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PRKDÉRÏC CHRISTOL
<SU>ec i5o (De&iu<x, eu. &cc\uvi <>o f Êluteut
Pori», Derqer-Levrault & C", Editeurs
THE LIBRARY
OF
THE UNIVERSITY
OF CALIFORN1A
LOS ANGELES
7J.
Digitized by the Internet Archive
in 2009 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/ausuddelafriqueOOchri
^
AU SUD DE L'AFRIQUE
NANCY, IMPRIMERIE BERGER-LEVRAULT ET C
FRÉDÉRIC CHRISTOL
Au Sud
de l'Afrique
Avec 150 Dessins et Croquis de l'Auteur
BERGER-LEVRAULT ET C'% ÉDITEURS
PARIS ! NANCY
5. Rl'E DES BEAUX-ARTS
l8. RUE DES GLACIS
1897
r
INTRODUCTION
M. Christol désire que je lui serve d'introducteur
auprès de notre public ; je regrette qu'il demande ce
service à un aussi mince personnage ; je me console
en pensant qu'il n'en a pas un besoin sérieux. Les
missionnaires de la Société de Paris se recomman-
dent par leur titre même. Aux avant-postes de
l'Évangile, nos Eglises possèdent une petite phalange
qui honore leur cause, à qui elles doivent plus qu'une
admiration théorique et lointaine : une reconnais-
sance active et un appui dévoué. M. Christol, en
particulier, est bien connu de la jeunesse protestante.
Depuis des années il collabore au Petit Messager des
Missions. // ne l'enrichit pas seulement de ses arti-
cles toujours savoureux de sain humour et chauds
d'intime piété. Elève des peintres Gérôme et Flan-
1359512
vi Au Sud de l'Afrique.
drin, ancien professeur de dessin dans les écoles de
la ville de Paris, il illustre cette feuille avec un rare
talent, avec un obsédant souci de vérité. Sollicité de
publier des souvenirs et des scènes de la vie mission-
naire, il a bien voulu se prêter à ce désir et il nous
a donné un volume auquel je suis heureux de prédire
un joli succès.
Il en a profité pour mettre sous nos yeux des do-
cuments qu'il serait difficile de trouver ailleurs. Tan-
dis que d'autres cherchent — et avec raison — à
surprendre dans leurs récits, dans leurs proverbes,
dans leurs fables, le secret de la vie morale des
hommes qu'ils s'efforcent de relever, il a voulu con-
sulter les mille petits objets que ces hommes fabriquent
et dans lesquels ils incarnent quelque chose de leur
âme. Il a crayonné — au sens le plus exact du mot
— tout ce qui est capable de nous faire comprendre
les ba-Souto et quelques autres indigènes de l'Afrique
australe; et je n'hésite pas à affirmer que la collection
de ses dessins vaut bien telle ou telle vitrine du Tro-
cadéro. fai eu entre les mains la plupart des objets
qui lui ont servi de modèles et je puis garantir la
scrupuleuse fidélité de ses reproductions. Laissant
an lecteur le plaisir d'apprécier lui-même l'intérêt
Introduction. vu
soutenu, la verve souriante et l'entrain chrétien de
ses récits, je voudrais marquer l'importance et la va-
leur de ce témoignage graphique ; le meilleur moyen
est de nous arrêter devant ces documents, de les con-
sidérer à notre aise et d'essayer d'en dégager quelque
instruction.
Il est évident, tout d'abord, que les ba-Souto sont
loin de posséder les capacités artistiques des Bushmen.
Comme la plupart des noirs, ils ne savent ni dessi-
ner ni peindre. Les Bushmen, au contraire, sont
parvenus, dans cet art, à un extraordinaire degré
de développement spontané. Il est regrettable qu'on
n'ait jamais songé a reproduire et à publier une col-
lection un peu considérable de leurs peintures. Elles
sont nombreuses encore dans les grottes de l'Afrique
australe, mais elles s'abîment de jour en jour. Elles
sont gâtées par des indigènes plus ou moins facétieux,
mutilées par des voyageurs qui en emportent des
fragments, effacées par la fumée des feux que l'on
allume dans ces abris naturels. Quand elles auront
disparu, nous serons a jamais privés de documents
vin Au Sud de l'Afrique.
qui auraient pu nous en apprendre long sur les débuts
de l'art.
Les Bushmen n'ont point produit seulement des
peintres. Ils se sont essayés à graver des figures sur
la pierre. M. Christol signale avec raison cet effort
d'hommes que l'on nous présente parfois comme les
lamentables débris d'une humanité décidément infé-
rieure. Ce qu'il nous fait connaître permet de dis-
tinguer deux catégories de tentatives. Tantôt l'artiste
o o
s'est contenté de marteler le roc de façon à dessiner
les contours d'un animal {p. 149) : je suis tenté de voir
dans les grossières ébauches de ce genre les restes peut-
être très anciens ou les procédés survivants d'un art
commençant. D'autres fois l'artiste a soigneusement
évidé la pierre, de façon à obtenir une figure en
creux (p. 41) : il a produit une véritable intaille
qu'il serait ridicule d'admirer et injuste de dénigrer.
Malheureusement, nous n'avons encore que de trop
rares échantillons de cette glyptique primitive. Par-
lons surtout des peintures.
Il faut remercier M. Christol pour les spécimens
qu'il nous en procure. Ils nous donnent l'impression
que les Bushmen sont encore plus habiles que les Es-
quimaux, auxquels on aime a les comparer. Les
Introduction. IX
artistes de ces deux races sont arrivés a la même exac-
titude dans la représentation des animaux : les rennes
des uns, les bœufs, les éléphants, les hippopotames et
les gnous des autres sont frappants de ressemblance
et de précision. Il y a la une sûreté et une légèreté de
main qui confondent nos préjugés. Mais la repré-
sentation des hommes est singulièrement mieux réussie
dans les œuvres des Bushmen. Peut-être cette supé-
riorité tient-elle à la matière employée. Le Bushman
dispose ses figures sur une surface plane et asse%
étendue ; l'Esquimau grave les siennes sur les bords
étroits de ses armes1 . Quoi qu'il en soit, et sans pro-
céder à une absurde distribution de prix, il faut re-
lever dans les tableaux des Bushmen un extraordinaire
mouvement ; les attitudes y ont toutes les variétés et
tout l'imprévu de la vie, parfois un irrésistible élan.
De plus, les sentiments du peintre s'y trahissent avec
une exquise naïveté. Sous le verre grossissant de la
frayeur, l'ennemi prend pour lui d'énormes propor-
tions. Dans une scène, que M. Christol n'a pas jugé
à propos de reproduire, à cause de son réalisme can-
dide et brutal, un Bushman combat une bête féroce :
1. On peut en voir des spécimens dans Lubbock, les Origines de la civilisa-
lion, p. 37.
Au Sud de l'Afrique.
celle-ci est démesurément grossie et ce grossissement
en dit long. Une autre peinture qu'il a copiée et re-
produite représente une rencontre entre des Cafres et
des Bushmen (p. 1 $f) ; ceux-ci sont attaqués et, tandis
qu'une partie d'entre eux chassent les bœufs et les
vaches pour les mettre à l'abri, d'autres soutiennent
le choc de l'ennemi: les assaillants sont des géants
auprès de ceux qui essaient de leur résister.
Ce qui, dans ces essais de fresques, est le plus
frappant, c'est peut-être la valeur des procédés tech-
niques. On sait combien les débutants ont delà peine
à relier comme il convient les bras et les jambes ait-
reste du corps ; ils les font surgir parfois du cou,
parfois de l'ovale ou du carré qui figure le buste.
N'y a-t-il pas là l'origine de plus d'une idole fantas-
tique ? Les premiers artistes ont dû commettre la
faute qu'aucun enfant n'évite. Ils inséraient les mem-
bres où ils pouvaient. D'autres sont venus qui ont
corrigé leur travail ; ils ont placé les jambes et les
bras où il faut, mais sans effacer l'œuvre des prédé-
cesseurs ; et ce qui n'était d'abord que la trace de
tâtonnements artistiques est peu à peu devenu le
svmbole d'un dogme qu'a suggéré la vue du monstre
involontairement créé... Les Bushmen dont on dé-
Introduction. \i
couvre les peintures ont dépassé depuis longtemps cette
période de la maladresse grotesque. Pour si naïfs et
gauches qu'ils soient, ceux dont nous relevons aujour-
d'hui les œuvres ont derrière eux une lignée très lon-
gue de précurseurs. Ils ont un vrai respect de l'ana-
tomie humaine; et l'une des peintures que M. Christol
nous présente reproduit asse^ exactement la silhouette
offerte par certains muscles dans les diverses positions
que prennent des tireurs d'arc {p. 14}^.
L'individu est très vivant dans toutes ces scènes figu-
rées, mais il n'est personne. L'auteur n'a jamais voulu
représenter tel ou tel, sinon il se sera-il appliqué à des-
siner les détails de la tête, en particulier les yeux et
les oreilles — surtout les oreilles, les non-civilisés at-
tachant à cet organe une importance spéciale dans le
signalement des gens. Or, le Bushman, qui reproduit
avec tant d'amour la forme humaine, ne tient pres-
que aucun'compte de la tête. Dans une peinture dont
je parlais tout à l'heure, l'artiste semble s'être complu
à nous montrer des effets de torse et de membres ;
mais il s'est contenté de marquer la tête par une sim-
ple tache rouge. Est-ce par impuissance de faire
mieux? Celui qui a su observer avec tant de finesse
et noter avec tant d'exactitude les muscles de la cuisse
xii Ait Sud de l'Afrique.
et du mollet, était certainement capable de dessiner
une tête. Remarquons, d'ailleurs, que la tête est des-
sinée dans d'autres peintures ; elle n'a ni yeux ni
oreilles, c'est une simple silhouette. Mais cette
silhouette évite précisément la faute dans laquelle
tombent tous les débutants. Dans nos écoles de dessin
les élèves commettent toujours la même erreur : le
sommet de la tête, au-dessus des yeux, est beaucoup
trop court. M. Jacques Passy a fait à ce sujet une
enquête auprès de nombre d'artistes et de professeurs :
tous lui ont confirmé que les commençants « ne don-
nent jamais asse^ de cervelle à leur tête » . Or, quand
l'artiste bushman consent a représenter la silhouette
d'une tête, il évite cette méprise, du moins dans les
dessins que j'ai sous les yeux. Ou' en faut-il conclure?
Tout d'abord qu'il ne s'attache pas à reproduire cette
partie du corps, parce qu'il lui prête moins d'impor-
tance que nous. Il s'intéresse au mouvement de la
vie et non pas encore à la personnalité. Mais l'ex-
plication n'est pas suffisante. La vérité complète est
que le non-civilisé est dominé par une superstition :
il croit que l'image d'un homme est liée d'une façon
mystérieuse à sa vie elle-même ; il n'aime pas qu'on
fasse son portrait : celui qui possédera ce portrait
Introduction. xnr
ne pourrait-il pas avoir sur lui une influence fatale ?
M. Christol n'a jamais obtenu du chef Letsié l'au-
torisation de dessiner ses traits ; le jour où ce chef
s'est laissé photographier, il a soigneusement caché
son visage derrière sa main.
Faut-il voir dans ces peintures la manifestation
d'un art désintéressé qui n'a son but qu'en lui-même?
Faut-il y distinguer, comme d'aucuns le voudraient,
la représentation symbolique d'une mythologie com-
pliquée ? Faut-il y lire les récits d' événements réels ?
Dans ce cas, elles marqueraient le moment où l'écri-
ture devient à tel point esthétique qu'elle tend à pren-
dre de l' importance pour elle-même.
Ces peintures contraignent enfin l'esprit de se poser
une autre question : les Bushmen, qui paraissent être
les aborigènes de l' Afrique australe, n'ont-ils point
traversé une période de demi- civilisation ? D'une
façon générale, les primitifs ne soupçonnent point le
prix du temps. Les œuvres que nous venons d'exa-
miner supposent un peuple dans lequel l'individu a
des loisirs, n'est pas opprimé par les forces naturelles,
obligé de lutter sans cesse contre la faim, menacé
par des ennemis toujours présents. Se fondant sur
l'étude de leur folk-lore, Callawax croit pouvoir
XIV
Au Sud de l'Afrique.
affirmer que les Bushmen se sont jadis trouvés dans
une situation intellectuelle, morale et sociale, bien
supérieure a celle d'aujourd'hui. Son opinion, je le
sais, est contredite par d'autres ethnographes ; je me
demande pourtant si elle n'est pas confirmée par ces
peintures. La question est ouverte1.
Et, maintenant, comment se fait-il que les ba-
Souto, qui connaissent ces peintures, n'aient jamais
eu l'idée de s'en inspirer? Comment n'ont-ils pas
1. En tout cas, ces peintures permettent d'affirmer qu'en aucune période de
leur histoire les Bushmen ne se sont adonnés a l'agriculture ; ils ne représen-
tent jamais la plante, la seule exception que je connaisse à cette règle témoigne
d'une maladresse instructive. Elle veut figurer un chasseur embusqué derrière
un arbre ou un buisson.
Introduction. xv
reçu la suggestion de s'essayer au dessin? Ils ont un
réel talent d'imitation; nous en verrons des preuves.
En voici une qui est intéressante. M. Christol nous
met sous les yeux les dessins dont un mo-Souto a cou-
vert une canne, et l'on y constate l'influence heureuse
des peintures que nous venons d'étudier (p. ij j).
Mais cette canne est presque unique en son genre;
c'est presque le seul cas que nous puissions citer d'une
ornementation un peu compliquée ; surtout c'est pres-
que le seul cas d'une imitation des peintures des
Bitshmen, et il se trouve qu'il est très bien réussi. Les
ba-Souto ne sont pas plus maladroits que d'autres,
mais Us manquent d'initiative artistique. Nous allons
en rencontrer immédiatement une marque frappante.
II
Les rapprochements éclairent les études de psycho-
logie comme les autres. M. Christol, possédant des
spécimens de l'industrie des ba-Rotsé du Zambe^e, a
eu l'heureuse idée de nous en donner des représenta-
tions aussi exactes que possible. Que nous apprennent-
elles ?
L'art que nous rencontrons ici n'est qu'un art dé-
SUD DE l'aFRICH-'E b
XVI
Au Sud de l'Afrique.
coratif ; il consiste en l'embellissement d'objets usuels,
armes ou ustensiles. Comme tous les non-civilisés, les
ba-Rotsé s'attachent d'abord à représenter l'animal.
L'homme manifeste ses premières préoccupations es-
thétiques en couvrant son propre corps de tatouages
et de barbouillages qui nous paraissent grotesques ou
hideux, et qui le ravissent. Mais quand il songe à
reproduire l'image des objets qui l'entourent, il ne
commence point par celle de ce corps humain qu'il
admire pourtant a sa façon. Sur les débris préhisto-
COUVERCLE D'UN PLAT EM BOIS SCULPTÉ
riques, l'homme n'apparaît que par exception : il est
possible que des idées superstitieuses, dont l'écho a
persisté cbe% bien des peuplades actuelles, soient la
cause de ce fait. Les végétaux n'en sont pas totale-
ment absents, mais ils sont rares. C'est l'animal qui
Introduction. xvn
sollicite le plus souvent le burin de V artiste primitif.
Il ne faut donc pas nous étonner si les ba-Rotsé se
plaisent en premier lieu à la représentation de l'ani-
mal. Un manche de cuiller, que j'avais naguère
entre les mains, est hérissé de poissons qui se suivent
à la file. Sur le couvercle d'un plat chemine béate-
ment un crocodile. Dans les dessins de M. Christol,
il faut regarder un autre plat qui a son couvercle
surmonté de deux gnous dont les cornes sont très
caractéristiques, mais dont le corps rappelle plutôt
celui d'un porc (/>. 2r]f); peut-être faut-il attribuer
cette œuvre au roi Lewanika lui-même.
Les ba-Rotsé ont un autre motif d'ornementation
qu'ils multiplient sur leurs armes, leurs parures ou
leur poterie ; ce sont des combinaisons géométriques
de lignes droites ou courbes . C'est là un genre de
décoration dont n'usent jamais les ba-Souto, lesquels
se trouvent ainsi inférieurs, non seulement aux Bush-
men, mais encore aux Zambé^iens . Il ne faudrait
pas, cependant, exagérer cette supériorité des der-
niers. Si les combinaisons de lignes droites et courbes
sont l'application d'une véritable géométrie, elles
révèlent un haut degré de développement intellectuel ;
mais c'est là une hypothèse fort contestable. D'abord
XVIII
Ali. Sud de l'Afrique.
rien ne prouve que les ba-Rotsd aient un développe-
ment intellectuel supérieur à celui des ba-Souto ; ils
peuvent être plus industrieux que ceux-ci ; ils sont
au-dessous d'eux sous d'autres rapports. Ensuite il
n'est point malaisé d'expliquer
l'origine de ces figures trian-
gulaires, carrées ou rondes, de
ces sortes d'entrelacs, qui pro-
duisent parfois de si jolis effets.
Semper, dans ses études sur les
débuts de l'architecture, a mon-
tré que le vannier, le tisserand
et le potier, en travaillant les
matières premières de leur in-
dustrie, ont créé, par le seul
jeu des procédés techniques, des
combinaisons de lignes et de
couleurs, des dessins, dont l'or-
nemaniste s' est emparé, dès qu'il
a eu à décorer les murs, les corniches et les plafonds
des édifices. Reprenant cette idée et la poussant plus
loin, je suis convaincu que les décorations de la po-
terie et de la plupart des autres industries dérivent
très souvent de celles de la vannerie. Voye^, parmi
BOUTEILLE A PARFUM
EN PEAU DE CHAMEAU
(Algérie)
Introduction .
xi\
les gravures de M. Christol, celles qui représentent
des vases en bois, sculptes par les ba-Rotsé (p. 2jf) :
les lignes gui les ornent imitent à merveille l'osier ou
le jonc tressé'. Tous les faits confirment cette hypo-
thèse. Voye^ dans l'ouvrage classique de Rat^el2 et
dans l'album de Schweinfurth les spécimens de vases
des Zoulou, des Dinka,
des Bon go , des Niam -
Nia m : tous sont couverts
de dessins qui rappellent,
à s'y méprendre, la van-
nerie. Autre exemple. Le
peigne primitif était sans
nul doute composé de la-
melles de roseau, réunies
par des joncs tressés. Le
peigne des Bongo, que Schweinfurth met sous nos
yeux, n'est pas autre choses. Regarde^ celui des ba-
Rotsé que M. Christol a reproduit (p. 28<f) : à l'en-
droit où, dans le peigne primitif, se trouvent les
POT EN BOIS SCULPTÉ
PAR LES NIAM-NIAM
i. Rat^el (Vœlkerkunde, tome II, p. 114) reproduit un vase en bois lies
ba-Rotsé qui présente exactement le même caractère.
2. Op. cit., 77, p. <)>.
\. Artes africanae. Abbildungen und Beschreibungen des Kunstfleisses cen-
tralafrikanischer Vcelker (en allemand et en anglais).
XX
Au Sud de l'Afrique.
liens de jonc, celui-ci est orné de lignes qui se cou-
pent suivant les règles naturelles de la vannerie l.
Dans certains cas, la décoration dite géométrique
peut avoir une autre origine. Elle imite alors des
modèles naturels que fournit le
monde animal ou végétal. Je
n'en vois d'exemples ni dans les
objets %ambé%iens que nous pré-
sente M. Chrisiol, ni dans ceux
que j'ai pu étudier au musée du
boulevard Arago. Mais ils sont
nombreux dans les tatouages de
certaines peuplades africaines,
comme celles d'Abéokuta. Une
calebasse du Sénégal, qui se
trouve à la Maison des Missions
et qui, entre autres dessins, porte
celui d'un serpent, permet de constater comment l'in-
fluence de la vannerie et celle du monde animal ont
pu s'exercer simultanément2.
PEIGNE DES BONGO
i. Le peigne des Monbuttu, reproduit par Rat^el et par Schweinjurth,
inspire les mimes réflexions,
2. Le dessous de cette même calebasse montre comment des feuilles peuvent
devenir tout naturellement le point de départ d'une décoration géométrique.
Introduction.
XXI
On voit donc en quoi consiste l'ingéniosité de l'ar-
tiste. Elle est le résultat d'un effort plus oit moins
difficile d'abstraction. Dans un cas, cet effort lui
permet de distinguer de la forme d'un animal les
dessins qui le couvrent.
Dans le premier, il lui
fait transporter dans une
industrie les décorations
spontanément trouvées
dans une autre. L'inven-
tion ne consiste pas à créer
de toutes pièces ces motifs
d'ornementation, mais à
les imiter sur une matière
différente. Nul besoin,
par conséquent, de prêter
aux ba-Rotsé des études
de géométrie qui leur sont
parfaitement étrangères .
Pourtant, sans être ce
qu'on serait tenté d'imaginer, leur supériorité n'est
pas moins réelle ; elle a consisté à trouver une idée
très simple, mais très heureuse : celle de tracer sur
les objets qu'ils façonnent les combinaisons de lignes
CALEBASSE
AVEC ORNEMENTS CRAVLS
XXII
Au Sud de l'Afrique.
-s
trouvées ailleurs. Il faut mettre ce don en rapport
avec leur goût pour le travail.
M. Coillard, qui dénonce si souvent leur légèreté
d'esprit, leur indifférence morale et les abjections de
leur paganisme, leur rend un
témoignage qui nous intéresse
ici: « Ces ba-Rotsé m' étonnent,
écrit-il1 ; ils sont certainement,
de tous les noirs que j'ai connus,
les plus industrieux. Avec quel-
ques outils seulement et des plus
primitifs, ils font tout ce dont
ils ont besoin. Les forgerons for-
ment un clan à part. Non seu-
lement ils fabriquent toutes les
armes du pays, les pioches, les
cure-ne^, etc., mais donnez-leur
un modèle, et ils vous feront des
clous de la dimension voulue,
des haches, des bêches, etc. Ce
ne sera pas de l'acier, mais une bonne imitation. Il
y a des armuriers — en très petit nombre, je dois Je
d
PEIGNE DES MONBUTTU
i. Journal des Missions cvangcliques, janvier iSyj, p. 2/6.
Introduction, xxm
dire ; — ils ne peuvent pas faire le canon d'un fusil ,
sans doute, mais ils en font la crosse et vous la mon-
tent avec autant de fini qu'un Européen... Lewanïka
aime le travail. A l'ombre d'un bosquet touffu..., il
s'est fait un atelier. Vous le trouvère^ la, dans ses
heures de loisir, travaillant de ses mains avec une di-
zaine d'ouvriers sous ses ordres. Que fait-il là? Ou
plutôt, que ne fait-il pas? Tantôt, c'est un petit canot
de fantaisie, la charpente, démontable d'une immense
tente, un lit de camp ingénieux, un véhicule de sou
invention destiné à transporter les canots des blancs
aux chutes de Ngonyé et à lui rapporter beaucoup
d'argent ! Tantôt, c'est un instrument de musique
qu'il fabrique, ou bien c'est un plat, sur le couvercle
duquel il se plaît à sculpter quelque animal sauvage,
des poissons, des oiseaux, ou bien encore c'est un bra-
celet d'ivoire, une épingle à cheveux qu'il cisèle avec
délicatesse. Tous les ans, il conçoit un nouveau plan
pour sa barque royale. La Nalikuanda de l'an passé
est une monstruosité de 120 pieds de long, où il a
essayé de mettre à profit les données vagues qu'il a
glanées ci et la sur la manière dont les blancs cons-
truisent leurs bateaux... »
Pourquoi ce don très réel n'a-t-il pas abouti à un
xxiv Au Sud de l'Afrique.
art plus développé? La cause de cet arrêt est pure-
ment sociale. Une autocratie capricieuse annihile
tous les efforts et les paralyse, en interdisant les be-
soins qu'ils devraient satisfaire. C'est l'homme et non
pas la nature qui, neuf fois sur dix, rend impossible
le progrès.
III
Revenons aux ba-Souto. Y a-t-il lieu de parler
de leur art? Il est clair que, si nous nous laissons
dominer par notre idée du beau, si nous ne voulons
tenir compte que des foconde et des Vénus de Milo,
un voyage au Lessoutone nous apprendra rien; nous
passerons, dédaigneux et distraits. Mais les chefs-
d'œuvre de nos musées n'ont pas été sans antécédents
laborieux; ils n'auraient pas été possibles sans un
long effort de l'humanité, sans une série d'ébauches
qui peuvent nous paraître lamentables ou grotesques,
mais qui creusent un abîme entre notre espèce et l'ani-
malité. Notre idée du beau ne s'est dégagée que len-
tement ; loin d'avoir présidé à l'évolution de l'art,
elle en est le résultat et la floraison .
L'art est l'expression d'un besoin et d'un mécon-
Introduction. xxv
tente ment. Ce besoin est celui de dominer ses sensa-
tions au lieu de les subir ; c'est celui de les provoquer
et de les organiser au lieu de les recevoir toutes faites
et tout arrangées. Ce mécontentement est une forme
de V ennui; il naît de l'insupportable monotonie du
réel et de notre impuissance à assister, passifs, au
déroulement toujours le même de ce qui est. Il sort
d'une exigence de la vie qui déborde et veut s'incarner
dans des créations.
Et voilà pourquoi il nous faut chercher la pre-
mière œuvre d'art avant que l'homme produise un
objet qui existe en dehors et indépendamment de lui.
Voye^ l'enfant. Il n'a pas besoin de beaucoup de
jouets pour s'amuser: il sait fort bien s'en passer.
Mais alors il se plaît à représenter un personnage
qu'il n'est pas. Il ne lui est même pas nécessaire de
se travestir. Qu'il se mette à parader, à marquer le
pas, comme un soldat, et il se figure vite qu'il est re-
vêtu d'un bel uniforme, il est convaincu que « c'est
arrivé ». Ou éprouve-t-il alors, sinon la joie de la
création ? Les enfants des ba-Souto sont comme les
nôtres, et beaucoup de leurs jeux sont des scènes imi-
tées de la vie réelle. Comme aux nôtres, il leur faut
aussi des êtres fictifs qu'ils animent, avec lesquels ils
xxvi Au Sud de l'Afrique.
s'entretiennent, dont ils composent un monde fami-
lier. Mais ils ont un avantage sur les petits Euro-
péens. Ceux-ci ont le malheur d'être très gâtés par
leurs parents, grands-parents, oncles ou tantes, et
d'avoir à leur disposition trop de riches bazars. Ils
n'ont h construire aucun des objets dont ils s'amusent ;
leur seule ressource est de les briser, de les démonter,
d'en faire des monstres, ce qui est une manière de
produire du neuf. Et quand ils respectent leurs sol-
dats de plomb ou les animaux de leur bergerie, c'est
à la condition de les disposer à leur guise et d'en
créer toutes les combinaisons. Les petits ba-Souto n'en
sont pas réduits à cette misère dorée. S'ils veulent des
jouets, ils doivent les fabriquer et ils ne s'en font pas
faute. Les documents que M. Christol nous met sous les
yeux sont uniques dans leur genre (p. il}') ; ils nous
mollirent comment, avec un peu de terre glaise, ces
enfants peuvent fabriquer un cheval à roulettes, un
cavalier, un chariot avec son cocher et ses bœufs, des
huttes avec leur lélapa ou petite enceinte de roseaux ;
des figures d'homme ou d'animaux, etc. Tous ces
objets sont fort intéressants. En quoi sont-ils infé-
rieurs à d'autres qui sont exposés dans les vitrines du
Louvre et qui proviennent de. la Grèce ou de Rome?
Introduction. xxvii
fe ne le distingue pas ; je les trouve même plus gra-
cieux (p. 106). M. Christol fait lui-même ces rappro-
chements. En voici un autre que je me permets de lui
indiquer. Un fragment d'une statuette de terre cuite
trouvé par le général di Cesnola, à Chypre, est pro-
bablement, d'après M. Isaac Taylor, la plus ancienne
représentation que nous possédions d'un homme à
cheval. Elle est beaucoup moins dégagée que celle des
petits ba Souto. L'homme a l'air d'embrasser la tête
de l'animal. Il est probable que ces bras qui n'en fuis-
sent pas se confondent avec le licou que l'artiste n'a
pas su représenter.
Regardons un peu la tête d'homme modelée par
un de ces enfants. Ce qui y frappe, c'est l'exagéra-
tion du ne%. Ce trait se rencontre dans tous les dessins
d'enfants européens; il est instructif de le rencontrer
che^ ceux des petits ba-Souto. Rien ne prouve mieux
que l'enfant ne regarde pas vraiment son modèle ; il
a des impressions et il les suit. Il a remarqué qu'il
y a dans un visage un ne%, une bouche, un menton;
à mesure qu'il exécute un de ces détails, il ne songe
ni à le rapporter à l'ensemble et à L'y proportionner,
ni à en reproduire l'image exacte ; un ne% est pour
lui un appendice et l'on s'en aperçoit.
xxvm Au Sud de l'Afrique.
L'adulte continue l'enfant. Sa première œuvre
d'art, c'est lui-même. Son propre corps en est la ma-
tière. Il lui arrive de le sculpter. Les déformations
du crâne, les mutilations volontaires, les échafau-
dages de chevelure sont autant de manières de faire
mieux que la nature en modifiant l'aspect du corps
humain. Les ba-Souto n'y ont pas recours. Une
femme qui veut se faire belle commence par se raser
entièrement la tête; elle la frotte ensuite d' antimoine,
de façon d obtenir un noir bleuâtre. Puis sur son
torse et ses membres bien graissés elle étendra une
couche d'ocre. Son visage ne laissera plus rien à dé-
sirer s'il est tatoué de lignes droites se dirigeant vers
l'oreille. L'homme se contentera de graisse pour son
corps ; au lieu de se raser toujours la tête, il conser-
vera volontiers une ligne de cheveux bizarrement
disposée ; quelquefois, avec de petites touffes qu'il
respectera, il se fera des ornements étranges. C'est
par exception qu'il recourra à cette ornementation
naturelle ; il ne parait pas avoir, au sujet de son
corps, les excessives prêt entions d'autres peuplades.
Ce serait pourtant errer que de les méconnaître che^
lui. Il n'est pas étranger à ce premier balbutiement
de l'art.
Introduction xxix
Le mo-Souto renonce à sculpter son corps, il ne
le peint guère. Mais il s'efforce de l'embellir à
l'aide d'accessoires. Il aime les objets de parure.
Il met quelquefois un collier ; pour les danses il ne
manque' pas d'affubler sa tête de panaches et de
houppes. La femme se charge de verroteries. Elle
couvre ses jambes d'anneaux de laiton au point de
paraître avoir des guêtres métalliques où le rouge
et le jaune alternent. Tous ces ornements peuvent
être plus ou moins grossiers ou plus ou moins soignés;
ils n'ont pas leur but en eux-mêmes et le non-civilisé
ne songe pas à les considérer comme des objets d'art.
L'objet d'art, c'est son corps lui-même; les colifichets
dont il le couvre ne sont appréciés que par rapport à
ce corps qu'ils aident à transformer. Par eux il
donne une expression visible à l'idée qu'il veut qu'on
ait de lui-même; il prétend se créer lui-même et faire
mieux que la nature.
Le vêtement apparaît comme partie intégrante du
corps et peut l'embellir. De là les ornements dont on
l'agrémente. Le manteau en peau de bœuf dans le-
quel se drape une femme mo-Souto sera soigneuse-
ment garni, en haut, de quatre ou cinq bourrelets de
perles et, en bas, de cercles également en perles. Les
xxx Au Sud de l'Afrique.
pans qui retombent par devant seront sillonnés d'or-
nements de même style. L'homme, dans son costume
de peaux de blaireau ou d'antilope, cousues ensem-
ble, découpera des trous et les remplira de pièces ingé-
nieusement rapportées dont l'effet sera jugé ravissant.
Les armes nationales tendent a disparaître ; les
assagaies sont rares, rares aussi les boucliers. Or,
les armes sont encore le prolongement de la per-
sonnalité. Aussi avec quel soin on a coutume de
les orner ! Un bouclier donne sa physionomie à une
peuplade; compare^ celui des Zoulou, celui des
ba-Souto, celui des ba-Rolong : ils sont très diffé-
rents. Le mo-Souto surmonte le sien d'un plumet
belliqueux (p. i}<)).
A force de vivre avec sa canne on finit par en
faire une partie de soi-même. Aussi le mo-Souto, si
peu artiste qu'il soit, songera parfois à l'orner ; il
lui adaptera une poignée en corne, plus souvent il la
surmontera d'une tête de singe ou d'homme (p. 114).
Il y a pourtant deux objets qui lui sont peut-être plus
chers que sa canne : ce sont sa tabatière et la spatule
— je demande pardon du détail — qui lui sert de mou-
choir de poche . Comme il leur réserve sa tendresse, il
en recevra ses plus fréquentes inspirations esthétiques.
Introduction. xxxi
// découpera avec amour le manche de sa spatule, il
l'agrémentera de fils de laiton soigneusement tressés
Çp. 276); il taillera sa tabatière en forme d'animal
(/>. 106) et, comme il n'a pas de poche, il la portera
fièrement suspen lue à son bras ou à son cou ainsi
qu'une breloque.
L'habitation continue la personnalité et l'exprime.
Cela est vrai surtout pour la femme, car l'homme
vit beaucoup plus qu'elle au dehors. C'est le mari
qui construit la hutte, mais sans préoccupation de la
beauté; c'est la femme qui en crépit les parois et qui,
parfois, songe à les orner de quelques ébauches de
dessin (p. S8~). C'est elle qui, devant la hutte, construit
la petite cour de roseaux appelée lélapa, et elle édifie
cette haie avec tant de soins que, vue à une certaine
distance, celle-ci a l'air d'être en vannerie. C'est
encore la femme qui fabrique les poteries ; elle réussit,
avec un tesson pour seul outil, à leur donner des
formes parfaitement arrondies et d'une réelle élé-
gance. Elle s'essaie à les vernir et elle y parvient,
mais elle a moins de succès dans la cuisson de son
œuvre, et cet échec fréquent tient surtout au défaut
d'un combustible approprié. Des deux vases que nous
montre M. Chrislol, l'un se termine en haut par une
sud de l'afriq^e ç
xxxn Au Sud de l'Afrique.
tête d'oiseau, Vautre a la forme d'une petite oie
(p. 8y) ; il me semble bien qu'il y ait là l'indice
d'une influence européenne. Sur les vases des ba-Souto
les dessins géométriques sont tout à fait absents. On
en aperçoit quelques-uns sur un mortier a concasser le
mais (/>. 108), mais l'imitation des Tambuki est ici
flagrante. Un autre dessin de M. Chrislol est singu-
lièrement instructif. Il représente une cuiller sculptée
par un mo-Souto (p. no). Une inspection rapide
nous fait croire que le long manche de cette cuiller
est couvert de figures géométriques ; regardons-le de
plus près : il est formé de deux serpents entrelacés.
L'animal dont il s'agit fournissait précisément un
motif de décoration géométrique ; comment se fait-il
que l'artiste n'ait jamais distingué de la forme gé-
nérale de l'animal les dessins qu'il présente et qu'il
n'ait jamais songé à les imiter? M. Casalis parle de
cuillers dont la tige figure une girafe, la tête haute,
les pieds reposant sur le disque ; Fritsch et Rat^el re-
produisent l'image de cet objet. Ici encore ranimai
pouvait suggérer l'idée de ces dessins qui n'ont ja-
mais inspiré un mo-Souto. Ce ne sont donc pas les
modèles qui manquent à ces indigènes, c'est l'initia-
tive inventrice ou rénovatrice.
r*
Introduction.
XXXIII
•1^
IV
Le contact des Européens a-t-il eu pour
effet de développer les ba-Souto ? Nous
ne nous occupons ici que de ce qui tombe
sous les sens. Leur vie morale mériterait,
pour elle seule, une longue étude, et je ne
nie sens pas le droit de profaner, en des
paroles trop brèves, ce qu'il y a de plus
intime dans des âmes d'hommes.
L'on trouve aujourd'hui, che^ les ba-
Souto, nombre d'objets qui trahissent
l'imitation de notre industrie. Les bagues,
broches, épingles, bracelets que M. C bris-
tol met sous nos yeux , sont instructifs
(p. 135). Les indigènes savent très bien
copier les objets étrangers et, leur intérêt
une fois éveillé, ils donnent parfois h
leur copie une originalité imprévue. Ils
ont observé que ces colifichets, fabriqués
en Europe, affectent volontiers la forme
de choses usuelles. Ils retiennent ce prin-
cuiller . ., 7, 7. , ,
faite par un indigène cipe et us l appliquent a leur manière.
du Lessouto.
xxxiv Au Sud de l'Afrique.
Ils surmonteront une épingle d'un petit soulier ; en
quoi est-ce moins noble que le fer à cheval que nous
multiplions ? Ils monteront en broches de petite flèches
et de minuscules boucliers. Notons qu'ils imitent tou-
jours la forme de l'objet ; ils n'en abstraient jamais
une autre qualité. De là la perfection relative avec
laquelle les femmes reproduiront en terre cuite une
bouilloire, une carafe, une marmite (/). SS). Sur
des indications précises, les indigènes construiront
des meubles asse^ compliqués. Une cheminée moyen
âge, fabriquée sous la direction de M. Preen, de
l'Ecole industrielle de Leloaleng, est une œuvre fort
présentable. La chaire de la chapelle de Letsueneng
est convenablement réussie (/>. 725").
Ce qui paralyse l' industrie des ba-Souto, c'est d'a-
bord le régime social de leur peuplade. L'individu
n'est le vrai propriétaire de rien. Il est le vassal tail-
lable et corvéable à merci d'un suzerain absolu. Lè-
chef s'appelle, dans la langue du pays qui n'y met
pas de malice, le mokuéna, c'est-à-dire le crocodile,
et il justifie bien son nom en « mangeant » sans
cesse ses sujets, c'est-à-dire en les pillant. La servi-
lité, le manque de sécurité, engendrent la paresse ; et
l'on peut se demander si la nonchalance des indi-
Introduction. xxxv
gènes n'est pas le résultat de cette oppression séculaire.
En tout cas, elle en est singulièrement aggravée.
L'apprentissage fini, les élèves de l'école de Leloaleng
tombent trop souvent entre les mains de chefs qui
prétendent avoir le monopole de leur travail et les
annihilent ' .
Un autre malheur pour l'industrie des ba-Souto,
c'est l'invasion des marchandises européennes dont le
prix est souvent dérisoire. Pourquoi fabriqueraient-
ils des couteaux et s' appliqueraient-ils à les fabriquer
meilleurs et plus jolis que ceux d'autrefois, quand on
les achète à si bon compte dans le magasin d'un mar-
chand blanc ? A quoi bon tresser des chapeaux pour
les vendre? On voudrait en obtenir 2 fr. 50 c. et on
les trouve au bazar pour 1 fr . 25 c. Il est fort probable,
par conséquent, que les ba-Souto fabriqueront tou-
jours moins de ces petits objets que M. Christol a pu
collectionner. L'importation empêchera une industrie
originale de naître ; et, ainsi, nous ne saurons jamais
I. Pendant que je corrige les épreuves de ce travail, je trouve, dans le der-
nier numéro du Journal des Missions, une nouvelle qui prouve que les indi-
gènes ont une intelligence croissante des bienfaits de la civilisation. Le chef
Lerothodi a décidé de créer une nouvelle école industrielle qui sera fondée avec
les deniers de ses sujets eux-mêmes ; dès le 27 avril dernier, il avait réuni
4), OOQ fr., et, au milieu de juin, y;, 000 fr. Il y a là un heureux symptôme.
*
xxxvi Au Sud de l'Afrique.
ce que les ba-Souto, relevés par le christianisme, ini-
tiés par lui au travail, soumis a une discipline vo-
lontaire, seraient arrivés à produire d'eux-mêmes.
Est-ce à dire que, dans les choses visibles et tan-
gibles, on ne puisse pas distinguer l'œuvre de l'Evan-
gile ?
Il y a d'abord à noter le changement des physio-
nomies. Je n'insinue pas que les ba-Souto chrétiens,
par le fait de leur conversion, deviennent des Adonis.
Mais quelque chose de nouveau tend à apparaître
dans les visages. Le calme intérieur — quand il est
réel et profond — se reflète sur les traits du chré-
tien, comme se reflètent tour à tour, sur ceux du
païen, l'apathie morne ou l'agitation passionnée de
l'âme.
Une personne qui conquiert le sentiment de la di-
gnité sent peu a peu le besoin de se respecter dans
son corps. Elle devient plus propre. Puis cette trans-
formation tend à passer dans ce qui lui tient de
plus près, dans ce qui est V enveloppe de sa vie
quotidienne et doit en reproduire l'image, dans l'ha-
bitation. Le chrétien — rarement imité par le païen
— renonce à la hutte d'autrefois, étroite et sans aéra-
tion. Il construit une sorte de maison en mottes de
Introduction. xxxvn
ga^on, en briques crues ou en pierres ; il lui donne
des dimensions un peu plus larges qu'au gîte du
temps jadis, il la munit de petites meurtrières qui
font l'office de fenêtres. Dans cette demeure, à peu
près grande comme un wagon de chemin de fer, il
mettra plus d'ordre, il introduira plus de confort. Il
suspendra à une certaine hauteur le seau qui contient
Veau delà famille, afin qu'elle ne soit point souillée par
les chiens. Le chrétien a plus de besoins vraiment
humains ; il est impossible qu'à la longue, rompant
le charme d'une nonchalance héréditaire, l'aiguillon
de ces besoins ne le rende plus industrieux.
Il est vrai que ce progrès entraîne avec lui une
tentation. A l'origine de la parure est le sentiment
de la vanité. Or, la vanité est toujours à l'affût. Elle
se déguise avec plus ou moins de malice ou de can-
deur, et elle s'insinue dans l'âme au lieu et place
du respect de soi. La coquetterie risque de devenir le
péché mignon des chrétiennes ba-Souto. Les mission-
naires, qui sont sur leurs gardes, ne manquent pas
une occasion de la dénoncer et de la condamner ; et
ces occasions ne sont pas aussi rares qu'on le désire-
rait : des fiancées ne rêvent-elles pas de se présenter à
la bénédiction nuptiale dans une toilette qui absorbera
xxxviii Au Sud de l'Afrique.
le meilleur de leurs économies ? Je ne voudrais pas
que, selon la coutume de V anthropologie dite scienti-
fique, on s'emparât de ce détail, franchement rap-
porté, pour me faire dire : « De l'aveu des mission-
naires, toute négresse convertie est une insupportable
coquette. » Tout ce que j'énonce, c'est que la préoccu-
pation de la parure peut être excitée par le progrès
intellectuel et social ; par une dérision qui n'est bigarre
qu'en apparence, elle peut se greffer sur le progrès
moral, être provoquée par un sentiment croissant de
la dignité. Mais est-ce à l'Évangile lui-même qu'il
faut imputer ce fait? N'est-ce pas, au contraire, à
une intelligence superficielle et erronée de cet Evan-
gile?
Il est temps de nous arrêter. Voila de fort longues
considérations à propos d'objets matériels que le vul-
gaire consentirait à peine à regarder d'un œil dis-
trait. A l'occasion d'un livre de missionnaire, nous
nous sommes égarés, semble-t-il, très loin de la
Mission .
Ce n'est qu'une apparence. En fournissant des
documents à la science, la Mission chrétienne ne né-
glige pas ses intérêts vitaux. L'anthropologie s'est
Introduction. xxxix
constituée trop souvent à l'aide de données incohé-
rentes et fournies dans une trop large mesure par des
voyageurs incompétents en matière morale ou hostiles
de parti pris à la propagande de l'Evangile. On ne
se doute pas de quel amas de renseignements contra-
dictoires, de calomnies systématiques, de préventions
aveugles, même de niaiseries, sont encombrés les
livres qui prétendent instruire V opinion publique sur
les capacités et l'avenir des peuples dits sauvages et
sur l'œuvre des Missions. C'est pitoyable et c'est
dangereux pour la tâche héroïque et obligatoire de
l'Eglise. La science des peuples non civilisés doit être
édifiée à l'aide des hommes qui les connaissent vrai-
ment et qui, pour les connaître, ont commencé par
les aimer et se consacrer à leur salut.
Aussi bien nous sommes-nous trouvés, pendant
quelques instants, tout près des Bushmen, des ba-
Rotsé, des ba-Souto. Quand je considérais leurs pein-
tures, leurs ustensiles, leurs parures, ils me semblaient
sortir de cette brume lointaine qui les enveloppe et
les dérobe à nos regards ; ils devenaient des êtres con-
crets et vivants. Sommes-nous bien sûrs de ressentir
pour les peuples au milieu desquels les représentants
de nos Eglises peinent et luttent autre chose qu'un
\L Au Sud de l'Afrique.
intérêt théorique? C'est que ces peuples finissent par
être pour nous de pures et simples abstractions. Le
remède à ce mal est d'évoquer avec précision la réa-
lité. Par la représentation nette de tel détail, de tel
geste, de tel ornement, de telle arme, on voit tout à
coup surgir devant soi l'image frémissante des hom-
mes réels avec toutes leurs humiliations et leurs dé-
tresses. Dans cette chapelle de la Maison des Missions
où les murs crient les misères et les abominations du
paganisme, est-il possible au plus froid d'éprouver
pour les païens une sympathie de tête et d'en parler
avec des phrases de convention ? Le missionnaire tra-
vaille pour la Mission, quand il grave et fixe dans
les imaginations la physionomie précise du peuple
qu'il s'efforce de conquérir au Maître.
N 'avons-nous pas touché, en finissant nos analyses,
à une question capitale pour l'avenir du Lessouto,
celle de l'industrie ? Il faut que les indigènes se met-
tent au travail, qu'ils développent leur initiative. Il
y va d'abord de leur salut moral. L'homme dont
l'intelligence et les bras sont actifs est protégé contre
le vertige des mauvaises convoitises et des rêveries
malsaines. Il y va du salut de la nation elle-même.
Un missionnaire, M. Alfred Casalis, l'écrivait ré-
Introduction. xli
cemment: « La colonie du Cap et, en général, les
Etats du sud de l'Afrique avancent à grands pas
dans la voie du progrès. Il faudra bien que le Les-
souto emboîte le pas. Un petit pays purement indi-
gène, un Etat nègre, pour parler vieux style, mar-
chant à la mode nègre, deviendrait en pleine colonie
du Cap, peut-être au milieu des Etats-Unis de l'A-
frique du Sud, un inacceptable contresens. Or, c'est
une loi formelle, un peuple ne peut s'isoler et s'en-
rayer au milieu du mouvement qui entraine les pays
limitrophes. Il suivra ou il périra. » Les documents
publiés par M. Christol font voir avec netteté où en
sont les ba-Souto à la fin de ce siècle. Dans cent ans,
un mo-Souto pourra-t-il mettre sous les yeux de
l'Europe une nouvelle collection de gravures prou-
vant la transformation du pays par le travail des
indigènes ou, en d'autres termes, la rénovation so-
ciale d'un peuple par V Evangile ? S'il ne le peut pas,
c'est que la nation, que nos missionnaires avaient
espéré de reconstituer avec l'aide de Dieu, aura dis-
paru. Nous n'acceptons pas cette idée; mais elle
montre le tragique de la question posée.
Raoul Allier.
La France
AU SUD DE L'AFRIQUE
Il n'y a pas besoin d'être bien fort en géogra-
phie pour savoir qu'il n'existe pas de possessions
françaises dans l'Afrique du Sud. Mais cela ne veut
pas du tout dire que la France y soit ignorée, car,
en y regardant de près, nous pouvons être étonné
de retrouver à l'extrémité du noir continent tant
de traces de la foi, de la vaillance, comme de l'in-
telligence de nos compatriotes du temps passé.
Il y a, à la bibliothèque publique de la ville du
Cap, deux beaux manuscrits français du moyen
âge. L'un d'eux, un livre d'heures, a appartenu à
Marguerite de Valois ; l'autre est une remarquable
copie du Roman de la Rose.
J'y ai vu aussi un curieux atlas où j'ai pu copier
SUD DE L AFRIQUE
Ait Sud de l'Afrique.
la bizarre vue de la ville du Cap qui figure ci-
dessous. Cet atlas fut publié par ordre des rois de
Portugal, en français, chez Pierre Mortier, à
Amsterdam, en 1693 !...
VUE DU CAP DE BONNE- ESPÉRANCE
(D'après une gravure française de 1693.)
Mais ce n'est pas tout. Si, à Paris, « on est fier
d'être Français en regardant la colonne », comme
le dit une chanson, là-bas, au Cap, on l'est aussi
un peu en regardant l'observatoire !
Des astronomes français commencèrent dans
ces parages, à la fin du xvne siècle, des observa-
La France an Sud de l'Afrique. 3
tions astronomiques ' qui furent poursuivies vers
175 1 par le savant Louis de la Caille, et, bien que
ces études aient été reprises plus tard par des sa-
vants anglais, ledit Institut dont s'honore à bon
droit la ville du Cap, parle de la France !
Mais il y a mieux : vous savez que les Boers,
habitant la colonie du Cap de Bonne-Espérance,
L'État libre d'Orange et même le Transvaal, sont
en grande partie des descendants de nos pères,
chassés de France à la suite de la révocation de
l'édit de Nantes.
La colonie du Cap doit à ces derniers une bonne
part d'une de ses plus grandes richesses : ses ma-
gnifiques vignobles, dont la culture n'a vraiment
pris son développement qu'à la suite de l'arrivée
de nos pères.
Ces derniers s'établirent dans une contrée fort
pittoresque qui porte encore le nom de Fransche-
Hoek — le Coin français — et qui est devenue une
des plus florissantes de la colonie. On y montre en-
core « l'arbre des huguenots », provenant, dit-on,
de glands rapportés de France par les exilés.
I. L'Afrique méridionale, par E. Reclus.
Au Sud de l'Afrique.
Le Coin français est dominé par une montagne
assez élevée et nommée «la montagne de Simond »,
du nom d'un des pasteurs venus d'Europe avec les
réfugiés.
La jolie petite ville de « La Perle », située non
loin de là, a été fondée par nos ancêtres qui lui
donnèrent ce nom à cause d'un gros rocher de
forme arrondie qui couronne la hauteur voisine.
Le curieux clocher de l'église protestante hollan-
daise de cet endroit, que vous voyez ci-après (p. 7),
est entouré de tombes dont quelques-unes portent
des noms français et qui datent de la fin du siècle
dernier.
Je n'ai pu rencontrer aucun objet remontant à
l'époque de l'exode de nos pères ; aucun de leurs
descendants ne parle français ; mais rien n'est tou-
chant comme l'intérêt qu'ils ont conservé pour la
patrie de leurs ancêtres et la religion de leurs pères.
Les Leroux, Marais, Dutoit, Malherbe, que l'on
me mena visiter à la « vallée du Charron » et aux
environs, me reçurent comme un des leurs. Ces
braves gens ne parlaient guère que le hollandais,
aussi nous ne pouvions pas nous dire grand'chose,
mais nous comprenions tout de même que nous
r
ksa
/*
Au Sud de l'Afrique.
étions frères au double titre de Français et de hu-
guenots.
J'ai eu l'occasion de voir l'arbre généalogique
d'une de ces vieilles familles, anoblie dans le temps
par les rois de France et dont les armoiries figurent
en tête dudit document.
Le chef de cette famille, François du Toict,
quitta la France avec sa femme Suzanne Seugnet,
en 1688, à la suite des persécutions et mourut, en
1734, à Drakenstein.
Leurs descendants sont nombreux ; plusieurs
sont pasteurs, un autre était ou est encore ministre
du gouvernement de la colonie.
Enfin, il y a environ vingt ans, le pasteur An-
drew Murray, de Wellington, dont le nom est
connu parmi nous, car plusieurs de ses livres ont
été traduits du hollandais dans notre langue, dé-
sira, ainsi que quelques descendants français, faire
quelque chose qui fixât ce glorieux nom de « hu-
guenot» et devint comme un monument élevé à
la mémoire des réfugiés. Par suite de diverses cir-
constances, M. Murray fut amené à fonder un col-
lège pour jeunes filles sur le modèle de certaines
institutions américaines.
LE CLOCHER DE L'ÉGLISE HOLLANDAISE DE LA PERLE
Au Sud de l'Afrique.
Cette école supérieure prit le nom Huguenot
Seminary et ne tarda pas à devenir, sous la di-
rection de miss A. Fergusson et d'autres dames
américaines, une excellente maison d'éducation
chrétienne dont l'influence, augmentée par la créa-
tion d'autres institutions se rattachant à celle-ci,
contribua puissamment à relever l'éducation supé-
rieure, non seulement dans la colonie du Cap,
mais dans tout le Sud africain. Le nom de « hu-
guenot » est bien porté, et nous avons lieu d'être
honorés d'avoir un tel filleul.
L'église missionnaire, fondée aussi à Wellington,
mérite d'être citée. Son pasteur fondateur, notre
compatriote, M. J. Bisseux, qui vient de mourir à
l'âge de 88 ans, a dirigé pendant 50 ans cette
œuvre créée pour les indigènes alors que ceux-ci
étaient encore esclaves.
M. Bisseux a été remplacé il y a 15 ans environ
par M. J.-C. Pauw, d'origine hollandaise, qui a
présidé à l'érection de la jolie chapelle représentée
ci-contre. La congrégation qui s'y réunit est une
des plus actives et probablement aussi des plus ai-
sées de l'Afrique méridionale.
Ces anciens esclaves et leurs descendants, qui
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10 Ait Sud de l'Afrique.
vénèrent le nom de la France, ont pu réunir plus
de 25,000 fr. pour aider à payer les frais de cons-
truction de leur chapelle et chaque année ils font
le traitement de leur pasteur, pourvoient à l'en-
tretien de l'école primaire et contribuent à d'autres
œuvres missionnaires faites parmi les nègres !
Dans cette grande œuvre de la fin de notre
siècle — ■ la civilisation du continent africain, — la
part de la France protestante n'aura été ni la moins
importante, ni la moins glorieuse.
C'est d'abord la mission parmi les Bassoutos ',
dont le développement a fait de leur modeste pays
une vraie colonie religieuse de notre protestan-
tisme français; plus au nord, il y a la mission chez
les Barotsis des bords du Zambèze, plus haut en-
core, celle du Congo, puis du Sénégal, de la Ka-
bylie, et enfin celle de Madagascar, la plus récente
en date des œuvres dirigées par la Société des mis-
sions évangéliques de Paris.
1. Leur pays est situé dans l'Afrique méridionale entre 255 et 270 longi-
tude est de Paris et sur 2j° latitude sud.
Un Panorama du Lessouto
UN PEU DE GEOGRAPHIE
Hermon, octobre.
Nous avons profité de la présence d'un collègue
nouvellement venu d'Europe pour faire une pro-
menade à pied, à laquelle il est dommage que vous
n'ayez pu vous joindre, car elle vous aurait donné
une idée assez complète sur tout le Lessouto'.
Comme consolation à votre absence forcée, je
vous invite à me suivre, en vous recommandant
de prendre un peu de patience et une paire de
lunettes si vous vous en servez ordinairement.
Nous gravissons d'abord les collines qui domi-
nent la station, et bientôt nous arrivons au som-
i. Remarquons en commençant que Lessouto désigne la contrée; le ses-
soulo est la langue; Mossouto indique un individu, tandis que B.isiouto est le
pluriel de ce mot.
12 Au Sud de l'Afrique.
met de la plus éloignée et de la plus haute de ces
éminences, qui s'étendent jusqu'au Calédon et
que les Boers désignent sous le nom de Yammers-
berg — montagne des Soupirs — sur laquelle il y
avait des lions il y a à peine plus de cinquante ans !
Nous sommes à plus d'une heure de la station,
et au point où nous sommes arrêtés, il y a un
amas de pierres qui indique la frontière de l'État
libre de l'Orange et du Lessouto.
La vue qu'on a de ce point est certainement la
plus belle qu'on puisse avoir dans le pays, et forme
un panorama des plus complets.
Comme vous n'avez pas à craindre le vent que
nous avions là-haut ce matin, ni l'ardeur du soleil
qui nous rôtissait si généreusement, nous pouvons
nous arrêter à loisir et chercher à nous orienter.
Au sud, c'est-à-dire à droite, mais en dehors
du dessin, nous avons la frontière de l'État libre,
indiquée par des pierres fixées en terre, reliées par
du fil de fer et dont le développement s'étend à
perte de vue jusqu'aux collines lointaines des
environs de Mohale's Hoek, magistrature située
non loin de la station de Béthesda.
Du même côté, mais dans le dessin, nous aper-
14 Au Sud de l'Afrique.
cevons les collines derrière lesquelles se trouvent
les stations de Siloé et Thabana-Moréna. Non
loin de là, voyez-vous, au bas des montagnes, une
ligne d'ombre ? Ce sont les eucalyptus de Maféteng,
une autre des sept magistratures du pays : elle est
à une heure et demie d'ici ; c'est là que nous
envoyons, une fois par semaine, chercher la poste,
c'est aussi un bureau télégraphique depuis deux
ans environ.
Sur la gauche de Maféteng, au pied de la mon-
tagne ronde, est la station de Makéneng, la plus
voisine d'Hermon.
Un peu plus bas, et sur la route qui va de Ma-
féteng à Wepener, petit village boer dans l'État
libre, s'élève, isolée, la colline de Qalabane (vous
êtes prié de prononcer la première syllabe de ce
nom avec un claquement de langue).
C'est là qu'a eu lieu une bataille relativement
célèbre , entre les Anglais de la colonie et les
Bassoutos, lors de la guerre de 1880 et où ceux-ci
ont battu ceux-là. Nous avons à cet endroit,
depuis peu, une annexe importante; vous pouvez
même, avec de bons yeux et de la bonne volonté,
apercevoir la chapelle.
΃Mb:
^ * » :'.
i6 Au Sud de l'Afrique.
En face de nous, l'horizon est borné par la
chaîne des Maloutis, appelée monts Kouatlamba sur
les cartes françaises, ou montagnes Bleues.
Sur la gauche, vous pouvez remarquer deux
petites pointes faisant partie de cette chaîne de
montagnes; juste au-dessous de ces deux pics il y
a une ligne horizontale : c'est le plateau de la
montagne de Mankhoarané, au pied de laquelle
est située la station de Morija, la plus importante
de notre mission, à environ quatre heures d'ici à
cheval.
Beaucoup plus à gauche se dresse Kolo, l'une
des plus belles montagnes du pays ; à sa droite se
profile celle de Machache, non loin de laquelle se
trouve la station de Thaba-Bossiou. Tout à fait à
gauche, en suivant la longue montagne plate de
Qémé, dont nous n'apercevons que le commence-
ment, nous pourrions arriver à la station de Bérée ;
puis à Maseru, siège du résident général et des
services administratifs.
En nous tournant toujours vers la gauche, mais
en dehors du dessin, on voit briller du côté du
nord les méandres du Calédon, puis çà et là, on
distingue, dans l'État libre, des fermes de Boers.
V :
S DE LA STATION
PANORAMA DU CENTRE DU LESSOUTO, VUE PRISE DES HAUTEURS DE LA STATION d'hERMON
,
?TM
m «nu
SUD DE L AFRIQUE
Au Sud de l'Afrique.
Les moulins de Robertson, établis non loin d'ici,
près d'un beau pont en fer, le seul dans la contrée,
se voient très distinctement; mais le village de
Wepener1, est caché par des plis de terrain.
Enfin, à l'horizon, les plaines sont sillonnées de
collines qui s'étendent dans les directions de Lady-
brand, Bloemfontein, Smithfield et Aliwal. Quant
aux collines du premier plan et dont le nom ses-
souto est Qibing — - Pierres de Bushmen, — elles
nous cachent la station d'Hermon, mais en re-
vanche, vous pouvez le remarquer, les arbres ne
nous cachent pas le paysage, car dans toute la
contrée on ne voit que ceux des jardins plantés
par les missionnaires ou par des indigènes plus
clairvoyants que les autres.
Comme il n'y a pas de chemin de fer dans la
contrée, nous n'avons donc pas à prendre l'allure
de gens qui ont peur de manquer le train. Aussi,
tout en descendant, nous pouvons nous amuser à
faire rouler de grosses pierres jusqu'au bas de la
montagne, distraction qui ne coûte pas cher, et
I. Ce village doit son nom au commandant de l'armée des Boers tué à
l'assaut de Thaba-Bossiou lors de la guerre de i86j.
■ \
20 Au Sud de l'Afrique.
dont usaient avec un certain succès, aujourd'hui
même, deux de vos amis...
Si vous préférez, cherchons des tortues, des
hérissons ou des moufettes, ou bien encore collec-
tionnons des sauterelles : il y en a de toutes sortes ;
ou encore des mantes religieuses, ou des « rhino-
céros », insectes rouleurs de boules de fumier,
proches parents des « scarabées sacrés », si chers
aux anciens Egyptiens; à moins que vous ne pré-
fériez des scorpions, des tarentules et autre menu
gibier aussi alléchant. Quant à espérer voir des
singes, n'y comptez pas, on n'en trouve plus que
dans les Maloutis ; les antilopes même sont rares,
cependant, il y a deux ans, on a tué une gazelle
tout près de la chapelle à Hermon.
Je vous conseillerai plutôt de sucer le suc des
curieux aloès qui nous entourent et dont les fleurs
ou fruits sont justement mûrs à cette époque.
Vous vous barbouillerez de pollen jaune, cela est
certain, mais ce suc a un si bon goût de sirop de
gomme, qu'il vous consolera et vous rafraîchira
par la même occasion.
Le Lessouto ou Basoutoland, que les Anglais
« protègent » depuis 1868, pour le bien des natifs,
I
22 Ait Sud de l'Afrique.
hâtons-nous de le dire, a à peu près la superficie
de la Belgique ou de la Sicile et renfermait, lors
du recensement fait dans ces dernières années,
218,903 habitants, dont 578 blancs. Dans ce
nombre notre mission évangélique , fondée en
1833, compte près de 14,000 chrétiens, y compris
les catéchumènes, se rattachant à nos 15 grandes
stations, auxquelles sont reliées nos 150 annexes.
L'œuvre compte de plus des écoles supérieu-
res, biblique, normale, industrielle, une imprime-
rie, etc.
Il y a aussi une mission anglicane, puis une
autre française catholique, des « Oblats de Marie-
Immaculée » , qui .ont réuni quelques groupes
d'indigènes. Ces œuvres remontent à une tren-
taine d'années environ.
Quant à l'église d'Hermon, dont le nom revient
souvent dans ces pages, elle fut fondée par le
vénéré M. H. M. Dyke en 1S53, alors que le pays
ne possédait pas de marchands, les plus proches
étaient à Colsberg, dans la colonie du Cap ! Des
échanges se faisaient avec les natifs au moyen de
perles, de boutons et aussi d'étoffe, comme main-
tenant aux bords du Zambèze.
INSECTES DU LESSOUTO
LA STATION* DE!
ON SOUS LA NEIGE
26 Au Sud de l'Afrique.
En 1866, M. S. Rolland prit la place de
M. Dyke et fut remplacé par M. F. Ellenberger,
puis par le Dr E. Casalis.
M. H. Dieterlen vint ensuite et y resta onze
ans et l'auteur de ces lignes lui succéda en mars
1887. L'église d'Hermon, l'une des plus nom-
breuses du Lessouto, compte aujourd'hui 1,020
membres, 369 catéchumènes et 887 écoliers ;
l'année dernière les contributions volontaires pour
l'œuvre d'évangélisation se sont élevées à 4,464 fr.
Ces chiffres ont certainement leur éloquence, mais
nous voulons plus et mieux...
L'Hiver au Lessouto
Hermon, 16 juillet.
Je ne pensais pas vous écrire aujourd'hui, mais
ce matin, en mettant le nez à la fenêtre, mon
étonnement a été si grand de voir une forte cou-
che de neige couvrir la terre, que je me suis dit
qu'il fallait que j'en parle a mes amis, c'est-à-dire
à vous, chers lecteurs.
Je suis donc allé au village, et, assis sur le pas
de la porte de la maison de Josefa Motete, j'ai fait
le dessin de la station d'Hermon (p. 24 et 25), pour
vous montrer, tant bien que mal, un effet de neige
au Lessouto.
Cela vous étonne peut-être que nous ayons la
neige à la mi-juillet : c'est que nous sommes en
plein hiver. Par contre, quand vous vous amuserez
à faire des glissades, ou que vous serez réunis au-
28 Ah Sud de l'Afrique.
tour d'un arbre de Noël, ici nous serons en été,
nous plaignant peut-être de la chaleur et de la
sécheresse.
Notre hiver est particulièrement désagréable
cette année, peut-être est-ce un contre-coup de
celui de l'Europe? Nous avons des pluies inouïes
pour la saison ; la dernière pluie a duré cinquante
heures de suite ! Ce matin, c'est de la neige comme
nous n'en avons jamais vu dans ce pays.
Vraiment, ce n'est guère la peine de vivre au
Sud de l'Afrique, pour y avoir de la neige comme
en Suède! Qu'on vienne maintenant nous parler
de la « brûlante Afrique», je serai capable de me
fâcher pour me réchauffer un peu !
Vous devinez bien que pour nos Bassoutos un
temps comme celui-là n'est pas réjouissant, car ils
ne sont pas installés pour se garantir du froid, ni
vêtus d'une manière suffisante; aussi il faut voir,
dans chaque hutte il y a un petit feu et les mem-
bres de la famille, assis et recoquillés les uns
contre les autres, semblent avoir pris pour devise
que l'union fait la... chaleur. Tout cela dans une
fumée qui me pique les yeux rien que d'y penser.
Pendant que je faisais mon dessin, il a passé
L'hiver au Lessouto. 29
devant moi mon homonyme — le petit Crisetaule
— qui, pour me faire honneur, porte mon nom
arrangé à la sessouto ; — le gaillard ne semblait
pas trop souffrir du froid, il n'avait cependant que
son costume d'été : la peau que Dieu lui a donnée,
sur laquelle il en avait jeté une de mouton...
Ce rigoureux hiver n'est pas seulement un ennui
pour les indigènes, il est aussi une cause de pertes
sérieuses, le bétail souffre de ces pluies et de ce
froid et meurt en quantité. Aussi tel qui était riche
en été, peut se trouver, à la fin de l'hiver, être un
pauvre sire n'ayant ni sou ni maille, c'est-à-dire
ni bœufs ni moutons.
Une autre difficulté sans cesse renaissante : c'est
la question du charbon en usage dans le pays.
Quand je dis « charbon », c'est, chers amis, par
pure politesse, car on trouve le nôtre partout où
le bétail passe... Puis il faut le faire sécher — pas le
bétail, le charbon — et bâtir soigneusement en tas
ce précieux combustible à l'abri, dans un endroit
sec, tout à fait comme si l'on avait peur qu'il ne
s'enrhume.
Heureux ceux qui ont du disou ! Ceux qui en
manquent essayent d'en acheter, ce qui coûte de
Au Sud de l'Afrique.
quinze à vingt francs la charge. Par un hiver hu-
mide comme celui que nous avons, le « disou »
n'est pas facile à avoir, aussi brûle t-on ce qu'on
peut : vieilles ou neuves caisses, rafles d'épis de
maïs, etc.
Je me suis souvent dit, en manière de consola-
tion (lauréats du Conservatoire de musique, voilez-
vous la face !), qu'il était heureux que nous n'ayons
pas de piano, car, qui sait ? la tentation d'avoir
une tasse de café chaud peut parfois pousser bien
loin...
Sur ce, chers amis, excusez-moi, je vais aller
tâcher de me réchauffer.
Que celui qui mesure le vent à la brebis tondue
se tienne près de vous et de nous !
r
L'Eté au Lessouto
Hermon, 26 décembre.
Le grand agrément de l'été, chacun sait ça, c'est
qu'il fait chaud, mais ici il fait très chaud, quelque-
fois trop, à notre avis. La moyenne de la tempé-
rature est de 34 degrés centigrades.
Vous aimeriez probablement avoir un peu de
notre soleil, car, pendant que vous grelottez en
décembre, ici nous sommes en plein été. Au Sud
de l'Afrique, on n'a jamais vu une fête de Noël
avec de la neige et des engelures !
Au moment où je vous écris, on moissonne les
blés; notre petit jardin, qui commence à nous
donner des légumes, a un riant aspect; nous avons
aussi quelques fleurs : des roses, des lis, ainsi que
des dahlias, des passe-roses, etc.
Il y a certaines fleurs dans les champs qui sont
32 Au Sud de l'Afrique.
assez jolies : quelques-unes de la famille des iridées,
d'autres de celles des liliacées, dont l'une, appelée
par les indigènes « lehutla », est une grande plante
ayant beaucoup de ressemblance avec le lis, à part
qu'elle n'est pas si blanche, ni si belle, et qu'elle a
une odeur désagréable.
Quant à la campagne, qui est sans arbre comme
vous savez, elle essaie d'être aussi agreste que ses
moyens le lui permettent. En temps de sécheresse,
elle a une teinte jaunâtre, tandis que peu après de
bonnes pluies elle est d'un vert d'épinard qui ne
semble pas naturel, et qui du reste dure peu.
En cherchant bien, on peut arriver à découvrir
des coins pittoresques qui respirent une fraîcheur
qu'on ne s'attendrait pas à rencontrer dans ce
pays, et surtout pas à Hermon.
Par exemple : le chevet de l'église d'Hermon se
reflétant dans le petit étang de la station...
Mais, malgré tous ces avantages, l'été a peut-
être en quelques manières des inconvénients plus
grands que ceux de l'hiver. Heureux quand les
sauterelles ne nous rendent pas visite pour dé-
truire en quelques instants, comme elles ont fait
l'an dernier, des récoltes impatiemment attendues.
LEHUTLA, UNE ILEUR DU LESSOUTO ET LE CALEDOX, TRÈS HERMON
SUD DE L AFRIQ.UE
34 Au Sud de l'Afrique.
D'autres fois, on peut avoir dans sa maison une
invasion de fourmis, ce qui n'est nullement réga-
lant pour les envahis... Je pourrai aussi vous parler
des mouches et de leurs cousins les moustiques,
mais j'ai mieux que cela.
Pensez que dans la chambre d'où je vous écris,
j'ai tué l'an dernier trois serpents ! Puis une di-
zaine près de la maison ; plusieurs assez grands,
d'un mètre de long, peut-être; des noirs, des
jaunes, des rayés, des tachetés, enfin pour tous les
goûts.
L'été africain a, comme vous pouvez facilement
vous l'imaginer :
Des jours mêlés de plaisirs et de peines,
Mêlés de pluie et de soleil.
Ce qui est aussi le cas des étés et même des
hivers européens.
Il fut un temps où je ne connaissais guère de la
campagne que les trottoirs de Paris, où les arbres
ne m'apparaissaient que plantés entre deux becs de
gaz. La pluie ne me semblait pas avoir alors d'au-
tre utilité que de remplir les omnibus et de fournir
L'été au Lessouto.
35
des pratiques à la corporation des marchands de
parapluies.
TRAVERSEE AERIENNE DINE RIVI1 RE
Depuis, j'ai fait une découverte, c'est que la
pluie ne fait pas seulement le bonheur des « rossi-
36 Ait Sud de l'Afrique.
gnols de Hollande », autrement dit des grenouilles,
mais qu'elle fait pousser le blé, frise les choux,
arrondit les citrouilles, etc. On a bien raison de
dire qu'on s'instruit en voyageant! Combien de
fois, voyant la sécheresse qui nous entourait, n'a-
vons-nous pas fait monter vers Dieu d'ardentes
prières, pour qu'il daigne secourir bêtes et gens
par de bienfaisantes pluies ! Avec quel entrain nous
chantions alors le chant composé par M. Ellen-
berger, sur l'air de : « Maman ! maman chérie ! »
Pula! Pula! Yehofa,
Re fe pula tse ntle, etc.
( La pluie ! la pluie, Yehova
Donne-nous de belles pluies !)
Aussi jouissions-nous de l'entendre tomber après
des semaines de sécheresse, ruisselant de toutes
parts et dégouttant quelquefois jusque dans notre
maison !
Malheureusement, le tonnerre se met très sou-
vent de la partie, nous laissant pour seule ressource
le vieux proverbe français : « Quand il tonne, il
faut escouter tonner. » Il y a cependant tous les
If été ait Lessouto.
37
ans bien des gens tués par la foudre, ainsi que
beaucoup de bétail.
Un autre danger résultant de l'abondance des
pluies, c'est quand « les rivières se tiennent de-
bout», autrement dit quand elles sont pleines, ce
qui n'est nullement récréatif pour la majorité des
voyageurs... Je me souviens un jour que je me
Strjt' lunm
UN ARBRE AU LESSOUTO
rendais à Béthulie, village boer né de la station,
fondé par notre collègue M. Pelissier, dans l'État
libre d'Orange, avoir eu à traverser une rivière
grossie par les pluies dans une caisse courant sur
un câble fixé aux deux rives ! Combien il est pré-
38 Au Sud de l'Afrique.
férable de traverser l'eau « à la mode de chez
nous », c'est-à-dire sur un pont !...
Mais là encore, comme dans tout ce que nous
pouvons rencontrer ici-bas de difficultés ou de
dangers physiques ou moraux, il faut nous sou-
venir de ce que dit un vieux livre1 : « Celluy che-
vauche bien à l'aise que la grâce de Dieu porte ;
celluy nage bien et seurement à qui Dieu soustient
le menton. »
I. Le livre de VluternelU consolaclon.
Un Témoin du passé
UN PEU D'HISTOIRE
Nous avons eu l'autre jour une intéressante vi-
site dont je veux vous donner quelques détails.
D'abord sachez bien que notre visiteur n'était
ni un savant, ni un personnage plus ou moins dé-
coré, mais seulement un pauvre vieux aussi peu
célèbre que possible, à peu près aveugle et conduit
par deux jeunes moutards à mine éveillée et bar-
bouillée. Cet ami nommé Malrace porte aussi le
nom bizarre de Moraptidumo « le fils du gnou » et
vient de temps en temps nous voir, car c'est une
chose connue même au Lessouto que les amis se
visitent quelquefois.
Nous avons donc reçu « le fils du gnou » de notre
mieux : en lui offrant une place au soleil, car il avait
LE CHEVET DE L EGLISE D LIER
1 ^wvkm
s' et l'étang de la stat;om
42 Au Sud de l'Afrique.
froid dans La maison, puis une tasse de thé et une
croûte de pain, plus une chemise, un « five-o-clock »
tout à fait complet, comme vous voyez !
Le susdit ami est intéressant à entendre : c'est
un témoin de l'ancien temps et il a tant à raconter,
mais je vous dirai en confidence que je crois qu'il
brode un peu sans s'en douter; à cela s'ajoute aussi
la tendance que nous avons à trouver mauvais le
présent et si beau le passé !
Cependant on aime à l'écouter parler du temps
lointain, quand le pays était bien moins peuplé que
maintenant et que les gnous, buffles, hippopota-
mes, éléphants et autres grosses bêtes vivaient dans
nos parages, alors aussi que les lions se cachaient
dans les hautes herbes, près d'ici ; mais quand le
narrateur essaie d'imiter le rugissement de ces der-
niers, il y a presque de quoi se sauver!
Il n'y a plus de trace de toute cette époque; il
n'en reste que quelques peintures à peine visibles,
faites par des Bushmen dans des cavernes, les
tombes des anciens chefs Bassoutos sur la mon-
tagne de Thaba-Bossiou et quelques vieillards qui
en ont gardé un souvenir plus ou moins clair.
Le costume de l'ancien temps, fait de peaux tan-
Un témoin du passé.
43
nées, a disparu ou à peu près, pour faire place aux
vêtements européens plus aisés à se procurer.
Il n'y a plus de terrain qui s'ennuie, comme
on dit en sessouto, c'est-à-dire ne servant à rien ;
tout est champs labourés ou pâturages. Selon que
le disait dernièrement un correspondant de jour-
nal politique1 : « Le Mossouto, guerrier indomp-
GNOU, DESSIN DE BUSHMAN
table, souvent même féroce, a déposé pour toujours
la massue et la sagaie; il s'instruit, cultive et de-
vient agriculteur. »
Mais que de bouleversements ont agité la contrée
1. Journal des Débats hebdomadaires, juin 1895.
44 Au Sud de l'Afrique.
et que de guerres ont décimé la population avant
que le pays arrive à posséder une paix comme celle
dont nous jouissons depuis quelques années ! que
de faits sont devenus en un demi-siècle des dates
historiques pour les Bassoutos, car la plupart avaient
ou sauvé ou menacé l'existence de leur nationalité!
Il y a eu d'abord des guerres interminables avec
les Zoulous, Fingous, Griquois, Korannas, etc. ;
jusqu'à ce que la tribu des Bassoutos, alors gou-
vernée par le sage chef Moshesh, père de Letsié,
mort il y a quelques années, et grand-père de Le-
rothodi, chef actuel des Bassoutos, s'établisse dans
ce pays.
Les Bassoutos font partie de la grande famille
des Béchuanas ' qui se subdivisent en un certain
nombre de tribus désignées pour la plupart par des
noms d'animaux : les Bahlapis sont ceux du pois-
son; les Bataungs, ceux du lion, etc. Les Bassou-
tos portent le nom de Bakuénas, ceux du croco-
dile.
En 1833 arrivèrent les missionnaires protestants
français, Arbousset, Casalis, Gosselin, qui avaient
1. Ce nom vient peut-être des mots : ha Isnana, ceux qui se ressemblent.
IE VIEUX MORAPUDUMO
46 Ait Sud de l'Afrique.
découvert le pays et cette date est une des plus im-
portantes pour l'histoire des Bassoutos. La pre-
mière chapelle bâtie vers cette époque existe en-
core à Thaba-Bossiou.
Plus tard, c'est la guerre de 1852 contre les An-
glais; puis, en 1858, contre les Boers qui, seule-
ment depuis quatre ans, avaient fondé l'État libre
d'Orange. Ceux-ci, entre autres faits héroïques,
brûlèrent la maison missionnaire de Morija et la
station de Béerséba. Après d'autres guerres intes-
tines, de nouveau, de 1865 à 1868, guerre avec les
Boers qui, cette fois, chassèrent les missionnaires
du pays, dévastèrent plusieurs stations et s'empa-
rèrent d'une grande partie du Lessouto.
C'est vers cette époque que les Bassoutos se
donnèrent au gouvernement anglais, au commen-
cement de l'année 1868. Ce fut le salut de la tribu,
qui recouvra une bonne partie de son territoire et
fut protégée contre les Boers. Enfin, en 1880,
nouvelle guerre, commencée sous un futile pré-
texte par le gouvernement de la colonie du Cap.
A tout cela s'ajoutèrent des époques de sécheresse
extraordinaire, d'invasions de sauterelles, d'épidé-
mies diverses et de recrudescence de paganisme.
48 Au Sud de l'Afrique.
Malgré ces multiples événements, l'œuvre mis-
sionnaire ne cessa pas de se développer, comme pour
témoigner une fois de plus de la vérité du vieux
psaume : « La terre et le contenu d'icelle appartient
à l'Éternel, aussi le monde et ceulx qui y habitent. »
Mais il me semble — et à vous aussi peut-être
— que nous oublions pas mal notre ami « le fils
du gnou » dont l'histoire particulière peut nous
donner une idée de ce que les vieillards de ce pays
pourraient vous raconter.
Celui-ci ignore la date de sa naissance, comme
presque tous les indigènes ; mais il est né, m'a-t-il
dit, lors des difaqané di hlaha, ce qui veut dire
« au commencement des anciennes guerres » , peut-
être vers 181 5.
Ses parents, qui vivaient du côté du Mont-aux-
Sources, se joignirent à la bande que le chef Sébé-
touané, bien connu de Livingstone J, conduisait
vers le nord et qui, après bien des péripéties, finit
par atteindre le Zambèze et par imposer la langue
sessouto aux Barotsis.
L'arrière garde des gens de Sébétouané fut atta-
1. Explorations dans l'Afrique australe.
LA VIEILLE CHAPELLE, A THABA-BOSSIOU
SUD DE LAFRIQVE
50 Au Sud de l'Afrique.
quée et dispersée par les Matabélés et les parents
de notre ami tués par ceux-ci; quant à lui, il fut
recueilli par des Korannas, qui firent de lui un es-
clave, ainsi que d'un autre Mossouto nommé Mat-
lakala, mort depuis peu à Hermon.
Ces deux infortunés étaient battus bien plus
souvent qu'à leur tour, et si durement traités qu'ils
s'enfuirent une nuit, traversèrent le Vaal à la nage
et se réfugièrent chez des Boers établis par là.
Enfin « le fils du gnou » eut encore pas mal d'a-
ventures et d'épreuves, et vécut sans se soucier
beaucoup de son âme et sans que personne l'aidât
à y penser. Il savait seulement qu'il y avait des
missionnaires dans son pays natal, mais ce ne fut
que longtemps après qu'il y retourna et encore plus
longtemps après qu'il prit à cœur les choses de Dieu.
Il a fallu bien des années à notre ami pour re-
connaître cette « bonté de Dieu qui nous pousse à
la repentance » et pour savoir que « sans la croix,
tout n'est plus qu'agitation vaine dans la nuit ' ».
I. Jérusalem , par Pierre Loti
Coutumes des Bassoutos
Parler politique, c'est, de l'avis des Chinois, dire
des paroles oiseuses...
PIPES POUR FUMER LE CHANVRE
Pour une fois, nous allons donc écouter les Chi-
nois ; ils ont si rarement raison! Aussi, en parlant
des coutumes des Bassoutos et de leur manière de
vivre, nous allons soigneusement éviter toute cri-
tique et toute allusion pouvant se rapporter plus
ou moins à la politique.
Disons, pour commencer, que les Bassoutos
diffèrent beaucoup des Matabélés, Zoulous et au-
52 Au Sud de l'Afrique.
très peuplades guerrières de l'Afrique méridionale,
ils sont plutôt laboureurs et bergers et de mœurs
sensiblement plus paisibles que par le passé.
Les salutations expriment même un peu cette
différence ; le Mossouto dit simplement : dumcla,
c'est-à-dire : « Crois à ma bienveillance, à mon
amitié » ; tandis que l'autre lance à tout passant un
sakabona, qui signifie : « Nous t'avons vu ! »
Les villages, qui sont très nombreux au Lessouto,
sont aussi en général fort petits, mais chacun pos-
sède un Ra-Motsé, père du village, le plus souvent
« fier comme un dindon » et qui, ordinairement,
est devenu chef assez aisément, car le premier il
s'est établi dans un endroit quelconque, avec l'au-
torisation d'un des principaux chefs du pays, fils
ou petit-fils de feu Letsié. Ces « pères du village »,
qui en sont aussi les maires, rendent la justice de
leur mieux ; mais pour les cas graves on se rend
ensemble chez le chef du district d'où l'on peut
faire appel à Lerothodi, le chef principal du pays,
qui décide en dernier ressort.
Les peines consistent en amendes à payer en
moutons ou en bœufs. Les cas de vols, d'introduc-
tion d'eau-de-vie dans le pays, de meurtres, etc.,
Continues des Bassoutos.
S
sont jugés par les magistrats. En fait de jugements,
les indigènes en voient parfois de curieux. Il n'y
a pas très longtemps que le petit chef Ranko (le
i
M-
père du nez !) condamna un de ses subordonnés
à payer cinq tètes de bétail pour avoir empêché la
pluie de tomber !
54 Au Sud de l'Afrique.
J'ai probablement moi-même échappé de bien
peu à une condamnation pareille car, chose grave,
j'avais peint sur un rocher, près d'un sentier, les
mots Molimo o lerato, « Dieu est amour », ce qui,
au dire des païens des alentours, produisit une
sécheresse persistante que la pluie vint heureu-
sement terminer avant une accusation publique.
Les affaires se règlent ordinairement en pitso,
le « Kabary » des Malgaches, assemblée de tous
les hommes d'un district ou de toute la tribu,
selon l'importance des questions à traiter.
Les principaux chefs jouissent du droit de con-
voquer des maïsêma, c'est-à-dire d'appeler les
hommes pour labourer et sarcler leurs champs
gratis.
Les Bassoutos ne sont pas des travailleurs
acharnés, et l'on peut dire, sans leur faire tort,
que les mots « travailler comme un nègre »
n'ont pas été spécialement dits à cause d'eux ; ce-
pendant ils ne ressemblent pas tout à fait aux Tar-
tares, dont un voyageur disait dernièrement « qu'ils
possèdent à fond l'art de ne rien faire ».
Les hommes d'un village, tant chrétiens que
païens, n'étant pas pris par les travaux des champs,
56 An Sud de l'Afrique.
se tiennent le plus souvent au Khotla. C'est un
enclos de pierres ou de roseaux, qui correspond
un peu au forum des anciennes villes romaines.
C'est là qu'on rend la justice, qu'on arrange des
mariages et qu'on bavarde à l'infini.
Dans d'autres moments, des païens y fument du
chanvre, qui enivre un peu comme l'opium, ou
bien y font leur méridienne ; les gens adroits y
vont coudre un pantalon de peau de bœuf ou une
paire de chaussures appelées velschoen par les Boers.
En automne, chacun se fabrique des sesious,
sortes de grands paniers d'herbes dans lesquels
on garde le grain.
Enfin, c'est encore au Khotla que bien souvent
l'on s'enfonce dans un paganisme dont la parole
de Dieu avait ailleurs démontré la laideur et l'in-
suffisance.
Les chefs et leurs conseillers qui y trônent sont
les grands soutiens des coutumes païennes, qui
sanctionnent leur polygamie et président à leurs
fêtes bruyantes. Ce sont eux aussi les meilleurs
clients du ngdka, médecin sorcier dont nous par-
lons ailleurs, et pour lequel, comme pour ses col-
lègues du Japon, « le cas le plus grave en médecine
i4 u^ u m
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58 Au Sud de l'Afrique.
est, d'après un aimable écrivain ', celui où le ma-
lade n'a pas d'argent ».
Le paganisme actuel est certainement en déca-
dence ; il se transforme, devient pire peut-être à
bien des égards ; néanmoins beaucoup de païens
nous sont favorables, envoient leurs enfants à
l'école, viennent a l'église et répéteraient volon-
tiers ces mots de l'un d'eux à un de nos amis :
Ke modem oa Fora ! je suis un païen des Français,
autrement dit : J'aime les missionnaires français
et, sans suivre leurs enseignements, j'approuve ce
qu'ils disent.
Les Bassoutos, comme l'ont constaté les pre-
miers missionnaires, sont simples, vifs, communi-
catifs et possèdent une sorte de tact qui ne les
abandonne jamais.
L'aménité de leur caractère rend l'évangélisa-
tion plus aisée dans leur pays que dans bien d'au-
tres contrées plus civilisées. Les chefs qui nous
témoignent ouvertement de l'hostilité et refusent
de nous recevoir sont rares.
Bien souvent j'ai fait, pour ma part, l'expérience
1. J. Pet t Senn.
éo Au Sud de l'Afrique.
de ce bon vouloir des indigènes et de leurs chefs,
soit pendant des courses dans les environs de la
station accompagné des enfants de l'école, soit
par la manière dont étaient reçues les remon-
trances que je devais présenter à ceux-ci ou bien à
ceux-là.
La façon de réunir un auditoire est fort simple,
pas besoin d'affiches ni du <s tambour de ville ».
Après avoir parlé avec le chef du village, on
met les deux mains à sa bouche en manière de
porte-voix et l'on crie : Thapelong ! — à la prière !
— Peu à peu on voit, de-ci de-là, des têtes appa-
raître, et bientôt un petit auditoire est devant vous.
Quelquefois cela est encore plus simple : visi-
tant une fois le village de Nkoro, j'arrive au Khotla
et ne trouve personne qu'un homme en train de
faire un sesiou. Après les salutations que se doi-
vent les gens bien élevés, et sans doute aussi après
quelques questions sur le temps et les prochaines
récoltes, je me mis à faire un croquis dudit van-
nier. A peine avais-je fait quelques traits qu'arri-
vait l'un, puis l'autre, si bien que le portrait de
Masolé était à peine esquissé que tout le village ou
à peu près était autour de nous !
Coutumes des Bassontos. 61
Par modestie je ne vous parle pas des cris d'ad-
miration du cercle de critiques d'art qui m'entou-
raient et qui auraient sans doute ravi mes anciens
maîtres, les éminents peintres L. Gérôme et Paul
Flandrin ; du reste je trouvais mieux : une occasion
de parler à un auditoire tout yeux et tout oreilles.
D'autres fois un grossier dessin sur un mur m'a
servi de point de départ pour parler de Celui qui a
créé l'homme à son image...
Superstitions
des païens Bassoutos
Voyageant en Palestine il y a plusieurs années,
il m'est arrivé souvent de voir une main grossière-
ment dessinée ou peinte au-dessus d'une porte;
fort intrigué, je tâchai de savoir ce que cela pou-
vait bien signifier et j'appris que cette main devait
empêcher la maladie d'entrer ou la mort d'appro-
cher de la maison.
Les païens Bassoutos ont aussi des superstitions
dignes de celles des Arabes : on ne doit pas aller
dans les champs lorsqu'il y a des nuages, cela attire
la grêle; pour éloigner celle-ci, il suffit de planter
en terre de petits piquets arrangés de certaine façon
près des champs.
En temps de sécheresse, que ne font pas les
d\ Au Sud de l'Afrique.
païens ! Les ngaka ea pula, médecins faiseurs de
pluie, déploient dans cette occasion toute leur
science qui se résume dans leurs costumes, leurs
osselets divinatoires et des boniments de charla-
tans. Si les incantations ne réussissent pas dans la
plaine c'est qu'il est nécessaire d'aller chercher la
pluie sur la montagne...
Il y a des médecins contre les épidémies, il y en
a d'autres très utiles pour aller à la guerre. Je me
souviens avoir vu un chef du nord du Lessouto,
lors d'une échauffourée, s'en aller à l'ennemi le vi-
sage enduit d'une certaine médecine, devant dé-
tourner les balles de sa personne.
Les médecins indigènes ne ressemblent pas du
tout à leurs collègues de France qui ne sont que
docteurs en médecine — ceux d'ici sont sorciers —
c'est-à-dire qu'ils peuvent soi-disant guérir d'abord
toutes les maladies mais en plus découvrir les ob-
jets perdus, éloigner la foudre et la grêle, dévoiler
l'avenir, indiquer la personne qui a jeté un sort à
une autre, etc.
Pour cela le bagage scientifique n'est pas grand;
le petit collier d'osselets ou « ditaola » représenté
ci-après suffit amplement ; la confiance des ma-
« NGAKA », MÉDECIX-SORCIER
SUD DE l'aFMQ.UE
66 Au Sud de l'Afrique.
lades doit cependant avoir une certaine limite
puisqu'on donne en sessouto le même nom de
lefu à la maladie et à la mort !
La manière dont lesdits osselets sont tournés
quand on les jette indique l'endroit où se trouve
le cheval ou le bœuf égaré ou volé, ou le coupable
de sorcellerie, etc. Le plus clair de tout cela, c'est
le mouton ou le bœuf qui sont le paiement du
« docteur ». Tout ceci n'est pas exagéré; combien
de païens qui, dès qu'ils sont malades, se croient
ensorcelés ! Il n'y a pas longtemps qu'un chef est
mort après une vie déréglée, mais plutôt que de
reconnaître cela on a accusé plusieurs personnes
de l'avoir ensorcelé et elles ont été obligées de dé-
guerpir au plus vite, de peur qu'on ne leur fasse
un mauvais parti.
Les Bassoutos, sans être aussi cruels que leurs
frères du Zambèze, ont encore bien des points de
contact avec eux.
Sans Dieu il est naturel que l'homme ait peur,
car celui qui, blanc ou noir, ignore l'amour de
son Père qui est dans les cieux et ne sait pas que
selon que le dit si bien le proverbe oriental : « Dieu
voit la fourmi noire qui, dans la nuit noire,
« DITAOLA » OU OSSELETS DIVINATOIRES
68 Au Sud de l'Afrique.
marche sur la pierre noire », doit être effrayé de
tout ; pour lui la vie est un voyage fait dans la nuit
sans lumière et sans guide.
C'est pourquoi on voit tant de gens vivre dans
la crainte, avoir peur de la vie. peur de la mort,
et qui, pour se garantir de malheurs ou de mala-
dies, mettent une main sur leur porte comme les
Arabes, ou vont chercher le ngaka et ses ditaolas
comme nos Bassoutos, ou bien encore, comme
beaucoup de nos compatriotes, craindront de se
mettre en route un vendredi, ou d'être treize à
table ; consulteront les cartes ou s'en iront prendre
conseil de soi-disant voyantes.
Nos chefs Bassoutos
Il y a fort longtemps que j'avais le désir de vous
montrer un portrait de Letsié, chef des Bassoutos,
mais ce dernier avait toujours répondu aux de-
mandes que je lui avais fait adresser en refusant
absolument de poser. Tout ce que j'avais pu faire,
c'est un croquis de dos, peu digne par conséquent
de vous être présenté.' Aujourd'hui, grâce à un
ami médecin et photographe, je puis vous offrir
un petit dessin un peu plus complet du roi des
Bassoutos. L'expression de roi est un peu gran-
diose, tout de suite Louis XIV et sa cour s'offrent
à la pensée, ou bien encore le shah de Perse et son
aigrette...
Disons donc que Letsié, fils de Moshesh, était
un grand chef ou un petit roi. Il est mort ces der-
niers temps, mais vous pouvez vite voir qu'il n'a-
vait rien de bien imposant et constater en même
jo An Sud de l'Afrique.
temps que si sa figure n'est pas bien distincte, il
n'y a pas de la faute du photographe ni de la
mienne. Le même ami me fournit une vue de
Matsieng, c'est-à-dire le village qu'habitaient le chef
Letsié et la plupart des nombreuses femmes de son
harem.
Ce village est l'un des plus grands du Lessouto,
il est situé à trois quarts d'heure, à cheval, de la
station de Morija. C'est seulement depuis quelques
années qu'une annexe de Morija est établie à
Matsieng, Letsié ayant refusé pendant longtemps
l'autorisation de l'établir.
Il y a là un groupe de chrétiens et une école
assez fréquentée ; mais malgré cela on peut affir-
mer, sans crainte de se tromper, que ce village
était l'une des forteresses du paganisme dans ce
pays. La belle maison que vous voyez au centre
du dessin a été bâtie par des ouvriers européens.
Elle est plus belle, du moins comme apparence,
que la plupart de nos habitations missionnaires.
Mais... le ramage ne répond pas du tout au
plumage; elle est bien la preuve que le désordre
n'est pas toujours un effet de l'art.
Nos pauvres chefs Bassoutos, tant dans leurs
PORTRAIT DU CHEF LETSIÉ
(D'après une photographie du D' G. Casalis.)
72 An Sud de l'Afrique.
maisons que dans leur vie, ont encore bien des
améliorations à faire. La civilisation et ses avan-
tages ne leur ont pas fait faire jusqu'à présent de
grands progrès sous le point de vue moral, il s'en
faut de beaucoup.
Le peu de décorum des chefs n'empêche pas
cependant leurs sujets de les traiter avec beaucoup
de considération. Ils prennent même parfois des
expressions orientales pour leur parler.
J'entendis un jour un de nos chrétiens dire en
public à Lerothodi, fils aine de Letsié : « Il n'y a
personne qui puisse paraître devant le lion sans
trembler! »
Un autre disait : « Devant toi, chef, nous ne
sommes que des paquets de vêtements ! »
Nos potentats, somme toute, de Lerothodi au
moindre chef de village, ne sont pas fiers, et cela
est un grand avantage, car on peut leur parler et
leur dire quelquefois des vérités sans qu'ils se
fâchent par trop ; bien supérieurs en cela au puis-
sant empereur Charlemagne qui, nous dit Egin-
hard , détestait ses médecins qui avaient eu le
courage de lui dire que la viande rôtie était nuisible
à sa précieuse santé.
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74 Au Sud de l'Afrique.
Envers nous, leurs missionnaires, les chefs font
assez souvent de leur mieux pour nous montrer
de la déférence; mais, hâtons-nous d'ajouter que ce
bon vouloir n'est pas général, de plus il est bien
intermittent.
Je me souviens de la cordiale salutation de bien-
venue que m'adressait, lors de ma première visite
à Thaba-Bossiou, Masoupa, le frère de Letsié :
Ponchoure, mocheux ! Son français n'était pas très
brillant, mais ce chef faisait ce qu'il pouvait pour
être aimable. Son portrait vous le montre en
grande tenue avec des épaulettes de capitaine de
pompiers qui lui donnent tout a fait grand air.
J'avais convoqué un certain jour le chef Potsane
Mohale à une réunion dans la chapelle qui est près
de son village. J'eus peine à le reconnaître à son
arrivée; je ne pouvais me figurer que le monsieur
si bien mis et ganté de frais (!) qui s'avançait vers
moi fût le même que je voyais habituellement
attifé de très pitoyable façon.
Un des chefs de Bahlapis, établis au sud du Les-
souto, allant un dimanche à l'église, vêtu d'une
grande couverture rouge, était suivi de ses prin-
cipaux hommes, dont l'un portait au bout d'un
PORTRAIT DU CHEF MASOUPA
(D'après une photographie de M. Gribble.)
7 6 An Sud de l'Afrique.
bâton le pantalon du chef qui, un peu à l'écart, se
hâta de l'enfiler pour aller saluer son missionnaire !
Mais je ne vous parle pas de tout cela pour vous
amuser, croyez-le bien, mais pour vous faire un
peu plus connaître et aimer ceux qui nous entou-
rent, chefs et sujets.
Tous les chefs, à part de rares exceptions, sont
païens ou renégats — et polygames — et les sou-
tiens du paganisme et de ses coutumes coupables,
augmentées de l'influence des ngaka, médecins-sor-
ciers qui les entourent.
Avant de les juger, pensons à la triste éducation
qu'ils ont reçue, et de quels conseillers ils sont
entourés depuis leur enfance !
Aussi quoi d'étonnant si la plupart du temps la
justice qu'ils rendent est non seulement boiteuse,
mais aveugle, et si les fêtes de bière enivrante et
d'eau-de-vie trouvent en eux de si fervents auxi-
liaires ?
Parfois ils réfléchissent, mais trop tard, comme
bien d'autres gens pas africains du tout, ni le moins
du monde nègres. Je me souviens du chef Rama-
khéma qui, mourant, m'avait fait appeler et qui
me disait : « Je regrette tant d'avoir vécu comme
Nos chefs Basson tos. 77
je l'ai fait, la terre et tout ce qu'elle donne ne vaut
rien sans Dieu ! » Peu après, il convoqua ses en-
fants et les gens de son village, pour leur dire so-
lennellement la 'même chose, en ajoutant : « La
circoncision, la polygamie, nos fêtes, etc., sont des
péchés devant Dieu. »
La Femme au Lessouto
Il n'est pas juste de vous parler toujours des
Bassoutos et de vous répéter que ces messieurs
font ceci et puis encore cela sans jamais vous rien
dire de leurs dames. Aussi, aujourd'hui je veux
vous entretenir de ces dernières.
D'abord vous vous doutez bien de la grande
différence qu'il y a entre les Bassoutoses selon
qu'elles sont chrétiennes ou païennes. Ce n'est
pas seulement le vêtement qui est autre ; c'est
surtout l'éducation et la manière d'être.
La jeune fille païenne est élevée dans le paga-
nisme; cela va de soi, mais il est peut-être bon de
le rappeler.
Jamais on ne parle à cette jeune païenne de son
Père céleste et de son âme immortelle. Heureux
quand on ne lui défend pas de fréquenter l'école
So
Au Sud de l'Afrique.
de l'annexe du voisinage. Elle soigne le bébé pen-
dant que sa maman travaille dans les champs; elle
va à la fontaine; elle s'enduit de graisse et d'ocre
rouge; assiste aux disputes journalières de son
polygame de père ; prend part à toutes les supers-
La femme au Lessouto.
Si
tirions qui, en tous pays, sont le partage de ceux
qui n'ont ni Dieu, ni espérance, et enfin elle se
} E\IME PORTANT DE L EAU
rend à toutes les fêtes de danse et d'ivrognerie des
environs.
6
SUD PE LAHUQ.<-'E
82
Au Sud de l'Afrique.
De bonne heure elle quitte la hutte paternelle
pour aller mopatong, autrement dit, pour aller
vivre quelques mois à l'écart, avec d'autres jeunes
filles de son âge, sous la direction, j'allais dire
«NGUANA MODULA», POUPÙE QUE PORTENT LES FEMMES
PAÏENNES QUI N'ONT POINT D'ENFANT
d'une vieille sorcière... mais je me retiens, di-
sons, au moins, d'une vieille coquine qui les
initiera à tout ce que le paganisme a d'impur; au
sortir de cette école d'immoralité, la jeune fille
aura l'imagination souillée et le cœur perverti.
JEUNE FILLE PAÏENNE JOUANT DU THOMO
S.}. Au Sud de F Afrique.
Les balé, nom qu'on donne aux jeunes filles
habitant la hutte nommée mopato, s'attifent d'un
costume qu'on peut sans exagérer qualifier d'é-
trange et qui probablement vous effrayerait quel-
que peu : une sorte de natte en guise de voile sut-
la figure, un bâton à la main et une grande cou-
verture composent leur accoutrement.
Le mariage qui suit de près ces coutumes sera
réglé à l'insu de la pauvre païenne et au plus
grand profit des père, frères et oncles, qui doivent
recevoir une vingtaine de bœufs, dix moutons et un
cheval du père du jeune homme.
La mère n'a rien à dire dans la question, car
elle sait qu'on nesegêneraitpaspourlui répliquer:
« Khuisa, u mosadiféeîa! » (Tais-toi, tu n'es qu'une
femme !)
Il peut arriver que la « fiancée » malgré elle ne
veuille pas du mariage arrangé ainsi, mais elle
peut rarement y échapper. Je me souviens de la
fille d'un certain chef qui refusait de suivre le mari
polygame que lui imposait son père, et qui fut
attachée et battue...
Tout autre est, au moins en général, l'histoire
de la fille élevée par des parents chrétiens.
'Co/u<^^/'
y-(j.aJ>^71Mj
MOYABEN'G A LA MEULE
UNE STATUETTE EGYPTIENNE DU MUSEE DU LOUVRE
86 Au Sud de l'Afrique.
Cette fillette est, comme votre sœur, une aide
pour sa maman, une petite amie pour son papa.
Elle va à l'école primaire, apprend à coudre et
peut-être aussi à tricoter. Devenue grande, elle a
sa petite hutte ou bien sa petite chambre, tenue
bien en ordre, ornée de gravures découpées dans
des journaux illustrés, ou même de peintures de
son cru, ce qui est bien plus original.
Elle suit aussi l'école du dimanche de la station,
plus tard demande à être admise dans la classe de
catéchumènes et quelques années après, fait sa pre-
mière communion.
Les fiançailles arrivent, puis le grand jour du
mariage. Vous jouiriez, j'en suis sûr, d'assister à
un mariage dans notre chapelle; pour moi ce n'est
plus une nouveauté, car j'ai eu à célébrer l'autre
jour l'union du 185e couple depuis que je suis à
Hermon ! Mais le coup d'oeil en vaut la peine. La
mariée, tout en blanc, gantée pour la première
fois de sa vie, est tout émue. Son mari est à ses
côtés, ganté aussi, son costume est généralement
noir et sa tenue très digne, surtout si ses chaussures
neuves ne lui meurtrissent pas trop les pieds. Der-
rière sont des garçons et des demoiselles d'honneur,
ÉLIÉLE ET RÉBEKA, GROUPE DE MARIES
88
Au Sud de l'Afrique.
le cortège des parents et amis et la foule des admi-
rateurs, tous amateurs sérieux de la viande des
deux ou trois bœufs tués à l'occasion de la fête.
La femme partage avec son mari les travaux
des champs, mais à cela s'ajoutent bien d'autres
devoirs : coudre les vêtements des enfants, moudre
le grain et, chose assez remarquable, soit dit entre
parenthèses, sur un moulin semblable à celui em-
ployé en Egypte il y a plus de 3,000 ans !
PEINTURE FAITE PAU UNE JEUNE FILLE DANS SA HUTTE
Il faut aussi fréquemment Smirer la maison,
c'est-à-dire passer, à l'intérieur comme à l'extérieur,
une légère couche de terre, mélangée à delà bouse
de vache...
POTERIES DIVERSES
90 Au Sud de l'Afrique.
Bien des femmes indigènes ont du savoir-faire
et souvent une réelle habileté non pas seulement
pour la couture, le repassage ou dans la confection
de belles nattes ou d'autres objets, mais pour la
poterie où, sans le moindre èbauchoir et le plus
petit moule, elles deviennent fort habiles.
Les alcarazas de leur fabrication ne le cèdent
guère à ceux d'Espagne et de Ténériffe. Ces
ouvrières en « l'art de terre », à part tous les pots
d'usage ordinaire, donnent à leurs œuvres des
formes capricieuses imitant des marmites, bouil-
loires et tasses très heureusement rendues..., ou
bien des formes encore plus curieuses qui seraient
tout à fait capables de rendre jaloux les anciens
potiers étrusques.
Quant aux fours usités par ces artistes, ils sont
des plus primitifs ; on couvre de disou, c'est-à-
dire de bouse sèche, l'objet à cuire et on laisse
le feu faire le reste.
Ici, comme ailleurs, la mère de famille est le
centre du foyer. Bien des Bassoutos pourraient
sans nul doute répéter les mots que le brave évan-
géliste Asser Sehahabane disait il y a quelque
temps, dans une réunion: « Si je suis un chrétien
€Si£&t
^.y
MAMOKUTU, PAÏENNE ET CHRETIENNE
92 Au Sud de l'Afrique.
c'est aux enseignements de ma mère que je le
dois ! »
Enfin des femmes d'évangélistes et d'instituteurs
sont de vraies conseillères pour leurs maris, qui
ne feraient rien sans les consulter. Leurs enfants
bien élevés et leur maison tenue en ordre les font
vite connaître et respecter par ceux qui les voient.
Vous savez que la mission du Zambèze compte
plusieurs évangélistes bassoutos, et elle a déjà pu
reconnaître la valeur des femmes de ces derniers
et leur bienfaisante influence.
En tout pays c'est l'Évangile qui donne à la
femme sa place au foyer et la met au rang qu'elle
doit occuper dans la famille.
Je termine par un fait qui nous a particulièrement
réjouis ces derniers temps. Notre Petit Messager
des missions publia en 1884 un dessin que j'avais
fait d'une païenne en tenue de danse. Mamokutu,
la femme du chef Lenka, était vêtue d'un costume
de peau de bœuf orné de perles de toutes couleurs,
la tête bien luisante de graisse et couronnée d'un
Kharatsana fait des poils de la queue d'un porc-
épic et un petit bouclier de danse à la main.
Bien des conversations avaient suivi la petite
La femme au Lessoitlo. 93
séance dépose; longtemps Mamokutu avait résisté,
cherchant à oublier dans des fêtes bruyantes le
trouble de son cœur. Cependant elle vint il y a
environ trois ans me dire textuellement : « J'étais
aveugle ; mais Jésus, le roi des aveugles, a eu pitié
de moi; aussi je veux le suivre. »
On s'est passablement moqué d'elle dans son
entourage, elle a traversé des temps de misère et
de souffrance, mais elle a tenu bon. Nous avons
pu la baptiser il n'y a pas bien longtemps et en
souvenir du passé elle a bien voulu me permettre
de faire de nouveau un croquis d'elle, que je joins
au premier pour vous les présenter.
Les petits Artistes
Voilà le jour de l'an qui s'approche et peut-être
que plusieurs d'entre vous, pour des raisons di-
verses, n'auront pas d'étrennes. Eh bien ! vos amis,
les petits Bassoutos, vont vous indiquer un moyen
de vous faire très facilement quelque chose de joli
et surtout de pas cher, pouvant fort bien, avec un
peu de bonne volonté, remplacer les étrennes ab-
sentes.
Vous pensez bien que vos amis de par ici ne
connaissent pas les joujoux qui vous ravissent :
poupées, balles, billes, cerceaux, etc. M. Polichi-
nelle leur est même inconnu ! Ils ont leurs jouets,
si l'on peut les appeler ainsi, et leurs manières de
s'amuser.
Par exemple, ils aiment extrêmement les voi-
96 Au Sud de l'Afrique.
tures ou wagons à bœufs et ne sont jamais fatigués
de s'en fabriquer.
Pas besoin de beaucoup d'outils pour cela. Nos
petits négrillons ne sont pas, comme deux petits
gamins blancs et que je connais bien, toujours en
quête de clous, vis et ficelles. Nos amis prennent...
Quoi?... Vous ne devinez pas?
Eh bien, avec un peu de terre glaise et des brins
de paille, ils font un wagon rappelant vraiment un
peu ceux qui apportent les marchandises au Les-
souto. Voyez un peu le wagon ci-contre; il est
pesamment chargé de vieilles boîtes d'allumettes
et de bobines; je ne sais si les quatre bœufs suffi-
ront pour un tel bagage, malgré les efforts du con-
ducteur qui, avec son fouet de paille, a l'air de se
donner beaucoup de peine ; mais ce que je sais bien,
c'est que vos amis s'amusent beaucoup du véhicule
et de son attelage. Remarquez que les bœufs por-
tent la marque du propriétaire ; l'artiste n'a rien
oublié.
Si vous préférez faire une brouette, voici un mo-
dèle de même provenance que je place sous vos
yeux. Les matériaux sont toujours de même sim-
plicité : de la terre glaise et une paille.
Sir DE L AFRIQUE
98 Au Sud de l'Afrique.
Quelques-uns de ces artistes en herbe ont un
idéal plus élevé et se lancent sans le moindre trou-
ble dans la statuaire !
Voici, par exemple, un cavalier crânement campé
sur son cheval et coiffé d'un de ces grands chapeaux
de paille à la mode chez les jeunes gens.
BROUETTE
Mais pendant que je vous présente ces chefs-
d'œuvre, peut-être que vous murmurez : « Mais
tout cela, c'est vraiment l'enfance de l'art ! » Cela
est vrai, mais n'oubliez pas, s'il vous plaît, que
c'est aussi l'art de l'enfance au sud de l'Afrique.
En tous cas, ils valent bien les terres cuites faites
par des gamins antiques et qui sont si précieuse-
ment conservées au musée du Louvre.
Regardez maintenant ces figurines (p. 101). Je ne
Les petits artistes.
99
sais si beaucoup de petits Parisiens, de dix ou même
de douze ans, pourraient faire, non pas mieux,
CAVALIER
mais aussi bien. Il y a là le buste d'un monsieur
quelconque ; à côté, voici un singe qui paraît très
occupé ; il y a encore une cigogne, je suppose ;
puis un coq ; sans oublier un gros habillé de soie.
100
Au Sud de l'Afrique.
Tout ceci dénote que, chez quelques-uns de nos
petits Bassoutos, il y a cette observation et ce sens
de la forme qui, dans les sociétés plus développées,
produisent des Canova et des Barye.
Près de la maison missionnaire d'Hermon il y a
une fillette, du nom de Krarebe, qui s'amuse à
FIGURES ANTIQUES DU MUSEE DU LOUVRE
dessiner sur les parois de la maison paternelle des
autruches, des arbres, etc., un morceau de craie
ou de charbon surfit pour cela.
Un membre de l'Institut (section des beaux-
arts) trouverait sans doute ces dessins fort rudi-
mentaires ; mais cela n'empêche nullement Mama-
102
Au Sud de l'Afrique.
fodi, la grand'mère de la susdite Krarebe, d'en être
toute glorieuse, ainsi que son mari, le vieux Matla-
kala... Un jour, j'ai trouvé notre jeune voisine
modelant avec de la terre des maisonnettes don-
MODÈLES DE HUTTES EN TERRE GLAISE
nant tout à fait l'idée de l'architecture indigène; les
deux huttes avec le « lelapa », sorte de cour dans
laquelle il y a même des bancs; au grand étonne-
ment de Krarebe, je me suis mis à dessiner son
œuvre pensant que cela pourrait vous intéresser.
Les petits artistes. 103
Si un poète ancien a pu dire que rien de ce qui
est humain ne peut lui être étranger, à combien
plus forte raison pouvons-nous, nous chrétiens, le
répéter.
Aussi ce que font ces petits nous touche, car
leurs travaux, petits et grands, sont la preuve que
la sagesse de Dieu se reflète dans ceux que la sa-
gesse humaine plaçait naguère si bas et montre
une fois de plus le lien qui relie entre elles toutes
les branches de la famille humaine.
LA
Civilisation chez les Bassoutos
Je commence en vous disant en sessouto : Re
ntse re phela hantle, ha mohau oa Molimo (nous
continuons de vivre
par la grâce de Dieu).
Ces mots reviennent
toujours dans les let-
tres que les chrétiens
bassoutos écrivent ,
et ils expriment une
vérité que ni eux ni
nous ne devons ou-
blier. Cette simple
phrase indique aussi
quels progrès ont faits
les Bassoutos depuis que l'Évangile leur a été ap-
porté par les premiers missionnaires, il y a plus de
AXCIEN GUERRIER MOSSOUTO
io6
Au Sud de l'Afrique.
TABATIERE EX BOIS
soixante ans. On comprend cette parole d'un de
leurs beaux cantiques, fait par M. E. Casalis : « Au-
jourd'hui nous sommes
des hommes , nous sa-
vons prier. »
Les anciens Bassoutos
qui , avec leurs armes ,
boucliers et ornements
de guerre, devaient avoir
l'air de gros hannetons en colère, seraient profon-
dément étonnés, s'ils revenaient, de rencontrer un
de nos chrétiens, ses lunettes sur le
nez, lisant la Bible ou le Leseli-
nyana (la petite lumière), journal
bimensuel, imprimé à Morija.
Que diraient -ils d'en voir un
autre — un de nos instituteurs
peut-être — mettant sa montre à
l'heure et parlant d'aller porter de
l'argent à la caisse d'épargne du bu-
reau de poste le plus voisin? broche
Quelle ne serait pas la stupéfac-
tion d'un de ces ancêtres, en entrant dans cer-
taines maisons de ses arrière-petits-enfants, devoir
La civilisation che% les Bassoittos. 107
quelques volumes sur une planche, puis, près de la
table, d'apercevoir quelques chaises ou escabeaux
&Érp
ÎORGE INDIGÈNE
et des gravures coloriées bien voyantes égayant
les murs? Dans la chambre à côté, il entreverrait
un lit en fer, un peu de vaisselle bien rangée sur
une caisse façonnée en armoire.
io8
Au Sud de l'Afrique.
Notre ancien n'y comprendrait rien et trouverai!
que tout cela est bien
loin de l'ocre rouge, qui
suffisait aux besoins de
luxe du temps passé,
loin aussi des turpitudes
du paganisme , où le
« yoala », bière eni-
vrante , était le seul
idéal recherché de tous;
bien lointain encore du
temps des guerres qui,
si fréquemment, déci-
mèrent la tribu et qui,
parfois, étaient suivies
d'actes de cannibalisme.
Nous pouvons dire
avec l'auteur d'un beau
livre récemment paru ' :
« Les temps ont marché
depuis ; Jésus, le seul
nom qu'on adore à travers tous les peuples, toutes
MORTIER ET PILON
pour concasser le maïs.
i. Jésus-Christ, par le R. P. Diilon.
La civilisation che^ les Bassoutos.
109
les races, tous les temps, a grandi, détruisant le
paganisme, civilisant la barbarie, créant un monde
nouveau. »
Les Bassoutos sont
loin de savoir tra-
vailler le bois aussi
bien que les Congo-
lais ou les Zambé-
ziens. Ils ne seraient
pas non plus capables
de foire ces jolis et
singuliers bijoux, ou-
vrages des Sénégalais
ou des Kabyles, mais
ils ont cependant une
certaine ingéniosité
qu'il faut reconnaî-
tre, comme en té-
moignent maints pe-
tits travaux en bois,
en fer, en cuivre, en
os ou en corne.
Je pourrais, entre autres, vous présenter une
quinzaine de tabatières de toutes sortes, collec-
CHAISE
110
Au Sud de l'Afrique.
données par mon ami le plus intime,
fort différentes, cela va sans dire, de
celles de la collection Sauvageot, figu-
rant au musée du Louvre, mais peut-
être plus curieuses; dommage seule-
ment qu'elles n'aient pas la même va-
leur !
Les bracelets et surtout les broches,
méritent une mention spéciale ; quel-
quefois, ces dernières ont la forme
d'un bouclier, d'une grenouille, d'une
hache, etc. Elles sont faites en cuivre
ou en fer, mais on peut rencontrer des
« bijoutiers » qui, avec des monnaies
d'argent, font des bagues et des bro-
ches assez réussies.
Un collectionneur sérieux ne dédai-
gnerait sans doute pas de posséder une
pipe de la façon d'un Mossouto; non
pas pour la fumer, fi donc ! mais bien
piutôt pour la placer à côté d'une
canne en bois sculpté, d'une cuiller
ou autre bibelot de même prove-
nance.
La civilisation cbe^ les Bassoutos. in
Les indigènes imitent aussi assez heureusement
divers articles européens.
Par exemple, la chaise ci-devant, le chef-d'œu-
vre de Benoni, le maître d'école d'Hermon, est
assez adroitement faite. De même aussi le grand
mortier taillé dans un tronc de saule, avec pilon
en bois d'olivier, pour concasser le maïs, que nous
possédons grâce à l'habileté d'un homme de la sta-
tion de Béthesda. Le magistrat de Maféteng a
112
Au Sud de l'Afrique.
trouvé ce monument si bien fait, qu'il m'a demandé
de le joindre à tous les objets dont je vous parle
pour faire partie d'un envoi que le gouvernement
prépare pour l'exposition qui doit avoir lieu dans
quelques mois à Kim-
berley, la ville aux
mines de diamants1.
Vous pensez bien
que comme collec-
tionneur j'ai été flatté
de la chose : on de-
vient si vite orgueil-
leux !
Quant au chapeau
de fantaisie reproduit
ici, il faut avouer qu'il
rappelle fort peu le fa-
meux « tuyau de
poêle »; je l'ai copié aussi fidèlement que possible
d'après nature. On a beaucoup plus envie de l'ad-
mirer que de le porter, et, vous savez, les cha-
FIGURINE GRECQUE
Du musée du Louvre
I. Chose étrange, on retrouve ce mortier et son pilon sur des peintures
de vases antiques et dans la collection des figurines grecques du musée du
Louvre.
La civilisation che? les Bassoutos. n
peaux d'hommes ne sont, en général, pas gâtés
sous le rapport des louanges!...
Si les garçonnets se
font, comme je vous
l'ai dit une fois, des
sortes de jouets , les
papas bassoutos, tout
comme leurs col-
lègues français,
savent aussi
faire plai-
sir à leurs
VOITURE D'ENFANTS r
entants.
Je vous assure que le jeune Letsosa était bien
JOUET, CHEVAL A ROUES
glorieux de tirer la petite voiture que son père, le
SUD DE L AFRIQUE
1 14 Au Sud de l'Afrique.
brave évangéliste Onesima Motsieloa,
lui avait fabriquée. Un autre fera, pour
son fils, un cheval en terre glaise avec
des roues qui roulent, ce qui est, comme
vous savez, une grande qualité pour des
roues !
Ou bien encore, notre fidèle Pétréa
confectionnera, pour une de ses petites
sœurs, une poupée que je m'empresse-
rai de dessiner pour vous montrer son
savoir-faire.
Puisque je vous parle de Pétréa, je
profite de l'occasion pour vous offrir
son portrait dans sa toilette du diman-
che, car, comme elle désirait avoir son
portrait pour donner, je suppose, à son
fiancé, elle a de suite consenti à poser.
Elle, et en général les jeunes filles chré-
tiennes, commencent à penser un peu
trop à la toilette et quand on fait une
observation à ces demoiselles, elles ré-
pondent d'une manière triomphante :
« he moda on roua ! » (c'est notre mode !)
Naturellement ce n'est pas la mode
PHTRÉA, JEUNE FILLE CHRÉTIENNE
1 1 6 Au Sud de l'Afrique.
suivie par les familles missionnaires qu'elles choi-
sissent, mais bien celle qu'elles observent dans les
villages de la Colonie et de l'État libre de l'Orange.
Parfois elles montrent assez de goût, mais sou-
vent, par leur exagération, on dirait qu'elles tien-
nent à bien nous faire savoir que l'épargne ména-
gère leur est tout aussi étrangère que l'économie
politique.
D'autres marques sensibles de la civilisation nous
réjouissent plus, car elles témoignent de progrès
intellectuels ; et, comme l'a dit un savant géogra-
phe * : «Chez les Bassoutos, la civilisation n'est
pas seulement extérieure et ne consiste pas unique-
ment à remplacer les vêtements de peau par des
vêtements de laine et de coton importés d'Angle-
terre, et à bâtir des maisonnettes de briques ou de
pierres au lieu de huttes de branchages. Il est des
Bassoutos qui réfléchissent, discutent les idées et
suivent leur voie personnelle. »
Lors des premiers temps de la mission, une let-
tre était un événement fort émotionnant ; celui
qui en était chargé la fixait au bout d'un roseau
I. L'Afrique iiièriilionale, par M. E. Recl
FACTEUR IXDIGÈXE
1 1 8 Au Sud de l'Afrique.
fendu à son extrémité et la portait comme une
bannière à son destinataire. De nos jours, le bu-
reau de poste de Morija, pour ne parler que de ce-
lui-là, reçoit en moyenne de deux cent cinquante
à trois cents lettres par semaine.
Autre fait se rattachant à la poste : un indigène
est chargé, à la suite d'un contrat pas?é avec le
gouvernement, du service de la poste de Maféteng
à Mohale's Hoek, et fait fonctionner ce service deux
fois par semaine avec une rigoureuse exactitude,
en se rendant compte de la responsabilité qui pèse
sur lui.
Mais si je continue sur ce chapitre, je risque de
m'étendre un peu trop, écueil que je veux éviter
autant que faire se peut.
Il faudrait vous parler des cultures, qui ont re-
marquablement progressé. Nombre d'indigènes
cultivent, à la charrue, bien entendu, d'abord les
céréales, puis aussi un peu les pommes de terre, les
melons, les haricots, oignons, tabac, betteraves, etc.
Je devrais de plus vous mentionner les travaux
des élèves de notre école industrielle de Leloaleng.
Le beau bâtiment qui figure ci-après, a été inau-
guré il n'y a pas longtemps ; il prouve en faveur de
La civilisation cht\ les Bassontos. 119
l'école et de ses élèves-tailleurs de pierres, maçons
et charpentiers. Je vous recommande aussi chaude-
ment les bancs, tables,
armoires, etc., qu'on y
fait pour quand vous de-
vrez vous mettre en mé-
nage.
Les jeunes filles des
stations comme Morija,
Hermon, etc., sans ou-
blier celles de l'école su-
périeure de Thaba-Bos-
siou, arrivent à tricoter
des bérets qui se vendent
très aisément et des bas
presque aussi bien qu'une
grand'maman euro-
péenne.
Qui sait même si les
blanchisseuses de Meu-
don ne seraient pas un
peu jalouses de plusieurs de leurs émules du Les-
souto, moins bruyantes probablement et tout aussi
habiles?
POUPÉE EN CHIFFONS
ÉCOLE INDUSTRIELLE DE LELOALENG, D'APRÈS
PHOTOGRAPHIES FAITES PAR M. ANDRÉ GERMOND
I 22
Au Sud de l'Afrique.
Je pourrais également vous citer tel indigène de
ma connaissance qui, sans l'avoir appris, raccom-
mode les selles presque aussi bien qu'un sellier de
profession. D'autres sont ma-
çons ou couvreurs à la satis-
faction générale, sans plus
d'apprentissage régulier, Ils
font même des œuvres d'art,
témoin la chaire de la cha-
pelle de Ditsueneng, une an-
nexe de l'église d'Hermon !
Pour bien faire, je devrais
aussi vous conduire à l'im-
primerie et h l'atelier de re-
liure de Morija , établisse-
ments qui font grand honneur
à leur fondateur-directeur, le
regretté M. A. Mabille, comme
aussi à nos Bassoutos. canne
Tous les ouvrages pri-
maires et bien d'autres sortent de là, et pas en
petit nombre, comme vous pouvez en juger par le
dessin reproduit plus loin (p. 136-137) et qui re-
présente plusieurs des livres imprimés au Lessouto.
JOSB^J
124 Au Sud de l'Afrique.
Quant aux chiffres des tirages, je ne vous men-
tionnerai que l'Abécédaire, dont il a été tiré, jus-
qu'à présent, plus de cent trente et un mille exem-
plaires.
La Bible a été imprimée en Angleterre en 1881,
et forme un beau volume bien relié, doré sur tran-
ches et orné de cartes. Il en est vendu chaque an-
née de quatre à cinq cents et environ quinze cents
exemplaires du Nouveau Testament.
Je ne peux pas oublier l'école normale installée
aussi à Morija; elle est certainement, dans ses ré-
sultats, une des plus belles preuves du' développe-
ment intellectuel que les indigènes peuvent at-
teindre. Depuis sa fondation, il y a une vingtaine
d'années, plus de cent de ses élèves ont obtenu le
brevet d'instituteurs primaires dans les examens
du gouvernement de la colonie du Cap, où blancs
et noirs sont exactement soumis au même pro-
gramme.
Notre école biblique, fondée et dirigée par le
vaillant M. A. Mabille, doit aussi être signalée, car
elle a formé nombre de catéchistes dévoués qu'on
retrouve non seulement au Lessouto, dans l'État
libre de l'Orange, dans le Transvaal, mais aussi
La civilisation che% les Dassoutos. r 2s
dans le Béchuanaland et jusqu'aux rives du Zam-
bèze.
CHAIRE DE LA CHAPELLE DE DITSUENEXG
Pour ce qui regarde les écoles primaires (qui s'é-
126 Au Sud de l'Afrique.
lèvent à environ cent quarante et comptent plus
de sept mille enfants), il est intéressant de vous ci-
ter ce qu'en disait, il y a environ trois ans, un ins-
pecteur des écoles du gouvernement, qui, sur l'in-
vitation du magistrat supérieur du Lessouto, a
visité bon nombre de nos écoles de stations et
d'annexés : « Il n'est pas douteux, dit-il dans son
rapport imprimé à Morija, que ces écoles arrivent
à dépasser celles des autres indigènes du sud de
l'Afrique, comme la race des Bassoutos dépasse les
mitres en énergie et en intelligence. »
Toutefois, le grand progrès ne se trouve pas
dans les avantages de la civilisation qui s'étendent
chaque jour davantage, malgré les efforts d'un
paganisme vivace; il n'est pas non plus dans le
développement intellectuel de nos Bassoutos, mais
dans le fait qu'ils connaissent les mots de : devoir,
conscience, fidélité, foi..., qu'ignoraient leurs
pères.
Il faut bien se garder de trop généraliser les pro-
grès dont je viens de vous parler ; // reste beaucoup
à faire encore et dans tous les sens, ne l'oublions pas.
Les chrétiens ne forment qu'une infime mino-
rité, et parmi eux, bien souvent des chutes ou des
La civilisation che^ les Bassontos. 127
défections nous attristent ; leur vie spirituelle a be-
soin de se développer, leur foi de s'affermir...
Mais à l'heure où la science croit devoir répéter
son dédaigneux jugement : « La race noire n'a que
peu ou point d'âme' », il est bon de constater que
le développement de la mission et de la civilisation
parmi les Bassoutos affirme l'unité de la grande fa-
mille humaine et la puissante vitalité de cet Evan-
gile qu'on essaye d'oublier ou de rabaisser.
Je termine, comme j'ai commencé, à la sessouto,
en vous disant : « Lumelang ba heso! » c'est-à-dire :
« Salut, gens de chez nous ! »
i. La Cité motlerue, par J. Izoulct, citation faite par la Revue chrétien ne
juin 1895.
Quelques inconvénients
Civilisation chez les Bassoutos
Rassurez- vous, je ne vais pas dire du mal de la
civilisation, mais seulement vous faire remarquer
certains mauvais effets qu'elle peut produire.
L'homme, a-t-on dit, est un grand enfant, et
l'enfant un petit homme. Cela est vrai pour les
nègres comme pour nous, et tous, grands enfants
et petits hommes, nous sommes bien plus disposés
à imiter le mal que le bien.
Il en est ainsi, par exemple, dans la question de
l'eau-de-vie qui fait tant de mal dans notre Europe,
et qui exerce aussi, malgré les lois gouvernemen-
tales, ses ravages parmi les noirs de l'Afrique du
Sud, qu'elle ruine au physique comme au moral.
SUD DE L AFRIQUE
130 Au Sud de V Afrique.
Le petit village de Wepener, situé près d'ici, mais
dans l'Etat libre d'Orange, est un endroit des plus
civilisés ; il y a une église réformée hollandaise en
pierres de taille, avec un beau clocher muni d'une
grosse horloge qui bat souvent la campagne, il est
vrai — nous avons tous nos défauts, — mais elle
fait très bien dans le paysage, ce qui n'est pas tou-
jours notre cas...
Wepener possède également une chapelle an-
glaise en briques rouges, un bureau de poste et
télégraphe, une belle prison toute neuve, quatre à
cinq magasins, une pharmacie avec un grand bocal
jaune, puis une bibliothèque publique comptant
bien 200 volumes tous reliés, et, au milieu de tous
ces efforts de la civilisation, nombre de Bassoutos
ne remarquent que la « cantine » !
Il y a aussi des courses dans le pays, ce qui n'a
rien d'extraordinaire, puisqu'il y a des Anglais et
aussi des chevaux dans la contrée; ce qu'il y a de
plus grave, c'est que le « pari mutuel», cette lèpre
qui fait tant de victimes ailleurs, y apparaît aussi
dans une certaine mesure, et que les indigènes ont
trouvé moyen de s'y livrer ! D'autres passent des
heures enfermés dans une petite hutte, à jouer avec
I
. 'EL*
fa
Il m
U2
An Sud de l'Afrique.
des cartes aussi graisseuses que le vêtement d'un
Esquimau et semblent y prendre plaisir !
Les Bassoutos fument... Je ne vais pas médire
des fumeurs ni de leurs amis les priseurs, ni m'in-
génier à décider que priser ou fumer sont des
qualités ou des défauts; mais, franchement, si la
civilisation n'avait eu que la pipe ou la tabatière à
introduire dans le pays, elle aurait aussi bien pu
rester chez elle !
Les Bassoutos, nous en
avons déjà parlé, commen-
cent à aimer la toilette ,
mais ils aiment aussi les
bijoux — encore une qua-
lité qui est bien près d'être
son contraire ; — leurs
goûts sont encore simples,
car ils se contentent de
broches et de bracelets de
cuivre ou de fer fabriqués
par des « joailliers » indigènes ; cependant, les
personnes plus fortunées se procurent chez les
marchands des broches magnifiques ou des boucles
d'oreilles et des bagues en « doublé », ornées par-
LA PIPE D LN ZOULOU
La civilisation cbe^ les Basson tos.
133
fois de diamants valant bien
trente centimes les deux !
En fait de boucles d'oreilles,
les Zoulous sont, je crois, les
plus pratiques : on fait un trou
dans le lobe de l'oreille et l'on
y passe sa pipe, cela est com-
mode, peu coûteux et tout à
fait distingué.
Je ne dis rien des gants dont
quelques Bassoutos commen-
cent à se servir; cependant cela
fait un singulier effet de leur
en voir, ceux que la nature leur
a donnés leur allant si bien !
Les élèves des écoles ont em-
prunté des jeux aux enfmts
blancs. Les "arçons de l'école à
134 *4u Sud de l'Afrique.
Hermon jouent aux barres ou à saute-mouton,
pendant que les rillettes sautent à la corde ou
jouent aux osselets. Il n'y a rien à redire a cela,
j'aimerais même me joindre à eux si mes moyens
me le permettaient. Mais ce que j'ai dû défendre,
ce sont les mauvaises farces que les anciens élèves
faisaient aux nouveaux arrivants. A l'école nor-
male de Morija et ailleurs, on a aussi dû s'élever
contre ces sortes de brimades ! D'où les Bassou-
tos ont-ils pris ces sottes pratiques ? En tous cas,
je vous prie de croire que je ne leur ai jamais fait
confidence des vexations que j'ai eu à subir à l'É-
cole des Beaux-Arts quand j'étais le nouveau.
La civilisation tant vantée n'arrête pas le paga-
nisme, témoin le dessin ci -après fait d'après une
photographie et représentant l'un des principaux
chefs du Lessouto dirigeant un mohobelo ou fête
païenne, en costume européen et armé du îhébé,
ancien bouclier de guerre, devenu ornement de
danse (voir p. 139).
Bien plus, la civilisation sans l'Evangile est fu-
neste aux noirs ; du reste pour nous-mêmes, elle
n'est qu'un verni qui cache à peine le mensonge
et la mort.
La civilisation che^ les Bassoutos. 135
Dans combien d'endroits de la terre africaine
pourrait-on répéter ces mots d'un missionnaire du
BROCHES, ÉPINGLES, BAGUES
Lessouto ' : « Les blancs corrompent les sauvages
1. Pourquoi les missions, par D Hietleern.
QUELQUES-UNS DES LIVRES IMPRIMÉS
ISSOUTO ET IMPRIMERIE DE MORIJA
138 Au Sud de l'Afrique.
et leur apportent des misères et des vices qu'ils ne
connaissaient pas. » C'est justement ce que dit de
son côté un écrivain ' célèbre dans un livre connu :
« Nous civilisons avec nos vices. »
Comme on comprend le roi chrétien Khama2,
du pays des Bamangouato, au sud du Zambèze,
qui, voyant les progrès de l'eau-de-vie empoison-
nant son pays, s'écriait : « Je redoute la boisson du
blanc plus que toutes les assagaies des Matébélés ! »
Cela s'explique : les blancs donnant si souvent
le funeste exemple de l'amour de l'argent et d'une
soif immodérée de plaisir, comment les noirs ne
les suivraient-ils pas, eux pour lesquels le premier
blanc-bec venu est un modèle à imiter ?
Les missionnaires d'il y a cinquante ans n'ont
eu affaire qu'à des païens, tandis que maintenant
nous avons des Bassoutos, non seulement incré-
dules mais sceptiques, ce qui prouve une fois de
plus que s'il y a des païens par ignorance, il y en
a d'autres qui le sont par choix.
Mais il y a des Bassoutos qui écoutent la voix
1. A. Daudet, Tartariu de Tarascou.
2. Voir L'Ami de la Jeunesse, septembre 1S96.
La civilisation che~ les Bassontos. 139
de leur conscience, le développement important
des églises de ce pays est là pour en témoigner.
CHEF DIRIGEANT UNE DANSE
Un fait qui me fut dans le temps raconté par
notre regretté collègue, M. Duvoisin, et par lequel
140 Au Sud de l'Afrique.
je termine ces quelques observations , peut ici
trouver sa place.
Une païenne qui se sentait inquiète et tour-
mentée par des pensées religieuses, se demandait
ce qu'elle pouvait faire. Elle alla trouver une de
ses voisines, une païenne comme elle, mais qui
plusieurs fois était allée à l'église, et lui demanda
si elle savait prier.
Celle-ci lui répondit : Hélas ! je ne sais... Et les
voilà tristes toutes deux... Quand, tout à coup,
cette dernière s'écrie : Je me souviens que j'ai en-
tendu dire que quand on ne sait pas prier il faut
dire : a Seigneur, enseigne-moi à prier ! »
Voici cette fois un bon exemple à suivre pour
les noirs comme pour les blancs.
Médaille d'argent î . .
NOTICE SUR LES BUSHMEN
La collection d'objets indigènes que j'ai pu
réunir — tant ceux se rapportant à l'industrie des
Bassoutos que ceux se
rattachant au passé et à
l'histoire naturelle de
leur pays — a figuré à
l'exposition de Kimber-
ley, l'une des villes les
plus importantes du sud
de l'Afrique.
Ladite exposition
vient de se fermer, et
j'apprends que j'ai ob-
tenu une médaille d'argent ! Voilà un honneur au-
quel je ne m'attendais guère en venant en mission !
MEDAILLE
DE L'EXPOSITION DE KIMLERLEV
142
Ait Sud de l'Afrique.
Il y a plus de vingt ans que j'ai eu mes dernières
médailles à l'École des Beaux-Arts de Paris, aussi
les émotions qu'elles me causaient sont bien loin de
moi. Cependant, je ne ferai peut-être pas mal de
me procurer un souffleur de bonne volonté pour
me répéter quelque chose
comme au triomphateur
romain de l'ancien temps :
« Tout lasse, tout passe,
tout casse ! »
Cette médaille, je le vois
bien, n'est pas tout à fait à
moi, et, si vous le voulez,
nous allons donner à cha-
cun la part qui lui revient.
Parmi les quelques des-
sins qui étaient joints à mes
bibelots, figuraient quel-
ques copies de peintures
faites par des Bushmen.
Ces Bushmen, qu'on croit avoir été les premiers
occupants de l'Afrique australe, étaient de véri-
tables artistes. On suppose qu'ils sont parents des
Hottentots, mais on peut affirmer qu'en revanche,
TITUS LE VIEUX BUSHMAN
(D'après une photographie.)
144 du Sud de l'Afrique.
ils n'ont aucun rapport avec les écoles de peinture
classique, réaliste, impressionniste, pleinairiste ou
autres. Leurs œuvres n'excitent sans doute pas
autant d'admiration que le Radeau de la Méduse ou
Y Apothéose d'Homère, mais on est cependant saisi
d'intérêt pour ces artistes sauvages, qui, avec des
procédés de leur invention, dessinaient ou plutôt
peignaient avec une grande finesse et en plusieurs
couleurs, sur des parois de rochers, dans des ca-
vernes, des scènes de guerre ou de chasse, où l'on
découvre une observation des formes et des mou-
vements vraiment remarquable.
Comme il est difficile d'emporter une caverne,
j'ai dû copier, le plus fidèlement possible, les rares
peintures que j'ai réussi à rencontrer, j'en ai vu
une dans les environs de Thaba-Bossiou repré-
sentant, tant bien que mal, des guerriers tirant de
Tare. Dans les montagnes, près de la station de
Sebapala, j'ai copié une scène de chasse; mais la
plus complète et peut-être la plus curieuse qu'on
puisse voir est dans une sorte de caverne, près la
station d'Hermon.
Ci-contre je vous présente la copie que j'en ai
faite, pour que vous ayez une idée du talent de ces
Médaille d'argent.
r45
étranges artistes peintres1. Mais on retrouve dans
tout le Sud africain des travaux artistiques des
susdits Bushmen : dans le Damaraland où ils sem-
blent tenir autant d'une sorte d'écriture que du
dessin ; dans le Transvaal ils sont gravés sur des
pierres noires très dures.
- \ - )
PEINTURE (TIREURS d'arc)
Les Bushmen se servaient d'une pierre percée
d'un trou dans lequel ils passaient un bâton pour
chercher leur nourriture dans des fourmilières, etc.
i. Cette peinture représente une bande de Matébélés attaquant une troupe
de Bushmen, dont la plupart t'ont face a l'ennemi, pendant que d'autres cher-
chent à protéger un troupeau contre les assaillants. (Voir le Bulletin de la
Société de géographie. Paris, 1884.)
SUD DE L AFRIQUE
10
146
Au Sud de l'Afrique.
Il est intéressant de remarquer que ces pierres,
dont le nom est « qibi » ,
sont absolument sem-
blables à celles dont
usaient les Californiens
pour creuser le sol et en
extraire des racines co-
mestibles. Plusieurs des
unes et des autres figu-
rent au musée d'ethno-
graphie du Trocadéro,
b r ' QIBI, PIERRE DE BUSHMAN
à Paris.
Les Bushmen ou Boschjesmannen — mots
anglais et hollandais signifiant tous deux hommes
DESSIN-ÉCRITURE (DAMARALAND)
des bois — ont été, dans le temps, traqués et dé-
truits comme des bêtes sauvages, tant par les
Médaille d'argent.
147
blancs que par les noirs. Ce sont, disait Levaillant '
un de nos compatriotes qui a parcouru le sud de
..;'."■-
y
[ :. ]:'
U4
PEINTURE (CHASSE A L'ÉLÉPHANT)
l'Afrique il y a un siècle, « de vrais pirates de
I. Voyage dans l'intérieur de l'Afrique et au cap de Bonne-Espérance.
1790.
148 Au Sud de l'Afrique.
terre, abandonnés à tous les excès du désespoir et
de la misère » .
Il y a cinquante ans, le zélé missionnaire Th.
Arbousset pouvait encore dire1 : « La seule vue
d'une face blanche les jette dans des transes de
frayeur. »
Aujourd'hui, ils ont à peu près disparu du pays;
j'en ai rencontré parfois un ou deux vivant très
misérablement, mais il faut aller très loin pour en
rencontrer des groupes un peu importants.
Leur nom indigène est Baroa et est encore
une grave injure parmi les Bassoutos, car il est
synonyme d'êtres méchants et dégradés.
Quant à leurs peintures, puis à leurs flèches
empoisonnées, qui leur avaient valu le surnom
d' hommes-scorpions2, elles prouvent que ces mé-
prisés étaient plus développés que toutes les autres
races qui peuplent l'Afrique du Sud... Il est à
observer que les Bassoutos eux-mêmes essaient
d'imiter des dessins de ceux-ci pour orner des ca-
lebasses ou des cannes, comme celle dont nous
donnons plus loin une reproduction détaillée.
I Voyage au nord-est île la colonie du Cap. 1842
2. Mes Souvenirs, par E. Casalis.
150 Au Sud de l'Afrique.
Ainsi donc, soyons justes : à eux la moitié de la
médaille !
J'ai aussi envoyé, à la même exposition, des
poupées — mais oui, des poupées — cela vous
étonne ?
J'ajoute même que j'y tiens beaucoup et que je
les soigne presque aussi bien que votre petite
sœur les siennes.
Mes poupées représentent des Bushmen et sont
faites en peau par une Boerine de l'État libre de
l'Orange. Si, d'une part, elles prouvent l'habileté
de cette bonne dame, de l'autre, elles nous indi-
quent l'intérêt qu'on a encore pour ces étranges
sauvages.
Les Hottentots, cousins de ces derniers, ne sont
pas non plus si sots, comme peut déjà nous le con-
firmer un seul fait : beaucoup d'entre eux se servent,
pour moudre leur grain, d'un moulin, peut-être de
leur invention, étonnamment semblable à celui en
usage en Palestine, où ils n'ont certainement pas
été le copier (voir p. 157).
Reste à partager l'autre moitié de la médaille,
ce qui sera facile : M. F. H. Krùger a droit à en
avoir une part pour sa carte du Lessouto que j'ai
Médaille d'argent.
T5i
aussi envoyée à Kimberley. Notre ami Dieterlen
POUPEE REPRESENTANT UN BUSH.MAN
peut, de même, en réclamer une partie ; sa mâ-
choire ou plutôt la mâchoire d'hippopotame que
PEINTURE DANS UN:
t B
ui!laumE,s*.
iTERNE PRES HERMON
154
Au Sud de l'Afrique.
je lui ai empruntée, a été très admirée. Ces curieux
ossements trouvés à Ditsueneng, annexe de l'église
d'Hermon, témoignent que la rivière Calédon,
qui nous semble maintenant si bourgeoise, a eu un
MACHOIRE D HIPPOPOTAME
temps héroïque où les hippopotames se jouaient
sur ses bords sans crainte du qu'en-dira-t-on.
Enfin les amis qui m'ont fourni des fragments
de bois ou d'os pétrifiés ont aussi droit à une
fraction de ladite médaille, tout comme M. Kohler
qui m'a procuré un crâne humain trouvé dans la
caverne des cannibales, près de la station de Cana,
! »
r:
1T H
■S
s* K
CANNE AVEC DESSINS GRAVES PAR UN MOSSOUTO
i56
Au Sud de l'Afrique.
crâne ayant des traces de brûlures et de coups
portés avec un instrument tranchant.
Les jolis ouvrages en perles faits par les Fingous
habitant ce pays méritent aussi une mention spé-
ciale. Vous pouvez en juger
par le portrait ci-contre fait
d'après nature.
Voyez qu'en payant mes
dettes, il ne me reste pas
grand'chose de cette mé-
daille... à peine le revers!
Mais mon but, en vous
parlant de tout ceci, est de
vous faire remarquer com-
bien l'esprit humain a subi,
sans le vouloir, l'influence
de l'Evangile et de l'esprit
missionnaire. Il n'y a pas
longtemps que les savants
ne voyaient dans les Bushmen, Hottentots, Bé-
chuana et autres Africains, que « le chainon inter-
médiaire entre la créature intelligente et la brute ».
Combien de gens répétaient très sérieusement
le mot ironique de Montesquieu : « On ne peut se
JEUNE FILLE FINGOUE
Avec ses ornements Je danse.
Médaille d'argent.
157
mettre dans l'esprit que Dieu, qui est très sage, ait
mis une âme, surtout une âme bonne, dans un
corps tout noir ! »
MOULIM HOTTEN'TOT
Aujourd'hui , les musées d'ethnographie re-
cueillent soigneusement les objets provenant de
n'importe quelle peuplade africaine, et il n'est pas
un d'eux qui ne serait fier de pouvoir montrer dans
ses collections tout ou partie d'une de ces pein-
tures de Bushmen, dont je viens de vous parler.
158 Au S ad de l'Afrique.
Ce n'est pas tout : la science, autrefois si dédai-
gneuse à l'égard des noirs, écrit, par la plume d'un
des savants les plus autorisés de notre époque r :
« Tous les hommes appartiennent à une seule et
même espèce et possèdent une nature fondamen-
talement identique. »
Justement comme l'apôtre Paul, qui disait, il y
a fort longtemps (Actes XVII, 26) : « C'est Dieu
qui a fait naître d'un seul sang toutes les nations,
et les a fait habiter sur la surface de la terre. »
1. M. A. de Quatrefagcs, dans son livre intitule : Introduction à l'étude
des races humaines.
De l'esprit des Bassoutos
On a fait des livres sur l'esprit de nos aïeux,
sur l'esprit des Orientaux, des Latins, des Anglais,
des Allemands, etc., on pourrait aussi faire un
chapitre sur celui des Bassoutos et il risquerait
d'être long, car ceux-ci ne sont pas sots, loin de
là ! Les Bassoutos n'ont peut-être pas de l'esprit
comme nous l'entendons, ils ne sauraient se livrer,
par exemple, à la confection de calembours plus
ou moins réussis, mais ils ont l'esprit ingénieux et
du bon sens, aussi leurs observations et leurs re-
parties mériteraient souvent d'être citées.
Le sessouto prête au pittoresque ; on dira par
exemple : « Les chemins sont secs » pour dire que
personne n'y passe. La pointe d'un couteau s'ap-
pelle le nez. En sessouto on est mangé par ses
iéo Au Sud de l'Afrique.
dents ou son pied, selon qu'on a mal aux dents,
au pied, etc.
Un de mes amis était souvent fini par son nez;
autrement dit : il avait envie de priser. Parfois, il
arrive que la lune et même le soleil se pourrissent,
mais cela n'a' heureusement lieu qu'en temps d'é-
clipse.
D'autres expressions témoignent d'une bonté
évidente : un homme pauvre — motho oa bathô —
c'est l'homme des hommes; un vieillard — monna
moholo — est un homme grand. Le voleur même*
devient « celui qui a faim ! »
En sessouto les mots mauvais et laid sont
synonymes; tandis que beau et bon le sont aussi,
ce qui rentre tout à fait dans la doctrine de feu
Platon ! Ho falla veut également dire émigrer et
mourir, et chez les Romains, si je ne me trompe,
il en était de même.
Quant aux noms et surnoms, vous savez que
les Bassoutos sont très forts.
Les fillettes appelées Moselanlja — queue de
chien — sont nombreuses ; mais on rencontre fa-
cilement des noms tout aussi curieux. Une petite
fille s'appellera : Ntsebis'eng — faites-moi rire; une
UN CATECHISTE
SVD DE L'AFRIQ>E '• '
i62 Au Sud de l'Afrique.
autre Ntadimeng — regardez-moi ; tandis que leur
petit frère répondra au nom peu aimable de
KtJoheleng — laissez-moi tranquille — ■ ou à celui de
Raboroho — le père du sommeil, — que d'autres
garçons peuvent également mériter.
D'autres noms seraient tout à fait dignes de pro-
fesseurs de philosophie : Mothohang — qu'est-ce
que l'homme ? — Motsuahole — celui qui vient de
loin, — Tsuahodimo — celui qui vient d'en haut, —
Lefeela — rien du tout, etc.
Les Bassoutos ne se gênent nullement pour
donner aux blancs comme aux noirs des surnoms
qui ne sont pas toujours très flatteurs.
Un missionnaire sera nommé : Paraseretsé ■ —
le gâche-plâtre, à cause de ses expériences dans le
bâtiment ; tel autre que je connais bien devient :
Khiritla — celui qui rugit ; tandis que son ami cor-
respond au nom de Moyatsohle — celui qui mange
de tout, une grande qualité aux yeux des natifs.
Une personne un peu vive sera nommée Mase-
sohotsane — la mère du Tourbillon ; un maçon à
la figure embroussaillée portait à son insu, cela va
sans dire, le surnom de Tau ea Khalc — le vieux
lion....
De V esprit des Bassoutos. 163
Quand les parents auront perdu des enfants, ils
donneront au nouveau-né un nom aussi peu gra-
cieux que possible pour faire peur à la mort. C'est
pour cela qu'il y a tant de « Moselantja » et de
Kokonyana — insectes ; ntja — chien ; il y a aussi
des Ntlo ea lefu — maison de la mort ; des Male-
fitlebe — la mère de la mauvaise mort !
J'ai été dans le temps présenté à Ntebaleng —
oubliez-moi, et à M. Ngiiana-Tsuene — enfant de
singe !
Par compensation sans doute on peut rencontrer
M. Thebé ea pelo — bouclier du cœur, ou encore
Mmes Malehlobonolo — la mère de la bénédiction,
et Mamatsediso — la mère de la consolation.
La mimique des indigènes est aussi fort expres-
sive : fermer la main, lever l'index et le courber,
veut dire qu'on a faim et qu'on est fatigué.
Un- seul mot pourra aussi remplacer bien des
explications : Comment vont tes enfants, deman-
dais-je un jour au vieux Rantula qui me répondait :
« ba ntse ba phela ha itchou ! il chou ! ! — Ils vivent
en disant itchou ! itchou ! » — c'est-à-dire sont
souffrants et se plaignent.
Une autre fois, quelqu'un donnait une explica-
164 An Sud de l'Afrique.
tion courte, mais suffisante du mariage : « Monna
ke hloho, mosadi lie molala — l'homme c'est la tète,
la femme est le cou ! »
Bien souvent nos chrétiens nous étonnent par
leur originalité; pour eux, Jésus est le pelesa — le
bœuf de fardeau — qui porte nos péchés.
Il est non moins étrange d'entendre un de no;
évangélistes s'écrier en pleine assemblée : « Que
nous soyons de véritables chrétiens devant ton nez,
Seigneur ! » Tel autre dira : « Écris ta Parole sur
les planches de nos cœurs avec de l'encre qui ne
s'efface pas » ; ou bien exhortera l'auditoire à se
mettre en prière « non avec les genoux du corps,
mais avec ceux du cœur ! »
Il y a quelque temps qu'un de nos braves chré-
tiens, chef de village et porteur du nom peu im-
posant de « Raborikuana », le père du petit pan-
talon, priait de tout son cœur pour demander
de la pluie — c'était en temps de sécheresse — ;
après avoir parlé des champs en friche, des bestiaux
souffrants, il ajoutait : « et même les petits insectes
de la terre sont stupéfaits ! »
D'autres fois les remarques sont moins poéti-
ques; ainsi une grande paresseuse de notre voisi-
166
Au Sud de l'Afrique.
nage s'écriait un jour d'un air de martyr : « Si je
n'avais ni mains ni pieds, comme je pourrais être
tranquille sans qu'on y trouve à redire! »
En revanche, notre ami le missionnaire Die-
terlen dis.iit un dimanche à la vieille Madichaba :
Comment as-tu pu venir à l'église, toi qui ne peux
pas marcher? Elle mit la main sur son cœur et lui
répondit : « Mes pieds sont là ! »
De l'esprit des Bassoutos. 167
Les Bassoutos s'amusent aussi à faire des devi-
nettes ; elles aident à passer un temps qu'on pour-
rait après tout plus mal employer :
— Deux princes qui n'arrivent jamais à se dépasser
de deux pas ? — Les pieds.
— Des petits Bushmen qui mordent un homme et
celui-ci enfle? — Des abeilles.
— Qui est-ce qui sort de la forêt pour se jeter dans
un précipice? — La rivière.
— Les pierres de mon père que lui seul peut compter?
— Les étoiles.
— Qui est-ce qui appelle tout le monde aux réu-
nions et n'y va jamais ? — La cloche.
Les proverbes bassoutos témoignent aussi d'une
intelligence qui observe et réfléchit, les mission-
naires Dieterlen et Jacottet ont réuni des cen-
taines de ceux-ci. En voici quelques-uns comme
échantillons :
— Le soleil fait sortir le crocodile de l'eau. (Chez
nous c'est la faim qui fait sortir le loup du bois.)
— Le singe ne voit pas la bosse qu'il a sur le iront.
— Il n'y a pas de cheval qui ne bronche.
— La mort est dans les plis de notre vêtement.
i68 An Sud de l'Afrique.
— Le messager n'a pas de faute.
— ; La sueur du chien ne fait que mouiller ses poils.
(C'est-à-dire ne lui sert de rien.)
— Deux chiens viennent à bout d'un chacal. (L'u-
nion fait la force )
— Le potier cuit sa nourriture dans un vieux pot
cassé. (Pour nous , le cordonnier est le plus mal
chaussé )
— Le tombeau du bœuf, c'est l'homme.
Les contes sont aussi très nombreux et souvent
très amusants. Un de nos Bassoutos instruits en a
même réuni un certain nombre, qui ont été im-
primés à Morija, en sessouto, cela va sans dire.
Heureusement qu'un livre récemment paru en
français ' contient bon nombre de ces contes, ce
qui me permet d'y faire un petit emprunt à votre
intention.
«Jadis, il y eut une grande disette d'eau. Après
bien des recherches, les animaux des champs trou-
vèrent une source qu'ils réussirent à creuser après
beaucoup de peine.
« Comme le chacal n'avait pas voulu les aider
I. Coûtes populaires des Bassoutos, recueillis et traduits par E. Jacottet.
De l'esprit des Bassontos.
169
dans le travail, il fut décidé que celui-ci n'appro-
cherait pas de la source, et le lapin fut chargé de
monter la sarde.
«&>
« QUI EST-CE QUI APrEI LE TOUT LE MONDE AUX REUNIONS
ET N'Y VA JAMAIS ? »
« Le chacal ne tarda pas à arriver et salua très
amicalement le lapin, puis tout tranquillement tira
170 Au Sud de l'Afrique.
de son petit sac des rayons de miel, qu'il se mit à
manger. Le lapin « par l'odeur alléché, lui tint à peu
« près ce langage » : Donne-m'en un peu ? Le chacal
qui n'était pas bête lui en donna un peu, mais si
peu, que le lapin mis en goût lui en demanda da-
vantage. Le chacal lui dit alors : Je t'en donnerai
encore volontiers, mon ami, si tu veux bien me
permettre de t'attacher un peu les pattes. Le lapin,
qui n'avait vraiment aucune idée du sentiment du
devoir, se laissa faire et vous devinez que le chacal
alla boire à la source autant qu'il voulut.
« Vers le soir, les animaux revinrent et ne
ménagèrent pas les gronderies au lapin gour-
mand.
« Le lièvre fut chargé de veiller sur la source le
lendemain, et se conduisit exactement comme le
lapin son cousin.
« La tortue fut placée en sentinelle le jour suivant
et agit tout différemment. Elle ne répondit rien
aux amabilités et aux menaces du chacal, rien ne
put l'ébranler, pas plus le miel que les coups de
pied. »
La fidélité... Voilà ce qu'il faut aux chrétiens,
noirs ou blancs ; savoir résister aux flatteries, aux
De l'esprit des Bassoulos. 171
moqueries, comme aux menaces. Rester fidèles à
la devise que l'éminent homme d'Etat et écrivain
Jules Simon traçait récemment d'une main mou-
rante :
Dieu, Patrie, Liberté.
Un livre pour cinq Étudiants
Vous vous demandez probablement ce que peu-
vent bien faire les cinq personnages du dessin ci-
après, étendus à terre d'une manière si peu gra-
cieuse. Je vais tout de suite vous tirer d'embarras.
Eh bien, ces cinq messieurs étudient un cantique
favori, mais comme il n'y en a qu'un qui a le pri-
vilège de. posséder un livre de cantiques, ils se
sont installés de manière que chacun puisse en
avoir sa part.
Si vous pouviez vous asseoir près d'eux, au lieu
de ne voir que leur portrait en pied, vous enten-
driez qu'ils étudient sérieusement, chantant seu-
lement les notes jusqu'à ce que l'air leur soit
connu.
Mais vous pourriez plus facilement être fatigués
de les entendre qu'eux de chanter. C'est pour eux
174 du Sud de l'Afrique.
un délice presque égal à un bon plat de viande
grillée...
Je me souviens d'un jeune garçon qui disait, en
entendant un air de cantique qui lui plaisait : « Il
y a de la graisse de viande dedans ! »
Rien ne dépasse un tel éloge, pour un Mossouto,
bien entendu.
Les livres de cantiques avec musique coûtent
7 fr. 50 c. ; c'est un peu cher et c'est là une somme
difficile à trouver pour nos chrétiens; aussi ceux
qui peuvent se procurer ce livre tant désiré, trou-
vent-ils très facilement des amis qui se joignent à
eux pour étudier les cantiques, même les plus dif-
ficiles.
Vous seriez très certainement bien étonnés de
voir comment nos braves Bassoutos arrivent à ap-
prendre ces cantiques, plusieurs sont, je suis sûr,
sur les airs de vos cantiques préférés. Vous pou-
vez en juger par les exemples suivants, dont les
paroles sont presque traduites mot pour mot du
français :
Thlong, re éeng, a re éeng ka monyaka. .
(Avançons-nous joyeux, toujours joyeux...)
i"j6 Au Sud de l'Afrique.
O Molimo oa ka, Molimo oa topollo.
(Q_ue ne puis-je, ô mon Dieu, Dieu de ma déli-
vrance !)
Ke mang, ke mang monyako, ea kokotang hakâlo ?
(On frappe, on frappe, entends -tu?)
Le désir de chanter est si grand chez les Bas-
soutos que, quelquefois, ils ne pensent plus qu'à
l'air et ne s'inquiètent pas des paroles.
Ainsi parfois dans une fête où ne devaient retentir
que des chants d'actions de grâces, on peut en-
tendre entonner un cantique d'ordre tout différent
dont voici le refrain :
Yo'na ! yo'na ! Ke tsatsi la bohloko !
c'est-à-dire :
Hélas ! hélas ! c'est le jour de douleur !
Il y a quelque temps, les enfants d'une école
commençaient la journée par le cantique qui dé-
bute ainsi :
Ho uèna re tlisa dillo tsa rôna, molisa e moholo oa
dinku...
(A toi, grand Berger, nous apportons nos larmes.)
Un livre pour cinq étudiants. 177
Ne croyez pas qu'ils y mettaient de la malice,
vous vous tromperiez fort. Pour eux, chanter,
c'est louer, et ils mettent à la lettre le précepte de
saint Jacques en pratique : quand ils sont joyeux,
ils chantent des cantiques.
C'est ainsi qu'il n'y a pas très longtemps, un
missionnaire, de retour d'un voyage, était reçu
par les membres petits et grands de son église aux
sons de ce cantique d'appel :
Nguana lehlasoa, tlo hae, tlo, phakisa.
(Enfant prodigue, viens à la maison, viens vite.)
Tout cela nous donne une petite leçon: c'est
que quand nous chantons des cantiques, nous de-
vons le faire non seulement de tout notre cœur,
mais aussi avec notre intelligence.
SUD DE L AFRIQUE
Le Wagon du Sud de l'Afrique
Il y a certaines choses dont la seule vue nous
transporte dans les pays qu'elles rappellent. Ainsi
un dessin représentant une pyramide nous indique
l'Egypte. Celui d'une gondole nous porte à Venise,
devant la place Saint-Marc. Un bec de gaz ou un
simple fiacre nous font penser à Paris ou à quelque
autre capitale du monde civilisé. Un wagon traîné
par des bœufs indique l'Afrique du Sud ; aucun de
vous, j'en suis certain, ne s'y tromperait.
C'est de ce véhicule que je voudrais aujourd'hui
vous dire quelques mots.
De tous ceux qui courent sur la surface du globe,
il est certainement un des plus pittoresques. L'ori-
gine du wagon a bœufs ressemble à celle de la
pêche à la ligne : elle se perd dans la nuit des temps,
] 80 Au Sud de l'Afrique.
car dans le livre des Nombres (chapitre VII), il est
déjà question de chars à bœufs.
On dit que ce sont les Hollandais qui, les pre-
miers, ont commencé à s'en servir dans ce pays;
d'autres disent que ce sont nos pères, les réfugiés
français, qui auraient eu l'idée de construire un tel
monument et d'y atteler des bœufs...
Nous laisserons la question en plan et conti-
nuerons en ajoutant que ledit wagon ne peut pas
remonter plus haut que trois cents ans, c'est-à-dire
à l'arrivée des Européens au Sud de l'Afrique.
Ce chariot africain est long de trois ou quatre
mètres et plus, sans ressort, cela va sans dire, at-
telé de douze ou quatorze et même parfois dix-huit
bœufs, et est toujours conduit par deux hommes,
dont l'un appelé leader en anglais, c'est-à-dire
conducteur, dirige avec une lanière la première
paire de bœufs, tandis que l'autre, armé d'un im-
mense fouet, est le driver ou cocher.
Il sert au transport de voyageurs et marchan-
dises dans tout le Sud africain. Le prix moyen d'un
wagon est d'environ 2,500 fr., plus les bœufs qui
reviennent à 120 ou 140 fr. chaque, de sorte que
vous pouvez voir que c'est un véhicule assez cher.
182 Au Sud de l'Afrique.
On le fabrique dans la colonie du Cap, mais Lo-
vedale, la grande école industrielle de la mission
écossaise, en met particulièrement chaque année
un bon nombre en circulation. C'est à peu près le
seul moyen de locomotion en usage parmi les mis-
sionnaires du Lessouto.
Il est bien pour eux, suivant une expression de
M. E. Casalis ', « ce que le navire est pour le ma-
rin », ou une carapace pour la tortue, si vous pré-
férez cette comparaison.
Que d'anecdotes on pourrait relever au sujet du
koloï! comme le nomment les Bassoutos; ses amis
et ses ennemis en auraient à dire de tous genres.
Le grand voyageur D. Livingstone trouve que
c'est une très agréable manière de voyager 2 (chacun
son goût!). Il ajoute même qu' « un voyage en
wagon devient une longue série de pique-niques» !
Cela prouve en faveur de son caractère; quant à
moi, je le dis tout uniment, le plus petit tramway
ferait bien mieux mon affaire !
Le wagon a, dans notre mission, pas mal d'his-
i. Dans son beau livre : Mes Souvenirs,
2. Voyage dans l'intérieur de l'AJrique australe.
i
- i •
% !
! à
FAMILLE MISSIO
E EN VOYAGE
1 86 Au Sud de l'Afrique.
toires d'accidents dont il n'est peut-être pas seul
coupable. Cela tient d'abord aux abominables
routes du pays, qui font penser à celles de la Pales-
tine qu'on n'a pas réparées depuis les Romains !
Puis aussi à la manière dont on traverse les ri-
vières — à gué — en cherchant à vue de nez si
elles sont guéables ou non. Avant-hier j'ai eu à cé-
lébrer le mariage d'une certaine Alicia Melato dont
le père a été noyé il y a plusieurs années, alors qu'il
essayait de sauver un wagon de la mission emporté
par le Calédon à l'endroit où se trouve maintenant
un pont près d'ici. Vers le même temps, Mmc H.
M. Dyke avait le bras cassé alors que son wagon
versait en traversant un simple ruisseau.
Les amis Preen ont failli, près Béthesda, avoir
un grave accident, leur wagon ayant versé alors
qu'ils transportaient la presse à Morija, etc., etc.
Le wagon a cependant de beaux côtés; la preuve
en est : ces rois mérovingiens qui, parait-il, en
jouissaient beaucoup.
Quatre bœufs attelés, d'un pas tranquille et lent,
Promenaient dans Paris le monarque indolent.
Il est vrai qu'en revanche l'histoire, peu aimable,
Wagon du Sud de V Afrique.
187
les qualifie de « rois fainéants ». Le temps a pour
nous plus de valeur que pour ces messieurs-là, et
faire quatorze lieues et même quinze en quinze
jours ne nous va guère.
WAGON TRAVERSANT UNE RIVIÈRE
Parfois on peut, en route, jouir d'un beau jour
ou d'un clair de lune ; on peut encore aller à pied en
avant de la maison ambulante et la devancer à l'é-
tape, ce qui est encore, à mon avis, la meilleure
manière de jouir de cette pesante machine.
« Qui veut voyager loin ménage sa monture »,
dit le proverbe ; par conséquent, en voyageant il
faut toutes les quatre heures environ dételer les
bœufs, les mener paitre... et ne jamais perdre de
Au Sud de l'Afrique.
vue que « patience et longueur de temps font plus
que force et que rage ».
Ne craignez pas la monotonie du voyage : des
incidents viendront vite et souvent la rompre.
C'est une longe qui casse ou une clef de joug, et
le bœuf, sans doute pour vous donner une leçon de
patience aussi laïque que gratuite, fera mille diffi-
cultés pour rentrer sous le joug.
D'autres fois les bœufs auront, d'un commun
accord, l'idée de s'arrêter en pleine rivière et ce
n'est qu'après maints encouragements, mélangés
de coups de fouet, qu'ils se décideront à repartir.
D'autres fois, et cela n'est pas plus récréant, le wa-
gon des bagages, s'embourbera d'une manière dé-
sespérante, vous laissant pour seule ressource d'a-
voir à décharger le véhicule en pataugeant d'étrange
façon .
Ce brave wagon, je ne veux pas en dire du mal,
il nous sert plus que je ne puis dire pour travaux
de construction, transport de matériaux, voyages,
etc. Il nous cahote aussi comme il serait difficile
de l'être ailleurs, tout en nous donnant l'air de Bo-
hémiens en tournée. J'ai souvent pensé à ces
grandes voitures de déménagement en usage à Pa-
190 Au Sud de l'Afrique.
ris sur lesquelles on voit peint en gros caractères :
«Je suis capitonné. » Ces véhicules-là ne sont pas
du tout pittoresques, mais comme on doit y être
bien !... C'est ici le cas de se rappeler que « quand
on n'a pas ce que l'on aime, il faut aimer ce que
l'on a » .
Du reste, notre « roulotte » nous tient lieu —
dans un pays où il n'y a pas d'hôtel — de chambre
à coucher, de salle à manger, de cabinet de toilette,
etc. Quant à la cuisine, elle se fait en plein air
s'il ne pleut pas... Là, je vous entends m'arrêter
pour me demander comment on fait quand il pleut.
Eh bien ! on fait comme à Paris : on laisse pleuvoir,
tout en mangeant son pain sec, ou bien on essaye
de cuisiner sous le wagon.
Si l'on rencontre le wagon à bœufs au Zambèze
et aux mines d'or de Johannesburg, au Lessouto
et à la ville du Cap, il ne règne plus sans conteste
comme il y a vingt ans. On ne va plus, comme
devaient le faire les anciens missionnaires, au bord
de la mer en wagon. Le chemin de fer arrive à
Aliwal depuis quelques années, et à Bloemfontein
depuis quelques mois, c'est-à-dire à quatre ou cinq
jours du Lessouto. Les voitures aussi se multi-
Wagon du Sud de l'Afrique. 191
plient. Il n'est pas rare même devoir un Mossouto
possédant un cart, sorte de cabriolet.
La poste, chaque semaine, arrive d'Aliwal au
Lessouto en voiture, et avis : on accepte des voya-
geurs.
Mais, rassurez-vous, le wagon à boeufs ne dispa-
raîtra pas de sitôt, au moins dans notre Lessouto,
pays montagneux, où ne coule ni le lait, ni le miel
et où l'on n'a pas encore heureusement trouvé de
mines d'or.
Aussi, pour longtemps encore, les détails que je
vous donne seront d'actualité et peuvent servir
à vous rapprocher de nous et vous aider par la
pensée à vovager avec vos missionnaires.
Incident de voyage
Peut-être n'avez-vous pas encore pensé à vous
demander comment on voyage dans ce pays. Vous
connaissez tous, de réputation, le wagon trainé par
des bœufs, mais un missionnaire n'attelle son
wagon que quand il fait un voyage avec sa famille
ou quand il a des travaux à faire ou des provisions
à chercher; mais quand il voyage seul, que fait-il ?
Sans doute, dites-vous, il va à pied ; mais au
Lessouto cela n'est guère faisable souvent. Alors,
vous pensez peut-être qu'il y a des omnibus, ou
des voitures à chiens comme en Belgique, ou
encore des ânes minuscules comme à Marseille,
traînant une petite voiture avec deux ou trois
grosses personnes dedans... Pas seulement cela.
Mais je ne vais pas attendre que vous donniez
votre langue au chat, et je vais vous le dire : on va
SUD DE L'AFRIQUE I J
194 Au Sud de l'Afrique.
à cheval. Vous trouvez, sans doute, cela très beau
et très amusant, aussi écoutez ce qui est arrivé il
y a quelques semaines à l'un de vos amis et vous
verrez si vraiment cela est si glorieux.
Je partis de la maison pour aller visiter une
annexe de mon église, située à environ deux heures
à cheval.
Le temps était beau, pas un nuage au ciel ; vers
midi, par contre, la chaleur était suffocante. Le
temps ne tarda pas à se couvrir, et au moment
où j'allais repartir, ayant terminé mes affaires, la
pluie commença à tomber avec violence. Je dus
au plus vite chercher un abri dans une hutte indi-
gène où j'eus tout le temps de me livrer à la médi-
tation, car ce n'est qu'une bonne heure après
que nous pûmes mettre le nez dehors. Je remon-
tais à cheval et, l'un portant l'autre, tout dou-
cement, car le terrain était très glissant, nous
primes le chemin de la maison. Nous c'est Paris et
moi.
Après trois heures peut-être de marche, nous
arrivâmes enfin à la rivière qui est près de la station.
Mais là autre histoire : la rivière était pleine ; il
avait beaucoup plu du côté des montagnes d'où
TRAVERSÉE D'UNE RIVIÈRE
r 96 Au Sud de l'Afrique.
elle descend, et elle était devenue un vrai torrent;
comme il n'y a au Lessouto guère plus de bateaux
que d'omnibus, cela devenait fort embarrassant.
Paris, mon brave vieux cheval, est un peu peu-
reux ; avec cela il a une forte dose de paresse ; puis
son cavalier n'était pas trop rassuré. J'essayai de le
faire entrer dans la rivière sans le faire avancer
d'un pas ; pensant avoir plus de succès, j'ôte mes
chaussures et j'entre moi-même dans l'eau, mais
mon coursier n'est nullement touché de mon zèle.
Son idée fixe est de ne pas m'encourager dans
celte voie qui probablement lui parait un peu trop
humide. Je commence à croire qu'il faudra passer
la nuit dans un village proche la rivière. Cela
réjouit peu le papa, la station est si près ! Déjà
nous prenions une direction rétrograde, quand
j'entends des voix, et vois deux hommes venir en
courant vers moi. L'un deux m'est bien connu,
c'est mon ami Coset aboie, qui fait de si jolies
cuillers en bois. Il m'avait vu du haut de la mon-
tagne, sur le penchant de laquelle son village est
situé, et était venu avec un de ses amis pour
m'aider. Tout essoufflé, presque sans me parler,
il saisit la bride de mon cheval et entre résolument
Incident de voyage. 197
dans l'eau, pendant que son camarade encourageai:
ma bête du geste et de la voix.
Une fois de l'autre côté, Cosetabole me laisse à
peine le temps de dire : Kayeno ke bone motsuale
oa lia ! (aujourd'hui, j'ai vu mon ami !) que déjà il
était à traverser le torrent pour son propre compte.
Vous voyez, chers amis, voilà un ennui comme
il peut en arriver chaque jour; vous voyez aussi
que, s'il n'y a ni ponts ni bateaux, il y a encore
de braves garçons au Lessouto.
La vie missionnaire
Hermon, 24 janvier.
Il vous sera peut-être agréable que je vous donne
quelques détails sur notre vie dans ce pays, car
vous vous doutez bien qu'elle diffère quelque peu
de la vôtre.
D'abord, puisque nous sommes entre nous, je
vous avouerai tout bonnement que certaines choses
m'ont désagréablement surpris à mon arrivée au
Lessouto.
Mon étonnement a eu le temps de se calmer
après quatorze ans de séjour, mais il m'en a coûté
d'apprendre par expérience que le cheval constitue
ici la manière ordinaire de voyager. J'aurais volon-
tiers dit comme l'autre : « Ce n'est pas tout de
monter en grade, il faut encore monter à cheval ! »
Je ne veux pas médire de cette « noble conquête »
200 Au Sud de l'Afrique.
tant vantée par Bufïon, mais combien de fois, en
faisant de longues courses pour visiter mes an-
nexes, n'ai-je pas pensé aux omnibus de ma ville
natale ! Vous qui en usez, avec ou sans correspon-
dance, vous ne connaissez pas votre bonheur! Qui
aurait imaginé que, pour être missionnaire, il fal-
lait être presque aussi bon cavalier qu'un cuiras-
sier et cela dans des chemins qui effraieraient
certainement les élégants cavaliers du bois de Bou-
logne.
Les missionnaires doivent être jardiniers, en-
core une chose que j'ignorais. C'est une vaste
erreur de croire qu'il y a partout des fruitiers et
des maraîchers.
Il faut semer soi-même des choux, des carottes,
des tomates, des salades, etc., si l'on tient à en
avoir. Quant à moi, j'aime toujours beaucoup les
légumes, mais après tant d'années de vie africaine,
je ne me sens pas plus de vocation pour les cultiver
que par le passé.
Nous sommes aussi nos boulangers, nos laitiers,
blanchisseurs, et, de temps à autres nos bouchers,
charcutiers, etc.
Les missionnaires doivent être aussi un peu
La vie missionnaire.
201
docteurs ; si la Faculté de médecine n'est pas con-
tente, elle n'a qu'à venir me... donner des conseils.
^yjpfc 'y^j^^^^mmmS^
MAISON MISSIONNAIRE A HERMON
J'ai là, sur ma table, tout un bataillon de bou-
teilles de diverses dimensions et contenant de
l'ipéca, de l'alun, du sel anglais, du bromure de
potassium, du laudanum, du sulfate de zinc et au-
tres drogues, qu'à mon humble avis, il y a beau-
202 Au Sud de l'Ajrique.
coup plus de bonheur à donner qu'à recevoir. Il
est rare de voir à Paris ou même à Genève un pas-
teur protestant arracher des dents à un de ses pa-
roissiens souffrants ! Ici, cela se fait presque jour-
nellement sans étonner personne. Je me tiens
même à votre disposition pour vous rendre ce ser-
vice ; je puis dire en toute franchise que je les ar-
rache sans douleur (pour moi, bien entendu !).
Il faut faire un peu tous les métiers : vacciner,
menuiser, faire le vitrier, le peintre en bâtiment,
blanchir des chambres à la chaux, etc. ; j'ai dû
même un jour faire le métier de fossoyeur pour
lequel je me sens peu de vocation.
C'était lors d'une épidémie de petite vérole; un
pauvre Tembouki était mort dans les montagnes
des alentours de la station de Béthesda que nous
habitions alors. Le chef Makhube me demanda ce
qu'il fallait faire. Les gens effrayés n'osaient plus
passer par le sentier qui conduisait à un col assez
fréquenté.
Naturellement je conseillais de procéder au plus
tôt à l'ensevelissement, mais le chef ne put décider
personne à m'accompagner, à peine un de ses fils
consentit-il à me servir de guide jusqu'à une cer-
204 -du Sud de l'Afrique.
taine distance... Les heures que je passais à faire
le fossoyeur sont encore présentes à mon esprit.
L'étude de la langue sessouto n'a pas été une des
moindres difficultés que nous ayons rencontrées.
Que de temps il nous a fallu pour arriver à saisir
les préfixes : sefate, arbre ; difate, des arbres ; mo-
tho, homme; batho, des hommes, etc.
Les claquements de langue de certains mots
nous ont aussi donné pas mal de peine, mais pour
apprendre à compter, quelle histoire ! J'ai bien mis
deux ans avant de pouvoir dire quatre-vingt-dix-
neuf sans me tromper : Mashume a robileng mono
o le mon g a metso a robileng mono o le mong !
Grâce aux moyens de transport devenus si fa-
ciles, le pays a fait de grands progrès sous le rap-
port de la civilisation et du confort.
Néanmoins, les indigènes viennent encore à
nous, comme aux premiers temps de la mission,
un peu pour tout et même aussi pour rien.
L'un vient pailer de son âme ou de rêves qui le
troublent, tandis qu'un autre arrive avec de lon-
gues affaires de famille. D'autres viennent acheter
une bible, un livre de cantiques on un ouvrage
d'école, dont chaque station a un dépôt se ratta-
WJ-*
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■ ■ - ■■
bERCER 5E RENDANT A L'ÉCOLE DU SOIR
A CHEVAL SUR UN VEAU
206 Ait Sud de l'Afrique.
chant à celui de Morija, ou bien demandent une
feuille de papier à lettre et une enfolopo, ou encore
apportent leurs lettres pour la poste — car nous
sommes de plus un peu des employés de la poste,
pour les indigènes.
Tel autre arrive demander l'explication d'un
verset de la Bible, tandis qu'un cavalier accourt
pour savoir le quantième du mois, il y a une dis-
pute dans son village à ce sujet...
Parfois un paroissien embarrassé veut m'em-
prunter de l'argent, mais bien inutilement, car la
différence entre missionnaire et millionnaire est si
grande !
Ranyeo, le père d'un tel, vient emprunter l'é-
chelle, ou une forme à briques, ou une scie ; ou
bien encore, c'est un de ses amis qui désire vive-
ment me vendre son avoine qu'il ne sait où gar-
der ; tandis que des enfants envoyés par leurs pa-
rents nous apportent des œufs à vendre ou une
pastèque, ou des épis de maïs, en échange d'un
peu de sel.
Puis il faut aller voir un malade, envoyer un
peu de soupe ou de thé à certaine pauvre vieille ;
visiter tel paroissien qu'on ne voit plus à l'église.
La vie missionnaire.
207
On doit aussi visiter fréquemment les annexes
soit pour diriger des constructions, ce qui n'est pas
récréatif, soit encore pour inspecter les écoles ou
visiter les congrégations qui s'y rattachent. Je ne
L AMNEXE DE DITSUENEMG
vous parle pas des deux services que chaque mis-
sionnaire a à tenir chaque dimanche, suivis quel-
quefois, comme c'est le cas à Hermon, d'une école
pour les bergers dans la soirée et où souvent ces
messieurs arrivaient à cheval... sur des veaux !
Dans la semaine il y a deux classes de catéchu-
20S
Au Sud de l'Afrique.
mènes, et, le mercredi, une réunion d'explications
bibliques.
Vous voyez que le missionnaire n'a pas beau-
coup de temps pour étudier et pour entretenir sa
correspondance avec les parents et amis d'Europe,
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SIlK
•:^:-^'V
DEVANT LA STATION A HERMON
car, outre cela, il faut s'occuper de l'évangélisation
des villages païens, avoir une fois par mois une
réunion avec les évangélistes et anciens d'église
pour s'entendre sur la marche de l'œuvre. Il y a
encore à présider des services de mariage ou d'en-
terrement, etc.
Mais ce n'est pas tout : le missionnaire doit
JEUNE FILLE D HERMON AVEC SON TRICOT
SLD DE L AFRIQUE
H
210 Au Sud de l'Afrique.
aussi penser à ses enfants, ne pas trop négliger
ceux-ci pour ceux-là, et ne pas perdre de vue
ce que dit si bien un écrivain aimé, le pasteur
O. Funcke ' :
« Ces enfants ! mais ils sont la part de ce règne
de Dieu que votre Dieu lui-même vous assigne
avant tout et qu'il vous met sur la conscience. »
La maman se charge le plus souvent de leur
éducation, mais le papa doit aussi s'en occuper.
Nos quatre aînés savent lire plus ou moins bien ei
un peu écrire ; mais vous n'imaginez pas combien
de patience et de volonté il a fallu à l'institutrice
pour obtenir ce résultat.
Outre le ménage, dans les soins duquel des filles
bassoutos l'aident de leur mieux, le vêtement et
l'éducation de son petit monde, la femme du mis-
sionnaire a encore d'autres tâches. Par exemple à
Hermon, il y a, entre les deux cultes, une petite
école du dimanche qu'elle dirige ; de plus, chaque
mois, Jitffrouw, mot hollandais qu'on prononce
Jefrau, par lequel les Bassoutos désignent l'épouse
du missionnaire, préside une réunion spéciale
I. Aux parents, traduction de A. Schroëder.
La vie missionnaire.
211
pour les mères de famille ; chaque jeudi, il y a aussi
une leçon de tricot ; la couture étant dans nos pa-
ENFANT MISSIONNAIRE PORTE A LA MANIÈRE INDIGENE
rages d'usage général, n'a pas besoin d'être en-
seignée.
212 Au Sud de l'Afrique.
Ladite école, qui est fréquentée par une tren-
taine de jeunes filles et jeunes femmes, est très en-
courageante. On y fait en sessouto, bien entendu,
quelques bonnes lectures, on y apprend un can-
tique qu'on chante à l'occasion d'une fête d'église,
puis on y confectionne très joliment des brassières
et des chaussons de bébés, ainsi que des bas, des
bérets et des sacs à montres qui se vendent très
bien. Si petit que soit ce commencement, c'est
une branche nouvelle qui s'ajoute à l'industrie fé-
minine, encore peu développée dans ce pays.
Souvenir dune course
dans les montagnes
Bien que l'excursion que je vais vous raconter
remonte à un certain temps, je me dis qu'elle peut
vous intéresser. Du reste, les notes qui suivent
sont encore très actuelles, car le pays a peu changé
depuis ce temps-là.
Donc, un certain jour d'un mois d'octobre,
nous sommes partis de Morija, station située à
quatre heures d'ici à cheval — nous comptons les
distances ainsi comme au Congo on compte par
« heure de pagaie » — pour nous rendre à la cas-
cade delà Maletsunyane, découverte depuis peu et
dont on disait merveille.
Seller les chevaux est vite fait ; ce qui prend le
plus de temps, c'est de fixer les bâts sur les chevaux
214 Au Sud de l'Afrique.
du naturel le plus calme et d'y installer le bagage
et les provisions du corps expéditionnaire.
Une fois en route, pas n'est besoin de vous dire
qu'on se sentait heureux de sortir du train-train
journalier, avec la perspective d'avoir quelque
chose de beau à visiter.
Au début, le chemin a été tout simplement
affreux ; nous nous demandions avec une certaine
inquiétude ce qu'il pourrait bien être plus loin.
Eh bien, nous nous tourmentions pour rien. Ce
chemin ne rappelle sans doute que vaguement la
belle route du Simplon, mais enfin, comme che-
min de montagne, on peut voir plus mal, et par
un temps sec il peut fort bien être recommandé
aux personnes nerveuses comme à celles qui ne le
sont pas. Nous avions fort heureusement un très
beau temps, le ciel était vert, ce qui est la manière
de dire bleu en sessouto.
A force de mettre un pied l'un devant l'autre
nous arrivâmes dans une large vallée nommée
Sétléketseng, où se trouve un hôtel, je veux dire
une caverne dans laquelle nous nous installons
pour passer la nuit. On prépara d'abord le repas
du soir ; pendant que les uns allaient cueillir de
ni
!
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216 Au Sud de l'Afrique.
l'eau, qu'en France on va seulement puiser, d'au-
tres partaient à la recherche du combustible...
A la pointe du jour, nous chevauchions de nou-
veau, côtoyant de temps à autre des précipices
capables de donner le vertige même à des chèvres,
surtout aux abords de la Makhalaneng.
Nous passâmes le lekhalo la machudu, le col des
Voleurs, où il n'y a pas de trace de ceux-ci, mais
seulement quelques huttes de paisibles propriétaires
et un splendide panorama. Le lendemain, le chas-
seur de notre bande eut une pénible émotion, car
un troupeau d'antilopes apparut près de lui : Nem-
rod avait bien son fusil, mais, hélas ! la cartou-
chière était à l'arrière-garde !
Vers onze heures, nous atteignîmes enfin la
Letsunyane. Sa mère, la Mfl-Letsunyane, n'était
plus très loin ; il reste encore une grande montée ;
il faut aussi tourner Thaba-Patsoa, la montagne
Grise, passer par le col de Noël, et là-bas, dans le
fond, de l'autre côté d'un marécage, on aperçoit
quelques huttes vers lesquelles nous nous rendons,
après avoir traversé la susdite Maletsunyane.
Nous sommes chez le chef Motata, dont le
village a piteuse mine. Mais la réception qui nous
Course dans les montagnes.
217
y est faite lui donne vite pour nous un autre aspect;
en effet on nous apporte un beau mouton, un pot
de mafi, lait caillé, un autre de léting, bière de
sorgho, et maintes bonnes paroles...
ex route »
On doit vivre bien tranquille dans ce coin isolé,
et l'on doit d'autant mieux s'entendre avec ses
voisins qu'on n'en a pas...
Mais ce calme est bien trompeur, parait-il, car
les chacals apportent la désolation parmi les poules
2i8 Au Sud de l'Afrique.
de Motata, et les hyènes et les léopards font la
guerre à leurs chèvres, moutons et poulains !
Presque tout le village nous accompagne à la
cascade, ou du moins jusqu'à une grande déchirure
de terrain que les indigènes nomment Diheleng,
quelque chose comme Enfer, et qui est bien autre-
ment grandiose que les abords du lac d'Averne,
près Pouzzoles, où les poètes antiques plaçaient
l'entrée des enfers, que je visitais il n'y a pas mal
de temps.
Peu après nous étions devant la cascade, saisis
d'admiration et tout prêts à répéter le vieux
psaume :
O Seigneur Dieu, que tes œuvres divers
Sont merveilleux par le monde univers !
Oh ! que tu as tout fait par grand'sagesse !
Bref, la terre est pleine de ta largesse...
Cette cascade, l'une des plus belles qu'on puisse
voir, est formée par la Maletsunyane, honnête ri-
vière qui chemine paisiblement dans une vallée
resserrée, jusqu'à un point où, fort étourdiment,
elle se précipite d'une hauteur à pic de plus de
190 mètres, avec un bruit assourdissant, répercuté
par tous les échos des alentours.
!«. ■'W^&te.»
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M I
- X
4
LA CASCADE DE LA MALETSUNYAXE
220 Au Sud de l'Afrique.
Les montagnes du Lessouto, àl'entrée desquelles
se trouve en quelque sorte notre cascade, forment
vraiment une modeste petite Suisse, sans neige
éternelle, bien entendu, ni lac, ni château de
Chillon, ni même d'annonces de chocolat Suchard
ou autres !
C'est là qu'on rencontre les plus hauts sommets
de l'Afrique australe, dont l'un, le mont aux
Sources, a été découvert par les missionnaires pro-
testants français Arbousset et Daumas, en 1838.
Ce grand district montagneux, qui n'est réellement
bien connu que depuis ces dix dernières années,
voit sa population s'accroître chaque année par des
immigrations nombreuses, le Lessouto devenant
trop étroit pour ses habitants.
Le climat y est beaucoup plus rigoureux que
dans la plaine et la civilisation n'y a pas encore
beaucoup pénétré. C'est un des rares coins du
monde où il n'y a encore ni magasins, ni mar-
chands ! Il faut faire quatre à cinq jours de marche
pour se procurer une boîte d'allumettes ou un
couteau ; une planche ou une fenêtre doivent être
portées à dos d'homme.
Néanmoins, c'est par centaines qu'on compte
222 Au Sud de l'Afrique.
maintenant les petits villages éparpillés dans ce
« pays d'en haut » !
Depuis deux ans environ la conférence des mis-
sionnaires du Lessouto a placé deux pasteurs indi-
gènes et quelques évangélistes pour s'occuper des
habitants de ces montagnes.
Déjà le zèle de ces pasteurs et évangélistes, qui
ont consenti à s'établir loin de parents et amis et
de toutes les petites facilités qu'on trouve dans le
centre du pays, a été récompensé, car ils ont déjà
réuni de petites congrégations qui ne demandent
qu'à grandir dans tous les sens et de toutes les ma-
nières.
Une visite
aux lépreux de File de Robben
PRES LA VILLE DU CAP
Hermon, juin.
Pour la première fois depuis onze ans que nous
sommes au Lessouto, j'ai dû faire un voyage à la
ville du Cap, afin d'accompagner mon fils aine,
qui devait partir pour la France avec un mission-
naire que nous devions rencontrer dans cette ville
avec sa famille.
Si ce voyage avait pour but une séparation dou-
loureuse, il ofFrait aussi des sujets d'intérêt dont je
veux vous parler.
Je passerai rapidement sur notre départ d'Her-
224 ^u Sud de l'Afrique.
mon et sur les adieux dont le Sauveur connaît le
poids, car, comme l'a dit un poète ' :
Il sait bien ce que cela pèse,
Lui qui tomba sur ses genoux.
En deux jours nous arrivâmes à Bloemfbntein,
la capitale de l'État libre de l'Orange, où nous
fûmes reçus par un ami de notre mission, M. J.
Scott, pasteur wesleyen, dont l'hospitalité est bien
connue.
Bloemfbntein est une ville d'à peu près 3,000 ha-
bitants, qui n'a rien d'extraordinaire, mais qui,
néanmoins, semble singulièrement jolie quand on
est resté quelques années sans sortir du Lessouto.
Après avoir assisté au solennel service d'ouver-
ture du synode de l'Église réformée hollandaise/
où se trouvait beaucoup de inonde et aussi « Son
Honneur » le Staats président et les membres du
VoJhraad, ou Parlement, nous avons soigneu-
sement visité la ville, ce qui fut vite fait. Etant
d'abord « montés si haut qu'on peut monter » sur
une sorte de beffroi d'où l'on a une vue fort éten-
T. Victor Hugo.
Visite aux lépreux de l'île de Robbcn. 225
due sur les plaines environnantes, nous sommes
allés ensuite donner un coup d'œil au nouveau
Raadsaal, ou Palais législatif, le plus beau bâti-
ment de tout l'Etat libre, avec colonnes de pierres
en pur style ionique; on ne se refuse rien dans
cette petite capitale !
BLOEMFONTEIN, CAPITALE DE L ÉTAT LIBRE D ORANGE
Mais c'est au Cap que nous allons et nous y
allons en chemin de fer. Noël y voyage pour la
première fois ; aussi ses multiples étonnements ne
manquent pas d'originalité.
SUD DE l'aFKIQVH
15
226 Au Sud de l'Afrique.
Le paysage que nous traversons n'offre pendant
bien longtemps rien de bien attrayant, c'est le dé-
sert du Karroo ou Karou dans toute sa gloire ; ce
n'est que quand nous traversons les montagnes de
l'Hex, dans le sud de la colonie du Cap, que nous
avons enfin des sites ravissants ; on se croirait
presque dans le Jura ; bientôt après, les pins, les
palmiers, les bananiers nous transportent ailleurs,
bien loin.
Mais après quarante-six heures de voyage, nous
arrivons au bout de nos 1,200 kilomètres, c'est-à-
dire a Capetown, la ville du Cap. Il était temps,
nous commencions à en avoir assez de ce chef-
d'œuvre de la civilisation ; il ne faut cependant pas
trop s'en plaindre, car les anciens missionnaires
ont mis, dans le temps, trois ou quatre mois et plus
pour faire le même voyage en wagon à bœufs !
Vous pouvez vous figurer quelles mines avaient
le papa et le fils ! Ils ne revenaient pas de Pontoise,
mais de bien pis. Voir un blanc à Hermon est un
événement et, du plus loin que les enfants l'aper-
çoivent, ils accourent tout excités nous l'annoncer;
aussi, nous trouver dans une grande ville était, vous
en conviendrez, bien émotionnant. Ce fut bien
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I ®
228 Au Sud de l'Afrique.
autre chose plus tard, lorsque après avoir fait con-
naissance des amis qui voulaient bien nous rece-
voir, nous pûmes faire un tour en ville ! Qu'ont dû
se dire les passants de voir un monsieur tout de
noir habillé donnant la main à un jeune garçon en
costume marin s'arrêter devant les affiches, les
lire même; regarder curieusement les tramways,
les cabs, les vélocipèdes, les becs de gaz et admirer
les devantures des magasins avec le ravissement de
Charlemagne recevant les présents d'flaroun-al-
Raschid ? Nous avons fait de notre mieux pour ne
pas être par trop démonstratifs, mais c'était diffi-
cile ; il fallait presque nous retenir pour ne pas
poser à chaque passant les questions d'usage au
Lessouto :
U tsua kae ? U ea kae ?
(D'où viens-tu? où vas-tu?)
La ville du Cap est très intéressante ; elle est
d'abord magnifiquement située au pied de la mon-
tagne de la Table qui atteint près de 1,100 mètres
de hauteur, puis elle a une population d'environ
50,000 âmes, composée, outre les Européens,
d'Indous, de Malais, de Hottentots et des mem-
JEUNE FILLE KOTTENTOTE
230 Au Sud de l'Afrique.
bres de toutes les races nègres peuplant l'Afrique
méridionale; aussi Adderley Street, le boulevard
des Italiens de l'endroit, présente un spectacle
des plus animés. En général les rues sont bien tra-
cées, ornées ça et là de très beaux arbres et de mo-
numents d'aspect un peu rococo.
Mais j'ai hâte de vous mener à l'île de Robben ;
c'était chez moi une idée fixe d'aller visiter cette
île la première fois que j'aurais l'occasion d'aller à
la ville du Cap; ainsi donc, en route. Cependant je
ne vous cache pas que, d'un côté, je ne tenais guère
à cette excursion ; car c'est une chose connue,
même à Paris, qu'il faut traverser l'eau pour ar-
river a une ile... et cette eau c'est la mer, l'élé-
ment perfide !...
Vous avez la liberté, si cela vous fait le moindre
plaisir, d'appeler la susdite île « l'île des Phoques »
comme sur les cartes françaises; cependant je vous
préviens qu'il n'y a pas plus de phoques que sur
les bords du lac d'Enghien ; mais, par contre, les
lapins y foisonnent.
L'île de Robben est située à une petite heure de
Visite aux lépreux de l'île de Robben. 231
la ville du Cap et sert d'asile à de grandes misères :
des lépreux, des aliénés, des forçats...
Je me trouvais donc, un matin d'un jour du
mois dernier, installé sur le pont du petit vapeur
du gouvernement qui, trois fois par semaine, fait
le service de l'île. A bord se trouvaient d'assez
nombreux voyageurs, puis des moutons, des lé-
gumes, des caisses de conserves, etc., car l'île res-
semble pas mal à certains hôtels espagnols où l'on
ne trouve, parait-il, que ce que l'on apporte. Le
voyage se fit aisément, le temps était superbe et je
restai correct ; je pus même avoir assez de sang-
froid pour admirer la baie de la Table et les ébats
des mouettes et pingouins qui croyaient devoir
égayer notre route. Bientôt après, l'îlot et son
phare se dressaient devant nous. Les arbres, comme
on dit, ne nous cachaient pas la forêt, car la végé-
tation y est fort rare.
Mais, autre histoire, le vapeur s'arrête à quel-
que distance du rivage et l'on doit descendre dans
une grande barque qui se dirige près de la terre,
qu'elle n'atteint pas non plus.
Là, ayant de l'eau jusqu'à mi-jambe, arrivent
des prisonniers pour chercher les visiteurs dans
232 Au Sud de l'Afrique.
des sortes de chaises ou simplement sur leur
dos . . .
Une fois à terre, j'aurais voulu me multiplier
pour tout voir.
Je dus d'abord me rendre au bureau du docteur
en chef, un petit-fils de Mme S. Rolland, la veuve
du missionnaire de l'ancienne station de Beerséba,
où j'obtins facilement l'autorisation de visiter les
léproseries. Celles-ci furent dirigées pendant de
longues années par les missionnaires moraves qui
s'en occupèrent avec zèle et amour jusqu'en 1868'.
Quant aux établissements actuels, qui sont aérés
et tort bien aménagés, ils font l'éloge du gouver-
nement, qui les a fait construire ces dernières
années; ils abritent 500 lépreux appartenant aux
diverses races habitant l'Afrique du Sud.
J'avais déjà été bien remué, il y a plusieurs an-
nées, en voyant des lépreux en Palestine; mais le
soleil d'Orient qui étend son manteau d'or sur
toutes les misères en voile, pour ainsi dire, la cru-
dité au regard des passants...
On peut rencontrer de grandes infortunes, mais
I. Soixante-quinze années parmi les lépreux, par Senft. 1S94.
I . / / if
<*$m
! ru
234 du Sud de l'Afrique.
on n'en peut pas voir qui serrent le cœur plus for-
tement que celle de ces lépreux qui, séparés de
leurs familles, n'ayant les uns plus de doigts pour
essuyer leurs larmes, ou les autres plus d'yeux
pour exprimer leur douleur, savent leur affreuse
maladie en dehors de la science humaine !
C'est près du bâtiment des lépreux nègres que
je m'arrêtai ; il me fallut assez de peine pour ar-
river à me faire comprendre des amis que je venais
visiter. Il est si rare qu'un visiteur blanc leur parle
sessouto qu'ils n'en croyaient pas leurs oreilles;
mais à peine eurent-ils saisi que je voulais voir les
Bassoutos, que tous ceux qui entendaient plus ou
moins bien cette langue se groupèrent autour de
moi au nombre d'environ une trentaine au plus.
Leur joie de voir un moruii oa Fora — mission-
naire français — faisait du bien à celui-ci qui avait
craint un peu le mal de mer pour arriver jusqu'à
eux.
Nous parlâmes un peu du pays, des récoltes, etc.,
puis nous chantâmes quelques cantiques, ce qui
attira tous les hommes valides de la maison. Pen-
dant que quelques-uns paraissaient émus de re-
connaître des airs connus, d'autres semblaient
il
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236 Au Sud de l'Afrique.
rêver en entendant leur cher sessouto. L'un d'eux
me demanda de chanter le beau cantique de
M. E. Casalis :
Ha le mpotsa tsepo ea ka,
Ke tla re, ke Yesu.
(Si vous me demandez mon espérance, je dirai que
c'est Jésus )
C'est bien cela, c'est Jésus qui seul fortifie, con-
sole et qui seul peut réjouir un lépreux !
Après avoir prié ensemble et après avoir promis
de leur écrire, nous nous séparâmes aussi émus
les uns que les autres.
Je me rendis ensuite vers le dépôt des condam-
nés et fus tout de suite admis à entrer dans la
prison ; c'était justement l'heure du repas.
Pour me faire connaître, je m'annonçai encore
en sessouto, et quelques Bassoutos me répondirent .
La prison est aussi bien installée, elle ne me fai-
sait pas positivement envie, mais cependant les
chambres et les paillasses ont bonne façon. A peine
ai-je pu prendre quelques petits croquis — assis
sur des os de baleine ! — que déjà, vers 4 heures,
il fallut prendre le chemin du retour.
V
238 Au Sud de l'Afrique.
19 décembre.
Quelques mois après ma visite à l'île de Robben,
je reçus une lettre que je tiens à vous envoyer à
titre de curiosité, certain aussi qu'elle vous inté-
ressera.
Du premier coup d'œil, vous pouvez voir qu'elle
est fort loin d'être une page de calligraphie ; elle
est aussi agrémentée de taches d'encre et de mots
biffés ; de plus, on peut dire qu'à première vue
elle semble indéchiffrable; on perd, non pas son
latin à essayer de la lire, mais bien son sessouto.
Cependant sans lunettes, mais avec un peu de
patience, je suis arrivé à la comprendre, à part
quelques mots ; je ne vous dis pas cela pour m'enor-
gueillir et pour que vous disiez : « Quel habile
homme ! » mais parce que l'on ne peut guère en
recevoir de plus touchantes.
Je dois vous dire d'abord que c'est une lettre de
faire part ; une ligne maladroitement tracée autour
de l'écriture est destinée à figurer le bord noir du
papier de deuil.
En voici la traduction, aussi claire que faire se
peut.
240 Au Sud de l'Afrique.
Robben-Island, 8 décembre.
« Là-bas Patise (nom sessouro de la station
« d'Hermon) à M. Fred. Christol, salut serviteur
« de Dieu !
« Reçois ma lettre ; par elle je viens à toi pour
« te dire que Samuel Mokhémé est mort, il n'est
« plus ici, il est parti pour le ciel. Il est mort le
« 25 novembre et s'en est allé en paix... en grande
« paix... Je m'arrête ici.
« C'est moi :
« M. S. Mokuena. »
Puis en post-scriptum :
« Que Dieu t'aide et garde ton âme et la mienne
« au dernier jour ! Je m'exhorte par la parole qui
« dit: N'aie pas peur... aussi la mort c'est mon
« amie !
« La terre passera, mais ses paroles ne passeront
« point.
« Aide-moi de tes prières, je me sens faible et je
« suis un pécheur ; prie pour moi afin que moi
« aussi je sois un disciple de Christ. »
Ce Samuel Mokhémé, dont la mort m'est an-
Visite aux lépreux de l'île de Robben. 241
noncée, était un de ceux que j'avais vus et aux-
quels j'écrivais de temps à autre. Quant à mon
correspondant, S. Mokuéna, il m'écrit pour la pre-
mière fois, mais sa lettre le fait vite connaître et
aimer tout à la fois.
Dans cette « fin de siècle », où tant de gens
veulent quelque chose de mieux que l'Évangile et
ne trouvent qu'un accroissement de vices et de
misères, un pauvre lépreux, d'un coin perdu du
sud de l'Afrique, exprime comme le seul vœu de
son cœur et la seule aspiration de son âme : « Que
je sois un disciple de Christ ! » Ce lépreux nègre
est certainement plus clairvoyant que les savants
auxquels la science suffit et plus sage que les in-
telligents qui arrangent la vie à leur gré, car il a
compris ce que dit si bien un de nos poètes dans
un livre récent ' :
Le monde passera, car il faut que tout meure,
La terre sous nos pieds, le ciel sur notre front ;
Mais par delà la mort ta Parole demeure...
1. Jésus, par Jean Aicard.
SUD DE l'aHUQ.UE l6
UNE
Excursion au bord de la mer
Hermon, 23 février.
C'est d'une expédition d'un genre un peu nou-
veau que je veux vous entretenir aujourd'hui, c'est,
du moins, la première fois qu'il en est fait une de
cette sorte du pays des Bassoutos.
Il y avait longtemps que je me disais qu'un
voyage au bord de la mer pourrait faire beaucoup
de bien aux évangélistes et instituteurs d'Hermon,
en leur donnant une leçon de choses qui leur serait
des plus utiles. Mon récent voyage à la ville du
Cap avait renouvelé en eux le désir de réaliser
enfin le susdit projet.
Aussi, afin de profiter de l'importante réduction
que la Compagnie des chemins de fer de la colonie
244 ^" Sud de l'Afrique.
du Cap accorde, pendant les vacances, à ceux qui
ont quelques attaches avec le monde scolaire, nous
avons attelé le wagon à bœufs, un certain jeudi du
mois de janvier, en plein été comme vous savez,
et pris la direction d'East-London, le port de mer
le plus voisin du Lessouto.
Les touristes, que je dois vous présenter, se
composent de Phékou, Benoni, Ralabane et ses
trois frères, Filipi, Willem et Mofana, puis A.
Ntjélépa qui, depuis, est parti comme catéchiste
pour la mission du Zambèze. En route, mes com-
pagnons conduisent le wagon à tour de rôle avec
un entrain tout à fait louable; mais Ntjélépa et
Filipi sont spécia'ement chargés de faire le café
trois fois par jour, en alternant avec du bush tea —
thé des bois — qui a un fort goût de tisane et pro-
vient d'un arbuste de la colonie. Phékou doit pen-
ser à remplir d'eau le petit tonneau du wagon,
tandis que Ralabane et moi nous allons « khapa-
neng», autrement dit, nous ramassons du com-
bustible sur la route... Nous devons nous rendre
d'abord à Aliwal, petite ville de la colonie du Cap
et tête de ligne du chemin de fer; il s'agit de
voyager sans lanterner afin d'arriver samedi soir.
M ?1
V ? f
'""**3& f,
246 Au Sud de V Afrique.
Le bon La Fontaine aurait pu renouveler sa
plainte : « Ce serait une belle chose de voyager
s'il ne fallait point se lever si matin ! » car, comme
on dit, nous ne mettons pas deux pieds dans un
soulier, nous partons à 2 ou 3 heures du matin
et faisons de longues étapes.
Le samedi, de bonne heure, nous atteignons
Rouxville, dans l'État libre d'Orange. Ce village
doit son nom au premier pasteur hollandais de ces
parages, un descendant de huguenots français,
comme l'indique son nom. Ledit Rouxville, qui
n'ofFre pas beaucoup de sujets intéressants, est situé
dans une plaine interminable et manque presque
totalement de verdure, à part quelques portes
peintes en vert, en manière de consolation sans
doute.
De là à Aliwal, il n'y a que trois heures à cheval,
soit environ huit heures avec notre lourd véhicule,
mais comme nous sommes pressés, plusieurs
contretemps viennent à la traverse et ce n'est que
le dimanche matin que nous avons enfin pu passer
le pont d'Aliwal sur l'Orange, et nous le passons
gratuitement, ce qui est nouveau ; je me rappelle
avoir eu à payer, il y a quelques aimées, la jolie
Excursion au bord de la mer. i^-j
somme de 18 fr. 10 c. pour le franchir avec mon
wagon à bœufs !
vu m -
y !
FEMME INDIGÈNE DE LA COLONIE
Aliwal est une jolie petite ville cachée dans la
verdure, c'est aussi un chef-lieu de canton qui,
248 Au Sud de l'Afrique.
malgré cela, ne compte pas plus de 800 âmes, en
admettant, comme dit Jules Verne, une âme par
habitant.
Le lundi, de bonne heure, nous nous achemi-
nions, sous la conduite de l'aimable M. G. Butt,
pasteur wesleyen, vers la gare du chemin de fer,
l'esprit en repos, car il voulait bien prendre sous
sa protection notre wagon et son attelage.
Mes compagnons n'étaient jamais allés en che-
min de fer et se sentaient un peu émotionnés en
prenant leur place. Cela est vraiment excusable :
la locomotive, son sifflet et son panache de fumée
rappellent si peu le wagon à bœufs qu'ils aiment
tant!
Peu à peu, la confiance est venue, puis l'admi-
ration se trahit bientôt par toutes les exclamations
que le sessouto met à leur disposition.
A la station de Queenstown, où nous arrivons
le soir, MmeE. Maeder, la veuve de notre collègue
de Siloé et qui demeure dans cette jolie ville, vint
nous saluer; je l'avais informée de notre passage,
sachant qu'elle aimerait voir des Bassoutos ; elle
était suivie de deux indigènes nous apportant du
thé et du café chauds, puis du pain, un peu de
Excursion au bord de la mer. 24^
viande, quelques gâteaux même... un vrai festin
de Balthazar qui a été accueilli avec appétit et
reconnaissance. Le lendemain matin, le paysage
aperçu par les vitres du compartiment était tout
différent de celui de la veille : nous traversons de
vraies forêts de mimosas, dans lesquelles surgissent
çà et là des villages de Caftes1, plutôt de Amaqosas,
Fingous ou Temboukis , où nous voyons des
hommes — et aussi des dames noires — avec de
grandes pipes à la bouche...
Après vingt -quatre heures de trajet, que les
voyageurs n'ont pas trouvées trop longues, nous
avons fait, à 8 heures du matin, notre entrée
dans la ville d'East-London. Les exclamations, que
la longueur du voyage avait un peu calmées, ont
recommencé de plus belle, mais sur un ton pli/s
sourd, car les arrivants se sentaient très loin du
Lessouto et très intimidés au milieu des nouveautés
qui les entouraient.
Quant à moi, qui avais charge d'àmes, je jubilais
beaucoup moins, car j'avais vainement cherché où
1. Cette expression Je Cafrtt par laquelle sont désignés les indigènes de
l'Afrique du Sud vient d'un mot arabe Katir, infidèles, et s'applique à tous
ceux qui ne sont pas musulmans. (E. Reclus, L'Afrique méridionale.')
250 Au Sud de l'Afrique.
je pourrais caser mon monde. Un employé de la
gare me signala un hôtel où l'on avait reçu des
indigènes. Pendant que mes voyageurs étaient en
extase devant la devanture d'un horloger- bijoutier,
je me dirigeai tout heureux vers cet hôtel.
Un beau monsieur en cravate blanche et en
« queue de morue » me reçut très poliment, mais
comprit mal ma demande. Il crut que j'arrivais
du Lessouto avec des poneys bassoutos, petits che-
vaux indigènes très appréciés dans la colonie, et
me souriait fort aimablement, ce qu'il cessa de
faire quand il sut de quoi il s'agissait...
Découragé, je me décidai à aller chez le pasteur
luthérien, M. H. Mùller, pour lequel un collègue
avait bien voulu me donner une lettre d'introduc-
tion. M. Mùller était en voyage, mais son fils et
une tante de celui-ci, voyant mon embarras, vou-
lurent bien me donner un coin où mes compa-
gnons purent tant bien que mal s'installer; cela
valait toujours mieux que d'aller loger au village
indigène, fort éloigné et où les étrangers sont plu-
més autant que faire se peut. Après avoir fait un
bout de toilette, nous allâmes faire un tour en
ville.
\ J Y i :
252 Au Sud de l'Afrique.
East-London, un des ports de mer les plus dan-
gereux de toute la côte australe, est de date ré-
cente; sa population ne dépasse pas 10,000 habi-
tants, mais la ville, qui gagne chaque année en
importance, est très animée. La verdure y est rare,
malgré des efforts louables faits pour la plantation
d'arbres.
Les bâtiments du « Palais de justice» et de la
poste, bâtis en ce style féodal qui rappelle certaines
villas des environs de Chatou et Bougival, faisaient
l'admiration de mes amis, tandis que les magasins
et leurs enseignes les arrêtaient à chaque pas.
Nous avancions lentement dans notre prome-
nade ; il fallait bien jeter un coup d'œil sur la
scierie mécanique, nous arrêter devant une fabrique
de glace et d'eau gazeuse; considérer quelques
instants un réverbère ou un bicycle, aussi rares au
Lessouto que les maisons à un ou deux étages, etc.
Nous atteignîmes cependant les bords de la ri-
vière Buffalo, près de la mer, et les questions
de mes compagnons devinrent encore plus pres-
santes.
Les navires, le phare, les dragues et des ma-
chines de toutes sortes leur faisaient ouvrir non
Excursion au bord de la nier.
-):>
seulement les yeux, mais même aussi la bouche de
stupéfaction !
Plusieurs fois ils s'écrièrent : « Les blancs font
ce qu'ils veulent, il n'y a que la mort qui les
arrête ! »
Une fois au bord de la mer, ils se turent un bon
moment ; il y avait vraiment de l'émotion dans
leur cœur devant l'immensité qui s'étendait de-
vant eux.
Après avoir vu les vagues déferler sur la jetée en
construction, ils s'approchèrent pour goûter l'eau
et trouvèrent que vraiment elle était un peu salée
comme on le leur avait dit ; ils voulurent s'y bai-
gner, mais repoussèrent absolument toute idée
d'aller faire une promenade en bateau.
Le jour suivant, nous nous dirigeâmes avec le
jeune fils de M. Mûller vers la Plage de sable. Les
excursionnistes furent ravis de voir les vagues fu-
rieuses mourir sur le sable et stupéfaits d'en voir
d'autres se briser contre les rochers; mais leur
amour pour le plancher des vaches s'augmenta sen-
siblement à la vue d'un navire échoué sur le sable,
jeté à la côte quelques semaines auparavant.
Chacun remplit une bouteille d'eau de mer pour
254 -du Sud de l'Afrique.
faire goûter aux amis du Lessouto, puis, pour con-
server un souvenir de cette mémorable visite à la
mer, toute la bande se rendit chez un photographe
pour être tirée en portrait !
Le lendemain matin, nous prîmes le chemin du
retour; je pourrais, si je ne craignais d'allonger
vos figures en allongeant ma prose, vous en donner
bien des détails ; mais qu'il vous suffise de savoir
que, malgré des pluies persistantes, des rivières
plus ou moins guéables, des chemins défoncés,
nous rentrions dans nos pénates — heureux et
trempés — après douze jours d'absence.
Une Fête nationale
DAXS L'ÉTAT LIBRE D'ORAXGE
Hermon, 8 avril.
C'est à Wepener que je veux vous mener au-
jourd'hui; vous n'avez pas à craindre la fatigue, car
ce n'est pas loin d'ici : à peine une heure à che-
val. Wepener est un petit village d'environ trois
cents habitants, situé dans l'État libre d'Orange,
avec lequel nous avons forcément de fréquents
rapports.
Il y a grande fête en ce jour à Wepener : M. le
président F. Reitz doit venir y passer l'inspection
des Boers du district, et nous sommes invités à
nous y rendre par notre excellent ami, M. G.-R.
Keet, pasteur de l'église hollandaise de l'endroit.
Ayant pu réussir à avoir des coursiers suffisants,
256 Au Sud de l'Afrique.
mes deux grands fils ont pu accompagner leur papa,
au grand contentement des trois cavaliers.
Nous trouvâmes le village de Wepener tout
transformé; les cinq magasins étaient fermés, ainsi
que le bureau de poste et le télégraphe; il y avait
des drapeaux çà et là, des lampions un peu partout
et une foule que je puis presque qualifier d'énorme;
sans exagérer, on aurait pu se croire, avec de la
bonne volonté, en pleine rue Cannebière, à Mar-
seille, un jour de beau temps.
Au coin d'une rue, près le « Kantoor » ou mai-
rie, se dressait un arc de triomphe qui n'avait pas
mauvaise façon ; entre autres drapeaux qui le dé-
coraient, j'ai été heureux d'en découvrir un fran-
çais; vous pensez si j'ai été fier de voir la France
représentée à Wepener.
C'était à une certaine distance du village que de-
vait avoir lieu la revue ; la ligne des voitures et
wagons à bœufs s'étendait au loin dans la plaine et
contenait une assistance nombreuse et pittoresque ;
l'armée elle-même était composée de tous les
Boers ou Burghers — les nationaux — valides des
alentours, armés de fusils et à cheval.
Dans un groupe arrêté sur une petite éminence
SVD DE L AFRIQUE
258 Au Sud de l'Afrique.
se tenait le président, auquel j'ai eu l'avantage
d'être présenté par le « Landdrost » ou maire de
Wepener '.
Moyela Letsié, chef de la plus grande partie de
mon district, était aussi présent avec un bon nom-
bre de ses hommes; il était venu saluer le prési-
dent, qui s'est entretenu un bon moment avec lui,
ce dont le chef était tout glorieux. Moyela portait
son beau costume doré sur toutes les coutures,
qui lui donne l'air d'un amiral péruvien !
Outre les six ou sept cents Boers, soldats d'un
jour, il v avait l'armée régulière venue de la capi-
tale, qui se compose d'abord d'un capitaine en beau
costume lui aussi, avec un casque à pointe et un
grand sabre, puis encore d'une vingtaine d'artil-
leurs et de deux vraies pièces de canon... Il n'y a
pas à dire, une armée a bien meilleure tournure
avec un peu d'artillerie !
A un moment donné, les Boers se sont divisés
en deux bandes ennemies, qui ont fait la petite
guerre avec force galopades et coups de fusils, tirés
i. M. Reitz, qui a dû se retirer des affaires, a été remplacé dernièrement
par M. Steyn, qui comme son prédécesseur s'est montré fort aimable envers
nous et sympathique à notre œuvre missionnaire.
Une fête nationale.
259
à poudre, bien entendu. Les canons semblaient
assez impartiaux, bornant, j'imagine, leur gloire à
dominer le tintamarre des guerroyeurs.
UNE BOERINE
Mais ne vous attendez pas, je vous prie, a ce que
je vous décrive en détail cette petite guerre, car
bien qu'ancien troupier, je ne suis pas fort du tout
260 Au Sud de l'Afrique.
sur la tactique militaire, et la stratégie me laisse
froid. Ceux qui voudraient en savoir plus long là-
dessus n'ont qu'à chercher dans le Friend of the
Free State l ou dans De Express, les deux journaux
anglo-boers publiés à Bloemfontein.
A la nuit tombante, les deux papas, Al.Keet et
moi, sortirent, suivis de leurs garçons, pour aller
voir les « humiliations », comme disait une bonne
alsacienne, que nous avions dans ma jeunesse, lors-
qu'elle voulait parler des illuminations.
Il y eut une sorte de marche aux flambeaux à
laquelle il ne manquait que la Marseillaise ou quel-
que chose pour la remplacer.
Vers 8 heures, le feu d'artifice commença avec
accompagnement de cris d'enthousiasme et de
frayeur.
Enfin un peu de musique se fit entendre, mais
accompagnée d'une grosse caisse qui me parut bien
grande pour un si petit pays; puis, vers 10 heures
et demie, « chacun s'en fut coucher » .
Ce n'est pas pour vous distraire, croyez-le bien,
que je vous raconte tout ceci, mais bien plutôt pour
i L'Ami Je l'Etat libre.
Une fête nationale. 261
intéresser vos cœurs à des frères et sœurs in-
connus.
Les Boers du sud de l'Afrique descendent en
partie des huguenots chassés de France lors de la
révocation de l'édit de Nantes. Parmi ceux de l'É-
tat libre d'Orange ', il arrive fréquemment de ren-
contrer des Dutoit, Leroux, Marais, Faure, de
Yilliers, Hugo, Malan, Duplessis, etc., ce qui nous
vaut parfois de leur part une certaine sympathie à
cause de notre double qualité de Français et de hu-
guenot.
Les Boers sont, en général, fort attachés à leur
Eglise, pour laquelle ils savent s'imposer de grands
sacrifices ; celle-ci est sœur de la nôtre, puisqu'elle
est l'Église réformée hollandaise.
L'État dit Oranje Vrij Staat compte, d'après
le dernier recensement, 207,503 habitants, dont
77,716 blancs, parmi lesquels l'Église réformée a
68,940 membres.
Les Boers sont, pour la plupart, fermiers; l'éle-
I. Notons en passant que ce nom cTOrange donné par les premiers co-
lons à leur pays, pour honorer la maison princière de Hollande, vient lui-
même de la principauté d'Orange, dans le département de Vaucluse, qui
relevait de la maison d'Orange.
2 62 Au Sud de l'Afrique.
vage du bétail constitue leur grande richesse. Pen-
sez ! il y a près de six millions de moutons dans ce
pays, dont on évalue la superficie à la cinquième
partie de la France !
La civilisation fait des progrès dans cette petite
république. Pendant longtemps les Boers ne vou-
laient pas de chemin de fer, le wagon à bœufs leur
semblant la plus noble conquête de l'homme; au-
jourd'hui Bloemfontein, la capitale, est reliée à la
colonie du Cap par une ligne de chemin de fer
construite par une compagnie anglaise; et d'autres
sont encore à l'étude, l'une entre autres qui ratta-
cherait Wepener à Bloemfontein et pour laquelle,
cela va sans dire, nous faisons les meilleurs vœux !
Ces dernières années, on a bâti des ponts; un
qui vient d'être terminé près d'ici, sur le Calédon,
coûte à l'État la jolie somme de 825,000 fr.
Les écoles sont nombreuses, bien installées et
bien dirigées..., mais pour les enfants blancs seule-
ment.
Le point faible, c'est de constater combien peu
les Boers comprennent leur devoir vis-à-vis des in-
digènes, qui forment, après tout, la grande majo-
rité de la population de l'État.
Une fête nationale.
263
La plupart des pasteurs s'occupent avec zèle des
noirs habitants des « locations » , endroits où sont
parqués les indigènes demeurant près des villes;
ARMES DE L'ÉTAT LIBRE D'ORANGE
plusieurs de leurs paroissiens les secondent auprès
des noirs établis sur leurs fermes, mais combien
de Boers qui ne savent traiter ceux-ci que de
« Schepsels », créature sans âme !
Wtalïa^" ! k ' ^Ë-
LES ABORDS DE L ÉGLISE PROTESTAI
ÉTORIA UN JOUR DE COMMUNION
266 Au Sud de l'Afrique.
Les noirs ne jouissent d'aucun des privilèges
des citoyens blancs, ne sont pas électeurs, ne peu-
vent pas posséder un lopin de terre, n'ont pas d'é-
cole, cependant ils paient de très nombreuses taxes
et surtaxes.
La devise des Boers de l'État libre est Geduld
en Moed (patience et courage), mais eux, comme
nous aussi du reste, ont besoin de se souvenir
qu'il v a quelque chose de plus fort que ces deux
vertus : c'est l'amour, l'amour immense et sublime
qui, comme le dit quelque part Chateaubriand,
« fait du chrétien de la Chine un ami du chrétien
de la France » et, chose tout aussi étonnante, du
nègre méprisé et dédaigné un frère du blanc ins-
truit et honoré.
Un portrait
NOTE SUR LE TRANSVAAL
Vous pourriez chercher longtemps le nom du
monsieur représenté ci-après avant de le trouver;
aussi, comme nous n'avons pas de temps à perdre,
je vous dis tout de suite que le personnage placé
sous vos yeux est M. Paul Krïiger, de son état
président du Transvaal, ou République Sud-Afri-
caine, Zuid Afrïkaansche republiek, où il est
communément nommé Oom Paul, c'est-à-dire
« l'oncle Paul ».
On raconte sur lui bien des histoires montrant
une certaine naïveté mélangée de finesse et d'habi-
leté, on fait aussi courir pas mal de cancans surson
compte... Ce que nous pouvons dire, c'est que
dans sa jeunesse il était grand chasseur de gnous,
268 Au Sud de l'Afrique.
rhinocéros et autres bestioles du même genre,
qu'il vient d'atteindre sa soixante-quinzième année
et qu'enfin il est président dudit Transvaal depuis
quatorze ans passés.
Nous pouvons ajouter qu'il est aussi un fervent
« dopper ». Vous voilà je suppose tout à fait per-
dus, car ce mot ne vous dit rien. Les « doppers »
sont des membres dissidents de l'Église réformée
hollandaise, réfractaires à toute nouveauté, aussi
bien au chant de cantiques nouveaux qu'aux sen-
timents missionnaires qui agitent depuis quel-
ques années bien des églises protestantes du sud
de l'Afrique.
Ils sont enfin de ceux qui ont peur de mettre
des bretelles, car elles font la croix sur le dos ;
mais en revanche, ils oublient que Dieu a fait tous
les hommes d'un seul sang, et prennent le mot
d'ordre de certains partis boers du Cap : Africa
voor de Afrïkaanders, « l'Afrique aux Africains »,
sans prendre le moins du monde la peine de se
demander qui sont les véritables Africains.
En général, les Boers ou paysans du Transvaal
sont moins policés que ceux de la colonie du Cap,
et sont aussi beaucoup plus exigeants et durs envers
M. PAUL KRUGER
270 Au Sud de l'Afrique.
les noirs. Ceux-ci, les anciens maîtres du pays et
de beaucoup les plus nombreux, n'y sont tolérés
qu'en qualité de serviteurs ou de manœuvres.
C'est toujours, pour les indigènes, la mise en
action de la fable de La Fontaine, La Lice et sa
Compagne :
Laissez-leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bientôt pris quatre.
L'élevage du bétail et la culture des céréales
s'étant fort développés, puis les mines d'or et d'ar-
gent, répandues dans toute la contrée, ayant amené
de grandes richesses, le Transvaal dont la devise
est : Eendragt maakt magt, « l'union fait la force » ,
— l'union sans doute des blancs contre les noirs,
— arrondit aisément son territoire, plus grand
déjà que l'Italie, et traite d'insurgés et de rebelles
les tribus indigènes qui ne tiennent à être ni pro-
tégées, ni annexées par le susdit Etat.
La République Sud-Africaine, comme sa cadette
la République de l'Orange, compte de fort nom-
breux protestants aimant leurs églises, qu'ils fré-
quentent assidûment, surtout les jours de nacht-
maal, jours de communion. Ils sont bien la preuve
Un portrait.
271
qu on peut être même protestants et arriver à né-
gliger le premier devoir du chrétien : l'amour
pour les pauvres et les petits.
Bien des sociétés de missions anglaises, alle-
mandes, etc., sans oublier nos amis de la mission de
la Suisse romande, travaillent dans ce pays, tandis
que l'État ne lait absolument
rien pour les indigènes. Ces
derniers n'ont pas plus d'état
que de droits civils, ne peuvent
posséder en propre une bande
de terrain , n'ont pas d'école,
ne peuvent même pas entrer
dans une église de Boers, pas
seulement marcher sur les trot-
toirs des rues de Pretoria, la ca-
pitale du Transvaal ! En retour, les noirs paient
des impôts de toutes sortes, sans parler de nom-
breuses corvées et de vexations sans fin et ont fa-
cilement droit à la prison et au fouet !...
Pour Vespi.sien l'argent n'avait pas d'odeur ;
pour les Boers il n'a pas de couleur...
L'injustice des blancs envers la race noire devrait
nous faire aimer cette dernière bien plus et bien
UN TI.MBRIM'OSTE
272 Au Sud de l'Afrique.
mieux que nous ne le faisons, en vertu des mots
gravés sur le socle d'une statue de la ville de
Nantes et qui viennent en droite ligne de l'Évan-
gile : « Aux plus déshérités, le plus d'amour ! »
Les préférés du Christ, sachons-le bien, ce sont
les pauvres, les lépreux de corps ou d'âme, et les
méprisés de toutes couleurs et de toutes races :
blancs, noirs, jaunes ou rouges !
UNE
Conférence sur le Zambèze
Hermon, septembre.
Les visites sont rares au Lessouto et l'on entend
rarement quelque chose de particulièrement inté-
ressant, aussi nous nous faisions un plaisir d'avoir
une conférence, d'autant plus qu'elle devait être
faite par un Mossouto récemment revenu des bords
du Zambèze.
Lefi Possa, notre conférencier, est parti, il y a
quelques années, comme catéchiste, pour la mis-
sion chez les Barotsés; il a dû en revenir depuis et
dès que nous avons appris son retour, nous l'avons
prié de venir parler de la mission du Zambèze à
nos chrétiens d'Hermon.
Nous avions pensé que le temps serait beau et il
a été déplorable ; aussi beaucoup de gens ont été
iS
SUD DE L ArRIQVE
274
Au Sud de l'Afrique.
empêchés de venir, d'abord par la pluie, puis par
un vent si violent qu'il ressemblait un peu à celui
dont parlait un marin : « Il fallait trois hommes
pour empêcher la perruque du capitaine de prendre
son vol ! »
KAMGOEIO
Néanmoins 350 à 400 personnes se pressaient
au jour fixé dans la chapelle d'Hermon. Vous dire
l'attention de l'auditoire pour tout ce que Leti a
raconté serait difficile; on était en quelque sorte
suspendu à ses lèvres, les bébés eux-mêmes de-
Conférence sur le Zambèze.
275
raient être intéressés, puisque c'est à peine si l'on
entendait leurs réclamations ordinaires.
Xos chrétiens sont déjà familiarisés avec l'œuvre
du Zambèze, soit par les nouvelles que nous leur
en donnons, soit par des visites de missionnaires
que nous avons de loin en loin.
ÉLÉPHANT EN TERRE GLAISE
Le voyage de Lefi, du Zambèze au Lessouto, a
duré, par suite de contretemps sans fin, environ
dix mois ! Il n'en est pas trop étonné; pour la pa-
tience, les indigènes en ont dans certains cas plus
que nous, parfois ils pourraient en remontrer à feue
Griselidis elle-même !
Xotre explorateur nous a longuement parlé des
Maîotela, qui sont les forgerons du pays et qui de
276
Au Sud de V Afrique.
plus travaillent fort bien le bois ; puis des Masubia,
des Makua-Kuali, des Batoha, des Mashicolomboué
et autres membres de la tribu des Barotsés. Nous
avons pu constater aussi que Barotsés et Bassoutos
se ressemblent étrangement tant que
l'Evangile n'a pas agi sur leurs cœurs.
Les premiers ont peut-être plus d'habi-
leté que les derniers, mais leurs cou-
tumes et leur manière de vivre sont
bien proches parentes, sans parler d'un
certain petit instrument en fer, nommé
lebeko, en usage là-bas comme ici, et
qui tient lieu de mouchoir de poche1...
Au Lessouto les musiciens se conten-
tent du thomô et du setolotolo, sortes
de violon un peu primitifs qui ne rap-
pellent absolument pas le moindre des violons
Stradivarius ou autres.
Le piano des Barotsés, appelé kamgobio, est bien
supérieur à ces violons bassoutos et montre un
esprit véritablement inventif, mais il ne faut pas
« LEBEKO «
1. C'est le même instrument qu'on retrouve, sous le nom de bâton de ne^,
dans les vitrines du Trocadéro relatives à l'Amérique centrale.
Conférence sur le Zambè^e. 277
oublier de le placer sur une calebasse de bois pour
lui donner plus de sonorité.
VASES EX BOIS SCULPTÉ.
278
Au Sud de l'Afrique.
Les Zambéziens fabriquent aussi, avec de la terre
glaise, de ces « jouets bon
marché » que façonnent les
enfants du Lessouto. Voici,
par exemple, un éléphant
des rives du Zambèze qui
n'a pas trop mauvaise mine
(P- 275)-
Les vases, écuelles, cou-
teaux, dipora (sorte de ta-
bourets), haches, etc., de
la fabrication des Barotsés,
pourraient fort bien émo-
tionner des collectionneurs de curiosités. Ce qu'on
a eu du plaisir à apprendre,
c'est qu'au Zambèze il y a
du mabele ou sorgho
comme celui du Lessouto.
On y a aussi des citrouilles,
des pois, des patates, des
haricots et des fruits divers,
mais inconnus dans nos pa-
« coupa » (coquillage) , r
rages ; de plus, le miel y
est très abondant.
« SÉPORA » OU TABOURET
Conférence sur le Zambè^e.
279
Cependant le poisson forme la base de la nourri-
ture. Nos Bassoutos ne l'aiment guère. Lefi
disait que, pendant longtemps, il avait re-
fusé d'en manger, disant que c'étaient des
serpents, puis qu'il avait fait comme les
camarades et les avait trouvés excellents.
Certains récits de notre conférencier
resteront, je pense, dans la mémoire de
ses auditeurs.
Quand on accuse quelqu'un de sorcel-
lerie, ce qui arrive assez souvent, les Ba-
rotsés étant au moins aussi forts que les
Congolais sur cet article-là, on com-
mence par saisir ses poules! On leur fait
prendre une sorte de poison appelé inoanti;
si elles en meurent, leur propriétaire est
reconnu sorcier. Naturellement, le pauvre
hère se défend de son mieux, affirme qu'il
est innocent et que ses poules sont des
sottes. On prépare alors de l'eau bouil-
lante, il y trempe la main, et comme il
ne peut faire autrement que de porter des
traces de brûlures, il est déclaré coupable
épingle en os et mis à mort.
S©.
(o
I
iSo Au Sud de l'Afrique.
Ce qui a peut-être frappé le
plus nos Bassoutos , c'est que
les Barotsés ne sortent jamais,
même pour traverser le village,
sans avoir en main une sagaie,
ou une arme quelconque.
Ici on est plus pacifique : on
ne prend les armes qu'en temps
de guerre et les propriétaires
en ont presque autant de
peur que l'ennemi.
L'esclavage règne en-
core sur les rives du
Zambèze, comme du reste
dans presque toute l'Afrique, à part
le sud et les colonies françaises
du nord ; on peut troquer un
esclave contre un bœuf ou
quelques chèvres, ou simple-
ment contre un coupa, frag-
ment d'un curieux coquil-
lage provenant de la côte
Est et fort recherché des
Barotsés.
SAGAIE ET HACHE DE GUERRE
Conférence sur le Zambè-e. 28 1
11 ne me reste plus qu'à vous saluer à la mode
zambézienne : je tape quelques petits coups dans
mes mains en disant: Schangoe! ce qui est une
manière de dire : au revoir, chers amis, ou bien
encore : la suite au prochain numéro !
A propos d'un peigne !
EXCOKE LE ZAMBÈZE
Quand le grand voyageur missionnaire David
Livingstone explorait, vers 1860, des régions
encore inconnues près du Zambèze1, et demandait
à des indigènes comment s'appelaient les mon-
tagnes bornant l'horizon, on lui répondait qu'elles
étaient trop éloignées pour qu'on en connût les
noms !
Aujourd'hui, sur les bords du Zambèze, qu'on
nomme tour à tour Liambai, Louambéji, Ambcsi,
Ojimbcsi, Zambé~i, c'est-à-dire la grande rivière
ou le fleuve par excellence — suivant les dialectes
employés sur ses bords, — nos cœurs suivent par
i. Le Zambèze fut visité pour la première fois par Livingstone, qui arriv.i
ii Séclieké en juin 185 1.
284
Au Sud de l'Afrique.
la pensée les vaillants et les forts qui sont là-bas
les sentinelles avancées de l'armée du Roi des rois. .
LA MOUCHE TSETSE
L'œuvre missionnaire, qui a été fondée il y a
douze ans, avance très lentement et se poursuit au
milieu de difficultés de toutes sortes sans cesse
renaissantes.
Tout semble être contre l'œuvre missionnaire :
le climat, la distance, la solitude, les animaux sau-
vages et jusqu'aux fourmis, sans oublier une mou-
che de vulgaire apparence1, la « tsétsé », dont la
i. La gravure ci-jointe est tirée du volume de D. Livingstone, intitulé :
A propos d'un peigne.
-°)
piqûre est une cause de mort pour le
bœuf et le cheval. Enfin, les Barotsés,
leurs chefs en tête, font à peu près tout
ce qu'ils peuvent pour l'entraver.
Mais, comme le dit un poète aimé1 :
... Nul peuple, pas même une tribu sauvage,
Non, p.is un être humain n'est maudit devant Dieu.
et déjà la mission et la civilisation font
quelques progrès sur les bords du Zam-
bèze.
Lewanika, le roi des Barotsés, que le
vénéré fondateur de la mission, M . Coil-
lard, nous montrait il y a quelques an-
nées2 en costume de sauvage, s'habille
maintenant à l'européenne, ainsi que sa
sœur la reine Mokuaé.
Naturellement, beaucoup d'indigènes
Explorations dans l'intérieur de l'Afrique australe.
Hachette, éditeur. La mouche de gauche est de
grandeur naturelle.
i. Xoêl, par Maurice Bouchor.
2. Le petit Messager des Missions, l$$).
286
Au Sud de l'Afrique.
essaient de suivre tant bien que mal l'exemple ve-
nant de haut lieu.
LEWANIKA EN COSTUME EUROPÉEN
De plus, on peut dire que, même dans leurs
objets usuels, on voit que les Zambéziens se
civilisent.
■
- *4V7
288 Au Sud de l'Afrique.
Par exemple, la cuillère ci-devant est certaine-
ment un résultat de l'influence des blancs , car
vous pensez bien que la cuillère naturelle est plus
simple ou plus compliquée, cela dépend du point
de vue.
Quant à l'objet ci-contre, qu'un archéologue
dirait être de style byzantin, il nous prouve premiè-
rement que les indigènes se peignent, ce qui ne
peut pas leur faire de mal, et il nous montre aussi
leur admiration pour le cheval qu'ils ne connaissent
pas depuis très longtemps.
Aussi regardez comme il est fait avec amour !
La tête et le cou avaient tellement ravi l'artiste
qu'il a cru devoir les faire plus grands que le restant
du corps; la crinière et la queue, objets d'étonne-
ment, sont aussi taillées avec grand soin ; la bride
n'a pas non plus été oubliée. Par contre, le person-
nage, qui n'est guère là que pour mieux faire valoir
le beau destrier, est un peu négligé. Le chapeau
seul est soigné, car lui encore était un article bien
étrange...
Tout cela est peu de chose, j'en conviens :
j'admets même que cette statue équestre ne vaut
pas la moindre des rustiques figulines modelées par
UN PEIGNE ZAMBEZIEM
iL'D DE L AFRIQ.VE
J9
290 An Sud de l'Afrique.
notre coreligionnaire, l'illustre Bernard Palissy, pas
même la plus petite gravure en médaille faite par
un sculpteur moderne; mais, dans son genre, ce
modeste bibelot nous dit bien des choses. Les
Barotsés observent et réfléchissent ; ce que leurs
yeux voient, leur intelligence cherche à l'imiter; de
même aussi ce que leurs oreilles entendent ne peut
pas non plus rester sans effet et là aussi nous cons-
tatons des faits encourageants.
La station de Léaluvi, l'une des cinq que compte
la mission zambézienne, est située, nous dit M. Coil-
lard, sur un monticule nommé Loatilê; c'était un
endroit exécré et maudit, où l'on brûlait de soi-
disant sorciers, et qui, de plus, était aux époques
des inondations le repaire d'innombrables essaims
d'insectes et de légions de reptiles.
Aujourd'hui l'ilot est transformé : plus de bour-
biers, plus de broussailles ; c'est maintenant un
petit village hollandais qui s'élève dans ce lieu re-
douté.
Ces travaux, résultats remarquables d'efforts, de
patience et de ténacité dont on ne peut guère avoir
une idée exacte si l'on ne connaît pas un peu les
noirs, sont certainement l'image des progrès que
— 1 1 J
292 Au Sud de l'Afrique.
fait l'œuvre d'évangélisation chez les Barotsés. Ce
nom maudit de Loatilê évoquera certainement un
jour la pensée de grandes bénédictions, comme
celui de la croix est devenu synonyme de Rédemp-
tion et de vie éternelle.
Où il est question
d'archéologie et d'autres choses
Herinon, 21 juin.
On raconte que, lorsque le grand Pascal souf-
frait de maux de dents, il se donnait un problème
de mathématiques à résoudre et s'y appliquait si
fort qu'il en oubliait son mal.
Si vous n'avez pas d'objection sérieuse, nous
ferons un peu la même chose et nous nous occu-
perons quelques instants de questions difficiles
touchant des choses anciennes.
Nous sommes en hiver ici et nous avons froid,
je vous assure ; aussi je me dis que cette petite-
étude pourra peut-être, du même coup, vous inté-
resser un peu et nous réchauffer par- dessus le
marché.
Nous n'allons pas cependant discuter au point
294
Au Sud de l'Afrique.
de nous fâcher, cela ne nous avancerait pas beau-
coup. Xous n'allons pas non plus remonter à l'ori-
gine de l'homme, ni entamer le problème de
l'unité des races humaines et de leur dispersion ;
cela nous entraînerait bien loin et nous risquerions
de nous embrouiller.
UN DOLMEN PRÈS PARIS
Xous pouvons néanmoins affirmer, sans crainte
de nous tromper, que la science dont on est si fier
aujourd'hui n'a ni tout dit ni tout expliqué dans
bien des questions ; aussi les vrais savants sont-ils
ceux qui n'hésitent pas à dire, quand cela est né-
cessaire : « Xous ne savons pns ! »
Sans aller ni bien loin ni bien profond, il y a
tout près de Paris, à Épone, un dolmen nommé
dans le pays : « Pierres de la justice », dont j'ai fait
296 Au Sud de V Afrique.
un croquis il y a une vingtaine d'années, et au
sujet duquel les archéologues ne s'entendent pas
du tout, pas plus du reste que sur les monuments
de ce genre, auxquels ces messieurs ont cru de-
voir donner le nom de « mégalithiques ».
Étaient-ils ou des autels ou des tombes de per-
sonnages importants? On ne sait, et sans doute
on ne sortira pas de sitôt de cette incertitude qui,
fort heureusement, n'a rien de particulièrement pé-
nible.
Bien d'autres preHèmes sont encore sans solu-
tion dans les domaines de l'histoire, de la géogra-
phie, sans oublier celui de l'archéologie, etc.
Pour ne rester qu'en Afrique, il y a en Algérie,
par exemple, et dans les contrées environnantes,
des monuments importants dont on ignore l'ori-
gine exacte et dont les proportions surprennent à
juste titre les voyageurs.
Les pyramides d'Egypte elles-mêmes ont long-
temps intrigué nos devanciers. On a cru qu'elles
étaient des points de repère astronomiques, ou
des sortes de digues, placées à l'entrée du désert
pour arrêter l'envahissement du sable.
Notre respectable ami Grégoire de Tours, un
Questions d'archéologie et autres. 297
brave homme du temps de Chilpéric, affirme dans
ses mémoires que les pyramides étaient des gre-
niers d'abondance bâtis par ordre de Joseph lors
des sept années de famine !
W\ÏJfi£&
LA GRANDE PYRAMIDE DE GIZEH
(D'après une photographie.)
Xous sommes fixés à cet égard, mais pas depuis
bien longtemps, et les Pharaons qui s'étaient fait
bâtir des sortes de montagnes de pierres comme
tombeaux, nous ont livré le secret de leur vanité.
EMFREINTES FOSSILES A MORI
•
■■• ■ -. ^ f _
■ . ' m j* ;*
PAYSAGE DES MONTAGNES
300 Au Sud de l'Afrique.
En revanche, non loin de la grande pyramide
de Gizeh et près du sphinx, j'ai eu l'avantage de
voir des ruines découvertes depuis seulement une
trentaine d'années, bâties en énormes blocs de
granit et dont l'ancienneté, plus grande que celle
des pyramides, au dire des savants, « se perd dans
la nuit des temps » ou dans « l'Océan des cages », si
vous préférez cette expression du poète Lamartine.
La question des sources du Nil, qui préoccupa
tant de générations de géographes, semble bien
près d'être résolue, si elle ne l'est tout à fait ; mais
rassurez-vous, bien d'autres explorations restent
encore à faire pour les voyageurs de l'avenir.
Dans un autre ordre d'idées, on aimerait con-
naître l'histoire des signes juifs ou chrétiens que
le missionnaire-voyageur Livingstone voyait ' ta-
toués sur les indigènes du centre de l'Afrique,
ainsi que l'origine de la petite croix bleue tatouée
sur la figure des fillettes de la Kabvlie orientale,
que nous avions l'étonnement de voir, mes com-
pagnons d'armes et moi, lors de la campagne de
1871 en Algérie.
I. Dernier Journal, l« volume.
Questions d'archéologie el antres. 301
Ici, au Lessouto, nous aimerions bien savoir
quelque chose sur la configuration géologique, par-
fois si étrange, de ce pays et aussi sur les énormes
empreintes pétrifiées d'oiseaux ou de lézards,
qu'on voit sur les rochers de la montagne qui do-
mine la station de Morija et qu'on rencontre, dit-
on, dans différents endroits du Sud africain.
- I ! I
■ M, V-' ■■
TATOUAGES DES M AT AMEN BOUE
Mais bien d'autres questions restent encore en
suspens dans cette mystérieuse Afrique, dont le
nom même est d'origine incertaine.
Ces derniers temps, des ruines connues depuis
assez longtemps ont été explorées par un archéo-
logue anglais et ont, grâce à ses travaux, offert un
302 Au Sud de l'Afrique.
nouvel intérêt aux savants, comme aussi à ceux
qui ne le sont pas.
Ces ruines sont situées dans le pays des Mata-
bélés, non loin de Fort-Victoria, entre le Limpopo
et le Zambèze, et occupent des espaces considé-
rables.
A Zimbabié, où se trouvent les plus impor-
tants de ces restes, se dresse une tour massive en
pierres taillées, avec des pans de murs fort impor-
tants. « Les grands blocs de pierre taillée, dit l'ar-
ec chéologue, M. J. Bent1, dont se servaient les
« Egyptiens, les Grecs et les Romains pour leurs
« constructions, devaient être d'un maniement re-
« lativement plus facile, en comparaison de ces
« mêmes pierres de granit assemblées en assises
« régulières pour former un mur d'une épaisseur
« et d'une hauteur vraiment prodigieuses. »
Ces vénérables débris remontent, cela va sans
dire, h une époque très lointaine, témoignent d'une
civilisation étrangement avancée et sont presque
tous dans le voisinage de gisements d'or ; on a
même découvert des creusets pour fondre l'or et
i. Citation faite par la Revue des Deux-Monàts, i?< octobre 1894.
Questions d'archéologie et autres.
303
des moules à lingots ; aussi s'est-on demandé si
l'on n'était pas devant l'ancienne Ophir du roi
Salomon. D'autre part, certains détails de la bâ-
tisse, des haches, des lances, des clochettes en 1er,
puis des fragments de sculptures, de poteries et
d'objets trouvés dans les fouilles, sembleraient in-
diquer une origine égyptienne ou phénicienne, ou
peut-être tout simplement romaine !
FRAGMENTS DE SCULPTURES TROUVÉS A. ZIMBABIÉ (.MUSÉE DU CAP)
Encore un problème à résoudre pour les ama-
teurs.
Voilà bien des questions qui peuvent à bon
droit nous occuper, ainsi, du reste, que tant d'au-
tres plus importantes qui préoccupent et passion-
nent notre époque, mais qui cependant ne doivent
pas nous faire oublier ce que nous savons...
304
Au Sud de l'Afrique.
Nous savons beaucoup de choses, cela est cer-
tain; au-dessus de toutes, il y en a une plus grande
que l'archéologie ou toute autre science, qui doit
tout dominer comme l'a dit si bien un chrétien
CARTES DES MISSIONS CHRETIENNES EN AFRIQUE
éminent, Henri Perreyve : « Pour nous, chrétiens,
« il est une passion qui doit posséder notre âme :
« celle de travailler en ce monde, sans trêve ni re-
« lâche, à la venue du royaume de Dieu et au
« triomphe de la justice. »
Ouest ions d'archéologie et autres. 305
N'oublions pas, non plus, que l'Afrique est en-
core, tant les parties encore païennes que celles
soumises à l'Islam, sous le joug odieux de l'es-
clavage et de toutes les barbaries qui en résul-
tent. Les missions chrétiennes ne sont que des
points isolés dans cette immense et malheureuse
Afrique qu'on appelle encore et si justement le
noir continent.
Il est grand temps, chers amis, que je m'arrête,
et je le fais en vous rappelant cette belle parole de
l'héroïne de notre patrie. Lorsque les accusateurs
de Jeanne d'Arc lui demandaient si elle n'avait
pas à obéir à certaines autorités sur la terre, elle
s'écriait : « Oui, notre Sire premier servi ! »
Oui, notre Sire Dieu premier servi par nos fa-
cultés, nos forces, nos biens, pour la cause de
l'Évangile et de l'humanité !
Table des matières
Introduction. — A propos d'une collection de des-
sins V'
La France au Sud de l'Afrique i
\Jn panorama du Lessouto. Un peu de géographie. n
L'hiver au Lessouto 27
L'été au Lessouto 31
Ln témoin du passé. Un peu d'histoire 50
Coutumes des Bassoutos 51
Superstitions des païens bassoutos 63
Nos chefs bassoutos 69
La femme au Lessouto 79
Les petits artistes 95
La civilisation chez les Bassoutos 105
Quelques inconvénients de la civilisation chez les Bas-
soutos 129
Médaille d'argent !... Notice sur les Bushmen . . . . 141
De l'esprit des Bassoutos 159
Un livre pour cinq étudiants 173
Le wagon du sud de l'Afrique 179
308 Table des matières.
Incident de voyage 193
La vie missionnaire 199
Souvenir d'une course dans les montagnes 213
Une visite aux lépreux de l'île de Robben, près de la
ville du Cap 223
Une excursion au bord de la mer 243
Une fête nationale dans l'État libre d'Orange . ... 255
Un portrait. Note sur le Transvaal 267
Une conférence sur le Zambèze 273
A propos d'un peigne ! Encore le Zambèze 283
Où il est question d'archéologie et d'autres choses. . 293
Nancy, impr. Berger Levrault et C'".
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nistère des colonies. 1895. Volume de 180 pages, broché 5 fr.
Ce volume fait suite à l'ouvrage de Ed. Petit sur l'Organisation des Colonies.
Les Flottes de combat étrangères en 1897, par R. de BAtaH-
COURT, lieutenant de vaisseau. 1897. Un volume in-8 de 317 pages avec
nombreux croquis, broché 6 fr.
La Marine de guerre. Six mois rue Royale, par Edouard Lockrot.
député, ancien ministre de la Marine. 1897. Un volume in-8 de :;:il pages,
broché 5 fr.
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