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Full text of "Autour de l'Afghanistan (aux frontières interdites. Préf. de Georges Leygues"

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AUTOUR    DE 


L'AFGHANISTAN 


L'AKSAKAL   de   MOUlvOUR-TCHEÏCIIAK-TCHl    DEVANT   SA    YOURTE. 


Àutoui'  de  l'Afghanùtou, 


Pi.  I.  l'iouiisiiice. 
(V.  page  66.) 


COMMANDANT  DE  BOUILLANE  DE  LACOSTE 


AUTOUR     DE 


L'AFGHANISTAN 


(AUX   FRONTIÈRES   INTERDITES) 


OUVRAGE    CONTENANT 

120     ILLUSTRATIONS    TIRÉES     HORS    TEXTE 
Gravée»  d'après  les  Photographies  de  l'Auteur 

et  Cinq   Cartes. 

PREFACE    DE    M.    GEORGES    LEYGTŒS 


PARIS 
LIBRAIRIE    HACHETTE    ET    C" 

79.     BOI'LEVARD     S  A  I  N  T -G  E  RM  A  IN 
1908 


D5 

b5Z 


MS 


MONSIEUR   LE   PRÉSIDENT   LOUBET 

Hommage  respectueux 

de  son  ancien  Officier  d'ordonnance. 


PRÉFACE 


LE  PROBLÈME  ASLITIQUE 


I 


L  n'}^  a  pas  de  plus  noble  passion  que  la  passion  des 
voyages.  Je  parle  de  la  passion  forte  et  saine  qui 
arrache  l'homme  aux  douceurs  du  foyer,  qui  lui  fait 
surmonter  toutes  les  fatigues  et  braver  tous  les 
périls,  non  seulement  pour  connaître  l'univers  multiple 
et  changeant,  pour  vivre  d'une  vie  nouvelle  dans  la 
clarté  des  rivages  lointains,  pour  goûter  la  griserie  des 
longues  traversées,  l'oppression  délicieuse  de  l'éloi- 
gnement,  la  volupté  des  heures  solitaires  sous  des  ciels 
nouveaux,  mais  pour  étudier  et  décrire  des  contrées, 
des  races  et  des  civiHsations  inconnues,  pour  essayer 
de  comprendre  et  de  résoudre  les  grands  problèmes 
politiques  et  sociaux  qui  agitent  le  monde. 

Un  Arabe,  à  qui  je  demandais  pourquoi  Mahomet 
avait  institué  le  pèlerinage  de  la  Mecque,  me  répondit  : 
«  Pour  obliger  ses  fils  à  visiter  les  lieux  saints,  mais 
aussi  pour  les  jeter,  au  moins  une  fois  dans  leur  vie,  loin 
de  leur  berceau.  Nous  sommes  des  errants.  Les  villes 
sont  des  prisons. 

(vu) 


PREFACE 

«  Tu  connais  l'inscription  qui  est  gravée  au  fron- 
tispice du  caravansérail  d'Abbâs- le- Grand  :  «  Le 
«  monde  est  un  caravansérail  et  nous  sommes  la  cara- 
be vane.  » 

«  Marche,  parcours  la  terre,  écoute  et  regarde. 
Voilà  le  dernier  mot  de  la  sagesse.  » 


Par  l'étendue  et  par  l'étrangeté  des  régions  qu'il  a 
parcourues,  par  son  énergie  physique  et  morale,  par  son 
intrépide  curiosité,  le  commandant  de  Lacoste  appar- 
tient à  la  famille  des  explorateurs.  Il  se  place  à  côté 
des  Bernier,  des  Tavernier,  des  Chardin,  des  Hue, 
des  Gabet,  des  Bonvalot,  des  Henri  d'Orléans,  des 
Dutreuil  de  Rhins,  des  Bonin  et  des  GriUières. 

Il  n'a  pas  tenté  d'emblée  son  voyage  aux  frontières 
interdites.  Il  avait  déjà  tâté  l'Asie  sur  ses  confins,  par 
l'Indo-Chine,  la  Chine,  la  Mandchourie  et  la  Sibérie, 
avant  d'aborder  le  massif  central. 

Son  but  était,  comme  il  l'a  dit  lui-même,  d'aller 
vers  cette  contrée  mystérieuse  et  attirante  qui  s'appelle 
l'Afghanistan,  de  serrer  d'aussi  près  que  possible  sa 
frontière  infranchissable  et  de  regarder,  en  passant, 
par-dessus  le  mur. 

Le  commandant  de  Lacoste  a  réalisé  son  projet. 
Parti  de  Téhéran,  le  27  avril  1906,  il  gagnait  Mesched, 
capitale  religieuse  de  la  Perse,  à  travers  les  oasis  du 
Korassan.  Il  pénétrait  dans  le  Turkestan  russe  et 
rejoignait  à  Askhabad  la  ligne  ferrée  du  Transcaspien. 
Il  traversait  les  grands  centres  commerciaux,  politiques 
et  religieux  : 

Merv,  enclose  dans  ses  hautes  murailles,  au  milieu 
des  cultures  et  des  vergers  et  parmi  les  vastes  ruines 
qui  attestent  sa  grandeur  passée. 

(viii) 


LE  PROBLÈME  ASIATIQUE 

Boukhara,  la  cité  populeuse  et  florissante  qui 
montre  avec  orgueil  ses  quatre  cents  mosquées,  ses 
cent  cinquante  écoles,  sa  faculté  de  théologie  musul- 
mane, ses  thermes,  ses  jardins  et  ses  caravansérails, 
les  plus  vastes  du  monde. 

Samarkande,  capitale  et  tombeau  de  Tamerlan,  la 
ville  miraculeuse  où  tout  est  bleu  :  le  ciel,  l'eau  des 
fontaines,  les  dômes,  les  minarets,  l'ombre  des  murs, 
les  voiles  dont  les  femmes  se  parent,  les  fleurs  des 
jardins  et  les  oiseaux. 

Kokand,  la  ville  étincelante  de  la  soie,  de  l'or  et  du 
cuivre. 

Le  20  juin  il  arrivait  à  Andijan,  point  terminus  de 
la  voie  ferrée.  Il  franchissait  en  poste  le  Ferganah,  un 
coin  délicieux  de  la  haute  vallée  du  Syr-Daria  et  le 
2  1  juin  il  atteignait  Osch,  d'où  il  apercevait  pour  la 
première  fois,  par- dessus  les  cimes  neigeuses  de 
l'Alaï,  les  falaises  inaccessibles  sur  lesquelles  s'appuie 
«  le  toit  du  monde  >•. 

Là,  il  fallut  dire  adieu  aux  grandes  routes,  pré- 
parer les  campements  et  les  armes,  recruter  des  poneys 
et  des  chameaux,  prendre  des  vivres,  engager  des 
guides,  organiser  la  première  caravane. 

A  partir  de  ce  moment  le  voyage  du  commandant 
de  Lacoste  peut  se  diviser  en  six  grandes  étapes  : 

La  Région  des  neiges  et  des  grandes  altitudes  ;  du 
col  de  Taldick  (3520  m.)  au  col  de  Beïk  (4700  m.), 
point  où  se  rejoignent  les  trois  frontières  indo-chi- 
noise, russo-afghane  et  russo-chinoise;  de  la  vallée  du 
Sarikol  à  la  ville  de  Yarkand,  par  des  pistes  et  des 
sentiers  qui  se  maintiennent  à  plus  de  4000  mètres; 
enfin  de  la  ville  de  Yarkand  à  la  ville  de  Leh,  capi- 
tale du  petit  Tibet,  en  franchissant  les  chaînes  de 
montagnes  qui  séparent  la  Kachgarie  du  Kachmir,  par 

(IX) 

a. 


PREFACE 

une  série  de  cols  dont  le  plus  bas  est  à  5  300  mètres 

d'altitude. 

La  région  de  l'Himalaya  et  des  Hautes  Vallées, 
par  Srinagar  «  la  Venise  indienne  »,  l'étrange  ville 
aux  toits  de  gazons  fleuris  et  aux  jardins  flottants. 

La  région  des  basses  et  grasses  terres,  par  la 
vallée  de  l'Indus,  de  Rawal-Pindi  à  Quetta. 

La  région  désertique  du  pays  béloutche  avec  ses 
plaines  infinies  de  lave  et  de  cailloux,  de  Kélat,  Mas- 
tung  et  Nouchki  au  poste  de  Koh-I-Malek-Siah. 

La  région  des  oasis  fluviales  du  Seistan,  par  les 
dépressions  fermées  qui  séparent  l'Iran  de  l'Hindous- 
tan  et  que  submergent,  chaque  année,  les  crues  des 
grands  fleuves. 

La  région  des  steppes  persanes  aux  longues  ondu- 
lations grises  et  jaunes  que  tourmente  un  vent  éternel, 
où  surgissent  de  loin  en  loin  quelques  îlots  de  rocher, 
un  viflage  fortifié,  une  citadelle  croulante,  une  maigre 
oasis. 

Le  livre  du  commandant  de  Lacoste  est  un  journal 
suivi  oii  le  voyageur  a  noté  ses  impressions  dans  un 
récit  rapide  et  animé  et  décrit  :  la  topographie,  l'as- 
pect, la  faune,  la  flore  des  régions  qu'il  a  parcourues, 
la  race  et  les  mœurs  des  peuples  qu'il  a  rencontrés 
sur  sa  route.  Paysages  ardents"  ou  glacés,  faits  de 
solitude  et  de  silence,  campements  mongols,  intérieurs 
tibétains,  lamaseries,  monastères  où  tournent  sans 
trêve  les  moulins  à  prière,  palais  de  féerie  où  vécurent 
des  rois  de  légende,  villes  mortes,  si  fières  dans  leur 
mélancolie,  que  fondèrent  des  conquérants  fabuleux, 
cités  florissantes  couchées  sur  la  rive  des  fleuves, 
villages  enfouis  dans  la  verdure  aux  replis  des  mon- 
tagnes, temples,  autels,  sépulcres,  monuments  de 
toute  sorte,    gardiens  de   secrets   inviolables,    pierres 


LE  PROBLEME  ASIATIOTIE 

pèlerines  tombées  des  sommets  et  qui,  depuis  des 
siècles,  poussées  par  des  générations  de  croyants, 
accomplissent  leur  inimaginable  voyage  vers  les  lieux 
saints,  châteaux  crénelés  évoquant  les  temps  féodaux, 
forteresses  embusquées  au  détour  de  sentiers  sinistres 
comme  des  coupe-gorge  ou  dressées  à  des  hauteurs 
vertigineuses,  comme  pour  commander  les  plaines  de 
l'air,^  le  commandant  de  Lacoste  nous  donne  un  dessin 
précis  et  coloré  de  tout  ce  qu'il  voit  et  toujours  il 
trouve  des  mots  pour  traduire  les  émotions  qu'il 
éprouve  et  nous  faire  pénétrer  dans  l'intimité  des 
choses. 


II 


Le  commandant  de  Lacoste  est  mieux  qu'un  voya- 
geur audacieux  et  heureux;  c'est  un  observateur  péné- 
trant, muni  de  science  et  de  connaissances  générales 
étendues. 

Il  ne  s'est  pas  contenté  d'observer  la  nature  et  la 
physionomie  des  lieux,  le  caractère  et  la  race  des 
hommes,  il  a  étudié  la  situation,  l'influence,  les  forces 
respectives  des  nations  européennes  qui  se  meuvent 
autour  du  massif  central  asiatique,  ainsi  que  les  moyens 
que  ces  nations  mettent  en  œuvre  pour  assurer  leur 
prépondérance'. 

«  Il  n'existe  qu'un  héritier  de  l'Asie  centrale,  a  dit 
Pierre  P^  dans  son  testament,  c'est  le  Tsar,  et  nulle 

I     Commandant  de  Lacoste.  La  Russie  et  la  Grande-Bretagne  en  Asie  centrale. 
BulleUn  du  Comité  de  l'Asie  française,  1907. 

(XI) 


PRÉFACE 

puissance  dans  l'univers  ne  saurait  l'empêcher  de 
prendre  possession  de  son  héritage.  » 

Dès  le  xvii^  siècle,  la  Russie  jette  ses  regards  sur 
l'Inde;  conquérir  l'Inde  est  l'article  fondamental  de 
toute  sa  politique  en  Orient.  Voies  commerciales, 
missions  scientifiques,  action  religieuse,  opérations 
financières,  police  des  routes,  organisation  des 
douanes,  rectification  de  frontières,  annexions,  traités, 
coups  de  force  à  main  armée,  elle  n'a  reculé  devant 
aucun  moyen  pour  préparer  la  réalisation  de  son  rêve, 
pour  se  créer  des  amis,  des  alliés  ou  des  vassaux. 

Elle  a  concentré  dans  le  Turkestan  et  en  Boukharie 
des  forces  imposantes,  80000  hommes  environ,  consti- 
tuées avec  des  unités  de  l'armée  russe,  des  régiments 
de  cosaques  et  des  troupes  indigènes  recrutées  dans 
la  région.  Elle  a  construit  sur  la  frontière  de  la  Perse, 
de  l'Afghanistan  et  du  Pamir,  notamment  à  Seraks, 
Kouchk,  Kerki  et  Termèz,  une  ceinture  puissante 
d'avant-postes,  de  citadelles,  de  forts  et  de  magasins 
de  concentration  abondamment  pourvus  de  munitions 
et  de  vivres. 

Entre  Goultcha,  Osch  et  Horok,  c'est-à-dire  dans 
la  région  la  plus  voisine  de  la  Chine  et  de  l'Inde,  elle  a 
établi  une  double  ligne  de  grand'gardes  et  de  postes 
d'observation  si  serrée  qu'îm  contrebandier  serait 
incapable  de  passer  au  travers. 

Ce  système  de  fortification  est  complété  par  un 
vaste  réseau  de  routes  et  de  chemins  de  fer  straté- 
giques. 

Il  y  a  d'abord  les  deux  grandes  lignes  qu'on  pour- 
rait appeler  les  voies  d'invasion.  Le  chemin  de  fer  de 
l'Asie  Centrale  qui  couvre  tout  le  front  nord  de 
l'Afghanistan  et  qui  va  de  la  Mer  Caspienne  au 
Ferganah,  en  passant  par  Askhabad,  Merv,  Boukhara 

(XII) 


LE  PROBLÈME  ASIATIQUE 


^  V^  i.^ 


et   Samarkande,    et    le    chemin    de    fer   d'Orenbourg 
à  Tachkent. 

De  ces  deux  grandes  lignes  se  détachent  deux  voies 
pénétrantes  qui  descendent  perpendiculairement  au 
sud  :  l'une  de  Merv  à  Kouchkt,  qui  porte  les  soldats 
du  tsar  à  vingt  lieues  de  Hérat,  l'autre  de  Samarkande 
à  Termèz  et  à  la  passe  de  Banian;  mais  celle-ci,  dont  la 
construction  a  été  interrompue,  est  encore  loin  d'at- 
teindre la  frontière  afghane.  Indépendamment  de  ces 
voies  ferrées  la  Russie  peut  disposer  d'une  voie  flu- 
viale, l'Amou-Darya^  qui  met  en  communication  le  lac 
d'Aral  et  Termèz  et  de  deux  routes  stratégiques  prin- 
cipales, la  première  qui  va  d'Andijan  à  Osch,  qui  se 
prolonge  jusqu'au  poste  du  Pamir  et  conduit  aux 
passes  de  Baroghil  et  de  Yonov,  l'autre  plus  impor- 
tante qui  part  d'Askhabad,  traverse  Mesched  et  se 
dirige  sur  le  Seistan  et  le  Béloutchistan. 

Devant  la  menace  slave  l'Angleterre  n'est  pas 
restée  inactive.  Après  s'être  maintenue  quelque  temps 
sur  le  plateau  du  Dekkan,  dans  la  vallée  du  Gange  et 
sur  l'Indus,  elle  a  débordé  de  tous  les  points  où  elle 
ne  rencontrait  pas  la  mer.  Elle  s'est  avancée  sans  cesse 
au  nord  et  à  l'ouest  pour  gagner  les  territoires  qui  for- 
maient par  leur  configuration  une  barrière  naturelle  et 
qui  pouvaient  la  mettre  à  l'abri  d'un  coup  de  main. 
Elle  a  modifié  cent  fois  sa  frontière,  employant  la 
diplomatie  avec  l'argent  et,  quand  cela  ne  suffisait  pas, 
la  force;  ne  s'inquiétant  ni  des  droits  qu'elle  lésait  ni 
des  protestations  qu'elle  soulevait,  ne  prenant  souci 
que  de  son  intérêt  et  de  la  sécurité  de  son  Empire. 
Elle  a  complété  son  œuvre  en  créant  sur  le  front  de 
ses  lignes  de  défense  une  série  de  provinces  et  d'Etats- 
tampon,  destinés  en  cas  de  conflit  à  servir  de  bouclier 
et  à  amortir  les  premiers  chocs. 

(xiii) 


PREFACE 

L'Inde  est  protégée  au  nord  par  l'Himalaya  et  les 
remparts  neigeux  de  l'Indou-Kouch;  mais  elle  est  mal 
défendue  au  nord-ouest  et  à  l'ouest.  L'Afghanistan, 
le  Kachmir  et  le  Béloutchistan  n'ont  jamais  arrêté 
les  envahisseurs.  Là  où  ont  passé  Téglat-Phalasar, 
Alexandre,  Tamerlan,  Nadir-Shah,  le  Russe  peut  encore 
passer. 

Longtemps  l'Angleterre  songea  à  prendre  l'offen- 
sive et  à  se  porter  sur  l'Indou-Kouch.  Elle  semble  y 
avoir  renoncé  et  elle  se  borne  à  défendre  solidement  sa 
frontière  immédiate  par  une  série  de  postes,  de  batte- 
ries, de  forts  et  de  camps  retranchés.  Ces  ouvrages 
sont  échelonnés  depuis  Gilgit,  placé  en  vigie  sur  la 
route  qui  descend  des  plateaux  du  Pamir  par  les  cols 
de  Yonov  et  de  Baroghil  jusqu'à  Killa-Robat  qui  sur- 
veille le  Seistan,  en  passant  par  Tchitral  qui  barre  les 
voies  d'accès  de  l'Afghanistan,  Peschawer  qui  tient  les 
gorges  de  'Kaïber  que  suivirent  presque  tous  les  con- 
quérants de  l'Inde. 

Tous  ces  points  sont  reliés  au  grand  réseau  ferré 
qui  court  du  pied  de  l'Himalaya  à  l'Océan  Indien,  en 
suivant  la  rive  gauche  de  l'Indus.  Quand  ces  lignes 
secondaires  n'atteignent  pas  directement  les  centres 
qu'elles  ont  mission  de  ravitailler  et  de  souder  les  uns 
aux  autres,  elles  sont  prolongées  par  des  routes  stra- 
tégiques praticables  aux  convois  et  à  l'artillerie  de 
montagne.  Enfin  deux  chaussées  carrossables,  l'une  au 
nord,  allant  de  Rawal-Pindi  à  Srinagar,  l'autre  à  l'ouest, 
conduisant  de  Dera-Ismaïl-Khan  au  col  qui  donne 
passage  à  la  rivière  Luni,  assurent  les  communications 
de  l'Empire  avec  la  zone  stratégique  de  la  frontière 
nord-ouest.  Mais  la  clef  de  la  position  c'est  la  contrée 
que  forme  l'escarpement  oriental  du  plateau  de  l'Iran; 
c'est  l'Afghanistan.  Placé  entre  le  Turkestan  russe  et 

(xiv) 


LE  PROBLEME  ASIATIQUE 

l'Inde  anglaise,  hérissé  de  montagnes  formidables, 
déchiré  de  gorges  profondes,  l'Afghanistan  commande 
toutes  les  routes,  tous  les  cols,  ouvre  et  ferme  toutes 
les  portes. 

Aussi  est-il  attaqué,  cerné,  bloqué  de  tous  les  côtés 
à  la  fois.  Un  réseau  de  routes  et  de  chemins  de  fer 
circulaires  et  de  pénétration  l'enveloppe  comme  un 
filet  dont  les  mailles  se  resserrent  chaque  jour  davan- 
tage. Postes  fortifiés,  camps  retranchés,  couvrent  sa 
frontière  et  lui  font  une  ceinture  de  fer. 

C'est  autour  de  ce  massif  âpre  et  sauvage  que  se 
croisent  et  s'emmêlent  les  fils  de  la  politique  asiatique 
anglo-russe. 

C'est  là  que  s'agite  l'un  des  problèmes  les  plus 
passionnants  de  la  politique  universelle,  l'un  de  ceux 
dont  la  situation  peut  changer  l'équilibre  du  monde. 

La  Russie  n'a  qu'un  intérêt  médiocre  à  occuper  les 
régions  désertiques,  les  oasis  et  les  hautes  steppes  de 
l'Asie,  si  elle  ne  doit  pas  arriver  un  jour  à  la  mer  libre 
et  occuper  tout  ou  partie  de  la  presqu'île  hindousta- 
nique  et  l'Angleterre  ne  peut,  sans  cesser  d'être  l'An- 
gleterre, abandonner  à  sa  rivale  la  magnifique  proie. 

Qui  l'emportera  ?  Nul  ne  saurait  le  dire. 

On  voit  seulement  qu'au  jour  du  conflit,  le  pro- 
blème le  plus  difficile  à  résoudre  sera  celui  du  ravi- 
taillement. L'armée  qui  aurait  ses  convois  arrêtés  ou 
enlevés  dans  les  défilés,  qui  aurait  ses  communications 
coupées  avec  sa  base  d'opérations,  courrait  le  plus 
grand  péril.  On  peut  donc  conjecturer  que  l'issue  de 
la  lutte  dépendra,  dans  une  large  mesure,  de  l'attitude 
de  l'Emir  de  Kaboul.  Celui  qui  aura  l'Emir  aura  un 
maître  atout  dans  son  jeu.  Pour  le  moment  la  chance 
semble  pencher  du  côté  de  l'Angleterre.  L'Emir  Habi- 
buUah  a  envoyé  son  fils  saluer  le   vice-roi  des    Indes 

(XV) 


PRÉFACE 

au  lendemain  de  la  bataille  de  Moukden.  Mais  quelle 
est  la  signification  et  la  portée  véritable  de  cette 
démarche  ? 

Il  y  a  entre  l'Afghanistan  et  l'Angleterre  bien  des 
causes  de  ressentiment. 

«  Les  innombrables  petites  guerres  avec  Kaboul, 
le  Kohistan,  Gil-Saï,  les  Afridis  et  autres  peuplades  de 
l'Afghanistan,  dit  Mac-Grégor,  contribuent  à  la  réunion 
de  tous  les  peuples  en  un  seul,  l'Afghanistan  uni,  mais 
uni  dans  le  sens  d'une  haine  implacable  envers  nous^  » 

Mac-Grégor  aurait  pu  ajouter  que  plusieurs  des 
campagnes  auxquelles  il  fait  allusion  furent  de  véri- 
tables campagnes  d'extermination  au  bout  desquelles  il 
ne  resta  ni  un  village,  ni  un  homme  debout.  De  pareils 
actes  laissent  de  longs  souvenirs.  Et  il  y  a  un  proverbe 
indien  qui  dit  :  «  Dieu  te  garde  de  la  vengeance  d'un 
éléphant,  d'un  serpent  cobra  et  d'un  Afghan.   » 


III 


M.  Lebedev,  officier  des  grenadiers  de  la  garde,  a 
publié  en  1898  un  livre  qui  résume  de  la  manière  la 
plus  exacte  les  aspirations  russes  en  Orient^. 

Dès  la  première  page  Lebedev  pose  en  principe 
que  la  Russie  doit  accéder  à  la  mer  Hbre  et  s'étabhr 
sur  rindus. 

Il  rappelle  les  efforts  d'Alexis  Mikhaïlovitch,  de 
Pierre-le-Grand  et  de  Catherine  pour  affermir  l'in- 
fluence moscovite  dans  l'Asie  Centrale.  Il  rappelle  les 
projets   d'invasion  de  l'Inde  préparés   par  l'empereur 


1.  Mac-Grég^or.  La  Défense  de  l'Inde. 

2.  Lebedev.   Vers  l'Inde. 


(XVI). 


LE  PROBLEME  ASIATIQUE 

Paul,  par  Napoléon  L'"  et  Alexandre  après  Tilsit,  par 
Tchikhatchev,  par  Kroulev  et,  en  1876,  par  Skobelev.  Il 
assure  que  ce  dernier  projet  aurait  reçu  son  exécution, 
si  l'Angleterre  n'avait  pas  allumé  la  guerre  et  mis  aux 
prises  les  Russes  avec  les  Turcs  dans  les  Balkans.  Il 
étudie  la  topographie  des  lieux,  il  calcule  les  forces 
respectives  des  parties,  pèse  leurs  chances  de  succès 
et  démontre  que  la  victoire  doit  rester  aux  Russes. 

Dans  un  dernier  chapitre  il  examine  les  avantages 
que  la  Russie  peut  tirer  de  cette  victoire  et  il  conclut  : 

«  ...  la  solution  suivante  nous  paraît  être  la  plus 
avantageuse  : 

«  Etablir  notre  protectorat  sur  l'Afghanistan,  avec 
ou  sans  l'occupation  de  ce  pays,  en  tenant  tout  le 
Turkestan  afghan,  ce  qui  nous  donnera  une  frontière 
méridionale  naturelle,  et,  en  annexant  toute  la  région 
renfermée  dans  les  limites  suivantes  :  à  l'ouest,  la 
Perse;  au  nord,  les  montagnes  du  Hezareh,  notre 
frontière  véritable,  une  ligne  conventionnelle  entre 
Kelati-Gilzaï  et  Dera-Ismaïl-Khan;  à  l'est,  l'Indus;  au 
sud,  la  mer.  Une  voie  ferrée  traversera  ce  territoire, 
de  la  mer  Caspienne  à  Hérat,  Kandahar,  Djakobabad, 
Rori  et  Currachee;  on  a  déjà  parlé  des  avantages 
commerciaux  résultant  de  l'occupation  de  cette  contrée. 
Par  l'acquisition  du  territoire  le  long  de  l'Indus,  nous 
pourrons  préparer  sur  ce  dernier  une  position  de  départ 
pour  l'invasion  de  l'Inde;  nous  aurons  ainsi  entre  les 
mains  l'épée  de  Damoclès,  qui  nous  donnera  la  faculté 
de  paralyser  toute  tentative  préjudiciable,  que  l'Angle- 
terre pourrait  tramer  contre  nous  en  Europe.  De  plus, 
notre  situation  sur  l'Indus  obligera  les  Anglais  à 
renforcer  leurs  troupes  dans  l'Inde,  à  accroître  leurs 
dépenses,  et  les  mettra  dans  des  transes  continuelles 
au  sujet  de  leur  domination  dans  l'Hindoustan.   Vrai- 

(XVIl) 


PRÉFACE 

semblablement,  cela  nous  conduira  à  l'issue  que  nous 
désirons,  la  conclusion  d'une  alliance  étroite  entre  la 
Russie  et  la  Grande-Bretagne,  qui  sera  avantageuse 
pour  les  deux  puissances.  Elle  sera  favorable  à  l'An- 
gleterre, parce  qu'elle  la  délivrera  de  la  crainte  de 
perdre  l'Inde  ;  la  population  de  ce  pays  sera  forcée  de 
se  soumettre  à  son  sort,  puisqu'elle  ne  pourra  plus 
regarder  les  Russes  comme  ses  libérateurs,  une  fois 
qu'ils  seront  devenus  les  alliés  des  Anglais.  Pour  la 
Russie,  l'alliance  sera  avantageuse,  parce  que,  avec 
l'aide  de  l'Angleterre,  la  puissance  maritime  la  plus 
forte,  la  situation  de  la  Russie  sera  raffermie  en  Europe 
et  que  la  question  d'Orient  pourra  se  résoudre  à  son 
profit;  en  outre,  nos  alliés  dans  l'Inde  ne  seront  plus 
de  fanatiques  musulmans  ou  des  Indiens  dégénérés, 
mais  des  Anglais,  la  nation  d'avant-garde  du  monde. 
Selon  toute  probabilité,  les  choses  n'iront  pas  jusqu'à 
une  campagne  dans  le  cœur  de  l'Inde,  parce  que 
l'Angleterre  ne  se  résoudra  pas  à  jouer  la  conservation 
de  ce  pays  sur  un  coup  de  cartes,  mais  qu'elle  acceptera 
toutes  les  conditions  que  nous  lui  dicterons  sur  les 
rives  de  l' Indus.  '» 

Lebedev  est  ramené  par  sa  conclusion  à  l'axiome 
formulé  par  Skobelev  : 

«  Plus  la  Russie  sera  forte  dans  l'Asie  Centrale, 
plus  l'Angleterre  sera  faible  dans  l'Inde  et  plus  elle 
sera  accommodante  en  Europe.   » 

En  1902  on  était  pessimiste  à  Londres,  on  ne 
croyait  pas  qu'il  fût  possible  d'arrêter  la  poussée  irré- 
sistible de  la  Russie  et  on  voyait  déjà  les  cosaques 
campés  sur  les  bords  du  golfe  Persique\ 

I.  Victor  Bcrard.  Revue  de  Paris,  1905. 

{  XVIII  ) 


LE  PROBLÈME  ASIATIQUE 

Le  choc  entre  les  deux  nations  rivales  paraissait 
inévitable.  Mais  la  guerre  russo-japonaise  éclate, 
l'escadre  russe  d'Extrême-Orient  est  détruite,  la  cam- 
pagne de  Mandchourie  s'ouvre,  le  Japon  triomphe  et 
brusquement  toutes  les  données  du  problème  sont 
renversées.  Les  deux  nations  qui  allaient  en  venir 
aux  mains  mettent  bas  les  armes,  concluent  une  trêve 
et  signent  un  accord  (27  septembre  1907)  qui  règle 
leur  action  en  Perse,  sur  l'un  des  points  où  le  contact 
était  le  plus  vif  et  le  plus  redoutable. 

Les  raisons  de  ce  revirement  sautent  aux  yeux.  Les 
victoires  japonaises  ont  remué  les  masses  asiatiques 
jusque  dans  leurs  couches  les  plus  profondes. 

Après  Moukden  et  Tsoushima  tous  les  peuples 
d'Extrême-Orient  ont  senti  s'éveiller  en  eux  le  senti- 
ment, inconnu  jusqu'alors,  d'une  solidarité  de  race  et 
d'intérêt  en  face  des  conquérants  occidentaux.  Le 
Tapon  leur  est  apparu  comme  le  libérateur  de  l'Asie. 

Si  on  analyse  ce  mouvement  on  constate  :  dans  la 
région  iranienne,  Perse,  Afghanistan,  Kachgarie,  une 
effervescence  générale,  des  aspirations  vagues  encore, 
mais  partout  sensibles  à  l'indépendance,  un  affaiblisse- 
ment marqué  de  l'influence  russe,  un  sentiment  de 
défiance  et  d'hostilité  à  Légard  des  étrangers. 

«  Aux  Indes,  un  large  courant  national  qui  renverse 
les  préjugés  séparatistes,  relâche  la  hiérarchie  des 
castes  et  fond  dans  une  action  commune  les  races,  les 
sectes,  les  villages  et  les  provinces'.  » 

Enfin,  du  Caucase  à  la  Chine  et  des  provinces  trans- 
caspiennes  au  Pacifique,  un  mouvement  panislamiste 
qui  atteint  le  point  le  plus  élevé  de  sa  courbe  dans 
l'Inde. 

I.  E.  Piriou.  VInde  contemporaine. 

(xix) 


PREFACE 

Dans  les  contrées  soumises  à  la  domination  russe 
les  idées  nouvelles  cheminent  lentement,  car  elles 
s'adressent  à  des  populations  disséminées  dans  des 
régions  désertiques,  des  steppes,  des  oasis  et  des 
massifs  montagneux.  Elles  se  propagent  plus  vite  dans 
l'Inde  où  la  population  est  d'une  densité  extrême  et 
où  elles  sont  recueillies  par  une  élite  intellectuelle  indi- 
gène remuante  et  nombreuse  qui  les  sème  à  pleines 
mains. 

A  quel  obstacle  ces  idées  nouvelles  qui  ne  forment 
encore  qu'un  torrent  tumultueux  vont-elles  se  heurter? 
A  l'Angleterre?  Et  quelle  est  à  l'heure  présente  la 
situation  de  l'Angleterre?  Cette  situation  est  toujours 
forte,  mais  elle  n'est  plus  incontestée. 

«  Les  Anglais,  dans  l'Inde,  sont  les  représentants 
d'une  civilisation  belligérante ^  »  Race  hardie,  éner- 
gique, volontaire  et  dominatrice  pour  qui  le  com- 
mandement est  un  goût  et  comme  un  besoin  de 
nature,  ils  ont  imposé  par  la  force,  l'ordre,  la  paix  et 
le  bonheur  à  leurs  sujets.  Ils  ne  conçoivent  pas  qu'il 
puisse  exister  un  système  de  gouvernement  supérieur 
à  celui  de  l'Inde  et  ils  sont  de  bonne  foi.  Ils  ne 
voient  de  ce  système  que  la  façade  majestueuse,  la 
grandeur  imposante,  la  longue  durée  et  les  profits 
qu'il  procure  à  la  métropole. 

«  Qu'on  ne  laisse  jamais  oublier  les  bienfaits  de  la 
Pax  Britannica^  dit  un  ancien  lieutenant-gouverneur. 
Il  n'y  a  guère  de  pays  en  Europe  où  la  sécurité  de 
l'existence  et  de  la  propriété  soit  aussi  complète  que 
dans  l'Inde...  il  n'en  est  pas  à  l'exception  de  l'Angle- 
terre où  l'on  jouisse  de  plus  de  liberté  personnelle  et 
d'une  plus  grande  liberté  de  penser...  partout  s'étend 

I.  James  Stephen. 

(XX) 


LE  PROBLÈME  ASIATIQUE 

la  sécurité  la  plus  absolue  ;  la  justice  fonctionne  sous 
des  lois  d'une  perfection  et  d'une  sécurité  incompa- 
rables. En  aucune  contrée  les  impôts  ne  sont  plus 
légers,   nulle   part  le  commerce    n'est   plus   libre  ^  » 

Stuart  Mill  allait  plus  loin.  Il  professait  «  que  le 
gouvernement  britannique  de  l'Inde  est  non  seulement 
de  tous  les  gouvernements  que  l'humanité  ait  connus 
un  de  ceux  qui  se  distinguent  le  plus  par  la  pureté  de 
ses  intentions  mais  aussi  par  les  bienfaits  que  sa  con- 
duite a  répandus  //. 

Si  on  se  place  au  point  de  vue  exclusivement 
anglais,  en  ne  considérant  que  le  siècle  qui  vient  de 
s'écouler,  sans  préoccupation  libérale  et  humanitaire 
et  sans  souci  d'avenir,  il  n'y  a  rien  à  reprendre  à  ce 
jugement. 

L'œuvre  accomplie  dans  l'Inde  par  les  Anglais  est 
une  œuvre  immense.  D'une  masse  confuse  et  chao- 
tique, ils  ont  fait  un  corps  organisé.  Ils  ont  apporté 
avec  eux  tous  les  progrès  de  la  science  et  de  la  civili- 
sation occidentale.  Leur  système  de  gouvernement  est 
un  modèle  d'ordre,  de  méthode,  d'équilibre;  il  réalise, 
dans  la  manière  forte,  l'idéal  de  la  colonisation  et  laisse 
bien  loin  derrière  lui  tout  ce  que  les  autres  peuples  ont 
tenté. 

Il  n'y  a  qu'une  ombre  au  tableau. 

Malgré  les  inoubliables  services  rendus  par  l'An- 
gleterre, aucune  fusion  ne  s'est  opérée,  depuis  les 
premiers  jours  de  la  conquête,  entre  les  vainqueurs  et 
les  vaincus.  L'antagonisme  des  races,  la  divergence 
des  aspirations  et  des  doctrines,  le  conflit  des  intérêts 
vont  s'accentuant  de  jour  en  jour.  Le  malaise  grandit 
et  une  longue  plainte  monte    d'un  bout  à  l'autre  de 

I.  Joha  Strachey.  India. 

(XXI) 


PREFACE 

l'Empire.  Dans  cette  paix  profonde,  sous  l'égide  de 
ces  lois  parfaites,  l'Inde  dit  qu'elle  est  esclave  et  qu'elle 
meurt  de  misère.  Elle  dit  que  la  métropole  a  oublié  les 
nobles  traditions  des  Bentinck  et  des  Macaulay,  ainsi 
que  les  promesses  solennelles  qu'elle  avait  faites  en 
1830  et  en  1858,  elle  demande  la  réforme  d'un  système 
de  gouvernement  qui,  en  drainant  au  profit  de  l'État 
anglais,  des  industriels,  des  négociants  et  des  spécula- 
teurs anglais,  toute  la  substance  de  l'Inde,  enrichit  les 
étrangers  et  ruine  les  indigènes  ^  Tout  cela  les  natifs  le 
pensaient  depuis  longtemps,  mais  ils  n'osaient  pas  le 
dire.  Depuis  l'organisation  des  Congrès  nationaux  ils 
se  sont  enhardis  et  ils  ne  craignent  plus  de  faire 
entendre  leurs  doléances  et  leurs  vœux.  Ces  Congrès 
ont  été  institués  en  1885.  Ils  doivent  beaucoup  à 
Sir  William  Hunter,  Tun  des  plus  nobles  esprits  de 
l'Angleterre,  l'un  des  hommes  qui  connaissent  le 
mieux  la  question  indienne.  Ils  ont  pour  but  de  réunir 
une  fois  par  an  les  représentants  les  plus  éclairés  de 
l'Inde,  pour  étudier  les  conditions  économiques  mo- 
rales et  sociales  du  pays,  pour  rechercher  les  moyens 
légaux  et  constitutionnels  d'améliorer  le  sort  du 
peuple  et  de  se  rapprocher  d'un  idéal  civique  et 
politique  plus  élevé. 

L'administration  anglaise  a  ignoré  les  Congrès 
aussi  longtemps  qu'elle  l'a  pu.  Les  mots  de  contrôle, 
d'égalité  politique,  de  Hberté,  que  prononçaient  les 
réformateurs  indigènes,  sonnaient  mal  à  ses  oreilles. 

Aucun  homme  raisonnable,  disait-on,  ne  pouvait 
prendre  au  sérieux  le  verbiage  et  les  utopies  de  ces 
agitateurs.  Lord  Dufferin,  dans  le  discours  qu'il  pro- 

r,  ^'i  ^r'w'  yictor  Béiard  ;  La  Révolte  de  l'Asie.  A.  Métin  :  L'Inde  d'aujourd'hui. 
Boell  :  Llndeetle  problème  indien.  M.  Malabari  :  Indiain  1897.  A.  Filon  :  L'Inde 
daujourdJmt  ci  apris  les  auteurs  indiens.  Piriou  :  L'Inde  contemporaine.  Bose  : 
Indu  civilisation. 


LE  PROBLÈME  ASIATIQUE 

nonçait  au  Town-Hall,  en  décembre  1888,  à  la  veille 
de  prendre  possession  de  l'ambassade  de  Rome, 
s'élevait  avec  hauteur  contre  les  aspirations  natio- 
nales et  les  projets  de  l'opposition,  et  affirmait  que  le 
gouvernement  anglais  n'était  disposé  «  ni  à  laisser 
enchaîner  ou  limiter  son  action,  ni  à  permettre  à  une 
microscopique  minorité  de  contrôler  ses  actes  et  son 
administration  ». 

Les  idées  ont  marché  plus  vite  qu'on  ne  le  sup- 
posait. Le  parti  national  indien  est  constitué  et 
on  est  obligé  de  compter  avec  lui  à  Calcutta  et  à 
Londres.  L'utopie  d'hier  pourrait  bien  être  la  réalité 
de  demain. 


Une  question  se  pose  chaque  fois  qu'on  parle  de 
l'Inde.  Comment  quelques  milliers  de  fonctionnaires 
et  50  à  60000  hommes  de  troupes  métropolitaines, 
appuyées  sur  150000  hommes  de  troupes  indigènes 
peuvent-ils  gouverner  et  contenir  un  empire  de 
300  millions  d'âmes?  La  réponse  nous  est  fournie  par 
les  Anglais  eux-mêmes.  Le  professeur  Seeley  explique 
que  l'Angleterre  ne  s'est  pas  étabHe  dans  l'Inde  par  la 
conquête,  mais  par  une  révolution  intérieure  qu'elle  a 
inspirée  et  dirigée,  et  qui  a  été  réalisée  par  les  Indiens 
eux-mêmes  :  «  La  supériorité  de  l'Angleterre  et  son 
génie  d'organisation,  si  puissant  qu'on  l'imagine, 
n'aurait  jamais  pu  la  rendre  capable  de  conquérir  par  la 
seule  puissance  militaire  le  continent  de  l'Inde  avec  ses 
250  millions  d'habitants,  s'il  s'était  trouvé  dans  ce  pays 
des  nations  véritables.  Le  fait  fondamental  est  que 
l'Inde  n'avait  aucun  sentiment  de  haine  contre  l'étran- 
ger parce  qu'il  n'y  avait  pas  d'Inde,  par  conséquent, 
au  sens  exact  du  mot,  pas  d'étranger,  u  Et  John  Stra- 

(  XXIII  ) 


PRÉFACE 

chey  ajoute  :  «  Nous  n'avons  détruit  aucun  gouver- 
nement national,  blessé  aucun  sentiment  national, 
humilié  aucun  orgueil  national,  parce  qu'il  n'existait 
pas  de  nationalités  indiennes'.  /> 

Retenons  ces  paroles.  Elles  expliquent  le  passé  et 
elles  expliqueront  l'avenir. 

L'Orient  n'était  qu'une  poussière  brillante.    Dans 
un  lointain  infini  s'agitaient  confusément  des  masses 
humaines  que  les  préjugés  de  race,  de  religion  et  de 
secte    empêchaient   de  se   comprendre   et    de    s'unir. 
Mais  voici  que  les  malentendus  se  dissipent,  que  les 
haines  s'apaisent,  que  les  esprits  s'éclairent  d'un  trait 
de  lumière  soudaine.  Des  hommes  qui  ne  connaissaient 
que    le    village,    la    vallée    ou    la   montagne    où   ils 
naissaient  et  mouraient  entrevoient  tout  à  coup,  dans 
l'horizon    élargi,  d'autres    contrées    où     vivent     des 
hommes    innombrables    pareils   à    eux,    ayant,    sinon 
même  langue,  même  foi  et  même  origine,  du  moins 
même  destinée.  Au  frémissement  de    leur  vie  collec- 
tive ils    ont,  pour  la  première  fois,  la  révélation    de 
leur  fraternité  et  de  leur  force.  Des  races  inertes  et 
muettes,    depuis'  des    siècles,    sortent    de    leur   long 
sommeil  et  s'éveillent  à  la  vie.   Des  nationalités  qui 
s'ignoraient  prennent  conscience  d'elles-mêmes.  Des 
millions  d'êtres  humains  qui  -vivaient  la  face  tournée 
vers  la  terre  sous  des  maîtres  étrangers  se  redressent 
et  rêvent  d'un  autre  avenir.  Les  masses  profondes  de 
l'Asie  s'agitent,  l'Islam  s'organise  et  se  jette  résolu- 
ment dans  le  courant  de  la  vie  universelle.  C'est  par- 
tout comme  une  immense  renaissance,  plus  profonde 
et  plus  vaste  que  celle  du   xvr  siècle,  qui  émeut  et 
rajeunit  le  vieux  monde. 

1.  Jolin  Strachey.  India. 

(xxiv) 


LE  PROBLEME  ASIATIQUE 

Jusqu'ici  on  ne  s'était  préoccupé  que  du  Japon. 
Sa  rapide  élévation,  la  soudaineté  de  ses  victoires 
avaient  frappé  tous  les  esprits.  Mais  le  Japon  n'est 
pas  toute  l'Asie.  Il  n'est  qu'une  vedette  hardie  et 
vigilante,  placée  sur  son  flanc  oriental.  C'est  sur  le 
continent,  dans  l'Orient  bouddhiste,  mahométan  et 
confucianiste  que  dorment  les  forces  irrésistibles,  c'est 
là  que  se  trouvent  les  sources  inépuisables  d'énergie 
dont  nous  commençons  à  peine  à  percevoir  le  murmure 
et  qui  submergeront  l'Europe  dès  qu'elles  sortiront  de 
leur  lit. 

«  La  naissance  du  patriotisme  dans  l'Inde,  écrit 
M.  Piriou,  est  le  fait  le  plus  considérable  et  le  plus 
neuf  depuis  l'établissement  brahmanique.  » 

«  La  guerre  russo-japonaise,  dit  à  son  tour  M.  Che- 
radame,  par  la  nouveauté  et  la  grandeur  des  problèmes 
qu'elle  pose  soudainement,  ouvre  une  ère  nouvelle  de 
l'histoire  du  monde.  /> 

Lord  Curzon  et  les  hauts  fonctionnaires  de 
l'Inde,  qui  ont  une  si  grande  responsabilité  dans  la 
préparation  de  cette  guerre,  car  ils  ne  cessèrent, 
dans  la  période  de  tension,  d'exciter  le  jingoïsme 
de  leurs  compatriotes  et  le  chauvinisme  japonais, 
n'avaient  pas  prévu  ce  résultat.  Plusieurs  nations 
européennes  ne  furent  ni  plus  clairvoyantes  ni  plus 
sages. 

Le  gouvernement  anglais  avait  vu  plus  juste.  Le 
roi  Edouard  VII  et  ses  ministres  suivirent  dans  toute 
cette  affaire  une  politique  prudente,  lo3^ale  et  hu- 
maine; mais  ils  ne  purent  contenir  l'opinion  publique 
entraînée  par  les  impériaHstes  et  les  spéculateurs  de 
Londres  \ 

I.  Victor  Bérard.  Lord  Curzon  et  le  Tibet. 

(xxv) 


PREFACE 

Toutes  les  fautes  se  payent.  Le  problème  indien 
est  posé  et  avec  lui  tout  le  problème  asiatique. 

Il  n'intéresse  pas  que  l'Angleterre;  il  s'impose  à 
l'attention  de  toutes  les  nations  occidentales. 

Georges  Leygues. 


NOTE    DE    L'AUTEUR 

IL  m'est  impossible  de  remercier  ici,  comme  je  le 
voudrais,  toutes  les  personnalités  qui  m'ont  prêté 
leur  concours  pour  l'organisation  de  mon  voyage  et  qui 
ont  contribué,  par  leurs  conseils  comme  par  leur  appui, 
au  succès  de  mon  entreprise 

Qu'il  me  soit  permis  cependant  d'adresser  l'expres- 
sion de  ma  plus  respectueuse  et  plus  vive  gratitude  à 
M.  le  président  Emile  Loubet  dont  les  précieux  encou- 
ragements ne  m'ont  jamais  fait  défaut. 

La  Société  de  Géographie,  le  Comité  de  l'Asie 
Française,  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres,  le  Muséum  se  sont  associés  à  mon  expédition 
avec  une  bienveillance  dont  je  sens  tout  le  prix.  Je 
n'aurais  garde  d'oublier  non  plus  les  différents  fonc- 
tionnaires rencontrés  sur  ma  route  en  Perse,  en  Russie, 
aux  Indes;  tous  m'ont  aidé  avec  l'obligeance  la  plus 
cordiale,  je  leur  en  garde  une  profonde  reconnaissance. 

Enfin  je  dois  un  témoignage  tout  particulier  de 
gratitude  à  M.  Georges  Leygues  qui  a  bien  voulu 
accepter  la  tâche  ingrate  de  présenter  ma  prose  au 
lecteur,  et  à  mon  ami  Michel  Carré,  le  déUcat  écrivain 
dont  la  plume  élégante  et  fine  est  si  souvent  venue 
au  secours  de  mon  inexpérience. 

H.   DE  L. 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 


CHAPITRE    I 


DE   TÉHÉRAN    A   MESCHED 

DÉPART    DE    TkHKRAN.    ||    LeS    CARAVANSERAILS    DU    KhORASSAN.    ||    REN- 
CONTRE   DES     PÈLERINS    DE     BaGDAD.    ||    FuMEURS    d'OPIUM.    \\    Le     PRINCE 

Djalil.  Il  Ballet  persan  au  clair  de  lune.  ||  Scharoud-les-punaises. 
Il  En  route  pour  xMadan.  ||  Les  mines  de  turquoises.  ||  Mesghed, 

LA  VILLE  sainte. 

^        ^         ® 

SI  vous  parcourez  des  yeux  une  carte  de  l'Asie 
centrale,  il  est  une  contrée  qui  apparaît  à  la  fois 
mystérieuse  et  attirante  :  c'est  l'Afghanistan.  Pour  moi 
qui,  quatre  fois  déjà,  avais  pénétré  sur  le  continent 
asiatique,  j'étais  hanté,  depuis  longtemps,  du  désir  de 
suivre  d'aussi  près  que  possible  cette  frontière  infran- 
chissable et  puisque  les  territoires  de  l'Émir  de  Kaboul 
m'étaient,  comme  à  tout  autre,  interdits,  je  voulais 
essayer  tout  au  moins  d'en  faire  le  tour.  Je  parlai  de 
mon  projet  au  capitaine  d'artillerie  Enselme  qui 
m'avait  accompagné  jadis  dans  un  voyage  en  Mand- 
chourie,  et  il  accepta  de  tenter  avec  moi  une  aventure 
pleine  d'imprévu  et  par  cela  même  d'autant  plus 
séduisante. 

(0 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

Partis  de    Paris  le   21  mars   1906,   nous   arrivions 
sans  encombre  à  Téhéran  le  15  avril.  J'eus  le  plaisir 
de  retrouver  dans  la  capitale  persane  deux  anciennes 
connaissances   :    le    docteur    Schneider,  médecin    du 
Schah,  et   M.  Joseph   Cotte,    professeur  des  princes 
impériaux.  L'un  et  l'autre  m'offrirent  l'hospitalité   la 
plus  large  et  la  plus  cordiale,  je  leur  en  garde  une  pro- 
fonde   gratitude.   A  la    légation    de    France,    je    fus 
accueilli    d'une    façon    charmante   par    notre    chargé 
d'affaires,  le  comte  d'Apchier  le  Maugin,  qui  voulut 
bien  me  présenter  à  ses  collègues  de   Russie  et  de 
Grande-Bretagne    et    contribua    ainsi  à  me    faciliter 
l'organisation  de  mon  voyage  dans  le  Turkestan,  les 
Indes  et  le  Béloutchistan.  Enfin,  nous  eûmes,  Enselme 
et  moi,  le  grand  honneur  d'être  reçus  en  audience  par- 
ticulière par   Sa  Majesté    Mouzaffer-ed-Din  qui  nous 
assura  de  son  appui  le  plus  bienveillant  dans  le  par- 
cours  que    nous  projetions  de    suivre    à   travers    son 
Empire. 

Il  ne  nous  restait  plus  qu'à  hâter  les  préparatifs  de 
départ  et  à  nous  mettre  en  mesure  de  franchir,  le  plus 
rapidement  possible,  les  hauts  plateaux  du  Khorassan. 
Ce  ne  fut  pas  le  plus  facile. 

La  route  de  Téhéran  à  Mesched  n'est  guère  fré- 
quentée que  par  de  misérables  caravanes  de  pèlerins. 
Mais  il  y  a  un  service  de  poste  réguUer,  très  bien  orga- 
nisé, dont  l'entreprise  est  aux  mains  d'un  seul  individu, 
un  riche  Persan,  auquel  il  fallut  nous  adresser  pour 
obtenir  le   moyen   de  transport  que  nous  cherchions. 

(2) 


LA    VOITURE   AVEC   LAQUELLE   NOUS   AVONS   TRAVERSE   LE   KHORASSAN. 


LE   CAPITAINE    ENSELME    S'APPRÈTE    A    PASSER    LA    RIVIÈRE    SUR    LE    DOS    DABBAS. 


Autour  de  l'Afghiinittaii, 


Vi.  2,  page  ; 


DÉPART  DE  TÉHÉRAN 

Le  27  avril,  à  neuf  heures  du  matin,  la  voiture 
était  devant  la  porte  de  notre  hôte,  M.  Cotte.  Elle 
n'avait  pas  trop  mauvaise  figure.  Les  ressorts,  un  peu 
fatigués,  en  avaient  été  par  précaution  solidement 
entourés  de  ficelle,  mais  les  coussins,  sans  offrir  le 
moelleux  des  divans  de  harem,  nous  assuraient 
cependant  un  confort  relatif.  Ce  qui  nous  mit  tout  de 
suite  en  belle  humeur  et  nous  donna  confiance,  ce  fut 
l'aspect  original  du  superbe  attelage  de  quatre  che- 
vaux noirs  brillamment  harnachés,  dont  les  colliers 
étincelaient  de  pierres  bleues  et  qui,  suprême  coquet- 
terie, portaient  dans  les  crins  de  la  queue,  comme  les 
femmes  en  ornent  leurs  tresses,  des  broches  en  simih- 
turquoise  du  plus  ravissant  etfet. 

Nous  emmenions  avec  nous  comme  interprète 
un  certain  Abbas,  digne  vieillard  parlant  très  peu  et 
fort  mal  le  français,  que  nous  avait  procuré  M.  d'Ap- 
chier  le  Maugin,  avec  beaucoup  de  difficultés  d'ail- 
leurs. 

Cette  fois  nous  étions  prêts  :  la  fièvre  du  départ, 
l'anxiété  de  l'inconnu  nous  avaient  gagnés,  et  les 
bagages  chargés,  nous  prîmes  définitivement  congé 
de  notre  hôte.  Puis,  sur  un  signe  d 'Abbas,  le 
cocher  enleva  ses  quatre  étalons  d'un  maître  coup 
de  fouet  et  nous  sortîmes  de  Téhéran  par  un  soleil 
radieux. 

Il  est  dix  heures  du  matin.  Nous  roulons,  au  trot 
allongé  des  chevaux,  entre  deux  chaînes  de  collines 
aux  teintes  les  plus  fines  et  les  plus  délicates  qui  se 

(3) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

détachent,  tantôt  roses,  tantôt  violettes,  sur  un  ciel 
d'une  pureté  merveilleuse... 

A  Khatoun-Abad  nous  rencontrons  le  premier 
relais',  mais  nous  n'avons  heureusement  pas  à  y  passer 
la  nuit.  L'occasion  va  naître  pour  nous,  un  peu  plus 
loin,  de  faire  la  connaissance  des  cafards,  des  puces  et 
autres  insectes,  seuls  habitants  de  ces  logis  bien 
misérables  et  cependant  précieux  dans  le  désert.  Le 
vieil  Abbas  se  révèle  à  nous  comme  cordon  bleu.  Il 
aurait  certes  beaucoup  à  apprendre  pour  faire  bonne 
figure  devant  les  fourneaux  d'un  Européen,  mais  sa 
façon  de  faire  prendre  le  charbon  de  bois  mérite  d'être 
notée.  Il  place  le  charbon,  dont  un  morceau  est  allumé, 
dans  une  sorte  de  petit  panier  à  salade  suspendu  à 
une  corde.  Trois  ou  quatre  tours  de  moulinet  :  le  feu 
est  pris  partout.  C'est  propre  et  rapide. 

La  route  se  poursuit  assez  monotone  jusqu'à  Che- 
rif-Abad  où  nous  prenons  le  thé  sous  les  platanes. 
Abbas,  le  couteau  à  la  main,  nous  invite  très  sérieuse- 
ment à  graver  nos  initiales  dans  le  tronc  des  arbres, 
comme  ne  manquent  jamais  de  le  faire  les  voyageurs 
musulmans.  Enselme,  par  une  fantaisie  bien  parisienne, 
ne  résiste  pas  à  la  tentation  et  burine  dans  l'écorce 
lisse  un  cœur  percé  d'une  flèche... 

Les   jardins   persans,    presque    tous    semblables, 


I.  Les  caravansérails  de  la  poste  qui  sont  échelonnes  le  long:  de  la  route  de 
Téhéran  à  Mesched  sont  tous  bâtis  sur  le  même  modèle  et  fort  peu  confortables. 
Une  grande  cour  carrée,  entourée  d'écuries  pour  les  chevaux  de  rechange,  et  sur  la 
terrasse,  au-dessus  de  la  porte  d'entrée,  une  sorte  de  chambre  pour  le  voyageur. 

(4) 


Autour  de  l'AfghauistAn. 


PI.  3,  pagt  4. 


LA  PREMIERE  ÉTAPE 

n'ont  rien  de  particulièrement  curieux,  et  sont  peu 
pittoresques.  Un  mur  de  quatre  mètres  de  haut  les 
entoure  :  à  l'intérieur,  le  long  du  mur,  une  rangée  de 
peupliers;  au  centre,  le  départ  de  plusieurs  allées  bor- 
dées des  mêmes  arbres,  et  cette  froideur  de  la  symé- 
trie n'est  qu'à  peine  corrigée  par  le  désordre  de  l'en- 
semble du  parterre  où  poussent,  à  la  grâce  d'Allah, 
l'herbe,  la  brousse,  quelques  arbres  fruitiers,  des 
rosiers  et  des  coquelicots.  Les  Persans  y  viennent 
s'asseoir  à  l'ombre,  au  bord  des  sources,  sur  leur 
carré  de  tapis,  et  là,  ils  lisent  ou  récitent  entre  eux,  à 
haute  voix,  les  vers  harmonieux  des  anciens  poètes 
jusqu'à  l'heure  de  la  prière  qui  les  unit  dans  un  même 
élan  d'actions  de  grâce  vers  le  Très-Haut. 

En  quittant  l'abri  frais  des  platanes,  nous  entrons 
dans  une  contrée  absolument  désertique.  A  gauche 
s'élève  l'admirable  pic  du  Demavend  qui  domine 
Téhéran  de  l'importante  masse  de  ses  glaciers  %  tandis 
que  plus  loin,  sur  la  droite,  se  dresse  la  «  montagne  de 
sel  »  dont  la  crête  bizarrement  découpée  est  toute  rose 
des  dernières  lueurs  du  couchant. 

Nous  n'avons  pas  trop  souffert  de  la  chaleur  pen- 
dant cette  première  étape.  Notre  coupé  est  bien  clos, 
et  sa  solide  toiture  intercepte  les  rayons  d'un  soleil 
brutal;  mais  la  nuit  qu'il  nous  faut  passer  au  caravan- 
sérail dlvan-i-Keif  est  des  plus  pénibles.  La  chaleur 
est  lourde  et  malsaine;  je  dors  d'un  sommeil  agité  et  il 
est  à  peine  jour  que  déjà  un  bruit  extérieur  de  vie  me 

I.  5670  mètres  d'altitude. 

(5) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

précipite  sur  la  terrasse  d'où  j'assiste  à  un  pittoresque 
départ  de  villageois  qui  se  rendent  aux  champs,  per- 
chés sur  leurs  ânes. 

Nous  nous  remettons  en  route  à  huit  heures  par  un 
vent  d'ouest  brûlant.  Bientôt  une  rivière  nous  barre  la 
route,  on  la  traverse  sur  le  dos  d'Abbas;  décidément 
ce  vieillard  a  du  bon.  Le  chemin  est  si  étroit  que  la 
voiture    est    obligée,    pendant    sept    kilomètres,    de 
suivre  le  lit  très  encaissé  du  torrent.  C'est  là  le  défilé 
appelé  «  Pilœ  Caspiœ  ».  Nous  en  sortons  pour  rentrer 
dans  le  désert  où  nous  dépassons   des   caravanes   de 
misérables  Arabes  qui,  de  Bagdad,  vont  en  pèlerinage 
à    Mesched.    Ces    pauvres    diables   fanatiques,   pour 
gagner  le  ciel,  s'engagent  avec  quelques  dattes  dans 
leurs  sacs  sur  cette  longue  route  —  étape  de  près  de 
100  jours  de  marche  —  vivant  de  privations  et  de  mi- 
sères. Ils  rappellent  beaucoup  les  Bédouins  rencontrés 
jadis  par  moi  sur  les  bords  du  Jourdain  :  même  costume, 
même  type,  mêmes  tatouages  sur  le  front  et  les  mains. 
Quelques  femmes   sont  avec  eux,   montées   sur   des 
ânes,  faibles  bêtes  étiques  qui  n'ont  guère  de  nourri- 
ture, jamais  de  repos,  et  dont  la  croupière  a  mis   la 
peau  à  vif.  Mais  nous  n'avons  pas  loisir  de  nous  api- 
toyer :  le  relais  est  proche.  Voici  en  eifet  le  village  de 
Geschlag  et  son  caravansérail  délabré  dont  la  cour  est 
remplie  de  fumeurs  d'opium. 

On  fume  beaucoup  la  funeste  drogue  dans  le 
Khorassan,  mais  non  plus  comme  en  Chine,  étendu  à 
terre  à  côté  de  la  petite  lampe  aux  images  de  nacre. 

(6) 


Amour  de  l'Afghanistan. 


PJ.  4,  page  6. 


FUMEURS  D'OPIUM 

Les  fumeurs  ici  sont  accroupis;  la  pipe  est  d'un 
modèle  différent,  et  l'opium  s'allume  à  l'aide  d'un 
charbon  embrasé  que  l'on  prend  avec  une  pince  et  que 
l'on  pose  sur  le  fourneau  de  la  pipe.  Notre  apparition 
n'amène  pas  un  mouvement  de  curiosité  inquiète  chez 
ces  malheureux  êtres,  et  tout  en  prenant  les  œufs  et  le 
thé  nous  les  observons. 

Je  remarque  alors  avec  surprise  parmi  les  fumeurs 
une  femme  portant  un  enfant  sur  les  bras.  Elle  s'est 
approchée  de  notre  table  et  implore  quelque  chose 
dans  un  langafi;c  qu'Abbas  se  refuse  à  traduire.  Son 
regard,  sans  expression,  va  de  Tun  à  l'autre  de  nous, 
j'écarte  les  linges  qui  cachent  à  demi  l'enfant  qu'elle 
soutient  :  une  pâle  ligure  émaciée  apparaît.  Une  plainte 
s'élève.  Et  alors  je  vois  cette  chose  inouïe,  inimagi- 
nable, jamais  observée  par  moi,  même  en  Chine  où 
Vidoîe  noire  cependant  fait  tant  de  ravages  :  la  mère 
longuement  tire  une  bouffée  du  poison,  entr' ouvre  les 
lèvres  de  l'enfant  et  pour  le  calmer  insuffle  dans  sa 
bouche  la  fumée  chaude  qu'elle  vient  d'aspirer...  Et  le 
pauvre  être  chétif,  abruti,  se  rendort \..  Nous  nous 
hâtons  de  fuir  cet  antre  de  cauchemar. 

Pendant  la  halte  le  vent  s'est  élevé  et  nous  avan- 
çons au  milieu  d'une  tempête  de  sable,  laissant  sur 
notre  droite  le  «  kaleh  »  en  ruines  d'Aradan,  qui  a 
l'aspect  d'une  antique  citadelle. 

I.  Cette  sinistre  coutume  est,  paraît-il,  mise  en  pratique  par  beaucoup  de 
femmes  persanes,  fumeuses  invétérées.  De  sorte  que  l'on  voit  des  enfants  qui  ne 
marchent  pas  encore,  sucer  une  pipe  à  opium  en  g-uise  de  biberon. 

(7) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

Autrefois,  avant  que  les  Russes  ne  se  fussent  ren- 
dus maîtres  du  Turkestan,  les  Turkomans,  peuple  sau- 
vage et  pillard,  faisaient  de  terribles  incursions  dans  le 
Khorassan;  véritable  plaie  de  la  Perse  du  Nord,  ils 
ravageaient  tout  sur  leur  passage,  emmenant  avec  eux, 
pour  en  faire  marché,  femmes,  enfants  et  bétail.  Pour 
s'abriter  du  passage  redoutable  de  la  horde,  on  éleva 
au  centre  des  villages  et  un  peu  partout  dans  les 
champs,  de  ces  «  kaleh  »  ou  forteresses  d'où,  par  une 
sentinelle  toujours  en  éveil,  les  raids  de  Turkomans  — 
les  «  Alamans  »,  suivant  l'expression  d'alors  — 
étaient  signalés  à  son  de  trompe.  Tout  être  vivant 
quel  qu'il  fût,  dès  que  l'écho  renvoyait  la  plainte  de 
cette  sorte  de  tocsin,  se  réfugiait  dans  la  forteresse  et 
s'y  barricadait.  La  horde  déçue  allait  plus  loin  exercer 
sa  cruelle  industrie  et  le  laboureur  persan,  ayant 
échappé  à  la  razzia,  pouvait  reprendre  sa  charrue...  Il 
n'y  a  pas  plus  de  trente  à  quarante  ans  que  les  Russes 
ont  mis  ordre  à  cela  en  enrôlant  ces  farouches  bandits 
dans  les  régiments  de  Cosaques,  et  c'est  seulement 
depuis  lors  que  la  tranquillité  a  pu  renaître  parmi  les 
paisibles  peuplades  du  Khorassan. 

Le  caravansérail  d'Ali-Abad  n'a  de  pittoresque  que 
sa  citerne,  qui  porte  un  chapeau  pointu  fait  d'un  cône 
à  plusieurs  étages  sur  lesquels  courent  des  chevreaux. 
Les  agiles  petites  bêtes  ont  plaisir  à  se  percher  ainsi 
sur  ces  étroites  galeries  et  semblent  parfois,  dans  leur 
immobilité  attentive,  une  ornementation  de  bronze, 
œuvre  de   quelque   Frémiet  persan...   La  poste,    qui 

(8) 


ENFANTS   PERSANS. 


DÉFILÉ    A    l'est    D'IVAX-I-KEIF. 


Autour  de  l'Afghanistiin. 


Jr"!,  ô,  page  8. 


LES  CARAVANSERAILS  DU  SCHAH  ABBAS 

nous  précédait,  a  pris  tous  les  chevaux  et  nous 
sommes  obligés  d'attendre  que  les  nôtres  aient  soufflé 
pour  repartir.  Nous  passons  notre  seconde  nuit  à  Deh- 
Nemek.  Il  pleut  et  l'atmosphère  s'étant  sensiblement 
rafraîchie,  nous  prenons  enfin  un  repos  bien  gagné. 
Dès  l'aube,  nous  sommes  réveillés  par  les  mollahs 
qui  appellent  le  peuple  à  la  prière.  Un  lait  excellent 
nous  réconforte.  Le  coupé  est  attelé;  en  route! 

Voici  Abdoul-Abad,  puis  Lasghird  dont  on  aper- 
çoit de  loin  le  kaleh  en  ruines  et  le  vieux  caravansé- 
rail bâti  au  xvii^  siècle  sous  le  règne  du  schah  Abbas, 
dont  notre  vieil  interprète  est  fier  de  porter  le  nom. 
Cet  empereur,  qui  pourrait  être  nommé  à  juste  titre  le 
bienfaiteur  du  désert  ou  le  père  des  voyageurs,  fit 
construire  de  distance  en  distance  le  long  des  voies 
suivies  par  les  caravanes,  de  vastes  auberges  pour 
abriter  son  peuple  de  pèlerins  et  de  commerçants.  Par 
malheur  il  n'a  jamais  eu  d'imitateurs  et  les  hôtelleries, 
autrefois  confortables,  tombent  aujourd'hui  presque 
toutes  en  ruines. 

J'assiste  au  repas  de  nos  chevaux  :  on  leur  sert 
l'orge  et  la  paille,  dans  une  sorte  de  hamac  de  toile 
planté  sur  quatre  piquets.  Au  hamac  est  attachée  une 
énorme  sonnette.  Tant  qu'ils  mangent  la  sonnette 
tinte;  dès  qu'ils  ont  terminé  le  tintement  s'arrête  et 
ils  avertissent  ainsi  eux-mêmes  qu'ils  sont  prêts  à 
repartir. 

Au  petit  village  de  Sorkhé,  renommé  pour  ses 
melons  qui  atteignent,  paraît-il,  des  grosseurs  fantas- 

(9) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

tiques',  nous  rencontrons  un  prince  qui,  comme  nous, 
se    rend  à  Mesched.   Il  nous   dit    son  nom  :   Djalil- 

Mirza\ 

Ahevan,  le  relais  suivant,  est  un  village  neuf,  joli, 
propret,  avec  des  pépinières  de  peupliers,  de  fraîches 
avenues  plantées  de  jeunes  arbres  et,  çà  et  là,  des 
ruisseaux  clairs  qui  chantent...  La  douceur  du  ciel,  la 
fraîcheur  du  paysage  invitent  à  la  sieste  et  délient  la 
langue.  Le  prince  Djalil  parle  et  nous  apprend  qu'il 
vient  d'être  nommé  récemment  adjudicataire  des  mines 
de  turquoises  de  Madan.  Ce  noble  personnage  me 
donne  la  vague  impression  d'un  prince  des  Mille  et  une 
Nuits  qui  se  serait  déguisé  en  marchand  pour  retrouver 
quelque  trésor  volé.  Afin  d'entrer,  sans  doute,  plus 
avant  dans  nos  bonnes  grâces,  il  nous  offre  des  œufs 
peints  en  rouge  comme  nos  vulgaires  œufs  de  Pâques 
et  que  l'on  trouve  dans  presque  tous  les  bazars  persans. 
De  compagnie  nous  allons  jusqu'à  Gokhé. 

Je  ne  me  trompais  pas,  nous  sommes  dans  le  pays 
de  Sheerazad...  La  nuit  est  tombée,  il  fait  un  clair  de 
lune  magnifique.  A  l'instant  où  nous  quittons  la  table, 
le  prince  fait  un  signe.  Des  musiciens,  qui  semblent 
être  sortis  de  terre,  s'installent  devant  le  caravansé- 
rail; des  génies  étendent  devant  nous  un  vaste  tapis 
multicolore  autour  duquel  Djalil,  d'un  geste  royal, 
nous  invite  à  prendre  place,  et  pour  adoucir  la  crudité 


I.   Sept  melons  suffisent,  paraît-il,  à  faire  la  charge  d'un  chameau. 
3.   Le  mot  «  Mirza  >  placé  à  la  suite  du  nom  veut  dire  :  prince;  lorsqu'il  pré- 
cède le  nom  il  signifie  simplement  lettré. 

(10) 


HABITATIONS   EN    RUINES   DANS    L"ANTIQUE    (    KALEH    »    DE   DEH-NEMEK. 


LE    JOLI    VILLAGE    AU    NOM    HARMONIEUX    DE    MEYAMEÏ. 


Autour  de  l'Affrlianistau. 


ri.  6,  page  10. 


BALLET  PERSAN 

des  mélodies  persanes,  qu'exhale  une  sorte  de  pipeau 
rustique  accompagné  d'un  tambourin,  il  nous  fait  servir 
des  pistaches  et  de  la  confiture.  Le  ciel  est  étincelant; 
soudain,  dans  un  rayon  de  lune,  un  jeune  danseur* 
aux  longs  cheveux  jaillit  de  l'ombre  comme  un  sylphe 
et  nous  assistons  émerveillés  au  spectacle  des  danses  de 
caractère  les  plus  originales  et  les  plus  pittoresques... 
Mais,  comme  par  enchantement,  un  nuage  passe  sur  la 
lune,  la  lumière  s'éteint,  les  musiques  cessent,  et  tout 
disparaît.  Il  semble  que  nous  ayons  fait  un  rêve.  Hélas 
non,  nous  sommes  éveillés,  trop  bien  éveillés...  De 
jeunes  puces  affamées  de  chair  neuve  n'ont  cessé  de 
nous  le  rappeler  toute  la  nuit. 

/"  mai.  —  Nous  pensons  à  Paris.  Que  se  passe- 
t-il  dans  la  capitale?  Déjà,  au  moment  de  notre  départ, 
on  redoutait  pour  cette  date  un  mouvement  populaire. 
Qui  sait  quand  nous  recevrons  des  nouvelles?  Ici  le 
temps  est  splendide.  De  bonne  heure  nous  sommes  en 
route  vers  des  montagnes  aux  sommets  couverts  de 
neige.  Arrêt  à  Sed-Abad,  puis  à  Damgan,  grande  ville 
célèbre  par  ses  anciennes  mosquées.  Après  la  traversée 
du  hameau  de  Mehmandouste,  nous  galopons  à  une 
allure  folle  jusqu'à  Deh-i-Molla  où  nous  retrouvons  le 
prince  qui  fume  son  kalyan\  Il  nous  met  en  garde 
contre  un  hôte  inquiétant  dont  nous  savions  déjà  devoir 
redouter   la    rencontre    à    partir    de    cet  endroit   :   la 

I.  Gomme  il  est  interdit  aux  femmes  persanes  de  paraître  en  public  et  par  con- 
séquent de  danser,  ce  sont  de  jeunes  garçons  qui  se  livrent  à  la  chorégraphie  avec, 
d'ailleurs,  une  grâce  toute  féminine. 

a.  Le  kalyan  est  la  pipe  à  eau  persane. 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

punaise!  la  terrible  punaise  de  ScharoudM  Nous  évitons 
de  nous  arrêter  trop  longtemps  dans  ce  pauvre  cara- 
vansérail et  nous  filons  bien  vite  à  travers  le  désert 
jusqu'à  Scharoud,  capitale  de  l'épidémie. 

Là,  nous  sommes  ravis  de  pouvoir  passer  la  nuit 
chez  le  «  Taguir-Bachi  »  ou  chef  des  marchands,  un 
vieil  Arménien  qui  nous  accueille  fort  amicalement 
dans  une  petite  maison  construite  à  l'européenne  et 
toute  illuminée  en  notre  honneur.  Notre  hôte  voudrait 
nous  garder  quelques  jours  et  nous  présenter  au  gou- 
verneur, mais  nous  avons  hâte  de  quitter  cette  ville  si 
mal  habitée  et  nous  repartons  le  lendemain  dès  l'aube. 

Route  ennuyeuse  et  pénible,  dans  le  sable  et  les 
cailloux,  jusqu'au  joli  village  au  nom  harmonieux  de 
Meyameï,  où  l'on  arrive  par  une  avenue  bordée  de 
superbes  platanes.  Grâce  à  la  recommandation  du 
Taguir-Bachi,  nous  sommes  reçus  dans  la  maison  du 
maire  de  l'endroit  qui  nous  accueille  du  reste  sans 
enthousiasme.  Pourtant  il  nous  installe  dans  une  cham- 
bre claire  du  premier  étage  où,  après  un  tour  dans  la 
ville  aux  rues  tortueuses  et  barrées  de  loin  en  loin  par 
de  vieilles  portes  mal  jointes,  nous  nous  retrouvons 
autour  du  samovar  avec  le  prince  Djalil  et  l'un  de  ses 
aides  de  camp.  La  soirée  est  déHcieuse  :  une  poussière 
d'or  semble  pailleter  les  nuages  délicats  qui  flânent  au 


I.  Les  indigènes,  obligés  de  vivre  côte  à  côte  avec  cet  insecte  malfaisant,  sont 
depuis  longtemps  vaccinés  contre  sa  piqûre  et,  d'ailleurs,  leur  peau  ne  lui  dit  plus 
rien,  mais  un  étranger  piqué  par  la  terrible  punaise  tombe  dans  une  anémie  si 
profonde  qu'elle  donne  à  celui  qui  en  est  atteint,  pendant  sept  ou  huit  mois,  une 
sorte  de  maladie  du  sommeil. 

(12) 


NOUS   CROISONS    DES    AKADES   QUI    DE   BAGDAD   VONT    EN   PÈLERINAGE   A   MESCHED. 


VILLAGE    DE    TORTUES    DE    LA    PLAINE    DE    GARM-AB,    SUR    LA    ROUTE    DE    MADAX. 


Autour  de  l'Afglianistiin. 


PI.  7,  page  12 


CHOUR-AB 

ciel  déjà  violet  et,  par  les  fenêtres  ouvertes,  nous 
arrivent  des  bribes  de  chansons  au  rythme  sauvage 
qu'accompagne  au  loin  la  note  lente  et  monotone  de 
la  prière  des  mollahs. 

En  quittant  Meyameï  le  lendemain  matin,  nous 
rencontrons,  près  du  caravansérail  de  Kal-Tagh,  de 
paisibles  tortues  qui  cheminent.  Plus  loin,  Abbas- 
Abad  que  nous  ne  faisons  que  traverser  :  village  pitto- 
resque en  nid  d'aigle.  Une  vaste  nappe  d'eau  étincelle 
soudain  devant  nous,  dans  les  dernières  clartés  du  jour, 
c'est  le  lac  salé  de  Mézinan.  Journée  assez  calme  où  je 
note  notre  premier  accident  :  un  timon  cassé  qui  nous 
oblige  à  passer  la  nuit  dans  une  demeure  des  moins 
engageantes.  Mais  le  temps  a  changé;  le  vent  souffle 
en  tempête,  force  nous  est  de  nous  mettre  à  l'abri... 

Rien  de  marquant  jusqu'à  Chour-Ab  où  nous 
arrivons  le  soir  du  5  mai  au  sortir  d'un  col  assez 
pittoresque.  C'est  de  ce  point  que  nous  devons  nous 
rendre  aux  mines  de  Madan,  mines  de  turquoises  que 
j'ai  le  plus  grand  désir  de  visiter.  La  distance  est  de 
5  farsaks,  c'est-à-dire  35  kilomètres,  et  l'on  nous 
demande  50  francs  pour  la  location  de  trois  mulets; 
pour  20  francs  seulement  Abbas  s'engage  à  nous  pro- 
curer des  ânes  et  nous  nous  endormons  sur  cette  bonne 

promesse. 

A  l'aurore,  la  voix  harmonieuse  des  bourriquets 
nous  réveille.  Nous  descendons  dans  la  rue  où  Abbas 
et  eux  piétinent  d'impatience.  Tristes  seigneurs  aux 
longues  oreilles  !  Leur  plumage  ne  répond  pas  à  leur 

('3) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

ramage.  L'interprète,  plein  de  sollicitude,  me  présente 
un  âne  blanc,  d'aspect  moins  minable,  dont  il  flatte  la 
croupe  en  disant  :  «  Kheïlé  khoûb,  Saheb,  kheïlé 
khoûb!  '  »  et  me  voici,  sans  selle  ni  bride,  assis  sur  une 
sorte  de  bât  à  dos  de  mon  âne  sacré  qui  n'était,  je 
m'en  aperçus  dans  la  suite,  qu'un  sacré  âne!  Quelques 
bons  coups  de  trique  appliqués  sans  parcimonie,  et 
nous  quittons  le  village. 

Pendant  deux  heures  la  petite  caravane  chemine  à 
travers  un  pays  mamelonné;  partout  s'étagent  en 
gradins  des  rizières  où  les  paysans  sont  occupés  à 
semer  le  coton.  Tous  les  hommes  sont  aux  champs; 
nous  n'apercevons,  en  traversant  le  hameau  de  Garm- 
Ab,  que  quelques  femmes  qui  se  promènent  sur  les 

toits . 

La  plaine  qui  s'étend  à  la  sortie  du  village,  en  une 
immense  nappe  verte,  est  toute  parsemée  d'anémones, 
de  lis  et  de  coquelicots.  Nous  y  rencontrons  une  mul- 
titude de  tortues  en  promenade  que  nos  ânes  enjambent 
de  la  meilleure  grâce  du  monde.  Il  est  dix  heures  du 
matin  et  la  chaleur  est  déjà  suffocante.  Mon  blanc 
coursier  baisse  piteusement  le  nez  et  celui  d'Enselme 
s'arrête  tous  les  quatre  pas,  méthodiquement.  Mais  le 
conducteur  de  la  troupe  se  charge  de  réveiller  l'ardeur 
des  pauvres  bêtes  à  l'aide  d'une  courte  chaîne  d'acier 
qu'il  porte  attachée  au  poignet  par  une  courroie. 

A  onze  heures,  nous  en  finissons  avec  cette  plaine 
fastidieuse   et  nous   entrons   dans   le  petit  village   de 

I.  (  Très  bon,  seigneur,  très  bon!  » 

(14) 


VUE    DE   MADAX-I-FIROUZA. 


LES   ANES   gui   VONT    NOUS   CONDUIRE   AUX   MINES   DE   TURQUOISES. 


Autour  de  i'Afghaiiisiau. 


ri.  S,  i«ge  14. 


^'OYAGE  A  ANE 

Solamanieh.  Mon  âne  s'arrête  devant  une  tente  en 
poils  de  chameau  où  deux  bons  vieillards  s'épouillent 
mutuellement.  A  notre  vue  ils  se  hâtent  de  nous  céder 
la  place,  mais  nous  nous  hâtons  beaucoup  moins  de  la 
prendre.  Pourtant  la  chaleur  est  si  accablante,  le  soleil 
brûle  si  atrocement  qu'il  faut  faire  contre  mauvaise 
fortune  bon  cœur  et,  malgré  l'apparence  sordide  du 
logis,  accepter  l'invitation.  Nous  commençons  du  reste 
à  nous  familiariser  avec  les  petites  bêtes...  Soudain  le 
temps  se  gâte,  de  gros  nuages  noirs  obscurcissent  le 
ciel  et,  presque  sans  transition,  la  tempête  se  déchaîne 
avec  roulements  de  tonnerre  continus.  Nous  rendons 
aux  deux  pouilleux  leur  trop  frêle  demeure  et  cher- 
chons un  refuge  dans  une  maison  voisine,  dont  le 
propriétaire,  avec  une  désinvolture  tout  orientale,  ren- 
voie les  femmes  et  nous  installe  à  leur  place  sur  un 
beau  feutre  tout  neuf. 

L'orage  dissipé,  nous  repartons  sur  les  ânes  qui 
semblent  enchantés  de  rafraîchir  dans  la  boue  la  corne 
sèche  de  leurs  sabots.  La  route  suit  d'abord  le  lit  d'une 
rivière  dans  une  étroite  vallée  où  mon  Pégase  fait  un 
brusque  tête-à-queue  et  manque  de  me  jeter  à  terre  : 
une  compagnie  de  perdreaux,  que  poursuit  un  vautour, 
lui  a  frôlé  les  oreilles  en  passant  d'une  roche  à  l'autre. 

Au  sortir  de  cette  gorge,  nous  parcourons  de  frais 
vallons  où  les  chameaux  lassés  vont  en  villégiature  : 
leur  aspect  est  des  plus  misérables  et  leur  bosse  pend 
lamentablement  comme  une  outre  vidée.  Ils  font  là  une 
cure  de  quarante  jours,  après  quoi  ils  reprennent  leur 

(•5) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

existence  de  labeur.  Il  en  est  des  animaux  comme  des 
gens.  Que  d'estomacs  délabrés  et  de  reins  fatigués 
vont  se  refaire  chaque  année  dans  nos  villes  d'eaux  et 
nos  stations  balnéaires!... 

Pendant  deux  heures,  qui  nous  paraissent  intermi- 
nables, nous  passons  de  vallon  en  vallon. 

J'interpelle  le  conducteur  :  «  Et  Madan?...  Où  est 
Madan?...  Madan-i-Firouza?'  —  Dourn'ist,  Saheb!^  2> 

Et  il  me  montre  à  l'horizon  le  village,  perché 
comme  un  nid  d'aigle  sur  le  somm.et  d'une  falaise  aux 
tons  d'améthyste. 

Le  soleil  est  couché  depuis  longtemps  déjà  quand 
notre  petite  caravane  arrive  au  pied  de  la  forteresse. 
Éreintés,  fourbus  par  cette  longue  étape,  nous  ne 
faisons  guère  meilleure  figure  que  nos  ânes.  Par 
bonheur  le  seigneur  du  pays  nous  octroie  un  assez 
vaste  logis  dont  les  fenêtres,  percées  dans  le  mur 
d'enceinte,  ouvrent  sur  la  vallée.  Le  paysage  est  des 
plus  pittoresques,  mais  nos  yeux  se  ferment  malgré 
nous  et  aussitôt  après  dîner  nous  nous  enroulons  dans 
nos  couvertures...  Et  je  me  transporte  en  rêve  au 
Châtelet  où  un  aimable  génie  —  peut-être  le  prince 
Djalil  —  me  fait  assister  à  un  ballet  de  pierres  pré- 
cieuses dans  le  palais  de  la  Reine  des  Turquoises. 

7  mai.  —  La  pluie  et  le  vent,  qui  ont  fait  rage 
toute  la  nuit,  n'ont  pas  troublé  mon  sommeil  peuplé 
de  visions  claires,   où   de    ravissantes  ballerines   évo- 


1.  Madari-les-Turquoises. 

a.   «  Ce  n'est  pas  loin,  seigneur.  » 


(i6) 


55 

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Autour  de  l'Afghanistan. 


PI.  9,  puge  16. 


LES  MINES  DE  TURQUOISES 

luaient  autour  de  fontaines  lumineuses.  Au  réveil,  je 
m'explique  les  fontaines  :  une  gouttière,  dans  le  coin 
de  la  chambre,  faisait  un  bruit  de  cataracte. 

Fort  heureusement  les  nuages  se  dissipent  dans  la 
matinée  et  nous  partons  pour  les  mines,  suivis  d'une 
escorte  qui  augmente  sans  cesse.  Au  bout  d'une  heure, 
on  arrive  devant  les  premières  galeries,  maintenant 
abandonnées.  Des  corneilles  au  bec  jaune  volent 
autour  de  nous  et  je  cueille  pour  mon  herbier  de 
ravissantes  fleurs  de  montagne  qui  dégagent  un 
parfum  exquis.  La  roche'  dans  laquelle  on  trouve  la 
turquoise  est  noire,  avec  des  reflets  métalliques  à  la 
surface.  Elle  est  sillonnée  de  fissures  et  de  crevasses 
où,  comme  de  la  lave  qui  se  serait  pétrifiée,  a  coulé 
une  sorte  de  pâte  ressemblant  à  de  la  porcelaine  ou  à 
du  verre,  et  qui  s'est  durcie,  épousant  la  forme  de 
l'entre-roche  où  elle  a  filé.  Plus  profondément  la  pierre 
est  rougeâtre,  puis  elle  pâlit  et  tourne  au  jaune  de 
soufre. 

Par  des  sentiers  impossibles,  nous  parvenons  jus- 
qu'à une  mine  en  pleine  exploitation.  Les  ouvriers, 
qui  se  servent  pour  leur  travail  de  quinquets  à  huile 
fumeux,  ont  les  vêtements,  les  mains  et  le  visage 
couverts  d'une  couche  de  crasse  noire  qui  les  fait 
ressembler  tout  à  fait  aux  mineurs  de  nos  charbon- 
nages. 

De  neuf  heures  du  matin  à  neuf  heures  du  soir  on 
travaille  dans  les  galeries.  Il  y  a  par  chantier  deux 

I.  Porph5Tite  pétrosiliceuse. 

in) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

équipes  qui  se  relèvent  après  six  heures  de  travail; 
chacune  d'elles  comprend  :  i*'  Le  «  zabit  »  ou  contre- 
maître qui  est  payé  3  krans  '  par  jour;  2°  les  «  ous- 
tad  »  ou  mineurs  qui  touchent  un  salaire  variant  de 
I  kran  1/2  à  2  krans;  3^  les  «  amala  »  ou  manœuvres, 
payés  I  kran;  enfin  les  «  fellah  »  ou  jeunes  garçons 
qui  gagnent  au  plus  1/2  kran.  Le  contremaître  a  sous 
sa  coupe  trois  ou  quatre  mineurs,  il  surveille  le 
travail  et  recueille  les  turquoises;  le  mineur  creuse 
le  rocher;  le  manœuvre  transporte  les  éclats  à  l'exté- 
rieur de  la  galerie;  quant  aux  enfants  ils  sont  chargés 
de  casser  les  roches  et  d'en  extraire  les  pierres  pré- 
cieuses... 

L'existence  de  ces  mines  a  été  relatée  pour  la  pre- 
mière fois  au  début  du  xiii*^  siècle.  Louées  primitive- 
ment pour  une  somme  annuelle  de  500  tomans,  leur 
prix  de  location  est  monté  à  3  000,  puis  à  8  000  et  peu 
à  peu  jusqu'à  25000  tomans,  taux  actuel.  La  statis- 
tique des  douanes  évalue  l'exportation  annuelle  des 
turquoises  à  235000  francs  ou  47000  tomans,  mais  la 
production  totale,  au  dire  des  gens  compétents,  atteint 
quatre  fois  cette  somme  ;  c'est-à-dire  bien  près  d'un 
million. 

Au  pied  de  la  colline  et  non  loin  du  village  nous 

nous  arrêtons  à  observer  la  façon  curieuse  dont  les 

fellah  opèrent  le  lavage  des  roches.  Debout,  dans  trois 

bassins  à  eau  courante,  les   garçonnets   piétinent  en 

cadence  ces  cailloux  pointus  et  coupants,  jusqu'à  ce 

I.  Le  kran  vaut  50  centimes  et  le  toman  5  francs. 

(18) 


Autour  de  rAfghanistau. 


n.  10,  page  IS. 


UNE  INVASION  DE  CHATS 

qu'ils  soient  débarrassés  de  la  glaise  qui  y  adhère 
encore.  Ce  frottement  régulier  de  la  plante  des  pieds 
est  rythmé  d'un  chant  bizarre  et  plaintif,  toujours  le 
même.  J'imagine  qu'on  oblige  ces  enfants  à  chanter 
pour  qu'ils  ne  crient  pas  de  douleur.  Mais  à  cet  exer- 
cice répété  la  peau  de  leurs  pieds  devient  aussi  dure 
que  la  pierre  elle-même  et  ils  peuvent,  paraît-il,  pié- 
tiner ainsi  plusieurs  heures  de  suite  sans  trop  souffrir. 
Remontés  au  village,  nous  y  passons  le  reste  de  la 
journée  sur  le  conseil  de  notre  ânier  que  le  ciel,  de 
nouveau  pluvieux,  décourage;  mais  dès  cinq  heures, 
le  lendemain  matin,  on  enfourche  les  bourriquets  et 
l'on  reprend  en  sens  inverse  la  route  de  Chour-Ab. 
La  traversée  de  la  plaine  aux  tortues  est  plus  pénible, 
plus  brûlante  encore  qu'à  l'aller.  Nous  semons  là  un 
de  nos  ânes,  celui  qui  porte  Mollah- AU  notre  pro- 
priétaire, et  sans  trop  nous  inquiéter  de  l'infortuné 
Persan,  nous  continuons  à  cheminer  au  pas  tranquille 
des  pauvres  bêtes  fatiguées...  Le  soleil  vient  de  dispa- 
raître à  l'occident  quand  la  petite  caravane  s'arrête 
enfin  devant  notre  logis.  Hélas!  une  désagréable  sur- 
prise nous  y  attend.  Des  chats,  pendant  notre  absence, 
ont  mis  nos  chambres  au  pillage;  tout  est  bouleversé, 
et  le  fidèle  Abbas,  furieux  d'un  surcroît  de  travail, 
appelle  sur  ces  diaboliques  félins  les  pires  malédictions 
d'Allah!  L'ordre  est  d'ailleurs  bien  vite  rétabU  et,  la 
nuit  venue,  nous  admirons  la  pleine  lune  qui  met 
comme  une  lumière  de  féerie  sur  les  minarets  blancs 
d'une  mosquée  voisine. 

(19) 


AUTOUR  OE  L'AFGHANISTAN 

Nous  revoici,  le  9  mai,  en  route  vers  Nichapour, 
dans  notre  bon  vieux  coupé  qui  ne  fait  pas  trop  mau- 
vaise tii^ure  après  les  800  kilomètres  qu'il  vient  d'ac- 
complir. La  plaine,  à  l'entour  de  la  ville,  est  toute  par- 
semée de  «  canats  »  '  et  ces  taupinières  géantes  sont 
si  nombreuses  par  ici  que  le  terrain  semble  y  avoir  été 
raviné  par  quelque  monstrueuse  bête  souterraine... 

Jusqu'à  Gedemgha  nous  pataugeons  dans  un  che- 
min bourbeux.  Le  village  est  campé  sur  une  colline, 
au  nord  de  la  route  :  à  ses  pieds  est  un  bosquet  de 
vieux  pins  tordus  et  de  platanes  séculaires  et  l'on  aper- 
çoit, à  travers  un  arc-en-ciel  éclatant,  le  dôme  bleu 
turquoise  de  la  mosquée  bâtie  en  Thonneur  de  l'iman 
Reza'.  Tout  à  côté,  une  grande  place  est  entourée  de 
caravansérails  pour  les  innombrables  pèlerins  qui 
viennent    adorer    ce    chef    spirituel    des    musulmans 

chiites. 

La  nuit  arrive  vite.  Plus  vite  encore  un  orage  qui 
illumine  l'horizon  derrière  nous,  tandis  que  devant 
nous,  la  pleine  lune  monte  dans  un  nuage  opale...  Les 
premières  gouttes  de  pluie  nous  surprennent  à  la  porte 
du   caravansérail  de  Fakhr-Daoud    et    nous  avons    la 


I.  Eu  Perse,  les  canaux  d'adduction  ne  peuvent  être  établis  à  ciel  ouvert  à  cause 
du  soleil  qui  aurait  tôt  fait  d'en  évaporer  l'eau.  On  les  établit  donc  à  4  ou  5  métrés 
80U3  terre;  mais  de  distance  en  distance  on  perce  un  «■  canat  î.  c'est-à-dire  une 
sorte  de  cheminée  d'aération  qui  sert  en  même  temps  au  nettoyage.  La  terre  simple- 
ment rejetée  autour  du  trou,  forme  le  petit  monticule  dont  la  repétition  à  l'infini 
donne  à  la  plaine  cette  physionomie  boutonneuse. 

3.  L'iman  Reza  fut  le  huitième  des  douze  imans  ou  chefs  spirituels  de  l'Islam. 
Il  succéda  à,  l'âge  de  30  ans  à  son  père  Moussah-el-Kazim,  le  septième  iman,  tué  à. 
Bag-dad  en  799.  Ne  à  Médine  en  770,  il  mourut  à  Mesched  en  Sl8  et  fut  enterré  dans 
le  mausolée  d'Haroun  al-Raschid.  ainsi  qu'il  en  avait  exprime  le  désir  de  son  vivant. 

(20) 


MESCHED  APPARAIT 

bonne  fortune  d'être  à  l'abri  quand  tombent  les  cata- 
ractes. 

C'est  notre  dernière  nuit  avant  l'entrée  dans  la 
capitale  religieuse  de  la  Perse.  L'étape  jusqu'à  Ché- 
rif-Abad,  où  vient  aboutir  le  chemin  de  Seïstan,  nous 
prend  encore  toute  la  matinée  du  lendemain  et  c'est 
sous  un  soleil  de  feu  que  nous  grimpons  les  pentes  du 
Sanghi-Best.  Nos  chevaux  tirent  à  plein  collier;  ils 
nous  amènent  entin  après  beaucoup  d'efforts,  au  som- 
met du  col  '  —  signalé  de  loin  aux  voyageurs  par  une 
haute  stèle  —  et  Mesched  '  apparaît.  D'ici  le  panorama 
est  vraiment  merveilleux  :  les  mosquées  saintes,  aux 
dômes  bleu  et  or,  scintillent  au  milieu  de  la  verdure  et 
Ton  s'imagine,  à  l'émotion  que  l'on  ressent  soi-même, 
quelle  impression  profonde  doivent  éprouver  les  pèle- 
rins venus  de  Bagdad,  qui  arrivent  en  vue  de  Mes- 
ched après  cent  jours  de  marche.  Ils  se  prosternent, 
baisent  pieusement  la  stèle,  élèvent  leur  cœur  recon- 
naissant vers  Allah  protecteur,  puis  en  souvenir  de 
leur  passage,  ils  dressent,  à  la  place  même  où  ils  ont 
prié,  de  petits  monuments  faits  de  trois  pierres  super- 
posées... 

Nous  voici  maintenant  lancés  à  fond  de  train  sur 
la  route  qui  descend  à  Mesched;  les  chevaux  préci- 


I.  1690  mètres  d'altitude. 

a.  Mesched  compte  de  70  à  80  000  habitants.  Il  y  a  70  Européens  dont  60  Russes 
qui,  avec  les  Mahometans  du  Caucase,  les  Juifs  russes  et  les  Arméniens,  portent  à 
800  ou  I  000  le  nombre  des  sujets  russes.  Les  sujets  britanniques  sont  au  nombre 
de  100  environ.  On  estime  à  30  ou  40000  le  nombre  des  pèlerins  qui  viennent  chaque 
année  à  Mesched  se  prosterner  devant  le  tombeau  de  l'iman. 

(21) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

pitent  l'allure  et  nous  les  laissons  marcher,  hypnotisés 
nous-mêmes  par  le  spectacle  de  cette  immense  oasis, 
du  milieu  de  laquelle  émergent  innombrables  les  dômes 
et  les  minarets  de  la  capitale  du  Khorassan. 

Mesched  est  entourée  d'une  muraille  en  pisé, 
haute  de  7  à  8  mètres,  construite,  dit-on,  vers  le  milieu 
du  xvr  siècle.  De  loin,  avec  son  large  fossé,  ce  mur 
d'enceinte  paraît  constituer  une  défense  formidable 
alors  qu'il  tient  à  peine  debout.  Nous  passons  une 
porte  assez  basse,  flanquée  de  deux  tourelles  déman- 
telées, et  nous  nous  engageons,  un  peu  au  hasard  et 
après  une  succession  de  ruelles  tortueuses,  sur  un  bou- 
levard planté  de  grands  arbres  dont  l'allée  centrale  est 
un  ruisseau  boueux.  Nous  sommes  à  la  recherche  de  la 
demeure  de  M.  Molitor,  directeur  général  des  douanes 
du  Khorassan,  pour  lequel  j'ai  des  lettres  de  recom- 
mandation de  M.  Naus  et  du  D""  Schneider  de  Téhé- 
ran. Après  une  demi-heure  de  courses  à  travers 
cloaques  et  immondices,  nous  découvrons  enfin  sa 
retraite  et  nous  sommes  reçus  comme  des  amis  de 
vieille  date.  Notre  premier  soin  est  de  rendre  visite  à 
M.  de  Giers,  gérant  du  consulat  général  de  Russie 
chez  lequel  nous  rencontrons  l'attaché  militaire.  Nous 
saluons  également,  au  consulat  général  britannique,  le 
capitaine  Battye  qui  remplace  le  major  Sykes  en 
congé... 

De  bonne  heure,  le  lendemain,  nous  sommes 
dehors  pour  visiter  la  cité  religieuse  :  simple  prome- 
nade de  curieux,  d'ailleurs,  car  je  ne  noterai  ici  que  mes 

(22) 


LE    CHASSEUR    DE    GAZELLES. 


Amour  de  l'Afgbftuistaii. 


Pi.  11,  page  22 


LA  VILLE  SAINTE 

observations  personnelles,  la  capitale  du  Khorassan 
ayant  été  maintes  fois  étudiée  et  décrite.  Je  rappellerai 
seulement  que  Mesched  est  la  ville  sainte  des  musul- 
mans chiites  où  les  pèlerins,  sectateurs  du  prophète 
Ali,  viennent  en  foule  prier  devant  le  tombeau'  du 
saint  iman  Reza.  C'est  assez  dire  que  les  habitants  sont 
des  plus  fanatiques  et  que  les  Européens  trouvent  peu 
de  sympathie  parmi  eux.  Malgré  cette  animosité  indi- 
gène, les  Russes  et  les  Anglais  se  partagent  jalouse- 
ment l'honneur  d'apporter  dans  la  cité  lointaine  tous 
les  perfectionnements  du  progrès.  Ainsi,  grâce  aux 
Russes,  la  Mosquée  est  aujourd'hui  éclairée  à  la 
lumière  électrique  et  possède,  dit-on,  du  fait  de  la 
munificence  anglaise,  une  superbe  horloge  au  carillon 
retentissant. 

Nous  traversons  le  Bazar;  malheureusement  la 
partie  la  plus  intéressante  de  ce  quartier  populeux  se 
trouve  dans  l'enceinte  de  la  Mosquée,  c'est-à-dire  dans 
le  Best"  qui  occupe  le  quart  de  la  ville.  Ce  Best  est 
l'endroit  le  plus  original  de  la  cité  persane,  car  il  sert 
de  refuge  à  tous  les  malandrins  du  Khorassan;  voleurs, 
assassins,  vagabonds  y  sont  à  l'abri  de  toute  poursuite 
et  nul  n'a  le  droit  de  les  inquiéter  tant  qu'ils  n'en 
sortent  pas.  C'est  à  proprement  parler  une  ville  dans 
la  ville.  Du  reste  la  vie  et  les  coutumes  autour  de  la 

1.  La  construction  de  la  coupole  qui  recouvre  le  tombeau  de  l'iman  est  attribuée 
à  Suri,  gouverneur  de  Nichapour.  en  1037-  Depuis,  les  différentes  mosquées  du  sanc- 
tuaire ont  été  détruites  et  reconstruites  pour  ainsi  dire  périodiquement. 

2.  Mot  persan  qui  signifie  :  lieu  d'asile.  On  en  rencontre  dans  toutes  les  villes 
de  la  Perse  et  c'est  en  général  la  Mosquée. 

(23) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

Mosquée  sont  tout  à  fait  particulières  ;  les  mollahs  ont 
notamment  créé  une  forme  spéciale  de  mariage  à 
l'usage  des  pèlerins  :  c'est  l'union  à  court  terme,  le 
contrat  limité  suivant  le  désir  du  contractant.  Il  est  des 
arrangements  avec  le  ciel  d'Allah.  De  sorte  que  les 
pieux  musulmans  qui  viennent  de  si  loin  adorer  le 
saint  iman,  trouvent  à  Mesched  de  dociles  «  momen- 
tanées »,  dont  ils  font  officiellement  des  épouses  pour 
la  durée  de  leur  séjour.  Ces  compagnes  de  mœurs 
faciles  acceptent  religieusement  leurs  maîtres  légi- 
times d'un  instant.  Il  en  est  qui  ne  sont  pas  plus  d'une 
semaine  en  puissance  de  mari.  Et  quand  le  pèlerin 
reprend  son  bâton  l'épouse  reprend  sa  liberté. . .  jusqu'à 
la  prochaine  caravane. 

Nous  nous  rendons  à  la  fabrique  de  tapis,  comptant 
bien  y  voir  des  merveilles.  Hélas!  C'est  une  décep- 
tion. Des  gamins  y  tissent,  en  chantant,  de  banales 
carpettes  d'après  des  dessins  viennois  du  plus  mauvais 
goût  et  l'on  cherche  à  nous  faire  admirer  des  tapis  à 
grands  ramages  qui  n'ont  plus  rien  de  l'antique  beauté 
des  tissus  d'Orient... 

Ce  même  soir,  nous  dînons  au  consulat  général  de 
Russie.  La  table,  comme  la  veille  d'ailleurs  chez  le 
capitaine  Battye,  est  déHcieusement  décorée  d'iris, 
d'acacias  et  de  roses...  et  le  retour  est  une  promenade 
exquise  à  travers  les  ruelles  sombres  de  la  ville.  Nous 
sommes  précédés  d'un  soldat  porteur  d'un  énorme 
falot.  Il  fait  clair  de  lune,  les  rossignols  chantent  dans 
les  jardins,  des  musiques  nous  arrivent  par-dessus  les 


RETOUR  AU  CLAIR  DE  LUNE 

hautes  murailles  ;  il  y  a  comme  une  griserie  dans  l'air, 
plus  léger  ce  soir-là,  et  c'est  peut-être  la  seule  fois, 
pendant  ce  long  voyage,  que  j'éprouve  le  regret  un  peu 
mélancolique  de  ne  pas  trouver  sur  mon  seuil,  en  ren- 
trant, l'accueillante  douceur  d'un  sourire  de  femme.  Je 
comprends  les  pèlerins  et  la  bienveillante  indulgence 
d'Allah  à  leur  égard.  Mais  fermons  les  yeux,  chassons 
les  rêves,  borof  boroP  comme  dirait  Abbas...  la  ville 
est  sainte  et  demain  nous  partons  pour  Askhabad. 

I.  Va-t'en! 


CHAPITRE    II 


DE   MESCHED   AU    TRANSALAI 


Les  pierres  pèlerines.  ||  Koutchan  et  ses  tremblements  de  terre. 

Il    P^RONTIÈRE     RUSSO-PERSANE     A     GaOUDAN.    ||    AsKHABAD.    ||    En     CHEMIN 
DE    FER    jusqu'à    ANDUAN.    ||    ORGANISATION    DE    LA    CARAVANE    A    OSCH.    || 
En     ROUTE     POUR     LE     «    ToiT    DU     MONDE   ».     !|     GuULTCHA.     ||     COL     DU 

Taldik.  Il  Les  pâturages  de  l'Alai.  |i  Col  du  Kizil-Art.  H  Première 

vision    DES    PaMIRS. 

Q         ^  ^ 

Nous  sommes  sortis  du  désert.  De  Mesched  à 
Askhabad  nous  allons  suivre  —  je  dirai  tout  à 
l'heure  comment  —  une  route  à  peu  près  carrossable, 
établie  par  les  Russes  en  1 89 1  pour  faciliter  les  échanges 
commerciaux  entre  la  Transcaspie  et  le  Khorassan. 
C'est  la  continuation  du  haut  plateau  iranien  que  nous 
n'avons  pas  quitté  durant  notre  première  étape,  et  nous 
avons  à  parcourir  encore,  avant  d'atteindre  le  chemin 
de  fer  du  Turkestan,  une  distance  de  250  kilomètres 
en  nous  élevant  graduellement  jusqu'à  la  frontière. 

14  mai.  —  Nous  quittons  la  ville  sainte.  Le  capi- 
taine Battye,  par  une  délicate  attention,  nous  adresse 
un  charmant  mot  d'adieu  épingle  à  un  bouquet  de 
roses,  et  quatre  cavaliers  indiens  de  sa  garde  arrivent 

(27) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

pour  nous  escorter  au  moment  où  nous  montons  en 
voiture.  Notre  véhicule  est  cette  fois  une  sorte  d'im- 
mense phaéton  où  nous  serons  très  à  notre  aise...  s'il 
ne  pleut  pas.  Le  mode  d'attelage  pratique  autant  qu'ori- 
ginal est  curieux  à  noter  :  les  deux  chevaux  du  milieu 
sont  attelés  au  palonnier,  absolument  comme  en 
Europe,  mais  les  chevaux  de  côté  tirent  sur  de  solides 
chaînes  qui  entraînent  l'arrière-train  de  la  voiture, 
souvent  menacé  de  rester  en  route  dans  les  passages 
difficiles. 

Sitôt  les  portes  franchies,  nous  croisons  de  nom- 
breuses charrettes  dont  le  va-et-vient  incessant  marque 
quel  important  trafic  commercial  les  Russes  ont  établi 
par  cette  voie.  L'orage  nous  prend  à  Chan-Kaleh  :  il 
faut  s'arrêter  un  instant  dans  un  affreux  et  minuscule 
caravansérail  où  sont  déjà  installées  plusieurs  familles 
persanes  qui  voyagent  comme  nous.  La  pluie  ne  cesse 
pas  jusqu'à  Tchinaran  où  Ton  arrive  à  cinq  heures  et 
demie  dans  un  fleuve  de  boue.  Heureusement  nous 
trouvons  là  un  abri  qui  offre  presque  tout  le  confort 
moderne  :  une  table,  des  chaises  et  un  excellent  pilaw^ 
que  nous  ingurgitons,  le  dos  au  poêle  qui  ronfle.  On  se 
sèche  et  l'on  dort. 

1$  mai.  —  En  route  vers  Koutchan.  Chemin  épou- 
vantable! Une  vraie  rivière  :  cela  nous  rappelle,  à 
Enselme  et  à  moi,  nos  plus  mauvais  jours  de  Mand- 
chourie.  Abbas,  qui  parle  peu,  fait  parler  de  lui  pour  la 
première  fois.  A  un  tournant  de  la  route  un  chaos  le 

I.  Plat  de  riz  où  l'on  rencontre  quelques  morceaux  de  mouton. 

(28) 


LES  PIERRES  PÈLERINES 

jette  du  haut  du  siège  et  il  roule  dans  une  mare  de 
fange.  Le  pauvre  homme  se  relève  du  reste  sans  aucun 
mal,  mais  il  est  vertement  tancé  par  notre  cocher  qui 
lui  explique  avec  force  gestes,  de  quelle  façon  il  faut 
se  tenir  sur  un  siège.  Sa  chute  a  fait  fuir  une  famille 
de  petites  marmottes,  couleur  chamois,  qui  nous  regar- 
daient passer  assises  au  bord  de  leur  trou... 

On  traverse  Seïd-Abad,  gros  bourg  à  l'aspect  misé- 
rable. Route  défoncée,  paysage  désolé,  pas  un  arbre  à 
l'horizon.  A  droite  et  à  gauche,  de  gros  nuages  noirs 
courent  le  long  des  montagnes. 

Vent,  pluie,  tempête  :  toute  la  lyre  orageuse...  et 
pas  moyen  de  se  sécher  au  caravansérail  de  Mir-Abad, 
car  la  cheminée  se  refuse  à  tirer  et  nous  enfume.  De 
guerre  lasse,  nous  nous  réfugions  dans  les  écuries, 
beaucoup  plus  confortables,  où  d'immenses  braseros 
sont  allumés  pour  les  chevaux. 

Notre  vieux  cocher  nous  réveille  le  lendemain  dès 
l'aube  :  le  ciel  est  bleu  foncé  sans  un  nuajre  et  il  souffle 
une  brise  fraîche  du  Nord  qui  va  sécher  les  routes. 

On  roule  vers  Koutchan  à  travers  une  vaste  plaine 
argileuse  où  je  suis  très  surpris  de  rencontrer  d'énormes 
blocs  de  pierres  —  de  forme  à  peu  près  sphérique  — 
dont  rien  ne  justifie  la  présence  et  qui  semblent  être 
tombés  du  ciel.  Intrigué,  je  fais  appel  aux  lumières 
d'Abbas  et  je  le  prie  de  me  renseigner  sur  un  tel  phé- 
nomène. 

«  Ce  sont  des  pierres,  Saheb,  me  répond  sérieuse- 
ment Abbas,  qui  se  rendent  en  pèlerinage  à  Mesched.  » 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

Je  crus  d'abord  qu'il  voulait  abuser  de  ma  crédulité, 
mais  il  avait  pris  un  air  grave;  impressionné,  comme 
tout  bon  musulman,  par  l'idée  religieuse,  par  l'acte  de 
foi  vraiment  admirable  qui  se  dégageait  d'un  fait 
connu  de  tous.  Je  le  relate  ici  pour  donner  une  idée  du 
fanatisme  extraordinaire  de  ce  coin  de  la  Perse,  car 
voici  ce  qu'il  me  conta  :  «  Ces  pierres  sont  parties  un 
jour  des  montagnes  de  Koutchan;  véritables  pèlerines, 
elles  s'échelonnent  le  long  de  la  route  jusqu'à  la  ville 
sainte,  compagnes  muettes  des  pèlerins  persans  qui  se 
rendent  à  Mesched.  Et  elles  marchent  à  côté  d'eux 
parce  qu'il  n'est  pas  un  musulman  qui  ne  mette  une  joie 
fanatique  à  les  aider  dans  leur  pieux  pèlerinage.  Des 
mains,  des  épaules,  elles  sont  poussées  dans  la  bonne 
voie  par  les  pieux  voyageurs  :  ceux  qui  vont  en 
chariot  les  transportent  l'espace  d'une  lieue;  ceux 
qui  marchent  à  pied  leur  donnent  ce  qu'ils  ont  de  force 
et  ainsi,  petit  à  petit,  lentement,  mais  sûrement  —  par- 
fois après  plusieurs  années  de  voyage  —  les  pèlerines 
de  granit  arrivent  jusqu'au  pied  des  murailles  de 
Mesched.  Dès  que  l'une  d'elles  a  accompli  son  pèleri- 
nage, ce  sont  alors  dans  la  mosquée,  des  cris  de  joie, 
une  émotion  indescriptible,  un  enthousiasme  extraor- 
dinaires. Tout  un  peuple  de  pèlerins  et  de  mollahs 
fanatisés  vient  à  sa  rencontre.  On  la  reçoit  en 
grande  pompe,  puis  au  milieu  des  acclamations  on 
la  roule  pieusement  jusqu'au  tombeau  du  saint  iman 
Reza...  » 

Ne  voilà-t-il  pas  une  admirable  histoire  qui  donne 

(30) 


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Autour  de  l'Afghanistan. 


PI.  12,  p.  30. 


LA  CITÉ  DES  TREMBLEMENTS  DE  TERRE 

une  couleur  de  vérité  à  la  parole  de  l'Écriture  :  «  La 
foi  déplace  les  montagnes?  » 

A  Zafir-Abab  trois  goulams^  de  la  douane  nous 
attendent.  Dès  qu'apparaît  la  voiture  ils  se  mettent  en 
selle  etj  caracolant  à  nos  côtés  dans  une  sorte  de  fan- 
tasia, ils  forment  à  notre  modeste  équipage  une  brillante 
escorte,  avec  leurs  chevaux  vifs  et  ardents  dont  les 
harnais  plaqués  d'argent  étincellent  au  soleil.  Vers 
midi,  au  fond  de  la  plaine  grise,  l'oasis  de  Koutchan 
apparaît  tout  à  coup...  Une  longue  ligne  d'arbres.  Pas 
de  mosquées,  peu  de  caravansérails  à  étage;  la  ville  est 
rasée  comme  un  pont  de  navire  après  la  tempête.  C'est 
le  pays  des  tremblements  de  terre. 

Aux  portes  de  la  cité  un  terrain  argileux  nous 
arrête.  Une  voiture  qui  précédait  la  nôtre  s'y  trouve 
enlizée  et  barre  le  chemin;  alentour  un  gros  Persan 
s'agite  au  milieu  de  huit  ou  dix  femmes.  Il  glousse 
d'effroi  en  nous  apercevant,  et  comme  un  vieux  coq 
jaloux  emmène  ses  poules  qu'il  fait  tenir  en  rond, 
assises  dans  la  boue,  à  cent  mètres  de  nos  moustaches 
étrangères.  Puis  il  revient  porter  aide  à  son  cocher. 
Le  sauvetage  est  compliqué,  mais  le  temps  presse  : 
je  fais  appel  aux  goulams  qui  rapidement  amènent  à 
notre  secours  une  dizaine  d'indigènes.  Ceux-ci  ont  vite 
fait  de  nous  ouvrir  un  passage  à  côté  de  la  route  et 
l'on  repart,  laissant  piétiner  dans  la  fange  le  vieux  coq 
remuant  et  ses  poules  indifférentes. 

Accueil  des  plus  cordiaux  chez  M.   Spinella,   le 

I.   Cavaliers  irreguliers. 

(30 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

directeur  des  douanes,  dont  la  femme  est  Française. 
Nous  voici  dans  sa  compagnie,  roulant  en  voiture  vers 
le  vieux  Koutchan,  situé  à  12  kilomètres.  Partout  des 
ruines,  vestiges  navrants  d'une  ville  importante  qui, 
depuis  des  siècles,  a  subi  l'effroyable  secousse  de 
tremblements  de  terre  successifs.  En  l'espace  de  qua- 
rante ans,  trois  cataclysmes  analogues  ont  ébranlé 
Koutchan  par  ses  bases.  Le  premier,  en  1852,  coucha 
les  murailles  et  ouvrit  deux  mille  tombes  dans  le  sol 
crevassé.  En  1871,  nouvel  effondrement;  les  habitants 
relèvent  les  murs,  invoquent  Allah  et  reprennent  cou- 
rage. Vingt-deux  ans  d'accalmie  leur  ont  donné  con- 
fiance, ils  se  croient  épargnés;  la  cité  est  florissante, 
active,  joyeuse.  Soudain,  le  17  novembre  1893,  le  ciel 
s'obscurcit,  la  foudre  éclate,  la  terre  se  soulève,  puis 
dans  un  chaos  indescriptible,  la  ville  est  engloutie 
comme  par  une  vague  monstrueuse,  et  lorsque  les 
malheureux  indigènes  se  comptent  après  le  désastre,  la 
population  de  vingt  mille  habitants  est  diminuée  de 
moitié.  Ceux  qui  restent  ne  désespèrent  cependant  pas 
encore,  ils  se  resserrent  dans  le  dernier  coin  habitable. 
Deux  ans  après  une  quatrième  secousse  achève  leur 
ruine...  Convaincus  désormais  que  Koutchan  était  voué 
à  une  destruction  inévitable  et  qu'Allah  en  chassait  ses 
fidèles,  les  survivants  abandonnèrent  pour  toujours  la 
cité  maudite  et  s'en  furent  créer  une  ville  nouvelle  à 
10  kilomètres  plus  à  l'est. 

Nous  visitons  les  débris  de  cette   immense  nécro- 
pole. Quelques  isolés  vivent  encore  là,   profitant  de 

(-32) 


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A'itour  de  l'Afghnuistnn. 


PI.  13,  p.'i^e  32 


UN  CONCERT  A  KOUTCHAN 

l'avantage  qui  leur  est  accordé  de  ne  pas  payer  d'im- 
pôts. Ils  se  sont  armés  contre  les  tremblements  de  terre 
en  construisant  des  huttes  en  torchis  dont  la  charpente 
est  faite  de  longues  branches  de  peuplier  qui  s'entre- 
croisent dans  le  haut  et  dépassent  le  faîte.  Autour  des 
ruines  —  seule  apparence  de  vie  au  milieu  de  cette 
mort  —  croissent  et  prospèrent  de  magnifiques  vigno- 
bles qui  sont  la  richesse  du  pays. 

Nous  sommes  accompagnés  au  retour  par  des  nuées 
de  pigeons  sauvages,  dont  les  plumes  changeantes 
prennent  tout  l'éclat  d'un  clair  soleil  couchant... 

Le  soir,  dans  la  confortable  demeure  de  nos  hôtes, 
j'ai  la  bonne  fortune,  qui  ne  m'avait  pas  été  encore 
donnée,  d'entendre  le  fameux  ténor  Caniso.  Malheu- 
reusement ce  n'est  que  dans  le  phonographe.  Et  tandis 
que  le  docile  appareil  nous  soupire  un  solo  de  violon  de 
Kûbelick  ou  une  romance  de  Puccini,  j'admire  un 
superbe  chat  blanc  qui  ronronne  doucement  entre  les 
pattts  d'un  tigre  —  son  grand  oncle  —  tué  vers 
Boudjnourd,  au  pied  des  montagnes,  et  dont  l'admi- 
rable peau  hospitalière  sert  de  nid  préféré  à  ce  diminutif 
du  roi  des  jungles. 

Au  matin  du  1 7  mai  nous  voici  de  nouveau  en  route 
par  un  mauvais  chemin  qui  grimpe  sur  un  large  plateau 
et  descend  ensuite  rapidement  dans  une  vallée  des 
plus  riantes.  Après  le  gros  village  d'Imam-Gouli,  on 
passe  entre  deux  falaises  granitiques,  et  laissant  à  droite 
un  hameau  dont  les  cubes  de  pierre  s'accrochent  au 
flanc  du  rocher,  on  arrive  au  caravansérail  tout   neuf 

(33) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

d'Ali-Abad.  Le  colonel  Ali,  propriétaire  de  cette 
auberge  et  des  terrains  avoisinants,  est  venu  s'installer 
là  avec  sa  famille  dans  l'espoir  d'y  créer  une  colonie. 
Mais  il  n'a  pas  été  suivi  :  l'habitant  fait  défaut,  l'hôtel 
reste  désert,  et  nous  apercevons  le  brave  homme,  mé- 
lancoliquement assis  sur  le  bord  du  chemin,  qui  semble 
guetter  l'improbable  voyageur.  Il  nous  regarde  d'un 
œil  curieux  et  stupéfait. 

La  nuit  venue,  pendant  que  nous  nous  remettons 
des  fatigues  de  la  route,  des  nuées  de  grenouilles 
compatissantes  éveillent  les  échos  du  jardin  solitaire  et 
je  m'endors,  me  figurant  cette  petite  oasis  peuplée  de 
couples  heureux  pour  la  plus  grande  satisfaction  de  son 
colonel.  Mais  mon  sommeil  est  fréquemment  troublé 
par  le  passage  des  caravanes,  et  ce  qui  à  tout  instant 
frappe  mon  oreille,  c'est  le  tintement  répété  des  boîtes 
en  fer-blanc  suspendues  au  col  des  chameaux,  et  dans 
lesquelles  un  os  de  mouton,  en  choquant  les  parois  au 
pas  r3^thmé  des  bêtes,  fait  comme  un  bruit  lointain  de 
joyeux  carillon. 

i8  mai.  —  Nous  pénétrons  par  un  défilé  très  étroit 
dans  le  massif  montagneux  qui  sépare  le  Turkestan  de 
la  Perse  et  où  l' Atrek  prend  sa  source.  De  vieux  ponts 
persans  en  ruines  et  tout  à  coup,  dans  une  éclaircie,  un 
tableau  singulier  :  sur  une  prairie  émaillée  de  fleurs, 
des  pèlerins  tout  nus  se  sèchent  au  soleil.  Les  uns 
recousent  leurs  vêtements  déchirés,  d'autres  essaient 
de  chasser  la  vermine  en  passant  à  la  fumée  d'un  feu 
de  bois  vert  leurs  chemises  en  loques... 

(34) 


Autour  de  l'Afghanisiau. 


PI.  14,  page  3-1. 


LA  DOUANE  RUSSE 

On  traverse  Dourb-Adam,  Darband,  Dach-Arazé, 
où  des  femmes  vêtues  de  rouge  et  portant  des  sequins 
autour  de  la  tête  cuisent  le  pain,  affairées  près  des 
fours,  tout  en  bavardant  comme  des  pies  d'Europe. 
Puis  la  route  grimpe,  bordée  par  endroits  de  thuyas 
rabougris,  et  d'innombrables  alouettes,  que  poursuivent 
des  mulots,  se  lèvent  avec  un  petit  cri  eifrayé  vers  le 
ciel  de  plus  en  plus  noir  où  tourbillonne  un  couple  de 
faucons...  Enfin,  après  une  longue  montée  et  le  passage 
d'un  col,  on  débouche  devant  la  douane  persane,  au 
petit  village  de  Badchguiran.  Les  trois  ou  quatre  verstes 
qui  nous  séparent  de  la  frontière  sont  rapidement  fran- 
chies, et  nous  nous  trouvons  très  vite,  après  la  ligne  de 
partage  des  eaux,  devant  Gaoudan,  le  poste  de  douane 
russe,  où  des  officiers  examinent  aimablement  nos 
bagages. 

Il  s'agit  de  découvrir  un  gîte  pour  la  nuit.  De  braves 
Malakans'  qui  dormaient  déjà  dans  la  chambre  d'une 
vague  auberge,  sont  priés  de  nous  céder  la  place  et 
ils  déménagent  aussitôt  avec  la  meilleure  grâce  du 
monde... 

De  Gaoudan,  la  route  maintenant  excellente  des- 
cend par  des  lacets  nombreux  et  rapides  au  flanc  de  la 
montagne,  jusqu'à  la  grande  ville  militaire  d'Askha- 
bad. 

Après  une  halte  de  deux  jours,   occupée  par  des 

I.  Sorte  de  tribu  en  marge  de  la  natiou  russe.  Les  Malakans  ne  se  nourrissent 
que  de  lait  et  de  leg-uraes.  Relég-ues  sur  la  frontière  du  Turkestan  par  le  Gouverne- 
ment, à  cause  de  leur  hérésie,  ils  y  ont  formé  de  petites  colonies  et  sont  tous,  sans 
exception,  conducteurs  de  chariots. 

(35) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

visites  et  des  formalités  douanières,  nous  voici  le 
21  mai  en  route  pour  Andijan,  le  terminus  du  chemin 
de  fer  transcaspien. 

La  voie  ferrée  qui  traverse  des  déserts  de  sable 
conduit  le  voyageur  vers  de  merveilleuses  oasis,  vers 
l'enchantement  de  la  magie  orientale.  On  récrirait  tous 
les  contes  des  Mille  et  une  Nuits  rien  qu'à  rappeler 
les  visions  éblouissantes  de  Merv,  aux  antiques 
murailles  ;  de  Bokhara,  aux  bazars  grouillants  et  colo- 
rés ;  de  Samarkand,  la  cité  sainte,  toute  bleue  dans  le 
ciel  d'un  azur  éclatant;  de  Tachkent,  la  capitale  du  Tur- 
kestan  russe  ;  de  Kokand,  la  ville  d'or,  aux  cuivres 
étincelants,  aux  soies  multicolores,  que  domine  de  ses 
minarets  le  palais  des  anciens  Emirs... 

Des  écrivains  de  tous  pays,  des  poètes  certes  ont 
essayé  d'habiller  les  mots  et  les  phrases  de  toute  la 
parure  des  épithètes  les  plus  claironnantes  ;  ils  ont  pris 
la  plus  riche  palette  pour  peindre  le  rêve  et  l'invrai- 
semblable, ils  ne  sont  arrivés,  quelque  délicat  que  fût 
leur  toucher,  qu'à  ternir,  en  effleurant  leur  velours,  ces 
papillons  fulgurants  et  uniques  épingles  dans  la  soli- 
tude des  sables.  Je  ne  me  laisserai  donc  pas  tenter  par 
l'attrait  de  descriptions  cent  fois  faites  et  de  paysages 
si  souvent  esquissés.  Nous  sommes  d'ailleurs  anxieux 
de  gagner  Osch,  au  pied  du  Pamir,  afin  de  quitter  les 
contrées  civilisées  avant  le  i^'  juillet  et  de  pouvoir 
ainsi  traverser  les  hauts  plateaux  au  moment  le  plus 
chaud  de  l'année.  Nos  arrêts  en  cours  de  route  n'ont  de 
véritable  intérêt  que  pour  nous.  Le  seul  qu'il  soit  utile 

(36) 


Aiuour  de  l'Afghanistan. 


l'I.  là,  page  iti. 


ABBAS  NOUS  QUITTE 

de  signaler  est  celui  fait  à  Marghilan,  où  nous  descen- 
dons de  wagon  le  12  juin,  pour  y  passer  huit  jours  à 
préparer  l'organisation  de  notre  caravane  qui  sera 
complétée  à  Osch. 

C'est  là  que  vint  nous  rejoindre  M.  Zabieha,  un 
agent  de  la  maison  Révillon  de  Paris,  Français  d'ori- 
gine polonaise  qui,  à  Bokhara,  s'était  aimablement 
offert  à  m'accompagner  dans  mon  expédition.  Nerveux, 
actif,  intelligent,  il  m'avait  plu  tout  de  suite.  Sa  con- 
naissance parfaite  de  la  langue  russe  et  ses  qualités 
d'endurance  et  de  bonne  humeur  en  firent  vite  un  pré- 
cieux compagnon  de  route. 

Avec  lui  je  m'occupai  immédiatement  de  compléter 
les  approvisionnements  de  conserves,  dont  une  grande 
partie  avait  été  achetée  à  Tachkent,et  de  rechercher  un 
domestique  interprète  qui  pût  remplacer  Abbas.  Il  eût 
été  en  effet,  inutilement  cruel  et  dangereux  d'emmener 
plus  loin  ce  bon  vieillard  qui  ne  connaissait  ni  le  russe 
ni  le  kirghize  et  qui,  surtout,  risquait  de  finir  ses  jours 
dans  les  rochers  du  Pamir  ou  du  Karakoroum.  Notre 
premier  soin  fut  donc  de  le  remercier  de  ses  services  et 
de  l'installer  confortablement  dans  le  train  qui  allait  le 
ramener  près  de  ses  petits-enfants.  Son  remplaçant 
n'était  pas  facile  à  trouver.  Grâce  au  chef-adjoint  de  la 
police,  nous  fûmes  dotés  d'un  interprète,  à  la  fois  cui- 
sinier et  valet  de  chambre,  un  Sarte  nommé  Iskandar 
sachant  tout  faire  et  faisant  tout  gaiement.  Qu'on 
s'imagine  un  grand  et  fort  gaillard  au  teint  bronzé, 
dont  le  large  sourire  se  faisait  jour  à  travers  une  barbe 

(37) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

noire  taillée  en  pointe.  Très  bavard,  parlant  d'ailleurs 
toutes  les  langues  de  l'Asie  centrale  et  un  peu  le 
russe,  il  fut  l'âme  véritable  de  notre  caravane. 

Restait  à  nous  procurer  l'argent  nécessaire  pour 
aller  jusqu'au  Kachmir,  ce  qui  fut  fait  à  la  Banque 
russo-chinoise...  et  le  20  juin  nous  parvenions  à  Andi- 
jan,  terminus  de  la  voie  ferrée'. 

Le  lendemain,  dès  l'aube,  on  reprend  la  vie  en 
patache,  un  grand  phaéton  à  quatre  chevaux  du  modèle 
de  celui  qui  nous  mena  de  Mesched  à  Askhabad.  Il  fait 
un  temps  merveilleux,  le  soleil  colore  d'une  lumière 
rosée  les  cimes  neigeuses  de  l'Alaï,  et  c'est  avec  une 
joie  mêlée  de  quelque  émotion  que  je  vois  enfin  se 
dresser  devant  moi  la  fantastique  muraille  rocheuse  der- 
rière laquelle  se  cache  ce  «toit  du  monde/,  un  peu 
mystérieux.  Que  nous  réserve  l'inconnu  de  ces  soli- 
tudes ?  Pourrons-nous  y  atteindre  jamais?...  Demain 
nous  le  dira. 

A  moins  d'une  lieue  d'Andijan  commence  un  désert 
de  ÏO  kilomètres  environ,  vaste  plaine  rôtie  par  le 
soleil,  sans  herbe  et  sans  abri.  Par  bonheur,  c'est 
jour  de  marché  et  le  désert  prend  de  l'animation  avec 
ses  innombrables  cavaliers  kirghizes,  coiffés  du  cha- 
peau pointu,  qui  se  rendent  à  la  ville  par  petits  groupes 
et  dont  quelques-uns  portent,  en  travers  de  la  selle, 
une  longue  perche  aux  extrémités  de  laquelle  pendent 


1.  On  va  d'Andijan  à  Osch  en  voiture.  La  distance  est  de  46  verstes  et  il  y 
a  un  relais  à  mi-chemin  à  Khodjabad.  La  poste  se  charge  du  transport  des  voya- 
geurs. 

(38) 


Autour  de  l' Afghanistan. 


PI.  16,  iKige  38. 


NOTRE  PLAN  DE  CAMPAGNE 

des  sacs  remplis  de  cocons.  Puis  voici  tout  à  coup 
la  surprise  verdoyante  et  claire  d'une  délicieuse  oasis. 
De  tous  côtés  des  champs  de  coton,  des  peupliers,  de 
gras  pâturages.  C'est  un  des  coins  charmants  de  la 
haute  vallée  du  Syr-Daria  que  Reclus,  dans  V Homme 
et  la  Terre,  a  si  justement  appelée  «  la  Lombardie 
asiatique  ». 

Nous  sommes  de  bonne  heure  à  Osch  —  petite 
ville  enfouie  dans  la  verdure  au  pied  des  monts  Alaï 
—  et  sitôt  débarqués,  nous  allons  saluer  le  colonel 
Riabkoff,  commandant  du  iC"  bataillon  de  chasseurs, 
qui  nous  emmène  dans  sa  troïka  chez  le  chef  du  district, 
le  lieutenant-colonel  Alexeicff.  Tous  deux,  avec  une 
bonne  grâce  charmante,  se  mettent  à  notre  entière  dis- 
position pour  nous  faciliter  les  préparatifs  de  départ  et 
nous  procurer  les  renseignements  indispensables. 

Après  plusieurs  conférences  avec  les  officiers  qui 
avaient  déjà  parcouru  le  Pamir,  j'arrêtai  définitivement 
la  route  à  suivre. 

Mon  plan  était  de  gagner  le  Pamirski-post  par  les 
cols  du  Taldik,  du  Kizil-Art  et  d'Ak-Baïtal,  puis  de 
remonter  la  rivière  Ak-Sou,  de  franchir  le  col  du  Beïk 
et  d'atteindre  ainsi  les  sources  du  Sarikol.  Arrivé  là,  je 
comptais  passer  le  col  d'Ili-Sou  et  rejoindre  le  chemin 
de  Yarkand  au  Karakoroum,  au  point  marqué  Ak-Tagh 
sur  les  cartes,  en  suivant  la  haute  vallée  du  Raskem- 
Daria.  D'Ak-Tagh  nous  gagnerions  Leh,  dans  le  petit 
Tibet,  par  la  route  des  caravanes. 

Il  m'était  en  effet  interdit  de  pénétrer  aux  Indes 

(39) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

par  les  passes  qui  descendent  sur  Tchitral  ou  sur 
Hunza,  car  le  gouvernement  de  Calcutta  ne  s'était 
décidé  à  m'ouvrir  que  la  voie  difficile  et  peu  directe 
du  Karakoroum.  Dans  les  Pamirs,  au  contraire,  j'avais 
pleine  liberté  d'action  :  le  général  Soubotitch  gouver- 
neur général  du  Turkestan,  dont  j'avais  reçu  à  Tach- 
kent  l'accueil  le  plus  bienveillant,  avait  bien  voulu  me 
donner  carte  blanche  pour  ma  traversée  des  territoires 
russes. 

Restait  à  déballer  le  matériel  de  campement  et  les 
armes,  à  compléter  les  approvisionnements,  à  trouver 
des  hommes  sûrs  et  des  chevaux  solides,  bref  à  orga- 
niser la  caravane  qui  dans  mon  esprit  devait  me  con- 
duire jusqu'aux  Indes. 

Ces  minutieuses  et  délicates  opérations,  ces  impor- 
tants préparatifs,  me  furent  grandement  facilités  par  les 
autorités  russes  qui  se  montrèrent,  à  notre  égard, 
d'une  cordialité  et  d'une  obligeance  que  je  ne  saurais 
oublier.  Grâce  à  la  bonne  volonté  et  au  concours  pré- 
cieux de  chacun,  la  caravane  put  être  prête  à  se  mettre 
en  route  le  26  juin,  et  le  lendemain  nous  prenions  congé 
de  nos  hôtes,  disant  adieu  pour  de  longs  mois  aux 
régions  du  monde  civilisé. 

2^  juin.  —  Dans  la  cour  de  la  caserne,  dont  un 
pavillon  nous  avait  été  réservé  pour  la  mise  en  ordre 
de  notre  bagage,  c'est  dès  le  matin  l'agitation  criarde 
des  caravaniers  qui  s'interpellent  et  se  bousculent  au 
milieu  des  ballots  épars,  tandis  que  piaffent  et 
s'ébrouent  les  vingt   chevaux  de   la  caravane.    Nous 

(40) 


TOMHKM-     \    KdKAND. 


•^ 


T 


KOKAND.    PALAIS    DES    ANCIKNS   ÉMIRS. 


Autour  ûe  l'Afghanistan. 


Pi.  17,  page  4U. 


PREMIÈRE  JOURNÉE  DE  CARAVANE 

arrivons  au  milieu  de  cet  effarement  général  ;  il  est 
impossible  de  se  faire  entendre.  Les  chargements  sont 
dix  fois  faits  et  refaits  sous  l'œil  paisible  et  autoritaire 
du  caravanbasch  avec  qui  nous  avons  traité,  et  qui 
est  là  pour  s'assurer  de  la  bonne  organisation  du 
départ. 

Peu  à  peu  pourtant  le  calme  s'établit  avec  l'ordre, 
les  clameurs  cessent,  tout  est  prêt  :  nous  prévoyons 
que  nous  allons  partir...  Le  colonel  Alexeieff  vient 
nous  serrer  la  main  une  dernière  fois  et  nous  nous 
mettons  en  route  vers  Goultcha,  à  travers  les  bazars 
de  la  ville  indierène. 

Le  chemin,  peu  pittoresque,  remonte  une  large 
vallée  caillouteuse  ;  çà  et  là  seulement  quelques 
maigres  bosquets.  A  trois  heures  et  demie  nous 
arrivons  à  l'entrée  du  village  de  Kadourkoul.  Des  Kir- 
ghizes,  à  la  longue  barbe,  sont  rangés  en  bataille 
devant  une  magnifique  yourte^  qui  nous  est  destinée, 
et  se  prosternent  la  main  sur  le  cœur.  Le  site  est  admi- 
rablement choisi  à  côté  d'un  petit  étang  bordé  de 
saules. 

Nos  caisses  sont  descendues  et  rangées.  L^n  vieux 
Kirghize,  suivant  l'usage  du  pays,  nous  présente  un 
mouton  que  nous  devons  accepter  avant  qu'il  se 
décide  à  l'occire.  En  quelques  secondes  et  sans 
un  cri  l'animal  est  proprement  égorgé,  et  il  nous 
revient  en  morceaux  dans  la  grande  marmite  au  pilaw. 
Un  autre  indigène  apporte  au  galop  et  dépose  à  nos 

I.  Hutte  kirghize  en  bois  treillage  recouvert  de  larges  bandes  de  feutre. 

(41) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

pieds  une  outre  pleine  de  koumis^  dont  nous  nous 
délectons. 

Dans  la  yourte,  après  dîner,  c'est  soudainement  une 
invasion  de  grenouilles  que  la  curiosité  sans  doute  a 
chassées  de  l'étang  et  qui  viennent  effrontément  nous 
regarder  dormir.  Zabieha  leur  donne  vigoureusement 
la  chasse  et  elles  s'en  retournent  à  petits  sauts,  peu 
flattées  de  notre  accueil. 

Notre  première  nuit  de  vie  nomade  se  passe  le 
mieux  du  monde...  C'est  le  reflet  du  jour  sur  le  crâne 
d'Iskandar  qui  me  réveille!  Préparatifs  assez  lents, 
adieux  aux  Kirghizes,  et  en  route.  Nous  suivons  le  lit 
d'une  rivière,  entre  deux  falaises  à  pic  dans  lesquelles 
nichent  des  couples  piailleurs  de  moineaux!...  La 
vallée  est  elle-même  assez  encaissée  et  serpente  entre 
de  hautes  montagnes  aux  flancs  arrondis  et  couverts  de 
pâturages.  On  passe  auprès  du  refuge  de  Langar  — 
deux  maisons  et  trois  arbres  —  et  toujours  en  remon- 
tant la  rivière,  on  arrive  à  Sout-Boulak^  devant  trois  ou 
quatre  yourtes  qui  se  dressent  isolées  dans  la  plaine. 
La  faim  nous  oblige  à  camper. 

Pendant  l'installation,  nous  voyons  défiler  une 
famille  kirghize  qui  se  rend  dans  l'Alaï.  En  tête, 
marche  un  peloton  compact  formé  de  tous  les  êtres  à 
protéger  :  les  femmes  avec  les  enfants,  les  juments 
avec  leurs  poulains  et  les  chamelles  avec  leurs  cha- 
melons.  Assez  loin  derrière,  suit  le  groupe  des  hommes 


1.  Lait  de  jument  fermenté. 

2.  I  900  mètres  d'altitude. 


■(42) 


Autour  de  1  Afghanistnu. 


PI.  18,  page  42. 


LE  POSTE  DE  GOULTCHA 

qui  chassent  devant  eux,  avec  l'aide  de  gros  chiens  au 
poil  fauve,  la  multitude  aifolée  des  bœufs  et  des  che- 
vaux . 

Le  ciel,  au  coucher  du  soleil,  est  couleur  d'opale 
rose,  mais  le  beau  temps  ne  dure  pas  et  nous  sommes 
réveillés  dans  notre  premier  sommeil  par  un  violent 
orage  qui  rappelle  ceux  du  Khorassan. 

Nous  sommes  en  route  le  lendemain  de  bonne 
heure.  Le  chemin  passe  le  col  de  Tchigirtik  où  nous 
atteignons  la  hauteur  de  2  400  mètres.  Un  peu  plus 
loin  notre  petite  caravane  dépasse  la  tribu  kirghize; 
Iskandar,  qui  a  causé  avec  le  vieux  chef,  m'apprend 
qu'elle  vient  du  village  d'Aravang,  à  l'ouest  d'Osch. 

La  descente  vers  Goultcha  se  fait  à  travers  des 
gorges  sauvages  et  le  passage  du  gué  n'est  pas  com- 
mode. Nous  avons  de  l'eau  jusqu'à  la  ceinture;  quant 
aux  chevaux,  ils  pataugent  stoïquement,  poussés  à  la 
croupe  par  les  caravaniers.  On  sort  pourtant  sans  accroc 
de  ce  mauvais  pas  et  l'on  va  camper  sous  de  grands 
peupHers,  non  loin  du  poste  des  cosaques,  dernière 
garnison  russe  à  l'entrée  des  Pamirs. 

Zabieha  et  Enselme  tirent  quelques  pigeons,  après 
quoi  nous  allons  saluer  le  commandant  du  fort  qui 
nous  prie  à  dîner  pour  le  soir  même.  Il  nous  offrira  tout 
à  l'heure,  en  guide  de  concert,  l'assourdissant  tinta- 
marre de  l'école  des  trompettes... 

^o  juin.  —  Brouillard  et  pluie.  Les  caravaniers  se 
refusent  à  sortir  de  la  tente.  Il  faut  faire  acte  d'auto- 
rité, sinon  je  suis  à  leur  merci  et  qui  sait,  dans  la  suite, 

(43) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

ce  qu'il  pourra  en  advenir.  Je  parle  fort  et  ma  foi  je 
secoue  rudement  quelques  épaules.  On  m'obéit,  les 
bêtes  sont  chargées  et  nous  partons  sous  une  pluie  bat- 
tante. 

La  route  suit  la  rive  droite  du  torrent  dans  une 
vallée  très  resserrée  aux  flancs  tantôt  rocheux,  tantôt 
gazonnés.  Partout  de  ravissantes  fleurs  des  Alpes. 
Nous  rejoignons  bientôt  la  famille  kirghize  dont  le 
vieux  chef  nous  attend,  une  outre  de  koumis  à  la  main. 
Il  me  présente  M^^^  Aï-Bala,  sa  fille,  qui  monte  fort 
bien  à  cheval.  Cette  jeune  indigène  me  regarde  avec 
une  grande  curiosité,  car  je  suis  le  premier  Européen 
qui  se  présente  à  ses  yeux.  Mais  comme  je  demande 
en  le  désignant  du  doigt  l'âge  d'un  jeune  chamelon,  son 
favori,  Aï-Bala  s'imagine  que  je  veux  acheter  le  gra- 
cieux petit  animal  et  me  tourne  le  dos  en  fondant  en 
larmes.  Un  geste  a  suffi  pour  me  ravir  son  cœur! 

On  s'arrête  à  Kizil-Kourgan,  groupe  de  cinq  ou  six 
misérables  cubes  de  pierre  construits  sur  le  bord  du 
torrent.  Près  de  nous  campent  les  Kirghizes.  Le 
tableau  est  d'un  autre  âge.  Au  milieu  d'un  étroit  vallon 
que  dominent  de  hautes  falaises  couleur  de  sang,  se 
mêle  et  s'agite  la  foule  bariolée  des  troupeaux,  des 
serviteurs  et  des  enfants  ;  les  femmes  vêtues  de  robes 
écarlates  circulent  affairées,  faisant  çà  et  là,  sur  le  vert 
délicat  des  prairies,  des  tâches  aussi  éclatantes  que  des 
coquelicots  ou  des  pivoines.  Entravés  soigneusement  à 
part,  les  chevaux  de  selle,  tout  recouverts  de  longs 
camails  bordés  de  rouge,   sont   caparaçonnés  comme 

(44) 


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Autour  de  l'Afghanistnn. 


PI.  19,  page  44. 


LES  GORGES  HANTÉES 

pour  un  tournoi,  et  devant  les  yourtes  déjà  prêtes,  les 
hommes  coiffés  de  leurs  bonnets  pointus  causent  immo- 
biles autour  des  feux  en  attendant  l'heure  de  la  prière... 

Le  lendemain,  les  caravaniers  sont  prêts  dès  l'au- 
rore. Zabieha  se  lève  en  chantant.  Il  astique  son 
fusil  et  paraît  disposé  à  vouloir  échanger  le  mouton 
traditionnel  contre  quelque  gibier,  pourtant  impro- 
bable. «  Ce  n'est  pas  encore  aujourd'hui  qu'il  parlera!  » 
dit  en  russe  Iskandar  à  notre  compagnon,  en  touchant 
du  doigt  son  arme.  D'ailleurs  il  ne  faut  pas  troubler 
ces  solitudes  où  erre,  paraît-il,  une  petite  âme  de  prin- 
cesse. Pendant  la  marche,  l'interprète  nous  conte 
qu'au  delà  des  gorges  magnifiques  que  nous  traver- 
sons, se  trouvent  à  Tigerak,  sur  un  plateau  qui 
domine  à  pic  la  rivière,  les  ruines  d'un  fort  où  vécut 
longtemps  avec  toute  sa  cour  une  jeune  et  jolie 
Chinoise,  fille  de  roi.  Des  caravaniers,  par  des  nuits 
claires,  ont  vu  l'étoile  en  diamant  de  ses  cheveux  briller 
au  sommet  de  la  forteresse... 

Pendant  qu'Iskandar  nous  charme  au  récit  de  cette 
légende,  Zabieha  fait  soudain  parler  son  arme  et 
manque  un  superbe  sougour^  qui  le  siffle  en  se  sauvant. 

La  route  coupe  plusieurs  fois  la  rivière  dont  les 
gués  à  passer  sont  profonds  et  peu  commodes.  Un 
orage  arrive  en  même  temps  que  nous  au  refuge  de 
Soufi-Kourgan%  mais  nous  trouvons  là  une  chambre 
confortable,  et  le  poêle  qui  ronfle  a  vite  fait  de  sécher 

I.  Grosse  marmotte  de  la  couleur  des  setters  irlandais, 
a.  3  040  mètres  d'altitude. 

(45) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

nos  vêtements.  Dans  la  cour  s'agite  une  foule  bariolée 
de  Kirghizes  qui  viennent  payer  l'impôt'  et  ils  hurlent 
avec  ensemble  sous  nos  fenêtres,  peu  satisfaits, 
semble-t-il,  d'avoir  à  donner  leur  argent. 

C'est  à  Soufi-Kourgan  que  viennent  se  réunir  les 
deux  grandes  routes  qui  traversent  le  Pamir  :  l'une 
venant  de  Kachgar  par  Irkechtam  et  le  Terek-Davan, 
l'autre  du  Pamirski-Post  par  le  col  du  Taldik.  Au  dire 
des  gens  du  pays,  les  caravanes  tendent  à  abandonner 
de  plus  en  plus  le  chemin  du  Terek-Davan,  souvent 
encombré  par  les  neiges,  et  se  rendent  de  Soufi-Kour- 
gan à  Irkechtam  par  le  Taldik  et  la  haute  vallée  du 
Kizil-Sou. 

2  juillet.  —  La  pluie  nous  accompagne  tout  le  long 
de  la  route.  Nous  passons  devant  le  campement  du 
vieux  Kirghize  dont  je  suis  autorisé,  aidé  de  mon 
«  block-notes  »,  à  fixer  l'image  pour  la  postérité. 
D'épais  brouill^ards  nous  cachent  les  crêtes  neigeuses 
de  l'Alaï,  mais  le  vallon  est  égayé  d'une  herbe  fraîche 
semée  d'épicéas  et  de  roches  rouges.  Un  triangle  blanc 
perce  la  brume  :  c'est  le  poste  télégraphique  de  Bous- 
saga,  où  loge  un  surveillant  chargé  d'inspecter  la  ligne 
qui  va  d'Osch  à  Irkechtam ^  Là  encore,  grâce  à  la 
précieuse  autorité  du  colonel  Alexeieff,  nous  trouvons 
deux  yourtes  préparées  à  notre  intention.  Un  noble 
vieillard  nous  en  fait  les  honneurs,  ayant  auprès  de  lui 

1.  Impôt  assez  doux  de  cinq  roubles  par  yourte. 

2.  Les  Russes  ont  fait  tous  leurs  efforts  pour  prolonger  la  ligne  télégraphique 
jusqu'à  Kachgar,  mais  ils  se  sont  jusqu'ici  heurtés  à  l'opposition  des  autorités 
chinoises. 

(46) 


MONTAGE  DE  NOS  YOURTES  PRÈS  DU  POSTE  TÉLÉGRAPHIQUE  DE  BOUSSAGA. 


COL  DU  TALDIK  (3  520  MÈTRES). 


Autour  de  l'Afghanistan. 


Pi.  20,  page  46. 


COL  DU  TALDIK 

son  fidèle  yak,  et  comme  la  brise  du  soir  souffle  déjà 
glaciale,  il  enlève  la  calotte  de  notre  petite  maison  de 
feutre  afin  de  permettre  à  Iskandar  d'allumer  un  feu 
clair  d'épicéa  qui  embaume.  De  tous  côtés  s'ouvrent 
de  profondes  vallées,  les  unes  vertes,  les  autres 
rocheuses,  et  nous  foulons  un  tapis  de  gazon  vraiment 
français,  avec  ses  touffes  épaisses  de  myosotis,  bleus, 
roses  et  blancs.  Le  baromètre  donne  2750  mètres 
d'altitude  et  dès  le  coucher  du  soleil,  le  thermomètre 
tombe  à  zéro. 

Pendant  la  nuit  la  neige  a  changé  le  tableau  :  il  fait 
ce  matin  un  froid  merveilleux  et  clair.  De  nombreux 
sougours  prennent  leurs  ébats  dans  la  vallée  toute 
blanche  où  nous  nous  engageons.  Enselme  et  Zabieha 
sautent  sur  leurs  armes  et  réussissent  à  tuer  chacun  une 
de  ces  grosses  marmottes  au  poil  fauve.  Plus  loin,  au 
pied  même  du  Taldik,  campe  une  tribu  avec  ses  yourtes 
et  ses  troupeaux.  Le  chef  nous  apporte  en  souriant  le 
kalyan  de  l'amitié,  puis  nous  reprenons  notre  marche 
ascendante  à  travers  un  terrain  schisteux,  parsemé  de 
plaques  de  neige. 

Nous  voici  maintenant  arrivés  au  col^  le  premier 
d'une  longue  série  sans  doute...  L'altitude  n'est  que 
de  3520  mètres,  mais  les  rafales  qui  balayent  la  passe 
nous  obHgent  à  endosser  bien  vite  les  peaux  de  mouton. 

Après  une  courte  halte,  on  reprend  la  route'  dont 


I.  Une  pancarte  placée  au  col  même  rappelle  que  cette  route  a  été  construite  en 
1893  par  le  colonel  Gromtchewaky,  dont  j'avais  reçu  jadis  un  accueil  des  plu» 
aimables  à  Port-Arthur. 

(47) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

il  ne  reste  plus  guère  de  traces,  et  la  caravane  dégrin- 
gole une  pente  rapide  qui  mène  au  col  de  Khatin-Art. 
Ensuite  c'est  une  descente  facile  à  travers  des  prairies 
couvertes  d'edelweiss  et  de  myosotis,  jusqu'au  point 
appelé  Sari-Tasch  où  bifurquent  les  deux  chemins  qui 
vont  l'un  vers  le  Pamir  et  l'autre  vers  Kachgar.  Autour 
de  nous  pas  une  habitation,  pas  même  de  yourte;  rien 
de  vivant  nulle  part.  La  dépression  atmosphérique  se 
fait  sentir  beaucoup  plus  pénible  qu'au  Taldik  et  le 
moindre  mouvement  nous  essouffle.  L'air,  disent  les 
Kirghizes,  est  en  effet  plus  lourd  ici  que  sur  certains 
sommets. 

Au  réveil,  les  nuages  se  sont  dissipés  et  devant 
nous  la  chaîne  du  Transalaï  toute  blanche  apparaît  dans 
son  imposante  majesté  depuis  le  Kaufmann  (7870  m.) 
jusqu'au  Maltabar.  On  aperçoit  au  premier  plan  les 
immenses  pâturages  de  la  vallée  du  Kizil-Sou,  où  les 
Kirghizes  du  Ferganah  viennent  s'installer  avec  tous 
leurs  troupeaux  pendant  les  deux  mois  de  la  belle 
saison.  Et  pourtant,  j'ai  beau  fouiller  la  plaine  avec  ma 
lorgnette,  il  m'est  impossible  de  découvrir  une  yourte 
dans  l'immensité  verte.  Iskandar  me  donne  l'explication 
de  ce  phénomène  et  me  rappelle  que  les  Kirghizes 
sont  d'une  habileté  toute  particulière  à  profiter  des 
moindres  ondulations  de  terrain  pour  dissimuler  leur 
campement. 

La  rivière  que  nous  traversons  peu  après  est  en 
ce  moment  un  simple  filet  d'eau  claire  qui  coule  sur 
un  fin  gravier;  mais  la  largeur  de  son  lit  nous  donne 

{48) 


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'^ry-K 


i^ÊÊÊÊÊÊ^ 


NOTRE    CARAVANE   AUPRÈS    DU    REFUGE    DE    BOR-TEPPÉ,    DANS   LA    TRANSALAÏ. 


AÏ-BALA    ET    SON    FIDELE    CHAMEAU. 


Autour  de  l'Afijhanistan. 


PI.  21,  page  4S. 


VISION  SINISTRE  DES  PAMIRS 

à  penser  qu'au  moment  de  la  fonte  des  neiges,  elle 
constitue  un  obstacle  des  plus  sérieux.  Nous  campons, 
ce  jour-là,  au  pied  même  des  contreforts  du  Transalaï, 
au  refuge  de  Bor-Teppé. 

Dans  l'une  des  chambres  de  notre  logis  Iskandar 
découvre  un  lot  de  cornes  superbes  d^ovis  polii^  et 
à^bex.  Tout  cela  vient  des  environs  du  lac  Kara-Koul, 
et  l'âme  chasseresse  de  Zabieha  frémit  d'aise.  Nous 
passons  du  reste  une  nuit  fort  agitée  à  la  poursuite 
de  mouflons  fantastiques;  c'est  à  n'en  pas  douter  la 
dépression  atmosphérique  qui  nous  vaut  ces  cauche- 
mars. 

Le  lendemain,  vers  midi,  nous  sommes  au  col  du 
Kizil-Art,  marqué  par  deux  mazars^  ornés  de  queues 
de  yak  et  de  cornes  d'ibex  :  le  baromètre  indique 
4180  mètres. 

Voici  terminée  la  première  étape  de  notre  caravane. 
Nous  avons  traversé  sans  encombre  les  chaînes  paral- 
lèles de  l'Alaï  et  du  Transalaï.  De  claires  vallées 
fleuries,  de  vastes  étendues  herbeuses  animées  par  la 
vie  paisible  des  Kirghizes  ont  reposé  notre  œil  après 
le  fatigant  passage  des  cols  et  tout  à  coup,  presque  sans 
transition,  l'entrée  sinistre  des  Pamirs  apparaît. 

Nous  cessons  de  parler  et  debout,  à  l'abri  de  nos 
chevaux  dont  la  crinière  est  secouée  et  qui  halètent 
douloureusement,  nous  ne  pouvons  détacher  nos  yeux 

1.  Sorte  de  mouflon  qui  ne  vit  que  dans  le  massif  de  l'Asie  centrale  aux  altitudes 
supérieures  à  5000  mètres. 

2.  Le  mazar  est  un  amas  de  pierres  qui  recouvre  g-énéralement  le  corps  d'un 
saint  vénéré  par  les  Kirghizes. 

(49) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

brûlés  du  spectacle  qui  frappe  nos  regards.  Devant 
nous,  la  solitude  morne  et  froide.  La  terre  est  nue,  le 
ciel  vide.  Un  vent  continu,  qui  siffle  lugubrement, 
balaye  tout  sur  son  passage  et  soulève  en  colonnes 
aveuglantes  un  sable  rude  qui  obscurcit  l'horizon.  Rien 
n'existe,  rien  ne  vit.  C'est  l'antre  de  la  désolation  oiî 
l'air  lourd  écrase  la  poitrine,  où  la  bise  glaciale  qui 
vous  frappe  au  visage  semble  vous  repousser  comme 
pour  dire  :  «  Tu  n'iras  pas  plus  loin  !  »  Pourtant  il  faut 
passer,  lutter  corps  à  corps  avec  la  tourmente,  braver 
la  poussière,  le  froid,  le  manque  d'eau.  Minute  longue 
et  silencieuse,  dont  l'étreinte  de  mains  fermes  et  con- 
fiantes a  vite  fait  de  chasser  l'angoisse.  Au  fond  de 
cette  plaine  aride  et  solitaire,  c'est  le  grand  lac  de 
Kara-Koul  dominé  par  les  glaciers  aux  neiges  éter- 
nelles. Du  doigt  je  montre  sur  la  carte  à  mes  compa- 
gnons le  point  que  nous  devons  atteindre,  et  comme 
on  franchirait  la  porte  de  l'enfer,  nous  marchons  vers 
la  vie  à  travers  ce  désert  de  la  mort. 


CHAPITRE    m 

DU  TRANSALAÏ  A  LA  FRONTIÈRE 

CHINOISE 

Le  grand  Kara-Koul.  ||  Torta-Sin  et  son  chien.  ||  A  la  poursuite 
DES  iBEX.  Il  Col  d'Ak-Baital.  ||  Kornei-Tartik.  ||  La  Pierre-Lampe. 
Il  Campement  au  bord  du  Roung-Koul.  ||  Ahmed  vole  un  cheval.  |I 
Scènes  de  la  vie  des  Kirghizes.  ||  Arrivée  au  Pamirski-Post.  ||  La 
vallée  DE  l'Ak-Sou.  Il  Course  A  LA  CHÈVRE.  ||  En  vue  de  la  frontière 

chinoise. 

@         ®        ® 

LA  descente  du  col  du  Kizil-Art  s'est  effectuée 
silencieusement  sous  la  bise  folle  qui  nous  trans- 
perce et  nous  glace.  En  moins  d'une  heure  nous 
sommes  arrivés  dans  la  plaine,  vaste  étendue  grise 
qu'on  aperçoit  ou  qu'on  devine  plutôt,  par  instants,  à 
travers  un  épais  brouillard  de  sable.  Les  rafales  suc- 
cèdent aux  rafales  et  c'est  à  peine  si  j'arrive  à  me  faire 
entendre  des  caravaniers  auxquels  je  donne  ordre 
d'établir  le  camp  sur  l'emplacement  d'un  refuge  cons- 
truit jadis  ici  par  les  Russes.  Il  reste  encore  de  cette 
construction  provisoire  quelques  mottes  de  gazon  qui 
vont  nous  être  précieuses   pour  maintenir  au  sol  la 

(51) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

toile  de  nos  tentes  et  empêcher  qu'elle  ne  soit  enlevée 
par  le  vent  qui  balaye  tout  sans  merci. 

Le  baromètre  indique  3980  mètres.  Aucun  de  nous 
n'éprouve  le  mal  des  montagnes,  mais  nous  sommes 
essoufflés  au  moindre  effort,  et  nos  visages  affreuse- 
ment brûlés  par  le  soleil  commencent  à  changer  de 
peau.  Sur  le  sol  blanchissent  çà  et  là  de  beaux  sque- 
lettes à'ovis  polii  dont  la  mort  naturelle,  assez  fréquente 
en  ces  parages,  m'est  expliquée  par  Iskandar.  Quand 
ce  grand  mouflon  des  Pamirs  arrive  à  un  âge  avancé, 
ses  cornes  prennent,  paraît-il,  un  tel  développement 
qu'un  jour  vient  où  elles  empêchent  le  pauvre  animal 
d'atteindre  avec  ses  lèvres  les  herbes  courtes  et  rares 
qui  germent  dans  ces  solitudes,  si  bien  que  lassé 
d'efforts  inutiles  il  finit  par  mourir  de  faim  ' . 

Le  thermomètre  n'est  pas  descendu  pendant  la  nuit 
au-dessous  de  —  4^  et  nous  avons  la  joie  au  réveil  de 
constater  que  le  ciel  est  pur  et  que  la  tourmente  s'est 
apaisée.  C'est  donc  plus  confiants  que  nous  entamons 
notre  première  étape  dans  les  Pamirs.  Devant  nous, 
un  désert  de  pierres  sans  un  arbuste,  sans  une  plante, 
sans  rien;  derrière,  la  longue  chaîne  du  Transalaï 
dominée  par  le  dôme  étincelant  du  Kou-Roundi.  Nous 
suivons  une  simple  piste,  à  peine  tracée,  qui  grimpe 
un  escalier  de  sable  aux  marches  colossales  et  qui  nous 
amène  au  col  de  Ouï-Boulak,  De  ce  point  le  coup  d'œil 
est  merveilleux.  L'immense  nappe  d'eau  du  lac  Kara- 

I.  Les  cornes  sont  en  effet  fortement  usées  sur  la  partie  qui  touchait  le  sol  quand 
l'animal  cherchait  sa  nourriture. 

•(32) 


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Autour  de  l'Afghanistan. 


PI.  22,  page  52. 


LE  LAC  KARA-KOUL 

Koul Câpres  la  traversée  de  ces  plateaux  arides,  appa- 
raît comme  une  oasis  de  clarté,  d'un  bleu  presque  noir, 
bordée  de  tous  côtés  par  des  blancheurs  aux  mille 
pointes  qui  sont  les  glaciers  des  Pamirs...  Mais  nous 
n'y  touchons  pas  encore,  il  faut  descendre  une  longue 
pente  de  galets  pour  arriver  au  refuge*  bâti  sur  le 
modèle  de  celui  de  Bor-Teppé  et  qui  se  trouve  à 
environ  3  kilomètres  du  lac.  On  est  ici  à  3  850  mètres 
d'altitude. 

Un  Kirghize  noir,  gardien  du  refuge,  nous  reçoit  à 
la  porte  et  nous  présente  Torta-Sin,  un  de  ses  compa- 
triotes, grand  chasseur  qui  promet  de  nous  faire  tuer 
la  grosse  bête.  Malgré  sa  figure  peu  sympathique 
j'engage  ce  Nemrod  des  Pamirs,  comptant  bien  le 
mettre  à  l'épreuve  un  de  ces  jours. 

Pendant  que  les  caravaniers  déchargent  les  chevaux 
et  dressent  les  tentes,  je  me  rends  au  bord  du  lac  par 
le  chemin  le  plus  court,  mais  cette  précipitation  me  vaut 
un  bain  des  plus  désagréables.  A  peu  de  distance  en 
effet,  le  sable  enfonce  sous  mes  pas  et  je  disparais 
jusqu'aux  genoux  dans  un  terrain  vaseux,  ayant  pris 
pour  une  dune  solide  ce  qui  n'était  en  réalité  qu'un  sol 
marécageux  recouvert  par  le  vent  d'une  mince  couche 
de  poussière.  Enselme  et  Zabieha  m'ont  suivi,  et  notre 
apparition  fait  fuir  dans  toutes  les  directions  des  bandes 
d'oies  et  de  canards  sauvages  qui   tourbillonnent  un 


1.  Lac  noir. 

2.  Les  refuges  du  Pamir  ont  été  construits  en  1898.  Il  y  en  a  8  entre  Osch  et  le 
Pamirski-Post  distants  l'un  de  l'autre  de  40  verstes  en  moyenne. 

(53) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

instant  dans  le  ciel,  se  détachant  en  noir  sur  le  blanc 
des  sommets  neigeux,  et  se  posent  les  uns  au  milieu 
de  l'eau,  d'autres  sur  une  assez  grande  île  jaunâtre  que 
l'on  aperçoit  vers  l'ouest.  Mon  intention  est  de  tendre 
des  lignes  de  fond  afin  de  contrôler  les  dires  des 
explorateurs  qui  m'ont  précédé  et  qui  prétendent, 
comme  les  indigènes,  que  le  Kara-Koul  est  un  lac 
mort  et  qu'il  ne  renferme  aucun  poisson. 

Les  rives,  saupoudrées  presque  partout  d'une 
efflorescence  de  nitre,  ne  présentent  aucune  trace  de 
vers  ou  de  larves.  Je  ne  me  décourage  pas  cependant 
et  je  place  mes  lignes  tandis  que  Zabieha  goûte  l'eau  à 
laquelle  il  trouve  un  goût  salé,  fort  peu  agréable. 

Le  thermomètre  est  descendu  à  —  g""  pendant  la 
nuit  et  le  froid  commence  à  piquer.  Nous  partons 
relever  nos  lignes,  les  appâts  sont  intacts.  De  nouveaux 
essais,  tentés  en  différents  points  du  lac,  demeurent 
infructueux;  il  y  a  donc  lieu  de  croire  que  les  Kirghizes 
avaient  raison  et  que  les  eaux  du  Kara-Koul  ne  sont 
pas  habitées.  En  suivant  la  rive,  nous  apercevons 
quelques  mouettes  blanches  et  faisons  lever  à  grand 
fracas  une  troupe  d'oies  sauvages.  Il  est  midi,  la  tem- 
pête commence  :  tempête  quotidienne  qui  monte  peu 
à  peu  vers  le  milieu  du  jour  et  souffle  sans  discontinuer 
jusqu'à  minuit,  heure  à  laquelle  tout  redevient  calme. 

Nous  reprenons  le  chemin  du  campement.  Dans  la 
plaine,  en  face  de  nous,  des  trombes  de  sable  s'élèvent 
en  tourbillons,  quelques-unes  à  de  grandes  hauteurs. 
Le  thermomètre  marque  -{-  40""  au  soleil  et  -f-  10''  à 

(54) 


TORTA-SIN  ET  SON  CHIEN 

l'ombre.  C'est  ici  un  des  caractères  météorologiques 
observés  dans  les  très  hautes  régions;  il  suffit  même 
qu'un  nuage  vienne  cacher  un  instant  le  soleil  pour 
que  le  thermomètre  baisse  immédiatement  de  30''  à  20°. 
Pendant  la  nuit,  on  note  un  froid  de  —  9*^  à  —  10°. 

Nous  hâtons  le  pas  sous  un  soleil  de  plomb.  De 
minces  ruisseaux  oiî  coulait  une  eau  assez  abondante 
ce  matin,  au  moment  de  notre  départ,  sont  maintenant 
complètement  à  sec.  La  chaleur  ardente  du  plein  midi 
les  assèche  avant  leur  arrivée  au  lac  et  ils  ne  reprennent 
leur  cours  normal  que  grâce  à  la  fraîcheur  des  nuits. 

La  tourmente  nous  retient  jusqu'au  soir  dans  les 
petites  salles  voûtées  du  refuge  et  nous  en  profitons 
pour  prendre  avec  Torta-Sin  nos  dispositions  pour  la 
chasse  du  lendemain. 

8  juillet.  —  Nous  quittons  le  refuge  à  cheval  vers 
deux  heures  du  matin  sous  la  conduite  de  Torta-Sin  et 
de  son  chien.  L'homme  est  un  grand  diable  imberbe 
portant  en  travers  de  sa  selle  le  fusil  à  mèche  des 
Kirghizes,  arme  lourde  et  bizarre  munie  d'une  longue 
fourche  qui  sert  d'appui  pendant  le  tir.  Quant  au  chien, 
c'est  une  sorte  de  grand  Saint-Bernard  fauve  au  poil 
hirsute,  aux  dents  de  loup,  au  regard  mauvais,  peu 
enthousiaste,  semble-t-il,  d'aller  courir  l'ibex  dans  la 
montagne.  Un  des  caravaniers,  le  jeune  Ahmed,  nous 
accompagne  également  afin  de  tenir  nos  chevaux 
pendant  la  chasse. 

C'est  une  de  ces  inoubliables  nuits  des  Pamirs, 
semée  d'étoiles  éblouissantes,  où  la  lune  brille  d'un  tel 

(55) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

éclat  que  nos  yeux  peuvent  à  peine  en  supporter  la 
lumière.  Nous  nous  dirigeons  à  une  allure  rapide  vers 
le  nord-est,  en  remontant  le  cours  d'un  ruisseau;  en 
moins  d'une  heure,  nous  avons  atteint  les  pentes 
escarpées  qui  bordent  le  bassin  du  Kara-Koul  et  main- 
tenant il  faut  grimper  le  long  d'à-pics  vertigineux, 
parmi  l'amoncellement  fou  des  roches  où  les  chevaux 
risquent  à  tout  instant  de  se  rompre  les  jambes. 
Partout,  autour  de  nous,  gisent  entassés  pêle-mêle 
d'énormes  blocs  de  granit  poli  aux  silhouettes  fantas- 
tiques qui  prennent,  aux  premières  lueurs  du  jour,,  des 
aspects  de  grandes  bêtes  monstrueuses... 

Notre  guide  nous  fait  mettre  pied  à  terre  ;  on  quitte 
les  fourrures,  trop  lourdes  pour  escalader  la  montagne, 
et  le  fusil  à  la  main  on  se  met  en  quête  du  gibier. 
Torta-Sin  glisse  comme  un  serpent  entre  les  roches; 
soudain  il  fait  un  geste  :  un  troupeau  d'ibex  broute 
l'herbe  au-dessous  de  nous  dans  un  ravin,  sans  avoir 
soupçon  de  notre  présence.  Malgré  une  fusillade  géné- 
rale, les  bêtes  agiles  grimpent  sans  accident  les  rochers 
qui  nous  font  face.  Il  faut  chercher  ailleurs. 

Une  heure  de  marche  dans  des  éboulis,  au  pied 
d'anciennes  moraines,  et  nous  apercevons  sur  une 
crête  toute  proche  un  troupeau  de  kouldjas  (ovis  polit) 
qui  disparaît  presque  aussitôt.  Torta-Sin  se  lance  en 
avant  suivi  d'Enselme  et  de  Zabieha.  Je  les  laisse 
continuer  et  je  me  poste,  dans  l'espoir  de  tirer  un 
animal  au  passage;  mais  en  vain,  bientôt  je  vois  revenir 
mes  compagnons  penauds  et  lassés  qui  ont  manqué, 

-  (56) 


lŒFLUK    Kï    LAC    DK    GLACF.    DE    MOZ-KOUL   )4  0S0   M.). 


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LA    V    PIERRE-LA.MPE         ET    LA    KIVE    SUD    DU    ROUNG-KOUL. 


Autour  de  l'Afghauistau. 


W.  23,  page  bii. 


UNE  CONSTRUCTION  EN  BÉTON  ARMÉ 

me  disent-ils,  de  superbes  ovis.  Torta-Sin,  resté  en 
arrière,  ne  revient  qu'à  midi  :  il  n'a  pas  été  plus  heu- 
reux. La  chaleur  est  étouffante  et  l'altitude  aidant, 
nous  avons  quelque  mal  à  redescendre  jusqu'au  point 
où  sont  demeurés  les  chevaux. 

Le  9  juillet  au  matin,  le  temps  est  clair  et  le  massif 
du  Kaufmann,  baigné  d'une  lumière  vaporeuse  qui  en 
adoucit  les  contours,  se  dresse  majestueux  dans  la 
pureté  du  ciel  comme  une  immense  tente  toute  blanche. 
Les  glaciers  se  reflètent  dans  une  eau  sans  la  moindre 
ride;  le  décor  est  de  toute  beauté.  Nous  nous  mettons 
en  route,  définitivement  cette  fois,  par  un  calme  tel 
que  la  respiration  est  très  difficile.  La  piste  suit  la  rive 
du  Kara-Koul;  elle  est  jalonnée  de  distance  en  distance 
par  des  pylônes'  qui  permettent  aux  caravanes  de 
retrouver  la  route,  quand  la  tourmente  met  dans 
l'atmosphère  ce  terrible  brouillard  de  sable,  presque 
impénétrable  à  la  vue. 

Arrivés  à  l'extrémité  du  lac,  nous  prenons  un  sen- 
tier qui  nous  amène  dans  une  prairie  couverte  de  nitre 
où  séjournent  quelques  mares  d'eau  douce.  Des 
Kirghizes  y  sont  campés  et  grâce  à  eux  il  y  aura  ce 
soir  du  mouton  au  menu...  Près  des  tentes^  une  ruine 
assez  curieuse  attire  mon  attention  :  quatre  murs  à 
moitié  démolis,  mais  —  observation  intéressante  — 
construits  en  «  béton  armé  »,  Le  béton  est  de  la  terre 
glaise  et  l'armature  est  faite  de  cornes  d'arkar  et  d'ibex; 
c'est  le  principe  des  constructions  actuelles  dont  sont  si 

I.  Simples  tas  de  cailloux. 

(57) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

fiers  nos  modernes  ingénieurs.  Nous  allons,  le  fusil  à 
la  main,  examiner  ce  côté  sud  du  lac  sillonné  de 
lagunes  qui  indiquent  nettement  que  le  terrain  fut  jadis 
couvert  par  les  eaux  et  que  le  lac  s'est  resserré.  Ces 
lagunes,  sortes  d'entonnoirs  aux  bords  escarpés,  sont 
appelées  à  disparaître  par  suite  du  lent  éboulement  de 
leurs  parois  et  les  abords  du  lac  ne  présenteront  plus 
sans  doute  un  jour  qu'une  vaste  étendue  de  terrain 
bossue.  Nous  regagnons  le  camp  sans  avoir  trouvé 
l'occasion  de  décharger  nos  armes,  admirant  vers  le 
sud  la  cime  du  Moz-Koul'  que  le  soleil  à  son  déclin 
colore  des  tons  les  plus  merveilleux. 

La  nuit  a  été  très  froide  sous  la  tente,  bien  que  le 
thermomètre  ne  soit  pas  descendu  au-dessous  de  5^. 
Nous  brûlons  pour  nous  chaufiFer  de  grosses  racines 
déterrées  par  les  caravaniers  et  nous  entretenons 
la  flamme  à  l'aide  du  crottin  sec  de  nos  chevaux  : 
maigre  chaleur  dont  il  faut  nous  contenter  car  nous 
n'avons  plus  d'autre  combustible  depuis  notre  entrée 
dans  les  Pamirs.  Heureusement  le  ciel  nous  gâte;  le 
temps  est  superbe.  Nous  marchons  toujours  vers  le  sud 
et  suivons  pendant  8  kilomètres  une  large  vallée  entre 
des  montagnes  arides.  Quelques  mazars  ornés  de 
cornes  et  de  chiffons  rompent  seuls  la  monotonie 
sinistre  du  paysage  :  tout  est  noir,  tout  est  calciné 
autour  de  nous.  Ici,  le  <r  Toit  du  monde  »  est  couvert 
d'immenses  tuiles  d'une  ardoise  polie  qui  nous  ren- 
voient, comme   les  parois  d'un  four  gigantesque,  la 

I.  Lac  de  glace. 

(58) 


LE  REFUGE  DU  LAC  DE  GLACE 

chaleur  d'un  soleil  de  feu...  Une  heure  de  marche  à 
travers  cette  fournaise,  et  le  décor  change  brusque- 
ment :  nous  sommes  sur  les  bords  d'un  lac  de  glace 
sillonné  en  tout  sens  de  larges  fentes  aux  reflets  d'éme- 
raude.  Sans  nous  arrêter  devant  la  nouveauté  du 
spectacle,  nous  contournons  le  glacier  et,  laissant  à 
gauche  une  piste  qui  conduit  au  Roung-KouU,  nous 
arrivons  bientôt  devant  le  refuge  de  Moz-Koul,  sur  la 
rive  ouest  d'un  autre  lac  de  glace. 

Le  refuge  est  très  bien  tenu  mais  vide  de  gardiens. 
Dans  la  cour,  quelques  belles  cornes  d'ovis  font 
pousser  une  exclamation  de  joie  à  Torta-Sin  qui  part 
immédiatement  armé  de  son  grand  fusil  et...  de  son 
chien  jaune.  Iskandar  le  suit  du  regard  et  rentre  dans 
la  cour  en  murmurant  à  son  adresse  une  phrase  qui  n'a 
pas  l'air  aimable  et  que  Zabieha  me  traduit  en  riant  : 
«  Torta-Sin  ne  veut  pas  travailler,  la  canaille.  Il  a  pris 
son  fusil  pour  aller  dormir  au  soleil!  »  Le  rusé  Kir- 
ghize  ne  revient  en  eîfet  qu'à  sept  heures  du  soir,  et 
bredouille,  bien  entendu. 

//  juillet.  —  Pendant  toute  la  matinée  nous 
remontons  la  rivière  de  Moz-Koul  et,  vers  midi,  nous 
sommes  au  pied  du  col  d'Ak-Baïtal.  Avant  d'en  faire 
l'ascension  qui  promet  d'être  pénible,  nous  déjeunons  à 
l'ombre  d'un  énorme  caillou,  isolé,  unique,  et  qui  a 
l'air  d'avoir  été  déposé  là,  aux  premiers  temps  du 
monde,  pour  servir  d'abri  aux  caravanes.  Une  heure 
et  demie  après  avoir  quitté  la  vallée,  nous  franchis- 

I.  Lac  coloré. 

(59) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

sons  l'Ak-BaïtaP.  Ce  col,  un  des  plus  élevés  des 
Pamirs,  sépare  les  bassins  des  deux  grands  lacs,  le 
Kara-Koul  que  nous  venons  de  quitter  et  le  Roung- 
Koul  vers  lequel  nous  marchons.  Véritable  brèche 
taillée  comme  par  le  pic  de  quelque  géant,  il  s'ouvre 
à  travers  une  roche  cristalline  aux  tons  d'améthyste 
dont  la  coloration  très  douce  est  un  charme  pour  les 
yeux. 

Comme  je  descends  rapidement  à  pied,  j'entends 
derrière  moi  de  bruyantes  exclamations  que  je  soup- 
çonne être  des  jurons  :  c'est  Iskandar,  furieux  contre 
lui-même  d'avoir  lâché  mon  cheval,  lequel  dévale  vers 
la  caravane  déjà  dans  la  plaine.  L'animal  heureusement 
s'arrête  de  lui-même  pour  boire  à  un  petit  ruisseau  qui 
coule  sur  un  lit  de  cailloux  très  large  et  uniforme  :  c'est 
l'Ak-Baïtal  que  nous  suivrons  jusqu'à  l'Ak-Sou.  A 
droite  et  à  gauche  de  cette  plaine  caillouteuse,  des 
pyramides  nues  s'enchevêtrent,  semblant  danser  une 
ronde  infernale,  et  nombreux  sont  les  «  villages  »  de 
sougours  réunis  par  des  sentiers  battus  où  nous  assis- 
tons à  la  course  effrayée  des  habitants...  Une  route 
insipide  nous  conduit  pour  bivouaquer  au  pied  d'une 
immense  pyramide  appelée  dans  le  pays  Korneï- 
Tartik  =  .  Notre  caravanbasch  prétend  que  jadis,  lors- 
qu'un Khan  revenait  victorieux  de  la  guerre,  un 
héraut  d'armes  montait  là-haut,  sur  le  sommet  pointu, 
pour  annoncer  à  son  de  trompe  le  retour  du  vainqueur 


1.  4540  mètres  d'altitude. 

2.  Appel  de  trompe. 


(.60) 


ON    DEJEUNE    A    L'O.MBRK    D'UN    ÉNORME    BLOC    EKKATIOUE. 


ENSELME    ET    ZABIEHA    AU    COL    D'AK-BAÏTAL    (4  54O    MÈTRES). 


Autour  de  l'Afghanistan. 


ri.  24,  liage  60. 


CAMPEMENT  AU  BORD  DU  ROUNG-KOUL 

aux  nomades  de  la  montagne.  Le  coin  est  frais',  un 
clair  ruisseau  y  fait  entendre  sa  chanson,  mais  le  bois 
manque  et  comme  chaque  jour,  nos  hommes  doivent 
aller  chercher  des  racines  sur  les  pentes  proches  du 
camp . 

La  soirée  est  malheureusement  troublée  par  le 
brusque  départ  de  Torta-Sin  qui,  après  une  discussion 
assez  violente  avec  les  caravaniers,  prend  son  fusil, 
siffle  son  chien  et  s'enfonce  dans  la  nuit... 

Nous  continuons  le  lendemain,  par  temps  calme,  à 
cheminer  dans  des  gorges  de  plus  en  plus  désolées.  Le 
long  ruban  de  route  qui  se  déroule  à  perte  de  vue  nous 
décourage  par  sa  monotonie.  Bêtes  et  gens,  anéantis 
par  la  chaleur,  s'en  vont  la  tête  basse  à  travers  cette 
solitude  uniformément  grise...  et  l'on  marche  ainsi 
pendant  des  heures  jusqu'au  mazar  de  Sari-Mollah.  La 
caravane  abandonne  alors  le  chemin  du  Pamirski-Post, 
et  franchissant  le  ruisseau  d'Ak-Baïtal,  elle  s'oriente 
à  l'est  pour  aller  vers  le  Roung-Koul. 

C'est  là  que  nous  établissons  le  campement,  à 
l'extrémité  sud-ouest  du  lac.  L'eau  est  potable.  Mais 
le  vent  souffle  en  tempête  dans  cet  endroit  très  décou- 
vert, et  les  tentes  que  nous  montons  avec  les  plus 
grandes  difficultés  se  déchirent  sous  l'effort  de  la 
rafale. 

A  notre  droite  s'élève  une  montagne  dentelée  qu'on 
appelle  la  «  Pierre-lampe  »  —  Tchirag-Tasch  —  parce 
que  chaque  nuit  on  voit  briller  une  lumière  à  son  som- 

I.  4180  métrés  d'altitude. 

(61) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

met.  Cette  pierre  est  célèbre  dans  tout  le  Ferghana  et 
la  jolie  légende  de  sa  lueur  mystérieuse  m'a  été 
racontée  par  plusieurs  officiers  russes.  Du  point  où 
nous  sommes  la  petite  flamme  vivante  ne  se  voit  pas, 
mais  un  des  caravaniers,  le  grand  Rouzi,  affirme  que 
de  l'endroit  où  nous  camperons  demain,  on  ne  peut 
manquer  de  l'apercevoir.  Je  m'endors,  malgré  le  vent 
et  la  poussière,  en  repassant  dans  mon  esprit  tous  les 
détails  entendus  de  cette  merveilleuse  histoire  et  je 
rêve  de  grotte  lumineuse  et  de  trésors  cachés.  Mon 
imagination  me  fait  même  découvrir  Aladin  réfugié  au 
sommet  du  Tchirag-Tasch  avec  sa  lampe  célèbre,  et 
roi  des  Pamirs,  adoré  par  les  Kirghizes... 

Au  matin,  les  montagnes  sont  roses  entre  le  ciel  et 
le  lac  bleu  foncé.  Nous  marchons  vers  la  légende.  Le 
fameux  rocher  se  dresse  devant  nous.  «  Voyez, 
Saheb!  »  me  dit  Rouzi.  Et  j'aperçois  au  fond  d'un 
trou  noir,  une  sorte  de  triangle  lumineux  qui  paraît 
être  la  projection  d'un  rayon  de  soleil  filtrant  à  travers 
quelque  fissure  invisible.  La  nuit,  la  clarté  de  la  lune 
doit  produire  les  mêmes  effets  et  la  présence  inexpli- 
cable de  la  petite  flamme,  presque  toujours  scintillante, 
suffit  à  rendre  sacrée  cette  pierre  immobile  dans  la 
plaine  déserte. 

Nous  campons  un  kilomètre  plus  loin,  sur  une  dune 
peu  élevée  au  bord  du  lac.  Derrière  nous  les  mon- 
tagnes déchiquetées  entrevues  la  veille.  Je  vais  avec 
Enselme  visiter  deux  profondes  cavernes,  dont  l'une 
est  certainement    habitée   pendant   l'hiver   :   dans   la 

(62) 


y. 


K 

H 
V. 


Autour  de  l'Afghanistan 


l'I.  25,  piige  62. 


LE  14  JUILLET  A  4000  MÈTRES  D'ALTITUDE 

voûte,  ouvre  une  cheminée  assez  large  avec  des  cou- 
loirs horizontaux  formant  comme  des  étages.  Pendant 
ce  temps,  Zabieha  est  allé  voir  si  l'on  pourrait  se  pro- 
curer une  yourte  et  quelques  moutons  chez  des  Kir- 
ghizes  qui  sont,  paraît-il,  installés  à  huit  verstes  d'ici. 

Notre  compagnon  revient  vers  la  fin  de  la  journée 
et  nous  annonce  qu'il  a  réussi  dans  son  ambassade.  Le 
Cazi  —  ou  juge  —  de  la  tribu  se  présente  peu  après 
suivi  d'un  aide  de  camp  :  c'est  un  fort  aimable  seigneur, 
aux  manières  distinguées  et  à  l'air  intelligent,  avec 
lequel  nous  avons  plaisir  à  causer  en  attendant  la 
yourte  promise. 

Dans  la  clarté  magique  du  couchant,  à  l'heure 
exquise  où  le  soleil  qui  va  s'éteindre  met  sur  la  mon- 
tagne toute  proche  comme  des  lueurs  de  brasier,  elle 
arrive  enfin  portée  par  deux  superbes  chameaux  gris 
de  fer.  Le  vent  s'est  levé  comme  hier  soir,  il  agite  déjà 
nos  tentes  et,  sous  la  toile  qui  frémit,  nous  nous 
réjouissons  à  la  pensée  de  dormir  dans  cette  yourte 
robuste  au  toit  de  feutre... 

14  juillet.  —  J'entends  au  réveil  les  premiers 
pétards  de  la  fête  nationale!  C'eet  Zabieha  et  Enselme 
qui  sont  allés  chasser  les  oies.  Le  Cazi  désire  nous 
rendre  notre  politesse  et  veut  nous  emmener  déjeuner 
à  son  camp.  Mais  au  moment  du  départ,  on  s'aperçoit 
de  la  disparition  du  cheval  de  Zabieha,  ainsi  que  de 
celle  du  jeune  Ahmed.  La  bête  se  sera  sans  doute 
éloignée  pendant  la  nuit  et  l'homme  est  à  sa  recherche. 
Force  nous  est  donc  de  laisser  repartir  seul  le  seigneur 

(63) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

du  Roung-Koul  qui,  fort  aimablement,  nous  prêtera  sa 
yourte  et  ses  chameaux  jusqu'au  Pamirski-Post. 

Et  nous  voici  au  crépuscule,  transportés  au  Japon  : 
coucher  de  soleil  dans  un  ciel  jaune  citron  où  courent 
de  légers  nuages  noirs  avec  la  découpure  sombre  des 
montagnes  en  papier  de  soie.  C'est  une  véritable 
aquarelle  de  kakémono  aux  teintes  d'une   délicatesse 

infinie... 

Les  nombreux  essais  de  pêche  tentés  dans  le 
Roung-Koul  ont  été  aussi  infructueux  que  dans  le 
Kara-Koul;  pourtant  l'eau  du  lac  est  ici  moins  salée, 
et  j'ai  pu  recueiUir  quelques  crevettes  microscopiques 
ainsi  que  de  petits  coquillages. 

Nos  caravaniers  sont  très  agités  par  la  perte  de 
leur  cheval;  Rouzi  ne  parle  de  rien  moins  que  de 
retourner  à  Osch.  La  tempête  qui  souffle,  pas  plus  que 
mes  observations,  ne  parvient  à  les  retenir.  Il  faut 
d'ailleurs  qu'ils  ramènent  également  nos  autres  che- 
vaux, qui  ont  profité  de  leur  liberté  trop  grande  de  la 
nuit  pour  s'éloigner  du  camp.  Le  caravanbasch  et 
Rouzi  se  mettent  donc  en  campagne.  Nous  commen- 
çons à  penser  —  Iskandar  est  de  cet  avis  —  que  le 
jeune  Ahmed  pourrait  bien  avoir  pris  la  clef. . .  du  désert 
en  enfourchant  l'échiné  de  notre  meilleur  coursier. 

Un  honnête  Kirghize  nous  ramène  bientôt  les  bêtes 
vagabondes  :  elles  avaient  repris  en  file  indienne  la 
route  d' Ak-Baïtal  et,  dégoûtées  du  Pamir,  se  dirigeaient 
résolument  vers  Osch.  C'est  raté  pour  cette  fois,  et 
l'air  penaud,  la  tête  basse,  elles  se  laissent  attacher 

•  (64) 


LE    njlGIIITE   ENVOYÉ   PAR    LE    COMMANDANT   DU   PAMlRSKl-l'OST. 


NOTRE    CAMPEMENT    SUR    LES    BORDS    DU    ROUNG-KOUL. 


Autour  de  l'Afghanistan. 


i"!.  26,  page  64. 


CHEZ  LES  KIRGHIZES 

selon  la  mode  kirghize,  deux  par  deux  et  côte  à  côte, 
le  nez  de  l'une  touchant  la  croupe  de  l'autre.  Mais 
Ahmed  et  son  cheval  manquent  toujours  à  l'appel. 

Pendant  le  déjeuner,  Rouzi  revient  furieux.  Il  n'a 
rien  trouvé.  Nos  soupçons  se  précisent...  Nous  ne 
pouvons  pourtant  pas  demeurer  plus  longtemps  sur 
cette  plage  inhospitalière  et  je  décide  les  caravaniers  à 
plier  bagage.  Comme  j'allais  donner  le  signal  du 
départ,  un  coup  de  vent  s'abat  sur  la  yourte  qui 
s'écroule  en  un  fracas  épouvantable.  Il  ne  faut  plus 
songer  à  l'emporter  et  nous  voilà  sans  abri,  réduits 
encore  pour  ce  soir  à  la  frêle  maison  de  toile. 

Marche  fatigante  :  nous  sommes  constamment 
courbés  en  deux  sur  le  col  de  nos  bêtes  pour  faire  face 
à  la  tempête  et  tâcher  d'éviter  le  sable  qui  nous 
aveugle.  Les  chevaux  sont  eux-mêmes  jetés  de  côté  à 
tout  instant,  et  doivent  s'arc-bouter  des  quatre  membres 
pour  ne  pas  tomber.  C'est  ainsi  que,  luttant  contre  la 
tourmente,  notre  petite  caravane  passe  pour  la  seconde 
fois  devant  la  Pierre-lampe,  puis  devant  le  cimetière 
de  Sari-Mollah  et  retrouve  dans  la  vallée  le  chemin  du 
Pamirski-Post.  Zabieha,  qui  était  parti  en  éclaireur, 
accourt  vers  nous  à  fond  de  train  en  faisant  des  mou- 
linets avec  son  fusil.  Il  a  découvert  des  yourtes  et  nous 
en  a  fait  préparer  une.  La  plaine  cachait  en  effet  un 
campement  kirghize  :  c'est  Moukour-Tchetchak-Tchi 
où  nous  sommes  reçus  le  plus  cordialement  du  monde. 
On  nous  aide  à  descendre  de  cheval,  on  allume  le  feu, 
chacun  s'empresse  à  nous  servir.  Un  grand  Kirghize 

(65) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

blond,  à  figure  diabolique,  anime  la  flamme  à  l'aide 
d'un  soufflet  en  peau  de  bouc  dont  l'extrémité  imite  à 
s'y  méprendre  le  bec  d'un  canard,  et  les  racines  cré- 
pitent bientôt  sous  les  coins-coins  étouffés  de  l'original 
instrument. 

Notre  arrivée  a  mis  toute  la  tribu,  bêtes  et  gens,  en 
mouvement  :  autour  de  nous,  dans  un  désordre  pitto- 
resque, grouillent  chevaux,  chiens,  yaks,  qui  frater- 
nisent avec  les  enfants  des  nomades.  Voici,  vers  le 
soir,  la  rentrée  des  troupeaux.  D'abord,  en  masse  bon- 
dissante, les  cabris  et  les  agneaux  qu'on  met  à  la 
corde,  puis  un  instant  après,  venant  d'une  autre  partie 
de  la  plaine,  le  troupeau  des  mères.  Et  c'est  charmant, 
au  milieu  d'appels  attendris  et  de  bêlements  répétés, 
de  voir  les  brebis  et  les  chèvres  chercher  leurs  petits 
dans  le  tas  des  bêtes  moutonneuses  et  les  caresser, 
heureuses  de  les  retrouver  après  une  journée  de  sépa- 
ration. Les  femmes  kirghizes  arrivent  alors  avec  de 
grands  seaux  et  s'installent  pour  traire  les  chèvres, 
tandis  que  les  enfants  confondus  avec  les  bêtes,  mêlent 
leurs  cris  joyeux  aux  bêlements  que  l'écho  répercute  à 
l'infini.  L'ancien  de  la  tribu,  figure  majestueuse  à 
longue  barbe  grise,  préside  à  cette  cérémonie  comme 
un  patriarche  des  anciens  âges.  Mais  le  soleil  se  couche 
derrière  les  montagnes  dentelées.  C'est  l'heure  de  la 
prière.  Le  vieillard  étend  la  main.  Tout  bruit  cesse.  Le 
visage  paisible  et  souriant  de  l'ancêtre  s'est  fait  grave 
et  attentif.  Il  devient  à  cette  minute  recueillie  le  prêtre 
de  la  tribu,  et  lançant  dans  le  calme  du  soir  la  chanson 

•  (66) 


Autour  de  l'Afghanistan. 


PI.  27,  page  I 


EN  VUE  DU  PAMIRSKI-POST 

sacrée  de  Tlslam,  il  appelle  tous  ses  enfants  au 
Namaz-gar^ 

Le  lendemain,  dès  l'aube,  arrive  un  courrier  bizar- 
rement accoutré,  porteur  d'une  lettre  de  l'officier  com- 
mandant le  poste  du  Pamir.  Celui-ci  nous  demande  nos 
papiers,  sinon  nous  ne  passerons  pas  la  frontière  chi- 
noise. Il  faut  s'incliner  devant  cet  ordre  et  je  remets  le 
laisser-passer  du  colonel  Alexeieff  au  djighite^  qui 
repart  aussitôt. 

En  route,  nous  sommes  rejoints  par  un  cavalier 
kirghize.  Quel  n'est  pas  notre  étonnement  de  recon- 
naître Torta-Sin,  notre  chasseur  du  Kara-Koul,  qui 
nous  avait  abandonnés  depuis  quatre  jours.  Zabieha 
lui  paye  les  journées  passées  avec  nous  et  bon 
voyage  ! . . . 

On  traverse  la  rivière  Pchart,  au  lit  très  large  et 
très  caillouteux  actuellement  desséché.  Peu  après  le 
sentier  bifurque.  Une  piste  à  peine  visible  conduit  à 
l'ancien  poste;  l'autre,  celle  que  nous  suivons,  incline 
à  droite  et  passe  au  pied  d'un  rocher  à  pic  surmonté 
d'un  mazar.  Sitôt  le  rocher  contourné,  j'aperçois  au 
pied  d'une  assez  haute  montagne  des  toits  qui  brillent 
au  soleil.  C'est  le  Pamirski-Post^.  Nous  rejoignons 
alors  l'Ak-Sou  bordé  de  prairies  vertes  qui  poussent 
sur  un  sol  blanc  de  salpêtre  et,  tout  en  suivant  la  rive 

1.  Prière  du  soir. 

2.  Les  Djighites  sont  des  cavaliers  kirghizes,  à  la  solde  de  la  Russie,  qui  font 
le  service  de  la  poste  à  travers  le  Pamir. 

3.  Le  point   où  est  établi  le  Pamirski-Post  est  appelé   par   les   g^ens  du  pays 
Chah-Djan  ou  Mourgfab.  Altitude  3700  mètres. 

(67) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

droite    du  torrent,   nous   parvenons  à   quelques    cen- 
taines de  mètres  du  poste. 

A  cet  instant,  je  vois  deux  cavaliers  passer  la  porte 
et  venir  à  notre  rencontre.  Le  premier  est  le  comman- 
dant militaire,  l'autre  un  interprète  kirghize.  Le  capi- 
taine nous  fait  le  meilleur  accueil,  mais  la  conversa- 
tion est  fort  difficile,  car  son  cheval,  qui  n'est  pas  sorti 
depuis  longtemps,  ne  peut  tenir  en  place.  On  met  pied 
à  terre;  notre  hôte  nous  fait  entrer  dans  des  chambres 
propres  et  confortables  dont  les  miroirs  montrent 
à  nos  yeux  ébahis  des  figures  de  sauvages,  au  nez 
pelé,  à  la  barbe  en  broussaille,  aux  joues  couleur  de 
brique...  Par  bonheur,  on  ne  nous  demandera  pas 
d'endosser  l'habit,  ni  d'arborer  la  cravate  blanche.  Les 
rudes  hommes  aux  larges  épaules  qui  acceptent  de 
vivre  dans  cet  exil  n'ont  rien  qui  rappelle  l'officier  de 
parade. 

Nous  sommes  présentés,  à  l'heure  du  repas,  à 
l'épouse  du  capitaine  :  c'est  la  treizième  femme  qui  soit 
venue  habiter  au  Pamir.  La  douzième  y  est  morte 
l'année  dernière  d'une  maladie  de  cœur,  mais  notre 
charmante  hôtesse  ne  paraît  pas  superstitieuse... 

La  soirée  se  prolonge  gaiement  jusque  fort  avant 
dans  la  nuit.  On  fête  notre  venue  par  des  récits  de 
chasse,  des  légendes  kirghizes  et  des  chansons 
cosaques  au  rythme  étrange  et  doux  qu'accompagne 
en  sourdine  la  plainte  grêle  d'une  balalatka\ 

1 8  juillet.  —  Les  réjouissances  continuent.  On  nous 

I.  Sorte  de  mandoline. 

(68) 


DIFFICULTES  AVEC  NOS  HOMMES 

fait  visiter  le  poste  dans  tous  ses  détails.  Puis  c'est, 
durant  une  longue  journée,  l'histoire  de  la  vie  rude  et 
monotone  des  habitants  de  cette  demeure  inhospita- 
lière, vrai  nid  d'aigle  battu  par  les  bonranes,  où  le  froid 
intense  des  nuits  d'hiver  glace  le  corps  et  annihile  les 
cerveaux.  Il  faut,  pour  supporter  cette  existence,  le 
tempérament  spécial  de  ces  géants  du  nord  dont  on 
doit  sans  réserve  admirer  la  stoïque  endurance. 

Le  lendemain  matin,  sur  le  seuil  du  poste,  je  trouve 
Iskandar  qui  a  sa  figure  des  mauvais  jours.  Nous 
devons  nous  remettre  en  route  et  les  hommes,  paraît- 
il,  refusent  de  pousser  plus  loin.  A  partir  du  Pamirski- 
Post  c'est  en  effet  pour  eux  l'inconnu,  car  les  cara- 
vanes ne  dépassent  jamais  Chah-Djan^  Avant  de 
parler  aux  caravaniers,  je  vais  trouver  le  capitaine 
Busch  et  lui  demande  s'il  ne  pourrait  pas  nous  fournir 
un  guide  jusqu'à  la  frontière  chinoise.  Il  y  consent  de 
la  meilleure  grâce  et  je  vais  parlementer  alors  avec  nos 
Sartes;  mais  les  pourparlers  sont  interminables.  Pour- 
tant, après  leur  avoir  donné  l'assurance  que  la  route 
n'est  pas  trop  mauvaise  pour  les  chevaux  et  que  nous 
serons  guidés  par  un  Kirghize  qui  connaît  les  passes, 
après  leur  avoir  rappelé  en  outre  qu'ils  ont  pris  l'enga- 
gement formel  de  m'accompagner  jusqu'au  bout  et 
qu'il  pourrait  leur  en  coûter  de  ne  pas  me  suivre, 
j'obtiens  enfin  la  promesse  qu'ils  ne  chercheront  pas  à 
revenir  en  arrière. 

I.  Une  seule,  en  juillet,  vient  d'Osch  approvisionner  chaque  année  le  poste  et 
elle  s'en  retourne,  bien  entendu,  par  le  même  chemin. 

(69) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

Nous  quittons  le  poste  en  compagnie  des  deux 
capitaines  et  de  M™^  Busch  qui,  pour  la  circonstance, 
s'est  costumée  en  cosaque  d'Orenbourg.  Six  ou  sept 
verstes  après  Chah-Djan,  on  passe  devant  le  cimetière 
russe,  devant  l'ancien  poste,  maintenant  démoli,  et  Ton 
arrive  un  peu  plus  loin  aux  yourtes  du  Volosnoïe^  où 
les  Kirghizes  nous  font  fête. 

La  yourte  sous  laquelle  nous  déjeunons  est  inté- 
rieurement couverte  de  tapis  et  d'étoffes  aux  brillantes 
couleurs.  Tout  autour,  le  long  de  la  paroi  sont  rangés 
d'énormes  coffres  rouges  et  verts  qui  renferment,  à 
n'en  pas  douter,  les  richesses  de  la  famille.  On  nous 
présente  notre  guide,  un  homme  à  l'aspect  déjà  véné- 
rable mais  de  figure  énergique.  Son  nom  est  Rahim- 
Berdi^  et  il  porte  sur  la  poitrine  deux  larges  médailles 
russes. 

Après  déjeuner,  je  photographie  le  groupe  des 
convives;  on  se  donne  l'accolade  et  notre  caravane  se 
met  en  route  au  milieu  des  hourras. 

Bientôt  les  yourtes  n'apparaissent  plus  que  comme 
de  grands  oiseaux  blancs  dans  le  vert  des  prairies  ;  le 
désert  recommence  triste  et  désolé.  Autour  de  nous  les 
montagnes  dressent  des  cimes  brunes,  des  dômes 
cyclopéens  à  l'aspect  un  peu  fantastique  avec  leurs 
formes  torturées  et  architecturales.  Ici  de  vieilles  tours 
démantelées,  là  d'étranges  dragons,  plus  loin  un  esca- 
lier monumental  gardé  par  des  sphinx...  On  dirait  les 

1.  Mot  russe  qui  signifie  :  chef  de  district. 

2.  Dieudonné. 

(70) 


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Autour  de  l'Afgh<aniBtau. 


PI.  28,  page  70. 


UNE  PARTIE  DE  PÊCHE 

ruines  d'une  ville  immense  construite  pour  un  peuple 
de  géants. 

Le  soir  venu,  nous  campons  au  pied  de  grands 
rochers  qui  se  découpent  en  silhouette  sur  le  ciel  où 
commencent  à  s'allumer  les  étoiles.  Au  sud,  de  superbes 
glaciers  encore  visibles;  au  nord,  des  nuages  d'un  noir 
intense  sillonnés  de  longs  éclairs  bleuâtres. 

Le  19,  nous  sommes  en  vue  de  la  frontière  chi- 
noise entièrement  couverte  de  neige  fraîche  et  longeant 
toujours  l'Ak-Sou,  nous  atteignons  vers  midi  un  point 
de  la  rivière  appelé  Bak-Choldi.  Coin  très  herbeux  où. 
nous  montons  la  yourte.  Nouvelles  tentatives  de 
pêche,  cette  fois  couronnées  de  succès.  Je  ramène  au 
bout  de  ma  ligne  quelques  poissons  de  grosseur  rai- 
sonnable; ouverts,  ils  montrent  un  intérieur  noir  peu 
engageant.  «  Poison!  »  dit  laconiquement  le  guide'. 

Notre  caravane  chemine  encore  le  lendemain  au 
milieu  d'une  plaine  assez  large  que  bordent  de  hautes 
falaises  affreusement  dénudées. 

Cependant,  de  loin  en  loin,  le  sentier  revient  vers 
l'Ak-Sou  qu'il  côtoie,  et  traverse  alors  de  fraîches 
prairies  émaillées  de  petites  fleurs  violettes.  Après 
15  kilomètres  environ,  c'est,  à  l'embouchure  de  la 
rivière  Istik,  un  robat  ou  refuge  kirghize  à  moitié 
démoli.  La  vallée,  à  partir  de  là,  se  resserre  et  le  sen- 
tier pénètre  dans  une  gorge  rocheuse  :  au-dessous  de 
nous,  à  30  mètres,  coule  la  rivière  où  nagent  des  oies. 

I.  Nous  étions  déjà  prévenus  depuis  Osch  de  cette  dangereuse  propriété  des  pois- 
sons du  Pamir. 

(70 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

Zabiéha  fait  un  essai  de  tir  plongeant,  mais  les  oies  se 
sont  levées  hors  de  portée...  Après  cette  gorge  la 
vallée  s'épanouit,  large  et  gazonnée.  On  dresse  la 
yourte  à  3  810  mètres  d'altitude,  au  confluent  du  Dong- 
Keldik  et  de  l'Ak-Sou,  à  l'abri  d'une  haute  terrasse. 
L'énorme  pain  de  sucre  qui  a  nom  Ak-Tasch  ou 
Pierre  blanche  est  encore  loin  et  pourtant  nous 
l'apercevons  depuis  deux  jours. 

Dans  la  journée,  je  prends  un  poisson  bizarre  qui 
tient  à  la  fois  de  la  truite  et  du  barbeau.  Iskandar,  sous 
la  surveillance  de  Zabieha,  enlève  avec  soin  la  matière 
noire  qui  constitue  le  poison,  après  quoi  il  nous  le 
sert  à  la  maître  d'hôtel...  et  de  l'avis  de  tous  notre 
barbeau  est  trouvé  excellent. 

Nous  avons  hâte  maintenant  d'atteindre  la  frontière 
chinoise  et  nous  sommes  en  route  de  bonne  heure  par 
temps  couvert  et  brise  fraîche.  Le  sol  de  la  vallée  est 
un  vrai  marécage  où  nos  chevaux  pataugent,  s'enlizent 
et  n'avancent  guère,  malgré  les  cris  répétés  des  carava- 
niers. Nous  voici  tout  à  coup  devant  un  curieux  cime- 
tière dont  les  coupoles  toutes  blanches  mettent  une 
note  gaie  dans  le  gris  du  paysage.  C'est  —  dit  Rahim 
—  le  Mazar  Goudari,  dominé  au  loin  par  le  dôme 
cyclopéen  d' Ak-Tasch,  blanc  lui  aussi  de  neige 
fraîche...  Nous  passons  la  rivière  qui  descend  du  col 
de  Naïza-Tasch  (Pierre-baïonnette).  Le  paysage  est 
sinistre.  Nous  sommes  ici  dans  un  carrefour,  assez 
redouté  des  caravanes,  où  notre  route  coupe  une 
piste  fréquentée  par  les  pillards  afghans  qui  du  Wakan 

.(72) 


LA  TARASQUE  DES  PAMIRS 

se  rendent  en  Chine.  Cette  piste  débouche  de  l'Afgha- . 
nistan  par  une  brèche  profonde  —  appelée  Aïk-Youli 
—  que  l'on  voit  à  droite  et  pénètre  sur  le  territoire 
chinois  par  le  col  rocheux  de  la  «  Pierre-baïonnette  » 
qui  s'ouvre  à  notre  gauche. 

Au  pied  du  mur  à  pic  de  l'Ak-Tasch,  de  nombreuses 
sources  se  réunissent  et  forment  un  gracieux  petit  lac 
entouré  de  prairies  :  c'est  l'Aschdahar-Koul  ou  lac  du 
Serpent.  Rahim-Berdi  nous  raconte  qu'autrefois  un 
énorme  dragon  vivait  dans  ses  eaux,  qui  dévorait 
tous  les  voyageurs;  mais  le  prophète  Ali,  voyant 
diminuer  le  nombre  de  ses  fidèles,  daigna  se  déranger 
et  vint  un  jour  tuer  de  sa  propre  main  cette  féroce 
tarasque  des  Pamirs. 

L'aspect  change,  nous  cheminons  maintenant  à 
travers  un  vaste  cirque'  que  bordent  à  l'est  les  glaciers 
du  Tagdoumbasch.  Après  avoir  passé  une  rivière  assez 
grosse,  notre  caravane  se  déploie  dans  un  vallon  ver- 
doyant où,  de  tous  côtés,  s'élèvent  des  yourtes  blan- 
ches et  où  paissent  de  nombreux  troupeaux.  Derrière 
les  yourtes,  à  mi-coteau,  on  aperçoit  le  mazar  pâle 
d'Ak-Beït  (3870  mètres  d'altitude). 

Nous  sommes  reçus  à  notre  arrivée  par  le  chef  du 
village  et  par  tous  les  jeunes  Kirghizes  à  cheval  qui  se 
livrent,  en  notre  honneur,  à  une  fantasia  échevelée. 
C'est  la  tamascha  ou  Fête  de  la  chèvre. 

Ce  jeu  qui  semble  d'une  sauvagerie  cruelle  à  notre 

I.  Dans  ce  cirque  débouchent  trois  cols-frontiére  qui  sont,  en  commençant  par 
le  nord,  Kara-Koul,  Khan-Youli  et  Beïk. 

(73) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

sensibilité  européenne  a  une  telle  puissance  de  nou- 
veauté et  de  couleur  locale  qu'on  arrive  très  vite  à  y 
prendre  un  goût  passionné  et  à  oublier  qu'un  animal 
vivant  en  est  la  cause  et  la  victime. 

Une  foule  tumultueuse,  composée  surtout  de 
femmes  et  de  vieillards,  se  presse  autour  des  cavaliers 
qui  se  mesurent  du  regard  avant  l'entrée  en  lutte.  Les 
admirables  bêtes  qu'ils  montent,  entraînées  à  ce  sport 
spécial,  ont  les  oreilles  dressées  et  frémissent  d'impa- 
tience. On  amène  une  jeune  chèvre  dont  les  cornes  ne 
sont  pas  encore  poussées  —  les  cornes  seraient  en  effet 
de  prise  trop  facile  —  et  le  jeu  consiste  à  empoigner 
la  bête  en  passant  au  galop  de  charge  à  côté  d'elle. 
C'est  le  début.  Se  retenant  d'une  main  au  pommeau 
et  penché  jusqu'à  raser  le  sol,  le  Kirghize  réussit  à 
saisir  la  chèvre.  D'un  brusque  mouvement  il  se  relève 
avec  sa  proie  qu'il  étreint  entre  sa  jambe  et  la  selle  et 
le  voici,  lancé  à  fond  de  train  dans  la  plaine,  allant, 
revenant,  faisant  mille  crochets,  mille  détours  pour 
échapper  aux  autres  joueurs  qui  le  poursuivent  et 
cherchent  à  lui  arracher  la  malheureuse  bête.  Ce  pre- 
mier vainqueur,  excité  par  *  les  cris  et  les  encoura- 
gements de  la  foule,  défend  son  bien  avec  furie.  La 
chèvre,  réduite  au  bout  d'une  demi-heure  à  l'état  de 
loque  informe,  est  cent  fois  prise  et  reprise,  jetée  à 
terre,  enlevée  à  bout  de  bras,  arrachée   brutalement. 

Dès  qu'un  des  coureurs  s'est  emparé  de  la  bête,  il 
est  déclaré  vainqueur,  abandonne  la  poursuite  et  vient 
recevoir  sa  récompense  de  nos  mains  :  c'est  une  bague, 

(74) 


GROUPE    DEVANT   LA    YOURTE    DU   VOLOSNOÏE    DE   CHAH-DJAN. 


LA    TAMASCHA    DE    LA    CHÈVRE    CHEZ    LES    KIEGHIZES    D'AK-BEÏT. 


Autour  (le  l'Af jhanistai 


PI.  29,  page  74. 


DERNIÈRE  ETAPE  EN  TERRITOIRE  RUSSE 

une  paire  de  boucles  d'oreilles,  un  mouchoir,  une  pièce 
d'argent.  Et  lorsqu'après  beaucoup  de  courses  folles 
et  de  chutes,  les  hommes  et  les  chevaux  sont  à  bout 
de  souffle,  le  jeu  prend  fin  et  les  cavaliers  regagnent 
leurs  yourtes  aux  applaudissements  de  l'assistance. 

22  juillet.  —  Les  caravaniers  font  une  nouvelle 
tentative,  d'ailleurs  infructueuse,  de  nous  abandonner  là 
pour  retourner  en  arrière;  mais  sentant  l'inutilité  de 
leurs  efforts  ils  se  résignent  en  maugréant,  et  nous 
partons  à  sept  heures  du  matin  accompagnés  par  le 
chef  du  village. 

Aujourd'hui  nous  quittons  l'Ak-Sou  et,  nous  diri- 
geant vers  le  col  du  Beïk,  nous  escaladons  une  série 
de  terrasses  surplombées  par  le  cône  rocheux  de  TAou- 
Tasch.  Les  montées  sont  raides.  A  chaque  minute  nos 
braves  petits  chevaux  s'arrêtent  pour  souffler,  puis  ils 
repartent  courageusement  et  finissent  par  grimper  très 
vite  cet  escalier  gigantesque.  En  nous  retournant, 
nous  apercevons  dans  le  lointain  une  construction 
toute  blanche  :  c'est  le  poste  russe  de  Kizil-Robat  où 
quelques  cosaques  montent  la  garde  aux  portes  de 
l'Afghanistan. 

Nous  sommes  à  présent  sur  le  dernier  gradin,  en 
vue  d'une  large  vallée  dans  laquelle  nous  allons  croi- 
ser, tous  les  5  ou  6  kilomètres,  des  groupes  de  yourtes 
hospitahères.  Partout  la  vie  familiale  et  paisible;  au 
bord  du  sentier  et  dans  les  fonds,  des  troupeaux  de 
yaks,  de  moutons  et  de  chèvres  que  surveillent  de  petits 
bergers  en  guenilles. 

(75) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

Peu  à  peu,  à  mesure  qu'on  avance,  le  paysage  se 
fait  plus  sévère.  Toute  trace  de  vie  disparaît,  les  mon- 
tagnes prennent  une  teinte  de  plus  en  plus  sombre  et, 
vers  le  soir,  leurs  parois  qui  nous  dominent  se  rappro- 
chent en  une  étroite  brèche,  où  il  semble  qu'on  ne 
pourra  jamais  pénétrer. 

Nos  tentes  sont  dressées  à  l'entrée  même  de  cette 
gorge  sinistre.  C'est  ici  notre  dernière  soirée  dans  les 
solitudes  pamiriennes...  Nous  campons  au  pied  du  col 
du  Beïk  qui  nous  sépare  de  la  Chine  et  demain  nous 
sortirons  de  1'  «  Enfer  »  pour  entrer  dans  le  Céleste 
Empire. 


CHAPITRE    IV 


DE  LA  FRONTIÈRE  CHINOISE  A  YARKAND 


Le  col  du  Beik.  ||  Un  passeport  improvisé.  |1  Difficultés  avec  les 

CARAVANIERS    |]    IlI-SoU.    ||    PrEMIER       CONTACT       AVEC      LES     AUTORITES 

chinoises.  Il  Tasch-Kourgan.  Il  En  route  pour  Yarkand.  ||  La  passe 

DE     KOK-MOUINAK.    ||   ToR-BaCHI     ET     LE      TaNG-I-TaR.    ||    Un     KARAOUL 

cambriolé.  Il  Arpalik.  Il  La  gorge  infernale.  ||  Yarkand. 


LE  col  du  Béïk  est  le  plus  méridional  de  tous  les 
passages  permettant  de  franchir  la  chaîne  du 
Tagdoumbasch,  massif  élevé  qui  sépare  les  Pamirs  de 
la  vallée  du  Sarikol.  C'est  au  col  même  que  viennent 
se  réunir  les  trois  lignes  frontières  de  la  Russie,  de  la 
Chine  et  de  l'Afghanistan. 

Nous  allons  entrer  dans  une  contrée  à  peine 
explorée,  où  nul  chemin  tracé  ne  doit  guider  notre 
caravane.  Mais  mon  intention  étant,  comme  je  l'ai  dit, 
de  gagner  par  la  route  la  plus  courte  la  haute  vallée  du 
Raskem,  je  n'ai  pas  hésité  à  prendre  une  voie  peut- 
être  plus  difficile,  mais  du  moins  plus  intéressante  par 
sa  nouveauté  même. 

2j?  juillet.  —  La  neige  tombée  pendant  la  nuit 
recouvre  le  sol,  un  épais  brouillard  obscurcit  l'atmo- 

(77) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

sphère  ;  tout  cela  ne  nous  promet  pas  une  étape  bien 
agréable.  Fort  heureusement,  les  nuages  disparaissent 
peu  à  peu  et  nous  pouvons  partir  avec  l'espoir  de 
passer  le  col  dans  de  meilleures  conditions.  Le  chef 
des  yourtes  d'Ak-Beït  nous  accompagne  quelques 
instants,  puis  descend  de  cheval  et  prend  congé  à  la 
mode  kirghize  :  c'est  le  dernier  sujet  du  Tzar  que  nous 
verrons  sur  la  route  jusqu'à  notre  rentrée  en  Perse  par 
le  Seïstan.  Aujourd'hui,  sans  doute,  nous  ferons  con- 
naissance avec  les  fonctionnaires   de   l'Empereur   de 

Chine. 

La  montée  ne  présente  aucune  difficulté.  De  nom- 
breux chameaux,  chaudement  vêtus,  pâturent  en 
liberté  autour  de  nous;  plus  loin,  la  vallée  se  resserre 
et  nous  parvenons  au  col  du  Beïk  entre  deux  parois  de 
schiste  couvertes  de  neige.  Quelques  troupeaux  d'ibex 
se  montrent  sur  les  pentes,  mais  trop  haut,  hélas,  pour 
que  l'on  puisse  utilement  leur  envoyer  un  coup  de 
fusil.  Le  passage  est  largement  ouvert;  un  petit  lac  en 
partie  gelé  en  occupe  le  sommet;  nous  sommes  à 
4  700  mètres  d'altitude .  .    " 

Si  l'ascension  est  des  plus  aisées  du  côté  russe,  la 
descente  en  territoire  chinois  est  au  contraire  péril- 
leuse; aucun  sentier  n'existe,  il  faut  dégringoler  dans 
des  éboulis  à  45°  où  les  chevaux  risquent  à  tout  instant 
de  se  rompre  le  cou.  Par  bonheur,  la  caravane  arrive 
entière  au  bas  de  cette  côte  rapide  et  nous  retrouvons 
la  rivière  du  Beïk  que  nous  suivons  à  travers  des  blocs 
de  rocher  sur  lesquels  nos  chevaux  glissent  à  chaque 

(78) 


LES   SARIKOLIS   D'ILI-SOU. 


MAZAR    DE    SEÏD-HASSAN. 


Autour_cte  l'Afghanislrvu. 


PU  3U,  page  78. 


DANS  LA  VALLÉE  DU  SARIKOL 

pas.  Toujours  nulle  trace  de  chemin;  aucun  être  vivant 
ne  vient  animer  cette  vallée  aux  flancs  couleur  de 
soufre.  Il  semble  qu'on  ne  touchera  jamais  au  but  de 
l'étape  —  le  confluent  du  Beïk  et  du  Sarikol  —  où 
Rahim-Berdi  aflirme  que  nous  devons  trouver  des 
yourtes.  Cependant  vers  cinq  heures,  alors  que  nous 
désespérions,  les  tentes  coniques  se  montrent  enfin  à 
un  coude  de  la  rivière  ;  elles  dressent  leurs  coupoles  de 
feutre  sur  une  étroite  pente  gazonnée  que  domine  une 
gigantesque  muraille  de  granit. 

Bientôt  nous  sommes  sur  la  rive  gauche  du  Sarikol 
dont  les  eaux  mugissantes  ne  nous  inspirent  qu'une 
médiocre  confiance.  Les  habitants  de  la  yourte  nous 
ont  aperçus;  ils  nous  indiquent  le  gué  avec  force 
gestes.  Malgré  tout,  la  rivière  est  dure  à  passer  :  nos 
chevaux  perdent  pied  et  nagent  même  par  instants, 
et  Zabieha,  dont  la  monture  bronche,  a  ses  bottes 
remplies  d'eau. 

Nous  voilà  à  Beïkni-Aouzi'  sains  et  saufs,  et  dans 
la  yourte  un  feu  clair  de  sarments,  chose  nouvelle  et 
inappréciable,  a  vite  fait  de  nous  sécher.  Les  carava- 
niers arrivent  une  heure  après  nous,  éreintés  des  efforts 
qu'ils  ont  eu  à  faire;  pour  les  réconforter,  je  leur 
achète  un  mouton  tandis  qu'Enselme  extrait  de  la  caisse 
aux  médicaments  un  thapsia  et  le  place  sur  la  poitrine 
du  grand  Rouzi  qui  tousse  à  faire  craquer  sa  peau 
rude. 

Mais    le  karaoul   vient   nous    rappeler    que    nous 

I.  Littéralement  :  Bouches  du  Beïk. 

(79) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

sommes  en  Chine  :  il  me  demande  mon  passeport,  que 
je  ne  lui  donne  pas  et  pour  cause;  il  doit  se  contenter 
d'une  feuille  de  papier  sur  laquelle  j'ai  inscrit  nos 
noms,  prénoms  et  qualités.  D'ailleurs  je  voudrais  bien 
savoir  ce  qu'en  pourra  faire  le  mandarin  de  Tasch- 
Kourgan  auquel  un  djighite  portera  ce  soir  même  le 
passeport  improvisé... 

24  juillet.  —  Dans  la  claire  lumière  du  matin,  nous 
faisons  route  vers  le  Nord  en  suivant  la  rive  droite  du 
Sarikol.  Çà  et  là,  des  prunelliers,  des  églantiers,  quel- 
ques saules  rabougris  jettent  leur  note  verte  sur  la 
teinte  grise  des  galets,  et  ces  arbustes  excitent  notre 
admiration,  car  depuis  le  Taldik  nous  n'avons  rien  vu 
de  semblable.  Mais  bientôt  les  parois  de  la  gorge 
s'écartent;  nous  arrivons  au  pied  d'un  promontoire 
rocheux  qui  domine  le  confluent  du  Sarikol  et  du 
Khoudjer-Ab  et  que  nous  devons  contourner  pour 
remonter  le  cours  de  ce  dernier  torrent.  A  gauche, 
s'ouvre  la  valléô  de  Tasch-Kourgan  couverte  de  brouil- 
lards; en  face,  la  haute  chaîne  qui  nous  sépare  du 
Raskem-Daria  et  vers  le  sud,  marquant  la  frontière  des 
Indes,  le  massif  énorme  du  Mouz-Tagh. 

La  caravane  fait  halte,  vers  midi,  tout  près  du 
mazar  de  Seïd-Hassan.  Là,  sur  le  bord  de  la  rivière, 
s'élèvent  de  misérables  yourtes.  Après  de  longs  pour- 
parlers nous  obtenons  des  Kirghizes  qu'ils  nous  en 
cèdent  une  pour  la  nuit,  mais  cette  location  est  con- 
sentie de  fort  mauvaise  grâce  et  les  femmes  surtout 
nous  font  un  accueil  des  plus  maussades. 

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Aatoar  de  l'Afghanistan. 


PI.  31,  page  SI). 


LE  REFUS  DES  CARAVANIERS 

Pendant  le  déménagement  j'admire  les  bijoux  de 
la  jeune  fille  de  la  maison,  M"^  Tavar.  L'extrémité  de 
ses  longs  cheveux,  tressés  en  innombrables  nattes,  est 
liée  à  une  sorte  de  peigne  qui  les  tient  étalés  sur  toute 
la  largeur  du  dos.  Au  peigne  sont  attachées  des  pièces 
de  monnaie  d'où  pendent,  au  bout  d'un  fil  noir,  une 
douzaine  de  dés  à  coudre  qui  se  heurtent,  quand  elle 
marche,  avec  un  joli  bruit  de  clochettes.  Elle  est  ravie 
de  recevoir  une  paire  de  boucles  d'oreilles  en  métal 
blanc.  Sa  mère,  une  vieille  sorcière  noire,  édentée, 
affreuse,  réclame  aussi  quelque  cadeau,  et  je  la  gratifie 
d'une  bague  ornée  d'une  simili-turquoise  dont  elle  se 
pare  incontinent... 

J'espérais  avoir  ainsi  conquis  la  bienveillance  de 
notre  hôtesse,  mais  je  me  trompais  étrangement.  En 
effet,  sur  la  fin  du  jour,  le  caravanbasch  pénètre  dans 
la  yourte  et  me  déclare  qu'il  ne  veut  pas  aller  plus  loin, 
car  la  haute  vallée  du  Raskem  est  impossible  à  suivre 
en  cette  saison,  à  cause  de  la  hauteur  des  eaux.  Une 
heure  de  discussion  ne  parvient  pas  à  vaincre  son  entê- 
tement, mais  comme  j'espère  trouver  des  yaks  et  des 
porteurs  au  pied  de  l'Ili-Sou,  je  lui  intime  l'ordre 
d'avoir  à  me  suivre  demain,  lui  et  ses  chevaux.  Cette 
brusque  décision  avait  suivi  de  près  une  conférence  de 
nos  hommes  avec  la  vieille  mégère  qui,  je  l'ai  su  plus 
tard,  ayant  pris  le  thé  dans  la  tente  des  caravaniers, 
leur  avait  affirmé  que  pénétrer  dans  le  Raskem,  c'était 
courir  à  une  mort  certaine.  Nous  sommes  furieux  de 
■cette  fâcheuse  intervention  et  j'ai  toutes  les  peines  du 

(8.) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

monde   à   arracher   la    vieille   femme    des    mains    de 
Zabieha  qui  veut  absolument  la  jeter  dans  la  rivière. 

Le  lendemain  dès  l'aube,  les  discussions  recom- 
mencent avec  nos  hommes,  plus  véhémentes  encore 
que  la  veille  :  je  finis  cependant  par  les  décider  et  nous 
partons  pour  l'Ili-Sou.  Après  on  verra! 

Le  sentier  remonte  le  Khoudjer-Ab,  passe  devant 
le  vieux  mazar  de  Seïd-Hassan  recouvert  suivant  la 
coutume  de  queues  de  yaks  et  de  cornes  d'ibex  et, 
courant  au  sud-est,  nous  amène  après  une  marche  de 
20  kilomètres  dans  un  petit  vallon  herbeux  que  dominent 
quelques  yourtes.  Le  baromètre  indique  4160  mètres, 
nous  sommes  au  pied  du  col  d'Ili-Sou. 

Dès  notre  apparition  sur  le  plateau,  les  indigènes 
se  précipitent  pour  nous  saluer  et  aider  au  décharge- 
ment des  bagages.  Ce  sont  des  Sarikolis,  musulmans 
chiites,  dont  la  tribu  est  originaire  du  Wakan;  tous  ont 
le  type  israélite  très  accusé  et  sont  d'une  saleté  repous- 
sante. Ma  première  parole  est  pour  leur  demander  s'ils 
ont  des  yaks  qui  pourraient  transporter  mes  caisses  au 
delà  du  col,  mais  d'un  commun  accord,  ils  répon- 
dent qu'ils  ne  possèdent  que  des  yaks  femelles  et 
que  je  ne  trouverai  dans  la  montagne  aucun  homme 
qui  veuille  m'accompagner.  D'ailleurs,  ajoutent-ils, 
entreprendre  la  route  du  Haut  Raskem  en  cette  saison 
serait  folie. 

Je  vais  donc  être  obligé,  bien  contre  mon  gré,  de 
céder  aux  caravaniers  et  de  me  rendre  à  Tasch-Kourgan 
d'où  j'essaierai  de  gagner  Kilyang  par  la  route  trans- 

(82) 


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Autour  de  l'Afghanietau. 


PI .  32,  page  82. 


CHANGEMENT  D'ITINÉRAIRE 

versale  suivie  déjà  par  M.  Dauvergne.  Cette  résolution 
une  fois  prise,  je  m'éloigne  en  compagnie  d'Enselme 
et  de  Zabieha  et  nous  allons  faire  un  tour  dans  les 
environs  du  campement  afin  de  chasser  les  idées 
sombres. 

A  notre  retour  au  camp,  nous  remarquons  une 
agitation  qui  présage  du  nouveau  et  ne  nous  dit  rien 
de  bon.  Nos  hommes  sont-ils  partis  emmenant  les 
chevaux  de  la  caravane?  Y  a-t-il  eu  rixe  avec  les  indi- 
gènes? Rien  de  grave  heureusement...  c'est  un  des 
officiers  de  l'Amban'  de  Tasch-Kourgan  accompagné 
de  deux  superbes  cavaliers,  qui  vient  nous  saluer  de  la 
part  de  son  chef.  Lui  aussi  nous  déconseille  absolu- 
ment le  Raskem,  mais  il  propose  que  l'un  de  nous  aille 
examiner  la  route  de  l'autre  côté  du  col,  et  si  nous  la 
jugeons  praticable,  l'Amban  nous  permettra  de  passer 
moyennant  une  déclaration  écrite  qui  mettra  sa  respon- 
sabilité à  couvert.  Réflexion  faite,  et  pour  éviter  une 
perte  de  temps  sans  nul  doute  inutile,  nous  lui  disons 
notre  intention  de  partir  demain  pour  Tasch-Kourgan. 

26  juillet.  —  Etape  monotone  et  triste  :  nous  repas- 
sons devant  le  mazar  de  Seïd-Hassan,  devant  les 
yourtes  où  la  sorcière  ne  manque  pas  de  nous  narguer 
et  nous  continuons  vers  le  nord  en  suivant  la  rive  droite 
du  Sarikol  jusqu'aux  pâturages  de  Tchilarik*.  Le 
représentant  de  l'Amban,  Khartchan-Beg,  fait  aussitôt 


1.  Titre  donné  dans  le  Turkestan  aux  mandarina  chinois  qui  administrent  le 
territoire. 

2.  3620  mètres  d'altitude. 

(S3) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

préparer  une  yourte  et,  les  Sarikolis  ne  se  hâtant  pas 
suffisamment  à  son  gré,  il  tombe  sur  eux  à  coups  de 

nagaïka^ 

La  justice  immanente  a  frappé  le  caravanbasch  ; 
un  de  ses  chevaux  est  mort   aujourd'hui  pendant  la 

route... 

L'étape  du  lendemain  à  travers  les  galets  du  Sarikol 
est  fastidieuse  :  en  face  de  nous,  se  dressent  à  l'horizon 
les  glaciers  resplendissants  du  Mouz-Tagh-Ata,  ou 
«  Père  des  montagnes  »,  tandis  que  vers  l'ouest  la 
muraille  dentelée  du  Pamir  semble  vouloir  escalader  le 
ciel.  Vers  midi,  on  arrive  au  village  de  Tourlan-Chah 
situé,  au  milieu  de  riches  cultures,  en  face  de  Tasch- 
Kourgan  qui  n'est  séparé  de  nous  que  par  le  torrent. 
Çà  et  là  des  bouquets  de  saules  entourés  d'un  mur  : 
nous  n'avions  pas  vu  d'arbres  depuis  Goultcha!  On 
s'installe  à  l'ombre  pour  déjeuner,  car  la  rivière  est 
difficile  à  passer  et  le  Beg  pense  qu'il  vaut  mieux 
attendre  la  caravane.  L'endroit  est  charmant,  nous  nous 
y  attarderions  volontiers,  mais  nos  hommes  arrivent 
avec  les  bagages  et  nous  nous  remettons  en  route  à 
leur  suite.  Du  reste  le  passage  du  gué  n'est  pas  com- 
mode; quoique  la  rivière  soit  partagée  en  sept  ou  huit 
bras,  nous  avons  beaucoup  de  mal  à  la  traverser  à  cause 
de  la  rapidité  du  courant  et  de  la  hauteur  des  eaux. 

De  l'autre  côté  du  Sarikol  nous  cheminons  dans 
une  plaine  gazonnée,  toute  parsemée  de  fleurs,  qui 
s'étend  jusqu'au  pied  de  la  colline  où  s'élève  la  petite 

I.  Fouet  kirghize. 

(84) 


l'ascension  du  col  de  kok-mouïnak,  a  travers  un  chaos  effroyable 

de  pierres  éboulées. 


UN  TROUPEAU  DE  YAKS  APPARAIT  TOUT  A  COUP  ET  NOUS  BARRE  LA  ROUTE. 


Autour  de  l'Afghanistan. 


PI.  33,  page  Si. 


TASCH-KOURGAN 

ville  de  Tasch-Kourgan  '  et  le  Beg  nous  conduit  dans 
une  maisonnette  chinoise  qui  fut  construite,  paraît- il, 
pour  loger  les  voyageurs  de  marque. 

A  peine  installé,  j'envoie  Iskandar  porter  nos  cartes 
de  visite*  à  l'Amban  et  le  saluer  de  notre  part;  le 
mandarin  fait  répondre  qu'aujourd'hui  il  est  un  peu 
souffrant,  mais  que  demain  il  se  fera  un  plaisir  de 
recevoir  Nos  Excellences.  Dans  la  journée  nous  allons 
serrer  la  main  du  lieutenant  russe  commandant  le  poste 
des  cosaques  :  très  aimable,  il  met  à  notre  disposition 
le  petit  pavillon  oiî  sont  installés  les  bains  du  détache- 
ment et  je  crois  inutile  de  dire  avec  quelle  volupté 
nous  profitons  de  sa  gracieuse  attention. 

2p  juillet.  —  La  matinée  se  passe  à  visiter  les 
abords  du  village.  Tasch-Kourgan,  en  chinois  Pou-ly, 
compte  sept  ou  huit  cents  habitants  et  son  importance 
provient  surtout  de  sa  position  stratégique  à  la  ren- 
contre des  nombreux  chemins  venant  du  Pamir  et  des 
Indes.  Les  Chinois  y  ont  une  sorte  de  légat  qui  admi- 
nistre et  surveille  la  région,  les  Russes  une  douzaine 
de  cosaques  et  les  Anglais  un  vice-consul  indigène, 
officier  de  l'armée  des  Indes.  Tout  ce  monde  vit, 
paraît-il,  en  bonne  intelligence,  quoique  les  intérêts  de 
chacun  soient  souvent  opposés. 

Le  village  est  construit  sur  six  collines  en  bordure 
du  Sarikol  ;  la  plus  élevée  est  couronnée  par  une  forte- 


I.  «  Colline  de  pierres  »  —  3150  mètres  d'altitude. 

a.  Cartes  de  visite  chinoises  qu'Enselme  et  moi  avions  conservées  de  notre  voyage 
en  Mandchourie. 

(85) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

resse  à  l'aspect  imposant,  mais  dont  le  mur  en  torchis 
ne  paraît  pas  très  solide.  C'est  là  qu'habite  le  mandarin 
que  nous  irons  voir  tout  à  l'heure.  Sur  les  autres 
mamelons  :  le  poste  russe,  la  maison  du  consul  britan- 
nique et  plusieurs  groupes  d'habitations  bien  misé- 
rables. On  me  montre  des  murailles  en  ruines  qui 
auraient  été  construites  par  un  détachement  de  l'armée 
d'Alexandre;  j'y  vois  des  traces  de  fouilles  récentes 
qui,  me  dit  le  guide,  ont  amené  la  découverte  d'armes 
et  de  monnaies  des  plus  curieuses.  Pour  nous,  nous 
ne  rencontrons  dans  ces  vestiges  d'une  civilisation 
disparue  qu'un  jeune  lièvre  qui  est  tué  par  Enselme. 

A  midi  on  monte  à  cheval  pour  se  rendre  au 
Yamen  :  nous  y  sommes  reçus  par  un  noble  seigneur 
d'aspect  chétif,  mais  à  l'œil  intelligent,  qui  parle  cou- 
ramment le  russe.  Il  sera  donc  facile  de  causer  avec 
lui  par  l'intermédiaire  de  Zabieha. 

L'Amban,  après  les  salutations  d'usage,  proteste 
de  sa  bonne  volonté  entière  à  nous  aider  de  tout  son 
pouvoir.  Autour  de  lui  sont  réunis  les  principaux  chefs 
de  la  région  avec  lesquels  on  va  discuter  les  divers 
itinéraires  possibles.  Le  Beg  de  Toung,  un  géant  à 
figure  de  brute,  affirme  sur  la  tête  de  ses  aïeux  que 
nous  ne  pourrons  trouver  aucun  moyen  de  transport, 
aucun  radeau,  pour  franchir  le  Raskem  en  amont  de 
Yarkand  et  qu'à  cette  époque  de  l'année,  passer  le 
fleuve  à  cheval  est  impossible.  Force  nous  est  de 
renoncer  à  prendre  l'itinéraire  de  M.  Dauvergne  et, 
quoiqu'il  nous  en  coûte,  nous  décidons  de  suivre  les 

^86) 


UNE    DES    TOURS    DE    YAKKA-ARIK. 


LE    MISERABLE    REFUGE    OU   NOUS    AVONS    PASSE    LA    NUIT, 
APRÈS    LE    PASSAGE    DU    KOK-MOUÏNAK. 


Autour  de  l'Afghanistan. 


PI.  3i,  page^S 


EN  ROUTE  VERS  YARKAND 

conseils  des  indigènes  et  de  gagner  Yarkand  par  le 
sentier  qui  traverse  les  contreforts  du  Mouz-Tagh- 
Ata. 

Le  lendemain  nos  hommes,  après  des  discussions 
comme  toujours  sans  objet,  se  décident  enfin  à  charger 
les  bagages,  et  nous  pouvons,  vers  huit  heures,  nous 
mettre  en  route.  En  tête  marche  le  maire  de  Tourlan- 
Chah  qui  a  reçu  de  l'Amban  l'ordre  de  nous  guider  et 
de  veiller  sur  nos  précieuses  personnes. 

La  caravane  serpente  entre  les  boutiques  du  bazar, 
passe  au  pied  de  la  forteresse  chinoise  et  suit  la  rive 
gauche  du  Sarikol  au  milieu  de  prairies  parsemées  de 
fleurs.  Arrivé  devant  un  curieux  tombeau  —  Langar 
Mazar  —  l'officier  russe,  qui  avait  eu  la  charmante 
attention  de  nous  accompagner,  met  pied  à  terre  et 
l'on  se  dit  adieu,  après  une  cordiale  poignée  de  main 
et  des  souhaits  réciproques. 

Nous  sommes  bientôt  dans  un  joli  vallon  où  se 
dressent  de  nombreuses  yourtes  ;  les  Kirghizes  ont 
étendu  sur  l'herbe  le  plus  beau  de  leurs  tapis  à  notre 
intention  et  nous  devons,  pour  ne  pas  les  froisser, 
nous  asseoir  un  instant  et  boire  quelques  bols  de 
koumis.  Mais  il  faut  se  hâter,  car  l'étape  sera  longue  ; 
un  sentier  de  chèvre,  grimpant  au  milieu  d'éboulis, 
nous  amène  sur  un  plateau  chauve  et  pierreux  où  ne 
croît  pas  un  brin  d'herbe,  où  les  buissons  épineux 
même  ne  poussent  pas.  Devant  nous,  les  ondulations 
du  terrain  s'abaissent  lentement  jusqu'à  la  plate- 
forme   bleuâtre    de   laquelle   surgit,  dans    sa    majesté 

(87) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

toute  blanche,  la  colossale  pyramide  du  Mouz-Tagh- 
Ata.  Il  est  là,  ce  Père  des  montagnes,  comme  suspendu 
entre  le  ciel  et  la  plaine,  tous  deux  d'un  bleu  presque 
pareil,  et  il  fait  songer  à  quelque  immense  cerf-volant 
qui  attendrait  pour  reprendre  son  vol  la  fraîche  brise 
de  chaque   soir... 

Quelques  kilomètres  de  marche  sur  ce  glacis  désert 
et  nous  voici  tout  à  coup  à  l'entrée  d'une  gorge 
étroite,  où  coule  un  torrent  qui  dévale  de  la  passe  de 
Kok-Mouïnak.  Malgré  l'aspect  peu  engageant  de  la 
vallée,  nous  l'attaquons  de  pied  ferme,  dans  l'espoir 
que  le  pittoresque  viendra  compenser  les  difficultés 
de  la  route;  mais  celles-ci  sont  des  plus  sérieuses. 
Nous  ne  nous  sommes  pas  encore  trouvés  aux  prises 
avec  un  tel  chaos  de  pierres  éboulées,  sur  un  sol 
instable  semé  de  crevasses  et  de  ravins.  Pendant 
plusieurs  heures,  nos  chevaux  haletants  grimpent  en 
s 'accrochant  des  sabots  aux  rochers,  glissent,  retom- 
bent, recommencent  d'un  nouvel  effort,  et  il  nous 
faut  parfois  les  soutenir  pour  les  aider  à  franchir  un 
passage  difficile.  Pour  comble  d'infortune,  un  troupeau 
de  yaks,  venant  en  sens  inverse,  apparaît  brusque- 
ment au  point  le  plus  critique  et  met  le  désordre  dans 
la  caravane. 

Cependant  le  soleil  baisse,  le  vent  fraîchit,  et 
quand  nous  parvenons  au  Kok-Mouïnak  après  cette 
pénible  ascension,  nous  sommes  transis  de  froid  et 
brisés  de  fatigue.  Le  baromètre  donne  4620  mètres 
d'altitude;  à  droite  et  à  gauche,  des  falaises  de  schiste 

(88) 


Autour  de  i'Afi;haiii!.liii 


Pi,  .ii,  liage  8S. 


UN  ABRI  PEU  CONFORTABLE 

peu  élevées  sur  lesquelles  on  aperçoit  quelques 
plaques  de  neige.  Nous  descendons  rapidement  vers 
une  plaine  à  l'aspect  désolé  où  ne  se  devine  aucune 
habitation.  Comment  passerons-nous  la  nuit  ?  il  est 
six  heures  et  le  brouillard  monte...  Tout  à  coup  du 
milieu  d'un  nuage  sort,  comme  le  bon  génie  des  contes 
de  fées,  un  affreux  petit  vieillard  qui  niche,  paraît- il, 
non  loin  de  là,  dans  une  tanière  dont  il  veut  bien  nous 
faire  les  honneurs.  Nous  y  arrivons  à  sept  heures,  gelés 
et  mourant  de  faim;  un  beau  feu  d'argol\  une  excel- 
lente soupe  au  lait  nous  raniment,  mais  il  nous  faut 
coucher  dans  un  taudis  horrible  dont  la  coupole  s'est 
écroulée  récemment  et,  malgré  les  peaux  de  moutons, 
le  givre  nous  fait  grelotter.  Ce  lieu  de  délices  a  nom 
Tchi-Tchag-Lik  (4325  mètres). 

La  nuit  a  été  mauvaise,  tout  le  monde  a  souffert 
de  l'altitude  et  du  froid.  Au  départ,  une  mince  couche 
de  neige  recouvre  le  sol,  mais  les  rayons  d'un  clair 
soleil  ont  vite  fait  de  réchauffer  l'atmosphère.  Nous 
voici  bientôt  au  col  de  Tor-Bachi  et,  par  une  vallée 
plus  large  et  moins  sauvage  que  celle  d'hier,  nous 
descendons  jusqu'à  un  groupe  de  yourtes  où  l'on  nous 
fait  l'accueil  le  plus  aimable.  Il  faudra  malheureu- 
sement passer  ici  la  journée,  car  des  yaks  nous  sont 
nécessaires  pour  transporter  nos  bagages  jusqu'à  la 
prochaine  étape,  et  les  Kirghizes  qui  sont  partis  les 
chercher  dans  la  montagne  ne  reviendront  pas  avant 
le  coucher  du  soleil. 

I.  Crottin  de  yaks. 

(89) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

i^'  août.  —  Le  Beg  Mollah-Ibrahim  a  pu  réunir 
treize  yaks  dont  les  grognements  nous  mettent  sur 
pied  de  bonne  heure;  sitôt  le  chargement  terminé,  en 
route  pour  les  gorges  du  Tang-i-Tar.  A  4  kilomètres 
environ  de  Tor-Bachi,  les  difficultés  commencent  et 
l'on  grimpe  une  ancienne  avalanche  aux  pentes  rapides 
qui  barre  complètement  la  vallée.  On  redescend 
ensuite  dans  la  rivière  dont  les  eaux  font  un  bruit  de 
cataracte  et,  suivant  son  lit  au  milieu  de  cascades  et 
de  rochers,  on  avance  péniblem.ent.  Les  malheureux 
yaks  sont  secoués,  bousculés,  jetés  les  uns  contre  les 
autres,  au  milieu  des  tourbillons  qui  éclaboussent  et 
font  glisser  le  sol  caillouteux  qui  fuit  sans  cesse  sous 
leurs  pas  ;  quant  à  leurs  conducteurs,  admirables 
d'adresse,  ils  sautent  de  roche  en  roche  avec  une  pré- 
cision et  une  souplesse  de  félin.  Notre  guide  Mollah- 
Ibrahim  se  prodigue  et,  grâce  à  lui,  nous  sortons  sans 
accident  des  plus  mauvais  pas. 

Mais  quel  dommage  vraiment  que  le  souci  de  notre 
propre  sécurité  m'empêche  de  contempler  à  loisir  le 
décor  qui  est  admirable  !  .De  tous  côtés  s'élèvent, 
comme  sculptés  dans  la  pierre,  des  portiques,  des 
tours,  des  mâchicoulis...  Là,  c'est  un  pont  naturel  qui 
dresse  à  des  hauteurs  prodigieuses  son  arche  de  granit. 
Plus  loin,  c'est  une  source  chaude  qui  jaillit  des  flancs 
de  la  roche  en  projetant  d'épais  nuages  de  vapeur 
où  tremble  une  multitude  de  petits  arcs-en-ciel...  Le 
spectacle  est  d'une  grandeur  majestueuse,  et  pourtant 
c'est  avec  la  plus  vive  satisfaction  que   nous  quittons 

(90) 


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Autour  de  rAferlmuislau. 


PI.  36,  page  9U. 


AU  COL  DE  TERI-ART 

ce  terrible  Tang-i-Tar,  effroi  des  rares  caravanes  qui 
vont  pendant  l'été  de  Yarkand  à  Tasch-Kourgan'. 

Quelques  yourtes  montrent  leurs  toits  de  feutre  au 
milieu  de  la  vallée  ;  dans  l'une  d'elles  on  prendra  le 
thé  pendant  que  nos  hommes  déchargeront  les  yaks. 
Nous  disons  au  revoir  à  cet  excellent  Mollah-Ibrahim 
qui,  le  malheureux,  va  passer  une  seconde  fois  le 
Tang-i-Tar,  et  sitôt  notre  caravane  prête,  nous  recom- 
mençons à  grimper  pour  atteindre  le  col  de  Teri-Art, 
déjà  visible  sur  la  crête  d'une  immense  muraille 
rocheuse.  La  montée  paraît  si  longue  et  si  difficile 
que  j'hésite  à  continuer,  mais  les  caravaniers  se  décla- 
rant capables  de  franchir  la  passe  aujourd'hui,  nous 
ascensionnons  l'escalier  gigantesque  qui  se  dresse 
devant  nos  pas.  Les  chevaux  font  peine  à  voir  ;  il  faut 
s'arrêter  souvent  pour  les  laisser  souffler  et  c'est  après 
beaucoup  de  haltes,  plus  fréquentes  à  mesure  qu'on 
approche  du  sommet,  que  nous  mettons  pied  enfin 
sur  l'arête.  Nous  sommes  à  4030  mètres,  la  vue  est 
superbe,  mais  que  nous  importe  à  ce  moment  le 
paysage!  il  faut  sortir  de  là...  et  nous  dégringolons 
bien  vite  les  pentes  escarpées  en  tenant  nos  chevaux 
par  la  bride. 

Une  surprise  agréable  nous  attendait  au  pied  du 
col  :  dans  un  repli  de  terrain,  deux  âniers  se  préparent 
à  camper  pour  la  nuit  ;  ils  ont  avec  eux  un  chargement 
de  melons  et  d'abricots  que  nous  mettons  au  pillage, 

I.  Pendant  l'hiver,  la  baisse  des  eaux  permet  de  suivre  constamment  la  vallée 
du  Sarikol. 

(90 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

après  avoir  couvert  d'or  les  propriétaires  ébahis  de 
cette  aubaine.  A  la  nuit  tombante  seulement  nous 
arrivons  au  mazar  de  Tchil-Goumbaz  dont  le  karaoul 
nous  offre  l'hospitalité  dans   sa  misérable  chaumière. 

Le  lendemain,  dès  le  départ,  nous  avons  la  sensa- 
tion toute  nouvelle  de  voyager  à  travers  une  vallée 
d'Europe.  Nos  chevaux  avancent  au  milieu  des  blés  et 
des  avoines  parsemés  de  coquelicots  ;  de  loin  en  loin, 
des  maisonnettes  à  toit  plat  s'abritent  sous  de  grands 
peupliers  et  des  chèvres  par  centaines  broutent  le  long 
des  pentes...  Cependant,  malgré  tout  le  charme  de 
cette  nature  qu'on  sent  vivre,  la  route  à  cause  de  la 
chaleur  étouffante  semble  longue,  et  lorsque  après 
une  marche  de  40  kilomètres  nous  arrivons  au  hameau 
de  Bagh,  la  satisfaction  de  chacun  est  évidente. 

Derrière  la  maison  de  notre  hôte,  un  groupe 
d'abricotiers  étend  son  ombre  bienfaisante  et  nous  ne 
résistons  pas  au  plaisir  de  nous  allonger  sur  de  grands 
tapis  aux  brillants  ramages  où  nous  rejoignent  bientôt 
tous  les  notables  de  l'endroit.  Iskandar  ne  manque  pas 
l'occasion  de  faire  montre  de  sa  science,  et  la  soirée 
s'écoule  charmante  à  écouter  la  parole  de  ces  beaux 
vieillards,  pendant  qu'autour  de  nous  les  enfants  font 
la  cueillette  et  que  les  hirondelles  coupent  de  leurs 
zigs-zags  rapides  un  ciel  ouaté  de  rose. 

^  août.  —  Aujourd'hui  les  arbres  poussent  nom- 
breux dans  l'étroite  vallée  que  suit  la  route.  Partis  aux 
premières  lueurs  du  jour,  nous  arrivons  vers  midi 
devant  une  petite  maison  entourée  de  trois  grands  peu- 

-    (92) 


COLONNADES    DE    ROCHEKS   ROUGES    DANS    LA    VALLEE    D'ARTALIK. 


DANS    LES    CONTREFORTS    DU    MOUZ-TAGH-ATA.    VUE    PRISE   DU    KARA-DAVAN 

A    2  S70   MÈTRES. 


Autour  tU  l'Afghanistan. 


PL  37,  p.age  'J2. 


UN  KARAOUL  CAMBRIOLE 

pliers  où  notre  guide  de  Tasch-Kourgan,  Aoul-Beg, 
veut  absolument  nous  faire  pénétrer;  elle  a  nom  Kaïz- 
Karaoul.  Mais  c'est  en  vain  qu'on  appelle  et  qu'on 
frappe  à  coups  redoublés;  la  demeure  reste  close  et 
nous  sommes  bientôt  certains  que  son  propriétaire  est 
absent.  Il  faut  pourtant  nous  mettre  à  l'abri  d'un  soleil 
brûlant  et  trouver  des  provisions  pour  le  déjeuner;  sur 
les  conseils  d' Aoul-Beg  qui  représente  ici  l'autorité, 
Iskandar  monte  debout  sur  son  cheval,  franchit  le  mur 
de  la  cour  et,  de  l'intérieur,  ouvre  cette  première  porte. 
Quant  à  la  seconde,  celle  du  logis,  nous  l'enfonçons  le 
plus  discrètement  du  monde.  Un  instant  après,  nos 
bagages  étaient  installés  dans  la  maison  du  karaoul, 
une  douzaine  d'œufs  vivement  dénichés  et  trois  jeunes 
poulets  prêts  à  être  mis  à  la  broche.  Sur  le  tard,  reve- 
nant d'une  course  dans  la  montagne,  notre  hôte  malgré 
lui  se  montre  sur  le  seuil  et,  nullement  étonné  de  trou- 
ver sa  maison  quelque  peu  cambriolée,  il  se  contente  de 
sourire  avec  une  philosophie  toute  chinoise. 

De  grand  matin,  nous  quittons  le  vieux  karaoul 
après  l'avoir  largement  indemnisé  et  nous  nous  enga- 
geons presque  aussitôt  dans  une  gorge  sauvage  au 
fond  de  laquelle  roule  une  cascade.  Là  commence 
l'ascension  d'une  muraille  rocheuse  que  les  chevaux 
mettent  une  heure  à  franchir.  Dégringolant  plusieurs 
fois  avec  leurs  charges,  ils  n'arrivent  au  sommet  que 
grâce  à  de  braves  Kirghizes  qui  descendaient  le 
Yamond-Tars,  ou  «  Mauvais  pas  »,  avec  une  caravane  de 
bourriquets  et  qui  s'oifrent  d'eux-mêmes  à  nous  aider. 

(93) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

On  continue  à  grimper,  au  milieu  d'un  décor  de 
plus  en  plus  sombre,  par  un  mauvais  sentier  qui  con- 
duit au  Kara-Davan'j  ou  «  Col  noir  »;  deux  heures 
de  marche  nous  amènent  ensuite  au  Kizil-Davan^  ou 
«  Col  rouge  »,  percé  dans  un  amas  de  roches  couleur 
de  pivoine.  Il  fait  une  chaleur  atroce  et  la  fatigue  com- 
mence à  se  faire  sentir,  aussi  décidons-nous  de  faire 
halte  à  l'ombre  d'une  falaise  et  d'y  attendre  en  déjeu- 
nant que  le  soleil  ait  baissé  à  l'horizon...  Pendant  que 
nous  mettions  à  mal  le  troisième  poulet  du  karaoul  de 
Kaïz,  déplorant  l'absolue  sécheresse  de  ce  désert  de 
pierres  où  ne  chante  aucune  source,  nous  voyons 
apparaître  deux  Kirghizes  à  cheval,  porteurs  d'outrés 
remplies  de  lait;  on  pense  avec  quel  enthousiasme  ils 
sont  accueiUis  et,  comme  une  bonne  nouvelle  n'arrive 
jamais  seule,  ils  nous  annoncent  que  la  maison  du 
karaoul  d'Arpalik,  but  de  notre  étape,  est  à  quelques 
portées  de  fusil  seulement. 

La  soirée  est  merveilleusement  belle  :  le  ciel  a  mis 
tous  ses  diamants  et  la  pleine  lune  éclaire  d'une  lumière 
de  rêve  les  escarpements  gigantesques  au  pied  des- 
quels nous  campons. 

5  août.  —  Aujourd'hui  le  sentier  descend  le  long 
du  torrent  d'Arpalik,  dans  un  défilé  rocheux  des  plus 
pittoresques  où  l'on  entend  de  toutes  parts  rappeler 
des  compagnies   de  perdreaux.    On   pénètre   ensuite 

I.  a  870  méUes  d'altitude.  Ce  passage  doit  son  nom  à  la  montagne  environnante 
qui  est  tout  entière  d'un  schiste  ardoisier,  ayant  un  peu  l'apparence  du  charbon, 
a.  3  140  métrei  d'altitude. 

(94) 


LA    FEM.AIE    ET    LA    FILLE    DU    KAKAOUL    DAEPALIK. 


Autour  de  l'Afiilianistau. 


PL  38,  page  94. 


LA  GORGE  INFERNALE 

dans  une  vallée  plus  large  mais  tout  aussi  désertique  ; 
à  droite  et  à  gauche  des  rochers  si  rouges  qu'on  les 
dirait  teintés  de  sang  dessinent  comme  de  gigantesques 
cathédrales.  Sur  le  sol,  d'énormes  blocs  aux  formes 
fantastiques  —  lions,  dragons  ailés,  licornes  —  peuplent 
étrangement  la  solitude  de  cette  gorge  infernale.  Il 
semble  qu'un  troupeau  formé  de  tous  les  animaux 
de  la  création,  et  fuyant  devant  quelque  cataclysme, 
s'est  trouvé  là  pétrifié  dans  sa  marche,  aux  premiers 
temps  du  monde. 

La  soif  nous  gagne  dans  ce  désert  brûlant  et 
nous  allons,  faute  de  mieux,  nous  partager  une 
pastèque  achetée  sur  la  route  à  des  caravaniers, 
quand  nous  apercevons  dans  une  anfractuosité  de  la 
muraille  rocheuse  une  maisonnette  à  toit  plat  :  c'est 
celle  du  karaoul  d'Yalgouz-Tugrak'.  Nous  y  sommes 
reçus  par  deux  Chinois  dont  l'un  est  fortement 
intoxiqué  d'opium.  Sous  le  porche,  des  petits  Cé- 
lestes, nus  comme  la  Vérité,  jouent  avec  un  jeune 
chien... 

Le  lendemain,  Iskandar  nous  éveille  avant  l'aube 
et  nous  pénétrons  dès  le  départ  au  travers  d'un  véri- 
table brouillard  de  poussière.  Toujours  les  mêmes 
colonnades  de  roches  sanglantes  pendant  près  de 
quinze  kilomètres.  C'est  une  vallée  morte  :  pas  un 
oiseau,  pas  la  plus  petite  herbe  verte.  Puis  c'est  la 
montée  par  une  sente  aisée  entre  des  cônes  de  sable 
gris,  jusqu'à  un  col  qui  ouvre  sur  une  plaine  de  gra- 

I.  2  140  mètres  d'altitude. 

(95) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

vier  noir,  plate,  sèche,  efFroyablement  fastidieuse. 
On  passe  deux  larges  lits  de  rivière^  desséchés  tous 
les  deux,  où  quelques  buissons  rabougris  hérissent 
leurs  épines.  Rien  n'est  moins  engageant  que  cette 
contrée  solitaire.  Il  y  a  tant  de  poussière  dans  l'air  que 
le  soleil  n'est  pas  visible  et  qu'il  nous  faut  arriver  à 
près  d'un  kilomètre  de  Yakka-Arik  pour  apercevoir 
les  arbres  de  l'oasis. 

Deux  grandes  tours  pyramidales,  sentinelles 
muettes,  surveillent  l'immense  plaine  par  laquelle  nous 
arrivons.  Le  chemin  passe  à  leur  pied,  franchit  un  gros 
torrent  sur  un  pont  de  bois  et,  brusquement,  l'effroi 
de  la  solitude  s'évanouit,  le  désert  cesse  :  c'est  pour 
nos  yeux  brûlés  la  joie  reposante  des  champs  de  maïs 
et  des  bosquets  de  saules.  Sur  la  gauche,  une  enceinte 
fortifiée  assez  curieuse,  flanquée  de  deux  tourelles 
avec  mâchicoulis  ;  plus  loin,  la  maison  du  karaoul 
chinois  où  notre  caravane  est  installée. 

Nous  visitons  la  forteresse.  C'est  un  vieux  poste 
abandonné,  rempli  de  logements  en  ruine.  Tout  au 
fond,  l'ancienne  demeure  du  commandant  :  les  murs  en 
sont  encore  couverts  de  ces  grandes  affiches  rouges 
portant,  en  caractères  chinois,  les  maximes  de  Confu- 
cius  et  les  formules  qui  chassent  le  mauvais  sort. 
Autour  de  la  maison,  d'immenses  peupliers  ondu- 
lent sous  la  brise,  protégeant  de  leur  ombre  centenaire 
un  fouillis  charmant  de  pavots,  de  soucis  et  de  roses 
trémières...  Et  devant  ces  allées  envahies  par  les 
herbes  folles,   devant  ces  fenêtres   closes  sans  doute 

(96) 


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Autour  de  l'Afgliauistau. 


Pi.  39,  page  96. 


LES  TOURS  DE  YAKKA-ARIK 

pour  l'éternité,  je  ne  puis  m'empêcher  de  songer  au 
joli  conte  de  La  Belle  au  bois  dormant. 

Nous  terminons  la  promenade  par  un  bain  dans  une 
eau  rapide  qui  rafraîchit  délicieusement.  C'est  l'heure 
apaisée  du  soir,  la  chaleur  se  fait  moins  brûlante  et  le 
ciel  d'un  rouge  vif  met  comme  des  reflets  d'incendie 
sur  les  deux  hautes  tours  qui  nous  dominent.  D'ici, 
leurs  silhouettes  grises  paraissent  couronnées  de 
flammes;  elles  font  penser  à  ces  autels  mazdéens  du 
temps  de  Zoroastre  que  dans  les  plaines  de  l'Iran  édi- 
fiaient les  peuples  adorateurs  du  feu. 

Après  dîner,  la  chaleur  est  vraiment  trop  pénible 
pour  dormir;  je  vais  revoir  au  clair  de  lune  les  ruines 
de  la  forteresse  chinoise.  L'oasis  est  calme,  tout  repose; 
de  l'autre  côté  de  la  rivière  on  entend  crier  les  chacals, 
et  dans  les  peupliers  qui  bruissent  au  vent  du  soir,  un 
rossignol  égrène  les  notes  perlées  de  sa  chanson... 
Assis  sur  un  vieux  banc  de  pierre,  je  rêvais  aux  choses 
du  passé  quand  Iskandar  est  venu  brutalement  me 
rappeler  à  la  réalité  en  m'annonçant  que  les  caravaniers 
partaient  pour  Yarkand  et  qu'ils  sollicitaient  des 
ordres. 

7  août.  —  Nous  sommes  debout  au  lever  du  soleil 
afin  de  franchir  la  courte  distance  qui  nous  sépare 
encore  de  Yarkand  avant  les  heures  chaudes  du  jour. 
C'en  est  fini  des  plaines  grises,  des  vallées  de  granit; 
aujourd'hui  notre  petite  caravane  chemine  au  milieu  de 
vertes  oasis,  par  des  sentiers  ombreux  bordés  de 
saules  et  de  micocouliers.  Un  village  nous  accueille  au 

(97) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

détour  de  la  route;  c'est  jour  de  marché  et  le  grouille- 
ment du  bazar  avec  ses  hommes  à  la  longue  tunique, 
ses  femmes  voilées  de  blanc,  ses  enfants  aux  vestes 
multicolores,  nous  charme  et  nous  amuse.  Nos  chevaux, , 
habitués  au  grand  calme  des  solitudes,  sont  un  peu 
affolés  et  nous  avons  le  plus  grand  mal  à  traverser 
cette  foule  bruyante  sans  écraser  personne. 

Mais  voici  qu'arrive  à  notre  rencontre  un  superbe 
cavalier  qui  met  pied  à  terre  et  se  précipite  vers  moi, 
tendant  sa  main  brune  dans  le  creux  de  laquelle  est 
une  roupie  ^  Il  est  envoyé  par  la  colonie  hindoue  de 
Yarkand  qui  nous  attend  plus  loin. 

En  effet,  devant  un  petit  caravansérail,  le  soleil  cru 
éclaire  un  groupe  d'Indiens  vêtus  de  blanc.  Le  plus 
âgé  s'avance  et  m'apporte  à  son  tour,  avec  une  grâce 
tout  orientale,  le  salut  de  la  roupie.  Nous  promettons 
à  ce  beau  vieillard  de  lui  rendre  ce  soir  sa  visite,  et 
continuons  rapidement  notre  route.  Vers  onze  heures, 
les  jardins  fleuris  et  les  cimetières  aux  larges  dalles  se 
font  de  plus  en  plus  nombreux.  Un  pont  de  pierre,  puis 
la  haute  muraille  de  la  ville  dont  les  créneaux  se  dé- 
coupent en  blanc  sur  l'azur  foncé  du  ciel  ;  nous  sommes 
à  Yarkand.  Et  maintenant  c'est  un  labyrinthe  de  ruelles 
couvertes,  bordées  de  boutiques  innombrables.  On  fait 
halte  devant  le  Yamen  du  mandarin  ;  Aoul-Beg  notre 
fidèle  guide  pénètre  seul  dans  le  palais,  nous  laissant  à 


I.  Coutume  hindoue  qui  veut  que  l'on  n'aborde  pas  un  supérieur  les  mains 
vides.  La  personne  à  qui  cet  hommag^e  est  rendu  touche  du  doiçt  la  roupie  et  la 
connaissance  est  faite. 

(98) 


ARRIVÉE  A  YARKAND 

la  porte  au  milieu  des  prisonniers  chargés  de  lourdes 
chaînes.  Le  voisinage  n'est  pas  des  plus  réjouissants  et 
nous  commençons  à  trouver  l'attente  pénible  Heu- 
reusement qu'Aoul-Beg  revient  nous  arracher  à  ce 
triste  spectacle  pour  nous  conduire,  par  ordre  de  son 
chef,  dans  la  demeure  d  un  riche  seigneur,  jolie  et 
vaste  maison  à  la  mode  chinoise  où  nous  serons  très 
confortablement  logés. 

L'après-midi,  l'Amban  nous  fait  dire  qu'il  nous 
recevra  le  lendemain  à  trois  heures  et  demie.  Il  nous 
envoie  un  mouton,  des  poulets,  du  riz,  du  maïs...  et  sa 
montre  pour  régler  la  nôtre  afin  que  nous  soyons  exacts 
au  rendez-vous. 

Nous  sortons  pour  aller  rendre  visite  à  l'Aksakal 
hindou.   Une  odeur  nauséabonde  de  melon  pourri  est 
répandu  dans  toute  la  ville  qui  a  vraiment  l'aspect  d  un 
centre  pestilentiel,  avec  ses  bassins  d'eau  croupie  et  ses 
habitants  aux  figures  hâves  et  fiévreuses,  dont  beau- 
coup ont  des  goitres   énormes.  Au  moment   où  nous 
pénétrons  sous  son  toit,  le  chef  de  la  colonie  hindoue 
rend  la  justice  d'un  air  grave  et  patriarcal  :  c'est  l'heure 
à  laquelle,  toutes  les  transactions  de  la  journée  étant 
finies,  on  vient  demander  à  son  expérience  de  régler 
les  cas   difficiles.    L'Aksakal  interrompt  son  office    à 
notre  entrée  et  renvoie  tous  les  assistants;  après  quoi 
il  nous  offre  le  thé.  Je  réponds  à  son  amabilité  en  lui 
tendant  une  cigarette.  Le  vieillard  accepte  de  fort  bonne 
grâce,  mais   comme   la   religion   hindoue  interdit  non 
seulement  de  manger  ou  de  boire  chez  un  étranger. 


(99) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

mais  même  de  toucher  des  doigts  ou  des  lèvres  quoi 
que  ce  soit  lui  appartenant,  il  fume  la  cigarette  à  travers 
la  lente  étroite  de  sa  main  fermée,  sans  approcher  le 
papier  de  riz  de  sa  bouche. 

En  rentrant  nous  trouvons  le  chef  de  nos  carava- 
niers qui  vient  se  faire  régler  définitivement,  car  ses 
hommes,  ses  bêtes  et  lui-même  sont  à  bout  de  forces 
et  cette  fois,  déclare-t-il,  ils  n'iront  pas  plus  loin. 
Comme  nous  sommes  sûrs  de  pouvoir  former  une 
nouvelle  caravane  à  Yarkand,  nous  n'insistons  pas 
davantage  pour  l'engager  à  nous  suivre,  et  je  me  hâte 
de  lui  payer  l'argent  que  je  lui  dois,  ravi  au  fond  de  ne 
plus  rien  avoir  à  faire  avec  ce  peu  intéressant  person- 
nage. Une  surprise  plus  désagréable  m'attend  le  même 
soir.  Mon  ami  et  compagnon  de  route  Enselme  reçoit 
une  lettre  de  France  qui  l'oblige,  pour  des  raisons  de 
famille,  à  regagner  Paris  par  le  plus  court  chemin. 
Zabieha  seul  me  reste,  mais  le  connaissant  comme  je 
le  connais  maintenant,  je  suis  sûr  avec  lui  de  mener  à 
bien  mon  expédition. 

Le  lendemain,  à  l'heure  dite,,  nous  montons  en  selle 
pour  nous  rendre  chez  l'Amban.  Une  foule  grouillante 
comme  de  la  vermine  circule  à  travers  les  rues  et  nous 
heurtons  au  passage  d'innombrables  petits  ânes  char- 
gés de  melons,  de  briques  et  de  bottes  de  foin.  On 
nous  reçoit  en  grande  cérémonie  :  le  mandarin,  revêtu 
de  sa  plus  belle  robe,  nous  offre  un  repas  gargan- 
tuesque que  la  chaleur  torride  nous  disposerait  plutôt  à 
éviter.  Mais  hélas!  il  faut  faire  contre  mauvaise  fortune 

(lOO) 


RÉFLEXIONS  AU  CRÉPUSCULE 

bon  cœur  et  manger  en  conscience  les  vingt  ou  trente 
plats  du  menu,  cependant  que  des  boys,  aux  longues 
tuniques  bleues,  agitent  en  cadence  de  larges  éventails 
en  plumes  de  vautour. 

Rendus  sur  le  tard  au  calme  de  notre  demeure, 
nous  éprouvons  une  véritable  joie  à  nous  étendre  dans 
la  cour  sur  de  beaux  et  confortables  tapis.  L'heure  est 
exquise;  dans  le  charme  de  cette  journée  à  son  déclin, 
j'admire  les  délicates  colorations  d'un  ciel  où  vont 
apparaître  les  étoiles.  Peu  à  peu,  le  crépuscule  jette  son 
voile  sur  les  clartés  roses  du  couchant;  des  pensées 
mélancoliques  traversent  mon  esprit.  Je  songe  que 
demain,  sans  doute,  je  verrai  s'éloigner  un  ami  de 
vieille  date  et  je  m'attriste  de  cette  séparation  pro- 
chaine... 

Maintenant  la  nuit  est  tout  à  fait  venue.  Un  fin 
croissant  de  lune  monte  au-dessus  de  la  mosquée  voi- 
sine et,  tandis  que  s'éteignent  dans  l'air  moins  brûlant 
du  soir  les  derniers  appels  de  la  prière,  il  me  semble 
entrevoir  déjà,  dans  un  lointain  de  rêve  oriental,  toute 
la  magie  de  ces  Indes  merveilleuses  que  nous  allons 
essayer  d'atteindre  par  delà  les  mornes  solitudes  du 
Karakoroum. 


CHAPITRE    V 

DE  YARKAND  AUX  GLACIERS 
DU  SASSER 

En  route  pour  le  Petit  Tibet.  !|  Légende  des  goitreux  de  Poskam. 

Il    QUELQUES     OASIS    DU     TuRKESTAN    CHINOIS.    |1    Le     KiLYANG     DaVAN.    || 

Ghah-i-Doulah.  Il  Le  Soughet  Davan.  ||  .\k-Tagh.  J  Antilopes  tibé- 
taines. Il  La    PASSE    DU    Karakoroum.  !|  Histoire    du    marchand    de 
peignes.  !1  Camp  de  Mourgo-Boulak.  i|  Brangsa-Sasser. 

ES  S^  (S^ 

75  août.  —  ^^oilà  huit  jours  que  nous  sommes  dans 
cette  ville  malsaine  et  peu  séduisante  de  Yarkand, 
retenus  par  les  innombrables  préparatifs  d'une  nou- 
velle et  longue  étape.  Enselme  roule  déjà  en  charrette 
chinoise  sur  la  route  de  Kachgar.  Pour  nous  qui  devons 
prendre  le  chemin  du  Tibet,  nous  avons  réussi,  non 
sans  peine,  à  vaincre  le  mauvais  vouloir  de  l'Amban  et 
notre  caravane,  définitivement  organisée,  se  trouve 
réunie  ce  matin  dans  la  cour  du  Yamen  où  nous 
logeons. 

Sur  le  sol,  autour  de  nous,  c'est  un  amoncellement 
étrange  de  harnais,  de  tentes,  de  bagages  de  toute 
espèce  que  les  muletiers,  sous  la  direction  d'Iskandar, 

(103) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

commencent  à  charger  sans  hâte  sur  leurs  petits  che- 
vaux nerveux  et  trapus.  Avec  eux,  nous  allons  faire  la 
route  jusqu'à  Leh  et  traverser,  au  milieu  de  difficultés 
sans  nombre,  les  hautes  chaînes  du  diaphragme  asia- 
tique... De  leur  énergie,  de  leur  bonne  volonté 
dépendra  le  succès  de  notre  entreprise  et  je  les  regarde 
curieusement,  ces  trois  grands  gaillards  au  masque 
impénétrable,  essayant  de  deviner  ce  qu'ils  seront  plus 
tard,  dans  les  jours  d'abattement  et  de  misère.  Mais 
l'instant  du  départ  est  arrivé  :  à  cheval  donc,  et  en 
route  vers  le  Karakoroum! 

Dès  la  sortie  des  ruelles  sombres  de  la  ville,  nous 
cheminons  à  travers  des  jardins  remplis  de  fleurs  ;  le 
ciel  est  limpide,  un  clair  soleil  illumine  la  campagne; 
on  respire  à  pleins  poumons,  plus  heureux  de  vivre 
aujourd'hui,  parce  qu'on  a  repris  l'existence  libre  du 
nomade. 

Nous  sommes  bientôt  sur  la  rive  gauche  de  ce 
fameux  Raskem  Daria  qui  nous  a  déjà  causé  bien  des 
déboires  :  c'est  un  fleuve  large  et  torrentueux  dont  la 
traversée  ne  sera  pas  des  plus  faciles.  Un  grand  bac 
qui  sert  au  passage  des  caravanes  est  là,  contre  la 
berge;  hommes  et  chevaux  s'y  entassent  pêle-mêle,  et 
nous  filons  à  la  dérive,  emportés  comme  un  fétu  de 
paille  par  la  vitesse  folle  du  courant.  Deux  fois  la 
barque,  prise  dans  les  remous  produits  par  les  rapides, 
a  failli  chavirer;  par  bonheur,  les  bateliers  n'ont  pas 
perdu  la  tête  et  nous  voici  tous  débarqués  sains  et  saufs 
sur  la  rive  opposée,  à  plus  d'un  kilomètre  en  aval. 

(104) 


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Autour  de  rAf|,'h:iuistai). 


PI.  40,  page  lU-l. 


LES  MARCHANDS  DE  PASTÈQUES 

Une  maisonnette  toute  proche  nous  offre  son  ombre 
hospitalière  pour  déjeuner  :  le  site  est  charmant,  parmi 
les  herbages  et  les  fleurs,  et  nos  yeux,  fatigués  de  la 
monotonie  des  solitudes,  admirent  cette  belle  végéta- 
tion, ces  champs  de  maïs  ou  de  chanvre,  mêlés  de 
coquelicots,  de  pâquerettes  et  de  bleuets.  La  halte 
terminée,  nous  nous  engageons  dans  un  chemin  creux 
délicieusement  ombragé  et  bordé  de  canaux  d'arro- 
sage; partout  ici  l'eau  circule  à  profusion,  mais  à  vrai 
dire  c'est  une  eau  boueuse,  malsaine,  dont  les  indi- 
gènes ne  veulent  pas  et  à  laquelle  ils  préfèrent  le  jus 
fade  d'horribles  melons  très  communs  dans  le  pays. 
Aussi  rencontre-t-on  à  chaque  pas,  sur  les  bas-côtés  de 
la  route,  de  nombreux  enfants  vendeurs  de  ces  sortes 
de  pastèques. 

Tandis  qu'Iskandar  s'amuse  à  un  marchandage  qui 
n'en  finit  pas,  une  scène  charmante  attire  mon  atten- 
tion. Trois  fillettes,  habillées  de  robes  éclatantes  et 
coiffées  du  petit  bonnet  sarte  qui  maintient  sur  leurs 
tempes  des  touffes  de  géranium,  sont  assises  sous  un 
saule,  parmi  les  aubépines  :  elles  viennent  de  faire  la 
charité  d'un  melon  à  un  pauvre  mendiant  tout  dégue- 
nillé, et  c'est  touchant  de  voir  cet  homme  presque 
centenaire  s'incliner  devant  elles  en  une  profonde  révé- 
rence, comme  devant  trois  princesses  de  conte  de 
fées... 

A  mesure  qu'on  avance,  la  route  devient  de  plus  en 
plus  poussiéreuse,  et  quand  nous  faisons  notre  entrée 
dans  le  bourg  de  Poskam  Bazar,  nos  vêtements  sont 

(105) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

couverts  d'une  épaisse  couche  de  sable.  Le  guide,  qu'a 
bien  voulu  nous  donner  l'Amban  de  Yarkand,  nous 
conduit  dans  un  antique  yamen,  précédé  d'une  cour  où 
trois  noyers  géants  mettent  une  fraîcheur  exquise. 
Bien  vite,  on  installe  sous  les  arbres  de  grands  tapis 
de  feutre,  aux  dessins  multicolores,  sur  lesquels 
viennent  s'asseoir  près  de  nous  les  anciens  de  la  ville, 
et  tandis  qu'une  petite  vieille  à  l'air  futé  s'empresse  à 
nous  servir,  dans  le  calme  de  cette  belle  soirée,  un  sei- 
gneur à  la  barbe  de  neige  nous  conte  la  légende  des 
goitreux  de  Poskam  : 

«  Il  était  une  fois,  voilà  des  temps  et  des  temps,  un 
très  vieil  homme  qui  était  un  saint  et  que  tout  le  monde 
vénérait.  Il  vivait  dans  une  petite  échoppe  et  confec- 
tionnait, mieux  que  personne,  des  tchereks  qui  sont  de 
belles  bottes  chinoises  d'une  forme  spéciale,  dont  il  a 
laissé  le  secret  et  qu'on  ne  fabrique  qu'à  Poskam.  C'est 
à  quoi  il  gagnait  largement  sa  vie,  car  tous  les  sei- 
gneurs voulaient  chausser  leurs  pieds  de  ces  bottes  qui 
portaient  bonheur,  disait-on.  Or  un  jour,  la  veille  du 
grand  marché  de  Yarkand,  le  vieillard,  qui  pensait  bien 
rencontrer  là  tous  les  plus  riches  de  la  ville  et  d'ailleurs, 
remplit  un  grand  bissac  de  ses  plus  beaux  tchereks  et 
se  rendit  au  pâturage  chercher  son  fidèle  chameau  pour 
que  tout  fût  prêt  le  lendemain  dès  l'aube.  Puis  il  fit  sa 
prière  et  l'âme  en  paix  s'endormit  tout  joyeux.  Mais 
une  triste  réalité  l'attendait  au  réveil...  Pendant  la 
nuit,  le  chameau,  le  bissac,  les  bottes,  tout  avait 
disparu!   Alors  le   saint   homme  pris    d\me   violente 

•(io6) 


PENDANT  LES  HUIT  PRIÎMIERS  JOURS  DU  VOYAGE,  LES    CHEVAUX   niîS  L'ARRIVÉE  A  L'ÉTAPE 
SONT   MIS   EN-    CERCLE    ET   ILS   TOURNENT   AINSI    AU    PAS   DURANT   UNE   HEURE. 


MOULIN   DANS   L'OASIS   DE    BORA. 


Autour  de  rAfglum.su.n. 


i'I.  41,  page  106. 


AU  PAYS  DES  xMILLE  ET  UNE  NUITS 

colère  s'écria  :  «  Que  tous  ceux  qui  ont  volé  mes 
tchereks  aient  désormais  dans  le  cou  la  bosse  de  mon 
chameau!  »  C'était  un  souhait  terrible  venant  d'un 
vieillard  qui  était  en  si  bons  termes  avec  Allah.  Et  ceci 
est  tellement  vrai  que  sa  prière  fut  exaucée  sur  l'heure. 
Depuis  ce  temps  —  et  je  parle  de  très  loin,  très  loin  — 
les  habitants  de  Poskam  sont  tous  goitreux,  car  Maho- 
met, n'ayant  pu  trouver  le  voleur,  préféra  frapper  la 
ville  entière  plutôt  que  de  désobliger  un  aussi  sage  et 
fidèle  serviteur.  » 

i6  août.  —  Etape  très  courte;  nous  allons  par  une 
route  toujours  voilée  de  poussière  «rise  jusqu'au  village 
de  Yakchambi  Bazar.  Iskandar,  qui  trouve  les  chambres 
du  caravansérail  par  trop  primitives,  se  met  à  la 
recherche  d'une  installation  plus  convenable.  Un  quart 
d'heure  ne  s'est  pas  écoulé  qu'il  revient  triomphant, 
ayant  découvert  hors  des  murs  un  logis  somptueux. 
«  Ce  n'est  pas  loin,  Saheb  >/,  dit-il,  et  nous  le  suivons 
dans  un  petit  sentier  bordé  d'aubépines.  Le  soleil  de 
midi  brûle  atrocement.  Déjà  nous  pensons  que  l'inter- 
prète a  eu  tort  de  nous  entraîner  si  loin;  mais  voici  une 
porte  vermoulue  tout  encombrée  de  ronces.  Elle 
s'ouvre  et  nous  avons  alors  un  instant  de  surprise, 
d'enchantement  même,  tant  le  Heu  est  étrange. 

Au  milieu  d'un  grand  jardin,  parmi  les  fleurs  et  les 
bassins  de  marbre,  s'élève  un  kiosque  de  forme  octogo- 
nale, à  demi  caché  dans  les  rosiers  grimpants.  Sous  la 
coupole  tapissée  des  plus  admirables  faïences,  de  nom- 
breux serviteurs  installent,  pour  nos  séants  de  marque, 

(107) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

riches  tapis  et  coussins  de  soie  pourpre.  Et  il  nous 
semble  vraiment,  dans  ce  décor  riant  et  frais,  être  trans- 
portés, comme  par  une  baguette  magique,  au  pays 
merveilleux  des  mille  et  une  nuits... 

Nous  cheminons  le  lendemain  à  travers  une  cam- 
pagne verdoyante,  parsemée  de  mûriers  et  de  saules. 
Dans  les  villages,  c'est  un  grouillement  amusant  de  petits 
naturels  nus  comme  des  vers;  c'est  encore  le  tableau 
pittoresque  des  marchands  de  pastèques  assis  au  bord 
des  ariks,  près  de  jolis  ponts  rustiques  aux  balus- 
trades ouvragées...  Puis  nous  nous  engageons  dans  un 
chemin  creux  ensablé  au  bout  duquel  estKargalik^  avec 
ses  petites  maisons  de  terre  et  les  ruelles  couvertes  de 
son  bazar.  L'Amban,  sur  le  vu  de  nos  papiers,  nous  fait 
conduire  dans  la  maison  du  maire  de  la  ville,  et  la 
journée  se  passe  en  longues  causeries  dans  le  jardin  de 
notre  hôte  où  poussent,  pêle-mêle,  capucines,  soucis, 
géraniums  et  pâquerettes. 

iS  août.  —  Dès  la  sortie  de  la  ville,  les  cultures 
cessent  :  nous  sommes  en  plein  désert,  rien  que  du 
sable  et  des  petits  galets  noirs  et  blancs  !  Le  paysage 
continue  aussi  désolé  jusqu'à  la  petite  oasis  de  Bech- 
Arik  où  l'on  doit  faire  halte.  Il  y  a  là  une  sorte  d'hôtel- 
lerie dont  la  cour  est  abritée  du  soleil  par  une  treille; 
dans  le  coin  le  plus  ombragé,  un  groupe  de  caravaniers, 
au  visage  énergique,  causent  en  fumant  la  pipe  à  eau. 

I.  Kargalik  est  un  centre  agricole  important  de  6  à  7000  habitants,  parmi 
lesquels  une  cinquantaine  d'Hindous.  C'est  ici  que  la  grande  route  de  caravanes, 
venant  de  Kachgar,  bifurque  pour  aller  d'un  côté  à  Khotan,  de  l'autre  aux  Indes 
par  Kilyang  et  le  Karakoroum. 

(108) 


ITINERAIRE    DE    YARKAND    A    SRINAGAR. 


Autour  de  l'Afghauistau. 


PI.  42,  pnge  108. 


L'OASIS  DE  BORA 

Nous  nous  installons  tout  à  côté  sur  un  beau  feutre 
tout  neuf  et  nous  restons  ainsi  jusqu'à  l'heure  du  cré- 
puscule, devant  les  kalyans  et  les  microscopiques  tasses 
de  thé,  à  écouter  les  aventures  un  peu  folles  de  ces 
coureurs  de  grandes  routes. 

Le  lendemain,  nous  avons  à  faire  une  longue  étape 
dans  un  désert  de  sable  pour  arriver  jusqu'à  l'oasis  de 
Bora  dont  les  saules  et  les  peupliers  géants  excitent 
notre  admiration.  La  moisson  vient  d'être  terminée* 
les  indigènes  groupés  sur  l'aire  surveillent  les  bœufs 
qui  piétinent  les  gerbes.  De  toutes  parts  on  entend 
bruire  les  cascades  et  ronronner  les  meules  des  mou- 
lins; une  fraîcheur  délicieuse  nous  enveloppe  qui 
enchante  et  fait  oublier  en  un  instant  la  plaine  désolée 
de  tout  à  l'heure. 

Après  dîner,  dans  la  cour  de  notre  demeure, 
Iskandar  et  Zabieha,  mis  en  belle  humeur  par  le 
charme  de  cette  soirée,  organisent  un  concert  à  grand 
orchestre  :  l'un  joue  du  tambourin  sur  une  boîte  de 
conserves,  l'autre  se  sert  d'assiettes  en  guise  de  cym- 
bales, tandis  que  nos  caravaniers,  gagnés  par  l'entrain 
général,  sautent  plutôt  qu'ils  ne  dansent  au  rythme  de 
cette  musique  barbare...  et  nous  avons  ainsi  tout  à  fait 
l'air  d'une  troupe  de  saltimbanques  faisant  la  parade 
avant  le  spectacle. 

J'ai  la  désagréable  surprise,  au  matin  du  jour 
suivant,  de  me  croire  revenu  en  arrière  dans  le  plus 
mauvais  passage  des  Pamirs.  Un  épais  brouillard  de 
sable,  qui  obscurcit   l'atmosphère,   nous  accompagne 

(109) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

jusqu'à  l'oasis  de  Bach-Langar',  terme  de  notre  étape. 
Là  nous  sommes  rejoints  par  une  importante  caravane 
qui  transporte  aux  Indes  des  charges  de  haschich. 
Zabieha  en  profite  pour  se  faire  confectionner  une  pipe 
du  terrible  poison,  qu'il  fume  d'ailleurs  sans  aucun 
plaisir,  et  le  seul  résultat  de  cette  fantaisie  est  une 
fringale  extraordinaire  ! 

La  chaleur  est  fatigante,  les  nuits  pénibles;  depuis 
Yarkand  le  thermomètre  n'est  jamais  descendu  au- 
dessous  de  29°.  Ce  soir  pourtant  la  brise  souffle  un  peu 
moins  brûlante  et  je  me  couche  de  bonne  heure,  espé- 
rant dormir  longuement.  Hélas!  trois  délicieux  petits 
chats,  attirés  par  le  tic-tac  de  ma  montre,  s'obstinent 
à  vouloir  jouer  sur  mes  couvertures  et  il  faut  nous 
livrer  avec  Iskandar  à  une  chasse  en  règle  pour 
expulser  les  jeunes  importuns. 

2/  août,  — A  la  sortie  de  l'oasis  de  Sasan,  située  à 
10  kilomètres  au  nord  de  Bach-Langar,  nous  traver- 
sons non  sans  quelque  difficulté  la  rivière  de  Kilyang 
grossie  par  la  fonte  des  neiges,  puis  nous  remontons  le 
long  de  la  rive  droite,  au  pied  de  falaises  blanchâtres. 
Deux  heures  de  route  et  l'on  touche  au  village  de 
Kilyang^  dont  les  rues  sont  bordées,  comme  à  Bora, 
de  saules  gigantesques. 

Le  sous-officier  chinois  qui  nous  servait  de  guide 
rentre  demain  à  Kargalik;  désireux  sans  doute  de  nous 
laisser  sur  une  bonne  impression,  il  organise  pour  le 

I.   Langar  signifie  :  halte,  endroit  où  s'arrèteat  les  voyageurs. 
a.  i  245  mètres  d'altitude. 


DANS    LKS    GORGKS    AU    DELA    D"AK-CH0LK   :    NOS    IIOM.MKS    SK    Dl MWDIN 
QUELLE    EST    LA    ROUTE    A    SUIVRE. 


TOUT    PRÈS    d'arriver    AU    KILYANG-DAVAN    ON    ARRÊTE    LES    YAKS 
POUR    REFAIRE    LES    CHARGES. 


Aiituur  au  l'Af?hiiiiisl;m. 


ri.  43,  iiapi:  UU. 


LE  THÉÂTRE  DE  LA  NATURE  AU  DÉSERT 

soir  un  grand  ballet  avec  toutes  les  étoiles  du  pays.  Au 
coucher  du  soleil  arrivent  en  effet  cinq  ou  six  femmes, 
plus  laides  les  unes  que  les  autres,  qui  vont,  paraît-il, 
nous  présenter  leurs  danses  nationales...  Les  gens  du 
village  se  sont  joints  à  nos  caravaniers  et  assistent  avec 
nous  au  spectacle.  Leurs  groupes  bariolés,  vaguement 
éclairés  par  la  flamme  tremblotante  de  quelques  lampes 
fumeuses,  forment  un  tableau  des  plus  curieux  :  c'est  le 
théâtre  de  la  nature  au  désert.  L'orchestre,  composé 
d'une  guitare  et  d'un  grand  tambour  de  basque,  est 
merveilleux  d'entrain.  Pendant  la  danse,  les  spectateurs, 
par  une  coutume  dont  le  sens  m'échappe,  se  lèvent 
tour  à  tour  et  jettent  de  la  menue  monnaie  sur  le  tapis, 
après  avoir  passé  leur  main  sur  la  tête  de  chaque  dan- 
seuse. Mais  une  demi-heure  de  ce  spectacle  suffit  à 
notre  bonheur  et  nous  licencions  la  troupe  qui  va 
continuer  la  représentation  dans  quelque  maison  voi- 
sine. 

22  août.  —  Aussitôt  après  avoir  quitté  Kilyang, 
nous  trouvons  la  route  barrée  par  une  muraille 
rocheuse.  Une  rivière  coule  en  bouillonnant  entre  deux 
parois  de  rocs  déchiquetés,  par-dessus  lesquels  est  jeté 
un  pont  de  bois  grossier  où  nous  nous  engageons  à  la 
file.  En  face,  c'est  la  montagne,  les  routes  pierreuses 
à  flanc  de  coteau;  c'est  de  nouveau  et  pour  longtemps 
sans  doute  l'acheminement  à  travers  les  cols  en  échelle, 
les  hauts  plateaux  et  les  plaines  désertiques,  vers  un 
but  qui  fuit  devant  nous... 

Sous  une  pluie  battante,   par  un   vent  furieux   et 

(  !  I  I  ) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

glacial,  la  caravane  arrive  au  hameau  d'Ak-Chour', 
groupe  de  trois  ou  quatre  maisons  bien  misérables, 
tapies  dans  un  renfoncement  de  la  vallée.  Nous  sommes 
pourtant  bien  heureux  de  trouver  ces  abris  de  pierres 
et  nous  nous  y  installons  du  mieux  possible,  avec  l'aide 
de  l'Aksakal  qui  se  prodigue  pour  recevoir  dignement 
ses  hôtes  de  passage. 

24  août.  —  L'étape  d'hier  nous  a  conduits,  à  travers 
des  gorges  difficiles,  jusqu'au  confluent  de  la  rivière 
du  Kilyang  et  du  Liam-Lyung  où  nous  avons  campé. 
Nous  remontons  aujourd'hui  la  même  vallée,  sous  la 
conduite  de  l'Aksakal  d'Ak-Chour  et,  par  des  sentiers 
escarpés  où  les  chevaux  ont  grand'peine  à  s'accrocher, 
nous  parvenons  au  refuge  de  Tchouchkoun,  à  l'alti- 
tude de  3725  mètres.  Mais  ce  refuge  en  ruines  offre 
une  bien  faible  protection  contre  la  pluie  mêlée  de 
neige  qui  tombe  en  rafales;  pas  de  bois...  c'est  avec 
peine  qu'on  allume  un  feu  d'argol  et  nous  désespérons 
de  pouvoir  nous  réchauffer  quand  l'Aksakal,  ému  de 
nos  misères,  se  résout  à  violer  la  loi  et  arrache  de  ses 
propres  mains  une  solive  de  la  charpente  à  moitié 
démolie  déjà.  Nous  voilà  sauvés;  bientôt  une  belle 
flambée  crépite  qui  nous  réconforte  et  ranime  le  cou- 
rage de  nos  hommes. 

La  nuit  a  été  pénible,  troublée  par  les  grognements 
des  yaks  et  par  les  conversations  bruyantes  des  carava- 


I.  Les  habitants  d'Ak-Chour  sont,  comme  les  Sarikolis,  des  musulmans  chiites 
originaires  du  Wakan  ;  ils  sont  venus  s'établir  dans  ces  gorges  sauvages,  il  y  a  une 
quarantaine  d'années.  Altitude  :  3660  mètres. 

(112) 


LA    COLLINE    AU    SOMMET    DE    LAQUELLE    EST    EXTERrÙ    CHAH-I-DOULAII 
SL'K    LES    KIVES    DU    KARA-KASCH. 


UN    DOUBLK    SUR    DES    AMlLOrKS    TIBETAINES,  A  PLUS    DE    5  ODO   MÈTRES    D'ALTITUDE. 


Autour  de  l'Afghanistan. 


FI.  4-1,  page  112. 


CHASSE  AUX  OULARS 

niers.  Au  point  du  jour,  on  charge  les  bagages  et  une 
fois  tout  en  ordre  nous  nous  mettons  en  route  vers  les 
sommets  neigeux,  tandis  que  l'Aksakal  d'Ak-Chour 
reprend  seul  le  chemin  de  son  village. 

Dès  le  départ  Iskandar  a  des  difficultés  avec  son 
yak,  une  superbe  bête  noire  comme  un  corbeau,  qui, 
trouvant  sans  doute  notre  interprète  un  peu  trop  lourd, 
cherche  à  le  jeter  à  terre  et  se  livre  dans  ce  but  à  des 
exercices  du  plus  joyeux  comique.  Le  temps  s'est 
remis  au  beau  ;  on  entend  les  perdrix  rappeler  dans  les 
gorges  voisines.  Bientôt  nous  en  rencontrons  plusieurs 
compagnies  et  nous  nous  livrons  à  un  véritable  mas- 
sacre :  ce  sont  des  oiseaux  de  la  taille  d'une  irrosse 
pintade  que  les  indigènes  nomment  des  oulars  et  dont 
la  chair  est  excellente. 

Après  deux  heures  d'une  ascension  facile  le  long 
de  croupes  gazonnées,  nous  arrivons  à  un  petit  lac 
dominé  par  de  hautes  parois  rocheuses  saupoudrées 
de  neige.  Par  des  lacets  interminables,  il  nous  faut 
maintenant  gravir  une  moraine  de  schiste  jusqu'à  un 
replat  couvert  de  glace  où  l'on  fait  halte  pour  laisser 
reposer  les  yaks  qui  soufflent  et  halètent  péniblement; 
le  baromètre  indique  4810  mètres  :  chose  bizarre, 
nous  sommes  exactement  à  l'altitude  du  mont  Blanc. 
Plus  haut,  nouvel  arrêt  pour  refaire  les  charges  ;  le 
brouillard  nous  cache  le  sommet  du  col,  mais  à  en 
juger  par  les  précautions  que  prennent  nos  gens,  il 
doit  y  avoir  là  quelque  passage  périlleux.  Un  coup  de 
vent  qui  déchire  les  nuages  me  permet  d'apercevoir  à 

(113) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

mes  pieds  une  combe  profonde  remplie  de  cadavres 
de  chevaux;  dans  l'obscurité  glacée,  volent  en  croas- 
sant des  nuées  de  corbeaux  et  des  vautours  y  tourbil- 
lonnent par  centaines  :  c'est  une  véritable  vision  de 
l'Enter  du  Dante  ! 

Mais  les  charges  sont  prêtes,  on  se  remet  en  route 
à  travers  un  névé  où  les  malheureux  yaks  glissent  à 
chaque  pas  ;  après  le  névé,  une  moraine  en  décom- 
position dont  la  pente,  presque  verticale,  surplombe  le 
charnier  entrevu  tout  à  l'heure.  Les  chevaux  qui  grim- 
pent au-dessus  nous  envoient  des  avalanches  de  pierres 
et  paraissent  arrêtés  par  une  grosse  difficulté...  qu'y 
a-t-il  encore  ? 

Je  n'attends  pas  longtemps  la  solution  du  pro- 
blème; des  cris  me  font  lever  la  tête  et  j'aperçois  un 
cheval  qui  roule  sur  la  pente,  en  même  temps  que  je 
reçois  une  grêle  de  cailloux.  Nos  montures,  affolées 
par  le  bruit  et  par  cette  brusque  dégringolade,  font 
demi-tour  au-dessus  de  l'abîme  et  c'est  miracle  que 
Zabieha  et  moi  ne  tombions  pas  dans  la  fosse  commune 
pour  être  bientôt,  nous  aussi,  la  proie  des  grands 
oiseaux  voraces  dont  le  vol  tourbillonnant  énerve  et 
fascine.  Nous  arrivons  enfin  au  passage  délicat,  banc 
de  glace  à  45''  qu'il  nous  faut  traverser  à  pied,  et  nous 
voilà  parvenus  au  Kilyang  Davan  :  le  baromètre  donne 
5  260  mètres,  un  brouillard  intense  nous  enveloppe. 
Il  est  impossible  d'y  voir  à  plus  d'un  mètre  devant  soi 
et  la  minute  est  pleine  d'émotion  au  milieu  de  ce 
chaos  de  pierres,  de  bêtes  et  de  gens,  dans  cette  sorte 

.(114) 


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Autour  de  l'Afgliauisuu. 


PI.  45,  pagu  lU. 


UN  CHEVAL  SAUVÉ  PAR  MIRACLE 

d'obscurité  nuageuse  que  percent  seulement  les  appels 
des  caravaniers  et  le  piétinement  acharné  des  chevaux 
et  des  yaks. 

Pendant  que  deux  hommes  dévalent  vers  l'abîme  à 
la  suite  du  malheureux  cheval  pour  tenter  un  sauve- 
tage bien  improbable,  nous  descendons  au  sud  une 
pente  rapide  avec  de  la  neige  jusqu'aux  genoux. 
Puis  nous  retrouvons  la  moraine  et,  par  un  sentier  rela- 
tivement facile,  nous  parvenons  en  moins  de  quatre 
heures  au  point  appelé  Tegermanlik'  où  l'on  installe 
le  camp  parmi  d'énormes  galets,  sur  le  bord  d'un  tor- 
rent. Une  heure  après,  arrivent  nos  chevaux  ;  quelle 
n'est  pas  notre  stupéfaction  en  constatant  qu'aucun  ne 
manque  à  Tappel  et  que  la  malheureuse  bête  qui  a 
dégringolé  tout  à  l'heure  accompagne  le  reste  de  la 
caravane  :  elle  est  là,  couverte  de  sang,  la  peau  criblée 
de  mille  entailles,  l'œil  droit  perdu...  c'est  lamentable. 
Quant  à  nos  hommes,  ils  se  consolent  en  disant  que 
la  fois  dernière,  ils  ont  perdu  seize  chevaux  au  même 
endroit. 

28  août.  —  Deux  jours  de  marche  dans  les  gorges 
du  torrent  de  Tegermanlik  nous  ont  amenés  sur  les 
bords  du  Kara-Kasch,  parmi  de  hautes  falaises  som- 
bres et  désolées. 

En  mettant  ce  matin  le  pied  hors  de  ma  tente, 
j'aperçois  un  bon  vieux  Kirghize  à  la  mine  réjouie  qui 
aide  nos  hommes  à  charger  les  bagages  :  c'est  le 
Yousbachi   (chef  de  cent)  du  village  de  Tourou-Sou 

I.  4060  mètres  d'altitude. 

(n3) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

qui,  ayant  eu  la  malencontreuse  idée  de  passer  par 
là,  s'est  vu  réquisitionner  par  Iskandar.  Il  rempla- 
cera, pour  nous  conduire  à  Chah-i-Doulah,  les  deux 
hommes  de  l'Aksakal  d'Ak-Chour  qui  vont  rentrer 
chez  eux. 

Nous  remontons  la  vallée  en  suivant  la  rive  gauche 
du  Kara-Kasch,  précédés  par  le  Yousbachi  qui,  avec 
sa  calotte  et  ses  favoris,  ressemble  à  un  gros  paysan 
normand;  son  cheval,  haut  comme  une  chèvre,  est  la 
risée  des  caravaniers...  Bientôt  le  défilé  s'élargit  et  la 
rivière  s'y  étale  en  de  nombreux  bras  :  nous  en  profi- 
tons pour  la  passer,  puis  nous  continuons  sur  la  rive 
droite  jusqu'à  hauteur  de  Chah-i-Doulah.  Il  nous  faut 
alors  retraverser  le  Kara-Kasch  par  un  gué  si  profond 
que  notre  guide  et  son  minuscule  poney  font  mine  de 
disparaître  sous  l'eau.  Devant  nous  un  fortin'  dresse 
ses  murailles  en  ruines,  tandis  qu'un  peu  plus  loin, 
des  queues  de  yaks  et  des  cornes  d'ibex,  plantées  au 
sommet  d'une  colline,  marquent  l'emplacement  d'un 
mazar  fameux  dans  toute  la  région. 

Pendant  que  les  homm.es  rangent  nos  caisses  à 
côté  d'une  maisonnette  où  nous  trouverons  un  gîte  pour 
la  nuit,  notre  Yousbachi,  en  veine  d'amabilité,  vient 
s'asseoir  près  du  feu  et  nous  conte,  sans  trop  se  faire 
prier,  les  <'  potins  »  de  la  vallée.  D'après  lui  le  mazar 
existe  depuis  les  temps  les  plus  reculés  et  recouvre  la 

I.  Seul  vestige  de  l'occupation  du  pays  par  les  Anglais  en  1890.  Cette  occu- 
pation ne  fut  d'ailleurs  que  temporaire,  les  Chinois  aj'ant,  à  cette  époque,  fait  de 
vives  représentations  au  Gouvernement  britannique  et  s'etaut  élevés,  avec  la  der- 
nière énergie,  contre  cette  violation  de  territoire. 

(116) 


LA    SOURCE    DU    RASKEM,    AU    POINT   APPELE    BALTI-BRANGSA. 


^^^^ 


NOS    CHEVAUX    DE    SELLE    PARVIENNENT   ÉPUISÉS    AU    COL    DU    KARAKOROU.M 

(5  510   MÉTRÉS). 


Amour  (le  l'Atgliaiiistau. 


l'I.  4ti.  page  116. 


LE  MAZAR  DE  CHAH-I-DOULAH 

tombe  d'un  chef  militaire  vemi  jadis  à  la  tête  d'une 
armée  pour  combattre  les  Chinois.  Il  est  intéressant 
de  savoir  quelle  pouvait  être  la  nationalité  de  ce  Chah- 
i-Doulah  et  j'interroge  le  Kirghize. 

«  Makedon  »,  nous  répond-il. 

Et  il  explique  que  ce  guerrier  venait  de  La  Mecque. 
Mais  il  me  revient  à  l'esprit  que  les  Sartes,  dont  le 
langage  est  à  peu  près  le  même  que  celui  de  ces  pays- 
ci,  appellent  Alexandre-le- Grand  «  Iskandar-Makedon  » 
et  je  me  demande  alors  si  Chah-i-Doulah  n'était  pas 
macédonien  et  par  conséquent  l'un  des  capitaines  de 
l'armée  d'Alexandre'. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  mazar  est  parmi  les  plus 
vénérés  et  les  Kirghizes  viennent  en  foule  y  sacrifier 
moutons  et  yaks  pour  obtenir  du  saint  la  guérison 
d'un  malade  ou  la  protection  des  troupeaux.  Une  riche 
veuve  de  la  région  voulant,  disait-on,  se  ménager  les 
faveurs  de  Chah-i-Doulah  dans  Tespoir  peut-être  de 
retrouver  un  époux,  fit  construire  la  petite  maison  où 
nous  sommes,  afin  de  permettre  aux  pèlerins  de  méditer 
et  de  prier  à  l'abri  de  la  tourmente  qui  surprend  fré- 
quemment le  voyageur  dans  ces  parages.  Comme 
pour  corroborer  les  dires  du  Yousbachi,  un  violent 
orage  éclate  tout  à  coup  sur  nos  têtes  et  nous  n'avons 

I.  La  chose  n'est  pas  impossible,  si  l'on  admet  que,  dans  sa  marche  vers  l'Inde, 
le  grand  général  ait  songe  à  se  faire  couvrir  sur  sa  gauche  par  un  détachement 
qui,  remontant  la  vallée  du  Ferganah,  serait  passé  en  Kachgarie  avec  ordre  de 
traverser  le  Karakoroum  et  de  rejoindre  l'armée  principale  vers  Attok,  sur  le  haut 
Indus.  Nous  avons  déjà  vu  que  l'on  avait  retrouve  des  traces  du  passage  d'Alexandre, 
ou  plutôt  d'une  partie  de  son  armée,  à  Tasch  Kourgan,  et  il  est  à  noter  que  la  route 
la  plus  courte  pour,  de  ce  point,  gagner  le  Karakoroum  passe  par  Chah-i-Doulah. 

(5!7) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

que  le  temps  de  nous  barricader  en  bénissant  la  noble 
dame  kirghize. 

29  août.  —  Il  a  plu  une  partie  de  la  nuit  et  lorsque 
nous  montons  à  cheval,  de  lourds  nuages  gris  s'accro- 
chent encore  aux  flancs  des  montagnes.  La  caravane 
atteint  de  bonne  heure  le  fortin  chinois  de  Soughet- 
Kourgan'.  C'est  un  aimable  vieillard  tibétain  qui  nous 
reçoit.  Le  logement  qu'il  nous  offre  est  très  propre  et 
nous  en  apprécions  comme  il  convient  le  confortable 
relatif,  sachant  ce  poste  le  dernier  abri  de  pierres  que 
nous  devions  rencontrer  jusqu'aux  villages  du  Petit 
Tibet  :  une  dizaine  de  jours  de  tente  en  perspective 
à  plus  de  5  000  mètres  ! 

Le  vent  qui  souffle  en  tempête  nous  offre  au  matin 
la  surprise  d'un  temps  splendide  et  d'un  gai  soleil. 
Notre  étape  s'accomplit  doucement,  à  travers  une 
étroite  vallée,  jusqu'à  Bachi-Boulak,  où  le  camp  est 
installé  sur  une  fraîche  herbe  verte  qu'arrosent  en  tous 
sens  d'innombrables  petites  sources. 

En  route  le  lendemain  dès  l'aube,  nous  grimpons 
constamment  parmi  de  gros  blocs  de  rochers  qui  ren- 
dent la  marche  fort  pénible.  Après  un  arrêt  au  point 
appelé  Koutasse-Djilga%  on  reprend  l'ascension  de 
plus  en  plus  fatigante.  Trois  de  nos  chevaux  boitent; 
l'un  d'eux  souffre  à  ce  point  que  Zabieha  le  débarrasse 
des  bagages  qu'il  porte  et  en  charge  sa  propre  mon- 


1.  r.e  mot  soughet  ou  soukat  désigne  de  petits  arbustes,  gfcnre  osier,  qui  crois- 
sent nombreux  dans  les  environs  du  fortin. 

2.  Chemin  des  yaks. 

(118 


ON  CAMPE  A  PLUS  DE  5000  MÈTRES 

ture,  à  la  stupéfaction  des  caravaniers.  Il  est  plus  de 
cinq  heures  quand  nous  atteignons  enfin  le  col  du 
Soughet  Davan,  à  5380  mètres.  Bêtes  et  gens  sont  à 
bout  de  forces,  aussi  nous  voyons-nous  dans  l'obli- 
gation de  camper  non  loin  de  là,  sur  un  plateau  désert 
affreusement  balayé  par  la  tourmente. 

On  voudrait  pouvoir  dormir,  mais  l'altitude  élevée 
(5075  mètres)  cause  une  telle  oppression  à  tout  le 
monde,  qu'il  est  impossible  de  rester  étendu  et  que 
nous  devons  passer  la  nuit,  serrés  les  uns  contre  les 
autres,  accroupis  autour  d'un  maigre  feu  de  crottin, 
car  nous  n'avons  plus  de  bois  et  aucune  racine  ne 
pousse  sur  le  sol  couvert  d'ardoises.  Les  chevaux  sont 
plus  malades  encore  que  nous-mêmes  et  la  plupart  ont 
des  saignements  de  nez  qui  achèvent  de  les  affaiblir. 
C'est  une  véritable  nuit  de  misère  et  de  souffrance  qui 
nous  paraît  interminable. 

i^^  septembre .  —  Aujourd'hui,  nous  allons  retrouver 
le  Raskem  Daria  et  passer  au  point  dit  Ak-Tagh,  que 
j'avais  primitivement  espéré  atteindre  en  venant  de 
l'ouest.  Mais  on  se  rappelle  mes  difficultés  avec  les 
caravaniers  au  col  d'Ili-Sou,  l'impossibilité  de  suivre 
cette  route  à  cause  de  la  hauteur  des  eaux  et  l'obli- 
gation où  je  fus  contraint,  bien  malgré  moi,  de 
remonter  jusqu'à  Yarkand  en  abandonnant  la  voie  du 
Raskem.  Depuis  le  25  juillet  nous  sommes  en  route 
pour  gagner  ce  point.  Enfin  nous  y  touchons  !  Le 
paysage  est  nu  et  désolé  ;  pas  une  goutte  d'eau  dans  le 
lit  du  fleuve  cependant  large  d'un  kilomètre.  Vers  le 

(119) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

sudj  un  massif  de  glaciers  nous  indique  la  direction  du 
Karakoroum... 

Nous  venions  à  peine  de  dépasser  Ak-Tagh,  qu'une 
superbe  antilope,  aux  cornes  majestueuses,  traverse 
le  sentier  devant  nous,  sans  paraître  nullement  inquiétée 
de  notre  présence.  J'avais,  par  bonheur,  ma  carabine 
suspendue  à  l'arçon  de  ma  selle. 

—  A  vous!  me  crie  Zabieha,  qui,  le  premier,  a 
vu  la  bête  imprudente. 

Je  tire  vivement  et  l'atteins  au  jarret.  Elle  fléchit 
d'abord,  puis  double  d'allure.  Mais  à  la  traînée  de 
sang  qu'elle  laisse  sur  le  sable,  Zabieha,  la  jugeant 
blessée  sérieusement,  se  lance  au  galop  à  sa  poursuite. 
Course  vaine  :  malgré  sa  blessure  l'antilope  nous 
échappe. 

On  campe  aujourd'hui  dans  le  lit  même  du  Raskem, 
près  d'une  source  minuscule  que  les  caravaniers  nom- 
ment Darvaz-Sarigout.  L'eau  qu'elle  donne  parcimo- 
nieusement coule  avec  une  telle  lenteur  que  nous 
demeurons  près  d'une  demi-heure  la  gorge  sèche,  à 
attendre  le  litre  d'eau  dont  nous  avons  besoin.  Pour- 
tant l'endroit  est  très  fréquenté  par  les  caravanes;  de 
nombreux  squelettes  de  chevaux  attestent  même  que 
les  malheureuses  bêtes  y  meurent  bien  souvent  de 
fatigue  et  de  faim.  Vers  le  soir,  le  tonnerre  gronde  et 
la  neige  se  met  à  tomber  à  gros  flocons  ;  nous  som- 
mes à  4075  mètres  d'altitude. 

Au  réveil,  la  campagne  est  toute  blanche  de  la 
neige  tombée  pendant  la  nuit,   mais  le  ciel  est  pur  et 

(1.20) 


o 


Autour  clc  l'AfghanWtan. 


n.  ir,  pago  12U, 


ANTILOPES  TIBÉTAINES 

tout  nous  promet  une  belle  journée.  Nous  remon- 
tons le  lit  toujours  desséché  du  Raskem.  Un  de  nos 
chevaux,  qui  depuis  plusieurs  jours  boitait  très  bas,  est 
abandonné  par  les  caravaniers  ;  il  est  dans  un  état 
lamentable  et  Zabieha,  pour  abréger  sa  souffrance,  lui 
loge  une  balle  dans  le  front.  Pauvre  vieux  serviteur 
mort  à  la  peine  !  Je  ne  puis  m' empêcher  de  me  retour- 
ner plusieurs  fois,  et  longtemps  derrière  nous,  sa 
masse  noire  reste  visible  sur  la  neige  où  le  sang  fait 
une  tache  qui  va  s'élargissant  autour  des  naseaux.  Un 
squelette  de  plus  qui  blanchira  demain  sur  les  cailloux 
secs  de  la  plaine... 

Combien  nous  aimerions  mieux  voir  étalé  à  nos 
pieds  le  corps  gracieux  et  svelte  d'une  antilope.  Il  s'en 
montre  précisément  de  tous  côtés  autour  de  nous;  par 
malheur  elles  sont  beaucoup  plus  farouches  que  la  pre- 
mière et  fuient  à  notre  approche.  Zabieha,  toujours 
intrépide,  les  pourchasse  sans  se  lasser.  Demeuré  seul, 
je  laisse  mon  cheval  à  Iskandar  et  je  m'avance  en 
rampant  jusqu'à  la  crête  d'un  vallon  où  je  viens  d'aper- 
cevoir deux  femelles.  Mais  la  marche  rapide,  à  cette 
altitude,  a  tellement  accéléré  les  battements  de  mon 
cœur  que  je  suffoque.  Il  me  faut  attendre,  accroupi  sur 
le  sol,  l'instant  où  ma  respiration  redevenue  normale 
me  permettra  de  viser  convenablement;  du  reste  les 
deux  antilopes  broutent  sans  méfiance.  Pourtant  l'une 
d'elles  vient  de  lever  la  tête  et  flaire  le  vent;  j'épaule 
aussitôt,  un  genou  en  terre,  et  je  tire  :  au  coup  elle 
s'effondre.  La   seconde,    surprise,  fait  un  bond  et  ne 

(121) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

sachant  de  quel  côté  est  le  danger,  s'arrête,  en  éveil, 
près  du  cadavre  de  sa  compagne  :  deux  balles  m'en 
rendent  maître.  Alors  je  vois  se  dresser  soudain, 
comme  un  lièvre  bondissant  de  son  gîte,  Iskandar  qui 
m'avait  suivi.  Plus  joyeux  certes  que  moi-même,  il  se 
précipite  le  couteau  à  la  main  vers  mes  deux  victimes 
et,  poussant  des  cris  de  victoire,  il  les  égorge  suivant 
le  rite  musulman. 

Mais  quand  nous  voulons  nous  remettre  en  route, 
la  caravane  a  disparu  de  l'horizon.  Comment  faire? 
Aucune  piste  n'est  marquée  sur  le  sol,  aucune  indica- 
tion ne  peut  nous  mettre  sur  la  voie  dans  cette  vallée 
déserte,  large  de  plusieurs  kilomètres,  où  seules  quel- 
ques antilopes  errent  encore  çà  et  là...  Par  bonheur, 
l'un  de  nous  retrouve  les  traces  de  nos  bêtes  et,  tou- 
jours en  remontant  le  lit  desséché  du  Raskem  qui  ser- 
pente au  milieu  de  collines  d'un  rouge  brique,  nous 
parvenons  enfin,  à  la  nuit  tombante,  au  campement 
choisi  par  les  caravaniers. 

La  source,  à  côté  de  laquelle  sont  plantées  les 
tentes,  a  nom  Balti-Brangsa ;  c'est  une  des  sources  de 
cet  immense  Raskem  Daria  que  nous  avons  traversé 
près  de  Yarkand  et  qui  s'étend  majestueux  jusqu'aux 
rives  du  Lob-Nor.  Nos  poumons  commencent  à  ressen- 
tir un  peu  moins  les  effets  de  la  haute  altitude  où  nous 
sommes  (5040  mètres);  cependant  l'oppression  est 
encore  fort  désagréable.  N'était  cet  inconvénient 
presque  quotidien,  nous  passerions  ici  une  soirée  déli- 
cieuse, au  milieu  du  cirque  de  glaciers  qui  nous  entoure 

{122) 


NOS  CARAVANIERS  FONT  DU  BOXING 

et  dont  la  lune,  incomparablement  claire,  varie  à  l'in- 
fini les  inoubliables  aspects.  Le  ciel  est  d'une  pureté 
merveilleuse  et  de  légers  nuages,  qui  courent  à  l'hori- 
zon, ont  le  profil  si  nettement  découpé  et  dessinent  de 
si  étranges  figures  qu'ils  semblent  de  grands  oiseaux 
de  proie  planant,  d'un  vol  fantastique,  sur  le  mystère 
de  ces  mornes  étendues... 

^  septembre.  —  Je  suis  réveillé  par  les  cris  et  les 
jurons  des  caravaniers.  Innervés  sans  doute  par  la 
fatigue  et  l'altitude,  ils  se  battent  à  coups  de  piquets 
de  tente  et  sortent  même  leurs  couteaux.  Il  faut,  pour 
les  calmer,  toute  l'autorité  de  Zabieha  qui  se  jette  réso- 
lument entre  eux;  mais  ils  se  séparent  en  maugréant  et 
tout  nous  fait  prévoir  de  prochaines  querelles  qui  amè- 
neront quelque  nouveau  pugilat.  Nous  n'avons  vrai- 
ment pas  besoin  de  ce  surcroît  inattendu  de  préoccupa- 
tions, car  si  le  ciel  est  riant,  au  lever  du  soleil  qui 
teinte  d'une  douce  lumière  à  peine  rosée  les  glaciers 
d'où  sort  le  Raskem,  la  terre  est  d'un  aspect  plutôt 
sinistre.  Des  cadavres  de  chevaux,  des  squelettes 
aux  attitudes  fantastiques,  plus  nombreux  à  mesure 
qu'on  avance,  jalonnent  la  piste  devant  nous. 

Après  10  kilomètres  environ  de  chemin  presque 
facile,  nous  abordons  les  pentes  du  Karakoroum.  Immé- 
diatement au  pied  du  col,  un  amas  de  grosses  pierres 
attire  mon  attention  :  c'est  là,  paraît-il,  le  monument 
élevé  jadis  par  notre  compatriote,  M.  Dauvergne, 
à  la  mémoire  de  son  ami  Dalgleish,  assassiné  en 
cet  endroit  par  un  Afghan;  je  ne  puis  malheureusement 

(•23) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

retrouver  aucune  trace  de  l'inscription  qui  commémorait 
l'attentat.  Cent  mètres  plus  haut,  nous  sommes  au  col; 
un  mazar,  au-dessus  duquel  flotte  un  chiffon  tout  effilo- 
ché par  la  tourmente,  marque  la  ligne  frontière  entre 
le  Céleste  Empire  et  les  Indes.  Je  regarde  mon  baro- 
mètre; il  indique  5  510  mètres.  Nous  souffrons  relative- 
ment peu  de  l'altitude,  mais  il  n'en  est  pas  de  même 
des  chevaux  qui  paraissent  épuisés  et  soufflent  du  sang 
par  les  naseaux.  A  nos  pieds,  sur  un  replat  proche  du 
col,  un  malheureux  chameau,  abandonné  par  quelque 
caravane,  se  débat  contre  de  grands  vautours  au  cou 
pelé  qui  tourbillonnent  en  l'air  autour  de  lui  et  qui 
attendent  sans  doute  le  dernier  souffle  de  la  pauvre 
bête  pour  se  précipiter  à  la  curée... 

Sitôt  le  passage  franchi  par  tout  le  monde,  la  cara- 
vane dévale  les  pentes  sud  du  massif  et  vient  dresser 
les  tentes  sur  les  bords  d'un  ruisseau,  parmi  des 
pierres  blanches  où  ne  pousse  pas  la  plus  petite  herbe 
verte.  Nos  hommes,  à  leur  tour,  sont  abattus  et  souf- 
frent d'un  violent  mal  de  tête  ;  une  impression  morale, 
plus  peut-être  que  physique,  les  décourage,  car  l'en- 
droit où  nous  sommes  et  qui  a  nom  Tchoudjaz-Djilga^ 
jouit  d'une  bien  mauvaise  réputation  parmi  eux.  Il  est 
hanté,  dit-on,  par  un  génie  malfaisant  qui  empêche 
Peau  de  bouillir^  et  quand,  la  nuit  venue,  nous  nous 
trouvons  réunis  autour  du  feu  d'argol,  Youssouf,  un 
des  caravaniers,  nous  raconte  l'histoire  du  marchand  de 
peignes  et  de  la  bouilloire. 

1.  5325  mètres  d'altitude.  —  Tchoudjaz  signifie  :  bouilloire,  et  djilga  :  chemin. 

(.124) 


L'HISTOIRE  DU  MARCHAND  DE  PEIGNES 

«  C'était  un  vieil  Hindou  qui  s'en  allait  à  Yarkand, 
pour  y  vendre  plusieurs  ballots  de  peignes  en  bois, 
tels  qu'on  les  fabrique  dans  la  haute  vallée  de  l'Indus. 
Il  s'arrêta  un  soir  au  bord  de  ce  même  ruisseau,  et  sa 
bouilloire  une  fois  pleine,  il  essaya  d'allumer  le  peu  de 
bois  qu'il  possédait  encore.   Mais  ce  fut  en  vain  qu'il 
battit  le  briquet  :  le  bois,  mouillé  sans  doute  au  passage 
d'un   gué,    se    refusait  à  prendre.    Que  faire?  Notre 
homme  se  gratta  l'oreille  et  regarda  autour  de  lui  :  il 
n'y  avait  là  ni  racines  d'herbes,  ni  crottin  de  cheval 
pour  animer  la  flamme;   seuls  les  peignes  qui  étaient 
en  bois  feraient  certes  une  belle  flambée,  et  la  bouil- 
loire chanterait,  et  le  vieillard  prendrait  son  thé.  Pour- 
tant brûler  la  marchandise,    c'était  jeter   au  feu  des 
roupies...  La  gourmandise  et  peut-être  aussi  la  néces- 
sité de  ne  pas  mourir  de  froid  et  de  soif  remportèrent 
sur  l'avarice.   Deux  peignes  crépitèrent  sur  la  braise, 
puis  quatre...  et  la  bouilloire  ne  chanta  pas.  L'Hindou 
mit  de  côté  les  joHs  peignes  ornés  d'enluminures  et  en 
brûla  douze  qui  ne  valaient  pas  cher.  Il  vit  des  dents 
pointues  qui  mordaient  la  flamme  en  se  tordant,  mais  il 
ne  vit  point  l'eau  bouillir.  Alors,  pris  de  colère,  le  mar- 
chand qui   avait  manqué  bien  des  choses  dans  sa  vie, 
sauf  de  prendre  le  thé,  sacrifia   toute  sa  collection  et 
même  les  pièces  rares  illustrées  des  versets  du  Koran. 
Hélas!  l'eau  demeura  immobile  et  la  Tchoudjaz  ne  fit 
entendre  aucun  murmure,  si  bien  qu'au  matin  du  jour 
suivant,  une  caravane  qui  passait  trouva  le  vieil  Hindou 
étendu  sans  vie  près  de  sa  bouilloire  et  l'on  supposa 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

qu'il  était  mort  de  rage  parce  que,  comme  ses  peignes, 
il  montrait  les  dents  »... 

Là-dessus,  le  brave  Youssouf,  fatigué  d'en  avoir 
tant  dit,  lampa  un  dernier  bol  de  thé  et  se  roula  dans  sa 
couverture  en  nous  souhaitant  une  heureuse  nuit. 

4  septembre.  —  Nous  passons  auprès  d'un  groupe 
de  trois  tombeaux  construits  en  pierres  sèches.  En  ce 
lieu  appelé  Tasch-Goumbaz  serait  enterré,  au  dire  des 
caravaniers,  un  «  Padicha  »  ou  général  venu  de 
Rome,  il  y  a  des  siècles,  avec  500  soldats.  Que  penser 
de  cette  histoire?  Serait-ce  la  tombe  d'un  compagnon 
d'armes  de  Chah-i-Doulah?  Mystère!  Je  ne  puis  rien 
obtenir  de  plus  de  nos  hommes,  sinon  qu'ils  me  mon- 
treront demain  l'emplacement  où  ce  padicha  avait 
installé  son  camp. 

Quelques  kilomètres  après  Tasch-Goumbaz,  on 
traverse  la  rivière  appelée  Tchiptchak,  puis  l'on  grimpe 
un  escaHer  aux  marches  gigantesques  pour  atteindre 
l'immense  plateau  de  Dapsang  qui  est  à  une  altitude 
moyenne  de  5250  mètres. 

Nous  parcourons  du  nor.d  au  sud  pendant  quatre 
longues  heures  cette  plaine  fastidieuse,  toute  parsemée 
de  petits  cailloux  pointus  blancs  et  noirs.  Devant  nous 
se  dresse,  pour  rompre  heureusement  la  monotonie  du 
paysage,  la  chaîne  immense  et  grandiose  des  glaciers 
du  Sasser  dont  les  aiguilles  éclatantes  de  blancheur 
montent  à  plus  de  7000  mètres.  Vers  le  soir  nous 
arrivons  enfin  à  l'extrémité  du  plateau  et,  par  une  des- 
cente rapide,  nous  parvenons  dans  une  gorge  des  plus 

(!26) 


Autour  de  l'Afghanistan. 


m.  48,  page  126. 


RIEN  A  xMANGER  POUR  LES  CHEVAUX 

curieuses;  les  flancs  en  sont  rouges,  couleur  de  sang, 
et  la  rivière,  dans  laquelle  pataugent  nos  chevaux, 
paraît  sortir  de  quelque  fantastique  abattoir.  On  appelle 
ce  défilé  le  Kizil-Yar  ou  '<  défilé  rouge  ».  Nous  mar- 
chons dans  le  lit  même  du  torrent  pendant  plusieurs 
kilomètres  et,  la  nuit  venue,  nous  campons  dans  un 
creux  de  rocher,  véritable  repaire  de  fauves,  dominé  de 
tous  côtés  par  de  hautes  parois  verticales. 

On  a  vraiment  le  corps  brisé,  le  cerveau  las  de 
cette  suite  d'étapes  à  travers  des  contrées  absolument 
désertes.  Les  chevaux,  qui  n'ont  pas  eu  d'herbe  depuis 
quatre  jours,  se  précipitent  sur  les  quelques  touffes  de 
mousse  qui  croissent  au  bord  de  l'eau  ou  dévorent  à 
belles  dents  le  crottin  de  leurs  camarades.  Il  faut  leur 
disputer  cette  denrée  précieuse  qui  est  notre  seul  com- 
bustible depuis  une  semaine,  et  nous  devons,  ce  soir, 
sacrifier  quelques  piquets  de  tente  pour  arriver  à  cuire 
un  quartier  d'antilope. 

5  septembre.  — Journée  de  marche  pénible  à  travers 
des  gorges  profondes  et  tortueuses  :  à  droite  et  à 
gauche,  la  montagne  lance  des  aiguilles  comme  autant 
de  flèches  vers  l'azur  du  ciel.  Plus  bas,  c'est  l'amoncel- 
lement fou  des  roches,  les  ravins  pierreux,  les  énormes 
vagues  de  sable  qui  se  chevauchent  et  s'entremêlent... 
Décor  d'un  pittoresque  effrayant  qui  semble  avoir 
été  brossé  pour   quelque   gigantesque  race  disparue. 

Vers  le  soir,  nous  grimpons  le  long  d'une  paroi 
presque  verticale  et.  par  un  sentier  en  corniche,  nous 

I.  4600  métrés  d'altitude. 

(127) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

arrivons  sur  un  replat  où  les  caravaniers  montent  les 
tentes.  C'est  ici  Mourgo-Boulak^,  où  la  tradition  veut 
que  le  Padicha,  enterré  à  Tasch-Goumbaz,  ait  installé 
jadis  un  camp  retranché.  Il  faut  avouer  que  la  position 
était  admirablement  choisie.  Une  source  abondante 
jaillit  au  centre  du  plateau,  et  le  terrain  même  du  camp 
est  aussi  bien  damé  et  aussi  horizontal  qu'un  «  court  » 
de  tennis.  On  voit  encore  les  ruines  d'un  mur  construit 
en  pierres  sèches  qui,  bordant  le  replat  du  côté  du 
nord,  c'est-à-dire  du  côté  de  la  Chine,  contribuait  à 
rendre  la  position  plus  forte. 

De  défilé  en  défilé,  nous  parvenons  le  lendemain, 
après  une  longue  étape,  sur  les  bords  d'une  large 
rivière  aux  eaux  boueuses.  C'est  le  terrible  Chayok, 
redouté  des  caravanes.  Je  me  demande  de  quelle  façon 
nous  pourrons  le  traverser,  lorsque  je  vois  venir  à  nous 
trois  indigènes  qui  s'engagent  dans  les  rapides  en 
s'arc-boutant  sur  de  longs  bâtons.  L'eau  semble  par- 
fois les  couvrir  entièrement,  mais  avec  une  adresse 
admirable,  ils  réussissent  à  nous  rejoindre.  Prenant 
alors  la  tête,  ils  nous  guident  sans  hésiter  par  un  gué 
tortueux  que,  seuls,  nous  n'aurions  pu  repérer  et, 
malgré  la  vitesse  du  courant,  ils  nous  amènent  sans 
encombre  sur  la  rive  opposée. 

Bientôt  nous  sommes  à  Brangsa-Sasser',  au  pied 
même  des  glaciers  du  Sasser-La  que  nous  allons 
essayer  de  passer  demain.  Vues  d'ici,  leurs  pointes 
chaotiques,  leurs  immenses  crevasses  aux  reflets  bleuâ- 

I.  Refuge  en  ruines  à  4635  métrés  d'altitude. 

(128) 


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\  lElLLARD    AVEUGLE    DE-MANDANT    1.  AU-MONE   A    YAKKAND. 


HALTE    SUR    LES    BORDS    DU    CHAYOK,    AVANT    LE   PASSAGE    DU    GUE. 


Autour  de  l'AfghaiiisLuii. 


PI.  49,  page  128. 


AU  PIED  DU  SASSER 

très  paraissent  infranchissables,  mais  les  caravaniers 
prétendent  que,  si  les  génies  qui  résident  en  ces  lieux 
sinistres  nous  sont  favorables  et  nous  gardent  des  ava- 
lanches, on  sera  sorti  des  plus  mauvais  pas  avant  le 
coucher  du  soleil.  «  Allah  est  grand,  disent-ils,  et  dans 
deux  jours  nous  arriverons  aux  premiers  village  tibé- 
tains... » 


CHAPITRE    VI 

A    TRAVERS   LE    PETIT   TIBET 
ET  LE  KACHMIR 


Sur  les  glacikrs  nu   Sasser.  ||  La  vallke  de  la   Noitbka.  ||  Notre 

PREMIÈRE  halte  CHEZ  LES  TiBÉTAINS.  Ij  HaNAMIK  ET  SES  BLANCS  TCHOR- 
TENS.  1!  Les  MOULINS  A  PRIÈRES.  ||  Le  COL  DU  KhARDONG  SOUS  LA 
TOURMENTE.  ||  ARRIVf^E  DANS  LA  CAPITALE  DU  PeTIT  TiBET.  ||  Un 
MONASTÈRE    DE    LAMAS.    |:     PaYSAGES  DU    KaCHMIR.    |!    SrINAGAR,  LA  VeNISE 

DE  l'Inde.  ||  En  route  pour  le  Béloutchistan. 


RUDE  étape  que  nous  promet  la  traversée  du  Sasser- 
La!  Par  bonheur  le  ciel,  que  j'interroge  en 
m'éveillant,  est  merveilleusement  pur  et  l'atmosphère 
paraît  calme  ;  nous  pouvons  donc  espérer  franchir,  dans 
les  conditions  les  plus  favorables,  cet  océan  de  glace 
dont  les  vagues  géantes  brillent  déjà,  là-haut,  sous  les 
rayons  du  soleil  levant. 

Trois  heures  d'une  marche  pénible  à  travers  des 
éboulis  nous  amènent  au  pied  même  du  col.  Les  diffi- 
cultés réelles  commencent  alors  avec  l'ascension  de  la 
moraine  frontale  dont  les  pierres,  mêlées  d'une  boue 
jaunâtre,   croulent   à  chaque  instant  sous  les  pas  des 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

chevaux.  Au  sommet  de  cet  escarpement  nous  trouvons 
le  glacier  qui  nous  conduit  au  col^  par  une  pente  à 
peine  sensible. 

Tout  est  blanc  autour  de  nous;  le  soleil  du  plein 
midi  fait  resplendir  les  vastes  étendues  neigeuses,  mais 
il  fait  également  fondre  la  glace  et  nous  enfonçons 
jusqu'aux  genoux  dans  une  sorte  de  sorbet  sans  consis- 
tance, piétinant  lourdement  avec  l'apparence  de  canards 
qui  pataugeraient  dans  une  mare. 

Nous  voici  maintenant  de  l'autre  côté  du  col,  déva- 
lant la  pente  rapide  d'un  névé;  les  crevasses  succèdent 
aux  crevasses  et,  comble  d'infortune,  nous  sommes 
dominés  par  une  paroi  rocheuse,  lézardée  jusqu'à  la 
base,  d'où  dégringolent  des  avalanches  qui  roulent 
avec  un  bruit  de  cataclysme  et  affolent  nos  bêtes. 

Ici,  comme  au  désert,  des  animaux  en  grand 
nombre  jalonnent  la  route.  Les  uns,  tombés  de  la  veille, 
semblent  dormir  en  des  poses  presque  naturelles; 
d'autres,  abandonnés  depuis  des  années  peut-être  et 
momifiés  dans  les  attitudes  les  plus  bizarres,  sont  per- 
chés sur  des  colonnes  de  glace,  formant  çà  et  là  comme 
de  grands  champignons  fantastiques*... 

Pendant  quatre  heures,  nous  luttons  contre  des 
difficultés  de  toutes  sortes.  Nos  hommes  sont  vraiment 
extraordinaires  :  aidés  dlskandar  et  de  deux  Tibétains 
loués  pour  la  circonstance,  ils  font  leur  dur  métier  avec 


1.  Sasser-La       altitude    5365    mètres.    —   La    en    tibétain,   comme    Davan   en 
kirghizc,  sigfnifie  col  ou  passage. 

2.  Phénomène  bien  connu  des  tables  de  glaciers. 

■      ('32} 


X 


LE   COL    DU    SASSER-LA   {5365   MÈTRES). 


TAGHAR.    LE    TEMPLE    AUX    MOL'LIXS    A    PRIERES. 


Autour  de  l'Afghanistau. 


PI.  50,  pnge  132. 


LE  GLACIER  DE  REMO 

un  courage  simple  que  j'admire,  relevant  les  chevaux, 
allant  chercher  des  bagages  au  fond  d'une  crevasse, 
les  rechargeant  sans  un  murmure,  grâce  à  cette  grande 
et  paisible  habitude  qu'ils  ont  de  la  lutte  constante  avec 
les  éléments. 

La  montée  du  col  avait  commencé  dès  huit  heures 
du  matin,  il  est  trois  heures  de  l'après-midi  quand  nous 
sortons  enfin  des  glaciers.  Encore  quelques  kilomètres 
de  descente  à  travers  d'énormes  blocs  de  granit  et  nous 
plantons  les  tentes  près  d'une  source,  dans  un  vallon 
appelé  Touti-Yalak^  où  pousse  une  belle  herbe  verte. 
Bêtes  et  gens  ont  bien  gagné  leur  journée.  Demain, 
Inchallah'^y  nous  verrons  les  premiers  villages  tibé- 
tains. 

8  septembre.  —  Sous  un  soleil  splendide,  nous 
levons  le  camp  de  bonne  heure  et  dévalons  les  pentes 
gazonnées,  tout  joyeux  d'avoir  pu  franchir  le  Sasser 
sans  accident.  Sur  la  droite  débouche  une  profonde 
vallée  qui  vient  du  nord  :  c'est  l'immense  glacier  de 
Remo,  l'un  des  plus  vastes  du  monde,  qui  s'étend 
jusqu'à  nous  en  vagues  gigantesques  et  me  fait  songer 
à  Chamonix  et  à  notre  Mer  de  glace,  vrai  joujou  de 
bergerie  suisse  à  côté  de  ce  colosse.  Un  peu  plus  loin 
une  route  nouvelle^,  construite  en  entier  dans  le  granit, 
se    déroule    comme  un   serpent  monstrueux,   grimpe, 

1.  4  795  mètres  d'altitude. 

2.  S'il  plaît  à  Dieu. 

3.  Cette  route,  construite  sous  la  direction  d'officiers  britanniques,  permet 
d'éviter  le  passage  du  Karaoul-Davan  et  de  raccourcir  ainsi  l'étape  de  Touti-Yalak 
à  Spango. 

(»33) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

descend^  puis  regrimpe  pour  redescendre  encore  au 
milieu  d'à-pics  vertigineux,  et  nous  amène  sur  les 
bords  de  la  Noubra. 

En  face  de  nous,  une  verte  oasis  accrochée  aux 
flancs  de  la  montagne  :  c'est  Arena  dont  les  pyramides 
funéraires  se  détachent  en  blanc  sur  la  masse  sombre 
des  arbres.  Par  ici,  c'est  toujours  le  désert  avec  ses 
galets  et  sa  haute  muraille  granitique  et  il  nous  faut 
marcher  longtemps  encore  pour  arriver  au  milieu  des 
vergers  et  des  prairies.  Nous  sommes  alors  dans  le 
village  tibétain  de  Spango,  où  un  ménage  de  bons 
vieillards  nous  offre  l'hospitalité  et  nous  accueille  en 
tirant  la  langue,  ce  qui  est  ici  la  formule  du  bonjour. 

Je  pénètre  pour  la  première  fois  dans  une  maison 
tibétaine;  tout  y  est  donc,  pour  moi,  nouveau  et 
instructif.  Au  rez-de-chaussée  :  les  écuries;  au  pre- 
mier étage  :  les  chambres,  la  cuisine  et  le  cellier. 
Devant  l'entrée,  une  longue  perche  porte  à  son  extré- 
mité une  bande  étroite  de  toile  blanche  sur  laquelle 
sont  écrites  des  prières  et  qui  flotte  au  gré  des  vents 
comme  la  flamme  d'un  nayire  de  guerre...  Et  dès  ce 
petit  village  de  Spango  on  se  sent  dans  un  pays  diff"é- 
rent,  particulier,  que  le  respect  des  mœurs  patriarcales 
a  éloigné  de  tout  progrès  inutile  et  qui  a  conservé  sa 
race,  ses  coutumes  et  sa  religion  naïve. 

Nous  sommes  salués  le  lendemain  au  départ  par 
quelques  pauvres  musiciens  déguenillés  qui  tentent  sur 
le  fifre  et  le  tambourin  de  nous  initier  à  l'harmonie 
tibétaine  :  le  groupe  est  certainement  pittoresque,  mais 

(134) 


''^.^*f 


PORTE    DU    VILLAGE    UE    PAXAMIK. 


LA    PRE.MIÈKE    MAISON'    TIBÉTAINE    RENCONTRÉE    SUR    NOTRE    ROUTE   A    SPANGO. 


Autour  de  l'AfghaDislan. 


PI.  51,  page  134. 


UN  MESSAGER  OFFICIEL 

la  musique,  avec  sa  petite  ritournelle  plaintive  et  grêle, 
ne  charme  que  médiocrement  nos  oreilles. 

La  route  suit  à  une  certaine  distance  la  rive 
gauche  de  la  Noubra;  elle  est  bordée  d'une  haie  de 
buissons  épineux  qui  empêche  les  chevaux  de  s'égarer 
dans  les  blés  ou  dans  les  avoines.  En  deux  heures, 
nous  atteignons  Panamik',  assez  gros  village  dont  le 
nom,  admirablement  approprié,  signifie  «  œil  de 
verdure  ». 

A  peine  étions-nous  installés  que  nous  voyons 
poindre  un  noble  vieillard  à  l'air  très  digne,  qui  porte 
une  lorgnette  en  bandoulière,  des  couteaux  à  la  cein- 
ture et  des  souliers  européens  aux  pieds.  C'est  un  mes- 
sager du  commissaire  anglais  de  Leh  :  il  m'apporte  de 
la  part  de  son  maître  une  lettre  charmante,  où  celui-ci 
me  souhaite  la  bienvenue  et  s'excuse  de  ne  pouvoir 
être  là  quand  j'arriverai  dans  sa  résidence.  Le  digne 
vieillard,  qui  occupe  un  rang  élevé  dans  la  hiérarchie 
tibétaine,  est  chargé  de  nous  guider  et  de  veiller  sur 
nous  jusque  dans  la  capitale  du  Petit  Tibet. 

Pendant  qu'Iskandar  songe  aux  préparatifs  du 
repas  du  soir,  nous  nous  dirigeons  avec  Zabieha  vers 
une  source  d'eau  chaude  qui  coule  aux  flancs  de  la 
montagne.  Une  sorte  de  piscine,  creusée  dans  le  rocher 
et  recouverte  d'un  abri,  nous  permet  de  prendre  un  bain 
des  plus  agréables  comme  des  plus  nécessaires  et  nous 
bénissons  l'homme  intelligent  qui  a  su  aménager  ces 
thermes  de  façon  si  pratique. 

I.  3340  métrés  d'altitude. 

(135) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

10  septembre.  —  Il  a  été  décidé  que  nous  séjour- 
nerions à  Panamik  aujourd'hui  afin  de  permettre  à  nos 
hommes  et  à  nos  chevaux  de  se  refaire. 

Je  laisse  Iskandar  et  Zabieha  retourner  seuls  à  la 
source  et  je  visite  le  village,  un  appareil  photogra- 
phique à  la  main;  il  y  a  en  effet  par  ici  de  nombreux 
monuments  funéraires  en  forme  de  tiare,  appelés 
tchortenSy  qui  sont  ornés  de  bas-reliefs  dont  il  peut  être 
intéressant  de  garder  l'image. 

Au  sommet  du  cône  de  déjection  sur  lequel  est 
bâti  le  village,  parmi  les  églantiers  et  les  roches,  je 
découvre  une  sorte  de  divinité  bizarre.  Un  cube  de 
maçonnerie  forme  piédestal;  sur  la  face  centrale  une 
figure  grossièrement  sculptée,  avec  ses  larges  oreilles 
et  sa  face  épanouie,  rappelle  à  s'y  méprendre  l'image 
faunesque  d'un  Silène;  les  quatre  angles  et  la  figure 
sont  recouverts  d'une  bande  verticale  de  peinture 
rouge;  sur  le  piédestal,  un  gros  fagot  de  branches  de 
tamaris  entouré  de  bandes  de  toile  sur  lesquelles  sont 
écrites  des  prières,  et  plantés  au-dessus  du  fagot,  plu- 
sieurs bâtons  agrémentés  de  petits  drapeaux  flottants. 

Tout  près  de  là,  je  trouve  sur  ma  route  un  gros 
bloc  de  rocher  portant  gravée  en  lettres  énormes  la 
prière  des  Tibétains  :  «  Om  mani  padmé   houm  »... 

Le  lendemain  nous  quittons  les  frais  ombrages  de 
Panamik  et  nous  descendons  la  rive  gauche  de  la 
Noubra,  sous  la  conduite  du  vieillard  à  la  lorgnette. 
Au  pied  de  la  haute  falaise  que  nous  longeons,  les 
cônes  de  déjection  se  succèdent,  les  uns  absolument 

(136) 


Autour  de  rAfgliuuistnu. 


PI.  52,  page  136. 


HOSPITALITÉ  TIBÉTAINE 

désertiques,  les  autres  couverts  de  végétation  et  de 
cultures;  ceux-ci  sont  toujours  dominés  par  l'idole  de 
pierre  dont  j'ai  parlé  précédemment  et  qui  sans  nul 
doute  représente  l'image  d'un  dieu  protecteur  des 
champs  et  des  troupeaux. 

La  vallée  du  Chayok  se  rapproche;  on  aperçoit, 
bâti  tout  contre  la  montagne,  le  joH  village  de  Taghar, 
dont  les  maisons  à  toit  plat  et  les  nombreux  mausolées 
éclatent  de  blancheur  au  milieu  des  peupliers  et  des 
sycomores.  Le  guide  nous  conduit  à  notre  domicile, 
vaste  maison  à  deux  étages.  Devant  la  porte,  cinq 
femmes  sont  alignées;  elles  nous  saluent  toutes  ensem- 
ble, la  main  à  hauteur  du  front,  dans  une  révérence 
des  plus  gracieuses.  La  plus  rapprochée  du  seuil  tient 
une  cassolette  remplie  d'encens;  elle  me  précède  et 
par  un  escalier  qui  a,  ma  foi,  grand  air  m'introduit 
dans  mes  appartements.  Deux  pièces,  que  sépare  une 
balustrade  ajourée,  attendent  leurs  hôtes  de  marque. 
Comme  meubles,  une  sorte  d'immense  fauteuil  d'un 
modèle  inconnu  en  Europe  et,  devant  le  fauteuil,  un 
autel  tout  peinturluré  sur  lequel  sont  rangées  avec 
symétrie  les  offrandes  :  un  ciboire  d'argent  rempli  de 
lait,  une  assiette  de  pommes,  une  autre  de  gros  radis; 
le  tout  flanqué  de  deux  jolis  vases  où  s'épanouissent 
des  bleuets  et  des  giroflées  qui  embaument. 

Les  Tibétaines  ont  disparu  après  une  dernière 
révérence;  elles  sont  remplacées  par  notre  vieux  guide 
qui  nous  sert  un  thé  à  la  cannelle  tout  simplement  déli- 
cieux... Cette  réception  nous  étonne  et  nous  charme; 

(«37) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

quant  à  Iskandar,  il  ne  peut  comprendre  que  ce  soient 
les  femmes,  à  la  figure  découverte,  qui  reçoivent  ainsi 
l'étranger,  et  ses  principes  de  musulman  fanatique  sont 
profondément  choqués  d'une  pareille  inconvenance. 

Après  quelques  instants  d'agréable  farniente,  nous 
allons  faire  un  tour  dans  le  village;  une  large  avenue, 
bordée  de  grands  peupliers  qui  alternent  avec  des 
tchortens,  conduit  à  un  vieux  temple  ombragé  de  pla- 
tanes. Quelle  quantité  de  moulins  à  prières!  il  y  en  a 
partout  :  cylindres  énormes  qu'une  chute  d'eau  fait 
tourner,  moulins  à  vent  perchés  sur  le  toit  comme  des 
colombiers,  simples  bobines  nichées  dans  le  mur  que 
les  fidèles  poussent  avec  la  main.  Nous  admirons 
l'ingéniosité  religieuse  de  ce  peuple  naïf,  tandis  qu'un 
vieux  lama,  accroupi  sous  le  porche  du  temple,  nous 
examine  en  buvant  à  petits  coups  sa  tasse  de  thé  beurré. 
La  tête  complètement  rasée,  le  torse  enveloppé  de 
façon  pittoresque  dans  une  étoffe  de  couleur  lie  de  vin, 
il  semble  un  vieux  sénateur  romain  drapé  dans  les  plis 
de  sa  toge. 

Plus  tard,  du  toit  en  terrasse  qui  couvre  notre 
demeure,  sous  la  lumière  rosée  du  soleil  couchant, 
j'assiste  à  la  rentrée  des  troupeaux.  D'abord  s'avance, 
trottant  menu,  le  flot  pressé  des  moutons  et  des 
chèvres;  ensuite  vient  le  défilé  plus  lent  du  gros  bétail 
que  ramène  tout  un  essaim  d'enfants  à  demi  nus.  Deux 
taureaux,  les  derniers  de  la  bande,  se  livrent  un  com- 
bat furieux  dans  une  mare  que  le  crépuscule  a  rendue 
violette;  leur  gardien,  attendant  sans  hâte  qu'ils  aient 

(138) 


UNK   PRIKRE    GRAVI  E    SUR    LE    GRANIT. 


VUE    GENERALE    DE    TAGHAR. 


Autour  de  l'Afghanistan. 


PI.  63,  page  I3S. 


UN  PONT  SUSPENDU  SUR  LE  GHAYOK 

vidé  cette  querelle,  chante  une  mélopée  très  douce  au 
rythme  sauvage  et  lent...  Et  les  étoiles  s'allument  au 
ciel  que  je  suis  encore  là,  gagné  par  le  charme  de  cette 
nature  si  nouvelle. 

A  l'aube  nous  sommes  réveillés  par  le  chant  mono- 
tone des  litanies  que  le  maître  de  la  maison  récite 
devant  l'autel  du  foyer  domestique.  Un  pauvre  hère,  à 
barbe  blanche,  entre  en  se  prosternant  et  m'offre,  sur 
un  plat  d'étain,  une  petite  citrouille  entre  deux  bou- 
quets de  bleuets  ;  puis  c'est  notre  gracieuse  hôtesse  qui 
m'apporte,  avec  ses  vœux  de  bon  voyage,  des  pains 
persans  saupoudrés  de  sucre  candi.  Mais  il  faut  quitter 
tous  ces  braves  gens,  le  gai  village  et  ses  blancs  tchor- 
tens,  la  vieille  pagode  et  ses  moulins  à  prières;  je  leur 
devrai  une  des  impressions  les  plus  exquises  de  mon 
long  voyage  ! 

Nous  voici  bientôt  au  continent  de  la  Noubra  et  du 
Chayok  que  l'on  retrouve  ici  après  l'immense  crochet 
qu'il  dessine  vers  le  sud-est;  jusqu'à  l'année  dernière 
les  caravanes  devaient  traverser  les  flots  boueux  de  ce 
fleuve  dans  un  bac,  mais  aujourd'hui  l'on  passe  d'une 
rive  à  l'autre  sur  un  pont  suspendu  qui  paraît  très  soH- 
dement  établi.  Quelques  kilomètres  plus  loin,  nous 
trouvons,  niché  dans  un  enfoncement  de  la  vallée,  le 
hameau  de  Khartcha,  où  le  vieux  guide  a  fait  préparer 
un  logement  à  notre  intention.  Sitôt  arrivé,  il  s'em- 
presse à  nous  servir  ce  fameux  thé  à  la  cannelle  dont  il 
a  le  secret  et  me  l'offre  dans  son  écuelle  de  bois,  au 
rebord  d'argent   ciselé,    qui  porte   enchâssée  dans  le 

(Ï39) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

fond  une  grosse  turquoise.  Comme  tous  ses  compa- 
triotes, il  ne  se  sépare  jamais  de  cette  tasse  curieuse, 
fermement  persuadé  que  si  quelque  ennemi  y  versait 
un  jour  du  poison,  la  turquoise  changerait  de  couleur  et 
le  mettrait  ainsi  en  garde. 

Ce  matin  nous  commençons  la  journée  au  milieu 
d'un  épais  brouillard,  suivant  d'abord  la  rive  gauche 
du  Chayok  par  une  route  difficile,  creusée  dans  la  paroi 
rocheuse  qui  surplombe  la  rivière.  Les  rencontres  avec 
des  caravanes  venant  en  sens  inverse  sont  ici  parfois 
délicates  et  nous  avons,  de  ce  chef,  plusieurs  incidents 
dont  nos  hommes  se  tirent  avec  adresse.  Mais  quelques 
kilomètres  plus  loin,  tournant  brusquement  au  sud, 
nous  nous  enfonçons  dans  une  gorge  étroite  et  pro- 
fonde qui  nous  conduit,  après  une  montée  fort  pénible, 
au  petit  village  de  Khardong,  vrai  nid  d'aigle  construit 
dans  les  rochers.  Les  indigènes  y  paraissent  beaucoup 
moins  policés  que  dans  la  plaine  et  tout,  dans  leur 
allure  et  dans  leur  physionomie,  me  porte  à  croire 
qu'ils  font  le  métier  de  contrebandiers  et  de  détrous- 
seurs de  caravanes. 

Il  est  entendu  que  nous  laisserons  à  Khardong^  les 
chevaux  de  bât  qui  doivent  y  stationner  une  quinzaine 
de  jours  pour  se  refaire,  avant  de  reprendre,  avec  des 
charges  nouvelles,  la  route  de  Yarkand  ;  ils  seront 
remplacés  jusqu'à  Leh  par  des  yaks  loués  ici.  Seul,  le 
caravanbasch  Khoul-Mahmad  nous  accompagnera 
demain  et  ramènera  les  trois  chevaux  de  selle. 

I.  3  920  mètres  d'altitude. 

(140) 


Autour  de  l'Afghauisiau. 


PI.  ô-l,  page  UU. 


ASCENSION  DU  KHARDONG 

14  septembre.  — Je  dis  adieu  aux  deux  caravaniers 
qui  restent  ici.  Youssouf,  le  conteur  de  légendes, 
pleure  comme  un  enfant  et  je  ne  puis  m'empêcher  d'être 
ému  à  la  pensée  de  quitter  ce  brave  garçon  qui  nous  a 
donné  tant  de  preuves  de  son  dévouement.  Pour  lui, 
jour  après  jour,  pendant  les  rudes  années  de  son  exis- 
tence, il  va  continuer  avec  la  même  courageuse  volonté 
cette  lutte  âpre  et  constante  contre  les  forces  redou- 
tables de  la  nature... 

Le  départ  est  sinistre  :  nous  nous  mettons  en  route 
sous  la  neige  qui  tombe  à  gros  flocons,  chassée  par  un 
vent  glacial.  On  passe  à  côté  d'un  refuge;  des  cara- 
vaniers y  sont  accroupis  :  devant  la  porte,  ils  ont 
amoncelé  leurs  charges,  tandis  que  les  chevaux  serrés 
les  uns  contre  les  autres  et  tournant  le  dos  à  la  rafale, 
font  un  peu  plus  loin  comme  une  tache  noire  au  milieu 
de  la  neige.  Mais  la  tourmente  redouble,  on  n'y  voit 
pas  à  20  mètres.  Voici  un  second  refuge  :  comme 
l'autre,  il  est  envahi  par  de  pauvres  diables  transis  de 

froid. 

Vers  une  heure,  nous  sommes  au  bord  d'un  petit 
lac  entièrement  gelé;  deux  yaks,  conduits  par  un 
vieux  Tibétain  dont  la  barbe  est  blanche  de  givre, 
nous  attendent  là  depuis  ce  matin,  et  nous  profitons 
Zabieha  et  moi  de  l'aubaine,  tandis  qu'Iskandar, 
furieux  de  ne  pas  trouver  un  troisième  yak  pour  son 
usage  personnel,  manifeste  quelque  mauvaise  humeur. 
Il  a  du  reste  une  telle  horreur  de  la  marche  que,  malgré 
le  danger  très  réel,  il  préfère  rester  sur  son  cheval  et 

(141) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

continuer  ainsi  l'ascension  de  la  pente  escarpée  que 
nous  gravissons  sous  une  neige  aveuglante. 

Pendant  plus  d'une  heure,  nous  montons  ainsi  et 
nous  arrivons  à  la  passe  étroite  du  Khardong',  hale- 
tants, brisés,  n'en  pouvant  plus.  Comme  au  Kilyang- 
Davan,  un  glacier  à  pente  rapide  et  recouvert  de 
neige  a  failli  nous  arrêter  net,  près  du  sommet;  et  si 
nous  avons  passé,  nous,  nos  chevaux  et  nos  yaks, 
c'est  une  fois  de  plus  grâce  à  l'énergie,  à  l'adresse,  à 
l'endurance  des  hommes  qui  nous  accompagnent. 

Sitôt  le  col  traversé,  la  neige  cesse  et  nous  descen- 
dons rapidement  une  étroite  vallée  au  débouché  de 
laquelle  se  trouve  le  hameau  de  Ganglès.  Il  est  cinq 
heures  et  nous  n'avons  rien  pris  depuis  le  matin,  aussi 
est-ce  avec  joie  que  nous  nous  asseyons  autour  d'un 
feu  clair  de  branchages  où  la  tchoudjaz  commence  à 
chanter. 

Nous  sommes  au  terme  de  l'étape;  aujourd'hui, 
15  septembre,  nous  coucherons  à  Leh. 

C'est  d'abord,  durant  les  premiers  kilomètres,  une 
marche  dans  un  pays  sauvage,  aussi  désolé  que  celui 
parcouru  la  veille.  Il  nous  semble  nous  être  égarés, 
nous  être  engagés  sur  une  fausse  piste,  quand  soudain 
l'étrange  palais  des  anciens  rois  du  Ladak  apparaît  à 
un  tournant  de  la  route.  Construit  sur  une  longue 
arête  rocheuse,  il  domine  de  ses  innombrables  petites 
fenêtres  une  succession  de  croupes  gazonnées  où 
s'étagent  des  centaines  et  des  centaines  de  tombeaux, 

I.  5390  mètres  d'altitude. 


LA  CAPITALE  DU  LADAK 

les  uns  d'un  blanc  éblouissant,  d'autres  plus  sombres 
ayant  la  patine  des  siècles.  Devant  nous,  au  pied  des 
monts  Himalaya,  i'Indus  déroule  son  ruban  argenté  ; 
partout  des  champs  de  blé,  des  vergers,  de  riantes 
prairies...  Quel  contraste  avec  le  col  du  Khardong 
où  nous  passions  hier  de  si  cruels  instants  sous  la 
neige  ! 

Notre  vieux  guide  nous  conduit,  à  travers  les  rues 
du  village',  jusqu'à  un  pavillon  ombragé  d'immenses 
peupliers,  où  logent,  paraît-il,  les  Européens  de  pas- 
sage. Les  chambres  sont  très  propres,  très  confor- 
tables, et  nous  allons  pouvoir,  durant  quelques  jours, 
prendre  le  repos  dont  nous  avons  tous  besoin,  à  l'abri 
du  soleil,  de  la  neige  et  des  vents  qui,  depuis  Yarkand, 
ont  diversement  poursuivi  notre  caravane. 

Le  Tibétain,  qui  remplit  ici  l'office  de  facteur, 
m'apporte  un  volumineux  courrier;  voici  bientôt  trois 
mois  que  je  n'ai  pas  eu  de  nouvelles,  aussi  est-ce  avec 
une  certaine  émotion  que  je  m'apprête  à  décacheter 
ma  correspondance  quand  on  annonce  une  visite.  Un 
Hindou  vêtu  à  l'européenne  s'avance  la  main  tendue 
et  s'informe  très  aimablement  de  notre  santé;  nous 
causons,  il  m'explique  qu'il  est  ici  chef  de  district  et 
remplace  le  vice-résident  anglais,  capitaine  Patterson, 
en  ce  moment  à  Srinagar.  Après  avoir  vérifié  les  pas- 
seports il  nous  quitte,  mais  il  est  remplacé  incontinent 
par  une  députation  des  commerçants  hindous  qui,  sous 
la  conduite  du  frère  de  l'Aksakal  de  Yarkand,  vient  éga- 

I.  Altitude  de  Leh  :  3535  mètres. 

(143) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

lement  nous  offrir  ses  salams  et  ses  souhaits  de  bien- 
venue. J'ai  hâte  de  Hre  mes  lettres  et  je  voudrais  bien 
les  voir  au  diable...  Enfin  la  dernière  poignée  de 
main  est  échangée,  je  puis  rentrer  chez  moi  et  prêter 
toute  mon  attention  à  la  causerie  familière  de  ceux 
qui  veulent  bien  s'intéresser  à  mon  voyage  et  dont 
la  pensée,  pour  me  rejoindre,  a  parcouru  tant  de 
déserts. 

Le  lendemain,  le  chef  de  district  Sant-Ram  vient 
nous  prendre  pour  aller,  avec  lui,  visiter  la  grande  lama- 
serie de  Spitok  située  à  cinq  ou  six  kilomètres  de  Leh 
seulement,  sur  les  bords  de  l' Indus.  Des  petits  poneys 
tibétains  nous  transportent  à  vive  allure  vers  ce  monas- 
tère célèbre  ;  de  loin,  il  ressemble  à  une  immense 
forteresse  du  Moyen  âge  avec  ses  terrasses,  ses  don- 
jons crénelés  et  ses  fenêtres  étroites  percées  dans  les 
hautes  parois  de  granit.  Les  nids  rudes  aux  toits  plats 
sont  serrés  les  uns  contre  les  autres,  dressés  au  midi, 
dominant  la  plaine  de  sable,  et  font  tellement  corps 
avec  la  nature  qu'ils  semblent  avoir  été  créés  par 
elle. 

Mais  nous  voici  au  pied  même  du  monastère  :  les 
trompettes  sacrées  font  entendre  leurs  gémissements 
sonores,  mêlés  aux  roulements  sourds  des  tambourins; 
la  lourde  porte  tourne  sur  ses  gonds  et  nous  mettons 
pied  à  terre  devant  un  groupe  de  lamas  assemblés 
dans  une  attitude  respectueuse.  Quelques  marches  de 
pierre,  et  nous  serrons  la  main  du  chef  de  la  commu- 
nauté.   La    persévérance  d'une     contemplation  pieuse 

■('44) 


Autour  de  l'Afghanistau. 


PI.  55,  page  114. 


L'ORATOIRE  D'UN  GRAND  LAMA 

dans  le  recueillement  et  la  prière  a  fini  par  identifier 
le  visage  de  ce  grand  lama  avec  celui  du  Bouddha  clas- 
sique :  drapé  dans  sa  toge  de  laine  brune,  il  a  vraiment 
l'air  d'un  dieu  de  bronze. 

On  nous  introduit  dans  un  oratoire  tout  parfumé 
d'encens;  des  sièges  ont  été  disposés  devant  une 
petite  table  où  sont  des  fleurs,  des  pommes  reinettes 
et  du  sucre  candi.  Dans  un  coin  de  la  chapelle  je 
remarque  un  meuble  à  étagères,  dont  les  rayons  sont 
ornés  de  statuettes  de  Bouddlia,  soigneusement  ran- 
gées les  unes  à  côté  des  autres.  Seule  la  planche  infé- 
rieure est  réservée  aux  images  des  ^  Pères  supé- 
rieurs »  décédés.  Habillés  d'une  toge  en  étoffe,  ils  ont 
l'air  d'une  collection  de  pantins,  mais  les  figures  sont 
très  finement  faites  et  probablement  ressemblantes.  Au 
bas  de  l'étagère,  sur  une  tablette  :  des  lampes  allu- 
mées, de  l'encens,  des  bols  de  riz,  des  galettes  de 
froment.  Tout  un  côté  de  la  salle  est  occupé  par  des 
manuscrits  empilés  les  uns  sur  les  autres,  et  desquels 
pendent  de  riches  signets  ;  au  mur,  de  fines  peintures 
sur  soie  représentent  les  épisodes  de  la  vie  du  premier 
Bouddha. 

Pendant  que  nous  croquons  un  quartier  de  pomme, 
ainsi  que  le  veut  l'étiquette,  le  chef  de  la  communauté 
nous  conte  qu'il  a  fait  toutes  ses  études  à  Lhassa  et 
qu'il  possède  un  diplôme  signé  du  Dalaï-Lama  lui- 
même.  Je  voudrais  bien  jeter  les  yeux  sur  cette  «  peau 
d'âne  »  tibétaine,  mais  je  n'ose  exprimer  mon  désir  à 
haute  voix...  et  nous  sortons,  toujours  sous  la  conduite 

(145) 

lO 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

du  supérieur,  pour  aller  visiter  différentes  chapelles, 
obscures  et  mystérieuses,  où  de  vieux  lamas  en  prière 
sont  prosternés  devant  d'étranges  statues. 

A  présent  nous  avons  franchi  la  porte  de  cette 
curieuse  lamaserie  et  nous  descendons  le  sentier 
creusé  dans  le  roc,  tandis  que  les  longues  trompettes, 
comme  tout  à  l'heure,  nous  saluent  en  appels  pro- 
longés du  haut  de  la  forteresse. 

Sur  la  route  qui  nous  ramène  à  Leh,  je  demande  à 
Sant-Ram  de  me  dire  ce  qu'il  sait  des  lamas  et  de  leur 
organisation.  Ils  sont  divisés,  me  répond-il,  en  deux 
catégories  :  la  première  et  la  plus  respectée  est  celle 
dont  les  membres  accomplissent  les  cérémonies  du  culte, 
le  chef  est  appelé  Koiichouck.  Celui-ci  est  supposé  être 
une  incarnation  de  quelque  saint  lama  des  anciens  âges 
qui,  au  moment  de  sa  première  mort,  déclara  à  ses 
disciples  qu'il  allait  entrer  dans  le  Nirvana,  mais  que, 
toujours  désireux  de  faire  du  bien  à  ses  semblables,  il 
continuerait  à  renaître.  Il  leur  indiqua  en  même  temps 
l'heure  et  l'endroit  de  sa  prochaine  réincarnation. 

Depuis  ces  temps  reculés,  la  tradition  a  été  reli- 
gieusement respectée.  Au  jour  et  à  l'heure  fixés,  une 
députation  se  rend  au  lieu  marqué  par  le  Kouchouck 
défunt  et  l'enfant  qui  vient  de  naître  est  déclaré  être  le 
Kouchouk  réincarné.  Peu  après  cette  seconde  nais- 
sance il  est  placé  dans  le  monastère  auquel  il  appar- 
tenait primitivement  et  il  en  devient  le  chef  spirituel. 
Il  y  a,  dans  un  couvent  voisin  de  celui-ci,  un  Kouchouk 
qui  est  supposé  en  être  à  sa  ij""  incarnation.  Dans  la 

'(146) 


Autour  de  l'Afghanistan. 


PI.  56,  page  146. 


A  TRAVERS  LE  BAZAR  DE  LEH 

première  classe  ou  catégorie  est  également  choisi  le 
Lohon^  coadjuteur  du  chef  spirituel  de  la  lamaserie.  Il 
a  comme  devoir  de  diriger  les  exercices  religieux  et 
d'instruire  les  jeunes  lamas.  Quant  à  la  seconde  caté- 
gorie, elle  comprend  les  moines  qui  se  livrent  au 
travail,  s'occupent  des  affaires  du  couvent  et  surveil- 
lent les  fermes  appartenant  à  la  communauté.  Le  chef 
de  cette  catégorie  est  appelé  Chagzot. 

Tout  en  écoutant,  avec  le  plus  vif  intérêt,  les  expli- 
cations que  nous  donne  Sant-Ram,  nous  sommes 
parvenus  à  notre  domicile  et  je  serre  la  main  de  cet 
aimable  fonctionnaire  en  le  remerciant  du  plaisir  ins- 
tructif qu'il  vient  de  nous  procurer. 

ly  septembre.  —  Nous  allons  flâner  dans  le  bazar 
oii  s'agite  une  foule  bariolée  de  Tibétains,  de  mar- 
chands hindous  et  de  caravaniers.  Les  boutiques  s'ali- 
gnent au  bord  d'une  rue  assez  large,  bordée  de  hauts 
peupliers,  et  que  domine  de  son  architecture  originale 
le  palais  des  anciens  rois.  J'entre  chez  le  frère  de 
l'Aksakal  de  Yarkand;  son  magasin  est  rempli  de 
pièces  d'un  riche  velours  «  made  in  Germany  »  qui  lui 
sont  expédiées  de  Bombay  '  et  qui  vont  partir  pour  la 
Kachgarie. 

Ce  velours  constitue,  avec  des  soieries  et  des 
cotonnades,  la  principale  exportation  vers  la  Chine  ; 
quant  à    l'importation,  elle   consiste  presque  unique- 

I.  Sur  ce  marche  assez  peu  connu  de  la  frontière  Nord  de  l'Inde,  il  est  curieux 
que  les  industriels  allemands  soient  parvenus  à  évincer  leurs  concurrents  anglais 
et  hindous  qui  paraissent  à  première  vue  admirablement  handicapés. 

(147) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

ment  en  nacha^  ou  haschich  dont  les  Hindous  font 
une  consommation  considérable. 

L'animation  est  grande  dans  la  ville,  plus  encore 
aux  alentours.  Dans  les  champs,  une  nuée  d'hommes 
et  de  femmes,  armés  de  larges  faucilles,  coupent  les 
épis  dorés  en  chantant;  c'est  l'activité  bruyante  d'une 
fourmilière  en  plein  travail,  et  les  quatre  ou  cinq  notes 
de  la  curieuse  petite  chanson  tibétaine  s'élèvent  du 
groupe  des  moissonneurs.  Comme  l'alouette  au  réveil, 
ils  saluent  la  beauté  du  ciel  et  semblent  remercier  la 
Providence  qui  leur  a  donné  si  abondante  récolte. 
Malgré  l'ardeur  d'un  soleil  brûlant,  tous  sont  gais, 
rieurs,  échangent  des  lazzis,  et  ceux  que  je  croise  sur 
le  chemin  me  saluent  d'un  djou^  cordial  en  me  tirant 
la  langue  aussi  fort  qu'ils  peuvent... 

Assis  près  d'une  source,  dans  un  joli  coin  d'ombre 
et  de  verdure,  je  regarde  ces  braves  gens^  si  intéres- 
sants dans  leur  simplicité  naïve,  et,  cherchant  dans  mon 
esprit  la  raison  de  ma  sympathie  pour  eux,  je  crois 
comprendre  que  ce  qui  m'a  charmé  dès  l'abord  chez  le 
Tibétain,  c'est  sa  gaieté.  Sous  son  aspect  sauvage,  hir- 
sute et  parfois  malpropre,  ce  petit  homme  est  joyeux. 
Il  a  la  figure  ouverte  et  l'œil  amusé  des  enfants.  A 
rencontre  du  musulman  pensif,  avare  de  paroles,  sans 
cesse  prosterné  pour  les  ablutions  ou  la  prière,  le  Tibé- 


I.  La  vente  de  ce  stupéfiant,  dont  les  effets  sont  encore  plus  terribles  que  ceux 
de  l'opium,  n'est  pas  prohibée  aux  Indes.  Le  Gouvernement  s'est  contente  de 
frapper  le  haschich,  à  son  entrée  sur  le  territoire,  d'un  droit  très  élevé  qui  ég^ale 
quatre  fois  le  prix  de  revient  de  la  marchandise  rendue  à  Leh. 

a.  Bonjour. 

.(148) 


LA  POLYANDRIE 

tain  se  lave  peu,  se  promène  en  chantant  et  dit  sa 
prière  d'un  tour  de  main  le  long  des  routes.  Cette 
humeur  égale,  cette  franche  gaieté,  dénotent  une 
absence  de  soucis,  une  âme  tranquille,  un  cœur  léger. 
Pareille  sérénité  est  chose  précieuse  autant  que  rare! 
Peut-être  faut-il  en  chercher  la  cause  dans  l'organisa- 
tion de  la  vie  familiale,  fondée  sur  la  polyandrie? 
«  Deux  coqs  vivaient  en  paix,  une  poule  survint  et 
voici  la  guerre  allumée,  »  a  dit  le  fabuliste.  Ici  c'est 
tout  le  contraire  :  la  poule  sait  mettre  l'ordre  dans  un 
ménage  où  il  y  a  plusieurs  coqs. 

Dès  que  la  cérémonie  du  mariage  a  été  accomplie 
par  un  Tibétain,  ses  frères  cadets  deviennent,  en 
même  temps  que  lui,  les  maris  de  l'épouse  et  sont 
tenus  de  le  seconder  dans  sa  tâche  conjugale;  il  leur 
est  d'ailleurs  absolument  interdit  de  prendre  femme  à 
leur  tour,  car  aucune  étrangère  ne  peut  être  amenée  au 
foyer  fraternel.  S'il  naît  des  enfants,  ils  sont  tous  devant 
la  loi  les  enfants  du  frère  aîné.  Ce  partage  légal  des 
obligations  et  des  soucis  du  mariage  rend  aux  maris  la 
vie  beaucoup  plus  facile,  et  tout  marche,  paraît-il,  pour 
le  mieux  dans  les  familles  tibétaines  ^ 

La  journée  va  finir;  déjà  le  soleil  a  disparu  dans  une 
poussière  d'or.  Non  loin  du  palais  aux  mille  fenêtres, 
tout  au  sommet  de  la  montagne  dont  l'arête  vive  se 
teinte  d'une  lumière  aux  tons  lilas,  se  profile  un  petit 


1.  Quelques  auteurs  pensent  que  la  polyandrie  a  été  adoptée  au  Tibet  pour  évi- 
ter la  surpopulation,  dans  ce  pays  de  superficie  limitée  en  terre  cultivable  où  le 
grain  récolte  chaque  année  ne  peut  nourrir  qu'un  nombre  restreint  d'habitants. 

(149) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

temple,  un  oratoire  aux  murs  couleur  de  sang  qui, 
dans  la  pénombre  du  crépuscule,  semble,  à  mesure 
qu'il  s'éloigne  avec  la  nuit  qui  descend,  monter  étince- 
lant  vers  les  étoiles.  De  tous  côtés,  par  les  innombra- 
bles petits  sentiers  qui  courent  à  travers  champs  vers 
le  village,  les  moissonneurs  reprennent  en  longues 
files  le  chemin  de  la  maison.  Ils  portent  tous  sur  le  dos 
de  grandes  hottes  remplies  de  gerbes  ;  la  sueur  perle 
sur  leurs  fronts,  et  cependant  ils  chantent^  ils  chantent 
à  perdre  haleine,  égrenant  dans  la  plaine  devenue  vio- 
lette leur  petite  chanson  si  courte  et  si  gaie. .. 

Le  20  septembre,  j'avais  reçu  un  télégramme  des 
plus  aimables  du  résident  anglais  du  Kachmir,  le  colo- 
nel Sir  Francis  Younghusband,  qui  me  souhaitait  la 
bienvenue  et  m'invitait  ainsi  que  Zabieha  à  loger  chez 
lui  pendant  notre  prochain  séjour  à  Srinagar.  Il  ne 
restait  donc  plus  qu'à  organiser  une  nouvelle  caravane 
pour  descendre  les  rives  de  l'Indus  et,  par  les  passes 
de  l'Himalaya,  gagner  ensuite  la  capitale  du  Kachmir. 
Cette  besogne  nous  fut  grandement  facilitée  par  notre 
ami  Sant-Ram,  le  chef  de  district,  et  nous  pouvions 
nous  remettre  en  route  le  24  septembre  au  matin, 
disant  adieu  à  cette  si  pittoresque,  si  curieuse  cité  de 
l'ancien  royaume  du  Ladak. 

Par  une  route  assez  bonne  qui  passe  au  pied  du 
monastère  de  Spitok,  puis  longe  la  rive  droite  de  l'Indus, 
nous  arrivons  au  petit  village  de  Nimo,  but  de  notre 
première  étape.  Les  caravaniers  nous  conduisent  jus- 
qu'à une  sorte    d'hôtellerie  dont  les    chambres    sont 

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Autour  de  l'Afghaniatan. 


PI    57,  page     150. 


BUNGALOWS  DU  HAUT   INDUS 

d'une  propreté  admirable.  C'est  là  un  «  bungalow  ^ 
comme  l'administration  anglaise  en  a  fait  construire,  il 
y  a  quelques  années  déjà,  à  peu  près  tous  les  25  kilo- 
mètres, de  Leh  à  Srinagar.  Ces  petites  maisons,  qui 
comprennent  deux  ou  trois  chambres  aux  murs  blanchis 
à  la  chaux,  sont  remarquablement  entretenues  :  on  y 
trouve  lit  de  sangle,  table,  fauteuils,  baignoire,  etc.  Le 
tenancier  ne  fait  pas  la  cuisine,  mais  il  est  tenu  de 
vendre  au  voyageur  les  denrées  de  première  nécessité, 
denrées  dont  le  tarif  est  affiché  à  la  porte;  il  perçoit 
en  outre  de  chaque  passager,  et  pour  le  compte  de 
Tadministration,  une  roupie  par  jour.  L'installation  de 
ces  hôtelleries  m'a  paru  de  tous  points  parfaite  et  si  j'ai 
noté  ici  des  détails  qui  pourraient  sembler  puérils, 
c'est  que  j'ai  voulu  montrer  avec  quel  sens  pratique  les 
Anglais  savent  organiser  toutes  choses. 

Aujourd'hui,  25  septembre,  nous  suivons  le  cours 
de  l'Indus,  à  travers  des  gorges  escarpées  et  désertes. 
Rencontré  sur  la  route  le  hameau  pittoresque  de  Bas- 
go  dont  les  maisons  sont  suspendues  aux  flancs  d'un 
rocher  :  avec  son  vieux  donjon  et  ses  murailles  déman- 
telées, il  rappelle  à  s'y  méprendre  certains  villages  de 
notre  Provence. 

Après  midi  nous  sommes  à  Saspoul,  où  un  bunga- 
low analogue  à  celui  de  Nimo  nous  offre  ses  chambres 
luisantes  de  propreté.  Ici  l'altitude  est  moins  élevée 
qu'à  Leh,  aussi  les  moissons  sont-elles  terminées.  Sur 
la  terre  battue  sont  étendues  les  gerbes  qui  s'égrènent 
sous  les  pieds  des  bœufs  et  des  chevaux  ;  Tibétains  et 

(15O 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

Tibétaines  les  dirigent.  Les  uns  vannent  leur  blé  au 
souffle  de  la  brise,  en  un  geste  régulier  et  gracieux. 
D'autres,  dans  un  rayon  de  soleil,  amassent  à  l'aide  de 
larges  pelles  le  froment  au  centre  de  l'aire  ;  tous  chan- 
tent leur  gai  refrain,  toujours  le  même,  dont  la  mon- 
tagne toute  proche  nous  renvoie  l'écho.  Et  j'admire 
une  fois  de  plus  ce  paysage  aux  notes  si  curieuses,  par- 
semé de  petits  tchortens  tout  blancs  qui,  de  loin, 
ressemblent  à  une  longue  procession  de  premières 
communiantes. 

Le  lendemain  nous  étions  à  Khalsi,  puis  nous  pas- 
sions rindus  et,  par  une  route  jamais  très  difficile 
mais  toujours  pittoresque,  nous  parvenions  le  3  octobre 
à  la  passe  de  Zodji-La'  qui  donne  accès  dans  la  pro- 
vince du  Kachmir. 

Sitôt  le  col  traversé,  nous  pénétrons  dans  une  ma- 
gnifique forêt  de  bouleaux  dont  les  feuilles  sont  jaunies 
par  l'automne.  On  se  croirait  brusquement  transporté 
dans  l'un  des  coins  les  plus  riants  de  la  Suisse.  Devant 
nos  yeux  s'étagent  des  pentes  couvertes  de  sapins,  au- 
dessus  desquelles  les  glaciers,  dentelés  de  l'Himalaya 
mettent  comme  un  diadème  étincelant... 

Après  les  rudes  étapes  dans  les  mornes  solitudes, 
l'ascension  fatigante  des  glaciers  dont  l'altitude  oppres- 
sait nos  poitrines;  après  les  marches  lentes  dans  les 
gorges  pierreuses,  sous  les  rafales  d'une  tourmente 
continue,  durant  ces  longues  journées  où  l'on  ne 
parlait  pas  jusqu'à  l'étape,  où  sous  la  tente  dressée  en 

I.  Altitude  :  3  520  mètres. 


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'  l'Afghanistau. 

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5S,  ii.igi'  15:'. 

SRINAGAR,  LA  VENISE  DE  L'INDE 

hâte  on  cherchait  vainement  un  sommeil  réparateur,  la 
grâce  du  paysage  si  vivant  nous  égayé  et  c'est  d'un 
pas  léger,  dans  le  bavardage  et  les  rires,  que  nous 
descendons  en  des  étapes  charmantes  cette  déli- 
cieuse vallée  du  Sindh.  Cà  et  là  des  chalets  aux  assises 
de  pierres  surgissent  au  détour  du  chemin,  puis  ce 
sont  les  rizières  et  les  troupeaux  de  buffles,  aux  lon- 
gues cornes  en  croissant.  Plus  bas  encore  fleurissent 
les  aubépines  et  les  églantiers  sauvages;  les  cigales 
chantent,  les  montagnes  s'abaissent...  et  le  8  octobre, 
voilà  qu'apparaît  dans  la  claire  lumière  du  matin  le 
grand  lac  couleur  d'opale.  Nous  sommes  dans  la  capi- 
tale du  Kachmir,  Srinagar,  la  Venise  de  l'Inde. 

La  même  pensée  traverse  notre  esprit,  à  Zabieha  et 
à  moi  :  nous  éprouvons  quelque  émotion  à  toucher 
cette  ville,  terme  d'une  première  étape  où  les  difficultés 
ne  nous  ont  pas  manqué.  Mais  une  seconde  étape  nous 
attend  :  le  temps  de  secouer  la  poussière  récoltée  sur 
le  Toit  du  Monde  et  nous  irons  affronter  les  sables  du 
Béloutchistan.  Faut-il  l'avouer,  c'est  Timprévu  qui 
nous  attire;  demain  nous  aurons  oublié  la  vallée  claire 
et  riante  que  nous  venons  de  parcourir  sans  fatigue, 
mais  nous  garderons  toujours  vivant  le  souvenir  du 
désert,  des  passes  peu  accueillantes,  des  heures  péni- 
bles, des  nuits  sans  sommeil;  car  c'est  là  ce  qu'on 
recherche  invinciblement,  c'est  vers  cet  inconnu  que 
l'on  marche  toujours,  avec  le  frisson  délicieux  et  la  joie 
du  mystère  dont  on  va  soulever  le  voile... 

Dès  l'arrivée    nous    nous    présentons    au    colonel 

(153) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

Younghusband,  résident  de  la  province.  Accueil  d'une 
cordialité  parfaite  de  cet  homme  charmant  qui  a  prouvé 
bien  des  fois  qu'aux  mérites  d'un  officier  et  d'un  explo- 
rateur de  premier  ordre,  il  savait  joindre  les  qualités  du 
plus  habile  diplomate.  Le  palais  de  la  résidence  est  un 
délicieux  Éden,  enfoui  dans  le  feuillage  et  les  fleurs, 
où  nous  trouvons  non  seulement  tous  les  raffinements 
du  confort  le  plus  moderne,  mais  surtout  une  hospita- 
lité si  aimable  que  nous  en  oublions  bien  vite  les 
misères  de  la  route. 

Le  lendemain  nous  nous  rendons  en  ville  sur  le 
bateau  de  Sir  Francis.  La  rivière  est  bordée  de  maisons 
anciennes,  quelques-unes  peintes  en  rose,  presque 
toutes  ornées  de  balcons  ajourés.  C'est  l'aspect  fragile 
des  constructions  de  Nuremberg,  et  dans  la  lumière 
nacrée  qui  se  joue  à  travers  les  découpures  des  façades, 
avec  le  pittoresque  des  ponts  en  bois  jetés  d'une  rive 
à  l'autre,  c'est  aussi  la  Venise  de  plein  soleil,  la  Veni- 
se estivale.  Partout,  sur  les  eaux  bleues,  se  croisent  les 
barques  —  j'allais  dire  les  gondoles  —  et,  de  temps  à 
autre,  retentit  le  cri  guttural  des  rameurs  qui  pagaient 
vers  la  rive  pour  quelque  seigneur  nonchalamment 
assis. 

Le  palais  qui  sert  de  résidence  au  souverain  de  ce 
ravissant  pays  est  une  grande  bâtisse  d'aspect  peu 
élégant  et  d'architecture  bizarre  que  construisit,  vers 
la  fin  du  siècle  dernier,  un  ingénieur  britannique.  Je 
dus  m'y  rendre  peu  de  jours  après  notre  arrivée,  afin 
de  faire  au  maharajah  une  visite  que  le  colonel  Young- 

(154) 


UN   COIN    DE    LA    KIVIKRE   A   SRINAGAR. 


LA    RECOLTE    DU    BLE    A   SASPOUL. 


Autour  de  l'Afghauisun. 


J?l.  à»,  page  154. 


ISKANDAR  SE  REND  A  LA  MECQUE 

husband  considérait  comme  obligatoire.  Le  prince 
m'accueillit  du  reste  avec  une  extrême  bienveillance  et 
me  parla  longuement  de  ses  manufactures  de  soie, 
dont  il  se  montre  très  fier  à  juste  titre  et  que  j'étais 
allé  visiter  la  veille.  Il  eut  un  mot  aimable  pour  la 
France  et,  sur  des  souhaits  d'heureux  voyage,  me  ren- 
dit ma  liberté...  Au  physique,  c'est  un  homme  petit,  au 
teint  bilieux  que  fait  encore  mieux  ressortir  l'énorme 
turban  blanc  dont  il  coiffe  son  auguste  chef;  au  moral, 
un  souverain  autoritaire,  mais  d'esprit  très  ouvert,  qui, 
sous  l'impulsion  discrète  des  autorités  britanniques, 
s'efforce  de  développer  les  richesses  industrielles  et 
commerciales  de  son  royaume. 

Hélas!  tout  a  une  fin,  même  le  rêve.  Il  fallait  songer, 
après  six  jours  d'une  hospitalité  si  franche  et  si  cordiale, 
à  chausser  de  nouveau  le  brodequin  de  l'alpiniste,  à 
rentrer  dans  les  malles  le  linge  fin  et  les  souliers  vernis. 

Le  17  octobre  nous  arrivions  à  Rawal-Pindi  et 
pour  la  première  fois  depuis  bien  longtemps  nous 
entendions  le  sifflet  et  le  halètement  des  locomotives. 
Là,  je  dus,  bien  à  regret,  me  séparer  de  notre  fidèle 
Iskandar  qui  me  demanda  l'autorisation  de  se  joindre  à 
un  groupe  de  pèlerins  allant  à  La  Mecque  par  Bombay. 
Sentant  combien  seraient  inutiles  mes  exhortations 
pour  l'engager  à  renoncer  à  son  pieux  voyage,  je 
n'osai  lui  refuser  une  liberté  qu'il  avait,  certes,  bien 
gagnée.  La  vie  en  commun  durant  les  heures  difficiles, 
la  lutte  journalière  contre  les  obstacles  que  dresse  une 
nature    sauvage    devant    la    volonté   de   l'explorateur, 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

créent  une  intimité  cordiale  entre  des  êtres  différents 
d'âge  et  de  pensée,  d'esprit  et  d'éducation,  que  rien 
ne  semblait  devoir  rapprocher  jamais.  Cet  étranger 
était  devenu  notre  ami,  presque  notre  frère.  Il  fut  sim- 
plement et  modestement  indispensable,  et  je  ne  saurais 
oublier  tout  ce  que  je  dus,  pendant  cette  première 
partie  de  mon  voyage,  à  sa  parfaite  entente  du  service, 
à  son  initiative,  à  sa  bonne  humeur  presque  quoti- 
dienne. 

Quant  à  nous  deux,  Zabieha  et  moi,  après  avoir 
emballé  nos  armes  et  notre  matériel  de  campement, 
nous  prîmes  le  train,  non  pour  Bombay,  mais  pour 
Quetta,  continuant  ainsi  notre  route  vers  l'inconnu  du 
désert  béloutche,  vers  de  nouvelles  et  mystérieuses 
solitudes. 


CHAPITRE    VII 


LE   DÉSERT   BÉLOUTCHE 


De  Quetta  a  Kélat.  ||  Une  entrevue  avec  son  Altesse  Mahmoud 
Khan.  |]  Loris  et   Béloutches.  ||  Nouchki.  ||  A  dos  de  chameau.  || 
Les  stations  de  la  «  Trade  Road  ».  |!  Ramzan,  le  fumeur  d'opium.  || 
Un  soir  de  deuil  a  Mf.rui.  !!   Le  désert  de  la  soif.  ||  Une  étape  au 

CLAIR  DE    LUNE.    |i    ROBAT  ET   LA    FRONTIERE    DE    PeRSE.    j|    La  DOUANE    DE 

Koh-i-Malek-Siah. 


APRÈS  un  séjour  d'une  semaine  à  Quetta'  où  j'avais 
pu,  grâce  au  concours  des  autorités  britanniques, 
organiser  sans  trop  de  difficultés  la  caravane  qui  devait 
m'emmener  jusqu'au  Seïstan,  je  me  mettais  en  route  le 
3  novembre  et,  par  le  chemin  de  fer  de  Nouchki,  je 
gagnais  la  petite  ville  de  Mastung,  où  m'attendait  le 
major  Benn,  agent  politique  du  Béloutchistan.  C'est  en 
compagnie  de  cet  officier  particulièrement  aimable  que 
je  fis  une  pointe  de  130  kilomètres  vers  le  sud  afin  de 
visiter  Kélat. 

Nous  voici  donc  en  route  pour  la  capitale,  à  travers 
des  plateaux  dénudés  et  grisâtres  qu'encadrent  au  loin 
de  hautes  falaises  de  granit.  Le  paysage  est  d'une  mono- 

1.  De  Rawal-Pindi  nous  avions  gagne   Quetta  par  Lahore  et  Rohri. 

{»57) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

tonie  désespérante,  mais  nous  avançons  à  bonne  allure 
dans  de  légers  véhicules,  baptisés  par  les  Anglais  du 
nom  pittoresque  de  «  tam-tam  »  et,  dès  le  début  de  la 
seconde  étape,  nous  avons  l'apparition  de  Kélat.  Au 
milieu  d'une  plaine  chauve  et  désolée,  se  dressent 
bâties  sur  un  piton  rocheux  les  hautes  murailles  d'une 
citadelle  du  Moyen  âge,  et  c'est  une  vision  inattendue, 
étrange  même,  en  ce  pays  de  musulmans  nomades, 
que  celle  d'un  pareil  château  fort  avec  ses  donjons,  ses 
meurtrières  et  ses  mâchicoulis. 

Reçus  à  quelque  distance  de  la  ville  par  le  conseil- 
ler politique'  du  prince  accompagné  d'une  suite  bril- 
lante, nous  gagnons  d'abord  un  élégant  bungalow*  — 
résidence  d'été  du  major  Benn  —  où  une  collation  nous 
a  été  préparée.  Le  pavillon  britannique  flotte  déjà  au- 
dessus  de  la  petite  maison  blanche  et  le  canon  tonne 
là-haut  sur  les  vieilles  tours  qui  nous  dominent,  saluant 
de  ses  coups  répétés  les  couleurs  de  V  Union  Jack. 

Nos  fam-^am  n'étant  pas  assez  protocolaires,  c'est 
dans  la  voiture  même  du  Khan,  superbe  landau 
admirablement  attelé^,  que  nous  nous  rendons  au  châ- 
teau sous  l'escorte  d'une  troupe  de  cavaliers  béloutches 
qui  font  parader  leurs  chevaux  en  une  fantasia  écheve- 
lée.  Nous   mettons    pied  à   terre   devant   une  grande 

I.  Le  Khan  a  auprès  de  lui  pour  le  seconder  dans  la  direction  des  affaires  de 
l'Etat  un  «  conseiller  politique  »  d'origine  afghane,  homme  de  premier  ordre  à  la 
solde  du  vice-roi  des  Indes.  L'agent  britannique,  bien  qu'ayant  une  habitation 
près  de  la  capitale,  n'y  vient  faire  que  de  courtes  apparitions  et  réside  la  plupart  du 
temps  à  Mastung. 

a.  I  890  mètres  d'altitude. 

3.  Cadeau  du  Gouvernement  des  Indes. 

(^38) 


Autour  de  l'Afghanistau. 


PI.  60,  page  158. 


DANS  LA  CAPITALE  BÉLOUTCHE 

porte  —  entrée  de  la  première  enceinte  —  au  cintre  de 
laquelle  sèchent  d'innombrables  quartiers  de  moutons, 
puis,  par  une  ruelle  étroite  bordée  de  petites  boutiques, 
nous  gagnons  l'escalier  qui  conduit  à  la  forteresse. 
Un  aide  de  camp  du  prince  nous  y  attend;  il  nous  pré- 
cède et  nous  grimpons  à  sa  suite  sur  des  rochers 
vaguement  taillés  en  forme  de  marches,  à  travers  un 
dédale  d'étroits  couloirs  de  plus  en  plus  sombres  qui 
tournent  constamment  dans  l'épaisseur  des  murailles. 
Une  poterne  s'ouvre  devant  nous,  un  poste  présente 
les  armes,  et  nous  grimpons  encore  par  une  sorte  de 
tunnel  creusé  en  spirale,  avec  l'impression  de  pénétrer 
dans  quelque  palais  enchanté  d'où  l'on  ne  pourra  plus 
jamais  sortir... 

Soudain  la  clarté  du  jour  nous  éblouit  :  nous  venons 
de  surgir,  comme  par  une  trappe,  au  milieu  d'une  ter- 
rasse ensoleillée  où  le  prince  entouré  de  sa  garde 
d'honneur  nous  tend  la  main  pour  la  bienvenue.  D'un 
geste  il  nous  invite  alors  à  franchir  l'entrée  de  ses 
appartements  et  nous  prenons  place  sur  des  fauteuils 
rangés  en  demi-cercle,  dans  une  salle  aux  murs  blan- 
chis de  chaux  que  décorent  simplement  quelques  mi- 
roirs de  pacotille  et  des  appliques  de  verroterie. 

Mahmoud  Khan  n'a  rien  de  la  gravité  majestueuse 
des  Orientaux;  ses  yeux  pétillent  de  malice  et,  sans 
souci  de  l'étiquette,  il  rit  aux  éclats  en  se  trémoussant 
sur  son  fauteuil...  Après  les  compliments  d'usage,  il 
voulut  bien  nous  dire  combien  il  se  félicitait  de  rece- 
voir pour  la  première  fois  des  Français  dans  sa  capitale 

('59) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

et  il  ajouta  :  «  Nul  n'ignore  chez  nous  que  la  France 
est  à  l'Europe  ce  que  la  Perse  est  à  l'Asie,  c'est-à-dire 
le  berceau  de  la  civilisation,  de  la  littérature  et  des 
arts.  »  Puis,  sur  cette  constatation  officielle  et  défini- 
tive, le  Khan  se  leva  et  je  m'inclinai  avec  gratitude.  Ce 
fut  le  signal  du  départ.  Son  Altesse  nous  ramena  sur  la 
terrasse  et  nous  souhaita,  avec  la  meilleure  grâce  du 
monde,  un  heureux  voyage  à  travers  son  empire. 

Parcourant  en  sens  inverse  le  labyrinthe  des  cou- 
loirs, dégringolant  les  escaliers  taillés  dans  le  roc, 
nous  sortons  bientôt  du  palais  et  nous  descendons, 
rendus  enfin  à  la  lumière  du  grand  jour,  les  ruelles  en 
pente,  parmi  les  maisons  de  terre  battue  accrochées  en 
essaim  aux  flancs  de  la  roche  seigneuriale.  Leurs  habi- 
tants sont  pour  la  plupart  des  Hindous  Bunniahs  et  des 
Brahuis;  quelques-uns  cependant  appartiennent  à  la 
race  curieuse  des  Loris  qui  sont,  comme  on  le  sait, 
de  très  proches  parents  des  romanichels  de  chez  nous. 

A  une  époque  déjà  très  reculée,  une  tribu  de  Loris 
quitta  le  Béloutchistan,  traversa  la  Perse  et  par  la 
Turquie  gagna  l'Europe.  On  retrouve  dans  le  langage 
de  nos  bohémiens,  affirment  les  savants  qui  se  sont 
occupés  de  la  question,  beaucoup  de  mots  béloutches. 
Dans  tous  les  cas,  j'ai  pu  constater  par  moi-même  que 
le  type  des  Loris  de  Kélat  rappelle  de  façon  frappante 
celui  des  romanichels.  Là-bas,  comme  en  France,  ils  se 
livrent  au  commerce  des  chevaux,  et  leurs  femmes  sont 
expertes  en  l'art  d'interroger  les  astres  et  de  dire  la 
bonne  aventure. 

(.160) 


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Autour  (le  l'Afghanistan. 


PI.  61,  page  160. 


UNE  ANTIQUE  LÉGENDE 

De  l'histoire  des  anciens  habitants  de  Kélat,  je  n'ai 
rien  appris  qui  ne  fût  déjà  connu,  si  ce  n'est  peut-être 
une  antique  légende  qui  me  fut  contée,  à  l'ombre  de  la 
forteresse  béloutche,  par  un  officier  du  palais. 

Le  Béloutchistan,  au  temps  jadis,  bien  avant  qu'il 
ne  devînt  une  province  de  l'empire  de  Salomon,  était 
une  très  pauvre  contrée  et  les  indigènes  s'y  défen- 
daient mal  contre  une  misère  sans  remède.  Tous  les 
cinq  ou  six  ans  la  famine  s'abattait  sur  la  région  et 
faisait  dans  ce  peuple,  pourtant  actif  et  vigoureux,  de 
terribles  ravages.  C'est  qu'au  lieu  de  lutter,  de  s'ingé- 
nier, de  forcer  la  terre  à  produire  pour  les  aider  à  vivre, 
les  Béloutches  acceptaient  ces  calamités  comme  un 
châtiment  de  crimes  imaginaires,  comme  une  marque 
certaine,  en  tout  cas,  des  volontés  d'en  haut  et  ils 
mouraient  en  souriant,  les  yeux  tournés  vers  le  ciel. 

Ils  se  préparaient  même  à  cette  mort  toujours 
attendue  avec  une  tranquillité  qui  ne  manquait  pas  de 
grandeur.  Leurs  maisons,  construites  un  peu  comme 
les  habitations  persanes  d'aujourd'hui,  étaient  faites  de 
pierres  non  cimentées,  et  le  sommet  de  la  coupole  était 
soutenu  par  un  pilier  central,  taillé  en  pointe  aux  deux 
extrémités.  Imaginez  une  coque  de  noix  reposant  sur 
une  aiguille.  Bien  faible  abri!  dira-t-on.  Oui  certes, 
mais  faible  volontairement;  abri  momentané  créé  en 
vue  de  la  mort  prochaine.  Quand  la  famine  devenait 
telle  qu'il  n'était  plus  possible  de  vivre,  le  chef  de 
famille  réunissait  tous  les  siens  dans  la  maison  autour 
du  fragile  pilier;    puis  il  invoquait  les  divinités  supé- 

(i6i) 

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AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

Heures  et  d'un  coup  d'épaule,  comme  un  autre  Samson 
faisant  s'écrouler  la  demeure,  il  ensevelissait  sous 
l'amas  brutal  du  granit  ses  descendants  radieux  qu'il 
envoyait  ainsi  calmer  leur  faim  dans  l'éternité... 

Il  eût  été  fort  intéressant  pour  nous  de  prolonger 
cette  visite  à  Kélat,  mais  outre  que  le  temps  pressait, 
nous  ne  voulions  pas  abuser  de  l'obligeance  de  notre 
aimable  guide,  ni  le  retenir  trop  longtemps  hors  de 
sa  résidence  habituelle.  Aussi  étions-nous  de  retour  à 
Mastung  le  7  novembre  et  dès  le  soir  du  même  jour, 
le  train  nous  débarquait  en  plein  désert,  à  quelques 
kilomètres  du  village  de  Nouchki. 

Sur  le  quai  de  la  petite  gare  un  groupe  solitaire  est 
au  repos  qui  s'anime  à  notre  arrivée.  Dominant  tout  de 
sa  haute  taille,  un  grand  diable  de  Béloutche  accourt 
vers  nous  des  salams  pleins  la  bouche.  C'est  le  vieux 
chamelier  Sher  Jan  qui  connaît  comme  pas  un  les 
routes  du  désert  et  qui  nous  servira  de  guide  jusqu'en 
Perse.  Et  voici  plus  loin,  revêtus  de  pendeloques  mul- 
ticolores, les  deux  dromadaires  achetés  pour  mon 
compte  à  Quetta.  Ils  nous-  examinent  curieusement  de 
leurs  petits  yeux  fendus  en  amande  et  flairant,  semble- 
t-il,  avec  un  peu  d'inquiétude  les  Occidentaux  que  nous 
sommes,  ils  redressent  avec  un  cri  rauque  et  tendent 
vers  nous  leurs  longs  cous  flexibles  d'animaux  antédi- 
luviens. 

Peu  à  peu  les  divers  bagages  sont  entassés  dans 
les  charrettes  à  bœufs  et  quand  enfin  la  dernière  caisse 
est  chargée,  nous   grimpons   sur   nos    bêtes   et  nous 

'(162) 


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Autour  de  l'Afghanistan. 


i'I.  63   page  162 


AU  SEUIL  DU  DÉSERT 

allons  d'un  trot  rapide  vers  la  petite  ville  qui  se  dé- 
tache au  loin  sur  un  ciel  de  flammes. 

Quelle  admirable  paix  ici  et  quelle  sensation  de  bien- 
être  !  Est-ce  la  joie  de  retrouver  l'espace  et  la  pleine 
liberté  du  nomade  ?  Est-ce  la  satisfaction  de  voir  dispa- 
raître dans  un  lointain  violet  le  panache  gris  des  loco- 
motives? Mais  l'air  ce  soir  nous  paraît  plus  pur  et  plus 
léger  dans  le  grand  silence  des  solitudes  que  troublent 
seuls  le  pas  cadencé  des  bêtes  et  les  appels  des  chame- 
liers. 

Au  crépuscule  mauve,  après  avoir  traversé  l'unique 
ruelle  du  village,  les  dromadaires  nous  déposent  devant 
le  bungalow  de  Nouchki  où  nous  attendait  le  Tahsil- 
dar\ 

Il  s'agit,  avec  son  concours,  de  préparer  le  prochain 
départ  pour  le  Seïstan.  Les  chameaux  de  bât  néces- 
saires sont  déjà  réunis.  Comme  pour  les  chevaux  de 
nos  précédentes  caravanes,  nous  les  prendrons  en 
location,  ce  qui  vaut  dans  le  désert  une  assurance  sur 
la  vie.  Quant  au  personnel  indigène,  il  se  composera 
—  en  dehors  de  notre  vieux  Béloutche  —  d'un  jeune 
interprète  qui  porte  avec  une  nonchalance  toute  royale 
son  nom  de  souverain  Emir  Schah,  son  vêtement  kaki 
et  le  turban  gris  des  Afghans;  puis  d'un  Hindou 
grand,  maigre  et  sec,  Ramzan  Khan,  un  silencieux 
aux  belles  manières  qui  doit,  paraît-il^  faire  la  cui- 
sine. 

Le  10  novembre  au  soir,  la  caravane  est  enfin  prête 

1.  Chef  de  district  indig-éne  à  la  solde  du  Gouvernement  des  Indes. 

(•63) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

à  se  mettre  en  route,  et  les  chameliers  ayant  longue- 
ment imploré  les  bénédictions  d'Allah,  notre  convoi 
descend  vers  la  plaine  déserte  au  milieu  d'un  tourbil- 
lon de  poussière  que  dorent  les  derniers  rayons  du 
soleil.  Bêtes  et  gens  vont  très  lentement;  leur  étape  se 
fera  pendant  la  nuit.  Pour  nous,  demain  matin  aux 
premières  lueurs  de  l'aube,  montés  sur  nos  «  riding 
camels  »,  nous  dirons  adieu  une  fois  encore  au  monde 
civilisé  et,  tournant  le  dos  à  l'Orient,  nous  nous  enfon- 
cerons dans  cette  région  désolée  de  laquelle  un  pro- 
verbe dit  :  Quand  le  Tout-Puissant  créa  le  monde,  il 
fit  le  Béloutchistan  avec  des  matériaux  de  rebut. 

J'ai  écrit,  on  s'en  souvient,  que  l'entrée  du  Pamir 
était  la  porte  de  l'enfer;  aujourd'hui,  lorsqu'en  fermant 
les  yeux  je  me  reporte  par  la  pensée  en  face  de  l'im- 
mense désert  béloutche,  je  crois  pouvoir  dire  que  cette 
terre  abandonnée  de  Dieu  est  comme  un  purgatoire 
dont  la  vue  seule  doit  préparer  au  repentir.  Il  semble 
que  Satan,  dans  sa  chute,  l'ait  balayée  d'un  coup  d'aile 
emportant  tout  ce  qui  devait  en  être  la  joie  et  la  clarté. 
Solitude  absolue  et  sinistre^  région  éternellement  vide 
où  nulle  verdure  ne  sourit  au  voyageur;  sol  calciné  par 
un  soleil  brutal  et  féroce.  Rien  n'y  repose  l'œil,  rien 
n'y  attire,  rien  n'y  retient.  Les  pauvres  bungalows 
échelonnés  sur  la  route  ne  nous  offriront,  durant  cette 
interminable  étape  de  800  kilomètres,  qu'un  abri  som- 
maire, et  parfois  même  nous  ne  trouverons  pas  la 
goutte  d'eau  potable  qu'on  paierait  d'une  fortune  aux 
-  heures  de  lassitude  et  de  détresse. 

(164) 


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Autour  de  l'Afghanistan. 


PI.  63,  page  164. 


L'ETOILE  DE  L'HOTE 

Oui,  c'est  bien  un  purgatoire  où  tout  est  souffrance 
et  misère,  où  l'être  humain  lui-même,  né  de  ce  sol  per- 
fide, semble  être  pétri  d'une  matière  à  peine  malléable. 
Le  Béloutche  au  teint  cuivré  est  taillé  dans  le  roc;  il  est 
fait  d'ombre  et  de  mystère.  Son  œil  noir  est  impéné- 
trable, sa  chevelure  sombre  l'enveloppe  de  nuit.  Il  est 
muet,  hautain  et  méfiant.  x\vant  d'ouvrir  sa  porte  à 
l'étranger,  il  consulte  le  ciel^  y  cherchant  ce  que  les 
nomades  ont  appelé  V  «  Etoile  de  l'hôte'  ».  Qu'un 
voyageur,  fût-il  sur  le  point  d'expirer,  se  hasarde  au 
seuil  d'une  tente,  l'hospitalité  ne  lui  sera  donnée  que 
si  l'étoile  heureuse  l'accompag-ne  et  semble  dire  : 
fais-lui  bon  accueil.  Si  l'astre  a  disparu  de  l'horizon,  le 
voyageur  peut  poursuivre  sa  route  ou  mourir  devant  la 
porte;  la  demeure  restera  close...  Ainsi,  même  chez 
l'homme,  s'est  étabfie  comme  une  loi  terrible,  la 
volonté  qui  ordonne  à  la  nature  d'être  inhospitalière  et 
farouche. 

//  novembre.  — Partis  dès  l'aube,  nous  cheminons 
toute  la  journée  sous  un  soleil  de  feu,  suivant  la  piste 
à  peine  indiquée  des  animaux  de  bât  qui  nous  précè- 
dent. De  loin  en  loin  quelque  tamaris  étique,  quelque 
maigre  broussaille  tente  d'accrocher  le  regard  dans 
cette  plaine  aride,  à  travers  laquelle  s'égrène  la  lente 
et  paisible  théorie  de  nos  chameaux. 

Nous  marchons  toujours  vers  le  sud-ouest  où  se 
hérisse  la  masse  noire  et  curieusement  découpée  de  la 
montag-ne  du  Cheikh  Hassan,  et  le  soir  venu,  à  l'heure 

1.  Vénus. 

(165) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

où  les  ombres  s'allongent,  nos  grandes  bêtes  dociles 
nous  déposent,  au  pied  même  d'une  haute  paroi  de 
pierre,  devant  le  bungalow  de  Mail.  C'est  une  maison- 
nette en  terre  battue  qui  comprend  deux  grandes 
chambres;  l'une,  réservée  aux  Européens,  possède  un 
lit  de  sangle,  une  table,  des  chaises;  l'autre,  où  logent 
les  fonctionnaires  indigènes,  est  plus  modestement 
meublée.  Le  point  d'eau  comporte,  en  outre,  une  bou- 
tique tenue  par  des  Hindous  Bunniahs  et  un  thana^ 
sorte  de  bordj  algérien,  où  résident  quelques  levies 
béloutches  sous  le  commandement  d'un  thanadar^. 
Tel  est  l'aspect  des  stations  que  nous  devons  rencon- 
trer dans  le  désert,  environ  tous  les  35  kilomètres*. 
Mais  déjà  l'eau  des  puits,  si  elle  ne  fait  pas  défaut  ici, 
nous  apparaît  peu  engageante  :  elle  est  d'une  belle 
couleur  chocolat.  Heureusement,  sur  le  conseil  des 
officiers  de  Quetta  et  même  sur  leurs  instances,  nous 
nous  sommes  munis  d'un  appareil  à  distiller,  encom- 
brant mais  combien  utile!...  on  le  verra  par  la  suite. 
Au  matin  du  jour  suivant  nous  nous  mettons  en 
route  de  bonne  heure;  les.  chameaux  vont  d'un  trot 
rapide  et  cadencé  à  travers  une  plaine  jaunâtre  où 
poussent  de  petits  buissons  rabougris.  Vers  midi,  nous 
faisons  halte  à  l'ombre  de  vieux  tamaris,  pour  le  plus 


1.  Sous-officier  indigène,  chef  du  thana.  Les  levies  forment  un  corps  de  cava- 
lerie irrégfuliére  ;  ils  sont  payés  par  le  Gouvernement  des  Indes. 

2.  La  route  commerciale  du  désert  béloutche  a  été  tracée  en  1896  par  le  capitaine 
Webb  Ware  de  l'armée  des  Indes.  On  ne  saurait  trop  louer  les  mérites  de  cet  offi- 
cier qui,  malgié  des  difficultés  sans  nombre,  a  pu  mener  à  bien  une  œuvre  aussi 
considérable. 

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Autour  do  l'Afghanistan. 


PI.  l'ii,  vige  166. 


UNE  COLONIE  DE  TERMITES 

grand  bonheur  de  nos  bêtes  qui  broutent  avec  délices 
leur  feuillage  odorant  et  fin. 

Plus  loin,,  près  d'une  mare,  le  «  camelman  »  me  fait 
mettre  pied  à  terre  et,  s 'approchant  de  mon  méhari 
dont  il  flatte  le  col,  il  lui  tient  un  long  discours  en 
montrant  la  flaque  d'eau  saumâtre.  Le  chameau  secoue 
les  oreilles.  Sher  Jan  insiste,  se  fait  persuasif,  semble 
menacer  la  bête  de  la  colère  d'Allah.  Il  l'invite  évi- 
demment à  se  désaltérer  et  l'histoire  qu'il  raconte  doit 
être  terriblement  émouvante  car  la  monture  de  Zabieha 
l'ayant  entendue,  se  précipite  dans  l'eau  boueuse  sans 
se  faire  prier  et  s'y  vautre  jusqu'au  poitrail,  au  grand 
dommage  du  cavalier  qui  n'a  pas  eu  le  temps  de  sauter 
à  terre. 

Deux  étapes  nous  conduisent  l'une  à  Padag,  l'autre 
à  Yadgar  Chah,  bungalows  analogues  à  celui  de  Mail  ; 
dans  le  dernier,  nous  passons  la  nuit  du  13  novembre. 
Mais  nous  n'y  sommes  pas  seuls...  Une  colonie  de  ter- 
mites est  là  comme  chez  elle  et  nous  le  fait  bien  voir. 
Ce  sont  d'ailleurs  pour  moi  de  vieilles  connaissances  du 
Tonkin  et  nous  faisons  fort  bon  ménage. 

La  route  se  poursuit  dès  l'aurore  sur  un  sol  toujours 
hostile,  où  les  buissons  se  font  de  plus  en  plus  rares 
mais  où  les  mirages  dansent  devant  nos  yeux  brûlés  par 
le  soleil  et  font  apparaître  à  l'horizon  comme  de  beaux 
lacs  bleus  qui  constamment  se  replient  et  s'allongent. 

A  midi,  nous  faisons  halte  auprès  du  thana  en 
ruines  de  Karodak.  Une  grande  caravane  est  installée 
autour  des  puits,  près  de  hauts  tamaris  à  la  silhouette 

(167» 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

élégante  ;  les  chameaux  rangés  en  cercle  mangent  pai- 
siblement leur  maigre  ration  de  paille  hachée  et  les 
conducteurs,  las  sans  doute  d'une  étape  nocturne,  dor- 
ment à  l'ombre  des  charges  étalées.  Rien  ne  dérange 
l'harmonie  de  ce  tableau  à  notre  approche  et  nous  nous 
reposons  comme  eux,  sans  troubler  leur  sommeil. 

Aujourd'hui,  la  chaîne  de  montagnes  que  nous 
longions  depuis  Mail  s'éloigne  vers  le  sud,  tandis  que 
se  rapproche,  à  notre  droite,  une  longue  arête  volca- 
nique aux  tons  bleuâtres...  A  l'heure  où  le  soleil  met 
comme  une  gaze  dorée  sur  toutes  choses,  nos  cha- 
meaux nous  déposent  enfin  devant  les  arceaux  tout 
blanchis  de  chaux  neuve  du  bungalow  de  Dalbandin. 

Je  trouve  ici  un  gros  paquet  de  lettres  de  France. 
Et  c'est  une  fois  de  plus  —  après  les  longues  heures 
solitaires  — la  minute  d'émotion  où,  lorsque  l'on  serre 
entre  ses  doigts  les  minces  carrés  de  papier  remplis  de 
pensées  chères,  de  souvenirs,  de  menus  faits  de  là-bas, 
on  se  sent  tout  à  coup  moins  seul,  grâce  à  la  puissance 
évocatrice  de  ces  petites  feuilles  noircies  et  muettes  qui 
en  disent  tant  au  cœur  d'un  ami. 

Nous  avons  décidé  de  passer  une  journée  entière  à 
Dalbandin  pour  permettre  à  tous,  bêtes  et  gens,  de 
reprendre  des  forces.  Un  de  nos  hommes,  le  maître 
d'hôtel  Ramzan,  s'est  couché  dans  un  coin  à  l'écart  des 
autres  ;  je  passais  sans  le  voir,  Sher  Jan  me  le  montre 
du  doigt  en  secouant  la  tête.  Le  post-master,  qui  nous 
a  rejoints,  me  met  à  ce  moment  sous  les  yeux  un  télé- 
gramme que  le  malheureux  adressait  en  mon  nom  au 

(168) 


UN    l'IGEONNlER    A    NOL'CHKI. 


NOS    DEUX         RIDING    CAMELS    »    A    L'OAIBEE    DES    TAMARIS. 


Autour  de  l'Afghanistiiu. 


PI.  es,  page  lus. 


RAMZAN  LE  FUMEUR  D'OPIUM 

Tahsildar  de  Nouchki,  lui  demandant  de  me  faire  par- 
venir au  plus  tôt  une  dose  énorme  d'opium.  La  raison 
du  mal  subit  qui  terrasse  Ramzan  m'est  ainsi  nettement 
expliquée.  Il  a  épuisé  sa  provision  de  la  funeste  drogue 
et  comme  tous  les  fumeurs  dont  l'intoxication  est  com- 
plète, il  ne  peut  vivre  sans  sa  ration  quotidienne  de 
poison.  Et  le  voici  paralysé,  Sans  force,  inutile  !  Pour- 
tant la  dépêche  ne  partira  pas,  mais  je  crains  bien  que 
le  pauvre  diable  ne  parte  pas  davantage  et  cette  pers- 
pective n'est  pas  sans  me  causer  quelque  inquiétude. 

Le  Sub-Tahsildar  de  Dalbandin  m'offre,  pour  rem- 
placer Ramzan,  un  jeune  boy  de  douze  ans  nommé 
Dustok.  J'accepte...  Notre  cuisinier  est  décidément  trop 
souffrant  pour  que  nous  puissions  songer  à  l'emmener 
plus  loin  ;  il  va  donc  rester  sous  la  garde  du  télégra- 
phiste qui  le  renverra  à  Nouchki  à  la  première  occasion, 
à  moins  qu'il  ne  s'éteigne,  faute  d'opium,  comme  une 
lampe  qui  n'a  plus  d'huile... 

Le  jeune  Dustok  ne  sait  pas  faire  grand'chose,  mais 
il  paraît  intelligent  et  plein  de  bonne  volonté  ;  cela  vaut 
mieux  peut-être  qu'une  vague  science  culinaire  contre 
laquelle  nous  ne  pourrions  rien.  Mais  où  est  Iskandar, 
le  parfait  cuisinier,  l'ingénieux  compagnon,  inventif  et 
débrouillard  ?  Son  pèlerinage  à  La  Mecque  lui  vaudra 
sans  doute  une  meilleure  place  en  paradis,  quant  à  nous, 
nous  ferons  carême,  je  le  crains. 

/7  novembre.  —  Dès  la  pointe  du  jour,  les  quelques 
indigènes  qui  constituent  toute  la  population  de  Dal- 
bandin se   trouvent   réunis  devant  le  bungalow  pour 

{169) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

nous  souhaiter  bonne  route.  Ramzan  lui-même,  en- 
chanté de  ne  pas  aller  plus  loin,  est  là,  perché  sur  ses 
maigres  jambes,  coiffé  de  son  petit  bonnet  noir  orné 
d'un  galon  d'or.  Le  frère  aîné  de  notre  jeune  serviteur 
est  également  venu  pour  faire  ses  adieux  au  gamin  qui 
resplendit  sous  un  turban  bleu  de  ciel  et  sous  une  veste 
d'artilleur  aux  boutons  d'argent,  ajustée  à  sa  petite 
taille.  Mais  le  soleil  monte,  il  faut  partir.  En  route  donc! 
Un  dernier  salam,  et  les  chameaux  s'en  vont  à  petits 
pas  rapides,  parmi  les  cailloux  noirs  du  chemin. 

Voici  la  station  de  Chakal,  au  bord  d'une  rivière 
desséchée  ;  puis  celle  de  Sotag  où  l'eau  des  puits  est 
affreusement  salée.  Rien  de  particulier  à  noter  sur  la 
route,  si  ce  n'est  la  rencontre  de  ces  rivières  sans  eau 
qui,  toutes,  courent  du  nord  vers  le  sud-ouest  ;  elles 
prennent  leurs  sources  dans  le  haut  massif  volcanique 
qui  forme  la  frontière  de  l'Afghanistan  et  se  dirigent 
vers  la  grande  dépression  salée,  appelée  Hamoun-i- 
Mashkel. 

De  Sotag,  où  nous  faisons  la  halte  méridienne,  la 
piste  de  plus  en  plus  accidentée  nous  amène  vers 
quatre  heures  au  col  rocheux  qui  précède  immédiate- 
ment le  poste  de  Merui.  Bientôt  nous  apercevons  le  bun- 
galow, autour  duquel  se  dressent  de  nombreuses  petites 
tentes  blanches  ;  c'est  le  campement  d'un  ingénieur 
topographe,  faisant  partie  d'un  groupe  qui  opère  dans  la 
région.  Le  pauvre  garçon  est  couché,  atteint,  paraît-il, 
depuis  deux  jours  d'un  violent  accès  de  fièvre,  mais  le 
médecin  hindou,  qui  le  soigne  et  auprès  duquel  je  ra'in- 

(170) 


UN  SOIR  DE  DEUIL 

forme,  ne  semble  pas  inquiet  le  moins  du  monde.  Ras- 
surés, nous  nous  installons  dans  la  pièce  contiguë  à 
celle  du  malade  ;  malgré  les  dires  du  docteur,  il  doit 
éprouver  des  souffrances  aiguës,  si  j'en  juge  par  ses 
plaintes  répétées,  profondément  pénibles  à  entendre... 

Merui^  est  une  station  assez  importante;  son  thana, 
construit  à  l'entrée  d'une  gorge  sauvage,  est  dominé 
par  une  étrange  tour  crénelée,  vieille  de  plusieurs 
siècles  sans  doute.  L'ensemble  est  des  plus  pittoresques, 
mais  tout  cela  est  sec,  aride,  froid,  sans  vie  et  d'une 
morne  teinte  jaunâtre  qu'aucune  verdure  n'égaie.  C'est 
immuable  et  glacial,  comme  une  vision  de  paysage 
lunaire. 

Je  rentre  au  bungalow  où  Zabieha  a  préparé  notre 
modeste  dîner  avec  l'aide  d'Emir  Schah,  l'interprète,  et 
de  Dustok,  le  boy,  deux  parfaites  inutilités  qui  savent  à 
peine  allumer  un  feu  et  nettoyer  une  marmite.  Le  mal- 
heureux ingénieur  gémit  tellement  que  je  fais  placer 
mon  lit  sous  la  vérandah  ;  peut-être  l'entendrai-je  moins 
ainsi  et  pourrai-je  essayer  de  dormir.  En  effet,  les  râles 
diminuent  d'intensité  et  je  commence  à  croire  que  la 
crise  se  calme  et  que  nous  passerons  l'un  et  l'autre  une 
bonne  nuit,  quand  un  cri  suivi  de  longs  sanglots  frappe 
mon  oreille.  Est-ce  un  cauchemar?  Hélas!  j'apprends 
par  Emir  Schah  que  le  pauvre  garçon  vient  de  rendre 
le  dernier  soupir  et  que  les  sanglots  sont  ceux  de  ses 
domestiques  pleurant  la  mort  de  leur  maître... 

Cette  mort  a  quelque  chose  de  navrant;  s'éteindre 

I.  850  mètres  d'altitude. 

(17O 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

ainsi,  seul  dans  un  pauvre  bungalow,  au  milieu  d'un 
désert  sinistre,  loin  de  tout  et  de  tous,  je  ne  sais  pas  de 
fin  plus  lugubrement  triste,  plus  désespérante,  sans 
les  mots  qui  consolent  ou  l'adieu  ami  qui  adoucit  les 
derniers  moments. 

La  nuit  est  merveilleuse  et  calme  :  les  étoiles  scin- 
tillent en  nombre  infini,  et  le  mince  croissant  de  la  lune 
apparaît  sur  la  crête  étrangement  découpée  de  la  mon- 
tagne noire  qui  nous  enserre.  Sous  les  tentes  toutes 
proches,  on  entend  rire  et  chanter  les  gens  de  la  suite 
du  malheureux  ingénieur  qui  ne  savent  pas  encore  qu'il 
est  parti,  mais  seul  cette  fois,  et  pour  le  grand  voyage 
où  l'on  n'a  pas  besoin  de  guides... 

ig  novembre.  —  Comme  je  sais  que  plusieurs  topo- 
graphes anglais  se  trouvent  dans  les  environs  et  qu'on 
est  allé  les  prévenir,  j'estime  que  notre  présence  n'est 
pas  utile  ici,  et  quittant  ce  lieu  de  désolation  et  de 
mort,  nous  nous  mettons  en  route  à  l'heure  encore 
fraîche  du  matin. 

Le  sentier  remonte  d'abord,  pendant  trois  milles 
environ,  la  gorge  étroite  que  barre  le  thana  de  Merui, 
puis  la  coupure  s'ouvre,  les  parois  s'abaissent,  et  nous 
débouchons  dans  une  plaine  immense  au  milieu  de  la- 
quelle se  dresse,  en  forme  de  table  gigantesque,  le 
rocher  de  Gâte  Barutch.  Toujours  de  nombreuses 
rivières  desséchées,  avec  quelques  palmiers  nains  et  de 
maigres  tamaris.  Vers  midi,  Sher  Jan  a  même  le 
bonheur  de  découvrir  un  puits  qu'abritent  cinq  ou  six 
grands   dattiers  aux  longues  palmes  ;  c'est  là  une  au- 

(»72) 


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XOS  CHAMEAUX  DK  BAT  DEVANT  LE  THAXA  DE  TRATOH. 


UNE  GRANDE  CARAVANE  EST  INSTALLEE  AUX  PUITS  DE  KARODAK. 


Autour  de  l'Afghanistan. 


PI.  66,  page  172. 


LA  PIPE  DU  DÉSERT 

baine  dont  il  faut  profiter  et  nous  décidons  de  faire  halte 
dans  ce  coin  presque  frais  où  il  y  a  comme  un  soupçon 
de  verdure  et  de  vie. 

Pendant  que  le  géant  Dustok  s'occupe  de  préparer 
le  feu,  Emir  Schah  se  livre  à  un  travail  étrange  :  il 
construit,  dans  le  sable  humide,  un  petit  tunnel  de  dix 
centimètres  de  long,  à  l'une  des  extrémités  duquel  je  le 
vois  placer  une  pincée  de  tabac  qu'il  allume  ;  puis, 
s'allongeant  sur  le  sol,  il  met  ses  lèvres  à  l'autre  extré- 
mité et  aspire  longuement  une  bouffée  de  fumée  chaude. 
Notre  interprète,  qui  n'avait  plus  de  papier  à  cigarette, 
vient  d'inventer  la  pipe  du  désert... 

Notre  marche  reprise,  c'est  de  nouveau  et  pour  le 
reste  du  jour  le  désert  morne  et  stérile.  Au  coucher  du 
soleil  seulement,  nous  mettons  pied  à  terre  devant  le 
bungalow  de  Chah  Sandan,  bâti  sur  les  bords  de  la 
rivière  Amuri,  l'une  des  plus  importantes  du  bassin. 
Au  nord,  on  aperçoit  l'énorme  massif  volcanique  du 
Koh-i-Naru  ;  au  nord-ouest,  très  loin  sous  des  nuages 
pourpres,  son  frère  jumeau  le  Koh-i-Sultan. 

Le  21  novembre,  après  une  journée  de  repos  que 
les  chameliers  ont  exigée  pour  leurs  bêtes,  nous  nous 
remettons  en  route  sur  un  sol  tout  parsemé  de  pierres 
noires  et  sans  la  moindre  végétation  ;  la  piste,  très  dure 
et  caillouteuse,  est  de  plus  en  plus  mauvaise  pour  les 
chameaux  dont  quelques-uns  traînent  déjà  la  patte. 
Devant  nous  la  grande  chaîne  volcanique,  qui  court  le 
long  de  la  frontière  persane,  commence  à  paraître  au- 
dessus  de  l'horizon  et  cette  vue  nous  donne  de  nou- 

(173) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

velles  forces,  car  c'est  là  le  but  vers  lequel  nous  ten- 
dons et  dont  chaque  pas  va  nous  rapprocher  maintenant. 
Pour  la  première  fois  depuis  le  départ  de  Nouchki, 
nous  rencontrons  des  dunes  de  sable  mouvant  ;  éparpil- 
lées dans  la  plaine  noirâtre,  on  dirait  d'énormes  tas  de 

h\é\ 

Nous  voici  en  vue  de  Tratoh,  but  de  l'étape  ;  ici 
l'eau  du  puits,  qui  dégage  une  forte  odeur  de  soufre, 
est  impossible  à  boire  ;  les  chameaux  eux-mêmes  n'en 
veulent  pas...  Demain  et  le  jour  suivant  il  en  sera  de 
même,  et,  comme  nous  étions  prévenus,  nous  avons 
apporté  six  outres  de  Chah  Sandan  pour  ces  trois  jour- 
nées de  misère.  Mais  je  vois  arriver  Zabieha,  la  mine 
longue  :  il  m'annonce  que  nos  outres  sont  plus  qu'à 
moitié  vides  ! . . .  Quel  est  le  coupable  ?  le  soleil  ou  bien 
les  chameliers  ?  Il  faut  parer  à  cet  accident  au  plus  tôt 
sous  peine  de  mourir  de  soif;  l'appareil  à  distiller  est 
heureusement  là,  il  va  nous  servir  une  fois  de  plus,  et 
ma  pensée  reconnaissante  va  vers  les  officiers  de  Quetta 
qui  m'ont  engagé  à  prendre  avec  moi  cet  instrument  si 
nécessaire. 

Le  riding-camel  de  Zabieha,  qui  s'était  blessé  à 
l'une  des  dernières  étapes,  boite  de  plus  en  plus  ;  la  sole 
de  l'un  de  ses  pieds  est  complètement  déchirée  par  les 
cailloux  pointus  du  chemin.  Aussi,  malgré  la  botte  en 
peau  de  chèvre  que  lui  confectionne  Sher  Jan,  nous  ne 
pouvons  plus  songer  à  le  faire  trotter  ;  il  sera  remplacé 

1.  Les  dunes  présentent  la  forme  d'un  fer  à  cheval  dont  la  convexité  est  tournée 
vers  le  nord  ;  ellen  n'ont  pas  plus  de  6  à  S  métrep  de  haut. 

(174) 


UN    TROUPEAU    BELOUTCHE. 


ZABIEHA    SURVEILLE    LES    APPAREILS    A    DISTILLER. 


Autour  de  l'Afghanistau. 


PI.  67,  page  174. 


COUCHER  DE  SOLEIL 

par  l'un  des  chameaux  de  bât  et  marchera  désormais  au 
pas,  derrière  la  caravane  des  bagages. 

Comme  chaque  soir,  je  m'installe  sur  un  de  nos 
tapis  devant  le  bungalow  et  j'admire  le  coucher  du 
soleil.  C'est  l'heure  calme  et  reposante  pendant  laquelle 
j'oublie  tout  —  les  fatigues  de  la  route,  le  mauvais 
vouloir  des  chameHers,  les  préoccupations  diverses  — 
pour  m'absorber  dans  le  charme  des  choses.  Aujour- 
d'hui le  spectacle  est  particuHèrement  beau  :  le  soleil 
disparaît  au  milieu  d'un  ciel  jaune  foncé,  derrière  le 
cratère  du  Koh-i-Tuftan  ;  à  droite  la  masse  imposante 
du  Koh-i-Sultan  est  comme  enveloppée  de  longues 
brumes  couleur  de  sang.  Seul  au  loin,  vers  l'ouest,  un 
petit  nuage  rose  irisé,  grand  comme  rien,  se  colore  des 
tons  les  plus  doux,  tranchant  sur  un  ciel  qui,  du  jaune 
de  soufre,  passe  à  l'orange,  puis  au  vert... 

22  novembre.  —  Nous  cheminons  à  travers  un 
immense  plateau  de  couleur  noirâtre,  parsemé  non  plus 
de  petits  cailloux  pointus  mais  de  scories,  de  pierres 
ponces  et  de  débris  de  lave.  Pas  un  buisson,  pas  le 
plus  petit  arbuste  dans  cette  plaine  nue  où  le  soleil 
nous  rôtit  comme  à  plaisir,  et  quand  vient  la  halte  de 
midi,  nous  n'avons,  pour  nous  abriter  de  ses  rayons 
brûlants,  qu'un  petit  mur  en  pierres  que  Sher  Jan  élève 
en  hâte.  A  quatre  heures  nous  sommes  devant  le 
bungalow  de  Nok  Kundi^;  vite  on  prépare  l'appareil  à 
distiller,  car  ici  l'eau  est   encore  plus  mauvaise  qu'à 

I.  Altitude  :  620  mètres.  Nok  Kundi  est  le  point  le  plus  bas  de  notre  itinéraire  à 
travers  le  Béloutchistan. 

(»75) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

Tratoh,  et  de  nos  outres,  une  seule  reste  encore  pleine. 

L'étape  du  lendemain,  faite  avec  deux  litres  d'eau 
pour  toute  provision,  nous  a  conduits  jusqu'à  la  station 
de  Machki  Chah  où  les  caravaniers  espéraient  enfin 
trouver  de  l'eau  potable.  Mais  l'espoir  était  vain  :  les 
puits  donnent  ici  une  eau  atrocement  salée  et  purgative. 
Notre  alambic  de  campagne,  secondé  par  celui  du 
thanadar,  nous  a  malgré  tout  permis  d'avoir  le  liquide 
nécessaire  au  thé  et  à  la  cuisine... 

Le  25  novembre  au  réveil,  la  pluie  fouette  les  vitres 
du  bungalow;  peut-être  cette  bienfaisante  averse 
rafraîchira-t-elle  l'atmosphère?  nous  en  aurions  grand 
besoin.  La  route  plus  accidentée  traverse  tout  d'abord 
trois  petits  cols  rocheux,  puis  circule  au  milieu  d'in- 
nombrables cônes  qui  ressemblent  à  d'énormes  tas 
de  charbon.  Quelques  kilomètres  avant  la  station 
d'Hummaï,  nous  passons  entre  deux  grands  rochers  et, 
brusquement,  c'est  la  plaine  immense  où  surgissent 
çà  et  là,  comme  des  taupinières  géantes,  de  hauts 
pitons  de  couleur  sombre.  Le  soleil  est  clair,  la  brise 
fraîche;  une  lumière  charmante  et  douce  teinte  de 
façon  exquise  le  paysage  qui  est  comme  lavé  par  la 
pluie  du  matin  et  dont  les  premiers  plans  violets  et  les 
lointains  bleuâtres  se  détachent  sur  un  ciel  d'une 
pureté  infinie. 

Il  est  près  de  deux  heures  quand  nos  dromadaires 
s'agenouillent  à  la  porte  du  petit  bungalow  d'Hummaï 
où  déjà  sont  arrivés  les  bagages.  Soixante-cinq  kilo- 
mètres nous  séparent  d'Amalaf  et,    sur   cette  longue 


W- 


EMIR    SCHAU.    NOTRE    INTERPRÈTE,    ET    DUSTOK,    NOTRE    BOY,    SUR    LEURS    MONTURES. 


UN    DES    BUNGALOWS    DE    LA    ROUTE    :    SAIXDAK. 


Autour  de  l'Afghanistan. 


l'I.  68,  page  176. 


UNE  MARCHE  DE  NUIT 

distance,  affirme  le  vieux  chamelier  Sher  Jan,  il  n'existe 
pas  un  abri,  pas  un  arbre,  pas  une  o-outte  d'eau! 
Pourvu  que  les  chameaux,  épuisés  par  les  marches 
précédentes,  ne  nous  laissent  pas  en  route.  Dans  tous 
les  cas,  nous  emporterons  deux  outres  d'eau  distillée, 
et,  pour  éviter  la  lourde  chaleur  du  plein  midi,  nous 
quitterons  la  station  le  soir  même,  sitôt  après  le  coucher 
du  soleil. 

La  petite  caravane  se  met  en  route  à  neuf  heures 
par  un  temps  sinistre.  Dehors  le  vent  fait  rage,  de 
longs  nuages  noirs  courent  au  ciel  en  une  fuite  éperdue 
vers  le  sud,  et  les  chameaux  affolés  poussent  leurs 
vilains  cris  lugubres.  Ici,  dans  la  petite  maison,  les 
vitres  grincent  et  vibrent,  faisant  une  chanson  aiguë 
qu'accompagne  le  sifflement  de  la  tourmente;  on  se 
croirait  dans  la  chambre  de  veille  d'un  phare,  une  nuit 
de  grande  tempête. 

Nous  voici  pourtant  tous  sur  nos  bêtes,  face  à  face 
avec  l'ouragan.  Un  méhariste  du  poste  nous  guide  au 
milieu  de  hautes  dunes  de  sable  mais  la  piste  n'est  pas 
toujours  facile  à  suivre  dans  l'obscurité  et  plusieurs 
fois  nous  nous  égarons.  A  une  heure  du  matin,  je 
donne  Tordre  de  faire  halte;  nous  sommes  transis 
affreusement  par  le  vent  qui  cingle  et  qui  glace,  aussi 
les  hommes  allument  un  grand  feu  de  broussailles,  et 
nous  nous  asseyons  tous  pêle-mêle  autour  de  la  flamme 
crépitante,  heureux  de  cette  minute  de  bien-être.  On 
repart  à  deux  heures  ;  le  ciel  est  à  peu  près  nettoyé  et 
nous   avançons   maintenant  plus    vite    sur   un  terrain 

('77) 

13 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

presque  horizontal.  Nouvel  arrêt  vers  le  matin,  près 
d'un  amas  de  bois  sec  auquel  on  met  le  feu  incontinent. 
Tout  le  monde  est  très  fatigué  ;  Zabieha  s'endort  sous 
l'oeil  bienveillant  des  chameaux  qui  ruminent  avec  un 
bruit  de  castagnettes.  Pour  moi,  le  froid  m'empêche 
de  fermer  les  yeux  et  j'attends,  recroquevillé  sous  des 
couvertures  que  la  bise  transperce,  la  venue  de  l'aurore 
bien  tardive  en  cette  saison... 

Nous  grimpons  à  présent  un  long  glacis,  dominé 
par  une  montagne  en  forme  de  dent  que  Sher  Jan 
appelle  Nowar-Bargar,  puis,  par  une  vallée  large  et 
facile,  nous  atteignons  enfin  vers  midi  le  misérable 
thana  d'Amalaf.  L'étape  est  franchie,  non  sans  peine; 
nous  respirons.  J'inspecte  en  hâte  les  tanières  qui 
servent  de  logement  aux  levies  du  poste,  mais  tout 
cela  est  d'une  saleté  repoussante.  Il  est  impossible  de 
s'y  abriter,  même  quelques  instants,  et  nous  déjeunons, 
assis  par  terre,  à  l'ombre  du  mur  d'enceinte.  Comme, 
d'autre  part,  Teau  d'Amalaf  est  terriblement  sulfureuse, 
on  décide  qu'après  un  repos  on  repartira  pour  la  station 
de  Saindak,  située  à  lo  kilomètres  plus  loin;  là  du 
moins  nous  trouverons  un  bungalow,  de  l'eau  potable 
et  des  provisions. 

En  route  donc,  malgré  la  fatigue  qui  nous  étreint. 
On  marche  doucement  afin  de  pas  claquer  les  bêtes  et, 
par  un  col  peu  élevé,  on  pénètre  dans  l'étroit  vallon, 
où  se  montrent  au  milieu  d'un  paysage  affreusement 
désertique     les     constructions    grises    de     Saindak  ^ 

T.  930  mètres  d'altitude. 

•1178) 


*^  -♦'^'^>' 


NOUS     NOUS     TROUVONS   TOUT    A     COUP    EN     FACE     DR     LA    PLAINE   AFGHANE 
^AUFOND   DE   LAQUELLE   ON    DEVINE    I    \    Li  !  lOESSION    DU    UOD-I-ZIRRH. 


■  «3?-^- 


LE  POSTE  DE  DOUANES  DE  KOH-I-.MALEK-SIAH  SUR  LA  FRONTIÈRE  PERSAN 


<E. 


Autour  de  l'Afgliauistan. 


PI.  69,   page  17S. 


SUR  LA  FRONTIÈRE  AFGHANE 

Quelques  centaines  de  mètres  avant  d'arriver,  nous 
rencontrons  un  tout  petit  ruisseau,  gros  comme  un 
fil,  mais  ce  spectacle  est  si  nouveau  que  nous  nous 
arrêtons  en  extase...  les  chameaux  aussi! 

Ici  la  moitié  du  bungalow  est  occupé  par  un  télégra- 
phiste indigène  qui  loge  ses  chèvres  et  ses  poules  dans 
l'autre  moitié.  Il  faut  donc  expulser  cette  ménagerie, 
avant  de  pénétrer  dans  l'unique  chambre,  où  nous 
sommes  malgré  tout  bien  heureux  de  pouvoir  nous 
mettre  à  l'abri  après  une  pareille  étape. 

Surplombant  le  poste,  une  montagne  noire  aux 
pentes  escarpées  se  dresse  vers  le  sud-est;  elle  a  nom 
Sahi-Dag',  d'où  les  Anglais  ont  fait  Saindak.  On  y 
trouve,  m'explique  le  post-master,  du  plomb,  de  l'anti- 
moine et  du  cristal  de  roche. 

Après  deux  jours  de  repos  exigés  par  les  carava- 
niers et  que  nous  avons  occupés  à  poursuivre  les  chèvres 
sauvages  dans  les  rochers  des  environs,  nous  reprenons 
notre  course  vers  le  Seïstan.  De  nouveau  c'est  le  désert 
sans  végétation  et  sans  vie,  mais  un  désert  chaotique, 
où  des  collines  d'argile  curieusement  ravinées  nous 
entourent  de  leurs  innombrables  croupes  jaunâtres  ; 
puis  le  décor  change,  les  montagnes  s'abaissent,  et 
nous  nous  trouvons  tout  à  coup  en  face  de  la  plaine 
afghane  qui  se  perd  dans  les  lointains  vaporeux  d'une 
étrange  teinte  rosée.  Et  les  chameaux  vont  maintenant 
vers  le  nord-ouest,  longeant  le  bord  de  cette  gigan- 
tesque cuvette  au  fond  de  laquelle  on  devine  la  dépres- 

I.  Montagne  noire. 

(ï79) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

sion  du  God-i-Zireh,  Malgré  les  difficultés  réelles  du 
chemin,  nous  sommes  de  bonne  heure  à  la  station  de 
Kirtaka,  bâtie  en  un  site  pittoresque  sur  un  éperon  qui 
domine  l'immensité  nue  de  ce  nouveau  désert. 

Le  soir  venu,  je  me  retrouve  assis  devant  la  petite 
maison  de  terre  et  j'admire,  dans  le  calme  de  la  journée 
qui  va  finir,  un  paysage  que  les  derniers  rayons  du 
soleil  teintent  d'une  ravissante  lumière  mauve. 
Accroupi  dans  une  pose  gracieuse  sur  la  terrasse  du 
thana,  un  jeune  pâtre  béloutche  aux  longs  cheveux  en 
boucles  siffle  sur  son  flageolet  une  petite  chanson  trem- 
blotante et  mélancolique.  Tout  à  côté,  un  vieillard,  la 
figure  barrée  de  rides  profondes,  se  dispose  à  dire  la 
prière  du  soir;  les  mains  ouvertes  et  placées  l'une  à 
côté  de  l'autre  en  un  geste  d'offrande,  il  implore  les 
bénédictions  d'Allah...  Et  les  notes  graves  du  Namaz 
Gar^  se  mêlent  au  chant  grêle  du  flageolet  en  une 
symphonie  étrange,  à  laquelle  les  cloches  de  la  cara- 
vane ajoutent  comme  un  tintement  d' angélus. 

Novembre  est  passé,  décembre  commence.  Nous 
sommes  venus  coucher  le  30  au  bungalow  de  Chah- 
Mohamed-Reza,  en  longeant  toujours  les  pentes  nord 
de  la  chaîne  qui  domine  le  désert  afghan.  Aujourd'hui 
nous  continuons  la  même  route  et  nous  atteignons 
bientôt  la  frontière  anglo-afghane,  que  nous  allons 
suivre  pendant  5  à  6  kilomètres ^  Un  peu  plus  loin,  la 
piste  qui  depuis  trois  jours  suivait  la  direction   nord 

I.  Prière  du  soir. 

3.  Des  amas  de  pierres  blanchies  à  la  chaux  en  Indiquent  nettement  le  tracé. 

(180) 


UN  POSTE  MILITAIRE  ANGLAIS 

nord-ouest,  tourne  brusquement  à  l'ouest,  et  péné- 
trant à  travers  une  gorge  bordée  de  falaises  de  pud- 
ding, elle  nous  conduit  par  de  nombreux  crochets 
jusqu'à  la  station  de  Robat'.  C'est  de  façon  charmante 
que  nous  y  sommes  reçus  par  les  deux  officiers  britan- 
niques du  poste,  et  je  puis  dire  que  nous  avons  passé, 
dans  ce  coin  perdu  du  Béloutchistan,  une  des  meilleures 
soirées  du  voyage. 

Robat  est  situé  dans  une  étroite  vallée,  au  milieu 
d'un  paysage  étrangement  sinistre.  Pas  la  moindre 
végétation  n'y  vient  réjouir  l'œil;  de  toutes  parts  des 
murailles  de  granit  qui  escaladent  le  ciel  et  qui  semblent 
prêtes  à  vous  anéantir  entre  leurs  hautes  parois  verti- 
cales. L'eau  des  puits  est  à  peine  potable  et  les  soldats 
hindous  se  refusant  à  la  faire  distiller,  la  fièvre,  la 
dysenterie  et  même  le  scorbut  ne  sont  pas  chose  rare, 
paraît-il,  dans  la  petite  garnison. 

Nous  sommes  ici  à  6  kilomètres  de  la  frontière  de 
Perse  et  à  i8  kilomètres  du  poste  de  douanes  persanes 
de  Koh-i-Malek-Siah.  Plus  que  quelques  pas  à  faire  et 
je  me  retrouverai  dans  cet  empire  du  Lion  et  du  Soleil 
que  j'ai  quitté  le  i8  mai  à  Gaoudan... 

Retardés  par  les  chameaux  de  bât  qu'il  nous  faut 
changer  avant  d'entrer  en  Perse  et  qu'on  n'arrive  pas 
à  réunir,  c'est  à  huit  heures  du  soir  seulement  que  nous 
quittons  Robat  après  avoir  pris  congé  de  nos  hôtes  si 
aimables  :  les  capitaines  Dunscombe  et  White. 

La  piste  franchit  la  frontière,  puis  elle  contourne  la 

1.  Appelée  aussi  Killa  Robat.  Altitude  :  845  mètres. 

(i8i) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

base  du  Koh-i-Malek-Siah'  et  s'engage  ensuite  dans  le 
lit  caillouteux  d'une  rivière  desséchée,  où  mon  fidèle 
méhari  bronche  à  tout  instant  sur  les  galets  plats  qui 
rebondissent  avec  un  bruit  de  vaisselle.  Tout  à  coup,  il 
s'arrête  et  renifle,  comme  sous  l'empire  d'une  frayeur 
subite...  Un  enfant  vient  de  sortir  de  terre,  là,  près  de 
moi,  et  dans  un  rayon  de  lune,  je  le  vois  tendre  une 
sébile  en  un  geste  de  supplication.  Nous  sommes 
devant  un  des  mazars  les  plus  vénérés  de  la  Perse  et 
ce  gamin  au  turban  vert  est  le  gardien  du  monument. 
Pendant  que  nos  hommes,  descendus  en  hâte  de  leurs 
bêtes,  se  prosternent  devant  l'amas  de  pierres  surmonté 
de  perches  aux  ornements  multicolores,  je  regarde  ce 
tableau  curieux  qui,  sous  la  pâle  clarté  lunaire,  semble 
une  image  de  féerie  peinte  par  Gustave  Doré.  On 
repart;  des  taches  claires  apparaissent  dans  la  vallée,  et 
bientôt  nos  dromadaires  nous  déposent  devant  la  tente 
du  vice-consul  britannique  de  Koh-i-Malek-Siah'. 

A  cette  heure,  tout  semble  dormir  dans  le  village 
et  dans  le  camp  ;  cependant,  à  l'entrée  de  la  maison- 
nette de  toile,  deux  gardiens  vigilants  se  présentent 
soudain  à  nos  yeux  étonnés.  Ils  s'avancent  vers  nous 
avec  un  air  de  gravité  comique  :   c'est  un  gros  chien 

I.  Montagne  en  forme  de  pyramide  au  sommet  de  laquelle  convergent  les  froD- 
tiércs  de  l'Afghanistan,  du  Béloutchistan  et  de  la  Perse. 

a.  Koh-1-Malek-Siah  est  comme  la  porte  de  la  Perse  du  côté  des  Indes;  aussi, 
depuis  plusieurs  années  déjà,  les  Persans  y  ont-ils  créé  un  poste  de  douanes,  et  les 
Anglais  installé  un  vice-consulat  indigène.  Le  site  est  aussi  désolé  qu'à  Robat; 
c'est  un  large  couloir  orienté  nord-sud,  dominé  à  l'est  par  une  haute  falaise  rocheuse, 
à  l'ouest  par  des  mamelons  caillouteux,  contreforts  des  monts  Palan-Koh.  Si  l'eau 
y  est  potable,  aucune  végétation  ne  se  montre  dans  la  vallée  où  seules  les  roches 
semblent  pouvoir  croître  et  se  multiplier. 

(182) 


RENTREE  EN  PERSE 

de  berger  et  un  délicieux  petit  chat.  Tous  deux  ont  le 
pelage  blanc  comme  neige;  ils  hésitent  un  instant, 
semblent  se  consulter  du  regard. . .  Mais  le  chien  a  flairé 
des  amis;  il  agite  sa  queue  en  panache  et  le  jeune  félin, 
rassuré,  vient  avec  lui  se  frotter  à  nos  jambes,  comme 
pour  nous  souhaiter  la  bienvenue. 

Le  vice-consul  anglais,  capitaine  Ashraff-Khan, 
sous  la  tente  duquel  nous  avons  passé  la  nuit,  arrive  le 
lendemain  venant  de  Nasretabad;  officier  de  l'armée 
des  Indes,  il  porte  avec  beaucoup  d'élégance  le  costume 
européen,  sans  même  y  ajouter,  comme  la  plupart  des 
fonctionnaires  hindous,  la  note  particulière  du  turban. 
C'est  un  causeur  des  plus  aimables  en  même  temps 
que  des  plus  érudits.  Et  pendant  des  heures,  sans 
lassitude,  je  l'écoute  me  parler  du  Seïstan,  de  son 
peuple,  de  ses  coutumes,  de  ses  grandes  cités  en  ruines 
auxquelles  je  rêve  depuis  si  longtemps... 

Bientôt  nous  nous  remettrons  en  route  et  prenant 
la  direction  du  nord  —  après  cette  longue  étape  vers 
l'ouest  qui  commença  près  de  Leh  —  nous  pénétrerons 
sur  les  territoires  de  l'ancienne  Drangiane,  violant  de 
notre  curiosité  le  mystère  des  civilisations  disparues. 


CHAPITRE    VIII 


DE  KOH-1-MALEK-SlAH  A   MESCHED 

Haozdar   et   son    antiqi  e    forteresse.  Il  Nasretabad.  Il  Une   ville 

MORTE  DE  LA  FRONTIERE  AFGHANE,  jj  Au  BARRAGE  DU  HiLMEND.  ||  NAVI- 
GATION EN  RIVIÈRE.  Il  La  tempête  DE  SABLE.  ||  NoËL  AU  CONSULAT 
BRITANNIQUE.    ||    DÉPART    POUR     MeSCHED.    ||    UnE    HALTE    A    BiRDJEND.    H 

Journées  de  misère   sous  la  neige.  ||  La  boucle  est  heureusement 

BOUCLÉE. 

(^  ^  ^ 

NOUS  quittons  Koh-i-Malek-Siah  le  5  décembre  au 
matin  par  un  ciel  merveilleusement  pur. 

La  caravane  chemine  d'abord  entre  deux  rano^ées 
de  falaises  noires  jusqu'au  misérable  thana  d'Hourmak, 
où  quelques  sources  mettent  un  peu  de  verdure.  Puis 
brusquement  la  vallée  s'ouvre,  les  collines  s'abaissent, 
et  nous  entrons  dans  un  vaste  désert  de  pierres  grises. 
A  droite,  c'est-à-dire  vers  l'est,  on  devine  la  dépres- 
sion du  God-i-Zireh;  au  sud  s'érige  la  pyramide 
sombre  du  Koh-i-Malek-Siah,  tandis  que  vers  l'ouest 
une  longue  chaîne,  le  Palan-Koh,  barre  l'horizon  de  sa 
cime  dentelée. 

Cette  première  étape  nous  amène  de  bonne  heure 
au  puits  de  Reg,  près  duquel  notre  petite  troupe  a  vite 

(185) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

fait  de  planter  les  Rentes...  Au  crépuscule,  le  ciel  rosé 
colore  d'une  teinte  pâle  très  douce  les  tamaris  qui 
nous  entourent;  puis  la  nuit  vient,  nuit  d'Orient  toute 
scintillante  d'étoiles.  Alors  nos  hommes,  joyeux  de  la 
journée  finie,  s'installent  autour  d'un  grand  feu  de 
branchages  et  c'est,  pour  un  instant,  la  vie  bruyante  et 
gaie  dans  ce  coin  perdu  de  l'immensité  morte  du 
désert. 

Le  lendemain  nous  avançons  au  milieu  d'une  plaine 
argileuse,  au  pas  rapide  des  chameaux,  ravis  sans  doute 
de  ne  plus  sentir  sous  leurs  pieds  meurtris  le  sol  cail- 
louteux du  pays  béloutche.  Voici  maintenant  le  Chel- 
lah,  large  canal  aux  bords  escarpés  qui,  pendant  les 
périodes  d'inondation,  fait  communiquer  les  lacs  du 
Seïstan  avec  le  bassin  moins  élevé  du  God-i-Zireh.  A 
l'époque  où  nous  y  touchons,  la  communication  n'est 
pas  établie  ;  pourtant  sur  de  nombreux  points  existent 
des  biefs  profonds  remplis  d'une  eau  fortement  salée. 
Ashraff-Khan  nous  avait  fait  espérer  une  chasse  aux 
canards  dans  ces  parages,  mais  hélas!  l'horizon,  aussi 
loin  que  peut  aller  notre  regar(;i,  n'est  troublé  par  aucun 
battement  d'ailes. 

De  l'autre  coté  du  canal,  perchées  sur  un  monticule 
de  sable,  des  ruines  à  l'aspect  imposant  attirent  mon 
attention,  et  comme  il  est  l'heure  de  la  halte  méri- 
dienne, nous  nous  dirigeons  vers  ces  hautes  murailles 
dont  l'ombre  nous  sera  précieuse.  Quatre  constructions 
identiques,  aux  coupoles  à  moitié  démolies,  entourent 
une  sorte  d'étroit  préau  :  elles  occupent  le  sommet  de 

(186) 


PAYSAN    SEÏSTANI  FILANT   LA    LAINE. 


LA   SOURCE    D'HOUKMAK  AU  POINT  OU  LA  ROUTE  DU    SUD    PÉNÉTRE    DANS    LE    SEÏSTAN. 


Amour  dc"  l'Afghauistan. 


l'I.  70,  page  186. 


A  TRAVERS  LES  SOLITUDES  ARGILEUSES 

la  dune  où  se  dressent,  serrés  les  uns  contre  les  autres, 
d'innombrables  sarcophages  faits  de  briques  séchées  au 
soleil.  Au  temps  jadis  —  me  dit  Sher  Jan  —  l'inonda- 
tion couvrait  chaque  année  la  plaine  environnante,  et 
pour  défendre  leurs  morts  contre  l'envahissement  irres- 
pectueux des  eaux  du  Hilmend,  les  indigènes  les  enter- 
raient sur  les  rares  collines  de  la  région. 

Reprenant  notre  course  vers  le  nord,  nous  passons 
aux  puits  de  Nowar,  et  vers  quatre  heures  nous  fran- 
chissons la  porte  du  thana  anglais  de  Ghirdi  Chah 
dont  un  superbe  thanadar,  à  la  longue  barbe  rouge  de 
henné,  nous  fait  les  honneurs...  L'installation  n'est  pas 
luxueuse,  mais  tout  est  d'une  propreté  parfaite  qui  est 
à  la  louange  de  l'administration  britannique. 

Nous  quittons  le  poste  le  matin  de  très  bonne  heure 
par  un  clair  de   lune  merveilleux.  Peu  à  peu  l'Orient 
s'éclaire  ;  c'est  d'abord  une  lueur  rosée,  à  peine  visible, 
qui  insensiblement  s'étale,  baigne  tout  l'horizon  d'une 
teinte  rouge  uniforme  et,  tout  à  coup,  dans  une  déchi- 
nire  de  brume  sanglante,  le  globe  du  soleil  apparaît, 
projetant  sur  la  plaine  la  silhouette  déformée  et  fantas- 
tique de  nos  bêtes.  On  chemine  toute  la  matinée  dans 
cette  solitude  argileuse  à  la  même  allure  régulière  et 
balancée.  Sher  Jan  me  conte  que  le  sol  que  nous  fou- 
lons était  occupé  jadis  par  d'immenses  pâturages  ;  mais 
une  querelle  avec  les  Afghans  ayant  amené  le  dessè- 
chement du  canal  de  Tarakoun,  la  végétation  disparut 
et  les  habitants  émigrèrent  vers  le   nord  où  ils  sont 
encore. 

{•87) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

Il  est  près  de  neuf  heures  quand  nos  chameaux 
s'agenouillent  devant  la  porte  monumentale  du  fort 
d'Haozdar  dont  les  hautes  murailles  flanquées  de  tours 
ne  gardent  plus  maintenant  que  le  désert.  A  l'ombre 
de  ces  ruines,  sous  la  voûte  ogivale  de  l'entrée,  nous 
nous  installons  pour  la  halte  quotidienne.  Mais  c'est 
en  vain  que  je  cherche,  parmi  ces  merveilleux  débris 
d'une  architecture  disparue,  une  inscription,  un  docu- 
ment qui  puisse  situer  dans  le  temps  la  construction  de 
la  forteresse.  Il  ne  reste  rien  au-dessus  du  sol  que  des 
briques  d'argile  desséchée,  rongées  par  la  poussière 
des  siècles. 

Vers  deux  heures  on  repart  malgré  la  chaleur.  Nous 
voici  devant  deux  huttes  misérables  auprès  desquelles 
s'agite  et  grouille  une  multitude  bêlante  de  moutons  et 
de  chèvres  ;  c'est  le  puits  de  Chah-Mohamed-Reza. 
Quelques  bergers  en  tirent  une  eau  boueuse  qu'ils  ver- 
sent dans  une  sorte  d'auge  creusée  à  même  le  sol,  et 
nos  chameaux,  qui  depuis  le  départ  n'ont  pas  pu  se 
désaltérer,  penchent  vers  cet  abreuvoir  de  fortune  leurs 
longs  cols  flexibles  et  se  gargarisent  à  plaisir. 

Changement  à  vue  ! . . .  Nulle  part  comme  en  ces  con- 
trées, le  caprice  de  la  nature  ne  s'est  distrait  davantage 
à  la  fantaisie  des  contrastes.  Le  ciel,  l'air,  l'aspect  du 
sol  et  des  choses,  tout  change  au  détour  d'une  sente. 
Ici,  c'est  la  surprise  d'un  paysage  riant  et  d'une  terre 
féconde.  En  moins  d'une  heure  de  marche,  nous 
sommes  arrivés  brusquement  au  milieu  des  cultures  : 
partout  des  canaux  d'arrosage  pleins  à  déborder,  des 

(188) 


Koh  i-Malek  Siah 

il'osto  de  Douanes  persane: 


Mo  OHrr 


20  30  1.0  50 


Itinéraire  du  Commandant 
de  Boui liane  de  Lacoste 


LA    PROVINCE   PERSANE    DU      SEÏSTAN. 
(D'après  la  carte  de  la  mission  Mac-Mahon  et  les  itinéraires  de  l'auteur.) 


Autour  lie  TAf^'Imuistau. 


n.  71,.  page  l.SS. 


UNE  REGION  FERTILE 

champs  de  blé,  des  prairies  où  paissent  de  grands  bœufs 
roux,  où  s'acheminent  des  laboureurs  aux  vêtements  de 
toile  bleue.  La  campagne  se  peuple,  et  de  tous  côtés 
apparaissent  des  tentes  noires  devant  lesquelles  sortent 
pour  nous  voir  passer  les  femmes  et  les  enfants,  tandis 
que  de  grands  chiens  au  poil  fauve  aboient  furieusement 
aux  jambes  de  nos  bêtes. 

Rien  ne  peut  donner  une  idée  de  l'impression  qu'on 
ressent  à  la  vue  de  cette  contrée  fertile  et  vivante,  après 
trente  jours  de  marche  dans  la  solitude  la  plus  désolée, 
la  plus  sombre  peut-être  qu'il  y  ait  au  monde.  L'odeur 
de  la  terre  fraîchement  remuée  me  grise,  m'enchante  ; 
j'éprouve  une  jouissance  inexprimable  à  m'en  emplir 
les  poumons...  et  cette  fin  d'étape,  qui  nous  amène  au 
village  de  Loutak  à  l'heure  violette  du  crépuscule,  me 
paraît  une  des  plus  délicieuses  du  voyage. 

9  décembre.  —  Aujourd'hui,  montés  sur  les  che- 
vaux que  nous  a  fort  gracieusement  envoyés  le  consul 
britannique,  nous  sommes  en  route  dès  l'aurore,  avan- 
çant à  bonne  allure  au  milieu  de  vastes  champs  labou- 
rés. Voici  le  village  de  Sekoha  et  sa  forteresse  aux 
donjons  crénelés  qui  abrite  une  petite  garnison  persane. 
Plus  loin,  nous  trouvons  le  secrétaire  du  consul  de 
Russie  qui  vient,  suivi  de  tous  les  cosaques  en  grand 
uniforme,  nous  souhaiter  la  bienvenue.  Congratula- 
tions, arrêt  sous  une  magnifique  tente  dressée  tout 
exprès,  lunch  rapide,  et  en  route  pour  Nasretabad  ! 

Vers  quatre  heures,  on  voit  poindre  les  premières 
coupoles  et,  dans  une  immense  plaine  grise,  redevenue 

(189) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

aride  et  désolée,  apparaît  peu  à  peu  la  minuscule  capi- 
tale. Notre  cavalcade  longe  maintenant  les  murailles 
de  la  ville  officielle,  passe  devant  le  consulat  de  Russie 
pavoisé  aux  couleurs  des  deux  nations  alliées,  et  fran- 
chit la  porte  du  consulat  britannique,  tandis  que,  ran- 
gés côte  à  côte,  cosaques  et  sowars%  sabre  au  clair, 
rendent  les  honneurs. 

Accueil  charmant  du  capitaine  Daukes,  notre  hôte. 
Nous  reprenons  contact  avec  la  vie  civilisée  dans  la 
chaude  intimité  de  son  confortable  «  home  »  et  la  soirée 
se  passe  à  deviser  gaiement,  autour  d'une  haute  chemi- 
née où  brille  la  flamme  claire  de  grosses  branches  de 
tamaris . 

Nous  voici,  après  des  étapes  sans  nombre,  parve- 
nus enfin  dans  la  capitale  de  cette  province  un  peu 
mystérieuse,  de  cette  antique  Drangiane  dont  l'extra- 
ordinaire fertilité  lui  valut  d'être  une  proie  pour  tous 
les  conquérants.  Alexandre,  Gengiz-Khan,  Tamerlan, 
puis,  plus  près  de  nous,  Nadir-Schah,  anéantirent, 
avec  une  persistance  inlassable,  les  richesses  de  cette 
oasis  unique  au  milieu  de  l'immensité  nue  des  déserts. 

Dans  ces  dernières  années,  les  deux  influences 
rivales  qui  se  disputaient  l'empire  iranien  ont  mené  là 
une  politique  des  plus  actives  dont  le  pays  a  peut-être 
souffert.  Mais  aujourd'hui  que  le  Seïstan  est  compris 
dans  la  zone  d'influence  de  la  Grande-Bretagne,  que 
toute  compétition  est  écartée,  on  peut  être  certain  que 
les  Anglais  sauront  ramener  dans  cette  région  la  pros- 

I.  Lanciers  de  l'année  rég-uliéie  des  Indes. 

(190) 


Autour  de  l'Afghanistan. 


ri.  72,  page  190. 


LA  CAPITALE  DU  SEISTAN 

périté  qu'elle  connut  aux  premiers  siècles  de  la  domi- 
nation arabe. 

La  capitale  se  compose  de  deux  agglomérations 
distinctes  :  Nasretabad,  forteresse  à  moitié  démolie  où 
réside  le  gouverneur  persan,  et  Husseinabad,  groupe 
de  pauvres  masures  au  milieu  desquelles  s'élèvent  les 
deux  consulats  européens.  Le  tout  ne  comprend  pas 
plus  de  4  à  5000  habitants... 

Certes,  la  situation  politique  du  Seïstan  aurait  mé- 
rité une  étude  approfondie,  mais  je  n'étais  pas  venu 
jusqu'ici  pour  me  livrer  à  une  enquête  de  cette  nature  ; 
ce  qui  m'intéressait  avant  toutes  choses,  ce  qu'il  me 
tardait  de  voir,  c'était  les  curieuses  ruines  de  la  contrée, 
c'était  le  fleuve  Hilmend  et  son  grand  barrage,  c'était 
enfin  la  montagne  sainte  du  Koh-i-Kouadja  et  sa  cein- 
ture de  lacs  salés.  Il  fut  donc  entendu  que,  sous  l'égide 
de  notre  hôte,  nous  visiterions  ces  différentes  merveilles 
et  que  nous  commencerions  par  une  promenade  vers  la 
frontière  afghane. 

i^  décembre.  —  Dès  le  matin,  dans  le  jardin  du 
consulat,  nous  montons  à  cheval  par  un  ciel  d'une  lim- 
pidité merveilleuse.  Dans  la  plaine,  à  perte  de  vue,  les 
jeunes  pousses  de  céréales  mettent  sur  le  sol  comme 
un  reflet  d'émeraude  et,  de  temps  à  autre,  un  souffle 
passe  qui  fait  onduler  ces  immenses  nappes  vertes  et 
qui  les  moire  ça  et  là  délicatement. 

On  n'avance  guère,  car  les  chevaux  glissent  sur 
l'argile  humide  et  il  nous  faut  à  tout  instant  passer  de 
larges    canaux    d'arrosage,    parfois    profonds,   où   les 

(•9«) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

pauvres  bêtes  s'enlizent  et  pataugent  à  plaisir.  A  5  ki- 
lomètres environ  de  Nasretabad  nous  traversons  le  vil- 
lage moderne  de  Bounjar,  au  grand  émoi  des  habitants 
tout  étonnés  de  cette  cavalcade  européenne,  puis  mar- 
chant toujours  à  l'est,  nous  arrivons  vers  midi  devant 
une  immense  tour  connue  dans  le  pays  sous  le  nom  de 
Mil-i-Kazimabad'  ou  «  pilier  de  Kazimabad  ».  Cons- 
truite en  briques  rouges,  elle  porte  deux  inscriptions 
circulaires,  l'une  à  mi-hauteur,  l'autre  au  sommet, 
tracées  en  lettres  coufiques;  à  la  paroi  intérieure  est 
accroché  un  escalier  entre  les  marches  duquel  gîtent 
d'innombrables  colonies  d'abeilles. 

Le  cuisinier  du  consulat  qui  nous  avait  devancés, 
nous  sert,  à  l'ombre  du  monument,  un  fin  déjeuner  qui 
contraste  avec  les  repas  sommaires  que  nous  préparait 
Emir  Schah  dans  les  solitudes  béloutches.  A  deux 
heures,  on  se  remet  en  route  ;  le  consul  et  Zabieha 
vont  chasser  sur  la  frontière  afghane,  pendant  qu'avec 
l'interprète  Fazer-Aman,  je  vais  explorer  les  ruines  de 
l'antique  cité  de  Zahidan  qui  couvrent  la  plaine  sur  une 
longueur  de  plus  de  10  kilomètres  et  s'étendent  jus- 
qu'au Hilmend.  Ici  les  enceintes  succèdent  aux  en- 
ceintes, les  portiques  aux  portiques,  mais  tout  est 
anéanti,  corrodé  presque  complètement  par  les  vents 
fous  du  Seïstan. 

Le  silence  de  ces  ruines  mystérieuses,  éparpillées 


I.  Ce  monument,  le  seul  construit  en  briques  cuites  dans  la  partie  orientale  du 
Seïstan,  serait  du  xii*  siècle.  Il  a  environ  20  mètres  de  haut  et  sa  base,  dont  on  ne 
retrouve  que  les  fondations,  était  un  carré  de  7  mètres  de  côté. 

(192) 


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Autour  de  l'Afghanistan. 


PI.  73,  page  192. 


UNE  VILLE  MORTE 

par  le  temps  en  un  chaos  étrange,  laisse  le  spectateur 
muet,  lui  aussi,  devant  ces  débris  d'une  splendeur  dis- 
parue dont  nulle  pensée  humaine,  si  loin  qu'elle  se  re- 
porte, ne  saurait  évoquer  la  vie  intense  et  merveilleuse. 
Ces  immenses  villes  de  rêve  qui  resplendissaient  jadis 
des  plus  riches  couleurs  de  l'Orient,  ces  cités  opu- 
lentes dont  l'imagination  se  plaît  à  ressusciter  la  joie 
et  l'activité,  sont  aujourd'hui  rejetées  au  néant, froides, 
mortes,  inexistantes.  De  cette  muraille  haute  qui  s'ef- 
frite et  du  sommet  de  laquelle  dut  retentir  l'appel 
vibrant  des  trompettes,  plongent  dans  l'espace  vide  de 
tristes  hiboux,  au  plumage  couleur  d'argile,  dont  le  cri 
lugubre  appelle  la  nuit!  Pas  une  pierre  gravée  qui 
parle,  nulle  inscription  révélatrice.  Sur  le  sol  dévasté 
où  l'herbe  même  ne  pousse  plus,  le  pied  heurte  seule- 
ment des  morceaux  de  porcelaine  aux  merveilleux 
dessins,  des  tons  les  plus  délicats  et  qui  sont  les  débris 
lumineux  de  la  vie  intime  de  ces  palais  grandioses.  On 
a  peine  à  s'arracher  à  l'énigmatique  attirance  de  cette 
terre  défunte,  et  plusieurs  fois,  comme  malgré  soi, 
on  s'arrête  pour  regarder  en  arrière  et  pénétrer  ses 
yeux  et  son  souvenir  de  cette  magnificence  éteinte, 
anéantie. 

Il  est  tard  déjà  et  le  soleil  est  bas  sur  l'horizon 
quand  nous  arrivons  au  campement.  Les  tentes  sont 
groupées  ce  soir  au  pied  même  d'une  antique  redoute, 
bouleversée  par  les  siècles  mais  encore  formidable 
dans  sa  masse  puissante,  que  les  derniers  rayons  du 
couchant  teintent  d'une  lueur  de  flammes...   Que   de 

(^93) 

«3 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

sièges  elle  a  dû  subir,  que  d'assauts  elle  a  dû  repous- 
ser !  Et  je  me  reporte  au  temps  où  les  armées  des  plus 
grands  capitaines  campaient  à  la  place  où  nous  sommes, 
où  ces  géants  d'un  autre  âge  rêvaient  guerre  et  con- 
quête sous  ce  même  ciel,  qui  lui  n'a  pas  changé... 

Cependant  la  nuit  était  tout  à  fait  venue  ;  il  ne  res- 
tait plus  sur  la  crête  dentelée  des  murailles  qu'un  mince 
trait  de  lumière,  qu'un  brouillard  rose  à  peine  visible. 
Alors  j'interrogeai  Fazer-Aman,  mon  compagnon,  sur 
la  fin  de  cette  ville  étrange,  je  lui  demandai  de  me  dire 
à  quelle  époque  elle  s'était  éteinte  pour  toujours.  Mais 
l'Afghan,  très  calme,  avec  le  ton  fataliste  des  Orien- 
taux :  «  Dieu  seul  le  sait  »  dit-il,  et  sa  main  me 
montra  un  petit  croissant  de  lune  pâle  qui  montait  dans 
le  ciel  au-dessus  de  la  forteresse. 

Cette  nuit  du  14  décembre  a  été  particulièrement 
troublée  par  les  hurlements  des  chacals  et  des  chiens 
qui  se  sont  livrés  des  luttes  épiques  autour  du  cam- 
pement. Les  enfants  du  hameau  voisin  nous  entourent 
pendant  le  déjeuner  :  le  type  de  la  plupart  d'entre  eux 
rappelle  beaucoup  celui  des  fellahs  des  bords  du  Nil, 
mais  certains  appartiennent  à  la  race  noire  et  présen- 
tent tous  les  caractères  des  Soudanais.  Comment  ces 
Africains,  qu'on  ne  rencontre  ni  au  Béloutchistan,  ni 
dans  les  régions  avoisinantes,  sont-ils  venus  jusqu'ici.'' 
C'est  là  un  problème  que  je  pose  sans  essayer  de  le 
résoudre. 

Pendant  que  Daukes  et  Zabieha  partent  chasser  sur 
les  bords  du  Hilmend,  Fazer-Aman   va  me  conduire 

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Autour  de  l'Afghanistan. 


n.  74,  page  194. 


LES  RUINES  DE  CHARISTAN 

vers  une  antique  cité  située  plus  au  sud.  Dès  le  départ, 
nous  pénétrons  dans  des  fourrés  de  tamaris  coupés  de 
grandes  clairières  cultivées.  Ça  et  là,  des  groupes  de 
huttes  béloutches'  faites  d'un  clayonnage  recouvert 
d'argile  ;  alentour  les  chiens  font  bonne  garde  et  nous 
ne  passerions  pas  sans  morsures  si  nous  n'étions  à 
cheval. 

A  mesure  que  l'on  avance,  les  arbres  se  font  plus 
hauts  et  plus  épais,  et  c'est  presque  une  forêt  impéné- 
trable qui  entoure  la  colline  où  s'élevait  jadis  la  ville 
de  Gharistan,  but  de  notre  promenade.  Grimpés  sur 
l'immense  tertre  couleur  d'argile  qui  domine  la  plaine 
à  perte  de  vue,  nous  apercevons  bien  deux  ou  trois 
huttes,  mais  aucune  ruine  ne  se  montre  à  mon  oeil 
désappointé.  Les  vents  furieux  ont  fait  leur  œuvre,  et 
les  misérables  nomades  que  j'interroge,  dans  le  vague 
espoir  de  quelque  tradition  conservée,  restent  muets 
sur  l'histoire  de  cette  antique  forteresse. 

Quelques  kilomètres  à  travers  une  campagne  tou- 
jours semblable  nous  amènent  devant  un  grand  village 
béloutche  où  réside,  paraît-il,  le  chef  d'une  importante 
tribu.  Du  reste  notre  venue  lui  a  sans  doute  été  signalée, 
car  on  le  voit  se  hâter  vers  nous^  suivi  de  son  porte- 
pipe.  Il  faut,  hélas  !  pénétrer  un  instant  dans  sa  demeure 
et  nous  asseoir,  pour  prendre  le  thé,  sur  un  tapis  mul- 
ticolore où  doivent  sûrement  prospérer  des  colonies  de 

I.  Les  nombreux  Béloutches  qui  résident  en  territoire  persan  habitent  unique- 
ment ces  huttes  fragiles  ou  les  grandes  tentes  noires,  tandis  que  les  Iraniens  logent 
dans  des  cubes  de  maçonnerie  au  toit  en  coupole. 

(195) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

petites  bêtes  dont  j'ignore  le  nom,  mais  dont  je  con- 
nais trop  bien  la  nature  malveillante... 

Le  vieux  Charistan  s'éloigne  à  présent  derrière 
nous,  tandis  que  se  rapproche  une  ligne  de  collines 
noirâtres  parsemées  de  constructions  en  ruines,  restes 
de  ce  qui  fut,  il  y  a  peu  d'années,  la  résidence  de  la 
mission  Mac-Mahon.  Notre  campement  est  installé 
tout  près  de  là,  me  dit  le  guide...  On  perçoit,  en  eflfet, 
bientôt  le  choc  des  lourds  marteaux  sur  les  piquets,  les 
aboiements  des  chiens,  les  appels  des  hommes;  et 
voici  le  village  de  toile  que  le  crépuscule,  déjà  venu, 
teinte  d'une  couleur  de  glycine  infiniment  délicate. 

Aujourd'hui  nos  tentes  sont  dressées,  parmi  les 
hautes  herbes,  sur  les  bords  du  Roud-i-Seïstan'  ;  les 
eaux  sont  profondes  et  claires  où  se  reflètent  leurs  sil- 
houettes blanches,  et  je  ne  puis  me  lasser  d'admirer  ce 
tableau  qu'on  dirait  dessiné  pour  le  plaisir  des  yeux. 
C'est  l'heure  apaisée  du  soir,  l'heure  où  l'on  cause 
autour  des  feux  en  écoutant  les  récits  de  chasse  et  les 
vieilles  légendes.  L'air  est  rempli  du  parfum  léger  des 
innombrables  tamaris;  il  y  a  comme  un  recueillement 
sur  toutes  choses  et  quand  les  conversations  cessent, 
on  n'entend  plus  que  le  bruit  sourd  du  fleuve  et  le  chant 
monotone  des  grillons. 

Le  lendemain,  dès  que  le  soleil  a  réchauffé  l'atmo- 
sphère, nous  quittons  le  campement,  le  fusil  à  la  main. 
Il  a  été  décidé  que  nous  irions  jusqu'aux  rives  du  Hil- 

I.  Dérivation  du  Hilmend  qui  va  donner  la  richesse  et  la  vie  à  toute  la  région, 
jusqu'au  delà  de  Nasretabad. 

(196) 


LX  COIN  i)i;s  KE.^u^^RTs  nii  la  ville  .moutk  dk  zahidan. 


SUR   LES    BORDS    DU    HILMEXD    :    GROUPE    DE    PAYSANS    SEÏSTANIS    VENANT    RÉPARER 

LE    v<    BEND    -. 


Autour  de  l'Afghanistan. 


PI.  7i,  page  1U6. 


SUR  LES  BORDS  DU  FLEUVE  HILMEND 

mend,  distant  de  quelques  kilomètres  seulement,  en 
battant  les  buissons  où  se  cachent,  paraît-il,  des  légions 
de  perdreaux.  De  fait,  nous  n'avions  pas  fait  cent  pas 
en  dehors  du  camp  que  le  premier  coup  de  fusil  éclate, 
suivi  de  beaucoup  d'autres...  c'est  pendant  une  heure 
une  fusillade  générale.  Le  gibier  est  une  sorte  de  per- 
drix brune  à  tête  noire  ;  quant  aux  chiens,  ils  sont  rem- 
placés par  de  jeunes  Béloutches  agiles  comme  des 
lévriers  et  vifs  comme  la  poudre. 

Bientôt  nous  sommes  devant  le  fort  en  ruines  de 
Kouhak  qui  est  construit  sur  un  monticule  dominant  à 
courte  distance  le  fleuve  Hilmendetle  territoire  afghan. 
Ce  fort,  qu'on  dit  abandonné  depuis  deux  siècles,  est 
un  des  mieux  conservés  de  tous  ceux  que  j'ai  vus  au 
Seïstan  :  avec  ses  tourelles  d'angle  renflées  à  la  base, 
ses  meurtrières,  ses  créneaux,  son  chemin  de  ronde 
intérieur,  il  ressemble  étonnamment  à  nos  châteaux 
forts  du  Moyen  âge.  Du  sommet  la  vue  est  merveil- 
leuse :  au  premier  plan,  la  plaine  couverte  de  hautes 
herbes  de  couleur  sombre,  puis  le  long  ruban  d'argent 
du  Hilmend  roulant  la  masse  de  ses  eaux  du  sud  au 
nord  et  fermé  juste  devant  nous  par  le  barrage,  fameux 
dans  l'histoire  du  pays,  qu'on  appelle  le  Bend-i- 
Seïstan,  long  de  plus  de  150  mètres  et  large  de  15  à 
20,  il  est  composé  de  fascines  maintenues  par  des 
piquets.  Un  bien  faible  volume  d'eau  passe  au  travers 
et  l'on  comprend  sans  peine  que  les  riverains  afghans 
déplorent  cette  construction  qui  assèche  leur  fleuve. 

Nous  ne  résistons  pas  à  l'envie  de  poser  les  pieds 

(197) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

sur  la  terre  afghane  et  traversant  le  Hilmend  sur  les 
fascines  —  au  grand  émoi  de  quelques  pêcheurs  à  la 
ligne  —  nous  allons  secouer  la  poussière  de  nos  bro- 
dequins sur  le  territoire  de  l'Emir  de  Kaboul. 

Deux  canots  démontables,  venus  du  campement, 
ont  accosté  le  barrage  et  nous  regagnons  avec  la  rapidité 
de  la  flèche  notre  petit  village  de  toile  au-dessus  duquel 
flotte  gaiement  le  pavillon  britannique.  Un  courrier  est 
arrivé  de  Nasretabad  pendant  notre  absence  ;  il  apporte 
un  télégramme  du  ministre  anglais  à  Téhéran  ainsi 
conçu  :  «  vSchah  atteint  d'inflammation  du  cœur  ne  pas- 
sera pas  la  nuit.  »  Cette  nouvelle  attristante  vient 
mettre  quelque  voile  sur  notre  quiétude  parfaite.  Outre 
qu'il  m'est  pénible  d'apprendre  la  fin  prochaine  de 
cet  empereur  ami  de  la  France  et  qui  me  fut  si  bienveil- 
lant, je  pense  à  l'agitation  que  cette  mort  ne  manquera 
pas  d'apporter  dans  le  pays.  Or,  j'ai  déjà  vécu  au 
Yun-nan,  en  Mandchourie  à  des  époques  fort  troublées, 
je  sais  donc  combien  peu  les  révolutions  facilitent  les 
voyages... 

i6  décembre,  —  Dans  la  lumière  radieuse  d'une 
matinée  de  printemps,  notre  camp  s'éveille,  s'agite, 
s'organise  pour  le  départ.  En  hâte  on  quitte  les  tentes 
qu'il  faut  abattre  et  charger  sur  les  chameaux,  afin  que 
ce  soir,  avant  le  crépuscule,  elles  soient  prêtes  pour 
nous  recevoir  au  village  de  Djézinak. 

Les  deux  canots  sont  là  qui  nous  attendent  :  avec 
eux  nous  allons  descendre  le  Roud-i-Seïstan,  pendant 
que  la  caravane  ira  directement  au  gîte  d'étape.  Sur  les 

(198) 


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Autour  lie  l'Afghanistan. 


i'I.  76,  page  198. 


NAVIGATION  EN  RIVIERE 

berges  couvertes  de  tamaris  et  de  roseaux  on  aperçoit 
des  bœufs,  des  ânes,  ou  des  enfants  qui  regardent  d'un 
œil  étonné.  Ils  n'ont  pas  l'habitude,  en  effet,  de  voir 
des  barques  naviguer  sur  leur  rivière,  car  le  seul  mode 
de  locomotion  fluviale  employé  par  les  Seïstanis  est 
une  sorte  de  radeau  appelé  toutine,  faisceau  de  bran- 
chao-es  dont  l'avant  se  recourbe  en  forme  de  col  de 
cygne.  Nous  passons  devant  plusieurs  villages  cons- 
truits pour  la  plupart  sur  un  monticule  qui  les  met  à 
l'abri  des  inondations;  leurs  petites  maisons  aux  toits 
en  coupole,  leurs  vieilles  tours  se  reflètent  dans  l'eau 
du  Roud  et  défilent  ainsi  devant  nos  yeux  en  une  mul- 
titude de  tableaux  charmants...  Comme  cette  navi- 
gation en  rivière  nous  change  agréablement  des  lon- 
gues trottes  à  chameau  parmi  les  cailloux  noirs  du 
désert  béloutche  ! 

Voici  le  vieux  fort  de  Kemak,  puis  le  mazar 
d'Atachga  perché  au  sommet  d'une  colline  toute 
blanche.  Plus  loin,  la  rivière  s'étale  au  milieu  de 
marais  couverts  de  joncs  où  résident,  paraît-il,  d'in- 
nombrables colonies  de  canards.  Nous  nous  réjouis- 
sons déjà  d'une  hécatombe  prochaine  quand  soudain 
le  vent  se  lève,  un  vent  fou  qui  soulève  des  tourbillons 
de  sable  et  manque  de  faire  chavirer  nos  légères  em- 
barcations. 

Il  faut  accoster  au  plus  vite  et  se  chercher  en  hâte 
un  abri  derrière  un  petit  monticule  de  sable  qui  par 
bonheur  se  trouve  là.  Une  heure  durant,  nous  assis- 
tons ainsi  au  déchaînement  de  la  tourmente.  Puis  tout 

(199) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

à  coup  on  ne  sait  pourquoi,  le  vent  se  calme,  l'horizon 
funèbre  s'éclaircit  et  nous  reprenons  sous  un  gai  soleil 
notre  navigation  interrompue. 

Les  lacs  traversés,  nos  canots  pénètrent  dans  un 
étroit  chenal  que  bordent  des  dunes  élevées;  mais  le 
guide  fait  signe  de  stopper,  nous  sommes  parvenus 
au  terme  du  voyage  sur  le  Roud-i-Seïstan,  et  c'est  à 
pied  maintenant  que  nous  nous  dirigeons,  à  travers 
d'innombrables  collines  de  sable  mouvant,  vers  le  petit 
village  de  Djézinak  où  le  camp  doit  être  monté.  Pour- 
tant rien  n'est  encore  prêt  quand  nous  y  arrivons;  les 
chameaux,  retardés  par  le  passage  des  mille  canaux 
d'irrigation,  sont  encore  loin  et  nous  les  attendons 
sans  impatience,  admirant  la  transparence  et  la  beauté 
merveilleuse  d'un  ciel  bleu,  du  bleu  foncé  des  turquoises 
les  plus  rares. 

Le  soleil  disparaît  à  peine  à  l'Occident  que  la  tour- 
mente reprend  plus  violente  encore  que  dans  la  jour- 
née; elle  emporte,  elle  disperse  tout,  et  nos  hommes, 
obligés  de  lutter  sans  trêve,  ont  les  plus  grandes  diffi- 
cultés à  installer  le  campement.  D'heure  en  heure  le 
vent  sinistre  augmente  de  force;  il  souffle  avec  rage, 
jetant  contre  nos  frêles  demeures  des  nuées  de  petits 
cailloux  dont  les  chocs  répétés  font  sur  la  toile  comme 
un  roulement  de  tambour.  Les  tentes  elles-mêmes  se 
soulèvent,  elles  claquent  en  faisant  craquer  les  piquets, 
et  couché  dans  mon  lit  de  sangle,  j'attends  la  minute 
où,  libéré  de  ses  amarres,  mon  abri  de  toile  s'envolera 
vers  le  ciel   comme  une  montgolfière,  me  livrant  sans 

(200) 


LA  TEMPÊTE  DE  SABLE 

défense  à  la  merci  de  la  rafale.  Nuit  d'effroi  et  d'attente 
anxieuse,  véritable  nuit  de  cauchemar,  où  pendant  les 
rares  accalmies  on  entend  le  cri  lugubre  des  chameaux 
qui,  affolés,  cherchent  à  briser  leurs  entraves. 

Au  matin,  nos  tentes  sont  encore  à  peu  près  debout, 
mais  la  plupart  des  cordes  ayant  cassé,  elles  s'agitent 
lamentablement  sous  la  bise  qui  reprend  plus  âpre, 
plus  froide,  plus  folle  qu'hier  soir.  Mon  lit,  mes  vête- 
ments sont  ensevelis  sous  une  épaisse  couche  de  sable; 
dehors  on  n'y  voit  pas  à  lo  mètres.  Que  sont  devenus 
les  chevaux  et  les  bêtes  de  somme?  Il  ne  faut  pas  son- 
ger à  se  mettre  en  route  ;  le  seul  parti  qu'il  nous  reste 
à  prendre  est  d'aller  chercher  un  abri  dans  une  des 
maisons  du  village.  Malheureusement  l'interprète,  parti 
en  ambassadeur,  revient  la  tête  basse  :  tous  les  habi- 
tants sont  mariés,  paraît-il,  et  par  conséquent  ils  ne 
peuvent  admettre  un  étranger  sous  leur  toit. 

Après  bien  des  palabres,  on  se  décide  à  nous  offrir 
un  caravansérail  en  ruines  où  nous  nous  installons  tant 
bien  que  mal,  pêle-mêle  avec  nos  hommes.  On  y  dé- 
jeune en  grelottant...  mais  la  tourmente  ne  cesse  pas 
et  les  indigènes  prétendent  qu'elle  durera  sept  jours! 
Mieux  vaut  donc  tenter  de  rentrer  ce  soir  à  Nasretabad 
distant  seulement  de  i8  kilomètres.  Donc  à  midi, 
emmitouflés  aussi  bien  que  possible  et  marchant  dans 
les  traces  des  chevaux  qui  nous  servent  à  la  fois  de 
guides  et  de  coupe- vent,  nous  affrontons  la  rafale.  Ce 
départ  est  lugubre;  nous  avançons  péniblement,  le 
corps  plié  en  deux,  les  yeux  à  peine  entr'ouverts,  nous 

(201) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

abritant  le  mieux  possible  du  sable  qui  nous  fouette  le 
visage  et  qui  nous  fait  atrocement  souffrir. 

Peu  à  peu  cependant  la  poussière  diminue, 
l'étrange  brouillard  jaune  se  dissipe,  et  nous  avons 
alors  la  possibilité  de  monter  à  cheval...  Voilà  deux 
longues  heures  que  nous  avons  quitté  Djézinak,  luttant 
constamment  contre  la  tempête.  Quand  quelques 
minutes  après,  à  bout  de  forces,  nous  faisons  halte  à 
l'abri  d'une  immense  ruine,  nous  n'avons  plus  figure 
humaine;  une  couche  uniformément  grise  nous  recou- 
vre des  pieds  à  la  tête  et  nous  rend  méconnaissables. 
On  a  eu  là  un  terrible  moment  à  passer,  mais  Nasre- 
tabad  est  proche,  dit  le  guide. 

Nous  arrivons  en  effet  vers  quatre  heures  dans  la  ca- 
pitale, tout  joyeux  de  nous  retrouver  enfin  devant  le  feu 
clair  qui  pétille  et  qui  flambe.  La  bonne  chaleur  du 
«  home  »  nous  paraît  délicieuse  après  un  pareil  effort, 
et  tout  à  fait  reppsés  maintenant,  nous  songeons  à  nos 
malheureux  serviteurs  qui  courent  peut-être  encore  à 
la  recherche  des  chameaux  dispersés  ce  matin  par  la 
tourmente. 

ig  décembre.  —  Aujourd'hui,  c'est  la  fête  onoma- 
tique  de  l'empereur  de  Russie;  donc,  ayant  endossé 
l'habit  noir  dès  le  matin,  je  vais  en  compagnie  de  Za- 
bieha  porter  mes  vœux,  suivant  l'usage,  au  représentant 
du  Tzar. 

Le  consulat  russe  a  arboré  le  grand  pavois;  par- 
tout sur  les  coupoles  blanches,  les  pavillons  tricolores 
claquent  au  vent,  et  dès  l'entrée  nous   sommes  reçus 

(202) 


LE   FORT 


ET    LE    VILLAGE    UE    KEMAK    SLK   LES   BORDS    DU     KOUD-I-SEÏSTAX. 


n.  7/,  page  •-'()». 


A  iiiour  de  l'Afglianistiin. 


NOËL  AU  CONSULAT  BRITANNIQUE 

au  son  d'une  musique  militaire  persane,  prêtée  par  le 
gouverneur.  Quelques  misérables  pouilleux,  aux  uni- 
formes en  lambeaux,  souiïlent  désespérément  dans  des 
trombones  bosselés,  informes,  tandis  que  d'autres,  à 
tour  de  bras,  s'escriment  sur  la  grosse  caisse  et  le 
tambourin.  Nos  baraques  foraines  n'ont  jamais  rien 
inventé  d'aussi  fou,  mais  il  faut  songer  que  nous 
sommes  au  Seïstan  et  qu'une  musique,  même  funam- 
bulesque, est  par  ici  un  très  grand  luxe. 

Le  lendemiain,  qui  se  passe  en  causeries  et  en  pro- 
menades à  travers  les  rues  du  village,  le  vent  recom- 
mence à  souffler  en  tempête  et  nous  craignons  fort  qu'il 
ne  faille  abandonner  le  projet  d'excursion  vers  la  mon- 
tagne sainte... 

Par  bonheur  les  dieux  nous  furent  propices  ;  ce  fut 
par  un  ciel  très  pur,  par  une  brise  si  légère  qu'on  la 
sentait  à  peine  que  nous  mîmes  le  cap  sur  le  Koh-i- 
Kouadja  le  21  décembre.  Et  bientôt,  éveillant  notre 
surprise  et  notre  admiration,  apparut  devant  nous  la 
colossale  table  de  basalte  qui,  à  cette  époque,  émer- 
geait comme  une  île  au  milieu  des  flots  saumâtres  du 
Naizar.  Grâce  au  calme  des  eaux  nous  pûmes  en  faire 
le  tour  et  poser  un  instant  le  pied  sur  cette  terre  énig- 
matique  peuplée  des  plus  curieuses  légendes. 

2$  décembre.  —  C'est  le  tour  du  consulat  britan- 
nique d'arborer  le  grand  pavois.  Aujourd'hui,  jour  de 
Noël,  le  capitaine  Daukes  reçoit  officiellement  toutes 
les  autorités  du  pays  et  nous  revoyons  le  défilé  que 
nous  avions  admiré  chez  les  Russes,  il  y  a  quelques 

(203) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

jours,  avec  la  même  pompe,  sauf  pourtant  la  musique 
militaire  qu'on  n'a  pas  dérangée.  Elle  sera  remplacée 
par  un  gramophone  géant;  et  pendant  ces  dernières 
heures  passées  sous  le  toit  d'un  ami,  les  notes  vibrantes 
et  gaies  de  chansons  françaises  éveilleront  en  nous 
comme  un  écho  de  la  patrie  encore  lointaine... 

Hospitalité  franche  et  cordiale,  accueil  empressé, 
attentions  délicates,  rien  ne  nous  a  manqué  durant 
notre  séjour  à  Nasretabad  et  nous  en  emportons  un 
souvenir  charmé.  Pourtant  la  courtoisie  aimable  de  nos 
hôtes  ne  s'est  pas  tenue  satisfaite  de  tant  de  préve- 
nances. Dans  notre  route  vers  Mesched  nous  serons 
escortés  par  des  cavaliers  de  leurs  gardes  personnelles 
et  nous  partirons  demain,  emmenant  à  notre  suite  deux 
cosaques  et  deux  lanciers  hindous.  On  verra  donc 
pour  la  première  fois,  dans  ce  coin  de  la  Perse,  les 
soldats  de  la  Russie  et  ceux  de  la  Grande-Bretagne 
cheminer  côte  à  côte  dans  une  même  caravane. 

26  décembre.  —  Les  muletiers  sont  prêts  de  bonne 
heure  et  nous  nous  mettons  en  route  accompagnés  du 
capitaine  Daukes  et  de  ses  sowars,  de  M.  Nekrassof  et 
de  ses  cosaques,  et  précédés  d'une  troupe  de  chame- 
liers porteurs  de  larges  drapeaux  français  et  russes! 
Bref,  nous  allons  jusqu'au  premier  gîte  d'étape  —  le 
village  d'Afzelabad  —  au  milieu  d'une  fantasia  extra- 
ordinaire... et  quand,  après  la  dernière  poignée  de 
main  échangée  parmi  les  hourras  des  cosaques,  tous 
ces  amis  s'éloignent,  c'est  avec  eux  la  vie,  la  bonne 
humeur  qui  s'en  va. 

(204) 


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Auioiir  de  l'Afghaiiistim. 


i'I.  7S,  page  2U4. 


NOTRE  DERNIERE  CARAVANE 

Dans  la  plaine  peu  à  peu  le  bruit  des  voix  s'est 
éteint;  le  groupe  animé  n'est  plus  maintenant  qu'un 
point  sombre  imperceptible,  puis  tout  s'évanouit,  le 
silence  s'empare  des  choses  et  nous  restons  seuls, 
Zabieha  et  moi,  au  seuil  d'un  nouveau  désert,  devant 
l'inconnu  troublant  et  impénétrable.... 

Notre  caravane,  dans  son  pittoresque,  a  quelque 
chose  de  bouffon.  Ce  n'est  plus  —  à  travers  les  rose- 
raies du  Naizar  —  le  lent  défilé  de  nomades  déjà 
entrevu,  c'est  le  déplacement  baroque  de  la  troupe  d'un 
cirque  ambulant  qui  va  donner  une  représentation  dans 
quelque  bourgade  prochaine.  En  tête  marchent  les 
deux  cosaques  flanqués  de  Djouma-Khan,  le 
«  Ferasch  »  du  consulat  russe,  et  de  Rahim-Berdi,  un 
Turkoman  de  Merv,  venu  de  la  Transcaspie  à  la  suite 
de  quelque  assassinat  sans  importance.  Nous  suivons 
ce  premier  groupe,  au  pas  trottinant  de  nos  poneys, 
tandis  que  s'allonge  par  derrière  la  file  des  mulets  de 
bât,  au  milieu  desquels  étincelle  la  tunique  rouge 
brodée  d'or  d'un  riche  Afghan  qui  se  rend  à  Mesched, 
lui  et  sa  fortune,  sous  notre  protection.  Une  pauvre 
caravane  de  bourriquets,  dont  les  propriétaires  se  sont 
placés  également  sous  notre  égide,  trotte  désespéré- 
ment à  l'arrière-garde,  escortée  de  deux  lanciers 
hindous  préposés  à  la  surveillance  du  convoi. 

Cheminé  tout  le  long  du  jour,  sous  un  soleil  de  feu, 
parmi  les  grands  roseaux  dont  les  pointes  nous 
dominent.  La  piste,  à  peine  visible,  suit  un  seuil  sur- 
élevé d'où  les  eaux  se  sont  retirées  depuis  peu  et,  dans 

(203) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

un  sol  d'argile  encore  humide,  nos  pauvres  bêtes 
bronchent,  s'enlizent  et  n'avancent  que  lentement. 
A  droite  et  à  gauche  brille  la  nappe  liquide  où 
s'ébattent,  parmi  les  joncs,  des  milliers  de  canards  et 
de  sarcelles;  des  vols  d'oies,  de  mouettes,  de  hérons 
sillonnent  constamment  l'azur  du  ciel,  mais  hélas!  trop 
haut  pour  qu'il  soit  possible  de  les  atteindre,  et  vers  le 
sud  on  aperçoit  la  silhouette  sombre  du  Koh-i-Kouadja. 

A  l'heure  où  le  soleil  va  disparaître  derrière  les 
montagnes  rocheuses  du  Palan-Koh,  mettant  comme 
une  vapeur  carminée  sur  l'eau  tranquille  des  grands 
lacs,  nous  arrivons  devant  le  caravansérail  de  Labi- 
Bering  dont  les  coupoles  blanches  se  teintent,  elles 
aussi,  de  la  couleur  délicieusement  rosée  qui  imprègne 
le  paysage... 

Il  nous  faudra  demeurer  ici  deux  jours,  afin  de 
mettre  cinq  fois  24  heures  entre  notre  départ  de  Nasre- 
tabad  et  notre  arrivée  à  Bandan,  le  poste  de  la  quaran- 
taine; ainsi  en  ont  décidé  les  règlements  édictés  voici 
bientôt  une  année,  à  l'époque  où  la  peste  régnait  au 
Seïstan. 

^o  déceuîbre.  —  Derrière  les  coupoles,  l'aurore 
met  au  ciel  de  longues  écharpes  sanglantes  quand  nous 
montons  achevai.  Les  mules  sont  parties  avant  l'aube; 
elles  font  une  tache  sombre  sur  les  marches  du  grand 
escalier  de  pierre  que  nous  allons  grimper  à  leur  suite. 
Aujourd'hui,  la  route  quitte  en  effet  la  dépression  du 
Naizar  et  monte,  monte  sans  cesse  à  travers  de  mornes 
étendues  uniformément  grises,   sans  un  brin   d'herbe 

(206) 


Autour  de  l'Afghanistau. 


PI.  79,  page  206. 


LA  PALMERAIE  DE  BANDAN 

verte,  sans  une  goutte  d'eau.  Dure  étape  que  cette 
chevauchée  de  60  kilomètres,  parmi  les  petits  cailloux 
blancs  et  noirs  qui  roulent  à  chaque  pas  sous  les  pieds 
de  nos  bêtes. 

Il  est  tard  quand  nous  atteignons  enfin  l'antique 
forteresse  de  Bandan;  c'est  l'heure  où  l'on  va  cuire  le 
pain  dans  les  cônes  d'argile  et,  de  tous  côtés,  de  hautes 
flammes  claires  s'élancent  en  tourbillons  vers  le  ciel, 
mettant  comme  des  reflets  d'incendie  sur  les  murailles 
toutes  proches.  Les  femmes  vêtues  de  rouge  causent 
en  groupes  pittoresques  autour  de  chaque  feu  et  l'on 
dirait  une  réunion  de  sorcières  assemblées  pour  quelque 
fantastique  sabbat... 

La  palmeraie  de  Bandan,  située  dans  le  fond  d'une 
gorge  étroite,  est  la  porte  du  Seïstan  vers  le  nord;  de 
l'autre  côté  d'un  passage  rocheux  commencent  les 
territoires  du  Kaïnat.  Nous  franchissons  ce  col,  obstrué 
par  d'énormes  blocs  de  granit,  le  31  décembre  vers 
midi  et  dévalant  le  long  de  la  ligne  de  plus  grande 
pente  d'un  immense  glacis  absolument  désertique, 
nous  atteignons  de  bonne  heure  le  point  d'eau  appelé 
Ali-Abad. 

C'est  dans  l'unique  maison  à  moitié  démolie  de  cette 
oasis  abandonnée,  dans  une  salle  basse  ouverte  à  tous 
les  vents,  que  nous  passons  la  dernière  nuit  de  1906. 
Pourtant  nous  avons  le  respect  des  vieilles  traditions 
et  nous  voudrions,  comme  aux  heures  familiales  de 
jadis,  fêter  dignement  la  nouvelle  année.  Mais 
comment  faire?  Nous  n'avons  par  ici  ni  dinde  rebondie, 

(207) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

ni  pâté  de  Strasbourg...  Alors  Zabieha  découvre  au 
fond  d'une  cantine  une  dernière  bouteille  de  Cham- 
pagne et  nous  buvons  gaiement  à  la  France,  aux  amis 
que  nous  y  avons  laissés,  à  l'heureuse  issue  du  voyage! 

I"  janvier.  —  Notre  caravane  chemine  aujourd'hui 
toute  la  journée  à  travers  un  désert  jaunâtre  aux  lon- 
gues ondulations.  Çà  et  là,  surgissent  de  cet  océan  de 
cailloux  des  îlots  rocheux,  arêtes  minces  de  granit 
sombre;  on  dirait  les  nageoires  dorsales  de  poissons 
gigantesques  qui  seraient  restés  là  pétrifiés  aux  pre- 
miers temps  du  monde. 

Le  soleil  va  se  coucher  dans  une  poussière  d'or 
quand  nous  arrivons  devant  les  premières  maisons  de 
Neh,  terme  de  notre  étape.  Djouma-Khan,  qui  connaît 
les  cantonnements  de  la  route,  nous  conduit  à  la 
douane  où  nous  sommes  fort  aimablement  accueiUis 
par  les  fonctionnaires  indigènes.  Ce  soir  nous  aurons 
une  chambre  toute  blanchie  de  chaux  neuve  et  des 
vivres  à  profusion 

Nous  allons  chevaucher  maintenant  chaque  jour  à 
travers  une  contrée  déserte  qui  rappelle  à  s'y  méprendre 
les  plaines  du  pays  béloutche,  avec  ses  rivières  dessé- 
chées et  ses  maigres  buissons  rôtis  par  le  soleil.  Tan- 
tôt le  sol  est  entièrement  plat,  semé  de  cailloux  noirs  et 
blancs,  tantôt  il  ondule  comme  la  surface  d'une  mer 
agitée  par  grande  houle;  on  trouve  chaque  soir  à 
s'abriter  dans  un  pauvre  village,  mais  bien  souvent 
l'eau  y  est  saumâtre  et  l'on  doit  alors  emporter  des 
outres  pleines  pour  deux  ou  trois  jours. 

(208) 


l'ALAIS    DE    LK-Mllv    UT    KAÏXAT    PRÈS    DE    BIRIIJEXn. 


vt*f- 


LE    RETOUR    SOLS    LA   NEIGE    DANS    LES    MONTAGNES    DE    TORBET-I-HEIDARI. 


Autour  (le  l'Afgliauistau. 


ri.  SO,  page  2(18, 


CHEZ  L'ÉMIR  DU  KAINAT 

Par  Soosp,  Sahalabad,  Ser-Bîcheh',  Mood,  nous 
atteignons  Birdjend  au  soir  du  7  janvier. 

Ici  nous  entrons  en  relations  immédiates  avec  les 
autorités;  dès  le  premier  jour  c'est  au  consulat  russe, 
où  nous  logeons,  un  défilé  ininterrompu  de  seigneurs 
en  tenue  de  cérémonie  :  le  directeur  de  la  poste,  le 
colonel  chef  du  télégraphe,  le  kargouzar%  les  deux 
médecins  indigènes  et,  pour  clore  la  série,  le  mous- 
taphi  —  aide  de  camp  du  gouverneur  —  qui  nous 
apporte  de  la  part  de  son  maître  une  ribambelle  de 
cadeaux'. 

En  échange  l'Emir  sollicitait  la  faveur  d'une  visite 
et  ce  n'était  pas  le  plus  drôle.  Il  fallut  pourtant  faire 
contre  mauvaise  fortune  bon  cœur  et  le  lendemain, 
dans  le  landau  de  son  Excellence,  nous  galopions  à 
une  allure  folle,  parmi  la  plus  brillante  escorte,  vers  le 
castel  princier, 

Chauket  el-Moulk  (Gloire  de  la  Contrée)  est  un 
homme  de  vingt-cinq  ans,  à  l'allure  fine  et  aris- 
tocratique; son  accueil  fut  des  plus  simples  et  des 
plus  aimables.  Très  cultivé,  il  semble  goûter  particu- 
lièrement la  littérature  française  représentée  en  Perse 
par  la  traduction  de  ces  deux  seuls  ouvrages  :  «  la 
Dame  aux  Camélias  »  et  «  les  Trois  Mousquetaires  »... 

Vers    quatre    heures    nous    pouvions    enfin    nous 

1.  C'est  à  Ser-Bicheh  que  l'hiver  nous  surprend.  Pendant  les  deux  nuits  que 
Eous  passons  dans  ce  village,  le  thermomètre  descend  à  — lO". 

2.  Fonctionnaire  chargé  des  relations  avec  les  consuls. 

3.  Je  ne  résiste  pas  au  plaisir  d'énumérer  ici  la  liste  de  ces  présents  mag-nifiques, 
la  voici  dans  sa  simplicité  :  2  moutons,  5  poulets,  i  jarre  remplie  de  beurre,  2  sacs 
de  riz,  i  ballot  de  thé,  8  pains  de  sucre  et  10  plateaux  garnis  de  pâtisserie. 

(209) 

14 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

échapper,  et  c'était  alors,  dans  le  calme  apaisé  du  soir, 
une  promenade  exquise  à  travers  les  innombrables 
petites  ruelles  de  la  ville,  toutes  pittoresques  et  cu- 
rieuses. 

10  janvier.  —  Le  Schali  Mouzaffer-Ed-Din  est 
mort  hier  en  son  palais  de  Téhéran  :  un  télégramme 
confidentiel  adressé  à  TEmir  en  a  apporté  cette  nuit  la 
nouvelle  qui  ne  sera  communiquée  au  peuple  que  plus 
tard... 

Mais  l'heure  de  notre  départ  approche,  il  faut  pas- 
ser une  inspection  rapide  de  la  caravane;  personne  ne 
manque  à  l'appel,  cavaliers  et  gens  de  pied  sont  à  leur 
poste,  je  constate  seulement  que  notre  petite  troupe 
s'est  encore  augmentée  de  deux  unités  !  Le  docteur 
Fath-Ali-Khan  et  son  fidèle  domestique  —  prince  du 
sang  tombé  dans  la  misère  —  vont  désormais  faire 
partie  du  «  cirque  »,  ils  y  figureront  à  merveille  Don 
Quichotte  et  Sancho  Pança.  Une  cordiale  poignée  de 
main  à  notre  hôte,  un  dernier  salam  aux  autorités  de 
l'endroit,  et  puis  en  route  pour  Torbet-i-Heidari  où 
nous  arrivons  sans  incident  grave,  après  onze  longues 
journées  de  marche. 

C'en  est  fini  des  clairs  soleils,  des  ciels  bleus,  des 
étapes  faciles.  Nous  allons  avoir  désormais  à  lutter 
constamment  contre  un  vent  de  tempête  qui  fouette  les 
visages  et  transperce  les  fourrures,  contre  un  froid  très 
vif  qui  fait  parfois  descendre  le  thermomètre  à  20  degrés 
au-dessous  de  zéro.  La  pensée  que  Mesched  est  proche, 
que  le  but    depuis   si    longtemps    poursuivi   va   être 

(210) 


LA  BOUCLE  EST  BOUCLÉE 

atteint,  peut  seule  nous  aider  à  supporter  sans  nous 
plaindre  ces  dernières  journées  de  voyage. 

Enfin,  le  29  janvier  1907,  à  deux  heures  après- 
midi,  sous  une  neige  aveuglante,  nous  recoupions  la 
route  de  Téhéran  non  loin  de  Chérif-Abad.  Nous 
avions  bouclé  la  boucle,  l'itinéraire  était  heureuse- 
ment fermé,  et  nos  efforts  durant  de  si  longs  mois 
trouvaient  leur  récompense,  à  cette  minute  de  vraie 
joie  qu'ont  seuls  connue  d'une  façon  intense  et  pro- 
fonde ceux  que  leur  volonté  livre  aux  hasards  de  la 
vie  nomade  pour  un  but  déterminé. 

Le  lendemain,  ayant  traversé  pour  la  seconde  fois 
les  hauteurs  du  Sanghi-Best,  nous  passions  les  portes 
de  Mesched,  toute  blanche  aujourd'hui  d'un  linceul  de 
neige  fraîche,  Mesched  la  ville  sainte  aux  dômes  bleu 
et  or  qui  nous  était  apparue,  le  10  mai  1906,  resplen- 
dissante sous  un  soleil  de  feu.  Mais  si  la  cité  religieuse 
s'est  refroidie  au  contact  de  l'hiver,  le  cœur  des  bons 
amis  que  nous  y  avons  laissés  a  conservé  sa  chaleur 
cordiale  et  accueillante.  On  nous  fête,  on  nous  comble 
de  prévenances.  MM.  de  Klemme  et  Sykes,  les  deux 
consuls  généraux,  nous  reçoivent  avec  les  démonstra- 
tions les  plus  amicales,  et  la  confortable  hospitalité  de 
M.  Molitor  a  tôt  fait  de  nous  redonner  figure  de  gens 
civilisés. 

Il  ne  nous  restait  plus  —  après  une  semaine  de 
repos  —  qu'à  gagner  Askhabad  par  la  route  déjà 
suivie,  à  prendre  de  là  le  train  pour  Kraznovodsk,  puis 
le  paquebot  pour  Bakou.  Ainsi  fut  fait.  Et  je  nous  vois 

(211) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

encore,  Zabieha  et  moi,  debout  sur  la  passerelle, 
silencieux  l'un  et  l'autre,  regardant  fuir  derrière  nous 
la  route  humide  qui  nous  éloignait  à  chaque  minute 
davantage  de  ces  solitudes  parcourues,  de  cet  Afgha- 
nistan dont  nous  venions  de  faire  le  tour,  après  com- 
bien de  luttes  heureuses  et  d'efforts  couronnés  de 
succès... 

J'avais  trouvé  en  Zabieha,  un  an  auparavant,  un 
compagnon  de  route  alerte,  joyeux,  facile  à  vivre, 
ayant  la  parfaite  intelligence  du  désert  et  de  ses  res- 
sources; à  Bakou  je  quittais  un  collaborateur  dévoué, 
un  ami  rare  et  regretté  à  qui  j'ai  dû,  en  grande  partie, 
la  réussite  de  mon  voyage  et  qu'il  me  sera  précieux  de 
retrouver,  si  un  jour  l'envie  me  prend  de  courir  quel- 
que nouvelle  aventure. 


APPENDICE 

ss      ®      © 

NOTES    SUR    LE    BÉLOUTCHISTAN 
ET  LA  "TRADE  ROAD"  ANGLAISE^ 


Politique  des  Anglais  au  Béloutchistan.  —  Pour  compléter 
cette  esquisse  de  l'organisation  des  confins  militaires  qui,  d'après  le 
programme  anglais  de  1840,  devrait  couvrir  les  Indes  de  l'Himalaya 
au  golfe  Persique,  il  nous  reste  à  dire  un  mot  des  relations  du  gou- 
vernement britannique  avec  le  Béloutchistan. 

Le  premier  contact  officiel  eut  lieu  en  1838,  au  début  de  la  guerre 
anglo-afghane  :  une  mission  fut  alors  envoyée  au  Khan  qui  voulut 
bien  permettre  aux  troupes  indiennes  de  traverser  une  portion  de 
ses  États.  Un  an  plus  tard,  en  novembre  1839,  le  souverain  béloutche 
ayant  été  soupçonné  de  trahison,  une  colonne  anglaise  vint  attaquer 
Kélat,  s'empara  de  la  ville  et  mit  à  mort  le  Khan.  A  la  suite  de 
cette  démonstration,  le  gouvernement  britannique  désigna  un  nou- 
veau souverain  qui  dut  signer  un  traité  par  lequel  il  se  recon- 
naissait vassal  de  l'Angleterre. 

Ce  n'était  là  d'ailleurs  qu'un  premier  pas  vers  la  mainmise  com- 
plète des  Anglais  sur  les  territoires  béloutches  et,  la  province  de 

I.  Ces  notes  sont  tirées  d'une  étude  publiée  en  novembre  1907  dans  le  Bulletin 
du,  Comité  de  l'Asie  Française.  (La  Russie  et  la  Grande-Bretagne  en  Asie  centrale, 
par  le  commandant  de  Lacoste.) 

(213) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

Quetta  ayant  été  achetée  au  Khan  en  1877,  une  nouvelle  convention 
plus  explicite  que  la  première  fut  alors  signée  à  Kélat. 

Il  y  était  dit  qu'en  échange  d'un  subside  annuel  de  100  000  roupies, 
le  souverain  s'engageait  à  protéger  les  commerçants  indiens  sur 
ses  domaines,  à  combattre,  le  cas  échéant,  les  ennemis  de  la  Grande- 
Bretagne,  à  n'avoir  aucune  relation  avec  les  autres  gouvernements 
et  à  permettre  enfin  l'installation  de  troupes  anglaises  sur  son 
territoire. 

Depuis  lors,  l'influence  britannique  a  fait  tache  d'huile  et  s'est 
étendue  peu  à  peu  sur  tout  le  Béloutchistan,  de  telle  sorte  que  l'au- 
torité du  Khan  n'existe  pour  ainsi  dire  plus  et  que  l'administration 
du  pays  est  tout  entière  entre  les  mains  des  fonctionnaires  du  gou- 
vernement des  Indes,  c  Le  véritable  voisin  de  la  Perse  vers  le 
Sud-Est,  —  pouvait  dire  lord  Gurzon  il  y  a  quinze  ans,  —  n'est  pas 
le  souverain  de  Kélat,  mais  bien  le  vice-roi  de  l'Inde  qui  garde  les 
clés  de  l'Empire  à  Calcutta!  > 


Routes  et  chemins  de  fer  stratégiques  du  nord-ouest  de 
l'Inde.  —  L'armée  anglo-indienne  destinée  à  opérer  sur  la  frontière 
du  nord-ouest  aurait  sa  base  sur  la  voie  ferrée  qui  relie  Lahore  à 
Rawal-Pindi  et  à  Attok,  puis,  de  ce  point,  rebrousse  vers  le  sud- 
ouest  et  se  dirige  sur  Kurrachee  en  suivant  la  rive  gauche  de  l'Indus. 

De  cette  ligne  partent  plusieurs  voies  de  pénétration  vers  le 
Pamir,  l'Afghanistan  et  la  Perse.  Ce  sont  ; 


8"  Le  chemin  de  fer  de  Spezand  à  Nouchki,  prolongé  par  la  route 
de  commerce  Nouchki-Robat-Seïstan  : 

a)  Chetnin  de  fer  de  Nouchki. 

Cette  ligne,  ouverte  depuis  peu  à  l'exploitation,  se  détache  du 
réseau  Rohri-Chaman  à  la  station  de  Spezand,  située  à  1 5  milles  au 
sud  de  Quetta;  de  ce  point,  la  voie  se  dirige  au  sud-ouest,  passe  à 
Mastung-Road,  d'où  part  la  route  carrossable  de  Kélat,  et  atteint 

(214) 


APPENDICE 

Nouchki  après  avoir  traversé  trois  tunnels  dont  le  premier  seul  est 
important. 

En  Perse,  on  m'avait  affirmé  que  cette  ligne  devait  être  prolongée 
jusqu'au  Seïstan  et  que  les  travaux  au  delà  du  terminus  actuel 
étaient  déjà  commencés.  Or,  j'ai  pu  constater  par  moi-même  que  ces 
affirmations  étaient  erronées,  que  le  chemin  de  fer  ne  dépassait  pas 
Nouchki  et  que,  si  pareil  projet  avait  été  jadis  mis  en  avant,  rien  ne 
pouvait  faire  prévoir  aujourd'hui  qu'on  eût  l'intention  de  pousser  les 
rails  vers  la  Perse,  à  travers  le  désert  béloutche.  L'ensemble  des 
renseignements  que  j'ai  recueillis  dans  la  région  me  porterait  à 
penser  que  les  Anglais  ont  modifié  leur  plan  primitif  pour  deux 
raisons  : 

I"  Parce  que  lord  Kitchener  s'est  opposé  de  la  façon  la  plus 
catégorique  au  prolongement  de  la  ligne  jusqu'à  la  frontière  persane  ; 

2»  Parce  que,  si  le  gouvernement  des  Indes  se  décide  à  unir 
un  jour  la  région  de  Quetta  au  Seïstan  par  une  voie  ferrée,  c'est  sans 
doute  par  Kandahar  et  la  vallée  du  Hilmend  qu'on  passera. 

b)  Route  de  Nouchki  à  Robat  et  au  Seïstan  ' . 

Cette  voie  de  communication,  créée  en  1896  dans  un  but  com- 
mercial et  stratégique,  est,  dans  l'état  actuel  des  choses,  une  piste 
utilisable  seulement  pour  les  chameaux.  Je  dois  ajouter  cependant, 
pour  rester  dans  la  vérité,  qu'on  la  rendrait  assez  facilement  prati- 
cable aux  voitures  et  à  l'artillerie  de  campagne*.  Mais  la  difficulté 
insurmontable,  qu'on  ne  pourra  jamais  éluder,  réside  dans  la  pénurie 
d'eau  potable  et  dans  le  manque  absolu  de  vivres  et  de  fourrages, 
sur  un  parcours  de  745  kilomètres  en  pays  désertique.  Les  autorités 
anglaises  ont  bien  fait  creuser  des  puits  le  long  de  la  route',  mais 
l'eau  en  est  peu  abondante,  presque  partout  salée  et  parfois  même 
imbuvable  pour  les  chameaux. 

Que  devons-nous  conclure?  Sinon  que  cette  fameuse  route 
stratégique  dont  on  a  beaucoup  parlé,  est  bonne  tout  au  plus  pour 

1.  CeUe  route  est  suivie  par  une  ligne  télégraphique,  de  Nouchki  à  Robat. 
A  partir  de  ce  point,  le  fil  se  dirige  sur  Bam  et  Kirman,  mais  n'est  pas  relié  à  l» 
ligne  persane  Koh-i-Malek-Siah,  Nasretabad,  Mesched. 

2.  Il  suffirait  pour  cela  de  faire  quelques  travaux  de  dérochement  k  Merui  et  *, 
Mashki-Chah. 

3.  Tous  les  35  kilomètres  environ. 

(21^) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

des  caravanes  de  commerce,  mais  qu'il  serait  imprudent  d'y  engager 
un  détachement  de  plus  de  200  hommes*.  Si  les  Anglais  voulaient 
l'utiliser  pour  envoyer  de  gros  effectifs  vers  la  Perse,  ils  se  verraient 
dans  l'obligation  absolue,  à  mon  sens,  de  fractionner  ces  effectifs  et 
d'échelonner  les  détachements  à  huit  jours  de  marche  au  moins  les 
uns  des  autres  pour  donner  aux  puits  le  temps  de  se  remplir.  Il  ne 
faut  pas  oublier  non  plus  que  chaque  colonne  devrait  emporter  avec 
elle  un  mois  de  vivres  et  des  appareils  à  distiUer. 


I.  On  pourrait,  il  est  vrai,  faire  suivre  la  route  à  une  colonne  plus  nombreuse 
en  transportant  l'eau  et  les  vivres  à  dos  de  chameau  ;  mais,  dans  ce  cas,  les  puits 
ne  fourniraient  sûrement  pas  assez  d'eau  pour  abreuver  les  bêtes  du  convoi. 


TABLE    DES    GRAVURES 


Pages 
PLANCHE     I.  —  L'Akeakal   de  Moukour-Tchetchak-Tchi  devant  sa  yourte. 

FRONTISPICE 

—  a.  —  La  voiture  avec  laquelle  nous  avons  traversé  le  Khorassan. 

—  Le  capitaine  Enselme  s'apprête  à  passer  la  rivière  sur 

le  dos  d'Abbas 2 

—  3»  —  Carte  générale  de  la  région  parcourue  par  l'auteur 4 

—  4.  —  Le  vieux  caravansérail  d'Abdoul-Abad 6 

—  5.  —  Enfants  persans.  —  Dèiîlé  à  l'Est  d'Ivan-I-Keif 8 

—  6.   —  Habitations  en  ruines  dans  l'antique  <  Kaleh    »  de  Deh- 

Nemek.    —    Le    joli    village   au    nom    harmonieux    de 
Meyameï jq 

—  7.  —  Nous  croisons  des  Arabes  qui  de  Bagdad  vont  en  pèleri- 

nage à  Mesched.  —  Village  de  tortues  de  la  plaine  de 
Garm-Ab,  sur  la  route  de  Madan 12 

—  8.  —  Vue  de  Madan-I-Firouza.  —  Les  ânes  qui  vont  nous  con- 

duire aux  mines  de  turquoises ja 

—  9-  —  Comment  se  fait   le  lavage   des  turquoises  aux   mines  de 

Madan j5 

—  10.  —  La  Porte  des  Teinturiers  à  Nichapour 18 

—  II.  —  Un  centenaire.  —  Le  chasseur  de  gazelles 22 

—  12.   —  Gorges  de  la  haute  vallée  de  l'Atrek,  entre  Ali-Abad  et  la 

frontière  russo-persane 30 

—  13-  —  Bokhara.    —  Les  bourreaux  devant  la  porte  de  la  prison  .    .         3a 

—  14.  —  Le  Reghistan  ou  Place  du  marché  à  Bokhara 34 

—  15.  —  Une    mosquée   à    Samarkand.  —  Entrée   du   Tombeau   de 

Tamerlan 36 

—  16.  —  Le  Marché  aux  moutons  à  Samarkand 38 

—  17.  —  Tombeau  à    Kokand.  —  Kokand.    —  Palais  des    anciens 

émirs 40 

—  18.  —  Itinéraire  d'Andijan  à  Yarkand 42 

—  19.  —  Le  chef  kirghize  d'Aravang  et  notre  interprète  Iskandar.  .         44 

(217) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

Pages 
Planche  20.  —  Montage  de   nos   yourtes   prés  du  poste  télégraphique  de 

Boussaga.  —  Col  du  Taldik  (3  520  métrés) 46 

—  ai.  —  Notre  caravane  auprès  du  refuge  de   Bor-Teppé,  dans  le 

Transalaï.  —  Aï-Bala  et  son  fidèle  chameau 48 

—  aa.  —  Le  Transalaï  et  le  dôme  du  Kou-Roundi.  —  Le  massif  du 

Kaufmann,  vu  des  bords  du  Kara-Koul.  —  Le  Kara-Koul 
et  la  Chaîne  du  Transalaï.  Notre  campement  au  sud  du 
Kara-Koul 52 

—  23.  —  Refuge  et  lac  de  glace  de  Moz-Koul  (4080  mètres).   —  La 

<!  Pierre-Lampe  »  et  la  rive  sud  du  Roung-Koul 56 

—  24.  —  On   déjeune   à   l'ombre   d'un    énorme    bloc  erratique.    — 

Enselme  et  Zabieha  au  Col  d'Ak-Baïtal  (4 540  mètres) .    .         60 

—  25.  —  Le  chargement  des  bagages  au  départ  de  Kornéï-Tartik  .    .        6a 

^      a6.  —  Le  Djighite  envoyé  par  le  commandant  du  Pamirski-Post. 

—  Notre  campement  sur  les  bords  du  Roung-Koul  ...        64 

—  27.  —  Les   Kirghizes   de    Moukour-Tchetchak-Tchi,    autour    de 

notre  cuisine  en  plein  vent 66 

—  28.  —  Le  Volosnoïe  de  Chah-Djan,  sa  femme  et  notre  guide  Rahim- 

Berdi 70 

—  29.  —  Groupe  devant  la  yourte  du  Volosnoïe  de  Chah-Djan.  — 

La  Tamascha  de  la  chèvre  chez  les  Kirghizes  d'Ak-Beit.         74 

—  30.  —  Les  Sarikolis  d'Ili-Sou.  —  Mazar  de  Seïd-Hassan 78 

—  31.  —  Halte  &  Tourlan-Chah,  avant  le  passage  du  gué  de  Tasch- 

Kourgan ■    .  80 

—  32.  —  La  citadelle  chinoise  de  Tasch-Kourgan 8a 

—  33.  —  L'ascension  du  Col  de  Kok-Mouïnak,  à  travers  un  chaos 

effroj'able  de  pierres  éboulées.  —  Un  troupeau  de  yaks 
apparaît  tout  à  coup  et  nous  barre  la  route 84 

—  34-  —  Une  des  Tours  de  Yakka-Arik.  —  Le  misérable  refuge  où 

nous  avons  passé  la  nuit,  après  le  passage  du  Kok- 
Mouïnak 86 

—  35-  —  Nos  bagages  sont  chargés  suf  des  yaks  au  départ  de  Tor- 

Bachi 88 

—  36.  —  Nos  malheureux  yaks  dans  les  cascades  du  Tang-I-Tar   .    .        90 

—  37-  —  Colonnades  de  rochers  rouges  dans  la  vallée  d'Arpalik.  — 

Dans  les  contreforts  du  Mouz-Tagh-Ata.  —  Vue  prise  du 
Kara-Davan  à  2  870  mètres 9a 

—  38.  —  La  femme  et  la  fille  du  Karaoul  d'Arpalik.       94 

-^      39-  —  Une  rue  à  Yarkand 96 

—  40.   —  Une  rue  à  Poskam-Bazar 104 

—  41-  —  Pendant  les  huit  premiers  jours  du  voyage,  les  chevaux  dés 

l'arrivée  à  l'étape  sont  mis  en  cercle  et  ils  tournent  ainsi 

au  pas  durant  une  heure.  —  Moulin  dans  l'Oasis  de  Bora.       106 

—  42.  —  Itinéraire  de  Yarkand  à  Srinagar 108 

(2181 


TABLE     DES     GRAVURES 

Pages 

Planche  43.  —  Dans  les  gforges  au  delà  d'Ak-Chour  :  Nos  hommes  se 
demandent  quelle  est  la  route  à  suivre.  —  Tout  près 
d'arriver  au  Kilyang-Davan  on  arrête  les  j'aks  pour 
refaire  les  charges ïïo 

—  44.  —  La  colline  au  sommet  de  laquelle  est  enterré  Chah-I-Doulah 

sur  les  rives  du  Kara-Kasch.  —  Un  doublé  sur  des  anti- 
lopes tibétaines  à  plus  de  5  000  mètres  d'altitude lia 

—  45.  —  La  cour  intérieure  du  fortin  chinois  du  Soughet-Kourgan   .        1 14 

'  _  46.  —  La  source  du  Raskem,  au  point  appelé  Balti-Brangsa.  — 
Nos  chevaux  de  selle  parviennent  épuisés  au  Col  du 
Karakoroum  (5  510  métrés) *ï6 

—  47.  —  Le  Kizil-Yar  ou  «  Défilé  Rouge  » 120 

—  48.  —  Ou  installe  les  tentes  sur  l'emplacement  de  l'ancien  camp 

de  Mourgo-Boulak **^ 

_      4ç.  _  Vieillard  aveugle  demandant  l'aumône  à  Yarkand.  —  Halte 

sur  les  bords  du  Chayok,  avant  le  passage  du  gué  ....   128 

—  50.  —  Le  Col  de  Sasser-La  (5 365  mètres).  —  Taghar.  Le  Temple 

aux  Moulins  à  prières ^3^ 

—  51.  —  Porte  du  village  de  Panamik.  —  La  première  maison  tibé- 

taine rencontrée  sur  notre  route  à  Spango ^34 

—  5a.  --  Paysans  tibétains  de  la  vallée  de  la  Noubra 13^ 

—  53.  —  Une    prière    gravée   sur    le    granit.   —    Vue    générale    de 

Taghar ^3» 

—  54.  —  La  grande  place  de  Leh I40 

—  55.  —  La  plaine  de  Leh  vue  du  monastère  de  Spitok 144 

_       56.  —  Le    village  tibétain    de    Basgo  dans    la   haute  vallée   de 

rindus Ï46 

57.  _  L'Himalaya  vu  de  la  passe  de  Zodji-La I50 

_      58.  _  Groupe  de  chalets  dans  la  pittoresque  vallée  du  Sindh.    .    .  15a 

_  5g.  _  Un  coin  de  la  rivière  à  Srinagar.  —  La  récolte  du  blé  à 

Saspoul *54 

—  60.  —  Chameau  tirant  l'eau  d'un  puits,  près  de  Kélat i5^ 

_      61.  —  Vue  générale  de  Kélat ^^ 

—  62.  —  Kélat.  —  Porte  de  la  première  enceinte i6a 

—  63.  —  Kelat.  —  La  résidence  de  l'émir  du  Beloutchistan 164 

—  64.  —La  c.  Trade  Road  »  du  désert  béloutche i66 

—  65.  —  Un  pigeonnier  à  Nouchki.  —  Nos  deux  «  Riding  Camels  . 

à  l'ombre  des  tamaris ï"* 

_      66.  —  Nos  chameaux  de   bât  devant  Thana  de  Tratoh.  —  Une 

grande  caravane  est  installée  aux  puits  de  Karodak  .    .       17a 

_      67.  —  Un  troupeau  béloutche.  —  Zabieha  surveille  les  appareils  & 

distiller ^74 

(219) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

Pages 

Planche  68.  —  Émir  Schah,  notre  interprète,  et  Dustok,  notre  boy,  sur 
leurs  montures.  —  Un  des  bungalows  de  la  route  : 
Saindak 176 

—  69.  —  Nous  nous  trouvons  tout  à  coup  en  face  de  la  plaine  afgfhane 

au  fond  de  laquelle  on  devine  la  dépression  du  God-I- 
Zireh.  —  Le  poste  de  douanes  de  Koh-I-Malek-Siah  sur 
la  frontière  persane 178 

—  70.  —  Paysan  seïstani  filant  la  laine.  —  La  source  d'Hourmak  au 

point  où  la  route  du  Sud  pénétre  dans  le  Seïstan  ....       186 

—  71.  —  La   province    persane  du   Seïstan  (d'après    la   carte  de  la 

mission  Mac-Mahon  et  les  itinéraires  de  l'auteur)  ....       188 

—  72.  —  Porte  de  la  forteresse  en  ruines  d'Haozdar 190 

—  73.  —  Seïstan  :  femme  béloutche  tissant  un  tapis  à  l'entrée  de  sa 

hutte 192 

—  74.  —  Le  village  moderne  de  Bounjab,  près  de  Nasretabad.   .    .    .       194 

—  75.  —  Un  coin  des  remparts  de  la  ville  morte  de  Zahidan.  —  Sur 

les  bords  du  Hilmend  :  Groupe  de  paj'sans  seïstanis 
venant  réparer  le  «  bend  » 196 

—  76.  —  Intérieur  du  fort  abandonné  de  Kouhak 198 

—  77.  —  Le  fort  et  le  village  de   Kemak  sur  les  bords  du  Roud-I- 

Seïstan.  —  Les  berges  du  Roud-I-Seïstan  couvertes  de 
tamaris  et  de  roseaux 203 

—  78.  —  Nous  quittons  Nasretabad  au  milieu  d'une  brillante  escorte 

de  cosaques  et  précédés  de  chameliers  porteurs  de  larges 
drapeaux  français  et  russes 204 

—  79.  —  Djouma-Khan  et  l'un  de    nos   cosaques  sur    le  toit  d'une 

maison  à  Birdjend 206 

—  80.  —  Palais  de  l'émir  du  Kaïnat  près  de  Birdjend.  —  Le  retour 

sous  la  neige  dans  les  montagnes  de  Torbet-I-Heidari.    .       20S 


^  r 


TABLE    DES    CHAPITRES 


CHAPITRE  I: 

DE  TÉHÉRAN  A  MESCHED. 

Départ  de  Téhéran.  —  Les  caravansérails  du  Khorassan. 

—  Rencontre  des  pèlerins  de  Bagdad.  —  Fumeurs 
d'opium.  —  Le  prince  Djalil.  —  Ballet  persan  au  clair 
de  lune.  —  Scharoud-les-punaises.  —  En  route  pour 
Madan.   —  Les  mines   de  turquoises.  —  Mesched,  la 

ville  sainte Page      i 

CHAPITRE  IL 

DE  MESCHED  AU  TRANSALAÏ. 

Les  pierres  pèlerines.  —  Koutchan  et  ses  tremblements 
de  terre.  —  Frontière  russo-persane  à  Gaoudan.  — 
Askhabad.  —  En  chemin  de  fer  jusqu'à  Andijan.  — 
Organisation  de  la  caravane  à  Osch.  —  En  route  pour 
le  «  Toit  du  Monde  ».  —  Goultcha.  —  Col  du  Taldik. 

—  Les  pâturages  del'Alaï.  —  Col  du  Kizil-Art.  —  Pre- 
mière vision  des  Pamirs Page     27 

CHAPITRE  III. 

DU  TRANSALAÏ  A  LA  FRONTIÈRE  CHINOISE. 

Le  Grand  Kara-Koul.  —  Torta-Sin  et  son  chien.  —  A  la 
poursuite  des  ibex.  —Col  d'Ak-Baital.  —  Komei-Tar- 
tik.  —  La  Pierre-Lampe.  —  Campement  au  bord  du 
Roung-Koul.  —  Anmed  vole  un  cheval.  —  Scènes  de  la 
vie  des  Kirghizes.  —  Arrivée  au  Pamirski-Post.  —  La 
vallée  de  l'Ak-Sou.  —  Course  à  la  chèvre.  —  En  vue  de 
la  frontière  chinoise Page     51 

(221) 


AUTOUR  DE  L'AFGHANISTAN 

CHAPITRE  IV. 

DE  LA  FRONTIÈRE  CHINOISE  A  YARKAND. 

Le  col  du  Beik.  —  Un  passeport  improvisé.  —  Difificultés 
avec  les  caravaniers.  —  Ili-Sou.  —  Premier  contact  avec 
les  autorités  chinoises.  —  Tasch-Kourgan.  —  En  route 
pour  Yarkand.  —  La  passe  de  Kok-Mouinak.  —  Tor- 
Bachi  et  le  Tang-i-Tar,  —  Un  karaoul  cambriolé.  — 
Arpalik. — La  gorge  infernale.  —  Yarkand Page     77 

CHAPITRE  V. 

DE  YARKAND  AUX  GLACIERS  DU  SASSER. 

En  route  pour  le  Petit  Tibet.  —  Légende  des  goitreux  de 
Poskam.  —  Quelques  oasis  du  Turkestan  chinois.  — 
Le  KilyangrDavan.  =  Chah-i-Doulah.  —  Le  Soughet 
Davan.  —  Ak-Tagh.  —  Antilopes  tibétaines.  —  La  passe 
du  Karakoroum.  —  Histoire  du  marchand  de  peignes. 

—  Camp  de  Mourgo-Boulak. —  Brangsa-Sasser.    .    .   .     Page  103 

CHAPITRE  VI. 

A  TRAVERS  LE  PETIT  TIBET  ET  LE  KACHxMIR. 

Sur  les  glaciers  du  Sasser.  —  La  vallée  de  la  Noubra.  — 
Notre  première  halte  chez  les  Tibétains.  —  Panamik 
et  ses  blancs  tchoftens.  —  Les  moulins  à  prières,  — 
Le  col  du  Khardong  sous  la  tourmente.  —  An-ivée  dans 
la  capitale  du  Petit  Tibet.  —  Un  monastère  de  lamas. 

—  Paysages  du  Kachmir.  —  Srinagar,  la   Venise  de 

l'Inde.  —  En  route  pour  le  Béloutcjiistan Page  131 

CHAPITRE  VIL 

LE  DÉSERT  BÉLOUTCHE. 

De  Quetta  à  Kélat.  —  Une  entrevue  avec  son  Altesse 
Mahmoud  Khan.  —  Loris  et  Béloutches.  —  A  dos  de 
chameau.  —  Les  stations  de  la  «  Trade  Road  ».  — 
Ramzan,  le  fumeur  d'opium.  —  Un  soir  de  deuil  à 
Merui.  —  Le  désert  de  la  soif.  —  Une  étape  au  clair  de 
lune.  —  Robat  et  la  frontière  de  Perse.  —  La  douane 
de  Koh-i-Malek-Siab Page  157 

^  222) 


TABLE  DES  CHAPITRES 

CHAPITRE  VIII. 

DE  KOH-I-MALEK-SIAH  A  MESCHED. 

Haozdar  et  son  antique  forteresse.  —  Nasretabad.  — 
Une  ville  morte  de  la  frontière  afghane.  —  Au  barrage 
du  Hilmend.  —  Navigation  en  rivière.  —  La  tempête 
de  sable.  —  Noël  au  consulat  britannique.  —  Départ 
pour  Mesched.  —  Une  halte  à  Birdjend.  —  Journées  de 
misère  sous  la  neige.  —  La  boucle  est  heureusement 
bouclée Page  185 

APPENDICE Page  213 

TABLE  DES  GRAVURES Page  217 

TABLE   DES  CHAPITRES .     Page  221 


Imprimerie  F.  Schmidt,  Paris-Montrouge. 


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352 
55 


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Bouillane  de  x^acoste,   Slmile 
Antoine  ilenri  de 

Autour  de  1  '  Af gh^M  stan 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 


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