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Full text of "Au Kilima-ndjaro (Afrique orientale)"

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AlJ    klIJMA-NDJAnO 


s. 


(AKIUQUE  OlilEiNTALE) 


yi-'v  Alexandre  Le  Uoy, 


de   la  Congitgatiun   du  Saint-Esprit  et   du  Saint-dcur  de  Marie, 

Évoque  (itvilaire  d'Alinda  et  Vicaire  aposlolique  du  Galion, 

ancien  missionnaire  au  Zan^^uebar. 


AU 


:i  ^^> 


^Sy  (AFRIQUE  ORIENTALE)  T^ 


ai*^"  A.   LE  UOY 


llE   LA    CONGRliGATION   DU    SAINT-ESPRIT   ET   DU    SAINT-CÛEUU   UE   MAl'.IH 

VICAIRE  APOSTOLIQUE   DU    GABON 

ANCIEN    MISSIONNAIRE    AU    ZANOl'EflAU 


Illiisti-c   de    O    cartes   et   de    SO   f;ra»ures    dessinées    par    l'Auteur. 

UNIVERSITY  OF  FLORIDA 


3  1262  07295  047  9 
3  1262  07295  047  9 

Î)T 


PARIS 

SANARl)     ET    DERANGEON 

LIBRAIRES-ÉDITEURS 
174,    RUE    SAINT-JACQUES,    174 


\^. 


A 

MONSEIGNEUR   RAOUL  DE  COURMONT 

KVÈQL'E    TITLI.AIIIE    DE    liODONA 
\ICAmE     APOSTOLIQUE     DU     /.ANCIKDAH 


Monseigneur, 

Pendant  dix  ans,  la  Providence  de  Dieu  m'a  fait  goiitor 
à  votre  suite  la  vérité  cachée  des  paroles  antiques  :  Beali 
pedes  evangelisanliiim  pacem  ! 

Aujourd'hui,  par  la  décision  la  plus  imprévue  et  la  plus 
douloureusement  acceptée,  Elle  m'enlève  à  cette  partie  de 
l'Afrique  où  j'ai  semé  tant  de  pas  et  où  je  comptais  un  jour 
coucher  mon  pauvre  corps,  à  coté  de  ceux  que  j'y  ai  vus 
tomber,  si  nombreux  déjà  et  si  aimés... 

Recevez  du  moins  ces  pages,  Monseigneur,  à  titre  de 
souvenir,  de  reconnaissance  et  d'affection.  Nous  nous  retrou- 
verons au  bout  de  l'étape.  Adieu!... 

-f  Ale.xandre  le  HOV, 

livôque  titulaire  d'Alinda,  Vicaire  aposIoiic|iie  du  Gabuii, 
ancien  missionnaire  apostolii|iio  au  Zani;ueliar. 


MONSEIGNEUR  ALEXANDRE  LE   ROY 

ÉVÈQUE    TITULAIRE    d'aLIISDA 
VICAIRE      APOSTOLIQUE      DU      GABON 


Monseigneur, 

Je  suis  très  touché  de  la  délicate  attention  que  vous  avez  eue 
de  me  dédier  ces  ravissantes  pages  sur  notre  voyage  au  Kilima- 
Ndjaro.  En  les  lisant,  j'ai  vraiment  refait  ma  route  à  travers  ces 
belles  contrées,  avec  ses  multiples  incidents  et  ses  émotions 
diverses,  tarit  votre  récit  et  les  dessins  dont  vous  l'avez  illustré 
ont  fidèlement  remis  sous  mes  yeux  chacun  de  nos  jias. 

Mon  rêve,  alors  que  vous  étiez  mon  confident  et  mon  soutien, 
était  de  penser  que  vous  seriez  mon  bâton  de  vieillesse  et  un 
jour  mon  successeur,  dans  ma  chère  mission.  La  divine  Pro- 
vidence vous  réservait  un  autre  champ  de  labeur;  et  si  j'ai  dû, 
comme  vous,  Monseigneur,  m'incliner  devant  sa  volonté,  la 
séparation  n'a  pas  été  pour  moi  moiiis  douloureuse. 

Ma  consolation  est  de  penser  que  vous  serez  désormais  l'ardent 
apôtre  et  le  brillant  écrivain  de  la  côte  occidentale,  au  Gabon, 
comme  vous  l'avez  été  de  la  côte  orieiitale,  au  Zanguebar.  Si  je 
n'ai  plus,  hélas!  la  joie  de  vous  posséder  près  de  moi,  mon 
conir,  du  moins,  sera  toujours  avec  vous,  compatissant  à  vos 
peines,  heureux  de  vos  succès. 

Veuillez  être  assuré.  Monseigneur,  de  mon  plus  affectueux 
dévouement  en  Notre-Seigneur. 

-f  Raoul  DE  COURMONT, 
Evèqtie  de  Bodona,  Vicaire  apostolique  du  Zanguebar. 


AYANT-PROPOS 


Les  pages  suivantes  _cûntienneiit  la  relation  dnn 
voyage  au  Kilima-Ndjaro  (Afrique  orientale),  voyage 
entrepris  dans  le  but  d'étudier  des  pays  inconnus  et 
d'y  fonder  des  centres  nouveaux  d'évangélisation. 
.  Ecrites  au  milieu  des  travaux  d'une  fondation  nou- 
velle à  Mombassa,  d'un  voyage  sur  mer  de  Zanzibar 
à  Marseille  et  de  préoccupations  imprévues  surve- 
nues en  France,  elles  ont  pris  un  développement  que 
l'auteur  ne  soupçonnait  pas;  mais  on  m'a  dit  do  les 
laisser  telles,  et  les  voilà. 

On  peut  au  reste  en  faire  deux  parts  :  la  première 
conduira  le  lecteur  de  Zanzibar  au  Kilima-Ndjaro,  la 
seconde  le  ramènera  du  Kilima-Ndjaro  à  Zanzibar. 

Puissent-elles,  du  moins,  l'intéresser  un  peu,  l'édi- 
fier quelquefois,  l'ennuyer  rarement,  en  inspirant 
aux  amis  des  missionnaires  une  prière  de  plus,  un 
sacrifice,  un  dévouement  à  la  cause  sacrée  de  l'apos- 
tolat lointain. 

Car  la  moisson  est  immense,  le  travail  pressant, 
les  ressources  misérables  et  les  ouvriers  rares... 

A.  L.  n. 


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I   - 


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l'IlEMlEllK  PAIITIE 


DE  ZANZIBAR  AU   KILlMA-MDJAliO 


LE    KILIMA-NDJARO 


Etymologie.  —  Découverte.  —  Exploration.  —  Son  intérêt  scientifique, 
politique  et  religieux.  —  En  route. 


Les  Arabes  et  les  Swahilis  de  la  Côte  orientak* 
d'Afrique,  sviivis  par  les  voyageurs  et  les  géographes 
d'Europe,  désignent  sous  le  nom  de  Kilima-Ndjaro  un 
massif  isolé,  d'origine  volcanique,  situé  un  peu  au-dessous 
du  3°  de  latitude  sud  et  à  environ  280  kilomètres  de  la 
côte,  en  ligne  droite. 

Longtemps  on  s'est  demandé  et  l'on  se  demande  encore 
la  signification  de  ces  deux  mots,  ou  plutôt  du  dernier  dt* 
ces  mots,  car  le  premier,  Kilima,  veut  dire  clairement 
«  montagne  »,  en  swaliili  et  en  plusieurs  des  langues  de 
l'Intérieur;  mais  l'autre,  Ndaro  ou  Ndjavo,  ne  paraissait 
connu  de  personne.  Afin  cependant  de  ne  point  rester  à 
court  —  et,  pour  vui  mot,  c'eût  été  dommage  —  les  voya- 
geurs ofïiciels  lui  ont  trouvé  tout  de  suite  un  sens. 

Voici  d'abord  la  version  de  M.  Joseph  Thomson,  qui  a 
passé  là  en  1883  : 

Le  nom  de  Kihma-Ndjaro  signilie,  dit-on  généralement. 
«  Montagne   de  la  grandeur  »;  il  me  semble  que  ce  serait 


AU  KILIMA-NDJARO 


Ijlutôt  «  Montagne  blanche  »,  le  terme  Ndjaro  ayant  été  jadis 
employé  pour  indiquer  la  blancheur.  Cette  acception  a  viei-Ui 
sur  la  Cote  ;  mais  on  la  retrouve  encore  chez  quelques  tribus 
de  l'Intérieur  •. 

De  fait,  sur  la  Côte,  cette  expression  a  tellement  vieilli 
que  nul,  parmi  les  barbes  les  plus  vénérables,  ne  se  la 
rappelle  plus;  et  quant  aux  tribus  lointaines  qui  la  con- 
naitraienl  encore,  en  bonne  franchise,  M.  J.  Thomson 
serait  bien  embarrassé  de  les  incli({ucr. 

M.  II. -II.  Johnston  dit  à  son  tour,  en  1886  : 

Ce  mot  vient  de  Kilima,  «  montagne  »,  et  Njaro,  nom  d'un 
démon  qu'on  suppose  éti'e  la  cause  du  froid-. 

C'est  ce  qu'on  appelle,  sauf  ri;vcvenc(^,  faire  de  rétymo- 
logie  par  auto-suggestion. 

En  réalité,  l'expression  Kilima-Ndjaro  est  parfaitement 
inconnue  aux  indigènes  dits  \\'a-tchacia  ou  Tchagns'\  qui 
habitent  le  massif.  Chez  eux,  la  montagne  n'a  jjas  de  nom 
général  qui  en  désigne  rensemblc.  Chaque  zone  habitée 
porte  un  nom  particulier;  la  grande  forêt  circulaire  s'ap- 
l)clle  Msidu  «  bois  sombre  »;  le  sommet  le  plus  élevé 
porte  le  nom  de  Kibù  «  le  Blanc  »,  et  l'autre  celui  de  Kima- 
Wciizé  «  le  Mont  camarade  (?)  ».  De  leur  coté  les  Massais 
disent  :  01  Doinyo  oibor  «  le  Mont-Blanc.  » 

Quant  à  ce  fameux  Ndjaro,  que  Thomson  prend  pour 
une  chose  blanche  et  Johnston  pour  un  démon,  nous  nous 
proposions  de  faire  là-haut  une  enquête  sérieuse  à  son 
sujet,  lorsque,  à  Tovt'ta,  nous  promenant  un  jour  avec 
des  enfants  du  i)ays,  l'un  d'eux  nous  demanda  si  nous 
devions  rester  longtemps  au  Kilima-Ngaro... 

—  «  Comment  dis-tu  :  Kilima-Ngaro?  . 

—  «  Oui. 

'  Joseph  Tliuiiison  :  Au  pays  des  Massnïs  (trad.  fraiiv.).  Ilaclietle. 

'  II. -II.  Johnston,  TIte  Kilima-Ndjaro  Expedilion.  Kegan  l'aul,  London. 

'  En  réalité  M-Iclmoa  \\'atcha(ja  siguifa'  «  Un  Tchaya,  tics  Tcliagas". 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO 


—  «  Mais  qu'est-ce  que  cela  Ngaro  ? 

—  «  Ngaro,  Ngaré,  clans  le  langag-e  des  Massais  cl 
même  dans  le  nôtre,  c'est  de  l'eau.  Et  on  appelle  cette 
grande  montagne,  là-bas,  la  «  Montagne  de  l'eau  »,  parce 
que  c'est  de  là  que  soricni  toutes  les  rivières  d'ici  et  de 
partout.  » 

Nous  avons  conclu  de  là  que  la  signification  vraie  était 
trouvée.  A  Tovéta,  placé  pour  ainsi  dire  au  pied  de  la 
célèbre  montagne,  les  trafiquants  de  la  Cote  auront  en- 
tendu Kilima.-Ngaro  et  répété,  avec  une  légère  altération, 
Kilima-Ndjaro  à  Momhassa  et  Kilima-Ndgaro  à  Pangani. 
De  leur  coté,  les  Anglais  écrivent  Njaro,  donnant  à  j  la 
valeur  de  dj;  et  les  Allemands,  pour  ne  point  s'exposer  à 
prononcer  Ngaro,  sont  obligés  d'orthographier  Ndscharo. 

A  notre  avis,  ceux  des  géographes  français  qui  vou- 
dront conserver  la  vraie  prononciation  de  la  Côte,  feront 
bien  de  ne  pas  les  suivre. 


Les  Portugais,  établis  à  Mombassa  dès  1507,  paraissciil 
avoir  soupçonné  l'existence  de  ce  massif,  et  H. -II.  John- 
ston  cite  un  navigateur  de  cette  époque,  Enciso,  qui  écrit  : 

A  l'ouest  du  port  de  Mombassa,  se  trouve  le  mont  Olympe  de 
l'Ethiopie,  qui  est  très  haut,  et  au  delà  s'élèvent  les  monts 
de  la  Lune  où  sont  les  sources  du  Nil.  Dans  toute  cette  con- 
trée, il  y  a  quantité  d'or  et  d'aniniaux  féroces.  La  population 
mange  dos  sauterelles. 

Il  y  a  beaucoup  de  vrai  dans  ce  petit  texte  d'un  vieux 
marin.  Jusqu'à  présent  sans  doute  personne  encore  n'a 
vu  sortir  de  ces  pays  «  quantité  d'or  «;  mais,  par  ailleurs, 
si  le  Kilima-Ndjaro  est  l'Olympe,  il  est  exact  que  dans  la 
même  direction  occidentale,  au  loin,  s'élèvent  ces  grandes 
montagnes  d'où  sort  le  Nil  et  que  Stanley  a  retrouvées. 


AU  KILIMA-NDJARO 


Partout  là,  les  animaux  féroces  ne  manquent  point,  et 
quant  aux  sauterelles,  les  missionnaires  récemment 
établis  au  Kilima-Ndjaro  ont  la  preuve  qu'il  y  en  a,  '"par 
ce  fait  qu'elles  ont  dévoré  tout  leur  blé. 

Mais  le  mérite  d'avoir  en  ce  siècle  retrouvé  l'Olympo 
.(fricain  revient  à  Rebmann,  missionnaire  allemand  en- 
gagé dans  la  Church  Missionary  Society,  de  Londres, 
dont  un  de  ses  compatriotes,  le  Rév.  D'  Krapf,  avait  établi 
une  station  dans  les  environs  de  Mombassa.  En  1847- 
I8/18,  Rebmann  s'étant  mis  en  chemin  vers  l'Intérieur, 
avec  seulement  huit  hommes  et  un  parapluie,  se  trouva 
peu  à  peu  amené  vers  les  montagnes  de  Taita,  puis,  au 
delà  d'un  désert,  il  aperçut,  le  11  mai,  le  superbe  dôme 
de  Kibô,  couvert  de  neiges  et  resplendissant  au  grand 
soleil  de  l'Equateur  comme  une  masse  d'argent. 

Mais  sa  découverte,  communiquée  de  suite  à  l'Europe 
savante,  arriva  près  de  celle-ci  fort  mal  à  propos.  Le  Pré- 
sident de  la  Royale  Société  de  Géographie  de  Londres, 
M.  Desborough  Cooley,  venait  précisément  d'inventer  un 
système  fort  remarquable,  destiné  à  combler  les  lacunes 
•  le  la  carte  africaine.  Or  ces  arrangements  ne  compor- 
taient malheureusement  pas  de  montagnes,  et  surtout  de 
montagnes  couvertes  de  neige,  à  l'endroit  où  ce  pauvre 
fiebmann  en  avait  aperçu  et  gravi.  M.  Cooley  prouva  fort 
bien  que  le  missionnaire  avait  eu  une  vision  apocalyp- 
tique, très  intéressante  assurément  au  point  de  vue- 
médical,  mais  dont  la  mention  serait  déplacée  en  un 
Manuel  de  géographie.  Le  D'  Krapf,  qui  voulut  venir 
à  la  rescousse  de  son  ami  en  allant  voir  aussi  la  mon- 
tagne, fut  traité  de  même  ;  et  les  missionnaires  confondus 
n'osèrent  plus  affirmer  l'existence  du  Kilima-Ndjaro. 

Ce  ne  fut  que  dix  ans  plus  tard,  en  1861,  qu'un  voyageur 
allemand,  le  baron  von  der  Decken,  tué  depuis  par  les 
^oinalis  à  Bardera,  sur  le  Djouha,  eut  l'idée  d'aller  cher- 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO 


cher  à, son  tour.  Il  vit  la  montagne,  (juc  les  anathèmes 
de  la  science  n'avaient  point  encore  écrasée;  il  y  retourna 
l'année  suivante,  il  en  fit  l'ascension  jusqu'à  3500  mètres. 
Avec  son  compagnon  de  voyage  Kersten,  il  opéra  la 
triangulation  du  pays  et  en  dressa  une  carie  où  les 
voyageurs  qui  ont  suivi  ont  trouvé  plus  à  prendre  qu'à 
reprendre. 

Enfin,  dernicrcmeni,  un  autre  voyageur  allemand,  le 
D'  Hans  Meyer,  et  un  alpiniste  autrichien,  M.  Putscheller, 
ont  pu,  munis  de  tout  l'attirail  nécessaire,  faire  l'ascen- 
sion du  dôme  le  plus  élevé,  le  Kihô,  auquel  ils  donnent 
une  altitude  de  6000  mètres;  le  Kima-Wonzé  en  aurait 
5300  et  le  plateau  qui  les  relie  liliQO. 

Comme  bien  on  le  pense,  aussitôt  que  cet  étonnant 
massif  eut  été  connu  comme  existant  ailleurs  que  dans 
l'imagination  des  missionnaires,  il  excita  dans  le  monde 
savant  le  plus  haut  intérêt,  et  les  mêmes  Sociétés  de 
Londres  qui  avaient  nié  son  existence  voulurent  faire 
oublier  cette  fausse  manœuvre  en  envoyant  un  voyageur 
distingué,  M.  H. -H.  Johnston,  l'étudier  sur  place.  Par 
malheur,  M.  Cooley  n'était  plus;  il  eût  été  plaisant  de 
lui  confier  cette  mission. 

Dans  la  relation  remarquable  de  son  expédition, 
ouvrage  qui  n'a  pas  été  traduit  en  français,  Johnston 
en  indique  ainsi  la  partie  scientifique  : 

Quoique,  dit-il,  le  massif  du  Ivifima-Ndjaro  s  olcve  ua  peu 
brusquement  d'une  plaine  franchement  unie,  il  est  difTieilo 
de  l'appeler  isolé;  en  fuit,  il  serait  plus  juste  de  dire  qu'une 
suite  presque  ininterrompue  de  chaînes  continues  et  de  pics 
indépendants  le  relient  avec  l'Abyssinie  au  nord,  Natal  au  sud 
et  peut-être  même  le  Cameroun  à  l'ouest.  A  en  juger  par  la 
flore  qui  recouvre  ses  régions  supérieures,  il  peut  être  regardé 
comme  un  terrain  commun  où  se  rencontrent  nombre  de 
formes  caractéristiques  de  ces  trois  districts  montagneux 
pourtant  si  éloignés  l'un  de  l'autre. 


AU  KILIMA-ND.TAUO 


Dans  la  grande  élévation  du  Kilima-Ndjaro  et  dans  le  fait  que 
ce  massif  neigeux  se  trouve  dans  la  zone  équatoriale  —  offrant 


ainsi  une  extraordinaire  succession  de  climats  sur  ses  larges 
pentes  —  on  a  vu  des  causes  suffisantes  pour  avoir  donné 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO 


naissance  ou  développement  à  beaucoup  de  traits  curieux 
dans  sa  faune  et  sa  i'iore.  Des  conditions  pareilles  n'avaient 
été  rencontrées  que  dans  l'Amérique  centrale  et  méridional»', 
nulle  autre  montagne  des  tropiques  ne  s'élcvant  jusqu'à  la 
ligne  des  neiges  perpétuelles.  Du  reste,  les  grandes  chainos 
des  régions  peu  connues  sont  toujours  intéressantes  pour  les 
naturalistes.  Les  hautes  montagnes  isolées  sont  souvent  comme 
des  iles  en  i)lein  Océan  :  elles  servent  de  refuge  et  de  retraite 
dernière  à  des  types  primitifs  ou  à  des  formes  particulières 
qui,  dans  des  espaces  plus  étendus  et  plus  habités,  se  heurtent 
à  une  rivalité  trop  ardente  et  succombent  dans  la  lutte  pour  la 
\ie.  Ou  bien  encore,  quelque  genre  ou  espèce,  appartenant 
originairement  à  un  type  largement  répandu,  devient,  par 
suite  de  circonstances  diverses,  l'habitant  isolé  d'une  chaîne 
alpine  ou  d'une  ile  solitaire  :  là,  il  est  abrité  et  protégé  dans 
son  développement  propre  contre  les  obstacles  naturels  que 
lui  aurait  opposés  l'évolution  simultanée  de  ses  semblables, 
et,  comme  il  est  en  effet  arrivé,  il  peut,  dans  ces  conditions, 
en  l'absence  de  concurrence  vitale,  acquérir  une  exubérance 
de  formes  singulières. 

Un  autre  fait  intéressant  dans  la  faune  et  la  flore  des  hautes 
montagnes  est  que  souvent  elles  gardent  les  vestiges  d'une 
nature  plus  ancienne,  depuis  longtemps  supplantée  dans  les 
terres  inférieures  par  des  espèces  nouvelles.  C'est  ainsi  que  le 
Kini-Bolou,  la  plus  haute  montagne  de  Bornéo,  garde  sur 
ses  flancs  les  plus  élevés  une  flore  australienne  qui,  dans 
la  plaine,  a  depuis  longtemps  été  remplacée  par  la  végétation 
de  l'Inde.  Sur  les  Alpes,  on  retrouve  les  papillons  de  l'Europe 
arctique.  Les  montagnes  d'Abyssinie  nous  montrent  des  genres 
et  des  espèces  d'animaux  et  de  plantes  appartenant  aux  con- 
trées tempérées  du  Nord  et  du  Sud,  depuis  l'Europe  jusqu'au 
cap  de  Bonne-Espérance.  La  question  des  relations  de  la  faune 
et  de  la  flore  du  Kilima-Ndjaro  avec  celles  des  autres  régions 
se  trouvait  donc  être  d'un  grand  intérêt  et  capable,  une  fois 
décidée,  de  résoudre  plusieurs  curieux  problèmes  relatifs  à 
la  distribution  géographique  des  formes  vivantes  '. 


'  H. -II.  Jolmslon,  ouvrage  cité. 


10  AU  KILIMA-NDJARO 


Intéressant  pour  la  science,  le  Kilima-Ndjaro  l'a  paru 
davantage  encore  pour  la  politique.  Aussitôt  qu'a  été 
ouverte  la  question  du  partage  de  TEst-Africain,  on  y  a 
couru  comme  à  un  mât  de  cocagne  :  c'était  à  qui  décro- 
cherait la  montagne  à  glace!  Alors  ceux  qui  assistaient, 
à  titre  de  spectateurs,  aux  évolutions  des  pays  et  des 
peuples  de  ce  coin  de  terre  ont  pu  voir  se  succéder  des 
scènes  curieuses.  Pendant  trois  ou  quatre  ans,  des 
envoyés  du  Sultan  de  Zanzibar,  de  l'Allemagne,  de  l'An- 
gleterre s'en  allaient  au  Kilima-Ndjaro,  dirigeant  des 
caravanes  chargées  de  cadeaux,  emmenant  des  inter- 
prètes dont  la  bouche  était  pleine  de  bonnes  paroles. 
Là-haut,  chacun  des  vingt  petits  chefs  indépendants  se 
disait,  pour  la  circonstance,  le  maître  absolu  des  autres, 
recevait  l'ambassade,  tirait  sur  les  présents,  promettait 
son  indestructible  amitié  :  à  l'arrivée  du  concurrent,  le 
mois  d'après,  il  en  était  quitte  pour  changer  le  pavillon. 
C'était  le  bon  temps! 

Cependant,  il  faut  une  fin  à  tout,  même  aux  successions 
ouvertes.  Par  le  traité  de  Londres,  une  ligne  qu'on  a 
depuis  tracée  sur  toutes  lés  cartes,  de  Vanga.  à  la  baie 
du  Kavirondo  {Victoria-Nyanza),  laissait  expressément  à 
l'Allemagne  le  massif  du  Kilima-Ndjaro.  JMais  où  com- 
mence-t-il,  ce  massif?  où  finit-il?  Déjà  deux  délégués,  un 
Anglais  et  un  Allemand,  ont  essayé  de  résoudre  la  ques- 
tion sans  y  parvenir,  l'un  voyant  la  plaine  s'élever  très 
haut  dans  la  montagne  et  l'autre  affirmant  au  contraire 
que  la  montagne  s'étend  très  loin  dans  la  plaine.  On  avait 
toujours  dit  que  la  vue  humaine  varie  suivant  les  indi- 
vidus :  ceci  en  est  une  preuve  intéressante.  Finalement, 
deux    nouveaux   commissaires,  le   D'   K.   Peters,   pour 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-ND.IARO  !M 


l'Allemagne,  et  le  lieutenant  C.-A.  Smith,  pour  l'Angle- 
teire,  ont  été  nommés  et  sont  à  l'œuvre  on  ce  moment. 


D'un  autre  côté,  le  Kilima-Ndjaro  n'était  pas  non  pliin 
perdu  de  vue  par  la  propagande  religieuse. 

A  la  suite  du  voyage  de  M.  H. -H.  Joluiston,  la  Société 
de  l'Eglise  anglicane  {Church  Missionarxj  So)  y  envoyait  de 
Mombassa  l'un  de  ses  membres  prendre  position  (1885). 

De  son  côté,  Mgr  R.  de  Courmont,  vicaire  aposto- 
lique de  Zanzibar,  désirait  vivement  aller  sur  ce  calvaire 
planter  la  Croix  que  le  Rédempteur  a  léguée  au  monde 
et  dresser  l'autel  du  sacrifice  que  l'Église  catholique  a 
fidèlement  gardé.  Mais  chaque  année,  des  empêchements 
nouveaux  surgissaient  et  bientôt  le  Kilima-Ndjaro,  là- 
bas,  à  notre  horizon,  nous  parut  réaliser  assez  bien  la 
légende  arabe  qui  courait  sur  son  compte  :  «  Une  mon- 
tagne enchantée,  qui  change  de  place,  qu'on  cherche  à 
atteindre  et  oîi  l'on  n'arrive  jamais!  » 


(Jette  fois,  pourtant,  il  parait  bien  que  nous  y  arrive- 
rons. De  Bagamoyo,  sur  la  Côte,  on  nous  a  envoyé  à 
Zanzibar  (/ig.  1)  trente-cinq  porteurs  choisis  parmi  les 
meilleurs  va-nu-pieds  de  l'endroit.  Nous  avions  pris  soin 
de  les  loger  immédiatement  à  la  mission,  comme  dans 
les  pays  à  parlements  on  enferme  de  bons  électeurs 
qu'on  garde  à  vue  et  qu'on  ne  fait  sortir,  en  charrette, 
que  juste  au  moment  propice.  Mais,  malgré  tout,  dix 
ont  été  débauchés  par  une  Compagnie  belge  (pii  nous 
les  prend  pour  les  envoyer  au  Congo,  et  sept  par  une 
Société  anglaise  ((ui  les  enrôle  pour  le  Kavirondo.  En 


12       ■  AU  KILIMA-NDJARO 

avant  quand  même!  11  faut  bien  que  tout  le  monde  vive. 

Nos  charges  sont  prêtes.  Nous  prenons  passage  sur 
un  vapeur  anglais  qui  nous  mène  à  Mombassa,  et  nous 
débarquons  là,  dans  l'espérance  d'y  compléter  notre  per- 
sonnel en  recrutant  les  porteurs  nécessaires. 

Que  l'ange  du  Kilima-Ndjaro  nous  soit  en  aide  et  nous 
guide  jusqu'à  lui! 


[i|P!i-|!|[l'i|i;: 


lill      I   II 


mm 


II 


A     MOMBASSA 


Arrivée  à  Mombassa.  —  En  contravention  avec  les  lois.  —  Nouvellrs 
recrues.  —  Sauvons-nous  !  —  Notre  itinéraire. 


Depuis  que  Mombassa  (fig.  2)  est  devenu  comme  la 
capitale  du  Zanguebar  anglais,  le  séjour  de  l'Adminis- 
trateur général  de  l'Impériale  Compagnie  de  l'Est-Afri- 
cain  et  le  point  de  départ  du  futur  chemin  de  fer  cfui, 
reliant  l'Océan  Indien  au  Victoria-Nyanza,  doit  ouvrir 
fcur  la  riaute-Égypte  une  porte  de  service,  cette  antique 
et  modeste  ville  a  repris  quelque  activité.  En  face  de  la 
grosse  et  sombre  forteresse  portugaise,  souvenir  d'un 
passé  lointain,  de  petites  constructions  nouvelles,  se- 
mées sous  les  verts  cocotiers  cVEnglish  Point,  annoncent 
en  leur  style  que  l'Européen  est  revenu. 

Nous  ne  tardons  pas  au  reste  à  l'apprendre  d'une 
façon  plus  authentique  encore  et  plus  directe.  Pour  ne 
point  encombrer  la  ville  de  nos  charges  et  de  nos  por- 
teurs, et  n'ayant  d'ailleurs  ni  l'intention,  ni  le  loisir,  ni 
la  possibilité  de  trouver  une  maison,  nous  nous  sommes 
dirigés  droit  au  delà  des  faubourgs,  en  une  place  déserte 


AU  KILIM/V-NDJAUO 


(!c  la  banlieue  et  sous  de  grands  manguiers  qui  étalent 
là-liaut  leurs  ramures  protectrices.  Nous  campons. 


Mais  à  peine  les  feux  ont-ils  commencé  à  lécher  le 
l'ond  des  marmites  que,  dans  l'ombre  du  soir,  nous 
voyons  accourir  un  soldat  soudanais,  membre  de  la  po- 
lice de  VImpcrial  Brilish  East  Africa  Company  {I.  D.  F.. 
A.  Co)  et  porteur  d'une  lettre  de  M.  l'Administrateur 
général.  Nous  prendrait-on  pour  une  bande  de  forbans, 
et  faudra-t-il  aller  coucher  au  poste? 

A  la  lumière  des  feux,  je  m'accroupis  modestement,  et 
je  lis.  C'est  à  seule  fin  de  nous  faire  savoir  que  notre 
caravane  a  des  fusils  à  piston,  des  fusils  de  chasse,  des 
caral)ines  de  guerre  perfectionnées,  des  revolvers,  et 
que  si,  par  malheur,  nous  introduisons  ces  inventions 
dangereuses  dans  les  ténèbres  de  l'Afrique,  sans  les  faire 
revêtir  au  préalable  d'une  marque  spéciale  dont  la  Com- 
liagnie  a  le  secret  et  le  profit,  nous  ne  saurions  échapper 
;'i  une  amende  dont  le  chiffre  a  de  quoi  terrifier  des  explo- 
rateurs plus  riches  que  nous. 

Le  lendemain,  je  me  rends  chez  M.  le  Secrétaire  gé- 
néral de  la  British  Co,  auteur  de  ce  charitable  avis,  je 
lui  afîirme  en  mon  àme  et  conscience  que  nous  ne  vou- 
lons, ni  introduire  subrepticement  une  contrebande  de 
guerre,  ni  faire  la  chasse  aux  esclaves,  ni  nous  sous- 
traire à  aucune  des  justes  lois  de  la  Civilisation.  Fina- 
lement, les  fusils  sont  marqués  de  l'estampille  sacra- 
mentelle qui  les  rend  désormais  inoffensifs  :  une  pièce 
en  fait  foi.  Mais,  pendant  que  l'opération  s'achève,  je 
ne  puis  tout  de  même  m'empêcher  de  remarquer,  à  part 
moi,  que  nous  avons  l'honneur  de  porter  le  numéro  un 
et  d'étrenner  les  poinçons,  quoique,  avant  nous,  nombre 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  19 

de  fusils  aient  pénétré  dans  rintérieur,  et  en  vue  peut- 
être  do  projets  moins  pacifiques  que  les  nôtres. 

Dans  la  journée,  visite  de  Myr  de  Courmont  à  Sir  Fran- 
cis de  Winton,  qui  le  reçoit  fort  bien.  Il  nous  invite  à 
dîner,  et  pendant  qu'il  lui  est  loisible  de  constater  que 
nous  ne  sommes  animés  d'aucvuie  intention  perverse, 
nous  concluons  de  notre  côté  que  nombre  de  gens  sont 
moins  terribles  à  leur  table  qu'à  leur  bureau. 


Le  lendemain,  dimanche.  Monseigneur  célèbre  la 
messe  dans  une  maison  neuve  pour  laquelle  on  était 
venu  demander  une  bénédiction.  Elle  est  mise  à  notre 
disposition  par  MM.  A.  et  D.  Pereira,  originaires  de  Goa, 
et  une  trentaine  de  personnes  —  toute  la  colonie  catho- 
lique —  viennent  y  assister. 

Reste  maintenant,  pour  réparer  les  perles  de  Zanzibar, 
à  nous  procurer  des  porteurs.  Nous  avions  compté  sur 
les  deux  cents  esclaves  capturés  depuis  deux  ans  par  les 
navires  anglais,  libérés  et  établis  à  Mombassa.  Hélas!  il 
ne  reste  plus  que  leurs  cases  et  leurs  femmes,  les  unes 
aussi  délabrées  que  les  autres.  Eux-mêmes  ont  déjà  été 
engagés  par  la  Compagnie  pour  de  grandes  expéditions 
dans  l'Intérieur,  et  nous  n'avons  plus  à  choisir  que  parmi 
la  tourbe  innommable  des  esclaves  marrons,  voleurs, 
menteurs,  ivrognes,  déserteurs,  vagabonds,  fainéants, 
malandrins,  écumeurs  de  caravanes,  dont  la  profession 
est  de  s'engager  chez  les  voyageurs  européens,  les  nou- 
veaux venus,  pour  recevoir  des  avances  et  filer.  Des  raco- 
leurs envoyés  dans  les  faubourgs  ramènent  ce  qu'ils  ont 
trouvé  de  mieux.  Je  les  fais  mettre  en  rang  et  m'adresse 
a  la  plus  honnête  de  leurs  figures,  un  profil  nettement 


20  AU  KILIMA-NDJARO 


taillé,  mais  dont  la  construction,  tout  de  même,  n'avait 
pas  dû  exiger  grands  frais  : 

«  —  Ton  nom? 

«  —  Haroun-al-Raschid. 

«  —  Superbe!  mais  tu  m'as  Tair  d'avoir  bu  un  couj)  de 
trop?... 

«  —  Oh!  pas  possible!  Il  n'y  a  pas  une  heure  que  je 
suis  sorti  de  prison!  » 

'  Il  faut  dire  que,  pour  un  musulman,  coupable  seule- 
ment d'avoir  manqué  de  délicatesse  à  un  Européen,  juir 
exemple  chipé  une  montre,  vidé  quelques  bouteilles  nu 
égaré  un  porte-monnaie,  la  prison  n'a  rien  d'ini'amaiil, 
au  contraire. 

C'est  pourtant  parmi  cette  truandaille  (ju'il  faut  faire 
un  choix.  Le  choix  se  fait,  une  petite  avance  —  impos- 
sible d'agir  autrement  —  est  donnée  à  chacun,  et  l'heure 
•du  départ  est  fixée  :  li  juillet,  2  heures  de  l'après-midi. 

L'heure  arrive,  cinq  portevu's  ont  disparu! 


Malgré  tout,  il  faut  sortir  de  là.  A  ne  considérer  ijuc 
la  tête  des  manguiers  t[ui  nous  ombragent,  notre  cam- 
pement est  magnifique.  Mais  pour  peu  qu'on  abaisse 
ses  sens  vers  la  terre,  on  est  forcé  de  convenir  (pi'il  se 
■dégage  de  cette  retraite  champêtre  une  si  riche  odeur  de 
charognes  et  de  vidanges  qu'elle  lui  enlève  considéra- 
blement de  ses  charmes.  D'ailleurs,  plus  nous  resterons 
dans  cette  banlieue,  plus  elle  nous  fera  du  tort;  Us 
faubourgs  n'ont  jamais  rien  valu. 

La  caravane  se  met  donc  en  marche.  Orientés  vers  le 
sud,  nous  longeons  sans  enthousiasme  les  étroits  sen- 
tiers de  l'ilot  mombassien  qui  se  déroulent  à  travers  de 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-XD.IAIÎO  21 


maigres  sillons  do  patates  ',  des  carrés  de  pois  ^  des^ 
plants  de  manioc  ■'.  Sur  le  sable  brûlant,  de  gros  bousier!^ 
noirs  roulent  avec  leur  infatigable  ardeur  la  boule  qui 
fait  leur  fortune.  Point  d'ombre,  excepté  çà  et  là  prés, 
des  épaisses  broussailles  où  s'épanouit  le  jasmin  sau- 
vage *,  que  recouvre  de  ses  fleurs  Manclies  la  liane  à 
caoutchouc»,  et  d'où  s'élance  le  panache  floltant  du 
cocotier  ou  la  tête  majestueuse  des  manguiers. 

Au  gué  de  Likoni  les  embarcations  sont  prêtes,  et,  eii 
moins  d'une  heure,  nous  voilà  tous  sur  le  continenl. 


Mais  au  préalable  il  a  fallu  se  fixer  sur  la  route  à 
suivre.  Le  but  est  le  Kilima-Ndjaro.  De  Mombassa,  le 
chemin  le  plus  court,  celui  qu'on  prend  comnuuiémeni,. 
est  celui  de  Taita.  ÏNIais  en  cette  saison  on  n'y  trouve 
presque  pas  d'eau;  de  plus,  le  pays  est  connu,  et,  sauf 
en  un  point  peut-être,  il  présente  peu  d'intérêt  à  l'action' 
apostolique.  Au  sud,  nous  avons  le  Dign  (pii  est  à 
explorer.  En  le  longeant,  nous  pouvons  aboutir  à  Vancjn 
et  de  là  nous  diriger  sur  le  Sambara,  Paré,  le  lac  Dylpê^ 
Tovéta.  Ce  trajet  est  le  double  de  l'autre;  mais  en  le- 
faisant,  nous  aurons  de  l'eau  et  des  vivres  pour  la  cara- 
vane, et  nous  pourrons  voir  ce  que  sont  ces  divers  pay.s. 
où  tôt  ou  lard  il  faudra  bien  étal)lir  des  missions. 

'  Ipomœa  balalas,  L. 

-  Phaseolus  vidijariit.  L.;  Ph.-Mungo,  L.;  Vigna  Simensis,  i:iidi. 

•*  Manihot  Aipi,  FohI. 

*  Jasminurn  Irifolialnm.  Pers. 

^  Landolphia  l'iorid.i.  I;.:  f..  Kivkii;  h.  Pelersiana,  Dvor. 


III 


EN    PANNE 


'roniiiTs    cnibai'ras.    —    Ijikimi   et    les   oiivii'uus    ili'    Minnluiss;i.    —    l.ii 
caravane  :  son  personnel,  son  inat/'i'icl. 


Aussilot  débarqués,  nous  établissons  notrcvcanip  sous 
les  ai'bi-es,  à  proximité  d'un  puits  antique  et  en  face  de 
la  mer  bleue  {fig.  3). 

Nous  devions  perdre  là  trois  jours,  presque  quatre, 
occupés  connue  l'atteste  ce  relevé  du  Journal  : 

«  14  juillet.  —  Installation  du  camp  à  Likoni.  A  la 
recherche  des  porteurs  qui  ont  déserté  ou  de  leurs  reni- 
]ilaçants  :  rien  trouvé. 

«  15.  —  Nous  cherchons  toujours  des  porteurs,  et  nous 
ne  trouvons  même  pas  de  vivres  pour  ceux  que  nous 
avons  :  il  faut  aller  en  ville  acheter  du  riz.  Hien  ici. 

((  i(i.  —  Pluie  toute  la  journée,  une  pluie  fine  et  triste. 
Pour  diner,  une  pauvre  tourterelle;  pour  souper,  une 
langouste.  Dans  la  soirée  :  trouvé  cinq  hommes  :  nous 
partirons  demain. 

«  17.  —  La  nuit,  six  porteurs  ont  disparu...  » 

Ainsi  se  passe  notre  temps. 

Cette  partie  de  la  Côte,  comme  l'ilot  de  Mombassa  et 


AU  KILIMA-XD.rARO 


comme  presque  tout  le  littoral  de  rp]st  Africain,  repose 
sur  une  couche  de  madrépores  que  depuis  des  siècles 
attaquent  la  lame  et  [la  brise,  qu'elles  découpent  fen 
aiguilles  acérées,  qu'elles  creusent  en  grottes  profoiulês^ 
La  terre  végétale  est  ici  moins  épaisse  que  dans  le 
sud,  vers  Bagamoyo.  On  en  tire  parti  néanmoins  :  les 
cocotiers  y  viennent  bien,  entourant  l'ilot  de  Mombassa 
d'une  demi-couronne  de  verdure  tropicale;  les  man- 
guiers' y  sont  également  prospères;  la  pomme-cannelle- 
se  voit  par  endroits  ainsi  que  l'oranger^,  le  citronnier '% 
le  jaquier-";  le  faux-acajou^  y  est  utilisé  pour  son  bois, 
sa  pomme  et  sa  noix,  et  là  où  cessent  les  arbres  cultivés, 
dans  la  plaine  maigre  et  rocailleuse,  ils  sont  remplacés 
par  le  palmier  doum'',  Çà  et  là  quelques  cases  de  forme 
rectangulaire  sont  dispersées  sous  la  verdure,  et  le 
peuple  qui  les  habite  —  un  mélange  de  Swahilis,  de 
Digos  et  d'esclaves  de  toute  provenance,  le  tout  plus  ou 
moins  musulmanisé  —  semble  peu  se  préoccuper  des 
graves  questions  qui  s'agitent  en  tant  d'autres  coins  de 
notre  monde  sublunaire.  Les  enfants  promènent  quel- 
ques vaches  dans  les  terrains  vagues,  près  de  la  mer; 
les  femmes  cultivent,  en  dehors  de  la  bordure  des  coco- 
tiers, de  petits  champs  de  manioc,  de  patates,  de  haricots, 
de  pistaches',  de  mais,  de  sorglio,  etc.;  les  hommes 
s'occupent  surtout  des  vins  de  palme.  On  sait  que  ce 
«  vin  »,  fourni  par  toutes  les  espèces  de  palmiers,  est 
simplement  la  sève  de  l'arbre  :  on  l'obtient  dans  le  coco- 


'  Mangifera  indica,  L. 
-  Anona  squamosa,  L. 
3  Cilrus  aurantiuin,  L. 
'  Citrus  limonum,  Risso. 
*  Arlocarpiis  integrifolia,  I>. 
'  Anacardium  occidentalf,  L. 
"  Hypliœne  TJiebaica,  Miirt. 
8  Harachys  liypogœa,  L. 


DE  ZANZIRAU  AU  KILIMA-ND.IAHO 


tier  en  coupant  la  base  du  régime  qui  devait  fournil- 
les  fleurs  et  les  fruits,  et  en  y  adaptant  un  récipient  : 
pour  le  doum,  ffui  est  moins  précieux,  on  taille  les  bran- 
ches en  n'y  laissant  cprune  feuille  ou  deux  et  en  l'aban- 
donnanl  par  la  suite  à  son  sort  :  quelcjues-uns  meurent 


l.'ljy.  4.  _  Extraction  du  vin  de  palme  sur  le  palmier  doum. 

du  coup,  d'autres  végètent  {fig.  à).  La  cueillette  se  fait 
trois  fois  en  vingt-quatre  heures,  donnant  chaque  fois 
environ  un  verre  de  liciuide.  Frais,  celui-ci  est  blan- 
châtre, sucré  et  légèrement  écœurant;  après  une  fer- 
mentation d'un  jour,  il  devient  piquant  et  enivrant;  un 
séjour  prolongé  à  l'air  libre  en  fait  un  excellent  vinaigre. 
La  pêche  occupe  aussi  quelques  indigènes.  Les  uns 
vont  en   haute   mer  pêcher  à  la  ligne;  d'autres   ont  le 


AU  KILIMA-NDJARO 


panier  de  pêche  oii^le  lilet;  d'autres  enfin,  dans  la  baie, 
profitent  du  flux  et  reflux  pour  installer  des  barrages  en 
fines  gaulettes  où  le  poisson  s'introduit  à  marée  mon- 
tante. Quand  l'eau  descend,  lui,  reste  :  il  n'y  a  plus 
qu'à  le  prendre'' à  la  main  (flg.  5). 

* 
*  * 

En  parcourant  les  environs,  nous  pouvons  constater 
que  cette  population,  relativement  simple,  est  loin  d'être 
hostile;  les  enfants  nous  entourent,  et  quand  ils  ont 
remarqué  que,  pour  nous  distraire,  le  P.  Auguste  Gom- 
menginger  et  moi  cherchons  des  insectes,  c'est  à  qui 
nous  en  apportera,  bousiers,  charançons,  carabes,  tout 
est  bon.  Mais,  dans  le  nombre,  un  surtout,  qu'on  trouve 
en  grande  cjuantité  sous  les  herbes  desséchées  d'un 
champ  nouvellement  défiMclié,  les  intéresse,  et  nous 
aussi.  C'est  un  petit  coléoptère  de  0°',015  à  0°,020, 
peu  riche  en  couleurs  et  dont  les  élytres  laissent  à 
découvert  une  partie  du  corps.  Les  savants  l'appellent 
Brachine^  et  les  simples  mortels  Bombardier  [ficj.  6),  Voici 
pourquoi  :  quand  on  veut  le  pren(h'e,  il  lance  avec  force 
par  l'anus  quelques  gouttelettes  d'un  liquide  caustique 
qui  se  vaporise  immédiatement,  en  produisant  une  crépi- 
tation, assez  vive  pour  effrayer  une  mouclie  et  étonner 
un  homme. 


Mais  revenons  à  notre  caravane. 

Le  17  au  matin,  les  six  individus  qui  avaient  disparu  la 
nuit  reviennent,  avec  des  yeux  très  rouges,  mais  des 
jambes  sullisamment  équilibrées.  Ils  prétendent  que  leur 

'  Brachinus  crepilamt. 


DE  ZANZIBAR  AU  KlLlMA-N'DJAMo 


bon  cœur  les  a  portés  à  aller  faire  leurs  adieux  à  leurs 
chères  familles.  II  y  a  là  un  sentimcnl  respectable  :  tai- 
sons-nous el  parlons  vite. 

Avec  Mgr  de  Courniont,  nous  sommes  deux  mission- 
naires et  deux  jeunes  chrétiens. 

L'antique  Séliman,  notre  lidèle  et  dévoué  serviteur,  est 
de  la  partie.  Il  fera  la  cuisine,  et  quand  nos  montres  ne 
marcheront  plus,  c'est  lui  qui  dira  l'heure.  11  a  pour  cela 
des  aptitudes  remarquables  et  rien  ne  le  flatte  autant  que 
de  lui  demander  où  en  est  le  soleil.  Quant  à  la  lune,  c'est 
son  affaire  personnelle.  Il  était  malade,  le  pauvre  vieux, 
mais  il  a  triomphé  de  tout  pour  nous  suivre.  Son  mal? 
11  soviffrait,  dit-il  en  son  français  culinaire,  «  d'un  rhume 
à  son  jambon  ».  Les  initiés  comprendront  qu'il  s'agit  d'un 
rhumatisme  à  la  cuisse. 

Les  autres  sont  les  porteurs,  au  nombre  de  quarante  : 
chaque  section  a  son  chef.  Que  si  vous  voulez  apprendre 
ce  que  peuvent  bien  porter  ces  quarante  hommes,  vous 
saurez  que  chacun,  outre  sa  batterie  de  cuisine,  ses 
provisions  particulières  et  son  fusil,  a  30  kilos  sur 
les  épaules  ou  sur  la  tète,  selon  ses  goûts.  Il  y  a  de  la 
toile  écrue  de  trois  sortes;  deux  qualités  de  linge  rouge; 
du  petit  calicot  et  du  grand;  de  I indienne,  des  coton- 
nades variées;  des  linges  de  formes  et  de  couleurs  parti- 
culières, dont  j'ignore  le  nom  en  langue  européenne; 
des  couvertures,  des  rouleaux  de  fil  de  fer,  du  gros  el 
du  menu;  des  rouleaux  de  lil  de  cuivre,  du  rouge  et  du 
jaune;  des  perles  de  verre,  de  forme,  de  couleur  et  de 
grosseur  assorties  —  comme  des  pois,  comme  un  grain 
de  chènevis,  comme  une  tête  d'épingle  —  des  rouges, 
des  jaunes,  des  blanches,  des  bleues,  des  i*oses,  des 
vertes,  etc.;  puis  des  pioches,  des  haches,  des  couteaux, 
du  savon,  des  flageolets,  des  limes,  des  chaînettes  d'or 
et  d'argent  (,à  3  sous  la  douzaine);  des  miroirs,   du   lil. 


AU  KlLl.MA-XDJAUO 


des  aiguilles,  des  clochettes,  des  colliers,  des  hameçons, 
de  la  ficelle,  des  allumettes,  du  pétrole,  des  bougies,  des 
clous  de  fauteuil,  que  les  dames  se  [piquent  ^sur  le  nez 
pour  être  belles;  sans  compter  nos  provisions,  une  phar- 


l'i^'.  G.  —  Comment  le  bombardier  se  défait  d'un  importun. 


niacie,  (luelques  conserves,  du  café,  de  l'huile,  du  vi- 
naigre, du  thé,  du  sucre,  du  riz,  des  haricots,  trois  tentes, 
un  autel  portatif,  un  hamac,  trois  barils  de  poudre,  cent 
cartouches  Gras,  quatre  bouteilles  de  rhum  et  une  cruche 
(.1  eau,  celle-ci  renouvelable  à  toute  rivière,  ruisseau,  tor- 


DE  ZAN/.IBAH  AU  IvlLlMA-NDJAllO  3:î 

rent,  source,  lac,  étang,  flaque  ou  marc.  Toute  une  bou- 
tique dont  nous  sommes  les  l)outiquicrs. 


Depuis  Zanzibar,  les  rôles  sont  distribués  : 

Mgr  de  Courmont  se  cbarge  il'indiqucr  l'ilinérairc 
général  et  de  choisir  le  campement. 

Le  P.  A.  Gommenginger  devra  veiller  à  la  cuisine, 
acheter  nos  vivres  et  traiter  avec  Sélinian  la  grave  ([ucs- 
tion  du  menu  quotidien. 

Le  P.  A.  Le  Roy  est  chargé  de  la  caravane  et  de  la 
marche  de  l'expédition. 

Tout  est  prêt.  A  neuf  heures,  on  di'jeune,  on  plie 
bagages  et  on  part. 


IV 


AU     PAYS     DIGO 


De  Mombassa  à  Vanga.  —  Pliysionninio  du  pays.  —  Le  iiciiple  lJit;"ii. 
Chez  le  rlief  Koubo.  —  Armes  et  jioisons. 


Dô  Mombassa  à  ^'ang■a,  le  pays  est  occupé  par  la  tribu 
des  Wa-digo,  ou,  comme  on  peut  dire  en  français,  des 
Digos,  qu'on  trouve  disséminés  un  peu  partout,  une 
colonie  de  Swabilis  établie  à  Gassi  et  un  reste  d'anciens 
autochtones  cantonnés  dans  une  partie  de  la  Cote  qu'ils 
appellent  Voiimba.  Nous  passerons  dans  ces  trois  ré- 
gions, rarement  parcourues  par  l'Européen,  fort  peu 
connues  et  pourtant   intéressantes. 


Au  point  de  vue  géologique,  la  c<jntréc  se  compose 
comme  de  trois  étages  différents  qu'on  aperçoit  distinc- 
tement de  la  mer,  au  large  :  une  partie  basse,  une 
moyenne  et  une  haute. 

La  première  —  c'est  le  littoral  —  est  formée  (Vun  lit 
d'anciens  madrépores  recouverts  dune  couche  de  sable 
et  d'humus,    trop   légère   en   ]>eaucoup  d'endroits  pour 


36  AU  KILIMA-NDJARO 

vive  fertile.  Elle  est  alors  occupée  par  des  broussailles, 
des  lilaos',  des  palmiers  doums,  des  vaquois-.  Un  peu 
au  delà,  l'homme  apparaît,  avec  les  cocotiers.  Quelques 
petits  ports  s'ouvrent  sur  cette  côte,  mais  ils  ne  sont 
guère  accessibles  qu'aux  boutres  et  aux  embarcations 
indigènes.  Ce  sont  Tiwi,  Gassi,  Foiinzi,  Pongu-é,  Tchou- 
you,  Wassini,  Vanga,  3/u'oa.  Vers  le  sud,  la  mer  pénètre 
dans  les  terres  et  ouvre  de  larges  lagunes  bordées  de 
palétuviers  ^.  Les  embarcations  y  entrent  avec  la  marée 
et  en  sortent  de  même,  chargées  de  bois  pour  cuire  la 
chaux,  de  chevrons  et  de  poutrelles.  A  l'exception  de 
Gassi,  de  Pongwé,  de  Wassini  et  de  Vanga,  ce  littoral 
est   peu  habité. 

Lu  contiéc  moyenne,  plus  élevée,  est  aussi  plus  fer- 
lile,  plus  cultivée,  plus  peuplée  :  c'est,  à  proprement 
parler,  le  pays  digo,  avec  les  districts  de  Malouga,  Tiwi, 
Ndiaiii,  Ouhounda,  Maftsi,  Mwa  Dounda,  etc. 

La  partie  supérieure  s'élève,  dans  son  ensemble,  à 
une  altitude  d'environ  300  mètres,  coinprenant  Shimba 
qu"on  voit  de  Mombassa  se  dresser  comme  une  taille; 
Longo,  qui  lui  fait  suite;  M^^a-Bila,  aujourd'hui  presque 
désert,  mais  arrosé  et  fertile;  Mwélé,  où  se  trouve  une 
colonie  d'esclaves  de  Mbaroukou,  de  Gassi.  Enfin,  au 
sud,  se  dresse  une  petite  montagne  de  forme  régulière, 
mais  qui  est  inhabitée,  parce  qu'elle  est  sans  eau  :  c'est 
Dyoïnbo  [fig.  ~). 

Derrière  ce  rebord  de  collines  s'étend,  entre  le  Sam- 
bara  Paré,  Tovéla  et  le  Kamba,  tout  un  immense  pays 
qui,  d'un  lieu  élevé,  apparaît  comme  une  forêt  sans  fin, 

'  Casuarina  equiselifolia,  Forst. 

'  Pandanus  odoratissimus,  L.;  Pandamus,  Sp. 

3  Rizophora  mucronata,  Lani.  Ceriops  Candolliana,  Arn.:  liruguiera 
ciiUndrica,  Bluni;  Aviccnnia  ofpcinalis,  L.;  Carapa  Moluccensig,  Ileri- 
tio-a  lilloralis,  Dryand  :  Sonneratia,  8p.;  Pemphts  aciditla,  D.  C:  Lum- 
uit:era  racemosa,  D.  C. 


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DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJAIIO 


terne  et  mélancolique,  d'où  surgissent  seulement  les 
hauteurs  de  Kilibassi,  de  Kassigao,  de  Maoungou,  et, 
plus  loin,  les  pittoresques  montagnes  de  Ndara  et  de 
Boura.  C'est  le  désert,  non  le  désert  de  sable  saharien, 
mais  un  plateau  où  le  sol,  les  herbes,  les  arbres,  les 
insectes,  les  oiseaux,  les  mammifères,  y  compris  les 
hommes,  ont  cet  aspect  particulier,  sec  et  triste,  qu'on 
résume  d'un  mot  :  désertique.  Peu  ou  point  d'eau  :  c'est 
là  la  raison  de  tout  le  reste. 

Cependant,  quelques  rivières  sortent  de  la  base  de  ce 
plateau  et  forment  ainsi  parallèlement  à  la  mer  une 
zone  d'agréable  verdure.  Les  principales  sont  ;  la  rivière 
Pemba,  qui  se  jette  dans  la  baie  de  Mombassa;  le  Mkwa- 
hwa,  ({ui  passe  à  Tiwi;  le  Mwa-Tchéma,  qui  descend  de 
Mwa-Bila:  le  Mkouroumoudyi,  qui  vient  de  Mwelù;  le 
Ramissi,  qui  sort  cVAda  {Dourouma)  et  dont  l'eau  est 
légèrement  saumâtre.  Il  y  a  aussi,  dans  le  moyen  pays, 
un  certain  nombre  d'étangs  et  de  sources  qui  rendent  de 
précieux  services  aux  indigènes  :  c'est  à  leur  proximité 
que  s'établissent  les  villages. 


Les  Digos  appartiennent,  par  leur  type,  leurs  mœurs 
et  leur  langue,  à  la  grande  famille  africaine  dite  Bantou. 
En  général,  ils  sont  plutôt  petits  que  grands,  maigres, 
dégagés  et  pas  trop  laids.  Nous  sommes  restés  huit 
jours  chez  eux,  et  partout  nous  avons  été  reçus  avec 
une  sympathie  marquée.  Les  chefs  apportaient  leurs 
petits  présents,  les  malades  venaient  en  grand  nombre 
offrir  leur  clientèle,  et  quelques  enfants  que  la  mort 
guettait  ont  été  baptisés  sur  l'heure.  Plus  tard,  nous 
les  retrouverons  au  ciel  où  ils  aident  à  réahser  la  vision 
de  saint  Jean  :  Turlmm  mngnam  quam  dinumerare  nemo 


50  AU  KILIMA-NDJARO 

poterat  ex  omnibus  gentibus,  et  tribubus,  et  populis,  et 
linguis. 

Cependant,  il  y  a  Digos  et  Digos.  La  différence  dépend 
du  plus  ou  moins  de  prise  qu'a  eu  sur  eux  l'Islamisme  : 
au  nord  de  Gassi,  cette  influence  est  presque  nulle;  au 
sud,  elle  est  sensible. 

Prenons  un  village  païen  ou,  si  l'on  veut,  fétichiste 
ifig.  8).  Il  est  en  général  établi  dans  un  épais  fourré  de 
broussailles  destiné  à  servir  de  refuge  aux  femmes,  aux 
enfants  et  même  à  la  population  virile  en  temps  de 
guerre  :  ce  cas,  disons-le  tout  de  suite,  n'est  pas  du  tout 
chimérique.  Un  long  couloir  percé  dans  la  forêt  épaisse 
et  fermé  de  deux  ou  trois  portes  qui  se  succèdent  y  donne 
accès.  Près  de  l'entrée,  un  vase  de  terre  maintenu  par 
trois  piquets.  C'est  le  vase  à  la  pluie  1/7(7.  12).  Il  faut  avoir 
soin  d'entretenir  un  peu  d'eau  dans  cette  terrine,  offrir 
de  temps  à  autre  un  petit  morceau  de  linge  qu'on  suspend 
au  dessus,  faire  brûler  quelques  essences,  etc.  C'est  le 
moyen,  en  ces  pays  secs,  de  ne  jamais  manquer  de  pluie. 
On  en  manque  tout  de  môme,  et  souvent.  Mais,  quand  on 
en  fait  la  remarque  au  sorcier,  il  répond  que,  sans  son 
merveilleux  vase,  on  en  manquerait  bien  davantage. 

Près  de  là,  dans  le  fourré,  est  la  petite  case  du  Mwanza. 
C'est  de  là  qu'à  certains  jours  on  entend  sortir  un  bruit 
si  effrayant  que  chacun,  en  l'entendant,  va  se  renfermer 
dans  sa  maison  :  c'est  le  Mwanza  qui  passe. 

Qu'est-ce  que  le  Mwanza?  On  ne  sait  pas  bien,  mais  ce 
qu'il  demande  il  faut  le  lui  donner  sans  retard.  Inutile  de 
dire  que  cette  espèce  de  loup-garou  a  pour  interprète  le 
sorcier  du  lieu  ou  le  chef,  deux  personnages  qui,  souvent, 
n'en  font  qu'un.  On  lui  fait  parfois  des  sacrifices  :  c'est, 
par  exemple,  pour  éloigner  la  guerre,  la  peste  ou  la 
famine,  c'est  pour  se  débarrasser  d'un  mal,  c'est  pour 
-chasser  des  rêves  importuns  et  troublants,  c'e.st    aussi 


Fig.  8.  —  Coin  d'un  village  de.  Digos.  —  Dessin  de  Mgr  Le  Roy. 


DIO  ZANZIBAK  Al     KII.IMA-ND.IAltO  43 


pour  voir  aboutir  une  alTaire  désirée.  Mais  comment 
parle-t-il,  ce  Mwanza  ?  C'est  un  grand  secret,  lecteur. 
Seulement,  si  vous  me  promettez  de  ne  le  dire  à  per- 
sonne, je  puis  tout  de  même  vous  mettre  dans  la  confi- 
dence. Je  suppose  un  moment  que  c'est  vous  le  sorcier. 
Vous  prenez  un  tronc  d'arlire  facile  à  travailler,  vous  en 
faites  un  billot  de  1  mètre  de  long,  vous  le  creusez  à  l'in- 
térieur, vous  fermez  l'un  des  bouts  avec  une  peau  bien 
tendue,  comme  celle  d'un  tambour;  au  milieu  de  cette 
peau  passe  par  un  trou  une  corde  de  boyau  fixée  à  l'inté- 
rieur du  cylindre  et  retenue  à  l'extérieur  par  un  bâton 
qu'on  manœuvre.  Entre  des  mains  habiles  et  dans  les 
profondeurs  de  la  forêt,  l'instrument  pousse  des  cris  qui 
glacent  d'effroi  les  simples  et  les  amènent  aux  pieds  du 
sorcier.  «  Que  veut  le  Mwanza  ?  »  L'homme  de  l'art, 
compatissant,  se  charge  d'apaiser  la  bête  en  courroux, 
moyennant  telle  mesure  qu'il  faut  prendre,  tel  sacrifice 
qu'il  faut  faille.  Chose  curieuse  et  qui  prouve  l'antiquité 
de  cette  institution  :  on  la  retrouve  sous  une  forme  ou 
sous  une  autre  chez  tous  les  Nyiltas  des  alentours,  dans 
la  vallée  du  Tana,  et  jusque  sur  le  Congo  et  l'Ogowé. 
Mais  cjuel  dommage  que  les  chefs  d'État,  en  Europe, 
n'aient  pas  à  leur  disposition  pareil  instrument  pour  faire 
peur  à  leurs  Sénateurs  et  Députés  et  les  disposer  à  voter 
les  projets  qu'ils  leur  soumettent  ! 

Le  village  digo  n'est  pas  très  étendu.  Sur  le  littoral,  on 
voit  souvent  des  cases  isolées  ou  réunies  en  petits  grou-  • 
pes.  Plus  haut,  on  en  trouve  vingt,  trente,  (piarante, 
jetées  là  sans  ordre,  parfois  très  rapprochées  l'une  de 
l'autre,  d'une  forme  originale  i[ui  n'est  ni  ronde  ni 
carrée  {(îg.  9),  et  dont  les  branches  tressées  du  coco- 
tier font  les  murailles,  la  porte  et  la  toiture.  Quand  le 
feu  a  passé  dans  une  cité  pareille,  on  se  demande  ce  qu'il 
en  reste.  J'ai  adressé  cette  question  à  un  conseiller  muni- 


44 


AU  KILIMA-NDJARO 


cipal  du  lieu  :  il  a  souri  de  ma  simplicité  occidentale,  et, 
sans  mot  dire,  il  m'a  montré  les  cocotiers  qui  balançaient 
leurs  larges  panaches  au-dessus  du  village.  Et  j'ai  com- 


pris :  quand  les  maisons  sont  réduites  en  un  petit  tas  de 
cendres,  les  matériaux  pour  les  l'elever-sont  toujours  là. 
Ces  Digos  sont  peu  travailleurs  :  le  cocotier  leur  est 
une  si  jjonne  providence  !  Ils  y  trouvent  à  manger,  ils  y 
trouvent  à  boire.  Souvent  l'arbre  est  haut,  mais  ces  gens- 
là  apprennent  à  grimper  en  même  temps  qu'à  marcher. 
Du  reste,  ils  ont  leurs  moyens.  Les  uns,  près  de  la  Cote, 


DK  ZAN'ZIDAU  AU  KIMMA-XD.IAIU) 


pratiquent  des  entailles  clans  le  tronc  de  l'arbre  à  mesure 
qu'il  grandit  :  c'est  une  sorte  d'escalier.  D'autres,  plus 
dans  l'intérieur,  attachent  contre  le  cocotier  deux  longues 


li'j.r.  g.  _  Au  PAYS  Dioo.  —  Conscrvalioii  des  haricots;  une  case. 

perches  qu'ils  serrent  de  place  en  place  avec  des  mor- 
ceaux de  lianes  et  dont  ils  font  ainsi  comme  une  échelle 
inamovible. 

La  cueillette  du  vin  de  palme  est  chez  eux  une  occu- 
pation capitale.  Cependant  ils  plantent  aussi  du  manioc. 


46  AU  KILIMA-NDJAUO 


du  sorgho,  du  maïs,  des  haricots,  des  pistaches,  des 
amhrevades ',  des  cucurbitacées  diverses-,  parfois  du 
riz,  et  un  peu  de  sésame  ^.  Quand  ils  le  peuvent,  ils  ont 
des  vaches,  mais  en  tous  cas  ils  élèvent  des  poules,  des 
chèvres,  des  moutons  et  un  chien  de  petite  taille  qu'ils 
dressent  à  la  chasse. 

Peu  guerriers,  de  bon  caractère,  quoique  passant  pour 
ergoteurs,  ardents  buveurs,  ils  aiment  beaucoup  la 
parure,  la  musique  et  la  danse,  où  ils  excellent  et  qu'ils 
font  figurer  aux  cérémonies  les  plus  diverses  :  nais- 
sances, mariages,  enterrements,  anniversaires  de  deuil, 
fêtes  de  toute  sorte.  J'ai  vu  une  fois,  pour  clôturer  le 
deuil  annuel  d'un  petit  chef,  celui  de  Matouga,  une  réu- 
nion de  plus  de  deux  mille  danseurs  accourus  de  tous 
côtés  pour  ce  «  service  anniversaire  ».  Il  y  a  pour  ces 
occasions  un  costume  spécial,  plus  ou  moins  pittoresque, 
selon  le  goût  ou  les  moyens.  Le  cosmétique  ne  manque 
pas  :  c'est  une  ocre  rouge  détrempée  dans  de  l'iuiilc  de 
ricin  et  qui  donne  aux  tètes  un  air  flambant  fort  apprécié. 
Mais,  en  temps  ordinaire,  l'iiabillement  consiste  pour  les 
liommes  en  un  simple  pagne  avec  un  linge  jeté  sur  les 
épaules,  et  pour  les  femmes  en  une  sorte  de  douille 
jupon  court  :  le  tout  sans  compter  les  ornements,  pen- 
dants d'oreilles  en  lil  d'archal,  colliers  de  perles,  brace- 
lets de  cuivre,  etc.  Beaucoup  d'enfants  et  de  jeunes  gens 
portent  suspendue  au  cou  une  pince  épilatoire  :  ils  s'en 
servent  pour  s'arraclier  très  fidèlement  le  poil  des  pau- 
pières. 


'  Cajanus  indicus,  Spreng. 

-  Lagenaria  vulgaris,  L.;   Cucumis  saticus,   L.;  Citrullus   vulrjuris, 
ISchrad;  Cucurbita  moschatn,  Duch. 
^  Sesamum  indicuin,  L. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  il 


Le  pays  ûigo  est  divisé  en  un  grand  nonil)i-e  de  i)eUls 
cantons  qui  ont  chacun  leur  chef  particulier.  Cependant 
tous  ces  chefs  reconnaissent  avoir  au  moins  un  pi'ési- 
dent  d'honneur  dans  la  personne  de  Koubo  qui  demeure 
au  sud,  à  Kihoné,  et  que  nous  avons  voulu  visiter  [fiy.  10). 
Cet  ancien,  quand  nous  sommes  arrivés  chez  lui,  n'était 
point  là.  Nous  nous  sommes  quand  même  installés  sur 
la  place  qui  est  en  dehors  du  village,  autour  d'un  tama- 
rinier dont  la  tête  bienveillante  ombrage  d'ordinaire  les 
désœuvrés  de   l'endroit.   Une  longue   heure   se   passe  : 
finalement,  accompagné  d'un  nombreux  cortège  et  pré- 
cédé d'un  artiste  qui  joue  de  la  trompette,  apparaît  un 
grand  corps,  vieux  et  maigre,  vêtu  d'une  houppelande 
rouge  un  peu  usée  et  surmonté  d'une  tête  ravagée  sans 
pitié  par  la  variole.  C'est  le  corps  et  la  tête  tic  Kouljo. 
Sa  conversation   est  d'ailleurs    assez    intelligente,   son 
accueil  courtois,  ses  dispositions  bienveillantes.  Volon- 
tiers il  nous  fait  part  de  ses  sympathies  et  de  ses  haines  : 
les  premières  sont  pour  le  gouverneur  arabe  de  Vanya, 
les  autres  pour  le  chef  swahili  Mbaroukou,  de  Gassi,  qui 
lui  a  tué  son  oncle  et  ses  trois  frères,  qui  a  ra\agé  tout 
le  pays  digo,  et  contre  lequel  il  a  de  justes  et  (erril)Ies 
rancunes. 

Mais  nous  remarquons  tout  de  suite  que  la  population 
n'est  plus  la  même  que  plus  haut.  Les  ligures  sont  moins 
simples,  les  corps  plus  vêtus,  et  les  procédés  moins 
honnêtes  :  c'est  qu'il  y  a  ici  un  levain  d'Islam. 


Les  Digos  ont  pour  armes  des  fusils,  des  lances,  des 
casse-tête,  de  grands  coutelas  droits  et  larges,  des  arcs 


AU  KILIMA-NDJARO 


(/?(/.  11).  Ici  encore  on  trouve  le  poison  pour  flèclies  en 
usage  dans  tant  de  pays  sauvages  d'Afrique,  d'Amérique 


Fig.  10.  —  KOUBO,  Chef  honoraire  du  peuple  Digo.  —  Dessin  de  Mgr  Le  Roy. 


et  d'Asie.  Il  est  d'origine  végétale.  Malheureusement,  je 
n'ai  pas  encore  vu  l'arbre  qui  le  donne,  et  je  ne  suis 
jamais  passé  dans  le  pays  au  moment  où  il  fleurit,  — 


DE  ZANZIBAR  AU  KILlMA-XIMAlîO 


-49 


c'est  à  la  fin  de  la  saison  sèche.  —  Par  ailleurs,  un  vieux 
guerrier,  qui  m'en  a  cédé  une  provision,  m'a  fourni  sur 
l'origine  de  ce  poison  les  détails  pittoresques  que  voici  : 


Fif,'.  11.  —  Au  PAYS  DiGO.  —  Cuilïurp  de  danse  (enfant);  llrae.  lance,  llcche, 
arc  et  carquois;  pendant  d'oreille  et  pince  épilatoire. 


«  Ceci  vient  d'un  arbre,  disait-il,  créé  tout  exprès  pour 
cela.  Les  oiseaux  le  savent  bien,  —  et  les  bétes,  en 
général,  connaissent  beaucoup  de  choses  que  rhomme 
est  obligé  de  deviner  :  elles  ne  parlent  point,  c'est  peut- 


AU  KILIMA-XDJAUO 


être  pour  ne  point  révéler  leurs  secrets.  —  Les  oiseaux 
le  savent,  jamais  ils  ne  se  reposent  sur  ses  branches,  et 
Ton  trouve  à  ses  pieds"  C|uantité  d'insectes  morts.  On 
prend  de  cet  arbre  le  bois  et  les  racines,  on  les  coupe 
en  menus  fragments,  on  les  fait  cuire  lentement  dans 
un  vase  de  terre  avec  de  l'eau  douce,  en  remuant  tou- 
jours, toujours,  avec  un  long  bâton.  Cette  opération  se 
fait  au  fond  d'un  bois,  sans  habits.  De  temps  en  temps, 
on  jette  dans  le  vase  du  venin  de  serpent  et  de  la  peau 
de  crapaud,  puis  des  feuilles  des  bois,  de  l'herbe  des 
prés,  de  la  poussière  des  chemins,  de  l'ombre... 

«  —  De  lombre?... 

«  —  Oui,  à  seule  fin  que,  pour  l'homme  ou  la  bête 
atteints  par  la  flèche,  tout  soit  poison,  mort  et  perdition. 
Est-ce  que  l'animal  frappé  ne  va  pas  se  reposer  à  l'ombre 
des  arbres  pour  y  chercher  soulagement?  Eh  bien!  il 
faut  que  l'ombre  lui  soit  poison.  Est-ce  qu'il  ne  s'étend 
pas  sur  rherjje?  L'herbe  lui  sera  poison.  Est-ce  qu'il  ne 
foule  pas  la  poussière  des  chemins?  La  poussière  aussi 
lui  sera  poison,  et  l'eau  qu'il  boira,  et  la  feuille  qu'il 
broutera.  Rien  ne  peut  le  soulager  :  il  est  perdu,  il  est 
mort. 

«  —  Alors  pas  de  remède? 

»  —  Il  y  a  un  remède;  c"est  une  racine  réduite  en 
poudre  que  l'on  porte  sur  soi  en  temps  de  guerre  et 
qu'on  avale  dans  de  l'eau  ou  de  la  salive;  mais  souvent 
le  temps  manque  pour  l'administrer...  Je  te  confie  ce 
poison,  puisque  tu  le  désires;  mais,  si  tu  as  de  petits 
frères  et  de  petites  sœurs,  ne  le  leur  donne  pas  à  gar- 
der... Tu  ris?  Eh  bien!  si  on  pique  un  arbre  avec  une 
flèche  empoisonnée  de  cette  matière  noire,  ses  feuilles 
tomberont  le  lendemain. 

«  —  Et  si  on  pic£ue  vui  homme? 

«  —  Il  est  déjà  tombé!  » 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-Ml.IAlii  i 


51 


Confonnémcnt  au  conseil  de  mon  vieil  ami,  je  me  suis 
gardé  do  remettre  ma  provision  de  poison  entre  les 
mains  ilo  «  mes  petits  frères  et  de  mes  petites  sœurs  »; 
mais  je  l'ai  fait  passer  à  un  savant  spécialiste  de  Paris, 
M.  io  D'  J.-Y.  "Laborde,  qui  en  a  fait  l'objet  d'une  étude 
minutieuse  et  d'un  rapport  détaillé.  Il  résulte  de  ses 
expériences  que  l'influence  de  ce  poison  s'exerce  primi- 
tivement sur  le  système  nerveux  et  amène  ensuite  la 
mort  «  en  suspendant  le  mécanisme  de  la  fonction  cardio- 
respiratoire  ».  Le  D'  Laborde  croit  peu  à  la  vertu  réelle 
d'un  contre-poison  quelconque,  en  raison  de  la  violence 
exiraordinaire  de  ce  toxique. 


'•'/■.'.-  ./iMiitt'*''  ■/'.■Jt/;/!/.*.';'/'' 

V\^:  12.  —  Chez  les  Digos.  —  Vase  à  la  pluie. 


A    GASSI 


Clifiz   un  néii^rior  de  marque.  —  l'n  homme  intrigué.  —  Le  r.^pnire. 
Un  excellent  sfuidj  à  bon  niarohé 


Le  peuple  digo  a  (oujours  eu  à  se  délattrc  entre  deux 
ennemis  :  les  Massais  et  les  Swahilis,  les  Massais  qui 
leur  calôvent  leurs  (roupcaux,  les  Swahilis  qui  leur  pren- 
nent leurs  jeunes  gens,  leurs  femmes  et  leurs  enfants. 

Ce  dernier  fléau  du  pays  a  son  centre  principal  à  Gassi, 
où  il  est  dirigé  par  le  fameux  Mbaroukou.  Ml)aroukou, 
Embareuk,  Baraka  et  Baruch,  sont  un  même  mot  d'ori- 
gine sémitique  qui  «ignilie  Bénédiction.  Applicfué  au  chef 
de  Gassi,  c'est  une  assez  belle  antiphrase. 

Descendant  de  l'ancienne  et  puissante  famille  des 
Mazroui,  qui  avait  été  chargée  du  gouvernement  de 
Mom])assa  par  l'Iman  de  Mascate,  au  siècle  dernier,  et 
qui,  à  l'avènement  des  Bou-Saïd  à  Zanzibar,  refusa  de 
les  reconnaître,  Mbaroukou  a  passé  sa  vie  à  batailler 
contre  Séyid-Saïd,  Séyid-Medgid  et  Séyid-Bargasb, 
Presque  toujours  réfugié  dans  l'Intérieur,  sur  les  hau- 
teurs de  Mwélé,  avec  une  bande  de  partisans,  il  accueil- 
lait les  Arabes  auxquels  il  fournissait  des  esclaves  et 


5i 


AU  KILIMA-XD.IAKU 


dont  il  recevait,  autant  de  poudre  et  de  fusils  qu'il  lui  en 
fallait  pour  opérer  sans  crainte  contre  les  faibles  villages 
digos.  Lorsque  les  Européens  commencèrent,  il  y  a 
quelques  années,  à  jeter  un  œil  de  convoitise  sur  cette 
partie  de  l'Afrique,  Mbaroukou  était  tout  désigné  pour 
être  leur  bomme.  Il  le  fut,  acceptant  tour  à  tour  les 
divers  pavillons  qu'on  lui  donnait.  Finalement,  la  partie 


;-Kau.Kabani 


-^  -t'tLCct  HDIC  r-S  ': 

Sroussaillas  ^^~^ 


GASSI 


(  Zanoîiebar  Aaolais  ) 


qu'il  occupe  étant  devenue  zone  anglaise,  les  AngUxis 
lui  ont  donné  Gassi  comme  sa  capitale,  servi  une  pen- 
sion et  attribué  assez  de  soldats  et  de  fusils  pour  qu'il 
se  croie  sultan  du  lieu. 

J'ignore  quel  usage  il  fait  actuellement  de  cette  puis- 
sance. Mais,  au  témoignage  unanime  des  Digos,  il  a 
jadis  ruiné  leurs  villages,  transformé  en  déserts  soli- 
taires des  pays  magnifiques  et  envoyé  les  trois  quarts 
de  la  population  en  esclavage,  à  lile  Pemba  ou  en 
Arabie.    On  se  demande  parfois,  en  voyant   si  près  de 


m:  ZAXZlBAll  AU  KILIMA-NU.IAKO 


la  Cote  tant  de  tribus  peu  entamées  par  l'Islam,  comment 
et  pourquoi  elles  sont  restées  fétichistes.  La  réponse 
est  très 'simple.  Les  musulmans  se  sont  volontairement 
abstenus  de  faire  chez  elles  de  la  propagande  religieuse, 
afin  d'avoir  le  droit  d'y  pratiquer  des  coupes  régulières  et 
rationnelles.  Pour  eux,  ces  tribus  voisines  ne  sont  pas 
autre  chose  qu'un  parc  à  esclaves,  entielenu  nuMhodi- 
quement  et  exploité  de  même,  où  l'on  donne  à  la  famille 
les  moyens  de  se  perpétuer  et  dont  on  enlève,  au  nioment 
voulu,  quatre  enfants  sur  six.  Les  deux  qu'on  laisse  sont 
pour  la  reproduction. 


Mbaroukou!  Nous  n'étions  pas  fâchés  de  voir  de  nos 
yeux  ce  vaillant  homme.  Un  petit  détour  vers  la  Côte 
nous  conduit  à  sa  capitale.  Aux  environs,  de  nombreux 
esclaves  sont  occupés  dans  des  rizières;  nous  traversons 
des  champs  de  sorgho,  et  au  delà  d'une  grande  lagune 
que  nous  avons  le  bonheur  de  passer  à  pied  sec,  nous 
voyons  bientôt  apparaître  deux  rangées  de  maisons 
neuves,  inachevées  môme,  de  style  swahili  :  quatre 
murailles  en  carré  long,  avec  une  petite  varangue  sur 
la  façade,  et  à  l'intérieur  nombre  de  compartiments 
séparés.  Quelques-unes  sont  en  pierres,  mais  la  plupart 
sont  en  clayonnage  garni  de  terre  et  couvert  de  feuilles 
de  cocotiers.  Une  seule  rue,  mais,  chose  remarquable! 
elle  est  droite. 

Nos  porteurs  s'établissent  à  l'entrée  de  la  Cité  sur 
un  terrain  vague,  et  nous,  nous  nous  dirigeons  immédia- 
tement vers  ce  qu'on  nous  dit  être  la  résidence  du 
«  Sheikh  ».  Longtemps  il  faut  attendre  dans  une  pièce 
intérieure  où  les  notables  du  lieu  sont  assis  sur  deux 
lignes.   La  conversation  est  peu  animée,  cérémonieuse. 


56  AU  KILIMA-NDJARO 

embarrassée,  telle  à  peu  près  qu'on  peut  se  la  figurer 
avec  des  visiteurs  qui  vous  feraient  plaisir  cVêtre  à 
100  lieues  de  là.  Enfin,  Mbaroukou  parait  costumé  à 
larabe  :  c'est  un  grand  garçon  d'environ  quarante  ans, 
au  teint  peu  foncé,  quoique  sa  mère  soit  une  pure  né- 
gresse, et  n'ayant  vraiment  dans  sa  physionomie  tran- 
quille rien  qui  dénote  les  prouesses  d'Ali-Baba  qu'il  a 
renouvelées  dans  ces  pays,  en  compagnie  des  quarante 
voleurs  qui  l'accompagnaient  et  qui  sont  là. 

L'accueil  qu'il  nous  fait  est  celui  d'un  homme  fort 
intrigué.  Nous  lui  disons  bien  que  nous  sommes  de 
passage,  que  nous  allons  à  ^'anga,  et  de  là  au  Kilima- 
Ndjaro,  que,  traversant  ce  pays,  nous  n'avons  pas  voulu 
le  faire  sans  venir  lui  présenter  nos  saints.  Il  écoute, 
mais  il  ne  ci^oit  pas.  Il  a  déjà  vu  beaucoup  d'Européens 
dans  sa  carrière,  et  comme  chacun  lui  a  fait  des  pro- 
positions politiques,  il  s'attend  à  nous  voir  sortir  de  nos 
poches,  à  tout  moment,  un  drapeau  quelconque.  Il 
examine,  tourne,  retourne;  ses  questions  deviennent 
nombreuses  et  légèrement  indiscrètes  : 

«  — Pourquoi  choisissez-vous  cette  route? Qu'allez-vous 
faire  au  Kilima-Ndjaro?  Est-il  vrai  que  cette  montagne 
soit  couverte  d'argent?  Connaissez- vous  les  cachettes  de 
pierres  précieuses?  Qu'est-ce  que  les  Européens  cher- 
chent en  ce  pays?  Les  Français  sont-ils  toujours  à  Mada- 
gascar? Que  pensez-vous  du  sultan  de  Zanzibar?  N'est-ce 
pas  cfu'il  est  bien  ladre?  Croyez-vous  que  les  Anglais 
aboliront  l'esclavage?  Sir  Francis  (l'Administrateur  de 
la  Compagnie)  est-il  un  honnête  homme?  Quel  pays 
allez-vous  prendre,  vous?  Etes-vous  riches?  N'auriez- 
vous  rien  à  me  dire  en  particulier?  Que  voulez-vous  de 


moi 


]•? 


Cette  dernière  question  est  la  plus  pratique,  et  à  celle- 
là,  du  moins,  nous  pouvons  répondre  sans  ambages   : 


flIIJill'll 


w 


M 


o 


DE  ZANZIBAl!   AT   KILI  MA-XU.IAU<.t  j-J 


«  C'est  que  tu  nous  laisses  un  peu  tranquilles,  yraiid 
Sheikh,  car  nous  sommes  fatigués  (sous-entendu  :  de 
ton  interrogatoire).  » 

Là-dessus  nous  nous  retirons,  nous  installons  nos 
tentes  au  milieu  de.  nos  hommes,  et  nous  faisons  aux 
alentours  notre  petite  promenade  d'inspection. 

Ce  village  tout  neuf  est  sorti  de  terre  depuis  (pic  la 
paix  semble  assurée.  Il  porte  le  nom  de  Kaou-Knbani, 
savamment  tiré  du  Coran,  et  il  sera  désormais  la  l'ési- 
dence  de  Mbaroukou.  Le  vrai  Gassi  se  trouve  en  face, 
au  delà  d'une  petite  lagune  que  la  mer  recouvre  à  peu 
près  tous  les  jours.  Nous  y  allons  :  c'est  aujourd'hui 
une  simple  réunion  de  ({uelques  cases  occupées  par  des 
pêcheurs.  En  somme,  triste  lieu,,  mais  cminenunent 
propice  à  servir  de  repaire  à  des  négriers,  caché  comme 
il  est  et  inconnu,  inaccessible  à  des  bateaux  de  fort 
tonnage. 

De  plus,  quand  le  vent  est  favorable,  une  nuit  sullit 
à  des  embarcations  indigènes  pour  passer  de  là  à  l'Ile 
Pemba,  où  l'on  trouve  toujours  dans  les  grandes  cam- 
pagnes de  girofliers  à  placer  avantageusement  «  la  mar- 
chandise qui  travaille  et  qui  parle  ».  Au  besoin,  si  un 
vapeur  anglais  fume  à  l'horizon,  rien  n'est  simple  comme 
d'attacher  une  pierre  au  pied  de  l'esclave  et  de  le  jeter 
par-dessus  bord...  Sous  une  varangue,  voici  tout  juste 
une  demi-douzaine  de  malheureux  liés  aux  chevilles  de 
solides  entraves  en  fer,  silencieux,  l'air  abruti,  qui  atten- 
dent sans  doute  leur  passage.  A  côté,  une  badine  en 
main,  le  surveillant  regarde  au  large  {pg.    13). 

De  retour  au  camp,  nous  trouvons  un  plat  de  riz  et  un 
autre  de  volaille.  Chacun  d'eux  repose  chaudement  sous 
une  sorte  de  couvercle  conique,  en  paille  tressée,  orné 
de  dessins  en  laine  multicolore  et  en  usage  dans  la  haute 
société  musulmane  {fig.   14)  :  c'est  un  envoi  du  Sheikh. 


60  AU  KILIMA-XDJARO 


Son    riz  est  bon;  mais,  pour  avoir  mis  trop  de  jus  de 
citron,  la  cuisinière  a  gâté  sa  sauce. 

Lui-même  vient  plus  tard  nous  rendre  la  visite  que 
nous  lui  avons  faite  et  paraît  enfin  constater  que,  n'ayant 
ni  annexion  à  préparer,  ni  drapeau  à  offrir,  ni  cadeaux 
souverains  à  présenter,  nous  sommes  des  Européens 
beaucoup  moins  intéressants  que  les  autres. 

Tout  de  même,  n'y  aura-t-il  absolument  pas  moyen  de 
rien  tirer  de  ces  Infidèles? 

Quand  il  est  parti,  voici  que  s'avance  doucement  un 
petit  ])onhomme  à  figure  ratatinée,  souriante  et  madrée, 
le    dos  courbé,  tenant  d'une   main    un    grand    chapelet 
musulman,  et  de  l'autre  un  long  bâton.  C'est  Bohéro,  qui 
fut,  — ■  devinez  c[uoi?  —  le  guide  du  baron  von  der  Decken 
en  1861,  dans  sa  première  expédition  au  Kilima-Ndjaro!.. 
En  ce  moment  même,  il  revient  d'un  voyage  à  l'Intérieur 
Il  dit  connaître  tous  ces  pays  comme  le  creux  de  sa  main 
nous  parle  d'un  endroit   qu'il    nomme   Molok,    chez   le- 
Massais,  où  se  trouve  une  grotte  mystérieuse  dans  la- 
quelle il  a  pénétré  un  jour  et  qu'il  assure  être  pleine  de 
merveilles  :  de  grandes  pierres  taillées  et  chargées  d'ins- 
criptions inconnues.  Nous  prenons  grand  intérêt  â  cette 
révélation,  il  le  voit  et  s'offre  tout  de  suite  â  nous  servir 
de  guide,  —  moyennant  100,000  piastres! 

Oh!  ce  Bohéro!  Sa  conversation,  qui  promettait  beau- 
coup, finit  bientôt  par  devenir  fatigante,  écrasante,  entre- 
coupée qu'elle  est  d'invocations  perpétuelles  qu'il  lance 
vers  le  ciel  en  dévidant  son  chapelet,  sans  doute  pour 
s'excuser  près  de  son  patron  de  sentretenir  si  longtemps 
avec  des  Infidèles.  Finalement,  il  nous  quitte  pour  aller, 
dit-il,  faire  sa  prière  :  il  reviendra  plus  tard. 

Plus  tard  il  revient  en  effet,  quand  il  fait  nuit.  Le 
malheureux!  c'est  pour  demander  cette  fois  une  caisse 
de  rhum. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA  NDJAUO 


«  —  Mais,  Boliéro,  Mohammed  a  défendu  l'usage  de  ce 
liquide-là! 

«  —  Oui,  mais  si  j'en  prends  un  peu  —  oh!  bien  rare- 
ment —  ce  n'est  pas  comme  Hqueur,  c'est  comme  remède. 

Et  il  tousse  énergiquement. 

«  —  Combien  à  la  fois? 

«  —  Peut-être  une  demi-bouteille,  une  bouteille... 

Nous  renvoyons  l'affaire  au  lendemain,  et,  le  lende- 
main, à  notre  grande  satisfaction,  nous  prenons  coniic  de 
Mbaroukou,  de  Gassi,  de  Bohéro,  de  tout  ce  trou  infcci 
do  négriers  et  de  volevu's. 


I''ig.  U.  —  G\ssi.  — _Servico  de  Mljaroiikou. 


VI 


PLUS    LOIN 


Un  lioan  p;iys  désert.  —  Atlacuiés  \idv  les  Aina/.niii's.  —  Foiiniiis  d'Al'ri((uo. 
Lu  pays  Vûumlia  et  ses  palmiers.  —  Le  piiils  du  Diable. 


En  sortant  de  (lassi,  noii.s  rcmcMitons  dans  le  liant 
jDays  pour  éviter  les  lagunes  et  les  embouchures  des 
rivières  que  nous  aurions  à  traverser  sur  le  littoral.  Nous 
avons  hâte  aussi  de  revoir  nos  chers  Digos. 

La  contrée  que  nous  parcourons  est  macnilique,  faite 
de  collines  et  de  vallées,  fertile,  verdoyante,  bien  arrosée, 
couverte  par  endroits  de  grandes  forêts,  mais  dépeuplée. 
Dépeuplée  par  qui?  Par  Mbaroukou. 

Çà  et  là  quelques  tourterelles'  font  cntendi^e  leurs  rou- 
coulements sur  notre  passage,  étonnées  de  voir  des 
hommes.  Sans  doute,  elles  sont  retenues  dans  ces  soli- 
tudes par  les  épis  de  mais  et  de  sorgho  qui  poussent 
encore  dans  les  champs  abandonnés.  Des  perruches 
criardes  volent  d'aiOjre  en  arbre.  Des  bandes  de  singes- 
vont  à  la  rapine,  mais  on  n'aperçoit  pas  de  gibier.  Sur  le 
sentier,  beaucoup  de  fleurs  et  parmi  les  fleurs,  beaucoup 

*  Chalcopeleia  Afra;  Perislcra  lijinpanisiria;  Turlar  capricola,  etc. 
2  Ccrcopilhecus,  rufoviridi;  Sp.  Cynoceplialus  Babouin. 


AU  KILIMA-NDJARO 


crorchiilées'  {fig.  15).  L'une,  toute  petite  et  toute  belle, 
tapisse  une  vaste  clairière  de  la  forêt;  une  autre,  le  lis- 
t^ochilus  {fig.  18)  jaune,  croit  au  grand  soleil,  parmi  les 
herbes;  une  autre  encore,  superbe,  couvre  dans  un  bois 
un  grande  vieil  arbre  sur  leqviel  elle  croît  et  qui  est 
tombe  juste  au  tra^'ers  du  chemin.  Plus  loin,  sur  la  lisière 


l'"ig.  15.  —  Une  fleur  d'oiichidée  épiphyte. 
(AnseHia  africana.) 

d'une.forùt,  dénormes  fleurs  odoriférantes,  dont  le  calice 
mesure  plus  de  0'°,'20  de  longueur,  pendent  d'une  sorte 
de  liane,  et  forment  un  bouquet  magnifique  :  c'est  un 
gardénia.  Mais  seuls  les  insectes  paraissent  l'apprécier; 
car  on  en  trouve  des  centaines  qui  s'y  roulent  avec 
volupté. 


Nous  sommes  à  Ma/ïssi,  et  voici  cnlin  un  village  de 
purs  Digos.  Les  bonnes  gens!  Ici  du  moins  nous  avons 


*  Lissochilus,  Sp.,  Disperis,  Sp.;  Ansellia  africana. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-ND.IARO  (55 

une  hospitalité  franchement  cordiale,  et  nous  en  jouissons 
tout  à  l'aise. 

La  nuit  vient,  on  fait  la  veillée,  on  se  couche,  on  ferme 
rœil...  lorsqu'un  cri,  parti  de  la  tente  de  Mgr  de  Cour- 
mont,  met  tout  à  coup  l'alarme  au  camp.  C'est  une  attaque 
en  règle,  ime  surprise  :  aux  armes! 

On  court,  et  à  la  lueur  des  tisons  dont  chacun  sest 
armé,  on  aperçoit  les  bataillons  pressés  de  ces  grosses 
fourmis  noires  connues  sous  le  nom  de  Siafou.  Elles  sont 
ici,  elles  sont  là,  elles  sont  partout  :  c'est  une  invasion. 
Mais  déjà  les  pointeurs  qui  étaient  accourus  sont  envahis 
eux-mêmes.  Ils  sautent  dans  les  herbes  avec  leurs 
torches  en  mains,  ils  crient,  ils  se  frottent  les  membres, 
ils  jettent  au  loin  leurs  habits,  ils  se  roulent,  ils  se 
tordent,  ils  tempêtent,  ils  rient  aux  éclats  :  c'est,  le  soir, 
un  spectacle  fort  intéressant.  Mais  pendant  qu'on  s'en 
régale,  voilà  qu'un  vigoureux  coup  de  pince  vous  fait 
porter  la  main  à  l'endroit  attaqué,  un  autre  suit,  un  autre 
encore;  à  votre  tour  vous  êtes  envahi,  et  avant  d'avoir  pu 
mettre  ordre  à  vos  affaires,  vous  vous  apercevez  que  ces 
bêtes  endiablées  ont  gagné  vos  jambes,  votre  poitrine, 
vos  bras,  votre  barbe,  vos  cheveux.  C'est  à  devenir  fou! 

Car  il  faut  vous  dire  que  ces  fourmis  africaines  sont 
d'une  férocité  incomparable.  Leur  rôle  est  de  débarrasser 
le  sol  des  débris  animaux  que  la  mort  y  sème;  mais  si, 
dans  ce  travail,  un  être  vivant  les  gêne,  maliieur  à  lui  :  les 
insectes,  les  lézards,  les  oiseaux,  les  serpents  eux-mêmes 
sont  entourés,  attaqués,  anéantis. 

Comme  beaucoup  de  leurs  congénères,  ces  fourmis  se 
présentent  sous  deux  formes  :  l'une,  petite,  de  0"',00S 
au  plus,  est  d'aspect  régulier  et  de  mœurs  à  peu  près 
honnêtes  ;  l'autre,  d'une  largeur  double,  a  une  tête 
proportionnellement  énorme,  armée  d'une  formidable 
paire  de  pinces,  et  douée  dune  malice  infernale.  La  pre- 


66  AU  KILIMA-NDJARO 


mière  est  le  mâle,  la  seconde  la  femelle,  que,  pour  ses 
dispositions  belliqueuses,  les  naturalistes  appellent  ama- 
zone. Parmi  celles-ci,  la  république  en  choisit  une  qu'on 
entoure  d'un  soin  spécial,  qu'on  nourrit  grassement  et 
qui  devient  énorme,  grosse  souvent  comme  un  petit  doigt 
et  qui  ne  peut  se  remuer.  Son  occupation  unique,  sa 
fonction,  est  de  produire  de  nouvelles  fourmis,  et  elle 
s'en  acquitte  consciencieusement,  perpétuellement  :  il  y 
en  a  toujours  une  petite  en  train  de  sortir,  happée  aus- 
sitôt par  une  vieille  bonne  de  confiance  et  mise  en  place. 
C'est  une  vraie  machine  à  fourmis.  Un  jour,  en  renversant 
vm  vieux  mur,  j'ai  trouvé  cette  reine-mère  des  Siafou,  et 
comme  j'avais  à  exercer  sur  sa  tribu  de  légitimes  ven- 
geances, j'ai  pris  la  liberté  de  le  mettre  en  un  flacon 
d'alcool  :  c'est  ce  qui  me  permet  d'en  oITrir  aujourd'hui  le 
portrait  authentique  (fig.  10). 

Souvent,  dans  les  endroits  humides,  on  rencontre  la 
tribu  dispersée,  faisant  la  promenade,  cherchant  la  pro- 
vende quotidienne,  vaquant  à  ses  affaires.  Mais,  pour 
des  l'aisons  qu'elles  connaissent  —  peut-être  pour  aller 
fonder  une  colonie  nouvelle  —  souvent  aussi  elles  se 
rassemblent,  se  disposent  en  colonne  sci'rée  et  se  mettent 
en  marche.  C'est  alors  qu'il  faut  les  voir!  Un  petit  cou- 
loir, avec  une  double  haie  de  sable  lin,  s'est  formé  par 
suite  de  l'attention  qu'elles  ont  de  marcher  les  unes 
deiTière  les  autres.  Dans  ce  chemin  creux,  s'avancent 
seulement  les  mâles,  les  innocents;  des  deux  côtés  sont 
cambrées  les  amazones,  avec  leurs  grosses  têtes  en  l'air 
et  leurs  pinces  toutes  grandes  ouvertes,  menaçantes, 
ten'ibles,  protégeant  les  autres  et  rappelant  par  leur 
attitude  cette  fameuse  voûte  d'acier  que  les  francs-maçons 
font  avec  des  épées  croisées  au-dessus  de  la  tête  de  leurs 
membres  chéris.  Au  surplus,  dans  la  société  des  fourmis, 
peut-être  celles-ci  représentent-elle  les  francs-maçonnes. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJAUO 


ne  fût-ce  que  parce  qu'elles  ne  sont  pas  du  tout  franches 
et  qu'elles  ne  maçonnent  point.  Quoi  qu'il  en  soit,  elles 
vont  leur  chemin  et  si,  enti-ant  dans  une  case  parce  que 
cette  case  se  trouve  sur  leur  route  ou  que  quelque  débris 
animal  les  y  attire,  on  les  laisse  tranquilles,  elles  passe- 
ront toutes  ainsi  sans  laisser  d'autres  traces  (fue  leur 
petit  sillon.  Mais,  si  par  malheur  on  les  gêne,  on  les 
froisse,  on  les  bouscule,  elles  se  dispersent  aussitôt  et  se 


, _  Brun  foncé. 


Brun  clair. 
Bianc  sale. 


Fig.  16.  —  La  Fourmi  Siafou 
Le  mâle,  lamazonc,  la  reine-mère  (Grandeur.s  naturelles). 

lancent  à  l'attaque  du  Philistin  avec  une  énergie  furieuse. 
Déjà  les  pinces  sont  engagées  dans  vos  bras,  vos  habits, 
vôtre  peau,  et  vous  voyez  la  petite  bête  qui  se  tord  pour 
mieux  mordre,  qui  se  cramponne  de  toutes  ses  forces, 
qui  se  tue  de  fureur.  Jamais  je  n'en  ai  vu  lâcher  prise  : 
il  faut  lui  arracher  le  corps  premièrement,  et  la  tétc 
ensuite.  Dans  Fcspèce  humaine,  une  pareille  armée 
d'amazones  serait  invincible!... 

Dans  tous  nos  voyages  nous  les  rencontrons.  Mais 
l'habitude  de  l'attaque  a  inspiré  l'habitude  de  la  défense. 
Si  quelqu'un  de  nous  a  remarqué  leur  caraxane,  il  la 
signale,  et  aussitôt,  sans  bruit,  sans  tapage,  sans  remuer 
les  herbes  qui,  pour  ces  petites  bêtes,  représentent  ur.e 


C8  AU  KILIMA-NDJARO 


grande  forêt,  on  prend  de  Feau  bouillante  dans  une 
théière  et  on  la  verse  sur  l'armée,  tout  du  long.  On  peut 
aussi  prendre  des  torches  enflammées.  Mais  en  tout  cas 
gare  à  vos  jambes  ! 

Les  Siafou  ne  sont  pas  les  seules  fourmis  d'Afrique;  il 
y  en  a  bien  d'autres  :  une  petite  espèce  rouge  dont  les 
troupes  empressées  couvrent  parfois  les  chemins  et  les 
champs;  une  autre,  noire,  plus  petite  encore,  qui  vit  sous 
les  troncs  d'arbres,  les  écorces  et  les  pierres.  Celles-ci 
entretiennent  souvent  dans  leur  société  de  tout  petits 
coléoptères,  le  Clavigère,  et  un  autre  un  peu  plus  gros, 
le  Paussus,  qu'elles  nourrissent  tendrement  et  auxquels 
elles  demandent  en  retour  la  faveur  de  les  lécher  de 
temps  en  temps. 

Une  autre  fourmi,  d'un  rouge  transparent  et  d'une 
taille  médiocre,  se  rencontre  surtout  sur  la  Côte  et  aime 
à  habiter  les  orangers  et  les  manguiers  dont  les  feuilles 
rassemblées  lui  servent  à  faire  son  logis. 

Une  autre  vit  solitaire.  Elle  est  grosse,  longue,  noire, 
et  son  odeur  de  parfaite  charogne  est  si  forte  qu'une 
seule  suffît  pour  révéler  sa  présence  à  2  ou  3  mètres. 
J'en  ai  renfermé  dans  des  flacons  qui,  débouchés  ensuite 
et  lavés,  sont  restés  infectés  pendant  plus  d'un  an. 
L'essence  de  cette  petite  bête  donnerait  en  parfumerie 
des  résultats  surprenants. 

Une  autre  espèce  également  remarquable  parcourt 
souvent  les  chemins.  Elles  sont  un  peu  plus  longues 
que  les  féroces  Siafou,  et  très  noires.  Elles  aussi  mar- 
chent en  colonnes  serrées,  larges  de  0°',02  ou  0°',03, 
mais  sans  se  donner  de  protection  mutuelle;  dans  cette 
société-là,  chacun  pour  soi.  Seulement  l'espèce  de  bour- 
donnement qu'elles  émettent  alors  est  si  fort  qu'on  les 
entend  souvent  avant  de  les  voir.  Mais,  si  déterminées 
qu'elles  paraissent,  il  y  a  cependant  un  moyen  simple 


Dli  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJAHO  69 


et  curieux  de  les  arrêter;  c'est  le  P.  Gommeiigingcr  qui 
nous  l'a  appris,  Avec  un  bâton,  on  tue  celle  qui  ouvre 
la  marche  et  on  laisse  là  son  cadavre.  Immédiatement, 
celles  qui  suivent  s'arrêtent  tout  autour,  une  grande 
agitation  s'empare  de  la  bande,  peu  à  peu  on  se  retourne, 
on  rebrousse  chemin,  et  l'on  rentre  au  logis.  Pour  cette 
tribu,  parait-il,  un  cadavre  en  travers  du  chemin  est 
d'un  mauvais  présage...  Mais  où  vont  les  longues  pro- 
cessions? Souvent,  Mgr  de  Courmont  a  voulu  les  suivre, 
et  chaque  fois  nous  a-t-il  dit,  il  les  a  vues  tomber  sur 
un  nid  de  termites  ou  fourmies  blanches  qu'elles  mettaient 
littéralement  au  pillage.  Ces  fourmis  sont  donc  bien- 
faisantes, et  puisqu'on  n'a  jamais  encore  trouvé  de 
remède  contre  les  termites  et  leurs  ravages,  il  serait 
Intéressant  de  voir  si  en  élevant  près  des  bâtiments 
qu'elles  dévastent  une  tribu  de  Soungou-Sounguo  — 
c'est  leur  nom  —  on  n'aurait  pas  à  se  féliciter  des  résul- 
tats. 

Mais  voyez  comme  on  s'égare  :  j'avais  à  parler  des 
hommes,  et  je  m'attarde  au  milieu  des  fourmis  !  Il  est 
vrai  que,  dans  nos  pays,  ces  deux  espèces  de  créatures 
ne  sont  point  sans  ressemblance;  nos  fourmis  se  font 
des  guerres  perpétuelles,  nos  hommes  aussi;  nos  fourmis 
ont  des  esclaves,  pareillement  nos  hommes;  nos  fourmis 
n'amassent  point  de  provisions,  nos  hommes  non  plus. 


De  Mafissi,  trois  heures  de  marche  nous  mènent  à 
Mwa-Dounda,  canton  dont  Kikoné  est  le  chef-lieu  et  où 
nous  trouvons  le  vieux  chef  Koubo  dont  il  a  déjà  été 
question. 

De  là  nous  nous  rapprochons  de  la  mer  et  par  une 
plaine  basse  et  inculte,  d'où  s'élèvent  tour  à  tour  diverses 


7(1  AU  KILIMA-NDJARO 


espèces  de  palmiers  ',  le  doum  branchu,  l'élégant  œléis, 
le  majestueux  borassus  d'Ethiopie,   nous  arrivons  à  un 
petit  village  que  nous  trouvons  à  peu  près  désert  et  où 
nous  nous  installons.  Nous  sommes  à  Madzoréni,  c'est- 
à-dire  :  «  Aux  Palmiers-éventail  ».  Ce  nom  est  amplement 
justifié  par  l'énorme  quantité  de  ces  beaux  arbres  qu'on 
voit  ici  partout.  Mais  l'aspect  en  est  des  plus  curieux. 
Dans  le  but  de   s'en   procurer   la   sève   fermentée,   les 
braves  gens  de  ce  pays  n'ont  rien  trouvé  de  mieux  que 
de  leur  couper  la  tête  et  de  creuser  au  sommet  de  ce 
qu'on  appelle  le  chou  un  petit  trou  où  le  vin  de  palme, 
tant  que  le  palmier  en  a  eu,  est  venu  se  déposer  chaque 
matin.  Malheureusement,  on  ne  vit  pas  bien  longtemps 
sans  tête,  et  les  arbres   sont  morts.   Seuls  maintenant 
leurs  longs  stipes,  droits  et  renflés  vers  le  sommet,  se 
dressent  dans  la  plaine  et,  la  nuit  surtout,  quand  passe 
le  vent   de  la   plage  et  que  la  lune  éclaire  tristement 
ces  ruines,  on  dirait  les  temples  et  les  palais  d'une  ville 
antique    dont    les    colonnes    attesteraient    la    splendevu^ 
passée  {fig.  17). 

Nous  sommes  ici  en  face  de  Wassini,  ilôt  habité  et 
pourvu  d'un  bon  port,  mais  pauvre  d'eau  douce.  Les 
habitants  ont  leurs  puits  et  leurs  champs  sur  les  terres 
d'en  face,  à  Tchouyou,  à  Pongwé,  à  Madzoréni,  où  nous 
sommes,  à  Vanga  où  nous  allons.  Tout  ce  pays,  dont 
l'ensemble  porte  le  nom  de  Voumba  et  qui  s'étend  jusque 
vers  Pangani,  fut  autrefois  habité  par  des  colonies  per- 
sanes de  Shiraz  :  les  traditions  l'afTirment,  les  ruines  le 
prouvent.  Aujourd'hui  la  population  vit  assez  misérable- 
ment :  les  uns  cultivent  la  terre,  d'autres  pèchent,  quel- 
ques-uns font  du  sel.  Tous  les  trois  jours,  un  marché 
réunit  près  d'ici  les  gens  de  la  Côte  et  de  l'Intérieur  et 

'  Hyphœne  Thebaica,  Mart;  Elœis  Guineensis,  L;  Borassus  JElhio- 
picus,  Mart;  Phœnix  SenegalenRis. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  73 

Ton  échange  les  produits  et  les  nouvelles.  Ces  marchés 
sont  de  mode  dans  le  pays  digo,  et  l'on  y  vient  parfois 
de  très  loin. 


Or,  nous  étions  arrivés  depuis  une  demi-heure,  lors- 
qu'une députation  nombreuse  aborde  Mgr  de  Courmont, 
qui  me  la  renvoie.  Qu'y  a-t-il? 

«  Il  y  a  longtemps,  commence  le  porte-paroles  après 
avoir  régulièrement  toussé  d'émotion,  longtemps,  bien 
longtemps,  des  hommes  qu'un  ne  connaît  point,  mais  qui 
devaient  être  des  Européens,  sûrement,  passèrent  ici. 
Nous  n'étions  point  nés,  ni  nos  pères  non  plus,  ni  les 
pères  de  nos  pères.  Il  y  a  longtemps,  et  ces  Européens 
bâtirent  une  ville,  dont  on  voit  les  restes,  et  ils  creusèrent 
un  puits,  un  puits  maçonné.  Pourquoi,  dans  la  suite, 
quittèrent-ils  le  pays?  On  ne  sait  pas;  mais  c'est  encore 
leur  manière,  aux  Européens,  de  circuler  partout  et, 
quand  on  les  croit  bien  établis,  de  disparaître.  Chaque 
tribu  a  ses  mœurs.  Nous  autres,  nous  restons  en  place; 
vous,  vous  êtes  nomades...  Enfin,  pour  en  revenir  à  eux, 
depuis  leur  départ,  le  Diable  a  gardé  le  puits,  et  c'est 
d'autant  plus  malheureux  que  l'eau  en  parait  bonne  et 
que  nous  en  manquons  souvent. 

«  —  Et  alors? 

«  —  Alors,  en  vous  voyant  aujourd'hui  venir  ici,  vous 
les  premiers  Européens  qui  passent  après  ceux  qui  pré- 
cédèrent nos  ancêtres,  nous  nous  sommes  dit  :  C'est 
Dieu  qui  les  «  envoie!  »  De  grâce,  retirez  le  Diable  que 
vos  frères  ont  mis  là  —  vous  seuls  pouvez  le  faire  —  et 
permettez-nous  de  puiser  de  l'eau  de  votre  puits... 

«  —  Allons,  soit!  Nous  vous  le  permettons. 

«  —  Merci,  on  n'attendait  pas  moins  de  votre  bonté, 
mais  chassez  le  Diable  d'abord.  » 


Vi  AU  KILIMA-NDJARO 

Séance  tenante,  je  rends  compte  de  Taffaire  à  l'autorité 
épiscopale  et  demande  pour  le  cas  des  pouvoirs  extraor- 
dinaires; car  évidemment  nous  sommes  en  présence 
d'une  cause  majeure. 

«  —  Je  vous  les  donne  »,  dit  Monseigneur. 

Et  tous  ensemble,  indigènes,  porteurs,  enfants,  vieux 
et  vieilles,  nous  voilà  partis  à  la  recherche  du  puits 
endiablé.  Ah!  c'est  une  belle  histoire! 

Après  un  quart  d'iieure  de  marche,  nous  nous  trouvons 
engagés  dans  un  lacis  de  lianes,  de  broussailles  et  de 
grands  arbres,  où,  finalement,  nous  nous  heurtons  contre 
des  ruines  d'origine  persane  probablement,  mais  sûre- 
ment point  européenne.  A  côté,  un  trou  maçonné,  d'en- 
viron 6  mètres  de  profondeur  et  assez  large,  avec  au  fond 
une  petite  nappe  d'eau  verdâtre  sur  un  tas  de  feuilles 
pourries.  Le  plus  vieux  de  la  bande  me  prend  par  le  bras 
et  d'un  air  mystérieux,  me  dit  tout  bas  :  «  C'est  ici.  » 

Le  P.  A.  Gommenginger,  qui  rit  comme  un  païen,  rend 
mon  sérieux  très  difficile.  Mais  enfin,  dominant  mon  émo- 
tion, je  commande  qu'on  cherche  du  bois  mort  et  des 
feuilles  sèches  :  on  en  apporte  des  brassées  que  je  jette 
solennellement  dans  le  trou  infâme.  Le  silence  est  général. 
En  face,  un  énorme  tronc  de  baobab  est  étendu,  et  comme 
un  étroit  sentier  y  mène,  je  devine  qu'il  y  a  par  là  une  de 
ces  cases  fétiches  où  les  noirs  vont  faire  leurs  offrandes. 

«  —  Si,  dis-je,  vous  voulez  que  le  Diable  parte,  il  faut 
d'abord  y  renoncer.  Y  renoncez-vous? 

«  —  Nous  y  renonçons,  s'écrient-ils. 

«  —  Eh  bien,  renversez  la  case  que  vous  lui  avez  bâtie 
là  et  cessez  d'y  porter  vos  offrandes  :  Dieu  seul  y  a 
droit.  » 

L'étonnement  grandit  : 

«  —  Qui  lui  a  montré  cette  case?  dit  quelqu'un.  C'est 
sûrement  un  grand  sorcier.  » 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO 


Et  pendant  qu'un  de  nos  enfants,  un  chrétien,  se  dirige 
vers  l'endroit  désigné,  trouve  le  fétiche  et  le  détruit, 
moi-même,  entraîné  peut-être  par  les  circonstances,  je 
fais  un  grand  signe  de  croix  sur  le  puits  infernal...  Chose 
curieuse!  Un  bruit  extraordinaire  se  fait  entendre  der- 
rière le  vieux  baobab,  tout  le  monde  recule  instinctive- 
ment, et  voilà  que  lentement,  battant  l'air  de  ses  grandes 
ailes  fiasques,  une  énorme  chauve-souris,  un  vampire, 
sort  du  trou  et  s'en  va,  d'un  vol  irrégulier,  se  perdre 
dans  les  arbres.  L'assistance  est  muette,  comme  si, 
effectivement,  elle  avait  le  Diable  en  face...  Sans  perdre 
de  temps,  nous  jetons  dans  le  fond  du  trou  quelques 
poignées  de  paille  allumée,  les  feuilles  mortes  s'enflam- 
ment, le  feu  s'étend,  la  fumée  monte  en  gros  tourbillons 
noirs  et  le  puits  du  Diable  ressemble  véritablement  alors 
à  un  soupirail  de  l'enfer. 

On  a  déjà  compris  que  cette  opération  a  pour  but  de 
chasser  non  le  mauvais  esprit,  à  qui  le  feu  n'est  point 
inconnu,  mais  le  mauvais  air;  car  j'ai  eu  l'imprudence 
d'avancer  que  je  descendrais  dans  le  puits  et  boirais  de 
son  eau  :  après  quoi  il  serait  livré  au  public  reconnaissant. 

Le  feu  terminé,  une  sorte  d'échelle  faite  séance  tenante 
est  adaptée  contre  le  mur  et  je  descends  dans  l'abime. 
Puis  je  remonte  sain  et  sauf  sur  la  terre  des  vivants, 
emportant  dans  une  coupe  de  coco  im  peu  d'eau  fan- 
gevise,  dégoûtante  et  gardant  une  assez  riche  odeur 
d'œufs  pourris  ou,  si  l'on  veut,  d'acide  sulfhydrique. 
Mais,  justement,  l'odeur  et  le  goût  s'expliquent  à  mei'- 
veille  par  le  long  séjour  que  le  liquide  a  fait  sous  le 
siège  du  démon.  Après  nous,  l'assistance  trempe  ses 
lèvres  émues  dans  la  coupe,  cinq  ou  six  travailleurs 
descendent  dans  le  puits  et  le  curent,  et  j'aime  à  croire 
que  depuis  lors  l'esprit  malin  n'en  a  point  éloigné  les 
pauvres  mortels. 


AU  KILIMA-NDJARO 


Le  soir,  on  nous  donna  un  vieux  coq  pour  récom- 
pense. Quel  journaliste  français,  clans  le  bulletin  qu'il 
doit  chaque  jour  servir  à  ses  lecteurs  contre  l'Eglise, 
osera  bien  m'accuser  de  ne  l'avoir  pas  gagné? 


Fig.  18.  —  LissocHiLUS  JAUNE  lOrchidéc  tcrresti-c). 


VII 


A    VANGA 


A  qui  est  Vanga? —  La  ville  et  son  monde.  —  Le  secret  d'un  grand  sorcier. 
Sauvetage  d'un  innocent.  —  En  grève.  —  Une  porte  de  prison. 


Quatre  heures  de  marche  à  travers  des  lagunes  déso- 
lées, des  marigots  houeux  et  des  lambeaux  de  forêts, 
nous  amènent  à  ]'anga  '.  C'est  une  petite  ville  faisant 
partie  de  l'ancien  pays  Voumba,  encore  représenté  ici 
par  un  vieux  chef  impotent,  un  Diwani,  répondant  au 
nom  de  Mohammed.  II  dit  sa  famille  originaire  de 
Djeddah  (Arabie)  et  se  prétend  suzerain  de  toute  la 
population  du  littoral,  jusqu'à  Pangani,  quoi  qu'en  disent 
le  sultan  de  Zanzibar,  les  Allemands  et  les  Anglais. 
Hélas!  qu'il  y  a  par  le  monde  de  princes  auxquels  il 
ne  manque  que  leurs  trônes! 

'  Le  baron  von  Dcr  Decken,  qui  ctait  Allemand,  a  le  premier  écrit 
^]'alU|a  (par  un  11'),  le  II'  ajant  en  allemand  la  valeur  du  V  français  et  le 
simple  V  celle  de  F.  Mais,  après  lui,  tous  les  cartographes  français  et 
anglais  écrivent  religieuseniant  Wanga,  que  tous  les  Anglais  résidant 
dans  le  pays  même  prononcent  Oua)ig;t,  dans  la  pensée  peut-être 
que  les  indigènes  connaissent  moins  bien  le  nom  de  leur  pays  que  les 
auteurs  de  leurs  cartes.  Ces  erreurs,  du  reste,  sont  innombrables,  et  ce 
qui  est  remarquable,  c'est  que  les  savants  n'admettent  pas  là-dessus  de 
remontrances. 


78  AU  KILIMA-NDJARO 

De  fait,  à  qui  Vanga  appartient-il?  Quand  l'Angleterre 
et  TAllemagne  se  partagèrent  le  pays,  ce  fut  entre  les 
deux  une  question  intéressante.  On  s'était  fié  à  la  carte, 
comme  on  se  fie  à  la  science.  Or,  la  carte  mettait  ^'anga 
au  sud  du  fleuve  Oumha,  dans  les  possessions  alle- 
mandes, tandis  que  la  nature  l'avait  placé  au  nord,  dans 
la  zone  anglaise  :  ce  que  le  premier  voyageur,  auteur 
de  la  première  carte,  avait  pris  pour  l'embouchure  de 
la  rivière-limite,  n'était  en  réalité  qu'une  lagune!  Quand 
on  ne  s'accorde  point  et  que  pourtant  on  ne  veut  pas 
de  guerre,  on  soumet  le  différend  à  un  arbitrage,  et 
c'est  ainsi  qu'il  fut  qviestion,  à  cette  époque,  de  charger 
de  l'affaire  le  commandant  d'un  aviso  français  qui  se 
trouvait  alors  en  rade  de  Zanzibar. 

« — A  Vanga,  demanda  celui-ci,  y  a-t-il  de  l'eau  salée? 

«  —  Beaucoup,  répondit  le  délégué  allemand. 

«  —  Alors,  c'est  aux  Anglais!  » 

Mais  comme  on  réclamait  : 

«  —  Alors,  ajouta  le  commandant,  recourons  à  la 
justice  de  Salomon.  Quand,  à  marée  haute,  Vanga  sera 
entouré  d'eau,  Vanga  sera  anglais;  à  marée  basse,  il 
deviendra  allemand.  » 

Mais  il  paraît  que  cette  décision  n'a  pas  été  regardée 
comme  définitive,  et  il  a  été  statué  que  le  fleuve  Oumlja 
qui  se  jette  dans  la  mer  à  une  demi-heure  de  marche 
au  sud  de  la  ville  serait  la  limite  entre  les  deux  sphères 
d'influence. 

Vanga  appartient  donc  à  l'Angleterre  ou  à  son  «  pro- 
tégé »  le  sultan  de  Zanzibar;  il  y  est  représenté  par 
un  gouverneur,  vieux  soldat  béloutchi,  peu  lettré  —  vu 
qu'il  ne  sait  pas  encore  lire  —  mais  d'honnête  apparence. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  "9 


Bâtie  sur  un  terrain  un  peu  plus  élevé  que  les  lagunes 
qui  l'entourent,  la  ville  est,  à  l'époque  des  grandes 
marées,  entourée  d'eau  de  tous  cotés  et  serait,  je  crois, 
un  séjour  peu  enchanteur  aux  Européens  qui  voudraient 
y  venir  dépenser  leurs  rentes.  Elle  renferme  actuel- 
lement peut-être  deux  ou  trois  mille  habitants,  arabes, 
swahilis,  noirs  libres  et  surtout  esclaves,  plus  un  Banyan 
qui  tient  la  douane  et  quelques  Hindous  qui  font  le 
commerce.  Le  port  est  fréquenté  par  de  petits  boutres 
indigènes,  et  la  ville,  il  y  a  quelques  années,  a  été 
entourée  d'un  mur  en  pierres  et  de  forme  quadrangu- 
laire  pour  la  mettre  à  l'abri  des  attaques  du  fameux 
Mbaroukou,  la  terreur  de  toutes  ces  contrées. 

Nous  campons  à  l'ombre  des  cocotiers,  dans  un  endroit 
sec  et  frais,  où  la  brise  de  mer  vient  nous  caresser 
doucement.  Nous  resterons  ici  deux  jours. 

Tel  qu'il  est,  avec  son  mauvais  port  et  sa  malaria, 
Vanga  a  cependant  son  importance  relative.  D'abord, 
c'est,  comme  on  vient  de  le-  dire,  la  ville  qui  limite  au 
sud  les  possessions  anglaises,  et  un  agent  de  la  Com- 
pagnie réside  en  face,  à  Tchouyou.  Ensuite,  c'est,  entre 
Mombassa  et  Tanga,  le  point  de  la  Côte  le  plus  fré- 
quenté par  les  embarcations  indigènes,  les  commerçants 
du  pays  et  les  populations  de  l'Intérieur  :  Digos,  Ségué- 
dyous,  Parés,  Taitas,  Kambas,  chacun  arrivant  avec 
ses  produits,  ses  besoins,  son  costume  et  son  originale 
physionomie. 


Naturellement,  notre  arrivée,  signalée  comme  toujours 
par  les  coups  de  fusil  de  nos  hommes,  cause  une  cer- 


80  AU  KILIMA-NDJARO 

taine  émotion  clans  la  place  et  nous  sommes  bientôt 
entourés  par  une  foule  de  curieux  qui  assistent  à  l'ins- 
tallation de  notre  campement  :  hommes,  femmes,  chèvres, 
poules,  moutons  et  enfants. 

Dans  le  nombre,  nous  distinguons  tout  de  suite  un 
grand  gaillard  de  type  assez  peu  banal,  d'allure  éminem- 
ment sauvage,  et,  malgré  tout,  de  tournure  sympathique. 
Origine  :  pays  Kamba,  là-bas,  au  nord,  loin  dans  l'In- 
térieur. État  :  vagabond.  Profession  :  sorcier.  Son  cos- 
tume est  un  vrai  magasin  de  chiffons,  de  peaux,  de 
besaces,  de  gourdes,  de  cornes,  de  griffes,  de  coquil- 
lages, de  morceaux  de  bois  et  de  curiosités  ethnogra- 
phiques de  toute  espèce  :  impossible  avec  cette  taille, 
cet  air,  cette  tête  et  cet  accoutrement  de  ne  pas  imposer 
le  respect  aux  populations  (ficj.  19.  Depuis  sa  tendre 
enfance,  il  parcourt  le  monde  africain  et  peut  vous 
nommer  en  détail  tous  les  villages  et  les  campements 
qui  se  trou\  cnt  échelonnés  du  Kenya  au  Kilima-Ndjaro, 
de  Vanaa  au  Kavirondo.  Tout  de  suite,  il  nous  indique 
un  chemin  de  traverse  pour  passer  d'ici  à  Taita  et  de 
là  à  Tovéta,  où  nous  allons,  à  travers  le  grand  plateau 
désert  dont  il  a  été  parlé.  Ce  chemin  est  inconnu;  du 
reste,  nous  ne  le  prendrons  pas.  Mais  pour  l'homme, 
peut-être  pourrions-nous  le  choisir  comme  guide,  car 
ici  il  nous  en  faut  un... 

Or,  pendant  que  je  réfléchis  à  la  chose,  il  me  prend 
à  part,  m'emmène  derrière  ma  tente  et,  de  l'air  le  plus 
engageant  du  monde  : 

«  Écoute,  dit-il,  je  vois  que  tu  es  mon  ami,  et  je  suis  le 
tien.  Tu  es  sorcier  chez  les  Blancs,  je  le  suis  chez  les 
Noirs  :  il  faut  nous  entr'aider. 

«  —  Entr'aidons-nous! 

«  —  Souvent,  on  me  demande  un  peu  de  médecine  pour 
celui-ci  ou  celui-là.  Tu  comprends. 


l.'jjr.  19  _  Le  vieux  sokcieu  de  Kamua.  —  Dessin  ilo  M^'i-  Le  Koy. 


DE  ZANZIBAU  AU  KILIMA-XD.IARO  83 


«  —  Oui,  ijour  le  guérir. 

«  —  Au  conlraii^e,  pour  le  tuer. 

«  —  Ah  ! 

«  —  Oui.  Et  je  serais  bien  content,  bien  reconnaissant, 
—  si  c'était  un  effet  de  ta  bonté  —  de  recevoir  de  ta 
main  la  médecine  qui  tue  le  monde  .sans  bruit,  sans  trace, 
et  sans  faute...  » 

A  cette  recjuête  extraordinaire,  je  ne  puis  m'empùcher 
de  manifester  mon  étonnement  indigne  et  me  mets  tous 
de  suite  en  devoir  de  donner  à  mon  «  confrère  »  une  petite 
leçon  de  morale;  mais  à  peine  ai-je  commencé  qu'il  a 
déjà  disparu.  Que  de  professions  tout  de  même  il  y  a  dans 
ce  monde! 


Le  soir  de  ce  jour,  c'est  un  autre  cas.  Un  jeune  lionime 
d'aspect  simple  et  bon  vient  nous  trouver  ; 

«  Je  suis,  dit-il,  de  Paré  —  un  pays  de  montagnes  où 
nous  passerons  —  fils  du  chef  Kimbouté,  et  je  serais 
heureux  si  je  pouvais  me  joindre  à  votre  caravane  pour 
rentrer  dans  mon  pays.  Seul,  je  serais  pris  en  chemin; 
avec  vous  je  n'ai  rien  à  craindre. 

«  —  \'olontiers.  Tu  es  fatigué  de  Vanga? 

"  —  J'ai  des  misères. 

«  —  Quelles  misères  ? 

«  —  C'est  que  Bohéro,  l'homme  de  Mbaroukou,  de 
Oassi,  est  venu  chez  nous  le  mois  dernier,  là-bas.  Et  il  a 
■dit  à  mon  père  :  «  Si  tu  me  donnes  des  boeufs  pour  le 
«  grand  INIbarovikou,  et  une  dent  d'éléphant,  je  les  lui 
«  remettrai  de  ta  part,  et  il  t'enverra  du  linae  gros  comme 
«  une  maison.  »  Alors,  mon  père  a  donné  l'ivoire  et  les 
bœufs,  puis  cinq  hommes  pour  rapporter  le  linge.  A 
Gassy,  Mbaroukou  a  dit  :  «  C'est  bien.  Voulez-vous 
«  faire  une  promenade  en  bateau  ?  »  Moi,  j'étais  malade. 


84  AU  KILIMA-NDJARO 


mais  les  camarades  ont  dit  oui,  et  ils  sont  partis,  et  ils  ne 
reviennent  plus... 

«  —  Où  sont-ils  allés? 

M  —  On  dit  que  c'est  à  Pemba,  une  terre  qui  se  trouve 
en  mer,  de  ce  côté-là...  Et  moi  je  suis  venu  ici,  et  voilà 
qu'un  Arabe  veut  aussi  m'envoyer  promener  à  Pemba.  Je 
préfère  rentrer  à  Pai'é...  » 

Ce  pauvre  innocent  l'a  manqué  belle  !  S'il  ne  nous  avait 
pas  rencontrés,  lui  aussi  aurait  été  embarqué  pour  l'île 
inconnue  où  ses  amis  ont  été  conduits  par  surprise,  et 
vendus.  Pemba,  c'est  le  tombeau  des  esclaves  ! 

Il  est  donc  convenu  que  ce  brave  sauvage  restera  dans 
notre  camp  jusqu'à  notre  départ  et  suivra  notre  caravane. 


Notre  caravane!  [fig.  20),  je  n"ai  encore  rien  dit  de  la 
manière  dont  elle  se  comporte.  Ce  n'est  pourtant  pas  que 
nos  recrues  de  Mombassa  laissent  couler  les  jours  sans 
incidents.  Dès  les  premiers  pas,  c'est  un  abruti,  né  à 
Maka  —  les  Français  disent  La  Mecque  —  qui  déclare  en 
soufflant  ne  pouvoir  porter  sa  charge  et  qu'il  faut  ren- 
voyer; ailleurs,  c'est  un  esclave  engagé  sans  autorisation 
et  que  son  maitre  fait  réclamer;  ici,  c'est  un  porteur 
perdu  de  dettes  qui  par  un  hasard  malheureux  rencontre 
en  chemin  son  créancier  auquel  il  faut  l'abandonner; 
chaque  jour,  c'est  une  conversation  amicale  qui  dégénère 
tout  de  suite  en  dispute  et  une  dispute  qui  lînit  par  des 
coups;  souvent,  dans  les  villages,  c'est  un  cas  d'ivresse 
criarde  et  scandaleuse,  avec  accompagnement  de  tapage 
nocturne,  joyeusetés  bruyantes,  insultes,  bris  de  vases 
et  aplatissements  de  nez;  enfin,  sur  la  route  ou  dans  le 
camp,  ce  sont  des  propos  auxquels  il  faut  d'office  faire 
mettre  un  terme,   étant  tels  qu'ils   feraient  rougir  des 


DR  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  87 

gorilles  et  même  des  journalistes.  Mais  la  nuit  dernière, 
c'était  bien  autre  chose  !  Toute  cette  infecte  bande  musul- 
mane do  Mombassa  —  nos  hommes  de  Bagamayo  sont 
relativement  sages  —  s'est  promis  de  nous  mettre  une 
bonne  fois  à  l'épreuve  en  essayant  une  grève  :  car  en 
Afrique  la  grève  a  cours  aussi.  La  Civilisation  pénètre... 
Donc,  ce  matin,  quand  je  distribuerai  le  posho,  le  prix  de 
la  nourriture  de  chaque  jour,  le  premier  appelé,  qui  est 
toujours  Hamisi  le  Borgne,  devra  le  refuser  et  réclamer  le 
double.  Je  suis  au  courant  de  la  manœuvre  par  quelques 
mots  entendus  au  hasard  et  des  ouvertures  explicites 
que  m'a  faites  un  témoin,  membre  de  ma  police  secrète. 

Le  moment  de  l'appel  est  venu  : 

«  —  Hamisi  le  Borgne  ! 

«  —  Présent. 

«  —  Voici  tes  pessas.  » 

Hamisi,  qui  a  bu  un  coup  de  trop  pour  se  donner  de 
l'énergie,  prend  son  argent  d'un  air  dédaigneux  et  le  jette 
à  travers  les  cocotiers  en  disant  :  «  Tout  ça?  Alors,  va 
chercher  des  porteurs  où  tu  voudras  !  »  Un  instant  de 
silence,  de  ce  silence  où  l'on  entend  voler  une  mouche,  se 
fait  sur  la  troupe.  Mais  comme  Hamisi  allait  savourer 
intérieurement  la  satisfaction  d'avoir  produit  sa  phrase, 
une  formidable  paire  de  gifles  l'a  déjà  tout  ébloui  —  il  est 
des  cas  où  l'Écriture  dit  «  de  se  fâcher  sans  pécher  »  — 
et  avant  qu'il  ait  complètement  repris  la  libre  possession 
de  ses  sens  bouleversés,  nous  sommes  tous  les  deux 
devant  le  vénérable  gouverneur,  suivis  de  la  bande  qui 
crie  :  «  Nous  irons  tous  !  Nous  irons  tous!  »  Sans  que  j'aie 
eu  le  temps  de  m'expliquer,  sur  un  geste  du  vieux  Bélou- 
tchi,  ses  soldats  se  précipitent  sur  leurs  armes,  et  trois 
minutes  après,  tout  notre  monde  était  en  prison.  Ah!  lec- 
teurs d'Europe,  si  chez  vous  vous  éprouvez  des  retards  avec 
la  justice,  je  vous  recommande  le  gouverneur  de  Vanga  ! 


AU  KILIMA-NDJARO 


Mais,  en  somme,  les  plus  embarrassés  de  cette  mesure 
énergique,  c'est  encore  nous;  car  si  tous  les  gens  nous 
quittent,  comment  les  remplacer  ici,  où  Ton  ne  trouve 
personne?  Mgr  de  Courmont  et  le  P.  Auguste  sont  restés 
au  camp.  Alors  n'ayant  personne  à  qui  demander  conseil, 
j'essaie  une  de  ces  harangues  antiques,  comme  on  en 
trouve  dans  le  Conciones  et  que  les  généraux  du  temps 
passé  s'amusaient,  parait-il.  à  composer  à  l'usage  de  leurs 
soldats  révoltés.  Aujourd'hui  que  j'écris  ces  Commen- 
taires, j'ai  totalement  oublié  le  texte  exact  de  mon 
improvisation;  mais  je  me  rappelle  vaguement  que,  après 
avoir  accablé  de  reproches  amers  ce  pauvre  Ilamisi,  le 
plus  bête  de  tous,  je  fis  semblant  de  croire  que  les  plus 
méchants  étaient  les  plus  innocents,  que  je  pourrais  les 
faire  mettre  aux  fers  pour  le  reste  de  leurs  jours,  qu'il 
ne  tenait  qu'à  moi  de  les  laisser  mourir  sur  la  paille 
humide  des  noirs  cachots,  mais  que,  ayant  reçu  un  magni- 
fique mouton  du  gouverneur,  j'hésitais  à  les  en  priver 
tous  pour  la  faute  d'un  seul...  » 

Ce  mouton  fit  beaucoup  d'effet. 

Des  avis  particidiers,  des  remontrances  amicales,  de 
petites  tapes  familières  distribuées  sur  le  ventre  de 
quelques  chefs  de  file  achevèrent  la  conquête  de  cet  audi- 
toire factieux.  Bientôt  Ali,  un  ancien  matelot  qui  se 
prétendait  citoyen  français  parce  qu'il  avait  passé  quinze 
jours  à  Mayotte  et  que  nous  avions  recueilli  sur  notre 
chemin  dans  une  dèche  complète,  Ali  jura  que,  pour  sa 
part,  il  nous  suivrait  jusqu'au  sommet  des  cieux  et  au  fond 
des  enfers;  et  tout  le  monde  en  fit  autant.  Mais  Hamisi 
passa,  comme  de  juste,  sa  journée  en  prison  :  tant  il  est 
vrai  que  l'histoire  est  partout  la  même  et  c[u"il  est  dan- 
gereux, quand  on  est  un  peu  sot,  de  faire  des  révolutions. 

Cependant  nous  ne  devions  pas  avoir  une  paix  de 
longue  durée.  Le  soir  de  cet  épisode  émouvant,  quand,  à 


DE  ZANZIUAU  AU  KILIMA-NDJAUO  89 

la  clarté  des  feux  qui  s'éteignaient,  tout  commençait  à 
dormir  au  camp,  nouveau  tapage. 

Nous  nous  levons  en  toute  hâte  et  sortons  des  tentes. 
Cette  fois,  c'est  le  gouverneur  en  personne  qui  vient  à 
nous,  suivi  de  tous  ses  soldats  et  escorté  d'une  foule 
considérable  criant  à  tue-tète.  «  l'a  des  hommes?  huile 
une  voix.  Ce  sont  de  sales  vaches.  Je  suis  lié  par  des 
vaches!  Ah!  Sakerrapoute!  «  Et  Ali  —  car  c'est  notre 
fameux  Ali  —  les  mains  liées  derrière  le  dos,  se  précipite 
à  nos  pieds  en  criant  comme  un  possédé  :  «  Un  citoyen 
français!  Sakerrapoute!  Ah!  Sakerrapoute!  » 

«  —  Qu'est-ce  que  tu  dis,  Ali?  Allons!  du  calme... 

«  —  Ben?  je  me  fâche  en  français,  comme  à  Mayotle. 
Sakerrapoute!  c'est  comme  ça  que  disait  le  gouverneur 
(juand  ça  lui  arrivait...  » 

A  quoi  le  gouverneur,  celui  de  Vanga,  ajoute  que  ledit 
Ali  est  très  coupable  parce  qu'il  a  été  rencontré  en  ville 
en  état  d'ébriété  manifeste. 

«  —  Mais  il  fallait  le  mettre  en  prison  ! 

«  —  C'est  ce  qu'on  a  fait. 

»  —  Et  alors  ! 

«  —  Et  alors,  un  quart  d'heure  après,  il  a  enlevé  la 
porte  de  sa  prison  et  il  est  venu  la  cogner  contre  la 
mienne.  » 

Cette  histoire,  qui  éclaire  d'un  jour  spécial  celle  de 
Samson,  ennuie  beaucoup  le  vieux  Béloutchi.  Tout  n'est 
pas  rose  et  violette,  allez!  quand  on  est  en  place  et  qu'on 
a  charge  d'âmes.  Finalement,  on  arrive  à  découvrir  une 
maison  particulière  plus  solide  que  la  geôle  du  Gouverne- 
ment, on  y  loge  Ali,  et,  le  lendemain,,  le  calme  étant  fait 
partout,  nous  prenons  congé  de  cet  excellent  fonction- 
naire et  de  sa  dangereuse  cité. 


VIII 


LES    PREMIÈRES    MONTAGNES 


Le  cours  de  rOuml)a.  —  Autre  physionomie  de  pays.  —  Bwiti.  — 
Séguédyous  et  Taitas.  —  Le  passage  de  la  montagne.  —  La  savane 
africaine.  —  A.  Dalouni.  —  Un  gros  enterrement. 


A  2  kilomètres  à  peine  de  Vanga,  coule  la  rivière 
Oumba,  profondément  encaissée  entre  ses  deux  rives, 
à  cause  de  l'apport  considérable  de  sable  et  de  limon 
qu'elle  y  a  successivement  déposé.  En  ce  moment,  il  y  a 
peu  d'eau;  mais,  à  la  saison  des  pluies,  elle  draine  le 
produit  d'une  immense  vallée,  à  droite  et  à  gauche,  et 
se  répand  au  loin  sur  ses  bords  qui  sont  ainsi  devenus, 
près  de  la  Côte  surtout,  de  fertiles  alluvions  soigneuse- 
ment cultivées.  Nous  avions  pensé  que,  dans  notre 
passage  de  Vanga  à  Paré,  nous  n'aurions  guère  qu'à 
remonter  cette  rivière  inexplorée,  ce  qui  aurait  eu 
l'avantage  de  nous  procurer  tous  les  jours  de  l'eau  et 
des  vivres,  sans  faire  de  détour  considérable.  Mais  fiez- 
vous  donc  aux  intuitions  géographiques,  aux  cartes  et 
à  la  science!  Nous  apprenons  ici  que,  au  delà  du  village 
de  Gondja,  peuplé  de  Digos,  les  deux  rives  de  l'Oumba 
sont   complètement   inhabitées,   les   Massais  ayant  pris 


92  AU  KILIMA-NDJARO 

l'habitude  de  piller  très  fidèlement  les  villages  qui 
avaient  tenté  de  s'y  établir.  Du  reste,  de  chaque  côté 
de  la  rivière,  la  bande  fertile  et  cultivable  est  assez 
étroite.  En  prenant  cette  direction,  nous  serions  donc 
forcés  de  nous  faire  un  chemin  dans  la  forêt  et  de  ne 
vivre  que  d'eau  claire;  c'est  insuffisant  pour  nos  hommes 
et  pour  nous. 

En  conséquence,  nous  nous  orientons  vers  le  sud- 
ouest  pour  aller  rejoindre  la  base  des  montagnes  du 
pays  Sambara,  que  nous  devons  longer  jusqu'à  Paré. 

Avec  notre  caravane  qui  va  lentement,  il  nous  faut 
trois  jours  pour  en  atteindre  les  premiers  contreforts, 
à  Bwiti.  Jusque-là,  par  Douga  et  Mihoundé,  nous  traver- 
sons un  pays  généralement  sec,  peu  fertile,  où  passent 
de  rares  cours  d'eau,  plus  ou  moins  saumâtres,  d'où 
s'élèvent  quelques  collines,  où  s'étendent  les  grandes 
solitudes  peuplées  d'arbres  souvent  rabougris  et  crois- 
sant péniblement  dans  une  terre  rouge;  çà  et  là,  émer- 
gent le  schiste  et  un  gneiss  grossier.  Beaucoup  de 
broussailles,  d'épines,  d'acacias,  d'euphoi^bes,  d'ampéli- 
dées,  ornées  parfois  de  quelques  belles  têtes  de  cycas'. 
Dans  les  vallées,  aussitôt  qu'il  y  a  de  l'eau,  surgissent 
les  grands  arbres,  les  lianes  et  les  dattes  sauvages  -. 
Nous  trouvons  cependant  des  villages  pour  camper  et 
vivre  :  villages  de  Digos,  établis  ici  sur  des  hauteurs 
et  entourés  d'estacades  faites  de  solides  morceaux  de 
bois.  En  général,  un  sycomore  ou  un  tamarinier  est  là 
tout  près,  abritant  de  son  ombre  amie  le  repos  des 
indigènes  et  leurs  propos  divers.  Dans  ces  pays  du 
soleil,  la  maison,  en  effet,  ne  sert  guère  qu'à  protéger 
le  sommeil  de  la  nuit,  et  c'est  pourquoi,  peut-être,  elle 


'  Encephalnrloe  vUlosus. 
-  Phœnix  Senegalcnsis. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJAUO 


93 


est  si  ruclimentaire.  A  quoi  bon  ces  immuables  maisons 


(le  pierre,  quand  on  a  si  peu  de  chose  à  y  mctlrc,  qu'on 
n"a  point  d'hiver  et  qu'on  est  si  bien  au  g-rand  air? 


<)i  AU  KILIMA-NDJARO 


Quant  à  nous,  c'est  un  vrai  soulagement  lorsque,  après 
une  dernière  et  pénible  marche  à  travers  une  forêt  déser- 
tique où  nous  n'avons  rencontré,  en  fait  d'êtres  vivants, 
que  deux  magnifiques  troupeaux  d'antilopes  —  à  les 
poursuivre  inutilement,  j'ai  même  perdu  une  vénérable 
calotte  de  paille  qui  me  servait  depuis  sept  ans!  —  c'est 
un  vrai  bonheur  de  nous  trouver  tout  à  coup  en  face  d'une 
vallée  où  tout  est  verdure.  Voici  de  l'eau  enfin,  de  l'eau 
douce,  claii^e  et  courante;  une  vraie  forêt  de  cocotiers;  du 
riz;  des  fleurs  qui  s'épanouissent,  des  insectes  qui  crient, 
des  grenouilles  qui  chantent  et  là,  sur  notre  passage,  une 
plante  qui  croît  en  abondance  et  attire  l'attention  :  c'est 
la  Larme  de  Job  ',  une  graminée  singulière,  dont  je  n'avais 
encore  vu  les  graines,  d'vm  gris  luisant,  qu'enfilées  dans 
des  chapelets  ou  des  colliers. 

En  face,  se  dresse  une  montagne,  peuplée  tout  en  haut 
de  gens  de  Taita  et  plus  bas  de  Séguédyous  ;  c'est  chez 
ces  derniers  que  nous  campons,  au  milieu  d'un  village. 
Nous  sommes  à  Buili  [fig:  21). 

Ces  Séguédyous  sont  une  tribu  dispersée,  originaire, 
dit-on,  des  bords  du  fleuve  Tana,  d'où  les  Gallas  les 
auraient  autrefois  chassés  et  qui  ont  formé  de  petites 
colonies  en  divers  endroits  de  la  Côte,  au  nord  de  Lamou, 
au  sud  de  Gassi,  surtout  dans  les  environs  de  Tanga,  où 
nous  sommes.  Ils  se  livrent  généralement  à  l'agriculture 
ou  au  commerce,  et  presque  tous  ont  embrassé  l'Isla- 
misme, dont  ils  prennent  au  reste  ce  qu'ils  en  veulent 
prendre.  Leurs  noms,  leurs  habitations,  leur  costume  et 
leurs  habitudes  les  rapprochent  par  là  même  beaucoup 

•  Coix  lacrijina.  L. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-ND.lAltO  97 

des  Swahilis  et  n'offrent  rien  de  particulièrement  inté- 
ressant. Ils  nous  reçoivent  bien,  d'ailleurs,  mais  en  insis- 
tant pour  que  nous  les  recommandions  aux  autorités 
allemandes  de  Tanga,  dont  ils  ont  une  peur  salutaire.  De 
Bwiti,  ils  ont  fait  un  petit  centre  où  se  tient  un  marché 
et  où  les  indigènes  des  environs  viennent  à  certains  jours 
échanger  leurs  produits  contre  ceux  de  la  Cote;  c'est  le 
dernier  point  où  l'argent  a  cours. 

Les  Taitas  qui  sont  venus  s'établir  ici,  fuyant  de  chez 
eux  les  incursions  et  les  guerres,  ont  choisi  les  anfrac- 
tuosités  de  la  montagne  pour  y  faire  leurs  nids,  car 
ce  ne  sont  guère  que  des  nids,- ces  petites  cases  rondes, 
misérables  et  déséquilibrées  qu'on  aperçoit  là-haut.  Leurs 
propriétaires  cependant  y  vivent  à  peu  près  heureux, 
sauvages  et  libres,  avec  quelques  chèvres,  des  moutons, 
des  vaches,  des  haricots,  du  maïs,  des  bananes  bien  au- 
dessus  des  cinquante  codes,  des  impôts,  des  presta- 
tions, de  la  surveillance  paternelle  de  l'État  et  de  l'explo- 
sion de  dynamite. 


Le  soir,  grand  conseil. 

Dalouni,  où  nous  devons  aller  le  lendemain,  se  trouve 
juste  derrière  cette  montagne  qui  s'avance  dans  la  plaine 
comme  vni  énorme  contrefort  du  pays  Sambara.  Pren- 
drons-nous le  chemin  direct  par-dessus  cette  muraille, 
ou  vaut-il  mieux  en  faire  le  tour?  D'abord,  les  porteurs 
penchent  en  majorité  pour  ce  dernier  parti;  mais  quand 
ils  nous  voient  décidés  à  prendre  le  sentier  de  chèvres 
qui  se  déroule  là-haut  devant  nous,  peu  à  peu  ils  se  déci- 
dent tour  à  tour  à  nous  suivre.  Nous  les  laissons  d'ail- 
leurs parfaitement  libres,  et  c'est  pourquoi,  sans  doute, 
ils  se  montrent  si  intrépides. 


98  AU  KILIMA-NDJARO 


Le  lendemain  matin,  tout  est  prêt  pour  l'ascension. 

Nous  avons  d'abord  à  traverser  le  petit  torrent  qui 
s'épanche  dans  la  vallée,  sautant  gaiement  à  l'omlire  des 
fl-rands  ficuiers  svcomores  et  battant  de  ses  eaux  claires 
les  roches  au  milieu  desciuelles  il  a  creusé  sa  voie. 
Longtemps  nous  le  suivons,  pour  le  laisser  ensuite,  et 
nous  engager  sur  des  pentes  escarpées  que  nous  gra- 
vissons, nous,  sans  trop  de  peine,  mais  oîi  nos  porteurs, 
avec  leurs  charges  de  30  à  35  kilos,  ahanent  pitoyable- 
ment. Mais  n'importe!  Est-ce  pour  faire  les  braves,  est- 
ce  pour  se  tromper  eux-mêmes,  est-ce  pour  oublier  la 
fatigue?  Toujours  est-il  qu'ils  ne  cessent  d'envoyer  à 
tous  les  échos  de  la  montagne  des  cris,  des  apostrophes, 
des  rires  et  des  chants,  qui  confondent  d'admiration  les 
femmes  qui  récoltent  en  ce  moment  leurs  haricots,  les 
enfants  cjui  gardent  leurs  chèvres. 

Cependant  le  soleil,  parfois  si  doux  dans  les  matinées 
d'Europe,  commence  ici  de  bonne  heure  à  piquer  sans 
merci.  De  plus  en  plus  aljondante,  la  sueur  roule  sur  les 
peaux  noires,  le  souffle  devient  plus  bruyant  dans  les 
poitrines  haletantes,  finalement  les  plus  braves  se  taisent. 

Mais  la  Providence  est  généreuse.  Au  Ijon  moment, 
dans  un  coin  tout  plein  de  verdure,  où  les  mousses  et  les 
fougères  se  mêlent  aux  ronces  et  aux  bananiers,  voici 
une  cuvette  de  granit  en  laquelle  tombe  en  courant  une 
eau  si  pure,  si  fraîche,  si  cristalline,  qu'on  ne  l'échan- 
gerait pas,  dans  la  circonstance  présente,  contre  une 
égale  quantité  du  plus  lin  ^lédoc,  créé  par  les  procédés 
scientifiques  les  plus  nouveaux. 

Courage!  Nous  voilà  sur  le  plateau.  Le  même  sentier 
(jui  nous  a  menés  jusqu'ici  par  des  pentes  plus  ou  moins 
déboisées,  passe  maintenant  à  travers  une  végétation 
libre  et  luxuriante,  des  lianes  superbes,  des  arbres  droits 
comme   de    gigantesques   mâts    de    navire   [fig.    22).    Au 


Fie. 


—  Montagne  ue  Bwm,  arbre  envahi  par 


LES  LIANES.  —  Dcssiu  dc  Mgr  Le  Koy. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO 


ini 


'mlicu  de  cette  nature  exubérante,  de  cette  ombre,  de  ce« 
paysages,  de  ce  gazon  et  de  ces  fleurs.  la  marcbe  est  un 
repos. 

MalbeureusenKMU,  loulc  m-mlce  suppose  une  descente, 
l^t  cest  en  trébuchant  dans  les  racines  qui,  de  l'autre 
cote  de  la  montagne,  barrent  le  sentier,  en  donnant  de 
Cl  de  la  de  vigoureux  coups  d'orteil  contre  les  pierres 
algues,  en  roulant,  en  soufflant  et  en  geignant  que  la 
caravane  arrive  finalement  en  bas,  à  Daloûni,  saine  et 
sauve  tout  do  mémo,  ou  à  peu  près,  et  lière  d'elle-même 


Mais  je  n'ai  rien  dit  encore  du  panorama  qui  se  déroule 
la-iiaut  :  il  est  magnifique  dans  sa  sauvaee  -randeur 

Sur  le  plateau,  le  sol  est  humide,  Faii^  frais,  la  végé- 
lation  superbe.  De  ce  poste  d'observation  qui  s'avance 
comme  un  gigantesque  promontoire,  dominant  tout,  vous 
avez  derrière  vous,  au  sud  et  à  l'ouest,  l'énorme  paquet 
de  montagnes  du  Sambara;  à  droite,  la  vallée  ombreuse 
de  Bwiti  où  nous  avons  passé;  à  gauche,  celle  de  Da- 
louni,  toute  pareille,  où  l'on  va  descendre,  et  au  delà   et 
en   face,   partout  ailleurs,    aussi    loin  que   la   vue   peut 
s  étendre  sous  ce  ciel  sans  nuage,  sur  cette  terre  sans 
vapeurs,   là-bas,   là-bas,   l'immense  forêt   de   la  savane 
africaine,  d'un  gris  uniforme  relevé  de  taches  rou-es 
avec  quelques  pics   isolés,  jetés  oà  et  là  comme  p'^our 
servir  de  points  de  repère  aux  éléphants  qui  traversent 
ces  solitudes.  Seule  la  rivière  Oumba  marque  d'une  ligne 
verdâtre  son  cours  silencieux,  d'où  ne  s'élève  la  fumée 
d'aucun  village,  où  ne   mûrit  nulle  culture  et  dont  les 
eaux  ne  servent  qu'aux  troupeaux  de  bêtes  qui,  du  fond 
de  la  savane,  viennent  la  nuit  s'y  abreuver. 
En  Europe,  une  aussi  grande  étendue  de  pays  renfer- 


102  AU  KILIMA-NDJARO 

merait  toujours  quelque  souvenir  liistorique,  quelque 
vestige  du  passé;  il  y  aurait  des  traditions,  des  légendes, 
et  parallèlement  à  la  perspective  dans  l'espace  une  pers- 
pective dans  le  temps.  Ici,  rien  de  pareil  :  tout  est  sur  le 
même  plan,  tout  est  nouveau  et  tout  est  éternel.  L'homme 
a  passé  là  sans  doute,  mais  sa  main  n'y  a  rien  laissé,  ni 
palais,  ni  ruines,  ni  colonnes,  ni  tombeaux.  A  peine  un 
étroit  sentier  qui,  d'une  saison  à  l'autre,  se  déplace  ou 
disparait,  des  villages  qui  se  renouvellent,  des  champs 
conquis  sur  la  forêt  et  que  la  forêt  vient  plus  tard  recou- 
vrir, voilà  l'Afrique.  L'homme  y  passe  comme  la  barque 
dans  l'Océan,  comme  l'oiseau  dans  l'air. 

Mais  cette  manière  d'entendre  la  vie  a  aussi  sa  gran- 
deur et  nous  rappelle  mieux  notre  originelle  pauvreté.  Ne 
nous  attachons  pas  trop  à  la  terre  :  nous  la  foulons  si 
peu  de  temps,  nous  y  faisons  si  peu  de  chose  et  nous  lui 
laissons  de  nous-mêmes  de  si  tristes  débris! 


A  Dalouni,  nous  retrouvons  dans  la  vallée  ime  nou- 
velle forêt  de  cocotiers  magnifiques  sous  laquelle  nous 
apercevons  les  restes  d'un  campement,  et  où  nous  nous 
établissons  à  notre  tour.  Sous  les  cendres  des  foyers 
abandonnés,  le  feu  brûle  encore,  dans  les  huttes  provi- 
soires, la  vermine  attend  de  nouveaux  botes,  on  ne  pou- 
vait arriver  plus  à  propos. 

L'ne  remaiYjue  en  passant.  On  dit  quil  faut  au  cocotier 
la  proximité  de  la  mer  pour  atteindre  tout  son  dévelop- 
pement. Peut-être;  mais  ici,  nous  sommes  déjà  à  trois 
jours  de  marche  du  rivage,  et  ces  arbres  sont  superbes, 
en  plein  rapport.  On  en  a  aussi  sur  les  bords  du  Tanga- 
nyika.  Il  semble  donc  que  le  cocotier,  s'il  est  planté  dans 
un  sol  léger  et  frais,  peut  vivre  et  prospérer  loin  de  la 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  103 

mer  :  ce  qu'il  lui  faut  avant  tout,  c'est  l'eau  et  la  vapeur 
d'eau. 

La  population  de  cette  vallée  est  une  petite  colonie  de 
Digos,  dispersée  en  cinq  ou  six  villages,  mal  famée  et 
digne  de  sa  réputation,  superstitieuse  à  l'excès,  inhospi- 
talière, exigeante  et  obtuse.  L'agriculture  a  cependant 
l'air  d'être  en  honneur  :  les  cocotiers  sont  très  beaux,  de 
grands  champs  de  cannes  s'étendent  à  côté,  et  les  indi- 
gènes savent  en  extraire,  en  les  pilant,  le  jus  précieux 
qui  chez  les  civilisés  se  convertit  en  sucre  et  en  rhum,  et 
chez  eux  en  sirop  et  en  pombé.  Plus  haut,  dans  les  ter- 
rains moins  arrosés,  on  cultive  le  sorgho,  le  maïs,  le 
manioc,  la  patate,  diverses  espèces  de  haricots.  Du  reste, 
si  les  champs  ne  rapportent  pas,  ce  n'est  point  faute 
d'amulettes;  on  en  trouve  partout  [ftg.  23). 

C'est,  par  exemple,  au  pied  d'un  grand  arbre  creux,  une 
petite  case  destinée  au  Mziniou,  à  l'ombre  vagabonde  de 
quelque  ancêtre;  elle  y  vient  s'y  reposer  et  pour  s'y  fixer, 
on  lui  offre  un  épi  de  maïs,  quelques  grains  de  riz,  une 
libation  de  bière  de  sorgho;  c'est,  au  carrefour  de  deux 
ou  trois  chemins,  un  tortillon  de  paille  fixé  avec  des 
piquets  et  renfermant  une  pincée  de  grains  pour  les 
esprits  en  peine;  c'est,  d'ailleurs,  une  petite  calebasse 
pleine  de  vin  de  palme,  suspendue  à  un  tronc  d'arbre  et 
destinée  au  mystérievix  gardien  de  la  cocoterie,  afin  que, 
par  malice,  il  n'en  fasse  point  tarir  la  sève;  c'est,  dans  les 
champs,  un  morceau  de  bois  fourchu  et  garni  d'objets 
bizarres  pour  effrayer,  non  les  oiseaux,  mais  les  marau- 
deurs ;  c'est,  à  l'entrée  d'un  chemin  de  service  conduisant 
à  une  plantation,  une  feuille  de  cocotier  mise  en  travers 
sur  deux  piquets,  avec  coquillages  et  morceaux  de  bois 
taillés,  pour  dire  que,  si  l'on  franchit  le  passage,  on  sera 
infailliblement  pris  de  maladies  terribles,  dévoré  par  les 
crocodiles  ou  mordu  par  les  serpents. 


lO'i  AU  KILIMA-NDJARO 


J'ai  dit  plus  haut  que  nous  arrivions  à  propos  en  ce 
pays  de  Dalouni;  il  faut  ajouter  que  nous  arrivons  pour 
un  enterrement.  Aujourd'hui  même,  en  effet,  on  rend  les 
derniers  devoirs  à  un  vieux  petit  chef  qu'on  ne  parait  pas 
regretter  démesurément,  mais  qui,  tout  de  même,  ayant 
vécu  avec  quelque  solennité  sur  la  terre,  ne  doit  pas  s'en 
aller  sans  pompe  au  pays  des  morts.  En  conséquence, 
son  voisin,  qui  doit  diriger  la  cérémonie,  vient  nous 
demander  des  fusils,  de  la  poudre  et  du  linge,  le  tout, 
dit-il,  pour  relever  les  funérailles  et  faire  plaisir  à  l'an- 
cien; nous  lui  accordons  cette  politesse  qui  nous  en 
vaudra  d'autres,  espérons-le.  Bientôt,  le  cortège  passe, 
avec  son  mort  enroulé  dans  une  quantité  considérable 
d'étoffes  variées,  les  tams-tams  battent  aux  champs,  les 
femmes  envoient  vers  le  ciel,  par  intervalles  réglés  avec 
art,  des  roulades  de  cris  stridents,  les  coups  de  fusil  se 
succèdent,  et  l'on  s'achemine  ainsi  vers  la  tombe  où  ce 
petit  grand  de  la  terre  dormira  son  sommeil.  Nos  por- 
teurs, toujours  prêts  à  se  gaudir  des  «  sauvages  »  —  car 
il  est  bien  entendu  que  eux  seuls  dans  le  monde  sont 
civilisés  —  seraient  bien  heureux  d'aller  prendre  part  à 
la  cérémonie  pour  y  essayer  quelque  sarabande  de  leur 
façon;  mais  nous  les  consignons  tout  exprès. 

Cependant,  nous  ne  pouvons  éviter  la  fin.  Pendant 
que  les  hommes,  là-bas,  remplissent  la  tombe  de  terre 
et  rentrent  au  village,  un  nombreux  groupe  de  vieilles 
créatures,  ridées,  parcheminées,  hideuses,  avec  de  mai- 
gres figures  de  sorcières,  arrive  se  planter  dans  un 
carrefour  de  trois  chemins  en  face  du  campement,  quoi- 
que un  peu  loin,  et  là  nous  donne  un  spectacle  gratuit 
comme  Shakespeare  n'en  a  jamais  rêvé.  Elles  viennent 


Contre  les  maraudeurs.       «        j     »«  ■  /      i        !•       -i     i  Pour  fermer  un  oassaee 

ff-o^^o  .lo  „;„    i„   „„i    »     Case  de  Mzmiou  kmbre  d  ancêtre  .  ruuiii,iiiici  un  passage 

Itrande  de  vin  de  palme.  "  Offrandes  de  grains  de  ma  s 


rig   23.  —  FÉTICHES  DE  DiGOS,  DE  Dalouni.  —  Dcssin  de  Mgr  Le  Roy. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  107 

de  laver  le  linge  du  mort  et  le  leur;  et  la  coutume  veut 
qu'en  cette  occasion  elles  ne  soient  guère  habillées 
que  de  leur  peau;  mais  —  il  faut  se  hâter  de  le  dire  — 
à  cette  distance  et  à  cet  âge  leur  costume  n'est  un 
danger  pour  la  modestie  de  personne.  Plusieurs  portent 
des  vases  de  terre  dans  lesquels  elles  poussent  des 
hurlements  épouvantables,  d'autres  ont  des  instruments 
spéciaux,  et  toutes  obéissent  à  vuie  antique  mégère  qui 
tient  une  corbeille  remplie  de  coquilles  et  dirige  les 
cris,  la  danse  et  la  marche.  En  ce  moment,  elles  sont 
arrivées  au  carrefour  où  doit  s'achever  la  cérémonie.  La 
vieille  commande,  son  grand  bras  de  guenon  élevé  vers 
les  montagnes,  ses  longs  doigts  écartés  et  tremblants, 
sa  maigre  face  transformée,  ses  yeux  dilatés,  sa  voix 
aiguë  sortant  en  ondulations  étranges  auxquelles  répon- 
dent les  ciis  et  les  gestes  des  femmes  qui  l'accompagnent. 

Que  disent-elles?  Ah!  c'est  un  singulier  Libéra! 

Dans  des  termes  variés  et  parfois  si  injurieux  et  si 
comiques  qu'elles  en  rient  elles-mêmes,  elles  enjoignent 
au  Mzimou,  c'est-à-dire  à  Vombre  du  mort,  de  rester  là 
où  elle  est,  au  pied  de  son  arbre,  et  de  ne  jamais  venir 
les  tracasser  dans  l'existence  où  elle  les  a  laissées.  On 
lui  donnera  du  maïs,  du  riz,  quelques  trognons  de  cannes 
à  sucre,  un  peu  de  ce  vin  de  palme  qu'il  a  tant  aimé; 
s'il  veut  courir  la  prétantaine,  qu'il  aille  dans  les  mon- 
tagnes, qu'il  se  divertisse  au  désert,  qu'il  s'amuse  dans 
les  baobabs  de  la  forêt,  qu'il  aille  roupiller  de  jour  et 
de  nuit  dans  les  bois,  mais  qu'il  laisse  désormais  tran- 
quilles les  hommes,  les  femmes  et  surtout  les  petits 
enfants  du  village!  Sa  place  est  prise!... 

Ces  t-endres  objurgations  durent  longtemps,  et  l'on 
peut  même  deviner  que,  dans  cet  étrange  monologue 
entrecoupé  régulièrement  d'une  sorte  de  refrain  variable 
répété  par  le  chœur  des  assistantes,  il  y  a  place  pour 


108  AU  KlLlMA-NDJAliO 

nombre  crallusions  fines  et  de  brûlantes  épigrammcs 
à  l'adresse  du  vieux  cbcf  qui  cependant,  lui  aussi,  «  fut 
bon  père  et  bon  époux  ».  Mais  à  la  fin,  la  maîtresse  des 
cérémonies,  recueillant  toutes  ses  forces  et  lançant  une 
dernière  bordée  de  cris  stridents  auxquels  répondent 
immédiatement  d'épouvantables  hurlements  dans  les  ter- 
rines, jette  aux  quatre  vents  du  ciel  les  blanches  coquilles 
de  son  panier,  on  brise  tous  les  vases,  et  la  bande  so 
disperse. 
Un  grand  devoir  est  accompli! 


IX 


LA     MARCHE    AU    DÉSERT 


Méilecin  et  donlistc.  —  Chez  les  vuluurs  do  j^rand  clioniin.  —  Lu  iiiiii'oh> 
de  nuit.  —  Sur  un  pavé  de  fer,  à  midi.  —  Le  désert  de  Gourouvii. 


Nous  nous  sommes  arrêtés  deux  jours  à  Daluuiii,  dans 
le  liut  principal  de  nous  procurer  des  vivres  et  des  cale- 
basses, ces  dernières  pour  y  mettre  des  provisions  d'eau, 
car  nous  avons  devant  nous  un  redoutable  désert  à  tra- 
verser. Mvres  et  calebasses  ont  été  difTiciles  à  obtenir 
cliez  cette  population  mal  commode,  incivile  et  men- 
diante. Le  plus  calme  de  nos  porteurs  a  même  cru  de 
son  devoir  de  m'adresser  à  ce  sujet  des  observations 
respectueuses. 

«  —  Comment!  m'a-t-il  dit,  voilà  des  sauvages  qui  ne 
veulent  rien  nous  vendre,  et  quand  ils  viennent  ici  pro- 
mener leurs  maladies,  tu  les  guéris  pour  rien!  C'est 
ridicule,  à  la  fin...  » 

Il  est  certain  que,  dans  le  pays  digo,  la  médecine  gra- 
tuite a  un  succès  marqué.  Les  malades,  c'est-à-dire  ceux 
qui  le  sont,  l'ont  été  ou  craignent  de  l'être,  viennent 
nous  trouver  en  foule,  et  ils  ont  en  nos  petites  bouteilles 
une    foi   si    toucbante!    Voici,    par    exemple,   un    vieux 


110  AU  KILIMA-NDJARO 

lépreux,  qui  m'amène  sa  cligne  épouse.  Elle  est  aveugle. 
«  Il  y  a  huit  ans,  dit  l'ancien,  que  ses  yeux  sont  éteints; 
il  faut  que  tu  nous  les  rallumes!  )-  Je  confesse  modeste- 
ment que  je  n'ai  pas  ce  pouvoir;  on  ne  me  croit  pas. 
J'ajoute  que  j'ai  d'ailleurs  oublié  à  Zanzibar  la  médecine 
qu'il  réclame  :  «  Et  celte  bouteille,  reprend  le  jjonhomme 
en  me  montrant  un  flacon  d'acide  phénique,  est-ce  que 
c'est  pour  les  singes?  »  A  bout  d'arguments,  j'applique 
à  la  vieille  un  peu  de  coton  mystérieusement  passé  dans 
de  l'eau  claire,  je  donne  à  son  mari  trois  pilules  de 
biscuit  détrempé,  et  j'annonce  que,  si  dans  huit  jours,  ils 
ne  sont  pas  guéris  Tun  et  l'autre,  c'est  que  i)robablement 
ils  ne  le  seront  jamais.  Pauvres  bonnes  gens!  Ils  auront 
au  moins  dans  leur  vie  toute  une  semaine  d'espérances! 

Mais  il  n'est  pas  toujours  possible  de  satisfaire  ainsi 
sa  clientèle.  Hier,  un  enfant  s'est  approché  :  sans  mot 
dire,  il  a  ouvert  devant  moi  sa  petite  bouche  toute  ronde, 
fermé  un  œil,  fait  une  grimace  et  donné  un  coup  de 
langue  sur  une  dent  qui  branlait.  Ce  cas  était  moins 
compliqué  que  le  précédent,  et  il  a  sufTi  de  cueillir  le 
petit  morceau  d'ivoire  entre  le  pouce  et  l'index.  Immé- 
diatement le  bruit  de  cette  merveille  se  répand,  et  en 
moins  d'une  demi-heure,  j'ai  devant  moi  toutes  les 
mâchoires  du  pays.  La  plupart  de  ces  bonnes  gens  n'ont 
aucune  plainte  à  formuler  contre  leur  double  râtelier, 
mais  on  me  prie  d'arracher  cjuand  même  pour  les  dou- 
leurs à  venir.  Ah!  le  beau  pays  pour  les  artistes  sur 
dents! 

Mais  voilà  que,  à  la  lin,  une  pratique  se  présente  à 
laquelle  je  n'aurais  jamais  osé  penser  :  c'est  Séliman  en 
personne,  notre  antique  et  glorieux  cuisinier.  Depuis 
cinquante  ans  environ,  afïïrme-t-il,  il  y  a  par  là  une 
dent  qui  lui  fait  mal,  par  instants,  et  puisque  l'occasion 
s'en   présente,   c'est    aujourd'hui    qu'il   est   décidé   à  la 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJAHO  111 


l'cnierciei'  de  ses  services.  A  Tappui  de  son  assertion, 
il  ouvre  une  bouche  épouvantable;  je  recule  d'horreur. 
Il  fait  un  pas  en  avant.  Tirand  Dieu!  serait-il  devenu 
anthroi3ophage! 

Rassuré  enfin,  je  nie  porte  devant  l'ouverture  et  con- 
sidère à  loisir  ce  musée  étrange.  Il  y  a  de  tout  là- 
dedans  :  une  langue  extraordinaire,  rappelant  assez 
bien  la  semelle  d'un  soulier  de  gendarme,  se  meut  fré- 
tillante sous  un  palais  en  ruines;  des  molaires  énormes, 
jaunes,  blanches,  rouges,  vertes,  s'en  vont  dans  toutes 
les  directions  comme  des  souches  de  vieux  bois  taillis; 
d'autres  dents  de  formes  inconnues  dans  l'anatomie 
humaine  poussent  ici  et  là;  })uis  de  larges  espaces 
vides;  et  là-bas,  tout  seul  en  son  coin,  l'objet  hors 
d'usage  qu'il  s'agit  d'extirper. 

En  un  moment  rapide  comme  l'éclair,  la  pensée  se 
reporte  aux  jours  lointains  où,  petit  garçon  déjà  l)ien 
aventureux,  on  aimait  tant  à  parcourir  les  foires  du 
pays  bas-normand  et  à  s'arrêter  devant  ces  voitures 
superbes  oîi  un  grand  homme,  surmonté  d'un  grand 
casque  qui  l'était  d'un  grand  panache,  parlait  si  élo- 
(jucmment  aux  foules  assemblées.  Poussé  par  l'irrésis- 
tible passion  d'être  utile  à  l'humanité  souffrante,  il  par- 
courait ainsi  l'univers  pour  arracher  les  dents  gâtées. 
Et  je  le  revoyais  qui,  d'un  geste  magnifique,  plongeait 
la  main  dans  une  vaste  corbeille  et  en  retirait  des 
milliers  de  molaires,  d'incisives  et  de  canines,  preuves 
de  ses  exploits  :  «  En  voici  une  de  la  reine  Victoiia!... 
Celle-ci,  Messieurs,  vient  du  Sultan  de  Constantinople. 
Et  cette  autre,  à  qui  croyez-vous  qu'elle  ait  appartenu? 
Eh!  bien,  vous  ne  le  devinerez  jamais  :  vous  êtes  trop 
bêtes!  C'est  une  dent  fossile  que  j'ai  retrouvée  dans 
la  mâchoire  de  Noé!...  » 

Et    il    ajoutait,    ce    grantl    homme,    en    remuant    par 


llî  AU  KILIMA-NDJARO 

poignées  des  louis  d  or  que  j'ai  soupçonnés  depuis  être 
des  centimes  et  des  sous  tout  neufs,  il  ajoutait  :  »  N'allez 
pas  croire  au  moins  que  je  suis  amené  ici  par  un  vain 
désir  du  lucre!  Messieurs-Dames,  je  suis  un  philan- 
thrope, je  fais  le  bien  pour  le  bien.  Donc,  gardez  vos 
sous,  mais  donnez-moi  vos  mâchoires!...  » 

Et  pendant  que  les  tambours  et  les  trombones  de 
l'artiste  grondaient  tout  en  haut  de  la  grande  voiture, 
un  petit  bonhomme  montait,  avec  sa  ])louse  bleue  passée 
sur  un  paletot  noir,  avec  son  chapeau  rond  posé  modes- 
tement sur  le  ventre,  avec  sa  tète  originale,  d'une 
naïveté  si  expressive.  Et  l'ayant  fait  asseoir,  l'artiste 
lui  tenait  la  bouche  ouverte  toute  grande  devant  l'assis- 
tance émue  :  «  Messieurs-Dames ,  vous  voyez  cette 
ouverture?  C'est  une  infection!...  C'est  l'authentique 
établc  d'Augias,  ousque  dans  laquelle,  pour  l'appro- 
prier, Hercule  aurait  besoin  de  faire  passer  le  fleuve 
du  Mississipi!...  » 

Ah!  qu'il  y  avait  de  belles  choses  dons  ce  temps-là 
dans  les  foires  du  pays  et  que  les  dentistes  y  étaient 
éloquents!  Pour  ma  part,  jamais  je  n'aurais  osé  ambi- 
tionner, à  cet  âge,  de  partager  un  jour  la  gloire  d'un 
si  grand  homme.  Et  pourtant!...  N'oici  devant  moi  une 
foule  pai'eille  à  celle  qu'il  rassemblait,  et,  comme  son 
petit  homme  â  la  blouse  bleue,  Séliman  attend,  bouche 
béante.  Mais  la  grimace  est  telle  que  Mgr  de  Courmont 
s'est  retiré  sous  sa  tente  pour  ne  pas  compromettre 
la  situation  par  des  rires  intempestifs;  le  P.  Auguste, 
moins  réservé,  part  en  un  éclat  prolongé  et  bruyant; 
les  porteurs  en  cercle  ne  peuvent  retenir  une  manifes- 
tation de  douce  gaieté;  les  indigènes  des  villages  voi- 
sins, massés  par  groupes  sous  le  grand  tamarinier  qui 
nous  prête  son  ombre,  participent  à  la  joie  commune. 
Enfin,  en  présence  de  cette  assistance  aussi  nombreuse 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  113 


•  |ue  joviale,  je  retrousse  solennellement  mes  manches, 
je  m'arme  d'une  pince  à  insectes,  je  presse,  je  tire, 
et...  Séliman  fait  par  terre  une  culbute  épouvantable! 
—  Mais  je  l'ai,  la  dent.  Avec  une  vivacité  juvénile, 
son  propriétaire  se  relève,  se  jette  dessus,  la  lie  soli- 
dement dans  un  vieux  morceau  de  linge  et,  tout  en 
crachant  largement  sur  les  pieds  de  l'assistance,  court 
immédiatement  à  sa  cuisine  oii  l'appelle  une  forte  odeur 
de  brûlé.  «  Pourvu,  fait  alors  Monseigneur  en  manière 
de  conclusion,  que,  dans  le  gigot  de  chèvre  de  ce  soir, 
nous  ne  retrouvions  pas,  en  guise  d'ail,  cette  vieille 
molaire!  » 


En  sortant  de  Daloanl,  nous  traversons  d'abord  la 
petite  rivière  de  ce  nom  et,  une  demi-heure  après,  celle 
de  Mbambara;  les  deux  se  réunissent  et  coulent  vers 
VOumba,  mais  sous  ce  soleil  et  sur  cette  terre,  elles 
n'ont  vraisemblablement  la  consolation  de  l'atteindre 
que  pendant  la  saison  des  pluies  . 

Et  maintenant  préparons-nous;  le  pays  qui  s'ouvre 
est  le  désert.  A  notre  gauche,  de  hautes  montagnes 
jetées  par  paquets  l'une  sur  l'autre;  à  droite,  la  plaine 
sans  eau;  et,  sur  l'aride  sentier  que  nous  suivons,  des 
arbres  rabougris,  clairsemés,  une  herbe  jaune  et  rare, 
par  endroits  des  bosquets  étranges  faits  d'un  enche- 
vêtrement épouvantable  de  lianes,  d'euphorbes,  de  buis- 
sons de  tout  genre,  où  les  épines  paraissent  avoir  rem- 
placé les  feuilles.  L'une  de  ces  plantes  est  surtout 
caractéristique  :  c'est  une  Passiflorée ',  dont  le  pied 
tuberculeu.x,  rond,  énorme,  couché  sur  le  sol  comme 
un  potiron  de  grande  taille  —  il  y  en  a  d'un  mètre  de 

'  Adeiiia  globosa,  Enfjler 


111  AU  KILIMA-NDJARO 

diamètre  —  donne  naissance  à  plusieurs  lianes  d'un  beau 
vert  de  houx  qui  couvrent  parfois  une  étendue  très 
grande  sur  laquelle  elles  rampent,  se  tordent,  montent, 
redescendent,  s'entrelacent  et  forment  à  elles  seules  une 
jongle  si  compacte  qu'un  oiseau  même  a  peine  à  y  péné- 
trer; là-dessus,  des  épines  à  profusion,  longues  et  droites, 
et,  à  la  base  de  chacune  d'elles,  deux  feuilles  rondes, 
mais  si  petites,  si  rudimentaires,  que  l'œil  les  cherche 
et  les  distingue  à  peine.  La  fleur  est  blanche  et  i)eu 
apparente;  le  fruit  est  de  la  taille  d'une  groseille. 

Le  sol  qui  produit  ces  horreurs  est  saljlonneux, 
pierreux,  reposant  sur  des  roches  de  grain  très  gros- 
sier et  de  couleur  uniformément  grise.  Parfois  cepen- 
dant on  trouve  de  grands  espaces  rouges,  chargés 
d'oxyde  de  fer. 

Vers  11  heures,  nous  arrivons  à  lui  i)etit  torrent  om- 
bragé de  grands  sycomores,  où  je  tue  quelques  pigeons 
verts  qui  nous  serviront  de  diner;  l'endroit  s'appelle 
Kikoumbi,  c'est-à-dire  Passage  {des  Massa'is).  Le  lit  de 
la  rivière  est  à  sec,  encombré  de  pierres  énormes;  mais 
on  dit  qu'en  la  remontant  nous  trouverons  de  l'eau 
—  ce  qui  est  vrai.  —  Dans  la  montagne  de  Mshiwi  d'où 
elle  descend,  des  Tnilns  qui  s'y  sont  établis  i)our  pilier 
les  petites  caravanes  nous  fourniront  des  vivres.  On  tire 
en  conséquence  quelques  coups  de  fusil  pour  avertir 
ces  obligeants  détrousseurs  que  nous  sommes  là  et  les 
inviter  à  nous  faire  une  petite  visite. 

^'ain  espoir.  A  la  lin,  cinq  ou  six  porteurs  s'aventurent 
dans  ces  gorges  reculées  et  le  reste  de  la  caravane  s'ins- 
talle pour  prendre  un  repos  sommaire  et  repartir  ce  soir 
pour  une  marche  de  nuit. 

Nous  passons  ainsi  l'après-midi,  sans  nouvelle  aucune 
des  hommes  qui  sont  allés  là-haut;  ces  montagnards  les 
auraient-ils  pris,  retenus,  mangés?  C'est  possible,  puis- 


DE  ZANZ113AU  AU  KILlMA-x\D.IAK(  )  lir, 


que  c'est  leur  métier.  En  conséquence  nous  nous  dispo- 
sons à  allei'  faire  de  ce  coté  une  reconnaissance  armée, 
lorsque  tout  à  coup  nous  entendons  des  cris  et  des  chants 
sortir  du  torrent;  ce  sont  nos  explorateurs  qui  reviennent 
chargés  de  vivres,  de  grains,  de  miel,  de  poules,  de 
citrouilles  et  de  calebasses.  Les  coups  de  fusil  que  nous 
avions  tirés  avaient  convaincu]ces  gens  qu'une  forte  expé- 
dition venait  venger  les  Arabes  qu'il  leur  était  arrivé  de 
détrousser  dernièrement,  et  ils  s'étaient  enfuis,  mettant 
en  sûreté  les  troupeaux  de  chèvres,  de  moutons  et  de 
vaches  qu'ils  entretiennent  sur  ces  hauteurs.  Et  c'est  à 
les  rappeler  que  nos  hommes  avaient  passé  tout  leur 
temps. 


A  6  heures  du  soir  nous  partons.  En  face,  le  soleil 
disparait  derrière  une  montagne  que  nous  devons  tourner. 
Comme  un  œil  immense,  son  globe  rouge  nous  jette  un 
dernier  regard  par-dessus  la  grande  muraille,  puis  s'en- 
fonce tout  d'un  coup,  laissant  les  ombres  indécises  cou- 
vrir encore  quelque  temps  l'espace,  jusqu'à  ce  que  la 
lune  le  remplace  au  ciel  pour  nous  guider  dans  cette 
marche  aventureuse. 

Mwalimou,  notre  guide,  a  eu  grand  soin  de  faire  à  sa 
troupe  ses  recommandations  : 

a  Wa.7ig\<;ana,  mes  frères,  écoutez  bien. 

«  Nous  allons  passer  une  nuit  de  misères.  Mais  il  le 
faut  pour  abréger  la  marche  de  demain  et  traverser  le 
grand  désert  de  Gourouva.  Ecoute-moi  donc,  Toiimbo- 
Roumbo!...  Le  grand  désert  de  Gourouva...  Suivons-nous 
tous,  l'un  derrière  l'autre,  doucement,  sans  une  parole, 
sans  un  bruit,  sans  éternuer,  sans  cracher.  Si  l'un  ou 
l'autre  a  besoin  de  s'arrêter,  un  vrai  besoin,  il  dira  :  «  J'ai 
un  vrai  besoin  !  »  Et  tout  le  monde  s'arrêtera.  Et  quand 


116  AU  KILIMA-NDJARO 

il  repartira,  tout  le  monde  repartira.  Car  ce  serait  dom- 
mage s'il  était  gobé  par  un  lion;  comment  ferait-on  pour 
porter  sa  charge?  Qu'est-ce  qui  réclame?...  Sans  un  bruit, 
sans  éternuer,  sans  cracher...  Car  si  les  buffles  nous 
entendent,  ils  vont  se  dire  :  «  Qui  est-ce  qui  passe  là?  » 
Et  ils  vont  se  jeter  sur  nous,  et  ils  vont  nous  cventrer... 
Sans  un  bruit...  Les  rliinocéros  de  même,  avec  leurs 
cornes.  Ah!  je  voudrais  t'y  voir,  toi,  Toumbo-Roumbo, 
dans  une  corne  de  rhinocéros,  de  part  en  part,  grand 
sot!...  Allons,  Wang^^■ana,  mes  frères,  c'est  entendu  : 
tous  à  la  file,  doucement,  sans  lui  bruit,  sans  tousseï', 
ni  éternuer,  ni  parler,  ni  siffler,  ni  cracher!...  » 

Après  cette  improvisation  brillante,  la  caravane  se  met 
en  marche  dans  un  ordre  parfait.  Malheureusement,  à 
vingt  pas  de  là,  un  porteur  s'empêtre  dans  une  racine  et 
roule  avec  sa  charge  sur  son  voisin  qui  roule  sur  un 
autre  qui  roule  sur  un  troisième,  comme  dans  un  jeu  de 
quilles;  d'où  cris  et  rires  à  réveiller  tous  les  échos.  Le 
guide  se  fâche,  recommence  sa  harangue,  et  l'ordre  se 
rétablit  pour  ne  se  plus  troubler  que  de  temps  à  autre, 
quand,  par  exemple,  un  homme  s'endort  tout  en  chemi- 
nant et  tombe  sous  son  fardeau. 

Marche  intéressante  cependant  que  celle  d'une  nuit 
pareille,  à  travers  cette  forêt  et  ce  silence  !  A  nos  pieds, 
le  sentier  parait  à  peine,  là-haut  le  ciel  se  couvre  d'étoiles 
innombrables,  les  nuages  qui  passent  en  courant  devant 
la  lune  jettent  tour  à  tour  devant  nous  l'ombre  et  la 
clarté,  les  arbres  prennent  des  formes  fantastiques,  la 
vue  plonge  dans  des  profondeurs  inconnues  et  mysté- 
rieuses, les  chansons  variées  des  insectes  s'élèvent  de 
partout,  douces,  perçantes,  saccadées,  monotones;  c'est 
un  vrai  concert.  Parfois  le  cri  de  l'hyène,  comme  un 
long  ricanement,  nous  arrive  de  loin,  ou,  plus  rapproché 
et  plus  sinistre,  un  bruit  sovuxl,  indistinct,  quelque  chose 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  117 

comme  un  grognement,  un  souffle,  des  herbes  froissées, 
font  penser  à  la  présence  de  quelque  grand  fauve.  Et 
la  caravane,  silencieuse,  glisse  toujours,  toujours,  dou- 
cement, les  pieds  nus  sur  Tétroit  sentier,  comme  ime 
longue  procession  d'ombres... 

Alors  l'esprit  se  recueille  sans  effort  et  Tàme  monte 
d'elle-même  vers  Celui  qui  créa  toutes  ces  choses,  qui 
du  commencement  jusque  aujourd'hui  les  a  suivies  dans 
leurs  développements  séculaires  et  les  recouvre  encore 
de  sa  paternelle  Providence. 

L'activité  de  l'Univers  ne  connaît  pas  de  repos.  Et 
pendant  que,  dans  sa  liberté  simple  et  hère,  le  mission- 
naire s'en  va  au  cœur  de  l'Afrique,  le  long  des  chemins 
que  la  lune  éclaire,  voilà  que  l'herbe  respire  et  l'arbre 
pousse,  l'insecte  chante,  l'oiseau  se  repose,  le  fauve 
cherche  sa  pâture,  les  Noirs  dans  leurs  villages  dansent 
au  son  des  tambours  et,  par  le  reste  du  monde,  dans 
les  grandes  villes  et  les  riches  campagnes,  l'un  dort 
pendant  que  l'autre  travaille,  le  malade  appelle  les  pre- 
mières heures  du  jour,  l'ouvrier  est  à  son  œuvre,  le 
soldat  à  son  poste,  le  financier  à  son  coffre,  le  moine 
à  sa  prière,  l'impie  à  son  blasphème.  En  ce  moment-ci, 
pendant  que  j'aligne  mes  pas  dans  la  nuit  silenciense, 
il  se  commet  peut-être  des  atrocités  sans  nom;  l'un  jouit 
grassement  de  la  vie,  l'autre  attache  au  clou  la  corde  où 
le  désespoir  va  le  pendre,  un  enfant  nait,  un  vieillard 
meurt,  ici  l'on  adule,  là  on  conspire,  ailleurs  on  danse, 
ailleurs  on  s'égorge...  Que  sais-je  encore  et  qui  donnera 
la  somme  de  tout  ce  qui  se  fait  sur  terre,  à  la  même 
minute,  pendant  que  la  lune  l'éclairé  cVun  côté  et  le 
soleil  de  l'autre?  A  la  fin  des  temps,  Dieu  fera  l'addition 
de  ces  pensées,  de  ces  paroles,  de  ces  actes  :  l'impor- 
tant est  que  notre  compte  y  fas.se  bonne  figure... 


M8  AU  KILIMA-NDJARO 


Vers  minuit,  nous  arrivons  à  une  sorte  de  grande 
clairière  où  nous  nous  arrêtons  enfin. 

En  un  instant,  les  feux  flambent  de  toutes  parts, 
chacun  s'est  vite  trouvé  un  lit  provisoire,  et  en  moins 
d'un  quart  d'iicure  les  ronflements  consciencieux  témoi- 
gnent déjà  de  la  bonne  volonté  qu'on  a  de  dormir. 


A  trois  heures  du  matin,  Mgr  de  Courmunt  est  de 
nouveau  sur  pied  :  comme  tous  les  jours,  il  dit  la  sainte 
messe  sur  son  autel  portatif,  et  quand  il  a  fini,  les  fran- 
colins  gloussent  déjà  dans  les  herbes,  les  porteurs  s'éti- 
rent et  Séliman  présente  une  potion  noii-e  qu'il  alïirme 
être  pour  l'usage  interne  :  c'est  du  café  selon  sa  formule. 
Nous  absorbons  le  plus  clair  de  ce  breuvage,  et  le  soleil 
n'a  pas  encore  paru  derrière  nous  que  nous  sommes  en 
route. 

* 
*  * 

La  fraicheur  du  matin  dure  peu.  Point  de  rosée  sur 
les  feuilles  :  la  journée  sera  dure.  Au  reste,  à  mesure 
(jue  nous  avançons,  le  paysage  devient  de  plus  en  plus 
triste.  A  droite,  c'est  toujours  la  même  chaine  de  mon- 
tagnes; mais  ici  elle  s'élève  comme  un  mur,  sans  rien 
qui  en  tapisse  l'uniformité  désolée.  La  plaine  a  une 
physionomie  pareille.  Partout  le  sable  roulé  des  mon- 
tagnes s'y  mêle  au  minerai,  on  marche  péniblement 
sur  ce  sentier  en  coupant  des  lits  de  torrents  desséchés 
où  l'eau  a  passé  comme  dans  des  canaux,  et  l'œil  se 
fatigue   vite    d'avoir    toujours   devant    lui    ces    étendues 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-ND.IARO 


119 


stériles,  couvertes  de  rouille,  pavées  de  fer.  Quelques 


W:f^ 


^r 


Fig.   24.  —   Sous    L'ACACEA  l'ARASOL,    DANS   LE    DÉSEIIT  DE    GOUROUVA. 

Dessin  de  Mgr  Le  Roy. 

maigres  touffes  de  graminées  se  dressent  çà  et  là;  des 
acacias  parasols  (/?f/.  Ih)  étendent  seuls  dans  le  désert 


120  AU  KILIMA-NDJARO 

leurs  têtes  à  peu  près  vertes;  des  euphorbes  arbores- 
centes, spéciales  à  ces  solitudes  (/?(/.  25),  se  dressent 
parfois  devant  nous;  une  flore  particulière  s'est  accli- 
matée en  cet  affreux  pays,  mais  les  feuilles  grillées, 
recoquillées,  faisant  peine  à  voir,  en  disent  assez  les 
souffrances.  On  ne  voit  aucun  animal  courir  dans  ces 
plaines,  nul  battement  d'ailes  ne  trahit  la  présence  de 
l'oiseau,  aucun  bruissement  d'insecte  n'anime  ce  morne 
paysage,  la  brise  elle-même  se  tait. 


A  mesure  que  le  jour  avance,  le  soleil  devient  plus 
ardent,  la  route  surchauffée  brûle  la  plante  des  pieds, 
le  regard  fatigué  ne  distingue  devant  lui  qu'un  étrange 
miroitement,  le  sol  est  rouge,  la  brousse  est  grise,  et 
là-dessus,  tout  en  haut,  le  ciel  lui-même  semble  rélléchir 
les  rayons  implacables  de  son  asire  en  feu  comme  un 
immense  bouclier  d'arcent. 


La  caravane,  dispersée,  avance  avec  une  sorte  de 
désespoir,  lentement,  sans  un  mot.  Seulement,  de  temps 
à  autre,  un  porteur  à  bout  de  forces  jette  son  fardeau 
et  tombe  dessus  :  le  malheureux  a  trouvé  l'ombre  d'un 
acacia  et  il  espère  que,  comme  celle  de  la  tombe,  elle 
lui  sera  légère.  Hélas!  elle  est  bien  légère,  en  effet, 
l'ombre  de  l'acacia.  Mais  enfin  c'est  un  prétexte  pour 
reprendre  haleine,  et  nous  en  usons  nous-mêmes  (jucl- 
quefois. 

Peu  à  peu  cependant,  le  sol  parait  devenir  moins  dur 
à  la  végétation  qui  l'habite,  et  vers  midi  on  nous  signale 
à  l'horizon  une  ligne  qui  parait  verte. 


DE  ZANZIBAR  AU  KII.IMA-XD.IARO 


m 


C'est  Kitico  et  sa  rivière  où  Von  a  dit  que  nous  devions 
camper  :  Courage! 
/ 


Fig.  25.  —  Euphorbe  du  DtsEni  GounouvA.  —  Dessin  de  Mgr  Le  Hny. 

Les  plus  intrépides  pressent  le  pas,  et  à  mesure  qu'il 


1??  AU  KILIMA-NDJAHO 

arrivent,  sétant  désaltérés,  nous  les  renvoyons  avec 
des  calebasses  pleines  d'eau  à  la  rescousse  de  leurs 
camarades  épuisés. 

Dans  la  soirée,  tout  le  monde  a  rallié  le  campement  : 
nous  avons  traversé  le  désert  de  Gourouva. 


X 


LA     VALLÉE     DE     L'OUMBA 


Les  sources  tle  rOuniba  et  son  cours.  —  La  vallée,  son  aspect, 
ses  habitants.  —  Une  réunion  contradictoire.  —  L'Islam. 


A  partif  de  Kitivo,  le  pays  change  complètement  d'as- 
pect. Ici,  les  rivières  descendent  de  la  montagne  et  elles 
apportent  avec  elles  la  fraîcheur,  la  fertilité,  la  verdure 
et  la  joie,  parfois  aussi  la  fièvre.  h'Ouniba  ramassant 
toutes  ces  eaux,  les  distribue  libéralement  à  qui  veut  en 
prendre  et  emporte  le  reste  dans  le  désert  qu'il  coupe  en 
deux;  elles  ne  serviront  plus  désormais  qu'à  abreuver  les 
troupeaux  de  bêtes  sauvages  et,  tout  près  de  la  mer,  à 
fertiliser  les  champs  de  Vanga. 

La  vraie  source  du  fleuve  {fîg.  26)  est  sur  le  plateau 
Sambara,  là-haut,  dans  la  grande  forêt  de  Handei  :  il 
descend  le  long  de  la  montagne  dans  une  gorge  qui  se 
voit  très  distinctement  d'en  bas  et  reçoit  trois  principales 
rivières  :  le  Ngwélo,  le  Kivingo  et  le  Mbarainou,  qui  en 
emportent  beaucoup  d'autres. 

A  Kitivo,  le  baromètre  anéroïde  donne  une  altitude  de 
389  mètres. 

Ainsi  arrosées,  toutes  ces  vallées  ont  une  végétation 


\i'i  AU  KILIMA-ND.IARO 

superbe.  Dans  les  lambeaux  de  forêt  qui  restent  encore, 
on  peut  marcher  tête  nue  sur  un  sol  uni;  le  soleil  se 
devine  mais  ne  se  montre  pas.  Seules  les  lianes  barrent 
le  passage,  et  il  y  en  a  parfois  d'énormes;  on  en  voit  le 
pied,  mois  il  est  impossible  de  dire  juscju'oîi  elles  vont 
tendre  leurs  câbles,  leurs  cordes  et  leurs  fils.  Dans  la  tête 
des  grands  arbres  qu'elles  enlacent  et  sur  lesquels  elles 
s'en  vont  chercher  la  lumière,  on  les  perd  de  vue. 

L'homme  n'a  pas  manqué  de  venir  utiliser  le  riche 
humus  que  la  végétation  dépose.  Chaque  année,  il  abat 
un  bout  de  la  forêt,  quitte  à  la  laisser  repousser  derrière 
lui.  On  coupe  le  sous-bois,  on  coupe  les  herbes,  on  coupe 
les  lianes,  on  coupe  tout  ce  qui  est  accessible  à  la  fau- 
cille, au  couteau,  à  la  serjjette  et  à  la  hache.  Mais  les 
grands  arbres  défient  ces  petits  moyens;  alors,  on  leur 
enlève  une  bande  circulaire  d'écorce  et  on  les  laisse 
mourir,  ou,  s'ils  tardent  trop,  on  ramasse  en  tas,  à  leur 
pied,  des  branches  sèches,  de  l'herbe,  des  feuilles,  et 
on  y  met  le  feu.  Nous  avons  passé  à  travers  une  forêt 
exploitée  de  cette  façon;  le  sol  était  nu  et  les  grands 
arbres  se  dressaient  desséchés,  droits  comme  des  mats, 
magnifiques,  sans  une  feuille,  sans  une  brindille  ver- 
doyante, sans  un  oiseau,  blancs  et  tristes.  Cela  fait  peine 
avoir;  mais  nul  Africain  n'a  jamais  eu  pitié  des  arbres, 
rarement  des  bêtes,  et  pas  souvent  des  hommes. 

La  population  de  la  vallée  est  très  mêlée;  on  trouve  des 
villages  de  Sambaras,  de  Zigouas,  de  Kambas.  Les  uns  et 
les  autres  vivent  même  parfois  dans  la  même  enceinte. 
Chaque  région  a  son  chef  distinct  auquel  s'adresse 
l'étranger  qui  veut  s'établir  en  cette  fertile  oasis;  mais  la 
naturalisation  s'obtient  aisément.  Au  reste,  les  divers 
villages  se  ressemblent  à  peu  près;  une  estacade  les 
entoure,  avec  généralement  un  fourré  impénétrable 
d'épines  et  d'euphorbes;  en  dehors,  un  hangar  ouvert. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO 


parfois  remplacé  par  un  grand  arbre  à  la  tête  ombreuse, 
sert  de  lieu  de  réunion  aux  hommes  qui  s'y  rassemblent 


pendant  la  chaleur  du  jour  pour  parler,  plaisanter,  dis- 
cuter, philosopher  et  médire  du  prochain,  tout  en  tressant 
des  nattes,  des  sacs,  des  paniers,  etc.;  pendant  ce  temps 


lîC) 


AU  KILIMAN-D.IARO 


les  ménagères  sont  à  l'ombre  des  cases  sous  les  varan- 
gues, écossant  des  pois  et  mouchant  les  enfants,  comme 
partout. 

Les  maisons  sont  rondes.  Par  endroits,  se  dresse  au 
village  un  tronc  d'arbre  chargé  de  grains,  maïs  en  pa- 
([uets,  haricots  en  sacs,  qu'on  conserve  à  l'air  lilire  i/?;/.  271. 


Fii;.  27.  —  Hf  serve  île  mais,  conservé  à  Tair  libre,  à  l'aliri  des  insectes 

et  des  rais. 


A  l'entrée  de  la  cité,  devant  la  porte  (/?</.  "iS  ,  une  longue 
perche  armée  d'un  coquillage  défend  la  population  contre 
les  incursions  de  l'ennemi.  Malheureusement,  il  en  est  de 
cet  épouvantai!  comme  de  ceux  qu'on  met  dans  les 
champs  pour  effrayer  les  oiseaux;  il  y  a  des  oiseaux  peu 
scrupuleux  qui  viennent  piller  le  champ  en  se  moquant 
du  bonhomme  de  paille. 

Ces  gens  ne  nourrissent  que  très  peu  d2  gros  bétail, 
alin,  disent-ils,  de  ne  point  attirer  les  Massa'is,  car  les 


I''ig.  28.  —  Emhée  de  village  a  Krnvo  {SamOaia).  —  Dessin  do  Mgr  Le  lioy. 


Dli  ZANZIBAU  AU  KILIMA-NDJARO  1?9 

vaches  attirent  les  Massais  comme  le  lait  fait  des  ser- 
pents. Ils  ont  des  chèvres,  des  moutons,  des  poules,  des 
petits  chiens.  Parfois  une  antilope  du  désert,  un  sanglier 
du  hois,  un  rat  des  champs  vient  rehausser  leur  menu 
({\\\,  du  reste,  est  souvent  arrosé  d'un  excellent  pomhé 
où  entre  le  jus  de  la  canne  à  sucre. 


Sur  le  haut  plateau  du  Sainbara  ({ue  nous  apercevons 
d'ici,  erre  une  autre  population  très  peu  connue  :  les 
Mbougous.  Ils  parlent,  dit-on,  un  mélange  de  paré  et  de 
massa)'  et  se  livrent  presque  exclusivement  à  l'élève  du 
hétail.  Ce  sont  de  beaux  hommes,  maigres  et  élancés;- 
mais  on  les  voit  rarement  dans  la  plaine,  où  la  lièvre  les 
attend.  Hélas!  quand  pourrons-nous  les  voir  de  plus 
près  pour  leur  porter  la  seule  chose  qui  leur  manque, 
et  la  seule  nécessaire? 


Nos  honunes  vont  mieux.  L'influence  de  la  Cote  est 
fatale  à  cette  pègre  musulmane  :  nous  le  voyions,  nous 
le  savions,  mais  nous  ne  pouvions  rien  y  faire.  Mainte- 
nant que  nous  avons  mis  le  désert  entre  Vanga  et  nous, 
nous  n'avons  plus  à  craindre  qu'ils  nous  quittent,  d'au- 
tant que,  au  fond,  ils  se  trouvent  excellemment  bien  en 
notre  compagnie.  La  plupart  d'entre  eux  ont  déjà  couru 
lintérieur  avec  des  explorateurs  européens,  avec  Stanley, 
Thomson,  Téléki,  etc.,  et  leur  dos  porte  encore  les  traces 
des  coups  de  cravache  qui  s'y  sont  abattus  :  ils  s'éton- 
nent, cette  fois,  de  n'avoir  point  jusqu'ici  reçu  d'avances 
de  cette  nature.  Mais  on  ne  saurait  leur  promettre  qu'il 
en  sera  toujours  ainsi. 

En  paix  avec  nous,  entre  eux  ils  sont  en  guerre.  L'ori- 


130  AU  KlLIMA-ND.IAllO 

gine  de  la  querelle  est  cette  fois  de  nature  théologique; 
elle  remonte  à  quelques  jours  déjà  et  a  commencé  par 
une  chèvre.  Il  faut  raconter  cela. 

Nous  avions  donc  reçu  cette  innocente  dans  un  village 
ami,  et,  par  bonté  de  cœur,  nous  l'avions  donnée  à  nos 
hommes  :  Séliman  s'était  seulement  réservé  un  gigot 
.pour  nous,  et,  vu  l'état  de  sa  mâchoire,  un  morceau  de 
foie  pour  lui.  Tout  le  reste  devait  être  partagé  entre  les 
divers  carrés  ou  Kambis  de  la  caravane,  qui  sont  au 
nombre  de  cinq  : 

Le  carré  de  Fardyattah,  composé  de  huit  vieux  esclaves 
musulmanisés  des  campagnes  de  Bagamoyo,  gens  calmes 
un  peu  bêtes  et  pas  méchants; 

Celui  de  Mpenda-Safari,  comprenant  des  jeunes  gens 
de  rintérieur,  remuants,  tapageurs,  dernièrement  arrivés 
à  la  Côte  où,  pour  la  forme,  ils  se  sont  laissé  enrôler 
dans  l'Islam; 

Celui  de  Darincjo,  groupe  d'indépendants; 

Celui  de  Mbéga,  païens  réfractaires  au  Coran,  bons 
enfants; 

Enfin  celui  do  Hamis,  ramassis  de  Mombassiens  crapu- 
leux, musulmans  enragés,  les  purs  des  purs. 

Ainsi,  chaque  caiTé  a  son  chef,  son  campement,  son 
esprit,  ses  principes  et  sa  marmite.  Quand  on  distribue 
du  linge  et  des  perles  de  verre,  c'est  au  chef  qu'on  les 
donne  pour  qu'il  les  répartisse;  quand  on  remarque  un 
manquement,  c'est  à  lui  qu'on  s'adresse;  quand  on  tue 
une  bête,  c'est  à  lui  que  revient  la  part  cédée,  toujours 
faite  proportionnellement  à  l'importance  de  son  groupe. 

Or,  cette  première  chèvre  ayant  été  abandonnée  à  la 
caravane,  Ali,  du  carré  de  Mombassa,  celui-là  même  qui 
renouvela  dernièrement  à  Vanga  les  merveilles  de  Sam- 
son,  Ali  s'en  empara,  l'égorgea  et  la  divisa,  sous  le  pré- 
texte modeste  que  lui,  seul  avec  les  camarades  de  son 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA  NDJARO  IIU 

groupe,  possédant  la  plénitude  de  la  perfection  musul- 
mane, l'animal  devait  être  tué  de  ses  mains,  pour  ne  pas 
être  souillé.  Seulement,  les  parts  étant  faites,  on  remarqua 
{jue  cette  chèvre  extraordinaire  n'avait  ni  coeur,  ni  foie, 
ni  poumon,  ni  pattes,  ni  tête... 

Le  jour  d'après,  un  mouton  nous  ayant  été  pareillement 
donné  par  un  chef,  les  néophytes  de  Mpenda-Safari, 
heureux  de  s'exercer  et  de  partager  à  leur  tour,  égor- 
gèrent la  bête.  Là-dessus,  grand  tapage.  «  Sale  cha- 
rogne! s'exclament  les  gens  de  Mombassa  :  elle  est 
crevée  entre  des  mains  impures.  Plutôt  mourir  que 
d'en  manger!  »  Les  vieux  esclaves  de  Bagamoyo  ont 
bonne  envie  d'y  mettre  la  dent,  mais,  par  respect  humain, 
ils  anirment  que  cette  viande  est  aussi  contraire  à  leur 
conscience.  Les  indépendants  trouvent  la  bête  belle  et 
bonne.  Les  païens  affirment  avec  une  audace  scanda- 
leuse que  lors  même  qu'elle  serait  morte  depuis  quatre 
jours,  ils  ne  la  laissei'aient  pas  perdre  pour  si  peu.  D'où 
discussion,  discorde  et  injures. 

Une  autre  fois,  nous  recevons  un  vieux  bouc.  Les 
purs  de  Mombassa  l'égorgent,  mais,  pour  se  venger  de 
l'affront  qu'on  leur  a  fait,  les  autres  crachent  dessus. 

Aujourd'hui,  voici  la  ([uerelle  qui  recommence,  les 
Mombassiens  tenant  pour  abominable  tout  animal  cpie 
leurs  mains  sacrées  n'ont  pas  tué.  Mgr  de  Courmont  dit 
son  bréviaire,  assis  sur  un  tronc  d'arbre;  le  P.  Auguste 
montre  à  Séliman  la  manière  d'éplucher  des  oignons 
sans  pleurer;  pour  moi,  j'écoute  le  débat  et  insensi- 
blement m'y  trouve  mêlé. 

"  —  Par  ainsi,  mes  garçons,  vous  ne  mangez  que  de 
la  viande  pure? 

«  —  Toujours. 

«  —  Et  la  viande  pui"e,  c'est... 

«  —  C'est  celle   d'une   bête    qu'un  vrai   musulman  a 


13-2  AU  KILIMA-NDJAUO 

égorgée,  en  se  tournant  du  coté  de  Maka  (la  Mecque) 
et  en  disant  :  Bismillah! 

«  —  Ah!  oui,  par  exemple,  un  cochon  que  je  tourne 
du  côté  de  Maka... 

«  —  Oh!  là!  Kl!  de  n'importe  quel  côté,  celui-là  ne 
vaut  jamais  rien! 

«  —  Il  y  a  donc  des'animaux  purs  et  des  animaux 
impurs? 

«  —  Mais  oui! 

«  —  Les  rats,  les'chats,  les  chiens,  les  singes?... 

«  —  Impurs. 

«  —  Le  chameau? 

«  —  Pur,  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  pur  :  c'est  la  viande 
de  Moliammed! 

«  —  L'hippopotame? 

«  —  Pur...  Non!  impur...  Enlin...  » 

Ici,  le  cas  est  embarrassant  et  les  avis  sont  partagés, 
riamis,  le  chef  de  la  bande,  vient  à  la  rescousse  et 
donne  le  principe  : 

«  —  Ecoute  bien,  me  dit-il,  voici  la  règle  qui  t'éclai- 
rera  :  toutes  les  bètes  sont  pures  qui,  après  avoir  mangé, 
l'ont  de  la  bouche  comme  ceci;  —  et  il  fait  les  mouve- 
ments d'une  vache  qui  rumine;  —  les  autres,  non. 

«  —  Alors,  dis-je,  pourquoi  manges-tu  les  poules? 

Cette  question  jette  largumentateur  dans  une  grande 
{)erplexité.  Les  musulmans  sont  visiblement  gênés,  les 
païens  exultent,  et  mon  ami  -Mjjéga  reprend  triompha- 
lement : 

«  —  C'est  cela,  pourquoi  manges-tu  les  poules? 

«  —  Et  pourquoi,  fait  un  autre,  n'égorges-tu  pas  les 
poissons? 

«  —  Les  poissons,  reprend  Hamis  qui  a  retrouvé  son 
aplomb,  ce  ne  sont  pas  des  bêtes;  et  quant  aux  poules, 
eh  bien!  les  poules  ruminent! 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-XDJARO  133 

«  —  Les  poules  ruminent? 

«  —  Aussi  sûr  que  c'est  sûr;  elles  ruminent  un  peu; 
mais,  comme  elles  ne  font  cela  que  la  nuit,  nous  ne  les 
voyons  pas  bien. 

.  "  —  Au  fond,  conclut  JMbéga  d'un  air  goguenard,  cela 
peut  tout  de  même  leur  arriver  de  temps  en  temps,  quand 
elles  tètent! 

Sur  cette  remarque  ingénieuse,  je  continue  : 
-  «  —  Voyons,  Hamis,  qui   est-ce  qui  a  fait  toutes  les 
bêtes,  pures  et  autres? 

«  —  C'est  Dieu. 

«  —  C'est  Dieu,  tu  as  bien  dit.  Or,  Dieu  qui  est  tout 
grand,  tout  parfait,  tout  bon,  peut-il  faire  quelque  chose 
d'essentiellement  sale?  Il  ne  le  peut  pas.  Si  quelqu'un  fait 
une  chose  sale,  c'est  qu'il  est  sale  lui-même.  Lors  donc 
que  toi,  Ilamis,  et  toi,  Ali,  et  toi,  Abdallah,  vous  dites  des 
bêtes  créées  par  Dieu  :  celle-ci  est  pure  et  celle-là  ne  l'est 
pas,  vous  jugez  l'œuvre  de  Dieu  et  vous  blasphémez.  Dieu 
a  bien  fait  tout  ce  qu'il  a  fait;  seulement,  c'est  à  nous  à 
voir  ce  qvii  nous  convient  et  ne  nous  convient  pas  comme 
nourriture,  médecine,  boisson  et  le  reste.  » 

Après  un  silence  embarrassé,  AU,  qui  est  un  malin, 
réiDond  avec  assurance  : 

«  —  Ce  n'est  pas  nous  qui  avons  fait  la  loi,  c'est 
Mohammed.  Il  n'y  a  rien  à  dire  à  cela! 

«  —  Il  y  a  beaucoup  à  dire,  Ali.  Qu'est-ce  que  Moham- 
med lui-même  pour  faire  à  Dieu  des  observations  sur  les 
animaux  qu'il  a  créés?  Diras-tu  que  Mohammed  a  reçu 
cette  loi  de  Dieu? 

«  • —  Précisément,  maître,  je  n'y  avais  pas  pensé! 

«  ■ —  Eh  bien,  s'il  a  reçu  cette  loi  de  Dieu,  il  aurait  dû 
nous  en  donner  des  preuves,  faire  des  miracles,  ressus- 
citer des  morts...  Au  lieu  de  cela,  il  n'a  jamais  fait  que 
piller  des  caravanes,  rêver  que  la  lune  lui  passait  dans  la 


134  AU  KILIMA-NDJARO 

manche,  monter  au  ciel  sur  une  jument.  Après  quoi,  il 
disait  :  «  Si  vous  ne  me  croyez  pas,  je  vous  coupe  le 
«  cou!  »  Est-ce  là  une  manière  de  faire  les  choses,  voyons! 
quand  on  est  vcritahlement  envoyé  de  Dieu?  » 

Silence  général.  Les  païens  sourient  d'aise,  mais  les 
musulmans  sont  consternés.  Je  reprends  : 

«  —  Puisque  vous  ne  pouvez  pas  répondre,  je  vais  le 
faire  pour  vous;  écoutez  bien.  Il  y  a  longtemps,  très  long- 
temps, Dieu  créa  le  monrlo  et  tout  ce  qu'il  y  a  dedans, 
dessus  et  dessous.  Et  tout  ce  qui  tomba  de  sa  main  est 
bon,  du  moins,  pour  ce  qu'il  a  voulu  en  faire.  Et  au-dessus 
des  pierres,  du  plomb,  du  fer  et  de  l'argent,  au-dessus  des 
herbes,  au-dessus  des  bêtes,  il  plaça  Thomnie  et  il  lui  dit  : 
«  Tout  cela  est  pour  toi.  Sers-t'en,  soit  pour  te  nourrir, 
«  soit  pour  te  guérir,  soit  pour  embellir  ton  séjour  qui 
«  sera,  par  ailleurs,  bien  assez  triste.  Mais  pas  d'excès  : 
«  prends  ce  qui  t'est  bon  pour  une  fois,  laisse  le  reste 
«  pour  plus  tard,  ^"oilà  une  femme,  rien  qu'une  :  elle  sera 
«  ta  compagne  dans  la  vie,  mais  pas  ton  esclave.  Les 
«  chèvres  marcheront  en  troupeau,  avec  le  bouc;  mais 
«  les  hommes  iront  famille  par  famille,  le  père,  la  mère 
«  et  les  enfants.  Et  vous  serez  tous  frères,  et  vous  m'ado- 
«  rerez,  et  vous  me  servirez,  et  vous  ne  tuerez  point,  et 
«  vous  ne  volerez  point,  cl  \ous  ne  ferez  point  d'adultère. 
«  Et,  à  mesure  que  chacun  mourra,  je  demanderai  compte 
«  à  son  âme  de  ce  qu'il  a  fait  pendant  son  passage  à 
«  travers  la  vie.  »  Ecoutez  donc,  têtes  de  citrouilles!  » 

Cette  dernière  observation,  toute  paternelle,  était  deve- 
nue nécessaire;  car  toutes  les  fois  qu'on  cause  morale 
avec  un  musulman,  incontinent  son  attention  faiblit. 

«  ^-  Donc,  mes  amis,  les  hommes  se  multiplièrent;  et, 
en  se  multipliant,  en  se  dispersant,  en  suivant  chacun 
leur  genre  de  vie,  les  uns  devinrent  blancs,  les  autres 
jaunes  et  d'autres  noirs;   mais  nous  sommes   tous  des 


DE  ZANZiIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  135 


mêmes  père  et  mère,  dont  je  n'ai  jamais  vu  la  couleur. 
C'est  comme  les  i^ois  :  il  y  en  a  de  gris,  de  rouges,  de 
blancs,  de  petits,  de  moyens  et  de  gros,  mais  ce  sont  tout 
de  même  des  pois...  [Assentiment  généra.1.) 

«  Seulement,  voilà,  en  devenant  plus  nombreux,  les 
gens  devinrent  moins  bons. 

«  —  Toujours  comme  cela,  fait  un  assistant. 

«  —  Et  Dieu  se  choisit  sur  la  terre  une  tribu  pour 
garder  ses  enseignements  et,  dans  cctfe  tribu,  lui  chef 
pour  la  diriger.  Or,  la  tribu  fut  celle  des  Juifs,  et  le  chef 
s'appela  Moïse,  Moussa,  comme  vous  dites. 

«  —  C'est  juste,  interrompent  quelques-uns  :  c'est 
incroyable  comme  il  connaît  notre  religion! 

»  —  Ah!  notre  religion,  dit  Ali,  ils  la  connaissent  mieux 
((ue  nous,  mais  ils  n'en  veulent  pas.  Leur  cœur  est  endurci. 

(>  —  Non,  dis-je,  mon  pauvre  Ali,  notre  cœur  n'est  pas 
endurci.  J'ai  étudié  ta  religion  et  j'ai  étudié  la  mienne  : 
c'est  à  cela  que  nous  passons  notre  vie.  Et  c'est  parce  que 
nous  les  connaissons  très  bien  toutes  les  deux,  c'est  parce 
que  nous  voulons  sauver  notre  âme,  c'est  parce  que  nous 
voyons  la  vérité,  que  nous  ne  sommes  point  musulmans, 
mais  chrétiens. 

«  —  Et  Moussa? 

«  —  Bien.  Dieu  di(  à  Moussa  :  Un  jour,  j'enverrai  quel- 
qu'un dans  le  monde  qui  lui  donnera  la  relieion  parfaite, 
définitive,  universelle,  et  après  lequel  il  n'y  aura  plus  rien 
à  dire;  on  le  reconnaîtra  à  tel  et  tel  signe.  Mais,  en  atten- 
dant, c'est  toi.  Moussa,  qui  seras  le  chef  de  cette  tribu  et 
tu  lui  donneras  une  loi  particulière,  afin  qu'on  la  distingue 
parmi  toutes  les  autres. 

('  Et  il  fut  fait  ainsi.  Et,  dans  la  loi  que  Moussa  donna 
aux  Juifs,  il  était  défendu  de  manger  les  poissons  sans 
écailles,  le  hibou,  le  lièvre,  le  porc,  ainsi  que  les  autres 
animaux  morts  de  maladie,  étouffés,  non  saignés.  Pour- 


136  AU  KILIMA-NDJARO 

quoi?  Ce  n'est  pas  notre  affaire.  Peut-être  voulait-on  for- 
mer ces  gens-là  à  l'obéissance  et  les  séparer  nettement 
des  tribus  païennes  qui  les  environnaient.  Ces  prescrip- 
tions, d'ailleurs,  étaient  excellentes  pour  la  santé  et  le 
développement  du  peuple. 

«  Plus  tard,  Dieu  envoya  lui-même  Celui  qu'il  avait 
promis  :  ce  fut  Jésus,  que  vous  appelez  Ira. 

«  —  C'est  vrai.  »  .4  pai-i  ;  «  Ce  diable  d'Européen  con- 
naît tout.  Pour  sûr,  il  a  lu  le  Coran?  » 

«  — ^  Et  l'on  sut  bien  qu'Iça  était  l'envoyé  de  Dieu,  parce 
que  toutes  les  j)r(ipbéties  (|ui  avaient  été  faites  à  son 
sujet  depuis  des  centaines  et  des  milliers  d'années  se 
trouvèrent  réalisées  dans  sa  personne.  De  plus,  pour 
prouver  que  Dieu  était  avec  lui,  au  nom  de  Dieu,  il 
guérit  des  malades  d'un  seul  mot,  il  ressuscita  des  morts, 
il  fit  les  choses  les  plus  extraordinaires. 

«  Alors,  il  dit  :  Jusqu'à  présent,  vous  aviez  deux  cho- 
ses, la  Religion  et  la  Loi.  La  Religion  est  pour  tout  le 
monde  et  il  faudra  s'en  aller  l'enseigner  à  toutes  les 
tribus  de  la  terre,  aux  Blancs  et  aux  Noirs.  C'est  ce 
qu'on  fit  :  on  l'enseigna  d'abord  aux  Blancs,  et  mainte- 
nant les  Blancs  viennent  l'enseigner  aux  Noirs.  Et  c'est 
pourcjuoi  nous  voilà,  nous  trois,  au  milieu  de  vous,  mes 
chers  petits  amis!  [Marques  cV êtonnemcnt  :  les  païens  sou- 
rient de  bonheur,  les  Musulmans  montrent  un  dépit  visible.) 

«  Donc,  la  religion  de  Dieu  et  d'Iça,  c'est  pour  tout  le 
monde.  Quant  à  la  loi  des  Juifs,  eh  bien!  c'est  la  loi  des 
Juifs.  Les  Arabes,  qui  sont  leurs  frères,  en  ont  pris  une 
partie,  et  c'est  pourquoi  eux  n(jn  plus  ne  mangent  pas 
telle  et  telle  viande.  Mais  ni  vous  ni  moi  ne  sommes  ni 
Juifs  ni  Arabes;  nous  ne  sommes  donc  pas  obligés  de 
suivre  les  Arabes  et  les  Juifs.  Chaque  tribu  a  ses  cou- 
tumes. Est-ce  que,  parce  que  les  Banyans  ne  tuent  pas 
leurs  puces,  vous  devez  respecter  les  vôtres?  » 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-XD.IAUO  1.37 

Une  voix  :  «  Moi,  je  tue  toutes  les  miennes!  » 

Pendant  qu'on  rit  de  cette  confidence,  je  cherche  à  lire 
sur  les  tètes  qui  m'entourent,  l'elTet  de  mon  homélie  : 
<(  Sortons  d'ici,  dit  AH  à  roreillc  de  son  yoisin.  Il  est 
capable  de  nous  pervertir!  » 

«  —  Te  pervertir,  Ali?  Tu  l'es  depuis  longtemps,  des 
pieds  jusqu'aux  cheveux,  mon  pauvre  ami!...  Voyons, 
qui  est-ce  qui  fait  la  pureté  de  l'âme? 

«  —  C'est  de  ne  jamais  manger  de  viande  souillée! 

«  —  Non,  Ali.  La  viande  souillée  ne  souille  que  le 
ventre!  Tu  confonds  ton  ventre  avec  ton  àme,  Ali!  (Rires 
et  npprobations  bruyantes  de  la  part  des  pa'iens  et  des  indé- 
pendants.) 

Je  reprends  : 

«  Ce  qui  souille  l'âme  c'est  de  faire  autrement  que 
Dieu  ne  l'a  établi.  Par  exemple  quand  Dieu  maria  Adam, 
(jui  fut  le  premier  homme,  combien  lui  donna-t-il  de 
femmes? 

«  — ■  Une,  répond  quelqu'un. 

«  —  Eh  bien!  alors,  pourquoi  vous  autres  Musulmans 
lui  en  donnez-vous  quatre,  et  lui  en  permettez-vous,  à 
côté,  tant  qu'il  en  peut  rassembler? 

«  —  C'est,  répond  Ali,  ini  privilège  des  Musulmans... 

«  —  Oui,  un  privilège  que  les  Musulmans  se  donnent, 
mais  que  Dieu  ne  permet  pas...  Voilà  ce  qui  souille 
l'âme!  Ce  qui  souille  l'âme  encore,  c'est,  par  exemple, 
de  s'en  aller  dans  l'intérieur  piller  des  villages  paisibles, 
voler  de  l'ivoire,  ramasser  hommes,  femmes  et  enfants 
sans  défense,  les  mettre  â  la  chaîne  et  les  vendre  ensuite 
à  la  Cote,  comme  des  troupeaux  de  bêtes,  eux  C{ui  sont 
vos  frères  et  les  créatures  bien-aimées  de  Dieu.  Ce  qui 
souille  l'âme,  c'est  de  commettre  tous  ces  vols  et  tous 
ces  adultères.  Ce  qui  souille  l'âme,  c"est  de  tenir  entre 
vous,  comme  vous  faites,  des  propos  capables  de  ren- 


138  AU  KILIMA-NDJARO 

verser  des  singes.  Hypocrites,  vous  vous  lavez  le  cori^K 
jour  et  nuit,  et  jovu'  et  nuit  vous  salissez  votre  âme.  Iça 
a  bien  parlé  de  vous  quand  il  vous  a  comparés  à  ces 
tombeaux  que  vous  couvre/,  de  chaux  dans  vos  cime- 
tières; vus  du  dehors,  ils  sont  tout  resplendissants  de 
blancheur;  ouvrez-les,  vous  n'y  trouverez  que  pourri- 
ture et  infection...  » 

«  —  Avec  tout  cela,  reprend  mon  adversaire  après  un 
long  silence,  nous  oublions  d'aller  manger... 

"  —  Oui,  je  te  comprends,  mais  réponds-moi  d'abord. 

«  —  Eh  bien!  dit  Ali  en  se  levant,  la  réponse  est  facile. 
Quand  un  Musulman  a  péché,  tout  simplement  il  se  lave 
les  mains  en  répétant  la  formvde  de  sa  foi  :  «  La  Ilaha  il 
Allah,  wa  Mohammad  rassoul  Allah!  »  (Il  n'y  a  de  Dieu 
que  Dieu,  et  Mohammed  est  l'envoyé  de  Dieu!)  Voilà,  et 
le  péché  est  effacé!...  Quant  aux  sauvages  de  l'Intérieur, 
Dieu  nous  les  a  livrés  comme  esclaves,  car  il  est  écrit  : 
«  Le  païen  dessous,  le  Musulman  dessus!...  » 

Mais  à  peine  Ali  a-t-il  achevé  de  proférer  cette  fière 
maxime  avec  une  satisfaction  supérieure,  que  mon  ami 
Mbéga  ramassant  une  poignée  de  bouse  de  vache  la  jette 
à  la  figure  de- l'orateur  en  sécriant  : 

«  Tu  mens  :  le  Musulman  dessous, et mavi par-dessus!  » 

C'est  le  résumé  et  la  fin  de  la  réunion  contradictoire 
qui  se  termine,  comme  à  Paris,  dans  une  bagarre  pitto- 
resque. 


Eh  bien!  lecteurs,  voilà  llslam. 

Certes,  nous  sommes  remplis  de  vénération  pour  l'an- 
tique patriarche  Abraham,  celui  qui  mit  au  monde  Ismaël 
et  Isaac,  unum  de  ancilla  et  unum  de  libéra.  Mais,  révé- 
rence gardée,   il  faut  tout  de  même  convenir  que  cette 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  139 

progéniture,  clans  la  personne  des  Arabes  et  des  Juifs, 
nous  cause  bien  du  tintouin,  à  nous  les  Gentils,  pauvres 
enfants  de  Cham  et  de  Japhet! 

D'un  côté,  les  Chamistes  africains  joignent  à  une  bonne 
nature  le  sentiment  de  leur  infériorité  relative  aiupicl 
s'ajoute  encore  la  couleur  humiliante  de  la  peau. 

D'un  autre,  les  Japhétiques,  les  Aryens,  les  Européens 
si  l'on  veut,  éblouis  par  l'éclat  de  leur  civilisation  maté- 
rielle, vaniteux,  jouisseurs,  intelligents  sans  doute,  mais 
distraits,  sont  par-dessus  tout  supérieurement  naïfs. 

Enfin,  à  côté  de  leurs  frères  puinés,  ou  parmi  eux,  les 
Sémites  sont  pétris  d'une  hypocrisie  si  profonde  qu'elle 
ressemble  à  la  loyauté  même,  dune  rouerie  si  naturelle 
qu'on  la  confond  avec  la  simplicité  bonasse,  d'un  senti- 
ment si  intime  de  leur  supériorité  surnaturelle  que  rien 
jusqu'ici  n'a  pu  le  réduire.  Et  ils  s'en  vont  parmi  nous, 
les  Noirs  et  les  Blancs,  écrasant  les  faibles,  minant  les 
forts,  profondément  convaincus  que  tout  est  licite,  sou- 
vent méritoire,  contre  ceux  des  hommes  qui  ne  sont  pas 
«  Fidèles  »,  c'est-à-dire  qui  ne  sont  pas  Juifs  ou  qui  ne 
sont  pas  Musulmans.  C'est  là  leur  force. 

Et  chose  singulière!  Ces  hypocrites  et  irréconciliables 
ennemis  ont  parmi  nous  des  partisans.  Beaucoup  d'hom- 
mes politiques,  d'orateurs,  d'écrivains  —  et  pas  des 
moindres  —  disent  que  l'Islam  doit  être  favorisé  en 
Afrique  comme  un  étage  vers  la  Civilisation... 

Entendons-nous.  Si  par  Civilisation  africaine,  on  com- 
prend un  état  dans  lequel  les  Noirs  porteront  de  longues 
chemises  blanches,  l'Islam  peut  contribuer  à  amener  ce 
résultat;  mais  si  l'on  pense  que  la  Civilisation  doit  être 
un  développement  intellectuel  et  une  amélioration  morale, 
l'Islam  est  fatal  à  la  race  noire.  Après  l'avoir  soulevée 
légèrement  et  dégagée  de  quelques  pratiques  païennes,  il 
la  fixe  éternellement  dans  un  fanatisme  orgueilleux,  une 


110  AU  KILIMA-NDJARO 

irréconciliable  défiance,  une  hypocrisie  souveraine  et  une 
immoralité  crapuleuse. 

Les  païens,  fétichistes,  anthropophages,  sauvages,  tout 
ce  (ju'on  voudra,  peuvent  être  hostiles  aussi  à  la  Civi- 
lisation européenne  —  et  comment  ne  le  seraient-ils  pas 
quand  cette  Civilisation  est  parfois  si  étrangement  repré- 
sentée? —  mais  au  fond,  ils  aiment  l'Européen,  et  s'il  a 
soin  de  se  montrer  constamment  au  milieu  d'eux  comme 
un  être  juste,  digne  et  bon,  ils  l'aiment  avec  enthousiasme  : 
les  païens,  en  Afric^ue,  sont  une  réserve  précieuse  pour 
la  Civilisation  et  la  Foi,  les  Musulmans  y  représentent  un 
champ  à  jamais" stérilisé.  C'est  là  qu'est  la  dilTérence  et 
tout  véritable  ami  du  progrès  l'appréciera. 

Cependant,  disent  les  théoriciens,  lorsque  l'Islam 
trionq^he  en  un  point  du  continent  noir,  il  y  met  pour- 
tant fin  à  de  grands  maux  :  à  livresse,  par  exemple, 
à  rantliropophagie. 

(^)ue  l'Islam  supprime  l'ivresse,  la  meilleure  preuve 
à  donner  du  contraire  est  ce  fait  que  dans  la  ville  de  Zan- 
zibar, où  la  population  est  musulmane,  des  chargements 
entiers  de  gin  et  d'alcool  frelaté  s'écoulent  avec  une 
rapidité  effrayante.  Seulement,  tout  cela  s'absorbe  de  nuit 
et  à  la  maison  :  les  Européens  qui  passent  n'en  voient 
rien.  Ils  sont  les  seuls  à  toud)er  dans  la  rue... 

Quant  à  ranthropophagie,  il  ne  faut  pas  croire  qu'elle 
soit  universelle  en  Afrique  :  l'horrible  coutume  e^st  lo- 
calisée en  certaines  tribus  connues,  spéciales,  et  ce  sont 
précisément  ces  tribus-là  Cjue  les  Musulmans  respectent, 
et  pour  cause. 

Mais  l'Islam  aurait  l'avantage  de  diminuer  sinon  de 
supprimer  ces  habitudes  vicieuses  ou  criminelles,  en 
quoi  la  Civilisation  s'en  trouverait-elle  mieux  s'il  les 
remplace  par  ce  fanatisme  irréductible,  cette  immoralité 
dégradante  et  ces  maladies  honteuses,  fatales  aux  races 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-XDJARO 


qui  en  sont  infectées,  et  dont  il  a  la  triste  spécialité?  Et 
d'un  autre  coté,  cjui  nous  dira  lesquels  font  le  plus  de 
victimes  des  quelques  trilnis  anthropophages  destinées 
bientôt  à  cesser  leurs  pratiques  devant  les  forces  euro- 
péennes grancUssantes,  ou  des  Musulmans  eux-mêmes 
qui  considéreront  toujours  les  «  Infidèles  »  comme  autant 
de  troupeaux  à  exterminer  ou  à  réduire  en  esclavage,  à 
capturer,  à  exporter  et  à  vendre? 

Il  existe  un  autre  préjugé.  On  pense  qu'il  est  natiux-l 
que  les  missionnaires  chrétiens  et  les  Musulmans  soient 
mécontents  les  uns  des  autres  à  cause  du  choc  de  leurs 
opinions  religieuses.  Mais,  dit-on,  prenez  vm  «  lilire 
penseur  »  qui  sache  faire  des  concessions  et  au  besoin 
des  avances  aux  idées  confessionnelles  des  fils  de  Moliain- 
med;  vous  verrez  le  succès  I  —  J'entends  bien  :  iniplacaliL- 
contre  l'exercice  de  la  foi  et  de  la  charité  chrétiennes,  on 
sera  plein  de  déférence  pour  la  propagande  musulmane, 
on  la  favorisera,  on  la  paiera.  Eh  bien!  en  cela  encore,  en 
cela  surtout,  le  «_  libre  penseur  i>  qui,  pour  le  dire  en 
passant,  a  son  dogme  à  lui  d'autant  plus  tolérant  qu'il 
n'en  a  pas  conscience,  sera  supérieurement  joué.  Le 
Musulman  en  effet  respecte  encore,  même  il  admire, 
souvent  il  aime  le  missionnaire  catholic|ue  dont  il  sait  la 
foi  et  le  dévouement:  mais  tout  en  profitant  de  l'aide  qu'il 
en  retire,  il  est  plein  du  plus  profond  mépris  pour  ces 
apostats  du  Christianisme  dont  les  uns  contrefont  mal  les 
Musulmans  et  dont  les  autres  affectent  vis-à-vis  de  la 
Religion  et  de  Dieu  une  inexplicable  indifférence.  Que  de 
fois  on  nous  a  dit  :  Vous,  les  Padri,  vous  serez  encore 
sauvés  sans  doute,  par  la  grande  miséricorde  d'Allah! 
Car  vous  croyez  en  lui,  vous  le  servez,  vous  l'invoquez, 
vous  adoptez  même  en  son  nom  un  genre  de  vie  dont  nos 
plus  grands  saints  ne  seraient  pas  capables.  Mais  ces 
Européens  vos  frères,  qui  ne  prient  jamais,  quelle  diffé- 


142 


AU  KILIMA-NDJAHÛ 


rence  y  a-t-il  entre  eux  et  la  bête?  Et  comment  Dieu,  que 
ces  infidèles  n'ont  jamais  voulu  reconnaître  pendant  leur 
vie,  les  reconnaîtra-t-il  à  leur  mort?  Eh  bien!  maudits 
<rAllah,  ils  sont  méprisés  des  Croyants.  » 

Voilà  la  vérité. 

Et  cependant,  le  Musulman  a  des  manières  qui  sédui- 
sent :  il  sait  être  poli,  hospitalier,  prévenant,  serviable, 
lîénéreux.  A  ces  qualités  de  circonstance,  le  naïf  Aryen 
se  laissera  toujours  prendre  :  «  Baise,  dit  un  de  ses  pro- 
verbes les  plus  caractéristiques  et  les  plus  aimés,  baise 
la  main  que  tu  ne  peux  couper.  « 

Vis-à-vis  des  Kafiri,  de  vous,  de  moi,  toute  la  ligne  de 
conduite  du  Musulman  est  là. 


Un  piège  à  rats. 


XI 


LE    PASSAGE    DU    COL    DE    M  B  A  R  A  M  O  U 


En  garde  contre  reiiiiemi.  —  Face  au  daugcr  !  —  Sur  le  col  de  Mbarainuu. 
Une  nuit  de  misères. 


Nous  voici  au  3  aoûl.  Au  dernier  village  où  ikjus 
sommes,  sur  une  petite  rivière  qui  descend  des  mon- 
tagnes et  va  se  jeter  au  loin  dans  TOumba,  on  nous  dit  : 

«  —  Prenez  garde,  les  Massais  sont  sur  votre  chemin, 
•descendant  chez  les  Digos  pour  y  porter  la  guerre  et  y 
voler  des  boeufs.  Tenez-vous  prêts  à  leur  faire  face,  car, 
en  campagne,  les  Massais  attaquent  tous  ceux  qu'ils 
rencontrent. 

Ceux  qui  nous  parlent  ainsi  sont  des  courriers  qui 
prétendent  avoir  vu  l'ennemi;  ils  paraissent  sincères  et 
nous  devons  prendre  nos  précautions  en  vue  de  tout 
événement. 

A  ceux  des  hommes  qui  sont  armés  de  fusils  à  répé- 
tition, on  fait  donc  une  distribution  extraordinaire  de 
cartouches;  les  autres,  qui  n'ont  que  de  simples  fusils, 
reçoivent  un  supplément  de  poudre,  de  balles  et  de 
capsules.  Après  quoi  l'ordre  du  jour,  l'exercice  et  la 
harangue  : 


AU  KIl.lMA-NDJAUO 


«  Hommes  de  Bagamoyo,  de  Mombassa  et  do  parti lUt, 
écoutez  bien  ! 

«  On  dit  que  les  Massais  sont  sur  le  chemin.  C'est  leur 
afl'aire;  mais  nous  y  sommes  aussi...  Nous  marcherons 
tous  ensemble,  l'un  derrière  l'autre,  le  long  du  sentier, 
'l'outes  les  heures,  arrêt  :  en  dehors  de  là,  défense  de  se 
mettre  en  retard  ou  de  s'écarter  dans  les  brousses... 
Silence  en  marchant  :  pas  de  cris,  pas  de  chants,  pas  de 
tapage.  Le  guide  nous  précédera  de  vingt  pas,  suivi  de 
deux  hommes.  Aussitôt  que  vous  l'entendrez  pousser  le 
cri  :  «  Attention  !  »  vous  vous  arrêterez  tous,  et,  tranquil- 
lement, posément,  à  la  place  que  je  vous  montrerai,  vous 
vous  formerez  en  cercle  étroit,  chacun  derrière  sa  charge. 
Et  ainsi,  accroupis  à  laln-i  des  caisses  et  des  ballots 
d'étoffes,  vous  laisserez  venir  les  Massais  avec  leurs 
lances,  et,  au  commandement,  quand  ils  seront  tout 
près,  feu!  Ils  lomlieront  comme  des  lapins...  Mes  amis, 
lorsque  je  vous  ai  inscrits  à  la  Côte  sur  mon  papier  que 
voici,  vous  m'avez  tous  donné  des  noms  d'hommes; 
cependant,  si,  par  erreur,  une  femme  se  trouvait  parmi 
vous,  qu'elle  se  déclare  !  Elle  restera  ici  ;  quant  à  nous, 
les  autres,  nous  allons  à  la  bataille  !  « 

Des  acclamations  formida])les  saluent  cette  proclama- 
tions renouvelée  des  beaux  jours  de  l'Histoire.  Les  eni- 
vrantes fumées  de  la  gloire  militaire  commencent  à 
me  monter  à  la  tête  et  j'ai  l'idée  d'ajouter,  comme  cet 
héroïque  général  haïtien,  que,  au  moment  de  l'action, 
plus  de  quarante  singes  les  contempleront  du  haut  de 
leurs  arln'cs. 

Mais  Mgr  de  Courmont,  à  qui  je  demande  son  avis, 
me  fait  observer  que  ce  souvenir  classique  aurait  un 
effet  déplorable,  et  je  dis  simplement  : 

«  Passons  à  l'exercice  !  » 

L'exercice  se  fait,  donne  des  .résultats  satisfaisants,  et 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJAUO  lii 

il  est  prouvé   théoriquement  que,  si  nous  sommes  atta- 
qués, nous  nous  couvrirons  de  gloire. 
Il  est  midi.  Nous  nous  mettons  en  niarche. 


Au  sortir  de  cette  riclie  vallée  de  FOumba,  le  pays 
que  nous  avons  à  traverser  reprend  un  aspect  peu 
enchanteur,  mais  moins  alïreux  cependant  que  dans  le 
désert  de  Gourouva,  de  sinistre  mémoire.  Ici  et  là,  des 
baoba])s  ',  des  ébéniers  -,  des  strychnos  %  des  broussailles 
touffues  où,  parmi  les  épines,  des  euphorbes  en  lianes 
et  en  arbres  '  se  mêlent  à  de  grosses  ampélidécs  qua- 
drangulaires-';  de  beaux  groupes  cVadeniurn^  à  fleurs 
rouges,  superbes,  et  partout  cette  passiflorée  étrange 
hérissée  d'épines,  cjue  nous  avons  déjà  rencontrée  et 
dont  un  seul  pied  forme  des  masses  entières  de  verdure. 
Doucement,  nous  montons  vers  un  col  que  nous  devons 
franchir,  le  col  de  Mbaramou.  Le  soleil  est  relativement 
modéré.  A  gauche,  la  montagne;  à  droite,  la  plaine.  Pas 
l'ombre  d'un  Massai. 

Nous  avançons  encore,  montant  toLiji>urs. 

Tout  à  coup,  à  vinyt  pas  en  avant  de  la  caravane,  le 
guide  s'arrête,  lève  la  main  bien  haut,  fait  signe  de 
rester  en  place  et  s'accroupit  sur  le  chemin... 

C'est  le  moment  de  nous  former  en  cercle.  Il  y  a  là, 
tout  à  coté,  un  petit  tertre  qui  convient  à  merveille  pour 
nos   opérations,    d'autant    ({u'il    est    couvert   en    arrière 

'  Ad;in>>iiiua  </(;y//,(/,i,  I,. 

-  DaUii'i-ijia  nrliiilifoliii,  Biikei':  —  f).  iiielanoxiluii ,  Giiill.  ft  l'iir;  — 
D.  .v;i.vii/(7i.s,  Ilouk;  —  D.  bracicotdl:!,  Br.icer. 

•'  Stnjchiios  Xjiiiuis:i,  llaw. 

'  Euphorbia  liriti-alli,  I..;  —  E.  Spi'C. 

'  Vitis  'lUadraiigiiLiris,  L.;  T.  crnssifului,  Biik{.'r:  W  ^[o■ssalnbicellsi^■, 
Kl.  (^\c. 

'•  Adcniuiii  specujsuui,  FcnzI. 

10 


lif,  AU  KILIMA-NDJARO 


par  des  hroussailles  épineuses  qui  diminueront  l'aire  à 
défendre;  mais,  à  vrai  dire,  nos  liommes  ont  maintenant 
l'air  beaucoup  moins  valeureux  qu'à  l'exercice.  Plus 
n'est  besoin  de  recommander  le  silence  :  chaque  guer- 
rier ne  le  trouble  même  pas  de  son  souffle. 

Enfin,  voyant  toujours  le  guide  inspecter  le  sentier, 
comme  hypnotisé  devant  un  point  précis,  nous  nous 
demandons  s'il  ne  consulte  pas  les  sorts,  et,  un  pas 
entraînant  l'autre,  nous  le  rejoignons  tout  doucement  : 

«  —  Qu'est-ce?  »  lui  demande-t-on? 

Et,  d'un  air  profondément  anxieux,  il  nous  montre  du 
doigt...  une  bouse  de  vache  ! 

Un  grand  éclat  de  rire  accueille  cette  révélation  sur- 
prenante. 

X  II  n'y  a  pas  de  quoi,  reprend-il  indigné;  cette  bouse 
ne  s'est  pas  faite  toute  seule  !  » 

A  l'appui  de  cette  observation,  très  judicieuse  au  fond, 
nous  distinguons  bientôt  des  traces  de  pas  nombreuses, 
pas  d'hommes  et  pas  de  bœufs.  Des  hei'bes  bi'outées,  des 
branches  cassées,  et  enfin  de  petits  sentiers  tout  frais 
ouverts  et  s'enfonçant  dans  la  plaine  de  l'Oumba  nous 
convainquent  bientôt  qu'on  ne  nous  avait  pas  trompés  : 
ce  matin,  les  Massais  ont  passé  par  ici,  emmenant  avec 
eux,  comme  ils  le  font  toujours,  quelques  vaches  pour 
leur  entretien,  et  c'est  en  cet  endroit  qu'ils  ont  laissé  le 
chemin  pour  s'enfoncer  dans  le  désert  et  gagner  la 
rivière  en  droite  ligne. 

A  cette  constatation,  nos  courageux  guerriers  respi- 
rent bruyamment,  parlent  tous  ensemijle,  rient,  exultent 
et  se  disent  nuituellement  :  «  C'est  dommage.  Nous  le* 
aurions  exterminés  !  » 


Fijr.  29.  —  Euphorbe  des  montagnes  {Col  de  Uharamou).  Dessin  Je  Myi'  Le  Roy. 


DE  ZANZIBAR  AU  KII.IMA-XD.IARO  14» 


Avançant  toujours  et  toujours  montant,  nous  nous 
trouvons  l)icnt6t  sur  la  crête  du  contrefort  (|ue  nous 
avons  à  passer.  Là,  le  spectacle  est  magnifique. 

Derrière  nous,  nous  avons,  depuis  Bwiti,  laissé  trois 
demi-cercles  de  montagnes  orientées  dans  leur  ensemble 
du  sucl-est  au  nord-ouest  :  le  premier  de  Bwiti  à  Domho, 
le  second  de  Bombo  à  Panga,  le  troisième  de  Panga  au 
col  de  Mbaramoii,  où  nous  sommes.  La  plaine  s'étend  au 
loin,  grise  et  immense.  Au  nord,  les  pittoresques  mon- 
tagnes de  Taita  dont  la  silhouette  bleue  se  perd  dans  le 
bleu  du  ciel.  En  face,  la  chaîne  de  Paré  que  nous  devons 
rejoindre  et  dont  une  grande  plaine  nous  sépare. 

Assis  sur  les  pierres,  délivrés  des  Massais,  contents 
d'apercevoir  enfin  ce  nouveau  pays  où  nous  allons  nous 
engager  et  que  nous  dominons  du  regard,  nous  nous 
reposons  volontiers  à  l'ombre  des  maigres  arbustes  de 
la  montagne  [fig.  29\  Malheureusement,  il  n'y  a  point 
d'eau  et  le  sol,  très  pierreux,  ne  nourrit  guère  qu'une 
grande  euphorbe  arborescente,  d'un  aspect  pittoresque 
et  sauvae-e. 


Sur  la  pente  que  nous  avons  maintenant  à  descendre, 
le  paysage  est  plus  fourni  et  plus  gai.  A  chaque  instant, 
des  bandes  de  cailles,  de  francolins  et  de  pintades  s'en- 
volent à  tire-d'aile  et  tout  le  monde  marche  allègrement 
^ers  le  campement  où  Mgr  de  Courmont,  qui  est  à  l'avant, 
a  fixé  sa  tente  :  c'est  au  milieu  de  la  plaine  déserte  où 
seuls  quelques  acacias  étendent  çà  et  là  leurs  branches 
épineuses  et  leur  feuillage  délié.  Pas  d'eau,  pas  de  bois. 
On  s'arrête,  parce  que  la  nuit  qvù  tombe  ne  permet  pas 


15(1  AU  KILIMA-ND.IARO 

d'aller  plus  loin  et  on  s'installe  tant  bien  que  mal  dans 
l'espoir  au  moins  de  i^asser  une  bonne  nuit. 

Or  voilà  que  tout  doucement  les  nuages  qui  couvraient 
le  ciel  semblent  descendre  vers  nous,  se  fondant  en  une 
pluie  qui,  faible  d'abord,  devient  de  plus  en  plus  dense. 
Qu'allons-nous  devenir?  Ici,  pas  un  arbre,  pas  un  ar- 
buste, pas  une  broussaille  pour  s'abriter.  Peu  à  peu  les 
feux  s'éteignent  sous  l'eau  qui  tombe.  Les  porteurs  ras- 
semblés par  petits  groupes,  acci^oupis,  présentent  leur 
dos  à  l'inclémence  du  ciel;  d'autres,  plus  familiers,  se 
glissent  sous  nos  tentes  d'où  nous  n'avons  pas  le  courage 
de  les  chasser;  ils  s'enhardissent,  se  pressent,  se  ramas- 
sent, c'est  comme  une  nichée  de  rats  dans  un  trou.  Mais 
la  fatigue  est  telle  qu'on  dort  quand  même,  de  temps  en 
temps,  tout  en  roulant  l'un  sur  Taulrc  parmi  les  caisses 
(jui  croulent  et  les  ballots  qu'on  pince,  les  prenant  pour 
des  dormeurs  gênants  et  obstinés. 

Et  sur  la  tente  encombrée  la  pluie  tombe,  tombe,  tombe 
toujours,  jusqu'au  matin... 


XII 


A    GONDJA 


Un  campement  Massai'.  —  Le  village  de  Gomlja.  —  Un  traitement  contre 

le  diable. 


Le  l'éveil  —  pour  ceux  qui  ont  dormi  —  ne  se  fait  pas 
longuement  attendre,  ni  la  fin  du  déjeuner  matinal,  ni  les 
préparatifs  du  départ  :  tout  le  monde  a  hâte  de  secouer 
sur  le  chemin  ses  membres  mouillés  et  engourdis. 

Lentement  le  ciel  gris  s'éclaire,  et  nous  revoyons  devant 
nous  les  montagnes  de  Paré  {pg.  30),  se  dressant  comme 
un  mur  gigantesque. 

En  face  de  nous  et  tout  en  haut,  voici  une  longue 
traînée  blanche  qui  se  détache  sur  le  vert  sombre  des 
forêts  :  c'est,  nous  dit-on,  le  Mkomazi  qui  tombe  en  cas- 
cade et  que  nous  devons  franchir  aujourd'hui  pour  arriver 
à  Gondja.  Quant  à  la  plaine  que  nous  traversons  main- 
tenant, elle  est  toujours  la  même  uniformément  plate, 
noire  dans  son  ensemble,  crevassée,  misérable,  avec 
quelques  affleurements  de  gros  morceaux  de  quartz  blanc 
qui  s'y  détachent  avec  vigueur.  Par  ailleurs  elle  est 
couverte  de  graminées  courtes  et  légères,  au  milieu 
ilesquelies  s'élèvent  par  places  des  asclépiadées  singu- 


152  AU  KILIMA-NDJARO 

lières,  et  presque  uniquement  ombragée  d'acacias  divers, 
de  mimosées,  qui  plus  loin  forment  de  vraies  forêts 
d'épines. 

Le  guide  revient  encore  à  la  charge  avec  ses  menaces 
de  Massais;  mais,  depuis  qu'on  l'a  vu  si  agité  en  face 
d'une  bouse  de  leurs  vaches,  la  considération  respec- 
tueuse qu'on  lui  portait  est  bien  tombée;  on  ne  l'écoute 
plus...  Lui,  froissé,  marche  en  grommelant.  Puis,  tout 
d'un  coup,  nous  le  voyons  s'arrêter;  penché  en  avant,  il 
parcourt  l'horizon  du  regard  et  de  sa  main  étendue 
indique  une  ligne  rougeâtre  qui,  là-bas,  semble  se  mou-' 
voir  à  travers  la  claire  forêt  d'acacias.  Derrière  lui  la 
caravane  s'arrête  et  regarde  : 

Enfants,  voiui  k's  td'ufs  qui  |inssi'nt  : 
Cachez  vos  roug-es  tabliers. 

Car  cette  fois,  ce  sont  eux,  les  bœufs  des  Massais;  ils 
passent,  passent,  passent  toujours,  se  suivant  en  longues 
fdes,  lentement.  Il  y  en  a  des  centaines,  il  y  en  a  des 
milliers. 

Aussitôt  que  les  traînards  nous  ont  rejoints,  nous  re- 
prenons notre  marche  le  long  du  sentier,  tous  ensemble, 
comme  en  une  procession.  En  tête  le  guide,  qui  parle 
sufTisamment  massai,  suivi  immédiatement  de  Mgr  de 
Courmont  et  du  P.  Auguste;  puis,  la  caravane;  et  tout 
au  bout,  derrière  le  dernier  porteur,  je  ferme  la  marche. 
Nous  allons  ainsi,  graves  et  silencieux;  et  subitement, 
nous  nous  trouvons  en  face  du  camp.  Le  guide  salue,  on 
lui  répond,  et  la  caravane  passe... 


Il  faut  dire  de  suite  que  tout  autre  est  le  jeiuie  guerrier 
massai  en   expédition,   dont   nous   n'avons   vu   que  les 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO 


15:î 


traces,  el  le  Massai'  civil  en  son  campement  ordinaire, 
chez  lui,  avec  les  anciens,  les  enfants  et  les  femmes,  tel 
que  nous  le  trouvons  ici. 

A  l'arrière-garde  où  je  me  trouve,  les  intentions  de  ces 
fameux  écumeurs  du  désert  paraissent  tellement  paci- 


Fig.  30.  —  Paré.  —  Profil  d'un  groupe  de  montagnes. 


fîques  et  leur  rencontre  est  pour  moi  si  intéressante  que 
je  ne  puis  résister  au  désir  de  me  porter  vers  eux,  sans 
autre  arme  qu'un  très  long  bâton,  la  main  tendue  et  le 
sourire  aux  lèvres.  Immédiatement  je  suis  entouré.  Quels 
superbes  sauvages  !  Jamais  les  champs  de  foire,  en  Eu- 
rope, n'en  exhibèrent  de  pareils.  Tout  près,  en  avant  de 
leurs  tentes  en  peaux  de  bœufs,  de  vénérables  matrones, 
habillées  de  cuir  et  charerées  d'ornements  en  cuivre  et 


154  AU  K1L1MA-NDJA1\0 

en  fer,  sont  en  train  de  déchiqueter  un  mouton.  Elles  me 
présentent  en  souriant  leurs  grandes  mains  d'où  le  sang 
ruisselle.  Je  réponds  bravement  à  leurs  avances,  et 
pour  un  peu  je  me  ferais  inviter  au  repas  pantagrué- 
lique qui  se  prépare  et  qu'attendent  patiemment,  sur  les 
arbres  voisins,  des  familles  de  vautours,  de  corbeaux  et 
de  maraljouts,  puis  en  dessous,  de  beaux  petits  enfants 
chassieux  et  morveux.  Tout  de  même,  il  faut  en  convenir, 
ces  derniers  me  regardent  d'un  air  ressemblant  beau- 
coup au  dédain,  un  peu  à  l'intérêt,  pas  du  tout  à  la  peur, 
l'air  de  jeunes  Européens  de  «  Ijonnes  familles  »  qui, 
dans  le  parc  du  château  paternel,  verraient  un  beau  jour 
surgir  un  petit  bonhomme  de  mauvaise  mine.  Mais  les 
auteurs  de  leurs  jours  ont  de  ma  vagabonde  personne 
une  impression  plus  favorable,  sûrement,  et  quand  le 
guide,  effrayé  de  la  légèreté  avec  laquelle  j'entre  en  rela- 
tions avec  du  monde  que  je  ne  connais  pas,  vient  me 
ressaisir  d'une  autorité  sévère,  nous  nous  quittons  dans 
l'effervescence  d'une  admiration  réciproque. 
Une  houro  après,  nous  étions  à  fîondja. 


Gondja  est  un  fort  village  au  pied  des  montagnes  de 
Paré,  presque  au  milieu  de  la  chaîne,  et  sur  La  route  très 
fréquentée  de  Pangani  au  Kilima-Ndjaro  et  au  pays  mas- 
sai'. A  l'est,  coule  le  Mliomavi,  petite  rivière  qui  se  jette 
dans  le  Rouvou,  un  peu  en  avant  de  Maourwi,  et  que 
nous  voyons  là-haut,  dans  la  montagne,  tomber  en  cas- 
cade. Les  bords,  formés  d'un  Inmius  lentement  accumulé 
par  les  siècles,  sont  d'une  fertilité  qui  rappelle  la  vallée 
de  rOuniba;  mêmes  restes  de  forêts,  mêmes  bananiers 
plantureux,  mêmes  cultures,  même  verdure. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  ihU 

Mettant  la  rivière  entre  nous  et  Tindiscrétion  des  Mas- 
sais,   nous   nous    établissons  sur  l'autre  bord,   près  du 

village. 

(  "elui-ci  est  iortillc  d'une  cstacade  en  troncs  d'arbres, 
garnis  partout  de  buissons,  d'euphorbes  et  de  cette 
petite  asclépiadée',  dont  la  sève  abondante,  très  corro- 
sive,  s'échappe  au  moindre  coup  qu'on  frappe  sur  elle  et, 
tombant  dans  les  yeux  de  l'assaillant,  l'aveugle  et  le 
réduit  à  rien. 


Les  maisons  sont  assez  mal  tenues,  les  unes  rondes 
comme  dans  l'Intérieur  africain,  les  autres  carrées  comme 
à  la  Côte.  C'est  que  c'est  ici,  sur  cette  route  de  Pangani, 
le  point  terminus  de  la  pénétration  de  l'Islam;  c'est  la 
dernière  étape  où  l'on  voit  la  longue  chemise  blanche, 
symbole  de  la  civilisation  musulmane,  laquelle,  il  est 
vrai,  pour  être  chemise  et  pour  être  blanche,  dissimule 
étonnamment  plus  de  malpropretés  que  le  simple  pagne 
de  toile  ou  de  peau  des  simples  sauvages.  Quoi  qu'il  en 
soit,  la  population  actuelle,  qui  a  conquis  le  pays  sur  les 
Parés,  se  compose  de  Zicjouas  et  de  Sambaras,  parle  le 
swahili  couramment,  mêle  quelcfue  teinture  d'Islamisme 
à  ses  vieilles  pratiques  africaines  et  obéit  à  Mwasi,  l'un 
des  fils  de  Semdoxja.  qui,  lui,  réside  plus  bas  à  Mazindé 
et  est  devenu  le  chef  le  plus  en  vue  du  Sambara.  Ce 
Mwasi  est  en  ce  moment  parti  pour  la  Côte  et  nous  ne 
voyons  que  son  akida  ou  lieutenant  :  circonstance  heu- 
reuse d'ailleurs,  qui,  au  lieu  d'un  liœuf,  ne  nous  vaut 
qu'un  mouton.  Car,  pour  un  Ijonif  ({u'on  reçoit,  on  doit 
honnêtement    rendre    en    valeur    lui    Itœuf;    pour    une 

'  Sarcosteniiita. 


156  AU  KILIMA-NDJARO 

chèvre,  une  chèvre;  une  poule  pour  une  poule;  un  œuf 
pour  un  œuf,  et  rien  pour  rien. 


Cependant,  il  y  a  des  exceptions,  et  quand  le  cœur  s'en 
mêle,  on  se  laisse  tout  de  même  aller  à  faire  de  petits 
cadeaux.  Par  exemple,  dans  la  soirée,  voici  cjue  nous 
arrivent  trois  énormes  gaillards,  suivis  de  deux  petits 
enfants.  Ce  sont  des  Massais;  l'un  d'eux  surtout  a  cer- 
tainement plus  de  6  pieds  de  haut,  des  membres  comme 
des  pièces  de  fonte,  et,  avec  une  peau  noire,  un  type 
apollonien  :  en  main  de  superbes  lances;  sur  les  épaules, 
une  peau  de  veau.  II  y  a  cinq  ou  six  jours,  nous  dit-on, 
ils  ont  pris  un  biruf  et  sont  allés  faire  un  pique-nique 
dans  la  forêt,  en  bons  camarades.  Aujourd'hui,  de  tout 
cet  animal,  il  ne  reste  plus  que  la  peau,  qu'ils  traînent 
derrière  eux,  et  ayant  su  C{ue  les  Blancs  étaient  dans  le 
pays,  ils  viennent  leur  faire  une  petite. visite.  En  un  ins- 
tant, il  ont  traversé  la  rivière,  et  les  voici  dans  notre 
campement,  regardant  tout  avec  une  curiosité  grande 
et  une  pointe  d'envie  mal  dissimulée.  Puis,  subitemeiit, 
voilà  CCS  grands  corps  qui  s'agitent,  tressautant  en  l'air, 
en  même  temps  que  de  leur  gosier  part  un  chant  d'un 
étrange  accent.  Après  dix  minutes  de  cette  danse,  simple 
et  sauvage,  le  guide  passe  au  cou  des  jeunes  hommes 
un  morceau  de  linge  rouge,  il  donne  aux  enfants  quel- 
ques perles  bleues,  et  nos  botes  nous  quittent  en  nous 
promettant  —  ce  à  quoi  nous  ne  tenons  guère  —  de  nous 
amener  tous  leurs  camarades  pour  le  lendemain.  Telle 
fut  notre  première  entrevue  avec  cette  extraordinaire 
tribus  de  Massais;  nous  les 'retrouverons  plus  tard. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJAHO 


Cependant,  la  journée  ne  devait  pas  se  terminer  ainsi; 
soit  que  la  fatalité  de  la  chose  me  poursuivit,  soit  que 
l'indiscrétion  d'un  porteur  eût  averti  le  public  que  je 
jouissais  de  pouvoirs  surnaturels,  voilà  que  sur  le  tard 
lin  grand  bonhomme  du  lieu  m'aborde  d'un  air  sup- 
pliant, expliquant  que  sa  pauvre  vieilie  épouse  est  pos- 
sédée du  L)ial)le  dei)uis  un  temps  immémorial  et  que  je 
rendrais  grand  service  à  eux  deux  si  je  les  débarrassais 
de  cet  étranger.  Une  centaine  de  personnes  sont  là  f[ui 
confirment  l'authenticité  du  cas,  ajoutant  que  les  plus 
grands  sorciers  du  pays  ont  toujours  échoué  devant  ce 
démon  exceptionnellement  tenace. 

On  amène  la  patiente.  C'est  une  particidiére  d'environ 
cinquante  ans  d'âge,  grande,  forte,  droite,  raide,  aux 
yeux  roux,  aux  traits  réguliers.  Debout  devant  elle,  je  la 
regarde  fixement,  m'apprêtant  à  l'interroger  sur  l'origine 
et  le  développement  de  sa  inaladie,  que  je  suppose  être 
une  névrose  quelconque.  Or,  voici  cpie  peu  à  peu,  sans 
mot  dire  et  sans  changer  d'attitude,  la  vieille  se  met  à 
trembler  doucement,  puis  plus  fort,  puis  très  fort,  puis 
à  sauter,  puis  à  danser,  mais  tout  d'une  pièce,  connue  si 
elle  était  mue  par  un  ressort  interne;  on  dirait  une  bonne 
femme  de  carton,  au  théâtre  de  Guignol. 

A  vrai  dire,  je  commence  à  être  fort  endjarrassé  de 
ces  gambades. 

«  —  Tirez-vous  de  là  »,  me  crie  Mgr  de  Courniont. 

«  • —  ^'ous  avez  la  spécialité  »,  ajoute  le  P.  Auizuste 
Gommenginger. 

A  ces  invitations  moqueuses  de  mes  supérieiu'  et  con- 
frère, —  eux  qui  cependant  devraient  me  réserver  leur 
bienveillant  appui!   —  s'ojoute  l'attente  anxieuse   de  la 


I"'8  AU  KILIMA-NDJAUO. 


foule,  et  je  sens  que,  si  je  n'agis  pas  immédiatement, 
mon  autorité  en  la  matière  va  subir  un  désastre.  Pen- 
dant que  la  vieille  saute  toujours,  je  prends  donc  la 
parole  pour  expliquer  que  cet  état  ne  vient  point  du 
Diable  —  au  fond,  je  ne  sais  pas  du  tout  d'où  il  vient  — ■ 
mais  que,  si  on  continue  à  lui  offrir  des  Sacrifices  pour 
le  prier  de  sortir,  il  pourrait  bien  venir  et  ne  partirait 
plus.  J'ajoute,  puisque  l'occasion  s'en  présente,  une 
explication  sommaire  concernant  les  cinq  ou  six  vérités 
religieuses  de  nécessité  première,  et  finis  en  disant  que, 
malheureusement,  je  n'ai  pas  apporté  dans  ce  voyage  le 
remède  propre  à  ce  genre  de  maladie. 

«  —  Cependant,  mère,  je  ne  t'abandonnerai  pas,  tu 
l)oiras  ce  breuvage,  et  cette  nuit,  avant  ({ue  le  coq  ait 
chante,  tu  sentiras  tju'une  révolution  s'opère  en  toi  et 
tu  sortiras  promptemeni.  C-ens  du  village,  tenez  la  porte 
ouverte!  » 

Et,  séance  tenante,  je  donne  la  chose  à  boire;  la'patiente 
l'ayale  i^eligieusement. 

Or,  ce  breuvage  était  un  purgatif  énergique...  Evidem- 
ment, le  Diable  sortit  pendant  la  nuit. 


XIII 


PARÉ 


La  chaîne  de  Paré.  —  Un  salut  molodiuux.  —  A  Kisiwani.  —  Le  Hoi  de 
la  créalion.  —  En  vue  du  lac:  Dyipé.  —  Les  Indifrènes. 


De  Mombasya  à  Vauga,  nous  avons  cunsLainmenl  niai- 
({ué  du  noi-d  au  sud;  de  Vanga  à  Gondja,  la  caravane 
avait  tourné  à  l'ouest;  de  Gondja  au  lac  Dyipé  et  à 
Tovéta,  nous  devrons  prendre  la  direction  générale  du 
sud  au  nord,  en  suivani  d'abord  la  base  dos  montagnes 
de  Paré. 

C'est,  dans  sa  plus  grande  partie,  une  chanie  grani- 
tique de  même  formation  que  le  massif  du  Sambara  à 
l'est  et  du  Ngourou  au  sud.  Elle  se  divise  en  trois  sec- 
tions séparées  par  des  gorges,  où  passent  les  indigènes  : 
Paré,  proprement  dit,  Paré-Ousancjhi  et  l'aré-Ougwéno. 
A  notre  droite,  s'élèvent  aussi  quelques  montagnes,  for- 
mant ainsi  comme  une  sorte  de  large  couloir,  pierreux, 
sec  et  peu  engageant,  que  nous  mettrons  cinq  jours  à 
longer. 

Avez-vûus    souvenir   (jue,    lors    de    notre    passage    à 
Vanga,    nous    avons   recueilli   dans   notre   caravane    un 


IGO  AU  KILIMA-NDJARO 


jeune  homme  de  ce  pays-ci?  11  s'appelle  Puun',  c'esl-à- 
dire  Grain  de  Maïs.  Pour  un  joli  nom,  c'est  un  joli  nom. 
Chez  les  musulmans  de  Bwiti,  Grain-de-Maïs  a  retrouvé 
(juatre  de  ses  cousins  qui,  eux  aussi,  étaient  en  train 
de  prendre  le  chemin  de  la  Côte,  où  d'honnêtes  indus- 
triels, sous  prétexte  d'une  promenade  en  mer,  devaient 
les  faire  passer  à  Pemha  et  les  y  vendre.  Ces  jeunes 
gens,  très  simples,  très  naïfs,  nous  ont  rendu  de  vrais 
services  en  remplaçant,  de  temps  à  autre,  ceux  de  nos 
porteurs  malades  ou  fatigués  qui  ne  pouvaient  plus  faire 
honneur  à  leurs  charges.  Maintenant,  nous  arrivons 
chez  eux.  Leur  village  est  précisément  celui  que  nous 
trouvons  après  Gondja,  et  drain-de-Maïs  est  bien,  connue 
il  nous  lavait  dit,  le  propre  iils  du  chef,  le  vieux  Kim- 
jjouté.  (,>u'il  est  coulent,  ce  brave  patriarche,  en  re- 
voyant sa  progéniture  !  Mais  qu'il  est  désappointé  en 
apprenant  que  le  fameux  Mbaroukou  de  Gassi,  au  lieu 
de  lui  envoyer  les  mirifiques  présents  qu'il  lui  avait 
promis,  lui  a  gardé  ses  veaux  et  qu'il  a  voulu  vendre 
ses  enfants. 


Mais  qu'est-ce  qu'on  entend  là? 

A  peine  ont-ils  déposé  leurs  charges  sur  la  place  du 
village,  (jue  nos  jeunes  gens  de  Paré  sont  entourés  de 
leurs  parents,  amis  et  connaissances.  Et  voilà  (jue,  de 
tous  cotés,  s'élèvent  dans  l'air  tranquille  comme  de 
petits  soupirs  prolongés  en  forme  de  chant,  doux  et 
tendres,  pfa»70,  pianissimo.  N'est  ce  pas  la  voix  atténuée 
(l'un  maitre  de  musique  qui,  tians  un  pensionnat  bien 
tenu,  donne  le  la  à  ses  élèves  et  à  qui  ses  élèves  répon- 
dent? On  dirait  une  cinquantaine  de  diapasons  (|ui 
résonnent. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO 


ICI 


,—.—.. ..-I in,,    jimi^    i»|.i.i^-y    y  ii.^riii    HMj^p  i, 

T   C  H   A  G  A     ) 


PARE 
ET   ENVIRONS 

(Afrlijue  Orientale) 


■;ii' 


l'A  I!  I    -  M  Ij  lîlO  U 


-l'.'Tous 


'■''ipyoTuy 


Lassora 


MbaramoL 


Twe  par  A  Haustrf^iay\7\/ 


>_^ 


II 


J6Î  AU  KILIMA-NDJARO 

Eh  bien,  ce  sont  les  gens  de  Paré  qui  se  saluent.  Oh! 
ce  salut,  je  vous  le  recommande!  Tout  près,  voici  Grain- 
de-Maïs  c^ue  sa  femme  vient  de  reconnaître.  Il  arrivait 
avec  sa  charge  de  linge,  la  sueur  au  front;  elle  s'en  allait 
à  la  fontaine,  la  cruche  sur  la  tête;  or,  les  deux  s'étant 
aperçus,  déposent  leur  fardeau,  s'avancent  l'un  vers 
l'autre,  se  donnent  la  main,  puis  détoui'nent  la  tête,  lui 
vers  le  Levant,  elle  vers  le  Ponant.  Et,  sans  une  parole, 
sans  un  sourire,  sans  une  ti'ace  d'émotion  quelconc]ue, 
les  voilà  c|ui  commencent  cette  musique  ineffable,  véri- 
table roucoulement  perfectionné  par  l'homme,  tout  en 
se  balançant  la  main  qu'ils  prennent  d'abord  près  du 
poignet  et  abandonnent  ensuite  peu  à  peu,  en  pressant 
la  paume,  puis  les  phalanges,  puis  l'extrémité  des  doigts. 
Après  seulement,  on  se  regarde,  on  se  sourit,  on  se  parle, 
on  devient  humain  :  la  politesse  de  convention  étant  finie, 
le  naturel  reprend  ses  droits. 


L'étape  suivante   nous  mène  à  Kisiwani  (A  l'Ile),  où. 
nous  nous  arrêtons  deux  jours  pour  faire  des  vivres;  car 
d'ici  Tovéta,  nous  no  trouverons  plus  de  villages. 

Kisiwani  (/«r/.  Sl'j  est,  comme  Gondja,  un  endroit  fertile 
et  peuplé,  grâce,  comme  Gondja,  à  une  rivière  qui 
descend  de  la  montagne  et  s'en  va  dormir  en  inio  large 
dépression  de  terrain  encombrée  de  papyrus.  Les  Egyp- 
tiens, on  le  sait,  se  servaient  des  pellicules  mcmbi'a- 
neuses  de  sa  hampe  pour  y  écrire  leurs  comptes  de 
cuisine  et  leurs  Mémoires,  mais  les  gens  de  Kisiwani, 
parmi  lesquels  on  trouve  peu  d'antiquaires,  n'ont  pas 
l'air  de  se  douter  de  l'intérêt  rétrospectif  que  présente 
ce  végétal  célèbre,  répandu  dans  toute  l'Afrique  tropi- 
cale. Dans  la  saison  des  pluies,  il  parait  que  la  rivière 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  163 

qu'on  appelle  Mbaga,  va  parfois  rejoindre  le  Mkomazi; 
mais  c'est  à  tort  que  les  cartes  la  dirigent  vers  le  désert 
après  l'avoir  grossie  d'un  fleuve  imaginaire  qui  partirait 
de  Ngouroungani,  où  Ton  trouve  à  peine  quelques  restes 
d'eau  de  pluie  dans  des  bassins  de  pierre. 

Nous  sommes  ici  à  600  mètres  d'altitude,  et  le  froid 
des  montagnes  environnantes  nous  impressionne  assez 
vivement;  pendant  la  nuit,  le  thermomètre  est  descendu 
à  8  degrés;  à  Zanzibar,  nous  l'avions  laissé  à  30. 


Le  8  août,  on  nous  avait  annoncé  cinq  heures  de 
marche  jusqu'à  un  campement  situé  quelque  part  au 
pied  des  monts  et  près  duquel  nous  trouverions  peut- 
être  de  l'eau.  Nous  partons  à  six  heures  du  matin  et 
nous  allons  ainsi  jusqu'à  devix  heures  de  l'après-midi, 
traversant  une  large  plaine  desséchée  et  grise,  où  le 
paysage  n'est  relevé  que  par  la  vue  de  quelques  trou- 
peaux de  zèbres  et  d'antilopes,  sur  un  terrain  ingrat, 
sous  un  soleil  implacable.  A  la  fin,  nous  nous  laissons 
tomber  de  fatigue  et  de  désespoir  sous  un  petit  arbre 
épineux  et  rabougri,  comme  ils  le  sont  tous  en  ce  triste 
pays.  Le  guide,  qui  ne  se  reconnait  pas  bien,  mais  qui 
n'ose  l'avouer,  part  en  reconnaissance  du  côté  de  la 
montagne,  avec  ordre,  s'il  trouve  de  l'eau,  de  tirer  un 
coup  de  fusil  pour  nous  avertir. 

Une  heure  se  passe,  quelques  porteurs  nous  rejoi- 
gnent, le  coup  part  enfin,  très  loin,  et  nous  nous  diri- 
geons dans  la  direction  indiquée.  Voici  en  effet  les  restes 
d'un  campement;  nous  nous  y  établissons.  L'eau  se 
trouve  près  de  là,  dans  le  creux  d'une  roche  où  elle  des_ 
cend  en  filet  de  cristal,  ombragée  d'un  large  sycomore; 
doux  abreuvoir  ménagé  par  la  Providence  aux  troupeaux 


164  AU  KILIMA-NDJARO 


de  bêtes  qui  peuplent  ces  solitudes  et  aux  hommes  qui, 
d'aventure,  les  parcourent.  En  arrivant,  nous  prions 
quelques  gazelles  de  vouloir  bien  nous  céder  la  place; 
car  ce  sont  elles  en  réalité,  qui,  par  les  chemins  qu'elles 
ont  tracés,  ont  donné  au  guide  la  direction  de  ce  bassin 
d'eau  fraîche. 

Personne  ici,  A  la  longue  cependant,  là-haut  dans  la 
montagne,  nous  arrivons  à  distinguer  quelques  carrés 
qu'on  dirait  être  des  champs,  puis  trois  huttes  miséra- 
bles, et  enfin,  vers  le  soir,  une  petite  fumée  qui  s'élève 
timidement  d'entre  les  pierres  et  les  broussailles  et  trahit 
la  présence  de  l'homme,  roi  de  la  Création.  Pauvre  sou- 
verain! 


En  marche! 

On  nous  a  dit  ce  matin,  au  réveil  :  «  Aujourd'hui  vous 
verrez  le  grand  Lac  oii  vous  courez,  vous  verrez  le 
Dyipé!  «  Après  Taffreuse  étape  d'hier  cette  espérance 
nous  donne  encore  des  jambes;  toujours  la  plaine  de- 
vant, des  montagnes  à  gauche,  des  montagnes  à  droite, 
des  antilopes  partout.  Enlin,  trois  heures  après  avoir 
c]uitté  notre  campement,  nous  montons  sur  un  arbre  qui 
se  trouve  là  tout  exprès,  sur  le  sentier,  et  là-bas,  là-bas, 
tout  au  bout  du  désert,  par-dessus  les  feuilles,  par-delà 
la  plaine,  voilà  comme  un  long  miroir  couché  à  l'horizon 
dans  les  grandes  herbes  ;  c'est  le  Dyipé  {fïg.  32),  mes 
amis!  Hourrah  pour  le  Dyipé! 

Aussitôt  les  coups  de  fusil  partent  tout  seuls,  comme 
dans  les  révolutions  parisiennes,  mais  c'est  ici  dans  le 
double  but  d'informer  les  échos  de  l'endroit  de  la  joie 
qu'on  a  et  les  habitants  de  celle  qu'on  aurait,  s'ils  nous 
faisaient  le  plaisir  de  nous  apporter  de  l'eau  et  des  vi- 
vres. C'est  là  le  signe  employé  par  toutes  les  caravanes 


Fig.  31.  —  Au  riED  DES  MONTAGNES  DE  Paué  [Kisiirani).  —  Dessin  de  Mgr  Le  lloy. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  167 

de  Pangani,  qui  s'en  vont  chercher  de  l'ivoire  au  lointain 
Intérieur. 

Une  petite  heure  s'écoule,  après  laquelle  les  Indigènes 
descendent  dans  vui  accoutrement  tout  à  fait  pittoresque, 
apportant  tout  ce  dont  nous  avons  besoin;  de  l'eau  fraîche 
dans  de  grandes  calebasses  qu'ils  ont  sur  le  dos,  retenues 
par  une  courroie  qu'ils  passent  autour  de  la  tête,  des 
poulets  par  paquets,  des, haricots  par  paniers.  Ils  veu- 
lent, en  retour,  du  linge,  des  perles  et  du  fd  d'archal;  on 
s'entendra  {ftg.  33). 

Ici,  les  Parés  de  divers  villages  qui  ne  se  sont  pas  vus 
depuis  quelque  temps  se  rencontrent,  comme  au  marché, 
et  naturellement  les  saints  mélodieux  dont  ils  ont  la  spé- 
cialité recommencent.  Nos  porteurs,  en  gaieté,  se  don- 
nent mutuellement  la  main,  se  saluent  à  leur  tour  à  la 
mode  du  pays,  et  cette  petite  comédie  finit  par  de  grands 
éclats  de  rire,  signe  que,  de  part  et  d'autre,  on  fera  de 
bonnes  affaires. 


Cette  population  du  Paré  est  des  plus  intéressantes. 

Répartie  sur  toute  la  chaîne,  elle  s'est  peu  à  peu  retirée 
dans  les  hauteurs  pour  plusieurs  raisons  excellentes  : 
éviter  les  Massais  qui  venaient  en  bas  faire  rafle  des 
troupeaux,  mais  qui  n'osent  guère  s'aventurer  en  haut 
dans  des  défilés  traîtres  et  mal  connus;  fuir  les  mau- 
vais voisins  —  il  y  en  a  partout  —  principalement  les 
Zigouas,  les  Sambaras,  les  Taitas,  les  Tchagas,  les  Arou- 
shas,  qui,  poussés  par  les  Musulmans  de  la  Côte,  escla- 
vagistes enragés,  s'en  vont  faire  des  razzias  périodiques 
chez  ce  peuple  simple  et  mal  armé;  enfin,  mettre  à  profit 
les  plateaux  supérieurs,  plus  frais,  plus  fertiles,  plus 
avantageux  à  bien  des  titres  que  les  versants  et  les  val- 


168  AU  KILIMA-NDJARO 

lées  OÙ  la  sécheresse  du  désert  voisin  se  fait  déjà  sentir. 

Les  Parés,  noirs,  point  difformes,  mais  en  général 
petits,  maigres  et  nerveux,  appartiennent  à  la  grande 
famille  dite  des  Bantou,  un  mot  qui  signifie  Hommes  et 
qu'on  a  donné,  faute  de  mieux,  à  toute  une  population 
d'origine  commune  et  couvrant  l'Afrique  d'un  Océan  à 
l'autre,  entre  le  Cap  et  le  Soudan. 

Ils  ont  dû  être  jadis  plus  répandus  qu'ils  ne  le  sont 
aujourd'hui,  car  on  trouve  des  traces  de  leur  langue  au 
Sud,  sur  les  hauts  plateaux  du  Sambara,  et  au  Nord, 
dans  les  plaines  de  Tovéta,  Kahé  et  Arouha.  Cette  langue 
est,  comme  l'indique  leur  origine,  agglutinative,  avec 
préfixes  indiquant  les  genres  que  d'autres  appellent  les 
classes,  et  a  des  rapports  de  grammaire  et  de  vocabu- 
laire avec  celles  des  tribus  congénères,  du  Zanguebar 
au  Congo. 

Ils  sont  à  la  fois  agriculteurs  et  pasteurs,  vivent  par 
villages  ou  par  familles,  et  irriguent  leurs  cultures  au 
moyen  de  canaux  fort  bien  faits.  Mais  l'eau  qui  n'est  pas 
captée  pour  leurs  besoins  est  généralement  dirigée, 
quand  elle  n'est  pas  en  trop  grande  abondance,  dans  les 
forêts  et  les  rochers  où  elle  se  perd,  afin  que,  en  bas,  les 
Massais  ne  soient  point  attirés  par  les  courants  d'eau 
claire  où  leurs  troupeaux,  venant  s'abreuver,  se  grossi- 
raient aux  dépens  des  Parés.  Ce  plateau  est  froid  et 
humide  :  tout  n'y  peut  pousser.  On  y  a  cependant  des 
bananiers  en  grand  nombre,  du  maïs,  des  haricots,  des 
ignames,  des  patates,  des  citrouilles,  etc.  On  y  élève  des 
poules,  des  chèvres,  des  moutons,  des  vaches.  On  s'y 
est  ménagé  la  compagnie  d'un  chien,  un  petit  chien 
rouge  et  hargneux,  aux  oreilles  en  pointes,  qui  n'aboie 
point,  mais  qui  crie,  qui  mord  et  qui  chasse.  11  y  a 
beaucoup  d'abeilles,  moitié  domestiques,  moitié  sauva- 
ges, comme  le  peuple.  Celui-ci  leur  dresse  des  ruches 


H 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  171 

faites  de  troncs  d'arbres  évidés,  qu'on  pend  aux  bran- 
ches des  arbres  avec  des  lianes  (ftg.  3/i).  Les  abeilles  y 
fixent  le  siège  de  leur  gouvernement,  y  accumulent  leurs 
familles  et  leurs  biens,  et,  quand  le  tout  prospère  à 
souhait,  la  race  humaine  l'enlève. 

Au  nord,  le  Paré-Ousanghi  renferme  beaucoup  de  fer, 
et  les  indigènes  le  travaillent  parfaitement,  font  eux- 
mêmes  leurs  pioches,  leurs  couteaux,  leurs  lances,  leurs 
hachettes,  leurs  pointes  de  flèche,  et  en  fournissent  leurs 
voisins. 

Chaque  district  de  la  montagne  a  son  chef,  parfois 
chaque  village.  Et,  malgré  la  mélodie  enchanteresse  des 
saints,  les  disputes  sont  fréquentes,  les  jalousies  point 
rares,  les  guerres  perpétuelles.  Enfin,  c'est  comme  en 
Europe,  et  partout. 

Par  ailleurs,  le  goût  de  la  parure,  les  attraits  du  goût, 
les  exigences  de  la  mode,  les  divers  états  d'âme  par  les- 
quels passent  à  ce  sujet  les  enfants,  les  jeunes,  les  mères, 
les  mûrs,  les  vieux  et  les  décrépits;  le  besoin  de  danser, 
de  faire  de  la  musique,  de  se  rassembler  dans  des  repas 
où  l'on  dépasse  parfois  les  justes  bornes  de  la  tempé- 
rance, vertu  cardinale;  le  respect  des  choses  surnatu- 
relles; l'observance  des  lois  morales;  les  cérémonies  plus 
ou  moins  complic|uées  qui  accompagnent  la  naissance, 
la  puberté,  le  mariage  et  la  mort,  tout  cela  se  retrouve 
chez  les  Parés,  car  tout  cela  est  humain,  tout  cela  est  un 
peu  d'idéal! 

Le  linge  a  beaucoup  de  peine  à  pénétrer  juscju'à  ces 
hauteurs  :  on  l'apprécie,  mais  sans  fanatisme,  et,  s'il 
vient  à  manquer,  on  le  remplace  sans  trouble  par  des 
peaux  tannées  et  apprêtées,  dont  la  solidité  et  la  résis- 
tance n'ont  jamais  été  égalées  par  les  meilleurs  produits 
de  Manchester.  Sur  le  rebord  de  ces  peaux,  les  femmes 
ari-angent  avec  des  coquillages  et  des  perles  de  verre 


172  AU  KILIMA-NDJARO 

aux  couleurs  variées  des  dessins  qui  témoignent  d'une 
bonne  intention.  Quant  aux  colliers  de  fer  et  de  cuivre, 
gros  et  menus,  la  mode  en  a  mis  partout  :  aux  cous,  aux 
bras,  aux  reins,  aux  genoux,  aux  pieds. 

Les  hommes  ne  sont  pas  non  plus  sans  sacrifier  aux 
Grâces,  comme  on  disait  si  bien  au  siècle  passé,  entre 
deux  guillotinades.  D'abord,  s'il  y  a  du  linge  à  la  maison, 
ce  sont  eux  qui  le  prennent  :  à  tout  seigneur,  tout  hon- 
neur. Les  jeunes  gens  sont,  en  outre,  fidèles  à  se  tresser 
les  cheveux  en  forme  de  petites  cordelettes,  qu'ils  endui- 
sent en  même  temps  de  terre  rouge  délayée  dans  de 
l'huile  de  ricin.  Ce  produit  végétal,  dont  le  nom  seul 
rappelle  à  celui  qui  en  usa  des  heures  difficiles,  est,  dans 
toute  cette  partie  de  l'Afrique,  fort  apprécié,  mais  pour 
l'usage  externe.  Partout  on  cultive  le  ricin,  on  en  recueille 
le  fruit,  on  le  fait  bouillir  dans  l'eau,  on  l'écrase  au 
besoin,  et  on  recueille  goutte  à  goutte  l'huile  qui  surnage 
pour  préparer  divers  cosmétiques  et  s'en  frotter  le  corps. 
Le  Noir  a  besoin  de  cela  :  les  matières  grasses  lui  lubri- 
fient la  peau,  diminuent  la  chaleur  des  jours,  préservent 
du  froid  des  nuits.  Les  mères  de  familles  apprécient  ces 
soins  pour  leurs  enfants  presque  à  l'égal  de  la  nourriture. 
Aussi,  les  tribus  qui  n'ont  pas  de  cultures,  comme  les 
Massais,  emploient  le  beurre;  celles  qui  n'ont  ni  cultures 
ni  troupeaux,  comme  les  Ndorobos  et  les  Bonis,  y  mettent 
la  graisse  des  animaux  qu'ils  tuent. 

Le  pendant  d'oreille  est  aussi,  chez  les  hommes  de 
Paré,  d'un  usage  universel  :  ajoutez-y,  pour  être  complet, 
quelques  colliers  et  bracelets,  une  longue  pipe,  une 
tabatière  en  bambou,  un  couteau  à  la  ceinture,  un  arc, 
un  carquois  en  cuir  rempli  de  flèches,  parfois  une  lance, 
et  enfin,  chez  les  gens  qui  se  respectent,  un  meuble  qui 
mérite  une  mention  spéciale.  C'est  un  siège,  mais  un 
siège  qui  les  suit  partout,  d'une  simplicité  merveilleuse. 


l'ig.  33.  —  Indigènes  de  P.inÉ,  venant  vendre  des  vivr.ES.  —  Dessin  de  >I-r  Le  Roy. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  170 


d'une  utilité  incontestable  et  d'un  effet  décoratif  puissant. 
Cet  ustensile  fait  partie  de  l'habillement  et  supprime 
l'encombrement  des  escabeaux,  tabourets,  bancs,  stalles, 
chaises,  fauteuils,  canapés,  divans,  berceuses,  causeuses, 
bergères,  voltaires  et  trônes  divers;  s'il  était  pré- 
senté dans  un  pays  civilisé,  comme  la  France,  par  un 
industriel  intelligent  et  progressif,  il  serait  immédiate- 
ment breveté,  avec  garantie  du  gouvernement.  Il  consiste 
en  une  épaisse  peau  de  bœuf  découpée  en  forme  ovale, 
avec  les  dimensions  voulues,  et  ajustée  une  fois  pour 
toutes,  au  moyen  d'une  simple  ficelle,  à  cet  endroit  que 
l'homme  ne  se  voit  jamais,  mais  que,  par  toute  la  terre 
habitée,  il  a  judicieusement  deviné  avoir  été  fait  pour 
s'asseoir  dessus. 

Tel  est  ce  cher  peuple  de  Paré.  Hélas!  nous  ne  pouvons 
maintenant  que  passer  en  courant  au  pied  de  ses  mon- 
tagnes, en  priant  Dieu  de  hâter  le  jour  où  il  nous  sera 
donné  d'aller  lui  apprendre  tout  ce  qu'il  a  fait  pour  lui! 


XIV 


AU      LAC     DYIPE 


Perdus  et  retrouvés.  —  8ur  l'antilope.  —  Le  bonheur  des  premiers  âg'os. 
—  Une  rude  étape.  —  Double  alerte.  —  Le  Dyipé  et  ses  bords.  —  Le 
Diable  dans  le  eorps  du  guide.  —  Un  coucher  de  soleil. 


Si  distinctement  qu"oa  aperçoive  le  lac  Dyipé  du  haut 
de  notre  arbre,  il  paraît  que  pour  l'atteindre  il  faut  bien 
marcher  dix  ou  douze  heures  :  c'est  trop  pour  une  seule 
traite,  notre  caravane  étant  chargée  et  fatiguée  comme 
elle  l'est.  Il  est  donc  réglé  que,  après  avoir  repris  quel- 
ques forces  à  cette  halte  de  Mdimou,  nous  continuerons 
notre  course  en  avant  et  nous  en  irons  coucher  dans  le 
désert  de  Kizingo  «jui  s'étend  sous  nos  yeux  :  ce  sera 
diminuer  d'autant  l'étape  du  lendemain. 

Laissant  donc  la  plupart  de  nos  porteurs  prolonger 
leur  repos  et  leur  repas  —  l'un  complète  l'autre  —  nous 
prenons  les  devants  avec  quelques  fidèles.  Il  est  deux 
heures.  Comme  on  nous  a  dit  qu'il  n'y  a  qu'un  sentier, 
nous  le  suivrons  indéfiniment  jusqu'au  coucher  du  soleil, 
et  là  où  nous  nous  arrêterons,  nous  serons  tôt  ou  tard 
rejoints  par  la  caravane. 

Confiant  dans  notre  renseignement,  nous  allons  aussi 

devant  nous,  au  petit  bonheur...  Mais  ce  malheureux  sen- 

12 


178  AU  KILIMA-NDJARO 

tier  incline  tellement  à  gauche  qu'il  Unit  cependant  par 
nous  devenir  suspect.  Nous  nous  arrêtons  pour  nous 
reposer  et  pour  délibérer.  Or,  pendant  que  nous  faisions 
Tun  et  l'autre,  voici  que  le  guide  accourt  nous  criant  de 
loin  que  nous  sommes  perdus  :  sans  nous  en  apercevoir, 
nous  avions  négligemment  pris  le  chemin  d'Arousha  qui 
passe  à  Lo  Ndjaro,  entre  le  Sanghi  et  le  Gwéno! 

Vite,  nous  nous  mettons  en  mesvu'e  de  chercher,  à  tra- 
vers le  désert,  le  sentier  vrai  qui  doit  nous  conduire  au 
Dyipé.  Heureusement,  les  herbes  ne  sont  pas  hautes,  la 
marche  est  relativement  facile  et  à  travers  un  paysage 
égayé  de  temps  en  temps  par  la  rencontre  de  quelques 
troupeaux  de  bètcs,  nous  finissons  par  retomber  dans 
notre  chemin. 


Mais  la  vue  de  ces  bètes  est  provocante.  Nous  avons  de 
l'avance  sur  la  caravane  ;  nos  provisions  s'épuisent,  la 
belle  affaire  si  ce  déjeuner  qui  marche  pouvait  se  mettre  à 
bonne  portée!  Mgr  de  C'ourmont  me  donne  mission  de 
tenter  l'aventure  :  c'est  une  fonction  comme  une  autre, 
j'y  vais. 

Or,  peu  à  peu,  emporté  par  l'ardeur  des  passions  ata- 
viques, je  me  trouve  seul  et  loin  en  présence  d'un  magni- 
fique troupeau  de  grandes  antilopes  dites  Pofou  {Bosélaplie 
Canna).  Elles  sont  bien  (juinze  ou  vingt,  le  mâle  en  tète, 
une  superbe  bête  à  la  robe  noire,  à  la  crinière  au  vent. 
Immédiatement  je  me  porte  vers  elles,  me  dissimulant 
derrière  les  arbustes,  les  touffes  d'arbres,  les  accidents 
de  terrain,  prenant  le  vent,  glissant,  rampant.  A  quelles 
bassesses  ne  s'expose  pas  l'homme  pour  vaincre  la  bête! 

Enfui,  j'arrive  au  lit  desséché  dun  torrent,  où  je  me 
cache.  Le  troupeau  n'est  plus  qu'à  200  mètres.  Je  tire  : 


Fig.  3i.  —   ViLL/UlE   AU   riED   DES   MONTAGNES   DE   PaUÉ.  —  DCSSill   clc  Mgl"   Lo   R 


oy. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  ISl 

course  générale!  Le  beau  mâle  s'en  va  de  son  côté  vers 
les  montagnes,  abandonnant  lâchement  son  intéressante 
famille  qui  file  dans  la  direction  du  lac.  Je  me  lance  à  sa 
poursuite  et  je  m'aperçois,  tout  en  courant,  qu'une  anti- 
lope galope  à  part,  se  retire  de  la  bande,  se  repose, 
reprend  sa  marche  et  se  repose  encore  :  elle  est  touchée. 
De  loin,  je  lui  adresse  une  seconde  balle.  Pendant  que  les 
autres  s'enfuient  de  plus  belle,  la  pauvre  bête  fait  quel- 
ques pas,  lentement  et  comme  accablée  de  fatigue,  puis 
tout  doucement  prend  une  dernière  bouchée  d'herbe,  — 
telle  qu'un  condamné  à  mort,  —  me  regarde  et  se  couche 
dans  la  prairie...  La  voilà  :  c'est  un  animal  superbe,  un 
peu  plus  grand  qu'un  boeuf,  mais  moins  gros,  plus 
dégagé,  plus  élancé,  plus  élégant,  avec  une  robe 'rouge, 
tachetée  de  blanc,  des  cornes  droites  et  longues,  de 
grands  yeux  noirs  tout  humides  et,  à  l'endroit  du  cœur, 
une  petite  traînée  de  sang  rose...  Avec  un  indéfinissable 
sentiment  de  pitié,  presque  de  remords,  je  lui  donne  vite 
le  coup  de  grâce.  Tout  est  fini. 

IMais  que  faire  maintenant?  La  caravane  est  loin  der- 
rière, l'avant-garde  elle-même  ne  paraît  pas,  et  si  je 
m'aventure  à  sa  recherche,  retrouveraî-je  ma  bête  en  ce 
désert  où  tout  se  ressemble?  Je  noue  un  large  mouchoir 
rouge  au  bout  de  mon  fusil  que  j'élève  en  l'air,  je  monte 
sur  la  croupe  de  l'antilope  et  je  reste  là,  debout,  faisant 
des  signes... 

Or,  voilà  que  presque  aussitôt  le  grand  corps  d'Abdallah 
se  détache  sur  l'horizon  :  il  a  entendu  les  coups  de  fusil, 
il  a  jeté  sa  charge  sur  le  chemin  et  il  accourt  «  en  grande 
diligence  »,  comme  disent  les  règlements,  un  long  couteau 
en  main.  Sans  se  demander  plus  longtemps  si  l'animal  vit 
encore,  le  fidèle  enfant  de  l'Islam  cherche  le  nord  —  la 
direction  de  la  Mecque  —  se  décide  pour  le  sud,  et  mar- 
mottant l'invocation    prescrite,   qu'il   oublie   d'émotion, 


m  AU  KILIMA-NDJARO 

coupe  le  cou  de  la  victime.  Peu  à  peu  la  caravane  arrive 
elle-même,  chantant,  dansant  :  l'enthousiasme  est  général. 
Plus  de  disputes  ritualistes,  plus  de  discussions,  plus  de 
contestations,  plus  de  distinctions  entre  les  purs  et  les 
impurs  :  «  Mauvaise  viande!  dis-je  à  un  fidèle  musulman, 
la  bête  était  morte  quand  on  l'a  égorgée.  »  —  «  Oh! 
répond-il  avec  conviction,  morte  en  dehors  peut-être, 
mais  pour  sûr  elle  vivait  encore  par  dedans.  » 


Nous  coucherons  ici,  en  plein  désert,  puisqu'en  plein 
désert  la  Providence  nous  envoie  notre  souper. 

Avec  un  entrain  sans  pareil,  les  porteurs  réunissent  les 
charges  et  organisent  le  campement,  dressent  les  tentes, 
cherchent  du  bois  et  dépècent  l'animal.  Les  parts  sont 
bientôt  faites  :  chaque  compagnon  reçoit  à  manger  pour 
trois  jours  au  moins,  en  s'en  donnant  jusque-là!...  Mallicu- 
reusement  l'eau  manque  et  chacun  n'a  que  la  provision 
prise  à  la  dernière  halte.  N'importe!  A  mesure  que  la  nuit 
descend  dans  la  plaine,  des  feux  énormes  s'allument  de 
tous  côtés,  des  pièces  de  viande  homériques  grillent  sur 
les  charbons,  en  même  temps  qu'on  en  boucane  d'autres 
découpées  en  longues  tranches;  chacun  devise  à  sa 
manière,  les  groupes  se  forment  près  des  feux,  on  cause, 
on  rit,  on  raconte  des  histoires,  on  crie,  on  tisonne,  on 
chante,  on  mange,  on  s'allonge  dans  l'herbe,  tandis  que 
le  vent  souffle  de  la  montagne,  que  l'odeur  de  la  cuisine 
en  plein  vent  se  mêle  aux  parfums  des  bois  odoriférants 
(}ui  brûlent  et  que  le  sentiment  intime  de  la  grande  soli- 
tude, de  la  belle  indépendance,  de  la  vie  sauvage  et  primi- 
tive, répand  sur  toute  cette  scène  africaine  quelque  chose 
d'ineffablement  grand  et  d'ineffablement  doux.  Nous  au- 
tres,   gens   d'Europe,   nous   avous   tellement   compliqué 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  DiA 


cette  pauvre  vie,  en  cette  fin  du  dix-neuvième  siècle  sur- 
tout, qu'elle  est  devenue  très  difficile  en  vérité.   Nous 
cherchons  le  honheur,  nous  le  cherchons  même  avec  fré- 
nésie, mais  nous  l'avons  fait  consister  en  tant  d'éléments 
qu'il  en  manque  toujours  quelques-uns.  Heui-eux  les  sim- 
ples! Paix  aux  primitifs!  Que  sous  les  lustres  éblouis- 
sants des  théâtres  les  beaux  jeunes  gens  d'Europe  aillent 
porter  les  ennuis,  les  misères  et  la  stérilité  de  leur  vie; 
que  l'on  s'amuse  d'office  aux  salons  dorés,  qu'on  montre 
son  habit,  qu'on  tourbillonne  et  qu'on  danse;   nous  du 
moins,  cette  nuit,  nous  jouirons  longuement  du  bonheur 
des  premiers  âges  :  Dieu  sur  nos  têtes,  des  monceaux  de 
viande  à  nos  pieds, la  paix  dans  l'âme  et  la  liberté  partout! 
Le  temps  passe  ainsi.  Nos  hommes  qui,  dans  ces  cir- 
constances, goûtent  grandemeet  la  joie  de  vivre  ont  peu 
ou  point  dormi,  et  nous  les  trouvons  bien  surpris  quand 
nous  nous  levons  le  lendemain  vers  trois  heures  pour 
assister  à  la  messe  que   Mgr  de  Courmont  dit  sous  sa 
tente,   comme   d'habitude.    Les    retardataires    prennent 
alors  le  parti  de  se  coucher  :  c'est  un  peu  tard,  mais  enlin 
à  cinq  heures,  tout  le  monde  est  en  route,  chacun  portant 
sur  sa  charge  un  morceau  de  viande  boucanée. 


L'étape  est  rude,  très  rude.  Au  bout  du  désert  de 
Kizingo  commence  l'ancien  bassin  du  Dyipé  d'où  les 
eaux  paraissent  s'être  retirées  depuis  longtemps,  mais 
où  elles  ont  laissé  des  traces  parfaitement  visibles.  Ce 
lac  a  dû  être  étendu;  peu  à  peu,  il  a  perdu  de  ses 
eaux,  peut-être  en  perd-il  encore,  semblable  en  cela  du 
reste  à  ce  qu'on  a  remarqué  de  la  plupart  des  grands 
lacs  africains.  Le  Ngami,  le  Tanganyika,  même  le  Vic- 
toria-Nyanza.  Car  il  faut  se  résigner  à  cette  constatation, 


184  AU  KILIMA-NDJARO 


désagréable  surtout  pour  ceux  qui  vivront  dans  dix  mille 
ans  :  l'Europe  se  refroidit  et  l'Afrique  se  dessèche. 

Ici,  dans  Tancien  bassin  du  lac,  les  fines  graminées 
cèdent  peu  à  peu  la  place  à  une  végétation  spéciale  de 
plantes  ennemies  dont  les  fruits  piquent,  dont  les  feuilles 
coupent  et  dont  les  épines  s'enfoncent  dans  les  pieds. 
Toute  trace  de  chemin  a  disparu  :  nous  allons  à  l'aven- 
ture, en  nous  dirigeant  sur  un  bouquet  d'arbres  que  le 
guide  nous  a  signalé  et  qui  ressemble  de  loin  à  une 
petite  colline  arrondie.  Mais  si  l'on  serre  le  lac  de  trop 
près,  on  tombe  dans  d'énormes  trous-  cachés  dans  les 
herbes  et  il  faut  faire  un  long  détour  pour  arriver  enfin 
vers  midi,  sur  un  terrain  solide  où  nous  nous  comptons  : 
nous  voilà  six  en  tout,  nous  trois,  le  vieux  Séliman,  le 
guide  et  un  enfant.  Le  reste  est  dispersé  là-bas  par  le 
désert,  dans  les  grandes  herbes,  sous  les  arbres,  au  fond 
des  trous.  Puisse  leur  bon  ange  nous  les  ramener  à 
peu  près  tous! 


Nous  nous  remettons  en  marche,  l'un  derrière]  l'autre, 
fatigués,  silencieux,  les  yeux  fixés  sur  le  bouquet  d'arbres, 
où  nous  devons  enfin  trouver  un  peu  de  fraicheur  et  de 
repos.  Le  soleil  est  brûlant,  la  brise  nulle,  l'air  embrasé, 
le  sol  nu.  Et  nous  allons,  et  nous  allons  toujours...  Or, 
voilà  que,  subitement,  de  dessous  un  misérable  mimosa 
qui  se  trouve  sur  notre  droite  part  un  bruit  sourd, 
quelque  chose  comme  un  grognement,  en  même  temps 
que  s'agite  une  masse  fauve  qui  ne  tarde  pas  à  se  trouver 
sur  ses  pattes  et  à  présenter  à  nos  regards  étonnés  un 
magnifique  spécimen  de  vieux  lion,  jaune  et  chevelu, 
mais  point  content  d'être  dérangé  dans  sa  sieste  et 
d'aspect  fort  rébarbatif.  Il  fait  trois  ou  quatre  pas  len- 
tement, comme   pour  prendre  son  élan,  il   agite  douce- 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  187 


ment  sa  grosse  queue,  nous  rcgaixle  fixenienl  tête  haute, 
et  pousse  un  hurlement  prolongé,  terrible  {fig.  35).  C'est 
l'heure  de  recommander  à  Dieu  sa  pauvre  ame  et  de 
faire  face  à  l'ennemi  : 

«  —  Mon  fusil,  dis-je  au  guide,  vite!  » 

Mais  le  guide  jugeant  que  s'il  donne  le  fusil,  lui-même 
restera  les  mains  vides,  ne  se  presse  pas  du  tout  de  se 
rendre  à  l'ordre. 

«  —  Attention!  fait  lîientôt  le  P.  Auguste.  Il  file! 

Et  Mgr  de  Courmont  ajoute,  en  ajustant  son  lorgnon  : 
«  La  belle  bête.  » 

Le  «  roi  des  animaux  »  voyant  en  effet  ces  six  hommes 
debout  devant  lui,  fermes  sur  leurs  pieds,  et  ces  douze 
yeux  dans  les  siens,  avait  cru  que  la  lutte  serait  trop 
inégale,  et  il  s'esquivait,  lentement  il  est  vrai,  très  lente- 
ment, mais  enfin  il  s'esquivait,  pendant  que  les  six  hommes 
le  laissaient  volontiers  commettre  cet  acte  de  lâcheté 
bien  placée...  Mais  tous  nous  fûmes  d'avis  que  les  choses 
auraient  autrement  tourné  si  nous  avions  été  moins  nom- 
breux ou  si,  parmi  nous,  l'un  ou  l'autre  avait  tenté  de  fuir. 

Le  lion  parti,  nous  reprenons  notre  chemin,  parlant 
cette  fois,  oubliant  le  soleil,  la  fatigue,  la  soif,  et  nous 
communiquant  nos  impressions;  on  s'applaudit  généra- 
lement de  n'avoir  pas  cédé  d'un  pas,  pas  même  froncé  le 
sourcil  —  c'est  peut-être,  entre  nous,  pai'ce  que  nous 
avions  été  surpris.  —  Mais  nous  avions  à  peine  fait  quel- 
ques pas,  que  de  nouveau  les  herbes  s'agitent;  aussitôt  le 
guide  s'arrête,  épouvanté;  quelque  chose  se  précipite 
entre  les  jambes  de  notre  pauvre  vieux  Séliman  qui,  de 
terreur,  tombe  à  la  renverse,  lâchant  à  la  fois,  panier, 
casseroles  et  carabine  :  C'était  un  lièvre  {fîg.  36 1. 

Un  quart  d'heure  après  cette  double  alerte,  nous  arri- 
vions enfin  sous  le  bosquet  d'acacias  dont  le  feuillage 
délié  forme  comme  lui  dôme  et   qui  de  loin  nous  avait 


188 


AU  KILlMA-XD.JAr.O 


Fig.   36.  —  SÉLIMAN   EN    DANGER. 


servi  de  point  de  repère.  Peu  à  peu  nos  porteurs  nous 
rejoignent;  ils  sont  fatigués,  mais  au  complet,  et  le  cam- 
pement^s'installe. 
Nous  méritions  bien  un  peu  de  repos.  Nous  le  primes 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJAHO  191 

le  lendemain  un  peu  plus  en  avant,  et  dans  un  endroit 
où  le  lac  à  peu  près  débarrassé  des  hautes  herbes  et  des 
roseaux  qui  Tentourent  était  assez  accessible  pour  qu'on 
pût  y  tenter  un  bain,  en  compagnie  des  hippopotames 
qui  reniflaient  sous  nos  yeux  comme  pour  nous  souhaiter 
la  bienvenue  {ftg.  37). 


Le  Dyipé  ou,  comme  prononcent  les  gens  de  Tovéta, 
VIpé  [1-pé)  est  une  nappe  d'eau  relativement  peu  pro- 
fonde mesurant  environ  5  kilomètres  de  large  sur  16  de 
long,  du  nord  au  sud.  Son  altitude  est  de  737  mètres  au- 
dessus  du  niveau  de  la  mer,  et  ce  chiffre  peut  être  pris 
comme  celui  de  la  pente  total  du  Rouvou,  qui,  après  avoir 
réuni  les  cours  du  versant  méridional  du  Kilima-Ndjaro, 
va  se  jeter  dans  l'Océan  Indien,  à  Pangani.  En  effet,  le 
lac  Dyipé  est  précisément  formé  par  un  des  affluents  de 
ce  fleuve  dont  il  n'est  qu'une  expansion  :  le  Loumi  des 
Tchagas,  le  Mfouro  des  Tovétas.  Ce  cours  d'eau,  grossi 
de  tout  l'excédent  qui  sort  de  l'oasis  de  Tovéta,  de  la 
rivière  Kitito  qu'il  reçoit  à  gauche  et,  dans  la  saison  des 
pluies,  d'un  autre  torrent  Lo-Ndjaro,  qui  descend  des 
montagnes  du  Taita,  ce  cours  d'eau  se  déverse  au  nord 
dans  le  bas-fond  du  Dyipé  et  en  ressort  presque  dans  la 
même  direction,  un  peu  vers  l'ouest,  en  formant  un 
marais  difficile  à  franchir;  c'est  pourquoi  on  prend  ordi- 
nairement le  lac  par  sa  rive  orientale,  celle  où  nous 
campons. 

De  ce  côté,  la  plaine  s'étend  jusqu'au  massif  de  Taita 
avec  seulement  quelques  collines  calcaires  vers  le  nord- 
est;  mais,  sur  le  bord  opposé,  s'élèvent  jusqu'à  2000  mè- 
tres les  belles  montagnes  du  Gwéno,  riches,  boisées  en 
haut,  cultivées  et  peuplées.  Par  ailleurs  tout  est  plaine, 
•et  tout  ce  qui  est  plaine  est  aride  et  désert. 


192 


AU  KILIMA-NDJARO 


Sur  le  pourtour  du  lac  lui-même  on  ne  trouve  guère 
que  des  accacias  {fig.  38),  de  grandes  mimosées  aux  fleurs 
odoriférantes,  aux  feuilles  délicates  et  aux^riches  épines, 


Fig.  38.  —  Acacia  des  dords  du  lac  Dyipé. 

puis  dans  l'eau  de  petits  arbustes,  des  roseaux,  des 
papyrus,  des  cypéracées  diverses  '.  Beaucoup  de  co- 
quilles intéressantes  {fig.  39),  quelques-unes  d'espèce 
nouvelle.  Les  poissons  y  sont  nombreux  aussi  et  de  Ijclle 


'  Cijperus,  Scifpus,  Sciera,  etc. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  193 


taille,  mais  peu  variés  et  peu  délicats;  des  siluroïdes  et 
des  cyprinoïdes,  les  mêmes  au  reste  que  ceux  de 
tous  les  cours  d'eau  qui  descendent  de  la  montagne  et 
forment  le  Rouvou.  Les  crocodiles  n'y  manquent  point, 
non  plus  que  dans  le  lac  Tchara  qui  occupe  au-dessus  du 
Tovéta  un  ancien  cratère.  Quant  aux  hippopotames,  le 
jour,  ils  y  prennent  leurs  ébats  en  toute  liberté  et  s'en 
vont  la  nuit  se  balader  dans  les  roseaux  et  les  grandes 
herbes;  leurs  chemins  qui  y  sont  tout  tracés,  servent  à 
nos  hommes  comme  de  longs  couloirs  par  où  ils  vont 


Fig.  39.  —  Coquilles  du  lac  Dyipé  (gvandeui'  naUu'ellc). 

prendre  l'eau  du  lac.  C'est  à  ces  endroits  un  liquide  épais, 

boueux,  vert  et  dégoûtant.  Pour  ne  pas  l'absorber  tel, 

nous  en  remplissons  un  seau,  nous  y  mettons  une  forte 

pincée  d'alun  pulvérisé  et  après  avoir  agité  le  tout  avec 

un  bâton,  les  détritus  de  tout  genre  ne  tardent  pas  à  se 

précipiter;  de  sorte  que,  à  la  grande  admiration  de  nos 

porteurs  qui  ne  comprennent  rien  à  ce  sortilège,  nous 

pouvons  boire  de  l'eau  claire.  Aux  voyageurs  africains  et 

autres  qui  manqueraient  de  filtre  perfectionné  j'ose,  en 

passant,  recommander  ce  simple  système. 

La  gent  volatile  est  ici  représentée  par  de  nombreuses 

tribus  d'aigrettes,  de  pluviers,  de  canards,  de  pélicans, 

13 


19A 


AU  KILIMA-NDJARO 


et  d'oies  sauvages.  Mais  nulle  part  ailleurs  nous  n'avons 
vu  tant  de  pintades.  Sur  les  bords  du  lac  à  travers  ces 
courtes  graminées  et  sur  ces  terrains  secs  et  sablon- 
neux qui  leur  conviennent,   on  en  voit  des  bandes   de 


Fig.  40.  —  Poissons  au  lac  Dyipé  ;l/3  grandeur  natui'cUe  . 


vingt,  trente,  cinquante  sujets,  les  mères  conduisant 
leurs  couvées,  et  tout  ce  peuple  s'appelant,  gloussant, 
picorant,  courant  et  voletant.  La  nuit,  elles  se  retirent 
sur  les  arbres.  Nous  en  avons  tué  quelques-unes.  Nous 
en  aurions  pu  l'aire  un  massacre. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  l'Jô 


Au  reste,  ces  environs  du  Dyipé  peuvent  être  donnés 
comme  le  paradis  du  chasseur.  De  tous  côtés,  sauf  les 
enclaves  de  Chvéno  et  du  Tovéta,  s'étendent  d'immenses 
plaines  rebelles  à  la  culture,  et  qui  paraissent  n'être  faites 
que  pour  servir  d'asile  aux  bêtes. 

Dispersés  sur  ces  vastes  espaces,  les  troupeaux  ont  un 
lieu  commun  de  réunion;  c'est  le  lac,  où  la  nuit  ils  vien- 
nent se  désaltérer,  pour  s'enfoncer  de  nouveau  dans 
leurs  solitudes,  /vussi,  les  bords  du  Dyipé  sont  piétines 
et  broutés  comme  ceux  d'une  mare  où  de  grands  trou- 
peaux de  bœufs  viendraient  boire  tous  les  jours,  l'ne 
simple  promenade  sous  les  acacias  qui  environnaient 
notre  camp,  nous  fit  réveiller  plus  d'un- buffle  et,  dans  la 
crainte  d'avoir  à  subir  un  assaut  —  n'étant  point  suffi- 
samment armés  pour  ce  tournoi  —  nous  dûmes  bientôt 
nous  replier  en  bon  ordre.  Dans  cette  affreuse  marche  cà 
travers  le  Kizingo  et  au  delà,  à  chaque  instant,  nous 
voyions  se  dresser  la  forme  étrange  de  la  girafe,  la  robe 
éclatante  dos  zèbres,  les  espèces  variées  et  parfois  si 
gracieuses  des  antilopes  africaines';  de  temps  à  autre, 
des  autruches  qui,  elles,  se  tenaient  toujours  à  de  grandes 
distances.  Ces  autruches,  il  n'est  pas  inutile  de  le  si- 
gnaler, sont  d'espèce  nouvelle,  et  n'ont  été  décrites  que 
depuis  quelques  années-. 

Chose  curieuse  !  Ces  animaux  ont  des  haijitudes  par- 
faitement régulières  et  tout  à  fait  en -l'ajiporl  avec  leurs 
besoins.  Mvent-ils  en  société?  Mieux  vaudrait  peut-être 
dire  qu'ils  sont  en  familles,  car  il  est  rare  que  dans  un 
troupeau  deux  mâles  adultes  se  trouvent  ensemble  :  l'un 


i- 

ag-ue 


'  Gazelle  de  Grant;    Kobe  à  croissant;  Céphalophe  do  Natal;  Céplu 
lophe  rasetir;   Tragélaplie  des  boi.s;  Apyceros  molampus;  Nésoti-a^ 
musqué;    Eleutrague  des  roseaux  ;  i  Egocère   noir:    Streiisicére    coudou 
Bolélaplie  canna;  Catoblépas  gnou,  etc. 

-  Slrultius  (Utiiiioidcs. 


19G  AU  KILIMA-NDJAHO 


tue  l'autre,  le  chasse  ou  le  réduit  en  servitude.  C'est  de 
là  que  viennent  ces  individus  isolés  que  l'on  rencontre 
assez  souvent  et  que  connaissent  bien  les  chasseurs  :  ces 
solitaires  sont  des  proscrits,  des  expulsés,  et  leur  carac- 
tère s'aigrit  singulièrement  dans  leur  vie  vagabonde. 
Dans  ce  monde-là,  mallieur  aux  vieux  !  Quant  aux  autres, 
ils  traînent  après  eux,  dix,  quinze  et  vingt  têtes  dont  ils 
sont  les  chefs  respectés  et  obéis  :  ce  sont  eux  qui  con- 
duisent le  troupeau,  qui  donnent  le  signal  du  danger, 
ou  dont  l'attitude  rassurée  permet  les  ébats  des 
jeunes. 

(Jn  ci'oirait  que,  la  nuit  venue,  ces  animaux  n'ont  rien 
de  mieux  à  faire  que  de  se  cacher  dans  les  bois.  Eux,  au 
contraire,  se  réunissent  alors  dans  un  endroit  bien  décou- 
vert, loin  de  tout  bosquet  où  l'ennemi,  lion,  léopard  ou 
homme,  pourrait  se  mettre  en  embuscade,  et  là,  pressés 
les  uns  contre  les  autres,  ils  se  reposent,  ruminent, 
dorment  et  attendent.  Pariois  le  soir,  parfois  le  matin, 
ils  vont  boire;  mais  leurs  sentiers  sont  toujours  tracés 
de  manière  à  éviter  les  endroits  suspects.  Aux  premières 
lueurs  du  jour,  ils  se  rendent  au  pâturage,  se  retirent 
vers  dix  heures  à  l'ombre  des  arbres,  et  reparaissent 
dans  l'après-midi,  vers  quatre  heures.  Mais  toujours  il  y 
a  des  sentinelles  qui  veillent,  un  peu  en  avant  du  trou- 
peau, le  cou  tendu,  la  tête  haute,  Torcille  au  vent,  et  ne 
prenant  qu'une  bouchée  d  herbe  de  temps  à  autre,  uni- 
quement pour  s'occuper,  pendant  que  le  gros  de  la  troupe 
pait  tranquillement,  (|uc  les  vieux  se  reposent,  que  les 
jeunes  gambadent.  Qu'un  cruel  coup  de  fusil  vienne 
abattre  ce  chef,  ce  guide,  ce  sultan,  le  troupeau  décon- 
certé erre  quelque  temps  à  l'aventure;  mais  bientôt,  le 
plus  vigoureux,  peut-être  le  plus  ambitieux  parmi  les 
jeunes  mâles  qui  restent,  voit  que  la  place  est  libre  et 
comme    dans    toute    maison,    république,    principauté. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  107 


royaume  et  empire,  il  la  prend,  et  la  famille  reconstituée 
continue  sa  marche  à  travers  les  solitudes. 

Les  alliances  ont  toujours  leurs  raisons  d'être.  On  voit 
assez  souvent  deux  ou  trois  espèces  d'antilopes  ensemble, 
et  c'est  ordinairement  un  petit  troupeau  cfui  s'est  adjoint 
à  un  plus  grand  pour  mettre  sa  faiblesse  à  l'abri  de  la 
force  du  voisin.  On  recherche  aussi  volontiers  la  com- 
pagnie du  zèbre,  son  oreille  particulièrement  fine  et  sa 
taille  élevée  le  mettant  en  mesure  de  signaler  plus  tut  le 
danger  qui  menace.  La  girafe,  à  ne  considérer  que  ses 
dimensions,   pourrait  être   utilisée  comme    un  véritable 
sémaphore;  mais  on  la  juge  comme  mal  préparée  à  ces 
délicates  fonctions  —  un  peu  trop  bête,  pour  dire  le  mot 
—  et  son  alliance  no  parait  guère  appréciée.  Les  buffles, 
un  tas  de  mauvais  caractères,  n'acceptent  généralement 
que  la  société  d'un  oiseau  qui,  avec  une  adresse,  une 
familiarité,  une  persévérance  et  un  sans  façon  extrêmes 
les  débarrassent,  en  se  régalant,  de  la  vermine  qui  les 
couvre.  Il  en  est  de  même  du  rhinocéros  et  de  l'éléphant  : 
ce  sont  d'ailleurs  de  trop  gros  propriétaires  pour  ad- 
mettre la  compagnie  de  quelques  petits  et  pauvres  pa- 
rents. Mais  les  autruches,  et  surtout  les  grues  couron- 
nées, circulent  volontiers  et  librement  à  travers  les  plus 
grands    troupeaux,   dans    les    excréments    desquels    ils 
ramassent  le  dessert  de  chaque  jour.  Le  lion  voyage  seul 
ou  en  compagnie  de  sa  petite  famille,  le  léopard  aussi. 
Mais  l'un  et  l'autre  sont  suivis  de  près  par  l'hyène,  qui 
recueille  avec  volupté  les  restes  de  ces  maîtres  :  l'hyène, 
c'est  le  chiffonnier  du  désert  ! 

Mais  une  hospitalité  curieuse  est  celle  qu'un  troupeau 
de  zèbres  a  donnée  à  un  âne,  ici  même  et  l'an  dernier. 
Cet  àne,  une  magnifique  bête,  pure  race  de  Mascate,  avait 
été  acheté  à  la  Côte  par  des  olïïciers  allemands  du  poste 
cVArousha.  Mais  un  jour,  pris  de  vagues  idées  d'indépen- 


198  AU  KILIMA-XDJAKÛ 


dance  en  face  de  tout  Fespace  qu'il  voyait  ouvert  devant 
lui,  il  s'évada.  Après  beaucoup  de  recherches  inutiles,  on 
l'avait  oublié,  pensant  qu'il  avait  servi  de  déjeuner  à  un 
lion  du  voisinage;  mais  voilà  que,  depuis,  on  l'a  revu 
plusieurs  fois  avec  un  troupeau  de  zèbres  qui  semblait 
lui  témoigner  grande  affection,  et  malgré  tous  les  efforts, 
toutes  les  avances,  il  a  été  impossible  de  le  reprendre. 
Encore  un  exemple' do  civilisé  qui  préfère  la  liberté  de  la 
vie  sauvage  à  tous  les  raffinements  de  la  servitude,  à 
tous  les  honneurs  de  l'écurie! 

Les  quelques  voyageurs  qui  ont  passé  au  Dyipé  en  ont 
mal  parlé  :  c'est  que  peut-être  n'avaient-ils  pas  bien  choisi 
leur  campement.  Pour  nous  et  pour  nos  hommes,  c'est 
une  bonne  fortune  de  pouvoir  nous  arrêter  deux  jours 
sur  ses  bords.  Le  guide,  particulièrement  surmené,  parait 
enchante  de  nous  avoir  amenés  jusqu'ici  sains  et  saufs. 

Mais  décidément  les  Noirs,  hommes  et  femmes,  ont  fré- 
quemment à  souffrir  de  maladies  qui  sembleraient  devoir 
n'être  réservées  qu'aux  gens  de  civilisations  avancées. 
Ce  brave  garçon,  d'environ  vingt-cinq  ans  d'âge,  sec, 
nerveux,  impressionnable,  était  hier  soir  assis  près  d'un 
feu  où  grillait  un  reste  d'antilope,  lorsque  tout  à  coup 
ses  camarades  s'aperçurent  (ju'il  prononçait  des  paroles 
inintelligibles.  Ils  le  secouent,  ils  le  pincent,  ils  l'appellent  : 
autant  vaut,  pour  le  résultat,  s'adresser  à  une  souche. 
Plus  de  doute  :  «  l'esprit  »  vient  de  s'emparer  de  Mwalim. 
Un  vieux,  le  plus  vieux  de  la  bande,  accourt  aussitôt 
nous  prévenir  : 

«  —  Père,  donne-moi  une  tasse  de  faïence,  sauf  respect. 

«  —  Une  tasse,  Fardyallah?  Et  de  faïence? 

«  —  Oui,  pour  offrir  à  boire  à  Mwalim... 

«  —  Mais  Mwalim  n'a  qu'à  boire  aujourd'hui  comme  il 
a  toujours  bu! 

»  —  Ah!  C'est  que...  aujourd'hui...,  cntin  voilà  :  le  Diable 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  109 

vient  (le  lui  entrer  clans  le  ventre,  et  il  remonte  jusque 
dans  la  tête. 

«  —  Le  Diable,  Fardyallah? 

«  —  Oui.  Nous  connaissons  cela,  nous  autres  Noirs; 
les  Blancs  n'y  entendent  rien,  sauf  respect.  Et  pour  que 
l'esprit  le  quitte,  il  faut  lui  offrir  de  l'eau  fraîche  dans  une 
tasse  de  faïence,  sauf  respect. 

K  —  Le  Diable,  Fardyallah? 

«  —  Le  Diable,  Père?  » 

Nous  nous  levons  immédiatement,  très  désireux  de  voir 
de  si  près  l'antique  ennemi  du  genre  humain.  Le  pauvre 
Mwalim  est  là,  en  effet,  assis  au  pied  de  son  arbre. 
serrant  ses  genoux  dans  ses  bras  allongés  et  ses  mains 
croisées,  le  corps  ployé,  les  yeux  fixes,  psalmodiant  des 
syllabes  rappelant  de  loin  le  langage  massai,  mais  abso- 
lument insensible  à  notre  appel  aussi  bien  qu'aux  pin- 
cées délicates  dont  nous  le  caressons.  Ce  Diable  doit 
être  simplement  une  attaque  d'hystérie.  Sans  accorder 
ni  faïence,  ni  tasse,  nous  le  laissons  là  tout  bonnement, 
attendant  le  lendemain  matin  :  le  lendemain,  frais  et 
dispos,  il  avait  complètement  oublié  la  possession  de 
la  veille... 


Mais  le  Kilima-Ndjaro,  où  est-il?  Si  gros  et  si  peu 
visible!  C'est  bien  la  peine  de  se  donner  de  telles  dimen- 
sions pour  se  montrer  si  rarement,  et  nous  commen- 
çons à  nous  expliquer  la  tradition  des  voyageurs  arabes 
d'après  lesquels  cette  montagne  enchantée  se  cache, 
change  de  place,  pour  reparaître  et  se  cacher  encore... 

Il  est  vrai,  nous  l'avons  vue.  C'est  au  moment  où 
nous  avons  quitté  les  dernières  montagnes  de  Paré,  à 
l'entrée   du    désert.    Le    o-arde   arrêtant   la   caravane   a 


200  AU  KILIMA-NDJARO 

étendu  la  main  à  gauche,  vers  le  nord-ouest  :  «  Regardez 
là!  »  Nous  regardons  :  des  nuages,  rien  que  des  nuages, 
les  uns  noirs  et  d'assez  vilaine  apparence,  puis  là-haut, 
très  haut,  dans  une  déchirure,  un  autre  plus  petit  et 
tout  hlanc. 

«  —  Eh  bien,  qu'est-ce? 

«  —  C'est  le  Kilima-Ndjaro,  ce  point  qui  brille...  » 

Et  tout  de  suite  après,  une  autre  nuée,  comme  un 
voile  tiré  par  une  main  invisible,  nous  cache  le  sommet 
du  Kibo  :  car  c'était  lui. 

Depuis,  bien  souvent  nos  regards  se  sont  portés  de 
ce  côté  :  nous  n'y  avons  vu  qu'un  ciel,  tapissé  de  gris. 

Notre  parti  était  donc  de  ne  contempler  le  Kilima- 
Ndjaro  que  sur  le  Kilima-Ndjaro  môme,  lorsque,  le  soir 
de  notre  second  jour  de  campement,  peu  avant  le  cou- 
cher du  soleil,  nous  nous  aventurons  encore  dans  les 
eaux  du  Dyipé.  A  cette  heure,  un  bain  de  pied  est  si  bon! 

Mais  à  peine  avons-nous  dépassé  la  bordure  de  ro- 
seaux qui  nous  cache  la  vue  même  du  lac  que  nous  ne 
pouvons  retenir  un  cri  spontané  d'admiration  :  le  Kilima- 
Ndjaro! 

Le  spectacle  que  nous  avons  sous  les  .yeux  est  do 
ceux  en  effet  qui  restent  inoubliables.  Sur  le  fond  dun 
ciel  tout  bleu,  là  devant  nous,  se  détache  comme  dans 
un  vigoureux  tableau  l'immense  profil  de  la  montagne 
merveilleuse.  Deux  sommets  :  l'un  à  gauche  un  peu 
arrondi  et  d'un  éclat  éblouissant,  c'est  le  Kibô,  le  géant 
africain,  qui  porte  à  plus  de  6000  mètres  sa  tète  cou- 
verte de  neiges  éternelles;  l'autre,  à  droite,  plus  près 
de  nous,  déchiqueté,  noir  et  terrible,  avec  seulement 
quelques  traînées  blanches  :  c'est  le  Kima-wenzé  qui 
n'a  que  5300  mètres,  mais  qui  d'ici  parait  égal  à  l'autre. 
A  cause  de  la  position  que  nous  occvqions,  le  plateau 
qui  relie  ces   deux   sommets  disparait  presque.  On  ne 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  201 


voit  non  plus  aucun  détail  du  massif,  point  de  forêts, 
point  de  vallées,  point  de  pics  isolés  :  les  deux  cratères 
paraissent  supportés  par  ce  piédestal  énorme,  coulé  tout 
d'une  pièce,  comme  pour  servir  de  candélabres  allumés 
dans  le  cours  des  siècles  à  la  gloire  du  Créateur.  Hélas  ! 
c'est  à  peu  près  le  seul  hommage  qu'il  ait  reçu  dans 
ces  contrées,  et  il  la  reçu  de  sa  main!  Les  Massais 
cependant,  poussant  leurs  troupeaux  à  travers  les  sa- 
vanes africaines  et  considérant  cette  merveille  qui  de 
partout  se  dressait  à  leur  horizon,  l'ont  appelée  «  la 
Maison  de  Dieu  ».  Puissions-nous  à  notre  tour  en  faire 
un  autel  ! 

En  ce  moment  tout  contribue  du  reste  à  nous  le  repré- 
senter comme  tel.  En  bas,  sur  les  contreforts  habités, 
brûlent  les  grands  feux  d'herbes  sèches  que  les  indi- 
gènes allument  en  cette  saison  dans  leurs  champs,  et 
les  longues  fumées  blanchâtres  s'élevant  lentement  dans 
l'air  pur  et  recueilli  du  soir  rappellent  autant  de  cas- 
solettes posées  au  pied  de  la  montagne. 

Ici  plus  près,  de  l'autre  côté  du  lac,  le  grand  soleil 
d'Afrique  descend  comme  un  disque  rouge  emporté  par 
son  poids  :  on  le  voit  s'enfoncer  rapidement  derrière 
une  longue  chaîne  de  collines  pittoresques,  couvrant 
les  unes  de  l'indigo  le  plus  sombre,  les  autres  du  plus 
clair  azur,  et,  de  tous  côtés,  sur  les  premiers  contreforts 
du  Kilima-Ndjaro,  sur  la  chaîne  de  Paré,  sur  la  ligne 
d'arbres  qui  borde  le  rivage,  sur  le  lac  lui-même,  dans 
l'immensité  du  ciel  où  pas  un  nuage  n'apparaît,  le  voilà 
répandant  la  gamme  admirable  de  toutes  les  couleurs 
qui  se  fondent  et  passent  de  l'une  à  l'autre  avec  des 
nuances  d'une  délicatesse  infinie  :  le  vert,  le  bleu,  le 
pourpre,  le  violet,  l'orangé,  l'opal,  l'émeraude,  tout  s'y 
trouve.  Puis  pour  compléter  ce  tableau  superbe  que  la 
main  du  Créateur  repeint  au  même  endroit  depuis  des 


ÎOÎ  AU  KILIMA-NDJARO 

siècles,  voici  devant  nous  la  masse  du  Kilima-Ndjaro 
qui  vient  se  projeter  dans  les  eaux  calmes  du  Dyipé, 
uni  comme  une  g-lace,  pendant  que  du  haut  des  mimosas 
les  insectes  préludent  timidement  à  leur  chanson  noc- 
turne, que  les  oiseaux  aquatiques  regagnant  leurs  de- 
meures passent  lentement  sur  la  surface  du  lac  où  se 
mirent  leurs  grandes  ailes  et  que  du  fond  des  savanes 
lointaines  s'avancent  par  troupeaux  les  bêtes  qui  pen- 
sent, peut-être  avec  raison,  que  c'est  pour  elles  que  la 
Providence  prépara  ce  réservoir. 

Inoubliable  spectacle  que  le  silence  de  la  solitude, 
l'ombre  croissante  du  soir,  l'immobilité  de  toute  cette 
nature  tropicale  couvrent  comme  d'un  recueillement  reli- 
gieux et  pénétrant.  Et  à  travers  ce  silence,  comme  la 
prière  monte  bien  vers  Dieu,  qui  nous  appelle  de  si 
loin  à  donner  maintenant  son  nom  et  sa  parole  aux 
témoins  séculaires  de  ces  merveilles! 


XV 


TOVETA 


,'oMsis  (le  Tovtta.  —  Camiicini'iit  et  accueil.  —  Un  Edcii  africain. 


Nous  quittons  à  (3  heures  du  matin  ce  délicieux  cam- 
pement du  lac,  et  laissant  à  notre  gauche  la  rivière  dont 
le  cours  est  marcjué  par  une  ligne  verdoyante  de  grands 
arbres  parmi  lescjuels  beaucoup  de  palmiers,  nous  cou- 
pons droit  à  ti^avers  le  désert  où  l'herbe  fine  est  broutée 
comme  en  une  prairie  trop  étroite  par  les  troupeaux 
quelle  doit  nourrir.  Seules,  de  curieuses  euphorbes  et 
des  passiflores  de  taille  naine  se  dressent  inattaffuées  par 
la  dent  des  bêtes. 

A  l'horizon,  voici  connue  un  rempart  :  c'est  la  foret, 
c'est  Tovéta. 

Ce  nom  que  les  Swahilis  de  la  Côte  et  après  eux  les 
Européens  prononcent  Tavéta  et  les  indigènes  Tovôla 
et  Tonvéta\  représente  une  admirable  oasis  que  tous 
les  voyageurs  ont  décrite  avec  une  sympathie  marquée. 
C'est  au  sud-est  du  Kilima-Ndjaro  une  dépression  de 
terrain  comblée  par  les  grasses  alluvions  entraînées  de 

'  Du  mot  i<\va\vi  X<lovéla. 


-'Oi  AU  KILIMA-NDJARO 


la  grande  montagne,  grâce  à  cette  rivière  à  laquelle 
Thomson  et  Johnston  ont  donné  le  nom  de  Loumi,  qu'elle 
porte  en  effet  à  ses  sources,  mais  qui  parait  inconnu  des 
gens  de  Tovéta  :  ceux-ci  rappellent  simplement  Mto 
ou  Mouro,  «  la  rivière  ».  Ce  cours  d'eau,  tombant  des 
forêts  qui  entourent  la  base  du  Kima-wenzé,  traverse 
la  plaine  en  répandant  dans  le  sous-sol  la  plus  grande 
partie  de  ses  eaux.  Cà  et  là,  on  voit  sourdre  des  sources 
et  presque  partout  on  n'a  qu'à  creuser  1  ou  2  pieds 
pour  trouver  l'eau.  C'est  là  le  secret  de  la  prodigieuse 
fertilité  de  ce  coin  de  terre,  et  pour  les  étrangers  surtout, 
de  son  insalubrité  réelle.  Les  montagnards  du  Kilima- 
Ndjaro  ne  peuvent  y  faire  un  séjour  un  peu  prolongé  sans 
en  emporter  une  fièvre,  un  rhumatisme  ou  une  dyssenterie. 

Cette  oasis  est  disposée  en  un  triangle  dont  le  sommet 
est  au  nord  et  dont  la  base  s'appuie  au  sud  sur  le  lac 
Dyipé  et  ne  mesure  guère  plus  de  11  kilomètres  sur  une 
largeur  moyenne  de  2  ou  3.  Elle  est  peuplée  d'environ 
deux  ou  trois  mille  hommes  seulement.  Entre  la  zone 
fertile,  d'une  fertilité  plantureuse,  et  le  désert  voisin, 
d'une  aridité  désolante,  la  démarcation  est  subite,  abso- 
lue :  là  où  le  sol  s'affaisse  assez  pour  recevoir  l'épan- 
chement  des  eaux,  c'est  l'exubérance  de  la  végétation 
tropicale  ;  là  où  il  se  relève  trop  pour  être  privé  de  cet 
arrosage  naturel,  c'est  la  stérilité  de  la  terre  africaine 
brûlée  par  son  implacable  soleil. 

Nous  voici  donc  à  l'enti'ée  de  cette  Arcadie.  Sur  notre 
route  —  car  il  y  a  pour  y  pénétrer  un  autre  chemin  venant 
de  Taita  —  elle  est  séparée  brusquement  du  désert  par 
une  rivière,  le  Kitito,  qui  passe  en  dormant  sous  l'épais 
couvert  d'arbres  séculaires  et  d'inextricables  fourrés  : 
eau  vaseuse,  boue  et  fange,  troncs  qui  pourrissent,  co- 
quilles sans  nombre  sous  les  feuilles  d'arbres  tombées 
et  restées  dans  la  rivière. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  205 

Après  une  halte  sur  ces  bords  peu  enchanteurs,  nous 
nous  engageons  dans  la  forêt  par  une  trouée  étroite, 
sinueuse  et  sombre.  Encore  uue  rivière  à  traverser,  celle- 
là  plus  gaie,  et  enfin  voici  les  grandes  bananeraies  qui 
commencent,  couvrant  tout  de  leur  ombre  et  de  leur 
verdure.  La  terre  est  fort  proprement  travaillée,  des 
canaux  circulent  de  tous  cotés,  et  des  cases  rondes, 
répandues  sans  ordre  en  ce  labyrinthe  verdoyant,  achè- 
vent de  donner  à  ce  paysage  fait  de  mains  d'homme 
un  air  de  fraîcheur,  de  richesse,  de  grandeur,  qui  a 
frappé  tous  ceux  qui  l'ont  vu.  Bientôt,  les  salutations 
s'entre-croisent  sous  les  larges  feuilles  de  bananiers,  et 
à  l'accueil  fait  à  nos  blancs  visages,  à  nos  costumes  euro- 
péens, nous  nous  apercevons  tout  de  suite  que  nous 
avons  affaire  à  une  autre  population.  Là,  personne,  ne 
se  cache,  personne  ne  s'enfuit;  tous,  au  contraire,  les 
hommes,  les  femmes,  les  enfants,  accourent  nous  voir, 
nous'  saluer,  nous  presser  la  main.  Plus  d'une  vieille 
même  attrape  à  la  hàtc  un  régime  de  bananes  et  nous 
l'apporte.  Elle  dit  qu'elle  veut  le  vendre,  mais  la  belle 
farce!  C'est  un  prétexte  évident  pour  nous  dévisager  à 
son  aise,  en  nous  montrant  ses  dents  qui  branlent  et 
SCS  oreilles  qui  lui  battent  les  épaules. 

Voici  une  clairière  en  cette  forêt  de  bananiers  :  »  C'est 
là,  nous  dit  le  guide,  que  campent  tous  les  Européens.  » 
En  effet,  les  voyageurs  anglais  Thomson  et  Johnston  ont 
passé  là,  puis  le  Maltais  Martini,  le  comte  hongrois 
Teleki,  l'Autrichien  Hiinel,  l'Allemand  Ilans  Meyer, 
l'Américain  Abbot,  sans  parler  d'un  prince  russe,  d'un 
comte  polonais,  d'autres  peut-être.  Mais  nous  sommes 
les  premiers  missionnaires  catholiques  et  les  premiers 
Français  qui  ayons  l'honneur  d'y  dresser  nos  tentes.  A 
ce  titre,  nous  attirons  l'attention  de  la  colonie  tovétane; 
on  vient  en  foule  nous  voir,  nous  considérer,  nous  par- 


20(i  AU  KILIMA-NDJARO 


1er,  et,  tout  bien  pesé,  on  s'accorde  généralement  à  dire 
que  les  nouveaux  étrangers  sont  d'une  ti'ibu  intéressante 
et  très  civilisée... 

De  grandes  cases  sont  là,  bâties  dans  le  genre  swahili 
par  nos  dignes  prédécesseurs,  explorateurs  de  profes- 
sion, chasseurs,  aventuriers,  princes,  lords  ou  simples 
millionnaires.  Nos  hommes  s'y  établissent  sans  façon  et 
nous,  selon  notre  habitude,  nous  dressons  nos  tentes,  où 
nous  sommes  à  l'abri  de  bien  des  choses,  y  compris  la 
vermine. 

Là  aussi  nous  restons  deux  jours,  deux  jours  employés 
à  nous  reposer,  à  faire  des  provisions,  à  distribuer  aux 
porteurs  leur  ration  de  linge  et  de  perles,  à  étudier  le 
pays,  à  visiter  la  population. 


Le  pays,  il  est  ce  qu'on  a  dit  déjà  :  superbe  dans  sa 
fertilité  exubérante.  Les  bananiers,  soigneusement  cul- 
tivés, entretenus,  irrigués,  débarrassés  de  leurs  feuilles 
mortes,  y  atteignent  des  dimensions  exceptionnelles  et 
fournissent  aux  habitants  le  fond  de  leur  nourriture. 
Musa  jjuradisiaca !  Nulle  part  plus  qu'ici  on  n'est  invité 
à  se  rappeler  que  ce  fut  cette  plante,  parait-il,  qui 
ombr"agea  nos  pauvres  chers  parents  aux  premiers 
beaux  jours  du  monde  et  qui,  après  le  désastre  dont 
nous  ne  nous  sommes  jamais  bien  remis,  leur  fournit 
encore  leur  premier  déjeuner  et  leur  premier  jupon. 
Sans  doute,  il  y  a  longtemps  de  cela;  mais  ici,  en  pro- 
menant nos  loisirs  sous  ces  grandes  feuilles  vertes,, 
doucement  balancées  par  la  brise  au-dessus  de  nos 
têtes  coupables,  on  ne  peut  s'empêcher  de  porter  en 
arrière  ses  tristes  pensées,  de  se  rappeler  son  origine 
antique.  Tovéta  est  un  Eden,  hélas!  oui,  mais  un  Eden 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  -'07 

OÙ  les  suggestions  du  Serpent  sont  encore  mieux  aecueil- 
lies  que  dans  l'ancien!... 

Dans  maints  pays,  la  banane  est  simplement  connue 
comme  fruit  de  dessert  et  le  bananier  comme  plante 
donnant  la  banane.  Mais  à  Tovéta,  on  ne  l'entend  point 
ainsi  :  le  bananier  sert  à  tout.  Le  tronc  d'abord,  vert 
et  découpé  en  fines  tranches,  est  une  excellente  nourri- 
ture pour  les  vaches,  les  moutons  et  les  chèvres,  qui  y 
trouvent  à  la  fois  à  manger  et  à  boire.  Les  feuilles 
desséchées  servent  à  couvrir  les  cases.  Et  quant  au  fruit, 
on  le  mange  cru  ou  cuit,  ou  rôti  :  on  a  dix  ou  quinze 
manières  de  le  préparer.  Au  moment  où  ces  lignes  sont 
écrites,  les  journaux  d'Amérique  annoncent  avec  quelque 
licrté  qu'un  citoyen  de  cet  industrieux  pays  vient  de 
découvrir  le  moyen  de  réduire  la  banane  en  farine.  La 
belle  affaire!  C'est  ce  que  les  gens  de  Tovéta  font  depuis 
(les  siècles  :  cela  consiste  à  cueillir  la  banane  un  peu 
avant  sa  maturité,  à  la  couper  en  deux,  à  la  faire  sécher 
au  soleil,  comme  du  manfôc,  et.  à  l'écraser  ensuite  dans 
un  mortier  avec  un  pilon.  Ce  n'est  pas  tout  :  ici,  comme 
au  Tchaga  et  au  Ganda,  on  trouve  encore  dans  la  banane 
la  base  d'une  bière  excellente.  La  Providence  est  bonne. 
Et  c'est  ainsi  qu'elle  a  répandu  par  le  monde  quantité 
de  choses  sans  lesquelles  les  peuples  qui  les  utilisent 
ne  concevraient  pas  qu'on  puisse  vivre  :  le  bananier 
à  Tovéta,  le  cocotier  sur  plusieurs  Cotes,  le  bambou  en 
Birmanie,  le  thé  en  Chine,  le  blé  en  Europe,  le  riz  dans 
l'Inde,  l'arbre  à  pain  en  Océanie,  le  piment  aux  Antilles, 
la  morue  à  Terre-Neuve,  à  Chicago  les  porcs,  le  macaroni 
en  Italie,  la  choucroute  en  Allemagne,  l'ail  eh  Provence 
et  les  pommes  en  Normandie. 

Cependant,  il  n'y  a  pas  que  des  bananes  à  Tovéta. 
On  y  cultive  aussi  Tambrevade,  le  maïs,  le  sorgho,  la 
patate,  Figname,  la  citrouille,  la  canne  à  sucre,  etc.  Au 


Î08  AU  KILIMA-NDJARO 

poisson  de  la  rivière  on  tend  des  nasses;  d'aucuns 
même  s'amusent  bourgeoisement  à  pêcher  à  la  ligne 
{fig.  41).  Le  miel  est  recherché  avec  ardeur  et  on  établit 
pour  le  recueillir  de  ces  ruches  formées  d'un  billot 
creusé  cju'on  attache  aux  branches  d'un  arbre  au  moyen 
d'une  corde  et  d'un  crochet  [fîg.  42)  :  mais  ici  on  travaille 
ce  bois  avec  soin,  avec  art,  et  nul  ne  peut  se  marier 
s'il  n'a  pas  au  préalable  fourni  la  preuve  que  de  temps  en 
temps  il  apportera  du  miel  à  la  case.  Il  y  a  aussi  du 
bétail;  mais  les  vaches  ne  sortent  pas  par  crainte  non 
seulement  des  Massais,  mais  encore  et  surtout  des 
taons  et  des  mouches,  parmi  lesquelles  figure  la  terrible 
tsé-tsé.  On  les  nourrit  à  la  case,  comme  il  a  été  dit,  avec 
des  troncs  de  bananiers  découpés  en  fines  tranches, 
et  c'est  là  peut-être  un  moyen  à  recommander  aux 
éleveurs  africains  qui,  dans  les  endroits  où  les  bêtes 
à  cornes  n'ont  pu  vivre  jusqu'ici,  voudraient  tenter  de 
nouveaux  essais. 

D'ailleurs  tout  le  pays  cultivable  n'est  pas  cultivé  et 
on  trouve  encore  nombre  de  coins  de  terre  doù  la  forêt 
vierge  s'élance  dans  toute  sa  magnificence  primitive. 
Quels  arbres!  Quelles  colonnes!  Quelles  ramures!  Le 
jour,  quand  on  pense  au  soleil  dont  les  feux  grillent 
les  feuilles  racornies  du  désert  voisin,  qu'il  est  bon 
d'errer  sous  ces  dais  splendides,  le  long  d'une  sente  à 
peine  marquée,  où  la  lumière  n'arrive  que  tamisée  par 
le  feuillage  extrêmement  délié  de  ces  arbres  magnifiques, 
où  les  lianes  courent  comme  des  cordes-  vivantes  sur 
des  mâts  gigantesques,  où  çà  et  là  des  fleurs  éclatantes 
relèvent  la  couleur  sombre  de  la  verdure!  La  rivière 
aussi  est  délicieuse  avec  son  gazouillis  perpétuel,  ses 
roches  volcaniques  qui  encombrent  son  cours,  ses  bords 
tapissés  de  fougères  aux  formes  si  délicates,  ses  grands 
arbres  qui,   des  deux  côtés  entre-croisant  là-haut  leurs 


3) 


Q 
I 


I 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJARO  211 

branches,  lui  forment  des  arceaux  majestueux.  Parmi 
les  palmiers,  il  faut  citer  les  dattiers  sauvages,  mais 
surtout  les  raphias,  qui,  en  groupes  superbes,  lancent 
de  tous  côtés  leurs  feuilles  énormes  dans  un  désordre 
aussi  pittoresque  qu'inextricable.  Avec  leur  pétiole  on 
iait  des  échelles  légères,  des  portes,  des  poutrelles,  des 
enclos,  tout  ce  qu'on  veut. 

Mais  défiez-vous  cependant  :  la  fièvre  est  peut-être  là- 
dessous.  En  Afrique  l'eau  dans  le  sous-sol  est  un  élément 
nécessaire  à  la  santé  des  plantes,  mais  souvent  nuisible 
à  celle  de  l'homme. 

La  colonie  tovétane  est  composée  d'éléments  originai- 
rement divers,  mais  aujourd'hui  partageant  à  peu  près 
le  même  genre  de  vie,  les  mêmes  mœurs,  la  même 
langue  et  le  même  type.  Il  y  a  les  Tovétas  proprement 
dits,  frères  des  habitants  de  Kahé  et  du  Bas-Arousha 
que  nous  verrons  plus  tard  :  à  eux  sont  venus  se  joindre 
quelques  indigènes  du  Tchaga,  du  Taita  et  du  Kamba. 
On  trouve  même  ici  une  petite  colonie  de  Kwavis,  frères 
des  Massais.  Le  type  général  tient  le  milieu  entre  ce 
dernier  élément  et  celui  des  Noirs  dit  de  famille  bantou  : 
plus  empâté  que  le  premier,  plus  élégant  que  le  second. 
Mais,  en  somme,  cette  population  est  certainement  supé- 
rieure à  celle  du  sud,  plus  belle,  plus  accueillante,  plus 
expansive,  plus  polie,  plus  intelligente,  plus  artiste. 
Tous  parlent  swahili  couramment;  mais,  gâtés  par  des 
libéralités  excessives,  ils  commencent  à  devenir  exie^eants 
vis-à-vis  de  l'Européen. 

L'Islam  a  fait  parmi  eux  quelques  adeptes,  et  il  serait 
fàL-heux  que,  en  se  développant,  il  fermât  cette  inté- 
ressante population  à  linfluence  chrétienne.  Volontiers 
on  nous  aurait  gardés  à  Tovéta  et  déjà  plus  d'un  enfant 
s^offrait  de  se  faire  notre  disciple,  avec  promesse  d'amener 
un  camarade,   qui  en   aurait  amené  un   autre.   ]\Iais   il 


AU  KILIMA-NDJARO 


nous  faut  voir  plus  loin.  Hélas!  que  de  fois,  pendant  ses 
voyages,  le  missionnaire  est  amené  à  répéter  la  parole 
du  Sauveur  :  Misereor  super  turbam! 


Avec  les  nombreuses  caravanes  allant  chercher  l'ivoire 
au  pays  massai  ou  en  revenant,  les  Tovétas  peuvent 
aujourd'hui  avoir  tout  le  linge  qu'ils  veulent,  mais  ils 
travaillent  si  bien  les  peaux  et  les  relèvent  de  dessins 
de  si  bon  goût,  en  perles  de  verre,  que  les  grèves  de 
Manchester  et  de  Liverpool  peuvent  les  trouver  fort 
indifférents.  On  fait  aussi  grand  usage  de  chaînettes, 
pendants  d'oreilles  et  bracelets.  Les  hommes,  les  jeunes 
surtout,  s'habillent  volontiers  à  la  mode  massai',  tres- 
sant leurs  cheveux  avec  soin  et  se  faisant,  derrière  la 
tête,  une  queue  avec  une  courroie.  C'est  là  sans  doute 
ce  qui  a  donné  lieu  à  la  fable  étrange  des  «  hommes  à 
queue  »  de  l'Intérieur  africain,  dont  on  avait  annoncé 
l'existence  il  y  a  quelque  trente  ans.  Cette  nouvelle  avait 
fort  réjoui  les  savants  doctrinaires  qui  trouvent  en  eux 
des  souvenirs  d'origine  simienne  :  «  —  Voilà!  répé- 
taient-ils. Nous  l'avions  bien  dit.  Il  existe  donc  encore 
des  hommes  qui  ne  se  sont  pas  suffisamment  assis  pour 
se  débarrasser  de  l'appendice  caudal!  »  En  fait,  l'appen- 
dice existe,  mais  malheureusement  ce  n'est  pas  la  Nature 
qui  le  met  et  encore  n'est-il  pas  en  sa  bonne  et  vraie 
place.  Il  y  a,  comme  cela,  dans  la  Science  de  ces  Mes- 
sieurs, un  tas  de  déconvenues... 

Une  autre  mode  curieuse,  c'est  l'accoutrement  auquel 
se  condamne  une  nouvelle  mariée  lorsqu'il  est  reconnu 
que  l'époque  vient  où  elle  doit  mettre  au  monde  son 
premicr-né.  Nous  avons  fait  la  rencontre  de  ce  phéno- 


Barrage  d'irrigation.  Ruche  à  miel.  Panier  à  pL'clie. 

Fig.  42.  —  A  TovÉTA.  —  Dessin  de  Mgr  Le  Roy. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJAHO  215 

mène  chez  le  voisin  de  notre  campement  qui  nous  avait 
priés  fort  gentiment  d'aller  chez  lui  boire  une  tasse  de 
lait.  Assis  tous  les  trois  dans  la  case  sur  une  peau  de 
bœuf  tendue  solidement  et  formant  à  la  fois  un  lit  et 
un  canapé,  selon  l'heure,  la  vieille  dame  du  lieu  nous 
avait  fait,  comme  de  juste,  les  honneurs  de  son  salon, 
Dans  un  coin  ruminait  une  vache.  Près  d'elle,  solidement 
campé  sur  ses  pattes,  son  veau  nous  considérait  avec 
un  ébahissement  profond  :  c'était  bien  sûrement  la  pre- 
mière fois  de  sa  vie  qu'il  voyait  les  gens  de  notre  race. 
Après  les  saluts  diisage,  la  calebasse  pleine  de  lait 
caillé  avait  passé  de  main  en  main  :  Mgr  de  Courmont 
y  avait  trempé  ses  lèvres,  le  P.  Auguste  y  avait  à  peine 
ajouté  trois  poils  de  sa  barbe,  et  elle  m'était  arrivée 
ainsi,  par  trahison  manifeste,  avec  charge  de  la  vider 
à  fond.  Enfin,  c'était  fait,  et  nous  nous  levions  pour 
prendre  congé  de  nos  excellents  hôtes,  lorsqu'un  bruit 
très  cai^actérisé  de  serpent  à  sonnettes  nous  arrête  tout 
à  coup  sur  le  seuil  de  la  porte.  Vaine  terreur  !  Ce  n'était 
point  un  serpent,  mais  une  dame,  une  dame  bardée  de 
fer  des  pieds  à  la  tète,  avec  un  voile  de  chaînettes  sur 
le  visage,  des  chaînettes  sur  la  poitrine,  des  chaînettes 
autour  des  reins,  des  chaînettes  aux  bras,  des  chai- 
nettes  aux  pieds,  des  chaînettes  aux  oreilles,  des  colliers 
de  cuivre  sur  les  épaules,  aux  bras  et  aux  jambes,  des 
verroteries  partout,  de  la  ferraille,  des  fils  de  fer,  des 
lîls  de  laiton,  une  vraie  boutique  de  quincaillerie  :  «  Sa 
nouvelle  épouse  »  [fig.  43),  dit  la  vieille  dame  en  faisant 
une  moue  caractéristique. 

Mais  si  les  jeunes  mères  sont  ainsi  honorées  et 
défendues,  il  est  triste  d'apprendre  que  les  nouveau- 
nés  sont  en  grand  danger  d'être  mal  accueillis  en  ce 
monde.  On  étrangle  sans  pitié,  comme  «  mauvais  »  les 
enfants  qui  naissent  les  pieds  en  avant,   ceux  dont  les 


216  AU  KILIMA-NDJAUO 


dents  poussent  crabord  à  la  mâchoire  supéi'ieure,  les 
jumeaux,  les  estropiés,  ceux  aussi  qui  ont  pour  père 
vui  adolescent  non  circoncis.  Car,  en  dehors  d'ailleurs 
de  toute  pratique  musulmane,  la  circoncision  est  ici 
d'usage,  comme  chez  beaucoup  d'autres  tribus  afri- 
caines :  elle  se  fait  vers  l'âge  de  seize  à  dix-huit  ans 
et  c'est  seulement  après  qu'a  lieu  le  mariage. 

La  polygamie  existe;  mais  elle  est  chère  et  par  con- 
séquent restreinte,  chaque  nouvelle  femme  étant  le 
prix  d'un  bon  nombre  de  bœufs,  sans  compter  le  miel, 
le  linge,  les  perles,  etc. 

Au  reste,  dans  l'idée  des  Tovétas,  la  femme  doit  être 
soumise  à  l'homme,  elle  lui  est  inférieure,  et  ils  ont 
là-dessus  une  singulière  légende  que  m'a  racontée  un 
jeune  homme,  avec  beaucoup  d'autres  choses,  dans  une 
longue  conversation  que  nous  avons  eue  : 

«  Au  commencement,  dit-il,  Dieu  voulut  essayer  le 
cœur  de  l'iiomme  et  celui  de  la  femme.  Il  prit  donc 
l'homme  à  part,  lui  remit  un  couteau  et  lui  dit  :  «  Ecoute. 
«  Cette  nuit,  quand  elle  dormira,  tu  me  couperas  le  cou 
«  de  ta  femme.  »  Et  il  prit  aussi  la  femme  à  part,  lui 
remit  un  couteau  et  lui  dit  :  «  Ecoute.  Cette  nuit,  quand 
«  il  dormira,  tu  me  couperas  le  cou  de  ton  honmie.  » 
C'est  bien.  Alors  l'homme  s'en  alla  tout  triste,  pensant  : 
«  Couper  le  cou  de  ma  femme,  de  ma  sœur  !  C'est 
«  imi^ossible,  je  ne  le  ferai  jamais!  »  Et  il  jeta  le  couteau 
dans  la  rivière,  se  réservant  de  dire  qu'il  l'avait  perdu. 
Et  la  femme  aussi  s'en  alla.  Puis  la  nuit  venue,  elle  prit 
le  couteau  et  elle  allait  tuer  l'homme  qui  dormait  lorsque 
Dieu  reparut  :  «  Misérable,  fit-il,  puisque  tu  as  le  cœur 
«  si  méchant,  tu  ne  toucheras  plus  le  fer  de  ta  vie  !  Ta 
«  place  est  au  champ  et  au  foyer.  Et  toi,  dit-il  à  l'homme, 
«  parce  que  tu  es  bon,  tu  as  mérité  d'être  le  maitre  et 
«  de  manier  les  armes.  »  Voilà  pourquoi,  ajouta  Kombo, 


Enfant.  Tête  d'homme.  Enfant  (vu  de  dos). 

Nouvelle  mariée. 

Fig.  W  —  Costumes  de  Tovéta.  —  Dessin  de  Mgr  Le  Roy. 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJAUO 


même  en  Europe,  à  ce  qu'on  dit,  ce  sont  les  femmes 
qui  font  la  cuisine  et  les  hommes  qui  la  mangent.  » 

II  n'y  a  point  d'esclaves  à  Tovéta.  Tout  le  monde 
travaille;  mais,  comme  la  terre  est  très  fertile,  le  labeur 
quotidien  se  réduit  à  peu  de  chose,  et  beaucoup  de 
loisirs  restent  à  tous  les  âces  et  cà  tous  les  sexes  pour 


Une  Taiiatiéke. 


causer,  se  promener,  boire,  danser  et  jouir  de  la  vie. 
Au  reste,  on  trouve  ici  beaucoup  de  mœurs  massaïes  : 
les  jeunes  gens,  par  exemple,  en  attendant  leur  mariage, 
vivent  dans  des  campements  séparés,  mais  ils  ne  sont 
pas  soumis,  comme  leurs  voisins,  à  un  régime  spécial, 
non  plus  qu'à  des  exercices  militaires,  n'étant  pas 
d'ailleurs  destinés  à  porter  la  guerre  au  delà  de  leur 
propre  territoire. 


??0  AU  KILIMA-NDJARO 


Point  de  village;  chacun  vit  chez  soi,  en  famille. 

Au  point  de  vue  du  gouvernement,  les  gens  de  Tovéta 
forment  une  république,  et,  chose  intéressante,  une  ré- 
publique comme  l'Histoire  dit  qu'il  fut  une  fois  question 
d'en  faire  une  en  l-'rance  :  sans  président.  Il  y  a  deux 
assemblées,  celle  des  Anciens  et  celle  des  Jeunes,  ceux- 
là  plus  tranquilles,  ceux-ci  plus  remuants.  En  principe, 
les  affaires  doivent  se  régler  d'accord,  quand  l'accord 
est  possible;  au  cas  contraire,  le  Sénat  a  plus  d'autorité, 
plus  de  mesure,  plus  d'expérience,  termine  toujours  le 
procès...  en  cédant.  —  On  n'oublie  pas,  je  suppose, 
que  je  parle  de  Tovéta. 


(}uand  un  étranger  passe,  il  reçoit  une  députation  de 
la  Chambre  et  du  Sénat;  aux  deux  il  doit  des  cadeaux. 
Nous  n'avons  point  échappé  à  ce  vénérable  usage  et, 
comme  d'ailleurs  les  droits  d'entrée  étaient  demandés 
poliment,  nous  nous  y  sommes  prêtés  de  bonne  grâce. 
Beaucoup  de  voyageurs  africains  se  plaignent  de  cette 
institution  qui  fleurit,  comme  on  sait,  chez  beaucoup 
de  tribus  do  l'Intérieur,  persuadées  qu'elles  ont  droit 
de  faire  payer  les  chemins  passant  chez  elles.  Peut-être 
ces  explorateurs  ont-ils  raison,  peut-être  aussi  n'appré- 
cient-ils pas  sufTisamment  le  fonctionnement  de  l'Admi- 
nistration chez  les  peuples  civilisés,  puisqu'ils  le  con- 
damnent chez  les  peuples  sauvages.  Renversons  les 
rôles  et  figurons-nous,  par  exemple,  trois  ou  quatre 
Africains,  noirs  comme  un  bout  de  fusain,  arrivant  à 
Marseille  avec  leur  accoutrement  spécial,  leurs  lances, 
leurs  flèches,  portant  des  pi^ovisions,  de  l'ivoire,  des 
pépites  d'or,  des  diamants,  des  perroquets,  des  singes 
et  autres  productions  de  leur  pays  fort  recherchées  des 


DE  ZANZIBAR  AU  KILIMA-NDJAKO  -221 


Européens,  suivis  enlin  d'une  centaine  d'individus  racolés 
un  peu  partout  et  (jui  sont  leurs  porteurs,  leurs  domes- 
tiques et  leurs  soldats.  Cette  troupe  arrive  et  s'en  va 
droit  s'installer  en  pleine  Cannebière,  où  elle  fait  la 
cuisine.  Ah!  mon  bon!  Tout  aussitôt  la  Préfecture,  la 
Police  et  le  Conseil  municipal  envei'ront  évidemment 
nombre  de  délégués,  employés,  sergents,  tlouaniers,  gen- 
darmes, pour  notifier  à  ces  mal  appris  d'avoir  premiè- 
rement à  payer  leurs  droits  d'entrer  et  secondement  à 
camper  ailleurs;  je  soupçonne  même  que  plus  d'un 
exigerait  un  petit  pourboire...  Or,  si  ces  gens  d'Afrique, 
pour  toute  réponse,  prenaient  vos  représentants  par 
la  barbe  et  leur  faisaient  faire  une  pirouette  en  l'air, 
Français,  que  diriez-vous?...