HANDBOUND
AT THE
UNIVERSITY OF
TORONTO PRESS
O^ ^ <{,
AUGUSTE
ET
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FREDERIC.
MW\W\WAW\WVVVVVV\V\\VWW\\W\VVWVMW«lV«V\V\M^WWV'VVt\'Wy
IMFEmERIE DE I.S KORMAKT , ACE CE SEISE.
»*lVWVVWVV\VVVVVVV\VV¥VA(VVVVVVVV\^VVV^MWiVVVVVV*VVVVVV>VVVVV^^
AUGUSTE
ET
FRÉDÉRIC,
PAR MADAME DE B***,
Auteur de la Suite d'un Bal masque^ etc. elc.
TOME PREMIER.
PARIS.
H. NiCOLLE, à la Librairie Stéréotype,
rue de Seine, n°. 12.
Mahadaîî, Libraire, rue Gutne'gaud , n°. 9.
M DCCC XVIL
P4
PREFACE.
Comme je n'ai pas rintcntlon d'ex-
cuser la foiblesse de cet Ouvrage en
affirmant qu'il n'éloit pas d<îstiné à voir
le jour , que les instances de mes amis
m'ont seules engagée à le faire pa-
roître , je ne ferois point de préface
sans le désir que j'ai d'aller au-devant
de la critique sur le principal défaut
de ce roman. Je veux parler de la
double action , défaut qu'il m'a été
impossible d'éviter , puisque j'avois
pour but de prouver qu'un état me-
a
V; PREFACE.
diocre , dans ce monde , nous laisse
toutes les chances de bonheur et de
tranquillité, tandis qu'un état brillant
nous les enlève presque toujours. Je
ne pouvois développer cette idée sans
la ressource des oppositions : j'ai
donc été forcée de renoncer à l'unité
d'intérêt. J'ai mis en scène , depuis
leur enfance jusqu'à leur vieillesse ,
deux êtres également bons, honnêtes ,
spirituels , et possédant chacun ce
qu'on appelle un caractère heureux ;
en sorte que la différence de leurs
destinées naît uniquement de leur dif-
férenle situation dans la société. Sans
doute, ma première idée est extrême-
ment triviale ; on l'a traitée de cent
PRÉFACE. Vi)
manières ; mais on pouvoit la traiter
encore , puisque les hommes n'en pa*
roissent pas convaincus , et que les
plus sages négligent d'en faire la règle
de leur conduite. D'ailleurs, quelle
idée est neuve aujourd'hui ? Contenu'
lons-nous qu'elle soit juste, pour lui
permettre de servir de base à un ou-
vrage d'imagination.
Je regrette aussi beaucoup, n'ayant
mis en scène qu'un seul de mes com-
patriotes , d'avoir e'té obligée de le
représenter d'une manière peu favo-
rable ; si le caractère que j'ai trace
cependant fut jadis éminemment fran-
çais , on ne le retrouve plus parmi
nous j les re'cits de nos vieillards et les
J^iij PREFACE;
Mémoires du temps passé , m'ont seuls
donné ridée d'un marquis de Préval.
Cette espèce d'homme , qu'on appe-
loil des roués ^ et dont le brillant ma-
réchal de Richelieu , par exemple ,
fut si long-temps le modèle, a totale-
ment disparu. Depuis le commence-
ment de notre révolution , des événe-
mens si terribles, des intérêts si ma-
jeurs ont occupé tous les esprits ;
qu'on rougiroit aujourd'hui de la ré-
putation d'homme à bonnes fortunes;
les riches propriétaires, d'ailleurs,'
étant devenus fort rares , le nombre
des oisifs a prodigieusement diminué ;
chacun est maintenant occupé d'une
manière quelconque ^ et personne n'a
PREFACE. iX
le [cmYi5 àc séduire ; car, n'en déplaise
à la fatuité', la plus médiocre conquête
coûte encore beaucoup de soins.
Il me rcsteroit, sans doute, à de-?
mander grâce pour le foible mérite dé
ce roman , le premier que j'écris ;
puisque je n'ai encore travaillé que
pour le théâtre ; mais je sais bien que ,]
s'il présente quelqu 'intérêt , on me
pardonnera ses imperfections ; s'il en-'
nuie , on ne me pardonnera rien ^ et
on aura raisoo.
AUGUSTE
ET
FREDERIC
VS^\^\\W\\V\>V\\V\>%lW\V\>\VV\V\\V\W\\W\\VV\V\\V\VV\VV\NVV\Vl\V
CHAPITRE PREMIER,
Dans un royaume d'Allemagne,
qu'on s'abstient de désigner pour ne
point faire counoître les véritables
noms des personnages , vivoit une
riche veuve , qui , depuis plusieurs
années , servoit de mère à deux en-
fans , orphelins des leur plus jeune
X
3 AUGUSTE
âge; ces deux enfans éioient cousins,
ils sortoient d'une noble famille , mais
ils ne posscdoient aucune fortune.
î^a comtesse de Waltoff ( nous l'ap-
pellerons ainsi) , n'ayant point d'hé-
ritiers , les avoit pris clicz elle à la
liiprt de leurs parens , qui avoient
périlemème jour par suite d'un acci-
dent funeste , et elle les avoit fait
élevercommesesproprcs (ils. Auguste
et Frédéric de Muldcn ne tardèrent
pas à se montrer dignes des soins de
leur bienfaitrice; les liens de larecon-
noissance les attaclioienl à eile autant
que l'auroitpu faire ceux du sang , et
la comtesse elle-même avoit mis en
eux tout le bonheur de sa vie. Elle
voyoit surtout avec joie la tendre
amitié quiexisloit entre les deux cou-
sins; ils ne se douiioient jamais que
ET FKÉÛÉUIC. S
ie uom de frères ; on eut dit qu'ils
n'avoieut qu'une Ame, et les goûts de
l'un devenoient bientôt les goûts de
l'autre , quoique leurs caractères fus-
sent très-dillérens. Dès l'àge de douze
ans , Auguste se moniroit pensif et
inôlaucolique. Frédéric, au contraire,
éloitvif, gai , et sujet à des emporte-
mens que la douceur de -son frère
lempéroit quelquefois , mais ne cor-
rigeoit pas. C'étoit surtout dans leurs
éludes que cette différence devenoit
plus sensible. Frédéric apprenoit
tout avec une facilité excessive; à
peine le maître s'éloit-il expliqué qu'il
avoit compris , taudis qu'Auguste
n'obtenoit le moindre succès que par
un travail prodigieux; mais ce qu'li
avoit appris, il ne l'oublioit plus; sa
mémoire ne conservoit rien de con-
I.
4 AUGUSTE
fus, et s'il paroissoit avoir peu d'idées,
au moins n'en avoit-il pas une seule
dont la justesse et la clarté ne fussent
remarquables. La comtesse leur ajanî
(donné des maîtres de toute espèce , il
arriva qu'à quinze ans Frédéric pas-
soit pour un petit prodige , et Auguste
pour un bon travailleur, qui pourroit
acquérir quelque instruction. Leur
éducation étoit à peine finie, Frédé-
ric touchoit à sa dix-neuvième année,
et Auguste n'avoit que dix-huit ans,
lorsque la comtesse de Waltoff fut
attaquée d'une maladie mortelle. Au
moment d'expirer , elle fit venir ses
deux enfans , et rappelant le peu de
forces qui lui restoit : v Je vais vous
quitter , leur dit-elle , et je vous laisse
bien jeunes encore maîtres de vos ac-
tions et de tout mon bien : un lion-
ET FRÉDÉRIC. 5
Ticie litlcur en prendra soin jusqu'au
joiH' de votre majorité, qui n'est pas
éloigné. Ma fortune vous sufllroit,
je le sais, pour vivre tranquilles et
avec aisance; mais je redoute pour
vous une oisiveté toujours dange-
reuse; j'espère donc, mes chers en-
fans, que vous accomplirez ma der-
nière volonté , en vous choisissant un
état, une occupation quelconque.
Voîis, mon cher Auguste, dont la
raison et l'esprit réiléchi ont devancé
l'âge , guidez votre frère dans le choix
qu'il fera. Ses talens sont brlUans ,
et peuvent le mener à tout; mais il a
besoin de vos conseils pour modérer
la fougue de son caracière. Promet-
tez-moi de ne jamais l'abandonner
dans les orages qui menacent sa vie;
promettez-moi... » Auguste, que ses
6 AUGUSTE
sanglots ctouflbient, leva une de 5et>
mains vers le ciel , tandis que de
l'autre bras il serroit Frédéric sur son
cœur. — « Je vous entends , je vous
entends , dit la comtesse d'une voix
qui s'ëteignoit entièrement , je meurs
tranquille Adieu, mes chers en-
fans soyez heureux — Que l'hon-
neur vous guide comme il a guidé
vos ancêtres Pensez quelquefois à
moi Recevez ma — » Elle voulut
faire un dernier effort pour les bénir
encore une fois , mais une foiblesse
la saisit, et elle expira. Prosternés
auprès de son lit , Auguste et Frédé-
ric couvroient de leurs larmes la main
froide deleurbienfaitrice; et lorsqu'ils
lurent certains qu'elle n'étoit plus , lors-
qu'on voulut leur arracher ce corps
inanimé, leur désespoir ne conn«jt
pas de bornes : iîs appeloient à grands
ET FREDÉUIC. -j
cris la mcrc bieii-aiméc qui leur ôtoit
ravie sans rciourj ils vouloient la
suivre au tombeau. Frédéric surtout
cxcitoit la piiic de tous ceux qui les
cnvirounoieiit; cependîiai ses regrets,
quoique plus vifs, furent moins du-
rables que ceux d'Auguste, dontla mé-
lancolie résista bien plus long-temps
à tous les efforts qu'on fit pour le dis-
traire. Le testament de la comtesse
avant élé ouvert, les deux cousins
eurent à partager une fortune assez
consltléraljlc ; et comme la maison
qu'ils habitoient leur étoit devenue
odieuse, ils résolurent de ia louer,
et d'aller passer le temps de leur deuil
daus une icrrc voisine de îa capitale.
Là. Auguste chercha du soulagement
à sa peine, en se livrant aux arts et
à la culture des lettres , qu'il aimoit
$ AUGUSTE
avec passion j ei les efforts de sa rai-
son parvinrent enfin ù lui faire re-
trouver quelques charmes clans le
travail; quant à Frédéric, il se lia
bientôt avec plusieurs voisins, chez
lesquels il cspéroil d'ahord entraîner
Auguste; mais voyant qu'il n'y par-
viendroit pas , il cessa ses instances
auprès de sou ami, et se rendit seul
aux nombreuses invitations qu'il§?rc-
cevoieut tous deux. Une année s'écoula
de celte manière ; et peut-être Auguste
se seroit-il trouve heureux de passer
ainsi sa vie, si le souvenir des der-
nières volontés de la comtesse ne l'eût
pas tourmenté. Un jour qu'il parloit
de cette excellente femme avec sou
cousin : — « Voilà plus d'un an, lui
dit-il , que nous l'avons perdue , et
tu dois songer , cher Frédéric , à
choisir un état. »
ET FRÉDÉRIC. q
— « Toi-mcmc, répondit Frcdciic,
n'y penses-tu pas ?» — « Depuis long-
temps mon choix est (ah. »
— « Comment ? >»
— « 11 est plusieurs manières do
servir son pays, et j'aspire à me
ranger dans cette classe d'hommes
qui consacrent leur temps à la re-
cherche des vérités utiles, qui écri-
vent , non pour obtenir un succès
éphémère , mais pour le bonheur
de leurs semblables -, qui sont trop
payes de leurs travaux s'ils ont
remplacé un préjuge par une idée
juste, et s'ils ont aidé en un mot au
perfectionnement de l'humanité. Je
me sens entraîné vers ce genre d'oc-
cupation p ar un ascendant irrésis-
tible, et je ne me chargerai d'aucun
autre dans la crainte d'y porter une
I ..
lo aDGuSTE
distraction que je ne pourrois vain^'ip .
J'ai donc pris mon parti , je remplis
le dernier vœu do notre mère; on ne
nie verra pas vivre oisif j et si je ne
parviens pas à la gloire , je suis du
moins certain d'obtenir le bonheur. »
— « Quoi tu te fais auteur! le ba-
ron de Mulden auteur! »
- — « Songe , dit Auguste en sou-
riant , que le temps n'est plus oii l'un
de nous se seroit battu si on l'eut ac-
cuse de savoir lire. Les lumières ont
fait de grands progrès, et la noblesse
maintenant n'est plus condamnée à
l'ignorance et à la sottise. Le mo-
ment est à peu près venu où l'on con-
sidère les individus de toutes les classes
d'après leur valeur intrinsèque. Il
s'ensuit que nous voyons de nos jours,
dans les diffcrens pays de l'Europe,
ET FRÉDÉRIC. ir
beaucoup d'hommes porier un grand
nom , cl tenir cependant leur plus
haute illustration tle la tjloire qu'ils
ont su s'acquérir dans Icsscicnccsou
dans les lettres. »
— K INolrc patrie elle-numc en
ofïre plus d'un exemple, répondit
I^rcdéric j mais cher Auguste, es-
tu sur d'avoir du talent ^ car un au-
teur médiocre, Auguste, un auteur
médiocre !... »
— « Sois tranquille , je ne m'en rap-
porterai pas au jugement de quelques
amis, voici mon plan : j'écris mon
premier ouvrage , je le fais paroîtrc
sans y mettre mon nom; si son succès
ne laisse aucun doute sur le talent de
l'auteur, je continue; sinon je te
donne ici ma parole de ne plus
écrire une seule li^iie, j
:u^ AUGUSTE
— « Mais , dit Frédéric en souriant ,
on accuse le public d'injustice , les
journaux de partialité.»
— <( ]Non, non , reprit Auguste en
riant, mon amour-propre n'usera pas
de ces misérables ressources. Le pu-
blic accueille toujours ce qui lui
plaît , et les journalistes sont rarement
trop sévères ; quant à leur partialité ,
l'anonyme est un moyen sûr de s'en
mettre à l'abri. »
— « Fort bien, et ton ouvrage pa-
roîlra ! ... »
— « iNe crois pas plaisanter, je
m'en occupe depuis long-temps; mais
il faut, avant tout , songer à satisfaire
aux ordres de notre mère. Si tu m'en
crois, nous retournerons dans la ca-
pitale. Là, nous nous rappiocherons
de la société , tu choisiras alors l'état
ET FRÉDÉRIC. i3
qui le convient le mieux , et qu'il te
sera plus agréable d'embrasser, a
— « Aussi bien celte solitude corn»
mence-t-elle à me déplaire; tandis que
lu travailles dans ton cabinet , je n'ai
d'autre ressource que celle de tuer
des lapins ou de m'enivrer avec d'en-
nuyeux campagnards, et je crois être
appelé à quelque chose de mieux. »
— « As-tu déjà en vue une carrière
quelconque? »
— « Non , mais quelle que soit celle
que j'embrasse, tous mes cllbrls ten-
di'ont à m'y faire distinguer. »
— « Je suis de ton avis , lorsqu'on
a toujours pour but la première place,
on ne reste pas dans les dernières. »
— « Nous pouvons partir demain. »
— «« Demain , soit. » Et les deux
amis se séparent.
ï4 AUGUSTE
WV\'WV\\\% > \ v\vw\v\w\v\\vw vwvvwvx wvvwwvw» w\v\\\ vvvvw w»
CHAPITRE II.
Dès qu'ils fureul arrivés ù ia ville ,
ils y louèrent une maison simple ,
mais élégante , et ils commencèrent
à visiter toutes les personnes qui
avoient été liées avec leurs parens ou
avec la comtesse de Valtoff. Cette
excellente femme avoit eu beaucoup
d'amis qui accueillirent fort bien nos
deux jeunes gens. Il faut avouer, d'ail-
leurs, que Frédéric et Auguste avoient
peu besoin de recommandation , et
qu'ils inspiroient l'intérêt dès le pre-
mier abord. Ils joignoienl à beaucoup
ET rPvÉDÉRlC. iS
d'instruction , de l'esprit, un excel-
lent ton , et celle habitude de la bonne
compagnie qu'ils avoient contractée
dans la société de leur mère adop-
tive. Leur taille et leur ligure étoient
vraiment remarquables ; ils ne se
ressembloient cependant en aucune
manière : Auguste ctoitfort beau , et
sou cousin n'ctoit qu'un joli homme,
aussi les dames dispulèrenl-ellcs bien-
tôt sur la préférence que l'on devoit
accorder à l'un ou à l'autre ; mais
eomme chacune jugeoit d'après son
goût particulier , la question resta
indécise. Avant peu les deux amis
turent introduits dans les maisons
les plus agréables et les plus brillantes
de la capitale. Auguste étoit loin d'y
perdre son temps; il observoit, ii
étudioit les hommes.
t6 AUGUSTE
Pour Frédéric , enivré d'une exis-
tence aussi neuve et aussi variée ,
il se laissoit entraîner à toutes les
jouissances qu'elle lui présenioit , et
ne songeoit qu'à s'amuser. Durant les
premiers mois, Auguste ne lui fit
aucune représentation ^ mais lorsqu'il
vit que plus d'un an s'étoit passé sans
que Frédéric parût penser à choisir
un état, et qu'il ne parloit plus que
par hasard et vaguement de ses pre-
miers projets , il prit alors le soin de
les lui rappeler chaque jour , quel-
quefois gaiement , et quelquefois aussi
avec cette sévérité qu'autorise une
tendre affection. Un soir qu'il venoit
de lui parler fort sérieusement à cet
égard , Frédéric l'avoit écouté avec
impatience, et crut pouvoir le con-
fondre. — K Mais toi , dit-il , tu cours
ET FRÉDÉRIC. 17
le monde aussi bien que moi , et de-
puis dix-huit mois je 11c vois pas que
tu t'en lasses. »
— « J'en serois las depuis long-
temps si nous n'y étions pas ensemble ;
maisautrement je ne te verrois plus. »
— «Auguste, ta veux me chagri-
ner? »
— « Le ciel m'en préserve ! »
— «Avoue-moi plutôt que ce tableau
mouvant de la so<:iéié , ces lionimes
diÛ'érens que l'an voit passer en re-
vue, ces femmes charmantes que l'on
courtise tour à tour , ces plaisirs
variés qui se succèdent du matin an
soir : avoue que tout cela présente un
certain charme , auquel toi-même
tu n'es pas insensible. »
— « Oui , ce charme existe , mais de
tcmpsàautre, etpourquelques heures
,S AtJGUSTE
seulement. 11 disparoît , crois-moi ^
par la satiété , lorsqu'on n'y joint au-
cune occupation, aucune jouissance
sédentaires. Quelques années passées
dans ce tourbillon vous font perdre
sans retour l'habitude du travail , et
votre vie se réduit à courir sans re-
lâche après ces mêmes plaisirs , qui
ii'en sont plus pour vous. »
— « Tu vois cependant à quel point
ils se renouvellent? >r
— « Je trouve^ au contraire, que
loules les réunions se ressemblent ;
je ne vois aucune différence entre le
bal de la veille et le bal du lendemain.
Conviens-en toi-même , tu y jjàiilcs
le plus souvent, en dépit de tes suc-
cès auprès des femmes. >»
— « Ah ! je ne bâiile jamais quand
j'ai des succès , dit Frédéric en riuDt ;
ET FRÉDÉRIC. ,<)
mais, à propos de succès, ajonla-t-il
d'un air malicieux , et lou ouA'rage? »
— « II paroît, » répondit Auguste.
— « 11 paroîl! depuis quand?/) *
— ce Depuis trois jours. »
<— « Et lu ne me l'as pas dit? «
— « J'attends mon arrêt , dit Au-
guste en souriant, je voulois t'épar-
gncr l'angoisse qu'éprouvent les plai-
deurs. »
Frédéric serra la main de son ami,
prit son chapeau-, et s'clançantvers la
porte , il disparut.
Auguste avoit pris l'engagement
de dîner ce jour-là chez un homrne
de lettres de ses amis , dont il avoit
souvent reçu des conseils , et qui étoit
seul confident de son secret. A l'heure
convenue , ne voyantpas revenir Fré-
déric, il partit. Comme ils éioient
2(7 AUGUSTE
tous deux priés pour le soir à un
grand concert, il espéra y retrouver
son ami ; mais il s'y rendit vainement,
«t revint seul chez lui , fort avant
dans la nuit. Quelle fut sa surprise
lorsqu'en entrant dans sa chambre,
il aperçut Frédéric qui lisoit près du
feu. A peine ce dernier le vit-il , que
posant son livre , il courut se jeter
dans SCS bras, et l'embrassant avec
transport : ■— k C'est parfait, parfait ,
cher Auguste , je suis à la iln. J'ai
tout lu avec un pldisir! un bonheur!
mais d'où viens-tu donc ? j'ai mille
choses à te conter. Sais-tu quel bruit
tu fais dans le monde? »
— K Je sais que l'ouvrage a quel-
que succès , et je t'avoue que j'en ai
beaucoup de joie, )>
« Quelque succès ! Dis donc un
ET FRÉDÉRIC. ai
succès prodigieux ! inouï ! En le quit-
tant ce matin , j'ai d'abord couru tous
les cafés , tous les cabinets littéraires ;
on n'y p^i'loit pas d'autre chose, et dans
quels termes ! J'aurois voulu que tu
pusses entendre le concert d'éloges
dont tu étois l'objet. Pas une critique,
pas une seule , je te le jure , et j'écou-
tois avec une excessive attention ,
comme tu imagines bien. Enfin ,
après avoir mangé un morceau à la
hâte, j'ai été passer la soirée chez le
vieux conseiller j sa maison est tou-
jours le rendez-vous habituel de nos
gens de lettres : on y parloit de ton
ouvrage j et à peine étois -je entré ,
qu'il s'est élevé une question sur les
motifs qui avoient pu engager l'au-
teur d'un écrit aussi marquant à gar-
der l'anonyme. Chacun chcrchoit Si
0 3 AUGUbl^:
deviner cet auteur, et l'on uommolt
nos écrivains les plus distingués. Le
célèbre ]S*** élolt assis dans un
coin: «Non, non, messieurs, s'est-
il écrié ; il est Lien aisé de voir que
cet ouvrage est d'un jeune homme ;
la verve^ l'abondance des idées, tout
annonce un homme nouveau, et un
homme qui ira plus loin que nous
tous, si vous voulez que je vous dise
mon opinion. » — Je l'aurois em-
brassé j mais j'aurois battu un grand
monsieur , pâle et maigre , qui , en
tirant sa tabatière , dit , d'un ton pé-
dantesque ; Enfin ce phénix se fera
connoître , n'en doutez pas ; vous
pouvez même être certain qu'il nous
donnera un second ouvrage , que l'on
trouvera inférieur au premier , car
alors l'engouement n'aura plus lieu.
ET FREDÉIIIC. -3
Messieurs , messieurs , gardons-nous
de classer un lilléraleur avant la fin
de sa carrière. — « Oui, dans un
certain cas, a repris M. N*** en sou-
riant , il ne faut jamais désespérer de
personne. Mais un littérateur est déjà
à la première place lorsque son pre-
mier ouvrage vaut celui dont nous par-
lons. » — ïu sens bien que je ne pou-
vons pas y tenir plus long-temps. Je
me suis approché de ce Î3ravc homme,
et d'un air respectueux je lui ai dit
qu'à son langage on reconnoissoit
bien celui qui réellement étoit à la
première place. — « Ah! monsieur,
m'a-t-il dit en se levant , et en me
serrant les mains avec bonhomie ,
je gage que vous connoissez l'au-
teur dont il est question? » — Je l'ai
dvoué, mais je n'ai pas trahi ton
s; AUGUSTE
secret. — « Hé bien , a repris
M. ]N* *, dites-lui qu'il continue , et
que je lui prédis les plus brillans suc-
cès. » — Je l'ai assuré que son suf-
frage vaudi'oit tous les autres à tes
yeux, et je suis sorti ; car je n'aurois
pu résister au désir de te faire con-
noître. Ah ! cher August e ! que j'aurois
cté heureux de pouvoir leur dire :
Cet homme que vous admirez, que
plusieurs de vous envient , c'est mon
ami , c'est mon frère ! En pronon-
çant ces mots , Frédéric serroit les
mains d'Auguste dans les siennes , et
des larmes tomboient de ses yeux.
— « Ah ] Frédéric , dit Auguste ,
avec la plus vive émotion , ce que
tu me fais éprouver est bien préfé-
rable à tous les éloges de l'univers. »
— V Enfin 5 reprit Frédéric , en
I
ET FRÉDÉRIC. i,5
s'essuyant les yeux , j'ai cLo acheter
ton ouvrage , et j'ai lu jusqu'à ce mo-
ment. Sais- lu ce que j'y trouve de plus
remarquable? Ce n'est pas le style,
qui p(Hirtant égale celui de nos pre-
miers écrivains ; ce n'est pas la pro-
fondeur des idées , si étonnante à ton
âge; mais c'est que, pour avoir fait
un pareil livre , il faut être le plus
honnête homme du monde : voilà ce
qui me charme. »
— « Et voilà j dit Auguste avec
feu, voilà ce qui, j'espère, distin-
guera toujours mes écrits. Que je
meure, avant d'avoir d'autre inspira-
tion que celle d'être utile à mon pays
et à mes semblables ! »
Les deux amis causèrent encore
long-temps ensemble ; enfin , ils se
quittèrent pour aller se livrer au re-
I. ^
%é AUGUSTE
pos. Mais Frédéric ne dormit pas; il
repassoit dans son esprit et tout l'ou-
vrage d'Auguste , et toutes les louan-
ges dont cet ouvrage éloit l'objet; et
plus d'une fois il s'écria : « Non , je
n'ai" jamais été plus heureux ! » O
noble enthousiasme de la jeunesse!
ô douces émotions dépourvues de
tout égoïsme ! pourquoi faut-il que
l'homme vous perde avec l'âge , et
que vous soyez trop souvent remplac-
ées par 'les vils calculs de l'intérêt
personnel !
ET FRÉDÉRIC. ^7
•»wv\vv\v\\\vv* vv\ v\v\» vv\vwv\\\\\\\\\v\\»v%>%x\\\w\ v\vv>*«\\%^
CHAPITRE III.
Le succès d'Auguste alla toujours
croissant , et jamais uu jeune auteur
n'en avoit obtenu de pareil. La pre-
mière édition ayant clé prompiemcnt
épuisée, Frédéric obtint qu'il mît son
nom à la seconde. Auguste auroit
désiré attendre un nouvel ouvrage
pour se faire connoître, mais il ne
put résister aux sollicitations de son
ami. Cependant un essai si brillant
l'encouragea au point que le travail
devint son unique plaisir, et qu'il
n'alloit plus que fort rarement dans
le monde.
;i5 AUGUSTE .
Les deux amis n'avoicnt point en-
core élcprésenlés à la cour : le jour fut
pris pour qu'ils eussent cet honneur,
et , comme Frédéric l'avoit espéré , le
Roi daigna parler à Auguste de son
ouvrage dans les termes les plus flat-
teurs 5 mais toute la pompe du séjour
rojal ne put arracher notre jeune
auteur aux jouissances de sa solitude,
$ît il n'éprouva aucun désir de retour-
ner à la cour. 11 u'eu fui pas de même
de Frédéric, qui , depuis ce moment,
trouva insipides les difl'érentes socié-
tés qu'il avoit fréquentées jusqu'alors ,
et qui ne mauquoit aucune occa-
sion de se rapprocher des grands et
de leurs entours. Son ami lepressoit
en vain d'accomplir sa promesse et
d'embrasser une carrière quelconque j
aucune direction n'étoit assez hril-
ET FRÉDÉRIC. 4
laiite à son gi'é, et le temps s'écouloit
sans qu'il prît de parti. Auguste se
désespéroit; mais son chagrin devint
bien plus cruel lorsqu'il s'aperçut que
Frédéric éprouvoit quelque peine se-
crète. On ne le voyoit plus sortir que
rarement; sa gaîié disparut tout-à-faif,
et souvent il passoit des heures entiè-
res plongé dans une sombre rêverie.
«J'ai eu tort, pensa Auguste, je l'ai
tourmenté trop long-temps pour qu'il
prît un état. Soit paresse, soit que
son âiîe et son caractère lui rendent
toute obligation insupportable , il
paroît que sa répugnance est invin-
cible : je ne devois pas insister autant.
11 étoit heureux , il ne l'est plus. Je
m'abstiendrai désormais de dire un
seul mot sur ce sujet. »
Mais quelque soin que mît x\uguslc
Zc AUGUSTE
à suivre ce nouveau plan , la tristesse
de Frédéric ne se dissipoit point j
chaque jour au contraire elle devenoit
plus sombre; il cessa entièrement
d'aller dans le monde , et passoit ses
soirées auprès de son ami; mais ni
l'un ni l'autre ne goùtoit alors le plai-
sir d'être ensemble , et leurs conver-
sations, naguère si franches et si gaies,
devenoient pénibles pour tous deux.
La moindre restriction dans des en-
treliens journaliers détruit bientôt
l'intimité; et lorsqu'on se voit con-
traint avec celui qii'on aime , à cher-
cher un sujet d'entretien, à retenir
un mot pr^t à s'échapper , un pareil
état de gène ne peut durer long-temps
sans altérer le caractère : aussi Frédé-
ricperdoit-iî insensiblement rextrénie
naturel qui faisoit le plus grand char-
me du sien.
ET FRÉDÉRIC. 3t,
« 11 croit que je pense au seul
objet de nos contestations , se dit
alors Auguste, il croit que je le
blâme intérieurement , cl mon silence
ne mène à rien. Il faut nous expli-
quer. » En eiï'ct, dès le soir même,
il amena la conversation Stur les dif-
férentes manières d'élreheureux dans
ce monde. — « 11 est certain, dit-
il , que le premier moyen de bonheur
existe dans l'accomplissement de ses
devoirs ; c'est pourquoi ou fait peut-
être bien de ne pas s'en créer plus-
qu'on n'en peut remplir. Par cxciu-
pie , mon cher Frédéric Recommence
à croire que l'indépendance te cr^m-
vient beaucoup mieux qu'un ^sssujé-
lissement quelconque , et je t'engage
moi-même à vivre selon ton goùl^
car dès que l'on est heureux , on a
résolu le grand problème de la vie.
32 AUGUSTE
Notre fortune, sans être considérable ,
suffit à tes désirs. Nous ne nous las-
serons jamais d'être ensemble; un jour
tu te marieras : et certes il a bien
rempli sa carrière celui qui s'est
montré bon époux , bon père et bon
ami ! » Auguste s'arrêta , attendant
une réponse : Frédéric lui serra la
main en soupirant, et sortit.
— « Qu'a-t-il? grand Dieu ! s'écria
Auguste, dont le cœurétoit déchiré,-
quel secret peut-il me cacher? Lui,
un secret pour moi ! lui ! » Une foule
de conjectures se présentoient à son
esprit qui les rejetoit tour à tour. 11
passa la nuit dans un état de souffrance
qu'il n'avoit jamais éprouvé, et dès
qu'il crut Frédéric levé , il passa chez
lui.
Frédéric éloit assisprès d'une table ,
ET FRÉDÉRIC. 33
el tenoit un livrer mais il étoit aisé
de voir qu'il ne lisoit pas. Auguste se
plaça près de lui , et sans chercher de
vains détours pour lui expliquer sa
pensée :
— « Frédéric, dit-il d'un air triste
elsérieux , crois-tu queTamilié puisse
exister sans conliance?» — Frédéric
baissa les yeux.
— « Le crois-tu? « répéta Auguste.
— «]Non ,» répondit Frédéric qui
devint très-rouge.
— « Eh bien? » dit Auguste en le
regardant fixement.
— « Ah , mon frère! s'écria Fré-
déric en se jetant dans ses bras :
oui, pour la première fois de ma
vie, je te cache un secret j mais je
t'affligerois trop en parlant, Gt peut-
être Peut-être perdrois-je ton es-
2.
34 AUGUSTE
time. » — « Moi , ne plus l'eslimer I
La chose est impossible. Parle j je
suis sûr que tu te juges trop sévère-
ment, a — Vf Tu ne peux rien d'ail-
leurs contre le chagrin auquel j'ai la
foiblesse de céder. »
— « Et, n'est-ce donc rien que la
jouissance d'ouvrir son cœur à son
ami , de recevoir ses conseils , et de
n'être plus coupable envers lui ? »
— K Tu ne m'entendras pas. »
— « Tu souffres , n'est-il pas vrai ?
peu nous importe de savoir si je souf-
frirois moi-même à ta place. Je t'en-
tendrai. >j
— « Quoi , si l'ambition s'étoit em-
parée de mon âme ? si notre tranquille
bonheur ne pouvoit plus me suffire ?
si j'étois dévoré du désir de briller à
la cour, d'obtenir la favem' du prince.
ET FRKDÉRIC. 3S
cl de parvenir un jour au rang le plus
élevé, dans l'espoir, de servir mon
pays, de m'illusirer endn , tu ne me
blamerois pas ? >>
— «f Je te plaindrois , dit triste-
ment Auguste j car, qui peut compter
sur la faveur des princes ? »
— tf Celui qui se rend tellement
utile qu'on n'ose le renverser. »
— « Combien de grands services
ont été suivis d'une disgrâce ! »
— « Mais aussi combien d'hommes
une fois arrivés aux premières places
ont négligé les moyens de s'y main-
tenir ! c'est à la cour surtout que la
tenue de conduite est nécessaire. »
— « Hé quoi ! passer chaque jour
à s'assurer le lendemain ! vivre dans
une inquiétude qui ne doit pas ces-
ser ! »
36 , AUGUSTE
— « Vaut-il mieux vivre obscur ,
sans nom , sans illustration person-
nelle? humilié à chaque pas par l'as-
pect des grandeurs auxquelles on ne
peut prétendre , tandis qu'on en voit
jouir tant d'hommes qui vous sont in-
férieurs ! Ah ! que faire de la noble
ambition qui nous porte aux grandes
choses , lorsque nos talens se trouvent
enfouis dans une des classes com-
munes de la société ? comment se
distinguer sur d'aussi petits théâtres !
et comment supporter l'idée que l'on
achèvera sa carrière sans avoir brillé
d'aucun éclat! sans avoir acquis au-
cune gloire ! »
Tandis que Frédéric s'exprimoit
avec une chaleur , qui depuis long-
temps ne lui étoit plus habituelle ,
Auguste réflcchissoit trislement,
ET FKÉDÉRÏC. 3;
— « Je l'alïlige ? dit Frédéric , clier-
. cliant à lire dans les yeux de son ami
ce qui sepassoil dans son âme, j'au-
rais dû me taire. »
— « Non, jamais, jamais, ré-
pondit Auguste. Mais , dis-moi ; de-
puis que ces idées se sont emparées de
toi,n'astu pas cherché à t'en distraire
en te livrant à tes anciens goûts pour
les arts, pour la société? »
— « Je l'ai essayé dans les premiers
temps sans succès, dit Frédéric j tout
maintenant me paroît insipide. \>
— « El à quelle époque as-tu con-
çu de si vastes désirs ! Depuis com-
bien de temps n'es-tu plus heureux ? »
— » Depuis le jour que nous avons
été présentés au roi; la vue de cette
cour, de ces grands Augusie, je
te iais pitié ! j? — « Non , non , cher
33 AUGUSTE
Frédéric ; que d'autres partagent ta
foiblesse , et n'ont pas la franchise dé
l'avouer : j'ai du moins la consolation
de voir que lu penses tout haut avec
moi , enfin. »
— K Enfin , j'ai recherché pendant
quelque temps la société deuos grands
seigneurs; mais si tu savois ce que
l'on souffre près d'eux , lorsqu'on s'y
trouve placé d'une manière subal-
terne ! Si tu voyois quelle morgue ,
quelle arrogance ils déploient avec
celui qui n'est pas des leurs! Tu con-
cevrois que j'aie renoncé promple-
ment à ce moyen de succès. Cepen-
dant, noirenaissance, quoique bonne,
n'est pas assez haute pour compenser
ce qui me manque de fortune si j'en-
treprenois de vivre à la cour. Je sais
(donc bien qu'il m'est impossible <le
ET FRÉDÉRIC. 3^
me fa Ire jamais connoître et distinguer
du roi j je ne m'abuse pas sur la folie
qu'il y auroit à concevoir la moindre
espérance , mais l'idée de toute autre
manière de vivre ne m'en est pas
moins insupportable ; en sorte que je
me vois condamné à ne jouir jamais
des biens qui sont à ma portée , et à
désirer sans cesse ceux qu'il m'est
impossible d'obtenir. »
— i( Peut-être regret leras-tu vive-
ment de les avoir obtenus, dit Au-
guste, en soupirant, mais il n'est
plus temps en effet de prendre un
autre chemin. Les passions les plus
fatales sont celles qui détruisent à
jamais pour nous le charme des goûts
simples et des jouissances privées; 1*
tienne est de ce genre , et maintenant
tu cbercherois en vain le bonheur
4o AUGUSTE
dans une existence tranquille et
bornée. 11 faut donc nous occuper
des moyens de satisfaire tes désirs.
Songcs-y de ton côté ; j'y vais songer
du mien, et demain nous en par-
lerons. »
Frédéric l'écoutoit avec l'air du
plus grand élonncment.
— «Ce que tu dis est-il sérieux?»
lui demanda-t-il enfin.
— « Peux-lu croire que je plai-
sante , lorsqu'il s'agit de ton bon-
heur ? »
— « Quoi ! lu penserois qu'il est
possible ? »
— « Hélas ! il est plus aisé de se
faire esclave que de vivre libre , »
répondit Auguste.
— « Mais il faudroit nous sépa-
rer? »
ET FfxÉDÉRIC. it
— * Hé bien , lu m'aimeras tou-
jours , et je saurai que lu vis content,
du moins je l'espère , ajouta-l-il. » En
achevant ces mots , il embrassa son
ami, et sortit prccipiiammcnt.
Frédéric dans sa surprise ne songea
pas d'abord à le suivre; et lorsqu'il
voulut enfin courir après lui , on lui
dit qu'Auguste avoit quitté la maison ,
en disant qu'il ne rentreroit point
pour diner. Celte réponse , si insigni-
fiante dans tout autre temps , jeta
Frédéric dans un état d'inquiétude et
de souffrance extraordinaire. L'idée
de son ami ne le quitta pas de la jour-
née ', il courut en vain dans plusieurs
maisons où il espéroit le rencontrer.
Son cœur étoit serre , son esprit mé-
content. Il maudissoit tous les rêves
de son ambition , et ne voyoit plus
?2 AtJGtJSTE
dans le monde d'autre bonheur que
celui d'être aimé d'Auguste , ni d'autre
chagrin que celui de l'affliger. Tant
il est vrai que dans une belle âme ,
une affection forte domine tous les
penchans , et qu'un être bon et sen-
sible aime toujours plus qu'il ne croit
aimer.
En rentrant chez lui le soir , Fré-
déric trouva sur sa cheminée le billet
suivant :
« J'ai trouvé un moyen certain de
» réussir dans nos projets. Je rentre
» extrêmement fatigué ; demain tu
» sauras tout. Adieu , cher Frédéric,
)» dors tranquille. »
Cette lettre 6t du bien à Frédéric ;
il la relut trois fois. « Nos projets î
se disoit-il , lui qui donneroit la
moitié de son sang, j'en suis certain,
ET FRÉDÉRIC. 45
pour que je ne les eusse pas conçus !
nosprojels ! non , non , cher Auguste,
plus tle cour, plus d'ambition. Nous
né nous quitterons jamais; jamais,
cher Auguste. » Et Frédéric s'en-
dormit dans cette idée qui reudoit le
calme à son e\me.
44 AUGUSTE
V*\V\\V\WV'\VVVVVVVVVVV\VVVVV>/WVWVWVVV*WVVWlVWVWVW\WWV*^
CHAPITRE ÎV.
A peine le jour avoit-il paru , qiîc
Frédéric passa chez son ami, 11 éloit
encore dans les mêmes dispositions ,
et il commença par supplier Auguste
de ne plus penser à une folie qu'il
vouloit oublier lui-même.
— « Tu t'abuses , dit Auguste ,
si tu crois qu'il sufBse de quelques
heures pour détruire des désirs que
l'on nourrit depuis dix-huit mois.
Quel que soit le motif qui produit ton
erreur , ce moment-ci passé , tu la
reconnoîtrois bientôt , et tu te repen-
ET Jb'RÉDÉulC. 45
tii'ois d'avoir promis au-delà de ton
pouvoir, »
— « Non , répondit Frédéric , je
suis maintenant certain de vivre heu-
reux près de toi. »
-— «Et cependant lunel'étoispas, je
lis dans ton urne mieux que toi-même ;
Je vois que je te suis très-cher j mais
je sais bien aussi que je ne peux plus
te sufiire. Si j'abusois du sacrifice
qu'aujourd'hui tu me fais sans effort,
nous ne larderions pas à souffrir tous
deux des regrets qu'il te feroit éprou-
ver. 11 vaut mieux les prévenir, d'au^
tant plus que, depuis hier, tout suc-
cède à les vœux; et le roi t'a nommé
chambellan de service. »
— « Comment ! que dis-tu? » dit
Frédéric, ému par mille sentimens
divers.
^6 AUGUSTE
— « Oui , reprit Auguste en sou-
riant j j'ai vu le grand chambellan , il
a bien voulu parler à Sa Majesté , dont
il a reçu la promesse. »
— « Mais, Auguste , tu me jettes
dans un trouble moi, la place de
cliambellan !.;... vivre à la cour
sans cesse près du roi ! mais loin
de toi ! » ajouta-t-il , en rougissant
de son premier mouvement.
— « Nous nous verrons chaque
j-our. »
— » D'ailleurs, reprit Frédéric
avec plus de calme , ma fortune né
me permet pas de soutenir un rang
pareil. »
— « Ah! quant à cet article, j'y
ai aussi pensé, répondit Auguste,'
en prenant un papier qui se trouvoit
près de lui; tu connois trop mes
ET FRÉDÉRIC. 47
goûts et le genre de vie que j'ai adopté
pour ne pas être sûr qu'un revenu
modique sulîJt à mes besoins? je me
le suis réservé , et le reste de ma for*
tune t'appartient depuis hier par cette
donation. Prends, Frédéric, il est
juste que maintenant notre partage se
fasse ainsi, puisque notre manière de
vivre va devenir si différente. »
— « Auguste ! s'écria Frédéric
en se précipitant dans ses bras ,
Auguste, garde ton bien, périssent
toutes les grandeurs ! puissé-je périr
moi-même avant que de quitter un
ami tel que toi! »>
— « Cher Frédéric , il n'est plu$
temps; je sais trop quel empire les
idées d'une haute fortune ont pris
sur ton esprit; je le verrois languir
à la fleur de ton âge dévoré de regrets
43 AUGUSTE
etdedébirs; non, remplis ton destin ,
vis à la courj j'exige que tu fasses
au moins l'essai de l'existence que tu
envies depuis si long-temps. Hé bien,
s'il est un terme à l'ambition , si tu
perds le goût des grandeurs , tu
reviendras près de ton frère, et ta le
retrouveras le même; toujours, tou-
jours, cher Frédéric. »
. Frédéric résistoit encore; mais la
fermeté de son ami le contraignit à
c<3der. 11 accepta la fortune d'Auguste
pour tout le temps qu'elle lui seroit
nécessaire ; car on sent bien qu'entre
eux ce point-là n'étoit pas le plus im-
portant. Toutes les démarches furent
faites en peu de jours. En proie à mille
sentimens contraires, Frédéric cédoit
tantôt aux transports de sa joie , en
contemplant la brillante carrière qui
ET FKÉDÉRIC. '4^
s'ouvroit devant lui , et tantôt au
désespoir de quitter Auguste. Ces \
mouvcmens divers agitèrent son ar < 5'
jusqu'au moment d'une séparation si
pénible pour tous les deux. Auguste,
plus maître de lui , s'efforça de mon-
trer un courage qu'il étoit loin d'a-
voir; et , pour la première fois depuis
qu'ils existoient , nos deux amis se
séparèrent un matin , sans l'espéranc^
de se revoir le soir.
5û AUGlJSjp.
M.\i\A • \^\^/\\y\\^\\^\\^\^\\y/\^\\\yy^x\\\J\\^\n^\kA\^A.\\\*\\f^^^Y^t^t,
CHAPITRE V.
' Auguste , des le jour même , c^uuta
ja maison qu'il habitoit , pour aller
s'établir dans un appartement fojçç^
simple qu'il avoit loué chez laveuvev
d'un officier. Là , c'est en vain qu'il
appela à son secours toute sa philo-
sophie. Quelle âme est jamais assez
forte pour supportée Ja perte d'un
ami ! Auguste se levoit le matin sans
trouver sous le même toit le compa-
gnon de sa jeunesse. Lorsque l'heure
de son frugal repas arrivoit , Frédéric
jie venoit plus le partager avec lui.
ET F1\É1)ÉKIC. 5i
11 sorloit, il rentroit seul , et le clian-
d^ement total de sa manière de vivre
ramenoit chaque jour plus vivement
le sentiment de sa douleur. 11 faut
avoir pendant des années nourri la
plus tendre affection par le charme
de l'habiiude, et voir un si doux lien
se rompre tout à coup , pour juger à
quel point Auguste se trouvoit mal-
heureux. Frédéric, à la vérité, vcnoit
souvent le voir, mais qu'est-ce qu'une
heure passée ensemble lorsqu'on y
passoit la vie ! Ces visites n'avoient
jamais lieu sans laisser dans le cœur
d'Auguste un regret plus sensible. Les
jours, les mois s'écouloient, et il ne
retrouvoit pas la douce paix dont il
avoit joui jusque-là. Si du moins il
eût pu croire durable le bonheur dont
jouissoit Frédéric, sa peine se seroit
3.
52 AUGUSTE
adoucie. Tous les jours ce dernier lifî
rcndoit compte des progrès qu'il fai-
soit dans la faveur du roi. Ces progrès
étoieut si rapides et si marqués, que
înotre jeune ambitieux ne voyoit plus
de bornes à sa fortune , et qu'à peine
êgé de vingt-six ans , il étoit devenu
i^3bjet de la crainte et de l'envie des
plus habiles courtisans ; mais Auguste
en rcdoutoit d'autant plus qu'un re-
vers éclatant ne suivît de si grands
succès , et le chagrin qu'il s'efTorçoit
de cacher alloit toujours croissant.
On venoit alors d'imprimer son se-
cond ouvrage , supérieur en tout au
premier , et le nom du baron de
Mulden devenoit un des plus célèbres
' de r Allemagne sans qu'il en éprouvât
aucune joie ; il travailloit quelquefois ,
mais sans plaisir. Enfin , après avoir
ET FUÉDÉKIC. Ç3
passé près de deux ans de la manière
la plus triste, il résolut d'éprouver si
quelques dislraclions vives ne lui fe-
roient par reprendre goût à la viç,
11 retourna dans le monde oii depuis
lon^-temps il alloit fort peu. Un jour
il aperçut dans un bal une jeup^ç
personne dont la figure le frappa. 11
apprit qu'elle étoit bien née, mais qiie
son père, M. de Harleim, avoit ei>-
lièremept dissipé sa fortune en follçs
entreprises ; il étoit mort depuis quel-
ques années, laissant pour tout bien
à sa vctive et à sa fille Amélie, une
petite tçrr« qu'elles alloierit hauiter.
Ces dermes se irouvoient depuis six
mois seulement dar^s la capitale ,
pour y s.u.ivre des affaires, et dévoient
repartir avant peu. Ce dernier détail
contraria beaucoup Auguste , et il se
«4 AUGUSTE
hâla de se faire présenter à madanie
de Harleini j il lui fui aisé d'apprendre
dans quelles réunions il pourroit In
retrouver les Jours suivans, ce qui le
mit avant peu en mesure de solliciter
la permission d'aller chez elle. Sa
demande ayant été accueillie de la
manière la plus flatteuse , il s'habitua
bientôt àpasser toutes ses soirées avec
Amélie, soit chez sa mère, soit dans
les dilîérens lieux oii il savoit devoir
la rencontrer j et non-seulement les
heures qui s'écouloient ainsi dissi-
poient sa tristesse , mais il en vint à
penser le matin au plaisir qui l'atten-
doit le soir; et son esprit reprit toute
sa gaieté. 11 réflérhissoit quelquefois
cependant au danger de s'abandonner
à ce nouveau sentiment : quel succès
pouvoit-il espérer? Amélie n'avoii
ET rRÉDÉRlC. ^
rien, lui-même avoit donh€ tout ce
qu'il posscdoit , comment penser à se
marier? Ces idées le iroubloient, mais
il se flalloit bientôt que son travail
Joint au revenu qu'il s'étoit réservé',
devicndroit suffisant s'il étoit réelle-
ment aimé, et ce dernier point étoit
celui qu'il lui importoit le plus d'é-
claircir. Amélie le traitoit fort bien,
elle paroissoit charmée de se trouver
avec lui , et ne négligeoit aucune oc-
casion de l'attirer près d'elle , chaque
jour mille petits détails flattoient ses
espérances ; mais il rcmarquoit avec
peine qu'elle en agissoit à peu près de
même avec les autres jeunes gens qu'il
rencontroit chez elle. Plusieurs d'entre
eux lui rendoienL des soins , et pas un,
n'étoit repoussé. « Cependant, se di-
soii-il, prenons garde qu'un peu de
,5C AUGUSTE
jalousie ne me rende injuste. EITe
anra'bientôt vingt ans ^ elle est sans
aucune fortune 3 n'est-il pas bien na-
turel qu'elle désire se marier? C'est à
ynm d'obtenir la préférence , car il
n'existe pas d'ingratitude en amour ;
plaire ou non, tout se réduit là. 11
pedoubloit alors de soins et de pré-
venances pour l'emporter sur ses ri-
Taux : il en avoit plus d'un. Amélie
étoit fort belle ; et toutes ses manières
«tant peu distinguées (ce qu'Auguste
Allrlbuoit au défaut d'usage) ^ son
ton , moins réservé que celui, des au-
tres femmes , donnoit à ses discours
un certain air de naturel j une foule de
talens , tous médiocres à la venté , lui
fournissoient cependant les moyens
d'attirer les regards et d'occuper Tat-
teniion : mais ce qui cbarmoit le plus
ET FRÉDÉRIC. 5;
en ellq> c'étoil.son^cjLUÔaie douceur:
elle éipit facile à vivre , qualité §1
précieuse eu méuage , surtout au?c
yeux d" Auguste, qui souveut avoit
dit qu'une femme ctoit toujours jolie
lorsqu'elle avoit le caractère égal. ,;
Un soir qu'il causoit avec elle, pen-
dant que madame de Harleim iaisojt
un wliisk : — « Ecoutez , lui dit-elle,
je veux vous confier un secret dont j-c
n'ai parlé à personne, jo
— « Ah ! taiit mieux , répondit
Auguste : si vous saviez quel cas j^e
fais des distinctions 1 »
'i. — ^ C'en est une, reprit-elle en
: riant, tme très-importante. J'ai un
projet dans lequel il faut que vous
m'aidiez ; mais n'allez pas être troip
raisonnable. »
— K Trop raisonnable ! je vous
D,.
58 AUGUSTE
réponds que près de vous j'ai bien de
la peine à l'être assez. Ainsi , parlez
sans crainte. »
— « Hé bien . depuis huit mois que
je suis ici , je ne puis supporter l'idée
de retourner pour toujours dans notre
province. Je voudrois engager ma
mère à vendre sa terre ; un de nos
voisins la désire , je suis sûre qu'il
l'achèteroit. Quoique vous soyez un
jeune homme, ma mère a la plus
grande confiance en vous, je le sais;
ne pourriez-vous pas lui parler là-
dessus ? M
— (' Dès ce soir, dit Auguste vi-
vement : quoî,vous resteriez à la ville!
mais cette idée est charmante. Je ne
vous remercie pas de l'avoir eue ,
car sans doute je n'y suis pour rien. »
— « Parlez toujours , » dit Amélie ,
ET FRÉDÉRIC. 69
en lui jetant un regard qui Je char-
ma. Puis se levant aussitôt, elle alla
s'asseoir près de sa mère.
On sent bien qu'Auguste attendit
avec impatience le départ de la société
pour entamer cette grande aflaire. 11
n'y voyoit aucun obstacle , il ne lui
vint pas même dans la tête que le
voisin pourroit proHter de la circons-
tance, et acheter la terre pour rien j
car il faut convenir ici qu'en matière
d'intérêt , Auguste ctoit le moins sage
de tousleshommes. Enfin, ilse trouva
seul avec madame de Harleim et sa
fille j il amena la conversation sur
l'important sujet , et présenta le plan
d'Amélie. Madame de Harleim , sans
paroitre entièrement éloignée de
suivre cette idée, se récria ceoendant
sur rioipossibililc de vivre dans la
e» AUGUSTE
capitale avec une fortune aussi mé-
diocre que la sienne -, mais comme
elle ajouta : « Il est vrai qu'ici , je
puis espérer de marier avantageu-
sement Amélie , » les deux jeunes
gens se flattèrent de la faire consentir
à ce qu'ils désiroient. Deux ou trois
conversations, en effet , suffirent pour
la décider, et l'on résolut de faire un
dernier voyage à cette terre pour y
recevoir les propositions du voisin ,
et les accepter si elles se irouvoient
convenables. Auguste obtint la per*
mission d'écrire à ces dames pendant
leur courte absence. Il étoit encore
trop incertain des sentimens d'Amé-
lie, pour se déclarer. Madame de
Harleim , en parlant de marier avaiir
tagettsement sa fille (ce qu'elle avoit
répété plus d'une fois ) , l'avoit d'ail-
leurs eliVayé sur les suites que pou-
ET FBÉDÉRIC. €1»
voit avoir sa demande, cl il corn-
mençoil à craindre que ia médioGrilé
de sa fortune ne fut un obstacle in-
vincible. •!) 'f9(lô<
Amélie étoit partie depuis trois
Jours , le charme de sa présence ne
Jctoit plus Auguste dans cet état
d'ivresse où l'on jouit de l'heure qui
s'écoule sans songer à l'heure qui
suivra , oii l'on évite de penser à
l'avenir , dans la crainte de s'arracher
à la douceur du présent, et pour la
première fois , il réfléchissoit avec
suite aux motifs d'espérances et de
craintes que lui présenloitson amour.
Assis tristement devant son bureau ,
il étoit plongé depuis long- temps dans
une rêverie profonde , lorsqu'il vit
entrer Frédéric. Jamais il n'avoit
parlé à celui-ci du scntiraent qu'il
62 AUGUSTE
éprouToit pour Amélie, et l'on en
devine aisément la raison , puisqu'il
n'auroit pu le faire sans parler en
même temps de ses inquiétades sous
le rapport de la fortune ; il se leva
donc aussitôt , et s'efforça de recevoir
son ami d'un air tranquille et gai.
Depuis deux ans que Frédéric étoi.t
placé chez le roi , il étoit arrivé fré-
quemment que Sa Majesté daignât
causer avec lui sur les choses les plus
importantes au bonheur de l'Eiat.
L'esprit juste et droit du jeune cham-
bellan , ses nombreuse? lectures , et
les relations qu'il avoit journellement
avec les hommes les plus imporlans
du gouvernement , lui avoient fait ac-
quérir des connoissances qui surpre-
noicnt le roi, et qui , sans que l'un
s'en doutât, étoient devenues le véri-
ET FRÉDÉRIC. 63
table fomicmcni de sa forluue. Peu à
peu, il tut consulic sur tout, et ses
avis secrets gouvernoientle royaume.
11 venoit de terminer im Mémoire
dans lequel il U*aitoit d'une branche
de radministratiou fort négligée jusr
qu'alors. Cet ouvrage, plcLii d'idées
fortes etuliles,étoilceluid'un homme
extrêmement habile ; il i'apporloit à
Auguste pour qu'il en jugeai le fond,
et qu'il en revît le style. Une pareille
distraction ne pouvoil arriver plus à
■propos ; Auguste se livra à ce travail
avec une ardeur qui parvint à l'arra-
cher enllèiemeni à ses propres idées.
Le Mémoire de Frédéric lui parut si
remarquable , et le satisfît tellement,
qu'il ne négligea rien pour le rendra
parfait. Auguste admiroit. dans son
ami cet esprit prompt et vaste qui
64 AUGUSTE
rend si propre aux affaires , ce tact
juste et (in que l'on n'acquiert presque
jamais avant l'âge mûr. 11 seniLloit
qu'il y eût deux hommes dans Fré-
déric ; l'un bouillant et passionné
dans les habitudes de la vie privée ,
l'autre calme et profond lorsqu'il
s'agissoil d'examiner et de juger un
point de politique quelconque. Dès
que son cœur n'entroit pour rien daiis
ce qui l'occupoit , toutes ses idées
étoient pleines de sagesse et d'aplomb ;
on eût dit , en un mot , qu'il y avoit
■une ligne de séparation absolue entre
son esprit et son âme. En lui rendant
fiOH Ménioire , Auguste lui dit en
riant : « Tu peux le présenter sans
crainte ; il doit te mener droit au mi-
nistère avant qu'il soit peu d'années. »
. Auguste ue croyoit pas prophétiser
ET FRÉDÉRIC. ^
lorsqu'il parloit ainsi ; il ne se trom-
poit ccrondant que sur l'époque de
cet événement car deux mois s'ctoient
à peine écoulés que le roi fît entrer
Frédéric de MuUîen au conseil , en le
nommant ministre, au grand élon-
nemeni de toute la couf qui se ré-
cria bea^KOup sur rextrémje jeunesse
du fiivori.
A peine le chambellan fut-il insîmit
de sa nouvelle nomination qu'il cou-
rut chez son ami.
— «f Je suis ministre , Auguste , s'é-
cria-l-il en ouvrant la porte violem-
ment : je suis ministre. »
— « Ministre! répéta Auguste, mi-
nfstre ! « Et il resta quelques secondes
en doute sur le sentiment qu'il éprou-
voil. Mais la joie de Frédéric l'em-
portant bientôt sur sa cr-aintive pré-
66 AUGUSTE
voyance, il le serra dans ses bras^ et
partagea soii bonheui^f^o; U
— «Je le le disois bien que je ne me
sentois pas né pour un état obscur , *
répétoit Frédéric, en marchant pré-
cipitamment dans la chambre.
— • « Oui, mais je me souviens
aussi que tu disois qu'à la cour sur-
tout on avoit besoin de riiesure et de
tenue dans sa conduite j n'oublie ja-
mais ce précepte. »
— «Sois tranquillcj je sais déjà com-
bien de pièges m'attendent, combien
il me faudra déjouer d'intrigues ; mais
je puiserai nia force dans mon désir
du bien, et dans de grands services
rendus à mon pays. »
— t( Uni , s ecria Auguste avec en-
thousiasme, dans les bénédictions du
peuple ! les bénédictions du peuple ,
ET FRÉDÉRIC. 67
volKi la vcriiable force de rhommc
d'Etat j s'il tombe malgié un tel sou-.
tien , sa chuie est glorieuse pour lui ,
et devicuL la houle éiernciic de ses
persécuteurs. »
^ « Si notre bon^e mère vivo.t
encore, reprit Frédéric > quelle joie
pour elle ! »
,) Ah ! sans doute, répondit Au-
gu&ie , elle ne se doutojit pas que ce-
lui qu'elle appeloil sa mauvaise tête
seroit un jour chargé des destinées
d'un Etat. Elle te recommandoit à
à moi, ajouta -t- il avec un sou-
rire auquel un souvenir si cher mé-
loit quelque tristesse^ elle te recom-
mandoit à moi , tandis que je dois
aujourd'hui te demander ta protec-
tion, j»
— « Avant de t'accorder ma pro-
€S AUGUSTE
tection , dit Frédéric en riant , je dois
4e rendre ta fortune ; tu sens que maiu
tenant elle me devient inutile, et je
te rapporterai demain la donation
que tu m'en as faite. » .i,fiK-' ^
Le cœur d'Auguste battit à ee&^ pa-
roles ; il prit la main de Frédéric :
— « Je la reprend , dit-il , et si tu
me promettois de ne point te fâcber ,
je te dirois comment cette restitutioa
assure mon propre bonheur. »
Alors, comme ils n'avoient que peu
de temps à rester ensemble, il l'ins-
truisit rapidement de son amour pour
Amélie, et de ses espérances. Tandis
qu'il parloit , Frédéric fixoit sur lui
ses regards attendris ; il ne lémQÎguoi l
ni sui^rlse , ni reconnoissance pour
le généreux silence qu'avoit gavdé
son ami ; et cependant Auguste ac-
ET FRÉDÉRIC. 6(j
coutume à lire dans ses yeux, étoit
enlièren>cnt payé du sacrifice. Forcés
de se séparer enfin , ils se quittèrent ,
tous deux dans cet état d'esprit oii
l'homme croit au bonheur!
^o AUGUSTE
■jI JL'Jiri
VWVWWWVWVWWWWVIVWVVVA WWMWWWVWWW vw\w\v\v\w\wvv^
CHAPITRE [VL
Madame de Harleim étoît attendue
sous peu de jours , car la terre étoit
vendue, et rien ne la retenoil plus
loin de la capitale. Auguste dévoroit
le temps ; son sort alloit se décider. IJ
possédoit une fortune plus considé-
rable que madame de Harleim n'avoit
jamais pu l'espérer pour sa fille , mais
étoit-il aimé ? Enfin ces dames arri-
vèrent, et dès le soir même il saisit
l'occasion d'entretenir Amélie.
— « Je vous trouve, lui dit-il , plus
fraîche et plus belle encore qu'avant
ET FREDERIC. 71
votre départ. Il faut que vous ayez
bien peu partage la peine de vos
amis. »
— K Je me suis cependant horrible-
nicnt ennuyée , mais grâce au ciel
tout est terminé, et nous ne quitterons
plus la ville. »
— « Ainsi, reprit Auguste, vous
n'épouseriez point un homme qui ne
pourroit l'habiter^ »
— <t Ah ! jamais , jamais. »
-r- « Quoi! même celui que vous
aimeriez? *
— « Est-ce que l'on aime les gens
qui n'ont point nos goûts ? »
.7— « Quelquefois , dit Auguste j
par exemple , je me plais beaucoup à
la campagne, et je suis certain de
pouvoir aimer à l'excès une personne
qui la déteste. »
72 AUGUSTE
— « Et comment feriez -vous
alors ? »
— « Rien dans le monde ne seroit
plus facile à arranger ; car je sacri-
fierois toujours mes goûts au désir dô
la voir heureuse.
— «Mais étes-vous bien sur de pou-
voir aimer à l'excès ? » reprit Amélie
en souriant.
— « Je n'ai jamais conçu que l'on
pût aimer autrement, et dussé-je me
donn«r à vos yeux tout le ridicule
qu'entraîne l'exaltation , j e vous avoue-
rai que je ne connois pas de milieu
entre l'indifférence et les sentimens
passionnés. Dans tous mes rapports
avec les hommes il entre de la bien-
veillance que nous inspirent nos sem-
blables , et de l'usage du monde, mais
mon cœur n'a jamais pu être intéressé
ET FUEDKRIC. 73
que par des alî'cctions vives, fortes,
et incllaçables. »
— « Quoi ! même en amitié ? >»
— « Sans doute. Je n'ai qu'un ami ,
qui m'est aussi cher que moi-même. »
— Que diriez-vous donc si vous
parliez d'une maîtresse ?
— « Ah ! je la préiércrois à l'uni-
vers, et à moi, n'en doutez pas. j»
— « Et vous avez éprouvé ce sen-
timent ? ^
— « Je l'éprouve. >» ':
— « Comment ! vous aimez? »
— a Oui. »
— « Une femme belle ? »
— « ïrès-belle , n dit Auguste , en
fixant ses regards sur Amélie.
— « Jeune? »
— « Elle a voire âge. »
— « Riche ? »
4
74 AUGUSTE
— (( INon , mais peu importe , iiia
fortune est assez considérable pour
suûjre à tous deux. ^
— « Votre fortiine est considé-
rable , vous ne nous l'avez jamais
dit. »
— (f Je n'osois me flatter que ce
qui me touche pût vous intéresser. »
— « Voilà qui est aimable ! mais
je ne veux pas vous chercher que-
relle la veille de vos noces ; car vous
allez sans doute l'épouser? »
— « Si vous croyez qu'elle y con-
sente. »
— « Comment voulez-vous que,
sans la connoître ? >»
-^ « Mais , pour un instant , dai-»
gnez vous mettre à sa place. Me char-
geriez-vous, chère Amélie, du st)in
de votre bonheur ? Obdiriez'VOus-sftns
ET FRÉDÉRIC. 7^
peine à votre mère, ii elle m'accor-
iloit voire main? »
— « Oui , sans doute, dit Amélie,
en baissant les yeux ; mais qui vous
garantit qu'elle pense comme moi? »
— « J'en ai la certitude, répondit
Auguste, dont le cœur battoit avec
violence ; et vous pouvez me dire si
parmi tant d'adorateurs elle a distin-
gué celui qui l'aime de toutes les fa-
cultés de son àme , et qui ne vivra que
pour elle , s'il obtient le moindre sen-
timent de préférence. ;*
<— « 11 faudroit deviner »
— « 11 suffit d'interroger votre
cœur. Au nom du ciel ! Amélie , îé-
pondez-moi, nous n'avons qu'un inS'
tant. >»
— « Hé bien , je pense je
pense h
4.
yS AUGUSTE
— « Vous pensez , mon Amélie?»
— (f Je pense que toute femme doit
vous préférer. »
— « Toute femme ! ainsi , vous-
même ? Amélie, vous-même? »
— « Je n'ai point fait d'exception , »
dit Amélie d'une voix émue.
— (f Songez bien à tout le bonheur
que vous me laissez entrevoir ! dit
Auguste ivre d'amour. Songez que je
mourrois maintenant , s'il faJloit y
renoncer. »
— « Ne craignez rien , reprit Amer
lie , je crois véritablement que vous
pouvez parler, «
. — « A madame deHarleim?* ré-
pondit Auguste en souriant.
— «Pourquoi donc à ma mère?^)
dit Amélie , feignant l'étonnement.
'— « Puisque j'ai tout dit à celle que
ET FUÉDÉRIC' 77
j'aime, ne laul-il pas demiiiidcr sa
ma in. »
Amélie lui jeta nn ro^ard où la
joie se méloil au plus tendre embar-
ras , et plusieurs personnes s'éiant
alors approchées, Auguste se relira
pour aller jouir en liberté des douces
sensations que son âme éprouvoit.
11 est des occasions dans la vie où
la meilleure connaissance du cœur
humain ne nous est plus d'aucun
secours. Elle ne peut être utile qu'au-
tant que nous gardons notre sang-
froid , et le premier cflet d'une pas-
sion est de nous en priver entière-
ment. Telle ctoit la situation d'Au-
guste. En vain ilavoit observé jusqu'à
ce jour tous les moyens de séduction
que peut employer une femme pour
assurer sa conquête; en vain il avoit
78 AUGUSTE
appris à distinguer le manège , du
sentiment; et l'habile coquetterie,
d'un véritable abandon. L'expérience
de sa vie n'alléroit en rien son heu-
reuse confiance, il ne Jugeoit plus^
il aimoil ; et ne croyoit devoir l'aveu
qu'il venoit d'obtenir qu'à cette ai-
mable ingénuité qui accompagne le
jeune âge. En proie à son ivresse ,
il 5e vappeloit cliaqvie mot d'un en-
trelien qui combloit tous ses vœux.
11 se représentoit Amélie livrée ainsi
-que lui à ces doux souvenirs. L'avenir
le plus fortuné se montroit à ses yeux,
il éîoit trop heureux enfin pour abor-
der l'idée que dépareilles jouissances
pussent reposer sur une erreur. Ce-
pendant Amélie étoit incapable d'ai-
mer jamais véritablement. Ele\ ée par
une mcre qui avoit été fort galante >
ET FRÉDÉRIC. ^
et dont les scnlimens éloicnt aussi
communs que l'esprit , elle avoit pria
dès l'enfance le goût et l'habilude
d'une excessive coqiicucric. L'é-
goïsmc le plus complet étoit le fond
de son caractère ; sans être suscep-
liblc d'aucune véritable bonté , elle la
jouoit assez habilement j flatteuse et
caressante , elle ne témoignoil jamais
de ressentiment , et ne pouvoit guère
éprouver que du dépit ; à moins ce-
pendant qu'elle ne fût blessée dans
son amour-propre sous le rapport de
jolie femme ; car elle ne supportoit
pas ce genre d'outrage, et elle àeve-
noit alors aussi violente et aussi hai-
neuse qu'elle se montroit apathique
sur tout le reste. Le mensonge lui
étant habituel , elle mentoit avec un
front et une audace dont les observa-
8o AUGUSTE
teurs les plus iniéressés devenoieiii
complètement dupes, et ce dernici-
défaut l'avoit aidée jusqu'ici à cotivrir
tous les autres. Telle est la femme
que le sage , l'aimable Auguste choi-
sissoit pour en faire sa compagne j et ,
plein d'espérance et d'amour, il se
rendit le lendemain chez madame de
Harleim , dès que l'heure lui permit
de s'y présenter. Après l'avoir ins-
truite de l'état de sa fortune , il fit
une demande positive. Le baron de
Mulden, riche, jeune, beau, et déjà
célèbre dans toute l'Allemagne, étoit
un si brillant parti pour Amélie ,
que madame de Harleim eut peine
à cacher sa joie. Tout fut bientôt
convenu : on fixa pour le mariage
une époque prochaine , et dès ce
jour , Auguste se vit traité comme
le fils de la maison , et put entretenir
ET FRÉDÉRIC. Si
Amélie en toute liberté. Une si douce
intimité iio lit qu'accroître sa pas-
sion. Amélie n'avoit point d'esprit j
mais sa jeunesse, sa beauté, et le
désir de plaire qui ne la quittoit ja-
mais, préioient eu elle du charme
à ses gestes , à ses discours , et aux pa-
roles même les plus insignifiantes. Les
femmes ordinaires d'ailleurs savent
employer mieux que d'autres un cer-
tain jargon de galanterie , auquel elles
sont naturellement réduites par le
manque d'idées et d'instruction. Le
peu de moyens qu'elles possèdent
s'exerçanl habituellement sur ce sujet,
elles le traitent d'autant mieux qu'il
laisse toujours la ressource des lieux
communs. Amélie parloit donc bien
d'amour, et rarement A'igaste lui
parloit d'autre chose.
Auguste, comme on l'imagine bien.
8& AUGUSTE
a voit fait part à son ami du bonheur
qui l'altendoit. Lfa faveur de ce der-
nier alloit toujours croissant, et le
roi venoit de lui donner une superbe
terre en le nommant comte de "Wo-
lendorf.
Frédéric désiroit connoître celle
qu'il alloit considérer désormais
comme une sœur chérie , mais ses
occupations l'en avoient empêché
jusqu'alors ; enfin ii écrivit un matin
à son ami que , se trouvant libre pour
le lendemain , il passeroit la soirée
chez madame de Harleim. Auguste
courut en prévenir ces dames , et
passa la jounaée entière à leur faire
l'éloge de Frédéric j il ne lui vint pas
dans la tête que tant de frais étoieot
inutiles , et qu'un ministre, un favori ,
pouvoit toujours "compter sur vài^
ET FRÉDÉRIC. 65
aimable réceplion. 11 fut même trcs-
surpris , lorsqu'en arrivant le lende-
main , il trouva toute la maison ren*-
versée , et chacun occupé des prépa-
ralits d'une fclc.
— « Que veut donc dire ceci ?
^emanda-t-il , et pourquoi tant d'ap-
prêts? »
— « Comment ! répondit madame
de Harleim, n'est-ce donc pas ce soir
que votre ami doit venir ? »
— « Sans doute, mais — *
— « Nous ferons de la musique ,
nous danserons un peu. »
— «Ah! tant pis, dit Auguste avec
douceur j car je suis certain que Fré-
déric cspéroit que nous serions entre
nous. »
— « Cela sera bon une autre fois, re*-
prii madame de Harleim ; mais poxkr
84 AUGUSTE
la première, vous conviendrez que
nous ne pouvons pas recevoir le comte
de Wolendorf comme nous rece-
vrions un autre homme. »
— « Pourquoi pas? répondit x\.u-
guste^ sa visite n'a d'autre bat que le
plaisir de vous connoître , de con-
noître Amélie ; et comment vou-
lez-vous qu'entouré de vingt per-
sonnes ?... »
— « Vingt personnes 1 j'espère bien
qu'il en viendra plus de cinquante ,
quoique nous ayons eu peu de temps.
Allez, soyez tranquille , cela sera fort
joli , fort joli ! » Et madame de Har-
Jeim tout en causant, couroit à droite
et à gauche, donnoit différens ordres
à ses deux malheureux domestiques,
qu'elle accusoit avec raison d'avoir
perdu la tête, Auguste , quoiqu'exces-
ET FRÉDÉRIC. 85
sivemcnt contrarié, nepouvoit s'em-
pêcher de sourire. Eii(in, après avoir
attendu plus d'une heure Amélie , qui
se faisoit coill'er, il étoil sur le point
• de s'en aller, lorsqu'elle entra dans
le salon.
— '< Savez-vous bien , chère Amé-
lie , dit-il en l'abordant, que je suis
vraiment chagriné ? »
— u Et pourquoi donc? M dit Amélie.
— « Maijs , parce que nous ne serons
pas seuls , et que j'avois espéré passer
la soirée en famille. Quelle idée de
donner un bal aujourd'hui ! >>
— ■ « Cela me contrarie tout autant
que vous. C'est ma mère qui l'a voulu j
mais il, me semble, ajouta-t-elle dou-
cement , que vous ne pouvez pas lui
savoir mauvais gré des soins qu'elle
se donne pour recevoir votre ami. ^
m AUGUSTE
Toute l'humeur d'Auguste se dis-
sipa aussitôt.
— ■ K Vous valez bien mieux que
moi!» dit-il, à Amélie eu lui baisant
la main , et eu jetant un regard de re-
connoissance sur madame de Har-
leim , qui , pour le moment , étoit
grimpée sur une échelle , et attachoit
des girandoles. Puis allant à cette
dernière : « Chère madame , lui dit-il ,
au nom du ciel , ne vous fatiguez pas
à ce point. Je vais vous envoyer mon
domestique, qui a beaucoup d'intelli-
gence , et qui trouvera les moyens de
vous éviter tant de peines. » Il sortit
en effet , et Tom ayant reçu ses ordres
et l'argent nécessaire , le modeste
appartement prit en peu d'heures
l'aspect de l'élégance, au grand con-
tememem d'Amélie qui seule avoil
ET FRÉDÉRIC. «7
<îu l'idée et le désir de donner un bai.
Enfin , tout étoit prêt ; une société
nombreuse réunie dans le salon at-
tendoit avec impatience le plaisir de
passer la soirée avec un ministre,
lorsqu'on annonça le comte de Wo-
lendorf. Surpris de trouver autant de
monde , il cherchoit des yeux son
ami 3 Auguste vint à lui, et après l'a-
voir présenté à madame de Harleim ,
il le conduisit vers Amélie , qui ce
soir -là étoit vraiment ravissante,
« Tu l'aimeras , lui dit-il , car elle
est aussi bonne que belle. »
— « Madame,dit Frédéric avec gri\ce.
c'est son frère qu'il vous présente ,
et vous savez qu'entre deux époux
tien unis , tous les sentimens doivent
être communs. •
Amélie s'inclina d'un air aimable;
Sô AUGUSTE
en rougissant prodigieusement • et les
regards que le comte L'xoit sur elle
avec un tendre intérêt sembloient
redoubler son embarras. 11 s'établit
pourtant entr'eux trois une conver-
sation que la musique vint inter-
rompre. « Pourquoi donc tout ce
monde? demanda Frédéric ; cela est
contrariant. »
— « Que veux-tu , dit Auguste en
riant, M. de Harleim a voulu te
donner un bal, un concert. »
— «Et bien donc, reprit le comte,
pour ce soir nous danserons , car il
faut prendre son parti de tout, x
Amélie se levoit alors pour aller
chanter un morceau.
— « Elle est belle comme un ange , »
dit Frédéric à son ami en la suivant
des yeux.
ET FRÉDÉRIC. 89
— « Et lorsque lu la counoîlras ,
dit Auguste, qui ii'avoil jamais élé
plus épris ; lorsque tu pourras juger
de sa douceur , de sa bonté ! »
La voix d'Amélie, qui se lit entendre
alors, l'empêcha d'en dire davantage.
Elle chanta beaucoup mieux que
toutes celles qui l'avoient précédée ,
pt qu'elle àvoit eu soin d^engager à se
faire entendre, de manière que le bal
ayant succédé au concert, elle obtint
tous les honneurs de la soirée ; car
elle dansoit assez bien. Le comte vint
l'engager plus d'une fois ; mais comme
il vouloit être aimable , il eut soin de
prendre aussi d'autres femmes pour
danseuses ; en sorte que madame de
Harieim ainsi que toute la société ne
tarissoit point sur les louanges du
jeune favori. L'un vantoit sa figure ,
î)o AUGUSTE
l'autre son air affable et la grâce de
ses manières; enfin chacun convenoit
qu'unie aussi brillante fortune nepou-
voit être mieux placée. Auguste ctoit
heureux autant que l'on peut l'être ,
car il jouissoit alors pour tout ce
qu'il ainioit. Le comte ne se relira
que fort avant dans la nuit , après
avoir promis à madame de Harleim
de lui donner désormais tous les
ïnomens dont il pourroit disposer.
ET FRÉDÉRIC. ^
•k«l\V»\\V\N\\WAV\\V>\V\\*\VW\%\\*\\VV\*VWVVWVW\^(V»M(V>rt(VVW«*
CHAPITRE VIL
Deux jours après cette soirée' y
Frédéric revint voir ces clames , et
comme il n'avoit que peu d'instans à
rester , il fut charme de les trouver
seules avec Auguste. La conversation
prit alors le ton de l'intimilé ; car si
le comte imposoit d'abord par l'éclat
de son rang et de ses grandeurs , il y
avoit en lui jene sais quel aimable aban-
don qui ramcnoil l'aisance et dissipoit
toute contrainte. Dans cette seconde
entrevue , Amélie fut moins réservée,
et se livra par moment à la gaieté qui
92 AUGUSTE
lui étoit habituelle. Elle parla fort
peu • mais l'altention que niettoit le
ministre à recueillfr ses moindres
mots , à les approuver d'un regard
flatteur, ne lui échappa point. Elle
le surprenoit sans cesse les yeux fixés
sur elle: il est certain que Frédéric
prenoit un plaisir extrême à contem-
pler tant de charmes. Accoutumé aux
toilettes recherchées des femmes de
la cour, une mise simple et soignée
lui plaisoit davantage , il trouvoit
Amélie charmante dans cet aimable
négligé oii l'art étoit dissimulé avec
le plus grand soin. Les heures s'écou-
loient sans qu'il songeât que mille
affaires le rappeloient au château;
enfin il prit congé , en répétant à
Auguste pour la vingtième fois , qu'il
étoit bien heureux.
KT KUEDÉKIC. gî
Dopnis ce jour les visites du
comte à madame de Harleim , de-
viiircnl c\lrcm(uncnl Iréqucutes , et
comme sou ami passoit une grande
partie de ses journées auprès d'Amé-
lie , il prit insensiblement l'habitude
de ne plus allergie cliercher que là.
Auguste se réjouissoit de riniimitc
qu'il voyoit s'établir entre deux êtres
qui lui étoient si chers ; toute espèce
de soupçon étoit si loin de son cœur!
Eùt-il été d'ailleurs moins jeune et
moins confiant , il n'auroit pris au-
cune alarme , tant Amélie mettoit de
soins à se montrer pour lui plus
tendre et plus aimable que jamais , et
tant il ré^noit de franchise dans toute
la conduite cl les discours du comte.
Frédéric , en effet , n'avoit encore
conçu aucune pensée coupable; il se-
roit mort mille fois avant d'enfanter le
^ AUGUSTE
projet de troubler le bonheur d'Au-
guste en lui ravissant sa maîtresse ;
mais il étoit jeune, ardent, il s'aban-
donnoit au plaisir de se trouver
chaque jour pris d'une femme char-
mante qui paroissoit le distinguer,
sans chercher à démêler l'espèce de
sentiment qui l'atliroit vers elle. S'il
€Ût pris l'intérêt que lui téraoignoit
Amélie pour autre chose que de
Tamilié , s'il eût réfléchi un instant à
ce qu'il éprouvoit lui-même, sans
doute il eut fui le danger, mais le
grand nombre d'idées qui occupoient
sa tête ne lui laissoient pas le temps
d'examiner son cœur; et chaque fois
qu'il alloit voir Amélie , il croyoit
ue s'y rendre que pour parler d'Au-
guste ou pour le rencontrer. II n'en
étoit pas de même d'Amélie j l'éclat
ET FRÉDÉRIC. gS
qui eniouroit le jeune favori ne l'avoit
que trop séduite. Elle savoit combica
Frédéric J'avoit trouvée belle, et so
prometLoit tout de la vive impression
qu'avoient produite ses charmes. Elle
Jugeoit bien qu'il éloit diificile d'a^
mener le comte à l'idée de remplacer
près d'elle un ami si cher ; mais elle
comptoit sur le temps, sur l'amour,
et sur l'adresse exU'ème qu'elle se
promeltoit d'employer. D'ailleurs ,
elle se l'éservoit toujours la ressource
d'épouser Auguste, si elle ne parve»
noit point à devenir comtesse de
AfVolendorf. Plus elle faisoit de pro4
grès dans le cœur de Frédéric , et
plus elle épaississoit le voile qui cou*
vroit les yeux d'Auguste. Elle dé*
ployoit alors avec habileté toute la
force de son talent pour la dissimu^
gG AUGUSTE
lation , et souvent le moyen qu'elle
nicttoiten jeu a voit un double but. Un
soir, par exemple, le comte causoit de-
puis long-iemps avec une Jeune veuve
assez jolie qui venoit quelquefois chez
madame de Harlcim ; Amélie le fit
remarquer eu riant à Auguste , qui
;i'éponclit sur le même ton, que cela
ne signifioit rien , et que Frédéric
avoit pour habitude de faire la cour à
toutes les femmes. — «Mais , reprit
Amélie , en continuant de plaisanter ,
celle-ci l'emporte toujours , et depuis
quelque temps le comte sait fort bien
si elle doit venir ou non -, il est vrai
que j'ai souvent soin de l'en instruire ,
pai'ce que cela nous assure sa visite. »
L'air gai et naturel que prenoit
Amélie en disant cela , auroit suffi
pour abuser l'homme le moins cou-
ET FRÉJbliUiC. 97
llanl. 11 arriva cependaut qu'Auguste ,
peu de jours après, plaisanta son ami
sur sa nouvelle passion ; Frédéric se
mit à rire de l'idée d'Amélie , mais il
ue parla pIuS à la jeune veuve.
Les femmes qui joignent à une
Ame commune peu d'étendue dans
l'esprit sont bien loin d'être les moins
adroites; ce sont elles au contraire
qui peuvent suivre un plan quel-
conque avec la ténacité nécessaire ,
puisqu'aucune idée étrangère, aucune
émotion forte ne vient jamais les en
détourner. Elles ont aussi l'avantage
de pouvoir observer avec un extrême
sang-froid celui qu'elles veulent do-
miner , attendu que leur cœur n'est
jamais véritablement intéressé. Amé-
lie u'avoit donc pas lardé à découvrir
que le trait principal du caractère de
1. 5
98 AUGUSTE
Frédéric étoit la vanilé , et l'on sait
quelle prise ce misérable défaut donne
aux autres sur nous. Elle en espér<>it
tout, )gt.n« cessoit en nirille occasions
de flatter et de mettre 'en jeu cette
foiblesse du comte. Madame de Har-
ieim étoit sortie un matin pour faire
quelques emplettes; le hasard fît que
Frédéric arriva pendant son absence,
el qu'il trouva sa (ille seule. Aniélie
profita d'une aussi heureuse occasion
pour assurer sa conquête , et le plus
habile manège fut alors employé.
Dans l'intimité du tetc à tête on se
permet de parler de soi; jamais femme
ne se montra plus douce , plus tendre
et plus digne d'être aimée. Toutes les
fois qu'il fut question d'Auguste, elle
ne parla jamais que de l'estùne.qvLeih
îU'oit pour Iwi , elle évitoit cepcndajjJt
ET F1\ÉDÉ1\IC. gf,
avec adrcssed'eii faire l'objet delà con-
versation , ot trouvoit le moyen de la
^amener sans csssc sur le comte lui-
même. Avec quel intérêt elle sembloit
l'écouler ! tout homme aime à com-
muniquer les. idées qui l'occupent
habituellement j le ministre entrcte-
aoit donc x\mélie de ses plans pour
embellir la capitale , de ses projets
pour améliorer le sort dun peuple
dont le bonheur lui ctoit à peu près
confié. Tout sérieux qu'étoîcnt les
détails dans lesquels il entra , Amélie ,
le sourire sur les lèvres , les yeux fixés
SUT lui 5 sembloit craindre de ne pas
l'entendre asse^ ; on eût dit que cha-
que parole de Frédéric alloit jusqu'à
son cœur, tandis qu'elle n'étoit occu-
pée que du soin de donner à tous ses
traits l'expression convenable. Elle
5.
roo AUGUSTE
lui adressa de ces Iquanges adroites
contreJc^quellesJ'étre le plus modeste
n'est jamais en garde , de ces louanges
qui sont d'autant moins suspectes
qu'elles, semblent échapper inyolon-
tairement, et quoiqu'un ministre soit
toujours habitué à s'entendre louer,
la manière dont le comte l'étoit alors
lui,paroissoil anssi douce que nou--
velle. Enfin , Auguste n'arrivant
point , il quitta Amélie charmé de son
..esprit (quoiqu'elle eût presque tou-
jours écoulé), et se promettant bien
de la ,'Voir à l'avenir chaque jour.
<r Lorsqu'elle sera la femme d'Au-
^i^ste, se disoit- il, je passerai près
d'elle tous les momens que me laisse-
ront les aflfaires. Je la verrai suivre
avec intérêt les progrès de ma fortune
■^X de ma grandeur. L'indifférence
ET FîiÊDÉRÎC. 161
d'Auguste sur plusieurs arlicles qu'il
traite de peiitOsses m'enTpéche quel-
^lièfois de lui confier une partie do
nies idées ; je dirai tout à Amélie ,
elle entendra mille choses quen'eii-
iendroit pas son mari ; car les femmes
ont toujours plus que nous ce tact
délicat qui produit l'indulgence. »
C'est ainsi qu'aveuglé sur le véri-
table état de son cœur, Frédéric s'a-
vançoit rapidement vers le piège
adroit qui lui étoit tendu. 11 en vint
bientôt à rechercher toutes les occa-
sions de se trouver seul avec Amélie :
lorsqu'il y étoit parvenu , l'arrivée
d'un tiers le contrarioit aii dernier
point , et bien souvent Auguste le
génoit plus qu'un autre.
Madame de Harleini avoit désiré
qu'une taute dont Amélie devoil hé-
10* AUGtJSTR
riier un jour, pût assister au mariage.
L'arrivée de cette tante se trouva re-
tardée par des motifs qui lui étoient
particuliers , et les instances d'Au-
guste pour qu'on ne l'attendît pas
furent toutes inutiles. Amélie, qui en
gémissoit avec lui , fut bien loin
comme on l'imagine d'en témoigner
aucun chagrin en présence de Frédé-
ric ; et Frédéric , involontairement ,
lui sut un gré extrême de celte io-
ditrérence.
,s b'iBà
ET FRÉDÉRIC. io3
««\V«V\%VV% V\\ ^ VVWM-WX V W V\V «WiWV WV W t>^>\'M \\\ V\\X V%\ k\»AWV«
CHAPITRE YIII.
^ Enfin Amélie iriomphoit , et sans
que lé mot d'amour eut jamais été
prononce , elle ne pouvoit douter de
tout celui qu'elle insplroit. Mais il
ne saflisoit pas qu'ellc-niôme le con-
nût , il failoit que le comte fiit éclaire
à sou tour sur la nature du sentiment
qu'il cprouvoit à son insu j il faîioit
le conduire au point de choisir entre
une maîtresse adorée et son frère.
Amélie cherchoit le moyen d'y par-
venir sans risquer tout, lorsque le
hasard la servit au-delà de ses espé-
io4 AUGUSTE
rances. Un soir elle étoit assise dans
le jardin entre les deux amis. Auguste
parloit du sort qui l'attendoit , lors-
qu'uni à Amélie, tous les jours s'écou-
leroient près de deux êtres qui lui
.étoient si chers.
— « Ah ! Frédéric, s'écria-t-il , je
tremble quelquefois de ne faire qu'un
songe flatteur ! Trop de félicité me
semble être mon partage. J'ai besoin
de te voir, j'ai besoin delà regarder
pourm'assurer de tout mon bonheur.
Quoi ! Amélie sera ma femme ! Amé-
lie m'appartiendra ! »
En disant ces mots, il la serra
contre son cœur, et l'embrassa. A la
vue de ce transport, le premier dont
il eût été témoin , Frédéric pâlit; une
sensation horrible bouleversa son
âme , le voile tomba , et l'affreuse
ET mtiDÉRlC. io5
jalousie lui fit retomïoîire l'amour.
Hoiis deilui y ilsc r&vo ^ il veut s'éloi-
gilc^r d^un spdciacle qui le lue : Au-
guste sui'pris le rappelle. Le comte se
retoprue : sa pâleur, ses traits ren-
versés effraient son ami. — « Frédé-
Wcif' qu'as -tu? dit Auguste, avec la
p^lus vive inquiétude. »[ — «Je ne me
senspasbien, répond Frédéric, d'une
voix foible. Sans doute la fraîcheni
du soir... * 11 n'achève pas, et retombe
sur le siège qu'il veuoit de quitter.
• — « Tu te trouves mal ! s'écria Au-
guste. Amélie , prçnez soint de lui , je
co\irs chercher du secours. » El Au-
guste dans le plus grand effroi , s'é-
lance vérâ la maison , tandis qu'A-
mélie sourit à l'accomplissement de
ses désirs.
— • w Où voulez-vous aJler? dit-elle
5..
jo5 AUGUSTE
à Frédéric qui sembloit vouloir suivre
son ami. Restez, le grand air vous
fera du bien. »
— « Amélie , répond le comte,
Amélie , laissez-moi fuir ! laissez-moi
m'éloigner j je suis le plus malheureux
des hommes ! »
— « Qu'avez-vous ? ;> dit la traî-
tresse.
— (( Ne m'interrogez pas , laissez-
moi mourir. Que ne suis-je mort
avant d'avoir été témoin ! Cruelle
femme! comment avez-vous pu......
devant moi ! »
— tf Que dites-vous? reprit-elle, je
ne vous comprends pas ? »
— «Hé bien, s'écrie Frédéric, neïne
trouvez-vous pas assez coupable ?Faut-
il vous faite jouir de toute ma honte?
Oui, continua-t-il en! se jetant à ses
ET FRÉDÉRIC. 107
pieds , j'ai iralii l'amitié , riionncur.
Toi qui me les as fait oublier, punis-
moi de mon crime. Je t'aime, Ame-
lie, je t'idolâtre !.... •»
Les marques du plus violent déses-
poir accompagnoient cet aveu. 11
couvroit de larmes les mains d'Amé-
lie, et Auguste lui-môme en eût eu
pitié, si Auguste avoit pu connoître
ce qu'il souffroit alors.
— « Ah, Frédéric ! dit Amélie eu
soupirant , combien nous allons être
malheureux ! »
— « Que diles-YOus? reprit-il,
n'aimez-vous pas Auguste ? »
— • «< Hélas ! » répondit-elle , en fei-
gnant de répandre une larme.
— V Ah ! s'écria le comte, puisse
cet instant devenir le dernier de ma
vie j mais dis une lois que tu m'aimes ,
lûS AUGU3TE
et que j'expire à tes pieds^ de re-
mords et de bonheur ! « j^^^
— « Oui , Frédéric, répondit Amé-
lie d'une voix tremblante , oui , je
vous aime. » Et Frédéric transpprté ,
couvroit ses mains de baisers , lors- .
que la voix d'Auguste se fit entendre.
T- « Levez-vous, dit Amélie , Au-
guste viem, »
A ces mots qui l'arrachent à son
délire, le coniîe se levé dans le plus
grand trouble. « Auguste! s'écrie-t-iJ,
comment le voir! comment soutenir
sa présence! ah! fuyons loin de lui; »
et prenant une allée opposée , il
sortit du jardin et bientôt de la mai-
son.
A peine Amélie avoit-elle pu son- •
ger au moyen d'expliquer un départ
aussi cxiraordinaiie, qu'Auguste pa-
ET FRÉDÉRIC. 109
rut, suivi d'un domestique qui por-
toil ditféreiis cordiaux : étonné de ne
plus troùyer son ami , il interroge
Amélie.
— K Et quoi! dit-elle, sans être
émue, ne Tavez-vous pas rencontre?
il m'a quillce se trouvant mieux. »
— « Sans doute il -est dans la mai-
son, » dit Auguste j et ils en prirent
le chemin j mais lorsqu'un valet lea^r
apprit que le ministre venoit de partir,
Auguste marqua le pltis grand éton-
nement. <' Voilà qui est étrange, dit-ii;
Frédéric devient-il fou? » Puis se re-
tournant vers ie valet : « 11 ne vous
a rien dit? »
— « 11 m'a seulement prié d'appeler
ses gens , répondit ce dernier , et nous
avons remarqué que son excellence
ctoil fort pale » '
110 AUGUSTE
— (^ Je n'en reviens pas >» , répétoit
Auguste ', et mille idées se présenloieiit
à son esprit; mais il en étoit une qui
ne s'y seroit jamais offerte , et c'étoit
la seule qui pût tout expliquer, tout
éclairer. Amélie, dans le silence, sui-
voit SCS mouvemens ; elle désiroit vive-
ment qu'il soupçonnât la vérité; mais
elle ne vouloit pas là dire. Enfin ils se
séparèrent , Auguste se promettant
d'envoyer des le point du jour chez
son ami , et Amélie surprise au der-
nier point d^un tel aveuglement.
Elle passa la nuit dans la plus
grande inquiétude ; quelque vive qne
fût la passion du favori pour elle , les
remords qu'il lui avoit montrés lui
faisoient tout craindre. 11 n'avoit pu
soutenir la présence d'Auguste ; il
pouYoit encore sacrifier l'amour à
ET FRÉDÉRIC. m
ramidé. Maintenant qu'elle n'étoit
plus près de lui, un sentiment d'hon-
neur, qu'elle traitoit de foiblesse,
pouvoit l'emporter sur tous ses char-
mes, et peut-être Frédéric l'avoit-il
fui sans retour. Ces affligeantes ré-
flexions éloignèrent le sommeil de ses
yeux jusqu'au grand jour; enfin elle
s'étoit endormie de fatigue , lorsqu'on
lui annonça un message du ministre.
Elle trembla en ouvrant l'écrit qui
contenoit son sort , et ses tristes pres-
sentimens furent justifiés lorsqu'elle
y lut ce qui suit :
« Après une nuit passée dans les
» tortures , je reçois une lettre d'Au-
» guste, d'Auguste que nous avons
>i tant oûensé ! Ce digne , cet excel-
» lent ami tremble pour ma santé î
-» il s'inquiè-te ! Amélie, nous
» sommes bien coupables; mais que
* 112 ^liCîeSTE
» îa raison et l'honneur nous em-
i) p'éehênt de le devenir davantage.
» Auguste vous adorej il ignoretout;
» ne déchirons pas son cœur. Deve-
» nez son épouse j vous l'avez aimé,
:» vous l'aimerez encore ; et comment
» ne pas aimer Auguste 1 Son cœur
^ô) n'est-il pas l'asile de toutes les ver-
» tus ? Amélie, rendons-nous dignes
»- dé Sa tendresse, faites son bonheur ;
» oubliez un aveu que je n'aurois ja-
» mais fait, si le délire où j'élois
» plongé m'avoil laissé le maître de
» ma raison. Soyez heureuse ! Qu'Au-
iï'guste reprenne tous ses droits sur
» vôtre âme. Adieu, Amélie, adieu ,
» jusqu'au Jour où je pourrai vous
» revoir sans trouble , jusqu'au rjt)ur
» où vous ne serez plus que ma sœur.
» Amélie! . . . Adieu donc pour
» jamais. »
ET FRÉDÉRIC. ii3
Le porteur de celte lettre étoit
parti sans attendre de réponse, seloii
l'ordre qu'il en avoit reçu ; et Amélie
resloit les yeux fixés sur l'écrit, qui
scmbloit anéantir toutes ses espé-
rances , lorsqu'une idée subite vint la
frapper. Elle connoissoit toute la
générosité d'Auguste ; elle résolut de
lui faire connoître le secret du comte ,
et de le rendre ainsi l'arbitre de leur
sort. La lettre qu'elle tenoit lui en
fournissoit un moyen naturel -, il
falloit , comme par accident , la faire
tomber dans les mains d'Auguste , ei
rien n'éloit plus aisé. Amélie s'étant
arrêtée à celte idée , reprit toute sa
gaieté ; elle pouvoit encore devenir
l'épouse du ministre, et l'amitié peut-
être alloit se joindre à l'amour pour
-la conduire au but oii son ambition
brùloit d'atteindre.
ii4 AUGUSTE
Devant Auguste elle affecta touEe la
Journée un air triste et rêveur, au
point que plusieurs fois il lui en fit la
remarque ; mais elle évita d'y ré-
pondre. Enfin, se trouvant seule avec
lui, elle crut l'instant favorable ; elle
se lève , et sort sous un léger pré-
texte , ayant soin de laisser à terre la
lettre de Frédéric, entrouverte ; Au-
guste l'aperçoit, la relève, il ïi'a pas
plutôt reconnu l'écriture de son ami,
qu'il croit pouvoir la lire Mais
grand Dieu ! que devinl-ii en décou-
vrant le fatal mystère qu'elle renfer-
moit ! il tombe anéanti sur son siège :
«Us s'aiment! s'écrie-t-il, ils s'ai-
ment !» Et la mort a passé dans son
âme. Toutes ses espérances de bon»
heur sont renvw'sées à la fois : plus
de maîtresse , plus d'ami , un instant
ET FRÉDÉRIC. ii5
lui enlève tout. Amélie, Frédéric,
lui paroisscnl deux monstres d'ingrati-
tude et de fausseté. Il se rappelle leur
conduite et la sienne , qui auroit dû
les couvrir de honte , si leurs cœurs
n'eussent pas été entièrement corrom-
pus. — « Comment pouvoieut-ils me
trahir? dit-il en sanglotant. Comment
ne rougissoient-ils pas de ma sécurité?
Moi qui serois mort avant de les soup-
çonner ! moi qui ne vivois que pour
eux ! Ils s'aimoicnt , et ma tendresse ,
et ma con(iance,nc parvcnoient pas à
leur en arracher Faveu ! Et tous deux ,
tous deux me tromp oient ! » Mais
bientôt en relisant le funeste écrit,
Frédéric lui paroissoit moins cou-
pable ; il lui savoit gré d'avoir des
remords. — « Hélas ! reprii-il , sans
doute hier le malheureux éviloit ma
m6 ' AtGtt:$TE
présence : au moins n'osbit-il souic-
nir mes regards. Mais Amélie ! Amé-
lie , ô Dieu ! si jeune ! quelle perîî-
die ! avec quel sang-froid elle ni'as-
sassinoit ! Comment aurois-je pensé
qu'elle ne m'aimoit plus? Que
dis-je ! m'a-t-elle jamais aimé? jj
Comme il prononçoit ces mots , il
crût entendre Amélie qni vcnoit le
rejoindre. Hors d'état de supporter sa
vue , il s'élance vers la porte , et sort
de celte odieuse maison pour n'y ja-
mais rentrer.
Il semble que l'agitation du corps
Soit un moyen de calmer l'esprit. Au-
guste par un mouvement machinal >
traversa toute la ville d'un pas rapide j
et se trouva bientôt dans les champs.
11 étoit tout à fait nuit , le ciel
brilloit de mille étoiles , et la nature
ET F^RtDLmC. n7
ûvoll cet aspect iniposaut qui trans-
porte rhpmme vers les idées élevées.
Auguste s'arrêta, et contemplant ce
beau spectacle , il sentit sou cœur
plus tranquille ; un sentiment mélan-
colique prit la place du désespoir. 11
se trouvoit près du lieu consacré aux
sépultures ; le mur en étoit dégradé
en plusieurs endroits , il le franchit , et
s'assit près d'une petite pyramide , éle-
véesurla dépouille d'un être, qui sans
doute avoit souffert aussi. Auguste
considéroit avec une tristesse reli-
gieuse ce dernier asile de l'homme , et
le souvenir de la comtesse de Waltoff
vint frapper sa mémoire. — « O ma
mère ! s'écria-t-il ,si tonâme bienheu-
reuse tient encore à la terre '.situ peux
suivre dans ce misérable monde les
objets que ton cœur d< chéris ! avec
wèA AUGUSTE
<juelle douleur vois-tu tes- enfans dé-
sunis ! Lorsqu'en expirant tu joignis
leurs mains , aurois-lupu croire qu'un
jour ils cesseroient de s'aimer? que
Frédéric déchireroit l'âme d'Auguste,
€t lui raviroit tout son bonheur? Le
cruel amour a rompu les liens que lu te
plaisois à former: ainsi je n'ai plus de
frère; ainsi ton dernier désir ne sera
pas accompli. Je ne serai pas , dans
cette triste vie, le compagnon , l'ami,
le soutien de Frédéric. » A ces mots
un torrent de pleurs vint soulager
l'infortuné Auguste. Il tira de son
sein la lettre de Frédéric à Amélie,
€t s'approchant d'une lampe qui brû-
loit dans une petite chapelle , il rehit
ce fatal écrit. Toutes les expressions
lui en parurent touchantes. La dou-
leur et le repentir qui s'y peignoient
ET FRÉDÉRIC. 119
si vivement alleDclrissoient son âme ,
au point que l'ami de son eiiiance,
reprenoit pou à peu tous ses droits
sur son cœur. 11 se repréaen toit Fré-
déric combattu par une passion ter-
rible , souffrant ce qu'il soullroit lui-
même, cl plus digue de pitié que de
courroux. — « Eh quoi ! s'écria-tril,
n ai-je donc promis de l'aimer queu-
tant qu'il ne nuiroit point à mon
repos? ai-je cru l'amitié exempte de
sacniiîces et d'indulgence ? si mon
frère a manqué de co'niiance envers
moi , dois je manquer de générosité ?
non , non , Frédéric connoîlra ce
cœur auquel il a craint de s'adresser,
et s'il le faut, Auguste mourra de sa
douleur, mais il aui'a fait son devoir. »
Emporté par ce mouveme-nt, Au-
guste prend le cUcmiu de sou logis ,
120 AUGUSTE
et à peine y est-il arrivé , qu'il écrit à
ton ami la lettre suivante :
K Je sais tout, Fi'édéric j le hasard
» a fait tomber dans mes mains la
» lettre que tu as adressée^ce matin à
» Amélie. 11 est donc vrai que tu as
» pu dissimuler avec ton frère ! Pour
» la première fois depuis notre cn-
)» fance , tu n'es pas venu te confier
» à lui ! Frédéric , je le sens , je
» serois moins malheureux si tu
» eusses ouvert ton cœur à celui qui
» te plaint , et qui t'aime encore.
» Amélie te préfère ; jouis de ton
» bonheur sans remords et sans
» trouble. Je te pardonne tout ; du
» fond de mon cœur , Frédéric , je
» te pardonne. Mais je ne veux plus
» te revoir que son époux. »
Auguste fît partir ce billet jSur-lc-
ET FREDËLUC. i?.,
^liainp. Satisfait de Iiu-iiiOmc , il cioit
j)!us tranquille ; d'ailleurs il vcnoit
d'agir , de prendre un parti , ce qui
soulage toujours un peuj mais com-:
bien il éloit loin de ce calme qui fait
espérer que l'on se consolera ! L'image
d'Amélie se retraçoit à son esprit
avec tous ses premiers charmes. On
peut aimer long-temps encore l'être
qu'on n'estime plus , non tel qu'il
s'ollVe alors à nos yeux , mais tel que
nous le voyions avant qu'il ne fût
démasqué ; on pleure un mort , et
avec plus d'amertume peut-être que
s'il étoit réellement au tombeau. Pour
qu'une passion violente s'éteignît tout
à coup , ilfaudroit qu'elle ne laissât pas
de souvenirs. Ces souvenirs si doux
et si cruels , on les épuise tous avant
de retrouver la paix. Auguste revoy oit
I. 6
132 AUGUSTE
Amélie dans les premiers temps de
sa liaison avec elle , il enlendoit sa
douce voix l'assurer de l'amour le
plus tendre , et sa raison s'efforçoit
en vain de combattre sa mémoire.
— « Heureux Frédéric ! pensoit-il,
c'est pour toi désormais qu'elle sou-
rira , c'est sur toi q.u'elle jettera ces
regards enchanteurs qui m'enivroienl
d'amour Que dis-jel Frédéric lui-
même ne peut-il pas être le jouet de sa
coquetterie ? Qui le rendra certain
des sentimens qu'elle sait si bien fein-
dre?.. Hélas! en est-il moins fortuné !
Qu'importe à son bonheur qu'il soit
aimé réellement ou qu'il croie l'être?
îfos plaisirs sont-ils autre chose que
des illusious ! IS'ai-je pas joui de mou
erreur? Ah! que ne suis-je encove
ti'ompé.! «
ET FRÉDÉRIC. 12I
Amour - propre à part , Auguste
avoit raison. Mais , plus licurcux
cepeudant celui dont les jouissances
reposent sur une réalité , puisque
tout aveuglement a son terme !
6.
,fl4 AUGUSTE
wav\\vwvwv\\vwv\'vwvwvwvvwvwvwwvwvvw VW i\\W\V\MV\\WW
CHAPITRE IX.
Auguste passa la nuit entière dans
la plus affreuse agitation. Hors d'état
de prendre aucun repos , il ne vou^
lut pas se coucher : il essajoit en
vain d'ouvrir un livre , une foule de
sensations douloureuses s'opposoient
à ce qu'il pût fixer son esprit sur uû
autre sujet que sur celui de sa peine.
Enfin , le jour paroissoit depuis peu
sans lui apporter de calme, lorsqu'il
entendit sonner à la porte de son
appartement ; il craignit d'abord qu'il
ne fût arrivé quelqu'accident dans la
1:T FRÉDÉrxIC. io5
maison ; son domesli([ue n'élolt pas
encore levé : il alla ouvrir lui-même;
et Frédéric , pâle et défait, se préci-
pita dans ses bras.
« Auguste ! s'écria Frédéric, dis
que tu m'aimes encore ! dis que tu
me crois encore un honnête homme,
ou fais moi mourir à l'instant ! «
— « Que viens-tu faire ici? » dit
Auguste , qu'un premier mouvement
porta à se dégager et à s'éloigner de
quelques pas.
— « Tu me repousses ! reprit le
comte avec l'accent du désespoir. Tu
me repousses ! Ah ! c'en est fait , il me
méprise ! je suis perdu ! perdu ! ;>
— ff Non , non , répondit Auguste ,
se rapprochant , je ne te méprise pas ;
je t'aime encore , Frédéric. Ta dé-
marche , l'état oî-i je te vois, ranime-
ïiG AUGUSTE
roient ma tendresse , si elle avoit pu
s'éteindre. Mais j'ai besoin d'être seul
pendant quelques jours -, respecte
mon désir ; occupe-toi de ton bon-
heur. Quand tu seras son époux , je te
r€V€rrai toujours , toujours avec plai-
sir, mon frère , » ajouta-t-il en lui ten-
dant la main.
— K Auguste 5 écorne , dit Frédéric ,
je te fais plus de mal que ne pourroit
t'en faire le plus cruel ennemi -, mais
le ciel m'est témoin que mon crime
est involontaire. Je ne l'ai point
trompé, mon cher Auguste; je me
trompois moi-mcme, et celle cruelle
passion s'ctoil développée dans mon
cœur sans que je la connusse. Je
croyois n'aimer Amélie que comme
une soeur ; elle a dû te dire »
— « Amélie ne m'a rien dit, » ré-
pondit Auguste.
ET FRÉDÉRIC. 127
— «lie bien, reprend Frédéric,
c'est avant-hier , seulement que j'ai
connu le véritable état de mon cœur ^
ce baiser que tu lui donnas, ce fatal
baiser m'ouvrit les yeux. Je sentis
que je 1 adorois. Tu n'as pas oublié
xt!on trouble? Auguste, ma raison
étoit égarée. Tu nous laissas seuls , et
mon secret m'échappa. Sans doute je
dcvois fuir , je devois me taire : mais
que peut un homme hors do lui ? que
peut nn homme dans le délire ? Et
maintenant, Auguste, maintenant,
cet amour qui m'a rendu si coupable ,
je ne le vois cpi'avec horreur ! je
n'éprouve plus d'autre sentiment que
la douleur affreuse d'avoir déchiré
ton cœur. Aux dépens de mes jours ,
je voudrois te rendre le bonheur dont
tu jouissois encore hier. Je sens qu'il
1^8 AUGUSTE
m'est impossible de vivre sans être
aimé de loi. Je sens que tu m'es plus
cher qu'Amélie elle-même Me
crois -tu? »
— « Oui , dit Auguste , je te crois. »
— « Mais pourras-tu me pardon-
ner? ne perdrai-je ni ton estime, ni
ta confiance? Songe qu'il te sera im-
possible de m'abuser; songe que nous
n'avions qu'une âme , hélas ! au point
que mon silence jusqu'à ce jour te
prouve l'aveuglement où j'étois plon-
gé , et la bonne foi qui seule est mon
excuse. Mais toi , comment n'as-tu pas
ouvert les yeux? comment n'as -tu
pas reconnu toute la force du charme
qui m'entraînoit vers elle? »
— f< Le moindre changement dans
Am'lie m'eût éclairé sans doute , rc-
ponlit Auguste, mais elle étoit la
même, et » 11 s'arrêta.
ET FRÉDÉRIC. lag
— K Ail ! sans doute, elle cralgnoit
de déchirer loii coeur! » Auguste ne
répondit rien.
— « Elle n'ignoroit pas, continua
Frédéric qui suivoit sa propre idée,
que son amour seul pouvoit payer
ton amour. L'estime, la tendre afï'ec-
lion qu'elle a pour toi , n'auroient pas
suffi pour te consoler. Je ne le sens
que trop depuis que je lis clairement
dans mon cœur, Tassurance d'une
froide amitié me scroit maintenant
odieuse , et lu l'aimois comme je
l'aime. Quelle fatalité m'a fait désirer
de la connoître avant que vous fus-
siez unis! Si elle eût été ton épouse...»
11 jeta un regard sur Auguste , dont
les yeux étoieni fixés vers la terre , et
s'interrompit tout-.i-coup. « J'entends
la pensée, reprii-il ; oui, des lors
6..
i3o AUGUSTE
elle éloit ton épouse j elle devoitrcire
à mes yeux. Je suis le plus coupable
des hommes. «
— « Non , non , dit Auguste , Je te
juge moins sévèrement. Je sais trop
quel empire l'amour doit prendre
sur ton âme ; et , d'ailleurs , Amélie
l'aime. Elle te l'a dit, sans doute?
ajouta-t-il , en s'efforçant de paroître
tranquille. »
— (( Je dois te l'avouer, » répondit
le comte.
Elle me donnoit la même assu-
rance, pensa Auguste , dont un sou-
rire amer vint effleurer les lèvres ,
lïiais qu'un sentiment de dignité obli-
geoit au silence.
— « El cependant, tous deux, tous
deux, repritFrédéric, nous en sommes
ET FRÉDÉRIC. i3i
séparés sans retour. Elle ne peut élrc
ion épouse ni la mienne. »
— « Et pourquoi ne seroit-ellepas
la tienne , puisqu'elle te prcfère ?
puisque »
— « Tu me le demandes , Auguste ,
lorsque tu l'aimes , lorsque tu souf-
fres? j) répondit Frédéric, d'un ton
touchant oii perçoit le reproche.
— « Oui, je souffre, je souffre
beaucoup , dit Auguste , en lui pre-
nant la main. Mais penserois-tu que
ion malheur puisse jamais être ma
consolation? Ne devons - nous pas
espérer , au contraire , que le temps
et la raison viendront plus aisément
à mon secours , lorsque je penserai
que du moins Frédéric est heureux ?
Fais que je n'aie que ma peine à porter.
i32 AUGUSTE
Je suis sur d'être plus tranquille dos
que tu seras son époux. »
— « Jamais ! jamais ! » s'écria le
comte.
— « Frédéric , reprit Auguste ,
interroge ton coeur, et parle-moi,
comme nous nous parlions jusqu'à ce
jour. Crois-tu pouvoir cesser d'aimer
Amélie ?» -
— « La chose est maintenant im-
possible, M répondit Frédéric, sans
hésiter.
— « Hé bien, moi, je le puis ,
reprit i\.uguste , qui n'éprouvoit alors
en effet qu'un vif ressentiment contre
l'ingrate. Je suis certain d'oublier
Amélie. N'est-eJle pas morte pour moi,
le jour qu'elle a partagé ton amour?
Nulle puissance nepeut me la rendre,
et toi-même tu le sens. Ne me fais
ET FRÉDÉRIC. i33
donc point un sacrifice inutile. Dc-
vieus son époux , ou je pars aujour-
d'hui même pour ne revenir jamais. »
— « Quoi! dit Frédéric, je m'uni-
rois à celle pour qui tu ne peux plus
éprouver maintenant que de l'amour
ou de la haine ! Je formerois un lien
qui doit rompre tous les nôtres ! Crois-
tu que je puisse vivre sans te voir? »
— « Nous nous verrons toujours , si
tu cèdes à mes vœux. Je ne pourrois
dire aujourd'hui quel sentiment suc-
cédera dans mon cœur à celui que
m'inspiroit Amélie j mais sans doute
l'indiflerence »
— « L'inditïerence ! non, non,
jamais ! 11 faut l'idolâtrer ou la haïr.
Tu Taurois donc aimée bi^in foible-
ment ? » s'écria le comte avec feu.
— « Et toi , vois à quel point tu
i34 AUGUSTE
l'aimes! » dit Auguste en souriant
péni])lement.
— « Je ne prétends pas le nier , dit
Frédéric : je l'adore. Elle est la seule
femme qui m'ait fait connoître le
charme inexprimable qui existe dans
l'amour. Un mot d'elle a le pouvoir
de calmer mes peines , de me les faire
oublier. Son regard, le son de sa
voix, bouleversent tous mes sens; je
ne l'ai jamais quittée sans penser avec
délices que je la reverrois le lende-
main j et cependant, que je meure à
l'instant, si je puis supporter l'idée de
la posséder jamais , de te rendre té-
moin d'un bonheur qui devoit être le
tien ! Non , non , cette idée affreuse
change à l'instant l'état de mon âme ,
et je ne crois plus aimer Amélie. »
— «Tu doutes de mes forces ; tu me
ET FRÉDÉRIC. r35
juges d'après toi-mcme, et lu crains
mon désespoir j mais songe que je ne
suis pas aimé ; que j'ai cru l'être ,
ajouia-t-il en baissant la voix. Et tu
compteras davantage sur ma raison.
Revois Amélie sans remords , sans
chagrin j et si dans quelque temps
ton cœur n'a point changé, si tu
l'aimes, si tu l'estimes ( il appuya sur
ce mot ) comme tu le fais aujourd'hui,
deviens son époux sans hésiter et sans
me plaindre. »
— « Ah! sans do«le, répondit le
comte, le temps ne feroit qu'aug-
menter la force du sentiment qu'elle
m'inspire; car je connols bien son
âme : chaque jour on la trouve plus
belle. »
Auguste regarda son ami en étouf-
fant un soupir , et il se tut,
. i36 AUGUSTE
— « Mais je ne puis la revoir , con-
tinua Frédéric j non, je ne le puis.
Je sens trop quelle douleur me pour-
suiv^ro.it près d'elle ! Ton idée seroit
.là, toujours là. Tu ignores combien
je me hais, combien je me méprise,
et que ce n'est qu'avec loi que je me
sens soulagé. »
Une larme vint mouiller les yeux
d'Auguste. — « Je te comprends,
dit-il du ton le plus tendre , je te com-
prends. Mais si tu ne peux vivre sans
moi , es-tu sûr de pouvoir vivre sans
Amélie ? »
— « Hélas! je l'ignore. »
— « Et lorsque je t'offre le moyen
de nous conserver tous deux , tu veux
nous perdre l'un et l'autre ; car je
partirai, je partirai pour toujours. »
Le caractère d'Auguste ne permet-
ET FRÉOÉRIC. iSy
loll pas do doiiler qu'il n'exécutât sa
menaco. Le comte éloit hors de lui-
même, 11 110 voyoit plus de bonheur
possible , ni pour lui , ni pour tout
ce qui lui étoit cher, et il repoussoit
loutesles pensées, toutes les réflexions
qui lui présentoient distinctement
l'état actuel de son àme et un cruel
avenir comme autant de coups de
poignard. Auguste, toujours fermre,
et toujours calme en apparence ,
parvint à lui arracher la promesse
de retourner chez ximélie , et s'en-
gager à la revoir ; c'ctoil s'enga-
ger à tout. Il le chargea d'une lettre
pour madame de Harleim , dans la-
quelle il disoit simplement qu'une
affaire très-pressante le forçoit à s'ab-
senter pour quelques jours. Tandis
qu'il écrivoit, le comte parcouroit
i38 AtJGtfSfE
la chambre dans un état d'angoisse
difficile à décrire. 11 frémissoit éga-
lement à l'idée d'épouser Amélie ou de
renoncer à elle ; deux sentimeus trop
chers pariageoient son âme _, pour
qu'il lui fût possible de prendre une
décision , et dans cette cruelle incer-
titude , il cédoit à l'ascendant qu'Au-
guste avoit toujours eu sur lui , d'au-
tant plus aisément, qu'il u'étoit pas en
sa puissance de s'arrêter alors à un
parti quelconque.
« J'espcre , cependant , dit -il à
Auguste , que tu me laisses libre ,
entièrement libre ? »
— V Certainement , » dit Auguste ,
en lui donnant sa lettre tout ou-
verte.
Fre'déric lut, et se sentit soulagé
eu voyant qu'il lui restoit du temps;
ET TRÉDÉRIC. lîg
car il est des momens dans la vie ah
l'on croit toul sauvé si l'on a jusqu'au
lendemain. Sans se flatter souvent
que l'état des choses changera , on
éprouve \e besoin de reprendre ses
forces et la faculté d'agir. D'ailleurs, he
premier intérêt pour Frédéric alors,
étoit de connoîlre la véritable situa-
tion ducœur d'Auguste. Auguste étoit
trop généreux pour que la tranquillité
qu'il montroit ne fût pas suspecte;
mais , quel que fut l'empire qu'il a voit
sur lui-même , dans de longs entre-
tiens , un mot pouvoit trahir ou un
ressentiment plus vif, ou des regrets
plus douloureux , et ce mot, s'il étoit
prononce , étoit l'arrêt d'Amélie. Le
comte , que ses devoirs appeloient
près du roi , quitta donc son ami , se
promettant de le revoir le soir même,
^l de l'observer avec un tel soin ,
ï4e AUGUSTE
qu'aucun repli de celte âme noLlû
et blessée ne pourroit lui échapper.
Le malheur qui nous vient par un
élre que nous chérissons est Lien cer-
tainement le plus cruel de tous , puis-
qu'il nous enlève du même coup nos
plus grands moyens de consolation,
en toute autre circonstance, c'est au-
près de Frédéric qu'Auguste auroit
été chercher du soulas^emcnt à sa
peine , et la présence de Frédéric
n'éloit alors pour lui qu'un nouveau
supplice. La vue d'un ris^al préféré
fait toujours éprouver un sentiment
pénible à l'homme le meilleur et le
plus raisonnable. D'ailleurs par une
fierté bien naturelle, Auguste s'étoit
interdit tout reproche contre Amélie ;
<ainsi pour la première fois de sa vie,
il avoit dissimulé avec son ami , et
peut-être son silence étoil-il coupable,
ET i-RÉDÉUlC. ûi
élpouYoil-il causerie niaiheur de Fié-
(léric ! « Oui , pensoit Aiiguslc, il eût
clé plus géuércux de me plaindre, de
lui l'aire connoîlre avec quelle faus-
seté la coquette s'est jouée de mon
amour, et de le faire trembler pour
lui-même Mais , que dis- je ! n'est-
il pas trop aveuglé pour me croire !
n'auroil-il pas attribué mes discours
au dépit, au ressentiment? Nous ju-
geons la même action d'une manière
bien différente , selon qu'elle nous
flatte ou qu'elle nous blesse , et nous
excusons facilement une infidélité ,
Lorsque nous en sommes l'objet ! »
Auguste finit donc par s'applaudir
d'a\oireula force de se taire , surtout
lorsqu'il songea que le brillant comte
de Wolendorf, ministre et favori,
avoit bien plus qu'un autre les moyens
de lixer une feiiuue vaniteuse, et que,
lii AUGUSTE
même au défaut d'amour , Amélie lui
seroit toujours attachée par des sen-
timens d'orgueil et de reconnoissance.
Quant à lui, sentant l'impossibilité
de vivre avec Frédéric dans l'étal de
gêne oii les mettoitleur situation pré-
sente , il résolut de quitter la ville
pour quelque temps. Il écrivit à son
ami la lettre la plus affectueuse dans
laquelle ill'instruisoit de son départ et
de la résolution oii il étoit de ne point
revenir qu'Amélie ne fût mariée,
quelque fût l'époux qu elle choisiroit.
11 s'excusoit de son silence sur le lieu
de sa retraite, et terminoit ainsi :
« Mon âme est plus calme ; avant peu ,
» je le sens , mon esprit sera entière-
» ment libre. J'emporte des livres j je
M travaillerai beaucoup ; tu sais quelle
» ressource les lettres ont toujours été
ET FRÉDÉRIC. 143
j» pour moi? Sois donc iranquillc sur
M la manière dont s'écoulera mou.
i* temps jusqu'au jour oii nous nous
» re verrons, sans uous cacher une
» pensée, sans qu'une gène réciproque
» enlève à nos entretiens le charme
j> qu'ils avoient autrefois. Crois-moi,
j» nous nous aimons trop pour que
H nous puissions vivre ensemble au-
» trement que nous n'avons fait jus-
» qu'ici. Une absence éternelle nous
j» coûteroit peut-être moins j mais la
» mienne ne le sera pas. 11 y a pour
» toi dans mon cœur une tendresse
» qui doit triompher de tout, et niQ
» domier du bonheur en dépit de la
» destinée. »
Auguste envoya sa lettre , et partii
aussitôt.
r4+ AUGIJSTE
irt^vwvw vw vw \\\ vwvw WN vwvw www W\\\W^V V\\ VV\ VW\ V\\ WVt\*
CHAPITRE X.
En quittant son ami > Frédéric
avoit été obligé de se rendre chez le
îoi , qu'il devoit suivre à la chasse ,
en sorte que la lettre d'Auguste ne lui
fut remise que le soir. Il eu pesa
chaque mot , tremblant d'en trouver
un seul quin'annonçât point du calme
et de l'affeciion, et le résultat de cet
examen ne contribua pas peu à sou-
lager son âme. Le lendemain cepen-
dant, il hésita long-temps avant de se
décider à porter lui-même le billet
dont il étoit chargé pour madame de
ET FRÉDÉRIC. i45
Ilarleim ; mais comment abandonner
Amélie aux angoisses de l'inquiétude
qu'elle devoit éprouver? Que pense-
roit-elle d'une conduite aussi cruelle?
Madame de Harleim , qui sans doute
seroit surprise du billet d'Auguste,
alloit encore l'embarrasser par ses
discours. Qui la guideroit , qui la
protégeroit dans une situation aussi
épineuse ? Et n'étoit-il pas le seul au-
teur de toutes ses peines ! Amélie ne
devoit-elle pas compter sur lui , uni-
quement sur lui? Rien ne tint contre
cette dernière idée j et Frédéric , le
soir même, se rendit chez madame de
Harleim. Il fut charmé d'y trouver
plusieurs personnes dont la présence
le préservoit d'une longue conversa-
tion sur le départ de son ami. Le
billet d'Auguste et son absence, tout
a^e AUGUSTE
parut simple à madame de Harleim ,
qui remarqua seulement qu'Auguste
ne lui fîxoit pas le jour de son retour.
. — « Mais cela ne peut être long sans
doute? » ajouta-t-elle. Le comte ré-
pondit par un signe de léte , et tout
'finit là, Frédéric avoit à peine osé
jeter un regard sur Amélie , qui ,
•pale et défaite , se tenoit dans un
€oin du salon. L'état d'a^fitation dans
lequel elle avoit passé ces deux der^»
liiers jours, avoit en effet beaucoup
altéré ses traits , et le comte ne put
observer son changement sans être
touché jusqu'à lame. Il s'appro-
cha d'elle , et saisissant un moment
oii personne ne pouvoit l'entendre :
r — « Il faut que je vous voie seule,
lui dit-il , il le faut absolument. »
Amélie concevoit les plus grandes
ET rRKIiÉIUC. i47
espérances duprouipi retour dePrcdc-
ii'ic. Elle fut loin cepeudaiit de le témoi-
gner, et d'un air qui auroit attendri le
cœur le plus dur : — «Vous ne m'aban-
donnez donc pas?» dit-elle au comte.
— i< Eh ! le puis-je ! » répondit-il ,
en levant les yeux au ciel , et avec
cette francliise qui le rendoit si ai-
mable.
— « \o\is avez remis une lettre à
ma mère? >>
— K Oui , mais elle ne vous ap*
prendra rien. « Et comme quelqu'un
s'approchoit. — « A quelle heure
puis-)e vous voir demain? »
— K Toute la matinée. Ma mère
doit sortir , » répondit Amélie.
La personne qui venoit les inter-
rompre , étoit un homme qui solli-
citait de l'emploi dans les bureaux du
7-
i48 AUGUSTE
ministère , et pour lequel madame de
Harleim avoit déjà parlé à Frédéric.
— - K Oserois-je , dit-il en s'appro-
chant timidement , oserois-je deman-
der à son excellence si elle a daigné
penser à moi ? »
— « Monsieur, répondit le comte,
qui ne put déguiser son humeur. Il
m'est impossible maintenant — »
Le pauvre homme devint pâle , et
se retira de quelques pas , regardant
toutes ses espérances comme perdues.
— « Mon cher monsieur, reprit
aussitôt Frédéric, et du ton le plus
doux. 11 m'est impossible maintenant
de faire pour vous tout ce que je dési-
rerois faire. La place que je puis
-VOUS offrir vous paroîtra peut-être
trop modique? »
> r- V jXon , non, monsieur le comte ,
ET FRÉDÉRIC. 149
ropondil le solliciteur avec joie. Toute
place paroîl bonne à celui qui n'a pas
d'autres moyens de nourrir sa femme
et ses enlans. Depuis six mois que j'ai
perdu la mienne , j'ai trop appris par
leurs souffrances à n'eu dédaigner
aucune. «
— « lié bien , vous pouvez vous
regarder comme placé , dit le comte;
venez me trouver après demain , je
ferai pour le mieux. »
— « Ma famille et moi, reprit cet
homme, d'an air attendri, nous de-
vons le bonheur à votre excelllence.
Dieu le lui rende ! »
— « Je vous remercie, dit le comte V
qui regardoit tristement Amélie; et
je vous jure que pour être heureux
désormais , j'ai grand besoin des vœux
des honnêtes gens. » Il s'efforça de
i5© AUGUSTE
sourire en achevant ces mois , et sortit
peu de minutes après.
Le lendemain matin , en effet ,
Amélie étoit seule lorsque Frédéric
arriva chez elle. Il se hâta de Vins-
truire dans le plus grand détail de
tout ce qui s'étoit passé entre lui el
Auguste. Mais, quoique tous ses dis-
cours lussent des preuves nouvelles
de la violence de son amour , Amélie
ne l'écoutoit pas sans un dépit secret.
Nulle coquette n'aime à tenir la se-
conde place dans le cœur de ses es-
claves,- nulle femme n'est flattée de se
voir l'objet d'un combat dans lequel
'chacun offre dé la sacrifier. Cepen-
dant , à travers le trouble , les re-
mords et l'hésitation du comte , la
passion la plus effrénée Se montroit
toujours. Amélie le voyoit lour-à-
ET FRÉDÉRIC. i5t
tour l'assurer qu'il ue pouvoit viv re
sans clic , cl jurer de la fuir à jamais
plutôt que (le perdre Auguste. La
véritable amitié n'est connue que des
bulles âaics , et Amclic s'étonnoil de
la force d'un sentiment qu'elle ne
pouvoit comprendre. Afin d'en triom*
pher cependant , elle employa le seul
moyen qui pouvoit lui conserver Fré-
déric. Dans l'iulenlion apparente de
le consoler , elle lui représenta adroi-
tement à quel point Auguste avoit
toujours été maître de ses passions ,
combien même il étoit peu suscep-
tible d'en éprouver de violentes. —
« Jamais , dit-elle , jamais je n'ai cru
être vivement aimée de votre ami.
Décidé à se marier, il avoit jeté les
yeux sur moi; comme il les auroit
jetés snr une autre. Pendant un an à
i5a AUGUS^rE
peu près , il a pu me voir tous les
jours , ni'observer de sang-froid , sans
me dire qu'il ni'aimoit , sans chercher
à savoir si... »
— « Il n'avoit rien ! s'écria Frédé-
ric d'un ton déchirant. 11 m'avoit
alors donné toute sa fortune ! Oui ,
oui , Amélie , voilà pourquoi il se
■taisoil ! »
Amélie resta quelques momens
dans le silence , et Frédéric se félicita
d'avoir fait naître en elle un mouve-
ment d'admiration pour Auguste.
Elle reprit cependant.
— « Puisqii'il vous aime à ce point,
laissez-moi donc me flatter qu'il ne
peut éprouver contre vous aucun res-
sentiment. J'ai besoin de penser ,
ajouta-t-elle en versant quelques
larmes, que je n'ai pas pour long-
1£T FRÉDÉRIC. i5î
temps troublé voire bonheur. Qu'a-
vant peu vous le reverrez, calme, ne
regreilant rien , et qu'une si tendre
amitié doit l'emporter sur tout. »
« Hélas ! il me l'écrit , répondit
Frédéric , en tirant la lettre d'Auguste;
il la relut avec Amélie, qui eut gi'and
soin de lui faire remarquer combien
le slyle annonçoit un esprit tran-
quille , un cœur déjà guéri. Com-
ment croire en effet, que le sage
Auguste laissât jamais prendre à
l'amour un grand empire sur son
âme? que de ressources n'avoit-il pas
en lui pour être promptement con-
solé ? et à quel homme la perte d'une
maîtresse devoit-elle moins coûter?
Tous ces discours soulageoient le
cœur de Frédéric , et le persuadoient
peu à peu; car les passions nous ioat
iJ4 AUGUStE
toujours saisir avidement les raisonâ
bonnes ou mauvaises, qui mettent
d'accord notre conscience et nos dé-«
sirs. Il partit cependant sans avoi#
prononcé un seul mol qui put donner
à Amélie l'assurance d'un succès com-
plet j mais il avoit promis de revenir
le lendemain, et c'étoit tout pour
elle j car il ne se passa plus un jouï
sans qu'il revît l'enchanteresse , et
quelquefois elle parvenoit à éloigner
entièrement de lui le souvenir d'Au-
guste j c'étoit pour peu d'instûns , à
la vérité. Cependant Amélie ne fut
pas plutôt convaincue d'avoir fait ce
nouveau progrès dans le cœur de son
amant> qu'elle jugea qu'il étoit temps
àe porter les derniers coups.
Un matin , le comte vint, et trouva
Amélie seule. 11 fut frappé de la tris-
ET FREDÉRiC. i55
Icsse extraoïvliuulrc qu'elle fcignoit
do vouloir caclier. 11 la qiieslionna à
cet égard avec lani d'inquiélude cl de
loudresse , qu'elle liait par avouer
que sa mère, t'ionnée de voir l'ab^
sence cVfVugustc se prolonger aussi
long -temps , l'avoit qucsiionnée la
veille de la manière la plus pressante,
au point qu'elle s'étoil vue forcée de
répondre que le baron de IMulden ,
s'éiant convaincu de la froideur des
scntimens qu'il lui avoit inspirés jus-
qu'alors, avoit cniin résolu de re-
noncer à sa main. — « Je n'en ai pas
dit davantage , ajoula-t-elle, et je suis
parvenue , quoiqn'avec bien de la
peine , à ne vous compromelire en
rien dans tout ceci; mais ma mère est
indignée contre le baron, contre moi;
elle prétend que la rupture d'un mai-
îS6 AUGUSTE
riage , annoncé aussi publiquement,
me fera le plus grand tort, et je vais
être tourmentée d'une manière af-
freuse. » Quelques pleurs accompa-
gnoiént ce discours , qui déchiroit
l'âme de Frédéric.
— « Amélie , dit-il en lui prenant
la main , chère Amélie , que ferons-
nous ? je ne puis supporter l'idée d'être
Fauteur de vos peines !»
— « Aussi étois-je résolue à vous les
cacher, répondit-elle avec tendresse,
n'êtes-vous pas assez malheureux ? »
— « Oui , je le suis cruellement !
dit le comte en se levant et en mar-
chant dans la chambre , de l'air le plus
agité. Et si du moins nos sacrifices
pouvoient rendre le bonheur à Au-
guste! . . . . • mais nous ne pouvons
que soufïrir tous les trois , tous les
ET FRÉDÉRIC. iBy
trois ! répéia-l-il avec l'accciit du dé-
sespoir. Et vous, Amélie, reprit-il,
chère et douce créature ! qui ne vous
permettez aucune plainte ! qui voulez
me cacher vos peines! tandis que vous
êtes réellement notre victime! . . . »
11 porta la main à son front, comme
pour se rendre maître de son atten-
drissement ; puis il reprit : « Ecoutez ,
Amélie , je suis hors d'étal maintenant
de vous conseiller et de prendre un
parti quelconque ; il faut que je sache
si Auguste Je vais passer chez lui
moi-même Je questionnerai, je
saurai , peut-être Enlin demain
matin je vous verrai , entendez-vous ,
Amélie , demain matin. Mais au nom
du Ciel! prenez courage; ne pleurez
plus. Ah! si tu savois quel mal me
fout les larmes! » dit-il, en Ifiserrapt
i.38 augusi"î:
dans SCS bras. Puis, scniant toute sa
ibrblesse, il sortit précipitamment.
Toutes les démarches du comte ,
pour connoître le lieu qu'habiioit
Auguste, furent infructueuses. 11 lui
répugnoit beaucoup de se servir, pour
le trouver , des moyens que lui donnoit
son pouvoir comme ministre. Cette
recherche, d'ailleurs , exigeoit encore
du temps , et c'étoit le lendemain
qu'il avoit en quelque sorte promis à
Amélie de lui déclarer sa résolution ;
il n'en avoit cependant encore pris
aucune, lorsqu'il se rendit chez elle.
11 la trouva en larmes , et il apprit que
Madame de Harleim n'avoit trouvé
qu'un moyen de sauver la réputation
de sa fille , c'étoit de lui faire épouser
le plus promptement possible un
vieillard fort riche , qui se trouvoit
ET FKÉDI^.RIC. iS^
trop heureux de remplacer le baron
4e Multlcn.
— « Ma mère exige, dit-elle en san-
glotlaut , que le mariage se fasse sous
quinze jours , et , moi j'aime mieux
mourir. » Frédéric, accablé de ce nou-»
veau coup , cherchoit à rassembler ses
idées , lorsque madame de Harleim
entra dans la chambre.
Amélie avoua à sa mère qu'elle
avoit tout dit au comte.
— « J'en suis charmée , répondit
madame de Harleim; malgré son
amitié pour M. de Mulden , M. le
comte n'a jamais cessé de nous lémoi'
çner de l'intérêt; je le fais juge entre
nous. » Alors elle entra dans le détail
(\t tous les avantages que présentoit
\e mai iage dont il étoit question. On
pe pouvoit^ trouver à redire que la
i6o AUGUSTE
différence d'âge. Et , combien de
jeunes personnes avoient épousé des
vieillards , sans qu'une situation aussi
désagréable que celle où se trouvoit
Amélie les y eût contraintes ? Quels
propos l'éloignement du baron n'al-
loit-il pas faire tenir dans la société? Un
mariage brillant sous le rapport de la
fortune faisoit taire tout le monde. »
Madame deHarleim parla long-temps
et ne négligea rien pour convaincre
ses deux auditeurs. Frédéric , les yeux
baissés vers la terre , paroissoil plongé
.dans ses réflexions j mais de temps en
temps Amélie interrompoit douce-
ment sa mère , en la suppliant de ne
point forcer son inclination , et de
lui permettre de ne se point marier ,
puisqu'elle aimoit mieux mourir que
d'accepter l'époux qui se présentoit.
ET FRÉDÉRIC. i6r
Enfin , madame de Harlcim avoit
épuisé toute son éloquence , lorsque
voyant l'impossibilité de persuader
Amélie , elle s'écria : « Eh bien !
cruelle enfant , sachez donc tout j je
ne crains pas de m'expliquer devant
M. le comte. Sachez que vous êtes
entièrement ruinée. Le produit de la
terre que vous m'avez fait vendre est
dissipé , et nous sommes toutes deux
dans la misère. Qui voudra vous
épouser maintenant? qui? »
— « Moi, madame? dit Frédéric,
se levant avec dignité j moi , et je vous
la demande, » ajouta-t-il en prenant la
main d'Amélie , dont les regards sem-
blèrent remercier le Ciel. Madame de
Harleim exprima la plus vive surprise,
mais la plus grande joie. Toutes les
jG2 auguste et FRÉDÉRIC.
larmes se séchèrent, et le comte, de-
manda que le mariage se fît le plus
tôt possible.
Fi:^ DU PREMIER VOLUMÎ.
(J
PQ Bawr, Alexandrine Sophie
2193 (Goury de Champgrand)
B18A9 Auguste et Frédéric
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