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Full text of "Auguste et Frédéric"

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HANDBOUND 
AT  THE 


UNIVERSITY  OF 
TORONTO  PRESS 


O^  ^  <{, 


AUGUSTE 


ET 


t         r 


FREDERIC. 


MW\W\WAW\WVVVVVV\V\\VWW\\W\VVWVMW«lV«V\V\M^WWV'VVt\'Wy 

IMFEmERIE   DE  I.S  KORMAKT  ,   ACE   CE   SEISE. 
»*lVWVVWVV\VVVVVVV\VV¥VA(VVVVVVVV\^VVV^MWiVVVVVV*VVVVVV>VVVVV^^ 


AUGUSTE 

ET 

FRÉDÉRIC, 

PAR  MADAME  DE  B***, 
Auteur  de  la  Suite  d'un  Bal  masque^  etc.  elc. 

TOME  PREMIER. 


PARIS. 

H.       NiCOLLE,    à    la    Librairie    Stéréotype, 

rue  de   Seine,    n°.   12. 
Mahadaîî,    Libraire,  rue    Gutne'gaud  ,  n°.    9. 

M  DCCC  XVIL 


P4 


PREFACE. 


Comme  je  n'ai  pas  rintcntlon  d'ex- 
cuser la  foiblesse  de  cet  Ouvrage  en 
affirmant  qu'il  n'éloit  pas d<îstiné  à  voir 
le  jour ,  que  les  instances  de  mes  amis 
m'ont  seules  engagée  à  le  faire  pa- 
roître  ,  je  ne  ferois  point  de  préface 
sans  le  désir  que  j'ai  d'aller  au-devant 
de  la  critique  sur  le  principal  défaut 
de  ce  roman.  Je  veux  parler  de  la 
double  action  ,  défaut  qu'il  m'a  été 
impossible  d'éviter  ,  puisque  j'avois 
pour  but  de  prouver  qu'un  état  me- 


a 


V;  PREFACE. 

diocre ,  dans  ce  monde ,  nous  laisse 
toutes  les  chances  de  bonheur  et  de 
tranquillité,  tandis  qu'un  état  brillant 
nous  les  enlève  presque  toujours.  Je 
ne  pouvois  développer  cette  idée  sans 
la  ressource  des  oppositions  :  j'ai 
donc  été  forcée  de  renoncer  à  l'unité 
d'intérêt.  J'ai  mis  en  scène  ,  depuis 
leur  enfance  jusqu'à  leur  vieillesse  , 
deux  êtres  également  bons,  honnêtes , 
spirituels  ,  et  possédant  chacun  ce 
qu'on  appelle  un  caractère  heureux  ; 
en  sorte  que  la  différence  de  leurs 
destinées  naît  uniquement  de  leur  dif- 
férenle  situation  dans  la  société.  Sans 
doute,  ma  première  idée  est  extrême- 
ment triviale  ;  on  l'a  traitée  de  cent 


PRÉFACE.  Vi) 

manières  ;  mais  on  pouvoit  la  traiter 
encore  ,  puisque  les  hommes  n'en  pa* 
roissent  pas  convaincus ,  et  que  les 
plus  sages  négligent  d'en  faire  la  règle 
de  leur  conduite.  D'ailleurs,  quelle 
idée  est  neuve  aujourd'hui  ?  Contenu' 
lons-nous  qu'elle  soit  juste,  pour  lui 
permettre  de  servir  de  base  à  un  ou- 
vrage d'imagination. 

Je  regrette  aussi  beaucoup,  n'ayant 
mis  en  scène  qu'un  seul  de  mes  com- 
patriotes ,  d'avoir  e'té  obligée  de  le 
représenter  d'une  manière  peu  favo- 
rable ;  si  le  caractère  que  j'ai  trace 
cependant  fut  jadis  éminemment  fran- 
çais ,  on  ne  le  retrouve  plus  parmi 
nous  j  les  re'cits  de  nos  vieillards  et  les 


J^iij  PREFACE; 

Mémoires  du  temps  passé  ,  m'ont  seuls 
donné  ridée  d'un  marquis  de  Préval. 
Cette  espèce  d'homme  ,  qu'on  appe- 
loil  des  roués  ^  et  dont  le  brillant  ma- 
réchal de  Richelieu  ,  par  exemple  , 
fut  si  long-temps  le  modèle,  a  totale- 
ment disparu.  Depuis  le  commence- 
ment de  notre  révolution  ,  des  événe- 
mens  si  terribles,  des  intérêts  si  ma- 
jeurs ont  occupé  tous  les  esprits  ; 
qu'on  rougiroit  aujourd'hui  de  la  ré- 
putation d'homme  à  bonnes  fortunes; 
les  riches  propriétaires,  d'ailleurs,' 
étant  devenus  fort  rares  ,  le  nombre 
des  oisifs  a  prodigieusement  diminué  ; 
chacun  est  maintenant  occupé  d'une 
manière  quelconque  ^  et  personne  n'a 


PREFACE.  iX 

le  [cmYi5  àc  séduire  ;  car,  n'en  déplaise 
à  la  fatuité',  la  plus  médiocre  conquête 
coûte  encore  beaucoup  de  soins. 

Il  me  rcsteroit,  sans  doute,  à  de-? 
mander  grâce  pour  le  foible  mérite  dé 
ce  roman  ,  le  premier  que  j'écris  ; 
puisque  je  n'ai  encore  travaillé  que 
pour  le  théâtre  ;  mais  je  sais  bien  que ,] 
s'il  présente  quelqu 'intérêt  ,  on  me 
pardonnera  ses  imperfections  ;  s'il  en-' 
nuie ,  on  ne  me  pardonnera  rien  ^  et 
on  aura  raisoo. 


AUGUSTE 


ET 


FREDERIC 


VS^\^\\W\\V\>V\\V\>%lW\V\>\VV\V\\V\W\\W\\VV\V\\V\VV\VV\NVV\Vl\V 


CHAPITRE  PREMIER, 


Dans  un  royaume  d'Allemagne, 
qu'on  s'abstient  de  désigner  pour  ne 
point  faire  counoître  les  véritables 
noms  des  personnages  ,  vivoit  une 
riche  veuve  ,  qui ,  depuis  plusieurs 
années  ,  servoit  de  mère  à  deux  en- 
fans  ,  orphelins   des  leur  plus  jeune 


X 


3  AUGUSTE 

âge;  ces  deux  enfans  éioient  cousins, 
ils  sortoient  d'une  noble  famille  ,  mais 
ils  ne  posscdoient  aucune  fortune. 
î^a  comtesse  de  Waltoff  (  nous  l'ap- 
pellerons ainsi)  ,  n'ayant  point  d'hé- 
ritiers ,  les  avoit  pris  clicz  elle  à  la 
liiprt  de  leurs  parens  ,  qui  avoient 
périlemème  jour  par  suite  d'un  acci- 
dent funeste  ,  et  elle  les  avoit  fait 
élevercommesesproprcs  (ils.  Auguste 
et  Frédéric  de  Muldcn  ne  tardèrent 
pas  à  se  montrer  dignes  des  soins  de 
leur  bienfaitrice;  les  liens  de  larecon- 
noissance  les  attaclioienl  à  eile  autant 
que  l'auroitpu  faire  ceux  du  sang  ,  et 
la  comtesse  elle-même  avoit  mis  en 
eux  tout  le  bonheur  de  sa  vie.  Elle 
voyoit  surtout  avec  joie  la  tendre 
amitié  quiexisloit  entre  les  deux  cou- 
sins; ils  ne  se  douiioient  jamais  que 


ET  FKÉÛÉUIC.  S 

ie  uom  de  frères  ;  on  eut  dit  qu'ils 
n'avoieut  qu'une  Ame,  et  les  goûts  de 
l'un  devenoient  bientôt  les  goûts  de 
l'autre  ,  quoique  leurs  caractères  fus- 
sent très-dillérens.  Dès  l'àge  de  douze 
ans ,  Auguste  se  moniroit  pensif  et 
inôlaucolique.  Frédéric,  au  contraire, 
éloitvif,  gai ,  et  sujet  à  des  emporte- 
mens  que  la  douceur  de  -son  frère 
lempéroit  quelquefois  ,  mais  ne  cor- 
rigeoit  pas.  C'étoit  surtout  dans  leurs 
éludes  que  cette  différence  devenoit 
plus  sensible.  Frédéric  apprenoit 
tout  avec  une  facilité  excessive;  à 
peine  le  maître  s'éloit-il  expliqué  qu'il 
avoit  compris ,  taudis  qu'Auguste 
n'obtenoit  le  moindre  succès  que  par 
un  travail  prodigieux;  mais  ce  qu'li 
avoit  appris,  il  ne  l'oublioit  plus;  sa 
mémoire  ne  conservoit  rien  de  con- 

I. 


4  AUGUSTE 

fus,  et  s'il  paroissoit  avoir  peu  d'idées, 
au  moins  n'en  avoit-il  pas  une  seule 
dont  la  justesse  et  la  clarté  ne  fussent 
remarquables.  La  comtesse  leur  ajanî 
(donné  des  maîtres  de  toute  espèce ,  il 
arriva  qu'à  quinze  ans  Frédéric  pas- 
soit  pour  un  petit  prodige  ,  et  Auguste 
pour  un  bon  travailleur,  qui  pourroit 
acquérir  quelque  instruction.  Leur 
éducation  étoit  à  peine  finie,  Frédé- 
ric touchoit  à  sa  dix-neuvième  année, 
et  Auguste  n'avoit  que  dix-huit  ans, 
lorsque  la  comtesse  de  Waltoff  fut 
attaquée  d'une  maladie  mortelle.  Au 
moment  d'expirer ,  elle  fit  venir  ses 
deux  enfans ,  et  rappelant  le  peu  de 
forces  qui  lui  restoit  :  v  Je  vais  vous 
quitter ,  leur  dit-elle ,  et  je  vous  laisse 
bien  jeunes  encore  maîtres  de  vos  ac- 
tions et  de  tout  mon  bien  :  un  lion- 


ET  FRÉDÉRIC.  5 

Ticie  litlcur  en  prendra  soin  jusqu'au 
joiH'  de  votre  majorité,  qui  n'est  pas 
éloigné.  Ma  fortune  vous  sufllroit, 
je  le  sais,  pour  vivre  tranquilles  et 
avec  aisance;  mais  je  redoute  pour 
vous  une  oisiveté  toujours  dange- 
reuse; j'espère  donc,  mes  chers  en- 
fans,  que  vous  accomplirez  ma  der- 
nière volonté  ,  en  vous  choisissant  un 
état,  une  occupation  quelconque. 
Voîis,  mon  cher  Auguste,  dont  la 
raison  et  l'esprit  réiléchi  ont  devancé 
l'âge ,  guidez  votre  frère  dans  le  choix 
qu'il  fera.  Ses  talens  sont  brlUans  , 
et  peuvent  le  mener  à  tout;  mais  il  a 
besoin  de  vos  conseils  pour  modérer 
la  fougue  de  son  caracière.  Promet- 
tez-moi de  ne  jamais  l'abandonner 
dans  les  orages  qui  menacent  sa  vie; 
promettez-moi...  »  Auguste,  que  ses 


6  AUGUSTE 
sanglots  ctouflbient,  leva  une  de  5et> 
mains  vers  le  ciel ,  tandis  que  de 
l'autre  bras  il  serroit  Frédéric  sur  son 
cœur.  —  «  Je  vous  entends ,  je  vous 
entends ,  dit  la  comtesse  d'une  voix 
qui  s'ëteignoit  entièrement ,  je  meurs 
tranquille Adieu,  mes  chers  en- 
fans soyez  heureux —  Que  l'hon- 
neur vous  guide  comme  il  a  guidé 

vos  ancêtres Pensez  quelquefois  à 

moi Recevez  ma —  »  Elle  voulut 

faire  un  dernier  effort  pour  les  bénir 
encore  une  fois ,  mais  une  foiblesse 
la  saisit,  et  elle  expira.  Prosternés 
auprès  de  son  lit ,  Auguste  et  Frédé- 
ric couvroient  de  leurs  larmes  la  main 
froide  deleurbienfaitrice;  et  lorsqu'ils 
lurent  certains  qu'elle  n'étoit  plus ,  lors- 
qu'on voulut  leur  arracher  ce  corps 
inanimé,  leur  désespoir  ne  conn«jt 
pas  de  bornes  :  iîs  appeloient  à  grands 


ET  FREDÉUIC.  -j 

cris  la  mcrc  bieii-aiméc  qui  leur  ôtoit 
ravie  sans  rciourj  ils  vouloient  la 
suivre  au  tombeau.  Frédéric  surtout 
cxcitoit  la  piiic  de  tous  ceux  qui  les 
cnvirounoieiit;  cependîiai  ses  regrets, 
quoique  plus  vifs,  furent  moins  du- 
rables que  ceux  d'Auguste,  dontla  mé- 
lancolie résista  bien  plus  long-temps 
à  tous  les  efforts  qu'on  fit  pour  le  dis- 
traire. Le  testament  de  la  comtesse 
avant  élé  ouvert,  les  deux  cousins 
eurent  à  partager  une  fortune  assez 
consltléraljlc  ;  et  comme  la  maison 
qu'ils  habitoient  leur  étoit  devenue 
odieuse,  ils  résolurent  de  ia  louer, 
et  d'aller  passer  le  temps  de  leur  deuil 
daus  une  icrrc  voisine  de  îa  capitale. 
Là.  Auguste  chercha  du  soulagement 
à  sa  peine,  en  se  livrant  aux  arts  et 
à  la  culture  des  lettres  ,  qu'il  aimoit 


$  AUGUSTE 

avec  passion  j  ei  les  efforts  de  sa  rai- 
son parvinrent  enfin  ù  lui  faire  re- 
trouver quelques  charmes  clans  le 
travail;  quant  à  Frédéric,  il  se  lia 
bientôt  avec  plusieurs  voisins,  chez 
lesquels  il  cspéroil  d'ahord  entraîner 
Auguste;  mais  voyant  qu'il  n'y  par- 
viendroit  pas ,  il  cessa  ses  instances 
auprès  de  sou  ami,  et  se  rendit  seul 
aux  nombreuses  invitations  qu'il§?rc- 
cevoieut  tous  deux.  Une  année  s'écoula 
de  celte  manière  ;  et  peut-être  Auguste 
se  seroit-il  trouve  heureux  de  passer 
ainsi  sa  vie,  si  le  souvenir  des  der- 
nières volontés  de  la  comtesse  ne  l'eût 
pas  tourmenté.  Un  jour  qu'il  parloit 
de  cette  excellente  femme  avec  sou 
cousin  :  —  «  Voilà  plus  d'un  an,  lui 
dit-il ,  que  nous  l'avons  perdue  ,  et 
tu  dois  songer  ,  cher  Frédéric  ,  à 
choisir  un  état.  » 


ET  FRÉDÉRIC.  q 

—  «  Toi-mcmc,  répondit  Frcdciic, 
n'y  penses-tu  pas  ?»  —  «  Depuis  long- 
temps mon  choix  est  (ah.  » 

—  «  Comment  ?  >» 

—  «  11  est  plusieurs  manières  do 
servir  son  pays,  et  j'aspire  à  me 
ranger  dans  cette  classe  d'hommes 
qui  consacrent  leur  temps  à  la  re- 
cherche des  vérités  utiles,  qui  écri- 
vent ,  non  pour  obtenir  un  succès 
éphémère  ,  mais  pour  le  bonheur 
de  leurs  semblables  -,  qui  sont  trop 
payes  de  leurs  travaux  s'ils  ont 
remplacé  un  préjuge  par  une  idée 
juste,  et  s'ils  ont  aidé  en  un  mot  au 
perfectionnement  de  l'humanité.  Je 
me  sens  entraîné  vers  ce  genre  d'oc- 
cupation p  ar  un  ascendant  irrésis- 
tible, et  je  ne  me  chargerai  d'aucun 
autre  dans  la  crainte  d'y  porter  une 

I .. 


lo  aDGuSTE 

distraction  que  je  ne  pourrois  vain^'ip . 
J'ai  donc  pris  mon  parti ,  je  remplis 
le  dernier  vœu  do  notre  mère;  on  ne 
nie  verra  pas  vivre  oisif  j  et  si  je  ne 
parviens  pas  à  la  gloire  ,  je  suis  du 
moins  certain  d'obtenir  le  bonheur.  » 
—  «  Quoi  tu  te  fais  auteur!  le  ba- 
ron de  Mulden  auteur!  » 
-  —  «  Songe  ,  dit  Auguste  en  sou- 
riant ,  que  le  temps  n'est  plus  oii  l'un 
de  nous  se  seroit  battu  si  on  l'eut  ac- 
cuse de  savoir  lire.  Les  lumières  ont 
fait  de  grands  progrès,  et  la  noblesse 
maintenant  n'est  plus  condamnée  à 
l'ignorance  et  à  la  sottise.  Le  mo- 
ment est  à  peu  près  venu  où  l'on  con- 
sidère les  individus  de  toutes  les  classes 
d'après  leur  valeur  intrinsèque.  Il 
s'ensuit  que  nous  voyons  de  nos  jours, 
dans  les  diffcrens  pays  de  l'Europe, 


ET  FRÉDÉRIC.  ir 

beaucoup  d'hommes  porier  un  grand 
nom  ,  cl  tenir  cependant  leur  plus 
haute  illustration  tle  la  tjloire  qu'ils 
ont  su  s'acquérir  dans  Icsscicnccsou 
dans  les  lettres.  » 

—  K  INolrc  patrie  elle-numc  en 
ofïre  plus  d'un  exemple,  répondit 
I^rcdéric  j  mais  cher  Auguste,  es- 
tu  sur  d'avoir  du  talent  ^  car  un  au- 
teur médiocre,  Auguste,  un  auteur 
médiocre  !...  » 

—  «  Sois  tranquille  ,  je  ne  m'en  rap- 
porterai pas  au  jugement  de  quelques 
amis,  voici  mon  plan  :  j'écris  mon 
premier  ouvrage  ,  je  le  fais  paroîtrc 
sans  y  mettre  mon  nom;  si  son  succès 
ne  laisse  aucun  doute  sur  le  talent  de 
l'auteur,  je  continue;  sinon  je  te 
donne  ici  ma  parole  de  ne  plus 
écrire  une  seule  li^iie,   j 


:u^  AUGUSTE 

—  «  Mais ,  dit  Frédéric  en  souriant , 
on  accuse  le  public  d'injustice ,  les 
journaux  de  partialité.» 

—  <(  ]Non,  non  ,  reprit  Auguste  en 
riant,  mon  amour-propre  n'usera  pas 
de  ces  misérables  ressources.  Le  pu- 
blic accueille  toujours  ce  qui  lui 
plaît ,  et  les  journalistes  sont  rarement 
trop  sévères  ;  quant  à  leur  partialité , 
l'anonyme  est  un  moyen  sûr  de  s'en 
mettre  à  l'abri.  » 

—  «  Fort  bien,  et  ton  ouvrage  pa- 
roîlra  ! ...  » 

—  «  iNe  crois  pas  plaisanter,  je 
m'en  occupe  depuis  long-temps;  mais 
il  faut,  avant  tout ,  songer  à  satisfaire 
aux  ordres  de  notre  mère.  Si  tu  m'en 
crois,  nous  retournerons  dans  la  ca- 
pitale. Là,  nous  nous  rappiocherons 
de  la  société ,  tu  choisiras  alors  l'état 


ET  FRÉDÉRIC.  i3 

qui  le  convient  le  mieux ,  et  qu'il  te 
sera  plus  agréable  d'embrasser,  a 

—  «  Aussi  bien  celte  solitude  corn» 
mence-t-elle  à  me  déplaire;  tandis  que 
lu  travailles  dans  ton  cabinet ,  je  n'ai 
d'autre  ressource  que  celle  de  tuer 
des  lapins  ou  de  m'enivrer  avec  d'en- 
nuyeux campagnards,  et  je  crois  être 
appelé  à  quelque  chose  de  mieux.  » 

—  «  As-tu  déjà  en  vue  une  carrière 
quelconque?  » 

—  «  Non ,  mais  quelle  que  soit  celle 
que  j'embrasse,  tous  mes  cllbrls  ten- 
di'ont  à  m'y  faire  distinguer.  » 

—  «  Je  suis  de  ton  avis ,  lorsqu'on 
a  toujours  pour  but  la  première  place, 
on  ne  reste  pas  dans  les  dernières.  » 

—  «  Nous  pouvons  partir  demain.  » 

—  ««  Demain  ,  soit.  »  Et  les  deux 
amis  se  séparent. 


ï4  AUGUSTE 


WV\'WV\\\%  >  \  v\vw\v\w\v\\vw  vwvvwvx  wvvwwvw»  w\v\\\  vvvvw  w» 


CHAPITRE  II. 


Dès  qu'ils  fureul  arrivés  ù  ia  ville , 
ils  y  louèrent  une  maison  simple , 
mais  élégante  ,  et  ils  commencèrent 
à  visiter  toutes  les  personnes  qui 
avoient  été  liées  avec  leurs  parens  ou 
avec  la  comtesse  de  Valtoff.  Cette 
excellente  femme  avoit  eu  beaucoup 
d'amis  qui  accueillirent  fort  bien  nos 
deux  jeunes  gens.  Il  faut  avouer,  d'ail- 
leurs, que  Frédéric  et  Auguste  avoient 
peu  besoin  de  recommandation ,  et 
qu'ils  inspiroient  l'intérêt  dès  le  pre- 
mier abord.  Ils  joignoienl  à  beaucoup 


ET  rPvÉDÉRlC.  iS 

d'instruction  ,  de  l'esprit,  un  excel- 
lent ton  ,  et  celle  habitude  de  la  bonne 
compagnie  qu'ils  avoient  contractée 
dans  la  société  de  leur  mère  adop- 
tive.  Leur  taille  et  leur  ligure  étoient 
vraiment  remarquables  ;  ils  ne  se 
ressembloient  cependant  en  aucune 
manière  :  Auguste  ctoitfort  beau  ,  et 
sou  cousin  n'ctoit  qu'un  joli  homme, 
aussi  les  dames  dispulèrenl-ellcs  bien- 
tôt sur  la  préférence  que  l'on  devoit 
accorder  à  l'un  ou  à  l'autre  ;  mais 
eomme  chacune  jugeoit  d'après  son 
goût  particulier  ,  la  question  resta 
indécise.  Avant  peu  les  deux  amis 
turent  introduits  dans  les  maisons 
les  plus  agréables  et  les  plus  brillantes 
de  la  capitale.  Auguste  étoit  loin  d'y 
perdre  son  temps;  il  observoit,  ii 
étudioit  les  hommes. 


t6  AUGUSTE 

Pour  Frédéric ,  enivré  d'une  exis- 
tence aussi  neuve  et  aussi  variée  , 
il  se  laissoit  entraîner  à  toutes  les 
jouissances  qu'elle  lui  présenioit ,  et 
ne  songeoit  qu'à  s'amuser.  Durant  les 
premiers  mois,  Auguste  ne  lui  fit 
aucune  représentation  ^  mais  lorsqu'il 
vit  que  plus  d'un  an  s'étoit  passé  sans 
que  Frédéric  parût  penser  à  choisir 
un  état,  et  qu'il  ne  parloit  plus  que 
par  hasard  et  vaguement  de  ses  pre- 
miers projets ,  il  prit  alors  le  soin  de 
les  lui  rappeler  chaque  jour ,  quel- 
quefois gaiement ,  et  quelquefois  aussi 
avec  cette  sévérité  qu'autorise  une 
tendre  affection.  Un  soir  qu'il  venoit 
de  lui  parler  fort  sérieusement  à  cet 
égard  ,  Frédéric  l'avoit  écouté  avec 
impatience,  et  crut  pouvoir  le  con- 
fondre. —  K  Mais  toi ,  dit-il ,  tu  cours 


ET  FRÉDÉRIC.  17 

le  monde  aussi  bien  que  moi ,  et  de- 
puis dix-huit  mois  je  11c  vois  pas  que 
tu  t'en  lasses.  » 

—  «  J'en  serois  las  depuis  long- 
temps si  nous  n'y  étions  pas  ensemble  ; 
maisautrement  je  ne  te  verrois  plus.  » 

—  «Auguste,  ta  veux  me  chagri- 
ner? » 

—  «  Le  ciel  m'en  préserve  !  » 

—  «Avoue-moi  plutôt  que  ce  tableau 
mouvant  de  la  so<:iéié ,  ces  lionimes 
diÛ'érens  que  l'an  voit  passer  en  re- 
vue, ces  femmes  charmantes  que  l'on 
courtise  tour  à  tour ,  ces  plaisirs 
variés  qui  se  succèdent  du  matin  an 
soir  :  avoue  que  tout  cela  présente  un 
certain  charme ,  auquel  toi-même 
tu  n'es  pas  insensible.  » 

—  «  Oui ,  ce  charme  existe ,  mais  de 
tcmpsàautre,  etpourquelques heures 


,S  AtJGUSTE 

seulement.  11  disparoît ,  crois-moi  ^ 
par  la  satiété  ,  lorsqu'on  n'y  joint  au- 
cune occupation,  aucune  jouissance 
sédentaires.  Quelques  années  passées 
dans  ce  tourbillon  vous  font  perdre 
sans  retour  l'habitude  du  travail ,  et 
votre  vie  se  réduit  à  courir  sans  re- 
lâche après  ces  mêmes  plaisirs ,  qui 
ii'en  sont  plus  pour  vous.  » 

—  «  Tu  vois  cependant  à  quel  point 
ils  se  renouvellent?  >r 

—  «  Je  trouve^  au  contraire,  que 
loules  les  réunions  se  ressemblent  ; 
je  ne  vois  aucune  différence  entre  le 
bal  de  la  veille  et  le  bal  du  lendemain. 
Conviens-en  toi-même  ,  tu  y  jjàiilcs 
le  plus  souvent,  en  dépit  de  tes  suc- 
cès auprès  des  femmes.  >» 

—  «  Ah  !  je  ne  bâiile  jamais  quand 
j'ai  des  succès  ,  dit  Frédéric  en  riuDt  ; 


ET  FRÉDÉRIC.  ,<) 

mais,  à  propos  de  succès,  ajonla-t-il 
d'un  air  malicieux ,  et  lou  ouA'rage?  » 

—  «  II  paroît,  »  répondit  Auguste. 

—  «  11  paroîl!  depuis  quand?/)       * 

—  ce  Depuis  trois  jours.  » 

<—  «  Et  lu  ne  me  l'as  pas  dit?  « 

—  «  J'attends  mon  arrêt ,  dit  Au- 
guste en  souriant,  je  voulois  t'épar- 
gncr  l'angoisse  qu'éprouvent  les  plai- 
deurs. » 

Frédéric  serra  la  main  de  son  ami, 
prit  son  chapeau-,  et  s'clançantvers  la 
porte ,  il  disparut. 

Auguste  avoit  pris  l'engagement 
de  dîner  ce  jour-là  chez  un  homrne 
de  lettres  de  ses  amis ,  dont  il  avoit 
souvent  reçu  des  conseils  ,  et  qui  étoit 
seul  confident  de  son  secret.  A  l'heure 
convenue  ,  ne  voyantpas  revenir  Fré- 
déric,  il  partit.  Comme  ils  éioient 


2(7  AUGUSTE 

tous  deux  priés  pour  le  soir  à  un 
grand  concert,  il  espéra  y  retrouver 
son  ami  ;  mais  il  s'y  rendit  vainement, 
«t  revint  seul  chez  lui ,  fort  avant 
dans  la  nuit.  Quelle  fut  sa  surprise 
lorsqu'en  entrant  dans  sa  chambre, 
il  aperçut  Frédéric  qui  lisoit  près  du 
feu.  A  peine  ce  dernier  le  vit-il ,  que 
posant  son  livre ,  il  courut  se  jeter 
dans  SCS  bras,  et  l'embrassant  avec 
transport  :  ■—  k  C'est  parfait,  parfait , 
cher  Auguste  ,  je  suis  à  la  iln.  J'ai 
tout  lu  avec  un  pldisir!  un  bonheur! 
mais  d'où  viens-tu  donc  ?  j'ai  mille 
choses  à  te  conter.  Sais-tu  quel  bruit 
tu  fais  dans  le  monde?  » 

—  K  Je  sais  que  l'ouvrage  a  quel- 
que succès ,  et  je  t'avoue  que  j'en  ai 
beaucoup  de  joie,  )> 

«  Quelque  succès  !   Dis  donc  un 


ET  FRÉDÉRIC.  ai 

succès  prodigieux  !  inouï  !  En  le  quit- 
tant ce  matin  ,  j'ai  d'abord  couru  tous 
les  cafés  ,  tous  les  cabinets  littéraires  ; 
on  n'y  p^i'loit  pas  d'autre  chose,  et  dans 
quels  termes  !  J'aurois  voulu  que  tu 
pusses  entendre  le  concert  d'éloges 
dont  tu  étois  l'objet.  Pas  une  critique, 
pas  une  seule  ,  je  te  le  jure  ,  et  j'écou- 
tois    avec   une   excessive    attention , 
comme    tu    imagines    bien.    Enfin  , 
après  avoir  mangé  un  morceau  à  la 
hâte,  j'ai  été  passer  la  soirée  chez  le 
vieux  conseiller  j  sa  maison  est  tou- 
jours le  rendez-vous  habituel  de  nos 
gens  de  lettres  :  on  y  parloit  de  ton 
ouvrage  j   et  à  peine  étois -je  entré  , 
qu'il  s'est  élevé  une  question  sur  les 
motifs  qui  avoient  pu  engager  l'au- 
teur d'un  écrit  aussi  marquant  à  gar- 
der l'anonyme.  Chacun  chcrchoit  Si 


0  3  AUGUbl^: 

deviner  cet  auteur,  et  l'on  uommolt 
nos  écrivains  les  plus  distingués.  Le 
célèbre  ]S***  élolt  assis  dans  un 
coin:  «Non,  non,  messieurs,  s'est- 
il  écrié  ;  il  est  Lien  aisé  de  voir  que 
cet  ouvrage  est  d'un  jeune  homme  ; 
la  verve^  l'abondance  des  idées,  tout 
annonce  un  homme  nouveau,  et  un 
homme  qui  ira  plus  loin  que  nous 
tous,  si  vous  voulez  que  je  vous  dise 
mon  opinion.  »  —  Je  l'aurois  em- 
brassé j  mais  j'aurois  battu  un  grand 
monsieur ,  pâle  et  maigre  ,  qui ,  en 
tirant  sa  tabatière  ,  dit ,  d'un  ton  pé- 
dantesque  ;  Enfin  ce  phénix  se  fera 
connoître ,  n'en  doutez  pas  ;  vous 
pouvez  même  être  certain  qu'il  nous 
donnera  un  second  ouvrage  ,  que  l'on 
trouvera  inférieur  au  premier ,  car 
alors  l'engouement  n'aura  plus  lieu. 


ET  FREDÉIIIC.  -3 

Messieurs ,  messieurs ,  gardons-nous 
de  classer  un  lilléraleur  avant  la  fin 
de  sa  carrière.  —  «  Oui,  dans  un 
certain  cas,  a  repris  M.  N***  en  sou- 
riant ,  il  ne  faut  jamais  désespérer  de 
personne.  Mais  un  littérateur  est  déjà 
à  la  première  place  lorsque  son  pre- 
mier ouvrage  vaut  celui  dont  nous  par- 
lons. »  — ïu  sens  bien  que  je  ne  pou- 
vons pas  y  tenir  plus  long-temps.  Je 
me  suis  approché  de  ce  Î3ravc  homme, 
et  d'un  air  respectueux  je  lui  ai  dit 
qu'à  son  langage  on  reconnoissoit 
bien  celui  qui  réellement  étoit  à  la 
première  place.  —  «  Ah!  monsieur, 
m'a-t-il  dit  en  se  levant ,  et  en  me 
serrant  les  mains  avec  bonhomie  , 
je  gage  que  vous  connoissez  l'au- 
teur dont  il  est  question?  »  — Je  l'ai 
dvoué,    mais  je  n'ai  pas  trahi   ton 


s;  AUGUSTE 

secret.  —  «  Hé  bien  ,  a  repris 
M.  ]N*  *,  dites-lui  qu'il  continue ,  et 
que  je  lui  prédis  les  plus  brillans  suc- 
cès. »  —  Je  l'ai  assuré  que  son  suf- 
frage vaudi'oit  tous  les  autres  à  tes 
yeux,  et  je  suis  sorti  ;  car  je  n'aurois 
pu  résister  au  désir  de  te  faire  con- 
noître.  Ah  !  cher  August  e  !  que  j'aurois 
cté  heureux  de  pouvoir  leur  dire  : 
Cet  homme  que  vous  admirez,  que 
plusieurs  de  vous  envient ,  c'est  mon 
ami ,  c'est  mon  frère  !  En  pronon- 
çant ces  mots  ,  Frédéric  serroit  les 
mains  d'Auguste  dans  les  siennes  ,  et 
des  larmes  tomboient  de  ses  yeux. 

—  «  Ah  ]  Frédéric ,  dit  Auguste  , 
avec  la  plus  vive  émotion  ,  ce  que 
tu  me  fais  éprouver  est  bien  préfé- 
rable à  tous  les  éloges  de  l'univers.  » 

—  V  Enfin  5  reprit  Frédéric  ,   en 


I 


ET  FRÉDÉRIC.  i,5 

s'essuyant  les  yeux  ,  j'ai  cLo  acheter 
ton  ouvrage  ,  et  j'ai  lu  jusqu'à  ce  mo- 
ment. Sais- lu  ce  que  j'y  trouve  de  plus 
remarquable?  Ce  n'est  pas  le  style, 
qui  p(Hirtant  égale  celui  de  nos  pre- 
miers écrivains  ;  ce  n'est  pas  la  pro- 
fondeur des  idées  ,  si  étonnante  à  ton 
âge;  mais  c'est  que,  pour  avoir  fait 
un  pareil  livre  ,  il  faut  être  le  plus 
honnête  homme  du  monde  :  voilà  ce 
qui  me  charme.  » 

—  «  Et  voilà  j  dit  Auguste  avec 
feu,  voilà  ce  qui,  j'espère,  distin- 
guera toujours  mes  écrits.  Que  je 
meure,  avant  d'avoir  d'autre  inspira- 
tion que  celle  d'être  utile  à  mon  pays 
et  à  mes  semblables  !  » 

Les  deux  amis  causèrent  encore 
long-temps  ensemble  ;  enfin  ,  ils  se 
quittèrent  pour  aller  se  livrer  au  re- 

I.  ^ 


%é  AUGUSTE 

pos.  Mais  Frédéric  ne  dormit  pas;  il 
repassoit  dans  son  esprit  et  tout  l'ou- 
vrage d'Auguste  ,  et  toutes  les  louan- 
ges dont  cet  ouvrage  éloit  l'objet;  et 
plus  d'une  fois  il  s'écria  :  «  Non  ,  je 
n'ai"  jamais  été  plus  heureux  !  »  O 
noble  enthousiasme  de  la  jeunesse! 
ô  douces  émotions  dépourvues  de 
tout  égoïsme  !  pourquoi  faut-il  que 
l'homme  vous  perde  avec  l'âge ,  et 
que  vous  soyez  trop  souvent  remplac- 
ées par 'les  vils  calculs  de  l'intérêt 
personnel  ! 


ET  FRÉDÉRIC.  ^7 


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CHAPITRE  III. 


Le  succès  d'Auguste  alla  toujours 
croissant ,  et  jamais  uu  jeune  auteur 
n'en  avoit  obtenu  de  pareil.  La  pre- 
mière édition  ayant  clé  prompiemcnt 
épuisée,  Frédéric  obtint  qu'il  mît  son 
nom  à  la  seconde.  Auguste  auroit 
désiré  attendre  un  nouvel  ouvrage 
pour  se  faire  connoître,  mais  il  ne 
put  résister  aux  sollicitations  de  son 
ami.  Cependant  un  essai  si  brillant 
l'encouragea  au  point  que  le  travail 
devint  son  unique  plaisir,  et  qu'il 
n'alloit  plus  que  fort  rarement  dans 
le  monde. 


;i5  AUGUSTE     . 

Les  deux  amis  n'avoicnt  point  en- 
core élcprésenlés  à  la  cour  :  le  jour  fut 
pris  pour  qu'ils  eussent  cet  honneur, 
et ,  comme  Frédéric  l'avoit  espéré ,  le 
Roi  daigna  parler  à  Auguste  de  son 
ouvrage  dans  les  termes  les  plus  flat- 
teurs 5  mais  toute  la  pompe  du  séjour 
rojal  ne  put  arracher  notre  jeune 
auteur  aux  jouissances  de  sa  solitude, 
$ît  il  n'éprouva  aucun  désir  de  retour- 
ner à  la  cour.  11  u'eu  fui  pas  de  même 
de  Frédéric,  qui ,  depuis  ce  moment, 
trouva  insipides  les  difl'érentes  socié- 
tés qu'il  avoit  fréquentées  jusqu'alors , 
et  qui  ne  mauquoit  aucune  occa- 
sion de  se  rapprocher  des  grands  et 
de  leurs  entours.  Son  ami  lepressoit 
en  vain  d'accomplir  sa  promesse  et 
d'embrasser  une  carrière  quelconque  j 
aucune  direction  n'étoit  assez   hril- 


ET  FRÉDÉRIC.  4 

laiite  à  son  gi'é,  et  le  temps  s'écouloit 
sans  qu'il  prît  de  parti.  Auguste  se 
désespéroit;  mais  son  chagrin  devint 
bien  plus  cruel  lorsqu'il  s'aperçut  que 
Frédéric  éprouvoit  quelque  peine  se- 
crète. On  ne  le  voyoit  plus  sortir  que 
rarement;  sa  gaîié  disparut  tout-à-faif, 
et  souvent  il  passoit  des  heures  entiè- 
res plongé  dans  une  sombre  rêverie. 
«J'ai  eu  tort,  pensa  Auguste,  je  l'ai 
tourmenté  trop  long-temps  pour  qu'il 
prît  un  état.  Soit  paresse,  soit  que 
son  âiîe  et  son  caractère  lui  rendent 
toute  obligation  insupportable  ,  il 
paroît  que  sa  répugnance  est  invin- 
cible :  je  ne  devois  pas  insister  autant. 
11  étoit  heureux ,  il  ne  l'est  plus.  Je 
m'abstiendrai  désormais  de  dire  un 
seul  mot  sur  ce  sujet.  » 

Mais  quelque  soin  que  mît  x\uguslc 


Zc  AUGUSTE 

à  suivre  ce  nouveau  plan ,  la  tristesse 
de  Frédéric  ne  se  dissipoit  point  j 
chaque  jour  au  contraire  elle  devenoit 
plus  sombre;  il  cessa  entièrement 
d'aller  dans  le  monde ,  et  passoit  ses 
soirées  auprès  de  son  ami;  mais  ni 
l'un  ni  l'autre  ne  goùtoit  alors  le  plai- 
sir d'être  ensemble ,  et  leurs  conver- 
sations, naguère  si  franches  et  si  gaies, 
devenoient  pénibles  pour  tous  deux. 
La  moindre  restriction  dans  des  en- 
treliens journaliers  détruit  bientôt 
l'intimité;  et  lorsqu'on  se  voit  con- 
traint avec  celui  qii'on  aime ,  à  cher- 
cher un  sujet  d'entretien,  à  retenir 
un  mot  pr^t  à  s'échapper  ,  un  pareil 
état  de  gène  ne  peut  durer  long-temps 
sans  altérer  le  caractère  :  aussi  Frédé- 
ricperdoit-iî  insensiblement  rextrénie 
naturel  qui  faisoit  le  plus  grand  char- 
me du  sien. 


ET  FRÉDÉRIC.  3t, 

«  11  croit  que  je  pense  au  seul 
objet  de  nos  contestations  ,  se  dit 
alors  Auguste,  il  croit  que  je  le 
blâme  intérieurement ,  cl  mon  silence 
ne  mène  à  rien.  Il  faut  nous  expli- 
quer. »  En  eiï'ct,  dès  le  soir  même, 
il  amena  la  conversation  Stur  les  dif- 
férentes manières  d'élreheureux  dans 
ce  monde.  —  «  11  est  certain,  dit- 
il  ,  que  le  premier  moyen  de  bonheur 
existe  dans  l'accomplissement  de  ses 
devoirs  ;  c'est  pourquoi  ou  fait  peut- 
être  bien  de  ne  pas  s'en  créer  plus- 
qu'on  n'en  peut  remplir.  Par  cxciu- 
pie ,  mon  cher  Frédéric  Recommence 
à  croire  que  l'indépendance  te  cr^m- 
vient  beaucoup  mieux  qu'un  ^sssujé- 
lissement  quelconque  ,  et  je  t'engage 
moi-même  à  vivre  selon  ton  goùl^ 
car  dès  que  l'on  est  heureux ,  on  a 
résolu  le  grand  problème  de  la  vie. 


32  AUGUSTE 

Notre  fortune,  sans  être  considérable , 
suffit  à  tes  désirs.  Nous  ne  nous  las- 
serons jamais  d'être  ensemble;  un  jour 
tu  te  marieras  :  et  certes  il  a  bien 
rempli  sa  carrière  celui  qui  s'est 
montré  bon  époux  ,  bon  père  et  bon 
ami  !  »  Auguste  s'arrêta  ,  attendant 
une  réponse  :  Frédéric  lui  serra  la 
main  en  soupirant,  et  sortit. 

—  «  Qu'a-t-il?  grand  Dieu  !  s'écria 
Auguste,  dont  le  cœurétoit  déchiré,- 
quel  secret  peut-il  me  cacher?  Lui, 
un  secret  pour  moi  !  lui  !  »  Une  foule 
de  conjectures  se  présentoient  à  son 
esprit  qui  les  rejetoit  tour  à  tour.  11 
passa  la  nuit  dans  un  état  de  souffrance 
qu'il  n'avoit  jamais  éprouvé,  et  dès 
qu'il  crut  Frédéric  levé ,  il  passa  chez 
lui. 

Frédéric  éloit  assisprès d'une  table , 


ET  FRÉDÉRIC.  33 

el  tenoit  un  livrer  mais  il  étoit  aisé 
de  voir  qu'il  ne  lisoit  pas.  Auguste  se 
plaça  près  de  lui ,  et  sans  chercher  de 
vains  détours  pour  lui  expliquer  sa 
pensée  : 

—  «  Frédéric,  dit-il  d'un  air  triste 
elsérieux  ,  crois-tu  queTamilié  puisse 
exister  sans  conliance?»  —  Frédéric 
baissa  les  yeux. 

—  «  Le  crois-tu?  «  répéta  Auguste. 

—  «]Non  ,»  répondit  Frédéric  qui 
devint  très-rouge. 

—  «  Eh  bien?  »  dit  Auguste  en  le 
regardant  fixement. 

—  «  Ah  ,  mon  frère!  s'écria  Fré- 
déric en  se  jetant  dans  ses  bras  : 
oui,  pour  la  première  fois  de  ma 
vie,  je  te  cache  un  secret j  mais  je 
t'affligerois  trop  en  parlant,  Gt  peut- 
être Peut-être  perdrois-je  ton  es- 


2. 


34  AUGUSTE 

time.  »  —  «  Moi ,  ne  plus  l'eslimer  I 
La  chose  est  impossible.  Parle  j  je 
suis  sûr  que  tu  te  juges  trop  sévère- 
ment, a  —  Vf  Tu  ne  peux  rien  d'ail- 
leurs contre  le  chagrin  auquel  j'ai  la 
foiblesse  de  céder.  » 

—  «  Et,  n'est-ce  donc  rien  que  la 
jouissance  d'ouvrir  son  cœur  à  son 
ami ,  de  recevoir  ses  conseils ,  et  de 
n'être  plus  coupable  envers  lui  ?  » 

—  K  Tu  ne  m'entendras  pas.  » 

—  «  Tu  souffres ,  n'est-il  pas  vrai  ? 
peu  nous  importe  de  savoir  si  je  souf- 
frirois  moi-même  à  ta  place.  Je  t'en- 
tendrai. >j 

—  «  Quoi ,  si  l'ambition  s'étoit  em- 
parée de  mon  âme  ?  si  notre  tranquille 
bonheur  ne  pouvoit  plus  me  suffire  ? 
si  j'étois  dévoré  du  désir  de  briller  à 
la  cour,  d'obtenir  la  favem'  du  prince. 


ET  FRKDÉRIC.  3S 

cl  de  parvenir  un  jour  au  rang  le  plus 
élevé,  dans  l'espoir,  de  servir  mon 
pays,  de  m'illusirer  endn ,  tu  ne  me 
blamerois  pas  ?  >> 

—  «f  Je  te  plaindrois  ,  dit  triste- 
ment Auguste  j  car,  qui  peut  compter 
sur  la  faveur  des  princes  ?  » 

—  tf  Celui  qui  se  rend  tellement 
utile  qu'on  n'ose  le  renverser.  » 

—  «  Combien  de  grands  services 
ont  été  suivis  d'une  disgrâce  !  » 

—  «  Mais  aussi  combien  d'hommes 
une  fois  arrivés  aux  premières  places 
ont  négligé  les  moyens  de  s'y  main- 
tenir !  c'est  à  la  cour  surtout  que  la 
tenue  de  conduite  est  nécessaire.  » 

—  «  Hé  quoi  !  passer  chaque  jour 
à  s'assurer  le  lendemain  !  vivre  dans 
une  inquiétude  qui  ne  doit  pas  ces- 
ser !  » 


36         ,  AUGUSTE 

—  «  Vaut-il  mieux  vivre  obscur , 
sans  nom ,  sans  illustration  person- 
nelle? humilié  à  chaque  pas  par  l'as- 
pect des  grandeurs  auxquelles  on  ne 
peut  prétendre  ,  tandis  qu'on  en  voit 
jouir  tant  d'hommes  qui  vous  sont  in- 
férieurs !  Ah  !  que  faire  de  la  noble 
ambition  qui  nous  porte  aux  grandes 
choses ,  lorsque  nos  talens  se  trouvent 
enfouis  dans  une  des  classes  com- 
munes de  la  société  ?  comment  se 
distinguer  sur  d'aussi  petits  théâtres  ! 
et  comment  supporter  l'idée  que  l'on 
achèvera  sa  carrière  sans  avoir  brillé 
d'aucun  éclat!  sans  avoir  acquis  au- 
cune gloire  !  » 

Tandis  que  Frédéric  s'exprimoit 
avec  une  chaleur ,  qui  depuis  long- 
temps ne  lui  étoit  plus  habituelle  , 
Auguste  réflcchissoit  trislement, 


ET  FKÉDÉRÏC.  3; 

—  «  Je  l'alïlige  ?  dit  Frédéric ,  clier- 
.  cliant  à  lire  dans  les  yeux  de  son  ami 

ce  qui  sepassoil  dans  son  âme,  j'au- 
rais dû  me  taire.  » 

—  «  Non,  jamais,  jamais,  ré- 
pondit Auguste.  Mais  ,  dis-moi  ;  de- 
puis que  ces  idées  se  sont  emparées  de 
toi,n'astu  pas  cherché  à  t'en  distraire 
en  te  livrant  à  tes  anciens  goûts  pour 
les  arts,  pour  la  société?  » 

—  «  Je  l'ai  essayé  dans  les  premiers 
temps  sans  succès,  dit  Frédéric  j  tout 
maintenant  me  paroît  insipide.  \> 

—  «  El  à  quelle  époque  as-tu  con- 
çu de  si  vastes  désirs  !  Depuis  com- 
bien de  temps  n'es-tu  plus  heureux  ?  » 

—  »  Depuis  le  jour  que  nous  avons 
été  présentés  au  roi;  la  vue  de  cette 

cour,  de  ces  grands Augusie,  je 

te  iais  pitié  !  j?  —  «  Non  ,  non ,  cher 


33  AUGUSTE 

Frédéric  ;  que  d'autres  partagent  ta 
foiblesse  ,  et  n'ont  pas  la  franchise  dé 
l'avouer  :  j'ai  du  moins  la  consolation 
de  voir  que  lu  penses  tout  haut  avec 
moi ,  enfin.  » 

—  K  Enfin ,  j'ai  recherché  pendant 
quelque  temps  la  société  deuos  grands 
seigneurs;  mais  si  tu  savois  ce  que 
l'on  souffre  près  d'eux ,  lorsqu'on  s'y 
trouve  placé  d'une  manière  subal- 
terne !  Si  tu  voyois  quelle  morgue , 
quelle  arrogance  ils  déploient  avec 
celui  qui  n'est  pas  des  leurs!  Tu  con- 
cevrois  que  j'aie  renoncé  promple- 
ment  à  ce  moyen  de  succès.  Cepen- 
dant, noirenaissance,  quoique  bonne, 
n'est  pas  assez  haute  pour  compenser 
ce  qui  me  manque  de  fortune  si  j'en- 
treprenois  de  vivre  à  la  cour.  Je  sais 
(donc  bien  qu'il  m'est  impossible  <le 


ET  FRÉDÉRIC.  3^ 

me  fa  Ire  jamais  connoître  et  distinguer 
du  roi  j  je  ne  m'abuse  pas  sur  la  folie 
qu'il  y  auroit  à  concevoir  la  moindre 
espérance ,  mais  l'idée  de  toute  autre 
manière  de  vivre  ne  m'en  est  pas 
moins  insupportable  ;  en  sorte  que  je 
me  vois  condamné  à  ne  jouir  jamais 
des  biens  qui  sont  à  ma  portée ,  et  à 
désirer  sans  cesse  ceux  qu'il  m'est 
impossible  d'obtenir.  » 

—  i(  Peut-être  regret leras-tu  vive- 
ment de  les  avoir  obtenus,  dit  Au- 
guste, en  soupirant,  mais  il  n'est 
plus  temps  en  effet  de  prendre  un 
autre  chemin.  Les  passions  les  plus 
fatales  sont  celles  qui  détruisent  à 
jamais  pour  nous  le  charme  des  goûts 
simples  et  des  jouissances  privées;  1* 
tienne  est  de  ce  genre  ,  et  maintenant 
tu  cbercherois  en  vain  le  bonheur 


4o  AUGUSTE 

dans  une  existence  tranquille  et 
bornée.  11  faut  donc  nous  occuper 
des  moyens  de  satisfaire  tes  désirs. 
Songcs-y  de  ton  côté  ;  j'y  vais  songer 
du  mien,  et  demain  nous  en  par- 
lerons. » 

Frédéric  l'écoutoit  avec  l'air  du 
plus  grand  élonncment. 

—  «Ce  que  tu  dis  est-il  sérieux?» 
lui  demanda-t-il  enfin. 

—  «  Peux-lu  croire  que  je  plai- 
sante ,  lorsqu'il  s'agit  de  ton  bon- 
heur ?  » 

—  «  Quoi  !  lu  penserois  qu'il  est 
possible  ? » 

—  «  Hélas  !  il  est  plus  aisé  de  se 
faire  esclave  que  de  vivre  libre  ,  » 
répondit  Auguste. 

—  «  Mais  il  faudroit  nous  sépa- 
rer? » 


ET  FfxÉDÉRIC.  it 

—  *  Hé  bien ,  lu  m'aimeras  tou- 
jours ,  et  je  saurai  que  lu  vis  content, 
du  moins  je  l'espère  ,  ajouta-l-il.  »  En 
achevant  ces  mots ,  il  embrassa  son 
ami,  et  sortit prccipiiammcnt. 

Frédéric  dans  sa  surprise  ne  songea 
pas  d'abord  à  le  suivre;  et  lorsqu'il 
voulut  enfin  courir  après  lui ,  on  lui 
dit  qu'Auguste  avoit  quitté  la  maison , 
en  disant  qu'il  ne  rentreroit  point 
pour  diner.  Celte  réponse ,  si  insigni- 
fiante dans  tout  autre  temps  ,  jeta 
Frédéric  dans  un  état  d'inquiétude  et 
de  souffrance  extraordinaire.  L'idée 
de  son  ami  ne  le  quitta  pas  de  la  jour- 
née ',  il  courut  en  vain  dans  plusieurs 
maisons  où  il  espéroit  le  rencontrer. 
Son  cœur  étoit  serre  ,  son  esprit  mé- 
content. Il  maudissoit  tous  les  rêves 
de  son  ambition  ,   et  ne  voyoit  plus 


?2  AtJGtJSTE 

dans  le  monde  d'autre  bonheur  que 
celui  d'être  aimé  d'Auguste  ,  ni  d'autre 
chagrin  que  celui  de  l'affliger.  Tant 
il  est  vrai  que  dans  une  belle  âme  , 
une  affection  forte  domine  tous  les 
penchans ,  et  qu'un  être  bon  et  sen- 
sible aime  toujours  plus  qu'il  ne  croit 
aimer. 

En  rentrant  chez  lui  le  soir ,  Fré- 
déric trouva  sur  sa  cheminée  le  billet 
suivant  : 

«  J'ai  trouvé  un  moyen  certain  de 
»  réussir  dans  nos  projets.  Je  rentre 
»  extrêmement  fatigué  ;  demain  tu 
»  sauras  tout.  Adieu  ,  cher  Frédéric, 
)»  dors  tranquille.  » 

Cette  lettre  6t  du  bien  à  Frédéric  ; 
il  la  relut  trois  fois.  «  Nos  projets  î 
se  disoit-il  ,  lui  qui  donneroit  la 
moitié  de  son  sang,  j'en  suis  certain, 


ET  FRÉDÉRIC.  45 

pour  que  je  ne  les  eusse  pas  conçus  ! 
nosprojels  !  non ,  non  ,  cher  Auguste, 
plus  tle  cour,  plus  d'ambition.  Nous 
né  nous  quitterons  jamais;  jamais, 
cher  Auguste.  »  Et  Frédéric  s'en- 
dormit dans  cette  idée  qui  reudoit  le 
calme  à  son  e\me. 


44  AUGUSTE 


V*\V\\V\WV'\VVVVVVVVVVV\VVVVV>/WVWVWVVV*WVVWlVWVWVW\WWV*^ 


CHAPITRE  ÎV. 


A  peine  le  jour  avoit-il  paru  ,  qiîc 
Frédéric  passa  chez  son  ami,  11  éloit 
encore  dans  les  mêmes  dispositions , 
et  il  commença  par  supplier  Auguste 
de  ne  plus  penser  à  une  folie  qu'il 
vouloit  oublier  lui-même. 

—  «  Tu  t'abuses  ,  dit  Auguste  , 
si  tu  crois  qu'il  sufBse  de  quelques 
heures  pour  détruire  des  désirs  que 
l'on  nourrit  depuis  dix-huit  mois. 
Quel  que  soit  le  motif  qui  produit  ton 
erreur ,  ce  moment-ci  passé ,  tu  la 
reconnoîtrois  bientôt ,  et  tu  te  repen- 


ET  Jb'RÉDÉulC.  45 

tii'ois  d'avoir  promis  au-delà  de  ton 
pouvoir,  » 

—  «  Non ,  répondit  Frédéric  ,  je 
suis  maintenant  certain  de  vivre  heu- 
reux près  de  toi.  » 

-—  «Et cependant  lunel'étoispas,  je 
lis  dans  ton  urne  mieux  que  toi-même  ; 
Je  vois  que  je  te  suis  très-cher  j  mais 
je  sais  bien  aussi  que  je  ne  peux  plus 
te  sufiire.  Si  j'abusois  du  sacrifice 
qu'aujourd'hui  tu  me  fais  sans  effort, 
nous  ne  larderions  pas  à  souffrir  tous 
deux  des  regrets  qu'il  te  feroit  éprou- 
ver. 11  vaut  mieux  les  prévenir,  d'au^ 
tant  plus  que,  depuis  hier,  tout  suc- 
cède à  les  vœux;  et  le  roi  t'a  nommé 
chambellan  de  service.  » 

—  «  Comment  !  que  dis-tu?  »  dit 
Frédéric,  ému  par  mille  sentimens 
divers. 


^6  AUGUSTE 

—  «  Oui ,  reprit  Auguste  en  sou- 
riant j  j'ai  vu  le  grand  chambellan ,  il 
a  bien  voulu  parler  à  Sa  Majesté ,  dont 
il  a  reçu  la  promesse.  » 

—  «  Mais,  Auguste  ,  tu  me  jettes 

dans  un  trouble moi,  la  place  de 

cliambellan  !.;...  vivre  à  la  cour 

sans  cesse  près  du  roi  ! mais  loin 

de   toi  !   »  ajouta-t-il ,  en  rougissant 
de  son  premier  mouvement. 

—  «  Nous  nous  verrons  chaque 
j-our.  » 

—  »  D'ailleurs,  reprit  Frédéric 
avec  plus  de  calme ,  ma  fortune  né 
me  permet  pas  de  soutenir  un  rang 
pareil.  » 

—  «  Ah!   quant  à  cet  article,  j'y 
ai   aussi   pensé,  répondit   Auguste,' 
en  prenant  un  papier  qui  se  trouvoit 
près  de  lui;   tu  connois  trop  mes 


ET  FRÉDÉRIC.  47 

goûts  et  le  genre  de  vie  que  j'ai  adopté 
pour  ne  pas  être  sûr  qu'un  revenu 
modique  sulîJt  à  mes  besoins?  je  me 
le  suis  réservé ,  et  le  reste  de  ma  for* 
tune  t'appartient  depuis  hier  par  cette 
donation.  Prends,  Frédéric,  il  est 
juste  que  maintenant  notre  partage  se 
fasse  ainsi,  puisque  notre  manière  de 
vivre  va  devenir  si  différente.  » 

—  «  Auguste  !  s'écria  Frédéric 
en  se  précipitant  dans  ses  bras  , 
Auguste,  garde  ton  bien,  périssent 
toutes  les  grandeurs  !  puissé-je  périr 
moi-même  avant  que  de  quitter  un 
ami  tel  que  toi!  »> 

—  «  Cher  Frédéric ,  il  n'est  plu$ 
temps;  je  sais  trop  quel  empire  les 
idées  d'une  haute  fortune  ont  pris 
sur  ton  esprit;  je  le  verrois  languir 
à  la  fleur  de  ton  âge  dévoré  de  regrets 


43  AUGUSTE 

etdedébirs;  non,  remplis  ton  destin  , 
vis  à  la  courj  j'exige  que  tu  fasses 
au  moins  l'essai  de  l'existence  que  tu 
envies  depuis  si  long-temps.  Hé  bien, 
s'il  est  un  terme  à  l'ambition ,  si  tu 
perds  le  goût  des  grandeurs ,  tu 
reviendras  près  de  ton  frère,  et  ta  le 
retrouveras  le  même;  toujours,  tou- 
jours, cher  Frédéric.  » 
.  Frédéric  résistoit  encore;  mais  la 
fermeté  de  son  ami  le  contraignit  à 
c<3der.  11  accepta  la  fortune  d'Auguste 
pour  tout  le  temps  qu'elle  lui  seroit 
nécessaire  ;  car  on  sent  bien  qu'entre 
eux  ce  point-là  n'étoit  pas  le  plus  im- 
portant. Toutes  les  démarches  furent 
faites  en  peu  de  jours.  En  proie  à  mille 
sentimens  contraires,  Frédéric  cédoit 
tantôt  aux  transports  de  sa  joie ,  en 
contemplant  la  brillante  carrière  qui 


ET  FKÉDÉRIC.  '4^ 

s'ouvroit  devant  lui ,  et  tantôt  au 
désespoir  de  quitter  Auguste.  Ces  \ 
mouvcmens  divers  agitèrent  son  ar  <  5' 
jusqu'au  moment  d'une  séparation  si 
pénible  pour  tous  les  deux.  Auguste, 
plus  maître  de  lui ,  s'efforça  de  mon- 
trer un  courage  qu'il  étoit  loin  d'a- 
voir; et ,  pour  la  première  fois  depuis 
qu'ils  existoient ,  nos  deux  amis  se 
séparèrent  un  matin ,  sans  l'espéranc^ 
de  se  revoir  le  soir. 


5û  AUGlJSjp. 


M.\i\A  •  \^\^/\\y\\^\\^\\^\^\\y/\^\\\yy^x\\\J\\^\n^\kA\^A.\\\*\\f^^^Y^t^t, 


CHAPITRE  V. 


'  Auguste  ,  des  le  jour  même  ,  c^uuta 
ja  maison  qu'il  habitoit ,  pour  aller 
s'établir  dans  un  appartement  fojçç^ 
simple  qu'il  avoit  loué  chez  laveuvev 
d'un  officier.  Là  ,  c'est  en  vain  qu'il 
appela  à  son  secours  toute  sa  philo- 
sophie. Quelle  âme  est  jamais  assez 
forte  pour  supportée  Ja  perte  d'un 
ami  !  Auguste  se  levoit  le  matin  sans 
trouver  sous  le  même  toit  le  compa- 
gnon de  sa  jeunesse.  Lorsque  l'heure 
de  son  frugal  repas  arrivoit ,  Frédéric 
jie  venoit  plus  le  partager  avec  lui. 


ET  F1\É1)ÉKIC.  5i 

11  sorloit,  il  rentroit  seul ,  et  le  clian- 
d^ement  total  de  sa  manière  de  vivre 
ramenoit  chaque  jour  plus  vivement 
le  sentiment  de  sa  douleur.  11  faut 
avoir  pendant  des  années  nourri  la 
plus  tendre  affection  par  le  charme 
de  l'habiiude,  et  voir  un  si  doux  lien 
se  rompre  tout  à  coup ,  pour  juger  à 
quel  point  Auguste  se  trouvoit  mal- 
heureux. Frédéric,  à  la  vérité,  vcnoit 
souvent  le  voir,  mais  qu'est-ce  qu'une 
heure  passée  ensemble  lorsqu'on  y 
passoit  la  vie  !  Ces  visites  n'avoient 
jamais  lieu  sans  laisser  dans  le  cœur 
d'Auguste  un  regret  plus  sensible.  Les 
jours,  les  mois  s'écouloient,  et  il  ne 
retrouvoit  pas  la  douce  paix  dont  il 
avoit  joui  jusque-là.  Si  du  moins  il 
eût  pu  croire  durable  le  bonheur  dont 
jouissoit  Frédéric,  sa  peine  se  seroit 

3. 


52  AUGUSTE 

adoucie.  Tous  les  jours  ce  dernier  lifî 
rcndoit  compte  des  progrès  qu'il  fai- 
soit  dans  la  faveur  du  roi.  Ces  progrès 
étoieut  si  rapides  et  si  marqués,  que 
înotre  jeune  ambitieux  ne  voyoit  plus 
de  bornes  à  sa  fortune ,  et  qu'à  peine 
êgé  de  vingt-six  ans ,  il  étoit  devenu 
i^3bjet  de  la  crainte  et  de  l'envie  des 
plus  habiles  courtisans  ;  mais  Auguste 
en  rcdoutoit  d'autant  plus  qu'un  re- 
vers éclatant  ne  suivît  de  si  grands 
succès ,  et  le  chagrin  qu'il  s'efTorçoit 
de  cacher  alloit  toujours  croissant. 
On  venoit  alors  d'imprimer  son  se- 
cond ouvrage ,  supérieur  en  tout  au 
premier ,  et  le  nom  du  baron  de 
Mulden  devenoit  un  des  plus  célèbres 
'  de  r  Allemagne  sans  qu'il  en  éprouvât 
aucune  joie  ;  il  travailloit  quelquefois , 
mais  sans  plaisir.  Enfin ,  après  avoir 


ET  FUÉDÉKIC.  Ç3 

passé  près  de  deux  ans  de  la  manière 
la  plus  triste,  il  résolut  d'éprouver  si 
quelques  dislraclions  vives  ne  lui  fe- 
roient  par  reprendre  goût  à  la  viç, 
11  retourna  dans  le  monde  oii  depuis 
lon^-temps  il  alloit  fort  peu.  Un  jour 
il  aperçut  dans  un  bal  une  jeup^ç 
personne  dont  la  figure  le  frappa.  11 
apprit  qu'elle  étoit  bien  née,  mais  qiie 
son  père,  M.  de  Harleim,  avoit  ei>- 
lièremept  dissipé  sa  fortune  en  follçs 
entreprises  ;  il  étoit  mort  depuis  quel- 
ques années,  laissant  pour  tout  bien 
à  sa  vctive  et  à  sa  fille  Amélie,  une 
petite  tçrr«  qu'elles  alloierit  hauiter. 
Ces  dermes  se  irouvoient  depuis  six 
mois  seulement  dar^s  la  capitale  , 
pour  y  s.u.ivre  des  affaires,  et  dévoient 
repartir  avant  peu.  Ce  dernier  détail 
contraria  beaucoup  Auguste  ,  et  il  se 


«4  AUGUSTE 

hâla  de  se  faire  présenter  à  madanie 
de  Harleini  j  il  lui  fui  aisé  d'apprendre 
dans  quelles  réunions  il  pourroit  In 
retrouver  les  Jours  suivans,  ce  qui  le 
mit  avant  peu  en  mesure  de  solliciter 
la  permission  d'aller  chez  elle.  Sa 
demande  ayant  été  accueillie  de  la 
manière  la  plus  flatteuse  ,  il  s'habitua 
bientôt  àpasser  toutes  ses  soirées  avec 
Amélie,  soit  chez  sa  mère,  soit  dans 
les  dilîérens  lieux  oii  il  savoit  devoir 
la  rencontrer  j  et  non-seulement  les 
heures  qui  s'écouloient  ainsi  dissi- 
poient  sa  tristesse ,  mais  il  en  vint  à 
penser  le  matin  au  plaisir  qui  l'atten- 
doit  le  soir;  et  son  esprit  reprit  toute 
sa  gaieté.  11  réflérhissoit  quelquefois 
cependant  au  danger  de  s'abandonner 
à  ce  nouveau  sentiment  :  quel  succès 
pouvoit-il  espérer?  Amélie  n'avoii 


ET  rRÉDÉRlC.  ^ 

rien,  lui-même  avoit  donh€  tout  ce 
qu'il  posscdoit ,  comment  penser  à  se 
marier?  Ces  idées  le  iroubloient,  mais 
il  se  flalloit  bientôt  que  son  travail 
Joint  au  revenu  qu'il  s'étoit  réservé', 
devicndroit  suffisant  s'il  étoit  réelle- 
ment aimé,  et  ce  dernier  point  étoit 
celui  qu'il  lui  importoit  le  plus  d'é- 
claircir.  Amélie  le  traitoit  fort  bien, 
elle  paroissoit  charmée  de  se  trouver 
avec  lui ,  et  ne  négligeoit  aucune  oc- 
casion de  l'attirer  près  d'elle ,  chaque 
jour  mille  petits  détails  flattoient  ses 
espérances  ;  mais  il  rcmarquoit  avec 
peine  qu'elle  en  agissoit  à  peu  près  de 
même  avec  les  autres  jeunes  gens  qu'il 
rencontroit  chez  elle. Plusieurs  d'entre 
eux  lui  rendoienL  des  soins  ,  et  pas  un, 
n'étoit  repoussé.  «  Cependant,  se  di- 
soii-il,  prenons  garde  qu'un  peu  de 


,5C  AUGUSTE 

jalousie  ne  me  rende  injuste.  EITe 
anra'bientôt  vingt  ans  ^  elle  est  sans 
aucune  fortune  3  n'est-il  pas  bien  na- 
turel qu'elle  désire  se  marier?  C'est  à 
ynm  d'obtenir  la  préférence ,  car  il 
n'existe  pas  d'ingratitude  en  amour  ; 
plaire  ou  non,  tout  se  réduit  là.  11 
pedoubloit  alors  de  soins  et  de  pré- 
venances pour  l'emporter  sur  ses  ri- 
Taux  :  il  en  avoit  plus  d'un.  Amélie 
étoit  fort  belle  ;  et  toutes  ses  manières 
«tant  peu  distinguées  (ce  qu'Auguste 
Allrlbuoit  au  défaut  d'usage)  ^  son 
ton  ,  moins  réservé  que  celui,  des  au- 
tres femmes ,  donnoit  à  ses  discours 
un  certain  air  de  naturel  j  une  foule  de 
talens ,  tous  médiocres  à  la  venté ,  lui 
fournissoient  cependant  les  moyens 
d'attirer  les  regards  et  d'occuper  Tat- 
teniion  :  mais  ce  qui  cbarmoit  le  plus 


ET  FRÉDÉRIC.  5; 

en  ellq>  c'étoil.son^cjLUÔaie  douceur: 
elle  éipit  facile  à  vivre ,  qualité  §1 
précieuse  eu  méuage ,  surtout  au?c 
yeux  d" Auguste,  qui  souveut  avoit 
dit  qu'une  femme  ctoit  toujours  jolie 
lorsqu'elle  avoit  le  caractère  égal.  ,; 
Un  soir  qu'il  causoit  avec  elle,  pen- 
dant que  madame  de  Harleim  iaisojt 
un  wliisk  :  —  «  Ecoutez  ,  lui  dit-elle, 
je  veux  vous  confier  un  secret  dont  j-c 
n'ai  parlé  à  personne,  jo 

—  «  Ah  !  taiit  mieux  ,  répondit 
Auguste  :  si  vous  saviez  quel  cas  j^e 
fais  des  distinctions  1  » 

'i.  —  ^  C'en  est  une,  reprit-elle  en 

:  riant,  tme  très-importante.  J'ai  un 

projet  dans  lequel  il  faut  que  vous 

m'aidiez  ;  mais  n'allez  pas  être  troip 

raisonnable.  » 

—  K  Trop  raisonnable  !  je  vous 

D,. 


58  AUGUSTE 

réponds  que  près  de  vous  j'ai  bien  de 
la  peine  à  l'être  assez.  Ainsi ,  parlez 
sans  crainte.  » 

—  «  Hé  bien  .  depuis  huit  mois  que 
je  suis  ici ,  je  ne  puis  supporter  l'idée 
de  retourner  pour  toujours  dans  notre 
province.  Je  voudrois  engager  ma 
mère  à  vendre  sa  terre  ;  un  de  nos 
voisins  la  désire  ,  je  suis  sûre  qu'il 
l'achèteroit.  Quoique  vous  soyez  un 
jeune  homme,  ma  mère  a  la  plus 
grande  confiance  en  vous,  je  le  sais; 
ne  pourriez-vous  pas  lui  parler  là- 
dessus  ?  M 

—  ('  Dès  ce  soir,  dit  Auguste  vi- 
vement :  quoî,vous  resteriez  à  la  ville! 
mais  cette  idée  est  charmante.  Je  ne 
vous  remercie  pas  de  l'avoir  eue , 
car  sans  doute  je  n'y  suis  pour  rien.  » 

—  «  Parlez  toujours ,  »  dit  Amélie  , 


ET  FRÉDÉRIC.  69 

en  lui  jetant  un  regard  qui  Je  char- 
ma. Puis  se  levant  aussitôt,  elle  alla 
s'asseoir  près  de  sa  mère. 

On  sent  bien  qu'Auguste  attendit 
avec  impatience  le  départ  de  la  société 
pour  entamer  cette  grande  aflaire.  11 
n'y  voyoit  aucun  obstacle  ,  il  ne  lui 
vint  pas  même  dans  la  tête  que  le 
voisin  pourroit  proHter  de  la  circons- 
tance, et  acheter  la  terre  pour  rien  j 
car  il  faut  convenir  ici  qu'en  matière 
d'intérêt ,  Auguste  ctoit  le  moins  sage 
de tousleshommes. Enfin,  ilse  trouva 
seul  avec  madame  de  Harleim  et  sa 
fille  j  il  amena  la  conversation  sur 
l'important  sujet ,  et  présenta  le  plan 
d'Amélie.  Madame  de  Harleim ,  sans 
paroitre  entièrement  éloignée  de 
suivre  cette  idée,  se  récria  ceoendant 
sur  rioipossibililc  de  vivre  dans  la 


e»  AUGUSTE 

capitale  avec  une  fortune  aussi  mé- 
diocre que  la  sienne  -,  mais  comme 
elle  ajouta  :  «  Il  est  vrai  qu'ici  ,  je 
puis  espérer  de  marier  avantageu- 
sement Amélie  ,  »  les  deux  jeunes 
gens  se  flattèrent  de  la  faire  consentir 
à  ce  qu'ils  désiroient.  Deux  ou  trois 
conversations,  en  effet ,  suffirent  pour 
la  décider,  et  l'on  résolut  de  faire  un 
dernier  voyage  à  cette  terre  pour  y 
recevoir  les  propositions  du  voisin  , 
et  les  accepter  si  elles  se  irouvoient 
convenables.  Auguste  obtint  la  per* 
mission  d'écrire  à  ces  dames  pendant 
leur  courte  absence.  Il  étoit  encore 
trop  incertain  des  sentimens  d'Amé- 
lie, pour  se  déclarer.  Madame  de 
Harleim  ,  en  parlant  de  marier  avaiir 
tagettsement  sa  fille  (ce  qu'elle  avoit 
répété  plus  d'une  fois  )  ,  l'avoit  d'ail- 
leurs eliVayé  sur  les  suites  que  pou- 


ET  FBÉDÉRIC.  €1» 

voit  avoir  sa  demande,  cl  il  corn- 
mençoil  à  craindre  que  ia  médioGrilé 
de  sa  fortune  ne  fut  un  obstacle  in- 
vincible. •!)  'f9(lô< 

Amélie  étoit  partie  depuis  trois 
Jours ,  le  charme  de  sa  présence  ne 
Jctoit  plus  Auguste  dans  cet  état 
d'ivresse  où  l'on  jouit  de  l'heure  qui 
s'écoule  sans  songer  à  l'heure  qui 
suivra ,  oii  l'on  évite  de  penser  à 
l'avenir ,  dans  la  crainte  de  s'arracher 
à  la  douceur  du  présent,  et  pour  la 
première  fois  ,  il  réfléchissoit  avec 
suite  aux  motifs  d'espérances  et  de 
craintes  que  lui  présenloitson  amour. 
Assis  tristement  devant  son  bureau , 
il  étoit  plongé  depuis  long- temps  dans 
une  rêverie  profonde  ,  lorsqu'il  vit 
entrer  Frédéric.  Jamais  il  n'avoit 
parlé  à  celui-ci  du  scntiraent  qu'il 


62  AUGUSTE 

éprouToit  pour  Amélie,  et  l'on  en 
devine  aisément  la  raison ,  puisqu'il 
n'auroit  pu  le  faire  sans  parler  en 
même  temps  de  ses  inquiétades  sous 
le  rapport  de  la  fortune  ;  il  se  leva 
donc  aussitôt ,  et  s'efforça  de  recevoir 
son  ami  d'un  air  tranquille  et  gai. 

Depuis  deux  ans  que  Frédéric  étoi.t 
placé  chez  le  roi ,  il  étoit  arrivé  fré- 
quemment que  Sa  Majesté  daignât 
causer  avec  lui  sur  les  choses  les  plus 
importantes  au  bonheur  de  l'Eiat. 
L'esprit  juste  et  droit  du  jeune  cham- 
bellan ,  ses  nombreuse?  lectures ,  et 
les  relations  qu'il  avoit  journellement 
avec  les  hommes  les  plus  imporlans 
du  gouvernement ,  lui  avoient  fait  ac- 
quérir des  connoissances  qui  surpre- 
noicnt  le  roi,  et  qui  ,  sans  que  l'un 
s'en  doutât,  étoient  devenues  le  véri- 


ET  FRÉDÉRIC.  63 

table  fomicmcni  de  sa  forluue.  Peu  à 
peu,  il  tut  consulic  sur  tout,  et  ses 
avis  secrets gouvernoientle  royaume. 
11  venoit  de  terminer  im  Mémoire 
dans  lequel  il  U*aitoit  d'une  branche 
de  radministratiou  fort  négligée  jusr 
qu'alors.  Cet  ouvrage,  plcLii  d'idées 
fortes  etuliles,étoilceluid'un  homme 
extrêmement  habile  ;  il  i'apporloit  à 
Auguste  pour  qu'il  en  jugeai  le  fond, 
et  qu'il  en  revît  le  style.  Une  pareille 
distraction  ne  pouvoil  arriver  plus  à 
■propos  ;  Auguste  se  livra  à  ce  travail 
avec  une  ardeur  qui  parvint  à  l'arra- 
cher enllèiemeni  à  ses  propres  idées. 
Le  Mémoire  de  Frédéric  lui  parut  si 
remarquable ,  et  le  satisfît  tellement, 
qu'il  ne  négligea  rien  pour  le  rendra 
parfait.  Auguste  admiroit.  dans  son 
ami  cet  esprit  prompt  et  vaste  qui 


64  AUGUSTE 

rend  si  propre  aux  affaires  ,  ce  tact 
juste  et  (in  que  l'on  n'acquiert  presque 
jamais  avant  l'âge  mûr.  11  seniLloit 
qu'il  y  eût  deux  hommes  dans  Fré- 
déric ;  l'un  bouillant  et  passionné 
dans  les  habitudes  de  la  vie  privée  , 
l'autre  calme  et  profond  lorsqu'il 
s'agissoil  d'examiner  et  de  juger  un 
point  de  politique  quelconque.  Dès 
que  son  cœur  n'entroit  pour  rien  daiis 
ce  qui  l'occupoit ,  toutes  ses  idées 
étoient  pleines  de  sagesse  et  d'aplomb  ; 
on  eût  dit ,  en  un  mot ,  qu'il  y  avoit 
■une  ligne  de  séparation  absolue  entre 
son  esprit  et  son  âme.  En  lui  rendant 
fiOH  Ménioire  ,  Auguste  lui  dit  en 
riant  :  «  Tu  peux  le  présenter  sans 
crainte  ;  il  doit  te  mener  droit  au  mi- 
nistère avant  qu'il  soit  peu  d'années.  » 
.  Auguste ue  croyoit  pas  prophétiser 


ET  FRÉDÉRIC.  ^ 

lorsqu'il  parloit  ainsi  ;  il  ne  se  trom- 
poit  ccrondant  que  sur  l'époque  de 
cet  événement  car  deux  mois  s'ctoient 
à  peine  écoulés  que  le  roi  fît  entrer 
Frédéric  de  MuUîen  au  conseil ,  en  le 
nommant  ministre,  au  grand  élon- 
nemeni  de  toute  la  couf  qui  se  ré- 
cria bea^KOup  sur  rextrémje  jeunesse 
du  fiivori. 

A  peine  le  chambellan  fut-il  insîmit 
de  sa  nouvelle  nomination  qu'il  cou- 
rut chez  son  ami. 

—  «f  Je  suis  ministre ,  Auguste ,  s'é- 
cria-l-il  en  ouvrant  la  porte  violem- 
ment :  je  suis  ministre.  » 

—  «  Ministre!  répéta  Auguste,  mi- 
nfstre  !  «  Et  il  resta  quelques  secondes 
en  doute  sur  le  sentiment  qu'il  éprou- 
voil.  Mais  la  joie  de  Frédéric  l'em- 
portant bientôt  sur  sa  cr-aintive  pré- 


66  AUGUSTE 

voyance,  il  le  serra  dans  ses  bras^  et 
partagea  soii  bonheui^f^o;  U 

—  «Je  le  le  disois  bien  que  je  ne  me 
sentois  pas  né  pour  un  état  obscur ,  * 
répétoit  Frédéric,  en  marchant  pré- 
cipitamment dans  la  chambre. 

— •  «  Oui,  mais  je  me  souviens 
aussi  que  tu  disois  qu'à  la  cour  sur- 
tout on  avoit  besoin  de  riiesure  et  de 
tenue  dans  sa  conduite  j  n'oublie  ja- 
mais ce  précepte.  » 

—  «Sois  tranquillcj  je  sais  déjà  com- 
bien de  pièges  m'attendent,  combien 
il  me  faudra  déjouer  d'intrigues  ;  mais 
je  puiserai  nia  force  dans  mon  désir 
du  bien,  et  dans  de  grands  services 
rendus  à  mon  pays.  » 

—  t(  Uni ,  s  ecria  Auguste  avec  en- 
thousiasme, dans  les  bénédictions  du 
peuple  !  les  bénédictions  du  peuple  , 


ET  FRÉDÉRIC.  67 

volKi  la  vcriiable  force  de  rhommc 
d'Etat  j  s'il  tombe  malgié  un  tel  sou-. 
tien  ,  sa  chuie  est  glorieuse  pour  lui , 
et  devicuL  la  houle  éiernciic  de  ses 
persécuteurs.  » 

^  «  Si  notre  bon^e  mère  vivo.t 
encore,  reprit  Frédéric >  quelle  joie 

pour  elle  !  » 

,)  Ah  !  sans  doute,  répondit  Au- 

gu&ie ,  elle  ne  se  doutojit  pas  que  ce- 
lui qu'elle  appeloil  sa  mauvaise  tête 
seroit  un  jour  chargé  des  destinées 
d'un  Etat.  Elle  te  recommandoit  à 
à  moi,  ajouta -t- il  avec  un  sou- 
rire auquel  un  souvenir  si  cher  mé- 
loit  quelque  tristesse^  elle  te  recom- 
mandoit à  moi ,  tandis  que  je  dois 
aujourd'hui  te  demander  ta  protec- 
tion, j» 

—  «  Avant  de  t'accorder  ma  pro- 


€S  AUGUSTE 

tection  ,  dit  Frédéric  en  riant ,  je  dois 
4e  rendre  ta  fortune  ;  tu  sens  que  maiu 
tenant  elle  me  devient  inutile,  et  je 
te  rapporterai  demain  la  donation 
que  tu  m'en  as  faite.  »  .i,fiK-'  ^ 

Le  cœur  d'Auguste  battit  à  ee&^ pa- 
roles ;  il  prit  la  main  de  Frédéric  : 

—  «  Je  la  reprend ,  dit-il ,  et  si  tu 
me  promettois  de  ne  point  te  fâcber , 
je  te  dirois  comment  cette  restitutioa 
assure  mon  propre  bonheur.  » 

Alors,  comme  ils  n'avoient  que  peu 
de  temps  à  rester  ensemble,  il  l'ins- 
truisit rapidement  de  son  amour  pour 
Amélie,  et  de  ses  espérances.  Tandis 
qu'il  parloit ,  Frédéric  fixoit  sur  lui 
ses  regards  attendris  ;  il  ne  lémQÎguoi  l 
ni  sui^rlse ,  ni  reconnoissance  pour 
le  généreux  silence  qu'avoit  gavdé 
son   ami  ;  et  cependant  Auguste  ac- 


ET  FRÉDÉRIC.  6(j 

coutume  à  lire  dans  ses  yeux,  étoit 
enlièren>cnt  payé  du  sacrifice.  Forcés 
de  se  séparer  enfin  ,  ils  se  quittèrent , 
tous  deux  dans  cet  état  d'esprit  oii 
l'homme  croit  au  bonheur! 


^o  AUGUSTE 

■jI     JL'Jiri 

VWVWWWVWVWWWWVIVWVVVA  WWMWWWVWWW  vw\w\v\v\w\wvv^ 

CHAPITRE  [VL 


Madame  de  Harleim  étoît  attendue 
sous  peu  de  jours ,  car  la  terre  étoit 
vendue,  et  rien  ne  la  retenoil  plus 
loin  de  la  capitale.  Auguste  dévoroit 
le  temps  ;  son  sort  alloit  se  décider.  IJ 
possédoit  une  fortune  plus  considé- 
rable que  madame  de  Harleim  n'avoit 
jamais  pu  l'espérer  pour  sa  fille ,  mais 
étoit-il  aimé  ?  Enfin  ces  dames  arri- 
vèrent, et  dès  le  soir  même  il  saisit 
l'occasion  d'entretenir  Amélie. 

—  «  Je  vous  trouve,  lui  dit-il ,  plus 
fraîche  et  plus  belle  encore  qu'avant 


ET  FREDERIC.  71 

votre  départ.  Il  faut  que  vous  ayez 
bien  peu  partage  la  peine  de  vos 
amis.  » 

—  K  Je  me  suis  cependant  horrible- 
nicnt  ennuyée  ,  mais  grâce  au  ciel 
tout  est  terminé,  et  nous  ne  quitterons 
plus  la  ville.  » 

—  «  Ainsi,  reprit  Auguste,  vous 
n'épouseriez  point  un  homme  qui  ne 
pourroit  l'habiter^  » 

—  <t  Ah  !  jamais ,  jamais.  » 

-r-  «  Quoi!  même  celui  que  vous 
aimeriez?  * 

—  «  Est-ce  que  l'on  aime  les  gens 
qui  n'ont  point  nos  goûts  ?  » 

.7—  «  Quelquefois  ,  dit  Auguste  j 
par  exemple ,  je  me  plais  beaucoup  à 
la  campagne,  et  je  suis  certain  de 
pouvoir  aimer  à  l'excès  une  personne 
qui  la  déteste.  » 


72  AUGUSTE 

—  «  Et  comment  feriez -vous 
alors  ?  » 

—  «  Rien  dans  le  monde  ne  seroit 
plus  facile  à  arranger  ;  car  je  sacri- 
fierois  toujours  mes  goûts  au  désir  dô 
la  voir  heureuse. 

—  «Mais  étes-vous  bien  sur  de  pou- 
voir aimer  à  l'excès  ?  »  reprit  Amélie 
en  souriant. 

—  «  Je  n'ai  jamais  conçu  que  l'on 
pût  aimer  autrement,  et  dussé-je  me 
donn«r  à  vos  yeux  tout  le  ridicule 
qu'entraîne  l'exaltation ,  j  e  vous  avoue- 
rai que  je  ne  connois  pas  de  milieu 
entre  l'indifférence  et  les  sentimens 
passionnés.  Dans  tous  mes  rapports 
avec  les  hommes  il  entre  de  la  bien- 
veillance que  nous  inspirent  nos  sem- 
blables ,  et  de  l'usage  du  monde,  mais 
mon  cœur  n'a  jamais  pu  être  intéressé 


ET  FUEDKRIC.  73 

que  par  des  alî'cctions  vives,  fortes, 
et  incllaçables.  » 

—  «  Quoi  !  même  en  amitié  ?  >» 

—  «  Sans  doute.  Je  n'ai  qu'un  ami , 
qui  m'est  aussi  cher  que  moi-même.  » 

—  Que   diriez-vous   donc   si   vous 
parliez  d'une  maîtresse  ? 

—  «  Ah  !  je  la  préiércrois  à  l'uni- 
vers,  et  à  moi,  n'en  doutez  pas.  j» 

—  «  Et  vous  avez  éprouvé  ce  sen- 
timent ?  ^ 

—  «  Je  l'éprouve.  >»  ': 

—  «  Comment  !  vous  aimez?  » 

—  a  Oui.  » 

—  «  Une  femme  belle  ?  » 

—  «  ïrès-belle  ,  n  dit  Auguste ,  en 
fixant  ses  regards  sur  Amélie. 

—  «  Jeune?  » 

—  «  Elle  a  voire  âge.  » 

—  «  Riche  ?  » 

4 


74  AUGUSTE 

—  ((  INon  ,  mais  peu  importe  ,  iiia 
fortune  est  assez  considérable  pour 
suûjre  à  tous  deux.  ^ 

—  «  Votre  fortiine  est  considé- 
rable ,  vous  ne  nous  l'avez  jamais 
dit.  » 

—  (f  Je  n'osois  me  flatter  que  ce 
qui  me  touche  pût  vous  intéresser.  » 

—  «  Voilà  qui  est  aimable  !  mais 
je  ne  veux  pas  vous  chercher  que- 
relle la  veille  de  vos  noces  ;  car  vous 
allez  sans  doute  l'épouser?  » 

—  «  Si  vous  croyez  qu'elle  y  con- 
sente. » 

—  «  Comment  voulez-vous  que, 
sans  la  connoître  ? >» 

-^  «  Mais ,  pour  un  instant ,  dai-» 
gnez  vous  mettre  à  sa  place.  Me  char- 
geriez-vous,  chère  Amélie,  du  st)in 
de  votre  bonheur  ?  Obdiriez'VOus-sftns 


ET  FRÉDÉRIC.  7^ 

peine  à  votre  mère,   ii  elle  m'accor- 
iloit  voire  main?  » 

—  «  Oui ,  sans  doute,  dit  Amélie, 
en  baissant  les  yeux  ;  mais  qui  vous 
garantit  qu'elle  pense  comme  moi?  » 

—  «  J'en  ai  la  certitude,  répondit 
Auguste,  dont  le  cœur  battoit  avec 
violence  ;  et  vous  pouvez  me  dire  si 
parmi  tant  d'adorateurs  elle  a  distin- 
gué celui  qui  l'aime  de  toutes  les  fa- 
cultés de  son  àme ,  et  qui  ne  vivra  que 
pour  elle ,  s'il  obtient  le  moindre  sen- 
timent de  préférence.  ;* 

<—  «  11  faudroit  deviner » 

—  «  11  suffit  d'interroger  votre 
cœur.  Au  nom  du  ciel  !  Amélie ,  îé- 
pondez-moi,  nous  n'avons  qu'un  inS' 
tant.  >» 

—  «  Hé  bien  ,  je  pense je 

pense h 

4. 


yS  AUGUSTE 

—  «  Vous  pensez  ,  mon  Amélie?» 

—  (f  Je  pense  que  toute  femme  doit 
vous  préférer.  » 

—  «  Toute  femme  !  ainsi ,  vous- 
même  ?  Amélie,  vous-même?  » 

—  «  Je  n'ai  point  fait  d'exception ,  » 
dit  Amélie  d'une  voix  émue. 

—  (f  Songez  bien  à  tout  le  bonheur 
que  vous  me  laissez  entrevoir  !  dit 
Auguste  ivre  d'amour.  Songez  que  je 
mourrois  maintenant ,  s'il  faJloit  y 
renoncer.  » 

—  «  Ne  craignez  rien  ,  reprit  Amer 
lie  ,  je  crois  véritablement  que  vous 
pouvez  parler,  « 

.  —  «  A  madame  deHarleim?*  ré- 
pondit Auguste  en  souriant. 

—  «Pourquoi  donc  à  ma  mère?^) 
dit  Amélie ,  feignant  l'étonnement. 

'—  «  Puisque  j'ai  tout  dit  à  celle  que 


ET  FUÉDÉRIC'  77 

j'aime,  ne  laul-il  pas  demiiiidcr  sa 
ma  in.  » 

Amélie  lui  jeta  nn  ro^ard  où  la 
joie  se  méloil  au  plus  tendre  embar- 
ras ,  et  plusieurs  personnes  s'éiant 
alors  approchées,  Auguste  se  relira 
pour  aller  jouir  en  liberté  des  douces 
sensations  que  son  âme  éprouvoit. 

11  est  des  occasions  dans  la  vie  où 
la  meilleure  connaissance  du  cœur 
humain  ne  nous  est  plus  d'aucun 
secours.  Elle  ne  peut  être  utile  qu'au- 
tant que  nous  gardons  notre  sang- 
froid  ,  et  le  premier  cflet  d'une  pas- 
sion est  de  nous  en  priver  entière- 
ment. Telle  ctoit  la  situation  d'Au- 
guste. En  vain  ilavoit  observé  jusqu'à 
ce  jour  tous  les  moyens  de  séduction 
que  peut  employer  une  femme  pour 
assurer  sa  conquête;  en  vain  il  avoit 


78  AUGUSTE 

appris  à  distinguer  le  manège ,  du 
sentiment;  et  l'habile  coquetterie, 
d'un  véritable  abandon.  L'expérience 
de  sa  vie  n'alléroit  en  rien  son  heu- 
reuse confiance,  il  ne  Jugeoit  plus^ 
il  aimoil  ;  et  ne  croyoit  devoir  l'aveu 
qu'il  venoit  d'obtenir  qu'à  cette  ai- 
mable ingénuité  qui  accompagne  le 
jeune  âge.  En  proie  à  son  ivresse , 
il  5e  vappeloit  cliaqvie  mot  d'un  en- 
trelien qui  combloit  tous  ses  vœux. 
11  se  représentoit  Amélie  livrée  ainsi 
-que  lui  à  ces  doux  souvenirs.  L'avenir 
le  plus  fortuné  se  montroit  à  ses  yeux, 
il  éîoit  trop  heureux  enfin  pour  abor- 
der l'idée  que  dépareilles  jouissances 
pussent  reposer  sur  une  erreur.  Ce- 
pendant Amélie  étoit  incapable  d'ai- 
mer jamais  véritablement.  Ele\  ée  par 
une  mcre  qui  avoit  été  fort  galante  > 


ET  FRÉDÉRIC.  ^ 

et  dont  les  scnlimens  éloicnt  aussi 
communs  que  l'esprit ,  elle  avoit  pria 
dès  l'enfance  le  goût  et  l'habilude 
d'une  excessive  coqiicucric.  L'é- 
goïsmc  le  plus  complet  étoit  le  fond 
de  son  caractère  ;  sans  être  suscep- 
liblc  d'aucune  véritable  bonté  ,  elle  la 
jouoit  assez  habilement  j  flatteuse  et 
caressante  ,  elle  ne  témoignoil  jamais 
de  ressentiment ,  et  ne  pouvoit  guère 
éprouver  que  du  dépit  ;  à  moins  ce- 
pendant qu'elle  ne  fût  blessée  dans 
son  amour-propre  sous  le  rapport  de 
jolie  femme  ;  car  elle  ne  supportoit 
pas  ce  genre  d'outrage,  et  elle  àeve- 
noit  alors  aussi  violente  et  aussi  hai- 
neuse qu'elle  se  montroit  apathique 
sur  tout  le  reste.  Le  mensonge  lui 
étant  habituel ,  elle  mentoit  avec  un 
front  et  une  audace  dont  les  observa- 


8o  AUGUSTE 

teurs  les  plus  iniéressés  devenoieiii 
complètement  dupes,  et  ce  dernici- 
défaut  l'avoit  aidée  jusqu'ici  à  cotivrir 
tous  les  autres.  Telle  est  la  femme 
que  le  sage ,  l'aimable  Auguste  choi- 
sissoit  pour  en  faire  sa  compagne  j  et , 
plein  d'espérance  et  d'amour,  il  se 
rendit  le  lendemain  chez  madame  de 
Harleim ,  dès  que  l'heure  lui  permit 
de  s'y  présenter.  Après  l'avoir  ins- 
truite de  l'état  de  sa  fortune  ,  il  fit 
une  demande  positive.  Le  baron  de 
Mulden,  riche,  jeune,  beau,  et  déjà 
célèbre  dans  toute  l'Allemagne,  étoit 
un  si  brillant  parti  pour  Amélie  , 
que  madame  de  Harleim  eut  peine 
à  cacher  sa  joie.  Tout  fut  bientôt 
convenu  :  on  fixa  pour  le  mariage 
une  époque  prochaine  ,  et  dès  ce 
jour ,  Auguste  se  vit  traité  comme 
le  fils  de  la  maison  ,  et  put  entretenir 


ET  FRÉDÉRIC.  Si 

Amélie  en  toute  liberté.  Une  si  douce 
intimité  iio  lit  qu'accroître  sa  pas- 
sion. Amélie  n'avoit  point  d'esprit j 
mais  sa  jeunesse,  sa  beauté,  et  le 
désir  de  plaire  qui  ne  la  quittoit  ja- 
mais, préioient  eu  elle  du  charme 
à  ses  gestes  ,  à  ses  discours  ,  et  aux  pa- 
roles même  les  plus  insignifiantes.  Les 
femmes  ordinaires  d'ailleurs  savent 
employer  mieux  que  d'autres  un  cer- 
tain jargon  de  galanterie  ,  auquel  elles 
sont  naturellement  réduites  par  le 
manque  d'idées  et  d'instruction.  Le 
peu  de  moyens  qu'elles  possèdent 
s'exerçanl  habituellement  sur  ce  sujet, 
elles  le  traitent  d'autant  mieux  qu'il 
laisse  toujours  la  ressource  des  lieux 
communs.  Amélie  parloit  donc  bien 
d'amour,  et  rarement  A'igaste  lui 
parloit  d'autre  chose. 

Auguste,  comme  on  l'imagine  bien. 


8&  AUGUSTE 

a  voit  fait  part  à  son  ami  du  bonheur 
qui  l'altendoit.  Lfa  faveur  de  ce  der- 
nier alloit  toujours  croissant,  et  le 
roi  venoit  de  lui  donner  une  superbe 
terre  en  le  nommant  comte  de  "Wo- 
lendorf. 

Frédéric  désiroit  connoître  celle 
qu'il  alloit  considérer  désormais 
comme  une  sœur  chérie ,  mais  ses 
occupations  l'en  avoient  empêché 
jusqu'alors  ;  enfin  ii  écrivit  un  matin 
à  son  ami  que ,  se  trouvant  libre  pour 
le  lendemain  ,  il  passeroit  la  soirée 
chez  madame  de  Harleim.  Auguste 
courut  en  prévenir  ces  dames ,  et 
passa  la  jounaée  entière  à  leur  faire 
l'éloge  de  Frédéric  j  il  ne  lui  vint  pas 
dans  la  tête  que  tant  de  frais  étoieot 
inutiles ,  et  qu'un  ministre,  un  favori , 
pouvoit  toujours  "compter  sur  vài^ 


ET  FRÉDÉRIC.  65 

aimable  réceplion.  11  fut  même  trcs- 
surpris ,  lorsqu'en  arrivant  le  lende- 
main ,  il  trouva  toute  la  maison  ren*- 
versée ,  et  chacun  occupé  des  prépa- 
ralits  d'une  fclc. 

—  «  Que  veut  donc  dire  ceci  ? 
^emanda-t-il ,  et  pourquoi  tant  d'ap- 
prêts? » 

—  «  Comment  !  répondit  madame 
de  Harleim,  n'est-ce  donc  pas  ce  soir 
que  votre  ami  doit  venir  ?  » 

—  «  Sans  doute,  mais —  * 

—  «  Nous  ferons  de  la  musique , 
nous  danserons  un  peu.  » 

—  «Ah!  tant  pis,  dit  Auguste  avec 
douceur  j  car  je  suis  certain  que  Fré- 
déric cspéroit  que  nous  serions  entre 
nous.  » 

—  «  Cela  sera  bon  une  autre  fois,  re*- 
prii  madame  de  Harleim  ;  mais  poxkr 


84  AUGUSTE 

la  première,  vous  conviendrez  que 
nous  ne  pouvons  pas  recevoir  le  comte 
de  Wolendorf  comme  nous  rece- 
vrions un  autre  homme.  » 

—  «  Pourquoi  pas?  répondit  x\.u- 
guste^  sa  visite  n'a  d'autre  bat  que  le 
plaisir  de  vous  connoître  ,  de  con- 
noître  Amélie  ;  et  comment  vou- 
lez-vous qu'entouré  de  vingt  per- 
sonnes ?...  » 

—  «  Vingt  personnes  1  j'espère  bien 
qu'il  en  viendra  plus  de  cinquante  , 
quoique  nous  ayons  eu  peu  de  temps. 
Allez,  soyez  tranquille  ,  cela  sera  fort 
joli ,  fort  joli  !  »  Et  madame  de  Har- 
Jeim  tout  en  causant,  couroit  à  droite 
et  à  gauche,  donnoit  différens  ordres 
à  ses  deux  malheureux  domestiques, 
qu'elle  accusoit  avec  raison  d'avoir 
perdu  la  tête,  Auguste ,  quoiqu'exces- 


ET  FRÉDÉRIC.  85 

sivemcnt  contrarié,  nepouvoit  s'em- 
pêcher de  sourire.  Eii(in,  après  avoir 
attendu  plus  d'une  heure  Amélie  ,  qui 
se  faisoit  coill'er,  il  étoil  sur  le  point 
•  de  s'en  aller,  lorsqu'elle  entra  dans 
le  salon. 

—  '<  Savez-vous  bien ,  chère  Amé- 
lie ,  dit-il  en  l'abordant,  que  je  suis 
vraiment  chagriné  ?  » 

—  u  Et  pourquoi  donc?  M  dit  Amélie. 

—  «  Maijs ,  parce  que  nous  ne  serons 
pas  seuls ,  et  que  j'avois  espéré  passer 
la  soirée  en  famille.  Quelle  idée  de 
donner  un  bal  aujourd'hui  !  >> 

— ■  «  Cela  me  contrarie  tout  autant 
que  vous.  C'est  ma  mère  qui  l'a  voulu  j 
mais  il, me  semble,  ajouta-t-elle  dou- 
cement ,  que  vous  ne  pouvez  pas  lui 
savoir  mauvais  gré  des  soins  qu'elle 
se  donne  pour  recevoir  votre  ami.  ^ 


m  AUGUSTE 

Toute  l'humeur  d'Auguste  se  dis- 
sipa aussitôt. 

— ■  K  Vous  valez  bien  mieux  que 
moi!»  dit-il,  à  Amélie  eu  lui  baisant 
la  main ,  et  eu  jetant  un  regard  de  re- 
connoissance  sur  madame  de  Har- 
leim  ,  qui  ,  pour  le  moment ,  étoit 
grimpée  sur  une  échelle  ,  et  attachoit 
des  girandoles.  Puis  allant  à  cette 
dernière  :  «  Chère  madame ,  lui  dit-il , 
au  nom  du  ciel ,  ne  vous  fatiguez  pas 
à  ce  point.  Je  vais  vous  envoyer  mon 
domestique,  qui  a  beaucoup  d'intelli- 
gence ,  et  qui  trouvera  les  moyens  de 
vous  éviter  tant  de  peines.  »  Il  sortit 
en  effet ,  et  Tom  ayant  reçu  ses  ordres 
et  l'argent  nécessaire ,  le  modeste 
appartement  prit  en  peu  d'heures 
l'aspect  de  l'élégance,  au  grand  con- 
tememem  d'Amélie  qui  seule  avoil 


ET  FRÉDÉRIC.  «7 

<îu  l'idée  et  le  désir  de  donner  un  bai. 
Enfin  ,  tout  étoit  prêt  ;  une  société 
nombreuse  réunie  dans  le  salon  at- 
tendoit  avec  impatience  le  plaisir  de 
passer  la  soirée  avec  un  ministre, 
lorsqu'on  annonça  le  comte  de  Wo- 
lendorf.  Surpris  de  trouver  autant  de 
monde  ,  il  cherchoit  des  yeux  son 
ami 3  Auguste  vint  à  lui,  et  après  l'a- 
voir présenté  à  madame  de  Harleim , 
il  le  conduisit  vers  Amélie  ,  qui  ce 
soir -là  étoit  vraiment  ravissante, 
«  Tu  l'aimeras ,  lui  dit-il  ,  car  elle 
est  aussi  bonne  que  belle.  » 

—  «  Madame,dit  Frédéric  avec  gri\ce. 
c'est  son  frère  qu'il  vous  présente , 
et  vous  savez  qu'entre  deux  époux 
tien  unis  ,  tous  les  sentimens  doivent 
être  communs.  • 
Amélie  s'inclina  d'un  air  aimable; 


Sô  AUGUSTE 

en  rougissant  prodigieusement  •  et  les 
regards  que  le  comte  L'xoit  sur  elle 
avec  un  tendre  intérêt  sembloient 
redoubler  son  embarras.  11  s'établit 
pourtant  entr'eux  trois  une  conver- 
sation que  la  musique  vint  inter- 
rompre. «  Pourquoi  donc  tout  ce 
monde?  demanda  Frédéric  ;  cela  est 
contrariant.  » 

—  «  Que  veux-tu  ,  dit  Auguste  en 
riant,  M.  de  Harleim  a  voulu  te 
donner  un  bal,  un  concert.  » 

—  «Et bien  donc,  reprit  le  comte, 
pour  ce  soir  nous  danserons ,  car  il 
faut  prendre  son  parti  de  tout,  x 

Amélie  se  levoit  alors  pour  aller 
chanter  un  morceau. 

—  «  Elle  est  belle  comme  un  ange ,  » 
dit  Frédéric  à  son  ami  en  la  suivant 
des  yeux. 


ET  FRÉDÉRIC.  89 

—  «  Et  lorsque  lu  la  counoîlras  , 
dit  Auguste,  qui  ii'avoil  jamais  élé 
plus  épris  ;  lorsque  tu  pourras  juger 
de  sa  douceur  ,  de  sa  bonté  !  » 

La  voix  d'Amélie,  qui  se  lit  entendre 
alors,  l'empêcha  d'en  dire  davantage. 
Elle  chanta  beaucoup  mieux  que 
toutes  celles  qui  l'avoient  précédée , 
pt  qu'elle  àvoit  eu  soin  d^engager  à  se 
faire  entendre,  de  manière  que  le  bal 
ayant  succédé  au  concert,  elle  obtint 
tous  les  honneurs  de  la  soirée  ;  car 
elle  dansoit  assez  bien.  Le  comte  vint 
l'engager  plus  d'une  fois  ;  mais  comme 
il  vouloit  être  aimable  ,  il  eut  soin  de 
prendre  aussi  d'autres  femmes  pour 
danseuses  ;  en  sorte  que  madame  de 
Harieim  ainsi  que  toute  la  société  ne 
tarissoit  point  sur  les  louanges  du 
jeune  favori.  L'un  vantoit  sa  figure  , 


î)o  AUGUSTE 

l'autre  son  air  affable  et  la  grâce  de 
ses  manières;  enfin  chacun  convenoit 
qu'unie  aussi  brillante  fortune  nepou- 
voit  être  mieux  placée.  Auguste  ctoit 
heureux  autant  que  l'on  peut  l'être , 
car  il  jouissoit  alors  pour  tout  ce 
qu'il  ainioit.  Le  comte  ne  se  relira 
que  fort  avant  dans  la  nuit ,  après 
avoir  promis  à  madame  de  Harleim 
de  lui  donner  désormais  tous  les 
ïnomens  dont  il  pourroit  disposer. 


ET  FRÉDÉRIC.  ^ 


•k«l\V»\\V\N\\WAV\\V>\V\\*\VW\%\\*\\VV\*VWVVWVW\^(V»M(V>rt(VVW«* 


CHAPITRE  VIL 


Deux  jours  après  cette  soirée' y 
Frédéric  revint  voir  ces  clames  ,  et 
comme  il  n'avoit  que  peu  d'instans  à 
rester  ,  il  fut  charme  de  les  trouver 
seules  avec  Auguste.  La  conversation 
prit  alors  le  ton  de  l'intimilé  ;  car  si 
le  comte  imposoit  d'abord  par  l'éclat 
de  son  rang  et  de  ses  grandeurs  ,  il  y 
avoit  en  lui  jene sais  quel  aimable  aban- 
don qui  ramcnoil  l'aisance  et  dissipoit 
toute  contrainte.  Dans  cette  seconde 
entrevue  ,  Amélie  fut  moins  réservée, 
et  se  livra  par  moment  à  la  gaieté  qui 


92  AUGUSTE 

lui  étoit  habituelle.  Elle  parla  fort 
peu  •  mais  l'altention  que  niettoit  le 
ministre  à  recueillfr  ses  moindres 
mots  ,  à  les  approuver  d'un  regard 
flatteur,  ne  lui  échappa  point.  Elle 
le  surprenoit  sans  cesse  les  yeux  fixés 
sur  elle:  il  est  certain  que  Frédéric 
prenoit  un  plaisir  extrême  à  contem- 
pler tant  de  charmes.  Accoutumé  aux 
toilettes  recherchées  des  femmes  de 
la  cour,  une  mise  simple  et  soignée 
lui  plaisoit  davantage ,  il  trouvoit 
Amélie  charmante  dans  cet  aimable 
négligé  oii  l'art  étoit  dissimulé  avec 
le  plus  grand  soin.  Les  heures  s'écou- 
loient  sans  qu'il  songeât  que  mille 
affaires  le  rappeloient  au  château; 
enfin  il  prit  congé ,  en  répétant  à 
Auguste  pour  la  vingtième  fois  ,  qu'il 
étoit  bien  heureux. 


KT  KUEDÉKIC.  gî 

Dopnis    ce    jour    les     visites    du 
comte  à  madame  de  Harleim  ,  de- 
viiircnl   c\lrcm(uncnl  Iréqucutes  ,  et 
comme  sou  ami  passoit  une  grande 
partie  de  ses  journées  auprès  d'Amé- 
lie ,  il  prit  insensiblement  l'habitude 
de  ne  plus  allergie  cliercher  que  là. 
Auguste   se  réjouissoit   de  riniimitc 
qu'il  voyoit  s'établir  entre  deux  êtres 
qui  lui  étoient  si  chers  ;  toute  espèce 
de  soupçon  étoit  si  loin  de  son  cœur! 
Eùt-il  été  d'ailleurs  moins  jeune  et 
moins  confiant ,  il  n'auroit  pris  au- 
cune alarme ,  tant  Amélie  mettoit  de 
soins    à    se    montrer  pour   lui  plus 
tendre  et  plus  aimable  que  jamais ,  et 
tant  il  ré^noit  de  franchise  dans  toute 
la  conduite  cl  les  discours  du  comte. 
Frédéric  ,  en  effet  ,    n'avoit  encore 
conçu  aucune  pensée  coupable;  il  se- 
roit  mort  mille  fois  avant  d'enfanter  le 


^  AUGUSTE 

projet  de  troubler  le  bonheur  d'Au- 
guste en  lui  ravissant  sa  maîtresse  ; 
mais  il  étoit  jeune,  ardent,  il  s'aban- 
donnoit    au    plaisir    de    se   trouver 
chaque  jour  pris  d'une  femme  char- 
mante qui  paroissoit  le  distinguer, 
sans  chercher  à  démêler  l'espèce  de 
sentiment  qui  l'atliroit  vers  elle.  S'il 
€Ût  pris  l'intérêt  que  lui  téraoignoit 
Amélie    pour    autre    chose   que   de 
Tamilié ,  s'il  eût  réfléchi  un  instant  à 
ce  qu'il  éprouvoit   lui-même,    sans 
doute  il  eut  fui  le  danger,  mais  le 
grand  nombre  d'idées  qui  occupoient 
sa  tête  ne  lui  laissoient  pas  le  temps 
d'examiner  son  cœur;  et  chaque  fois 
qu'il  alloit  voir  Amélie  ,  il  croyoit 
ue  s'y  rendre  que  pour  parler  d'Au- 
guste ou  pour  le  rencontrer.  II  n'en 
étoit  pas  de  même  d'Amélie  j  l'éclat 


ET  FRÉDÉRIC.  gS 

qui  eniouroit  le  jeune  favori  ne  l'avoit 
que  trop  séduite.  Elle  savoit  combica 
Frédéric  J'avoit  trouvée  belle,  et  so 
prometLoit  tout  de  la  vive  impression 
qu'avoient  produite  ses  charmes.  Elle 
Jugeoit  bien  qu'il  éloit  diificile  d'a^ 
mener  le  comte  à  l'idée  de  remplacer 
près  d'elle  un  ami  si  cher  ;  mais  elle 
comptoit  sur  le  temps,  sur  l'amour, 
et  sur  l'adresse  exU'ème  qu'elle  se 
promeltoit  d'employer.  D'ailleurs  , 
elle  se  l'éservoit  toujours  la  ressource 
d'épouser  Auguste,  si  elle  ne  parve» 
noit  point  à  devenir  comtesse  de 
AfVolendorf.  Plus  elle  faisoit  de  pro4 
grès  dans  le  cœur  de  Frédéric  ,  et 
plus  elle  épaississoit  le  voile  qui  cou* 
vroit  les  yeux  d'Auguste.  Elle  dé* 
ployoit  alors  avec  habileté  toute  la 
force  de  son  talent  pour  la  dissimu^ 


gG  AUGUSTE 

lation  ,  et  souvent  le  moyen  qu'elle 
nicttoiten  jeu  a  voit  un  double  but.  Un 
soir,  par  exemple,  le  comte  causoit  de- 
puis long-iemps  avec  une  Jeune  veuve 
assez  jolie  qui  venoit  quelquefois  chez 
madame  de  Harlcim  ;  Amélie  le  fit 
remarquer  eu  riant  à  Auguste  ,  qui 
;i'éponclit  sur  le  même  ton,  que  cela 
ne  signifioit  rien ,  et  que  Frédéric 
avoit  pour  habitude  de  faire  la  cour  à 
toutes  les  femmes. —  «Mais  ,  reprit 
Amélie  ,  en  continuant  de  plaisanter , 
celle-ci  l'emporte  toujours ,  et  depuis 
quelque  temps  le  comte  sait  fort  bien 
si  elle  doit  venir  ou  non  -,  il  est  vrai 
que  j'ai  souvent  soin  de  l'en  instruire , 
pai'ce  que  cela  nous  assure  sa  visite.  » 
L'air  gai  et  naturel  que  prenoit 
Amélie  en  disant  cela ,  auroit  suffi 
pour  abuser  l'homme  le  moins  cou- 


ET  FRÉJbliUiC.  97 

llanl.  11  arriva  cependaut  qu'Auguste , 
peu  de  jours  après,  plaisanta  son  ami 
sur  sa  nouvelle  passion  ;  Frédéric  se 
mit  à  rire  de  l'idée  d'Amélie  ,  mais  il 
ue  parla  pIuS  à  la  jeune  veuve. 

Les  femmes  qui  joignent  à  une 
Ame  commune  peu  d'étendue  dans 
l'esprit  sont  bien  loin  d'être  les  moins 
adroites;  ce  sont  elles  au  contraire 
qui  peuvent  suivre  un  plan  quel- 
conque avec  la  ténacité  nécessaire  , 
puisqu'aucune  idée  étrangère,  aucune 
émotion  forte  ne  vient  jamais  les  en 
détourner.  Elles  ont  aussi  l'avantage 
de  pouvoir  observer  avec  un  extrême 
sang-froid  celui  qu'elles  veulent  do- 
miner ,  attendu  que  leur  cœur  n'est 
jamais  véritablement  intéressé.  Amé- 
lie u'avoit  donc  pas  lardé  à  découvrir 
que  le  trait  principal  du  caractère  de 
1.  5 


98  AUGUSTE 

Frédéric  étoit  la  vanilé ,  et  l'on  sait 
quelle  prise  ce  misérable  défaut  donne 
aux  autres  sur  nous.  Elle  en  espér<>it 
tout,  )gt.n«  cessoit  en  nirille  occasions 
de  flatter  et  de  mettre 'en  jeu  cette 
foiblesse  du  comte.  Madame  de  Har- 
ieim  étoit  sortie  un  matin  pour  faire 
quelques  emplettes;  le  hasard  fît  que 
Frédéric  arriva  pendant  son  absence, 
el  qu'il  trouva  sa  (ille  seule.  Aniélie 
profita  d'une  aussi  heureuse  occasion 
pour  assurer  sa  conquête ,  et  le  plus 
habile  manège  fut  alors  employé. 
Dans  l'intimité  du  tetc  à  tête  on  se 
permet  de  parler  de  soi;  jamais  femme 
ne  se  montra  plus  douce ,  plus  tendre 
et  plus  digne  d'être  aimée.  Toutes  les 
fois  qu'il  fut  question  d'Auguste,  elle 
ne  parla  jamais  que  de  l'estùne.qvLeih 
îU'oit  pour  Iwi ,  elle  évitoit  cepcndajjJt 


ET  F1\ÉDÉ1\IC.  gf, 

avec  adrcssed'eii  faire  l'objet  delà  con- 
versation ,  ot  trouvoit  le  moyen  de  la 
^amener  sans  csssc  sur  le  comte  lui- 
même.  Avec  quel  intérêt  elle  sembloit 
l'écouler  !  tout  homme  aime  à  com- 
muniquer les.  idées  qui  l'occupent 
habituellement  j  le  ministre  entrcte- 
aoit  donc  x\mélie  de  ses  plans  pour 
embellir  la  capitale ,  de  ses  projets 
pour  améliorer  le  sort  dun  peuple 
dont  le  bonheur  lui  ctoit  à  peu  près 
confié.  Tout  sérieux  qu'étoîcnt  les 
détails  dans  lesquels  il  entra ,  Amélie , 
le  sourire  sur  les  lèvres ,  les  yeux  fixés 
SUT  lui  5  sembloit  craindre  de  ne  pas 
l'entendre  asse^  ;  on  eût  dit  que  cha- 
que parole  de  Frédéric  alloit  jusqu'à 
son  cœur,  tandis  qu'elle  n'étoit  occu- 
pée que  du  soin  de  donner  à  tous  ses 
traits  l'expression  convenable.   Elle 

5. 


roo  AUGUSTE 

lui  adressa  de  ces  Iquanges  adroites 
contreJc^quellesJ'étre  le  plus  modeste 
n'est  jamais  en  garde ,  de  ces  louanges 
qui  sont  d'autant  moins  suspectes 
qu'elles,  semblent  échapper  inyolon- 
tairement,  et  quoiqu'un  ministre  soit 
toujours  habitué  à  s'entendre  louer, 
la  manière  dont  le  comte  l'étoit  alors 
lui,paroissoil  anssi  douce  que  nou-- 
velle.  Enfin ,  Auguste  n'arrivant 
point ,  il  quitta  Amélie  charmé  de  son 
..esprit  (quoiqu'elle  eût  presque  tou- 
jours écoulé),  et  se  promettant  bien 
de  la  ,'Voir  à  l'avenir  chaque  jour. 
<r  Lorsqu'elle  sera  la  femme  d'Au- 
^i^ste,  se  disoit- il,  je  passerai  près 
d'elle  tous  les  momens  que  me  laisse- 
ront les  aflfaires.  Je  la  verrai  suivre 
avec  intérêt  les  progrès  de  ma  fortune 
■^X  de   ma  grandeur.  L'indifférence 


ET  FîiÊDÉRÎC.  161 

d'Auguste  sur  plusieurs  arlicles  qu'il 
traite  de  peiitOsses  m'enTpéche  quel- 
^lièfois  de  lui  confier  une  partie  do 
nies  idées  ;  je  dirai  tout  à  Amélie , 
elle  entendra  mille  choses  quen'eii- 
iendroit  pas  son  mari  ;  car  les  femmes 
ont  toujours  plus  que  nous  ce  tact 
délicat  qui  produit  l'indulgence.  » 

C'est  ainsi  qu'aveuglé  sur  le  véri- 
table état  de  son  cœur,  Frédéric  s'a- 
vançoit  rapidement  vers  le  piège 
adroit  qui  lui  étoit  tendu.  11  en  vint 
bientôt  à  rechercher  toutes  les  occa- 
sions de  se  trouver  seul  avec  Amélie  : 
lorsqu'il  y  étoit  parvenu  ,  l'arrivée 
d'un  tiers  le  contrarioit  aii  dernier 
point ,  et  bien  souvent  Auguste  le 
génoit  plus  qu'un  autre. 

Madame  de  Harleini  avoit  désiré 
qu'une  taute  dont  Amélie  devoil  hé- 


10*  AUGtJSTR 

riier  un  jour,  pût  assister  au  mariage. 
L'arrivée  de  cette  tante  se  trouva  re- 
tardée par  des  motifs  qui  lui  étoient 
particuliers  ,  et  les  instances  d'Au- 
guste pour  qu'on  ne  l'attendît  pas 
furent  toutes  inutiles.  Amélie,  qui  en 
gémissoit  avec  lui  ,  fut  bien  loin 
comme  on  l'imagine  d'en  témoigner 
aucun  chagrin  en  présence  de  Frédé- 
ric ;  et  Frédéric ,  involontairement , 
lui  sut  un  gré  extrême  de  celte  io- 
ditrérence. 


,s  b'iBà 


ET  FRÉDÉRIC.  io3 


««\V«V\%VV%  V\\ ^  VVWM-WX  V  W V\V «WiWV  WV W  t>^>\'M \\\  V\\X  V%\ k\»AWV« 


CHAPITRE  YIII. 


^  Enfin  Amélie  iriomphoit ,  et  sans 
que  lé  mot  d'amour  eut  jamais  été 
prononce ,  elle  ne  pouvoit  douter  de 
tout  celui  qu'elle  insplroit.  Mais  il 
ne  saflisoit  pas  qu'ellc-niôme  le  con- 
nût ,  il  failoit  que  le  comte  fiit  éclaire 
à  sou  tour  sur  la  nature  du  sentiment 
qu'il  cprouvoit  à  son  insu  j  il  faîioit 
le  conduire  au  point  de  choisir  entre 
une  maîtresse  adorée  et  son  frère. 
Amélie  cherchoit  le  moyen  d'y  par- 
venir sans  risquer  tout,  lorsque  le 
hasard  la   servit  au-delà  de  ses  espé- 


io4  AUGUSTE 

rances.  Un  soir  elle  étoit  assise  dans 
le  jardin  entre  les  deux  amis.  Auguste 
parloit  du  sort  qui  l'attendoit ,  lors- 
qu'uni  à  Amélie,  tous  les  jours  s'écou- 
leroient  près  de  deux  êtres  qui  lui 
.étoient  si  chers. 

—  «  Ah  !  Frédéric,  s'écria-t-il ,  je 
tremble  quelquefois  de  ne  faire  qu'un 
songe  flatteur  !  Trop  de  félicité  me 
semble  être  mon  partage.  J'ai  besoin 
de  te  voir,  j'ai  besoin  delà  regarder 
pourm'assurer  de  tout  mon  bonheur. 
Quoi  !  Amélie  sera  ma  femme  !  Amé- 
lie m'appartiendra  !  » 

En  disant  ces  mots,  il  la  serra 
contre  son  cœur,  et  l'embrassa.  A  la 
vue  de  ce  transport,  le  premier  dont 
il  eût  été  témoin ,  Frédéric  pâlit;  une 
sensation  horrible  bouleversa  son 
âme  ,  le  voile  tomba ,   et  l'affreuse 


ET  mtiDÉRlC.  io5 

jalousie  lui  fit  retomïoîire  l'amour. 
Hoiis  deilui  y  ilsc  r&vo  ^  il  veut  s'éloi- 
gilc^r  d^un  spdciacle  qui  le  lue  :  Au- 
guste sui'pris  le  rappelle.  Le  comte  se 
retoprue  :  sa  pâleur,  ses  traits  ren- 
versés effraient  son  ami.  —  «  Frédé- 
Wcif' qu'as -tu?  dit  Auguste,  avec  la 
p^lus  vive  inquiétude.  »[ —  «Je  ne  me 
senspasbien,  répond  Frédéric,  d'une 
voix  foible.  Sans  doute  la  fraîcheni 
du  soir...  *  11  n'achève  pas,  et  retombe 
sur  le  siège  qu'il  veuoit  de  quitter. 

• —  «  Tu  te  trouves  mal  !  s'écria  Au- 
guste. Amélie  ,  prçnez  soint  de  lui ,  je 
co\irs  chercher  du  secours.  »  El  Au- 
guste dans  le  plus  grand  effroi ,  s'é- 
lance vérâ  la  maison ,  tandis  qu'A- 
mélie sourit  à  l'accomplissement  de 
ses  désirs. 
— •  w  Où  voulez-vous  aJler?  dit-elle 

5.. 


jo5  AUGUSTE 

à  Frédéric  qui  sembloit  vouloir  suivre 
son  ami.  Restez,  le  grand  air  vous 
fera  du  bien.  » 

—  «  Amélie  ,  répond  le  comte, 
Amélie ,  laissez-moi  fuir  !  laissez-moi 
m'éloigner  j  je  suis  le  plus  malheureux 
des  hommes  !  » 

—  «  Qu'avez-vous  ?  ;>  dit  la  traî- 
tresse. 

—  ((  Ne  m'interrogez  pas ,  laissez- 
moi  mourir.    Que   ne   suis-je   mort 

avant  d'avoir  été  témoin  ! Cruelle 

femme!  comment  avez-vous  pu...... 

devant  moi  ! » 

—  tf  Que  dites-vous?  reprit-elle,  je 
ne  vous  comprends  pas  ?  » 

—  «Hé  bien,  s'écrie  Frédéric,  neïne 
trouvez-vous  pas  assez  coupable ?Faut- 
il  vous  faite  jouir  de  toute  ma  honte? 
Oui,  continua-t-il  en!  se  jetant  à  ses 


ET  FRÉDÉRIC.  107 

pieds  ,  j'ai  iralii  l'amitié  ,  riionncur. 
Toi  qui  me  les  as  fait  oublier,  punis- 
moi  de  mon  crime.  Je  t'aime,  Ame- 
lie,  je  t'idolâtre  !....  •» 

Les  marques  du  plus  violent  déses- 
poir accompagnoient  cet  aveu.  11 
couvroit  de  larmes  les  mains  d'Amé- 
lie, et  Auguste  lui-môme  en  eût  eu 
pitié,  si  Auguste  avoit  pu  connoître 
ce  qu'il  souffroit  alors. 

—  «  Ah,  Frédéric  !  dit  Amélie  eu 
soupirant ,  combien  nous  allons  être 
malheureux  !  » 

—  «  Que  diles-YOus?  reprit-il, 
n'aimez-vous  pas  Auguste  ?  » 

— •  «<  Hélas  !  »  répondit-elle ,  en  fei- 
gnant de  répandre  une  larme. 

—  V  Ah  !  s'écria  le  comte,  puisse 
cet  instant  devenir  le  dernier  de  ma 
vie  j  mais  dis  une  lois  que  tu  m'aimes , 


lûS  AUGU3TE 

et  que  j'expire  à  tes  pieds^  de    re- 
mords et  de  bonheur  !  «  j^^^ 

—  «  Oui ,  Frédéric,  répondit  Amé- 
lie d'une  voix  tremblante  ,   oui  ,  je 
vous  aime.  »  Et  Frédéric  transpprté , 
couvroit  ses  mains  de  baisers  ,  lors-  . 
que  la  voix  d'Auguste  se  fit  entendre. 

T-  «  Levez-vous,  dit  Amélie  ,  Au- 
guste viem,  » 

A  ces  mots  qui  l'arrachent  à  son 
délire,  le  coniîe  se  levé  dans  le  plus 
grand  trouble.  «  Auguste!  s'écrie-t-iJ, 
comment  le  voir!  comment  soutenir 
sa  présence!  ah!  fuyons  loin  de  lui;  » 
et  prenant  une  allée  opposée  ,  il 
sortit  du  jardin  et  bientôt  de  la  mai- 
son. 

A  peine  Amélie  avoit-elle  pu  son-   • 
ger  au  moyen  d'expliquer  un  départ 
aussi  cxiraordinaiie,  qu'Auguste  pa- 


ET  FRÉDÉRIC.  109 

rut,  suivi  d'un  domestique  qui  por- 
toil  ditféreiis  cordiaux  :  étonné  de  ne 
plus  troùyer  son  ami ,  il  interroge 
Amélie. 

—  K  Et  quoi!  dit-elle,  sans  être 
émue,  ne  Tavez-vous  pas  rencontre? 
il  m'a  quillce  se  trouvant  mieux.  » 

—  «  Sans  doute  il -est  dans  la  mai- 
son, »  dit  Auguste  j  et  ils  en  prirent 
le  chemin  j  mais  lorsqu'un  valet  lea^r 
apprit  que  le  ministre  venoit  de  partir, 
Auguste  marqua  le  pltis  grand  éton- 
nement.  <'  Voilà  qui  est  étrange,  dit-ii; 
Frédéric  devient-il  fou?  »  Puis  se  re- 
tournant vers  ie  valet  :  «  11  ne  vous 
a  rien  dit?  » 

—  «  11  m'a  seulement  prié  d'appeler 
ses  gens  ,  répondit  ce  dernier ,  et  nous 
avons  remarqué  que  son  excellence 
ctoil  fort  pale    »  ' 


110  AUGUSTE 

—  (^  Je  n'en  reviens  pas  >» ,  répétoit 
Auguste  ',  et  mille  idées  se  présenloieiit 
à  son  esprit;  mais  il  en  étoit  une  qui 
ne  s'y  seroit  jamais  offerte  ,  et  c'étoit 
la  seule  qui  pût  tout  expliquer,  tout 
éclairer.  Amélie,  dans  le  silence,  sui- 
voit SCS mouvemens ;  elle désiroit  vive- 
ment qu'il  soupçonnât  la  vérité;  mais 
elle  ne  vouloit  pas  là  dire.  Enfin  ils  se 
séparèrent ,  Auguste  se  promettant 
d'envoyer  des  le  point  du  jour  chez 
son  ami ,  et  Amélie  surprise  au  der- 
nier point  d^un  tel  aveuglement. 

Elle  passa  la  nuit  dans  la  plus 
grande  inquiétude  ;  quelque  vive  qne 
fût  la  passion  du  favori  pour  elle  ,  les 
remords  qu'il  lui  avoit  montrés  lui 
faisoient  tout  craindre.  11  n'avoit  pu 
soutenir  la  présence  d'Auguste  ;  il 
pouYoit  encore   sacrifier  l'amour  à 


ET  FRÉDÉRIC.  m 

ramidé.  Maintenant  qu'elle  n'étoit 
plus  près  de  lui,  un  sentiment  d'hon- 
neur, qu'elle  traitoit  de  foiblesse, 
pouvoit  l'emporter  sur  tous  ses  char- 
mes, et  peut-être  Frédéric  l'avoit-il 
fui  sans  retour.  Ces  affligeantes  ré- 
flexions éloignèrent  le  sommeil  de  ses 
yeux  jusqu'au  grand  jour;  enfin  elle 
s'étoit  endormie  de  fatigue  ,  lorsqu'on 
lui  annonça  un  message  du  ministre. 
Elle  trembla  en  ouvrant  l'écrit  qui 
contenoit  son  sort ,  et  ses  tristes  pres- 
sentimens  furent  justifiés  lorsqu'elle 
y  lut  ce  qui  suit  : 

«  Après  une  nuit  passée  dans  les 
»  tortures  ,  je  reçois  une  lettre  d'Au- 
»  guste,  d'Auguste  que  nous  avons 
>i  tant  oûensé  !  Ce  digne  ,  cet  excel- 
»  lent  ami  tremble  pour  ma  santé  î 

-»  il   s'inquiè-te  ! Amélie,  nous 

»   sommes  bien  coupables;  mais  que 


*  112  ^liCîeSTE 

»  îa  raison  et  l'honneur  nous  em- 
i)  p'éehênt  de  le  devenir  davantage. 
»  Auguste  vous  adorej  il  ignoretout; 
»  ne  déchirons  pas  son  cœur.  Deve- 
»  nez  son  épouse  j  vous  l'avez  aimé, 
:»  vous  l'aimerez  encore  ;  et  comment 
»  ne  pas  aimer  Auguste  1   Son  cœur 

^ô)  n'est-il  pas  l'asile  de  toutes  les  ver- 
»  tus  ?  Amélie,  rendons-nous  dignes 
»-  dé  Sa  tendresse,  faites  son  bonheur  ; 
»  oubliez  un  aveu  que  je  n'aurois  ja- 
»  mais  fait,  si  le  délire  où  j'élois 
»  plongé  m'avoil  laissé  le  maître  de 
»  ma  raison.  Soyez  heureuse  !  Qu'Au- 
iï'guste  reprenne  tous  ses  droits  sur 
»  vôtre  âme.  Adieu,  Amélie,  adieu  , 
»  jusqu'au  Jour  où  je  pourrai  vous 
»  revoir  sans  trouble ,  jusqu'au rjt)ur 
»  où  vous  ne  serez  plus  que  ma  sœur. 
»  Amélie!  .  .  .  Adieu  donc  pour 
»  jamais.  » 


ET  FRÉDÉRIC.  ii3 

Le    porteur   de   celte   lettre   étoit 
parti  sans  attendre  de  réponse,  seloii 
l'ordre  qu'il  en  avoit  reçu  ;  et  Amélie 
resloit  les  yeux  fixés  sur  l'écrit,   qui 
scmbloit   anéantir   toutes   ses    espé- 
rances ,  lorsqu'une  idée  subite  vint  la 
frapper.    Elle    connoissoit   toute   la 
générosité  d'Auguste  ;  elle  résolut  de 
lui  faire  connoître  le  secret  du  comte , 
et  de  le  rendre  ainsi  l'arbitre  de  leur 
sort.  La  lettre  qu'elle  tenoit  lui  en 
fournissoit   un    moyen   naturel  -,    il 
falloit ,  comme  par  accident ,  la  faire 
tomber  dans  les  mains  d'Auguste  ,  ei 
rien  n'éloit  plus  aisé.    Amélie  s'étant 
arrêtée  à  celte  idée  ,  reprit  toute  sa 
gaieté  ;   elle  pouvoit  encore  devenir 
l'épouse  du  ministre,  et  l'amitié  peut- 
être  alloit  se  joindre  à  l'amour  pour 
-la  conduire  au  but  oii  son  ambition 
brùloit  d'atteindre. 


ii4  AUGUSTE 

Devant  Auguste  elle  affecta  touEe  la 
Journée  un  air  triste  et  rêveur,  au 
point  que  plusieurs  fois  il  lui  en  fit  la 
remarque  ;  mais  elle  évita  d'y  ré- 
pondre. Enfin,  se  trouvant  seule  avec 
lui,  elle  crut  l'instant  favorable  ;  elle 
se  lève  ,  et  sort  sous  un  léger  pré- 
texte ,  ayant  soin  de  laisser  à  terre  la 
lettre  de  Frédéric,  entrouverte  ;  Au- 
guste l'aperçoit,  la  relève,  il  ïi'a  pas 
plutôt  reconnu  l'écriture  de  son  ami, 

qu'il  croit  pouvoir  la    lire Mais 

grand  Dieu  !  que  devinl-ii  en  décou- 
vrant le  fatal  mystère  qu'elle  renfer- 
moit  !  il  tombe  anéanti  sur  son  siège  : 
«Us  s'aiment!  s'écrie-t-il,  ils  s'ai- 
ment !»  Et  la  mort  a  passé  dans  son 
âme.  Toutes  ses  espérances  de  bon» 
heur  sont  renvw'sées  à  la  fois  :  plus 
de  maîtresse ,  plus  d'ami ,  un  instant 


ET  FRÉDÉRIC.  ii5 

lui  enlève  tout.  Amélie,  Frédéric, 
lui  paroisscnl  deux  monstres  d'ingrati- 
tude et  de  fausseté.  Il  se  rappelle  leur 
conduite  et  la  sienne ,  qui  auroit  dû 
les  couvrir  de  honte ,  si  leurs  cœurs 
n'eussent  pas  été  entièrement  corrom- 
pus. —  «  Comment  pouvoieut-ils  me 
trahir?  dit-il  en  sanglotant.  Comment 
ne  rougissoient-ils  pas  de  ma  sécurité? 
Moi  qui  serois  mort  avant  de  les  soup- 
çonner !  moi  qui  ne  vivois  que  pour 
eux  !  Ils  s'aimoicnt ,  et  ma  tendresse , 
et  ma  con(iance,nc  parvcnoient  pas  à 
leur  en  arracher  Faveu  !  Et  tous  deux  , 
tous  deux  me  tromp oient  !  »  Mais 
bientôt  en  relisant  le  funeste  écrit, 
Frédéric  lui  paroissoit  moins  cou- 
pable ;  il  lui  savoit  gré  d'avoir  des 
remords.  —  «  Hélas  !  reprii-il ,  sans 
doute  hier  le  malheureux  éviloit  ma 


m6  '  AtGtt:$TE 

présence  :  au  moins  n'osbit-il  souic- 
nir  mes  regards.  Mais  Amélie  !  Amé- 
lie ,  ô  Dieu  !  si  jeune  !  quelle  perîî- 
die  !  avec  quel  sang-froid  elle  ni'as- 
sassinoit  !  Comment  aurois-je  pensé 

qu'elle  ne  m'aimoit  plus? Que 

dis-je  !  m'a-t-elle  jamais  aimé?  jj 

Comme  il  prononçoit  ces  mots ,  il 
crût  entendre  Amélie  qni  vcnoit  le 
rejoindre.  Hors  d'état  de  supporter  sa 
vue ,  il  s'élance  vers  la  porte  ,  et  sort 
de  celte  odieuse  maison  pour  n'y  ja- 
mais rentrer. 

Il  semble  que  l'agitation  du  corps 
Soit  un  moyen  de  calmer  l'esprit.  Au- 
guste par  un  mouvement  machinal  > 
traversa  toute  la  ville  d'un  pas  rapide  j 
et  se  trouva  bientôt  dans  les  champs. 
11  étoit  tout  à  fait  nuit  ,  le  ciel 
brilloit  de  mille  étoiles ,  et  la  nature 


ET  F^RtDLmC.  n7 

ûvoll  cet  aspect  iniposaut  qui  trans- 
porte rhpmme  vers  les  idées  élevées. 
Auguste  s'arrêta,  et  contemplant  ce 
beau  spectacle  ,  il  sentit  sou   cœur 
plus  tranquille  ;  un  sentiment  mélan- 
colique prit  la  place  du  désespoir.  11 
se  trouvoit  près  du  lieu  consacré  aux 
sépultures  ;  le  mur  en  étoit  dégradé 
en  plusieurs  endroits ,  il  le  franchit ,  et 
s'assit  près  d'une  petite  pyramide ,  éle- 
véesurla  dépouille  d'un  être,  qui  sans 
doute  avoit  souffert  aussi.  Auguste 
considéroit  avec   une  tristesse  reli- 
gieuse ce  dernier  asile  de  l'homme ,  et 
le  souvenir  de  la  comtesse  de  Waltoff 
vint  frapper  sa  mémoire.  — «  O  ma 
mère  !  s'écria-t-il  ,si  tonâme  bienheu- 
reuse tient  encore  à  la  terre  '.situ peux 
suivre  dans  ce  misérable  monde  les 
objets  que  ton  cœur  d<  chéris  !  avec 


wèA  AUGUSTE 

<juelle  douleur  vois-tu  tes-  enfans  dé- 
sunis !  Lorsqu'en  expirant  tu  joignis 
leurs  mains ,  aurois-lupu  croire  qu'un 
jour  ils  cesseroient  de  s'aimer?  que 
Frédéric  déchireroit  l'âme  d'Auguste, 
€t  lui  raviroit  tout  son  bonheur?  Le 
cruel  amour  a  rompu  les  liens  que  lu  te 
plaisois à  former:  ainsi  je  n'ai  plus  de 
frère;  ainsi  ton  dernier  désir  ne  sera 
pas  accompli.  Je  ne  serai  pas ,  dans 
cette  triste  vie,  le  compagnon ,  l'ami, 
le  soutien  de  Frédéric.  »  A  ces  mots 
un  torrent  de  pleurs   vint  soulager 
l'infortuné  Auguste.   Il  tira   de  son 
sein  la  lettre  de  Frédéric  à  Amélie, 
€t  s'approchant  d'une  lampe  qui  brû- 
loit  dans  une  petite  chapelle  ,  il  rehit 
ce  fatal  écrit.  Toutes  les  expressions 
lui  en  parurent  touchantes.  La  dou- 
leur et  le  repentir  qui  s'y  peignoient 


ET  FRÉDÉRIC.  119 

si  vivement  alleDclrissoient  son  âme , 
au  point  que  l'ami  de  son  eiiiance, 
reprenoit  pou  à  peu  tous  ses  droits 
sur  son  cœur.  11  se  repréaen toit  Fré- 
déric combattu  par  une  passion  ter- 
rible ,  souffrant  ce  qu'il  soullroit  lui- 
même,  cl  plus  digue  de  pitié  que  de 
courroux.  —  «  Eh  quoi  !  s'écria-tril, 
n  ai-je  donc  promis  de  l'aimer  queu- 
tant qu'il  ne  nuiroit  point   à   mon 
repos?  ai-je  cru  l'amitié  exempte  de 
sacniiîces  et   d'indulgence  ?   si   mon 
frère  a  manqué  de  co'niiance  envers 
moi ,  dois  je  manquer  de  générosité  ? 
non ,   non ,  Frédéric    connoîlra    ce 
cœur  auquel  il  a  craint  de  s'adresser, 
et  s'il  le  faut,  Auguste  mourra  de  sa 
douleur,  mais  il  aui'a  fait  son  devoir.  » 
Emporté  par  ce  mouveme-nt,  Au- 
guste prend  le  cUcmiu  de  sou  logis  , 


120  AUGUSTE 

et  à  peine  y  est-il  arrivé  ,  qu'il  écrit  à 
ton  ami  la  lettre  suivante  : 

K  Je  sais  tout,  Fi'édéric  j  le  hasard 
»  a  fait  tomber  dans  mes  mains  la 
»   lettre  que  tu  as  adressée^ce  matin  à 
»  Amélie.  11  est  donc  vrai  que  tu  as 
»  pu  dissimuler  avec  ton  frère  !  Pour 
»  la  première  fois  depuis  notre  cn- 
)»  fance ,  tu  n'es  pas  venu  te  confier 
»  à  lui  !  Frédéric  ,    je  le   sens  ,   je 
»  serois    moins    malheureux   si   tu 
»   eusses  ouvert  ton  cœur  à  celui  qui 
»  te  plaint ,    et   qui  t'aime   encore. 
»  Amélie  te  préfère  ;  jouis  de  ton 
»  bonheur    sans    remords    et    sans 
»   trouble.  Je  te  pardonne  tout  ;  du 
»  fond  de  mon  cœur ,   Frédéric ,  je 
»   te  pardonne.  Mais  je  ne  veux  plus 
»  te  revoir  que  son  époux.  » 
Auguste  fît  partir  ce  billet  jSur-lc- 


ET  FREDËLUC.  i?., 

^liainp.  Satisfait  de  Iiu-iiiOmc  ,  il  cioit 
j)!us  tranquille  ;  d'ailleurs  il  vcnoit 
d'agir ,  de  prendre  un  parti ,  ce  qui 
soulage  toujours  un  peuj  mais  com-: 
bien  il  éloit  loin  de  ce  calme  qui  fait 
espérer  que  l'on  se  consolera  !  L'image 
d'Amélie  se  retraçoit  à  son  esprit 
avec  tous  ses  premiers  charmes.  On 
peut  aimer  long-temps  encore  l'être 
qu'on  n'estime  plus ,  non  tel  qu'il 
s'ollVe  alors  à  nos  yeux  ,  mais  tel  que 
nous  le  voyions  avant  qu'il  ne  fût 
démasqué  ;  on  pleure  un  mort ,  et 
avec  plus  d'amertume  peut-être  que 
s'il  étoit  réellement  au  tombeau.  Pour 
qu'une  passion  violente  s'éteignît  tout 
à  coup ,  ilfaudroit  qu'elle  ne  laissât  pas 
de  souvenirs.  Ces  souvenirs  si  doux 
et  si  cruels ,  on  les  épuise  tous  avant 
de  retrouver  la  paix.  Auguste  revoy oit 
I.  6 


132  AUGUSTE 

Amélie  dans  les  premiers  temps  de 
sa  liaison  avec  elle  ,  il  enlendoit  sa 
douce  voix  l'assurer  de  l'amour  le 
plus  tendre  ,  et  sa  raison  s'efforçoit 
en  vain  de  combattre  sa  mémoire. 
—  «  Heureux  Frédéric  !  pensoit-il, 
c'est  pour  toi  désormais  qu'elle  sou- 
rira ,  c'est  sur  toi  q.u'elle  jettera  ces 
regards  enchanteurs  qui  m'enivroienl 
d'amour Que  dis-jel  Frédéric  lui- 
même  ne  peut-il  pas  être  le  jouet  de  sa 
coquetterie  ?  Qui  le  rendra  certain 
des  sentimens  qu'elle  sait  si  bien  fein- 
dre?.. Hélas!  en  est-il  moins  fortuné  ! 
Qu'importe  à  son  bonheur  qu'il  soit 
aimé  réellement  ou  qu'il  croie  l'être? 
îfos  plaisirs  sont-ils  autre  chose  que 
des  illusious  !  IS'ai-je  pas  joui  de  mou 
erreur?  Ah!  que  ne  suis-je  encove 
ti'ompé.!  « 


ET  FRÉDÉRIC.  12I 

Amour  -  propre  à  part ,  Auguste 
avoit  raison.  Mais  ,  plus  licurcux 
cepeudant  celui  dont  les  jouissances 
reposent  sur  une  réalité ,  puisque 
tout  aveuglement  a  son  terme  ! 


6. 


,fl4  AUGUSTE 


wav\\vwvwv\\vwv\'vwvwvwvvwvwvwwvwvvw  VW  i\\W\V\MV\\WW 


CHAPITRE  IX. 


Auguste  passa  la  nuit  entière  dans 

la  plus  affreuse  agitation.  Hors  d'état 

de  prendre  aucun  repos ,   il  ne  vou^ 

lut  pas  se  coucher  :  il   essajoit  en 

vain  d'ouvrir  un  livre  ,  une  foule  de 

sensations  douloureuses  s'opposoient 

à  ce  qu'il  pût  fixer  son  esprit  sur  uû 

autre  sujet  que  sur  celui  de  sa  peine. 

Enfin  ,  le  jour  paroissoit  depuis  peu 

sans  lui  apporter  de  calme,  lorsqu'il 

entendit  sonner  à  la  porte  de  son 

appartement  ;  il  craignit  d'abord  qu'il 

ne  fût  arrivé  quelqu'accident  dans  la 


1:T  FRÉDÉrxIC.  io5 

maison  ;  son  domesli([ue  n'élolt  pas 
encore  levé  :  il  alla  ouvrir  lui-même; 
et  Frédéric  ,  pâle  et  défait,  se  préci- 
pita dans  ses  bras. 

«  Auguste  !  s'écria  Frédéric,  dis 
que  tu  m'aimes  encore  !  dis  que  tu 
me  crois  encore  un  honnête  homme, 
ou  fais  moi  mourir  à  l'instant  !  « 

—  «  Que  viens-tu  faire  ici?  »  dit 
Auguste  ,  qu'un  premier  mouvement 
porta  à  se  dégager  et  à  s'éloigner  de 
quelques  pas. 

—  «  Tu  me  repousses  !  reprit  le 
comte  avec  l'accent  du  désespoir.  Tu 
me  repousses  !  Ah  !  c'en  est  fait ,  il  me 
méprise  !  je  suis  perdu  !  perdu  !  ;> 

—  ff  Non ,  non ,  répondit  Auguste , 
se  rapprochant ,  je  ne  te  méprise  pas  ; 
je  t'aime  encore  ,  Frédéric.  Ta  dé- 
marche , l'état  oî-i  je  te  vois,  ranime- 


ïiG  AUGUSTE 

roient  ma  tendresse ,  si  elle  avoit  pu 
s'éteindre.  Mais  j'ai  besoin  d'être  seul 
pendant  quelques  jours  -,  respecte 
mon  désir  ;  occupe-toi  de  ton  bon- 
heur. Quand  tu  seras  son  époux ,  je  te 
r€V€rrai  toujours ,  toujours  avec  plai- 
sir, mon  frère ,  »  ajouta-t-il  en  lui  ten- 
dant la  main. 

—  K  Auguste  5  écorne ,  dit  Frédéric  , 
je  te  fais  plus  de  mal  que  ne  pourroit 
t'en  faire  le  plus  cruel  ennemi  -,  mais 
le  ciel  m'est  témoin  que  mon  crime 
est  involontaire.  Je  ne  l'ai  point 
trompé,  mon  cher  Auguste;  je  me 
trompois  moi-mcme,  et  celle  cruelle 
passion  s'ctoil  développée  dans  mon 
cœur  sans  que  je  la  connusse.  Je 
croyois  n'aimer  Amélie  que  comme 
une  soeur  ;  elle  a  dû  te  dire » 

—  «  Amélie  ne  m'a  rien  dit,  »  ré- 
pondit Auguste. 


ET  FRÉDÉRIC.  127 

—  «lie  bien,  reprend  Frédéric, 
c'est  avant-hier  ,  seulement  que  j'ai 
connu  le  véritable  état  de  mon  cœur  ^ 
ce  baiser  que  tu  lui  donnas,  ce  fatal 
baiser  m'ouvrit  les  yeux.  Je  sentis 
que  je  1  adorois.  Tu  n'as  pas  oublié 
xt!on  trouble?  Auguste,  ma  raison 
étoit  égarée.  Tu  nous  laissas  seuls ,  et 
mon  secret  m'échappa.  Sans  doute  je 
dcvois  fuir ,  je  devois  me  taire  :  mais 
que  peut  un  homme  hors  do  lui  ?  que 
peut  nn  homme  dans  le  délire  ?  Et 
maintenant,  Auguste,  maintenant, 
cet  amour  qui  m'a  rendu  si  coupable  , 
je  ne  le  vois  cpi'avec  horreur  !  je 
n'éprouve  plus  d'autre  sentiment  que 
la  douleur  affreuse  d'avoir  déchiré 
ton  cœur.  Aux  dépens  de  mes  jours  , 
je  voudrois  te  rendre  le  bonheur  dont 
tu  jouissois  encore  hier.  Je  sens  qu'il 


1^8  AUGUSTE 

m'est  impossible  de  vivre  sans  être 

aimé  de  loi.  Je  sens  que  tu  m'es  plus 

cher  qu'Amélie    elle-même Me 

crois -tu?  » 

—  «  Oui ,  dit  Auguste  ,  je  te  crois.  » 

—  «  Mais  pourras-tu  me  pardon- 
ner? ne  perdrai-je  ni  ton  estime,  ni 
ta  confiance?  Songe  qu'il  te  sera  im- 
possible de  m'abuser;  songe  que  nous 
n'avions  qu'une  âme  ,  hélas  !  au  point 
que  mon  silence  jusqu'à  ce  jour  te 
prouve  l'aveuglement  où  j'étois  plon- 
gé ,  et  la  bonne  foi  qui  seule  est  mon 
excuse.  Mais  toi ,  comment  n'as-tu  pas 
ouvert  les  yeux?  comment  n'as -tu 
pas  reconnu  toute  la  force  du  charme 
qui  m'entraînoit  vers  elle?  » 

—  f<  Le  moindre  changement  dans 
Am'lie  m'eût  éclairé  sans  doute  ,  rc- 
ponlit  Auguste,  mais  elle  étoit  la 
même,  et »  11  s'arrêta. 


ET  FRÉDÉRIC.  lag 

—  K  Ail  !  sans  doute,  elle  cralgnoit 
de  déchirer  loii  coeur!  »  Auguste  ne 
répondit  rien. 

—  «  Elle  n'ignoroit  pas,  continua 
Frédéric  qui  suivoit  sa  propre  idée, 
que  son  amour  seul  pouvoit  payer 
ton  amour.  L'estime,  la  tendre  afï'ec- 
lion  qu'elle  a  pour  toi ,  n'auroient  pas 
suffi  pour  te  consoler.  Je  ne  le  sens 
que  trop  depuis  que  je  lis  clairement 
dans  mon  cœur,  Tassurance  d'une 
froide  amitié  me  scroit  maintenant 
odieuse ,  et  lu  l'aimois  comme  je 
l'aime.  Quelle  fatalité  m'a  fait  désirer 
de  la  connoître  avant  que  vous  fus- 
siez unis!  Si  elle  eût  été  ton  épouse...» 
11  jeta  un  regard  sur  Auguste  ,  dont 
les  yeux  étoieni  fixés  vers  la  terre ,  et 
s'interrompit  tout-.i-coup.  «  J'entends 
la  pensée,    reprii-il  ;   oui,   des    lors 

6.. 


i3o  AUGUSTE 

elle  éloit  ton  épouse  j  elle  devoitrcire 
à  mes  yeux.  Je  suis  le  plus  coupable 
des  hommes.  « 

—  «  Non  ,  non ,  dit  Auguste  ,  Je  te 
juge  moins  sévèrement.  Je  sais  trop 
quel  empire  l'amour  doit  prendre 
sur  ton  âme  ;  et  ,  d'ailleurs  ,  Amélie 
l'aime.  Elle  te  l'a  dit,  sans  doute? 
ajouta-t-il ,  en  s'efforçant  de  paroître 
tranquille.  » 

—  ((  Je  dois  te  l'avouer,  »  répondit 
le  comte. 

Elle  me  donnoit  la  même  assu- 
rance, pensa  Auguste  ,  dont  un  sou- 
rire amer  vint  effleurer  les  lèvres , 
lïiais  qu'un  sentiment  de  dignité  obli- 
geoit  au  silence. 

—  «  El  cependant,  tous  deux,  tous 
deux,  repritFrédéric,  nous  en  sommes 


ET  FRÉDÉRIC.  i3i 

séparés  sans  retour.  Elle  ne  peut  élrc 
ion  épouse  ni  la  mienne.  » 

—  «  Et  pourquoi  ne  seroit-ellepas 
la  tienne  ,  puisqu'elle  te  prcfère  ? 
puisque » 

—  «  Tu  me  le  demandes  ,  Auguste  , 
lorsque  tu  l'aimes  ,  lorsque  tu  souf- 
fres? j)  répondit  Frédéric,  d'un  ton 
touchant  oii  perçoit  le  reproche. 

—  «  Oui,  je  souffre,  je  souffre 
beaucoup  ,  dit  Auguste  ,  en  lui  pre- 
nant la  main.  Mais  penserois-tu  que 
ion  malheur  puisse  jamais  être  ma 
consolation?  Ne  devons  -  nous  pas 
espérer ,  au  contraire ,  que  le  temps 
et  la  raison  viendront  plus  aisément 
à  mon  secours  ,  lorsque  je  penserai 
que  du  moins  Frédéric  est  heureux  ? 
Fais  que  je  n'aie  que  ma  peine  à  porter. 


i32  AUGUSTE 

Je  suis  sur  d'être  plus  tranquille  dos 

que  tu  seras  son  époux.  » 

—  «  Jamais  !  jamais  !  »  s'écria  le 
comte. 

—  «  Frédéric  ,  reprit  Auguste , 
interroge  ton  coeur,  et  parle-moi, 
comme  nous  nous  parlions  jusqu'à  ce 
jour.  Crois-tu  pouvoir  cesser  d'aimer 
Amélie  ?»  - 

—  «  La  chose  est  maintenant  im- 
possible, M  répondit  Frédéric,  sans 
hésiter. 

—  «  Hé  bien,  moi,  je  le  puis  , 
reprit  i\.uguste ,  qui  n'éprouvoit  alors 
en  effet  qu'un  vif  ressentiment  contre 
l'ingrate.  Je  suis  certain  d'oublier 
Amélie.  N'est-eJle  pas  morte  pour  moi, 
le  jour  qu'elle  a  partagé  ton  amour? 
Nulle  puissance  nepeut  me  la  rendre, 
et  toi-même  tu  le  sens.  Ne  me  fais 


ET  FRÉDÉRIC.  i33 

donc  point  un  sacrifice  inutile.  Dc- 
vieus  son  époux  ,  ou  je  pars  aujour- 
d'hui même  pour  ne  revenir  jamais.  » 

—  «  Quoi!  dit  Frédéric,  je  m'uni- 
rois  à  celle  pour  qui  tu  ne  peux  plus 
éprouver  maintenant  que  de  l'amour 
ou  de  la  haine  !  Je  formerois  un  lien 
qui  doit  rompre  tous  les  nôtres  !  Crois- 
tu  que  je  puisse  vivre  sans  te  voir?  » 

—  «  Nous  nous  verrons  toujours  ,  si 
tu  cèdes  à  mes  vœux.  Je  ne  pourrois 
dire  aujourd'hui  quel  sentiment  suc- 
cédera dans  mon  cœur  à  celui  que 
m'inspiroit  Amélie  j  mais  sans  doute 
l'indiflerence » 

—  «  L'inditïerence  !  non,  non, 
jamais  !  11  faut  l'idolâtrer  ou  la  haïr. 
Tu  Taurois  donc  aimée  bi^in  foible- 
ment  ?  »  s'écria  le  comte  avec  feu. 

—  «  Et  toi ,  vois  à  quel  point  tu 


i34  AUGUSTE 

l'aimes!    »   dit  Auguste  en  souriant 

péni])lement. 

—  «  Je  ne  prétends  pas  le  nier ,  dit 
Frédéric  :  je  l'adore.  Elle  est  la  seule 
femme  qui  m'ait  fait  connoître  le 
charme  inexprimable  qui  existe  dans 
l'amour.  Un  mot  d'elle  a  le  pouvoir 
de  calmer  mes  peines ,  de  me  les  faire 
oublier.  Son  regard,  le  son  de  sa 
voix,  bouleversent  tous  mes  sens;  je 
ne  l'ai  jamais  quittée  sans  penser  avec 
délices  que  je  la  reverrois  le  lende- 
main j  et  cependant,  que  je  meure  à 
l'instant,  si  je  puis  supporter  l'idée  de 
la  posséder  jamais ,  de  te  rendre  té- 
moin d'un  bonheur  qui  devoit  être  le 
tien  !  Non ,  non ,  cette  idée  affreuse 
change  à  l'instant  l'état  de  mon  âme , 
et  je  ne  crois  plus  aimer  Amélie.  » 

—  «Tu  doutes  de  mes  forces  ;  tu  me 


ET  FRÉDÉRIC.  r35 

juges  d'après  toi-mcme,  et  lu  crains 
mon  désespoir  j  mais  songe  que  je  ne 
suis  pas  aimé  ;  que  j'ai  cru  l'être , 
ajouia-t-il  en  baissant  la  voix.  Et  tu 
compteras  davantage  sur  ma  raison. 
Revois  Amélie  sans  remords ,  sans 
chagrin  j  et  si  dans  quelque  temps 
ton  cœur  n'a  point  changé,  si  tu 
l'aimes, si  tu  l'estimes  (  il  appuya  sur 
ce  mot  )  comme  tu  le  fais  aujourd'hui, 
deviens  son  époux  sans  hésiter  et  sans 
me  plaindre.  » 

—  «  Ah!  sans  do«le,  répondit  le 
comte,  le  temps  ne  feroit  qu'aug- 
menter la  force  du  sentiment  qu'elle 
m'inspire;  car  je  connols  bien  son 
âme  :  chaque  jour  on  la  trouve  plus 
belle.  » 

Auguste  regarda  son  ami  en  étouf- 
fant un  soupir ,  et  il  se  tut, 


.  i36  AUGUSTE 

—  «  Mais  je  ne  puis  la  revoir  ,  con- 
tinua Frédéric j  non,  je  ne  le  puis. 
Je  sens  trop  quelle  douleur  me  pour- 
suiv^ro.it  près  d'elle  !   Ton  idée  seroit 

.là,  toujours  là.  Tu  ignores  combien 
je  me  hais,  combien  je  me  méprise, 
et  que  ce  n'est  qu'avec  loi  que  je  me 
sens  soulagé.  » 

Une  larme  vint  mouiller  les  yeux 
d'Auguste.  —  «  Je  te  comprends, 
dit-il  du  ton  le  plus  tendre ,  je  te  com- 
prends. Mais  si  tu  ne  peux  vivre  sans 
moi ,  es-tu  sûr  de  pouvoir  vivre  sans 
Amélie  ?  » 

—  «  Hélas!  je  l'ignore.  » 

—  «  Et  lorsque  je  t'offre  le  moyen 
de  nous  conserver  tous  deux  ,  tu  veux 
nous  perdre  l'un  et  l'autre  ;  car  je 
partirai,  je  partirai  pour  toujours.  » 

Le  caractère  d'Auguste  ne  permet- 


ET  FRÉOÉRIC.  iSy 

loll  pas  do  doiiler  qu'il  n'exécutât  sa 
menaco.  Le  comte  éloit  hors  de  lui- 
même,  11  110  voyoit  plus  de  bonheur 
possible  ,  ni  pour  lui  ,  ni  pour  tout 
ce  qui  lui  étoit  cher,  et  il  repoussoit 
loutesles  pensées,  toutes  les  réflexions 
qui  lui  présentoient  distinctement 
l'état  actuel  de  son  àme  et  un  cruel 
avenir  comme  autant  de  coups  de 
poignard.  Auguste,  toujours  fermre, 
et  toujours  calme  en  apparence  , 
parvint  à  lui  arracher  la  promesse 
de  retourner  chez  ximélie ,  et  s'en- 
gager à  la  revoir  ;  c'ctoil  s'enga- 
ger à  tout.  Il  le  chargea  d'une  lettre 
pour  madame  de  Harleim  ,  dans  la- 
quelle il  disoit  simplement  qu'une 
affaire  très-pressante  le  forçoit  à  s'ab- 
senter pour  quelques  jours.  Tandis 
qu'il  écrivoit,   le  comte  parcouroit 


i38  AtJGtfSfE 

la  chambre  dans  un  état  d'angoisse 
difficile  à  décrire.  11  frémissoit  éga- 
lement à  l'idée  d'épouser  Amélie  ou  de 
renoncer  à  elle  ;  deux  sentimeus  trop 
chers  pariageoient  son  âme  _,  pour 
qu'il  lui  fût  possible  de  prendre  une 
décision  ,  et  dans  cette  cruelle  incer- 
titude ,  il  cédoit  à  l'ascendant  qu'Au- 
guste avoit  toujours  eu  sur  lui ,  d'au- 
tant plus  aisément,  qu'il  u'étoit  pas  en 
sa  puissance  de  s'arrêter  alors  à  un 
parti  quelconque. 

«  J'espcre  ,  cependant  ,  dit -il  à 
Auguste  ,  que  tu  me  laisses  libre  , 
entièrement  libre  ?  » 

—  V  Certainement ,  »  dit  Auguste  , 
en  lui  donnant  sa  lettre  tout  ou- 
verte. 

Fre'déric  lut,  et  se  sentit  soulagé 
eu  voyant  qu'il  lui  restoit  du  temps; 


ET  TRÉDÉRIC.  lîg 

car  il  est  des  momens  dans  la  vie  ah 
l'on  croit  toul  sauvé  si  l'on  a  jusqu'au 
lendemain.  Sans  se  flatter  souvent 
que  l'état  des  choses  changera  ,  on 
éprouve  \e  besoin  de  reprendre  ses 
forces  et  la  faculté  d'agir.  D'ailleurs,  he 
premier  intérêt  pour  Frédéric  alors, 
étoit  de  connoîlre  la  véritable  situa- 
tion ducœur  d'Auguste.  Auguste  étoit 
trop  généreux  pour  que  la  tranquillité 
qu'il  montroit  ne  fût  pas  suspecte; 
mais  ,  quel  que  fut  l'empire  qu'il  a  voit 
sur  lui-même  ,  dans  de  longs  entre- 
tiens ,  un  mot  pouvoit  trahir  ou  un 
ressentiment  plus  vif,  ou  des  regrets 
plus  douloureux ,  et  ce  mot,  s'il  étoit 
prononce  ,  étoit  l'arrêt  d'Amélie.  Le 
comte  ,  que  ses  devoirs  appeloient 
près  du  roi ,  quitta  donc  son  ami ,  se 
promettant  de  le  revoir  le  soir  même, 
^l  de   l'observer  avec   un  tel   soin , 


ï4e  AUGUSTE 

qu'aucun  repli  de  celte    âme  noLlû 

et  blessée  ne  pourroit  lui  échapper. 

Le  malheur  qui  nous  vient  par  un 
élre  que  nous  chérissons  est  Lien  cer- 
tainement le  plus  cruel  de  tous ,  puis- 
qu'il nous  enlève  du  même  coup  nos 
plus  grands  moyens  de  consolation, 
en  toute  autre  circonstance,  c'est  au- 
près de  Frédéric  qu'Auguste  auroit 
été  chercher  du  soulas^emcnt  à  sa 
peine ,  et  la  présence  de  Frédéric 
n'éloit  alors  pour  lui  qu'un  nouveau 
supplice.  La  vue  d'un  ris^al  préféré 
fait  toujours  éprouver  un  sentiment 
pénible  à  l'homme  le  meilleur  et  le 
plus  raisonnable.  D'ailleurs  par  une 
fierté  bien  naturelle,  Auguste  s'étoit 
interdit  tout  reproche  contre  Amélie  ; 
<ainsi  pour  la  première  fois  de  sa  vie, 
il  avoit  dissimulé  avec  son  ami ,  et 
peut-être  son  silence  étoil-il  coupable, 


ET  i-RÉDÉUlC.  ûi 

élpouYoil-il  causerie niaiheur  de  Fié- 
(léric  !  «  Oui ,  pensoit  Aiiguslc,  il  eût 
clé  plus  géuércux  de  me  plaindre,  de 
lui  l'aire  connoîlre  avec  quelle  faus- 
seté la  coquette  s'est  jouée  de  mon 
amour,  et  de  le  faire  trembler  pour 
lui-même Mais  ,  que  dis- je  !  n'est- 
il  pas  trop  aveuglé  pour  me  croire  ! 
n'auroil-il  pas  attribué  mes  discours 
au  dépit,  au  ressentiment?  Nous  ju- 
geons la  même  action  d'une  manière 
bien  différente  ,  selon  qu'elle  nous 
flatte  ou  qu'elle  nous  blesse ,  et  nous 
excusons  facilement  une  infidélité , 
Lorsque  nous  en  sommes  l'objet  !  » 
Auguste  finit  donc  par  s'applaudir 
d'a\oireula  force  de  se  taire ,  surtout 
lorsqu'il  songea  que  le  brillant  comte 
de  Wolendorf,  ministre  et  favori, 
avoit  bien  plus  qu'un  autre  les  moyens 
de  lixer  une feiiuue  vaniteuse,  et  que, 


lii  AUGUSTE 

même  au  défaut  d'amour ,  Amélie  lui 
seroit  toujours  attachée  par  des  sen- 
timens  d'orgueil  et  de  reconnoissance. 
Quant  à  lui,  sentant  l'impossibilité 
de  vivre  avec  Frédéric  dans  l'étal  de 
gêne  oii  les  mettoitleur  situation  pré- 
sente ,  il  résolut  de  quitter  la  ville 
pour  quelque  temps.  Il  écrivit  à  son 
ami  la  lettre  la  plus  affectueuse  dans 
laquelle ill'instruisoit de  son  départ  et 
de  la  résolution  oii  il  étoit  de  ne  point 
revenir  qu'Amélie  ne  fût  mariée, 
quelque  fût  l'époux  qu  elle  choisiroit. 
11  s'excusoit  de  son  silence  sur  le  lieu 
de  sa  retraite,  et  terminoit  ainsi  : 
«  Mon  âme  est  plus  calme  ;  avant  peu , 
»  je  le  sens ,  mon  esprit  sera  entière- 
»  ment  libre.  J'emporte  des  livres  j  je 
M  travaillerai  beaucoup  ;  tu  sais  quelle 
»  ressource  les  lettres  ont  toujours  été 


ET  FRÉDÉRIC.  143 

j»  pour  moi?  Sois  donc  iranquillc  sur 
M  la  manière  dont  s'écoulera  mou. 
i*  temps  jusqu'au  jour  oii  nous  nous 
»  re verrons,  sans  uous  cacher  une 
»  pensée,  sans  qu'une  gène  réciproque 
»  enlève  à  nos  entretiens  le  charme 
j>  qu'ils  avoient autrefois.  Crois-moi, 
j»  nous  nous  aimons  trop  pour  que 
H  nous  puissions  vivre  ensemble  au- 
»  trement  que  nous  n'avons  fait  jus- 
»  qu'ici.  Une  absence  éternelle  nous 
j»  coûteroit  peut-être  moins  j  mais  la 
»  mienne  ne  le  sera  pas.  11  y  a  pour 
»  toi  dans  mon  cœur  une  tendresse 
»  qui  doit  triompher  de  tout,  et  niQ 
»  domier  du  bonheur  en  dépit  de  la 
»  destinée.  » 

Auguste  envoya  sa  lettre ,  et  partii 
aussitôt. 


r4+  AUGIJSTE 


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CHAPITRE  X. 


En  quittant  son  ami  >  Frédéric 
avoit  été  obligé  de  se  rendre  chez  le 
îoi ,  qu'il  devoit  suivre  à  la  chasse  , 
en  sorte  que  la  lettre  d'Auguste  ne  lui 
fut  remise  que  le  soir.  Il  eu  pesa 
chaque  mot ,  tremblant  d'en  trouver 
un  seul  quin'annonçât  point  du  calme 
et  de  l'affeciion,  et  le  résultat  de  cet 
examen  ne  contribua  pas  peu  à  sou- 
lager son  âme.  Le  lendemain  cepen- 
dant, il  hésita  long-temps  avant  de  se 
décider  à  porter  lui-même  le  billet 
dont  il  étoit  chargé  pour  madame  de 


ET  FRÉDÉRIC.  i45 

Ilarleim  ;  mais  comment  abandonner 
Amélie  aux  angoisses  de  l'inquiétude 
qu'elle  devoit  éprouver?  Que  pense- 
roit-elle  d'une  conduite  aussi  cruelle? 
Madame  de  Harleim  ,  qui  sans  doute 
seroit  surprise  du  billet  d'Auguste, 
alloit  encore  l'embarrasser  par  ses 
discours.  Qui  la  guideroit ,  qui  la 
protégeroit  dans  une  situation  aussi 
épineuse  ?  Et  n'étoit-il  pas  le  seul  au- 
teur de  toutes  ses  peines  !  Amélie  ne 
devoit-elle  pas  compter  sur  lui ,  uni- 
quement sur  lui?  Rien  ne  tint  contre 
cette  dernière  idée  j  et  Frédéric ,  le 
soir  même,  se  rendit  chez  madame  de 
Harleim.  Il  fut  charmé  d'y  trouver 
plusieurs  personnes  dont  la  présence 
le  préservoit  d'une  longue  conversa- 
tion sur  le  départ  de  son  ami.  Le 
billet  d'Auguste  et  son  absence,  tout 


a^e  AUGUSTE 

parut  simple  à  madame  de  Harleim , 
qui  remarqua  seulement  qu'Auguste 
ne  lui  fîxoit  pas  le  jour  de  son  retour. 
. —  «  Mais  cela  ne  peut  être  long  sans 
doute?  »  ajouta-t-elle.  Le  comte  ré- 
pondit par  un  signe  de  léte ,  et  tout 
'finit  là,  Frédéric  avoit  à  peine  osé 
jeter  un  regard  sur  Amélie ,  qui  , 
•pale  et  défaite ,  se  tenoit  dans  un 
€oin  du  salon.  L'état  d'a^fitation  dans 
lequel  elle  avoit  passé  ces  deux  der^» 
liiers  jours,  avoit  en  effet  beaucoup 
altéré  ses  traits ,  et  le  comte  ne  put 
observer  son  changement  sans  être 
touché  jusqu'à  lame.  Il  s'appro- 
cha d'elle  ,  et  saisissant  un  moment 
oii  personne  ne  pouvoit  l'entendre  : 
r —  «  Il  faut  que  je  vous  voie  seule, 
lui  dit-il  ,  il  le  faut  absolument.  » 
Amélie  concevoit  les  plus  grandes 


ET  rRKIiÉIUC.  i47 

espérances  duprouipi  retour  dePrcdc- 
ii'ic.  Elle  fut  loin  cepeudaiit  de  le  témoi- 
gner, et  d'un  air  qui  auroit  attendri  le 
cœur  le  plus  dur  :  —  «Vous  ne  m'aban- 
donnez donc  pas?»  dit-elle  au  comte. 

—  i<  Eh  !  le  puis-je  !  »  répondit-il , 
en  levant  les  yeux  au  ciel ,  et  avec 
cette  francliise  qui  le  rendoit  si  ai- 
mable. 

—  «  \o\is  avez  remis  une  lettre  à 
ma  mère?  >> 

—  K  Oui ,  mais  elle  ne  vous  ap* 
prendra  rien.  «  Et  comme  quelqu'un 
s'approchoit.  —  «  A  quelle  heure 
puis-)e  vous  voir  demain?  » 

—  K  Toute  la  matinée.  Ma  mère 
doit  sortir  ,  »  répondit  Amélie. 

La  personne  qui  venoit  les  inter- 
rompre ,  étoit  un  homme  qui  solli- 
citait de  l'emploi  dans  les  bureaux  du 

7- 


i48  AUGUSTE 

ministère  ,  et  pour  lequel  madame  de 
Harleim  avoit  déjà  parlé  à  Frédéric. 
— -  K  Oserois-je ,  dit-il  en  s'appro- 
chant  timidement ,  oserois-je  deman- 
der à  son  excellence  si  elle  a  daigné 
penser  à  moi  ?  » 

—  «  Monsieur,  répondit  le  comte, 
qui  ne  put  déguiser  son  humeur.  Il 
m'est  impossible  maintenant —  » 

Le  pauvre  homme  devint  pâle ,  et 
se  retira  de  quelques  pas  ,  regardant 
toutes  ses  espérances  comme  perdues. 

—  «  Mon  cher  monsieur,  reprit 
aussitôt  Frédéric,  et  du  ton  le  plus 
doux.  11  m'est  impossible  maintenant 
de  faire  pour  vous  tout  ce  que  je  dési- 
rerois  faire.  La  place  que  je  puis 
-VOUS  offrir  vous  paroîtra  peut-être 
trop  modique?  » 

>    r-  V  jXon ,  non,  monsieur  le  comte , 


ET  FRÉDÉRIC.  149 

ropondil  le  solliciteur  avec  joie.  Toute 
place  paroîl  bonne  à  celui  qui  n'a  pas 
d'autres  moyens  de  nourrir  sa  femme 
et  ses  enlans.  Depuis  six  mois  que  j'ai 
perdu  la  mienne  ,  j'ai  trop  appris  par 
leurs  souffrances  à  n'eu  dédaigner 
aucune.  « 

—  «  lié  bien  ,  vous  pouvez  vous 
regarder  comme  placé  ,  dit  le  comte; 
venez  me  trouver  après  demain ,  je 
ferai  pour  le  mieux.  » 

—  «  Ma  famille  et  moi,  reprit  cet 
homme,  d'an  air  attendri,  nous  de- 
vons le  bonheur  à  votre  excelllence. 
Dieu  le  lui  rende  !  » 

—  «  Je  vous  remercie,  dit  le  comte  V 
qui  regardoit  tristement  Amélie;  et 
je  vous  jure  que  pour  être  heureux 
désormais ,  j'ai  grand  besoin  des  vœux 
des  honnêtes  gens.  »  Il  s'efforça  de 


i5©  AUGUSTE 

sourire  en  achevant  ces  mois ,  et  sortit 
peu  de  minutes  après. 

Le  lendemain  matin  ,  en  effet , 
Amélie  étoit  seule  lorsque  Frédéric 
arriva  chez  elle.  Il  se  hâta  de  Vins- 
truire  dans  le  plus  grand  détail  de 
tout  ce  qui  s'étoit  passé  entre  lui  el 
Auguste.  Mais,  quoique  tous  ses  dis- 
cours lussent  des  preuves  nouvelles 
de  la  violence  de  son  amour  ,  Amélie 
ne  l'écoutoit  pas  sans  un  dépit  secret. 
Nulle  coquette  n'aime  à  tenir  la  se- 
conde place  dans  le  cœur  de  ses  es- 
claves,- nulle  femme  n'est  flattée  de  se 
voir  l'objet  d'un  combat  dans  lequel 
'chacun  offre  dé  la  sacrifier.  Cepen- 
dant ,  à  travers  le  trouble  ,  les  re- 
mords et  l'hésitation  du  comte  ,  la 
passion  la  plus  effrénée  Se  montroit 
toujours.   Amélie  le  voyoit   lour-à- 


ET  FRÉDÉRIC.  i5t 

tour  l'assurer  qu'il  ue  pouvoit  viv  re 
sans  clic  ,  cl  jurer  de  la  fuir  à  jamais 
plutôt  que  (le  perdre  Auguste.  La 
véritable  amitié  n'est  connue  que  des 
bulles  âaics ,  et  Amclic  s'étonnoil  de 
la  force  d'un  sentiment  qu'elle  ne 
pouvoit  comprendre.  Afin  d'en  triom* 
pher  cependant ,  elle  employa  le  seul 
moyen  qui  pouvoit  lui  conserver  Fré- 
déric. Dans  l'iulenlion  apparente  de 
le  consoler ,  elle  lui  représenta  adroi- 
tement à  quel  point  Auguste  avoit 
toujours  été  maître  de  ses  passions , 
combien  même  il  étoit  peu  suscep- 
tible d'en  éprouver  de  violentes.  — 
«  Jamais  ,  dit-elle ,  jamais  je  n'ai  cru 
être  vivement  aimée  de  votre  ami. 
Décidé  à  se  marier,  il  avoit  jeté  les 
yeux  sur  moi;  comme  il  les  auroit 
jetés snr  une  autre.  Pendant  un  an  à 


i5a  AUGUS^rE 

peu  près  ,  il  a  pu  me  voir  tous  les 
jours  ,  ni'observer  de  sang-froid  ,  sans 
me  dire  qu'il  ni'aimoit ,  sans  chercher 
à  savoir  si...  » 

—  «  Il  n'avoit  rien  !  s'écria  Frédé- 
ric d'un  ton  déchirant.  11  m'avoit 
alors  donné  toute  sa  fortune  !  Oui , 
oui ,  Amélie  ,  voilà  pourquoi  il  se 
■taisoil  !  » 

Amélie  resta  quelques  momens 
dans  le  silence  ,  et  Frédéric  se  félicita 
d'avoir  fait  naître  en  elle  un  mouve- 
ment d'admiration  pour  Auguste. 
Elle  reprit  cependant. 

—  «  Puisqii'il  vous  aime  à  ce  point, 
laissez-moi  donc  me  flatter  qu'il  ne 
peut  éprouver  contre  vous  aucun  res- 
sentiment. J'ai  besoin  de  penser , 
ajouta-t-elle  en  versant  quelques 
larmes,  que  je  n'ai  pas  pour  long- 


1£T  FRÉDÉRIC.  i5î 

temps  troublé  voire  bonheur.  Qu'a- 
vant peu  vous  le  reverrez,  calme,  ne 
regreilant  rien ,  et  qu'une  si  tendre 
amitié  doit  l'emporter  sur  tout.  » 

«  Hélas  !  il  me  l'écrit  ,  répondit 
Frédéric  ,  en  tirant  la  lettre  d'Auguste; 
il  la  relut  avec  Amélie,  qui  eut  gi'and 
soin  de  lui  faire  remarquer  combien 
le  slyle  annonçoit  un  esprit  tran- 
quille ,  un  cœur  déjà  guéri.  Com- 
ment croire  en  effet,  que  le  sage 
Auguste  laissât  jamais  prendre  à 
l'amour  un  grand  empire  sur  son 
âme?  que  de  ressources  n'avoit-il  pas 
en  lui  pour  être  promptement  con- 
solé ?  et  à  quel  homme  la  perte  d'une 
maîtresse  devoit-elle  moins  coûter? 
Tous  ces  discours  soulageoient  le 
cœur  de  Frédéric  ,  et  le  persuadoient 
peu  à  peu;  car  les  passions  nous  ioat 


iJ4  AUGUStE 

toujours  saisir  avidement  les  raisonâ 
bonnes  ou  mauvaises,  qui  mettent 
d'accord  notre  conscience  et  nos  dé-« 
sirs.  Il  partit  cependant  sans  avoi# 
prononcé  un  seul  mol  qui  put  donner 
à  Amélie  l'assurance  d'un  succès  com- 
plet j  mais  il  avoit  promis  de  revenir 
le  lendemain,  et  c'étoit  tout  pour 
elle  j  car  il  ne  se  passa  plus  un  jouï 
sans  qu'il  revît  l'enchanteresse  ,  et 
quelquefois  elle  parvenoit  à  éloigner 
entièrement  de  lui  le  souvenir  d'Au- 
guste j  c'étoit  pour  peu  d'instûns  ,  à 
la  vérité.  Cependant  Amélie  ne  fut 
pas  plutôt  convaincue  d'avoir  fait  ce 
nouveau  progrès  dans  le  cœur  de  son 
amant>  qu'elle  jugea  qu'il  étoit  temps 
àe  porter  les  derniers  coups. 

Un  matin ,  le  comte  vint,  et  trouva 
Amélie  seule.  11  fut  frappé  de  la  tris- 


ET  FREDÉRiC.  i55 

Icsse  extraoïvliuulrc  qu'elle  fcignoit 
do  vouloir  caclier.  11  la  qiieslionna  à 
cet  égard  avec  lani  d'inquiélude  cl  de 
loudresse  ,  qu'elle  liait  par  avouer 
que  sa  mère,  t'ionnée  de  voir  l'ab^ 
sence  cVfVugustc  se  prolonger  aussi 
long -temps  ,  l'avoit  qucsiionnée  la 
veille  de  la  manière  la  plus  pressante, 
au  point  qu'elle  s'étoil  vue  forcée  de 
répondre  que  le  baron  de  IMulden  , 
s'éiant  convaincu  de  la  froideur  des 
scntimens  qu'il  lui  avoit  inspirés  jus- 
qu'alors, avoit  cniin  résolu  de  re- 
noncer à  sa  main.  —  «  Je  n'en  ai  pas 
dit  davantage ,  ajoula-t-elle,  et  je  suis 
parvenue  ,  quoiqn'avec  bien  de  la 
peine ,  à  ne  vous  compromelire  en 
rien  dans  tout  ceci;  mais  ma  mère  est 
indignée  contre  le  baron,  contre  moi; 
elle  prétend  que  la  rupture  d'un  mai- 


îS6  AUGUSTE 

riage  ,  annoncé  aussi  publiquement, 
me  fera  le  plus  grand  tort,  et  je  vais 
être  tourmentée  d'une  manière  af- 
freuse. »  Quelques  pleurs  accompa- 
gnoiént  ce  discours  ,  qui  déchiroit 
l'âme  de  Frédéric. 

—  «  Amélie ,  dit-il  en  lui  prenant 
la  main  ,  chère  Amélie  ,  que  ferons- 
nous  ?  je  ne  puis  supporter  l'idée  d'être 
Fauteur  de  vos  peines  !» 

—  «  Aussi  étois-je  résolue  à  vous  les 
cacher,  répondit-elle  avec  tendresse, 
n'êtes-vous  pas  assez  malheureux  ?  » 

—  «  Oui  ,  je  le  suis  cruellement  ! 
dit  le  comte  en  se  levant  et  en  mar- 
chant dans  la  chambre  ,  de  l'air  le  plus 
agité.  Et  si  du  moins  nos  sacrifices 
pouvoient  rendre  le  bonheur  à  Au- 
guste! .  .  .  .  •  mais  nous  ne  pouvons 
que  soufïrir  tous  les  trois ,  tous  les 


ET  FRÉDÉRIC.  iBy 

trois  !  répéia-l-il  avec  l'accciit  du  dé- 
sespoir. Et  vous,  Amélie,  reprit-il, 
chère  et  douce  créature  !  qui  ne  vous 
permettez  aucune  plainte  !  qui  voulez 
me  cacher  vos  peines!  tandis  que  vous 
êtes  réellement  notre  victime!  .  .  .  » 
11  porta  la  main  à  son  front,  comme 
pour  se  rendre  maître  de  son  atten- 
drissement ;  puis  il  reprit  :  «  Ecoutez , 
Amélie ,  je  suis  hors  d'étal  maintenant 
de  vous  conseiller  et  de  prendre  un 
parti  quelconque  ;  il  faut  que  je  sache 

si  Auguste Je  vais  passer  chez  lui 

moi-même Je  questionnerai,  je 

saurai ,  peut-être Enlin  demain 

matin  je  vous  verrai ,  entendez-vous  , 
Amélie  ,  demain  matin.  Mais  au  nom 
du  Ciel!  prenez  courage;  ne  pleurez 
plus.  Ah!  si  tu  savois  quel  mal  me 
fout  les  larmes!  »  dit-il,  en  Ifiserrapt 


i.38  augusi"î: 

dans  SCS  bras.  Puis,  scniant  toute  sa 
ibrblesse,  il  sortit  précipitamment. 

Toutes  les  démarches  du  comte , 
pour  connoître  le  lieu  qu'habiioit 
Auguste,  furent  infructueuses.  11  lui 
répugnoit  beaucoup  de  se  servir,  pour 
le  trouver ,  des  moyens  que  lui  donnoit 
son  pouvoir  comme  ministre.  Cette 
recherche,  d'ailleurs ,  exigeoit  encore 
du  temps ,  et  c'étoit  le  lendemain 
qu'il  avoit  en  quelque  sorte  promis  à 
Amélie  de  lui  déclarer  sa  résolution  ; 
il  n'en  avoit  cependant  encore  pris 
aucune,  lorsqu'il  se  rendit  chez  elle. 
11  la  trouva  en  larmes ,  et  il  apprit  que 
Madame  de  Harleim  n'avoit  trouvé 
qu'un  moyen  de  sauver  la  réputation 
de  sa  fille ,  c'étoit  de  lui  faire  épouser 
le  plus  promptement  possible  un 
vieillard  fort  riche ,  qui  se  trouvoit 


ET  FKÉDI^.RIC.  iS^ 

trop  heureux  de  remplacer  le  baron 
4e  Multlcn. 

—  «  Ma  mère  exige,  dit-elle  en  san- 
glotlaut ,  que  le  mariage  se  fasse  sous 
quinze  jours  ,  et ,  moi  j'aime  mieux 
mourir.  »  Frédéric,  accablé  de  ce  nou-» 
veau  coup ,  cherchoit  à  rassembler  ses 
idées ,  lorsque  madame  de  Harleim 
entra  dans  la  chambre. 

Amélie  avoua  à  sa  mère  qu'elle 
avoit  tout  dit  au  comte. 

—  «  J'en  suis  charmée  ,  répondit 
madame  de  Harleim;  malgré  son 
amitié  pour  M.  de  Mulden  ,  M.  le 
comte  n'a  jamais  cessé  de  nous  lémoi' 
çner  de  l'intérêt;  je  le  fais  juge  entre 
nous.  »  Alors  elle  entra  dans  le  détail 
(\t  tous  les  avantages  que  présentoit 
\e  mai  iage  dont  il  étoit  question.  On 
pe  pouvoit^  trouver  à  redire  que  la 


i6o  AUGUSTE 

différence  d'âge.  Et ,  combien  de 
jeunes  personnes  avoient  épousé  des 
vieillards  ,  sans  qu'une  situation  aussi 
désagréable  que  celle  où  se  trouvoit 
Amélie  les  y  eût  contraintes  ?  Quels 
propos  l'éloignement  du  baron  n'al- 
loit-il  pas  faire  tenir  dans  la  société?  Un 
mariage  brillant  sous  le  rapport  de  la 
fortune  faisoit  taire  tout  le  monde.  » 
Madame  deHarleim  parla  long-temps 
et  ne  négligea  rien  pour  convaincre 
ses  deux  auditeurs.  Frédéric  ,  les  yeux 
baissés  vers  la  terre  ,  paroissoil  plongé 
.dans  ses  réflexions  j  mais  de  temps  en 
temps  Amélie  interrompoit  douce- 
ment sa  mère  ,  en  la  suppliant  de  ne 
point  forcer  son  inclination  ,  et  de 
lui  permettre  de  ne  se  point  marier , 
puisqu'elle  aimoit  mieux  mourir  que 
d'accepter  l'époux  qui  se  présentoit. 


ET  FRÉDÉRIC.  i6r 

Enfin  ,  madame  de  Harlcim  avoit 
épuisé  toute  son  éloquence ,  lorsque 
voyant  l'impossibilité  de  persuader 
Amélie ,  elle  s'écria  :  «  Eh  bien  ! 
cruelle  enfant ,  sachez  donc  tout  j  je 
ne  crains  pas  de  m'expliquer  devant 
M.  le  comte.  Sachez  que  vous  êtes 
entièrement  ruinée.  Le  produit  de  la 
terre  que  vous  m'avez  fait  vendre  est 
dissipé  ,  et  nous  sommes  toutes  deux 
dans  la  misère.  Qui  voudra  vous 
épouser  maintenant?  qui?  » 

—  «  Moi,  madame?  dit  Frédéric, 
se  levant  avec  dignité  j  moi ,  et  je  vous 
la  demande,  »  ajouta-t-il  en  prenant  la 
main  d'Amélie ,  dont  les  regards  sem- 
blèrent remercier  le  Ciel.  Madame  de 
Harleim  exprima  la  plus  vive  surprise, 
mais  la  plus  grande  joie.  Toutes  les 


jG2    auguste  et  FRÉDÉRIC. 

larmes  se  séchèrent,  et  le  comte, de- 
manda que  le  mariage  se  fît  le  plus 
tôt  possible. 


Fi:^   DU   PREMIER   VOLUMÎ. 


(J 


PQ  Bawr,    Alexandrine  Sophie 

2193  (Goury  de  Champgrand) 
B18A9  Auguste  et  Frédéric 

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