éveillée et ne m'avait regardé
dans la nuit. Non, je n'avais pas encore
éprouvé une peine aussi acre. L'aube com-
114 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
rnença de filtrer à travers les branchages du
toit et alors seulement je trouvai le sommeil.
Quand j'ouvris les yeux, Iule était penchée
sur moi et me lissait les cheveux.
— Tu as crié cette nuit, me dit -elle. Je dor-
mais encore et tes cris m'ont réveillée. Je
croyais que tu avais de la peine : tu ne m'as
pas répondu. Alors doucement j'ai pris ta tête
contre moi.
— Voilà, oui, j'ai rêvé. Iule.
— Oh ! fit-elle, moi aussi j'ai fait un rêve.
J'étais près de toi et tu me mordais avec ta
bouche. C'était très bon. Tu avais des yeux
comme je ne t'en ai jamais vus. Tes mains
ne me lâchaient pas : je pleurais et j'avais
du bonheur.
En sanglotant, je me mis à crier Iule !
Iule ! et ensuite je ne trouvai plus rien à lui
dire. Toute ma peine était revenue et cepen-
dant j'étais heureux qu'elle eût souffert à
cause de moi. C'était une chose profonde et '
obscure au fond de ma vie comme si, dans
la même minute, nous avions délicieusement
saigné d'une pareille blessure fraternelle. Et
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 115
tendrement Iule, avec des paroles chuchoteu-
seS;. me consolait.
— Qu'est-ce que tu as, Petit Vieux? Je ne
t'ai rien fait pourtant. Mais si tu es triste à
cause de cette autre chose, tu aurais Lien
tort, je t'assure. C'était doux comme quand
Mama me faisait boire un petit coup de trop.
Elle buvait toujours une chose sucrée dont
j'ai oublié le nom. Les jours où il était venu
des hommes, elle en buvait une bouteille en-
tière ; et cependant il y avait toujours trois ou
quatre verres pour moi. Alors tout tournait
et j'étais contente. Crois -moi, je voudrais re-
commencer tout de suite à dormir pour sentir
encore cela:
Mais voilà! j'avais mis les mains sur sa
chair comme un voleur. Il me resta un grand
trouble. J'allai dans le bois, j'éprouvais le
besoin d'être un peu de temps seul avec moi-
même. Je marchai donc devant moi en sif-
flant. Je lui avais dit : « Je monterai aux ar-
bres s'il y a des nids. » Mais à présent je ne
pensais plus aux nids. Je me laissai tomber,
mon cœur battait entre mes mains et je ne
116 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
savais pas de quel mal je souffrais; je savais
seulement que Iule était une femme comme
cette Mama qui rentrait dans son misérable
galetas avec des hommes. Je n'avais jamais
songé que je la détesterais un jour à cause de
cela. 0 Iule! tu n'étais plus la petite sœur
sauvage qui courait avec un lambeau de jupe
sur les cuisses et dont le sein n'avait pas encore
levé. C'était un étrange mélange de peur et
d'aversion que tu m'inspirais. Et j'étais là
criant et jurant^ me roulant sur la mousse
avec une chaleur d'entrailles. Si tu étais venue
dans ce moment, je t'aurais prise par les che-
veux, je t'aurais traînée à terre. Tes pleurs
m'auraient fait plaisir.
Et puis tout à coup je cessai de la haïr;
je n'aspirai plus qu'à me retrouver auprès
d'elle. Mes fibres se détendirent; la sèche fu-
reur s'amollit. D'un élan je courus, je fendis
les rameaux verts et de loin, avec la bonne
fraternité revenue, je l'appelais.
— Iule ! Iule !
La hutte était vide. Mon appel se perdit
dans les hautes branches et je n'avais plus
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 117
de colère. J'étais triste, avec une grande peine
lâche, comme si une moitié de ma vie n'était
plus là. L'absence se prolongea. Je redoutai
une ruse, la mobilité de son cœur furtif et
clandestin. Je crois bien que si elle n'était
plus revenue, je me serais cassé la tête con-
tre un tronc d'arbre. Je restai longtemps l'o-
reille tendue, écoutant les rumeurs du bois.
Le vent s'était levé, une onde large et sonore
qui froissait les cimes et faisait le bruit con-
tinu d'un fleuve : il y avait un fleuve qui tra-
versait la ville. Elle fut soudain près de moi
dans cette houle verte, sans que je l'eusse en-
tendue venir, et les yeux bas, elle riait. Moi
non plus, je n'osais la regarder franchement.
— As-tu trouvé des nids? dit-elle.
— Il n'y avait pas de nids où j'ai passé.
Elle battit joyeusement des mains.
— Oh! Petit Vieux, ne dis pas cela. Le
bois est plein de nids. Mais voilà, tu t'es cou-
ché sous un arbre.
— Eh bien, oui. Il faisait chaud, répondis-
je. Toi aussi, Iule, tu as de la mousse dans
les cheveux.
7.
118 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
Elle regardait par-dessus son épaule vers
les arbres, très loin.
— Si tu crois que moi aussi j'ai dornii, fit-
elle, ce n'est pas vrai. Ahî Petit Vieux I
Elle soupira : elle aurait voulu me dire
quelque chose et elle se tut. Peut-être elle
ne savait pas elle-même ce qu'elle voulait
me dire. FA maintenant elle tordait douce-
ment ses mains Tune dans l'autre, d'un geste
las d'ennui.
— Je t'assure, dit-elle, je ne sais pas ce que
tu as contre moi. Tu n'es plus le même gar-
çon qu'autrefois.
Mon cœur monta; cependant je ne trouvais
rien à lui dire. Elle prit ses cheveux dans ses
mains, les déploya et elle riait au travers,
disant par moquerie :
— Toi, tu cries la nuit; et le jour, tu tiens
tes dents serrées.
Encore une fois je l'aurais battue, je n'au-
rais pu dire pourquoi.
Ce soir-là, elle ne me donna que trois pru-
neaux ; et nous . entamâmes la réserve des
pommes. Nous avions mangé au matin le
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 119
dernier morceau de pain. Aucun de nous n'a-
vait d'inquiétudes pour l'avenir. Quelque
chose était survenu qui nous tourmentait plus
que la faim. L'ombre s'étendit, la nuit remuée
des feuilles. Les arbres balançaient comme
les navires dans le port. Elle méprit la main
et me dit :
— Viens dans la maison. Le vent me fait
peur. Je ne l'entendrai plus quand tu m'au-
ras pris la tête dans tes bras.
Elle avait coupé des fougères fraîches; leur
épaisseur mollement recouvrait le sol; et
maintenant, blottie dans ma poitrine, elle
riait.
— Oh ! comme ce vent est bon 1 Toute la
terre tremble et je n'ai plus peur.
Les genoux au menton, tenant les mains
en croix entre ses petits seins, presque aussi-
tôt elle s'endormit de son grand sommeil
d'enfant. Mais moi, dans la secousse terrible
des rafales, je restai longtemps à veiller. Des
chocs brusques battaient le toit léger. Une
grosse branche craqua, fracassa de petits
arbres près de nous. Toute la forêt ronflait
120 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
comme une meule. Avec la palpitation chaude
de cette petite vie de Iule dans mon épaule,
j'éprouvais une grande douceur. Le bruit du
vent, l'odeur assoupissante des fougères à la
fin m'endormirent. Et puis au matin la pluie
tomba. Nous nous réveillâmes au tintinement
de Peau ruisselant des hauts feuillages. Le
bois était jonché de débris.
Des jours passèrent : le temps cessa d'exis-
ter. Je montais aux arbres; je dérobais des
nids. Iule aimait voir l'agonie des petites bêtes
sous ses doigts ; il y avait dans sa nature un
fond de cruauté tranquille et moi non plus
je n'avais pas encore appris à respecter la vie.
C'était la saison d'amour : il volait de petites
plumes grises dans l'air et les mères elles-
mêmes avec leurs cris nous signalaient la
place des couvées. Elle apprit à grimper aux
branches; quelquefois elle m'apportait des
œufs frais au goût sauvage. Nous mettions
rôtir les petits à des feux de bois que j'al-
lumais en battant le silex. L'eau de la source
près de la mare ensuite nous désaltérait.
Il nous vint de petites industries : je tail-
i
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 121
lâi au couteau des disques; ils nous servirent
d'assiettes. A la pointe de la lame, j'avais
gravé des formes de bêtes sur le houx noueux
que je brandissais comme un sceptre. J'avais
aussi creusé une racine de buis : elle prit le
dessin d'une pipe. J'y fumais des feuilles
sèches de châtaignier. Iule de son côté tres-
sait des nattes qui recouvrirent le toit et ar-
rêtaient la pluie. Avec des ronces pelées elle
façonna des corbeilles pour ses cueillettes.
Il nous arrivait de marcher pendant des jours
entiers^, poussant devant nous à l'aventure et
cassant des branches aux taillis pour retrou-
ver notre chemin. Quand le soir tombait, Iule
étendait une couche de fougères et puis au
matin nous nous remettions en marche : il
nous semblait découvrir le monde. Des es-
sences nouvelles nous furent révélées ; des
arbres se pommelaient de fruits inconnus
au jus vert délicieux. Nous laissions fondre
lentement sur la langue le suc rose des pre-
mières fraises. A chaque trouvaille, elle avait
son cri. Ouah ! Ouah ! Nous étions les jeunes
rois de la silve; il nous paraissait que jamais
132 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
nous n'aurions fini d'en faire le tour. Ainsil
nous allions, portant sagement nos soulieri
sur le dos pour en ménager les semelles. Ài
retour, la petite maison verte vivant au soJ
leil sa vie frémissante de claires feuilles!
nous causait une joie. Oui, c'était un gran
bonheur pour deux rebuts d'humanité commi
nous, n'avoir point de maîtres et vivre libre-
ment au cœur- de la nature.
Un jour, rentrant d'avoir fait ma chasse aux|
nids, je cherchai en vain Iule. Le midi lourd
brûlait. Je pensai qu'elle avait pris le chemin
frais de la mare. Et, comme à mon tour je
m'approchais, je l'aperçus se baignant der-
rière les feuillages. Autrefois, avec de l'eau
jusqu'au-dessus des genoux, nous étions en-
trés dans cette grande flaque verte : je n'avais
point encore ressenti la peur de son corps. Et
à présent elle était là dans sa nudité, comme
une petite Eve. Sa chair claire avait la beauté
d'une fleur de vie dans le paysage innocent.
Elle puisait l'eau au creux de ses mains et la
laissait ruisseler entre les pointes de sa gorge ;
ou bien elle plongeait sous les lentilles qui
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 123
duvetaient la mare, demeurait tout un temps
perdue au frisson froid du bain.
Dans Tardent silence, le feuillage s'agita :
elle leva la tête, poussa un cri et moi déjà
j'avais fui. Avec le mystère de sa vie dans les
yeux, je m'enfonçai sous bois. Si elle m'avait
appelé, je ne serais pas revenu : j'étais malade
d'une peine très douce et farouche, comme si
moi-même devant elle j'avais été tout à coup
nu. J'aurais voulu vivre longtemps seul au
plus profond de l'ombre, regardant bouger tou-
jours la petite tache lumineuse qu'elle faisait
dans l'eau. Je ne l'aimais ni ne la détestais ;
mais maintenant je savais qu'une chose en
moi m'était encore inconnue, une chose ter-
rible et délicieuse qui demandait à vivre du
reste de ma vie. L'être nubile et originel tres-
saillit de se désirer avant de désirer la sub-
stance complémentaire. Je me roulai sur le
sol, je mordis la terre ; à la douleur de la bles-
sure, je me sentis devenir un homme. Et
comme j'étais là, me déchirant avec mes mains ,
tout à coup le vieil almanach, la leçon du bon
maître roula. Je le portais toujours sur moi.
124 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
comme une petite relique, comme un talis--
man ; il battait près de mon cœur ; je n'avaiî
passé aucun jour sans épeler ses fables naïvesj
0 monsieur Jean ! monsieur Jean !
Il y avait une histoire surtout, un vieil
homme vivant dans un désert, parmi les pierj
res et les bêtes malfaisantes. Il était venu ei
ces lieux redoutés à l'âge trouble du sang. 1]
avait tué, il avait volé, il avait fait le mal d(
toutes les manières. La bonne conscienc(
tardive enfin avait paru et alors le désert s'étai|
changé en un jardin d'abondance et de joiel
Les pierres, arrosées de ses larmes repentanj
tes, avaient fleuri : les tigres et les liom
furent d'innocentes ouailles ; et parce qu(
lui-même était revenu à la bonté, toutes
choses autour de lui devinrent bonnes à soi
image. Je l'avais lu cent fois, cet aimable'
conte, et il me semblait toujours nouveau,
avec un sens parabolique et universel. Un
petit pauvre contemplatif entend la chanson
des oiseaux et il saisit les rapports secrets
des choses : il est plus près de la nature et
de lui-même. Le doux maître m'avait dit :
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 125
P — Ne cesse pas de réfléchir à cette histoire du
méchant homme au désert. Penses-y surtout
quand tu seras sur le point de manquer à ta
conscience. Tu verras qu'elle s'applique à
tous les hommes et il ne faut que de la bonne
volonté pour changer les cailloux en froment
et les pires animaux en douces brebis. Un
petit livre comme celui-là contient tout le sa-
voir humain : mais le meilleur savoir est en-
core celui qui nous vient de regarder au fond
de nous.
Oui, un simple cordonnier de hameau, avec
ses lunettes sur le nez, ainsi me dit la vraie
parole. Et à présent, l'écoutant dans ma vie,
je savais que moi aussi j'étais un homme vi-
vant au désert parmi les bêtes sauvages.
Cette nuit et les nuits qui suivirent^ je pris
sa tête dans mes bras, comme elle aimait s'en-
dormir ; et ensuite doucement, quand le som-
meil était venu, je la couchais sur les fougè-
res et j'allais dormir dans le bois. Il y avait là
pour moi un acre plaisir comme si, en fai-
sant cela, j'étais un homme qui déjà tient au
creux de sa main ses puissances de volonté.
126 AU CŒUR FRIIS DE LA FORÊT
Si le vieux au désert ne les avait pas eues, ij
n'eût pas changé les tigres en brebis. Maiï
la dixième nuit, le tonnerre gronda, l'horreui
fut sur la forêt et Iule me dit :
— Vois un peu, si maintenant j'étais tuéej
qu'est-ce que tu deviendrais?
Elle aurait pu dire tout aussi bien le con]
traire et alors elle n'aurait songé qu'à sa pr(
pre vie; mais avec son cœur tendre, elle prij
la mort pour elle et me vit à jamais malhei
reux. Ce fut une si douce chose de l'entendH
ainsi me parler. Oui, pensai-je, cela vaut mieu]
comme elle dit. Qu'est-ce que je deviendrais
tout seul dans la forêt? Mais aussitôt je criai :
— Ne dis pas cela, petite Iule. Vois, je me
mets au-dessus de toi, je te cache avec mon
corps. Je t'assure, c'est moi qui mourrai le
premier.
Elle s'endormit et moi je veillai tendrement
sur cette vie qu'elle m'avait abandonnée en
pensée. Elle était comme une petite enfant
craintive entre mes mains et j'avais oublié
qu'elle avait été nue devant mes yeux. Au
matin, tous les oiseaux chantèrent.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 1^7
Maintenant, quand le vent s'élevait, nous
montions aux arbres, je grimpais aux plus
hautes ramures. Nous aimions nous balancer
au roulis des cimes : il nous en restait la
sensation d'une vie d'écureuils et d'oiseaux
mêlée aux forces et à l'espace. La tourmente
sous nous tournoyait en remous verts. Accro-
chés étroitement au craquement des branches,
nous plongions dans le vide, de la hauteur
d'un ciel, et puis de nouveau nous volions,
nous étions emportés aux courants. Une hor-
reur délicieuse nous pinçait les nerfs. Elle
poussait ses ouah sauvages et moi je riais,
dans une folie d'héroïsme. Le vent nous
• secouait, nous jetait l'un vers l'autre. Quel-
quefois je guettais le passage de la rafale, je
lâchais prise tout à coup, je me lançais les
mains en avant dans l'énorme vague fu-
rieuse : elle me portait jusqu'à Iule. Et cette
musique de la tempête, comme là-bas le ron-
flement des eaux sous les grands ponts de fer,
nous charmait, tous deux soudain immobiles,
archontes aux nervures du tronc, un peu
épouvantés tout de même.
128 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
Il nous vint l'idée de passer là nos nuits
Un antique hêtre, d'une sève tourmentée, s
bifurquait à mi-hauteur, comme fendu d'ui
coup de hache. Un chôneau tout près nous ai"
dait à nous hisser jusqu'au fourchon. Je la
tirais par les poignets et d'une petite secousse
des reins à son tour elle s'enlevait. La vaste
nuit onduleuse de la forêt faisait sur nous sa
rameur : nous nous endormions dans des
clartés d'étoiles, bercés de souffles légers,
comme sur un radeau. Quelle chose profonde,
montée des races, nous donna le goût de cette
vie ailée où à la fois nous goûtions la joie de
l'aventure et la sécurité dans le péril? La
substance primaire à notre insu s'agitait dans
notre sang revenu à la sauvagerie delhomme
des bois.
Nos provisions depuis longtemps s'étaient
épuisées : nous étions forcés constamment de
varier nos plans. Il n'y eut plus d'œufs dans
les nids : les oisillons avaient pris leur vol.
Pour apaiser notre faim, quelquefois, après des
guets infinis au bord d'une clairière, j'abattais
un lapin, d'une pierre sûrement lancée. Nous
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 129
devions marcher pendant des heures avant
de gagner la région des fraises et des myr-
tilles. Cependant nous étions bien plus heu-
reux que chez les hommes. Ils nous avaient
été secourahles et bons ; ils m'avaient appris
la vertu du pain honnêtement gagné; nous
avions connu sous leur toit une trêve à la dure
existence. Et voilà, la folle sève de nature avait
été plus forte.
Une fois je reparlais à Iule de notre an-
cienne vie au camp : elle se mita ronger ses
ongles et ensuite aigrement elle regretta la
boucle d'or. Elle jurait comme une païenne,
comme à la ville cette Mama quand les hom-
^mes l'avaient mal payée. Petit Vieux! pensai-
je, il vaut mieux désormais garder tes idées
pour toi seul. Il n'est pas bon de tout dire aux
filles. Cette fois-là donc, comme toutes les fois
où il valait mieux pour moi être seul, j'al-
lai fumer ma pipe à une petite distance de la
hutte comme un vieil homme ; j'ouvris le vieil
almanach et il me sembla que le bonhomme
Jean était là, penché sur mon épaule et fai-
sant glisser son gros doigt noir de poils le
130 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
long des lignes. C'ét'ait très doux, un peu
émoussé déjà par le temps. J'aurais voulu un
soir aller frapper à sa porte.
Notre vie était plutôt une vie de petites bê-
tes sauvages. Nous passions des heures sans
parler. Il m'était poussé des cheveux si longs
qu'ils me tombaient en crinière dans le dos.
Elle torsait les siens et les piquait d'une épine
pour les maintenir à sa nuque. Elle aimait
s'attacher des pendeloques de petites fraises
aux oreilles. Elle se parait aussi de feuillages :
ils l'enveloppaient comme une tunique. Moi,
sous mes bardes fil à fil effrangées, j'avais
la maigreur d'un loup. Nous aurions fait
peur aux petits riches si nous avions été
ramenés à la ville. Mais j'avais un couteau
et il n'y avait personne pour nous dire que
le bois après tout était à quelqu'un.
D'anciens petits mendigots comme nous ont
une autre notion de la vie que les enfants qui
ont été à l'école. Il nous semblait que nous
aurions toujours pu vivre comme cela. Ton
père peut-être, Iule, et le mien avaient fait
comme nous, ou bien ils étaient morts dans
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 131
un pays lointain, marchant devant eux, fa-
rouches et jibres. Ou bien ils avaient fini sur
un échafaud. Qui encore aurait pu nous dire
de quoi toi et moi étions sortis? Le vent là-
dessus était muet : les petites essences de
la forêt poussent à la lumière et ne savent
pas non plus de quel arbre elles sont tombées.
Notre confiance dans la vie était courageuse
et ingénue. Personne ne nous l'avait apprise
que la force même de la vie en nous. Je sens
bien que s'il fallait recommencer le monde,
c'est avec de la graine de misère comme nous
qu'on le recommencerait.
Il y avait dans le livre une figure du Zodia-
que qui étrangement représentait un homme à
cheval, appuyant une flèche à la courbe de.
son arc. Jamais nous n'avions vu un pareil
homme : il nous eût épouvantés s'il avait ap-
paru entre les arbres, rué comme une bête aux
pieds cornés. De son bras musclé, il tendait
l'arc, cabré en arrière : il faisait ainsi une
chose qu'à la ville j'avais vu faire à ceux qui,
moyennant un petit denier, pouvaient s'a-
cheter un arc aux boutiques. La forme de
152 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
l'arme aussitôt s'appropria à la pensée de nos
chasses. Je choisis un rameau flexible et dur,
et en ayant pelé l'écorce, je fixai aux deux
bouts une corde tressée avec les fils de chan-
vre que j'avais pris au tissu du sac. Ensuite
je taillai des flèches; et maintenant j'étais
comme cet archer terrible, avec le destin dans
mes mains. Iule poussa sa clameur : tout le
bois retentit de ses ouah forcenés. Elle vou
lut porter les traits, je tenais l'arc dans mes
poings : et nous descendîmes au cœur de
forêt .
Iule dans l'ombre avait des yeux effrayants :
elle marchait près de moi à la pointe des or
teils avec un rire bas. Nos oreilles étaient sub
tiles et recueillaient les moindres rumeurs
Tout à coup elle fit un signe : un écureuil
accroupi sur une branche, croquait des pom-j
mes de pin. Je bandai l'arc; la minute fut
anxieuse ; et enfin la flèche partait, culbutait
le gentil animal qui un instant essayait de se
raccrocher aux rameaux et puis s'abattait, la
pointe droit au gésier.
Iule eut son cri sauvage. La petite agonie à
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 133
nos pieds se crispait dans un battement de la
belle queue rouge. Elle le crut mort, mais
comme elle avançait la main, d'un spasme
dernier l'écureuil lui mordit le doigt. Et ensuite
la vie s'en alla. Moi qui par ma volonté avais
tué cette bête, je ne prenais pas attention à la
colère de Iule : je demeurais penché sur cette
petite chose qui fut la vie et avait joué dans
les arbres. Mais elle dansait à l'entour, cher-
chant à lui écraser la tête avec ses talons.
Je lui dis :
— Pourquoi fais-tu du mal à cette bête puis-
qu'elle est morte?
Les dents à peine étaient entrées dans sa
chair et cependant elle criait comme si elle
aussi allait mourir. Je retirai la flèche et ce
jour-là avec l'arc je tuai encore deux oiseaux.
Nous fûmes assurés ainsi de ne jamais man-
quer de nourriture. Iule cessa de se lamen-
ter ; elle portait fièrement le trophée comme
la femme d'un chef de tribu guerrière après
un combat.
— Si seulement, dit-elle, tu avais une cas-
quette avec un cordon d'argent comme les
i • 8
134 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
hommes du tram à la ville, il n'y aurait per-
sonne de plus beau que toi.
Elle me parlait comme à un héros ; mon
sang courait joyeusement.
Je pris goût au carnage ; je devins le petit
tueur des bois. Quelquefois aussi, en jetant le
couteau, je pouvais abattre un rat ou un la-
pin. Je m'étais fait longtemps la main en
m'exerçant sur les arbres. A la fin je trouvai
la bonne manière : je tenais le manche dans
ma paume et d'un coup de bras je lançais
le couteau : la lame entrait profondément.
Nous mettions ensuite sécher les peaux sur
les branches. C'était une idée qui nous était
venue en pensant à l'hiver. Et un jour elle
me dit :
— Vois cependant, si tu pouvais tuer une
des grandes bêtes qui descendent boire à la
mare, je t'en ferais un bel habit de peau
comme on en voit là-bas chez les marchands.
Mais celles-là étaient pour moi comme les
hôtes sacrés de la* forêt. Chaque fois que de
loin je les voyais s'élancer par petits bonds
gracieux, j'éprouvais la sensation religieuse
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 135
d'une vie associée au mystère des solitudes.
Après tant de temps, je ne puis encore expri-
mer cela. Ils vivaient en troupeau avec des
femelles aux yeux de vie profonde, avec d'ai-
mables faons joueurs. Et Iule avec son rire
dangereux, à voix basse toujours me reparlait
de leur fourrure.
Je m'étais taillé une nouvelle pipe dans
un nœud de merisier. Je l'emportais avec moi
dans mes chasses. Je fumais là dedans des
feuilles séchées, j'en savourais le goût d'a-
madou. A la ville, de puants déchets de tabac
faisaient les délices des petits miséreux. C'é-
tait pour moi une joie de tirer de grosses
bouffées, assis au pied d'un arbre comme un
vrai chasseur. J'usais le temps du guet à des-
siner, à la pointe du couteau, des figures sur
mon arc. Cela aussi, les premiers hommes
l'avaient fait comme moi. Un hérisson, aux
heures fraîches, doucement passait, comme
un léger esprit de la terre. Il y avait beau-
coup de pies et de geais. Les petites corneilles
étaient tendres à manger. Je tuai une fois un
coq des bois : jamais nous n'avions fait pareil
136 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
festin et elle garda les plumes qu'elle porta
sur sa tête.
Iule quelquefois allait seule dans le bois.
Je la suivis, je la vis se mirer dans la mare.
Appuyée sur les poings, elle avançait son buste
par-dessus l'eau et avec ses lèvres tâcliait de
baiser son image. Elle m'entendit rire, bondit
vers moi et elle avait des yeux de fièvre.
— Sens comme mon cœur bat, fit-elle.
Elle avait pris ma main et l'appuyait entre
ses petits seins. Je ne savais pas ce qu'elle
voulait dire. Et tout à coup, sous la chaleur de
mes doigts, elle se mit à trembler : la nature
tourmentait son jeune sang sauvage.
En luttant, nous roulions sur la mousse et
elle me mordait le cou. Il m'arrivait alors de
la serrer un peu trop rudement : elle fuyait
aux taillis d'un cri blessé. Un jour je l'ap-
pelai vainement : elle ne rentra pas à la hutte.
Elle aimait rouler sa tête dans ma poitrine
et ^écouter longuement battre ma vie. C'était
pour nous un si profond mystère, la petite
source qui goutte à goutte stillait avec son
bruit d'éternité.
I
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 137
Nous ne savions plus depuis combien de
temps nous avions quitté les hommes. Nous
avions à présent d'autres visages et d'autres
gestes. Nous recommencions l'humanité selon
nos humbles forces. Notre vie était violente
et contemplative. Je connus les heures du
jour où la sève travaillait : c'était le temps
du déclin solaire. Alors les odeurs montaient;
la terre tressaillait ; tous les arbres palpitaient
comme des cœurs gonflés, et au matin il ve-
nait des pousses nouvelles.
Je vis croître le rameau et monter l'herbe.
Le vieil almanach m'annonça les lunes et les
saisons ; il m'initia aux pronostics qui aver-
tissent l'homme de la nature. J'étais le petit
solitaire attentif et émerveillé qui écoute
chanter les oiseaux. J'appris, à imiter en sif-
flant leur chant; et avec les jours d'autres oi-
seaux arrivaient avec d'autres voix inconnues.
Iule près de moi m'écoutait: elle trouvait
mes sons bien plus beaux que leur chanson.
Et je n'avais point encore taillé les pipeaux
où plus tard je devins un musicien habile. Elle
me disait:
8.
138 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
— Chante comme celui qui fait fouit fouit
ou comme celui-là qui fait di di di.
Nous leur donnions des noms naïfs qui
correspondaient à leur chant.
Il nous vint des sensations subtiles. Nous
ouvrions nos bras au vent; il fut comme une
chose amie que nous pressions amoureuse-
ment contre nous. J'ignorais pourquoi si ten-
drement j'étreignais les arbres. Je croyais
respirer tout le ciel en aspirant fortement
l'air. Et à terre avec nos mains nous tâchions
de saisir l'or mobile des clartés : elles étaient
pareilles à de grands lézards vermeils, aux
bêtes rapides et furtives qui glissaient sous
bois. Quelquefois Iule défaisait ses cheveux
couleur de lin roui ; à pleins poings elle les
tordait au soleil et disait :
— Vois, n'est-ce pas du soleil que je tords
avec mes cheveux ?
J'aimais tant regarder la vie verte de l'om-
bre sur sa peau quand elle dansait, tenant son
bout de jupe dans ses doigts. C'était une fille
déjà rusée et lascive qui semblait connaître
son empire. Sa jupe se levait toujours plus
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 139
haut et elle avait un rire muet. Moi aussi je
riais, d'un autre rire, car je me souvenais
qu'elle avait été nue dans la mare. Je croyais
qu'elle avait une idée qu'elle ne me disait pas.
Un jour, assis près de la maison, je lisais
dans le livre. Le chemin craqua sous ses pas,
je levai les yeux; elle était là devant moi,
tournant en rond, sa jupe dans ses mains, avec
desgrâces maniérées. Qui donc lui avaitappris
cela? A travers ses paupières plissées, elle me
jetait un regard pointu.
— Vois un peu comme je danse, fit-elle.
Je pensai à une autre petite qui, dans un
fauhourg de la ville, une fois dansait au son
d'une clarinette et d'un tambour. Celle-là
aussi avait une belle robe, oh! une robe très
courte, plutôt une jupe de vieille gaze sale et
défraîchie, mais passequillée de fils d'or. Tan-
dis qu'elle pivotait sur ses escarpins éculés
avec son maillot d'un rouge violet, sa noire
petite main crispée prenait à sa bouche des
baisers qu'elle jetait à l'assistance, des gens
du peuple, de grands et de petits voyous comme
moi. Je n'oublierai jamais l'émerveillement que
140 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
me laissa cette pitoyable marionnette hu-
maine. Je dis à Iule :
— Ily avait une fois une petite fille qui dan-
sait. Je n'en avais pas encore vue de plus belle.
J'éprouvais un singulier plaisir à lui parler
ainsi. Iule s'arrêta tout à coup de tourner ; elle
vint sur moi, ses poings levés, et me de-
manda si j'avais aussi aimé celle-là. Moi alors,
par défi à cause de la colère de ses yeux, je dis
en riant que je serais volontiers venu à la foret
avec elle. Je m'amusais de sa peine jalouse
par un sentiment d'indépendance, exprimant
ainsi qu'après tout j'étais maître de suivre
mon goût. Aussitôt elle tira ses cheveux et
cria que si jamais j'amenais une autre fille au
bois, elle la tuerait.
— Oui, voilà je l'écraserai à coupsde talons.
Je lui arracherai le cœur avec les dents.
Ensuite elle se jeta à mon cou et mainte-
nant elle pleurait, d'un petit cœur farouche
et tendre.
— Non, vois-tu, il ne faut pas faire cela.
Dis, Petit Vieux, ferais-tu vraiment cela un
jour? Je t'assure, moi aussi tu me tuerais.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 141
1^ J'éprouvai une fierté mauvaise qu'elle fût à
moi soudain si humblement comme une
proie, comme une petite bete à bec et à on-
gles que ma valeur eût domptée. Je me sen-
tis le maître de sa vie. Je n'aurais eu qu'à la
prendre sous les aisselles et à la jeter sur
l'herbe.
Un feu me mangea les entrailles ; je la regar-
dai si furieusement qu'elle prit peur et s'écria :
— Petit Vieux ! comme tu as l'air ter-
rible I
Est-ce qu'elle tremblait véritablement? Elle
cacha sa tête dans ses mains et me dit genti-
ment :
— Fais de moi ce que tu voudras.
Et moi, la voyant douce et soumise, je
haussai les épaules sans lui répondre comme
si à présent je ne savais plus ce qu'elle me
voulait. Je tirai mon almanach; j'épelai, avec
mon doigt sur les lettres, la parabole du vieil
homme au désert. J'étais heureux d'une joie
triste, sentant sa petite main à mon épaule
tandis que je lisais. Chaque fois que j'ouvrais
les pages, il me venait la sensation que le li-
142 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
vre aussi était une force comme le vent et 1<
tonnerre, mais une force bienfaisante. Quelqui
chose de Lon et de divin en émanait comni
lorsque, à l'école du bon maître, je croyai
voir Dieu se lever du geste dont il faisai
•tourner la boule devant la chandelle en nous
disant : Ceci est la terre et cela le soleil. Je
ne songeais pas à me demander par quel mi-
racle les idées étaient descendues se figer là
en lettres. J'aurais été bien étonné si quel-
qu'an m'avait parlé de l'homme qui avec une
petite pince les prenait dans un casier et les
mettait l'une à la suite de l'autre comme les
pièces d'un jeu de patience. Peut-être en
moi j'avais un peu le sentiment que c'était
là une chose de vie naturelle comme il nous
vient des ongles aux doigts et des poils à
la peau.
La foret fut rouge : il passa un froid à tra-
vers les arbres éclaircis. Iule ne descendait
plus au cœur de la forêt avec moi. Je partais
seul en chasse, tuant çà et là un écureuil à
coups de flèches. Je rentrais mouillé, ma chair
mi-nue toute froide sous mes haillons. Même
AU CŒUll FRAIS DE LA FORÊT 143 4
aux jours de soleil; l'ombre restait humide.
Alors elle imagina de coudre ensemble les
peaux de bêtes qu'à mesure nous mettions
sécher sur des branches. Avec la pointe du
couteau je les perçais de petits trous; elle
y passait des cordes enlevées à la trame du
sac et qu'elle tressait solidement. Nous ne
cessâmes pas de rire la première fois que
nous endossâmes cet étrange vêtement. Nous
nous apparaissions à nous-mêmes comme des
bêtes sorties du hallier et à présent, sous la
chaude pelisse sauvage, nous ne redoutions
plus ni le froid ni la pluie.
Patiemment je me mis à tailler dans de
grosses branches des sabots pour Iule; nous
en avions porté de pareils au hameau. Mais
tandis que j'achevais de creuser le second des
sabots, la lame de mon couteau s'épointa :
j'aurais préféré me couper un doigt. Toute no-
tre vie était dans ce couteau : il était l'outil
essentiel sans lequel je n'aurais pu ni re-
construire la hutte ni me refaire un arc. Et,
avec la lame éclatée entre mes doigts, j'étais
là tout pâle, songeant à ce qu'il adviendrait
144 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
de nous si une nouvelle ébréchure devait l'en-^
tamer. Je ne m'en servis plus qu'avec une
prudence extrême.
Etant descendus ce jour-là vers la mare,
nous perçûmes un bruit qui ne nous était pas
encore connu. Des coups sonores à intervalles
réguliers battaient dans le grand silence de
la forêt. Iule me dit :
— C'est comme quand je mets ma tête sur
ta poitrine et que j'entends battre ton cœur
Le cœur de la forêt aussi semblait bondir
dans ces secousses profondes. C'était ef
frayant et lointain comme si, à une grand
distance, des hommes se battaient avec la
forêt. Dans l'air humide et lourd, le son s'é-
moussait et par moment semblait monter de
dessous la terre. Il ne se prolongeait pas, il
était étouffé comme les pulsations d'un cœur
sous un drap épais et cependant il était
terrible.
Il nous remplit d'effroi ; nous ne pouvions
douter que des hommes étaient venus dans la
forêt et faisaient là une chose mystérieuse et
redoutable. Les coups durèrent jusqu'à la
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 145
nuit et ensuite ils recommencèrent dans le
matin brumeux. Il nous paraissait que tout
le bois tremblait. Je dis à Iule :
— S'ils viennent pour nous prendre, j^ai mon
couteau.
Pourtant c'était là plutôt une bravoure af-
fectée. Maintenant que l'homme encore une
fois se rapprochait de nous, d'autant plus
dangereux qu'il nous restait caché, j'avais
moins confiance. Iule, elle, dans son simple
courage, fut admirable.
— Tu les tueras avec ton couteau, me dit-elle
farouchement, et moi je tirerai des flèches. Et
puis avec mes pieds nus je danserai sur leur
cœur comme après que l'écureuil m'a mordue.
Elle parlait comme une vraie guerrière,
comme une fille des tribus sauvages. Nous
descendîmes ensemble dans la forêt ; j'allais
devant, tenant mon couteau dans mes mains ;
elle me suivait, portant l'arc. Les coups dans
le jour pluvieux s'étaient assourdis : parfois
nous cessions tout à fait de les entendre ; et
ils étaient très loin, de l'autre côté de la foret.
Nous cherchions vainement à nous orienter
9
146 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
quand ils reprenaient. Xous marchions avec
une grande prudence comme si à présent c'é-
tait nous le gibier.
Un jour de l'autre année, allant à petit pas,
nous avions découvert le campement : il y
avait derrière les paillotes des hommes ve-
lus et qui se mouvaient avec des rythmes sub-
tils qu'avant ce temps nous avions ignorés.
Ceux-là après tout étaient des êtres bienveil-
lants sous leurs grands visages muets. Et nous
nous demandions quel autre ouvrier inconnu
si furieusement faisait gémir le cœur de la
forêt. Tout à coup Iule eut des yeux pâles
dans l'ombre du taillis :
— Dis, Petit Vieux. Si ce n'étaient pas des
hommes? Si c'était une bête comme celle qui
une fois est passée dans la rue et qui était haute
comme une maison ?
Elle m'avait parlé souvent d'une bête qu'on
menait jouer comme un acteur dans un cir-
que. Je crois bien que c'était un éléphant;
mais alors ni elle ni moi n'en connaissions
encore le nom. L'idée qu'un animal aussi ter-
rible vécût dans la "forêt nous fit, ce soir-là,
j
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 147
déserter la hutte: nous grimpâmes au hêtre
et nous tenant enlacés au chaud de nos peaux
d'écureuils, nous dormîmes dans l'ahri où nos
nuits avaient été si souvent bercées au vent de
Tété.
A Taube, la forêt de nouveau tressaillit, et
maintenant il semblait que les coups s'étaient
rapprochés. Notre vie resta troublée de la
crainte d'un ennemi secret qui toujours sûre-
ment avançait et attaquait le bois par tous les
côtés. Vers le midi du jour, les profondeurs
mugirent; l'air fut déchiré d'un fracas hor-
rible après lequel il régna un grand silence;
et à présent je ne croyais plus que c'était une
bête qui fit un tel bruit.
— Je t'assure, Iule, ce sont bien les hom-
mes et ils abattent la forêt. Quand la grosse
branche une nuit est tombée, c'était aussi
comme un coup de tonnerre.
Elle me regarda en riant :
— Oh! fit-elle, il y a peut-être parmi eux
des garçons comme toi. Petit Vieux.
Pourquoi me dit-elle cela ainsi? Ses narines
battaient. Elle ne parlait plus de danser sur
148 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
leur cœur avec ses talons nus. J'aurais voulu
lui mordre le cou. Je dis :
— S'il y a là un garçon comme moi...
Et voilà, je demeurai muet ensuite, avec
une chose en moi que je n'aurais pu exprimer ;
et peut-être aussi Iule avait pensé à cette
chose.
Le lendemain elle me dit tranquillement :
— Xous irons devant nous tant que nous
aurons vu.
Elle a raison, songeais-je ; tu sauras alors ce
qu'il te reste à faire. Nous étions venus avec
l'arc et le couteau dans les mains : cependant
si dans ce moment une forme humaine avait
apparu, j'aurais jeté mon couteau à terre.
Nous marchâmes longtemps : les coups re-
tentirent plus distinctement et à chaque coup
la forêt gémissait. Nous étions légers, con-
fiants ; nous chantions, nous tenant par la
main. Mais un coq des bois, au plumage de
cuivre et de feu, avec un cri bruyamment s'é-
leva d'un fourré. Je tirai une flèche; elle s'é-
gara, et presque aussitôt un lapin piqua dans
sa rabouillère. Nous oubliâmes les hommes.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 149
Le souffle court, nous guettions si le lapin
n'allait pas sortir par un autre passage à une
petite distance. Il ne vint qu'un écureuil qui
pour nous regarder s'avança jusqu'au bout
d'une branche. Encore une fois je brandis
l'arc et visai. La bestiole rusée tournait au-
tourdu tronc et moi aussi, avec mon arc tendu,
je me mis à tourner, attendant le moment.
Enfin la flèche partit, l'écureuil roula. Dans
notre joie, nous dansâmes autour de sa mort.
Avec nos peaux de bête, nous avions l'air
vraiment terrible; elle poussait ses ouah ouah;
mes cris faisaient envoler les oiseaux. Notre
folie remua tout le bois. Il nous parut que des
voix au loin répondaient à nos clameurs.
— Crois-moi, dit-elle, c'est par là qu'il faut
aller.
Elle me montrait l'occident.
Nous écoutâmes : les voix s'étaient tues et
encore une fois le cœur des arbres sonnait
sous les coups.
Il y avait des mois que nous vivions dans
la solitude de cette forêt; je ne savais plus
comment était fait le visage d'un homme.
150 AU CŒUR FUAIS DE LA FORÊT
Mes yeux regardaient ardemment devant moi.
Nos sabots dans les mains, nous courûmes
dans la direction des voix. J'avais mis le pe-
tit corps tiède de l'écureuil sous un lit de
feuilles ; j'avais planté une branche à côté afin
de reconnaître l'endroit quand nous revien-
drions pour le reprendre. Et maintenant une
force secrète nous attirait, détendait sous nous
les ressorts de la course. Je pensais : il y a là
peut-être des filles comme Iule; mais je ne le
disais pas à Iule. Une odeur de bois brûlé ef-
flua : les fonds se vaporisèrent de spirales
bleues que doucement le vent portait. C'était
une fumée comme celle qui un jour nous avait
attirés vers les paillotes de la tribu. Elle sen-
tait l'abri, le repas familial après la journée
de travail: elle nous caressait si mollement
le cœur quand, à la tombée du soir, elle venait
vers nous, aux limites du désert d'argile où
toute une journée pleine, sous l'ardent soleil,
nous avions peiné! Nous l'aspirions comme
après une longue faim on mange le pain. Ni
l'un ni l'autre ne pensions plus à notre petite
hutte au cœur de la forêt.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 151
Une jeune voix d'homme chanta et j'avais
pris les mains de Iule; elle serrait les mien-
nes; nous avions envie de pleurer. Un vaste
découvert ajoura la forêt vers les fonds. Nous
avions peur qu'un chien ahoyât. Nous ram-
pions sous les arbres, moi tenant le couteau
dans les mains. J'aurais tué le chien. Et puis
tout à coup à une petite distance, lé chant re-
commença. Des hommes sous les arbres par-
laient : leurs voix, dans le silence lourd, avec
le poids de la forêt sur elles, étaient inouïes,
comme si elles montaient de la profondeur
d'un puits. Elles nous faisaient mal délicieu-
sement.
Couchés dans les végétations basses, nous
nous dressâmes sur nos poings, regardant fa-
mer des huttes dans la clairière. Il y en avait
deux, moitié faites de planches aboutées, moi-
tié hourdées avec des mottes de terre; et elles
n'avaient d'autre ouverture que la porte.
Elles étaient bien plus primitives que la
maison des briquetiers.
Mon Dieu ! comme soudain ma sympathie
s'éveilla pour ces hommes qui s'étaient fait
152 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
un toit semblable à notre toit! Sans doute
eux aussi vivaient d ^ proies libres et sauvages
comme nous. Combien étaient-ils ? Avaient-
ils leurs femmes avec eux? Mon cœur battait
contre la terre. Quelque chose parfois bou-
geait dans l'une des huttes, une forme va-
gue' que nous ne pouvions reconnaître. Un
vieux, très grand, avec la cognée frappait le
pied d'un hêtre. A chaque coup, il se baissait,
lançait de toute sa taille le fer dans l'en-
taille déjà profonde; et ensuite d'un effort de
bras il la retirait et recommençait à frapper.
On n'entendait pas tout de suite le han. J'en-
viais la force tranquille de cet homme. Sans
doute les autres étaient plus loin : on enten-
dait les coups de leurs cognées et on ne les
voyait pas.
Encore une fois la voix joyeuse s'éleva. Elle
venait du fond de la hutte et puis elle s'avança
jusqu'au seuil. Et maintenant un jeune homme
était là, les bras croisés, dans l'attitude du
repos entre deux besognes, regardant avec ses
prunelles claires vers la forêt. Il portait des
guêtres de cuir aux jambes; sa tête bouclée
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 153
s'attachait fortement à ses larges épaules.
Iule, droite sur ses poings, le considérait
avec des yeux de petite louve.
— Celui-là est plus beau que toi ! souffla-
t-elle dans mon cou.
— Eh bieni va avec lui. Je retournerai seul
au bois.
Si elle l'eût fait, peut-être j'aurais levé sur
elle mon couteau. J'étais très doux et triste.
Moi aussi j'admirais ce jeune garçon : j'aurais
aimé l'avoir pour frère.
Sans doute il entendit nos voix. Il eut le
regard fixe et dur des hommes habitués à re-
garder dans la nuit du bois; et il tendait un
peu le cou, curieux, étonné. Nous nous vîmes
découverts : cependant nous n'avions pas la
force de fuir, cloués sur place par ces yeux qui
ne nous quittaient pas.
Un autre, après tout, eût éprouvé la même
surprise en voyant surgir de terre deux créa-
tures vêtues de peaux saigneuses et dont les
visages seuls avaient gardé une apparence
humaine. D'un bond il s'élança, fendit la
clairière ; son rire sonnait comme un aboi : et
154 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
nos sabots dans les mains, maintenant aussi
nous courions comme des bêtes traquées. Nous
avions de l'avance ; nos pieds nus nous don-
naient plus d'agilité. Il perdit notre piste.
La lune monta. Ni Iule ni moi ne parlions
plus : peut-être elle songeait à ce jeune homme
ma^ifique. Dans la nuit pâle, des soies d'ar-
gent glissaient en longues traînées mouillées.
Toute la forêt sembla un rêve dans une paix
de sommeil immense. Enfin l'abri s'aperçut :
nous fûmes là au cœur même du silence. Et
Iule, avec sa tête contre mon épaule^ était une
petite chose doucement évanouie et palpitante.
Les heures n'existèrent plus.
Des voix. Des rires. Un tumulte étouffé. Nos
yeux se rouvrirent et c'était le matin venu à
petits pas avec une troupe d'hommes qui
étrangement se penchaient et nous regar-
daient nous éveiller. Il y en avait trois, déjà
vieux, très droits sous les ans, et le quatrième
était ce garçon qui, du fond de la clairière,
s'était élancé vers nous. Iule, avec un cri, se
ramassa sous les feuilles. J'étais debout, je
tâtai mon couteau dans ma poche.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 155
Les vieux nous considéraient d'un air peu
rassurant. Mais le jeune homme riait en leur
montrant nos peaux de bêtes.
— Voilà. Ils étaient assis au bord de la
clairière quand je leur ai donné la chasse.
J'ai pensé qu'il était venu des singes dans la
forêt.
Iule s'agita sous les feuilles, amusée de
l'idée. Elle se mit à rire et me dit :
— Oh! Petit Vieux, tu entends? Ils nous
ont pris pour des singes.
Quelquefois des hommes s'installaient aux
carrefours : ils possédaient de petits ouistitis
aux yeux malades, affublés d'épaulettes de
troupier ou de falbalas de marquise. Elle et
moi souvent avions pris plaisir à les voir dan-
ser à la corde ou manœuvrer un fusil. Je dis
fièrement à ce garçon :
— Nous sommes des hommes comme toi.
— Oui, ma foi! s'écria-t-il. Ils ont des bras
et des visages comme nous.
Et il ne cessait pas de regarder Iule. Un des
vieux aperçut nos réserves de bois, les peaux
séchant aux branches, les pierres sur lesquel-
156
AU CŒIJI FRAIS DE LA FORET
les nous mettions cuire nos proies. 11 montra
la forêt d'un large geste et dit rudement :
— C'est eux qui cassent les jeunes arbres.
Ils tueAt les bêtes.
J'appuyai sur lui des yeux résolus et ré-
pondis tranquillement :
— ' La forêt est à nous. Il n'y avait personne
ici quand nous sommes venus.
Alors ce vieil homme se mit à rire aussi.
— Ils disent que la forêt est à eux !... Il y a
cent ans que les miens et moi abattons les
arbres et pas même une feuille ne nous appar-
tient.
Le jeune homme se penchait sur moi et me
demandait avec douceur qui était cette fille
aux cheveux rouges. Je crus qu'elle allait lui
répondre comme aux briquetiers :
— Celui-là est Petit Vieux et moi je suis sa
femme.
Elle me dit seulement :
— Parle-lui, toi, comme tu croiras devoir
parler.
La ruse, la défiance s'éveillèrent. Après tout,
de queFdroit nous interrogeaient ces gens?
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 157
— C'est Iule, dis-je, et moi, on m'appelle
Petit Vieux. Je n'en dirai pas davantage.
Ils échangèrent encore quelques mots entre
eux ; puis le plus vieux fit un pas.
— Voilà. Il y a du pain chez nous. Si tu
as du cœur, tu viendras travailler. On s'ar-
rangera pour le reste.
Dupain! La tentation encore une fois monta.
Celui-là avait parlé comme le vieil homme
chez les briquetiers. Je me tournai vers Iule
et ensuite toute la vie libre de la forêt fut de-
vant moi : je n'osai plus la regarder. Elle pal-
pita contre ma poitrine. Elle me chuchota
dans l'oreille : « Du pain, Petit Vieux! Pense
à cela f »
Je lui dis :
— Ce sera comme tu voudras. Dis, toi.
J'aurais voulu qu'elle me montrât la forêt
en secouant la tête ; mais elle se leva, elle mit
la main sur le bras du jeune garçon en riant.
— J'irai avec toi, puisqu'il lèvent, fit-elle.
Ce cœur de Iule était plein de détours.
Elle parla comme si j'avais décidé que nous
suivrions ces hommes inconnus. Quand j'étais
158 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
un petit pauvre des villes, je lançais en l'air
un caillou. Selon qu'il tombait, je faisais une
chose ou l'autre. Et à présent c'était elle qui
était ma destinée.
Nous quittâmes donc la hutte. Des palom-
bes amoureusement sanglotaient. Un brouil-
lard bleu fumait sur la forêt. Toutes les herbes
scintillaient. Jamais le matin ne m'avait paru
plus beau. Et j'avais fixé mes souliers par une
liane à mon cou, Iule portait sa belle robe
roulée dans le sac. C'est ainsi que nous
gagnâmes le campement des bûcherons.
Le jeune homme poussa la porte de la mai-
son de planches. Il dit joyeusement à Iule:
— Il n'y a que toi de femme ici. Les autres
sont dans la foret plus loin.
Ensuite il nous coupa du pain. Mon Dieu!
le goût nous en était toujours resté aux dents ;
cependant nous croyions, elle et moi, en
manger pour la première fois.
Ce fut le recommencement de notre ancienne
vie chez les hommes. L'instinct d'humanité
encore une fois prévalut, nous fit accepter
le vague lien social dont demeurait unie cette
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 159
tribu au fond des bois. Elle se composait
d'âmes simples et rudes qui avaient les silen-
ces, la vie dormante des petites mares de so-
leil au creux des ravines. Ils vivaient parmi les
arbres, ligneux et indestructibles, avec une
sève sauvage et de tendres moelles. Un dura-
ble compagnonnage au cœur vert des solitudes
lesunissait d'une affection tenace sans paroles.
Ils n'éprouvaient pas le besoin de se rien dire,
ayant tous les mêmes idées et dépourvus de
mots pour les exprimer. Lequel d'entre eux
le premier était venu à la forêt avec sa hache,
ils l'ignoraient : c'était une ancienne tradition
qui se perdait dans l'âge même de la silve.
Leurs générations s'étaient épuisées à toujours
frapper au cœur les grands chênes : là oii ils
passaient, des fleuves de sèves coulaient et ne
diminuaient pas les intarissables fontaines de
la vie. Gomme les briquetiers, ils marchaient
devant eux, faisant une œuvre obscure, frap-
pant en tous sens des coups qui retentissaient
aux matrices de la terre. Ils ne raisonnaient
pas la destinée qui les poussait à travailler
sans trêve pour les villes.
IGO AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
La plupart n'avaient pas dépassé la limite
des hameaux. Quelquefois ils allaient y cher-
cher des femmes et s'y mariaient. Les noces
étaient brèves et s'achevaient sous les arches
bleues de la foret, dans la nuit des huttes.
Quand l'un des leurs mourait, on le clouait en-
tre-des planches fraîchement sciées et ensem-
ble, en se relayant, on le portait au cimetière,
très loin. C'étaient les seules corvées qui les
rattachaient à la vie des autres hommes. Ils
étaient doux et dissimulés, un peu tristes.
lacq était le nom du garçon. Il m'apprit à
manier la cognée. Après que l'arbre était tombé,
il fallait abattre les branches; les grosses
passaient à la scie; on bottelait les moyennes
en falourdes; les brindilles formaient des fa-
gots et des balais. Les maîtres bûcherons seu-
lement frappaient l'arbre au pied.
lacq me dit :
— Je t'apprendrai à abattre les chênes.
Ce jeune homme était une grande force de
vie. Quand celui-là riait, les oiseaux se tai-
saient; tout le silence de la forêt était rompu.
C'était un vrai fils des bois, et pourtant il
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 161
n'avait pas la taciturnité des autres enfants
de la tribu. Sa gaîté d'homme sain et robuste
tranchait sur leur vie sourde et renfermée.
J'admirais sa vigueur calme tandis qu'il jetait
la cognée, cambré sur les reins, le torse tordu
de côté. Le fer s'abattait, faisait une large
blessure, mousse et mouillé d'avoir frappé
dans le sang vert. lacq semblait cogner dans
l'ivresse joyeuse de sa force, les muscles câ-
blés à l'égal des nervures puissantes du hêtre.
Sa cognée vibrait, avec un ronflement de
grosse mouche quand on l'entendait de loin.
Quelquefois il coupait son rude labeur d'une
chanson chantée à tue-tête, ou bien il sifflait,
imitant les oiseaux.
Je ne connaissais pas encore la souffrance
des arbres : les coups de la cognée me don-
naient envie de frapper à mon tour. Un jour,
comme il me défiait en plaisantant, je ramas-
sai la lourde masse; je la lançai à la volée;
elle s'abattit à côté de l'entaille, s'enraîna aux
moelles profondes. J'eus le vertige d'avoir
entré le fer dans un torse humain, dans une
vie d'or et de sang. L'arbre frémit de tout son
163 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
feuillage : un fracas sourd se perdit aux si-|
lences de la forêt. Et à présent je n'ignorais
plus ma force. lacq cessa de rire et dit :
— Toi, tu seras un bûcheron.
Nous étions là, dans la coupe, huit hommes
et Iule. Le reste de la tribu s'éparsait de clai-
rière en clairière. Ils avaient des huttes comme
les nôtres : ils étaient plus nombreux et des
femmes préparaient leurs repas. Ce fut Iule
qui fut chargée du ménage dans notre camp.
Elle allumait le feu, passait l'eau ensuite sur
la cafetière. Une décoction de chicorée trem-
pait notre pain bis pendant le jour. La fumée
montait sous les arbres, se ouatait en légers
flocons bleus qui ne se dissipaient que lente-
ment, roulaient au vent jusque dans les com-
bes. Le soir, la flamme dardait plus haute :
Iule alors mettait cuire les pommes de terre.
C'était, avec de la couenne de porc., notre
habituelle nourriture. Ces gens de forêt n'en
connaissaient pas d'autre. Iule et moi demeu-
rions surpris qu'ayant les fruits et les bêtes
du bois, ils se contentassent de ces simples
aliments. Leur probité était farouche : ils vi-
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 1G3
valent d'une pauvreté volontaire, dans la large
abondance de Ja terre. Aucun d'eux ne pen-
sait qu'après tout celle-ci est aux hommes
qui peinent et ahannent à son îlanc. Ils res-
pectaient les antiques défenses, soumis à
leur destin, vaillants et nus. Une fois je tuai
d'un coup de bâton un jeune lapin et le rap-
portai à la hutte, lacq à grandes dents en
mangea. Les vieux, eux, n'étaient pas con-
tents. Je compris que nous seuls, Iule et
moi, avions connu la vie libre.
Dès l'aube, le travail commençait. Le pre-
mier frisson du jour glissait aux cimes^ une
vapeur glauque duvetait l'ombre humide. Et
puis la clarté descendait, fraîche, trouble en-
core comme une grande onde après les van-
nes levées. Les profondeurs restaient long-
temps brumeuses; un brouillard violet de
proche en proche s'irisait aux filtrées du
soleil, obliques et mobiles comme des colon-
nes oscillantes. La cognée bondissait comme
un palet d'or. Les coups faisaient trembler
le ciel au-dessus des arbres.
Midi amenait une trêve : un lourd sommeil
164 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
pesait ; le bourdonnement des grosses mou-
ches planait; et les hommes, couchés au frais]
des mousses, avec leurs larges torses écrou-
lés, eux-mêmes ressemblaient à des troncs
abattus. Un des vieux ensuite frappait dans les]
mains : on abattait jusqu'au déclin du jour.]
Pais l'ombre fraîchissait, bleue comme ai
matin; le mystère descendait. Mon Dieu! c'é-'
talent là des sensations que nous connaissions
depuis longtemps ; et pourtant, mêlés à cette
vie de la tribu, elles nous semblaient toujours
nouvelles. Iule, entre le temps des repas, liait
avec des bardes les falourdes et moi quelque-
fois je laissais reposer la hache, écoutant rire
les pies ou hennir le pivert.
lacq un jour me donna une pipe et du ta-
bac. Il me plaisait à cause de sagaîté et de sa
force et cependant je me défiais de lui, je
n'aurais pu dire pourquoi. Peut-être il avait
pour Iule un regard qui n'était plus le même
quand il le tournait vers moi. Je ne songeais
pas à m'expliquer ce sentiment. Le don de la
pipe nous lia. J'éprouvais un réel bonheur à
fumer comme les vieux qui m'entouraient,
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 165
— Vois comme il est bien, ce garçon, me
disait Iule. Il partage avec toi ce q^u'il pos-
sède et toi, c'est à peine si tu lui parles.
J'aurais voulu lui répondre qu'elle prenait
trop attention à lui ; souvent ils s'en allaient
ensemble rire derrière les huttes. Et puis, ti-
rant sur la pipe, je haussai les épaules comme
si c'était là un secret qui ne me regardait
pas. Je n'éprouvais pas de jalousie : il me
semblait naturel qu'elle le trouvât plus beau
que moi, le Petit Vieux.
lacq, d'ailleurs, n'eût pas mis un pas de-
vant l'autre pour lui faire plaisir. Il la trai-
tait comme une petite bête singulière qui
criait et pleurait sans cause. Une fois, comme
il la plaisantait sur ses maigres jambes, elle
lui mordit la main et courut se cacher dans
le bois.
Son dépit dura deux jours; elle me dit
qu'elle le détestait; elle voulait retourner à la
hutte chez nous. Et ensuite elle se remit à
rire avec lui. Il semblait bien plus cordial
quand elle n'était pas là. Je crois que dans
l'esprit de ce lacq, il y avait l'idée que Iule
1G6 AU CŒL'R FRAIS DE L .\ FORÊT
était un peu un jouet vivant. Il avait été la
chercher au cœur du bois; il n'avait pas fait
autrement qu'un homme sauvage à la chasse
des femelles. Elle était pour lui comme une
jeune proie de laquelle il aimait rire et s'a-
muser, une proie avec une autre âme que la
sienne. Oui, je pense, c'était là son idée.
Je pris goût au métier. Quand l'arbre était
très haut et qu'en s'écroulant il eût fracassé
les arbres à l'entour, je passais mes crocs et
montais à la tête. A grands tours de cognée,
je sapais les branches. J'étais là-haut comme
le pivert qui donne des coups dans l'aubier et
fait sortir les insectes. Moije faisais envoler les
oiseaux. Je dominais les silences de la forêt.
C'était là encore, après tout, une vie sau-
vage : j'avais pour compagnons les ramiers
et les geais. Et un sentiment que j'avais
connu chez les briquetiers m'était revenu, la
fierté de n'être pas inutile et de gagner mon
pain, comme il était dit dans le vieil alma-
nach. Le soir, après le repas, en fumant ma
pipe sur le pas de la maison, j'avais vraiment
la conscience d'être devenu un homme.
AU CŒUR FUAIS DE LA FORÊT 107
Maintenant au6si nous connaissions le re-
pos du dimanche. Ce jour-là, les cognées et
les scies demeuraient inactives. Les bûche-
rons remontaient vers les hauts campements;
quelquefois ils marchaient jusqu'aux ha-
meaux.
Une fois lacq me dit :
— Toi qui sais lire, lis dans le livre.
Aucun des hommes de la tribu n'avait ap-
pris à épeler les lettres. Les mères, en croi-
sant leurs mains, leur avaient enseigné la
prière, au temps de leur petite enfance.
C'était la simple oraison du pain : ils la réci-
taient avant et après les repas. Le bonhomme
Jean aussi la disait à voix haute avant de
commencer la classe et ensemble les petits la
répétaient, dans un bourdonnement bas qui
traînait un instant sous les solives enfumées.
Iule et moi l'avions oubliée depuis notre re-
tour à la forêt.
La futaie, sous le vent et les pluies, se dé-
pouilla. Au matin la terre craquait sous le
givre et maintenant chaque dimanche je lisais
à voix haute dans le livre pour lacq et les
168 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
vieux. J'épelais d'abord, un doigt sur les let-
tres, comme faisait le vieux maître. Il y avait
des mots desquels je ne venais jamais à bout
mais je tâchais d'en saisir le sens et ensuite,
ligne par ligne, je lisais. Cette petite maison
où un humble garçon ignorant élevait la voix
et disait les choses éternelles dans la solitude
nue, avait sa beauté. Je ne l'ai compris que
plus tard. Si d'autres, selon leurs forces, s'en
allaient, comme je le faisais là, répandre la
bonne parole chez les hommes des hameaux
et des bois, l'humanité y gagnerait des âmes
nouvelles.
On travailla jusqu'aux grosses neiges. Le
gel n'arrêtait pas les cognées : elles frappaient
au cœur d^s grands arbres dans la mort
des sèves. Un silence plombait l'air dur
il n'était déchiré que par le graillement des
geais et la clameur rauque des corbeaux. Les
hommes de la nature ne sentent pas le froid :
leur sang demeure jeune et chaud sous les
glaçons. Sitôt que mes mains avaient touché
la cognée, une force de vie coulait en elles, je
frappais droit mes coups, réchaufifé jusqu'aux
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 169
moelles. Ah I lulè! quelle joie c'était pour nous
maintenant, la grande forêt d'hiver avec ses
cristallisations qui filigranaient les moindres
branches à l'égal des orfèvreries scintillant
là-bas à l'étalage des marchands ! Ni toi ni moi
jamais n'avions rien vu de plus beau. Il nous
semblait que notre cœur battait plus sonore
près du cœur rigide de la nature, dans toute
cette immobilité figée des anciens frissons
de l'été. Nous étions la chaleur des anciennes
humanités survivant aux cataclysmes du
monde. Les races criaient la vie en nous
quand autour de nous régnaient les apparen-
ces de la mort.
Ensuite les grandes neiges tourbillonnèrent:
il fallut se frayer un chemin à travers l'ava-
lanche, se rabattre sur les hauts campements.
La tribu, la grande famille disséminée dans
les coupes, se reforma sous des toits plus soli-
des que le précaire abri des huttes. Il y avait
six vastes cases, avec les fours à pain, Téta-
ble aux chèvres, la soue aux porcs. Une
sorte de noyau humain vivait là d'une vie
commune à la limite des triages. Des mères
10
170
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
allaitaient Jeurs enfants près des grands feux
de bois. Les aïeules aidaient à pétrir le seigle
ou réparaient les bardes. De vieux bommes,
d'anciens bûcberons, perclus d'ans et de
maux, dessécbés jusqu'à l'os, expiaient les
immémoriaux outrages de la forêt. Ceux-là
traînaient détranges infirmités qui faisaient
penser aux ganglions des arbres tourmentés
dans leur croissance.
L'alcool était leur grande tentation à tous :
il était proscrit au camp; ils se dédomma-
geaient dans les villages. lacq lui-même, cet
bonnéte garçon, une fois rentra ivre-mort : il
avait rencontré d'autres gars avec lesquels il
s'était battu jusqu'au sang. Il eût péri dans
les neiges si un des vieux, qui était allé boire
aux cantines avec lui, ne l'avait ramené sur
ses épaules. Iule fadmira. Elle me dit étran-
gement :
— Toi, Petit VieuX; tu n'aurais pas fait cela
pour moi.
Elle parlait là comme si une fille eût été le
motif de la rixe
Les cases, d'ailleurs, ne cbômaient pas
AU CŒUR FRATS DE LA FORÊT 171
dans l'hiver de la forêt. Avec les genêts on
faisait des balais. De menus branchages ser-
vaient à tresser des corbeilles et des jardiniè-
res que, vers le printemps, des marchands
venaient acheter. C'était la même industrie
que chez les hommes du désert; mais ceux-là
employaient l'osier.
On réparait aussi les outils. Dans le soir,
les crassets s'allumaient. J'ouvrais le livre ;
le doigt sur les lignes, je lisais. Une lumière
était dans les yeux tandis qu'à petites fois, en
me reprenant, je développais naïvement les
maximes ou commentais à ma façon les histoi-
res. Quel bel auditoire c'était, ces rugueux vi-
sages tannés par les haies, ces âmes de sim-
ples montées au pli des fronts, tendues dans
l'effort de comprendre! Je croyais que toute la
forêt m'écoutait.
Cependant un malentendu subsistait entre
ces gens des cases et nous. Ils avaient la vie
régulière d'une tribu fixée dans la forêt. Iule
et moi étions pour eux des êtres suspects,
échappés des villes et venus se terrer dans
les bois. Ils éprouvaient la défiance sourde des
172 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
créatures résignées au servage à l'égard des
libres enfants de la vie. Etait-ce moi qui leur
étais inférieur, avec mon instinct farouche?
J'avais aussi une âme à la fois plus sau-
vage et plus tendre, une âme qui ne voyait pas
tout de suite le mal autour de moi. J'avais cru
détester les hommes : je ne ressentais contre
eux nulle rancune profonde; cependant il y
avait entre l'humanité et moi notre ancienne
vie martyrisée.
lacq était l'unique homme des camps que
j'aimais réellement : je serais parti avec lui
au bout de la forêt. Si seulement il avait
voulu appeler moins souvent Iule pour rire
avec elle derrière les cases, j'aurais été tout à
fait son ami. Elle avait toujours le sang aux
joues ensuite: le rire la laissait toute frémis-
sante.
— Oh! disait-elle, ce lacq est un si étrange
garçon... Tu ne peux te douter de ce qu'il
me dit !
Elle me regardait, recommençait à rire et je
ne savais jamais ce que lacq avait pu lui dire.
Je n'aimai plus ce jeune homme d'un même
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 173
cœur confiant, bien qu'après tout, avec cette
folle de Iule, les torts peut-être n'étaient pas
entièrementde son côté. Il riait d'ailleurs avec
toutes les femmes. Celles-ci entre elles parlaient
d'une fille qu'il connaissait dans les hameaux.
Un jour un des hommes revint de la forêt
et dit :
— Les neiges ont fondu.
On rassembla les hardes, on noua les pains
dans les draps. La petite troupe un matin
reprit le chemin des cabanes.
Avec les jours il vint des oiseaux, les pre-
miers chants timides de l'année. Les ciels fu-
rent hauts; un jeune et mâle soleil éclaira la
repousse des feuilles. Ma joie était vierge et
fraîche comme le réveil de la nature. Toute la
forêt chantait en moi et lacq sous les arbres
chantait avec sa gaîté de jeune géant. A pré-
sent, quand ils se regardaient, Iule et lui,
c'était pour rire ensemble avec des voix
étouffées comme si moi je ne comptais plus
pour eux. Ou bien il lui faisait signe et ils
allaient à deux derrière la hutte. Il me par-
lait doucement ; il me donnait plus souvent
10.
174 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
du tabac; et Iule aussi se frottait contre moi
avec plus de tendresse. Tous deux parurent
s'entendre pour endormir mes défiances à
propos d'une chose qui devait me rester igno-
rée. Jamais elle n'avait été aussi caressante;
elle avait des frôlements de petite chatte
joueuse. J'étais troublé de l'entendre quel-
quefois soupirer auprès de moi.
Pourquoi me dit-elle un jour qu'elle m'aimait
mieux que lacq? Son élan fut spontané et sin-
cère, bien que je ne lui eusse rien demandé.
Si elle m"avait dit au contraire qu'elle me
préférait ce garçon, je l'aurais traînée par les
cheveux. Je commençai seulement alors à me
douter qu'ils me cachaient quelque chose. Je
ne croyais à rien de mal, c'était plutôt le sen-
timent qu'entre elle et lui régnait une entente
pour s'abandonner librement à leur humeur
enjouée. Iule aimait le plaisir et je n'étais, moi,
que le maussade Petit Vieux. Si j'avais pu
soupçonner de quoi toujours ils riaient en-
semble, je n'aurais pas éprouvé d'ennui.
Mais voilcà, quand j'étais là, tous deux se pin-
çaient les lèvres et cessaient de rire.
AU CŒUR F.RAIS DE LA FORÊT 175
Il arriva plusieurs fois que Iule elle-même
allât prendre le tabac et en bourrât ma pipe.
Je ne savais pas si c'était lacq qui l'envoyait
ou si elle l'avait fait crelle-même, et alors quel
droit avait-elle sur le tabac de lacq?
— Non, vois-tu, lui dis-je une fois, je ne
fumerai plus de son tabac. C'est une idée que
j'ai. Tu peux le lui dire de ma part.
Iule aussitôt se mit à crier aigrement que
le tabac de lacq était le mien, que tout d'ail-
leurs dans la hutte était en commun.
— Il ne me plaît pas, répondis-je. C'est mon
idée. Je n'ai pas autre chose à te dire.
— lacq est un si étrange garçon. Il pourrait
se fâcher et tu n'es pas le plus fort.
— J'ai planté la cognée droit au cœur du
chêne. Il peut venir, je ne le crains pas.
Sans doute elle rapporta mes paroles à lacq,
car il vint le lendemain m'offrir lui-même du
tabac, et comme j'écartais sa main, il me dit
sans colère :
—, Pourquoi me fais-tu cette injure? Je t'as-
sure, je te l'offrais de bon cœur.
J'auraisjdû lui tourner le dos, puisque c'était
176 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
mon idée de ne rien accepter de lui et que je
l'avais dit à Iule. Mais il paraissait sincère
et me parlait comme un homme déterminé
à ne pas garder rancune. Le courage me
manqua; j'avançai la main, il la pressa dans
la sienne. Et à présent encore une fois tous
deux riaient.
Un matin avec lacq j'avais gagné une coupe
reculée. J'étais là dans un arbre, travaillant de
la cognée dans les hautes branches. Lui aussi,
à une petite distance, frappait au cœur d'un
hêtre. Le fer sonnait après le fer, les coups se
répondaient comme des voix dans la jeune vie
de la forêt. Depuis deux jours, il cessait de
me parler; il avait dans les sourcils un pli de
volonté. Je ne savais pas encore quel projet
mûrissait chez ce garçon fourbe. Nous étions
donc venus ensemble à la coupe, sans rien
nous dire ; et puis nous avions joué de nos
cognées. La sève nouvelle me grisait, mon
sang courait rapide dans mes artères. Chacun
de mes coups retentissait en moi et m'étour-
dissait comme si ma vie adhérait à celle de
l'arbre, comme si moi-même j'étais une des
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 177
branches gonflées du flux vert qui charriait
le printemps. Je cessai tout à coup d'entendre
la cognée de lacq et, ayant regardé à travers
les feuillages, je le vis qui courait sous bois
du côté des huttes.
Ma force tomba, je serais roulé à bas du chêne ,
dans la peine d'angoisse qui m'étranglait. 11
est allé rejoindre Iule, pensai-je. Et un tel
mouvement de douleur et de jalousie, je ne
l'avais pas encore ressenti. Je me laissai glisser,
l'écorce dure me râpait les membres; et avec
ma cognée dans les mains, à mon tour je courus
devant moi. Il entra dans la maison de plan-
ches, appela Iule, et elle n'était pas là. Alors
du seuil il cria plusieurs fois Iule ! Iule ! dou-
cement, en se tournant vers les limites de la
clairière. Elle apparut derrière les arbres avec
une charge de bois; de loin elle lui souriait.
Maintenant moi je me tenais caché, écrasant
mon cœur contre la terre.
— Vois, dit-il, je te cherchais. J'ai quitté
la forêt pour te dire quelque chose.
Et encore une fois il s'élançait, un rire snu-
vage aux dents. Elle avait laissé tomber la
178 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
bourrée de bois qu'elle portait et se tenait
assise, pleurant mollement dans ses mainsi
— Non, fit-elle; cela, je ne veux pas l'eni
tendre. Tu me l'as déjà dit trop de fois. Et ce^
pendant, je t'assure, quand tu me le dis, j'ei
meurs de plaisir.
*L'air était léger et une petite distance nouî
séparait : j'entendais nettement leurs paroles
lacq à présent haussait les épaules et la re
gardait avec des yeux froids sous ses sour
cils levés. Je pensais : « S'il porte seulemen
la main sur elle, je bondirai, je le tuerai ave(
la cognée. » Je ne savais pas' ce que je ferai
ensuite de Iule. Je demeurai ainsi un peu di
temps tendu comme la corde de l'arc, mordan
mes mains jusqu'au sang pour ne pas criei
Toute ma force m'était revenue, une énergie
froide et bandée, dans l'attente sournoise d(
Tévénement. Je voulais savoir enfin pourquo
toujours à deux ils riaient. Et c'était auss
un autre sentiment torturant et mauvais,
une joie trouble de saigner là ma vie, dans
une soif de souffrance impure.
lacq un instant s'assit auprès d'elle, sifflant
AU CŒUK i'KA'lS DE LA FOKÈT 171)
dans ses dents et balançant la tête. Quelque-
fois, avant d'abattre la hache, il s'attardait
ainsi à siffler, mesurant à la puissance de l'ar-
bre la force de l'efTort. Le coup n'en était que
plus terrible après. Mais Iule soudain retira
sa main de dessus ses yeux et le regarda d'un
air de défi : elle m'avait aussi regardé comme
cela autrefois. Et maintenant, avec une cla-
meur de bête il la poussait par les épaules,
lui mangeait goulûment la bouche, couché
sur elle de toute sa masse de géant.
— Petit Vieux ! cria Iule.
Voilà oui, cette chose aurait pu arriver.
J'aurais tué cet homme sans défense^, écou-
tant l'instinct originel, et ensuite plus jamais
je n'aurais touché à une hache sans le voir
étendu à terre dans son sang. Je courus donc
sur lacq en brandissant la cognée : s'il avait
eu un couteau, nous nous serions battus jus-
qu'à la nuit. Mais, s'étant relevé, il avait
croisé les bras et me disait tranquillement :
— Eh bien, tu l'as vu. Frappe, puisque
c'est toi qui as la chance.
Iule aussi, dans sa lâcheté de femme, criait :
180 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
— Oui, oui, frappe-le, ce n'est pas moi qu;
l'en empêcherai.
Ce fut le premier mouvement trouble de la
nature. Elle trembla devant mon bras armé.
Elle me sentit vainqueur et se tourna contre
le vaincu. D'autres femmes ainsi l'avaient fait
av^nt elle. Cependant cet homme l'avait dési»
rée d'une chaude passion de sang et de jeu
nesse. 0 Iule 1 étrange cœur violent et mobile,
il t'avait dit les mots d'amour ! Elle le vit dans
sa beauté calme, s'ofïrant fièrement à la mort
et sans doute elle l'admira, car tout à coup,
me saisissant le bras :
— Je ne veux pas. Si tu le manquais, il n(
te manquerait pas, lui.
Moi alors, de toute ma force, je jetai ma
cognée. Elle s'enfonça profondément dans la
terre, devant lacq. Et je dis à Iule :
— Ce n'est pas tant à cause de toi que parci
qu'il est venu sans sa cognée.
Il me regarda, les yeux droits.
— |Je n'aime pas te devoir la vie, à toi le
plus jeune. Et cependant je le dis : Si tu
aimes cette fille, prends-la; je ne mettrai pas
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 181
un pas devant l'autre pour te la disputer.
Si comme moi, il eût conquis Iule sur la
misère et la douleur, il eût préféré la mort.
Mais sa chair seule hennissait : Iule n'avait
été pour ses convoitises de mâle qu'un butin
de chasse, la tentation et la poursuite d'un
gibier dans l'odeur acre de la forêt. Il s'éloi-
gna en sifflant; je le vis reprendre le chemin
de la coupe; et, à mesure, la petite chanson,
douce comme le flûtet du vent, s'enfonçait
avec lui sous les arbres. Maintenant je san-
glotais, la tête dans les poings, écroulé parmi
les fougères, sans orgueil et faible comme un
enfant. Toute ma colère était tombée, je n'en
voulais ni à Iule ni à ce garçon sauvage.
C'était une peine molle, un mal sourd de mes
fibres, avec un même cri qui revenait tou-
jours :
— Pourquoi as-ta fait cela. Iule?
Cependant je n'aurais pu dire quelle chose
•mauvaise avait faite Iule. Elle me caressa les
cheveux : elle s'était assise près de moi et
me tenait la tête dans ses genoux.
— Si tu veux dire que j'ai ri avec ce gar-
11
182 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
çon, oui, j'ai eu tort, fit-elle. Il m'appelait
constamment derrière la hutte et là il me ser-
rait de toute sa force contre lui. 11 voulait
toujours m'embrasser. Moi, je me défendais
comme je pouvais et je riais. Une fois il m'a
dit une chose étrange que toi, Petit Vieux, tu
ne m'avais pas dite encore. Yois-tu, cela, je
ne te le répéterai pas.
Elle me parla loyalement : elle avait Tin-
nocence d'une fille que le baiser de Thomme
a seulement effleurée. Je n'osais lui demander
s'il lui avait pris la bouche dans ses lèvres.
Mon cœur encore une fois fut blessé mortel-
lement. Et puis doucement, cachant mon jeu
pour mieux capter sa confiance, je me mis à
rire.
— Iule, dis-le moi, comment faisait-il?
Comme il le faisait, moi aussi je le ferai.
— L'autre matin, il m'a renversé la tête
comme ça. J'ai cru qu'il voulait me mordre.
— Comme cela, dis-tu ?
Je m'étais dressé sur les poings et avec fu-
reur je lui prenais la bouche entre mes dents.
Elle cria, toute pâle :
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 183
— Tu m'as fait mal I Je . t'en prie, si tu re-
commences, fais-le moins fort.
Mais à présent je la roulais sous moi, je
cognais sa nuque contre le sol, je disais sour-
dement dans ma folie jalouse :
— Vois-tu, toi aussi je pourrais te tuer,
horrible Iule !
Elle se raidit, les yeux agrandis d'épou-
vante et charmés :
— Va, tu le peux si c'est ton plaisir : je ne
crierai plus.
Et elle était là comme une petite martyre, les
bras retombés le long de son corps, avec un vi-
sage heureux, ayant l'air d'attendre la sainte
mort. Je ne sais plus comment il se fit que tout
à coup mes mains se détendirent. Je pleurais,
je riais, je tétais tendrement ses lèvres, disant:
— Te fais-je encore mal ainsi ?
Je n'avais jamais connu un tel bonheur. Sa
bouche avait le goût d'un fruit chaud. J'aurais
voulu mourir en buvant son jus frais. Iule
avait fermé les yeux et poussait des cris légers.
Si cependant lacq, ce jour-là, n'était pas re-
venu vers la hutte, j'aurais ignoré longtemps
184 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
encore que j'aimais Iule d'un cœur d'homme.
La nature enfin avait jeté son cri en moi.
Elle me disait gentiment à présent :
— Pourquoi ne le faisais-tu pas avant lui?
Je t'ai attendu si longtemps, j'étais toujours
malade d'une chose que tu ne voulais pas
comprendre.
Moi aussi, Iule, j'avais crié et sangloti
dans le Lois, je touchais ma chair, je croyais
la toucher avec tes mains. Une lumière nouj
inonda : la nuit fut déchirée, et je ne me ca
chais plus d'elle. Je lui disais naïvement d(
quel mal moi aussi j'avais souffert. Ce fut uï
moment très pur au bord de la connaissance:
avec le tremblement de la virginité entre
nous, comme une dernière défense. Elle me
rendait mes baisers et soupirait.
— Crois-moi. Il y a encore autre chose dont
toujours me parlait le garçon.
Dans son tourment ingénu, elle fut pareille
à Eve rougissante d'un feu inconnu tandiî
qu'en riant elle montrait à Adam l'ombre d(
l'arbre comme un doigt à son tlanc. Le bor
maître nous avait conté cette histoire.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 185
En ce moment un des vieux hucha en nous
injuriant. Nous fûmes troublés de nous aper-
cevoir au grand jour de la clairière, avec nos
Ames nues sur nos visages.
— 0 Iule! Cet homme était là! Il nous a
vus nous embrassant !
lime semblait qu'il nous avait volé une part
de notre secret. Je le détestai, je détestai sou-
dain encore une fois tous les hommes. Mais
elle m'attirait en riant, dans son libre instinct
d'amour.
— Laisse-le crier. Est-ce que je ne suis vrai-
ment pas ta femme à présent? S'il vient, je
lui dirai qu'il ne dépasse pas l'endroit où tu
as planté la cognée.
La sauvage passion du bois se déchaîna. Je
dis à Iule :
— Ecoute. C'est fini entre les hommes et
nous. Toi et moi nous irons jusqu'à ce qu'il
n'y aura plus autour de nous que la nuit
verte du bois. J'ai sommeil de toi. Il y a si
longtemps que tu n'as plus dormi près de
moi, avec ta tête contre ma poitrine.
L'homme s'en alla. Et puis Iule, en se
186 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
coulant derrière les arbres, entra dans la
maison. Elle noua dans le sac ses hardes et
les miennes. Moi, j'avais ramassé la cognée et
la portais sur mon épaule. Ainsi nous quit-
tâmes le camp.
Comme la graine poussée par le vent, nous
allâmes devant nous. lacq souvent m'avait
parlé de la grande forêt qui s'étendait vers
l'ouest. Celle-là, Iule et moi ne la connais-
sions pas encore. « Vois-tu, me disait-il, en
marchant tous les jours de l'aube à la nuit,
il faudrait des semaines pour en faire le tour.
Aucun homme vivant, y étant entré, n'en est
sorti. » C'était déjà l'après-midi; nous nous
orientions vers la courbe du soleil. Aux limi-
tes de la futaie, des essences touffues apparu-
rent, la vie végétale nous enveloppa comme
une mer, et maintenant une lassitude, une lan-
gueur infinie nous avait saisis. Nous faisions
quelques pas et puis nos bouches se cher-
chaient. Un feu très doux nous consumait. La
terre autour de nous aussi entrait en amour.
— Je n'irai pas plus loin, dit-elle. Vois
comme mon cœur bat.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 187
Mon Dieul quelle folie! Je laissai tomber
la cognée et j'étais là, baisant sa petite gorge
avec un grand tremblement froid. Notre chair
cria l'une vers l'autre, palpitante, blessée, le
divin tourment delà substance, toute la durée
des races en nous depuis les origines.
Je dis une dernière fois faiblement :
— Te fais-je mal ainsi?
Un vent léger bruissait, agitait sur nous
les feuilles. 11 n'y eut plus que deux créatu-
res qui avaient échangé le don sacré de la
vie.
0 petite Iule! C'était pour cela que toi et
moi, le premier jour, nous étions venus vers
l'arbre, du fond de la misère horrible des vil-
les. La destinée avait commencé pour nous
par l'échange d'un morceau de pain et à pré-
sent nous nous étions donné la vie à travers
le temps sans limites. Je pleure doucement à
évoquer l'heure inouïe.
Iule ! Iule !
Cette nuit dans la forêt où tout entière avec
ta chère vie chaude, tu fus dans ma main !
Cette nuit d'étoiles et de frissons sous le
188 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
chêne, avec des draps de rosée à notre lit, avec
la Louche fraîche du vent huvant nos sou-
pirs à nos houches ! L'ombre d'or et d'azur
palpitait, tendre et farouche; et nous étions
à présent, toi et rnoi, une même chose de
vie. Nous ne savions plus où l'un commen-
çailrà devenir l'autre. Je te donnai pour la
première fois le nom de femme. Je ne cessais
pas de t'appeler : Ma femme, et toi tu me
disais : Petit Vieux, avec une voix que je
navals pas encore entendue. Et puis lematin
se leva : tu mis ta main devant ton visage.
Nous n'allâmes pas loin dans la forêt, ce
jour-là, ni le jour suivant. Nous faisions
quelques pas et nous tombions l'un près de
l'autre. Il me seml^lait que nous n'aurions
jamais fini de nous connaître. Je buvais sa
vie à ses lèvres comme une source, et ensuite
j'étais plus altéré. Mon sang tournait comme
une meule ardente. J'avais le vertige de tout
l'inconnu de son amour : un pli léger à sa
peau et les fins cheveux de ses aisselles
étaient comme autant de petites sœurs d'elle
qu'elle me donnait après s'être donnée elle-
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 189
même. Elle ne cessait pas de se donner et
elle était une Iule nouvelle dans chaque part
de sa vie que touchaient ma bouche et mes
mains. Elle fnt bien plus vierge qu'au temps
où sa gorge pour la première fois gonfla, où
elle appuyait innocemment sa nuque à mon
épaule, dans la nuit de la hutte.
Mon Dieu! une telle chose se pouvait elle?
Tu étais maintenant ma vie même comme la
sève et l'écorce ne se séparent pas et font une
même rumeur vivante. Tu prenais ma tête
dans tes mains, tu la pressais contre tes seins
et j'écoutais vivre ma vie aux ondes profon-
des de la tienne. Elles stillaient goutte à
goutte comme des eaux jumelles dans un
même bassin et elles faisaient le bruit d'une
mer. Mes yeux s'enivraient de voir palpiter
la petite fossette d'ombre qui était la pul-
sation de ton cœur. Toi à ton tour tu collais
l'oreille à la place où battait ma peau. Dou-
cement tu la pinçais entre tes lèvres, tu l'as-
pirais comme un fruit.
— Vois, je mange ton cœur, disais-tu.
Ce n'était qu'une chatouille et il me parais-
11.
190
AU CŒUR FRAIS DE LA FORET
sait que ton cœur tout entier venait à tes lè-
vres,, qu'il montait du fond de moi sucé par
ce mouvement de bouche dont tu aurais vidé
le jus d'une prune mûre. Quelquefois toi ni
moi ne parlions plus, accablés sous un poids
lourd et délicieux; et nous cessions de vivre
de longs instants. Nous nous arrêtions là
comme évanouis, submergés dans le flot de
l'être, avec tout notre sang sonore remonté
au cœur.
Iule disait :
— Une fois j'ai pris ta main pendant que
tu dormais. Je Tai mise contre ma gorge. J'au-
rais voulu mourir comme cela.
— Moi, petite Iule, j'allais pleurer dans le
bois. Je ne sais pas pourquoi je pleurais.
Aucun de nous ne disait le mot d'amour.
Personne ne nous l'avait appris, mais la na-
ture nous avait appris une chose plus belle
que tous les noms et qui était l'amour même.
Sa jeune vie nerveuse toujours frémissait
quand j'approchais. Nous ne finissions pas de
nous jeter nos lèvres.
Les arômes avec les jours furent plus subtils.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 191
Le vent charria les effluves puissants de l'été.
La terre eut l'âge des premiers matins du
monde. Toute la forêt bruissait, frémissait
d'une âme de sèves et d'oiseaux. Chaque se-
conde était une naissance, toutes les secondes
ensemble tissaient de l'éternité. Il y avait là
des arbres immenses musclés de siècles et ils
se rajeunissaient de feuilles et de nids : le brin
d'herbe poussé pendant la nuit n'était pas
plus jeune. Lèvent et la clarté aussi vivaient.
Nous buvions le silence comme une eau pro-
fonde au bord d'un puits. Iule ! est-ce que
toi et moi avions vécu avant ce temps divin ?
Nous étions nés l'un de l'autre avec le pre-
mier baiser et à chaque baiser nouveau nous
renaissions. Notre vie était comme la continue
éclosion des petites lentilles d'un étang. Je re-
gardais remuer ton ombre à terre et la terre,
avec le dessin mobile de ton corps, s'animait,
devenait elle-même une petite Iule vivante.
Nous avançâmes ainsi au cœur inconnu de
la forêt, cherchant notre nourriture aux arbres
et sur le sol. Elle s'appuyait à mon épaule,
j'entourais de mes bras sa ceinture, et moi je
192 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
sifflais comme les oiseaux, elle chantait. Tout
à coup elle se laissait tomber, avec son désir
mûr conme un fruit, et nous ne marchions
pas plus avant. Le soir, j'abattais des bran-
ches : je les réunissais en toit ; j'étendais une
litière de feuilles. Il m'était venu une molle
tendresse pour les aises de son corps, un goût
de la tenir bercée voluptueusement dans ma
force d'homme. Quand elle était lasse, je la
portais entre mes bras. Je lui avais dit :
— Si un jour tu trouves dans cette forêt un
endroit qui te plaise plus que les autres, là
je bâtirai pour nous une maison.
Des combes ravinèrent l'ondulation légère
des futaies. Le roc comme un os déchira la
terre spongieuse, l'humus antique des végéta-
tions géantes. Des blocs moussus, de profon-
des nervures de pierre perpétuaient un primitif
chaos. Cet aspect nouveau de l'univers charma
et épouvanta nos sens vierges. Dans notre
ignorance, nous nous imaginions qu'une ville
autrefois avait été bâtie là, attestée par des
ruines. Les ressacs persistèrent, brusques,
violents, les apophyses et les vertèbres d'une
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 193
aiiatomie de bête monstrueuse, surgie des Ages
ifcrouches du monde. Iule avec des cris s'aven-
turait; mais moi étrangement je palpitais, pris
d'un obscur sentiment religieux. Les pentes
ensuite s'escarpèrent : il n'y eut plus, dans
une débâcle de grès, que le tremblement d'ar-
gent des bouleaux. Et à présent je voyais bien
que c'était là une des formes de la terre, comme
la plaine et le lit des rivières et les courbes lé-
gères qui seules nous étaient connues encore.
L'âpre paysage de nouveau s'abaissa, des-
sina l'échancrure d'un vallon sauvage, comble
d'une mêlée d'arbres et d'arbustes. Sous des
éboulisde roches tigrées de rouille, un ruisseau
courut, un filet d'eau claire et froide qui
moussait et bouillonnait à petits remous d'or
et d'émeraude. Depuis que nous vivions dans
la forêt, nous n'avions point éprouvé une pa-
reille joie. Nous écartâmes les rameaux; ils
se recourbaient en voûte sur notre passage; et
les jambes nues, avec la fraîcheur du flot à
nos peaux brûlantes, nous remontâmes le cou-
rant. Des bagues lumineuses nous cerclaient
les chevilles et les genoux, selon la profon-
194 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
deur : nous étions obligés de nous retenir aux*
rives pour ne pas glisser sur les cailloux gras
de fucus. Et quelquefois Iule ou moi, penchés
sur le ruisseau, nous en puisions l'onde au
creux de la main et la portions à nos lèvres. Il
y avait si longtemps que nos soifs ne s'a-
paisaient qu'aux petites mares des sous-bois I
Un sang frais coula en nous avec cette eau
brillante comme le givre. Il nous sembla
que nous étions vraiment là au tabernacle du
mystère et de la solitude, avec cette petite
musique de silence qui glougloutait contre les
pierres. Elle appuyait son doigt à ma bouche
et me disait :
— Ecoute, on n'entend plus rien que la pe-
tite chose.
Et il n'y avait, en effet, dans cette grande
paix du cœur de la forêt, que le bruit sourd,
continu de notre vie.
L'eau lentement se brouilla : nous vîmes
que le soir était venu. Et ce jour-là, à peine
nous avions pensé à la faim : des fruits sau-
vages, l'amande des pommes de pin à présent
suffisaient à nous alimenter. Les riches ne
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 195
savent pas combien peu il faut à l'homme
pour se nourrir. Elle coucha sa tête dans mon
épaule et nous nous endormîmes près du ruis-
seau.
Le lendemain je dis à Iule :
— Si tu veux, c'est ici que je construirai la
maison.
J'allai donc dans la forêt avec ma cognée,
ayant mon plan. Je choisis de jeunes arbres
sveltes et droits. Le premier jour j'en ébran-
chai deux, je les abattis ensuite^, et les jours
suivants, j'en abattis encore trois. Je les
divisai en parts égales, je les fendis, en outre,
dans le sens de leur longueur, comme le bû-
cheron fend ses bûches; et à l'un des bouts de
chacun de ces tronçons à mesure je donnai
la forme d'un pieu. Je taillai une large mortaise
à l'autre bout.
Ensuite à mi-pente nous cherchâmes un sol
ferme et profond. Je traçai les limites de la
demeure en sorte qu'elle fût abritée par les
arbres du côté de l'ouest. Et puis^, ayant creusé
la terre avec la cognée, je commençai à abou-
ter les bois en les enfonçant dans la tran-
196 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
chée. Un pâlis ainsi se dressa, la primitive
clôture des hommes vivant en forêt. Et seule-
ment, quand je fus venu à bout de ce travail,
je me mis à équarrir la charpente du toit.
Iule battit des mains, car à présent l'extrémité
des pièces, taillées en tenons, s'insérait au
creux des mortaises; et toutes avaient une
inclinaison légère pour l'écoulement des eaux.
Une étroite ouverture servit d'entrée et s'o-
rienta au levant. Je comblai ensuite les joints
avec de la fougère. Voilà, avec ma seule co-
gnée pour outil, je m'étais égalé à l'art naïf
du premier constructeur.
Le labeur fut patient et difficile. A peine
j'eus dressé le toit, il s'écroula; et des se-
maines peut-être s'étaient passées ; il fallut
recommencer avec un courage nouveau. Mais
nous qui avions perdu la notion du temps,
nous ne mesurions pas la longueur de l'effort
à la brièveté des jours. Chacun amenait sa tâ-
che, et sans le savoir, nous étions à notre
manière d'humbles ouvriers d'éternité : nous
avions édifié la maison comme la fourmi élève
ses dômes légers, comme l'abeille bâtit ses
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 197
cellules. Un antique instinct, venu du loin-
tain des races, avait présidé à notre industrie.
J'ignorais encore que l'homme ne fait que ré-
péter le geste qu'un autre homme fît naïve-
ment avant lui. Dans l'orgueil de l'œuvre
accompli, je criais sous les arhres : je ne
voyais pas que pendant que j'étais là, combi-
nant les formes et la pesanteur, un pensif an-
cêtre doucement était sorti de la forêt et me
conseillait. Iule, viens à présent, étends un
lit de fougères fraîches pour notre amour. Nos
paisibles nuits se riront de l'averse et de l'ou-
ragan. Et voilà le ruisseau, voici la pierre
sur laquelle, devant la porte, tu allumeras
le feu.
Je partais en chasse. J'avais fabriqué un
arc souple et terrible ; des figures gravées au
couteau le décoraient, et il était très grand.
Mes flèches atteignaient aux plus hauts feuil-
lages. Iule disait :
— Yoilà. Tu es à présent le premier des
hommes. Tu es plus beau que celui qui, avec
une grande canne et des plumes sur la tête,
marchait là-bas devant le régiment. Tu as
198 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
bâti la maison et quand tu pars avec tes flè-
ches, tu es terrible.
Cependant j'étais toujours le même Petit
Vieux; mais l'amour était venu etunjournouî
nous étions fait l'un à l'autre, avec la point(
du couteau, une blessure. Et nous avions bi
notre sang. C'était là une idée de Iule. Ave(
mon sang rouge à ses lèvres, elle cria :
— Maintenant, j'ai ta vie en moi et je t'ai
donné la mienne.
Les bois regardaient cette petite femme ten
dre et furieuse, dont la bouche baisait comm(
elle eût mordu.
Tous les soirs, Iule partait ramasser des cô'
nés dans la pinède. Or, une fois, elle rentra
soudain, le souffle court, et me dit :
— Petit Vieux, un visage d'homme était lî
derrière les arbres et me regardait.
Je m'élançai, j'étais armé de la cognée. J'au*
rais vengé au prix de ma vie notre chère so-
litude violée. Les ombres s'étendirent et j(
n'avais pas vu l'humain redoutable entré dam
notre royaume. Je revins vers la maison e
dis à Iule :
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 199
— Vois, le fer est humide de sang.
Elle vit que je me moquais : elle n'était plus
aussi assurée qu'elle eût aperçu réellement
un homme.
— Je t'assure cependant, fit-elle, il avait
une bouche et des yeux comme toi.
— C'était un arbre, petite Iule, rien qu'un
arbre.
Mon rire joyeusement sonnait sous le ciel
pâle.
Je n'aimais pas qu'elle me parlât de lacq. Un
levain jaloux toujours fermentait à l'idée que
ce garçon avait porté la main sur sa chair
vierge. C'était aussi un regret pénible qu'il ne
fût plus là pour me donner du tabac. Voilà
oui, j'étais obligé de fumer maintenant des
feuilles sèches : son tabac à lui avait un goût
plus délicat. Je ne pouvais oublier cela, je m'en
voulais de ne pouvoir penser à lacq sans ran-
cune à la fois et sans gratitude. Mais un jour
qu'assis avec Iule sous les bouleaux parmi les
roches, nous admirions notre toit, elle me dit :
— Songe donc à la figure que ferait lacq
s'il pouvait se douter que toi seul avec tes
200 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
mains as bâti cette maison ! Il n'aurait plus
envie de rire.
Oh ! elle put ce jour-là me parler de lui
tant qu'elle voulut. Elle me procura ainsi le
plaisir de mépriser lacq comme un homme
grossier et vain, comme un homme que j'avais
le droit de considérer avec des yeux froids du
haut de ma fierté. Si seulement cette petite
folle de Iule ne l'avait pas rejoint si souvent
derrière la porte pour rire ensemble de cette
chose qu'il disait toujours !
— Vois-tu, fit-elle, il est beau. Toutes les
filles l'aiment à cause de cela. Mais toi, tu sais
lire dans les livres et voici que tu as bâti cette
maison.
Alors je la regardai dans les yeux.
— Iule, parle-moi franchement. N'as-tu ja-
mais senti autrefois remuer ta vie en toi en
pensant à lui ?
Et elle me répondit :
— Une fois j'allai dans le bois; je me rou-
lais à terre comme si j'avais été piquée d'une
abeille. Je ne sais pas ce qui serait arrivé si
en ce moment il était venu.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORET 201
Elle me fit cet aveu si simplement que je
n'éprouvai pas de colère, car depuis qu'elle
m'avait donné son amour, elle ne mentait plus
et encore une fois elle avait parlé selon la na-
ture. Moi-même, avec cette vie fraîche de la
première femme près de-la mienne, j'étais de-
venu un autre Petit Vieux plus jeune. Il ne
faut qu'un toit d'abord et tout change :
l'homme a déjà conscience d'une destinée. Il
peut dire : ma maison, et en disant ainsi, il
pense à celle qui est près de lui et aux enfants
qu'il aura d'elle.
Iule avec des rameaux flexibles tressa des
nattes. Elle mailla des corbeilles. Je taillais
dans des racines les humbles ustensiles qui
servaient à nos repas. Une souche devint notre
table. Ce fut, avec plus d'expérience, la petite
industrie des premiers temps que nous avions
passés dans la forêt. Et j'avais imaginé d'as-
surer avec de souples liens de coudrier tordu
une porte faite de branchages et qui nous
clôtura dans notre mystère d'amour. Il vint
des pommes sûres aux branches des aigrins;
nous mangions aussi des mûres, des prunel-
202 AU CŒUR FRAIS DE LA F ORÉT
les et des cornouilles. Chaque jour des fruits
nouveaux nous étaient révélés : sous les châ-
taigniers le sol était jonché des châtaignes de
l'autre automne; et il y eut de petites noiset-
tes sauvages, les baies rouges de l'églantier^
l'amande huileuse des fênes; le cône laiteux
de la pomme de pin abondait. Ou bien j'allais
dans la foret, j'abattais une chair vivante et
Iule ensuite, en heurtant le caillou, allumait
le feu. Un hérisson quelquefois, comme au
temps de la hutte, s'avançait jusque près de
la maison : nous ne lui faisions point de mal.
Nous vivions innocents et charmés. Un
sens nous inclina vers le mystère, vers la
beauté du ciel et des heures, une sensibilité
émerveillée d'enfants devant un prodige.
C'était si gentil, cette Iule cueillant la rosée
à ses cheveux et l'égouttant en arc-en-ciel
dans le matin frais, avec des yeux éblouis!
Couchée sur le ventre près de moi, elle regar-
dait glisser à ma peau les filées de soleil comme
des scarabées vermeils et elle criait de plaisir.
Elle sentait bon le jour qui se lève, l'écorce
humide, le brouillard monté de l'eau, le vent
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 203
venu de loin avec ses corbeilles cl'aromes. Elle
avait l'odeur du froment mûr et du pain. Elle
était pour ma douce folie la petite chair au
goût sauvage qui déjà vivait dans le sein de
toutes les mères de sa race et qui un jour était
venue vers moi du fond des âges par le che-
min de la douleur et de la mort. Cela, petite
Iule, je ne te le disais pas encore ; c'était une
idée qui remuait obscurément en moi et ne
s'élucida qu'avec le temps. Et néanmoins,
quand avec le doigt j'effleurais le grain doré
de tes épaules comme j'épelais les lettres du
vieux livre, elle glissait déjà au bord de ma
pensée. 0 Iule! une chose toujours dérive
d'une autre; toutes plongent leurs racines
dans la forêt profonde des origines. Un enfant
sort de la ville et il voit venir à lui une autre
enfant et tous deux sont partis à l'heure
dite : ils n'ont pas cessé de marcher l'un
vers l'autre à travers la durée des siècles. Ta
vie, chère Iule, me fut dédiée de toute éter-
nité. Et à présent, dans cette solitude verte,
apaisant nos faims avec les fruits de la forêt,
buvant les sèves et les frissons de la terre
204 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
aux sources du matin, nous étions pareils au;
premier homme et à la première femme et
nous recommencions l'humanité. Cependant
si quelqu'un des cités était entré dans la forêt
et nous avait vus près du ruisseau avec
les trous clairs de notre peau sous nos hail-
lons, il nuus aurait dénié une âme humaine.
Or voici : un jour Iule revint encore une fois
du bois toute pâle, me disant qu'elle avait i
aperçu le même visage qui lui avait apparu
un soir.
— Je t'assure, Petit Vieux, ce n'est pas une
idée. 11 y a un autre homme dans la forêt. Il
était là vivant comme toi devant moi. Il me
regardait, je n'osais faire un mouvement. Et
puis il a disparu comme il était venu.
Je pris ma cognée comme la première fois et
ensemble, en nous parlant à voix basse, nous
allions sous les arbres, du côté où elle l'avait
vu. J'entendais les coups de nos cœurs dans le
silence, je n'entendais que cela. L'homme
avait une barbe grise et des yeux rusés; Iule
l'affirmait; et il marchait à quatre pattes, il
courait comme une bête. Dans sa peur, elle
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 205
l'imaginait terrible. Moi-même je n'étais plus
aussi assuré que la cognée ne me tomberait
pas des mains si tout à coup il se dressait
derrière un chêne. Le sol s'abaissa : une fla-
que rouilleuse, une stagnation d'eau et de
feuilles croupies trempait le pli de la ravine.
Je restai saisi, sans souffle : l'empreinte fraî-
che d'un large pas s'enfonçait dans l'humus
spongieux. Un homme avait passé là; les
foulées ensuite froissaient la mousse à mi-
pente. Elles se perdirent dans un éboulis de
pierrailles. La solitude, le mystère se refer-
mait sur ce passage d'un être humain fait
comme nous.
Nos battues s'étendirent les jours suivants.
Des sentes filaient sous bois, étroites, coupées
par les dents des lapins, frayées quelquefois
par les hautes faunes. La forêt n'avait point
d'autres chemins. Nous nous coulions, aux
aguets, épiant les pistes. D'anciennes traces
avaient séché, des pas qui toujours s'en-
fonçaient plus loin et ensuite cessaient d'être
visibles. Une fois Iule ramassa des champi-
gnons fraîchement cueillis et que l'homme
12
206
AU CŒUR FRAIS DE LA FORET
sans doute avait laissé tomber. Puis, les pas
un matin reparurent au bord d'une zone fleu-
rie, une combe étoilée comme un ciel d'août,
touffue comme la mosaïque d'un jardin :
quelqu'un était venu et avait coupé les tiges
par larges gerbes. Et ce jour-là, ayant dilaté*
fortement mes narines, je crus humer un
lointain arôme délicieux dans l'air et je de-
mandai à Iule :
— Ne sens-tu pas une odeur de tabac venir!
de là-bas ?
— Oui, dit-elle. Si c'était lacq!
Cette idée me fit rire. Pourquoi le garçon]
serait-il venu dans cette foret? Il disait que,
personne jamais n'en aurait pu sortir, y étant]
une fois entré. Et^uis, avec une étrange dou-
ceur, je pensai profondément que peut-être]
un autre homme un jour partagerait avec moi
un tabac parfumé comme celui de lacq. y on.
songeai-je ensuite, qu'un arbre l'écrase plutôt,j
celui-là ! Et je n'avais rien dit à Iule.
Des jours passèrent; les empreintes s'é-j
talent effacées ; la subtile odeur ne perça plus]
à travers Tàcre évent vert des sèves. Mais]
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 207
comme un soir nous étions assis devant la
porte, mangeant des châtaignes, il me sem-
bla soudain à mon tour qu'un visage se te-
nait caché derrière les troncs rouges des pins.
— Crois-moi, c'est bien cet homme, souffla
Iule. Demain il entrera dans cette maison, si
tu le laisses faire.
Je courus vers la pinède; il avait disparu;
mais au loin quelqu'un toussa. Je dormis
cette nuit avec la cognée entre mes poings.
Voilà, oui, je n'en pouvais plus douter : la
forêt avait un habitant. Un solitaire farouche
et sournois rôdait aux limites de notre do-
maine. Peut-être il était venu là avant nous :
il semblait connaître les fuites mystérieuses
des taillis mieux que nous-mêmes. 0 quelle
ironie, Iule ! Nous avions cru fuir à jamais le^
hommes et un homme était là, avec un cœur
comme notre cœur, vivant là la vie libre des
bois Tu pleuras de dépit; je n'osais pas en-
core te dire quelle chose nouvelle et profonde
s'était levée en moi. Je pensais : quelles misè-
res plus grandes que les nôtres ont poussé cet
homme à se réfugier dans cette forêt? Je res-
208 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
tai tressaillant à la pensée de le savoir plus
malheureux que nous, d'une douleur qui
nous était ignorée. Je n'éprouvais plus de
rancune contre l'humain inconnu. Qu'il par-
tageât avec nous la foret, cela petit à petit
finit par me paraître naturel, puisque nous
aussi nous y étions venus, chassés par notre
haine des hommes. Je ne savais pas qu'au
fond des cœurs les plus dépris subsiste encore
l'antique lien fraternel. J'avais fui les tribus
et ma solidarité déjà s'éveillait, aspirait à ce
passant triste des solitudes. C'était un senti-
ment que je n'aurais pas connu dans la san-
glante mêlée des villes. Il me gonfla le cœur;
mon cœur un jour me monta aux lèvres. Je
dis à Iule :
— Vois cependant, si celui-là n'avait ni
femme ni enfant! Toi, tu m'as comme moi je
t'ai. Peut-être il souffre d'être seuL lui qui
déjà avait souffert chez les hommes.
Elle me répondit justement :
— Autrefois, Petit Vieux, tu serais parti à
sa rencontre avec la cognée. Tu n'aurais pas
pensé si loin.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 209
Une querelle de geais aigrement cria dans
les arbres. Nous vîmes les plumes voler sous
les coups de bec dont ils se déchiraient.
— Le geai était là seul aussi, dis-je, et puis
un second est venu. Maintenant c'est à qui
tuera l'autre. Crois-moi, l'homme n'est pas
fait pour ressembler aux bêtes.
Le vieil almanach encore une fois battit
dans ma poitrine. Il frémissait de chaude
humanité comme si tout le cœur des hommes
palpitait dans ses tendres apologues.
— Eh bien, fit Iule, tu es le maître de sui-
vre ton idée.
Des soleils encore coururent et les traces
de l'homme semblèrent s'être définitivement
perdues dans la vaste solitude. Il n'y eut plus
que le silence des arbres sur le sillage furtif
de cette vie d'une créature. Et moi, je croyais
sentir qu'il allait me manquer quelque chose.
Une âme encore élémentaire ne peut s'expli-
quer : elle a des mouvements qu'elle ignore
et qui déjà sont la haute vie des êtres. Quand
les briquetiers et les bûcherons étaient venus,
je n'avais pensé qu'au pain. Ceux-là vivaient
12.
210 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
en commun, ils n'étaient pas malheureux.
Ce frère errant des bois, avec son mal soli-
taire, était bien plus de ma famille.
— 11 a vu ta cognée, il aura tremblé, disait
Iule.
Je secouai la tête.
— Xon. ce n'est pas cela. Un homme ne
craint pas un autre homme.
Maintenant je ne partais plus avec la co-
gnée. Si l'homme avait reparu, j'aurais crié
vers lui, je lui aurais montré mes mains dé-
sarmées.
Une fois, ayant suivi le cours de l'eau, nous
fûmes tout à coup très loin de la maison;
nous étions partis au matin, avec le désir d'al-
ler jusqu'où irait cette eau. Quelquefois elle
s'encaissait entre de hauts pans de roches :
nous descendions alors dans son lit, mouillés
jusqu'à la ceinture. Nous goûtions là une pe-
tite horreur charmée ; et ensuite les parois
s'abaissaient; le défilé se terminait en ressacs
lentement aplanis. Nous reprenions notre
route au fil de la rive, sous les voûtes vertes.
L'air était lourd et laiteux : un brouillard lé-
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 211
ger embrumait les taillis; les grosses mouches
dormaient, collées aux feuilles. Et puis vers
midi le ciel se déchira, une fine ondée de
soleil dora les vapeurs qui remontaient; la
forêt fuma dans la chaleur vermeille.
J'allais devant Iule, lui frayant un passage
entre les rameaux. Mais bientôt la fatigue
l'accabla ; elle voulut se reposer près du ruis-
seau, et à peine elle se fut étendue, ses yeux
se fermèrent, elle s'endormit. Je continuai à
marcher seul un peu de temps. Je ne pensais
plus à l'homme, j'écoutais se réveiller la fo-
ret dans la claire lumière. Son énorme vie me
grisait, l'odeur de safran et de tanin efflué des
écorces tièdes, l'infini bruissement des arté-
rioles resuant tardivement au soleil les humi-
dités de la nuit. J'étais, moi aussi, avec le
bourdonnement sonore du sang âmes tempes,
une part de cette vie. Et j'avançais doucement,
regardant bouger les feuilles, courir un in-
secte, trembler sous bois un silence de clarté.
Les arbres s'éclaircirent; je demeurai saisi,
mon cœur entre mes mains, voyant là tout
à coup, sous le ciel nu. l'homme assis près
212 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
d'un étrange abri et triant des herbes. Le
site était farouche et délicieux, des blocs de
rocs, une petite forêt de digitales, de séne-
çons, de doradilles, une sauvagerie de na-
ture roulant à grandes ondes diaprées dans
l'édhancrure d'une clairière. Une chape de
lierres recouvrait les parois de l'habitation.
C'était une voiture sans roues enfoncée de
guingois dans le sol, une de ces maringotes
de forains comme il en venait près des car-
rousels, aux fêtes des banlieues. Et je ne
voyais pas les yeux de l'homme; il avait une
longue barbe grise qui lui descendait sur la
poitrine.
Je n'aurais pas cru que la vue d'une créa-
ture m'eût fait tant de plaisir. Je n'osais
avancer de peur qu'il ne m'aperçût. Je tenais
les branches écartées avec les mains et je
demeurais là sans respirer. Ce que je pensais
exactement en ce moment, je n'aurais pu le
dire. C'était sans doute une chose confuse
comme toutes les perceptions de ma sensibi-
lité encore vierge et cependant il me semble
aujourd'hui qu'elle eût pu s'expliquer ainsi :
à
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 213
un homme et moi étions venus de deux points
opposés du monde pour nous joindre un jour.
L'almanach n'en disait rien, mais une grande
lumière était en moi qui éclairait devant moi
la Vie. Une chose après une chose était venue
et toutes étaient venues à leur heure : aucun
mouvement de notre volonté n'avait été né-
cessaire pour les susciter. Iule et moi sim-
plement avions obéi au geste d'une main qui
nous avait conduits l'un vers l'autre et en-
suite avait conduit les hommes vers nous. Un
ordre admirable ainsi avait présidé à chacun
de nos pas dans les chemins du monde. Nous
suivions notre vie : elle ne nous suivait pas ;
et personne n'a appris au ruisseau à cher-
cher son niveau ni au chardon à carder son
étoupe ni à l'écureuil à grimper dans les
arbres. Cependant on n'a jamais vu l'eau re-
monter sa pente ni aucune chose terrestre
s'opposer à la loi qui originellement lui fut
assignée. Quand mes tempes élargies eurent
pris mesure sur l'effort de ma pensée, ce fut
cette petite source de vérité qui en recula les
parois comme il suffit d'un léger filet d'eau
214 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
pour frayer à la longue le lit où passera le-
torrent. Nous ne cessâmes jamais de nous
confier à la vie : elle seule n'ignore pas par;
quelles voies tout s'achemine à son but.
Je restai un peu de temps à regarder
rhomme et la maison; et puis, comme cha-
cun des battements de mon cœur se prolon-,
geait dans le cœur de Iule, à pas étouffés je
m'en allai la réveiller.
— Chut ! ne dis rien et lève-toi.
Elle vint alors avec moi et maintenant à
son tour elle était là; muette^ à la limite des
arbres, avec ses sourcils hauts. Un mystère
doucement enveloppait cette vie d'homme
sans défense et qui avec confiance s'abandon-
nait à la garde de la nature. Aucune chose
au monde n'était plus tendre et plus belle
que la paix fleurie, la palpitation du silence
autour du tranquille solitaire, comme si d'in-
visibles providences faisaient le cercle et veil
laient sur sa rêverie. Il était toujours assis sui
le seuil : il avait fini de trier les herbes et il s(
tenait immobile, les mains sur ses genoux. Le
front vers le ciel- il paraissait contempler h
AU CŒUH TKAIS DE LA FORÊT 215
beauté du jour. La barbe avait mangé son vi-
sage jusqu'aux sourcils; ses cheveux descen-
daient sur ses épaules comme le feuillage
d'un chêne ; il avait de clairs yeux d'enfant.
Sans doute la vie en forêt avait subtilisé
ses sens; il subodora une présence insolite,
tendit sa grosse tête velue.
— Parle-lui, me souffla Iule.
Mais qu'aurais-je dit à cet homme, moi, un
si jeune garçon? J'aurais voulu seulement ca-
resser ses longs cheveux comme un fils.
— Vois-tu, Iule, il vaut mieux que ce soit toi.
Alors hardiment elle fit un pas, toussa et
le vieillard à présent nous regardait avec des
yeux irrités.
— Qui êtes-vous? N'entrez pas ici! Allez-
vous-en! cria-t-il.
Il parlait comme si la forêt lui eût appar-
tenu J'avais pris la main de Iule et nous n'o-
sions ni avancer ni reculer. Nous ne savions
que lui répondre, sortis tout à coup de l'om-
bre verte, avec nos visages craintifs dans la
haute lumière. Il se leva, marcha violem-
ment à travers la clairière. Je regrettai de
216 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
n'avoir pas emporté la cognée, mais Iule déjà
était tombée à genoux et disait :
— Père ! ne nous fais pas de mal.
Personne ne lui avait appris ce mouvement,
et elle disait là une chose tendre et filiale,
montée du fond de sa vie. L'homme s'arrêta,
passa la main sur son grand visage.
— Aucune autre que toi ne m'a appelé par
ce nom, dit -il.
Et il nous regardait à présent sans colère.
Sa barbe s'agita au vent des paroles qu'il se
disait à lui même :
— Ce sont les petits de la forêt. A leur âge !
Qu'est-ce qu'ils ont bien pu faire aux autres
hommes ?
Il appuya la main à mon épaule.
— Dis-moi d"oii tu viens.
— De là-bas. je ne sais plus.
J'avais répondu ainsi aux briquetiers.
Iule se mit à rire.
— Celui-là n'aime pas parler, dit- elle. Mais
voilà. Une fois il y avait un arbre dans la
campagne, près de la ville. Il est venu vers
Tarbre au moment où moiaussi je venais. Ja-
i
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 217
mais nous ne nous étions vus. Nous avons
partagé ensemble un morceau de pain. Et puis
il m'a prise par la main, nous ne nous som-
mes plus quittés. C'est comme ça que nous
sommes arrivés dans cette forêt.
Maintenant moi aussi je riais, l'entendant
ainsi parler comme si vraiment il n'y avait
eu que cela dans notre vie.
Cependant elle était plus près de la vérité
que si elle eût dit par le détail l'aventure
quotidienne de nos famines et de nos cara-
vanes. La vie se limite en quelques lignes
essentielles et une petite vague d'un grand
fleuve suffit à donner aux rives le goût du sel
ou du miel. Mais le vieillard, nous voyant
rire tous deux, entra en défiance. La solitude
n'avait pas encore exprimé toute l'âcreté de
ses anciennes blessures.
— Qui m'assure, fit-il, que c'est là la vérité ?
Et il était triste, un nuage l'isola de nous.
Je levai mes yeux droits, je lui dis avec fran-
chise :
— Elle a dit ce qui est. Petit Vieux n'a ja-
mais trompé personne. Une fois il a manqué
I
13
218 AU CŒUR FRAIS LE LA FORÊT
tuer avec sa cognée un homme qui l'avait
trompé et puis il lui a donné la vie.
— lacq, oui! cria Iule.
Voilà, je parlais comme un petit sauvage
des bois dont les idées n'ont pas de suite et
tourbillonnent d'un vol errant de feuilles au
vent de l'automne. Nous disions souvent, Iule
et moi, des choses comprises de nous seuls
dans l'unité simple de notre vie comme un
grand chemin en forêt.
L'homme était petit, craintif, rapide dans
ses élans, comme toute créature qui a désap-
pris la dissimulation chez les arbres. Il posa
la main sur mon épaule, enfonça dans mes
tempes ses claires prunelles, buvant ainsi ma
sincérité à sa source. La minute fut solennelle,
nos vies l'une devant l'autre balancèrent en
suspens. Et enfin doucement il dit :
— Il y a donc des êtres qui ne mentent pas !
Sois le bienvenu dans ma pauvre cabane, toi
qui as les yeux limpides comme le jour.
Il nous mena vers la maison verte. Des tor-
sades de lierre pendaient en travers du seuil :
l'hiver seulement il tirait sur lui la porte ; et la
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 219
nuit et le jour entraient librement. Il y avait
près de dix ans, étant venu dans la forêt, il
avait trouvé là cette roulotte abandonnée. Peut-
être ses habitants étaient morts : il n'avait
jamais su comment elle avait pu arriver en
cet endroit sauvage, loin des routes. Déjà
les ronces et les orties l'avaient recouverte :
elle avait perdu ses roues, toute vide comme
la carcasse d'une barque après un naufrage.
Et à présent nous étions dans cette ancienne
chose de vie comme au cœur même de la des-
tinée du vieil homme. Avec des arbres abattus
par le vent il s'était fait une table, une cahière,
un cadre étroit qu'il emplissait de fougères
et qui lui servait de couchette. Des tablettes
supportaient les ustensiles nécessaires à ses
repas. Une lucarne aux vitres maillées de
toiles d'araignée versait un jour vert sur des
bottelées d'herbes sèches accrochées aux cloi-
sons. Il y avait aussi, pendu au-dessus du lit,
dans une bordure de cuivre, un petit portrait de
femme et un vieux calendrier barré de ratures.
Pourquoi, voyant que Iule regardait le portrait,
cria-t-il tout à coup avec emportement :
ï
220 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
— Ferme les yeux : il y a là-dessus du sang.
11 prit le portrait et le jeta sous les fougères.
Ses mains tremblaient : il demeura un peu
de temps perdu dans une idée, oubliant notre
présence. Et puis il nous dit :
— ^ Un pauvre bomme comme moi a une lon-
gue vie derrière lui et toutes les heures ne
sont pas bonnes. La pluie, la neige et le vent
n'ont rien effacé.
Il m'apparut concentré et farouche, avec
le mal triste d'une chose inconnue enfoncée
dans ses jours. Je n'osais l'interroger, sentant
sur lui le poids lourd d'une peine. Il alla
sur le seuil, aspira fortement l'air et ensuite
revint nous offrir du miel et du pain qu'il
cassait avec un marteau et qu'il mit tremper
dans de l'eau.
— Tous les mois, dit-il, je vais au couvent
des Pères à six lieues de marche d'ici. Je
connais les dates par le calendrier. Les lunes
et les mois y sont marqués. Je me figure que
rien n'a changé depuis le temps où il réglait
les heures de ma vie. Et, après tout, un jour
n'est qu'un jour dans la durée du temps. Je porte
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 231
aux bons Pères des herbes qu'ils distillent et
ils me donnent en échange du pain, du sel, un
peu d'élixir et les fruits qui ne mûrissent pas
dans la forêt. Il ne m'en faut pas plus pour
vivre.
Ses paroles souvent demeuraient mystérieu-
ses pour moi. Il parlait moins simplement
que le bonhomme Jean. Quelquefois il sem-
blait se parler à lui-même d'une voix basse.
Toi, chère Iule, tu prenais moins attention à
ce qu'il disait qu'aux nourritures qu'il avan-
çait sur la table. Le pain a beau être moisi,
c'est toujours le pain : tu étais un peu gênée
de le manger à la cuillère, tu ne t'étais servie
jusqu'alors que de tes dents et de tes doigts.
Mon Dieu ! qu'il y avait encore une fois de
temps que le goût nous en était passé ! Il pa-
raissait prendre plaisir à étudier sur nos vi-
sages la franchise de nos sensations. Je ne pus
réprimer un rire sauvage quand, ayant froissé
entre son pouce et son index des feuilles cou-
leur d'amadou, il m'en donna ma part en
disant que c'était du tabac qu'il avait planté
près de la cabane. Si quelqu'un était venu
322 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
heurter à notre hutte, nous n'aurions pu lui
donner que les fruits acres de la forêt. Sa pau-
vreté était riche à côté de notre dénûment.
— PèrC; lui dit Iule, par quel nom faut-il
que nous t'appelions au loin si, venant vers
toi, -nous trouvons la maison vide?
Ses yeux parurent interroger le petit por-
trait sous les fougères et il demeura un ins-
tant muet. Enfin remuant son front chevelu,
il répondit :
— Je suis celui qui n'a plus de nom. Mais
il me sera très doux que tu continues à m'ap-
peler Père.
— Moi, autrefois j'étais Frilotte, fit-elle. A
présent on m'appelle Iule.
— Frilotte... Petit Vieux...
Il riait doucement.
— Toi et lui cependant aviez un père, une
mère.
Iule haussa les épaules.
— Voilà, ils nous ont tous demandé la
même chose. Mon père, peut-être on lui a
coupé le cou. Quant à ma mère, celle-là sans
doute huvait et causait avec les hommes
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 223
comme Mama. Petit Vieux, lui, tout petit cou-
chait sous les ponts. Nous ne savons pas au-
tre chose.
Les paupières du vieillard battirent; son
regard se mouilla. Aucune larme encore n'a-
vait pleuré sur notre enfance. Et maintenant
il tenait nos têtes rapprochées dans ses larges
paumes et nous caressait.
— Petits... petits... 0 misère!
Nous étions là tendrement devant sa grande
vie comme des enfants. Nous avions chaud
au battement de son cœur. Il regarda un
point du ciel, eut l'air d'interroger quelqu'un
dans l'espace. Un souffle faiblement expira
dans sa barbe.
— Pourquoi faut-il qu'une telle chose soit?
Je n'aurais pu trouver une parole ; mais
Iule, plus près de la nature, eut un élan déli-
cieux.
— Nous ne voulions pas te faire de la peine,
dit-elle.
Il sécha ses yeux avec le doigt et sourit,
disant :
— Vous qui n'avez point désespéré de la
224 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
vie, VOUS êtes plus hauts devant elle que moi,
le vieil arbre. Cœurs de bon courage, je croyais
n'avoir plus rien à apprendre et vous m'ap-
portez la bonne leçon.
Nous ne comprenions qu'à demi ce qu'il vou-
lait dire et cependant nous étions remués d'une
chose profonde en nous, comme si notre race
et tous ceux delà vieille humanité palpitaient
dans la longue peine de cet homme. Iule se
mit à jouer avec sa barbe et dit:
— Toi, tu n'es pas heureux, Père.
— Je tache d'oublier le mal que m'ont fait
les hommes et celui que je leur ai fait moi-
même, répondit-il en secouant la tête.
La communion s'étendit, la chaleur frater-
nelle sur l'hurnble famille réunie au cœur de
la vie par une destinée pareille. Un chêne
immense au-dessus de nous bourdonnait de
mouches et d'abeilles. Nous fûmes ensemble
sous ses arceaux comme une petite huma-
nité détachée de la grande et qui sent repous-
ser les anciennes fibres. Et l'homme etTarbre
faisaient une même ombre profonde. Il nous
dit qu'un jour iP avait entendu le choc de la
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 225
I
cognée ; c'était le temps où je commençais de
construire la maison ; toute la forêt avait sai-
gné de sa propre angoisse ; et puis, se diri-
geant au bruit, il était venu, il avait vu rôder
deux êtres humains dans le silence outragé
des solitudes. Ce jour-là il était reparti pour
la cabane, sanglotant comme un enfant. Lui
qui pour jamais croyait avoir fui les hom-
mes, il les retrouvait dans la forêt qu'il avait
élue pour y mourir d'une mort ignorée, ren-
due à la nature. Et de nouveau ensuite une
invincible sympathie l'avait attiré. Une fois
il nous avait appelés : personne n'ayant ré-
pondu, il s'était glissé sous le toit, il avait vu
le lit, les nattes, nos jeunes industries.
— 0 Petit Vieux, s'écria Iule, un homme
a vu le lit !
Pourquoi me parlait-elle ainsi, elle qui n'a-
vait pas caché ses jambes pour lacq ? Je ne
compris pas tout de suite que le lit aussi
était une part de sa nudité et que la pudeur
lui était venue avec l'amour. Les fibres de
l'homme tressaillent de désir et d'héroïsme
et après l'amour il s'en va au combat, à la
13
226 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
chasse, laissant à la maison la femme, gar-
dienne fidèle des choses nuptiales et secrètes.
Le vieillard souriait et répondit :
— Ton lit était alors pour moi le lit d'une
ennemie. Maintenant que tu m'as appelé du
nom paternel, il sera le lit d'une fille.
Le silence bruissa léger comme une pluie
de mai. Iule sans honte m'attira par la tête et
me baisa sur la bouche.
Il nous mena voir ses abeilles. Vers le
temps qu'il était venu, il avait capturé l'es-
saim à une grande distance et l'avait transporté
près d'un tronc d'arbre creux, aux limites
d'une étendue de bruyères. D'anciens hom-
mes avaient abattu les pins qui y poussèrent
autrefois. Une friche vaste à présent se dérou-
lait, une terre cendreuse bouquetée de touffes
violettes à l'arôme doucement amer. Les abeil-
les avaient élu l'arbre pour y bâtir la ruche;
mais avec le temps à leur tour elles avaient
essaimé. De la cité primitive d'autres cités
étaient sorties qui également s'étaient fixées
dans le voisinage des bruyères. Ensemble elles
lui donnaient en abondance le miel et la cire:
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 227
il ne gardait que le miel, il portait la cire au
couvent des Pères. Elles connaissaient leur
maître : il s'avança jusqu'au seuil de la ruche
et aucune ne lui faisait de mal. Leur vol l'ef-
fleurait et ensuite se repliait au bord de l'ou-
verture ou se dispersait par-dessus les jardins
fleuris de la friche. Un long frisson vermeil
vibrait dans l'air, un vent d'or comme l'été
aux portes d'une ville. Par multitudes, du flot
d'un fleuve elles entraient, sortaient, ron-
flaient. Autour de son grand front d'ancêtre
elles avaient l'air d'être le tourbillon de ses
pensées. Et nous étions là, moi muet et fré-
missant, Iule poussant de petits cris, tous
deux secoués d'une joie intérieure devant cette
image de la vie.
Nous connaissions le gîte des lapins, les
galeries de la taupe, le dédale des fourmilières ;
nous ignorions encore la maison des abeilles,
les porches blonds, le miracle des sucs de
la terre changés en gâteaux parfumés. Un
peuple infiniment travaillait derrière les cloi-
sons, distillait les essences, faisant là à petites
fois [une chose d'éternité. Et j'étais saisi de
228 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
respect comme devant un mystère, une force
plus grande que celle qui était en moi. Toute
la forêt bruissait d'un vol subtil d'esprits, ce-
pendant que le vieillard expliquait les cellu-
les, les mâles et les reines, la ponte des œufs,
le drame d^amour et de mort duquel sans fin
renaissait la ruche bourdonnante. Iule alors
eut la question naïve de Tenfant :
— Dis-nous, père, qui leur apprit tout
cela ■?
Voilà, c'était la même chose qu'elle et moi
avions dite devant le ruisseau, l'arbre, le fruit
etTaurore. Elle nous revenait toujours aux lè-
vres et personne encore ne nous avait répondu.
Notre âme en nous se tourmentait comme un
aveugle dans une maison sans portes. Nous
ne savions pas que cette même question, les
hommes des âges l'avaient faite avant nous ;
et à ceux-là non plus l'eau ni le vent ni
les autres prodiges du monde n'avaient ré-
pondu.
Le vieillard dit simplement :
— La vie peut-être, la vie qui à vous-mêmes,
petits, vous apprit à vous nourrir des fruits du
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 229
])ois et à vous préserver de la pluie en vous
construisant un toit.
Le petit oiseau qui fait son nid avec des
brins d'Jierbe aussi eût dit cela, s'il avait pu
parler, La vie infiniment sort de la vie et toute
chose était déjà dans la substance à ses origi-
nes. Je le pense ainsi à présent, après être resté
longtemps penché sur l'obscur mystère. Mais
alors c'était encore une chose nouvelle qu'une
bouche humaine exprimât cette conjecture.
Je ne savais pas que moi qui avais fait œuvre
de vie enbâtissant la maison, j'étais moi-même
une part de la vie dans la durée.
Le jour s'inclina, une fraîcheur monta des
fonds. Ce fut le vieil homme qui nous avertit
de l'heure : nous serions demeurés jusqu'à la
nuit à regarder la ruche. Il nous combla de
miel et marchant devant nous, il nous fit sui-
vre une sente que lui-même avait frayée et
qui accourcissait la distance entre son toit et
le nôtre. La forêt maintenant se peuplait des
pas que depuis des ans il avait mis l'un de-
vant l'autre, finissant par être l'âme partout
visible des taillis. D'autres sentes croisaient
230 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
celle qui sinuait vers notre hutte : et à peine
elles traçaient une ride légère dans la grande
vie mystérieuse de la silve. Nous les aurions
longtemps ignorées, nous qui vivions près du
ruisseau.
Le vent s'était levé avec la pleine lune,
un vent clair et limpide comme le bruit d'une
eau. Elle semblait couler d'entre les arbres,
s'étendre avec les mares de lumière dormante
sur les mousses et les fougères. Un brouillard
bleu noyait les éclaircies: nous ne pouvioni
voir la lune entière dans la masse lourde des
cimes. Elle glissait entre les feuilles, filtrait
en gouttes lentes comme des jets de lait. Une
pâleur de jour mort traînait aux transparen-
ces froides de l'ombre. La nuit de clair de
lune entra avec nous dans la maison. Je disais
à Iule :
— La vie ! La vie î 0 Iule ! Pense à cela !
Elle s'était tue une partie du chemin, nour-
rissant une envie secrète dans son cœur sau-
vage; et maintenant elle desserrait les dents
et suivait son idée sans me répondre.
— Vois-tu, Petit Vieux, il n'est pas juste
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 231
qu'un homme ait à lui seul tant de ruches.
Si tu m'en crois, un jour qu'il sera dans la
foret, tu emporteras un essaim.
— Cela, non, ni maintenant ni jamais. Toi
et moi lui avons donné le nom de Père.
Elle me sauta au cou et cria avec une fureur
d'amour :
— Toi seul, Petit Vieux, es pour moi tous
les hommes. Il n'y a ni père ni frère pour
Iule.
Elle exprimait là un sentiment selon le cœur
même de la vie et une fois elle l'avait dit
déjà, au temps de notre passage chez les hri-
quetiers. Toute sa vie, la femme la donne en
une fois à celui qui lui est arrivé le premier
et ensuite les autres hommes peuvent venir
ou passer leur chemin : son amour n'a saigné
qu'une fois. Si j'avais dit : « Je repartirai au
matin, je frapperai entre les tempes cet homme
que la première tu appelas père et qui a des
abeilles, » elle-même m'eût passé la cognée.
Je ne l'aurais pas moins aimée pour cela.
Nous retournâmes voir le vieillard. Deux
fois la terre avait tourné et ce jour-là la pluie
232 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
tombait doucement. J'avais tué un écureuil
près de la maison. Je me figurais la joie di
solitaire quand je lui dirais :
— Il était tout frais de vie. Vois, c'est pour toi
que je l'ai tué.
Mais sitôt qu'il aperçut le sang, il repousss
ma main et dit rudement :
— Tu as immolé une chair vivante. Main-
tenant ta main à jamais sera rouge. Commen
veux-tu qu'entre toi et moi, il n'y ait pas h
pensée de cette mort?
Et ensuite il contempla l'écureuil.
— C'était la gaîté de la forêt. Sa femelle 1(
cherchera dans l'ombre et ne le trouvera plus
Peut-être il avait des petits.
Iule riait.
— Ce n'est là qu'une bête et tu en parles
comme si c'était un de nous.
— La vie est la vie! cria-t-il en secouant
son front chevelu. Il n'y a pas plus de vie en
Petit Vieux et toi qu'il n'y en avait dans cet
animal. Et toute chose qui vit est sacrée. Il a
suffi d'un geste pour lui enlever la vie; et
nulle force au monde ne pourrait la lui rendre.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 233
Cependant il avait un cœur et des poumons
et une chair comme vous deux. Il avait une
petite âme farouche et tendre qui criait de plai-
sir et de douleur.
Iule cessa de rire et elle regarda l'écureuil
avec des yeux étonnés. Son souffle courait ra-
pide. Elle se serra contre moi.
— Vois donc! Si cette hête avait eu réelle-
ment un cœur comme il le dit ! Jamais ni toi
ni moi nous n'aurions pensé à cela.
* Moi aussi je tenais mon regard fixé sur cette
pauvre chose de vie raidie à terre. Je n'éprou-
vais plus l'ancien orgueil de l'homme qui a
abattu une proie. Je pensais: « Voilà, il a rai-
son. Je l'ai tuée et je ne pourrais lui rendre la
vie. » Je n'aurais pu dire pourquoi je cachais
mes mains derrière mon dos.
Il me vit triste et pensif. Son visage s'éclaira ;
il avait les sensations mobiles et fraîches des
jeunes hommes de l'humanité.
— Je lis dans tes yeux, me dit-il joyeuse-
ment. Maintenant cette béte morte tressaillira
en toi chaque fois que te reviendra la mau-
vaise tentation. Tu ne frapperas plus aucun
234 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
animal en vie, ayant reçu toi-même la mesure de
vie. Vois cependant : si toi et moi avions mangé
de sa chair, nous n'aurions point fait autre
chose que si nous avions mangé l'un de l'autre
puisque la vie est la même chez tous les êtres.
Autrefois, quand j'habitais chez les hommes,
je n'éprouvais pas de répugnance à me nourrir
de viandes : tous le faisaient ainsi par un ins-
tinct sauvage. Et puis un jour, étant venu avec
mon fusil dans cette forêt, je tuai un ramier.
Ma faim était ardente: je le dévorai chaud en-
core, dans le dernier frisson de la vie ; je dé-
chirai ses fibres avec des dents rouges, comme
une bête carnassière. Mais tout à coup le goût
du sang frais me tourna le cœur. Je regardai
profondément en moi et j'eus horreur. Crois-
moi, il en sera de même pour toi si tu veux
écouter la nature.
Il se baissa, pieusement prit entre ses mains
l'écureuil, et m'ayant montré la bêche, il me
dit d'aller devant, en dehors des limites de
l'enclos. C'est ainsi qu'il appelait le coin de
la forêt où il vivait.
— La mort n'est pas encore entrée ici, fit-il,
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 235
mais va là-bas vers le taillis et creuse une pe-
tite fosse.
Je fis comme il disait et la bête maintenant
reposait dans la terre légère. L'humide feuil-
lage pleura sur ses esprits pacifiés. Et nous
restâmes là un peu de temps sans parler. En-
suite la barbe blanche trembla.
— Si un jour, en venant par la forêt, tu me
trouves couché sans vie sur le seuil, ne m'é-
veille pas. Je veux dormir près de mes abeil-
les. Le temps se chargera du reste. Il m'est
doux de penser que le soleil et la pluie auront
bientôt fait de consumer mes os. Et de la vie
qu'il y eut en moi naîtront des fleurs et des
feuillages où à l'infini continuera de bourdon-
ner la rumeur des ruches.
Il parlait avec sérénité de la mort : il ne la
désirait pas et il l'attendait. Mais nous, avec
notre jeune force de vie, nous étions remués à
ridée qu'il nous faudrait voir cet homme étendu
raide sur le sol. Une ombre plana; les sources
de la sensibilité tressaillirent. Et Iule me te-
nait dans ses bras en pleurant.
— Est-ce que toi aussi, Petit Vieux, tu
236 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
mourras un jour? Qu'est-ce que je deviendrai
après que tu auras fermé les yeux? Je t'en
prie, ne me fais jamais cette peine.
Le vieil homme haussa les épaules :
— Penses-en ce que tu veux, toi qui as un
cœur viril. Elle ont toutes dit la même chose.
Et ensuite quelqu'un vient et boit les larmes
sur leur bouche.
Les veines de son front se cordèrent : il
soufflait dans sa barbe avec colère; et il re-
gardait hors de la forêt. Et puis, pressant sa poi-
trine avec ses mains, il cria, la bouche béante,
comme une bête qui aboie :
— Vieille souffrance ! Ne te tairas-tu ja-
mais ?
Iule porta le doigt à son front et me dit à
l'oreille :
— Mama aussi quelquefois comme une folle
criait contre les hommes...
Il nous vit, demeura saisi comme s'il avait
parlé dans un moment d'égarement et d'un
geste de la main devant ses yeux, il parut
chasser une vision pénible.
— Enfants... enfants. Est-ce bien vous qui
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 237
êtes là? Venez plus près, défendez-moi contre
moi-même. Je suis un si pauvre homme.
Il caressa doucement Iule.
— Vois-tu, ce n'est pas vrai, toi, tu n'es pas
comme les filles des villes. Celles-là mentent
avec des bouches peintes; et ensuite il y a un
homme qui fait une chose mauvaise et s'en
va expier sa faute dans une forêt. Ne cherche
pas à comprendre : c'est là une histoire dont
moi seul je me souviens encore.
Les images funestes se dispersèrent. Il at-
tira nos mains dans les siennes et à présent
il fermait les yeux, il avait l'air de se parlera
lui-même.
— Ceux-ci sont la vie innocente et libre. Ils
ont l'âge charmé des matins du monde. Qu'est-
ce qu'il peut y avoir de commun entre eux et
moi?
11 nous fit entrer dans la maison et comme
la première fois nous donna des fruits et du
pain. Il nous dit sa vie dans la forêt : il n'a-
vait commencé à vivre que le jour où il
s'était séparé des hommes. Quand il revenait
de porter ses herbes aux Pères, une chaleur
238 AU CŒLR FRAIS DE LA FORÊT
d'humanité lui demeurait et suffisait à peuplei
sa solitude. Cependant le dieu qu'ils véné-
raient n'était pas le sien; mais ils étaient bien-
veillants et priaient pour son salut. Et leî
hivers avaient succédé aux étés ; son corps s'é-
tait accoutumé aux intempéries. Matin et soir,
il descendait se baigner dans le ruisseau. Lui-
même, avec les bardes et les outils que lui pas-
saient les moines, s'était fait ses vêtements e1
ses instruments de travail. Ses veillées, ai
temps des longues nuits, s'éclairaient de flam-
beaux de résine : à leur clarté il rêvait ou lisait
dans de vieux livres. Il connaissait les essen-
ces de la forêt : toutes étaient belles, étant h
vie : et chacune avait ses vertus spéciales.
Les fruits aussi lui étaient familiers : il savait
leurs propriétés ; un petit nombre recelait des
poisons. Et même les oiseaux les plus défiants
ne redoutent pas l'homme s'il est sans mé-
chanceté. Du seuil il siffla : des pies descen-
dirent à la pointe des branches et ensuite à
petits sauts s'avancèrent vers la maison.
Iule cria tout à coup :
— Petit Vieux aussi sait lire dans les livres l
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 239
Elle avait mis la main sur ma tête et elle me
regardait fièrement dans les yeux. Mais je
me sentais si humble près de cet homme
de grande vie qui savait les secrets! Je bais-
sai la tête.
— Voilà, oui. Une fois un vieil homme
comme toi m'apprit à lire dans le livre.
J'en parlais comme d'une Bible. Comment
aurais-je soupçonné qu'une pauvre chose des
âges comme celle-là, écrite pour les labou-
reurs, n'était qu'une foliole sans importance
dans la grande sève inépuisable de l'arbre du
savoir humain ?
— L'as-tu là? fit-il.
Je le tirai de ma poitrine. Depuis un peu
de temps, je le portais roulé dans un morceau
de la belle robe de Iule. La robe s'était usée :
elle n'était plus qu'une loque à ses épaules;
toute sa chair passait au travers et elle et
moi allions presque nus dans la forêt. Mais
un pauvre lambeau contient encore assez de
richesse pour faire la charité d'une couverture
à un livre qui s'en va d'avoir été trop manié.
Iule avait taillé une pièce dans le tissu et elle
240 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
en avait protégé les fibres tordues du papier,
Elle n'aurait pas fait autrement pour un talis-
man, pour les cendres sacrées d'un ancêtre
de sa race.
Il s'émut, tenant à présent le livre ouvert
dans ses mains. Ses narines battirent : il me
regardait avec un étrange attendrissement.
— Ob ! dit-il, tu en sais plus que moi si tu
as saisi toute la beauté qui est cachée ici. Il
y a plus de vraie sagesse dans un petit livre
comme celui-là que dans tous les livres de la
terre. N'en lis jamais d'autre. Celui-là sûre-
ment était un saint qui te le donna.
L'air pluvieux s'éclaircit : un air léger cou-
rut, une lumière tiède et blonde qui fumait
aux feuilles. Toutes les herbes scintillaient de
joyaux. Les artères du sol, trempé profon-
dément, buvaient les eaux. La forêt s'égout-
tait, chantait dans un bruissement de fontai-
nes. Nous allâmes revoir les abeilles : elles
montaient à la chaleur, ivres de soleil après
la pluie, les ailes frémissantes. Il nous mon-
tra comment elles faisaient le miel, leurs bros-
ses duvetées de pollen, les corbeilles qu'elles
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 241
ont aux pattes et qui leur servent à auiasser
leur cueillette. Voyant ainsi s'empresser les
agiles ouvrières, ma pensée fit un retour sur
elle-même. La parabole jaillie d'un point de
la conjecture, s'acheva dans le bégaiement du
jeune homme ivre d'inconnu.
— Si la vie leur apprit ce qu'elles font là,
qui leur apprit la vie?
Ma question monta ardente, inquiète, comme
si tout à coup quelqu'un avait crié en moi,
dans le mystère. Lui, le front courbé, regar-
dait à terre son ombre.
— Si tu me demandes pourquoi cette ombre
est là, je me tournerai vers le soleil : mais je
ne puis te dire quelles mains ont lancé ce so-
leil à travers l'espace ni s'il n'existait pas
avant toutes les mains. Aucun homme ne l'a
jamais su et tous parlent d'un dieu qui était
à l'origine des choses. Moi aussi, étant enfant,
j'ai bégayé son nom en tremblant. A présent
je ne le sépare plus de la vie : elle était de
tout temps avec lui. Je les adore ensemble à
travers la beauté du monde. Ne m'en de-
mande pas davantage.
14
242 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
Mes yeux suivirent le geste de sa main vers
l'ombre et puis se perdirent dans l'orbe dont
il marquait la courbe du soleil. J'étais comme
le premier homme devant les prodiges. L'a-
bîme dans un sillon de feux s'ouvrit, se re-
ferma et je demeurais au bord de la grande
ténèbre, muet, saisi de vertige. Qu'est-ce
qu'un enfant sauvage comme moi aurait pu
comprendre à ces grandes images sublimes?
S'il avait simplement évoqué le dieu terrible
de la Bible, je me serais tu épouvanté, sentant
entre lui et moi une morne barrière infran-
chissable. Un poids lourd pesa sur mes tempes.
— Je ne sais pas ce que tu veux dire, bal-
butiai-je.
Il caressa mon front et lentement, comme
perdu dans un rêve, il parlait.
— Ouvre les yeux et tu verras, toi qui appa-
rais vierge devant le mystère. L'obscur encore
est plein de clartés si on l'aborde d'une âme
ingénue. Le tout est de ne rien savoir. Ce-
lui-là seul comprend qui n'a rien appris et re-
garde avec des yeux frais la nature. N'écoute
donc pas ce que je te dis : je suis un vieil
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 243
homme qui a cherché à tâtons la lumière,
tandis que toi, n'ayant pas connu le men-
songe, tu tiens la vérité au creux de ta main.
J'envie ta jeune âme qui n'a rien à oublier.
Ouvre donc les yeux, jaillis de ta propre force
vers les évidences. Crois sans raisonner avec
la foi émerveillée de la vie devant la vie. Tu
entendras le vrai dieu éternel te répondre du
fond des choses. Il est dans le brin de mousse
aussi bien que dans le chêne et dans toute
la forêt. Il est dans ie tonnerre et il est dans
le bruit léger du vent. C'est lui qui bat dans
le battement de ton cœur et il tourne avec ton
ombre à tes pieds. Quand Iule te baise sur la
bouche, il est entre vos lèvres. Cherche-le par-
tout dans ta vie et aux limites de ta vie; tu
le trouveras encore dans ce que les hommes
appellent la mort et qui n'est que le recom-
mencement de la vie.
Moi, j'étais secoué par une force intérieure.
Je pensais :
— Peut-être celui-là aussi est un dieu.
Et il était là, dans une grande lumière,
comme les apôtres, comme les saints, comme
244 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
ceux qui avec la main levée marchent devant
les autres hommes. Les idées sont des grai-
nes qui tombent en terre et ne germent pas
aussitôt; etun jour elles cassent le dur caillou
et le champ entier est levé. Quand plus tard,
les .ayant mûries, je pus les rapporter à l'en-
semble des choses, le monde divinement s'é-
claira devant moi. Mais alors je ne voyais en-
core que l'arbre, le brin d'herbe, le ruisseau
là où il fallait voir tout l'univers La vie entra
au dedans de mon être comme l'eau qui filtre
d'une petite source et à présent elle comble
mes citernes.
Le vieillard encore une fois nous donna un
gâteau de miel: il partagea avec nous ce qui
lui restait de pain. Et en nous en retournant
tous deux avec nos mains enlacées par la forêt,
je dis à Iule :
— Ne croyais-tu pas entendre quelquefois
parler le bon maître Jean ?
— Oui, fit-elle. Mais toujours il nous par-
lait d'un dieu qui était mort sur la croix. Je
ne sais plus son nom.
— Celui-là, dis-je, était un dieu triste.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 245
Elle eut faim et soif d'amour et prit ma
bouche entre ses lèvres. Une douce folie passa
dans mon sang : je tombai avec elle dans les
feuilles. Je ne finissais pas de lui dire :
— 0 Iule ! pense à cela, tu es la vie!
Ce fut ce jour-là que pour la première fois
elle porta la main à son flanc. Elle était très
pâle, les yeux évanouis, et elle gémissait dou-
cement :
— Quelque chose est venu, Petit Vieux.
Et voilà, l'enfant avait crié en elle. Je la
portai dans mes bras jusqu'à la cabane; et
ensuite elle se mit à rire elle-même comme
un petit enfant qui ne sait pas pourquoi elle
rit. 0 Iule ! petite Iule, aimée à mains jointes !
toi qui étais arrivée vers moi dubout du monde
m'apporter ta vie, à présent tu avais reçu la
Sainte Visitation et une autre vie, faite de
nous deux, palpitait dans ton sein. Mais au-
cun de nous ne se doutait que ton mal était
la vie qui frappait à la porte. Si quelqu'un
avait dit: C'est l'enfant! nous nous serions
regardés sans comprendre.
La grive se pendit aux[sorbes mûres dans
14.
246 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
la forêt empourprée. Nous connûmes ainsi
que c'était l'automne. Il coula des jours gra-
cieux et frais, dans un moût ardent de sèves.
Toujours j'allais devant moi, disant comme
une prière qu'on épèle :
— Vie ! 0 Vie ! 0 Vie ! 0 Vie î
Je levais ma main vers le soleil ; une onde
vermeille courait aux contours, la diaphane et
lourde chaleur de mon sang. Vie! 0 Iule!
Vie! Je prenais les cheveux de Iule, je les éten-
dais dans leur longueur au bout de mes doigts ;
chacun était comme une fibre de sa vie,
comme une petite chose vivante dans le
cours sonore de sa vie. J'avais une joie sacrée
à regarder les fines arborescences des veines
à sa peau : elles ressemblaient aux ramuscules
d'une feuille, au réseau délicat d'une chair de
fruit. Je l'avais fait ainsi autrefois et alors j'i-
gnorais ce qu'était la vie. Il ne faut d'abord
que la petite ouverture par où un peu d'eau
sourd de terre et ensuite passe tout le fleuve.
Mes tempes bourdonnaient comme une riche
où sont captives les abeilles. Je criais : Vie !
Vie ! n'ayant pas d'autre parole à dire. Mon
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 347
cri se perdait dans la vie rouge de la forêt.
Le père arrivait par le chemin des arbres. Il
s'asseyait devant notre seuil auprès du ruis-
seau. Il tirait sur sa pipe, secouait sa tête en-
tre ses épaules, demeurait longtemps muet,
comme un homme qui était déjà en marche
avant le jour. Le silence ne nous pesait pas :
nous aussi, pendant des jours entiers, n'é-
changions que les paroles nécessaires. Elle
avait son petit cri de bête, dans la joie et la sur-
prise. Ouah! Ouah ! Moi, je sifflais, avec le
piaulis du vent léger à mes oreilles comme une
flûte . J'étais devenu habile à imiter le chant des
oiseaux nouveaux qu'amenait chaque saison.
Nous n'éprouvions pas le besoin de rien nous
dire pour nous comprendre.
Quand il parlait, il disait de belles choses.
Avec le tremblement de sa barbe blanche, il
était comme un vieux cerisier en fleurs. Il
avait l'air de se parler tout bas.
— Yoilà oui, disait-il, c'est la vérité. Il faut
tirer de soi le toit et les outils, il faut que la
maison soit un acte de volonté et d'amour.
Votre maison sauvage, petits, est plus belle
248 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
que les palais des villes, ayant été faite à la me-
sure de votre vie. Un jour les hommes com-
prendront cela. Chacun aux lisières des bois
aura sa demeure et son champ selon son rêve.
Il semblait regarder toujours vers le fond
de la- forêt et il disait :
— Les temps viendront.
Nous ne savions pas de quels temps il vou-
lait parler.
Il nous révéla les racines, les champignons
et les herbes; toute la table du riche croît à
l'état sauvage dans la forêt .Nous mettions cuire
au feu nos cueillettes ou bien nous les man-
gions crues, toutes parfumées de l'odeur de la
terre. C'était aussi le temps des derniers fruits :
la pomme de l'églantier et de l'épine-vinette, la
nèfle et la cornouille ne manquaient jamais. La
nature nous comblait comme un grenier d'a-
bondance. Et une fois il commença à nous
parler de la terre, de la lune et du soleil. A
la ville tout le monde disait : le soleil se lève
et se couche. Le vieil almanach là-dessus
était de l'avis du commun des gens. Nous
comme les autres, en regardant son disque
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 349
rouge plonger au bas du ciel, nous avions cru
qu'il disparaissait chaque soir. Et voilà; main-
tenant il nous était révélé que la terre seule
s'enfonçait dans l'espace. Deux créatures des
bois ont bien alors le droit de prendre leur
tête avec leurs mains, comme si elles sen-
taient l'espace vaciller.
L'univers s'étendit: nos humbles vies pan-
telèrent dans le vertige. Oui, c'était là un
grand miracle. Un pas que nous faisions après
un autre chaque fois reculait les limites du
monde. Est-ce que cela seul, tourner sur ses
pieds comme tournait la terre, n'était pas déjà
une chose merveilleuse? Nous ne cessions pas
d'être étonnés sur nous-mêmes et ce qui nous
entourait.
De grands vents tourbillonnèrent comme
des meules rouges ; toute la forêt fut nue.
Nous allumions des feux de bois devant la
hutte. Avec de la fougère sèche j'avais bou-
ché les joints des cloisons.
— Vois-tu, disait Iule, si seulement il te
laissait tuer les bêtes, nous aurions des peaux
qui nous réchaufferaient.
25-0 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
Les pauvres hommes d'autrefois, dans leurj
industrie naïve, avaient tiré Tétoupe des fibres!
ligneuses pour s'en vêtir ou s'étaient fait des!
manteaux avec les feuilles sèches. Mais nous
étions, nous, les rejetons des vieilles souches
pourries ; peut-être nos pères inconnus avaient
couché dans de bons draps moelleux. Iule ten-
drement attirait ma tête vers sa poitrine et mol,
au cœur de sa vie. entre ses deux bras repliés,
j'avais chaud comme aux jours de l'été. Main-
tenant aussi, il lui arrivait de lever jusqu'à
mes mains ses seins épais et blessés. C'était
un grand poids qui lui tirait son corps en
avant comme se courbe un arbre sous le fruit.
Elle disait :
— Quand tu les portes ainsi avec moi, je
souffre moins.
Elle traînait un mal sourd, continu ; quel-
quefois, comme un fruit blet, elle tombait sur
le sol en gémissant et criait :
— Petit Vieux, je crois que je vais mourir.
Déjà c'était la fin de l'hiver: de petites nei-
ges étaient tombées comme si avec les mains
nous avions secoué des pommiers fleuris. Ja-
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 251
mais nous n'avions autant dormi ; nous dor-
mîmes un long songe d'oubli et de repos. Et
une à une les petites mains des feuilles se dé-
plièrent au vent doux. L'herbe s'étoila d'a-
némones, comme des gouttes de lait tombées
des mamelles de la nuit. Nous savions que
c'était encore une fois le printemps.
Je, traversai la forêt. J'allai devant moi jus-
qu'à la maison du vieil homme et je lui dis :
— Père, Iule souffre d'un mal que nous ne
savons pas. N'as-tu pas une herbe qui puisse
la secourir?
Il riait :
— C'est la vie, petit, c'est la vie.
J'étais là triste et penchant la tête.
— Pourquoi alors ne nous appris-tu pas à
craindre la vie ?
Il souffla sur mon front et dit :
— Ouvre les yeux et tu comprendras.
Avec une grande secousse au fond de mes
os, je le regardai.
— Père, est-ce que le temps serait venu ?
Une grande lumière était sur moi et j'avais
le cœur mou d'un homme qui a été frappé sur
253 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
le chemin. Il me tint un peu de temps serré
entre ses bras, d'une pression paternelle, et
lui-même ne pouvait plus parler. Et enfin sa
barbe remua :
— C'est à cause de l'enfant, fit-il.
Un enfant ! un petit enfant ! Le petit enfant
de Iule ! Toute ma vie fut morte, passa dans
un cri d'agonie délicieuse. Nous pleurions
tous les deux. Et puis, tenant dans mes mains
le poids lourd de mon cœur, je retraversai la
forêt en courant.
Je criais de loin :
- Iule ! Iule !
Elle vint sur le seuil et je tombai sur les
genoux, rappelant toujours de son cher nom
sans oser lui dire que l'enfant était là. Comme
elle était debout, elle leva ma tête vers elle
et toute pâle, elle m'interrogeait^, entrant ses
yeux loin dans les miens. Son souffle rapide
courait comme le vent du matin. Elle n'avait
plus le même visage ; elle avait plutôt le vi-
sage de la petite Iule qui vint le premier jour
avec moi dans la forêt. Elle ressemblait aune
Iule enfant et aussi à quelqu'un d'autre qui
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 253
ne m'était pas encore connu. Voilà, elle avait
déjà un peu dans ses yeux brumeux de la vie
de l'enfant qu'elle portait. Doucement, en
tremblant, elle appuya une main à son flanc
et l'autre, elle la tenait ouverte sous sa gorge,
là où battait fortement son cœur. Toute la
forêt se tut, et avec une voix montée des sour-
ces jeunes de son être, elle dit la première :
— Ne sois pas fâché. Je crois que c'est une
petite chose de vie.
Elle se laissa glisser près de moi sur la
terre; elle me baisait tendrement comme pour
me consoler. Elle ne l'eût pas fait autrement
si elle m'avait été infidèle; et elle ne me parlait
plus. Sa bouche me chatouillait de légers bai-
sers chauds dans la nuque. Et moi, de joie je
sanglotais entre ses genoux. Ainsi j'étais venu
en courant comme un messager d'annoncia-
tion; et c'était elle qui, avertie par la nature,
tout à coup me parlait de l'enfant tandis que
je tenais encore mes dents fermées sur le se-
cret divin.
Le printemps s'avança. Maintenant comme
le Vieux, elle se tournait toujours vers un
15
AU CŒUR FRAIS DE LA FORET
cijté de la forêt et elle regardait devant elle.
Une femme ainsi dans les maisons tient les
yeux fixés sur la porte par laquelle doit venir
celui qui est attendu. Elle riait en voyant l'om-
bre que faisait à terre la courbe de son ven-
tre. 'Elle eut l'humeur mobile, les grâces
mièvres et irritées des jeunes animaux à l'é-
poque des dents. Quelquefois elle pleurait,
disant :
— Que ferons-nous de l'enfant quand il
sera venu? Pense un peu ; à la ville elles ont
toutes des poupées qu'elles habillent et qu'elles
bercent dans leurs bras. Ça les habitue dou-
cement à avoir des petits. Moi jc: n'ai jamais
eu de poupée Une fois,^ Mama m'avait donné
un fichu de soie qu'elle ne portait plus. Elle
demeurait près d"un ancien cimetière, un an-
cien cimetière où un homme toujours retour-
nait la terre. A chaque coup de la bêche, c'é-
taient des os qui venaient. Vois un peu s'il
n'y a pas de quoi rire ! J'avais ramassé un de
ces os, je l'ai cousu dans le fichu et je le bai-
sais comme une vraie poupée. Crois-moi, le
mieux serait de mettre le doigt dans la bou-
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 255
che de l'enfant. Toi, tu irais creuser une pe-
tite fosse.
Le vent ensuite tournait; une folie la pre-
nait à l'idée de l'avoir tout nu entre ses pe-
tites mamelles. Avec le balancement de ses
hanches, elle imita le bercement qui invite
au sommeil. Une fois elle dit :
— C'est à mourir de joie quand ils commen-
cent à vous appeler avec leur petite bouche
comme une fraise.
Or, un jour, sentant ses seins se tendre, elle
gémit et porta la main à leurs bouts gonflés.
Et le lait avait monté : une goutte claire trem-
bla à ses doigts et lourdement roula sur l'herbe.
Vovant ainsi sa vie couler, je lui dis :
— Je t'en prie, donne-m'en un peu, puisque
aussi bien le petit n'est pas venu encore.
Elle pressa gravement les pointes roses et
moi qui n'avais pas connu le lait d'une mère,
je bus pour la première fois le lait d'amour
dans mon âge d'homme. Il avait un goût aigre
et sucré : j'aurais voulu être son petit enfant.
J'allais à présent sans elle à travers la forêt.
J'aidais le Vieux à faire ses cueillettes de
256 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
plantes ; les moines en distillaient les sucs pour
des dictâmes et des collyres. Il m'apprit leurs
vertus, la plupart lui étaient connues par leurs
noms. Ensemble aussi nous récoltions la fraise
et l'airelle pour Iule. Elle aimait manger la
jeune ortie et le pissenlit. Je battais la pierre
et les mettais bouillir dans des jarres. Celles-
ci, je les avais pétries avec de la terre grasse et
séchées ensuite au feu. Il y avait dans l'alma-
nach une histoire d'homme naufragé perdu
en une île inhabitée et qui petit à petit était
devenu un habile potier. Je l'avais lue cent
fois: elle correspondait à notre vie. Chaque
feuillet du vieux livre ainsi était une leçon.
Je n'en avais encore épelé que la moitié : il
me semblait que je n'arriverais jamais à bout
de le lire jusqu'à la dernière page. Le Vieux
riait, disait toujours :
— Crois-moi, le cordonnier avait raison. Il
y a là plus de sagesse que dans tous les livres
qu'on a à la ville.
Après tout, nous ne manquions de rien
dans notre dénùment. Nous possédions une
cabane, une table, un lit; le ruisseau jamais
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 257
ne tarissait; la terre nous procurait en abon-
dance des herbes et des fruits. Quand le vieil
ami s'en revenait du couvent, il partageait
avec nous le pain. Lui et nous, dans cette vie
fraternelle, étions comme une famille échap-
pée d'un désastre, comme une petite tribu qui
s'est retrouvée après de lointaines caravanes.
Voilà, nous ressemblions à cet homme nau-
fragé qui avait fini par se faire à lui seul une
ville dans l'île solitaire.
Une fois, étant à cueillir à deux des herbes
près du ruisseau, je lui dis :
— Père, l'enfant veut sortir et nous ne sa-
vons encore quel nom lui donner. Un arbre
s'appelle un arbre, mais un enfant a besoin
d'un nom comme elle est Iule et moi le Petit
Vieux. Si tu voulais nous dire quel nom on
te donnait chez les hommes, nous l'appelle-
rions comme toi.
Il tenait en main une petite pelle en forme
de truelle avec laquelle il soulevait délicate-
ment les racines. Il la planta en terre, se re-
leva, me répondit d'abord durement :
— Autrefois il y avait là-bas un homme qui
258 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
avait un visage semblable aux autres hommes.
Celui-là, on l'appelait...
Il se laissa tomber, essuya son front bouil-
lant de sueur; et un souffle .ardent lui sortait
des narines.
— Ne me demande pas cela, fit-il, je te l'ai
dit, je suis celui qui n'a plus de nom.
— Iule l'aurait désiré, dis-je doucement.
Alors un nuage ternit ses yeux et il pleurait
sans larmes, la tête basse, regardant loin en
lui-même.
— Bien, c'est bien. Voilà, oui, c'est bien
que tu me demandes cela, dit-il enfin.
Et tout à coup sa voix baissa, comme s'il
avait honte de se rappeler son nom.
— Je m'appelle Jean. A présent fais selon
ton désir.
Je n'aurais pas été plus remué si dans ce
moment le vieux maître était sorti du bois,
disant : « Lui et moi nous sommes le même
homme. » Mes dents claquaient.
— Vois un peu, m'écriai -je, l'autre aussi
s'appelait Jean.
L'almanach battait sur mon cœur ; ce fut
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT '^59
un des bons moments de ma vie. Je revins
vers Iule et je lui dis :
— Il sera deux fois Jean, car voilà, le Père
a le même nom que le vieux maître. N'est-ce
pas là une chose heureuse?
— Boni fit-elle en riant, si l'enfant pisse
droit comme un garçon.
Je n'avais pas encore pensé que ce pût être
une fille. Elle ouvrit plusieurs fois de suite la
bouche et elle soufflait doucement le nom de-
vant elle comme un air de chanson. A mesure
il perdait sa rudesse un peu brusque. 11 de-
vint Yan et comme cela il ressembla un peu
à Yacq ; et ensuite ce fut plus doux encore.
Elle l'appela Yantje. 11 traîna ainsi dans l'air
comme un petit cri blessé d'oiseau; il prit
son vol et palpita haut et joyeux comme le
vent de l'été. ' Moi, je l'aurais plutôt crié
comme les geais avec l'orgueil de mes pou-
mons. Puis elle se tut, elle sembla, avec ses
yeux fixes devant elle, regarder le nom vivre
et devenir un petit homme. Je cessai d'exister;
il n'y eut plus que l'enfant; et elle était avec
lui du fond de sa vie, avec un grand songe
260 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
I
dans les prunelles. Elle lui parlait comme s'il
était là derrière la porte, remuant ses claires
petites mains. Follement elle lui disait :
— Ah! ahî tu sais rire, toi, quand je dis
Yantje ! C'est qu'il connaît déjà son nom!
Je cessai tout à coup d'aimer ce petit.
La grande douleur arriva avec la lune d'été.
Elle languit un jour entier ei puis encore la
nuit, pressant son flanc avec ses deux mains.
Et enfin ses cris montèrent, si horribles que
j'aurais donné mon sang pour ne plus les en-
tendre.
Elle criait toujours :
— Prends la cognée, tue-moi.
Pourquoi le Vieux m'avait-il appris à aimer
lavie?Aprésentj'allaissurleseuiletjetendais
mon poing vers le ciel, j'injuriais quelqu'un
là-haut; celui-là aussi à la ville était constam-
ment blasphémé par la douleur des hommes.
Et ensuite il arriva cette chose : moi, l'enfant
vomi du genre humain, le Petit Vieux mis
bas au coin d'une borne, je pensai pitoyable-
ment aux souffrances de la femme inconnue
qai m'avait porté. Dans la nuit terrible, pour
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 261
la première fois mon cœur tout à coup cria
vers celle qui m'avait maudit. Une mère na-
quit de ma pitié très tendre et profonde : l'or-
phelin, le rejeton exécré enfanta sa mère.
Il y a de si puissants mouvements dans la
nature et qui n'ont pas de nom! Peut-être cela
eût pu s'appeler le pardon, et elle ne l'a jamais
su.
L'aube passa avec son frisson crispé: un
jour nouveau monta; et une petite chose
roula dans le lit de fougères. J'étais à genoux,
penché sur l'enfant, tremblant de tout mon
corps, avec le saisissement et la peur de cette
vie qui maintenant s'agitait là et était sor-
tie de moi. Il poussa son petit glapissement
sauvage ; les arbres reconnurent le fils de
l'homme; et l'agonie de Iule fut déliée. Elle
soupira faiblement :
— Va au ruisseau, prends de l'eau : nous
le laverons ensemble.
Il y avait si longtemps que cette voix de la
femme ne m'avait plus parlé!
— 0 chère Iule ! il me semble que toi aussi
tu viens de renaître, m'écriai-je.
15.
262 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
Je riais et pleurais avec le visage convulsé
d'un homme en délire. Et à peine j'osais la
toucher avec mes mains : elle m'était bien
plus sacrée avec sa blessure qu'au jour où
pour la première fois les roses avaient saigné.
Et voilà, à présent elles avaient fructifié
comme la fleur de l'églantier.
J'allai au ruisseau, j'en rapportai une pleine
écuelle d'eau. Elle-même de ses mains avait
délivré l'enfant et elle le tenait appuyé à sa
mamelle, buvant le lait gloutonnement. Cela,
personne ne le leur avait appris ; sitôt qu'un pe-
tit est venu à une mère chez les bêtes, elle se
couche et il lui prend le pis ; et la vie est par-
tout la même. L'enfant vida le sein et ensuite,
le tenant dans les genoux, elle l'ondoya d'eau
fraîche. Moi, j'allai dehors, à bout de force,
éprouvant l'impérieux désir d'étreindre un
être vivant contre ma poitrine. J'aurais voulu
crier comme l'enfant. Et, comme il n'y avait
là que des arbres, j'ouvris les bras. Je restai
longtemps sanglotant, mon visage collé à la
râpeuse écorce d'un orme ; je croyais embras-
ser toute la forêt. Alors une voix de loin
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 263
m'appela. Un pas rapidement traversait les
taillis. Et je dis :
— Père ! père ! l'enfant est venu !
Il fallait que la terre entière l'entendît :
mon cœur était trop petit pour contenir une
telle joie. Et il était près de moi, avec sa barbe
grise sur mon épaule, pleurant aussi douce-
ment :
— Voilà, oui, le temps est venu : son cri a
passé plus haut que les cris des geais. Je l'ai
entendu du fond de la forêt. Et à présent tu
as un fils, toi qui n'eus pas de père.
Nous marchâmes sous le jour montant. Il
prit l'enfant dans ses grandes mains, le haussa
à la lumière du ciel, et ensuite il se mit à
souffler sur ses yeux comme un jour il l'avait
fait pour moi. Et religieusement, par trois
fois dans le silence de la forêt, il dit :
— Sois Jean ! Sois un homme ! Sois la vie !
Un mystère plana, une pause d'éternité sur
la petite chair nue qui voulait prendre sa part
d'humanité. Il sembla que l'âme des anciens
hommes aussi fût venue de partout à ce ren-
dez-vous de la vie. Et moi, avec ma bouche
2G4 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
muette, j'étais remué dans mes fibres d'un
trouble profond, pensant que ma race et la
race de Iule s'étaient fondues dans le sang
jeune de l'enfant.
Il n'avait jamais fini de se gorger de lait ;
sa bouche était un anneau à la mamelle de
Iule. Celui-là était mon petit poulain dans la
foret sauvage de ma jeune force. Quand il
criait, mon cœur hennissait de joie ; toute ma
vie ruait avec ses petits pieds frappant le vide.
Il était roux comme les renards. Iule le cou-
lait au ruisseau et puis elle l'étendait nu sur
la mousse : le vent chaud séchait la mouillure
de sa peau. L'aventure à travers la forêt, les
matins errants et émerveillés recommencè-
rent. Elle le porta suspendu par des fibres
tressées à son épaule ; il dormit dans son dos
ses sommeils secoués; et comme la famille des
premiers hommes, nous allions devant nous,
chantant et sifflant avec les oiseaux. Le soir
elle le couchait près d'elle au lit de ses che-
veux.
Sa substance prolongea la nôtre et elle ne
différait pas de la libre pousse des essences
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT ^ 265
autour de nous : elle fut le plus haut point
de la vie parmi les formes élémentaires nour-
ries de sève verte. Il eut des gestes nouveaux;
à chacun, je sentais monter l'humanité; tous
ensemble étaient beaux comme la naissance
d'une pensée. Je croyais, dans ma simplicité,
qu'ils jouaient avec sa petite âme intérieure,
descendue aux limites. Toi, ô Iule, tu re-
gardais tourner la lune au bout de ses peti-
tes mains dans le soir, comme une boule.
Il joua avec ses pieds, il se traîna sur le
ventre après son ombre. Le premier pas qu'il
essaya recula les bornes de l'univers. Là-bas,
à la ville, ils ont aussi des enfants et ils ne
les voient pas grandir. Un jour et un jour ne
se ressemblent pas. Chaque aube est une
naissance pour le monde et un cheveu qui
vient a la beauté pleine d'une vie.
Il y avait sur moi cette parole de l'ancêtre :
« Ouvre les yeux et tu verras. » Voilà,je tâ-
chais d'ouvrir les yeux comme l'enfant ou-
vrait ses mains au soleil, au vent, au frisson
des feuilles.
Iule portant son faix léger entre ses épaules,
266 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
nous allions avec ]e Père récolter les plantes
officinales. Cet été -là, la moisson fut abon-
dante: le pain qu'on lui donnait en échange
nous alimentait largement. C'était une grande
douceur pour nous de penser que le pain ne
nous i;aanquerait jamais tant que l'été ferait
reverdir les pousses nouvelles. Le sens sacré
de l'éternité de la terre ainsi nous fut révélé
et s'associa à nos destinées. La terre! ce n'é-
tait là qu'un mot, et il nous remuait, il fai-
sait autour de nous du vent comme une porte
qui s'ouvre sur quelque chose d'infini. Rien
qu'à le prononcer, j'en demeurais tout pâle,
avec un frisson.
Un jour il nous dit :
— Cette forêt est grande; en marchant pen-
dant des jours, on en touche seulement les li-
mites; et ensuite c'est la mer et par-dessus la
mer, il n'y a plus que le ciel.
— De quoi veut-il parler? fit Iule, cessant
d'altaiter l'enfant.
A mon tour je dis:
— Je t'assure, Père, nous ne te compre-
nons pas. C'est là une chose de laquelle ja-
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 267
mais personne ne nous a parlé. Elle n'était
pas dans l'almanach.
Avec une pierre il dessina sur le sol la forme
des continents; les grandes eaux formaient au-
tour un anneau liquide ; et la terre et les mers
se mouvaient dans l'espace. Cependant elles
n'étaient ensemble qu'un point infiniment petit
de l'univers et les planètes qui brillaient dans
la nuit étaient aussi des mondes où sans doute
vivaient d'autres hommes. Iule, avec le petit
dans ses bras, avait fléchi les genoux et se
tenait penchée sur les signes qu'il traçait. Elle
secoua la tête.
— Quand tu me dirais cela cent fois, fit-elle,
il y a là quelque chose que je ne comprendrai
jamais.
Elle embrassa l'enfant et ensuite se mit à
rire.
— Vois-tu, petit homme, un jour tu seras
grand; je prendrai alors aussi une pierre
comme il fait et puis jeté dirai : ceci est la mer
et ceci est la terre, et ceci est le ciel. Je ver-
rai bien ce que tu en penseras.
Mais moi, avec mes yeux profonds, je ne
268 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
pouvais me détacher de la vue des cercles. Mon
cœur battait à me faire mal. Un poids lourd
m'accablait comme si tout l'univers m'eût pesé
aux épaules. Et je ne trouvais rien à dire, avec
une force enchaînée au fond de moi.
— Répète encore la leçon, demandai-je.
Il ramassa le caillou et alors seulement une
chose dans ma vie se délia : je pris ma tête
dans mes mains et pleurai comme un petit
enfant.
Les jours suivants, j'allai seul dans la fo-
rêt et avec un bâton entre les doigts, je des-
sinais les trois cercles de la terre, des eaux, de
l'espace. Je n'étais plus heureux.
— Voilà, dis-je à cet homme, à présent il
faut que j'aille devant moi par le monde. Si
Iule veut rester ici avec le petit, elle le peut.
Je partirai seul.
Sa voix trembla : il eut la défaillance des
vieillards.
— Je t'ai aimé comme mon fils. Tu ne trou-
veras ailleurs ni un meilleur pain ni plus de
fruits. Réfléchis aussi que tu rencontreras les
hommes sur ton chemin.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 269
— Je prendrai ma cognée.
Alors il haussa doucement les épaules.
— Eh bien, va, dit -il. On n'arrête pas la
vie.
J'appelai Iule : elle avait mis l'enfant sur
la mousse et cueillait des mûres dans le ron-
cier, car encore une fois on touchait à la fin
de l'été. Et quand elle fut venue ; je lui dis :
— Voilà j on n'arrête pas la vie. J'irai jus-
qu'à la mer, là-bas. Si tu préfères demeurer
ici avec le petit, tu le peux.
Elle fut sous ses crins jaunes comme un
son ardent. Et elle criait :
— Je ne te laisserai pas partir seul. J'irai
avec toi, portant l'enfant. Tu ne feras pas un
pas que je n'en fasse un autre auprès de toi.
M'étant tourné vers le vieillard, je le vis
penché vers la terre et triant les semences
qu'il avait récoltées. Avec son front calme et
ses yeux clairs, il avait l'air d'un sage qui se
retire des actions humaines. Mon cœur mollit,
je lui mis la main sur l'épaule et lui dis tris-
tement :
— Tu resteras donc seul dans la forêt?
270 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
Il me répondit tranquillement:
— J'y vivais seul avant toi.
Nous restâmes silencieux, comme deux
hommes qui se regardent d'une rive opposée.
Il ramassa les semences, se redressa, fit quel-
ques pas, et puis s'arrétant, il me cria :
— Nous ferons route ensemble par la forêt;
tandis que je m'arrêterai au couvent, vous con-
tinuerez seuls votre chemin.
Le lendemain, au petit jour, nous quittâmes
la maison; il nous attendait près des ruches;
il avait noué pour nous dans son sac des gâ-
teaux de miel et du pain. Il donna aussi à
Iule quelques hardes, disant:
— Il ne faut pas que les hommes rient de
ta nudité.
La forêt se referma sur nous. QuandTenfant
criait, Iule lui mettait son sein dans la bou-
che; et ensuite il s'endormait, elle le portait
suspendu entre ses épaules par des lianes. Le
Vieux allait devant, frayant le passage ; Iule
marchait entre nous. Je la suivais, la cognée
passée dans ma ceinture.
D'abord des courbes légères ondulèrent. Le
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 271
jour tomba comme nous atteignions une roche
puissante, ouverte en arche à sa base.
— Ici, dit le Père, d'anciens hommes vé-
curent.
Jamais mon cœur n'avait battu aussi forte-
ment. A mon tour, comme ils avaient fait, je
voulus pénétrer dans la roche; la cavité s'es-
paçait ; une clarté à mesure affaiblie en des-
sina les parois et puis mourut. Il me sembla que
j'étais moi-même à jamais séparé des vivants.
J'appelai Iule en criant ; sa voix me guida vers
la sortie. J'apparus au jour, tout pâle d'avoir vu
la vieille humanité dans la nuit des origines.
Nous étendîmes une litière de feuilles.
Nos voix profondes grondaient sous la voûte
comme un bruit de siècles. L'air était mort et
glacé: j'allai ramasser des branches sèches;
je battis le silex. Nos ombres avec la flamme
s'allongeaient jusqu'aux limites de l'antre.
Quelquefois le Vieux s'avançait vers le fond :
ses pas semblaient s'enfoncer aux spirales
d'un puits. Quand il revenait, sa taille avait
l'air de se dresser hors des temps.
Nous dormîmes toute cette nuit près du
272 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
cœur d'une humanité tendre et farouche. Elle
aussi, dans sa marche sans trêve, connut là
l'étape et elle attendait venir le jour. Des re-
nards aigrement glapissaient au dehors ; des
chats sauvages se battaient ; le râle dur des
grands oiseaux nocturnes ne cessait pas.
Et puis des vols de freux croassèrent : nous
sûmes ainsi que le matin était descendu.
Des pentes nouvelles s'escarpèrent; un aigle
longtemps plana. Celui-là, je n'aurais pu l'a-
battre avec mes flèches. Cette terre volcani-
que ensuite petit à petit s'aplanit. La cara-
vane s'enfonça dans la forêt des pins: elle
s'étendait pendant des lieues; leurs fibres
nerveuses seules avaient pu pousser dans le
sol léger et cendreux que les eaux salées de la
mer autrefois avaient épuisé. On entendait
toujours les cris amusés de l'enfant et Iule
chantait: ses chansons étaient douces et n'a-
vaient pas de sens. Parfois aussi elle sifflait,
imitant le chant des oiseaux. Le Père et moi à
présent marchions devant sans rien dire, le
cœur serré, car le temps de la séparation était
proche.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 273
Il m'embrassa et me dit :
— En avançant droit devant toi, tu ne peux
manquer de rencontrer la mer. Quant à moi,
mon chemin est à l'est. Adieu!
Il me serra une dernière fois dans sa poi-
trine; et frappant de son bâton la terre molle,
il allait à grands pas. Iule était restée en
arrière avec l'enfant ; il parut l'avoir oubliée.
Je le regardais s'avancer sous les arbres, pen-
sant : Tant que tu pourras l'apercevoir, il sera
vivant pour toi; mais qui peut dire qu'ensuite
tu le re verras jamais ?
Il ne fut plus qu'une ombre; et maintenant
Iule m'avait rejoint : elle lutinait avec l'enfant
et à peine elle s'aperçut qu'il nous avait quittés.
— Vois, dis je, cet homme est parti et de
nouveau nous sommes seuls comme au pre-
mier jour.
— Pourquoi aussi, me répondit-elle aigre-
ment, voulais-tu voir cette mer? N'avais-tu pas
assez du ruisseau? Et es-tu sûr qu'une fois ar-
rivés là, nous toucherons aux limites du monde
et qu'ensuite il n'y aura plus rien que le vide ?
Le souci s'effaça; je ne songeai plus qu'à
274 AU CŒUR FRAIS DE LA FORET
rire de la conception qu'elle se faisait de la
terre. Du manche de ma cognée figurant sur
le sol un grand cercle, j'expliquai :
— Le monde est une boule, comprends donc.
Et qui jamais est venu à bout de trouver la
fin d'une boule ?
Elle secoua la tête et se reprit à chanter.
Au matin du troisième jour, nous enten-
dîmes une vaste rumeur. Xous avancions pé-
niblement dans le désert mou des sables; des
cônes coururent; nous en atteignîmes la'crête
et je ne poussai pas de cri. J'étais là comme
un homme pris de stupeur en considérant le
balancement énorme des eaux. Je ne savais
plus si je vivais; je n'éprouvais nul sentiment
de grandeur ni de beauté.
Iule auprès de moi riait, disait qu'après
tout ce n'était là que de l'eau ; et elle l'avait
crue plus grande.
Le flot courbe puissamment s'enflait, pous-
sant des coquilles vers nos pieds. Iule les
ramassait, les mirait à la lumière, et elle s'en
faisait des pendeloques dont le bruit clair
chatouillait ses oreilles.
AU CŒUK FRAIS DE LA FORÊT 275
Un voilier tout à coup laboura la haute
mer. Moi qui étais resté jusque-là muet, je
poussai alors un cri sauvage; car à présent,
avec cette petite tache claire des voiles dans
le vide énorme, l'étendue m'était révélée. J'a-
vais pareillement crié sous les hauts feuilla-
ges. Encore une fois mes tempes devant le
prodige craquèrent. Toute la terre pesa d'un
tel poids à mes épaules que je tombai sur mes
genoux. Iule ramassait à poignées les coquilles
et les laissait retomber en pluie pour amuser
l'enfant. Son rire aussi avait l'air d'un co-
quillage à sa bouche.
Le voilier ne fut plus qu'un oiseau dans
l'espace ; je pensais aux marins qui avec ce
pont frêle sous eux, se risquaient par-dessus
les gouffres. C'étaient là des hommes faits
comme moi, avec une âme et des membres
semblables aux miens; mais moi, à peine je
pouvais me dire encore un homme à côté de
leur grand héroïsme tranquille. Peut-être
ils partaient à la découverte d'un monde.
Mon être s'exalta, humble et fraternel. J'au-
rais voulu "les étreindre dans mes bras ou
276 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
simplement toucher avec les mains leurs vê-
tements. A présent la mer était petite à côté
de l'homme debout sur un navire.
Le point clair encore diminua : je courus le
long de la plage, je montai sur la plus haute
dune, avec la volonté de l'apercevoir plus long-
temps. Il plongea dans l'horizon et de nou-
veau il n'y avait plus là que l'énormité des
eaux. Mon cœur battait avec force. Je revins
auprès de Iule, les dents serrées sur des choses
obscures en moi. J'avais plutôt du dédain
pour cette créature animale qui toujours riait
avec l'enfant. Je les aimais tous deux de
toutes mes fibres, mais voilà, j'étais là-bas
avec le grand vaisseau qui labourait la mer et
à peine je les apercevais encore, très petits,
sur une pointe infime des terres.
Avec le bruit et le vertige de la mer dans
ma tête, je ne voyais pas qu'une femme, en
agitant seulement les mains, remue de la lu-
mière et de la musique autour de la jeune vie
charmée de son nourrisson. Elle fait une chose
simple et nécessaire comme la mer elle-même
en poussant ses coquilles le long de la plage.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 277
Nous allâmes ensuite , dans l'après-midi d'or.
Les sels de l'air brillaient comme des cris-
taux. Iule rompit un coin du gâteau de miel;
et nous n'avions pas épuisé tous les fruits
cueillis dans la forêt. Mais tout à coup d'un
large flot la mer monta, et elle se mit à courir
en gémissant, le petit dans les bras. Moi aussi
je criais dans ma colère, croyant que la mer
allait nous atteindre. De loin nous la regar-
dions venir; elle bondissait comme un mil-
lion de bêtes furieuses et elle était terrible. Si
seulement elle escaladait les monts de sable,
toute la terre eût été franchie d'une seule de
ses lames; et pas un arbre, la mort livide des
sables, à l'infini.
D'angoisse le sein de Iule tarit; elle se la-
mentait après la bonne forêt, vagissait comme
une bête blessée et follement elle baisait la
petite vie roulée dans ses cheveux.
Un grand vent souffla; la nuit était tom-
bée. Toute l'étendue fut noire comme si plus
jamais le jour ne devait se lever. Et moi,
dans cette épouvante, j'étais sans paroles,
écoutant la mort aboyer. L'âme maternelle,
16
278 AU CŒL'R FRAIS DE LA FORÊT
l'âme héroïque et sauvage des races alors cria.
— Sauve l'enfant, fit-elle, cours devant toi
jusqu'à la forêt, monte au plus haut d'un
grand arhre.
Etant allé une dernière fois vers les eaux,
je vis qu'elles s'étaient arrêtées.
Le vent de la forêt aussi quelquefois sem-
blait rouler tout le ciel et ensuite il y avait
toujours une barrière qui brisait sa force. Je
touchai mon front avec mes doigts, comme un
homme qui se réveille après un sommeil hor-
rible. Unespoir immense m'attendrit, une con-
fiance dans la bonté de la nature. J'étais là
tremblant de tout mon corps, avec des paro-
les en moi comme les vagues de la mer. J'a-
vais le sentiment infini d'une délivrance
comme si à présent je me sentais dans les
grandes mains qui à leur gré déchaînaient et
refrénaient la mer épouvantable. Iule! Iule!
Yoilà bientôt le jour et la mer recule !
Pas à pas j'avançai, refoulant la meute des
chiens pâles, entrant dans l'abime avec ma
poitrine nue, moi sans défense, presque l'égal
des hommes qui de leur vaisseau fendaient
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 270
Tabîme. Toujours un peu plus la terre libre
sortait des eaux. Et Iule aussi de la dune re-
gardait s'enfoncer la nier dans ses demeures
hurlantes.
Je creusai avec la hache un trou profond.
Le sable y était léger et doux comme un du-
vet. Elle s'y coucha, à bout de vaillance et
d'agonie, appuyant l'enfant à la palpitation
ardente de sa gorge. Ensuite je restai longtemps
assis dans la nuit, les yeux fixés sur la barre
toujours plus lointaine des eaux. J'étais sans
idées : pourtant au fond de mon être quelque
chose violemment s'agitait, la force sourde
d'une pensée. Il y a une loi, Petit Vieux, il y
a une harmonie qui règle tout et à quoi tout
reste soumis. Voilà, oui, je crois que c'était
cela qui montait et remuait en moi comme la
mer elle-même. Et à la fin l'orient frémit sous
les nuées claires, et le jour encore une fois
était venu.
Nous dormîmes dans la fraîcheur salée de
la dune. La paix, la sécurité furent sur nous.
Une jeune humanité ainsi alla vers l'horreur
inconnue et ayant vu redescendre la mer,
280 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
S'endormit tranquillement au bercement des
eaux. Nous étions revenus aux jours enfants
du monde ; le pouls fiévreux de la tempête
avait grondé en nous et à présent, près de la
palpitation harmonieuse du flot, nous repo-
sions sans effroi. Iule s'était couchée sur ma
poitrine et sa poitrine à elle se recourbait en
berceau autour du sommeil de l'enfant. Avec
les mains, je les recouvrais tous les deux. Au-
dessus de nous, il y avait la grande douceur
bleue de l'air.
Quand je rouvris les yeux, les chiens livi-
des de nouveau lentement montaient. Un
orgueil fou me gonfla; je descendis en criant
vers la mer. Les eaux bondissaient à mes jar-
rets, elles rejaillissaient jusqu'à mes reins, et
moi, un simple homme de la nature, déjà je
jouais avec leur puissance mystérieuse. Je
pris l'enfant, je le plongeai nu dans les sels;
toute la mer d'une fois passa, et ensuite, avec
cette petite vie au-dessus de ma tête, j'étais là
comme un homme dans une joie sacrée.
— Vois, criai-je, celui-là aussi est un
homme. Lui et moi avons vaincu la mort.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 281
La mer fat haute. J'entrai avec Iule dans
les sables et la tins là sous mon amour. Je
l'eus dans sa vie profonde comme si la mer et
toute la beauté et toute l'horreur, je les em-
brassais à travers elle. Je n'avais pas connu
cette sensation sublime dans le murmure
doux de la source et du vent. Un cœur tou-
jours s'égale à la mesure des choses qui l'en-
tourent. Maintenant la mer violente avait
monté sur moi; j'étais un homme tout fré-
missant d'avoir affronté les Forces. Voilà, il
passa dans cette minute d'amour l'éternité
qu'il y a dans le silence et le fracas de la mer.
Cependant alors je n'étais encore qu'une
créature d'instinct sauvage.
Dans le soir, le soleil roula, rouge : il sem-
blait plonger plus bas que l'horizon, attiré
par l'abîme. Tout le ciel fumait comme une
braise sous des loques humides. Et presque
aussitôt la grande ténèbre régna, le vide hur-
lant des profondeurs. Nous étions montés sur
la plus haute dune pour voir plus longtemps
la lumière, debout par-dessus les houles d'or
et de sang. Là-bas, la barre droite des eaux,
16.
282 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
dans un recul vertigineux, nous apparaissait
cette fois la fin du monde. Oui, nous étions
sur cette colline comme les premiers humains
regardant pour jamais sombrer .la mort du
jour dans un cataclysme. Une angoisse jus-
qu'à la stupeur étreignait nos âmes muettes.
La nuit nous fut une délivrance; elle coula
d'un flot plus énorme que la mer. Et à pré-
sent toute la plage à l'infini s'ourlait de peti-
tes lumières vivantes.
Iule et moi avec nos pieds nous remuions
cette eau ardente. Notre ceinture ruissela
d'une tunique de pierreries. Nous nous bai-
sions avec des Louches comme des poissons
enflammés. Et moi, innocemment, je lui
disais :
— Petite Iule, ne crois-tu pas que ce sont
là des morceaux de soleil tombés dans la mer?
Le lendemain, nous marchâmes encore une
partie du jour devant nous. Aucun être vi-
vant sans doute n'avait passé par là. Nous
perdîmes l'espoir de revoir jamais un visage
humain. Nous n'étions pas tristes, nous éprou-
vions plutôt l'orgueil d'avoir découvert un
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 283
coin du monde. C'était là aussi le sentiment
avec lequel j'étais venu à la foret : elle nous
apparaissait à présent un point infime de l'u-
nivers à côté de la vaste mer. Quelquefois
nous mangions la chair des coquillages ; leur
goût nous laissait une fraîcheur brûlante.
Bientôt la soif nous tortura : nos baisers
étaient salés comme l'air et le vent. Tout le
reste du jour nous errâmes, espérant un peu
d'eau douce. Le soir fraîchit; nous buvions
à nos peaux la rosée nocturne. Mais le matin
suivant, il plut : nous recueillîmes les gouttes
précieuses dans nos mains. Iule toujours re-
grettait la hutte sous les arbres verts.
Un jour encore passa et à mon tour je com-
mençai de pleurer en moi-même la forêt et
le vieil ami. Je n'aimais plus la mer; un
poids effrayant de solitude m'écrasait. Cepen-
dant je ne pensais pas à retourner en arrière.
Une force me poussait, le visage tendu vers
les eaux, comme ma destinée. C'était là un
grand mystère.
A la tombée du cinquième jour, comme nous
étions assis dans la dune, le vent tout à coup
284 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
charria des voix humaines. Mon cœur bon-
dit : il avait bondi ainsi chaque fois que les
hommes avaient apparu. Je pris ma hache et
montai à la pointe des dunes. Ils étaient dix,
le front farouche. Et Iule, près de moi, te-
nait l'enfant dans les bras. Nous voyant mi-
nus sous nos haillons, ils nous crurent
échoués sur la côte, après un naufrage. D'a-
bord ils s'arrêtèrent, étonnés, défiants; et puis
ils se mirent à courir vers nous avec une
grande clameur.
— Dites-nous où est l'argent, criaient-ils.
Leur langue était rude, aux consonnes sif-
flantes et brusques comme le vent. Je ne sa-
vais de quel argent ils voulaient parler.
Je pris Iule dans mes bras. Je n'avais pas
peur. Si l'un d'eux avait porté la main sur
elle ou sur Yantje, je l'aurais abattu avec ma
hache. Je leur dis sans colère :
— Voyez, nous sommes des gens comme
vous. Nous venons de la forêt. Il n'y avait là
que des oiseaux, des arbres et des herbes.
Nous n'avons fait de mal à personne.
Ils rôdèrent un peu de temps. dans la dune,
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 285
comme des chiens flaireurs. Et puis revenant
vers nous encore une fois, ils criaient sauva-
gement :
— Cette terre est à nous !
— Voilà, leuv dis-je, si quelqu'un vient trop
près, je le frapperai entre les yeux avec la
hache.
Ils se reculèrent à une petite distance et
entre eux ils riaient de la nudité de Iule. Aus-
sitôt je ressentis une grande honte à cause
d'elle. Je n'avais pas éprouvé ce sentiment
devant le vieillard. J'allai vers celui qui pa-
raissait le plus âgé et doucement je dis :
— Donne-moi un morceau de tes hahits
pour couvrir celle-ci. Dans la forêt nous allions
nus et personne ne nous regardait. Ensuite,
si tu veux, je me battrai avec un de vous.
Je parlais là comme un ancien homme des-
cendu des montagnes vers les fleuves. Celui-
là aussi s'était confié à l'idée que la force
seule décidait du rang des êtres.
L'homme me mesura des yeux et dédaigna
mes bras moins musclés que les siens. Il ne
savait pas que j'avais vu passer dans la nuée,
•28G AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
au large de la mer, les grands marins au cœur
enfant et héroïque. Il remua donc ses lour-
des épaules et, se tournant vers les autres,
il disait en riant :
— Le garçon a sa hache et nous n'avons
que nos poings. Ce n'est pas cela non plus
qui nous ferait peur.
Aussitôt je jetai la hache, disant :
— Va la ramasser.
Un d'eux alors se leva, vint mettre son
épaule contre la mienne, et il me dépassait
de la tête.
— Qui es-tu, toi si petit, fit-il, pour nous
parler aussi hardiment?
J'étais droit sur mes orteils, levant très
haut mon front. Je dis :
— lack était plus grand que toi et je n'ai
pas tremblé. Je connais les secrets de la vie.
De nouveau ils se regardèrent, ne compre-
nant pas; et moi, soudain, j'éprouvai que je
portais entre les tempes une chose qui me
grandissait par-dessus eux tous. L'homme dit :
— Eh bien, allez votre chemin ensemble,
toi et celle-là. Nous ne te ferons pas de mal.
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 287
Personne encore ne nous a regardés droit
dans les yeux comme tu le fais, nous qui
sommes redoutés des liommes-qui-vont-sur-
la-mer.
Ils s'enfoncèrent dans la dune et Iule main-
tenant tranquillement donnait le sein à l'en-
fant. Mais de loin ils continuaient à nous
regarder et au bout d'un peu de temps ils re-
vinrent.
— Ecoute, dit le vieil homme, il y a là-Las
des femmes et des enfants malades dans nos
maisons. Si tu veux, tu viendras vivre avec
nous.
Leurs yeux étaient farouches et bienveil-
lants, et il parlait avec sincérité. Le livre tout
à coup battit contre ma poitrine ; il palpitait
comme ma vie même. Je dis à Iule:
— Si tu m'en crois, nous suivrons ces hom-
mes.
Autrefois j'aurais jeté le caillou en l'air.
Elle regarda en soupirant du côté où nous
étions venus, avec le regret de la forêt laissée
en arrière et elle dit :
— Là où tu iras, j'irai.
288 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
Nous marchâmes à travers la dune. J'avais
donné la hache à l'un des hommes, il la por-
tait sur l'épaule. Je me sentais bien plus fort
les mains nues. Dans un repli des sables, un
hameau misérable enfin apparut. Une petite
fille nous jeta une pierre ; des femmes étaient
tournées vers la mer et nous crièrent des in-
jures.
Les hommes leur disaient simplement :
— Celui-là sait les secrets.
Qu'est ce qu'il y avait de commun entre ces
gens et nous ? Nous étions venus par la forêt
comme un roi et une reine, riches de sources
et de vent et d'oiseaux, dans notre jeune nu-
dité heureuse. Au contraire, une grande dé-
tresse était sur eux, tous rudes et chétifs,
avec des yeux tristes, mangés par le sel. Ils
amenèrent devant moi deux de leurs femmes
qu'une maladie affreuse rongeait, et à présent
tous m'entouraient, criant avec une grande
pitié :
— Toi qui connais les secrets, guéris-les.
Mon cœur alors profondément fut remué,
voyant qu'ils s'étaient mépris sur mes forces :
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 289
je ne connaissais que les bonnes herbes de la
forêt .
— Non, non, criai-je avec une vraie douleur,
cela, je ne le peux. Les bêtes de la mer sont
en elles. Il faudrait les porter là-bas où il y a
des herbes et l'eau du ruisseau.
La révolte gronda. L'homme qui avait me-
suré son épaule à la mienne fit un pas.
— Pourquoi nous parlais-tu des secrets si
tu ne peux rien pour elles ?
Je répondis farouchement:
— Quand un arbre est pourri dans ses moel-
les, il n'y a plus qu'à le laisser tomber.
Une des mères vint à son tour, portant son
fils, déjà presque un homme, dans ses bras.
— Oh! gémit- elle, guéris-le moi. Il n'avait
pas dix ans que déjà le mal était dans ses jam-
bes et il ne marche plus. Pense à toutes les
larmes que j'ai pleurées.
Des puissances aussitôt s'éveillèrent dans
l'inconnu de ma vie. Il me vint un si grand
élan d'amour que les eaux me jaillirent des
yeux. On m'aurait dit : « Ce jeune homme
jamais plus ne marchera; » j'aurais répondu
17
290 AU CŒUR FRAIS DE LA FORET
qu'il n'avait qu'à mettre un pied devant l'au-
tre pour s'en aller par le chemin. Ma bouche
trembla, avec cette parole à mes dents, et
pourtant je restais là encore immobile et muet,
bandé dans ma volonté.
Je vais dire une chose que quelques-uns
seulement croiront : elle arriva si simplement
que je n'en fus pas étonné moi même. Je re-
gardai ce garçon dans les 3"eux, je le serrai
de toutes mes forces contre moi, et il était de-
bout sur ses pieds. Je ne savais pas ce que je
faisais. Mais cela.je le fis naturellement comme
si de tout temps je l'avais fait. Je lui dis pro-
fondément :
— A présent je veux que tu marches.
Il fit trois pas sans l'aide de sa mère et dans
le grand silence on entendait monter la mer
vers la dune.
— Va; dis-je encore, puisque tu es guéri.
Et encore une fois, il allait comme j'avais
dit.
Alors seulement les sanglots de la femme
retentirent : elle le menait par le bras, toute
secouée par des cris sans mots. Et avec son
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 291
cœur à terre, elle marchait à côté et semblait
lui aplanir les sables. Les autres maintenant
me touchaient du bout de leurs mains. Tout
le hameau vint à l'annonce du miracle : on
regardait le garçon à petits pas s'avancer vers
les eaux. La mère criait :
— Ne va pas trop loin, fils, tu pourrais ne
plus revenir.
Moi, le petit pauvre des villes, avec ma
seule volonté j'avais fait cette chose. Mon camr
s'était levé, j'avais dit à l'enfant paralysé :
Marche! Et il avait obéi à mon geste. J'étais
pourtant simple et nu comme eux. Mais ceux-
là étaient de ma race de misère à travers le
temps et à cause de cela il m'était venu une
grande force d'amour. Ces âmes rudes main-
tenant étaient douces et soumises entre mes
mains. Nous eûmes un toit.
Tous les jours ils partaient recueillir lejlong
des sables les épaves que le flot rejetait. Quand
le ciel et la mer s'obscurcissaient, ils mon-
taient au haut des dunes guetter les naufra-
ges. Autrefois, ils avaient eu des barques.
L'une après l'autre, elles avaient été em-
292 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
portées, avec ceux qui les montaient; il leur
en restait deux, qui leur servaient à pêcher le
long (les côtes. Le soir, devant les portes, le
plus vieil homme récitait des histoires mer-
veilleuses. Il y avait bien deux cents ans, ils
étaient iin peuple redouté. Ils avaient des
maisons d'or où, autour des tables, on faisait
bombance. La mer trois fois avait passé et
deux fois ils rebâtirent de riches demeures.
La troisième fois, il n'était plus resté que
quelques hommes. Ceux-là étaient allés voler
des femmes au loin. Mais les temps avaient
pris fin : il n'y eut plus que de pauvres ca-
banes là où s'étaient dressées des tours.
Dans la ville d'où nous venions, on eût
appelé ce hameau un ramassis de bandits. Ils
ne semblaient pas faire plus de cas de la vie
d'un homme que de leur vie à eux. Leurs pè-
res avaient été des écumeurs de mer et, à
leur tour, ils vivaient de rapines, au hasard
de la tempête et des naufrages. Avec ma vo-
lonté droite entre mes tempes, je pensais : Si
à ton commandement, celui qui ne pouvait
marcher s'est mis à courir, il ne t'est pas plus
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 293
difficile d'étendre ta main sur ces cœurs rudes
et de les conduire là où ils doivent aller.
Le vieil almanach toujours battait sur ma
poitrine. Je rouvrais à une page et puis, assis
près d'eux dans la dune, j'allais jusqu'au bout
de la page. J'étais étonné de tout ce qu'il ren-
fermait de bon et d'éternel. Un seul homme
peut-être l'avait écrit et il l'avait écrit pour
tous les hommes. Un petit coin de terre, se-
lon la pluie et le vent, suffit à faire pousser
des essences hautes et durables.
Quand je refermais les feuillets jaunis, ils
me disaient :
— Voilà oui, c'est bien ainsi,' le livre a rai-
son.
La hache restait pendue au mur, toute
rouillée à cause de l'air de la mer.
Comme ils n'avaient ni arts ni industries,
Iule leur apprit à tresser des paniers. Je les
aidai à réparer leurs toits en ruines. Avec
les bois échoués, ils se construisirent des clô-
tures. J'allais avec les jeunes hommes sur la
dune, je leur disais :
— Un jour je vous mènerai vers la forêt.
294 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
Elle est sortie d'un gland. Vous planterez un
des glands et il vous viendra une forêt aussi.
Ayant frappé du pied le sol, je disais encore :
— Avec cette terre, vous ferez des maisons.
Je parlais comme un homme qui rêve de
peupler' un désert.
Un hiver ainsi passa : la mer entra dans la
dune; des harques échouèrent à la côte; et
ils étaient redevenus sauvages. Une fois, ils
S3 ruèrent sur des naufragés : le meurtre plana ;
et moi, avec le livre dans les mains, je les
soumis : j'avais bien dit au paralytique de mar-
cher devant lui. Et puis les matins légers bleui-
rent. Iule, en caressant majeune barbe, reparla
de la forêt. Je cessai de regarder la mer et à
mon tour j'éprouvais une peine infinie.
— Oui, dis-je comme en songe, les nou-
veaux essaims ont bâti des cités nouvelles.
Des vols d'abeilles tourbillonnèrent. Les
âges étaient remplis de leur labeur et elles
travaillaient pour les siècles. Mon âme nou-
velle remua en moi: comme elles, j'étais venu
aux limites de la mer vers des fleurs d'huma-
nité rude et à présent je jetais les fondements
AU CŒUR FRAFS DE LA FORÊT 295
d'une cité dans les sables jusque-là incultes.
Je ne savais plus que Iule était là avec ses
mains dans ma barbe et ses yeux pâles regar-
dant vers la forêt.
— Crois-moi, fit-elle, nous irons avec l'en-
fant. Il y a si longtemps que nous n'avons bu
l'eau claire du ruisseau.
Mon cœur orgueilleusement se leva et je
répondis:
— Femme, vois ces hommes : ils ont mis leur
confiance en moi. Puis-je les abandonner?
Elle prit sa tête dans ses mains et douce-
ment elle gémissait :
— Quand nous vivions à deux dans la fo-
rêt, il n'y avait personne entre toi et moi.
Alors je la repoussai, criant:
— Ne touche pas à ma force. Toi, tu danses
avec l'enfant au soleil et tu crois que le
monde entier tient dans la petite ombre qui
tourne autour de toi.
Ses bras se déplièrent; depuis un peu de
temps son ventre comme le flot de nouveau
avait monté; et elle était très belle. Elle vint
donc et s'appuya, les bras lourds à mon épaule.
296 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
— Le jour où tu m'as prise pour la pre-
mière fois, tu ne m'aurais pas parlé ainsi, fit-
elle.
Sentant peser son flanc, j'éprouvai que son
amour avait des droits plus anciens que les
autres ; car elle était venue la première avec
moi par le chemin de la forêt. Elle tint ma vie
au creux de ses mains et toute ma race à l'in-
fini passa.
— Je serai toujours pour toi un homme que
les autres n'auront pas connu, Iule. Gela, je
te le dis sincèrement.
Elle riait à présent comme une petite chè-
vre avec sa lèvre haute.
Iule me donna vers la fin de l'été un second
enfant mâle et déjà l'aîné courait droit parmi
les sahles. Ma vie monta, fut devant moi
comme un peuple. Je tenais cette petite chair
dans mes mains, et la terre entière était légère
à côté. Je ressentais à la fois une grande force
d'orgueil et de l'humilité. Est-ce que cela
aussi n'était pas un miracle comme les sai-
sons, comme l'arhre qui sort d'une faîne,
comme le poids énorme de la mer? Cependant
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 297
il m'avait suffi d'une goutte de ma substance
vive ; toute l'éternité avait crié dans le pre-
mier cri de l'enfant et ma volonté n'y était
pour rien.
Au printemps suivant, nous partîmes avec
les bêches. La terre se fendit, les fours brû-
lèrent; ils commencèrent à bâtir des maisons.
Entre eux toujours ils parlaient d'une grande
tour. Un jour peut-être les marins passant au
large verraient là des feux qui les mèneraient
vers un port; mais voilà, le bois manquait et
eux aussi me parlaient de la forêt. Je disais :
— Toute la mer ne monte pas d'un flot.
Iule, dans le soir des dunes, doucement
chantait. Elle chantait le cœur vert des solitu-
des et la chanson des eaux tièdes. Ses yeux
étaient religieux, attendris par un mystère. Ils
Fécoutaient émus et graves, avec une foi naïve.
Le rêvC;, la douceur de la vie loin des rivages
salés s'éveilla. Ils palpitèrent du désir de la
terre aimable et fraîche sous des airs légers.
Quand ils me demandaient si le temps n'était
pas encore venu d'aller ramasser les glands,
je m'en allais seul le long des eaux, pleurant
17.
298 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
comme un enfant. Cependant si quelqu'un,
dans ce moment, avait tenté de souffler sur
ma force, peut-être je l'aurais couché Las avec
ma hache.
— S'ils connaissent trop tôt le repos sous
les arbres, pensais -je, ils ne finiront jamais
de bâtir la ville.
Il arriva que ces gens vivant au bord de la mer
un jour jetèrent là les bêches et, ayant marché
vers moi, me dirent avec des visages froncés :
— Voilà, nous irons là-bas sans toi.
— Hommes de peu de foi, leur répondis-je,
depuis quand est-il écrit que le pasteur sui-
vra son troupeau? Lui seul connaît la route
et il n'y a d'herbes que là où il passe.
Un des anciens faiblement se lamenta :
— Est-ce qu'il nous faudra mourir sans
que nos yeux brûlés par le sel se soient ra-
fraîchis à la lumière verte des arbres?
^ Celui-là m'émut à cause de ses ans misé-
rables. Sa Yoix venait à moi comme du fond
d'une agonie.
Je touchai avec les doigts ses paupières et
je dis :
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 299
— Voici mes mains sur tes yeux, et mes
mains sont la vie. Maintenant la vie ne t'a-
bandonnera pas avant que tu aies vu les
choses promises. Crois-en ce que je te dis, la
vie est avec moi.
Une grande force montait du fond de mon
être : je tins la vie de ce vieil homme dans
mes mains et j'avais parlé sans imposture,
croyant moi-même à ce que je lui disais.
— S'il en est ainsi, dirent les autres, qu'il
en soit fait selon ta volonté. Il est juste que
celui-là commande qui a un signe sur lui.
J'étais donc avec ce peuple comme quel-
qu'un venu du côté de l'orient. Ils regardaient
profondément la vie dans mes yeux clairs.
Pour l'avoir eue en moi, j'avais mérité d'être
le berger qui va devant le bêlement du trou-
peau. Celui-là est le plus près de la vie qui,
sans raisonner, met un pas devant l'autre, et
tous rapprochent d'une chose qu'on ne sait
pas et qui est la destinée. Je pensais : Un
jour il viendra des hommes vierges et terri-
bles selon le cœur de la vie et la terre leur
appartiendra. Un pauvre homme comme moi
300 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
qui avait été à l'école chez les arbres et les
oiseaux, avait bien le droit de penser cela.
Le troisième été brûla et la ville montait. La
foret alors de nouveau tressaillit en moi.
C'était le temps où mûrissaient les secou-
rables vulnéraires, où les sauvages abeilles
distillaient un miel abondant. Mon cœur se
gonfla comme autrefois le cœur des fils libres
de la terre à l'idée des proies chaudes. Aux
limites parfumées, peut-être le Père écoutait
si des pas ne venaient pas du côté de la mer.
Je dis aux hommes :
— Iule et moi irons devant, car à présent
le temps est arrivé.
Dans le matin les eaux chantaient. Nous
marchâmes tout un jour. Quand le soir tomba,
nous avions atteint la zone des pins.
A l'aube, la tribu repartit ; l'air avait perdu
son goût salé et se parfumait d'une odeur
de résine. Ils ramassaient les cônes, ils en
mangeaient les amandes laiteuses. Notre mar-
che sous les arbres faisait le bruit d'une grosse
pluie. Là où nous passions, les feuillages
étaient agités comme par le vent et puis, sur
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 301
nos pas, l'immense paix de Tété retombait-
Ils allaient à la file, muets, pleins de stu-
peur et quelquefois criaient tous ensemble
dans une ivresse de vie. La hauteur des troncs
les effraya; ils croyaient entendre battre un
cœur sous la terre; le fracas de la mer n'était
rien auprès du bruit d'éternité terrible qui
montait du fond des silences lourds. Les vieux
étaient redevenus enfants : ils collaient leur
oreille aux écorces et jouaient avec le soleil
sur le chemin comme avec de longs insectes
d'or. La douceur de la vie rendait les yeux
pâles. J'allais devant comme quand nous
avions quitté la mer : ma main toujours de-
vant eux levait des barrières. Et un jour en-
core s'écoula. Nous marchions avec l'été et le
vent sans hâte, car maintenant nous appro-
chions des jardins de vie. La jeunesse du
monde palpitait en nous. J'étais moi-même un
jour d'humanité, avec la tribu entrée aux
hautes ramures, fendant derrière moi la puis-
sante ombre végétale.
L'épais dédale s'éclaircit. Des porches va-
poreux se dressèrent; l'énorme frisson léger
302 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
des siècles verts passa. Un soir des âges tomba
sur la dernière étape. Alors toute la forêt noc-
turne remua en moi, la joie très pure des ori-
gines. Nous étions partis de là au matin de
la vie et une destinée, après des choses -accom-
pli es, lions y ramenait, traînant après nous
l'âme d'un peuple. Ma clameur monta : je re-
devins le chef sauvage qui souffle sa force par
les naseaux.
0 Iule ! à présent le rêve nous menait par
la main. Nos visages se reconnaissaient avec
mystère comme au premier jour : ils n'étaient
plus les mêmes que ceux qui s'étaient regardés
devant les sombres eaux. Tu eus vraiment
l'âge du jeune hymen au temps de la halte
dans la nuit printanière. Mon cœur sous ta
main battit une éternité.
Un air humide et tiède parfuma le réveil.
Je les conduisis vers l'eau douce au fond du
ravin : ils la lapaient longuement dans le
creux de leurs mains. Ils avaient oublié l'acre
sel de la mer. C'était là que s'ouvrait la ca-
verne : j'y avais vu se lever au recul des âges,
l'homme des races. Quelquefois tous ensem-
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 303
blc poussaient une tendre clameur sauvage.
Ils léchaient à leurs bouches les arômes su-
crés. Et un nouveau jour de vie monta.
— Pense donc, dis-je à Iule, le môme vent
léger qui remue les feuilles au-dessus de nous
passe en ce moment dans l'enclos du Père.
Peut-être déjà il est parti visiter les ruches.
J'avais une âme fraîche et filiale ; ma voix
tremblait.
Nous entrâmes dans la région des végétaux
gras et des floraisons hautes comme des pâtu-
rages. Je leur révélai les essences, les graines,
les herbes de vie comme à moi-même elles
avaient été révélées. Ils commencèrent d'amas-
ser d'abondantes récoltes, et ensuite je leur dis :
— Vous nous voyez ici, mais vous nous cher-
cherez vainement tout à l'heure. Nous aurons
disparu dans la forêt. Cependant ne perdez
pas la confiance et continuez à amasser les
bonnes herbes. Vous nous verrez revenir le
quatrième jour après celui-ci.
Ils vinrent sur le bord de la rive et nous re-
gardèrent gravir le versant jusqu'au moment
où nous cessâmes d'être visibles à leurs yeux.
304 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
La forêt s'ouvrit, l'enchanteinent du matin
sous les arches vermeilles. Je tenais Iule par
la main et elle portait le petit enfant ; celui
quis'appelaitYantje courait devant nous. Nous
avancions doucement dans» l'heure tendre:
quelquefois, du bout des lèvres, je sifflais
comme les oiseaux. Le lait puissamment gon-
flait les mamelles de la femme ; le rire de la
sève et du vent bourdonnait dans mes tem-
pes. J'appuyais le froid des feuillages à ma
chair. Une folie me roulait dans les herbes.
Cependant je n'étais plus le même homme
furieux qui soufflait comme l'étalon. Mon
cœur criait dans le silence vierge et ma bou-
che était muette. Tout mon sang bondissait
et il ne faisait pas plus de bruit qu'une herbe
sous le pas. Je marchais comme un homme
dans le vertige, avec un poids lourd et déli-
cieux sur moi : je n'aurais pu expliquer cela.
Quand il m'arrivait de penser qu'avant le soir
nous serions à la hutte du vieil ami, mon
souffle un peu de temps s'arrêtait. Je tenais
les yeux à terre, regardant s'il n'avait pas
passé là avant nous. Nous frémissions à l'idée
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 805
de prendre sa grande barbe dans nos mains :
peut-être elle lui tombait jusqu'aux genoux.
Le coucou chanta dans la belle après-midi.
Une roue d'or bourdonna. 0 Iule ! les abeil-
les ! Les abeilles ! Elles venaient à nous comme
des avant-courrières et nous menaient. Tu
voulus en prendre une : elle te piqua et nous
nous aperçûmes qu'elles étaient redevenues
sauvages. La forêt en était rousse.
Nos pieds coururent, légers; nos cœurs vo-
laient avec les mouches vermeilles. Je dus
casser des branches pour passer : elles nous
frappaient le visage. Une folie de vie avait
poussé autour de l'enclos et ondulait comme
la mer. La tendre paix du soir était sur la
maison. Doucement je frappai dans mes mains
en l'appelant par son nom de père et Iule avec
des cris légers excitait l'enfant.
— Ris, petit homme ! S'il dort déjà, ton rire
l'éveillera.
Il y avait là un si profond silence et les her-
bes étaient hautes comme des arbres.
Oh ! oh ! une telle chose était-elle possible î
Il dormait sur le seuil une éternité de som-
306 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
meil : la clameur d'un peuple n'aurait pu le
réveiller. Il dormait là comme un siècle,
tourné du côté où s'en va le soleil. La fin de
la journée l'avait surpris dans sa haute chaise
de branchages. Les poils lourds de sa barbe
toujours pendaient au menton et cependant
il n'y avait plus de visage : il n'y avait plus
que le résidu fermente delà vie. Les mâchoires
étaient retombées et restaient ouvertes comme
les portes par où était partie son âme.
Père ! ô Père ! très infiniment et uniquement
notre Père ! Mon sang horriblement se figea.
Mes sanglots étaient une herse sèche dans ma
gorge et je demeurais sans cri, avec l'aboi
sourd d'une béte dans mes racines. Je ne pou-
vais ni penser, ni pleurer, ni faire aucun
geste, regardant toujours avec mes yeux morts
verdir les os. 0 Père! il n'y avait plus là que
d'anciennes parcelles de substance retournées
à la nature ! Toi, l'ancêtre de la forêt, tu étais
à présent moins que le plus petit insecte vi-
vant : tu étais le moyeu inerte d'une meule
tourbillonnante.
Iule à petits pas s'avançait dans la forêt touf-
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 307
fue des herbes. Je sentis son souftle dans ma
joue.
— Vois, fit-elle, ne croirais-tu pas qu'il vit?
Je suivis le geste de sa main. Une lumière
passa. Mes paupières furent comme déchirées
avec des tenailles. Et à mon tour je voyais la
chose effrayante et belle qu'une simple femme
avait vue avant moi. La barbe tremblait, bou-
geait d'un tressaillement de vie comme une
eau et comme un feuillage. De la mousse du-
vetait les os de la mâchoire. Une semence
d'herbe avait germé aux trous des orbites.
Et la tige mince d'un bouleau jaillissait du
sol entre les pieds. Un lierre profond, de sou-
ples ronces s'étaient enroulés autour du corps
et l'enchaînaient de liens chevelus à la chaise.
Comme une des mains était restée sur les s^e-
noux, un liseron semblait un petit cierge dans
cette main, avec sa fleur au bout comme une
flamme.
La forêt sur les pas de la mort était entrée
et il dormait là dans un linceul royal d'or et
d'émeraudes. Voilà, oui, toute la vie, avec
un doigt sur les lèvres, était venue. Elle avait
308 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
regardé au fond des yeux vides et ensuite
elle l'avait nettoyé des souillures de la mort,
comme une ensevelisseiise. Elle lui avait tissé
un manteau immortel de belles essences jeu-
nes. A présent, la maison était verte, tout
l'été riait par delà le seuil. Un frisson remuait
dans la lucarne comme le geste d'un bras. Le
cœur frais de la forêt palpitait à la place (m
un cœur d'homme s'était arrêté. Et puis en-
core je vis ceci : une abeille passa, entra dans
le liseron, et dans l'angle de la porte, un nid
vide pendait : l'oiseau l'avait fait avec les
poils de la barbe.
Mes larmes mollement coulèrent : elles ar-
rosaient la terre qui avait bu la vie et qui avait
ressué la vie. Elles n'étaient pas amères : elles
ressemblaient à celles que j'avais versées cha-
que fois que je m'étais senti en présence du
grand mystère. La vie! La vie! Iule! Mes
tempes battaient, une confiance immense sou-
levait mon être : nous aussi étions une des
vagues qui sans cesse charriaient l'âme du
monde. Il fut debout devant nous, très doux,
avec ses veux d'enfant et il levait la main, il
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 309
nous parlait comme le jour où il nous avait
enseigné l'éternité de toute chose vivante.
Son cœur à grands coups battait dans la forêt.
— Pense donc à cela, toi, disait Iule. Une
fois il nous parla des fleurs et des feuilles qui
sortiraient de lui. Vois : à présent, toutes les
abeilles sont venues.
Les ruches, dans le soir, eurent une su-
prême rumeur, et elles tourbillonnaient sur
le seuil comme son âme ancienne. Alors nous
restâmes longtemps sans parler, nous tenant
enlacés dans notre amour et continuant à re-
garder la beauté de la vie, plus belle au sortir
de la mort. Un rire monta de la terre, près de
nous : nous ne savions pas que le petit enfant
était venu comme les abeilles et par jeu il
tenait dans ses petites mains les pieds immen-
ses de l'ancêtre. Cela aussi était un symbole,
comme les abeilles et la maison verte et nous-
mêmes avec la palpitation chaude de notre
désir. Elle sourit.
-- Viens à la hutte, chez nous, dit-elle.
Le ciel pâlit; un vent léger soaftla; le jeune
bouleau et le lierre frémirent, et la nuit était
310 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
entrée : elle mit le verrou sur le seuil. Avec son
secret mort, dans sa paix d'éternité, le Vieux
toujours semblait garder les trous de ses yeux
ouverts du côté de la vie. Un jour il avait
quitté comme nous les villes ; déjà en ce
temps il était mort pour les hommes, et nous
ignorions quelle destinée l'avait rendu farou-
che et bienveillant.
Maintenant Yantje dormait. Je le couchai
sur mon épaule et nous allions devant nous,
marchant à travers les végétations hautes:
elles avaient envahi les sentes par lesquelles
le vieillard venait à notre rencontre. La lune
s'épandit, mais nous ne pûmes retrouver no-
tre maison de jeunes amants. Il sembla qu'elle
aussi fût retournée à la nature. Et moi je
compris que le dernier lien qui m'attachait
à l'ancienne vie était ainsi rompu et que
j'étais irrésistiblement emporté vers une vie
nouvelle.
Iule me dit :
— N'allons pas plus loin. Il y a ici des fou-
gères.
Puis le matin trembla. Elle mit ma main
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 311
sur son ventre et me demanda si cette fois en-
core je ne sentais pas remuer la vie.
Je la tenais pressée contre moi dans le jour
vierge, et elle était très grande, auguste comme
le matin éternel. Voilà, ma race encore une
fois avait tressailli. Elle était l'arbre de ma
vie, avec des In-anches qui s'étendraient à
travers le temps.
Le jour se levait. Je pensai à ceux qui m'at-
tendaient de l'autre côté de la forêt. Le che-
min nous ramena vers l'enclos; toutes les
ruches étaient éveillées; un nuage bourdon-
nait autour de nos pas. Dans le matin léger la
maison s'ouvrit. Le jeune été de la forêt était
revenu; tous les oiseaux chantaient. Une vie
fraîche d'éternité frémissait dans le liseron et
le bouleau.
Je restai un instant surle seuil avec le trem-
blement de ma vie dans mes mains. Je ne
dérangeai ni une branche ni une feuille. Je
laissai la porte ouverte, et suivi de Iule, je
m'en allai vers les hommes.
Ce fut le soir du quatrième jour. Le bois
se referma sur nous comme un matin il s'é-
312 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
tait ouvert et tous accouraient, demandant ce
que j'avais vu.
— La vie.
Je ne disais pas autre chose. J'étais comme
un homme qui est sorti d'un nuage et qui a
vu une chose secrète et éternelle. Mais eux me
regardaient avec des yeux étonnés et soumis.
c( Sûrement, se disaient-ils, un miracle est ar-
rivé. Il fait devant nous le geste de quelqu'un
qui est au-dessus de lui. » Il n'y avait eu pour-
tant que le miracle du vent et des petites se-
mences germées; il y avait toute la forêt qui
avait repoussé d'un peu d'os et de sang là où
un fils de la vieille humanité s'était endormi.
Mais Iule allait derrière les arbres mystérieu-
sement; je ne savais pas ce qu'elle disait;
ses paroles faisaient un bruit de petits cailloux
qui tombent dans un puits.
Je levai mon bâton et les ramenai vers la
mer. Voilà, pensais-je, tu étais nu et tu es
bien plus nu à présent : tu n'as plus même
l'ombre et la clarté de la forêt sur ta peau.
Une tristesse lourde passa; et puis le vieil
almanach battit sur le cœur de ma vie. Va
AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT 313
devant, homme; l'humanité ne s'arrête pas.
Etant avec ce peuple, tu es toi-même un
peuple.
C'est ainsi que Iule et moi quittâmes pour
jamais le cœur frais de la forêt. J'avais suivi
ma vie : elle ne m'avait pas suivi ; et d'autres
choses depuis sont advenues. J'ai été l'ouvrier
levé avant le jour; j'ai vécu un grand temps
d'humanité et à présent il y a au bord de la
mer une jeune ville et des hommes libres. Rien
de tout cela ne serait arrivé si un matin je
n'étais allé avec Iule vers la forêt. Il faut que
chaque homme, avec une âme personnelle et
ingénue, recommence toute la vie avant lui et
j'ai mis mon pied là où le premier ancêtre
avait mis le sien. J'ai demandé ma subsistance
à la terre, j'ai vécu solitaire dans le meurtre
et l'innocence. J'ai élevé de mes mains mon
toit; mes dieux, je les ai créés selon ma des-
tinée. Et un jour les tribus ont apparu : j'ai
dit à ceux qui avaient faim : voilà le pain ; à
ceux qui mouraient : voilà la vie ; à ceux qui
coulaient bas les barques : n'allez pas contre le
vœu de la tempête. Je ne leur ai pas donné de
18
314 AU CŒUR FRAIS DE LA FORÊT
lois: ainsi ils n'ont connu ni l'hypocrisie ni.
le servage. Mais je les ai aidés à se construire
une cité ; ils ont eu des industries ; vivant entre
la mer éternelle et la foret, ils sont restés,
près des forces, au cœur même de la nature.
J'ai tourné le dernier feuillet du vieux li-
vre; ma journée est finie : je puis attendre
tranquillement la mort. Je sais qu'elle est
encore une des formes de la vie. Je vivrai
donc dans les âges comme l'ancêtre dans les
essences vives de la forêt. Une forêt humaine
reverdira de mes bras ouverts sous la terre et
mes os repousseront à travers les races.
FIN
imprimerie Générale de Ctàtillon-sar-Seiae. — A. I'iohat.
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Échéonc*
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