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AUTOUR DE
L'AFGHANISTAN
L'AKSAKAL de MOUlvOUR-TCHEÏCIIAK-TCHl DEVANT SA YOURTE.
Àutoui' de l'Afghanùtou,
Pi. I. l'iouiisiiice.
(V. page 66.)
COMMANDANT DE BOUILLANE DE LACOSTE
AUTOUR DE
L'AFGHANISTAN
(AUX FRONTIÈRES INTERDITES)
OUVRAGE CONTENANT
120 ILLUSTRATIONS TIRÉES HORS TEXTE
Gravée» d'après les Photographies de l'Auteur
et Cinq Cartes.
PREFACE DE M. GEORGES LEYGTŒS
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C"
79. BOI'LEVARD S A I N T -G E RM A IN
1908
D5
b5Z
MS
MONSIEUR LE PRÉSIDENT LOUBET
Hommage respectueux
de son ancien Officier d'ordonnance.
PRÉFACE
LE PROBLÈME ASLITIQUE
I
L n'}^ a pas de plus noble passion que la passion des
voyages. Je parle de la passion forte et saine qui
arrache l'homme aux douceurs du foyer, qui lui fait
surmonter toutes les fatigues et braver tous les
périls, non seulement pour connaître l'univers multiple
et changeant, pour vivre d'une vie nouvelle dans la
clarté des rivages lointains, pour goûter la griserie des
longues traversées, l'oppression délicieuse de l'éloi-
gnement, la volupté des heures solitaires sous des ciels
nouveaux, mais pour étudier et décrire des contrées,
des races et des civiHsations inconnues, pour essayer
de comprendre et de résoudre les grands problèmes
politiques et sociaux qui agitent le monde.
Un Arabe, à qui je demandais pourquoi Mahomet
avait institué le pèlerinage de la Mecque, me répondit :
« Pour obliger ses fils à visiter les lieux saints, mais
aussi pour les jeter, au moins une fois dans leur vie, loin
de leur berceau. Nous sommes des errants. Les villes
sont des prisons.
(vu)
PREFACE
« Tu connais l'inscription qui est gravée au fron-
tispice du caravansérail d'Abbâs- le- Grand : « Le
« monde est un caravansérail et nous sommes la cara-
be vane. »
« Marche, parcours la terre, écoute et regarde.
Voilà le dernier mot de la sagesse. »
Par l'étendue et par l'étrangeté des régions qu'il a
parcourues, par son énergie physique et morale, par son
intrépide curiosité, le commandant de Lacoste appar-
tient à la famille des explorateurs. Il se place à côté
des Bernier, des Tavernier, des Chardin, des Hue,
des Gabet, des Bonvalot, des Henri d'Orléans, des
Dutreuil de Rhins, des Bonin et des GriUières.
Il n'a pas tenté d'emblée son voyage aux frontières
interdites. Il avait déjà tâté l'Asie sur ses confins, par
l'Indo-Chine, la Chine, la Mandchourie et la Sibérie,
avant d'aborder le massif central.
Son but était, comme il l'a dit lui-même, d'aller
vers cette contrée mystérieuse et attirante qui s'appelle
l'Afghanistan, de serrer d'aussi près que possible sa
frontière infranchissable et de regarder, en passant,
par-dessus le mur.
Le commandant de Lacoste a réalisé son projet.
Parti de Téhéran, le 27 avril 1906, il gagnait Mesched,
capitale religieuse de la Perse, à travers les oasis du
Korassan. Il pénétrait dans le Turkestan russe et
rejoignait à Askhabad la ligne ferrée du Transcaspien.
Il traversait les grands centres commerciaux, politiques
et religieux :
Merv, enclose dans ses hautes murailles, au milieu
des cultures et des vergers et parmi les vastes ruines
qui attestent sa grandeur passée.
(viii)
LE PROBLÈME ASIATIQUE
Boukhara, la cité populeuse et florissante qui
montre avec orgueil ses quatre cents mosquées, ses
cent cinquante écoles, sa faculté de théologie musul-
mane, ses thermes, ses jardins et ses caravansérails,
les plus vastes du monde.
Samarkande, capitale et tombeau de Tamerlan, la
ville miraculeuse où tout est bleu : le ciel, l'eau des
fontaines, les dômes, les minarets, l'ombre des murs,
les voiles dont les femmes se parent, les fleurs des
jardins et les oiseaux.
Kokand, la ville étincelante de la soie, de l'or et du
cuivre.
Le 20 juin il arrivait à Andijan, point terminus de
la voie ferrée. Il franchissait en poste le Ferganah, un
coin délicieux de la haute vallée du Syr-Daria et le
2 1 juin il atteignait Osch, d'où il apercevait pour la
première fois, par- dessus les cimes neigeuses de
l'Alaï, les falaises inaccessibles sur lesquelles s'appuie
« le toit du monde >•.
Là, il fallut dire adieu aux grandes routes, pré-
parer les campements et les armes, recruter des poneys
et des chameaux, prendre des vivres, engager des
guides, organiser la première caravane.
A partir de ce moment le voyage du commandant
de Lacoste peut se diviser en six grandes étapes :
La Région des neiges et des grandes altitudes ; du
col de Taldick (3520 m.) au col de Beïk (4700 m.),
point où se rejoignent les trois frontières indo-chi-
noise, russo-afghane et russo-chinoise; de la vallée du
Sarikol à la ville de Yarkand, par des pistes et des
sentiers qui se maintiennent à plus de 4000 mètres;
enfin de la ville de Yarkand à la ville de Leh, capi-
tale du petit Tibet, en franchissant les chaînes de
montagnes qui séparent la Kachgarie du Kachmir, par
(IX)
a.
PREFACE
une série de cols dont le plus bas est à 5 300 mètres
d'altitude.
La région de l'Himalaya et des Hautes Vallées,
par Srinagar « la Venise indienne », l'étrange ville
aux toits de gazons fleuris et aux jardins flottants.
La région des basses et grasses terres, par la
vallée de l'Indus, de Rawal-Pindi à Quetta.
La région désertique du pays béloutche avec ses
plaines infinies de lave et de cailloux, de Kélat, Mas-
tung et Nouchki au poste de Koh-I-Malek-Siah.
La région des oasis fluviales du Seistan, par les
dépressions fermées qui séparent l'Iran de l'Hindous-
tan et que submergent, chaque année, les crues des
grands fleuves.
La région des steppes persanes aux longues ondu-
lations grises et jaunes que tourmente un vent éternel,
où surgissent de loin en loin quelques îlots de rocher,
un viflage fortifié, une citadelle croulante, une maigre
oasis.
Le livre du commandant de Lacoste est un journal
suivi oii le voyageur a noté ses impressions dans un
récit rapide et animé et décrit : la topographie, l'as-
pect, la faune, la flore des régions qu'il a parcourues,
la race et les mœurs des peuples qu'il a rencontrés
sur sa route. Paysages ardents" ou glacés, faits de
solitude et de silence, campements mongols, intérieurs
tibétains, lamaseries, monastères où tournent sans
trêve les moulins à prière, palais de féerie où vécurent
des rois de légende, villes mortes, si fières dans leur
mélancolie, que fondèrent des conquérants fabuleux,
cités florissantes couchées sur la rive des fleuves,
villages enfouis dans la verdure aux replis des mon-
tagnes, temples, autels, sépulcres, monuments de
toute sorte, gardiens de secrets inviolables, pierres
LE PROBLEME ASIATIOTIE
pèlerines tombées des sommets et qui, depuis des
siècles, poussées par des générations de croyants,
accomplissent leur inimaginable voyage vers les lieux
saints, châteaux crénelés évoquant les temps féodaux,
forteresses embusquées au détour de sentiers sinistres
comme des coupe-gorge ou dressées à des hauteurs
vertigineuses, comme pour commander les plaines de
l'air,^ le commandant de Lacoste nous donne un dessin
précis et coloré de tout ce qu'il voit et toujours il
trouve des mots pour traduire les émotions qu'il
éprouve et nous faire pénétrer dans l'intimité des
choses.
II
Le commandant de Lacoste est mieux qu'un voya-
geur audacieux et heureux; c'est un observateur péné-
trant, muni de science et de connaissances générales
étendues.
Il ne s'est pas contenté d'observer la nature et la
physionomie des lieux, le caractère et la race des
hommes, il a étudié la situation, l'influence, les forces
respectives des nations européennes qui se meuvent
autour du massif central asiatique, ainsi que les moyens
que ces nations mettent en œuvre pour assurer leur
prépondérance'.
« Il n'existe qu'un héritier de l'Asie centrale, a dit
Pierre P^ dans son testament, c'est le Tsar, et nulle
I Commandant de Lacoste. La Russie et la Grande-Bretagne en Asie centrale.
BulleUn du Comité de l'Asie française, 1907.
(XI)
PRÉFACE
puissance dans l'univers ne saurait l'empêcher de
prendre possession de son héritage. »
Dès le xvii^ siècle, la Russie jette ses regards sur
l'Inde; conquérir l'Inde est l'article fondamental de
toute sa politique en Orient. Voies commerciales,
missions scientifiques, action religieuse, opérations
financières, police des routes, organisation des
douanes, rectification de frontières, annexions, traités,
coups de force à main armée, elle n'a reculé devant
aucun moyen pour préparer la réalisation de son rêve,
pour se créer des amis, des alliés ou des vassaux.
Elle a concentré dans le Turkestan et en Boukharie
des forces imposantes, 80000 hommes environ, consti-
tuées avec des unités de l'armée russe, des régiments
de cosaques et des troupes indigènes recrutées dans
la région. Elle a construit sur la frontière de la Perse,
de l'Afghanistan et du Pamir, notamment à Seraks,
Kouchk, Kerki et Termèz, une ceinture puissante
d'avant-postes, de citadelles, de forts et de magasins
de concentration abondamment pourvus de munitions
et de vivres.
Entre Goultcha, Osch et Horok, c'est-à-dire dans
la région la plus voisine de la Chine et de l'Inde, elle a
établi une double ligne de grand'gardes et de postes
d'observation si serrée qu'îm contrebandier serait
incapable de passer au travers.
Ce système de fortification est complété par un
vaste réseau de routes et de chemins de fer straté-
giques.
Il y a d'abord les deux grandes lignes qu'on pour-
rait appeler les voies d'invasion. Le chemin de fer de
l'Asie Centrale qui couvre tout le front nord de
l'Afghanistan et qui va de la Mer Caspienne au
Ferganah, en passant par Askhabad, Merv, Boukhara
(XII)
LE PROBLÈME ASIATIQUE
^ V^ i.^
et Samarkande, et le chemin de fer d'Orenbourg
à Tachkent.
De ces deux grandes lignes se détachent deux voies
pénétrantes qui descendent perpendiculairement au
sud : l'une de Merv à Kouchkt, qui porte les soldats
du tsar à vingt lieues de Hérat, l'autre de Samarkande
à Termèz et à la passe de Banian; mais celle-ci, dont la
construction a été interrompue, est encore loin d'at-
teindre la frontière afghane. Indépendamment de ces
voies ferrées la Russie peut disposer d'une voie flu-
viale, l'Amou-Darya^ qui met en communication le lac
d'Aral et Termèz et de deux routes stratégiques prin-
cipales, la première qui va d'Andijan à Osch, qui se
prolonge jusqu'au poste du Pamir et conduit aux
passes de Baroghil et de Yonov, l'autre plus impor-
tante qui part d'Askhabad, traverse Mesched et se
dirige sur le Seistan et le Béloutchistan.
Devant la menace slave l'Angleterre n'est pas
restée inactive. Après s'être maintenue quelque temps
sur le plateau du Dekkan, dans la vallée du Gange et
sur l'Indus, elle a débordé de tous les points où elle
ne rencontrait pas la mer. Elle s'est avancée sans cesse
au nord et à l'ouest pour gagner les territoires qui for-
maient par leur configuration une barrière naturelle et
qui pouvaient la mettre à l'abri d'un coup de main.
Elle a modifié cent fois sa frontière, employant la
diplomatie avec l'argent et, quand cela ne suffisait pas,
la force; ne s'inquiétant ni des droits qu'elle lésait ni
des protestations qu'elle soulevait, ne prenant souci
que de son intérêt et de la sécurité de son Empire.
Elle a complété son œuvre en créant sur le front de
ses lignes de défense une série de provinces et d'Etats-
tampon, destinés en cas de conflit à servir de bouclier
et à amortir les premiers chocs.
(xiii)
PREFACE
L'Inde est protégée au nord par l'Himalaya et les
remparts neigeux de l'Indou-Kouch; mais elle est mal
défendue au nord-ouest et à l'ouest. L'Afghanistan,
le Kachmir et le Béloutchistan n'ont jamais arrêté
les envahisseurs. Là où ont passé Téglat-Phalasar,
Alexandre, Tamerlan, Nadir-Shah, le Russe peut encore
passer.
Longtemps l'Angleterre songea à prendre l'offen-
sive et à se porter sur l'Indou-Kouch. Elle semble y
avoir renoncé et elle se borne à défendre solidement sa
frontière immédiate par une série de postes, de batte-
ries, de forts et de camps retranchés. Ces ouvrages
sont échelonnés depuis Gilgit, placé en vigie sur la
route qui descend des plateaux du Pamir par les cols
de Yonov et de Baroghil jusqu'à Killa-Robat qui sur-
veille le Seistan, en passant par Tchitral qui barre les
voies d'accès de l'Afghanistan, Peschawer qui tient les
gorges de 'Kaïber que suivirent presque tous les con-
quérants de l'Inde.
Tous ces points sont reliés au grand réseau ferré
qui court du pied de l'Himalaya à l'Océan Indien, en
suivant la rive gauche de l'Indus. Quand ces lignes
secondaires n'atteignent pas directement les centres
qu'elles ont mission de ravitailler et de souder les uns
aux autres, elles sont prolongées par des routes stra-
tégiques praticables aux convois et à l'artillerie de
montagne. Enfin deux chaussées carrossables, l'une au
nord, allant de Rawal-Pindi à Srinagar, l'autre à l'ouest,
conduisant de Dera-Ismaïl-Khan au col qui donne
passage à la rivière Luni, assurent les communications
de l'Empire avec la zone stratégique de la frontière
nord-ouest. Mais la clef de la position c'est la contrée
que forme l'escarpement oriental du plateau de l'Iran;
c'est l'Afghanistan. Placé entre le Turkestan russe et
(xiv)
LE PROBLEME ASIATIQUE
l'Inde anglaise, hérissé de montagnes formidables,
déchiré de gorges profondes, l'Afghanistan commande
toutes les routes, tous les cols, ouvre et ferme toutes
les portes.
Aussi est-il attaqué, cerné, bloqué de tous les côtés
à la fois. Un réseau de routes et de chemins de fer
circulaires et de pénétration l'enveloppe comme un
filet dont les mailles se resserrent chaque jour davan-
tage. Postes fortifiés, camps retranchés, couvrent sa
frontière et lui font une ceinture de fer.
C'est autour de ce massif âpre et sauvage que se
croisent et s'emmêlent les fils de la politique asiatique
anglo-russe.
C'est là que s'agite l'un des problèmes les plus
passionnants de la politique universelle, l'un de ceux
dont la situation peut changer l'équilibre du monde.
La Russie n'a qu'un intérêt médiocre à occuper les
régions désertiques, les oasis et les hautes steppes de
l'Asie, si elle ne doit pas arriver un jour à la mer libre
et occuper tout ou partie de la presqu'île hindousta-
nique et l'Angleterre ne peut, sans cesser d'être l'An-
gleterre, abandonner à sa rivale la magnifique proie.
Qui l'emportera ? Nul ne saurait le dire.
On voit seulement qu'au jour du conflit, le pro-
blème le plus difficile à résoudre sera celui du ravi-
taillement. L'armée qui aurait ses convois arrêtés ou
enlevés dans les défilés, qui aurait ses communications
coupées avec sa base d'opérations, courrait le plus
grand péril. On peut donc conjecturer que l'issue de
la lutte dépendra, dans une large mesure, de l'attitude
de l'Emir de Kaboul. Celui qui aura l'Emir aura un
maître atout dans son jeu. Pour le moment la chance
semble pencher du côté de l'Angleterre. L'Emir Habi-
buUah a envoyé son fils saluer le vice-roi des Indes
(XV)
PRÉFACE
au lendemain de la bataille de Moukden. Mais quelle
est la signification et la portée véritable de cette
démarche ?
Il y a entre l'Afghanistan et l'Angleterre bien des
causes de ressentiment.
« Les innombrables petites guerres avec Kaboul,
le Kohistan, Gil-Saï, les Afridis et autres peuplades de
l'Afghanistan, dit Mac-Grégor, contribuent à la réunion
de tous les peuples en un seul, l'Afghanistan uni, mais
uni dans le sens d'une haine implacable envers nous^ »
Mac-Grégor aurait pu ajouter que plusieurs des
campagnes auxquelles il fait allusion furent de véri-
tables campagnes d'extermination au bout desquelles il
ne resta ni un village, ni un homme debout. De pareils
actes laissent de longs souvenirs. Et il y a un proverbe
indien qui dit : « Dieu te garde de la vengeance d'un
éléphant, d'un serpent cobra et d'un Afghan. »
III
M. Lebedev, officier des grenadiers de la garde, a
publié en 1898 un livre qui résume de la manière la
plus exacte les aspirations russes en Orient^.
Dès la première page Lebedev pose en principe
que la Russie doit accéder à la mer Hbre et s'étabhr
sur rindus.
Il rappelle les efforts d'Alexis Mikhaïlovitch, de
Pierre-le-Grand et de Catherine pour affermir l'in-
fluence moscovite dans l'Asie Centrale. Il rappelle les
projets d'invasion de l'Inde préparés par l'empereur
1. Mac-Grég^or. La Défense de l'Inde.
2. Lebedev. Vers l'Inde.
(XVI).
LE PROBLEME ASIATIQUE
Paul, par Napoléon L'" et Alexandre après Tilsit, par
Tchikhatchev, par Kroulev et, en 1876, par Skobelev. Il
assure que ce dernier projet aurait reçu son exécution,
si l'Angleterre n'avait pas allumé la guerre et mis aux
prises les Russes avec les Turcs dans les Balkans. Il
étudie la topographie des lieux, il calcule les forces
respectives des parties, pèse leurs chances de succès
et démontre que la victoire doit rester aux Russes.
Dans un dernier chapitre il examine les avantages
que la Russie peut tirer de cette victoire et il conclut :
« ... la solution suivante nous paraît être la plus
avantageuse :
« Etablir notre protectorat sur l'Afghanistan, avec
ou sans l'occupation de ce pays, en tenant tout le
Turkestan afghan, ce qui nous donnera une frontière
méridionale naturelle, et, en annexant toute la région
renfermée dans les limites suivantes : à l'ouest, la
Perse; au nord, les montagnes du Hezareh, notre
frontière véritable, une ligne conventionnelle entre
Kelati-Gilzaï et Dera-Ismaïl-Khan; à l'est, l'Indus; au
sud, la mer. Une voie ferrée traversera ce territoire,
de la mer Caspienne à Hérat, Kandahar, Djakobabad,
Rori et Currachee; on a déjà parlé des avantages
commerciaux résultant de l'occupation de cette contrée.
Par l'acquisition du territoire le long de l'Indus, nous
pourrons préparer sur ce dernier une position de départ
pour l'invasion de l'Inde; nous aurons ainsi entre les
mains l'épée de Damoclès, qui nous donnera la faculté
de paralyser toute tentative préjudiciable, que l'Angle-
terre pourrait tramer contre nous en Europe. De plus,
notre situation sur l'Indus obligera les Anglais à
renforcer leurs troupes dans l'Inde, à accroître leurs
dépenses, et les mettra dans des transes continuelles
au sujet de leur domination dans l'Hindoustan. Vrai-
(XVIl)
PRÉFACE
semblablement, cela nous conduira à l'issue que nous
désirons, la conclusion d'une alliance étroite entre la
Russie et la Grande-Bretagne, qui sera avantageuse
pour les deux puissances. Elle sera favorable à l'An-
gleterre, parce qu'elle la délivrera de la crainte de
perdre l'Inde ; la population de ce pays sera forcée de
se soumettre à son sort, puisqu'elle ne pourra plus
regarder les Russes comme ses libérateurs, une fois
qu'ils seront devenus les alliés des Anglais. Pour la
Russie, l'alliance sera avantageuse, parce que, avec
l'aide de l'Angleterre, la puissance maritime la plus
forte, la situation de la Russie sera raffermie en Europe
et que la question d'Orient pourra se résoudre à son
profit; en outre, nos alliés dans l'Inde ne seront plus
de fanatiques musulmans ou des Indiens dégénérés,
mais des Anglais, la nation d'avant-garde du monde.
Selon toute probabilité, les choses n'iront pas jusqu'à
une campagne dans le cœur de l'Inde, parce que
l'Angleterre ne se résoudra pas à jouer la conservation
de ce pays sur un coup de cartes, mais qu'elle acceptera
toutes les conditions que nous lui dicterons sur les
rives de l' Indus. '»
Lebedev est ramené par sa conclusion à l'axiome
formulé par Skobelev :
« Plus la Russie sera forte dans l'Asie Centrale,
plus l'Angleterre sera faible dans l'Inde et plus elle
sera accommodante en Europe. »
En 1902 on était pessimiste à Londres, on ne
croyait pas qu'il fût possible d'arrêter la poussée irré-
sistible de la Russie et on voyait déjà les cosaques
campés sur les bords du golfe Persique\
I. Victor Bcrard. Revue de Paris, 1905.
{ XVIII )
LE PROBLÈME ASIATIQUE
Le choc entre les deux nations rivales paraissait
inévitable. Mais la guerre russo-japonaise éclate,
l'escadre russe d'Extrême-Orient est détruite, la cam-
pagne de Mandchourie s'ouvre, le Japon triomphe et
brusquement toutes les données du problème sont
renversées. Les deux nations qui allaient en venir
aux mains mettent bas les armes, concluent une trêve
et signent un accord (27 septembre 1907) qui règle
leur action en Perse, sur l'un des points où le contact
était le plus vif et le plus redoutable.
Les raisons de ce revirement sautent aux yeux. Les
victoires japonaises ont remué les masses asiatiques
jusque dans leurs couches les plus profondes.
Après Moukden et Tsoushima tous les peuples
d'Extrême-Orient ont senti s'éveiller en eux le senti-
ment, inconnu jusqu'alors, d'une solidarité de race et
d'intérêt en face des conquérants occidentaux. Le
Tapon leur est apparu comme le libérateur de l'Asie.
Si on analyse ce mouvement on constate : dans la
région iranienne, Perse, Afghanistan, Kachgarie, une
effervescence générale, des aspirations vagues encore,
mais partout sensibles à l'indépendance, un affaiblisse-
ment marqué de l'influence russe, un sentiment de
défiance et d'hostilité à Légard des étrangers.
« Aux Indes, un large courant national qui renverse
les préjugés séparatistes, relâche la hiérarchie des
castes et fond dans une action commune les races, les
sectes, les villages et les provinces'. »
Enfin, du Caucase à la Chine et des provinces trans-
caspiennes au Pacifique, un mouvement panislamiste
qui atteint le point le plus élevé de sa courbe dans
l'Inde.
I. E. Piriou. VInde contemporaine.
(xix)
PREFACE
Dans les contrées soumises à la domination russe
les idées nouvelles cheminent lentement, car elles
s'adressent à des populations disséminées dans des
régions désertiques, des steppes, des oasis et des
massifs montagneux. Elles se propagent plus vite dans
l'Inde où la population est d'une densité extrême et
où elles sont recueillies par une élite intellectuelle indi-
gène remuante et nombreuse qui les sème à pleines
mains.
A quel obstacle ces idées nouvelles qui ne forment
encore qu'un torrent tumultueux vont-elles se heurter?
A l'Angleterre? Et quelle est à l'heure présente la
situation de l'Angleterre? Cette situation est toujours
forte, mais elle n'est plus incontestée.
« Les Anglais, dans l'Inde, sont les représentants
d'une civilisation belligérante ^ » Race hardie, éner-
gique, volontaire et dominatrice pour qui le com-
mandement est un goût et comme un besoin de
nature, ils ont imposé par la force, l'ordre, la paix et
le bonheur à leurs sujets. Ils ne conçoivent pas qu'il
puisse exister un système de gouvernement supérieur
à celui de l'Inde et ils sont de bonne foi. Ils ne
voient de ce système que la façade majestueuse, la
grandeur imposante, la longue durée et les profits
qu'il procure à la métropole.
« Qu'on ne laisse jamais oublier les bienfaits de la
Pax Britannica^ dit un ancien lieutenant-gouverneur.
Il n'y a guère de pays en Europe où la sécurité de
l'existence et de la propriété soit aussi complète que
dans l'Inde... il n'en est pas à l'exception de l'Angle-
terre où l'on jouisse de plus de liberté personnelle et
d'une plus grande liberté de penser... partout s'étend
I. James Stephen.
(XX)
LE PROBLÈME ASIATIQUE
la sécurité la plus absolue ; la justice fonctionne sous
des lois d'une perfection et d'une sécurité incompa-
rables. En aucune contrée les impôts ne sont plus
légers, nulle part le commerce n'est plus libre ^ »
Stuart Mill allait plus loin. Il professait « que le
gouvernement britannique de l'Inde est non seulement
de tous les gouvernements que l'humanité ait connus
un de ceux qui se distinguent le plus par la pureté de
ses intentions mais aussi par les bienfaits que sa con-
duite a répandus //.
Si on se place au point de vue exclusivement
anglais, en ne considérant que le siècle qui vient de
s'écouler, sans préoccupation libérale et humanitaire
et sans souci d'avenir, il n'y a rien à reprendre à ce
jugement.
L'œuvre accomplie dans l'Inde par les Anglais est
une œuvre immense. D'une masse confuse et chao-
tique, ils ont fait un corps organisé. Ils ont apporté
avec eux tous les progrès de la science et de la civili-
sation occidentale. Leur système de gouvernement est
un modèle d'ordre, de méthode, d'équilibre; il réalise,
dans la manière forte, l'idéal de la colonisation et laisse
bien loin derrière lui tout ce que les autres peuples ont
tenté.
Il n'y a qu'une ombre au tableau.
Malgré les inoubliables services rendus par l'An-
gleterre, aucune fusion ne s'est opérée, depuis les
premiers jours de la conquête, entre les vainqueurs et
les vaincus. L'antagonisme des races, la divergence
des aspirations et des doctrines, le conflit des intérêts
vont s'accentuant de jour en jour. Le malaise grandit
et une longue plainte monte d'un bout à l'autre de
I. Joha Strachey. India.
(XXI)
PREFACE
l'Empire. Dans cette paix profonde, sous l'égide de
ces lois parfaites, l'Inde dit qu'elle est esclave et qu'elle
meurt de misère. Elle dit que la métropole a oublié les
nobles traditions des Bentinck et des Macaulay, ainsi
que les promesses solennelles qu'elle avait faites en
1830 et en 1858, elle demande la réforme d'un système
de gouvernement qui, en drainant au profit de l'État
anglais, des industriels, des négociants et des spécula-
teurs anglais, toute la substance de l'Inde, enrichit les
étrangers et ruine les indigènes ^ Tout cela les natifs le
pensaient depuis longtemps, mais ils n'osaient pas le
dire. Depuis l'organisation des Congrès nationaux ils
se sont enhardis et ils ne craignent plus de faire
entendre leurs doléances et leurs vœux. Ces Congrès
ont été institués en 1885. Ils doivent beaucoup à
Sir William Hunter, Tun des plus nobles esprits de
l'Angleterre, l'un des hommes qui connaissent le
mieux la question indienne. Ils ont pour but de réunir
une fois par an les représentants les plus éclairés de
l'Inde, pour étudier les conditions économiques mo-
rales et sociales du pays, pour rechercher les moyens
légaux et constitutionnels d'améliorer le sort du
peuple et de se rapprocher d'un idéal civique et
politique plus élevé.
L'administration anglaise a ignoré les Congrès
aussi longtemps qu'elle l'a pu. Les mots de contrôle,
d'égalité politique, de Hberté, que prononçaient les
réformateurs indigènes, sonnaient mal à ses oreilles.
Aucun homme raisonnable, disait-on, ne pouvait
prendre au sérieux le verbiage et les utopies de ces
agitateurs. Lord Dufferin, dans le discours qu'il pro-
r, ^'i ^r'w' yictor Béiard ; La Révolte de l'Asie. A. Métin : L'Inde d'aujourd'hui.
Boell : Llndeetle problème indien. M. Malabari : Indiain 1897. A. Filon : L'Inde
daujourdJmt ci apris les auteurs indiens. Piriou : L'Inde contemporaine. Bose :
Indu civilisation.
LE PROBLÈME ASIATIQUE
nonçait au Town-Hall, en décembre 1888, à la veille
de prendre possession de l'ambassade de Rome,
s'élevait avec hauteur contre les aspirations natio-
nales et les projets de l'opposition, et affirmait que le
gouvernement anglais n'était disposé « ni à laisser
enchaîner ou limiter son action, ni à permettre à une
microscopique minorité de contrôler ses actes et son
administration ».
Les idées ont marché plus vite qu'on ne le sup-
posait. Le parti national indien est constitué et
on est obligé de compter avec lui à Calcutta et à
Londres. L'utopie d'hier pourrait bien être la réalité
de demain.
Une question se pose chaque fois qu'on parle de
l'Inde. Comment quelques milliers de fonctionnaires
et 50 à 60000 hommes de troupes métropolitaines,
appuyées sur 150000 hommes de troupes indigènes
peuvent-ils gouverner et contenir un empire de
300 millions d'âmes? La réponse nous est fournie par
les Anglais eux-mêmes. Le professeur Seeley explique
que l'Angleterre ne s'est pas étabHe dans l'Inde par la
conquête, mais par une révolution intérieure qu'elle a
inspirée et dirigée, et qui a été réalisée par les Indiens
eux-mêmes : « La supériorité de l'Angleterre et son
génie d'organisation, si puissant qu'on l'imagine,
n'aurait jamais pu la rendre capable de conquérir par la
seule puissance militaire le continent de l'Inde avec ses
250 millions d'habitants, s'il s'était trouvé dans ce pays
des nations véritables. Le fait fondamental est que
l'Inde n'avait aucun sentiment de haine contre l'étran-
ger parce qu'il n'y avait pas d'Inde, par conséquent,
au sens exact du mot, pas d'étranger, u Et John Stra-
( XXIII )
PRÉFACE
chey ajoute : « Nous n'avons détruit aucun gouver-
nement national, blessé aucun sentiment national,
humilié aucun orgueil national, parce qu'il n'existait
pas de nationalités indiennes'. />
Retenons ces paroles. Elles expliquent le passé et
elles expliqueront l'avenir.
L'Orient n'était qu'une poussière brillante. Dans
un lointain infini s'agitaient confusément des masses
humaines que les préjugés de race, de religion et de
secte empêchaient de se comprendre et de s'unir.
Mais voici que les malentendus se dissipent, que les
haines s'apaisent, que les esprits s'éclairent d'un trait
de lumière soudaine. Des hommes qui ne connaissaient
que le village, la vallée ou la montagne où ils
naissaient et mouraient entrevoient tout à coup, dans
l'horizon élargi, d'autres contrées où vivent des
hommes innombrables pareils à eux, ayant, sinon
même langue, même foi et même origine, du moins
même destinée. Au frémissement de leur vie collec-
tive ils ont, pour la première fois, la révélation de
leur fraternité et de leur force. Des races inertes et
muettes, depuis' des siècles, sortent de leur long
sommeil et s'éveillent à la vie. Des nationalités qui
s'ignoraient prennent conscience d'elles-mêmes. Des
millions d'êtres humains qui -vivaient la face tournée
vers la terre sous des maîtres étrangers se redressent
et rêvent d'un autre avenir. Les masses profondes de
l'Asie s'agitent, l'Islam s'organise et se jette résolu-
ment dans le courant de la vie universelle. C'est par-
tout comme une immense renaissance, plus profonde
et plus vaste que celle du xvr siècle, qui émeut et
rajeunit le vieux monde.
1. Jolin Strachey. India.
(xxiv)
LE PROBLEME ASIATIQUE
Jusqu'ici on ne s'était préoccupé que du Japon.
Sa rapide élévation, la soudaineté de ses victoires
avaient frappé tous les esprits. Mais le Japon n'est
pas toute l'Asie. Il n'est qu'une vedette hardie et
vigilante, placée sur son flanc oriental. C'est sur le
continent, dans l'Orient bouddhiste, mahométan et
confucianiste que dorment les forces irrésistibles, c'est
là que se trouvent les sources inépuisables d'énergie
dont nous commençons à peine à percevoir le murmure
et qui submergeront l'Europe dès qu'elles sortiront de
leur lit.
« La naissance du patriotisme dans l'Inde, écrit
M. Piriou, est le fait le plus considérable et le plus
neuf depuis l'établissement brahmanique. »
« La guerre russo-japonaise, dit à son tour M. Che-
radame, par la nouveauté et la grandeur des problèmes
qu'elle pose soudainement, ouvre une ère nouvelle de
l'histoire du monde. />
Lord Curzon et les hauts fonctionnaires de
l'Inde, qui ont une si grande responsabilité dans la
préparation de cette guerre, car ils ne cessèrent,
dans la période de tension, d'exciter le jingoïsme
de leurs compatriotes et le chauvinisme japonais,
n'avaient pas prévu ce résultat. Plusieurs nations
européennes ne furent ni plus clairvoyantes ni plus
sages.
Le gouvernement anglais avait vu plus juste. Le
roi Edouard VII et ses ministres suivirent dans toute
cette affaire une politique prudente, lo3^ale et hu-
maine; mais ils ne purent contenir l'opinion publique
entraînée par les impériaHstes et les spéculateurs de
Londres \
I. Victor Bérard. Lord Curzon et le Tibet.
(xxv)
PREFACE
Toutes les fautes se payent. Le problème indien
est posé et avec lui tout le problème asiatique.
Il n'intéresse pas que l'Angleterre; il s'impose à
l'attention de toutes les nations occidentales.
Georges Leygues.
NOTE DE L'AUTEUR
IL m'est impossible de remercier ici, comme je le
voudrais, toutes les personnalités qui m'ont prêté
leur concours pour l'organisation de mon voyage et qui
ont contribué, par leurs conseils comme par leur appui,
au succès de mon entreprise
Qu'il me soit permis cependant d'adresser l'expres-
sion de ma plus respectueuse et plus vive gratitude à
M. le président Emile Loubet dont les précieux encou-
ragements ne m'ont jamais fait défaut.
La Société de Géographie, le Comité de l'Asie
Française, l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres, le Muséum se sont associés à mon expédition
avec une bienveillance dont je sens tout le prix. Je
n'aurais garde d'oublier non plus les différents fonc-
tionnaires rencontrés sur ma route en Perse, en Russie,
aux Indes; tous m'ont aidé avec l'obligeance la plus
cordiale, je leur en garde une profonde reconnaissance.
Enfin je dois un témoignage tout particulier de
gratitude à M. Georges Leygues qui a bien voulu
accepter la tâche ingrate de présenter ma prose au
lecteur, et à mon ami Michel Carré, le déUcat écrivain
dont la plume élégante et fine est si souvent venue
au secours de mon inexpérience.
H. DE L.
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
CHAPITRE I
DE TÉHÉRAN A MESCHED
DÉPART DE TkHKRAN. || LeS CARAVANSERAILS DU KhORASSAN. || REN-
CONTRE DES PÈLERINS DE BaGDAD. || FuMEURS d'OPIUM. \\ Le PRINCE
Djalil. Il Ballet persan au clair de lune. || Scharoud-les-punaises.
Il En route pour xMadan. || Les mines de turquoises. || Mesghed,
LA VILLE sainte.
^ ^ ®
SI vous parcourez des yeux une carte de l'Asie
centrale, il est une contrée qui apparaît à la fois
mystérieuse et attirante : c'est l'Afghanistan. Pour moi
qui, quatre fois déjà, avais pénétré sur le continent
asiatique, j'étais hanté, depuis longtemps, du désir de
suivre d'aussi près que possible cette frontière infran-
chissable et puisque les territoires de l'Émir de Kaboul
m'étaient, comme à tout autre, interdits, je voulais
essayer tout au moins d'en faire le tour. Je parlai de
mon projet au capitaine d'artillerie Enselme qui
m'avait accompagné jadis dans un voyage en Mand-
chourie, et il accepta de tenter avec moi une aventure
pleine d'imprévu et par cela même d'autant plus
séduisante.
(0
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
Partis de Paris le 21 mars 1906, nous arrivions
sans encombre à Téhéran le 15 avril. J'eus le plaisir
de retrouver dans la capitale persane deux anciennes
connaissances : le docteur Schneider, médecin du
Schah, et M. Joseph Cotte, professeur des princes
impériaux. L'un et l'autre m'offrirent l'hospitalité la
plus large et la plus cordiale, je leur en garde une pro-
fonde gratitude. A la légation de France, je fus
accueilli d'une façon charmante par notre chargé
d'affaires, le comte d'Apchier le Maugin, qui voulut
bien me présenter à ses collègues de Russie et de
Grande-Bretagne et contribua ainsi à me faciliter
l'organisation de mon voyage dans le Turkestan, les
Indes et le Béloutchistan. Enfin, nous eûmes, Enselme
et moi, le grand honneur d'être reçus en audience par-
ticulière par Sa Majesté Mouzaffer-ed-Din qui nous
assura de son appui le plus bienveillant dans le par-
cours que nous projetions de suivre à travers son
Empire.
Il ne nous restait plus qu'à hâter les préparatifs de
départ et à nous mettre en mesure de franchir, le plus
rapidement possible, les hauts plateaux du Khorassan.
Ce ne fut pas le plus facile.
La route de Téhéran à Mesched n'est guère fré-
quentée que par de misérables caravanes de pèlerins.
Mais il y a un service de poste réguUer, très bien orga-
nisé, dont l'entreprise est aux mains d'un seul individu,
un riche Persan, auquel il fallut nous adresser pour
obtenir le moyen de transport que nous cherchions.
(2)
LA VOITURE AVEC LAQUELLE NOUS AVONS TRAVERSE LE KHORASSAN.
LE CAPITAINE ENSELME S'APPRÈTE A PASSER LA RIVIÈRE SUR LE DOS DABBAS.
Autour de l'Afghiinittaii,
Vi. 2, page ;
DÉPART DE TÉHÉRAN
Le 27 avril, à neuf heures du matin, la voiture
était devant la porte de notre hôte, M. Cotte. Elle
n'avait pas trop mauvaise figure. Les ressorts, un peu
fatigués, en avaient été par précaution solidement
entourés de ficelle, mais les coussins, sans offrir le
moelleux des divans de harem, nous assuraient
cependant un confort relatif. Ce qui nous mit tout de
suite en belle humeur et nous donna confiance, ce fut
l'aspect original du superbe attelage de quatre che-
vaux noirs brillamment harnachés, dont les colliers
étincelaient de pierres bleues et qui, suprême coquet-
terie, portaient dans les crins de la queue, comme les
femmes en ornent leurs tresses, des broches en simih-
turquoise du plus ravissant etfet.
Nous emmenions avec nous comme interprète
un certain Abbas, digne vieillard parlant très peu et
fort mal le français, que nous avait procuré M. d'Ap-
chier le Maugin, avec beaucoup de difficultés d'ail-
leurs.
Cette fois nous étions prêts : la fièvre du départ,
l'anxiété de l'inconnu nous avaient gagnés, et les
bagages chargés, nous prîmes définitivement congé
de notre hôte. Puis, sur un signe d 'Abbas, le
cocher enleva ses quatre étalons d'un maître coup
de fouet et nous sortîmes de Téhéran par un soleil
radieux.
Il est dix heures du matin. Nous roulons, au trot
allongé des chevaux, entre deux chaînes de collines
aux teintes les plus fines et les plus délicates qui se
(3)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
détachent, tantôt roses, tantôt violettes, sur un ciel
d'une pureté merveilleuse...
A Khatoun-Abad nous rencontrons le premier
relais', mais nous n'avons heureusement pas à y passer
la nuit. L'occasion va naître pour nous, un peu plus
loin, de faire la connaissance des cafards, des puces et
autres insectes, seuls habitants de ces logis bien
misérables et cependant précieux dans le désert. Le
vieil Abbas se révèle à nous comme cordon bleu. Il
aurait certes beaucoup à apprendre pour faire bonne
figure devant les fourneaux d'un Européen, mais sa
façon de faire prendre le charbon de bois mérite d'être
notée. Il place le charbon, dont un morceau est allumé,
dans une sorte de petit panier à salade suspendu à
une corde. Trois ou quatre tours de moulinet : le feu
est pris partout. C'est propre et rapide.
La route se poursuit assez monotone jusqu'à Che-
rif-Abad où nous prenons le thé sous les platanes.
Abbas, le couteau à la main, nous invite très sérieuse-
ment à graver nos initiales dans le tronc des arbres,
comme ne manquent jamais de le faire les voyageurs
musulmans. Enselme, par une fantaisie bien parisienne,
ne résiste pas à la tentation et burine dans l'écorce
lisse un cœur percé d'une flèche...
Les jardins persans, presque tous semblables,
I. Les caravansérails de la poste qui sont échelonnes le long: de la route de
Téhéran à Mesched sont tous bâtis sur le même modèle et fort peu confortables.
Une grande cour carrée, entourée d'écuries pour les chevaux de rechange, et sur la
terrasse, au-dessus de la porte d'entrée, une sorte de chambre pour le voyageur.
(4)
Autour de l'AfghauistAn.
PI. 3, pagt 4.
LA PREMIERE ÉTAPE
n'ont rien de particulièrement curieux, et sont peu
pittoresques. Un mur de quatre mètres de haut les
entoure : à l'intérieur, le long du mur, une rangée de
peupliers; au centre, le départ de plusieurs allées bor-
dées des mêmes arbres, et cette froideur de la symé-
trie n'est qu'à peine corrigée par le désordre de l'en-
semble du parterre où poussent, à la grâce d'Allah,
l'herbe, la brousse, quelques arbres fruitiers, des
rosiers et des coquelicots. Les Persans y viennent
s'asseoir à l'ombre, au bord des sources, sur leur
carré de tapis, et là, ils lisent ou récitent entre eux, à
haute voix, les vers harmonieux des anciens poètes
jusqu'à l'heure de la prière qui les unit dans un même
élan d'actions de grâce vers le Très-Haut.
En quittant l'abri frais des platanes, nous entrons
dans une contrée absolument désertique. A gauche
s'élève l'admirable pic du Demavend qui domine
Téhéran de l'importante masse de ses glaciers % tandis
que plus loin, sur la droite, se dresse la « montagne de
sel » dont la crête bizarrement découpée est toute rose
des dernières lueurs du couchant.
Nous n'avons pas trop souffert de la chaleur pen-
dant cette première étape. Notre coupé est bien clos,
et sa solide toiture intercepte les rayons d'un soleil
brutal; mais la nuit qu'il nous faut passer au caravan-
sérail dlvan-i-Keif est des plus pénibles. La chaleur
est lourde et malsaine; je dors d'un sommeil agité et il
est à peine jour que déjà un bruit extérieur de vie me
I. 5670 mètres d'altitude.
(5)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
précipite sur la terrasse d'où j'assiste à un pittoresque
départ de villageois qui se rendent aux champs, per-
chés sur leurs ânes.
Nous nous remettons en route à huit heures par un
vent d'ouest brûlant. Bientôt une rivière nous barre la
route, on la traverse sur le dos d'Abbas; décidément
ce vieillard a du bon. Le chemin est si étroit que la
voiture est obligée, pendant sept kilomètres, de
suivre le lit très encaissé du torrent. C'est là le défilé
appelé « Pilœ Caspiœ ». Nous en sortons pour rentrer
dans le désert où nous dépassons des caravanes de
misérables Arabes qui, de Bagdad, vont en pèlerinage
à Mesched. Ces pauvres diables fanatiques, pour
gagner le ciel, s'engagent avec quelques dattes dans
leurs sacs sur cette longue route — étape de près de
100 jours de marche — vivant de privations et de mi-
sères. Ils rappellent beaucoup les Bédouins rencontrés
jadis par moi sur les bords du Jourdain : même costume,
même type, mêmes tatouages sur le front et les mains.
Quelques femmes sont avec eux, montées sur des
ânes, faibles bêtes étiques qui n'ont guère de nourri-
ture, jamais de repos, et dont la croupière a mis la
peau à vif. Mais nous n'avons pas loisir de nous api-
toyer : le relais est proche. Voici en eifet le village de
Geschlag et son caravansérail délabré dont la cour est
remplie de fumeurs d'opium.
On fume beaucoup la funeste drogue dans le
Khorassan, mais non plus comme en Chine, étendu à
terre à côté de la petite lampe aux images de nacre.
(6)
Amour de l'Afghanistan.
PJ. 4, page 6.
FUMEURS D'OPIUM
Les fumeurs ici sont accroupis; la pipe est d'un
modèle différent, et l'opium s'allume à l'aide d'un
charbon embrasé que l'on prend avec une pince et que
l'on pose sur le fourneau de la pipe. Notre apparition
n'amène pas un mouvement de curiosité inquiète chez
ces malheureux êtres, et tout en prenant les œufs et le
thé nous les observons.
Je remarque alors avec surprise parmi les fumeurs
une femme portant un enfant sur les bras. Elle s'est
approchée de notre table et implore quelque chose
dans un langafi;c qu'Abbas se refuse à traduire. Son
regard, sans expression, va de Tun à l'autre de nous,
j'écarte les linges qui cachent à demi l'enfant qu'elle
soutient : une pâle ligure émaciée apparaît. Une plainte
s'élève. Et alors je vois cette chose inouïe, inimagi-
nable, jamais observée par moi, même en Chine où
Vidoîe noire cependant fait tant de ravages : la mère
longuement tire une bouffée du poison, entr' ouvre les
lèvres de l'enfant et pour le calmer insuffle dans sa
bouche la fumée chaude qu'elle vient d'aspirer... Et le
pauvre être chétif, abruti, se rendort \.. Nous nous
hâtons de fuir cet antre de cauchemar.
Pendant la halte le vent s'est élevé et nous avan-
çons au milieu d'une tempête de sable, laissant sur
notre droite le « kaleh » en ruines d'Aradan, qui a
l'aspect d'une antique citadelle.
I. Cette sinistre coutume est, paraît-il, mise en pratique par beaucoup de
femmes persanes, fumeuses invétérées. De sorte que l'on voit des enfants qui ne
marchent pas encore, sucer une pipe à opium en g-uise de biberon.
(7)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
Autrefois, avant que les Russes ne se fussent ren-
dus maîtres du Turkestan, les Turkomans, peuple sau-
vage et pillard, faisaient de terribles incursions dans le
Khorassan; véritable plaie de la Perse du Nord, ils
ravageaient tout sur leur passage, emmenant avec eux,
pour en faire marché, femmes, enfants et bétail. Pour
s'abriter du passage redoutable de la horde, on éleva
au centre des villages et un peu partout dans les
champs, de ces « kaleh » ou forteresses d'où, par une
sentinelle toujours en éveil, les raids de Turkomans —
les « Alamans », suivant l'expression d'alors —
étaient signalés à son de trompe. Tout être vivant
quel qu'il fût, dès que l'écho renvoyait la plainte de
cette sorte de tocsin, se réfugiait dans la forteresse et
s'y barricadait. La horde déçue allait plus loin exercer
sa cruelle industrie et le laboureur persan, ayant
échappé à la razzia, pouvait reprendre sa charrue... Il
n'y a pas plus de trente à quarante ans que les Russes
ont mis ordre à cela en enrôlant ces farouches bandits
dans les régiments de Cosaques, et c'est seulement
depuis lors que la tranquillité a pu renaître parmi les
paisibles peuplades du Khorassan.
Le caravansérail d'Ali-Abad n'a de pittoresque que
sa citerne, qui porte un chapeau pointu fait d'un cône
à plusieurs étages sur lesquels courent des chevreaux.
Les agiles petites bêtes ont plaisir à se percher ainsi
sur ces étroites galeries et semblent parfois, dans leur
immobilité attentive, une ornementation de bronze,
œuvre de quelque Frémiet persan... La poste, qui
(8)
ENFANTS PERSANS.
DÉFILÉ A l'est D'IVAX-I-KEIF.
Autour de l'Afghanistiin.
Jr"!, ô, page 8.
LES CARAVANSERAILS DU SCHAH ABBAS
nous précédait, a pris tous les chevaux et nous
sommes obligés d'attendre que les nôtres aient soufflé
pour repartir. Nous passons notre seconde nuit à Deh-
Nemek. Il pleut et l'atmosphère s'étant sensiblement
rafraîchie, nous prenons enfin un repos bien gagné.
Dès l'aube, nous sommes réveillés par les mollahs
qui appellent le peuple à la prière. Un lait excellent
nous réconforte. Le coupé est attelé; en route!
Voici Abdoul-Abad, puis Lasghird dont on aper-
çoit de loin le kaleh en ruines et le vieux caravansé-
rail bâti au xvii^ siècle sous le règne du schah Abbas,
dont notre vieil interprète est fier de porter le nom.
Cet empereur, qui pourrait être nommé à juste titre le
bienfaiteur du désert ou le père des voyageurs, fit
construire de distance en distance le long des voies
suivies par les caravanes, de vastes auberges pour
abriter son peuple de pèlerins et de commerçants. Par
malheur il n'a jamais eu d'imitateurs et les hôtelleries,
autrefois confortables, tombent aujourd'hui presque
toutes en ruines.
J'assiste au repas de nos chevaux : on leur sert
l'orge et la paille, dans une sorte de hamac de toile
planté sur quatre piquets. Au hamac est attachée une
énorme sonnette. Tant qu'ils mangent la sonnette
tinte; dès qu'ils ont terminé le tintement s'arrête et
ils avertissent ainsi eux-mêmes qu'ils sont prêts à
repartir.
Au petit village de Sorkhé, renommé pour ses
melons qui atteignent, paraît-il, des grosseurs fantas-
(9)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
tiques', nous rencontrons un prince qui, comme nous,
se rend à Mesched. Il nous dit son nom : Djalil-
Mirza\
Ahevan, le relais suivant, est un village neuf, joli,
propret, avec des pépinières de peupliers, de fraîches
avenues plantées de jeunes arbres et, çà et là, des
ruisseaux clairs qui chantent... La douceur du ciel, la
fraîcheur du paysage invitent à la sieste et délient la
langue. Le prince Djalil parle et nous apprend qu'il
vient d'être nommé récemment adjudicataire des mines
de turquoises de Madan. Ce noble personnage me
donne la vague impression d'un prince des Mille et une
Nuits qui se serait déguisé en marchand pour retrouver
quelque trésor volé. Afin d'entrer, sans doute, plus
avant dans nos bonnes grâces, il nous offre des œufs
peints en rouge comme nos vulgaires œufs de Pâques
et que l'on trouve dans presque tous les bazars persans.
De compagnie nous allons jusqu'à Gokhé.
Je ne me trompais pas, nous sommes dans le pays
de Sheerazad... La nuit est tombée, il fait un clair de
lune magnifique. A l'instant où nous quittons la table,
le prince fait un signe. Des musiciens, qui semblent
être sortis de terre, s'installent devant le caravansé-
rail; des génies étendent devant nous un vaste tapis
multicolore autour duquel Djalil, d'un geste royal,
nous invite à prendre place, et pour adoucir la crudité
I. Sept melons suffisent, paraît-il, à faire la charge d'un chameau.
3. Le mot « Mirza > placé à la suite du nom veut dire : prince; lorsqu'il pré-
cède le nom il signifie simplement lettré.
(10)
HABITATIONS EN RUINES DANS L"ANTIQUE ( KALEH » DE DEH-NEMEK.
LE JOLI VILLAGE AU NOM HARMONIEUX DE MEYAMEÏ.
Autour de l'Affrlianistau.
ri. 6, page 10.
BALLET PERSAN
des mélodies persanes, qu'exhale une sorte de pipeau
rustique accompagné d'un tambourin, il nous fait servir
des pistaches et de la confiture. Le ciel est étincelant;
soudain, dans un rayon de lune, un jeune danseur*
aux longs cheveux jaillit de l'ombre comme un sylphe
et nous assistons émerveillés au spectacle des danses de
caractère les plus originales et les plus pittoresques...
Mais, comme par enchantement, un nuage passe sur la
lune, la lumière s'éteint, les musiques cessent, et tout
disparaît. Il semble que nous ayons fait un rêve. Hélas
non, nous sommes éveillés, trop bien éveillés... De
jeunes puces affamées de chair neuve n'ont cessé de
nous le rappeler toute la nuit.
/" mai. — Nous pensons à Paris. Que se passe-
t-il dans la capitale? Déjà, au moment de notre départ,
on redoutait pour cette date un mouvement populaire.
Qui sait quand nous recevrons des nouvelles? Ici le
temps est splendide. De bonne heure nous sommes en
route vers des montagnes aux sommets couverts de
neige. Arrêt à Sed-Abad, puis à Damgan, grande ville
célèbre par ses anciennes mosquées. Après la traversée
du hameau de Mehmandouste, nous galopons à une
allure folle jusqu'à Deh-i-Molla où nous retrouvons le
prince qui fume son kalyan\ Il nous met en garde
contre un hôte inquiétant dont nous savions déjà devoir
redouter la rencontre à partir de cet endroit : la
I. Gomme il est interdit aux femmes persanes de paraître en public et par con-
séquent de danser, ce sont de jeunes garçons qui se livrent à la chorégraphie avec,
d'ailleurs, une grâce toute féminine.
a. Le kalyan est la pipe à eau persane.
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
punaise! la terrible punaise de ScharoudM Nous évitons
de nous arrêter trop longtemps dans ce pauvre cara-
vansérail et nous filons bien vite à travers le désert
jusqu'à Scharoud, capitale de l'épidémie.
Là, nous sommes ravis de pouvoir passer la nuit
chez le « Taguir-Bachi » ou chef des marchands, un
vieil Arménien qui nous accueille fort amicalement
dans une petite maison construite à l'européenne et
toute illuminée en notre honneur. Notre hôte voudrait
nous garder quelques jours et nous présenter au gou-
verneur, mais nous avons hâte de quitter cette ville si
mal habitée et nous repartons le lendemain dès l'aube.
Route ennuyeuse et pénible, dans le sable et les
cailloux, jusqu'au joli village au nom harmonieux de
Meyameï, où l'on arrive par une avenue bordée de
superbes platanes. Grâce à la recommandation du
Taguir-Bachi, nous sommes reçus dans la maison du
maire de l'endroit qui nous accueille du reste sans
enthousiasme. Pourtant il nous installe dans une cham-
bre claire du premier étage où, après un tour dans la
ville aux rues tortueuses et barrées de loin en loin par
de vieilles portes mal jointes, nous nous retrouvons
autour du samovar avec le prince Djalil et l'un de ses
aides de camp. La soirée est déHcieuse : une poussière
d'or semble pailleter les nuages délicats qui flânent au
I. Les indigènes, obligés de vivre côte à côte avec cet insecte malfaisant, sont
depuis longtemps vaccinés contre sa piqûre et, d'ailleurs, leur peau ne lui dit plus
rien, mais un étranger piqué par la terrible punaise tombe dans une anémie si
profonde qu'elle donne à celui qui en est atteint, pendant sept ou huit mois, une
sorte de maladie du sommeil.
(12)
NOUS CROISONS DES AKADES QUI DE BAGDAD VONT EN PÈLERINAGE A MESCHED.
VILLAGE DE TORTUES DE LA PLAINE DE GARM-AB, SUR LA ROUTE DE MADAX.
Autour de l'Afglianistiin.
PI. 7, page 12
CHOUR-AB
ciel déjà violet et, par les fenêtres ouvertes, nous
arrivent des bribes de chansons au rythme sauvage
qu'accompagne au loin la note lente et monotone de
la prière des mollahs.
En quittant Meyameï le lendemain matin, nous
rencontrons, près du caravansérail de Kal-Tagh, de
paisibles tortues qui cheminent. Plus loin, Abbas-
Abad que nous ne faisons que traverser : village pitto-
resque en nid d'aigle. Une vaste nappe d'eau étincelle
soudain devant nous, dans les dernières clartés du jour,
c'est le lac salé de Mézinan. Journée assez calme où je
note notre premier accident : un timon cassé qui nous
oblige à passer la nuit dans une demeure des moins
engageantes. Mais le temps a changé; le vent souffle
en tempête, force nous est de nous mettre à l'abri...
Rien de marquant jusqu'à Chour-Ab où nous
arrivons le soir du 5 mai au sortir d'un col assez
pittoresque. C'est de ce point que nous devons nous
rendre aux mines de Madan, mines de turquoises que
j'ai le plus grand désir de visiter. La distance est de
5 farsaks, c'est-à-dire 35 kilomètres, et l'on nous
demande 50 francs pour la location de trois mulets;
pour 20 francs seulement Abbas s'engage à nous pro-
curer des ânes et nous nous endormons sur cette bonne
promesse.
A l'aurore, la voix harmonieuse des bourriquets
nous réveille. Nous descendons dans la rue où Abbas
et eux piétinent d'impatience. Tristes seigneurs aux
longues oreilles ! Leur plumage ne répond pas à leur
('3)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
ramage. L'interprète, plein de sollicitude, me présente
un âne blanc, d'aspect moins minable, dont il flatte la
croupe en disant : « Kheïlé khoûb, Saheb, kheïlé
khoûb! ' » et me voici, sans selle ni bride, assis sur une
sorte de bât à dos de mon âne sacré qui n'était, je
m'en aperçus dans la suite, qu'un sacré âne! Quelques
bons coups de trique appliqués sans parcimonie, et
nous quittons le village.
Pendant deux heures la petite caravane chemine à
travers un pays mamelonné; partout s'étagent en
gradins des rizières où les paysans sont occupés à
semer le coton. Tous les hommes sont aux champs;
nous n'apercevons, en traversant le hameau de Garm-
Ab, que quelques femmes qui se promènent sur les
toits .
La plaine qui s'étend à la sortie du village, en une
immense nappe verte, est toute parsemée d'anémones,
de lis et de coquelicots. Nous y rencontrons une mul-
titude de tortues en promenade que nos ânes enjambent
de la meilleure grâce du monde. Il est dix heures du
matin et la chaleur est déjà suffocante. Mon blanc
coursier baisse piteusement le nez et celui d'Enselme
s'arrête tous les quatre pas, méthodiquement. Mais le
conducteur de la troupe se charge de réveiller l'ardeur
des pauvres bêtes à l'aide d'une courte chaîne d'acier
qu'il porte attachée au poignet par une courroie.
A onze heures, nous en finissons avec cette plaine
fastidieuse et nous entrons dans le petit village de
I. ( Très bon, seigneur, très bon! »
(14)
VUE DE MADAX-I-FIROUZA.
LES ANES gui VONT NOUS CONDUIRE AUX MINES DE TURQUOISES.
Autour de i'Afghaiiisiau.
ri. S, i«ge 14.
^'OYAGE A ANE
Solamanieh. Mon âne s'arrête devant une tente en
poils de chameau où deux bons vieillards s'épouillent
mutuellement. A notre vue ils se hâtent de nous céder
la place, mais nous nous hâtons beaucoup moins de la
prendre. Pourtant la chaleur est si accablante, le soleil
brûle si atrocement qu'il faut faire contre mauvaise
fortune bon cœur et, malgré l'apparence sordide du
logis, accepter l'invitation. Nous commençons du reste
à nous familiariser avec les petites bêtes... Soudain le
temps se gâte, de gros nuages noirs obscurcissent le
ciel et, presque sans transition, la tempête se déchaîne
avec roulements de tonnerre continus. Nous rendons
aux deux pouilleux leur trop frêle demeure et cher-
chons un refuge dans une maison voisine, dont le
propriétaire, avec une désinvolture tout orientale, ren-
voie les femmes et nous installe à leur place sur un
beau feutre tout neuf.
L'orage dissipé, nous repartons sur les ânes qui
semblent enchantés de rafraîchir dans la boue la corne
sèche de leurs sabots. La route suit d'abord le lit d'une
rivière dans une étroite vallée où mon Pégase fait un
brusque tête-à-queue et manque de me jeter à terre :
une compagnie de perdreaux, que poursuit un vautour,
lui a frôlé les oreilles en passant d'une roche à l'autre.
Au sortir de cette gorge, nous parcourons de frais
vallons où les chameaux lassés vont en villégiature :
leur aspect est des plus misérables et leur bosse pend
lamentablement comme une outre vidée. Ils font là une
cure de quarante jours, après quoi ils reprennent leur
(•5)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
existence de labeur. Il en est des animaux comme des
gens. Que d'estomacs délabrés et de reins fatigués
vont se refaire chaque année dans nos villes d'eaux et
nos stations balnéaires!...
Pendant deux heures, qui nous paraissent intermi-
nables, nous passons de vallon en vallon.
J'interpelle le conducteur : « Et Madan?... Où est
Madan?... Madan-i-Firouza?' — Dourn'ist, Saheb!^ 2>
Et il me montre à l'horizon le village, perché
comme un nid d'aigle sur le somm.et d'une falaise aux
tons d'améthyste.
Le soleil est couché depuis longtemps déjà quand
notre petite caravane arrive au pied de la forteresse.
Éreintés, fourbus par cette longue étape, nous ne
faisons guère meilleure figure que nos ânes. Par
bonheur le seigneur du pays nous octroie un assez
vaste logis dont les fenêtres, percées dans le mur
d'enceinte, ouvrent sur la vallée. Le paysage est des
plus pittoresques, mais nos yeux se ferment malgré
nous et aussitôt après dîner nous nous enroulons dans
nos couvertures... Et je me transporte en rêve au
Châtelet où un aimable génie — peut-être le prince
Djalil — me fait assister à un ballet de pierres pré-
cieuses dans le palais de la Reine des Turquoises.
7 mai. — La pluie et le vent, qui ont fait rage
toute la nuit, n'ont pas troublé mon sommeil peuplé
de visions claires, où de ravissantes ballerines évo-
1. Madari-les-Turquoises.
a. « Ce n'est pas loin, seigneur. »
(i6)
55
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Autour de l'Afghanistan.
PI. 9, puge 16.
LES MINES DE TURQUOISES
luaient autour de fontaines lumineuses. Au réveil, je
m'explique les fontaines : une gouttière, dans le coin
de la chambre, faisait un bruit de cataracte.
Fort heureusement les nuages se dissipent dans la
matinée et nous partons pour les mines, suivis d'une
escorte qui augmente sans cesse. Au bout d'une heure,
on arrive devant les premières galeries, maintenant
abandonnées. Des corneilles au bec jaune volent
autour de nous et je cueille pour mon herbier de
ravissantes fleurs de montagne qui dégagent un
parfum exquis. La roche' dans laquelle on trouve la
turquoise est noire, avec des reflets métalliques à la
surface. Elle est sillonnée de fissures et de crevasses
où, comme de la lave qui se serait pétrifiée, a coulé
une sorte de pâte ressemblant à de la porcelaine ou à
du verre, et qui s'est durcie, épousant la forme de
l'entre-roche où elle a filé. Plus profondément la pierre
est rougeâtre, puis elle pâlit et tourne au jaune de
soufre.
Par des sentiers impossibles, nous parvenons jus-
qu'à une mine en pleine exploitation. Les ouvriers,
qui se servent pour leur travail de quinquets à huile
fumeux, ont les vêtements, les mains et le visage
couverts d'une couche de crasse noire qui les fait
ressembler tout à fait aux mineurs de nos charbon-
nages.
De neuf heures du matin à neuf heures du soir on
travaille dans les galeries. Il y a par chantier deux
I. Porph5Tite pétrosiliceuse.
in)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
équipes qui se relèvent après six heures de travail;
chacune d'elles comprend : i*' Le « zabit » ou contre-
maître qui est payé 3 krans ' par jour; 2° les « ous-
tad » ou mineurs qui touchent un salaire variant de
I kran 1/2 à 2 krans; 3^ les « amala » ou manœuvres,
payés I kran; enfin les « fellah » ou jeunes garçons
qui gagnent au plus 1/2 kran. Le contremaître a sous
sa coupe trois ou quatre mineurs, il surveille le
travail et recueille les turquoises; le mineur creuse
le rocher; le manœuvre transporte les éclats à l'exté-
rieur de la galerie; quant aux enfants ils sont chargés
de casser les roches et d'en extraire les pierres pré-
cieuses...
L'existence de ces mines a été relatée pour la pre-
mière fois au début du xiii*^ siècle. Louées primitive-
ment pour une somme annuelle de 500 tomans, leur
prix de location est monté à 3 000, puis à 8 000 et peu
à peu jusqu'à 25000 tomans, taux actuel. La statis-
tique des douanes évalue l'exportation annuelle des
turquoises à 235000 francs ou 47000 tomans, mais la
production totale, au dire des gens compétents, atteint
quatre fois cette somme ; c'est-à-dire bien près d'un
million.
Au pied de la colline et non loin du village nous
nous arrêtons à observer la façon curieuse dont les
fellah opèrent le lavage des roches. Debout, dans trois
bassins à eau courante, les garçonnets piétinent en
cadence ces cailloux pointus et coupants, jusqu'à ce
I. Le kran vaut 50 centimes et le toman 5 francs.
(18)
Autour de rAfghanistau.
n. 10, page IS.
UNE INVASION DE CHATS
qu'ils soient débarrassés de la glaise qui y adhère
encore. Ce frottement régulier de la plante des pieds
est rythmé d'un chant bizarre et plaintif, toujours le
même. J'imagine qu'on oblige ces enfants à chanter
pour qu'ils ne crient pas de douleur. Mais à cet exer-
cice répété la peau de leurs pieds devient aussi dure
que la pierre elle-même et ils peuvent, paraît-il, pié-
tiner ainsi plusieurs heures de suite sans trop souffrir.
Remontés au village, nous y passons le reste de la
journée sur le conseil de notre ânier que le ciel, de
nouveau pluvieux, décourage; mais dès cinq heures,
le lendemain matin, on enfourche les bourriquets et
l'on reprend en sens inverse la route de Chour-Ab.
La traversée de la plaine aux tortues est plus pénible,
plus brûlante encore qu'à l'aller. Nous semons là un
de nos ânes, celui qui porte Mollah- AU notre pro-
priétaire, et sans trop nous inquiéter de l'infortuné
Persan, nous continuons à cheminer au pas tranquille
des pauvres bêtes fatiguées... Le soleil vient de dispa-
raître à l'occident quand la petite caravane s'arrête
enfin devant notre logis. Hélas! une désagréable sur-
prise nous y attend. Des chats, pendant notre absence,
ont mis nos chambres au pillage; tout est bouleversé,
et le fidèle Abbas, furieux d'un surcroît de travail,
appelle sur ces diaboliques félins les pires malédictions
d'Allah! L'ordre est d'ailleurs bien vite rétabU et, la
nuit venue, nous admirons la pleine lune qui met
comme une lumière de féerie sur les minarets blancs
d'une mosquée voisine.
(19)
AUTOUR OE L'AFGHANISTAN
Nous revoici, le 9 mai, en route vers Nichapour,
dans notre bon vieux coupé qui ne fait pas trop mau-
vaise tii^ure après les 800 kilomètres qu'il vient d'ac-
complir. La plaine, à l'entour de la ville, est toute par-
semée de « canats » ' et ces taupinières géantes sont
si nombreuses par ici que le terrain semble y avoir été
raviné par quelque monstrueuse bête souterraine...
Jusqu'à Gedemgha nous pataugeons dans un che-
min bourbeux. Le village est campé sur une colline,
au nord de la route : à ses pieds est un bosquet de
vieux pins tordus et de platanes séculaires et l'on aper-
çoit, à travers un arc-en-ciel éclatant, le dôme bleu
turquoise de la mosquée bâtie en Thonneur de l'iman
Reza'. Tout à côté, une grande place est entourée de
caravansérails pour les innombrables pèlerins qui
viennent adorer ce chef spirituel des musulmans
chiites.
La nuit arrive vite. Plus vite encore un orage qui
illumine l'horizon derrière nous, tandis que devant
nous, la pleine lune monte dans un nuage opale... Les
premières gouttes de pluie nous surprennent à la porte
du caravansérail de Fakhr-Daoud et nous avons la
I. Eu Perse, les canaux d'adduction ne peuvent être établis à ciel ouvert à cause
du soleil qui aurait tôt fait d'en évaporer l'eau. On les établit donc à 4 ou 5 métrés
80U3 terre; mais de distance en distance on perce un «■ canat î. c'est-à-dire une
sorte de cheminée d'aération qui sert en même temps au nettoyage. La terre simple-
ment rejetée autour du trou, forme le petit monticule dont la repétition à l'infini
donne à la plaine cette physionomie boutonneuse.
3. L'iman Reza fut le huitième des douze imans ou chefs spirituels de l'Islam.
Il succéda à, l'âge de 30 ans à son père Moussah-el-Kazim, le septième iman, tué à.
Bag-dad en 799. Ne à Médine en 770, il mourut à Mesched en Sl8 et fut enterré dans
le mausolée d'Haroun al-Raschid. ainsi qu'il en avait exprime le désir de son vivant.
(20)
MESCHED APPARAIT
bonne fortune d'être à l'abri quand tombent les cata-
ractes.
C'est notre dernière nuit avant l'entrée dans la
capitale religieuse de la Perse. L'étape jusqu'à Ché-
rif-Abad, où vient aboutir le chemin de Seïstan, nous
prend encore toute la matinée du lendemain et c'est
sous un soleil de feu que nous grimpons les pentes du
Sanghi-Best. Nos chevaux tirent à plein collier; ils
nous amènent entin après beaucoup d'efforts, au som-
met du col ' — signalé de loin aux voyageurs par une
haute stèle — et Mesched ' apparaît. D'ici le panorama
est vraiment merveilleux : les mosquées saintes, aux
dômes bleu et or, scintillent au milieu de la verdure et
Ton s'imagine, à l'émotion que l'on ressent soi-même,
quelle impression profonde doivent éprouver les pèle-
rins venus de Bagdad, qui arrivent en vue de Mes-
ched après cent jours de marche. Ils se prosternent,
baisent pieusement la stèle, élèvent leur cœur recon-
naissant vers Allah protecteur, puis en souvenir de
leur passage, ils dressent, à la place même où ils ont
prié, de petits monuments faits de trois pierres super-
posées...
Nous voici maintenant lancés à fond de train sur
la route qui descend à Mesched; les chevaux préci-
I. 1690 mètres d'altitude.
a. Mesched compte de 70 à 80 000 habitants. Il y a 70 Européens dont 60 Russes
qui, avec les Mahometans du Caucase, les Juifs russes et les Arméniens, portent à
800 ou I 000 le nombre des sujets russes. Les sujets britanniques sont au nombre
de 100 environ. On estime à 30 ou 40000 le nombre des pèlerins qui viennent chaque
année à Mesched se prosterner devant le tombeau de l'iman.
(21)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
pitent l'allure et nous les laissons marcher, hypnotisés
nous-mêmes par le spectacle de cette immense oasis,
du milieu de laquelle émergent innombrables les dômes
et les minarets de la capitale du Khorassan.
Mesched est entourée d'une muraille en pisé,
haute de 7 à 8 mètres, construite, dit-on, vers le milieu
du xvr siècle. De loin, avec son large fossé, ce mur
d'enceinte paraît constituer une défense formidable
alors qu'il tient à peine debout. Nous passons une
porte assez basse, flanquée de deux tourelles déman-
telées, et nous nous engageons, un peu au hasard et
après une succession de ruelles tortueuses, sur un bou-
levard planté de grands arbres dont l'allée centrale est
un ruisseau boueux. Nous sommes à la recherche de la
demeure de M. Molitor, directeur général des douanes
du Khorassan, pour lequel j'ai des lettres de recom-
mandation de M. Naus et du D"" Schneider de Téhé-
ran. Après une demi-heure de courses à travers
cloaques et immondices, nous découvrons enfin sa
retraite et nous sommes reçus comme des amis de
vieille date. Notre premier soin est de rendre visite à
M. de Giers, gérant du consulat général de Russie
chez lequel nous rencontrons l'attaché militaire. Nous
saluons également, au consulat général britannique, le
capitaine Battye qui remplace le major Sykes en
congé...
De bonne heure, le lendemain, nous sommes
dehors pour visiter la cité religieuse : simple prome-
nade de curieux, d'ailleurs, car je ne noterai ici que mes
(22)
LE CHASSEUR DE GAZELLES.
Amour de l'Afgbftuistaii.
Pi. 11, page 22
LA VILLE SAINTE
observations personnelles, la capitale du Khorassan
ayant été maintes fois étudiée et décrite. Je rappellerai
seulement que Mesched est la ville sainte des musul-
mans chiites où les pèlerins, sectateurs du prophète
Ali, viennent en foule prier devant le tombeau' du
saint iman Reza. C'est assez dire que les habitants sont
des plus fanatiques et que les Européens trouvent peu
de sympathie parmi eux. Malgré cette animosité indi-
gène, les Russes et les Anglais se partagent jalouse-
ment l'honneur d'apporter dans la cité lointaine tous
les perfectionnements du progrès. Ainsi, grâce aux
Russes, la Mosquée est aujourd'hui éclairée à la
lumière électrique et possède, dit-on, du fait de la
munificence anglaise, une superbe horloge au carillon
retentissant.
Nous traversons le Bazar; malheureusement la
partie la plus intéressante de ce quartier populeux se
trouve dans l'enceinte de la Mosquée, c'est-à-dire dans
le Best" qui occupe le quart de la ville. Ce Best est
l'endroit le plus original de la cité persane, car il sert
de refuge à tous les malandrins du Khorassan; voleurs,
assassins, vagabonds y sont à l'abri de toute poursuite
et nul n'a le droit de les inquiéter tant qu'ils n'en
sortent pas. C'est à proprement parler une ville dans
la ville. Du reste la vie et les coutumes autour de la
1. La construction de la coupole qui recouvre le tombeau de l'iman est attribuée
à Suri, gouverneur de Nichapour. en 1037- Depuis, les différentes mosquées du sanc-
tuaire ont été détruites et reconstruites pour ainsi dire périodiquement.
2. Mot persan qui signifie : lieu d'asile. On en rencontre dans toutes les villes
de la Perse et c'est en général la Mosquée.
(23)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
Mosquée sont tout à fait particulières ; les mollahs ont
notamment créé une forme spéciale de mariage à
l'usage des pèlerins : c'est l'union à court terme, le
contrat limité suivant le désir du contractant. Il est des
arrangements avec le ciel d'Allah. De sorte que les
pieux musulmans qui viennent de si loin adorer le
saint iman, trouvent à Mesched de dociles « momen-
tanées », dont ils font officiellement des épouses pour
la durée de leur séjour. Ces compagnes de mœurs
faciles acceptent religieusement leurs maîtres légi-
times d'un instant. Il en est qui ne sont pas plus d'une
semaine en puissance de mari. Et quand le pèlerin
reprend son bâton l'épouse reprend sa liberté. . . jusqu'à
la prochaine caravane.
Nous nous rendons à la fabrique de tapis, comptant
bien y voir des merveilles. Hélas! C'est une décep-
tion. Des gamins y tissent, en chantant, de banales
carpettes d'après des dessins viennois du plus mauvais
goût et l'on cherche à nous faire admirer des tapis à
grands ramages qui n'ont plus rien de l'antique beauté
des tissus d'Orient...
Ce même soir, nous dînons au consulat général de
Russie. La table, comme la veille d'ailleurs chez le
capitaine Battye, est déHcieusement décorée d'iris,
d'acacias et de roses... et le retour est une promenade
exquise à travers les ruelles sombres de la ville. Nous
sommes précédés d'un soldat porteur d'un énorme
falot. Il fait clair de lune, les rossignols chantent dans
les jardins, des musiques nous arrivent par-dessus les
RETOUR AU CLAIR DE LUNE
hautes murailles ; il y a comme une griserie dans l'air,
plus léger ce soir-là, et c'est peut-être la seule fois,
pendant ce long voyage, que j'éprouve le regret un peu
mélancolique de ne pas trouver sur mon seuil, en ren-
trant, l'accueillante douceur d'un sourire de femme. Je
comprends les pèlerins et la bienveillante indulgence
d'Allah à leur égard. Mais fermons les yeux, chassons
les rêves, borof boroP comme dirait Abbas... la ville
est sainte et demain nous partons pour Askhabad.
I. Va-t'en!
CHAPITRE II
DE MESCHED AU TRANSALAI
Les pierres pèlerines. || Koutchan et ses tremblements de terre.
Il P^RONTIÈRE RUSSO-PERSANE A GaOUDAN. || AsKHABAD. || En CHEMIN
DE FER jusqu'à ANDUAN. || ORGANISATION DE LA CARAVANE A OSCH. ||
En ROUTE POUR LE « ToiT DU MONDE ». !| GuULTCHA. || COL DU
Taldik. Il Les pâturages de l'Alai. |i Col du Kizil-Art. H Première
vision DES PaMIRS.
Q ^ ^
Nous sommes sortis du désert. De Mesched à
Askhabad nous allons suivre — je dirai tout à
l'heure comment — une route à peu près carrossable,
établie par les Russes en 1 89 1 pour faciliter les échanges
commerciaux entre la Transcaspie et le Khorassan.
C'est la continuation du haut plateau iranien que nous
n'avons pas quitté durant notre première étape, et nous
avons à parcourir encore, avant d'atteindre le chemin
de fer du Turkestan, une distance de 250 kilomètres
en nous élevant graduellement jusqu'à la frontière.
14 mai. — Nous quittons la ville sainte. Le capi-
taine Battye, par une délicate attention, nous adresse
un charmant mot d'adieu épingle à un bouquet de
roses, et quatre cavaliers indiens de sa garde arrivent
(27)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
pour nous escorter au moment où nous montons en
voiture. Notre véhicule est cette fois une sorte d'im-
mense phaéton où nous serons très à notre aise... s'il
ne pleut pas. Le mode d'attelage pratique autant qu'ori-
ginal est curieux à noter : les deux chevaux du milieu
sont attelés au palonnier, absolument comme en
Europe, mais les chevaux de côté tirent sur de solides
chaînes qui entraînent l'arrière-train de la voiture,
souvent menacé de rester en route dans les passages
difficiles.
Sitôt les portes franchies, nous croisons de nom-
breuses charrettes dont le va-et-vient incessant marque
quel important trafic commercial les Russes ont établi
par cette voie. L'orage nous prend à Chan-Kaleh : il
faut s'arrêter un instant dans un affreux et minuscule
caravansérail où sont déjà installées plusieurs familles
persanes qui voyagent comme nous. La pluie ne cesse
pas jusqu'à Tchinaran où Ton arrive à cinq heures et
demie dans un fleuve de boue. Heureusement nous
trouvons là un abri qui offre presque tout le confort
moderne : une table, des chaises et un excellent pilaw^
que nous ingurgitons, le dos au poêle qui ronfle. On se
sèche et l'on dort.
1$ mai. — En route vers Koutchan. Chemin épou-
vantable! Une vraie rivière : cela nous rappelle, à
Enselme et à moi, nos plus mauvais jours de Mand-
chourie. Abbas, qui parle peu, fait parler de lui pour la
première fois. A un tournant de la route un chaos le
I. Plat de riz où l'on rencontre quelques morceaux de mouton.
(28)
LES PIERRES PÈLERINES
jette du haut du siège et il roule dans une mare de
fange. Le pauvre homme se relève du reste sans aucun
mal, mais il est vertement tancé par notre cocher qui
lui explique avec force gestes, de quelle façon il faut
se tenir sur un siège. Sa chute a fait fuir une famille
de petites marmottes, couleur chamois, qui nous regar-
daient passer assises au bord de leur trou...
On traverse Seïd-Abad, gros bourg à l'aspect misé-
rable. Route défoncée, paysage désolé, pas un arbre à
l'horizon. A droite et à gauche, de gros nuages noirs
courent le long des montagnes.
Vent, pluie, tempête : toute la lyre orageuse... et
pas moyen de se sécher au caravansérail de Mir-Abad,
car la cheminée se refuse à tirer et nous enfume. De
guerre lasse, nous nous réfugions dans les écuries,
beaucoup plus confortables, où d'immenses braseros
sont allumés pour les chevaux.
Notre vieux cocher nous réveille le lendemain dès
l'aube : le ciel est bleu foncé sans un nuajre et il souffle
une brise fraîche du Nord qui va sécher les routes.
On roule vers Koutchan à travers une vaste plaine
argileuse où je suis très surpris de rencontrer d'énormes
blocs de pierres — de forme à peu près sphérique —
dont rien ne justifie la présence et qui semblent être
tombés du ciel. Intrigué, je fais appel aux lumières
d'Abbas et je le prie de me renseigner sur un tel phé-
nomène.
« Ce sont des pierres, Saheb, me répond sérieuse-
ment Abbas, qui se rendent en pèlerinage à Mesched. »
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
Je crus d'abord qu'il voulait abuser de ma crédulité,
mais il avait pris un air grave; impressionné, comme
tout bon musulman, par l'idée religieuse, par l'acte de
foi vraiment admirable qui se dégageait d'un fait
connu de tous. Je le relate ici pour donner une idée du
fanatisme extraordinaire de ce coin de la Perse, car
voici ce qu'il me conta : « Ces pierres sont parties un
jour des montagnes de Koutchan; véritables pèlerines,
elles s'échelonnent le long de la route jusqu'à la ville
sainte, compagnes muettes des pèlerins persans qui se
rendent à Mesched. Et elles marchent à côté d'eux
parce qu'il n'est pas un musulman qui ne mette une joie
fanatique à les aider dans leur pieux pèlerinage. Des
mains, des épaules, elles sont poussées dans la bonne
voie par les pieux voyageurs : ceux qui vont en
chariot les transportent l'espace d'une lieue; ceux
qui marchent à pied leur donnent ce qu'ils ont de force
et ainsi, petit à petit, lentement, mais sûrement — par-
fois après plusieurs années de voyage — les pèlerines
de granit arrivent jusqu'au pied des murailles de
Mesched. Dès que l'une d'elles a accompli son pèleri-
nage, ce sont alors dans la mosquée, des cris de joie,
une émotion indescriptible, un enthousiasme extraor-
dinaires. Tout un peuple de pèlerins et de mollahs
fanatisés vient à sa rencontre. On la reçoit en
grande pompe, puis au milieu des acclamations on
la roule pieusement jusqu'au tombeau du saint iman
Reza... »
Ne voilà-t-il pas une admirable histoire qui donne
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Autour de l'Afghanistan.
PI. 12, p. 30.
LA CITÉ DES TREMBLEMENTS DE TERRE
une couleur de vérité à la parole de l'Écriture : « La
foi déplace les montagnes? »
A Zafir-Abab trois goulams^ de la douane nous
attendent. Dès qu'apparaît la voiture ils se mettent en
selle etj caracolant à nos côtés dans une sorte de fan-
tasia, ils forment à notre modeste équipage une brillante
escorte, avec leurs chevaux vifs et ardents dont les
harnais plaqués d'argent étincellent au soleil. Vers
midi, au fond de la plaine grise, l'oasis de Koutchan
apparaît tout à coup... Une longue ligne d'arbres. Pas
de mosquées, peu de caravansérails à étage; la ville est
rasée comme un pont de navire après la tempête. C'est
le pays des tremblements de terre.
Aux portes de la cité un terrain argileux nous
arrête. Une voiture qui précédait la nôtre s'y trouve
enlizée et barre le chemin; alentour un gros Persan
s'agite au milieu de huit ou dix femmes. Il glousse
d'effroi en nous apercevant, et comme un vieux coq
jaloux emmène ses poules qu'il fait tenir en rond,
assises dans la boue, à cent mètres de nos moustaches
étrangères. Puis il revient porter aide à son cocher.
Le sauvetage est compliqué, mais le temps presse :
je fais appel aux goulams qui rapidement amènent à
notre secours une dizaine d'indigènes. Ceux-ci ont vite
fait de nous ouvrir un passage à côté de la route et
l'on repart, laissant piétiner dans la fange le vieux coq
remuant et ses poules indifférentes.
Accueil des plus cordiaux chez M. Spinella, le
I. Cavaliers irreguliers.
(30
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
directeur des douanes, dont la femme est Française.
Nous voici dans sa compagnie, roulant en voiture vers
le vieux Koutchan, situé à 12 kilomètres. Partout des
ruines, vestiges navrants d'une ville importante qui,
depuis des siècles, a subi l'effroyable secousse de
tremblements de terre successifs. En l'espace de qua-
rante ans, trois cataclysmes analogues ont ébranlé
Koutchan par ses bases. Le premier, en 1852, coucha
les murailles et ouvrit deux mille tombes dans le sol
crevassé. En 1871, nouvel effondrement; les habitants
relèvent les murs, invoquent Allah et reprennent cou-
rage. Vingt-deux ans d'accalmie leur ont donné con-
fiance, ils se croient épargnés; la cité est florissante,
active, joyeuse. Soudain, le 17 novembre 1893, le ciel
s'obscurcit, la foudre éclate, la terre se soulève, puis
dans un chaos indescriptible, la ville est engloutie
comme par une vague monstrueuse, et lorsque les
malheureux indigènes se comptent après le désastre, la
population de vingt mille habitants est diminuée de
moitié. Ceux qui restent ne désespèrent cependant pas
encore, ils se resserrent dans le dernier coin habitable.
Deux ans après une quatrième secousse achève leur
ruine... Convaincus désormais que Koutchan était voué
à une destruction inévitable et qu'Allah en chassait ses
fidèles, les survivants abandonnèrent pour toujours la
cité maudite et s'en furent créer une ville nouvelle à
10 kilomètres plus à l'est.
Nous visitons les débris de cette immense nécro-
pole. Quelques isolés vivent encore là, profitant de
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A'itour de l'Afghnuistnn.
PI. 13, p.'i^e 32
UN CONCERT A KOUTCHAN
l'avantage qui leur est accordé de ne pas payer d'im-
pôts. Ils se sont armés contre les tremblements de terre
en construisant des huttes en torchis dont la charpente
est faite de longues branches de peuplier qui s'entre-
croisent dans le haut et dépassent le faîte. Autour des
ruines — seule apparence de vie au milieu de cette
mort — croissent et prospèrent de magnifiques vigno-
bles qui sont la richesse du pays.
Nous sommes accompagnés au retour par des nuées
de pigeons sauvages, dont les plumes changeantes
prennent tout l'éclat d'un clair soleil couchant...
Le soir, dans la confortable demeure de nos hôtes,
j'ai la bonne fortune, qui ne m'avait pas été encore
donnée, d'entendre le fameux ténor Caniso. Malheu-
reusement ce n'est que dans le phonographe. Et tandis
que le docile appareil nous soupire un solo de violon de
Kûbelick ou une romance de Puccini, j'admire un
superbe chat blanc qui ronronne doucement entre les
pattts d'un tigre — son grand oncle — tué vers
Boudjnourd, au pied des montagnes, et dont l'admi-
rable peau hospitalière sert de nid préféré à ce diminutif
du roi des jungles.
Au matin du 1 7 mai nous voici de nouveau en route
par un mauvais chemin qui grimpe sur un large plateau
et descend ensuite rapidement dans une vallée des
plus riantes. Après le gros village d'Imam-Gouli, on
passe entre deux falaises granitiques, et laissant à droite
un hameau dont les cubes de pierre s'accrochent au
flanc du rocher, on arrive au caravansérail tout neuf
(33)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
d'Ali-Abad. Le colonel Ali, propriétaire de cette
auberge et des terrains avoisinants, est venu s'installer
là avec sa famille dans l'espoir d'y créer une colonie.
Mais il n'a pas été suivi : l'habitant fait défaut, l'hôtel
reste désert, et nous apercevons le brave homme, mé-
lancoliquement assis sur le bord du chemin, qui semble
guetter l'improbable voyageur. Il nous regarde d'un
œil curieux et stupéfait.
La nuit venue, pendant que nous nous remettons
des fatigues de la route, des nuées de grenouilles
compatissantes éveillent les échos du jardin solitaire et
je m'endors, me figurant cette petite oasis peuplée de
couples heureux pour la plus grande satisfaction de son
colonel. Mais mon sommeil est fréquemment troublé
par le passage des caravanes, et ce qui à tout instant
frappe mon oreille, c'est le tintement répété des boîtes
en fer-blanc suspendues au col des chameaux, et dans
lesquelles un os de mouton, en choquant les parois au
pas r3^thmé des bêtes, fait comme un bruit lointain de
joyeux carillon.
i8 mai. — Nous pénétrons par un défilé très étroit
dans le massif montagneux qui sépare le Turkestan de
la Perse et où l' Atrek prend sa source. De vieux ponts
persans en ruines et tout à coup, dans une éclaircie, un
tableau singulier : sur une prairie émaillée de fleurs,
des pèlerins tout nus se sèchent au soleil. Les uns
recousent leurs vêtements déchirés, d'autres essaient
de chasser la vermine en passant à la fumée d'un feu
de bois vert leurs chemises en loques...
(34)
Autour de l'Afghanisiau.
PI. 14, page 3-1.
LA DOUANE RUSSE
On traverse Dourb-Adam, Darband, Dach-Arazé,
où des femmes vêtues de rouge et portant des sequins
autour de la tête cuisent le pain, affairées près des
fours, tout en bavardant comme des pies d'Europe.
Puis la route grimpe, bordée par endroits de thuyas
rabougris, et d'innombrables alouettes, que poursuivent
des mulots, se lèvent avec un petit cri eifrayé vers le
ciel de plus en plus noir où tourbillonne un couple de
faucons... Enfin, après une longue montée et le passage
d'un col, on débouche devant la douane persane, au
petit village de Badchguiran. Les trois ou quatre verstes
qui nous séparent de la frontière sont rapidement fran-
chies, et nous nous trouvons très vite, après la ligne de
partage des eaux, devant Gaoudan, le poste de douane
russe, où des officiers examinent aimablement nos
bagages.
Il s'agit de découvrir un gîte pour la nuit. De braves
Malakans' qui dormaient déjà dans la chambre d'une
vague auberge, sont priés de nous céder la place et
ils déménagent aussitôt avec la meilleure grâce du
monde...
De Gaoudan, la route maintenant excellente des-
cend par des lacets nombreux et rapides au flanc de la
montagne, jusqu'à la grande ville militaire d'Askha-
bad.
Après une halte de deux jours, occupée par des
I. Sorte de tribu en marge de la natiou russe. Les Malakans ne se nourrissent
que de lait et de leg-uraes. Relég-ues sur la frontière du Turkestan par le Gouverne-
ment, à cause de leur hérésie, ils y ont formé de petites colonies et sont tous, sans
exception, conducteurs de chariots.
(35)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
visites et des formalités douanières, nous voici le
21 mai en route pour Andijan, le terminus du chemin
de fer transcaspien.
La voie ferrée qui traverse des déserts de sable
conduit le voyageur vers de merveilleuses oasis, vers
l'enchantement de la magie orientale. On récrirait tous
les contes des Mille et une Nuits rien qu'à rappeler
les visions éblouissantes de Merv, aux antiques
murailles ; de Bokhara, aux bazars grouillants et colo-
rés ; de Samarkand, la cité sainte, toute bleue dans le
ciel d'un azur éclatant; de Tachkent, la capitale du Tur-
kestan russe ; de Kokand, la ville d'or, aux cuivres
étincelants, aux soies multicolores, que domine de ses
minarets le palais des anciens Emirs...
Des écrivains de tous pays, des poètes certes ont
essayé d'habiller les mots et les phrases de toute la
parure des épithètes les plus claironnantes ; ils ont pris
la plus riche palette pour peindre le rêve et l'invrai-
semblable, ils ne sont arrivés, quelque délicat que fût
leur toucher, qu'à ternir, en effleurant leur velours, ces
papillons fulgurants et uniques épingles dans la soli-
tude des sables. Je ne me laisserai donc pas tenter par
l'attrait de descriptions cent fois faites et de paysages
si souvent esquissés. Nous sommes d'ailleurs anxieux
de gagner Osch, au pied du Pamir, afin de quitter les
contrées civilisées avant le i^' juillet et de pouvoir
ainsi traverser les hauts plateaux au moment le plus
chaud de l'année. Nos arrêts en cours de route n'ont de
véritable intérêt que pour nous. Le seul qu'il soit utile
(36)
Aiuour de l'Afghanistan.
l'I. là, page iti.
ABBAS NOUS QUITTE
de signaler est celui fait à Marghilan, où nous descen-
dons de wagon le 12 juin, pour y passer huit jours à
préparer l'organisation de notre caravane qui sera
complétée à Osch.
C'est là que vint nous rejoindre M. Zabieha, un
agent de la maison Révillon de Paris, Français d'ori-
gine polonaise qui, à Bokhara, s'était aimablement
offert à m'accompagner dans mon expédition. Nerveux,
actif, intelligent, il m'avait plu tout de suite. Sa con-
naissance parfaite de la langue russe et ses qualités
d'endurance et de bonne humeur en firent vite un pré-
cieux compagnon de route.
Avec lui je m'occupai immédiatement de compléter
les approvisionnements de conserves, dont une grande
partie avait été achetée à Tachkent,et de rechercher un
domestique interprète qui pût remplacer Abbas. Il eût
été en effet, inutilement cruel et dangereux d'emmener
plus loin ce bon vieillard qui ne connaissait ni le russe
ni le kirghize et qui, surtout, risquait de finir ses jours
dans les rochers du Pamir ou du Karakoroum. Notre
premier soin fut donc de le remercier de ses services et
de l'installer confortablement dans le train qui allait le
ramener près de ses petits-enfants. Son remplaçant
n'était pas facile à trouver. Grâce au chef-adjoint de la
police, nous fûmes dotés d'un interprète, à la fois cui-
sinier et valet de chambre, un Sarte nommé Iskandar
sachant tout faire et faisant tout gaiement. Qu'on
s'imagine un grand et fort gaillard au teint bronzé,
dont le large sourire se faisait jour à travers une barbe
(37)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
noire taillée en pointe. Très bavard, parlant d'ailleurs
toutes les langues de l'Asie centrale et un peu le
russe, il fut l'âme véritable de notre caravane.
Restait à nous procurer l'argent nécessaire pour
aller jusqu'au Kachmir, ce qui fut fait à la Banque
russo-chinoise... et le 20 juin nous parvenions à Andi-
jan, terminus de la voie ferrée'.
Le lendemain, dès l'aube, on reprend la vie en
patache, un grand phaéton à quatre chevaux du modèle
de celui qui nous mena de Mesched à Askhabad. Il fait
un temps merveilleux, le soleil colore d'une lumière
rosée les cimes neigeuses de l'Alaï, et c'est avec une
joie mêlée de quelque émotion que je vois enfin se
dresser devant moi la fantastique muraille rocheuse der-
rière laquelle se cache ce «toit du monde/, un peu
mystérieux. Que nous réserve l'inconnu de ces soli-
tudes ? Pourrons-nous y atteindre jamais?... Demain
nous le dira.
A moins d'une lieue d'Andijan commence un désert
de ÏO kilomètres environ, vaste plaine rôtie par le
soleil, sans herbe et sans abri. Par bonheur, c'est
jour de marché et le désert prend de l'animation avec
ses innombrables cavaliers kirghizes, coiffés du cha-
peau pointu, qui se rendent à la ville par petits groupes
et dont quelques-uns portent, en travers de la selle,
une longue perche aux extrémités de laquelle pendent
1. On va d'Andijan à Osch en voiture. La distance est de 46 verstes et il y
a un relais à mi-chemin à Khodjabad. La poste se charge du transport des voya-
geurs.
(38)
Autour de l' Afghanistan.
PI. 16, iKige 38.
NOTRE PLAN DE CAMPAGNE
des sacs remplis de cocons. Puis voici tout à coup
la surprise verdoyante et claire d'une délicieuse oasis.
De tous côtés des champs de coton, des peupliers, de
gras pâturages. C'est un des coins charmants de la
haute vallée du Syr-Daria que Reclus, dans V Homme
et la Terre, a si justement appelée « la Lombardie
asiatique ».
Nous sommes de bonne heure à Osch — petite
ville enfouie dans la verdure au pied des monts Alaï
— et sitôt débarqués, nous allons saluer le colonel
Riabkoff, commandant du iC" bataillon de chasseurs,
qui nous emmène dans sa troïka chez le chef du district,
le lieutenant-colonel Alexeicff. Tous deux, avec une
bonne grâce charmante, se mettent à notre entière dis-
position pour nous faciliter les préparatifs de départ et
nous procurer les renseignements indispensables.
Après plusieurs conférences avec les officiers qui
avaient déjà parcouru le Pamir, j'arrêtai définitivement
la route à suivre.
Mon plan était de gagner le Pamirski-post par les
cols du Taldik, du Kizil-Art et d'Ak-Baïtal, puis de
remonter la rivière Ak-Sou, de franchir le col du Beïk
et d'atteindre ainsi les sources du Sarikol. Arrivé là, je
comptais passer le col d'Ili-Sou et rejoindre le chemin
de Yarkand au Karakoroum, au point marqué Ak-Tagh
sur les cartes, en suivant la haute vallée du Raskem-
Daria. D'Ak-Tagh nous gagnerions Leh, dans le petit
Tibet, par la route des caravanes.
Il m'était en effet interdit de pénétrer aux Indes
(39)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
par les passes qui descendent sur Tchitral ou sur
Hunza, car le gouvernement de Calcutta ne s'était
décidé à m'ouvrir que la voie difficile et peu directe
du Karakoroum. Dans les Pamirs, au contraire, j'avais
pleine liberté d'action : le général Soubotitch gouver-
neur général du Turkestan, dont j'avais reçu à Tach-
kent l'accueil le plus bienveillant, avait bien voulu me
donner carte blanche pour ma traversée des territoires
russes.
Restait à déballer le matériel de campement et les
armes, à compléter les approvisionnements, à trouver
des hommes sûrs et des chevaux solides, bref à orga-
niser la caravane qui dans mon esprit devait me con-
duire jusqu'aux Indes.
Ces minutieuses et délicates opérations, ces impor-
tants préparatifs, me furent grandement facilités par les
autorités russes qui se montrèrent, à notre égard,
d'une cordialité et d'une obligeance que je ne saurais
oublier. Grâce à la bonne volonté et au concours pré-
cieux de chacun, la caravane put être prête à se mettre
en route le 26 juin, et le lendemain nous prenions congé
de nos hôtes, disant adieu pour de longs mois aux
régions du monde civilisé.
2^ juin. — Dans la cour de la caserne, dont un
pavillon nous avait été réservé pour la mise en ordre
de notre bagage, c'est dès le matin l'agitation criarde
des caravaniers qui s'interpellent et se bousculent au
milieu des ballots épars, tandis que piaffent et
s'ébrouent les vingt chevaux de la caravane. Nous
(40)
TOMHKM- \ KdKAND.
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KOKAND. PALAIS DES ANCIKNS ÉMIRS.
Autour ûe l'Afghanistan.
Pi. 17, page 4U.
PREMIÈRE JOURNÉE DE CARAVANE
arrivons au milieu de cet effarement général ; il est
impossible de se faire entendre. Les chargements sont
dix fois faits et refaits sous l'œil paisible et autoritaire
du caravanbasch avec qui nous avons traité, et qui
est là pour s'assurer de la bonne organisation du
départ.
Peu à peu pourtant le calme s'établit avec l'ordre,
les clameurs cessent, tout est prêt : nous prévoyons
que nous allons partir... Le colonel Alexeieff vient
nous serrer la main une dernière fois et nous nous
mettons en route vers Goultcha, à travers les bazars
de la ville indierène.
Le chemin, peu pittoresque, remonte une large
vallée caillouteuse ; çà et là seulement quelques
maigres bosquets. A trois heures et demie nous
arrivons à l'entrée du village de Kadourkoul. Des Kir-
ghizes, à la longue barbe, sont rangés en bataille
devant une magnifique yourte^ qui nous est destinée,
et se prosternent la main sur le cœur. Le site est admi-
rablement choisi à côté d'un petit étang bordé de
saules.
Nos caisses sont descendues et rangées. L^n vieux
Kirghize, suivant l'usage du pays, nous présente un
mouton que nous devons accepter avant qu'il se
décide à l'occire. En quelques secondes et sans
un cri l'animal est proprement égorgé, et il nous
revient en morceaux dans la grande marmite au pilaw.
Un autre indigène apporte au galop et dépose à nos
I. Hutte kirghize en bois treillage recouvert de larges bandes de feutre.
(41)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
pieds une outre pleine de koumis^ dont nous nous
délectons.
Dans la yourte, après dîner, c'est soudainement une
invasion de grenouilles que la curiosité sans doute a
chassées de l'étang et qui viennent effrontément nous
regarder dormir. Zabieha leur donne vigoureusement
la chasse et elles s'en retournent à petits sauts, peu
flattées de notre accueil.
Notre première nuit de vie nomade se passe le
mieux du monde... C'est le reflet du jour sur le crâne
d'Iskandar qui me réveille! Préparatifs assez lents,
adieux aux Kirghizes, et en route. Nous suivons le lit
d'une rivière, entre deux falaises à pic dans lesquelles
nichent des couples piailleurs de moineaux!... La
vallée est elle-même assez encaissée et serpente entre
de hautes montagnes aux flancs arrondis et couverts de
pâturages. On passe auprès du refuge de Langar —
deux maisons et trois arbres — et toujours en remon-
tant la rivière, on arrive à Sout-Boulak^ devant trois ou
quatre yourtes qui se dressent isolées dans la plaine.
La faim nous oblige à camper.
Pendant l'installation, nous voyons défiler une
famille kirghize qui se rend dans l'Alaï. En tête,
marche un peloton compact formé de tous les êtres à
protéger : les femmes avec les enfants, les juments
avec leurs poulains et les chamelles avec leurs cha-
melons. Assez loin derrière, suit le groupe des hommes
1. Lait de jument fermenté.
2. I 900 mètres d'altitude.
■(42)
Autour de 1 Afghanistnu.
PI. 18, page 42.
LE POSTE DE GOULTCHA
qui chassent devant eux, avec l'aide de gros chiens au
poil fauve, la multitude aifolée des bœufs et des che-
vaux .
Le ciel, au coucher du soleil, est couleur d'opale
rose, mais le beau temps ne dure pas et nous sommes
réveillés dans notre premier sommeil par un violent
orage qui rappelle ceux du Khorassan.
Nous sommes en route le lendemain de bonne
heure. Le chemin passe le col de Tchigirtik où nous
atteignons la hauteur de 2 400 mètres. Un peu plus
loin notre petite caravane dépasse la tribu kirghize;
Iskandar, qui a causé avec le vieux chef, m'apprend
qu'elle vient du village d'Aravang, à l'ouest d'Osch.
La descente vers Goultcha se fait à travers des
gorges sauvages et le passage du gué n'est pas com-
mode. Nous avons de l'eau jusqu'à la ceinture; quant
aux chevaux, ils pataugent stoïquement, poussés à la
croupe par les caravaniers. On sort pourtant sans accroc
de ce mauvais pas et l'on va camper sous de grands
peupHers, non loin du poste des cosaques, dernière
garnison russe à l'entrée des Pamirs.
Zabieha et Enselme tirent quelques pigeons, après
quoi nous allons saluer le commandant du fort qui
nous prie à dîner pour le soir même. Il nous offrira tout
à l'heure, en guide de concert, l'assourdissant tinta-
marre de l'école des trompettes...
^o juin. — Brouillard et pluie. Les caravaniers se
refusent à sortir de la tente. Il faut faire acte d'auto-
rité, sinon je suis à leur merci et qui sait, dans la suite,
(43)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
ce qu'il pourra en advenir. Je parle fort et ma foi je
secoue rudement quelques épaules. On m'obéit, les
bêtes sont chargées et nous partons sous une pluie bat-
tante.
La route suit la rive droite du torrent dans une
vallée très resserrée aux flancs tantôt rocheux, tantôt
gazonnés. Partout de ravissantes fleurs des Alpes.
Nous rejoignons bientôt la famille kirghize dont le
vieux chef nous attend, une outre de koumis à la main.
Il me présente M^^^ Aï-Bala, sa fille, qui monte fort
bien à cheval. Cette jeune indigène me regarde avec
une grande curiosité, car je suis le premier Européen
qui se présente à ses yeux. Mais comme je demande
en le désignant du doigt l'âge d'un jeune chamelon, son
favori, Aï-Bala s'imagine que je veux acheter le gra-
cieux petit animal et me tourne le dos en fondant en
larmes. Un geste a suffi pour me ravir son cœur!
On s'arrête à Kizil-Kourgan, groupe de cinq ou six
misérables cubes de pierre construits sur le bord du
torrent. Près de nous campent les Kirghizes. Le
tableau est d'un autre âge. Au milieu d'un étroit vallon
que dominent de hautes falaises couleur de sang, se
mêle et s'agite la foule bariolée des troupeaux, des
serviteurs et des enfants ; les femmes vêtues de robes
écarlates circulent affairées, faisant çà et là, sur le vert
délicat des prairies, des tâches aussi éclatantes que des
coquelicots ou des pivoines. Entravés soigneusement à
part, les chevaux de selle, tout recouverts de longs
camails bordés de rouge, sont caparaçonnés comme
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Autour de l'Afghanistnn.
PI. 19, page 44.
LES GORGES HANTÉES
pour un tournoi, et devant les yourtes déjà prêtes, les
hommes coiffés de leurs bonnets pointus causent immo-
biles autour des feux en attendant l'heure de la prière...
Le lendemain, les caravaniers sont prêts dès l'au-
rore. Zabieha se lève en chantant. Il astique son
fusil et paraît disposé à vouloir échanger le mouton
traditionnel contre quelque gibier, pourtant impro-
bable. « Ce n'est pas encore aujourd'hui qu'il parlera! »
dit en russe Iskandar à notre compagnon, en touchant
du doigt son arme. D'ailleurs il ne faut pas troubler
ces solitudes où erre, paraît-il, une petite âme de prin-
cesse. Pendant la marche, l'interprète nous conte
qu'au delà des gorges magnifiques que nous traver-
sons, se trouvent à Tigerak, sur un plateau qui
domine à pic la rivière, les ruines d'un fort où vécut
longtemps avec toute sa cour une jeune et jolie
Chinoise, fille de roi. Des caravaniers, par des nuits
claires, ont vu l'étoile en diamant de ses cheveux briller
au sommet de la forteresse...
Pendant qu'Iskandar nous charme au récit de cette
légende, Zabieha fait soudain parler son arme et
manque un superbe sougour^ qui le siffle en se sauvant.
La route coupe plusieurs fois la rivière dont les
gués à passer sont profonds et peu commodes. Un
orage arrive en même temps que nous au refuge de
Soufi-Kourgan% mais nous trouvons là une chambre
confortable, et le poêle qui ronfle a vite fait de sécher
I. Grosse marmotte de la couleur des setters irlandais,
a. 3 040 mètres d'altitude.
(45)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
nos vêtements. Dans la cour s'agite une foule bariolée
de Kirghizes qui viennent payer l'impôt' et ils hurlent
avec ensemble sous nos fenêtres, peu satisfaits,
semble-t-il, d'avoir à donner leur argent.
C'est à Soufi-Kourgan que viennent se réunir les
deux grandes routes qui traversent le Pamir : l'une
venant de Kachgar par Irkechtam et le Terek-Davan,
l'autre du Pamirski-Post par le col du Taldik. Au dire
des gens du pays, les caravanes tendent à abandonner
de plus en plus le chemin du Terek-Davan, souvent
encombré par les neiges, et se rendent de Soufi-Kour-
gan à Irkechtam par le Taldik et la haute vallée du
Kizil-Sou.
2 juillet. — La pluie nous accompagne tout le long
de la route. Nous passons devant le campement du
vieux Kirghize dont je suis autorisé, aidé de mon
« block-notes », à fixer l'image pour la postérité.
D'épais brouill^ards nous cachent les crêtes neigeuses
de l'Alaï, mais le vallon est égayé d'une herbe fraîche
semée d'épicéas et de roches rouges. Un triangle blanc
perce la brume : c'est le poste télégraphique de Bous-
saga, où loge un surveillant chargé d'inspecter la ligne
qui va d'Osch à Irkechtam ^ Là encore, grâce à la
précieuse autorité du colonel Alexeieff, nous trouvons
deux yourtes préparées à notre intention. Un noble
vieillard nous en fait les honneurs, ayant auprès de lui
1. Impôt assez doux de cinq roubles par yourte.
2. Les Russes ont fait tous leurs efforts pour prolonger la ligne télégraphique
jusqu'à Kachgar, mais ils se sont jusqu'ici heurtés à l'opposition des autorités
chinoises.
(46)
MONTAGE DE NOS YOURTES PRÈS DU POSTE TÉLÉGRAPHIQUE DE BOUSSAGA.
COL DU TALDIK (3 520 MÈTRES).
Autour de l'Afghanistan.
Pi. 20, page 46.
COL DU TALDIK
son fidèle yak, et comme la brise du soir souffle déjà
glaciale, il enlève la calotte de notre petite maison de
feutre afin de permettre à Iskandar d'allumer un feu
clair d'épicéa qui embaume. De tous côtés s'ouvrent
de profondes vallées, les unes vertes, les autres
rocheuses, et nous foulons un tapis de gazon vraiment
français, avec ses touffes épaisses de myosotis, bleus,
roses et blancs. Le baromètre donne 2750 mètres
d'altitude et dès le coucher du soleil, le thermomètre
tombe à zéro.
Pendant la nuit la neige a changé le tableau : il fait
ce matin un froid merveilleux et clair. De nombreux
sougours prennent leurs ébats dans la vallée toute
blanche où nous nous engageons. Enselme et Zabieha
sautent sur leurs armes et réussissent à tuer chacun une
de ces grosses marmottes au poil fauve. Plus loin, au
pied même du Taldik, campe une tribu avec ses yourtes
et ses troupeaux. Le chef nous apporte en souriant le
kalyan de l'amitié, puis nous reprenons notre marche
ascendante à travers un terrain schisteux, parsemé de
plaques de neige.
Nous voici maintenant arrivés au col^ le premier
d'une longue série sans doute... L'altitude n'est que
de 3520 mètres, mais les rafales qui balayent la passe
nous obHgent à endosser bien vite les peaux de mouton.
Après une courte halte, on reprend la route' dont
I. Une pancarte placée au col même rappelle que cette route a été construite en
1893 par le colonel Gromtchewaky, dont j'avais reçu jadis un accueil des plu»
aimables à Port-Arthur.
(47)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
il ne reste plus guère de traces, et la caravane dégrin-
gole une pente rapide qui mène au col de Khatin-Art.
Ensuite c'est une descente facile à travers des prairies
couvertes d'edelweiss et de myosotis, jusqu'au point
appelé Sari-Tasch où bifurquent les deux chemins qui
vont l'un vers le Pamir et l'autre vers Kachgar. Autour
de nous pas une habitation, pas même de yourte; rien
de vivant nulle part. La dépression atmosphérique se
fait sentir beaucoup plus pénible qu'au Taldik et le
moindre mouvement nous essouffle. L'air, disent les
Kirghizes, est en effet plus lourd ici que sur certains
sommets.
Au réveil, les nuages se sont dissipés et devant
nous la chaîne du Transalaï toute blanche apparaît dans
son imposante majesté depuis le Kaufmann (7870 m.)
jusqu'au Maltabar. On aperçoit au premier plan les
immenses pâturages de la vallée du Kizil-Sou, où les
Kirghizes du Ferganah viennent s'installer avec tous
leurs troupeaux pendant les deux mois de la belle
saison. Et pourtant, j'ai beau fouiller la plaine avec ma
lorgnette, il m'est impossible de découvrir une yourte
dans l'immensité verte. Iskandar me donne l'explication
de ce phénomène et me rappelle que les Kirghizes
sont d'une habileté toute particulière à profiter des
moindres ondulations de terrain pour dissimuler leur
campement.
La rivière que nous traversons peu après est en
ce moment un simple filet d'eau claire qui coule sur
un fin gravier; mais la largeur de son lit nous donne
{48)
■^p^
'^ry-K
i^ÊÊÊÊÊÊ^
NOTRE CARAVANE AUPRÈS DU REFUGE DE BOR-TEPPÉ, DANS LA TRANSALAÏ.
AÏ-BALA ET SON FIDELE CHAMEAU.
Autour de l'Afijhanistan.
PI. 21, page 4S.
VISION SINISTRE DES PAMIRS
à penser qu'au moment de la fonte des neiges, elle
constitue un obstacle des plus sérieux. Nous campons,
ce jour-là, au pied même des contreforts du Transalaï,
au refuge de Bor-Teppé.
Dans l'une des chambres de notre logis Iskandar
découvre un lot de cornes superbes d^ovis polii^ et
à^bex. Tout cela vient des environs du lac Kara-Koul,
et l'âme chasseresse de Zabieha frémit d'aise. Nous
passons du reste une nuit fort agitée à la poursuite
de mouflons fantastiques; c'est à n'en pas douter la
dépression atmosphérique qui nous vaut ces cauche-
mars.
Le lendemain, vers midi, nous sommes au col du
Kizil-Art, marqué par deux mazars^ ornés de queues
de yak et de cornes d'ibex : le baromètre indique
4180 mètres.
Voici terminée la première étape de notre caravane.
Nous avons traversé sans encombre les chaînes paral-
lèles de l'Alaï et du Transalaï. De claires vallées
fleuries, de vastes étendues herbeuses animées par la
vie paisible des Kirghizes ont reposé notre œil après
le fatigant passage des cols et tout à coup, presque sans
transition, l'entrée sinistre des Pamirs apparaît.
Nous cessons de parler et debout, à l'abri de nos
chevaux dont la crinière est secouée et qui halètent
douloureusement, nous ne pouvons détacher nos yeux
1. Sorte de mouflon qui ne vit que dans le massif de l'Asie centrale aux altitudes
supérieures à 5000 mètres.
2. Le mazar est un amas de pierres qui recouvre g-énéralement le corps d'un
saint vénéré par les Kirghizes.
(49)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
brûlés du spectacle qui frappe nos regards. Devant
nous, la solitude morne et froide. La terre est nue, le
ciel vide. Un vent continu, qui siffle lugubrement,
balaye tout sur son passage et soulève en colonnes
aveuglantes un sable rude qui obscurcit l'horizon. Rien
n'existe, rien ne vit. C'est l'antre de la désolation oiî
l'air lourd écrase la poitrine, où la bise glaciale qui
vous frappe au visage semble vous repousser comme
pour dire : « Tu n'iras pas plus loin ! » Pourtant il faut
passer, lutter corps à corps avec la tourmente, braver
la poussière, le froid, le manque d'eau. Minute longue
et silencieuse, dont l'étreinte de mains fermes et con-
fiantes a vite fait de chasser l'angoisse. Au fond de
cette plaine aride et solitaire, c'est le grand lac de
Kara-Koul dominé par les glaciers aux neiges éter-
nelles. Du doigt je montre sur la carte à mes compa-
gnons le point que nous devons atteindre, et comme
on franchirait la porte de l'enfer, nous marchons vers
la vie à travers ce désert de la mort.
CHAPITRE m
DU TRANSALAÏ A LA FRONTIÈRE
CHINOISE
Le grand Kara-Koul. || Torta-Sin et son chien. || A la poursuite
DES iBEX. Il Col d'Ak-Baital. || Kornei-Tartik. || La Pierre-Lampe.
Il Campement au bord du Roung-Koul. || Ahmed vole un cheval. |I
Scènes de la vie des Kirghizes. || Arrivée au Pamirski-Post. || La
vallée DE l'Ak-Sou. Il Course A LA CHÈVRE. || En vue de la frontière
chinoise.
@ ® ®
LA descente du col du Kizil-Art s'est effectuée
silencieusement sous la bise folle qui nous trans-
perce et nous glace. En moins d'une heure nous
sommes arrivés dans la plaine, vaste étendue grise
qu'on aperçoit ou qu'on devine plutôt, par instants, à
travers un épais brouillard de sable. Les rafales suc-
cèdent aux rafales et c'est à peine si j'arrive à me faire
entendre des caravaniers auxquels je donne ordre
d'établir le camp sur l'emplacement d'un refuge cons-
truit jadis ici par les Russes. Il reste encore de cette
construction provisoire quelques mottes de gazon qui
vont nous être précieuses pour maintenir au sol la
(51)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
toile de nos tentes et empêcher qu'elle ne soit enlevée
par le vent qui balaye tout sans merci.
Le baromètre indique 3980 mètres. Aucun de nous
n'éprouve le mal des montagnes, mais nous sommes
essoufflés au moindre effort, et nos visages affreuse-
ment brûlés par le soleil commencent à changer de
peau. Sur le sol blanchissent çà et là de beaux sque-
lettes à'ovis polii dont la mort naturelle, assez fréquente
en ces parages, m'est expliquée par Iskandar. Quand
ce grand mouflon des Pamirs arrive à un âge avancé,
ses cornes prennent, paraît-il, un tel développement
qu'un jour vient où elles empêchent le pauvre animal
d'atteindre avec ses lèvres les herbes courtes et rares
qui germent dans ces solitudes, si bien que lassé
d'efforts inutiles il finit par mourir de faim ' .
Le thermomètre n'est pas descendu pendant la nuit
au-dessous de — 4^ et nous avons la joie au réveil de
constater que le ciel est pur et que la tourmente s'est
apaisée. C'est donc plus confiants que nous entamons
notre première étape dans les Pamirs. Devant nous,
un désert de pierres sans un arbuste, sans une plante,
sans rien; derrière, la longue chaîne du Transalaï
dominée par le dôme étincelant du Kou-Roundi. Nous
suivons une simple piste, à peine tracée, qui grimpe
un escalier de sable aux marches colossales et qui nous
amène au col de Ouï-Boulak, De ce point le coup d'œil
est merveilleux. L'immense nappe d'eau du lac Kara-
I. Les cornes sont en effet fortement usées sur la partie qui touchait le sol quand
l'animal cherchait sa nourriture.
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Autour de l'Afghanistan.
PI. 22, page 52.
LE LAC KARA-KOUL
Koul Câpres la traversée de ces plateaux arides, appa-
raît comme une oasis de clarté, d'un bleu presque noir,
bordée de tous côtés par des blancheurs aux mille
pointes qui sont les glaciers des Pamirs... Mais nous
n'y touchons pas encore, il faut descendre une longue
pente de galets pour arriver au refuge* bâti sur le
modèle de celui de Bor-Teppé et qui se trouve à
environ 3 kilomètres du lac. On est ici à 3 850 mètres
d'altitude.
Un Kirghize noir, gardien du refuge, nous reçoit à
la porte et nous présente Torta-Sin, un de ses compa-
triotes, grand chasseur qui promet de nous faire tuer
la grosse bête. Malgré sa figure peu sympathique
j'engage ce Nemrod des Pamirs, comptant bien le
mettre à l'épreuve un de ces jours.
Pendant que les caravaniers déchargent les chevaux
et dressent les tentes, je me rends au bord du lac par
le chemin le plus court, mais cette précipitation me vaut
un bain des plus désagréables. A peu de distance en
effet, le sable enfonce sous mes pas et je disparais
jusqu'aux genoux dans un terrain vaseux, ayant pris
pour une dune solide ce qui n'était en réalité qu'un sol
marécageux recouvert par le vent d'une mince couche
de poussière. Enselme et Zabieha m'ont suivi, et notre
apparition fait fuir dans toutes les directions des bandes
d'oies et de canards sauvages qui tourbillonnent un
1. Lac noir.
2. Les refuges du Pamir ont été construits en 1898. Il y en a 8 entre Osch et le
Pamirski-Post distants l'un de l'autre de 40 verstes en moyenne.
(53)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
instant dans le ciel, se détachant en noir sur le blanc
des sommets neigeux, et se posent les uns au milieu
de l'eau, d'autres sur une assez grande île jaunâtre que
l'on aperçoit vers l'ouest. Mon intention est de tendre
des lignes de fond afin de contrôler les dires des
explorateurs qui m'ont précédé et qui prétendent,
comme les indigènes, que le Kara-Koul est un lac
mort et qu'il ne renferme aucun poisson.
Les rives, saupoudrées presque partout d'une
efflorescence de nitre, ne présentent aucune trace de
vers ou de larves. Je ne me décourage pas cependant
et je place mes lignes tandis que Zabieha goûte l'eau à
laquelle il trouve un goût salé, fort peu agréable.
Le thermomètre est descendu à — g"" pendant la
nuit et le froid commence à piquer. Nous partons
relever nos lignes, les appâts sont intacts. De nouveaux
essais, tentés en différents points du lac, demeurent
infructueux; il y a donc lieu de croire que les Kirghizes
avaient raison et que les eaux du Kara-Koul ne sont
pas habitées. En suivant la rive, nous apercevons
quelques mouettes blanches et faisons lever à grand
fracas une troupe d'oies sauvages. Il est midi, la tem-
pête commence : tempête quotidienne qui monte peu
à peu vers le milieu du jour et souffle sans discontinuer
jusqu'à minuit, heure à laquelle tout redevient calme.
Nous reprenons le chemin du campement. Dans la
plaine, en face de nous, des trombes de sable s'élèvent
en tourbillons, quelques-unes à de grandes hauteurs.
Le thermomètre marque -{- 40"" au soleil et -f- 10'' à
(54)
TORTA-SIN ET SON CHIEN
l'ombre. C'est ici un des caractères météorologiques
observés dans les très hautes régions; il suffit même
qu'un nuage vienne cacher un instant le soleil pour
que le thermomètre baisse immédiatement de 30'' à 20°.
Pendant la nuit, on note un froid de — 9*^ à — 10°.
Nous hâtons le pas sous un soleil de plomb. De
minces ruisseaux oiî coulait une eau assez abondante
ce matin, au moment de notre départ, sont maintenant
complètement à sec. La chaleur ardente du plein midi
les assèche avant leur arrivée au lac et ils ne reprennent
leur cours normal que grâce à la fraîcheur des nuits.
La tourmente nous retient jusqu'au soir dans les
petites salles voûtées du refuge et nous en profitons
pour prendre avec Torta-Sin nos dispositions pour la
chasse du lendemain.
8 juillet. — Nous quittons le refuge à cheval vers
deux heures du matin sous la conduite de Torta-Sin et
de son chien. L'homme est un grand diable imberbe
portant en travers de sa selle le fusil à mèche des
Kirghizes, arme lourde et bizarre munie d'une longue
fourche qui sert d'appui pendant le tir. Quant au chien,
c'est une sorte de grand Saint-Bernard fauve au poil
hirsute, aux dents de loup, au regard mauvais, peu
enthousiaste, semble-t-il, d'aller courir l'ibex dans la
montagne. Un des caravaniers, le jeune Ahmed, nous
accompagne également afin de tenir nos chevaux
pendant la chasse.
C'est une de ces inoubliables nuits des Pamirs,
semée d'étoiles éblouissantes, où la lune brille d'un tel
(55)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
éclat que nos yeux peuvent à peine en supporter la
lumière. Nous nous dirigeons à une allure rapide vers
le nord-est, en remontant le cours d'un ruisseau; en
moins d'une heure, nous avons atteint les pentes
escarpées qui bordent le bassin du Kara-Koul et main-
tenant il faut grimper le long d'à-pics vertigineux,
parmi l'amoncellement fou des roches où les chevaux
risquent à tout instant de se rompre les jambes.
Partout, autour de nous, gisent entassés pêle-mêle
d'énormes blocs de granit poli aux silhouettes fantas-
tiques qui prennent, aux premières lueurs du jour,, des
aspects de grandes bêtes monstrueuses...
Notre guide nous fait mettre pied à terre ; on quitte
les fourrures, trop lourdes pour escalader la montagne,
et le fusil à la main on se met en quête du gibier.
Torta-Sin glisse comme un serpent entre les roches;
soudain il fait un geste : un troupeau d'ibex broute
l'herbe au-dessous de nous dans un ravin, sans avoir
soupçon de notre présence. Malgré une fusillade géné-
rale, les bêtes agiles grimpent sans accident les rochers
qui nous font face. Il faut chercher ailleurs.
Une heure de marche dans des éboulis, au pied
d'anciennes moraines, et nous apercevons sur une
crête toute proche un troupeau de kouldjas (ovis polit)
qui disparaît presque aussitôt. Torta-Sin se lance en
avant suivi d'Enselme et de Zabieha. Je les laisse
continuer et je me poste, dans l'espoir de tirer un
animal au passage; mais en vain, bientôt je vois revenir
mes compagnons penauds et lassés qui ont manqué,
- (56)
lŒFLUK Kï LAC DK GLACF. DE MOZ-KOUL )4 0S0 M.).
X-it
LA V PIERRE-LA.MPE ET LA KIVE SUD DU ROUNG-KOUL.
Autour de l'Afghauistau.
W. 23, page bii.
UNE CONSTRUCTION EN BÉTON ARMÉ
me disent-ils, de superbes ovis. Torta-Sin, resté en
arrière, ne revient qu'à midi : il n'a pas été plus heu-
reux. La chaleur est étouffante et l'altitude aidant,
nous avons quelque mal à redescendre jusqu'au point
où sont demeurés les chevaux.
Le 9 juillet au matin, le temps est clair et le massif
du Kaufmann, baigné d'une lumière vaporeuse qui en
adoucit les contours, se dresse majestueux dans la
pureté du ciel comme une immense tente toute blanche.
Les glaciers se reflètent dans une eau sans la moindre
ride; le décor est de toute beauté. Nous nous mettons
en route, définitivement cette fois, par un calme tel
que la respiration est très difficile. La piste suit la rive
du Kara-Koul; elle est jalonnée de distance en distance
par des pylônes' qui permettent aux caravanes de
retrouver la route, quand la tourmente met dans
l'atmosphère ce terrible brouillard de sable, presque
impénétrable à la vue.
Arrivés à l'extrémité du lac, nous prenons un sen-
tier qui nous amène dans une prairie couverte de nitre
où séjournent quelques mares d'eau douce. Des
Kirghizes y sont campés et grâce à eux il y aura ce
soir du mouton au menu... Près des tentes^ une ruine
assez curieuse attire mon attention : quatre murs à
moitié démolis, mais — observation intéressante —
construits en « béton armé », Le béton est de la terre
glaise et l'armature est faite de cornes d'arkar et d'ibex;
c'est le principe des constructions actuelles dont sont si
I. Simples tas de cailloux.
(57)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
fiers nos modernes ingénieurs. Nous allons, le fusil à
la main, examiner ce côté sud du lac sillonné de
lagunes qui indiquent nettement que le terrain fut jadis
couvert par les eaux et que le lac s'est resserré. Ces
lagunes, sortes d'entonnoirs aux bords escarpés, sont
appelées à disparaître par suite du lent éboulement de
leurs parois et les abords du lac ne présenteront plus
sans doute un jour qu'une vaste étendue de terrain
bossue. Nous regagnons le camp sans avoir trouvé
l'occasion de décharger nos armes, admirant vers le
sud la cime du Moz-Koul' que le soleil à son déclin
colore des tons les plus merveilleux.
La nuit a été très froide sous la tente, bien que le
thermomètre ne soit pas descendu au-dessous de 5^.
Nous brûlons pour nous chaufiFer de grosses racines
déterrées par les caravaniers et nous entretenons
la flamme à l'aide du crottin sec de nos chevaux :
maigre chaleur dont il faut nous contenter car nous
n'avons plus d'autre combustible depuis notre entrée
dans les Pamirs. Heureusement le ciel nous gâte; le
temps est superbe. Nous marchons toujours vers le sud
et suivons pendant 8 kilomètres une large vallée entre
des montagnes arides. Quelques mazars ornés de
cornes et de chiffons rompent seuls la monotonie
sinistre du paysage : tout est noir, tout est calciné
autour de nous. Ici, le <r Toit du monde » est couvert
d'immenses tuiles d'une ardoise polie qui nous ren-
voient, comme les parois d'un four gigantesque, la
I. Lac de glace.
(58)
LE REFUGE DU LAC DE GLACE
chaleur d'un soleil de feu... Une heure de marche à
travers cette fournaise, et le décor change brusque-
ment : nous sommes sur les bords d'un lac de glace
sillonné en tout sens de larges fentes aux reflets d'éme-
raude. Sans nous arrêter devant la nouveauté du
spectacle, nous contournons le glacier et, laissant à
gauche une piste qui conduit au Roung-KouU, nous
arrivons bientôt devant le refuge de Moz-Koul, sur la
rive ouest d'un autre lac de glace.
Le refuge est très bien tenu mais vide de gardiens.
Dans la cour, quelques belles cornes d'ovis font
pousser une exclamation de joie à Torta-Sin qui part
immédiatement armé de son grand fusil et... de son
chien jaune. Iskandar le suit du regard et rentre dans
la cour en murmurant à son adresse une phrase qui n'a
pas l'air aimable et que Zabieha me traduit en riant :
« Torta-Sin ne veut pas travailler, la canaille. Il a pris
son fusil pour aller dormir au soleil! » Le rusé Kir-
ghize ne revient en eîfet qu'à sept heures du soir, et
bredouille, bien entendu.
// juillet. — Pendant toute la matinée nous
remontons la rivière de Moz-Koul et, vers midi, nous
sommes au pied du col d'Ak-Baïtal. Avant d'en faire
l'ascension qui promet d'être pénible, nous déjeunons à
l'ombre d'un énorme caillou, isolé, unique, et qui a
l'air d'avoir été déposé là, aux premiers temps du
monde, pour servir d'abri aux caravanes. Une heure
et demie après avoir quitté la vallée, nous franchis-
I. Lac coloré.
(59)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
sons l'Ak-BaïtaP. Ce col, un des plus élevés des
Pamirs, sépare les bassins des deux grands lacs, le
Kara-Koul que nous venons de quitter et le Roung-
Koul vers lequel nous marchons. Véritable brèche
taillée comme par le pic de quelque géant, il s'ouvre
à travers une roche cristalline aux tons d'améthyste
dont la coloration très douce est un charme pour les
yeux.
Comme je descends rapidement à pied, j'entends
derrière moi de bruyantes exclamations que je soup-
çonne être des jurons : c'est Iskandar, furieux contre
lui-même d'avoir lâché mon cheval, lequel dévale vers
la caravane déjà dans la plaine. L'animal heureusement
s'arrête de lui-même pour boire à un petit ruisseau qui
coule sur un lit de cailloux très large et uniforme : c'est
l'Ak-Baïtal que nous suivrons jusqu'à l'Ak-Sou. A
droite et à gauche de cette plaine caillouteuse, des
pyramides nues s'enchevêtrent, semblant danser une
ronde infernale, et nombreux sont les « villages » de
sougours réunis par des sentiers battus où nous assis-
tons à la course effrayée des habitants... Une route
insipide nous conduit pour bivouaquer au pied d'une
immense pyramide appelée dans le pays Korneï-
Tartik = . Notre caravanbasch prétend que jadis, lors-
qu'un Khan revenait victorieux de la guerre, un
héraut d'armes montait là-haut, sur le sommet pointu,
pour annoncer à son de trompe le retour du vainqueur
1. 4540 mètres d'altitude.
2. Appel de trompe.
(.60)
ON DEJEUNE A L'O.MBRK D'UN ÉNORME BLOC EKKATIOUE.
ENSELME ET ZABIEHA AU COL D'AK-BAÏTAL (4 54O MÈTRES).
Autour de l'Afghanistan.
ri. 24, liage 60.
CAMPEMENT AU BORD DU ROUNG-KOUL
aux nomades de la montagne. Le coin est frais', un
clair ruisseau y fait entendre sa chanson, mais le bois
manque et comme chaque jour, nos hommes doivent
aller chercher des racines sur les pentes proches du
camp .
La soirée est malheureusement troublée par le
brusque départ de Torta-Sin qui, après une discussion
assez violente avec les caravaniers, prend son fusil,
siffle son chien et s'enfonce dans la nuit...
Nous continuons le lendemain, par temps calme, à
cheminer dans des gorges de plus en plus désolées. Le
long ruban de route qui se déroule à perte de vue nous
décourage par sa monotonie. Bêtes et gens, anéantis
par la chaleur, s'en vont la tête basse à travers cette
solitude uniformément grise... et l'on marche ainsi
pendant des heures jusqu'au mazar de Sari-Mollah. La
caravane abandonne alors le chemin du Pamirski-Post,
et franchissant le ruisseau d'Ak-Baïtal, elle s'oriente
à l'est pour aller vers le Roung-Koul.
C'est là que nous établissons le campement, à
l'extrémité sud-ouest du lac. L'eau est potable. Mais
le vent souffle en tempête dans cet endroit très décou-
vert, et les tentes que nous montons avec les plus
grandes difficultés se déchirent sous l'effort de la
rafale.
A notre droite s'élève une montagne dentelée qu'on
appelle la « Pierre-lampe » — Tchirag-Tasch — parce
que chaque nuit on voit briller une lumière à son som-
I. 4180 métrés d'altitude.
(61)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
met. Cette pierre est célèbre dans tout le Ferghana et
la jolie légende de sa lueur mystérieuse m'a été
racontée par plusieurs officiers russes. Du point où
nous sommes la petite flamme vivante ne se voit pas,
mais un des caravaniers, le grand Rouzi, affirme que
de l'endroit où nous camperons demain, on ne peut
manquer de l'apercevoir. Je m'endors, malgré le vent
et la poussière, en repassant dans mon esprit tous les
détails entendus de cette merveilleuse histoire et je
rêve de grotte lumineuse et de trésors cachés. Mon
imagination me fait même découvrir Aladin réfugié au
sommet du Tchirag-Tasch avec sa lampe célèbre, et
roi des Pamirs, adoré par les Kirghizes...
Au matin, les montagnes sont roses entre le ciel et
le lac bleu foncé. Nous marchons vers la légende. Le
fameux rocher se dresse devant nous. « Voyez,
Saheb! » me dit Rouzi. Et j'aperçois au fond d'un
trou noir, une sorte de triangle lumineux qui paraît
être la projection d'un rayon de soleil filtrant à travers
quelque fissure invisible. La nuit, la clarté de la lune
doit produire les mêmes effets et la présence inexpli-
cable de la petite flamme, presque toujours scintillante,
suffit à rendre sacrée cette pierre immobile dans la
plaine déserte.
Nous campons un kilomètre plus loin, sur une dune
peu élevée au bord du lac. Derrière nous les mon-
tagnes déchiquetées entrevues la veille. Je vais avec
Enselme visiter deux profondes cavernes, dont l'une
est certainement habitée pendant l'hiver : dans la
(62)
y.
K
H
V.
Autour de l'Afghanistan
l'I. 25, piige 62.
LE 14 JUILLET A 4000 MÈTRES D'ALTITUDE
voûte, ouvre une cheminée assez large avec des cou-
loirs horizontaux formant comme des étages. Pendant
ce temps, Zabieha est allé voir si l'on pourrait se pro-
curer une yourte et quelques moutons chez des Kir-
ghizes qui sont, paraît-il, installés à huit verstes d'ici.
Notre compagnon revient vers la fin de la journée
et nous annonce qu'il a réussi dans son ambassade. Le
Cazi — ou juge — de la tribu se présente peu après
suivi d'un aide de camp : c'est un fort aimable seigneur,
aux manières distinguées et à l'air intelligent, avec
lequel nous avons plaisir à causer en attendant la
yourte promise.
Dans la clarté magique du couchant, à l'heure
exquise où le soleil qui va s'éteindre met sur la mon-
tagne toute proche comme des lueurs de brasier, elle
arrive enfin portée par deux superbes chameaux gris
de fer. Le vent s'est levé comme hier soir, il agite déjà
nos tentes et, sous la toile qui frémit, nous nous
réjouissons à la pensée de dormir dans cette yourte
robuste au toit de feutre...
14 juillet. — J'entends au réveil les premiers
pétards de la fête nationale! C'eet Zabieha et Enselme
qui sont allés chasser les oies. Le Cazi désire nous
rendre notre politesse et veut nous emmener déjeuner
à son camp. Mais au moment du départ, on s'aperçoit
de la disparition du cheval de Zabieha, ainsi que de
celle du jeune Ahmed. La bête se sera sans doute
éloignée pendant la nuit et l'homme est à sa recherche.
Force nous est donc de laisser repartir seul le seigneur
(63)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
du Roung-Koul qui, fort aimablement, nous prêtera sa
yourte et ses chameaux jusqu'au Pamirski-Post.
Et nous voici au crépuscule, transportés au Japon :
coucher de soleil dans un ciel jaune citron où courent
de légers nuages noirs avec la découpure sombre des
montagnes en papier de soie. C'est une véritable
aquarelle de kakémono aux teintes d'une délicatesse
infinie...
Les nombreux essais de pêche tentés dans le
Roung-Koul ont été aussi infructueux que dans le
Kara-Koul; pourtant l'eau du lac est ici moins salée,
et j'ai pu recueiUir quelques crevettes microscopiques
ainsi que de petits coquillages.
Nos caravaniers sont très agités par la perte de
leur cheval; Rouzi ne parle de rien moins que de
retourner à Osch. La tempête qui souffle, pas plus que
mes observations, ne parvient à les retenir. Il faut
d'ailleurs qu'ils ramènent également nos autres che-
vaux, qui ont profité de leur liberté trop grande de la
nuit pour s'éloigner du camp. Le caravanbasch et
Rouzi se mettent donc en campagne. Nous commen-
çons à penser — Iskandar est de cet avis — que le
jeune Ahmed pourrait bien avoir pris la clef. . . du désert
en enfourchant l'échiné de notre meilleur coursier.
Un honnête Kirghize nous ramène bientôt les bêtes
vagabondes : elles avaient repris en file indienne la
route d' Ak-Baïtal et, dégoûtées du Pamir, se dirigeaient
résolument vers Osch. C'est raté pour cette fois, et
l'air penaud, la tête basse, elles se laissent attacher
• (64)
LE njlGIIITE ENVOYÉ PAR LE COMMANDANT DU PAMlRSKl-l'OST.
NOTRE CAMPEMENT SUR LES BORDS DU ROUNG-KOUL.
Autour de l'Afghanistan.
i"!. 26, page 64.
CHEZ LES KIRGHIZES
selon la mode kirghize, deux par deux et côte à côte,
le nez de l'une touchant la croupe de l'autre. Mais
Ahmed et son cheval manquent toujours à l'appel.
Pendant le déjeuner, Rouzi revient furieux. Il n'a
rien trouvé. Nos soupçons se précisent... Nous ne
pouvons pourtant pas demeurer plus longtemps sur
cette plage inhospitalière et je décide les caravaniers à
plier bagage. Comme j'allais donner le signal du
départ, un coup de vent s'abat sur la yourte qui
s'écroule en un fracas épouvantable. Il ne faut plus
songer à l'emporter et nous voilà sans abri, réduits
encore pour ce soir à la frêle maison de toile.
Marche fatigante : nous sommes constamment
courbés en deux sur le col de nos bêtes pour faire face
à la tempête et tâcher d'éviter le sable qui nous
aveugle. Les chevaux sont eux-mêmes jetés de côté à
tout instant, et doivent s'arc-bouter des quatre membres
pour ne pas tomber. C'est ainsi que, luttant contre la
tourmente, notre petite caravane passe pour la seconde
fois devant la Pierre-lampe, puis devant le cimetière
de Sari-Mollah et retrouve dans la vallée le chemin du
Pamirski-Post. Zabieha, qui était parti en éclaireur,
accourt vers nous à fond de train en faisant des mou-
linets avec son fusil. Il a découvert des yourtes et nous
en a fait préparer une. La plaine cachait en effet un
campement kirghize : c'est Moukour-Tchetchak-Tchi
où nous sommes reçus le plus cordialement du monde.
On nous aide à descendre de cheval, on allume le feu,
chacun s'empresse à nous servir. Un grand Kirghize
(65)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
blond, à figure diabolique, anime la flamme à l'aide
d'un soufflet en peau de bouc dont l'extrémité imite à
s'y méprendre le bec d'un canard, et les racines cré-
pitent bientôt sous les coins-coins étouffés de l'original
instrument.
Notre arrivée a mis toute la tribu, bêtes et gens, en
mouvement : autour de nous, dans un désordre pitto-
resque, grouillent chevaux, chiens, yaks, qui frater-
nisent avec les enfants des nomades. Voici, vers le
soir, la rentrée des troupeaux. D'abord, en masse bon-
dissante, les cabris et les agneaux qu'on met à la
corde, puis un instant après, venant d'une autre partie
de la plaine, le troupeau des mères. Et c'est charmant,
au milieu d'appels attendris et de bêlements répétés,
de voir les brebis et les chèvres chercher leurs petits
dans le tas des bêtes moutonneuses et les caresser,
heureuses de les retrouver après une journée de sépa-
ration. Les femmes kirghizes arrivent alors avec de
grands seaux et s'installent pour traire les chèvres,
tandis que les enfants confondus avec les bêtes, mêlent
leurs cris joyeux aux bêlements que l'écho répercute à
l'infini. L'ancien de la tribu, figure majestueuse à
longue barbe grise, préside à cette cérémonie comme
un patriarche des anciens âges. Mais le soleil se couche
derrière les montagnes dentelées. C'est l'heure de la
prière. Le vieillard étend la main. Tout bruit cesse. Le
visage paisible et souriant de l'ancêtre s'est fait grave
et attentif. Il devient à cette minute recueillie le prêtre
de la tribu, et lançant dans le calme du soir la chanson
• (66)
Autour de l'Afghanistan.
PI. 27, page I
EN VUE DU PAMIRSKI-POST
sacrée de Tlslam, il appelle tous ses enfants au
Namaz-gar^
Le lendemain, dès l'aube, arrive un courrier bizar-
rement accoutré, porteur d'une lettre de l'officier com-
mandant le poste du Pamir. Celui-ci nous demande nos
papiers, sinon nous ne passerons pas la frontière chi-
noise. Il faut s'incliner devant cet ordre et je remets le
laisser-passer du colonel Alexeieff au djighite^ qui
repart aussitôt.
En route, nous sommes rejoints par un cavalier
kirghize. Quel n'est pas notre étonnement de recon-
naître Torta-Sin, notre chasseur du Kara-Koul, qui
nous avait abandonnés depuis quatre jours. Zabieha
lui paye les journées passées avec nous et bon
voyage ! . . .
On traverse la rivière Pchart, au lit très large et
très caillouteux actuellement desséché. Peu après le
sentier bifurque. Une piste à peine visible conduit à
l'ancien poste; l'autre, celle que nous suivons, incline
à droite et passe au pied d'un rocher à pic surmonté
d'un mazar. Sitôt le rocher contourné, j'aperçois au
pied d'une assez haute montagne des toits qui brillent
au soleil. C'est le Pamirski-Post^. Nous rejoignons
alors l'Ak-Sou bordé de prairies vertes qui poussent
sur un sol blanc de salpêtre et, tout en suivant la rive
1. Prière du soir.
2. Les Djighites sont des cavaliers kirghizes, à la solde de la Russie, qui font
le service de la poste à travers le Pamir.
3. Le point où est établi le Pamirski-Post est appelé par les g^ens du pays
Chah-Djan ou Mourgfab. Altitude 3700 mètres.
(67)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
droite du torrent, nous parvenons à quelques cen-
taines de mètres du poste.
A cet instant, je vois deux cavaliers passer la porte
et venir à notre rencontre. Le premier est le comman-
dant militaire, l'autre un interprète kirghize. Le capi-
taine nous fait le meilleur accueil, mais la conversa-
tion est fort difficile, car son cheval, qui n'est pas sorti
depuis longtemps, ne peut tenir en place. On met pied
à terre; notre hôte nous fait entrer dans des chambres
propres et confortables dont les miroirs montrent
à nos yeux ébahis des figures de sauvages, au nez
pelé, à la barbe en broussaille, aux joues couleur de
brique... Par bonheur, on ne nous demandera pas
d'endosser l'habit, ni d'arborer la cravate blanche. Les
rudes hommes aux larges épaules qui acceptent de
vivre dans cet exil n'ont rien qui rappelle l'officier de
parade.
Nous sommes présentés, à l'heure du repas, à
l'épouse du capitaine : c'est la treizième femme qui soit
venue habiter au Pamir. La douzième y est morte
l'année dernière d'une maladie de cœur, mais notre
charmante hôtesse ne paraît pas superstitieuse...
La soirée se prolonge gaiement jusque fort avant
dans la nuit. On fête notre venue par des récits de
chasse, des légendes kirghizes et des chansons
cosaques au rythme étrange et doux qu'accompagne
en sourdine la plainte grêle d'une balalatka\
1 8 juillet. — Les réjouissances continuent. On nous
I. Sorte de mandoline.
(68)
DIFFICULTES AVEC NOS HOMMES
fait visiter le poste dans tous ses détails. Puis c'est,
durant une longue journée, l'histoire de la vie rude et
monotone des habitants de cette demeure inhospita-
lière, vrai nid d'aigle battu par les bonranes, où le froid
intense des nuits d'hiver glace le corps et annihile les
cerveaux. Il faut, pour supporter cette existence, le
tempérament spécial de ces géants du nord dont on
doit sans réserve admirer la stoïque endurance.
Le lendemain matin, sur le seuil du poste, je trouve
Iskandar qui a sa figure des mauvais jours. Nous
devons nous remettre en route et les hommes, paraît-
il, refusent de pousser plus loin. A partir du Pamirski-
Post c'est en effet pour eux l'inconnu, car les cara-
vanes ne dépassent jamais Chah-Djan^ Avant de
parler aux caravaniers, je vais trouver le capitaine
Busch et lui demande s'il ne pourrait pas nous fournir
un guide jusqu'à la frontière chinoise. Il y consent de
la meilleure grâce et je vais parlementer alors avec nos
Sartes; mais les pourparlers sont interminables. Pour-
tant, après leur avoir donné l'assurance que la route
n'est pas trop mauvaise pour les chevaux et que nous
serons guidés par un Kirghize qui connaît les passes,
après leur avoir rappelé en outre qu'ils ont pris l'enga-
gement formel de m'accompagner jusqu'au bout et
qu'il pourrait leur en coûter de ne pas me suivre,
j'obtiens enfin la promesse qu'ils ne chercheront pas à
revenir en arrière.
I. Une seule, en juillet, vient d'Osch approvisionner chaque année le poste et
elle s'en retourne, bien entendu, par le même chemin.
(69)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
Nous quittons le poste en compagnie des deux
capitaines et de M™^ Busch qui, pour la circonstance,
s'est costumée en cosaque d'Orenbourg. Six ou sept
verstes après Chah-Djan, on passe devant le cimetière
russe, devant l'ancien poste, maintenant démoli, et Ton
arrive un peu plus loin aux yourtes du Volosnoïe^ où
les Kirghizes nous font fête.
La yourte sous laquelle nous déjeunons est inté-
rieurement couverte de tapis et d'étoffes aux brillantes
couleurs. Tout autour, le long de la paroi sont rangés
d'énormes coffres rouges et verts qui renferment, à
n'en pas douter, les richesses de la famille. On nous
présente notre guide, un homme à l'aspect déjà véné-
rable mais de figure énergique. Son nom est Rahim-
Berdi^ et il porte sur la poitrine deux larges médailles
russes.
Après déjeuner, je photographie le groupe des
convives; on se donne l'accolade et notre caravane se
met en route au milieu des hourras.
Bientôt les yourtes n'apparaissent plus que comme
de grands oiseaux blancs dans le vert des prairies ; le
désert recommence triste et désolé. Autour de nous les
montagnes dressent des cimes brunes, des dômes
cyclopéens à l'aspect un peu fantastique avec leurs
formes torturées et architecturales. Ici de vieilles tours
démantelées, là d'étranges dragons, plus loin un esca-
lier monumental gardé par des sphinx... On dirait les
1. Mot russe qui signifie : chef de district.
2. Dieudonné.
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Autour de l'Afgh<aniBtau.
PI. 28, page 70.
UNE PARTIE DE PÊCHE
ruines d'une ville immense construite pour un peuple
de géants.
Le soir venu, nous campons au pied de grands
rochers qui se découpent en silhouette sur le ciel où
commencent à s'allumer les étoiles. Au sud, de superbes
glaciers encore visibles; au nord, des nuages d'un noir
intense sillonnés de longs éclairs bleuâtres.
Le 19, nous sommes en vue de la frontière chi-
noise entièrement couverte de neige fraîche et longeant
toujours l'Ak-Sou, nous atteignons vers midi un point
de la rivière appelé Bak-Choldi. Coin très herbeux où.
nous montons la yourte. Nouvelles tentatives de
pêche, cette fois couronnées de succès. Je ramène au
bout de ma ligne quelques poissons de grosseur rai-
sonnable; ouverts, ils montrent un intérieur noir peu
engageant. « Poison! » dit laconiquement le guide'.
Notre caravane chemine encore le lendemain au
milieu d'une plaine assez large que bordent de hautes
falaises affreusement dénudées.
Cependant, de loin en loin, le sentier revient vers
l'Ak-Sou qu'il côtoie, et traverse alors de fraîches
prairies émaillées de petites fleurs violettes. Après
15 kilomètres environ, c'est, à l'embouchure de la
rivière Istik, un robat ou refuge kirghize à moitié
démoli. La vallée, à partir de là, se resserre et le sen-
tier pénètre dans une gorge rocheuse : au-dessous de
nous, à 30 mètres, coule la rivière où nagent des oies.
I. Nous étions déjà prévenus depuis Osch de cette dangereuse propriété des pois-
sons du Pamir.
(70
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
Zabiéha fait un essai de tir plongeant, mais les oies se
sont levées hors de portée... Après cette gorge la
vallée s'épanouit, large et gazonnée. On dresse la
yourte à 3 810 mètres d'altitude, au confluent du Dong-
Keldik et de l'Ak-Sou, à l'abri d'une haute terrasse.
L'énorme pain de sucre qui a nom Ak-Tasch ou
Pierre blanche est encore loin et pourtant nous
l'apercevons depuis deux jours.
Dans la journée, je prends un poisson bizarre qui
tient à la fois de la truite et du barbeau. Iskandar, sous
la surveillance de Zabieha, enlève avec soin la matière
noire qui constitue le poison, après quoi il nous le
sert à la maître d'hôtel... et de l'avis de tous notre
barbeau est trouvé excellent.
Nous avons hâte maintenant d'atteindre la frontière
chinoise et nous sommes en route de bonne heure par
temps couvert et brise fraîche. Le sol de la vallée est
un vrai marécage où nos chevaux pataugent, s'enlizent
et n'avancent guère, malgré les cris répétés des carava-
niers. Nous voici tout à coup devant un curieux cime-
tière dont les coupoles toutes blanches mettent une
note gaie dans le gris du paysage. C'est — dit Rahim
— le Mazar Goudari, dominé au loin par le dôme
cyclopéen d' Ak-Tasch, blanc lui aussi de neige
fraîche... Nous passons la rivière qui descend du col
de Naïza-Tasch (Pierre-baïonnette). Le paysage est
sinistre. Nous sommes ici dans un carrefour, assez
redouté des caravanes, où notre route coupe une
piste fréquentée par les pillards afghans qui du Wakan
.(72)
LA TARASQUE DES PAMIRS
se rendent en Chine. Cette piste débouche de l'Afgha- .
nistan par une brèche profonde — appelée Aïk-Youli
— que l'on voit à droite et pénètre sur le territoire
chinois par le col rocheux de la « Pierre-baïonnette »
qui s'ouvre à notre gauche.
Au pied du mur à pic de l'Ak-Tasch, de nombreuses
sources se réunissent et forment un gracieux petit lac
entouré de prairies : c'est l'Aschdahar-Koul ou lac du
Serpent. Rahim-Berdi nous raconte qu'autrefois un
énorme dragon vivait dans ses eaux, qui dévorait
tous les voyageurs; mais le prophète Ali, voyant
diminuer le nombre de ses fidèles, daigna se déranger
et vint un jour tuer de sa propre main cette féroce
tarasque des Pamirs.
L'aspect change, nous cheminons maintenant à
travers un vaste cirque' que bordent à l'est les glaciers
du Tagdoumbasch. Après avoir passé une rivière assez
grosse, notre caravane se déploie dans un vallon ver-
doyant où, de tous côtés, s'élèvent des yourtes blan-
ches et où paissent de nombreux troupeaux. Derrière
les yourtes, à mi-coteau, on aperçoit le mazar pâle
d'Ak-Beït (3870 mètres d'altitude).
Nous sommes reçus à notre arrivée par le chef du
village et par tous les jeunes Kirghizes à cheval qui se
livrent, en notre honneur, à une fantasia échevelée.
C'est la tamascha ou Fête de la chèvre.
Ce jeu qui semble d'une sauvagerie cruelle à notre
I. Dans ce cirque débouchent trois cols-frontiére qui sont, en commençant par
le nord, Kara-Koul, Khan-Youli et Beïk.
(73)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
sensibilité européenne a une telle puissance de nou-
veauté et de couleur locale qu'on arrive très vite à y
prendre un goût passionné et à oublier qu'un animal
vivant en est la cause et la victime.
Une foule tumultueuse, composée surtout de
femmes et de vieillards, se presse autour des cavaliers
qui se mesurent du regard avant l'entrée en lutte. Les
admirables bêtes qu'ils montent, entraînées à ce sport
spécial, ont les oreilles dressées et frémissent d'impa-
tience. On amène une jeune chèvre dont les cornes ne
sont pas encore poussées — les cornes seraient en effet
de prise trop facile — et le jeu consiste à empoigner
la bête en passant au galop de charge à côté d'elle.
C'est le début. Se retenant d'une main au pommeau
et penché jusqu'à raser le sol, le Kirghize réussit à
saisir la chèvre. D'un brusque mouvement il se relève
avec sa proie qu'il étreint entre sa jambe et la selle et
le voici, lancé à fond de train dans la plaine, allant,
revenant, faisant mille crochets, mille détours pour
échapper aux autres joueurs qui le poursuivent et
cherchent à lui arracher la malheureuse bête. Ce pre-
mier vainqueur, excité par * les cris et les encoura-
gements de la foule, défend son bien avec furie. La
chèvre, réduite au bout d'une demi-heure à l'état de
loque informe, est cent fois prise et reprise, jetée à
terre, enlevée à bout de bras, arrachée brutalement.
Dès qu'un des coureurs s'est emparé de la bête, il
est déclaré vainqueur, abandonne la poursuite et vient
recevoir sa récompense de nos mains : c'est une bague,
(74)
GROUPE DEVANT LA YOURTE DU VOLOSNOÏE DE CHAH-DJAN.
LA TAMASCHA DE LA CHÈVRE CHEZ LES KIEGHIZES D'AK-BEÏT.
Autour (le l'Af jhanistai
PI. 29, page 74.
DERNIÈRE ETAPE EN TERRITOIRE RUSSE
une paire de boucles d'oreilles, un mouchoir, une pièce
d'argent. Et lorsqu'après beaucoup de courses folles
et de chutes, les hommes et les chevaux sont à bout
de souffle, le jeu prend fin et les cavaliers regagnent
leurs yourtes aux applaudissements de l'assistance.
22 juillet. — Les caravaniers font une nouvelle
tentative, d'ailleurs infructueuse, de nous abandonner là
pour retourner en arrière; mais sentant l'inutilité de
leurs efforts ils se résignent en maugréant, et nous
partons à sept heures du matin accompagnés par le
chef du village.
Aujourd'hui nous quittons l'Ak-Sou et, nous diri-
geant vers le col du Beïk, nous escaladons une série
de terrasses surplombées par le cône rocheux de TAou-
Tasch. Les montées sont raides. A chaque minute nos
braves petits chevaux s'arrêtent pour souffler, puis ils
repartent courageusement et finissent par grimper très
vite cet escalier gigantesque. En nous retournant,
nous apercevons dans le lointain une construction
toute blanche : c'est le poste russe de Kizil-Robat où
quelques cosaques montent la garde aux portes de
l'Afghanistan.
Nous sommes à présent sur le dernier gradin, en
vue d'une large vallée dans laquelle nous allons croi-
ser, tous les 5 ou 6 kilomètres, des groupes de yourtes
hospitahères. Partout la vie familiale et paisible; au
bord du sentier et dans les fonds, des troupeaux de
yaks, de moutons et de chèvres que surveillent de petits
bergers en guenilles.
(75)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
Peu à peu, à mesure qu'on avance, le paysage se
fait plus sévère. Toute trace de vie disparaît, les mon-
tagnes prennent une teinte de plus en plus sombre et,
vers le soir, leurs parois qui nous dominent se rappro-
chent en une étroite brèche, où il semble qu'on ne
pourra jamais pénétrer.
Nos tentes sont dressées à l'entrée même de cette
gorge sinistre. C'est ici notre dernière soirée dans les
solitudes pamiriennes... Nous campons au pied du col
du Beïk qui nous sépare de la Chine et demain nous
sortirons de 1' « Enfer » pour entrer dans le Céleste
Empire.
CHAPITRE IV
DE LA FRONTIÈRE CHINOISE A YARKAND
Le col du Beik. || Un passeport improvisé. |1 Difficultés avec les
CARAVANIERS |] IlI-SoU. || PrEMIER CONTACT AVEC LES AUTORITES
chinoises. Il Tasch-Kourgan. Il En route pour Yarkand. || La passe
DE KOK-MOUINAK. || ToR-BaCHI ET LE TaNG-I-TaR. || Un KARAOUL
cambriolé. Il Arpalik. Il La gorge infernale. || Yarkand.
LE col du Béïk est le plus méridional de tous les
passages permettant de franchir la chaîne du
Tagdoumbasch, massif élevé qui sépare les Pamirs de
la vallée du Sarikol. C'est au col même que viennent
se réunir les trois lignes frontières de la Russie, de la
Chine et de l'Afghanistan.
Nous allons entrer dans une contrée à peine
explorée, où nul chemin tracé ne doit guider notre
caravane. Mais mon intention étant, comme je l'ai dit,
de gagner par la route la plus courte la haute vallée du
Raskem, je n'ai pas hésité à prendre une voie peut-
être plus difficile, mais du moins plus intéressante par
sa nouveauté même.
2j? juillet. — La neige tombée pendant la nuit
recouvre le sol, un épais brouillard obscurcit l'atmo-
(77)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
sphère ; tout cela ne nous promet pas une étape bien
agréable. Fort heureusement, les nuages disparaissent
peu à peu et nous pouvons partir avec l'espoir de
passer le col dans de meilleures conditions. Le chef
des yourtes d'Ak-Beït nous accompagne quelques
instants, puis descend de cheval et prend congé à la
mode kirghize : c'est le dernier sujet du Tzar que nous
verrons sur la route jusqu'à notre rentrée en Perse par
le Seïstan. Aujourd'hui, sans doute, nous ferons con-
naissance avec les fonctionnaires de l'Empereur de
Chine.
La montée ne présente aucune difficulté. De nom-
breux chameaux, chaudement vêtus, pâturent en
liberté autour de nous; plus loin, la vallée se resserre
et nous parvenons au col du Beïk entre deux parois de
schiste couvertes de neige. Quelques troupeaux d'ibex
se montrent sur les pentes, mais trop haut, hélas, pour
que l'on puisse utilement leur envoyer un coup de
fusil. Le passage est largement ouvert; un petit lac en
partie gelé en occupe le sommet; nous sommes à
4 700 mètres d'altitude . . "
Si l'ascension est des plus aisées du côté russe, la
descente en territoire chinois est au contraire péril-
leuse; aucun sentier n'existe, il faut dégringoler dans
des éboulis à 45° où les chevaux risquent à tout instant
de se rompre le cou. Par bonheur, la caravane arrive
entière au bas de cette côte rapide et nous retrouvons
la rivière du Beïk que nous suivons à travers des blocs
de rocher sur lesquels nos chevaux glissent à chaque
(78)
LES SARIKOLIS D'ILI-SOU.
MAZAR DE SEÏD-HASSAN.
Autour_cte l'Afghanislrvu.
PU 3U, page 78.
DANS LA VALLÉE DU SARIKOL
pas. Toujours nulle trace de chemin; aucun être vivant
ne vient animer cette vallée aux flancs couleur de
soufre. Il semble qu'on ne touchera jamais au but de
l'étape — le confluent du Beïk et du Sarikol — où
Rahim-Berdi aflirme que nous devons trouver des
yourtes. Cependant vers cinq heures, alors que nous
désespérions, les tentes coniques se montrent enfin à
un coude de la rivière ; elles dressent leurs coupoles de
feutre sur une étroite pente gazonnée que domine une
gigantesque muraille de granit.
Bientôt nous sommes sur la rive gauche du Sarikol
dont les eaux mugissantes ne nous inspirent qu'une
médiocre confiance. Les habitants de la yourte nous
ont aperçus; ils nous indiquent le gué avec force
gestes. Malgré tout, la rivière est dure à passer : nos
chevaux perdent pied et nagent même par instants,
et Zabieha, dont la monture bronche, a ses bottes
remplies d'eau.
Nous voilà à Beïkni-Aouzi' sains et saufs, et dans
la yourte un feu clair de sarments, chose nouvelle et
inappréciable, a vite fait de nous sécher. Les carava-
niers arrivent une heure après nous, éreintés des efforts
qu'ils ont eu à faire; pour les réconforter, je leur
achète un mouton tandis qu'Enselme extrait de la caisse
aux médicaments un thapsia et le place sur la poitrine
du grand Rouzi qui tousse à faire craquer sa peau
rude.
Mais le karaoul vient nous rappeler que nous
I. Littéralement : Bouches du Beïk.
(79)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
sommes en Chine : il me demande mon passeport, que
je ne lui donne pas et pour cause; il doit se contenter
d'une feuille de papier sur laquelle j'ai inscrit nos
noms, prénoms et qualités. D'ailleurs je voudrais bien
savoir ce qu'en pourra faire le mandarin de Tasch-
Kourgan auquel un djighite portera ce soir même le
passeport improvisé...
24 juillet. — Dans la claire lumière du matin, nous
faisons route vers le Nord en suivant la rive droite du
Sarikol. Çà et là, des prunelliers, des églantiers, quel-
ques saules rabougris jettent leur note verte sur la
teinte grise des galets, et ces arbustes excitent notre
admiration, car depuis le Taldik nous n'avons rien vu
de semblable. Mais bientôt les parois de la gorge
s'écartent; nous arrivons au pied d'un promontoire
rocheux qui domine le confluent du Sarikol et du
Khoudjer-Ab et que nous devons contourner pour
remonter le cours de ce dernier torrent. A gauche,
s'ouvre la valléô de Tasch-Kourgan couverte de brouil-
lards; en face, la haute chaîne qui nous sépare du
Raskem-Daria et vers le sud, marquant la frontière des
Indes, le massif énorme du Mouz-Tagh.
La caravane fait halte, vers midi, tout près du
mazar de Seïd-Hassan. Là, sur le bord de la rivière,
s'élèvent de misérables yourtes. Après de longs pour-
parlers nous obtenons des Kirghizes qu'ils nous en
cèdent une pour la nuit, mais cette location est con-
sentie de fort mauvaise grâce et les femmes surtout
nous font un accueil des plus maussades.
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Aatoar de l'Afghanistan.
PI. 31, page SI).
LE REFUS DES CARAVANIERS
Pendant le déménagement j'admire les bijoux de
la jeune fille de la maison, M"^ Tavar. L'extrémité de
ses longs cheveux, tressés en innombrables nattes, est
liée à une sorte de peigne qui les tient étalés sur toute
la largeur du dos. Au peigne sont attachées des pièces
de monnaie d'où pendent, au bout d'un fil noir, une
douzaine de dés à coudre qui se heurtent, quand elle
marche, avec un joli bruit de clochettes. Elle est ravie
de recevoir une paire de boucles d'oreilles en métal
blanc. Sa mère, une vieille sorcière noire, édentée,
affreuse, réclame aussi quelque cadeau, et je la gratifie
d'une bague ornée d'une simili-turquoise dont elle se
pare incontinent...
J'espérais avoir ainsi conquis la bienveillance de
notre hôtesse, mais je me trompais étrangement. En
effet, sur la fin du jour, le caravanbasch pénètre dans
la yourte et me déclare qu'il ne veut pas aller plus loin,
car la haute vallée du Raskem est impossible à suivre
en cette saison, à cause de la hauteur des eaux. Une
heure de discussion ne parvient pas à vaincre son entê-
tement, mais comme j'espère trouver des yaks et des
porteurs au pied de l'Ili-Sou, je lui intime l'ordre
d'avoir à me suivre demain, lui et ses chevaux. Cette
brusque décision avait suivi de près une conférence de
nos hommes avec la vieille mégère qui, je l'ai su plus
tard, ayant pris le thé dans la tente des caravaniers,
leur avait affirmé que pénétrer dans le Raskem, c'était
courir à une mort certaine. Nous sommes furieux de
■cette fâcheuse intervention et j'ai toutes les peines du
(8.)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
monde à arracher la vieille femme des mains de
Zabieha qui veut absolument la jeter dans la rivière.
Le lendemain dès l'aube, les discussions recom-
mencent avec nos hommes, plus véhémentes encore
que la veille : je finis cependant par les décider et nous
partons pour l'Ili-Sou. Après on verra!
Le sentier remonte le Khoudjer-Ab, passe devant
le vieux mazar de Seïd-Hassan recouvert suivant la
coutume de queues de yaks et de cornes d'ibex et,
courant au sud-est, nous amène après une marche de
20 kilomètres dans un petit vallon herbeux que dominent
quelques yourtes. Le baromètre indique 4160 mètres,
nous sommes au pied du col d'Ili-Sou.
Dès notre apparition sur le plateau, les indigènes
se précipitent pour nous saluer et aider au décharge-
ment des bagages. Ce sont des Sarikolis, musulmans
chiites, dont la tribu est originaire du Wakan; tous ont
le type israélite très accusé et sont d'une saleté repous-
sante. Ma première parole est pour leur demander s'ils
ont des yaks qui pourraient transporter mes caisses au
delà du col, mais d'un commun accord, ils répon-
dent qu'ils ne possèdent que des yaks femelles et
que je ne trouverai dans la montagne aucun homme
qui veuille m'accompagner. D'ailleurs, ajoutent-ils,
entreprendre la route du Haut Raskem en cette saison
serait folie.
Je vais donc être obligé, bien contre mon gré, de
céder aux caravaniers et de me rendre à Tasch-Kourgan
d'où j'essaierai de gagner Kilyang par la route trans-
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Autour de l'Afghanietau.
PI . 32, page 82.
CHANGEMENT D'ITINÉRAIRE
versale suivie déjà par M. Dauvergne. Cette résolution
une fois prise, je m'éloigne en compagnie d'Enselme
et de Zabieha et nous allons faire un tour dans les
environs du campement afin de chasser les idées
sombres.
A notre retour au camp, nous remarquons une
agitation qui présage du nouveau et ne nous dit rien
de bon. Nos hommes sont-ils partis emmenant les
chevaux de la caravane? Y a-t-il eu rixe avec les indi-
gènes? Rien de grave heureusement... c'est un des
officiers de l'Amban' de Tasch-Kourgan accompagné
de deux superbes cavaliers, qui vient nous saluer de la
part de son chef. Lui aussi nous déconseille absolu-
ment le Raskem, mais il propose que l'un de nous aille
examiner la route de l'autre côté du col, et si nous la
jugeons praticable, l'Amban nous permettra de passer
moyennant une déclaration écrite qui mettra sa respon-
sabilité à couvert. Réflexion faite, et pour éviter une
perte de temps sans nul doute inutile, nous lui disons
notre intention de partir demain pour Tasch-Kourgan.
26 juillet. — Etape monotone et triste : nous repas-
sons devant le mazar de Seïd-Hassan, devant les
yourtes où la sorcière ne manque pas de nous narguer
et nous continuons vers le nord en suivant la rive droite
du Sarikol jusqu'aux pâturages de Tchilarik*. Le
représentant de l'Amban, Khartchan-Beg, fait aussitôt
1. Titre donné dans le Turkestan aux mandarina chinois qui administrent le
territoire.
2. 3620 mètres d'altitude.
(S3)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
préparer une yourte et, les Sarikolis ne se hâtant pas
suffisamment à son gré, il tombe sur eux à coups de
nagaïka^
La justice immanente a frappé le caravanbasch ;
un de ses chevaux est mort aujourd'hui pendant la
route...
L'étape du lendemain à travers les galets du Sarikol
est fastidieuse : en face de nous, se dressent à l'horizon
les glaciers resplendissants du Mouz-Tagh-Ata, ou
« Père des montagnes », tandis que vers l'ouest la
muraille dentelée du Pamir semble vouloir escalader le
ciel. Vers midi, on arrive au village de Tourlan-Chah
situé, au milieu de riches cultures, en face de Tasch-
Kourgan qui n'est séparé de nous que par le torrent.
Çà et là des bouquets de saules entourés d'un mur :
nous n'avions pas vu d'arbres depuis Goultcha! On
s'installe à l'ombre pour déjeuner, car la rivière est
difficile à passer et le Beg pense qu'il vaut mieux
attendre la caravane. L'endroit est charmant, nous nous
y attarderions volontiers, mais nos hommes arrivent
avec les bagages et nous nous remettons en route à
leur suite. Du reste le passage du gué n'est pas com-
mode; quoique la rivière soit partagée en sept ou huit
bras, nous avons beaucoup de mal à la traverser à cause
de la rapidité du courant et de la hauteur des eaux.
De l'autre côté du Sarikol nous cheminons dans
une plaine gazonnée, toute parsemée de fleurs, qui
s'étend jusqu'au pied de la colline où s'élève la petite
I. Fouet kirghize.
(84)
l'ascension du col de kok-mouïnak, a travers un chaos effroyable
de pierres éboulées.
UN TROUPEAU DE YAKS APPARAIT TOUT A COUP ET NOUS BARRE LA ROUTE.
Autour de l'Afghanistan.
PI. 33, page Si.
TASCH-KOURGAN
ville de Tasch-Kourgan ' et le Beg nous conduit dans
une maisonnette chinoise qui fut construite, paraît- il,
pour loger les voyageurs de marque.
A peine installé, j'envoie Iskandar porter nos cartes
de visite* à l'Amban et le saluer de notre part; le
mandarin fait répondre qu'aujourd'hui il est un peu
souffrant, mais que demain il se fera un plaisir de
recevoir Nos Excellences. Dans la journée nous allons
serrer la main du lieutenant russe commandant le poste
des cosaques : très aimable, il met à notre disposition
le petit pavillon oiî sont installés les bains du détache-
ment et je crois inutile de dire avec quelle volupté
nous profitons de sa gracieuse attention.
2p juillet. — La matinée se passe à visiter les
abords du village. Tasch-Kourgan, en chinois Pou-ly,
compte sept ou huit cents habitants et son importance
provient surtout de sa position stratégique à la ren-
contre des nombreux chemins venant du Pamir et des
Indes. Les Chinois y ont une sorte de légat qui admi-
nistre et surveille la région, les Russes une douzaine
de cosaques et les Anglais un vice-consul indigène,
officier de l'armée des Indes. Tout ce monde vit,
paraît-il, en bonne intelligence, quoique les intérêts de
chacun soient souvent opposés.
Le village est construit sur six collines en bordure
du Sarikol ; la plus élevée est couronnée par une forte-
I. « Colline de pierres » — 3150 mètres d'altitude.
a. Cartes de visite chinoises qu'Enselme et moi avions conservées de notre voyage
en Mandchourie.
(85)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
resse à l'aspect imposant, mais dont le mur en torchis
ne paraît pas très solide. C'est là qu'habite le mandarin
que nous irons voir tout à l'heure. Sur les autres
mamelons : le poste russe, la maison du consul britan-
nique et plusieurs groupes d'habitations bien misé-
rables. On me montre des murailles en ruines qui
auraient été construites par un détachement de l'armée
d'Alexandre; j'y vois des traces de fouilles récentes
qui, me dit le guide, ont amené la découverte d'armes
et de monnaies des plus curieuses. Pour nous, nous
ne rencontrons dans ces vestiges d'une civilisation
disparue qu'un jeune lièvre qui est tué par Enselme.
A midi on monte à cheval pour se rendre au
Yamen : nous y sommes reçus par un noble seigneur
d'aspect chétif, mais à l'œil intelligent, qui parle cou-
ramment le russe. Il sera donc facile de causer avec
lui par l'intermédiaire de Zabieha.
L'Amban, après les salutations d'usage, proteste
de sa bonne volonté entière à nous aider de tout son
pouvoir. Autour de lui sont réunis les principaux chefs
de la région avec lesquels on va discuter les divers
itinéraires possibles. Le Beg de Toung, un géant à
figure de brute, affirme sur la tête de ses aïeux que
nous ne pourrons trouver aucun moyen de transport,
aucun radeau, pour franchir le Raskem en amont de
Yarkand et qu'à cette époque de l'année, passer le
fleuve à cheval est impossible. Force nous est de
renoncer à prendre l'itinéraire de M. Dauvergne et,
quoiqu'il nous en coûte, nous décidons de suivre les
^86)
UNE DES TOURS DE YAKKA-ARIK.
LE MISERABLE REFUGE OU NOUS AVONS PASSE LA NUIT,
APRÈS LE PASSAGE DU KOK-MOUÏNAK.
Autour de l'Afghanistan.
PI. 3i, page^S
EN ROUTE VERS YARKAND
conseils des indigènes et de gagner Yarkand par le
sentier qui traverse les contreforts du Mouz-Tagh-
Ata.
Le lendemain nos hommes, après des discussions
comme toujours sans objet, se décident enfin à charger
les bagages, et nous pouvons, vers huit heures, nous
mettre en route. En tête marche le maire de Tourlan-
Chah qui a reçu de l'Amban l'ordre de nous guider et
de veiller sur nos précieuses personnes.
La caravane serpente entre les boutiques du bazar,
passe au pied de la forteresse chinoise et suit la rive
gauche du Sarikol au milieu de prairies parsemées de
fleurs. Arrivé devant un curieux tombeau — Langar
Mazar — l'officier russe, qui avait eu la charmante
attention de nous accompagner, met pied à terre et
l'on se dit adieu, après une cordiale poignée de main
et des souhaits réciproques.
Nous sommes bientôt dans un joli vallon où se
dressent de nombreuses yourtes ; les Kirghizes ont
étendu sur l'herbe le plus beau de leurs tapis à notre
intention et nous devons, pour ne pas les froisser,
nous asseoir un instant et boire quelques bols de
koumis. Mais il faut se hâter, car l'étape sera longue ;
un sentier de chèvre, grimpant au milieu d'éboulis,
nous amène sur un plateau chauve et pierreux où ne
croît pas un brin d'herbe, où les buissons épineux
même ne poussent pas. Devant nous, les ondulations
du terrain s'abaissent lentement jusqu'à la plate-
forme bleuâtre de laquelle surgit, dans sa majesté
(87)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
toute blanche, la colossale pyramide du Mouz-Tagh-
Ata. Il est là, ce Père des montagnes, comme suspendu
entre le ciel et la plaine, tous deux d'un bleu presque
pareil, et il fait songer à quelque immense cerf-volant
qui attendrait pour reprendre son vol la fraîche brise
de chaque soir...
Quelques kilomètres de marche sur ce glacis désert
et nous voici tout à coup à l'entrée d'une gorge
étroite, où coule un torrent qui dévale de la passe de
Kok-Mouïnak. Malgré l'aspect peu engageant de la
vallée, nous l'attaquons de pied ferme, dans l'espoir
que le pittoresque viendra compenser les difficultés
de la route; mais celles-ci sont des plus sérieuses.
Nous ne nous sommes pas encore trouvés aux prises
avec un tel chaos de pierres éboulées, sur un sol
instable semé de crevasses et de ravins. Pendant
plusieurs heures, nos chevaux haletants grimpent en
s 'accrochant des sabots aux rochers, glissent, retom-
bent, recommencent d'un nouvel effort, et il nous
faut parfois les soutenir pour les aider à franchir un
passage difficile. Pour comble d'infortune, un troupeau
de yaks, venant en sens inverse, apparaît brusque-
ment au point le plus critique et met le désordre dans
la caravane.
Cependant le soleil baisse, le vent fraîchit, et
quand nous parvenons au Kok-Mouïnak après cette
pénible ascension, nous sommes transis de froid et
brisés de fatigue. Le baromètre donne 4620 mètres
d'altitude; à droite et à gauche, des falaises de schiste
(88)
Autour de i'Afi;haiii!.liii
Pi, .ii, liage 8S.
UN ABRI PEU CONFORTABLE
peu élevées sur lesquelles on aperçoit quelques
plaques de neige. Nous descendons rapidement vers
une plaine à l'aspect désolé où ne se devine aucune
habitation. Comment passerons-nous la nuit ? il est
six heures et le brouillard monte... Tout à coup du
milieu d'un nuage sort, comme le bon génie des contes
de fées, un affreux petit vieillard qui niche, paraît- il,
non loin de là, dans une tanière dont il veut bien nous
faire les honneurs. Nous y arrivons à sept heures, gelés
et mourant de faim; un beau feu d'argol\ une excel-
lente soupe au lait nous raniment, mais il nous faut
coucher dans un taudis horrible dont la coupole s'est
écroulée récemment et, malgré les peaux de moutons,
le givre nous fait grelotter. Ce lieu de délices a nom
Tchi-Tchag-Lik (4325 mètres).
La nuit a été mauvaise, tout le monde a souffert
de l'altitude et du froid. Au départ, une mince couche
de neige recouvre le sol, mais les rayons d'un clair
soleil ont vite fait de réchauffer l'atmosphère. Nous
voici bientôt au col de Tor-Bachi et, par une vallée
plus large et moins sauvage que celle d'hier, nous
descendons jusqu'à un groupe de yourtes où l'on nous
fait l'accueil le plus aimable. Il faudra malheureu-
sement passer ici la journée, car des yaks nous sont
nécessaires pour transporter nos bagages jusqu'à la
prochaine étape, et les Kirghizes qui sont partis les
chercher dans la montagne ne reviendront pas avant
le coucher du soleil.
I. Crottin de yaks.
(89)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
i^' août. — Le Beg Mollah-Ibrahim a pu réunir
treize yaks dont les grognements nous mettent sur
pied de bonne heure; sitôt le chargement terminé, en
route pour les gorges du Tang-i-Tar. A 4 kilomètres
environ de Tor-Bachi, les difficultés commencent et
l'on grimpe une ancienne avalanche aux pentes rapides
qui barre complètement la vallée. On redescend
ensuite dans la rivière dont les eaux font un bruit de
cataracte et, suivant son lit au milieu de cascades et
de rochers, on avance péniblem.ent. Les malheureux
yaks sont secoués, bousculés, jetés les uns contre les
autres, au milieu des tourbillons qui éclaboussent et
font glisser le sol caillouteux qui fuit sans cesse sous
leurs pas ; quant à leurs conducteurs, admirables
d'adresse, ils sautent de roche en roche avec une pré-
cision et une souplesse de félin. Notre guide Mollah-
Ibrahim se prodigue et, grâce à lui, nous sortons sans
accident des plus mauvais pas.
Mais quel dommage vraiment que le souci de notre
propre sécurité m'empêche de contempler à loisir le
décor qui est admirable ! .De tous côtés s'élèvent,
comme sculptés dans la pierre, des portiques, des
tours, des mâchicoulis... Là, c'est un pont naturel qui
dresse à des hauteurs prodigieuses son arche de granit.
Plus loin, c'est une source chaude qui jaillit des flancs
de la roche en projetant d'épais nuages de vapeur
où tremble une multitude de petits arcs-en-ciel... Le
spectacle est d'une grandeur majestueuse, et pourtant
c'est avec la plus vive satisfaction que nous quittons
(90)
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Autour de rAferlmuislau.
PI. 36, page 9U.
AU COL DE TERI-ART
ce terrible Tang-i-Tar, effroi des rares caravanes qui
vont pendant l'été de Yarkand à Tasch-Kourgan'.
Quelques yourtes montrent leurs toits de feutre au
milieu de la vallée ; dans l'une d'elles on prendra le
thé pendant que nos hommes déchargeront les yaks.
Nous disons au revoir à cet excellent Mollah-Ibrahim
qui, le malheureux, va passer une seconde fois le
Tang-i-Tar, et sitôt notre caravane prête, nous recom-
mençons à grimper pour atteindre le col de Teri-Art,
déjà visible sur la crête d'une immense muraille
rocheuse. La montée paraît si longue et si difficile
que j'hésite à continuer, mais les caravaniers se décla-
rant capables de franchir la passe aujourd'hui, nous
ascensionnons l'escalier gigantesque qui se dresse
devant nos pas. Les chevaux font peine à voir ; il faut
s'arrêter souvent pour les laisser souffler et c'est après
beaucoup de haltes, plus fréquentes à mesure qu'on
approche du sommet, que nous mettons pied enfin
sur l'arête. Nous sommes à 4030 mètres, la vue est
superbe, mais que nous importe à ce moment le
paysage! il faut sortir de là... et nous dégringolons
bien vite les pentes escarpées en tenant nos chevaux
par la bride.
Une surprise agréable nous attendait au pied du
col : dans un repli de terrain, deux âniers se préparent
à camper pour la nuit ; ils ont avec eux un chargement
de melons et d'abricots que nous mettons au pillage,
I. Pendant l'hiver, la baisse des eaux permet de suivre constamment la vallée
du Sarikol.
(90
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
après avoir couvert d'or les propriétaires ébahis de
cette aubaine. A la nuit tombante seulement nous
arrivons au mazar de Tchil-Goumbaz dont le karaoul
nous offre l'hospitalité dans sa misérable chaumière.
Le lendemain, dès le départ, nous avons la sensa-
tion toute nouvelle de voyager à travers une vallée
d'Europe. Nos chevaux avancent au milieu des blés et
des avoines parsemés de coquelicots ; de loin en loin,
des maisonnettes à toit plat s'abritent sous de grands
peupliers et des chèvres par centaines broutent le long
des pentes... Cependant, malgré tout le charme de
cette nature qu'on sent vivre, la route à cause de la
chaleur étouffante semble longue, et lorsque après
une marche de 40 kilomètres nous arrivons au hameau
de Bagh, la satisfaction de chacun est évidente.
Derrière la maison de notre hôte, un groupe
d'abricotiers étend son ombre bienfaisante et nous ne
résistons pas au plaisir de nous allonger sur de grands
tapis aux brillants ramages où nous rejoignent bientôt
tous les notables de l'endroit. Iskandar ne manque pas
l'occasion de faire montre de sa science, et la soirée
s'écoule charmante à écouter la parole de ces beaux
vieillards, pendant qu'autour de nous les enfants font
la cueillette et que les hirondelles coupent de leurs
zigs-zags rapides un ciel ouaté de rose.
^ août. — Aujourd'hui les arbres poussent nom-
breux dans l'étroite vallée que suit la route. Partis aux
premières lueurs du jour, nous arrivons vers midi
devant une petite maison entourée de trois grands peu-
- (92)
COLONNADES DE ROCHEKS ROUGES DANS LA VALLEE D'ARTALIK.
DANS LES CONTREFORTS DU MOUZ-TAGH-ATA. VUE PRISE DU KARA-DAVAN
A 2 S70 MÈTRES.
Autour tU l'Afghanistan.
PL 37, p.age 'J2.
UN KARAOUL CAMBRIOLE
pliers où notre guide de Tasch-Kourgan, Aoul-Beg,
veut absolument nous faire pénétrer; elle a nom Kaïz-
Karaoul. Mais c'est en vain qu'on appelle et qu'on
frappe à coups redoublés; la demeure reste close et
nous sommes bientôt certains que son propriétaire est
absent. Il faut pourtant nous mettre à l'abri d'un soleil
brûlant et trouver des provisions pour le déjeuner; sur
les conseils d' Aoul-Beg qui représente ici l'autorité,
Iskandar monte debout sur son cheval, franchit le mur
de la cour et, de l'intérieur, ouvre cette première porte.
Quant à la seconde, celle du logis, nous l'enfonçons le
plus discrètement du monde. Un instant après, nos
bagages étaient installés dans la maison du karaoul,
une douzaine d'œufs vivement dénichés et trois jeunes
poulets prêts à être mis à la broche. Sur le tard, reve-
nant d'une course dans la montagne, notre hôte malgré
lui se montre sur le seuil et, nullement étonné de trou-
ver sa maison quelque peu cambriolée, il se contente de
sourire avec une philosophie toute chinoise.
De grand matin, nous quittons le vieux karaoul
après l'avoir largement indemnisé et nous nous enga-
geons presque aussitôt dans une gorge sauvage au
fond de laquelle roule une cascade. Là commence
l'ascension d'une muraille rocheuse que les chevaux
mettent une heure à franchir. Dégringolant plusieurs
fois avec leurs charges, ils n'arrivent au sommet que
grâce à de braves Kirghizes qui descendaient le
Yamond-Tars, ou « Mauvais pas », avec une caravane de
bourriquets et qui s'oifrent d'eux-mêmes à nous aider.
(93)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
On continue à grimper, au milieu d'un décor de
plus en plus sombre, par un mauvais sentier qui con-
duit au Kara-Davan'j ou « Col noir »; deux heures
de marche nous amènent ensuite au Kizil-Davan^ ou
« Col rouge », percé dans un amas de roches couleur
de pivoine. Il fait une chaleur atroce et la fatigue com-
mence à se faire sentir, aussi décidons-nous de faire
halte à l'ombre d'une falaise et d'y attendre en déjeu-
nant que le soleil ait baissé à l'horizon... Pendant que
nous mettions à mal le troisième poulet du karaoul de
Kaïz, déplorant l'absolue sécheresse de ce désert de
pierres où ne chante aucune source, nous voyons
apparaître deux Kirghizes à cheval, porteurs d'outrés
remplies de lait; on pense avec quel enthousiasme ils
sont accueiUis et, comme une bonne nouvelle n'arrive
jamais seule, ils nous annoncent que la maison du
karaoul d'Arpalik, but de notre étape, est à quelques
portées de fusil seulement.
La soirée est merveilleusement belle : le ciel a mis
tous ses diamants et la pleine lune éclaire d'une lumière
de rêve les escarpements gigantesques au pied des-
quels nous campons.
5 août. — Aujourd'hui le sentier descend le long
du torrent d'Arpalik, dans un défilé rocheux des plus
pittoresques où l'on entend de toutes parts rappeler
des compagnies de perdreaux. On pénètre ensuite
I. a 870 méUes d'altitude. Ce passage doit son nom à la montagne environnante
qui est tout entière d'un schiste ardoisier, ayant un peu l'apparence du charbon,
a. 3 140 métrei d'altitude.
(94)
LA FEM.AIE ET LA FILLE DU KAKAOUL DAEPALIK.
Autour de l'Afiilianistau.
PL 38, page 94.
LA GORGE INFERNALE
dans une vallée plus large mais tout aussi désertique ;
à droite et à gauche des rochers si rouges qu'on les
dirait teintés de sang dessinent comme de gigantesques
cathédrales. Sur le sol, d'énormes blocs aux formes
fantastiques — lions, dragons ailés, licornes — peuplent
étrangement la solitude de cette gorge infernale. Il
semble qu'un troupeau formé de tous les animaux
de la création, et fuyant devant quelque cataclysme,
s'est trouvé là pétrifié dans sa marche, aux premiers
temps du monde.
La soif nous gagne dans ce désert brûlant et
nous allons, faute de mieux, nous partager une
pastèque achetée sur la route à des caravaniers,
quand nous apercevons dans une anfractuosité de la
muraille rocheuse une maisonnette à toit plat : c'est
celle du karaoul d'Yalgouz-Tugrak'. Nous y sommes
reçus par deux Chinois dont l'un est fortement
intoxiqué d'opium. Sous le porche, des petits Cé-
lestes, nus comme la Vérité, jouent avec un jeune
chien...
Le lendemain, Iskandar nous éveille avant l'aube
et nous pénétrons dès le départ au travers d'un véri-
table brouillard de poussière. Toujours les mêmes
colonnades de roches sanglantes pendant près de
quinze kilomètres. C'est une vallée morte : pas un
oiseau, pas la plus petite herbe verte. Puis c'est la
montée par une sente aisée entre des cônes de sable
gris, jusqu'à un col qui ouvre sur une plaine de gra-
I. 2 140 mètres d'altitude.
(95)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
vier noir, plate, sèche, efFroyablement fastidieuse.
On passe deux larges lits de rivière^ desséchés tous
les deux, où quelques buissons rabougris hérissent
leurs épines. Rien n'est moins engageant que cette
contrée solitaire. Il y a tant de poussière dans l'air que
le soleil n'est pas visible et qu'il nous faut arriver à
près d'un kilomètre de Yakka-Arik pour apercevoir
les arbres de l'oasis.
Deux grandes tours pyramidales, sentinelles
muettes, surveillent l'immense plaine par laquelle nous
arrivons. Le chemin passe à leur pied, franchit un gros
torrent sur un pont de bois et, brusquement, l'effroi
de la solitude s'évanouit, le désert cesse : c'est pour
nos yeux brûlés la joie reposante des champs de maïs
et des bosquets de saules. Sur la gauche, une enceinte
fortifiée assez curieuse, flanquée de deux tourelles
avec mâchicoulis ; plus loin, la maison du karaoul
chinois où notre caravane est installée.
Nous visitons la forteresse. C'est un vieux poste
abandonné, rempli de logements en ruine. Tout au
fond, l'ancienne demeure du commandant : les murs en
sont encore couverts de ces grandes affiches rouges
portant, en caractères chinois, les maximes de Confu-
cius et les formules qui chassent le mauvais sort.
Autour de la maison, d'immenses peupliers ondu-
lent sous la brise, protégeant de leur ombre centenaire
un fouillis charmant de pavots, de soucis et de roses
trémières... Et devant ces allées envahies par les
herbes folles, devant ces fenêtres closes sans doute
(96)
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fis
U!
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Autour de l'Afgliauistau.
Pi. 39, page 96.
LES TOURS DE YAKKA-ARIK
pour l'éternité, je ne puis m'empêcher de songer au
joli conte de La Belle au bois dormant.
Nous terminons la promenade par un bain dans une
eau rapide qui rafraîchit délicieusement. C'est l'heure
apaisée du soir, la chaleur se fait moins brûlante et le
ciel d'un rouge vif met comme des reflets d'incendie
sur les deux hautes tours qui nous dominent. D'ici,
leurs silhouettes grises paraissent couronnées de
flammes; elles font penser à ces autels mazdéens du
temps de Zoroastre que dans les plaines de l'Iran édi-
fiaient les peuples adorateurs du feu.
Après dîner, la chaleur est vraiment trop pénible
pour dormir; je vais revoir au clair de lune les ruines
de la forteresse chinoise. L'oasis est calme, tout repose;
de l'autre côté de la rivière on entend crier les chacals,
et dans les peupliers qui bruissent au vent du soir, un
rossignol égrène les notes perlées de sa chanson...
Assis sur un vieux banc de pierre, je rêvais aux choses
du passé quand Iskandar est venu brutalement me
rappeler à la réalité en m'annonçant que les caravaniers
partaient pour Yarkand et qu'ils sollicitaient des
ordres.
7 août. — Nous sommes debout au lever du soleil
afin de franchir la courte distance qui nous sépare
encore de Yarkand avant les heures chaudes du jour.
C'en est fini des plaines grises, des vallées de granit;
aujourd'hui notre petite caravane chemine au milieu de
vertes oasis, par des sentiers ombreux bordés de
saules et de micocouliers. Un village nous accueille au
(97)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
détour de la route; c'est jour de marché et le grouille-
ment du bazar avec ses hommes à la longue tunique,
ses femmes voilées de blanc, ses enfants aux vestes
multicolores, nous charme et nous amuse. Nos chevaux, ,
habitués au grand calme des solitudes, sont un peu
affolés et nous avons le plus grand mal à traverser
cette foule bruyante sans écraser personne.
Mais voici qu'arrive à notre rencontre un superbe
cavalier qui met pied à terre et se précipite vers moi,
tendant sa main brune dans le creux de laquelle est
une roupie ^ Il est envoyé par la colonie hindoue de
Yarkand qui nous attend plus loin.
En effet, devant un petit caravansérail, le soleil cru
éclaire un groupe d'Indiens vêtus de blanc. Le plus
âgé s'avance et m'apporte à son tour, avec une grâce
tout orientale, le salut de la roupie. Nous promettons
à ce beau vieillard de lui rendre ce soir sa visite, et
continuons rapidement notre route. Vers onze heures,
les jardins fleuris et les cimetières aux larges dalles se
font de plus en plus nombreux. Un pont de pierre, puis
la haute muraille de la ville dont les créneaux se dé-
coupent en blanc sur l'azur foncé du ciel ; nous sommes
à Yarkand. Et maintenant c'est un labyrinthe de ruelles
couvertes, bordées de boutiques innombrables. On fait
halte devant le Yamen du mandarin ; Aoul-Beg notre
fidèle guide pénètre seul dans le palais, nous laissant à
I. Coutume hindoue qui veut que l'on n'aborde pas un supérieur les mains
vides. La personne à qui cet hommag^e est rendu touche du doiçt la roupie et la
connaissance est faite.
(98)
ARRIVÉE A YARKAND
la porte au milieu des prisonniers chargés de lourdes
chaînes. Le voisinage n'est pas des plus réjouissants et
nous commençons à trouver l'attente pénible Heu-
reusement qu'Aoul-Beg revient nous arracher à ce
triste spectacle pour nous conduire, par ordre de son
chef, dans la demeure d un riche seigneur, jolie et
vaste maison à la mode chinoise où nous serons très
confortablement logés.
L'après-midi, l'Amban nous fait dire qu'il nous
recevra le lendemain à trois heures et demie. Il nous
envoie un mouton, des poulets, du riz, du maïs... et sa
montre pour régler la nôtre afin que nous soyons exacts
au rendez-vous.
Nous sortons pour aller rendre visite à l'Aksakal
hindou. Une odeur nauséabonde de melon pourri est
répandu dans toute la ville qui a vraiment l'aspect d un
centre pestilentiel, avec ses bassins d'eau croupie et ses
habitants aux figures hâves et fiévreuses, dont beau-
coup ont des goitres énormes. Au moment où nous
pénétrons sous son toit, le chef de la colonie hindoue
rend la justice d'un air grave et patriarcal : c'est l'heure
à laquelle, toutes les transactions de la journée étant
finies, on vient demander à son expérience de régler
les cas difficiles. L'Aksakal interrompt son office à
notre entrée et renvoie tous les assistants; après quoi
il nous offre le thé. Je réponds à son amabilité en lui
tendant une cigarette. Le vieillard accepte de fort bonne
grâce, mais comme la religion hindoue interdit non
seulement de manger ou de boire chez un étranger.
(99)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
mais même de toucher des doigts ou des lèvres quoi
que ce soit lui appartenant, il fume la cigarette à travers
la lente étroite de sa main fermée, sans approcher le
papier de riz de sa bouche.
En rentrant nous trouvons le chef de nos carava-
niers qui vient se faire régler définitivement, car ses
hommes, ses bêtes et lui-même sont à bout de forces
et cette fois, déclare-t-il, ils n'iront pas plus loin.
Comme nous sommes sûrs de pouvoir former une
nouvelle caravane à Yarkand, nous n'insistons pas
davantage pour l'engager à nous suivre, et je me hâte
de lui payer l'argent que je lui dois, ravi au fond de ne
plus rien avoir à faire avec ce peu intéressant person-
nage. Une surprise plus désagréable m'attend le même
soir. Mon ami et compagnon de route Enselme reçoit
une lettre de France qui l'oblige, pour des raisons de
famille, à regagner Paris par le plus court chemin.
Zabieha seul me reste, mais le connaissant comme je
le connais maintenant, je suis sûr avec lui de mener à
bien mon expédition.
Le lendemain, à l'heure dite,, nous montons en selle
pour nous rendre chez l'Amban. Une foule grouillante
comme de la vermine circule à travers les rues et nous
heurtons au passage d'innombrables petits ânes char-
gés de melons, de briques et de bottes de foin. On
nous reçoit en grande cérémonie : le mandarin, revêtu
de sa plus belle robe, nous offre un repas gargan-
tuesque que la chaleur torride nous disposerait plutôt à
éviter. Mais hélas! il faut faire contre mauvaise fortune
(lOO)
RÉFLEXIONS AU CRÉPUSCULE
bon cœur et manger en conscience les vingt ou trente
plats du menu, cependant que des boys, aux longues
tuniques bleues, agitent en cadence de larges éventails
en plumes de vautour.
Rendus sur le tard au calme de notre demeure,
nous éprouvons une véritable joie à nous étendre dans
la cour sur de beaux et confortables tapis. L'heure est
exquise; dans le charme de cette journée à son déclin,
j'admire les délicates colorations d'un ciel où vont
apparaître les étoiles. Peu à peu, le crépuscule jette son
voile sur les clartés roses du couchant; des pensées
mélancoliques traversent mon esprit. Je songe que
demain, sans doute, je verrai s'éloigner un ami de
vieille date et je m'attriste de cette séparation pro-
chaine...
Maintenant la nuit est tout à fait venue. Un fin
croissant de lune monte au-dessus de la mosquée voi-
sine et, tandis que s'éteignent dans l'air moins brûlant
du soir les derniers appels de la prière, il me semble
entrevoir déjà, dans un lointain de rêve oriental, toute
la magie de ces Indes merveilleuses que nous allons
essayer d'atteindre par delà les mornes solitudes du
Karakoroum.
CHAPITRE V
DE YARKAND AUX GLACIERS
DU SASSER
En route pour le Petit Tibet. !| Légende des goitreux de Poskam.
Il QUELQUES OASIS DU TuRKESTAN CHINOIS. |1 Le KiLYANG DaVAN. ||
Ghah-i-Doulah. Il Le Soughet Davan. || .\k-Tagh. J Antilopes tibé-
taines. Il La PASSE DU Karakoroum. !| Histoire du marchand de
peignes. !1 Camp de Mourgo-Boulak. i| Brangsa-Sasser.
ES S^ (S^
75 août. — ^^oilà huit jours que nous sommes dans
cette ville malsaine et peu séduisante de Yarkand,
retenus par les innombrables préparatifs d'une nou-
velle et longue étape. Enselme roule déjà en charrette
chinoise sur la route de Kachgar. Pour nous qui devons
prendre le chemin du Tibet, nous avons réussi, non
sans peine, à vaincre le mauvais vouloir de l'Amban et
notre caravane, définitivement organisée, se trouve
réunie ce matin dans la cour du Yamen où nous
logeons.
Sur le sol, autour de nous, c'est un amoncellement
étrange de harnais, de tentes, de bagages de toute
espèce que les muletiers, sous la direction d'Iskandar,
(103)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
commencent à charger sans hâte sur leurs petits che-
vaux nerveux et trapus. Avec eux, nous allons faire la
route jusqu'à Leh et traverser, au milieu de difficultés
sans nombre, les hautes chaînes du diaphragme asia-
tique... De leur énergie, de leur bonne volonté
dépendra le succès de notre entreprise et je les regarde
curieusement, ces trois grands gaillards au masque
impénétrable, essayant de deviner ce qu'ils seront plus
tard, dans les jours d'abattement et de misère. Mais
l'instant du départ est arrivé : à cheval donc, et en
route vers le Karakoroum!
Dès la sortie des ruelles sombres de la ville, nous
cheminons à travers des jardins remplis de fleurs ; le
ciel est limpide, un clair soleil illumine la campagne;
on respire à pleins poumons, plus heureux de vivre
aujourd'hui, parce qu'on a repris l'existence libre du
nomade.
Nous sommes bientôt sur la rive gauche de ce
fameux Raskem Daria qui nous a déjà causé bien des
déboires : c'est un fleuve large et torrentueux dont la
traversée ne sera pas des plus faciles. Un grand bac
qui sert au passage des caravanes est là, contre la
berge; hommes et chevaux s'y entassent pêle-mêle, et
nous filons à la dérive, emportés comme un fétu de
paille par la vitesse folle du courant. Deux fois la
barque, prise dans les remous produits par les rapides,
a failli chavirer; par bonheur, les bateliers n'ont pas
perdu la tête et nous voici tous débarqués sains et saufs
sur la rive opposée, à plus d'un kilomètre en aval.
(104)
o
u
-A
y.
Autour de rAf|,'h:iuistai).
PI. 40, page lU-l.
LES MARCHANDS DE PASTÈQUES
Une maisonnette toute proche nous offre son ombre
hospitalière pour déjeuner : le site est charmant, parmi
les herbages et les fleurs, et nos yeux, fatigués de la
monotonie des solitudes, admirent cette belle végéta-
tion, ces champs de maïs ou de chanvre, mêlés de
coquelicots, de pâquerettes et de bleuets. La halte
terminée, nous nous engageons dans un chemin creux
délicieusement ombragé et bordé de canaux d'arro-
sage; partout ici l'eau circule à profusion, mais à vrai
dire c'est une eau boueuse, malsaine, dont les indi-
gènes ne veulent pas et à laquelle ils préfèrent le jus
fade d'horribles melons très communs dans le pays.
Aussi rencontre-t-on à chaque pas, sur les bas-côtés de
la route, de nombreux enfants vendeurs de ces sortes
de pastèques.
Tandis qu'Iskandar s'amuse à un marchandage qui
n'en finit pas, une scène charmante attire mon atten-
tion. Trois fillettes, habillées de robes éclatantes et
coiffées du petit bonnet sarte qui maintient sur leurs
tempes des touffes de géranium, sont assises sous un
saule, parmi les aubépines : elles viennent de faire la
charité d'un melon à un pauvre mendiant tout dégue-
nillé, et c'est touchant de voir cet homme presque
centenaire s'incliner devant elles en une profonde révé-
rence, comme devant trois princesses de conte de
fées...
A mesure qu'on avance, la route devient de plus en
plus poussiéreuse, et quand nous faisons notre entrée
dans le bourg de Poskam Bazar, nos vêtements sont
(105)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
couverts d'une épaisse couche de sable. Le guide, qu'a
bien voulu nous donner l'Amban de Yarkand, nous
conduit dans un antique yamen, précédé d'une cour où
trois noyers géants mettent une fraîcheur exquise.
Bien vite, on installe sous les arbres de grands tapis
de feutre, aux dessins multicolores, sur lesquels
viennent s'asseoir près de nous les anciens de la ville,
et tandis qu'une petite vieille à l'air futé s'empresse à
nous servir, dans le calme de cette belle soirée, un sei-
gneur à la barbe de neige nous conte la légende des
goitreux de Poskam :
« Il était une fois, voilà des temps et des temps, un
très vieil homme qui était un saint et que tout le monde
vénérait. Il vivait dans une petite échoppe et confec-
tionnait, mieux que personne, des tchereks qui sont de
belles bottes chinoises d'une forme spéciale, dont il a
laissé le secret et qu'on ne fabrique qu'à Poskam. C'est
à quoi il gagnait largement sa vie, car tous les sei-
gneurs voulaient chausser leurs pieds de ces bottes qui
portaient bonheur, disait-on. Or un jour, la veille du
grand marché de Yarkand, le vieillard, qui pensait bien
rencontrer là tous les plus riches de la ville et d'ailleurs,
remplit un grand bissac de ses plus beaux tchereks et
se rendit au pâturage chercher son fidèle chameau pour
que tout fût prêt le lendemain dès l'aube. Puis il fit sa
prière et l'âme en paix s'endormit tout joyeux. Mais
une triste réalité l'attendait au réveil... Pendant la
nuit, le chameau, le bissac, les bottes, tout avait
disparu! Alors le saint homme pris d\me violente
•(io6)
PENDANT LES HUIT PRIÎMIERS JOURS DU VOYAGE, LES CHEVAUX niîS L'ARRIVÉE A L'ÉTAPE
SONT MIS EN- CERCLE ET ILS TOURNENT AINSI AU PAS DURANT UNE HEURE.
MOULIN DANS L'OASIS DE BORA.
Autour de rAfglum.su.n.
i'I. 41, page 106.
AU PAYS DES xMILLE ET UNE NUITS
colère s'écria : « Que tous ceux qui ont volé mes
tchereks aient désormais dans le cou la bosse de mon
chameau! » C'était un souhait terrible venant d'un
vieillard qui était en si bons termes avec Allah. Et ceci
est tellement vrai que sa prière fut exaucée sur l'heure.
Depuis ce temps — et je parle de très loin, très loin —
les habitants de Poskam sont tous goitreux, car Maho-
met, n'ayant pu trouver le voleur, préféra frapper la
ville entière plutôt que de désobliger un aussi sage et
fidèle serviteur. »
i6 août. — Etape très courte; nous allons par une
route toujours voilée de poussière «rise jusqu'au village
de Yakchambi Bazar. Iskandar, qui trouve les chambres
du caravansérail par trop primitives, se met à la
recherche d'une installation plus convenable. Un quart
d'heure ne s'est pas écoulé qu'il revient triomphant,
ayant découvert hors des murs un logis somptueux.
« Ce n'est pas loin, Saheb >/, dit-il, et nous le suivons
dans un petit sentier bordé d'aubépines. Le soleil de
midi brûle atrocement. Déjà nous pensons que l'inter-
prète a eu tort de nous entraîner si loin; mais voici une
porte vermoulue tout encombrée de ronces. Elle
s'ouvre et nous avons alors un instant de surprise,
d'enchantement même, tant le Heu est étrange.
Au milieu d'un grand jardin, parmi les fleurs et les
bassins de marbre, s'élève un kiosque de forme octogo-
nale, à demi caché dans les rosiers grimpants. Sous la
coupole tapissée des plus admirables faïences, de nom-
breux serviteurs installent, pour nos séants de marque,
(107)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
riches tapis et coussins de soie pourpre. Et il nous
semble vraiment, dans ce décor riant et frais, être trans-
portés, comme par une baguette magique, au pays
merveilleux des mille et une nuits...
Nous cheminons le lendemain à travers une cam-
pagne verdoyante, parsemée de mûriers et de saules.
Dans les villages, c'est un grouillement amusant de petits
naturels nus comme des vers; c'est encore le tableau
pittoresque des marchands de pastèques assis au bord
des ariks, près de jolis ponts rustiques aux balus-
trades ouvragées... Puis nous nous engageons dans un
chemin creux ensablé au bout duquel estKargalik^ avec
ses petites maisons de terre et les ruelles couvertes de
son bazar. L'Amban, sur le vu de nos papiers, nous fait
conduire dans la maison du maire de la ville, et la
journée se passe en longues causeries dans le jardin de
notre hôte où poussent, pêle-mêle, capucines, soucis,
géraniums et pâquerettes.
iS août. — Dès la sortie de la ville, les cultures
cessent : nous sommes en plein désert, rien que du
sable et des petits galets noirs et blancs ! Le paysage
continue aussi désolé jusqu'à la petite oasis de Bech-
Arik où l'on doit faire halte. Il y a là une sorte d'hôtel-
lerie dont la cour est abritée du soleil par une treille;
dans le coin le plus ombragé, un groupe de caravaniers,
au visage énergique, causent en fumant la pipe à eau.
I. Kargalik est un centre agricole important de 6 à 7000 habitants, parmi
lesquels une cinquantaine d'Hindous. C'est ici que la grande route de caravanes,
venant de Kachgar, bifurque pour aller d'un côté à Khotan, de l'autre aux Indes
par Kilyang et le Karakoroum.
(108)
ITINERAIRE DE YARKAND A SRINAGAR.
Autour de l'Afghauistau.
PI. 42, pnge 108.
L'OASIS DE BORA
Nous nous installons tout à côté sur un beau feutre
tout neuf et nous restons ainsi jusqu'à l'heure du cré-
puscule, devant les kalyans et les microscopiques tasses
de thé, à écouter les aventures un peu folles de ces
coureurs de grandes routes.
Le lendemain, nous avons à faire une longue étape
dans un désert de sable pour arriver jusqu'à l'oasis de
Bora dont les saules et les peupliers géants excitent
notre admiration. La moisson vient d'être terminée*
les indigènes groupés sur l'aire surveillent les bœufs
qui piétinent les gerbes. De toutes parts on entend
bruire les cascades et ronronner les meules des mou-
lins; une fraîcheur délicieuse nous enveloppe qui
enchante et fait oublier en un instant la plaine désolée
de tout à l'heure.
Après dîner, dans la cour de notre demeure,
Iskandar et Zabieha, mis en belle humeur par le
charme de cette soirée, organisent un concert à grand
orchestre : l'un joue du tambourin sur une boîte de
conserves, l'autre se sert d'assiettes en guise de cym-
bales, tandis que nos caravaniers, gagnés par l'entrain
général, sautent plutôt qu'ils ne dansent au rythme de
cette musique barbare... et nous avons ainsi tout à fait
l'air d'une troupe de saltimbanques faisant la parade
avant le spectacle.
J'ai la désagréable surprise, au matin du jour
suivant, de me croire revenu en arrière dans le plus
mauvais passage des Pamirs. Un épais brouillard de
sable, qui obscurcit l'atmosphère, nous accompagne
(109)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
jusqu'à l'oasis de Bach-Langar', terme de notre étape.
Là nous sommes rejoints par une importante caravane
qui transporte aux Indes des charges de haschich.
Zabieha en profite pour se faire confectionner une pipe
du terrible poison, qu'il fume d'ailleurs sans aucun
plaisir, et le seul résultat de cette fantaisie est une
fringale extraordinaire !
La chaleur est fatigante, les nuits pénibles; depuis
Yarkand le thermomètre n'est jamais descendu au-
dessous de 29°. Ce soir pourtant la brise souffle un peu
moins brûlante et je me couche de bonne heure, espé-
rant dormir longuement. Hélas! trois délicieux petits
chats, attirés par le tic-tac de ma montre, s'obstinent
à vouloir jouer sur mes couvertures et il faut nous
livrer avec Iskandar à une chasse en règle pour
expulser les jeunes importuns.
2/ août, — A la sortie de l'oasis de Sasan, située à
10 kilomètres au nord de Bach-Langar, nous traver-
sons non sans quelque difficulté la rivière de Kilyang
grossie par la fonte des neiges, puis nous remontons le
long de la rive droite, au pied de falaises blanchâtres.
Deux heures de route et l'on touche au village de
Kilyang^ dont les rues sont bordées, comme à Bora,
de saules gigantesques.
Le sous-officier chinois qui nous servait de guide
rentre demain à Kargalik; désireux sans doute de nous
laisser sur une bonne impression, il organise pour le
I. Langar signifie : halte, endroit où s'arrèteat les voyageurs.
a. i 245 mètres d'altitude.
DANS LKS GORGKS AU DELA D"AK-CH0LK : NOS IIOM.MKS SK Dl MWDIN
QUELLE EST LA ROUTE A SUIVRE.
TOUT PRÈS d'arriver AU KILYANG-DAVAN ON ARRÊTE LES YAKS
POUR REFAIRE LES CHARGES.
Aiituur au l'Af?hiiiiisl;m.
ri. 43, iiapi: UU.
LE THÉÂTRE DE LA NATURE AU DÉSERT
soir un grand ballet avec toutes les étoiles du pays. Au
coucher du soleil arrivent en effet cinq ou six femmes,
plus laides les unes que les autres, qui vont, paraît-il,
nous présenter leurs danses nationales... Les gens du
village se sont joints à nos caravaniers et assistent avec
nous au spectacle. Leurs groupes bariolés, vaguement
éclairés par la flamme tremblotante de quelques lampes
fumeuses, forment un tableau des plus curieux : c'est le
théâtre de la nature au désert. L'orchestre, composé
d'une guitare et d'un grand tambour de basque, est
merveilleux d'entrain. Pendant la danse, les spectateurs,
par une coutume dont le sens m'échappe, se lèvent
tour à tour et jettent de la menue monnaie sur le tapis,
après avoir passé leur main sur la tête de chaque dan-
seuse. Mais une demi-heure de ce spectacle suffit à
notre bonheur et nous licencions la troupe qui va
continuer la représentation dans quelque maison voi-
sine.
22 août. — Aussitôt après avoir quitté Kilyang,
nous trouvons la route barrée par une muraille
rocheuse. Une rivière coule en bouillonnant entre deux
parois de rocs déchiquetés, par-dessus lesquels est jeté
un pont de bois grossier où nous nous engageons à la
file. En face, c'est la montagne, les routes pierreuses
à flanc de coteau; c'est de nouveau et pour longtemps
sans doute l'acheminement à travers les cols en échelle,
les hauts plateaux et les plaines désertiques, vers un
but qui fuit devant nous...
Sous une pluie battante, par un vent furieux et
( ! I I )
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
glacial, la caravane arrive au hameau d'Ak-Chour',
groupe de trois ou quatre maisons bien misérables,
tapies dans un renfoncement de la vallée. Nous sommes
pourtant bien heureux de trouver ces abris de pierres
et nous nous y installons du mieux possible, avec l'aide
de l'Aksakal qui se prodigue pour recevoir dignement
ses hôtes de passage.
24 août. — L'étape d'hier nous a conduits, à travers
des gorges difficiles, jusqu'au confluent de la rivière
du Kilyang et du Liam-Lyung où nous avons campé.
Nous remontons aujourd'hui la même vallée, sous la
conduite de l'Aksakal d'Ak-Chour et, par des sentiers
escarpés où les chevaux ont grand'peine à s'accrocher,
nous parvenons au refuge de Tchouchkoun, à l'alti-
tude de 3725 mètres. Mais ce refuge en ruines offre
une bien faible protection contre la pluie mêlée de
neige qui tombe en rafales; pas de bois... c'est avec
peine qu'on allume un feu d'argol et nous désespérons
de pouvoir nous réchauffer quand l'Aksakal, ému de
nos misères, se résout à violer la loi et arrache de ses
propres mains une solive de la charpente à moitié
démolie déjà. Nous voilà sauvés; bientôt une belle
flambée crépite qui nous réconforte et ranime le cou-
rage de nos hommes.
La nuit a été pénible, troublée par les grognements
des yaks et par les conversations bruyantes des carava-
I. Les habitants d'Ak-Chour sont, comme les Sarikolis, des musulmans chiites
originaires du Wakan ; ils sont venus s'établir dans ces gorges sauvages, il y a une
quarantaine d'années. Altitude : 3660 mètres.
(112)
LA COLLINE AU SOMMET DE LAQUELLE EST EXTERrÙ CHAH-I-DOULAII
SL'K LES KIVES DU KARA-KASCH.
UN DOUBLK SUR DES AMlLOrKS TIBETAINES, A PLUS DE 5 ODO MÈTRES D'ALTITUDE.
Autour de l'Afghanistan.
FI. 4-1, page 112.
CHASSE AUX OULARS
niers. Au point du jour, on charge les bagages et une
fois tout en ordre nous nous mettons en route vers les
sommets neigeux, tandis que l'Aksakal d'Ak-Chour
reprend seul le chemin de son village.
Dès le départ Iskandar a des difficultés avec son
yak, une superbe bête noire comme un corbeau, qui,
trouvant sans doute notre interprète un peu trop lourd,
cherche à le jeter à terre et se livre dans ce but à des
exercices du plus joyeux comique. Le temps s'est
remis au beau ; on entend les perdrix rappeler dans les
gorges voisines. Bientôt nous en rencontrons plusieurs
compagnies et nous nous livrons à un véritable mas-
sacre : ce sont des oiseaux de la taille d'une irrosse
pintade que les indigènes nomment des oulars et dont
la chair est excellente.
Après deux heures d'une ascension facile le long
de croupes gazonnées, nous arrivons à un petit lac
dominé par de hautes parois rocheuses saupoudrées
de neige. Par des lacets interminables, il nous faut
maintenant gravir une moraine de schiste jusqu'à un
replat couvert de glace où l'on fait halte pour laisser
reposer les yaks qui soufflent et halètent péniblement;
le baromètre indique 4810 mètres : chose bizarre,
nous sommes exactement à l'altitude du mont Blanc.
Plus haut, nouvel arrêt pour refaire les charges ; le
brouillard nous cache le sommet du col, mais à en
juger par les précautions que prennent nos gens, il
doit y avoir là quelque passage périlleux. Un coup de
vent qui déchire les nuages me permet d'apercevoir à
(113)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
mes pieds une combe profonde remplie de cadavres
de chevaux; dans l'obscurité glacée, volent en croas-
sant des nuées de corbeaux et des vautours y tourbil-
lonnent par centaines : c'est une véritable vision de
l'Enter du Dante !
Mais les charges sont prêtes, on se remet en route
à travers un névé où les malheureux yaks glissent à
chaque pas ; après le névé, une moraine en décom-
position dont la pente, presque verticale, surplombe le
charnier entrevu tout à l'heure. Les chevaux qui grim-
pent au-dessus nous envoient des avalanches de pierres
et paraissent arrêtés par une grosse difficulté... qu'y
a-t-il encore ?
Je n'attends pas longtemps la solution du pro-
blème; des cris me font lever la tête et j'aperçois un
cheval qui roule sur la pente, en même temps que je
reçois une grêle de cailloux. Nos montures, affolées
par le bruit et par cette brusque dégringolade, font
demi-tour au-dessus de l'abîme et c'est miracle que
Zabieha et moi ne tombions pas dans la fosse commune
pour être bientôt, nous aussi, la proie des grands
oiseaux voraces dont le vol tourbillonnant énerve et
fascine. Nous arrivons enfin au passage délicat, banc
de glace à 45'' qu'il nous faut traverser à pied, et nous
voilà parvenus au Kilyang Davan : le baromètre donne
5 260 mètres, un brouillard intense nous enveloppe.
Il est impossible d'y voir à plus d'un mètre devant soi
et la minute est pleine d'émotion au milieu de ce
chaos de pierres, de bêtes et de gens, dans cette sorte
.(114)
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Autour de l'Afgliauisuu.
PI. 45, pagu lU.
UN CHEVAL SAUVÉ PAR MIRACLE
d'obscurité nuageuse que percent seulement les appels
des caravaniers et le piétinement acharné des chevaux
et des yaks.
Pendant que deux hommes dévalent vers l'abîme à
la suite du malheureux cheval pour tenter un sauve-
tage bien improbable, nous descendons au sud une
pente rapide avec de la neige jusqu'aux genoux.
Puis nous retrouvons la moraine et, par un sentier rela-
tivement facile, nous parvenons en moins de quatre
heures au point appelé Tegermanlik' où l'on installe
le camp parmi d'énormes galets, sur le bord d'un tor-
rent. Une heure après, arrivent nos chevaux ; quelle
n'est pas notre stupéfaction en constatant qu'aucun ne
manque à Tappel et que la malheureuse bête qui a
dégringolé tout à l'heure accompagne le reste de la
caravane : elle est là, couverte de sang, la peau criblée
de mille entailles, l'œil droit perdu... c'est lamentable.
Quant à nos hommes, ils se consolent en disant que
la fois dernière, ils ont perdu seize chevaux au même
endroit.
28 août. — Deux jours de marche dans les gorges
du torrent de Tegermanlik nous ont amenés sur les
bords du Kara-Kasch, parmi de hautes falaises som-
bres et désolées.
En mettant ce matin le pied hors de ma tente,
j'aperçois un bon vieux Kirghize à la mine réjouie qui
aide nos hommes à charger les bagages : c'est le
Yousbachi (chef de cent) du village de Tourou-Sou
I. 4060 mètres d'altitude.
(n3)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
qui, ayant eu la malencontreuse idée de passer par
là, s'est vu réquisitionner par Iskandar. Il rempla-
cera, pour nous conduire à Chah-i-Doulah, les deux
hommes de l'Aksakal d'Ak-Chour qui vont rentrer
chez eux.
Nous remontons la vallée en suivant la rive gauche
du Kara-Kasch, précédés par le Yousbachi qui, avec
sa calotte et ses favoris, ressemble à un gros paysan
normand; son cheval, haut comme une chèvre, est la
risée des caravaniers... Bientôt le défilé s'élargit et la
rivière s'y étale en de nombreux bras : nous en profi-
tons pour la passer, puis nous continuons sur la rive
droite jusqu'à hauteur de Chah-i-Doulah. Il nous faut
alors retraverser le Kara-Kasch par un gué si profond
que notre guide et son minuscule poney font mine de
disparaître sous l'eau. Devant nous un fortin' dresse
ses murailles en ruines, tandis qu'un peu plus loin,
des queues de yaks et des cornes d'ibex, plantées au
sommet d'une colline, marquent l'emplacement d'un
mazar fameux dans toute la région.
Pendant que les homm.es rangent nos caisses à
côté d'une maisonnette où nous trouverons un gîte pour
la nuit, notre Yousbachi, en veine d'amabilité, vient
s'asseoir près du feu et nous conte, sans trop se faire
prier, les <' potins » de la vallée. D'après lui le mazar
existe depuis les temps les plus reculés et recouvre la
I. Seul vestige de l'occupation du pays par les Anglais en 1890. Cette occu-
pation ne fut d'ailleurs que temporaire, les Chinois aj'ant, à cette époque, fait de
vives représentations au Gouvernement britannique et s'etaut élevés, avec la der-
nière énergie, contre cette violation de territoire.
(116)
LA SOURCE DU RASKEM, AU POINT APPELE BALTI-BRANGSA.
^^^^
NOS CHEVAUX DE SELLE PARVIENNENT ÉPUISÉS AU COL DU KARAKOROU.M
(5 510 MÉTRÉS).
Amour (le l'Atgliaiiistau.
l'I. 4ti. page 116.
LE MAZAR DE CHAH-I-DOULAH
tombe d'un chef militaire vemi jadis à la tête d'une
armée pour combattre les Chinois. Il est intéressant
de savoir quelle pouvait être la nationalité de ce Chah-
i-Doulah et j'interroge le Kirghize.
« Makedon », nous répond-il.
Et il explique que ce guerrier venait de La Mecque.
Mais il me revient à l'esprit que les Sartes, dont le
langage est à peu près le même que celui de ces pays-
ci, appellent Alexandre-le- Grand « Iskandar-Makedon »
et je me demande alors si Chah-i-Doulah n'était pas
macédonien et par conséquent l'un des capitaines de
l'armée d'Alexandre'.
Quoi qu'il en soit, ce mazar est parmi les plus
vénérés et les Kirghizes viennent en foule y sacrifier
moutons et yaks pour obtenir du saint la guérison
d'un malade ou la protection des troupeaux. Une riche
veuve de la région voulant, disait-on, se ménager les
faveurs de Chah-i-Doulah dans Tespoir peut-être de
retrouver un époux, fit construire la petite maison où
nous sommes, afin de permettre aux pèlerins de méditer
et de prier à l'abri de la tourmente qui surprend fré-
quemment le voyageur dans ces parages. Comme
pour corroborer les dires du Yousbachi, un violent
orage éclate tout à coup sur nos têtes et nous n'avons
I. La chose n'est pas impossible, si l'on admet que, dans sa marche vers l'Inde,
le grand général ait songe à se faire couvrir sur sa gauche par un détachement
qui, remontant la vallée du Ferganah, serait passé en Kachgarie avec ordre de
traverser le Karakoroum et de rejoindre l'armée principale vers Attok, sur le haut
Indus. Nous avons déjà vu que l'on avait retrouve des traces du passage d'Alexandre,
ou plutôt d'une partie de son armée, à Tasch Kourgan, et il est à noter que la route
la plus courte pour, de ce point, gagner le Karakoroum passe par Chah-i-Doulah.
(5!7)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
que le temps de nous barricader en bénissant la noble
dame kirghize.
29 août. — Il a plu une partie de la nuit et lorsque
nous montons à cheval, de lourds nuages gris s'accro-
chent encore aux flancs des montagnes. La caravane
atteint de bonne heure le fortin chinois de Soughet-
Kourgan'. C'est un aimable vieillard tibétain qui nous
reçoit. Le logement qu'il nous offre est très propre et
nous en apprécions comme il convient le confortable
relatif, sachant ce poste le dernier abri de pierres que
nous devions rencontrer jusqu'aux villages du Petit
Tibet : une dizaine de jours de tente en perspective
à plus de 5 000 mètres !
Le vent qui souffle en tempête nous offre au matin
la surprise d'un temps splendide et d'un gai soleil.
Notre étape s'accomplit doucement, à travers une
étroite vallée, jusqu'à Bachi-Boulak, où le camp est
installé sur une fraîche herbe verte qu'arrosent en tous
sens d'innombrables petites sources.
En route le lendemain dès l'aube, nous grimpons
constamment parmi de gros blocs de rochers qui ren-
dent la marche fort pénible. Après un arrêt au point
appelé Koutasse-Djilga% on reprend l'ascension de
plus en plus fatigante. Trois de nos chevaux boitent;
l'un d'eux souffre à ce point que Zabieha le débarrasse
des bagages qu'il porte et en charge sa propre mon-
1. r.e mot soughet ou soukat désigne de petits arbustes, gfcnre osier, qui crois-
sent nombreux dans les environs du fortin.
2. Chemin des yaks.
(118
ON CAMPE A PLUS DE 5000 MÈTRES
ture, à la stupéfaction des caravaniers. Il est plus de
cinq heures quand nous atteignons enfin le col du
Soughet Davan, à 5380 mètres. Bêtes et gens sont à
bout de forces, aussi nous voyons-nous dans l'obli-
gation de camper non loin de là, sur un plateau désert
affreusement balayé par la tourmente.
On voudrait pouvoir dormir, mais l'altitude élevée
(5075 mètres) cause une telle oppression à tout le
monde, qu'il est impossible de rester étendu et que
nous devons passer la nuit, serrés les uns contre les
autres, accroupis autour d'un maigre feu de crottin,
car nous n'avons plus de bois et aucune racine ne
pousse sur le sol couvert d'ardoises. Les chevaux sont
plus malades encore que nous-mêmes et la plupart ont
des saignements de nez qui achèvent de les affaiblir.
C'est une véritable nuit de misère et de souffrance qui
nous paraît interminable.
i^^ septembre . — Aujourd'hui, nous allons retrouver
le Raskem Daria et passer au point dit Ak-Tagh, que
j'avais primitivement espéré atteindre en venant de
l'ouest. Mais on se rappelle mes difficultés avec les
caravaniers au col d'Ili-Sou, l'impossibilité de suivre
cette route à cause de la hauteur des eaux et l'obli-
gation où je fus contraint, bien malgré moi, de
remonter jusqu'à Yarkand en abandonnant la voie du
Raskem. Depuis le 25 juillet nous sommes en route
pour gagner ce point. Enfin nous y touchons ! Le
paysage est nu et désolé ; pas une goutte d'eau dans le
lit du fleuve cependant large d'un kilomètre. Vers le
(119)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
sudj un massif de glaciers nous indique la direction du
Karakoroum...
Nous venions à peine de dépasser Ak-Tagh, qu'une
superbe antilope, aux cornes majestueuses, traverse
le sentier devant nous, sans paraître nullement inquiétée
de notre présence. J'avais, par bonheur, ma carabine
suspendue à l'arçon de ma selle.
— A vous! me crie Zabieha, qui, le premier, a
vu la bête imprudente.
Je tire vivement et l'atteins au jarret. Elle fléchit
d'abord, puis double d'allure. Mais à la traînée de
sang qu'elle laisse sur le sable, Zabieha, la jugeant
blessée sérieusement, se lance au galop à sa poursuite.
Course vaine : malgré sa blessure l'antilope nous
échappe.
On campe aujourd'hui dans le lit même du Raskem,
près d'une source minuscule que les caravaniers nom-
ment Darvaz-Sarigout. L'eau qu'elle donne parcimo-
nieusement coule avec une telle lenteur que nous
demeurons près d'une demi-heure la gorge sèche, à
attendre le litre d'eau dont nous avons besoin. Pour-
tant l'endroit est très fréquenté par les caravanes; de
nombreux squelettes de chevaux attestent même que
les malheureuses bêtes y meurent bien souvent de
fatigue et de faim. Vers le soir, le tonnerre gronde et
la neige se met à tomber à gros flocons ; nous som-
mes à 4075 mètres d'altitude.
Au réveil, la campagne est toute blanche de la
neige tombée pendant la nuit, mais le ciel est pur et
(1.20)
o
Autour clc l'AfghanWtan.
n. ir, pago 12U,
ANTILOPES TIBÉTAINES
tout nous promet une belle journée. Nous remon-
tons le lit toujours desséché du Raskem. Un de nos
chevaux, qui depuis plusieurs jours boitait très bas, est
abandonné par les caravaniers ; il est dans un état
lamentable et Zabieha, pour abréger sa souffrance, lui
loge une balle dans le front. Pauvre vieux serviteur
mort à la peine ! Je ne puis m' empêcher de me retour-
ner plusieurs fois, et longtemps derrière nous, sa
masse noire reste visible sur la neige où le sang fait
une tache qui va s'élargissant autour des naseaux. Un
squelette de plus qui blanchira demain sur les cailloux
secs de la plaine...
Combien nous aimerions mieux voir étalé à nos
pieds le corps gracieux et svelte d'une antilope. Il s'en
montre précisément de tous côtés autour de nous; par
malheur elles sont beaucoup plus farouches que la pre-
mière et fuient à notre approche. Zabieha, toujours
intrépide, les pourchasse sans se lasser. Demeuré seul,
je laisse mon cheval à Iskandar et je m'avance en
rampant jusqu'à la crête d'un vallon où je viens d'aper-
cevoir deux femelles. Mais la marche rapide, à cette
altitude, a tellement accéléré les battements de mon
cœur que je suffoque. Il me faut attendre, accroupi sur
le sol, l'instant où ma respiration redevenue normale
me permettra de viser convenablement; du reste les
deux antilopes broutent sans méfiance. Pourtant l'une
d'elles vient de lever la tête et flaire le vent; j'épaule
aussitôt, un genou en terre, et je tire : au coup elle
s'effondre. La seconde, surprise, fait un bond et ne
(121)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
sachant de quel côté est le danger, s'arrête, en éveil,
près du cadavre de sa compagne : deux balles m'en
rendent maître. Alors je vois se dresser soudain,
comme un lièvre bondissant de son gîte, Iskandar qui
m'avait suivi. Plus joyeux certes que moi-même, il se
précipite le couteau à la main vers mes deux victimes
et, poussant des cris de victoire, il les égorge suivant
le rite musulman.
Mais quand nous voulons nous remettre en route,
la caravane a disparu de l'horizon. Comment faire?
Aucune piste n'est marquée sur le sol, aucune indica-
tion ne peut nous mettre sur la voie dans cette vallée
déserte, large de plusieurs kilomètres, où seules quel-
ques antilopes errent encore çà et là... Par bonheur,
l'un de nous retrouve les traces de nos bêtes et, tou-
jours en remontant le lit desséché du Raskem qui ser-
pente au milieu de collines d'un rouge brique, nous
parvenons enfin, à la nuit tombante, au campement
choisi par les caravaniers.
La source, à côté de laquelle sont plantées les
tentes, a nom Balti-Brangsa ; c'est une des sources de
cet immense Raskem Daria que nous avons traversé
près de Yarkand et qui s'étend majestueux jusqu'aux
rives du Lob-Nor. Nos poumons commencent à ressen-
tir un peu moins les effets de la haute altitude où nous
sommes (5040 mètres); cependant l'oppression est
encore fort désagréable. N'était cet inconvénient
presque quotidien, nous passerions ici une soirée déli-
cieuse, au milieu du cirque de glaciers qui nous entoure
{122)
NOS CARAVANIERS FONT DU BOXING
et dont la lune, incomparablement claire, varie à l'in-
fini les inoubliables aspects. Le ciel est d'une pureté
merveilleuse et de légers nuages, qui courent à l'hori-
zon, ont le profil si nettement découpé et dessinent de
si étranges figures qu'ils semblent de grands oiseaux
de proie planant, d'un vol fantastique, sur le mystère
de ces mornes étendues...
^ septembre. — Je suis réveillé par les cris et les
jurons des caravaniers. Innervés sans doute par la
fatigue et l'altitude, ils se battent à coups de piquets
de tente et sortent même leurs couteaux. Il faut, pour
les calmer, toute l'autorité de Zabieha qui se jette réso-
lument entre eux; mais ils se séparent en maugréant et
tout nous fait prévoir de prochaines querelles qui amè-
neront quelque nouveau pugilat. Nous n'avons vrai-
ment pas besoin de ce surcroît inattendu de préoccupa-
tions, car si le ciel est riant, au lever du soleil qui
teinte d'une douce lumière à peine rosée les glaciers
d'où sort le Raskem, la terre est d'un aspect plutôt
sinistre. Des cadavres de chevaux, des squelettes
aux attitudes fantastiques, plus nombreux à mesure
qu'on avance, jalonnent la piste devant nous.
Après 10 kilomètres environ de chemin presque
facile, nous abordons les pentes du Karakoroum. Immé-
diatement au pied du col, un amas de grosses pierres
attire mon attention : c'est là, paraît-il, le monument
élevé jadis par notre compatriote, M. Dauvergne,
à la mémoire de son ami Dalgleish, assassiné en
cet endroit par un Afghan; je ne puis malheureusement
(•23)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
retrouver aucune trace de l'inscription qui commémorait
l'attentat. Cent mètres plus haut, nous sommes au col;
un mazar, au-dessus duquel flotte un chiffon tout effilo-
ché par la tourmente, marque la ligne frontière entre
le Céleste Empire et les Indes. Je regarde mon baro-
mètre; il indique 5 510 mètres. Nous souffrons relative-
ment peu de l'altitude, mais il n'en est pas de même
des chevaux qui paraissent épuisés et soufflent du sang
par les naseaux. A nos pieds, sur un replat proche du
col, un malheureux chameau, abandonné par quelque
caravane, se débat contre de grands vautours au cou
pelé qui tourbillonnent en l'air autour de lui et qui
attendent sans doute le dernier souffle de la pauvre
bête pour se précipiter à la curée...
Sitôt le passage franchi par tout le monde, la cara-
vane dévale les pentes sud du massif et vient dresser
les tentes sur les bords d'un ruisseau, parmi des
pierres blanches où ne pousse pas la plus petite herbe
verte. Nos hommes, à leur tour, sont abattus et souf-
frent d'un violent mal de tête ; une impression morale,
plus peut-être que physique, les décourage, car l'en-
droit où nous sommes et qui a nom Tchoudjaz-Djilga^
jouit d'une bien mauvaise réputation parmi eux. Il est
hanté, dit-on, par un génie malfaisant qui empêche
Peau de bouillir^ et quand, la nuit venue, nous nous
trouvons réunis autour du feu d'argol, Youssouf, un
des caravaniers, nous raconte l'histoire du marchand de
peignes et de la bouilloire.
1. 5325 mètres d'altitude. — Tchoudjaz signifie : bouilloire, et djilga : chemin.
(.124)
L'HISTOIRE DU MARCHAND DE PEIGNES
« C'était un vieil Hindou qui s'en allait à Yarkand,
pour y vendre plusieurs ballots de peignes en bois,
tels qu'on les fabrique dans la haute vallée de l'Indus.
Il s'arrêta un soir au bord de ce même ruisseau, et sa
bouilloire une fois pleine, il essaya d'allumer le peu de
bois qu'il possédait encore. Mais ce fut en vain qu'il
battit le briquet : le bois, mouillé sans doute au passage
d'un gué, se refusait à prendre. Que faire? Notre
homme se gratta l'oreille et regarda autour de lui : il
n'y avait là ni racines d'herbes, ni crottin de cheval
pour animer la flamme; seuls les peignes qui étaient
en bois feraient certes une belle flambée, et la bouil-
loire chanterait, et le vieillard prendrait son thé. Pour-
tant brûler la marchandise, c'était jeter au feu des
roupies... La gourmandise et peut-être aussi la néces-
sité de ne pas mourir de froid et de soif remportèrent
sur l'avarice. Deux peignes crépitèrent sur la braise,
puis quatre... et la bouilloire ne chanta pas. L'Hindou
mit de côté les joHs peignes ornés d'enluminures et en
brûla douze qui ne valaient pas cher. Il vit des dents
pointues qui mordaient la flamme en se tordant, mais il
ne vit point l'eau bouillir. Alors, pris de colère, le mar-
chand qui avait manqué bien des choses dans sa vie,
sauf de prendre le thé, sacrifia toute sa collection et
même les pièces rares illustrées des versets du Koran.
Hélas! l'eau demeura immobile et la Tchoudjaz ne fit
entendre aucun murmure, si bien qu'au matin du jour
suivant, une caravane qui passait trouva le vieil Hindou
étendu sans vie près de sa bouilloire et l'on supposa
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
qu'il était mort de rage parce que, comme ses peignes,
il montrait les dents »...
Là-dessus, le brave Youssouf, fatigué d'en avoir
tant dit, lampa un dernier bol de thé et se roula dans sa
couverture en nous souhaitant une heureuse nuit.
4 septembre. — Nous passons auprès d'un groupe
de trois tombeaux construits en pierres sèches. En ce
lieu appelé Tasch-Goumbaz serait enterré, au dire des
caravaniers, un « Padicha » ou général venu de
Rome, il y a des siècles, avec 500 soldats. Que penser
de cette histoire? Serait-ce la tombe d'un compagnon
d'armes de Chah-i-Doulah? Mystère! Je ne puis rien
obtenir de plus de nos hommes, sinon qu'ils me mon-
treront demain l'emplacement où ce padicha avait
installé son camp.
Quelques kilomètres après Tasch-Goumbaz, on
traverse la rivière appelée Tchiptchak, puis l'on grimpe
un escaHer aux marches gigantesques pour atteindre
l'immense plateau de Dapsang qui est à une altitude
moyenne de 5250 mètres.
Nous parcourons du nor.d au sud pendant quatre
longues heures cette plaine fastidieuse, toute parsemée
de petits cailloux pointus blancs et noirs. Devant nous
se dresse, pour rompre heureusement la monotonie du
paysage, la chaîne immense et grandiose des glaciers
du Sasser dont les aiguilles éclatantes de blancheur
montent à plus de 7000 mètres. Vers le soir nous
arrivons enfin à l'extrémité du plateau et, par une des-
cente rapide, nous parvenons dans une gorge des plus
(!26)
Autour de l'Afghanistan.
m. 48, page 126.
RIEN A xMANGER POUR LES CHEVAUX
curieuses; les flancs en sont rouges, couleur de sang,
et la rivière, dans laquelle pataugent nos chevaux,
paraît sortir de quelque fantastique abattoir. On appelle
ce défilé le Kizil-Yar ou '< défilé rouge ». Nous mar-
chons dans le lit même du torrent pendant plusieurs
kilomètres et, la nuit venue, nous campons dans un
creux de rocher, véritable repaire de fauves, dominé de
tous côtés par de hautes parois verticales.
On a vraiment le corps brisé, le cerveau las de
cette suite d'étapes à travers des contrées absolument
désertes. Les chevaux, qui n'ont pas eu d'herbe depuis
quatre jours, se précipitent sur les quelques touffes de
mousse qui croissent au bord de l'eau ou dévorent à
belles dents le crottin de leurs camarades. Il faut leur
disputer cette denrée précieuse qui est notre seul com-
bustible depuis une semaine, et nous devons, ce soir,
sacrifier quelques piquets de tente pour arriver à cuire
un quartier d'antilope.
5 septembre. — Journée de marche pénible à travers
des gorges profondes et tortueuses : à droite et à
gauche, la montagne lance des aiguilles comme autant
de flèches vers l'azur du ciel. Plus bas, c'est l'amoncel-
lement fou des roches, les ravins pierreux, les énormes
vagues de sable qui se chevauchent et s'entremêlent...
Décor d'un pittoresque effrayant qui semble avoir
été brossé pour quelque gigantesque race disparue.
Vers le soir, nous grimpons le long d'une paroi
presque verticale et. par un sentier en corniche, nous
I. 4600 métrés d'altitude.
(127)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
arrivons sur un replat où les caravaniers montent les
tentes. C'est ici Mourgo-Boulak^, où la tradition veut
que le Padicha, enterré à Tasch-Goumbaz, ait installé
jadis un camp retranché. Il faut avouer que la position
était admirablement choisie. Une source abondante
jaillit au centre du plateau, et le terrain même du camp
est aussi bien damé et aussi horizontal qu'un « court »
de tennis. On voit encore les ruines d'un mur construit
en pierres sèches qui, bordant le replat du côté du
nord, c'est-à-dire du côté de la Chine, contribuait à
rendre la position plus forte.
De défilé en défilé, nous parvenons le lendemain,
après une longue étape, sur les bords d'une large
rivière aux eaux boueuses. C'est le terrible Chayok,
redouté des caravanes. Je me demande de quelle façon
nous pourrons le traverser, lorsque je vois venir à nous
trois indigènes qui s'engagent dans les rapides en
s'arc-boutant sur de longs bâtons. L'eau semble par-
fois les couvrir entièrement, mais avec une adresse
admirable, ils réussissent à nous rejoindre. Prenant
alors la tête, ils nous guident sans hésiter par un gué
tortueux que, seuls, nous n'aurions pu repérer et,
malgré la vitesse du courant, ils nous amènent sans
encombre sur la rive opposée.
Bientôt nous sommes à Brangsa-Sasser', au pied
même des glaciers du Sasser-La que nous allons
essayer de passer demain. Vues d'ici, leurs pointes
chaotiques, leurs immenses crevasses aux reflets bleuâ-
I. Refuge en ruines à 4635 métrés d'altitude.
(128)
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\ lElLLARD AVEUGLE DE-MANDANT 1. AU-MONE A YAKKAND.
HALTE SUR LES BORDS DU CHAYOK, AVANT LE PASSAGE DU GUE.
Autour de l'AfghaiiisLuii.
PI. 49, page 128.
AU PIED DU SASSER
très paraissent infranchissables, mais les caravaniers
prétendent que, si les génies qui résident en ces lieux
sinistres nous sont favorables et nous gardent des ava-
lanches, on sera sorti des plus mauvais pas avant le
coucher du soleil. « Allah est grand, disent-ils, et dans
deux jours nous arriverons aux premiers village tibé-
tains... »
CHAPITRE VI
A TRAVERS LE PETIT TIBET
ET LE KACHMIR
Sur les glacikrs nu Sasser. || La vallke de la Noitbka. || Notre
PREMIÈRE halte CHEZ LES TiBÉTAINS. Ij HaNAMIK ET SES BLANCS TCHOR-
TENS. 1! Les MOULINS A PRIÈRES. || Le COL DU KhARDONG SOUS LA
TOURMENTE. || ARRIVf^E DANS LA CAPITALE DU PeTIT TiBET. || Un
MONASTÈRE DE LAMAS. |: PaYSAGES DU KaCHMIR. |! SrINAGAR, LA VeNISE
DE l'Inde. || En route pour le Béloutchistan.
RUDE étape que nous promet la traversée du Sasser-
La! Par bonheur le ciel, que j'interroge en
m'éveillant, est merveilleusement pur et l'atmosphère
paraît calme ; nous pouvons donc espérer franchir, dans
les conditions les plus favorables, cet océan de glace
dont les vagues géantes brillent déjà, là-haut, sous les
rayons du soleil levant.
Trois heures d'une marche pénible à travers des
éboulis nous amènent au pied même du col. Les diffi-
cultés réelles commencent alors avec l'ascension de la
moraine frontale dont les pierres, mêlées d'une boue
jaunâtre, croulent à chaque instant sous les pas des
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
chevaux. Au sommet de cet escarpement nous trouvons
le glacier qui nous conduit au col^ par une pente à
peine sensible.
Tout est blanc autour de nous; le soleil du plein
midi fait resplendir les vastes étendues neigeuses, mais
il fait également fondre la glace et nous enfonçons
jusqu'aux genoux dans une sorte de sorbet sans consis-
tance, piétinant lourdement avec l'apparence de canards
qui pataugeraient dans une mare.
Nous voici maintenant de l'autre côté du col, déva-
lant la pente rapide d'un névé; les crevasses succèdent
aux crevasses et, comble d'infortune, nous sommes
dominés par une paroi rocheuse, lézardée jusqu'à la
base, d'où dégringolent des avalanches qui roulent
avec un bruit de cataclysme et affolent nos bêtes.
Ici, comme au désert, des animaux en grand
nombre jalonnent la route. Les uns, tombés de la veille,
semblent dormir en des poses presque naturelles;
d'autres, abandonnés depuis des années peut-être et
momifiés dans les attitudes les plus bizarres, sont per-
chés sur des colonnes de glace, formant çà et là comme
de grands champignons fantastiques*...
Pendant quatre heures, nous luttons contre des
difficultés de toutes sortes. Nos hommes sont vraiment
extraordinaires : aidés dlskandar et de deux Tibétains
loués pour la circonstance, ils font leur dur métier avec
1. Sasser-La altitude 5365 mètres. — La en tibétain, comme Davan en
kirghizc, sigfnifie col ou passage.
2. Phénomène bien connu des tables de glaciers.
■ ('32}
X
LE COL DU SASSER-LA {5365 MÈTRES).
TAGHAR. LE TEMPLE AUX MOL'LIXS A PRIERES.
Autour de l'Afghanistau.
PI. 50, pnge 132.
LE GLACIER DE REMO
un courage simple que j'admire, relevant les chevaux,
allant chercher des bagages au fond d'une crevasse,
les rechargeant sans un murmure, grâce à cette grande
et paisible habitude qu'ils ont de la lutte constante avec
les éléments.
La montée du col avait commencé dès huit heures
du matin, il est trois heures de l'après-midi quand nous
sortons enfin des glaciers. Encore quelques kilomètres
de descente à travers d'énormes blocs de granit et nous
plantons les tentes près d'une source, dans un vallon
appelé Touti-Yalak^ où pousse une belle herbe verte.
Bêtes et gens ont bien gagné leur journée. Demain,
Inchallah'^y nous verrons les premiers villages tibé-
tains.
8 septembre. — Sous un soleil splendide, nous
levons le camp de bonne heure et dévalons les pentes
gazonnées, tout joyeux d'avoir pu franchir le Sasser
sans accident. Sur la droite débouche une profonde
vallée qui vient du nord : c'est l'immense glacier de
Remo, l'un des plus vastes du monde, qui s'étend
jusqu'à nous en vagues gigantesques et me fait songer
à Chamonix et à notre Mer de glace, vrai joujou de
bergerie suisse à côté de ce colosse. Un peu plus loin
une route nouvelle^, construite en entier dans le granit,
se déroule comme un serpent monstrueux, grimpe,
1. 4 795 mètres d'altitude.
2. S'il plaît à Dieu.
3. Cette route, construite sous la direction d'officiers britanniques, permet
d'éviter le passage du Karaoul-Davan et de raccourcir ainsi l'étape de Touti-Yalak
à Spango.
(»33)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
descend^ puis regrimpe pour redescendre encore au
milieu d'à-pics vertigineux, et nous amène sur les
bords de la Noubra.
En face de nous, une verte oasis accrochée aux
flancs de la montagne : c'est Arena dont les pyramides
funéraires se détachent en blanc sur la masse sombre
des arbres. Par ici, c'est toujours le désert avec ses
galets et sa haute muraille granitique et il nous faut
marcher longtemps encore pour arriver au milieu des
vergers et des prairies. Nous sommes alors dans le
village tibétain de Spango, où un ménage de bons
vieillards nous offre l'hospitalité et nous accueille en
tirant la langue, ce qui est ici la formule du bonjour.
Je pénètre pour la première fois dans une maison
tibétaine; tout y est donc, pour moi, nouveau et
instructif. Au rez-de-chaussée : les écuries; au pre-
mier étage : les chambres, la cuisine et le cellier.
Devant l'entrée, une longue perche porte à son extré-
mité une bande étroite de toile blanche sur laquelle
sont écrites des prières et qui flotte au gré des vents
comme la flamme d'un nayire de guerre... Et dès ce
petit village de Spango on se sent dans un pays diff"é-
rent, particulier, que le respect des mœurs patriarcales
a éloigné de tout progrès inutile et qui a conservé sa
race, ses coutumes et sa religion naïve.
Nous sommes salués le lendemain au départ par
quelques pauvres musiciens déguenillés qui tentent sur
le fifre et le tambourin de nous initier à l'harmonie
tibétaine : le groupe est certainement pittoresque, mais
(134)
''^.^*f
PORTE DU VILLAGE UE PAXAMIK.
LA PRE.MIÈKE MAISON' TIBÉTAINE RENCONTRÉE SUR NOTRE ROUTE A SPANGO.
Autour de l'AfghaDislan.
PI. 51, page 134.
UN MESSAGER OFFICIEL
la musique, avec sa petite ritournelle plaintive et grêle,
ne charme que médiocrement nos oreilles.
La route suit à une certaine distance la rive
gauche de la Noubra; elle est bordée d'une haie de
buissons épineux qui empêche les chevaux de s'égarer
dans les blés ou dans les avoines. En deux heures,
nous atteignons Panamik', assez gros village dont le
nom, admirablement approprié, signifie « œil de
verdure ».
A peine étions-nous installés que nous voyons
poindre un noble vieillard à l'air très digne, qui porte
une lorgnette en bandoulière, des couteaux à la cein-
ture et des souliers européens aux pieds. C'est un mes-
sager du commissaire anglais de Leh : il m'apporte de
la part de son maître une lettre charmante, où celui-ci
me souhaite la bienvenue et s'excuse de ne pouvoir
être là quand j'arriverai dans sa résidence. Le digne
vieillard, qui occupe un rang élevé dans la hiérarchie
tibétaine, est chargé de nous guider et de veiller sur
nous jusque dans la capitale du Petit Tibet.
Pendant qu'Iskandar songe aux préparatifs du
repas du soir, nous nous dirigeons avec Zabieha vers
une source d'eau chaude qui coule aux flancs de la
montagne. Une sorte de piscine, creusée dans le rocher
et recouverte d'un abri, nous permet de prendre un bain
des plus agréables comme des plus nécessaires et nous
bénissons l'homme intelligent qui a su aménager ces
thermes de façon si pratique.
I. 3340 métrés d'altitude.
(135)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
10 septembre. — Il a été décidé que nous séjour-
nerions à Panamik aujourd'hui afin de permettre à nos
hommes et à nos chevaux de se refaire.
Je laisse Iskandar et Zabieha retourner seuls à la
source et je visite le village, un appareil photogra-
phique à la main; il y a en effet par ici de nombreux
monuments funéraires en forme de tiare, appelés
tchortenSy qui sont ornés de bas-reliefs dont il peut être
intéressant de garder l'image.
Au sommet du cône de déjection sur lequel est
bâti le village, parmi les églantiers et les roches, je
découvre une sorte de divinité bizarre. Un cube de
maçonnerie forme piédestal; sur la face centrale une
figure grossièrement sculptée, avec ses larges oreilles
et sa face épanouie, rappelle à s'y méprendre l'image
faunesque d'un Silène; les quatre angles et la figure
sont recouverts d'une bande verticale de peinture
rouge; sur le piédestal, un gros fagot de branches de
tamaris entouré de bandes de toile sur lesquelles sont
écrites des prières, et plantés au-dessus du fagot, plu-
sieurs bâtons agrémentés de petits drapeaux flottants.
Tout près de là, je trouve sur ma route un gros
bloc de rocher portant gravée en lettres énormes la
prière des Tibétains : « Om mani padmé houm »...
Le lendemain nous quittons les frais ombrages de
Panamik et nous descendons la rive gauche de la
Noubra, sous la conduite du vieillard à la lorgnette.
Au pied de la haute falaise que nous longeons, les
cônes de déjection se succèdent, les uns absolument
(136)
Autour de rAfgliuuistnu.
PI. 52, page 136.
HOSPITALITÉ TIBÉTAINE
désertiques, les autres couverts de végétation et de
cultures; ceux-ci sont toujours dominés par l'idole de
pierre dont j'ai parlé précédemment et qui sans nul
doute représente l'image d'un dieu protecteur des
champs et des troupeaux.
La vallée du Chayok se rapproche; on aperçoit,
bâti tout contre la montagne, le joH village de Taghar,
dont les maisons à toit plat et les nombreux mausolées
éclatent de blancheur au milieu des peupliers et des
sycomores. Le guide nous conduit à notre domicile,
vaste maison à deux étages. Devant la porte, cinq
femmes sont alignées; elles nous saluent toutes ensem-
ble, la main à hauteur du front, dans une révérence
des plus gracieuses. La plus rapprochée du seuil tient
une cassolette remplie d'encens; elle me précède et
par un escalier qui a, ma foi, grand air m'introduit
dans mes appartements. Deux pièces, que sépare une
balustrade ajourée, attendent leurs hôtes de marque.
Comme meubles, une sorte d'immense fauteuil d'un
modèle inconnu en Europe et, devant le fauteuil, un
autel tout peinturluré sur lequel sont rangées avec
symétrie les offrandes : un ciboire d'argent rempli de
lait, une assiette de pommes, une autre de gros radis;
le tout flanqué de deux jolis vases où s'épanouissent
des bleuets et des giroflées qui embaument.
Les Tibétaines ont disparu après une dernière
révérence; elles sont remplacées par notre vieux guide
qui nous sert un thé à la cannelle tout simplement déli-
cieux... Cette réception nous étonne et nous charme;
(«37)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
quant à Iskandar, il ne peut comprendre que ce soient
les femmes, à la figure découverte, qui reçoivent ainsi
l'étranger, et ses principes de musulman fanatique sont
profondément choqués d'une pareille inconvenance.
Après quelques instants d'agréable farniente, nous
allons faire un tour dans le village; une large avenue,
bordée de grands peupliers qui alternent avec des
tchortens, conduit à un vieux temple ombragé de pla-
tanes. Quelle quantité de moulins à prières! il y en a
partout : cylindres énormes qu'une chute d'eau fait
tourner, moulins à vent perchés sur le toit comme des
colombiers, simples bobines nichées dans le mur que
les fidèles poussent avec la main. Nous admirons
l'ingéniosité religieuse de ce peuple naïf, tandis qu'un
vieux lama, accroupi sous le porche du temple, nous
examine en buvant à petits coups sa tasse de thé beurré.
La tête complètement rasée, le torse enveloppé de
façon pittoresque dans une étoffe de couleur lie de vin,
il semble un vieux sénateur romain drapé dans les plis
de sa toge.
Plus tard, du toit en terrasse qui couvre notre
demeure, sous la lumière rosée du soleil couchant,
j'assiste à la rentrée des troupeaux. D'abord s'avance,
trottant menu, le flot pressé des moutons et des
chèvres; ensuite vient le défilé plus lent du gros bétail
que ramène tout un essaim d'enfants à demi nus. Deux
taureaux, les derniers de la bande, se livrent un com-
bat furieux dans une mare que le crépuscule a rendue
violette; leur gardien, attendant sans hâte qu'ils aient
(138)
UNK PRIKRE GRAVI E SUR LE GRANIT.
VUE GENERALE DE TAGHAR.
Autour de l'Afghanistan.
PI. 63, page I3S.
UN PONT SUSPENDU SUR LE GHAYOK
vidé cette querelle, chante une mélopée très douce au
rythme sauvage et lent... Et les étoiles s'allument au
ciel que je suis encore là, gagné par le charme de cette
nature si nouvelle.
A l'aube nous sommes réveillés par le chant mono-
tone des litanies que le maître de la maison récite
devant l'autel du foyer domestique. Un pauvre hère, à
barbe blanche, entre en se prosternant et m'offre, sur
un plat d'étain, une petite citrouille entre deux bou-
quets de bleuets ; puis c'est notre gracieuse hôtesse qui
m'apporte, avec ses vœux de bon voyage, des pains
persans saupoudrés de sucre candi. Mais il faut quitter
tous ces braves gens, le gai village et ses blancs tchor-
tens, la vieille pagode et ses moulins à prières; je leur
devrai une des impressions les plus exquises de mon
long voyage !
Nous voici bientôt au continent de la Noubra et du
Chayok que l'on retrouve ici après l'immense crochet
qu'il dessine vers le sud-est; jusqu'à l'année dernière
les caravanes devaient traverser les flots boueux de ce
fleuve dans un bac, mais aujourd'hui l'on passe d'une
rive à l'autre sur un pont suspendu qui paraît très soH-
dement établi. Quelques kilomètres plus loin, nous
trouvons, niché dans un enfoncement de la vallée, le
hameau de Khartcha, où le vieux guide a fait préparer
un logement à notre intention. Sitôt arrivé, il s'em-
presse à nous servir ce fameux thé à la cannelle dont il
a le secret et me l'offre dans son écuelle de bois, au
rebord d'argent ciselé, qui porte enchâssée dans le
(Ï39)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
fond une grosse turquoise. Comme tous ses compa-
triotes, il ne se sépare jamais de cette tasse curieuse,
fermement persuadé que si quelque ennemi y versait
un jour du poison, la turquoise changerait de couleur et
le mettrait ainsi en garde.
Ce matin nous commençons la journée au milieu
d'un épais brouillard, suivant d'abord la rive gauche
du Chayok par une route difficile, creusée dans la paroi
rocheuse qui surplombe la rivière. Les rencontres avec
des caravanes venant en sens inverse sont ici parfois
délicates et nous avons, de ce chef, plusieurs incidents
dont nos hommes se tirent avec adresse. Mais quelques
kilomètres plus loin, tournant brusquement au sud,
nous nous enfonçons dans une gorge étroite et pro-
fonde qui nous conduit, après une montée fort pénible,
au petit village de Khardong, vrai nid d'aigle construit
dans les rochers. Les indigènes y paraissent beaucoup
moins policés que dans la plaine et tout, dans leur
allure et dans leur physionomie, me porte à croire
qu'ils font le métier de contrebandiers et de détrous-
seurs de caravanes.
Il est entendu que nous laisserons à Khardong^ les
chevaux de bât qui doivent y stationner une quinzaine
de jours pour se refaire, avant de reprendre, avec des
charges nouvelles, la route de Yarkand ; ils seront
remplacés jusqu'à Leh par des yaks loués ici. Seul, le
caravanbasch Khoul-Mahmad nous accompagnera
demain et ramènera les trois chevaux de selle.
I. 3 920 mètres d'altitude.
(140)
Autour de l'Afghauisiau.
PI. ô-l, page UU.
ASCENSION DU KHARDONG
14 septembre. — Je dis adieu aux deux caravaniers
qui restent ici. Youssouf, le conteur de légendes,
pleure comme un enfant et je ne puis m'empêcher d'être
ému à la pensée de quitter ce brave garçon qui nous a
donné tant de preuves de son dévouement. Pour lui,
jour après jour, pendant les rudes années de son exis-
tence, il va continuer avec la même courageuse volonté
cette lutte âpre et constante contre les forces redou-
tables de la nature...
Le départ est sinistre : nous nous mettons en route
sous la neige qui tombe à gros flocons, chassée par un
vent glacial. On passe à côté d'un refuge; des cara-
vaniers y sont accroupis : devant la porte, ils ont
amoncelé leurs charges, tandis que les chevaux serrés
les uns contre les autres et tournant le dos à la rafale,
font un peu plus loin comme une tache noire au milieu
de la neige. Mais la tourmente redouble, on n'y voit
pas à 20 mètres. Voici un second refuge : comme
l'autre, il est envahi par de pauvres diables transis de
froid.
Vers une heure, nous sommes au bord d'un petit
lac entièrement gelé; deux yaks, conduits par un
vieux Tibétain dont la barbe est blanche de givre,
nous attendent là depuis ce matin, et nous profitons
Zabieha et moi de l'aubaine, tandis qu'Iskandar,
furieux de ne pas trouver un troisième yak pour son
usage personnel, manifeste quelque mauvaise humeur.
Il a du reste une telle horreur de la marche que, malgré
le danger très réel, il préfère rester sur son cheval et
(141)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
continuer ainsi l'ascension de la pente escarpée que
nous gravissons sous une neige aveuglante.
Pendant plus d'une heure, nous montons ainsi et
nous arrivons à la passe étroite du Khardong', hale-
tants, brisés, n'en pouvant plus. Comme au Kilyang-
Davan, un glacier à pente rapide et recouvert de
neige a failli nous arrêter net, près du sommet; et si
nous avons passé, nous, nos chevaux et nos yaks,
c'est une fois de plus grâce à l'énergie, à l'adresse, à
l'endurance des hommes qui nous accompagnent.
Sitôt le col traversé, la neige cesse et nous descen-
dons rapidement une étroite vallée au débouché de
laquelle se trouve le hameau de Ganglès. Il est cinq
heures et nous n'avons rien pris depuis le matin, aussi
est-ce avec joie que nous nous asseyons autour d'un
feu clair de branchages où la tchoudjaz commence à
chanter.
Nous sommes au terme de l'étape; aujourd'hui,
15 septembre, nous coucherons à Leh.
C'est d'abord, durant les premiers kilomètres, une
marche dans un pays sauvage, aussi désolé que celui
parcouru la veille. Il nous semble nous être égarés,
nous être engagés sur une fausse piste, quand soudain
l'étrange palais des anciens rois du Ladak apparaît à
un tournant de la route. Construit sur une longue
arête rocheuse, il domine de ses innombrables petites
fenêtres une succession de croupes gazonnées où
s'étagent des centaines et des centaines de tombeaux,
I. 5390 mètres d'altitude.
LA CAPITALE DU LADAK
les uns d'un blanc éblouissant, d'autres plus sombres
ayant la patine des siècles. Devant nous, au pied des
monts Himalaya, i'Indus déroule son ruban argenté ;
partout des champs de blé, des vergers, de riantes
prairies... Quel contraste avec le col du Khardong
où nous passions hier de si cruels instants sous la
neige !
Notre vieux guide nous conduit, à travers les rues
du village', jusqu'à un pavillon ombragé d'immenses
peupliers, où logent, paraît-il, les Européens de pas-
sage. Les chambres sont très propres, très confor-
tables, et nous allons pouvoir, durant quelques jours,
prendre le repos dont nous avons tous besoin, à l'abri
du soleil, de la neige et des vents qui, depuis Yarkand,
ont diversement poursuivi notre caravane.
Le Tibétain, qui remplit ici l'office de facteur,
m'apporte un volumineux courrier; voici bientôt trois
mois que je n'ai pas eu de nouvelles, aussi est-ce avec
une certaine émotion que je m'apprête à décacheter
ma correspondance quand on annonce une visite. Un
Hindou vêtu à l'européenne s'avance la main tendue
et s'informe très aimablement de notre santé; nous
causons, il m'explique qu'il est ici chef de district et
remplace le vice-résident anglais, capitaine Patterson,
en ce moment à Srinagar. Après avoir vérifié les pas-
seports il nous quitte, mais il est remplacé incontinent
par une députation des commerçants hindous qui, sous
la conduite du frère de l'Aksakal de Yarkand, vient éga-
I. Altitude de Leh : 3535 mètres.
(143)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
lement nous offrir ses salams et ses souhaits de bien-
venue. J'ai hâte de Hre mes lettres et je voudrais bien
les voir au diable... Enfin la dernière poignée de
main est échangée, je puis rentrer chez moi et prêter
toute mon attention à la causerie familière de ceux
qui veulent bien s'intéresser à mon voyage et dont
la pensée, pour me rejoindre, a parcouru tant de
déserts.
Le lendemain, le chef de district Sant-Ram vient
nous prendre pour aller, avec lui, visiter la grande lama-
serie de Spitok située à cinq ou six kilomètres de Leh
seulement, sur les bords de l' Indus. Des petits poneys
tibétains nous transportent à vive allure vers ce monas-
tère célèbre ; de loin, il ressemble à une immense
forteresse du Moyen âge avec ses terrasses, ses don-
jons crénelés et ses fenêtres étroites percées dans les
hautes parois de granit. Les nids rudes aux toits plats
sont serrés les uns contre les autres, dressés au midi,
dominant la plaine de sable, et font tellement corps
avec la nature qu'ils semblent avoir été créés par
elle.
Mais nous voici au pied même du monastère : les
trompettes sacrées font entendre leurs gémissements
sonores, mêlés aux roulements sourds des tambourins;
la lourde porte tourne sur ses gonds et nous mettons
pied à terre devant un groupe de lamas assemblés
dans une attitude respectueuse. Quelques marches de
pierre, et nous serrons la main du chef de la commu-
nauté. La persévérance d'une contemplation pieuse
■('44)
Autour de l'Afghanistau.
PI. 55, page 114.
L'ORATOIRE D'UN GRAND LAMA
dans le recueillement et la prière a fini par identifier
le visage de ce grand lama avec celui du Bouddha clas-
sique : drapé dans sa toge de laine brune, il a vraiment
l'air d'un dieu de bronze.
On nous introduit dans un oratoire tout parfumé
d'encens; des sièges ont été disposés devant une
petite table où sont des fleurs, des pommes reinettes
et du sucre candi. Dans un coin de la chapelle je
remarque un meuble à étagères, dont les rayons sont
ornés de statuettes de Bouddlia, soigneusement ran-
gées les unes à côté des autres. Seule la planche infé-
rieure est réservée aux images des ^ Pères supé-
rieurs » décédés. Habillés d'une toge en étoffe, ils ont
l'air d'une collection de pantins, mais les figures sont
très finement faites et probablement ressemblantes. Au
bas de l'étagère, sur une tablette : des lampes allu-
mées, de l'encens, des bols de riz, des galettes de
froment. Tout un côté de la salle est occupé par des
manuscrits empilés les uns sur les autres, et desquels
pendent de riches signets ; au mur, de fines peintures
sur soie représentent les épisodes de la vie du premier
Bouddha.
Pendant que nous croquons un quartier de pomme,
ainsi que le veut l'étiquette, le chef de la communauté
nous conte qu'il a fait toutes ses études à Lhassa et
qu'il possède un diplôme signé du Dalaï-Lama lui-
même. Je voudrais bien jeter les yeux sur cette « peau
d'âne » tibétaine, mais je n'ose exprimer mon désir à
haute voix... et nous sortons, toujours sous la conduite
(145)
lO
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
du supérieur, pour aller visiter différentes chapelles,
obscures et mystérieuses, où de vieux lamas en prière
sont prosternés devant d'étranges statues.
A présent nous avons franchi la porte de cette
curieuse lamaserie et nous descendons le sentier
creusé dans le roc, tandis que les longues trompettes,
comme tout à l'heure, nous saluent en appels pro-
longés du haut de la forteresse.
Sur la route qui nous ramène à Leh, je demande à
Sant-Ram de me dire ce qu'il sait des lamas et de leur
organisation. Ils sont divisés, me répond-il, en deux
catégories : la première et la plus respectée est celle
dont les membres accomplissent les cérémonies du culte,
le chef est appelé Koiichouck. Celui-ci est supposé être
une incarnation de quelque saint lama des anciens âges
qui, au moment de sa première mort, déclara à ses
disciples qu'il allait entrer dans le Nirvana, mais que,
toujours désireux de faire du bien à ses semblables, il
continuerait à renaître. Il leur indiqua en même temps
l'heure et l'endroit de sa prochaine réincarnation.
Depuis ces temps reculés, la tradition a été reli-
gieusement respectée. Au jour et à l'heure fixés, une
députation se rend au lieu marqué par le Kouchouck
défunt et l'enfant qui vient de naître est déclaré être le
Kouchouk réincarné. Peu après cette seconde nais-
sance il est placé dans le monastère auquel il appar-
tenait primitivement et il en devient le chef spirituel.
Il y a, dans un couvent voisin de celui-ci, un Kouchouk
qui est supposé en être à sa ij"" incarnation. Dans la
'(146)
Autour de l'Afghanistan.
PI. 56, page 146.
A TRAVERS LE BAZAR DE LEH
première classe ou catégorie est également choisi le
Lohon^ coadjuteur du chef spirituel de la lamaserie. Il
a comme devoir de diriger les exercices religieux et
d'instruire les jeunes lamas. Quant à la seconde caté-
gorie, elle comprend les moines qui se livrent au
travail, s'occupent des affaires du couvent et surveil-
lent les fermes appartenant à la communauté. Le chef
de cette catégorie est appelé Chagzot.
Tout en écoutant, avec le plus vif intérêt, les expli-
cations que nous donne Sant-Ram, nous sommes
parvenus à notre domicile et je serre la main de cet
aimable fonctionnaire en le remerciant du plaisir ins-
tructif qu'il vient de nous procurer.
ly septembre. — Nous allons flâner dans le bazar
oii s'agite une foule bariolée de Tibétains, de mar-
chands hindous et de caravaniers. Les boutiques s'ali-
gnent au bord d'une rue assez large, bordée de hauts
peupliers, et que domine de son architecture originale
le palais des anciens rois. J'entre chez le frère de
l'Aksakal de Yarkand; son magasin est rempli de
pièces d'un riche velours « made in Germany » qui lui
sont expédiées de Bombay ' et qui vont partir pour la
Kachgarie.
Ce velours constitue, avec des soieries et des
cotonnades, la principale exportation vers la Chine ;
quant à l'importation, elle consiste presque unique-
I. Sur ce marche assez peu connu de la frontière Nord de l'Inde, il est curieux
que les industriels allemands soient parvenus à évincer leurs concurrents anglais
et hindous qui paraissent à première vue admirablement handicapés.
(147)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
ment en nacha^ ou haschich dont les Hindous font
une consommation considérable.
L'animation est grande dans la ville, plus encore
aux alentours. Dans les champs, une nuée d'hommes
et de femmes, armés de larges faucilles, coupent les
épis dorés en chantant; c'est l'activité bruyante d'une
fourmilière en plein travail, et les quatre ou cinq notes
de la curieuse petite chanson tibétaine s'élèvent du
groupe des moissonneurs. Comme l'alouette au réveil,
ils saluent la beauté du ciel et semblent remercier la
Providence qui leur a donné si abondante récolte.
Malgré l'ardeur d'un soleil brûlant, tous sont gais,
rieurs, échangent des lazzis, et ceux que je croise sur
le chemin me saluent d'un djou^ cordial en me tirant
la langue aussi fort qu'ils peuvent...
Assis près d'une source, dans un joli coin d'ombre
et de verdure, je regarde ces braves gens^ si intéres-
sants dans leur simplicité naïve, et, cherchant dans mon
esprit la raison de ma sympathie pour eux, je crois
comprendre que ce qui m'a charmé dès l'abord chez le
Tibétain, c'est sa gaieté. Sous son aspect sauvage, hir-
sute et parfois malpropre, ce petit homme est joyeux.
Il a la figure ouverte et l'œil amusé des enfants. A
rencontre du musulman pensif, avare de paroles, sans
cesse prosterné pour les ablutions ou la prière, le Tibé-
I. La vente de ce stupéfiant, dont les effets sont encore plus terribles que ceux
de l'opium, n'est pas prohibée aux Indes. Le Gouvernement s'est contente de
frapper le haschich, à son entrée sur le territoire, d'un droit très élevé qui ég^ale
quatre fois le prix de revient de la marchandise rendue à Leh.
a. Bonjour.
.(148)
LA POLYANDRIE
tain se lave peu, se promène en chantant et dit sa
prière d'un tour de main le long des routes. Cette
humeur égale, cette franche gaieté, dénotent une
absence de soucis, une âme tranquille, un cœur léger.
Pareille sérénité est chose précieuse autant que rare!
Peut-être faut-il en chercher la cause dans l'organisa-
tion de la vie familiale, fondée sur la polyandrie?
« Deux coqs vivaient en paix, une poule survint et
voici la guerre allumée, » a dit le fabuliste. Ici c'est
tout le contraire : la poule sait mettre l'ordre dans un
ménage où il y a plusieurs coqs.
Dès que la cérémonie du mariage a été accomplie
par un Tibétain, ses frères cadets deviennent, en
même temps que lui, les maris de l'épouse et sont
tenus de le seconder dans sa tâche conjugale; il leur
est d'ailleurs absolument interdit de prendre femme à
leur tour, car aucune étrangère ne peut être amenée au
foyer fraternel. S'il naît des enfants, ils sont tous devant
la loi les enfants du frère aîné. Ce partage légal des
obligations et des soucis du mariage rend aux maris la
vie beaucoup plus facile, et tout marche, paraît-il, pour
le mieux dans les familles tibétaines ^
La journée va finir; déjà le soleil a disparu dans une
poussière d'or. Non loin du palais aux mille fenêtres,
tout au sommet de la montagne dont l'arête vive se
teinte d'une lumière aux tons lilas, se profile un petit
1. Quelques auteurs pensent que la polyandrie a été adoptée au Tibet pour évi-
ter la surpopulation, dans ce pays de superficie limitée en terre cultivable où le
grain récolte chaque année ne peut nourrir qu'un nombre restreint d'habitants.
(149)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
temple, un oratoire aux murs couleur de sang qui,
dans la pénombre du crépuscule, semble, à mesure
qu'il s'éloigne avec la nuit qui descend, monter étince-
lant vers les étoiles. De tous côtés, par les innombra-
bles petits sentiers qui courent à travers champs vers
le village, les moissonneurs reprennent en longues
files le chemin de la maison. Ils portent tous sur le dos
de grandes hottes remplies de gerbes ; la sueur perle
sur leurs fronts, et cependant ils chantent^ ils chantent
à perdre haleine, égrenant dans la plaine devenue vio-
lette leur petite chanson si courte et si gaie. ..
Le 20 septembre, j'avais reçu un télégramme des
plus aimables du résident anglais du Kachmir, le colo-
nel Sir Francis Younghusband, qui me souhaitait la
bienvenue et m'invitait ainsi que Zabieha à loger chez
lui pendant notre prochain séjour à Srinagar. Il ne
restait donc plus qu'à organiser une nouvelle caravane
pour descendre les rives de l'Indus et, par les passes
de l'Himalaya, gagner ensuite la capitale du Kachmir.
Cette besogne nous fut grandement facilitée par notre
ami Sant-Ram, le chef de district, et nous pouvions
nous remettre en route le 24 septembre au matin,
disant adieu à cette si pittoresque, si curieuse cité de
l'ancien royaume du Ladak.
Par une route assez bonne qui passe au pied du
monastère de Spitok, puis longe la rive droite de l'Indus,
nous arrivons au petit village de Nimo, but de notre
première étape. Les caravaniers nous conduisent jus-
qu'à une sorte d'hôtellerie dont les chambres sont
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Autour de l'Afghaniatan.
PI 57, page 150.
BUNGALOWS DU HAUT INDUS
d'une propreté admirable. C'est là un « bungalow ^
comme l'administration anglaise en a fait construire, il
y a quelques années déjà, à peu près tous les 25 kilo-
mètres, de Leh à Srinagar. Ces petites maisons, qui
comprennent deux ou trois chambres aux murs blanchis
à la chaux, sont remarquablement entretenues : on y
trouve lit de sangle, table, fauteuils, baignoire, etc. Le
tenancier ne fait pas la cuisine, mais il est tenu de
vendre au voyageur les denrées de première nécessité,
denrées dont le tarif est affiché à la porte; il perçoit
en outre de chaque passager, et pour le compte de
Tadministration, une roupie par jour. L'installation de
ces hôtelleries m'a paru de tous points parfaite et si j'ai
noté ici des détails qui pourraient sembler puérils,
c'est que j'ai voulu montrer avec quel sens pratique les
Anglais savent organiser toutes choses.
Aujourd'hui, 25 septembre, nous suivons le cours
de l'Indus, à travers des gorges escarpées et désertes.
Rencontré sur la route le hameau pittoresque de Bas-
go dont les maisons sont suspendues aux flancs d'un
rocher : avec son vieux donjon et ses murailles déman-
telées, il rappelle à s'y méprendre certains villages de
notre Provence.
Après midi nous sommes à Saspoul, où un bunga-
low analogue à celui de Nimo nous offre ses chambres
luisantes de propreté. Ici l'altitude est moins élevée
qu'à Leh, aussi les moissons sont-elles terminées. Sur
la terre battue sont étendues les gerbes qui s'égrènent
sous les pieds des bœufs et des chevaux ; Tibétains et
(15O
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
Tibétaines les dirigent. Les uns vannent leur blé au
souffle de la brise, en un geste régulier et gracieux.
D'autres, dans un rayon de soleil, amassent à l'aide de
larges pelles le froment au centre de l'aire ; tous chan-
tent leur gai refrain, toujours le même, dont la mon-
tagne toute proche nous renvoie l'écho. Et j'admire
une fois de plus ce paysage aux notes si curieuses, par-
semé de petits tchortens tout blancs qui, de loin,
ressemblent à une longue procession de premières
communiantes.
Le lendemain nous étions à Khalsi, puis nous pas-
sions rindus et, par une route jamais très difficile
mais toujours pittoresque, nous parvenions le 3 octobre
à la passe de Zodji-La' qui donne accès dans la pro-
vince du Kachmir.
Sitôt le col traversé, nous pénétrons dans une ma-
gnifique forêt de bouleaux dont les feuilles sont jaunies
par l'automne. On se croirait brusquement transporté
dans l'un des coins les plus riants de la Suisse. Devant
nos yeux s'étagent des pentes couvertes de sapins, au-
dessus desquelles les glaciers, dentelés de l'Himalaya
mettent comme un diadème étincelant...
Après les rudes étapes dans les mornes solitudes,
l'ascension fatigante des glaciers dont l'altitude oppres-
sait nos poitrines; après les marches lentes dans les
gorges pierreuses, sous les rafales d'une tourmente
continue, durant ces longues journées où l'on ne
parlait pas jusqu'à l'étape, où sous la tente dressée en
I. Altitude : 3 520 mètres.
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5S, ii.igi' 15:'.
SRINAGAR, LA VENISE DE L'INDE
hâte on cherchait vainement un sommeil réparateur, la
grâce du paysage si vivant nous égayé et c'est d'un
pas léger, dans le bavardage et les rires, que nous
descendons en des étapes charmantes cette déli-
cieuse vallée du Sindh. Cà et là des chalets aux assises
de pierres surgissent au détour du chemin, puis ce
sont les rizières et les troupeaux de buffles, aux lon-
gues cornes en croissant. Plus bas encore fleurissent
les aubépines et les églantiers sauvages; les cigales
chantent, les montagnes s'abaissent... et le 8 octobre,
voilà qu'apparaît dans la claire lumière du matin le
grand lac couleur d'opale. Nous sommes dans la capi-
tale du Kachmir, Srinagar, la Venise de l'Inde.
La même pensée traverse notre esprit, à Zabieha et
à moi : nous éprouvons quelque émotion à toucher
cette ville, terme d'une première étape où les difficultés
ne nous ont pas manqué. Mais une seconde étape nous
attend : le temps de secouer la poussière récoltée sur
le Toit du Monde et nous irons affronter les sables du
Béloutchistan. Faut-il l'avouer, c'est Timprévu qui
nous attire; demain nous aurons oublié la vallée claire
et riante que nous venons de parcourir sans fatigue,
mais nous garderons toujours vivant le souvenir du
désert, des passes peu accueillantes, des heures péni-
bles, des nuits sans sommeil; car c'est là ce qu'on
recherche invinciblement, c'est vers cet inconnu que
l'on marche toujours, avec le frisson délicieux et la joie
du mystère dont on va soulever le voile...
Dès l'arrivée nous nous présentons au colonel
(153)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
Younghusband, résident de la province. Accueil d'une
cordialité parfaite de cet homme charmant qui a prouvé
bien des fois qu'aux mérites d'un officier et d'un explo-
rateur de premier ordre, il savait joindre les qualités du
plus habile diplomate. Le palais de la résidence est un
délicieux Éden, enfoui dans le feuillage et les fleurs,
où nous trouvons non seulement tous les raffinements
du confort le plus moderne, mais surtout une hospita-
lité si aimable que nous en oublions bien vite les
misères de la route.
Le lendemain nous nous rendons en ville sur le
bateau de Sir Francis. La rivière est bordée de maisons
anciennes, quelques-unes peintes en rose, presque
toutes ornées de balcons ajourés. C'est l'aspect fragile
des constructions de Nuremberg, et dans la lumière
nacrée qui se joue à travers les découpures des façades,
avec le pittoresque des ponts en bois jetés d'une rive
à l'autre, c'est aussi la Venise de plein soleil, la Veni-
se estivale. Partout, sur les eaux bleues, se croisent les
barques — j'allais dire les gondoles — et, de temps à
autre, retentit le cri guttural des rameurs qui pagaient
vers la rive pour quelque seigneur nonchalamment
assis.
Le palais qui sert de résidence au souverain de ce
ravissant pays est une grande bâtisse d'aspect peu
élégant et d'architecture bizarre que construisit, vers
la fin du siècle dernier, un ingénieur britannique. Je
dus m'y rendre peu de jours après notre arrivée, afin
de faire au maharajah une visite que le colonel Young-
(154)
UN COIN DE LA KIVIKRE A SRINAGAR.
LA RECOLTE DU BLE A SASPOUL.
Autour de l'Afghauisun.
J?l. à», page 154.
ISKANDAR SE REND A LA MECQUE
husband considérait comme obligatoire. Le prince
m'accueillit du reste avec une extrême bienveillance et
me parla longuement de ses manufactures de soie,
dont il se montre très fier à juste titre et que j'étais
allé visiter la veille. Il eut un mot aimable pour la
France et, sur des souhaits d'heureux voyage, me ren-
dit ma liberté... Au physique, c'est un homme petit, au
teint bilieux que fait encore mieux ressortir l'énorme
turban blanc dont il coiffe son auguste chef; au moral,
un souverain autoritaire, mais d'esprit très ouvert, qui,
sous l'impulsion discrète des autorités britanniques,
s'efforce de développer les richesses industrielles et
commerciales de son royaume.
Hélas! tout a une fin, même le rêve. Il fallait songer,
après six jours d'une hospitalité si franche et si cordiale,
à chausser de nouveau le brodequin de l'alpiniste, à
rentrer dans les malles le linge fin et les souliers vernis.
Le 17 octobre nous arrivions à Rawal-Pindi et
pour la première fois depuis bien longtemps nous
entendions le sifflet et le halètement des locomotives.
Là, je dus, bien à regret, me séparer de notre fidèle
Iskandar qui me demanda l'autorisation de se joindre à
un groupe de pèlerins allant à La Mecque par Bombay.
Sentant combien seraient inutiles mes exhortations
pour l'engager à renoncer à son pieux voyage, je
n'osai lui refuser une liberté qu'il avait, certes, bien
gagnée. La vie en commun durant les heures difficiles,
la lutte journalière contre les obstacles que dresse une
nature sauvage devant la volonté de l'explorateur,
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
créent une intimité cordiale entre des êtres différents
d'âge et de pensée, d'esprit et d'éducation, que rien
ne semblait devoir rapprocher jamais. Cet étranger
était devenu notre ami, presque notre frère. Il fut sim-
plement et modestement indispensable, et je ne saurais
oublier tout ce que je dus, pendant cette première
partie de mon voyage, à sa parfaite entente du service,
à son initiative, à sa bonne humeur presque quoti-
dienne.
Quant à nous deux, Zabieha et moi, après avoir
emballé nos armes et notre matériel de campement,
nous prîmes le train, non pour Bombay, mais pour
Quetta, continuant ainsi notre route vers l'inconnu du
désert béloutche, vers de nouvelles et mystérieuses
solitudes.
CHAPITRE VII
LE DÉSERT BÉLOUTCHE
De Quetta a Kélat. || Une entrevue avec son Altesse Mahmoud
Khan. |] Loris et Béloutches. || Nouchki. || A dos de chameau. ||
Les stations de la « Trade Road ». |! Ramzan, le fumeur d'opium. ||
Un soir de deuil a Mf.rui. !! Le désert de la soif. || Une étape au
CLAIR DE LUNE. |i ROBAT ET LA FRONTIERE DE PeRSE. j| La DOUANE DE
Koh-i-Malek-Siah.
APRÈS un séjour d'une semaine à Quetta' où j'avais
pu, grâce au concours des autorités britanniques,
organiser sans trop de difficultés la caravane qui devait
m'emmener jusqu'au Seïstan, je me mettais en route le
3 novembre et, par le chemin de fer de Nouchki, je
gagnais la petite ville de Mastung, où m'attendait le
major Benn, agent politique du Béloutchistan. C'est en
compagnie de cet officier particulièrement aimable que
je fis une pointe de 130 kilomètres vers le sud afin de
visiter Kélat.
Nous voici donc en route pour la capitale, à travers
des plateaux dénudés et grisâtres qu'encadrent au loin
de hautes falaises de granit. Le paysage est d'une mono-
1. De Rawal-Pindi nous avions gagne Quetta par Lahore et Rohri.
{»57)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
tonie désespérante, mais nous avançons à bonne allure
dans de légers véhicules, baptisés par les Anglais du
nom pittoresque de « tam-tam » et, dès le début de la
seconde étape, nous avons l'apparition de Kélat. Au
milieu d'une plaine chauve et désolée, se dressent
bâties sur un piton rocheux les hautes murailles d'une
citadelle du Moyen âge, et c'est une vision inattendue,
étrange même, en ce pays de musulmans nomades,
que celle d'un pareil château fort avec ses donjons, ses
meurtrières et ses mâchicoulis.
Reçus à quelque distance de la ville par le conseil-
ler politique' du prince accompagné d'une suite bril-
lante, nous gagnons d'abord un élégant bungalow* —
résidence d'été du major Benn — où une collation nous
a été préparée. Le pavillon britannique flotte déjà au-
dessus de la petite maison blanche et le canon tonne
là-haut sur les vieilles tours qui nous dominent, saluant
de ses coups répétés les couleurs de V Union Jack.
Nos fam-^am n'étant pas assez protocolaires, c'est
dans la voiture même du Khan, superbe landau
admirablement attelé^, que nous nous rendons au châ-
teau sous l'escorte d'une troupe de cavaliers béloutches
qui font parader leurs chevaux en une fantasia écheve-
lée. Nous mettons pied à terre devant une grande
I. Le Khan a auprès de lui pour le seconder dans la direction des affaires de
l'Etat un « conseiller politique » d'origine afghane, homme de premier ordre à la
solde du vice-roi des Indes. L'agent britannique, bien qu'ayant une habitation
près de la capitale, n'y vient faire que de courtes apparitions et réside la plupart du
temps à Mastung.
a. I 890 mètres d'altitude.
3. Cadeau du Gouvernement des Indes.
(^38)
Autour de l'Afghanistau.
PI. 60, page 158.
DANS LA CAPITALE BÉLOUTCHE
porte — entrée de la première enceinte — au cintre de
laquelle sèchent d'innombrables quartiers de moutons,
puis, par une ruelle étroite bordée de petites boutiques,
nous gagnons l'escalier qui conduit à la forteresse.
Un aide de camp du prince nous y attend; il nous pré-
cède et nous grimpons à sa suite sur des rochers
vaguement taillés en forme de marches, à travers un
dédale d'étroits couloirs de plus en plus sombres qui
tournent constamment dans l'épaisseur des murailles.
Une poterne s'ouvre devant nous, un poste présente
les armes, et nous grimpons encore par une sorte de
tunnel creusé en spirale, avec l'impression de pénétrer
dans quelque palais enchanté d'où l'on ne pourra plus
jamais sortir...
Soudain la clarté du jour nous éblouit : nous venons
de surgir, comme par une trappe, au milieu d'une ter-
rasse ensoleillée où le prince entouré de sa garde
d'honneur nous tend la main pour la bienvenue. D'un
geste il nous invite alors à franchir l'entrée de ses
appartements et nous prenons place sur des fauteuils
rangés en demi-cercle, dans une salle aux murs blan-
chis de chaux que décorent simplement quelques mi-
roirs de pacotille et des appliques de verroterie.
Mahmoud Khan n'a rien de la gravité majestueuse
des Orientaux; ses yeux pétillent de malice et, sans
souci de l'étiquette, il rit aux éclats en se trémoussant
sur son fauteuil... Après les compliments d'usage, il
voulut bien nous dire combien il se félicitait de rece-
voir pour la première fois des Français dans sa capitale
('59)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
et il ajouta : « Nul n'ignore chez nous que la France
est à l'Europe ce que la Perse est à l'Asie, c'est-à-dire
le berceau de la civilisation, de la littérature et des
arts. » Puis, sur cette constatation officielle et défini-
tive, le Khan se leva et je m'inclinai avec gratitude. Ce
fut le signal du départ. Son Altesse nous ramena sur la
terrasse et nous souhaita, avec la meilleure grâce du
monde, un heureux voyage à travers son empire.
Parcourant en sens inverse le labyrinthe des cou-
loirs, dégringolant les escaliers taillés dans le roc,
nous sortons bientôt du palais et nous descendons,
rendus enfin à la lumière du grand jour, les ruelles en
pente, parmi les maisons de terre battue accrochées en
essaim aux flancs de la roche seigneuriale. Leurs habi-
tants sont pour la plupart des Hindous Bunniahs et des
Brahuis; quelques-uns cependant appartiennent à la
race curieuse des Loris qui sont, comme on le sait,
de très proches parents des romanichels de chez nous.
A une époque déjà très reculée, une tribu de Loris
quitta le Béloutchistan, traversa la Perse et par la
Turquie gagna l'Europe. On retrouve dans le langage
de nos bohémiens, affirment les savants qui se sont
occupés de la question, beaucoup de mots béloutches.
Dans tous les cas, j'ai pu constater par moi-même que
le type des Loris de Kélat rappelle de façon frappante
celui des romanichels. Là-bas, comme en France, ils se
livrent au commerce des chevaux, et leurs femmes sont
expertes en l'art d'interroger les astres et de dire la
bonne aventure.
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Autour (le l'Afghanistan.
PI. 61, page 160.
UNE ANTIQUE LÉGENDE
De l'histoire des anciens habitants de Kélat, je n'ai
rien appris qui ne fût déjà connu, si ce n'est peut-être
une antique légende qui me fut contée, à l'ombre de la
forteresse béloutche, par un officier du palais.
Le Béloutchistan, au temps jadis, bien avant qu'il
ne devînt une province de l'empire de Salomon, était
une très pauvre contrée et les indigènes s'y défen-
daient mal contre une misère sans remède. Tous les
cinq ou six ans la famine s'abattait sur la région et
faisait dans ce peuple, pourtant actif et vigoureux, de
terribles ravages. C'est qu'au lieu de lutter, de s'ingé-
nier, de forcer la terre à produire pour les aider à vivre,
les Béloutches acceptaient ces calamités comme un
châtiment de crimes imaginaires, comme une marque
certaine, en tout cas, des volontés d'en haut et ils
mouraient en souriant, les yeux tournés vers le ciel.
Ils se préparaient même à cette mort toujours
attendue avec une tranquillité qui ne manquait pas de
grandeur. Leurs maisons, construites un peu comme
les habitations persanes d'aujourd'hui, étaient faites de
pierres non cimentées, et le sommet de la coupole était
soutenu par un pilier central, taillé en pointe aux deux
extrémités. Imaginez une coque de noix reposant sur
une aiguille. Bien faible abri! dira-t-on. Oui certes,
mais faible volontairement; abri momentané créé en
vue de la mort prochaine. Quand la famine devenait
telle qu'il n'était plus possible de vivre, le chef de
famille réunissait tous les siens dans la maison autour
du fragile pilier; puis il invoquait les divinités supé-
(i6i)
I (
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
Heures et d'un coup d'épaule, comme un autre Samson
faisant s'écrouler la demeure, il ensevelissait sous
l'amas brutal du granit ses descendants radieux qu'il
envoyait ainsi calmer leur faim dans l'éternité...
Il eût été fort intéressant pour nous de prolonger
cette visite à Kélat, mais outre que le temps pressait,
nous ne voulions pas abuser de l'obligeance de notre
aimable guide, ni le retenir trop longtemps hors de
sa résidence habituelle. Aussi étions-nous de retour à
Mastung le 7 novembre et dès le soir du même jour,
le train nous débarquait en plein désert, à quelques
kilomètres du village de Nouchki.
Sur le quai de la petite gare un groupe solitaire est
au repos qui s'anime à notre arrivée. Dominant tout de
sa haute taille, un grand diable de Béloutche accourt
vers nous des salams pleins la bouche. C'est le vieux
chamelier Sher Jan qui connaît comme pas un les
routes du désert et qui nous servira de guide jusqu'en
Perse. Et voici plus loin, revêtus de pendeloques mul-
ticolores, les deux dromadaires achetés pour mon
compte à Quetta. Ils nous- examinent curieusement de
leurs petits yeux fendus en amande et flairant, semble-
t-il, avec un peu d'inquiétude les Occidentaux que nous
sommes, ils redressent avec un cri rauque et tendent
vers nous leurs longs cous flexibles d'animaux antédi-
luviens.
Peu à peu les divers bagages sont entassés dans
les charrettes à bœufs et quand enfin la dernière caisse
est chargée, nous grimpons sur nos bêtes et nous
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Autour de l'Afghanistan.
i'I. 63 page 162
AU SEUIL DU DÉSERT
allons d'un trot rapide vers la petite ville qui se dé-
tache au loin sur un ciel de flammes.
Quelle admirable paix ici et quelle sensation de bien-
être ! Est-ce la joie de retrouver l'espace et la pleine
liberté du nomade ? Est-ce la satisfaction de voir dispa-
raître dans un lointain violet le panache gris des loco-
motives? Mais l'air ce soir nous paraît plus pur et plus
léger dans le grand silence des solitudes que troublent
seuls le pas cadencé des bêtes et les appels des chame-
liers.
Au crépuscule mauve, après avoir traversé l'unique
ruelle du village, les dromadaires nous déposent devant
le bungalow de Nouchki où nous attendait le Tahsil-
dar\
Il s'agit, avec son concours, de préparer le prochain
départ pour le Seïstan. Les chameaux de bât néces-
saires sont déjà réunis. Comme pour les chevaux de
nos précédentes caravanes, nous les prendrons en
location, ce qui vaut dans le désert une assurance sur
la vie. Quant au personnel indigène, il se composera
— en dehors de notre vieux Béloutche — d'un jeune
interprète qui porte avec une nonchalance toute royale
son nom de souverain Emir Schah, son vêtement kaki
et le turban gris des Afghans; puis d'un Hindou
grand, maigre et sec, Ramzan Khan, un silencieux
aux belles manières qui doit, paraît-il^ faire la cui-
sine.
Le 10 novembre au soir, la caravane est enfin prête
1. Chef de district indig-éne à la solde du Gouvernement des Indes.
(•63)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
à se mettre en route, et les chameliers ayant longue-
ment imploré les bénédictions d'Allah, notre convoi
descend vers la plaine déserte au milieu d'un tourbil-
lon de poussière que dorent les derniers rayons du
soleil. Bêtes et gens vont très lentement; leur étape se
fera pendant la nuit. Pour nous, demain matin aux
premières lueurs de l'aube, montés sur nos « riding
camels », nous dirons adieu une fois encore au monde
civilisé et, tournant le dos à l'Orient, nous nous enfon-
cerons dans cette région désolée de laquelle un pro-
verbe dit : Quand le Tout-Puissant créa le monde, il
fit le Béloutchistan avec des matériaux de rebut.
J'ai écrit, on s'en souvient, que l'entrée du Pamir
était la porte de l'enfer; aujourd'hui, lorsqu'en fermant
les yeux je me reporte par la pensée en face de l'im-
mense désert béloutche, je crois pouvoir dire que cette
terre abandonnée de Dieu est comme un purgatoire
dont la vue seule doit préparer au repentir. Il semble
que Satan, dans sa chute, l'ait balayée d'un coup d'aile
emportant tout ce qui devait en être la joie et la clarté.
Solitude absolue et sinistre^ région éternellement vide
où nulle verdure ne sourit au voyageur; sol calciné par
un soleil brutal et féroce. Rien n'y repose l'œil, rien
n'y attire, rien n'y retient. Les pauvres bungalows
échelonnés sur la route ne nous offriront, durant cette
interminable étape de 800 kilomètres, qu'un abri som-
maire, et parfois même nous ne trouverons pas la
goutte d'eau potable qu'on paierait d'une fortune aux
- heures de lassitude et de détresse.
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Autour de l'Afghanistan.
PI. 63, page 164.
L'ETOILE DE L'HOTE
Oui, c'est bien un purgatoire où tout est souffrance
et misère, où l'être humain lui-même, né de ce sol per-
fide, semble être pétri d'une matière à peine malléable.
Le Béloutche au teint cuivré est taillé dans le roc; il est
fait d'ombre et de mystère. Son œil noir est impéné-
trable, sa chevelure sombre l'enveloppe de nuit. Il est
muet, hautain et méfiant. x\vant d'ouvrir sa porte à
l'étranger, il consulte le ciel^ y cherchant ce que les
nomades ont appelé V « Etoile de l'hôte' ». Qu'un
voyageur, fût-il sur le point d'expirer, se hasarde au
seuil d'une tente, l'hospitalité ne lui sera donnée que
si l'étoile heureuse l'accompag-ne et semble dire :
fais-lui bon accueil. Si l'astre a disparu de l'horizon, le
voyageur peut poursuivre sa route ou mourir devant la
porte; la demeure restera close... Ainsi, même chez
l'homme, s'est étabfie comme une loi terrible, la
volonté qui ordonne à la nature d'être inhospitalière et
farouche.
// novembre. — Partis dès l'aube, nous cheminons
toute la journée sous un soleil de feu, suivant la piste
à peine indiquée des animaux de bât qui nous précè-
dent. De loin en loin quelque tamaris étique, quelque
maigre broussaille tente d'accrocher le regard dans
cette plaine aride, à travers laquelle s'égrène la lente
et paisible théorie de nos chameaux.
Nous marchons toujours vers le sud-ouest où se
hérisse la masse noire et curieusement découpée de la
montag-ne du Cheikh Hassan, et le soir venu, à l'heure
1. Vénus.
(165)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
où les ombres s'allongent, nos grandes bêtes dociles
nous déposent, au pied même d'une haute paroi de
pierre, devant le bungalow de Mail. C'est une maison-
nette en terre battue qui comprend deux grandes
chambres; l'une, réservée aux Européens, possède un
lit de sangle, une table, des chaises; l'autre, où logent
les fonctionnaires indigènes, est plus modestement
meublée. Le point d'eau comporte, en outre, une bou-
tique tenue par des Hindous Bunniahs et un thana^
sorte de bordj algérien, où résident quelques levies
béloutches sous le commandement d'un thanadar^.
Tel est l'aspect des stations que nous devons rencon-
trer dans le désert, environ tous les 35 kilomètres*.
Mais déjà l'eau des puits, si elle ne fait pas défaut ici,
nous apparaît peu engageante : elle est d'une belle
couleur chocolat. Heureusement, sur le conseil des
officiers de Quetta et même sur leurs instances, nous
nous sommes munis d'un appareil à distiller, encom-
brant mais combien utile!... on le verra par la suite.
Au matin du jour suivant nous nous mettons en
route de bonne heure; les. chameaux vont d'un trot
rapide et cadencé à travers une plaine jaunâtre où
poussent de petits buissons rabougris. Vers midi, nous
faisons halte à l'ombre de vieux tamaris, pour le plus
1. Sous-officier indigène, chef du thana. Les levies forment un corps de cava-
lerie irrégfuliére ; ils sont payés par le Gouvernement des Indes.
2. La route commerciale du désert béloutche a été tracée en 1896 par le capitaine
Webb Ware de l'armée des Indes. On ne saurait trop louer les mérites de cet offi-
cier qui, malgié des difficultés sans nombre, a pu mener à bien une œuvre aussi
considérable.
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Autour do l'Afghanistan.
PI. l'ii, vige 166.
UNE COLONIE DE TERMITES
grand bonheur de nos bêtes qui broutent avec délices
leur feuillage odorant et fin.
Plus loin,, près d'une mare, le « camelman » me fait
mettre pied à terre et, s 'approchant de mon méhari
dont il flatte le col, il lui tient un long discours en
montrant la flaque d'eau saumâtre. Le chameau secoue
les oreilles. Sher Jan insiste, se fait persuasif, semble
menacer la bête de la colère d'Allah. Il l'invite évi-
demment à se désaltérer et l'histoire qu'il raconte doit
être terriblement émouvante car la monture de Zabieha
l'ayant entendue, se précipite dans l'eau boueuse sans
se faire prier et s'y vautre jusqu'au poitrail, au grand
dommage du cavalier qui n'a pas eu le temps de sauter
à terre.
Deux étapes nous conduisent l'une à Padag, l'autre
à Yadgar Chah, bungalows analogues à celui de Mail ;
dans le dernier, nous passons la nuit du 13 novembre.
Mais nous n'y sommes pas seuls... Une colonie de ter-
mites est là comme chez elle et nous le fait bien voir.
Ce sont d'ailleurs pour moi de vieilles connaissances du
Tonkin et nous faisons fort bon ménage.
La route se poursuit dès l'aurore sur un sol toujours
hostile, où les buissons se font de plus en plus rares
mais où les mirages dansent devant nos yeux brûlés par
le soleil et font apparaître à l'horizon comme de beaux
lacs bleus qui constamment se replient et s'allongent.
A midi, nous faisons halte auprès du thana en
ruines de Karodak. Une grande caravane est installée
autour des puits, près de hauts tamaris à la silhouette
(167»
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
élégante ; les chameaux rangés en cercle mangent pai-
siblement leur maigre ration de paille hachée et les
conducteurs, las sans doute d'une étape nocturne, dor-
ment à l'ombre des charges étalées. Rien ne dérange
l'harmonie de ce tableau à notre approche et nous nous
reposons comme eux, sans troubler leur sommeil.
Aujourd'hui, la chaîne de montagnes que nous
longions depuis Mail s'éloigne vers le sud, tandis que
se rapproche, à notre droite, une longue arête volca-
nique aux tons bleuâtres... A l'heure où le soleil met
comme une gaze dorée sur toutes choses, nos cha-
meaux nous déposent enfin devant les arceaux tout
blanchis de chaux neuve du bungalow de Dalbandin.
Je trouve ici un gros paquet de lettres de France.
Et c'est une fois de plus — après les longues heures
solitaires — la minute d'émotion où, lorsque l'on serre
entre ses doigts les minces carrés de papier remplis de
pensées chères, de souvenirs, de menus faits de là-bas,
on se sent tout à coup moins seul, grâce à la puissance
évocatrice de ces petites feuilles noircies et muettes qui
en disent tant au cœur d'un ami.
Nous avons décidé de passer une journée entière à
Dalbandin pour permettre à tous, bêtes et gens, de
reprendre des forces. Un de nos hommes, le maître
d'hôtel Ramzan, s'est couché dans un coin à l'écart des
autres ; je passais sans le voir, Sher Jan me le montre
du doigt en secouant la tête. Le post-master, qui nous
a rejoints, me met à ce moment sous les yeux un télé-
gramme que le malheureux adressait en mon nom au
(168)
UN l'IGEONNlER A NOL'CHKI.
NOS DEUX RIDING CAMELS » A L'OAIBEE DES TAMARIS.
Autour de l'Afghanistiiu.
PI. es, page lus.
RAMZAN LE FUMEUR D'OPIUM
Tahsildar de Nouchki, lui demandant de me faire par-
venir au plus tôt une dose énorme d'opium. La raison
du mal subit qui terrasse Ramzan m'est ainsi nettement
expliquée. Il a épuisé sa provision de la funeste drogue
et comme tous les fumeurs dont l'intoxication est com-
plète, il ne peut vivre sans sa ration quotidienne de
poison. Et le voici paralysé, Sans force, inutile ! Pour-
tant la dépêche ne partira pas, mais je crains bien que
le pauvre diable ne parte pas davantage et cette pers-
pective n'est pas sans me causer quelque inquiétude.
Le Sub-Tahsildar de Dalbandin m'offre, pour rem-
placer Ramzan, un jeune boy de douze ans nommé
Dustok. J'accepte... Notre cuisinier est décidément trop
souffrant pour que nous puissions songer à l'emmener
plus loin ; il va donc rester sous la garde du télégra-
phiste qui le renverra à Nouchki à la première occasion,
à moins qu'il ne s'éteigne, faute d'opium, comme une
lampe qui n'a plus d'huile...
Le jeune Dustok ne sait pas faire grand'chose, mais
il paraît intelligent et plein de bonne volonté ; cela vaut
mieux peut-être qu'une vague science culinaire contre
laquelle nous ne pourrions rien. Mais où est Iskandar,
le parfait cuisinier, l'ingénieux compagnon, inventif et
débrouillard ? Son pèlerinage à La Mecque lui vaudra
sans doute une meilleure place en paradis, quant à nous,
nous ferons carême, je le crains.
/7 novembre. — Dès la pointe du jour, les quelques
indigènes qui constituent toute la population de Dal-
bandin se trouvent réunis devant le bungalow pour
{169)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
nous souhaiter bonne route. Ramzan lui-même, en-
chanté de ne pas aller plus loin, est là, perché sur ses
maigres jambes, coiffé de son petit bonnet noir orné
d'un galon d'or. Le frère aîné de notre jeune serviteur
est également venu pour faire ses adieux au gamin qui
resplendit sous un turban bleu de ciel et sous une veste
d'artilleur aux boutons d'argent, ajustée à sa petite
taille. Mais le soleil monte, il faut partir. En route donc!
Un dernier salam, et les chameaux s'en vont à petits
pas rapides, parmi les cailloux noirs du chemin.
Voici la station de Chakal, au bord d'une rivière
desséchée ; puis celle de Sotag où l'eau des puits est
affreusement salée. Rien de particulier à noter sur la
route, si ce n'est la rencontre de ces rivières sans eau
qui, toutes, courent du nord vers le sud-ouest ; elles
prennent leurs sources dans le haut massif volcanique
qui forme la frontière de l'Afghanistan et se dirigent
vers la grande dépression salée, appelée Hamoun-i-
Mashkel.
De Sotag, où nous faisons la halte méridienne, la
piste de plus en plus accidentée nous amène vers
quatre heures au col rocheux qui précède immédiate-
ment le poste de Merui. Bientôt nous apercevons le bun-
galow, autour duquel se dressent de nombreuses petites
tentes blanches ; c'est le campement d'un ingénieur
topographe, faisant partie d'un groupe qui opère dans la
région. Le pauvre garçon est couché, atteint, paraît-il,
depuis deux jours d'un violent accès de fièvre, mais le
médecin hindou, qui le soigne et auprès duquel je ra'in-
(170)
UN SOIR DE DEUIL
forme, ne semble pas inquiet le moins du monde. Ras-
surés, nous nous installons dans la pièce contiguë à
celle du malade ; malgré les dires du docteur, il doit
éprouver des souffrances aiguës, si j'en juge par ses
plaintes répétées, profondément pénibles à entendre...
Merui^ est une station assez importante; son thana,
construit à l'entrée d'une gorge sauvage, est dominé
par une étrange tour crénelée, vieille de plusieurs
siècles sans doute. L'ensemble est des plus pittoresques,
mais tout cela est sec, aride, froid, sans vie et d'une
morne teinte jaunâtre qu'aucune verdure n'égaie. C'est
immuable et glacial, comme une vision de paysage
lunaire.
Je rentre au bungalow où Zabieha a préparé notre
modeste dîner avec l'aide d'Emir Schah, l'interprète, et
de Dustok, le boy, deux parfaites inutilités qui savent à
peine allumer un feu et nettoyer une marmite. Le mal-
heureux ingénieur gémit tellement que je fais placer
mon lit sous la vérandah ; peut-être l'entendrai-je moins
ainsi et pourrai-je essayer de dormir. En effet, les râles
diminuent d'intensité et je commence à croire que la
crise se calme et que nous passerons l'un et l'autre une
bonne nuit, quand un cri suivi de longs sanglots frappe
mon oreille. Est-ce un cauchemar? Hélas! j'apprends
par Emir Schah que le pauvre garçon vient de rendre
le dernier soupir et que les sanglots sont ceux de ses
domestiques pleurant la mort de leur maître...
Cette mort a quelque chose de navrant; s'éteindre
I. 850 mètres d'altitude.
(17O
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
ainsi, seul dans un pauvre bungalow, au milieu d'un
désert sinistre, loin de tout et de tous, je ne sais pas de
fin plus lugubrement triste, plus désespérante, sans
les mots qui consolent ou l'adieu ami qui adoucit les
derniers moments.
La nuit est merveilleuse et calme : les étoiles scin-
tillent en nombre infini, et le mince croissant de la lune
apparaît sur la crête étrangement découpée de la mon-
tagne noire qui nous enserre. Sous les tentes toutes
proches, on entend rire et chanter les gens de la suite
du malheureux ingénieur qui ne savent pas encore qu'il
est parti, mais seul cette fois, et pour le grand voyage
où l'on n'a pas besoin de guides...
ig novembre. — Comme je sais que plusieurs topo-
graphes anglais se trouvent dans les environs et qu'on
est allé les prévenir, j'estime que notre présence n'est
pas utile ici, et quittant ce lieu de désolation et de
mort, nous nous mettons en route à l'heure encore
fraîche du matin.
Le sentier remonte d'abord, pendant trois milles
environ, la gorge étroite que barre le thana de Merui,
puis la coupure s'ouvre, les parois s'abaissent, et nous
débouchons dans une plaine immense au milieu de la-
quelle se dresse, en forme de table gigantesque, le
rocher de Gâte Barutch. Toujours de nombreuses
rivières desséchées, avec quelques palmiers nains et de
maigres tamaris. Vers midi, Sher Jan a même le
bonheur de découvrir un puits qu'abritent cinq ou six
grands dattiers aux longues palmes ; c'est là une au-
(»72)
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XOS CHAMEAUX DK BAT DEVANT LE THAXA DE TRATOH.
UNE GRANDE CARAVANE EST INSTALLEE AUX PUITS DE KARODAK.
Autour de l'Afghanistan.
PI. 66, page 172.
LA PIPE DU DÉSERT
baine dont il faut profiter et nous décidons de faire halte
dans ce coin presque frais où il y a comme un soupçon
de verdure et de vie.
Pendant que le géant Dustok s'occupe de préparer
le feu, Emir Schah se livre à un travail étrange : il
construit, dans le sable humide, un petit tunnel de dix
centimètres de long, à l'une des extrémités duquel je le
vois placer une pincée de tabac qu'il allume ; puis,
s'allongeant sur le sol, il met ses lèvres à l'autre extré-
mité et aspire longuement une bouffée de fumée chaude.
Notre interprète, qui n'avait plus de papier à cigarette,
vient d'inventer la pipe du désert...
Notre marche reprise, c'est de nouveau et pour le
reste du jour le désert morne et stérile. Au coucher du
soleil seulement, nous mettons pied à terre devant le
bungalow de Chah Sandan, bâti sur les bords de la
rivière Amuri, l'une des plus importantes du bassin.
Au nord, on aperçoit l'énorme massif volcanique du
Koh-i-Naru ; au nord-ouest, très loin sous des nuages
pourpres, son frère jumeau le Koh-i-Sultan.
Le 21 novembre, après une journée de repos que
les chameliers ont exigée pour leurs bêtes, nous nous
remettons en route sur un sol tout parsemé de pierres
noires et sans la moindre végétation ; la piste, très dure
et caillouteuse, est de plus en plus mauvaise pour les
chameaux dont quelques-uns traînent déjà la patte.
Devant nous la grande chaîne volcanique, qui court le
long de la frontière persane, commence à paraître au-
dessus de l'horizon et cette vue nous donne de nou-
(173)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
velles forces, car c'est là le but vers lequel nous ten-
dons et dont chaque pas va nous rapprocher maintenant.
Pour la première fois depuis le départ de Nouchki,
nous rencontrons des dunes de sable mouvant ; éparpil-
lées dans la plaine noirâtre, on dirait d'énormes tas de
h\é\
Nous voici en vue de Tratoh, but de l'étape ; ici
l'eau du puits, qui dégage une forte odeur de soufre,
est impossible à boire ; les chameaux eux-mêmes n'en
veulent pas... Demain et le jour suivant il en sera de
même, et, comme nous étions prévenus, nous avons
apporté six outres de Chah Sandan pour ces trois jour-
nées de misère. Mais je vois arriver Zabieha, la mine
longue : il m'annonce que nos outres sont plus qu'à
moitié vides ! . . . Quel est le coupable ? le soleil ou bien
les chameliers ? Il faut parer à cet accident au plus tôt
sous peine de mourir de soif; l'appareil à distiller est
heureusement là, il va nous servir une fois de plus, et
ma pensée reconnaissante va vers les officiers de Quetta
qui m'ont engagé à prendre avec moi cet instrument si
nécessaire.
Le riding-camel de Zabieha, qui s'était blessé à
l'une des dernières étapes, boite de plus en plus ; la sole
de l'un de ses pieds est complètement déchirée par les
cailloux pointus du chemin. Aussi, malgré la botte en
peau de chèvre que lui confectionne Sher Jan, nous ne
pouvons plus songer à le faire trotter ; il sera remplacé
1. Les dunes présentent la forme d'un fer à cheval dont la convexité est tournée
vers le nord ; ellen n'ont pas plus de 6 à S métrep de haut.
(174)
UN TROUPEAU BELOUTCHE.
ZABIEHA SURVEILLE LES APPAREILS A DISTILLER.
Autour de l'Afghanistau.
PI. 67, page 174.
COUCHER DE SOLEIL
par l'un des chameaux de bât et marchera désormais au
pas, derrière la caravane des bagages.
Comme chaque soir, je m'installe sur un de nos
tapis devant le bungalow et j'admire le coucher du
soleil. C'est l'heure calme et reposante pendant laquelle
j'oublie tout — les fatigues de la route, le mauvais
vouloir des chameHers, les préoccupations diverses —
pour m'absorber dans le charme des choses. Aujour-
d'hui le spectacle est particuHèrement beau : le soleil
disparaît au milieu d'un ciel jaune foncé, derrière le
cratère du Koh-i-Tuftan ; à droite la masse imposante
du Koh-i-Sultan est comme enveloppée de longues
brumes couleur de sang. Seul au loin, vers l'ouest, un
petit nuage rose irisé, grand comme rien, se colore des
tons les plus doux, tranchant sur un ciel qui, du jaune
de soufre, passe à l'orange, puis au vert...
22 novembre. — Nous cheminons à travers un
immense plateau de couleur noirâtre, parsemé non plus
de petits cailloux pointus mais de scories, de pierres
ponces et de débris de lave. Pas un buisson, pas le
plus petit arbuste dans cette plaine nue où le soleil
nous rôtit comme à plaisir, et quand vient la halte de
midi, nous n'avons, pour nous abriter de ses rayons
brûlants, qu'un petit mur en pierres que Sher Jan élève
en hâte. A quatre heures nous sommes devant le
bungalow de Nok Kundi^; vite on prépare l'appareil à
distiller, car ici l'eau est encore plus mauvaise qu'à
I. Altitude : 620 mètres. Nok Kundi est le point le plus bas de notre itinéraire à
travers le Béloutchistan.
(»75)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
Tratoh, et de nos outres, une seule reste encore pleine.
L'étape du lendemain, faite avec deux litres d'eau
pour toute provision, nous a conduits jusqu'à la station
de Machki Chah où les caravaniers espéraient enfin
trouver de l'eau potable. Mais l'espoir était vain : les
puits donnent ici une eau atrocement salée et purgative.
Notre alambic de campagne, secondé par celui du
thanadar, nous a malgré tout permis d'avoir le liquide
nécessaire au thé et à la cuisine...
Le 25 novembre au réveil, la pluie fouette les vitres
du bungalow; peut-être cette bienfaisante averse
rafraîchira-t-elle l'atmosphère? nous en aurions grand
besoin. La route plus accidentée traverse tout d'abord
trois petits cols rocheux, puis circule au milieu d'in-
nombrables cônes qui ressemblent à d'énormes tas
de charbon. Quelques kilomètres avant la station
d'Hummaï, nous passons entre deux grands rochers et,
brusquement, c'est la plaine immense où surgissent
çà et là, comme des taupinières géantes, de hauts
pitons de couleur sombre. Le soleil est clair, la brise
fraîche; une lumière charmante et douce teinte de
façon exquise le paysage qui est comme lavé par la
pluie du matin et dont les premiers plans violets et les
lointains bleuâtres se détachent sur un ciel d'une
pureté infinie.
Il est près de deux heures quand nos dromadaires
s'agenouillent à la porte du petit bungalow d'Hummaï
où déjà sont arrivés les bagages. Soixante-cinq kilo-
mètres nous séparent d'Amalaf et, sur cette longue
W-
EMIR SCHAU. NOTRE INTERPRÈTE, ET DUSTOK, NOTRE BOY, SUR LEURS MONTURES.
UN DES BUNGALOWS DE LA ROUTE : SAIXDAK.
Autour de l'Afghanistan.
l'I. 68, page 176.
UNE MARCHE DE NUIT
distance, affirme le vieux chamelier Sher Jan, il n'existe
pas un abri, pas un arbre, pas une o-outte d'eau!
Pourvu que les chameaux, épuisés par les marches
précédentes, ne nous laissent pas en route. Dans tous
les cas, nous emporterons deux outres d'eau distillée,
et, pour éviter la lourde chaleur du plein midi, nous
quitterons la station le soir même, sitôt après le coucher
du soleil.
La petite caravane se met en route à neuf heures
par un temps sinistre. Dehors le vent fait rage, de
longs nuages noirs courent au ciel en une fuite éperdue
vers le sud, et les chameaux affolés poussent leurs
vilains cris lugubres. Ici, dans la petite maison, les
vitres grincent et vibrent, faisant une chanson aiguë
qu'accompagne le sifflement de la tourmente; on se
croirait dans la chambre de veille d'un phare, une nuit
de grande tempête.
Nous voici pourtant tous sur nos bêtes, face à face
avec l'ouragan. Un méhariste du poste nous guide au
milieu de hautes dunes de sable mais la piste n'est pas
toujours facile à suivre dans l'obscurité et plusieurs
fois nous nous égarons. A une heure du matin, je
donne Tordre de faire halte; nous sommes transis
affreusement par le vent qui cingle et qui glace, aussi
les hommes allument un grand feu de broussailles, et
nous nous asseyons tous pêle-mêle autour de la flamme
crépitante, heureux de cette minute de bien-être. On
repart à deux heures ; le ciel est à peu près nettoyé et
nous avançons maintenant plus vite sur un terrain
('77)
13
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
presque horizontal. Nouvel arrêt vers le matin, près
d'un amas de bois sec auquel on met le feu incontinent.
Tout le monde est très fatigué ; Zabieha s'endort sous
l'oeil bienveillant des chameaux qui ruminent avec un
bruit de castagnettes. Pour moi, le froid m'empêche
de fermer les yeux et j'attends, recroquevillé sous des
couvertures que la bise transperce, la venue de l'aurore
bien tardive en cette saison...
Nous grimpons à présent un long glacis, dominé
par une montagne en forme de dent que Sher Jan
appelle Nowar-Bargar, puis, par une vallée large et
facile, nous atteignons enfin vers midi le misérable
thana d'Amalaf. L'étape est franchie, non sans peine;
nous respirons. J'inspecte en hâte les tanières qui
servent de logement aux levies du poste, mais tout
cela est d'une saleté repoussante. Il est impossible de
s'y abriter, même quelques instants, et nous déjeunons,
assis par terre, à l'ombre du mur d'enceinte. Comme,
d'autre part, Teau d'Amalaf est terriblement sulfureuse,
on décide qu'après un repos on repartira pour la station
de Saindak, située à lo kilomètres plus loin; là du
moins nous trouverons un bungalow, de l'eau potable
et des provisions.
En route donc, malgré la fatigue qui nous étreint.
On marche doucement afin de pas claquer les bêtes et,
par un col peu élevé, on pénètre dans l'étroit vallon,
où se montrent au milieu d'un paysage affreusement
désertique les constructions grises de Saindak ^
T. 930 mètres d'altitude.
•1178)
*^ -♦'^'^>'
NOUS NOUS TROUVONS TOUT A COUP EN FACE DR LA PLAINE AFGHANE
^AUFOND DE LAQUELLE ON DEVINE I \ Li ! lOESSION DU UOD-I-ZIRRH.
■ «3?-^-
LE POSTE DE DOUANES DE KOH-I-.MALEK-SIAH SUR LA FRONTIÈRE PERSAN
<E.
Autour de l'Afgliauistan.
PI. 69, page 17S.
SUR LA FRONTIÈRE AFGHANE
Quelques centaines de mètres avant d'arriver, nous
rencontrons un tout petit ruisseau, gros comme un
fil, mais ce spectacle est si nouveau que nous nous
arrêtons en extase... les chameaux aussi!
Ici la moitié du bungalow est occupé par un télégra-
phiste indigène qui loge ses chèvres et ses poules dans
l'autre moitié. Il faut donc expulser cette ménagerie,
avant de pénétrer dans l'unique chambre, où nous
sommes malgré tout bien heureux de pouvoir nous
mettre à l'abri après une pareille étape.
Surplombant le poste, une montagne noire aux
pentes escarpées se dresse vers le sud-est; elle a nom
Sahi-Dag', d'où les Anglais ont fait Saindak. On y
trouve, m'explique le post-master, du plomb, de l'anti-
moine et du cristal de roche.
Après deux jours de repos exigés par les carava-
niers et que nous avons occupés à poursuivre les chèvres
sauvages dans les rochers des environs, nous reprenons
notre course vers le Seïstan. De nouveau c'est le désert
sans végétation et sans vie, mais un désert chaotique,
où des collines d'argile curieusement ravinées nous
entourent de leurs innombrables croupes jaunâtres ;
puis le décor change, les montagnes s'abaissent, et
nous nous trouvons tout à coup en face de la plaine
afghane qui se perd dans les lointains vaporeux d'une
étrange teinte rosée. Et les chameaux vont maintenant
vers le nord-ouest, longeant le bord de cette gigan-
tesque cuvette au fond de laquelle on devine la dépres-
I. Montagne noire.
(ï79)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
sion du God-i-Zireh, Malgré les difficultés réelles du
chemin, nous sommes de bonne heure à la station de
Kirtaka, bâtie en un site pittoresque sur un éperon qui
domine l'immensité nue de ce nouveau désert.
Le soir venu, je me retrouve assis devant la petite
maison de terre et j'admire, dans le calme de la journée
qui va finir, un paysage que les derniers rayons du
soleil teintent d'une ravissante lumière mauve.
Accroupi dans une pose gracieuse sur la terrasse du
thana, un jeune pâtre béloutche aux longs cheveux en
boucles siffle sur son flageolet une petite chanson trem-
blotante et mélancolique. Tout à côté, un vieillard, la
figure barrée de rides profondes, se dispose à dire la
prière du soir; les mains ouvertes et placées l'une à
côté de l'autre en un geste d'offrande, il implore les
bénédictions d'Allah... Et les notes graves du Namaz
Gar^ se mêlent au chant grêle du flageolet en une
symphonie étrange, à laquelle les cloches de la cara-
vane ajoutent comme un tintement d' angélus.
Novembre est passé, décembre commence. Nous
sommes venus coucher le 30 au bungalow de Chah-
Mohamed-Reza, en longeant toujours les pentes nord
de la chaîne qui domine le désert afghan. Aujourd'hui
nous continuons la même route et nous atteignons
bientôt la frontière anglo-afghane, que nous allons
suivre pendant 5 à 6 kilomètres ^ Un peu plus loin, la
piste qui depuis trois jours suivait la direction nord
I. Prière du soir.
3. Des amas de pierres blanchies à la chaux en Indiquent nettement le tracé.
(180)
UN POSTE MILITAIRE ANGLAIS
nord-ouest, tourne brusquement à l'ouest, et péné-
trant à travers une gorge bordée de falaises de pud-
ding, elle nous conduit par de nombreux crochets
jusqu'à la station de Robat'. C'est de façon charmante
que nous y sommes reçus par les deux officiers britan-
niques du poste, et je puis dire que nous avons passé,
dans ce coin perdu du Béloutchistan, une des meilleures
soirées du voyage.
Robat est situé dans une étroite vallée, au milieu
d'un paysage étrangement sinistre. Pas la moindre
végétation n'y vient réjouir l'œil; de toutes parts des
murailles de granit qui escaladent le ciel et qui semblent
prêtes à vous anéantir entre leurs hautes parois verti-
cales. L'eau des puits est à peine potable et les soldats
hindous se refusant à la faire distiller, la fièvre, la
dysenterie et même le scorbut ne sont pas chose rare,
paraît-il, dans la petite garnison.
Nous sommes ici à 6 kilomètres de la frontière de
Perse et à i8 kilomètres du poste de douanes persanes
de Koh-i-Malek-Siah. Plus que quelques pas à faire et
je me retrouverai dans cet empire du Lion et du Soleil
que j'ai quitté le i8 mai à Gaoudan...
Retardés par les chameaux de bât qu'il nous faut
changer avant d'entrer en Perse et qu'on n'arrive pas
à réunir, c'est à huit heures du soir seulement que nous
quittons Robat après avoir pris congé de nos hôtes si
aimables : les capitaines Dunscombe et White.
La piste franchit la frontière, puis elle contourne la
1. Appelée aussi Killa Robat. Altitude : 845 mètres.
(i8i)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
base du Koh-i-Malek-Siah' et s'engage ensuite dans le
lit caillouteux d'une rivière desséchée, où mon fidèle
méhari bronche à tout instant sur les galets plats qui
rebondissent avec un bruit de vaisselle. Tout à coup, il
s'arrête et renifle, comme sous l'empire d'une frayeur
subite... Un enfant vient de sortir de terre, là, près de
moi, et dans un rayon de lune, je le vois tendre une
sébile en un geste de supplication. Nous sommes
devant un des mazars les plus vénérés de la Perse et
ce gamin au turban vert est le gardien du monument.
Pendant que nos hommes, descendus en hâte de leurs
bêtes, se prosternent devant l'amas de pierres surmonté
de perches aux ornements multicolores, je regarde ce
tableau curieux qui, sous la pâle clarté lunaire, semble
une image de féerie peinte par Gustave Doré. On
repart; des taches claires apparaissent dans la vallée, et
bientôt nos dromadaires nous déposent devant la tente
du vice-consul britannique de Koh-i-Malek-Siah'.
A cette heure, tout semble dormir dans le village
et dans le camp ; cependant, à l'entrée de la maison-
nette de toile, deux gardiens vigilants se présentent
soudain à nos yeux étonnés. Ils s'avancent vers nous
avec un air de gravité comique : c'est un gros chien
I. Montagne en forme de pyramide au sommet de laquelle convergent les froD-
tiércs de l'Afghanistan, du Béloutchistan et de la Perse.
a. Koh-1-Malek-Siah est comme la porte de la Perse du côté des Indes; aussi,
depuis plusieurs années déjà, les Persans y ont-ils créé un poste de douanes, et les
Anglais installé un vice-consulat indigène. Le site est aussi désolé qu'à Robat;
c'est un large couloir orienté nord-sud, dominé à l'est par une haute falaise rocheuse,
à l'ouest par des mamelons caillouteux, contreforts des monts Palan-Koh. Si l'eau
y est potable, aucune végétation ne se montre dans la vallée où seules les roches
semblent pouvoir croître et se multiplier.
(182)
RENTREE EN PERSE
de berger et un délicieux petit chat. Tous deux ont le
pelage blanc comme neige; ils hésitent un instant,
semblent se consulter du regard. . . Mais le chien a flairé
des amis; il agite sa queue en panache et le jeune félin,
rassuré, vient avec lui se frotter à nos jambes, comme
pour nous souhaiter la bienvenue.
Le vice-consul anglais, capitaine Ashraff-Khan,
sous la tente duquel nous avons passé la nuit, arrive le
lendemain venant de Nasretabad; officier de l'armée
des Indes, il porte avec beaucoup d'élégance le costume
européen, sans même y ajouter, comme la plupart des
fonctionnaires hindous, la note particulière du turban.
C'est un causeur des plus aimables en même temps
que des plus érudits. Et pendant des heures, sans
lassitude, je l'écoute me parler du Seïstan, de son
peuple, de ses coutumes, de ses grandes cités en ruines
auxquelles je rêve depuis si longtemps...
Bientôt nous nous remettrons en route et prenant
la direction du nord — après cette longue étape vers
l'ouest qui commença près de Leh — nous pénétrerons
sur les territoires de l'ancienne Drangiane, violant de
notre curiosité le mystère des civilisations disparues.
CHAPITRE VIII
DE KOH-1-MALEK-SlAH A MESCHED
Haozdar et son antiqi e forteresse. Il Nasretabad. Il Une ville
MORTE DE LA FRONTIERE AFGHANE, jj Au BARRAGE DU HiLMEND. || NAVI-
GATION EN RIVIÈRE. Il La tempête DE SABLE. || NoËL AU CONSULAT
BRITANNIQUE. || DÉPART POUR MeSCHED. || UnE HALTE A BiRDJEND. H
Journées de misère sous la neige. || La boucle est heureusement
BOUCLÉE.
(^ ^ ^
NOUS quittons Koh-i-Malek-Siah le 5 décembre au
matin par un ciel merveilleusement pur.
La caravane chemine d'abord entre deux rano^ées
de falaises noires jusqu'au misérable thana d'Hourmak,
où quelques sources mettent un peu de verdure. Puis
brusquement la vallée s'ouvre, les collines s'abaissent,
et nous entrons dans un vaste désert de pierres grises.
A droite, c'est-à-dire vers l'est, on devine la dépres-
sion du God-i-Zireh; au sud s'érige la pyramide
sombre du Koh-i-Malek-Siah, tandis que vers l'ouest
une longue chaîne, le Palan-Koh, barre l'horizon de sa
cime dentelée.
Cette première étape nous amène de bonne heure
au puits de Reg, près duquel notre petite troupe a vite
(185)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
fait de planter les Rentes... Au crépuscule, le ciel rosé
colore d'une teinte pâle très douce les tamaris qui
nous entourent; puis la nuit vient, nuit d'Orient toute
scintillante d'étoiles. Alors nos hommes, joyeux de la
journée finie, s'installent autour d'un grand feu de
branchages et c'est, pour un instant, la vie bruyante et
gaie dans ce coin perdu de l'immensité morte du
désert.
Le lendemain nous avançons au milieu d'une plaine
argileuse, au pas rapide des chameaux, ravis sans doute
de ne plus sentir sous leurs pieds meurtris le sol cail-
louteux du pays béloutche. Voici maintenant le Chel-
lah, large canal aux bords escarpés qui, pendant les
périodes d'inondation, fait communiquer les lacs du
Seïstan avec le bassin moins élevé du God-i-Zireh. A
l'époque où nous y touchons, la communication n'est
pas établie ; pourtant sur de nombreux points existent
des biefs profonds remplis d'une eau fortement salée.
Ashraff-Khan nous avait fait espérer une chasse aux
canards dans ces parages, mais hélas! l'horizon, aussi
loin que peut aller notre regar(;i, n'est troublé par aucun
battement d'ailes.
De l'autre coté du canal, perchées sur un monticule
de sable, des ruines à l'aspect imposant attirent mon
attention, et comme il est l'heure de la halte méri-
dienne, nous nous dirigeons vers ces hautes murailles
dont l'ombre nous sera précieuse. Quatre constructions
identiques, aux coupoles à moitié démolies, entourent
une sorte d'étroit préau : elles occupent le sommet de
(186)
PAYSAN SEÏSTANI FILANT LA LAINE.
LA SOURCE D'HOUKMAK AU POINT OU LA ROUTE DU SUD PÉNÉTRE DANS LE SEÏSTAN.
Amour dc" l'Afghauistan.
l'I. 70, page 186.
A TRAVERS LES SOLITUDES ARGILEUSES
la dune où se dressent, serrés les uns contre les autres,
d'innombrables sarcophages faits de briques séchées au
soleil. Au temps jadis — me dit Sher Jan — l'inonda-
tion couvrait chaque année la plaine environnante, et
pour défendre leurs morts contre l'envahissement irres-
pectueux des eaux du Hilmend, les indigènes les enter-
raient sur les rares collines de la région.
Reprenant notre course vers le nord, nous passons
aux puits de Nowar, et vers quatre heures nous fran-
chissons la porte du thana anglais de Ghirdi Chah
dont un superbe thanadar, à la longue barbe rouge de
henné, nous fait les honneurs... L'installation n'est pas
luxueuse, mais tout est d'une propreté parfaite qui est
à la louange de l'administration britannique.
Nous quittons le poste le matin de très bonne heure
par un clair de lune merveilleux. Peu à peu l'Orient
s'éclaire ; c'est d'abord une lueur rosée, à peine visible,
qui insensiblement s'étale, baigne tout l'horizon d'une
teinte rouge uniforme et, tout à coup, dans une déchi-
nire de brume sanglante, le globe du soleil apparaît,
projetant sur la plaine la silhouette déformée et fantas-
tique de nos bêtes. On chemine toute la matinée dans
cette solitude argileuse à la même allure régulière et
balancée. Sher Jan me conte que le sol que nous fou-
lons était occupé jadis par d'immenses pâturages ; mais
une querelle avec les Afghans ayant amené le dessè-
chement du canal de Tarakoun, la végétation disparut
et les habitants émigrèrent vers le nord où ils sont
encore.
{•87)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
Il est près de neuf heures quand nos chameaux
s'agenouillent devant la porte monumentale du fort
d'Haozdar dont les hautes murailles flanquées de tours
ne gardent plus maintenant que le désert. A l'ombre
de ces ruines, sous la voûte ogivale de l'entrée, nous
nous installons pour la halte quotidienne. Mais c'est
en vain que je cherche, parmi ces merveilleux débris
d'une architecture disparue, une inscription, un docu-
ment qui puisse situer dans le temps la construction de
la forteresse. Il ne reste rien au-dessus du sol que des
briques d'argile desséchée, rongées par la poussière
des siècles.
Vers deux heures on repart malgré la chaleur. Nous
voici devant deux huttes misérables auprès desquelles
s'agite et grouille une multitude bêlante de moutons et
de chèvres ; c'est le puits de Chah-Mohamed-Reza.
Quelques bergers en tirent une eau boueuse qu'ils ver-
sent dans une sorte d'auge creusée à même le sol, et
nos chameaux, qui depuis le départ n'ont pas pu se
désaltérer, penchent vers cet abreuvoir de fortune leurs
longs cols flexibles et se gargarisent à plaisir.
Changement à vue ! . . . Nulle part comme en ces con-
trées, le caprice de la nature ne s'est distrait davantage
à la fantaisie des contrastes. Le ciel, l'air, l'aspect du
sol et des choses, tout change au détour d'une sente.
Ici, c'est la surprise d'un paysage riant et d'une terre
féconde. En moins d'une heure de marche, nous
sommes arrivés brusquement au milieu des cultures :
partout des canaux d'arrosage pleins à déborder, des
(188)
Koh i-Malek Siah
il'osto de Douanes persane:
Mo OHrr
20 30 1.0 50
Itinéraire du Commandant
de Boui liane de Lacoste
LA PROVINCE PERSANE DU SEÏSTAN.
(D'après la carte de la mission Mac-Mahon et les itinéraires de l'auteur.)
Autour lie TAf^'Imuistau.
n. 71,. page l.SS.
UNE REGION FERTILE
champs de blé, des prairies où paissent de grands bœufs
roux, où s'acheminent des laboureurs aux vêtements de
toile bleue. La campagne se peuple, et de tous côtés
apparaissent des tentes noires devant lesquelles sortent
pour nous voir passer les femmes et les enfants, tandis
que de grands chiens au poil fauve aboient furieusement
aux jambes de nos bêtes.
Rien ne peut donner une idée de l'impression qu'on
ressent à la vue de cette contrée fertile et vivante, après
trente jours de marche dans la solitude la plus désolée,
la plus sombre peut-être qu'il y ait au monde. L'odeur
de la terre fraîchement remuée me grise, m'enchante ;
j'éprouve une jouissance inexprimable à m'en emplir
les poumons... et cette fin d'étape, qui nous amène au
village de Loutak à l'heure violette du crépuscule, me
paraît une des plus délicieuses du voyage.
9 décembre. — Aujourd'hui, montés sur les che-
vaux que nous a fort gracieusement envoyés le consul
britannique, nous sommes en route dès l'aurore, avan-
çant à bonne allure au milieu de vastes champs labou-
rés. Voici le village de Sekoha et sa forteresse aux
donjons crénelés qui abrite une petite garnison persane.
Plus loin, nous trouvons le secrétaire du consul de
Russie qui vient, suivi de tous les cosaques en grand
uniforme, nous souhaiter la bienvenue. Congratula-
tions, arrêt sous une magnifique tente dressée tout
exprès, lunch rapide, et en route pour Nasretabad !
Vers quatre heures, on voit poindre les premières
coupoles et, dans une immense plaine grise, redevenue
(189)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
aride et désolée, apparaît peu à peu la minuscule capi-
tale. Notre cavalcade longe maintenant les murailles
de la ville officielle, passe devant le consulat de Russie
pavoisé aux couleurs des deux nations alliées, et fran-
chit la porte du consulat britannique, tandis que, ran-
gés côte à côte, cosaques et sowars% sabre au clair,
rendent les honneurs.
Accueil charmant du capitaine Daukes, notre hôte.
Nous reprenons contact avec la vie civilisée dans la
chaude intimité de son confortable « home » et la soirée
se passe à deviser gaiement, autour d'une haute chemi-
née où brille la flamme claire de grosses branches de
tamaris .
Nous voici, après des étapes sans nombre, parve-
nus enfin dans la capitale de cette province un peu
mystérieuse, de cette antique Drangiane dont l'extra-
ordinaire fertilité lui valut d'être une proie pour tous
les conquérants. Alexandre, Gengiz-Khan, Tamerlan,
puis, plus près de nous, Nadir-Schah, anéantirent,
avec une persistance inlassable, les richesses de cette
oasis unique au milieu de l'immensité nue des déserts.
Dans ces dernières années, les deux influences
rivales qui se disputaient l'empire iranien ont mené là
une politique des plus actives dont le pays a peut-être
souffert. Mais aujourd'hui que le Seïstan est compris
dans la zone d'influence de la Grande-Bretagne, que
toute compétition est écartée, on peut être certain que
les Anglais sauront ramener dans cette région la pros-
I. Lanciers de l'année rég-uliéie des Indes.
(190)
Autour de l'Afghanistan.
ri. 72, page 190.
LA CAPITALE DU SEISTAN
périté qu'elle connut aux premiers siècles de la domi-
nation arabe.
La capitale se compose de deux agglomérations
distinctes : Nasretabad, forteresse à moitié démolie où
réside le gouverneur persan, et Husseinabad, groupe
de pauvres masures au milieu desquelles s'élèvent les
deux consulats européens. Le tout ne comprend pas
plus de 4 à 5000 habitants...
Certes, la situation politique du Seïstan aurait mé-
rité une étude approfondie, mais je n'étais pas venu
jusqu'ici pour me livrer à une enquête de cette nature ;
ce qui m'intéressait avant toutes choses, ce qu'il me
tardait de voir, c'était les curieuses ruines de la contrée,
c'était le fleuve Hilmend et son grand barrage, c'était
enfin la montagne sainte du Koh-i-Kouadja et sa cein-
ture de lacs salés. Il fut donc entendu que, sous l'égide
de notre hôte, nous visiterions ces différentes merveilles
et que nous commencerions par une promenade vers la
frontière afghane.
i^ décembre. — Dès le matin, dans le jardin du
consulat, nous montons à cheval par un ciel d'une lim-
pidité merveilleuse. Dans la plaine, à perte de vue, les
jeunes pousses de céréales mettent sur le sol comme
un reflet d'émeraude et, de temps à autre, un souffle
passe qui fait onduler ces immenses nappes vertes et
qui les moire ça et là délicatement.
On n'avance guère, car les chevaux glissent sur
l'argile humide et il nous faut à tout instant passer de
larges canaux d'arrosage, parfois profonds, où les
(•9«)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
pauvres bêtes s'enlizent et pataugent à plaisir. A 5 ki-
lomètres environ de Nasretabad nous traversons le vil-
lage moderne de Bounjar, au grand émoi des habitants
tout étonnés de cette cavalcade européenne, puis mar-
chant toujours à l'est, nous arrivons vers midi devant
une immense tour connue dans le pays sous le nom de
Mil-i-Kazimabad' ou « pilier de Kazimabad ». Cons-
truite en briques rouges, elle porte deux inscriptions
circulaires, l'une à mi-hauteur, l'autre au sommet,
tracées en lettres coufiques; à la paroi intérieure est
accroché un escalier entre les marches duquel gîtent
d'innombrables colonies d'abeilles.
Le cuisinier du consulat qui nous avait devancés,
nous sert, à l'ombre du monument, un fin déjeuner qui
contraste avec les repas sommaires que nous préparait
Emir Schah dans les solitudes béloutches. A deux
heures, on se remet en route ; le consul et Zabieha
vont chasser sur la frontière afghane, pendant qu'avec
l'interprète Fazer-Aman, je vais explorer les ruines de
l'antique cité de Zahidan qui couvrent la plaine sur une
longueur de plus de 10 kilomètres et s'étendent jus-
qu'au Hilmend. Ici les enceintes succèdent aux en-
ceintes, les portiques aux portiques, mais tout est
anéanti, corrodé presque complètement par les vents
fous du Seïstan.
Le silence de ces ruines mystérieuses, éparpillées
I. Ce monument, le seul construit en briques cuites dans la partie orientale du
Seïstan, serait du xii* siècle. Il a environ 20 mètres de haut et sa base, dont on ne
retrouve que les fondations, était un carré de 7 mètres de côté.
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Autour de l'Afghanistan.
PI. 73, page 192.
UNE VILLE MORTE
par le temps en un chaos étrange, laisse le spectateur
muet, lui aussi, devant ces débris d'une splendeur dis-
parue dont nulle pensée humaine, si loin qu'elle se re-
porte, ne saurait évoquer la vie intense et merveilleuse.
Ces immenses villes de rêve qui resplendissaient jadis
des plus riches couleurs de l'Orient, ces cités opu-
lentes dont l'imagination se plaît à ressusciter la joie
et l'activité, sont aujourd'hui rejetées au néant, froides,
mortes, inexistantes. De cette muraille haute qui s'ef-
frite et du sommet de laquelle dut retentir l'appel
vibrant des trompettes, plongent dans l'espace vide de
tristes hiboux, au plumage couleur d'argile, dont le cri
lugubre appelle la nuit! Pas une pierre gravée qui
parle, nulle inscription révélatrice. Sur le sol dévasté
où l'herbe même ne pousse plus, le pied heurte seule-
ment des morceaux de porcelaine aux merveilleux
dessins, des tons les plus délicats et qui sont les débris
lumineux de la vie intime de ces palais grandioses. On
a peine à s'arracher à l'énigmatique attirance de cette
terre défunte, et plusieurs fois, comme malgré soi,
on s'arrête pour regarder en arrière et pénétrer ses
yeux et son souvenir de cette magnificence éteinte,
anéantie.
Il est tard déjà et le soleil est bas sur l'horizon
quand nous arrivons au campement. Les tentes sont
groupées ce soir au pied même d'une antique redoute,
bouleversée par les siècles mais encore formidable
dans sa masse puissante, que les derniers rayons du
couchant teintent d'une lueur de flammes... Que de
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«3
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
sièges elle a dû subir, que d'assauts elle a dû repous-
ser ! Et je me reporte au temps où les armées des plus
grands capitaines campaient à la place où nous sommes,
où ces géants d'un autre âge rêvaient guerre et con-
quête sous ce même ciel, qui lui n'a pas changé...
Cependant la nuit était tout à fait venue ; il ne res-
tait plus sur la crête dentelée des murailles qu'un mince
trait de lumière, qu'un brouillard rose à peine visible.
Alors j'interrogeai Fazer-Aman, mon compagnon, sur
la fin de cette ville étrange, je lui demandai de me dire
à quelle époque elle s'était éteinte pour toujours. Mais
l'Afghan, très calme, avec le ton fataliste des Orien-
taux : « Dieu seul le sait » dit-il, et sa main me
montra un petit croissant de lune pâle qui montait dans
le ciel au-dessus de la forteresse.
Cette nuit du 14 décembre a été particulièrement
troublée par les hurlements des chacals et des chiens
qui se sont livrés des luttes épiques autour du cam-
pement. Les enfants du hameau voisin nous entourent
pendant le déjeuner : le type de la plupart d'entre eux
rappelle beaucoup celui des fellahs des bords du Nil,
mais certains appartiennent à la race noire et présen-
tent tous les caractères des Soudanais. Comment ces
Africains, qu'on ne rencontre ni au Béloutchistan, ni
dans les régions avoisinantes, sont-ils venus jusqu'ici.''
C'est là un problème que je pose sans essayer de le
résoudre.
Pendant que Daukes et Zabieha partent chasser sur
les bords du Hilmend, Fazer-Aman va me conduire
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Autour de l'Afghanistan.
n. 74, page 194.
LES RUINES DE CHARISTAN
vers une antique cité située plus au sud. Dès le départ,
nous pénétrons dans des fourrés de tamaris coupés de
grandes clairières cultivées. Ça et là, des groupes de
huttes béloutches' faites d'un clayonnage recouvert
d'argile ; alentour les chiens font bonne garde et nous
ne passerions pas sans morsures si nous n'étions à
cheval.
A mesure que l'on avance, les arbres se font plus
hauts et plus épais, et c'est presque une forêt impéné-
trable qui entoure la colline où s'élevait jadis la ville
de Gharistan, but de notre promenade. Grimpés sur
l'immense tertre couleur d'argile qui domine la plaine
à perte de vue, nous apercevons bien deux ou trois
huttes, mais aucune ruine ne se montre à mon oeil
désappointé. Les vents furieux ont fait leur œuvre, et
les misérables nomades que j'interroge, dans le vague
espoir de quelque tradition conservée, restent muets
sur l'histoire de cette antique forteresse.
Quelques kilomètres à travers une campagne tou-
jours semblable nous amènent devant un grand village
béloutche où réside, paraît-il, le chef d'une importante
tribu. Du reste notre venue lui a sans doute été signalée,
car on le voit se hâter vers nous^ suivi de son porte-
pipe. Il faut, hélas ! pénétrer un instant dans sa demeure
et nous asseoir, pour prendre le thé, sur un tapis mul-
ticolore où doivent sûrement prospérer des colonies de
I. Les nombreux Béloutches qui résident en territoire persan habitent unique-
ment ces huttes fragiles ou les grandes tentes noires, tandis que les Iraniens logent
dans des cubes de maçonnerie au toit en coupole.
(195)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
petites bêtes dont j'ignore le nom, mais dont je con-
nais trop bien la nature malveillante...
Le vieux Charistan s'éloigne à présent derrière
nous, tandis que se rapproche une ligne de collines
noirâtres parsemées de constructions en ruines, restes
de ce qui fut, il y a peu d'années, la résidence de la
mission Mac-Mahon. Notre campement est installé
tout près de là, me dit le guide... On perçoit, en eflfet,
bientôt le choc des lourds marteaux sur les piquets, les
aboiements des chiens, les appels des hommes; et
voici le village de toile que le crépuscule, déjà venu,
teinte d'une couleur de glycine infiniment délicate.
Aujourd'hui nos tentes sont dressées, parmi les
hautes herbes, sur les bords du Roud-i-Seïstan' ; les
eaux sont profondes et claires où se reflètent leurs sil-
houettes blanches, et je ne puis me lasser d'admirer ce
tableau qu'on dirait dessiné pour le plaisir des yeux.
C'est l'heure apaisée du soir, l'heure où l'on cause
autour des feux en écoutant les récits de chasse et les
vieilles légendes. L'air est rempli du parfum léger des
innombrables tamaris; il y a comme un recueillement
sur toutes choses et quand les conversations cessent,
on n'entend plus que le bruit sourd du fleuve et le chant
monotone des grillons.
Le lendemain, dès que le soleil a réchauffé l'atmo-
sphère, nous quittons le campement, le fusil à la main.
Il a été décidé que nous irions jusqu'aux rives du Hil-
I. Dérivation du Hilmend qui va donner la richesse et la vie à toute la région,
jusqu'au delà de Nasretabad.
(196)
LX COIN i)i;s KE.^u^^RTs nii la ville .moutk dk zahidan.
SUR LES BORDS DU HILMEXD : GROUPE DE PAYSANS SEÏSTANIS VENANT RÉPARER
LE v< BEND -.
Autour de l'Afghanistan.
PI. 7i, page 1U6.
SUR LES BORDS DU FLEUVE HILMEND
mend, distant de quelques kilomètres seulement, en
battant les buissons où se cachent, paraît-il, des légions
de perdreaux. De fait, nous n'avions pas fait cent pas
en dehors du camp que le premier coup de fusil éclate,
suivi de beaucoup d'autres... c'est pendant une heure
une fusillade générale. Le gibier est une sorte de per-
drix brune à tête noire ; quant aux chiens, ils sont rem-
placés par de jeunes Béloutches agiles comme des
lévriers et vifs comme la poudre.
Bientôt nous sommes devant le fort en ruines de
Kouhak qui est construit sur un monticule dominant à
courte distance le fleuve Hilmendetle territoire afghan.
Ce fort, qu'on dit abandonné depuis deux siècles, est
un des mieux conservés de tous ceux que j'ai vus au
Seïstan : avec ses tourelles d'angle renflées à la base,
ses meurtrières, ses créneaux, son chemin de ronde
intérieur, il ressemble étonnamment à nos châteaux
forts du Moyen âge. Du sommet la vue est merveil-
leuse : au premier plan, la plaine couverte de hautes
herbes de couleur sombre, puis le long ruban d'argent
du Hilmend roulant la masse de ses eaux du sud au
nord et fermé juste devant nous par le barrage, fameux
dans l'histoire du pays, qu'on appelle le Bend-i-
Seïstan, long de plus de 150 mètres et large de 15 à
20, il est composé de fascines maintenues par des
piquets. Un bien faible volume d'eau passe au travers
et l'on comprend sans peine que les riverains afghans
déplorent cette construction qui assèche leur fleuve.
Nous ne résistons pas à l'envie de poser les pieds
(197)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
sur la terre afghane et traversant le Hilmend sur les
fascines — au grand émoi de quelques pêcheurs à la
ligne — nous allons secouer la poussière de nos bro-
dequins sur le territoire de l'Emir de Kaboul.
Deux canots démontables, venus du campement,
ont accosté le barrage et nous regagnons avec la rapidité
de la flèche notre petit village de toile au-dessus duquel
flotte gaiement le pavillon britannique. Un courrier est
arrivé de Nasretabad pendant notre absence ; il apporte
un télégramme du ministre anglais à Téhéran ainsi
conçu : « vSchah atteint d'inflammation du cœur ne pas-
sera pas la nuit. » Cette nouvelle attristante vient
mettre quelque voile sur notre quiétude parfaite. Outre
qu'il m'est pénible d'apprendre la fin prochaine de
cet empereur ami de la France et qui me fut si bienveil-
lant, je pense à l'agitation que cette mort ne manquera
pas d'apporter dans le pays. Or, j'ai déjà vécu au
Yun-nan, en Mandchourie à des époques fort troublées,
je sais donc combien peu les révolutions facilitent les
voyages...
i6 décembre, — Dans la lumière radieuse d'une
matinée de printemps, notre camp s'éveille, s'agite,
s'organise pour le départ. En hâte on quitte les tentes
qu'il faut abattre et charger sur les chameaux, afin que
ce soir, avant le crépuscule, elles soient prêtes pour
nous recevoir au village de Djézinak.
Les deux canots sont là qui nous attendent : avec
eux nous allons descendre le Roud-i-Seïstan, pendant
que la caravane ira directement au gîte d'étape. Sur les
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Autour lie l'Afghanistan.
i'I. 76, page 198.
NAVIGATION EN RIVIERE
berges couvertes de tamaris et de roseaux on aperçoit
des bœufs, des ânes, ou des enfants qui regardent d'un
œil étonné. Ils n'ont pas l'habitude, en effet, de voir
des barques naviguer sur leur rivière, car le seul mode
de locomotion fluviale employé par les Seïstanis est
une sorte de radeau appelé toutine, faisceau de bran-
chao-es dont l'avant se recourbe en forme de col de
cygne. Nous passons devant plusieurs villages cons-
truits pour la plupart sur un monticule qui les met à
l'abri des inondations; leurs petites maisons aux toits
en coupole, leurs vieilles tours se reflètent dans l'eau
du Roud et défilent ainsi devant nos yeux en une mul-
titude de tableaux charmants... Comme cette navi-
gation en rivière nous change agréablement des lon-
gues trottes à chameau parmi les cailloux noirs du
désert béloutche !
Voici le vieux fort de Kemak, puis le mazar
d'Atachga perché au sommet d'une colline toute
blanche. Plus loin, la rivière s'étale au milieu de
marais couverts de joncs où résident, paraît-il, d'in-
nombrables colonies de canards. Nous nous réjouis-
sons déjà d'une hécatombe prochaine quand soudain
le vent se lève, un vent fou qui soulève des tourbillons
de sable et manque de faire chavirer nos légères em-
barcations.
Il faut accoster au plus vite et se chercher en hâte
un abri derrière un petit monticule de sable qui par
bonheur se trouve là. Une heure durant, nous assis-
tons ainsi au déchaînement de la tourmente. Puis tout
(199)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
à coup on ne sait pourquoi, le vent se calme, l'horizon
funèbre s'éclaircit et nous reprenons sous un gai soleil
notre navigation interrompue.
Les lacs traversés, nos canots pénètrent dans un
étroit chenal que bordent des dunes élevées; mais le
guide fait signe de stopper, nous sommes parvenus
au terme du voyage sur le Roud-i-Seïstan, et c'est à
pied maintenant que nous nous dirigeons, à travers
d'innombrables collines de sable mouvant, vers le petit
village de Djézinak où le camp doit être monté. Pour-
tant rien n'est encore prêt quand nous y arrivons; les
chameaux, retardés par le passage des mille canaux
d'irrigation, sont encore loin et nous les attendons
sans impatience, admirant la transparence et la beauté
merveilleuse d'un ciel bleu, du bleu foncé des turquoises
les plus rares.
Le soleil disparaît à peine à l'Occident que la tour-
mente reprend plus violente encore que dans la jour-
née; elle emporte, elle disperse tout, et nos hommes,
obligés de lutter sans trêve, ont les plus grandes diffi-
cultés à installer le campement. D'heure en heure le
vent sinistre augmente de force; il souffle avec rage,
jetant contre nos frêles demeures des nuées de petits
cailloux dont les chocs répétés font sur la toile comme
un roulement de tambour. Les tentes elles-mêmes se
soulèvent, elles claquent en faisant craquer les piquets,
et couché dans mon lit de sangle, j'attends la minute
où, libéré de ses amarres, mon abri de toile s'envolera
vers le ciel comme une montgolfière, me livrant sans
(200)
LA TEMPÊTE DE SABLE
défense à la merci de la rafale. Nuit d'effroi et d'attente
anxieuse, véritable nuit de cauchemar, où pendant les
rares accalmies on entend le cri lugubre des chameaux
qui, affolés, cherchent à briser leurs entraves.
Au matin, nos tentes sont encore à peu près debout,
mais la plupart des cordes ayant cassé, elles s'agitent
lamentablement sous la bise qui reprend plus âpre,
plus froide, plus folle qu'hier soir. Mon lit, mes vête-
ments sont ensevelis sous une épaisse couche de sable;
dehors on n'y voit pas à lo mètres. Que sont devenus
les chevaux et les bêtes de somme? Il ne faut pas son-
ger à se mettre en route ; le seul parti qu'il nous reste
à prendre est d'aller chercher un abri dans une des
maisons du village. Malheureusement l'interprète, parti
en ambassadeur, revient la tête basse : tous les habi-
tants sont mariés, paraît-il, et par conséquent ils ne
peuvent admettre un étranger sous leur toit.
Après bien des palabres, on se décide à nous offrir
un caravansérail en ruines où nous nous installons tant
bien que mal, pêle-mêle avec nos hommes. On y dé-
jeune en grelottant... mais la tourmente ne cesse pas
et les indigènes prétendent qu'elle durera sept jours!
Mieux vaut donc tenter de rentrer ce soir à Nasretabad
distant seulement de i8 kilomètres. Donc à midi,
emmitouflés aussi bien que possible et marchant dans
les traces des chevaux qui nous servent à la fois de
guides et de coupe- vent, nous affrontons la rafale. Ce
départ est lugubre; nous avançons péniblement, le
corps plié en deux, les yeux à peine entr'ouverts, nous
(201)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
abritant le mieux possible du sable qui nous fouette le
visage et qui nous fait atrocement souffrir.
Peu à peu cependant la poussière diminue,
l'étrange brouillard jaune se dissipe, et nous avons
alors la possibilité de monter à cheval... Voilà deux
longues heures que nous avons quitté Djézinak, luttant
constamment contre la tempête. Quand quelques
minutes après, à bout de forces, nous faisons halte à
l'abri d'une immense ruine, nous n'avons plus figure
humaine; une couche uniformément grise nous recou-
vre des pieds à la tête et nous rend méconnaissables.
On a eu là un terrible moment à passer, mais Nasre-
tabad est proche, dit le guide.
Nous arrivons en effet vers quatre heures dans la ca-
pitale, tout joyeux de nous retrouver enfin devant le feu
clair qui pétille et qui flambe. La bonne chaleur du
« home » nous paraît délicieuse après un pareil effort,
et tout à fait reppsés maintenant, nous songeons à nos
malheureux serviteurs qui courent peut-être encore à
la recherche des chameaux dispersés ce matin par la
tourmente.
ig décembre. — Aujourd'hui, c'est la fête onoma-
tique de l'empereur de Russie; donc, ayant endossé
l'habit noir dès le matin, je vais en compagnie de Za-
bieha porter mes vœux, suivant l'usage, au représentant
du Tzar.
Le consulat russe a arboré le grand pavois; par-
tout sur les coupoles blanches, les pavillons tricolores
claquent au vent, et dès l'entrée nous sommes reçus
(202)
LE FORT
ET LE VILLAGE UE KEMAK SLK LES BORDS DU KOUD-I-SEÏSTAX.
n. 7/, page •-'()».
A iiiour de l'Afglianistiin.
NOËL AU CONSULAT BRITANNIQUE
au son d'une musique militaire persane, prêtée par le
gouverneur. Quelques misérables pouilleux, aux uni-
formes en lambeaux, souiïlent désespérément dans des
trombones bosselés, informes, tandis que d'autres, à
tour de bras, s'escriment sur la grosse caisse et le
tambourin. Nos baraques foraines n'ont jamais rien
inventé d'aussi fou, mais il faut songer que nous
sommes au Seïstan et qu'une musique, même funam-
bulesque, est par ici un très grand luxe.
Le lendemiain, qui se passe en causeries et en pro-
menades à travers les rues du village, le vent recom-
mence à souffler en tempête et nous craignons fort qu'il
ne faille abandonner le projet d'excursion vers la mon-
tagne sainte...
Par bonheur les dieux nous furent propices ; ce fut
par un ciel très pur, par une brise si légère qu'on la
sentait à peine que nous mîmes le cap sur le Koh-i-
Kouadja le 21 décembre. Et bientôt, éveillant notre
surprise et notre admiration, apparut devant nous la
colossale table de basalte qui, à cette époque, émer-
geait comme une île au milieu des flots saumâtres du
Naizar. Grâce au calme des eaux nous pûmes en faire
le tour et poser un instant le pied sur cette terre énig-
matique peuplée des plus curieuses légendes.
2$ décembre. — C'est le tour du consulat britan-
nique d'arborer le grand pavois. Aujourd'hui, jour de
Noël, le capitaine Daukes reçoit officiellement toutes
les autorités du pays et nous revoyons le défilé que
nous avions admiré chez les Russes, il y a quelques
(203)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
jours, avec la même pompe, sauf pourtant la musique
militaire qu'on n'a pas dérangée. Elle sera remplacée
par un gramophone géant; et pendant ces dernières
heures passées sous le toit d'un ami, les notes vibrantes
et gaies de chansons françaises éveilleront en nous
comme un écho de la patrie encore lointaine...
Hospitalité franche et cordiale, accueil empressé,
attentions délicates, rien ne nous a manqué durant
notre séjour à Nasretabad et nous en emportons un
souvenir charmé. Pourtant la courtoisie aimable de nos
hôtes ne s'est pas tenue satisfaite de tant de préve-
nances. Dans notre route vers Mesched nous serons
escortés par des cavaliers de leurs gardes personnelles
et nous partirons demain, emmenant à notre suite deux
cosaques et deux lanciers hindous. On verra donc
pour la première fois, dans ce coin de la Perse, les
soldats de la Russie et ceux de la Grande-Bretagne
cheminer côte à côte dans une même caravane.
26 décembre. — Les muletiers sont prêts de bonne
heure et nous nous mettons en route accompagnés du
capitaine Daukes et de ses sowars, de M. Nekrassof et
de ses cosaques, et précédés d'une troupe de chame-
liers porteurs de larges drapeaux français et russes!
Bref, nous allons jusqu'au premier gîte d'étape — le
village d'Afzelabad — au milieu d'une fantasia extra-
ordinaire... et quand, après la dernière poignée de
main échangée parmi les hourras des cosaques, tous
ces amis s'éloignent, c'est avec eux la vie, la bonne
humeur qui s'en va.
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i'I. 7S, page 2U4.
NOTRE DERNIERE CARAVANE
Dans la plaine peu à peu le bruit des voix s'est
éteint; le groupe animé n'est plus maintenant qu'un
point sombre imperceptible, puis tout s'évanouit, le
silence s'empare des choses et nous restons seuls,
Zabieha et moi, au seuil d'un nouveau désert, devant
l'inconnu troublant et impénétrable....
Notre caravane, dans son pittoresque, a quelque
chose de bouffon. Ce n'est plus — à travers les rose-
raies du Naizar — le lent défilé de nomades déjà
entrevu, c'est le déplacement baroque de la troupe d'un
cirque ambulant qui va donner une représentation dans
quelque bourgade prochaine. En tête marchent les
deux cosaques flanqués de Djouma-Khan, le
« Ferasch » du consulat russe, et de Rahim-Berdi, un
Turkoman de Merv, venu de la Transcaspie à la suite
de quelque assassinat sans importance. Nous suivons
ce premier groupe, au pas trottinant de nos poneys,
tandis que s'allonge par derrière la file des mulets de
bât, au milieu desquels étincelle la tunique rouge
brodée d'or d'un riche Afghan qui se rend à Mesched,
lui et sa fortune, sous notre protection. Une pauvre
caravane de bourriquets, dont les propriétaires se sont
placés également sous notre égide, trotte désespéré-
ment à l'arrière-garde, escortée de deux lanciers
hindous préposés à la surveillance du convoi.
Cheminé tout le long du jour, sous un soleil de feu,
parmi les grands roseaux dont les pointes nous
dominent. La piste, à peine visible, suit un seuil sur-
élevé d'où les eaux se sont retirées depuis peu et, dans
(203)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
un sol d'argile encore humide, nos pauvres bêtes
bronchent, s'enlizent et n'avancent que lentement.
A droite et à gauche brille la nappe liquide où
s'ébattent, parmi les joncs, des milliers de canards et
de sarcelles; des vols d'oies, de mouettes, de hérons
sillonnent constamment l'azur du ciel, mais hélas! trop
haut pour qu'il soit possible de les atteindre, et vers le
sud on aperçoit la silhouette sombre du Koh-i-Kouadja.
A l'heure où le soleil va disparaître derrière les
montagnes rocheuses du Palan-Koh, mettant comme
une vapeur carminée sur l'eau tranquille des grands
lacs, nous arrivons devant le caravansérail de Labi-
Bering dont les coupoles blanches se teintent, elles
aussi, de la couleur délicieusement rosée qui imprègne
le paysage...
Il nous faudra demeurer ici deux jours, afin de
mettre cinq fois 24 heures entre notre départ de Nasre-
tabad et notre arrivée à Bandan, le poste de la quaran-
taine; ainsi en ont décidé les règlements édictés voici
bientôt une année, à l'époque où la peste régnait au
Seïstan.
^o déceuîbre. — Derrière les coupoles, l'aurore
met au ciel de longues écharpes sanglantes quand nous
montons achevai. Les mules sont parties avant l'aube;
elles font une tache sombre sur les marches du grand
escalier de pierre que nous allons grimper à leur suite.
Aujourd'hui, la route quitte en effet la dépression du
Naizar et monte, monte sans cesse à travers de mornes
étendues uniformément grises, sans un brin d'herbe
(206)
Autour de l'Afghanistau.
PI. 79, page 206.
LA PALMERAIE DE BANDAN
verte, sans une goutte d'eau. Dure étape que cette
chevauchée de 60 kilomètres, parmi les petits cailloux
blancs et noirs qui roulent à chaque pas sous les pieds
de nos bêtes.
Il est tard quand nous atteignons enfin l'antique
forteresse de Bandan; c'est l'heure où l'on va cuire le
pain dans les cônes d'argile et, de tous côtés, de hautes
flammes claires s'élancent en tourbillons vers le ciel,
mettant comme des reflets d'incendie sur les murailles
toutes proches. Les femmes vêtues de rouge causent
en groupes pittoresques autour de chaque feu et l'on
dirait une réunion de sorcières assemblées pour quelque
fantastique sabbat...
La palmeraie de Bandan, située dans le fond d'une
gorge étroite, est la porte du Seïstan vers le nord; de
l'autre côté d'un passage rocheux commencent les
territoires du Kaïnat. Nous franchissons ce col, obstrué
par d'énormes blocs de granit, le 31 décembre vers
midi et dévalant le long de la ligne de plus grande
pente d'un immense glacis absolument désertique,
nous atteignons de bonne heure le point d'eau appelé
Ali-Abad.
C'est dans l'unique maison à moitié démolie de cette
oasis abandonnée, dans une salle basse ouverte à tous
les vents, que nous passons la dernière nuit de 1906.
Pourtant nous avons le respect des vieilles traditions
et nous voudrions, comme aux heures familiales de
jadis, fêter dignement la nouvelle année. Mais
comment faire? Nous n'avons par ici ni dinde rebondie,
(207)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
ni pâté de Strasbourg... Alors Zabieha découvre au
fond d'une cantine une dernière bouteille de Cham-
pagne et nous buvons gaiement à la France, aux amis
que nous y avons laissés, à l'heureuse issue du voyage!
I" janvier. — Notre caravane chemine aujourd'hui
toute la journée à travers un désert jaunâtre aux lon-
gues ondulations. Çà et là, surgissent de cet océan de
cailloux des îlots rocheux, arêtes minces de granit
sombre; on dirait les nageoires dorsales de poissons
gigantesques qui seraient restés là pétrifiés aux pre-
miers temps du monde.
Le soleil va se coucher dans une poussière d'or
quand nous arrivons devant les premières maisons de
Neh, terme de notre étape. Djouma-Khan, qui connaît
les cantonnements de la route, nous conduit à la
douane où nous sommes fort aimablement accueiUis
par les fonctionnaires indigènes. Ce soir nous aurons
une chambre toute blanchie de chaux neuve et des
vivres à profusion
Nous allons chevaucher maintenant chaque jour à
travers une contrée déserte qui rappelle à s'y méprendre
les plaines du pays béloutche, avec ses rivières dessé-
chées et ses maigres buissons rôtis par le soleil. Tan-
tôt le sol est entièrement plat, semé de cailloux noirs et
blancs, tantôt il ondule comme la surface d'une mer
agitée par grande houle; on trouve chaque soir à
s'abriter dans un pauvre village, mais bien souvent
l'eau y est saumâtre et l'on doit alors emporter des
outres pleines pour deux ou trois jours.
(208)
l'ALAIS DE LK-Mllv UT KAÏXAT PRÈS DE BIRIIJEXn.
vt*f-
LE RETOUR SOLS LA NEIGE DANS LES MONTAGNES DE TORBET-I-HEIDARI.
Autour (le l'Afgliauistau.
ri. SO, page 2(18,
CHEZ L'ÉMIR DU KAINAT
Par Soosp, Sahalabad, Ser-Bîcheh', Mood, nous
atteignons Birdjend au soir du 7 janvier.
Ici nous entrons en relations immédiates avec les
autorités; dès le premier jour c'est au consulat russe,
où nous logeons, un défilé ininterrompu de seigneurs
en tenue de cérémonie : le directeur de la poste, le
colonel chef du télégraphe, le kargouzar% les deux
médecins indigènes et, pour clore la série, le mous-
taphi — aide de camp du gouverneur — qui nous
apporte de la part de son maître une ribambelle de
cadeaux'.
En échange l'Emir sollicitait la faveur d'une visite
et ce n'était pas le plus drôle. Il fallut pourtant faire
contre mauvaise fortune bon cœur et le lendemain,
dans le landau de son Excellence, nous galopions à
une allure folle, parmi la plus brillante escorte, vers le
castel princier,
Chauket el-Moulk (Gloire de la Contrée) est un
homme de vingt-cinq ans, à l'allure fine et aris-
tocratique; son accueil fut des plus simples et des
plus aimables. Très cultivé, il semble goûter particu-
lièrement la littérature française représentée en Perse
par la traduction de ces deux seuls ouvrages : « la
Dame aux Camélias » et « les Trois Mousquetaires »...
Vers quatre heures nous pouvions enfin nous
1. C'est à Ser-Bicheh que l'hiver nous surprend. Pendant les deux nuits que
Eous passons dans ce village, le thermomètre descend à — lO".
2. Fonctionnaire chargé des relations avec les consuls.
3. Je ne résiste pas au plaisir d'énumérer ici la liste de ces présents mag-nifiques,
la voici dans sa simplicité : 2 moutons, 5 poulets, i jarre remplie de beurre, 2 sacs
de riz, i ballot de thé, 8 pains de sucre et 10 plateaux garnis de pâtisserie.
(209)
14
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
échapper, et c'était alors, dans le calme apaisé du soir,
une promenade exquise à travers les innombrables
petites ruelles de la ville, toutes pittoresques et cu-
rieuses.
10 janvier. — Le Schali Mouzaffer-Ed-Din est
mort hier en son palais de Téhéran : un télégramme
confidentiel adressé à TEmir en a apporté cette nuit la
nouvelle qui ne sera communiquée au peuple que plus
tard...
Mais l'heure de notre départ approche, il faut pas-
ser une inspection rapide de la caravane; personne ne
manque à l'appel, cavaliers et gens de pied sont à leur
poste, je constate seulement que notre petite troupe
s'est encore augmentée de deux unités ! Le docteur
Fath-Ali-Khan et son fidèle domestique — prince du
sang tombé dans la misère — vont désormais faire
partie du « cirque », ils y figureront à merveille Don
Quichotte et Sancho Pança. Une cordiale poignée de
main à notre hôte, un dernier salam aux autorités de
l'endroit, et puis en route pour Torbet-i-Heidari où
nous arrivons sans incident grave, après onze longues
journées de marche.
C'en est fini des clairs soleils, des ciels bleus, des
étapes faciles. Nous allons avoir désormais à lutter
constamment contre un vent de tempête qui fouette les
visages et transperce les fourrures, contre un froid très
vif qui fait parfois descendre le thermomètre à 20 degrés
au-dessous de zéro. La pensée que Mesched est proche,
que le but depuis si longtemps poursuivi va être
(210)
LA BOUCLE EST BOUCLÉE
atteint, peut seule nous aider à supporter sans nous
plaindre ces dernières journées de voyage.
Enfin, le 29 janvier 1907, à deux heures après-
midi, sous une neige aveuglante, nous recoupions la
route de Téhéran non loin de Chérif-Abad. Nous
avions bouclé la boucle, l'itinéraire était heureuse-
ment fermé, et nos efforts durant de si longs mois
trouvaient leur récompense, à cette minute de vraie
joie qu'ont seuls connue d'une façon intense et pro-
fonde ceux que leur volonté livre aux hasards de la
vie nomade pour un but déterminé.
Le lendemain, ayant traversé pour la seconde fois
les hauteurs du Sanghi-Best, nous passions les portes
de Mesched, toute blanche aujourd'hui d'un linceul de
neige fraîche, Mesched la ville sainte aux dômes bleu
et or qui nous était apparue, le 10 mai 1906, resplen-
dissante sous un soleil de feu. Mais si la cité religieuse
s'est refroidie au contact de l'hiver, le cœur des bons
amis que nous y avons laissés a conservé sa chaleur
cordiale et accueillante. On nous fête, on nous comble
de prévenances. MM. de Klemme et Sykes, les deux
consuls généraux, nous reçoivent avec les démonstra-
tions les plus amicales, et la confortable hospitalité de
M. Molitor a tôt fait de nous redonner figure de gens
civilisés.
Il ne nous restait plus — après une semaine de
repos — qu'à gagner Askhabad par la route déjà
suivie, à prendre de là le train pour Kraznovodsk, puis
le paquebot pour Bakou. Ainsi fut fait. Et je nous vois
(211)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
encore, Zabieha et moi, debout sur la passerelle,
silencieux l'un et l'autre, regardant fuir derrière nous
la route humide qui nous éloignait à chaque minute
davantage de ces solitudes parcourues, de cet Afgha-
nistan dont nous venions de faire le tour, après com-
bien de luttes heureuses et d'efforts couronnés de
succès...
J'avais trouvé en Zabieha, un an auparavant, un
compagnon de route alerte, joyeux, facile à vivre,
ayant la parfaite intelligence du désert et de ses res-
sources; à Bakou je quittais un collaborateur dévoué,
un ami rare et regretté à qui j'ai dû, en grande partie,
la réussite de mon voyage et qu'il me sera précieux de
retrouver, si un jour l'envie me prend de courir quel-
que nouvelle aventure.
APPENDICE
ss ® ©
NOTES SUR LE BÉLOUTCHISTAN
ET LA "TRADE ROAD" ANGLAISE^
Politique des Anglais au Béloutchistan. — Pour compléter
cette esquisse de l'organisation des confins militaires qui, d'après le
programme anglais de 1840, devrait couvrir les Indes de l'Himalaya
au golfe Persique, il nous reste à dire un mot des relations du gou-
vernement britannique avec le Béloutchistan.
Le premier contact officiel eut lieu en 1838, au début de la guerre
anglo-afghane : une mission fut alors envoyée au Khan qui voulut
bien permettre aux troupes indiennes de traverser une portion de
ses États. Un an plus tard, en novembre 1839, le souverain béloutche
ayant été soupçonné de trahison, une colonne anglaise vint attaquer
Kélat, s'empara de la ville et mit à mort le Khan. A la suite de
cette démonstration, le gouvernement britannique désigna un nou-
veau souverain qui dut signer un traité par lequel il se recon-
naissait vassal de l'Angleterre.
Ce n'était là d'ailleurs qu'un premier pas vers la mainmise com-
plète des Anglais sur les territoires béloutches et, la province de
I. Ces notes sont tirées d'une étude publiée en novembre 1907 dans le Bulletin
du, Comité de l'Asie Française. (La Russie et la Grande-Bretagne en Asie centrale,
par le commandant de Lacoste.)
(213)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
Quetta ayant été achetée au Khan en 1877, une nouvelle convention
plus explicite que la première fut alors signée à Kélat.
Il y était dit qu'en échange d'un subside annuel de 100 000 roupies,
le souverain s'engageait à protéger les commerçants indiens sur
ses domaines, à combattre, le cas échéant, les ennemis de la Grande-
Bretagne, à n'avoir aucune relation avec les autres gouvernements
et à permettre enfin l'installation de troupes anglaises sur son
territoire.
Depuis lors, l'influence britannique a fait tache d'huile et s'est
étendue peu à peu sur tout le Béloutchistan, de telle sorte que l'au-
torité du Khan n'existe pour ainsi dire plus et que l'administration
du pays est tout entière entre les mains des fonctionnaires du gou-
vernement des Indes, c Le véritable voisin de la Perse vers le
Sud-Est, — pouvait dire lord Gurzon il y a quinze ans, — n'est pas
le souverain de Kélat, mais bien le vice-roi de l'Inde qui garde les
clés de l'Empire à Calcutta! >
Routes et chemins de fer stratégiques du nord-ouest de
l'Inde. — L'armée anglo-indienne destinée à opérer sur la frontière
du nord-ouest aurait sa base sur la voie ferrée qui relie Lahore à
Rawal-Pindi et à Attok, puis, de ce point, rebrousse vers le sud-
ouest et se dirige sur Kurrachee en suivant la rive gauche de l'Indus.
De cette ligne partent plusieurs voies de pénétration vers le
Pamir, l'Afghanistan et la Perse. Ce sont ;
8" Le chemin de fer de Spezand à Nouchki, prolongé par la route
de commerce Nouchki-Robat-Seïstan :
a) Chetnin de fer de Nouchki.
Cette ligne, ouverte depuis peu à l'exploitation, se détache du
réseau Rohri-Chaman à la station de Spezand, située à 1 5 milles au
sud de Quetta; de ce point, la voie se dirige au sud-ouest, passe à
Mastung-Road, d'où part la route carrossable de Kélat, et atteint
(214)
APPENDICE
Nouchki après avoir traversé trois tunnels dont le premier seul est
important.
En Perse, on m'avait affirmé que cette ligne devait être prolongée
jusqu'au Seïstan et que les travaux au delà du terminus actuel
étaient déjà commencés. Or, j'ai pu constater par moi-même que ces
affirmations étaient erronées, que le chemin de fer ne dépassait pas
Nouchki et que, si pareil projet avait été jadis mis en avant, rien ne
pouvait faire prévoir aujourd'hui qu'on eût l'intention de pousser les
rails vers la Perse, à travers le désert béloutche. L'ensemble des
renseignements que j'ai recueillis dans la région me porterait à
penser que les Anglais ont modifié leur plan primitif pour deux
raisons :
I" Parce que lord Kitchener s'est opposé de la façon la plus
catégorique au prolongement de la ligne jusqu'à la frontière persane ;
2» Parce que, si le gouvernement des Indes se décide à unir
un jour la région de Quetta au Seïstan par une voie ferrée, c'est sans
doute par Kandahar et la vallée du Hilmend qu'on passera.
b) Route de Nouchki à Robat et au Seïstan ' .
Cette voie de communication, créée en 1896 dans un but com-
mercial et stratégique, est, dans l'état actuel des choses, une piste
utilisable seulement pour les chameaux. Je dois ajouter cependant,
pour rester dans la vérité, qu'on la rendrait assez facilement prati-
cable aux voitures et à l'artillerie de campagne*. Mais la difficulté
insurmontable, qu'on ne pourra jamais éluder, réside dans la pénurie
d'eau potable et dans le manque absolu de vivres et de fourrages,
sur un parcours de 745 kilomètres en pays désertique. Les autorités
anglaises ont bien fait creuser des puits le long de la route', mais
l'eau en est peu abondante, presque partout salée et parfois même
imbuvable pour les chameaux.
Que devons-nous conclure? Sinon que cette fameuse route
stratégique dont on a beaucoup parlé, est bonne tout au plus pour
1. CeUe route est suivie par une ligne télégraphique, de Nouchki à Robat.
A partir de ce point, le fil se dirige sur Bam et Kirman, mais n'est pas relié à l»
ligne persane Koh-i-Malek-Siah, Nasretabad, Mesched.
2. Il suffirait pour cela de faire quelques travaux de dérochement k Merui et *,
Mashki-Chah.
3. Tous les 35 kilomètres environ.
(21^)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
des caravanes de commerce, mais qu'il serait imprudent d'y engager
un détachement de plus de 200 hommes*. Si les Anglais voulaient
l'utiliser pour envoyer de gros effectifs vers la Perse, ils se verraient
dans l'obligation absolue, à mon sens, de fractionner ces effectifs et
d'échelonner les détachements à huit jours de marche au moins les
uns des autres pour donner aux puits le temps de se remplir. Il ne
faut pas oublier non plus que chaque colonne devrait emporter avec
elle un mois de vivres et des appareils à distiUer.
I. On pourrait, il est vrai, faire suivre la route à une colonne plus nombreuse
en transportant l'eau et les vivres à dos de chameau ; mais, dans ce cas, les puits
ne fourniraient sûrement pas assez d'eau pour abreuver les bêtes du convoi.
TABLE DES GRAVURES
Pages
PLANCHE I. — L'Akeakal de Moukour-Tchetchak-Tchi devant sa yourte.
FRONTISPICE
— a. — La voiture avec laquelle nous avons traversé le Khorassan.
— Le capitaine Enselme s'apprête à passer la rivière sur
le dos d'Abbas 2
— 3» — Carte générale de la région parcourue par l'auteur 4
— 4. — Le vieux caravansérail d'Abdoul-Abad 6
— 5. — Enfants persans. — Dèiîlé à l'Est d'Ivan-I-Keif 8
— 6. — Habitations en ruines dans l'antique < Kaleh » de Deh-
Nemek. — Le joli village au nom harmonieux de
Meyameï jq
— 7. — Nous croisons des Arabes qui de Bagdad vont en pèleri-
nage à Mesched. — Village de tortues de la plaine de
Garm-Ab, sur la route de Madan 12
— 8. — Vue de Madan-I-Firouza. — Les ânes qui vont nous con-
duire aux mines de turquoises ja
— 9- — Comment se fait le lavage des turquoises aux mines de
Madan j5
— 10. — La Porte des Teinturiers à Nichapour 18
— II. — Un centenaire. — Le chasseur de gazelles 22
— 12. — Gorges de la haute vallée de l'Atrek, entre Ali-Abad et la
frontière russo-persane 30
— 13- — Bokhara. — Les bourreaux devant la porte de la prison . . 3a
— 14. — Le Reghistan ou Place du marché à Bokhara 34
— 15. — Une mosquée à Samarkand. — Entrée du Tombeau de
Tamerlan 36
— 16. — Le Marché aux moutons à Samarkand 38
— 17. — Tombeau à Kokand. — Kokand. — Palais des anciens
émirs 40
— 18. — Itinéraire d'Andijan à Yarkand 42
— 19. — Le chef kirghize d'Aravang et notre interprète Iskandar. . 44
(217)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
Pages
Planche 20. — Montage de nos yourtes prés du poste télégraphique de
Boussaga. — Col du Taldik (3 520 métrés) 46
— ai. — Notre caravane auprès du refuge de Bor-Teppé, dans le
Transalaï. — Aï-Bala et son fidèle chameau 48
— aa. — Le Transalaï et le dôme du Kou-Roundi. — Le massif du
Kaufmann, vu des bords du Kara-Koul. — Le Kara-Koul
et la Chaîne du Transalaï. Notre campement au sud du
Kara-Koul 52
— 23. — Refuge et lac de glace de Moz-Koul (4080 mètres). — La
<! Pierre-Lampe » et la rive sud du Roung-Koul 56
— 24. — On déjeune à l'ombre d'un énorme bloc erratique. —
Enselme et Zabieha au Col d'Ak-Baïtal (4 540 mètres) . . 60
— 25. — Le chargement des bagages au départ de Kornéï-Tartik . . 6a
^ a6. — Le Djighite envoyé par le commandant du Pamirski-Post.
— Notre campement sur les bords du Roung-Koul ... 64
— 27. — Les Kirghizes de Moukour-Tchetchak-Tchi, autour de
notre cuisine en plein vent 66
— 28. — Le Volosnoïe de Chah-Djan, sa femme et notre guide Rahim-
Berdi 70
— 29. — Groupe devant la yourte du Volosnoïe de Chah-Djan. —
La Tamascha de la chèvre chez les Kirghizes d'Ak-Beit. 74
— 30. — Les Sarikolis d'Ili-Sou. — Mazar de Seïd-Hassan 78
— 31. — Halte & Tourlan-Chah, avant le passage du gué de Tasch-
Kourgan ■ . 80
— 32. — La citadelle chinoise de Tasch-Kourgan 8a
— 33. — L'ascension du Col de Kok-Mouïnak, à travers un chaos
effroj'able de pierres éboulées. — Un troupeau de yaks
apparaît tout à coup et nous barre la route 84
— 34- — Une des Tours de Yakka-Arik. — Le misérable refuge où
nous avons passé la nuit, après le passage du Kok-
Mouïnak 86
— 35- — Nos bagages sont chargés suf des yaks au départ de Tor-
Bachi 88
— 36. — Nos malheureux yaks dans les cascades du Tang-I-Tar . . 90
— 37- — Colonnades de rochers rouges dans la vallée d'Arpalik. —
Dans les contreforts du Mouz-Tagh-Ata. — Vue prise du
Kara-Davan à 2 870 mètres 9a
— 38. — La femme et la fille du Karaoul d'Arpalik. 94
-^ 39- — Une rue à Yarkand 96
— 40. — Une rue à Poskam-Bazar 104
— 41- — Pendant les huit premiers jours du voyage, les chevaux dés
l'arrivée à l'étape sont mis en cercle et ils tournent ainsi
au pas durant une heure. — Moulin dans l'Oasis de Bora. 106
— 42. — Itinéraire de Yarkand à Srinagar 108
(2181
TABLE DES GRAVURES
Pages
Planche 43. — Dans les gforges au delà d'Ak-Chour : Nos hommes se
demandent quelle est la route à suivre. — Tout près
d'arriver au Kilyang-Davan on arrête les j'aks pour
refaire les charges ïïo
— 44. — La colline au sommet de laquelle est enterré Chah-I-Doulah
sur les rives du Kara-Kasch. — Un doublé sur des anti-
lopes tibétaines à plus de 5 000 mètres d'altitude lia
— 45. — La cour intérieure du fortin chinois du Soughet-Kourgan . 1 14
' _ 46. — La source du Raskem, au point appelé Balti-Brangsa. —
Nos chevaux de selle parviennent épuisés au Col du
Karakoroum (5 510 métrés) *ï6
— 47. — Le Kizil-Yar ou « Défilé Rouge » 120
— 48. — Ou installe les tentes sur l'emplacement de l'ancien camp
de Mourgo-Boulak **^
_ 4ç. _ Vieillard aveugle demandant l'aumône à Yarkand. — Halte
sur les bords du Chayok, avant le passage du gué .... 128
— 50. — Le Col de Sasser-La (5 365 mètres). — Taghar. Le Temple
aux Moulins à prières ^3^
— 51. — Porte du village de Panamik. — La première maison tibé-
taine rencontrée sur notre route à Spango ^34
— 5a. -- Paysans tibétains de la vallée de la Noubra 13^
— 53. — Une prière gravée sur le granit. — Vue générale de
Taghar ^3»
— 54. — La grande place de Leh I40
— 55. — La plaine de Leh vue du monastère de Spitok 144
_ 56. — Le village tibétain de Basgo dans la haute vallée de
rindus Ï46
57. _ L'Himalaya vu de la passe de Zodji-La I50
_ 58. _ Groupe de chalets dans la pittoresque vallée du Sindh. . . 15a
_ 5g. _ Un coin de la rivière à Srinagar. — La récolte du blé à
Saspoul *54
— 60. — Chameau tirant l'eau d'un puits, près de Kélat i5^
_ 61. — Vue générale de Kélat ^^
— 62. — Kélat. — Porte de la première enceinte i6a
— 63. — Kelat. — La résidence de l'émir du Beloutchistan 164
— 64. —La c. Trade Road » du désert béloutche i66
— 65. — Un pigeonnier à Nouchki. — Nos deux « Riding Camels .
à l'ombre des tamaris ï"*
_ 66. — Nos chameaux de bât devant Thana de Tratoh. — Une
grande caravane est installée aux puits de Karodak . . 17a
_ 67. — Un troupeau béloutche. — Zabieha surveille les appareils &
distiller ^74
(219)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
Pages
Planche 68. — Émir Schah, notre interprète, et Dustok, notre boy, sur
leurs montures. — Un des bungalows de la route :
Saindak 176
— 69. — Nous nous trouvons tout à coup en face de la plaine afgfhane
au fond de laquelle on devine la dépression du God-I-
Zireh. — Le poste de douanes de Koh-I-Malek-Siah sur
la frontière persane 178
— 70. — Paysan seïstani filant la laine. — La source d'Hourmak au
point où la route du Sud pénétre dans le Seïstan .... 186
— 71. — La province persane du Seïstan (d'après la carte de la
mission Mac-Mahon et les itinéraires de l'auteur) .... 188
— 72. — Porte de la forteresse en ruines d'Haozdar 190
— 73. — Seïstan : femme béloutche tissant un tapis à l'entrée de sa
hutte 192
— 74. — Le village moderne de Bounjab, près de Nasretabad. . . . 194
— 75. — Un coin des remparts de la ville morte de Zahidan. — Sur
les bords du Hilmend : Groupe de paj'sans seïstanis
venant réparer le « bend » 196
— 76. — Intérieur du fort abandonné de Kouhak 198
— 77. — Le fort et le village de Kemak sur les bords du Roud-I-
Seïstan. — Les berges du Roud-I-Seïstan couvertes de
tamaris et de roseaux 203
— 78. — Nous quittons Nasretabad au milieu d'une brillante escorte
de cosaques et précédés de chameliers porteurs de larges
drapeaux français et russes 204
— 79. — Djouma-Khan et l'un de nos cosaques sur le toit d'une
maison à Birdjend 206
— 80. — Palais de l'émir du Kaïnat près de Birdjend. — Le retour
sous la neige dans les montagnes de Torbet-I-Heidari. . 20S
^ r
TABLE DES CHAPITRES
CHAPITRE I:
DE TÉHÉRAN A MESCHED.
Départ de Téhéran. — Les caravansérails du Khorassan.
— Rencontre des pèlerins de Bagdad. — Fumeurs
d'opium. — Le prince Djalil. — Ballet persan au clair
de lune. — Scharoud-les-punaises. — En route pour
Madan. — Les mines de turquoises. — Mesched, la
ville sainte Page i
CHAPITRE IL
DE MESCHED AU TRANSALAÏ.
Les pierres pèlerines. — Koutchan et ses tremblements
de terre. — Frontière russo-persane à Gaoudan. —
Askhabad. — En chemin de fer jusqu'à Andijan. —
Organisation de la caravane à Osch. — En route pour
le « Toit du Monde ». — Goultcha. — Col du Taldik.
— Les pâturages del'Alaï. — Col du Kizil-Art. — Pre-
mière vision des Pamirs Page 27
CHAPITRE III.
DU TRANSALAÏ A LA FRONTIÈRE CHINOISE.
Le Grand Kara-Koul. — Torta-Sin et son chien. — A la
poursuite des ibex. —Col d'Ak-Baital. — Komei-Tar-
tik. — La Pierre-Lampe. — Campement au bord du
Roung-Koul. — Anmed vole un cheval. — Scènes de la
vie des Kirghizes. — Arrivée au Pamirski-Post. — La
vallée de l'Ak-Sou. — Course à la chèvre. — En vue de
la frontière chinoise Page 51
(221)
AUTOUR DE L'AFGHANISTAN
CHAPITRE IV.
DE LA FRONTIÈRE CHINOISE A YARKAND.
Le col du Beik. — Un passeport improvisé. — Difificultés
avec les caravaniers. — Ili-Sou. — Premier contact avec
les autorités chinoises. — Tasch-Kourgan. — En route
pour Yarkand. — La passe de Kok-Mouinak. — Tor-
Bachi et le Tang-i-Tar, — Un karaoul cambriolé. —
Arpalik. — La gorge infernale. — Yarkand Page 77
CHAPITRE V.
DE YARKAND AUX GLACIERS DU SASSER.
En route pour le Petit Tibet. — Légende des goitreux de
Poskam. — Quelques oasis du Turkestan chinois. —
Le KilyangrDavan. = Chah-i-Doulah. — Le Soughet
Davan. — Ak-Tagh. — Antilopes tibétaines. — La passe
du Karakoroum. — Histoire du marchand de peignes.
— Camp de Mourgo-Boulak. — Brangsa-Sasser. . . . Page 103
CHAPITRE VI.
A TRAVERS LE PETIT TIBET ET LE KACHxMIR.
Sur les glaciers du Sasser. — La vallée de la Noubra. —
Notre première halte chez les Tibétains. — Panamik
et ses blancs tchoftens. — Les moulins à prières, —
Le col du Khardong sous la tourmente. — An-ivée dans
la capitale du Petit Tibet. — Un monastère de lamas.
— Paysages du Kachmir. — Srinagar, la Venise de
l'Inde. — En route pour le Béloutcjiistan Page 131
CHAPITRE VIL
LE DÉSERT BÉLOUTCHE.
De Quetta à Kélat. — Une entrevue avec son Altesse
Mahmoud Khan. — Loris et Béloutches. — A dos de
chameau. — Les stations de la « Trade Road ». —
Ramzan, le fumeur d'opium. — Un soir de deuil à
Merui. — Le désert de la soif. — Une étape au clair de
lune. — Robat et la frontière de Perse. — La douane
de Koh-i-Malek-Siab Page 157
^ 222)
TABLE DES CHAPITRES
CHAPITRE VIII.
DE KOH-I-MALEK-SIAH A MESCHED.
Haozdar et son antique forteresse. — Nasretabad. —
Une ville morte de la frontière afghane. — Au barrage
du Hilmend. — Navigation en rivière. — La tempête
de sable. — Noël au consulat britannique. — Départ
pour Mesched. — Une halte à Birdjend. — Journées de
misère sous la neige. — La boucle est heureusement
bouclée Page 185
APPENDICE Page 213
TABLE DES GRAVURES Page 217
TABLE DES CHAPITRES . Page 221
Imprimerie F. Schmidt, Paris-Montrouge.
0
riivi^iin'V.A v^l
KfV9
352
55
B8f^
Bouillane de x^acoste, Slmile
Antoine ilenri de
Autour de 1 ' Af gh^M stan
PLEASE DO NOT REMOVE
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