/
A
d 't^Jfe,>i>r^ ~-^Z^^<>i>^''û(^
AlJ klIJMA-NDJAnO
s.
(AKIUQUE OlilEiNTALE)
yi-'v Alexandre Le Uoy,
de la Congitgatiun du Saint-Esprit et du Saint-dcur de Marie,
Évoque (itvilaire d'Alinda et Vicaire aposlolique du Galion,
ancien missionnaire au Zan^^uebar.
AU
:i ^^>
^Sy (AFRIQUE ORIENTALE) T^
ai*^" A. LE UOY
llE LA CONGRliGATION DU SAINT-ESPRIT ET DU SAINT-CÛEUU UE MAl'.IH
VICAIRE APOSTOLIQUE DU GABON
ANCIEN MISSIONNAIRE AU ZANOl'EflAU
Illiisti-c de O cartes et de SO f;ra»ures dessinées par l'Auteur.
UNIVERSITY OF FLORIDA
3 1262 07295 047 9
3 1262 07295 047 9
Î)T
PARIS
SANARl) ET DERANGEON
LIBRAIRES-ÉDITEURS
174, RUE SAINT-JACQUES, 174
\^.
A
MONSEIGNEUR RAOUL DE COURMONT
KVÈQL'E TITLI.AIIIE DE liODONA
\ICAmE APOSTOLIQUE DU /.ANCIKDAH
Monseigneur,
Pendant dix ans, la Providence de Dieu m'a fait goiitor
à votre suite la vérité cachée des paroles antiques : Beali
pedes evangelisanliiim pacem !
Aujourd'hui, par la décision la plus imprévue et la plus
douloureusement acceptée, Elle m'enlève à cette partie de
l'Afrique où j'ai semé tant de pas et où je comptais un jour
coucher mon pauvre corps, à coté de ceux que j'y ai vus
tomber, si nombreux déjà et si aimés...
Recevez du moins ces pages, Monseigneur, à titre de
souvenir, de reconnaissance et d'affection. Nous nous retrou-
verons au bout de l'étape. Adieu!...
-f Ale.xandre le HOV,
livôque titulaire d'Alinda, Vicaire aposIoiic|iie du Gabuii,
ancien missionnaire apostolii|iio au Zani;ueliar.
MONSEIGNEUR ALEXANDRE LE ROY
ÉVÈQUE TITULAIRE d'aLIISDA
VICAIRE APOSTOLIQUE DU GABON
Monseigneur,
Je suis très touché de la délicate attention que vous avez eue
de me dédier ces ravissantes pages sur notre voyage au Kilima-
Ndjaro. En les lisant, j'ai vraiment refait ma route à travers ces
belles contrées, avec ses multiples incidents et ses émotions
diverses, tarit votre récit et les dessins dont vous l'avez illustré
ont fidèlement remis sous mes yeux chacun de nos jias.
Mon rêve, alors que vous étiez mon confident et mon soutien,
était de penser que vous seriez mon bâton de vieillesse et un
jour mon successeur, dans ma chère mission. La divine Pro-
vidence vous réservait un autre champ de labeur; et si j'ai dû,
comme vous, Monseigneur, m'incliner devant sa volonté, la
séparation n'a pas été pour moi moiiis douloureuse.
Ma consolation est de penser que vous serez désormais l'ardent
apôtre et le brillant écrivain de la côte occidentale, au Gabon,
comme vous l'avez été de la côte orieiitale, au Zanguebar. Si je
n'ai plus, hélas! la joie de vous posséder près de moi, mon
conir, du moins, sera toujours avec vous, compatissant à vos
peines, heureux de vos succès.
Veuillez être assuré. Monseigneur, de mon plus affectueux
dévouement en Notre-Seigneur.
-f Raoul DE COURMONT,
Evèqtie de Bodona, Vicaire apostolique du Zanguebar.
AYANT-PROPOS
Les pages suivantes _cûntienneiit la relation dnn
voyage au Kilima-Ndjaro (Afrique orientale), voyage
entrepris dans le but d'étudier des pays inconnus et
d'y fonder des centres nouveaux d'évangélisation.
. Ecrites au milieu des travaux d'une fondation nou-
velle à Mombassa, d'un voyage sur mer de Zanzibar
à Marseille et de préoccupations imprévues surve-
nues en France, elles ont pris un développement que
l'auteur ne soupçonnait pas; mais on m'a dit do les
laisser telles, et les voilà.
On peut au reste en faire deux parts : la première
conduira le lecteur de Zanzibar au Kilima-Ndjaro, la
seconde le ramènera du Kilima-Ndjaro à Zanzibar.
Puissent-elles, du moins, l'intéresser un peu, l'édi-
fier quelquefois, l'ennuyer rarement, en inspirant
aux amis des missionnaires une prière de plus, un
sacrifice, un dévouement à la cause sacrée de l'apos-
tolat lointain.
Car la moisson est immense, le travail pressant,
les ressources misérables et les ouvriers rares...
A. L. n.
'i
I -
%
^
l'IlEMlEllK PAIITIE
DE ZANZIBAR AU KILlMA-MDJAliO
LE KILIMA-NDJARO
Etymologie. — Découverte. — Exploration. — Son intérêt scientifique,
politique et religieux. — En route.
Les Arabes et les Swahilis de la Côte orientak*
d'Afrique, sviivis par les voyageurs et les géographes
d'Europe, désignent sous le nom de Kilima-Ndjaro un
massif isolé, d'origine volcanique, situé un peu au-dessous
du 3° de latitude sud et à environ 280 kilomètres de la
côte, en ligne droite.
Longtemps on s'est demandé et l'on se demande encore
la signification de ces deux mots, ou plutôt du dernier dt*
ces mots, car le premier, Kilima, veut dire clairement
« montagne », en swaliili et en plusieurs des langues de
l'Intérieur; mais l'autre, Ndaro ou Ndjavo, ne paraissait
connu de personne. Afin cependant de ne point rester à
court — et, pour vui mot, c'eût été dommage — les voya-
geurs ofïiciels lui ont trouvé tout de suite un sens.
Voici d'abord la version de M. Joseph Thomson, qui a
passé là en 1883 :
Le nom de Kihma-Ndjaro signilie, dit-on généralement.
« Montagne de la grandeur »; il me semble que ce serait
AU KILIMA-NDJARO
Ijlutôt « Montagne blanche », le terme Ndjaro ayant été jadis
employé pour indiquer la blancheur. Cette acception a viei-Ui
sur la Cote ; mais on la retrouve encore chez quelques tribus
de l'Intérieur •.
De fait, sur la Côte, cette expression a tellement vieilli
que nul, parmi les barbes les plus vénérables, ne se la
rappelle plus; et quant aux tribus lointaines qui la con-
naitraienl encore, en bonne franchise, M. J. Thomson
serait bien embarrassé de les incli({ucr.
M. II. -II. Johnston dit à son tour, en 1886 :
Ce mot vient de Kilima, « montagne », et Njaro, nom d'un
démon qu'on suppose éti'e la cause du froid-.
C'est ce qu'on appelle, sauf ri;vcvenc(^, faire de rétymo-
logie par auto-suggestion.
En réalité, l'expression Kilima-Ndjaro est parfaitement
inconnue aux indigènes dits \\'a-tchacia ou Tchagns'\ qui
habitent le massif. Chez eux, la montagne n'a jjas de nom
général qui en désigne rensemblc. Chaque zone habitée
porte un nom particulier; la grande forêt circulaire s'ap-
l)clle Msidu « bois sombre »; le sommet le plus élevé
porte le nom de Kibù « le Blanc », et l'autre celui de Kima-
Wciizé « le Mont camarade (?) ». De leur coté les Massais
disent : 01 Doinyo oibor « le Mont-Blanc. »
Quant à ce fameux Ndjaro, que Thomson prend pour
une chose blanche et Johnston pour un démon, nous nous
proposions de faire là-haut une enquête sérieuse à son
sujet, lorsque, à Tovt'ta, nous promenant un jour avec
des enfants du i)ays, l'un d'eux nous demanda si nous
devions rester longtemps au Kilima-Ngaro...
— « Comment dis-tu : Kilima-Ngaro? .
— « Oui.
' Joseph Tliuiiison : Au pays des Massnïs (trad. fraiiv.). Ilaclietle.
' II. -II. Johnston, TIte Kilima-Ndjaro Expedilion. Kegan l'aul, London.
' En réalité M-Iclmoa \\'atcha(ja siguifa' « Un Tchaya, tics Tcliagas".
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO
— « Mais qu'est-ce que cela Ngaro ?
— « Ngaro, Ngaré, clans le langag-e des Massais cl
même dans le nôtre, c'est de l'eau. Et on appelle cette
grande montagne, là-bas, la « Montagne de l'eau », parce
que c'est de là que soricni toutes les rivières d'ici et de
partout. »
Nous avons conclu de là que la signification vraie était
trouvée. A Tovéta, placé pour ainsi dire au pied de la
célèbre montagne, les trafiquants de la Cote auront en-
tendu Kilima.-Ngaro et répété, avec une légère altération,
Kilima-Ndjaro à Momhassa et Kilima-Ndgaro à Pangani.
De leur coté, les Anglais écrivent Njaro, donnant à j la
valeur de dj; et les Allemands, pour ne point s'exposer à
prononcer Ngaro, sont obligés d'orthographier Ndscharo.
A notre avis, ceux des géographes français qui vou-
dront conserver la vraie prononciation de la Côte, feront
bien de ne pas les suivre.
Les Portugais, établis à Mombassa dès 1507, paraissciil
avoir soupçonné l'existence de ce massif, et H. -II. John-
ston cite un navigateur de cette époque, Enciso, qui écrit :
A l'ouest du port de Mombassa, se trouve le mont Olympe de
l'Ethiopie, qui est très haut, et au delà s'élèvent les monts
de la Lune où sont les sources du Nil. Dans toute cette con-
trée, il y a quantité d'or et d'aniniaux féroces. La population
mange dos sauterelles.
Il y a beaucoup de vrai dans ce petit texte d'un vieux
marin. Jusqu'à présent sans doute personne encore n'a
vu sortir de ces pays « quantité d'or «; mais, par ailleurs,
si le Kilima-Ndjaro est l'Olympe, il est exact que dans la
même direction occidentale, au loin, s'élèvent ces grandes
montagnes d'où sort le Nil et que Stanley a retrouvées.
AU KILIMA-NDJARO
Partout là, les animaux féroces ne manquent point, et
quant aux sauterelles, les missionnaires récemment
établis au Kilima-Ndjaro ont la preuve qu'il y en a, '"par
ce fait qu'elles ont dévoré tout leur blé.
Mais le mérite d'avoir en ce siècle retrouvé l'Olympo
.(fricain revient à Rebmann, missionnaire allemand en-
gagé dans la Church Missionary Society, de Londres,
dont un de ses compatriotes, le Rév. D' Krapf, avait établi
une station dans les environs de Mombassa. En 1847-
I8/18, Rebmann s'étant mis en chemin vers l'Intérieur,
avec seulement huit hommes et un parapluie, se trouva
peu à peu amené vers les montagnes de Taita, puis, au
delà d'un désert, il aperçut, le 11 mai, le superbe dôme
de Kibô, couvert de neiges et resplendissant au grand
soleil de l'Equateur comme une masse d'argent.
Mais sa découverte, communiquée de suite à l'Europe
savante, arriva près de celle-ci fort mal à propos. Le Pré-
sident de la Royale Société de Géographie de Londres,
M. Desborough Cooley, venait précisément d'inventer un
système fort remarquable, destiné à combler les lacunes
• le la carte africaine. Or ces arrangements ne compor-
taient malheureusement pas de montagnes, et surtout de
montagnes couvertes de neige, à l'endroit où ce pauvre
fiebmann en avait aperçu et gravi. M. Cooley prouva fort
bien que le missionnaire avait eu une vision apocalyp-
tique, très intéressante assurément au point de vue-
médical, mais dont la mention serait déplacée en un
Manuel de géographie. Le D' Krapf, qui voulut venir
à la rescousse de son ami en allant voir aussi la mon-
tagne, fut traité de même ; et les missionnaires confondus
n'osèrent plus affirmer l'existence du Kilima-Ndjaro.
Ce ne fut que dix ans plus tard, en 1861, qu'un voyageur
allemand, le baron von der Decken, tué depuis par les
^oinalis à Bardera, sur le Djouha, eut l'idée d'aller cher-
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO
cher à, son tour. Il vit la montagne, (juc les anathèmes
de la science n'avaient point encore écrasée; il y retourna
l'année suivante, il en fit l'ascension jusqu'à 3500 mètres.
Avec son compagnon de voyage Kersten, il opéra la
triangulation du pays et en dressa une carie où les
voyageurs qui ont suivi ont trouvé plus à prendre qu'à
reprendre.
Enfin, dernicrcmeni, un autre voyageur allemand, le
D' Hans Meyer, et un alpiniste autrichien, M. Putscheller,
ont pu, munis de tout l'attirail nécessaire, faire l'ascen-
sion du dôme le plus élevé, le Kihô, auquel ils donnent
une altitude de 6000 mètres; le Kima-Wonzé en aurait
5300 et le plateau qui les relie liliQO.
Comme bien on le pense, aussitôt que cet étonnant
massif eut été connu comme existant ailleurs que dans
l'imagination des missionnaires, il excita dans le monde
savant le plus haut intérêt, et les mêmes Sociétés de
Londres qui avaient nié son existence voulurent faire
oublier cette fausse manœuvre en envoyant un voyageur
distingué, M. H. -H. Johnston, l'étudier sur place. Par
malheur, M. Cooley n'était plus; il eût été plaisant de
lui confier cette mission.
Dans la relation remarquable de son expédition,
ouvrage qui n'a pas été traduit en français, Johnston
en indique ainsi la partie scientifique :
Quoique, dit-il, le massif du Ivifima-Ndjaro s olcve ua peu
brusquement d'une plaine franchement unie, il est difTieilo
de l'appeler isolé; en fuit, il serait plus juste de dire qu'une
suite presque ininterrompue de chaînes continues et de pics
indépendants le relient avec l'Abyssinie au nord, Natal au sud
et peut-être même le Cameroun à l'ouest. A en juger par la
flore qui recouvre ses régions supérieures, il peut être regardé
comme un terrain commun où se rencontrent nombre de
formes caractéristiques de ces trois districts montagneux
pourtant si éloignés l'un de l'autre.
AU KILIMA-ND.TAUO
Dans la grande élévation du Kilima-Ndjaro et dans le fait que
ce massif neigeux se trouve dans la zone équatoriale — offrant
ainsi une extraordinaire succession de climats sur ses larges
pentes — on a vu des causes suffisantes pour avoir donné
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO
naissance ou développement à beaucoup de traits curieux
dans sa faune et sa i'iore. Des conditions pareilles n'avaient
été rencontrées que dans l'Amérique centrale et méridional»',
nulle autre montagne des tropiques ne s'élcvant jusqu'à la
ligne des neiges perpétuelles. Du reste, les grandes chainos
des régions peu connues sont toujours intéressantes pour les
naturalistes. Les hautes montagnes isolées sont souvent comme
des iles en i)lein Océan : elles servent de refuge et de retraite
dernière à des types primitifs ou à des formes particulières
qui, dans des espaces plus étendus et plus habités, se heurtent
à une rivalité trop ardente et succombent dans la lutte pour la
\ie. Ou bien encore, quelque genre ou espèce, appartenant
originairement à un type largement répandu, devient, par
suite de circonstances diverses, l'habitant isolé d'une chaîne
alpine ou d'une ile solitaire : là, il est abrité et protégé dans
son développement propre contre les obstacles naturels que
lui aurait opposés l'évolution simultanée de ses semblables,
et, comme il est en effet arrivé, il peut, dans ces conditions,
en l'absence de concurrence vitale, acquérir une exubérance
de formes singulières.
Un autre fait intéressant dans la faune et la flore des hautes
montagnes est que souvent elles gardent les vestiges d'une
nature plus ancienne, depuis longtemps supplantée dans les
terres inférieures par des espèces nouvelles. C'est ainsi que le
Kini-Bolou, la plus haute montagne de Bornéo, garde sur
ses flancs les plus élevés une flore australienne qui, dans
la plaine, a depuis longtemps été remplacée par la végétation
de l'Inde. Sur les Alpes, on retrouve les papillons de l'Europe
arctique. Les montagnes d'Abyssinie nous montrent des genres
et des espèces d'animaux et de plantes appartenant aux con-
trées tempérées du Nord et du Sud, depuis l'Europe jusqu'au
cap de Bonne-Espérance. La question des relations de la faune
et de la flore du Kilima-Ndjaro avec celles des autres régions
se trouvait donc être d'un grand intérêt et capable, une fois
décidée, de résoudre plusieurs curieux problèmes relatifs à
la distribution géographique des formes vivantes '.
' H. -II. Jolmslon, ouvrage cité.
10 AU KILIMA-NDJARO
Intéressant pour la science, le Kilima-Ndjaro l'a paru
davantage encore pour la politique. Aussitôt qu'a été
ouverte la question du partage de TEst-Africain, on y a
couru comme à un mât de cocagne : c'était à qui décro-
cherait la montagne à glace! Alors ceux qui assistaient,
à titre de spectateurs, aux évolutions des pays et des
peuples de ce coin de terre ont pu voir se succéder des
scènes curieuses. Pendant trois ou quatre ans, des
envoyés du Sultan de Zanzibar, de l'Allemagne, de l'An-
gleterre s'en allaient au Kilima-Ndjaro, dirigeant des
caravanes chargées de cadeaux, emmenant des inter-
prètes dont la bouche était pleine de bonnes paroles.
Là-haut, chacun des vingt petits chefs indépendants se
disait, pour la circonstance, le maître absolu des autres,
recevait l'ambassade, tirait sur les présents, promettait
son indestructible amitié : à l'arrivée du concurrent, le
mois d'après, il en était quitte pour changer le pavillon.
C'était le bon temps!
Cependant, il faut une fin à tout, même aux successions
ouvertes. Par le traité de Londres, une ligne qu'on a
depuis tracée sur toutes lés cartes, de Vanga. à la baie
du Kavirondo {Victoria-Nyanza), laissait expressément à
l'Allemagne le massif du Kilima-Ndjaro. JMais où com-
mence-t-il, ce massif? où finit-il? Déjà deux délégués, un
Anglais et un Allemand, ont essayé de résoudre la ques-
tion sans y parvenir, l'un voyant la plaine s'élever très
haut dans la montagne et l'autre affirmant au contraire
que la montagne s'étend très loin dans la plaine. On avait
toujours dit que la vue humaine varie suivant les indi-
vidus : ceci en est une preuve intéressante. Finalement,
deux nouveaux commissaires, le D' K. Peters, pour
DE ZANZIBAR AU KILIMA-ND.IARO !M
l'Allemagne, et le lieutenant C.-A. Smith, pour l'Angle-
teire, ont été nommés et sont à l'œuvre on ce moment.
D'un autre côté, le Kilima-Ndjaro n'était pas non pliin
perdu de vue par la propagande religieuse.
A la suite du voyage de M. H. -H. Joluiston, la Société
de l'Eglise anglicane {Church Missionarxj So) y envoyait de
Mombassa l'un de ses membres prendre position (1885).
De son côté, Mgr R. de Courmont, vicaire aposto-
lique de Zanzibar, désirait vivement aller sur ce calvaire
planter la Croix que le Rédempteur a léguée au monde
et dresser l'autel du sacrifice que l'Église catholique a
fidèlement gardé. Mais chaque année, des empêchements
nouveaux surgissaient et bientôt le Kilima-Ndjaro, là-
bas, à notre horizon, nous parut réaliser assez bien la
légende arabe qui courait sur son compte : « Une mon-
tagne enchantée, qui change de place, qu'on cherche à
atteindre et oîi l'on n'arrive jamais! »
(Jette fois, pourtant, il parait bien que nous y arrive-
rons. De Bagamoyo, sur la Côte, on nous a envoyé à
Zanzibar (/ig. 1) trente-cinq porteurs choisis parmi les
meilleurs va-nu-pieds de l'endroit. Nous avions pris soin
de les loger immédiatement à la mission, comme dans
les pays à parlements on enferme de bons électeurs
qu'on garde à vue et qu'on ne fait sortir, en charrette,
que juste au moment propice. Mais, malgré tout, dix
ont été débauchés par une Compagnie belge (pii nous
les prend pour les envoyer au Congo, et sept par une
Société anglaise ((ui les enrôle pour le Kavirondo. En
12 ■ AU KILIMA-NDJARO
avant quand même! 11 faut bien que tout le monde vive.
Nos charges sont prêtes. Nous prenons passage sur
un vapeur anglais qui nous mène à Mombassa, et nous
débarquons là, dans l'espérance d'y compléter notre per-
sonnel en recrutant les porteurs nécessaires.
Que l'ange du Kilima-Ndjaro nous soit en aide et nous
guide jusqu'à lui!
[i|P!i-|!|[l'i|i;:
lill I II
mm
II
A MOMBASSA
Arrivée à Mombassa. — En contravention avec les lois. — Nouvellrs
recrues. — Sauvons-nous ! — Notre itinéraire.
Depuis que Mombassa (fig. 2) est devenu comme la
capitale du Zanguebar anglais, le séjour de l'Adminis-
trateur général de l'Impériale Compagnie de l'Est-Afri-
cain et le point de départ du futur chemin de fer cfui,
reliant l'Océan Indien au Victoria-Nyanza, doit ouvrir
fcur la riaute-Égypte une porte de service, cette antique
et modeste ville a repris quelque activité. En face de la
grosse et sombre forteresse portugaise, souvenir d'un
passé lointain, de petites constructions nouvelles, se-
mées sous les verts cocotiers cVEnglish Point, annoncent
en leur style que l'Européen est revenu.
Nous ne tardons pas au reste à l'apprendre d'une
façon plus authentique encore et plus directe. Pour ne
point encombrer la ville de nos charges et de nos por-
teurs, et n'ayant d'ailleurs ni l'intention, ni le loisir, ni
la possibilité de trouver une maison, nous nous sommes
dirigés droit au delà des faubourgs, en une place déserte
AU KILIM/V-NDJAUO
(!c la banlieue et sous de grands manguiers qui étalent
là-liaut leurs ramures protectrices. Nous campons.
Mais à peine les feux ont-ils commencé à lécher le
l'ond des marmites que, dans l'ombre du soir, nous
voyons accourir un soldat soudanais, membre de la po-
lice de VImpcrial Brilish East Africa Company {I. D. F..
A. Co) et porteur d'une lettre de M. l'Administrateur
général. Nous prendrait-on pour une bande de forbans,
et faudra-t-il aller coucher au poste?
A la lumière des feux, je m'accroupis modestement, et
je lis. C'est à seule fin de nous faire savoir que notre
caravane a des fusils à piston, des fusils de chasse, des
caral)ines de guerre perfectionnées, des revolvers, et
que si, par malheur, nous introduisons ces inventions
dangereuses dans les ténèbres de l'Afrique, sans les faire
revêtir au préalable d'une marque spéciale dont la Com-
liagnie a le secret et le profit, nous ne saurions échapper
;'i une amende dont le chiffre a de quoi terrifier des explo-
rateurs plus riches que nous.
Le lendemain, je me rends chez M. le Secrétaire gé-
néral de la British Co, auteur de ce charitable avis, je
lui afîirme en mon àme et conscience que nous ne vou-
lons, ni introduire subrepticement une contrebande de
guerre, ni faire la chasse aux esclaves, ni nous sous-
traire à aucune des justes lois de la Civilisation. Fina-
lement, les fusils sont marqués de l'estampille sacra-
mentelle qui les rend désormais inoffensifs : une pièce
en fait foi. Mais, pendant que l'opération s'achève, je
ne puis tout de même m'empêcher de remarquer, à part
moi, que nous avons l'honneur de porter le numéro un
et d'étrenner les poinçons, quoique, avant nous, nombre
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO 19
de fusils aient pénétré dans rintérieur, et en vue peut-
être do projets moins pacifiques que les nôtres.
Dans la journée, visite de Myr de Courmont à Sir Fran-
cis de Winton, qui le reçoit fort bien. Il nous invite à
dîner, et pendant qu'il lui est loisible de constater que
nous ne sommes animés d'aucvuie intention perverse,
nous concluons de notre côté que nombre de gens sont
moins terribles à leur table qu'à leur bureau.
Le lendemain, dimanche. Monseigneur célèbre la
messe dans une maison neuve pour laquelle on était
venu demander une bénédiction. Elle est mise à notre
disposition par MM. A. et D. Pereira, originaires de Goa,
et une trentaine de personnes — toute la colonie catho-
lique — viennent y assister.
Reste maintenant, pour réparer les perles de Zanzibar,
à nous procurer des porteurs. Nous avions compté sur
les deux cents esclaves capturés depuis deux ans par les
navires anglais, libérés et établis à Mombassa. Hélas! il
ne reste plus que leurs cases et leurs femmes, les unes
aussi délabrées que les autres. Eux-mêmes ont déjà été
engagés par la Compagnie pour de grandes expéditions
dans l'Intérieur, et nous n'avons plus à choisir que parmi
la tourbe innommable des esclaves marrons, voleurs,
menteurs, ivrognes, déserteurs, vagabonds, fainéants,
malandrins, écumeurs de caravanes, dont la profession
est de s'engager chez les voyageurs européens, les nou-
veaux venus, pour recevoir des avances et filer. Des raco-
leurs envoyés dans les faubourgs ramènent ce qu'ils ont
trouvé de mieux. Je les fais mettre en rang et m'adresse
a la plus honnête de leurs figures, un profil nettement
20 AU KILIMA-NDJARO
taillé, mais dont la construction, tout de même, n'avait
pas dû exiger grands frais :
« — Ton nom?
« — Haroun-al-Raschid.
« — Superbe! mais tu m'as Tair d'avoir bu un couj) de
trop?...
« — Oh! pas possible! Il n'y a pas une heure que je
suis sorti de prison! »
' Il faut dire que, pour un musulman, coupable seule-
ment d'avoir manqué de délicatesse à un Européen, juir
exemple chipé une montre, vidé quelques bouteilles nu
égaré un porte-monnaie, la prison n'a rien d'ini'amaiil,
au contraire.
C'est pourtant parmi cette truandaille (ju'il faut faire
un choix. Le choix se fait, une petite avance — impos-
sible d'agir autrement — est donnée à chacun, et l'heure
•du départ est fixée : li juillet, 2 heures de l'après-midi.
L'heure arrive, cinq portevu's ont disparu!
Malgré tout, il faut sortir de là. A ne considérer ijuc
la tête des manguiers t[ui nous ombragent, notre cam-
pement est magnifique. Mais pour peu qu'on abaisse
ses sens vers la terre, on est forcé de convenir (pi'il se
■dégage de cette retraite champêtre une si riche odeur de
charognes et de vidanges qu'elle lui enlève considéra-
blement de ses charmes. D'ailleurs, plus nous resterons
dans cette banlieue, plus elle nous fera du tort; Us
faubourgs n'ont jamais rien valu.
La caravane se met donc en marche. Orientés vers le
sud, nous longeons sans enthousiasme les étroits sen-
tiers de l'ilot mombassien qui se déroulent à travers de
DE ZANZIBAR AU KILIMA-XD.IAIÎO 21
maigres sillons do patates ', des carrés de pois ^ des^
plants de manioc ■'. Sur le sable brûlant, de gros bousier!^
noirs roulent avec leur infatigable ardeur la boule qui
fait leur fortune. Point d'ombre, excepté çà et là prés,
des épaisses broussailles où s'épanouit le jasmin sau-
vage *, que recouvre de ses fleurs Manclies la liane à
caoutchouc», et d'où s'élance le panache floltant du
cocotier ou la tête majestueuse des manguiers.
Au gué de Likoni les embarcations sont prêtes, et, eii
moins d'une heure, nous voilà tous sur le continenl.
Mais au préalable il a fallu se fixer sur la route à
suivre. Le but est le Kilima-Ndjaro. De Mombassa, le
chemin le plus court, celui qu'on prend comnuuiémeni,.
est celui de Taita. ÏNIais en cette saison on n'y trouve
presque pas d'eau; de plus, le pays est connu, et, sauf
en un point peut-être, il présente peu d'intérêt à l'action'
apostolique. Au sud, nous avons le Dign (pii est à
explorer. En le longeant, nous pouvons aboutir à Vancjn
et de là nous diriger sur le Sambara, Paré, le lac Dylpê^
Tovéta. Ce trajet est le double de l'autre; mais en le-
faisant, nous aurons de l'eau et des vivres pour la cara-
vane, et nous pourrons voir ce que sont ces divers pay.s.
où tôt ou lard il faudra bien étal)lir des missions.
' Ipomœa balalas, L.
- Phaseolus vidijariit. L.; Ph.-Mungo, L.; Vigna Simensis, i:iidi.
•* Manihot Aipi, FohI.
* Jasminurn Irifolialnm. Pers.
^ Landolphia l'iorid.i. I;.: f.. Kivkii; h. Pelersiana, Dvor.
III
EN PANNE
'roniiiTs cnibai'ras. — Ijikimi et les oiivii'uus ili' Minnluiss;i. — l.ii
caravane : son personnel, son inat/'i'icl.
Aussilot débarqués, nous établissons notrcvcanip sous
les ai'bi-es, à proximité d'un puits antique et en face de
la mer bleue {fig. 3).
Nous devions perdre là trois jours, presque quatre,
occupés connue l'atteste ce relevé du Journal :
« 14 juillet. — Installation du camp à Likoni. A la
recherche des porteurs qui ont déserté ou de leurs reni-
]ilaçants : rien trouvé.
« 15. — Nous cherchons toujours des porteurs, et nous
ne trouvons même pas de vivres pour ceux que nous
avons : il faut aller en ville acheter du riz. Hien ici.
(( i(i. — Pluie toute la journée, une pluie fine et triste.
Pour diner, une pauvre tourterelle; pour souper, une
langouste. Dans la soirée : trouvé cinq hommes : nous
partirons demain.
« 17. — La nuit, six porteurs ont disparu... »
Ainsi se passe notre temps.
Cette partie de la Côte, comme l'ilot de Mombassa et
AU KILIMA-XD.rARO
comme presque tout le littoral de rp]st Africain, repose
sur une couche de madrépores que depuis des siècles
attaquent la lame et [la brise, qu'elles découpent fen
aiguilles acérées, qu'elles creusent en grottes profoiulês^
La terre végétale est ici moins épaisse que dans le
sud, vers Bagamoyo. On en tire parti néanmoins : les
cocotiers y viennent bien, entourant l'ilot de Mombassa
d'une demi-couronne de verdure tropicale; les man-
guiers' y sont également prospères; la pomme-cannelle-
se voit par endroits ainsi que l'oranger^, le citronnier '%
le jaquier-"; le faux-acajou^ y est utilisé pour son bois,
sa pomme et sa noix, et là où cessent les arbres cultivés,
dans la plaine maigre et rocailleuse, ils sont remplacés
par le palmier doum'', Çà et là quelques cases de forme
rectangulaire sont dispersées sous la verdure, et le
peuple qui les habite — un mélange de Swahilis, de
Digos et d'esclaves de toute provenance, le tout plus ou
moins musulmanisé — semble peu se préoccuper des
graves questions qui s'agitent en tant d'autres coins de
notre monde sublunaire. Les enfants promènent quel-
ques vaches dans les terrains vagues, près de la mer;
les femmes cultivent, en dehors de la bordure des coco-
tiers, de petits champs de manioc, de patates, de haricots,
de pistaches', de mais, de sorglio, etc.; les hommes
s'occupent surtout des vins de palme. On sait que ce
« vin », fourni par toutes les espèces de palmiers, est
simplement la sève de l'arbre : on l'obtient dans le coco-
' Mangifera indica, L.
- Anona squamosa, L.
3 Cilrus aurantiuin, L.
' Citrus limonum, Risso.
* Arlocarpiis integrifolia, I>.
' Anacardium occidentalf, L.
" Hypliœne TJiebaica, Miirt.
8 Harachys liypogœa, L.
DE ZANZIRAU AU KILIMA-ND.IAHO
tier en coupant la base du régime qui devait fournil-
les fleurs et les fruits, et en y adaptant un récipient :
pour le doum, ffui est moins précieux, on taille les bran-
ches en n'y laissant cprune feuille ou deux et en l'aban-
donnanl par la suite à son sort : quelcjues-uns meurent
l.'ljy. 4. _ Extraction du vin de palme sur le palmier doum.
du coup, d'autres végètent {fig. à). La cueillette se fait
trois fois en vingt-quatre heures, donnant chaque fois
environ un verre de liciuide. Frais, celui-ci est blan-
châtre, sucré et légèrement écœurant; après une fer-
mentation d'un jour, il devient piquant et enivrant; un
séjour prolongé à l'air libre en fait un excellent vinaigre.
La pêche occupe aussi quelques indigènes. Les uns
vont en haute mer pêcher à la ligne; d'autres ont le
AU KILIMA-NDJARO
panier de pêche oii^le lilet; d'autres enfin, dans la baie,
profitent du flux et reflux pour installer des barrages en
fines gaulettes où le poisson s'introduit à marée mon-
tante. Quand l'eau descend, lui, reste : il n'y a plus
qu'à le prendre'' à la main (flg. 5).
*
* *
En parcourant les environs, nous pouvons constater
que cette population, relativement simple, est loin d'être
hostile; les enfants nous entourent, et quand ils ont
remarqué que, pour nous distraire, le P. Auguste Gom-
menginger et moi cherchons des insectes, c'est à qui
nous en apportera, bousiers, charançons, carabes, tout
est bon. Mais, dans le nombre, un surtout, qu'on trouve
en grande cjuantité sous les herbes desséchées d'un
champ nouvellement défiMclié, les intéresse, et nous
aussi. C'est un petit coléoptère de 0°',015 à 0°,020,
peu riche en couleurs et dont les élytres laissent à
découvert une partie du corps. Les savants l'appellent
Brachine^ et les simples mortels Bombardier [ficj. 6), Voici
pourquoi : quand on veut le pren(h'e, il lance avec force
par l'anus quelques gouttelettes d'un liquide caustique
qui se vaporise immédiatement, en produisant une crépi-
tation, assez vive pour effrayer une mouclie et étonner
un homme.
Mais revenons à notre caravane.
Le 17 au matin, les six individus qui avaient disparu la
nuit reviennent, avec des yeux très rouges, mais des
jambes sullisamment équilibrées. Ils prétendent que leur
' Brachinus crepilamt.
DE ZANZIBAR AU KlLlMA-N'DJAMo
bon cœur les a portés à aller faire leurs adieux à leurs
chères familles. II y a là un sentimcnl respectable : tai-
sons-nous el parlons vite.
Avec Mgr de Courniont, nous sommes deux mission-
naires et deux jeunes chrétiens.
L'antique Séliman, notre lidèle et dévoué serviteur, est
de la partie. Il fera la cuisine, et quand nos montres ne
marcheront plus, c'est lui qui dira l'heure. 11 a pour cela
des aptitudes remarquables et rien ne le flatte autant que
de lui demander où en est le soleil. Quant à la lune, c'est
son affaire personnelle. Il était malade, le pauvre vieux,
mais il a triomphé de tout pour nous suivre. Son mal?
11 soviffrait, dit-il en son français culinaire, « d'un rhume
à son jambon ». Les initiés comprendront qu'il s'agit d'un
rhumatisme à la cuisse.
Les autres sont les porteurs, au nombre de quarante :
chaque section a son chef. Que si vous voulez apprendre
ce que peuvent bien porter ces quarante hommes, vous
saurez que chacun, outre sa batterie de cuisine, ses
provisions particulières et son fusil, a 30 kilos sur
les épaules ou sur la tète, selon ses goûts. Il y a de la
toile écrue de trois sortes; deux qualités de linge rouge;
du petit calicot et du grand; de I indienne, des coton-
nades variées; des linges de formes et de couleurs parti-
culières, dont j'ignore le nom en langue européenne;
des couvertures, des rouleaux de fil de fer, du gros el
du menu; des rouleaux de lil de cuivre, du rouge et du
jaune; des perles de verre, de forme, de couleur et de
grosseur assorties — comme des pois, comme un grain
de chènevis, comme une tête d'épingle — des rouges,
des jaunes, des blanches, des bleues, des i*oses, des
vertes, etc.; puis des pioches, des haches, des couteaux,
du savon, des flageolets, des limes, des chaînettes d'or
et d'argent (,à 3 sous la douzaine); des miroirs, du lil.
AU KlLl.MA-XDJAUO
des aiguilles, des clochettes, des colliers, des hameçons,
de la ficelle, des allumettes, du pétrole, des bougies, des
clous de fauteuil, que les dames se [piquent ^sur le nez
pour être belles; sans compter nos provisions, une phar-
l'i^'. G. — Comment le bombardier se défait d'un importun.
niacie, (luelques conserves, du café, de l'huile, du vi-
naigre, du thé, du sucre, du riz, des haricots, trois tentes,
un autel portatif, un hamac, trois barils de poudre, cent
cartouches Gras, quatre bouteilles de rhum et une cruche
(.1 eau, celle-ci renouvelable à toute rivière, ruisseau, tor-
DE ZAN/.IBAH AU IvlLlMA-NDJAllO 3:î
rent, source, lac, étang, flaque ou marc. Toute une bou-
tique dont nous sommes les l)outiquicrs.
Depuis Zanzibar, les rôles sont distribués :
Mgr de Courmont se cbarge il'indiqucr l'ilinérairc
général et de choisir le campement.
Le P. A. Gommenginger devra veiller à la cuisine,
acheter nos vivres et traiter avec Sélinian la grave ([ucs-
tion du menu quotidien.
Le P. A. Le Roy est chargé de la caravane et de la
marche de l'expédition.
Tout est prêt. A neuf heures, on di'jeune, on plie
bagages et on part.
IV
AU PAYS DIGO
De Mombassa à Vanga. — Pliysionninio du pays. — Le iiciiple lJit;"ii.
Chez le rlief Koubo. — Armes et jioisons.
Dô Mombassa à ^'ang■a, le pays est occupé par la tribu
des Wa-digo, ou, comme on peut dire en français, des
Digos, qu'on trouve disséminés un peu partout, une
colonie de Swabilis établie à Gassi et un reste d'anciens
autochtones cantonnés dans une partie de la Cote qu'ils
appellent Voiimba. Nous passerons dans ces trois ré-
gions, rarement parcourues par l'Européen, fort peu
connues et pourtant intéressantes.
Au point de vue géologique, la c<jntréc se compose
comme de trois étages différents qu'on aperçoit distinc-
tement de la mer, au large : une partie basse, une
moyenne et une haute.
La première — c'est le littoral — est formée (Vun lit
d'anciens madrépores recouverts dune couche de sable
et d'humus, trop légère en ]>eaucoup d'endroits pour
36 AU KILIMA-NDJARO
vive fertile. Elle est alors occupée par des broussailles,
des lilaos', des palmiers doums, des vaquois-. Un peu
au delà, l'homme apparaît, avec les cocotiers. Quelques
petits ports s'ouvrent sur cette côte, mais ils ne sont
guère accessibles qu'aux boutres et aux embarcations
indigènes. Ce sont Tiwi, Gassi, Foiinzi, Pongu-é, Tchou-
you, Wassini, Vanga, 3/u'oa. Vers le sud, la mer pénètre
dans les terres et ouvre de larges lagunes bordées de
palétuviers ^. Les embarcations y entrent avec la marée
et en sortent de même, chargées de bois pour cuire la
chaux, de chevrons et de poutrelles. A l'exception de
Gassi, de Pongwé, de Wassini et de Vanga, ce littoral
est peu habité.
Lu contiéc moyenne, plus élevée, est aussi plus fer-
lile, plus cultivée, plus peuplée : c'est, à proprement
parler, le pays digo, avec les districts de Malouga, Tiwi,
Ndiaiii, Ouhounda, Maftsi, Mwa Dounda, etc.
La partie supérieure s'élève, dans son ensemble, à
une altitude d'environ 300 mètres, coinprenant Shimba
qu"on voit de Mombassa se dresser comme une taille;
Longo, qui lui fait suite; M^^a-Bila, aujourd'hui presque
désert, mais arrosé et fertile; Mwélé, où se trouve une
colonie d'esclaves de Mbaroukou, de Gassi. Enfin, au
sud, se dresse une petite montagne de forme régulière,
mais qui est inhabitée, parce qu'elle est sans eau : c'est
Dyoïnbo [fig. ~).
Derrière ce rebord de collines s'étend, entre le Sam-
bara Paré, Tovéla et le Kamba, tout un immense pays
qui, d'un lieu élevé, apparaît comme une forêt sans fin,
' Casuarina equiselifolia, Forst.
' Pandanus odoratissimus, L.; Pandamus, Sp.
3 Rizophora mucronata, Lani. Ceriops Candolliana, Arn.: liruguiera
ciiUndrica, Bluni; Aviccnnia ofpcinalis, L.; Carapa Moluccensig, Ileri-
tio-a lilloralis, Dryand : Sonneratia, 8p.; Pemphts aciditla, D. C: Lum-
uit:era racemosa, D. C.
^(A
3
t.
t:
o
rt
«î
^^
Q.
Ci.
rt
c>
c
ZS
"3i <u-
3 Z
^ S
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJAIIO
terne et mélancolique, d'où surgissent seulement les
hauteurs de Kilibassi, de Kassigao, de Maoungou, et,
plus loin, les pittoresques montagnes de Ndara et de
Boura. C'est le désert, non le désert de sable saharien,
mais un plateau où le sol, les herbes, les arbres, les
insectes, les oiseaux, les mammifères, y compris les
hommes, ont cet aspect particulier, sec et triste, qu'on
résume d'un mot : désertique. Peu ou point d'eau : c'est
là la raison de tout le reste.
Cependant, quelques rivières sortent de la base de ce
plateau et forment ainsi parallèlement à la mer une
zone d'agréable verdure. Les principales sont ; la rivière
Pemba, qui se jette dans la baie de Mombassa; le Mkwa-
hwa, ({ui passe à Tiwi; le Mwa-Tchéma, qui descend de
Mwa-Bila: le Mkouroumoudyi, qui vient de Mwelù; le
Ramissi, qui sort cVAda {Dourouma) et dont l'eau est
légèrement saumâtre. Il y a aussi, dans le moyen pays,
un certain nombre d'étangs et de sources qui rendent de
précieux services aux indigènes : c'est à leur proximité
que s'établissent les villages.
Les Digos appartiennent, par leur type, leurs mœurs
et leur langue, à la grande famille africaine dite Bantou.
En général, ils sont plutôt petits que grands, maigres,
dégagés et pas trop laids. Nous sommes restés huit
jours chez eux, et partout nous avons été reçus avec
une sympathie marquée. Les chefs apportaient leurs
petits présents, les malades venaient en grand nombre
offrir leur clientèle, et quelques enfants que la mort
guettait ont été baptisés sur l'heure. Plus tard, nous
les retrouverons au ciel où ils aident à réahser la vision
de saint Jean : Turlmm mngnam quam dinumerare nemo
50 AU KILIMA-NDJARO
poterat ex omnibus gentibus, et tribubus, et populis, et
linguis.
Cependant, il y a Digos et Digos. La différence dépend
du plus ou moins de prise qu'a eu sur eux l'Islamisme :
au nord de Gassi, cette influence est presque nulle; au
sud, elle est sensible.
Prenons un village païen ou, si l'on veut, fétichiste
ifig. 8). Il est en général établi dans un épais fourré de
broussailles destiné à servir de refuge aux femmes, aux
enfants et même à la population virile en temps de
guerre : ce cas, disons-le tout de suite, n'est pas du tout
chimérique. Un long couloir percé dans la forêt épaisse
et fermé de deux ou trois portes qui se succèdent y donne
accès. Près de l'entrée, un vase de terre maintenu par
trois piquets. C'est le vase à la pluie 1/7(7. 12). Il faut avoir
soin d'entretenir un peu d'eau dans cette terrine, offrir
de temps à autre un petit morceau de linge qu'on suspend
au dessus, faire brûler quelques essences, etc. C'est le
moyen, en ces pays secs, de ne jamais manquer de pluie.
On en manque tout de môme, et souvent. Mais, quand on
en fait la remarque au sorcier, il répond que, sans son
merveilleux vase, on en manquerait bien davantage.
Près de là, dans le fourré, est la petite case du Mwanza.
C'est de là qu'à certains jours on entend sortir un bruit
si effrayant que chacun, en l'entendant, va se renfermer
dans sa maison : c'est le Mwanza qui passe.
Qu'est-ce que le Mwanza? On ne sait pas bien, mais ce
qu'il demande il faut le lui donner sans retard. Inutile de
dire que cette espèce de loup-garou a pour interprète le
sorcier du lieu ou le chef, deux personnages qui, souvent,
n'en font qu'un. On lui fait parfois des sacrifices : c'est,
par exemple, pour éloigner la guerre, la peste ou la
famine, c'est pour se débarrasser d'un mal, c'est pour
-chasser des rêves importuns et troublants, c'e.st aussi
Fig. 8. — Coin d'un village de. Digos. — Dessin de Mgr Le Roy.
DIO ZANZIBAK Al KII.IMA-ND.IAltO 43
pour voir aboutir une alTaire désirée. Mais comment
parle-t-il, ce Mwanza ? C'est un grand secret, lecteur.
Seulement, si vous me promettez de ne le dire à per-
sonne, je puis tout de même vous mettre dans la confi-
dence. Je suppose un moment que c'est vous le sorcier.
Vous prenez un tronc d'arlire facile à travailler, vous en
faites un billot de 1 mètre de long, vous le creusez à l'in-
térieur, vous fermez l'un des bouts avec une peau bien
tendue, comme celle d'un tambour; au milieu de cette
peau passe par un trou une corde de boyau fixée à l'inté-
rieur du cylindre et retenue à l'extérieur par un bâton
qu'on manœuvre. Entre des mains habiles et dans les
profondeurs de la forêt, l'instrument pousse des cris qui
glacent d'effroi les simples et les amènent aux pieds du
sorcier. « Que veut le Mwanza ? » L'homme de l'art,
compatissant, se charge d'apaiser la bête en courroux,
moyennant telle mesure qu'il faut prendre, tel sacrifice
qu'il faut faille. Chose curieuse et qui prouve l'antiquité
de cette institution : on la retrouve sous une forme ou
sous une autre chez tous les Nyiltas des alentours, dans
la vallée du Tana, et jusque sur le Congo et l'Ogowé.
Mais cjuel dommage que les chefs d'État, en Europe,
n'aient pas à leur disposition pareil instrument pour faire
peur à leurs Sénateurs et Députés et les disposer à voter
les projets qu'ils leur soumettent !
Le village digo n'est pas très étendu. Sur le littoral, on
voit souvent des cases isolées ou réunies en petits grou- •
pes. Plus haut, on en trouve vingt, trente, (piarante,
jetées là sans ordre, parfois très rapprochées l'une de
l'autre, d'une forme originale i[ui n'est ni ronde ni
carrée {(îg. 9), et dont les branches tressées du coco-
tier font les murailles, la porte et la toiture. Quand le
feu a passé dans une cité pareille, on se demande ce qu'il
en reste. J'ai adressé cette question à un conseiller muni-
44
AU KILIMA-NDJARO
cipal du lieu : il a souri de ma simplicité occidentale, et,
sans mot dire, il m'a montré les cocotiers qui balançaient
leurs larges panaches au-dessus du village. Et j'ai com-
pris : quand les maisons sont réduites en un petit tas de
cendres, les matériaux pour les l'elever-sont toujours là.
Ces Digos sont peu travailleurs : le cocotier leur est
une si jjonne providence ! Ils y trouvent à manger, ils y
trouvent à boire. Souvent l'arbre est haut, mais ces gens-
là apprennent à grimper en même temps qu'à marcher.
Du reste, ils ont leurs moyens. Les uns, près de la Cote,
DK ZAN'ZIDAU AU KIMMA-XD.IAIU)
pratiquent des entailles clans le tronc de l'arbre à mesure
qu'il grandit : c'est une sorte d'escalier. D'autres, plus
dans l'intérieur, attachent contre le cocotier deux longues
li'j.r. g. _ Au PAYS Dioo. — Conscrvalioii des haricots; une case.
perches qu'ils serrent de place en place avec des mor-
ceaux de lianes et dont ils font ainsi comme une échelle
inamovible.
La cueillette du vin de palme est chez eux une occu-
pation capitale. Cependant ils plantent aussi du manioc.
46 AU KILIMA-NDJAUO
du sorgho, du maïs, des haricots, des pistaches, des
amhrevades ', des cucurbitacées diverses-, parfois du
riz, et un peu de sésame ^. Quand ils le peuvent, ils ont
des vaches, mais en tous cas ils élèvent des poules, des
chèvres, des moutons et un chien de petite taille qu'ils
dressent à la chasse.
Peu guerriers, de bon caractère, quoique passant pour
ergoteurs, ardents buveurs, ils aiment beaucoup la
parure, la musique et la danse, où ils excellent et qu'ils
font figurer aux cérémonies les plus diverses : nais-
sances, mariages, enterrements, anniversaires de deuil,
fêtes de toute sorte. J'ai vu une fois, pour clôturer le
deuil annuel d'un petit chef, celui de Matouga, une réu-
nion de plus de deux mille danseurs accourus de tous
côtés pour ce « service anniversaire ». Il y a pour ces
occasions un costume spécial, plus ou moins pittoresque,
selon le goût ou les moyens. Le cosmétique ne manque
pas : c'est une ocre rouge détrempée dans de l'iuiilc de
ricin et qui donne aux tètes un air flambant fort apprécié.
Mais, en temps ordinaire, l'iiabillement consiste pour les
liommes en un simple pagne avec un linge jeté sur les
épaules, et pour les femmes en une sorte de douille
jupon court : le tout sans compter les ornements, pen-
dants d'oreilles en lil d'archal, colliers de perles, brace-
lets de cuivre, etc. Beaucoup d'enfants et de jeunes gens
portent suspendue au cou une pince épilatoire : ils s'en
servent pour s'arraclier très fidèlement le poil des pau-
pières.
' Cajanus indicus, Spreng.
- Lagenaria vulgaris, L.; Cucumis saticus, L.; Citrullus vulrjuris,
ISchrad; Cucurbita moschatn, Duch.
^ Sesamum indicuin, L.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO il
Le pays ûigo est divisé en un grand nonil)i-e de i)eUls
cantons qui ont chacun leur chef particulier. Cependant
tous ces chefs reconnaissent avoir au moins un pi'ési-
dent d'honneur dans la personne de Koubo qui demeure
au sud, à Kihoné, et que nous avons voulu visiter [fiy. 10).
Cet ancien, quand nous sommes arrivés chez lui, n'était
point là. Nous nous sommes quand même installés sur
la place qui est en dehors du village, autour d'un tama-
rinier dont la tête bienveillante ombrage d'ordinaire les
désœuvrés de l'endroit. Une longue heure se passe :
finalement, accompagné d'un nombreux cortège et pré-
cédé d'un artiste qui joue de la trompette, apparaît un
grand corps, vieux et maigre, vêtu d'une houppelande
rouge un peu usée et surmonté d'une tête ravagée sans
pitié par la variole. C'est le corps et la tête tic Kouljo.
Sa conversation est d'ailleurs assez intelligente, son
accueil courtois, ses dispositions bienveillantes. Volon-
tiers il nous fait part de ses sympathies et de ses haines :
les premières sont pour le gouverneur arabe de Vanya,
les autres pour le chef swahili Mbaroukou, de Gassi, qui
lui a tué son oncle et ses trois frères, qui a ra\agé tout
le pays digo, et contre lequel il a de justes et (erril)Ies
rancunes.
Mais nous remarquons tout de suite que la population
n'est plus la même que plus haut. Les ligures sont moins
simples, les corps plus vêtus, et les procédés moins
honnêtes : c'est qu'il y a ici un levain d'Islam.
Les Digos ont pour armes des fusils, des lances, des
casse-tête, de grands coutelas droits et larges, des arcs
AU KILIMA-NDJARO
(/?(/. 11). Ici encore on trouve le poison pour flèclies en
usage dans tant de pays sauvages d'Afrique, d'Amérique
Fig. 10. — KOUBO, Chef honoraire du peuple Digo. — Dessin de Mgr Le Roy.
et d'Asie. Il est d'origine végétale. Malheureusement, je
n'ai pas encore vu l'arbre qui le donne, et je ne suis
jamais passé dans le pays au moment où il fleurit, —
DE ZANZIBAR AU KILlMA-XIMAlîO
-49
c'est à la fin de la saison sèche. — Par ailleurs, un vieux
guerrier, qui m'en a cédé une provision, m'a fourni sur
l'origine de ce poison les détails pittoresques que voici :
Fif,'. 11. — Au PAYS DiGO. — Cuilïurp de danse (enfant); llrae. lance, llcche,
arc et carquois; pendant d'oreille et pince épilatoire.
« Ceci vient d'un arbre, disait-il, créé tout exprès pour
cela. Les oiseaux le savent bien, — et les bétes, en
général, connaissent beaucoup de choses que rhomme
est obligé de deviner : elles ne parlent point, c'est peut-
AU KILIMA-XDJAUO
être pour ne point révéler leurs secrets. — Les oiseaux
le savent, jamais ils ne se reposent sur ses branches, et
Ton trouve à ses pieds" C|uantité d'insectes morts. On
prend de cet arbre le bois et les racines, on les coupe
en menus fragments, on les fait cuire lentement dans
un vase de terre avec de l'eau douce, en remuant tou-
jours, toujours, avec un long bâton. Cette opération se
fait au fond d'un bois, sans habits. De temps en temps,
on jette dans le vase du venin de serpent et de la peau
de crapaud, puis des feuilles des bois, de l'herbe des
prés, de la poussière des chemins, de l'ombre...
« — De lombre?...
« — Oui, à seule fin que, pour l'homme ou la bête
atteints par la flèche, tout soit poison, mort et perdition.
Est-ce que l'animal frappé ne va pas se reposer à l'ombre
des arbres pour y chercher soulagement? Eh bien! il
faut que l'ombre lui soit poison. Est-ce qu'il ne s'étend
pas sur rherjje? L'herbe lui sera poison. Est-ce qu'il ne
foule pas la poussière des chemins? La poussière aussi
lui sera poison, et l'eau qu'il boira, et la feuille qu'il
broutera. Rien ne peut le soulager : il est perdu, il est
mort.
« — Alors pas de remède?
» — Il y a un remède; c"est une racine réduite en
poudre que l'on porte sur soi en temps de guerre et
qu'on avale dans de l'eau ou de la salive; mais souvent
le temps manque pour l'administrer... Je te confie ce
poison, puisque tu le désires; mais, si tu as de petits
frères et de petites sœurs, ne le leur donne pas à gar-
der... Tu ris? Eh bien! si on pique un arbre avec une
flèche empoisonnée de cette matière noire, ses feuilles
tomberont le lendemain.
« — Et si on pic£ue vui homme?
« — Il est déjà tombé! »
DE ZANZIBAR AU KILIMA-Ml.IAlii i
51
Confonnémcnt au conseil de mon vieil ami, je me suis
gardé do remettre ma provision de poison entre les
mains ilo « mes petits frères et de mes petites sœurs »;
mais je l'ai fait passer à un savant spécialiste de Paris,
M. io D' J.-Y. "Laborde, qui en a fait l'objet d'une étude
minutieuse et d'un rapport détaillé. Il résulte de ses
expériences que l'influence de ce poison s'exerce primi-
tivement sur le système nerveux et amène ensuite la
mort « en suspendant le mécanisme de la fonction cardio-
respiratoire ». Le D' Laborde croit peu à la vertu réelle
d'un contre-poison quelconque, en raison de la violence
exiraordinaire de ce toxique.
'•'/■.'.- ./iMiitt'*'' ■/'.■Jt/;/!/.*.';'/''
V\^: 12. — Chez les Digos. — Vase à la pluie.
A GASSI
Clifiz un néii^rior de marque. — l'n homme intrigué. — Le r.^pnire.
Un excellent sfuidj à bon niarohé
Le peuple digo a (oujours eu à se délattrc entre deux
ennemis : les Massais et les Swahilis, les Massais qui
leur calôvent leurs (roupcaux, les Swahilis qui leur pren-
nent leurs jeunes gens, leurs femmes et leurs enfants.
Ce dernier fléau du pays a son centre principal à Gassi,
où il est dirigé par le fameux Mbaroukou. Ml)aroukou,
Embareuk, Baraka et Baruch, sont un même mot d'ori-
gine sémitique qui «ignilie Bénédiction. Applicfué au chef
de Gassi, c'est une assez belle antiphrase.
Descendant de l'ancienne et puissante famille des
Mazroui, qui avait été chargée du gouvernement de
Mom])assa par l'Iman de Mascate, au siècle dernier, et
qui, à l'avènement des Bou-Saïd à Zanzibar, refusa de
les reconnaître, Mbaroukou a passé sa vie à batailler
contre Séyid-Saïd, Séyid-Medgid et Séyid-Bargasb,
Presque toujours réfugié dans l'Intérieur, sur les hau-
teurs de Mwélé, avec une bande de partisans, il accueil-
lait les Arabes auxquels il fournissait des esclaves et
5i
AU KILIMA-XD.IAKU
dont il recevait, autant de poudre et de fusils qu'il lui en
fallait pour opérer sans crainte contre les faibles villages
digos. Lorsque les Européens commencèrent, il y a
quelques années, à jeter un œil de convoitise sur cette
partie de l'Afrique, Mbaroukou était tout désigné pour
être leur bomme. Il le fut, acceptant tour à tour les
divers pavillons qu'on lui donnait. Finalement, la partie
;-Kau.Kabani
-^ -t'tLCct HDIC r-S ':
Sroussaillas ^^~^
GASSI
( Zanoîiebar Aaolais )
qu'il occupe étant devenue zone anglaise, les AngUxis
lui ont donné Gassi comme sa capitale, servi une pen-
sion et attribué assez de soldats et de fusils pour qu'il
se croie sultan du lieu.
J'ignore quel usage il fait actuellement de cette puis-
sance. Mais, au témoignage unanime des Digos, il a
jadis ruiné leurs villages, transformé en déserts soli-
taires des pays magnifiques et envoyé les trois quarts
de la population en esclavage, à lile Pemba ou en
Arabie. On se demande parfois, en voyant si près de
m: ZAXZlBAll AU KILIMA-NU.IAKO
la Cote tant de tribus peu entamées par l'Islam, comment
et pourquoi elles sont restées fétichistes. La réponse
est très 'simple. Les musulmans se sont volontairement
abstenus de faire chez elles de la propagande religieuse,
afin d'avoir le droit d'y pratiquer des coupes régulières et
rationnelles. Pour eux, ces tribus voisines ne sont pas
autre chose qu'un parc à esclaves, entielenu nuMhodi-
quement et exploité de même, où l'on donne à la famille
les moyens de se perpétuer et dont on enlève, au nioment
voulu, quatre enfants sur six. Les deux qu'on laisse sont
pour la reproduction.
Mbaroukou! Nous n'étions pas fâchés de voir de nos
yeux ce vaillant homme. Un petit détour vers la Côte
nous conduit à sa capitale. Aux environs, de nombreux
esclaves sont occupés dans des rizières; nous traversons
des champs de sorgho, et au delà d'une grande lagune
que nous avons le bonheur de passer à pied sec, nous
voyons bientôt apparaître deux rangées de maisons
neuves, inachevées môme, de style swahili : quatre
murailles en carré long, avec une petite varangue sur
la façade, et à l'intérieur nombre de compartiments
séparés. Quelques-unes sont en pierres, mais la plupart
sont en clayonnage garni de terre et couvert de feuilles
de cocotiers. Une seule rue, mais, chose remarquable!
elle est droite.
Nos porteurs s'établissent à l'entrée de la Cité sur
un terrain vague, et nous, nous nous dirigeons immédia-
tement vers ce qu'on nous dit être la résidence du
« Sheikh ». Longtemps il faut attendre dans une pièce
intérieure où les notables du lieu sont assis sur deux
lignes. La conversation est peu animée, cérémonieuse.
56 AU KILIMA-NDJARO
embarrassée, telle à peu près qu'on peut se la figurer
avec des visiteurs qui vous feraient plaisir cVêtre à
100 lieues de là. Enfin, Mbaroukou parait costumé à
larabe : c'est un grand garçon d'environ quarante ans,
au teint peu foncé, quoique sa mère soit une pure né-
gresse, et n'ayant vraiment dans sa physionomie tran-
quille rien qui dénote les prouesses d'Ali-Baba qu'il a
renouvelées dans ces pays, en compagnie des quarante
voleurs qui l'accompagnaient et qui sont là.
L'accueil qu'il nous fait est celui d'un homme fort
intrigué. Nous lui disons bien que nous sommes de
passage, que nous allons à ^'anga, et de là au Kilima-
Ndjaro, que, traversant ce pays, nous n'avons pas voulu
le faire sans venir lui présenter nos saints. Il écoute,
mais il ne ci^oit pas. Il a déjà vu beaucoup d'Européens
dans sa carrière, et comme chacun lui a fait des pro-
positions politiques, il s'attend à nous voir sortir de nos
poches, à tout moment, un drapeau quelconque. Il
examine, tourne, retourne; ses questions deviennent
nombreuses et légèrement indiscrètes :
« — Pourquoi choisissez-vous cette route? Qu'allez-vous
faire au Kilima-Ndjaro? Est-il vrai que cette montagne
soit couverte d'argent? Connaissez- vous les cachettes de
pierres précieuses? Qu'est-ce que les Européens cher-
chent en ce pays? Les Français sont-ils toujours à Mada-
gascar? Que pensez-vous du sultan de Zanzibar? N'est-ce
pas cfu'il est bien ladre? Croyez-vous que les Anglais
aboliront l'esclavage? Sir Francis (l'Administrateur de
la Compagnie) est-il un honnête homme? Quel pays
allez-vous prendre, vous? Etes-vous riches? N'auriez-
vous rien à me dire en particulier? Que voulez-vous de
moi
]•?
Cette dernière question est la plus pratique, et à celle-
là, du moins, nous pouvons répondre sans ambages :
flIIJill'll
w
M
o
DE ZANZIBAl! AT KILI MA-XU.IAU<.t j-J
« C'est que tu nous laisses un peu tranquilles, yraiid
Sheikh, car nous sommes fatigués (sous-entendu : de
ton interrogatoire). »
Là-dessus nous nous retirons, nous installons nos
tentes au milieu de. nos hommes, et nous faisons aux
alentours notre petite promenade d'inspection.
Ce village tout neuf est sorti de terre depuis (pic la
paix semble assurée. Il porte le nom de Kaou-Knbani,
savamment tiré du Coran, et il sera désormais la l'ési-
dence de Mbaroukou. Le vrai Gassi se trouve en face,
au delà d'une petite lagune que la mer recouvre à peu
près tous les jours. Nous y allons : c'est aujourd'hui
une simple réunion de ({uelques cases occupées par des
pêcheurs. En somme, triste lieu,, mais cminenunent
propice à servir de repaire à des négriers, caché comme
il est et inconnu, inaccessible à des bateaux de fort
tonnage.
De plus, quand le vent est favorable, une nuit sullit
à des embarcations indigènes pour passer de là à l'Ile
Pemba, où l'on trouve toujours dans les grandes cam-
pagnes de girofliers à placer avantageusement « la mar-
chandise qui travaille et qui parle ». Au besoin, si un
vapeur anglais fume à l'horizon, rien n'est simple comme
d'attacher une pierre au pied de l'esclave et de le jeter
par-dessus bord... Sous une varangue, voici tout juste
une demi-douzaine de malheureux liés aux chevilles de
solides entraves en fer, silencieux, l'air abruti, qui atten-
dent sans doute leur passage. A côté, une badine en
main, le surveillant regarde au large {pg. 13).
De retour au camp, nous trouvons un plat de riz et un
autre de volaille. Chacun d'eux repose chaudement sous
une sorte de couvercle conique, en paille tressée, orné
de dessins en laine multicolore et en usage dans la haute
société musulmane {fig. 14) : c'est un envoi du Sheikh.
60 AU KILIMA-XDJARO
Son riz est bon; mais, pour avoir mis trop de jus de
citron, la cuisinière a gâté sa sauce.
Lui-même vient plus tard nous rendre la visite que
nous lui avons faite et paraît enfin constater que, n'ayant
ni annexion à préparer, ni drapeau à offrir, ni cadeaux
souverains à présenter, nous sommes des Européens
beaucoup moins intéressants que les autres.
Tout de même, n'y aura-t-il absolument pas moyen de
rien tirer de ces Infidèles?
Quand il est parti, voici que s'avance doucement un
petit ])onhomme à figure ratatinée, souriante et madrée,
le dos courbé, tenant d'une main un grand chapelet
musulman, et de l'autre un long bâton. C'est Bohéro, qui
fut, — ■ devinez c[uoi? — le guide du baron von der Decken
en 1861, dans sa première expédition au Kilima-Ndjaro!..
En ce moment même, il revient d'un voyage à l'Intérieur
Il dit connaître tous ces pays comme le creux de sa main
nous parle d'un endroit qu'il nomme Molok, chez le-
Massais, où se trouve une grotte mystérieuse dans la-
quelle il a pénétré un jour et qu'il assure être pleine de
merveilles : de grandes pierres taillées et chargées d'ins-
criptions inconnues. Nous prenons grand intérêt â cette
révélation, il le voit et s'offre tout de suite â nous servir
de guide, — moyennant 100,000 piastres!
Oh! ce Bohéro! Sa conversation, qui promettait beau-
coup, finit bientôt par devenir fatigante, écrasante, entre-
coupée qu'elle est d'invocations perpétuelles qu'il lance
vers le ciel en dévidant son chapelet, sans doute pour
s'excuser près de son patron de sentretenir si longtemps
avec des Infidèles. Finalement, il nous quitte pour aller,
dit-il, faire sa prière : il reviendra plus tard.
Plus tard il revient en effet, quand il fait nuit. Le
malheureux! c'est pour demander cette fois une caisse
de rhum.
DE ZANZIBAR AU KILIMA NDJAUO
« — Mais, Boliéro, Mohammed a défendu l'usage de ce
liquide-là!
« — Oui, mais si j'en prends un peu — oh! bien rare-
ment — ce n'est pas comme Hqueur, c'est comme remède.
Et il tousse énergiquement.
« — Combien à la fois?
« — Peut-être une demi-bouteille, une bouteille...
Nous renvoyons l'affaire au lendemain, et, le lende-
main, à notre grande satisfaction, nous prenons coniic de
Mbaroukou, de Gassi, de Bohéro, de tout ce trou infcci
do négriers et de volevu's.
I''ig. U. — G\ssi. — _Servico de Mljaroiikou.
VI
PLUS LOIN
Un lioan p;iys désert. — Atlacuiés \idv les Aina/.niii's. — Foiiniiis d'Al'ri((uo.
Lu pays Vûumlia et ses palmiers. — Le piiils du Diable.
En sortant de (lassi, noii.s rcmcMitons dans le liant
jDays pour éviter les lagunes et les embouchures des
rivières que nous aurions à traverser sur le littoral. Nous
avons hâte aussi de revoir nos chers Digos.
La contrée que nous parcourons est macnilique, faite
de collines et de vallées, fertile, verdoyante, bien arrosée,
couverte par endroits de grandes forêts, mais dépeuplée.
Dépeuplée par qui? Par Mbaroukou.
Çà et là quelques tourterelles' font cntendi^e leurs rou-
coulements sur notre passage, étonnées de voir des
hommes. Sans doute, elles sont retenues dans ces soli-
tudes par les épis de mais et de sorgho qui poussent
encore dans les champs abandonnés. Des perruches
criardes volent d'aiOjre en arbre. Des bandes de singes-
vont à la rapine, mais on n'aperçoit pas de gibier. Sur le
sentier, beaucoup de fleurs et parmi les fleurs, beaucoup
* Chalcopeleia Afra; Perislcra lijinpanisiria; Turlar capricola, etc.
2 Ccrcopilhecus, rufoviridi; Sp. Cynoceplialus Babouin.
AU KILIMA-NDJARO
crorchiilées' {fig. 15). L'une, toute petite et toute belle,
tapisse une vaste clairière de la forêt; une autre, le lis-
t^ochilus {fig. 18) jaune, croit au grand soleil, parmi les
herbes; une autre encore, superbe, couvre dans un bois
un grande vieil arbre sur leqviel elle croît et qui est
tombe juste au tra^'ers du chemin. Plus loin, sur la lisière
l'"ig. 15. — Une fleur d'oiichidée épiphyte.
(AnseHia africana.)
d'une.forùt, dénormes fleurs odoriférantes, dont le calice
mesure plus de 0'°,'20 de longueur, pendent d'une sorte
de liane, et forment un bouquet magnifique : c'est un
gardénia. Mais seuls les insectes paraissent l'apprécier;
car on en trouve des centaines qui s'y roulent avec
volupté.
Nous sommes à Ma/ïssi, et voici cnlin un village de
purs Digos. Les bonnes gens! Ici du moins nous avons
* Lissochilus, Sp., Disperis, Sp.; Ansellia africana.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-ND.IARO (55
une hospitalité franchement cordiale, et nous en jouissons
tout à l'aise.
La nuit vient, on fait la veillée, on se couche, on ferme
rœil... lorsqu'un cri, parti de la tente de Mgr de Cour-
mont, met tout à coup l'alarme au camp. C'est une attaque
en règle, ime surprise : aux armes!
On court, et à la lueur des tisons dont chacun sest
armé, on aperçoit les bataillons pressés de ces grosses
fourmis noires connues sous le nom de Siafou. Elles sont
ici, elles sont là, elles sont partout : c'est une invasion.
Mais déjà les pointeurs qui étaient accourus sont envahis
eux-mêmes. Ils sautent dans les herbes avec leurs
torches en mains, ils crient, ils se frottent les membres,
ils jettent au loin leurs habits, ils se roulent, ils se
tordent, ils tempêtent, ils rient aux éclats : c'est, le soir,
un spectacle fort intéressant. Mais pendant qu'on s'en
régale, voilà qu'un vigoureux coup de pince vous fait
porter la main à l'endroit attaqué, un autre suit, un autre
encore; à votre tour vous êtes envahi, et avant d'avoir pu
mettre ordre à vos affaires, vous vous apercevez que ces
bêtes endiablées ont gagné vos jambes, votre poitrine,
vos bras, votre barbe, vos cheveux. C'est à devenir fou!
Car il faut vous dire que ces fourmis africaines sont
d'une férocité incomparable. Leur rôle est de débarrasser
le sol des débris animaux que la mort y sème; mais si,
dans ce travail, un être vivant les gêne, maliieur à lui : les
insectes, les lézards, les oiseaux, les serpents eux-mêmes
sont entourés, attaqués, anéantis.
Comme beaucoup de leurs congénères, ces fourmis se
présentent sous deux formes : l'une, petite, de 0"',00S
au plus, est d'aspect régulier et de mœurs à peu près
honnêtes ; l'autre, d'une largeur double, a une tête
proportionnellement énorme, armée d'une formidable
paire de pinces, et douée dune malice infernale. La pre-
66 AU KILIMA-NDJARO
mière est le mâle, la seconde la femelle, que, pour ses
dispositions belliqueuses, les naturalistes appellent ama-
zone. Parmi celles-ci, la république en choisit une qu'on
entoure d'un soin spécial, qu'on nourrit grassement et
qui devient énorme, grosse souvent comme un petit doigt
et qui ne peut se remuer. Son occupation unique, sa
fonction, est de produire de nouvelles fourmis, et elle
s'en acquitte consciencieusement, perpétuellement : il y
en a toujours une petite en train de sortir, happée aus-
sitôt par une vieille bonne de confiance et mise en place.
C'est une vraie machine à fourmis. Un jour, en renversant
vm vieux mur, j'ai trouvé cette reine-mère des Siafou, et
comme j'avais à exercer sur sa tribu de légitimes ven-
geances, j'ai pris la liberté de le mettre en un flacon
d'alcool : c'est ce qui me permet d'en oITrir aujourd'hui le
portrait authentique (fig. 10).
Souvent, dans les endroits humides, on rencontre la
tribu dispersée, faisant la promenade, cherchant la pro-
vende quotidienne, vaquant à ses affaires. Mais, pour
des l'aisons qu'elles connaissent — peut-être pour aller
fonder une colonie nouvelle — souvent aussi elles se
rassemblent, se disposent en colonne sci'rée et se mettent
en marche. C'est alors qu'il faut les voir! Un petit cou-
loir, avec une double haie de sable lin, s'est formé par
suite de l'attention qu'elles ont de marcher les unes
deiTière les autres. Dans ce chemin creux, s'avancent
seulement les mâles, les innocents; des deux côtés sont
cambrées les amazones, avec leurs grosses têtes en l'air
et leurs pinces toutes grandes ouvertes, menaçantes,
ten'ibles, protégeant les autres et rappelant par leur
attitude cette fameuse voûte d'acier que les francs-maçons
font avec des épées croisées au-dessus de la tête de leurs
membres chéris. Au surplus, dans la société des fourmis,
peut-être celles-ci représentent-elle les francs-maçonnes.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJAUO
ne fût-ce que parce qu'elles ne sont pas du tout franches
et qu'elles ne maçonnent point. Quoi qu'il en soit, elles
vont leur chemin et si, enti-ant dans une case parce que
cette case se trouve sur leur route ou que quelque débris
animal les y attire, on les laisse tranquilles, elles passe-
ront toutes ainsi sans laisser d'autres traces (fue leur
petit sillon. Mais, si par malheur on les gêne, on les
froisse, on les bouscule, elles se dispersent aussitôt et se
, _ Brun foncé.
Brun clair.
Bianc sale.
Fig. 16. — La Fourmi Siafou
Le mâle, lamazonc, la reine-mère (Grandeur.s naturelles).
lancent à l'attaque du Philistin avec une énergie furieuse.
Déjà les pinces sont engagées dans vos bras, vos habits,
vôtre peau, et vous voyez la petite bête qui se tord pour
mieux mordre, qui se cramponne de toutes ses forces,
qui se tue de fureur. Jamais je n'en ai vu lâcher prise :
il faut lui arracher le corps premièrement, et la tétc
ensuite. Dans Fcspèce humaine, une pareille armée
d'amazones serait invincible!...
Dans tous nos voyages nous les rencontrons. Mais
l'habitude de l'attaque a inspiré l'habitude de la défense.
Si quelqu'un de nous a remarqué leur caraxane, il la
signale, et aussitôt, sans bruit, sans tapage, sans remuer
les herbes qui, pour ces petites bêtes, représentent ur.e
C8 AU KILIMA-NDJARO
grande forêt, on prend de Feau bouillante dans une
théière et on la verse sur l'armée, tout du long. On peut
aussi prendre des torches enflammées. Mais en tout cas
gare à vos jambes !
Les Siafou ne sont pas les seules fourmis d'Afrique; il
y en a bien d'autres : une petite espèce rouge dont les
troupes empressées couvrent parfois les chemins et les
champs; une autre, noire, plus petite encore, qui vit sous
les troncs d'arbres, les écorces et les pierres. Celles-ci
entretiennent souvent dans leur société de tout petits
coléoptères, le Clavigère, et un autre un peu plus gros,
le Paussus, qu'elles nourrissent tendrement et auxquels
elles demandent en retour la faveur de les lécher de
temps en temps.
Une autre fourmi, d'un rouge transparent et d'une
taille médiocre, se rencontre surtout sur la Côte et aime
à habiter les orangers et les manguiers dont les feuilles
rassemblées lui servent à faire son logis.
Une autre vit solitaire. Elle est grosse, longue, noire,
et son odeur de parfaite charogne est si forte qu'une
seule suffît pour révéler sa présence à 2 ou 3 mètres.
J'en ai renfermé dans des flacons qui, débouchés ensuite
et lavés, sont restés infectés pendant plus d'un an.
L'essence de cette petite bête donnerait en parfumerie
des résultats surprenants.
Une autre espèce également remarquable parcourt
souvent les chemins. Elles sont un peu plus longues
que les féroces Siafou, et très noires. Elles aussi mar-
chent en colonnes serrées, larges de 0°',02 ou 0°',03,
mais sans se donner de protection mutuelle; dans cette
société-là, chacun pour soi. Seulement l'espèce de bour-
donnement qu'elles émettent alors est si fort qu'on les
entend souvent avant de les voir. Mais, si déterminées
qu'elles paraissent, il y a cependant un moyen simple
Dli ZANZIBAR AU KILIMA-NDJAHO 69
et curieux de les arrêter; c'est le P. Gommeiigingcr qui
nous l'a appris, Avec un bâton, on tue celle qui ouvre
la marche et on laisse là son cadavre. Immédiatement,
celles qui suivent s'arrêtent tout autour, une grande
agitation s'empare de la bande, peu à peu on se retourne,
on rebrousse chemin, et l'on rentre au logis. Pour cette
tribu, parait-il, un cadavre en travers du chemin est
d'un mauvais présage... Mais où vont les longues pro-
cessions? Souvent, Mgr de Courmont a voulu les suivre,
et chaque fois nous a-t-il dit, il les a vues tomber sur
un nid de termites ou fourmies blanches qu'elles mettaient
littéralement au pillage. Ces fourmis sont donc bien-
faisantes, et puisqu'on n'a jamais encore trouvé de
remède contre les termites et leurs ravages, il serait
Intéressant de voir si en élevant près des bâtiments
qu'elles dévastent une tribu de Soungou-Sounguo —
c'est leur nom — on n'aurait pas à se féliciter des résul-
tats.
Mais voyez comme on s'égare : j'avais à parler des
hommes, et je m'attarde au milieu des fourmis ! Il est
vrai que, dans nos pays, ces deux espèces de créatures
ne sont point sans ressemblance; nos fourmis se font
des guerres perpétuelles, nos hommes aussi; nos fourmis
ont des esclaves, pareillement nos hommes; nos fourmis
n'amassent point de provisions, nos hommes non plus.
De Mafissi, trois heures de marche nous mènent à
Mwa-Dounda, canton dont Kikoné est le chef-lieu et où
nous trouvons le vieux chef Koubo dont il a déjà été
question.
De là nous nous rapprochons de la mer et par une
plaine basse et inculte, d'où s'élèvent tour à tour diverses
7(1 AU KILIMA-NDJARO
espèces de palmiers ', le doum branchu, l'élégant œléis,
le majestueux borassus d'Ethiopie, nous arrivons à un
petit village que nous trouvons à peu près désert et où
nous nous installons. Nous sommes à Madzoréni, c'est-
à-dire : « Aux Palmiers-éventail ». Ce nom est amplement
justifié par l'énorme quantité de ces beaux arbres qu'on
voit ici partout. Mais l'aspect en est des plus curieux.
Dans le but de s'en procurer la sève fermentée, les
braves gens de ce pays n'ont rien trouvé de mieux que
de leur couper la tête et de creuser au sommet de ce
qu'on appelle le chou un petit trou où le vin de palme,
tant que le palmier en a eu, est venu se déposer chaque
matin. Malheureusement, on ne vit pas bien longtemps
sans tête, et les arbres sont morts. Seuls maintenant
leurs longs stipes, droits et renflés vers le sommet, se
dressent dans la plaine et, la nuit surtout, quand passe
le vent de la plage et que la lune éclaire tristement
ces ruines, on dirait les temples et les palais d'une ville
antique dont les colonnes attesteraient la splendevu^
passée {fig. 17).
Nous sommes ici en face de Wassini, ilôt habité et
pourvu d'un bon port, mais pauvre d'eau douce. Les
habitants ont leurs puits et leurs champs sur les terres
d'en face, à Tchouyou, à Pongwé, à Madzoréni, où nous
sommes, à Vanga où nous allons. Tout ce pays, dont
l'ensemble porte le nom de Voumba et qui s'étend jusque
vers Pangani, fut autrefois habité par des colonies per-
sanes de Shiraz : les traditions l'afTirment, les ruines le
prouvent. Aujourd'hui la population vit assez misérable-
ment : les uns cultivent la terre, d'autres pèchent, quel-
ques-uns font du sel. Tous les trois jours, un marché
réunit près d'ici les gens de la Côte et de l'Intérieur et
' Hyphœne Thebaica, Mart; Elœis Guineensis, L; Borassus JElhio-
picus, Mart; Phœnix SenegalenRis.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO 73
Ton échange les produits et les nouvelles. Ces marchés
sont de mode dans le pays digo, et l'on y vient parfois
de très loin.
Or, nous étions arrivés depuis une demi-heure, lors-
qu'une députation nombreuse aborde Mgr de Courmont,
qui me la renvoie. Qu'y a-t-il?
« Il y a longtemps, commence le porte-paroles après
avoir régulièrement toussé d'émotion, longtemps, bien
longtemps, des hommes qu'un ne connaît point, mais qui
devaient être des Européens, sûrement, passèrent ici.
Nous n'étions point nés, ni nos pères non plus, ni les
pères de nos pères. Il y a longtemps, et ces Européens
bâtirent une ville, dont on voit les restes, et ils creusèrent
un puits, un puits maçonné. Pourquoi, dans la suite,
quittèrent-ils le pays? On ne sait pas; mais c'est encore
leur manière, aux Européens, de circuler partout et,
quand on les croit bien établis, de disparaître. Chaque
tribu a ses mœurs. Nous autres, nous restons en place;
vous, vous êtes nomades... Enfin, pour en revenir à eux,
depuis leur départ, le Diable a gardé le puits, et c'est
d'autant plus malheureux que l'eau en parait bonne et
que nous en manquons souvent.
« — Et alors?
« — Alors, en vous voyant aujourd'hui venir ici, vous
les premiers Européens qui passent après ceux qui pré-
cédèrent nos ancêtres, nous nous sommes dit : C'est
Dieu qui les « envoie! » De grâce, retirez le Diable que
vos frères ont mis là — vous seuls pouvez le faire — et
permettez-nous de puiser de l'eau de votre puits...
« — Allons, soit! Nous vous le permettons.
« — Merci, on n'attendait pas moins de votre bonté,
mais chassez le Diable d'abord. »
Vi AU KILIMA-NDJARO
Séance tenante, je rends compte de Taffaire à l'autorité
épiscopale et demande pour le cas des pouvoirs extraor-
dinaires; car évidemment nous sommes en présence
d'une cause majeure.
« — Je vous les donne », dit Monseigneur.
Et tous ensemble, indigènes, porteurs, enfants, vieux
et vieilles, nous voilà partis à la recherche du puits
endiablé. Ah! c'est une belle histoire!
Après un quart d'iieure de marche, nous nous trouvons
engagés dans un lacis de lianes, de broussailles et de
grands arbres, où, finalement, nous nous heurtons contre
des ruines d'origine persane probablement, mais sûre-
ment point européenne. A côté, un trou maçonné, d'en-
viron 6 mètres de profondeur et assez large, avec au fond
une petite nappe d'eau verdâtre sur un tas de feuilles
pourries. Le plus vieux de la bande me prend par le bras
et d'un air mystérieux, me dit tout bas : « C'est ici. »
Le P. A. Gommenginger, qui rit comme un païen, rend
mon sérieux très difficile. Mais enfin, dominant mon émo-
tion, je commande qu'on cherche du bois mort et des
feuilles sèches : on en apporte des brassées que je jette
solennellement dans le trou infâme. Le silence est général.
En face, un énorme tronc de baobab est étendu, et comme
un étroit sentier y mène, je devine qu'il y a par là une de
ces cases fétiches où les noirs vont faire leurs offrandes.
« — Si, dis-je, vous voulez que le Diable parte, il faut
d'abord y renoncer. Y renoncez-vous?
« — Nous y renonçons, s'écrient-ils.
« — Eh bien, renversez la case que vous lui avez bâtie
là et cessez d'y porter vos offrandes : Dieu seul y a
droit. »
L'étonnement grandit :
« — Qui lui a montré cette case? dit quelqu'un. C'est
sûrement un grand sorcier. »
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO
Et pendant qu'un de nos enfants, un chrétien, se dirige
vers l'endroit désigné, trouve le fétiche et le détruit,
moi-même, entraîné peut-être par les circonstances, je
fais un grand signe de croix sur le puits infernal... Chose
curieuse! Un bruit extraordinaire se fait entendre der-
rière le vieux baobab, tout le monde recule instinctive-
ment, et voilà que lentement, battant l'air de ses grandes
ailes fiasques, une énorme chauve-souris, un vampire,
sort du trou et s'en va, d'un vol irrégulier, se perdre
dans les arbres. L'assistance est muette, comme si,
effectivement, elle avait le Diable en face... Sans perdre
de temps, nous jetons dans le fond du trou quelques
poignées de paille allumée, les feuilles mortes s'enflam-
ment, le feu s'étend, la fumée monte en gros tourbillons
noirs et le puits du Diable ressemble véritablement alors
à un soupirail de l'enfer.
On a déjà compris que cette opération a pour but de
chasser non le mauvais esprit, à qui le feu n'est point
inconnu, mais le mauvais air; car j'ai eu l'imprudence
d'avancer que je descendrais dans le puits et boirais de
son eau : après quoi il serait livré au public reconnaissant.
Le feu terminé, une sorte d'échelle faite séance tenante
est adaptée contre le mur et je descends dans l'abime.
Puis je remonte sain et sauf sur la terre des vivants,
emportant dans une coupe de coco im peu d'eau fan-
gevise, dégoûtante et gardant une assez riche odeur
d'œufs pourris ou, si l'on veut, d'acide sulfhydrique.
Mais, justement, l'odeur et le goût s'expliquent à mei'-
veille par le long séjour que le liquide a fait sous le
siège du démon. Après nous, l'assistance trempe ses
lèvres émues dans la coupe, cinq ou six travailleurs
descendent dans le puits et le curent, et j'aime à croire
que depuis lors l'esprit malin n'en a point éloigné les
pauvres mortels.
AU KILIMA-NDJARO
Le soir, on nous donna un vieux coq pour récom-
pense. Quel journaliste français, clans le bulletin qu'il
doit chaque jour servir à ses lecteurs contre l'Eglise,
osera bien m'accuser de ne l'avoir pas gagné?
Fig. 18. — LissocHiLUS JAUNE lOrchidéc tcrresti-c).
VII
A VANGA
A qui est Vanga? — La ville et son monde. — Le secret d'un grand sorcier.
Sauvetage d'un innocent. — En grève. — Une porte de prison.
Quatre heures de marche à travers des lagunes déso-
lées, des marigots houeux et des lambeaux de forêts,
nous amènent à ]'anga '. C'est une petite ville faisant
partie de l'ancien pays Voumba, encore représenté ici
par un vieux chef impotent, un Diwani, répondant au
nom de Mohammed. II dit sa famille originaire de
Djeddah (Arabie) et se prétend suzerain de toute la
population du littoral, jusqu'à Pangani, quoi qu'en disent
le sultan de Zanzibar, les Allemands et les Anglais.
Hélas! qu'il y a par le monde de princes auxquels il
ne manque que leurs trônes!
' Le baron von Dcr Decken, qui ctait Allemand, a le premier écrit
^]'alU|a (par un 11'), le II' ajant en allemand la valeur du V français et le
simple V celle de F. Mais, après lui, tous les cartographes français et
anglais écrivent religieuseniant Wanga, que tous les Anglais résidant
dans le pays même prononcent Oua)ig;t, dans la pensée peut-être
que les indigènes connaissent moins bien le nom de leur pays que les
auteurs de leurs cartes. Ces erreurs, du reste, sont innombrables, et ce
qui est remarquable, c'est que les savants n'admettent pas là-dessus de
remontrances.
78 AU KILIMA-NDJARO
De fait, à qui Vanga appartient-il? Quand l'Angleterre
et TAllemagne se partagèrent le pays, ce fut entre les
deux une question intéressante. On s'était fié à la carte,
comme on se fie à la science. Or, la carte mettait ^'anga
au sud du fleuve Oumha, dans les possessions alle-
mandes, tandis que la nature l'avait placé au nord, dans
la zone anglaise : ce que le premier voyageur, auteur
de la première carte, avait pris pour l'embouchure de
la rivière-limite, n'était en réalité qu'une lagune! Quand
on ne s'accorde point et que pourtant on ne veut pas
de guerre, on soumet le différend à un arbitrage, et
c'est ainsi qu'il fut qviestion, à cette époque, de charger
de l'affaire le commandant d'un aviso français qui se
trouvait alors en rade de Zanzibar.
« — A Vanga, demanda celui-ci, y a-t-il de l'eau salée?
« — Beaucoup, répondit le délégué allemand.
« — Alors, c'est aux Anglais! »
Mais comme on réclamait :
« — Alors, ajouta le commandant, recourons à la
justice de Salomon. Quand, à marée haute, Vanga sera
entouré d'eau, Vanga sera anglais; à marée basse, il
deviendra allemand. »
Mais il paraît que cette décision n'a pas été regardée
comme définitive, et il a été statué que le fleuve Oumlja
qui se jette dans la mer à une demi-heure de marche
au sud de la ville serait la limite entre les deux sphères
d'influence.
Vanga appartient donc à l'Angleterre ou à son « pro-
tégé » le sultan de Zanzibar; il y est représenté par
un gouverneur, vieux soldat béloutchi, peu lettré — vu
qu'il ne sait pas encore lire — mais d'honnête apparence.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO "9
Bâtie sur un terrain un peu plus élevé que les lagunes
qui l'entourent, la ville est, à l'époque des grandes
marées, entourée d'eau de tous cotés et serait, je crois,
un séjour peu enchanteur aux Européens qui voudraient
y venir dépenser leurs rentes. Elle renferme actuel-
lement peut-être deux ou trois mille habitants, arabes,
swahilis, noirs libres et surtout esclaves, plus un Banyan
qui tient la douane et quelques Hindous qui font le
commerce. Le port est fréquenté par de petits boutres
indigènes, et la ville, il y a quelques années, a été
entourée d'un mur en pierres et de forme quadrangu-
laire pour la mettre à l'abri des attaques du fameux
Mbaroukou, la terreur de toutes ces contrées.
Nous campons à l'ombre des cocotiers, dans un endroit
sec et frais, où la brise de mer vient nous caresser
doucement. Nous resterons ici deux jours.
Tel qu'il est, avec son mauvais port et sa malaria,
Vanga a cependant son importance relative. D'abord,
c'est, comme on vient de le- dire, la ville qui limite au
sud les possessions anglaises, et un agent de la Com-
pagnie réside en face, à Tchouyou. Ensuite, c'est, entre
Mombassa et Tanga, le point de la Côte le plus fré-
quenté par les embarcations indigènes, les commerçants
du pays et les populations de l'Intérieur : Digos, Ségué-
dyous, Parés, Taitas, Kambas, chacun arrivant avec
ses produits, ses besoins, son costume et son originale
physionomie.
Naturellement, notre arrivée, signalée comme toujours
par les coups de fusil de nos hommes, cause une cer-
80 AU KILIMA-NDJARO
taine émotion clans la place et nous sommes bientôt
entourés par une foule de curieux qui assistent à l'ins-
tallation de notre campement : hommes, femmes, chèvres,
poules, moutons et enfants.
Dans le nombre, nous distinguons tout de suite un
grand gaillard de type assez peu banal, d'allure éminem-
ment sauvage, et, malgré tout, de tournure sympathique.
Origine : pays Kamba, là-bas, au nord, loin dans l'In-
térieur. État : vagabond. Profession : sorcier. Son cos-
tume est un vrai magasin de chiffons, de peaux, de
besaces, de gourdes, de cornes, de griffes, de coquil-
lages, de morceaux de bois et de curiosités ethnogra-
phiques de toute espèce : impossible avec cette taille,
cet air, cette tête et cet accoutrement de ne pas imposer
le respect aux populations (ficj. 19. Depuis sa tendre
enfance, il parcourt le monde africain et peut vous
nommer en détail tous les villages et les campements
qui se trou\ cnt échelonnés du Kenya au Kilima-Ndjaro,
de Vanaa au Kavirondo. Tout de suite, il nous indique
un chemin de traverse pour passer d'ici à Taita et de
là à Tovéta, où nous allons, à travers le grand plateau
désert dont il a été parlé. Ce chemin est inconnu; du
reste, nous ne le prendrons pas. Mais pour l'homme,
peut-être pourrions-nous le choisir comme guide, car
ici il nous en faut un...
Or, pendant que je réfléchis à la chose, il me prend
à part, m'emmène derrière ma tente et, de l'air le plus
engageant du monde :
« Écoute, dit-il, je vois que tu es mon ami, et je suis le
tien. Tu es sorcier chez les Blancs, je le suis chez les
Noirs : il faut nous entr'aider.
« — Entr'aidons-nous!
« — Souvent, on me demande un peu de médecine pour
celui-ci ou celui-là. Tu comprends.
l.'jjr. 19 _ Le vieux sokcieu de Kamua. — Dessin ilo M^'i- Le Koy.
DE ZANZIBAU AU KILIMA-XD.IARO 83
« — Oui, ijour le guérir.
« — Au conlraii^e, pour le tuer.
« — Ah !
« — Oui. Et je serais bien content, bien reconnaissant,
— si c'était un effet de ta bonté — de recevoir de ta
main la médecine qui tue le monde .sans bruit, sans trace,
et sans faute... »
A cette recjuête extraordinaire, je ne puis m'empùcher
de manifester mon étonnement indigne et me mets tous
de suite en devoir de donner à mon « confrère » une petite
leçon de morale; mais à peine ai-je commencé qu'il a
déjà disparu. Que de professions tout de même il y a dans
ce monde!
Le soir de ce jour, c'est un autre cas. Un jeune lionime
d'aspect simple et bon vient nous trouver ;
« Je suis, dit-il, de Paré — un pays de montagnes où
nous passerons — fils du chef Kimbouté, et je serais
heureux si je pouvais me joindre à votre caravane pour
rentrer dans mon pays. Seul, je serais pris en chemin;
avec vous je n'ai rien à craindre.
« — \'olontiers. Tu es fatigué de Vanga?
" — J'ai des misères.
« — Quelles misères ?
« — C'est que Bohéro, l'homme de Mbaroukou, de
Oassi, est venu chez nous le mois dernier, là-bas. Et il a
■dit à mon père : « Si tu me donnes des boeufs pour le
« grand INIbarovikou, et une dent d'éléphant, je les lui
« remettrai de ta part, et il t'enverra du linae gros comme
« une maison. » Alors, mon père a donné l'ivoire et les
bœufs, puis cinq hommes pour rapporter le linge. A
Gassy, Mbaroukou a dit : « C'est bien. Voulez-vous
« faire une promenade en bateau ? » Moi, j'étais malade.
84 AU KILIMA-NDJARO
mais les camarades ont dit oui, et ils sont partis, et ils ne
reviennent plus...
« — Où sont-ils allés?
M — On dit que c'est à Pemba, une terre qui se trouve
en mer, de ce côté-là... Et moi je suis venu ici, et voilà
qu'un Arabe veut aussi m'envoyer promener à Pemba. Je
préfère rentrer à Pai'é... »
Ce pauvre innocent l'a manqué belle ! S'il ne nous avait
pas rencontrés, lui aussi aurait été embarqué pour l'île
inconnue où ses amis ont été conduits par surprise, et
vendus. Pemba, c'est le tombeau des esclaves !
Il est donc convenu que ce brave sauvage restera dans
notre camp jusqu'à notre départ et suivra notre caravane.
Notre caravane! [fig. 20), je n"ai encore rien dit de la
manière dont elle se comporte. Ce n'est pourtant pas que
nos recrues de Mombassa laissent couler les jours sans
incidents. Dès les premiers pas, c'est un abruti, né à
Maka — les Français disent La Mecque — qui déclare en
soufflant ne pouvoir porter sa charge et qu'il faut ren-
voyer; ailleurs, c'est un esclave engagé sans autorisation
et que son maitre fait réclamer; ici, c'est un porteur
perdu de dettes qui par un hasard malheureux rencontre
en chemin son créancier auquel il faut l'abandonner;
chaque jour, c'est une conversation amicale qui dégénère
tout de suite en dispute et une dispute qui lînit par des
coups; souvent, dans les villages, c'est un cas d'ivresse
criarde et scandaleuse, avec accompagnement de tapage
nocturne, joyeusetés bruyantes, insultes, bris de vases
et aplatissements de nez; enfin, sur la route ou dans le
camp, ce sont des propos auxquels il faut d'office faire
mettre un terme, étant tels qu'ils feraient rougir des
DR ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO 87
gorilles et même des journalistes. Mais la nuit dernière,
c'était bien autre chose ! Toute cette infecte bande musul-
mane do Mombassa — nos hommes de Bagamayo sont
relativement sages — s'est promis de nous mettre une
bonne fois à l'épreuve en essayant une grève : car en
Afrique la grève a cours aussi. La Civilisation pénètre...
Donc, ce matin, quand je distribuerai le posho, le prix de
la nourriture de chaque jour, le premier appelé, qui est
toujours Hamisi le Borgne, devra le refuser et réclamer le
double. Je suis au courant de la manœuvre par quelques
mots entendus au hasard et des ouvertures explicites
que m'a faites un témoin, membre de ma police secrète.
Le moment de l'appel est venu :
« — Hamisi le Borgne !
« — Présent.
« — Voici tes pessas. »
Hamisi, qui a bu un coup de trop pour se donner de
l'énergie, prend son argent d'un air dédaigneux et le jette
à travers les cocotiers en disant : « Tout ça? Alors, va
chercher des porteurs où tu voudras ! » Un instant de
silence, de ce silence où l'on entend voler une mouche, se
fait sur la troupe. Mais comme Hamisi allait savourer
intérieurement la satisfaction d'avoir produit sa phrase,
une formidable paire de gifles l'a déjà tout ébloui — il est
des cas où l'Écriture dit « de se fâcher sans pécher » —
et avant qu'il ait complètement repris la libre possession
de ses sens bouleversés, nous sommes tous les deux
devant le vénérable gouverneur, suivis de la bande qui
crie : « Nous irons tous ! Nous irons tous! » Sans que j'aie
eu le temps de m'expliquer, sur un geste du vieux Bélou-
tchi, ses soldats se précipitent sur leurs armes, et trois
minutes après, tout notre monde était en prison. Ah! lec-
teurs d'Europe, si chez vous vous éprouvez des retards avec
la justice, je vous recommande le gouverneur de Vanga !
AU KILIMA-NDJARO
Mais, en somme, les plus embarrassés de cette mesure
énergique, c'est encore nous; car si tous les gens nous
quittent, comment les remplacer ici, où Ton ne trouve
personne? Mgr de Courmont et le P. Auguste sont restés
au camp. Alors n'ayant personne à qui demander conseil,
j'essaie une de ces harangues antiques, comme on en
trouve dans le Conciones et que les généraux du temps
passé s'amusaient, parait-il. à composer à l'usage de leurs
soldats révoltés. Aujourd'hui que j'écris ces Commen-
taires, j'ai totalement oublié le texte exact de mon
improvisation; mais je me rappelle vaguement que, après
avoir accablé de reproches amers ce pauvre Ilamisi, le
plus bête de tous, je fis semblant de croire que les plus
méchants étaient les plus innocents, que je pourrais les
faire mettre aux fers pour le reste de leurs jours, qu'il
ne tenait qu'à moi de les laisser mourir sur la paille
humide des noirs cachots, mais que, ayant reçu un magni-
fique mouton du gouverneur, j'hésitais à les en priver
tous pour la faute d'un seul... »
Ce mouton fit beaucoup d'effet.
Des avis particidiers, des remontrances amicales, de
petites tapes familières distribuées sur le ventre de
quelques chefs de file achevèrent la conquête de cet audi-
toire factieux. Bientôt Ali, un ancien matelot qui se
prétendait citoyen français parce qu'il avait passé quinze
jours à Mayotte et que nous avions recueilli sur notre
chemin dans une dèche complète, Ali jura que, pour sa
part, il nous suivrait jusqu'au sommet des cieux et au fond
des enfers; et tout le monde en fit autant. Mais Hamisi
passa, comme de juste, sa journée en prison : tant il est
vrai que l'histoire est partout la même et c[u"il est dan-
gereux, quand on est un peu sot, de faire des révolutions.
Cependant nous ne devions pas avoir une paix de
longue durée. Le soir de cet épisode émouvant, quand, à
DE ZANZIUAU AU KILIMA-NDJAUO 89
la clarté des feux qui s'éteignaient, tout commençait à
dormir au camp, nouveau tapage.
Nous nous levons en toute hâte et sortons des tentes.
Cette fois, c'est le gouverneur en personne qui vient à
nous, suivi de tous ses soldats et escorté d'une foule
considérable criant à tue-tète. « l'a des hommes? huile
une voix. Ce sont de sales vaches. Je suis lié par des
vaches! Ah! Sakerrapoute! « Et Ali — car c'est notre
fameux Ali — les mains liées derrière le dos, se précipite
à nos pieds en criant comme un possédé : « Un citoyen
français! Sakerrapoute! Ah! Sakerrapoute! »
« — Qu'est-ce que tu dis, Ali? Allons! du calme...
« — Ben? je me fâche en français, comme à Mayotle.
Sakerrapoute! c'est comme ça que disait le gouverneur
(juand ça lui arrivait... »
A quoi le gouverneur, celui de Vanga, ajoute que ledit
Ali est très coupable parce qu'il a été rencontré en ville
en état d'ébriété manifeste.
« — Mais il fallait le mettre en prison !
« — C'est ce qu'on a fait.
» — Et alors !
« — Et alors, un quart d'heure après, il a enlevé la
porte de sa prison et il est venu la cogner contre la
mienne. »
Cette histoire, qui éclaire d'un jour spécial celle de
Samson, ennuie beaucoup le vieux Béloutchi. Tout n'est
pas rose et violette, allez! quand on est en place et qu'on
a charge d'âmes. Finalement, on arrive à découvrir une
maison particulière plus solide que la geôle du Gouverne-
ment, on y loge Ali, et, le lendemain,, le calme étant fait
partout, nous prenons congé de cet excellent fonction-
naire et de sa dangereuse cité.
VIII
LES PREMIÈRES MONTAGNES
Le cours de rOuml)a. — Autre physionomie de pays. — Bwiti. —
Séguédyous et Taitas. — Le passage de la montagne. — La savane
africaine. — A. Dalouni. — Un gros enterrement.
A 2 kilomètres à peine de Vanga, coule la rivière
Oumba, profondément encaissée entre ses deux rives,
à cause de l'apport considérable de sable et de limon
qu'elle y a successivement déposé. En ce moment, il y a
peu d'eau; mais, à la saison des pluies, elle draine le
produit d'une immense vallée, à droite et à gauche, et
se répand au loin sur ses bords qui sont ainsi devenus,
près de la Côte surtout, de fertiles alluvions soigneuse-
ment cultivées. Nous avions pensé que, dans notre
passage de Vanga à Paré, nous n'aurions guère qu'à
remonter cette rivière inexplorée, ce qui aurait eu
l'avantage de nous procurer tous les jours de l'eau et
des vivres, sans faire de détour considérable. Mais fiez-
vous donc aux intuitions géographiques, aux cartes et
à la science! Nous apprenons ici que, au delà du village
de Gondja, peuplé de Digos, les deux rives de l'Oumba
sont complètement inhabitées, les Massais ayant pris
92 AU KILIMA-NDJARO
l'habitude de piller très fidèlement les villages qui
avaient tenté de s'y établir. Du reste, de chaque côté
de la rivière, la bande fertile et cultivable est assez
étroite. En prenant cette direction, nous serions donc
forcés de nous faire un chemin dans la forêt et de ne
vivre que d'eau claire; c'est insuffisant pour nos hommes
et pour nous.
En conséquence, nous nous orientons vers le sud-
ouest pour aller rejoindre la base des montagnes du
pays Sambara, que nous devons longer jusqu'à Paré.
Avec notre caravane qui va lentement, il nous faut
trois jours pour en atteindre les premiers contreforts,
à Bwiti. Jusque-là, par Douga et Mihoundé, nous traver-
sons un pays généralement sec, peu fertile, où passent
de rares cours d'eau, plus ou moins saumâtres, d'où
s'élèvent quelques collines, où s'étendent les grandes
solitudes peuplées d'arbres souvent rabougris et crois-
sant péniblement dans une terre rouge; çà et là, émer-
gent le schiste et un gneiss grossier. Beaucoup de
broussailles, d'épines, d'acacias, d'euphoi^bes, d'ampéli-
dées, ornées parfois de quelques belles têtes de cycas'.
Dans les vallées, aussitôt qu'il y a de l'eau, surgissent
les grands arbres, les lianes et les dattes sauvages -.
Nous trouvons cependant des villages pour camper et
vivre : villages de Digos, établis ici sur des hauteurs
et entourés d'estacades faites de solides morceaux de
bois. En général, un sycomore ou un tamarinier est là
tout près, abritant de son ombre amie le repos des
indigènes et leurs propos divers. Dans ces pays du
soleil, la maison, en effet, ne sert guère qu'à protéger
le sommeil de la nuit, et c'est pourquoi, peut-être, elle
' Encephalnrloe vUlosus.
- Phœnix Senegalcnsis.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJAUO
93
est si ruclimentaire. A quoi bon ces immuables maisons
(le pierre, quand on a si peu de chose à y mctlrc, qu'on
n"a point d'hiver et qu'on est si bien au g-rand air?
<)i AU KILIMA-NDJARO
Quant à nous, c'est un vrai soulagement lorsque, après
une dernière et pénible marche à travers une forêt déser-
tique où nous n'avons rencontré, en fait d'êtres vivants,
que deux magnifiques troupeaux d'antilopes — à les
poursuivre inutilement, j'ai même perdu une vénérable
calotte de paille qui me servait depuis sept ans! — c'est
un vrai bonheur de nous trouver tout à coup en face d'une
vallée où tout est verdure. Voici de l'eau enfin, de l'eau
douce, claii^e et courante; une vraie forêt de cocotiers; du
riz; des fleurs qui s'épanouissent, des insectes qui crient,
des grenouilles qui chantent et là, sur notre passage, une
plante qui croît en abondance et attire l'attention : c'est
la Larme de Job ', une graminée singulière, dont je n'avais
encore vu les graines, d'vm gris luisant, qu'enfilées dans
des chapelets ou des colliers.
En face, se dresse une montagne, peuplée tout en haut
de gens de Taita et plus bas de Séguédyous ; c'est chez
ces derniers que nous campons, au milieu d'un village.
Nous sommes à Buili [fig: 21).
Ces Séguédyous sont une tribu dispersée, originaire,
dit-on, des bords du fleuve Tana, d'où les Gallas les
auraient autrefois chassés et qui ont formé de petites
colonies en divers endroits de la Côte, au nord de Lamou,
au sud de Gassi, surtout dans les environs de Tanga, où
nous sommes. Ils se livrent généralement à l'agriculture
ou au commerce, et presque tous ont embrassé l'Isla-
misme, dont ils prennent au reste ce qu'ils en veulent
prendre. Leurs noms, leurs habitations, leur costume et
leurs habitudes les rapprochent par là même beaucoup
• Coix lacrijina. L.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-ND.lAltO 97
des Swahilis et n'offrent rien de particulièrement inté-
ressant. Ils nous reçoivent bien, d'ailleurs, mais en insis-
tant pour que nous les recommandions aux autorités
allemandes de Tanga, dont ils ont une peur salutaire. De
Bwiti, ils ont fait un petit centre où se tient un marché
et où les indigènes des environs viennent à certains jours
échanger leurs produits contre ceux de la Cote; c'est le
dernier point où l'argent a cours.
Les Taitas qui sont venus s'établir ici, fuyant de chez
eux les incursions et les guerres, ont choisi les anfrac-
tuosités de la montagne pour y faire leurs nids, car
ce ne sont guère que des nids,- ces petites cases rondes,
misérables et déséquilibrées qu'on aperçoit là-haut. Leurs
propriétaires cependant y vivent à peu près heureux,
sauvages et libres, avec quelques chèvres, des moutons,
des vaches, des haricots, du maïs, des bananes bien au-
dessus des cinquante codes, des impôts, des presta-
tions, de la surveillance paternelle de l'État et de l'explo-
sion de dynamite.
Le soir, grand conseil.
Dalouni, où nous devons aller le lendemain, se trouve
juste derrière cette montagne qui s'avance dans la plaine
comme vni énorme contrefort du pays Sambara. Pren-
drons-nous le chemin direct par-dessus cette muraille,
ou vaut-il mieux en faire le tour? D'abord, les porteurs
penchent en majorité pour ce dernier parti; mais quand
ils nous voient décidés à prendre le sentier de chèvres
qui se déroule là-haut devant nous, peu à peu ils se déci-
dent tour à tour à nous suivre. Nous les laissons d'ail-
leurs parfaitement libres, et c'est pourquoi, sans doute,
ils se montrent si intrépides.
98 AU KILIMA-NDJARO
Le lendemain matin, tout est prêt pour l'ascension.
Nous avons d'abord à traverser le petit torrent qui
s'épanche dans la vallée, sautant gaiement à l'omlire des
fl-rands ficuiers svcomores et battant de ses eaux claires
les roches au milieu desciuelles il a creusé sa voie.
Longtemps nous le suivons, pour le laisser ensuite, et
nous engager sur des pentes escarpées que nous gra-
vissons, nous, sans trop de peine, mais oîi nos porteurs,
avec leurs charges de 30 à 35 kilos, ahanent pitoyable-
ment. Mais n'importe! Est-ce pour faire les braves, est-
ce pour se tromper eux-mêmes, est-ce pour oublier la
fatigue? Toujours est-il qu'ils ne cessent d'envoyer à
tous les échos de la montagne des cris, des apostrophes,
des rires et des chants, qui confondent d'admiration les
femmes qui récoltent en ce moment leurs haricots, les
enfants cjui gardent leurs chèvres.
Cependant le soleil, parfois si doux dans les matinées
d'Europe, commence ici de bonne heure à piquer sans
merci. De plus en plus aljondante, la sueur roule sur les
peaux noires, le souffle devient plus bruyant dans les
poitrines haletantes, finalement les plus braves se taisent.
Mais la Providence est généreuse. Au Ijon moment,
dans un coin tout plein de verdure, où les mousses et les
fougères se mêlent aux ronces et aux bananiers, voici
une cuvette de granit en laquelle tombe en courant une
eau si pure, si fraîche, si cristalline, qu'on ne l'échan-
gerait pas, dans la circonstance présente, contre une
égale quantité du plus lin ^lédoc, créé par les procédés
scientifiques les plus nouveaux.
Courage! Nous voilà sur le plateau. Le même sentier
(jui nous a menés jusqu'ici par des pentes plus ou moins
déboisées, passe maintenant à travers une végétation
libre et luxuriante, des lianes superbes, des arbres droits
comme de gigantesques mâts de navire [fig. 22). Au
Fie.
— Montagne ue Bwm, arbre envahi par
LES LIANES. — Dcssiu dc Mgr Le Koy.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO
ini
'mlicu de cette nature exubérante, de cette ombre, de ce«
paysages, de ce gazon et de ces fleurs. la marcbe est un
repos.
MalbeureusenKMU, loulc m-mlce suppose une descente,
l^t cest en trébuchant dans les racines qui, de l'autre
cote de la montagne, barrent le sentier, en donnant de
Cl de la de vigoureux coups d'orteil contre les pierres
algues, en roulant, en soufflant et en geignant que la
caravane arrive finalement en bas, à Daloûni, saine et
sauve tout do mémo, ou à peu près, et lière d'elle-même
Mais je n'ai rien dit encore du panorama qui se déroule
la-iiaut : il est magnifique dans sa sauvaee -randeur
Sur le plateau, le sol est humide, Faii^ frais, la végé-
lation superbe. De ce poste d'observation qui s'avance
comme un gigantesque promontoire, dominant tout, vous
avez derrière vous, au sud et à l'ouest, l'énorme paquet
de montagnes du Sambara; à droite, la vallée ombreuse
de Bwiti où nous avons passé; à gauche, celle de Da-
louni, toute pareille, où l'on va descendre, et au delà et
en face, partout ailleurs, aussi loin que la vue peut
s étendre sous ce ciel sans nuage, sur cette terre sans
vapeurs, là-bas, là-bas, l'immense forêt de la savane
africaine, d'un gris uniforme relevé de taches rou-es
avec quelques pics isolés, jetés oà et là comme p'^our
servir de points de repère aux éléphants qui traversent
ces solitudes. Seule la rivière Oumba marque d'une ligne
verdâtre son cours silencieux, d'où ne s'élève la fumée
d'aucun village, où ne mûrit nulle culture et dont les
eaux ne servent qu'aux troupeaux de bêtes qui, du fond
de la savane, viennent la nuit s'y abreuver.
En Europe, une aussi grande étendue de pays renfer-
102 AU KILIMA-NDJARO
merait toujours quelque souvenir liistorique, quelque
vestige du passé; il y aurait des traditions, des légendes,
et parallèlement à la perspective dans l'espace une pers-
pective dans le temps. Ici, rien de pareil : tout est sur le
même plan, tout est nouveau et tout est éternel. L'homme
a passé là sans doute, mais sa main n'y a rien laissé, ni
palais, ni ruines, ni colonnes, ni tombeaux. A peine un
étroit sentier qui, d'une saison à l'autre, se déplace ou
disparait, des villages qui se renouvellent, des champs
conquis sur la forêt et que la forêt vient plus tard recou-
vrir, voilà l'Afrique. L'homme y passe comme la barque
dans l'Océan, comme l'oiseau dans l'air.
Mais cette manière d'entendre la vie a aussi sa gran-
deur et nous rappelle mieux notre originelle pauvreté. Ne
nous attachons pas trop à la terre : nous la foulons si
peu de temps, nous y faisons si peu de chose et nous lui
laissons de nous-mêmes de si tristes débris!
A Dalouni, nous retrouvons dans la vallée ime nou-
velle forêt de cocotiers magnifiques sous laquelle nous
apercevons les restes d'un campement, et où nous nous
établissons à notre tour. Sous les cendres des foyers
abandonnés, le feu brûle encore, dans les huttes provi-
soires, la vermine attend de nouveaux botes, on ne pou-
vait arriver plus à propos.
L'ne remaiYjue en passant. On dit quil faut au cocotier
la proximité de la mer pour atteindre tout son dévelop-
pement. Peut-être; mais ici, nous sommes déjà à trois
jours de marche du rivage, et ces arbres sont superbes,
en plein rapport. On en a aussi sur les bords du Tanga-
nyika. Il semble donc que le cocotier, s'il est planté dans
un sol léger et frais, peut vivre et prospérer loin de la
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO 103
mer : ce qu'il lui faut avant tout, c'est l'eau et la vapeur
d'eau.
La population de cette vallée est une petite colonie de
Digos, dispersée en cinq ou six villages, mal famée et
digne de sa réputation, superstitieuse à l'excès, inhospi-
talière, exigeante et obtuse. L'agriculture a cependant
l'air d'être en honneur : les cocotiers sont très beaux, de
grands champs de cannes s'étendent à côté, et les indi-
gènes savent en extraire, en les pilant, le jus précieux
qui chez les civilisés se convertit en sucre et en rhum, et
chez eux en sirop et en pombé. Plus haut, dans les ter-
rains moins arrosés, on cultive le sorgho, le maïs, le
manioc, la patate, diverses espèces de haricots. Du reste,
si les champs ne rapportent pas, ce n'est point faute
d'amulettes; on en trouve partout [ftg. 23).
C'est, par exemple, au pied d'un grand arbre creux, une
petite case destinée au Mziniou, à l'ombre vagabonde de
quelque ancêtre; elle y vient s'y reposer et pour s'y fixer,
on lui offre un épi de maïs, quelques grains de riz, une
libation de bière de sorgho; c'est, au carrefour de deux
ou trois chemins, un tortillon de paille fixé avec des
piquets et renfermant une pincée de grains pour les
esprits en peine; c'est, d'ailleurs, une petite calebasse
pleine de vin de palme, suspendue à un tronc d'arbre et
destinée au mystérievix gardien de la cocoterie, afin que,
par malice, il n'en fasse point tarir la sève; c'est, dans les
champs, un morceau de bois fourchu et garni d'objets
bizarres pour effrayer, non les oiseaux, mais les marau-
deurs ; c'est, à l'entrée d'un chemin de service conduisant
à une plantation, une feuille de cocotier mise en travers
sur deux piquets, avec coquillages et morceaux de bois
taillés, pour dire que, si l'on franchit le passage, on sera
infailliblement pris de maladies terribles, dévoré par les
crocodiles ou mordu par les serpents.
lO'i AU KILIMA-NDJARO
J'ai dit plus haut que nous arrivions à propos en ce
pays de Dalouni; il faut ajouter que nous arrivons pour
un enterrement. Aujourd'hui même, en effet, on rend les
derniers devoirs à un vieux petit chef qu'on ne parait pas
regretter démesurément, mais qui, tout de même, ayant
vécu avec quelque solennité sur la terre, ne doit pas s'en
aller sans pompe au pays des morts. En conséquence,
son voisin, qui doit diriger la cérémonie, vient nous
demander des fusils, de la poudre et du linge, le tout,
dit-il, pour relever les funérailles et faire plaisir à l'an-
cien; nous lui accordons cette politesse qui nous en
vaudra d'autres, espérons-le. Bientôt, le cortège passe,
avec son mort enroulé dans une quantité considérable
d'étoffes variées, les tams-tams battent aux champs, les
femmes envoient vers le ciel, par intervalles réglés avec
art, des roulades de cris stridents, les coups de fusil se
succèdent, et l'on s'achemine ainsi vers la tombe où ce
petit grand de la terre dormira son sommeil. Nos por-
teurs, toujours prêts à se gaudir des « sauvages » — car
il est bien entendu que eux seuls dans le monde sont
civilisés — seraient bien heureux d'aller prendre part à
la cérémonie pour y essayer quelque sarabande de leur
façon; mais nous les consignons tout exprès.
Cependant, nous ne pouvons éviter la fin. Pendant
que les hommes, là-bas, remplissent la tombe de terre
et rentrent au village, un nombreux groupe de vieilles
créatures, ridées, parcheminées, hideuses, avec de mai-
gres figures de sorcières, arrive se planter dans un
carrefour de trois chemins en face du campement, quoi-
que un peu loin, et là nous donne un spectacle gratuit
comme Shakespeare n'en a jamais rêvé. Elles viennent
Contre les maraudeurs. « j »« ■ / i !• -i i Pour fermer un oassaee
ff-o^^o .lo „;„ i„ „„i » Case de Mzmiou kmbre d ancêtre . ruuiii,iiiici un passage
Itrande de vin de palme. " Offrandes de grains de ma s
rig 23. — FÉTICHES DE DiGOS, DE Dalouni. — Dcssin de Mgr Le Roy.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO 107
de laver le linge du mort et le leur; et la coutume veut
qu'en cette occasion elles ne soient guère habillées
que de leur peau; mais — il faut se hâter de le dire —
à cette distance et à cet âge leur costume n'est un
danger pour la modestie de personne. Plusieurs portent
des vases de terre dans lesquels elles poussent des
hurlements épouvantables, d'autres ont des instruments
spéciaux, et toutes obéissent à vuie antique mégère qui
tient une corbeille remplie de coquilles et dirige les
cris, la danse et la marche. En ce moment, elles sont
arrivées au carrefour où doit s'achever la cérémonie. La
vieille commande, son grand bras de guenon élevé vers
les montagnes, ses longs doigts écartés et tremblants,
sa maigre face transformée, ses yeux dilatés, sa voix
aiguë sortant en ondulations étranges auxquelles répon-
dent les ciis et les gestes des femmes qui l'accompagnent.
Que disent-elles? Ah! c'est un singulier Libéra!
Dans des termes variés et parfois si injurieux et si
comiques qu'elles en rient elles-mêmes, elles enjoignent
au Mzimou, c'est-à-dire à Vombre du mort, de rester là
où elle est, au pied de son arbre, et de ne jamais venir
les tracasser dans l'existence où elle les a laissées. On
lui donnera du maïs, du riz, quelques trognons de cannes
à sucre, un peu de ce vin de palme qu'il a tant aimé;
s'il veut courir la prétantaine, qu'il aille dans les mon-
tagnes, qu'il se divertisse au désert, qu'il s'amuse dans
les baobabs de la forêt, qu'il aille roupiller de jour et
de nuit dans les bois, mais qu'il laisse désormais tran-
quilles les hommes, les femmes et surtout les petits
enfants du village! Sa place est prise!...
Ces t-endres objurgations durent longtemps, et l'on
peut même deviner que, dans cet étrange monologue
entrecoupé régulièrement d'une sorte de refrain variable
répété par le chœur des assistantes, il y a place pour
108 AU KlLlMA-NDJAliO
nombre crallusions fines et de brûlantes épigrammcs
à l'adresse du vieux cbcf qui cependant, lui aussi, « fut
bon père et bon époux ». Mais à la fin, la maîtresse des
cérémonies, recueillant toutes ses forces et lançant une
dernière bordée de cris stridents auxquels répondent
immédiatement d'épouvantables hurlements dans les ter-
rines, jette aux quatre vents du ciel les blanches coquilles
de son panier, on brise tous les vases, et la bande so
disperse.
Un grand devoir est accompli!
IX
LA MARCHE AU DÉSERT
Méilecin et donlistc. — Chez les vuluurs do j^rand clioniin. — Lu iiiiii'oh>
de nuit. — Sur un pavé de fer, à midi. — Le désert de Gourouvii.
Nous nous sommes arrêtés deux jours à Daluuiii, dans
le liut principal de nous procurer des vivres et des cale-
basses, ces dernières pour y mettre des provisions d'eau,
car nous avons devant nous un redoutable désert à tra-
verser. Mvres et calebasses ont été difTiciles à obtenir
cliez cette population mal commode, incivile et men-
diante. Le plus calme de nos porteurs a même cru de
son devoir de m'adresser à ce sujet des observations
respectueuses.
« — Comment! m'a-t-il dit, voilà des sauvages qui ne
veulent rien nous vendre, et quand ils viennent ici pro-
mener leurs maladies, tu les guéris pour rien! C'est
ridicule, à la fin... »
Il est certain que, dans le pays digo, la médecine gra-
tuite a un succès marqué. Les malades, c'est-à-dire ceux
qui le sont, l'ont été ou craignent de l'être, viennent
nous trouver en foule, et ils ont en nos petites bouteilles
une foi si toucbante! Voici, par exemple, un vieux
110 AU KILIMA-NDJARO
lépreux, qui m'amène sa cligne épouse. Elle est aveugle.
« Il y a huit ans, dit l'ancien, que ses yeux sont éteints;
il faut que tu nous les rallumes! )- Je confesse modeste-
ment que je n'ai pas ce pouvoir; on ne me croit pas.
J'ajoute que j'ai d'ailleurs oublié à Zanzibar la médecine
qu'il réclame : « Et celte bouteille, reprend le jjonhomme
en me montrant un flacon d'acide phénique, est-ce que
c'est pour les singes? » A bout d'arguments, j'applique
à la vieille un peu de coton mystérieusement passé dans
de l'eau claire, je donne à son mari trois pilules de
biscuit détrempé, et j'annonce que, si dans huit jours, ils
ne sont pas guéris Tun et l'autre, c'est que i)robablement
ils ne le seront jamais. Pauvres bonnes gens! Ils auront
au moins dans leur vie toute une semaine d'espérances!
Mais il n'est pas toujours possible de satisfaire ainsi
sa clientèle. Hier, un enfant s'est approché : sans mot
dire, il a ouvert devant moi sa petite bouche toute ronde,
fermé un œil, fait une grimace et donné un coup de
langue sur une dent qui branlait. Ce cas était moins
compliqué que le précédent, et il a sufTi de cueillir le
petit morceau d'ivoire entre le pouce et l'index. Immé-
diatement le bruit de cette merveille se répand, et en
moins d'une demi-heure, j'ai devant moi toutes les
mâchoires du pays. La plupart de ces bonnes gens n'ont
aucune plainte à formuler contre leur double râtelier,
mais on me prie d'arracher cjuand même pour les dou-
leurs à venir. Ah! le beau pays pour les artistes sur
dents!
Mais voilà que, à la lin, une pratique se présente à
laquelle je n'aurais jamais osé penser : c'est Séliman en
personne, notre antique et glorieux cuisinier. Depuis
cinquante ans environ, afïïrme-t-il, il y a par là une
dent qui lui fait mal, par instants, et puisque l'occasion
s'en présente, c'est aujourd'hui qu'il est décidé à la
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJAHO 111
l'cnierciei' de ses services. A Tappui de son assertion,
il ouvre une bouche épouvantable; je recule d'horreur.
Il fait un pas en avant. Tirand Dieu! serait-il devenu
anthroi3ophage!
Rassuré enfin, je nie porte devant l'ouverture et con-
sidère à loisir ce musée étrange. Il y a de tout là-
dedans : une langue extraordinaire, rappelant assez
bien la semelle d'un soulier de gendarme, se meut fré-
tillante sous un palais en ruines; des molaires énormes,
jaunes, blanches, rouges, vertes, s'en vont dans toutes
les directions comme des souches de vieux bois taillis;
d'autres dents de formes inconnues dans l'anatomie
humaine poussent ici et là; })uis de larges espaces
vides; et là-bas, tout seul en son coin, l'objet hors
d'usage qu'il s'agit d'extirper.
En un moment rapide comme l'éclair, la pensée se
reporte aux jours lointains où, petit garçon déjà l)ien
aventureux, on aimait tant à parcourir les foires du
pays bas-normand et à s'arrêter devant ces voitures
superbes oîi un grand homme, surmonté d'un grand
casque qui l'était d'un grand panache, parlait si élo-
(jucmment aux foules assemblées. Poussé par l'irrésis-
tible passion d'être utile à l'humanité souffrante, il par-
courait ainsi l'univers pour arracher les dents gâtées.
Et je le revoyais qui, d'un geste magnifique, plongeait
la main dans une vaste corbeille et en retirait des
milliers de molaires, d'incisives et de canines, preuves
de ses exploits : « En voici une de la reine Victoiia!...
Celle-ci, Messieurs, vient du Sultan de Constantinople.
Et cette autre, à qui croyez-vous qu'elle ait appartenu?
Eh! bien, vous ne le devinerez jamais : vous êtes trop
bêtes! C'est une dent fossile que j'ai retrouvée dans
la mâchoire de Noé!... »
Et il ajoutait, ce grantl homme, en remuant par
llî AU KILIMA-NDJARO
poignées des louis d or que j'ai soupçonnés depuis être
des centimes et des sous tout neufs, il ajoutait : » N'allez
pas croire au moins que je suis amené ici par un vain
désir du lucre! Messieurs-Dames, je suis un philan-
thrope, je fais le bien pour le bien. Donc, gardez vos
sous, mais donnez-moi vos mâchoires!... »
Et pendant que les tambours et les trombones de
l'artiste grondaient tout en haut de la grande voiture,
un petit bonhomme montait, avec sa ])louse bleue passée
sur un paletot noir, avec son chapeau rond posé modes-
tement sur le ventre, avec sa tète originale, d'une
naïveté si expressive. Et l'ayant fait asseoir, l'artiste
lui tenait la bouche ouverte toute grande devant l'assis-
tance émue : « Messieurs-Dames , vous voyez cette
ouverture? C'est une infection!... C'est l'authentique
établc d'Augias, ousque dans laquelle, pour l'appro-
prier, Hercule aurait besoin de faire passer le fleuve
du Mississipi!... »
Ah! qu'il y avait de belles choses dons ce temps-là
dans les foires du pays et que les dentistes y étaient
éloquents! Pour ma part, jamais je n'aurais osé ambi-
tionner, à cet âge, de partager un jour la gloire d'un
si grand homme. Et pourtant!... N'oici devant moi une
foule pai'eille à celle qu'il rassemblait, et, comme son
petit homme â la blouse bleue, Séliman attend, bouche
béante. Mais la grimace est telle que Mgr de Courmont
s'est retiré sous sa tente pour ne pas compromettre
la situation par des rires intempestifs; le P. Auguste,
moins réservé, part en un éclat prolongé et bruyant;
les porteurs en cercle ne peuvent retenir une manifes-
tation de douce gaieté; les indigènes des villages voi-
sins, massés par groupes sous le grand tamarinier qui
nous prête son ombre, participent à la joie commune.
Enfin, en présence de cette assistance aussi nombreuse
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO 113
• |ue joviale, je retrousse solennellement mes manches,
je m'arme d'une pince à insectes, je presse, je tire,
et... Séliman fait par terre une culbute épouvantable!
— Mais je l'ai, la dent. Avec une vivacité juvénile,
son propriétaire se relève, se jette dessus, la lie soli-
dement dans un vieux morceau de linge et, tout en
crachant largement sur les pieds de l'assistance, court
immédiatement à sa cuisine oii l'appelle une forte odeur
de brûlé. « Pourvu, fait alors Monseigneur en manière
de conclusion, que, dans le gigot de chèvre de ce soir,
nous ne retrouvions pas, en guise d'ail, cette vieille
molaire! »
En sortant de Daloanl, nous traversons d'abord la
petite rivière de ce nom et, une demi-heure après, celle
de Mbambara; les deux se réunissent et coulent vers
VOumba, mais sous ce soleil et sur cette terre, elles
n'ont vraisemblablement la consolation de l'atteindre
que pendant la saison des pluies .
Et maintenant préparons-nous; le pays qui s'ouvre
est le désert. A notre gauche, de hautes montagnes
jetées par paquets l'une sur l'autre; à droite, la plaine
sans eau; et, sur l'aride sentier que nous suivons, des
arbres rabougris, clairsemés, une herbe jaune et rare,
par endroits des bosquets étranges faits d'un enche-
vêtrement épouvantable de lianes, d'euphorbes, de buis-
sons de tout genre, où les épines paraissent avoir rem-
placé les feuilles. L'une de ces plantes est surtout
caractéristique : c'est une Passiflorée ', dont le pied
tuberculeu.x, rond, énorme, couché sur le sol comme
un potiron de grande taille — il y en a d'un mètre de
' Adeiiia globosa, Enfjler
111 AU KILIMA-NDJARO
diamètre — donne naissance à plusieurs lianes d'un beau
vert de houx qui couvrent parfois une étendue très
grande sur laquelle elles rampent, se tordent, montent,
redescendent, s'entrelacent et forment à elles seules une
jongle si compacte qu'un oiseau même a peine à y péné-
trer; là-dessus, des épines à profusion, longues et droites,
et, à la base de chacune d'elles, deux feuilles rondes,
mais si petites, si rudimentaires, que l'œil les cherche
et les distingue à peine. La fleur est blanche et i)eu
apparente; le fruit est de la taille d'une groseille.
Le sol qui produit ces horreurs est saljlonneux,
pierreux, reposant sur des roches de grain très gros-
sier et de couleur uniformément grise. Parfois cepen-
dant on trouve de grands espaces rouges, chargés
d'oxyde de fer.
Vers 11 heures, nous arrivons à lui i)etit torrent om-
bragé de grands sycomores, où je tue quelques pigeons
verts qui nous serviront de diner; l'endroit s'appelle
Kikoumbi, c'est-à-dire Passage {des Massa'is). Le lit de
la rivière est à sec, encombré de pierres énormes; mais
on dit qu'en la remontant nous trouverons de l'eau
— ce qui est vrai. — Dans la montagne de Mshiwi d'où
elle descend, des Tnilns qui s'y sont établis i)our pilier
les petites caravanes nous fourniront des vivres. On tire
en conséquence quelques coups de fusil pour avertir
ces obligeants détrousseurs que nous sommes là et les
inviter à nous faire une petite visite.
^'ain espoir. A la lin, cinq ou six porteurs s'aventurent
dans ces gorges reculées et le reste de la caravane s'ins-
talle pour prendre un repos sommaire et repartir ce soir
pour une marche de nuit.
Nous passons ainsi l'après-midi, sans nouvelle aucune
des hommes qui sont allés là-haut; ces montagnards les
auraient-ils pris, retenus, mangés? C'est possible, puis-
DE ZANZ113AU AU KILlMA-x\D.IAK( ) lir,
que c'est leur métier. En conséquence nous nous dispo-
sons à allei' faire de ce coté une reconnaissance armée,
lorsque tout à coup nous entendons des cris et des chants
sortir du torrent; ce sont nos explorateurs qui reviennent
chargés de vivres, de grains, de miel, de poules, de
citrouilles et de calebasses. Les coups de fusil que nous
avions tirés avaient convaincu]ces gens qu'une forte expé-
dition venait venger les Arabes qu'il leur était arrivé de
détrousser dernièrement, et ils s'étaient enfuis, mettant
en sûreté les troupeaux de chèvres, de moutons et de
vaches qu'ils entretiennent sur ces hauteurs. Et c'est à
les rappeler que nos hommes avaient passé tout leur
temps.
A 6 heures du soir nous partons. En face, le soleil
disparait derrière une montagne que nous devons tourner.
Comme un œil immense, son globe rouge nous jette un
dernier regard par-dessus la grande muraille, puis s'en-
fonce tout d'un coup, laissant les ombres indécises cou-
vrir encore quelque temps l'espace, jusqu'à ce que la
lune le remplace au ciel pour nous guider dans cette
marche aventureuse.
Mwalimou, notre guide, a eu grand soin de faire à sa
troupe ses recommandations :
a Wa.7ig\<;ana, mes frères, écoutez bien.
« Nous allons passer une nuit de misères. Mais il le
faut pour abréger la marche de demain et traverser le
grand désert de Gourouva. Ecoute-moi donc, Toiimbo-
Roumbo!... Le grand désert de Gourouva... Suivons-nous
tous, l'un derrière l'autre, doucement, sans une parole,
sans un bruit, sans éternuer, sans cracher. Si l'un ou
l'autre a besoin de s'arrêter, un vrai besoin, il dira : « J'ai
un vrai besoin ! » Et tout le monde s'arrêtera. Et quand
116 AU KILIMA-NDJARO
il repartira, tout le monde repartira. Car ce serait dom-
mage s'il était gobé par un lion; comment ferait-on pour
porter sa charge? Qu'est-ce qui réclame?... Sans un bruit,
sans éternuer, sans cracher... Car si les buffles nous
entendent, ils vont se dire : « Qui est-ce qui passe là? »
Et ils vont se jeter sur nous, et ils vont nous cventrer...
Sans un bruit... Les rliinocéros de même, avec leurs
cornes. Ah! je voudrais t'y voir, toi, Toumbo-Roumbo,
dans une corne de rhinocéros, de part en part, grand
sot!... Allons, Wang^^■ana, mes frères, c'est entendu :
tous à la file, doucement, sans lui bruit, sans tousseï',
ni éternuer, ni parler, ni siffler, ni cracher!... »
Après cette improvisation brillante, la caravane se met
en marche dans un ordre parfait. Malheureusement, à
vingt pas de là, un porteur s'empêtre dans une racine et
roule avec sa charge sur son voisin qui roule sur un
autre qui roule sur un troisième, comme dans un jeu de
quilles; d'où cris et rires à réveiller tous les échos. Le
guide se fâche, recommence sa harangue, et l'ordre se
rétablit pour ne se plus troubler que de temps à autre,
quand, par exemple, un homme s'endort tout en chemi-
nant et tombe sous son fardeau.
Marche intéressante cependant que celle d'une nuit
pareille, à travers cette forêt et ce silence ! A nos pieds,
le sentier parait à peine, là-haut le ciel se couvre d'étoiles
innombrables, les nuages qui passent en courant devant
la lune jettent tour à tour devant nous l'ombre et la
clarté, les arbres prennent des formes fantastiques, la
vue plonge dans des profondeurs inconnues et mysté-
rieuses, les chansons variées des insectes s'élèvent de
partout, douces, perçantes, saccadées, monotones; c'est
un vrai concert. Parfois le cri de l'hyène, comme un
long ricanement, nous arrive de loin, ou, plus rapproché
et plus sinistre, un bruit sovuxl, indistinct, quelque chose
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO 117
comme un grognement, un souffle, des herbes froissées,
font penser à la présence de quelque grand fauve. Et
la caravane, silencieuse, glisse toujours, toujours, dou-
cement, les pieds nus sur Tétroit sentier, comme ime
longue procession d'ombres...
Alors l'esprit se recueille sans effort et Tàme monte
d'elle-même vers Celui qui créa toutes ces choses, qui
du commencement jusque aujourd'hui les a suivies dans
leurs développements séculaires et les recouvre encore
de sa paternelle Providence.
L'activité de l'Univers ne connaît pas de repos. Et
pendant que, dans sa liberté simple et hère, le mission-
naire s'en va au cœur de l'Afrique, le long des chemins
que la lune éclaire, voilà que l'herbe respire et l'arbre
pousse, l'insecte chante, l'oiseau se repose, le fauve
cherche sa pâture, les Noirs dans leurs villages dansent
au son des tambours et, par le reste du monde, dans
les grandes villes et les riches campagnes, l'un dort
pendant que l'autre travaille, le malade appelle les pre-
mières heures du jour, l'ouvrier est à son œuvre, le
soldat à son poste, le financier à son coffre, le moine
à sa prière, l'impie à son blasphème. En ce moment-ci,
pendant que j'aligne mes pas dans la nuit silenciense,
il se commet peut-être des atrocités sans nom; l'un jouit
grassement de la vie, l'autre attache au clou la corde où
le désespoir va le pendre, un enfant nait, un vieillard
meurt, ici l'on adule, là on conspire, ailleurs on danse,
ailleurs on s'égorge... Que sais-je encore et qui donnera
la somme de tout ce qui se fait sur terre, à la même
minute, pendant que la lune l'éclairé cVun côté et le
soleil de l'autre? A la fin des temps, Dieu fera l'addition
de ces pensées, de ces paroles, de ces actes : l'impor-
tant est que notre compte y fas.se bonne figure...
M8 AU KILIMA-NDJARO
Vers minuit, nous arrivons à une sorte de grande
clairière où nous nous arrêtons enfin.
En un instant, les feux flambent de toutes parts,
chacun s'est vite trouvé un lit provisoire, et en moins
d'un quart d'iicure les ronflements consciencieux témoi-
gnent déjà de la bonne volonté qu'on a de dormir.
A trois heures du matin, Mgr de Courmunt est de
nouveau sur pied : comme tous les jours, il dit la sainte
messe sur son autel portatif, et quand il a fini, les fran-
colins gloussent déjà dans les herbes, les porteurs s'éti-
rent et Séliman présente une potion noii-e qu'il alïirme
être pour l'usage interne : c'est du café selon sa formule.
Nous absorbons le plus clair de ce breuvage, et le soleil
n'a pas encore paru derrière nous que nous sommes en
route.
*
* *
La fraicheur du matin dure peu. Point de rosée sur
les feuilles : la journée sera dure. Au reste, à mesure
(jue nous avançons, le paysage devient de plus en plus
triste. A droite, c'est toujours la même chaine de mon-
tagnes; mais ici elle s'élève comme un mur, sans rien
qui en tapisse l'uniformité désolée. La plaine a une
physionomie pareille. Partout le sable roulé des mon-
tagnes s'y mêle au minerai, on marche péniblement
sur ce sentier en coupant des lits de torrents desséchés
où l'eau a passé comme dans des canaux, et l'œil se
fatigue vite d'avoir toujours devant lui ces étendues
DE ZANZIBAR AU KILIMA-ND.IARO
119
stériles, couvertes de rouille, pavées de fer. Quelques
W:f^
^r
Fig. 24. — Sous L'ACACEA l'ARASOL, DANS LE DÉSEIIT DE GOUROUVA.
Dessin de Mgr Le Roy.
maigres touffes de graminées se dressent çà et là; des
acacias parasols (/?f/. Ih) étendent seuls dans le désert
120 AU KILIMA-NDJARO
leurs têtes à peu près vertes; des euphorbes arbores-
centes, spéciales à ces solitudes (/?(/. 25), se dressent
parfois devant nous; une flore particulière s'est accli-
matée en cet affreux pays, mais les feuilles grillées,
recoquillées, faisant peine à voir, en disent assez les
souffrances. On ne voit aucun animal courir dans ces
plaines, nul battement d'ailes ne trahit la présence de
l'oiseau, aucun bruissement d'insecte n'anime ce morne
paysage, la brise elle-même se tait.
A mesure que le jour avance, le soleil devient plus
ardent, la route surchauffée brûle la plante des pieds,
le regard fatigué ne distingue devant lui qu'un étrange
miroitement, le sol est rouge, la brousse est grise, et
là-dessus, tout en haut, le ciel lui-même semble rélléchir
les rayons implacables de son asire en feu comme un
immense bouclier d'arcent.
La caravane, dispersée, avance avec une sorte de
désespoir, lentement, sans un mot. Seulement, de temps
à autre, un porteur à bout de forces jette son fardeau
et tombe dessus : le malheureux a trouvé l'ombre d'un
acacia et il espère que, comme celle de la tombe, elle
lui sera légère. Hélas! elle est bien légère, en effet,
l'ombre de l'acacia. Mais enfin c'est un prétexte pour
reprendre haleine, et nous en usons nous-mêmes (jucl-
quefois.
Peu à peu cependant, le sol parait devenir moins dur
à la végétation qui l'habite, et vers midi on nous signale
à l'horizon une ligne qui parait verte.
DE ZANZIBAR AU KII.IMA-XD.IARO
m
C'est Kitico et sa rivière où Von a dit que nous devions
camper : Courage!
/
Fig. 25. — Euphorbe du DtsEni GounouvA. — Dessin de Mgr Le Hny.
Les plus intrépides pressent le pas, et à mesure qu'il
1?? AU KILIMA-NDJAHO
arrivent, sétant désaltérés, nous les renvoyons avec
des calebasses pleines d'eau à la rescousse de leurs
camarades épuisés.
Dans la soirée, tout le monde a rallié le campement :
nous avons traversé le désert de Gourouva.
X
LA VALLÉE DE L'OUMBA
Les sources tle rOuniba et son cours. — La vallée, son aspect,
ses habitants. — Une réunion contradictoire. — L'Islam.
A partif de Kitivo, le pays change complètement d'as-
pect. Ici, les rivières descendent de la montagne et elles
apportent avec elles la fraîcheur, la fertilité, la verdure
et la joie, parfois aussi la fièvre. h'Ouniba ramassant
toutes ces eaux, les distribue libéralement à qui veut en
prendre et emporte le reste dans le désert qu'il coupe en
deux; elles ne serviront plus désormais qu'à abreuver les
troupeaux de bêtes sauvages et, tout près de la mer, à
fertiliser les champs de Vanga.
La vraie source du fleuve {fîg. 26) est sur le plateau
Sambara, là-haut, dans la grande forêt de Handei : il
descend le long de la montagne dans une gorge qui se
voit très distinctement d'en bas et reçoit trois principales
rivières : le Ngwélo, le Kivingo et le Mbarainou, qui en
emportent beaucoup d'autres.
A Kitivo, le baromètre anéroïde donne une altitude de
389 mètres.
Ainsi arrosées, toutes ces vallées ont une végétation
\i'i AU KILIMA-ND.IARO
superbe. Dans les lambeaux de forêt qui restent encore,
on peut marcher tête nue sur un sol uni; le soleil se
devine mais ne se montre pas. Seules les lianes barrent
le passage, et il y en a parfois d'énormes; on en voit le
pied, mois il est impossible de dire juscju'oîi elles vont
tendre leurs câbles, leurs cordes et leurs fils. Dans la tête
des grands arbres qu'elles enlacent et sur lesquels elles
s'en vont chercher la lumière, on les perd de vue.
L'homme n'a pas manqué de venir utiliser le riche
humus que la végétation dépose. Chaque année, il abat
un bout de la forêt, quitte à la laisser repousser derrière
lui. On coupe le sous-bois, on coupe les herbes, on coupe
les lianes, on coupe tout ce qui est accessible à la fau-
cille, au couteau, à la serjjette et à la hache. Mais les
grands arbres défient ces petits moyens; alors, on leur
enlève une bande circulaire d'écorce et on les laisse
mourir, ou, s'ils tardent trop, on ramasse en tas, à leur
pied, des branches sèches, de l'herbe, des feuilles, et
on y met le feu. Nous avons passé à travers une forêt
exploitée de cette façon; le sol était nu et les grands
arbres se dressaient desséchés, droits comme des mats,
magnifiques, sans une feuille, sans une brindille ver-
doyante, sans un oiseau, blancs et tristes. Cela fait peine
avoir; mais nul Africain n'a jamais eu pitié des arbres,
rarement des bêtes, et pas souvent des hommes.
La population de la vallée est très mêlée; on trouve des
villages de Sambaras, de Zigouas, de Kambas. Les uns et
les autres vivent même parfois dans la même enceinte.
Chaque région a son chef distinct auquel s'adresse
l'étranger qui veut s'établir en cette fertile oasis; mais la
naturalisation s'obtient aisément. Au reste, les divers
villages se ressemblent à peu près; une estacade les
entoure, avec généralement un fourré impénétrable
d'épines et d'euphorbes; en dehors, un hangar ouvert.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO
parfois remplacé par un grand arbre à la tête ombreuse,
sert de lieu de réunion aux hommes qui s'y rassemblent
pendant la chaleur du jour pour parler, plaisanter, dis-
cuter, philosopher et médire du prochain, tout en tressant
des nattes, des sacs, des paniers, etc.; pendant ce temps
lîC)
AU KILIMAN-D.IARO
les ménagères sont à l'ombre des cases sous les varan-
gues, écossant des pois et mouchant les enfants, comme
partout.
Les maisons sont rondes. Par endroits, se dresse au
village un tronc d'arbre chargé de grains, maïs en pa-
([uets, haricots en sacs, qu'on conserve à l'air lilire i/?;/. 271.
Fii;. 27. — Hf serve île mais, conservé à Tair libre, à l'aliri des insectes
et des rais.
A l'entrée de la cité, devant la porte (/?</. "iS , une longue
perche armée d'un coquillage défend la population contre
les incursions de l'ennemi. Malheureusement, il en est de
cet épouvantai! comme de ceux qu'on met dans les
champs pour effrayer les oiseaux; il y a des oiseaux peu
scrupuleux qui viennent piller le champ en se moquant
du bonhomme de paille.
Ces gens ne nourrissent que très peu d2 gros bétail,
alin, disent-ils, de ne point attirer les Massa'is, car les
I''ig. 28. — Emhée de village a Krnvo {SamOaia). — Dessin do Mgr Le lioy.
Dli ZANZIBAU AU KILIMA-NDJARO 1?9
vaches attirent les Massais comme le lait fait des ser-
pents. Ils ont des chèvres, des moutons, des poules, des
petits chiens. Parfois une antilope du désert, un sanglier
du hois, un rat des champs vient rehausser leur menu
({\\\, du reste, est souvent arrosé d'un excellent pomhé
où entre le jus de la canne à sucre.
Sur le haut plateau du Sainbara ({ue nous apercevons
d'ici, erre une autre population très peu connue : les
Mbougous. Ils parlent, dit-on, un mélange de paré et de
massa)' et se livrent presque exclusivement à l'élève du
hétail. Ce sont de beaux hommes, maigres et élancés;-
mais on les voit rarement dans la plaine, où la lièvre les
attend. Hélas! quand pourrons-nous les voir de plus
près pour leur porter la seule chose qui leur manque,
et la seule nécessaire?
Nos honunes vont mieux. L'influence de la Cote est
fatale à cette pègre musulmane : nous le voyions, nous
le savions, mais nous ne pouvions rien y faire. Mainte-
nant que nous avons mis le désert entre Vanga et nous,
nous n'avons plus à craindre qu'ils nous quittent, d'au-
tant que, au fond, ils se trouvent excellemment bien en
notre compagnie. La plupart d'entre eux ont déjà couru
lintérieur avec des explorateurs européens, avec Stanley,
Thomson, Téléki, etc., et leur dos porte encore les traces
des coups de cravache qui s'y sont abattus : ils s'éton-
nent, cette fois, de n'avoir point jusqu'ici reçu d'avances
de cette nature. Mais on ne saurait leur promettre qu'il
en sera toujours ainsi.
En paix avec nous, entre eux ils sont en guerre. L'ori-
130 AU KlLIMA-ND.IAllO
gine de la querelle est cette fois de nature théologique;
elle remonte à quelques jours déjà et a commencé par
une chèvre. Il faut raconter cela.
Nous avions donc reçu cette innocente dans un village
ami, et, par bonté de cœur, nous l'avions donnée à nos
hommes : Séliman s'était seulement réservé un gigot
.pour nous, et, vu l'état de sa mâchoire, un morceau de
foie pour lui. Tout le reste devait être partagé entre les
divers carrés ou Kambis de la caravane, qui sont au
nombre de cinq :
Le carré de Fardyattah, composé de huit vieux esclaves
musulmanisés des campagnes de Bagamoyo, gens calmes
un peu bêtes et pas méchants;
Celui de Mpenda-Safari, comprenant des jeunes gens
de rintérieur, remuants, tapageurs, dernièrement arrivés
à la Côte où, pour la forme, ils se sont laissé enrôler
dans l'Islam;
Celui de Darincjo, groupe d'indépendants;
Celui de Mbéga, païens réfractaires au Coran, bons
enfants;
Enfin celui do Hamis, ramassis de Mombassiens crapu-
leux, musulmans enragés, les purs des purs.
Ainsi, chaque caiTé a son chef, son campement, son
esprit, ses principes et sa marmite. Quand on distribue
du linge et des perles de verre, c'est au chef qu'on les
donne pour qu'il les répartisse; quand on remarque un
manquement, c'est à lui qu'on s'adresse; quand on tue
une bête, c'est à lui que revient la part cédée, toujours
faite proportionnellement à l'importance de son groupe.
Or, cette première chèvre ayant été abandonnée à la
caravane, Ali, du carré de Mombassa, celui-là même qui
renouvela dernièrement à Vanga les merveilles de Sam-
son, Ali s'en empara, l'égorgea et la divisa, sous le pré-
texte modeste que lui, seul avec les camarades de son
DE ZANZIBAR AU KILIMA NDJARO IIU
groupe, possédant la plénitude de la perfection musul-
mane, l'animal devait être tué de ses mains, pour ne pas
être souillé. Seulement, les parts étant faites, on remarqua
{jue cette chèvre extraordinaire n'avait ni coeur, ni foie,
ni poumon, ni pattes, ni tête...
Le jour d'après, un mouton nous ayant été pareillement
donné par un chef, les néophytes de Mpenda-Safari,
heureux de s'exercer et de partager à leur tour, égor-
gèrent la bête. Là-dessus, grand tapage. « Sale cha-
rogne! s'exclament les gens de Mombassa : elle est
crevée entre des mains impures. Plutôt mourir que
d'en manger! » Les vieux esclaves de Bagamoyo ont
bonne envie d'y mettre la dent, mais, par respect humain,
ils anirment que cette viande est aussi contraire à leur
conscience. Les indépendants trouvent la bête belle et
bonne. Les païens affirment avec une audace scanda-
leuse que lors même qu'elle serait morte depuis quatre
jours, ils ne la laissei'aient pas perdre pour si peu. D'où
discussion, discorde et injures.
Une autre fois, nous recevons un vieux bouc. Les
purs de Mombassa l'égorgent, mais, pour se venger de
l'affront qu'on leur a fait, les autres crachent dessus.
Aujourd'hui, voici la ([uerelle qui recommence, les
Mombassiens tenant pour abominable tout animal cpie
leurs mains sacrées n'ont pas tué. Mgr de Courmont dit
son bréviaire, assis sur un tronc d'arbre; le P. Auguste
montre à Séliman la manière d'éplucher des oignons
sans pleurer; pour moi, j'écoute le débat et insensi-
blement m'y trouve mêlé.
" — Par ainsi, mes garçons, vous ne mangez que de
la viande pure?
« — Toujours.
« — Et la viande pui"e, c'est...
« — C'est celle d'une bête qu'un vrai musulman a
13-2 AU KILIMA-NDJAUO
égorgée, en se tournant du coté de Maka (la Mecque)
et en disant : Bismillah!
« — Ah! oui, par exemple, un cochon que je tourne
du côté de Maka...
« — Oh! là! Kl! de n'importe quel côté, celui-là ne
vaut jamais rien!
« — Il y a donc des'animaux purs et des animaux
impurs?
« — Mais oui!
« — Les rats, les'chats, les chiens, les singes?...
« — Impurs.
« — Le chameau?
« — Pur, tout ce qu'il y a de plus pur : c'est la viande
de Moliammed!
« — L'hippopotame?
« — Pur... Non! impur... Enlin... »
Ici, le cas est embarrassant et les avis sont partagés,
riamis, le chef de la bande, vient à la rescousse et
donne le principe :
« — Ecoute bien, me dit-il, voici la règle qui t'éclai-
rera : toutes les bètes sont pures qui, après avoir mangé,
l'ont de la bouche comme ceci; — et il fait les mouve-
ments d'une vache qui rumine; — les autres, non.
« — Alors, dis-je, pourquoi manges-tu les poules?
Cette question jette largumentateur dans une grande
{)erplexité. Les musulmans sont visiblement gênés, les
païens exultent, et mon ami -Mjjéga reprend triompha-
lement :
« — C'est cela, pourquoi manges-tu les poules?
« — Et pourquoi, fait un autre, n'égorges-tu pas les
poissons?
« — Les poissons, reprend Hamis qui a retrouvé son
aplomb, ce ne sont pas des bêtes; et quant aux poules,
eh bien! les poules ruminent!
DE ZANZIBAR AU KILIMA-XDJARO 133
« — Les poules ruminent?
« — Aussi sûr que c'est sûr; elles ruminent un peu;
mais, comme elles ne font cela que la nuit, nous ne les
voyons pas bien.
. " — Au fond, conclut JMbéga d'un air goguenard, cela
peut tout de même leur arriver de temps en temps, quand
elles tètent!
Sur cette remarque ingénieuse, je continue :
- « — Voyons, Hamis, qui est-ce qui a fait toutes les
bêtes, pures et autres?
« — C'est Dieu.
« — C'est Dieu, tu as bien dit. Or, Dieu qui est tout
grand, tout parfait, tout bon, peut-il faire quelque chose
d'essentiellement sale? Il ne le peut pas. Si quelqu'un fait
une chose sale, c'est qu'il est sale lui-même. Lors donc
que toi, Ilamis, et toi, Ali, et toi, Abdallah, vous dites des
bêtes créées par Dieu : celle-ci est pure et celle-là ne l'est
pas, vous jugez l'œuvre de Dieu et vous blasphémez. Dieu
a bien fait tout ce qu'il a fait; seulement, c'est à nous à
voir ce qvii nous convient et ne nous convient pas comme
nourriture, médecine, boisson et le reste. »
Après un silence embarrassé, AU, qui est un malin,
réiDond avec assurance :
« — Ce n'est pas nous qui avons fait la loi, c'est
Mohammed. Il n'y a rien à dire à cela!
« — Il y a beaucoup à dire, Ali. Qu'est-ce que Moham-
med lui-même pour faire à Dieu des observations sur les
animaux qu'il a créés? Diras-tu que Mohammed a reçu
cette loi de Dieu?
« • — Précisément, maître, je n'y avais pas pensé!
« ■ — Eh bien, s'il a reçu cette loi de Dieu, il aurait dû
nous en donner des preuves, faire des miracles, ressus-
citer des morts... Au lieu de cela, il n'a jamais fait que
piller des caravanes, rêver que la lune lui passait dans la
134 AU KILIMA-NDJARO
manche, monter au ciel sur une jument. Après quoi, il
disait : « Si vous ne me croyez pas, je vous coupe le
« cou! » Est-ce là une manière de faire les choses, voyons!
quand on est vcritahlement envoyé de Dieu? »
Silence général. Les païens sourient d'aise, mais les
musulmans sont consternés. Je reprends :
« — Puisque vous ne pouvez pas répondre, je vais le
faire pour vous; écoutez bien. Il y a longtemps, très long-
temps, Dieu créa le monrlo et tout ce qu'il y a dedans,
dessus et dessous. Et tout ce qui tomba de sa main est
bon, du moins, pour ce qu'il a voulu en faire. Et au-dessus
des pierres, du plomb, du fer et de l'argent, au-dessus des
herbes, au-dessus des bêtes, il plaça Thomnie et il lui dit :
« Tout cela est pour toi. Sers-t'en, soit pour te nourrir,
« soit pour te guérir, soit pour embellir ton séjour qui
« sera, par ailleurs, bien assez triste. Mais pas d'excès :
« prends ce qui t'est bon pour une fois, laisse le reste
« pour plus tard, ^"oilà une femme, rien qu'une : elle sera
« ta compagne dans la vie, mais pas ton esclave. Les
« chèvres marcheront en troupeau, avec le bouc; mais
« les hommes iront famille par famille, le père, la mère
« et les enfants. Et vous serez tous frères, et vous m'ado-
« rerez, et vous me servirez, et vous ne tuerez point, et
« vous ne volerez point, cl \ous ne ferez point d'adultère.
« Et, à mesure que chacun mourra, je demanderai compte
« à son âme de ce qu'il a fait pendant son passage à
« travers la vie. » Ecoutez donc, têtes de citrouilles! »
Cette dernière observation, toute paternelle, était deve-
nue nécessaire; car toutes les fois qu'on cause morale
avec un musulman, incontinent son attention faiblit.
« ^- Donc, mes amis, les hommes se multiplièrent; et,
en se multipliant, en se dispersant, en suivant chacun
leur genre de vie, les uns devinrent blancs, les autres
jaunes et d'autres noirs; mais nous sommes tous des
DE ZANZiIBAR AU KILIMA-NDJARO 135
mêmes père et mère, dont je n'ai jamais vu la couleur.
C'est comme les i^ois : il y en a de gris, de rouges, de
blancs, de petits, de moyens et de gros, mais ce sont tout
de même des pois... [Assentiment généra.1.)
« Seulement, voilà, en devenant plus nombreux, les
gens devinrent moins bons.
« — Toujours comme cela, fait un assistant.
« — Et Dieu se choisit sur la terre une tribu pour
garder ses enseignements et, dans cctfe tribu, lui chef
pour la diriger. Or, la tribu fut celle des Juifs, et le chef
s'appela Moïse, Moussa, comme vous dites.
« — C'est juste, interrompent quelques-uns : c'est
incroyable comme il connaît notre religion!
» — Ah! notre religion, dit Ali, ils la connaissent mieux
((ue nous, mais ils n'en veulent pas. Leur cœur est endurci.
(> — Non, dis-je, mon pauvre Ali, notre cœur n'est pas
endurci. J'ai étudié ta religion et j'ai étudié la mienne :
c'est à cela que nous passons notre vie. Et c'est parce que
nous les connaissons très bien toutes les deux, c'est parce
que nous voulons sauver notre âme, c'est parce que nous
voyons la vérité, que nous ne sommes point musulmans,
mais chrétiens.
« — Et Moussa?
« — Bien. Dieu di( à Moussa : Un jour, j'enverrai quel-
qu'un dans le monde qui lui donnera la relieion parfaite,
définitive, universelle, et après lequel il n'y aura plus rien
à dire; on le reconnaîtra à tel et tel signe. Mais, en atten-
dant, c'est toi. Moussa, qui seras le chef de cette tribu et
tu lui donneras une loi particulière, afin qu'on la distingue
parmi toutes les autres.
(' Et il fut fait ainsi. Et, dans la loi que Moussa donna
aux Juifs, il était défendu de manger les poissons sans
écailles, le hibou, le lièvre, le porc, ainsi que les autres
animaux morts de maladie, étouffés, non saignés. Pour-
136 AU KILIMA-NDJARO
quoi? Ce n'est pas notre affaire. Peut-être voulait-on for-
mer ces gens-là à l'obéissance et les séparer nettement
des tribus païennes qui les environnaient. Ces prescrip-
tions, d'ailleurs, étaient excellentes pour la santé et le
développement du peuple.
« Plus tard, Dieu envoya lui-même Celui qu'il avait
promis : ce fut Jésus, que vous appelez Ira.
« — C'est vrai. » .4 pai-i ; « Ce diable d'Européen con-
naît tout. Pour sûr, il a lu le Coran? »
« — ^ Et l'on sut bien qu'Iça était l'envoyé de Dieu, parce
que toutes les j)r(ipbéties (|ui avaient été faites à son
sujet depuis des centaines et des milliers d'années se
trouvèrent réalisées dans sa personne. De plus, pour
prouver que Dieu était avec lui, au nom de Dieu, il
guérit des malades d'un seul mot, il ressuscita des morts,
il fit les choses les plus extraordinaires.
« Alors, il dit : Jusqu'à présent, vous aviez deux cho-
ses, la Religion et la Loi. La Religion est pour tout le
monde et il faudra s'en aller l'enseigner à toutes les
tribus de la terre, aux Blancs et aux Noirs. C'est ce
qu'on fit : on l'enseigna d'abord aux Blancs, et mainte-
nant les Blancs viennent l'enseigner aux Noirs. Et c'est
pourcjuoi nous voilà, nous trois, au milieu de vous, mes
chers petits amis! [Marques cV êtonnemcnt : les païens sou-
rient de bonheur, les Musulmans montrent un dépit visible.)
« Donc, la religion de Dieu et d'Iça, c'est pour tout le
monde. Quant à la loi des Juifs, eh bien! c'est la loi des
Juifs. Les Arabes, qui sont leurs frères, en ont pris une
partie, et c'est pourquoi eux n(jn plus ne mangent pas
telle et telle viande. Mais ni vous ni moi ne sommes ni
Juifs ni Arabes; nous ne sommes donc pas obligés de
suivre les Arabes et les Juifs. Chaque tribu a ses cou-
tumes. Est-ce que, parce que les Banyans ne tuent pas
leurs puces, vous devez respecter les vôtres? »
DE ZANZIBAR AU KILIMA-XD.IAUO 1.37
Une voix : « Moi, je tue toutes les miennes! »
Pendant qu'on rit de cette confidence, je cherche à lire
sur les tètes qui m'entourent, l'elTet de mon homélie :
<( Sortons d'ici, dit AH à roreillc de son yoisin. Il est
capable de nous pervertir! »
« — Te pervertir, Ali? Tu l'es depuis longtemps, des
pieds jusqu'aux cheveux, mon pauvre ami!... Voyons,
qui est-ce qui fait la pureté de l'âme?
« — C'est de ne jamais manger de viande souillée!
« — Non, Ali. La viande souillée ne souille que le
ventre! Tu confonds ton ventre avec ton àme, Ali! (Rires
et npprobations bruyantes de la part des pa'iens et des indé-
pendants.)
Je reprends :
« Ce qui souille l'âme c'est de faire autrement que
Dieu ne l'a établi. Par exemple quand Dieu maria Adam,
(jui fut le premier homme, combien lui donna-t-il de
femmes?
« — ■ Une, répond quelqu'un.
« — Eh bien! alors, pourquoi vous autres Musulmans
lui en donnez-vous quatre, et lui en permettez-vous, à
côté, tant qu'il en peut rassembler?
« — C'est, répond Ali, ini privilège des Musulmans...
« — Oui, un privilège que les Musulmans se donnent,
mais que Dieu ne permet pas... Voilà ce qui souille
l'âme! Ce qui souille l'âme encore, c'est, par exemple,
de s'en aller dans l'intérieur piller des villages paisibles,
voler de l'ivoire, ramasser hommes, femmes et enfants
sans défense, les mettre â la chaîne et les vendre ensuite
à la Cote, comme des troupeaux de bêtes, eux C{ui sont
vos frères et les créatures bien-aimées de Dieu. Ce qui
souille l'âme, c'est de commettre tous ces vols et tous
ces adultères. Ce qui souille l'âme, c"est de tenir entre
vous, comme vous faites, des propos capables de ren-
138 AU KILIMA-NDJARO
verser des singes. Hypocrites, vous vous lavez le cori^K
jour et nuit, et jovu' et nuit vous salissez votre âme. Iça
a bien parlé de vous quand il vous a comparés à ces
tombeaux que vous couvre/, de chaux dans vos cime-
tières; vus du dehors, ils sont tout resplendissants de
blancheur; ouvrez-les, vous n'y trouverez que pourri-
ture et infection... »
« — Avec tout cela, reprend mon adversaire après un
long silence, nous oublions d'aller manger...
" — Oui, je te comprends, mais réponds-moi d'abord.
« — Eh bien! dit Ali en se levant, la réponse est facile.
Quand un Musulman a péché, tout simplement il se lave
les mains en répétant la formvde de sa foi : « La Ilaha il
Allah, wa Mohammad rassoul Allah! » (Il n'y a de Dieu
que Dieu, et Mohammed est l'envoyé de Dieu!) Voilà, et
le péché est effacé!... Quant aux sauvages de l'Intérieur,
Dieu nous les a livrés comme esclaves, car il est écrit :
« Le païen dessous, le Musulman dessus!... »
Mais à peine Ali a-t-il achevé de proférer cette fière
maxime avec une satisfaction supérieure, que mon ami
Mbéga ramassant une poignée de bouse de vache la jette
à la figure de- l'orateur en sécriant :
« Tu mens : le Musulman dessous, et mavi par-dessus! »
C'est le résumé et la fin de la réunion contradictoire
qui se termine, comme à Paris, dans une bagarre pitto-
resque.
Eh bien! lecteurs, voilà llslam.
Certes, nous sommes remplis de vénération pour l'an-
tique patriarche Abraham, celui qui mit au monde Ismaël
et Isaac, unum de ancilla et unum de libéra. Mais, révé-
rence gardée, il faut tout de même convenir que cette
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO 139
progéniture, clans la personne des Arabes et des Juifs,
nous cause bien du tintouin, à nous les Gentils, pauvres
enfants de Cham et de Japhet!
D'un côté, les Chamistes africains joignent à une bonne
nature le sentiment de leur infériorité relative aiupicl
s'ajoute encore la couleur humiliante de la peau.
D'un autre, les Japhétiques, les Aryens, les Européens
si l'on veut, éblouis par l'éclat de leur civilisation maté-
rielle, vaniteux, jouisseurs, intelligents sans doute, mais
distraits, sont par-dessus tout supérieurement naïfs.
Enfin, à côté de leurs frères puinés, ou parmi eux, les
Sémites sont pétris d'une hypocrisie si profonde qu'elle
ressemble à la loyauté même, dune rouerie si naturelle
qu'on la confond avec la simplicité bonasse, d'un senti-
ment si intime de leur supériorité surnaturelle que rien
jusqu'ici n'a pu le réduire. Et ils s'en vont parmi nous,
les Noirs et les Blancs, écrasant les faibles, minant les
forts, profondément convaincus que tout est licite, sou-
vent méritoire, contre ceux des hommes qui ne sont pas
« Fidèles », c'est-à-dire qui ne sont pas Juifs ou qui ne
sont pas Musulmans. C'est là leur force.
Et chose singulière! Ces hypocrites et irréconciliables
ennemis ont parmi nous des partisans. Beaucoup d'hom-
mes politiques, d'orateurs, d'écrivains — et pas des
moindres — disent que l'Islam doit être favorisé en
Afrique comme un étage vers la Civilisation...
Entendons-nous. Si par Civilisation africaine, on com-
prend un état dans lequel les Noirs porteront de longues
chemises blanches, l'Islam peut contribuer à amener ce
résultat; mais si l'on pense que la Civilisation doit être
un développement intellectuel et une amélioration morale,
l'Islam est fatal à la race noire. Après l'avoir soulevée
légèrement et dégagée de quelques pratiques païennes, il
la fixe éternellement dans un fanatisme orgueilleux, une
110 AU KILIMA-NDJARO
irréconciliable défiance, une hypocrisie souveraine et une
immoralité crapuleuse.
Les païens, fétichistes, anthropophages, sauvages, tout
ce (ju'on voudra, peuvent être hostiles aussi à la Civi-
lisation européenne — et comment ne le seraient-ils pas
quand cette Civilisation est parfois si étrangement repré-
sentée? — mais au fond, ils aiment l'Européen, et s'il a
soin de se montrer constamment au milieu d'eux comme
un être juste, digne et bon, ils l'aiment avec enthousiasme :
les païens, en Afric^ue, sont une réserve précieuse pour
la Civilisation et la Foi, les Musulmans y représentent un
champ à jamais" stérilisé. C'est là qu'est la dilTérence et
tout véritable ami du progrès l'appréciera.
Cependant, disent les théoriciens, lorsque l'Islam
trionq^he en un point du continent noir, il y met pour-
tant fin à de grands maux : à livresse, par exemple,
à rantliropophagie.
(^)ue l'Islam supprime l'ivresse, la meilleure preuve
à donner du contraire est ce fait que dans la ville de Zan-
zibar, où la population est musulmane, des chargements
entiers de gin et d'alcool frelaté s'écoulent avec une
rapidité effrayante. Seulement, tout cela s'absorbe de nuit
et à la maison : les Européens qui passent n'en voient
rien. Ils sont les seuls à toud)er dans la rue...
Quant à ranthropophagie, il ne faut pas croire qu'elle
soit universelle en Afrique : l'horrible coutume e^st lo-
calisée en certaines tribus connues, spéciales, et ce sont
précisément ces tribus-là Cjue les Musulmans respectent,
et pour cause.
Mais l'Islam aurait l'avantage de diminuer sinon de
supprimer ces habitudes vicieuses ou criminelles, en
quoi la Civilisation s'en trouverait-elle mieux s'il les
remplace par ce fanatisme irréductible, cette immoralité
dégradante et ces maladies honteuses, fatales aux races
DE ZANZIBAR AU KILIMA-XDJARO
qui en sont infectées, et dont il a la triste spécialité? Et
d'un autre coté, cjui nous dira lesquels font le plus de
victimes des quelques trilnis anthropophages destinées
bientôt à cesser leurs pratiques devant les forces euro-
péennes grancUssantes, ou des Musulmans eux-mêmes
qui considéreront toujours les « Infidèles » comme autant
de troupeaux à exterminer ou à réduire en esclavage, à
capturer, à exporter et à vendre?
Il existe un autre préjugé. On pense qu'il est natiux-l
que les missionnaires chrétiens et les Musulmans soient
mécontents les uns des autres à cause du choc de leurs
opinions religieuses. Mais, dit-on, prenez vm « lilire
penseur » qui sache faire des concessions et au besoin
des avances aux idées confessionnelles des fils de Moliain-
med; vous verrez le succès I — J'entends bien : iniplacaliL-
contre l'exercice de la foi et de la charité chrétiennes, on
sera plein de déférence pour la propagande musulmane,
on la favorisera, on la paiera. Eh bien! en cela encore, en
cela surtout, le «_ libre penseur i> qui, pour le dire en
passant, a son dogme à lui d'autant plus tolérant qu'il
n'en a pas conscience, sera supérieurement joué. Le
Musulman en effet respecte encore, même il admire,
souvent il aime le missionnaire catholic|ue dont il sait la
foi et le dévouement: mais tout en profitant de l'aide qu'il
en retire, il est plein du plus profond mépris pour ces
apostats du Christianisme dont les uns contrefont mal les
Musulmans et dont les autres affectent vis-à-vis de la
Religion et de Dieu une inexplicable indifférence. Que de
fois on nous a dit : Vous, les Padri, vous serez encore
sauvés sans doute, par la grande miséricorde d'Allah!
Car vous croyez en lui, vous le servez, vous l'invoquez,
vous adoptez même en son nom un genre de vie dont nos
plus grands saints ne seraient pas capables. Mais ces
Européens vos frères, qui ne prient jamais, quelle diffé-
142
AU KILIMA-NDJAHÛ
rence y a-t-il entre eux et la bête? Et comment Dieu, que
ces infidèles n'ont jamais voulu reconnaître pendant leur
vie, les reconnaîtra-t-il à leur mort? Eh bien! maudits
<rAllah, ils sont méprisés des Croyants. »
Voilà la vérité.
Et cependant, le Musulman a des manières qui sédui-
sent : il sait être poli, hospitalier, prévenant, serviable,
lîénéreux. A ces qualités de circonstance, le naïf Aryen
se laissera toujours prendre : « Baise, dit un de ses pro-
verbes les plus caractéristiques et les plus aimés, baise
la main que tu ne peux couper. «
Vis-à-vis des Kafiri, de vous, de moi, toute la ligne de
conduite du Musulman est là.
Un piège à rats.
XI
LE PASSAGE DU COL DE M B A R A M O U
En garde contre reiiiiemi. — Face au daugcr ! — Sur le col de Mbarainuu.
Une nuit de misères.
Nous voici au 3 aoûl. Au dernier village où ikjus
sommes, sur une petite rivière qui descend des mon-
tagnes et va se jeter au loin dans TOumba, on nous dit :
« — Prenez garde, les Massais sont sur votre chemin,
•descendant chez les Digos pour y porter la guerre et y
voler des boeufs. Tenez-vous prêts à leur faire face, car,
en campagne, les Massais attaquent tous ceux qu'ils
rencontrent.
Ceux qui nous parlent ainsi sont des courriers qui
prétendent avoir vu l'ennemi; ils paraissent sincères et
nous devons prendre nos précautions en vue de tout
événement.
A ceux des hommes qui sont armés de fusils à répé-
tition, on fait donc une distribution extraordinaire de
cartouches; les autres, qui n'ont que de simples fusils,
reçoivent un supplément de poudre, de balles et de
capsules. Après quoi l'ordre du jour, l'exercice et la
harangue :
AU KIl.lMA-NDJAUO
« Hommes de Bagamoyo, de Mombassa et do parti lUt,
écoutez bien !
« On dit que les Massais sont sur le chemin. C'est leur
afl'aire; mais nous y sommes aussi... Nous marcherons
tous ensemble, l'un derrière l'autre, le long du sentier,
'l'outes les heures, arrêt : en dehors de là, défense de se
mettre en retard ou de s'écarter dans les brousses...
Silence en marchant : pas de cris, pas de chants, pas de
tapage. Le guide nous précédera de vingt pas, suivi de
deux hommes. Aussitôt que vous l'entendrez pousser le
cri : « Attention ! » vous vous arrêterez tous, et, tranquil-
lement, posément, à la place que je vous montrerai, vous
vous formerez en cercle étroit, chacun derrière sa charge.
Et ainsi, accroupis à laln-i des caisses et des ballots
d'étoffes, vous laisserez venir les Massais avec leurs
lances, et, au commandement, quand ils seront tout
près, feu! Ils lomlieront comme des lapins... Mes amis,
lorsque je vous ai inscrits à la Côte sur mon papier que
voici, vous m'avez tous donné des noms d'hommes;
cependant, si, par erreur, une femme se trouvait parmi
vous, qu'elle se déclare ! Elle restera ici ; quant à nous,
les autres, nous allons à la bataille ! «
Des acclamations formida])les saluent cette proclama-
tions renouvelée des beaux jours de l'Histoire. Les eni-
vrantes fumées de la gloire militaire commencent à
me monter à la tête et j'ai l'idée d'ajouter, comme cet
héroïque général haïtien, que, au moment de l'action,
plus de quarante singes les contempleront du haut de
leurs arln'cs.
Mais Mgr de Courmont, à qui je demande son avis,
me fait observer que ce souvenir classique aurait un
effet déplorable, et je dis simplement :
« Passons à l'exercice ! »
L'exercice se fait, donne des .résultats satisfaisants, et
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJAUO lii
il est prouvé théoriquement que, si nous sommes atta-
qués, nous nous couvrirons de gloire.
Il est midi. Nous nous mettons en niarche.
Au sortir de cette riclie vallée de FOumba, le pays
que nous avons à traverser reprend un aspect peu
enchanteur, mais moins alïreux cependant que dans le
désert de Gourouva, de sinistre mémoire. Ici et là, des
baoba])s ', des ébéniers -, des strychnos % des broussailles
touffues où, parmi les épines, des euphorbes en lianes
et en arbres ' se mêlent à de grosses ampélidécs qua-
drangulaires-'; de beaux groupes cVadeniurn^ à fleurs
rouges, superbes, et partout cette passiflorée étrange
hérissée d'épines, cjue nous avons déjà rencontrée et
dont un seul pied forme des masses entières de verdure.
Doucement, nous montons vers un col que nous devons
franchir, le col de Mbaramou. Le soleil est relativement
modéré. A gauche, la montagne; à droite, la plaine. Pas
l'ombre d'un Massai.
Nous avançons encore, montant toLiji>urs.
Tout à coup, à vinyt pas en avant de la caravane, le
guide s'arrête, lève la main bien haut, fait signe de
rester en place et s'accroupit sur le chemin...
C'est le moment de nous former en cercle. Il y a là,
tout à coté, un petit tertre qui convient à merveille pour
nos opérations, d'autant ({u'il est couvert en arrière
' Ad;in>>iiiua </(;y//,(/,i, I,.
- DaUii'i-ijia nrliiilifoliii, Biikei': — f). iiielanoxiluii , Giiill. ft l'iir; —
D. .v;i.vii/(7i.s, Ilouk; — D. bracicotdl:!, Br.icer.
•' Stnjchiios Xjiiiuis:i, llaw.
' Euphorbia liriti-alli, I..; — E. Spi'C.
' Vitis 'lUadraiigiiLiris, L.; T. crnssifului, Biik{.'r: W ^[o■ssalnbicellsi^■,
Kl. (^\c.
'• Adcniuiii specujsuui, FcnzI.
10
lif, AU KILIMA-NDJARO
par des hroussailles épineuses qui diminueront l'aire à
défendre; mais, à vrai dire, nos liommes ont maintenant
l'air beaucoup moins valeureux qu'à l'exercice. Plus
n'est besoin de recommander le silence : chaque guer-
rier ne le trouble même pas de son souffle.
Enfin, voyant toujours le guide inspecter le sentier,
comme hypnotisé devant un point précis, nous nous
demandons s'il ne consulte pas les sorts, et, un pas
entraînant l'autre, nous le rejoignons tout doucement :
« — Qu'est-ce? » lui demande-t-on?
Et, d'un air profondément anxieux, il nous montre du
doigt... une bouse de vache !
Un grand éclat de rire accueille cette révélation sur-
prenante.
X II n'y a pas de quoi, reprend-il indigné; cette bouse
ne s'est pas faite toute seule ! »
A l'appui de cette observation, très judicieuse au fond,
nous distinguons bientôt des traces de pas nombreuses,
pas d'hommes et pas de bœufs. Des hei'bes bi'outées, des
branches cassées, et enfin de petits sentiers tout frais
ouverts et s'enfonçant dans la plaine de l'Oumba nous
convainquent bientôt qu'on ne nous avait pas trompés :
ce matin, les Massais ont passé par ici, emmenant avec
eux, comme ils le font toujours, quelques vaches pour
leur entretien, et c'est en cet endroit qu'ils ont laissé le
chemin pour s'enfoncer dans le désert et gagner la
rivière en droite ligne.
A cette constatation, nos courageux guerriers respi-
rent bruyamment, parlent tous ensemijle, rient, exultent
et se disent nuituellement : « C'est dommage. Nous le*
aurions exterminés ! »
Fijr. 29. — Euphorbe des montagnes {Col de Uharamou). Dessin Je Myi' Le Roy.
DE ZANZIBAR AU KII.IMA-XD.IARO 14»
Avançant toujours et toujours montant, nous nous
trouvons l)icnt6t sur la crête du contrefort (|ue nous
avons à passer. Là, le spectacle est magnifique.
Derrière nous, nous avons, depuis Bwiti, laissé trois
demi-cercles de montagnes orientées dans leur ensemble
du sucl-est au nord-ouest : le premier de Bwiti à Domho,
le second de Bombo à Panga, le troisième de Panga au
col de Mbaramoii, où nous sommes. La plaine s'étend au
loin, grise et immense. Au nord, les pittoresques mon-
tagnes de Taita dont la silhouette bleue se perd dans le
bleu du ciel. En face, la chaîne de Paré que nous devons
rejoindre et dont une grande plaine nous sépare.
Assis sur les pierres, délivrés des Massais, contents
d'apercevoir enfin ce nouveau pays où nous allons nous
engager et que nous dominons du regard, nous nous
reposons volontiers à l'ombre des maigres arbustes de
la montagne [fig. 29\ Malheureusement, il n'y a point
d'eau et le sol, très pierreux, ne nourrit guère qu'une
grande euphorbe arborescente, d'un aspect pittoresque
et sauvae-e.
Sur la pente que nous avons maintenant à descendre,
le paysage est plus fourni et plus gai. A chaque instant,
des bandes de cailles, de francolins et de pintades s'en-
volent à tire-d'aile et tout le monde marche allègrement
^ers le campement où Mgr de Courmont, qui est à l'avant,
a fixé sa tente : c'est au milieu de la plaine déserte où
seuls quelques acacias étendent çà et là leurs branches
épineuses et leur feuillage délié. Pas d'eau, pas de bois.
On s'arrête, parce que la nuit qvù tombe ne permet pas
15(1 AU KILIMA-ND.IARO
d'aller plus loin et on s'installe tant bien que mal dans
l'espoir au moins de i^asser une bonne nuit.
Or voilà que tout doucement les nuages qui couvraient
le ciel semblent descendre vers nous, se fondant en une
pluie qui, faible d'abord, devient de plus en plus dense.
Qu'allons-nous devenir? Ici, pas un arbre, pas un ar-
buste, pas une broussaille pour s'abriter. Peu à peu les
feux s'éteignent sous l'eau qui tombe. Les porteurs ras-
semblés par petits groupes, acci^oupis, présentent leur
dos à l'inclémence du ciel; d'autres, plus familiers, se
glissent sous nos tentes d'où nous n'avons pas le courage
de les chasser; ils s'enhardissent, se pressent, se ramas-
sent, c'est comme une nichée de rats dans un trou. Mais
la fatigue est telle qu'on dort quand même, de temps en
temps, tout en roulant l'un sur Taulrc parmi les caisses
(jui croulent et les ballots qu'on pince, les prenant pour
des dormeurs gênants et obstinés.
Et sur la tente encombrée la pluie tombe, tombe, tombe
toujours, jusqu'au matin...
XII
A GONDJA
Un campement Massai'. — Le village de Gomlja. — Un traitement contre
le diable.
Le l'éveil — pour ceux qui ont dormi — ne se fait pas
longuement attendre, ni la fin du déjeuner matinal, ni les
préparatifs du départ : tout le monde a hâte de secouer
sur le chemin ses membres mouillés et engourdis.
Lentement le ciel gris s'éclaire, et nous revoyons devant
nous les montagnes de Paré {pg. 30), se dressant comme
un mur gigantesque.
En face de nous et tout en haut, voici une longue
traînée blanche qui se détache sur le vert sombre des
forêts : c'est, nous dit-on, le Mkomazi qui tombe en cas-
cade et que nous devons franchir aujourd'hui pour arriver
à Gondja. Quant à la plaine que nous traversons main-
tenant, elle est toujours la même uniformément plate,
noire dans son ensemble, crevassée, misérable, avec
quelques affleurements de gros morceaux de quartz blanc
qui s'y détachent avec vigueur. Par ailleurs elle est
couverte de graminées courtes et légères, au milieu
ilesquelies s'élèvent par places des asclépiadées singu-
152 AU KILIMA-NDJARO
lières, et presque uniquement ombragée d'acacias divers,
de mimosées, qui plus loin forment de vraies forêts
d'épines.
Le guide revient encore à la charge avec ses menaces
de Massais; mais, depuis qu'on l'a vu si agité en face
d'une bouse de leurs vaches, la considération respec-
tueuse qu'on lui portait est bien tombée; on ne l'écoute
plus... Lui, froissé, marche en grommelant. Puis, tout
d'un coup, nous le voyons s'arrêter; penché en avant, il
parcourt l'horizon du regard et de sa main étendue
indique une ligne rougeâtre qui, là-bas, semble se mou-'
voir à travers la claire forêt d'acacias. Derrière lui la
caravane s'arrête et regarde :
Enfants, voiui k's td'ufs qui |inssi'nt :
Cachez vos roug-es tabliers.
Car cette fois, ce sont eux, les bœufs des Massais; ils
passent, passent, passent toujours, se suivant en longues
fdes, lentement. Il y en a des centaines, il y en a des
milliers.
Aussitôt que les traînards nous ont rejoints, nous re-
prenons notre marche le long du sentier, tous ensemble,
comme en une procession. En tête le guide, qui parle
sufTisamment massai, suivi immédiatement de Mgr de
Courmont et du P. Auguste; puis, la caravane; et tout
au bout, derrière le dernier porteur, je ferme la marche.
Nous allons ainsi, graves et silencieux; et subitement,
nous nous trouvons en face du camp. Le guide salue, on
lui répond, et la caravane passe...
Il faut dire de suite que tout autre est le jeiuie guerrier
massai en expédition, dont nous n'avons vu que les
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO
15:î
traces, el le Massai' civil en son campement ordinaire,
chez lui, avec les anciens, les enfants et les femmes, tel
que nous le trouvons ici.
A l'arrière-garde où je me trouve, les intentions de ces
fameux écumeurs du désert paraissent tellement paci-
Fig. 30. — Paré. — Profil d'un groupe de montagnes.
fîques et leur rencontre est pour moi si intéressante que
je ne puis résister au désir de me porter vers eux, sans
autre arme qu'un très long bâton, la main tendue et le
sourire aux lèvres. Immédiatement je suis entouré. Quels
superbes sauvages ! Jamais les champs de foire, en Eu-
rope, n'en exhibèrent de pareils. Tout près, en avant de
leurs tentes en peaux de bœufs, de vénérables matrones,
habillées de cuir et charerées d'ornements en cuivre et
154 AU K1L1MA-NDJA1\0
en fer, sont en train de déchiqueter un mouton. Elles me
présentent en souriant leurs grandes mains d'où le sang
ruisselle. Je réponds bravement à leurs avances, et
pour un peu je me ferais inviter au repas pantagrué-
lique qui se prépare et qu'attendent patiemment, sur les
arbres voisins, des familles de vautours, de corbeaux et
de maraljouts, puis en dessous, de beaux petits enfants
chassieux et morveux. Tout de même, il faut en convenir,
ces derniers me regardent d'un air ressemblant beau-
coup au dédain, un peu à l'intérêt, pas du tout à la peur,
l'air de jeunes Européens de « Ijonnes familles » qui,
dans le parc du château paternel, verraient un beau jour
surgir un petit bonhomme de mauvaise mine. Mais les
auteurs de leurs jours ont de ma vagabonde personne
une impression plus favorable, sûrement, et quand le
guide, effrayé de la légèreté avec laquelle j'entre en rela-
tions avec du monde que je ne connais pas, vient me
ressaisir d'une autorité sévère, nous nous quittons dans
l'effervescence d'une admiration réciproque.
Une houro après, nous étions à fîondja.
Gondja est un fort village au pied des montagnes de
Paré, presque au milieu de la chaîne, et sur La route très
fréquentée de Pangani au Kilima-Ndjaro et au pays mas-
sai'. A l'est, coule le Mliomavi, petite rivière qui se jette
dans le Rouvou, un peu en avant de Maourwi, et que
nous voyons là-haut, dans la montagne, tomber en cas-
cade. Les bords, formés d'un Inmius lentement accumulé
par les siècles, sont d'une fertilité qui rappelle la vallée
de rOuniba; mêmes restes de forêts, mêmes bananiers
plantureux, mêmes cultures, même verdure.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO ihU
Mettant la rivière entre nous et Tindiscrétion des Mas-
sais, nous nous établissons sur l'autre bord, près du
village.
( "elui-ci est iortillc d'une cstacade en troncs d'arbres,
garnis partout de buissons, d'euphorbes et de cette
petite asclépiadée', dont la sève abondante, très corro-
sive, s'échappe au moindre coup qu'on frappe sur elle et,
tombant dans les yeux de l'assaillant, l'aveugle et le
réduit à rien.
Les maisons sont assez mal tenues, les unes rondes
comme dans l'Intérieur africain, les autres carrées comme
à la Côte. C'est que c'est ici, sur cette route de Pangani,
le point terminus de la pénétration de l'Islam; c'est la
dernière étape où l'on voit la longue chemise blanche,
symbole de la civilisation musulmane, laquelle, il est
vrai, pour être chemise et pour être blanche, dissimule
étonnamment plus de malpropretés que le simple pagne
de toile ou de peau des simples sauvages. Quoi qu'il en
soit, la population actuelle, qui a conquis le pays sur les
Parés, se compose de Zicjouas et de Sambaras, parle le
swahili couramment, mêle quelcfue teinture d'Islamisme
à ses vieilles pratiques africaines et obéit à Mwasi, l'un
des fils de Semdoxja. qui, lui, réside plus bas à Mazindé
et est devenu le chef le plus en vue du Sambara. Ce
Mwasi est en ce moment parti pour la Côte et nous ne
voyons que son akida ou lieutenant : circonstance heu-
reuse d'ailleurs, qui, au lieu d'un liœuf, ne nous vaut
qu'un mouton. Car, pour un Ijonif ({u'on reçoit, on doit
honnêtement rendre en valeur lui Itœuf; pour une
' Sarcosteniiita.
156 AU KILIMA-NDJARO
chèvre, une chèvre; une poule pour une poule; un œuf
pour un œuf, et rien pour rien.
Cependant, il y a des exceptions, et quand le cœur s'en
mêle, on se laisse tout de même aller à faire de petits
cadeaux. Par exemple, dans la soirée, voici cjue nous
arrivent trois énormes gaillards, suivis de deux petits
enfants. Ce sont des Massais; l'un d'eux surtout a cer-
tainement plus de 6 pieds de haut, des membres comme
des pièces de fonte, et, avec une peau noire, un type
apollonien : en main de superbes lances; sur les épaules,
une peau de veau. II y a cinq ou six jours, nous dit-on,
ils ont pris un biruf et sont allés faire un pique-nique
dans la forêt, en bons camarades. Aujourd'hui, de tout
cet animal, il ne reste plus que la peau, qu'ils traînent
derrière eux, et ayant su C{ue les Blancs étaient dans le
pays, ils viennent leur faire une petite. visite. En un ins-
tant, il ont traversé la rivière, et les voici dans notre
campement, regardant tout avec une curiosité grande
et une pointe d'envie mal dissimulée. Puis, subitemeiit,
voilà CCS grands corps qui s'agitent, tressautant en l'air,
en même temps que de leur gosier part un chant d'un
étrange accent. Après dix minutes de cette danse, simple
et sauvage, le guide passe au cou des jeunes hommes
un morceau de linge rouge, il donne aux enfants quel-
ques perles bleues, et nos botes nous quittent en nous
promettant — ce à quoi nous ne tenons guère — de nous
amener tous leurs camarades pour le lendemain. Telle
fut notre première entrevue avec cette extraordinaire
tribus de Massais; nous les 'retrouverons plus tard.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJAHO
Cependant, la journée ne devait pas se terminer ainsi;
soit que la fatalité de la chose me poursuivit, soit que
l'indiscrétion d'un porteur eût averti le public que je
jouissais de pouvoirs surnaturels, voilà que sur le tard
lin grand bonhomme du lieu m'aborde d'un air sup-
pliant, expliquant que sa pauvre vieilie épouse est pos-
sédée du L)ial)le dei)uis un temps immémorial et que je
rendrais grand service à eux deux si je les débarrassais
de cet étranger. Une centaine de personnes sont là f[ui
confirment l'authenticité du cas, ajoutant que les plus
grands sorciers du pays ont toujours échoué devant ce
démon exceptionnellement tenace.
On amène la patiente. C'est une particidiére d'environ
cinquante ans d'âge, grande, forte, droite, raide, aux
yeux roux, aux traits réguliers. Debout devant elle, je la
regarde fixement, m'apprêtant à l'interroger sur l'origine
et le développement de sa inaladie, que je suppose être
une névrose quelconque. Or, voici cpie peu à peu, sans
mot dire et sans changer d'attitude, la vieille se met à
trembler doucement, puis plus fort, puis très fort, puis
à sauter, puis à danser, mais tout d'une pièce, connue si
elle était mue par un ressort interne; on dirait une bonne
femme de carton, au théâtre de Guignol.
A vrai dire, je commence à être fort endjarrassé de
ces gambades.
« — Tirez-vous de là », me crie Mgr de Courniont.
« • — ^'ous avez la spécialité », ajoute le P. Auizuste
Gommenginger.
A ces invitations moqueuses de mes supérieiu' et con-
frère, — eux qui cependant devraient me réserver leur
bienveillant appui! — s'ojoute l'attente anxieuse de la
I"'8 AU KILIMA-NDJAUO.
foule, et je sens que, si je n'agis pas immédiatement,
mon autorité en la matière va subir un désastre. Pen-
dant que la vieille saute toujours, je prends donc la
parole pour expliquer que cet état ne vient point du
Diable — au fond, je ne sais pas du tout d'où il vient — ■
mais que, si on continue à lui offrir des Sacrifices pour
le prier de sortir, il pourrait bien venir et ne partirait
plus. J'ajoute, puisque l'occasion s'en présente, une
explication sommaire concernant les cinq ou six vérités
religieuses de nécessité première, et finis en disant que,
malheureusement, je n'ai pas apporté dans ce voyage le
remède propre à ce genre de maladie.
« — Cependant, mère, je ne t'abandonnerai pas, tu
l)oiras ce breuvage, et cette nuit, avant ({ue le coq ait
chante, tu sentiras tju'une révolution s'opère en toi et
tu sortiras promptemeni. C-ens du village, tenez la porte
ouverte! »
Et, séance tenante, je donne la chose à boire; la'patiente
l'ayale i^eligieusement.
Or, ce breuvage était un purgatif énergique... Evidem-
ment, le Diable sortit pendant la nuit.
XIII
PARÉ
La chaîne de Paré. — Un salut molodiuux. — A Kisiwani. — Le Hoi de
la créalion. — En vue du lac: Dyipé. — Les Indifrènes.
De Mombasya à Vauga, nous avons cunsLainmenl niai-
({ué du noi-d au sud; de Vanga à Gondja, la caravane
avait tourné à l'ouest; de Gondja au lac Dyipé et à
Tovéta, nous devrons prendre la direction générale du
sud au nord, en suivani d'abord la base dos montagnes
de Paré.
C'est, dans sa plus grande partie, une chanie grani-
tique de même formation que le massif du Sambara à
l'est et du Ngourou au sud. Elle se divise en trois sec-
tions séparées par des gorges, où passent les indigènes :
Paré, proprement dit, Paré-Ousancjhi et l'aré-Ougwéno.
A notre droite, s'élèvent aussi quelques montagnes, for-
mant ainsi comme une sorte de large couloir, pierreux,
sec et peu engageant, que nous mettrons cinq jours à
longer.
Avez-vûus souvenir (jue, lors de notre passage à
Vanga, nous avons recueilli dans notre caravane un
IGO AU KILIMA-NDJARO
jeune homme de ce pays-ci? 11 s'appelle Puun', c'esl-à-
dire Grain de Maïs. Pour un joli nom, c'est un joli nom.
Chez les musulmans de Bwiti, Grain-de-Maïs a retrouvé
(juatre de ses cousins qui, eux aussi, étaient en train
de prendre le chemin de la Côte, où d'honnêtes indus-
triels, sous prétexte d'une promenade en mer, devaient
les faire passer à Pemha et les y vendre. Ces jeunes
gens, très simples, très naïfs, nous ont rendu de vrais
services en remplaçant, de temps à autre, ceux de nos
porteurs malades ou fatigués qui ne pouvaient plus faire
honneur à leurs charges. Maintenant, nous arrivons
chez eux. Leur village est précisément celui que nous
trouvons après Gondja, et drain-de-Maïs est bien, connue
il nous lavait dit, le propre iils du chef, le vieux Kim-
jjouté. (,>u'il est coulent, ce brave patriarche, en re-
voyant sa progéniture ! Mais qu'il est désappointé en
apprenant que le fameux Mbaroukou de Gassi, au lieu
de lui envoyer les mirifiques présents qu'il lui avait
promis, lui a gardé ses veaux et qu'il a voulu vendre
ses enfants.
Mais qu'est-ce qu'on entend là?
A peine ont-ils déposé leurs charges sur la place du
village, (jue nos jeunes gens de Paré sont entourés de
leurs parents, amis et connaissances. Et voilà (jue, de
tous cotés, s'élèvent dans l'air tranquille comme de
petits soupirs prolongés en forme de chant, doux et
tendres, pfa»70, pianissimo. N'est ce pas la voix atténuée
(l'un maitre de musique qui, tians un pensionnat bien
tenu, donne le la à ses élèves et à qui ses élèves répon-
dent? On dirait une cinquantaine de diapasons (|ui
résonnent.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO
ICI
,—.—.. ..-I in,, jimi^ i»|.i.i^-y y ii.^riii HMj^p i,
T C H A G A )
PARE
ET ENVIRONS
(Afrlijue Orientale)
■;ii'
l'A I! I - M Ij lîlO U
-l'.'Tous
'■''ipyoTuy
Lassora
MbaramoL
Twe par A Haustrf^iay\7\/
>_^
II
J6Î AU KILIMA-NDJARO
Eh bien, ce sont les gens de Paré qui se saluent. Oh!
ce salut, je vous le recommande! Tout près, voici Grain-
de-Maïs c^ue sa femme vient de reconnaître. Il arrivait
avec sa charge de linge, la sueur au front; elle s'en allait
à la fontaine, la cruche sur la tête; or, les deux s'étant
aperçus, déposent leur fardeau, s'avancent l'un vers
l'autre, se donnent la main, puis détoui'nent la tête, lui
vers le Levant, elle vers le Ponant. Et, sans une parole,
sans un sourire, sans une ti'ace d'émotion quelconc]ue,
les voilà c|ui commencent cette musique ineffable, véri-
table roucoulement perfectionné par l'homme, tout en
se balançant la main qu'ils prennent d'abord près du
poignet et abandonnent ensuite peu à peu, en pressant
la paume, puis les phalanges, puis l'extrémité des doigts.
Après seulement, on se regarde, on se sourit, on se parle,
on devient humain : la politesse de convention étant finie,
le naturel reprend ses droits.
L'étape suivante nous mène à Kisiwani (A l'Ile), où.
nous nous arrêtons deux jours pour faire des vivres; car
d'ici Tovéta, nous no trouverons plus de villages.
Kisiwani (/«r/. Sl'j est, comme Gondja, un endroit fertile
et peuplé, grâce, comme Gondja, à une rivière qui
descend de la montagne et s'en va dormir en inio large
dépression de terrain encombrée de papyrus. Les Egyp-
tiens, on le sait, se servaient des pellicules mcmbi'a-
neuses de sa hampe pour y écrire leurs comptes de
cuisine et leurs Mémoires, mais les gens de Kisiwani,
parmi lesquels on trouve peu d'antiquaires, n'ont pas
l'air de se douter de l'intérêt rétrospectif que présente
ce végétal célèbre, répandu dans toute l'Afrique tropi-
cale. Dans la saison des pluies, il parait que la rivière
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO 163
qu'on appelle Mbaga, va parfois rejoindre le Mkomazi;
mais c'est à tort que les cartes la dirigent vers le désert
après l'avoir grossie d'un fleuve imaginaire qui partirait
de Ngouroungani, où Ton trouve à peine quelques restes
d'eau de pluie dans des bassins de pierre.
Nous sommes ici à 600 mètres d'altitude, et le froid
des montagnes environnantes nous impressionne assez
vivement; pendant la nuit, le thermomètre est descendu
à 8 degrés; à Zanzibar, nous l'avions laissé à 30.
Le 8 août, on nous avait annoncé cinq heures de
marche jusqu'à un campement situé quelque part au
pied des monts et près duquel nous trouverions peut-
être de l'eau. Nous partons à six heures du matin et
nous allons ainsi jusqu'à devix heures de l'après-midi,
traversant une large plaine desséchée et grise, où le
paysage n'est relevé que par la vue de quelques trou-
peaux de zèbres et d'antilopes, sur un terrain ingrat,
sous un soleil implacable. A la fin, nous nous laissons
tomber de fatigue et de désespoir sous un petit arbre
épineux et rabougri, comme ils le sont tous en ce triste
pays. Le guide, qui ne se reconnait pas bien, mais qui
n'ose l'avouer, part en reconnaissance du côté de la
montagne, avec ordre, s'il trouve de l'eau, de tirer un
coup de fusil pour nous avertir.
Une heure se passe, quelques porteurs nous rejoi-
gnent, le coup part enfin, très loin, et nous nous diri-
geons dans la direction indiquée. Voici en effet les restes
d'un campement; nous nous y établissons. L'eau se
trouve près de là, dans le creux d'une roche où elle des_
cend en filet de cristal, ombragée d'un large sycomore;
doux abreuvoir ménagé par la Providence aux troupeaux
164 AU KILIMA-NDJARO
de bêtes qui peuplent ces solitudes et aux hommes qui,
d'aventure, les parcourent. En arrivant, nous prions
quelques gazelles de vouloir bien nous céder la place;
car ce sont elles en réalité, qui, par les chemins qu'elles
ont tracés, ont donné au guide la direction de ce bassin
d'eau fraîche.
Personne ici, A la longue cependant, là-haut dans la
montagne, nous arrivons à distinguer quelques carrés
qu'on dirait être des champs, puis trois huttes miséra-
bles, et enfin, vers le soir, une petite fumée qui s'élève
timidement d'entre les pierres et les broussailles et trahit
la présence de l'homme, roi de la Création. Pauvre sou-
verain!
En marche!
On nous a dit ce matin, au réveil : « Aujourd'hui vous
verrez le grand Lac oii vous courez, vous verrez le
Dyipé! « Après Taffreuse étape d'hier cette espérance
nous donne encore des jambes; toujours la plaine de-
vant, des montagnes à gauche, des montagnes à droite,
des antilopes partout. Enlin, trois heures après avoir
c]uitté notre campement, nous montons sur un arbre qui
se trouve là tout exprès, sur le sentier, et là-bas, là-bas,
tout au bout du désert, par-dessus les feuilles, par-delà
la plaine, voilà comme un long miroir couché à l'horizon
dans les grandes herbes ; c'est le Dyipé {fïg. 32), mes
amis! Hourrah pour le Dyipé!
Aussitôt les coups de fusil partent tout seuls, comme
dans les révolutions parisiennes, mais c'est ici dans le
double but d'informer les échos de l'endroit de la joie
qu'on a et les habitants de celle qu'on aurait, s'ils nous
faisaient le plaisir de nous apporter de l'eau et des vi-
vres. C'est là le signe employé par toutes les caravanes
Fig. 31. — Au riED DES MONTAGNES DE Paué [Kisiirani). — Dessin de Mgr Le lloy.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO 167
de Pangani, qui s'en vont chercher de l'ivoire au lointain
Intérieur.
Une petite heure s'écoule, après laquelle les Indigènes
descendent dans vui accoutrement tout à fait pittoresque,
apportant tout ce dont nous avons besoin; de l'eau fraîche
dans de grandes calebasses qu'ils ont sur le dos, retenues
par une courroie qu'ils passent autour de la tête, des
poulets par paquets, des, haricots par paniers. Ils veu-
lent, en retour, du linge, des perles et du fd d'archal; on
s'entendra {ftg. 33).
Ici, les Parés de divers villages qui ne se sont pas vus
depuis quelque temps se rencontrent, comme au marché,
et naturellement les saints mélodieux dont ils ont la spé-
cialité recommencent. Nos porteurs, en gaieté, se don-
nent mutuellement la main, se saluent à leur tour à la
mode du pays, et cette petite comédie finit par de grands
éclats de rire, signe que, de part et d'autre, on fera de
bonnes affaires.
Cette population du Paré est des plus intéressantes.
Répartie sur toute la chaîne, elle s'est peu à peu retirée
dans les hauteurs pour plusieurs raisons excellentes :
éviter les Massais qui venaient en bas faire rafle des
troupeaux, mais qui n'osent guère s'aventurer en haut
dans des défilés traîtres et mal connus; fuir les mau-
vais voisins — il y en a partout — principalement les
Zigouas, les Sambaras, les Taitas, les Tchagas, les Arou-
shas, qui, poussés par les Musulmans de la Côte, escla-
vagistes enragés, s'en vont faire des razzias périodiques
chez ce peuple simple et mal armé; enfin, mettre à profit
les plateaux supérieurs, plus frais, plus fertiles, plus
avantageux à bien des titres que les versants et les val-
168 AU KILIMA-NDJARO
lées OÙ la sécheresse du désert voisin se fait déjà sentir.
Les Parés, noirs, point difformes, mais en général
petits, maigres et nerveux, appartiennent à la grande
famille dite des Bantou, un mot qui signifie Hommes et
qu'on a donné, faute de mieux, à toute une population
d'origine commune et couvrant l'Afrique d'un Océan à
l'autre, entre le Cap et le Soudan.
Ils ont dû être jadis plus répandus qu'ils ne le sont
aujourd'hui, car on trouve des traces de leur langue au
Sud, sur les hauts plateaux du Sambara, et au Nord,
dans les plaines de Tovéta, Kahé et Arouha. Cette langue
est, comme l'indique leur origine, agglutinative, avec
préfixes indiquant les genres que d'autres appellent les
classes, et a des rapports de grammaire et de vocabu-
laire avec celles des tribus congénères, du Zanguebar
au Congo.
Ils sont à la fois agriculteurs et pasteurs, vivent par
villages ou par familles, et irriguent leurs cultures au
moyen de canaux fort bien faits. Mais l'eau qui n'est pas
captée pour leurs besoins est généralement dirigée,
quand elle n'est pas en trop grande abondance, dans les
forêts et les rochers où elle se perd, afin que, en bas, les
Massais ne soient point attirés par les courants d'eau
claire où leurs troupeaux, venant s'abreuver, se grossi-
raient aux dépens des Parés. Ce plateau est froid et
humide : tout n'y peut pousser. On y a cependant des
bananiers en grand nombre, du maïs, des haricots, des
ignames, des patates, des citrouilles, etc. On y élève des
poules, des chèvres, des moutons, des vaches. On s'y
est ménagé la compagnie d'un chien, un petit chien
rouge et hargneux, aux oreilles en pointes, qui n'aboie
point, mais qui crie, qui mord et qui chasse. 11 y a
beaucoup d'abeilles, moitié domestiques, moitié sauva-
ges, comme le peuple. Celui-ci leur dresse des ruches
H
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO 171
faites de troncs d'arbres évidés, qu'on pend aux bran-
ches des arbres avec des lianes (ftg. 3/i). Les abeilles y
fixent le siège de leur gouvernement, y accumulent leurs
familles et leurs biens, et, quand le tout prospère à
souhait, la race humaine l'enlève.
Au nord, le Paré-Ousanghi renferme beaucoup de fer,
et les indigènes le travaillent parfaitement, font eux-
mêmes leurs pioches, leurs couteaux, leurs lances, leurs
hachettes, leurs pointes de flèche, et en fournissent leurs
voisins.
Chaque district de la montagne a son chef, parfois
chaque village. Et, malgré la mélodie enchanteresse des
saints, les disputes sont fréquentes, les jalousies point
rares, les guerres perpétuelles. Enfin, c'est comme en
Europe, et partout.
Par ailleurs, le goût de la parure, les attraits du goût,
les exigences de la mode, les divers états d'âme par les-
quels passent à ce sujet les enfants, les jeunes, les mères,
les mûrs, les vieux et les décrépits; le besoin de danser,
de faire de la musique, de se rassembler dans des repas
où l'on dépasse parfois les justes bornes de la tempé-
rance, vertu cardinale; le respect des choses surnatu-
relles; l'observance des lois morales; les cérémonies plus
ou moins complic|uées qui accompagnent la naissance,
la puberté, le mariage et la mort, tout cela se retrouve
chez les Parés, car tout cela est humain, tout cela est un
peu d'idéal!
Le linge a beaucoup de peine à pénétrer juscju'à ces
hauteurs : on l'apprécie, mais sans fanatisme, et, s'il
vient à manquer, on le remplace sans trouble par des
peaux tannées et apprêtées, dont la solidité et la résis-
tance n'ont jamais été égalées par les meilleurs produits
de Manchester. Sur le rebord de ces peaux, les femmes
ari-angent avec des coquillages et des perles de verre
172 AU KILIMA-NDJARO
aux couleurs variées des dessins qui témoignent d'une
bonne intention. Quant aux colliers de fer et de cuivre,
gros et menus, la mode en a mis partout : aux cous, aux
bras, aux reins, aux genoux, aux pieds.
Les hommes ne sont pas non plus sans sacrifier aux
Grâces, comme on disait si bien au siècle passé, entre
deux guillotinades. D'abord, s'il y a du linge à la maison,
ce sont eux qui le prennent : à tout seigneur, tout hon-
neur. Les jeunes gens sont, en outre, fidèles à se tresser
les cheveux en forme de petites cordelettes, qu'ils endui-
sent en même temps de terre rouge délayée dans de
l'huile de ricin. Ce produit végétal, dont le nom seul
rappelle à celui qui en usa des heures difficiles, est, dans
toute cette partie de l'Afrique, fort apprécié, mais pour
l'usage externe. Partout on cultive le ricin, on en recueille
le fruit, on le fait bouillir dans l'eau, on l'écrase au
besoin, et on recueille goutte à goutte l'huile qui surnage
pour préparer divers cosmétiques et s'en frotter le corps.
Le Noir a besoin de cela : les matières grasses lui lubri-
fient la peau, diminuent la chaleur des jours, préservent
du froid des nuits. Les mères de familles apprécient ces
soins pour leurs enfants presque à l'égal de la nourriture.
Aussi, les tribus qui n'ont pas de cultures, comme les
Massais, emploient le beurre; celles qui n'ont ni cultures
ni troupeaux, comme les Ndorobos et les Bonis, y mettent
la graisse des animaux qu'ils tuent.
Le pendant d'oreille est aussi, chez les hommes de
Paré, d'un usage universel : ajoutez-y, pour être complet,
quelques colliers et bracelets, une longue pipe, une
tabatière en bambou, un couteau à la ceinture, un arc,
un carquois en cuir rempli de flèches, parfois une lance,
et enfin, chez les gens qui se respectent, un meuble qui
mérite une mention spéciale. C'est un siège, mais un
siège qui les suit partout, d'une simplicité merveilleuse.
l'ig. 33. — Indigènes de P.inÉ, venant vendre des vivr.ES. — Dessin de >I-r Le Roy.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO 170
d'une utilité incontestable et d'un effet décoratif puissant.
Cet ustensile fait partie de l'habillement et supprime
l'encombrement des escabeaux, tabourets, bancs, stalles,
chaises, fauteuils, canapés, divans, berceuses, causeuses,
bergères, voltaires et trônes divers; s'il était pré-
senté dans un pays civilisé, comme la France, par un
industriel intelligent et progressif, il serait immédiate-
ment breveté, avec garantie du gouvernement. Il consiste
en une épaisse peau de bœuf découpée en forme ovale,
avec les dimensions voulues, et ajustée une fois pour
toutes, au moyen d'une simple ficelle, à cet endroit que
l'homme ne se voit jamais, mais que, par toute la terre
habitée, il a judicieusement deviné avoir été fait pour
s'asseoir dessus.
Tel est ce cher peuple de Paré. Hélas! nous ne pouvons
maintenant que passer en courant au pied de ses mon-
tagnes, en priant Dieu de hâter le jour où il nous sera
donné d'aller lui apprendre tout ce qu'il a fait pour lui!
XIV
AU LAC DYIPE
Perdus et retrouvés. — 8ur l'antilope. — Le bonheur des premiers âg'os.
— Une rude étape. — Double alerte. — Le Dyipé et ses bords. — Le
Diable dans le eorps du guide. — Un coucher de soleil.
Si distinctement qu"oa aperçoive le lac Dyipé du haut
de notre arbre, il paraît que pour l'atteindre il faut bien
marcher dix ou douze heures : c'est trop pour une seule
traite, notre caravane étant chargée et fatiguée comme
elle l'est. Il est donc réglé que, après avoir repris quel-
ques forces à cette halte de Mdimou, nous continuerons
notre course en avant et nous en irons coucher dans le
désert de Kizingo «jui s'étend sous nos yeux : ce sera
diminuer d'autant l'étape du lendemain.
Laissant donc la plupart de nos porteurs prolonger
leur repos et leur repas — l'un complète l'autre — nous
prenons les devants avec quelques fidèles. Il est deux
heures. Comme on nous a dit qu'il n'y a qu'un sentier,
nous le suivrons indéfiniment jusqu'au coucher du soleil,
et là où nous nous arrêterons, nous serons tôt ou tard
rejoints par la caravane.
Confiant dans notre renseignement, nous allons aussi
devant nous, au petit bonheur... Mais ce malheureux sen-
12
178 AU KILIMA-NDJARO
tier incline tellement à gauche qu'il Unit cependant par
nous devenir suspect. Nous nous arrêtons pour nous
reposer et pour délibérer. Or, pendant que nous faisions
Tun et l'autre, voici que le guide accourt nous criant de
loin que nous sommes perdus : sans nous en apercevoir,
nous avions négligemment pris le chemin d'Arousha qui
passe à Lo Ndjaro, entre le Sanghi et le Gwéno!
Vite, nous nous mettons en mesvu'e de chercher, à tra-
vers le désert, le sentier vrai qui doit nous conduire au
Dyipé. Heureusement, les herbes ne sont pas hautes, la
marche est relativement facile et à travers un paysage
égayé de temps en temps par la rencontre de quelques
troupeaux de bètcs, nous finissons par retomber dans
notre chemin.
Mais la vue de ces bètes est provocante. Nous avons de
l'avance sur la caravane ; nos provisions s'épuisent, la
belle affaire si ce déjeuner qui marche pouvait se mettre à
bonne portée! Mgr de C'ourmont me donne mission de
tenter l'aventure : c'est une fonction comme une autre,
j'y vais.
Or, peu à peu, emporté par l'ardeur des passions ata-
viques, je me trouve seul et loin en présence d'un magni-
fique troupeau de grandes antilopes dites Pofou {Bosélaplie
Canna). Elles sont bien (juinze ou vingt, le mâle en tète,
une superbe bête à la robe noire, à la crinière au vent.
Immédiatement je me porte vers elles, me dissimulant
derrière les arbustes, les touffes d'arbres, les accidents
de terrain, prenant le vent, glissant, rampant. A quelles
bassesses ne s'expose pas l'homme pour vaincre la bête!
Enfui, j'arrive au lit desséché dun torrent, où je me
cache. Le troupeau n'est plus qu'à 200 mètres. Je tire :
Fig. 3i. — ViLL/UlE AU riED DES MONTAGNES DE PaUÉ. — DCSSill clc Mgl" Lo R
oy.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO ISl
course générale! Le beau mâle s'en va de son côté vers
les montagnes, abandonnant lâchement son intéressante
famille qui file dans la direction du lac. Je me lance à sa
poursuite et je m'aperçois, tout en courant, qu'une anti-
lope galope à part, se retire de la bande, se repose,
reprend sa marche et se repose encore : elle est touchée.
De loin, je lui adresse une seconde balle. Pendant que les
autres s'enfuient de plus belle, la pauvre bête fait quel-
ques pas, lentement et comme accablée de fatigue, puis
tout doucement prend une dernière bouchée d'herbe, —
telle qu'un condamné à mort, — me regarde et se couche
dans la prairie... La voilà : c'est un animal superbe, un
peu plus grand qu'un boeuf, mais moins gros, plus
dégagé, plus élancé, plus élégant, avec une robe 'rouge,
tachetée de blanc, des cornes droites et longues, de
grands yeux noirs tout humides et, à l'endroit du cœur,
une petite traînée de sang rose... Avec un indéfinissable
sentiment de pitié, presque de remords, je lui donne vite
le coup de grâce. Tout est fini.
IMais que faire maintenant? La caravane est loin der-
rière, l'avant-garde elle-même ne paraît pas, et si je
m'aventure à sa recherche, retrouveraî-je ma bête en ce
désert où tout se ressemble? Je noue un large mouchoir
rouge au bout de mon fusil que j'élève en l'air, je monte
sur la croupe de l'antilope et je reste là, debout, faisant
des signes...
Or, voilà que presque aussitôt le grand corps d'Abdallah
se détache sur l'horizon : il a entendu les coups de fusil,
il a jeté sa charge sur le chemin et il accourt « en grande
diligence », comme disent les règlements, un long couteau
en main. Sans se demander plus longtemps si l'animal vit
encore, le fidèle enfant de l'Islam cherche le nord — la
direction de la Mecque — se décide pour le sud, et mar-
mottant l'invocation prescrite, qu'il oublie d'émotion,
m AU KILIMA-NDJARO
coupe le cou de la victime. Peu à peu la caravane arrive
elle-même, chantant, dansant : l'enthousiasme est général.
Plus de disputes ritualistes, plus de discussions, plus de
contestations, plus de distinctions entre les purs et les
impurs : « Mauvaise viande! dis-je à un fidèle musulman,
la bête était morte quand on l'a égorgée. » — « Oh!
répond-il avec conviction, morte en dehors peut-être,
mais pour sûr elle vivait encore par dedans. »
Nous coucherons ici, en plein désert, puisqu'en plein
désert la Providence nous envoie notre souper.
Avec un entrain sans pareil, les porteurs réunissent les
charges et organisent le campement, dressent les tentes,
cherchent du bois et dépècent l'animal. Les parts sont
bientôt faites : chaque compagnon reçoit à manger pour
trois jours au moins, en s'en donnant jusque-là!... Mallicu-
reusement l'eau manque et chacun n'a que la provision
prise à la dernière halte. N'importe! A mesure que la nuit
descend dans la plaine, des feux énormes s'allument de
tous côtés, des pièces de viande homériques grillent sur
les charbons, en même temps qu'on en boucane d'autres
découpées en longues tranches; chacun devise à sa
manière, les groupes se forment près des feux, on cause,
on rit, on raconte des histoires, on crie, on tisonne, on
chante, on mange, on s'allonge dans l'herbe, tandis que
le vent souffle de la montagne, que l'odeur de la cuisine
en plein vent se mêle aux parfums des bois odoriférants
(}ui brûlent et que le sentiment intime de la grande soli-
tude, de la belle indépendance, de la vie sauvage et primi-
tive, répand sur toute cette scène africaine quelque chose
d'ineffablement grand et d'ineffablement doux. Nous au-
tres, gens d'Europe, nous avous tellement compliqué
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO DiA
cette pauvre vie, en cette fin du dix-neuvième siècle sur-
tout, qu'elle est devenue très difficile en vérité. Nous
cherchons le honheur, nous le cherchons même avec fré-
nésie, mais nous l'avons fait consister en tant d'éléments
qu'il en manque toujours quelques-uns. Heui-eux les sim-
ples! Paix aux primitifs! Que sous les lustres éblouis-
sants des théâtres les beaux jeunes gens d'Europe aillent
porter les ennuis, les misères et la stérilité de leur vie;
que l'on s'amuse d'office aux salons dorés, qu'on montre
son habit, qu'on tourbillonne et qu'on danse; nous du
moins, cette nuit, nous jouirons longuement du bonheur
des premiers âges : Dieu sur nos têtes, des monceaux de
viande à nos pieds, la paix dans l'âme et la liberté partout!
Le temps passe ainsi. Nos hommes qui, dans ces cir-
constances, goûtent grandemeet la joie de vivre ont peu
ou point dormi, et nous les trouvons bien surpris quand
nous nous levons le lendemain vers trois heures pour
assister à la messe que Mgr de Courmont dit sous sa
tente, comme d'habitude. Les retardataires prennent
alors le parti de se coucher : c'est un peu tard, mais enlin
à cinq heures, tout le monde est en route, chacun portant
sur sa charge un morceau de viande boucanée.
L'étape est rude, très rude. Au bout du désert de
Kizingo commence l'ancien bassin du Dyipé d'où les
eaux paraissent s'être retirées depuis longtemps, mais
où elles ont laissé des traces parfaitement visibles. Ce
lac a dû être étendu; peu à peu, il a perdu de ses
eaux, peut-être en perd-il encore, semblable en cela du
reste à ce qu'on a remarqué de la plupart des grands
lacs africains. Le Ngami, le Tanganyika, même le Vic-
toria-Nyanza. Car il faut se résigner à cette constatation,
184 AU KILIMA-NDJARO
désagréable surtout pour ceux qui vivront dans dix mille
ans : l'Europe se refroidit et l'Afrique se dessèche.
Ici, dans Tancien bassin du lac, les fines graminées
cèdent peu à peu la place à une végétation spéciale de
plantes ennemies dont les fruits piquent, dont les feuilles
coupent et dont les épines s'enfoncent dans les pieds.
Toute trace de chemin a disparu : nous allons à l'aven-
ture, en nous dirigeant sur un bouquet d'arbres que le
guide nous a signalé et qui ressemble de loin à une
petite colline arrondie. Mais si l'on serre le lac de trop
près, on tombe dans d'énormes trous- cachés dans les
herbes et il faut faire un long détour pour arriver enfin
vers midi, sur un terrain solide où nous nous comptons :
nous voilà six en tout, nous trois, le vieux Séliman, le
guide et un enfant. Le reste est dispersé là-bas par le
désert, dans les grandes herbes, sous les arbres, au fond
des trous. Puisse leur bon ange nous les ramener à
peu près tous!
Nous nous remettons en marche, l'un derrière] l'autre,
fatigués, silencieux, les yeux fixés sur le bouquet d'arbres,
où nous devons enfin trouver un peu de fraicheur et de
repos. Le soleil est brûlant, la brise nulle, l'air embrasé,
le sol nu. Et nous allons, et nous allons toujours... Or,
voilà que, subitement, de dessous un misérable mimosa
qui se trouve sur notre droite part un bruit sourd,
quelque chose comme un grognement, en même temps
que s'agite une masse fauve qui ne tarde pas à se trouver
sur ses pattes et à présenter à nos regards étonnés un
magnifique spécimen de vieux lion, jaune et chevelu,
mais point content d'être dérangé dans sa sieste et
d'aspect fort rébarbatif. Il fait trois ou quatre pas len-
tement, comme pour prendre son élan, il agite douce-
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO 187
ment sa grosse queue, nous rcgaixle fixenienl tête haute,
et pousse un hurlement prolongé, terrible {fig. 35). C'est
l'heure de recommander à Dieu sa pauvre ame et de
faire face à l'ennemi :
« — Mon fusil, dis-je au guide, vite! »
Mais le guide jugeant que s'il donne le fusil, lui-même
restera les mains vides, ne se presse pas du tout de se
rendre à l'ordre.
« — Attention! fait lîientôt le P. Auguste. Il file!
Et Mgr de Courmont ajoute, en ajustant son lorgnon :
« La belle bête. »
Le « roi des animaux » voyant en effet ces six hommes
debout devant lui, fermes sur leurs pieds, et ces douze
yeux dans les siens, avait cru que la lutte serait trop
inégale, et il s'esquivait, lentement il est vrai, très lente-
ment, mais enfin il s'esquivait, pendant que les six hommes
le laissaient volontiers commettre cet acte de lâcheté
bien placée... Mais tous nous fûmes d'avis que les choses
auraient autrement tourné si nous avions été moins nom-
breux ou si, parmi nous, l'un ou l'autre avait tenté de fuir.
Le lion parti, nous reprenons notre chemin, parlant
cette fois, oubliant le soleil, la fatigue, la soif, et nous
communiquant nos impressions; on s'applaudit généra-
lement de n'avoir pas cédé d'un pas, pas même froncé le
sourcil — c'est peut-être, entre nous, pai'ce que nous
avions été surpris. — Mais nous avions à peine fait quel-
ques pas, que de nouveau les herbes s'agitent; aussitôt le
guide s'arrête, épouvanté; quelque chose se précipite
entre les jambes de notre pauvre vieux Séliman qui, de
terreur, tombe à la renverse, lâchant à la fois, panier,
casseroles et carabine : C'était un lièvre {fîg. 36 1.
Un quart d'heure après cette double alerte, nous arri-
vions enfin sous le bosquet d'acacias dont le feuillage
délié forme comme lui dôme et qui de loin nous avait
188
AU KILlMA-XD.JAr.O
Fig. 36. — SÉLIMAN EN DANGER.
servi de point de repère. Peu à peu nos porteurs nous
rejoignent; ils sont fatigués, mais au complet, et le cam-
pement^s'installe.
Nous méritions bien un peu de repos. Nous le primes
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJAHO 191
le lendemain un peu plus en avant, et dans un endroit
où le lac à peu près débarrassé des hautes herbes et des
roseaux qui Tentourent était assez accessible pour qu'on
pût y tenter un bain, en compagnie des hippopotames
qui reniflaient sous nos yeux comme pour nous souhaiter
la bienvenue {ftg. 37).
Le Dyipé ou, comme prononcent les gens de Tovéta,
VIpé [1-pé) est une nappe d'eau relativement peu pro-
fonde mesurant environ 5 kilomètres de large sur 16 de
long, du nord au sud. Son altitude est de 737 mètres au-
dessus du niveau de la mer, et ce chiffre peut être pris
comme celui de la pente total du Rouvou, qui, après avoir
réuni les cours du versant méridional du Kilima-Ndjaro,
va se jeter dans l'Océan Indien, à Pangani. En effet, le
lac Dyipé est précisément formé par un des affluents de
ce fleuve dont il n'est qu'une expansion : le Loumi des
Tchagas, le Mfouro des Tovétas. Ce cours d'eau, grossi
de tout l'excédent qui sort de l'oasis de Tovéta, de la
rivière Kitito qu'il reçoit à gauche et, dans la saison des
pluies, d'un autre torrent Lo-Ndjaro, qui descend des
montagnes du Taita, ce cours d'eau se déverse au nord
dans le bas-fond du Dyipé et en ressort presque dans la
même direction, un peu vers l'ouest, en formant un
marais difficile à franchir; c'est pourquoi on prend ordi-
nairement le lac par sa rive orientale, celle où nous
campons.
De ce côté, la plaine s'étend jusqu'au massif de Taita
avec seulement quelques collines calcaires vers le nord-
est; mais, sur le bord opposé, s'élèvent jusqu'à 2000 mè-
tres les belles montagnes du Gwéno, riches, boisées en
haut, cultivées et peuplées. Par ailleurs tout est plaine,
•et tout ce qui est plaine est aride et désert.
192
AU KILIMA-NDJARO
Sur le pourtour du lac lui-même on ne trouve guère
que des accacias {fig. 38), de grandes mimosées aux fleurs
odoriférantes, aux feuilles délicates et aux^riches épines,
Fig. 38. — Acacia des dords du lac Dyipé.
puis dans l'eau de petits arbustes, des roseaux, des
papyrus, des cypéracées diverses '. Beaucoup de co-
quilles intéressantes {fig. 39), quelques-unes d'espèce
nouvelle. Les poissons y sont nombreux aussi et de Ijclle
' Cijperus, Scifpus, Sciera, etc.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO 193
taille, mais peu variés et peu délicats; des siluroïdes et
des cyprinoïdes, les mêmes au reste que ceux de
tous les cours d'eau qui descendent de la montagne et
forment le Rouvou. Les crocodiles n'y manquent point,
non plus que dans le lac Tchara qui occupe au-dessus du
Tovéta un ancien cratère. Quant aux hippopotames, le
jour, ils y prennent leurs ébats en toute liberté et s'en
vont la nuit se balader dans les roseaux et les grandes
herbes; leurs chemins qui y sont tout tracés, servent à
nos hommes comme de longs couloirs par où ils vont
Fig. 39. — Coquilles du lac Dyipé (gvandeui' naUu'ellc).
prendre l'eau du lac. C'est à ces endroits un liquide épais,
boueux, vert et dégoûtant. Pour ne pas l'absorber tel,
nous en remplissons un seau, nous y mettons une forte
pincée d'alun pulvérisé et après avoir agité le tout avec
un bâton, les détritus de tout genre ne tardent pas à se
précipiter; de sorte que, à la grande admiration de nos
porteurs qui ne comprennent rien à ce sortilège, nous
pouvons boire de l'eau claire. Aux voyageurs africains et
autres qui manqueraient de filtre perfectionné j'ose, en
passant, recommander ce simple système.
La gent volatile est ici représentée par de nombreuses
tribus d'aigrettes, de pluviers, de canards, de pélicans,
13
19A
AU KILIMA-NDJARO
et d'oies sauvages. Mais nulle part ailleurs nous n'avons
vu tant de pintades. Sur les bords du lac à travers ces
courtes graminées et sur ces terrains secs et sablon-
neux qui leur conviennent, on en voit des bandes de
Fig. 40. — Poissons au lac Dyipé ;l/3 grandeur natui'cUe .
vingt, trente, cinquante sujets, les mères conduisant
leurs couvées, et tout ce peuple s'appelant, gloussant,
picorant, courant et voletant. La nuit, elles se retirent
sur les arbres. Nous en avons tué quelques-unes. Nous
en aurions pu l'aire un massacre.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO l'Jô
Au reste, ces environs du Dyipé peuvent être donnés
comme le paradis du chasseur. De tous côtés, sauf les
enclaves de Chvéno et du Tovéta, s'étendent d'immenses
plaines rebelles à la culture, et qui paraissent n'être faites
que pour servir d'asile aux bêtes.
Dispersés sur ces vastes espaces, les troupeaux ont un
lieu commun de réunion; c'est le lac, où la nuit ils vien-
nent se désaltérer, pour s'enfoncer de nouveau dans
leurs solitudes, /vussi, les bords du Dyipé sont piétines
et broutés comme ceux d'une mare où de grands trou-
peaux de bœufs viendraient boire tous les jours, l'ne
simple promenade sous les acacias qui environnaient
notre camp, nous fit réveiller plus d'un- buffle et, dans la
crainte d'avoir à subir un assaut — n'étant point suffi-
samment armés pour ce tournoi — nous dûmes bientôt
nous replier en bon ordre. Dans cette affreuse marche cà
travers le Kizingo et au delà, à chaque instant, nous
voyions se dresser la forme étrange de la girafe, la robe
éclatante dos zèbres, les espèces variées et parfois si
gracieuses des antilopes africaines'; de temps à autre,
des autruches qui, elles, se tenaient toujours à de grandes
distances. Ces autruches, il n'est pas inutile de le si-
gnaler, sont d'espèce nouvelle, et n'ont été décrites que
depuis quelques années-.
Chose curieuse ! Ces animaux ont des haijitudes par-
faitement régulières et tout à fait en -l'ajiporl avec leurs
besoins. Mvent-ils en société? Mieux vaudrait peut-être
dire qu'ils sont en familles, car il est rare que dans un
troupeau deux mâles adultes se trouvent ensemble : l'un
i-
ag-ue
' Gazelle de Grant; Kobe à croissant; Céphalophe do Natal; Céplu
lophe rasetir; Tragélaplie des boi.s; Apyceros molampus; Nésoti-a^
musqué; Eleutrague des roseaux ; i Egocère noir: Streiisicére coudou
Bolélaplie canna; Catoblépas gnou, etc.
- Slrultius (Utiiiioidcs.
19G AU KILIMA-NDJAHO
tue l'autre, le chasse ou le réduit en servitude. C'est de
là que viennent ces individus isolés que l'on rencontre
assez souvent et que connaissent bien les chasseurs : ces
solitaires sont des proscrits, des expulsés, et leur carac-
tère s'aigrit singulièrement dans leur vie vagabonde.
Dans ce monde-là, mallieur aux vieux ! Quant aux autres,
ils traînent après eux, dix, quinze et vingt têtes dont ils
sont les chefs respectés et obéis : ce sont eux qui con-
duisent le troupeau, qui donnent le signal du danger,
ou dont l'attitude rassurée permet les ébats des
jeunes.
(Jn ci'oirait que, la nuit venue, ces animaux n'ont rien
de mieux à faire que de se cacher dans les bois. Eux, au
contraire, se réunissent alors dans un endroit bien décou-
vert, loin de tout bosquet où l'ennemi, lion, léopard ou
homme, pourrait se mettre en embuscade, et là, pressés
les uns contre les autres, ils se reposent, ruminent,
dorment et attendent. Pariois le soir, parfois le matin,
ils vont boire; mais leurs sentiers sont toujours tracés
de manière à éviter les endroits suspects. Aux premières
lueurs du jour, ils se rendent au pâturage, se retirent
vers dix heures à l'ombre des arbres, et reparaissent
dans l'après-midi, vers quatre heures. Mais toujours il y
a des sentinelles qui veillent, un peu en avant du trou-
peau, le cou tendu, la tête haute, Torcille au vent, et ne
prenant qu'une bouchée d herbe de temps à autre, uni-
quement pour s'occuper, pendant que le gros de la troupe
pait tranquillement, (|uc les vieux se reposent, que les
jeunes gambadent. Qu'un cruel coup de fusil vienne
abattre ce chef, ce guide, ce sultan, le troupeau décon-
certé erre quelque temps à l'aventure; mais bientôt, le
plus vigoureux, peut-être le plus ambitieux parmi les
jeunes mâles qui restent, voit que la place est libre et
comme dans toute maison, république, principauté.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO 107
royaume et empire, il la prend, et la famille reconstituée
continue sa marche à travers les solitudes.
Les alliances ont toujours leurs raisons d'être. On voit
assez souvent deux ou trois espèces d'antilopes ensemble,
et c'est ordinairement un petit troupeau cfui s'est adjoint
à un plus grand pour mettre sa faiblesse à l'abri de la
force du voisin. On recherche aussi volontiers la com-
pagnie du zèbre, son oreille particulièrement fine et sa
taille élevée le mettant en mesure de signaler plus tut le
danger qui menace. La girafe, à ne considérer que ses
dimensions, pourrait être utilisée comme un véritable
sémaphore; mais on la juge comme mal préparée à ces
délicates fonctions — un peu trop bête, pour dire le mot
— et son alliance no parait guère appréciée. Les buffles,
un tas de mauvais caractères, n'acceptent généralement
que la société d'un oiseau qui, avec une adresse, une
familiarité, une persévérance et un sans façon extrêmes
les débarrassent, en se régalant, de la vermine qui les
couvre. Il en est de même du rhinocéros et de l'éléphant :
ce sont d'ailleurs de trop gros propriétaires pour ad-
mettre la compagnie de quelques petits et pauvres pa-
rents. Mais les autruches, et surtout les grues couron-
nées, circulent volontiers et librement à travers les plus
grands troupeaux, dans les excréments desquels ils
ramassent le dessert de chaque jour. Le lion voyage seul
ou en compagnie de sa petite famille, le léopard aussi.
Mais l'un et l'autre sont suivis de près par l'hyène, qui
recueille avec volupté les restes de ces maîtres : l'hyène,
c'est le chiffonnier du désert !
Mais une hospitalité curieuse est celle qu'un troupeau
de zèbres a donnée à un âne, ici même et l'an dernier.
Cet àne, une magnifique bête, pure race de Mascate, avait
été acheté à la Côte par des olïïciers allemands du poste
cVArousha. Mais un jour, pris de vagues idées d'indépen-
198 AU KILIMA-XDJAKÛ
dance en face de tout Fespace qu'il voyait ouvert devant
lui, il s'évada. Après beaucoup de recherches inutiles, on
l'avait oublié, pensant qu'il avait servi de déjeuner à un
lion du voisinage; mais voilà que, depuis, on l'a revu
plusieurs fois avec un troupeau de zèbres qui semblait
lui témoigner grande affection, et malgré tous les efforts,
toutes les avances, il a été impossible de le reprendre.
Encore un exemple' do civilisé qui préfère la liberté de la
vie sauvage à tous les raffinements de la servitude, à
tous les honneurs de l'écurie!
Les quelques voyageurs qui ont passé au Dyipé en ont
mal parlé : c'est que peut-être n'avaient-ils pas bien choisi
leur campement. Pour nous et pour nos hommes, c'est
une bonne fortune de pouvoir nous arrêter deux jours
sur ses bords. Le guide, particulièrement surmené, parait
enchante de nous avoir amenés jusqu'ici sains et saufs.
Mais décidément les Noirs, hommes et femmes, ont fré-
quemment à souffrir de maladies qui sembleraient devoir
n'être réservées qu'aux gens de civilisations avancées.
Ce brave garçon, d'environ vingt-cinq ans d'âge, sec,
nerveux, impressionnable, était hier soir assis près d'un
feu où grillait un reste d'antilope, lorsque tout à coup
ses camarades s'aperçurent (ju'il prononçait des paroles
inintelligibles. Ils le secouent, ils le pincent, ils l'appellent :
autant vaut, pour le résultat, s'adresser à une souche.
Plus de doute : « l'esprit » vient de s'emparer de Mwalim.
Un vieux, le plus vieux de la bande, accourt aussitôt
nous prévenir :
« — Père, donne-moi une tasse de faïence, sauf respect.
« — Une tasse, Fardyallah? Et de faïence?
« — Oui, pour offrir à boire à Mwalim...
« — Mais Mwalim n'a qu'à boire aujourd'hui comme il
a toujours bu!
» — Ah! C'est que... aujourd'hui..., cntin voilà : le Diable
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO 109
vient (le lui entrer clans le ventre, et il remonte jusque
dans la tête.
« — Le Diable, Fardyallah?
« — Oui. Nous connaissons cela, nous autres Noirs;
les Blancs n'y entendent rien, sauf respect. Et pour que
l'esprit le quitte, il faut lui offrir de l'eau fraîche dans une
tasse de faïence, sauf respect.
K — Le Diable, Fardyallah?
« — Le Diable, Père? »
Nous nous levons immédiatement, très désireux de voir
de si près l'antique ennemi du genre humain. Le pauvre
Mwalim est là, en effet, assis au pied de son arbre.
serrant ses genoux dans ses bras allongés et ses mains
croisées, le corps ployé, les yeux fixes, psalmodiant des
syllabes rappelant de loin le langage massai, mais abso-
lument insensible à notre appel aussi bien qu'aux pin-
cées délicates dont nous le caressons. Ce Diable doit
être simplement une attaque d'hystérie. Sans accorder
ni faïence, ni tasse, nous le laissons là tout bonnement,
attendant le lendemain matin : le lendemain, frais et
dispos, il avait complètement oublié la possession de
la veille...
Mais le Kilima-Ndjaro, où est-il? Si gros et si peu
visible! C'est bien la peine de se donner de telles dimen-
sions pour se montrer si rarement, et nous commen-
çons à nous expliquer la tradition des voyageurs arabes
d'après lesquels cette montagne enchantée se cache,
change de place, pour reparaître et se cacher encore...
Il est vrai, nous l'avons vue. C'est au moment où
nous avons quitté les dernières montagnes de Paré, à
l'entrée du désert. Le o-arde arrêtant la caravane a
200 AU KILIMA-NDJARO
étendu la main à gauche, vers le nord-ouest : « Regardez
là! » Nous regardons : des nuages, rien que des nuages,
les uns noirs et d'assez vilaine apparence, puis là-haut,
très haut, dans une déchirure, un autre plus petit et
tout hlanc.
« — Eh bien, qu'est-ce?
« — C'est le Kilima-Ndjaro, ce point qui brille... »
Et tout de suite après, une autre nuée, comme un
voile tiré par une main invisible, nous cache le sommet
du Kibo : car c'était lui.
Depuis, bien souvent nos regards se sont portés de
ce côté : nous n'y avons vu qu'un ciel, tapissé de gris.
Notre parti était donc de ne contempler le Kilima-
Ndjaro que sur le Kilima-Ndjaro môme, lorsque, le soir
de notre second jour de campement, peu avant le cou-
cher du soleil, nous nous aventurons encore dans les
eaux du Dyipé. A cette heure, un bain de pied est si bon!
Mais à peine avons-nous dépassé la bordure de ro-
seaux qui nous cache la vue même du lac que nous ne
pouvons retenir un cri spontané d'admiration : le Kilima-
Ndjaro!
Le spectacle que nous avons sous les .yeux est do
ceux en effet qui restent inoubliables. Sur le fond dun
ciel tout bleu, là devant nous, se détache comme dans
un vigoureux tableau l'immense profil de la montagne
merveilleuse. Deux sommets : l'un à gauche un peu
arrondi et d'un éclat éblouissant, c'est le Kibô, le géant
africain, qui porte à plus de 6000 mètres sa tète cou-
verte de neiges éternelles; l'autre, à droite, plus près
de nous, déchiqueté, noir et terrible, avec seulement
quelques traînées blanches : c'est le Kima-wenzé qui
n'a que 5300 mètres, mais qui d'ici parait égal à l'autre.
A cause de la position que nous occvqions, le plateau
qui relie ces deux sommets disparait presque. On ne
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO 201
voit non plus aucun détail du massif, point de forêts,
point de vallées, point de pics isolés : les deux cratères
paraissent supportés par ce piédestal énorme, coulé tout
d'une pièce, comme pour servir de candélabres allumés
dans le cours des siècles à la gloire du Créateur. Hélas !
c'est à peu près le seul hommage qu'il ait reçu dans
ces contrées, et il la reçu de sa main! Les Massais
cependant, poussant leurs troupeaux à travers les sa-
vanes africaines et considérant cette merveille qui de
partout se dressait à leur horizon, l'ont appelée « la
Maison de Dieu ». Puissions-nous à notre tour en faire
un autel !
En ce moment tout contribue du reste à nous le repré-
senter comme tel. En bas, sur les contreforts habités,
brûlent les grands feux d'herbes sèches que les indi-
gènes allument en cette saison dans leurs champs, et
les longues fumées blanchâtres s'élevant lentement dans
l'air pur et recueilli du soir rappellent autant de cas-
solettes posées au pied de la montagne.
Ici plus près, de l'autre côté du lac, le grand soleil
d'Afrique descend comme un disque rouge emporté par
son poids : on le voit s'enfoncer rapidement derrière
une longue chaîne de collines pittoresques, couvrant
les unes de l'indigo le plus sombre, les autres du plus
clair azur, et, de tous côtés, sur les premiers contreforts
du Kilima-Ndjaro, sur la chaîne de Paré, sur la ligne
d'arbres qui borde le rivage, sur le lac lui-même, dans
l'immensité du ciel où pas un nuage n'apparaît, le voilà
répandant la gamme admirable de toutes les couleurs
qui se fondent et passent de l'une à l'autre avec des
nuances d'une délicatesse infinie : le vert, le bleu, le
pourpre, le violet, l'orangé, l'opal, l'émeraude, tout s'y
trouve. Puis pour compléter ce tableau superbe que la
main du Créateur repeint au même endroit depuis des
ÎOÎ AU KILIMA-NDJARO
siècles, voici devant nous la masse du Kilima-Ndjaro
qui vient se projeter dans les eaux calmes du Dyipé,
uni comme une g-lace, pendant que du haut des mimosas
les insectes préludent timidement à leur chanson noc-
turne, que les oiseaux aquatiques regagnant leurs de-
meures passent lentement sur la surface du lac où se
mirent leurs grandes ailes et que du fond des savanes
lointaines s'avancent par troupeaux les bêtes qui pen-
sent, peut-être avec raison, que c'est pour elles que la
Providence prépara ce réservoir.
Inoubliable spectacle que le silence de la solitude,
l'ombre croissante du soir, l'immobilité de toute cette
nature tropicale couvrent comme d'un recueillement reli-
gieux et pénétrant. Et à travers ce silence, comme la
prière monte bien vers Dieu, qui nous appelle de si
loin à donner maintenant son nom et sa parole aux
témoins séculaires de ces merveilles!
XV
TOVETA
,'oMsis (le Tovtta. — Camiicini'iit et accueil. — Un Edcii africain.
Nous quittons à (3 heures du matin ce délicieux cam-
pement du lac, et laissant à notre gauche la rivière dont
le cours est marcjué par une ligne verdoyante de grands
arbres parmi lescjuels beaucoup de palmiers, nous cou-
pons droit à ti^avers le désert où l'herbe fine est broutée
comme en une prairie trop étroite par les troupeaux
quelle doit nourrir. Seules, de curieuses euphorbes et
des passiflores de taille naine se dressent inattaffuées par
la dent des bêtes.
A l'horizon, voici connue un rempart : c'est la foret,
c'est Tovéta.
Ce nom que les Swahilis de la Côte et après eux les
Européens prononcent Tavéta et les indigènes Tovôla
et Tonvéta\ représente une admirable oasis que tous
les voyageurs ont décrite avec une sympathie marquée.
C'est au sud-est du Kilima-Ndjaro une dépression de
terrain comblée par les grasses alluvions entraînées de
' Du mot i<\va\vi X<lovéla.
-'Oi AU KILIMA-NDJARO
la grande montagne, grâce à cette rivière à laquelle
Thomson et Johnston ont donné le nom de Loumi, qu'elle
porte en effet à ses sources, mais qui parait inconnu des
gens de Tovéta : ceux-ci rappellent simplement Mto
ou Mouro, « la rivière ». Ce cours d'eau, tombant des
forêts qui entourent la base du Kima-wenzé, traverse
la plaine en répandant dans le sous-sol la plus grande
partie de ses eaux. Cà et là, on voit sourdre des sources
et presque partout on n'a qu'à creuser 1 ou 2 pieds
pour trouver l'eau. C'est là le secret de la prodigieuse
fertilité de ce coin de terre, et pour les étrangers surtout,
de son insalubrité réelle. Les montagnards du Kilima-
Ndjaro ne peuvent y faire un séjour un peu prolongé sans
en emporter une fièvre, un rhumatisme ou une dyssenterie.
Cette oasis est disposée en un triangle dont le sommet
est au nord et dont la base s'appuie au sud sur le lac
Dyipé et ne mesure guère plus de 11 kilomètres sur une
largeur moyenne de 2 ou 3. Elle est peuplée d'environ
deux ou trois mille hommes seulement. Entre la zone
fertile, d'une fertilité plantureuse, et le désert voisin,
d'une aridité désolante, la démarcation est subite, abso-
lue : là où le sol s'affaisse assez pour recevoir l'épan-
chement des eaux, c'est l'exubérance de la végétation
tropicale ; là où il se relève trop pour être privé de cet
arrosage naturel, c'est la stérilité de la terre africaine
brûlée par son implacable soleil.
Nous voici donc à l'enti'ée de cette Arcadie. Sur notre
route — car il y a pour y pénétrer un autre chemin venant
de Taita — elle est séparée brusquement du désert par
une rivière, le Kitito, qui passe en dormant sous l'épais
couvert d'arbres séculaires et d'inextricables fourrés :
eau vaseuse, boue et fange, troncs qui pourrissent, co-
quilles sans nombre sous les feuilles d'arbres tombées
et restées dans la rivière.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO 205
Après une halte sur ces bords peu enchanteurs, nous
nous engageons dans la forêt par une trouée étroite,
sinueuse et sombre. Encore uue rivière à traverser, celle-
là plus gaie, et enfin voici les grandes bananeraies qui
commencent, couvrant tout de leur ombre et de leur
verdure. La terre est fort proprement travaillée, des
canaux circulent de tous cotés, et des cases rondes,
répandues sans ordre en ce labyrinthe verdoyant, achè-
vent de donner à ce paysage fait de mains d'homme
un air de fraîcheur, de richesse, de grandeur, qui a
frappé tous ceux qui l'ont vu. Bientôt, les salutations
s'entre-croisent sous les larges feuilles de bananiers, et
à l'accueil fait à nos blancs visages, à nos costumes euro-
péens, nous nous apercevons tout de suite que nous
avons affaire à une autre population. Là, personne, ne
se cache, personne ne s'enfuit; tous, au contraire, les
hommes, les femmes, les enfants, accourent nous voir,
nous' saluer, nous presser la main. Plus d'une vieille
même attrape à la hàtc un régime de bananes et nous
l'apporte. Elle dit qu'elle veut le vendre, mais la belle
farce! C'est un prétexte évident pour nous dévisager à
son aise, en nous montrant ses dents qui branlent et
SCS oreilles qui lui battent les épaules.
Voici une clairière en cette forêt de bananiers : » C'est
là, nous dit le guide, que campent tous les Européens. »
En effet, les voyageurs anglais Thomson et Johnston ont
passé là, puis le Maltais Martini, le comte hongrois
Teleki, l'Autrichien Hiinel, l'Allemand Ilans Meyer,
l'Américain Abbot, sans parler d'un prince russe, d'un
comte polonais, d'autres peut-être. Mais nous sommes
les premiers missionnaires catholiques et les premiers
Français qui ayons l'honneur d'y dresser nos tentes. A
ce titre, nous attirons l'attention de la colonie tovétane;
on vient en foule nous voir, nous considérer, nous par-
20(i AU KILIMA-NDJARO
1er, et, tout bien pesé, on s'accorde généralement à dire
que les nouveaux étrangers sont d'une ti'ibu intéressante
et très civilisée...
De grandes cases sont là, bâties dans le genre swahili
par nos dignes prédécesseurs, explorateurs de profes-
sion, chasseurs, aventuriers, princes, lords ou simples
millionnaires. Nos hommes s'y établissent sans façon et
nous, selon notre habitude, nous dressons nos tentes, où
nous sommes à l'abri de bien des choses, y compris la
vermine.
Là aussi nous restons deux jours, deux jours employés
à nous reposer, à faire des provisions, à distribuer aux
porteurs leur ration de linge et de perles, à étudier le
pays, à visiter la population.
Le pays, il est ce qu'on a dit déjà : superbe dans sa
fertilité exubérante. Les bananiers, soigneusement cul-
tivés, entretenus, irrigués, débarrassés de leurs feuilles
mortes, y atteignent des dimensions exceptionnelles et
fournissent aux habitants le fond de leur nourriture.
Musa jjuradisiaca ! Nulle part plus qu'ici on n'est invité
à se rappeler que ce fut cette plante, parait-il, qui
ombr"agea nos pauvres chers parents aux premiers
beaux jours du monde et qui, après le désastre dont
nous ne nous sommes jamais bien remis, leur fournit
encore leur premier déjeuner et leur premier jupon.
Sans doute, il y a longtemps de cela; mais ici, en pro-
menant nos loisirs sous ces grandes feuilles vertes,,
doucement balancées par la brise au-dessus de nos
têtes coupables, on ne peut s'empêcher de porter en
arrière ses tristes pensées, de se rappeler son origine
antique. Tovéta est un Eden, hélas! oui, mais un Eden
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO -'07
OÙ les suggestions du Serpent sont encore mieux aecueil-
lies que dans l'ancien!...
Dans maints pays, la banane est simplement connue
comme fruit de dessert et le bananier comme plante
donnant la banane. Mais à Tovéta, on ne l'entend point
ainsi : le bananier sert à tout. Le tronc d'abord, vert
et découpé en fines tranches, est une excellente nourri-
ture pour les vaches, les moutons et les chèvres, qui y
trouvent à la fois à manger et à boire. Les feuilles
desséchées servent à couvrir les cases. Et quant au fruit,
on le mange cru ou cuit, ou rôti : on a dix ou quinze
manières de le préparer. Au moment où ces lignes sont
écrites, les journaux d'Amérique annoncent avec quelque
licrté qu'un citoyen de cet industrieux pays vient de
découvrir le moyen de réduire la banane en farine. La
belle affaire! C'est ce que les gens de Tovéta font depuis
(les siècles : cela consiste à cueillir la banane un peu
avant sa maturité, à la couper en deux, à la faire sécher
au soleil, comme du manfôc, et. à l'écraser ensuite dans
un mortier avec un pilon. Ce n'est pas tout : ici, comme
au Tchaga et au Ganda, on trouve encore dans la banane
la base d'une bière excellente. La Providence est bonne.
Et c'est ainsi qu'elle a répandu par le monde quantité
de choses sans lesquelles les peuples qui les utilisent
ne concevraient pas qu'on puisse vivre : le bananier
à Tovéta, le cocotier sur plusieurs Cotes, le bambou en
Birmanie, le thé en Chine, le blé en Europe, le riz dans
l'Inde, l'arbre à pain en Océanie, le piment aux Antilles,
la morue à Terre-Neuve, à Chicago les porcs, le macaroni
en Italie, la choucroute en Allemagne, l'ail eh Provence
et les pommes en Normandie.
Cependant, il n'y a pas que des bananes à Tovéta.
On y cultive aussi Tambrevade, le maïs, le sorgho, la
patate, Figname, la citrouille, la canne à sucre, etc. Au
Î08 AU KILIMA-NDJARO
poisson de la rivière on tend des nasses; d'aucuns
même s'amusent bourgeoisement à pêcher à la ligne
{fig. 41). Le miel est recherché avec ardeur et on établit
pour le recueillir de ces ruches formées d'un billot
creusé cju'on attache aux branches d'un arbre au moyen
d'une corde et d'un crochet [fîg. 42) : mais ici on travaille
ce bois avec soin, avec art, et nul ne peut se marier
s'il n'a pas au préalable fourni la preuve que de temps en
temps il apportera du miel à la case. Il y a aussi du
bétail; mais les vaches ne sortent pas par crainte non
seulement des Massais, mais encore et surtout des
taons et des mouches, parmi lesquelles figure la terrible
tsé-tsé. On les nourrit à la case, comme il a été dit, avec
des troncs de bananiers découpés en fines tranches,
et c'est là peut-être un moyen à recommander aux
éleveurs africains qui, dans les endroits où les bêtes
à cornes n'ont pu vivre jusqu'ici, voudraient tenter de
nouveaux essais.
D'ailleurs tout le pays cultivable n'est pas cultivé et
on trouve encore nombre de coins de terre doù la forêt
vierge s'élance dans toute sa magnificence primitive.
Quels arbres! Quelles colonnes! Quelles ramures! Le
jour, quand on pense au soleil dont les feux grillent
les feuilles racornies du désert voisin, qu'il est bon
d'errer sous ces dais splendides, le long d'une sente à
peine marquée, où la lumière n'arrive que tamisée par
le feuillage extrêmement délié de ces arbres magnifiques,
où les lianes courent comme des cordes- vivantes sur
des mâts gigantesques, où çà et là des fleurs éclatantes
relèvent la couleur sombre de la verdure! La rivière
aussi est délicieuse avec son gazouillis perpétuel, ses
roches volcaniques qui encombrent son cours, ses bords
tapissés de fougères aux formes si délicates, ses grands
arbres qui, des deux côtés entre-croisant là-haut leurs
3)
Q
I
I
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJARO 211
branches, lui forment des arceaux majestueux. Parmi
les palmiers, il faut citer les dattiers sauvages, mais
surtout les raphias, qui, en groupes superbes, lancent
de tous côtés leurs feuilles énormes dans un désordre
aussi pittoresque qu'inextricable. Avec leur pétiole on
iait des échelles légères, des portes, des poutrelles, des
enclos, tout ce qu'on veut.
Mais défiez-vous cependant : la fièvre est peut-être là-
dessous. En Afrique l'eau dans le sous-sol est un élément
nécessaire à la santé des plantes, mais souvent nuisible
à celle de l'homme.
La colonie tovétane est composée d'éléments originai-
rement divers, mais aujourd'hui partageant à peu près
le même genre de vie, les mêmes mœurs, la même
langue et le même type. Il y a les Tovétas proprement
dits, frères des habitants de Kahé et du Bas-Arousha
que nous verrons plus tard : à eux sont venus se joindre
quelques indigènes du Tchaga, du Taita et du Kamba.
On trouve même ici une petite colonie de Kwavis, frères
des Massais. Le type général tient le milieu entre ce
dernier élément et celui des Noirs dit de famille bantou :
plus empâté que le premier, plus élégant que le second.
Mais, en somme, cette population est certainement supé-
rieure à celle du sud, plus belle, plus accueillante, plus
expansive, plus polie, plus intelligente, plus artiste.
Tous parlent swahili couramment; mais, gâtés par des
libéralités excessives, ils commencent à devenir exie^eants
vis-à-vis de l'Européen.
L'Islam a fait parmi eux quelques adeptes, et il serait
fàL-heux que, en se développant, il fermât cette inté-
ressante population à linfluence chrétienne. Volontiers
on nous aurait gardés à Tovéta et déjà plus d'un enfant
s^offrait de se faire notre disciple, avec promesse d'amener
un camarade, qui en aurait amené un autre. ]\Iais il
AU KILIMA-NDJARO
nous faut voir plus loin. Hélas! que de fois, pendant ses
voyages, le missionnaire est amené à répéter la parole
du Sauveur : Misereor super turbam!
Avec les nombreuses caravanes allant chercher l'ivoire
au pays massai ou en revenant, les Tovétas peuvent
aujourd'hui avoir tout le linge qu'ils veulent, mais ils
travaillent si bien les peaux et les relèvent de dessins
de si bon goût, en perles de verre, que les grèves de
Manchester et de Liverpool peuvent les trouver fort
indifférents. On fait aussi grand usage de chaînettes,
pendants d'oreilles et bracelets. Les hommes, les jeunes
surtout, s'habillent volontiers à la mode massai', tres-
sant leurs cheveux avec soin et se faisant, derrière la
tête, une queue avec une courroie. C'est là sans doute
ce qui a donné lieu à la fable étrange des « hommes à
queue » de l'Intérieur africain, dont on avait annoncé
l'existence il y a quelque trente ans. Cette nouvelle avait
fort réjoui les savants doctrinaires qui trouvent en eux
des souvenirs d'origine simienne : « — Voilà! répé-
taient-ils. Nous l'avions bien dit. Il existe donc encore
des hommes qui ne se sont pas suffisamment assis pour
se débarrasser de l'appendice caudal! » En fait, l'appen-
dice existe, mais malheureusement ce n'est pas la Nature
qui le met et encore n'est-il pas en sa bonne et vraie
place. Il y a, comme cela, dans la Science de ces Mes-
sieurs, un tas de déconvenues...
Une autre mode curieuse, c'est l'accoutrement auquel
se condamne une nouvelle mariée lorsqu'il est reconnu
que l'époque vient où elle doit mettre au monde son
premicr-né. Nous avons fait la rencontre de ce phéno-
Barrage d'irrigation. Ruche à miel. Panier à pL'clie.
Fig. 42. — A TovÉTA. — Dessin de Mgr Le Roy.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJAHO 215
mène chez le voisin de notre campement qui nous avait
priés fort gentiment d'aller chez lui boire une tasse de
lait. Assis tous les trois dans la case sur une peau de
bœuf tendue solidement et formant à la fois un lit et
un canapé, selon l'heure, la vieille dame du lieu nous
avait fait, comme de juste, les honneurs de son salon,
Dans un coin ruminait une vache. Près d'elle, solidement
campé sur ses pattes, son veau nous considérait avec
un ébahissement profond : c'était bien sûrement la pre-
mière fois de sa vie qu'il voyait les gens de notre race.
Après les saluts diisage, la calebasse pleine de lait
caillé avait passé de main en main : Mgr de Courmont
y avait trempé ses lèvres, le P. Auguste y avait à peine
ajouté trois poils de sa barbe, et elle m'était arrivée
ainsi, par trahison manifeste, avec charge de la vider
à fond. Enfin, c'était fait, et nous nous levions pour
prendre congé de nos excellents hôtes, lorsqu'un bruit
très cai^actérisé de serpent à sonnettes nous arrête tout
à coup sur le seuil de la porte. Vaine terreur ! Ce n'était
point un serpent, mais une dame, une dame bardée de
fer des pieds à la tète, avec un voile de chaînettes sur
le visage, des chaînettes sur la poitrine, des chaînettes
autour des reins, des chaînettes aux bras, des chai-
nettes aux pieds, des chaînettes aux oreilles, des colliers
de cuivre sur les épaules, aux bras et aux jambes, des
verroteries partout, de la ferraille, des fils de fer, des
lîls de laiton, une vraie boutique de quincaillerie : « Sa
nouvelle épouse » [fig. 43), dit la vieille dame en faisant
une moue caractéristique.
Mais si les jeunes mères sont ainsi honorées et
défendues, il est triste d'apprendre que les nouveau-
nés sont en grand danger d'être mal accueillis en ce
monde. On étrangle sans pitié, comme « mauvais » les
enfants qui naissent les pieds en avant, ceux dont les
216 AU KILIMA-NDJAUO
dents poussent crabord à la mâchoire supéi'ieure, les
jumeaux, les estropiés, ceux aussi qui ont pour père
vui adolescent non circoncis. Car, en dehors d'ailleurs
de toute pratique musulmane, la circoncision est ici
d'usage, comme chez beaucoup d'autres tribus afri-
caines : elle se fait vers l'âge de seize à dix-huit ans
et c'est seulement après qu'a lieu le mariage.
La polygamie existe; mais elle est chère et par con-
séquent restreinte, chaque nouvelle femme étant le
prix d'un bon nombre de bœufs, sans compter le miel,
le linge, les perles, etc.
Au reste, dans l'idée des Tovétas, la femme doit être
soumise à l'homme, elle lui est inférieure, et ils ont
là-dessus une singulière légende que m'a racontée un
jeune homme, avec beaucoup d'autres choses, dans une
longue conversation que nous avons eue :
« Au commencement, dit-il, Dieu voulut essayer le
cœur de l'iiomme et celui de la femme. Il prit donc
l'homme à part, lui remit un couteau et lui dit : « Ecoute.
« Cette nuit, quand elle dormira, tu me couperas le cou
« de ta femme. » Et il prit aussi la femme à part, lui
remit un couteau et lui dit : « Ecoute. Cette nuit, quand
« il dormira, tu me couperas le cou de ton honmie. »
C'est bien. Alors l'homme s'en alla tout triste, pensant :
« Couper le cou de ma femme, de ma sœur ! C'est
« imi^ossible, je ne le ferai jamais! » Et il jeta le couteau
dans la rivière, se réservant de dire qu'il l'avait perdu.
Et la femme aussi s'en alla. Puis la nuit venue, elle prit
le couteau et elle allait tuer l'homme qui dormait lorsque
Dieu reparut : « Misérable, fit-il, puisque tu as le cœur
« si méchant, tu ne toucheras plus le fer de ta vie ! Ta
« place est au champ et au foyer. Et toi, dit-il à l'homme,
« parce que tu es bon, tu as mérité d'être le maitre et
« de manier les armes. » Voilà pourquoi, ajouta Kombo,
Enfant. Tête d'homme. Enfant (vu de dos).
Nouvelle mariée.
Fig. W — Costumes de Tovéta. — Dessin de Mgr Le Roy.
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJAUO
même en Europe, à ce qu'on dit, ce sont les femmes
qui font la cuisine et les hommes qui la mangent. »
II n'y a point d'esclaves à Tovéta. Tout le monde
travaille; mais, comme la terre est très fertile, le labeur
quotidien se réduit à peu de chose, et beaucoup de
loisirs restent à tous les âces et cà tous les sexes pour
Une Taiiatiéke.
causer, se promener, boire, danser et jouir de la vie.
Au reste, on trouve ici beaucoup de mœurs massaïes :
les jeunes gens, par exemple, en attendant leur mariage,
vivent dans des campements séparés, mais ils ne sont
pas soumis, comme leurs voisins, à un régime spécial,
non plus qu'à des exercices militaires, n'étant pas
d'ailleurs destinés à porter la guerre au delà de leur
propre territoire.
??0 AU KILIMA-NDJARO
Point de village; chacun vit chez soi, en famille.
Au point de vue du gouvernement, les gens de Tovéta
forment une république, et, chose intéressante, une ré-
publique comme l'Histoire dit qu'il fut une fois question
d'en faire une en l-'rance : sans président. Il y a deux
assemblées, celle des Anciens et celle des Jeunes, ceux-
là plus tranquilles, ceux-ci plus remuants. En principe,
les affaires doivent se régler d'accord, quand l'accord
est possible; au cas contraire, le Sénat a plus d'autorité,
plus de mesure, plus d'expérience, termine toujours le
procès... en cédant. — On n'oublie pas, je suppose,
que je parle de Tovéta.
(}uand un étranger passe, il reçoit une députation de
la Chambre et du Sénat; aux deux il doit des cadeaux.
Nous n'avons point échappé à ce vénérable usage et,
comme d'ailleurs les droits d'entrée étaient demandés
poliment, nous nous y sommes prêtés de bonne grâce.
Beaucoup de voyageurs africains se plaignent de cette
institution qui fleurit, comme on sait, chez beaucoup
de tribus do l'Intérieur, persuadées qu'elles ont droit
de faire payer les chemins passant chez elles. Peut-être
ces explorateurs ont-ils raison, peut-être aussi n'appré-
cient-ils pas sufTisamment le fonctionnement de l'Admi-
nistration chez les peuples civilisés, puisqu'ils le con-
damnent chez les peuples sauvages. Renversons les
rôles et figurons-nous, par exemple, trois ou quatre
Africains, noirs comme un bout de fusain, arrivant à
Marseille avec leur accoutrement spécial, leurs lances,
leurs flèches, portant des pi^ovisions, de l'ivoire, des
pépites d'or, des diamants, des perroquets, des singes
et autres productions de leur pays fort recherchées des
DE ZANZIBAR AU KILIMA-NDJAKO -221
Européens, suivis enlin d'une centaine d'individus racolés
un peu partout et (jui sont leurs porteurs, leurs domes-
tiques et leurs soldats. Cette troupe arrive et s'en va
droit s'installer en pleine Cannebière, où elle fait la
cuisine. Ah! mon bon! Tout aussitôt la Préfecture, la
Police et le Conseil municipal envei'ront évidemment
nombre de délégués, employés, sergents, tlouaniers, gen-
darmes, pour notifier à ces mal appris d'avoir premiè-
rement à payer leurs droits d'entrer et secondement à
camper ailleurs; je soupçonne même que plus d'un
exigerait un petit pourboire... Or, si ces gens d'Afrique,
pour toute réponse, prenaient vos représentants par
la barbe et leur faisaient faire une pirouette en l'air,
Français, que diriez-vous?...